La Théorie Générale Et Le Keynésianisme
La Théorie Générale Et Le Keynésianisme
La Théorie Générale Et Le Keynésianisme
(1987)
La “Théorie générale”
et le keynésianisme.
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SOUS LA DIRECTION DE
Gérard BOISMENU et Gilles DOSTALER
Respectivement professeur de science politique, Université de Montréal
et professeur, département d’économie, UQÀM
LA “THÉORIE GÉNÉRALE”
ET LE KEYNÉSIANISME.
Quatrième de couverture
10. Louis Gill. Annexe : Les dépenses publiques, moteur ou frein de la croissan-
ce ? Une évaluation de Keynes, 50 ans après la Théorie générale.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 6
QUATRIÈME DE COUVERTURE
Jetant un éclairage critique sur le débat en cours, les auteurs, dont les analyses
ont été préalablement présentées à un colloque thématique, traitent de la significa-
tion théorique et politique de la Théorie générale et du keynésianisme, et ils discu-
tent des perspectives actuelles du keynésianisme.
Contributions
A. Asimakopulos
D. Bellernare
G. Boismenu
H. Chorney
G. Dostaler
J.-J. Gislain
M. Lavoie
A. Noël
M. Seccareccia
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 8
AVANT-PROPOS
Nous réunissons dans ce livre la totalité des textes qui ont appuyé les commu-
nications présentées au colloque organisé conjointement par le GRÉTSÉ et
l'A.E.P., afin de souligner le cinquantième anniversaire de la parution de la Théo-
rie générale de John Maynard Keynes.
La bonne tenue d'un colloque repose d'abord sur la qualité des interventions.
Nous voulons profiter de l'occasion qui nous est donnée, pour souligner le sérieux
que chacun a mis dans la préparation de son analyse. De même, nous avons pu
compter sur des animateurs (Ginette Dussault, Diane Éthier et Alfred Dubuc) qui
ont accompli leur rôle de maître du jeu avec un sens aigu de l'à-propos.
INTRODUCTION
* Le terme de « keynésisme » serait sans doute plus correct. Mais nous avons
décidé de sacrifier à l'usage.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 11
L'auteur de ce livre n'est pas moins complexe que son oeuvre. La Théorie gé-
nérale n'est pas, loin s'en faut, le seul écrit de Keynes, ni même le plus célèbre.
Les conséquences économiques de la paix, publié en 1919, a sans doute plus
contribué à asseoir sa célébrité. Dès les années vingt, Keynes combattait les poli-
tiques conservatrices du gouvernement anglais et mettait de l'avant des proposi-
tions de politiques économiques désormais associées à son nom. Et il n'était pas le
seul à le faire. Ce qu'on appelle la « révolution keynésienne » est donc antérieure
à la parution de la Théorie générale et, jusqu'à un certain point, indépendant de la
personne de Keynes. Il en est ainsi, du reste, des grands courants idéologiques et
politiques dans l'histoire.
Les trois premiers textes s'interrogent sur la Théorie générale de Keynes et ses
rapports avec d'autres théories économiques. Mario Seccareccia examine certains
courants de la pensée économique à l'origine de la Théorie générale, dont l'objet
est la construction d'une économie monétaire de la production opposée à l'écono-
mie d'échange réel des classiques. Il met en lumière les origines de deux proposi-
tions radicales mises de l'avant par Keynes à la fin de son livre : l'euthanasie du
rentier et la socialisation de l'investissement. Seccareccia retrouve ces idées, d'une
part dans l'orthodoxie britannique de la Banking School, de Mill, Marshall et Pi-
gou, d'autre part dans l'historicisme allemand. À l'origine du radicalisme keyné-
sien, on retrouve les thèses de Soddy, Gesell, Wicksell, Veblen, Mitchell et Jo-
hannsen. Les propositions découlant de ces thèses seraient plus que jamais à l'or-
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 13
dre du jour, plutôt que celles des « keynésiens hydrauliques », appellation parfois
utilisée pour caractériser les keynésiens néo-classiques.
quels il a adhéré très tôt dans sa carrière qui n'était pas d'abord celle d'un écono-
miste. De même, les éléments essentiels à sa vision politique sont-ils formés très
tôt et en grande partie antérieurs à son oeuvre proprement théorique. Ils sont fon-
dés, en particulier, sur le rejet du conservatisme, mais aussi de la violence comme
moyen d'action politique et sur l'exaltation du rôle de la classe moyenne et de la
bourgeoisie éclairée. Dostaler montre pourquoi Keynes rejetait d'une part conser-
vatisme et laissez-faire, et de l'autre bolchevisme et marxisme, pour proposer un
nouveau libéralisme dont le contenu est plus radical que ce qu'on trouve dans la
Théorie générale et, surtout, dans le keynésianisme modéré de l'après-guerre.
Keynes avait enfin, de l'évolution future de l'humanité et de la fin de l'économie,
une vision qui n'était pas sans ressemblances avec celle de Marx.
vernements provinciaux ont une action de contrepoids à ces politiques, alors que
la politique keynésienne est identifiée à centralisation du pouvoir politique.
Nous publions en annexe un texte de Louis Gill, que son auteur nous a fait
parvenir comme contribution au colloque. S'interrogeant sur le rapport entre dé-
penses publiques et croissance, Gill propose en effet une autre évaluation du
keynésianisme. L'intervention étatique est proposée par Keynes comme le seul
moyen de relancer l'activité économique et de sortir de la dépression. Cette inter-
vention peut stimuler à court terme la demande effective, mais elle constitue à
long terme un poids pour le capital. Elle ne peut, en particulier, s'autofinancer. Ce
sont des conditions de croissance exceptionnelles, plutôt que les politiques keyné-
siennes qui expliquent la prospérité d'après-guerre. Avec le ralentissement éco-
nomique et la crise, les dépenses publiques deviennent un fardeau pour le capital.
C'est ce qui explique le changement de cap actuel au niveau des politiques éco-
nomiques. Mais le retour actuel au laissez-faire ne peut qu'aggraver les conflits
sociaux dans le futur.
1
Les courants de la pensée économique
à l’origine de la Théorie générale :
quelques éléments nouveaux
d’interprétation
Mario SECCARECCIA *
I. Introduction
Tout lecteur familier avec les oeuvres de Keynes sait que cet auteur a cherché
dans la plupart de celles-ci à bâtir une théorie cohérente de l'économie monétaire
dans laquelle la production joue un rôle prépondérant et où les décisions des
agents économiques sont prises sans aucune coordination préalable. Parmi les
divers traités d'économie politique qu'il a rédigés, la Théorie Générale est l'un de
ceux qui ont le plus révolutionné la pensée économique en ce qui a trait aux ques-
tions monétaires.
Dans un article écrit dans une oeuvre moins connue, Festscrift fùr Arthur
Spiethoff (1933), Keynes affirme que si les économistes orthodoxes ne sont pas
parvenus à expliquer la cause des crises économiques, c'est qu'ils conçoivent mal
Nous voulons prouver notamment que sont bien issues de ces courants de pen-
sée 'souterrains', qui furent le coeur des théories de Keynes, deux des politiques
les plus radicales de la Théorie Générale. Il s'agit de la socialisation de l'investis-
sement et de l'euthanasie de la classe des rentiers, ces deux recommandations qui
furent toujours un objet de scandale pour les keynésiens 'hydrauliques' de l'après-
guerre. 4 Mais, pour ce faire, nous allons tout d'abord examiner certains courants
de la pensée économique qui ont servi de fondement à cette construction intellec-
tuelle. Nous allons examiner plus précisément les théories de la Banking School
en Angleterre, qui, sous l'influence de J.S. Mill, s'est engagée dans la voie plus
l'offre de monnaie est déterminée par la demande. En effet, selon la doctrine des
'real bills', le volume des billets émis est fonction uniquement des besoins à court
terme des entreprises. Les banques ne peuvent donc pas émettre un volume de
billets qui dépasserait cette demande de financement du capital circulant. Mais les
partisans de cette école allaient bien au-delà de l'hypothèse de la monnaie endo-
gène ; ils avançaient en effet que selon la doctrine du 'real bills', la monnaie devait
s'intégrer au circuit de la production d'abord sous la forme d'un crédit bancaire. Ils
énoncèrent même que ce flux monétaire serait régi par la 'loi du reflux'. D'après
cette loi peu connue, le volume de prêts à court terme constituerait un 'efflux' de
crédit pour être ensuite suivi par un 'reflux' équivalent, ce qui entraînerait à la fin
de la période du financement la disparition du flux initial de monnaie-crédit. 6 À
moins que la demande de financement ne croisse en raison d'une hausse structu-
relle des besoins à long terme, l'existence d'un crédit à court terme à elle seule
aurait pour résultat que le stock de monnaie en circulation demeurerait inchangé
dans le temps. C'est ainsi que se dessine déjà au milieu du XIXe siècle une dis-
tinction fondamentale, que Keynes définira davantage, entre l'économie 'd'échan-
ge réel' de la Currency School et l'économie 'monétaire de production' de la Ban-
king School. Ces deux théories relatives à l'endogénéité de la monnaie et à la na-
ture circulaire du crédit, sont toujours au centre des conceptions post-
keynésiennes actuelles et de celles de la théorie du 'circuit' monétaire en France.
6 Pour un énoncé précis de la loi du reflux, voir T. Tooke (1848, p. 185 et 194)
et J. Fullarton, (1844, pp. 65-68). Au sens de B. Schmitt, (1966), la monnaie
est donc perçue comme un bien circulaire dont « flux et reflux forment unité »
(p. 96).
7 Cf. J.S. Mill (1873, Livre III, chapitre 12, section 3).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 21
Étayée par certains travaux antérieurs de Juglar (1862) démontrant que les cri-
ses sont un phénomène résultant des fluctuations des prix et alimenté par la dis-
ponibilité du crédit 9 , la théorie de Mill allait influencer toute une génération
d'économistes, ceux qui ont finalement formé l'École monétaire de Cambridge.
Un des premiers économistes à faire partie de cette école fut Alfred Marshall.
Dans The Economics of Industry (1879), les Marshall dressent un tableau des cy-
cles du crédit semblable à celui élaboré par J.S. Mill. Dans celui-ci, l'offre de cré-
dit très élastique est fonction des fluctuations de la demande de prêts qui résulte
des variations des prévisions du profit. 10 Voici ce qu'il énoncera plus tard à ce
sujet dans ses Principes d'économie politique (1906) : 11
8 Pour une excellente discussion, voir L.W. Mints (1945, pp. 87-88).
9 Juglar (1862) le décrit ainsi : « En un mot, la principale, on pourrait dire l'uni-
que cause des crises, c'est l'arrêt de la hausse des prix ». C. Juglar (1899, p.
33).
10 Cf. A. Marshall et M.P. Marshall (1879, pp. 152-55).
11 A. Marshall (1906, p. 387).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 22
Keynes, dans ses premières oeuvres, et plus précisément dans son Tract on
Monetary Reform (1923), s'est penché sur les sujets de préoccupation de Marshall
qui, d'ailleurs, sont analysés dans le cadre de l'équation d'encaisses monétaires de
Cambridge. Mais l'application des principes de Marshall au cycle des affaires se
trouve de la façon la plus explicite dans l'oeuvre de Pigou. S'opposant aux théo-
ries de l'épargne réelle de Tugan-Baranovski et de Spiethoff, et s'appuyant sur
l'existence d'un mouvement procyclique de l'intérêt et des prix déjà reconnue par
Tooke et Marshall 13 , Pigou (1927) soutenait que ces faits démontraient que le
principal facteur déterminant se trouvait plutôt « du côté des prévisions du rende-
ment ». 14 Les causes de ces prévisions fluctuantes du rendement peuvent, cepen-
dant, être divisées en trois catégories qui loin de s'exclure mutuellement se recou-
pent l'une l'autre. Pigou les définit comme étant les causes réelles liées à la pro-
15 Pour un bon résumé de sa théorie, voir, entre autres, L. Buquet (1954, pp. 185-
203).
16 J.M. Keynes (1942, p. 326).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 24
tude. Il y a incertitude de Knight lorsqu'il n'est pas possible d'utiliser le calcul des
probabilités pour évaluer la fréquence d'une loi de distribution. 17 Ainsi, au chapi-
tre 12 de la Théorie générale, Keynes décrit un monde caractérisé par les fluctua-
tions violentes et erratiques des pondérations accordées aux valeurs qui sont les
éléments de la courbe d'efficacité marginale du capital. L'incertitude interdisant la
rationalité, au sens néo-classique des décisions, les entrepreneurs doivent se fon-
der sur une évaluation conventionnelle, celle qui résulte d'un marché régi par la
psychologie de masse. Étant donné que ces motifs psychologiques et irrationnels,
tels que décrits par Marshall et Pigou, sont loin d'exercer des effets favorables sur
la société, Keynes (1936) dans son chapitre 12 en est arrivé à la conclusion que
« nous nous attendons à voir l'État, qui est en mesure de calculer l'efficacité mar-
ginale des biens capitaux avec des vues lointaines et sur la base de l'intérêt géné-
ral de la communauté, prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l'or-
ganisation directe de l'investissement ». 18 Il semble donc que la proposition radi-
cale de Keynes en faveur de la socialisation de l'investissement se rattache plutôt
à la tradition orthodoxe britannique qui prend sa source en partie au XIXe siècle.
Avant d'examiner plus à fond les courants de pensée sous-jacents qui ont mar-
qué Keynes de leur influence, nous allons au préalable traiter des liens qui exis-
tent entre l'orthodoxie marshallienne et les propos de Keynes sur l'euthanasie des
rentiers. Nous avons vu que l'un des aspects principaux de la théorie marshallien-
ne des fluctuations économiques porte sur le rôle des spéculateurs rentiers dont les
prévisions entraînent souvent des perturbations qui prennent leur origine sur les
marchés financiers. Dans son ouvrage Money, Credit and Commerce (1923), ces
spéculateurs, qui sont désignés par « haussiers » ou « baissiers » selon leur degré
d'optimisme, jouent un rôle déstabilisateur, tel que l'explique le passage sui-
vant : 19
vent aussi faire boule de neige pour finalement aboutir à un grand mou-
vement qui, sous certaines conditions, provoquera une avalanche. (...). Dès
que le marché est moindrement actif ou agité, la plus petite hausse du taux
d'escompte peut provoquer une telle avalanche ou panique à la bourse ».
Pour des raisons très familières aux étudiants d'économie, Keynes dans sa
Théorie générale abandonne cette croyance en l'efficacité d'une politique de taux
d'intérêt. Étant donné la rigidité des prévisions des rentiers, il existe une limite à
la baisse du taux d'intérêt qui rend une telle politique inopérante. Puisque le mé-
canisme de la récession est apte à« faire verser la balance tellement du côté des
rentiers » 21 que le fardeau du tribut imposé par cette classe ne peut plus être tolé-
ré par l'ensemble de la classe des producteurs, la seule option qui s'offre pour met-
tre un terme à de tels transferts est la disparition graduelle du marché des capi-
taux. Keynes soutenait que « l'euthanasie du rentier et du capitaliste oisif n'aura
rien de soudain, qu'elle n'exigera aucun bouleversement, étant simplement [l'effet
d'un processus graduel qui se réalisera] par étapes » 22 et impliquant une politique
de bas taux d'intérêt suivie d'une augmentation des investissements publics afin de
favoriser une relance qui entraînerait à la longue l'effacement du capitalisme ren-
tier.
20 Pour une excellente présentation de la théorie, voir A.C. Pigou (1917, pp. 38-
65), J.M. Keynes (1924, chapitre 3), A. Marshall (1923, chapitre 24) et voir
aussi E. Eshag (1963, chapitres 1 et 2).
21 J.M. Keynes (1924), p. 32). Pour une discussion intéressante de la théorie so-
ciologique de Keynes de la circulation financière, voir H. Aujac (1950, pp.
279-300).
22 J.M. Keynes (1942, p. 390).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 26
Knut Wicksell est l'un des premiers des économistes les plus importants de
l'école néo-classique a avoir utilisé cette approche en termes d'étapes. Il est ainsi
l'un des premiers néo-classiques a avoir pris conscience que cette évolution ten-
dait à réaliser des systèmes monétaires de plus en plus complexes. Selon Wick-
sell, l'évolution du système capitaliste est une suite d'étapes, chacune de ces pha-
ses représentant un niveau de développement des affaires ; chaque phase corres-
pond au degré d'élasticité qu'a pu atteindre le système monétaire. 24
Ce n'est que dans une étape beaucoup plus avancée d'une économie de 'crédit
pur' que ce lien est rompu. Dans cette étape, les institutions qui se spécialisent
dans le domaine du crédit ont pour fonction initiale d'escompter les lettres de
change des particuliers qui déjà circulaient dans le cas du 'crédit simple' ; ensuite,
elles émettent de la monnaie-crédit sans une épargne préalable. Ces institutions
financières sont donc passées d'une étape de simple intermédiaires financiers, à
celle de créateurs de monnaie de crédit nécessaire au financement de l'activité
d'investissement. Néanmoins, selon Wicksell (1898, 1906), la phase finale, l'avè-
nement d'une véritable économie de pur crédit, ne s'observe que lorsque toute la
formation du crédit est centralisée dans une institution financière publique, no-
tamment une banque centrale, qui consentirait des prêts aux entreprises suivant les
principes bancaires traditionnels.
Dans ce monde wicksellien de pur crédit, le seul facteur déterminant les dé-
penses d'investissement est la relation entre le taux d'escompte bancaire et le taux
de profit prévu, ou taux 'naturel'. Ainsi, à chaque hausse du taux naturel, non sui-
vie par une hausse du taux bancaire, la possibilité qu'un profit pur puisse être ré-
alisée incite les entreprises à accroître leur capacité productive. Pour financer cet-
te expansion, ces firmes pourront emprunter de l'argent soit au système bancaire
soit aux ménages. Il s'en suit d'après Wicksell que :
I - S = ∆M
lente du capital réel ». 26 L'inflation qui s'ensuit amènera « une réduction générale
et forcée de la consommation » 27 ou 'épargne forcée', comme l'appellera plus
tard Hayek. Dans le système de Wicksell, ce processus d'inflation et de déséquili-
bre sur le marché des capitaux a un effet cumulatif pour autant que la différence
entre les taux 'naturel' et bancaire (donnant naissance à ∆M) soit positive.
F.A. Hayek (1931, 1933) a poussé l'analyse de Wicksell plus loin en avançant
que, puisque l'inflation est une conséquence logique d'un déséquilibre structurel
sur le marché des capitaux, le mouvement à la hausse des prix reflétera un état de
'surinvestissement' qui se terminera nécessairement par une crise. Comme l'affir-
me Hayek (1933), « (...), c'est l'existence du crédit qui rend possible ces diverses
perturbations, (...) ». 28 L'inflation étant le signe qu'une société vit au-dessus de
ses moyens (c'est-à-dire, qu'elle dépense au-delà de ce que le flux d'épargne le lui
permet), les fluctuations présagent une crise inévitable. Hayek (1933) explique
cette hypothèse de la façon suivante : 29
Cette réaction prend généralement la forme d'une hausse des coûts d'intérêt
suivie par une réduction considérable de la demande pour des biens d'investisse-
ment. Toute tentative artificielle de stimulation de la demande de consommation
et d'investissement de la part du gouvernement ne peut que maintenir ce déséqui-
libre structurel qui est à l'origine de la crise. Donc, la seule option efficace à long
terme qui s'offre pour résoudre ce problème de surinvestissement réside dans la
purge sur une grande échelle, ou l'élimination pure et simple, du capital moins
productif. Cette purge est imposée par les taux d'intérêt élevés. Il propose ainsi
une politique de « monnaie neutre » pour diminuer l'écart entre l'économie
d'échange réel et l'économie monétaire. Plus l'élasticité du système monétaire est
basse, plus la société est contrainte de vivre selon ses moyens. L'implication pra-
tique de cette proposition pour les autorités monétaires, en fait, serait de maintenir
une politique restrictive et prudente de laissez faire. 30
existants entre les créanciers et les débiteurs deviennent de plus en plus fragiles au
fur et à mesure que les rentiers cherchent à liquider leurs avoirs financiers. Ce
processus de « liquidation précipitée » qui force à vendre à perte pour acquérir des
actifs liquides entraîne inévitablement une diminution du stock de monnaie-dette.
Il indique ainsi que : 33
Il s'ensuit pour Fisher que la cause principale de la crise réside dans le suren-
dettement, caractérisée par un accroissement du fardeau de la dette.
Comme solution à la crise, Fisher (1935) et Simons (1948), entre autres, pro-
posent durant la Grande Crise que le processus de création et de destruction de la
monnaie soit éliminé de l'activité bancaire par une 'nationalisation de la mon-
naie' 34 , Fisher propose que le gouvernement incite les banques commerciales par
des mesures législatives à accroître leurs réserves de monnaie fiduciaire jusqu'à
concurrence de 100 pour cent de la valeur de leur passif, ce qui les convertiraient
en des « banques de chèques » ou chambres de compensation n'ayant toutefois pas
le pouvoir de créer de la monnaie-dette. Cette monnaie publique à 100 pour cent
avait pour but de rétablir au sens hayekien le marché des capitaux en conférant
aux banques le seul rôle d'intermédiaire financier, c'est-à-dire, « celui d'un cour-
tier entre les épargnants et les emprunteurs des épargnes ». 35 Le système bancai-
re de réserves fractionnées dénature et perturbe le marché des capitaux en fixant
un taux d'intérêt monétaire qui n'est pas « approprié » et qui entraîne des cycles
cement des sociétés ». 39 Avec la capitalisation des fonds provenant du crédit des
banques et des rentiers, les premières formes d'entreprises se sont transformées en
sociétés anonymes, ces sociétés dont selon Veblen les propriétaires sont « ab-
sents ». 40 Alors apparaît une organisation industrielle qui se développe selon des
lois qui ne sont plus celles des organisations du passé. De l'économie, Veblen
donne donc un modèle qui est radicalement différent de la vision classique.
Donc, au fur et à mesure que le système tend vers une 'économie de crédit'
dans laquelle les entreprises commerciales fonctionnent sur une base de capitaux
propres de plus en plus limitée, le fardeau de l'intérêt (dont bénéficie le secteur
rentier) augmente sans qu'il corresponde à une quelconque contribution à la for-
mation du surplus économique. 42 Avec l'avènement de la phase mûre du capita-
lisme, Veblen prévoyait que les entreprises commerciales seraient de plus en plus
dépendantes des activités des rentiers et des institutions de crédit dont les intérêts
Bien que W.C. Mitchell (1913) ait fourni plus de précisions sur l'analyse de
Veblen portant sur les crises financières, il revient toutefois à Keynes dans le cha-
pitre 12 de sa Théorie générale, grâce à la distinction fondamentale qu'il établit
entre les concepts de 'spéculation' et d"entreprise', d'avoir tiré les conclusions les
plus significatives. Dans un système industriel dominé par les activités déstabili-
satrices d'une classe des rentiers qui souhaitent détenir des actifs liquides tout en
ne s'engageant pas dans des investissements à long terme, la seule solution logi-
que qui s'offre est celle de la socialisation de l'investissement par les décisions
éclairées d'un État ayant une perspective sociale à long terme. 48
Selon Johannsen (1908), trois options s'offrent aux personnes qui désirent
épargner. Tout d'abord, l'individu peut investir dans la création de nouvelles ri-
chesses, ce qui par son effet 'multiplicateur' sur la demande stimulera la croissan-
ce. La personne peut également détenir des encaisses oisives ou thésauriser, ce qui
serait extrêmement nuisible à la création de nouvelles richesses puisque dans ce
cas les épargnes resteraient dans leur forme liquide. En dernier lieu, et c'est de
loin l'option la plus significative, l'individu peut acquérir d'autres biens moins
liquides qui pourraient aussi 'miner' l'activité économique. À l'opposé de l'inves-
tissement productif, cette forme acquisitive de l'épargne, que pratique la classe
rentière, ne favorise pas la création de nouvelles richesses et peut même lui être
totalement nuisible. Cela est dû au fait que cette forme d'épargne n'est qu'un sim-
ple transfert de titres sur la richesse existante des non-épargnants aux épargnants,
ces derniers ayant une plus faible propension à consommer de leur revenu à ve-
nir. 50 C'est précisément cette forme d'épargne acquisitive qui est à l'origine des
crises. Ainsi, l'accumulation d'actifs financiers de la part des individus peut
contribuer à appauvrir la communauté car, avec cette dernière forme d'épargne, la
modification de la répartition de la richesse existante, qui en découle, nuira à la
demande future.
Pour Soddy, la dette était beaucoup plus que la simple contrepartie de la ri-
chesse. Contrairement aux classes dominantes des anciens systèmes économiques,
sous le capitalisme d'âge mûr, les groupes dominants, plutôt que détenir la riches-
se matérielle définie au sens classique de stock de marchandises, préfèrent détenir
la dette portant l'intérêt. La création de dettes de cette sorte permet à une personne
de faire le transfert de son pouvoir d'achat dans le temps. À la longue, ce qui est
en fait accumulé n'est donc pas la richesse mais la dette, puisque la richesse est
par définition périssable et sujette à la dépréciation. Soddy affirme que : 51
« La richesse est périssable, tandis que la dette est une créance sur la
richesse à venir qui permet à un individu d'échapper aux effets de la natu-
re. Une personne ne peut même pas amasser suffisamment de richesses
pour vivre ou se créer une famille, car un tel stock de biens accumulés pé-
rirait. Il est, pratiquement obligé de trouver des moyens de se faire repayer
plus tard. Il doit donc laisser les autres dépenser ses épargnes dans l'espoir
qu'il pourra plus tard récolter une part de la moisson qu'ils auront semée.
(...). Ce que les individus souhaitent ainsi avoir est non pas la richesse
mais des dettes qui ne périront pas, peu dispendieuses à conserver et qui
sont porteuses d'un intérêt à perpétuité ».
C'est donc la permanence de la dette qui lui donne un avantage sur la richesse
périssable. Mais un tel état est structurellement instable puisqu'avec le temps le
système doit s'effondrer inévitablement sous le poids de sa propre structure de
dette. On peut donc représenter cela graphiquement à l'aide d'une version légère-
ment modifiée du diagramme de Soddy suivant : 52
Dans son Natural Economic Order (1929), Gesell démontre, un peu comme
Johannsen (1908), comment les variations des encaisses monétaires détenues par
le public peuvent engendrer des problèmes de demande effective. 53 Comme chez
Soddy, ces problèmes sont dus au fait que la monnaie, en tant qu'actif liquide, est
maintenue dans une position privilégiée dans la hiérarchie des titres de richesse et
de dette. Pour lui enlever cette position avantageuse, Gesell propose un plan de
Pour Gesell, les effets de cette proposition seraient au nombre de deux : d'une
part, cette taxe sur la liquidité supprimerait le désir de détenir la monnaie à des
fins autres que celles de transactions ; d'autre part, il s'ensuit de cette proposition
que « la monnaie perd son pouvoir d'extorquer de l'intérêt et elle se trouve ainsi
réduite au même rang que les biens et le travail ». 55 La conception anti-rentière
de Gesell rejoint donc celle de plusieurs hérétiques du XIXe siècle, Henry George
entre autres, en ce qu'elle propose, tout comme pour la rente foncière, que l'État
confisque l'intérêt au moyen d'une taxe sur les actifs liquides. 56
Il n'est donc pas difficile de voir comment la position de Gesell voulant qu'on
impose des frais de détention sur la valeur des encaisses monétaires, pour éliminer
le revenu d'intérêt, mène à la conception radicale anti-rentière de Keynes dans sa
Théorie générale. En effet, ce dernier consacre plusieurs pages de son ouvrage
aux idées de Gesell. Les deux seules critiques sérieuses qu'il formule à son égard
sont qu'il n'a pas développé suffisamment sa théorie de l'intérêt, et qu'il aurait dû
appliquer sa politique de la monnaie estampillée aux autres actifs liquides. 57
Tout comme la conception de Gesell, l'euthanasie de la classe rentière chez
Keynes semble être la seule solution logique au problème chronique d'une insuffi-
sance de demande effective découlant de la préférence des rentiers pour la liquidi-
té, De plus, contrairement à la théorie simpliste de la sous-consommation du Ma-
jor Douglas selon laquelle le système monétaire ne pourrait jamais remettre en
circulation assez de monnaie pour que puisse être acheté l'ensemble des produits
54 Idem, p. 217
55 Idem, p. 219.
56 Idem, p. 13, et seq.
57 Voir J.M. Keynes (1942, pp. 366-371).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 39
IV. CONCLUSION
Les économies capitalistes occidentales ayant à faire face à des difficultés qui
ressemblent de plus en plus à celle des années 30, la vision monétaire de Keynes,
et notamment ce qui touche le rôle déstabilisateur du revenu des rentiers, prend
une importance nouvelle chez un certain nombre d'économistes modernes. Cher-
chant à discréditer son non-conformisme, certains auteurs sont allés jusqu'à puiser
dans sa vie privée pour trouver une explication possible de son hétérodoxie ! 60
Les politiques concrètes auxquelles Keynes fait allusion ne sont pas les mesu-
res stéréotypées 'stop and go' que préconisaient les keynésiens hydrauliques de
l'après-guerre mais plutôt ses deux propositions radicales les moins continues qui,
elles, sont entièrement étrangères à la pensée néo-classique des keynésiens 'ba-
tards' de l'après-guerre.
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La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 44
2
La signification théorique de
la théorie générale de Keynes *
A. Asimakopulos **
I. Introduction
une forte incitation à se tourner vers la tâche difficile de mieux adapter la théorie
économique au monde qui l'entourait. Il voyait son livre et la Théorie générale 63
qui y était développée comme constituant une remise en question fondamentale de
l'orthodoxie dominante de l'époque, orthodoxie - que Keynes appelait « classi-
que » - qui présupposait l'existence de puissantes forces tendant à produire une
situation d'équilibre de plein emploi.
63 La convention suivie ici sera d'utiliser l'expression Théorie générale, non sou-
lignée, pour faire référence à la théorie développée par Keynes dans son livre
La Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie et dans ses arti-
cles de 1937.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 46
pour un remède qui, je l'avoue, n'ont pas été travaillées aussi systématiquement,
sont d'une nature différente du diagnostic. Elles n'ont pas la prétention d'être défi-
nitives ; elles sont sujettes à toute sorte d'hypothèses spéciales et sont nécessaire-
ment liées aux conditions particulières de l'époque » (Ibid, p. 122). Cette réserve
touchant les recommandations de politiques économiques contenues dans La
Théorie générale a souvent été ignorée par certains keynésiens. Nous essaierons
de démontrer ici que, même si la prétention de Keynes à l'effet que son analyse
théorique a une plus grande généralité que la théorie orthodoxe est fondée, cer-
tains aspects de son analyse sont aussi 'liés aux conditions particulières de l'épo-
que'.
Les décisions de production ne donnent lieu à un output final, prêt à être utili-
sé ou vendu qu'après un certain temps. À cause de cet intervalle de temps, les ma-
nufacturiers sur un marché concurrentiel doivent baser leurs décisions de produc-
tion, dans son modèle, sur des anticipations entourant le prix de leurs produits au
moment où ils seront prêts pour la vente, et il appelle ce type de prévisions, les
« prévisions de court terme » (Mid, p. 47, souligné dans l'original). En fait, en
dépit de la connaissance expresse du rôle et de l'importance des prévisions de
court terme 64 , on n'en retrouve généralement pas de références explicites dans la
Théorie générale. On suppose qu'elles peuvent généralement être remplacées par
« les plus récents résultats observés » (Ibid, p. 51), et l'attention est centrée sur les
situations où les évènements confirment ces anticipations. Puisque les prix réali-
sés, la production et l'emploi sont endogènes (ils sont déterminés par le niveau des
dépenses d'investissement et de consommation), les prévisions de court terme
apparaissent aussi comme étant endogènes.
On ne peut éviter les références explicites aux prévisions de long terme parce
que les résultats réalisés avec lesquels elles peuvent être comparées ne survien-
dront que dans le futur. Ces prévisions, sur lesquelles les décisions d'investisse-
ments sont fondées, sont exogènes dans le modèle de Keynes et « elles sont sus-
ceptibles de révision soudaine » (Keynes, 1936, p. 51). Les conditions ultérieures,
ou plutôt les conditions ultérieures anticipées, affectent donc la production et
l'emploi courants en influençant les décisions et dépenses d'investissement. Même
si l'analyse de Keynes est centrée sur une courte période spécifique, cette période
n'est pas 'fermée'. L'activité survenant dans cette période ne peut s'expliquer sans
référence à des projets et prévisions concernant des périodes de temps ultérieures,
64 Voir, par exemple, les notes des ses exposés de 1937 : « Les résultats antici-
pés ne sont pas équivalents aux résultats réalisés dans une théorie de l'emploi ;
Les résultats réalisés ne sont pertinents que dans la mesure où ils influencent
les anticipations pour la prochaines période de production » (Keynes, 1973b,
p. 179, souligné dans le texte original)
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 48
taires donnés et examine par la suite comment ses conclusions sont affectées si les
taux de salaires monétaires baissent sous la pression du chômage. 65
Dans l'intervalle de temps à l'intérieur duquel Keynes analyse les facteurs dé-
terminant le niveau d'équilibre de l'emploi, les décisions de produire, et donc d'of-
frir de l'emploi, sont prises par ceux qui contrôlent les entreprises. On suppose
que ces entreprises sont concurrentielles et que leurs décisions de production sont
basées sur les prévisions de court terme entourant les prix. Chaque firme choisit le
niveau de production qui égalise le prix anticipé et son coût marginal de courte
période ; sa quantité de travail est déterminée de cette façon. Pour pouvoir traiter
du niveau agrégé d'emploi, Keynes fait l'hypothèse que le travail peut être rendu
'homogène' en utilisant les taux de salaires relatifs comme pondération pour arri-
ver à une mesure de l'emploi total en équivalent heures-hommes de travail non
qualifié (Ibid, p. 41). Pour obtenir une représentation des prévisions de court ter-
me qui s'appliquerait à l'ensemble de l'économie, Keynes passe du concept de
prix, qui sont spécifiques à chaque produit, à celui de recettes -- le produit, moins
les coûts d'usage, des prix et des quantités correspondantes sur la courbe de coût
marginal -- qui sont exprimées dans les mêmes termes pour toutes les industries.
Ces produits sont utilisés pour définir sa fonction d'offre globale qui montre la
relation entre un niveau d'emploi dans l'économie et « le ‘produit’ espéré par les
entrepreneurs qui est juste suffisant pour les décider à offrir ce volume d'emploi »
(Mid, p. 24). 66 L'emploi est la variable dépendante dans cette fonction et les Pro-
duits anticipés, la variable indépendante. Cette fonction n'est évidemment qu'un
instrument facilitant la démonstration. L'emploi est déterminé, les courbes de coût
marginal étant données, par les prévisions des entreprises individuelles concernant
le prix de leurs produits.
Keynes définit ensuite une courbe de demande globale qui doit être jumelée à
la courbe d'offre globale : « De même, soit D le 'produit' que les entrepreneurs
espèrent tirer de l'emploi de N personnes... » (Ibid, p. 25), où D est la variable
dépendante. Il n'y a pas de fondement pour une telle fonction de demande globale
65 Si les salaires monétaires augmentent avec le niveau de l'emploi, alors les prix
augmentent pour cette raison de même qu'à cause de la courbe croissante d'of-
fre du produit.
66 Sur les façons de dériver cette courbe d'offre globale à partir des courbes d'of-
fres de courte période des entreprises, voir Asimakopulos (1982).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 50
'anticipée' dans son modèle de concurrence. Les prix anticipés des entrepreneurs
keynésiens sont indépendants de leur production individuelle (et de l'emploi). 67
La théorie de Keynes utilise par la suite une fonction de demande globale qui est
cohérente avec ses fondements micro-économiques. Cette fonction montre la rela-
tion entre le niveau d'emploi et le produit qui en résultera. Keynes fait l'hypothèse
implicite que ces produits sont ceux qui se réalisent quand l'investissement réalisé
est égal à l'investissement planifié et que la consommation est dans une relation
désirée avec le revenu. La demande effective est donnée par la valeur du produit
au point d'intersection de la courbe de demande globale et d'offre globale. Ce
point nous donne aussi le volume d'emploi d'équilibre de courte période. Il dépend
« (i) de la fonction d'offre globale... (ii) de la propension à consommer... et (iii) du
volume d'investissement... Ceci constitue l'essentiel de la Théorie générale de
l'emploi » (Ibid, p. 29).
temps nécessaire à l'atteinte d'un nouvel équilibre suite à des changements dans
l'un des paramètres, mais Keynes s'est penché sur la question de la stabilité de cet
équilibre. Il a conclu que la propension de l'économie à consommer et le niveau
d'investissement étant donnés, le niveau d'équilibre de l'emploi est stable. Par
exemple, si les prévisions de court terme des entreprises concernant les produits
sont fausses, et trop élevées, alors le niveau d'emploi offert est plus grand que le
niveau d'équilibre. Mais des forces entreront en jeu, le niveau d'investissement
restant inchangé, de façon à ramener l'emploi vers son niveau d'équilibre parce
que la propension marginale à consommer de l'économie est plus faible que l'unité
(Ibid, p. 30). Keynes opposait ce raisonnement à la théorie classique qui, selon lui,
supposait en effet que les fonctions de demande globale et d'offre globale coïnci-
daient, de sorte que toute amélioration des prévisions à court terme qui ferait
augmenter le niveau de l'emploi provoquerait une augmentation de la demande
suffisante pour justifier, après coup, le fait d'avoir offert ce niveau plus élevé
d'emploi.
sirait donc pas à faire augmenter l'emploi. En plus des effets adverses sur l'inves-
tissement, la redistribution du revenu en faveur des rentiers et au détriment des
travailleurs qui suivrait une baisse des salaires monétaires, diminuerait la propen-
sion de l'économie à consommer.
IV. LA DÉTERMINATION
DE L'INVESTISSEMENT
Étant donné que l'analyse de Keynes se situe dans le temps historique, la dé-
termination de l'investissement dans son modèle doit être 'ouverte'. L'investisse-
ment est basé sur les prévisions de long terme, prévisions qui sont plutôt fragiles
dans un monde où « notre connaissance du futur est fluctuante, vague et incertai-
ne » (Keynes, 1973b, p. 113). La valeur de l'investissement devrait donc être dé-
terminée par les circonstances historiques, les arrangements institutionnels et les
attitudes qui influencent ces prévisions. On retrouve la reconnaissance de cette
volatilité potentielle des décisions d'investissement dans le chapitre 12 de la Théo-
rie générale et dans l'article de Keynes publié en 1937 dans le Quarterly Journal
of Economics. Dans le chapitre Il de son livre, Keynes a aussi développé une
« courbe de demande d'investissement - ou, dit autrement, une courbe d'efficacité
marginale du capital » (Keynes 1936, p. 136) qui donnait une apparence de stabi-
lité et de précision aux facteurs déterminant l'investissement. Il n'y avait qu'un
petit pas à franchir pour passer de la description de Keynes à une représentation
de l'activité d'investissement en termes de courbe de 'demande' à pente négative,
semblable à la courbe de demande d'un bien sur le marché, avec le taux d'intérêt
remplaçant le prix du produit. Sous cette nouvelle forme, cette courbe est devenue
l'une des bases de la courbe IS dans l'article de Hicks « Mr. Keynes and the 'Clas-
sics' » et pouvait ainsi être absorbée par la théorie orthodoxe.
Il y a deux problèmes principaux avec la courbe de demande d'investissement
de Keynes en tant que véhicule pour sa 'vision' du fonctionnement d'une économie
capitaliste moderne. En 'enfermant' les prévisions de long terme dans la forme de
cette fonction, cela donne l'impression que les rendements futurs des dépenses
d'investissements sont 'calculables' d'une façon qui permet facilement la compa-
raison avec le taux d'intérêt. Afin de pouvoir dériver sur le plan conceptuel une
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 53
courbe d'efficacité marginale du capital à pente négative, Keynes sort son analyse
du temps historique et mêle des éléments ex ante et ex post. De plus, il ne retient
que les éléments qui produisent les résultats désirés.
Dans la courte période de Keynes, l'investissement qui survient n'a pas d'effet
appréciable sur le stock d'équipement en capital de cette période. On ne peut donc
imputer la baisse du rendement escompté de l'investissement dans cette période au
rendement décroissant du stock de capital gonflé par un niveau d'investissement
plus élevé. Keynes explique, dans ce cas, la baisse des rendements escomptés par
l'augmentation du prix d'offre des biens d'équipement lorsque de grande quantités
sont produites au cours de la période. Dans le modèle de concurrence de Keynes,
le fait que la courbe d'offre de la production ait une pente positive en courte pé-
riode signifie qu'il faut des augmentations de prix pour entraîner des augmenta-
tions de production. Dans cette explication, il est incorrect de combiner dans la
même fonction des éléments ex ante (les rendements anticipés) et ex post (l'aug-
mentation du prix des biens d'équipement lorsque l'investissement est plus élevé).
Le choix des élément ex post est aussi sélectif puisque Keynes ignore l'effet qu'a,
sur les rendements escomptés, un niveau plus élevé d'investissement dans la pé-
riode actuelle qui fait augmenter la production courante et les profits. On doit
rendre compte des éléments ex ante et ex post dans deux fonctions séparées,
comme l'a fait Kalecki dans sa double relation entre l'investissement et les pro-
fits. 68
68 Kalecki, à cause du traitement qu'il faisait, dans son article de 1933 sur le cy-
cle des affaires, de cette double relation respectant le déroulement historique
du processus d'investissement, a vu immédiatement où Keynes se trompait.
Dans sa revue de La Théorie générale publiée en 1936, Kalecki jugeait la
fonction de demande d'investissement insatisfaisante parce qu'elle était basée
sur « une approche qui est essentiellement statique dans un domaine qui est,
par sa nature, dynamique » (Targetti et Kinda-Hass, 1982, p. 252).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 54
pas d'une variable qui peut facilement être captée par une quelconque fonction
stable. Les « facteurs... dont dépend le niveau d'investissement... ne sont pas du
tout fiables, puisque ce sont eux qui sont influencés par notre vision de l'avenir à
propos duquel nous connaissons si peu de choses » (Ibid). 69
donc le prix monétaire d'autres actifs, sont incertaines, le fait de détenir une cer-
taine quantité de monnaie (ou de quasi-monnaie) est une précaution sensée.
Keynes considère cela comme une indication de la conscience que les calculs à
partir desquels les engagements ont été pris, pourraient s'avérer faux « ... notre
désir de détenir de la monnaie comme réservoir de richesse est un baromètre du
degré de méfiance face à nos propres calculs et conventions entourant le futur »
(Ibid, p. 116).
Pour détruire la loi de Say, Keynes devait démontrer que le revenu des fac-
teurs découlant d'une augmentation de la production, à partir du point d'intersec-
tion des courbes de demande globale et d'offre globale, quand l'économie n'était
pas pleinement employée, ne produisait pas automatiquement des dépenses justi-
fiant l'augmentation première de la production. Le niveau d'investissement étant
donné, tout ce dont Keynes avait besoin à cet effet était, nous l'avons vu à la sec-
tion 3, une propension marginale à consommer de l'économie inférieure à l'unité.
Mais, que se passe-t-il si on ne peut supposer que le niveau d'investissement est
pré-déterminé dans la courte période ? Dans ce cas, il est nécessaire de démontrer
que la tentative d'épargner une partie de l'augmentation initiale des revenus de
facteurs qui accompagne une augmentation de la production (provoquée, disons,
par de mauvaises anticipations de court terme) ne se traduit pas, directement ou
indirectement par une augmentation équivalente dans la valeur des achats de biens
d'investissement. Dans le modèle de Keynes, où la monnaie peut être utilisée
comme réservoir de richesse, une partie de l'augmentation de l'épargne peut être
détenue sous cette forme et donc, ne pas servir à l'achat de biens d'équipement ou
fournir du financement pour de tels achats. Les entrepreneurs seraient donc déçus
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 56
dans leurs prévisions de court terme qui avaient justifié l'augmentation de produc-
tion, et la production et l'emploi commenceraient à diminuer plutôt que de se diri-
ger vers le plein emploi. L'équilibre à un niveau inférieur au plein emploi est donc
stable dans la théorie de Keynes.
On trouve que cette 'singularité' réside dans la prime à la liquidité dont jouit la
monnaie -- la commodité et la sécurité que confère le fait de détenir de la monnaie
-- et dans ses faibles coûts de conservation. Les autres types d'actifs semblent
avoir des primes à la liquidité négligeables et des coûts de conservation élevés,
avec des rendements qu'on suppose inversement reliés au montant de ces actifs.
Keynes, dans ce cas-ci, traite des conséquences à long terme d'un investissement
couvrant plusieurs courtes périodes. On peut donc dire que Keynes, dans ce chapi-
tre, ne se situe pas dans son cadre temporel habituel et examine le cas spécial où,
en courte période, même sans investissement net, l'efficacité marginale du capital
est égale au taux d'intérêt.
pour autant qu'on ne considère que les possibilités de l'entreprise privée en tant
que distincte de l'autorité monétaire » (Ibid, p. 230) ; et (ii) « ... la monnaie a une
élasticité de substitution égale ou presqu'égale à zéro ; ce qui signifie que, lorsque
sa valeur d'échange s'élève, il n'apparaît aucune tendance à lui substituer un autre
facteur » (Ibid, p. 231). La première caractéristique signifie que, lorsque le prix de
la monnaie s'élève par rapport au prix des autres biens, on n'utilise pas une quanti-
té accrue de travail pour sa production.
interprété comme réintroduisant la notion que le taux d'intérêt était un 'prix' qui
équilibrait l'épargne et l'investissement. L'investissement est le causa causans de
sa théorie, un facteur qu'il continuait de prétendre indépendant de l'épargne. Pour
maintenir sa position, il était nécessaire de présenter, à l'intérieur du modèle, une
source de fonds à partir de laquelle les entrepreneurs pourraient augmenter l'in-
vestissement. (Les dividendes non répartis financent une partie seulement, même
s'il s'agit d'une partie importante, de l'investissement total.) Keynes a identifié le
système bancaire, ou plutôt le système financier en général, comme étant cette
source de fonds. « Dans une large mesure, ce sont les facilités financières qui ré-
gissent le rythme de nouveaux investissements » (Keynes, 1937b, p. 210, souligné
dans l'original). La réaction du système bancaire face à une augmentation de la
demande de crédit bancaire dans le but d'augmenter l'investissement (que ce soit
en capital fixe ou en capital circulant) augmente l'offre de monnaie. Lorsque cette
augmentation de l'investissement planifié est terminé, alors « les banques ne peu-
vent maintenir le même volume de liquidité en circulation au même taux d'intérêt,
à moins qu'une nouvelle activité ne débute en remplacement de l'ancienne ou à
moins qu'il n'y ait augmentation de la demande inactive » (Ibid, pp. 230-231). On
peut voir ces considérations comme un pas vers l'introduction d'un important élé-
ment d'endogénéité de l'offre de monnaie.
Les écrits de Keynes sur les finances étaient polémiques autant qu'explicatifs,
et certains passages ne prennent pas sérieusement en compte le passage du temps
nécessaire à l'atteinte de l'équilibre de courte période sur laquelle sa théorie est
basée, après une augmentation de l'investissement. 71 En essayant d'éviter toute
implication à l'effet que l'épargne pouvait influencer l'investissement, il niait que
l'épargne, ou l'épargne anticipée, pouvait influencer le financement. En essayant
de justifier sa position, Keynes, négligeant comme il le fait souvent le temps né-
cessaire au multiplicateur pour produire tous ses effets, tombe dans le piège
d'identifier l'épargne ex post, avec l'épargne désirée. « ... il y aura toujours exac-
tement l'épargne ex post nécessaire pour payer l'investissement ex post , libérant
ainsi le financement que celui-ci employait précédemment. Le marché de l'inves-
tissement peut être congestionné par une pénurie de liquidité. Il ne peut jamais
VII. CONCLUSION
L'introduction du temps historique que Keynes a réussi dans son analyse est,
comme nous l'avons démontré dans les sections précédentes, incomplète. Le
temps historique joue un rôle de premier plan dans son traitement de la détermina-
tion de l'investissement du chapitre 12 et dans son article du Quarterly Journal of
Economics de 1937 aussi bien que dans plusieurs de ses discussions portant sur la
théorie de la monnaie, mais il est négligé dans son analyse de statique comparati-
ve des positions d'équilibre de court terme. C'est cette dernière qui fournit des
résultats précis sur lesquels les recommandations de politique économique de
Keynes (et des Keynésiens ultérieurs) sont basées. Ces résultats d'équilibre, ainsi
que la courbe de demande d'investissement, dont la dérivation est erronée, ont
permis que sa théorie soit traitée comme un cas spécial de l'analyse néo-classique.
La Théorie générale n'a donc pas conduit à la révolution en théorie économique
que Keynes avait espéré initier. Le défi que l'approche générale de Keynes pose à
la théorie économique orthodoxe est cependant toujours actuel. C'est un point de
départ utile à toute analyse économique qui cherche à être pertinente. Elle est en-
racinée dans une période actuelle de temps historique, avec une certaine attention
portée aux arrangements institutionnels et elle reconnaît la volatilité des facteurs
influençant l'investissement. Plusieurs de ces facteurs dépendent des caractéristi-
ques sociales, historiques et institutionnelles des économies particulières. L'ap-
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 62
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3
À propos des deux postulats de
la théorie « classique » du marché
du travail dans la théorie générale :
hérésie et orthodoxie
Jean-Jacques Gislain *
I. Introduction
Dans les « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la Théorie Géné-
rale peut conduire », constituant le chapitre clôturant la Théorie Générale, Keynes
résume de la façon suivante comment doit être comprise sa contribution critique
limitée de la théorie « classique » : 74
Dans cette perspective, il n'est donc pas étonnant que Keynes débute logique-
ment sa démonstration par l'examen critique des « postulats de l'économie classi-
que » (chap. II).
Nous avons dans ce qui précède la façon exemplaire dont Keynes pose le type
de rapport démonstratif que doivent entretenir les deux objets de la Théorie Géné-
rale : l'un critique par rapport à la théorie (néo)classique, l'autre positif par rap-
port à l'irréalisme de la théorie (néo)classique. L'ordre démonstratif adopté par
Keynes sera d'utiliser la critique théorique au service du projet positif. Le postulat
théorique du volume donné des ressources est critiquable, nous dit Keynes, non
pas en soi formellement, mais parce qu'il empêche de penser positivement la réali-
té du sous emploi des ressources disponibles. Il faut donc abandonner ce postulat
théorique pour orienter positivement la démarche théorique vers la recherche des
déterminants de la réalité économique et donc vers les moyens pratiques de chan-
ger cette dernière.
La première serait que dans le cadre historique dans lequel Keynes écrit, la si-
tuation de l'emploi du travail était la plus alarmante socialement. En conséquence,
ce point de départ de la « théorie générale » s'expliquerait de façon évidente. De
plus, on aurait pu penser que Keynes, ensuite, enchaînerait sur la question de la
théorie de l'emploi des autres ressources disponibles (terre, capital). La suite de la
démonstration de Keynes montre que cette raison n'est pas la bonne et qu'il n'en-
chaînera pas sa démonstration de cette façon. Ce qui, comme nous le verrons, aura
certaines conséquences sur la théorie « générale » de l'emploi.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 68
La seconde raison, et qui semble être la bonne puisqu'elle sera confirmée par
la suite de la démonstration, est que Keynes semble avoir l'objectif réaliste d'éloi-
gner la question de l'explication du chômage de la théorie (néo)classique du mar-
ché du travail. Dans cette perspective, il apparaît alors tout à fait logique, à la lu-
mière de ce que nous avons mis en évidence concernant la méthode du réalisme
critique de Keynes, que celui-ci élabore sa démonstration en partant de la critique
des postulats de la théorie (néo)classique du marché du travail pour, ensuite, dé-
boucher sur la nécessité de repenser de façon réaliste quels sont les déterminants
de l'emploi.
Dans une première partie nous nous attacherons donc a montrer comment le
rejet critique du postulat II de la théorie (néo)classique de l'emploi (à savoir :
« l'utilité du salaire quand un volume donné de travail est employé est égale à la
désutilité marginale de ce volume d'emploi » 76 ) constitue pour Keynes la condi-
tion requise de la possibilité positive d'élaborer la démonstration qui assure le
réalisme de la Théorie Générale. Nous chercherons aussi à mettre en évidence
que, bien que le rejet de ce postulat peut permettre de qualifier Keynes d'hérétique
vis-à-vis de la théorie (néo)classique, cette dernière peut encore trouver dans le
contenu critique de ce rejet matière à le contester.
76 Ibid., p. 27.
77 Ibid., p. 27.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 69
Deux conditions nécessaires doivent être remplies pour que cette théorie
(néo)classique automne de l'offre de travail soit recevable comme problématique
pertinente. Il est nécessaire que le comportement rationnel hypothétique des tra-
78 Ibid., p. 27.
79 Dans sa forme la plus développée qui est, pour Keynes, celle du Professeur
Pigou The Theory of Unemployment, 1933.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 70
Keynes de proposer sur le même terrain une critique plus essentielle qui lui four-
nissait l'occasion recherchée d'amorcer méthodologiquement la problématique
cruciale, macroéconomique, au fondement de la Théorie Générale.
prix varient dans une proportion sensiblement égale, de telle sorte que le salai-
re réel et le niveau du chômage restent pratiquement inchangés... » Ibid., p.
34.
86 A titre d'exemple voir : M.R. Killingworth Labor Supply. Cambridge : Cam-
bridge University Press, 1983 ; et S.M. Sheffrin Rational Expectations. Cam-
bridge University Press, 1985.
87 En exprimant cette critique, Keynes émet un doute sur « l'étrange supposi-
tion » sur laquelle repose la théorie orthodoxe de l'offre de travail. « Une bais-
se des salaires réels, due à une hausse des prix non accompagnée d'une hausse
des salaires nominaux, ne fait pas baisser, en règle générale, l'offre de main-
d'oeuvre dont on dispose au salaire courant au-dessous de la quantité effecti-
vement employée avant la hausse des prix. Supposer qu'une hausse des prix
puisse avoir ce résultat, c'est supposer que toutes les personnes actuellement
dépourvues d'emploi, quoique désireuses de travailler au salaire courant, ces-
seraient d'offrir leurs services en cas d'une hausse même limitée du coût de la
vie. C'est sur cette étrange supposition que la Théorie du Chômage du Profes-
seur Pigou parait reposer et c'est elle qu'admettent implicitement tous les
membres de l'école orthodoxe ». Théorie Générale op. cit., p. 35 (souligné par
nous).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 76
À cet égard, et pour revenir à ce qui nous est dit dans la Théorie Générale, il
est curieux que Keynes défende implicitement l'idée qu'à la différence des travail-
leurs-offreurs de travail, les employeurs-demandeurs de travail ne subissent pas
d’« illusion monétaire » et soient ainsi capables de négocier des salaires nominaux
correspondant exactement à l'égalisation du salaire réel et du produit marginal du
travail. Pourquoi Keynes accepte-t-il dans sa version la plus orthodoxe le « postu-
lat I » de la théorie (néo)classique de l'emploi ? C'est à quoi nous allons tâcher de
répondre maintenant.
88 Ibid., p. 27.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 77
l'emploi augmente ». 89 La question qui vient à l'esprit est ici de savoir, en plus du
pourquoi de la référence à la définition « additive » orthodoxe du postulat I et non
plus à la définition « soustractive » initiale de Keynes, si l'hypothèse empirique
classique des rendements décroissants est valide concernant son utilisation margi-
naliste pour déterminer analytiquement le lien macroéconomique entre niveau
d'emploi et niveau de salaires réels, et pourquoi Keynes procède comme si cela
était le cas ?
baisse à 0,9 boisseau. Les salaires globaux seraient alors de 0,9 (n+1)
boisseaux, alors qu'ils étaient précédemment de n boisseaux. Par suite
l'emploi d'une personne supplémentaire entraîne un transfert de revenu des
personnes antérieurement employées aux entrepreneurs. » 92
92 Ibid., p. 39-40.
93 Ibid., p. 154.
94 Ibid., p. 155, note 1.
95 Notamment : P. Sraffa, Écrits d'Économie politique (1925-1926), Paris : Eco-
nomica ; E.H. Chamberlin The Theory of Monopolist Competition (1933),
Cambridge : Harvard University Press, 1933 ; J. Robinson The Economics of
Imperfect Competition (1933), London : Macmillan, 1933 ; P.H. Douglas The
Theory of Wages (1934), New York : Macmillan, 1934 cet auteur avance
l'existence de dix hypothèses implicites nécessaires à la validité de la théorie
de la productivité marginale (pp. 69-71). Pour un résumé des nombreux débats
autour de la question de la validité de la théorie de la productivité marginale
avant Keynes voir A.M. Carter Theory of Wages and Employment, Home-
wood Illinois : R.D. Irwin, 1959, pp. 11-39.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 79
2. L'utilisation du postulat I
La réponse qui nous parait la plus justifiée à cette question est que Keynes ac-
cepte sans critique le postulat I pour les mêmes raisons positives qu'il rejette sur
une base critique le postulat II. Le rejet critique du postulat II, et conséquemment
l'indétermination micro-économique de la courbe d'offre de travail en fonction des
salaires réels, avait pour objet d'ouvrir positivement l'analyse économique sur la
nécessité d'une détermination macro-économique de l'emploi et des salaires réels.
Inversement, méthodologiquement, l'acceptation non critique du postulat II, et
conséquemment la détermination micro-économique de la courbe de demande de
travail, a pour objet de fermer positivement l'analyse de la détermination de l'em-
ploi et des salaires réels par une « loi primordiale » comme contrainte objective.
Avec en plus cet avantage que la relation inverse, défendue par les orthodoxes,
entre niveau d'emploi et niveau des salaires réels est conservée mais maintenant
correctement analytiquement déduite.
plique-t-elle qu'au cas où les facteurs autres que le travail sont tous déjà
employés au maximum. » 97
Cette autre clarification, que Keynes n'effectue pas, va nous être utile pour
comprendre la fragilité de l'utilisation du postulat 1 dans la Théorie Générale.
cier au travail additionnel les suppléments appropriés des autres facteurs pour
autant qu'ils sont disponibles ». Et Keynes serait bien mal placé pour l'être puis-
que, comme on s'en souviendra, l'objet premier de la Théorie Générale, en opposi-
tion au postulat implicite de la théorie (néo)classique du volume donné des res-
sources employées, est de construire une théorie pure des facteurs qui déterminent
l'emploi effectif de ressources disponibles et parmi celles-ci le capital accumulé.
En situation de sous-emploi du capital accumulé, d'excédent de capacité de pro-
duction, qui est le cadre référentiel de la Théorie Générale, par opposition à la
situation particulière du plein-emploi de tous les facteurs disponibles qui est celle
de la théorie partielle (néo)classique, la « loi » des rendements marginaux dé-
croissants est sans objet et la nature des rendements n'a que peu de chance de se
conformer à la « loi » des rendements décroissants. Si on veut à tout prix conser-
ver un « sens » à ces « lois », il serait plus probable de penser qu'en situation de
sous-emploi il y ait des rendements constants sinon croissants plutôt que décrois-
sants.
De plus, et c'est là qu'est l'essentiel, si le postulat I ne peut plus être utilisé fau-
te de « conditions favorables », c'est-à-dire maintenant en situation d'indétermina-
tion de la « courbe de demande de travail » et du « produit marginal », la relation
quantitative entre le niveau de la demande effective, d'une part, et les niveaux de
l'emploi et des salaires réels, d'autre part, est analytiquement indéterminée. Une
augmentation de la demande globale liée à des rendements croissants pourrait
entraîner à la fois une augmentation du niveau de l'emploi et du niveau des salai-
res réels, sans d'ailleurs que l'on sache exactement quelle serait la mesure de ces
augmentations tant que seraient non spécifiés quantitativement ces rendements.
La relation inverse des orthodoxes se trouve alors non vérifiée... sauf en situation
de plein-emploi.
conception orthodoxe selon laquelle : « Depuis J.-B. Say et Ricardo les économis-
tes classiques ont cru que l'offre crée sa propre demande ». 100
IV. CONCLUSION
La plupart des auteurs qui se déclarent postkeynésien, quelque soient par ail-
leurs leurs divergences quant au type de lecture qu'ils recommandent de faire de la
Théorie Générale, déséquilibre ou circuit, considèrent qu'en réalité aucun de ces
deux postulats n'est nécessaire fondamentalement à la pertinence de l'analyse de
Keynes. La Théorie Générale n'aurait besoin d'aucun fondement micro-
économique (néo)classique pour conserver toute sa capacité analytique.
Outre le fait que Keynes n'est lui-même pas très explicite lorsqu'on l'interroge
directement sur cette question 104 , le problème qui nous intéresse ici n'est pas tant
Plutôt que l'interprétation habituelle selon laquelle Keynes aurait voulu straté-
giquement ne pas s'aliéner totalement la sympathie intellectuelle de ces collègues
orthodoxes pour « faire passer » la Théorie Générale, il nous semble, comme nous
avons tenté de le démontrer, que l'intérêt essentiel pour Keynes de rejeter le Pos-
tulat Il et d'accepter le Postulat I est d'ordre méthodologique et plus particulière-
ment d'ordre démonstratif.
C'est en ce sens, à notre avis, qu'il faut chercher à comprendre la relation am-
bivalente (hérétique-orthodoxe) qu'entretient Keynes dans la Théorie Générale
avec l'orthodoxie (néo)classique.
and a transitory experience, one is, in the nature of things, outside the realm of
the formally exact ». The Collected Writings of John Maynard Keynes, De-
fense and Development, edited by D. Moggridge, Macmillan St Martin's Press
for the Royal Economic Society, 1973, pp. 1-2.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 86
4
La vision politique de Keynes
Gilles Dostaler *
I. ESQUISSE BIOGRAPHIQUE
John Maynard Keynes est né à Cambridge, le 5 juin 1883. Son père, John Ne-
ville, était professeur à Cambridge. Homme foncièrement conservateur, auteur de
Scope and Method of Political Economy, il a manifesté un manque d'ambition qui
a déçu son ami Alfred Marshall autant que son épouse, Florence Ada, femme très
active dans la vie sociale et politique de Cambridge. Keynes fut éduqué dans la
tradition victorienne de l'Angleterre de la fin du dix-neuvième siècle, et la réac-
tion contre cette tradition, symbolisée en économique par Marshall, explique plu-
sieurs de ses attitudes. En février 1903, alors qu'il étudie au King's College de
Cambridge, Keynes est reçu dans le groupe des Apôtres, société secrète, fondée
en 1820, destinée à la « poursuite de la vérité, avec une dévotion absolue et sans
réserve, par un groupe d'amis intimes ». C'est une étape importante pour Keynes,
qui restera jusqu'à la fin de sa vie en contacts étroits avec le cercle des Apôtres et
de leurs relations. Deux années plus tard naissait à Londres le groupe dit de
Bloomsbury, comprenant plusieurs « apôtres », et la famille Bell, dont l'écrivaine
Virginia Wolff. Keynes fut aussi étroitement lié à ce groupe, qui se voulait en
rupture avec la morale victorienne, jusqu'à sa mort, même s'il s'en éloignât quel-
que peu après son mariage, en 1925, avec la danseuse russe Lydia Lopokova.
En 1940, Keynes - qui deviendra Lord Keynes, baron de Tilton, en 1942, - est
nommé à un Conseil consultatif auprès du chancelier de l'Échiquier, ce qui l'amè-
nera à conduire des négociations pour l'Angleterre. En 1944, c'est Bretton Woods,
où le plan Keynes, pour une réorganisation du système monétaire international,
est battu en brèche par le plan White des Américains. Nommé docteur Honoris
causa de la Sorbonne en 1946, Keynes meurt d'une crise cardiaque la même an-
née, le jour de Pâques. En même temps, l'expression de « révolution keynésien-
ne » est forgée.
dont les plus valables sont « les plaisirs des relations humaines et la jouissance
des beaux objets » (Moore, 1903, p. 188). L'action correcte est celle dont le but
est d'amener des états désirables. Par ailleurs, ce qu'on appelle le bien est, pour
Moore, indéfinissable. C'est une propriété simple, non-naturelle, qu'on ne peut
atteindre que par intuition.
avec une ardeur militante que la plupart de ces essais furent écrits, en un
effort pour influencer l'opinion publique. » (Keynes, 1972c, p. 11)
Il est un dernier élément de la vision keynésienne établi très tôt, avant même
l'époque des Apôtres, et qui détermine aussi son attitude politique. C'est son éli-
tisme, au demeurant tout aussi platonicien et aristotélicien que l'éthique de Moore.
Le citoyen d'Aristote réalise d'heureux états d’âme en pratiquant l'art, la politique
et la philosophie. Il doit tout de même se nourrir, se vêtir et se loger. Les esclaves
veillent au grain. Ils ne peuvent justement, par nature, accéder au bien-être dévolu
aux citoyens. De même, les membres du groupe de Bloomsbury, nonobstant leur
hostilité à l'existence victorienne, devaient-ils faire appel à des domestiques pour
gérer leur quotidienneté. Clive Bell, le frère de Virginia, soutenait que la civilisa-
tion avait besoin, pour s'épanouir, de ce que certains fassent le sale travail. Il était
plus confortable d'envisager que le prolétariat était incapable de goûter certains
des plaisirs subtils de l'existence : le champagne, le ballet et les livres rares.
Keynes, qui a organisé maints dîners fins dans sa vie, mis sur pied un restaurant à
Cambridge et dit regretter à la fin de sa vie de n'avoir pas bu suffisamment de
champagne, a déjà envisagé l'interdiction de l'alcool aux classes laborieuses.
L'éthique mooréenne était donc réservée à une élite, élite issue des classes
moyennes et de la bourgeoisie éclairée. Dès son séjour au collège d'Éton, entre
1897 et 1901, Keynes apprend à mépriser, non seulement l'aristocratie, les rentiers
et la bourgeoisie financière, mais aussi le prolétariat grossier (« boorish proleta-
riat ») qui, tel l'esclave d'Aristote, se contente de peu. Voilà la raison pour laquelle
Keynes n'adhère pas au Parti travailliste avec lequel il se sent néanmoins des affi-
nité intellectuelles et politiques.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 93
d'un vain effort pour retrouver le paradis perdu. Il s'écroulera de nouveau, et cette
fois définitivement, en 193 1. C'est là, peut-être, le véritable début de la victoire
politique du keynésianisme. Dès le début des années vingt, Keynes est convaincu
du fait que le chômage, dont le taux ne descendra jamais au-dessous du 10% en
Grande-Bretagne durant cette décennie, est lié au fonctionnement du système
d'entreprise privée, et que de profondes réformes sont nécessaires pour en venir à
bout. La Théorie générale constitue la démonstration théorique de ce fait. Keynes,
durant les années trente comme durant les années vingt, se heurte à une ortho-
doxie économique qui est demeurée à l'heure du laissez-faire, et pour qui le plein
emploi est réalisable pour peu qu'on laisse les salaires s'ajuster à la baisse.
Une telle politique est, à son avis, non seulement socialement inacceptable,
mais économiquement inefficace et politiquement suicidaire. C'est pourtant celle
qui est menée avec constance, durant les années vingt, par le Parti conservateur,
dont Keynes sera toujours un critique virulent. Après le retour de la Grande-
Bretagne à l'étalon-or, en 1925, Keynes rédige The Economic Consequences of
Mr. Churchill dans lequel il critique la politique délibérée de hausse du chômage
par le biais de restrictions monétaires, dans le but de peser sur les salaires. Il est
utile de relire aujourd'hui ce texte, à la lumière de l'expérience de Thatcher.
Comme aujourd'hui, c'est par une longue grève des mineurs que s'est d'abord ma-
nifestée la réaction des salariés, que Keynes a alors appuyés. Cette grève était en
même temps un avertissement. L'obstination des conservateurs risquait de provo-
quer une transformation radicale que Keynes craignait et réprouvait.
Mais c'est sur le bolchévisme, surtout, que Keynes s'est exprimé à diverses re-
prises. Il a d'abord applaudi à la révolution russe, dont il a écrit à sa mère qu'elle
l'avait « immensément réjoui et excité ... c'est à date le seul résultat valable de la
guerre » (Skidelsky, 1983, p. 337). Mais c'est certainement plus le renversement
de l'absolutisme tsariste que l'établissement du nouveau régime politique de Léni-
ne et du Parti bolchévique qui réjouissait Keynes. À son retour d'un voyage en
Russie, en 1925, il décrit, dans A Short View of Russia, le léninisme comme un
mélange de religion, de mysticisme et d'idéalisme (Keynes, 1972a, p. 253).
L'URSS est, à son avis, dirigée par une minorité fanatique qui applique une politi-
que inspirée par cette religion. Il se dit incapable d'adopter « un credo qui, préfé-
rant la boue au poisson, exalte le prolétariat grossier au-dessus de la bourgeoisie
et de l'intelligentsia qui, quelles que soient leurs fautes, sont la qualité dans la vie
et portent sûrement les germes de tout avancement humain » (Keynes, 1972a, p.
252).
Le système bolchévique est fondé sur « une doctrine qui établit comme sa bi-
ble, au-dessus de toute critique, un manuel économique obsolète, dont je sais qu'il
est non seulement scientifiquement erroné, mais qu'il est sans intérêt et sans ap-
plication pour le monde moderne » (Keynes, 1972a, p. 252). Il est courant de pré-
tendre, à la suite de Joan Robinson, que Keynes ne connaissait rien à Marx et au
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 97
« Pour comprendre mon état d'esprit, toutefois, vous devez savoir que
je crois être en train d'écrire un livre sur la théorie économique qui révolu-
tionnera grandement - non pas, je suppose, immédiatement, mais au cours
des dix prochaines années - la manière dont le monde pense les problèmes
économiques. Lorsque ma nouvelle théorie aura été dûment assimilée et
mêlée à la politique, aux sentiments et aux passions, je ne peux prédire ce
que le résultat final sera dans ses effets sur l'action et les affaires. Mais il y
aura un grand changement, et, en particulier, les fondements ricardiens du
marxisme seront démolis. » (Keynes, 1982a, p. 42)
Dès l'époque des Apôtres, nous l'avons vu, Keynes disait du marxisme qu'il
était une « réductio ad absurdum » du Benthamisme. Il considérait en effet le mar-
xisme, sur le même pied que le laissez-faire, comme une idéologie issue de l'éco-
nomie politique ricardienne et fondée sur le déterminisme économique.
comme un premier pas dans la voie du totalitarisme. Keynes, en route vers Bret-
ton Woods, a lu ce livre, et a communique ses commentaires à son auteur. Cette
lettre est d'autant plus intéressante qu'elle est rédigée peu avant la mort de
Keynes. Il se dit d'abord « moralement et philosophiquement » en accord avec
virtuellement la totalité du livre (Keynes, 1980, p. 385). Cet accord porte essen-
tiellement sur la condamnation du totalitarisme. Mais Keynes s'éloigne manifes-
tement de l'analyse de Hayek, en particulier sur le plan des « dicta économiques ».
Les communistes se trompent en se concentrant plus que jamais sur les conditions
économiques alors que leurs réalisations techniques leur permettraient d'éviter ce
sacrifice. Mais c'est une erreur de penser, comme Hayek, que la planification est
inefficace. C'est une erreur, en définitive aussi importante que celle des commu-
nistes, que de penser que la solution idéale réside dans l'absence totale de planifi-
cation. Au contraire, « je dirais que ce que nous voulons n'est pas l'absence de
planification, ni même moins de planification, à vrai dire, je dirais que nous en
voulons certainement plus » (Keynes, 1980, p. 387). Comparant Hayek à Don
Quichotte, il conclut sa lettre, moins gentiment qu'il ne l'a commencée en l'aver-
tissant que « le plus grand danger au-devant est l'échec pratique probable de l'ap-
plication de votre philosophie aux États-Unis dans une forme extrême » (Ibid.).
C'est la philosophie de Keynes plutôt que celle de Hayek qui l'a emporté, sous une
forme plutôt modérée, dans l'après-guerre. Mais Hayek a repris le dessus.
C'est par son volet économique que le « Nouveau libéralisme » de Keynes est
surtout connu. Il implique évidemment le contrôle social de l'économie, donc l'in-
tervention de l'État dans l'économie. Nous pourrions dire la réappropriation de
l'économique par le social. Cela comprend beaucoup plus que les « techniques
keynésiennes » d'intervention - budget, politiques fiscales et monétaires, travaux
publics, etc. - que Keynes, et plusieurs autres en même temps que lui, ont com-
mencé à proposer dès les années vingt. Cela implique que la socialisation de l'in-
vestissement, et la nationalisation de certaines entreprises importantes de l'éco-
nomie. Le processus de transformation d'entreprises privées en entreprises publi-
ques est spontanément en cours et le problème est désormais de fixer la marge
entre le secteur public et le secteur privé.
table socialisme du futur, dans lequel seront clairement délimitées les sphères du
public et du privé. Ce serait d'ailleurs le rôle des économistes que de délimiter ces
sphères plutôt que de peaufiner des modèles qui ne correspondent à aucune réali-
té, en inspirant toutefois aux hommes d'État des politiques économiques suicidai-
res. Il insiste aussi, à plusieurs reprises, sur ce qu'il appelle les « collectivités
semi-autonomes », dont les universités sont un exemple. La société idéale qu'il a
en tête devra voir se développer ce type d'institutions. Bref, nationalisation et au-
togestion ! Keynes critique le « socialisme d'État sous sa forme doctrinaire » dont
il écrit qu'il est « une version, en partie plus limpide et en partie plus confuse, de
la philosophie même qui est sous-jacente à l'individualisme du XIXe siècle »
(Keynes, 1972c, p. 121). Les mêmes causes poussant « au conservatisme et au
déclin de l'esprit d'entreprise », on se dirigerait donc vers le socialisme et « il nous
faut conserver assez de souplesse intellectuelle en ce qui concerne les formes que
peut prendre ce semi-socialisme » (Keynes, 1972c, p. 121).
Tout programme doit être porté par un parti et tout « animal politique » doit se
trouver inconfortable hors d'un parti. Keynes explique à diverses reprises son ap-
partenance politique. Plus précisément, le Parti conservateur étant exclu, il s'agit
d'expliquer pourquoi il n'adhère pas au Parti travailliste et pourquoi il est membre
du Parti libéral. Manifestement, la ligne politique idéale se situerait pour lui quel-
que part entre les deux. Seule une fraction minoritaire du Parti travailliste prône la
révolution violente comme moyen de résoudre les difficultés économiques du
capitalisme. Il arrive souvent à Keynes de souhaiter une alliance entre l'aile gau-
che du parti libéral et l'aile droite du parti travailliste. Le problème politique de
l'humanité, explique-t-il lors d'une conférence prononcée devant le Club de ré-
forme de Manchester le 9 février 1926, est de combiner l'efficacité économique, la
justice sociale et la liberté individuelle : « le second ingrédient est la meilleure
possession du grand parti du prolétariat » (Keynes, 1972a, p. 311). Ce parti com-
prend trois éléments. les syndicalistes, les communistes et les socialistes. Il est
possible de s'entendre avec le troisième groupe. Cela dit, Keynes rêve d'un parti
qui ne serait pas lié a une classe :
Mais la réalité est plus épineuse, et entre les conservateurs bloqués dans leur
vision des mécanismes automatiques et les travaillistes qui ne représentent pas sa
classe, le « Parti libéral est encore le meilleur instrument de progrès futur, si et
seulement si il a un leadership fort et un programme correct » (Keynes, 1972a, p.
297). Ce leadership fort, ce sera pour Keynes celui de Lloyd Georges. Quant au
programme, il participera activement à son élaboration, d'abord dans le cadre de
l'école libérale d'été qui se réunit à Cambridge à partir de 1924, puis de la fusion
de cette école et du « Liberal Industrial Inquiry », fondé sous l'impulsion de Lloyd
Georges en 1926. Il rédigea avec Henderson un pamphlet publié en mai 1929,
Can Lloyd Georges Do It, en appui au programme libéral de réduction du chôma-
ge par les dépenses publiques.
« Et voici qu'apparaît alors avec plus de clarté ce qui forme, à vrai di-
re, sa thèse essentielle d'un bout à l'autre du livre : la profonde conviction
que le Problème Économique comme on peut l'appeler en bref, ce problè-
me du besoin et de la pauvreté et cette lutte économique entre classes et
entre nations, tout cela n'est qu'une effroyable confusion, une confusion
éphémère et sans nécessité. Pour venir à bout du Problème Économique
qui absorbe maintenant nos énergies morales et matérielles, le monde oc-
cidental possède déjà en effet les ressources et les techniques nécessaires ;
il lui reste à créer l'organisation capable de les mettre en oeuvre de maniè-
re adéquate. » (Keynes, 1972c, 12-13)
Bref, on peut donc parler d'une « utopie » keynésienne, qui n'est pas sans rap-
peler, à certains égards, l'utopie que Keynes prétendait combattre, celle de Marx.
L'un et l'autre condamnent aussi fortement la chrématistique d'abord dénoncée par
Aristote, la poursuite de l'enrichissement individuel et, plus généralement, la rup-
ture entre le social et l'économique et la soumission du premier aux lois du se-
cond. Lois qui sont tout simplement les lois du plus fort. Les deux auteurs prônent
donc l'émergence d'une société dont sera bannie la chrématistique, où l'économi-
que sera soumise au social, où elle sera appelée à s'évanouir. Dans ce « monde
meilleur », la résolution du « problème économique » rendra possible l'élargisse-
ment de l'espace de la liberté, la disparition des contraintes et des hiérarchies so-
ciales, de l'exploitation et de l'oppression. L'organisation de la société constituera
un problème social et politique, et non pas un problème de techniques économi-
ques. De ses collègues, Keynes écrivait, à la fin de l'essai dont nous venons de
parler : « Si les économistes pouvaient parvenir à se faire considérer comme des
gens humbles et compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveil-
leux » (Keynes, 1972c, p. 141).
Pour le moment, les « économistes » - comme se sont nommés, les premiers,
les physiocrates, interprètes des lois naturelles de l'économie - tiennent le haut du
pavé et, au moyen d'un discours alternativement mystificateur et terroriste, pré-
tendant soumettre les sociétés aux lois dont ils ont eu la révélation. Le terme
d'utopie utilisé pour caractériser le « modèle futur » de Keynes ou de Marx ne doit
pas être perçu négativement. Il exprime la limite idéale - et donc par définition
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 103
Pour Keynes, comme pour Marx et les plus grands économistes de l'histoire, il
y a donc d'abord une vision politique fondée sur une éthique a laquelle est subor-
donnée l'analyse économique. La vision politique se dessine d'ailleurs clairement
préalablement à l'analyse économique. Cette vision est éclairée par un projet, dont
nous voyons qu'il a, chez Marx et Keynes, des traits communs. Où il y a, entre ces
auteurs, d'importantes différences, c'est au niveau du processus de transformation
susceptible de donner vie à ce projet. Pour Marx, la lutte de classes n'est évidem-
ment pas une « confusion sans nécessité », mais plutôt le moteur nécessaire de
l'histoire. Dans le capitalisme, cette lutte oppose avant tout la bourgeoisie et le
prolétariat, porteur de la transformation. Seul un renversement violent, qui donne-
ra le pouvoir au prolétariat, est susceptible de préparer la voie à l'avènement de la
société sans classe. Keynes rejetait l'action violente. Mais surtout, ce n'est pas
dans le prolétariat qu'il voyait le porteur de l'avenir de l'humanité, mais plutôt
dans la « classe moyenne » et la « bourgeoisie éduquée » dont il était issu, comme
Marx d'ailleurs. Keynes méprisait le prolétariat, en qui il voyait une espèce en
voie de disparition, remplacée par une nouvelle classe sociale.
Ce sont donc deux stratégies de transformation, tendues vers des projets ana-
logues, qui se heurtent. Elles s'opposent par ailleurs, l'une comme l'autre, à la stra-
tégie actuellement prônée par la quasi-totalité des économistes, la soumission aux
lois du marché, c'est-à-dire aux lois du plus fort, donc l'immobilisme. Il est d'ail-
leurs intéressant de voir que, longtemps, Ricardo, puis Marx, furent les hommes à
abattre dans la profession, et que c'est désormais à Keynes de subir le sort qu'il
avait lui-même réservé à ses deux prédécesseurs. Nonobstant son élitisme, son
mépris des ouvriers, et une certaine naïveté politique liée à la survalorisation du
pouvoir des paroles, Keynes est du côté des forces de progrès. Est-ce sa stratégie,
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 104
celle de Marx, ou encore celle des uns ou des autres de leurs disciples actuels qui
est la plus susceptible de venir à bout de l'économique, ou plus exactement de la
chrématistique. Seul l'avenir nous le dira.
BIBLIOGRAPHIE
Hayek, F.A. (1944), The Road to Serfdom, Londres, Routledge and Kegan Paul.
Keynes, J.M. (1971), The Collected Writings of John Maynard Keynes, éd. par
Donald Moggridge,Londres, Macmillan pour la Royal Economic Society
[désormais : Collected Writings], Vol. II, The Economic Consequences of
the Peace.
Keynes, J.M. (1972c), Essais sur la monnaie et l'économie : les cris de Cassan-
dre, Paris, Payot.
Keynes, J.M. (1980), Collected Writings, Vol. XXVII, Activities 1940-1946, Sha-
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Keynes, J.M. (1981), Collected Writings, Vol. XIX, Activities 1922-1929, The
Return to Gold and Industrial Policy, en 2 volumes.
Keynes, J.M. (1982a), Collected Writings, Vol. XXVIII, Social, Political and Lite-
rary Writings.
5
L'après-guerre au Canada :
politiques keynésiennes ou nouvelles
formes de régulation ?
Alain Noël *
mais les dépressions impossibles (1980, p. 251). Mais on s'entend en général pour
parler de « révolution keynésienne », et pour faire de la théorie de Keynes la cau-
se centrale de la prospérité d'après guerre (Attali, 1981, p. 51 ; Simeon, 1976, p.
572).
Une telle interprétation semble d'ailleurs très bien rendre compte du cas cana-
dien. C'est en effet le Canada qui aurait le plus rapidement et le plus complète-
ment adopté les idées de Keynes (Galbraith, 1975, p. 137 ; Brady, 1958, p. 55). Il
aurait alors s'agit d'une véritable « révolution », d'un évènement dont l'impact
équivalait à celui de la découverte d'or au Yukon dans les années 1890 (Brewis,
1968, p. 16 ; Fowke, 1967, p. 257). Le succès aurait naturellement suivi ; si bien,
en fait, que « by the early 50s, it was possible to claim that Canada was showing
the way to the entire Western world in the proper application of these policies. »
(Drummond, 1972, p. 46) 105
Bien sûr, ces évaluations de la première heure ont été nuancées depuis, le Ca-
nada ayant au mieux adopté une version conservatrice de l'approche keynésienne,
avec des résultats mitigés, au moins en termes de lutte contre le chômage (Belle-
mare et Poulin Simon, 1983, pp. 169-76). Le postulat d'un après guerre keynésien
n'en demeure pas moins généralement accepté ; tout au plus remet-on en question
la pureté ou l'intensité de l'engagement gouvernemental. 106 C'est d'ailleurs à par-
tir de ce postulat que se construisent les différentes explications de la crise des
années 1970-80. Pour certains, la crise a été causée, ou au moins aggravée, par
D'abord, les résultats ne sont pas aussi impressionnants qu'on peut le penser.
La situation a été somme toute favorable, mais jamais au point d'obtenir un mar-
ché du travail serré ou d'éliminer les périodes de récession (Bellemare et Poulin
Simon, 1983, pp. 169-76). De plus, quels que soient les résultats, il est à peu près
impossible de les relier aux politiques adoptées. Celles-ci ont pu contribuer à la
prospérité d'après guerre, mais on ne peut vraiment dire dans quelle mesure (Bel-
lemare et Poulin Simon, 1986, p. 117). En fait, tout indique qu'au mieux les poli-
tiques fiscales - les politiques de stabilisation les plus efficaces - auraient eu un
impact à peu près nul. Les études les plus charitables concluent que, globalement,
elles n'étaient adéquates que deux fois sur cinq, et la moins favorable, qu'elles
étaient déstabilisantes deux fois sur cinq (Gillespie, 1979, p. 276). Même les
« stabilisateurs automatiques » semblent n'avoir eu que peu ou pas d'impact
(Auld, 1969, p. 435). Il fallait donc recourir à des mesures discrétionnaires, et
celles-ci pouvaient rarement être efficaces, en bonne partie à cause de la structure
des dépenses fédérales et de la répartition des pouvoirs (Bellemare et Poulin Si-
mon, 1986, pp. 132-35). Quant à la politique monétaire, elle n'a pas, jusqu'à ré-
cemment, joué un rôle majeur. Le gouvernement canadien considérait que son
potentiel était marginal, et ne l'a pas réellement utilisée (Lamontagne, 1984, p.
48 ; Deutsch, 1966, p. 126-27). Enfin, on ne peut attribuer la prospérité à l'utilisa-
tion de déficits pour « amorcer la pompe » ou à la simple croissance des dépenses
étatiques. 107 Au total, les dépenses gouvernementales augmentent pendant toute
107 Plusieurs auteurs réduisent la théorie keynésienne à cet aspect (par exem-
ple : Weir et Skocpol, 1985). Il s'agit évidemment d'une simplification, qui
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 109
la période, mais ceci est compatible avec des surplus budgétaires de 1947 à 1957,
et avec de légers déficits par la suite (Wolfe, 1985, pp. 113-7). De 1952 à 1977, la
dette fédérale diminue en proportion avec le PNB (Bellemare et Poulin Simon,
1983, p. 168). Par ailleurs, la part croissante des dépenses gouvernementales dans
l'économie régularise certainement la demande globale, mais elle ne constitue pas
un instrument de stabilisation efficace au sens keynésien, puisqu'elle n'est pas
flexible (96% des dépenses fédérales sont récurrentes ; Lacroix et Rabeau, 1981,
p. 52). Et, en fait, le développement de l'État providence n'équivaut pas vraiment à
celui des politiques keynésiennes ; il les précède et suit une logique qui lui est
propre (Briggs, 1961 ; Esping-Andersen, 1985). L'assurance-chômage, par exem-
ple, quoique justifiable en termes keynésiens, a été adoptée pour réduire, et non
pour augmenter les dépenses gouvernementales lors de récessions. L'expérience
britannique, l'entrée en guerre, et des considérations actuarielles et constitution-
nelles ont eu plus de poids dans la décision que la nécessité de relancer l'écono-
mie (Struthers, 1983, pp. 183-99 et 212-13 ; Pal, 1986).
référence à Keynes, pour plaire aux universitaires selon Gordon (1966, p. 37).
Pour le reste, l'accent est mis sur l'obtention de budgets équilibrés, la réduction
des impôts, le chômage structurel et l'équilibre de la balance des paiements. Gor-
don conclut :
Le lien entre les idées et les politiques s'avère donc aussi ténu que celui qui re-
lie les politiques aux résultats. Il semble par conséquent difficile de parler de « ré-
volution keynésienne » ou même d'un après guerre keynésien. Mais dans ce cas,
que s'est-il passé ? Et comment expliquer le consensus qui persiste autour de l'in-
terprétation habituelle ? Il n'est évidemment pas possible, en quelques pages, de
réécrire l'histoire des politiques et des idées, mais quelques éléments de réponse
peuvent néanmoins être suggérés, ne serait-ce que pour démontrer l'utilité d'une
réinterprétation. D'abord, il faut revenir sur le lien entre les idées et les politiques.
façons de faire et de nouvelles idées sur le rôle de l'État. 108 J.L. Granatstein ré-
sume bien la thèse, où l'on retrouve la séquence idées-politiques-résultats :
« ... bold thinking had replaced negativism, and this was as true of mi-
nisters as of officials. But it was the officials who seemed to have the up-
per hand, for at the beginning of the postwar era, matters concerning the
economy and finance were all-important, and those who understood their
mysteries had power thrust upon them. Clark, Bryce, Mackintosh, and
Skelton were among the few who understood Keynes ; they were the kee-
pers of the secrets, the wielders of power. Contrary to almost all predic-
tions, the potency of the new economics these men fashioned for Canada
was confirmed by a postwar boom, and with prosperity their influence was
assured. The economists ruled in Ottawa. » (1982, p. 168)
108 Les auteurs marxistes insistent sur l'importance du contexte politique mais
reconnaissent également le rôle clé des fonctionnaires pour l'adoption des po-
litiques en question (Wolfe, 1978, pp. 3-4 ; Whitaker, 1977a, pp. 59-60).
109 Encore que W.A. Mackintosh, probablement l'économiste le plus influent,
ne s'est converti que tard et partiellement aux idées de Keynes (Granatstein,
1982, p. 158)
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 112
Homme d'affaires lui-même, et étroitement lié à ceux-ci par ses activités 110 ,
C.D. Howe reflétait « very much the employer's mentality » (Mackenzie King
Diary, 16 janvier 1940, cité dans Granatstein, 1975, p. 253). A l'intérieur du Cabi-
net, il s'oppose à l'assurance-chômage (1940), aux allocations familiales (1944) et
probablement, au départ, à l'arrêté en conseil P.C. 1003 sur la négociation collec-
tive (1944) (Granatstein, 1975, pp. 253 et 273 ; Coates, 1973, pp. 76-77, 179 et
223). Ce faisant, il représente bien le milieu des affaires, que ces réformes irritent
passablement (Swartz, 1977, pp. 321-22). Et celui-ci lui en sait gré, non pas tant
en soutenant le Parti libéral qu'en appuyant C.D. Howe lui-même (Whitaker,
1977b, pp. 162-64 ; Bothwell et Kilbourn, 1979, pp. 175-79).
C'est à ce niveau, entre les hauts fonctionnaires keynésiens d'une part, et C.D.
Howe et ses adjoints et collègues d'autre part, que se joue le conflit qui décidera
des politiques économiques pour l'après guerre. Les premiers désirent des politi-
ques keynésiennes bien établies et une bonne dose de planification, les seconds
souhaitent un retour à la « normale » et font confiance à la « libre entreprise »
(Owram, 1986, pp. 302-304). Pendant quelque temps, les hauts fonctionnaires -
Mackintosh en tête - semblent avoir le leadership. La fonction publique se cons-
truit, l'État providence progresse, et les fonctionnaires canadiens jouent un rôle clé
lors des négociations visant à déterminer les structures économiques internationa-
les pour l'après guerre. De plus, et surtout, ils sont en bonne position pour imposer
des politiques de stabilisation keynésiennes au Cabinet. Ils contrôlent, en effet,
après ce que Granatstein qualifie de « coup bureaucratique », le Comité consulta-
tif pour la politique économique (Economic Advisory Committee) qui coordonne
les activités liées à la reconstruction (Granatstein, 1982, pp. 158-65). Mais les
« mandarins » se heurtent rapidement à C.D. Howe, lorsqu'ils tentent d'inclure son
ministère parmi ceux qu'ils supervisent. Doug Owram explique :
« In the process Howe and Co. would have found their independence
of action curtailed by a committee dominated by the Bank of Canada and
the Department of Finance. The implications did not escape the notice of
the formidable minister of munitions and supply. At the 11 June meeting
of the War Cabinet, Howe opposed the proposals, and they were rejec-
ted. » (1986, pp. 305-306)
C'est plutôt le Comité consultatif qui finit par disparaître. Mackintosh devient
alors Directeur-général de la recherche économique au nouveau ministère de la
Reconstruction, dirigé par nul autre que C.D. Howe, un patron que le fonctionnai-
re trouve bien difficile à influencer ; Macintosh pratique quotidiennement « an
intellectuel form of volleyball - bouncing ideas off Mr. Howe's battleship steel
headpiece. Some of them bounce pretty far... » (conversation rapportée par Grant
Dexter, citée dans Granatstein, 1982, p. 166).
Howe, en effet, s'intéresse bien peu aux idées de Keynes. Ce n'est pas qu'il
soit opposé par principe à toute intervention de l'État dans l'économie ; après tout,
il a créé plusieurs sociétés d'État, et a assuré la direction d'une économie planifiée
pendant la guerre (Bothwell et Kilbourn, 1979, pp. 133-35). Tout simplement, il
ne voit pas pourquoi les politiques keynésiennes seraient nécessaires. Contraire-
ment à la majorité des citoyens et des spécialistes, Howe ne craint pas un retour à
la dépression après la guerre. Se fiant à l'épargne accumulée et à la demande dif-
férée par les consommateurs, il prévoit en fait une période de prospérité sans pré-
cédent. Optimiste, il conclut que ceux qui ne le sont pas, et qui prônent des politi-
ques interventionnistes, comprennent mieux leurs théories qu'ils ne connaissent
l'économie canadienne (Bothwell et Kilbourn, 1979, pp. 181-82).
« People now had something to lose. The left could now be seen as a
curiously conservative force, ready and able to protect the gains of the war
in peace-time ; the right was a force which might lose it all in a return to
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 114
Ceci ne signifie pas que les hommes d'affaires contrôlaient l'État ou même
qu'ils en limitaient sérieusement l'autonomie. Après tout, plusieurs réformes qu'ils
ne désiraient pas ont alors été adoptées et, au départ, la libéralisation prônée par
Howe inquiétait nombre de dirigeants d'entreprises, qui n'avaient pas à se plaindre
de marchés garantis par l'État (Bothwell et Kilbourn, 1979, p. 187). Simplement,
ce qui est suggéré ici, c'est que ce ne sont pas les experts et la théorie, mais les
politiciens et leurs options qui ont prévalus dans le cas des politiques de stabilisa-
tion.
le. En fait, ce qu'il faut bien voir, c'est que les allocations familiales ont été adop-
tées pour des raisons électorales et, surtout, parce qu'elles permettaient de contenir
les demandes des syndicats pour de meilleurs salaires, un résultat que les éléments
conservateurs du Cabinet pouvaient apprécier (Granatstein, 1975, pp. 279-83 ;
Owram, 1986, pp. 311-15). Comme pour l'assurancechômage, la logique qui s'im-
pose ici, c'est celle de l'État providence ; de toute façon, à elles seules, les alloca-
tions familiales constituent un bien pauvre instrument de stabilisation puisqu'elles
ne génèrent pas des dépenses flexibles (Lacroix et Rabeau, 1981, p. 17). 111
III. ET LA PROSPÉRITÉ ?
111 La même chose peut être dite des mesures d'aides pour le logement. Sug-
gérées par Mackintosh alors qu'il s'opposait encore à une relance keynésienne,
ces politiques sont adoptées pour répondre à la pénurie de logements, bien
plus qu'à un manque de demande. Elles deviennent d'ailleurs rapidement im-
possibles à utiliser de façon contra-cyclique, l'aide finissant par être perçue
comme une nécessité, même en temps de boom (Struthers, 1983, p. 155 ;
Bothwell, Drummond et English, 1981, pp. 100 et 181). Quant aux mesures
favorisant l'investissement - crédits d'impôts pour fins d'investissement, poli-
tiques de dépréciation accélérée, incitations à la recherche -elles sont justifiées
en termes keynésiens, mais sont tout à fait conformes à l'approche néo-
classique, qui relie l'investissement non à la demande anticipée, mais à l'out-
put nominal et au coût nominal d'utilisation du capital (Wolfe, 1978, pp. 5-6 ;
Lacroix et Rabeau, 1981, pp. 23-24.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 116
la consommation, etc. Dans l'ensemble, selon John Deutsch, la situation était tel-
lement avantageuse qu'il est probable que le gouvernement canadien n'ait pas ob-
tenu les meilleurs résultats possibles (1966, p. 128). Est-ce à dire que, comme le
pensent certains économistes, le marché suffisait ? Oui et non. Il est vrai que l'État
n'a pas joué le rôle qui lui est souvent attribué. Mais ce qui a bien fonctionné, ce
n'est pas non plus le marché des économistes néo-classiques. Ce qui s'installait au
milieu des années quarante, c'était de nouvelles formes de régulation, de nou-
veaux mécanismes économiques et sociaux rendant possible une relance durable
de l'accumulation.
112 C'est d'ailleurs ce mécanisme qui est le plus clairement rompu depuis les
années 1970. Alors que « de 1955 à 1975, les Canadiens se sont enrichis de
façon systématique... depuis dix ans, l'ensemble des salariés se sont appauvris
(sic), même si l'économie s'est enrichie. On peut se demander où est allé tout
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 117
Les nouvelles formes de régulation des salaires ne sont évidemment pas sans
liens avec le développement de l'État-providence, qui réduit la « contrainte au
travail » pour les salariés (Lipietz, 1984, p. 328). Mais elles reposent surtout sur la
force acquise par les syndicats pendant la guerre, force qui a été suffisante pour
imposer de nouvelles règles du jeu à l'État et aux employeurs. Jusqu'au début des
années 1940,
« ... employers had had virtually a free hand to cut wages, discriminate
against union members and refuse to recognize and bargain collectively
with unions, while enjoying protection from the police in recruiting strike-
breakers when faced with organized labour resistance. » (Jamieson, 1968,
pp. 292-93)
IV. CONCLUSION
cet argent ! » En retour, ceci a des conséquences sur les dépenses de consom-
mation : « Ce qui affecte le plus les consommateurs, ce n'est pas une perte de
4 p. cent de leur pouvoir d'achat. C'est le fait de ne plus avoir droit à l'enri-
chissement régulier auquel ils s'étaient habitués. » Alain Dubuc, « Depuis dix
ans, le pouvoir d'achat des salariés a baissé de $154 par semaine », La Presse,
27 décembre 1986, p. H1.
113 Craignant une poussée inflationniste, le gouvernement canadien résiste à
cette tendance dès le début. Il semble cependant que les salaires n'engen-
draient pas ou peu d'inflation (Jamieson, 1954, pp. 154-56).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 118
tionnelles qui ont été adoptées, puis présentées avec un langage keynésien pour
convaincre les électeurs. D'un point de vue keynésien, ces politiques n'ont pas eu
d'effets significatifs. Mais de nouvelles formes de régulation, centrées sur la for-
mation des salaires, ont rendu possible la prospérité de l'après guerre.
Certains pourront juger que même si elle était limitée, la simple reconnaissan-
ce du principe selon lequel le gouvernement est responsable de la situation éco-
nomique était importante, puisqu'elle permettrait éventuellement plus de change-
ments. C'est peut-être vrai. Tout comme il est possible que la connaissance de la
Théorie générale ait permis d'éviter des erreurs qui auraient ralenti la croissance,
et ait donné confiance aux investisseurs (Bleaney, 1985, pp. 123-30). Il n'en reste
pas moins qu'on est plus loin d'une « révolution » keynésienne. Et il ne faut pas
non plus penser que l'intervention de l'État dans l'économie n'existait pas aupara-
vant, dans un pays où le laissez-faire n'a jamais vraiment prédominé (Owram,
1986, p. 203).
up to a point. ... We... like socialist parties all over the Western world, are on the
defensive... » (cité dans Horowitz, 1968, p. 172). Ainsi, même la gauche accepte
désormais d’attribuer au gouvernement canadien le mérite de la prospérité d'après
guerre.
Il reste encore beaucoup à faire pour comprendre la régulation sociale dans les
économies capitalistes. Mais ce serait déjà un progrès que d'en reconnaître l'exis-
tence, à côté de l'État et du marché. Ceci ne viendra toutefois pas facilement car la
dichotomie État/marché est bien ancrée. Comme le souligne un auteur bien
connu :
« The difficulty lies, not in the new ideas, but in escaping from the old
ones, which ramify, for those brought up as most of us have been, into
every comer of our minds. » (Keynes, 1936, viii)
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La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 124
6
Keynésianisme et niveau provincial
de l'État canadien
Gérard Boismenu *
I. INTRODUCTION
D'une manière très générale, il est possible d'affirmer que l'un des enjeux des
débats sur la politique économique concerne l'alliance politique entre les couches
et les fractions dominantes qu'incarne le gouvernement, le mode d'exercice du
pouvoir qu'il entend préconiser et ses rapports aux classes dominées. Cela dit, les
rapports sociaux qui produisent la politique économique dans un État fédératif
connaissent des voies d'expression particulièrement complexes, du fait du dédou-
blement du fractionnement de la politique.
Pour l'étude qui suit, ce n'est pas tellement la fidélité de la politique canadien-
ne à la pensée de Keynes qui est retenue, ni ses effets sur l'évolution économique.
Ce qui importe, c'est davantage le fait que la politique d'inspiration keynésienne a
été, après une période de tâtonnements, la voie par laquelle on a procédé à la redé-
finition de la place et du rôle de l'État dans la régulation socio-économique, ini-
tiant ainsi le processus de constitution d'une nouvelle forme d'État qui sera appe-
lée, sans autre discussion, État régulateur. Il s'agit donc d'un processus au cours
duquel se redéfinit le champ de l'État, mais aussi se pose la question centrale de la
place relative des niveaux de l'État fédératif dans l'exercice du pouvoir.
Une vue rapide des choses, surtout si on prend pour point d'appui le Québec,
pourrait nous amener à considérer que les gouvernements provinciaux ont fait
office de bastions du conservatisme face à un gouvernement fédéral moderniste. Il
serait absurde de renverser la proposition pour retenir l'exact opposé, mais il im-
porte certainement de sortir d'un schéma aussi réducteur. Les relations au sein de
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 126
l'État fédératif canadien sont complexes, tant pour ce qui est des rapports entre ses
lieux d'exercice du pouvoir, que pour ce qui est des rapports entre ces lieux et les
forces sociales et politiques.
La crise des années 1930, le chômage élevé qu'on connaît, la politique d'assis-
tance nettement insuffisante, les camps de travail qui créent des foyers, au moins
virtuels, de révolte sont autant d'éléments qui se combinent, pour alimenter un
mécontentement populaire, à travers l'ensemble canadien. Cette situation provo-
que un développement de l'organisation politique de la classe ouvrière. Au total,
les gains enregistrés au niveau pan-canadien restent pourtant modestes. Le mou-
vement ouvrier organisé, en dépit d'un effort de syndicalisation, de l'action du
Parti communiste, de la fondation de la Cooperative Commonwealth Federation
en 1932, n'arrive pas à s'imposer comme force majeure sur la scène politique.
Cette situation demanderait une analyse attentive, mais déjà on peut évoquer
quelques dimensions pertinentes à cette incapacité relative à s'inscrire dans l'arène
politique comme force autonome : le syndicalisme d'affaires qui est largement
pratiqué, les oppositions entre organisations syndicales, les refus des syndicats
d'une action politique partisane.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 127
Pourtant, les ouvriers et paysans comptent dans l'évolution des luttes politi-
ques et dans l'expression de revendications qui sont canalisées sur les scènes poli-
tiques. Le mécontentement, la grogne et un certain désarroi qui couvent, ne sont
pas sans bouleverser les allégeances politiques et sans redessiner les grands hori-
zons auxquels les ouvriers et les paysans sont appelés à se rallier. Et précisément,
les années 1930 se distinguent par l'expression, empruntant souvent la forme de
tiers partis, de radicalismes politiques, tant de gauche que de droite (Jalbert,
1987).
Ces expressions radicales, qui puisent souvent dans le populisme, ont extrê-
mement de difficulté à se donner des structures, un discours politique et une im-
plantation qui soient pan-canadiens. S'appuyant sur une base régionale, elles mon-
trent beaucoup de mal à essaimer. Ainsi, la scène politique provinciale est plus
perméable à leur influence, d'autant que leurs schèmes de référence, leurs formes
d'expression, leur base sociale et l'objet principal de leurs revendications sont très
marqués par l'histoire précise des scènes politiques provinciales et par l'état des
rapports sociaux au sein de tel ou tel espace régional.
On assiste donc, au cours des années 1930, à l'émergence, sous un mode écla-
té, de mouvements politiques radicaux pluriclassistes et à ancrage régional qui
empruntent des voies diversifiées et même divergentes, voire antagonistes. Par
ailleurs, au sein même des partis traditionnels et parmi leurs représentants recon-
nus, se dégagent des avenues réformistes de réponse à la crise.
caire canadien pour dégager le crédit nécessaire à une redistribution des revenus
et à la promotion de la santé, de l'éducation et du mieux-être collectif.
regional alliance for all against external (eastern) interests. Second, left populism
proposed a general critique of corporate capitalism --the railroads, mining compa-
nies, manufacturing trusts, as well as financial institutions ; right populists
concentrated their attack on the power of banks to limit the money supply and
raise the price of credit. » (Richards, 1983, 448) Les deux tendances accordent
une importance à la concurrence sur les marchés, mais, alors que la gauche de-
mande au gouvernement de contrebalancer le pouvoir des grands monopoles par
des étatisations et de prendre des mesures sociales pour les gens ordinaires, pour
la droite leurs demandes politiques sont plutôt modestes, mises à part leurs reven-
dications concernant le contrôle bancaire.
Ces deux tendances qui ont pris un essor au cours des années 1930, ont connu
un enracinement régional et un impact sur certaines scènes politiques provincia-
les.
C'est en 1935 que le Crédit social est élu et dirige le gouvernement albertain.
Mais la réalisation de ses propositions se fit attendre. En réponse à la grogne au
sein de ses propres troupes, le gouvernement établit, en 1937, des mesures diri-
gées contre les banques afin d'exercer un contrôle sur leurs activités ; elles de-
vaient faire long feu. Après la sanction du lieutenant-gouverneur, le gouverne-
ment Mackenzie King entreprend de désavouer les lois. Le gouvernement crédi-
tiste fait adopter une version légèrement modifiée de la Loi de réglementation du
crédit en Alberta (qui avait été désavouée), légifère pour prescrire des obligations
à la presse et pour imposer des taxes supplémentaires aux banques. Le lieutenant-
gouverneur, cette fois, use de son doit de réserve. L'année suivante, une autre loi
imposant une taxe pour les banques est cassée en Cours suprême (Whalen, 1952,
509 et s. ; Mallory, 1948, 348 et s.)
Encore là, le gouvernement fédéral, dirigé par Mackenzie King, endigue des
initiatives provinciales qui visaient, dans ce cas, le système financier canadien et,
dans le fond, la politique menée à cet égard par Ottawa.
l'Ouest vers l'Est du pays (Richards, 1983, 450). On continue de traiter des pro-
blèmes des agriculteurs, mais l'emphase est mise davantage sur les problèmes des
travailleurs (Young, 1971, 289).
Par ailleurs, la crise des années 1930 provoque au Québec l'expression de re-
vendications qui ne sont pas canalisées par la CCF, le Parti communiste ou le
Crédit social (Boismenu, 1981, 114 et s.). Le corporatisme frappe l'imagination et
a une certaine vogue dans le milieu syndical. D'un autre côté, le Parti libéral à la
tête du gouvernement, confiné à sa politique non-interventionniste, est suspecté de
collusion avec le grand capital. Fraction dissidente du Parti libéral provincial,
l'Action libérale nationale propose un programme qui constitue une offensive
contre les abus du capitalisme, symbolisés par les « trusts », tout en se portant à sa
défense, en luttant contre les influences communistes ou gauchisantes au sein de
la population ouvrière. En ce sens, ce programme nationaliste n'est pas sans porter
un dualisme par lequel se conjuguent réformisme et corporatisme, anti-
monopolisme et pro-capitalisme.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 133
Participant activement aux débats publics, l'ALN mise sur un certain nombre
de thèmes, à savoir la libération sociale et économique, la lutte contre les trusts, le
combat contre un gouvernement corrompu et favorable au grand capital. Le pro-
gramme engage à l'intervention de l'État dans le champ économique. En 1935, on
peut lire, dans le préambule du programme : « La crise actuelle est due en grande
partie à la mauvaise distribution dans le domaine économique, à l'avidité de la
haute finance et aux abus de toutes sortes qui se sont glissés dans l'application du
régime démocratique. Il est inutile d'espérer que l'équilibre se rétablira de lui-
même et sans l'aide d'une formule d'action bien définie. La nécessité d'une évolu-
tion politique accompagnée d'une évolution économique est évidente. Aux États-
Unis, le parti démocrate, regénéré, tend actuellement vers cette double transfor-
mation. Au Canada et dans la province de Québec, nous en sommes encore aux
théories. Nos gouvernements n'ont pas encore pris attitude sur les réformes d'or-
dre politique, économique et social préconisées par nos esprits les plus avertis. »
(Roy, 1971, 257)
parce qu'il coule de source, compte tenu notamment de la question nationale, que
le seul gouvernement en mesure d'agir légitimement au Québec, c'est le gouver-
nement provincial.
On ne peut évidemment pas voir, dans ces initiatives, ces propositions et ces
actions, l'expression d'acteurs conscients qui militent pour le développement du
keynésianisme au Canada. Sauf pour le Parti libéral colombien, et dans une cer-
taine mesure la CCF, la référence à un cadre keynésien de réflexion sur le rôle de
l'État est pour ainsi dire absent, quoique l'expérience du New Deal étatsunien fas-
se partie du contexte d'ensemble, comme en témoigne le programme de l'ALN au
Québec. Cependant ces initiatives, propositions, actions posent dans le contexte
provincial un certain nombre de défis au gouvernement fédéral.
D'abord, la crise des finances publiques, réelle mais sans doute exagérée (Pa-
renteau, 1959), témoigne &une vulnérabilité financière à laquelle le Canada doit
faire face et est un facteur d'instabilité politique interne.
III. UN KEYNÉSIANISME
À LA CANADIENNE
L'insistance que l'on peut mettre sur les luttes de tendances qui animent les re-
lations fédérales-provinciales, ne doit pas faire oublier qu'il s'agit là d'un des élé-
ments de la conjoncture. Dans l'ensemble canadien, on doit souligner l'absence de
consensus en faveur d'une politique d'intervention d'inspiration keynésienne.
1. Absence de consensus
Alvin Finkel montre (1977) qu'en 1934 et 1935, pour une partie de la grande
bourgeoisie et de ses représentants politiques conservateurs, il apparaît assez clai-
rement qu'un changement de cap de la politique économique pourrait apporter une
solution à des problèmes tout autant socio-politiques qu'économiques. On insiste
auprès du premier ministre Bennett pour qu'il substitue un régime d'assurance-
chômage au secours direct car ce dernier provoque un endettement des provinces
et des municipalités qui en vient àun niveau critique ; un régime d'assurance-
chômage pourrait, par ailleurs, réduire le militantisme de la population sans em-
ploi et endiguer le mécontentement des travailleurs.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 137
Par ailleurs, on peut dire que la classe ouvrière joue un rôle dans le change-
ment de cap qui se fait à tâtons. D'abord, dans la réflexion qui est menée par les
agents de la bourgeoisie qui favorisent une politique keynésienne, on prend acte
des intérêts antagonistes de la classe ouvrière, mais en s'assurant que cette politi-
que renforce le pouvoir politique établi. Ensuite, cette prise en compte se fait sous
la pression sourde de l'agitation et du mécontentement populaires, de même que
sous les revendications des ouvriers organisés ; l'implantation de la CCF dans
certains espaces régionaux, dont la Colombie britannique et la Saskatchewan, de
même qu'ultérieurement sur la scène fédérale, jusqu'à rendre plausible l'hypothèse
qu'elle occupe à la fin de la guerre, à tout le moins, la place de l'opposition offi-
cielle aux Communes, contribue à amener le Parti libéral fédéral à reconnaître la
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 138
nécessité d'une action étatique plus soutenue dans le but d'assurer une modulation
des cycles économiques, notamment par des régimes de transferts (Granatstein,
1967, 189).
Le Parti libéral qui s'engage dans une politique d'inspiration keynésienne, qui
se confirmera au moment de l'après-guerre, n'incarne pas pour autant une alliance
avec la classe ouvrière organisée, ce qui aurait pu être le cas de la CCF. La politi-
que libérale d'inspiration keynésienne a trois mérites : 1˚ elle se compose de me-
sures réformistes qui répondent à certaines revendications ouvrières ; 2˚ elle ne
passe pas par une alliance avec le seul parti qui se revendique de la classe ouvriè-
re ; 3˚ elle souffle les appuis (notamment électoraux) qui étaient accordés à la
CCF, en récupérant à la fois les aspirations qu'elle exprimait et en repoussant la
CCF vers les « misères du tiers-partisme » dans le parlementarisme britannique.
Il est tout à fait clair que la fin de guerre, le retour des combattants et la re-
conversion de l'économie laissent planer à nouveau le spectre du chômage massif
et de la misère des années de la crise. Cette préoccupation est présente à Ottawa
comme dans plusieurs provinces.
Ainsi, sans être nécessairement acquis aux idées keynésiennes, plusieurs gou-
vernements provinciaux s'attribuent un rôle dans la reconversion de l'économie et
dans la mise en place d'un programme de réformes, qu'elles soient inspirées d'op-
tions politiques de droite ou de gauche. Trois exemples illustrent la chose.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 139
C'est ainsi que le gouvernement fédéral prendra les devants et gardera l'initia-
tive dans l'adoption de la problématique keynésienne d'intervention D'ailleurs
plusieurs documents témoignent des travaux de réflexion réalisés à ce sujet. Déjà
la crise des finances publiques et les conflits dans les relations fédérales-
provinciales ont amené Mackenzie King à créer, en août 1937, la Commission
royale sur les relations entre le Dominion et les provinces (Commission Rowell-
Sirois) ; par la suite, on connaît le Rapport Marsh sur la sécurité sociale (1943) et
les propositions du gouvernement fédéral à la conférence fédérale-provinciale sur
la reconstruction (1945).
L'après-guerre constitue donc une période animée par un débat qui pose les
questions fondamentales de la capacité effective et des modalités d'exercice du
pouvoir politique selon les niveaux de l'État. Lorsque, contrairement au gouver-
nement Duplessis qui affiche une opposition sans appel à l'ensemble de la démar-
che fédérale, le gouvernement de l'Ontario propose la formation par les dix gou-
vernements du Canada d'un Conseil économique qui établirait la politique fiscale
et coordonnerait les projets d'investissements publics, Ottawa oppose une fin de
non recevoir et préfère, devant le refus de Québec et Toronto, d'arrêter, à la suite
de négociations séparées, trois modèles différents de compromis qui ne sont pas
guidés par des principes communs (Moore et al., 1966, 25 et s.). Dans l'ensemble
du processus, se pose en somme une question double : la centralisation de l'exer-
cice du pouvoir et l'usage de ce pouvoir en matière économique.
rance-santé complète qui est évoquée en 1945, fait place à une aide à la pièce qui,
à partir de 1948, couvre une partie des coûts se rapportant à la recherche en santé
publique, à la prévention du cancer, à la réhabilitation médicale et aux enfants
infirmes ; en 1958, on adopte l'assurance-hospitalisation. Le gouvernement fédé-
ral établit aussi certains programmes en formation technique et professionnelle de
la main-d'oeuvre (Moore et al., 1966, 129 ; Smiley, 1963, 8-15).
D'abord, les diverses mesures qui sont adoptées à la pièce ne semblent pas
suivre une démarche systématique et elles sont étalées dans le temps ; il ne semble
pas, par contre, que l'on puisse attribuer aux seules provinces la responsabilité de
cette réduction des énoncés initiaux.
mais dans le cours des négociations on s'est assuré de la concordance des pro-
grammes ; 4˚ l'addition de programmes à frais partagés et la hausse de leurs coûts
ont un effet boomerang dans les négociations fiscales, du fait des obligations ac-
crues des provinces.
Cette phase qui marque le tournant des années 1960, loin d'être une interrup-
tion dans l'élargissement du champ de l'État, apparaît comme la voie de passage
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 146
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La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 150
7
Keynésianisme et démocratie
économique 116
Diane Bellemare *
116 Cet article s'inspire d'un livre écrit par l'auteure et Lise Poulin-Simon, Le
Défi du Plein Emploi, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1986.
* Professeur de science économique à l'Université du Québec à Montréal.
117 Les nouveaux classiques appartiennent à l'école des anticipations ration-
nelles qui soutient que les agents économiques sont désormais en mesure
d’anticiper rationnellement les situations d'équilibre du marché et, par consé-
quent, de produire au niveau d'équilibre. Mais cet équilibre qui pour eux est
nécessairement un équilibre de plein emploi peut se produire à des niveaux de
chômage observés fort élevés. Cette école repose sur des hypothèses très éloi-
gnées de la réalité comme l'existence d'un équilibre permanent, la convergen-
ce ou l'uniformité des anticipations et leur réalisation. Pour une description
simple du modèle des anticipations rationnelles voir Bennett T. McCallum
(1980) ; pour une critique voir M.S. Wallace (1983-84), F. Hahn (1982), L.C.
Thurow (1984), J. Tobin (1983).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 151
S'il en est ainsi, c'est que les économistes d'inspiration keynésienne n'ont pas
réussi à définir des politiques économiques aptes à combattre efficacement et si-
multanément l'inflation et le chômage. L'affirmation suivante extraite d'un article
de Richard Lipsey caractérise assez bien la nature de la crise qui secoue le keyné-
sianisme au Canada et en Amérique du Nord :
Nous tentons dans cet exposé de répondre à ces questions en développant trois
idées principales. Premièrement, nous avançons l'idée que le keynésianisme tel
que pratiqué en Amérique du Nord et surtout au Canada entre 1945 et 1975 a es-
sayé d'atteindre des niveaux d'emploi élevés principalement en remettant la valeur
ajoutée ou les revenus créés dans le processus de production, dans le circuit des
dépenses ou de la demande agrégée. Pour ce faire, les interventions gouvernemen-
tales ont agi sur la répartition secondaire des revenus, c'est-à-dire sur les pro-
grammes de transferts des revenus, de manière à augmenter la propension à dé-
penser. Ces interventions se sont avérées insuffisantes pour assurer simultanément
le plein emploi et la stabilité des prix. La poursuite de ces deux objectifs exige
une intervention supplémentaire. Il revient à la société non seulement de remettre
dans le circuit la valeur ajoutée mais aussi d'orienter son utilisation c'est-à-dire
d'orienter directement la dépense. Deuxièmement, les instruments de politique
économique dont on a besoin pour orienter de façon démocratique l'utilisation de
la valeur ajoutée résident dans l'établissement de la démocratie économique, soit
le partage des pouvoirs économiques. Troisièmement, en raison des forces éco-
nomiques et politiques en présence, cette démocratie économique peut naître suite
à une volonté politique ferme de la part des gouvernements de poursuivre l'objec-
tif de la maximisation de la croissance économique sous contrainte du plein em-
ploi.
I. LE KEYNÉSIANISME AU CANADA
À cet effet, en 1958, le ministre des Finances déclare dans son budget :
En somme, comme le dira plus tard en 1961 le ministre des Finances de l'épo-
que :
122 The Labour Gazette, 1950, p. 469 ; cet extrait ainsi que les deux suivants
sont tirés de D. Bellemare et L. Poulin-Simon, (1983), pp. 170-73.
123 Canada, Debates, House of Commons, Dominion of Canada, Session
1950, vol. II, pp. 1232-33.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 155
126 C. Brown (1983) fait état de ce débat qui a cours également aux États-
Unis.
127 Pour un historique du débat en Suède voir G. Rehn (1985).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 157
Certains pays n'ont pas accepté l'idée qu'il existait un arbitrage insurmontable
entre l'inflation et le chômage. Ils ont perçu que des tensions inflationnistes pou-
vaient se manifester avant que ne soit réalisé le plein emploi mais au lieu d'aban-
donner progressivement la poursuite de cet objectif, ces pays ont développé des
instruments de politique économique pour viser simultanément le plein emploi et
la stabilité des prix. 128
Dans le cadre de la recherche sur le Défi du Plein emploi, nous avons étudié
les politiques économiques de l'Autriche, de la Norvège, de la Suède et de l'Alle-
magne. Ces pays, à l'exception de l'Allemagne depuis la fin des années soixante-
dix, sont réputés pour leur politique axée sur l'emploi et pour leurs performances
économiques générales.
Ils sont particulièrement remarqués pour leur succès sur le marché du travail.
Ainsi, lors de la dernière crise économique, le taux de chômage de ces pays a cer-
tes augmenté mais il a atteint des sommets oscillant entre 3 et 4% et il diminue
depuis 1982. Seule l'Allemagne a vu son taux de chômage augmenter considéra-
blement depuis la fin des années soixante-dix ; cette montée du chômage corres-
pond aussi à l'abandon d'une stratégie économique axée prioritairement sur le
plein emploi au profit d'une autre visant à réduire le déficit public ainsi que l'infla-
tion.'
fort disparates. Par exemple, lors de la dernière crise, la Suède dévalue la valeur
de sa monnaie alors que l'Autriche maintient une politique de monnaie forte. La
Suède fait un usage important de la politique active du marché du travail alors que
l'Autriche prévoit dans ses dépenses budgétaires d'importants projets d'investis-
sement. La Norvège est peu préoccupée par le déficit public alors que le contraire
se produit en Autriche. Bref, il ne semble pas exister de recette unique comme les
protagonistes de certaines mesures spécifiques tentent de le faire croire. En fait,
chaque pays compose avec les contraintes de son passé, de ses institutions, de ses
structures économiques et de sa culture. Toutefois, la nature des interventions
respecte un même principe directeur.
En effet, un examen des politiques économiques adoptées dans ces pays per-
met de constater qu'au niveau de l'emploi, leur succès s'explique par l'adoption de
politiques, de mesures et de programmes orientés directement en fonction de
l'emploi ; c'est en ciblant les politiques sur l'emploi que celles-ci génèrent par la
suite la croissance économique souhaitée. Dans ces pays, on oriente l'utilisation
de la valeur ajoutée ou les dépenses nationales de manière à s'attaquer au problè-
me du chômage là où il se manifeste. En ce sens, leurs politiques sont plus inter-
ventionnistes que celles du Canada où on se contente jusqu'aux années soixante-
dix de répartir la valeur ajoutée ou de soutenir les revenus dans l'espoir de créer
une demande pour la production domestique et conséquemment des emplois.
Concrètement, les politiques privilégiées par ces pays ont emprunté des formes
spécifiques respectant les contraintes institutionnelles de chacun.
Nous avons dans ce qui précède décrit très brièvement les principes qui gui-
dent la mise en oeuvre des politiques économiques. Vue sous cet angle, l'impasse
du keynésianisme canadien semble facile à dénouer : il s'agit simplement de pous-
ser plus avant la démarche de Keynes et de tenter, comme le font ces pays,
d'orienter judicieusement l'utilisation de la valeur ajoutée. Toutefois, même si le
principe est simple, son implantation est exigeante. En effet, si ces pays réussis-
sent dans cette voie, c'est que le gouvernement ne décide pas seul ; au contraire,
les partenaires sociaux, en particulier les institutions syndicales et patronales, par-
ticipent à l'élaboration et à l'administration de la politique économique. En som-
me, dans ces pays, la politique économique n'est pas le fruit d'une consultation ni
d'une concertation mais le résultat d'une négociation de la politique économique à
l'échelle sociale. Les partenaires sociaux négocient les mesures, les programmes,
les politiques aptes à maximiser la richesse collective sous la contrainte de réaliser
le plein emploi. Dans cette perspective, la lutte à l'inflation et la politique des re-
venus découlent de la poursuite du plein emploi. Ainsi, dans ces pays, la respon-
sabilité de la politique économique incombe à l'ensemble des partenaires sociaux
qui négocient dans le cadre d'institutions élaborées à cet effet. En somme, le
keynésianisme pragmatique dont font preuve ces pays s'apparente à l'implantation
d'une démocratie économique. 129
129 R. Mishra (1984) discute des cas de l'Autriche et de la Suède en des termes
très proches des nôtres. Il parle toutefois de l'implantation d'un État de bien-
être corporatiste. J.-M. Piotte (1986) qualifie la participation des partenaires
sociaux dans les États sociaux-démocrates de co-gestion.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 160
Il en résulte que la politique adoptée sera influencée par les pressions des
groupes qui reçoivent le plus l'attention du gouvernement. En conséquence, on ne
doit pas se surprendre que le gouvernement actuellement au pouvoir, qui est d'al-
légeance plutôt conservatrice, comparativement au gouvernement social-
démocrate précédent, soit davantage porté à endosser les vues du patronat. Or,
pour le patronat allemand, l'emploi n'est pas la priorité des priorités et cela en
dépit du fait que le plein emploi puisse leur être bénéfique.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 162
Et pourtant, il n'en a pas toujours été ainsi. En effet, il fut un temps où la poli-
tique économique était le résultat de discussions entre les partenaires sociaux. A
cette époque, le plein emploi était la priorité et une réalité.
Jusqu'à maintenant nous avons vu que ce que nous avons appelé le pragma-
tisme keynésien, soit l'implantation de politiques orientant directement l'utilisation
de la valeur ajoutée en fonction de l'emploi, se confondait a l'implantation d'une
démocratie économique où se négocie la politique économique. Dans cette sec-
tion, nous en discutons la logique théorique, ce qui nous amène à dire que la dé-
mocratie économique peut prendre place si les gouvernements expriment leur
volonté politique ferme de poursuivre le plein emploi soit leur volonté de maximi-
ser la richesse collective sous contrainte de réaliser le plein emploi.
Cette logique théorique consiste à introduire trois hypothèses concernant le
fonctionnement des économies capitalistes modernes au modèle keynésien de
base. La prise en compte de ces hypothèses permet de déduire logiquement l'in-
suffisance des politiques keynésiennes traditionnelles, l'urgence d'implanter une
démocratie économique si on veut atteindre les grands objectifs qui sont le plein
emploi, la croissance économique et la stabilité des prix ainsi que la nécessité
d'orienter le processus de négociation à l'échelle sociale vers la maximisation de
la richesse collective sous contrainte de réaliser le plein emploi.
revenus que moins. Mais nous émettons l'hypothèse complémentaire que tout
individu, dans notre société moderne, aspire à être autonome sur le plan économi-
que et recherche la sécurité économique. Cette motivation pour l'autonomie et la
sécurité économique conduira l'individu à rechercher à la fois un revenu élevé et
stable. 130 131
130 Ces deux objectifs peuvent parfois être contradictoires : un revenu plus
élevé peut s'avérer moins stable. Mais comme la grande majorité des gens dé-
sirent éviter le risque, ils acceptent la plupart du temps un revenu moins élevé
pour un revenu stable. Cette hypothèse est corroborée dans la réalité par de
nombreux exemples dont le plus évident est le comportement des gens face à
l'assurance commerciale. En effet, les gens vont acheter des polices d'assuran-
ce même si la prime est de beaucoup plus élevée que l'espérance mathémati-
que de la perte. Le besoin de sécurité économique constitue alors la force mo-
trice fondamentale. Ce comportement individuel par rapport aux risques, à
l'assurance et aux loteries a été étudié par de nombreux économistes dont F.
Knight (1933), Friedman et Savage (1948).
C'est également pour cette raison que souvent les bénéficiaires d'aide so-
ciale vont refuser certains emplois rémunérés au salaire minimum. Ils préfè-
rent la stabilité des prestations d'aide sociale à l'instabilité des emplois rému-
nérés au salaire minimum. Dans cette perspective, les mesures assurant la sta-
bilité d'emploi deviennent également des mesures d'incitation au travail.
131 À cet effet, Lester C. Thurow écrit : « Economic security is to modern man
what a castle and a moat were to medieval man. One would have expected
that the desire for economic security would fall as the danger of real starvation
and exposure faded into the past. But this hasn't happened. Instead, the desire
for economic security is probably the major economic demand confronting the
political market place. Everyone wants economic security and government is
seen as the prime vehicle for guaranteeing it. The drive for economic security
dominates our actions and may end up dominating our economy ». (1981, p.
19) 17 Pour une discussion étayée de l'éthique du travail au Québec voir D.
Bellemare et L. Poulin-Simon (1983) chapitres 1 et 2.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 164
132 À cet égard, le cas des femmes est intéressant. Nombreuses sont les fem-
mes qui tout au long du processus d'industrialisation et jusqu'à récemment ne
participaient pas au marché du travail. Elles s'occupaient presqu'exclusive-
ment du travail domestique ; ce travail est généralement non rémunéré mais il
donne lieu à une certaine redistribution implicite des revenus monétaires du
conjoint qui participe au marché du travail. Pendant longtemps, les femmes ne
se sont pas senties insécurisées par ce genre de contrat familial informel : les
liens du mariage étaient alors plus stables qu'aujourd'hui, et les surplus moné-
taires au-delà des sommes requises à la satisfaction des besoins de base étaient
généralement faibles ou nuls. Mais depuis quelques années, les taux de divor-
ce ont augmenté et les femmes ont rapidement réalisé que si elles ne voulaient
pas tomber dans la pauvreté vers laquelle les vouent les régimes d'aide sociale,
et si elles voulaient prendre part à la richesse collective, elles devaient pouvoir
exercer un emploi rémunéré. Voir D. Bellemare, G. Dussault et L. Poulin-
Simon (1985).
133 M. Olson (1978 et 1983).
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 165
lignons que tel que définis, les groupes stratégiques dont il est question ici,
différent des groupes à vocation redistributive d'Olson en ce sens que ceux-ci
poursuivent, non seulement une amélioration des revenus, mais aussi la sécu-
rité économique. Personne ne penserait contester l'idée que les groupes straté-
giques cherchent à augmenter leur niveau de revenu, mais plusieurs ne recon-
naissent pas cette deuxième fonction des organisations qui est la recherche de
la sécurité économique. À cet effet même Olson qui a longuement étudié le
comportement des groupes néglige de le souligner.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 167
lui revient par des mesures restrictives ou protectionnistes. Dans ce cas, s'il réussit
à neutraliser les concurrents éventuels par l'exercice de son pouvoir stratégique ou
en faisant passer une réglementation, il n'a pas besoin de la participation des au-
tres groupes. Ces deux stratégies sont donc bien différentes. Les deux génèrent
des bénéfices pour le groupe stratégique mais la première sert aussi les intérêts de
la société alors que la deuxième risque de diminuer la taille du gâteau.
S'il est illusoire de chercher à détruire les groupes stratégiques comment une
société peut-elle les amener à adopter des comportements qui soient également
bénéfiques pour l'ensemble de la société, c'est-à-dire à effectuer des calculs éco-
nomiques englobants ?
Selon la thèse que nous soutenons dans Le Défi du Plein Emploi, la réponse à
cette question implique une redéfinition du rôle de l'État et une redéfinition de
l'orientation et de la conduite de la politique économique. Par ailleurs, une solu-
tion réaliste à cette question se doit de reconnaître que la poursuite de la sécurité
économique dans les sociétés semblables à celle du Canada ne peut se faire qu'à
travers la poursuite du plein emploi. Ce n'est qu'à travers la poursuite d'une situa-
tion de plein emploi qui soit à la fois efficace et équitable que les groupes straté-
giques seront amenés à effectuer des calculs économiques englobants. C'est afin
d'étayer cette idée que nous développons dans ce qui suit deux conséquences des
hypothèses énoncées plus haut dont les retombées sur le plan de la gestion éco-
nomique sont éminentes. La première est que la poursuite d'une situation de plein
emploi efficace est un bien public et la deuxième soutient que la réalisation de ce
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 168
Une situation de plein emploi efficace est un bien public car non seulement
une telle situation profite-t-elle à tous les groupes mais, aussi parce qu'elle ne peut
provenir de l'action spontanée et unilatérale d'un groupe. C'est en raison des inter-
dépendances économiques importantes qui existent entre les groupes que la pour-
suite du plein emploi efficace ne peut incomber aux gouvernements ou à un grou-
pe stratégique particulier. Le gouvernement pourrait se transformer en employeur
de dernier recours mais dans ce cas, il est fort possible que la production publique
qui en résulte ne soit pas nécessairement celle que la société souhaite. Quant aux
entreprises privées, on ne peut leur demander de créer les emplois nécessaires à
assurer le plein emploi car la logique de leur action n'est pas la création d'emplois
mais la poursuite du profit. Les travailleurs, de leur côté, ne peuvent réaliser le
plein emploi et ce même s'ils acceptaient des baisses salariales car il est plus que
probable que les conséquences déflationnistes d'une telle baisse annulent les effets
expansionnistes d'une réduction des coûts. La réalisation d'une situation de plein
emploi ne peut être la responsabilité d'un seul groupe ; elle résulte plutôt des ac-
tions interdépendantes des groupes et des gouvernements concertées en fonction
de cet objectif. Elle résulte nécessairement de l'adoption par les gouvernements et
les groupes stratégiques de calculs économiques englobants.
La seule façon dont dispose le gouvernement pour amener les groupes straté-
giques à modifier leur comportement est de les amener à négocier des règles qui
permettent de maximiser la richesse collective sous contrainte d'atteindre le plein
emploi. Il ne peut pas leur dicter une conduite ; il peut seulement les amener à
négocier des ententes mutuellement avantageuses. Or, les seules ententes qui le
soient sont celles qui maximisent la richesse collective tout en assurant le plein
emploi. L'intérêt premier des travailleurs et autres groupes qui désirent occuper un
emploi rémunéré est le plein emploi alors que l'intérêt premier des entreprises est
de maximiser leurs revenus. La façon d'amener les entreprises à adopter un com-
portement qui maximise l'ensemble des revenus, c'est de le faire sous contrainte
d'atteindre le plein emploi. Par ailleurs, pour convaincre les travailleurs et autres
136 E. Tarantelli (1986) développe des thèses semblables à celle que nous ex-
posons ici.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 169
BIBLIOGRAPHIE
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Thurow, L.C. (1981), The Zero-Sum Society, Penguin Books, New York.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 171
8
Keynes et le problème de l'inflation:
les racines du retour à
une « saine gestion financière » *
Harold Chorney **
I. INTRODUCTION
« There is a breaking point in public finance and Canada is not far from it.
Before the Canadian budget can be balanced there must be a drastic and
painful process of slashing off government departments and services... For
years (we) have warned of trouble ahead for Canada if it continued to
spend extravagantly through governmental channels... Once the budget is
Ce passage est extrait du Financial Post de février 1933, alors que le taux de
chômage au Canada excédait 19%. Ce qui est remarquable c'est que, à l'exception
de la référence à la note d'espoir sur la hausse des prix, ce passage aurait facile-
ment pu être extrait des journaux financiers d'aujourd'hui, ou d'un discours du
ministre des Finances. En témoigne le passage suivant, extrait du discours sur le
budget du ministre fédéral des Finances, en février 1986 :
« Ces mesures (de réductions des dépenses) étaient suffisantes pour at-
teindre notre premier objectif - mettre un terme à la croissance ininterrom-
pue de notre déficit. Cependant, malgré les résultats sans précédent qu'el-
les avaient permis d'obtenir, ces mesures n'étaient pas suffisantes pour
nous assurer que nos déficits annuels continueraient de baisser. Les ris-
ques qui planaient sur la poursuite de la croissance n'ont pas disparu, et ils
sont trop importants pour qu'on puisse les ignorer... Pour atténuer ces ris-
ques et atteindre notre objectif de stabilité financière, j'annonce aujour-
d'hui de nouvelles mesures de restriction des dépenses publiques... Les ré-
ductions de dépenses ne permettent pas, à elles seules, de rétablir l'équili-
bre de nos finances d'ici la fin de la décennie.
Pour atteindre cet objectif, nous devons commencer à payer en totalité la fac-
ture des programmes actuels, plus une partie du fardeau des intérêts accumulés au
cours des années passées. » 138
Cette affirmation a été faite alors que le taux de chômage national atteignait 9,
8%. Le ministre des Finances, M. Wilson, aurait pu utiliser le discours du ministre
des Finances de 1932 comme guide. Dans son discours sur le budget d'avril, le
137 The Financial Post, 4 février 1933, cité dans James McPherson, « Debt
Hysteria in the Business Community, 1925-1985 », appendice à H. Chorney,
The Deficit and Public Policy, texte présenté à la conférence du C.U.P.E.,
N.U.P.G.E. et P.S.A.C., « Sharing the Future », Ottawa, février 1986, pp. 11-
12.
138 Hon. Michael Wilson, ministre des Finances, Discours du budget, 26 fé-
vrier 1986, pp. 5-7.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 174
ministre des Finances de l'époque exposa très clairement les arguments en faveur
de restrictions, de sacrifices, et d'équilibre budgétaire :
« This course (of restraint) might result in hardship. It may entail sacri-
fice. But in the long run it will call for less sacrifice than that which would
flow from a policy less courageous. Furthermore, the preservation of our
national credit is an indispensable prerequisite to the return of prosperi-
ty. » 139
Même après que le ministère des Finances eut adopté certains aspects de la
doctrine de Keynes, au début des années quarante, il existait encore des divergen-
ces d'opinion substantielles au sujet de la limite du déficit financier possible. Par
exemple, l'interprétation de Keynes faite par Abba Lerner dans son ouvrage sur la
finance fonctionnelle fut qualifiée de « trop extrémiste » et trop keynésienne par
139 Hon. E.N. Rhodes, ministre des Finances, « Discours du budget », 1932,
cité dans I. Brecher, Monetary and Fiscal Thought and Policy in Canada,
1919-39, University of Toronto Press, Toronto, 1957.
140 Hon. Charles Dunning, ministre des Finances, Discours du budget, 1939.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 175
Cette doctrine ne se limitait pas non plus aux milieux académiques. Dans les
milieux populaires, la doctrine était communément exprimée en des termes suggé-
rant que les chômeurs étaient des pique-assiette vivant du dur travail d'honnêtes
citoyens ayant un emploi. Le passage suivant, tiré d'un journal publié à Winnipeg
par une association de propriétaires immobiliers et domiciliaires, montre claire-
ment que les citoyens conservateurs partageaient ce point de vue sur le chômage :
Amongst the many instances of fraud which one hears about are the follo-
wing :
4. Those who have been offered work but will not take it.
144 Winnipeg Property and Home Owners, Civic news, 31 mai 1937, p. 6, Ar-
chives publiques du Canada, RG 19 Vol. 2669, filière no. 2.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 178
Von Mises était le professeur de Von Hayek et son oeuvre fut introduite dans
l'économie britannique grâce initialement aux efforts de Lionel Robbins et, plus
tard, de Hayek lui-même. Àplusieurs égards, Von Mises développe des notions
identiques àcelles de l'école des anticipations rationnelles et, en particulier, du
travail de Robert Lucas. En effet, une fois qu'on les a dépouillées de leur bagage
mathématique sophistiqué, il est difficile de voir en quoi Lucas et compagnie ont
ajouté beaucoup à l'oeuvre de Von Mises.
146 Ludwig Von Mises, The Theory of Money and Credit, Jonathan Cape,
Londres, 1934, traduit de l'allemand par H.E. Batson avec une introduction de
Lionel Robbins, pp. 220-221.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 180
l'oeuvre de ces quatre auteurs. 147 Ainsi, il ne serait pas étonnant qu'une grande
partie du retour contemporain à l'orthodoxie classique se produise sur fond de la
grande inflation des années soixante-dix. Chacun de ces auteurs convient du fait
que les travaux publics ne peuvent être qu'un moyen temporaire pour rétablir la
prospérité. Hayek et Robbins sont de puissants avocats de l'explication de la dé-
pression par la rigidité des prix. Hayek argumente vigoureusement contre une
intervention excessive pour combattre le cycle, en soutenant que « les fluctuations
économiques sont un accompagnement nécessaire du développement accéléré
qu'ont connu les pays occidentaux depuis les dernières cent cinquante an-
nées ». 148 Robbins, qui devint plus tard le principal adversaire des politiques de
Keynes en Grande-Bretagne, soutient, dans son livre La grande dépression
(1934), que le programme de travaux publics annoncé par Roosevelt, en 1934,
pourrait ne pas fonctionner à cause de son potentiel inflationniste :
147 Voir en plus de l'ouvrage de Von Mises cité plus haut : Irving Fischer, The
Money Illusion, Adelphi, New-York, 1928 ; F. Von Hayek, Money, Capital
and Fluctuations : Early Essays, University of Chicago Press, Chicago, 1984 ;
Lionel Robbins, The Great Depression, Macmillan, Londres, 1934.
148 F. Von Hayek, Money, Capital and Fluctuations, op. cit., p. 21.
149 L. Robbins, The Great Depression, op. cit., p. 125.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 181
Comment, se fait-il, dès lors, qu'en cinquante ans, à la fois en matière de poli-
tiques gouvernementales et de théorie économique, nous soyons revenus sur nos
pas ? Peut-être existe-t-il un cycle intellectuel et culturel sous-jacent, similaire au
cycle de Kondratieff ? Michael Kalecki a certes prédit un tel résultat dans son
essai classique sur le cycle d'affaires politique, publié en 1943. 151
contraintes d'offre et les facteurs de pression sur les coûts furent plus tard intro-
duits comme explications possibles de l'inflation par des auteurs tels que Hicks,
Samuelson et Ackley, mais l'appareil graphique ne permit pas une telle approche.
Hansen a eu le mérite de discuter dans A Guide to Keynes de la notion plus com-
plexe qu'avait Keynes du processus inflationniste 154 , mais des générations d'étu-
diants ont appris du Keynésianisme une version qui ignore en grande partie l'in-
certitude et la spéculation, la nécessité d'une socialisation significative de l'inves-
tissement et de la planification et le problème d'une inflation précédant le plein-
emploi. Quand la stagflation survint après le choc sur les prix des biens et du pé-
trole, en 1973, il fut facile de prétendre que le « keynésianisme » n'apportait au-
cune explication. Une fois le keynésianisme discrédité de cette manière, il était
inévitable qu'un retour au monétarisme et aux principes classiques suive rapide-
ment.
tinkin, Keynes and Aggregate Supply and Demand Analysis », History of Po-
litical Economy, vol. 10, hiver 1978, pp. 551-576.
154 Alvin Hansen, A Guide Io Keynes, McGraw Hill, New-York, 1953, pp.
192-193 ; John Hicks, « Mr. Keynes and the Classics », Econometrica, avril
1937 ; John Hicks, Money, Interest and Wages, Harvard University Press,
Cambridge, 1982 ; G. Ackley Macroeconomics, 1962 ; P. Samuelson, Econo-
mics : An Introduction, McGraw Hill, New-York, 1968.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 183
(4) L'unité de salaire tend à croître avant que le plein-emploi soit atteint.
(5) Les rémunération des facteurs entrant dans le coût marginal ne va-
rient pas toutes dans la même proportion.
Il faut donc examiner en premier lieu l'effet produit par les variations de la
quantité de monnaie sur le montant de la demande effective. Or l'augmen-
tation de la demande effective se traduit en règle générale, partie par
l'augmentation de l'emploi et partie par la hausse des prix. Dans la réalité
par conséquent les prix, au lieu d'être constants lorsqu'il existe du chôma-
ge et d'augmenter proportionnellement à la quantité de monnaie lorsque le
plein-emploi est réalisé, montent progressivement à mesure que l'emploi
augmente. » 156
Il est donc clair que Keynes avait dans la Théorie générale une théorie du pro-
cessus inflationniste très différente et beaucoup plus riche que ne l'avaient envisa-
gé la plupart des observateurs. Il ne suffit pas de beaucoup d'imagination théori-
que pour synthétiser la notion keynésienne de goulots d'étranglement de Keynes
liés à la non-homogénéité et à l'inélasticité de l'offre et les notions modernes de
formation des prix oligopolistiques sur la base des coûts pour développer une ex-
plication de la stagflation contemporaine. Cette synthèse devient encore plus riche
lorsqu'elle tient compte du rôle des statuts individuels en tant que moteurs des
poussées inflationnistes, à travers la concurrence pour les revenus relatifs. De
même, des hausses de taxes peuvent contribuer au processus, dans certains cas. Si
c'était tout ce que Keynes avait écrit sur l'inflation, on aurait quand même le fon-
dement d'une théorie virtuelle de la stagflation.
I' −S
P = WI +
R
I−S
Pi = WI =
O
Q1
et P = WI =
R
Q
Pi = WI =
O
Il ressort clairement de ces équations, quels que soient leur caractère tautolo-
gique et leur inaptitude à affronter directement le dilemme du chômage, qu'elles
constituent un outil puissant pour analyser le processus de l'inflation. Car, d'après
celles-ci, l'inflation peut survenir comme conséquence de trois facteurs, dont au-
cun n'est relié à une situation de demande excédentaire. Ces facteurs sont la pres-
sion des salaires, la pression des profits et les déséquilibres entre l'épargne et l'in-
vestissement. En d'autres mots, à moins qu'il n'y ait un degré significatif de plani-
fication et de coordination du processus d'investissement, il est probable que des
goulots d'étranglement structurels se manifestent, lesquels peuvent créer des
conditions inflationnistes. 158 La grande stagflation du début des années soixante-
dix peut ainsi être expliquée par les chocs sur les prix causés par le cartel pétro-
lier, combinés à l'application erronée de politiques monétaristes qui exacerbèrent
les goulots d'étranglement. En tous cas, la période effective de stagflation ne dura
que cinq ou six ans, pour ensuite dégénérer en problème plus classique de stagna-
tion. Le processus global par lequel le plein-emploi dégénère en stagflation puis
ensuite en stagnation peut aussi être compris à la lumière du brillant exposé de
Kalecki sur la difficulté politique de maintenir le plein-emploi une fois que l'infla-
tion commence à redistribuer les parts du revenu à l'encontre des intérêts des ren-
tiers. 159
L'analyse originale que propose Keynes du processus inflationniste nous aide
à comprendre pourquoi des auteurs tels que John Hicks n'apportent rien de vrai-
157 J.M. Keynes, The Treatise on Money, vol. 1, The Pure Theory of Money,
pp. 123-139.
158 lbid., p. 135. Voir aussi M. Seccareccia, « The Fundamental Macro-
economic Link Between Investment Activity, the Structure of Employment
and Price Changes : A Theoretical and Empirical Analysis », Économie et so-
ciétés, Sénex : Monnaie et production, 1984.
159 M. Kalecki, « Political Aspects of Full Employment », op. cit.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 187
ment nouveau dans leur critique de la rigidité et de la flexibilité des prix. Keynes
lui-même comprit que cela faisait partie intégrante de la structure de prix d'une
économie capitaliste. Il expliqua que la formulation de son argumentation, telle
que présentée dans la Théorie générale, était une façon d'échapper aux limites de
la théorie quantitative de la monnaie. Il dit précisément ceci dans l'introduction à
l'édition française de ce volume :
Alors que Keynes n'a peut-être pas résolu d'une manière totalement satisfai-
sante les mystères du processus de création des prix, sa rupture avec la théorie
quantitative est décisive pour la signification de son oeuvre. Car, une fois admise
la légitimité de la théorie quantitative comme explication du processus d'inflation,
la doctrine de la gestion financière saine suit logiquement aussitôt. Nous pouvons
voir comment cette pente est glissante en examinant simplement l'opinion profes-
sionnelle actuelle face aux déficits du secteur public. Durant les années quarante,
Abba Lerner, un des plus brillants étudiants de Keynes, tenta de détruire les vesti-
ges de la gestion financière saine à l'aide de son ouvrage sur la finance fonction-
nelle. En dépit du fait qu'il bénéficiait du support de Keynes, il fut finalement
incapable de convaincre la majorité de l'opinion professionnelle du caractère in-
sensé de l'approche de la gestion financière saine. 161 Ce fut cette incapacité à
détacher les décideurs politiques des notions de saine finance qui, en fin de comp-
te, pava la voie de la destruction du consensus keynésien.
Encore une fois, dans l'histoire des doctrines économiques, nous somme
confrontés à la nécessité de mener un autre combat dans la guerre, vieille de plus
de deux cents ans, contre les banquiers et leurs alliés. 162 Pour avoir une chance
de réussir, nous devrons faire une nouvelle synthèse des divers ingrédients de
l'analyse post-keynésienne de l'économie capitaliste actuelle. Ceux-ci compren-
nent un nouvel examen approfondi des mouvements internationaux spéculatifs de
capitaux impliqués dans l'arbitrage, du rôle de l'incertitude dans l'investissement,
une meilleure compréhension de l'impact des déséquilibres budgétaires - ici, le
développement d'un langage conceptuel moins sujet à la déformation par les mé-
dia est essentiel - un modèle réaliste de l'impact des oligopoles sur les prix, l'em-
ploi et les décisions de production, et une reformulation de la réfutation de la
théorie quantitative de la monnaie. Tout cela devra être situé dans le contexte
d'une analyse politique et culturelle du capitalisme contemporain, en faisant res-
sortir les problèmes de bureaucratie et « intérêt des classes sociales.
Cela peut sembler une tâche décourageante, sinon impossible. Mais, à moins
qu'elle ne soit entreprise, nous serons condamnés à répéter plusieurs des erreurs
de la Grande dépression - y compris la menace d'un gouvernement autoritaire. Ce
fut la grande réalisation de Keynes que d'avoir répondu à la crise de son temps.
Nous ne pouvons être guidés par un meilleur instinct.
Federal Debt », Social Research, vol. 10, février 1943, pp. 38-51 ; voir aussi
David Colander, « Was Keynes a Keynesian or a Lernerian », Journal of Eco-
nomic Literature, vol. XXII, décembre 1984, pp. 1572-1575.
162 Charles Kindleberger, Keynesianism vs Monetarism, George Allen and
Unwin, London, 1985.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 189
9
Pourquoi faut-il recommander
la lecture de Keynes de préférence
à celle de Marx et Friedman
aux chefs syndicaux
Marc Lavoie *
La lecture de la Théorie générale de Keynes est pour moi une joie sans cesse
renouvelée car j'y trouve toujours quelque réconfort. Je peux toujours y découvrir
une phrase qui contredise les affirmations de l'un ou l'autre de mes collègues, ou
je peux en extirper un passage qui favorise mes convictions théoriques. La Théo-
rie générale constitue un foisonnement d'idées, qui sont imbriquées plus ou moins
solidement les unes aux autres. Bien que n'ayant pas la prétention de pouvoir
pointer du doigt l'idée qui est la plus fondamentale dans la Théorie générale, je
voudrais souligner le principe de la demande effective, qui me semble être l'un
des concepts fondamentaux de cet ouvrage. 163
J'associe le principe de la demande effective à l'existence du chômage invo-
lontaire. Il s'agit pour moi d'un chômage qui ne peut pas être éliminé par la baisse
du taux de salaire nominal ou réel. Si la théorie représentée par Keynes en 1936 a
Aux théories défendues par ces différents groupes correspondront des implica-
tions de politique économique bien différentes. Celles-ci seront évoquées dans
leurs grandes lignes. D'autres questions pratiques, de productivité et d'inflation,
seront également traitées en deuxième partie, en comparant l'approche de ces trois
groupes de théoriciens.
I. LA THÉORIE DU CHÔMAGE
1. Les néoclassiques
Quelle que soit la branche choisie par les partisans de la synthèse néoclassi-
que, Malinvaud et ses collègues des équilibres à prix fixes mis à part momenta-
nément, les économistes néoclassiques ont tous une particularité en commun : ils
sont persuadés que si chômage il y a c'est parce que le taux de salaire réel est trop
élevé. Si l'on tient compte des autres aspects de la théorie dominante, on peut dire
que la théorie néoclassique actuelle représente un triomphe total pour Milton
Friedman. Les économistes néoclassiques devraient s'appeler néo-Friedmaniens
puisqu'ils ont repris à leur compte les concepts que Friedman avait eu tant de mal
à imposer àl'establishment keynésien de l'après-guerre : fondements micro-
économiques, fonctions augmentées des anticipations, considération des prix
d'équilibre, explication monétaire de l'inflation. Qu'il s'agisse des keynésiens
éclectiques, des monétaristes, des nouveaux classiques ou des nouveaux keyné-
siens, tous se reconnaissent davantage d'affinités avec Friedman qu'avec Keynes
[Ascah, 1984].
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 191
la main d'oeuvre à long terme. Encore une fois, le chômage résulte d'un salaire
réel trop élevé.
2. Les post-keynésiens
Les économistes post-keynésiens sont ceux que l'on peut rapprocher de l'École
de Cambridge (Robinson, Kaldor), et qui se sont donnés pour mandat de dévelop-
per les idées hétérodoxes de Keynes, principalement celles fondées sur le concept
d'économie monétaire de production. Tandis que la fonction de demande de tra-
vail néoclassique, relation inverse entre travail demandé et taux de salaire réel,
résultait de l'application de l'hypothèse de la maximisation du profit à une fonc-
tion de production agrégée traditionnelle, les post-keynésiens récusent générale-
ment l'existence de cette fonction traditionnelle.
dire en postulant que la propension à épargner les salaires est nulle ou plus faible
que celle à épargner les profits, on démontre qu'une augmentation du taux de sa-
laire réel conduit à une augmentation de la production et de l'emploi. S'il y a chô-
mage, ce ne peut être parce que le taux de salaire réel est trop élevé [Lavoie,
1986].
3. Les néo-radicaux
Selon les économistes néo-radicaux une expansion continue avec plein emploi
engendre une situation qui est de plus en plus favorable aux travailleurs et de
moins en moins favorable aux entreprises. Plusieurs effets sont à noter. Selon les
néo-radicaux, c'est la crainte du chômage et le coût économique qui est lui associé
qui sont le garant de la discipline au travail. Lorsque la valeur espérée du coût de
la perte d'emploi diminue, le nombre de grèves et l'absentéisme augmentent tandis
que la qualité ou la cadence du travail diminue. L'effet est cependant inversé lors-
que le taux de croissance du pouvoir d'achat des travailleurs est rapide ou si les
conditions de travail satisfont davantage le travailleur. L'approche néo-radicale de
l'emploi, bien qu'elle se rapproche de l'approche néoclassique, en est cependant
différente. Comme c'est le cas de l'homo économicus néoclassique, l'offre de tra-
vail du travailleur néo-radical est sensible aux variations de la protection sociale
et du taux de rémunération du travail. Mais tandis que dans le modèle néoclassi-
que ces variations induisent un retrait temporaire du marché du travail et un chan-
gement du taux de chômage naturel ou du taux de chômage statistique, dans le
modèle néo-radical le travailleur ne prend pas une décision du type « tout ou
165 C'est une conclusion que l'on peut évidemment critiquer. Ce qui semble le
plus pertinent dans le cycle d'affaires, ce n'est pas le point de retournement de
l'activité économique (le sommet), mais plutôt le point d'inflexion (le moment
où le taux de croissance diminue). Que la part des profits diminue avant le
sommet ne nous empêche pas de soutenir que cette baisse a été provoquée par
la baisse antérieure du taux de croissance. C'est cette dernière baisse qu'il se-
rait intéressant d'expliquer. Malheureusement, dans la réalité, il est assez diffi-
cile d'identifier sans équivoque les points d'inflexion ou de retournement d'un
cycle.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 195
rien » ; il réduit simplement son effort ou ses heures de travail effectives sur le
lieu de travail. 166 L'approche néo-radicale paraît la plus réaliste.
C'est une sortie peu réaliste dans les temps présents. 167
166 Là-dessus Michael Parkin se révèle être un vrai néo-radical. Lorsqu'il trai-
te des travailleurs en général, Parkin souligne la rationalité d'un choix « tout
ou rien » (travailleur ou chômeur) [1982, p. 118]. Mais lorsqu'il est question
d'une baisse de son propre salaire, Parkin note qu'il « cherchera à maximiser
son utilité en changeant la qualité ou la quantité de travail qu'il offre afin
d'égaliser la désutilité marginale du travail au salaire payé » [1982, p. 501].
167 Une troisième sortie, préambule à la seconde, est proposée dans un docu-
ment de politique [Bowles et al., 1984], comme on le verra en conclusion.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 196
De laquelle des trois théories présentées ci-dessus les chefs syndicaux de-
vraient-ils s'inspirer dans leurs revendications, plus spécifiquement lorsqu'il leur
arrive de négocier à une échelle quasi-nationale ? Je vais tout d'abord considérer
la question sous l'angle de la théorie du chômage. Il est clair que la théorie néo-
classique est intenable. Dans cette théorie, l'impact macroéconomique des syndi-
cats est inexistant si ceux-ci n'influencent pas à la hausse l'ensemble de la structu-
re salariale, et dans le cas contraire les syndicats sont alors la cause du chômage.
Les pressions syndicales en faveur de salaires réels ou de salaires minimums plus
élevés entraînent l'apparition d'un chômage de rigidité, tandis que les pressions en
faveur de programmes sociaux (l'assurance chômage) offrant une couverture plus
universelle et plus substantielle conduisent à un accroissement du chômage natu-
rel. Dans le cas où les syndicats n'ont pas d'impact macroéconomique, les écono-
mistes néoclassiques les rendent responsables des salaires anormalement bas exis-
tant dans les secteurs non syndiqués et conduisant à la segmentation du marché du
travail.
Il est d'ailleurs quelque peu ironique de constater que lorsque Bowles et al. ca-
ractérisent la théorie économique orthodoxe, il devient difficile de la différencier
de la théorie néo-radicale. Selon Bowles et al. [1984, p. 3-4], la logique de l'éco-
nomique dominante serait la suivante : il existe un manque de capital ; il faut donc
redistribuer le revenu des salaires vers les profits afin d'accroître l'épargne et per-
mettre l'investissement ; pour ce faire, il faut créer du chômage et conserver la
menace du sous-emploi afin d'aider les entreprises à bien contrôler la main-
d'oeuvre et hausser leur profitabilité. On notera la ressemblance avec le modèle à
long terme de Malinvaud [1982].
168 Il est vrai que les taux élevés d'absentéisme dans certaines industries (l'au-
tomobile, le service postal) pourraient ébranler cette croyance mais quelques
spécialistes concluent que la motivation au travail n'a pas diminué [Hedges,
1983].
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 199
ce commerciale induit par la hausse des revenus) ou vers les aspects techniques
(hausse du prix du pétrole, introduction difficile des innovations technologiques).
2. Le rôle de l'inflation
J'ai voulu illustrer, en quelques touches trop rapides, que la représentation des
chefs syndicaux par les diverses théories économiques n'était guère plus reluisante
que la confiance accordée par la population à ceux-ci. Dans les théories néoclas-
siques et néo-radicales, les revendications syndicales mènent au chômage. Dans la
théorie néo-radicale, bien qu'il puisse parfois y avoir des intérêts communs, capi-
talistes et travailleurs ont des relations conflictuelles [Reich et Devine, 1981,
p. 28]. 170 C'est par l'inflation que les syndicats réussissent à extorquer des gains
(temporaires) aux entreprises.
170 Les titres des différents articles néo-radicaux illustrent bien cette attention
portée aux aspects conflictuels : « Challenges to Capitalist Control », « Capi-
tal-Labor Conflict and the Productivity Slowdown », « Industrial Conflict and
its Implications for Productivity Growth ».
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 203
Keynes prônait l'euthanasie du rentier parce qu'il lui semblait que seuls les
rentiers pouvaient bénéficier d'une économie de sous-emploi. De fait, on constate
que chaque récession est accompagnée de taux d'intérêt réels qui surpassent le
taux de croissance de la productivité, seule rémunération des prêts qui pourrait
être jugée normale dans une économie équitable [Lavoie et Seccareccia, 1986]. Il
faut d'ailleurs souligner que les économistes néo-radicaux ne font aucune distinc-
tion entre entrepreneurs et rentiers, tous étant rassemblés sous le vocable général
de capitalistes. De plus, la question des taux d'intérêt élevés, réels ou monétaires,
n'est jamais abordée. C'est Malinvaud [1982], plutôt que les néo-radicaux, qui
propose un modèle où le taux d'intérêt réel élevé, favorable aux rentiers, réduit la
profitabilité des entreprises ainsi que l'emploi et le salaire réel des travailleurs.
Dans la théorie post-keynésiennes, les entrepreneurs et les travailleurs requièrent
un jeu coopératif. Il n'y a pas nécessairement arbitrage entre salaires et profits.
Ceci est bien évident en période de sous-emploi et de sous-utilisation des capaci-
tés de production. Il est alors possible d'accroître le salaire réel et les profits glo-
baux de l'économie. Mais même au plein emploi, l'introduction de nouvelles tech-
niques permet l'accroissement de la profitabilité et de la productivité (et donc du
salaire réel) pourvu que les travailleurs acceptent de collaborer. Ceci n'est cepen-
dant réaliste que si une politique d'expansion des marchés permet par ailleurs de
garantir le plein emploi.
Il est tout de même significatif de constater que lorsque Bowles et al. [1984]
sont contraints de proposer une alternative immédiate aux programmes d'austérité
prônés actuellement et depuis plusieurs années par les gouvernements et la majo-
rité des économistes orthodoxes, ils choisissent une relance par les salaires. Selon
eux, la hausse des salaires réels devrait exercer un double effet bénéfique. Du côté
de la demande, la hausse des salaires engendre une hausse de la consommation et
donc du taux d'utilisation de la capacité. C'est l'effet habituellement mentionné par
les post-keynésiens. À ceci les néo-radicaux ajoutent l'impact sur la productivité,
du côté de l'offre. Comme déjà mentionné, les néo-radicaux considèrent qu'une
hausse du pouvoir d'achat des travailleurs incite ceux-ci à déployer plus d'efforts
au travail. De plus Bowles et al. pensent que la hausse du taux d'utilisation de la
capacité accroît la productivité par l'élimination des entreprises peu efficaces, un
effet inspiré de la théorie néoclassique. Bowles et al. [1984, p. 9] reconnaissent
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 204
Si je dois tenter de conclure, je dirais que les chefs des grandes centrales syn-
dicales n'ont plus le choix. En continuant à s'appuyer sur une analyse conflictuelle
de l'économie, ils ne font que se déconsidérer davantage aux yeux de l'opinion
publique. Us syndicats, qui prétendent avoir réussi à persuader les politiciens de
procéder à des réformes sociales et maintenant que la récession semble quelque
peu chose du passé, devraient adopter une attitude conciliatrice, omettre l'inévita-
ble et sempiternelle rhétorique du rattrapage, et convaincre les gouvernements
qu'il est temps d'adopter une politique tripartite de plein emploi et de contrôle des
171 Ce paragraphe résulte d'une remarque faite lors du colloque par mon col-
lègue Mario Seccareccia. Ayant préfacé le texte de Bowles et al. [1984] dans
lequel ceux-ci prônaient la relance par les salaires, mon collègue s'était un peu
étonné de mes conclusions à propos de l'analyse néo-radicale de la crise. Ce
texte constitue une anomalie par rapport au reste de la production des néo-
radicaux. Bien qu'il soit clair que ceux-ci reconnaissent le rôle joué par la de-
mande, en particulier lors de la Grande Dépression de 1933, les néo-radicaux
attribuent la stagnation présente à des problèmes se situant du côté de l'offre.
Ceci est particulièrement évident dans la longue défense de leur livre Beyond
the Waste Land (1983). En particulier ils écrivent :
« Ceci ne signifie pas, bien sûr, qu'il n'existe aucune option pour la gauche
face à une crise de l'offre. Mais cela signifie que les options à considérer doi-
vent être considérablement plus radicales que celles capables de résoudre une
crise de la demande. Si plusieurs pendant la Grande Dépression prônaient une
résolution démocratique et égalitaire de la crise par la redistribution du pou-
voir d'achat pour obtenir un niveau de la demande plus élevé, une sortie de la
crise présente qui soit favorable aux forces progressistes requiert la redistribu-
tion du pouvoir lui-même » [Weisskopf et al., 1985, p. 261].
Par la suite, les trois auteurs néo-radicaux ne proposent aucunement une
hausse de salaire réel pour sortir de la stagnation. Au contraire, ils soulignent
que les politiques sociales -démocrates de relance par la demande (par les sa-
laires) poursuivies initialement par François Mitterrand en France n'ont pas
amélioré les conditions économiques [lbid., p. 273]. Je dois ajouter que lors de
la conférence d'été de l'Union for Radical Political Economics en 1986,
Weisskopf s'est explicitement objecté à une politique de relance par les salai-
res.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 205
revenus, tout en S'appuyant sur une théorie économique qui permette ce genre de
politique. 172
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1321-167.
172 C'est, si je les comprend bien, ce vers quoi tendent D. Bellemare et L. Pou-
lin Simon [1986, p. 380 et sv.]. L'équivalent, au niveau micro-économique, se-
rait l'adoption de négociations intégratives plutôt qu'adversariales.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 206
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La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 208
ANNEXE
Les dépenses publiques,
moteur ou frein de la croissance ?
Une évaluation de Keynes,
50 ans après la Théorie Générale *
Louis Gill **
I. INTRODUCTION
Quels que soient ces effets directs ou indirects des diverses dépenses publi-
ques improductives, celles-ci demeurent improductives. Leur renouvellement exi-
ge continuellement un nouvel apport de fonds venant de l'extérieur du secteur
public, de nouveaux prélèvements sur le secteur privé. Elles ne s'alimentent pas
d'elles-mêmes. Elles ne s'autofinancent pas. Le poids qu'elles font peser sur lui, le
capital privé tentera de le réduire en appelant d'abord à une diminution des impôts
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 210
sur les profits et à une hausse des impôts sur les salaires. 173 Un tel report du far-
deau ayant forcément des limites, le financement par déficit budgétaire est le
moyen qui reste si on veut dans l'immédiat éviter de grever davantage l'accumula-
tion privée. Mais l'endettement public qui en découle constitue lui-même un obs-
tacle pour le capital privé. D'abord parce qu'il doit assumer une part du finance-
ment de cet endettement par ses impôts actuels et futurs. Mais, même si tout ce
financement provenait des seuls impôts sur les salaires, l'endettement public cons-
tituerait toujours un obstacle pour le capital privé ; le secteur public venant
concurrencer le secteur privé pour l'obtention de fonds disponibles en quantité
limitée sur le marché des capitaux, la hausse des taux d'intérêts qui s'ensuivrait
imposerait un coût supplémentaire à l'entreprise privée et aurait en conséquence
un effet de découragement de l'investissement privé. 174
173 Les revenus de l'État ne se limitent évidemment pas aux seuls impôts sur
les salaires et les profits quoique ces impôts comptent pour la plus large part
de ces revenus. Il y a d'abord les impôts prélevés sur les autres catégories de
revenus tels les honoraires professionnels, les revenus d'intérêts, les dividen-
des et les gains de capital. Quoique regroupés dans les statistiques officielles
avec les impôts sur les salaires dans la catégorie « Impôt sur le revenu des par-
ticuliers », ces impôts se rattachent clairement à l'impôt sur les profits, les ca-
tégories de revenus dont il proviennent étant des revenus de capital au sens
large et non des revenus de travail salarié. Les revenus de l'État comprennent
aussi les revenus des taxes indirectes, des droits à l'importation, des autres
droits, permis et taxes, des cotisations à l'assurance-chômage et/ou aux régi-
mes d'assurance -santé, des transferts des sociétés d'État et des autres paliers
gouvernementaux. Mais les sources de ces revenus divers finissent toujours
par se réduire à l'équivalent de nouvelles taxes sur les salaires et les profits. Il
en est de même de l'autre source de revenus gouvernementaux que constituent
les emprunts nécessaires au financement des déficits. Ces emprunts sont rem-
boursés, intérêt et principal, à même les impôts des années à venir sur les sa-
laires et les profits.
174 Mécanisme connu sous le nom « d'effet d'éviction » (crowding out). Il va
sans dire qu'en période de stagnation, l'importance réelle d'un tel phénomène
sera sensiblement réduite en raison de l'existence d'une surabondance d'épar-
gne ne trouvant pas à s'investir de manière rentable.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 211
bliques. Mais la seule réduction des dépenses n'apporterait pas la solution recher-
chée par le capital privé. Au-delà des dépenses elles-mêmes, c'est avant tout leur
caractère improductif qui est pour lui la cible. Dans cette perspective, un ménage
complet s'impose auquel ne survivront que les activités méritant d'exister du point
de vue du capital, c'est-à-dire les activités rentables. Les termes de cette remise en
ordre : suppression des activités étatiques jugées superflues voire inutiles, rentabi-
lisation (via une tarification générale) des services maintenus publics ou privatisa-
tion pure et simple de ces services.
Pour tenter d'apporter une réponse à ces questions, il faut partir d'un fait. Si
l'intervention systématique de l'État a été instituée comme politique économique
générale, c'est qu'elle était vue comme le moyen de résoudre l'impasse dans la-
quelle se trouvait l'accumulation privée. Le point de départ se trouve donc dans
les difficultés chroniques de l'accumulation du capital, ses blocages périodiques
dans les crises et plus particulièrement dans la plus violente que le monde ait
connue de toute l'histoire, la crise de 1929 suivie par la longue dépression des
années '30.
Élaborée dans les années 1930 au plus profond de cette dépression, la théorie
de Keynes 175 , qui énonce les fondements de la politique économique de l'inter-
vention étatique, se fonde sur la prémisse suivante. L'économie capitaliste arrivée
à maturité ne peut réaliser d'elle-même, par la seule activité privée, le plein em-
ploi des ressources. Sans intervention de l'État, le plein emploi ne peut être atteint,
l'économie est vouée à la stagnation. L'action de l'État, envisagée de manière
permanente, est donc vue par Keynes comme le levier économique nécessaire
pour stimuler la marche au plein emploi par le biais de l'investissement privé qui,
grâce à l'intervention étatique, peut trouver le taux de rendement nécessaire à sa
mise en oeuvre. L'intervention de l'État, explique-t-il, « est le seul moyen possible
d'éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles et la
condition nécessaire d'un fructueux exercice de l'initiative privée. » 176
Les moyens keynésiens sont-ils aptes à réaliser les buts qu'on leur assigne ?
Pour qu'ils le soient, il faudrait qu'ils puissent résoudre le problème même qui est
à l'origine de leur utilisation, à savoir le blocage de l'accumulation privée. Pour
qu'elle soit productive, au sens capitaliste du terme, il faudrait que la dépense pu-
blique, moyen privilégié envisagé par la politique keynésienne pour relancer la
croissance, soit non pas productive en général, mais productive pour le capital,
productive de profit. L'objectif de la politique keynésienne est précisément d'en
arriver, par ce suppléant qu'est l'intervention étatique, à relancer l'activité privée
rentable. Mais quelle est du point de vue du capital et de son accumulation, l'inci-
dence effective de dépenses publiques qui, comme cela a déjà été établi, sont non
pas productives mais improductives ?
III. UN STIMULANT DE
LA « DEMANDE EFFECTIVE »,
MAIS UN POIDS POUR LE PROFIT
Supposons d'abord qu'elle n'est financée que par les impôts sur les profits. En
prélevant ces impôts, l'État empoche des sommes qui ne sont plus disponibles
pour l'accumulation privée. Pour l'État, ces sommes sont des revenus qu'il trans-
forme aussitôt en dépenses. Il achète du secteur privé des biens qu'il paie en re-
mettant à ce dernier les sommes qu'il a préalablement perçues sur lui en impôts.
L'État obtient ainsi, en quelque sorte « gratuitement », des biens qu'il offre par la
suite à la consommation publique, des biens qui par voie de conséquence ne se-
ront pas accumulés. Les fournisseurs de l'État, eux, reçoivent contre livraison de
leurs produits un revenu qui couvre leurs frais de production et leur assure un
profit. Ils touchent un profit garanti par l'État. Mais cela n'a été possible que parce
que l'État a préalablement puisé davantage dans les profits privés qu'il n'en remet
par la suite en profits (si garantis soient-ils) au secteur privé ? 179 La différence
entre les sommes perçues par l'État sur le secteur privé, et celles qu'il lui remet par
après en profits est du profit « consommé », du profit non accumulé, affecté à la
consommation publique, donc perdu pour l'accumulation privée.
Supposons maintenant que la production induite par l'État n'est financée que
par l'impôt sur les salaires. Les sommes ainsi prélevées par l'État sont l'équivalent
d'un profit supplémentaire réalisé au dépens des revenus des salariés, et appro-
priées par l'État. Elles sont affectées par lui à l'achat de biens produits à sa de-
mande par des fournisseurs privés. Pour eux, ici encore, une partie du montant
perçu sera du profit. Cependant, à la différence de la situation précédente qui sup-
posait que les impôts étaient prélevés sur les seuls profits, le profit touché ici par
les fournisseurs de l'État est pour le capital privé dans son ensemble un profit net,
un apport réel de nouveaux fonds accumulables, dont la provenance est l'impôt
sur les salaires. Du « profit » supplémentaire approprié par l'État via l'impôt sur
les salaires, une partie est donc remise au capital privé par l'intermédiaire de la
production induite par l'État et constitue un gain net pour lui, améliorant par le fait
même sa situation ; l'autre partie est tout simplement dépensée, transformée en
consommation publique.
179 De la somme totale versée par l'État à l'entreprise privée pour le paiement
des biens qui lui sont livrés une partie seulement est du profit, l'autre couvrant
les coûts de production.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 215
Doit-on en conclure que les dépenses publiques n'ont aucune aptitude à domi-
ner ou à tout le moins atténuer le cycle économique, à amorcer la relance d'une
activité frappée par la stagnation ? Par le seul fait d'être dépensées, n'impulsent-
elles pas une activité productive, ne mettent-elles pas des gens au travail, ne susci-
tent-elles pas des investissements qui à leur tour créent d'autres revenus dans un
enchaînement d'effets directs et indirects, comme le suggère la théorie keynésien-
ne du « multiplicateur » ?
Les dépenses publiques exercent indiscutablement un effet d'entraînement,
comme cela a d'ailleurs été souligné plus tôt. Mais reconnaître ce fait qui saute
aux yeux de tous ne dispense personne de s'interroger sur les effets réels et à plus
180 Si elle devait être strictement financée de cette manière, à savoir par l'im-
pôt sur les salaires, la dépense publique, du point de vue de ses effets sur la
production de profit rejoindrait quant au fond l'autre composante de la politi-
que keynésienne qu'est la réduction des salaires réels par le biais de l'inflation.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 216
V. OU SE TROUVE LE MOTEUR
DE LA PRODUCTION RENTABLE ?
La seule activité génératrice d'un profit global accru est celle qui proviendrait
de la relance de l'investissement privé 181 , de la création de nouvelles capacités
productives dont les produits seront destinés non pas à la consommation publique
non rentable, mais à la consommation privée rentable. Là se trouve l'épine dorsale
de l'activité en régime capitaliste et le but ultime de la politique keynésienne est
précisément d'en arriver par l'intervention étatique à rétablir les conditions néces-
saires à la rentabilité privée. Il faut reconnaître cependant que le rétablissement de
ces conditions n'a que peu à voir avec l'impulsion donnée par les dépenses publi-
ques. Il est à rechercher avant tout dans les conditions d'exploitation de la force de
travail, dans les mesures de « rationalisation », de « flexibilisation », d'extension
du travail occasionnel et à temps partiel, dans l'imposition de concessions, de gel
ou de réduction des salaires, dans la destruction des spécialités et l'introduction de
la polyvalence, en un mot dans la détérioration des conditions de travail en géné-
ral.
Les moyens keynésiens ont longtemps créé l'illusion d'avoir réussi à dominer
les fluctuations conjoncturelles indésirables, à assurer une croissance soutenue
débarrassée des crises. On a attribué notamment à leur efficacité la réalisation du
« boom » économique des années de l'après-guerre. Les lendemains de fête n'en
ont été que plus durs lorsque dès la fin des années 1960 on dût se rendre à l'évi-
dence que la machine économique s'était de nouveau enrayée et que les mécanis-
mes d'intervention keynésiens étaient impuissants à la faire redémarrer. Nom-
breux furent alors ceux qui durent déchanter. Parmi ceux-ci, le Conseil d'adminis-
tration du Fonds monétaire international (FMI), qui déclarait en 1980 :
« Les dirigeants politiques comme les économistes se sont vus obligés de re-
mettre en cause certains postulats dont la légitimité ne faisait pas de doute dans
les années 50 et 60. L'un des postulats fondamentaux concernait le recours à la
La dépense publique ne peut donc pas être vue comme venant « relayer » la
dépense privée lorsque cette dernière fait défaut par manque d'une rentabilité suf-
fisante. Les deux ne se « relayent » d'aucune manière, la seconde étant productive
de profit, alors que la première est consommatrice de profit. Tout au plus la dé-
pense publique peut-elle contribuer à impulser sa reprise. Mais cela n'est réalisé
qu'au prix d'une ponction sur l'accumulation privée et le fardeau qui en découle
devient d'autant plus lourd dès lors que l'investissement privé est de nouveau mis
en échec par une nouvelle baisse de la rentabilité. La dépense publique a permis
d'accroître la production, l'emploi, le revenu, mais n'a pas résolu le problème de la
rentabilité du capital. En continuant à s'accroître, elle fait peser sur lui un poids
toujours plus lourd.
Le poids dont il est question ici est évidemment un poids pour le capital et
pour lui seul. Mais dans la mesure où l'économie capitaliste est fondée sur le capi-
tal, que son activité est déterminée par les seuls besoins du capital, ce poids crois-
sant que fait peser sur lui l'extension des dépenses publiques apparaîtra comme un
poids réel pour la société comme telle. « En tant que société », nous dira-t-on,
« nous ne pouvons plus nous offrir un tel niveau de dépenses publiques. Nous n'en
avons plus les moyens. Nous devons couper dans les services ou faire payer pour
leur usage. Nous avons trop développé le secteur public. La société a vécu au-
dessus de ses moyens, etc... ». C'est là pure démagogie qui vise à présenter les
intérêts du capital comme étant ceux de la société tout entière. D'un point de vue
purement matériel, la capacité productive de l'économie est tout aussi capable
aujourd'hui qu'il y a dix ans de fournir la quantité de biens matériels qu'elle four-
nissait alors et d'en affecter une part au moins aussi grande à la consommation
publique, à l'éducation, à la santé, etc... On pourrait même plutôt penser qu'elle est
encore plus qu'avant en mesure de le faire au rythme où se poursuivent les inno-
vations technologiques susceptibles d'améliorer la productivité. Un retour en ar-
rière pourrait bien sûr être imposé à la société si elle avait été victime d'intenses
destructions pour cause de guerres ou de cataclysmes naturels. Mais une telle cho-
se n'a pas eu lieu. Et si jamais les capacités productives étaient aujourd'hui enta-
mées par rapport à ce qu'elles étaient il y a dix ans, cela ne serait attribuable qu'a
une chose : le fait que le capital les ait laissé dépérir, qu'il n'ait pas renouvelé les
capacités existantes et a fortiori qu'il n'en ait pas créé d'autres. Mais cela ne s'ex-
plique alors que par une chose : l'absence pour le capital des conditions de renta-
bilité nécessaires pour que de nouveaux investissements soient faits. Nous voilà
ramenés à la question de fond. Guidée par les besoins de la population et avec les
capacités productives matérielles dont elle dispose, la société est parfaitement en
mesure de maintenir, d'améliorer et d'extensionner les services publics dont elle
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 220
s'est dotée jusqu'ici. Ceux-ci sont pour elle un acquis à partir duquel progresser
davantage, et non pas un fardeau dont il faudrait qu'elle se soulage.
Guidé par ses propres besoins (exigence du profit) et non par ceux de la socié-
té, le capital, à qui la société est soumise, exige la réduction de ces services qui
constituent pour lui un poids. Comme condition de son propre accroissement, le
capital impose à la société un recul. Pour garantir leur profit privé, les détenteurs
de capitaux, soit la minorité de la population, visent les droits acquis de la popula-
tion tout entière.
Un fardeau croissant pour le capital peut être supporté tant que l'économie
trouve encore les moyens de croître, mais ce fardeau devient insoutenable lorsque
le ralentissement, voire la crise, survient. Les dépenses publiques ont donc permis
de retarder la crise, mais sans en éliminer les causes et en aggravant les consé-
quences futures, un peu comme une bombe à retardement qui grossirait avec le
temps. Elles ont joué un rôle analogue à celui que joue le crédit dans la production
capitaliste en général, permettant à celle-ci de dépasser se propres limites au prix
d'une aggravation ultérieure des problèmes qu'il donne l'illusion de pouvoir sur-
monter entre temps. Elles ont d'ailleurs largement joué ce rôle grâce au crédit lui-
même.
Le recours à l'emprunt a permis leur extension sans que ne soit alourdi pour le
capital privé le fardeau immédiat de leur financement. Un tel report à plus tard du
paiement de la note se fonde toujours sur la présomption d'une capacité future
meilleure de rencontrer les échéances. En principe donc, il ne devrait pas y avoir
de problème à condition que la production et le revenu augmentent au moins aussi
vite que la dette. Cela constitue la base de la théorie du budget équilibré non plus
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 221
année par année, mais sur une longue période, le financement par déficit budgétai-
re dans les années creuses devant fournir les moyens d'une relance qui permettrait
de dégager les excédents budgétaires compensatoires au cours des années suivan-
tes. Il y a là une symétrie agréable à postuler. Mais malheureusement pour la théo-
rie, la réalité parfois brutale viendra de nouveau rappeler que les « investisse-
ments » publics auxquels donnent lieu les dépenses de l'État ne paient pas pour
eux-mêmes, qu'ils sont financés par des emprunts « non garantis par des actifs ».
Cela saute aux yeux notamment pour les dépenses militaires. Dans leur cas, la
nature du capital fictif est évidente du fait qu'il s'agit d'un « investissement » dans
les armements, c'est-à-dire dans des produits destinés à être détruits. Inexistants
pour le système de production, on ne peut évidemment s'attendre à ce qu'ils fructi-
fient et paient pour eux-mêmes. Les revenus d'intérêt payés par l'État sur les titres
qu'il émet pour financer ses « investissements » militaires n'ont rien d'un revenu
du capital. Ils sont les revenus provenant de nouveaux impôts ou de nouveaux
emprunts. Ce qui est évident dans le cas des dépenses militaires est tout aussi vrai,
en dépit de l'apparence du contraire, dans le cas des autres dépenses publiques
improductives, y compris celles qui sont affectées à la construction d'hôpitaux, de
routes, d'écoles, etc... Du point de vue de la société et du point de vue de la pro-
duction en général, hôpitaux, routes, écoles, etc... sont, il va sans dire, des actifs
matériels précieux, indispensables et on ne saurait les voir autrement que comme
des actifs productifs. Du point de vue du capital, ce sont des actifs fictifs, impro-
ductifs. Ils ne rapportent pas. L'argent qui sert à les financer, à les reproduire et à
les extensionner ne vient pas de leur fructification comme ce serait le cas s'il
s'agissait d'un capital au sens strict du terme. Il vient du revenu perçu sur les salai-
res et les profits actuels et futurs. En d'autres termes les revenus d'intérêts versés
par l'État sur les emprunts qu'il contracte auprès de la population pour financer ses
dépenses improductives, quelles qu'elles soient, ne lui proviennent pas d'un capi-
tal qui aurait fructifié ; ils lui proviennent de nouveaux impôts prélevés sur cette
population ou de nouveaux emprunts réalisés auprès d'elle.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 222
Si donc les déficits budgétaires des années de base conjoncture doivent être
compensés par des surplus budgétaires des années ultérieures, celles-ci devront
être de véritables années de reprise générant des revenus (salaires et profits) suffi-
sants pour la compensation voulue. Étant improductives, les dépenses publiques
sont impuissantes à générer d'elles-mêmes ces sommes compensatoires. Si l'éco-
nomie, par contre, n'arrive pas à redémarrer et qu'on tente de résoudre ces diffi-
cultés de redémarrage par des dépenses publiques accrues, le poids n'en sera que
plus lourd sur le capital privé.
En admettant même que l'équilibre budgétaire en arrive à être atteint, sur une
période déterminée, les surplus réalisés en fin de période permettant de rembour-
ser les emprunts rendus nécessaires par les déficits de début de période, rien ne
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 223
Voilà autant d'éléments qui concourent à accroître une dette publique dont il
faut souligner par ailleurs qu'elle n'est qu'une des composantes de l'endettement
global, privé et public de l'économie. Au Canada, cet endettement atteignait les
860$ milliards en 1985, soit deux fois le Produit intérieur brut courant. Le gou-
vernement du Canada détenait 20% de cette dette (172 milliards) alors que les
sociétés privées en détenaient 26% (31% en 1981), soit un montant de 224$ mil-
liards. Le reste de la dette était détenu par les gouvernements provinciaux, locaux
et le secteur hospitalier (13%), les sociétés non financières publiques (9%) et les
ménages, hypothèques incluses (29%). 183
Le niveau énorme et sans cesse croissant de cet endettement global est l'indice
du caractère largement artificiel de la croissance de l'après-guerre propulsée par le
crédit, mais d'autant plus vulnérable qu'elle repose sur lui. Dans la situation de
léthargie économique générale qui caractérise la phase actuelle de l'économie
mondiale, une formidable quantité de fonds privés, obtenus par voie d'emprunts,
sont dirigés non vers la création de nouvelles capacités productives, mais vers de
183 Chiffres tirés de : ministère des Finances du Canada. Le plan financier, op.
cit., Annexe 5. La dette de 172 milliards $ du gouvernement du Canada est la
« dette non échue détenue par des tiers », c'est-à-dire, la somme des obliga-
tions négociables (émises sur les marchés intérieur et extérieur), des Bons du
trésor, des obligations d'épargne du Canada, somme dont on soustrait la valeur
des portefeuilles d'État.
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 224
La réduction de la dette publique est donc une nécessité pour le capital. L'un
des moyens de cette réduction est la hausse permanente des prix qui a pour effet
de diminuer systématiquement d'année en année la valeur réelle de la dette à rem-
bourser. La composante inflationniste de la politique keynésienne, en même
temps qu'elle favorise le taux de profit en diminuant les salaires réels, contribue à
réduire le poids des dépenses publiques sur l'accumulation privée.
Avec le changement de cap intervenu au niveau de la politique économique au
début des années 80, le bilan d'échec de la politique keynésienne ouvrant la voie
au monétarisme et à la « théorie de l'offre », les mêmes objectifs de rentabilisation
seront poursuivis désormais dans le cadre d'une politique qui désigne la lutte
contre l'inflation comme une priorité. En situation d'inflation réduite, la compres-
sion des salaires réels exige dorénavant une attaque directe contre les salaires,
laquelle passe nécessairement par une attaque contre les conditions d'emploi et de
La “Théorie générale” et le keynésianisme..” (1987) 225
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