Anthropologie Du Silence
Anthropologie Du Silence
Anthropologie Du Silence
2017 11:24
Thologiques Thologiques
Anthropologie du silence
David Le Breton
Silence !
Volume 7, numro 2, automne 1999
URI : id.erudit.org/iderudit/005014ar
DOI : 10.7202/005014ar
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dutilisation/]
Anthropologie du silence
David LE BRETON
Facult des Sciences sociales
Universit de Strasbourg II
1. Rumeur du silence
Le silence ne se confond pas avec labsence de sonorit, un
monde sans frmissement, tale, ou rien jamais ne se ferait entendre.
Le degr zro du son peut tre exprimentalement produit dans un
programme de dprivation sensorielle. Mais dans une chambre inso-
norise les battements du coeur, la circulation du sang, les mouve-
ments du transit intestinal prennent une ampleur inattendue. Le corps
parle de toute sa chair, lui si calme dordinaire, devient un univers
bruyant, effervescent, empli dune turbulence inquitante. Le silence
finalement, au sens littral, nexiste ni dans lhomme ni dans la nature.
Tout milieu rsonne de manifestations sonores particulires, mme si
elles sont espaces, tnues, touffes, lointaines, la limite de laudi-
ble. Les tendues dsertiques ou les hautes montagnes ne sont jamais
tout fait muettes, encore moins les forts ou les campagnes. Les
cours de monastres elles-mmes sont bruissantes de la cloche qui
sonne, des chants liturgiques ou des prires manant de lglise. Les
mouvements de lhomme dans lespace laissent la trace sonore de ses
pas, de ses gestes, de son souffle ; son immobilit mme nannule pas
sa respiration et les bruits de son corps. Toujours lexistence palpite et
fait entendre sa rumeur. Mme dans le calme du soir celui qui coute
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est une progression vers le bruit aprs des mois de paix intrieure. En
longeant les collines de la Bheri cet aprs-midi, je me suis rappel
limportance de ne pas trop parler, de ne pas bouger trop brusquement
aprs une semaine de retraite zen et de silence... Il est capital de nmer-
ger que progressivement de cette chrysalide, de faire scher ses ailes
encore humides dans le calme, au soleil, comme un papillon, pour viter
un dchirement psychique trop brutal (p. 321). Lespace nest pas uni-
quement fait de ce que lhomme voit, mais aussi de ce quil entend. Un
univers o rgne le silence ouvre une dimension particulire au sein du
monde. Aprs ces mois de silence, il importe de ne pas se hter, de mar-
cher lentement vers la valle, de se laisser porter par les heures sans les
prcipiter. Comme un plongeur des hauts fonds, le voyageur encore bai-
gn de silence marque des paliers pour ne pas tre heurt de plein fouet
par le vacarme venir de la vie sociale.
La recherche du silence traduit une volont dapaisement, de
recueillement, dimmersion dans un lieu propice. Il manifeste un gise-
ment moral dont le bruit seul est lennemi mortel, il signe une inter-
prtation par lindividu de ce quil entend, et une voie de repli sur soi
pour retrouver le contact avec le monde. Mais il requiert parfois
leffort de le trouver, de le dbusquer dans une dmarche volontaire.
Lautre soir, crit Thoreau, jtais dcid mettre un terme ce
vacarme futile, marcher dans diffrentes directions pour voir si on
ne pouvait pas trouver silence aux alentours... Je quittai le village
pour remonter en bateau la rivire jusquau lac de Fair Haven... La
rose en train de se dposer semblait filtrer, tamiser lair et je me sentis
apais par le calme infini. Voil quen quelque sorte je tenais le monde
par la peau du cou, le maintenant sous le courant de ses propres l-
ments jusqu ce quil se ft noy. Je le laissai ensuite partir avec le flot
comme un chien mort. Dimmenses espaces de silence stiraient de
tous cts, et mon tre spanouissait en proportion pour les remplir.
Ce nest quensuite que je pus pour la premire fois apprcier le bruit
et le trouver musical .5
2. Recueillement
Les lieux de culte ou les jardins publics, les cimetires, forment dans
les villes des enclaves de silence cernes par le bruit o il est loisible de
zaki marche avec un ami au coeur dune fort du Mont Athos sur le
chemin pav de Karys. Il semblait que nous tions entrs dans une
immense glise : la mer, des forts de chtaigniers, des montagnes et
par-dessus, en guise de coupole, le ciel ouvert. Je me suis tourn vers
mon ami Pourquoi ne parlons nous pas? , dis-je, voulant rompre le
silence qui commenait me peser . Nous parlons, rpondit
mon ami, en me touchant lgrement lpaule, nous parlons, mais la
langue des anges, le silence . Et brusquement, comme sil stait mis
en colre : Que veux-tu que nous disions? Que cest beau, que notre
coeur a des ailes et veut sen aller, que nous avons pris le chemin qui
mne au Paradis? Des mots, des mots! Tais-toi . 8 Le silence partag
est une figure de la complicit, il prolonge limmersion dans la srnit
de lespace. Le langage rintroduit la sparation quil cherche con-
jurer sans jamais y parvenir tout fait. Le recueillement butte contre
une parole qui le dissipe par lattention quelle provoque. Le dialogue
est alors arrachement au paysage, infidlit au genius loci, satisfaction
donne aux normes sociales et manire conventionnelle de se rassurer
ou de sortir de son isolement merveill. Lmotion se perd dans le
mouvement o elle snonce. La suite naturelle de la contemplation
serait le silence, crit Brice Parain. Sous le coup de cette puissance
gigantesque, qui mattire et meffraie la fois, il me faudrait quelque
temps pour men dlivrer, pour ne plus me sentir cras, vaincu, fas-
cin ... Les mots que je pourrais prononcer me paratraient une mau-
vaise revanche, mme sils taient pour admirer ou rvrer. 9 Le
sentiment dalliance avec le cosmos, de dissolution de toutes limites
relve dun sacr intime la merci du moindre bavardage. Il faut
savoir se taire pour ne pas briser le vase infiniment fragile du temps.
dlicatesse dun silence et dune paix si ultimes et si saints que tout sur
terre et jusquaux confins les plus loigns de la remmoration y sem-
ble suspendu la perfection comme dans le miroir des eaux : et je res-
sens que si dans une quitude entire je peux parvenir ne pas
troubler ce silence, comme en mastreignant ne pas toucher seule-
ment cette plaine des eaux, je peux tout vous dire au royaume de
Dieu, quoique ce soit que lenvie me vienne de vous dire, et quoique
ce soit, vous ne pourrez pas vous empcher de le comprendre.10 Le
recueillement est lune des modalits que le silence prodigue ceux
qui stablissent un moment en lui. Retour sur soi, capacit de se lais-
ser envahir par le paysage ou la solennit des lieux.
Le silence est alors un baume qui gurit de la sparation avec le
monde, avec les autres, avec soi : il restaure symboliquement lunit per-
due que la rsurgence du bruit anantit moins davoir la force de faire
le silence en soi en dpit des rumeurs avoisinantes. Il laisse lhomme la
possibilit de se laisser envahir par la solennit des lieux, port par le fr-
missement de latmosphre. Il semblait que la matine se ft fixe, le
soleil arrt pour un instant incalculable, crit Camus. Dans cette lumire
et ce silence, des annes de fureur et de bruit fondaient lentement. Jcou-
tais en moi un bruit presque oubli, comme si mon coeur, arrt depuis
longtemps, se remettait doucement battre . Le silence met le monde en
suspens, il maintient linitiative de lhomme en le laissant respirer dans le
calme dun souffle que rien ne presse. Il est retrouvailles avec le sens, il
restaure le sentiment de la prsence au monde.
3. La peur du silence
Lcrivain J. Abbey sinstalle dans un dsert de lOuest amricain.
Seul dans le silence, je comprends un instant leffroi que beaucoup
prouvent en prsence du dsert primordial, la peur inconsciente qui les
pousse domestiquer, altrer ou dtruire ce quils ne peuvent pas com-
prendre, rduire le sauvage et le prhumain des dimensions humai-
nes. Tout plutt que daffronter directement le prhumain, lautre
monde qui neffraie pas par le danger ni lhostilit, mais par quelque
chose de pire : son implacable indiffrence .11 Lhomme est guett par
10. J. AGEE, W. EVANS, Louons maintenant les grands hommes, Paris, Plon,
1972, p. 67.
11. J. ABBEY, Dsert solitaire, Paris, Payot, 1997, p. 273-274.
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le silence, il se sent captif, saisi par une forme immatrielle qui pse sur
ses paroles ou ses gestes et rfrne son action. Souvent le silence appelle
linquitude car il ouvre une mtaphysique du lieu ou de la prsence de
lautre. Il y a une sorte dcoute du silence, un oeil invisible qui renvoit
une intriorit exigeante. Si certains individus stablissent en lui
comme en un refuge et y trouvent un lieu propice un retour sur soi,
dautres sen effraient et nont de cesse de sen dfendre.12 Do pro-
vient linquitante tranget qui mane du silence, de la solitude, de
lobscurit?, sinterroge Freud... Nous ne pouvons rien dire, si ce nest
que ce sont l vraiment les lments auxquels se rattache langoisse
infantile qui jamais ne disparat tout entire chez la plupart des
hommes .13 Otto, de manire proche, observe que lart occidental ne
dispose que de deux moyens, lun et lautre ngatif, pour faire rfrence
au numineux : le silence et lobscurit.14
12. Sur la peur du silence dans les conversations, le fait qu un ange passe
et sur les diffrences de rgimes culturels de parole et de silence dans lchange
avec autrui, voir D. LE BRETON, Du silence.
13. S. FREUD, Linquitante tranget, Essai de psychanalyse applique,
Paris, Gallimard, 1971, p. 202 et 210.
14. R. OTTO, Le sacr, Paris, Payot, 1969, p. 107.
15. Ibid., p. 28.
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16. R. M. RILKE, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, Paris, Seuil, p. 12-13.
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4. Lexorcisme du bruit
Ceux qui craignent le silence demeurent lafft dun son qui
humaniserait les lieux, ils sinquitent de parler comme si leur parole
allait mettre en branle des forces obscures prtes fondre sur eux.
Dautres, pour chapper langoisse, se lancent dans des actions
bruyantes, crient ou sifflent, saccompagnent dune radio ou dun
magntophone. Leur manifestation ostentatoire efface une situation
insupportable. En restaurant lempire du bruit, ils cherchent rtablir
les droits dune humanit en suspens, ils retrouvent leurs assises identi-
taires un moment branles par labsence de tout repre sonore identi-
fiable. Le bruit exerce en effet une fonction scurisante en dispensant
des signes tangibles dexistence, en tmoignant de la turbulence sans fin
dun monde toujours prsent. Il donne prise, surtout si on en est soi-
mme le matre, l o le silence linverse est insaisissable et dpasse
linfini lindividu. La radio ou la tlvision peuplent la maison, et res-
tent parfois en marche comme simple bruit de fond conjurant la soli-
tude, le silence, le deuil, le vide dune existence sur le fil du rasoir. Le
bruit humanise les lieux, les rend retentissants de la prsence des autres.
Oppos au silence, le bruit a souvent une fonction propitiatoire
dans les usages traditionnels, et mme encore aujourdhui lors de cer-
taines transitions sociales. Les conduites de vacarme ont longtemps
accompagn les noces de maintes rgions europennes. La pratique
subsiste avec le cortge de voitures qui traverse ville ou campagne
grand renfort de klaxon. F. Zonabend21 dcrit les noces Minot, dans
le Chtillonnais, en insistant sur le tapage rituel qui jalonne la crmo-
nie. Bruits et cris au fil du parcours, appels des enfants, cloches, coups
de fusil, klaxon, etc. Ponctu de rires, dacclamations, de cris, de chan-
sons, etc. le repas de noces dure des heures. Les habitants de Minot
stonnent quaujourdhui des noces soient parfois silencieuses : Les
gens ne savent plus samuser, il y a des noces maintenant, on nentend
rien . La suspicion pse sur ces mariages : conflits entre les parents,
conduite inconvenante de la marie? Ce sont l en principe, selon F.
On peut aussi fuir le silence comme la peste dans une qute pas-
sionne de saturation auditive. Le bruit revt alors une signification
propice pour lindividu ou le groupe, il construit un paravent permet-
tant le retrait hors du monde et la prvention de contacts non dsirs.
La culture du baladeur pousse son terme ce souci de sisoler dans la
continuit dune sonorit inlassable qui rend simultanment encore
plus intolrable toute confrontation ultrieure au silence. Rien nest
plus vulnrable que le silence, sil en demeure quelques nappes ici et
5. Modernit
RSUM
Le silence essentiel lcoute nouvelle. Hors du bruit, du grondement dune
civilisation moderne, du tintamarre quotidien, il est un chemin vers lcoute
dune humanit tapie au fond de ltre. Silence solitaire, silence partag,
silence lourd de sens, contresens de ce qui voudrait nous loigner de nous-
mmes. Des mots lire en silence pour se redonner des espaces o mieux se
dire se conjugue avec mieux se taire.
ABSTRACT
Essential silence to a new listening. Outside the noise, the rumbling of a
modern civilization, the daily uproar, there exists a path leading to the
listening of humanity snuggled deep down in every being. A solitary silence,
a shared silence, a silence loaded with meaning which takes us in the
opposite direction from that which pulls us apart. Words to be read in
silence in order to restore spaces where a better communication goes hand
in hand with being more silent.