René Guénon - La Lettre G Et Le Swastika

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René Guénon, Symboles Fondamentaux de la science sacrée

DEUXIÈME PARTIE
Symboles du Centre et du Monde

Chapitre XVII
La lettre G
et le swastika 134

Dans La Grande Triade, à propos du symbolisme polaire et du mot


chinois i désignant l’unité (l’Étoile polaire est appelée Tai-i, c’est-à-
dire la « Grande Unité »), nous avons été amené à donner quelques
indications sur le symbolisme maçonnique de la lettre G, dont la posi-
tion normale est également « polaire », et à faire un rapprochement
avec la lettre I qui représentait « le premier nom de Dieu » pour les
Fedeli d’Amore 135. Ce rapprochement se justifiait par le fait que la
lettre G, qui par elle-même ne pourrait pas être considérée comme un
véritable symbole en tant qu’elle appartient aux langues modernes qui
n’ont rien de sacré ni de traditionnel, mais qui stands for God suivant
les rituels anglais et est en effet l’initiale du mot God lui-même, a été,
dans certains cas tout au moins, regardée comme se substituant au iod
hébraïque, symbole du Principe ou de l’Unité, en vertu d’une assimi-

134 Publié dans É. T., juill.-août 1950.


135 La Grande Triade, ch. XXV.
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lation phonétique entre God et iod 136. Ces quelques remarques se sont
trouvées être le point de départ de recherches qui ont donné lieu à de
nouvelles constatations fort intéressantes 137 ; c’est pourquoi nous
croyons utile de revenir sur ce sujet pour compléter ce que nous avons
déjà dit.
Tout d’abord, il y a lieu de noter que, dans un ancien catéchisme
du grade de Compagnon 138, à la question : What does that G denote ?
il est répondu expressément : Geometry or the Fifth Science (c’est-à-
dire la science qui occupe le cinquième rang dans l’énumération tradi-
tionnelle des « sept arts libéraux », dont nous avons signalé en
d’autres occasions la transposition ésotérique dans les initiations du
moyen âge) ; cette interprétation ne contredit d’ailleurs aucunement
l’affirmation que cette même lettre stands for God, Dieu étant spécia-
lement désigné dans ce grade comme le « Grand Géomètre de
l’Univers » et, d’autre part, ce qui lui donne toute son importance,
c’est que, dans les plus anciens manuscrits connus de la maçonnerie
opérative, la « Géométrie » est constamment identifiée à la maçonne-
rie elle-même ; il y a donc là quelque chose qui ne peut pas être
considéré comme négligeable. Il apparaît en outre, ainsi que nous le
verrons tout à l’heure, que la lettre G, en tant qu’initiale de Geometry,
a pris la place de son équivalent grec Γ, ce que justifie suffisamment
l’origine même du mot « Géométrie » (et, ici du moins, ce n’est plus à
une langue moderne que nous avons affaire) ; en outre, cette lettre Γ

136 L’auteur d’un ouvrage sur le symbolisme maçonnique a cru devoir nous
adresser à ce sujet une critique, formulée même en termes assez peu cour-
tois, comme si nous étions responsables de cette assimilation phonétique ;
nous ne le sommes pourtant pas plus que du fait que les maçons anglais ont
aussi identifié autrefois les trois lettres du même mot God aux initiales des
trois mots hébraïques Gamel, Oz, Dabar (Beauté, Force, Sagesse) ; qu’on
pense ce qu’on voudra de la valeur de tels rapprochements (et il y en a enco-
re d’autres), on est bien obligé, en tout cas, d’en tenir compte au moins his-
toriquement.
137 Marius Lepage, La Lettre G, dans Le Symbolisme, numéro de nov. 1948 ;
article dans le Speculative Mason, numéro de juill. 1949, écrit à l’occasion
du précédent et d’où est tirée la plus grande partie des informations que nous
utilisons ici.
138 Prichard, Masonry Dissected (1730).
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présente en elle-même un certain intérêt, au point de vue du symbo-


lisme maçonnique, en raison de sa forme qui est celle d’une équer-
re 139, ce qui n’est évidemment pas le cas de la lettre latine G 140.
Maintenant, avant d’aller plus loin, on pourrait se demander si ceci
n’est pas en opposition avec l’explication par la substitution au iod
hébraïque, ou du moins, puisque celle-ci a bien existé aussi, s’il n’y
aurait pas lieu de penser, dans ces conditions, qu’elle n’aurait été in-
troduite qu’après coup et plus ou moins tardivement ; en fait, comme
elle paraît bien avoir appartenu en propre au grade de maître, il doit en
être ainsi pour ceux qui suivent l’opinion la plus courante sur l’origine
de celui-ci. Par contre, pour ceux qui, comme nous, se refusent, pour
plus d’une raison, à considérer ce grade comme le produit d’une éla-
boration « spéculative » du XVIIIe siècle, et qui y voient une sorte
de « condensation » du contenu de certains grades supérieurs de la
maçonnerie opérative, comblant dans la mesure du possible une la-
cune due à l’ignorance où étaient à l’égard de ceux-ci les fondateurs
de la Grande Loge d’Angleterre, la chose apparaît sous un aspect bien
différent : il s’agit alors d’une superposition de deux sens différents,
mais qui ne s’excluent nullement, ce qui n’a assurément rien
d’exceptionnel dans le symbolisme ; de plus, ce que personne ne sem-
ble avoir remarqué jusqu’ici, c’est que les deux interprétations, par le
grec et l’hébreu respectivement, s’accordent parfaitement avec le ca-
ractère propre des deux grades correspondants, « pythagoricien » pour
le second et « salomonien » pour le troisième, et peut-être est-ce là
surtout, au fond, ce qui permet de comprendre ce qu’il en est réelle-
ment.

139 Rappelons que l’équerre à branches inégales, qui est plus précisément la
forme de cette lettre, représente les deux côtés de l’angle droit du triangle
rectangle 3-4-5, qui a, comme nous l’avons expliqué ailleurs, une importan-
ce toute particulière dam la maçonnerie opérative (voir Parole perdue et
mots substitués, dans É. T., décembre 1948).
140 Toutes les considérations que certains ont voulu tirer de la forme de la lettre
G (ressemblance avec la forme d’un nœud, avec celle du symbole alchimi-
que du sel, etc.) ont manifestement un caractère tout à fait artificiel et même
plutôt fantaisiste ; elle n’ont pas le moindre rapport avec les significations
reconnues de cette lettre, et elles ne reposent d’ailleurs sur aucune donnée
authentique.
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Cela dit, nous pouvons revenir à l’interprétation « géométrique »


du grade de Compagnon, dont ce que nous avons dit n’est pas encore
la partie la plus intéressante quant au symbolisme de la maçonnerie
opérative. Dans le même catéchisme que nous avons cité plus haut, on
trouve aussi cette sorte d’énigme : By letters four and science five, this
G aright doth stand in a due art and proportion 141 : Ici, science five
désigne évidemment la « cinquième science », c’est-à-dire la Géomé-
trie ; quant à la signification de letters four, on pourrait, à première
vue et par symétrie, être tenté de supposer qu’il y a là une faute et
qu’il faut lire letter au singulier, de sorte qu’il s’agirait de la « qua-
trième lettre », c’est-à-dire, dans l’alphabet grec, de la lettre Δ, qui est
en effet intéressante symboliquement par sa forme triangulaire ; mais,
comme cette explication aurait le grand défaut de ne présenter aucun
rapport intelligible avec la lettre G, il est beaucoup plus vraisemblable
qu’il est réellement question de « quatre lettres », et que l’expression
d’ailleurs anormale science five, au lieu de fifth science, a été mise là
intentionnellement pour rendre l’énoncé encore plus énigmatique.
Maintenant, le point qui peut paraître le plus obscur est celui-ci : pour-
quoi est-il parlé de quatre lettres, ou, si c’est bien toujours de
l’initiale du mot Geometry qu’il s’agit, pourquoi doit-elle être quadru-
plée to stand aright in due art and proportion ? La réponse, qui doit
être en rapport avec la position « centrale » ou « polaire » de la lettre
G, ne peut être donnée qu’au moyen du symbolisme opératif, et c’est
d’ailleurs ici qu’apparaît la nécessité de prendre cette lettre, comme
nous l’indiquions plus haut, sous sa forme grecque Γ. En effet,
l’assemblage de quatre Γ placés à angles droits les uns par rapport aux
autres forme le swastika, « symbole, comme l’est aussi la lettre G, de

141 Nous ne devons pas oublier de mentionner incidemment que, en réponse à la


question Who does that G denote ? (who et non plus what comme précé-
demment quand il était question de la Géométrie), ce catéchisme contient
encore la phrase suivante : The Grand Architect and contriver of the Univer-
se, or He that was taken up to the Pinnacle of the Holy Temple ; on remar-
quera que le « Grand Architecte de l’Univers » est ici identifié au Christ
(donc au Logos), mis lui-même en rapport avec le symbolisme de la « pierre
angulaire » entendu suivant le sens que nous avons expliqué ; le « pinacle du
Temple » (et l’on notera la curieuse ressemblance de ce mot « pinacle »
avec l’hébreu pinnah qui signifie « angle ») est naturellement le sommet ou
le point le plus élevé, et, comme tel, il équivaut à ce qu’est la « clef de voû-
te » (Keystone) dans l’Arch Masonry.
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l’Étoile polaire, qui est elle-même le symbole et, pour le maçon opéra-
tif, le siège effectif du Soleil central caché de l’Univers, Iah 142 », ce
qui rappelle évidemment de très près le Tai-i de la tradition extrême-
orientale 143. Dans le passage de La Grande Triade que nous rappe-
lions au début, nous avions déjà signalé l’existence, dans le rituel opé-
ratif, d’un rapport très étroit entre la lettre G et le swastika ; cepen-
dant, nous n’avions pas eu connaissance alors des informations qui, en
faisant intervenir le Γ grec, rendent ce rapport encore plus direct et en
complètent l’explication 144. Il est bon de noter encore que la partie
recourbée des branches du swastika est considérée ici comme repré-
sentant la Grande Ourse, vue dans quatre positions différentes au
cours de sa révolution autour de l’Étoile polaire à laquelle correspond
naturellement le centre où s’unissent les quatre gammas, et que ces
quatre positions sont mises en relation avec les quatre points cardi-
naux et les quatre saisons ; on sait quelle est l’importance de la
Grande Ourse dans toutes les traditions où intervient le symbolisme
polaire 145. Si l’on songe que tout cela appartient à un symbolisme
qu’on peut dire vraiment « œcuménique » et qui indique par là même

142 Dans l’article du Speculative Mason, d’où est tirée cette citation, le swastika
est appelé inexactement gammadion, désignation qui, comme nous l’avons
signalé à diverses reprises, était en réalité appliquée anciennement à de tout
autres figures (voir notamment El-Arkân, où nous en avons donné la repro-
duction), mais il n’en est pas moins vrai que le swastika, bien que n’ayant
jamais porté ce nom, peut aussi être regardé comme formé par la réunion de
quatre gammas, de sorte que cette rectification de terminologie ne change
rien pour ce dont il s’agit ici.
143 Nous ajouterons que le nom divin Iah, qui vient d’être mentionné, est mis
plus spécialement en rapport avec le premier des trois Grands-Maîtres au
septième degré de la maçonnerie opérative.
144 On pourrait peut-être objecter que la documentation inédite donnée par le
Speculative Mason, concernant le swastika, provient de Clément Stretton, et
que celui-ci fut, dit-on, le principal auteur d’une « restauration » des rituels
opératifs dans laquelle certains éléments, perdus à la suite de circonstances
qui n’ont jamais été complètement éclaircies, auraient été remplacés par des
emprunts faits aux rituels spéculatifs et dont rien ne garantit la conformité
avec ce qui existait anciennement ; mais cette objection ne vaut pas dans le
cas actuel, parce qu’il s’agit précisément de quelque chose dont on ne trouve
aucune trace dans la maçonnerie spéculative.
145 Voir également La Grande Triade, ch. XXV, à propos de la « Cité des Sau-
les » et de sa représentation symbolique par un boisseau rempli de riz.
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un lien assez direct avec la tradition primordiale, on peut comprendre


sans peine pourquoi « la théorie polaire a toujours été un des plus
grands secrets des véritables maîtres maçons 146 ».

146 Il peut être intéressant de signaler encore que, dans la Kabbale, le iod est
considéré comme formé par la réunion de trois points représentant les trois
middoth suprêmes et disposés en équerre ; celle-ci est d’ailleurs tournée en
sens contraire de celle que forme la lettre grecque Γ, ce qui pourrait corres-
pondre aux deux sens de rotation opposés du swastika.

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