Bachelard. Le Matérialisme Rationnel PDF
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(1953) [1972]
LE MATÉRIALISME
RATIONNEL
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LE MATÉRIALISME RATIONNEL
LE MATÉRIALISME RATIONNEL
REMARQUE
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[225]
[1]
Le matérialisme rationnel
INTRODUCTION
Phénoménologie
et matérialité
« Il faudra offrir encore à la matière de grands sacrifi-
ces pour qu'elle pardonne les vieilles offenses. »
Henri HEINE, De l'Allemagne,
nouv. édit., 1884, t. 1, p. 81.
II
Avant d'examiner les intensités d'intérêts philosophiques qui sont
impliqués dans la connaissance des phénomènes chimiques, nous de-
vons souligner le prodigieux engagement de pensée que manifeste, en
quelque manière historiquement, la chimie contemporaine. Étant don-
né l'accroissement extraordinaire de sa problématique, la science de la
matière se présente maintenant - dans une acception que nous allons
préciser - comme une science d'avenir.
D'abord il y a une question de fait : l'avenir des connaissances de la
matière a pris, en deux petits siècles, une telle variété de perspectives
qu'aucun cerveau humain ne peut prévoir les plus prochains bilans des
découvertes expérimentales, non plus que les mutations théoriques
probables. La chimie est actuellement une science « ouverte » où la
problématique prolifère.
Cet avenir est grave. On est arrivé à un point de l'histoire où l'ave-
nir de la chimie engage l'avenir du genre humain, tant il est [5] vrai
que le destin de l'homme est lié au destin de ses pensées. Par la chimie
et la physique nucléaire, l'homme reçoit d'inattendus moyens de puis-
sance, des moyens positifs qui dépassent toutes les rêveries de puis-
sance du philosophe. Le matérialisme instruit, qui n'est pas unique-
ment une philosophie spéculative, arme une volonté de puissance, vo-
lonté qui s'excite par la puissance même des moyens offerts. Il semble
que, là aussi, sur le plan psychologique, la volonté de puissance
connaisse une réaction en chaîne. Plus on peut, plus on veut. Plus on
veut, plus on peut. Tant que la volonté de puissance était naïve, tant
qu'elle était philosophique, tant qu'elle était nietzschéenne, elle n'était
efficace - pour le bien comme pour le mal - qu'à l'échelle individuelle.
Nietzsche agit sur ses lecteurs ; un lecteur nietzschéen qui se fait au-
teur n'a qu'une action dérisoire. Mais, dès que l'homme s'empare ef-
fectivement des puissances de la matière, dès qu'il ne rêve plus élé-
ments intangibles et atomes crochus, mais qu'il organise réellement
des corps nouveaux et administre des forces réelles, il aborde à la vo-
lonté de puissance pourvue d'une vérification objective. Il devient ma-
gicien véridique, démon positif.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 12
Mais c'est à un autre point de vue que nous nous plaçons pour dire
que la science de la matière est une science d'avenir.
Nous voulons en effet caractériser les connaissances nouvelles en
soulignant les nécessaires révolutions épistémologiques qu'elles im-
pliquent. Dans cette perspective, la chimie est une science d'avenir
parce qu'elle est, de plus en plus, une science qui déserte son passé. Et
ce n'est pas sans raison. La chimie, dans son effort moderne, se révèle
en effet comme une science ayant été primitivement mal fondée. La
conscience claire de son état présent lui permet de découvrir l'extraor-
dinaire vanité de sa lointaine histoire. C'est là un aspect épistémologi-
que que nous aurons à mettre en lumière, dans le présent essai, quand
nous aurons pu établir que le matérialisme instruit est devenu un can-
ton du rationalisme appliqué.
Sans remonter à la préhistoire de la chimie, l'histoire récente elle-
même abonde en remaniements si profonds que le développement de
la science en est dialectisé de part en part. Les mots subsistent, mais
sous la permanence des noms, il y a une variation radicale des
concepts. Les concepts de base n'y ont quasiment jamais une validité
qui dure plus d'une génération. On l'a bien vu, au milieu du siècle der-
nier, au temps où les jeunes chimistes Auguste Laurent et Charles
Gerhardt luttaient contre la science de Berzélius. Une autre preuve de
révolution profonde qui reste une révolution sourde est l'incroyable
inattention de la chimie constituée au moment où les Lothar Meyer et
les Mendéléeff [7] formulaient les premières lois de la périodicité des
éléments chimiques rangés par poids atomiques croissants. À ce point
de l'histoire - nous le voyons maintenant - le thème de l'ordre des
substances s'établissait en une nouvelle perspective qui rejetait au pas-
sé révolu tous les motifs de classification ancienne.
Ainsi le matérialisme scientifique est constamment en instance de
nouvelle fondation. Sans cesse, depuis deux siècles, il est repris com-
me une doctrine qui se fonde sur l'essentielle activité de découverte de
l'esprit humain. Alors, paradoxalement, ce qui est nouveau est fonda-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 14
propre à tout. Une telle matière peut recevoir toutes les qualités com-
me elle peut recevoir toutes les formes. Elle est vraiment une « matiè-
re philosophique ». Elle est la réalisation d'une idée simple. Autrement
dit, à la matière si diverse dans sa phénoménalité, on a donné le statut
d'idée simple.
Étant donné la prédominance des philosophes idéalistes dans la
culture traditionnelle, on n'a pas à s'étonner que l'instance matérielle
n'ait pas reçu une attention suffisante de la part des philosophes. Mais
puisque, dans cette introduction, nous indiquons brièvement les thè-
mes sur lesquels nous reviendrons souvent dans cet essai, disons tout
de suite à quelles conditions on peut établir une philosophie directe de
la matière, une philosophie qui cesserait de poser la connaissance de
la matière comme une connaissance subalterne, bref une philosophie
qui ne reconnaîtrait pas les privilèges idéalistes de la forme.
IV
La première instance spécifique de la notion de matière est la résis-
tance.
Or, précisément, c'est là une instance qui est proprement étrangère
à la contemplation philosophique. En fait, cette attitude contemplative
qui est un des caractères les plus communs de la philosophie, ne cor-
respond pas simplement à un temps particulier du travail philosophi-
que ; c'est le temps initial, le temps du commencement, assumé d'une
manière plus ou moins factice par la philosophie idéaliste. Dans le
détail de la recherche philosophique, dans la suite des méditations qui
reçoivent cependant des numéros, cette attitude première ne fléchit
guère. Toute attitude philosophique a la curieuse aptitude à s'instituer
comme première. Alors, pour un philosophe, la notion d'objet ne para-
ît se présenter que comme un corrélat de l'attitude objective, attitude
qu'on définirait volontiers comme attendant les objets, comme préli-
minaire à la recherche objective. Cette attitude objective refuse le
contact, elle prend ses distances à l'égard de l'objet. Sans doute on
étudiera par la suite la résistance de l'objet, mais d'abord on veut voir
l'objet, le voir à distance, en faire le tour, en faire un petit centre au-
tour duquel l'esprit dirigera le feu tournant de ses catégories.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 18
V
Il se trouve en effet que cette notion reçoit de la technique moderne
une élaboration considérable. Cette élaboration constitue des substan-
ces qui sont données avec des garanties de résistance, comme les
substances chimiques sont livrées par l'industrie au laboratoire avec
des garanties de pureté. Ces substances à garantie de résistance peu-
vent être considérées comme des absolus sur lesquels on n'a plus à
revenir quand on aborde les problèmes de la construction. Des subs-
tances avec garantie de résistance sont donc les éléments du rationa-
lisme matérialiste. La doctrine de la résistance des matériaux double
ainsi toute doctrine de la géométrie [13] de la construction. À la doc-
trine philosophique des solides souvent évoquée par le bergsonisme à
propos de l'homo faber, il faut adjoindre une doctrine de la solidité.
Un bergsonien objectera sans doute que la solidité est une obligation
supplémentaire, donc une obligation seconde, qu'elle est de l'ordre des
moyens pour réaliser une fin, pour réaliser dans le métal ou la pierre
un projet de construction formulé sur un plan géométrique. Mais une
telle segmentation prépare mal à l'étude des valeurs philosophiques de
la pensée théorique, et, même au départ, elle mutile la psychologie de
l'homo faber. Dans bien des cas, le solide ne peut recevoir sa forme
géométrique qu'en fonction de sa solidité. La matière est alors la
considération principale. Plus précise doit devenir la forme, plus il
devient urgent d'avoir égard à la matière qui la reçoit.
D'ailleurs, dans la technique moderne, une matière peut devenir
une pièce qui a un rôle défini dans une machine complexe. Dans son
fonctionnement, coordonnée aux autres pièces, la pièce matérielle tra-
vaille, elle travaille dans les deux sens extérieurement et intimement.
Elle est non seulement intégrée géométriquement dans un ensemble,
elle y est intégrée dynamiquement. Le rationalisme géométrique se
double d'un rationalisme de la résistance matérielle. Et les doctrines
de la résistance des matériaux déterminent vraiment une « compré-
hension » de la résistance. En effet, il y a compréhension parce que les
coefficients qui désignent les différents caractères d'une matière (dila-
tation, élasticité, dureté, densité...) doivent être non seulement étudiés
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 21
VI
La deuxième instance matérielle que nous devons envisager après
l'instance de résistance matérielle correspond au problème du mélange
des substances, à l'expérience des transformations matérielles.
Comme nous l'avons fait brièvement pour l'instance de résistance
qui suppose une conscience opiniâtre, il faudrait dans une philosophie
complète du matérialisme évoquer une conscience mélangeante, cons-
cience qui accompagne plusieurs objets, plusieurs matières, qui parti-
cipe à tout ce qui se fond, à tout ce qui s'insinue, conscience qui se
trouble devant toute matière qui se trouble. C'est à cette seule condi-
tion qu'on comprendra la différence d'engagement de la conscience
devant l'objet et de la conscience [16] devant la matière. Nous ne dé-
velopperons cependant pas explicitement ce problème, le réservant
pour une étude où nous pourrons systématiser les diverses remarques
que nous avons faites, dans des livres antérieurs, sur l'imagination de
la matière. Nous nous bornerons, dans un instant, à rappeler le sens de
nos études dans cette direction.
On comprend d'ailleurs tout de suite que dès que les matières sont
considérées dans leurs réactions mutuelles, dès que les matières sont,
en quelque sorte, matière l'une à l'égard de l'autre, apparaisse un inter-
matérialisme qui est un trait spécifique de la science de la matière. Cet
inter-matérialisme nous le développerons longuement dans le corps du
présent livre puisqu'il est l'essence même de la science chimique.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 24
VII
Pour tout dire d'un coup en une confidence personnelle, je viens de
vivre durant une douzaine d'années toutes les circonstances de la divi-
sion du matérialisme entre imagination et expérience. Et cette divi-
sion, visible dans les faits, s'est peu à peu imposée a moi comme un
principe méthodologique. Elle conduit, cette division, à prendre cons-
cience d'une opposition radicale entre un matérialisme imaginaire et le
matérialisme instruit. En d'autres termes, il y a grand intérêt, me sem-
ble-t-il, à distinguer, en deux tableaux, les éléments de la conviction
humaine : la conviction par les songes et les images - la conviction par
la raison et l'expérience.
La matière, en effet, nous apporte des convictions quasi immédia-
tes qui naissent associées à des rêveries invincibles fortement enraci-
nées dans notre inconscient. Ce n'est qu'au prix d'expériences minu-
tieuses, bien établies dans une technique inter-matérielle, dans une
technique de transformation des propriétés de la matière, que nous
pouvons aborder - en seconde position - la phénoménologie du maté-
rialisme instruit. Dans notre livre : Le rationalisme appliqué, nous
avons consacré tout un chapitre à la rupture de la connaissance en ex-
périence commune et, expérience scientifique. La même rupture, plus
difficile à consommer, doit être provoquée au sein du matérialisme
pour faire comprendre comment le matérialisme discursif et progressif
s'éloigne du matérialisme [18] naïf, autrement dit, il faut montrer
comment le matérialisme ordonné, parti des sécurités du réalisme,
rejoint les certitudes du rationalisme. Seul le dur travail de la pensée
et de l'expérience scientifiques peut souder le réalisme et le rationa-
lisme. Nous aurons donc à rouvrir le débat, au cours du présent livre,
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 26
[19]
VIII
Souvent, cette double situation est masquée aux yeux du chimiste
franchement engagé dans la culture moderne. Le savant croit, en effet,
comme nous le disions plus haut, avoir barré d'un trait définitif tout un
monde d'images séduisantes. Pourtant, de cet arrière-fond obscur, on
en verrait parfois la trace même chez le chimiste cultivé, précisément
sous foi-me d'une philosophie mal élaborée. Un arrière-fond de philo-
sophie nourrie de convictions [20] non discutées est souvent le refuge
nocturne du savant. Il croit que sa philosophie est un résumé de son
savoir ; elle n'est souvent qu'une jeunesse de son savoir, qu'un
condensé des premiers intérêts qui l'ont poussé à son savoir. Le savant
ne professe même pas toujours la philosophie clairvoyante de sa pro-
pre science. On en voit qui s'enferment dans la prudence des méthodes
scientifiques, pensant que cette prudence détermine àelle seule une
philosophie, oubliant par conséquent les décisions nombreuses que
réclament les choix philosophiques. Aussi les philosophies en fait
complexes comme le réalisme, le positivisme, le rationalisme, entrent
comme d'une pièce dans les professions de foi philosophique des sa-
vants. Qu'on ne s'étonne pas si elles ne déterminent pas, ces profes-
sions de foi, une activité philosophique réelle. La science n'a pas la
philosophie qu'elle mérite. Le savant ne revendique pas, comme il
pourrait le faire, l'extrême dignité philosophique de son labeur inces-
sant, il ne met pas en valeur le sens philosophique des révolutions
psychiques qui sont nécessaires pour vivre l'évolution d'une science
particulière.
En ce qui concerne le matérialisme scientifique nous sommes à cet
égard devant un exemple particulièrement sensible, particulièrement
significatif. Les chimistes font face, en effet, à une dure bataille dès
qu'on veut examiner l'enjeu philosophique de leurs doctrines. Les ma-
thématiciens sont, en comparaison des chimistes, des savants bien
tranquilles à l'égard de la rationalité de leur savoir : le mysticisme des
nombres ne les trouble plus. Au contraire, la matière garde toujours un
« mystère ». Et, à la moindre détente de la modernité du savoir, des
ombres historiques redeviennent actives dans la connaissance de la
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 29
fois admis -ce qui est l'évidence comme nous le ferons constater sou-
vent au cours de cet ouvrage - que la réalisation humaine est bien plus
vaste, dans la science de la matière, que la réalité naturelle, on voit
bien que l'esprit de synthèse est dominant dans le matérialisme ins-
truit.
D'ailleurs cet esprit de synthèse est méticuleusement progressif.
Solidaire de l'esprit scientifique, cet esprit de synthèse rejette précisé-
ment l'esprit de miracle amplifiant qui animait l'alchimiste. Il déroge à
cette expérience vague d'une chance heureuse qui était le dynamisme
de la recherche alchimique et qui subsiste parfois dans ces utopies
d'esprit scientifique que se forgent les philosophes, On ne tente pas,
dans la science moderne, des synthèses immédiates, des synthèses pri-
ses au niveau du donné matériel immédiat. On entreprend des synthè-
ses formulées sur des bases théoriques bien explicites, en fonction de
la coordination rationnelle de ces bases théoriques. La spécificité phé-
noménologique de la conscience synthétisante qui dirige la chimie
instruite échappera donc au philosophe qui ne réalisera pas l'instance
rationnelle de la synthèse chimique et qui continuera à donner analyse
et synthèse comme deux opérations strictement inverses, logiquement
inverses, symétriquement en miroir, se vérifiant l'une l'autre aux diffé-
rents stades de leur processus. Si l'on part d'une phénoménologie sim-
pliste fondée sur la contradiction [24] de l'analyse et de la synthèse -
contradiction saisie dans une sorte de virevolte de la recherche scienti-
fique - on ne peut accéder à la détermination des attitudes conscien-
cielles scientifiques vraiment caractéristiques, c'est-à-dire des attitudes
saisies dans leurs caractéristiques phénoménologiques modernes, ca-
ractéristiques référées à une conscience devant sa tâche de structure et
d'évolution culturelles. Nous sommes précisément devant une situa-
tion culturelle où la phénoménologie ne peut revenir purement et sim-
plement « aux choses mêmes » puisque la conscience au travail doit se
débarrasser de ses premières instances de recherches. Ici, la pensée
scientifique n'est pas définitivement engagée par une désignation pré-
alable des matières. Elle vise, au-delà des choses, la matière. Elle
commence en quelque sorte par une négation : elle nie l'objet pour
découvrir la matière. On ne gagnera rien en laissant à la notion philo-
sophique d'objet son sens vague, général, s'appliquant antéthiquement
à ce qui porte le signe du sujet. Il faut donner tout de suite attention à
la différence entre objet et matière, et solliciter une conscience spéci-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 33
IX
Si l'on suit la suprématie croissante de la synthèse sur l'analyse
dans la construction des substances chimiques, on est amené à consi-
dérer des attitudes phénoménologiques qui échappent à la phénomé-
nologie classique, à la phénoménologie qui se veut en quelque maniè-
re naturelle. Souvent la phénoménologie classique se donne trop vite
la clarté consciencielle. C'est d'ailleurs là un principe de méthode
puisqu'on ne comprend guère ce que serait une conscience qui ne fût
pas claire. Une telle volonté de clarté conduit à se confiner dans l'ob-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 34
X
Mais notre discussion sera peut-être plus claire, plus active, si nous
donnons tout de suite, avant les nombreux exemples scientifiques
contenus dans le corps de cet ouvrage, quelques exemples simples qui
prouvent qu'une propriété spécifiquement matérielle (dépassant par
conséquent la géométrie d'objets) correspond à une instance de
connaissance difficile à amener dans la perspective scientifique.
Touchant une propriété matérielle, la simple désignation d'un [27]
fait est souvent captieuse. Précisément, le fait matériel est impliqué
dans une valorisation immédiate, valorisation souvent gonflée de va-
leurs imaginaires. Si l'on saisit mal cette confusion des valeurs, c'est
que l'historien des sciences en particulier, ne retient parfois de ses lec-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 36
tures d'un livre ancien que la désignation d'un phénomène qui est
maintenant incorporé dans une doctrine scientifique raisonnable.
L'historien fait alors bon marché de l'explication que l'auteur ancien a
tenue comme valable, même quand cette explication se réfère à un
type d'explication qui est un réel obstacle à l'expérimentation positive
et à l'organisation rationnelle du savoir. Cette coutume de vénérer le
passé en rappelant que des faits ont été connus des anciens dans le
temps même ou l'interprétation de ces faits était une vésanie est sus-
ceptible de troubler profondément l'estimation des valeurs épistémo-
logiques. Il semble même qu'il y ait, aux yeux des historiens des
sciences, un certain mauvais goût à évoquer des ambiguïtés d'explica-
tion et à insister sur le côté obscur, sur la racine onirique, de l'explica-
tion ancienne. On est incliné à répéter : un fait est un fait, un fait
connu est un fait connu. C'est un point fixe de l'histoire de la pensée.
Mais, répétons notre objection : une fausse explication d'un « fait »
touchant un phénomène n'enlève-t-elle pas au fait son caractère posi-
tif ?
Prenons comme exemple l'explication que Cardan donne d'un fait
matériel correspondant au fait objectif de l'attraction des corps légers
par l'ambre qu'on vient de frotter. L'explication, comme on va le voir,
est une explication matérialiste du type primitif, d'un type qui, suivant
nos vues, appelle une psychanalyse. Pour Cardan, l'ambre contient une
humeur grasse et glutineuse ; c'est pourquoi une chose sèche, comme
la paille, « désirant boire, est mue vers la fontaine, c'est-à-dire vers
l'ambre ». Peut-on vraiment dire, devant une telle perspective de rêve-
ries, que Cardan se soit fait une idée de l'attraction des corps légers
par l'ambre ? Faut-il vraiment inscrire ce texte dans une histoire des
connaissances électriques ?
Notons d'abord que, vraisemblablement, Cardan n'a pas, de lui-
même, découvert le fait, le fait pur et simple. On le lui a communique
- à quel âge ? - comme la tradition d'un phénomène curieux. Il faudrait
alors pouvoir déterminer ce qui revient à la tradition d'une part et à la
rêverie personnelle d'autre part. En tout cas, si nous jugeons d'une tel-
le connaissance par les valeurs pédagogiques, si nous nous plaçons
résolument dans l'axe du pédagogisme que nous croyons essentiel
comme support du [28] développement de l'esprit scientifique, pou-
vons-nous dire que Cardan soit ici un professeur utile, un pédagogue
qui accentue la pensée scientifique et qui la place dans la bonne direc-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 37
5 Cf. Sandor Ferenczi, Farther contributions to the theory and technique of psy-
choanalysis, 1950, p. 397.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 39
XI
Mais se taire est souvent plus difficile que parler. Et l'on n'atteint
pas aisément à ce stade de la conscience rectifiante qui est pourtant le
réel point de départ de la phénoménologie matérialiste. Comment met-
tre vraiment l'initiation elle-même dans une exacte orientation cultu-
relle ?
D'une manière plus sensible peut-être que dans toute autre culture
objective, l'initiation en chimie se révèle délicate. Précisément, [30]
on ne sait jamais si, dans une telle initiation, on nourrit le matérialis-
me inconscient ou si vraiment on ouvre l'esprit au matérialisme ins-
truit.
Les meilleures intentions peuvent ici manquer le véritable but
culturel. Ne prenons comme exemple que le livre de Marie Montesso-
ri : De l'enfant à l'adolescence où la grande éducatrice nous paraît
donner à la leçon de choses, si utile dans l'enfance, un rôle trop persis-
tant dans la culture d'un adolescent. Pour expliquer que l'eau absorbe
l'anhydride carbonique et qu'elle en reçoit la propriété acide, faut-il
dire : « L'eau est donc active, gourmande, capable de contenir une
énorme quantité de ce gaz dont elle est avide et qui est son collabora-
teur dans cette œuvre importante qui consiste à dévorer la pierre... »
(trad., p. 70). Nous avons souligné trois mots du texte, trois mots qui
n'ont pas besoin d'être enseignés puisqu'ils sont - hélas ! - dans l'in-
conscient de tous. A force de se mettre « à la portée des enfants », le
maître s'infantilise. Quelques pages auparavant la leçon professait déjà
(p. 68) : l'eau, « c'est de la pierre qu'elle est le plus insatiable, et elle
ne cesse jamais de la dévorer. Elle court à sa recherche dans la pro-
fondeur de la terre ». Une telle leçon enseignée au seuil de l'adoles-
cence serait un retard à l'adolescence. Ah ! qu'on voudrait parfois
qu'un maître de silence doublât le maître des expériences 1 Quand on
a tant à montrer, pourquoi tant parler ? « On peut supposer, dit encore
l'éducatrice, que seuls existaient, invisibles, l'hydrogène et l'oxygène ;
survint une explosion : les cataractes du ciel s'ouvrirent et voilà l'eau
créée. » Voilà surtout le maître en état de culture satisfaite d'elle-
même. Il retrouve des formules de prophète.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 40
XII
L'homme est homme par sa puissance de culture. Sa nature, c'est
de pouvoir sortir de la nature par la culture, de pouvoir donner, en lui
et hors de lui, la réalité à la facticité. L'énorme masse de la nature dé-
sordonnée devant le petit lot des phénomènes ordonnés par l'homme
ne peut servir d'argument pour prouver la supériorité du naturel sur le
culturel. Bien au contraire, la science contemporaine qui se développe
et qui crée à partir de l'énorme chaos naturel donne tout son sens à la
puissance d'ordre latente dans les phénomènes de la vie. Prenons le
problème en chimiste.
La Terre, dans ses phénomènes actuels, est bien pauvre en ensei-
gnements chimiques. Sans doute nous marchons sur des sulfures et
6 Loc. cit., p. 115. L'auteur ajoute : « Les médecins disent qu'à cet âge sévit une
mortalité qui peut se comparer à celle des bébés. »
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 42
des oxydes, nous habitons des carbonates. Mais les minéraux ne sont
plus que des histoires, de lointaines histoires, d'une activité inter-
matérielle arrêtée. A cet égard, les minéraux naturels sont, si l'on ose
dire, des fossiles de pensée scientifique. Le monde inanimé est un
monde presque dépourvu de phénomènes inter-matériels. Il faut l'oc-
casion de la foudre pour faire de l'ozone. Il faut un volcan pour prou-
ver que le laboratoire de la Terre est encore, dans les profondeurs, en
activité. Mais toute cette chimie cosmique est, en quelque manière,
irrégulière. Quand on en parle dans les livres pour exciter l'intérêt à la
science, de tels phénomènes tombent sous la loi d'une chimie grandi-
loquente sans grande portée culturelle. Au contraire, quand la science
contemporaine va s'instruire sur les phénomènes de la chimie stellaire,
sur les phénomènes des rayons cosmiques, quand elle retrouve ainsi le
laboratoire de la nature, c'est après avoir parcouru un long préambule
d'études techniques poursuivies dans les laboratoires de la cité scienti-
fique. Directement, le phénomène naturel en chimie n'instruit plus
guère.
C'est précisément les phénomènes de la vie qui ont en quelque sor-
te réintroduit les phénomènes chimiques sur la planète matériellement
endormie, devenue chimiquement inerte. La plante est un alambic,
l'estomac est une cornue. Avec les êtres vivants, il semble que la natu-
re s'essaie à la facticité. La vie distille et filtre. La planète verte, les
forêts et les prés, font de la photochimie et absorbent chimiquement
l'énergie du soleil. Mais tous ces phénomènes [33] anté-humains vont
être dépassés quand l'homme arrive au stade culturel. Le véritable
principe oeuvrant du matérialisme actif, c'est l'homme même, c'est
l'homme rationaliste. Si l'on nous permettait de nous servir - pour une
fois - d'un type d'expression périmé, nous dirions volontiers : la Natu-
re voulant faire vraiment de la chimie a finalement créé le chimiste.
Si l'on accepte cette perspective, on peut considérer que, vis-à-vis
des phénomènes chimiques naturels, la vie institue un premier ordre
de facticité, elle développe parfois des phénomènes chimiques qui
n'avaient pas eu cours dans les combinaisons chimiques anté-vitales.
Et puis, au-dessus de cette première facticité, apparaît, en deuxième
facticité, l'action rationaliste de l'homme chimiste qui fait autre chose
que ne faisait la vie, qui fait autrement ce que la vie avait fait dans
l'ordre de la création des substances.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 43
cette fois, la synthèse gratuite perd toute mesure. Dans la même année
où Berthollet publiait son Essai de statique chimique, de Bonald pu-
bliait une seconde édition « revue et corrigée » de son ouvrage : Du
divorce considéré au XIXe siècle [36] relativement à l'état domestique
et à l'état public de société. On y lit (p. 68) : « Ainsi la similitude des
êtres humains a produit des rapports entre eux.... comme la similarité
des êtres matériels, considérés dans leur substance, produit des affini-
tés ou rapports chimiques. » Des rapprochements entre thèmes si loin-
tains enlèvent aux deux thèmes toutes valeurs de culture. Si des intui-
tions vagues peuvent bien s'adresser aussi à l'astronomie, à la chimie
et à la sociologie, c'est qu'elles ne sont pas dans l'axe d'une recherche,
dans l'axe du travail scientifique. En fait, toute vue synthétique doit
être préparée discursivement par des études précises. Si l'on n'a pas
vraiment suivi l'immense évolution des connaissances sur la matière,
le problème de l'unité de la matière se formule en des questions pré-
maturées. Ces questions, philosophiques, sorties d'un lointain passé,
sont, à l'égard de la pensée contemporaine, des questions d'ignorant.
Parfois le philosophe s'étonne que le savant moderne ne réponde pas à
de telles questions. Il se prévaut de ce silence de la science sur ces
« grands problèmes » de l'unité de l'être pour dénoncer la pauvreté
philosophique de la pensée scientifique. Ainsi, c'est aux heures où les
problèmes de la synthèse prudente et méthodique se posent explicite-
ment, en réunissant des données plus nombreuses, plus claires, mieux
vérifiées, aux heures mêmes où le difficile travail synthétique réussit
que le philosophe se perd dans la nostalgie de la simplicité perdue.
Mais, dans le règne de l'expérience, les origines sont de faux départs.
Et cela est particulièrement sensible à l'égard des connaissances sur la
matière. Nous avons déjà donné plusieurs arguments prouvant que la
phénoménologie de la matière doit s'engager dans une sorte de
deuxième position. Dans tout le cours du présent ouvrage, nous aurons
à montrer une dialectique entre la recherche de l'unité et le constant
travail de différenciation. Si l'on atteint, dans des domaines particu-
liers, à une vue unitaire sur les phénomènes de la matière, aussitôt cet-
te vue unitaire favorise la conscience diversifiante et l'aide à formuler
des plans de création pour des substances nouvelles. Toute perspective
vers l'unité de la matière est immédiatement retournée en un pro-
gramme de créations de matières. Plus nous approchons de la période
moderne, plus efficace devient cette dialectique. Les premiers essais
de rationalisme unitaire ne servent à rien. Ce sont des vues de l'esprit.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 47
[37]
Le matérialisme rationnel
Chapitre I
Le rationalisme arithmétique
de la matière sous des formes
prématurées
I
Retour à la table des matières
9 Nous distinguerons toujours dans cet essai entre ces deux corps de doctrine :
l'alchimie se développant dans un climat idéaliste, tandis que la préchimie
prépare le matérialisme scientifique.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 51
fait que l'air était nécessaire à la combustion n'avait certes pas échappé
aux chimistes mais on ne comptabilisait pas bien l'importance de l'air
dans un bilan précis des matières engagées dans la combustion. La
notion d'élément naturel restait une valeur sourde de l'explication.
Priestley, qui est cependant un des plus grands savants artificialistes
du XVIIIe siècle, garde encore une valeur au caractère naturel de
l'élément air. Ce privilège de l'élément naturel apparaît dans ce
curieux passage où Priestley nous fait, suivant sa coutume, confidence
de ses mécomptes devant l'expérience : « Je m'étais figuré une fois
que puisque l'air fixe et l'air inflammable sont l'opposé l'un de l'autre
en plusieurs propriétés remarquables, leur mélange serait de l'air
commun... » Ainsi l'élément naturel eût réalisé la compensation des
contraires 10. On le voit, l'accession de l'élément naturel : air au rôle
d'élément chimique est particulièrement difficile. On s'explique donc
bien qu'on ait pu fort longtemps manquer à comprendre d'un point de
vue matériel les phénomènes de la combustion.
Nous insistons un peu longuement sur ce point car il nous paraît
très propre à montrer la dialectique du naturel et de [41] l'artificiel
dont nous verrons par la suite l'action de Plus en plus grande. Nous
sommes en effet ici devant un paradoxe épistémologique insigne :
l'aspect le plus évident du phénomène de la combustion (le feu) mas-
que la réalité profonde, une réalité que le chimiste doit penser maté-
riellement, c'est-à-dire dans un intermatérialisme, sans occuper son
attention aux jeux infinis de la flamme, sans se laisser prendre à la
prodigieuse variété des diverses substances enflammées. On pourrait
fixer les temps modernes de la chimie à partir de cette inversion :
flamme-cendres. Alors que les cendres sont des résultats offerts à une
étude positive, la flamme n'était qu'un phénomène trop pittoresque,
trop gratuitement individualisé. Quand Lavoisier prouve que la respi-
ration est une combustion (un feu sans flamme), nous entrons plus
avant dans le règne de la science moderne de la matière. Au lieu de la
phénoménologie naturelle de la flamme qui réveillerait en nous les
puissances de l'inconscient, voici l'entrée en action d'une phénoméno-
logie dirigée, d'une phénoménologie qui a besoin de l'aide de la cons-
II
Mais la simplicité rationalisante peut être aussi stérile que la sim-
plicité d'une adhésion immédiate à des traits manifestes de la phéno-
ménalité. On pourra en effet facilement se convaincre que l'alchimie
et la préchimie ont longtemps souffert d'un faux rationalisme arithmé-
tique. Nous allons donner un léger dessin de ce faux rationalisme ap-
pliqué, de ce rationalisme qui impose le nombre quatre à de multiples
aspects de l'univers, en relation précisément avec la doctrine des 4
éléments matériels. Il faudra ensuite se demander si ce rationalisme du
quatre n'est pas le résultat de sourdes rationalisations, s'il n'est pas le
signe de tendances inconscientes cachées. On verra alors, sur cet
exemple précis, l'antinomie de la rationalisation et de la rationalité, la
curieuse opposition des rationalisations qui ne raisonnent pas, et [43]
de la rationalité sans cesse rectifiée, sans cesse discursivement préci-
sée.
Mais prenons d'abord le problème dans sa zone claire, dans la zone
qu'on donne comme claire en suivant les premières séductions de la
connaissance des nombres. Une sorte d'infantilisme de l'arithmétique
nous incline à croire que les premiers nombres ont plus de réalité ou
se réalisent plus profondément que les nombres plus élevés. On ne
veut donc pas aller très loin dans l'ontologie des nombres. L'ontologie
des nombres ne veut surtout pas se diluer, ne veut pas se perdre dans
une multiplicité indéterminée. Alors certains nombres simples se pré-
sentent comme des repos d'ontologie numérique, repos souvent trou-
blé par des sollicitations à la réduction. Par exemple, à peine a-t-on
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 55
Obscures Terre
Transparentes Eau
Les pierres peuvent être
Flottantes (Pierres ponces) Air
Silex Feu
Racines Terre
Feuilles Eau
Les végétaux comprennent
Fleurs Air
Semence Feu
[45]
Après cette deuxième distribution qui joint la domination « ration-
nelle » du quatre à la matérialité des 4 éléments, on peut aborder une
troisième distribution. Ainsi l'anatomie d'un animal donnera le quater-
naire suivant :
Os Terre
Humeurs Eau
Chair Air
Esprit vital Feu
Sens Terre
Imagination Eau
Raison Air
Entendement Feu 13
[46]
Les fleuves de l'enfer n'échappent pas à cette cosmologie force-
née :
[47] que le matérialisme naïf ne quitte pas aisément les caractères sen-
sibles... Corrélativement à ce réalisme qu'on croit direct, la classifica-
tion en 4 fois 4 donne une satisfaction à un rationalisme qu'on tient
pour convaincant.
Nous nous sommes permis, au risque de lasser le lecteur, de don-
ner dans son intarissable développement cette induction matérielle
particulière. Nous voulions ainsi fournir un exemple d'un procédé
d'explication aussi peu exigeant du côté de la raison que du côté de
l'expérience. De telles analogies qui vont, sans arrêt, d'un domaine
d'observation à un autre, nous semblent naturellement maintenant tout
à fait gratuites. En les laissant à leur lointain passé on peut croire
qu'elles ont eu au moins l'avantage d'une première classification du
donné. Mais nous sommes, quant à nous, plus sévère et nous les dési-
gnons précisément comme des obstacles épistémologiques, comme
des obstacles à l'organisation rationnelle du matérialisme. Pour accen-
tuer encore notre jugement, donnons deux excès contraires, emprun-
tés, cette fois, au XIXe siècle, l'un dirigé vers une rationalité affirmée
dogmatiquement, l'autre négligeant toute prudence, toute raison dans
l'application de la quaternité.
Du côté rationnel, comment en effet ne pas s'étonner qu'un histo-
rien des mathématiques ait pu affirmer - sans toutefois donner une ré-
férence historique - que s'il y eut des essais d'arithmétique à base qua-
tre, ils sont dus à l'espoir d'informer rationnellement la doctrine des 4
éléments matériels ? Autrement dit, les 4 éléments matériels auraient
incité à construire une arithmétique à base quatre, arithmétique plus
réaliste que l'arithmétique formée sur la base dix ou la base douze.
Voici en effet ce qu'on lit dans le livre de Libri, Histoire des sciences
mathématiques en Italie (t. I, p. 195) : « La division de l'univers en 4
éléments, les 4 âges du monde et les 4 tempéraments de l'homme...
prouvent ... que le nombre 4 a été la base d'un système de numéra-
tion. » Nous avons souligné un mot du texte, car ce mot indique bien
clairement la perversion d'un sentiment de la preuve. Il reste très
symptomatique qu'un historien, d'ailleurs averti du développement
scientifique, noue aussi facilement une organisation rationnelle, com-
me est l'arithmétique, à des constructions imaginaires comme celles
que nous avons présentées en résumant la cosmologie d'Agrippa.
Voici maintenant l'autre document où apparaît l'application si évi-
demment monstrueuse d'une sociologie du quatre qu'il n'y a pas be-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 61
III
C'est en étudiant un grand lot de convictions irraisonnées que C. G.
Jung a mis à jour la racine inconsciente de la quaternité. Nous allons
brièvement rappeler ces travaux.
En les suivant, nous voyons précisément en action une rationalisa-
tion sur base inconsciente bien différente d'une rationalisation qui
s'appuierait sur la rationalité effective des nombres. Si l'on descend
dans cette région d'une arithmétique inconsciente, il semble que les
nombres ne servent plus à compter ; ils servent bien plutôt à nommer.
Qu'on relise, par exemple, dans le livre Symbolik des Geistes (Zurich,
1948) le chapitre consacré au « problème du quatre » et en particulier
le paragraphe qui a pour titre : Die Psychologie der Quaternität. Le
quaternaire y est donné comme un achèvement du ternaire, lui-même
donné comme une domination de la dualité. Les nombres s'avancent
de l'un au quatre comme les avatars de la sexualité, les nombres im-
pairs étant porteurs de la valeur masculine, les nombres pairs porteurs
de la valeur féminine, sans d'ailleurs que cette numération sexuelle
puisser aller très loin. C'est déjà trop d'exprimer ces valeurs sous les
signes abstraits et généraux du pair et de [49] l'impair. Pour dégager la
valeur des symboles, il faut suivre leur lent déplacement et les déter-
miner précisément comme des arrêts du processus de symbolisation.
Arrivée au quatre, l'arithmétique de la sexualité paraît bien terminée.
Et c'est précisément pour cela que commence avec le symbole du qua-
tre l'intempérance des applications dont nous avons donné quelques
exemples.
Sans doute la conscience rationnelle condamne bien vite, sous le
nom de billevesées cette arithmétique sexualisée. Mais un lourd psy-
chologisme n'en reste pas moins en surcharge des pensées raisonna-
bles et l'inconscient, qu'on le veuille ou non, coule ses propres intérêts
dans les premiers signes ; il fonde lui aussi son arithmétique sur ses
propres valeurs suivant l'intense dialectique de la sexualité. Qu'on ne
s'étonne pas alors de voir les symboles les plus divers touchant les
mythes, les religions, les contes, les rêves, se confirmer les uns les
autres. Sans doute, on ne suit pas volontiers la diffusion de ces symbo-
les obscurs dans les premières expériences objectives. On répugne à
inscrire une action inconsciente à la base d'un savoir objectif, à la base
d'un savoir scientifique. On sait bien que l'attitude scientifique consis-
te précisément à résister contre cet envahissement du symbole. Mais
on fera mal le bilan des valeurs scientifiques si on laisse de côté toutes
ces germinations singulières qui, elles aussi, prétendent produire des
formes objectives.
En effet, tandis que l'inconscient compte en valeurs de libido, la
sublimation va se déterminer en des figures géométriques faciles.
Quelle tentation de se masquer dans la lumière même des images !
Avec le trois rêvé dans sa masculine chaleur, en sa figure de feux tout
en pointe, apparaîtra le triangle. Avec le triangle, les poussées incons-
cientes affleurent dans la claire conscience. Mais ce n'est pas le trian-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 63
gle avec des bissectrices, des médiatrices, des hauteurs, c'est un trian-
gle vraiment plein, vraiment poussé d'un seul germe, du germe igné. À
ce point de virement de l'inconscient et du conscient, les recherches de
C. G. Jung nous permettent de poser la double perspective d'une di-
phénoménologie, d'une phénoménologie qui révèle, d'un côté, la prise
de conscience elle-même, l'ascétisme de la conscience qui trouvera sa
joie dans les disciplines scientifiques - et une phénoménologie qui re-
connaît d'un autre côté, la sourde persistance de l'inconscient, l'avidité
jamais satisfaite de rêveries inconscientes. Jamais sans doute nous ne
parviendrons à équilibrer nous-même cette diphénoménologie à la-
quelle nous réfléchissons depuis plusieurs années. Dans les présentes
pages nous surchargeons le plateau inconscient. À la fin du présent
livre nous n'aurons plus guère en vue qu'un [50] schématisme claire-
ment intellectualisé. Mais ce déséquilibre n'est pas uniquement notre
fait. Il est dû précisément au progrès de l'artificialisme, à ce que l'es-
prit scientifique dans le matérialisme chimique s'instruit en désertant
la matière naturelle au profit de la matière humainement artificialisée.
Nous faisons ces dernières remarques pour ne manquer aucune occa-
sion de rappeler le thème général de nos réflexions sur cette étonnante
institution d'une doctrine des substances socialisées de part en part.
Du quatre inconscient au carré, même virement des valeurs in-
conscientes et conscientes, même commerce impur de rationalisation
et de rationalité. Comparé au triangle, le carré enferme mieux, il
contient plus massivement, il garde plus solidement tout ce que le rêve
confie à son intimité. Le carré est maternel. Le carré est terrestre. À
lui seul, il figurera la maternité de la terre, la féminité forte. Les rai-
sons claires viendront après pour donner à l'élément terre la forme du
cube. Pour Platon - voyez le Timée - le cube est le corps géométrique
d'évidente stabilité. Qu'on médite un peu et l'on verra qu'on n'arrive
pas facilement à conjoindre le symbole du carré formulé dans sa ri-
chesse de rêveries inconscientes et la figure du cube livrée, par Platon,
aux jeux géométriques de la raison 16. Là encore une diphénoménolo-
gie devrait se mettre à l'oeuvre pour creuser, si possible en même
temps, les deux perspectives opposées des valeurs de l'inconscient et
des valeurs de la conscience. Il ne va pas de soi que ces deux perspec-
17 « Das Bewusztsein läszt sich wie ein Papagei dressieren, nicht aber das Un-
bewuszte. » C.G. JUNG, Psychologie und Alchemie, Zurich, 1944, p. 75.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 65
IV
Mais nous ne voudrions pas donner l'impression que la modernité
de l'esprit rationnel nous séduit au point de ne pouvoir étudier tous les
essais de rationalité disséminés dans l'histoire des idées. Parfois des
essais tout individuels de rationalité peuvent apporter une curieuse
lumière sur les rapports de l'expérience et de la pensée. Certes une
rationalité individuelle a de moins en moins de sens pour une philo-
sophie rationaliste qui s'éduque au contact de la pensée scientifique,
c'est-à-dire d'une pensée qu'on doit désigner maintenant comme une
pensée de haute socialisation. Mais quand on vise, comme nous le fai-
sons dans ces pages, la zone moyenne où inconscient et conscient res-
tent conjoints, les efforts de première rationalité, tout individuels
qu'ils soient, donnent de bonnes leçons sur la psychologie de l'esprit
scientifique.
Avec Platon, on tient un exemple d'une grande sensibilité pour les
déterminations épistémologiques que nous avons à envisager. La ma-
nière dont Platon institue la quaternité dans son rapport aux éléments
matériels laisse en effet en équilibre les deux hypothèses d'une déter-
mination par l'inconscient suivant l'explication de Jung et d'une dé-
termination par la conscience claire. Voyons ce débat de plus près.
Il semble d'abord qu'il y ait, au départ, une franche adhésion à une
dialectique de la sensation. Deux sens fondamentaux, la vue et le tou-
cher, sont mis en correspondance avec deux éléments fondamentaux,
le feu et la terre. Puis dans un deuxième mouvement de la recherche,
les éléments air et eau sont introduits comme éléments intermédiaires.
Platon, pour obtenir cette ordination des éléments, pose des rapports
substantiels qui peuvent [52] être traduits sous une forme quasi algé-
brique. Pierre Duhem 18 transcrit ainsi ces rapports :
18 Pierre DUHEM, Le système du monde, Paris, 1913 (t. I, p. 30). Albert Rivaud
f a e
(Notice du Timée, 1925, p. 73) donne aussi les équations : = =
a e t
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 66
f a e
= =
a e t
Ce qui se lit : le feu est à l'air, comme l'air est à l'eau ; et : l'air est à
l'eau comme l'eau est à la terre. Sir Thomas Heath 19 accentue encore
cet algébrisme. Il écrit les équations :
p3 p 2 q pq 2
= = 3
p 2 q pq 2 q
où le terme cubique p3 représente le feu et le terme cubique q3 repré-
sente la terre. Le « méson » platonicien p2q est l'air et le « méson »
pq2 l'eau. Notons au passage que cette formulation mathématique vise
le caractère tridimensionnel des objets réels tandis que les symboles
traditionnels (carré, triangle...) sont essentiellement bidimensionnels.
Quoi qu'il en soit de cette dernière thèse, les commentaires du texte
platonicien nous montrent comment les 4 substances élémentaires sont
prises rapidement dans la lumière du logos. Les exemples de médiétés
arithmétiques éclairent leurs rapports. Les nombres leur apportent, par
la suite, une valeur d'enseignement qui apparaît dans la prolixité des
commentaires intelligibles. Des exemples géométriques viennent en-
core renforcer cette intelligibilité. Une fois placées dans la lumière
intelligible des nombres et des figures, une fois informées par la pen-
sée algébrique, les pages du Timée, dit Pierre Duhem, deviennent si
claires que « l'on s'étonne du nombre de commentaires et de discus-
sions auxquels il a donné lieu ».
Mais toute cette lumière d'intelligibilité laisse dans l'ombre les
sources mêmes des adhésions substantialistes. Pourquoi Platon part-il
de la terre et du feu ? Pourquoi complète-t-il son matériel d'examen
matérialiste précisément avec l'air et l'eau ? Le feu et la terre étant dé-
signés par deux sens, on peut aussi désigner l'air et l'eau par les deux
sens de l'oreille et de la bouche. Mais ne sent-on [53] pas que ces dé-
signations sont « cherchées » plutôt que « données » ? Bref, feu, terre
- puis air et eau - sont des notions formées à partir d'une instance plus
profonde que ce qu'on voit, que ce qu'on touche, que ce qu'on entend,
que ce qu'on goûte dans cette chambre humide qu'est la bouche.
Nous sommes donc bien fondés, croyons-nous, à proposer, pour
l'interprétation des textes comme le Timée, en marge des explications
d'intelligibilité, un type d'explication que, faute de meilleurs termes,
nous appelons une psychanalyse matérielle. Autrement dit, les images
matérielles soutiennent et alimentent des convictions profondes, des
convictions qui ont échappé à la discussion intellectualiste.
Si l'on essaie de caractériser une sorte d'attitude de la conscience
obscure devant cet ordre substantiel que la conscience claire traduit en
proportions, on découvre que la conviction immédiate qui sert de base
à ces proportions n'est autre qu'une participation à une intensivité
substantielle. Pour l'inconscient, les 4 éléments se présentent dans une
échelle d'intensivité. L'inconscient s'y intéresse comme à une sorte
d'invitation à réaliser une valorisation substantielle. Les éléments ré-
veillent - ou endorment - en nous des puissances, ou plus exactement
des sympathies de puissance, des hostilités de puissance, bref ils sont,
à la fois, des valeurs substantielles et des excitateurs universels de
psychisme.
Chacun peut faire l'expérience, la double expérience - une expé-
rience qui sert ou dérange des préférences - du double sens de la filia-
tion indiquée par Platon. Les proportionnalités peuvent en effet être
lues dans les deux directions : dans la direction de la solidité à la sub-
tilité (terre → feu) et dans la direction inverse sur un axe de réalisa-
tion (feu → terre). Vraiment, quand on comprend par exemple les
« proportions »qui mènent de la terre au feu, ne reçoit-on pas sa
conviction d'une zone psychique étrangère à l'intellectualité d'une
« moyenne proportionnelle » ? La mise en ligne est faite en dehors de
toute intellectualité. Dans le double courant que nous venons d'indi-
quer se manifeste la puissance caractériologique de l'imagination ma-
térielle. Le matérialisme devient ici une psychologie puisque le maté-
rialisme ordonne des valeurs psychologiques. Le caractère est ici révé-
lé par une attitude devant une situation matérialiste. Devant une ma-
tière particulière, quel est le devenir que se propose l'intuition matéria-
liste ; veut-elle que cette matière durcisse (devienne terre) ou qu'elle
se subtilise (devienne feu). C'est cela l'intérêt majeur pour l'adhésion
inconsciente : la discursivité [54] des rapports et des proportions est
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 68
V
Précisément, nous devrons sans cesse montrer l'action de cette phi-
losophie mêlée, de cette philosophie confuse qui reste comme une pé-
nombre des philosophies naïvement claires. Quand nous en viendrons
à exposer les différents stades du symbolisme qui a effectivement aidé
les progrès du matérialisme instruit, il deviendra bien apparent que ces
symboles qui s'instituent dans une science tout artificialiste sont bien
différents des symboles comme ceux de la quaternité. La tendance à
géométriser le quatre sous la forme d'un carré est alors comme une
géométrie analytique de la pensée confuse. Cette manière d'analyser
par l'idée claire des expériences sensibles peut être donnée comme un
exemple de la rationalisation naturelle, rationalisation qui est pro-
prement l'inverse de la rationalité. Quand on arrivera au matérialisme
rationaliste c'est qu'on aura arrêté définitivement la fausse lumière que
donne un schématisme formulé pour retenir des expériences naïves.
Certes, le schéma du carré peut bien analyser les rapports et les
oppositions du sec et de l'humide, du froid et du chaud. Mais si l'on se
confie à la clarté du carré, on ne sait plus bien si l'on travaille sous
l'inspiration de l'image géométrique ou si l'on se borne à traduire figu-
rativement des expériences sensibles. De toute manière, ces qualités
sensibles qui pourraient être associées dans une systématique de la
sensibilité ne sont pas suffisantes pour préparer une systématique de la
matière. Ce n'est pas avec d'aussi pauvres moyens caractéristiques que
sont les sensations de chaud, de froid, d'humidité, de sec, de léger, de
lourd, qu'on pourra préparer une organisation rationnelle des expé-
riences objectives d'une science de la matière. La matière - est-il be-
soin de le dire ? - n'est pas le réceptacle des qualités sensibles ; pour
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 70
21 Aux dernières nouvelles (voir ci-dessous) il faut parler, en comptant les élé-
ments transuraniens, d'un rationalisme du cent.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 72
liste. Mais nous pouvons dès maintenant affirmer que les doctrines
philosophiques et alchimiques touchant les éléments sont des doctri-
nes d'images et non pas des doctrines d'expériences. L'alchimie, répé-
tons-le, ne prépare nullement la chimie : elle l'entrave. Pour aller de
l'une à l'autre, il faut opérer un renversement de valeurs épistémologi-
ques. Si l'on veut avoir un bon exemple d'une révolution épistémolo-
gique, il suffit de suivre les efforts de la chimie pour étudier la matière
au-delà des apparences sensibles, en abandonnant résolument les
convictions enracinées dans les archétypes de l'inconscient. C'est en
sens inverse de la révolution copernicienne kantienne que s'opère cette
transmutation des valeurs. La matière avec ses 4 éléments, avec ses 4
phases, tournait si bien autour de l'âme humaine ! Il faut cependant
que l'esprit humain, sans catégories préalables, multiplie les circuits,
tourne sans repos autour de la variété de la matière pour parvenir à
comprendre cette variété. Alors l'esprit domine cette variété et aussi-
tôt, paradoxe de la technique humaine, l'esprit scientifique commence
à accroître la pluralité des matières naturelles.
[58]
VI
le soufre ou l'huile - sont des principes actifs ; ils ont des actions spé-
cifiques qui dynamisent tous les phénomènes. Ce sont des valeurs. La
terre, au contraire, est bien près de n'être qu'une condensation des non-
valeurs. Elle totalise les « résidus fixes, secs et insipides » (Fourcroy,
I, p. 99). Quand un médicament spagyrique aura une action, il le devra
aux principes actifs. Dans cette vue, la terre n'est même plus le vérita-
ble principe actif de la sécheresse. C'est au sel que revient la vertu
d'apporter à la terre elle-même la sécheresse. Le sel a les deux vertus
contraires de la sécheresse et de la solubilité. C'est bien un archétype.
On le voit, chez Paracelse, comme chez tant d'alchimistes, la terre
n'est pas loin d'être le vil élément.
Ainsi s'ouvre une perspective d'intuitions où la terre n'est que ma-
tière, où l'étude des éléments actifs, dynamisés, spiritualisés se déta-
che de l'étude positive de la matière terrestre. Sans doute, on opère
sur des pierres qu'on calcine, sur des métaux qu'on dissout, sur de la
chair qu'on distille. Mais la recherche est tendue vers l'immatériel,
vers des valeurs arrachées à la vile matière, libérées de la matière.
Plongés qu'ils sont dans la matière, les alchimistes ne sont pas vrai-
ment des matérialistes : n'est pas matérialiste qui veut ! Nous aurons à
montrer la longue patience que réclame une étude matérialiste de la
matière, la difficile discipline qui lie systématiquement les phénomè-
nes d'une matière aux phénomènes d'une autre matière, bref la difficile
institution d'un strict intermatérialisme.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 76
[61]
Le matérialisme rationnel
Chapitre II
Le paradoxe du matérialisme
des philosophes.
De la généralité à la spécificité.
De l'homogénéité à la pureté.
I
Retour à la table des matières
Il n'est pas rare de trouver dans les jugements de valeur que le phi-
losophe porte sur la notion de matière la trace d'une véritable antino-
mie.
Dans une première série de jugements de valeur, on tient en effet la
matière comme un principe d'essentielle généralité. Elle est une entité
assez générale pour soutenir, sans les expliquer, toutes les formes in-
dividuelles, toutes les qualités particulières. On ne lui reconnaît aucu-
ne force pour maintenir sa forme. Et même on peut la priver de ses
qualités. Nombreux sont les textes alchimiques où l'on indique ce
voeu de déqualifier la matière pour ensuite lui attacher une qualité
choisie. Cette technique devient un mouvement de pensée philosophi-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 77
II
Cette antinomie ne résiste pas à une étude attentive et patiente du
monde de la matière. Une étude scientifique des phénomènes maté-
riels - si cette étude travaille sur les deux bords de l'antinomie - nous
livre, à la fois, des caractères généraux, comptables de la connaissance
rationnelle et des caractères particuliers susceptibles de définitions
expérimentales précises. La chimie, quand nous la suivrons en ses
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 78
grands progrès, nous apportera par la suite bien des preuves de cette
double détermination. Mais déjà, dans la connaissance commune, on a
contact, d'une part avec des constances matérialistes qui dépassent la
pauvre généralité avec laquelle on voudrait limiter la connaissance de
la matière et, d'autre part, on trouve, dans les diverses matières, des
propriétés très bien spécifiées qui permettent un accord particulière-
ment net entre les esprits.
En effet, comparer directement les matières aux matières, faire agir
une matière sur une matière, suivre l'action du feu, de l'eau, de la lu-
mière sur une matière, voilà des expériences immédiates qui peuvent
fonder un accord préliminaire des esprits touchant le monde matériel,
accord d'autant plus net qu'on barre plus nettement toute interpréta-
tion. Cet accord des esprits – ne [63] fût-il que provisoire - est déjà
une objection à l'irrationalisme foncier qu'on met sous le signe de la
réalité matérielle insondable. On peut certainement parler d'une clarté
matérialiste, capable de rivaliser avec la clarté géométrique. Si le phi-
losophe développe son protocole de doute en se référant aux caractè-
res fluents d'une matière, à l'inconstance des qualités matérielles de la
cire, il reste cependant bien sûr de pouvoir reprendre le lendemain sa
méditation à propos de la cire. Le philosophe a d'ailleurs l'assurance
d'être compris d'autrui quand il parle de la cire. Cette assurance ne
serait pas plus grande s'il parlait de la forme des cellules hexagonales
d'un gâteau de cire. Il y a des espèces matérielles susceptibles d'être
entre elles aussi nettement distinguées que le cône et la sphère dans le
domaine des formes. La cire ne sera jamais confondue avec le gou-
dron, non plus que l'hydromel avec la panacée de Berkeley.
III
Mais si vraiment on peut isoler et distinguer des espèces matériel-
les, il va falloir les spécifier dans une certaine pureté matérielle, de
même qu'on spécifie les objets géométriques dans une certaine pureté
formelle. De même qu'on ne tient pas compte de quelques accidents
contingents pour juger de la forme d'un objet, on ne doit pas noyer les
espèces matérielles dans une diversité surabondante. Un détail subs-
tantialiste ne dérange pas plus une substance qu'un détail formel ne
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 79
IV
Mais voici un trait sur lequel il nous faut sans cesse insister la phé-
noménologie des substances homogènes, bien qu'elle puisse, semble-t-
il, trouver des exemples dans des substances naturelles est solidaire
d'une phénoménotechnique. C'est une phénoménologie dirigée. On
oublierait un caractère important si l'on négligeait l'aspect social de
l'enquête matérialiste. Au seuil du matérialisme instruit, il faut qu'on
nous désigne les substances matérielles fondamentales. On peut sans
doute trouver un enfant de génie qui refait, dans une réflexion solitai-
re, la géométrie euclidienne avec des ronds et des barres. Il n'est guère
à penser qu'on puisse trouver un matérialiste de génie qui refasse la
chimie, loin des livres, avec des pierres et des poudres.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 81
V
Ainsi la connaissance scientifique des matières se fait sur des bases
reconstituées où l'homogénéité est un signe d'identité matérielle et de
permanence matérielle.
On peut alors s'étonner que certains philosophes, croyant décrire la
philosophie des sciences modernes, aient cru pouvoir conserver le
vieux philosophème qui posait la matière comme essentiellement in-
déterminée. Ainsi Émile Boutroux a écrit dans le chapitre qu'il consa-
cre à la matière 24 : « Tout ce qui est possède des qualités et participe,
à ce titre même, de l'indétermination et de la variabilité radicales qui
sont de l'essence de la qualité. »
Là encore, il convient de distinguer entre imagination des qualités
et connaissance scientifique des qualités d'une substance homogène
ou plus précisément encore d'une connaissance scientifique de la qua-
lité qui met son signe clair et distinct sur l'homogénéité de la substan-
ce. En effet, une qualité d'une substance, qualité étudiée dans la pers-
pective des expériences de plus en plus objectives se présente comme
révélatrice d'une signification substantielle de plus en plus nette, de
plus en plus fixe. On ne donnera pas la qualité d'une substance comme
indéterminée si l'on suit précisément les efforts de détermination ac-
complis par la science chimique. L'artificiel prend alors le pas sur le
naturel. D'ailleurs, nous l'expliquerons par la suite, l'artificiel, la
connaissance technique contemporaine, a de telles finesses de détec-
tion [67] que le problème de la substance homogène se pose sans ces-
se sur de nouveaux frais. Mais, pour l'instant, restons au niveau de la
discussion philosophique, sans évoquer les processus d'extrême fines-
se. Et voyons par quel biais une confuse indétermination est, avec une
étrange facilité, attribuée à la matière.
(loc. cit., p. 129), puis, poussant plus loin encore ses intuitions anthro-
pomorphiques : quel grand rêve du tact si l'homme pouvait « palper
comme l'araignée » 1 (p. 139). Le psychologue aime à dire qu'il a
« des antennes ». Voilà cette prétention dépassée. Herder incorpore
dans la toile d'araignée toutes les puissances du tact ; les fils lointains
sont des ares réflexes.
On ne s'étonnera pas que, dans cette ligne du matérialisme vitalisé,
Herder ait pu considérer le venin de la vipère comme le produit direct
de l'offensivité de l'animal, comme une véritable matière de colère. La
matière est ainsi non seulement vitalisée, mais encore psychologisée.
La vipère, dit-il, a une telle « surabondance d'irritabilité » qu'elle « fait
encore une blessure mortelle trois, huit et même douze jours après que
la tête a été séparée du tronc ».
Maintenant que nous avons exagéré le vitalisme, nous pouvons di-
re qu'il n'était pas plus fondé à son départ que dans son excès. Ce n'est
sûrement pas du côté du matérialisme vitalisé que travaille la pensée
scientifique. Bien au contraire, l'esprit scientifique ne sera au clair en
ce qui concerne le venin de la vipère que lorsque le venin vipérin sera,
si l'on ose dire, « dévipérisé ».
Ainsi, croire à un vitalisme rémanent des substances excrétées,
c'est développer un matérialisme à rebours. Le matérialisme doit partir
de la matière inerte, non point de la matière vivante. C'est à cette
condition que pourra se poser, dans des termes précis, le problème de
la vie dans ses rapports avec la matière. La biologie peut, certes, se
prévaloir elle aussi, d'un domaine d'études bien délimité. Le psycho-
logue enfin peut fixer son domaine spécifique. Mais le syncrétisme
d'un Herder qui unit l'irritabilité d'un animal à la nocivité d'un virus
est une bien évidente confusion de domaines, une confusion des va-
leurs. Nous donnerions volontiers les thèses de Herder comme témoi-
gnage d'idées confuses présentées clairement. Elles sont des exemples
de ces aperçus que les philosophes présentent sur les sciences. Et c'est
un aperçu toujours attachant de dire qu'une matière inerte garde le
signe de la vie, que « les choses réelles ont un fonds de vie ». Comme
le mot de vie est trop fort, on ajoute tout de suite qu'il s'agit d'un fonds
de changement. Mais ce refoulement du mot ne rectifie rien. Un aveu
vitaliste a été fait. Un tel aperçu, si habilement estompé qu'il soit pour
donner une philosophie de la continuité, dans le même moment où l'on
propose un cran nouveau dans la contingence, ne peut être retenu
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 85
comme une vision positive des choses. [69] Il n'aide en rien l'expé-
rience progressive. C'est bien plutôt un obstacle épistémologique.
Nous avons insisté sur ce rapprochement d'une idée générale abs-
traite et d'images excessives non contrôlées parce que notre tâche de
philosophe est de travailler sur les deux bords des convictions. Il suffit
souvent, répétons-le, de juxtaposer des thèses abstraites et des exem-
ples précis pour voir l'inanité des formules philosophiques générales.
Les philosophies les plus naïves se couvrent de généralités qui les
mettent à l'abri des exigences de la preuve. On aurait tort dans chaque
exemple précis et l'on croit avoir raison dans la loi qu'on tire incons-
ciemment de faits mal définis. On plaque une loi claire sur une expé-
rience confuse, on plaque une pensée savante sur des expériences naï-
ves.
VI
Mais puisque dans cet essai nous nous accordons le droit d'utiliser,
quand cela nous semble opportun, les enseignements de la science la
plus moderne, voyons comment se posent, pour un chimiste contem-
porain, les rapports de la matière inerte et de la matière animée. Des
moyens tout nouveaux (rayons X, rayons électroniques) permettent
une étude topologique précise de la matière composée. Il apparaît
alors, sur ce problème précis des structures, que les matières stricte-
ment minérales et les matières organisées par la vie n'appartiennent
pas, structuralement parlant, à des règnes absolument séparés. La
continuité des deux règnes est, de ce fait, une évidente possibilité. À
l'encontre des positions philosophiques précédemment évoquées, cette
possibilité de continuité a des arguments si précis que cette continuité
est désormais une hypothèse de travail et non plus une simple vue pa-
noramique sur l'univers matériel. « Pour réaliser une liaison sans lacu-
ne entre le grain de matière inerte et l'élément organisé de matière vi-
vante, dit Georges Champetier, en conclusion de son beau livre 26, les
étapes seront encore difficiles à franchir. Mais peu à peu, les relais se
précisent qui, en conduisant de la molécule à la cellule, permettront de
pénétrer les secrets de la vie. » Ce n'est pas là une simple vue de l'es-
prit que le philosophe a vite fait de marquer de l'étiquette péjorative de
scientisme dans le même temps où il professe souvent les philoso-
phèmes les plus naïfs d'une manière dogmatique. Non, tout le livre de
Champetier [70] a montré la science devant le travail précis pour dé-
terminer la chimie de la vie, pour dégager les conditions de formation
des matières impliquées dans les processus de la vie. Ces étapes, ces
relais qui marquent les efforts de connaissance pour passer de l'inerte
à l'animé ne sont pas de simples métaphores. Ces étapes, ces relais,
sont vraiment ordonnés. Ils illustrent cette discursivité de l'ordre ex-
plicite qui est un thème directeur du présent ouvrage. On approche de
la solution du problème. Des recherches comme celles de Staudinger
sur les macromolécules en chimie et en biologie 27 posent des pro-
blèmes bien définis, suscitent des expériences précises, des expérien-
ces qui ont une hiérarchie. On peut dire que certains virus « se com-
portent à la fois comme des êtres vivants et comme des macromolécu-
les ». Le virus de la mosaïque du tabac a pu être isolé sous une forme
cristalline. Jadis la forme cristalline était accordée seulement à des
substances inertes. On voit maintenant, dit notre auteur, qu'il n'y a pas
« incompatibilité entre l'état cristallisé et la vie : des êtres vivants
identiques ou très semblables, pourvu qu'ils soient de dimensions suf-
fisamment petites, peuvent se disposer régulièrement en reproduisant
l'analogue d'une structure cristalline ». De telles organisations suggè-
rent de « rattacher l'activité biologique à l'architecture macromolécu-
laire ». Une sorte de spécificité architecturale peut doubler ainsi la
spécificité des diverses activités de la vie. On entre alors dans le détail
d'un dualisme biologie-chimie, plein de réciproques. C'est par la dis-
cursivité des détails de la contexture du biologique et du chimique que
la recherche scientifique prend un intérêt croissant dans ce domaine
mixte. Alors il ne s'agit pas de déterminer un fonds de vie ; ce serait
plutôt à un sommet de la composition, sur un plan de la matière très
composée que se poseraient les phénomènes vitaux. On ne peut guère
espérer surprendre la vie dans le simple puisqu'elle apparaît solidaire
d'une organisation complexe. Y a-t-il un caractère dominant de la vie
en général ? Une telle question paraît aussi vide de sens que la ques-
tion : y a-t-il un caractère qui permette de désigner la matière en gé-
néral. Le pluralisme de la matérialité de la vie est si grand qu'il enjoint
de poser une pluralité dans les processus vitaux. Les problèmes biolo-
giques ne sauraient plus être éclairés, ou même simplement désignés
par la conception d'un fluide vital qui coulerait dans la matière, qui
animerait la matière.
Quand on suit, dans le détail de la chimie contemporaine, les [71]
communes architectures des molécules géantes construites par la vie
et par le chimiste, on sent bien que les énigmes ne seront pas résolues
d'un coup, au départ de la recherche, mais que par leur multiplication
les énigmes se cohèrent en une problématique qui donne un immense
champ de travail. Alors, à des questions précises et nombreuses ré-
pondent des connaissances positives que le savant contemporain ne
résumerait pas volontiers, croyons-nous, dans la formule générale
qu'employait Liebig il y a un peu plus d'un siècle . « Il n'y a pas, dans
la nature, de forces qui aient plus de rapport entre elles que la force
chimique et la force vitale 28. » La force vitale n'est qu'un mot, un mot
presque aussi inerte lorsqu'on l'attache à la vie elle-même que lors-
qu'on l'attache à la matière. Rapprocher ainsi, gratuitement, « force »
chimique et « force » vitale, n'est-ce pas faire passer les deux notions
au rang de simples entités ?
Quittons donc le règne des idées générales et revenons à l'examen
philosophique des problèmes positifs du matérialisme ordonné.
VII
Dès que précisément on détermine les qualités, ainsi que le récla-
me le matérialisme instruit, comme des rapports matériels -en ne se
référant pas à l'homme changeant - toute intuition rêveuse de la quali-
té est effacée. Une fois retranchées les contingences de la sensibilité
immédiate, les qualités se stabilisent. Le déterminisme de la qualité
VIII
Ainsi les premières substances qui devaient recevoir le statut de
corps simples furent - à quelques exceptions près comme le soufre -
des métaux. Il faut venir aux temps modernes, au XVIIIe siècle sur-
tout, pour que la courte liste des substances reconnues comme simples
commence à augmenter. Le XVIIIe et le XIXe siècle sont pour l'ex-
ploration matérialiste une époque prestigieuse. Et même du simple
point de vue de l'empirisme, le philosophe devrait ici prendre la mesu-
re de ce qu'est une augmentation des types d'êtres matériels.
Mais en même temps que le nombre des types de substances ren-
contrées dans la nature s'accroît, se précise une nouvelle [74] doctrine
de la simplicité. En fait on peut parler d'un véritable déplacement de
l'idée de simplicité. Montrons-le rapidement.
D'abord, même quand il en est encore fait mention au XVIIIe siè-
cle, on ne donne plus un rôle à l'idée que les 4 éléments sont les subs-
tances les plus simples. Ensuite, on n'imagine plus que les substances
trouvées dans la nature sont, de ce fait même, des substances simples.
L'analyse devient la préoccupation dominante de tout chimiste. Le
chimiste commence sa recherche en multipliant les efforts de décom-
position. La simplicité apparaîtra alors comme une limite à tout effort
de décomposition. La simplicité est donc ici de l'ordre d'un résultat ;
elle était posée comme initiale dans la doctrine des 4 éléments ; elle
est maintenant terminale. La chimie nous présente ainsi une nouvelle
forme « du déclin des absolus » soit dit pour employer une expression
de Georges Bouligand si riche de sens pour caractériser l'évolution de
l'épistémologie moderne. En effet poser le simple comme une limite à
la décomposition ne préjuge pas le caractère absolu de cette limite. Et
c'est seulement dans la période contemporaine que s'établit une sorte
de cohérence des substances simples, cohérence qui confère aux élé-
ments un statut bien défini de substance élémentaire. Nous aurons à
revenir sur cette systématique de la simplicité dans un prochain chapi-
tre.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 91
IX
Mais laissons ces lointains débats et prenons le problème de la pu-
reté des substances dans sa complexité philosophique moderne.
En gros, on peut dire qu'il n'y a pas de pureté sans purification. Et
rien ne peut mieux prouver le caractère éminemment social de la
science contemporaine que les techniques de purification. En effet, les
processus de purification ne peuvent se développer que par l'utilisa-
tion de tout un ensemble de réactifs dont la pureté a reçu une sorte de
garantie sociale. Un philosophe aura beau jeu pour dénoncer là un
cercle vicieux : purifier une substance par une suite de réactions où
l'on engage des réactifs garantis comme purs, c'est évidemment ou-
blier le problème initial, le problème de la pureté des réactifs. Mais la
science [78] contemporaine peut, en toute conscience, négliger cette
objection préalable. Il y a ici un état de faits, un moment historique
bien défini. Chaque époque de la science, dans son développement
moderne, a établi une sorte de corpus des réactifs constitués à un ni-
veau de purification bien déterminé. Il y a des âges sociaux divers
pour la pureté matérialiste. Et notre âge se désigne comme un tel affi-
nement de purification qu'on peut bien dire que la science contempo-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 95
raine possède des réactifs neufs, des outils neufs qu'aucune époque
précédente n'a connus. La technique matérialiste de la chimie moderne
nous procure une nature neuve. Elle est essentiellement un second dé-
part du matérialisme.
Ainsi, ces outils de purification que sont les réactifs, voilà désor-
mais un apport social absolu ; le chimiste isolé ne saurait avoir la pré-
tention de leur substituer des outils personnels, tout un corps de réac-
tifs amassés dans une préparation personnelle en refaisant, pour son
propre compte, toute l'histoire de la chimie. La chimie moderne fait
l'économie de sa longue préparation historique. Elle est une des scien-
ces les plus clairement vivantes dans son présent. Le chimiste entre au
laboratoire où il trouve un présent absolu, le présent absolu, des don-
nées techniques, données qui s'offrent dans leur ensemble, dans leur
totalité, par conséquent bien différentes des données naturelles ren-
contrées dans l'essentiel occasionalisme de l'empirisme. Le chimiste
moderne part de ce matérialisme d'un présent absolu, de ce matéria-
lisme des réactifs techniques coordonnés. Il doit inscrire son travail
quotidien dans le présent de la science, dans un ensemble humain au-
quel il s'intègre, déjà au point de vue théorique, par une prise de cultu-
re qui est une nécessité pour l'action scientifique efficace.
Mais toutes ces thèses paraîtraient moins superficielles au philoso-
phe s'il voulait prendre conscience du véritable usinage nécessaire à la
production d'une substance pure dans la technique contemporaine. Il
comprendrait vite qu'une telle purification ne relève plus d'une activité
individuelle, qu'elle réclame un travail en chaîne, des purifications en
chaîne, bref que l'usine-laboratoire est une réalité désormais fonda-
mentale.
La vue d'un plan d'usinage pour une purification serait d'ailleurs
plus convaincante que tout développement philosophique. Le lecteur
pourrait par exemple se reporter au schéma des opérations qui condui-
sent du béryl au béryllium pur en paillettes d'après la méthode em-
ployée à la Degussa A.G. Ce schéma est indiqué par J. Besson dans un
article paru au Bulletin de la Société chimique de France (année
1949), nous ne reproduisons pas ce schéma : deux pages du présent
livre n'y suffiraient pas. On y [79] verrait par dizaines des opérations
de purifications pour ainsi dire croisées, des purifications reprises à
plusieurs points de vue, engagées par des réactifs différents. À méditer
tous les circuits de ces procédés chimiques en vue de produire une
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 96
X
Ainsi, le corpus des réactifs est à la fois cohérent et efficace. Tous
les réactifs sont donnés avec une garantie de pureté qui permet le tra-
vail positif. Il ne conviendrait cependant pas de donner une validité
inconditionnée au concept de pureté en soi. Postuler une pureté en soi
serait rejoindre le mythe de la pureté naturelle. En fait puisque la
science positive solidarise la notion de pureté avec la notion d'opéra-
tion de purification, on ne peut écarter le relativisme de la pureté. En
effet, suivant le processus de purification employé, on peut obtenir,
pour un même produit, des degrés de pureté différents, Mais il ne va
pas de soi qu'on puisse ordonner ces degrés de pureté car la pureté se
prend souvent au niveau d'une qualité particulière. Parfois une pro-
priété particulière qui n'engage pas profondément l'ensemble des pro-
priétés chimiques peut se révéler d'une incroyable sensibilité à la
moindre impureté. Andrew Gemant dans un chapitre du manuel de
Farkas : Electrical properties of hydrocarbons (p. 215) dit qu'un hy-
drocarbone liquide a une conductibilité électrique qui varie de 10-19
mho/cm pour un échantillon extrêmement purifié à 10-13 pour un
échantillon commercial, soit une variation de 1 à un million. On voit
l'énorme action de la moindre impureté. Gemant ajoute que les déter-
minations de la conductibilité donnent des valeurs qui diminuent indé-
finiment avec la poursuite d'une purification de plus en plus poussée
mais que cependant aucune valeur limite n'est en vue.
Comprenons bien qu'on ne pourrait mettre en ordre des puretés na-
turelles, visant une pureté en soi. Bien plus, malgré tous les efforts du
matérialisme décidément artificialiste, la ligne des purifications n'est
jamais sûre de viser une purification absolue. Il suffirait qu'un nou-
veau type d'expériences fût institué pour que le problème se pose sous
une forme nouvelle. La pureté d'une substance est donc une oeuvre
humaine. Elle ne saurait être prise pour une donnée naturelle. Elle
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 97
garde la relativité essentielle [80] des œuvres humaines. Son en-soi est
conditionné par un long passé d'expériences poursuivies dans les voies
d'une facticité sans cesse accrue. De toute manière le factice donne
incomparablement plus de garantie que le naturel.
XI
En conclusion de ce chapitre où nous avons essayé de montrer
l'évolution des idées matérialistes d'homogénéité, de simplicité, de
pureté, si l'on nous permet de rattacher toutes nos réflexions à la posi-
tion philosophique générale que nous assumons dans nos recherches
épistémologiques, nous dirions volontiers que nous voyons ici de
nouveaux arguments pour une philosophie du rationalisme appliqué.
En effet, tout est méthode, tout est méthode appliquée, tout est mé-
thode rectifiée par son application. La conscience sans cesse vigilante
de l'application correcte d'une méthode est la base même du rationa-
lisme appliqué. Elle institue l'esprit comme une activité systématique
de correction. Et avec le rationalisme matérialiste appliqué, cette
conscience sans cesse surveillée de l'application d'une méthode pénè-
tre profondément dans l'objectivité. Cette conscience de méthode rec-
tifie même la matière, normalise la matière.
Il en résulte, non pas un psychologisme en position première
comme celui où se complaisent de nombreux existentialismes, mais
bien un orthopsychologisme en position seconde. Et cette position se-
conde est bien claire dans ce problème de la pureté substantielle que
nous venons d'examiner. Il faut aller ici jusqu'à l'extrême et dire :
puisque la substance est donnée, naturellement donnée, elle n'est pas
pure. Elle sera pure quand la technique l'aura purifiée. Il y a donc une
différence métaphysique essentielle entre un matérialisme attaché à la
matière brute et un matérialisme instruit sur un ensemble cohérent de
matières qui portent un témoignage de pureté technique. C'est alors
que le matérialisme technique est inséparable d'un rationalisme ins-
truit.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 98
XII
Ainsi le maximum de garantie de pureté réside non pas dans une
valeur naturelle, mais bien dans une application rigoureuse des mé-
thodes. C'est par l'application surveillée des méthodes que le matéria-
lisme établit un nouveau substantialisme, le substantialisme de la
substance sans accident. La constitution technique [81] d'une substan-
ce entièrement normalisée exclut toute fantaisie et toute incertitude.
La chimie prépare une substance en série. En ce qui nous concerne, la
pensée nous vient souvent de glisser ce concept d'une substance chi-
mique produite en série dans les polémiques faciles où les philosophes
affirment la dévalorisation humaine des objets fabriqués en série. Ces
philosophes ne voient-ils pas que l'irrationalisme qui leur est cher su-
bit ici, avec la substance sans accident, un véritable éclatement ? Sans
doute, dans une fabrication, il peut se glisser des malfaçons, de faus-
ses manoeuvres, des « loups ». Mais ces « accidents » ne sont plus des
accidents inhérents à la substance, des accidents individualisant en son
fonds la substance. Il y a là une dialectique de la notion d'accident qui
se termine par l'élimination de l'accident. En passant de la substance
réelle à la méthode de réalisation, l'accident est devenu éminemment
rectifiable. Une conscience claire de la méthode l'évitera. Une surveil-
lance sociale la jugulera. Construisez une cité scientifique bien faite et
les matières qu'elle livrera seront bien faites. Elles seront des substan-
ces sans accidents.
toute certitude, cet irrationnel n'est plus dans la substance, il n'est plus
dans cette profondeur d'un au-delà de la substance où les philosophes
du concret cherchent le reflet de leur singularité.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 100
[82]
Le matérialisme rationnel
Chapitre III
LA SYSTÉMATIQUE MODERNE
DES CORPS SIMPLES
I
Retour à la table des matières
31 HEGEL, System der Philosophie, IIe Partie, Die Naturphilosophie, éd. MI-
CHELET, 1929, § 281, p. 187.
32 HEGEL, La phénoménologie de l'esprit, trad. HYPPOLITE, t. I, p. 96.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 102
II
La critique philosophique a beau jeu pour affirmer le caractère
simplement pragmatique de la doctrine des éléments en chimie. Le
chimiste ne répète-t-il pas, depuis la révolution lavoisienne, qu'il tient
pour substance élémentaire toute substance qui n'a pu être décompo-
sée malgré le grand nombre des expériences antérieures ? Ainsi le
chimiste semble bien ne pas préjuger de l'avenir. Si un corps pris
comme élément devait, dans le développement, ultérieur de la science,
être décomposé en deux ou plusieurs parties chimiquement différen-
tes, il perdrait son privilège d'élément. Le cas s'est vu.
Le cas s'est vu, mais il ne se voit plus. Et cette stabilité historique -
sans doute d'origine récente - devrait conduire le philosophe à réfor-
mer son jugement. Il aurait ainsi l'occasion de vivre à fond une révolu-
tion épistémologique. Au lieu de former ses pensées fondamentales à
l'origine d'une histoire, le philosophe apprendrait à les former à
l'achèvement d'une histoire. La mise en ordre des substances élémen-
taires est achevée et c'est précisément cet achèvement qui met un si-
gne définitif sur le caractère élémentaire des substances ordonnées.
On s'explique donc que la philosophie terminale du matérialisme ins-
truit soit bien différente de la philosophie inchoative où s'attarde l'es-
prit philosophique traditionnel.
Pour bien mesurer cette stabilité historique d'acquisition récente, il
faut tenir compte de la densité d'expériences, densité d'expériences
incomparablement Plus grande dans la période moderne que dans les
périodes précédentes. En comparaison avec le nombre de travailleurs
de la chimie contemporaine, combien étaient-ils, au temps de la Re-
naissance, les alchimistes [86] qui, avec de pauvres armes, tourmen-
taient la matière ? Le temps des sciences modernes a une tout autre
efficacité que le temps des sciences débutantes. Une décade de notre
époque vaut des siècles des époques antérieures. Cette efficacité est
précisément un des aspects de caractère de cité constituée qu'a pris la
cité chimique depuis la fin du XVIIIe siècle. Du fait du groupement
des travailleurs, les dialectiques se multiplient et s'accélèrent. Ainsi le
temps de la science marche de plus en plus vite. Il est très frappant
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 105
III
Trois ou quatre raisons d'importance philosophique bien inégale,
des raisons hétéroclites s'opposaient à la mise en ordre initiale des
éléments chimiques.
[87]
mer. Biot, prudemment, n'en avait pas tant dit. Et HEGEL termine le paragra-
phe en ces termes (trad. VÉRA, La philosophie de la nature, t. II, p. 45) :
« Nous avons ici un des phénomènes les plus compliqués. Et ce qui le rend si
compliqué, c'est que ce qu'il y a de plus spirituel se trouve ici soumis à des dé-
terminations matérielles, et que le principe divin se mêle à l'élément terrestre.
Mais dans cette alliance de la lumière pure, virginale et intangible avec les
corps, chacun des deux termes garde aussi sa valeur. » Cette survalorisation
idéaliste achevant la valorisation des qualités immédiates désigne assez clai-
rement la différence entre les valeurs métaphysiques et les valeurs de l'expli-
cation scientifique fondées sur l'expérience. La survalorisation visible dans
cette page hégélienne illustre un trait épistémologique bien caractéristique : on
survalorise les valeurs d'autant plus facilement que ces valeurs sont moins
bien vérifiées dans une expérience positive.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 110
IV
En raison de tous les obstacles rencontrés par les essais de classifi-
cation, il faut venir jusqu'à la deuxième moitié du XIXe siècle pour
que le problème d'une systématique des éléments de la matière soit
posé dans une perspective éclairante.
Si l'on devait marquer de traits un peu gros les révolutions d'idées
par lesquelles se rénove la science, on pourrait parler d'abord de l'ère
analytique de Lavoisier, ensuite de l'ère syncrétique de Mendéléeff.
Les travaux de Mendéléeff, qui eurent, de son vivant, bien peu de re-
tentissement, prirent, cinquante ans après leur parution, une importan-
ce considérable, au point que le tableau de Mendéléeff, sans doute
plusieurs fois modifié, est une des pages les plus philosophiques de la
science. Le tableau établissant comme une totalité organique l'ensem-
ble jadis indéterminé des corps simples fonde vraiment la chimie syn-
crétique.
Mettons rapidement en lumière la cohérence de la systématique
des corps simples réalisée par Mendéléeff.
Au lieu des classifications linéaires qui organisaient les éléments
en famille, sans jamais organiser entre elles les familles d'éléments, le
tableau de Mendéléeff met en oeuvre un ordre croisé, un ordre à deux
variables. On n'a pas distingué d'abord très nettement ces deux varia-
bles ; elles ne furent bien désignées que dans une information électri-
que très poussée qui ne pouvait apparaître dans les premières formes
du système. Mais les rôles différents de ces deux variables ordinales
se multiplièrent avec les progrès de la science et l'on peut dire qu'à
chaque décade, depuis trois quarts de siècle, on comprend mieux la
signification de l'ordre croisé qui est le principe du tableau de Mendé-
léeff.
L'idée directrice de Mendéléeff a été de prendre pour les corps
simples, comme premier motif d'ordination, le poids atomique et [92]
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 112
comme second motif, la valence chimique. Écrivant sur une ligne ho-
rizontale la suite des corps simples en suivant l'ordre croissant des
poids atomiques, il interrompait la première ligne pour mettre en co-
lonnes verticales les corps simples de même valence. La deuxième
ligne finie, une autre recommence suivant le même rappel pour mettre
peu à peu en colonnes les valences. Rien de plus simplement totalisa-
teur que cette classification qui met en oeuvre les deux notions de
poids atomique et de valence chimique qui dominent la chimie classi-
que.
Mais voyons d'un peu près cette notion de poids atomique qui
semble garder dans les premières formes du tableau de Mendéléeff un
privilège d'ordination. Cette notion de poids atomique, si l'on isole les
phases de son évolution, peut en effet nous servir d'argument pour le
polyphilosophisme que nous défendons dans le présent ouvrage.
Dans la courte histoire de cette notion qui n'a vraiment qu'un siècle
et demi d'existence, il est des époques où l'on n'hésite pas à affirmer le
réalisme de la notion, d'autres époques où l'on marque une volonté
explicite de se limiter au positivisme de l'expérience. On veut bien
alors manier des symboles, se confier à un symbolisme organisateur,
mais on s'interdit d'aller plus loin. Il fut un temps récent où dans l'en-
seignement - en cela en retard comme souvent sur la science effective
- on insistait sur le caractère d'hypothèse de la notion d'atome. Il était
alors recommandé de dire que le poids atomique n'est pas un poids
puisqu'il ne désigne que les rapports pondéraux des corps qui entrent
en composition 38. Le poids atomique, s'il était vraiment le poids d'un
atome, devrait être un nombre absolu. Dans les premières détermina-
tions et durant tout le XIXe siècle, le poids atomique était un nombre
relatif, un nombre indiquant un rapport de poids. Le vrai nom de la
systématique des poids atomiques dans la chimie du XIXe siècle au-
rait dû être : tableau des nombres proportionnels déterminant la com-
position, en corps simples, des corps composés. Ce n'est qu'après les
travaux de l'école atomistique du XXe siècle - en particulier l'école de
Jean Perrin - qu'on put déterminer le nombre absolu d'atomes conte-
nus dans un poids déterminé de substance et calculer le poids absolu
d'un atome d'une substance désignée.
38 Cf. notre livre, Les intuitions atomistiques, éd. Boivin, chap. IV.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 113
mique par laquelle Mendéléeff établit son tableau. Cela est si vrai que
l'ordination électronique explique les quelques anomalies que Mendé-
léeff avait dû consentir pour former un tableau qui respectât le grou-
pement par valence (anomalies profondes puisque, en quelques en-
droits, dans les formes évoluées du tableau, il avait été nécessaire
d'inverser l'ordre des poids atomiques croissants, mettre, par exemple,
l'argon (poids [95] atomique 39,88) avant le potassium (poids atomi-
que 39). Quand Mendéléeff consentait de telles inversions, il utilisait,
en somme, la notion de nombre atomique bien avant que cette notion
pût être proposée. Cette notion ne pouvait, en effet, apparaître avant
qu'une réalité positive lui donnât corps. Cette réalité positive, c'est le
corpuscule électrique, c'est l'électron.
Qu'est-ce donc alors que le nombre atomique qui caractérise un
élément chimique donné ? C'est le nombre d'électrons contenus dans
un de ses atomes. Alors tout s'éclaire dans une nouvelle explication
électronique de la systématique chimique : le principe ordonnateur est
le nombre atomique, ce n'est pas le poids atomique. Et si le système
de Mendéléeff a pu se constituer c'est en raison d'un parallélisme (pa-
rallélisme d'ailleurs imparfait) entre la croissance du poids atomique
et la croissance du nombre atomique. Le nombre atomique varie de 1
à 92, unité par unité, ce nombre permet de numéroter les cases du ta-
bleau de Mendéléeff.
Si les philosophes méditaient ce passage de l'ordinal au cardinal ils
seraient moins sceptiques sur les progrès philosophiques de la pensée
scientifique.
Et voici maintenant la liaison du nombre atomique avec les consi-
dérations de structure pour les différents types d'atomes. Les périodes
chimiques (longueur des lignes horizontales du tableau) se dévelop-
pent chacune en suivant le nombre progressivement croissant des
électrons dans la couche externe des différents atomes de la période.
D'autre part la désignation des familles chimiques se fait par le nom-
bre des électrons dans la couche externe. Quand la couche externe
contient un électron, l'élément est un élément alcalin ; quand cette
couche externe contient deux électrons, l'élément est un élément alca-
lino-terreux... Avec sept éléments dans la couche externe, on a la fa-
mille des halogènes ; avec huit électrons, la famille des gaz inertes.
Ainsi les familles chimiques, si difficiles qu'elles aient été à rassem-
bler par la phénoménologie strictement chimique aidée par les consi-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 116
dérations de valence qui étaient liées aux lois de Faraday sur l'électro-
lyse, sont donc clairement expliquées électriquement, ou, pour parler
d'une manière plus exacte, les familles chimiques sont expliquées
électroniquement.
Cela étant, si l'on a égard à la somme considérable de vues théori-
ques et d'organisations techniques que réclame la notion d'électron, on
doit bien convenir que la systématique chimique, dès qu'elle se fonde
sur cette notion, reçoit un caractère philosophique [96] nouveau, le
caractère même que nous avons mis sous le signe d'un rationalisme
appliqué. L'organisation électronique, prise comme un nouveau do-
maine de rationalité, éclaire indirectement, mais profondément, notre
savoir empirique. Le tableau de Mendéléeff, réorganisé au niveau des
connaissances actuelles, accède à un véritable rationalisme arithméti-
que de la matière ; autrement dit, le tableau de Mendéléeff est un véri-
table boulier qui nous apprend l'arithmétique des substances, qui nous
aide à arithmétiser la chimie.
Et qu'on mesure bien cette différence philosophique essentielle : la
matière n'est pas électrique substantiellement ; elle est électronique
arithmétiquement. La science de la matière échappe par cette révolu-
tion épistémologique aux rêveries des philosophes irrationalistes. En
effet, tout ce que l'irrationaliste postulait comme substance se désigne
comme structure. En vain, dans son ivresse de l'insondable, le philo-
sophe irrationaliste objecte-t-il au savant contemporain : « Vous ne
savez pas au fond ce qu'est la substance de l'électron », en vain le phi-
losophe irrationaliste croit-il pouvoir reporter la naïveté de ses ques-
tions dans l'au-delà substantialiste du corpuscule constituant. En pos-
tulant, une sorte de transcendance de la profondeur substantialiste, le
philosophe irrationaliste ne fait que serrer les oeillères sur les tempes.
Toujours le philosophe irrationaliste veut voir les choses à sa façon. Il
prétend se limiter aux questions primitives. Il se refuse au long ap-
prentissage qui a permis au savant de rectifier les perspectives initiales
et d'aborder une problématique précise. Comment alors pourrait-il po-
ser les questions qui naissent précisément d'un renversement des rap-
ports de la substance et de la qualité ?
Pour comprendre ce renversement il faut dire : les qualités substan-
tielles sont au-dessus de l'organisation structurale ; elles ne sont pas
au-dessous. Les qualités matérielles sont des faits de composition, non
pas des faits dans une substance intime des composants. Nous tou-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 117
V
À elle seule, la courte histoire de la découverte des derniers élé-
ments qui manquaient, il y a quelques années encore, dans la liste des
92 éléments de la systématique mendéléeffienne moderne prouverait
l'éminente valeur des découvertes spécifiquement techniques 39. Les 4
dernières cases vides ont été comblées par des éléments qu'on peut
bien dire « introuvables » par la connaissance commune. Disons en
quelques mots comment la technique a trouvé ces introuvables.
L'élément 43 est précisément appelé le technécium. Perrier et Se-
gré qui l'ont observé en 1937 ont voulu rappeler par ce nom « son ori-
gine technique, non naturelle ». Le technécium (symbole Te) a été ob-
tenu, en physique nucléaire, par bombardement du molybdène par les
deutons :
94 2 95 1
M 0
+ H → T c+n
42 1 43 0
200 4 207
Bi + α → At + 6n 0
1
83 2 85
VI
Quand on suit période par période, l'organisation électronique des
substances chimiques élémentaires, on acquiert la conviction que la
dernière période, celle qui se termine au 92e élément, à l'uranium, est
inachevée. C'est là un fait d'histoire naturelle : la nature ne construit
pas les éléments chimiques au-delà du quatre-vingt-douzième. Cette
borne naturelle est-elle absolue ? Quelle en est la raison ? Mais com-
me on ne trouve pas de raison à cette borne, on se pose le problème de
la dépasser. De même que les lacunes intérieures au tableau de Men-
déléeff avaient été comblées par une interpolation anticipatrice fina-
lement sanctionnée par l'expérience, on a tenté quelques extrapola-
tions pour achever la dernière période, pour aller, par l'organisation
rationnelle, plus loin que la nature.
Ce n'est pas cependant par les voies de la chimie que se fit un enri-
chissement de la période terminée par l'uranium. À ce point du déve-
loppement de la science, la physique nucléaire [101] relaie la chimie
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 122
42 Plus exactement, il faut dire un nombre voisin d'un nombre entier. Il intervient
de petites différences dues aux poids de l'énergie.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 124
VII
Dans les livres de vulgarisation, il est d'usage, lorsqu'on veut pré-
senter le problème moderne des transmutations des éléments chimi-
ques, d'évoquer le souvenir des alchimistes. On rappelle, avec com-
plaisance, que des générations de chercheurs opiniâtres ont tenté de
transformer le plomb en argent et en or et l'on conclut, dans une for-
mule de style : « Les savants contemporains ont réalisé le vieux rêve
des alchimistes. »
Mais pourquoi se référer à cet arrière-fond légendaire ? Quelle im-
pureté de pensée ! Comment peut-on avoir si peu de confiance en l'es-
prit de nouveauté du lecteur ? L'art, la littérature « réalisent » des rê-
ves ; la science, non. L'onirisme des alchimistes est puissant. À l'étu-
dier on pénètre dans des couches profondes du psychisme humain et
tout psychologue de l'inconscient trouvera une mine inépuisable
d'images dans la littérature alchimique 43. Mais l'inconscient, dans
une culture scientifique, doit être psychanalysé de part en part. La
pensée scientifique repose sur un passé réformé. Elle est essentielle-
ment en état de révolution continuée. Elle vit actuellement d'axiomes
et de techniques, c'est-à-dire de pensées vérifiées et d'expériences qui
ont fait, dans une extrême précision, leurs preuves de validités. La
science, dans ces conditions, n'a rien à gagner à ce qu'on lui propose
de fausses continuités alors qu'il s'agit de franches dialectiques. Car
rien, absolument rien, ne légitime une filiation des transmutations al-
chimiques aux transmutations nucléaires. Laisser supposer une telle
filiation, c'est confondre les valeurs, c'est manquer précisément au de-
voir philosophique d'instituer les valeurs proprement scientifiques, en
établissant ces valeurs dans leur autonomie.
Pour instituer ces valeurs proprement scientifiques, il faut se placer
dans l'axe même des intérêts scientifiques. Faute d'intérêts proprement
scientifiques, la pensée, à l'égard des résultats de la science, risque les
pires déviations. De toute manière, la technique des transmutations
nucléaires ne peut se comprendre sans qu'on demande au lecteur un
effort de pensée présente, sans vaine histoire. Il faut que le lecteur sa-
che au moins où se situent les problèmes pour juger de la valeur des
solutions.
Il est d'ailleurs facile de faire voir la contradiction philosophique
des « travaux » alchimiques et des recherches nucléaires. L'alchimiste
poursuivait un changement de qualités. Il tentait, par exemple, un
changement de couleurs, confiant dans le caractère [104] substantiel
de la couleur. Qu'il puisse jaunir le plomb, voilà un premier rêve, voi-
là un programme. Avec une semence grise, avec le germe du plomb,
quel grand rêve de faire mûrir la substance et d'obtenir, réalisant les
métaphores, des moissons d'or. Plus profondément encore, si le travail
alchimique pouvait alourdir le plomb, si le plomb pouvait être rendu
aussi lourd que l'or, la transmutation serait bien près de réussir !
Or, en fait, si l'on se guidait sur les poids atomiques, la transmuta-
tion du plomb en or devrait se faire, au contraire, en allégeant le poids
atomique du plomb. Le nouveau programme devrait donc aller à l'en-
vers de l'ancien.
Mais comment résoudre un tel paradoxe phénoménologique, com-
ment le faire comprendre à un lecteur moderne, si précisément l'on n'a
pas, au préalable, divisé la phénoménologie de la matière en ses trois
niveaux : niveau des expériences physiques - niveau des expériences
chimiques - niveau des expériences nucléaires. En revanche, une fois
la séparation faite, on peut faire comprendre que la densité correspond
à une notion exclusivement physique, une notion valable seulement
dans le premier niveau. Sans doute cette notion a pu servir à désigner
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 126
VIII
Le problème de la transmutation des substances élémentaires, plus
exactement le problème de la transmutation des noyaux, a pris depuis
une décade une importance toute nouvelle du fait de la constitution de
la famille transuranienne. Il s'agit pour le technicien de faire des
noyaux, des noyaux qui n'existent pas dans la nature. Nous allons
donner la liste de ces éléments artificiels, non pas pour imposer au
lecteur une surcharge empirique mais parce qu'on voit là le matéria-
lisme ordonné devant une tâche de création et qu'il est très frappant de
voir les problèmes s'amasser à mesure que la technique aborde une
sorte d'instabilité radicale de la matière. Avec les éléments transura-
niens, le matérialisme aborde une zone d'ontologie délicate, ontologie
où se réunissent d'une manière paradoxale la fragilité et la puissance.
Cette extrémité [107] du matérialisme doit retenir l'attention du philo-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 129
sophe 44. L'élément 93 est le Neptunium. Il a été créé par Mac Millan
et Abelson suivant la réaction nucléaire :
238 239
U+n= U +γ
92 92
239 239
le U donnant par émissionβ le Neptunium N p . On connaît
92 92
maintenant 7 isotopes du Neptunium. Mac Millan et Abelson ont étu-
dié la chimie du Neptunium : « Ils ont exprimé l'hypothèse que l'Ura-
nium et le Neptunium constituent les premiers termes d'une série
d'éléments ayant des propriétés très voisines comme c'est le cas des
terres rares dans la quatrième période » du tableau de Mendéléeff.
Nous reviendrons sur cette hypothèse après la courte nomenclature
des transuraniens.
L'élément 94 est le plutonium. Il a été préparé par Seaborg, Mac
Millan, Kennedy et Wahl en bombardant l'uranium par des deutons
suivant la réaction nucléaire :
238 2 238
U+ H= + 2n 0
1
92 1 93 N p
92 2 94
Le plutonium, par radio-activité β, donne alors l'Américium.
L'élément 96 est le Curium. Il a été créé par Seaborg, James et
Ghiorso. Voici une des réactions nucléaires qui lui donne naissance :
236 4 238
Pu + α = Pu + 2n '0
94 2 96
IX
En vue de simplifier notre exposé, nous avons séparé, d'une maniè-
re sans doute excessive, les facteurs d'organisation chimique et les
facteurs d'organisation nucléaire. En fait, on a pu attribuer aux diffé-
rents noyaux des influences spectrales bien déterminées. La structure
hyperfine des spectres a été mise en rapport avec la pluralité des iso-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 133
topes d'un même élément chimique 46. L'analyse spectrale est ainsi
une sorte de domaine d'expérience mixte qui révèle les phénomènes
généraux de l'énergie touchant le noyau, l'atome et la molécule. La
spectroscopie est désormais la science matérialiste la plus générale,
celle qui relie les phénomènes les plus divers si l'on considère la phé-
noménalité de premier aspect. La raison de cette généralité est bien
simple : c'est parce que la spectroscopie est une science de l'énergie et
que l'énergie est, dans toute la science contemporaine, un concept
fondamental, le concept qui désigne le plus fondamentalement les
phénomènes. Le matérialisme du spectroscope est désormais plus
étendu que le matérialisme de la balance.
Gamov et Critchfield confrontent les résultats de l'interprétation du
spectre et du spectrographe de masse utilisé par Aston. Les intensités
respectives des diverses raies hyperfines du mercure correspondent
bien aux proportions des différents isotopes de cet élément chimique.
Ainsi deux méthodes instrumentales aussi différentes que la spectros-
copie et la méthode d'Aston convergent sur un même objet.
D'ailleurs le champ magnétique propre au noyau a une influence
sur le spectre atomique livré par les électrons de la couronne. Cette
influence est faible, elle pouvait être négligée dans les premières en-
quêtes. Mais la spectroscopie a une telle sensibilité, [111] son inter-
prétation théorique est si perfectionnée que la détermination des iso-
topes devient de plus en plus nette. On connaît alors les isotopes par
deux de leurs caractères : leur masse (méthode d'Aston) et leurs ni-
veaux d'énergie totale (énergie impliquant la référence au noyau et
aux électrons de la périphérie atomique).
[112]
Le matérialisme rationnel
Chapitre IV
LE MATÉRIALISME COMPOSÉ
II
Si l'on réalise alors exactement les pensées du chimiste moderne
quand il propose un modèle atomique ou moléculaire, on se rend
compte que ce modèle est toujours situé à un point de l'histoire de la
culture ; il est toujours présenté en parcourant un [117] préambule his-
torique. Il est donné historiquement comme le terme d'une polémique
théorique. Il doit donc garder un certain rapport avec la polémique
antécédente. Toute affirmation philosophique dogmatique est dange-
reuse. Dans une science aussi vaste que la chimie, impossible de don-
ner un absolu aux attitudes philosophiques. Les plus grands esprits s'y
laissent prendre. Quand un philosophe perd de vue cet essentiel deve-
nir épistémologique des connaissances dépassant la sphère sensible, il
arrête l'histoire et durcit les formules. Ainsi lorsque Meyerson 49 dit
que les chimistes et les physiciens tiennent l'atome comme un petit
solide, il ne fait que saisir une opinion particulière entre beaucoup
d'autres et une opinion qui a perdu ses essentielles précautions oratoi-
res. C'est là une simplification d'enseignement, simplification à la-
quelle s'arrête bien vite le philosophe. Meyerson ajoute en note : « Il
tue sans cesse des synthèses nouvelles. On fait des analyses pour pou-
voir faire des synthèses.
D'ailleurs, du fait même que dans les recherches de composition
chimique, l'on puisse tenir pour simple ce qu'on sait être composé (tel
est le cas pour les radicaux en chimie), on voit que la « simplicité » est
affaire de point de vue et qu'il y a, dans une déclaration de « simplici-
té », une question d'opportunité, une question aussi de degré dans la
constitution du savoir. Et cette déclaration doit toujours être surveil-
lée, elle doit être attestée d'accord avec des expériences explicites.
Une forme trop rapidement postulée entraîne parfois des simplifica-
tions abusives. Ainsi Liebig, après avoir dit que la combinaison du
carbone et de l'azote qui donne le radical cyanogène joue le rôle d'un
corps simple ajoute, sans preuves, que « les plus petites parties (de ce
radical) possèdent la même forme que celles du chlore, du brome et de
l'iode et (les) remplace dans leurs combinaisons sans faire éprouver
aucun changement à la forme de cristallisation » 50. En fait, le radical
cyanogène, dans certaines molécules, se met à la même place que les
atomes de chlore, de brome, ou d'iode dans des molécules compara-
bles. Mais se mettre à la même place n'entraîne pas avoir la même
forme. La possibilité de substitution n'est pas nécessairement compta-
ble d'un emboîtement exact. La géométrisation proposée par Liebig
est donc bien trop rapide. Il faudra de nombreuses retouches pour lui
enlever toute trace de caractère hypothétique et le développement de
la chimie sera, dans ce domaine de la géométrisation de la molécule,
une prise de conscience de la prise progressive des formes dans des
édifices de plus en plus complexes. En particulier la totale assimila-
tion du radical [120] cyanogène aux atomes halogènes appellera des
rectifications 51. Mais, pour bien montrer que l'attribution d'une forme
intime est un problème délicat, nous devons attirer l'attention sur une
sorte de virtualité de la forme bien propre à faire comprendre que la
forme d'un composé est sous la dépendance des forces de composi-
tion. Même après les réserves que nous avons faites sur la « tétraédri-
cité du carbone », on irait déjà trop loin en disant que les 4 valences
conclure au rejet de tout solidisme des formes, pour refuser une doc-
trine qui pose une intuition du réel définitive dans une science émi-
nemment constructive, réclamant sans cesse une sorte de ré-intuition
pour voir dans un éclairement nouveau les édifices nouvellement
construits.
Alors les schémas qui résument la science du chimiste posent à
leur tour des problèmes ; ils sont des instants intermédiaires entre le
passé vérifié et les tentatives de création. Nous entrons ainsi dans l'ai-
re des complications expérimentales, dans l'ère féconde du réalisme
critiqué, au centre même d'un rationalisme appliqué.
Bien entendu, l'attitude sceptique, si fréquente chez les philosophes
à l'égard des schémas de la chimie, n'est pas moins inadéquate aux
valeurs épistémologiques effectives qu'une attitude trop rapidement
tranquillisée par la géométrie naïve des substances. Cette attitude
sceptique, qui croit survoler la science, est peut-être même une plus
nette démission de culture que l'adhésion naïve à des vues réalistes
inconditionnées. En effet, pour une épistémologie précise qui ne laisse
rien échapper des caractères de la connaissance, reste toujours le fait
que les schémas proposés par la science de notre temps ne sont pas de
simples schémas personnels. Ils ne sont pas de simples tableaux sy-
noptiques qui résument, sur un point particulier bien défini, l'histoire
d'une culture personnelle. Ils sont des valeurs d'enseignement bien
caractéristiques de la science d'une époque. Ils déterminent nettement
le point de progrès atteint par une science qui a déjà subi de nombreu-
ses rectifications. Dans la science moderne un schéma vient après un
autre ; il s'offre comme meilleur qu'un autre, comme plus adéquat et à
la fois comme plus suggestif. Il semble qu'entre les schémas rationnels
et les connaissances empiriques, les oscillations se fassent de plus en
plus près d'un centre commun où théoriciens et expérimentateurs ap-
prochent de l'unisson. De toute façon, les schémas qui exposent les
compositions chimiques sont des thèmes de confiance réciproque, de
confiance discutée, entre les divers savants compétents d'une même
époque.
Les savants sont souvent, dans cette occasion, plus prudents [122]
que leurs commentateurs philosophes. Ils savent se tenir en une posi-
tion moyenne entre la philosophie réaliste et la philosophie sceptique.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 146
maturation réalistique. Il faut donc sans cesse faire le point pour dé-
terminer la profondeur [123] d'engagement dans le réel des différents
symboles et schémas, rencontrés en chimie dans les perspectives théo-
riques les plus diverses. Essayons de donner à ce problème de l'appli-
cation des symboles toute son atmosphère philosophique.
III
L'esprit scientifique moderne réalise un juste dosage de prudence
et d'audace ; il est sans cesse animé par une sorte de dialectique de
l'invention et de la réflexion. À propos de n'importe quelle notion fon-
damentale, on doit admirer avec quel tact, avec quelle mesure cette
notion est, en certaines occasions, remise en question. Elle a sans dou-
te une sorte de préséance, mais il lui faut toujours faire preuve de va-
leur opératoire. Il semble que le savoir scientifique acquis soit tou-
jours essayé, toujours contrôlé, toujours critiqué. Un peu de doute po-
tentiel reste toujours en réserve dans les notions scientifiques que le
philosophe tient trop simplement comme dogmatiques. Ce doute po-
tentiel est bien différent du doute préalable cartésien. On ne l'élimine
pas par une expérience réussie. Il pourra renaître, s'actualiser quand
une autre expérience est rencontrée. Et, précisément, à la différence de
la connaissance commune, la connaissance scientifique est faite de la
rencontre d'expériences nouvelles ; elle prend son dynamisme de la
provocation d'expériences qui débordent le champ d'expériences an-
ciennes. On n'est donc jamais sûr que ce qui fut fondamental le reste-
ra. Le dogmatisme scientifique est un dogmatisme qui s'émousse. Il
peut trancher un débat actuel et cependant être un embarras quand
l'expérience enjoint de « remettre en question » une notion. Tout sa-
voir scientifique est ainsi soumis à une auto-critique. On ne s'instruit,
dans les sciences modernes, qu'en critiquant sans cesse son propre sa-
voir. Souvent une acquisition nouvelle provoque des rectifications
récurrentes qui peuvent remonter jusqu'aux notions de base. C'est
pourquoi un enseignement élémentaire, en donnant, pour la vie, une
notion scientifique qu'on n'applique pas, une notion qui est un fossile
de la mémoire, conduit à méconnaître cette dialectique vivante de ra-
tionalisme et de réalisation qui est la dynamique même de la pensée
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 148
nous savons désormais que le chimiste s'en sert avec des réserves,
avec des réserves tacites ou explicites. Et cet emploi, avec des réser-
ves, de notions fondamentales est une nuance philosophique qui
échappe souvent au philosophe. Le philosophe n'entre pas dans les
replis de ce conceptualisme mitigé ; il est plus logicien qu'il ne le
croit ; il ne sait pas, il ne sent pas que dans une culture scientifique les
concepts gardent trace de leur historicité et que, suivant le degré de
culture où l'on écrit des livres scientifiques, on ramène les concepts
plus ou moins près de leur signification de départ. Le philosophe ne
sait pas que les livres de chimie sont des livres vivants. Cette réserve
touchant l'absolu des notions, cette prudence à l'application dans des
cas particuliers, ce besoin de surveiller les notions générales trop tôt
agencées sur des situations simplificatives, voilà autant de signes de
ce doute potentiel subsistant tout le long d'une culture scientifique, de
ce doute qui renaît à tous les moments importants d'un rationalisme
appliqué.
IV
Pour donner une mesure rapide de la pluralité des raisons qui peu-
vent expliquer les structures chimiques, indiquons une ébauche des
principes différents de l'électrovalence et de la covalence, les deux
notions qui doivent être substituées à la notion traditionnelle [127] de
valence et qui divisent, en quelque manière, l'organisation rationaliste
de la chimie en deux domaines de rationalité.
Prenons d'abord la notion d'électrovalence.
Il est très facile de faire apparaître l'objet électrique caché dans la
molécule chimique. Il suffit de mettre un peu de sel de cuisine dans
l'eau. L'eau pure qui était un corps non conducteur d'électricité, c'est-
à-dire sans réaction à un champ électrique, devient un conducteur de
l'électricité. Si l'on plonge dans cette eau salée deux électrodes à des
potentiels électriques différents, les phénomènes de l'électrolyse étu-
diés voici plus d'un siècle par Faraday, se produisent. Chimiquement,
par la seule dissolution, les molécules de sel marin se sont dissociées,
chaque molécule de NaCI donnant un ion sodium Na+ qui est chargé
d'électricité positive et un ion CI— qui est chargé d'électricité négative.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 152
[128]
Ces ions que la dissolution de la molécule NaCI dans l'eau a mobi-
lisés et qui pourront dans la cuve électrolytique être séparés par l'ac-
tion d'un champ électrique intense sont, dans la molécule, unis par
l'attraction coulombienne. La molécule de NaCI, qu'on peut écrire Na+
CI— peut ainsi nous servir de type pour les liaisons électriquement
hétéropolaires. L'union des deux atomes Na et CI est une liaison ioni-
que ; cette union a lieu par électrovalence.
Si l'on compare la distribution électronique des atomes neutres à
celle des atomes ionisés, on voit tout de suite que l'ionisation s'est fai-
te par le déplacement d'un électron de l'atome de sodium à l'atome de
chlore. Ce déplacement a complété à 8 la couche la plus extérieure M
du chlore et a mis à nu la couche L du sodium avec ses 8 électrons.
C'est là un comportement général. Parfois il faut un déplacement
de deux électrons pour que les couches extérieures des deux atomes
qui s'unissent par électrovalence soient l'une et l'autre amenées à 8
électrons. Dans ce cas, les deux atomes sont bivalents, plus exacte-
ment, ils ont une électrovalence deux. Et ainsi de suite. On voit donc
ici en action l'explication électrique moderne, plus exactement une
explication électronique des valences chimiques.
Rappelons que la structure électronique des gaz rares (argon, néon,
krypton...) comporte une couche externe de 8 électrons. Les atomes
des gaz rares sont en quelque manière fermés électroniquement sur
eux-mêmes. La chimie élémentaire les donne comme inertes chimi-
quement parlant, comme incapables de produire des phénomènes
chimiques, d'entrer en composition avec d'autres éléments. Chimi-
quement parlant, on pourrait dire que le gaz rare est le minus habens
de la chimie. Et, cependant, inerte comme cause efficiente, le gaz rare
fournit le modèle de la construction électronique stable. Un philoso-
phe qui oserait platoniser parlerait volontiers d'un finalisme du huit,
d'une octo-causalité finaliste.
En tout cas, pour rendre compte de la formation d'une molécule hé-
téropolaire, on décompose cette formation en deux temps : d'abord,
déplacement d'un ou de plusieurs électrons pour que les deux atomes
comportent l'un et l'autre des couches externes de 8 électrons. Ensuite,
comme ce déplacement a créé d'un côté une charge électrique positi-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 154
CI + CI = CI2
Pour que l'un et l'autre des atomes de chlore soient entourés d'une
couronne extérieure de 8 électrons, il suffit qu'ils mettent l'un et l'autre
en commun un électron. En représentant par des gros points les élec-
trons d'un atome et par de petits points les électrons de l'autre atome,
nous aurons pour la molécule de chlore le schéma électronique sui-
vant :
[132]
Les cas ne sont naturellement pas toujours aussi nets. Dans des
formules plus compliquées, il faut souvent de nombreuses expériences
et de nombreuses retouches théoriques pour déterminer la part qui re-
vient dans la constitution d'une formule moléculaire à la covalence et
à l'électrovalence. De ce fait, la chimie est entrée dans un immense
champ de recherches où les principes de l'explication doivent, sans
fin, être repensés.
Jadis, la préchimie se donnait pour principale tâche d'étudier les
« mixtes », les mélanges matériels. Il est curieux de voir la science
contemporaine à l'étude de véritables mixtes de théories. C'est vrai-
ment dans cette coopération de principes théoriques que se manifeste
l'intense activité dialectique qui caractérise la science contemporaine.
Ce « mixte de théories » détermine un curieux mixte de symboles
qui mérite, croyons-nous, d'attirer l'attention du philosophe. Le travail
du symbolisme dont nous voulons parler touche le trait d'union que la
chimie élémentaire a rendu familier en le plaçant dans toutes les for-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 158
[133]
car dans la molécule d'eau, les liaisons sont des liaisons covalentes.
C'est ici qu'entre en action une dialectique si rapide et si fine qu'on
pourrait en méconnaître la valeur. Cette dialectique articule cependant
deux périodes différentes de l'histoire de la chimie ; elle avalise, dans
le symbolisme même, la « date historique » que nous soulignions plus
haut avec G.-A. Coulson. Cette dialectique, un instant déconcertante
comme toute grande dialectique, consiste à garder le tiret en lui don-
nant la signification des deux points électroniques.
Voici une courte histoire de ce changement de ponctuation maté-
rialiste.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 159
Quand les doublets d'électrons sont libres, Eistert propose une mo-
dification supplémentaire du symbolisme de Robinson, modification
qui consiste à ne plus mettre le tiret correspondant au doublet libre en
situation radicale, mais à le mettre en situation tangentielle, en quel-
que sorte tangent au noyau de la molécule. [134] Dans ces conditions,
au lieu de la formule de la molécule de l'eau par Robinson :
dans la pensée scientifique si active, des objets précis pour ses discus-
sions, des conditionnements délicats susceptibles de nuancer l'usage
de ses catégories ?
Et pourquoi un philosophe hégélien ne viendrait-il pas, lui aussi,
examiner cette dialectique hégélienne minuscule qui paraît ne jouer
que sur des expressions, que sur des symboles mais qui est si exacte-
ment placée à la charnière même de deux grandes conceptions, entre
la chimie et l'électronique, qu'elle fait de toute évidence avancer le
savoir ? L'effet historiquement synthétisant de la définition de Robin-
son, pour n'apparaître que dans un coin de la science, n'en porte pas
moins témoignage de la constante force d'intégration historique de la
pensée scientifique.
Dans les exemples qu'apporte à la réflexion la philosophie chimi-
que contemporaine, on est en possession d'une pensée qui a déjà ratio-
nalisé une série d'expériences saines, qui a déjà derrière elle une his-
toire rationnellement ordonnée et cependant cette pensée de pleine
maturité n'hésite pas à rectifier des cadres qui ont fait leur bon travail
d'encadrement. Alors, concurremment, le rationalisme abstrait et le
matérialisme instruit s'avancent l'un vers l'autre, se rapprochent l'un de
l'autre. Le rationalisme appliqué est ici au travail, la prise concrète est
chaque jour meilleure et la pensée gagne en coordination forte. Nous
sommes bien dans une zone de philosophie matérialiste affinée. C'est
pourquoi, à propos d'un exemple précis très particulier, nous avons,
suivant notre méthode dans cet ouvrage, cru pouvoir donner nos réac-
tions de philosophe.
D'ailleurs la leçon majeure que le philosophe doit prendre de l'évo-
lution de la science, c'est que la philosophie elle-même doit être retou-
chée. Sur les problèmes qui viennent de nous occuper, [136] nous
donnerions une fausse idée de l'activité du matérialisme instruit si
nous représentions le progrès des pensées comme un simple passage
du dogmatisme de la notion de valence au dogmatisme de la notion
d'octet. Sans cesse fonctionne, dans la culture scientifique contempo-
raine, une dialectique d'assimilation et de désassimilation. Il n'y a plus
d'élémentarisation absolue de la culture. On ne peut plus circonscrire
pour toujours une « base élémentaire de la chimie ». Il faudra donc
sans cesse envisager une tâche pédagogique de désélémentarisation,
soit dit sans scrupule pour l'emploi des néologismes : tout en embar-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 162
rassant la langue, ils parlent parfois, ces néologismes, plus vite que
des périphrases.
Mais, d'un autre côté, une assimilation trop uniquement attachée à
une nouvelle théorie ne saurait correspondre à la situation réelle d'une
science aussi vaste, aussi diverse dans ses différents cantons, que la
chimie. Toute la chimie, dans la multiplicité de ses tâches quotidien-
nes, dans sa nécessaire dispersion sur l'usine et le laboratoire, ne peut
être contenue dans une « théorie nouvelle ». En particulier, la théorie
électronique ne peut tout « assimiler ». Employer à tout propos une
telle théorie serait « idéaliser » le savoir. Mais le besoin d'appliquer
les théories est tellement impérieux en chimie que cette science ne
saurait refluer dans les voies des anciennes idéalisations. Car telle est
l'action philosophique du progrès de la science : ce progrès du maté-
rialisme dénonce comme autant d'idéalisations de nombreuses doctri-
nes qui se donnaient jadis comme assurées d'un net réalisme. Prise
dans ces problèmes modernes, la chimie s'inscrit bien dans un rationa-
lisme appliqué, rationalisme qui enjoint de modifier sans cesse les
théories déjà rationalisées pour qu'elles reçoivent la sanction d'appli-
cations de plus en plus précises, de plus en plus nombreuses.
En fait, la doctrine de la chimie électronique est, depuis un quart de
siècle, en état d'affinement constant. Une deuxième philosophie chi-
mique de l'électron est en vue. Les octets d'électrons ne sauraient plus
être pris pour des structures rigides. On sait en effet que la localisation
des électrons ne saurait être absolue, le principe de Heisenberg, prin-
cipe fondamental en microphysique, interdisant toute localisation ab-
solue. Un certain flou se produit, de ce fait, dans les structures élec-
troniques.
Dès lors, à cette chimie en quelque manière arithmétique dans sa
comptabilité d'électrons doit être associée une sorte de géométrie de la
déformation. Alors que les octets se présentaient comme un passage
de la structure géométrique à la désignation arithmétique, [137] la dia-
lectique se renverse et des zones de géométrisation doivent être consi-
dérées pour une explication correcte des phénomènes arithmétisés. Il
faut remplacer les orbites des électrons par des fonctions orbitales,
fonctions qui s'analysent, non plus aux différents points d'une ligne,
mais aux différents points d'un volume. Le ponctuel par lequel s'illus-
traient les schémas électroniques doit faire place au volumétrique. Le
continu évince par l'approximation arithmétique de l'organisation
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 163
V
Nous venons de voir comment les explications électriques et élec-
troniques se sont peu à peu imposées en chimie. Nous touchons un
point où, avec les considérations électroniques, il faut tenir compte de
toutes les leçons de la physique quantique. Pour discuter sur un exem-
ple précis les rapports de la chimie classique et de la chimie quanti-
que, nous allons reprendre le problème de la quadrivalence du carbone
à propos duquel nous avons déjà fait bien des remarques. En revenant
toujours au même exemple, nous espérons montrer que l'activité po-
lémique ne cesse pas dans une science qui doit accumuler à la fois les
faits et les raisons, varier l'expérience et augmenter le rationalisme du
savoir.
Mais avant d'engager ce débat précis sur la quadrivalence du car-
bone considérée par la chimie classique d'une part et par la chimie
quantique d'autre part, nous voudrions prendre un peu de champ et
montrer l'intérêt philosophique de cette double information du maté-
rialisme instruit. D'une manière précise, notre but philosophique,
avant la discussion détaillée sur la quadrivalence du carbone, est de
souligner, même au prix de quelques répétitions, la vie nouvelle d'une
dialectique qui joue sur les deux domaines de rationalité que sont
l'électrisme et le chimisme.
Dans notre livre : Le rationalisme appliqué, nous avions esquissé
une dialectique de l'électrisme et du mécanisme. Nous allons voir
maintenant que les conceptions contemporaines de l'électricité peu-
vent, à leur tour, être mises au rang de conceptions de base pour l'étu-
de chimique de la matière. La chimie électronique quantique retrouve
certaines conclusions de la chimie [138] classique. Mais, à bien des
égards, elle a son développement autonome. C'est cette autonomie qui
permet de constituer comme rationalisme régional un électronisme,
canton particulier de l'électrisme.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 164
s'énonce d'abord dans une théorie et qui contredit des habitudes théo-
riques. En 1912, pour la première fois depuis que la théorie atomique
était fondée, bien fondée, [140] bien vérifiée, souvent vérifiée, Moore
et Winmill assignent à l'hydroxyde de triméthylammonium la formule
suivante :
La symbolisation :
-H-
eût passé pour une erreur insigne dans l'enseignement élémentaire au
début de notre siècle. Il faudra suivre toutes les modifications de la
notion de valence pour l'interpréter, pour ajouter une finesse d'applica-
tion à un dogmatisme d'abord rigide. En 1913, Pfeiffer introduit sys-
tématiquement en chimie organique cette liaison théoriquement éton-
nante. Et peu à peu se multiplient les cas où « le pont hydrogène » est
explicatif. Tout un chapitre est nécessaire, dans un manuel contempo-
rain, pour étudier « la liaison hydrogène », le « pont hydrogène ». Ce
type de liaison prend une importance de plus en plus grande. « On a
reconnu, dit Pauling 59, que ce sont des liaisons hydrogène qui main-
tiennent les molécules de protéine dans leur forme naturelle et comme
les méthodes de chimie structurale sont de plus en plus appliquées aux
problèmes de physiologie, je crois qu'on arrivera à l'idée que l'impor-
tance de la liaison hydrogène pour la physiologie dépasse celle de tout
autre fait structural simple. »
Non seulement le pont hydrogène est explicatif à l'égard de nom-
breux phénomènes, mais il est expliqué par la chimie électronique ; il
fait ainsi corps avec le rationalisme quantique. Ainsi les théories
scientifiques, dans leur multiplicité, s'assouplissent mutuellement.
En fait, philosophiquement, une phénoménologie de l'esprit qui en-
registre une bi-compréhension (par exemple une compréhension chi-
mique et une compréhension quantique) ne donne son plein effet que
VI
Mais quittons ces généralités philosophiques et donnons, à titre
d'exemple, une ébauche de ces discussions serrées entre les promo-
teurs des théories quantiques et ceux des théories chimiques. L'objet
de discussion que nous choisissons est la quadrivalence de l'atome de
carbone, de sorte que les présentes pages continuent la polémique que
nous avons engagée plus haut à propos de la représentation « tétraé-
drique » de l'atome de carbone.
Comme on va le voir, le débat se fait décidément à l'égard d'un ob-
jet sans valeur réalistique directe dans l'expérience commune, d'un
objet qu'il faut désigner comme un objet second, d'un objet qui est
précédé de théories. Nous répétons inlassablement ces observations
philosophiques puisque nous prétendons soutenir la thèse de la rupture
entre la connaissance scientifique et la connaissance commune.
Donnons d'abord la parole au chimiste quantique. Ce chimiste va
interpréter le spectre du carbone en s'appuyant sur le principe d'exclu-
sion de Pauli qui est un des principes fondamentaux de toute la scien-
ce quantique.
Si l'on place le carbone dans la hiérarchie des configurations élec-
troniques de la suite régulière des corps simples, on trouve que l'atome
de carbone a, dans sa couche externe, couche comptable de tous les
phénomènes chimiques, 4 électrons. Ces 4 électrons ont des caracté-
ristiques différentes : deux sont des électrons s ; ils sont couplés et ne
se prêtent, du fait de ce couplage, à aucun effet de combinaisons ; les
deux autres électrons sont des électrons p et ils sont « célibataires ».
Seuls ces derniers électrons sont susceptibles de déterminer des liai-
sons avec d'autres électrons célibataires appartenant à un autre atome.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 169
60 Sur les fonctions orbitales, cf. notre livre : L'activité rationaliste de la physi-
que contemporaine, chap. II.
61 Cf. GLASSTONE (Loc. cit., p. 99).
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 171
[149]
VII
Dans tout le cours de ce long chapitre nous avons voulu attirer l'at-
tention sur les dialectiques théoriques qui ont fait avancer la connais-
sance des structures moléculaires. Nous avons semblé négliger le côté
expérimental du problème. En fait, toutes les modifications théoriques
que nous avons présentées ont été engagées sous la poussée de l'expé-
rience car c'est sans doute en chimie que le couplage de l'expérience et
de la théorie est le plus serré. Une philosophie chimique complète
pourrait donc présenter des documents réalistes très nombreux et sur-
tout des documents réalistes dont la clarté s'approfondit d'année en
année. Il suffit, pour s'en convaincre, de suivre les illustrations des
livres de chimie depuis le début de notre siècle.
Faute de pouvoir réunir un album des constructions moléculaires
qui ont fait leurs preuves positives de réalité, indiquons la vole expé-
rimentale qui apporte des documents dont l'interprétation réaliste ne
fait aucun doute.
Nous pouvons - au-delà de la connaissance commune - présenter
pour ainsi dire deux crans de la connaissance scientifique réaliste de la
structure intime des substances : la technique des rayons X et la tech-
nique du microscope électronique.
C'est Bragg qui mit au point la technique de la diffraction des
rayons X suggérée par les travaux de von Laue et qu'obtint les clichés
photographiques relatifs à la structure intime de nombreux cristaux.
Ce sont ces clichés où figure toute une géométrie de taches qui portent
témoignage des symétries intérieures des édifices cristallins. Naturel-
lement, une besogne d'interprétation est nécessaire pour passer des
symétries des taches sur le cliché aux symétries des noyaux atomiques
dans l'espace intérieur du cristal. Mais on peut bien dire que cette in-
terprétation, où les théories les plus sûres sont actives, ne laisse pour
un physicien aucun doute : les radiogrammes cristallins sont des do-
cuments réalistes de la plus grande sûreté.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 177
VIII
Les connaissances qui s'affirment dans la plus sûre des simplicités
peuvent recevoir, du fait de la complexité des théories modernes, de
nouvelles problématiques. Nous disions, dans un chapitre antérieur,
que les métaux se présentaient comme de [152] clairs exemples de
l'homogénéité substantielle. Mais tout n'est pas dit par cette déclara-
tion d'homogénéité et la science contemporaine a mis en problèmes la
contexture de cette homogénéité métallique. Outre les liaisons molé-
culaires, outre les liaisons cristallines, il a fallu considérer les liaisons
métalliques. Un immense domaine s'ouvre alors à la recherche. Un
fragment de métal est fait de molécules qui se rapprochent très près
les unes des autres, dit Linus Pauling 64, « de sorte que la distance
interatomique entre atomes appartenant à des molécules différentes ne
doit guère être plus grande que la distance interatomique intramolécu-
laire ». Pour expliquer cette compaction, l'école de Pauling développe
toute une électronique de la métallité. Dans cette électronique, les
problèmes abondent. Ils s'éclairent dans de véritables recherches de
métallisme comparé. Que d'étonnement pour un philosophe de décou-
vrir des problèmes de structures dans un domaine où régnait une sorte
d'unité matérielle évidente ! Pour travailler dans cette zone, il faut
avoir présente à la pensée une grande collection de faits proprement
chimiques, en particulier toute la chimie des complexes. Ici, la chimie
quantique devient indispensable. C'est la chimie quantique qui pose
les problèmes. Le problème des liaisons intra-métalliques se pose en
termes « d'orbitales ». C'est là sans doute une chimie bien abstraite,
Nous donnerions d'ailleurs une fausse idée de ces calculs si nous les
détachions des théories qui les soutiennent. Ces théories sont nom-
breuses ; elles sont diverses. Elles sont en quelque manière en compé-
tition à l'égard de l'intelligibilité. Quand on considère les discussions
que suscitent les théories de Pauling, quand on se réfère aux objec-
tions de Mott, de Mullikan, de Born, de Daudel, etc., on a bien l'im-
pression d'être en présence d'une intelligibilité en voie de constitution.
En partant de la polémique entre la théorie de Bloch et celle de Pau-
ling, Coulson peut conclure (loc. cit., p. 101) : « Les deux théories
sont valables, les deux sont deux manières différentes de considérer le
même phénomène. Selon les circonstances, selon les effets particuliers
que nous voulons discuter, nous devrons donc choisir l'une ou l'autre
de ces deux théories. » On se trompait si l'on voyait là une profession
de pragmatisme. En fait, cette dualité que nous indiquons, sans pou-
voir en bien présenter les circonstances, correspond vraiment a un
double cheminement rationnel.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 182
[154]
Le matérialisme rationnel
Chapitre V
LES LIAISONS DOUBLES.
LA MÉSOMÉRIE.
I
Écoutons d'abord un grand chimiste de notre temps parler de ce
simple trait d'union des substances qui symbolise une liaison chimi-
que.
Dans une conférence faite en 1947 sur la Mésomérie, Charles Du-
fraisse s'exprime ainsi 65 : « La deuxième grande découverte de la
chimie moderne, celle de la notation par formules développées, dite
notation atomique, est une œuvre collective. Cependant le principal, la
représentation graphique de l'union des atomes entre eux, appartient
indépendamment à Couper et à Kekulé ; la figuration simple de cette
union par un trait revient au premier. On sait quelle a été la fortune de
ce modeste symbole dont l'importance ne saurait être exagérée. On
s'en rend compte déjà par la revendication qu'a élevée Wurtz à son
sujet. Mais le trait dont nous a dotés Couper avait une portée bien plus
lointaine qu'une simple commodité de figuration. En l'utilisant, les
chimistes adoptaient, consciemment ou non, une théorie précise
concernant la constitution de la matière. Le trait impliquait, en effet,
l'idée que, dans la molécule organique, les atomes étaient enchaînés
entre eux de manière fixe. L'usage du trait n'aurait pas eu de sens pour
II
Au surplus on ne peut passer de la simple liaison à la double liai-
son comme on passe de un à deux. Ici, double ne veut plus dire deux
fois un ; triple ne veut plus dire trois fois un. Certes on peut compter
les liens, mais a-t-on pour si peu mesuré la liaison ? La simple comp-
tabilité des liens va de pair avec la simple description des structures.
Cette double simplification caractérise en somme les temps où l'on
poursuivait l'idéal d'une Chimie more geometrico. Sans doute ces
temps sont encore très proches de nous. Dans son Précis de stéréo-
chimie (trad., p. 5), Hantzsch déclarait que la nouvelle science n'avait
besoin « du moins dans son état actuel, d'aucune notion précise sur les
actions intramoléculaires ». Elle pouvait être pure géométrie. Mais ce
stade historique est dépassé et l'on se rend bien compte actuellement
que les phénomènes de la substance doivent être étudiés more dyna-
mico. La matière est intimement dynamique. Seule une catégorie de
substance-cause - ou pour parler moins philosophiquement, seule la
catégorie d'énergie peut en expliquer les phénomènes. En particulier
une description géométrique d'une molécule doit être considérée
comme une instance méthodologique provisoire. Une telle description
est le résumé provisoire des connaissances sur les phénomènes de la
matière. Maintenant, on est sûr qu'elle n'est pas connaissance premiè-
re. Quelque autre connaissance l'a précédée. Tant qu'il s'agissait des
fleurs et des fruits, des cristaux et des ailes, des arbres et des insectes,
la science dessinait, la science décrivait. Mais, maintenant qu'il s'agit
de structure intime, il faut inférer ; il faut construire des appareils, des
instruments. Toute description géométrique est associée à des inféren-
ces dynamiques. Et ces inférences dynamiques prendront peu à peu le
pas sur les descriptions purement et simplement géométriques.
Aussi, quelle transformation de la philosophie chimique quand on
en vient, dans la chimie contemporaine, à parler de différentes valeurs
du « caractère de double liaison » ! On substitue à l'image statique et à
la numérotation arithmétique une détermination d'un caractère dyna-
mique auquel on laisse le nom de « caractère de double liaison » mais
auquel on enlève tout caractère figuratif. Certaines liaisons moléculai-
res manifestent ce caractère d'une manière accentuée : elles sont des
liaisons quasiment doubles. D'autres liaisons ne paraissent pas mani-
fester ce caractère de double liaison : elles sont des liaisons quasiment
simples. Et quand on examine le caractère des liaisons chimiques, tous
les intermédiaires entre un et deux, entre le caractère de simple [161]
liaison et le caractère de double liaison doivent être posés, jusqu'à plus
ample informé, comme possibles. On peut alors tracer une courbe qui
représente la variable continue qu'est « le caractère de double liaison »
en fonction de cette autre variable continue qu'est la distance des deux
atomes solidarisés par la liaison. On verra une telle courbe dans l'arti-
cle de Daudel paru en 1947 dans l'ouvrage : Mécanique ondulatoire el
Chimie (p. 48).
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 190
III
Dès le début de la chimie classique on a reconnu qu'une analyse
chimique qui se bornait à déterminer les proportions des différents
corps simples entrant dans la composition d'une substance ne suffirait
pas toujours à déterminer toutes les propriétés de cette substance
composée. Ces substances de même composition ayant des propriétés
différentes furent dites isomères. L'isomérie est précisément un phé-
nomène de la structure. Entre deux molécules isomères, il y a une dif-
férence dans la localisation d'un atome. Qu'on se reporte page 157 où
nous avons donné deux molécules isomères. En gros, c'est entre deux
ou plusieurs molécules isomères que vont se poser les problèmes de la
mésomérie. C'est là que va s'imposer une sorte d'estompage de la no-
tion de structure.
En somme, la conception rigoureusement géométrique des [162]
atomes et des molécules vient de se révéler comme une simplification
excessive. La notion d'étendue ne peut, à elle seule, et d'une manière
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 191
En fait, même dans ce congrès réduit, il semble que les avis fussent
partagés, les uns penchant pour le caractère réalistique, les autres pour
le caractère méthodologique. Outre qu'il est symptomatique [163] que
la question fût posée, il faut bien reconnaître que la division ne cor-
respond pas à des préférences philosophiques. Même ceux qui choi-
sissent sont travaillés par une division philosophique intime. Un chi-
miste ne peut jamais renier totalement le réalisme. Ce sage attache-
ment au réel qui caractérise le savant donne plus de sens aux précau-
tions d'un chimiste comme Raymond Daudel. Dans le référendum de
Pacault, Daudel vote « méthodologiste ». Il écrit (loc. cit., p. 44) : « la
mésomérie n'est pas un phénomène mais un procédé de raisonne-
ment ». Dans sa conférence reproduite dans l'ouvrage : La mésomérie,
Daudel dit aussi nettement (p. 70) : « La mésomérie n'est pas un phé-
nomène, mais seulement une des trois façons d'étudier les molécules
la méthode des paires électriques, la plus ancienne de toutes la métho-
de des orbites électroniques et la méthode de la mésomérie. Cette der-
nière est sans doute la plus parfaite. »
Au contraire, dans le référendum de Pacault, Rumpf eût voté, sem-
ble-t-il, réaliste. Il disait en effet en 1946 : « La mésomérie est un
phénomène électronique 67. »
Et voici, pour sensibiliser le référendum Pacault, un avis partagé.
Dans la deuxième édition de son admirable ouvrage, Linus Pauling
disait déjà, en 1940 : « On se demande souvent si oui ou non les struc-
tures figurant la constitution d'un système en résonance (autre expres-
sion pour désigner des systèmes mésomères), par exemple, les structu-
res de Kekulé pour la molécule de benzène, doivent être considérées
comme une réalité. Dans un certain sens la réponse à cette question
doit être affirmative. Mais la réponse serait formellement négative si
l'on attribuait à ces structures le sens ordinaire qu'on leur attribue en
chimie. Une substance présentant de la résonance entre deux ou plu-
sieurs structures des liaisons de valence ne peut contenir des molécu-
les avec les configurations et les propriétés généralement attribuées à
69 Bulletin de la Société chimique de France, 1946. Paul Rumpf, Les Bases ex-
périmentales de la notion de mésomérie, p. 1.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 196
IV
Quand on accepte de représenter par deux traits parallèles les dou-
bles liaisons du noyau de benzène, on obtient deux schémas de Kekulé
et trois schémas de Dewar :
dans un des états, les autres dans un autre, de sorte que les méthodes
de la mésomérie relèveraient purement et simplement d'études statisti-
ques. Par exemple, comme les formules de Kekulé ont un effet plus
important que les formules de Dewar, un statisticien serait incliné à
exprimer la mésomérie en disant que dans une foule nombreuse de
molécules de benzène, il y en a un plus grand nombre dans l'état Ke-
kulé que dans l'état Dewar. Non, c'est la notion d'état qu'il faut aban-
donner. Cette notion d'état est encore trop près de la notion de structu-
re absolue ; elle utilise trop géométriquement la localisation.
Quand on aura compris que le phénomène de la mésomérie est le
fait d'électrons plus libres, moins nettement localisés, que les doublets
d'électrons qui déterminent les liaisons simples, on comprendra que
les doubles liaisons ne peuvent être placées dans une géométrie aussi
rigoureuse que la géométrie des simples liaisons formant la charpente
hexagonale de tous les schémas attribués à la molécule de benzène. La
mésomérie qui explique les doubles liaisons n'est qu'un corollaire de
l'interdiction de localisation absolue, interdiction caractéristique de la
physique de l'électron.
On est alors amené à considérer deux espèces d'électrons selon
qu'ils doivent assurer la simple liaison ou la double liaison. Les élec-
trons assurant la simple liaison - on les appelle électrons s - sont asso-
ciés en un doublet, lequel est situé entre les deux atomes reliés. Ces
doublets d'électrons s sont assez nettement localisés, assez nettement
pour tenir fortement les 6 branches du cadre hexagonal de la molécule
de benzène.
[168]
Les électrons assurant les doubles liaisons (il faut considérer ces
doubles liaisons toutes ensemble puisqu'on ne doit pas les « placer »)
seront moins localisés. On les appelle les électrons π. Comme ils sont
moins nettement localisés, les liaisons qu'ils déterminent sont moins
fortes, conclusion d'accord avec le principe de Heisenberg qui réunit
indissolublement les caractères géométriques et les caractères dyna-
miques dans la physique de l'électron.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 198
71 Comme nous sommes obligé de citer des auteurs différents, nous ne pouvons
prescrire les dénominations qu'ils choisissent. Nous gardons le mot « résonan-
ce » dans les textes où il figure. Mais nous attirons l'attention du lecteur sur la
note de Rumpf qui arrête justement, croyons-nous, toute confusion. Plusieurs
auteurs donnent un avertissement semblable à la remarque de Rumpf.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 203
V
Pour donner une esquisse aussi simple que possible de la mésomé-
rie nous avons pris comme exemple la molécule de benzène. Mais si
l'on veut appliquer la méthode à des molécules un peu plus compli-
quées, les difficultés augmentent vite et l'on se trouve devant des cal-
culs qui demandent des semaines et des mois. Et il peut y avoir danger
à vouloir les simplifier. Donnons une idée de cette complexité de la
chimie calculée. Prenons l'anthracène. On veut partir comme le fait
Pauling des 4 formules principales suivantes :
[174]
On trouve alors des caractères de double liaison : 1/2, 1/4, 3/4, 1/4
distribués comme l'indique le schéma :
[176]
Le matérialisme rationnel
Chapitre VI
LE RATIONALISME
DE L’ÉNERGIE EN CHIMIE
73 Les bons livres abondent qui étudient cette période. Voir en particulier : Er-
nest MACH, La mécanique, trad., 1925. René DUGAS, Histoire de la méca-
nique, 1950. Les philosophes liront avec intérêt l'ouvrage de Martial GUÉ-
ROULT, Dynamique et métaphysique leibniziennes.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 209
II
Si l'énergétisme est si fondamental, il convient de mettre au rang
des notions organiquement premières la notion d'énergie. Il faut don-
ner à cette notion son plein statut de notion de base, c'est-à-dire lui
conférer la simplicité. Sans doute la pédagogie construit cette notion,
comme si elle était complexe, à partir de la notion de force appliquée
et d'espace parcouru ; la pédagogie l'analyse dans une formule des di-
mensions où interviennent les notions de masse, d'espace, de temps
qui passent pour primordiales. Mais cette « analyse » ne prouve rien
contre l'existence synthétique de la notion d'énergie. Au surplus, dans
le domaine des atomes et des molécules, on ne pourra jamais trans-
former cette analyse toute conceptuelle de la notion d'énergie en une
analyse réalistique. Toujours, dans le domaine de la chimie, il faudra
prendre la notion d'énergie comme une primitive réalité. Dans la chi-
mie, la force n'apparaît pas comme le produit d'une masse par une ac-
célération suivant la définition fondamentale de la mécanique classi-
que. Jean Thibaud en fait explicitement la remarque 74. Il rappelle que
nous ferions fausse route si nous cherchions, à l'intérieur des noyaux,
des descriptions géométriques et mécaniques pour expliquer les éner-
gies de résonance : « Dans la mécanique quantique, qui admet seule-
ment les énergies comme grandeurs déterminées... subsiste la seule
possibilité de chiffrer les états d'énergie que présente un noyau au
cours de ses transformations. »
Il ne convient d'ailleurs pas de considérer cette impossibilité d'ana-
lyse comme une condition désastreuse. Il ne faut pas croire [179]
qu'on se contente de la notion d'énergie comme d'un pis-aller. À l'usa-
ge, la notion de niveaux d'énergie devient si claire, sa puissance d'ex-
plication, tant dans la physique du noyau que dans la chimie de l'ato-
me et de la molécule, devient si grande qu'il semble qu'on embarrasse-
rait inutilement la science des phénomènes de la matière si l'on cher-
chait, suivant l'idéal cartésien, une réduction des phénomènes à des
conditions spatio-temporelles. Ainsi tout va bien comme cela : la no-
tion d'énergie prise comme notion de base fournit des explications lu-
mineuses, dès qu'on accepte le règne de l'énergétisme. Il suffit de s'at-
tacher à la nouvelle culture pour rendre l'esprit sensible à cette nouvel-
le lumière. Dans cette déclaration de simplicité fonctionnelle à l'égard
d'une notion qui a été complexe dans sa formation historique, nous
voyons un exemple manifeste de ce que nous avons appelé l'épistémo-
logie non cartésienne. Dans un tel acte d'épistémologie non cartésien-
ne, une notion complexe reçoit un brevet de simplicité.
D'ailleurs si l'on considère l'étroit rapport de la mécanique quanti-
que avec le principe de Heisenberg, on voit que la quatrième inégalité
lie l'indétermination de l'énergie à l'indétermination du temps :
h
∆E.∆t ≥
2π
[180]
III
Il convient précisément de bien voir dans quelles conditions le
principe de Heisenberg peut être appliqué à la science moléculaire.
Nous ne pouvons naturellement pas étudier ces conditions en détail.
Une telle étude ne pourrait se développer que comme un commentaire
philosophique perpétuel des progrès de la chimie contemporaine. Tout
esprit philosophique qui se mettrait à l'école de la science verrait
combien la science contemporaine est philosophique en son fond.
Nous sommes obligé, dans ce court essai, de nous borner à indiquer
une grossière classification des problèmes.
La complexité des problèmes tient précisément au fait que le do-
maine moléculaire est le domaine où viennent s'unir la macrophysique
et la micro-physique. En simplifiant les choses, on peut dire en effet
que les noyaux que constituent les atomes réunis dans la molécule re-
lèvent, quant à leur groupement, de la macrophysique, tandis que tous
les électrons qui accompagnent ces noyaux et qui unissent chimique-
ment ces noyaux relèvent de la mécanique quantique. En d'autres ter-
mes, les noyaux sont trop lourds pour être affectés par l'indétermina-
tion de Heisenberg ; en revanche, les électrons sont trop légers pour
s'accorder avec les principes de la mécanique classique : ils sont régis
par le principe de Heisenberg.
Voici d'ailleurs des conséquences de cette division.
Puisque l'indétermination de Heisenberg ne touche guère les
noyaux de la molécule, il y a un sens à parler de la localisation des
atomes dans la molécule. La molécule a une structure.
Au contraire, puisque l'indétermination de Heisenberg touche les
électrons, puisque les électrons ne sont pas soumis aux principes de la
localisation commune, on ne peut parler d'une structure électronique
véritable, et nous avons vu, dans un chapitre précédent, que les « car-
tes » moléculaires ne pouvaient représenter que des courbes d'iso-
densité électronique autour des noyaux localisés.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 213
Il n'en reste pas moins que la rapide division que nous venons de
présenter sépare le règne de la molécule en ces deux aspects : l'aspect
anatomique et l'aspect physiologique. L'étude des fonctions chimiques
ne ressortit pas à une anatomie des structures ; on ne peut pas complè-
tement les comprendre si on les considère comme des juxtapositions
d'atomes ou de groupes d'atomes. Il faut en venir à considérer la mo-
lécule comme un champ de force, comme un domaine où s'échangent
des énergies. L'énergie est le véritable lien. C'est la réalité dynamique
fondamentale.
Et la molécule est un merveilleux domaine où l'énergie se structu-
re. La molécule ne subsiste qu'en trafiquant de l'énergie, en allant sans
cesse d'une structure d'énergie à une autre. Elle reçoit [182] de l'éner-
gie de l'extérieur, la garde, la renvoie, la transforme. La molécule cor-
respond vraiment à la dialectique de la matière et de l'énergie. Elle
réalise la synthèse de cette dialectique. Elle est vraiment le noeud de
l'activité matérielle. L'étude de la molécule doit donc apporter de
nombreuses leçons au matérialisme actif, au matérialisme de l'activité
de la matière.
Nous allons essayer de situer le problème de l'énergie moléculaire
dans l'ensemble des conceptions de l'énergétique.
IV
Dans la science contemporaine, les connaissances sur l'énergie ont
reçu une grande impulsion des conceptions nouvelles sur l'énergie
rayonnée. Plus précisément, la conception de l'énergie quantifiée par
Max Planck a entraîné une double révolution dans les connaissances
de la matière et du rayonnement.
Le rayonnement, dans la science de nos jours, est peut-être l'entité
physique la plus nettement rationalisée. Cette entité est pour ainsi dire
totalement définie par sa variable essentielle : la fréquence. L'immen-
se variété des phénomènes des rayonnements est mise en un ordre par-
fait, sans ambiguïté possible, par la détermination de la seule variable
fréquence. La notion de fréquence nous apparaît donc pourvue d'un
véritable caractère d'universalité objective. Elle est un noumène indis-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 215
E = hv
75 Sur ce concept voir notre ouvrage : Les intuitions atomistiques, chap. IV.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 216
V
Essayons de donner une rapide ébauche des correspondances de la
structure interne de la molécule et de la quantification du rayonnement
absorbé ou émis par la molécule. On pourra voir dans cette ébauche
une dialectique entre structure de substance et structure d'énergie.
Mais d'abord disons en quelques mots pourquoi, en première ap-
proximation, on peut laisser de côté l'énergie proprement thermique.
Cette énergie thermique provient des chocs des molécules entre elles.
Elle ne devrait être considérée que dans la mesure où ces chocs reten-
tissent à l'intérieur de la molécule. Au surplus ces chocs intermolécu-
laires n'ont pas une énergie quantifiée ; ils ne peuvent déterminer que
par exception des résonances intramoléculaires régulières. En d'autres
termes, l'énergie thermique est relative à des mouvements d'ensemble
de la molécule. Dans un mouvement d'ensemble de la molécule, la
molécule est un mobile comptable de la physique et de la mécanique
de la continuité. Son étude, touchant les phénomènes de la chaleur, est
plus proche de la connaissance commune. Cette étude a pris place dès
la fin du XVIIIe siècle et a donné, dans le courant du XIXe siècle, une
des plus belles et des plus solides doctrines de la physique classique :
la théorie cinétique de la chaleur.
Remarquons, au passage, la nette segmentation de la phénoméno-
logie qui s'opère à la limite même de la molécule. À l'intérieur de la
molécule apparaît la mécanique quantique. À l'extérieur, la mécanique
classique est valable. Vue de l'extérieur, la molécule n'est pour ainsi
dire plus chimique. Elle n'a plus, pour [185] spécifier sa nature que sa
masse. Corrélativement, il faudra arrêter la physique à la frontière du
domaine moléculaire. Par exemple, on dit bien en physique : tous les
corps se dilatent par la chaleur. Il faut ajouter : tous les corps se dila-
tent par la chaleur sauf la molécule. Le phénomène de la dilatation des
corps ne vaut que pour un ensemble de molécules. En somme, ce qui
se dilate dans les corps, c'est le vide, le vide qui sépare les molécules
d'un ensemble de molécules.
Une fois écartées les considérations énergétiques qui touchent plu-
tôt les actions mécaniques réciproques des molécules entre elles que la
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 218
que sont 100 fois plus grands que les quanta d'énergie de vibration,
eux-mêmes 100 fois plus grands que les quanta d'énergie de rotation.
En nous rappelant la formule fondamentale des rayonnements :
E = hv
nous voyons donc que les rayonnements provenant de la première
cause ont une fréquence, en gros, 100 fois plus grande que les rayon-
nements provenant de la deuxième cause, et que les fréquences de
ceux-ci sont elles-mêmes 100 fois plus grandes que les fréquences
dues à la troisième cause.
Cette mise en ordre, tout arithmétique, est en quelque manière en-
core accentuée parce que ces 3 ordres de grandeur agissent dans 3 ré-
gions spectrales que nous pouvons distinguer facilement dans l'expé-
rience technique.
Malgré ce classement qui permet une étude des phénomènes en 3
parties bien séparées, il subsiste des phénomènes qui peuvent être
comptables de plusieurs raisons de variations énergétiques. Par exem-
ple les raies spectrales électroniques peuvent être accompagnées d'une
structure fine provenant de l'adjonction, aux niveaux de structure élec-
tronique, de quanta d'énergie de vibration. Les phénomènes spectraux
correspondant à l'énergie de la molécule sont donc d'une grande com-
plexité. Corrélativement, en débrouillant cette complexité, on acquiert
des connaissances de plus en plus précises sur les états énergétiques
d'une molécule. C'est ici le pluralisme très grand des états énergéti-
ques qui permet d'établir le rationalisme de l'énergie.
Mais instruisons-nous sur l'énergie des phénomènes moléculaires
en considérant les spectres de rotation où, semble-t-il, la structure de
la molécule n'est pas modifiée (ou est modifiée au minimum) et
voyons comment ces spectres de rotation pure, situés dans l'infra-
rouge, peuvent cependant nous apporter des renseignements sur la
structure de la molécule.
On démontre en effet que l'énergie de rotation ne peut prendre que
les valeurs :
2
h ∂(∂ + 1)
8π I
2
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 220
hv = h
4π I
2
1 1
= I( +
2
d 1 2 )
m m
VI
Mais, faute de pouvoir suivre dans un livre de philosophie chimi-
que tout cet immense travail sur les spectres moléculaires, attirons l'at-
tention sur un caractère particulier de la chimie quantique. En somme,
la chimie quantique a deux caractères philosophiques principaux : elle
est fondée, comme nous venons de l'exposer brièvement, sur la quanti-
fication de l'énergie - et, deuxième caractère, elle désigne l'état réel
parmi une essentielle multiplicité d'états possibles. Elle a besoin de
tracer a priori le plan de toutes les possibilités d'une réaction pour bien
suivre l'évolution d'une réaction réelle.
Donnons une esquisse de cette mise en plan des possibilités de ré-
action chimique en nous inspirant des pages de Dewar (loc. cit., pp. 25
et suiv.).
L'application de la théorie quantique à l'étude des réactions chimi-
ques, rappelle Dewar, a été tentée d'abord par Heitler et London et
leur théorie reste fondamentale. Heitler et London considèrent une
réaction très simple qui s'écrirait en chimie élémentaire :
A. + BC = AB + C
[189]
l'atome A remplaçant dans la molécule BC l'atome C qui se trouve
libéré.
Si l'on indique la réaction sous son aspect électronique, on peut
écrire :
(α ) = A. + B : C → A : B + C.
L'atome A a primitivement un électron célibataire, B et C sont liés
primitivement par une paire d'électrons. À la fin de la réaction, ce sont
A et B qui sont liés par une paire d'électrons et C qui a un électron
célibataire.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 223
Heitler et London firent d'abord une étude aussi totale que [190]
possible de l'énergie du système des 3 atomes A, B, C d'après leur po-
sition respective. Ils prouvèrent que l'énergie d'un tel système est mi-
nima si les 3 atomes A, B, C sont en ligne droite. Puisqu'une énergie
minima désigne un état stable, il convient d'étudier d'abord les confi-
gurations linéaires du système.
Cette configuration linéaire dépend alors évidemment de deux va-
riables : la distance de B à C et la distance de A à B. L'énergie qui ca-
ractérise ce système dépend de ces deux distances. C'est une fonction
de ces deux variables qu'on peut prendre comme deux coordonnées ;
la fonction énergie doit alors être représentée par une troisième coor-
donnée. Il s'agit donc de tracer une carte qui donne le relief de l'éner-
gie en fonction des deux distances interatomiques, le relief de toutes
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 224
les énergies possibles. Cette carte en relief sera représentée par des
lignes de niveau le long desquelles l'énergie du système reste constan-
te. Comme les états énergétiques sont quantifiés, les courbes de ni-
veau de la réaction chimique seront, par certains côtés, moins conven-
tionnelles que celles par lesquelles on figure un relief orographique.
[193]
Le matérialisme rationnel
Chapitre VII
LE RATIONALISME
DE LA COULEUR
I
Retour à la table des matières
II
Tout un ordre de discussions philosophiques sur les qualités de la
matière devrait être profondément modifié si les philosophes suivaient
avec un peu d'attention sympathique le développement de la science
contemporaine. On verrait s'introduire des nuances nouvelles dans la
philosophie de la matière et dans la philosophie de la connaissance.
En particulier, entre l'idéalisme et le réalisme, on verrait précisément
s'installer un rationalisme solidaire d'une technique, rationalisme qui
permettrait d'ordonner des discussions plus serrées que les affronte-
ments métaphysiques traditionnels. Que donnerait, par exemple, dans
les dialogues entre Hylas et Philonous, l'intervention d'un savant qui
étudierait positivement la matière, qui étudierait la matière non pas
simplement avec les yeux mais avec des instruments de plus en plus
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 229
III
Nous venons de considérer les phénomènes multiples de la couleur
d'une substance en rapport avec une variation d'étendue de cette subs-
tance. Mais en étudiant les plus minces des lames on n'atteint pas en-
core les problèmes réellement moléculaires de la substance. Il nous
faut donc entraîner le philosophe vers les problèmes chimiques plus
intimes où la couleur d'une substance est mise en rapport avec la
structure même des molécules.
Avant d'entrer dans des détails techniques, faisons face à quelques
objections préalables qui peuvent venir à l'esprit d'un philosophe tradi-
tionaliste. Nous allons en effet proposer une instance philosophique
nouvelle : celle de la couleur construite. Et avant l'examen de cette
notion, le philosophe peut déclarer qu'elle sera toujours un détour inu-
tile puisqu'il faudra toujours en venir aux problèmes philosophiques
de la couleur perçue. Dans une telle vue, il importe peu de savoir qui
donne la couleur, la nature ou la science, on a toujours le droit de la
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 237
prendre comme une donnée. La peinture faite avec une couleur natu-
relle ou une couleur artificielle relève de la même critique d'art. Et
ainsi le philosophe [202] s'accorde le droit de refuser les problèmes
philosophiques qui naissent de l'évolution de la pensée scientifique. Il
croit à la fixité des problèmes primitifs. Mais notre débat n'est pas là :
notre but, dans ce paragraphe, est de suivre le déplacement du pro-
blème de la substantialité d'une qualité et d'arracher ainsi de son irra-
tionalisme foncier la doctrine des qualités.
La preuve du rationalisme chimique de la couleur tient en quelques
lignes : avant la construction, dans une genèse moléculaire, des grou-
pes chromophores, qu'était la couleur ? Bien. La couleur d'une molé-
cule n'appartient pas aux atomes isolés. Par une géométrie d'assem-
blage des atomes non colorés s'établissent des couleurs bien caracté-
ristiques de l'assemblage. La couleur est un résultat de la construc-
tion ; c'est un fait de structure. Et cette structure, le chimiste la suit
fragment par fragment. Dans bien des cas, le chimiste construit pièce
par pièce le phénomène de la couleur.
Quand maintenant la critique idéaliste voudra reprendre le débat du
« réalisme de la couleur », elle se trouvera devant un autre type de ré-
ponses : le rationalisme viendra ici à l'appui du réalisme. La couleur
fait la preuve de son être du fait même de l'organisation rationnelle de
sa production. Elle n'est pas un simple état du sujet percevant puisque
c'est le sujet rationaliste qui en détermine la création.
Souvent une affirmation immatérialiste ou idéaliste est soutenue
par une fantomalisation du réel. On insiste sur le caractère fugace et
variable de la perception ; on répète que la perception est une halluci-
nation vraie ; il suffit alors de montrer la relativité de sa vérité pour
rapprocher de plus en plus le perçu et l'illusoire : on entre alors dou-
cement dans les limbes de l'idéalisme et la Philosophie devient un
monologue de l'être rêvant devant ses fantômes.
Mais le rationalisme ne se laisse pas ainsi fantomaliser. Le chimis-
te pense la couleur dans l'épure même qui guide sa création. Et là, il y
a une réalité objective indestructible, une réalité objective communi-
cable, une réalité sociale marchandable. Qui fabrique l'aniline connaît
la réalité et la rationalité de la couleur.
Sous cette dernière forme, l'argument peut paraître un peu gros.
Mais il suffit d'ouvrir un livre de chimie sur l'industrie des colorants
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 238
IV
Mais il y a encore, pour la couleur, un autre axe de rationalité, car
la notion de couleur, avec la notion de fréquence de vibration, a trouvé
sa variable fondamentale. À chaque couleur la physique a assigné une
fréquence. L'ordre des couleurs est tout simplement l'ordre de leurs
fréquences.
Sur ce point, nous pouvons être fort bref, car nous avons déjà,
[206] dans un chapitre de notre livre, Le rationalisme appliqué, envi-
sagé le problème. Nous avons en particulier montré la nette différence
entre la linéarisation totale des phénomènes de l'optique scientifique et
la circularité des couleurs telles qu'elles s'ordonnent biologiquement
dans la perception. Faut-il rappeler en effet qu'alors que la physique
met aux extrémités du spectre lumineux le rouge et le violet, la biolo-
gie, analysant notre perception, doit ranger les couleurs en cercle en
plaçant l'un près de l'autre le rouge et le violet.
Est-ce là une contradiction de la science ? Une opposition entre les
deux sciences : la physique et la biologie ? Certainement non. La dou-
ble ordination nous invite simplement à séparer les domaines, à nous
rendre compte que les phénomènes de la vision demandent des re-
cherches particulières. La chimie rétinienne, la physiologie des cellu-
les nerveuses doivent précisément étudier ce problème spécial de l'or-
dination circulaire des couleurs perçues.
Dès lors, si l'on ne mêle pas les genres, on ne peut trouver aucune
objection contre l'ordination toute linéaire des couleurs examinées
dans leur réalité physique. Bien plus, on sait que l'échelle des fréquen-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 242
ces des phénomènes lumineux se continue dans les deux sens, d'un
côté les rayonnements infra-rouges et hertziens et de l'autre côté les
rayonnements ultra-violets, rayons X, rayons y, comme nous le di-
sions plus haut. La lumière est donc rationalisée parce qu'elle est, en
quelque manière, universalisée.
Un philosophe du concret aura vite fait de dire qu'en généralisant
la lumière, qu'en universalisant la couleur, nous avons tout perdu de
ce qui luit, de ce qui brille. Il oublie que le bonheur de voir est le bien
de tous.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 243
[207]
Le matérialisme rationnel
CONCLUSION
Connaissance commune
et connaissance scientifique
I
Retour à la table des matières
objet naturel nous laisse à une objectivité occasionnelle. C'est àla fois
une intentionnalité sans grande profondeur subjective et sans portée
vraiment objective. Une telle intentionnalité va tout au plus nous don-
ner une révélation de la conscience oisive, de la conscience libre pré-
cisément parce qu'elle n'a pas trouvé un véritable intérêt de connais-
sance objective, un véritable engagement. C'est bien là l'intentionnali-
té papillotante d'un existentialisme de la conscience solitaire.
Précisément dans le simple exemple que nous venons d'évoquer où
l'on peut, en pleine conscience d'artificialité, comparer la glace et le
sulfure de zinc, on voit apparaître la rupture de l'intentionnalité de la
connaissance scientifique et de l'intentionnalité de la conscience
commune. La spécialisation est un gage d'intentionnalité strictement
pénétrante. Elle renvoie, du côté du sujet, à des couches profondes, où
le rationnel est plus profond que le simple [209] conscienciel. Dans
une expérience qui engage la culture, comme le veut le rapprochement
glace-wurtzite, il y a, pour le moins, conscience dédoublée de l'obser-
vation et de l'expérimentation, il y a adjonction d'une nécessaire facti-
cité à l'acceptation première du fait naturel. Nous sentons bien que la
spécialisation est une racine de culture. Il n'y a pas de spécialisation
sans une conscience approfondie, sans un approfondissement de la
conscience.
Mais l'avantage philosophique du travail scientifique pour une mé-
ditation de cet approfondissement rationaliste de la conscience, c'est
que ce travail est productif, c'est qu'il est matériellement novateur : il
détermine la création de matières nouvelles. Et puisque nous avons
retrouvé au cours du présent livre bien des traces de cette essentielle
novation, de cette double novation de la pensée et de l'expérience
scientifiques, nous pouvons accentuer notre thèse et revenir, avec des
arguments nouveaux, sur le problème philosophique posé par l'exis-
tence d'un nouvel esprit scientifique ou plus exactement par la promo-
tion d'existence que représente un esprit scientifique marqué par un
progrès incontestable. La chimie moderne - et a fortiori la chimie
contemporaine - ne peut ni ne doit rien laisser à son état naturel. Nous
l'avons dit, elle doit tout purifier, tout rectifier, tout recomposer. La
rupture entre nature et technique est peut-être encore plus nette en
chimie qu'en ce qui touche les phénomènes étudiés par la physique.
Nous pouvons donc ici, sur des exemples précis, comme nous l'avons
fait dans notre livre Le rationalisme appliqué, mettre la discontinuité
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 246
17 30
AI + α → *P +nZ
13 15
17 30
AI + α → *P +nZ
13 15
doute les travailleurs se groupent, sans doute ils coopèrent dans la re-
cherche. Ils forment maintenant des équipes, des écoles. Mais le génie
de certains laboratoires est fait à la fois de critique et d'innovation.
L'autocritique des travailleurs de laboratoire contredit par bien des
côtés tout ce qui relève d'une « influence ». Peu à peu, tout ce qu'il y a
d'inconscient et de passif dans le savoir est dominé. Les dialectiques
fourmillent. Le champ des contradictions possibles s'étend. Dès qu'on
aborde la région des problèmes, on vit vraiment dans un temps mar-
qué par des instants privilégiés, par des discontinuités manifestes. En
lisant un livre comme celui de Gamov et Critchfield sur la physique
nucléaire, on voit combien les savants ont conscience de l'imperfec-
tion de leurs méthodes, de la désharmonie des méthodes. « Ce n'est
pas satisfaisant », voilà une locution qui revient presque à chaque pa-
ragraphe. Jamais ce rationalisme essayé que représentent les méthodes
nouvelles n'a été plus divers, plus mobile, plus surveillé. Ainsi le ra-
tionalisme scientifique qui doit assimiler les progrès de l'expérience
va tout à l'envers du dogmatisme du rationalisme succinct. Dépeindre
l'esprit scientifique comme un esprit canalisé dans le dogmatisme
d'une vérité indiscutée, c'est faire la psychologie d'une caricature dé-
modée. Le tissu de l'histoire de la science contemporaine est le tissu
temporel de la discussion. Les arguments qui s'y croisent sont autant
d'occasions de discontinuités.
Un troisième ordre d'objections est pris par les continuistes de la
culture dans le domaine de la pédagogie. Alors, puisqu'on croit à la
continuité entre la connaissance commune et la connaissance scienti-
fique, on travaille à la maintenir, on se fait une obligation de la ren-
forcer. Du bon sens on veut faire sortir lentement, doucement, les ru-
diments du savoir scientifique. On répugne à faire violence au « sens
commun ». Et dans les méthodes d'enseignement élémentaire, on re-
cule, comme à plaisir, les heures d'initiations viriles, on souhaite gar-
der la tradition de la science élémentaire, de la science facile ; on se
fait un devoir de faire [213] participer l'étudiant à l'immobilité de la
connaissance première. Il faut pourtant en arriver à critiquer la culture
élémentaire. On entre alors dans le règne de la culture scientifique dif-
ficile.
Et voici une discontinuité qu'on n'effacera pas aisément en invo-
quant un simple relativisme : de facile, la chimie est devenue, soudai-
nement, difficile. Elle est devenue difficile non seulement pour nous-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 250
III
Nous nous bornerons à deux exemples. Dans le premier, nous ex-
poserons le véritable entêtement d'un grand savant qui veut rester dans
l'immédiat et qui expose pesamment un monument de naïveté. Dans le
second exemple, nous exposerons au contraire la longue patience d'un
chimiste qui finit par écarter le privilège des données sensibles pour
déterminer les caractères naturels d'une substance nouvelle.
Dans le premier exemple nous allons voir que le fait scientifique
évolué a bien peu de chance de se développer par une accumulation
d'observations naturelles. Quoi qu'on dise, au cours de la science on
ne revient pas « à la nature ». Bien plutôt, on doit prendre conscience
de la science qui déjà a transformé le fait naturel en fait scientifique.
Dans cet exemple, nous allons voir aussi que le génie n'est plus, dans
la science moderne, une garantie [218] de compétence universelle. Un
grand savant dans l'ordre de la biologie, un des plus grands observa-
teurs de la nature animée va nous apparaître comme un physicien et
un chimiste manifestement en retard sur son époque par le seul fait
qu'il veut ramener une science déjà solidement constituée à des expé-
riences banales. J.B. Lamarck, en effet, a écrit de nombreux mémoires
pour réfuter la chimie de Lavoisier. Dans le troisième mémoire, lu à
l'Institut en 1797, il écrit 82 : « Je demande à quiconque a observé ce
qui se passe dans la combustion, s'il a jamais vu un corps (concret et
sans incandescence) brûler avant que celles de ses parties qui brûlent
aient acquis une couleur noire ; et si cette couleur que ce corps ac-
quiert n'est pas le terme d'une série de colorations diverses qu'il
éprouve successivement à mesure que son état de combinaison s'altè-
re, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à ce terme extrême de coloration. »
Théophraste donnait déjà ce même axiome de sens commun : « Tou-
tes choses brûlées deviennent noires 83. » Par cette observation com-
82 J.B. LAMARCK, Mémoires présentant les bases d'une nouvelle théorie phy-
sique et chimique, Paris, an V, p. 59.
83 Si nous voulions réanimer les discussions que nous avons envisagées au début
du présent ouvrage nous pourrions ici prendre de nombreux documents dans
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 256
tance », ajoutons, en suivant Naquet (loc. cit., p. 43), qu'à côté des
épidémies « dont la cause est liée, directement ou indirectement, à la
disparition de l'ozone, on a pensé qu'il pourrait y en avoir qui seraient
dues à son excès. Et comme l'ozone irrite les organes respiratoires, on
a placé dans cette catégorie les épidémies de grippes et d'affections
catarrhales en général ».
[223]
Toutes ces explications simplistes sont naturellement tombées dans
l'oubli. Nous les rappelons pour montrer jusqu'où va l'esprit systéma-
tique quand il croit tenir une valeur d'explication générale.
D'ailleurs, nous n'avons retenu de la longue et difficile détermina-
tion de la nature et des propriétés de l'ozone que quelques traits. Il
faudrait tout un livre pour relater la seule histoire de cette substance.
Mais nous en avons peut-être assez dit pour tirer les conclusions phi-
losophiques de ce long débat. Il nous semble que l'ozone, dont nous
comprenons maintenant la constitution, dont nous écrivons sans hési-
tation le symbole 03 et auquel nous consacrons un court chapitre dans
nos livres élémentaires, peut être un bon exemple d'une substance
longtemps survalorisée.
Dès le début, cette substance a un trop gros poids cosmique : elle
est l'odeur de la foudre ; sa production par l'électricité lui confère
l'importance historique de tout ce qui touche le fluide mystérieux. On
est particulièrement attentif à toutes ses propriétés sensibles. Dans ces
conditions, ce sera une tâche longue et difficile de faire rentrer au la-
boratoire cette substance « cosmique ». Cette tâche est achevée grâce
à de longs efforts d'ontologie restrictive. Cette ontologie restrictive se
présente comme un,, double restriction à l'égard d'une philosophie
sensualiste et à l'égard d'une philosophie cosmique.
En somme, la connaissance immédiate et la connaissance commu-
ne s'accommodent des grandes légendes de la philosophie naturelle,
ou réciproquement les philosophies de la nature acceptent d'amplifier
des faits qui frappent l'imagination. Au contraire, la connaissance
scientifique veut de prime abord circonscrire son objet. Elle va à
contre-courant des vagues généralisations. Ce mouvement est visible
quand une fois on a atteint, pour une connaissance scientifique, un
stade avancé. Ainsi, quand on connaît la vraie nature de la molécule
d'ozone, on se rend compte que les justes idées se sont formées mal-
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 262
V
En insistant sur un exemple aussi spécial, nous avons sans doute
abusé de la patience du lecteur. Nous croyons cependant que c'est au
niveau des exemples particuliers que la philosophie des sciences peut
donner des leçons générales. C'est pourquoi nous avons multiplié les
exemples au cours de tous nos livres dans [224] l'espérance qu'on re-
connaîtra les différences essentielles entre une connaissance qui de-
vient scientifique et une connaissance qui croit avoir son statut défini-
tif au niveau de l'expérience commune.
Entre la connaissance commune et la connaissance scientifique la
rupture nous paraît si nette que ces deux types de connaissance ne sau-
raient avoir la même philosophie. L'empirisme est la philosophie qui
convient à la connaissance commune. L'empirisme trouve là sa racine,
ses preuves, son développement. Au contraire, la connaissance scien-
tifique est solidaire du rationalisme et, qu'on le veuille ou non, le ra-
tionalisme est lié à la science, le rationalisme réclame des buts scienti-
fiques. Par l'activité scientifique, le rationalisme connaît une activité
dialectique qui enjoint une extension constante des méthodes.
Dès lors, quand la connaissance vulgaire et la connaissance scienti-
fique enregistrent le même fait, ce même fait n'a certainement pas la
même valeur épistémologique dans les deux connaissances. Que
« l'odeur » de l'électricité soit un désinfectant et que l'ozone soit un
puissant oxydant qui désinfecte, n'y a-t-il pas entre ces deux connais-
sances un changement de valeur de connaissance ? D'un fait véritable,
la chimie théorique a fait une connaissance véridique. À lui seul, ce
doublet du véritable et du véridique retient l'action polaire de la
connaissance. Ce doublet permet de réunir les deux grandes valeurs
épistémologiques qui expliquent la fécondité de la science contempo-
raine. La science contemporaine est faite de la recherche des faits vé-
ritables et de la synthèse des lois véridiques. Les lois véridiques de la
science ont une fécondité de vérités, elles prolongent les vérités de fait
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 263
par des vérités de droit. Le rationalisme par ses synthèses du vrai ou-
vre une perspective de découvertes. Le matérialisme rationaliste, après
avoir accumulé les faits véritables et organisé les vérités dispersées, a
pris une étonnante puissance de prévision. La mise en ordre des subs-
tances efface progressivement la contingence de leur être, ou, autre-
ment dit, cette mise en ordre suscite des découvertes qui comblent les
lacunes qui faisaient croire à la contingence de l'être matériel. Malgré
ses richesses accrues, ses richesses débordantes, la chimie s'ordonne
dans un vaste domaine de rationalité.
Et ce n'est pas la moindre leçon de la chimie contemporaine que de
nous montrer, au-delà du rationalisme de l'identité, la rationalité du
multiple.
Gaston Bachelard (1953) Le matérialisme rationnel 264
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FIN