Impressions Fugitives Rosset o Reflexo
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Le reflet
Le corps sans reflet folie, prêt à donner sa vie à Giulietta. S'il ne lui cède pas
son reflet, ce n'est pas qu'il ne soit pas prêt à le faire
Tout comme le corps sans ombre, le corps sans reflet mais simplement parce qu'un tel don lui semble maté-
est monstrueux, démoniaque et semi-défunt (oUsemi- riellement impossible. Mais on sait que certaines femmes
vivant). Une des illustrations les plus célèbres du statut ont l'art de réclamer des choses impossibles et même de
du corps sans reflet se trouve dans un conte de Hoff- parfois les obtenir, surtout si elles disposent, comme
mann qui s'inspire comme on le sait de Chamisso, et qui Giulietta, de l'aide du diable. Erasmus cède donc à la
a inspiré 11acte vénitien des Contes d'Ho/fmann de Jac- requête de Giulietta, dans l'espoir que son reflet, une
ques Offenbach : les Aventures de la nuit de la 5aint- fois dans les mains de Giulietta, sera vite accompagné
Sylvestre. Ce conte relate l'aventure d'un jeune Alle- du corps dont il est le reflet. Aussitôt dit, aussitôt fait.
mand, Erasmus Spikher, qui s'éprend violemment (non L'impossible se produit : il y a dans la pièce un miroir
pas à Venise mais àFlorence) de Giulietta, courtisane qui reflète l'image des deux amoureux, et le reflet d'Eras-
aussi belle qu' inquiétante (car elle est soumise à l'autorité mus quitte par prodige le miroir pour venir se lover
du docteur Dapertutto qui n'est autre qu'une personni- amoureusement dans les bras de Giulietta. Mais, sitôt en
fication du · diablè). Giulietta demande à Erasmus, en possession de son butin, Giulietta disparaît par enchan-
échange de ses faveurs, et afin dit-elle de garder au moins tement. Le corps d'Erasmus demeure seul et privé de
un souvenir de leur merveilleuse rencontre, de lui céder son reflet, tout comme Peter Schlemilh privé de son
son reflet qu'elle gardera, dit-elle toujours, comme sou- ombre. Il n'a eu le temps de rejoindre ni son reflet, ni
venir sacré. Erasmus stupéfait lui remontre alors que le son amante. Le diable (Dapertutto) a beau jeu de lui
reflet est un double non détachable de son propriétaire, tirer, un peu plus tard, la morale de l'histoire : « Bon !
comme je l'observais au début du livre : « Comment bon !, vous voilà comme un enfant : vos désirs, votre
pourrais-tu garder mon reflet? Il est inséparable de ma passion sont sans bornes, et vous voudriez que tout mar-
personne, il m'accompagne partout et m'est renvoyé par chât comme sur des roulettes ». 2 Par la suite, le corps
toute eau calme et pure, par toutes les surfaces polies » 1• sans reflet d'Erasmus Spikher devient un corps mons-
Erasmus est à ce moment, comme tout ,amant saisi de trueux et sujet à d'étranges métamorphoses, tantôt nain,
1. Contes, Gallimard, Folio-classique, tr. Henri Egmont et Albert
Béguin, p. 401. 2. lb., p, 403.
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tantôt vieillard, tantôt jeune homme ; également un corps Spikher sera éconduit par sa femme et son fils, et n'aura
volatile qui ne tient pas en place et bondit sans cesse dès lors plus d'autre recours que d'errer de par le monde.
d'un lieu à un autre avant de disparaître brusquement Tantôt présent tantôt absent, tantôt visible tantôt invi-
pour réapparaître ailleurs. Il annonce un peu, entre beau- sible, tantôt lumineux tantôt éteint, le corps sans reflet
coup d'autres figures, le personnage de Scarbo qui appa- est alternativement vivant et mort et n'est à vrai dire ni
raît à plusieurs reprises dans le Gaspard de la nuit d' Aloy- tout à fait l'un ni tout à fait l'autre. C'est pourquoi Eras-
sius Bertn 1nd (et qui a inspiré à Ravel une pièce célèbre). mus Spikher ne meurt pas véritablement mais s'éclipse
Le dernier poème du recueil est une « hantise » de dans la nature à la fin du conte, tout comme Peter Sche-
Scarbo - hantise qui pourrait très bien se dire d'un torps milh et Scarbo ; ou comme la plupart des créatures
sans reflet et évoque de près le corps de Spikher décrit démoniaques des films d'épouvante qui meurent à la fin
par Hoffmann, dès lors que Spikher a perdu son reflet : du film sans qu'on soit bien sûr que c'est définitivement
Le croyais1·e alors.évanoui? Le nain grandissait entre et pour de bon.
la lune et moi comme le clocher d'une cathédrale gothique, Cette existence ambiguë du corps sans reflet se
un grelot d'or en branle à son bonnet pointu i retrouve dans celui qui en est le principal héros : le
Mais bientôt so'n corps bleuissait, diaphane comme la vampire.
cire de bougie, son visage blêmissait comme la cire d'un Le vampire, pas toujours dans ses multiples versions
lumignon - et soudain il s'éteignait. anciennes, mais manifestement dans sa version moderne
Ce corps monstreux, sitôt que l'on constate son inca- due au livre de Bram Stoker (Dracula, 1897) qui fixe
pacité à se refléter, est dénoncé en public comme sur- définitivement les rôles ainsi que les statuts qui régissent
naturel et satanique : homo ne/as /, lui fait-on savoir avant l' « existence » du vampire, est essentiellement un corps
de le prier de prendre la porte. Et tandis que Spikher intermittent. Contrairement au corps vivant qui fonc-
s'enfuit dans les rues de la ville, il a à ses trousses, tout tionne de jour comme de nuit, le vampire ne fonctionne
comme Peter Schemilh, une horde de gamins qui le que de nuit. Pendant le jour, la lumière du soleil le
pourchasse : « Le voilà qui galope, celui qui a vendu son tuerait ; pas, on le sait, les autres sources de lumière
reflet au diable » ! 3 De retour chez lui, en Allemagne, comme par exemple les bougies ou la clarté de la lune.
Mais il ne saurait être question d'énumérer tous les attri-
3. Ib., p. 406. buts, ou privations d'attributs, propres au vampire. Son
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Si l'absence de reflet a de quoi inquiéter, il arrive aussi elle-même, bien qu'elle ne soit qu'un corps apparent
que la présence de reflet - surtout s'il s'agit du sien - peint sur un tissu réel). Illusion fugitive d'un corps, pur
trouble et suscite une certaine angoisse. L'apparition ectoplasme qu'aucun homme ne saurait palper. Comme
subite de ce double familier peut surprendre et même le dit Erasmus Spikher dans l' « histoire du reflet perdu »
faire sursauter, étant alors curieusement perçue comme de Hoffmann, s'adressant au narrateur des Aventures de
non familière mais étrange. C'est le cas notamment la nuit de la Saint-Sylvestre : « Oui-da, l'habile homme !
lorsqu'on n'a pas remarqué la proximité d'un miroir ou fais-moi (...) toucher un reflet dérobé à un miroir, et je
d'une glac;~quelconque qui guette le moment de vous fais devant toi un saut périlleux de mille toises » !
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saisir à l'improviste dans le double sens du terme de L'exemple le plus connu de reflet insaisissable est é~i-
saisir (à la fois capter et faire tressaillir). Qui est donc demment celui de Narcisse, que celui-ci s'efforce en vam
cet « autre », si proche q,emoi, qui m'épie et me surveille d'étreindre. Ovide, qui raconte la légende de Narcisse et
à mon insu ? On r~connaît là le thème du Horla de la relie à celle de la nymphe Écho dans le livre III des
Maupassant, de cet âutre moi-même qui me regarde à Métamorphoses, a des formules remarquables pour
travers le miroir et prend progressivement possession de décrire l'inconsistance du reflet de Narcisse, son manque
ma personne. L'iconoclasme, comme toute crainte de se de corps et d'existence. Ce reflet est un espoir sans objet
voir. reproduire en image ou en photographie, est (spem sine corpore), un simulacre fugitif (simulacra fuga-
l'expression de la même inquiétude. Inquiétude évidem- cia), l'ombre d'une image (imaginis umbra) qui n'est rien
ment liée à un doute, souvent parent de la paranoïa, en elle-même (nil habet ista sui). 6 La première de ces
quant à l'identité personnelle. Mais l'examen de cette expressions, spem sine corpore, pourrait aussi être tra-
question n'est pas à sa place ici. duite par « illusion sans corps », comme le fait Georges
Lafaye dans l'édition des Belles Lettres, ce qui revient
toutefois à fausser le texte et en réduire la force (car, à
Le reflet sans corps ma connaissance, spes n'a jamais exprimé l'illusion, mais
des idées tournant autour des notions d'espoir et
Le reflet sans corps est une vision privée de consis- d'attente ; d'autre part, si je rends spem sine corpore par
tance (différente en cela de la peinture dite figurative,
qui suggère une vision illusoire du corps mais est corps 5. Op. cit., p. 382.
6. v.417, 432, 434, 435 .
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« espoir sans objet » et non par « espoir sans corps », trouvent dans le chapitre 8 du sixième traité de la pre-
c'est parce que cette dernière expression est bizarre et mière Ennéade (Du beau); la seconde, plus courte, dans
ambiguë, alors qu' « espoir sans objet » me paraît bien le chapitre 2 du huitième traité de la cinquième Ennéade
rendre ce que veut dire Ovide). Je préfère aussi ma tra- (De la beauté intelligible). Je citerai ici un passage du
duction à celle de Georges Lafaye parce qu'elle rend traité de la première Ennéade, d'abord pour sa beauté,
mieux compte de ce qui est pour moi l'essence du désir ensuite parce qu'elle exprime le triple statut de l' exis-
passionnel, , d'être sans objet, comme j'ai essayé de le tence et le double statut de l'illusion (chez Plotin comme
montrer clins Le Régime des passions. chez Platon), enfin parce que la thèse métaphysique
On trouve chez Plotin, dans un tout autre contèxte défendue ici par Plotin est étonnamment voisine - muta-
(car il s'agit pour Plotin d'illustrer là son idéalisme phi- tis mutandis - de ce que pourraient écrire des auteurs
losophique), deux allusions à la légende de Narcisse qui indifférents à la métaphysique comme Ovide ou des
font de celui-ci une victime consistant à prendre l'image matérialistes comme Lucrèce : « Car si on voit les beautés
pour la réalité, et la réalité sensible pour la réalité réelle, corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir
alors qu'il n'est pas de réel sensible qui ne soit l'ombre qu'elles sont des images, des traces, et des ombres ; et il
de la réalité intelligible qui est, comme chez Platon, la faut s'enfuir vers cette beauté dont elles sont les images.
seule réalité réelle. Narcisse en périra, ou du moins dis- Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient
paraîtra de la surface de la terre, comme tout corps privé réelles, on serait comme l'homme qui voulut saisir sa
d'ombre ou de reflet : aphanès égéneto, il devint invisible. belle image portée sur les eaux (ainsi qu'une fable, je
En fait Narcisse s'est illusionné doublement, en prenant crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond
pour réel d'abord ce qui n'est que l'image du corps, courant, il disparut ; il en est de même de celui qui
ensuite ce qui n'est qu'une réalité sensible (en l'occur- s'attache à la beauté des corps et ne l'abandonne pas ;
rence le propre corps de Narcisse) qui n'est lui-même ce n'est pas son corps, mais son âme, qui plongera dans
que le reflet corporel de la seule réalité, la réalité intel- des profondeurs obscures et funestes à l'intelligence, il
ligible. De même chez Platon, on le sait, l'objet d'art, y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans le
qui s'inspire de l'objet corporel, n'est que le reflet au royaume des morts ». 7
deuxième degré de la réalité idéelle : soit l'ombre d'une
ombre. Ces deux allusions plotiniennes à Narcisse se 7. T r. Emile Bréhi~r (légèrement modifiée), Les Belles Lettres.
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