La Gorgone Meduse

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La Gorgone Méduse

CHRISTINE SOURGINS

la Renaissance qui inventa le verbe « méduser ».


Sylvain DÉTOC : La Gorgone Méduse. (Édi- Profondément ambivalente, elle peut se muer
tions du Rocher, 2006, 320 pages.) en son contraire : un visage splendide et
Rilke dira que la beauté est le premier degré
YLVAIN DÉTOC, professeur de littérature du terrible. À la fois animale et humaine,

S comparée à la Sorbonne, traque la figure


de Méduse (une des trois sœurs appe-
lées Gorgones) à travers la littérature mondiale.
aquatique et chthonienne, nocturne et solaire,
morte et vivante, victime et bourreau, tout le
mérite du livre de Sylvain Détoc est de resti-
Comme Orphée, Narcisse ou Psyché, Méduse tuer à Méduse une richesse de significations
suggère qu’à trop vouloir voir, l’âme s’aveu- qu’on ne soupçonne plus. On a oublié que ce
gle ; elle est d’abord une des figures de l’in- monstre vivait benoîtement au fond de son
terdit visuel et de son châtiment immédiat : antre et n’est devenu mortifère que la tête
quiconque croise son regard est pétrifié sur tranchée, quand Persée s’en servit comme
place. L’astucieux Persée, héros d’une civilisa- d’une arme de destruction massive : Méduse
tion hellénique qui prise la ruse et la curio- est une figure hautement paradoxale. Mère de
sité visuelle, viendra à bout du monstre… en Pégase, elle incarne aussi la fureur chevaline
jouant d’un bouclier comme d’un miroir. À sa et la sauvagerie guerrière, ce qui lui valu
suite, les artistes grecs contournent habile- d’être représentée sur les boucliers grecs,
ment la difficulté : comment représenter celui d’Agamemnon en particulier. Le mons-
« l’irregardable » ? En montrant du « jamais tre finira sur l’égide protectrice d’Athéna qui
vu », en rivalisant dans l’horrible. entretient avec sa victime des relations trou-
Méduse est encore l’objet d’un tabou ver- bles : c’est Athéna qui aurait défiguré Méduse,
bal ; même Homère, qui en parle le premier, la condamnant à une chasteté perpétuelle ; la
se garde de trop la décrire ; les textes l’abor- déesse vierge aurait ainsi stigmatisé en
dent de biais, à la dérobée… Dans la suite des Méduse sa propre horreur du mâle… Méduse
âges, pas de roman ou de recueil de poésie serait donc un miroir déformant dévoilant
qui lui seraient consacrés en totalité : Méduse l’autre comme un alter ego.
est une figure fuyante, un mythe qui se glisse Enfin, Méduse est la seule des trois Gor-
d’autant plus subrepticement qu’il est diffus. gones à être mortelle ; déjà Ulysse, rencon-
Sylvain Détoc montre que, même si les réfé- trant les âmes de l’Hadès, redoutait sa venue :
rences sont ténues, la Gorgone peut régenter la voir, connaître la rigidité du cadavre, c’est
bien des textes : « Comme sur le mobilier franchir le seuil de non-retour du domaine
grec où elle figurait “en des endroits sensi- infernal. Au tournant de l’ère chrétienne, la
bles” […], la Gorgone Méduse exerce dans la tradition poétique de la Gorgone d’outre-
littérature la fonction structurante d’une tombe est assurée, et Sylvain Détoc, tout en
figure charnière préposée à l’articulation des nous épargnant les prêches ethno-psychanaly-
espaces imaginaires. » sants, n’oublie pas les aspects du mythe déve-
Monstre primordial qui fait trembler jus- loppés par la sensibilité chrétienne. Dans
qu’aux serpents dont sa tête est hérissée, l’Enfer de La Divine Comédie, Méduse n’est
Méduse est devenue un étalon de l’horreur à plus qu’une ombre illusoire, mais l’effroi

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CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES

ressenti à sa vue est tel que Virgile, de sa aux nombreuses crucifixions, dont celle de
main, protège les yeux de Dante. Chez Calde- Grünewald) ; on sait qu’un certain Art dit
rón, elle tient du monstre aquatique emprunté contemporain s’ingénie au contraire à tétani-
au mythe de Persée autant qu’à la bête sortie ser le spectateur par ses excès, son hybris
de la mer dans l’Apocalypse ; elle devient un diraient les Grecs. Cet « art » prétend se
avatar de Satan et, dans son auto sacramen- passer de l’intermédiaire de la « re-présenta-
tal, Calderón l’assimilait au serpent tentateur. tion » (donc refuser la ruse de la transposition
Quant à Milton, dans son Paradis perdu, il lui de la réalité par l’art) pour nous offrir direc-
donne le rôle de bourreau des anges déchus tement, crûment, le réel : et c’est ainsi que
qu’elle torture en Enfer. Elle est le Mal au- l’Art contemporain est mortifère. Il est signi-
delà du Mal, sa quintessence indicible ; bref, ficatif que les premières œuvres d’art décrites
la figure chaotique de Méduse « penche du dans la littérature occidentale sont précisé-
côté du muthos et non du logos ». ment des boucliers (où figurait Méduse). La
Ce livre donne utilement à méditer, par le ruse de Persée est donc toujours d’actualité,
biais du mythe, sur les dangers de la vision, car il a prouvé que pour vaincre il faut voir
de la représentation, et donc sur la nécessité sans être vu. Il y a ici de quoi inspirer bien
de la peinture… car les vérités les plus terri- des stratégies pour déjouer les méduses
fiantes ne peuvent se regarder en face, seul modernes que sont les aliénations culturelles
leur reflet est soutenable. Longtemps la pein- (le « politiquement correct », l’« artistique-
ture occidentale a rempli ce rôle, et relevait ment correct », etc.) qui intimident puis pétri-
le défi de montrer le mal sans qu’on puisse fient…
être détruit par ce qu’on regarde (qu’on pense

Aristote et nous

CRYSTAL CORDELL PARIS

ralisme au communautarisme, qui oppose une


Jill FRANK : A Democracy of Distinction. conception de l’ordre politique à partir de l’in-
Aristotle and the work of politics. (The dividu, de ses droits et de ses intérêts indivi-
University of Chicago Press, 2005,
duels, à une conception de la priorité de l’as-
200 pages.)
sociation politique sur l’individu, dans la
mesure où celle-là sous-tend la « formation de
de paraître un livre sur la pensée l’identité » de celui-ci. L’auteur considère que

V
IENT
politique d’Aristote qui s’efforce d’aller cette opposition est réductrice de l’analyse
au-delà du cadre interprétatif domi- aristotélicienne de l’unité et de la différence.
nant depuis un quart de siècle, du moins outre- Bien entendu, ce débat, qui aurait son germe
Atlantique, la recherche aristotélicienne en dans l’affirmation, dans le premier livre de la
science politique. A Democracy of Distinction Politique, de la « priorité » ou « antériorité »
rejette les termes du débat qui oppose le libé- (próteron) de la cité par rapport à « chacun de

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