Ida Met - La Commune de Cronstadt
Ida Met - La Commune de Cronstadt
Ida Met - La Commune de Cronstadt
Avant-propos et introduction
Daprs ldition nB-87 de la revue Spartacus
Dcembre 1977
Les militants ouvriers en Occident avaient une confiance absolue dans le gouvernement bolcheviste
qui venait de diriger un effort immense des travailleurs dans la lutte contre la raction fodalo-bourgeoise
et qui personnifiait, leurs yeux, la rvolution mme.
Les esprits se refusaient croire que ce mme gouvernement ft capable de rprimer avec cruaut
une insurrection rvolutionnaire. C'est pourquoi les bolcheviks purent sans peine taxer ce mouvement
de ractionnaire et le dnoncer comme tant organis et soutenu par les bourgeoisies russe et
europenne:
Une insurrection des gnraux blancs ayant leur tte lex-gnral Kozlovsky, criaient les journaux
russes de lpoque, tandis que les marins de Cronstadt radiodiffusaient l'appel suivant adress au monde
entier: Camarades ouvriers, soldats rouges et marins. Nous sommes pour le pouvoir des Soviets et
non pour celui des partis, nous sommes pour la reprsentation libre des travailleurs. Camarades, on
vous trompe! A Cronstadt, tout le pouvoir est exclusivement entre les mains des marins rvolutionnaires,
des soldats rouges et des ouvriers, et non dans celles des gardes-blancs avec un quelconque gnral
Kozlovsky la tte, comme vous l'assure la radio de Moscou.
Telles taient les interprtations opposes des marins de Cronstadt et du gouvernement du Kremlin.
Soucieux de servir par une analyse objective des vnements historiques, les intrts vitaux du mouvement
ouvrier, nous nous proposons d'examiner ces thses opposes la lumire des faits et documents,
ainsi que sous l'angle des vnements qui suivirent presque immdiatement l'crasement de Cronstadt.
Les travailleurs du monde entier nous jugeront, radiodiffusaient les Cronstadiens, et le sang des
innocents retombera sur les ttes de ceux qui se sont enivrs de pouvoir. Etait-ce une prophtie?
Nous joignons cette prface une liste des militants communistes ayant pris une part active la
rpression de l'insurrection. Les lecteurs verront quelle fut leur destine.
Zinoviev, dictateur omnipotent de Ptrograd, ayant inspir la lutte implacable contre les grvistes et
les marins. Fusill.
Dybenko, ancien matelot, fut, avant Octobre, un des organisateurs de la Centrale de la flotte Baltique,
joua un rle particulirement actif dans l'crasement militaire de Cronstadt. Vers 1938 tait encore com-
mandant de la garnison de la lgion de Ptrograd. Fusill.
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Kouzmine, commissaire de la flotte Baltique. Destin inconnu, on n'en a plus jamais parl.
Kalinine est rest au pouvoir nominalement, comme prsident fantoche. Mort de mort naturelle.
Poutna, dcor pour sa participation l'crasement militaire de Cronstadt, plus tard attach militaire
Londres. Fusill.
Dlgus au Xme Congrs du Parti communiste, venus se battre contre les Cronstadiens:
Zatonsky, destitu et disparu. Vorochilov, a encore jou un certain rle durant la guerre 1941-45.
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La question se pose troublante: Depuis quand la Russie a-t-elle acquis cet apptit de domination?
Existait-il dj sous Lnine? ou est-ce une caractristique de la phase stalinienne de la dictature
bolcheviste? Et chaque fois que l'on cherche prciser le point de dpart de cette orientation nouvelle de
la Russie, on se souvient avec raison de Cronstadt. L'insurrection des marins de 1921 est, en effet, la
limite de deux poques: d'une part, elle parachve la phase spontane, populaire, la phase d'espoir de la
rvolution; d'autre part, elle amorce tout ce qui a t fait depuis, tout ce qui a t impos.
Le gnie populaire s'est exprim avec force dans les rsolutions des insurgs qui ont pos, entre
autres revendications politiques, deux questions primordiales, pierres de touche d'une apprciation ob-
jective de la Russie actuelle et de toute tentative future visant viter un rgime totalitaire. Ces deux
questions: Peut-on construire un socialisme sans libert? et: La fin justifie-t-elle les moyens? ont, en
d'hroques combats, reu rponse ngative. C'est pourquoi la cause des insurgs reste inoubliable.
Et nous qui avons vu la tragique application du principe corrupteur: la fin justifie les moyens, dans
l'Allemagne hitlrienne et dans la Russie stalinienne, nous ne pouvons plus ignorer cet vnement comme
nous ne pouvons pat non plus laisser sans rponse les deux grandes questions poses par les marins
rvolutionnaires de Cronstadt,
Cette tude sur Cronstadt a t crite avant la guerre, du vivant de Trotski. Le considrant comme
l'unique reprsentant autoris du bolchevisme, nous tenions, dans un but d'claircissement historique,
lui poser diverses questions concernant la tragdie cronstadienne. Malgr sa mort tragique, nous ne
voulons pas modifier ce texte, persuad que les questions poses sont toujours valables. Si par hasard,
ce texte tombait un jour entre les mains de quelques vieux bolcheviks encore vivants en Russie, nous les
prions de considrer que c'est eux que nous pensions en reposant ces problmes.
Ida METT
Octobre 1948
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PREFACE DE 1970
Le prsent ouvrage concernant l'insurrection de Cronstadt en 1921 fut crit Paris l'poque des
fameux procs de Moscou nous reportant au dbut des annes 1930-1940, la veille de la seconde
guerre mondiale. Il devait tre publi par un groupe de syndicalistes franais, qui ditaient une revue
mensuelle paraissant encore actuellement sous le titre de La Rvolution Proltarienne. A cette poque,
un des membres les plus anciens et les plus respects de ce groupe, tait Pierre Monatte, qui fut, en son
temps, un des militants les plus connus de la vieille Confdration Gnrale du Travail, cre ds 1898.
Or, voil que Pierre Monatte, qui avait connu Lon Trotsky l'poque de la premire guerre mondiale et
qui avait entretenu avec lui d'amicales relations, estima que l'auteur de l'ouvrage concernant l'insurrection
de Cronstadt dveloppait une polmique trop pre contre Trostky.
Celui-ci, ce moment, avait t forc d'migrer, au-del des frontires de l'URSS, il tait perscut
non seulement par Staline, mais aussi par la bourgeoisie de nombreux pays. C'est d'ailleurs ce mo-
ment que Trotsky parla de vivre sur une plante sans visa. En ralit, beaucoup de pays subissant la
pression de la diplomatie stalinienne, refusaient l'un aprs l'autre le droit d'asile Trotsky. Mais l'auteur
de l'ouvrage en question n'avait pas estim et n'estime toujours pas que Lon Trotsky soit la personne
principalement responsable de l'anantissement de Cronstadt. Comme le montre le texte ci-dessous,
cette responsabilit incombe principalement Lnine, sans la volont et l'insistance duquel aucune
dcision responsable n'tait adopte.
Mais au moment o le texte de la brochure fut crit, Lnine ne vivait dj plus. Quant Trotsky, il se
trouvait l'tranger; les publications qu'il dirigeait et influenait, se chargrent d'une tche ingrate et
manquant de grandeur, consistant justifier l'crasement sanglant du soulvement.
Voil pourquoi, il semblait que la polmique ne se dirigeait que contre Trotsky et les trotskystes. Mais
quoi qu'il en soit, le groupe La Rvolution Proltarienne refusa d'diter le manuscrit qui avait t prpar
pour lui, et qui fut prserv par miracle durant la guerre; il fut publi en langue franaise pour la premire
fois en 1948, par les Cahiers Spartacus, sous le titre de La Commune de Cronstadt.
Entre l'dition franaise et italienne du prsent ouvrage, il s'est coul environ quinze ans. Ils ont t
marqus par la disparition de la personne de Staline et la divulgation, devant le monde entier de ses
actes tyranniques et sanglants. La gnration des jeunes Sovitiques, qui est apparue dans l'arne de
l'histoire aprs cette disparition, conclut que leurs pres, en se soumettant volontairement ou
involontairement au rgime de la dictature totalitaire, au lieu d'difier le socialisme, ont bti une socit
extrmement diversifie et hirarchise et manquant extrmement d'esprit galitaire. Mais il est moins
sr que cette mme jeune gnration ait russi comprendre convenablement, que la socit post-
stalinienne puisse, ne fusse que partiellement, s'amender sous l'effet de la pousse de la base. En effet,
en ce qui concerne d'une part le proltariat, l'tatisation complte des syndicats ouvriers ralise sous
les instances et sous la direction de Lnine et de Trotsky, a rendu le contrle de la base impossible;
d'autre part, les kolkhoses furent conus ds le dbut mme de leur existence sur la base d'une exploi-
tation impitoyable des paysans. Leur subordination inconditionnelle l'Etat et au parti dominant, rendent
impossible toute rsistance cohrente sur le plan politique et conomique de la paysannerie au travail.
Quant l'intelligentsia, pour qu'elle puisse exercer un rle de catalyseur, comme ce fut le cas des
intellectuels d'avant la rvolution, il lui faut tout d'abord rejeter l'ide mme de la subordination de la
pense aux injonctions du parti et de l'Etat. Cette conception s'est insre dans les fondements mmes
de la socit faonne par cinquante ans de dictature totalitaire. Les intellectuels qui dclarent du haut
de leurs tribunes, et jusque dans la posie, que 1937 ne se reproduira plus (ce fut l'anne de l'apoge de
la terreur stalinienne) devraient aussi faire en sorte que, dans le domaine de la rflexion il ne puisse y
avoir de retour ce terrible pass. Sans cela, toutes leurs dclamations se montreront vaines et striles.
La mort du dictateur a permis la proclamation devant le monde entier de ses crimes. Cette dnonciation
ne suffit pas satisfaire nos sentiments de justice historique relle. Ce n'est pas elle qui donnera la
socit post-stalinienne la possibilit de se renouveler. Les moyens qui rendraient possible un proces-
sus d'assainissement n'existent pas au moment prsent. Modifier l'tat des choses ncessite de nouveaux
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efforts pour crer des organes de reconstitution et de lutte. C'est sans doute cela que considraient
comme ncessaire, il y a cinquante de cela, les marins de Cronstadt, quand ils voulaient rendre aux
Conseils de ceux d'en-bas leurs forces de crativit. Mais qui pourrait bien, l'instant prsent, relever le
drapeau de cette lutte indispensable?
Certains symptmes permettent d'estimer que ce rle pourrait tre le destin des jeunes milieux du
proltariat; parmi eux, se situent, par la force des choses, de nombreux proltaires intellectuels; mais
ds prsent, on peut affirmer que cette lutte sera longue, rude et beaucoup plus difficile que ce qu'elle
aurait pu reprsenter la fin de la guerre civile. Il est problable que la Russie et le monde devront payer
cher le fait d'avoir suivi la voie errone sur laquelle Lnine lana autrefois la rvolution russe.
Aussi, quand maintenant nous voyons les obstacles franchir pour faire connatre nos tentatives au
sein de la jeunesse de l'URSS, nous nous rendons compte de la difficult de la tche. Nous savons que
jusqu' prsent seules des uvres infmes et mensongres ont t autorises dcrire l'insurrection
de Cronstadt; nous songeons la nouvelle de Nicolas Tchoukovsky, intitule La Prison Maritime, aux
procs en cours d'instruction ou la pice de thtre d'Alexandre Stein intitule Entre deux averses;
pourtant 50 ans se sont couls depuis l'poque du soulvement. N'est-il pas temps d'arrter la propa-
gation des mensonges rpugnants destins dcrier les marins rvolutionnaires et excuser leurs
massacreurs? N'est-il pas temps que la jeunesse de l'URSS finisse par apprendre ce que les marins
cherchaient obtenir pour le pays tout entier et non pour eux seulement. Il faut qu'un demi-sicle plus
tard, il soit devenu possible de comprendre qui avait raison, des marins ou du parti communiste russe,
Lnine en tte, dans leur choix de l'itinraire de la rvolution.
Alors que voulaient donc les marins de Cronstadt? Leurs revendications n'ont-elles pas un aspect
d'actualit, mme aujourd'hui non seulement pour l'URSS mais aussi pour tous les pays o s'est
consolide la dictature d'un parti unique? Voyons un peu ce que cherchaient acqurir les travailleurs
tchcoslovaques en 1968. Ils ont lutt contre la dictature du parti unique, qui, inxorablement ouvre la
voie au bureaucratisme et l'absence de contrle de la part des masses populaires. Cela tait dj
apparu clairement ceux de Cronstadt en 1921. Cela tait dj vrai lors du quatrime anniversaire de la
dictature du parti unique; ils s'efforaient d'apporter des rectifications cette anomalie. Aprs 20 ans de
dictature d'un parti unique, les travailleurs de Tchcoslovaquie ont compris que la libert de pense et de
parole sont indispensables pour pouvoir appliquer la dmocratie dans le domaine pratique; cette reven-
dication, ils la dfendent avec leurs moyens propres. Les marins de Cronstadt avaient dj compris
cela, cinquante ans auparavant. Ils ont us de cette notion avec une grande prudence; ils exigeaient la
libert de parole et de pense seulement pour les travailleurs, redoutant que ces revendications ne
soient utilises par certains lments de la socit non travailleurs, qui avaient t vaincus peu de temps
auparavant. Mritaient-ils de voir jeter sur eux l'anathme cause de cette revendication, non seulement
lgitime, mais indispensable? Ce fut pourtant le motif invoqu pour les qualifier de rebelles et pour diriger
contre eux les forces de l'arme rouge.
Oui, il y a cinquante ans de cela, les marins de Cronstadt, issus pour la plupart de la classe paysanne
au travail, revendiquaient pour les paysans, le droit de cultiver leurs terres sans avoir recours au travail
salari. La collectivisation des villages, ralise la faon des staliniens sous la contrainte, abattant des
millions de victimes, dtruisant des traditions sociales paysannes sculaires, installant un rgime niant
tout droit la paysannerie prouve que l'instinct social des Cronstadiens leur faisait pressentir les malheurs
venir. Avec une foi naive ils songeaient dfendre leur classe en la protgeant de leurs poitrines, ils se
sont lancs dans la lutte. Leurs exigences sont encore d'actualit prsent. Il viendra un temps o la
dictature de la bureaucratie du parti s'croulera. Toutes les revendications des marins de Cronstadt
reviendront l'ordre du jour. Voil pourquoi il est important que la jeunesse de l'URSS apprenne pourquoi
ont lutt et ont pri hroquement les marins rvolutionnaires de Cronstadt.
Ida METT.
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La Commune de Cronstadt, crpuscule sanglant des soviets
Premire partie
Daprs ldition nB-87 de la revue Spartacus
Dcembre 1977
La premire mutinerie des marins sans caractre politique bien dtermin, mais au potentiel
rvolutionnaire certain, eut lieu les 3 et 4 novembre 1904 Sbastopol. La rvolte eut pour cause immdiate
l'interdiction faite aux marins de quitter la cour des casernes sans autorisation spciale et consista en
l'attaque des casernes de la flotte, du btiment du tribunal maritime militaire et des logements des officiers.
Les mutins furent rprims par quelques coups de canon du cuirass Pamiat Merkouria. 36 d'entre eux
passrent devant le tribunal maritime militaire du port de Sbastopol le 5 janvier 1905 et furent condamns
des peines trs graves de travaux forcs et de bataillon disciplinaire.
Cette rvolte inaugurait, pour ainsi dire, le chapitre rvolutionnaire de lhistoire de la flotte de la Mer
Noire.
L'anne 1905, (et mme 1906, alors que la vague rvolutionnaire commenait dj dcrotre) est
fconde en rvoltes dans la marine. 1905 vit la flotte de la Mer Noire plus agite, tandis qu'en 1906, la
flotte Baltique fit preuve d'une plus grande activit.
Dans la Mer Noire, l'poque de l'insurrection proprement dite commence par la rvolte du cuirass
Potemkine Tavritcheski le 27 juin 1905; le 30 juin 1905, il est soutenu par l'quipage du cuirass Gueorgui
Pobiedonossiets, le 2 juillet c'est le navire cole Prout qui s'insurge. Le Potemkine Tavritcheski se rend
onze jours aprs dans un port roumain Constanza; le Gueorgui Pobiedonossiets ne reste qu'un jour en
tat d'insurrection et le Prout trois jours.
Au cours de la priode qui va de juillet octobre 1905 le gouvernement opre des arrestations en
masse; rien qu' Sbastopol 1.000 marins furent arrts au mois de juillet.
Les marins ne semblent pas se laisser abattre par ces mesures. En octobre 1905, se produit la
rvolte des quipages de Cronstadt; le 25 novembre clate l'immense soulvement de Sbastopol auquel
prennent part onze btiments de guerre; ces vnements relvent rapidement le moral de la flotte. Ce
mouvement est rprim avec une frocit inoue. Et pourtant la flotte ne se soumet pas; l'initiative de
l'insurrection passe la flotte Baltique: rien que pour le mois de juillet 1906, on compte trois soulvements:
Sveaborg, o la rvolte s'tend toutes les les - mme celle o est situe la forteresse -, au camp
d'artillerie et la compagnie de la flotte; Helsingfors, Cronstadt (second mouvement) et Reval sur
le cuirass Pamiat Azova.
Quelles sont Ies causes de ces troubles prolongs? Il semble qu'en plus des conditions d'ordre
politique et conomique propres la Russie de l'poque, il y eut des conditions spciales la marine
russe, il faut tout d'abord noter la discipline svre en mme temps que capricieuse et draisonnable:
les officiers ne considraient nullement le matelot comme un tre humain. Le marin ne connaissait pas
ses droits exacts ni ce qui lui tait interdit. Tout dpendait de l'humeur des officiers. Or, le niveau moral
des officiers de la marine, recruts exclusivement parmi la noblesse non intellectuallise (1) tait trs
(1) La classe intellectuelle se forma galement en grande partie de la noblesse la plus pauvre souvent mme entirement
dpossde mais s'enrichit ds la fin au XIXme sicle de l'apport des enfants du peuple.
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bas. Ainsi citait-on dans la presse de l'poque le fait suivant: un officier rencontre Cronstadt une jeune
recrue et lui demande: Me connais-tu?. Oui, Votre Excellence, rpond le matelot. Quel est mon
nom?, continue l'officier. Tu ne connais pas mon nom?. Non, Votre Excellence rpond le matelot.
Dans ce cas je vais me prsenter, et il frappe le matelot la figure d'un coup de poing. Le fait cit tait
pour ainsi dire normal; la vie du marin dpendait du bon gr des officiers. Ceux-ci, malgr le rglement
qui ordonnait de respecter la dignit humaine des subordonns, continuaient appliquer les punitions
corporelles les plus atroces. Des matelots du cuirasse Potemkine racontaient en Roumanie Christian
Rakovski que certains d'entre eux avaient le tympan dchir par suite des coups reus.
Cependant on recrutait pour la flotte, cause des ncessits techniques, des ouvriers qualifis dj
trs touchs par la propagande rvolutionnaire. Ce fait, ainsi que l'esprit gnral du pays, joua un rle
prpondrant dans les rvoltes de la marine, et se traduisit, chez le jeune proltariat, par la prise de
conscience de sa dignit et de sa valeur sociale. La grossiret, la frocit et la stupidit du commandement
ne faisaient que jeter de l'huile sur le feu. L'hostilit envers les officiers allait grandissant, trouvant son
aliment dans leur conduite arrogante.
Un exemple en est l'ordre 184 du 29 avril 1905 de l'amiral Tchoukhnine, commandant en chef de la
flotte de la Mer Noire; il fut, sous peine d'emprisonnement, interdit aux matelots de passer sur deux
boulevards, des avenues et une rue de Sbastopol. Quelques jours aprs la promulgation de cet ordre,
un groupe de matelots mutils, de retour de Port-Arthur, se promenait sur le boulevard Istoritcheski o se
trouvait le monument aux morts du sige de Sbastopol (1855). Ils rencontrrent un officier qui leur fit
grossirement remarquer que ce boulevard tait interdit aux nijni tchiny (militaires non grads), c'est-
dire, aux matelots et aux soldats. Un matelot lui rpliqua: N'avons-nous pas droit, Votre Excellence,
de marcher sur la terre pour laquelle nous avons verser notre sang?. A cette question, l'officier rpondit
par quelques gifles... De pareils faits taient frquents et creusaient chaque jour davantage l'abme
sparant les matelots des officiers.
A mesure que les officiers, excits par l'esprit de dsobissance toujours plus accus, devenaient
plus froces, les matelots par contre, toujours plus clairs par la propagande rvolutionnaire, gagnaient
en fermet. Le matelot Reznitchenko du cuirass Potemkine raconte dans ses souvenirs qu'un jour, au
cours d'une runion de matelots, une massovka (ainsi sappelaient, dans la Russie de l'poque, les
meetings illgaux), une patrouille conduite par un officier vint les arrter. Un des matelots demanda alors
l'officier: Que dsirez-vous, Votre Excellence?. Je vous ordonne de vous disperser, rpondit
l'officier. Mais, Votre Excellence, nous ne faisons ici rien de criminel, rpliqua le matelot. L'officier
insista: Dispersez-vous ou j'ordonne de tirer. Le mme matelot lui dit alors: Ordonnez, mais personne
ne vous obira; si je suis ici aujourd'hui, je serai peut-tre demain dans une patrouille sous vos ordres et
si comme vous le faites aujourd'hui, vous m'ordonnez de tirer sur mes camarades, je tirerai sur vous le
premier. L'officier s'en alla avec la patrouille, sans mot dire.
Il faut d'ailleurs remarquer qu'entre ces deux groupes opposs, la primaut morale et culturelle
appartenait aux matelots. Tandis que les officiers menaient une vie mondaine et dbauche, les mate-
lots toujours plus curieux s'intressaient aux questions politiques, morales et culturelles. Ainsi se formaient
de vritables hros qui savaient mourir pour leur classe. Il suffit pour s'en rendre compte de citer la
dernire lettre crite par le marin Matiouchenko qui avait dirig la rvolte du Potemkine: Aujourd'hui la
sentence va tre excute; je meurs avec fiert pour la vrit comme il sied un rvolutionnaire. Adieu!
Matiouchenko n'tait pas une exception; le peuple russe produisait quantit de proltaires de cette trempe.
Ainsi le matelot Petrov du navire-cole Prout, qui le commandement promettait sa grce et son lection
comme dput la Douma s'il voulait dnoncer ses camarades, repoussa cette grce avec indignation.
Il fut fusill avec trois de ses camarades, le 24 aot 1905 Sbastopol.
Mais les matelots souffraient ausisi matriellement. Ils taient mal nourris, mal vtus et leurs salaires
taient misrables surtout pour ceux qui avaient une famille soutenir. Ils soulignaient dans leurs tracts
que le matelot russe tait moins bien nourri que le matelot japonais (c'tait pendant la guerre russo-
japonaise); tandis que l'Etat japonais dpensait 56 roubles par personne, l'Etat russe n'en dpensait que
24. Par contre, l'amiral Togo, commandant de la marine japonaise, recevait 5.600 roubles par an, tandis
que le grand-duc Alexe, le premier amiral de la flotte russe, encaissait 108.000 roubles de traitement
annuel. Enfin, les matelots faisaient aux officiers chargs de les nourrir et de les vtir le grave reproche
de les voler et de ne leur fournir que de la nourriture de mauvaise qualit. Ce n'est donc pas par hasard
que la cause immdiate de l'insurrection du cuirass Potemkine fut la viande pourrie, servie ce jour-l
aux matelots.
Dans un des tracts clandestins crit et sign par des marins du cuirass Ekaterina II, tabli en
collaboration avec le parti social-dmocrate russe, on trouve les revendications suivantes: 1- rduction
de la dure du service militaire trois ans (il tait de 7 ans lpoque); 2- dtermination exacte de la
journe de travail (y compris les exercices et les tudes spciales); 3- solde suffisante pour l'entretien de
la famille; 4- assurances pour maladies et accidents de travail; 5- contrle direct de l'argent destin la
nourriture des matelots; 6- lection des cuisiniers par leurs camarades. Parmi les revendications d'ordre
moral figurent: 1- la suppression des titres des officiers et la suppression du salut; 2- le jugement des
dlits des marins par des tribunaux ordinaires; 3- la composition des tribunaux militaires par moiti
d'officiers et par moiti de marins lus par leurs camarades. Les juges-matelots doivent avoir les mmes
droits que les juges-officiers; 4- le droit pour un quipage entier, considr en tant que collectivit, de
citer ses officiers devant le tribunal.
La propagande parmi les matelots fut conduite par des partis politiques diffrents: les social-
dmocrates, les socialistes-rvolutionnaires, les anarchistes; toutefois le travaill le plus systmatique fut
men par la section de Crime du parti social-dmocrate qui avait mme organis une Centrale de la
marine. C'est au parti social-dmocrate qu'appartenait un groupe bien organis d'insurgs du cuirass
Potemkine et entre autres, Matiouchenko. Il faut cependant remarquer que le matelot russe de l'poque
tait surtout antitsariste, anti-fodaliste, anti-capitaliste, distinguant peu les subtilits des divers pro-
grammes politiques. Aprs la rvolte du Potemkine commena une polmique entre llskra, organe
social-dmocrate et la Revolioutionnaa Rossia, priodique socialiste-rvolutionnaire, au sujet de la
prdominance d'influence de l'un ou de l'autre parti dans la flotte. A ce propos, Matiouchenko crivait
dans l'migration qu'il m'appartenait aucun parti (il avait prcdemment t adhrent du parti social-
dmocrate), car il n'avait pu encore bien s'orienter dans les diffrents programmes, mais qu'il s'alliait
tous ceux qui luttent efficacement contre les gouvernants. Emigr Paris, il devint membre d'un groupe
anarcho-syndicaliste et ce fut en cette qualit qu'il retourna illgalement en Russie o il fut arrt et
pendu.
1917:
La lutte arme de la marine russe contre le tsarisme et le rgime fodalo-bourgeois se termina par la
dfaite matrielle des marins. Mais l'esprit de la flotte resta inbranlable, les marins confiants dans
l'avenir espraient pouvoir bientt venger leurs morts.
Ainsi le matelot Tchastnik, fusill en mme temps que le lieutenant Schmidt et deux autres matelots,
Gladkov et Antonenko, aprs la rvolte de Novembre 1905, disait face ses adversaires: Maintenant
c'est vous qui nous tuez, mais attendez, dans quelques jours, un an au plus, et vous subirez le mme
sort, sinon pire. Si ce n'est pas moi, il s'en trouvera alors d'autres qui nous vengeront. (Extrait de lacte
d'accusation) (2).
Telles taient les traditions rvolutionnaires de la marine russe; elles subsisteront durant la priode de
raction qui suivra les annes 1905-1906. La guerre ne fit que renforcer l'esprit rvolutionnaire de la
Durant la guerre, surtout partir de 1915, la flotte fut travaille avec succs par les organisations
militaires des social-dmocrates (dfaitistes), des socialistes-rvolutionnaires (aile gauche
internationaliste), par le groupe du Nord des anarchistes-communistes, les tolstoens et les diffrentes
sectes religieuses (4). La guerre avec ses horreurs, les dfaites aux fronts, la situation critique dans le
pays et surtout dans les campagnes (situation que les matelots connaissaient par les lettres de leurs
parents), ont videmment fait plus que la propagande rvolutionnaire proprement dite pour hter leur
volution politique.
Cependant la discipline dans la marine restait aussi svre et inhumaine qu'avant guerre. Tout cela
explique l'tat d'esprit avec lequel la flotte entra dans la rvolution.
A Cronstadt la premire rafale rvolutionnaiire fut particulirement violente. La tempte est passe
ici plus prement, mais aussi elle a dracin tout le pass disait un des matelots cronstadiens lors
d'une sance du Soviet, en expliquant la situation une dlgation venue du front.
L'amiral Virren, commandant de la forteresse, organisateur du rgime bagnard qui rgnait Cronstadt
pour les matelots, fut tu. Ce fut la premire victime de la rvolte spontane des marins qui commena
la nouvelle de la rvolution de Ptrograd. Puis ce fut le tour de son collaborateur principal, l'amiral
Boutakov, ainsi que d'une quarantaine d'officiers de la flotte; 236 grads furent arrts et enferms dans
les prisons cronstadiennes.
Pour effacer jusqu' l'ombre du pass, la flotte et la garnison de Cronstadt appliqurent alors le
principe d'ligibilit du commandement. Nous, matelots et soldats, de par la volont de lancien rgime
nous ne savions travailler que de nos bras et pieds, on ne nous apprenait pas travailler du cerveau,
vos menaces (ceci s'adressant Goutchkov, ministre de la guerre et de la marine du premier
Gouvernement provisoire) se trompent dadresse... A Cronstadt, nous avons rflchi avec nos esprits
modestes et nous avons lu nos suprieurs en commenant par les caporaux et en finissant par le
commandant de la forteresse. Si vous voulez vous rendre compte de nos capacits, venez chez nous
et regardez. Je vous assure que la capacit militaire de la forteresse est suprieure celle qui existait
avant le 1er mars. C'est ce que vous dit un matelot du rang, reprsentant du peuple libre. C'est ce que
vous dira le commandant de la forteresse, le gnral Gurassimov. Cette dfense du principe d'ligibilit
fut publie dans les Izvestia de Cronstadt le 25 avril 1917.
Voulant symboliser extrieurement la dmocratisation de la flotte, Cronstadt fut une des premires
abolir le port des pattes d'paules aussi bien pour la flotte que pour la garnison de la forteresse; cet
insigne symbolisant l'autorit des officiers. Le ministre de la guerre fut oblig de confirmer cette suppres-
sion et l'amiral Maximov, le nouveau commandant de la flotte Baltique qui remplaait d'amiral Nepline,
tu par les matelots de la flotte active, publia l'ordre suivant: Etant donn que luniforme militaire rappelle
extrieurement l'ancien rgime, j'ordonne dans toutes les formations d'enlever les pattes d'paule et de
les remplacer par des galons dont l'chantillon sera envoy par la suite. Deux jours aprs, le 30 avril
1917, le ministre de la guerre promulgua un ordre dans lequel il ratifiait la suppression des pattes d'paule
dans la flotte, mais menaait d'une sanction svre tous ceux qui s'attaqueraient ces mmes pattes
d'paule dans l'arme.
Cronstadt devint bientt la Mecque rvolutionnaire o se rendaient les diffrentes dlgations du front
et de l'arrire. C'tait en partie la presse bourgeoise qui avait cr cette rputation rvolutionnaire de
Cronstadt. C'tait elle aussi qui l'appelait ironiquement la Rpublique cronstadienne en l'accusant de
(3) Svodka agentournytch Svdeny: rapport des agents secrets sur l'tat d'esprit sur les navires de la flotte baltique pour
le mois de juin 1915.
Cette dcision attribuait dornavant tout le pouvoir au Soviet de Cronstadt. Prlude de la lutte pour le
pouvoir des soviets dans tout le pays, elle fut rdige de la faon suivante:
Le pouvoir dans la ville de Cronstadt se trouve dsormais uniquement entre les mains des soviets
des dputs des ouvriers et des soldats, lequel, pour les affaires concernant le pays entier, se met en
contact avec le Gouvernement provisoire.
Tous les postes administratifs dans la ville de Cronstadt seront occups par des membres du Comit
Excutif, en vertu de quoi ce dernier sera proportionnellement augment de nouveaux membres pris
parmi les dputs du soviet.
Les postes administratifs seront distribus proportionnellement entre les diffrentes fractions politiques;
ces dernires sont res ponsables de l'activit de leurs reprsentants.
Le prsident du Comit excutif du soviet des dputs des ouvriers et soldats: le dput Lamanov.
Le secrtaire: Prisselkov.
Cette dcision du soviet cronstadien eut l'effet d'un coup de tonnerre. Le gouvernement provisoire et
la grande presse commencrent calomnier la Rpublique cronstadienne en l'accusant d'excs de
toutes sortes et surtout d'indiscipline criminelle menaant de rompre le front du Nord, ce qui aurait pu
mettre le Ptrograd rvolutionnaire dans une situation stratgique critique. Ces bruits gagnrent tous les
coins du front et les provinces les plus loignes. Mais la calomnie eut une action contraire celle que
ces auteurs escomptaient... Les dlgations arrivant Cronstadt taient conquises par son esprit, son
enthousiasme et sa fidlit la dmocratie ouvrire.
Ces dlgations visitaient non seulement les bateaux et les casernes, mais aussi les usines et les
chantiers, et publiaient leurs impressions. Voici ce que disait ce sujet la dlgation du front du Nord:
Camarades, sur les fronts court le bruit qu' Cronstadt rgne une anarchie complte, que les voies de
Petrograd sont ouvertes l'ennemi, la forteresse dtruite, et on essaie par ce procd de rompre notre
confiance dans Cronstadt. Nous fmes dlgus par nos camarades pour observer ce qui se passe
dans ce centre de la rvolution. A notre grande joie nous y avons trouv un ordre exemplaire dont nous
faisons part nos frres se trouvant dans les tranches. (Les Izivestia de Cronstadt, 5 mai 1917).
A Cronstadt s'installa le pouvoir total du soviet, pour lequel les marins et les soldats eurent un respect
sans bornes. Le soviet tait leur seul matre; il tranchait aussi bien des questions d'ordre politique que
moral. C'est ainsi qu'il dcida dans sa sance du 17/18/19 la dfense absolue de consommer des
boissons alcoolises. D'aprs les tmoins directs de l'poque cette dcision fut ponctuellement applique
par la masse des marins ce qui, vu la situation, eut une importance considrable.
Le soviet de Cronstadt se tenait en contact permanent avec la place Yakornaa qu'on appelait Ie
Vetch (6) cronstadien. Chaque soir y avaient lieu de grands meetings et l'on discutait en toute libert des
questions les plus actuelles.
(5) A ce moment le soviet de Cronstadt comprenait environ un tiers de sans-parti, un tiers de socialistes-rvolutionnaires,
un tiers de bolchviks.
(6) Vetch: assemble populaire des villes libres hansatiques russes, Pskov et Novgorod.
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Cronstadt observait d'un il vigillant la situation dans le pays et sur les fronts, se tenant en contact
permanent avec Ptrograd. Chaque fois que la situation exigeait une dcision prompte, Cronstadt envoyait
des dlgus aux renseignements. En revanche, Ptrograd, chacune de ses entreprises, envoyait
une dlgation Cronstadt pour s'assurer du soutien actif des marins. Ceux-ci ne se firent jamais prier,
notamment lors des journes de Juillet et d'Octobre.
Le 3 juillet une descente de plus de 2.000 marins arms dfila dans les rues de Ptrograd semant la
terreur dans la bourgeoisie de la capitale. En octobre, Cronstadt ainsi que d'autres centres de la flotte
baltique, comme Helsingfors, envoyrent l'embouchure de la Nva des btiments de guerre, lment
dcisif dans la marche de l'insurrection. Dans l'laboration des plans insurrectionnels, Smolny (7) plaait
de grands espoirs dans les matelots de la Baltique, voyant en eux des dtachements de combat qui
combinaient la rsolution proltarienne avec une forte instruction militaire, dit Trotski dans son Histoire
de la Rvolution Russe (Tome IV, page 304). Ce sont encore des matelots qui occuprent au cours des
journes d'Octobre l'agence tlgraphique gouvernementale, les locaux de la Banque d'Etat et d'autres
points stratgiques de la plus haute importance pour l'issue de l'insurrection.
Plus tard les matelots prirent une part des plus actives la consolidation du nouveau rgime et leurs
dtachements militaires se battirent sur tous les fronts de la guerre civile.
Aprs la dfaite du soulvement de Juillet, le gouvernement provisoire qui croyait avoir triomph de
l'aile gauche de la rvolution, dirigea ses premires reprsaillles contre Cronstadt et Kerensky envoyait
au soviet de Cronstadt, le 7 juillet 1917, la dpche suivante:
Ds le commencement de la rvolution Cronstadt et sur certains btiments de la flotte Baltique,
sous l'influence d'agents de l'Allemagne, sont apparus des gens incitant des actes dangereux pour la
rvolution et la scurit de la patrie. Tandis que notre vaillante arme, au prix de grands sacrifices, entre
hroquement en lutte avec l'ennemi et que la flotte reste fidle la dmocratie accomplit sans interrup-
tion et courageusement sa lourde tche, Cronstadt et certains btiments - la Respoublika et le
Petropavlovsk en tte - frappent dans le dos leurs camarades en votant des rsolutions contre l'offensive
sur les fronts, en faisant appel la non-obissance au pouvoir rvolutionnaire personnifi par le
Gouvernement provisoire dmocratique, et en essayant de faire pression sur la volont des lus de la
nation, incarne dans les soviets des dputs des ouvriers, soldats et paysans. Pendant l'offensive
mme de notre arme, des dsordres commencrent Ptrograd menaant la rvolution et livrant nos
armes aux coups de l'ennemi. Quand, selon l'exigence du Gouvernement provisoire et en accord avec
le comit excutif des soviets des dputs des ouvriers, des soldats et des paysans, l'ordre fut donn
d'agir rapidement et avec dcision contre les Cronstadiens ayant particip ces dsordres anti-nationaux
et d'amener les btiments Ptrograd, les ennemis du peuple et de la rvolution, en agissant par
l'intermdiaire du comit central de la flotte baltique ont provoqu la dissension dans les rangs des
quipages des btiments par des explications fausses de ces mesures; ces tratres se sont opposs
l'envoi Ptrograd des btiments fidles la rvolution ainsi qu'aux mesures tendant mettre fin aux
dsordres organiss par l'ennemi; ces mmes tratres ont pouss les quipages des actes soi-disant
spontans: destitution du commissaire gnral Onipko, ordre d'arrestation de l'adjoint du ministre de la
marine, le capitaine du 1er rang Doudorov, prsentation de toute une srie de revendications au Comit
excutif du Congrs panrusse des soviets.
La tratrise d'une srie d'individus a mis le Gouvernement provisoire dans l'obligation d'ordonner
l'arrestation des meneurs et d'arrter la dlgation de la flotte Baltique arrive Ptrograd.
Etant donn les faits ci-dessus exposs, j'ordonne:
1- de dissoudre immdiatement et de rlire le comit central de la flatte Baltique;
2- d'annoncer tous les btiments et quipages de la flotte Baltique que j'ordonne d'arrter
immdiatement les suspects, faisant appel la dsobissance contre le gouvernement provisoire et
menant propagande contre l'offensive sur le front; ces individus doivent tre amens Ptrograd pour
l'instruction et le jugement;
3- j'ordonne aux quipages des btiments de ligne Petropavlovsk, Respoublika et SIava, suspects
d'activit contres volutionnaire et du vote des rsolutions, d'arrter dans le dlai de 24 heures les
meneurs et de les amener Ptrograd pour instruction et jugement ainsi que de donner l'assurance de
leur soumission au Gouvernement provisoire.
(7) Smoliny, centre du parti bolchviste avant Octobre, install dans l'ancien Institut Smolny.
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J'annonce aux quipages de Cronstadt et des btiments prcits que, dans le cas de non-
accomplissement de mon ordre, ils seront dclars tratres la patrie et la rvolution; contre eux les
mesures les plus svres seront prises. Camarades, la trahison met la patrie au bord de l'abme, sa
libert, ainsi que les conqutes de la rvolution, se trouvant soumises des menaces mortelles. L'arme
allemande dj commence loffensive sur notre front, on peut s'attendre tout moment une activit
dcisive de la flotte ennemie qui pourrait mettre profit ce dsarroi. Pour l'viter, des mesures dcisives
et svres sont ncessaires. L'arme a accept ces mesures, la flotte doit galement les accepter.
Au nom de la patrie, de la rvolution, de la libert, pour le bonheur des masses travailleuses, je vous
exhorte vous unir autour du Gouvernement provisoire et des organes panrusses de la dmocratie,
pour parer aux attaques de l'ennemi extrieur en prservant l'arrire des coups des tratres.
Le ministre de la guerre et de la marine, KERENSKY.
Il va de soi que Cronstadt rpondit par un refus toutes les exigences de Kerensky. Lors de la
discussion de cette dpche au Soviet de Cronstadt, le bolchvik Raskolnikov (8) disait:
Depuis qu'en Russie un mouvement ouvrier existe, en rponse pareilles exigences de dnonciation
des meneurs, les ouvriers grvistes ont toujours courageusement rpondu: Il n'y a pas de meneurs
parmi nous; nous sommes tous les meneurs des grves. Suivant l'exemple de nos prdcesseurs
dans le mouvement rvolutionnaire nous sommes obligs de donner la mme rponse (9).
Trois ans et demi plus tard, le gouvernement bolchvik posa aux marins de Cronstadt la mme
condition: dnoncer les meneurs! Les matelots cronstadiens, suivant l'exemple de leurs ans dans Ce
mouvement rvolutionnaire, rpondirent par un refus catgorique au gouvernement bolchviste. Ils ne
faisaient que suivre les vieilles traditions rvolutionnaires de la flotte et du proltariat.
Entre le Cronstadt de 1917 et celui de 1921 il n'y avait pas rupture de tradition comme veulent le faire
croire ceux qui ont particip la tuerie des marins en 1921. La thorie de Trotski selon laquelle Cronstadt
tait crme de ses meilleurs lments ne tient pas debout.
Cronstadt tait crme dans la mme mesure que toute la Russie qui sortait peine de la guerre
civile. Si les marins avaient perdu des lments de valeur, le parti bolchviste en avait galement perdu;
cela ne l'empchait pas d'exiger l'hgmonie absolue sur le pays et le proltariat. Trotski parle des
lments koulaks de la flotte. Si ceux-ci existaient peut-tre dans une certaine mesure en 1921, ils
taient dj l en 1917 (d'ailleurs comment Trotski tablit-il quels taient les koulaks?), cela n'a pas
empch la flotte de jouer un rle norme dans la rvolution sociale.
Tous les tmoins sont unanimes pour dire que la haine des marins cronstadiens contre le
Gouvernement provisoire s'expliquait en grande partie par sa politique agraire. C'est sans doute en
raison de sa politique de sabotage, que les matelots cronstadiens arrtrent dans la rue de Ptrograd
lors de la dmonstration du 3 Juillet, le ministre de lAgriculture, le socialiste-rvolutionnaire de droite,
Victor Tchernov. On sentait la plus grande haine pour ce ministre de statistique de la part des matelots
et soldats d'origine paysanne, raconte Raskolnikov dans ses souvenirs. Cela n'a pas empch Trostki,
qui prserva Tchernov du lynchage des matelots, de qualifier le mme jour ceux-ci de beaut et de fiert
de la rvolution russe.
Ida METT.
(8) Raskolnikov, officier de marine sous le tsarisme; aprs Octobre, commissaire de la flotte de la Baltique, plus tard
ambassadeur en Afghanistan et en Bulgarie. Se suicida en France la veille de la guerre.
PRLUDE A L'INSURRECTION...
RENFORCEMENT DES CADRES ET MISERE DU PEUPLE:
L'insurrection de Cronstadt eut lieu trois mois aprs la liquidation du dernier front de guerre civile en
Russie europenne.
A l'issue victorieuse de cette guerre, la population laborieuse du pays, dans un tat de famine
permanente, tait la merci du rgime dictatorial d'un Etat totalitaire, dirig par un seul parti. Cependant
la gnration d'Octobre avait encore prsents la mmoire les mots d'ordre de la rvolution sociale les
poussant l'dification d'un monde nouveau. Cette gnration d'Octobre, qui comptait dans son sein
des proltaires remarquables avait consenti, le coeur serr, abandonner momentanment ses mots
d'ordre d'galit et de libert, les croyant sinon incompatibles, du moins difficilement applicables en
temps de guerre. Mais, une fois la guerre victorieusement termine, les proltaires des villes, les mate-
lots, les soldats rouges et les paysans laborieux, tous ceux qui versrent leur sang durant la guerre
civile, ne voyaient plus de raison l'existence de la famine, et la ncessit d'une soumission aveugle
une discipline aussi froce. Celle-ci, si elle avait eu des excuses en temps de guerre, les perdait
prsent.
Et pendant que les uns se battaient sur les fronts, les autres, les organisateurs de l'Etat renforaient
leurs positions, se dtachant de plus en plus des travailleurs. La bureaucratie prenait des formes
redoutables. L'Etat tait dirig par un seul parti qui incorporait de plus en plus d'lments arrivistes. Par
suite, un proltaire, non-membre du parti dirigeant, valait, sur la balance de la vie quotidienne, infiniment
moins qu'un ancien noble ou bourgeois, membre du parti. La critique libre n'existait dj plus, et n'importe
quel communiste pouvait dclarer contre-rvolutionnaire un proltaire dfendant ses droits et sa dignit
de classe.
La production industrielle et agricole baissait une allure vertigineuse. Dans les usines, des matires
premires taient quasi absentes et les machines uses et non soignes; le proltariat passait son
temps ruser avec la famine. Les vols dans les usines, devenus une sorte de compensation pour un
travail misrablement pay, taient chose courante, et cela malgr les fouilles quotidiennes que les
fonctionnaires de la Tchka faisaient la sortie.
Les proltaires qui avaient encore des attaches la campagne, y allaient changer des vivres contre
de vieux vtements, des allumettes ou du sel. Les trains taient pleins de ces gens (mechotchiniki) qui,
travers mille difficults, amenaient des vivres vers les villes affames. Et grande tait la colre des
proltaires, quand les barrages de milice leur enlevaient la farine ou les pommes de terre qu'ils apportaient
sur leur dos, pour ne pas laisser leurs gosses mourir de faim.
Soumis la rquisition, les paysans semaient moins, malgr les menaces de famine conscutive
aux mauvaises rcoltes. Or, les mauvaises rcoltes m'taient pas rares, seulement, en temps ordinaire,
la surface ensemence tait beaucoup plus grande, et les paysans pouvaient faire quelques rserves
pour les annes noires.
Nous pouvons donc rsumer la situation d'avant l'insurrection de Cronstadt comme un formidable
dcalage entre les choses promises et la situation de fait. Ce dcalage subi par une gnration n'ayant
pas encore perdu le sens des droits acquis du fait de la rvolution forma le fond psychologique essentiel
de la rvolte.
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Mais un conflit secondaire souleva galement la flotte. Depuis la paix de Brest-Litovsk, le gouvernement
avait amorc une rorganisation totale de l'arme sur la base d'une discipline rigoureuse, incompatible
avec le principe de l'ligibilit des officiers par les soldats; on y introduisait toute une gamme hirarchique
chassant l'esprit de dmocratisation en vigueur au commencement de la rvolution. Mais, dans la flotte,
pour des raisons purement techniques, pareille rorganisation tait impossible, vu que les lments
d'une certaine qualification technique ne pouvaient tre remplacs par de nouvelles recrues. C'est pourquoi
les anciennes murs rvolutionnaires y persistaient et les marins y jouissaient encore du reste des
liberts acquises en 1917.
Cet tat des choses, en contradiction flagrante avec l'esprit rgnant dans le reste de l'arme, ne
pouvait durer; les divergences entre la base de la flotte et le commandement suprieur de l'arme
s'accenturent, devenant brusquement aigus avec la liquidation des fronts de guerre civile en Russie
europenne.
Le mcontentement existait non seulement dans la masse des marins sans-parti, mais galement
parmi les matelots communistes. Les tentatives pour discipliner la flotte en y introduisant les murs
de l'arme rencontrrent, ds 1920, une active rsistance de leur part. Un des auteurs de ces mesures
disciplinaires, Zof, membre du Conseil rvolutionnaire de guerre de la flotte Baltique, fut officiellement
accus par les marins communistes d'esprit dictatorial. Le bureaucratisme, le dcalage trs prononc
entre la base et le sommet fut constat plusieurs reprises lors de la seconde Confrence de
l'organisation des marins communistes en 1921. Cet tat d'esprit se manifesta galement avec vigueur
lors des lections pour le 8me Congrs des Soviets en dcembre 1920, quand, la base navale de
Ptrograd, une grande partie des marins quittrent dmonstrativement la runion lectorale, protestant
ouvertement contre l'envoi comme dlgus de gens du sommet du Politotdiel et du Comflotte (c'est--
dire de deux organisations qui dtenaient entre leurs mains le contrle politique de la flotte).
Le 15 fvrier 1921, la seconde Confrence communiste de la flotte Baltique qui avait runi 300 dlgus
vota la rsolution suivante:
La seconde Confrence des marins communistes trouve que le travail du Poubalt (Section politique
de la flotte baltique) se fait tellement mal qu'il est la cause des faits suivants:
1- Le Poubalt sest non seulement dtach des masses, mais aussi des fonctionnaires actifs et s'est
transform en organe bureaucratique ne jouissant d'aucune autorit auprs des marins;
2- Dans le travail du Poubalt, on peut constater une absence totale de plan et systme, ainsi qu'un
manque de concordance avec le centre et avec les rsolutions du 9me Congrs du Parti communiste;
3- Le Poubalt s'tant entirement dtach des masses du Parti a ananti toute initiative locale et a
transform tout travail politique en paperasserie qui s'est rpercute d'une manire ngative sur
l'organisation des masses de la flotte; durant la priode de juin novembre, 20% des communistes ont
quitt le Parti. Le fait s'explique par les mthodes et les procds de travail errons du Poubalt;
4- La Confrence suppose que les causes ayant dtermin ces faits se trouvent dans le principe
mme de lorganisation du Poubalt, et que ce principe doit tre chang dans le sens d'une plus grande
dmocratie.
Une srie de dlgus ont exig dans leurs discours la suppression totale des sections politiques de
la flotte, mot d'ordre que nous retrouverons plus tard dans rsolutions des matelots de Cronstadt in-
surg. Tel fut l'tat d'esprit qui inspira la fameuse discussion sur le mouvemenit syndical qui devait
prcder le Xme Congrs panrusse du Parti communiste.
Dans la documentation de l'poque transparat la volont de certains chefs bolchviks, parmi lesquels
Trotski, non seulement de se fermer aux raisons du grand mcontentement qui rgnait parmi les travailleurs
et les combattants de la veille mais aussi et surtout d'appliquer leurs mthodes militaires la vie
quotidienne, notamment l'industrie et dans les organisations syndicales.
Dans cette discussion, les marins de la flotte baltique adoptrent un point de vue nettement oppos
celui de Trotski. Quand vinrent les lections au Xme Congrs du parti, la flotte baltique vota contre ses
chefs directs: Trotski, commissaire du peuple de la guerre et de la marine et Raskolnikov, chef de la flotte
baltique, tous deux d'accord sur la question syndicale.
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En mme temps, les marins protestrent contre la situation gnrale en abandonnant en masse le
Parti communiste. Ainsi, d'aprs les renseignements de Sorine, Commissaire de Petrograd, 5.000
marins abandonnrent le parti au cours du mois de janvier 1921.
Il est hors de doute que la discussion l'intrieur du Parti joua un grand rle psychologique: vu
l'importance de la question, la discussion dborda les limites strictes du Parti et s'tendit aux masses
ouvrires, l'arme et la flotte. La critique passionne avait jou le rle d'un catalyseur; le proltariat
avait raisonn logiquement: si la discussion et les critiques taient permises aux membres du Parti,
pourquoi ne seraient-elles pas permises aux grandes masses qui venaient de supporter toutes les
preuves de la guerre civile?
Lors de son discours au Xme Congrs du Parti, Lnine exprima le regret d'avoir autoris cette
discussion: Ayant autoris cette discussion, nous avons certainement commis une erreur dit-il, un
tel dbat fut nocif la veille d'un printemps plein de difficults.
Lhiver 1920-1921 fut particulirement dur Ptrograd bien que la population et diminu vers cette
poque des deux tiers environ. Les vivres commencrent manquer peut avant la rvolution de Fvrier
et davantage de mois en mois. La situation s'aggravait du fait que le dpartement de Ptrograd avait t,
de tout temps ravitaill en grande partie par des importations provenant d'autres rgions du pays. Durant
la rvolution l'conomie rurale branle dans cette rgion ne pouvait que dans une trs faible mesure
ravitailler la capitale. L'tat catastrophique des moyens de transport rendait les importations impossibles.
Enfin les antagonismes toujours plus aigus entre la ville et la campagne craient des obstacles au
ravitaillement citadin dans le reste du pays.
La Russie de l'poque pratiquait le troc. La campagne, malgr la diminution de l'tendue des cultures,
avait encore quelques vivres, mais elle ne les donnait qu'en change de produits qui lui manquaient : sel,
allumettes, bottes, ptrole, etc. La population des villles se procurait par tous les moyens ces produits
(en quantits minimes, faut-il ajouter, mais qui par suite de la disette gnrale prsentaient une valeur
effective) et les transportait la campagne. En change on ramenait sur le dos quelques kilos de pommes
de terre et un peu de farine. Ainsi vivotait-on tant qu'on chappait la contamination de malades contagieux
ctoys surtout dans les trains. A cette poque ne circulaient que des trains de marchandises non
chauffs, bonds d'hommes, sac l'paule. En route, ces trains s'arrtaient souvent, faute de combus-
tible, et les voyageurs descendaient alors pour charger des bches.
Officiellement les marchs n'existaient plus, mais dans presque toutes des villes il y avait des marchs
illgaux, semi-tolrs, semi-clandestins, o le troc s'effectuait. Un pareil march existait aussi Petrograd,
quand brusquement, au cours de l't 1920, sur lordre de Zinoviev, toute trace de commerce dut tre
liquide.
Or l'Etat n'tait nullement prt ravitailler la ville. Les quelques petites boutiques encore existantes
furent nanmoins fermes et mises sous scells. A partir de ce moment la famine n'tant plus attnue
par les capacits compensatrices de la population atteignit les limites extrmes. Au mois de janvier
1921, d'aprs les donnes de la Petrokommouna (10), les ouvriers travaillant dans les industries feu
continu avaient droit une ration de 800 grammes de pain noir, les ouvriers des groupes de choc 600
grammes, les porteurs des cartes A.V. 400 grammes et des cartes B 200 grammes. Ajoutons que le
pain noir tait cette date la nourriture essentielle de l'ouvrier russe.
Mais ces rations officielles n'taient en ralit distribues que trs irrgulirement et en bien plus
D'aprs les donnes officielles les salaires des ouvriers de Petrograd en 1920 quivalaient 8,9%
des salaires de 1913 (ou 3,08 roubles mensuels en roubles marchandises).
La population fuyait la capitale; mais c'tait la partie authentique du proltariat qui restait la dernire
ayant peu d'attaches la campagne.
Tous ceux qui avaient encore des parents dans les villages allaient les rejoindre. Ce fait doit tre not
pour dmentir la version officielle qui veut expliquer la vague des grves Petrograd cette poque par
la prsence d'lments campagnards insuffisamment tremps par l'idologie proltarienne. Bien au
contraire, c'taient les proltaires des villes qui fuyaient la campagne et non les paysans qui venaient
en ville. Les quelques milliers des troudarmetzys (11) se trouvant Petrograd ne pouvaient modifier en
rien ce tableau. Ce furent les proltaires de Ptrograd ayant auparavant activement particip aux deux
rvolutions qui appliqurent l'arme classique de la lutte de classe: les grves.
La premire grve clate l'usine Troubotchny le 23 fvrier. Le 24 fvrier les grvistes de cette usine
organisent une dmonstration de rue. Aussitt Zinoviev envoie contre eux des dtachements de koursanty
(lves-officiers). Les grvistes essaient d'entrer en communication avec les casernes appeles
Finlandaises. En mme temps les grves s'tendent et le travail est abandonn dans l'usine Baltisky,
l'usine Laferme et dans une srie d'autres fabriques; ensuite la fabrique de chaussures Skorokhod arrte
le travail, puis les usines Admiraldteski, Georges Bormann, Metalischeski et le 28 fvrier la grve com-
mence galement l'usine et aux chantiers Poutilov.
Les grvistes mettaient en avant des mots d'ordre conomiques tendant organiser le ravitaillement;
c'est ainsi que certaines usines exigeaient le rtablissement du march, la circulation libre dans la zone
de 50 kilomtres, la suppression des barrages de milice qui dpouillaient les ouvriers des quelques kilos
de pommes de terre qu'ils russissaient se procurer.
Mais ct de ces mots d'ordre conomiques, plusieurs usines formulrent des revendications
purement politiques, comme la libert de parole et de la presse et la libration des prisonniers politiques.
Dans certaines de ces usines les grvistes refusrent la parole aux communistes.
Face l'tat de misre de l'ouvrier russe qui cherchait lgitimement une issue l'impasse intenable
o il se trouvait, Zinoviev (qui, d'aprs de nombreux tmoignages se conduisait Ptrograd en vritable
satrape) ainsi que le servile comit local du Parti communiste, ne trouvrent d'autre moyen de persua-
sion que des mesures militaires.
Il fallait prendre des mesures dcisives de classe crit Poukhov (12), l'historien officiel de la rvolte de
Cronstadt, pour avoir raison des ennemis de la rvolution qui tentaient, en se servant d'une partie peu
consciente du proltariat, d'arracher le pouvoir la classe ouvrire et son avant-garde le Parti
communiste.
C'est ainsi que le 24 fvrier ils constiturent un tat-major spcial appel Comit de Dfense, compos
de trois personnes: Lachvitch, Anzelovitch et Avrov; ce comit avait auprs de lui des fonctionnaires
techniciens. Dans chaque quartier fut galement organis un comit de trois (troka), compos: de
l'organisateur du Parti du quartier, du commandant du bataillon communiste de la brigade territoriale, et
du commissaire des cours d'officiers. De tels comits furent galement organiss dans les districts et
composs de l'organisateur du district du Parti, du prsident du Comit excutif du soviet local et du
commissaire militaire du district.
Le mme jour le Comit de Dfense proclame l'tat de sige et fait afficher l'ordre suivant:
(12) Poukhov: La rbellion de Cronstadt en 1921. Edition d'Etat. Jeune Garde 1931. Srie: Stade de la guerre civile.
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Ordre du Comit de Dfense du rayon fortifi de Ptrograd:
Par arrt du Comit excutif du Petrosoviet du 24 fvrier, le Comit de dfense du rayon fortifi de
Ptrograd est charg de proclamer l'tat de sige de la ville de Ptrograd.
En excution de cet arrt nous portons la connaissance de la population de Ptrograd que:
1- la circulation dans les rues de la ville est catgoriquement interdite aprs 23 heures;
2- sont interdits tous les meetings, attroupements et runions, aussi bien en plein air que dans les
locaux ferms, sans autorisation spciale du Comit de Dfense.
Les personnes coupables de non-excution de cet ordre seront juges avec toute la svrit des lois
du temps de guerre.
Cet arrt entre en vigueur ds sa promulgation.
En mme temps on proclama une mobilisation des membres du Parti, on arrta les grvistes les plus
actifs, on mit en tat de combat les dtachements destination spciale et simultanment le 28 fvrier
on supprima les dtachements de barrage oprant dans le dpartement de Ptrograd.
Les marins de Cronstadt naturellement intresss tout ce qui se passait Ptrograd y envoyrent
le 26 fvrier leurs dlgus afin de se renseigner sur le caractre des grves. Cette dlgation, visita
toute une srie d'usines et retourna le 28 fvrier Cronstadt. Le mme jour l'quipage du btiment de
guerre Petropavlovsk ayant appris la situation de Ptrograd vota la rsolution suivante:
Ayant entendu les reprsentants des quipages dlgus par lAssemble gnrale des btiments
pour se rendre compte de la situation Petrograd, les matelots dcident:
1- Etant donn que les soviets actuels n'expriment pas la volont des ouvriers et des paysans,
d'organiser immdiatement des rlections aux soviets au vote secret en ayant soin d'organiser une
libre propagande lectorale;
2- D'exiger la libert de parole et de la presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les
partis socialistes de gauche;
3- D'exiger la libert de runion et la libert des organisations syndicales et des organisations
paysannes;
4- D'organiser au plus tard pour le 10 mars 1921 une confrence des ouvriers sans partis, soldats et
matelots de Ptrograd, de Cronstadt et du dpartement de Ptrograd;
5- De librer tous les prisonniers politiques des partis socialistes, ainsi que tous les ouvriers et paysans,
soldats rouges et marins emprisonns des diffrents mouvements ouvriers et paysans;
6- D'lire une commission pour la rvision des dossiers des dtenus des prisons et des camps de
concentration;
7- De supprimer tous les Politotdiel (Sections politiques) car aucun parti ne doit avoir de privilges
pour la propagande de ses ides ni recevoir de l'Etat des ressources dans ce but. A leur place doivent
tre crs des cercles culturels lus aux ressources provenant de l'Etat;
8- De supprimer immdiatement tous les dtachements de barrage;
9- D'galiser la ration pour tous les travailleurs except dans les corps de mtiers insalubres et
dangereux;
10- De supprimer les dtachements de combat communistes dans les units militaires et faire
disparatre le service de garde communiste dans les usines et fabriques. En cas de besoin de ces
services de garde les dsigner par compagnie dans chaque unit militaire en tenant compte de lavis
des ouvriers;
11- De donner aux paysans la libert d'action complte sur leur terre ainsi que le droit davoir du btail
qu'il devront soigner eux-mmes et sans utiliser le travail des salaris;
12- De demander toutes les units militaires ainsi qu'aux camarades koursantys de s'associer
notre rsolution;
13- Exiger qu'on donne dans la presse une large publicit toutes les rsolutions;
14- Dsigner un bureau de contrle mobile;
15- Autoriser la production artisanale libre n'utilisant pas de travail salari.
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Cette rsolution qui fut ensuite vote par l'Assemble gnrale des marins de Cronstadt, ainsi que
par des corps de soldats rouges et accepte par la population ouvrire de cette ville servit de pro-
gramme politique l'insurrection; elle mrite donc une analyse spciale.
ANALYSE DE LA RESOLUTION:
Les marins de Cronstadt ainsi que les grvistes de Petrograd se rendaient parfaitement compte que
l'tat conomique de la Russie tait en connexion directe avec la situation politique. D'ailleurs leur
mcontentement tait autant provoqu par la famine que par l'tat politique. Les proltaires russes taient
dus dans leur grand espoir, les soviets, auxquels ils voyaient chaque jour davantage se substituer le
pouvoir d'un seul parti, dj dgnr par l'exercice du pouvoir absolu et par les arrivistes qu'il avait
absorbs. C'est contre le monopole de ce parti dirigeant, unique, qu'ils essaient de ragir dans leur
rsolution.
Le point 1 exprime l'ide commune aux meilleurs lments des travailleurs russes: les soviets
bolcheviss l'extrme ne traduisaient plus la volont des ouvriers et des paysans. D'o la revendica-
tion d'lections nouvelles s'oprant selon le principe d'galit des tendances politiques.
Mais pour qu'une pareille rgnrescence des soviets ft possible, il fallait que les diffrentes tendances
influenant la vie politique et sociale des travailleurs trouvent la possibilit de s'exprimer sans crainte
d'tre calomnies et extermines. De l vient naturellement l'ide imprative de libert de parole et de
presse, de runion et d'organisation.
Rappelons qu' cette date la population des campagnes tait pratiquement nivele, les koulaks tant
dpossds; ce serait une erreur d'affirmer qu'en autorisant ce moment la libert d'expression chez
tous les paysans on donnait des droits politiques aux koulaks. En ralit ce n'est que quelques annes
plus tard qu'il fut propos d'en haut aux paysans de s'enrichir et cela par Boukharine, alors idologue
officiel.
La rsolution des Cronstadiens avait le mrite d'tre claire, mais elle n'innovait rien; ses ides directrices
se propageaient partout, volaient pour ainsi dire dans l'air mme de la Russie. Pour les avoir exprimes
d'une faon ou d'une autre des proltaires et des paysans remplissaient dj les prisons et les camps
de concentration qu'on venait d'inaugurer. Les Cronstadiens n'abandonnrent pas leurs camarades de
lutte. Ils leur consacrrent deux points de leur rsolution: le point 6 montre qu'ils avaient l'intention de
contrler la justice sovitique qui ne donnait pas de garanties suffisantes d'objectivit. Ils tmoignent
donc d'un esprit de solidarit conforme aux meilleures traditions proltariennes. Quand, en 1917, aprs
les journes de Juillet, Kerensky arrta la dlgation baltique venue Ptrograd, Cronstadt envoya aussitt
une dlgation spciale pour exiger leur libration. En 1921, cette tradition se renouait spontanment.
Lets points 7 et 10 constituent une attaque contre le monopole du parti dirigeant, puisant dans le
trsor de l'Etat, utilisant l'arme et les corps de police dans un but exclusif non contrlable.
Le point 9, demandant la ration gale pour tous les travailleurs, rduit nant l'accusation formule en
1938 par Trotski (dans sa rponse Wendeline Thomas) et qui disait que tandis que le pays avait faim,
les Cronstadiens exigeaient des privilges.
Le paragraphe 14 pose de nouveau la question du contrle ouvrier qui fut avant Octobre un des mots
d'ordre les plus populaires du proltariat. Les Cronstadiens comprenaient que le vritable contrle avait
chapp la base et ils se proposaient de le remettre rellement en vigueur, alors que l'Etat bolcheviste
tendait le raliser par un commissariat spcial, cr sous le nom d'Inspection ouvrire et paysanne.
Peu de temps avant la seconde rechute de la maladie, Lnine devait crire dans la Pravda (du 28
janvier 1923): Parlons net, l'inspection n'a actuellement aucune autorit. Tous le monde sait qu'il n'y a
pas de pire institution que notre inspection. Ceci tait dit un an et demi aprs l'crasement de Cronstadt,
Staline tant Commissaire du Peuple l'inspection.
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Enfin le paragraphe 11 refltait les revendications des paysans avec lesquels les marins de Cronstadt
restaient lis comme d'ailleurs le proltariat russe tout entier. Cette liaison s'explique par l'histoire spcifique
de l'industrie russe, qui cause du fodalisme retardataire me prenait pas ses origines dans l'artisanat.
Les ouvriers russes dans leur grande majorit venaient directement de la paysannerie. Rptons-le une
fois encore, les marins baltiques en 1921 n'taient ni plus ni moins lis la paysannerie qu'en 1917.
Dans leur rsolution ils reprenaient un des grands mots d'ordre d'Octobre 1917 et limitaient leur
soutien aux revendications paysannes concernant notamment le droit la terre et au btail pour les
seuls paysans qui n'utilisaient pas de travail salari.
En 1921, c'tait l, en outre, une tentative pour rsoudre la question du ravitaillement de la population
qui, sous le rgime des rquisitions forces, finissait par mourir de faim.
Qu'y avait-il de contre-rvolutionnaire dans ce mot d'ordre des Cronstadiens? Pouvait-il justifier la
croisade panrusse dresse contre eux? Un rgime s'affirmant ourvrier et paysan et qui ne dsirerait pas
recourir exclusivement au mensonge et la terreur devrait ncessairement compter avec la paysannerie,
sans perdre pour cela son caractre rvolutionnaire. Les Cronstadiens d'ailleurs n'taient pas seuls
formuler de pareilles revendications. Le mouvement makhnoviste existait encore en ce temps-l en
Ukraine; ce mouvement paysan d'origine rvolutionnaire formulait aussi ses revendications propres se
basant sur le fait incontestable que la paysannerie ukrainienne avait largement contribu chasser les
hordes fodales et qu'elle avait donc ainsi conquis le droit de dterminer elle-mme les formes de sa vie
sociale.
Or malgr les affirmations trs catgoriques de Trotski dpourvues de toute trace de preuve, le
mouvement makhnoviste n'tait nullement d'origine koulak. L'historien bolchviste du mouvement,
Koubanine, dans son livre dit par l'Institut de l'histoire du Parti confirme statistique l'appui que ce
mouvement avait pris naissance et s'tait dvelopp dans les districts o la paysannerie tait la plus
pauvre.
La makhnovchitna fut vaincue et crase avant de pouvoir donner des preuves concrtes de sa
capacit cratrice. Le fait qu'elle sut crer ses formes propres de guerre civile laisse supposer qu'il y
avait en elle des ressources inconnues.
En tout cas ce que nous pouvons affirmer sans erreur c'est que la sinueuse politique agraire des
bolchviks fut nfaste, puisqu'elle aboutit en 1931 (10 ans aprs Gronstadt) la fameuse dkoula-
kisation des campagnes, qui cota une famine atroce et des millions de vies humaines. Souvarine
conclut, aprs une tude minutieuse de la question que cinq millions de villageois au moins sans
distinction d'ge et de sexe ont t chasss de leurs foyers vous une misre inique et souvent la
mort (13). Tout cela, d'ailleurs n'a pas donn de solution la question paysanne car les kolkhozes
semblent tenir uniquement par la contrainte et la force omnipotente du Gupou. On peut supposer qu'il
ne restera pas grand chose de ce socialisme knoutoforme.
Enfin le dernier paragraphe 15, exigeant la libert pour la production artisanale, n'avait visiblement pas
un caractre de principe. La production artisanale devait, dans l'esprit des Cronstadiens, compenser
l'absence d'une production industrielle tombe presqu' zro. Par cette revendication, les Cronstadiens
cherchaient visiblement un palliatif leur misre.
Ida METT.
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LINSURRECTION DE CRONSTADT...
LE COMMENCEMENT DE LA REVOLTE (1er et 2 mars):
Le soviet de Cronstadt devait rgulirement tre renouvel le 2 mars. Un meeting des 1re et 2me
brigades des vaisseaux de ligne tait annonc pour le 1er mars et l'avis de convocation tait paru au
journal officiel de la ville de Cronstadt.
Entre autres devaient y prendre la parole le prsident du Comit excutif panrusse des soviets Kalinine
et le commissaire politique de la Flotte Baltique, Kouzmine. Kalinine fut reu son arrive avec musique
et drapeaux et les honneurs militaires lui furent rendus.
16.000 personnes assistaient au meeting prsid par le communiste Vassiliev, prsident du soviet
local. Le rapport des dlgus qui s'taient rendus la veille Ptrograd fut dvelopp; on fit galement
connatre la rsolution adopte le 28 fvrier par le btiment de guerre Petropavlovsk. Cronstadt ne
reprsente pas toute la Russie, dit Kalinine qui avec Kouzmine, combattit cette rsolution.
Nanmoins l'assemble adopta la rsolution du Petropavlovsk l'unanimit moins deux voix, celles
de Kalinine et de Kouzmine.
On dcida aussi d'envoyer Ptrograd une dlgation de 30 personnes afin d'tudier la situation sur
place et d'inviter les dlgus de Ptrograd venir Cronstadt connatre l'tat d'esprit de la marine. De
mme on dcida de tenir le lendemain une runion des dlgus des quipages, des corps de l'arme
rouge, des institutions d'Etat, des chantiers et usines et des syndicats ouvriers, pour tudier la question
des nouvelles lections au soviet local.
Le lendemain, 2 mars, eut lieu la runion des dlgus. Ceux-ci d'aprs les Izvestia officiels de
Cronstadt furent rgulirement dsigns. Les dlgus insistrent sur la ncessit de faire des lections
rgulires et loyales. Kouzmine et Vaissiliev parlrent les premiers. Kouzmine dit entre autres que les
communistes n'abandonneraient pas le pouvoir sans bataille. Leurs discours furent si agressifs et
provocants que l'assemble les obligea quitter la runion et les mit en tat d'arrestation. Les autres
communistes purent intervenir longuement dans les dbats.
La runion des dlgus adopta une grande majorit la rsolution du Petropavlovsk, aprs quoi
l'assemble voulant examiner en dtail la question des lections au nouveau soviet. Mais ce travail fut
interrompu par des bruits rpandus dans l'assemble assurant que les communistes prparaient une
attaque main arme contre la runion (1).
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Petritchenko, fourrier-chef du vaisseau de ligne Petropavlovsk,
Yakovenko, tlphoniste du rayon de Cronstadt (service de liaison),
Ossossov, machiniste du vaisseau de ligne Sbastopol,
Arkhipov, chef mcanicien,
Perepelkine, lectricien du vaisseau de ligne Sbastopol,
Patrouchev, chef lectricien du Petropavlovsk,
Koupolov, chef infirmier,
Verchinine, matelot du Sbastopol,
Toukine, ouvrier de l'usine lectrotechnique,
Romanenko, ouvrier d'entretien des docks.
Orechine, directeur de la 3me cole de travail (2),
Valk, ouvrier de scierie,
Pavlov, ouvrier d'un atelier de mines.
Bokov, chef de convoi du service de construction de la forteresse,
Kilgast, pilote de grand raid.
On voit, d'aprs cette liste, que les membres du Comit .rvolutionnaire provisoire taient en grande
partie des marins ayant dj un long service, ce qui contredit la version officielle selon laquelle la rvolte
tait conduite par des lments nouvellement entrs dans la marine, n'ayant rien de commun avec les
hroques matelots des annes 1917-1919.
Dans la journe du 2 mars les Cronstadiens sous l'gide du Comit rvolutionnaire provisoire occupent
les points stratgiques de la ville, s'emparent des tablissements d'Etat, des tats-majors, du tlgraplhe
et tlphone et organisent sur tous les btiments de guerre et dans les corps d'arme des comits de
trois (trokas). Vers 9 heures du soir la plupart des forts et des corps d'arme rouges s'taient rallis.
Des dlgus venant d'Oranienbaum dclarrent que leur garnison se ralliait, elle aussi, au Comit
rvolutionnaire provisoire.
Le mme jour l'imprimerie des lzvestia fut occupe et ds le lendemain (3 mars) les Cronstadiens
firent paratre le premier numro des lzvestia du Comit rvolutionnaire provisoire dans lequel on peut
lire: Le Parti communiste, matre de l'Etat, s'est dtach des masses et s'est montr incapable de tirer
le pays du dsarroi. Il (le Parti) ne compte plus depuis les troubles qui viennent de se produire Petrograd
et Moscou qui dmontrent clairement qu'il a perdu la confiance des masses ouvrires. Il ne tient aucun
compte, non plus, des revendications ouvrires, car il croit que ces troubles ont pour origine des menes
contre-rvolutionnaires. Il se trompe profondment.
Le 2 mars les dlgus de toutes les organisations ouvrires, de la marine et de l'arme rouge runis
la Maison de Culture se proposrent d'laborer les bases de nouvelles lections pour entamer le
travail pacifique de reconstruction du rgime des soviets. Mais cause des discours menaants des
reprsentants du pouvoir (Kouzmine et Vassiliev) et par crainte de reprsailles l'assemble dcida de
former un Comit rvolutionnaire provisoire et de lui remettre tous les pouvoirs concernant la gestion de
la ville et de la forteresse.
Le Comit rvolutionnaire provisoire a le souci de ne pas verser de sang. Il a pris des mesures
extraordinaires pour organiser dans la ville, la forteresse et les forts, l'ordre rvolutionnaire. Le but du
Comit rvolutionnaire provisoire consiste crer, par des efforts communs conjugus dans la ville et la
forteresse, des conditions propices pour les lections rgulires et loyales au nouveau soviet.
Le mme jour Radio-Moscou lance l'appel suivant: Pour la lutte contre le complot de la garde blanche:
la mutinerie de l'ancien gnral Kozlovsky et du bateau Petropavloivsk, comme les autres insurrections
de la garde blanche a t organise par des espions de l'entente; ceci dcoule du fait que je journal
franais, Le Matin a publi, deux semaines avant la rvolte du gnrai Kozlowky, la dpche suivante
venant d'Helsingfors: On nous mande de Petrograd que par suite de la rcente rvolte de Cronstadt les
autorits militaires bolchvistes ont pris une srie de mesures pour isoler cette ville et pour interdire aux
soldats et marins de Cronstadt d'entrer Petrograd. Il est donc clair que la rvolte de Cronstadt est
Telle fut l'opposition des faits et des psychologies chez les deux antagonistes.
Qui tait ce gnral Kozlovsky que la radio officielle prtendait tre le chef de l'insurrection? Gnral
d'artillerie, il fut un des premiers passer du ct des Rouges. Simple technicien, il semblait tre dpourvu
de toutes capacits de chef. Au moment de l'insurrection, il commandait l'artillerie de Cronstadt, mais
comme le commandant communiste de la forteresse s'tait enfui, Kozlovsky, selon la rgle en vigueur
dans la forteresse, dut le remplacer au poste de commandant. Il refusa prtextant que la forteresse se
trouvait sous le pouvoir du Comit rvolutionnaire provisoire, ce qui abrogeait les anciennes rgles.
Kozlovsky resta Cronstadt mais seulement en tant que spcialiste d'artillerie. D'ailleurs aprs la chute
de Cronstadt, dans des interviews aux journaux finlandais, il accusait les matelots d'avoir perdu un
temps prcieux des questions autres que celles de la dfense de la forteresse; il expliquait cela par le
souci des Cronstadiens de ne pas verser de sang. Plus tand, d'autres officiers de la garnison de Cronstadt
accusrent les marins d'incapacit militaire et de mfiance absolue envers leurs consedillers tech-
niques, Kozlovsky tait le seul gnral demeur Cronstadt et cela suffit pour que le gouvernement se
serve de son nom.
Il faut toutefois reconnatre que les Cronstadiens utilisrent dans une certaine mesure la comptence
militaire des officiers qui se trouvaient la forteresse au moment de l'insurrection. Il est possible que ces
officiers aient donn des conseils aux insurgs par hostilit l'gard des bolchviks; mais les
gouvernementaux eux aussi se servaient des comptences militaires d'anciens officiers dans leurs
attaques contre Cronstadt. Ainsi, s'il y avait d'un ct un Kozlovsky, un Salomianov, un Arkannikov et
quelques autres officiers peu connus, de l'autre, on utilisait d'anciens officiers comme Toukhatchevsky,
Kamenev, Avrov, et d'autres spcialistes militaires de l'ancien rgime. Mais ni dans un camp, ni dans
l'autre les officiers n'agissaient comme une force indpendante.
A Cronstadt, le Comit rvolutionnaire provisoire, largi lors d'une assemble gnrale, par la cooptation
de cinq nouveaux membres, commence organiser la vie de la ville et de la forteresse. Il dcide d'armer
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le proltariat cronstadien pour la protection intrieure de la ville. Il dcrte aussi la rlection obligatoire
dans un dlai de trois jours, des organismes dirigeants des organisations syndicales, ainsi que du Conseil
des Syndicats, auquel le Comit provisoire songe confier des pouvoirs importants.
Les simples membres du Parti communiste manifestaient leur confiance dans l'activit du Comit
rvolutionnaire provisoire, en abandonnant en masse le Parti. Le bureau provisoire du Parti qu'une frac-
tion d'entre eux forma, disait dans son appel:
N'accordez pas d'importance aux bruits absurdes rpandus par des lments provocateurs voulant
nous faire verser le sang, disant qu'on fusille des communistes responsables, et que ceux-ci prparent
une attaque arme sur Cronstadt.
C'est un mensonge, et une absurdit des agents de l'Entente qui veulent renverser le pouvoir des
soviets.
Le Bureau provisoire du Parti communiste estime indispensables les rlections au soviet et fait
appel tous ses membres pour y prendre part.
Le Bureau provisoire du Parti communiste appelle tous les membres rester leurs postes, et ne
pas crer d'obstacles aux mesures du Comit rvolutionnaire provisoire.
Vive le pouvoir des soviets!
Vive l'union mondiale des travailleurs.
Pour le Bureau, provisoire de l'organisation communiste de Cronstadt:
Ilne (ancien commissaire du ravitaillement),
Pervouchine (ancien prsident du comit excutif local),
Kabanov (ancien prsident du bureau syndical de la rgion).
Certains dmissionnaires envoyaient des lettres aux Izvestia motivant leur dpart du parti. C'est
ainsi que l'instituteur Denissov crit : Je dclare ouvertement devant le Comit rvolutionnaire provisoire
que depuis le premier coup de canon sur Cronstadt, je ne me considre plus comme un membre du
Parti communiste et je me rallie au mot d'ordre avanc par les travailleurs de Cronstadt: Tout le pouvoir
aux soviets et non au Parti. Un autre communiste, le chef de la garde du port de Cronstadt, Baranov,
crit: Le Parti n'exprime plus la volont des grandes couches de la population; ceci se confirme, entre
autres, dans les lettres de la province qui dcrivent les malheurs et les perscutions que le Parti exerce
envers les paysans. Je demande de ne plus me considrer comme membre du Parti communiste; je
me rallie la rsolution du 1er mars et me soumets aux ordres du Comit rvolutionnaire de Cronstadt.
Certes on pourrait supposer que de pareilles dclarations, de la part des membres du Parti communiste
ont t dictes ou extorques par un rgime de terreur rgnant Cronstadt contre le Parti communiste.
Or, durant toute linsurrection aucun communiste emprisonn n'a t fusill; pourtant parmi ceux-ci
.se trouvaient des chefs responsables de la flotte, comme Kouzmine et Batys. Ajoutons en outre que la
plupart des communistes se trouvaient en libert.
Dans les Izvestia du 7 mars nous trouvons une note intitule: Nous ne nous vengeons pas. Elle dit
ceci: L'oppression prolonge de la dictature communiste conjure les travailleurs, a cr une indignation
naturelle des masses ayant amen, dans certains endroits, le boycott et le licenciement des parents de
communistes. Cela ne doit pas avoir lieu. Nous ne nous vengeons pas; nous dfendons nos intrts de
travailleurs. Il faut agir avec rserve et loigner seulement ceux qui sabotent, ou ceux qui menant une
agitation mensongre, tentent d'empcher le redressement du pouvoir et des droits des travailleurs.
A Petrograd, cependant, on avait des notions d'humanit tout fait autres. Ds qu'on apprit l'arrestation
de Kouzmine et de Vassiliev, le Comit de dfense ordonna l'arrestation des familles des marins
cronstadiens habitant Petrograd; un avion survolant Cronstadt jeta des tracts dans lesquels on pouvait
lire entre autres: Le Comit de dfense annonce qu'il a emprisonn les familles des marins en tant
qu'otages pour rpondre des camarades communistes arrts par les insurgs de Cronstadt et en
particulier pour le commissaire de la flotte Kouzmine et le prsident du soviet de Cronstadt, Vassiliev. Si
un cheveu tombait de leurs ttes, ces otages en rpondraient sur leurs ttes. (Izvestia du Comit
rvolutionnaire provisoire du 5 mars).
En rponse aux bruits suivant lesquels les communistes arrts auraient t maltraits, le Comit
rvolutionnaire provisoire dcida de crer une commission spciale pour examiner les causes
d'emprisonnement des communistes. Dans cette commission, on projetait d'introduire un reprsentant
du Parti communiste, comme l'crivaient les Izvestia cronstadiennes du 4 mars. Il semble cependant
que cette commission ne fut jamais ralise, car deux jours plus tard commenait le bombardement de
Cronstadt. Mais il est vrai, nanmoins, que le Comit rvolutionnaire provisoire reut une dlgation du
Parti communiste qui eut l'autorisation de voir les prisonniers du Petropavlovsk. Ceux-ci avaient mme
la possibilit de faire des runions entre eux et d'diter un journal mural: Le rayon de la prison des
communards. (D'aprs Zakovski. Cronstadt 1917-1922.)
On peut conclure de tout cela qu'il n'y avait pas de terreur Cronstadt et que les insurgs avaient fait
de gros ellorts pour appliquer dans des circonstances difficiles et tragiques, la notion de dmocratie
ouvrire.
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Si une aussi grande partie des communistes de la base se rallirent au Comit rvolutionnaire
provisoire, c'est qu'il exprimait la volont et les aspirations des couches laborieuses de la population.
Avec le recul du temps, cette volont dmocratique des Cronstadiens apparat tonnante et inattendue,
surtout par comparaison avec l'esprit et la faon d'agir des dirigeants de Petrograd et de Moscou, o l'on
restait incomprhensifs, sourds et aveugles l'gard de ce que dsiraient Cronstadt et les masses
laborieuses de toute l'U.R.S.S.
Un observateur objectif ne peut comprendre comment durant ces journes tragiques, quand la catas-
trophe pouvait encore tre vite, on ait pu tenir un langage comme celui du Comit de dfense de
Petrograd, si ce n'tait avec la ferme volont de provoquer l'effusion de sang, et d'apprendre ainsi tous
et aux matelots se soumettre sans rserve au pouvoir central. Le Comit de dfense de Petrograd
rdigea le 5 mars un appel aux insurgs sous le titre: Vous y tes arrivs o nous lisons entre autres:
On vous raconte des histoires assurant que Petrograd est avec vous et que la Sibrie et l'Ukraine
vous soutiennent. Tout cela est un mensonge impertinent! A Petrograd, le dernier marin vous abandonna
ds qu'il apprit que vous tes dirigs par des gnraux la Kozlovsky. La Sibrie et lUkraine tiennent
avant tout au pouvoir des soviets. Petrograd la rouge se moque des efforts malheureux d'une poigne
des socialistes-rvolutionnaires et de gardes blancs.
Vous tes cerns de tous cts. Quelques heures passeront encore et vous serez obligs de vous
rendre. Cronstadt n'a ni pain ni combustible. Si vous vous obstinez, on vous tuera comme des perdrix.
Tous ces gnraux les Kozlovsky, les Bourkser, toutes ces canailles les Petritchenko et les Tourine
s'enfuiront la dernire minute en Finlande, chez les gardes blancs. Et vous, marins du rang et soldats
rouges, o irez-vous? Si on vous a promis de vous nourrir, en Finlande, on vous trompe. N'avez-vous
pas entendu dire que les anciens wrangliens ont t transports Constantinople et qu'ils meurent par
milliers, comme des mouches, de faim et de maladie. Pareil destin vous attend, si vous ne vous
ressaisissez pas tout de suite. Rendez-vous sur le champ sans perdre une minute! Ramassez les
armes et venez nous! Dsarmez et arrtez les meneurs criminels, et surtout les gnraux tsaristes.
Celui qui se rendra immdiatement sera pardonn. Rendez-vous tout de suite.
Sign: Le Comit de Dfense.
En mme temps le soviet de Petrograd lanait un appel aux ouvriers, marins et soldats rouges de
Cronstadt o il disait :
Une poigne d'aventuriers et de contre-rvolutionnaires a compromis Cronstadt. Derrire le dos
des marins du Petropavlovsk agissent certainement des espions du contre-espionnage franais. Ils
disent aux marins qu'il s'agit de la lutte pour la dmocratie, qu'ils ne veulent pas verser le sang et que
linsurrection se fait sans aucun coup de fusil, tout cela au nom d'une quelconque dmocratie. Pour une
telle dmocratie, peuvent lutter des espions de capitalistes franais, des gnraux tsaristes et leurs
aides tout dvous, les mencheviks et les socialistes-rvolutionnaires. Les meneurs du complot disent
qu'ils ont pris le pouvoir sans tirer un coup de fusil. Cela s'est pass ainsi parce que le pouvoir des
soviets voulait liquider ce conflit pacifiquement. Mais cela ne peut continuer plus longtemps: la bourgeoi-
sie internationale lve la tte; dans le camp des ennemis du proltariat, on jubile, on peut s'attendre tons
les jours une nouvelle croisade contre la Russie des soviets.
Nos conqutes sont en danger. Les aventuriers, qui crient que les communistes ne savent pas venir
bout de la construction conomique, poussent la Russie des soviets vers une guerre nouvelle.
Le soviet de Petrograd ainsi que le pouvoir central ne peuvent pas et n'ont aucun droit dautoriser
cela. La cause des contre-rvolutionnaires assigs Cronstadt est sans espoir. Ils sont impuissants
dans la lutte contre la Russie des soviets. La mutinerie doit tre liquide dans le dlai le plus bref.
Camarades ouvriers, marins et soldats rouges, comprenez qu'on vous a tromps, comprenez que
c'est de vous seuls que dpend l'issue sanglante de l'aventure dans laquelle vous ont entrans les
gardes blancs, que c'est de vous qu'il dpend que les bandes de gardes blancs ne demeurent pas
impunis.
Camarades, arrtez immdiatement les meneurs du complot contre-rvolutionnaire. Restaurez
immdiatement le soviet de Cronstadt. Le gouvernement des soviets saura distinguer les travailleurs
inconscients et induits en erreur, des contre-rvolutionnaires conscients.
Camarades, encore une fois, le soviet de Petrograd vous dit: De vous seuls dpend que le sang
fraternel ne soit pas vers et que malgr le lche dsir des ennemis de la classe ouvrire, leurs inten-
tions sanguinaires se retournent contre eux. C'est notre dernier avertissement; le temps passe, dcidez-
vous sans tarder: venez avec nous contre lennemi commun, sinon vous prirez honteusement avec
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les contre-rvolutionnaires. Sign : Le soviet des ouvriers, paysans et soldats rouges de Petrograd.
(Radio-Stanzia Novaa Hollianda)
Nanmoins une partie du proltariat de Petrograd continuait les grves pendant la rvolte cronstadienne
(3), en exigeant la libration des prisonniers. Dans certaines usines on trouva colls sur les murs les
Izvestias du Comit rvolutionnaire provisoire de Cronstadt; un camion mme aurait circul dans les
rues de Petrograd en jetant des tracts cronstadiens. Dans certaines entreprises, comme par exemple,
l'Imprimerie d'Etat n26, les ouvriers refusrent d'adopter la rsolution condamnant les marins de
Cronstadt. A l'usine Arsenal , les ouvriers organisrent le 7 mars (le jour o commena le
bombardement de Cronstadt) un meeting qui adopta la rsolution des marins insurgs. Ce meeting lut
une commission spciale qui devait aller, d'entreprise en entreprise, propager l'ide de la grve gnrale.
Les grves continuaient dans les plus grandes usines de Petrograd: Poutilov, Baltisky, Oboukhov,
Nievskaa Manoufactura, etc. Les autorits licencirent le personnel des entreprises en grve, en
transmettant la direction aux trokas locales (comits de trois membres); celles-ci commencrent aussitt
un nouvel embauchage des ouvriers, tout en appliquant des mesures rpressives aux grvistes les plus
actifs.
En mme temps qu' Petrograd, des grves commenaient Moscou, Nijni Novgorod et dans
d'autres villes, mais l aussi, l'apport prcipit de vivres, les mesures rpressives et la calomnie assurant
qu' Cronstadt commandaient des gnraux tsaristes, avaient russi semer le trouble dans les rangs
du proltariat.
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Le but des bolcheviks fut atteint, le proltariat de Petrograd et des autres villes industrielles fut mis en
dsarroi et les Cronstadiens, qui espraient l'aide de la Russie laborieuse tout entire, demeurrent
seuls face au gouvernement dcid, cote que cote, les anantir.
PREMIERS COMBATS:
Le 6 mars, le Comit rvolutionnaire provisoire reut le radio-tlgramme suivant: Envoyez radio
Ptrograd, si l'on peut vous envoyer (de Ptrograd Cronstadt) quelques hommes du Soviet, des sans-
parti et membres du Parti, pour savoir de quoi il s'agit.
Le Comit rvolutionnaire rpondit immdiatement: Nous n'avons pas confiance dans vos prtendus
sans-parti. Nous proposons d'lire dans les usines, chez les soldats et les marins, en prsence de nos
dlgus, des reprsentants des sans-parti. En dehors de ceux-ci, lus de la faon indique, vous
pourrez ajouter jusqu' 15% de communistes. Nous dsirons avoir la rponse le 6 mars, 18 heures,
avec indication de la date d'envoi des reprsentants de Cronstadt Ptrograd et de ceux de Ptrograd
Cronstadt. Dans le cas de non-possibilit pour cette date, prire de nous indiquer votre dlai et les
motifs de votre retard. Des moyens de transport seront mis la disposition de vos dlgus.
Le Comit Rvolutionnaire provisoire.
La dpche du Soviet de Ptrograd semble tre en contradiction complte avec le ton de son appel,
qui ne parlait que de soumission sans conditions. Sans doute, des influences divergentes se faisaient
jour au Soviet de Ptrograd.
Mais le gouvernement tait toujours aussi dcid agir d'une main de fer; Trotski adressa le mme
jour, par T.S.F., l'ordre suivant la garnison de Cronstadt:
Le gouvernement ouvrier et paysan est dcid reconqurir sans retard Cronstadt et les btiments
insurge et les remettre la disposition de la Rpublique des Soviets. C'est pourquoi j'ordonne tous
ceux qui ont lev la main contre la patrie socialiste de rendre immdiatement les armes. Ceux qui
rsisteront devront tre dsarms et mis la disposition des autorits sovitiques. Les commissaires
arrts et autres reprsentants du pouvoir doivent tre librs immdiatement. Seuls ceux qui se seront
rendus sans condition pourront compter sur la grce de la Rpublique des Soviets. Je donne en mme
temps l'ordre de prparer tout ce qu'il faut pour craser la rvolte et les rvolts par la force des armes.
La responsabilit des dsastres qui s'abattront sur la population civile retombera entirement sur les
ttes des insurgs gardes-blancs.
Le prsident du Conseil rvolutionnaire militaire de la Rpublique Sovitique: Trotski.
Le Glavkom (Commandant Suprieur): Kamenev (4).
Ainsi, tandis que la veille, le Soviet de Petrograd parlementait pour envoyer une dlgation enquter
sur le caractre de la rvolte, le 7 mars, le commandement suprieur lanait l'arme rouge l'assaut de
la forteresse. Les Izvestia de Cronstadt du 8 mars publient le communiqu suivant:
A 6h45, les batteries de Sestroretzk et de Lissinios ont les premires ouvert le feu sur les forts de
Cronstadt.
Les forts ont relev le dfi et ont rapidement fait taire les batteries gouvernementales.
C'est ensuite le fort Krasnaa Gorka qui a ouvert le feu; il reut une rponse digne de la part du
btiment de ligne Sebastopol. Le duel d'artillerie continue.
Cronstadt, le 7 mars 1921. Le Comit rvolutionnaire provisoire.
Les jours suivants, l'artillerie gouvernementale continue la canonnade contre la forteresse et les forts
environnants et rencontre une rsistance nergique. Les avions lancent des bombes provoquant une
telle fureur dans la population civile quelle riposte coups de fusils tel point que le Comit rvolutionnaire
provisoire se voit oblig de donner l'ordre de ne pas gaspiller inutilement les cartouches.
(4) Ce Kamenev tait un ancien officier tsariste qui collaborait avec Ie gouvernement sovitique. C'est un autre Kamenev
qui fut fusill la suite du procs des 16 (1936).
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Quels taient les moyens de dfense des Cronstadiens?
Cronstadt est situ sur l'ile de Kotline, une distance de 26,5km de Petrograd, de 7km d'Oranienbaum,
de 13km de Lissi Nos et de 21km de Terioki. Lile fut construite par Pierre Le Grand en 1710 pour la
dfende navale de Petersbourg.
Cronstadt possdait beaucoup d'artillerie, mais de porte relativement faible. Les pices d'artillerie
les plus perfectionnes ne tiraient qu' 15km. Petrograd tait donc hors d'atteinte. Au surplus, les batte-
ries taient orientes vers la mer et seules quelques pices taient installes sur tourelles mobiles. Des
canons mobiles, de calibre de 12 pouces, se trouvaient entre autres au fort Krasnaa Gorka, situ sur
une hauteur du ct d'Oranienbaum, mais ce fort resta fidle au gouvernement.
Par contre il n'y avait aucun brise-glace. Or, tous ces btiments se trouvaient immobiliss par les
glaces. Au surplus, Sebastopol et Petropavlovsk taient mis l'un ct de l'autre, de faon que l'un
pouvait tirer seulement du ct gauche, et l'autre du ct droit; on ne pouvait les sparer, car le Sbastopol
m'avait pas de combustible, et utilisait le courant lectrique du Petropavlovsk.
La garnison de Cronstadt se trouvait en 1921 fort diminue. D'aprs les chiffres donns par l'Etat-
major de dfense cronstadien, l'effectif des fantassins pouvait tre au maximum de 3.000. D'aprs le
gnral Kozlovsky, toute l'artillerie de la forteresse prit part la dfense de Cronstadt (sauf Krasnaa
Gorka, et sauf le rgiment 560 de l'arme rouge qui se rendit ds le dbut de la rvolte) et des
dtachements ctiers marins, ainsi que d'autres petites formations organises rapidement en groupant
des bataillons du gnie, de l'administration et des coles de peloton. Les lignes de dfense des
Cronstadiens ne comptaient pas moins de 10m50 d'intervalle entre fantassins.
La quantit de munitions et d'obus tait aussi trs limite et, pour compenser la faiblesse de l'artillerie,
les marins triplaient le rythme de tir (au lieu de 150 coups, chiffre normal, un canon en tirait 450).
Les Cronstadiens avaient raison; militairement ils ne pouvaient pas vaincre. Tout au plus pouvaient-ils
esprer tenir une quinzaine de jours, ce qui et t extrmement important, car une fois la glace fondue,
Cronstadt devenait une forteresse capable de se dfendre. Mais il ne faut pas oublier que leur rserve
d'hommes tait infime, surtout par rapport la quantit de combattants que l'arme rouge pouvait lancer
contre les marins. Or, dans quel tat moral se trouvait celle-ci?
Dans la nuit du 8 mars, lorsque commena l'attaque de l'arme rouge contre Cronstadt, une terrible
tourmente de neige svissait sur la mer Baltique. Un brouillard pais rendait la route presque invisible.
Les soldats rouges taient vtus de longues blouses blanches, qui les dissimulaient sur le fond de neige.
Dans le groupe du Sud qui approchait vers Cronstadt du ct d'Oranienbaum, les oprations avaient
t confies au rgiment O.N. (abrvatif de destination spciale) et au rgiment des chasseurs n561.
Or voici ce que Poukhov raconte sur l'tat d'esprit de ce rgiment:
Tout au commencement de lopration, le 2me bataillon avait refus d'aller la bataille. Tant bien que
mal on russt le persuader grce aux forces communistes, et il consentit sortir sur la glace. A peine
arrive vers la premire batterie du sud, une compagnie du 2me bataillon se rendit l'ennemi et les
officiers s'en retournrent.
Le rgiment s'arrta. Il commenait faire jour. On n'avait pas de nouvelles du bataillon... Ce 3me
bataillon marchait cependant dans la direction des batteries du Sud n1 et 2. Il marchait en colonne et fut
canonn par l'artillerie des forts, aprs quoi il se mit en chane et ayant attendu la 2me compagnie, il se
dirigea gauche de la batterie du fort Milioutine d'o on lui faisait signe avec des drapeaux rouges.
Ayant avanc de 40 pas, il s'aperut que les insurgs avaient install des mitrailleuses et lui proposaient
de se rendre ou d'tre fusill. Tout le monde s'est rendu, sauf le commissaire du bataillon et 3 ou 4
soldats, qui retournrent sur leurs pas et firent retourner la 7me compagnie qui voulait aller se rendre
son tour.
Des cas semblables furent observs galement dans les units des koursantys (lves-officiers) du
secteur du Nord pourtant considres d'aprs Poukhov comme les plus aptes au combat. Et Ouglanov,
le commissaire du secteur du Nord, crivit le 8 mars au comit dpartemental du parti (de Petrograd):
Je considre comme un devoir rvolutionnaire dclaircir l'tat des choses sur le secteur du Nord
ainsi que l'tat d'esprit des militaires... Parmi les koursantys rgne un sentiment de pril et de dsespoir
l'ide d'aller l'attaque sur la glace. Cet tat d'esprit continuait encore ce matin, jour d'attaque contre
les forts numrots. Tout au commencement seuls partirent l'attaque les communistes et la partie
courageuse des sans-parti. Ce n'est que grce au commandement, aux encouragements des politrabotnik
(commissaires politiques) et des officiers que les koursantys se sont laiss entraner l'assaut qui
s'opra sous un violent feu d'artillerie des forts et de Cronstadt. Cette attaque se terminera par l'occupation
du fort n7. Nous avons du l'abandonner d'ailleurs aujourd'hui, par suite de l'tat de dpression des
troupes.
Il est impossible d'envoyer une seconde fois l'arme l'attaque des forts. J'ai dj parl de ltat
d'esprit des koursantys aux camarades Lachvitch, Avrov et Trotski. Je dois signaler chez eux les
tendances suivantes: ils dsirent savoir ce que veulent les Cronstadiens, et sont d'avis d'envoyer des
dlgus Cronstadt. Le nombre de commissaires politiques sur le secteur est de loin insuffisant.
L'tat d'esprit de l'arme se manifeste aussi dans le cas de la 79me brigade de la 27me division
d'Omsk. Cette division compose de 3 rgiments tait connue pour les capacits guerrires qu'elle avait
manifestes dans la lutte contre Koltchak. Le 12 mars, elle fut amene sur le front de Cronstadt. Un des
3 rgiments, celui d'Orchane, refusa de se battre contre les Cronstadiens. Le lendemain, dans les deux
autres rgiments de la mme division, les soldats organisrent des meetings volants o ils discutrent
de l'attitude prendre. 2 rgiments durent tre dsarms de force et le tribunal rvolutionnaire svit
durement.
Citons un autre cas, celui de l'cole de sous-officiers de la 93me brigade de fantassins de la 11me
division qui fut mis le 8 mars la disposition du 95me rgiment. Quand le commandant et le commissaire
politique passrent les troupes en revue, ces dernires crirent: Pourquoi nous avez-vous amens
ici?. Deux jours plus tard l'cole refusa d'occuper un nouveau secteur et le tribunal rvolutionnaire
intervint encore une fois.
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Les cas analogues taient trs nombreux. Car non seulement les soldats ne voulaient pas se battre
contre leurs frres de classe, mais ils ne pouvaient admettre l'ide de livrer bataille sur la glace au mois
de mars. Plusieurs formations militaires avaient t amenes d'autres rgions du pays o, la mi-mars,
la glace commence fondre, les soldats n'avaient donc aucune confiance dans la solidit de la glace
baltique. Au surplus, ceux qui participrent aux premires attaques sur ce front virent que les obus des
Cronstadiens tombant sur la glace y faisaient d'normes trous, o les vagues glaciales engloutissaient
les infortuns dfenseurs du gouvernement. De pareilles scnes n'taient gure encourageantes et tout
cela contribua l'chec des premires attaques contre Cronstadt.
Les tribunaux rvolutionnaires dployaient une activit norme, Boukhov nous raconte que les
tribunaux ragissaient contre tous les phnomnes malfaisants. Les trublions convaincus et les provo-
cateurs taient chtis suivant leurs mrites. On faisait aussitt connatre les sentences aux soldats.
Certaines de ces sentences taient mme publies dans les journaux.
Mais malgr ces triples mesures de propagande, de rorganisation et de rpression, l'tat d'esprit
des troupes restait trs hsitant et douteux. Le 14 mars, on enregistre encore une srie de refus d'aller
l'assaut. Tel, par exemple, le rgiment 561, rorganis depuis le 8 mars, qui restait en partie insoumis.
Nous ne voulons pas aller nous battre contre nos frres, originaires des mmes stanitsas (2), disaient
les soldats de ce rgiment. Ce dernier tait compos pour la plupart d'Ukrainiens et de cosaques. Or, du
ct des insurgs se battait le rgiment 560 galement compos d'Ukrainiens et de cosaques.
Nombre de soldats qui se rendaient aux insurgs recommenaient se battre leurs cts. Le
commandement rouge prit alors des mesures rigoureuses contre ceux qui avaient l'intention de se
rendre. Des tmoins oculaires racontent que certaines chanes perdaient la moiti de leurs effectifs
avant que ceux-ci arrivent dans la zone de tir des insurgs; c'taient souvent les mitrailleuses des Rouges
qui les abattaient pour dsobissance ou pour tentative de se rendre aux insurgs. Cela s'observait
particulirement de certaines positions d'artillerie.
En outre la dsertion en masse svissait dans l'arme rouge. Les dserteurs s'en allaient par groupes
de 20 30 personnes arms de fusils et de grenades. Le gouvernement avait d organiser htivement
des commissions spciales pour la lutte contre la dsertion. Ces commissions taient composes de
membres du Parti communiste mobiliss et tentaient d'obtenir l'aide des paysans de la province de
Petrograd et des districts environnants.
D'aprs les sources officielles, on lisait avec le plus grand intrt, dans l'arme rouge, les numros
des Izvestia de Cronstadt ainsi que les tracts que les Cronstadiens parvenaient, par mille efforts
propager. Des commissaires politiques veillaient ce que ces publications ne pntrent pas dans les
(5) Stanitsa: Village de cosaques.
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casernes; mais les mesures de prohibition avaient un effet contraire; l'intrt pour la littrature clandes-
tine ne faisait que crotre. Par contre, avoue Poukhov, les journaux officiels avec leur ton de bluff vainqueur
avaient eu une action dprimante sur la masse des soldats rouges. Mais le gouvernement se montra
nergique et entreprit dans le pays tout entier un immense effort de propagande. Toutes les organisa-
tions du Parti furent mobilises. La propagande se mena surtout parmi les troupes de l'arrire, rserve
des formations du front. Les ressources humaines inpuisables du pays entier, mme compte tenu de
son tat d'esprit en grande partie dfectueux, taient en disproportion flagrante avec les faibles forces
numriques des Cronstadiens. Tandis que les trains amenaient toujours vers Petrograd de nouveaux
combattants, et entre autres des troupes de Kirghiz, de Bachkirs (les plus loignes comme tat d'esprit
des marins insurgs), les dfenseurs de Cronstadt non seulement diminuaient numriquement par suite
des pertes au combat, mais se trouvaient encore extrmement puiss. Mal vtus et encore plus mal
nourris, les Cronstadiens restrent sans relve huit jours de file prs des pices. La plupart tenaient
peine debout.
Connaissant ce fait et ayant pris le maximum de mesures au point de vue organisation, munitions (6)
et relvement du moral des troupes le commandant de la 7me arme, Toukhatchevsky, donna l'ordre
(n534/0444, srie B) suivant:
Au Commandant du Groupe du Nord, Kazanski, celui du Groupe du Sud, Sediakine, copie au Gov-
kom. Petrograd, le 15 mars 1921, 23h45. J'ordonne: dans la nuit du 16 au 17 mars de prendre la forteresse
de Cronstadt par un assaut foudroyant. Dans ce but:
1- Commencer le feu d'artillerie le 16 mars 14 heures et le continuer jusqu'au soir;
2- Mise en mouvement de la colonne du Nord 3 h. et du groupe du Sud le 17 mars 4 h.;
3- Le groupe du Nord attaquera la partie Nord-Ouest, le groupe du Sud attaquera les parties Nord-Est
et Sud-Ouest de la ville;
4- Les groupes doivent se borner seulement l'occupation des forts qui empchent le plus la pro-
gression;
5- Le commandant du groupe du Sud doit dsigner un chef unique pour le commandement dans les
batailles de rues de Cronstadt;
6- Le commandant du groupe Sud doit fixer son attention sur la prise en temps voulu de la partie
Nord-Ouest de l'ile de Kotline;
7- Observer exactement la disposition des colonnes;
8- Accuser rception de l'ordre et indiquer les mesures prises.
Commandant: Toukhatchevsky. Chef de l'Etat Major: Peremytov.
Toukhatchevsky labora un plan dtaill d'oprations qui consistait porter un coup dcisif du ct
Sud et s'emparer rapidement de Cronstadt par un assaut brusqu s'oprant simultanment de trois
cts. La perce devait se produire par la porte de Petrograd qui se trouvant du ct de Petrograd, n'tait
pas fortifie et constituait le talon d'Achille de la forteresse. En mme temps le groupe du Nord, en
attaquant dans la direction du Nord-Ouest, devait fixer l'action des insurgs se trouvant dans les forts du
Nord; le groupe du Sud faisait simultanment une attaque dmonstrative contre le fort Totlebene, pour
dtourner encore l'attention des Cronstadiens.
L'artillerie du groupe du Sud ouvrit le feu le 16 mars 14 h20 et 17 heures; l'artillerie du groupe du
Nord s'y joignit. Les canons de Cronstadt rpondirent et la bataille dura 4 heures environ. L'aviation entra
alors en activit; des bombes furent lances sur la ville pour semer la panique parmi la population civile.
Vers la soire, l'artillerie se tut, tandis que les projecteurs des Cronstadiens cherchaient sur la glace les
points de rassemblement des troupes gouvernementales. A minuit, celles-ci occuprent leurs positions
de dpart pour commencer l'excution du plan de Toukhatchevsky. Les troupes sortirent sur la plaine
glaciale et 2 h.45 le groupe du Nord avait occup le fort n7, abandonn par les Cronstadiens. A 4 h.30,
l'artillerie cronstadienne commena tirer sur les troupes attaquant les forts n4 et 6. A 6h.40, les
koursantys occuprent avec de lourdes pertes et aprs un dur combat le fort n6.
Les Cronstadiens se dfendaient avec acharnement lorsque les koursantys approchrent des fils
barbels, les canons du fort avaient cess de tirer et les possibilits de dfense taient puises; il ne
(6) Des rgiments entiers de la 7me arme, qui taient chargs de prendr ; Cronstadt furent munis de grenades
main, de blouses blanches, de cisailles pour couper les fils barbels, de petits traneaux pour transporter les mitrailleuses,
d'chelles pour l'assaut des fortifications, etc.
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restait qu'une mitrailleuse continuant de tirer bout portant. De tels faits furent nombreux dans l'histoire
de la dfense de Cronstadt,
A 5 heures du matin, le groupe du Sud attaqua la batterie du Sud et les Cronstadiens furent obligs de
reculer dans la direction de la ville. La bataille commena alors dans les rues de Cronstadt. Les marins
se dfendirent tenacement et tirrent de chaque maison, de chaque grenier, de chaque hangar. Dans la
ville mme, les matelots furent renforcs par les ouvriers de Cronstadt qui formrent des dtachements
de combat; c'est avec leur aide que les marins russirent une fois repousser les troupes
gouvernementales hors de la ville; celles-ci se retranchrent dans les faubourgs.
Les marins roccuprent mme, avec l'aide des ouvriers des ateliers d'artillerie, le btiment de l'Ecole
des mcaniciens, en faisant reculer la 80me brigade gouvernementale.
Les batailles de rue taient terribles; les soldats rouges perdaient leurs officiers; les Cronstadiens et
les troupes gouvernementales se mlangrent, les frres ennemis ne se distinguaient plus entre eux. La
population de la ville tenta d'entrer en contact avec les troupes gouvernementales en distribuant des
tracts du Comit rvolutionnaire provisoire; les marins essayrent jusqu'au dernier moment de frater-
niser avec les soldats du gouvernement.
Les pertes des gouvernementaux dans les batailles de rue furent normes; une partie d'entre eux
s'enfuirent et le 27me rgiment caucasien reut l'ordre d'arrter les fuyards, tandis que les troupes de
rserve amenes d'Oranienbaum et un dtachement communiste de Petrograd, venu au secours des
troupes russirent dbusquer les Cronstadiens de l'Ecole des mcaniciens.
Le groupe du Nord batailla toute la journe du 17 mars pour la conqute des forts. Vers la soire, tous
ceux-ci, l'exception du fort n4 taient occups par les gouvernementaux.
La bataille dans les rues de Cronstadt continua trs tard dans la nuit du 17 au 18 mars. On se battit
encore toute la journe du 18 mars pour la possession des derniers forts: Milioutine, Constantine et
Obroutchev. Ce dernier rsista le plus longtemps. Alors que la forteresse et tous les forts environnants
taient dj occups, et que la rsistance des Cronstadiens s'avrait dfinitivement vaincue, les troupes
gouvernementales se heurtrent encore prs du phare Tolboukhine, une chane de 150 marins, qui les
reurent par un terrible feu de mitrailleuses.
REPRESAILLES ET MASSACRES:
Quel est le bilan de la tuerie de Cronstadt pour les travailleurs russes?
D'aprs les donnes de la direction du Service militaire de sant du district de Petrograd, il y eut dans
les hpitaux de cette ville pour la priode du 3 au 21 mars: 4.127 blesss, 158 contusionns et 527 tus.
Dans ces chiffres ne sont pas compris les noys et les nombreux blesss abandonns et morts de froid
sur la glace (7), ni les victimes des tribunaux rvolutionnaires relevant l'tat d'esprit des troupes
gouvernementales.
Quant aux pertes des Cronstadiens, il n'existe pas de chiffres quelque peu exacts; elle furent trs
grandes sans parler du massacre qui eut lieu par reprsailles contre la rvolte. Sur la quantit des
victimes de ce massacre on ne peut faire que des apprciations approximatives. Un jour viendra peut-
tre o les archives de la Tchkia, des Ossoby Otdiel et des tribunaux rvolutionnaires rvleront la
terrible vrit.
Voici toutefois ce que dit ce sujet Poukhov: Simultanment avec les premiers pas pour le
rtablissement de la vie normale et la lutte contre les restes des mutins actifs, le Tribunal rvolutionnaire
(7) On peut juger d'aprs les pourparlers entams par la Finlande avec d'ambassadeur sovitique, Bersine, que le
nombre des cadavres rests sur la glace de la baie de Finlande fut considrable. Le ministre des affaires trangres
finlandais proposait que les gardes-frontire nusse et finlandaise enlvent les cadavres se trouvant sur la glace dans
les environs de Cronstadt, car ces derniers risquaient d'tre emports vers les rives finnoises aprs la fonte de la glace.
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du district militaire de Petrograd avait dvelopp largement son travail ... La main svre de la justice
proltarienne punissait les tratres la cause ... Les sentences furent largement popularises dans la
presse et jourent un grand rle ducatif.. Ces citations ne sont pas moins loquentes que des chiffres.
Provenant de sources officielles elles rfutent le mensonge des trotskistes assurant que la citadelle fut
cerne et prise avec des pertes insignifiantes (8).
Dans la nuit du 17 au 18 mars une partie du Comit rvolutionnaire provisoire quitta Cronstadt se
dirigeant vers la frontire finlandaise. 8.000 hommes (les marins et la partie la plus active de la popula-
tion civile) prirent le mme chemin de l'exil.
Le 18 mars alors qu'on se battait encore sur les forts, le Tribunal rvolutionnaire tenant une sance
mobile arrivait dj d'Oranienbaum, venant Cronstadt pour y rtablir l'ordre rvolutionnaire. Les
dfenseurs du pouvoir des soviets trouvrent bon de ne pas rtablir le soviet de Cronstadt. Les fonctions
de celui-ci furent confis la section politique et civile du secrtariat du commandant-adjoint de la
forteresse.
Des bouleversements profonds furent oprs dans l'ensemble de la flotte. Mais avant la liquidation de
la rvolte une trs grosse masse de marins baltiques de la base maritime de Petrograd fut expdie vers
la mer Noire, la mer Caspienne et la base navale de Sibrie. On y expdia, toujours d'aprs Poukhov,
les lments les moins srs, les plus sujets ltat d'esprit cronstadien. Ils ne s'en allaient pas volontiers.
Cette mesure aida purifier l'atmosphre malsaine.
Au mois d'avril, la nouvelle direction de la flotte commena une puration individuelle. Une Commis-
sion spciale de filtration fut organise qui pura, chassa de la flotte 15.000 matelots des catgories
V, G et D, c'est--dire les lments non indispensables pour la marine car non spcialistes et les lments
peu srs au point de vue politique.
Aprs cette puration, la flotte Baltique se remplit d'lments possdant des cartes A et B de la
Commission spciale de filtration.
Ainsi aprs l'crasement matriel de Cronstadt, son esprit mme fut banni de la flotte.
Ida METT.
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(8) Ne se sont-ils pas permis de parler de lgende qui veut que Cronstadt 1921 ait t un immense massacre. (La
Lutte Ouvrire, francaise, du 10 septembre 1937).
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La Commune de Cronstadt, crpuscule sanglant des soviets
Quatrime partie
Daprs ldition nB-87 de la revue Spartacus
Dcembre 1977
Les marins de Cronstadt ont-ils formul seuls leurs revendications et leurs rsolutions, ou ont-ils agi
sous l'impulsion de groupements politiques qui leur auraient donn des mots d'ordre? On voque ce
propos le plus souvent l'influence anarchiste. Mais peut-on assurer son existence? Certes, parmi les
membres du Comit rvolutionnaire provisoire et parmi les Cronstadiens en gnral, il y avait des
individualits professant la foi anarchiste. Mais si l'on se base sur des preuves documentaires, comme
nous l'avons fait tout au long de cette tude, on doit conclure qu'il n'y eut pas intervention directe de
groupements anarchistes. Le menchevik Dan, en prison Ptrograd avec un groupe de Cronstadiens,
raconte dans ses souvenirs (1) que Perepelkine, un des membres du Comit rvolutionnaire provisoire
se rapprochait par son tat d'esprit de l'anarchisme. Il rappelle aussi que ces matelots taient
dsillusionns et irrits de la politique du parti communiste, qu'ils parlaient avec haine des partis en
gnral. A leurs yeux, les mencheviks et les socialistes-rvolutionnaires sont aussi mauvais que les
bolcheviks, en ce sens que, comme eux, ils tentent de prendre le pouvoir pour tromper ensuite le peuple
qui a donn sa confiance. Vous tes tous de la mme bande: il ne faut aucun pouvoir, il faut l'anarchie.
Telle tait, d'aprs Dan, la conclusion des marins dus par les partis politiques.
Les anarchistes prennent la dfense des Cronstadiens et il nous semble qu'au cas o leurs organisa-
tions auraient effectivement prt la main l'insurrection, leur presse l'aurait signal. Or, dans la presse
priodique anarchiste on n'en trouve pas trace. C'est ainsi que Yartchouk, ancien anarcho-syndicaliste(2),
ayant joui d'une grande autorit parmi la population et les marins de Cronstadt l'poque d'avant-octobre,
n'en dit pas un mot dans sa brochure consacre l'insurrection de 1921 (3) et crite immdiatement
aprs les vnements. Nous devons donc considrer son opinion comme un lment concluant.
A l'poque de l'insurrection, les anarchistes taient dj trs perscuts, mais les libertaires isols
ainsi que les quelques groupes qui subsistaient taient, coup sr, moralement du ct des insurgs,
comme le prouve, par exemple, le tract suivant adress au proltariat de Petrograd.
... La rvolte de Cronstatdt est une rvolution. Nuit et jour, vous entendez le bruit du canon et pourtant
vous ne vous dcidez pas intervenir ouvertement contre le gouvernement pour dtourner ses forces
de Cronstadt. Cependant la cause de Cronstadt est votre cause...
Les Cronstadiens sont toujours les premiers dans la rvolte... Aprs la rvolte cronstadienne, que
commence la rvolte de Petrograd! Aprs vous, que vienne lanarchie!..
Ces anarchistes ont certainement fait leur devoir, mais ils ont agi pour leur compte personnel et rien
ne montre qu'ils taient lis d'une manire organisationnelle avec les insurgs. D'ailleurs, pour proposer
la mdiation, il fallait ne pas tre en relation directe avec les marins, car ceux-ci avaient envoy une
dlgation Petrograd par l'intermdiaire de laquelle il tait possible de mener les pourparlers. Et si dans
la rsolution du Petropavlovsk nous trouvons la revendication de libert de parole et de presse pour les
anarchistes, cela prouve simplement que les Cronstadiens de 1921 gardaient leurs traditions et
dfendaient leurs ides d'avant Octobre.
A Cronstadt d'avant Octobre les anarchistes (4) jouissaient comme les bolchviks d'une influence
norme, de sorte que Trotski avait pu dire lors d'une sance du Soviet de Petrograd en t 1917, rpondant
Tseretelli (5): Oui, les Cronstadiens sont anarchistes. Mais quand viendra l'ultime bataille pour la
rvolution, alors ces mmes messieurs qui vous incitent l'extermination des Cronstadiens prpareront
des cordes pour vous pendre en mme temps que nous autres, et ce seront les Cronstadiens qui se
battront mort pour nous.
Les anarchistes taient en effet connus Cronstadt comme des rvolutionnaires. C'est pourquoi les
insurgs, en ouvrant largement les portes des soviets aux diffrents courants socialistes, avaient tout
d'abord pens aux anarchistes, ainsi qu'aux socialistes-rvolutionnaires de gauche.
Les revendications de la rsolution du Petropavlovsk dont les plus importantes taient les liberts
dmocratiques pour le proltariat et pour la paysannerie n'exploitant pas de travailleurs salaris et l'abolition
du monopole du Parti communiste se trouvaient dans le programme des autres partis socialistes dj
rduite l'illgalit. Les anarchistes taient d'accord avec ces mots d'ordre, ils n'taient pas les seuls
les formuler.
Par contre, les Cronstadiens rptaient avec insistance qu'ils taient pour le pouvoir des Soviets. Il y
avait en Russie une petite minorit de libertaires qui, sous le nom d'anarchistes sovitiques taient
connus comme partisans d'une collaboration troite avec les soviets intgrs dans l'Etat. Le mouvement
makhnoviste, qui n'tait pas exclusivement anarchiste, mais qui subissait la forte influence personnelle
de Makhno, anarchiste depuis l'ge de 16 ans, ne parlait pas du pouvoir des soviets comme mot d'ordre
dfendre. Sa formule tait: les soviets libres, c'est--dire des soviets o les diffrents courants
politiques pourraient coexister, sans tre dots du pouvoir d'Etat.
Si les Cronstadiens pensaient confier aux organisations syndicales une tche importante, cette ide
n'tait pas exclusivement propre aux anarchistes. Les socialistes-rvolutionnaires de gauche, l'Opposition
Ouvrire du parti communiste (Kollonta et Chliapnikov) en taient galement partisans. Plus tard d'autres
tendances oppositionnelles communistes, comme les sapronovistes, ont fait leur cette ide; en rsum,
elle tait propre tous ceux qui tentaient de sauver la rvolution russe par la dmocratie ouvrire et qui
(4) Selon les tmoignages des bolchviks bien connus Flerovski et Raskolnikov.
(5) Tseretelli : leader de la social-dmocratie (menchevlks) gorgienne, joua un grand rle dans le soviet de Petrograd
aprs la rvolution de Fvrier.
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s'opposaient au monopole du parti unique, dominant et remplaant toutes les autres organisations.
On peut donc conclure que l'influence anarchiste sur l'insurrection de Cronstadt s'exera dans la
mesure o l'anarchisme propageait l'ide de la dmocratie ouvrire.
LES MENCHEVIKS:
Quant aux mencheviks, ils avaient de tout temps eu peu d'influence parmi les marins. Le nombre des
dputs mencheviks au Soviet de Cronstadt n'tait nullement en proportion avec leur popularit relle
dans la marine. Les anarchistes, qui n'avaient que 3 ou 4 dputs aprs la deuxime lection, jouissaient
d'une popularit incomparablement plus grande. Cette situation dcoulait du manque d'organisation dans
les rangs anarchistes et aussi des diffrences peine perceptibles pour la masse entre l'anarchisme et
le bolchevique en 1917 que de nombreux anarchistes pensrent tre un marxisme bakouninis (6).
Les mencheviks, du moins leur fraction officielle, malgr leur hostilit foncire envers le bolchevisme,
n'taient pas partisans de la lutte violente contre le pouvoir des soviets et, de ce chef, taient videmment
hostiles aux interventions armes. Ils tentrent de jouer le rle d'une opposition lgale au sein des soviets
et dans le mouvement syndical. Adversaires de la dictature du proltariat et de la dictature d'un seul parti,
persuads que la Russie avait encore un stade capitaliste traverser, ils considraient que les interven-
tions armes empchaient les forces dmocratiques russes de trouver leur voie. Ils espraient qu'une
fois la lutte finie, le rgime sovitique serait oblig de suivre la voie de la transformation dmocratique (7).
Lors de l'insurrection de Cronstadt, le comit de Petrograd (illgal) de leur parti avait publi le tract
suivant:
Aux ouvriers, soldats rouges, koursantys de Petrograd.
Arrtez l'assassinat! les canons grondent. Les communistes qui se disent un parti ouvrier tirent le
canon sur les marins et les ouvriers de Cronstadt.
Nous ne connaissons pas le dtail des vnements de Cronstadt, mais nous savons que les
Cronstadiens ont revendiqu des lections libres aux soviets, la libration des socialistes ainsi que des
ouvriers et soldats sans-parti arrts, et la convocation pour le 10 mars d'une confrence sans-parti des
ouvriers, soldats rouges et marins pour discuter de la situation critique dans laquelle se trouve la Russie
des Soviets.
Un pouvoir ouvrier aurait d claircir les vritables causes des vnements cronstadiens. Un pouvoir
vraiment ouvrier aurait d discuter ouvertement devant la Russie ouvrire, avec les ouvriers et les
matelots cronstadiens. Au lieu de cela les bolcheviks ont proclam l'tat de sige et ont mitraill les
soldats et les marins.
Camarades, nous ne pouvons pas, nous ne devons pas couter tranquillement les grondements du
canon. Chaque salve peut emporter des dizaines de vies humaines. Nous devons intervenir et mettre
fin au massacre.
Exigez la cessation immdiate des oprations militaires contre les marins et ouvriers cronstadiens.
Exigez du pouvoir qu'il entame immdiatement des pourparlers avec eux, avec la participation des
dlgus des fabriques et usines de Petrograd. Faites immdiatement des lections de dlgus pour
la participation ces pourparlers.
Arrtez l'assassinat. (Le 7 mars 1921).
Quant au Comit Central du parti menchvik, il avait fait galement paratre un tract o il disait entre
autres: Ce qu'il faut, ce n'est pas la politique de violence envers la paysannerie, mais une politique de
conciliation avec elle. Dans ce but il faut que le pouvoir se trouve effectivement entre les mains des
masses laborieuses et pour cela des rlections libres aux soviets sont indispensables. En un mot, il
faut quon ralise effectivement la dmocratie ouvrire dont on parle tant mais dont on ne voit plus la
moindre trace.
(6) Cette ide fut exprime plus tard par l'anarchiste sovitique Herman Sandomirski dans un article publi dans les
Izviestia de Moscou l'occasion de la mort de Lnine.
(7) Lors de l'offensive de Denikine, en 1919, les mencheviks avaient ordonn leurs membres d'entrer dans l'arme
rouge.
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Quant la signification de l'insurrection le Sozialistitcheski Vestnik, organe officiel de la social-
dmocratie russe, publi l'tranger, disait: Ce sont justement les masses elles-mmes, soutien jusqu
prsent du bolchevisme, qui ont pris l'initiative de la lutte dcisive contre le rgime actuel. Le
Sozialistitcheski Vestnik estime que les mots d'ordre cronstadiens sont menchvistes; il ajoute que la
social-dmocratie russe (menchviks) avait d'autant plus le droit de s'en rjouir qu'en raison de l'absence
totale d'organisation menchviste dans la marine, le Parti n'avait aucun rapport avec l'insurrection.
Tandis que le leader du menchvisme russe, Martov (dj en migration), dans un article de la Freiheit
du 1er mai 1921 nie la participation au mouvement des menchviks et des socialistes-rvolutionnaires,
il estimait que l'initiative appartenait aux marins qui rompaient avec le Parti communiste au point de vue
organisationnel, mais non au point de vue des principes.
Poukhov cite un autre tract sign par un groupe de menchviks (probablement un de ces nombreux
groupes dissidents, en dsaccord avec le Comit Central) et qui dit ceci: A bas les bobards de la
contre-rvolution! O sont les vrais contre-rvolutionnaires? Ce sont les bolcheviks, les commissaires,
le pouvoir des soviets. Contre eux se dresse la vritable rvolution. Nous sommes tous obligs de la
soutenir. Cronstadt exige d'tre secouru. Notre devoir est de l'aider. Vive la rvolution! Vive lAssemble
Constituante!
Le Comit Central menchviste dclina toute responsabilit pour les mots d'ordre des groupes dissi-
dents.
Tchernov savait que les marins insurgs crivaient dans le n 6 des Izvestia que les ouvriers et les
paysans vont inlassablement de l'avant, laissant derrire eux la Outchredilka (nom pjoratif de la
Constituante), son rgime bourgeois, ainsi que la dictature communiste avec ses tchkas et son
capitalisme d'Etat, qui a serr au cou les masses laborieuses et menace de les trangler dfinitivement.
Tchernov parlait de ces lignes comme d'une survivance de l'influence passe des ides bolchvistes.
Tchernov alla plus loin. Il envoya d'un bateau priv au Comit rvolutionnaire provisoire de Cronstadt
la radio-dpche suivante:
Le prsident de la Constituante, Victor Tchernov, envoie son salut fraternel aux hroques camarades
matelots, soldats rouges et ouvriers, qui depuis 1905 secouent pour la troisime fois le joug de la tyrannie.
Il propose du secours en hommes et son intermdiaire pour assurer le ravitaillement de Cronstadt avec
l'aide des organisations coopratives russes se trouvant l'tranger. Faites savoir ce qu'il vous faut et
en quelle quantit. Je suis prt venir personnellement mettre la disposition de la rvolution populaire
mes forces et mon autorit. J'ai confiance dans la victoire finale du peuple travailleur. De toutes parts
arrivent des nouvelles de la volont des masses prtes s'insurger au nom de l'Assemble Constituante.
Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchviste des pourparlers que celui-ci
entreprendra dans le but de gagner du temps et de concentrer autour de Cronstadt les formations militaires
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les plus sres de la garde sovitique privilgie. Gloire ceux qui ont les premiers lev l'tendard de la
libration populaire. A bas le despotisme de gauche et de droite. Vive la libert et la dmocratie.
Un second appel fut en mme temps envoy Cronstadt par un courrier spcial. II dit ceci: La
dlgation l'tranger du Parti socialiste-rvolutionnaire, - parti qui se tint en dehors de tout putschisme
et qui les derniers temps freina en Russie les lans de la colre populaire, en tentant frquemment, par
la pression de l'opinion ouvrire et paysanne, de forcer les dictateurs du Kremlin faire des conces-
sions aux revendications populaires; quand la colre fait dborder la coupe, quand le drapeau de la
rvolution populaire est firement dress Cronstadt, ce Parti vient proposer aux insurgs le concours
de toutes les forces se trouvant sa disposition pour la lutte en faveur de la libert et de la dmocratie.
Les socialistes-rvolutionnaires sont prts partager votre sort et vaincre ou mourir dans vos rangs.
Faites savoir dans quel sens notre aide est dsirable. Vive la rvolution populaire, vivent les soviets
libres et la Constituante.
A ces propositions fermes, Tchernov reut la rponse suivante (par T.S.F.): Ayant reu salut de
Reval du camarade Tchernov, le Comit rvolutionnaire provisoire de la ville de Cronstadt exprime
tous nos frres se trouvant l'tranger sa profonde reconnaissance pour sympathie manifeste. Le
Comit rvolutionnaire provisoire estime de son devoir de remercier le camarade Tchernov pour ses
propositions, mais lui demande de s'abstenir provisoirement, de venir, c'est--dire jusqu' claircissement
de la question (8). Pour le moment sa proposition est prise en considration.
Sign : Le prsident du Comit rvolutionnaire provisoire, le 3 mars 1921,Petritchenko.
Les bolchviks prtendaient que le Comit rvolutionnaire provisoire avait donn son consentement
de principe l'arrive de Tchernov et que celui-ci avait subordonn son offre de ravitailler Cronstadt la
condition que les insurgs lanceraient le mot d'ordre de la Constituante. Le 20 mars 1921, le communiste
Komarov dclara une sance du soviet de Petrograd, que le Comit rvolutionnaire provisoire avait
demand Tchernov d'attendre 12 jours durant lesquels la situation de Cronstadt au point de vue
ravitaillement deviendrait telle qu'il serait possible de lancer le mot d'ordre exig par les socialistes-
rvolutionnaires. Komarov prtendait qu'il tenait ses renseignements du procs-verbal d'instruction de
Perepelkine, membre du Comit rvolutionnaire provisoire, tomb entre les mains des bolchviks.
Perepelkine aurait mme tmoign que le prsident du Comit rvolutionnaire provisoire avait secrtement
envoy une rponse positive Tchernov. Le marin Perepelkine fut fusill et ses aveux sont invrifiables.
En tout cas il avait rencontr en prison le menchvik Dan et ne lui en avait pas parl; pourtant durant
leurs promenades il lui avait racont beaucoup de dtails sur l'insurrection. Il est croire que dj cette
poque, la ustice bolchviste savait fabriquer les aveux.
Petritchenko, prsident du Comit rvolutionnaire provisoire, dans un article publi dans Znamia
Borby, organe des socialistes-rvolutionnaires de gauche (janvier 1926) confirme la rponse donne
Tchernov par le Comit rvolutionnaire provisoire et explique que ce dernier ne pouvait pas rsoudre
cette question et voulait la confier au soviet nouvellement lu. J'expose la chose telle qu'elle tait
indpendamment de mon opinion politique, ajoute Petrichenko. Quant Tchernov, il nie avoir pos des
conditions aux insurgs. Il dclare avoir ouvertement soutenu le mot d'ordre de la Constituante croyant
que les insurgs l'auraient adopt tt ou tard.
(8) Il y a une petite contradiction entre le texte de la dpche donn par la Rvolioutzionnaa Rossia et ce qu'crit ce
sujet Petritchenko dans un article publi dans Znamia Borby. Cette diffrence, d'ailleurs restreinte, s'explique sans
doute par un mauvais dchiffrement de la radio-dpche.
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de la population laborieuse russe, doit recevoir une plac digne d'elle dans la Rpublique sovitique, elle
doit recevoir le droit de disposer de son destin ... Une autre revendication essentielle: le rtablissement
de l'activit et de l'initiative libres des ouvriers des villes. Il est impossible d'exiger un travail intensif
d'hommes affams et moiti morts. Il faut d'abord leur donner manger et pour cela il est indispensa-
ble de coordonner les intrts des ouvriers et des paysans.
Il est incontestable que l'esprit de la rsolution du Petropavlovsk est trs apparent celui de la plate-
forme du parti socialiste-rvolutionnaire de gauche. Cependant ce dernier nie catgoriquement sa par-
ticipation l'insurrection. Dans le mme numro de Znamia, un de leurs correspondants de Moscou
crit ceci: Il n'y avait pas Cronstadt un seul militant responsable du populisme de gauche; tout le
mouvement marchait sans ou mme malgr notre participation; au dbut, nous restions en dehors de lui
et nanmoins il tait par son esprit proprement populiste de gauche; tous ses mots d'ordre tous ses buts
spirituels nous sont proches.
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Toujours dans le but d'tablir la vrit historique, nous citerons encore deux tmoignages autoriss,
ceux de Lnine et du marin Ptritchenko, un des chefs de l'insurrection.
LE JUGEMENT DE LENINE:
Lnine dans sa brochure L'impt en nature, consacre Cronstadt les lignes suivantes:
La situation (de la paysannerie) devenait plus tendue et il se produisit des variations politiques qui
constituent en gnral la nature mme du petit producteur. La mutinerie de Cronstadt fut l'expression
la plus clatante de ces variations. La partie la plus caractristique des vnements de Cronstadt est
prcisment forme par ces variations des lments petits-bourgeois.
Il y avait l-dedans trs peu de choses claires prcises, parfaitement tablies. Les mots d'ordre
nbuleux de libert, de commerce libre, d'abolition de l'esclavage, des soviets sans bolchviks
ou de rlections des soviets, de libration de la dictature du parti, etc., etc... font que les mencheviks
et les socialistes-rvolutionnuires dclarent que le mouvement cronstadien est d'accord avec eux.
Victor Tchernov envoie un courrier Cronstadt. Le menchevik Valk, un des chefs cronstadiens (9),
vota conformment la proposition de ce courrier, pour la Outchredilka (nom pjoratif de la Constituante
(N. de l'A.). Toute la garde blanche se mobilise prcipitamment pour Cronstadt avec une rapidit peut-
on dire radiotlgraphique. Des spcialistes militaires de Cronstadt, et non pas Kozlovsky tout seul,
laborent le plan d'une descente sur Oranienbaum, plan qui effraya la masse sans-parti hsitante,
tendance menchviko-socialiste-rvolutionnaire.
Plus d'une cinquantaine de journaux gardes-blancs l'tranger mnent pour Cronstadt une campagne
nergique et enrage. De grandes banques, toutes les forces du capital financier commencent collecter
pour l'aide Cronstadt. Le chef intelligent de la bourgeoisie et des propritaires agraires, le cadet (10)
Milioukov explique directement et avec patience au petit imbcile Victor Tchernov (et indirectement aux
menchviks Dan et Rojkov emprisonns Petrograd pour leur liaison avec Cronstadt) qu'il ne faut pus
se presser avec la Constituante, qu'on peut et qu'on doit se dclarer pour le pouvoir des soviets mais
sans bolchviks.
Il n'est certainement pas difficile d'tre plus intelligent que ces imbciles amoureux d'eux-mmes,
comme Tchernov, hros de la phrasologie bourgeoise ou comme Martov, ce chevalier du rformisme
petit-bourgeois imitant le marxisme. L'essentiel n'est pas que Milioukov soit plus intelligent comme
personnalit, mais que ce chef de la grande bourgeoisie voit plus clairement, comprend mieux les
interdpendances politiques en raison de sa position de classe, que les chefs de la petite bourgeoisie,
les Tchernov et les Martov. Car la bourgeoisie est en effet une force de classe qui rgne invitablement
sous le capitalisme, sous la monarchie ou sous la rpublique la plus dmocratique possible, en jouissant
invitablement du soutien de la bourgeoisie mondiale.
(10) Cadet: Membre du Parti Constitutionnel dmocratique, grand parti de la bourgeoisie russe, ayant jou dans la
Douma le rle d'une opposition lgale; ce parti avait dans son programme la transformation de la Ruissie en monarchie
Constitutionnelile, avec un ministre responsable devant la Douma (Parlement russe).
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Et la petite bourgeoisie, c'est--dire tous les hros de la IIme Internationale et de linternationale
deux et demie ne peut tre, de par la nature conomique de sa cause, que l'expression d'une impuissance
de classe, d'o des variations, de la phrasologie, de l'impuissance... Quand Martov, dans son journal
de Berlin, dclare que Cronstadt non seulement dfend des mots d'ordre menchvistes, mais prouve
encore qu'un mouvement anti-bolchviste peut exister sans servir entirement les intrts des gardes-
blancs, des capitalistes et des propritaires agraires, nous avons prcisment un exemple de narcissisme
petit-bourgeois s'amourachant de lui-mme.
Fermons simplement les yeux sur le fait que tous les vrais gardes-blancs saluaient Cronstadt et
recueillaient des fonds pour l'aider travers les banques. Milioukov a encore raison contre les Tchernov
et les Martov car il dnonce la vraie tactique de la vritable force des gardes-blancs, de la force des
capitalistes et des propritaires fonciers en disant: soutenons n'importe qui, n'importe quel pouvoir des
soviets pourvu qu'on destitue les bolchviks, pourvu qu'on ralise un dplacement du pouvoir. Peu
importe que ce soit droite ou gauche, vers les menchviks ou les anarchistes, pourvu qu'on chasse
les bolchviks du pouvoir; le reste nous les Milioukov, nous les capitalistes et propritaires agraires,
le reste, nous le ferons nous-mmes; tous ces mdiocres anarchistes, ces Tchernov, ces Martov nous
les chasserons ensuite en leur donnant la fesse, comme nous l'avons fait en Sibrie pour Tchernov et
Masky (11), comme nous lavons fait en Hongrie pour les Tchernov et les Martov hongrois.
Ces Narcisses petits bourgeois, ces menchviks, ces socialistes-rvolutionnaires et ces sans-parti
ont des centaines de fois t dupes de la bourgeoisie d'affaires et ont t chasss des dizaines de fois
du pouvoir dans toutes les rvolutions de tous les pays. Les faits le prouvent, les Narcisses vont palabrer.
Les Milioukov et les gardes-blancs vont agir.
Les vnements du printemps 1921 ont montr une fois de plus quel tait le rle des socialistes-
rvolutionnaires et des menchviks: ils aident la masse petite-bourgeoise hsitante se dtourner des
bolchviks, raliser le dplacement du pouvoir au profit des capitalistes et des propritaires agraires.
Les menchviks et les socialistes-rvolutionnaires ont appris maintenant se camoufler en sans-
parti.
LE TEMOIGNAGE DE PETRITCHENKO:
Quant au tmoignage de Petritchenko, nous le prsenterons d'aprs son article publi dans la revue
des socialistes-rvolutionnaires de gauche Znamia Borby de janvier 1925, dont nous citerons les
principaux passages:
J'ai lu la correspondance change entre lorganisation des socialistes-rvolutionnaires de gauche
d'une part et les communistes anglais de l'autre. Dans cette correspondance il est aussi question de
l'insurrection de Cronstadt de 1921...
En tant que prsident de la rvolte de Cronstadt j'estime de mon devoir moral d'claircir brivement
cet vnement devant le bureau politique du Parti communiste anglais. Je sais que vous tes informs
par Moscou, et je sais aussi que ces informations sont unilatrales et de parti-pris. Il ne serait pas
mauvais que vous entendiez galement l'autre son de cloche.
...Vous avez reconnu vous-mmes que linsurrection cronstadienne de 1921 n'a pas t inspire du
dehors; autrement dit cela signifie que la patience des masses laborieuses - marins, soldats rouges,
ouvriers et paysans - tait arrive sa dernire limite.
La colre populaire contre la dictature du Parti communiste, ou plutt contre sa bureaucratie a pris la
forme d'une insurrection; c'est de cette faon que commena l'effusion d'un sang prcieux; il n'tait pas
question de diffrence de classe ou de caste; des deux cts de la barricade se dressaient des travailleurs.
La diffrence consistait seulement en ce que les Cronstadiens marchaient consciemment et sans
contrainte tandis que les assaillants taient tromps par les dirigeants du Parti communiste et mens
par la force. Je suis prt vous dire plus: les Cronstadiens n'avaient aucun got prendre les armes et
verser le sang!
Et bien, que se passa-t-il donc pour que les Cronstadiens aient t forcs de parler la langue des
canons avec les dictateurs du Parti communiste, qui se nomme gouvernement ouvrier et paysan?
Les marins de Cronstadt ont pris une part active la cration de ce gouvernement; ils lont protg
contre toutes les attaques de la contre-rvolution: ils gardaient non seulement les portes de Petrograd -
le cur de la rvolution mondiale - mais ils ont encore, form des dtachements militaires pour les
(11) Masky: ancien menchvik de droite, plus tard ambassadeur russe Londres.
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innombrables fronts contre les gardes-blancs, en commenant par Kornilov et en finissant par les gnraux
Youdinitch et Neklioudov. Ainsi, ces mmes Cronstadiens seraient tout d'un coup devenus des ennemis
de la rvolution; le Gouvernement ouvrier et paysan les a prsents comme des agents de l'Entente,
espions franais, soutiens de la bourgeoisie, socialistes-rvolutionnaires, menchviks, etc, etc. Il est
tonnant que les Cronstadiens soient brusquement devenus des ennemis dangereux prcisment au
moment o tout danger du ct des gnraux de la contre-rvolution arme avait disparu; justement
quand il fallait commencer la reconstruction du pays, cueillir les fruits des conqutes d'Octobre, quand
il fallait montrer la marchandise sous son vritable aspect, taler son bagage politique (car il ne suffisait
plus de promettre, il fallait encore tenir ses promesses), quand il fallait tablir le bilan des conqutes
rvolutionnaires, auxquelles personne n'osait mme rver durant la priode de la guerre civile. C'est
juste ce moment que les Cronstadiens seraient apparus comme des ennemis? Quel crime Cronstadt
a-t-it donc commis contre la rvolution?
Aprs la liquidation des fronts de la guerre civile, les ouvriers de Petrograd ont cru pouvoir rappeler au
soviet de cette ville que le temps tait venu de penser leur situation conomique et de passer du
rgime de guerre au rgime de paix.
Le soviet de Petrograd estima que cette revendication la fois inoffensive et indispensable des
ouvriers tait contre-rvolutionnaire. Il est rest sourd et muet en prsence de ces revendications, il a
commenc des perquisitions et des arrestations parmi les ouvriers, en les dclarant espions et agents
de l'Entente. Ces bureaucrates se sont corrompus pendant la guerre civile lorsque personne n'osait
rsister. Mais ils n'ont pas vu que la situation avait chang. La rponse des ouvriers fut la grve. La
fureur du soviet de Petrograd fut alors celle d'un animal froce. Aid de ses opritchniks (12) il tenait les
ouvriers affams et puiss dans un cercle de fer et les contraignait par tous les moyens travailler. Les
formations militaires (soldats rouges et marins) malgr leur sympathie envers les ouvriers n'osaient se
dresser pour leur dfense, car les gouvernants les avertissaient que Cronstadt s'attaquerait tous ceux
qui oseraient s'opposer au gouvernement des soviets. Mais cette fois-ci le gouvernement ouvrier et
paysan n'a pas russi spculer sur Cronstadt. Grce sa disposition gographique, la proximit de
Petrograd, Cronstadt avait tout de mme appris, quoique avec un certain retard, le vritable tat des
choses dans cette ville.
Ainsi, camarades anglais, vous avez raison quand vous dites que la rvolte de Cronstadt n'a t
inspire par personne.
Et je voudrais encore savoir en quoi s'exprimait le soutien des organisations contre-rvolutionnaires
russes et trangres aux Cronstadiens? Je rpte encore une fois que la rvolte ne s'est pas dclenche
de par la volont d'une organisation politique quelconque; et je pense qu'elles n'existaient d'ailleurs mme
pas Cronstadt. La rvolte clata spontanment, de par la volont des masses elles-mmes, tant de la
population civile que de la garnison. Nous le voyons dans la rsolution adopte et d'aprs la composition
du Comit rvolutionnaire provisoire. On ne peut y remarquer l'expression prpondrante de la volont
d'un parti politique antisovitique quelconque. De l'avis des Cronstatdiens, tout ce qui se passait et se
faisait tait dict par les circonstances du moment. Les insurgs ne mettaient leurs espoirs en personne.
Ni au Comit rvolutionnaire provisoire, ni aux assembles des dlgus, ni aux meetings, ni ailleurs il
n'en fut jamais question. Le Comit rvolutionnaire provisoire n'entreprit jamais rien dans cette direction,
bien qu'une pareille possibilit existt. Le Comit tentait d'accomplir strictement la volont du peuple.
Etait-ce un bien ou un mal? Je ne peux le juger, mais la ralit est que la masse dirigeait le Comit et non
pas ce dernier la masse. Il n'y avait pas parmi nous de militants politiques renomms qui voient tout
trois archines (13) sous terre, et qui savent tout ce qu'il faut entreprendre pour en extraire tout ce qui est
utile. Les Cronstadiens ont agi sans plan ni programme, uniquement en ttonnant dans les limites des
rsolutions et selon les circonstances. Coups du monde entier, nous ignorions ce qui se passait en
dehors de Cronstadt, aussi bien en Russie sovitique qu' l'tranger. Il est possible que certains aient pu
tablir des perspectives pour notre insurrection, comme cela se passe d'habitude, mais dans notre cas,
c'tait peine perdue. Nous ne pouvions pas faire d'hypothses propos de ce qui se serait produit au
cas o les vnements auraient pris une autre tournure, car l'vnement aurait pu tre tout autre que
celui auquel nous pensions. Mais les Cronstadiens n'avaient pas l'intention de laisser chapper l'initiative
dentre leurs mains.
(12) Opritchniks: garde personnelle du tsar Ivan le Terrible, qui fut en mme temps la police suprieure politique. Durant
les 7 annes de son existence (1565-1572) ils se distingurent par une activit froce.
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Les communistes nous ont accuss dans leur presse d'avoir accept l'offre de vivres et mdicaments
de la part de la Croix Rouge russe rsidant en Finlande. Nous devons dire que nous n'avions vu rien de
mal dans pareille offre. Nous avons eu en cela l'accord non seulement de tout le Comit rvolutionnaire
provisoire, mais aussi de l'Assemble des dlgus. Nous avons considr cette organisation comme
purement philantropique nous proposant une aide inoffensive et sans arrire-pense. Quand nous avons
dcid de laisser entrer Cronstadt la dlgation (de la Croix Rouge) nous l'avons conduite l'tat-
major les yeux bands. A la premire sance, nous leur avons dclar que nous acceptions avec
reconnaissance leur aide, comme provenant d'une organisation philantropique, mais que nous nous
considrons libres de tout engagement envers eux. Nous avons satisfait leur demande de laisser un
reprsentant permanent Cronstadt pour veiller la distribution rgulire des vivres que leur organisation
se proposait de nous envoyer et qui auraient t destins surtout aux femmes et aux enfants. C'est le
capitaine Vilken (14) qui resta Cronstadt; il fut log dans un appartement gard en permanence pour
qu'il ne puisse pas faire le moindre pas sans autorisation. Quel danger ce Vilken prsentait-il? Il pouvait
voir uniquement l'tat d'esprit de la garnison et de la population civile de Cronstadt.
Est-ce en cela que consistait l'aide de la bourgeoisie internationale? Ou dans le fait que Victor Tchernov
avait envoy son salut Cronstadt insurg? Etait-ce l le soutien de la contre-rvolution russe et
Internationale? Peut-on croire vraiment que les Cronstadiens se jetaient dans les bras de tout parti
politique antisovitique?
En effet, quand les insurgs apprirent que la droite dressait des plans concernant leur insurrection, ils
n'hsitrent pas prvenir leurs camarades, comme en tmoigne l'article du 6 mars des Izvestia le
Cronstatdt intitul Messieurs ou Camarades.
Ida METT.
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La Commune de Cronstadt, crpuscule sanglant des soviets
Cinquime partie
Daprs ldition nB-87 de la revue Spartacus
Dcembre 1977
Les accusations formules contre Cronstadt par les bolchviks en 1921 sont exactement les mmes
que celles dveloppes plus tard par lhistorien stalinien Poukhov dans son livre dit en 1931. Trotski
les rptait et les trotskistes les rptent encore. D'ailleurs, l'attitude de Trotski sur cette question fut
toujours gne et bizarre. Il sortait ses accusations au compte-goutte, au lieu de les exposer une fois
pour toutes. En 1937, quand, pour la premire fois, il parla de Cronstatd dans la presse (dans ses livres
touchant l'histoire de la rvolution russe, il n'en parla presque jamais), il commena par nous dire que
le pays avait faim, que les marins de Cronstadt exigeaient des privilges et que la mutinerie tait dicte
par leur dsir de rations privilgies de vivres (1). Inutile de dire que pareille revendication ne fut jamais
formule par les Cronstadiens, et Trotski, ayant sans doute pris soin de lire certains documents,
abandonnera ce point d'accusation dans ses crits ultrieurs sur Cronstadt. Il reste nanmoins qu'il a
commenc ses accusations publiques par un faux.
Dans son article de la Lutte Ouvrire belge du 26 fvrier 1938, il dit: Du point de vue de classe qui -
sans offenser messieurs les clectiques - reste le critre fondamental pour la politique comme pour
lhistoire, il est extrmement important de comparer la conduite de Cronstadt celle de Petrograd dans
ces journes critiques. A Petrograd aussi, on avait extrait de la classe ouvrire toute la couche dirigeante.
Dans la capitale abandonne rgnait la famine et le froid avec une cruaut peut-tre plus grande qu'
Moscou... Le journal de Cronstadt parlait de barricades Petrograd, de milliers (2) de tus. La presse du
monde entier annonait la mme chose. Mais en fait exactement le contraire s'est produit. Le soulvement
de Cronstadt n'attira pas, mais repoussa les ouvriers de Petrograd. La dmarcation se fit selon la ligne
de classe. Les ouvriers sentirent immdiatement que les rebelles de Cronstadt se trouvaient de lautre
ct de la barricade et soutinrent le pouvoir sovitique.
Ici, encore, Trotski dit des choses absolument contraires la vrit. Nous avons signal au dbut de
cet expos que Petrograd avait prcisment la premire commenc le mouvement par une vague de
grves et que Cronstadt l'avait suivie. C'est contre les grvistes de Petrograd que le pouvoir central
organisa un tat-major spcial dnomm Comit de Dfense. La rpression commena tout d'abord
contre les ouvriers de Petrograd et contre leurs dmonstrations par l'envoi de dtachements arms de
koursantys.
(1) Bulletin de l'Opposition n 56-57 en langue russe.
(2) Il est inexact que le journal de Cronstadt ait parl des milliers de tus Petrograd.
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Les ouvriers de Petrograd n'avaient pas d'armes et ne pouvaient se dfendre comme les marins
cronstadiens. La rpression militaire dirige contre les Cronstadiens les a certainement effrays. Nous
avons expos ci-dessus notre opinion concernant la conduite de Petrograd. La dmarcation se fit non
pas selon la ligne de classe, mais selon la force des organes rpressifs. Si les ouvriers de Petrograd
n'ont pas suivi Cronstadt, cela ne prouve nullement qu'ils taient pas d'accord avec lui. Plus tard,
galement, quand le proltariat russe ne suivit pas les diverses oppositions, cela ne prouva pas non plus
qu'il tait d'accord avec Staline. Il n'tait question, dans de tels cas, que de forces en prsence.
Dans ce mme article, Trotski rpte son argument concernant l'puisement de Cronstadt au point
de vue rvolutionnaire et dit que si les marins se trouvaient considrablement au-dessus du niveau
idologique de l'arme rouge en 1917 et 1918, par contre, en 1921, ils taient bien en dessous. Cet
argument se trouve controuv par des documents officiels de l'arme rouge montrant la communaut
d'esprit des Cronstadiens et des larges masses de l'arme.
Trotski blme ses contradicteurs qui l'attaquent, dit-il, bien tardivement pour la rpression de Cronstadt.
La campagne autour de Cronstadt se mne dans certains milieux avec une nergie qui ne se relche
pas. On pourrait croire que cette rbellion ne s'est pas produite il y a dix-sept ans mais hier seulement.
Nous pensons que dix-sept ans constituent un laps de temps trs court l'chelle historique et que
parler de Cronstadl n'est pas voquer le temps des Pharaons gyptiens. De plus, il nous apparait
comme logique de chercher les origines de la grande catastrophe russe dans cet pisode saillant et
symptomatique, un moment o la rpression des couches laborieuses s'exerait non pas par un
Staline, mais par la fine fleur du bolchvisme, par Lnine et Trotski. Evoquer dans ce but la rvolte de
Cronstadt ne signifie donc pas: avoir intrt discrditer la seule tendance vritablement rvolutionnaire
qui n'ait jamais reni son drapeau, qui ne se soit jamais compromise avec l'ennemi et qui seule reprsente
l'avenir, comme le prlend Trotski.
Cependant celui-ci n'a rien perdu de son hostilit envers les insurgs pendant ces dix-sept ans. Il n'a
pas d'argument, il se sert de racontars. Ainsi il nous rapporte qu' Cronstadt, garnison qui ne faisait rien
et qui vivait sur le pass, la dmoralisation avait atteint d'importantes proportions. Quand la situation
devint particulirement difficile dans Petrograd affame, on examina plus d'une fois au Bureau politique
la question d'un emprunt intrieur Cronstadt o il restait encore d'anciennes rserves de denres de
toutes sortes. Mais les dlgus de Petrograd rpondaient: Ils ne nous donneront rien de bon gr; ils
spculent sur le drap, le charbon, le pain, car Cronstadt maintenant toute la racaille a relev la tte.
Pour juger la bonne foi de cet argument concernant les anciennes rserves de toutes sortes, il suffit
de rappeler l'appel du Comit de Dfense de Petrograd (cit par ailleurs) lanc le 5 mars et qui dit:
...vous serez obligs de vous rendre. Cronstadt n'a ni pain, ni combustible. Que sont donc alors
devenues les rserves en question? D'autre part, les Izvestia de Cronstadt contiennent des
renseignements concernant la distribution aux enfants sur prsentation des bons 6 et 5, d'une livre de
pommes de terre sches.
Le 8 mars, on distribue 4 litres d'avoine pour 4 jours, le 9 mars on donna un quart de livre de galettes
(espce de biscotte noire, moiti farine, moiti poudre de pommes sches). Le 10 mars, le Comit
rgional des mtallurgistes dcida de mettre la disposition de la communaut la viande de cheval
laquelle les ouvriers avaient droit. On a distribu durant l'insurrection une boite de lait condens par
personne, une autre fois de la conserve de viande et une dernire fois, aux enfants, une demi-livre de
beurre. C'est l sans doute, ce que Trotski appelle des rserves de toutes sortes, qui auraient pu,
selon lui, tre empruntes, et reprsenter quelque chose dans la grande famine russe. Ajoutons qu'avant
l'insurrection, ces rserves se trouvaient entre les mains des fonctionnaires communistes et que
d'eux seuls dpendait le consentement lemprunt suppos. Le matelot du rang, celui qui a fait
l'insurrection n'avait aucune possibilit de s'y opposer, mme s'il l'avait voulu.
La question est donc claircie, elle montre la valeur des arguments opposs aux Cronstadiens.
Employer de tels arguments au cours d'une discussion importante et y substituer consciemment une
polmique sur la rvolution espagnole, dmontre un fait grave: l'absence d'arguments valables en la
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matire chez les bolcheviks (car Trotski n'est pas la figure centrale de la rpression de Cronstadt, Lnine
et le Politbureau ont dirig la grande opration). La responsabilit en incombe galement l'Opposition
Ouvrire qui, d'aprs des tmoignages personnels de communistes trangers ayant rsid en Russie
cette poque, n'tait nullement d'accord avec les mesures prises contre les insurgs, mais qui n'osa
pas ouvrir la bouche pour prendre la dfense de Cronstadt. Au Xme congrs du Parti, personne ne
protesta contre la tuerie des insurgs, et l'ouvrier Loutovinov, membre en vue du Comit Central Excutif
des soviets, un des leaders de l'Opposition ouvrire, arriv au mois de mars 1921 Berlin pour une
mission diplomatique (en ralit exil) fit la dclaration suivante propos de la rvolte: Les nouvelles
publies par la presse trangre sur les vnements de Cronstadt sont fortement exagres. Le
gouvernement des soviets est assez fort pour en finir avec les rebelles. La lenteur des oprations
s'explique par le fait qu'on veut pargner la population de Cronstadt.
(Cit d'aprs l'Humanit du 18 mars 1921) (3).
Trotski se sert aussi d'un autre argument contre les insurgs, argument fort dangereux pour les
oppositionnels: il les accuse, davvoir spcul sur leur pass rvolutionnaire. Staline utilisera d'ailleurs le
mme argument contre Trotski et les vieux bolcheviks et ce n'est que plus tard qu'il les accusa d'avoir
t, ds le commencement de la rvolution, des agents de la bourgeoisie internationale. Au cours des
premires annes de lutte, il concdait que Trotski avait rendu d'immenses services la rvolution, mais
il ajoutait que depuis, il tait pass dans les rangs de la contre-rvolution. Il faut juger un homme sur ses
actes prsents et non sur son pass disait-on, et l'exemple de Mussolini revenait infailliblement.
Cependant Trotski n'a pu nous expliquer comment la rupture idologique de Cronstadt et de la flotte
tout entire, ni l'tat d'esprit des lments communistes de la flotte pendant la discussion sur les syndicats,
lors des lections au 8me Congrs panrusse de soviets et la seconde confrence communiste de la
flotte baltique la veille mme de l'insurrection. Ce sont l cependant les points importants autour desquels
on doit centrer la discussion. Quand Trotski affirme que tout ce qui soutenait le gouvernement tait
vritablement proltarien et progressif et que le reste reprsentait la contre-rvolution paysanne, nous
sommes en droit de lui demander de nous prouver cette affirmation par une analyse srieuse des faits.
Le droulement ultrieur des vnements a montr qu'il y avait dans la direction de la rvolution une
terrible erreur d'aiguillage qui a compromis et dtruit toutes les conqutes sociales, politiques et mo-
rales. L'insurrection de Cronstadt reprsentait-elle vraiment une tentative d'orientation de la rvolution
sur une autre voie, voil la question primordiale qu'il faut poser. N'envisageons le reste que d'une faon
secondaire, dcoulant de ce grave problme!
Ce n'est certainement pas l'crasement de Cronstadt qui avait arrt la rvolution. Ce sont au contraire
les mthodes politiques utilises contre Cronstadt et pratiques sur une large chelle dans toute la
Russie qui, notre avis, ont contribu installer sur les ruines de la rvolution sociale un rgime
oligarchique, n'ayant rien de commun avec les ides qui avaient prsid son dification (4).
En 1921, le gouvernement bolchviste prtendait que Cronstadt s'tait insurg d'aprs un plan conu.
Cette version prit naissance dans une note parue dans quelques journaux franais (Le Matin, l'Echo de
Paris) du 15 fvrier o l'insurrection tait annonce. De l l'affirmation que l'insurrection tait dirige par
l'Entente.
(3) Loutovinov se suicida au mois de mai 1924 Moscou.
(4) Dans son dernier livre, crit dans les circonstances tragiques d'une lutte ingale avec son ennemi mortel, Trotski fait
un effort d'objectivit considrable pour lui. Voici ce qu'il dit propos de Cronstadt: Lcole stalinienne de falsification
n'est pas la seule qui aujourd'hui prospre dans le domaine de l'histoire russe. En effet la falsification est alimente dans
quelque mesure par certaines lgendes reposant sur l'ignorance et le sentimentalisme, telles que les sombres contes
concernant Cronstadt, Makhno et d'autres pisodes de la rvolution. Il suffira de dire que ce que le gouvernement
sovitique fit contre-coeur Cronstadt fut une ncessit tragique; videmment le gouvernement rvolutionnaire ne
pouvait pas faire cadeau aux marins insurgs de la forteresse qui protgeait Petrograd, simplement parce que quelques
anarchistes et socialistes-rvolutionnaires douteux patronnaient une poigne de paysans ractionnaires et de soldats en
rbellion. Des considrations analogues furent envisages dans le cas de Makhno et d'autres lments rvolutionnaires
en puissance qui, peut-tre, avaient de bonnes intentions, mais qui agissaient nettement mal.
Trotski: Staline, dition anglaise, p. 337.
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Et c'est ce fragile argument qui servit Lnine pour affirmer au Xme Congrs du Parti: Nous avons
vu succder aux bolcheviks une sorte de conglomrat indfinissable ou d'alliance de divers lments
probablement un peu de droite mais surtout gauche des bolchviks - la somme des groupements
politiques qui sont arrivs s'emparer du pouvoir Cronstadt est indfinissable. Il n'y a cependant pas
de doute que les gnraux gardes blancs y aient galement jou un grand rle, la preuve en a t faite.
Deux semaines avant les vnements de Cronstadt, la presse parisienne publiait dj la nouvelle d'une
insurrection Cronstadt. (Lnine, uvres Compltes. Vol. XXVI. p. 214, dit. anglaise).
En ralit les fausses nouvelles concernant la Russie n'taient pas une exception, il en parut avant,
pendant et aprs Cronstadt. Il est incontestable que la bourgeoisie mondiale, hostile la rvolution russe,
s'empressait d'exagrer les mauvaises nouvelles venant de Russie. Or, le 15 fvrier, la seconde
Confrence communiste de la flotte de la Baltique avait vot une rsolution dfavorable la direction
politique de la flotte. Ce fait pouvait tre facilement grossi par la presse bourgeoise qui prenait une fols de
plus ses dsirs pour des ralits. Aussi, formuler une accusation sur la base d'une telle preuve est
inadmissible et immoral.
En 1938, Trotski lui-mme ne reprend plus cette accusation, mais dans son article dj cit il renvoie
une tude faite sur la rvolte par un trotskyste amricain John G. Wright. Celui-ci, dans un article publi
dans The New International de fvrier 1938, reprend nouveau cet argument que la rvolte fut prpare
davance tant donn que la presse l'avait annonce le 15 fvrier. Il dit: La connexion entre la contre-
rvolution et Cronstadt put tre tablie non seulement de la bouche des adversaires du bolchvisme,
mais aussi sur la base de faits irrfutables. Quels sont ces faits irrfutables? Ce sont toujours des
citations de la presse bourgeoise (Matin, Vossische Zeitung, Times) qui rapportent de fausses nouvelles
avant et pendant l'insurrection.
La faiblesse de tels arguments est facile tablir, mais le fait qu'on les emploie non pas sur le vif, lors
de la bataille, mais 17 ans plus tard est beaucoup plus grave. Trotski et les trotskistes devraient tre plus
prudents en formulant sans aucune preuve des accusations de cet ordre. Staline a su l'occasion se
servir de pareil prcdent.
Si le gouvernement bolchviste avait l'poque des preuves de cette connexion avec les contre-
rvolutionnaires, pourquoi n'a-t-il pas publiquement jug les insurgs en montrant la Russie laborieuse
la vritable raison du soulvement? S'il ne l'a pas fait, c'est que ces preuves n'existaient pas.
On nous dit d'autre part que l'introduction temps de la NEP aurait permis d'viter linsurrection. Or
comme nous l'avons tabli ci-dessus, l'insurrection ne s'est pas produite d'aprs un plan prconu et
nul ne savait qu'elle devait ncessairement avoir lieu. Nous ne possdons pas de thorie sur la gense
des mouvements populaires et il est fort possible que dans d'autres conditions conomiques et politiques
que celles qui existaient au printemps 1921 l'insurrection aurait pu ne pas se produire. Par contre, elle
aurait pu aussi avoir lieu sous une autre forme, dans un autre centre, par exemple Nijni-Novgorod o un
mouvement important se produisit simultanment la grande vague de grves de Petrograd. Les condi-
tions particulires de la flotte, le pass rvolutionnaire de Cronstadt ont certes jou leur rle, mais dans
quelle mesure, on ne peut l'affirmer avec certitude. Il en est de mme de l'affirmation que la NEP introduite
temps, quelques mois auparavant, et vit cette rvolte.
La Nouvelle Politique Economique fut en effet proclame au moment du massacre des insurgs
mais il n'en dcoule nullement qu'elle correspondait aux revendications formules par les marins. Dans
les Izvestia de Cronstadt du 14 mars nous trouvons ce sujet un passage caractristique: ...Cronstadt
exige non pas la libert de commerce mais le vritable pouvoir des soviets, disent les insurgs.
D'autre part les grvistes de Petrograd, tout en rclamant la rouverture des marchs et l'abolition
des barrages de milice, affirmaient eux aussi que le commerce libre seul ne rsoudrait pas le problme.
Certes dans la mesure o la NEP substituait l'impt en nature aux rquisitions forces des vivres et
rtablissait le commerce intrieur, elle satisfaisait certaines revendications des Cronstadiens et des
ouvriers en grve de Petrograd. Pour autant qu'avec la NEP cessait le rationnement des vivres et les
confiscations arbitraires, elle permettait aux petits propritaires de vendre leurs marchandises sur les
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marchs rouverts et, de cette faon mettait fin la grande famine. Ainsi la NEP apparaissait avant tout
comme une mesure de sauvetage.
Mais en mme temps la NEP dchainait les lments capitalistes du pays, tandis que la dictature
d'un seul parti laissait le proltariat et la paysannerie laborieuse sans possibilit de se dfendre contre
ces mmes forces capitalistes. La classe dictatoriale est en fait dpourvue des droits politiques les
plus lmentaires, disait la Vrit Ouvrire (groupe oppositionnel communiste) en 1922, tandis que le
Groupe Ouvrier (autre groupement oppositionnel) caractrisait la situation de la faon suivante: Le
proltariat est absolument sans droits, les syndicats tant un instrument aveugle aux mains des
fonctionnaires.
Les insurgs de Cronstadt n'exigeaient nullement un pareil changement des choses; ils proposaient
au contraire des mesures tendant rendre la classe ouvrire et la paysannerie laborieuse leur
vritable place dans le rgime. De tout ce programme les bolchviks n'ont satisfait que les revendications
les moins importantes figurant la onzime place de la rsolution des insurgs, et ils ont ignor la
revendication de la dmocratie ouvrire.
Il est opportun de rappeler qu'un personnage politique, vnr dans le monde entier comme un grand
militant socialiste, Rosa Luxembourg, crivait ds 1918, propos du manque de dmocratie dans la
direction de la rvolution russe: ...C'est un fait incontestable que sans une libert illimite dans la presse,
sans une libert absolue de runion et d'association, la domination des larges masses populaires est
inconcevable... Les tches gigantesques auxquelles les bolchviks se sont attels avec courage et
rsolution, ncessitent l'ducation politique des masses la plus intensive et une accumulation
d'expriences qui n'est jamais possible sans liberts politiques. La libert rserve aux seuls partisans
du gouvernement, aux seuls membres du parti, aussi nombreux soient-ils, ce n'est pas la libert. La
libert, c'est toujours la libert de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme pour la justice,
mais parce que tout ce qu'il y a d'instructif, de salutaire et de purifiant dans la libert politique tient en cela
et qu'elle perd de son efficacit quand la libert devient un privilge.
Nous n'avons jamais t idoltres de la dmocratie formelle, continuait Rosa Luxembourg, pour
nous cela ne veut dire qu'une seule chose: nous avons toujours fait la distinction entre le fond social et
la forme politique de la dmocratie bourgeoise... La tche historique qui incombe au proltariat une fois
arriv au pouvoir, c'est de crer la place de la dmocratie bourgeoise la dmocratie socialiste et non
de supprimer toute dmocratie.
Et elle continuait: ...cette dictature (du proltariat) consiste dans la manire d'appliquer la dmocratie
et non dans son abolition, cette dictature doit tre l'uvre de la classe et non d'une petite minorit
dirigeant au nom de la classe; ... en touffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans
les soviets eux-mmes soit de plus en plus paralyse. Sans lections gnrales sans libert illimite de
presse et de runion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans foutes les institutions
publiques, elle devient une vie apparente, o la bureaucratie reste le seul lment actif.
Nous nous sommes attards sur ces citations afin de montrer que Rosa Luxembourg en dmontrant
et en affirmant la ncessit de la dmocratie, allait beaucoup plus loin que les Cronstadiens qui limitaient
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la leur uniquement au profit du proltariat et de la paysannerie laborieuse. Rosa Luxembourg formula
ses critiques sur la Rvolution russe en 1918 en pleine guerre civile alors que la rsolution du Petropavlovsk
fut vote un moment o la lutte arme tait virtuellement termine. Personne n'osera, sur la base de
cette critique, accuser Rosa Luxembourg d'avoir t en relation avec la bourgeoisie mondiale. Pourquoi
donc les revendications des marins sont-elles dnonces comme dangereuses et devant infailliblement
mener la contre-rvolution? La marche ultrieure des vnements n'a-t-elle pas donn pleinement
raison aux Cronstadiens et Rosa Luxembourg? N'avait-elle pas raison de dire que le proltariat avait
pour devoir d'appliquer une dictature de classe et non celle d'un parti ou d'une clique? Dictature de
classe, d'aprs Rosa Luxembourg C'est--dire dans la publicit la plus large, la participation la plus
active, la plus illimite des masses populaires dans une dmocratie sans limites (5).
Le mot d'ordre principal de l'insurrection de Cronstadt - tout le pourvoir aux soviets et non pas au parti
- tait emprunt l'article de la Constitution disant que tout le pouvoir central et local appartenait aux
soviets.
La dictature bolchviste viola ds le dbut cette Constitution, ou plutt elle ne lappliqua jamais.
Rappelons cet effet que les remontrances de Rosa Luxembourg furent rdiges quelques mois aprs
le vote de cette charte constitutionnelle. Quand les marins exigrent plus tard l'application relle des
droits acquis en 1918, ils furent appels contre-rvolutionnaires et agents de la bourgeoisie internationale.
Seize ans plus tard Serge reconnat ces revendications comme devant infailliblement amener la contre-
rvolution; cela montre combien grande fut l'aberration bolchviste l'gard du danger de la dmocratie.
Les lois fondamentales de la Rpublique sovitique, rsum juridique de l'idologie d'Octobre, taient
tel point oublies la fin de la guerre civile, qu'il fallait une troisime rvolution pour les reconqurir et
les appliquer dans la vie quotidienne. C'est dans ce sens que les Cronstadiens emploient le terme de la
3me rvolution. A Cronstadt est pose la premire pierre de la 3me rvolution qui brisera les dernires
chanes liant les masses laborieuses et ouvrira une voie nouvelle pour la cration socialiste crivent
les insurgs (Izvestia du 8 mars).
Nous ne savons pas si la voie dmocratique permettait de sauver les conqutes d'Octobre, et si la
situation conomique du pays, au caractre agraire prononc, se prtait la premire exprience
d'application du socialisme. Ces problmes sont sujets discussion et sont trop complexes pour tre
rsolus rtrospectivement dans l'tat actuel des sciences sociales. Mais le devoir de ceux qui cherchent
la vrit est de la dire sans fards, car il ne suffit pas de prendre un air scientifique insultant pour expliquer
les phnomnes historiques.
Cherchant une explication de la gense de la bureaucratie, qui avait touff toute vie relle dans les
institutions de l'Etat sovitique, Trotski n'prouve aucune difficult exposer sa conception Dans son
livre La rvolution trahie il dit que la raison principale rsidait dans le fait que les chefs dmobiliss de
l'arme rouge avaient occup les postes dirigeants dans les soviets locaux et y avaient introduit les
murs de l'arme, cependant que le proltariat se trouvait fatigu aprs le flux rvolutionnaire. D'o la
naissance de la bureaucratie. Il faut ajouter que Trotski chercha lui-mme introduire ces murs dans
les syndicats. Etait-ce pour viter la fatigue au proltariat? Si celui-ci se trouvait fatigu comment se fait-
Il faut admettre que ce parti n'tait plus ni rvolutionnaire, ni proltarien et c'est ce que les Cronstadiens
lui ont reproch. Leur mrite est justement de l'avoir dit en 1921, quand il tait encore temps de redresser
la situation et non d'avoir attendu 15 annes, quand la dfaite fut dfinitive.
En fait, le bureaucratisme est en Russie une tare hrditaire, peut tre aussi vieille que l'Etat russe
lui-mme. Les bolchviks au pouvoir ont hrit non pas de la bureaucratie tzariste elle-mme, mais de
son esprit et de son atmosphre. Ils devaient savoir que l'Etat, en largissant ses fonctions aux affaires
conomiques, en devenant le propritaire des richesses naturelles et de l'industrie, crait le risque
immdiat de voir renatre et d'approfondir l'esprit bureaucratique.
Un mdecin soignant un malade qui a de mauvais antcdents hrditaires, doit appliquer un traitement
tenant compte de ses tares et lui conseiller de prendre des prcautions. Quelles prcautions les bolcheviks
prirent-ils pour combattre la tare bureaucratique vidente ds les premires annes de la rvolution?
Quel autre moyen existait-il de la combattre sinon de ventiler l'atmosphre par un puissant souffle
dmocratique et de lui appliquer un contrle rigoureux et effectif par les masses laborieuses?
Certes, il fut bien question de contrle mais en ralit le commissariat de l'Inspection Ouvrire et
Paysanne qui en tait charg confia ces fonctions aux mmes bureaucrates.
Il ne faut donc pas chercher les causes du bureaucratisme bien loin: elles rsidaient tout d'abord
dans la conception bolchviste de l'Etat absolutiste command et contrl par un parti organis lui-
mme sur des bases absolutistes et bureaucratiques; elles taient ensuite aggraves par la tradition
bureaucratique propre la Russie.
Sans doute croyaient-ils pouvoir se permettre pareils gestes dans l'espoir d'une rvolution mondiale,
tout en se considrant comme son avant-garde.
Mais une rvolution dans un autre pays n'aurait-elle pas t influence par l'esprit de la rvolution
russe? Quand on value son autorit morale dans le monde, on se demande si ses dviations ne devaient
pas ventuellement marquer de leur empreinte d'autres pays en rvolution. De multiples faits historiques
autorisent pareil jugement. Tout en reconnaissant l'impossibilit de faire triompher la vritable construc-
tion socialiste dans un seul pays, on peut douter que la plaie bureaucratique du rgime bolchviste
puisse tre gurie par un souffle venant d'un autre pays en rvolution.
L'exprience fasciste dans des pays comme l'Allemagne dmontre qu'un dveloppement capitaliste
trs avanc ou des traditions dmocratiques comme en Italie ne constituent encore pas des garanties
puissantes contre l'enracinement d'un esprit absolutiste et autocratique. Sans chercher expliquer le
phnomne, il faut cependant constater la vague puissante d'autoritarisme venant de pays cono-
niquement avancs menaant d'engloutir nos anciennes ides et traditions. Or, il est un fait incontes-
table que le bolchvisme est moralement apparent cet esprit absolutiste; il lui avait pour ainsi dire
cr un prcdent dangereux. Nul ne pourrait donc affirmer qu'au lieu de se dmocratiser, le bolchvisme
ne se serait pas manifest par son influence absolutiste dans une autre rvolution qui aurait suivi celle de
la Russie.
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La voie dmocratique ne prsentait-elle pas un danger rel? N'y avait-il pas craindre l'influence
rformiste dans les soviets grce au libre jeu de la dmocratie? Nous croyons bien que ce danger
existait rellement, mais il n'tait pas plus craindre que les rsultats invitables de la dictature
incontrlable d'un seul parti ayant dj Staline comme secrtaire gnral.
On nous dit que le pays tait bout de forces et avait perdu de ses capacits de rsistance. Le pays
tait en effet las de faire la guerre, mais il tait par contre, gonfl de forces constructives et pourvu au
plus haut degr du dsir de s'instruire et de s'duquer. A peine la guerre civile termine, on constata une
vritable rue des ouvriers et des paysans vers les coles, universits ouvrires et vers l'enseignement
technique. Ce dsir n'tait-il pas le meilleur indice de la vivacit et de la rsistance de ces classes? Dans
un pays o l'analphabtisme atteignait un degr norme, cette instruction aurait pu largement contribuer
permettre le vritable exercice du pouvoir par des masses laborieuses.
Mais par essence la dictature dvore les forces cratrices du peuple et malgr les efforts incontestables
du pouvoir central pour rpandre l'instruction parmi les travailleurs, s'instruire devint bientt ie privilge
des membres du parti fidles la fraction dirigeante. Ds 1921, on commena nettoyer de leurs
lments indpendants les facults ouvrires et les coles pour l'enseignement suprieur. Ce nettoyage
s'accentua encore avec le dveloppement de tendances oppositionnelles au sein du parti. L'effort
d'ducation du peuple fut de plus en plus compromis. Le dsir de Lnine que chaque cuisinire puisse
devenir un homme d'Etat eut de moins en moins de chance de se raliser.
Les conqutes rvolutionnaires ne pouvaient se dvelopper que par la participation relle des masses.
Toute tentative de substituer une lite cette masse tait profondment ractionnaire. En 1921 la
rvolution se trouvait la croise des chemins: Prendre la voie dmocratique ou suivre la voie dictatoriale,
telle tait la question! En mettant le parlementarisme bourgeois et la dmocratie ouvrire dans le mme
sac, les bolchviks les condamnaient tous les deux. Ils songeaient construire le socialisme par en
haut; par des manuvres habiles d'tat-major; en attendant la rvolution mondiale qui ne se htait pas
de venir, ils construisirent un capitalisme d'Etat o les classes laborieuses n'avaient plus le droit de
disposer d'elles-mmes.
Lnine n'tait pas le seul voir que Cronstadt tait une brche dans ce plan dictatorial. Il comprenait
bien, comme d'ailleurs les bolchviks, que le monopole de son parti tait en question. Cronstadt frayait le
passage la dmocratie ouvrire qui ne pouvait coexister avec ce monopole. C'est pourquoi Lnine
prfra l'abattre, d'une manire peu noble mais plus sre, par la calomnie en accusant Cronstadt d'tre
allie la bourgeoisie et la contre-rvolution agraire. Quand Kouzmine, commissaire de la flotte de la
Baltique, avait dit, lors du meeting du 2 mars Cronstadt, que les bolchviks ne cderaient pas le
pouvoir sans combattre, il tait le seul dire la vrit. Lnine a d se moquer de ce commissaire qui ne
connaissait pas l'ABC de la morale et de la tactique bolchvistes. De ce point de vue il fallait moralement
et politiquement abattre l'adversaire et non pas s'expliquer avec lui coup d'arguments vritables. C'est
ce que fit le gouvernement bolchevik. Les insurgs taient une masse grise, mais de celles qui manifestent
parfois un sens politique miraculeux. Si chez eux se ft trouve un certain nombre d'hommes au-dessus
du niveau de la masse, il est fort possible que l'insurrection n'aurait jamais eu lieu, car ils auraient
compris que les revendications des insurgs se trouvaient en contradiction flagrante avec la politique
mene par le Kremlin, et que le gouvernement tait, cette poque, assez bien organis pour abattre,
sans piti ni sentiment, tout courant qui oserait s'opposer srieusement ses vues ou ses plans.
Les Cronstadiens taient sincres et nafs. Croyant la justesse de leur cause ils ne prvoyaient pas
la tactique de l'adversaire. Ils attendirent l'aide du pays entier dont ils savaient exprimer les dolances. Ils
perdirent de vue que ce pays se trouvait dj enferm dans le cercle de fer d'une dictature qui ne permettait
plus au peuple la libre expression de ses dsirs, le libre choix de son rgime. La grande discussion
idologique et politique main arme entre les ralistes et les rveurs, entre les socialistes
scientifiques et la volnitza (6) rvolutionnaire se termina en 1921 par la dfaite politique et militaire de
cette dernire. Mais cette dfaite, Staline devait se charger de prouver au monde qu'elle tait aussi la
dfaite du socialisme sur la sixime partie du globe.
Paris, 1938.
(6) Volnitza: libre confrence.
Ida METT.
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