FABRE, Daniel ARNAUD, Annick (Orgs) - Émotions Patrimoniales.
FABRE, Daniel ARNAUD, Annick (Orgs) - Émotions Patrimoniales.
FABRE, Daniel ARNAUD, Annick (Orgs) - Émotions Patrimoniales.
http://books.openedition.org
Référence électronique
FABRE, Daniel (dir.). Émotions patrimoniales. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, 2013 (généré le 18 mars 2016). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionsmsh/3580>. ISBN : 9782735117987.
Ethnologie de la France
cahier
27
Émotions
patrimoniales
Responsable de fabrication
Nathalie Fourrier
Préparation
Annick Arnaud, Laurent Bruel
Relecture
Marie-Laure Portal
Mise en page
Cicero, Paris 11e
Photogravure
Fotimprim, Paris 11e
Illustration de couverture
Mikael Cixous, 2013
ISBN 978-2-7351-1629-4
ISSN 0758-5888
© 2013
Ministère de la Culture et de la Communication
Département du pilotage de la recherche et de la politique scientifique
Avant-propos
Christian Hottin............................................................................................ 9
Introduction
Le patrimoine porté par l’émotion............................................................. 13
Daniel Fabre
7
Les auteurs
Annick Arnaud, ingénieure d’études, ministère Anna Iuso, professeur d’anthropologie cultu-
de la Culture et de la Communication et membre relle à l’université de Rome La Sapienza et
du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire membre du Laboratoire d’anthropologie et
de l’institution de la culture, Paris. d’histoire de l’institution de la culture.
[email protected] [email protected]
David Berliner, anthropologue, professeur Christina Kott, historienne, maître de
associé à l’Université libre de Bruxelles et conférences à l’université Panthéon-Assas
membre du Laboratoire d’anthropologie des Paris-II, membre de l’Institut d’histoire du
mondes contemporains, éditeur de la revue temps présent et du Centre Marc Bloch, Paris.
Social Anthropology/Anthropologie sociale. [email protected]
[email protected]
Frédéric Maguet, anthropologue, conservateur
Irina Chunikhina, ancienne doctorante en en chef du patrimoine, membre du Laboratoire
sociologie à l’École des hautes études en d’anthropologie et d’histoire de l’institution
sciences sociales. de la culture.
[email protected] [email protected]
Françoise Clavairolle, anthropologue, profes- Berardino Palumbo, professeur d’anthropolo-
seure associée à l’université François-Rabelais gie à l’université de Messine, Italie.
de Tours, membre de l’équipe « Construction [email protected]
politique et sociale des territoires » de l’uni-
versité François-Rabelais. Anthony Pecqueux, anthropologue, chargé de
[email protected] recherche au CNRS, Paris, membre du centre
de recherche « Sociologie, histoire, anthro-
Daniel Fabre, anthropologue, directeur pologie des dynamiques culturelles ».
d’études à l’École des hautes études en [email protected]
sciences sociales, directeur de l’Institut
interdisciplinaire d’anthropologie du contem- Sylvie Sagnes, anthropologue, chargée de
porain, en son sein directeur du Laboratoire recherche au CNRS, membre du Laboratoire
d’anthropologie et d’histoire de l’institution d’anthropologie et d’histoire de l’institution
de la culture, et professeur extraordinaire à de la culture.
l’université de Rome Tor Vergata. [email protected]
[email protected] Jean-Louis Tornatore, anthropologue, profes-
François Gasnault, conservateur général du seur à l’université de Bourgogne, membre du
patrimoine, membre du Laboratoire d’anthro- Centre Georges-Chevrier – Savoirs : normes et
pologie et d’histoire de l’institution de la sensibilités, et du Laboratoire d’anthropologie
culture. et d’histoire de l’institution de la culture.
[email protected] [email protected]
Voici un livre très attendu. Plus que toute autre publication d’ethno-
logie au ministère de la Culture, il exprime de manière exemplaire
quels ont été, au cours des quinze dernières années, les choix de cette
administration en matière de programmation de la recherche et de
définition d’une ligne éditoriale.
Depuis la fin des années 1990, l’ethnologie du patrimoine s’est
imposée comme un thème structurant pour la recherche en ethno-
logie au sein de la direction des Patrimoines : simple thématique
parmi d’autres au commencement, elle est ensuite devenue un pro-
gramme de recherche à part entière, puis un réseau de programmes
de recherches. La création du Lahic 1 en 2001, et le partenariat
constamment réaffirmé entre cette équipe et l’administration de la
Culture, lui ont donné une armature et des moyens. Les uns après
les autres, les ouvrages de nos deux collections, « Ethnologie de la
France » et « Cahiers d’ethnologie de la France », offrent au public
les résultats de ces enquêtes : Domestiquer l’Histoire, Imaginaires archéo-
logiques, La Fabrique du patrimoine, Les monuments sont habités, Le Patrimoine
culturel immatériel… Encore ne s’agit-il là que des publications du
ministère de la Culture dans le cadre de notre coédition avec la
Fondation Maison des sciences de l’homme : un avant-propos ne
suffirait pas pour simplement ébaucher le catalogue des ouvrages ou
articles liés de près ou de loin à la recherche ethnologique sur les
patrimoines.
10
LE TROUBLE DU PATRIMOINE CULTUREL IMMATÉRIEL
Christian Hottin
Adjoint au chef du Département du pilotage de la recherche et
de la politique scientifique, direction générale des Patrimoines,
ministère de la Culture et de la Communication.
2. Gardons-nous cependant de croire que cela nous prémunira contre les erreurs.
11
Daniel Fabre
Le patrimoine
porté par l’émotion
Toulouse, février 1979. Judicieusement placardée sur les lieux de pas-
sage, dans les universités et les musées, une affiche sérigraphiée, très
simple, capte le regard. On y reconnaît le dessin linéaire d’un supplicié
au milieu des flammes du bûcher, encadré de deux dates – 1229-1979 –
en graphie médiévale. L’image est connue, elle orne la couverture de
l’ouvrage à succès de Zoé Oldenbourg, Le Bûcher de Montségur. Mais
pourquoi ces dates ? Un article anonyme de La Dépêche du Midi en expli-
cite les raisons : « Émotion en Languedoc, des fêtes officielles pour
célébrer la défaite occitane de 1229. » Le journaliste révèle qu’une
commémoration se prépare. Le recteur compte accueillir le président
de la République et le chancelier allemand pour fêter non la victoire
de la croisade française, bien sûr, mais la fondation de l’université alors
même, rappelle l’article, que les « premiers maîtres de l’université de
Toulouse, notamment Roland de Crémone, déterraient des cimetières
les cadavres de suspects de catharisme et les brûlaient publiquement
pour terroriser la population ». Une de mes étudiantes en ethnologie
fait partie de la conjuration, elle m’en distille la chronique. Ce ne sont
pas seulement les militants occitanistes qui se mobilisent, les meilleurs
historiens viennent à la rescousse, révélant, documents à l’appui, les
conditions de création de cette université chargée de clore idéologi-
quement la croisade des Albigeois juste avant l’installation de l’Inqui-
sition, en 1233. Le conseil de l’université du Mirail se déchire – un
partisan de la commémoration quitte même l’assemblée en entonnant
La Marseillaise au plus fort de la mêlée. En dépit des sommes engagées
et des mois de préparation, le recteur, convaincu que des manifestations
hostiles se préparent, finira par renoncer à son grandiose projet.
13
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
14
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
1. La première affaire est le sujet du diplôme d’études en a ébauché un commentaire (2009a : 63-67) ; le
approfondies de René Soula (Toulouse, EHESS, 1999). prêtre qui en fut l’un des acteurs m’a confié les
La seconde a fait l’objet d’un rapport à la Mission du archives de la lutte, déposées par la suite à l’ethno-
patrimoine ethnologique de Bérénice Waty (2000), et pôle Garae, à Carcassonne, et j’ai le projet d’un
d’un article de la même auteure (Waty 2009) qui pré- ouvrage sur ce cas particulièrement foisonnant. Ces
lude à un ouvrage dans la collection électronique deux derniers exemples figuraient dans la première
« Les Carnets du Lahic ». J’ai fait de la troisième, sans esquisse de réflexion sur les émotions patrimoniales
nom du lieu, le point de départ emblématique du pro- (Fabre 2002).
gramme de création du Lahic (2000), Nathalie Heinich
15
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
2. Les conjonctures politiciennes de cette promotion Melot (2012) revient, de façon beaucoup plus nuan-
du patrimoine sont utilement précisées par Philippe cée, sur ces inquiétudes de l’administration
Poirrier (2000). patrimoniale.
3. Les essais sur le patrimoine évoquent de façon plus 4. La série des titres, publiés aux éditions Fayard
ou moins directe cette soudaine inflation (Guillaume entre 1996 et 1999, et dirigés successivement par
1980 ; Bourdin 1984 ; Lamy 1996 ; Choay 1992). Dès Pierre Nora, François Furet, Jacques Le Goff, Henry
1990, avec la publication de Patrimoines en folie, sous Rousso et Régis Debray, est une source très précieuse,
la direction d’Henri-Pierre Jeudy, talentueux procu- autant par les interventions, heureusement très hété-
reur de l’« obsession patrimoniale », au discours rogènes, que par la transcription intégrale des débats
d’inspiration situationniste, la Mission du patrimoine entre les intervenants et avec le public. Je me réfère
ethnologique avait apporté sa pierre à cette dénon- à ma « Conclusion », transcrite dans le volume dirigé
ciation. Voir aussi Jeudy (2008). Le livre de Michel par Jacques Le Goff (1998).
16
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
5. Voir les « Conclusions et perspectives du colloque de Tours » placées en tête du volume des actes (Fabre 1996 :
1-6).
17
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
6. Le déroulement des recherches a été impeccable- dialogue Fabre et Hottin (2011), je ne le reprends donc
ment détaillé par Christian Hottin (2011a) et dans un pas ici.
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
19
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
7. Il faudrait reprendre ici l’histoire lexicale. Édouard cite et commente à son tour ces textes, n’en souligne
Pommier a découvert et signalé en 1986 le texte d’un pas particulièrement l’innovation lexicale. André
acteur de la Révolution française, Puthod de Maison- Desvallées (1995) y salue l’apparition, ensuite
Rouge, qui, le premier, en 1790, élargit le sens du mot oubliée, de la notion moderne de patrimoine. Les deux
« patrimoine » dans une brochure adressée à l’Assem- ont raison : Puthod invente une métonymie qui
blée nationale. Il s’inquiète que les futurs « biens reviendra en force cent quarante ans plus tard, mais
nationaux », pris au clergé et pleins de « monuments il l’invente à titre personnel puisqu’elle ne sera pas
intéressants », tombent dans des mains majoritaire- reprise à son époque. Seul le terme « monument » a,
ment ignorantes ; certes, il y aura quelques nouveaux sous la Révolution, valeur générale, et ce dans le texte
propriétaires curieux mais « le patrimoine de même de Puthod. Je remercie Claudie Voisenat d’avoir
quelques particuliers ne serait pas celui de la nation » repéré tous les textes où s’exprime ce débat.
(Puthod de Maison-Rouge 1790-1798 : 11). Un peu 8. Le terme « dispositif » est à entendre ici dans un
plus loin, il enjoint les aristocrates d’offrir aux sens conceptuel, introduit par Michel Foucault dans
citoyens la connaissance des monuments qu’ils pos- Surveiller et punir (1975), finement commenté par
sèdent, ils jouiraient de « l’orgueil de voir un patri- Gilles Deleuze (2003) et affiné récemment dans plu-
moine de famille devenir un patrimoine national » sieurs zones des sciences sociales. Il rend vains les
(ibid. : 15). Dominique Poulot (1997a : 123-126), qui débats sur le soi-disant « concept » de patrimoine.
21
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
9. Cette proposition générale est bien explicitée par Nathalie Heinich (2009a).
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
10. Je ne souhaite évidemment pas rouvrir le débat, de les penser. La réflexion s’est nourrie de quelques
aujourd’hui apaisé, sur le caractère inaugural de la œuvres philosophiques, anthropologiques et histo-
Révolution en matière de valorisation des présences riques (Claude Lefort, Éric Hobsbawm, Benedict
du passé. La notion d’invention est comme toujours Anderson…) qui ont mis en forme ce champ. Deux
très relative, en revanche la montée, au sein de l’État, ateliers internationaux ont rassemblé nos échanges
de la conscience conservative, et des innovations (Fabre 1996 ; Centlivres, Fabre & Zonabend 1998), et
institutionnelles qui la traduisent chez les élites une enquête collective sur la production contempo-
politiques, me semble peu discutable, de même, en raine de l’histoire locale a commencé à repérer la
l’occurrence, que le rapport entre ce traitement spé- rupture entre âges monumental et patrimonial dans
cifique du passé et la nation. L’œuvre pionnière de un contexte de repli de la transcendance nationale
Dominique Poulot a fondé ce terrain de recherche. (Bensa & Fabre 1998). Depuis lors, la réflexion n’a pas
11. Vers 1992, le tournant réflexif de l’ethnologie du cessé et nous avons tiré parti d’autres analyses de
patrimoine en France s’est, dès l’abord, appuyé sur le longue haleine : Étienne Balibar (2001), François
questionnement politique de la « nation » et des rap- Hartog (2003), Pierre Bourdieu (2012), entre autres.
ports entre « nation », « État », « patrie » et « culture », Les pages qui suivent font écho, sans forcément le
dont les guerres au sein de l’ex-Yougoslavie impo- signaler, à ces étapes fondatrices de la réflexion.
saient alors à l’anthropologie européenne l’urgence
23
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
24
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
12. François Dagognet (1993) aborde de façon cri- contient une commode anthologie de textes
tique cette généralisation du musée. Son essai essentiels.
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
13. Je renvoie bien sûr à Mona Ozouf (1989) et 14. Dans cette perspective se situe le travail d’Arlette
Dominique Poulot (1997a). Sur la diffusion d’une Auduc (2008) sur la monumentalisation nationale.
conscience patrimoniale nationale via l’école
primaire, les ouvrages d’Anne-Marie Thiesse (1997)
et Patrick Cabanel (2007) sont décisifs.
26
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
15. L’ouvrage d’Eugen Weber (1983), du fait de la idéalement française, également mise en image par
stricte unité de son point de vue, reste une réfé- les photographes, Robert Doisneau en particulier.
rence majeure dans la mise en évidence de ces Plusieurs écrivains français contemporains, issus
résist ances. d’un monde provincial marginal, ont reformulé une
16. On peut lire l’ouvrage très engagé de Bernard sorte de vision nostalgique de l’ancien enseignement
Traimond (2001) sur la construction académique puis (entre autres Jean Follain et Pierre Bergougnioux) et
scolaire de l’orthographe, l’article de Valérie Feschet l’essor des « musées de l’école » (dans lesquels on
(1998) sur les concours d’orthographe et les repasse aujourd’hui les anciennes épreuves du certi-
réflexions de Pierre Bourdieu (2012) sur l’État et la ficat d’études primaires…) en est la traduction popu-
doxa orthographique après le texte séminal de Roland laire dont l’ethnographie reste à faire. Sur cette
Barthes (1969). Gaston Bonheur (1963) inaugure le référence, voir l’ouvrage pionnier de Patrick Cabanel
filon ininterrompu d’une évocation de l’école primaire, (2002).
27
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
17. La réédition de l’ouvrage de Georges Lefebvre protestations collectives saisies dans la longue durée
(1988) est utilement commentée par Jacques Revel. doit beaucoup à la sociologie historique de Charles
Sophie Wahnich (2009) a revisité la question dans des Tilly (1986).
travaux importants. La réflexion d’ensemble sur les
28
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
18. Voir leur édition présentée par Jean-Michel consacré à cette présence plus ou moins latente et à
Leniaud (Grégoire 1989). ses effets à l’intérieur de la notion moderne d’art.
19. Le livre original de Dario Gamboni (1997) est
29
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
contradiction n’est pas exempte, comme dans toutes les morales qui
se construisent hors d’un cadre idéologique unifié, dans la délibéra-
tion intime.
Hugo est sans doute, de ce point de vue, le plus riche en désaccords
intérieurs. On connaît les invectives du jeune homme – « Halte aux
démolisseurs ! », dès 1825. Elles ne quitteront jamais la scène. Ainsi,
vers 1845, jette-t-il sur son carnet : « Démolir, ruiner, raser, jeter bas,
défaire pour refaire, tel est le cri perpétuel de nos architectes.
Construisent-ils du moins quelque chef-d’œuvre qui fasse oublier les
chefs-d’œuvre qu’ils détruisent ? Non 20 ! » Lorsqu’il observe, vit et
raconte les journées révolutionnaires qui secouent Paris, il capte les
gestes destructeurs et ne manque pas d’en repérer les contradictions.
Ainsi, en février 1848 note-t-il sans commentaire cette « chose vue »
qui le trouble : « Dans la nuit du 23 au 24, à une heure du matin la
grille de l’église Notre-Dame-de-Lorette fut arrachée et servit à armer
[…] une barricade […] devant le n° 61 de la rue de Provence (Il y
avait à cette maison une fort belle grille qui eût pu servir […] et que
les constructeurs de la barricade ne touchèrent point. Ils dirent :
Respect aux propriétés particulières et allèrent chercher la grille de Notre-
Dame-de-Lorette)21 . » Dans ce cas éclate l’aporie qui affecte tout bien
commun lorsqu’aucune communauté réelle ne se l’approprie : s’il est
à tous c’est qu’il n’est à personne, on peut donc en user à sa guise.
Selon l’antithèse que Hugo a souvent formulée, le peuple qui n’est pas
encore éclairé sur ce qu’il détient, en corps et légitimement, reste une
populace ravageuse. Plus profondément sans doute, Hugo, défenseur
sourcilleux des traces du passé, y compris des incohérences conser-
vatrices de l’orthographe22 , dresse parfois contre lui-même le plus
radical des réquisitoires : « Conserver ! Conserver quoi ? Tout ? Le
bien et le mal, le vrai et le faux, le grand et le petit, le juste et l’injuste,
le neuf et le vieux ? Conserver aujourd’hui ? Conserver hier ? Conser-
ver l’épée de Napoléon et le comptoir du cardinal Dubois ? […]
Conserver le chaud et le froid, le oui et le non, et leur faire faire bon
ménage ? Conserver le chaos ? Conserver pour conserver ? Pour dire
que l’on conserve ? Et si l’on a par hasard un cadavre en putréfaction,
le conserver – chez soi23 ? » (1838-1840). Il ne résoudra pratiquement
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
24. Je me permets de renvoyer pour plus de détails à 25. (Hugo 1985-1990 : vol. Histoire, 595). On se sou-
Fabre (2005, 2006) où le « culte des écrivains », qui viendra que ce recueil posthume est une anthologie
fait l’objet de ces travaux, pourrait être donné en des carnets personnels où Hugo souhaitait enregis-
exemple du passage d’un âge monumental (national) trer ce qu’il avait appris de nouveau chaque jour.
à un âge patrimonial.
31
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
26. Sur les collectionneurs et leurs constructions sujet de l’ouvrage très novateur de Véronique Dassié
identitaires, voir le volume dirigé par Odile Vincent (2010).
(2011). Sur la théorie de l’individualisme possessif, 27. C’est en cela que le faux en art ne saurait se
appuyée, en particulier, sur la thèse de John Locke confondre avec la contrefaçon en général. Pour
– l’être se constitue par l’avoir – voir le livre important quelques portraits de faussaires artistes, voir Michel
et un peu oublié de Crawford Macpherson (1962). Les Braudeau (2006) et aussi Nathalie Heinich (2009b).
objets d’affection, expression due à Man Ray, sont le
33
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
28. Voir sur ces fondateurs de la sensibilité patrimo- 29. Je reprends ce terme dans le sens que lui ont
niale, traduite en termes savants et institutionnels, donné Luc Boltanski, Élisabeth Claverie et leurs
l’encyclopédie en ligne Bérose. coéquipiers (2007).
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
30. Sur ce point, à mon sens un peu édulcoré par les mets de renvoyer à Fabre (2000) où est esquissé un
très nombreux commentateurs de Riegl, je me per- dialogue entre Aloïs Riegl et Paul Veyne.
36
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
31. Voir l’article de Véronique Nahoum-Grappe (1994) 34. Le retour en force de la nostalgie, comme « sen-
sur quelques usages de ce terme au XVIIe siècle. timent social » typique, dans l’anthropologie améri-
32. Faut-il rappeler le travail de Darwin sur caine actuelle est signalé dans l’article de David
L’Expression des émotions chez l’homme et les ani- Berliner ci-après. Je me permets de renvoyer à ce
maux, paru en 1872, récemment réédité par le CTHS propos à un travail à paraître, étayé par la réflexion
(Darwin 1998) ? musicale de Rousseau, sur la relation de la nostalgie,
33. Je cite au passage des expressions fameuses dues patriotique et personnelle, avec la chanson.
à Marcel Granet et Marcel Mauss que Lévi-Strauss
reprendra après-guerre dans ses deux essais clas-
siques sur l’efficacité symbolique.
37
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
l’opposition des âges et, surtout, celle des genres35 . Ces acquis condui-
sirent à penser autrement la relation du collectif et de l’individuel,
opposition dont l’émotion met fondamentalement en cause la rigidité
et même la pertinence. On tendit à figurer schématiquement le flux
émotionnel comme un cercle ouvert où l’individu ému peut déclen-
cher un mouvement collectif qui par sa simple existence infuse en
retour une émotion à l’individu et ainsi de suite, les notions d’imitation
ou de contagion – récemment remises en vedette entre psychologie
et anthropologie – tentant de mettre un nom sur ce mécanisme fon-
damental et obscur. Ajoutons enfin que les catégories d’émotions – et
de sentiments si l’on considère ceux-ci comme des émotions stabilisées
dans un langage verbal et corporel et dans des images – posent des
problèmes en soi et plus encore si nous les plongeons dans le bain de
la diversité historique et culturelle.
Cependant, pour nous, le champ se restreint du fait que les émo-
tions qui nous intéressent ont une source, une visée, un point d’appli-
cation particuliers : le patrimoine, le souci actuel de l’héritage venant
du passé. Bien sûr cela ne réduit pas d’emblée le spectre des émotions
possibles. Beaucoup de nuances de la colère et de la compassion, de
l’indignation et de la mélancolie, de la haine et de l’amour… sont
présentes, mais leur mise en œuvre dans la relation à un objet rela-
tivement cerné en limite le répertoire et les formes d’expression. En
fait, la lecture de l’ensemble des travaux inspirés par la question des
émotions patrimoniales suggère, selon une métaphore banale, une
échelle qui emprunte à celle des températures. On va du plus tiède
au plus ardent et inversement. Mais surtout, et ce sera mon hypothèse,
chaque degré significatif semble correspondre à une mise en forme
de l’émotion, à une situation que l’on peut décrire et donc caractériser.
C’est ainsi que nous passons de l’émotion bien tempérée de la quoti-
dienneté patrimoniale – le terme « émois » aurait convenu, n’était la
nuance précieuse et péjorative dont il est généralement connoté, je
lui préfère donc la suggestive polysémie du terme « transport » –, à
l’exaltation collective extrême de la « sédition » en passant par l’émo-
tion vive mais limitée, réglée et canalisée de la « dispute » et celle,
35. L’école « Culture et personnalité » a introduit, dès exemple significatif parmi d’autres de l’enquête his-
les années 1930, les styles moraux comme objet de torique en ce domaine : le travail pionnier d’Anne
l’anthropologie. Sur la redécouverte des émotions Vincent-Buffault (1986) sur l’histoire des larmes
dans les années 1970-1980, voir la bibliographie amé- resitué dans un courant de travaux actuels par Sophie
ricaine (Pandolfi, Bloch & Crapanzano 1994). Un Wahnich (2009).
38
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
Transport
Une série dense d’indices historiques nous a conduit à identifier un
tournant patrimonial en France au cours des années 1960-1970. Pré-
cisons d’emblée qu’il n’a pas instantanément transformé les politiques
du patrimoine, loin de là. Ainsi des choix faits pendant cette période
qui marque le sommet des Trente Glorieuses économiques ne seraient-
ils plus concevables aujourd’hui. On ne pourrait, sans une très haute
compensation culturelle, détruire, comme en 1971, les Halles Baltard,
effacer les implantations usinières du 13e arrondissement de Paris
après les avoir disqualifiées comme « friches industrielles », mettre à
bas une part importante du vieux Metz ou même raser un village de
cabanes tels Le Bourdigou ou Beauduc sur le golfe du Lion36. Au fond,
le climat urbanistique n’avait guère changé en un siècle, depuis que
le préfet Haussmann avait entrepris – sans être contrarié par trop de
protestations véhémentes, Louis Veuillot excepté – l’assainissement,
l’alignement et la monumentalisation du centre de Paris ( Jordan 1996).
Aussi Michel Fleury a t-il eu beau jeu de poursuivre la chronologie
du vandalisme de 1960 à 1990 en montrant à quel point la volonté,
la complicité ou la passivité de l’État ont abouti à des effacements
dont le caractère négatif et blâmable s’est, en une génération, imposé
dans l’opinion commune au point qu’il n’est plus du tout question
aujourd’hui de pareil nettoyage architectural au cœur des villes. On
36. Ce ne sont là que quelques exemples d’échelle très Leonetti (1986). Sur la destruction du Bourdigou – qui
différente. Sur l’affaire des Halles nous avons surtout suscita une émotion collective forte mais sans issue –,
des témoignages photographiques ; elle est aussi voir le volume portant ce titre (Bourdigou 1979). La
présente dans l’importante recherche de Laurent construction et la destruction de Beauduc fait l’objet
Ferri (2003) sur les pétitions patrimoniales d’intel- de l’enquête ethnographique de Laurence Nicolas
lectuels. Sur la rénovation urbaine du 13e arrondisse- (2008).
ment, voir Michelle Guillon et Isabelle Taboada
39
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
37. Dans les années 1960-1970, la Société pour la s’inscrit dans cette continuité qui marque, également,
protection des paysages et de l’esthétique de la le choix des dirigeants de la Fondation du patrimoine
France est présidée par Jacques de Sacy, celle de la portée sur les fonts baptismaux, en 1996, par
Sauvegarde de l’art français par la marquise de Maillé Maryvonne de Saint-Pulgent, alors directrice du
et les Vieilles Maisons françaises par Anne de Amodio patrimoine au ministère de la Culture. L’engagement
(Laurent 2009 : 42). La transformation récente par les des descendants, très minoritaires dans la société
propriétaires nobles des châteaux de famille en française, de l’aristocratie dans l’action patrimoniale
monuments à visiter, phénomène bien étudié par Éric mériterait une étude synthétique qui ne s’arrêtât pas
Mension-Rigau, qui participa au programme de à la dénonciation critique.
recherche sur les émotions patrimoniales (1999),
40
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
38. J’ai tendance à voir dans ce « transport sur le ter- bureau qu’ils prennent pour un observatoire », alors
rain », une rupture aussi cruciale – dans les pratiques qu’ils « ne devraient vivre qu’à la campagne, près de
et les représentations communes de la science – que la nature », etc. (Journal, 6 mai 1852 [voir les indica-
celle que Christian Licoppe a repérée à la fin de l’âge tions bibliographiques en note 50]).
classique, qui voit passer l’expérimentation scienti- 40. Sur les conceptions patrimoniales des premiers
fique du théâtre public au laboratoire réservé clubs automobiles, voir l’ouvrage de Catherine
(Licoppe 1996). Bertho-Lavenir (1999). L’excursionnisme catalan,
39. Il faudrait citer ici les pages indignées et prémo- bien étudié déjà sous le franquisme, est une pièce
nitoires de Delacroix contre les « savants [qui] essentielle de l’histoire politique et de l’histoire des
aiment mieux causer autour des tapis verts des aca- sciences sociales dans cette région.
démies » et « qui font des systèmes du fond de leur
41
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
41. Jean-Michel Leniaud (1992, 2002) propose un 42. Le climat « missionnaire » des premières années
précieux panorama de ces ambitions utopiques avor- de l’Inventaire général est bien évoqué par Nathalie
tées. On pourrait le prolonger en s’intéressant aux Heinich (2009a : 91-94).
tentatives d’inventaires nationaux des chants popu-
laires, des contes oraux, des dialectes, des sites
archéologiques…
42
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
43. Pour une ethnographie d’une des premières ZPPAUP de références. La figure du journaliste bataillant pour
voir Martine Bergues (2000). Sur les « archives du et autour du patrimoine occupe une place singulière
sensible » et les métamorphoses de la notion d’infor- en France, à la fin du XX e siècle. Georges Pillement fut
mateur et d’érudit, voir Gaetano Ciarcia (2011 : leur ancêtre (lire Pillement 1943) mais on retiendra
« Présentation »). aussi les noms d’André Fermigier (lire Fermigier 1991a
44. Thème de l’exposé de Xavier Laurent (2009), riche et 1991b) et d’Emmanuel de Roux (1999).
43
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
44
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
45
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
45. Autant qu’à la contribution de Nathalie Heinich au Fabrique du patrimoine (Heinich 2009a) et à son
présent volume, je me réfère à son ouvrage La article de 2012.
46
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
Dispute
Dès qu’il est installé au centre de la scène publique, le patrimoine
s’affirme comme un lieu polémique au même titre et avec la même
force que la morale et la politique. On pourrait même suggérer
que l’autonomisation de ce champ pourrait quasiment se mesurer
à la quantité, à la constance et à l’intensité des controverses qui le
traversent et, dans le fond, le constituent. C’est là un des arguments
que pourraient développer les tenants de la chronologie courte du
souci de l’héritage culturel commun. La querelle du vandalisme,
déclenchée par l’abbé Grégoire, et celle du déplacement des œuvres
(opposé à leur conservation in situ), lancée par Quatremère de
Quincy (1989, 2012), deux causes mille fois reprises jusqu’à nos
jours tout en changeant de dimension et d’objet, sont bien les fruits
de la Révolution française. Les débats esthétiques les plus vifs ont,
certes, donné forme au monde culturel de l’Ancien Régime finissant
(querelle des Anciens et des Modernes, querelle des Bouffons), mais
avec la dernière décennie du XVIIIe siècle s’ouvre le temps de débats
sur la conservation du passé qui, à peine introduits par des cas
retentissants aussitôt mis en forme doctrinale, ne cessent de se
répéter en se renouvelant. À la différence des joutes esthétiques,
qui se livrent dans des champs relativement clos (entre artistes,
critiques et académies) et dont l’histoire retient généralement la
victoire du nouveau sur l’ancien, selon le schème progressif qui
gouverne la conception occidentale et moderne de la temporalité
artistique, les disputes patrimoniales tendent aujourd’hui à se
déployer très vite sur plusieurs niveaux d’échelle, autre indice fort
de leur rapport à une sensibilité collective diffuse qui adopte, selon
les situations, deux attitudes contrastées : exiger ou refuser l’inclu-
sion patrimoniale mais toujours au nom de la transmission respec-
tueuse du passé et, surtout, de la force du lien présent avec celui-ci.
De plus, ces affaires ont tendance à cristalliser des répertoires
argumentatifs stables et qui ne manquent pas de resservir au fil du
temps quand la situation les appelle, fût-ce à l’insu de leurs cham-
pions du moment, alors que les débats proprement esthétiques sont
plus souvent arrimés à la confrontation explicite de formes et de
goûts, singuliers par définition. Par exemple, la querelle de l’art
abstrait, dès sa période initiale, produit une batterie d’arguments
dont la question de la mimesis ou de son abandon constitue forcé-
ment le centre spécifique. Quels sont donc ces points de fixation
de la dispute patrimoniale dont l’émotion est à la fois le soutien et
47
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
46. J’utilise les termes « dispute », « controverse » et Cette introduction utilise ces acceptions, elles sont
« polémique » comme des synonymes – « la dispute » un peu plus flottantes, ou autrement précisées, dans
au singulier ayant toutefois un sens plus générique. les chapitres de l’ouvrage focalisés sur l’analyse des
J’adhère ensuite à la différence, proposée par émotions. Sur les deux grandes querelles esthétiques,
Boltanski, Claverie, Offenstadt et Van Damme (2007) politiques et morales de l’Ancien Régime (Anciens et
entre le « scandale », qui est une accusation univoque Modernes, Bouffons) on lira à titre comparatif Anne-
appuyée par une unanimité et condamnant sans appel, Marie Lecoq (2001) et Andrea Fabiano (2005).
l’« affaire » qui est, généralement, un processus au 47. La question de la professionnalisation des ser-
cours duquel les places d’accusé et d’accusateur, de vants du patrimoine sous la iiie République est, de ce
procureur et de victime, se renversent au fil d’un che- point de vue, passionnante. Deux exemples d’études
minement tortueux, instable, souvent obscur, tou- (respectivement au niveau national et municipal) :
jours en partie irrésolu, et la « cause » qui est Marie-Claude Genêt-Delacroix (1997), Bruno Dumons
l’énoncé clair, stable et inébranlable d’une valeur. et Gilles Pollet (1997).
48
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
48. Voir l’ouvrage très stimulant de Christian Morel volet sur les décisions absurdes dans le monde des
(2002) qui définit rigoureusement la décision absurde politiques culturelles d’où elles ne sont pourtant pas
comme le fait d’« agir de façon radicale et persistante absentes.
contre le but recherché ». Il manque cependant un
49
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
49. L’efficacité de cet instrument analytique n’a pas pologie de Pierre Bourdieu et des derniers cours de
échappé à Nathalie Heinich mais elle se concentre, Claude Lévi-Strauss, puis objet des travaux novateurs
justement, sur « l’entrée dans la chaîne patrimo- de Georges Augustins (1989) et Klaus Hamberger
niale » qui est la mission explicite de l’Inventaire (2010) dont aucun, cependant, n’envisage la question
général (Heinich 2009a : 43-88). de la collectivisation, d’abord nationale, du modèle
50. Ce qui introduit une question de portée anthro- patrimonial domestique, alors même que la projection
pologique, que l’on pourrait ainsi formuler : quel est du schème de la famille patriarcale ou conjugale sur
le rapport entre la notion occidentale de patrimoine le plan religieux et politique a fait l’objet d’études
et la forme dite des « sociétés à maison », attestée en assez nombreuses.
plusieurs lieux du globe – thème central de l’anthro-
50
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
51. D’où l’intérêt stratégique des études, aujourd’hui nales du domaine. Voir, entre des dizaines d’autres, les
florissantes, sur les droits du patrimoine culturel qui ouvrages de Catherine Rigambert (1996), et Marie
accompagnent, comme de juste, dans une perspective Cornu et Vincent Negri (2012).
normative, les expansions nationales et internatio-
51
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
52. Sur le patrimoine industriel, le débat fut assez Anna Iuso (2000). Sur la prise en compte du patri-
public (Bergeron & Dorrel-Ferre 1996 ; Tornatore moine culturel immatériel dans l’administration
2004). Philippe Lejeune (1998) a raconté les péripé- française de la culture, je me réfère à des souvenirs
ties de sa proposition de « patrimoine autobiogra- personnels en tant que membre de la commission
phique », finalement géré par les praticiens eux- ad hoc, et aux travaux réunis par Christian Hottin
mêmes. La diversité de sa définition à l’échelle (2011b).
européenne est explicitée dans Quinto Antonelli et
52
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
53
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
53. On lira, sur cette progression irrésistible d’une du Patrimoine au ministère de la Culture, et premier
étatisation des cadres du patrimoine les réflexions directeur de l’Institut national du patrimoine.
de Jean-Pierre Bady (1991, 2000), qui fut directeur
54
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
54. Je rencontre, dans cette référence à un article l’Unesco. On pourrait retracer le même parcours à
célèbre de Pierre Bourdieu (1982) sur les rites d’insti propos des objets de musée (collectés, collectionnés,
tution, Ellen Hertz et Suzanne Chappaz (2012) qui, intégrés par don, legs ou achat, exposés…) où le rite
quant à elles, visent surtout l’entrée sur les listes de d’institution voit ses étapes multipliées.
55
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
55. J’ai proposé de faire entrer ce « déclassement » leurs marginaux et « déblayés » sous l’Empire et la
dans le parcours patrimonial typique des monuments Restauration. L’histoire de l’évolution, quant à la
devenus, à l’âge classique et au XIX e siècle, des lieux perception populaire du classement, de la Cité de
d’enfermement des militaires, des prisonniers ou des Carcassonne, « nettoyée » par Viollet-le-Duc et ses
prolétaires (Fabre 2010). D’intéressantes études de successeurs, est essentielle à cet égard (Fabre 1984 ;
cas portent sur les monuments romains d’Arles et de Amiel & Piniès 1999, 2010).
Nîmes (Durand 2000, 2002), habités par des travail-
56
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
de résistance dans les luttes d’usage qui affectent les lieux et les objets.
Autrement dit, l’opération classificatoire, du fait même qu’elle s’est
relativement démultipliée et banalisée et qu’elle a vu se diversifier les
échelles de la proposition et de la décision, est devenue aussi un moyen
efficace et relativement disponible d’affirmation d’un collectif qui
aspire à la reconnaissance ou tout simplement à l’action autonome.
C’est bien pour cela qu’elle peut cristalliser la dispute patrimoniale
et les émotions qui vont avec.
Il faudrait, à ce point de la chaîne, introduire une bifurcation qui
joue un rôle capital s’agissant des émotions patrimoniales. « Classi-
fier », le terme que j’ai finalement choisi, doit être conventionnellement
entendu comme plus large que « classer ». En effet, il inclut non seu-
lement les opérations de recensement et de qualification mais aussi
tout processus de reconnaissance officielle d’un élément candidat à
la valeur patrimoniale, quelle que soit sa nature. C’est à ce point que
s’inscrivent les décisions concernant la mémoire des faits et des per-
sonnes, et leur commémoration. Immatériels par essence, ils n’en
aspirent pas moins à une incarnation : éphémère lorsqu’elle est céré-
monie ou exposition, durable lorsqu’elle est monument ou musée. Ils
peuvent, de plus, déclencher la quête infinie d’un fondement matériel
du cérémonial de la mémoire. La question du tombeau de Champlain
à Québec, ici présentée et analysée par Sylvie Sagnes, apporte une
démonstration remarquable de ce qui finit par devenir l’attente d’une
découverte, celle du corps de Champlain, qui mettrait d’un coup en
présence de la plénitude physique du passé. Toute l’histoire récente
de la figuration nationale vient donc se projeter dans ce drame tou-
jours recommencé au sein duquel la dispute est finalement entretenue
par la confrontation entre les visionnaires de la nation imaginée et
les savants, archéologues et historiens, en charge d’énoncer la réalité
passée, mais qui n’en demeurent pas moins justifiés dans l’exercice
de leurs travaux par la vérité supérieure du patrimoine québécois. Il
faudrait faire une place particulière à ces combats autour de la
mémoire – dont l’essor, en France, coïncide assez exactement avec la
redéfinition de l’enjeu patrimonial – qui voient cohabiter les prises de
parole des oubliés (ou plutôt de leurs descendants) et les refus véhé-
ments de se plier à de faux devoirs de mémoire. Je pense, par exemple,
à une émotion des années 1970 qui préluda à la commémoration
ratée de l’an 1229, où fut fondée l’université de Toulouse, affaire par
laquelle j’ai ouvert ce texte. Elle fut, avec d’autres, la raison de la
confirmation d’un service des célébrations nationales, désormais situé
57
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
56. Sur le paradoxe de Thésée, central dès que l’on Ogino (1997). J’ai synthétisé ces débats cruciaux à
réfléchit au patrimoine (et, à mon sens, à l’anthropo- propos de la valeur de « pérennité » dans l’ouvrage
logie des cultures), voir Fabre (1980 : 1999) et Par delà le beau et le laid dirigé par Nathalie Heinich,
Stéphane Ferret (1996). Sur les définitions orientales Jean-Marie Schaeffer et Carole Talon-Hugon
du patrimoine comme réitération des formes, lire (à paraître).
58
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
57. Le cas de Lascaux est emblématique. Découverte lire l’article de Véronique Moulinié (2008). Il fallut
en 1940, la grotte est ouverte au public en 1948 et une émotion patrimoniale limitée aux experts autoch-
exploitée touristiquement selon le vœu de sa proprié- tones et nationaux pour que le ministre André Malraux
taire, la comtesse de La Rochefoucauld. Elle contredit interdise la réouverture de Lascaux en 1962.
en cela la décision d’un aristocrate savant, le comte L’émotion patrimoniale mondiale, toujours en cours,
Henri Bégouën qui avait quant à lui fermé en 1915, les à propos de la survie des peintures s’est en fait
grottes ornées (Trois-Frères et Tuc d’Audubert) déclenchée beaucoup plus tard.
découvertes sur sa propriété ariégeoise. Sur ce thème,
59
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
58. Il s’agit de l’œuvre de Patrick Rebeaud, belle Films associés/La Compagnie de Rosifleur/
Concessions à perpétuité, 1997, 52 min (La Vie est Images Plus).
60
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
59. Je me permets de renvoyer sur la longue durée de un dialogue tacite avec les propositions de François
ce « temps paradoxal » à Fabre (2013) où j’esquisse Hartog (2003).
61
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
efforts qu’on fait pour restaurer les églises gothiques, et surtout pour
les peindre, plus je persévère dans mon goût de les trouver d’autant
plus belles qu’elles sont moins peintes. On a beau me dire et me
prouver qu’elles l’étaient, chose dont je suis convaincu, puisque les
traces existent encore, je persiste à trouver qu’il faut encore les laisser
comme le temps les a faites ; cette nudité les pare suffisamment ;
l’architecture a tout son effet, tandis que nos efforts à nous autres,
hommes d’un autre temps, pour illuminer ces beaux monuments, les
couvrent de contresens, font tout grimacer, rendent tout faux et
odieux. » L’argumentation est remarquablement explicite. Delacroix,
dans cette circonstance, se dit indifférent à la vérité de l’histoire, dont
il admet néanmoins les preuves, pour lui préférer le gothique nu,
rendu à la beauté de son architecture. Mais ce beau s’il n’est pas
« historique » n’en est pas moins le produit du temps qui en est qua-
siment l’auteur, un temps long qu’il souhaite et imagine exempt
d’interventions humaines. Il est donc logique qu’en août 1854, visitant
à Dieppe une église de construction récente, le peintre s’insurge
contre le « modèle italien que les architectes affectionnent dans ce
moment [et qui] présente la nudité la plus complète », celle-ci, loin
de lui convenir, lui semble un artifice qui témoigne du conformisme
des modes. Autrement dit, le gothique dénudé par le temps combine
à ses yeux la beauté pure des lignes et celle de l’ancienneté qui les a
épurées. Ranimer le gothique en peignant les voutes et les colonnes
ou l’évoquer en fabricant la nudité d’un néo-gothique contemporain
lui semble deux injures symétriques et inverses. La restauration, que
Delacroix récuse aussi bien pour les édifices que pour les tableaux
– qui peuvent être délicatement nettoyés mais non comme remis à
neuf –, a l’énorme défaut de choisir une version et d’imposer autori-
tairement une unique perception de l’œuvre ancienne alors que celle-
ci doit rester ce qu’elle est devenue, ce lieu pluriel et ouvert où l’ima-
ginaire trouve à se déployer. Autre scène qui explicite ce dernier point,
toujours à Dieppe, en septembre 1854 : « Dans le quartier de Saint-
Rémy, voyant la porte ouverte, je suis rentré et j’ai joui du spectacle
le plus grandiose, celui de l’église sombre et élevée, éclairée par une
demi-douzaine de chandelles fumeuses placées çà et là. […] Sorti de
là enchanté et désolé de la difficulté de rendre sans prendre sur nature,
non pas le sentiment, mais les lignes et perspectives compliquées,
projections d’ombres, etc., qui faisaient de ce que j’ai vu un tableau. »
Les restaurateurs doctrinaires du patrimoine transforment tout édi-
fice en « dessin d’architecture » alors que la véritable sensibilité aux
63
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
60. Je parcours, sur cette piste, le Journal de de Viel Castel (2005 : 603-605), les 13 et 14 août 1857.
Delacroix en citant ou condensant les entrées sui- Parmi les nombreuses publications relayant les polé-
vantes, que le lecteur peut retrouver dans l’une ou miques liées à la restauration, on peut lire le pam-
l’autre des deux éditions disponibles (Delacroix 1932, phlet de Sarah Walden (2003).
établie par André Joubin ; ou, de préférence, Delacroix 61. Je m’appuie sur la dernière édition de ce texte,
2009, établie par Michèle Hannoosh) : 6 août 1850 ; présenté et traduit par Jean-Pierre Piniès, ethno-
13 mai, 12 octobre 1853 ; 29 juin, 23 août, 12 sep- logue dont la Cité de Carcassonne fut le terrain de
tembre 1854. Sur les restaurations calamiteuses recherche (James 2010).
conduites par Frédéric Villot, voir le journal d’Horace
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
62. Il est donc très significatif qu’un directeur régio- (ou rien exprimé) de ce qui se révélait dans ce soulè-
nal des Affaires culturelles tel Patrice Béghain, fin vement toulousain. Sur la question doctrinale des
connaisseur des questions patrimoniales et éditeur dérestaurations, lire Louis Grodecki (1991) et le col-
des premiers pamphlets de Victor Hugo, et qu’un loque de l’Icomos à Toulouse, Restaurer les restaura-
ministre comme Jack Lang, particulièrement sensible tions (1981).
aux frémissements de la modernité, n’aient rien senti
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
63. J’emprunte les détails factuels à l’ouvrage, Szambien, Talenti et Tsiomis (2000). Le passage cri-
conformiste mais riche de documents visibles, de tique est de Jean-Claude Garcias (ibid. : 73).
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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64. Ce lien est bien mis en évidence, y compris dans un cas très discret, par Saskia Cousin (2011).
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Déploration
Il n’en est pourtant pas toujours ainsi et notre travail collectif sur les
émotions patrimoniales s’est d’abord attaché à ces cas qui semblent
échapper aux formes ordinaires de la controverse pour atteindre d’un
coup un certain unanimisme. Deux terrains sont ici analysés, celui
de la grande inondation de Florence par Anna Iuso, celui de l’incen-
die du château de Lunéville par Anthony Pecqueux et Jean-Louis
Tornatore. Ils présentent, à quarante ans de distance, de fermes
correspondances et invitent à proposer un modèle de réplique col-
lective face à la catastrophe patrimoniale. Mais repartons d’un pre-
mier exemple, à peine évoqué.
Dans la nuit du 4 au 5 février 1994, un incendie éclate donc à
Rennes dans les combles de l’ancien Parlement de Bretagne, un palais
du début du XVIIe siècle, siège actuel de la cour d’appel. Le feu se
répand très vite et une foule dense se rassemble devant l’édifice
embrasé. On arrive des quartiers centraux puis, très vite, de la péri-
phérie urbaine. Le spectacle suscite des larmes devant l’impuissance
à arrêter les flammes, les écroulements successifs et le risque croissant
d’une disparition complète du monument. Après un moment de
sidération certains s’organisent pour se porter à son secours. Les
flammes descendent du toit, on va donc vider le premier étage des
œuvres d’art mobilier et des tableaux, les étendre à même le sol de la
place, les protéger. On agit ensemble, sous la gouverne des pompiers
et la conduite improvisée des plus compétents, comme devant une
soudaine catastrophe où chacun est requis pour sauver ce qui peut
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Sédition
Cet ultime palier de l’échelle des émotions pourrait, au premier abord,
sembler excessivement hyperbolique. Retrouve-t-on dans les affaires
patrimoniales la réalité de ces rassemblements soudains, imprévisibles,
délibérément illégaux, violents – pour attaquer ou se défendre – que
décrivait d’abord le terme « émotion » il y a à peine deux siècles ?
Même si le présent volume n’a pas choisi d’insister sur cette dimension,
elle demeure très présente dans nos études et plusieurs monographies
d’affaires l’ont rencontrée dans des situations très spécifiques. Il suffit,
pour mieux en saisir la substance, de recourir à quelques-uns des
moments que nous avons déjà entrevus.
Les militants bretons qui lancent le mouvement « Menhirs Libres »
pour s’opposer aux aménagements du site de Carnac utilisent, comme
le montre bien Bérénice Waty dans son article, la panoplie complète
des protestataires : marche sur Paris, pétition, occupation des lieux,
bagarres avec la police, et même évocation à la tribune de l’ONU au
nom des droits des peuples autochtones. Les résistants cévenols qu’a
rencontrés Françoise Clavairolle n’hésitent pas à affronter les forces
de l’ordre et à bloquer les engins de terrassement, organisant, pour
défendre la « vallée des Camisards », une sorte de guérilla rurale dont
on pressent qu’elle aurait pris une autre ampleur si le projet n’avait
pas été abandonné. La sauvegarde du point de vue sur Saint-Vincent,
à Carcassonne, a déclenché des mouvements de foule assez similaires
– avec le blocage des engins – mais impose surtout l’action, non vio-
lente mais suprêmement illégaliste, de la grève de la faim, qui plus
est de la part d’un prêtre à l’intérieur de son église. Situation très
embarrassante pour les autorités civiles et religieuses dans la mesure
où elle introduit la dimension du sacrifice, et donc l’ombre de la mort,
dans un débat qui pouvait paraître moins grave. De plus, n’oublions
pas que le refus de s’alimenter a été promu comme arme radicale par
les républicains catholiques de l’Irish Republican Army (IRA), en
Irlande du Nord, dans les décennies 1970-1980. De même, la défense
de Saint-Sernin de Toulouse contre des dérestaurations assez minimes
finit, faute d’avoir été entendue, par utiliser des moyens tout à fait
illégaux : déploiement de banderoles sur le monument, occupation
continue du parvis. Dans ce contexte, la visite impromptue de
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LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
l’argument ultime des opposants – une fois la cause étayée par des
considérations expertes sur la santé et la sécurité des citoyens – est
la « beauté » du lieu, invoquée dans un jugement esthétique de forme
universelle. Mais il reconnaît aussi que cette valeur ne relève pas de
canons a priori mais d’une élaboration où l’histoire a sa part (Trom
1997). Je fais l’hypothèse que cette « beauté » se nourrit généralement
d’une relation particulière au passé, qu’elle absorbe l’attachement au
lieu où l’on est né, où l’on a vécu, où sont enterrés les parents… ou
bien que l’on a choisi pour y vivre et même y mourir. C’est à ce point
que se réalise le branchement sur la notion contemporaine de patri-
moine, celle qui, dépassant la dimension de l’objet possédé, s’élargit
jusqu’à inclure le sujet collectif qui s’identifie à travers lui (« Le patri-
moine c’est nous »). À ce moment, la révolte peut devenir totale car
elle exprime la complétude de l’existence et la défense légitime de sa
survie. Par exemple, dans le cas de la mobilisation pour le point de
vue sur Saint-Vincent, à Carcassonne, la résistance des tenants du
patrimoine avait été précédée par celle d’un habitant qui, refusant
toute expropriation, obligea le promoteur à construire son grand
immeuble autour de sa maisonnette laissée intacte. Situation emblé-
matique, incarnée aux yeux du monde par la célèbre photographie
de l’homme de Shanghai, seul au côté de sa maison au milieu d’un
immense horizon bouleversé par un chantier de construction gigan-
tesque. L’attachement émotionnel au patrimoine s’exprime aujourd’hui
de la façon la plus intense dans ces scènes emblématiques qui figurent
la destruction injuste de la demeure. La plus saisissante, plusieurs fois
décrite et filmée, est la visite des bannis sur les lieux qu’un grand
projet d’État a forcés d’abandonner, par exemple pour construire un
barrage dont les eaux ont enseveli un monde villageois. En pareil cas,
la sédition, lorsqu’elle a la possibilité politique de s’exprimer, découvre
et met à nu, spontanément, le cœur de l’argumentaire patrimonial :
le droit, personnel et collectif, d’être soi-même, en osmose avec un
passé objectivé et localisé, hérité ou choisi, qui est donné comme
source présente de la perpétuation. Référence éminente, presque
inquestionnable, qui ne manque pas de s’appuyer sur la reconnais-
sance internationale de la valeur d’un site naturel ou culturel lorsqu’il
s’en trouve un à proximité. Berardino Palumbo développe cette
situation très parlante dans un des chapitres, à propos du Val de Noto,
en Sicile, où le Patrimoine mondial est brandi contre les prospections
pétrolières. L’application stricte de ce « droit » – dont l’histoire, rap-
pelée plus haut, de l’institution autoritaire des Monuments historiques
78
LE PATRIMOINE PORTÉ PAR L’ÉMOTION
démontre qu’il est d’expression très récente – pourrait avoir pour effet
d’interdire toute intervention sur le cadre de vie. Il n’en est pas ainsi,
évidemment, mais les sociétés démocratiques ne peuvent qu’être très
attentives aux cristallisations de ces refus au point de placer l’action
publique sous l’empire et sous la menace de telles patrimonialisations
absolues qui sont, j’en ferai l’hypothèse, le ressort le plus profond et
le plus constant de ce que l’on désigne de façon méprisante et simpli-
ficatrice comme les révoltes Nimby.
Donc, même si la nature intouchée est souvent invoquée dans les
conflits localisés sur l’environnement, sa dimension patrimoniale est
toujours étayée de références à la fréquentation habituelle, à la répé-
tition rituelle, au souvenir personnel et domestique… Autant de
formes de la familiarité dont on ne souffre pas d’être séparés par une
simple décision impérieuse et impersonnelle. Mais comment ne pas
être sensible au fait que ces références à une histoire incorporée et
productrice d’affects sont également très présentes dans les conflits
sociaux plus radicaux dont, ajouterai-je, elles alimentent la radicalité ?
Telle est la deuxième perspective que les séditions patrimoniales me
suggèrent. Considérons, en effet, dans la durée d’un demi-siècle, les
luttes les moins encadrées par les appareils et les formes homologuées
de la revendication et de la négociation. Elles font une place, centrale
mais généralement inaperçue, à la référence au patrimoine entendu
comme legs vivant, savoirs et savoir-être, monde social incorporé,
histoire d’en bas. Il suffirait de reprendre les références de la révolte
des éleveurs du Larzac contre le camp militaire pour y reconnaître
l’identification à un espace culturel menacé, produit d’une longue
histoire anonyme qui plonge dans le Néolithique naissant. L’expé-
rience autogestionnaire de l’entreprise Lip, à Besançon, se fonde
largement sur l’héritage revendiqué de savoir-faire ouvriers insérés
dans une expérience du travail en commun et du vivre ensemble
assez caractéristique d’une région – la Franche-Comté – où les formes
populaires de la coopération furent très présentes. De façon très
troublante, la lutte autour de la dernière implantation de la sidérurgie
à Florange, en Lorraine, invoque aujourd’hui avec insistance la
nécessité de sauver les « derniers hauts-fourneaux », opposant impli-
citement leur vitalité présente aux entreprises d’embaumement com-
mémoratif que la désindustrialisation, en Lorraine et ailleurs, a
suscitées depuis trente ans (Debary 2002 ; Tornatore 2004, 2010). J’ai
tendance à penser que ces invocations non seulement complètent et
équilibrent, dans les trois cas cités, la démonstration de la modernité
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d’agir : les meneurs politiques locaux qui ont su nouer des alliances
efficaces pour obtenir le classement, les petits entrepreneurs qui ont
immédiatement organisé le marché immobilier et touristique induit
par cette promotion d’image, et les jeunes éduqués, les nouveaux
habitants, les résidents secondaires étrangers, les émigrés de retour
qui s’approprient intimement la « beauté » du patrimoine désigné à
l’attention du monde. Au fond, la notion d’émotion patrimoniale, telle
que nous l’avons définie dans les pages qui précèdent, ne concernerait
que cette minorité active qui s’identifie à travers la nouvelle valeur
et qui descend dans la rue pour manifester contre l’« agression » par
la compagnie pétrolière américaine d’un paysage culturel reconnu
comme unique. En revanche, dans une commune que Palumbo
connaît bien pour y avoir conduit une longue enquête, le nouveau
pouvoir municipal a organisé une prise de distance systématique à
l’égard du classement Unesco, dissolvant cette irruption de la valeur
patrimoniale mondialisée dans les très anciens conflits qui organisent
l’espace politique local en « parti » et « contreparti ». L’analyse est
précieuse car elle met d’une part l’accent sur le registre mal connu
du refus de la conversion patrimoniale exogène et d’autre part
débouche sur une hypothèse proposant d’identifier avec une certaine
précision sociologique la petite partie de la population qui s’empare
du Patrimoine mondial – et du rapport esthétique au monde qui le
nimbe – comme d’un bien propre. Cette minorité d’avant-garde,
réceptive aux valeurs universellement promues « pour l’amour de
l’humanité », ouvrirait le pays à une mutation culturelle profonde
que soutiennent sur place des alliés économiques et politiques aux
intentions moins idéales mais qui ne manquent pas de reprendre la
rhétorique de la conversion patrimoniale, sésame actuel d’une voie
vers la modernisation.
Par un chemin un peu différent, David Berliner en vient à éclairer
lui aussi les résistances à une injonction patrimoniale venue d’en haut.
L’inscription par l’Unesco de Luang Prabang, capitale royale et reli-
gieuse du Laos, sur la Liste du patrimoine mondial est tout à fait
emblématique de la sollicitude appliquée à un site historique d’un
pays du Sud. Ce surclassement détermine l’arrivée d’une nuée d’inter-
venants internationaux financés par des agences européennes et
asiatiques ; souvent architectes de formation, ils développent un plan
de sauvegarde du centre historique. Le socle idéologique de leur
action est la « nostalgie » pour la ville des temples et des édifices
coloniaux, en train de disparaître devant le « monde moderne »
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
65. Sur ce point de la transmission, voir les réflexions François Chappé (2010), met en évidence la « crise de
proposées et rassemblées par Nicolas Adell et Yves l’expert » dans le nouveau contexte local de l’appro-
Pourcher (2011), et aussi par Jean-Yves Andrieux priation patrimoniale.
(2011). L’ouvrage posthume d’un historien engagé,
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67. Un bilan très riche des façons de poser cette ques- 2006 ; Neveu 2005 ; Fillieule, Agrikolianski & Sommier
tion est tracé par Daniel Cefaï (2007). Cette somme 2010), ainsi que des propositions spécifiques de Jean-
ne dispense pas de la lecture d’autres synthèses Louis Tornatore (2007) à propos des engagements
utiles (Braud 1996 ; Lafargue 1998 ; Fillieule & Péchu patrimoniaux.
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L’Angélus et La Joconde
Émotions racontées, provoquées, oubliées
1. Du point de vue de l’horizon d’attente, le vol de La romanesque : en 1905 en effet, La Joconde avait déjà
Joconde constitue un cas d’école en laissant voir à été volée… par Arsène Lupin, le personnage de
quel point le récit médiatique peut faire écho au récit Gaston Leroux !
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
La vente de L’Angélus.
« Rien ne saurait donner une idée
du délire qui s’empare alors du public. »
Le premier juillet 1889, L’Angélus est présenté comme la pièce maî-
tresse de la vente Secrétan2 . Le catalogue désigne le tableau comme
« le plus beau de l’école moderne et […] certainement le chef-d’œuvre
de Jean-François Millet ». C’est Albert Wolff, journaliste de renom,
qui suit la vente pour Le Figaro. Le 2 juillet, sur un ton passionné, il
décrit l’événement mondain le plus médiatique du début de l’été.
L’article suit une progression dramatique qui culmine avec la scène
soigneusement préparée de l’apparition du tableau dans la salle des
ventes. Wolff fait immédiatement de l’événement quelque chose de
spectaculaire : « L’entrée publique est réservée à la foule qui fait la
queue depuis une heure, comme pour une représentation gratis. »
On attend un public nombreux :
Bientôt la longue galerie ne peut plus contenir les curieux ; ils se tiennent
aux portes qui donnent sur le jardin. Tout Paris est là et plusieurs députa-
tions de l’Amérique. Les marchands de tableaux belges sont mêlés en
nombre aux nôtres. Tous les grands et petits collectionneurs de Paris y sont
aussi, plus des mondains, beaucoup de dames et des artistes, des journa-
listes.
2. Grand collectionneur, l’industriel Pierre-Eugène Secrétan (1836-1899) est ruiné en 1889 par l’effondrement
des cours du cuivre.
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L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE
3. Depuis la mort du peintre (1875) puis la publication l’achète 38 000 francs. En 1881, lors de la vente
de sa biographie par Alfred Sensier (1881), la faveur Wilson, Secrétan l’achète 160 000 francs, il le revend
du public pour les œuvres de Jean-François Millet n’a pour 200 000 francs la même année à la galerie
cessé de croître et leur cote de grimper. L’itinéraire Georges Petit pour le racheter aussitôt après
de L’Angélus est révélateur à cet égard. Millet le peint 300 000 francs. En 1887, il le prête à l’École nationale
entre 1855 et 1857 en réponse à la commande d’un des beaux-arts pour l’exposition rétrospective des
Américain, Thomas J. Appleton ; celui-ci ne viendra œuvres de Millet qu’elle organise quai Malaquais.
jamais chercher le tableau mais le souvenir de cet 4. Ami d’Édouard Manet, Proust est d’abord un peintre,
épisode n’est peut-être pas étranger à l’intérêt de ses avant de devenir journaliste puis député républicain
compatriotes lors de la vente Secrétan. Quoi qu’il en des Deux-Sèvres, secrétaire de Léon Gambetta et
soit, Millet vend L’Angélus au baron Papeleu en 1859 fondateur du journal La République ; il est ensuite
pour la somme de 1 000 francs. Après être passé entre ministre des Beaux-Arts en 1881, président de l’Union
plusieurs mains, le tableau est acquis dix ans plus tard centrale des arts décoratifs en 1882, et enfin commis-
par la galerie Durand-Ruel pour la somme de saire général des Beaux-Arts en 1888.
30 000 francs. En 1872, un Bruxellois, John J. Wilson,
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6. L’exposition a pour objectif de réunir des fonds en mémoire de Barye, monument qui finira par être érigé
vue de financer la réalisation d’un monument à la à Paris, à l’extrémité de l’île de la Cité
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7. Chauchard fera par la suite un legs important aux musées nationaux, c’est ainsi que L’Angélus entrera dans
les collections publiques françaises en 1909.
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L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE
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chacune des douze tasses (une fois de chaque côté) me semblent absolu-
ment irrésistibles et d’une telle violence irrationnelle que je dis à mes amis :
« C’est à devenir fou. » (Dalí 1963 : 59.)
Le vol de La Joconde.
« Celui-là, c’est une fortune. »
L’émotion suscitée par la vente de L’Angélus tient en un seul épisode
puisqu’il revient en France dans l’indifférence générale. L’émotion
liée à la disparition de La Joconde, au contraire, s’étend sur deux
périodes distinctes : le vol en 1911, le retour en 1913.
Au matin du 22 août 1911, La Joconde disparaît du Louvre. Le récit
donné le lendemain dans la presse est celui de la prise de conscience
progressive d’un fait a priori impossible. En même temps qu’ils
apprennent la nouvelle, les lecteurs partagent les tout premiers
moments de sa transmission. Comme pour la vente de L’Angélus, le
récit procède par amplification ; mais cette fois ce n’est pas la montée
en puissance d’une tension collective autour d’un événement attendu,
mais l’extension progressive du cercle des personnes concernées
confrontées à un événement incroyable. Le début du récit entraîne
les lecteurs au cœur du fonctionnement quotidien du musée :
Hier matin, à sept heures vingt, le brigadier Poupardin, qui venait de
prendre son service, constatait en traversant le grand Salon carré que
La Joconde avait disparu. Sa place, au centre du panneau qui fait face à celui
des Noces de Cana, était vide. Tout d’abord, le brigadier Poupardin ne s’en
émut point : « La Joconde, pensa-t-il, est sans doute à l’atelier de photogra-
phie de M. Braun. On n’aura qu’à aller l’y chercher, tout à l’heure avant
l’ouverture du musée au public. » […] Mais le moment de l’ouverture du
musée approchait, les peintres autorisés à dresser leurs chevalets dans les
salles et à prendre des copies ou des vues arrivaient. L’un d’eux, M. Louis
Béroud, qui devait justement commencer hier un tableautin représentant le
Salon carré, remarqua tout de suite l’absence de La Joconde, et s’enquit
auprès du brigadier. Celui-ci se décida alors à envoyer le gardien des che-
valets à l’atelier de photographie pour y reprendre La Joconde. Mais
La Joconde n’y était pas ! Le gardien revint les mains vides, au grand ahuris-
sement du brigadier, de M. Louis Béroud et de tout le personnel des salles
du Louvre, où la nouvelle avait fait traînée de poudre8.
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L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE
La Joconde retrouvée.
« Le sourire de Mona Lisa revivait à Florence. »
« Après tant de bruit, après tant d’efforts faits par la police pour décou-
vrir le voleur, le silence se fit et plus personne ne parla de Monna Lisa
[sic]. L’oubli dans lequel tombèrent le vol et l’œuvre même me poussa
à agir. » C’est le voleur lui-même qui s’exprime ainsi, ou que l’on fait
s’exprimer ainsi, dans Le Figaro du 13 décembre 1913. Paradoxale-
ment donc, c’est l’indifférence dans laquelle est tombée La Joconde, le
degré zéro de l’émotion, qui a permis sa réapparition.
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11. Pour mémoire, La Joconde a été offerte par Léonard de Vinci à François Ier en 1509.
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14. On trouve dans le New York Sun du 23 janvier 1887 offre à Pierre-Eugène Secrétan pour 100 000 $ et
un article de Theodore Child intitulé : « Art news from qu’auparavant, Cornelius VanderBilt avait fait une
Paris. America misses the Angelus again ». L’auteur offre à Georges Petit pour 20 000 $.
indique que John D. Rockfeller a fait récemment une
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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L’ANGÉLUS ET LA JOCONDE
15. Je développe la notion de « standard visuel » dans plan de l’extension géographique, L’Angélus est
une thèse en cours à l’EHESS sous la direction de Jean- connu en France, aux États-Unis, un peu au Japon,
Louis Fabiani. J’utilise le terme « standard » non dans alors que La Joconde jouit d’une notoriété planétaire.
son acception industrielle mais dans un sens proche Sur celui de la durée, L’Angélus est aujourd’hui une
de celui qu’il a pour les musiciens de jazz : un objet se image en fin de carrière, bien connue des plus de
réalisant à travers des variantes qui, malgré leur cinquante ans mais beaucoup moins des jeunes, alors
diversité, sont immédiatement identifiées comme que La Joconde, promue au rang de logo incontour-
telles par tout membre d’une communauté donnée. nable des industries culturelles, présente un taux de
16. Si les mécanismes sont comparables, ces deux notoriété proche de 100 %.
images n’ont pas le même degré de notoriété. Sur le
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Guerre et patrimoine
L’« Exposition des œuvres d’art mutilées »
de 1916
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1. Voir le catalogue Exposition d’œuvres d’art mutilées soixante-dix ans (musée du Petit Palais, service
ou provenant des régions dévastées par l’ennemi. Un Documentation, « Exposition d’œuvres d’art mutilées
dossier sur l’exposition se trouve au service de la 1916-1917 », 1916-1998).
documentation du musée du Petit Palais. Il contient 2. Avant d’ouvrir ses portes au musée du Petit Palais
des listes d’œuvres et des correspondances, dont la dans le courant de l’année 1915, l’exposition avait été
plupart concernent le retour des objets d’exposition présentée en février-mars 1915 au Havre, lieu d’exil
à leurs lieux d’origine qui s’est étalé sur plus de du gouvernement belge.
121
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
3. La Section photographique de l’Armée est chargée de l’architecture et du patrimoine, à Charenton. Une
d’effectuer des photographies des objets exposés et documentation photographique des monuments bom-
des salles d’exposition. Les tirages de ces photos, bardés occupe une des salles de l’exposition. Ces
dont nous reproduisons quelques-unes, sont photos ont été rendues aux municipalités représen-
aujourd’hui conservés à la photothèque du musée tées sur les documents dans les années 1985-1987
d’Histoire contemporaine situé aux Invalides ; tirages (documentation du musée du Petit Palais, op. cit.,
et négatifs se trouvent également à la Médiathèque correspondance 1985-1998).
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GUERRE ET PATRIMOINE
4. Voir la notice biographique de Charles Humbert sur général des services du Journal, Alexis Lauze, figurent
le site internet du Sénat, http://www.senat.fr/sena- parmi les membres du comité de patronage de
teur-3eme-republique/humbert_charles1020r3.html l’exposition.
[valide en avril 2013]. Humbert, ainsi que le directeur
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
5. Félix Vallotton, L’Église de Souain en silhouette, ment initial. Depuis 1994, les bâtiments sont classés
1917 (huile sur toile, 97 x 130 cm, National Gallery of monument historique, voir la fiche http://www.
Art, Washington). culture.gouv.fr/public/mistral/merimee_fr?action=
6. Voir les correspondances entre Lapauze et le chercher&field_1=ref&value_1=pa00116284 [valide
conservateur de la bibliothèque et des musées de en avril 2013].
Châlons-sur-Marne (documentation du musée du 8. « Le conservateur de la bibliothèque municipale de
Petit Palais, op. cit.). Verdun (nom illisible) à Monsieur Fauchier-Magnan,
7. Le château et sa chapelle avaient été fortement conservateur-adjoint au Petit Palais, le 2 octobre
endommagés lors des combats de 1914. La restaura- 1916 » (documentation du musée du Petit Palais, op.
tion des bâtiments n’a été achevée qu’en 1938, date cit.).
à laquelle les stèles ont pu rejoindre leur emplace-
124
GUERRE ET PATRIMOINE
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
9. Il s’agissait d’un autre exemplaire en bronze que 10. Les stalles ont fait l’objet d’une campagne pho-
celui conservé au musée d’Orsay (voir la fiche de tographique pendant leur exposition au Petit Palais
l’œuvre : http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/ (voir : http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/
catalogue-des-oeuvres/notice.html?no_cache=1 & palissy_fr?action=chercher&field_98=ref&value_98
nnumid=006469&cHash=11396a118e [valide en =pm55000643 [valide en avril 2013]). Selon les indi-
avril 2013]). Selon un courrier récent (donc non com- cations du catalogue et des correspondances conser-
municable) contenu dans le dossier d’archives vées dans les archives de l’exposition, la Pietà de
concernant l’exposition, l’exemplaire du Saint Jean- l’église de Souain était également classée monument
Baptiste du château de Gerbéviller n’a jamais retrouvé historique, mais nous manquons d’informations,
son lieu d’origine, mais aurait été exposé aux États- notamment sur son destin ultérieur et son lieu de
Unis, d’abord à New York, ensuite probablement au conservation actuel.
Philadelphia Museum of Art ou à la Free Library.
126
GUERRE ET PATRIMOINE
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Buste décapité, provenant du palais Saint-Vaast à Arras, dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917
(photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).
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GUERRE ET PATRIMOINE
titre d’objet en 1904 10. Elles avaient été retirées à temps de leur
emplacement initial et reconstituées dans une salle entière du Petit
Palais (ibid. : n° 197). La majorité des objets exposés, n’appartenant
donc ni aux œuvres d’art, ni aux monuments historiques classés,
peuvent être divisés en deux catégories : il s’agit premièrement d’élé-
ments de décor ayant été intégrés auparavant dans un édifice reli-
gieux (église, cathédrale ou abbaye) ou séculier (hôtel de ville, beffroi
ou château). C’est le cas notamment des nombreuses statues de
Vierge à l’enfant, de facture anonyme, découvertes dans les décombres
d’une église de village, comme la Vierge à l’enfant de l’église de Curlu,
dans la Somme (ibid. : n° 58), sans tête ni bras, alors que l’enfant est
intact. Font partie de cette catégorie, pour citer des exemples du
domaine profane, des bustes décapités du palais Saint-Vaast à Arras
ou des sculptures en terre cuite du château de Vic-sur-Oise repré-
sentant des personnages de la mythologie grecque. Certains d’entre
eux appartiennent également à la deuxième catégorie, celle que nous
appellerons des « reliques sécularisées » lorsqu’elles sont les seuls
vestiges d’un monument détruit, comme par exemple les fragments
de boiseries du réfectoire des moines de Saint-Vaast, brûlées en
mars 1916 (ibid. : n° 13). En effet, même un objet « ayant appartenu
à une personne anonyme, que l’on ne connaît pas, que l’on n’admire
pas » peut devenir relique, comparable à une pièce archéologique,
à qui seul le temps écoulé confère « sa rareté, donc sa grandeur
– grandeur qu’atteste l’émotion ressentie face à l’objet qui porte témoi-
gnage de ce que quelqu’un, il y a très longtemps, exista » (Heinich
1993 : 30). Dans le cas des monuments détruits, les personnes aux-
quelles ont appartenu les objets-reliques sont la plupart du temps
anonymes, comme le prêtre, les moines, les habitants d’un village
détruit – si elles ne sont pas imaginaires ou abstraites. Si l’on consi-
dère que la guerre est un accélérateur du temps, la même émotion
face à la rareté a pu être ressentie par les visiteurs de l’exposition de
1916 devant ces objets dont certains ont été déterrés des paysages
ruinés par la guerre tels des tessons préhistoriques. La catégorie des
« reliques » comporte également des objets dénués de tout contexte
architectural ou artistique, comme les battants de cloche seuls reli-
quats d’une église détruite, des enseignes de restaurant comme celle
qui orne la couverture du catalogue11 , des missels percés d’obus, ainsi
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GUERRE ET PATRIMOINE
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Statues funéraires provenant de la chapelle de Tilloloy (Somme), mises en scène dans l’exposition du
Petit Palais, 1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).
12. Selon les archives de l’exposition, 20 000 cartes sans autre précision (documentation du musée du
postales (sur 32 100), 934 pochettes de vingt cartes Petit Palais, op. cit.).
postales et 2 600 cartes à 10 centimes furent vendues,
132
GUERRE ET PATRIMOINE
Mises en scène
La mise en scène des corps permet de souligner davantage l’homo-
logie entre l’être humain et l’œuvre d’art, tout en créant un effet de
distanciation grâce au dispositif muséal. Quelques exemples de scé-
nographie particulièrement éloquents seront décrits et analysés par
la suite. Ces exemples ne sont pas choisis au hasard, mais pour leur
inscription dans l’iconographie religieuse, sécularisée et re-sacralisée
par et pendant la guerre : tombeau, pietà, martyr et crucifix.
Les statues funéraires de la chapelle du château de Tilloloy sont
montées sur des socles aux mêmes dimensions que les dalles sur
lesquelles elles étaient agenouillées dans leur site d’origine. Mais la
reconstitution s’arrête là : au lieu de restaurer ou du moins d’évoquer
l’état original des statues, leur état fragmentaire est exacerbé par
le placement des têtes sur des socles plus bas, sur le côté ou devant
le buste13 . Des photographies posées également en bas contre les
statues – à l’instar de plaques commémoratives sur des pierres tom-
bales montrant le portrait du défunt de son vivant – sont censées
rappeler l’état du monument soit avant sa destruction soit avant son
déplacement. Il est à ce propos intéressant de constater qu’au
moment de la prise de vue, intervenue selon la légende « après le
bombardement », les statues des tombeaux des trois frères Maximi-
lien, Charles et Abdéas (ou Aldias) de Sayecourt (ou Soyécourt)
portaient encore leurs têtes.
Le même constat s’impose pour la Pietà de Souain : sur la photo-
graphie, fortement retouchée et posée à côté du groupe, on l’aperçoit
sur le site de l’église en ruines, mais la tête de la Vierge est encore en
place, alors que dans l’exposition, la tête a non seulement été séparée
du buste, mais aussi disparu. Ces incohérences n’ont pourtant pas dû
atténuer l’effet sur le public, qui peut s’indigner de la profanation de
tombeaux, acte barbare par excellence, et s’émouvoir d’une mère qui
pleure son fils combattant, sacrifié à l’instar du Christ. La mater dolo-
rosa ainsi exposée fait écho à l’essor du culte de la Vierge Marie
constaté dans tous les pays belligérants à forte tradition catholique
13. Voir la stèle funéraire d’Aldias ou Abdéas, http:// mh018745_p.jpg [valide en avril 2013]. Les photo-
www.culture.gouv.fr/Wave/image/memoire/0320/ graphies ont été prises dans l’exposition par Henri
sap01_mh018744_p. jpg [valide en avril 2013], ou Heuze et sont conservées à la Médiathèque de l’archi-
celle de Ponthus de Belleferi, http://www.culture. tecture et du patrimoine.
gouv.fr/Wave/image/memoire/0321/sap01_
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La pietà de l’église de Souain (anonyme, XVIe siècle), mise en scène dans l’exposition du Petit Palais,
1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).
14. Acquise en 1868 par le Service d’achat aux artistes cHash=364d3fb062 [valide en avril 2013]). Reproduite
vivants, la statue couchée en marbre contribuera à la en un grand nombre d’exemplaires, celle qui s’est
gloire d’Alexandre Falguière. Elle est conservée au trouvée au château de Gerbéviller, propriété de la
musée d’Orsay (voir la notice de l’œuvre : http:// famille Lambertye, n’était probablement pas l’original
www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des- en marbre contrairement à ce qu’indique le catalogue
oeuvres/ notice.html?no_cache=1&nnumid=016058& de l’exposition.
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GUERRE ET PATRIMOINE
La pietà de l’église de Souain (anonyme, XVIe siècle), mise en scène dans l’exposition du Petit Palais,
1916-1917 (photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).
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15. Jusqu’au 5 décembre 1917, environ 1 500 catalo- donnés aux invités (selon d’autres chiffres, 5 000
gues sont vendus, environ 350 exemplaires sont catalogues auraient été vendus).
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Grand crucifix ou Christ de Revigny, mis en scène dans l’exposition du Petit Palais, 1916-1917
(photo musée d’Histoire contemporaine – BDIC).
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est meurtrie comme la France […]. Elle est debout. Elle ne veut pas
mourir ! Et comment pourrait-elle mourir si la France ne meurt ! »
(Maurice Landrieux cité par Harlaut 2006 : 127). Elle est aussi fré-
quemment associée à Jeanne d’Arc – dont la statue équestre se trou-
vait devant la cathédrale – qui elle-même personnifie la France
envahie et le martyre subi par elle. Après la guerre, cette représen-
tation reste ancrée dans l’imaginaire collectif : l’empathie de l’être
humain avec l’œuvre d’art est l’expression d’un rapport exclusive-
ment émotionnel et compassionnel établi pendant la guerre, comme
l’explique en 1919 un contemporain : « Telle est notre sensibilité
contemporaine, aiguë et complexe : elle vibre devant des pierres, des
toiles, des sculptures, comme devant des êtres de chair et d’os, elle
souffre de leurs mutilations, de leurs blessures ou de leur mort »
( J. B. 1919). Ce rapport persiste après que les dangers sont écartés
et lorsque des œuvres que l’on croyait disparues sont retrouvées, à
l’instar des pastels de Maurice Quentin de La Tour, le sentiment de
joie cède la place à celui de souffrance (Kott 2004, 2006). En effet,
pour exprimer le rapport quasi fusionnel entre le patrimoine artis-
tique et l’homme, le même auteur utilise l’image biblique du fils
prodigue : « Pour un peu, nous les presserions dans nos bras, ces
œuvres d’art sacrées, nous les couvririons de baisers comme un
enfant rendu par miracle » ( J. B. 1919).
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16. La patrimonialisation des objets envoyés par les à rentrer en possession de ce qu’elles considèrent
municipalités à Paris se fait jour lorsqu’après guerre comme étant « leur patrimoine » (documentation du
celles-ci demandent au conservateur du Petit Palais musée du Petit Palais, op. cit.).
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Le tombeau de Champlain
Émotion nationale et savoirs patrimoniaux
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1. Cette société, créée en 1949, est tout spécialement vouée à l’exaltation et à la glorification du Saintongeais.
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Cacophonies
La quête du tombeau de Champlain prend un autre tour en 1988.
Au-delà de la simple controverse savante, prend forme cette année-là
une « émotion patrimoniale », en tout cas un phénomène suffisam-
ment inattendu et étrange aux yeux des archéologues pour que ces
derniers le désignent à la curiosité de l’ethnologue. Secondé par son
émule Charles Beaudry, René Lévesque revient à la charge, tenant
d’une nouvelle hypothèse inspirée d’un certain Thomas O’Leary
qui, en 1884 dans le Quebec Daily Telegraph, s’efforçait de démontrer
que Champlain ne pouvait reposer ailleurs qu’au-dessous de la
cathédrale-basilique, au niveau de la chapelle Saint-Joseph. Lévesque
et Beaudry entreprennent des fouilles secrètes, et, le 24 juin, trouvent
3. Extrait des pages ronéotypées d’une autobiographie inédite communiquées par Michel Gaumond.
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4. Le Soleil, 7 juillet 1988. Pour la présente étude, 5. Extrait du communiqué de presse.
nous avons dépouillé les parutions de juillet à
octobre 1988 des quotidiens Le Soleil, Le Journal
de Québec, La Presse et Le Devoir.
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que ce soit ma tombe qui soit là et puis que là, tout d’un coup, il y ait un
quidam qui dit : « On va ouvrir Mme Barriault, là ! » Tu sais, il y a une espèce
de dimension de respect là, que, avec lequel moi je n’étais pas capable, je
ne pouvais pas composer avec l’irrespect qu’on pourrait avoir par rapport
à cette personne, là6.
6. Les citations sans référence renvoient à des 2008, avec le soutien de la Mission à l’ethnologie du
extraits d’entretiens réalisés dans le cadre d’une ministère de la Culture.
enquête conduite à Québec durant les étés 2007 et
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24. Dans la foulée de l’affaire de 1988, Lévesque crée anglo-saxon » (ibid. : 231). En dépit d’un organi-
un mouvement dont l’ambition principale est le sau- gramme élaboré (compagnons du Mérite, chevalerie,
vetage de la Nouvelle-France, menacée de « dégéné- frairies, Arquebusiers du Québec, Ordre du Bon
rescence accélérée » et de « dissolution accélérée » Temps), et d’un programme d’actions tout aussi fourni
(Lévesque 1992 : 230) par « l’influence sans cesse (veillées du souvenir et de l’avenir, corvées tradition-
grandissante de la communauté anglo-saxonne » nelles, fêtes populaires…), le mouvement ne connaît
(ibid. : 233) et « l’arrivée massive de réfugiés et de développement que dans l’entourage très immé-
d’immigrants dont une bonne partie rejoint le bloc diat de son fondateur.
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Écho et sourdine
Si la crise d’identité de l’archéologie québécoise éclate en émotion,
elle s’y résout aussi, du moins en partie. Deux caricatures, réalisées
à trois mois d’intervalle, témoignent en effet du basculement de l’opi-
nion prise à partie. Le ridicule a changé de camp. Cependant, la
légitimité de Lévesque et de sa quête obstinée est encore suffisamment
établie pour acculer le MAC à une troisième reculade. Il renonce à
poursuivre, comme le lui a recommandé par deux fois la Commission
des biens culturels, les deux archéologues coupables, du fait de leurs
fouilles secrètes, d’une flagrante infraction à la loi sur les biens cultu-
rels. De son côté, la justice, et plus exactement le Conseil de presse,
ne donne pas de réelle suite à la plainte déposée par l’AAQ dès la fin
juillet contre Le Soleil pour avoir donné « une information biaisée et
subjective », sans chercher à corriger son « manque de connaissances
sur la réglementation en matière d’archéologie », et manifesté une
« attitude méprisante à l’endroit des scientifiques25 ». Comme arbitré
par l’opinion, le rapport de forces s’équilibre, mais l’émotion, pour
un temps émoussée, continue à affleurer.
Ainsi, Lévesque récidive-t-il, héraut d’une énième hypothèse, celle
de Georges Gauthier-Larouche. Jusque-là discrète, la mairie de
Québec intervient, afin d’anticiper et de prévenir tout nouveau déra-
page. Au printemps 1989, elle annonce son intention d’engager des
archéologues pour une « étude de potentiel ». Persuadés de tenir là
un nouvel allié et la promesse de prochaines fouilles, les champliniens
se réjouissent avant de déchanter. Dans leur rapport, les archéologues
missionnés passent en revue, une à une, toutes les hypothèses émises
depuis 1866 pour en montrer les faiblesses, les insuffisances et les
failles. La conclusion est sans appel : la quête est non seulement impos-
sible, mais elle est aussi inutile (Niellon, Nadon & Faubert 1990). Au
nom du comité Champlain, mais aussi de la Société Saint-Jean-
Baptiste, René Robitaille monte à son tour au créneau, en janvier 1991,
et se heurte à une nouvelle fin de non-recevoir, appuyée par un
nouveau rapport, celui de l’archéologue municipal. William Moss
(1991) défend l’idée selon laquelle Champlain aurait déjà été trouvé,
en 1843, à l’occasion de la démolition du premier mur d’enceinte.
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27. Les biographes se perdent en conjectures à propos jeune Hélène Boullé, de la validité de son testament,
de sa date de naissance, de ses éventuelles origines de son allure physique…
protestantes, des raisons de son mariage avec la très
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pas seule cet éparpillement, qui tient aussi au fait que sous le régime
français, c’est-à-dire avant 1760, catholiques et protestants ne pouvant
reposer ensemble, plusieurs lieux de sépulture anonymes et tempo-
raires ont existé parallèlement aux cimetières consacrés (Guay 1991a,
1991b). La presse, en bon baromètre de l’émotion, se fait l’écho de ces
trouvailles fortuites. En 1986, les « squelettes du rempart », ceux de
cinquante-deux prisonniers anglais enfouis dans le remblai d’argile
du mur de fortification, ont ainsi fait grand bruit. On pourrait mul-
tiplier les exemples et d’ores et déjà conclure à un irrépressible besoin
d’« enracinement » de la communauté francophone qu’exacerbe sa
séculaire position de dominée. Mais l’explication ne coule pas si bien
de source lorsqu’on sait que ces morts que l’on se plaît à retrouver ont
d’abord été perdus. Si l’oubli semble dans l’ordre des choses concer-
nant le commun des mortels, il l’est moins s’agissant des grands
hommes tels Champlain et Laval. On peut certes invoquer de mal-
heureux concours de circonstances (incendies, reconstructions, dis-
paritions d’archives…). D’aucuns, tel l’abbé Gosselin à la fin du
XIXe siècle, expliquent cet oubli en arguant que « les gens du Québec
étaient trop occupés à tenter de survivre dans un environnement
hostile […] et à apprendre à vivre sous une domination étrangère »
(Rudin 2005 : 21). L’argument est loin d’être satisfaisant dès lors qu’on
envisage le sort fait aux ossements retrouvés et mobilisés dans l’affaire
du tombeau de Champlain (découvertes de 1843 et de 1854). Aussitôt
retrouvés, aussitôt reperdus. Comment comprendre pareille ambi-
guïté, sinon en la rapportant aux oscillations qui marquent par ail-
leurs le mythe Champlain ?
Au diapason du mythe
Sans doute le mythe attaché à la figure de Champlain est-il à son
tour susceptible de rendre compte des résistances opposées à la raison
archéologique. On ne sera pas étonné du fait que René Lévesque
(1992) pousse le culte de Champlain à l’excès, l’érigeant en « modèle
de la francité », et ce, à différents titres : « grand navigateur », « fon-
dateur et colonisateur », « père des sciences humaines en Amérique »,
« expert en agriculture », « fin diplomate », « homme de guerre »,
« humaniste », « grand visionnaire ». Champlain est reconnu tout à
la fois comme un père, un fils et un frère. « Vous êtes père, écrit René
Lévesque en s’adressant à Champlain, car nous vous devons notre
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AVIGNON MATHIEU (D’), 2008 CHRÉTIEN YVES & JEAN MORIN, 2006
Champlain et les fondateurs oubliés. Les « Levés géoradar et forages pour la
figures du père et le mythe de la fondation, détection de la voûte de la chapelle
Québec, Presses de l’université Laval. Champlain », rapport, Québec,
Société historique de Québec.
BARRIAULT MONIQUE, BERGERON ANDRÉ
& GÉRARD G AGNE, 1988 DESROSIERS PIERRE, 2005
« Le tombeau de Champlain », « L’archéomuséologie. Un modèle
rapport d’expertise, Québec, conceptuel interdisciplinaire », thèse
ministère des Affaires culturelles. d’archéologie soutenue à l’université Laval
[en ligne], http://theses.ulaval.ca/
BISHOP MORRIS, 1948 archimede/fichiers/23274/23274.html
Champlain, the life of fortitude, [valide en mars 2013].
New York, Alfred A. Knopf.
DIONNE NARCISSE-EUTROPE, 1880
BOUCHARD GÉRARD, 2003 Le Tombeau de Champlain,
« Une crise de conscience historique. et autres réponses aux questions d’histoire
Anciens et nouveaux mythes fondateurs du Canada proposées lors du concours
dans l’imaginaire québécois », in ouvert en juin 1879 par Son Excellence M. le
Stéphane Kelly (dir.), Les Idées mènent le Comte de Premio-Real, Québec,
Québec. Essais sur une sensibilité Léger-Brousseau.
historique, Québec, Les Presses de
l’université Laval, coll. « Prisme », DRAPEAU STANISLAS, 1867
pp. 29-51. Le Journal de Québec et le tombeau
de Champlain. Observations sur la brochure
BOUCHARD D’ORVAL PAUL, 1951 de M.M. les abbés Laverdière et Casgrain
Le Mystère du tombeau de Champlain, relativement à la découverte du tombeau
Québec, Société nationale Samuel de Champlain, Québec, Bureau du Canadien.
de Champlain.
DRAPEAU STANISLAS, 1880
BRADLEY MICHAEL ANDERSON La Question du tombeau de Champlain.
& DEANNA THEILMANN-BEAN, 1988 Notes et éclaircissements, Ottawa,
Holy Grail across the Atlantic. The secret Imprimerie du Canada.
history of Canadian discovery and
exploration, Willowdale, Hounslow Press. DUMAS SILVIO, 1958
La Chapelle Champlain et Notre-Dame-
C ASGRAIN PHILIPPE-BABY, 1909 de-Recouvrance, Québec, Société
La Réserve de Monsieur Daillebout dans historique de Québec, coll. « Cahiers
l’enclos de Québec. La chapelle et le d’histoire ».
tombeau de Champlain, Montréal,
imprimerie La Patrie.
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Le « patrimoine
de proximité » :
du « coup de cœur » au label
« À bien des égards, la notion de patrimoine s’est construite sur la
distance prise vis-à-vis de l’émotion », note Dominique Poulot dans
son introduction au numéro de Culture et Musées intitulé « Défendre le
patrimoine, cultiver l’émotion » (Poulot 2006 : 13). Cette capacité de
recul critique est largement associée à l’engagement professionnel dans
le domaine du patrimoine. L’action des conservateurs, des chercheurs,
des spécialistes de la protection et de la restauration est ainsi censée
être menée dans un cadre strict soumis à la législation, à l’idéal scien-
tifique de l’objectivité (Heinich 2009) et à la vision civique du patri-
moine national dont les fondements ont été posés au moment de la
Révolution (Poulot 1997). En revanche, cette distance par rapport à
l’émotion semble moins évidente dans l’engagement des associations
ou d’autres acteurs, perçus comme « amateurs » du patrimoine culturel.
Les recherches menées auprès des acteurs locaux montrent avant tout
une forte pluralité des formes, des objets et des objectifs de leurs « inves-
tissements » dans le domaine du patrimoine (Glevarec & Saez 2002).
D’autre part, ces engagements sont parfois associés à ce qui est vu
comme un excès d’émotion. Le combat militant des associations peut
être ainsi « prisonnier » de polémiques de la dénonciation du vanda-
lisme (Poulot 2006) ou même porteur de « passions identitaires » (Le
Goff 1998). Comment expliquer la présence de l’émotion dans l’action
des « amateurs » pour la sauvegarde du patrimoine culturel ? N’est-elle
pas liée au fait que leur engagement porte souvent sur des objets qui
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sont perçus par eux à la fois comme des objets communs puisqu’ils
ressortissent du bien commun du patrimoine et comme des objets
familiers faisant partie du cadre de proximité ? Enfin, l’émotion est-elle
« une régression, altérant un certain modèle de démarche savante et
d’analyse » (Poulot 2006 : 21) ? Ou bien, prise dans une dynamique
de situation, peut-elle évoluer vers d’autres formes, notamment de
connaissance et d’action en commun ?
Une enquête de terrain effectuée en 2003-2004 nous a amenée
à suivre une série de visites, promenades, rencontres consacrées à
la découverte du « patrimoine de proximité » des arrondissements
parisiens 1 . Ces activités, gratuites et ouvertes à tout public, étaient
organisées à l’initiative de quelques bénévoles de la délégation
départementale de la Fondation du patrimoine. La principale mis-
sion de cet organisme privé reconnu d’intérêt public est l’action en
faveur du patrimoine non protégé par l’État, le « patrimoine ni
classé ni inscrit », autrement nommé « petit patrimoine » ou « patri-
moine de proximité ». Selon l’un des organisateurs des activités que
nous appellerons ici M., le principal objectif des premières « prome-
nades » dans les arrondissements parisiens 2 était d’« expliquer » aux
habitants de Paris la tâche de la Fondation du patrimoine et de
« donner des exemples du patrimoine de proximité ». Il apparaît vers le début
de notre enquête (décembre 2003), que cet objectif déborde le cadre
de la fondation. Car M., désireux d’élargir le public de ces prome-
nades, a décidé de publier « un petit guide ». Mais forte de son succès,
la publication intitulée Paris Villages a finalement pris la forme d’une
revue trimestrielle 3 . Les participants des activités, majoritairement
abonnés à cette revue, y trouvaient des annonces de nouvelles pro-
menades et pouvaient également participer à l’édition d’une sorte
d’inventaire du « patrimoine de proximité ».
1. Les premiers résultats de cette enquête ont été 2. Entretien avec M. réalisé le 18 février 2004. Ici et
explorés dans « Le “patrimoine de proximité” à tra- par la suite, le texte en italique correspond aux cita-
vers les représentations et usages sociaux », sous la tions des entretiens et aux remarques des acteurs
direction de Jean-Louis Fabiani, mémoire présenté notées au cours de l’enquête de terrain.
en vue de l’obtention d’un diplôme d’études appro- 3. Selon M. (directeur de la publication à l’époque), le
fondies (DEA) de l’ EHESS , Paris, 2004. Nous avons titre de la revue devait faire référence à Paris aux cent
également réfléchi sur la notion de « proximité » dans villages, une revue publiée dans les années 1970-
les activités de Paris Villages dans le rapport « À la 1980 qu’il avait lue et qu’il voulait « remettre en
recherche du patrimoine de proximité », rédigé à route ». Paris Villages a cessé de paraître en 2008.
l’attention de la Mission à l’ethnologie du ministère
de la Culture et de la Communication (Paris, 2007).
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5. Des souvenirs affectifs liés notamment aux céré- par l’incendie du château de Lunéville en 2003 (2006)
monies de mariage peuvent constituer un élément et à son texte (avec Jean-Louis Tornatore) dans ce
important de la réaction émotionnelle face à la des- volume.
truction d’un objet patrimonial. Voir par exemple, la 6. Discours du guide noté au cours de la visite, le
contribution d’Anthony Pecqueux à une analyse pluri 14 février 2004.
disciplinaire de l’« émotion patrimoniale » provoquée 7. Entretien avec M. du 18 février 2004.
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Pour moi les visites, ce n’est même pas actif. Je regrette un peu. Par exemple,
j’aimerais bien arriver à ce que quand on est au café chacun écrive quatre
lignes en signalant son coup de cœur. Fasse un petit peu du journalisme, ça
serait quelque chose d’actif. Parce que sinon beaucoup, ils suivent et… bon13.
La déception exprimée ici par M. révèle avant tout les attentes des
organisateurs. La recherche du « patrimoine de proximité » se pré-
sente comme une action participative dont les différents volets (acti-
vités de découverte, publication de la revue) sont coordonnés et
interdépendants, et dont l’habitant est censé être le principal acteur.
Suivre différentes activités doit lui apprendre à regarder la ville dif-
féremment. Cette transformation opérée, il serait capable d’être
« actif », autrement dit de jouer, par exemple, le rôle de guide ou de
journaliste du « patrimoine de proximité ». Or, cette conversion n’est
probablement pas une procédure facile. Pour partager un « coup de
cœur », un « amoureux » du patrimoine doit non seulement retrouver un
élément intéressant et se munir éventuellement de références artis-
tiques et historiques, mais également faire « un petit peu du journalisme »,
à savoir prendre une photo et rédiger un texte de commentaire.
L’écart entre cette attente des organisateurs et l’investissement réel
des participants a été progressivement pallié par une professionnali-
sation de l’équipe de rédaction de la revue. Réunissant au moment
de notre enquête un architecte professionnel, une diplômée de l’École
du Louvre et un historien, elle est devenue en quelque sorte un inter-
médiaire permettant le passage d’un « coup de cœur » ressenti devant
un patrimoine dont on se sent proche au « coup de cœur » partagé par
la publication dans Paris Villages. Pris en photo et assorti d’un com-
mentaire de la rédaction, le « coup de cœur » pouvait avoir une
dimension différente, à savoir atteindre des centaines de lecteurs.
Cette double transformation ne laisse pas beaucoup de place à la
dimension affective observée à l’étape de la découverte du « patri-
moine de proximité » : au niveau formel, la rubrique est donc soumise
à des exigences spécifiques de visibilité (une photo) et de lisibilité des
qualités patrimoniales (les textes de commentaire mettent en avant
des catégories et des valeurs communes plutôt que des attaches affec-
tives personnelles) ; au niveau actionnel, le rôle principal est joué
maintenant par une équipe professionnelle et non pas par des habi-
tants, porteurs des liens de proximité.
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15. Cette intervention est soumise à plusieurs condi- que le propriétaire doit être assujetti à l’impôt sur le
tions parmi lesquelles la propriété à titre privé, la revenu, etc.
visibilité de l’immeuble de la voie publique, le fait
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1. Ce texte reprend une intervention donnée en 2007 des chercheurs dont j’utilise les travaux. Outre un gain
lors d’une journée d’études du Lahic sur « les émotions de lisibilité pour le lecteur, cette convention permet
patrimoniales ». Je remercie les participants pour leurs de tracer une ligne de partage claire entre les énoncés
remarques, notamment Daniel Fabre, Frédéric Maguet, éventuellement soumis à la discussion scientifique
Michel Melot, Jean-Louis Tornatore et Hélène Verdier. (en romain), et ceux à l’égard desquels l’auteur ne
J’adopte pour ce texte une convention typographique s’autorise aucune critique ou approbation (en
consistant à composer en italiques les citations qui italiques).
font l’objet de la réflexion, c’est-à-dire les propos des 2. Cette propriété a déjà été notée par des historiens
acteurs étudiés, et à composer en romain les citations (Rioux 1985 ; Poulot 2001).
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Le « Je veux dire, elle est plaisante », qui vient rectifier immédiate-
ment le « Elle est belle celle-là », s’explique aisément par le double
interdit et du jugement de valeur, et du critère esthétique, qui carac-
térise le travail de l’Inventaire, en tout cas dans les directives offi-
cielles. Mais ce qui nous intéresse ici est plutôt la froideur avec
laquelle s’exprime ce jugement esthétique : il y a bien un sentiment
de beauté – si l’on se fie du moins au vocabulaire spontanément
utilisé –, mais aucune émotion perceptible : seulement la décompo-
sition analytique, froide, étayée par les procédures d’inscription
standardisées (notons que pour l’observateur – le sociologue – il n’y
a pas non plus d’émotion esthétique face à ce pavillon résidentiel
de l’entre-deux-guerres, d’apparence plutôt banale). C’est que la
beauté ici n’est pas le sentiment sensible d’harmonie, d’équilibre,
d’ornement, de monumentalité etc., qui caractérise le rapport
esthète à un objet : la « beauté » à laquelle fait référence l’enquêteur
de l’Inventaire, c’est plutôt la « typicité », émergeant à la suite d’un
listage raisonné des propriétés de l’objet, comparées avec les pro-
priétés génériques de la catégorie à laquelle il correspond (Heinich
2006c). Cette approche scientifique s’inscrit dans un registre de
valeurs qui est moins de type « esthétique » que de type « hermé-
neutique », privilégiant la valeur du sens, de la signification : un
élément « fait sens » par rapport à la catégorie à laquelle on le réfère,
autorise des mises en relation, des interprétations, des supputations,
en tout cas des discours. Mais ce registre de valeurs ne s’accom-
pagne guère de manifestations émotionnelles : on est, au mieux,
dans l’ordre de l’excitation intellectuelle. C’est dire qu’une différence
majeure entre « beauté esthète » et « beauté scientifique » tient à
l’absence d’émotion associée à cette dernière.
Mentionnons également une forme particulière de détachement
émotionnel : l’ironie, utilisée pour se démarquer de l’indignation ou
de l’admiration spontanées des profanes. L’axe notionnel pertinent
ici est l’opposition implication/détachement, ou engagement/distan-
ciation, pour reprendre la problématique de Norbert Elias (1993) :
plutôt qu’une absence d’émotion, l’ironie apparaît plutôt comme une
stratégie de dissimulation ou de mise à distance de l’émotion. N’en
donnons que quelques exemples empruntés aux graffitis de l’« affaire
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Le signe de l’émotion
Lorsque l’émotion patrimoniale se manifeste, ce peut être, nous
l’avons dit, de façon aussi bien négative que positive. Commençons
par cette dernière modalité. Nous pourrions pour cela faire appel
à notre propre expérience « indigène », en nous souvenant de ce que
nous avons pu éprouver face à une cathédrale, un château en ruines,
un vieux puits. Mais nous allons plutôt recourir à des exemples tirés
d’une enquête sur le service de l’Inventaire, justement parce que,
dans ce contexte, l’émotion, a priori, a peu de place, recouverte ou
mise à distance par le regard professionnel, les procédures admi-
nistratives, la nécessité d’aller vite, etc. De ce point de vue, l’Inven-
taire est un cas limite de l’émotion patrimoniale, ce qui rend les
témoignages d’émotions d’autant plus intéressants à observer. Si
l’on y retrouve la gamme des émotions de sens commun face au
patrimoine, c’est sous une forme atténuée ou décalée.
Écoutons par exemple ce chercheur expérimenté explorant une
maison ancienne ouverte à la visite, et livrant son commentaire à
sa jeune assistante et à la sociologue. Loin d’un déchiffrement de
type formel, qui serait probablement celui d’un spécialiste des
Monuments historiques, il exerce un regard orienté vers les usages,
qu’il semble « voir » à travers les objets. L’émotion n’est pas direc-
tement exprimée, mais elle est contenue, sensible dans certaines
exclamations (« C’est excellent, hein, quand même ! », « C’est génial ! ») et,
surtout, dans son excitation, perceptible à sa façon d’arpenter
l’espace, parcourant chaque recoin du regard, sans rien perdre, tout
en décrivant à haute voix :
Il y a une bonne cheminée, hein ! Plutôt XVe… Ça, ce sera sélectionné,
parce qu’en plus on est dans une typologie complètement rurale, avec la
piétonne et la charretière à côté… C’est excellent, hein, quand même !
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Donc un plafond à poutres et solives, qu’on ne rencontre ici que dans les
très vieilles maisons. C’est plutôt XVe, hein ! Donc le cendrier, pour récu-
pérer les cendres du foyer, pour la lessive… Et ici on mettait je ne sais pas
quoi… Et ce qui est intéressant aussi, c’est l’attaque, comme on dit dans
la région, qui n’est pas en fonte mais en fer battu… Là, on la voit en
place ! Et le coffre, c’est ça… Qu’est-ce qu’ils pouvaient y mettre ? Le
bois ? Et puis là c’est génial, parce qu’en réalité on dort sous l’escalier !…
Et là il y a une chose aussi – ça sort un peu de votre sujet, mais bon… –
vous voyez le voligeage en bois fendu : les bois sont retenus entre eux par
un noisetier qui est torsadé ; c’est caractéristique des vieilles charpentes…
Et puis les poteaux, qui montent du sol, et hop, ils arrivent là, alors que
plus tard on les fait reposer sur des murs de refends… Tout ça c’est des
détails, mais quand on les recoupe… Là, on met la pièce de bois, ici, et on
pousse, à califourchon, et on travaille, pour faire des sabots, ou n’importe
quoi : ça c’est dans toute l’Europe !…. Ça, c’est la pierre à eau… En tout
cas, les plus vieilles sont toujours basses ! La maîtresse de maison devait
avoir les reins cassés… Moi, je n’avais jamais vu une maison rurale aussi
ancienne ! Mais la charretière, elle ne me plaît pas trop : si ça se trouve,
elle est postérieure.
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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3. Cette proposition a été développée et argumentée tion de la notion d’authenticité dans ses différentes
dans Heinich (2009a). Pour une tentative de défini- dimensions, voir Heinich (2009b).
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Quand on voit une maison comme ça, est-ce qu’on peut hésiter beaucoup
sur son intérêt, sur le plan du coup d’œil, simplement ? C’est du schiste,
hein, mais c’est de la pierre de taille, quasiment, ce n’est pas du moellon !
Regardez la polychromie… Il n’y a pas une pierre, là, qui n’est pas à sa
place ! Tout était exactement à sa place… C’est impeccable ! Regardez les
petits décors, là ! Venez voir, là ! De quand ça date ? Quatrième quart XVIe.
Un volume impeccable, la charpente est en place, tout est en place !
« À sa place » signifie ici deux choses : d’une part, l’objet est conforme
aux propriétés de sa catégorie (authenticité ontologique ou catégo-
rielle) ; et d’autre part, il est demeuré semblable à ce qu’il était à
l’origine car « non dénaturé », « non remanié » (authenticité historique).
On est bien là dans une émotion liée à la valeur d’« authenticité ».
Une deuxième catégorie d’émotions patrimoniales, moins centrale,
est liée à la valeur de présence des personnes, au sentiment d’une ren-
contre, d’un contact avec les personnes liées à cet objet. Écoutons par
exemple un chercheur de l’Inventaire spécialisé en objets mobiliers,
qui nous montre des dossiers d’ex-voto :
Parfois il y a un message, alors c’est très émouvant : on transcrit les mes-
sages… C’est l’une des joies du chercheur ! Ces objets ne sont pas faits pour
nous, d’abord, mais on prend un grand plaisir à sentir les gens qui sont
derrière les objets… Voilà, là c’est encore plus émouvant : c’est moins tra-
vaillé d’un point de vue technique, mais ce sont les ex-voto qui renvoient à
une partie du corps, donc souvent une guérison…
203
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
4. Sur la notion d’« affordance », voir Gibson (1979). Pour sa transposition à la notion de « prise », voir Christian
Bessy et Francis Chateauraynaud (1995).
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
5. L’expression est empruntée à Luc Boltanski et 6. Ce registre de valeurs correspond au monde dit
Laurent Thévenot (1991), qui font de la « montée en « domestique » dans le modèle des « mondes de jus-
généralité » le mode de construction de la « gran- tification » mis au point par Boltanski et Thévenot, à
deur ». Pour une relativisation de cette affirmation, qui nous empruntons ce terme (Boltanski & Thévenot
qui ignore la singularité comme autre mode de gran- 1991).
dissement, voir Heinich (2000).
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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ESQUISSE D’UNE TYPOLOGIE DES ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Conclusion
Cette catégorisation à multiples niveaux – prises, critères, valeurs,
registres de valeurs, amplificateurs de valeurs, régimes de qualifica-
tion – permet de décrire précisément l’opération de mise en patrimoine.
Car à la lumière de ces différents concepts, celle-ci apparaît pour
finir comme ne pouvant avoir lieu qu’à deux conditions : d’une part,
que l’objet en question soit considéré à la fois comme doté d’ancienneté
et comme susceptible de durer dans un avenir indéterminé (c’est
l’extensibilité temporelle au passé, que valorise le régime de commu-
nauté, et l’extensibilité temporelle au futur, que valorise le régime de
singularité) ; et d’autre part, qu’il soit considéré à la fois comme
appartenant à une communauté (c’est l’extensibilité spatiale vers
l’universalité, que valorise le régime de communauté), et comme doté
de rareté (c’est l’extensibilité spatiale vers l’insubstituabilité, que valo-
rise le régime de singularité).
On constate ainsi la grande richesse axiologique de l’objet « patri-
moine », qui sollicite en même temps les deux régimes de qualification
opposés (communauté et singularité), les deux axes d’extensibilité
(espace et temps), plusieurs registres de valeurs (pur, domestique,
esthétique, herméneutique, civique) et les différentes valeurs qui en
dépendent (authenticité, présence, beauté, significativité, intérêt
général…). Comment s’étonner dans ces conditions qu’il fasse l’objet
d’épreuves épistémiques et juridiques hautement sophistiquées, mais
aussi d’épreuves émotionnelles particulièrement intenses ?
On aura compris, au final, qu’il convient de parler d’émotions patri-
moniales, au pluriel : car le patrimoine mobilise une pluralité
d’épreuves émotionnelles, elles-mêmes associées à la pluralité des
valeurs, des registres de valeurs, des amplificateurs de valeurs et des
régimes de qualification dont elles sont l’indice en même temps que
l’opérateur.
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
1. « Il ne s’agit pas de créer une gigantesque biblio- depuis 1981 et initiateur occulte de ce nouveau grand
thèque réelle, mais plutôt une impalpable biblio- chantier (Attali 1995 : 18).
thèque virtuelle, en utilisant toutes les ressources de 2. Lettre adressée par le président au Premier ministre
l’informatique » (Roux 1988b :1). Un projet conforme lui demandant la mise en place de la mission d’étude
à l’idée de Jacques Attali, conseiller du président Cahart-Melot. Citée dans Gattégno (1992 : 17).
217
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
3. Pour éviter d’avoir à modifier les catalogues en service, comme le précise Jean-Claude Garreta (1989 : 2).
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
La bataille de la césure :
la querelle des Anciens et des Modernes
Remarquons tout d’abord que les chercheurs placent leur réaction
collective au plus loin possible de l’émotion, dans l’espace d’une revue
que l’on pourrait qualifier d’opinion scientifique, où ils se positionnent
d’emblée en tant que professionnels parlant au nom de leurs compé-
tences scientifiques et des caractéristiques que l’on pourrait dire
« techniques » de leur métier de chercheur. Après avoir donné la parole
aux responsables du projet, Michel Melot (ibid. : 137-142) et Emmanuel
Le Roy Ladurie (ibid. : 143-145) qui défendent le principe de la césure,
le dossier du Débat présente un article contradictoire de Krzysztof
Pomian : « Les abattoirs de la mémoire » (ibid. : 146-151). Ce papier
est suivi d’un certain nombre de témoignages d’usagers tous opposés
au projet : Christian Amalvi, Denis Crouzet, Yann Fauchois, Jean-
Marie Goulemot, Jean-Yves Guiomar, Maurice Lever, tous historiens,
Christian Amalvi étant conservateur au service Histoire de France
de la BN (ibid. : 152-167).
Les arguments pour la césure reposent sur quelques principes de
bon sens gestionnaire : le tiers des collections de la BN a été produit
depuis 1945 ; on ne peut pas traiter de la même manière les milliers
de livres les plus demandés et ceux qui ne le sont jamais ; le fonds
ancien reste à la BN, lieu pratique et prestigieux, le reste ira dans le
nouveau bâtiment. Ce qui n’est jamais consulté sera conservé dans
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
des silos et pourra être consultable dans les deux jours après qu’il en
sera fait la demande. Un catalogue national permettra de savoir
précisément ce qui existe et où. Les livres pourront être transférés
d’un site à l’autre, les deux sites étant unis sous une même tutelle
administrative. En fait il s’agit d’une seule bibliothèque en deux sites,
un modèle bien connu aux États-Unis, où la bibliothèque de Harvard
– paradis s’il en est aux yeux des lecteurs français – est éclatée en
quatre-vingt dix-sept sites (ibid. : 137-142).
Face à ces préconisations les chercheurs font valoir plusieurs types
d’arguments. Le principal est qu’ils revendiquent d’être considérés,
en tant qu’usagers, comme des professionnels des bibliothèques et de
la bibliothéconomie. « La procédure suivie jusqu’à maintenant
témoigne d’un mépris des compétences comparable à celui dont les
pouvoirs publics auraient fait preuve s’ils choisissaient le modèle d’un
sous-marin nucléaire sans s’enquérir de l’avis de la Marine », explique
Pomian.
S’agissant des bibliothèques, les compétences sont non seulement du côté
de ceux qui les administrent mais aussi de ceux qui les utilisent, surtout
dans le cas de la BN, avec son public international, composé de personnes
ayant fréquenté nombre d’établissements analogues dans différents pays et
pour qui la bibliothèque est un outil de travail sur lequel elles sont obligées
de réfléchir dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ces personnes
ont le droit d’être traitées en citoyens de la France et de la République des
lettres et d’être associées à la prise des décisions qui les concernent au pre-
mier chef, au lieu de se voir assimilées à des irresponsables dont le pouvoir
tutélaire se charge d’assurer le bonheur, fût-ce contre leur propre volonté…
(Ibid. : 150.)
220
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
À propos de silos :
la bataille des chercheurs et des amateurs
Le 11 septembre, deux cents chercheurs sont réunis dans un petit
amphithéâtre de l’Opéra de Paris, à l’initiative de Pierre Nora et de
Dominique Jamet. Il s’agit, à l’évidence, d’une entreprise de conci-
liation, ce qui n’empêche pas quelques propos aigre-doux. Pierre
Nora évoque « le caractère inquiétant des méthodes bureaucratiques »
qui ont abouti à la décision incriminée, avant de constater « la rapidité
de la volte-face qui révèle l’absence de concertation et la méconnais-
sance des enjeux […] tout aussi alarmante » (Bibliothèque 1989 : 129).
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
4. « Les délais pour faire sortir un ouvrage enfermé voient rouge dès que l’attente dépasse les deux
dans l’un de ces bunkers seraient de quarante-huit heures – un maximum à la Bibliothèque nationale, en
heures environ. Ce laps de temps parait raisonnable période d’embouteillage. Des caprices de privilégiés,
au commun des mortels. Mais il semble tout simple- murmurent les “techniciens” » (Roux 1989).
ment extravagant aux professionnels qui, aujourd’hui,
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
5. Ainsi les récits des lecteurs de la BN publiés dans par un dysfonctionnement quelconque de la biblio-
Le Débat ne manquent-ils pas de faire référence à des thèque (fermeture exceptionnelle, limitation du
collègues étrangers venus travailler quelques jours à nombre de livres consultables…).
Paris et qui se trouvent bloqués dans leurs recherches
225
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
6. Patrice Higonnet (1990). L’article sera relayé par celui d’Hubert Lotman dans The Librarian.
226
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
De la polémique à l’émotion
Si l’on essaye maintenant d’analyser les termes dans lesquels cette
polémique s’est déployée, rythmée par les séries d’articles du Débat 7,
on en arrive très vite à la conclusion qu’elle ne dit pas tout de ce qui
anime les chercheurs dans cette entreprise. Nous l’avons vu, ceux-ci
revendiquent en effet d’emblée de parler au nom de leur pratique
professionnelle mise en danger par les menaces qui pèsent sur la
collection. Ils prennent d’ailleurs bien la peine de situer le débat dans
un cadre scientifique, revues et colloques, garantie d’objectivité et de
rationalité. Pourtant, par bien des points justement, la polémique
apparaît comme une façon de rationaliser – à travers la question de
la césure ou celle des contraintes architecturales et bibliothécono-
miques – quelque chose qui n’est pas entièrement de l’ordre du dicible.
C’est le sentiment d’un droit inaliénable à la collection dans son
ensemble, un droit qui ne saurait souffrir ni délai, ni jugement exté-
rieur qui pourrait porter sur sa légitimité. Un droit qui ne saurait se
partager avec tous, qui serait lié aux titres universitaires, justifié par
une pratique professionnelle de la recherche et par le passage de la
lecture à l’écriture.
À l’évidence, derrière l’apparence professionnelle du débat, les
acteurs étaient surtout portés par une réaction fortement émotionnelle
à la remise en cause de quelque chose qui les touchait au plus profond
de leur identité professionnelle mais peut-être aussi personnelle, si
l’on veut bien se souvenir de la remarque de Julliard sur la cohérence
de la mémoire personnelle.
Le livre de Jean-Marie Goulemot (2006), L’Amour des bibliothèques,
permet de donner un nouvel éclairage à cette question. Jean-Marie
Goulemot, professeur à l’université de Tours, historien de la lecture
publique et utilisateur régulier de la BN puis de la BnF et d’autres
bibliothèques de par le monde, a très tôt participé à la polémique.
Son livre, cependant, ne parle pas de cette période de la Bibliothèque
nationale mais propose plutôt le récit d’une vie de chercheur qui,
comme il le dit lui-même, a connu plus de bibliothèques que de
femmes et a passé plus de temps à lire qu’à se livrer à toute autre
7. Aux deux dossiers déjà cités de 1989 et 1992, riences vécues » (mai-août 1999), et deux articles
s’ajoutent celui du n° 62, « Bibliothèque de France : respectivement de Philip D. Leighton et Dominique
état des lieux » (novembre-décembre 1990), celui du Perrault, publiés dans le n° 65 (mai-août 1991).
n° 105, « Bibliothèque nationale de France : expé-
227
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
par des auréoles d’humidité. Quand il m’arrive de lire un livre dont les
pages portent ces marques du temps, je rêve sur la parenté de ce vieillisse-
ment avec celui qui nous guette. Mon propre visage, celui d’un lecteur sur
la voie du grand âge, me le confirme sans mal (ibid. : 280).
229
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
d’Élisabeth Badinter qui veut tous les livres, tout de suite… L’abomi-
nation que représente l’idée de cette perte de substance, de cette
mutilation, qu’est la césure. Il n’en reste pas moins que ce qui est défini
ici est moins une pratique professionnelle, qu’une identité de lecteur,
car cette culture du livre n’est pas spécifique aux historiens, ni même
aux spécialistes des sciences humaines. C’est celle de tous les grands
lecteurs sur lesquels a travaillé Bérénice Waty (2009a). Une culture
dont on ne peut que souligner l’extraordinaire homogénéité. Car ce
qu’on retrouve chez les enquêtés, toutes professions confondues, c’est
la même idée que vivre c’est lire, que la lecture est une nourriture, que
tous les sens y participent (l’odeur des vieux livres, le silence nécessaire,
le toucher des reliures et des pages…), qu’elle peut aussi être une
maladie.
On est bien là dans la description d’un phénomène d’incorporation,
le lecteur incorporant la substance des livres à sa substance propre.
Il fait du soi avec de l’autre, ce qui est le principe même de la digestion.
Ne dit-on pas d’ailleurs couramment qu’il faut « digérer une lecture »
(Waty 2011). Et cette absorption permet au lecteur d’augmenter son
propre volume, non pas corporel à la manière des chefs hawaïens
dont l’obésité est le symbole du pouvoir et de la capacité à inclure
leur peuple dans leur propre personne (Sahlins 2007 : 247-249), mais
un volume intellectuel, mental, spirituel, si, comme nous y incite
Brian Stock, on fait l’hypothèse que cette culture du livre est un
héritage du lien établi depuis saint Augustin entre lecture, méditation
et connaissance de soi : « Avec l’avènement généralisé de la lecture
silencieuse… lire et penser constituaient un seul processus continu.
Pour ce lecteur réflexif, le texte et le moi devinrent interdépendants,
comme ils semblent l’être chez Montaigne » (Stock 2005 : 105).
Consubstantialité et prédation forment donc l’assise d’une relation
au livre considéré comme construisant le lecteur, nourrissant son
esprit et permettant le développement d’une saisie intelligente du
monde. Autant d’éléments qui fondent l’autorité et légitiment le pou-
voir qui caractérisent la figure moderne de l’intellectuel, posture
précisément revendiquée par les protagonistes de notre polémique.
230
LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
8. La collection était en effet, avant la construction tours d’angle comme quatre livres ouverts », voir
du site Tolbiac, le seul véritable monument de la Claudie Voisenat (2009).
Bibliothèque nationale ; sur le « transfert de sacra- 9. Charles Monselet (1859), cité par Marianne Pernoo
lité » qui a suivi le déménagement dans les nouveaux (2008 : 364).
bâtiments construits par Dominique Perrault comme 10. Primo Levi (1987), cité par Pernoo (2008).
un monument chargé de signifier le livre avec « ses
231
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
11. L’affaire a été étudiée par Bérénice Waty (2009b : 13. Voir Jean-Louis Tornatore et Noël Barbe (2011), et,
73-91). plus particulièrement, les contributions de Bruno
12. Voir dans ce même volume l’article de Daniel Étienne (ibid. : 169-119) et de Jean-Louis Tornatore
Fabre. (ibid. : 263-340).
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
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LES JEUX DE L’ÉMOTION ET DE LA RAISON
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
1. Je tiens à remercier Isabelle Neuschwander alors présent article. Mes remerciements s’adressent éga-
responsable de la section du XX e siècle aux Archives lement, pour sa précieuse relecture, à Paule René-
nationales, pour m’avoir ouvert les archives courantes Bazin, conservatrice générale honoraire du patri-
de son service dont la consultation a grandement moine, qui a été membre de la commission Rémond
facilité la préparation d’un exposé qui préfigurait le dont il sera question ci-après.
237
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
non seulement bouleversé l’opinion mais aussi d’avoir dressé ses com-
posantes les plus inflammables contre des techniciens du savoir dont
les comportements se révélaient au mieux incompréhensibles, au pire
inadmissibles. C’est donc une émotion plurielle, aux ressorts tumul-
tueux non moins qu’hétérogènes et dont le démontage reste une
entreprise à tenter 2 .
Quoiqu’il existe des récits circonstanciés des tribulations du fichier
juif, quasi contemporains3 ou plus récents 4 , il y aurait quelque désin-
volture à y renvoyer le lecteur car l’analyse a besoin, pour être suivie,
d’être précisément contextualisée : la longueur de l’affaire (plus de
six ans) et les rebondissements qu’elle a connus ont imposé à l’émotion
plusieurs rythmes successifs – et contrastés –, déplacé périodiquement
le théâtre des opérations, renouvelé protagonistes et figurants. Les
perceptions et les représentations ont donc été marquées par une
instabilité dont les tremblements ont été gommés par la mémoire
construite a posteriori. Aussi n’est-il pas superflu de reprendre la chro-
nique de ce qui fut vécu par beaucoup comme un interminable
épisode sismique.
Si l’article déjà mentionné de Laurent Greilsamer a bien tout
déclenché, il y a cependant eu un prélude, une décennie plus tôt,
où le premier rôle, déjà, avait été tenu par le quatrième pouvoir :
dans son édition du 5 mars 1980, en effet, Le Canard enchaîné avait
assuré qu’un fichier constitué sous l’Occupation par la préfecture
de police était entreposé à l’abri des regards indiscrets, dans une
caserne de gendarmerie de Rosny-sous-Bois. L’information avait
ému la toute jeune Cnil 5 , qui avait aussitôt missionné deux de ses
membres, le sénateur Henri Caillavet et le magistrat Louis Joinet :
leur mission d’enquête, toutefois, n’avait rien donné et les choses en
étaient restées là.
2. Précisons que le présent essai met en forme une sa seconde section (pages 260-269), qui est un addi-
intervention à une séance du séminaire du Lahic, tif à la communication présentée par l’historienne
d’avril 2002. Je remercie Odile Welfelé, alors chef de durant le colloque précité.
la Mission du patrimoine ethnologique, d’avoir favo- 4. On songe en particulier au livre de Laurent Joly,
risé ma participation à ce séminaire. L’Antisémitisme de bureau (Joly 2011).
3. Notamment l’article de Renée Poznanski (1997 : 5. La Commission nationale de l’informatique et des
250-270), « Le fichage des juifs de France pendant la libertés a été instituée par la loi n° 78-17 du 6 janvier
Seconde Guerre mondiale et l’affaire du fichier des 1978, qui soumet à son autorisation tout traitement
juifs » paru dans la livraison de La Gazette des public informatisé de données nominatives mais
archives, qui publie également les actes du colloque aussi, rétroactivement, tout fichier « papier » d’infor-
« Transparence et secret : l’accès aux archives mations personnelles perçu comme susceptible d’être
contemporaines » (AAF 1997), et plus particulièrement repris dans une application informatique.
238
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
6. Le 27 septembre 1940, le commandement militaire par adresse et par profession), la distinction entre
allemand en zone Nord ordonne ce recensement aux juif français et juif étranger étant marquée par
autorités administratives françaises. Dans le dépar- l’emploi de fiches de couleurs différentes.
tement de la Seine, où vit la grande majorité des juifs 7. Dû à l’inspecteur général Christian Gal, il fut jugé
de France, les déclarations des personnes recensées ultérieurement par la commission Rémond « modéré
sont logiquement centralisées par la préfecture de dans le ton et pertinent sur le fond ».
police ; y est créé un fichier central, subdivisé en 8. Quelques dizaines de milliers de fiches pour une
quatre sous-fichiers (patronymique, par nationalité, population estimée à plus de 150 000 personnes.
239
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
son avenir doit être assuré par un dépôt aux Archives nationales
ou au Mémorial du martyr juif inconnu9 . Le 26 février 1992, la
Cnil, que préside alors Jacques Fauvet, ancien directeur du Monde,
prend une délibération qui retient le second terme. S’ensuit une
conférence de presse où le président Fauvet assure que « le gouver-
nement a d’ores et déjà donné son accord aux demandes de la Cnil ».
L’annonce, s’il ne s’agit pas d’une tentative de passage en force, se
révèle pour le moins prématurée. Le ministre de la Culture préfère
en effet poursuivre les consultations en chargeant, le 19 mars, René
Rémond, qui préside à la fois la Fondation nationale des sciences
politiques et le Conseil supérieur des archives 10 , d’animer une
9. C’est alors l’appellation du Mémorial de la Shoah, la hiérarchie ecclésiastique dans la protection dont
dont le Centre de documentation juive contemporaine Paul Touvier avait bénéficié de la part de religieux du
est déjà une composante. diocèse de Lyon. Le rapport publié sous sa direction,
10. Rappelons aussi qu’au début des années 1990, paru sous le titre Touvier et l’Église (Paris, Fayard,
René Rémond avait été chargé par le cardinal 1992), eut un grand retentissement et a sans nul doute
Decourtray, archevêque de Lyon, d’animer une incité le ministre à solliciter le grand historien des
commission historique afin d’éclairer le rôle joué par droites françaises.
240
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
11. René Rémond, Jean-Pierre Azéma et André Kaspi. 15. « Serge Klarsfeld maintient que le fichier décou-
12. Conseil représentatif des institutions juives de vert en 1991 grâce à sa pugnacité est bien en grande
France. partie celui de 1940 » (Le Monde en date du 1er janvier
13. Chantal de Tourtier-Bonazzi, alors responsable aux 1993, paru le jour même de la publication du rapport
Archives nationales de la section du XXe siècle, laquelle d’étape).
conserve les archives de la Seconde Guerre mondiale, 16. Libération publie le 19 mars 1993 une tribune libre
dont celles du Commissariat général aux questions de Sonia Combe intitulée « Libérez les archives ». À la
juives. Ayant fait valoir ses droits à la retraite, « Une » du Monde du 5 mai 1993, figure un article du
Ch. Bonazzi sera remplacée par Paule René-Bazin, qui journaliste Laurent Greilsamer, partenaire de
lui a également succédé à la tête de la section. Klarsfeld depuis le début de l’affaire, titré « Archives
14. Kahn (1992). Signalons que l’ouvrage est préfacé en noir et blanc, l’accès aux documents des années 30
par Serge Klarsfeld. et 40 reste étroitement surveillé ».
241
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
17. France Culture programme le 8 mai 1993 une table 20. Au passage, il n’est pas indifférent de noter que
ronde, animée par Sonia Combe, intitulée « Les ce rapport n’a pas été publié dans la collection des
archives sensibles : communication ou rétention » rapports officiels de La Documentation française,
(émission « Grand angle »), France 3 consacre au sujet alors même que son destinataire était le Premier
sa Marche du siècle du 30 juin 1993 (avec la partici- ministre, mais édité chez Plon. Précisons encore que
pation de Chantal Bonazzi). si la commission dépendait, lors de sa création, du
18. Où elle réaffirmait une position déjà défendue ministère de la Culture, elle est passée, à la « faveur »
dans un communiqué de presse dif fusé en de la cohabitation consécutive aux élections législa-
décembre 1991, et pauvrement bornée à l’argument tives de 1993, dans l’orbite des services du Premier
d’autorité : « Les archivistes français comprendraient ministre, ce qui explique que son rapport conclusif ait
difficilement que [le] fichier, partie intégrante des été remis au chef du Gouvernement (alors Alain
archives de la Nation, puisse être conservé en dehors Juppé).
d’un service public d’archives. » 21. Qui n’avait pas, du moins en théorie, voix au cha-
19. Leurs interventions, complétées par celle, déjà pitre en zone non occupée.
mentionnée, de Renée Poznanski, et par un exposé
très factuel de Chantal Bonazzi, sont reprises dans AAF
(1997 : 242-249).
242
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
22. Du nom du chef du service des Étrangers et des contemporaine du microfilm intégral des fichiers et
Affaires juives de la préfecture de police de Paris, d’un dépôt « exceptionnel », au Mémorial, d’un échan-
André Tulard, dont l’épouse allait, après la guerre, tillon de fiches.
diriger le service des Archives et du Musée de la pré- 24. Situé rue Geoffroy-l’Asnier à quelques centaines
fecture de police. de mètres de l’hôtel de Rohan où est implantée la
23. Il était précisé que le « maintien sur site » s’assor- section du XX e siècle des Archives nationales.
tirait de la remise au Centre de documentation juive 25. Le 16 octobre.
243
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
26. Cette « révélation » allait conduire la mairie de la régularité formelle des opérations d’expropriation,
Paris à confier au conseiller d’État Noël Chahid- et surtout l’exploitation par la préfecture de la Seine
Nouraï, président du Conseil du domaine privé, orga- de l’opportunité de mettre en œuvre, à la « faveur »
nisme consultatif nouvellement créé, une mission de l’Occupation et sous couvert de résorption de
d’expertise qui a mis en évidence, avec l’aide d’un l’habitat insalubre, un projet d’urbanisme conçu dans
groupe de travail composé de juristes, d’historiens et l’entre-deux-guerres et qui ne fut d’ailleurs mené à
d’archivistes, à la fois le caractère massif et brutal son terme que dans les premières années de la
des évictions locatives, au détriment le plus souvent Ve République.
d’une population juive originaire d’Europe centrale,
244
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
27. L’Événement du jeudi, semaine du 11 au 17 juin 1992. 28. Le Monde daté des 9-10 mai 1993.
245
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
29. « L’historien ne peut qu’être surpris des raison- Jack Lang, Archives nationales, archives de la section
nements hâtifs qui concluent approximativement en du XX e siècle).
conjecturant sans vérification ; tous ceux qui ont 30. Lettre de René Rémond à Jack Lang, 1er juillet 1992
touché à la question ont travaillé trop vite, courant (Archives nationales, archives de la section du
aux conclusions avant de les avoir étayées, vivant sur XX e siècle).
des ambiguïtés, négligeant d’identifier les documents 31. Note du 4 mai 1993 à Jean Favier, directeur général
comme de définir rigoureusement les appellations qui des archives de France (Archives nationales, archives
les désignaient » (lettre du 1er juillet 1992 au ministre de la section du XX e siècle).
246
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
32. Poznanski (1997 : 262). Elle ajoute encore : « Les 33. Dont il faut spécifier qu’elle n’était pas archiviste
enjeux de mémoire, lorsqu’ils sont malmenés, se de formation et qu’elle relevait d’un statut plus clas-
satisfont difficilement des explications froidement siquement administratif de la fonction publique.
rationnelles. »
247
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
34. Rappelons, à la suite du rapport de la commission l’auteur assimile résolument l’objet à un être vivant.
Rémond, que le fichier avait été constitué par l’admi- Rappelons aussi qu’elle est par ailleurs convaincue
nistration des Anciens Combattants en regroupant des que les fiches utilisées par les fonctionnaires du
éléments décisifs de preuve pour l’établissement des secrétariat d’État aux Anciens Combattants sont celles
droits à pension, dans le cadre du traitement des établies, durant l’Occupation, par les agents de la
demandes d’attribution du statut de victime de guerre. préfecture de police.
35. Kahn (1992 : 159), où elle ajoute : « [Le fichier] ne 36. Il parle encore, dans son rapport à la Cnil, de ces
dégageait plus auprès de ses « habitués » ce parfum « fiches épouvantables [qui] reproduisent l’affreux
d’émotion et de douleur qui prend à la gorge comme destin des femmes, des hommes et des enfants qui
un sanglot sec celui qui, pour la première fois, le voit, furent livrés administrativement à leurs bourreaux
le touche, le respire. » On notera au passage que par des représentants de l’État français ».
248
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
parce que le sang des administrés qu’il a fait couler suinte encore des
fiches des persécutions antisémites (ou aussi bien des états signalé-
tiques et des services militaires des conscrits morts pour la France37),
il apparaît à certains légitime d’en exiger la remise aux ayants droit
ou, plus radical encore, l’élimination, comme si l’appropriation, la
privatisation voire l’annihilation d’archives publiques allaient com-
penser, sinon effacer, l’expropriation, la réification, l’anéantissement
physique que les individus et les familles avaient subis. On peut ici
encore solliciter le témoignage de l’archiviste Chantal Bonazzi, pro-
prement stupéfaite de s’être entendu réclamer par « quatre personnes
[…] la destruction de leur fiche38 ».
Il s’agit cependant de réactions marginales et, à dire vrai, on n’a
fait que frôler, durant cette affaire, la remise en cause du pacte
politique et social qui fonde les archives publiques en grand collec-
teur des vies individuelles accomplies, quitte à ce que le processus
se déroule à l’insu des gens ou dans le cadre des violences exercées
sur eux. Il y a bien eu, en revanche, délégitimation de la vocation
conservatoire de la puissance publique, principalement, semble-t-il,
parce que sa pratique du secret a exacerbé la dimension sacrée,
voire sacramentelle, de l’archive 39 , laquelle n’est pas du ressort d’un
État laïc.
Il faut donc, pour aller au terme de l’analyse, suivre le chemine-
ment d’opinion qui part du constat d’une faillite morale de l’appareil
politico-administratif, inscrite dans ses pratiques de dissimulation 40,
pour accompagner une quête dont l’enjeu est l’éventement du mys-
tère et dont le résultat est une conquête, laquelle opère un transfert
de légitimité, de l’État à la société, du moins, en l’espèce, à l’une de
37. Documents qui, numérisés, sont parmi les plus gulier s’impose : certes, l’essai à succès d’Arlette Farge
téléchargés de ceux mis en ligne sur les sites des (1989), Le Goût de l’archive, a eu une part importante
Archives départementales. Voir aussi le site internet dans cette transgression grammaticale, mais son
Mémoire des hommes (ministère de la Défense) où adoption aussi rapide que généralisée prouve le besoin
sont recensés tous les soldats français morts durant d’un terme générique pour fonder un culte.
les conflits armés du XX e siècle et qui, plusieurs 40. Où la composante administrative, pour ne pas dire
années après sa mise en ligne, continue d’afficher des bureaucratique, n’a pas manqué de prendre le dessus
statistiques de communication impressionnantes. sur une classe politique supposée la piloter. Laurent
38. Note citée au directeur général des archives de Greilsamer l’a du reste bien vu, même s’il en tire des
France (Archives nationales, archives de la section du conclusions erronées : « Surprotégé, le fichier finit
XX e siècle). par “disparaître” ; double mensonge : d’un service
39. Ce n’est par ailleurs pas simple coïncidence si, administratif à l’endroit de sa hiérarchie, mensonge
contre le « bon usage » multiséculaire d’un substantif involontaire du politique à l’endroit de l’opinion »
employé exclusivement au pluriel, « archive » au sin- (Le Monde, 17 décembre 1991).
249
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
41. Rémond (1996 : 159). Avec les tournures du jour- part que la préfecture de police ait détruit tant
nalisme, Annette Kahn force à peine le trait pour de tonnes de papier. C’est une grande nouvelle que
décrire la même réalité : « La loi du silence, alliée à celle-là. Or une opération de cette importance laisse
celle du non-dit et parfois à celle du mensonge, ont des traces lourdes […] Et à supposer que ces pilon-
prévalu ; arrière-cours, personnes aux paupières nages aient bien eu lieu, personne ne sait précisément
soudées […] » (Kahn 1992 : 135). quels papiers sont passés à la broyeuse […]. »
42. Kahn (1992 : 135) : « Il n’est jamais apparu nulle 43. Le Monde daté du 13 novembre 1991.
250
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
« Là, soudain… Non, ce n’est pas possible […] l’avocat est abasourdi
[mais] il va jouer au plus fin. Il a le temps de faire, très discrètement,
une photocopie ; quand l’employée revient, il ne dit rien et se met
au travail. Du moins, il fait semblant car tout cela lui tourne la tête.
Il revient travailler plusieurs jours de suite et, à l’issue de sa dernière
visite, il se jette à l’eau : “Et maintenant, pouvez-vous m’apporter
une fiche du grand fichier établi en 1940 par la préfecture de
police ?” Prise de court, l’employée ne sait pas trouver la parade,
elle se trouble : “Vous n’auriez pas dû savoir.” “Sans doute, répond
Serge Klarsfeld, mais à présent je sais et j’ai des preuves” » (Kahn
1992 : 137).
Me Klarsfeld a lui-même commenté la résurrection documentaire
dont il a été le héros en des termes très éclairants, qui assimilent le
fichier à une créature tératologique, issue du bestiaire wagnérien,
lui-même, faut-il le rappeler, inspirateur de l’imaginaire nazi :
« Celui qui le vit à nouveau pour la première fois pour ce qu’il était
réellement n’eut besoin que d’une seule écaille, une seule fiche, pour
identifier le Serpent tout entier. » Mais il file la métaphore bien
au-delà pour dépeindre le dragon domestiqué par l’ange 44 en auxi-
liaire de la renaissance mémorielle, et par-là même transfiguré :
« Un monstre de papier, arme du crime, a disparu, englouti par le
temps, l’oubli des uns, la dissimulation des autres, enfoui au plus
profond d’un loch Ness bureaucratique. Il a réapparu, métamor-
phosé par le passage du temps, en indispensable instrument de notre
mémoire. »
Propulsé par son découvreur et les premiers thuriféraires de celui-
ci dans le registre du sacré, le fichier juif ne quittera plus cette sphère,
comme en témoignent les prises de position suivantes : « Il serait
souhaitable que le sort réservé à ce fichier corresponde à son carac-
tère exceptionnel voire sacré45 » ; « Ce fichier, monument de l’histoire
juive 46 » « a une valeur symbolique […]. L’anonymiser serait presque
blasphématoire. [Il faut] transcender la loi pour permettre [sa] sanc-
tification, marque des souffrances passées 47. » Seule voix discordante,
celle, faut-il s’en étonner, d’un historien, et pas des moindres, Pierre
44. En supposant que Me Klarsfeld veuille bien nous 46. Henri Hajdenberg, avocat et successeur d’Axel
autoriser à le camper en moderne saint Georges ou Kahn à la présidence du Crif.
saint Michel-Archange. 47. Ady Steg, praticien hospitalier et alors président
45. Henri Caillavet, rapport du 25 février 1992 à la Cnil. de l’Alliance israélite universelle.
251
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
48. Cette citation, comme les trois qui précèdent, tentation aux Anciens Combattants de remettre les
figurent dans une revue de presse intitulée « Dossier originaux à un organisme privé. »
Médias 92-93 » et conservée dans les archives de la 51. Lettre du 28 octobre 1994 (Archives nationales,
section du XX e siècle (Archives nationales). archives de la section du XX e siècle). La phrase sui-
49. Qualificatifs employés, on l’a vu, par René Rémond vante de cette correspondance vient cependant rap-
dans sa lettre confidentielle au ministre référencée à peler que la vocation du Centre de documentation
la note 30. juive contemporaine n’est pas exclusivement scien-
50. Dans une note au cabinet du ministre, non datée tifique : « Le CDJC a un rôle central de préservation de
mais de très peu postérieure au premier article de la mémoire, symbolisée par la flamme éternelle qui
Greilsamer, Jean Favier écrit : « Je sais quelle est la brûle dans notre crypte. »
252
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
Rotonde des grands dépôts des Archives nationales, site préconisé par Jean Favier pour l’implantation
du fichier (photo H. Jézéquel, Archives nationales).
253
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
52. Il n’est pas indifférent de relever qu’une première s’achevait en donnant la parole à Jean Kahn qui
version de la recommandation finale, datant de jan- « demande que ce lieu spécifique soit une enclave des
vier 1995, disait substantiellement la même chose Archives nationales dans les locaux du Centre de
mais sur un ton moins irénique : « C’est bien parce que documentation juive contemporaine ». Le commis-
le crime fait partie de notre histoire, comme on saire « dissident » fera le 26 mai 1996 une déclaration
demande avec insistance qu’il soit rappelé » (Archives additionnelle où il revient sur « l’extrême sensibilité
nationales, archives de la section du XX e siècle). des Juifs de France et leur volonté de pouvoir conser-
53. Et d’ajouter, pour faire encore meilleure mesure : ver, de manière spécifique, toutes les archives rela-
« Dans le même esprit, et pour répondre au désir légi- tives à ce drame particulier [i.e. la Shoah] ».
time de détenir des signes tangibles du traitement 54. Note au ministre en date du 8 juillet 1996
inique infligé aux juifs, la commission suggère à titre (Archives nationales, archives de la section du
exceptionnel le dépôt d’un certain nombre de pièces XX e siècle).
au Mémorial juif. » L’énoncé de la recommandation
254
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
Jacques Chirac, président de la République, lors de l’inauguration de l’enclave des Archives nationales
implantée au Mémorial de la Shoah pour la conservation du fichier juif, décembre 1997
(photo H. Abécassis, Mémorial de la Shoah/CDJC).
55. Cahier des charges pour l’aménagement de la rotonde, août 1996 (Archives nationales, archives de la section
du XX e siècle).
255
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
56. Le discours de Jacques Chirac lors de la cérémonie 57. Douze années se sont toutefois écoulées entre la
de remise du fichier au Mémorial (décembre 1997) remise du rapport sur les archives commandé par le
récapitule les idées qui ont émergé et se sont impo- Premier ministre au conseiller d’État Guy Braibant
sées : « Voir [une fiche d’arrestation], c’est mesurer (1996), et le vote définitif de la loi publiée le 15 juillet
l’injustice, l’arbitraire, la souffrance […] C’est aussi 2008, laquelle a grandement amélioré l’accès aux
comprendre pourquoi votre communauté a souhaité archives publiques, notamment en réduisant les
que ces fichiers soient déposés au Mémorial du martyr délais de communication.
juif inconnu. Bien sûr, les archives ne se divisent pas. 58. On songe ici aux programmes de numérisation, à
Ces fichiers devaient rester en possession de l’État. la normalisation des processus de description docu-
Mais qu’il leur soit fait un sort particulier, qu’ils mentaire et aussi, bien entendu, aux expérimenta-
puissent se trouver dans ce lieu si symbolique, un lieu tions d’archivage électronique pérenne.
fait pour se souvenir et pour se recueillir, mais aussi
pour comprendre et pour apprendre, cela, c’était à la
fois logique et juste […]. »
256
L’AFFAIRE DU « FICHIER JUIF », OU L’ÉVEIL D’UNE NOUVELLE SENSIBILITÉ DOCUMENTAIRE
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
« Salvare il possibile »
L’inondation de Florence en 1966
L’événement
Après quelques jours de pluies torrentielles, le 4 novembre 1966 vers
trois heures du matin, contre toute prévision – ou plutôt au-delà des
pires hypothèses qui, la veille au soir, avaient alerté l’armée, la police
et les sapeurs-pompiers –, l’Arno inonde Florence avec une violence
inouïe.
Le concours de circonstances qui conduisit à cette catastrophe est
assez extraordinaire. Il y eut d’abord les pluies exceptionnelles qui
s’étaient abattues sur tout le bassin de l’Arno et de ses affluents : entre
le 3 et le 4 novembre 1966, Florence vit tomber le quart de l’eau qui
tombe habituellement en un an (Nencini 1966 : 34). Les inondations
ne sont malheureusement pas inédites à Florence. La ville en a connu
plusieurs – la pire dont on se souvienne étant celle de 1844 –, mais
celle-ci fut exceptionnelle. Le maximum de précipitations enregistré
jusque-là en vingt-quatre heures était de 100 millimètres. Immédia-
tement après l’inondation, on apprit qu’il avait cette fois atteint 190
millimètres, presque le double. Cette circonstance exceptionnelle
s’explique peut-être par le cyclone qui s’était abattu le 2 novembre
sur la mer Tyrrhénienne, apportant au-dessus de la Toscane une
masse extraordinaire d’air humide et chaud1 .
1. La bibliographie consacrée à cette inondation est à Bargellini Nardi (2006), Batini (2006), D’Angeli
assez vaste. Pour cette reconstruction j’ai eu recours (2006, 2011).
261
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
262
« SALVARE IL POSSIBILE »
contenu. L’Arno qui coule dans les rues de Florence s’est mué en un
mélange affreux d’eau, de terre et de gasoil. En quelques heures, cette
eau noire atteint les parties les plus centrales de la ville, envahit le
musée des Offices, le cabinet Viesseux, l’église Santa-Croce, la Biblio-
thèque nationale. Sa violence fait claquer et casse en partie, les portes
du Baptistère… C’est aussi une catastrophe patrimoniale.
L’Italie ne prendra connaissance de cette situation que dans la
soirée, car la ville est désormais isolée : il n’y a plus d’électricité, ni
de téléphone, ni, paradoxalement, d’eau. De plus, les appels télépho-
niques adressés aux forces institutionnelles de la capitale tombent
dans le vide, car les représentants de l’État sont tous mobilisés par
les manifestations officielles du 4 Novembre. Dans la soirée, le niveau
des eaux commence à baisser. Un premier reportage téléphonique
apprend aux Italiens qui suivent le journal télévisé que Florence a
été inondée. Ce n’est qu’à ce moment que les secours officiels com-
mencent à s’organiser, que l’aide se déclenche : objets, eau et nourri-
ture affluent de tout le pays ; mais surtout se met en place un véritable
cordon humanitaire.
Au bout de deux jours on peut décompter les morts avec plus de
précision. Ils sont finalement moins nombreux qu’on l’avait cru : 34,
dont 17 en plein centre. On avait pris pour des corps flottant sur l’eau
des mannequins arrachés par les eaux aux vitrines du centre-ville…
Les pertes patrimoniales quant à elles s’annoncent inestimables.
Via dei Neri, au cœur de Florence, une plaque rappelle aujourd’hui
le niveau atteint par les eaux : 4,92 m. Ce qui n’a pas été emporté a
été largement inondé : le Palazzo Vecchio, le Dôme, le Baptistère ; le
Ponte Vecchio a été secoué, les bijouteries ravagées, le corridor de
Vasari rudement endommagé. De cet énorme gâchis émergent, dans
les discours et dans l’imaginaire, deux symboles : l’église de Santa-
Croce avec le crucifix de Cimabue lourdement dégradé, et la Biblio-
thèque nationale.
Pourtant, le pire est encore à venir : en s’évacuant, l’eau laisse une
énorme quantité de boue, qui une fois sèche serait difficile à extraire
sans altérer sérieusement, voire détruire, les objets sur lesquels elle
s’est déposée – œuvres d’art, livres, manuscrits, cartes géographiques
anciennes ; le seul espoir de les sauver tient aux forces dont on peut
disposer dans l’urgence. Dans quelques cas, comme par exemple au
cabinet Viesseux, on laisse quelques centimètres d’eau pendant plu-
sieurs jours pour empêcher que la boue colle aux livres : ils seront
extraits mouillés, et au fur et à mesure aspergés de sciure…
263
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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« SALVARE IL POSSIBILE »
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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« SALVARE IL POSSIBILE »
Des étudiants restaurent des livres endommagés dans le musée de l’Opera del Duomo
(extrait de Franco Nencini, Firenze. I giorni del diluvio, Florence, Sansoni, 1966) (photo DR).
3. Il y avait dans ces sous-sols un grand nombre Seconde Guerre mondiale pour les soustraire aux
d’œuvres précieuses et rares, placées là pendant la rafles nazies.
267
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
On était deux, on a été tirés au sort et on est partis avec les bus des écoles
de Pistoia. […] Même si l’eau s’était retirée, on voyait bien que la situation
dans les caves et dans les sous-sols était critique. Nous, on a été envoyés à
la Bibliothèque nationale, on a créé un cordon humain qui du sous-sol
arrivait au dernier étage […]. On a mangé un panini et on se remit au bou-
lot tout l’après-midi, et quand, épuisés, on a regagné le bus, on était contents
d’avoir donné un coup de main dans un moment de besoin extrême.
268
« SALVARE IL POSSIBILE »
Glissements et clivages
On sent dans les témoignages un glissement : ceux qui partirent
les premiers ne savaient pas ce qu’ils allaient faire, ils n’avaient
aucune conscience d’entamer un mouvement d’une telle ampleur,
d’une force symbolique si profonde. Ils ne savaient pas qu’on les
nommerait « anges de la boue », souvent ne se rendaient pas compte
de la dimension mondiale de l’image qu’ils étaient en train de bâtir.
Ceux qui les ont suivis, par contre – et nombreux sont les films qui
nous le montrent –, partaient comme on va à une fête ou mieux,
dirais-je, à un rassemblement comme nous en avons connu juste
un peu plus tard…
Rapidement, au fil des jours, deux clivages se dessinent : le premier
affirme la supériorité du patrimoine, qui semble primer sur toute
autre exigence matérielle (fût-elle de sécurité ou économique), et la
jeunesse des « anges », qui sont là pour sauver le patrimoine : « À
Brozzi 4 il n’y avait pas d’œuvres d’art telles qu’elles justifient l’arrivée
des “anges de la boue”. »
Le deuxième clivage cristallise sur un seul objet – le livre – le
discours de l’émotion patrimoniale. Au fond, malgré la valeur extra-
ordinaire des œuvres d’art conservées à Florence, cette focalisation
est assez compréhensible. Comme Jan Assmann (1997) le rappelle
dans son volume sur la mémoire culturelle, le rôle joué par le livre
dans une culture écrite est primordial : il symbolise une identité
collective dans la culture qui l’a produit, et fait des bibliothèques,
notamment les bibliothèques nationales, le réceptacle absolu de
4. Village près de Florence qui fut intégré comme quartier périphérique de la ville au début du XX e siècle.
269
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
5. L’image du livre détrempé est devenue en Italie un des catastrophes patrimoniales : la nature ravageuse
symbole de menace pour la culture et de rachat intel- menace et emporte beaucoup, mais rend aussi
lectuel. Très connu est le cas de l’inondation de Santo quelque chose. À Santo Stefano Belbo, l’inondation a
Stefano Belbo en 1994, dont furent victimes la biblio- permis de retrouver le manuscrit d’une œuvre impor-
thèque et les manuscrits de l’écrivain Cesare Pavese. tante de Pavese, I dialoghi con Leucò ; à Florence en
Là aussi les aides, officielles ou non, l’engagement 1966, l’effondrement d’une partie de la nef centrale
national et international, ont non seulement permis de Santa Croce révéla l’emplacement d’une partie plus
la récupération de ce patrimoine, mais ont contribué ancienne de l’église dont on supposait l’existence,
à sa reconnaissance institutionnelle. Je signale au mais qui n’avait jamais été située avec exactitude.
passage une autre caractéristique de l’épistémologie
270
« SALVARE IL POSSIBILE »
271
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Pour les étudiants par contre, cette expérience est vite devenue un
moment d’exaltation : il y avait bien sûr le bonheur de participer à la
plus imposante opération de sauvetage de l’histoire, mais il y avait
aussi la conscience d’un geste qui affirmait une appartenance. Les
raisons qui nourrissaient ce sentiment d’adhésion étaient multiples,
parfois stratifiées : au cours de l’expérience de mobilisation l’émotion
patrimoniale prime sur les autres, puis la priorité semble changer, et
c’est alors la participation à un geste collectif qui semble devenir
emblématique pour une génération entière. De sorte que si au début
on partait pour aller sauver un patrimoine dont la presse nationale
et internationale réaffirmait sans cesse le caractère universel et
l’appartenance à l’humanité entière, au bout de quelques semaines
on partait parce qu’il fallait y être, parce que « sauver ce patrimoine »
était le geste à faire, Florence le sol sur lequel marcher, la boue la
marque à conquérir.
Ce groupe aux contours flottants – car quotidiennement reconstitué
par les arrivées et les départs –, aux proportions immenses, polyglotte
et transnational6, accueillait sous ses drapeaux ceux qui arrivaient
au nom de la culture, faisant des livres leur symbole et de la boue
leur singulière « marque de distinction ».
6. Comme plusieurs de ces jeunes le rappellent, la connaissances linguistiques, ils s’orientaient à l’inté-
situation était vraiment extraordinaire : ne pouvant rieur de la Bibliothèque nationale grâce à des pan-
pas communiquer entre eux directement faute de cartes inspirées du code de la route…
272
« SALVARE IL POSSIBILE »
7. http://www.mega.it/allu [valide en mai 2013]. Je 8. Le CRIA (Committee for the Rescue of Italian Art)
signale au passage que la requête « inondation de avait pour mission de collecter de l’argent pour payer
Florence » sur les moteurs de recherche internet ita- des outils et du personnel destinés à la restauration
liens conduit immédiatement à la catastrophe de d’une partie du patrimoine artistique endommagé par
1966, ce qui prouve l’importance symbolique prise par cette inondation.
celle-ci dans l’histoire de la ville.
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
9. L’enquête sur les responsabilités fut vite oubliée deux barrages. Il n’y eut que des critiques marginales
par la presse italienne. On se souvient par contre plus sur la lenteur des aides techniques mises en œuvre
volontiers d’une enquête du Sunday Times qui sem- par l’État.
blait exagérément mettre en cause le lâcher d’eau des
274
« SALVARE IL POSSIBILE »
moteur d’une praxis sociale qui permet à la fois d’occulter les res-
ponsabilités, de réaffirmer la valeur d’un patrimoine universel, et
de dessiner les contours d’un groupe immense, une nouvelle
génération.
10. Ce sont les mots d’ouverture de La storia siamo réalisé à l’occasion du quarantième anniversaire de
noi, une émission de la RAI (Radio-Télévision ita- l’inondation, peut être regardé en intégralité à
lienne) qui présente les événements et les person- l’adresse suivante : www.lastoriasiamonoi.rai.it
nages qui ont fait l’histoire de l’Italie. Cet épisode, [valide en juin 2013].
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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« SALVARE IL POSSIBILE »
11. À l’instar du réalisateur Franco Zeffirelli, invité aux gnant, de manière exemplaire, la « beauté [morale]
célébrations du quarantième anniversaire, souli- de cette catastrophe ».
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
12. Au-delà bien sûr d’un usage politique de cette 13. Une question fréquente dans ces souvenirs : com-
mémoire : cette inondation est constamment rappelée ment avaient-ils fait pour arriver si vite ? Quinze jours
dans les discours des élus locaux qui se battent pour après l’inondation, certains arrivaient en effet déjà
obtenir des financements et s’assurer une fois pour des États-Unis et du Japon, chose qui n’était pas à
toutes de la situation de l’Arno, toujours loin dêtre l’époque aussi facile qu’aujourd’hui.
sous contrôle.
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« SALVARE IL POSSIBILE »
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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« SALVARE IL POSSIBILE »
Morale et politique
dans le monument historique
L’incendie du château de Lunéville
1. Cet article est issu d’une recherche collective sou- Nous ne résumons pas ici l’ouvrage, nous limitant à
tenue par le ministère de la Culture, conduite de 2004 présenter la manière dont nous avons approché le
à 2007 par une équipe composée de Cécile Blondeau, phénomène « émotion patrimoniale ». Nous nous
Luc Delmas, Bruno Étienne, Thibaut Gorius, Sabrina sommes en particulier appuyés sur la contribution de
Leyendecker et Anthony Pecqueux, sous la direction Bruno Étienne (2011) et sur deux articles écrits par la
de Noël Barbe et Jean-Louis Tornatore, dont le rapport suite par l’un d’entre nous (Pecqueux 2009a, 2009b).
a été récemment publié (Tornatore & Barbe 2011).
283
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
284
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
3. La reconstruction du Parlement de Bretagne s’est ciation, la tenue de manifestations pour recueillir des
achevée en 2004. Il est intéressant à ce propos de dons, etc. – tous outils qui seront effectivement vite
noter que Maryvonne de Saint-Pulgent, en charge du actionnés à Lunéville. Plus largement, elle défend
dossier en tant que directrice du Patrimoine au minis- l’idée qui a émergé à Rennes de mobilisation des émo-
tère de la Culture et de la Communication en 1994, en tions (Saint-Pulgent 2003). L’intérêt de puiser dans
témoigne dans sa contribution au livre-manifeste l’expérience de cette autre catastrophe patrimoniale
L’Appel de Lunéville, paru deux mois après l’incendie de grande ampleur est de couper court aux tâtonne-
du château (Moulin & Vagner 2003). Elle liste les dif- ments et ajustements progressifs qui avaient été alors
férents outils employés à Rennes et qui pourraient nécessaires.
être mis en œuvre à Lunéville : la création d’une asso-
285
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
4. Cette formule, sans doute exprimée oralement par liserait pour soutenir la reconstruction, la restaura-
le ministre devant les témoins de sa visite, n’apparaît tion, dans certain cas, et dans d’autres cas la recons-
pas telle quelle dans ses discours. Cela dit, elle a été truction de cer taines par ties du château de
largement relayée par ces mêmes témoins, dans la Lunéville » (http://www.culture.gouv.fr/culture/
presse et jusque dans les statuts de l’association actualites/conferen/Aillagon2002/jp03.htm [valide
« Lunéville, château des Lumières ». Si bien que le en juillet 2013]).
ministre finit par y faire allusion dans son discours 5. 100 000 euros le 3 avril 2003 ; 1 405 698 euros le
de 2003 pour les Journées européennes du patrimoine 2 février 2012. Voir la page d’accueil du site internet de
(9 septembre 2003) : « Dès le lendemain de ce l’association « Lunéville, château des Lumières » : www.
sinistre, je me suis rendu sur les lieux. J’ai pu consta- chateaudeslumieres.com [valide en juillet 2013].
ter l’ampleur des dégâts ainsi que le déchirement, la 6. « De la gloire de Dieu à la gloire du prince », col-
détresse, la peine de nos concitoyens lorrains. J’avais loque international sur les chapelles princières, cha-
indiqué aux uns et aux autres que la nation se mobi- pelle du château de Lunéville, 18-20 novembre 2010.
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
le journal peut-il être reçu comme une simple relance pour le don :
« Quand vous donnez à la Croix-Rouge ou bien au Secours catho-
lique ou bien à l’Armée du Salut ou autre, dès que vous avez donné
une fois, vous êtes enregistré et toutes les six semaines, ils vous
relancent […]. Heureusement que Lunéville ne fait pas ça, ils nous
relancent une fois par an, c’est très bien7. »
Un autre couplage émotions/mobilisation porte sur les différentes
initiatives proposées par des particuliers ou des associations. Pour
gratifier ces initiatives, « Lunéville, château des Lumières » les
accompagne jusqu’à leur médiatisation et réalisation – notamment
avec la rubrique « Vie du château » du site internet. Parfois la mani-
festation est livrée « clés en main » à l’association, parfois ce n’est
qu’une idée qu’il faut faire advenir. Ventes, tombolas, manifestations
sportives, culturelles, etc., ces initiatives sont très diverses : c’est par
exemple le versement d’une partie des bénéfices de la vente d’une
bouteille de vin gris de Toul, la vente de places pour un derby
lorrain de football Nancy/Metz, ou encore une marche Nancy/
Lunéville réalisée par le Club alpin de Nancy (puis Lunéville/
Nancy l’année suivante)… À côté des initiatives, il y a encore les
formes de participation des habitants, comme celle des collégiens
et lycéens, par le biais de spectacles ; des commerçants du centre-
ville, associés à l’animation touristique pendant la saison estivale ;
plus généralement, des entreprises du bassin d’emploi, à travers la
création d’un Club des Partenaires. Initiatives et participations
constituent la mobilisation locale par laquelle des personnes ordi-
naires « font quelque chose » pour le château : ce sont des personnes
qui ont été frappées d’émotion lors de l’incendie, et dont l’action
doit être comprise comme une réponse à cette émotion initiale.
L’initiative et la participation à la fois rendent plus concrètement
collective la reconstruction et travaillent à la performation de l’atta-
chement d’émotions liées à une situation problématique, en l’occur-
rence l’irruption d’un événement inattendu, à des émotions associées
à la résolution du problème, c’est-à-dire à l’épreuve de valeurs
qu’occasionne la recherche de cette résolution.
289
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Bipolarisation
La reconstitution progressive de l’intrigue dans laquelle le château
a été embarqué depuis janvier 2003 – voire décembre 2002 – a
permis de mettre en évidence deux pôles contrastés d’attachement
au château – et par conséquent d’émotion patrimoniale. Cet extrait
d’entretien, sous forme d’anecdote, résume parfaitement cette
bipolarisation :
Lors d’un de mes passages à Lunéville, j’ai déjeuné avec un dentiste de la
ville, qui est un rapatrié d’Algérie qui s’est installé là il y a une trentaine
d’années. Il a dit : « Moi ça m’a fait un coup horrible l’incendie du château. »
Alors je lui dis : « Ah bon. Oui c’est un monument historique, etc. ! » Et il me
dit : « Pas du tout, pas du tout. J’ai passé ma bar-mitsva là, je me suis marié
dans les salons. Tous mes amis se sont mariés là. C’est un morceau de ma
vie qu’on a brûlé. » Et j’étais très, très, très surpris : c’est-à-dire que, pour lui,
il y avait un dommage irréparable mais qui n’avait rien à voir avec Stanislas
et Léopold !
290
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
Appropriations locales :
le château comme « patrimoine proche »
Pour prendre la mesure des émotions, il est déterminant de retracer
l’histoire du château, laquelle ne saurait se résumer aux fastes de
la vie de cour sous les règnes des derniers ducs de Lorraine. Une
histoire sociale, si on considère qu’après la mort de Stanislas en
1776, le château est devenu un monument particulièrement appro-
prié et pratiqué par les habitants comme par des personnes de
passage dans la ville.
On peut lister quelques manifestations significatives d’appropria-
tions. Tout d’abord, la mort de Stanislas a eu pour principale consé-
quence le rattachement de la Lorraine à la France. Pour effacer
toute trace de l’empreinte ducale dans la région, le pouvoir royal a
procédé à la dispersion et à la vente de tout le mobilier intérieur et
extérieur du château. Ainsi des particuliers possèdent-ils encore
chez eux de la « vaisselle de Stanislas ». Au XIXe siècle, le château
est réaffecté comme caserne militaire ; il abrite notamment à partir
de 1824 et jusqu’à la fin du siècle une division de cavalerie, qui
donne à la ville son surnom de « cité cavalière ». La fonction de
caserne militaire a perduré jusqu’à l’incendie : plusieurs générations
de soldats et conscrits s’y sont succédé. Suite à l’incendie, d’anciens
militaires américains ou encore algériens ont envoyé des lettres
pleines d’émotions liées à des souvenirs. Après 1945, le château est
8. Les larmes du maire de Lunéville, Michel Closse, le occasionnée pour tout le bassin lunévillois, représen-
soir de l’incendie alors qu’il est interrogé par France3 tent sans doute un condensé de ces appréhensions.
devant le château en flammes et qu’il évoque la perte
291
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
9. Alors que, saisi par un visiteur, le patrimoine se l’œuvre d’art, soit « une chose immortelle accomplie
définit plutôt par la permanence du monde à travers par des mains mortelles » (Arendt 1994 : 222 sq).
292
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
(par exemple, dans les lettres reçues en mairie), ils ne se limitent pas
au « j’y étais » du témoin oculaire (Dulong 1998). Outre le regard,
leur mode d’attestation personnelle implique également le toucher,
dans la mesure où les manipulations traduisent les usages effectifs du
monument. Traité « en personne », à l’instar des objets de consom-
mation courante, celui-ci est appréhendé en régime de familiarité
(Thévenot 1994). En ce sens, le monument n’est pas seulement marqué
par le passage des populations qui le fréquentent, mais en outre par
des formes de séjour ; et l’accessibilité du site se double d’une dispo-
nibilité pour des usages. Les séjours dans le château sont divers, dans
leur durée et leur régularité ; cela dit, ils impliquent à chaque fois des
actions sans rapport direct avec la valeur strictement patrimoniale
du monument, mais plus liées à l’occupation effective d’un lieu (éplu-
cher des pommes de terre ou récurer les sols lors du service militaire,
danser lors de bals ou de cérémonies de mariage, etc.10).
Postures émotionnelles
Les nombreuses lettres11 de réaction à l’incendie, adressées au maire
de Lunéville au cours des six mois qui ont suivi l’incendie, éclairent
singulièrement la bipolarisation des émotions et des formes d’atta-
chements au château. Si l’on suit une distinction établie par John
Dewey (2005) dans L’Art comme expérience et remarquablement syn-
thétisée par Louis Quéré (2012), ces lettres sont des manifestations
particulières d’émotions. Dans le cadre de sa conception des émo-
tions en tant qu’elles sont liées aux situations dans lesquelles elles
interviennent – un lien particulièrement fort, au point qu’elles sont
pour lui « indistinctement dans l’organisme et dans l’environne-
ment » (Quéré 2012 : 275) –, Dewey distingue les émotions exprimées
directement, immédiatement, de celles différées, médiatisées. Si les
premières (e.g. le cri de joie ou de stupeur) sont proches du réflexe
et à ce titre n’accomplissent rien, les secondes accomplissent quelque
chose d’important du fait de « l’incorporation de l’émotion durable
dans un matériau objectif qui l’entretient » (ibid. : 278), poème ou
musique, par exemple. L’action accomplie tient à l’ordonnancement
en un tout de divers souvenirs, commentaires, etc. ; en d’autres
termes, « toutes les parties sont harmonisées par un même sentiment
10. Ces exemples sont issus de lettres de particuliers. 11. Le corpus analysé représente quatre cents
soixante-dix lettres.
293
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Monsieur le Maire,
C’est avec une profonde tristesse que j’ai vu, à la télévision, le sinistre du
joyau de votre ville.
Ce château est pour moi un souvenir inoubliable. En effet, du 15 octobre
1937 au 23 août 1939, j’y ai passé les plus belles années de ma jeunesse en
y effectuant mon service militaire.
Le 3e Bataillon de Dragons Portés y avait ses quartiers. Je faisais partie du
1er Escadron qui occupait les locaux sis au premier escalier à droite en direc-
tion des Bosquets.
Quand je vous ai vu, à la télévision, évoquer ce qu’était le château pour les
Lunévillois j’avais, comme vous, le même souvenir de tristesse et aussi une
larme à l’œil.
Si je pouvais, je me rendrais à Lunéville. Mais mes 85 ans ne me le per-
mettent plus sinon j’effectuerais ce déplacement pour aller soutenir vos
administrés.
C’est un vrai désastre pour Lunéville.
Veuillez, monsieur le Maire, agréer l’assurance de mon profond respect. Je
vous souhaite bon courage.
R. M. Ancien du 3e BDP.
Président National de l’Amicale des Anciens de ce glorieux régiment.
Monsieur le Maire,
C’est avec une profonde émotion que j’ai appris la véritable catastrophe qui
venait de frapper Lunéville et la priver brutalement d’une partie de son
histoire.
Comme tous les Français j’ai été heurté par le spectacle de désolation qu’of-
frait le château de Lunéville livré à la proie de flammes. Et j’ai été encore
plus touché par le désarroi de tous vos administrés que je sais très attachés
à leur patrimoine qui est aussi le patrimoine de la France.
Dans ces circonstances dramatiques, je tiens à vous exprimer, comme l’a
récemment fait le ministre de la Culture et de la Communication, la
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
295
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
12. Ce qui n’est guère étonnant à partir du moment où elles sont émises depuis un régime de familiarité : voir
Dewey 2003.
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
13. Joan Stavo-Debauge (2003) analyse un cas simi- mondial de l’Unesco – et des marginaux qui « zonent »
laire de tension patrimoniale entre des habitants du dans le quartier.
Vieux-Lyon – quartier classé sur la Liste du patrimoine
299
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
14. Le « nous » réfère ici à l’équipe de recherche, aux (2005), les émotions comme des actions intériorisées
questionnements et débats qui l’ont dans une certaine et, symétriquement, considérer les différentes
mesure constituée. formes de la mobilisation comme autant de manifes-
15. Manière de sortir du dualisme intériorité/exté- tations concrètes, extériorisées et durables des
riorité : soit considérer, à la suite de Jennifer Church émotions.
300
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
16. Voir sur ce point le commentaire que Louis Quéré (2012 : 281) fait de la théorie différentialiste de l’émotion
de Pierre Livet.
301
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
17. Il s’agit de la chapelle de Ronchamp en Haute- riques : ce dernier a réalisé une version moderne de
Saône : ce cas est étudié par Noël Barbe (communica- l’avant-corps du grand donjon, en acier et béton armé
tion personnelle). lisse. Précisons que ce genre d’affaire ne peut être
18. Voir l’affaire du château de Falaise : cette forte- réduit à une querelle de spécialistes. En amont, les
resse médiévale, associée au nom de Guillaume le émotions sont exprimées depuis une sphère lettrée
Conquérant, a fait l’objet en 1996 d’une restauration et savante, mais en aval, elles ne le sont plus seule-
très personnelle et très controversée par Bruno ment puisque, efficacité politique oblige, le patri-
Decaris, architecte en chef des monuments histo- moine vise à devenir populaire.
303
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
19. Le conseil de développement est une structure société civile ou du monde économique : à Lunéville,
existante, le plus souvent dépendante d’une collec- il est associé au « Pays lunévillois » et il est présidé,
tivité territoriale ou d’une instance intercommunale au moment de l’enquête, par le secrétaire général de
et a pour vocation de faire entendre, par le biais de l’union locale cfdt de Lunéville (voir Tornatore 2011).
quelques-uns de ses porte-parole, les voix de la
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
20. Cette question est posée avec un brin de provo- un propriétaire privé, une très grosse fortune « qui
cation par un haut fonctionnaire du ministère de la en fasse l’acquisition et qui en fasse sa chose »
Culture, activement impliqué dans le processus de (Tornatore 2011 : 317).
reconstruction. Le système curial, dit-il en substance, 21. Lunéville est une ville industriellement sinistrée
a créé des lieux de prestige et de splendeur dans le par la perte d’une entreprise de construction de
vide, que la démocratie n’arrive pas à gérer. On peut wagons et de camions.
se demander alors si le salut pour ce château n’est pas
305
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
À suivre…
Dernièrement, nous nous sommes rendus à Lunéville pour y faire
une conférence. Depuis la réouverture partielle du site, un pro-
gramme d’animations culturelles a été lancé : ainsi les « Lundis de
Lunéville », cycle de conférences-apéritifs sur le thème du travail,
qui se tiennent dans la chapelle restaurée. À cette occasion, le direc-
teur de l’association « Lunéville, château des Lumières » nous a fait
22. Le travail de construction des équivalences – qui redéveloppement des anciennes vallées sidérur-
est précisément celui des politiques – a été frontale- giques lorraines (Tornatore 2011).
ment posé lorsque des syndicalistes lorrains ont mis 23. On veut bien considérer que l’objectivation de la
en contraste la mobilisation pour Lunéville et le culture est politique lorsqu’elle est accomplie par des
désintérêt de l’État et des collectivités territoriales personnes ordinaires, on a plus de mal à considérer
pour l’affaire Daewoo, entreprise installée (à coup de que l’objectivation accomplie par les scientifiques
millions d’euros versés par l’État) pour contribuer au – les anthropologues par exemple – ne l’est pas moins.
306
MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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MORALE ET POLITIQUE DANS LE MONUMENT HISTORIQUE
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
1. Voir le texte programmatique du Lahic intitulé « Les site internet du Lahic : http://www.iiac.cnrs.fr/lahic/
émotions patrimoniales », accessible en ligne sur le lahic/article330.html [valide en juillet 2013].
313
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
2. Les émotions ont longtemps été écartées du champ Comme « la Guerre du peuple » ou « les évènements
des sciences sociales en raison de l’ambivalence de la de 68 », il est la trace d’un événement qui s’est inscrit
pensée européenne à leur égard, d’où l’ignorance, dans le territoire comme dans les mémoires (Boursier
voire le mépris dans lesquels elles ont été tenues. 2002).
3. Un nom qui en lui-même est un « lieu de mémoire ».
314
LE RETOUR DES CAMISARDS
4. Contrairement à d’autres cas d’émotions patrimo- perte » (communication à la journée d’études du Lahic
niales qui relèvent de ce que Frédéric Maguet, dans des 30 septembre et 1er octobre 2008 ; voir son texte
son essai de typologie, appelle des « émotions de dans le présent volume).
315
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
5. Les médias sont en effet des machines à capter et terre, la Suisse, la Hollande, le Danemark et l’Alle-
à diffuser les émotions collectives dont les commen- magne), qui ont accueilli les vagues de huguenots
tateurs font de plus en plus souvent la matière pre- français fuyant leur pays pour échapper aux persécu-
mière de leurs écrits. tions, ont constitué un important réservoir de sym-
6. Les anciens pays du Refuge (aujourd’hui l’Angle- pathisants et même de soutiens actifs.
316
LE RETOUR DES CAMISARDS
317
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
8. L’assemblée du Désert rassemble chaque premier 20 000 protestants venus de toutes les Cévennes mais
dimanche de septembre, sur le site du mas Soubeyran également de plusieurs régions de France et des pays
qui abrite le musée du Désert et se situe à quelques du Refuge.
kilomètres seulement à l’aval de la Borie, près de 9. Le Monde, 22 mars 1992.
318
LE RETOUR DES CAMISARDS
10. Le Désert correspond à la période qui va de 1685 rance »), au cours de laquelle les réformés ont été
(révocation de l’édit de Nantes) à 1787 (signature de contraints à vivre clandestinement leur foi.
l’édit de Versailles, également appelé « édit de tolé-
319
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
11. Elle a occupé – et occupe encore dans une certaine l’ouvrage d’Eugène Sue, Jean Cavalier ou les fana-
mesure – une place importante dans l’imaginaire des tiques des Cévennes.
pays du Refuge. 13. C’est en 1842 que paraît L’Histoire des pasteurs du
12. Philippe Joutard parle même de « lancement Désert, un ouvrage de Napoléon Peyrat qui propose
publicitaire » pour bien signifier l’engouement une nouvelle lecture de l’histoire du Désert, centrée
médiatique suscité par la publication, en 1840, de sur la Guerre des camisards.
320
LE RETOUR DES CAMISARDS
14. Le terme est ici employé au sens que lui donne qui se transmet au sein d’une culture, d’une disci-
l’avant-propos d’un numéro. de la revue Enquête pline, d’une famille de pensée où l’on s’inscrit et se
(1995 : 7) consacré aux « Usages de la tradition » : « Ce reconnaît. »
321
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
15. Voir notamment Muse Dalbray et Raymond la Cévenne dans les Cévennes » qu’il présente comme
Tristan-Sévère qui, dans la préface de leur ouvrage « une France à part dans la grande France ». Soixante-
intitulé Des camisards aux maquisards, affirment que dix ans plus tard, Lucien André (1970) voit en elle la
bien que des siècles les séparent il est tentant de les plus « émouvante » de toutes les vallées cévenoles,
rapprocher (Tristan-Sévère & Dalbray 1945 : 13), ainsi celle dont le « nom seul suffit à nous plonger dans une
que Philippe Joutard (2008). épopée dont le bruit a bouleversé les échos du monde
16. Dès le début du XX e siècle, Henri Boland (1907) entier ».
attire en effet l’attention sur « le pays des camisards,
322
LE RETOUR DES CAMISARDS
17. Ces mots font immédiatement sens pour tous ceux souligne Patrick Cabanel (2007 : 214), « trois siècles
qui ont connaissance de la déportation des hugue- n’ont pas suffi à éteindre la mémoire, même si l’éro-
nots, et notamment de la population de Mialet, dont sion des paysages, des familles et des filiations a fait
la quasi-totalité des habitants a été transférée dans perdre beaucoup de ce patrimoine ».
les prisons de Perpignan le 28 mars 1703. Comme le
323
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
324
LE RETOUR DES CAMISARDS
ses actes que dans ses paroles. Les théories contemporaines se satisfont
de cette conception dichotomique de la raison et de l’émotion qui
marque également la manière dont nos sociétés l’appréhendent. C’est
tout particulièrement vrai pour celles qui ont été influencées par les
églises protestantes historiques et en particulier par le calvinisme18.
Cultivant le détachement émotionnel, elles réprouvent les déborde-
ments et les enthousiasmes collectifs.
Un point de vue moins dépréciatif s’efforce cependant de réhabiliter
les émotions, en soulignant notamment leur rôle dans les conduites
d’évaluation. Selon Christophe Traïni (2009 : 30), leur expérience et
leur expression ne peuvent en effet être « dissociées de jugements de
valeur donnant lieu à une évaluation, non seulement de leur adéqua-
tion à une situation donnée, mais aussi du caractère bien mesuré de
leur intensité ». Julien Deonna et Fabrice Teroni (2009) vont plus loin
en considérant que s’il y a bien appréhension de valeurs au sein des
émotions, elles ne peuvent être assimilées à des jugements et il faut
donc concevoir la possibilité d’une « rationalité affective ». Cette
perspective offre l’avantage de tenir compte de la dimension inten-
tionnelle des émotions tout en ne négligeant pas leur caractère phé-
noménal. Dans l’émotion, constatent les deux philosophes, « le corps
est ressenti comme mobilisé en vue d’actions potentielles et […] la
manière spécifique dont il est mobilisé doit être interprétée comme
l’appréhension d’éléments de l’environnement du sujet sous leurs
aspects évaluatifs » (ibid. : 38). Il serait ainsi possible de regarder les
émotions comme des ressentis du corps mobilisé pour l’action, ce qui
autorise à les envisager également comme des expériences de valeur.
Les émotions présenteraient donc une portée épistémique : dans cette
optique, elles permettent la connaissance et ne sont pas seulement
des choses qui nous arrivent, l’individu par elles « envahi » cessant
d’être le sujet de ses conduites, comme le soutient la conception
classique.
C’est en substance ce qu’expriment les membres du Collectif. Dans
une société imprégnée par le calvinisme et qui attend du sujet une
conduite rationnelle, on peut supposer qu’il « doit avoir de bonnes
raisons de faire ce qu’il fait » (Cuin 2001 : 84). Dans cette perspective,
les émotions incontrôlées qui se sont emparées des opposants
325
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
19. L’appel au nombre est, selon Michel Offerlé (1996), une forme bien connue de légitimation des causes.
326
LE RETOUR DES CAMISARDS
20. Il y eut bien entendu des partisans de l’ouvrage, le score des opposants lors des consultations
même s’ils ont été minoritaires comme en témoigne populaires.
327
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
21. Abraham Mazel a en effet fomenté en 1709 une bat l’année suivante, soit six ans après la fin de la
dernière tentative d’insurrection. Il est mort au com- Guerre des camisards.
328
LE RETOUR DES CAMISARDS
22. L'ancien maire de Saint-Jean-du-Gard est directement visé car il a accepté de négocier des compensations
avec l'assemblée départementale.
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
330
LE RETOUR DES CAMISARDS
23. Il s’agit du rasement d’un hameau, symbole de la comme patrimoine, afin d’en déloger un groupe de
résistance régionale au nazisme et à ce titre reconnu squatteurs qui l’occupait.
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
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LE RETOUR DES CAMISARDS
333
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Le non-alignement
de Menhirs Libres
L’avenir d’un site mégalithique
1. Situé dans le Morbihan, en Bretagne, ce site qui Il est géré par le service des Monuments histo-
s’étend sur quatre kilomètres est constitué de près de riques.
4 000 pierres levées en granit datant du Néolithique. 2. Traduction du terme breton « menhirs ».
335
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
3. Les légendes sont nombreuses, qu’il s’agisse des 4. Pour une présentation de cette notion et de nom-
soldats romains transformés en pierre par saint breux exemples, se reporter au n° 17 des Livraisons
Cornely, des cultes religieux celtiques, des maisons d’histoire de l’architecture, paru en 2009, coordonné
de druides ou des palais de géants ; ces pierres n’ont par Christian Hottin et intitulé « Émotions patri-
eu de cesse d’interroger les archéologues depuis le moniales ».
XVIII e siècle. Cimetière, lieu de vénération païenne, 5. Voir le texte de présentation du programme
dolmens et menhirs seraient aussi magiques : on « Émotions patrimoniales », de Daniel Fabre, acces-
invite les couples infertiles à venir y frotter certain sible en ligne sur le site internet du Lahic : http://
membre stérile afin d’espérer enfanter. « On a poussé www.iiac.cnrs.fr/lahic/lahic/article330.html [valide
la bonne volonté jusqu’à trouver qu’ils ressemblaient en juillet 2013].
à des phallus ! D’où l’on a induit le règne d’un culte
ithyphallique » (Flaubert 1886 : 103).
336
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
6. Dans la suite de l’article, on désignera cette asso- 7. Pour une analyse de la mise en ligne de certains
ciation par l’acronyme « ML ». mouvements associatifs, voir Waty (2013).
337
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
8. Notre parti pris méthodologique a consisté à suivre texte, l’image et le son sont au cœur d’un dispositif
la polémique sur la longue durée, en nous appuyant inédit qui informe sur les modalités réelles des enjeux
sur une revue de presse constamment actualisée et et sur les options adoptées par ML , comme par ses
sur une veille d’Internet. Notre observation principale opposants institutionnels. Le lecteur est invité à se
a porté sur le site de ML , qui archive les faits en lien reporter à la page d'accueil du site Internet de ML à
direct avec l’affaire à mesure qu’ils se produisent. Le l'adresse suivante : www.menhirslibres.org.
338
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
339
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
9. La métaphore médicale est fréquemment employée 10. Pour un coût de 420 000 francs, en 1995 – somme
par ML , comme par la presse : la « verrue » pose pro- à rajouter au montant total du projet « Grand Carnac ».
blème, il faut donc l’enlever pour retrouver la situa- 11. Ils sont condamnés chacun à six mois de prison et
tion originale. à 5 000 francs d’amende avec sursis.
340
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
341
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
13. Selon cet te association, Ecospir ituality demande d’aide concernant le soutien de l’identité
Foundation, le cas breton est évoqué à quatre spirituelle des peuples autochtones européens ». Se
reprises devant la Commission pour les droits de reporter aux pages du site internet : http://www.eco-
l’homme et le groupe de travail sur les populations spirituality.org/fcarnonu.htm [valide en juillet
indigènes. ML y est présentée comme « une commu- 2013].
nauté traditionnelle » qui adresse « un appel pour une
342
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
14. Direction régionale des Affaires culturelles. ment au plus tôt vers 2340, voire 2380… », Bulletin
15. Pour ML , « cela risquait fort de reporter le classe- de l’association Menhirs Libres, n° 51, juin 2010.
343
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
16. « Menhirs “libres”, oui, mais quand ? », Ouest- ce serait créer un site coupé de la réalité, coupé des
France, 20 février 2008. traditions et de la mémoire du site. Ce serait faire
17. Dans un long texte revenant sur le site et son his- injure à l’histoire » (voir les pages « Des hommes et
toire, ML crie sa colère contre ce rejet de l’authenticité des pierres » sur leur site internet).
du site : « “réserve à mégalithes”, bref un MENHIRLAND,
344
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
345
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
22. Cette figure n’est pas anodine : emblème de l’es- directes à ce personnage permet aux internautes
prit de lutte, Astérix est traduit en 107 langues. internationaux de saisir l’esprit du mouvement.
Émailler le discours de l’association de références
346
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
347
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
23. L’État contre l’association, Paris contre la Bretagne, « eux » contre « nous », ou inversement selon le
locuteur.
348
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
24. La musique qui accompagne ces pages sur le la musique classique, comme la 5 e Symphonie de
site de ML se fait alors triste, avec des emprunts à Gustave Malher.
349
ÉMOTIONS PATRIMONIALES
Conclusion
L’histoire des menhirs de Carnac offre un curieux illogisme : à l’heure
où les menaces continuent de peser sur le site, toujours au cœur d’un
âpre débat, d’autres nouvelles pierres de granit sont érigées en son
honneur. Depuis 2006, L’Alignement du XXIe siècle, œuvre d’art contem-
porain réalisée par Aurélie de Nemours, trône dans la capitale bre-
tonne, soit soixante-douze colonnes de granit gris qui se veulent un
hommage au site historique et archéologique 26. L’artiste parle de
« forêt granitique », alors même qu’à Carnac, la végétation du site
25. L’exemple de haka le plus connu est celui des 26. Se reporter au dossier de presse de la ville de
joueurs de l’équipe de rugby de Nouvelle-Zélande. Rennes à l’époque de l’inauguration.
350
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
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ÉMOTIONS PATRIMONIALES
352
LE NON-ALIGNEMENT DE MENHIRS LIBRES
Émotions patrimoniales
et passions politiques
(Sicile orientale)
« La plaie ouverte a guéri. Le diocèse de Noto a encore une fois sa
cathédrale. Le Val di Noto son symbole. Aujourd’hui, le monde
nous regarde et nous accueille. Notre renaissance est possible. »
(Mediterraneo News, 18 juin 2007.)
Trajectoires divergentes
En 2000, Denise Bell Hyland et son mari, un couple d’agriculteurs
américains, quittent les États-Unis pour l’Italie après qu’un conflit
les a opposés à une multinationale du pétrole et amenés à vendre
leur exploitation. Ils s’installent à la campagne, dans les environs de
Noto, ville du Sud-Est sicilien, inscrite en 2002, avec sept autres
villes de la région, sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Là, ils acquièrent une nouvelle exploitation. Tous deux prennent
part à un film documentaire intitulé « 13 variations sur un thème
baroque. Ballade pour les pétroliers du Val de Noto », réalisé en
2006 par trois jeunes cinéastes siciliens. Le film donne la parole à
ceux qui se sont opposés entre 2005 et 2008 à l’autorisation d’effec-
tuer des forages d’exploration pétrolière dans le « Val de Noto »
accordée par la Région sicilienne à la Panther Oil, une multinatio-
nale américaine. Dans le film, Denise, rappelant les circonstances
de leur départ des États-Unis, parle de son amour pour sa nouvelle
terre et des oliviers centenaires dont on peut obtenir, dit-elle, une
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Je réfléchirai ici d’une part aux voies divergentes suivies par Noto
et Militello après leur inclusion simultanée dans la Liste, d’autre part
aux réactions émotionnelles tout aussi divergentes que leurs habitants
semblent avoir eues face au processus de patrimonialisation. J’essaie-
rai, en conclusion, de proposer à partir de cette comparaison quelques
remarques générales sur les pratiques patrimoniales et sur les écono-
mies morales et politiques dont elles sont l’expression.
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La Sicile de Montalbano
En conclusion de ma monographie L’Unesco et le campanile (Palumbo
2003 : 358), je suggérais qu’en raison précisément du processus
déclenché par l’Unesco, l’expression « Val de Noto » – qui jusqu’en
1996 n’avait aucun sens pour la plupart des habitants des villes de
la Sicile sud-orientale (à l’exclusion des historiens locaux ou des
spécialistes de la planification urbaine) – et les sentiments d’admira-
tion pour le baroque auraient pu devenir familiers aux acteurs
sociaux de la région. À la lumière de ce qui s’est passé au cours des
dix dernières années, cette hypothèse semble juste. Je n’aurais jamais
imaginé pour autant que les gens descendraient dans les rues
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1. Il s’agit des paroissiens de l’église Saint-Nicolas, faction opposée à ceux de l’église Santa-Maria, les
marianesi.
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Classifications transnationales,
passions patrimoniales et troubles politiques
Nous pouvons maintenant tirer quelques conclusions à partir de
l’observation d’un paradoxe. L’inscription des huit municipalités de
la Sicile du Sud-Est sur la Liste de l’Unesco est fondée sur la recon-
naissance de la reconstruction – exceptionnelle et constante dans
toute la région –, après le séisme de 1693, dans le style du baroque
tardif. Mais la classification Unesco ignore les dynamiques socio-
politiques qui ont été au fondement de la reconstruction et qui ont
continué d’agiter les contextes locaux jusqu’à la candidature à
l’Unesco, et au-delà. À Militello, par exemple, les logiques faction-
nelles et juridictionnelles provoquent toujours les passions des acteurs
sociaux, enveloppant les bâtiments et les sites définis comme patri-
moniaux par l’Unesco dans un réseau de pratiques sociales et d’émo-
tions agressives qui relèvent de l’« agitation politique ». La patrimo-
nialisation même, interprétée en termes métonymiques (avec le palais
du Club Unesco) et analogiques (à travers la balata) ne devient qu’un
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À la recherche
du temps écrasé
Patrimoine et suppression des liens sociaux
d’émotion (Grèce, Italie, Thaïlande)
Les individus seraient liés au lieu où ils vivent par des racines dit-on
souvent. Mais de quel type sont ces liens, de quoi naissent-ils et d’où
leur vient leur puissance ? À qui appartiennent ces racines ? De telles
questions s’imposent pour comprendre l’attrait du localisme dans
tout pays où la politique nationaliste, aussi forte ou faible qu’elle soit,
fournit un contrepoids à la méfiance traditionnellement exprimée
contre l’État. Les trois pays dont il sera question dans cet article, et
où je mène des recherches ethnographiques depuis longtemps et
pendant des périodes étendues, offrent de nombreux points d’appui
à une étude comparative sur cette question centrale. Et c’est justement
le décalage qu’évoque parfois la comparaison d’un pays de l’Asie du
Sud-Est (la Thaïlande) avec deux pays méditerranéens (la Grèce et
l’Italie) qui rend visible la logique eurocentrique selon laquelle toutes
les nations du monde partageraient un sens du patrimoine, commun
à l’humanité entière, mais dont les origines se rapporteraient aux
valeurs et aux pratiques foncières de l’Europe post-médiévale. On
arrive par la suite à l’idée que tout « patrimoine » témoigne de senti-
ments d’appartenance partagés par l’ensemble des habitants. Il n’est
pas certain qu’on comprenne de manière directe ce que comportent
de tels sentiments, ou, s’ils existent, qu’on sache s’ils font partie de
l’expérience vécue des habitants. Il faudrait en effet pour cela opérer
une distinction entre l’opportunisme et la sincérité dans les rapports
sociaux, si tant est qu’on puisse les distinguer, et en sachant qu’ils
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peuvent aller de pair. Mais quoi qu’il en soit, il ne peut s’agir que de
conjectures. Bien qu’on puisse analyser les « performances » des sen-
timents d’appartenance et de loyauté, c’est-à-dire de l’expression ou
de la représentation collective des émotions, il demeure impossible
de savoir si les émotions apparemment suscitées par la rhétorique du
nationalisme ou du localisme correspondent aux pensées et aux sen-
timents des individus.
Le nationalisme fait souvent appel à des modèles implicitement
psychologiques et à un langage émotif 1 . On a souvent affaire
aujourd’hui à des simulacres des rapports sociaux – ce que Arlie
Hochschild (1983) attribue à la « gestion du cœur ». Toute une série
de professions sont désormais dédiées à la production de ce type de
rapport, dont le discours stéréotypé, inspiré du modèle idéalisé de
l’hospitalité, vise à donner aux gens le sentiment d’être accueilli – dans
l’avion, au restaurant… Or, il est clair que ces expressions sont des
instruments efficaces, telle que l’est l’hospitalité, pour contrôler une
atmosphère, mais dans un contexte bien plus large auquel fait préci-
sément défaut l’intimité des rapports sociaux quotidiens. On s’atten-
drait bien sûr dans ce type de contexte à voir s’exprimer des émotions,
familiales par exemple ; mais que leur expression soit forcée ou libre,
les émotions elles-mêmes résistent à nos outils analytiques. Et ne
douterait-on qu’à peine de la sincérité des pleurs ou des applaudisse-
ments, parler d’émotions fait courir le risque d’épouser la logique et
la rhétorique de ceux qui exercent le pouvoir au lieu de les analyser.
L’État se présente comme une personne métaphorisée, souvent
sous la forme d’un symbole anthropomorphique telle Marianne ou
Britannia. Il tente, avec succès parfois, de créer et de maintenir la
téléologie vécue que Shaun Malarney (1996) qualifie de « fonction-
nalisme d’État » – c’est-à-dire un fonctionnalisme qui vise exclusi-
vement à entretenir, par la mobilisation des symboles et des rituels,
la loyauté des citoyens, non seulement à l’égard de l’État en tant que
tel, mais surtout à l’égard d’une structure hiérarchique de pouvoir
capable de gérer et de contrôler la vie politique des citoyens dans
tous les aspects de la vie quotidienne. De la même manière, l’État
produit une mythologie, appelée « histoire » ou « historiographie »,
1. En tant que l’État se présente, selon l’analyse de modèles de portée psychologique apparaissent
l’anthropologue américain Richard Handler (1985a, s ouvent séduisants. Cest précisément pour cette
1985b), sous la forme d’une personne qui possède une r aison qu’il faut en dégager et en analyser les
propriété matérielle mais aussi culturelle, les présupposés.
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2. Le fait que cette histoire naît des souffrances d’une 3. Mais il ne faut donc pas s’en tenir à la logique créée
population qui conçoit son émergence nationale par ces forces politiques pour en analyser les enjeux
comme héroïque et libératrice ne garantit pas que les et les stratégies. L’appel aux émotions patrimoniales
individus s’ouvrent aux « autres locaux ». Tout au se fonde souvent sur le présupposé fortement enra-
contraire, les récits locaux démontrent une tendance ciné que c’est par les liens du sang et de l’histoire
parallèle à restreindre la diversité à l’intérieur de la qu’on doit sa loyauté à la nation ou à la culture locale,
société à un stéréotype non moins réducteur que qui fonctionnent donc comme la famille ou autre unité
l’image officielle de la nation. de parenté sur laquelle elles sont modelées.
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4. Ce faisant, j’écarte la question de savoir si ces soient les sentiments de chacun d’entre eux.
émotions existent dans les cerveaux humains, si elles 6. L’État bureaucratique cherche à convaincre les
sont réelles ou non, question mal posée en ce qu’elle citoyens qu’ils n’éprouvent que les émotions légiti-
reproduit la logique de ce que, au contraire, nous mées par l’idéologie nationale. Mais si l’État sait mani-
essayons ici de déconstruire et de dégager de sa puler la différence entre les émotions et ses simu-
matrice idéologique. lacres, les citoyens n’en maîtrisent pas moins parfois
5. Les exemples de la Palestine et des populations les mêmes techniques de dissimulation, en défendant
minoritaires en Grèce sont déjà bien connus (Abu une identité étroitement locale avec toute la panoplie
El-Haj 2001 ; Hamilakis 2007). Cette stratégie, en émotive qu’on associe habituellement au patriotisme
outre, suscite souvent des réactions violentes, comme national. Personne ne peut s’assurer des vrais senti-
on l’a constaté à Ayodhya (Ratnagar 2004). Lorsqu’il ments de loyauté ou des convictions en politique ; ce
arrive, comme le soutient Robert Hayden (2002), que sont par des signes extérieurs (telles les promesses
la violence des intégristes des deux bords ressortit à de voter pour tel ou tel candidat en échange de sa pro-
une expérience culturelle partagée (voir aussi Blok tection ou de son aide matérielle) que clients et
2001 : 115-135), les émotions suscitées par la démoli- patrons se jugent mutuellement et estiment leurs
tion d’un monument conçu a posteriori comme « lieu chances de réussite. Mais le risque de se tromper est
de mémoire » témoignent de leur emploi et de la mani- toujours présent. En effet c’est le doute qui crée ce jeu
pulation de leur performance par les politiciens de hasard qu’on appelle la politique, et ceci n’est pas
– imposant, en d’autres termes, à chaque citoyen de moins vrai en ce qui concerne les sentiments des habi-
démontrer sa loyauté en adhérant à ces émotions – plus tants à l’égard du patrimoine, qu’il soit « national » ou
que de la présence des émotions réelles, quels que « local », « régional » ou même « familial ».
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7. La citadelle était d’ailleurs déjà considérée comme un site historique important par les conservateurs du
service des Beaux-Arts (krom silapakawn).
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8. Peut-être avaient-ils raison : le soutien du gouver- du Parti démocrate, qui a tenté de les sauver, a semblé
neur de Bangkok, Apirak Kosayodhin, vice-président justifier le chemin qu’ils avaient suivi.
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9. On pourrait donc être tenté d’écrire que les habi- gouverneur de Bangkok, Apirak Kosayodhin, qui a
tants s’associent au site en raison des sentiments placé les habitants hors de la grande mobilisation
forts qui lient leurs mémoires à l’histoire d’une nation rouge et qui les a associés par hasard (à moins qu’il
à laquelle ils prêtent leur foi absolue. Mais il y aurait ne s’agisse, mieux, des accidents de l’histoire) au
là une chaîne de présupposés qui renforcent l’idéo- parti et aux idées auxquels s’opposent les chemises
logie nationale par l’opération de catégories stéréo- rouges. Bref, ils se trouvent dans une situation au
typées. C’est apparemment le soutien de l’ex- moins ambiguë.
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10. Ce n’est pas que les habitants n’ont pas conscience dants »), disent-ils fréquemment. Parler, c’est
du passé ; au contraire, ils sont très sensibles au résoudre les différences. Cela signifie que si le pré-
caractère périssable des choses. Mais ils ont une sent exige qu’on ignore certains aspects du passé et
culture d’adaptation ; le stéréotype qu’offrent les même qu’on les abolisse pour qu’ils disparaissent de
Romains de leur propre société est qu’ils seraient de la mémoire collective, on le fait volontiers et
grands bavards attentifs à trouver un compromis : aussitôt.
« Semo accommodanti » (« Nous sommes accommo-
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11. L’État encourage, bien sûr, le discours nostal- l’inévitabilité du changement ; et qui n’accepte pas ce
gique ; le maire de Rome à l’époque où je menais ma processus se trouvera sérieusement dépourvu ; qui,
recherche, Francesco Rutelli, avait par exemple lancé au contraire, en dépit des larmes versées sur un temps
un projet qui incitait les élèves des écoles à enregis- révolu, construit une vie aisée et confortable, prête
trer les récits de leurs grands-parents. Mais la pro- sa présence au processus même dont il prétend déplo-
duction de cette nostalgie renforce le sentiment de rer les effets.
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Nostalgie et patrimoine
Une esquisse de typologie*
« Un voyageur peut toujours revenir sur ses pas. Mais sur l’axe du
temps, il n’y a pas de retour en arrière. Ce qui est perdu l’est à tout
jamais. »
( Jankélévitch 1983.)
* Nota : des extraits de ce texte ont déjà fait l’objet d’une publication (Berliner 2010).
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dont l’Unesco, bien que ses positions soient plus fragmentées qu’on
ne puisse le penser, a contribué à la dissémination de par le monde,
via ses experts internationaux et les fonctionnaires locaux.
Dans cet article, je poursuivrai l’idée selon laquelle la nostalgie
constitue une force patrimoniale majeure. Szilvia Gyimothy (2005)
a, par exemple, montré comment, au Danemark, la mode touristique
des « inns », sortes de gîtes campagnards, réactive des mémoires
romantiques et patriotiques d’une nation rurale. De son côté, Mau-
rizio Peleggi (2005) s’est intéressé à la consommation par les touristes
d’une « nostalgie coloniale » en Asie du Sud-Est, via une analyse de
la rénovation et de la fréquentation de grands hôtels de l’époque
coloniale ; tandis que Tianshu Pan, un anthropologue chinois, a
documenté l’émergence d’une nostalgie d’élites pour le Shanghai
d’avant 1949, d’un engouement pour l’architecture coloniale destinée
aux touristes et « totalement insignifiante dans la vie quotidienne des
locaux » (Pan 2007 : 29). À partir de l’exemple de Luang Prabang,
une ancienne ville royale du nord du Laos devenue site du Patrimoine
mondial en 1995, je propose de dévoiler les investissements cognitifs
et émotionnels multiples qui se jouent derrière cette notion ainsi
utilisée de nostalgie. À l’instar de l’excellente étude de Cunningham
Bissel à Zanzibar qui nous invite à localiser « les multiples brins de
nostalgie en circulation » (Bissel 2005 : 235), les pages qui suivent
feront apparaître une scène complexe dans laquelle des idées et des
émotions liées à la préservation, la transmission et la perte sont diver-
sement déployées par différentes catégories d’acteurs. Vestige menacé
pour les patrimonialistes de l’Unesco, Oxford indochinois pour tou-
ristes occidentaux, ville damnée selon certains de ses habitants, bon
investissement pour d’autres, lieu de pèlerinage bouddhiste, Luang
Prabang constitue un hybride qui déploie une diversité de postures
nostalgiques. L’ambition de cet article est de montrer le caractère
protéiforme de ces attachements au patrimoine afin de proposer, en
conclusion, une typologie de ces postures.
La scène patrimoniale
En offrant son label « Site du Patrimoine mondial » à Luang Prabang
en 1995, l’Unesco est venue s’inscrire dans la texture socio-historique
complexe qui lui préexistait et qui est bien documentée (Stuart-Fox
1997). Luang Prabang est une ancienne ville royale. Son histoire est
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les moines comme des animaux. Pire, « le touriste est un prédateur »,
s’exclame un expert interviewé. Ici, le vécu au quotidien du tourisme
renforce le sentiment d’une dénaturation inéluctable de la ville et
d’une perte irrémédiable de son ambiance. Parallèlement, les locaux
eux-mêmes constituent aux yeux des experts une menace majeure
pour la bonne préservation de l’esprit du lieu. On retrouve le « désa-
justement » classique entre le regard expert et celui des habitants
(Heinich 2009 : 76), que le premier qualifie avec insistance de « kitsch ».
Le plan de sauvegarde et de mise en valeur interdit formellement,
par exemple, les vitres, les fenêtres récentes, les pots de fleurs, la coupe
des arbres, les barrières devant les maisons, la laque sur le bois, autant
de choses dont raffolent mes interlocuteurs laotiens. De même, les
habitants du centre-ville tendent à suroccuper leurs terrains (pour y
construire guesthouses et restaurants), tandis que les autorités locales
ont été amenées à vendre certaines habitations classées à des inves-
tisseurs privés et ce, à l’encontre des régulations imposées par l’Unesco.
Dans les propos des experts sur le terrain, les résidents de Luang
Prabang sont toujours décrits comme défaillants, « incapables de
préserver leur propre héritage ». Leur est déniée toute compétence
esthétique et patrimoniale, un phénomène similaire à celui décrit par
Michael Herzfeld (1991) à Rethemnos.
La posture de ces experts in situ est, cela va sans dire, antinomique
de l’image stéréotypée de l’expert désincarné. À déambuler dans la
ville, vous les verrez s’agiter, parfois irascibles, sur les chantiers,
s’accrocher avec les touristes qui ne respectent pas les codes de
conduite locaux, voire participer à certains rituels religieux. Loin de
la retenue décrite par Nathalie Heinich chez les chercheurs de l’Inven-
taire général du patrimoine culturel en France, la mobilisation des
experts rencontrés à Luang Prabang est active et corporelle, à tel
point que certains de mes interlocuteurs décrivent ironiquement ces
derniers comme « plus laotiens que les Laotiens eux-mêmes. Ils vou-
draient nous apprendre comment être laotien ». Leur nostalgie est
vécue et assumée pour un Luang Prabang qu’ils ont connu pour
certains avant même sa reconnaissance par l’Unesco – comme me
l’indique l’un d’entre eux, « on a une nostalgie pour l’ancien Luang
Prabang. Regarde, mon ancienne maison est devenue une pizze-
ria… ». Une nostalgie revendiquée qui se double d’un discours patri-
monialiste sur la nécessité de résister à la perte et qui, de par leur
intense attachement émotionnel et cognitif, fait de ces acteurs des
médiateurs essentiels à la mise en patrimoine.
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pour transmettre les arts de la région, centre qui n’est pas destiné aux
touristes, dit-il, mais bien « aux jeunes Laotiens pour qu’ils apprennent
la culture authentique de Luang Prabang, le tissage, les danses, l’orfè-
vrerie, les arts de cour. Ici, dans mon centre, on apprend aux jeunes
les bonnes manières et le bon comportement laotien ». Et de conti-
nuer : « Ce que l’on fait, c’est de la transmission ! » Allergique au
synthétique, aux tissus en provenance de Chine et aux vases en
aluminium, le directeur du centre souhaite produire « à l’ancienne »,
ce qui nécessite de « travailler avec les vieux artisans de l’époque
royale ».
De leur côté, certains fonctionnaires et élites locaux partagent le
même souci de conservation et des inquiétudes similaires vis-à-vis de
l’ampleur actuelle du tourisme, mais en mettant davantage l’accent sur
des préoccupations qui touchent les Laotiens lettrés qui vivent à Luang
Prabang. Je fais ici allusion à l’influence grandissante de la culture thaï
au Laos (que ce soit à travers la télévision ou le tourisme) et la posture
(qualifiée par certains de) « coloniale » de la France dans la patrimo-
nialisation de la ville, un rôle dénoncé, par exemple, en soulignant que
« trop de Français travaillent ici. Seuls des Laotiens devraient travailler
à la Maison du patrimoine ». Soucieux de sauvegarder le patrimoine
immatériel de la ville, l’un de ces fonctionnaires a ouvert un « Children
Cultural Center » où les enfants de la ville apprennent des jeux et des
instruments de musique traditionnels. Autant d’actions patrimoniales
qui consacrent la destinée de Luang Prabang en tant que centre de
préservation et de transmission culturelles, mais pour autant qu’elles
n’aient pas trop de connotation royaliste. Comme le souligne ce fonc-
tionnaire local, « maintenant on recommence à faire les rites d’avant,
mais pas ceux liés à la royauté. Il y a des choses qu’on ne veut pas
revitaliser ». Bref, avec les experts de l’Unesco, les expatriés, les Laotiens
issus de la diaspora, les élites et fonctionnaires locaux, se dessinent les
contours transnationaux d’une « communauté de perte », certes portée
par des influences et des aspirations diverses, des investissements cogni-
tifs et émotionnels contrastés.
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Fabriquer du patrimoine
quand le sentiment de perte fait défaut
De la nostalgie des experts, des expatriés, des Laotiens de la diaspora,
et des touristes pour un monde déjà disparu ou en voie de disparition,
j’en viens maintenant à me demander ce que pensent la plupart des
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