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Collection

Pour en finir avec


Collection Pour en finir avec
Critique de la servitude volontaire, de l'alination quotidienne, de l'op-
pression et des ingalits, la collection Pour en finir avec dveloppe
des analyses radicales. Radicales au sens littral du mot: qui vise
agir sur la cause profonde des effets qu'on veut modifier. Radicales car
elles prennent en compte toutes les dimensions d'un problme: co-
nomique, politique, psychologique et technologique. Radicales parce
que le capitalisme ne peut tre rduit un systme d'exploitation cono-
mique, il envahit toutes les sphres de notre existence et ne tient que sur
l'intriorisation d'un imaginaire surpuissant. Radicales parce que le
systme se nourrit perptuellement de sa critique et que seul ce qui le
sape dans son essence peut le dtruire.

DANS LA M~ME COLLECTION (EXTRAIT)

_L'Emprise numrique. Comment Internet et les nouvelles


technologies ont colonis nos vies
Cdric Biagini, 2012
_Construire l'autonomie. Se rapproprier le travail,
le commerce, la ruralit
Offensive, 2013
_L'Humanit augmente. L'administration numrique
du monde
ric Sadin, 2013
_La Face cache du numrique. !.:impact environnemental
des nouvelles technologies
E Flipo, M. Dobr et M. Michot, 2013
_La Condition nuclaire. Rflexions sur la situation
atomique de l'humanit
Jean-Jacques Delfour, 2014
_L'Universit en miettes. Servitude volontaire,
lutte des places et sorcellerie
Yves Dupont, 2014
_L'Idologie sportive. Chiens de garde, courtisans
et idiots utiles du sport
Quel sport?, 2014
_L'usure du monde. Critique de la draison touristique
Rodolphe Christin, 2014
_Seuls ensemble. De plus en plus de technologies, de moins en moins
de relations humaines
SherryTurkle, 2015
LA VIE
ALGORITHMIQUE
CRITIQUE DE
LA RAISON NUMRIQUE
RIC SADIN
DITIONS I:CHAPPE
DU M:ME AUTEUR

Deux-points, Pcuchette ditions, 1999.


7 2 , Les Impressions nouvelles, 2002.
Nihon no kigo, Signes du Japon, Onestar Press, 2003.
Posie Atomique, c/ artS essais, 2004.
Tokyo, P.O.L, 2005.
Times of the Signs, Birkhauser, 2007.
Surveillance Globale, Climats/Flammarion, 2009.
Globale Paranoa, Les Petits Matins, 2009.
Les Quatre Couleurs de l'apocalypse, Inculte, 2011.
La Socit de l'anticipation, Inculte, 2011.
L'Humanit augmente, L'chappe, 2013.
Softlove, Galaade, 2014.

[ericsadin.org]

DITIONS L'CHAPPE dpt lgal


23, rue Voltaire 1er trimestre 2015
75011 Paris isbn 978-29158309-4-1
[email protected]
impression Corlet
www.lechappee.org
No d'imprimeur : 170699
graphisme atelier
des grands pchers L'chappe, 2015
([email protected])
correction lionel
de La Fouchardire
Aya
REMERCIEMENTS

L'auteur remercie Cdric Biagini, responsable de L'chappe,


pour la qualit de son attention, de ses conseils et de ses
suggestions, ainsi que les membres de l'quipe, Samantha
Lavergnolle, lionel de La Fouchardire, douard Jacquemoud;
remerciements galement Patrick Marcolini.
La mathmatisation produit comme consquence une
causalit naturelle sur elle-mme, dans laquelle tout
vnement reoit une dtermination univoque et a priori.
-Edmond Husserl, La Crise des sciences
europennes et la phnomnologie transcendantale

La rationalit est devenue notre "destine':


-Karl Lowith, Max Weber et Karl Marx

((Ce qu'il faut remettre en question,


c'est la forme de rationalit en prsence.
- Michel Foucault, "Omnes et singulatim":
Vers une critique de la raison politique, Dits et crits, t. Il.
Vous dormez paisiblement au cur de la nuit. Dans le froid de
l'hiver, le systme de chauffage autosuffisant de votre chambre
se module en fonction des conditions climatiques extrieures
et de votre prsence, dtecte par un capteur ad hoc. La temp-
rature ambiante s'lve 12 oc, c'est votre couette intelligente
qui s'assure ici du relais de votre confort thermique. Votre
machine laver entame un cycle de lavage en mode silencieux,
active par le systme rgional de gestion automatise des stocks
d'nergie profitant d'une micro rserve disponible qui vous sera
facture un prix plancher puisque corrl aux circonstances
favorables. Vu la qualit gnrale de votre sommeil value mul-
ticritres + la densit de vos activits venir, votre assistant
numrique dcide de vous rveiller plus tt qu'initialement envi-
sag, soit maintenant 5 h 57. Aujourd'hui la modalit de rveil
choisie correspond la diffusion volume feutr de la matinale
de la station de radio qui aura dcid de couvrir le plus large-
ment une nouvelle qui vous intresse particulirement: la chute
brutale du cours du bl la Bourse de Chicago. Cette informa-
tion recouvre pour vous une porte anxiogne : l'atmosphre
lumineuse s'ajuste faible niveau [17 lux], associe une
ambiance chromatique orange l'influence rassrnante.
Vous vous dirigez vers les toilettes, urinez; l'analyse campa-
rative de vos fluides opre sur les trente derniers jours ne
signale aucune aggravation de vos taux de glycmie et d'albu-
mine. Vous vous lavez le visage grande eau froide, vous consi-
drez dans votre miroir persuasif qui vous annonce d'une voix
suave adapte l'heure matinale: Altration infime de la peau:
reprendre la consommation quotidienne de complments ali-

OUVERTURE - I I
mentaires l'huile de ppins de raisin + resvratrol double
vertu hydratante/ anti oxydante. Vous validez la prconisation
par un lger hochement de la tte: la commande du produit
manquant s'opre via l'envoi d'une requte auprs de plate-
formes cosmtiques ddies dont l'offre la mieux-disante est
dj slectionne pour un achat confirm livrable sous qua-
rante-huit heures. Vous vous pesez sur votre balance qui indique
un poids de 744 grammes suprieur votre normale saisonnire;
diffrentiel consign par votre agent multifonction qui encadrera
plus svrement votre rgime alimentaire de la journe, vous
aidant le limiter un plafond de 2020 calories.
En gagnant votre cuisine, vous sentez qu'un th Earl Grey a
t prpar en concordance avec votre humeur, la diffrence
du caf arabica servi la veille. La composition suggre du petit
djeuner du jour s'affiche en lettres diodes lectrolumines-
centes incorpores la surface de votre rfrigrateur: 2 BIS-
COTTES+ MARGARINE+ CONFITURE GROSEILLE+ JUS DE
GRENADE+ 3 FIGUES SCHES. Un premier rayon de soleil
apparat: un bref rflexe de satisfaction est capt par le logiciel
d'interprtation motionnelle reli la lentille vido amovible/
panoscopique de la pice, information aussitt transmise sur le
serveur de votre psy traitant. Vous vous alimentez simultan-
ment la lecture de nouvelle~ qui dfilent page aprs page sur
votre tablette d'aprs vos prfrences prenregistres, l'histo-
rique volutif de vos navigations et votre niveau d'attention
mesur via le senseur tactile.
Une annonce sonore vous avertit qu'il est temps de vous vtir,
vous rejoignez grands pas votre dressing room. Plusieurs asso-
ciations combinatoires visuelles juges appropries s'exposent
sur votre mur-pixels: par formulation vocale vous stoppez l'une
d'elles que vous suivez des pieds la tte. Vous enfilez votre
manteau cachemire, passez la porte d'entre qui se referme
triple tour ds le seuil franchi par signalement photolectrique

12- LA VIE ALGORITHMIQUE


de votre passage. Le dispositif a dj prvenu l'ascenseur dans
lequel vous pntrez l'instant vous conduisant de lui-mme
grce sa connaissance intgre de vos habitudes vitesse op ti-
male vers le rez-de-chausse.
Au bas de l'immeuble, votre MagiCar connecte votre
agenda et la puce GPS implante dans l'une de vos molaires
se range le long du trottoir. La porte arrire s'ouvre: vous
pntrez l'intrieur, vous asseyez sur le tatami. La musique
zen se met en marche, la voiture s'lance sur l'avenue, vous
entamez votre sance de yoga. Durant le trajet, votre coach
personnalis analyse chacun de vos mouvements, vous conseille
de vous allonger sur le dos et de vous adonner l'exercice usuel
de respiration. Le systme embarqu entrevoit la formation
soudaine d'une congestion du trafic sur un point de l'itinraire
projet, dcide de rallonger le parcours et d'emprunter la voie
express vers le nord pour ensuite rejoindre l'ouest de la ville par
une srie de rues troites mais fluides cette heure. Parvenu au
sige de votre compagnie, vous sortez du vhicule qui dj repart
vers une place de parking, affecte en temps rel en fonction
des disponibilits repres dans la zone environnante via les
capteurs tagus sur les places de stationnement relis au pro-
tocole municipal de rgulation des flux urbains.
Sur la faade-cran du building, vous apercevez les prvisions
mto deux semaines, les diffrents indices de pollution sur
le secteur ainsi que le nombre et le sexe des personnes prsentes
chacun des tages. Le systme de reconnaissance faciale vous
authentifie: actionne la porte de verre coulissante, notifie dans
le mme mouvement l'heure de votre arrive sur le serveur de
la direction des ressources humaines. Le senseur thermique
insr au dispositif tablit la temprature de votre corps 37,2 oc,
mesure aussitt communique l'unit de suivi pidmiolo-
gique rgionale, simultanment traite par divers groupes phar-
maceutiques en charge de la production de vaccins antigrippe.

OUVERTURE - 13
Vous pntrez dans votre espace de travail, situ dans la salle
de veille des oprations, examinez sur l'cran principal le dia-
gramme des transactions excutes durant la nuit sur les mar-
chs par vos robots traders, exposant un chiffre bnficiaire qui
vous rassure. Vous recevez une alerte mise par votre assistant
numrique qui vous prvient de la tenue imminente d'une
runion de travail valide d'un commun accord avec les autres
assistants de vos collgues suivant vos disponibilits mutuelles.
L'objet de la rencontre porte sur la proportion d'affilis suscep-
tibles de quitter la compagnie pour rejoindre la concurrence au
cours de la prochaine anne civile. Vous apprenez qu'au vu des
statistiques cumules sur les trente-six derniers mois examins
par les algorithmes prdictifs, votre banque devrait subir une
rosion de 7% tout en captant paralllement 23% du march
potentiel, soit un gain substantiel obtenir par un perfection-
nement continu de la relation client associ un ciblage hyper-
individualis des prospects virtuels.
Au sortir du brainstorming, vous remarquez sur votre bracelet
greff votre peau que votre degr de ractivit aux diffrentes
informations diffuses s'lve 74 %, confirmant une courbe
rgulirement dclinante sur les trente derniers jours; donnes
immdiatement traites par le service robotis d'valuation des
performances du personnel situ au sige de la maison mre
Singapour. En cette fin d'aprs-midi, vous trouvez opportun
d'aller prendre un verre dans ce bar rcemment ouvert, qui vous
aura t juste titre suggr au vu de la sparation rcente avec
votre compagne et de votre got constat pour le design bio-
morphique. En pntrant dans le DreamBar, une voix s'adresse
vous par votre prnom, vous encourage rejoindre le sofa B# 17
situ dans la zone rserve aux couples. Vous dcouvrez qu'une
jeune femme dj assise une table absorbe un mojito tout en
consultant sa tablette; vous vous saluez, commandez un gin-
fizz. Trs vite, vous comprenez que cette personne ne concorde

14- LA VIE ALGORITHMIQUE


pas dans les faits au palier d'adquation initialement valu.
Vous terminez votre verre d'un trait, votre agent dbite votre
compte bancaire de la somme due, jugeant bienvenu de rgler
les deux consommations; vous filez vers la sortie.
Dans la rue, vous longez une clinique dentaire qui vous
informe via vos lunettes connectes qu'au titre de l'hypersen-
sibilit volutive de vos gencives ainsi que de la perte substan-
tielle de la blancheur de l'mail de vos dents, il est pronostiqu
qu'une intervention sera imprative entre les zze et 26e mois
venir. Vous pensez qu' la tombe de la nuit il est temps de
rejoindre pied votre domicile. Sur le chemin vous recevez un
avertissement vous dconseillant de longer les abords du parc:
huit agressions ont t commises au cours des soixante-douze
dernires heures l'encontre d'individus prsentant un profil
similaire au vtre.
Arriv chez vous, vous relevez que les courses du jour ont
bien t livres d'aprs l'tat des stocks des diffrents produits
transmis via leurs puces RFID intgres, et que votre bain est
prt pour une temprature rgle en fonction de votre pression
artrielle conjugue la mesure de votre niveau de stress. Votre
assistant dcide de conforter pour le cours de la soire votre
humeur maintenant relche: commande un repas indien aux
vertus ayurvdiques qui sera livr sous vingt minutes. Vous dnez
devant votre iTV qui a slectionn un documentaire brsilien
portant sur les mfaits de la culture intensive du soja transg-
nique en Amazonie, agrment de commentaires et autres liens
personnaliss. Vous vous mettez au lit: le matelas intuitif dtecte
une tension lombaire, entreprend un massage appropri qui
favorise peu peu votre assoupissement. Le systme de gestion
automatise de l'habitat reoit l'information de votre endormis-
sement, lance le procd de purification nocturne de l'air, vous
souhaite d'une voix tamise ou subliminale: Que cette nuit
vous soit douce et vous apporte un repos salutaire.

OUVERTURE - 15
La journe expose grands traits de cet individu correspond
dans l'esprit une ralit dj subrepticement l'uvre. Ce qui
marque dans le quotidien de cette figure anonyme, c'est la capa-
cit de systmes lectroniques diffus, dots d'une forme d'om-
niscience, de le dlester de nombreuses tches, de se charger
de son plus grand confort, de lui faire profiter des meilleures
offres commerciales, et de s'assurer en toute circonstance de sa
plus haute scurisati on. Configuration qui aurait pu rcemment
encore-jusqu'au tournant du nouveau millnaire- nous paratre
relever d'un rcit futuriste apparent une science-fiction pas-
sablement exalte. Or, ce qui frappe la lecture de ces lignes,
c'est la tension entre un schma d'allure fantastique et la vri-
fi cation frquemment renouvele d'habiter depuis peu au sein
d'un milieu de toute part<< sensible et ractif. Si des dispositifs
techniques tangibles ou discrtement intgrs aux surfaces phy-
siques s'agrgent au comportement de cette personne, c'est une
dimension imperceptible qui dans les faits rend possible l'effi-
cience de cette mcanique, soit la gnration de flux numriques
activs par un nombre toujours plus important de ses gestes,
continuellement rcolts et analyss par des instances de tous
ordres. Rsultats croiss en temps rel toute information juge
pertinente, qui lui reviennent sous la forme de conseils, de sug-
gestions ou d'alertes individualiss.
Car le cur de notre condition technologique contempo-
raine renvoie moins aux objets labors qui nous environnent
qu'au magma immatriel prolifration exponentielle induit
par leurs usages. L'histoire de l'informatique a prioritairement
t rdige du ct des instruments et des protocoles. Dimen-
sion certes incontournable de cette complexe gnalogie, dont

INTRODUCTION - 19
on se rend compte aujourd'hui que ce qui l'unifie malgr sa foi-
sonnante htrognit, c'est que leur utilisation a systmati-
quement entran la production de lignes de code suivant des
courbes progression gomtrique. Il a souvent t opr une
focalisation sur quelques points saillants de l'industrie de l' lec-
tronique: puissance de calcul ou de stockage rgulirement
amplifie, effort constant de miniaturisation, affinement de la
qualit ergonomique ... , sans qu'il soit dans le mme mouve-
ment relev que toutes ces caractristiques contribuaient favo-
riser la gnration corollaire et indfiniment accrue de data. S'il
a t dcrit ce qui s'opre en amont, soit l'laboration de pro-
grammes constitus de chiffres structurant le fonctionnement
des systmes, c'est l'ampleur sans cesse croissante de mmes
suites binaires occasionnes en retour par leur emploi, qui sin-
gularise aujourd'hui le rapport que nous entretenons aux tech-
nologies numriques. Notre poque est caractrise par un afflux
invariablement expansif de donnes gnres de partout, par
les individus, les entreprises prives, les instances publiques,
les objets, stockes dans les milliards de disques durs person-
nels ou au sein de fermes de serveurs toujours plus nombreuses.
Environnement global qui voit le redoublement en cours de
chaque lment physique ou organique du monde en bits exp loi-
tables en vue de fonctionnalits de tous ordres.

C'est cette prolifration ininterrompue et exponentielle qui


est dsormais circonscrite sous le terme de Big data. Il fallait
une notion pour identifier ce phnomne singulier propre ce
moment de l'histoire de l'humanit. Probablement devons-nous
en appeler au langage pour tenter d'attnuer une forme de ver-
tige. Le double vocable serait apparu en 2008 et aussitt entr
dans le Oxford English Dictionary sous cette dfinition: Volumes
de donnes trop massifs pour tre manipuls ou interprts par
des mthodes ou des moyens usuels)>. nonc la forme ngative

20- LA VIE ALGORITHMIQUE


qui explicite non pas le principe, mais focalise sur les limites
pouvoir grer un mouvement qui se droberait notre matrise
ou excderait nos facults de reprsentation. C'est encore un
lexique technique utilis au cours des dernires dcennies qui
constitue un marqueur manifeste de la production indfiniment
graduelle de donnes, par l'intgration successive d'units de
mesure relatives la puissance de stockage et celle des
processeurs.
L'octet renvoie l'chelon initial significatif des dbuts de
l'informatique grand public. Le kilo-octet a reprsent la valeur
emblmatique de la capacit des premiers micro-ordinateurs ou
des fichiers de traitement de texte. Le mgaoctet a signal l' mer-
gence de donnes numriques extratextuelles, d'ordre musical
et iconique, capables d'tre conserves sur des disques durs
personnels, autant que les mesures de tlchargement l'uvre
sur les rseaux la fin des annes 1990. Le gigaoctet tmoigne
du tournant du millnaire, marqu par la numrisation de
l'image anime, l'accs la vido en ligne et l'augmentation
substantielle des volumes circulant sur Internet. Le traoctet
reprsenterait le nom exact de notre priode, dsignant la puis-
sance de stockage dsormais dtenue par chacun, permettant
en thorie de conserver l'quivalent de fonds volumineux de
bibliothques.
Le petaoctet atteste du franchissement d'un seuil, ne dfi-
nissant plus la puissance des quipements privs ou profession-
nels, mais les masses entreposes dans des fermes de donnes
dont les contenances dpassent en quelque sorte les facults de
reprsentation de l'entendement humain 1 L'exaoctet (soit un
milliard de gigaoctets) ne renvoie plus aux capacits dtenues
par certains serveurs, mais aux volumes globaux administrs
par de grandes entits ( l'instar du CERN 2 par exemple), ou
circulant durant un laps de temps dtermin sur la Toile. Le zet-
taoctet correspond une mesure astronomique exclusivement

INTRODUCTION - 21
destine circonscrire la totalit du volume de donnes gn-
res ou stockes sur l'ensemble de la plante. ll aurait t produit
l'ordre de trois zettaoctets en 2014, et il est hypothtiquement
projet une production de quarante zettaoctets en 2020. Le yot-
taoctet enfin voque une sorte de Terra Incognita, manifestant
sous un seul vocable autant la volont de nommer un horizon
irrmdiablement annonc, que l'impossibilit de se figurer les
quantits en jeu. Quant aux units ultrieures ventuellement
appeles se succder au cours duXXIe sicle, elles relvent d'un
ordre qui dfie nos structures actuelles d'intelligibilit.

Ce sont plusieurs couches chronologiquement conscutives


dsormais agglomres les unes aux autres qui concourent ins-
taurer une ralit de toute part imprgne de chiffres. D'abord,
le mouvement progressif de numrisation des diffrents champs
symboliques (crit, son, images fixes et animes) engag depuis
une trentaine d'annes a contribu l'archivage tendancielle-
ment intgral des corpus historiques sous la forme de bits indexs
et accessibles, paralllement la production d'information
directement gnre sous format numrique. Phnomne
contemporain de celui de l'universalisation de l'interconnexion
qui a engendr des masses sans cesse croissantes de donnes,
autant par le fait de la prolifration ininterrompue de sites que
par le nombre en constante augmentation d'internautes, gn-
rant par leurs navigations toujours plus soutenues une infinit
de traces stockes au sein de myriades de serveurs. C'est encore
l'usage civil de la golocalisation depuis le milieu des annes 1990
qui constitue une autre strate informationnelle, celle-ci relative
aux positionnements des personnes, aux moyens de transport
ou d'autres units matrielles. C'est enfin le puissant mou-
vement actuellement en cours d'implantation de capteurs mme
les objets, les surfaces physiques ou les organismes, qui est appel
reprsenter terme la part majoritaire de la production de data.

22- LA VIE ALGORITHMIQUE


Deux confluents se rejoignant en un mme fleuve contri-
buent par leur conjonction gnrer des ocans)) de donnes.
Le premier renvoie aux gestes individuels ou collectifs qui se
ralisent de faon dlibre (conversations tlphoniques, trans-
missions de messages, navigations Internet, achats via des cartes
de crdit, transactions bancaires, modalits d'imposition,
comptes de scurit sociale ... ). Le second concerne les proc-
ds passifs)), gnralement imperceptibles, qui enregistrent
toutes sortes d'informations et tmoignent de multiples tats
de la ralit: trajets des personnes, images de vidosurveillance,
physiologie des corps via des bracelets connects, indications
relatives aux conditions mtorologiques, la qualit de l'air,
au trafic routier ...

Il est paradoxal de relater dans le cadre d'un livre imprim


des mesures caractrises par leur continuelle volutivit, inter-
disant de facto toute description stabilise. C'est un arrt sur
image)) qu'il faut procder, qui doit tre entendu comme l' vo-
cation d'un seul ordre de grandeur. L'humanit produirait autant
d'informations en deux jours qu'elle ne l'a fait en deux millions
d'annes. En outre, le volume doublerait tous les dix-huit mois
suivant une cadence exponentielle, l'instar de la loi de Moore 3,
dont la vrification jamais dmentie aura pour une large part
contribu cette prolifration ininterrompue. Chaque minute,
il s'crirait des centaines de milliers de tweets, des dizaines de
millions de SMS, des centaines de millions de mails; dans le
mme temps des dizaines d'heures de vidos seraient mises en
ligne sur YouTube. La quasi- totalit des actions individuelles ou
collectives gnrent dsormais des lignes de code, rendant vaine
l'entreprise de vouloir toutes les citer. C'est en quelque sorte
une dmarche inverse qu'il faudrait adopter, consistant iden-
tifier les attitudes que nous pourrions qualifier de muettes)).
Nous constaterions que ce registre se rduit anne aprs anne

INTRODUCTION- 23
telle une peau de chagrin, qui pourrait comprendre par exemple
l'tat motionnel ou physiologique de deux corps engags dans
une relation sexuelle, situs en retrait de tout procd de cap-
tation. Nanmoins, le port de dispositifs intgrs mme nos
organismes, actuellement en cours de gnralisation, suppose
que la part de chacun place le plus l'abri, ou relevant du plus
intime, engendrera terme des squences de chiffres rcoltes
et analyses en vue de diverses fins.
Il est possible de tenir trois entits, relevant de trois secteurs
distincts, comme particulirement significatives de l'ampleur
des donnes produites ou gres par certaines activits et du
rle capital que revt leur traitement. Google, figure majeure de
l'indexation de l'information, administrerait quotidiennement
vingt -quatre petaoctets, soit un volume quivalant mille fois
la quantit de documents imprims conservs la bibliothque
du Congrs de Washington. Dans le registre scuritaire, c'est au
prisme emblmatique des pratiques de la NSA (l'Agence natio-
nale de scurit amricaine) que peut tre saisie une forme
d'avant -garde de la puissance prsente pouvoir stocker et
exploiter des agrgats informationnels, sans limite pratique ou
thorique en quelque sorte. L'organisme s'est rcemment dot
d'une infrastructure capable de conserver des magmas corres-
pondant plusieurs sicles de l'actuel trafic mondial de l'Inter-
net. Dans le cadre du commerce, le gant amricain de la dis-
tribution Walmart archiverait chaque heure plus d'un million
de transactions, s'additionnant une base de donnes qui
contiendrait 2,5 petaoctets, soit cent fois le volume de la biblio-
thque du Congrs de Washington -qui semble reprsenter
l'exemple comparatif paradigmatique, renvoyant l're de
l'archivage massif de documents analogiques. La liste de ces
mgastructures pourrait tre longuement prolonge et doit tre
comprise comme l'expression clairante de la facult dsormais
acquise par l'humanit gnrer, conserver, et traiter des masses

24- LA VIE ALGORITHMIQUE


abyssales de donnes relatives des pans toujours plus largis
de la ralit.

D'un point de vue prospectif, il est projet que vers le milieu


de la prsente dcennie il serait produit un volume de huit zet-
taoctets (un zettaoctet reprsente mille milliards de gigaoctets,
soit 10 21 octets, ou une mesure peu prs inintelligible notre
esprit). La compagnie Cisco estime qu'en 2017 des quantits
quivalentes l'ensemble numris de tous les films tourns au
cours de l'histoire du cinma seront changes sur Internet
toutes les trois minutes. Le cabinet d'tudes IDC juge que d'ici
2020 les flux de data seront cinquante fois suprieurs ceux
actuels, et atteindront alors les quarante Zo. Dix fois plus de ser-
veurs seraient terme ncessaires leur stockage. Autant de
faits et d'estimations qui pourraient tre dclins sur de longues
pages. Il convient nanmoins de se mfier de statistiques qui
demeurent impossibles vrifier, ou de projections incertaines,
publies on ne sait trop comment par quelques cabinets d'tude
dont les conclusions sont aussitt reprises, revtant par l'ten-
due de leur viralit une forme d'vidence ou de vrit enten-
due. Ce que signale ce mouvement technico-anthropologique
en perptuelle dilatation, c'est d'abord qu'il dfie pour une large
part nos catgories usuelles d'apprhension, confrontes une
forme de dbordement indfiniment fuyant, de surcrot
irrductible toute cartographie stabilise. Car les Big data ne
nomment pas un tat de fait, mais une sorte de fission nuclaire
continuellement expansive et partout dissmine, qui trouve
son origine dans le mouvement historique de numrisation pro-
gressive du monde, dont nous saisissons aujourd'hui et avec
force qu'il instaure un nouveau type d'intelligibilit du rel
constitu au prisme des donnes. Le sens premier qui depuis
peu s'attache la notion de Big data renvoie prioritairement
l'horizon conomique et industriel qui se dgage la faveur de

INTRODUCTION - 25
leur traitement massif, autorisant une connaissance sans cesse
approfondie de phnomnes de toute nature.

L'HORIZON CONOMIQUE

la diffrence de ce qui tait nomm nouvelle conomie


la fin des annes 1990, l'axe majeur de ce phnomne ne se
fonde plus sur le seul accs des sites montisant sous une forme
ou une autre leur frquentation, ou sur le commerce en ligne,
mais prioritairement sur le principe d'une connaissance de faits
de tous ordres pouvant soit revtir une valeur monnayable, soit
optimiser le fonctionnement interne et externe des entreprises.
Disposition qui permet en thorie d'ajuster toute stratgie ou
dcision d'aprs des mesures dployes en temps rel relatives
aux quotients de productivit, la qualit des infrastructures,
la performance du personnel, au taux de ractivit des sous-
traitants, l'identification des prestataires les plus offrants, aux
stocks disponibles, aux rapports entre l'offre et la demande, au
transport des marchandises, aux comportements des consom-
mateurs ... mergence non plus d'une suppose conomie de
la connaissance 4 , mais d'une conomie intensifie sur
l'ensemble de ses maillons par le suivi la trace ou au chiffre
prs d'un nombre extensif de phnomnes, comme pilote
depuis une monitoring room , scrutant simultanment le plus
grand nombre d'vnements et se dterminant chaque instant
en fonction de cartographies dtailles constamment volutives.

C'est une redfinition de nombreux secteurs qui s'opre par


l'acquisition d'une clairvoyance granulaire dploye en temps
rel, rendue possible par la collecte indfiniment expansive de
masses informationnelles traites par des processus automati-
ss chargs d'en extraire de la connaissance. C'est le marke-
ting qui ambitionne d'instaurer une relation client tablie sur

26- LA VIE ALGORITHMIQUE


le suivi ininterrompu et individualis des comportements, apte
abolir tout bruit informationnel parasitaire dans la pn-
tration des habitudes et des psychs, permettant de proposer
des offres juges en parfaite adquation avec les dsirs et besoins
prsents ou en gestation. C'est le processus de production et de
livraison de biens manufacturiers qui aspire, par la vision de
chacune des tapes l'uvre, se dlivrer de sa pesanteur
consubstantielle pour se rapprocher de la plus immdiate rac-
tivit et intense fluidit dans la circulation des marchandises,
repoussant toute immobilisation coteuse au profit d'un ajus-
tement sans dlai ou perte entre points d'origine et d'arrive.
C'est la structuration et l'organisation gnrales des espaces
urbains qui, sous le terme de smart cities ou de villes intelli-
gentes, se reconfigurent, conus dornavant telles des surfaces
partout sensibles, capturant tout instant les moindres impul-
sions organiques ou physiques, gres par des systmes chargs
de rguler au mieux chaque occurrence spatiotemporelle indi-
viduelle ou collective.
C'est l'habitat qui, sous le concept de maison connecte,
est appel transmettre des informations relatives la consom-
mati on d'nergie, aux diffrents produits qui y pntrent, ou
plus largement aux murs de ses occupants, supposs bnfi-
cier en retour de services moduls leur vie domestique ou
intime. C'est une mdecine des donnes qui merge, dsor-
mais capable de dessiner le profil gntique des individus et de
capter les flux physiologiques mme la peau ou via des bio-
puces implantes au sein des tissus, conduisant terme l'ins-
tauration d'une thrapeutique de l'alerte>> et du diagnostic
prventif personnalis. C'est ce qui est nomm Open data, soit
la diffusion librement accessible d'informations provenant prin-
cipalement d'organismes publics ou apparents, ou alimente
par les individus eux-mmes, qui est cens faciliter le quotidien
grce des myriades d'applications destines maximiser>> et

INTRODUCTION -27
fluidifier les conditions gnrales d'existence. C'est le champ
scuritaire qui situe dornavant le cur de sa stratgie dans
l'interception et l'analyse massives de donnes, dans l'objectif
de mesurer le taux de dangerosit de chaque individu, en vue
de reprer tout projet malveillant et d'intervenir avant leur ven-
tu elle ralisation. C'est le domaine militaire qui dresse, depuis
la premire guerre du Golfe (1990-1991), une cartographie dyna-
mique des forces golocalises et interconnectes, celles d'ven-
tuels allis autant que celles de l'ennemi, afin d'adosser toute
dcision un tableau de bord vision panoscopique.

Un centre oprationnel d'une arme technologiquement


dveloppe>> peut tre tenu comme emblmatique, par exten-
sion, du rapport qui s'tablit aux donnes, fond sur la syst-
matisation de leur plus large rcolte et de leur traitement appro-
fondi, en vue d'inspirer des dcisions individuelles ou collectives
supposes les plus adquates. C'est le monde dans son ensemble
qui, par l'exploitation expansive et tous azimuts des flux num-
riques, est appel terme se concevoir et se constituer comme
une large salle de contrle partout distribue et tmoignant
continuellement du cours des choses. Car c'est un rgime de
vrit qui s'institue, fond sur quatre axiomes cardinaux: la col-
lecte informationnelle, l'analyse en temps rel, la dtection de
corrlations significatives et l'interprtation automatise des
phnomnes.
Une boucle d'ordre pistmo-anthropologique s'instaure,
qui veut que toute situation apprhende engagera aussitt l'ac-
tion, rpondant sans dlai l'vidence incontestable de l'heu-
ristique algorithmique. Les Big data nomment un double pro-
cessus intgr au sein des mmes ensembles techniques, qui
associe connaissance factuelle et prise de dcision suivant des
cadences immdiatement enchanes, l'image du cerveau
humain qui se prononce tout moment en fonction des stimuli

28- LA VIE ALGORITHMIQUE


sensoriels du corps. Mouvement par exemple l'uvre dans les
systmes robotiss de rgulation nergtique mis en place par
IBM dans certaines mtropoles. Architectures capables d'va-
luer en continu les courbes de consommation et les rserves
disponibles, et qui, en fonction des constats tablis, limitent
d'elles-mmes l'approvisionnement dans certaines zones ou
passent commande de stocks auprs de territoires limitrophes.

L exploitation industrielle de masses de donnes permet non


seulement de dresser des diagrammes dynamiques haute pr-
cision, mais contribue aussi rvler certaines dimensions qui
seraient restes masques sans le recours des procds dots
d'un pouvoir de divulgation. Un approfondissement cognitif
s'instaure, signalant l'mergence d'une re de la mesure et de la
quantification de toute unit organique ou physique, dpassant
le seul cadre d'une connaissance factuelle des choses, pour une
valuation qualitative et constamment volutive des personnes
et des situations. Ce qui apparat massivement, c'est que les
dveloppements des sciences de l'information auront pleine-
ment particip au projet moderne de rationalisation des soci-
ts, l'auront exalt mme, suivant une orientation qui visait ori-
ginellement leur plus efficace organisation gnrale, pour
atteindre aujourd'hui via des processus majoritairement auto-
matiss, leurs meilleurs distribution et ajustement. Disposition
qui favorise une rcente facult s'opposer au hasard, oprer
une torsion volontaire sur le cours jusque-l suppos naturel))
des choses grce une vision thoriquement intgrale des v-
nements associe la capacit faire converger toute unit avec
toute autre. Mise en adquation virtuelle qui s'opre l'aide de
systmes complexes conus pour suggrer toute action juge avi-
se, ou pour engager d'eux-mmes des initiatives autonomises.
Cet environnement en constante consolidation contribue
dfaire un rapport ontologique bas sur l'exprience sensible

INTRODUCTION - 29
et la distance suppose irrductible entre chaque substance,
faisant apparatre une indite position de surplomb l'gard
des phnomnes, abolissant en quelque sorte la part de vide et
d'inconnu, jusque-l tenue comme consubstantielle la ralit.
C'est un tournant pistmologique, anthropologique et plus
largement civilisationnel qui s'opre et qui, par sa puissance de
bouleversement et d'imprgnation, appelle faire lui-mme
l'objet d'une cartographie prcise de sa ligne gnalogique, de
ses modalits de constitution, autant que de ses vises dclares
ou implicites. << Si la puissance en gnral a pour finalit l'ac-
croissement de son champ d'application et de son intensit, la
Puissance contemporaine n'chappe pas cette rgle; elle ne
livre pas d'elle-mme sa propre essence : c'est la pense phi-
losophique de la lui arracher 5 L'enjeu consiste ici laborer
des outils de comprhension portant sur des procds haute-
ment agissants, orientant une large part de nos existences indi-
viduelles et collectives, et qui s'imposent sans que la facult
proprement humaine d'valuation ou de dcision librement
consentie ne soit en quelque sorte requise, alors qu'elle renvoie
dans les faits une des exigences politiques, juridiques et
thiques majeures de notre temps.

LA VRIT RATIONALISANTE DU NUMRIQUE

De la priode de l'expansion continue du numrique enta-


me au cours des annes 1980 jusqu' nos jours s'est introduite
une dimension dcisive : celle de la distance temporelle. Recul
historique qui permet de saisir, avec la clart de la mise en pers-
pective, les principales lignes de force qui auront puissamment
dtermin l'axe d'une courbe, et qui se trouvaient recouvertes
ou dissimules par des flopes de discours. Car durant la pre-
mire partie de cette large squence, c'est l'ide d'un nouvel
environnement technique suppos favoriser l'panouissement

30- LA VIE ALGORITHMIQUE


individuel et l'mancipation collective qui s'est massivement
impose, contribuant difier une clatante mythologie de
l'informatique. C'est le rve hippie aspirant une harmonie
universelle qui put se revivifier, une vingtaine d'annes plus
tard, par l'usage d'artefacts devant faciliter l'expression des in di-
vi dus et encourager, grce l'interconnexion universelle, la libre
circulation horizontale de l'information. Condition technico-
culturelle alors en formation, perue comme pouvant dfaire la
lourde et ttanisante hirarchisation pyramidale des socits et
concourir l'avnement d'une dynamique globale multipolaire,
crative et fraternelle: L'Internet va aplanir les organisations,
mondialiser la socit, dcentraliser l'autorit et favoriser
l'harmonie entre les tres humains 1. ))
La volont d'riger des protocoles de traitement automatis
de l'information remonte une ambition de rationalisation
administrative, qui se formalisa l'origine dans les cartes per-
fores de recensement des populations la fin du XIXe sicle, et
qui gagna plus tard avec des procds davantage sophistiqus
les champs militaire et du renseignement, jusqu' imprgner
ensuite les activits conomiques et financires. C'est cette froide
ralit qui aura t trangement occulte durant les deux
dernires dcennies du xxe sicle, et dont on aura voulu majo-
ritairement retenir le postulat d'une formidable occasion his-
torique d'affranchissement individuel et collectif. Perception
vite transforme en doxa plantaire soutenue par une rhtorique
fermement convaincue de l'mergence d'un contexte de part
en part redfini, innerv de logiques organiques proches de
celles l'uvre dans le vivant, porteur de forces primordiales
enfin libres de rigidits sociales et culturelles devenues obso-
ltes par la grce des vertus auto-organisationnelles inhrentes
au numrique. C'est une esprance utopique, un Ouest)) vir-
tuellement infini: une electronic frontier 7 ))' entendue comme
un horizon soudainement dgag et porteur en germe de toutes

INTRODUCTION -31
les positivits susciter- soit autant de puissantes et sduisantes
paraboles qui auront soutenu et accompagn voix haute la
formation sans heurts majeurs d'un nouveau milieu technico-
conomique.

Nanmoins l'Histoire, comme souvent dans son ironie, ne


suivit pas le cours prsum ou espr des choses, ce fut mme
une tout autre impulsion qui se dploya et qui s'imposa la fin
des annes 1990, sonnant la fin d'un digital summer en quelque
sorte. lan de navet ou d'illusion collectives qui se cogna dure-
ment contre la cruaut du rel ou l'closion de groupes indus-
triels tels Google ou Amazon, fonds sur la plus intense exploi-
tation commerciale de l'Internet et du suivi des navigations des
utilisateurs. rebours du principe suppos prpondrant de
l'horizontalisation des changes, il se sera dress dans le mme
mouvement, mais dans une forme paradoxale d'indiffrence ou
de ccit, un ordre pyramidal dterminant la structure gnrale
de la Toile, faisant glisser la mtaphore abusive de rseau vers
la figure plus exacte d'un champ global de connectivit domin
par quelques acteurs oligopolistiques. C'est encore la ralit
gopolitique des vnements de septembre 2001 qui aura
subrepticement inflchi le destin gnral du Web, ou plus pr-
cisment celui de son back office drob aux yeux des usagers
et majoritairement tendu vers la pntration et la mmorisation
massives des comportements.
Ce qui apparat depuis peu, c'est que tous les discours qui
auront accompagn les dveloppements du numrique et qui
auront revtu durant une priode une forme de vrit, non
seulement ne peuvent plus se formuler avec la mme certitude
inbranlable 8, mais sont devenus saugrenus au vu d'une autre
vrit, celle-ci non plus forge par le sophisme du verbe, mais
s'imposant d'elle-mme par l'vidence factuelle. Le souffle eni-
vrant du mythe et de la foi n'aura gure dur, juste le temps

32- LA VIE ALGORITHMIQUE


d'prouver sur un laps de temps suffisant la puissance de
logiques l'uvre, tablies sur l'opration processuelle insen-
sible mais dcisive de la rduction de pans de la ralit des
chiffres analysables et manipulables. C'est un retour du refoul
qui se manifeste aujourd'hui, dcouvrant quel point au fond
mme du procd numrique, c'est une constante ambition de
maximisation qui aura dtermin la conception des protocoles,
mais dans une sorte de discrtion- mathmatique ou abstraite-,
comme situe l'ombre des idologies enthousiastes ou de l' ap-
parence minemment attrayante et ludique des interfaces et
des applications.

Ce n'est pas qu'il y aurait eu deux histoires ou plusieurs


histoires parallles plus ou moins contradictoires, c'est plutt
que le principe mme qui se situe leur fondement aura ds
l'origine t conu en vue de rpondre un unique axiome :
celui d'accder un surcrot automatis d'efficacit et d'opti-
misation organisationnelles. Dimension qui aura dans les faits
contribu soutenir la rationalisation sans cesse intensifie des
socits, mais suivant des modalits qui purent longtemps
avancer masques)) en quelque sorte, comme dans un bal aux
allures insouciantes, dont la crudit des corps ne sera rvle
que plus tard dans l'implacable clart du jour. Le premier carac-
tre vident du phnomne technique est celui de la rationalit.
Sous quelque aspect que l'on prenne la technique, dans quelque
domaine qu'on l'applique, on se trouve en prsence d'un pro-
cessus rationnel.[ ... ] Toute intervention de la technique est, en
effet, une rduction au schma logique, des faits, des pulsions,
des phnomnes, des moyens, des instruments 1 )) C'est cette
vrit nonce par Jacques Ellul il y a plus d'un demi-sicle qui
doit tre revisite nouveaux frais, la mesure de l'extrme
intensification de la tension liant processus techniques et rai-
son implacable du calcul, sensible dans la dnomination mme

INTRODUCTION -33
de la notion dont on n'a pas voulu voir la froideur sous le soleil
tincelant de la Californie: le numrique, soit l'instauration d'un
rapport au rel plac sous le sceau de la puissance objectivante
et non ambigu des mathmatiques et des nombres.

C'est encore la notion mme de rvolution numrique qui


doit aujourd'hui tre rexamine- expression empreinte d'une
dimension utopique inscrite dans toute aventure rvolution-
naire- et qui aurait t depuis une vingtaine d'annes partout
reprise sans que son prsuppos majeur n'ait t srieusement
valu ou dconstruit. Formation sournoise et prgnante d'un
techno-imaginaire>>, pour reprendre la juste formule de Georges
Ballandier, qui aura concouru affecter jusque dans la langue
une valeur juge de facto positive la numrisation progressive
des socits. Il faut entendre dans le double vocable de Big data
la dfaite cinglante et dfinitive de tout imaginaire fictionnel ou
de toute entreprise dlibre de storytelling. Nanmoins, c'est
contre cet puisement patent que voudrait s'opposer un rcent
lexique entrepreneurial, entendant renouveler le registre d'une
novlangue cense annoncer de fructueuses promesses, par-
ticulirement manifeste dans une srie de mots aux consonances
de quasi-slogans, qui fait se succder les termes de vitesse, varit,
visibilit, valeur, vracit, soit les 5 V dornavant associs aux
infinies virtualits en germe dans le dluge de donnes.

Les Big data, au -del de toutes les perspectives conomiques


escomptes, doivent tre comprises comme le passage d'un
seuil pistmologique et anthropologique, qui veut que nos
modes de perception et d'action sur le rel se constituent dsor-
mais au filtre majoritaire des donnes, rsultats d'oprations
rduisant in fine tout fait des lignes de code, supposant une
dfinition au chiffre prs des situations. Car la virtuosit tech-
nologique contemporaine ne se pare pas d'une forme outrageu-

34- LA VIE ALGORITHMIQUE


sement spectaculaire, nous n'avons pas colonis quelques
plantes, nous ne nous dplaons pas en voitures volantes, ou
nos cits ne sont pas composes de mgastructures sans fin.
Non, cette magie>> partout environnante opre sans tambour
ni trompette, revt des formes miniaturises intgres aux sur-
faces de nos ralits ou nos corps, et rpond des processus
majoritairement robotiss. Elle serait devenue presque trans-
parente dans son extrme puissance, force de s'adosser
continment nos existences.
Or, sa force d'imprgnation sur les conduites individuelles
et sur les socits, ainsi que la vitesse sans cesse acclre de
ses dveloppements, appelle entretenir un rapport actif ce
compos en perptuel mouvement. L'enjeu consiste ici mar-
quer une distance l'gard des phnomnes, les observer en
conscience, instiller du soupon au sein de l'vidence com-
pacte de la ralit. Ce livre entend analyser de prs l'axe dcisif
actuellement pris par la technique, en s'appuyant sur une
approche cartographique des vnements. C'est une mthodo-
logie d'abord fonde sur un examen attentif du terrain que je
souhaite dvelopper, une sorte de phnomnologie des struc-
tures et des systmes techniques. Posture stratgique qui veut
se dmarquer de tout jugement htif ou prorient, en privil-
giant un arpentage le plus objectif des faits, men le long d'un
plan continuellement mouvant mais saisissable dans ses consti-
tuants fondamentaux.

UNE ENTREPRISE CARTOGRAPHIQUE

L'entreprise cartographique, dans son dessein d'oprer un


relev clinique des situations, suppose de se dfaire d'a priori
brouillant l'avance les tracs avant mme qu'ils n'aient t
prcisment auscults. C'est notamment l'cart de l'ancestrale
et inoprante dichotomie entre les dnomms technophiles

INTRODUCTION -35
et technophobes que je souhaite me positionner, qui voit les
mmes rengaines indfiniment se rpter dans leurs axiomes
lmentaires, confortant in fine les uns et les autres dans de
confortables et paress~uses convictions. Il faut entendre cet
gard les paroles de Lucien Sfez, dont l'uvre mrite d'tre red-
couverte, et qui renvoyait dos dos et juste titre ces crispations
infructueuses: Il semble que l'on doive poser les choses autre-
ment, renouveler les donnes, chercher une autre combinaison
des lments en prsence si l'on ne veut pas ressasser perp-
tuit les mmes arguments et les mmes faux classements- par
exemple le classement entre technophiles et technophobes, qui
n'a strictement aucun sens et dont nous esprons faire justice
ici mme 10 L'orientation que je privilgie ici consiste ne pas
envisager la technique ou le numrique comme une unit,
comme une chose au sujet de laquelle on pourrait parler en soi,
mais comme un foisonnement de dispositifs et de protocoles
contradictoires ou convergents, dont il s'agit de dgager les
dynamiques structurantes au-del du bruit et de la fureur des
divergences idologiques.
Car on pourra tout formuler relativement au fait technique
sans crainte d'tre branl dans ses certitudes, mais rien ne peut
s'opposer une organologie des systmes qui ambitionne de
dgager les lignes de force majoritaires. Ce sont elles qu'il faut
faire parler, dont la vrit de leur vidence fera taire de facto tous
les discours. C'est un cart mthodologique auquel j'entends
procder, consistant non pas percevoir les phnomnes
l'aune de catgories tablies, mais identifier les phnomnes
et rvler les catgories qui s'instituent par le dveloppement
de certains procds et de leur adoption dans les usages. Exi-
gence qui suppose de conjuguer un effort d'analyse, d' argumen-
tation et de clart, conforme aux principes cardinaux noncs
par la philosophie analytique et que je reprends ici mon
compte, mais dlaissant les seuls enjeux de langage et de vri-

36- LA VIE ALGORITHMIQUE


fication scientifique des assertions, pour les tenir tels des outils
indispensables une exploration minutieuse de notre ethos
global hyper-technicis.

Ce que requiert encore cette phnomnologie des systmes


techniques, c'est de rpondre un souci gnalogique qui vise
cerner l'origine des dynamiques actuellement l'uvre, dont
certaines rpondent des schmas conceptuels bien antrieurs
aux dbuts de l'informatique ou l'mergence du numrique.
Filiations ensevelies sous les sdimentations historiques qui
continuent cependant d'influer sur des modalits de pense
et d'action, sans que les liens oprants ne soient immdiate-
ment reprables. Geste d'excavation qui permet de dvoiler
l'intentionnalit de projets ou de plans 11 indissociables de
reprsentations politiques, conomiques, sociales, culturelles,
plurisculaires qui les inspirent plus ou moins silencieusement.
Faon encore de saisir la dimension virtuellement uchronique
de l'Histoire, qui aurait pu se dployer autrement si telle force
avait moins agi ou si telle autre avait davantage pes, sans
qu'aucune hypothse rtrospective ne puisse tre assure. Dis-
position qui concourt dnaturaliser l'tat actuel des choses
tram d'oppositions qui le constituent, et qui peuvent tout
moment se reconfigurer et inflchir diversement le cours du
monde.
Une approche cartographique suppose enfin de risquer une
audace prospective. Rsolution qui ne doit pas tre comprise
comme une vaine propension futurologique, mais comme la
capacit d'identifier des signes faibles, des vellits en germi-
nation ou des tendances peine closes, les tenant pour des
volutions probables appeles ou non ultrieurement oprer
des effets sur nos socits. Forme de vigilance aigu ou para-
noaque mise disposition de chacun, libre de se rapproprier
sous une forme ou une autre un tableau recouvrant pour partie

INTRODUCTION -37
une valeur projective et d'agir en conscience sur l'axe de trajec-
toires jamais crites l'avance.

HEURISTIQUE DES EFFETS

Cependant, le dessein qui m'inspire demeure partiel s'il ne


compte, au -del de l'observation des phnomnes et des mca-
nismes l'uvre, valuer les effets induits. C'est l'analyse de
l'impact occasionn sur les tres et la socit qui seule permet
une valuation critique des dispositifs. C'est ce que je nomme
une heuristique des effets, qui appelle de saisir la porte des in ci-
dences, sous leur mesure massive ou majoritaire, en ne ngli-
geant pas le fait que les usages supposent certes des jeux de
rappropriation, mais qui se droulent l'intrieur de cadres
dictant des rgles qui imposent in fine leur pouvoir dterminant.
Si je tiens Michel de Certeau comme la figure majeure d'une
sociologie ou d'une phnomnologie des usages, qui avait rai-
son de vouloir oprer une focalisation sur les rapports subtils et
individualiss que chacun peut entretenir avec ses artefacts
techniques environnants, il n'a en revanche pas su ou voulu voir
la nature des dispositifs qui structurent en amont ces mmes
rapports. Ce n'est pas parce que nous sommes tous plus ou
moins dots de la facult de composer ou d'inventer des marges
d'action avec nos protocoles techniques qu'ils ne doivent pas
eux-mmes faire l'objet d'un examen propre. C'est ce qu'occulte
Danah Boyd 12, par exemple, en dressant une sociologie minu-
tieuse et documente des diffrentes formes d'utilisation de
Facebook par les adolescents, mais qui jamais n'interroge l'in-
terface gnrale et les fonctionnalits imposes par la plate-
forme, alors que si d'autres structurations taient l'uvre,
d'autres modalits expressives et relationnelles pourraient se
constituer. Posture apparemment ouverte dans le juste refus de
cder tout principe de causalit mcaniste, mais qui conduit

38- LA VIE ALGORITHMIQUE


invitablement une lgitimation des procds, omettant au
bout du compte leur ampleur contraignante. Une heuristique
des effets suppose au contraire de tenir compte de la relation
qui unit un phnomne son origine, en n'isolant pas les usages
de leur terrain d'action, elle sous-tend une intransigeance
stratgique ou un mode d'observation radical qui relie syst-
matiquement les effets leurs racines.
Nous entretenons gnralement un rapport de type phar-
macologique la techn, comme ncessairement empreinte
d'une dimension ambivalente inhrente, soumettant chacune
de ses occurrences la sempiternelle quation opposant avan-
tages et inconvnients)). Posture (ou absence de posture) qui,
au nom de la capacit humaine s'adapter, conclut au pire des
cas postuler une inconsquente neutralit de la technique,
ou alors la ncessit de rviser ses pratiques, de les soumettre
une hygine)) ou une bonne cologie, sans saisir que
nombre de protocoles ne relvent en aucune manire d'une
ambigut pharmacologique, mais d'une seule force productrice
d'effets coercitifs: Il faut voir, surtout, qu'il n'y pas de recettes;
il n'y a plus de pharmakon, mme marxiste ou psychanalytique.
Ce n'est pas de recettes, d'ailleurs, que nous avons besoin, ce
n'est pas non plus d'tre rassurs, c'est d'chapper l'insens 13 ))
Il faut ici comprendre l'insens comme ce qui, par des construc-
tions ex abrupto, ignore ou mprise certaines valeurs fondamen-
tales, dfie tout hritage, toute rgle, toute loi, s'accommode
sans gne ou honte de l' hubris, infligeant une offense indigne
la condition humaine. Notion qui doit encore tre entendue
comme l'abandon de la volont d'intervenir en conscience non
pas sur le cours des choses mais au cur mme des choses ou
des processus. C'est exactement l'objectif de mon entreprise qui
vise s'loigner du dogme pharmacologique remettant plus
tard un meilleur rapport possible entretenir aux systmes, en
pariant terme sur l'humanit)) des personnes, alors qu'il relve

INTRODUCTION -39
d'un impratif d'valuer de prs leur part d'inhumanit, enten-
due comme une violence coupable faite ce qui nous constitue
comme tres sensibles, singuliers, libres et responsables.

THORIES POLITIQUE ET THIQUE DE LA TECHNIQUE

Le biotope numrique aura contribu instaurer une


techno-gouvernementalit >>de la vie. Finalement le projet poli-
tique le plus massif et tendu de l'histoire n'aura pas eu de signa-
taire, il se sera dploy par l'action d'une multitude d'entits
publiques et prives parses ou relies entre elles, exerant un
pouvoir sans cesse plus prgnant sur les existences. C'est le
champ d'action de la politique institutionnelle que la techn
contemporaine perturbe, en gagnant en autonomie, en infl-
chissant la nature de nos comportements, et en contribuant
dstabiliser ou dissoudre certains principes dmocratiques
historiques. Je souhaite oprer ici un rapatriement de la tech-
nique dans le champ politique, non pas qu'il doive imprimer
l'orientation de chacun de ses dveloppements, ou les soumettre
systmatiquement la dlibration, mais qui suppose au pr-
alable de constater la porte de son impact sur nos socits.
Position qui en appelle l'dification d'un cadre d'action
commun, favorisant l'imposition concerte de limites, l' avne-
ment de contre-pouvoirs, autant que des jeux de rappropria-
tion individuels et collectifs. Or ce que je nomme le TECHNO-
POUVOIR se caractrise par la consolidation de positions
dominantes ou par la diffusion plantaire et synchrone de ses
productions qui imposent des rgles sociales non crites, sans
que lui-mme ne fasse l'objet d'une praxis politique la mesure
de sa puissance. Une philosophie de la technique est indisso-
ciable d'une philosophie politique des mcanismes techniques,
entendue comme une thorie valuative et critique mene
l'gard d'instances de gouvernementalit devenues prpond-

40- LA VIE ALGORITHMIQUE


rantes. Ce n'est pas d'un mode d'emploi dont nous avons besoin,
mais d'une analyse minutieuse des relations de pouvoir qui
s'instituent et qui appellent l'laboration volontaire, plurielle et
contradictoire d'autres configurations possibles.

Nanmoins, une politique de la technique ne peut tre com-


prise comme une seule entreprise d'identification de marges
d'intervention possibles vide de critres; elle doit mon sens
tre mue par un souci thique. Pour ma part, je souhaite privi-
lgier une approche spinoziste, qui aspire une augmentation
de puissance individuelle et collective, entendue comme la
condition ncessaire un plein panouissement ne portant pas
atteinte l'intgrit d'autrui. Impratif que je lie indissociable-
ment la prservation de certains principes fondamentaux qui
structurent notre citoyennet et civilit communes. Une part de
ce qui nous constitue au prsent est redevable de conqutes
fondatrices, d' acquis souvent obtenus grce des luttes
ardues, ou la maturation progressive des mentalits. Le propre
des technologies numriques, c'est qu'elles bousculent nombre
de catgories, engendrant des drglements de toute nature ici
ou l lgitims par des postulats idologiques assurant que
chaque facteur de nouveaut rpond la naturalit de la vie
et qui ne peut ou ne doit pas tre contrarie. C'est d'abord une
distinction entre le biologique et le culturel qu'il convient d' af-
firmer, autant que de rappeler que si le renouvellement consti-
tue certes la logique propre du vivant, il nous revient, en tant
qu'entit vivante singulirement dote de capacits rflexives,
de dployer une conscience autant qu'une licence d'action
son gard.
Une thique rpond la conviction qu'une facult agissante
sur les phnomnes nous caractrise ontologiquement. Vu la
force dstabilisatrice et la puissance d'imprgnation de la techn
sur nos existences, il relve d'une ncessit philosophique, poli-

INTRODUCTION -41
tique et sociale de dvelopper une thorie thique de la tech-
nique. Exigence que formulait Hans Jonas en 1979, sans que
son aspiration n'ait t pleinement prise en compte, alors qu'elle
renvoie aujourd'hui une urgence civilisationnelle: Nulle
thique traditionnelle ne nous instruit sur les normes du "bien''
et du "mal" auxquelles doivent tre soumises les modalits enti-
rement nouvelles du pouvoir et de ses crations possibles. La
terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous
sommes entrs avec la technologie de pointe, est encore une
terre vierge de thorie thique 14 >>

Engager une thorie thique de la technique consiste ne


pas seulement concevoir le gnie humain comme un produc-
teur ingnieux d'artefacts, mais comme devant, un moment
de la chane des processus, oprer une suspension et soumettre
les procds, non pas un examen moral jugeant du bien ou du
mal, mais une valuation de ce en quoi certains schmas ou
dispositifs favorisent la ralisation individuelle et collective, ou
s'ils concourent au contraire l'touffer ou l'annihiler. Face
la puissance devenue littralement hors-norme du maelstrom
numrique, il convient d'laborer des techniques thoriques
capables de circonscrire les conditions complexes de sa forma-
tion, et les soumettre une analyse critique, virtuellement
porteuse d'autres horizons possibles. C'est exactement l'objet
de cette recherche, qui entend entreprendre une libre explora-
tion du temps prsent et faciliter pour quiconque la possibilit
de modifier heureusement certaines des conditions locales et
singulires d'une topographie globale, qui appelle en droit et en
devoir tre de partout et tout instant redessine.

42- LA VIE ALGORITHMIQUE


-1
LA PUISSANCE RATIONALISANTE
DES NOMBRES
Le principe de la numration tmoigne ds son origine de la
volont d'entretenir un rapport quantitatif au rel. De nom-
breuses solutions abstraites ou matrielles se sont succd au
cours de l'histoire destines comptabiliser les tres et les
choses, parmi lesquelles le systme base de signes hirogly-
phiques mis au point dans l'gypte ancienne, ou plus tard les
chiffres arabes, qui autorisrent la schmatisation des oprations
algbriques. Ce furent galement les abaques, et surtout les bou-
liers -contemporains des tablettes d'argile comme supports
d'criture-, qui facilitrent la leve des taxes et qui plus large-
ment participrent d'une administration plus efficace des cits.
Autant d'artefacts qui favorisrent les changes commerciaux
et contriburent aussi l'apparition de la monnaie, qui relve
tout autant d'un procd de mesure. L'invention des mathma-
tiques est indissociable de l'aspiration percevoir les phno-
mnes sous la plus exacte prcision grce une raison pure>>
dnue des contingences sensibles, permettant d'agir en toute
conscience sur le concret des choses d'aprs des grilles d'intel-
ligibilit supposes rationnelles et fiables.
C'est conformment cette exigence qu'auront t labors,
avec plus ou moins de succs ou d'efficacit au cours des sicles,
des dispositifs appels suppler certaines des capacits cogni-
tives humaines et manipuler des masses volumineuses de
chiffres. Une longue histoire, lente et laborieuse, a vu des indi-
vidus pars et souvent isols chercher mettre au point des
machines de calcul capables d'effectuer des oprations l'aide
de processus pour partie automatiss. Ce sont principalement

LA TOTALISATION NUMRIQUE -45


Blaise Pascal et sa Pascaline et Leibniz et sa machine cylindre
cannel qui reprsentent les figures majeures qui s'engagrent
activement au cours du XVIIe sicle dans la tentative d'laborer
des systmes artificiels dots de fonctionnalits certes utilisables
mais limites, et qui durent in fine se confronter des obstacles
techniques l'poque insurmontables.

Charles Babbage, lors du premier tiers du XIXe sicle, entendit


parachever ce long mouvement historique sinueux en s'efforant
de raliser une machine complexe pouvant procder d'elle-
mme des calculs, grce l'incorporation des cartes du mtier
jacquard dont la lecture squentielle commandait des instruc-
tions au dispositif. Ada Lovelace, la fille de lord Byron, l'assista
dans son entreprise, accomplissant non seulement une descrip-
tion annote de l'appareil analytique, mais imagina aussi le
principe de l'algorithme destin tre excut par un automate.
Figure aujourd'hui mythique, considre comme le premier
programmeur -ou programmeuse- de l'histoire, qui ensuite
pressentit certaines des possibilits offertes par les calculateurs
universels qui dpassaient le seul cadre des fonctionnalits arith-
mtiques, constituant alors l'unique objet de recherche de
Babbage et d'autres de ses contemporains. Ambition visionnaire
pour Babbage ou intuition prophtique pour Lovelace,
nanmoins, l'un et l'autre durent se confronter aux limites alors
incontournables d'ordre tant technologique qu'pistmologique.
Il ne relve pas d'un hasard de l'histoire que ce soit Charles
Babbage, qui s'appliqua tout au long de son existence conce-
voir des instruments computationnels autonomes et fiables, qui
fut dans le mme mouvement le concepteur initial du modle
pr-fordiste de l'usine moderne, tendu vers sa plus haute opti-
misation fonctionnelle et productive. Son fameux livre conomie
des machines et des manufactures 1 expose sur des centaines de
pages des mthodes aptes perfectionner sous diverses formes

46- LA VIE ALGORITHMIQUE


l'organisation gnrale des units de travail. On peut imaginer
que c'est un mme souci d'efficacit qui se situe au croisement
de ces deux activits majeures de son existence, voulant recou-
rir la puissance d'apprhension de certains phnomnes par
la grce objectivante des nombres, afin de conduire l'admi-
nistration la plus rationalise des mcanismes de production,
des personnes et des biens. Babbage demeure la figure tutlaire
de la gnalogie de l'informatique au mme titre qu'Alan Turing,
qui exactement un sicle plus tard s'efforcera de toutes les forces
de son corps et de son esprit d'difier des procds automatiss
de cryptanalyse, capables de dchiffrer les messages mis par
les armes nazies transmis au moyen des machines Enigma et
qui contriburent pour partie la victoire des Allis. Double
origine qui signale la connivence historique et constitutive de
la science computationnelle avec les pratiques de gestion mana-
griale et le domaine militaire.

la suite, les champs industriels et conomiques voulurent


profiter des capacits offertes par le traitement automatis de
l'information, afin de soumettre une partie de leurs activits
des protocoles techniques dots d'un pouvoir accru d'efficacit
organisationnelle. Objectif qui put se raliser grce
l'introduction de volumineux calculateurs au sein des espaces
professionnels durant les annes 1960, prioritairement en vue
d'assurer une gestion optimise des biens et des personnes.
Mouvement qui fut plus tard prolong par la rduction de
l'alphabet romain des codes binaires, rendant possible le
stockage et la manipulation de corpus crits, tendant les
fonctionnalits initiales de la computation lectronique dont
les applications purent alors s'tendre aux services,
l'administration publique, au domaine universitaire ou plus
largement celui de la recherche. C'est un gain de temps associ
une commodit d'usage -soit une plus haute productivit-,

LA TOTALISATION NUMRIQUE -47


qui tait vis par ces diffrents domaines. Une dcennie plus
tard, les ordinateurs personnels s'introduisirent dans les foyers,
offrant aux particuliers la possibilit d'utiliser les premiers trai-
tements de texte ou de s'adonner quelques jeux sommaires.
Squence ensuite prolonge par la numrisation du son,
manifeste dans l'apparition des premiers CD au dbut des an-
nes 1980 suivie de leur rapide gnralisation. C'est un autre
rgime symbolique qui au cours de la dcennie suivante sera
son tour rduit des chiffres: celui de l'image fixe et anime. Le
logiciel historique Photoshop, implment dans les PC, rendit
alors possible la retouche de documents photographiques,
dcouvrant ainsi un nouveau cadre de perception et de manie-
ment plac sous l'unit lmentaire du pixel. Ce sont encore les
appareils photo et les camras qui bientt se convertirent au
format numrique, dont la connectique standardise autorisa
le tlchargement des fichiers sur les disques durs, ainsi que des
jeux de manipulation ou de montage via des logiciels ddis.
peu prs au mme moment, l'interconnexion plantaire sous le
protocole TCP/IP s'universalisa rapidement, favorisant une
communication aise et cot sans cesse rduit entre individus,
inaugurant plus largement au tournant du nouveau millnaire
l'ge de l'accs. Nouvelle condition globale, qui permit sous
le sceau largement majoritaire de la gratuit de parcourir depuis
son ordinateur personnel une multitude de corpus textuels,
sonores et iconiques en continuelle extension.

Cette impulsion entame il y a plus d'une trentaine d'annes


revtit les contours d'une parenthse enchante>> au sein de
l'histoire de l'informatique. C'est comme si sa part relativement
confidentielle jusqu'au milieu des annes 1980, prioritairement
rserve certains secteurs professionnels, s'ouvrait d'un coup
aux individus qui la dcouvraient sous la seule valeur d'un accs
virtuellement infini aux savoirs du monde, et sous une dimension

48- I.A VIE ALGORITHMIQUE


ludique induite par l'engageante ergonomie des machines et de
leurs programmes. Il tait invitable qu'une forme d'utopie ou
d'enthousiasme gnralis imprgne l'air du temps, pouvant
laisser croire l'mergence d'un cycle d'mancipation indivi-
duelle et collective fond sur la disponibilit des biens culturels,
la libre expression des personnes et l'horizontalisation des
changes.
C'est une idologie posthippie libertarienne, d'origine prin-
cipalement californienne, qui contribua propager un imagi-
naire radieux et quasi messianique affect aux technologies
numriques. Conviction qui se substitua au constat majoritai-
rement tabli depuis le sicle prcdent qui envisageait les
machines sous leur pouvoir massivement alinant, et qui dsor-
mais, grce leur usage individualis et leur pouvoir commu-
nicationnel, semblaient dgager de nouveaux horizons cognitifs,
cratifs et relationnels. Croyance qui se formalisa dans le langage,
notamment sous les termes d' autoroutes de l'information,
d' intelligence collective, d' conomie de la connaissance,
autant d'expressions qui toutes corroboraient directement ou
obliquement l'axiome d'une puissance libratrice en germe dans
cet cosystme >> en formation.

C'est encore du ct de la Californie que se tramaient d'autres


embranchements cette histoire, mais l l'abri du soleil, au
sein de laboratoires de recherche -principalement ceux de
Google-, qui entendaient non seulement exploiter la formidable
puissance de pntration des comportements par l'interception
et l'analyse des traces numriques, mais qui encore s'efforaient
d'tendre sans fin la mise en nombres du monde en vue de
montiser l'art complexe de son indexation. Orientation qui
demeura longtemps masque par des discours restant aveugles
aux structures et aux modles qui se constituaient l'cart des
enthousiasmes nafs. On peut aujourd'hui considrer que la

LA TOTALISATION NUMRIQUE- 49
rduction des champs symboliques des codes binaires, qui
aura permis la perception et la manipulation croises de docu-
ments textuels, sonores, iconiques via de mmes interfaces et
des logiciels ddis, ne renvoyait pas l'ambition liminaire de
rationalisation administrative et conomique, mais qu'elle
constitua un phnomne divergeant ou non initialement pro-
gramm, une sorte de cygne noir 2 dans l'histoire de
l'informatique. Mouvement graduel de numrisation qui s'est
accru ou radicalis depuis le dbut du nouveau millnaire par
la ralisation d'un quivalent chiffr de pans de plus en plus
tendus du rel, emblmatique dans les plateformes Google
Earth, Google Maps, Google Streets ... , ou sensible dans bien
d'autres systmes et applications qui tmoignent d'un maillage
de la ralit par une matrice digitale indfiniment expansive.
Ambition qui ne cherche plus largir l'accs aux corpus
culturels ou aux diffrents champs du savoir, mais transformer
en information chaque fragment du rel par l'implantation mas-
sive et tous azimuts de capteurs. Le projet d'imprgner les subs-
tances du monde de puces sensibles vise certes l'rection d'un
panopticum lectronique destin embrasser un tat global des
choses, mais davantage rendre possibles de nouvelles postures
anthropologiques, fondes sur l'valuation continue des situa-
tions et un ajustement automatis entre units organiques et
physiques, en vue d'viter toute perte et de tendre vers une
pleine maximisation. C'est la volont initiale de rationalisation
qui est ici puissamment relance, n'aspirant plus seulement
une organisation partielle des choses, mais qui ambitionne d'ins-
taurer un rapport totalisant aux phnomnes, plac sous la
puissance implacable et non ambigu d'une raison numrique
universelle dote d'un pouvoir de pntration, de discernement
et d'action terme intgral et infaillible.

50- LA VIE ALGORITHMIQUE


-2
L'RE DES CAPTEURS
Notre priode est caractrise par un mouvement massif d'incor-
poration de capteurs au sein de surfaces toujours plus tendues
du rel. C'est un ge POST-SYMBOLIQUE qui merge dans le
processus historique de numrisation, non plus dress afin d'au-
toriser l'accs et la manipulation de l'information sous la forme de
l'crit, du son ou de l'image, mais afin de transformer chaque frag-
ment du monde en une instance de captation et de transmission
d'information. C'est dans le langage que cette architecture est d'abord
apparue vers le milieu de la premire dcennie du XXIe sicle, sous
le terme d' <nternet des objets. Voil un exemple patent de la
faon dont le verbe prcde parfois l'amorce effective des ph-
nomnes. Il faut se souvenir de cette brve squence historique
au cours de laquelle nombre de personnes ou d'instances- lea-
ders conomiques, experts, presse spcialise- voquaient avec
assurance le franchissement annonc d'un seuil, alors que les
procds aussi bien dans leur modalit formelle que dans leurs
fonctionnalits taient technologiquement incertains, non pr-
cisment dfinis ou littralement balbutiants. cart patent entre
les mots et les choses qui manifeste une propension marque
dans la techno-prose contemporaine vouloir au plus prs
coller au rythme des volutions, s'exalter de cette proximit
une nouvelle forme de vrit en perptuelle transformation.
Dcalage qui tmoigne encore d'une vellit performative
d'origine principalement industrielle, qui vise faire prcder
des horizons, des images, un lexique propre, afin de susciter en
amont l'closion d'un imaginaire attractif et sduisant. Charge
symbolique susceptible d'encourager une intriorisation col-
lective favorable relativement un phnomne en devenir, apte
gnrer des fonds de soutien publics ou privs, exactement

LA TOTALISATION NUMRIQUE -51


l'instar de ce qui s'est produit aux tats-Unis au cours des annes
1990 l'gard des autoroutes de l'information ou en France
durant la dcennie suivante l'endroit des nanotechnologies.
La doxa consistait alors affirmer que la quasi-totalit des objets
taient appels terme tre pourvus de puces RFID et com-
muniquer entre eux; leur physiologie individuelle ainsi que
les usages devant tre suivis via des URL au sein d'une Toile
des choses. La ralit contemporaine revt des contours sen-
siblement diffrents. Elle n'expose pas tant une constellation
globale d'objets interconnects qu'un nombre de plus en plus
tendu d'units physiques ou organiques quipes de puces,
mettant des informations de tous ordres vers des myriades de
serveurs non ncessairement relis entre eux. C'est davantage
une mise en rseau semi-ferme ou ferme entre objets com-
municants qui actuellement se constitue, associant dispositifs
de captation, systmes automatiss de traitement des donnes
et applications ddies.

Un horizon virtuellement infini s'ouvre au mouvement d'im-


plantation tous azimuts de capteurs, destins directement
recueillir sous format numrique des informations de toute
nature, appeles terme constituer la source majoritaire de la
production globale de donnes. L'industrie s'est prcocement
engage dans un processus d'intgration de puces le long des
diffrents points de production -robots de fabrication, postes
de travail, entrepts, emballages, palettes, units de transports-,
autorisant un suivi de nombreux mcanismes l'uvre. L'auto-
mobile reprsente l'archtype de la machine communicante,
partout imprgne de senseurs qui transmettent des flux de data
un processeur central embarqu, bientt des serveurs situs
distance ainsi qu'aux vhicules environnants, conduisant
terme l'rection de systmes de rgulation automatise du
trafic dploye en temps rel.

52- LA VIE ALGORITHMIQUE


Les espaces urbains sont ponctus de renifleurs>> qui ana-
lysent la qualit de l'air, les taux de pollution, les niveaux de
densit de microparticules ou de pollen, ou les indices de radioac-
tivit. Les parkings taguent peu peu les places de stationnement
en vue de signaler l'tat de leur disponibilit. Des lignes de
lampadaires s'activent d'aprs le volume de personnes prsentes
sur leur zone environnante. Nombre de parcs, jardins, forts,
surfaces agricoles ou vinicoles sont dsormais pntrs de sen-
seurs, afin de suivre l'volution de la flore, de procder un arro-
sage automatique en fonction des stricts besoins ncessaires, de
reprer des germes ou de dceler grce des spectromtres la
juste maturit des raisins au moment des vendanges. Dans un
tout autre genre, aux tats-Unis, le prototype Gunfire Locator >>
dtecte les tirs de revolver et alerte aussitt les postes de police
situs proximit; loin de la frnsie des villes, des vaches
connectes signalent par l'envoi d'un SMS leur situation
hormonale et avertissent de l'opportunit de procder l' op-
ration de reproduction. Il serait vain de vouloir dresser une liste
exhaustive, il est probablement plus pertinent de signaler un
ordre de grandeur: entre 2010 et 2012, le nombre d'units com-
municantes serait pass de quatre quinze milliards; la compagnie
Ericsson prdit un volume multipli par trois d'ici 2020.

Un genre d'information jusque-l voil merge, confirmant


l'approfondissement cognitifen cours de constitution, par le fait
de procds entranant des modalits indites et largies d'intel-
ligibilit de certains phnomnes. IBM a par exemple labor
un dispositif de scurisati on de bureaux via une technologie
informatique de surface, imprgnant le sol de capteurs en vue
de diverses fonctionnalits: dtection de chutes, suivi des par-
cours, signalement de prsence ou d'intrusion malveillante. Un
prototype de sige intelligent mis au point par Shigeomi Koshi-
mizu, professeur l'Institut avanc de technologie industrielle

LA TOTALISATION NUMRIQUE -53


de Tokyo, value la disposition gnrale d'un conducteur assis
dans son vhicule, mesure les niveaux de forme et d'attention
et peut, le cas chant, dconseiller la mise en route. Le couteau
Smart Knife, dot de senseurs et d'crans tactiles, expose les
diffrentes caractristiques des aliments dcoups: leur com-
position, leur valeur calorique, le niveau de fracheur ... La main
oppose pourrait dans le mme mouvement tenir la fourchette
Hapifork, conue pour s'alimenter la bonne vitesse et au bon
moment, qui signale toute ingurgitation trop rapide qui
perturbe la digestion ou concourt la prise de poids.
L'expansion de capteurs est indissociable de la baisse conti-
nue de leur cot, de leur constante miniaturisation, de leur qua-
lit rgulirement accrue et de la gnralisation de nouveaux
dispositifs: les MEMS (MicroElectroMechanical Systems) affects
de capacits sensorielles amplifies. Composants notamment
intgrs aux smartphones qui les dressent tels des terminaux
sensibles>> autorisant la manipulation tactile, la mesure de la
temprature, de l'humidit, de l'index uv; de la pression atmos-
phrique, de la qualit de l'air, de certains flux physiologiques
du corps ou encore l'analyse de l'ambiance olfactive. Une sorte
de facult ubiquitaire >>s'instaure qui permet de suivre de par-
tout des situations et d'agir distance: vision du domicile via
des images vido, fermeture des volets, rglage de temprature ...
Architecture gnrale qui octroie encore des systmes la licence
de donner d'eux-mmes des ordres en fonction des besoins
valus en temps rel, l'instar de l'Internet Fridge Samsung,
inform de l'tat des stocks et pouvant passer commande des
produits renouveler.
terme, c'est un horizon nanomtrique qui pointe. Les nana-
capteurs pourront recouvrir des surfaces sur leur totalit, sous
forme de peinture ou de pellicule apposes sur des machines-
outils, vhicules, avions, immeubles, routes, ponts, et rcolter
des indications relatives aux usages, la frquentation, l'usure.

54- LA VIE ALGORITHMIQUE


Rien ne limite en thorie la pose de puces sur chaque particule,
revivifiant ainsi la conception atomiste antique, mais l'rigeant
comme un principe viabilis de connaissance intgrale, puisque
instituant dornavant tout atome comme une unit lmentaire
apte tmoigner seule ou en rseau de l'tat volutif du monde:
Il n'y a dans l'univers entier, aucun fond ni aucun lieu o
puissent s'arrter les atomes, puisque l'espace sans limite ni
mesure est infini en tous sens 3

Large paradigme qui contribue non seulement amplifier de


faon sans cesse croissante la production de donnes, mais qui
participe galement d'une sorte de technicisation acheve de la
nature comme de part en part enveloppe ou infiltre de dispo-
sitifs de captation informationnelle. Il est tout autant possible
d'inverser la formule et de constater que c'est la technique qui
s'est comme naturalise, revtant dsormais des formes proches
de celles l'uvre dans le vivant, se dployant suivant des schmas
et des processus biomorphiques. Une culture globale renoue ac-
tuellement avec des traditions animistes immmoriales, qui envi-
sagent le monde telle une surface partout sensible mue par une
rythmique nergtique ininterrompue. Un tmoignage de pans
sans cesse plus tendus de la ralit s'instaure, supposant terme
l'absence de trou dans notre perception des phnomnes, dote
d'une puissance de pntration virtuellement intgrale. L're
postsymbolique inaugure une nouvelle condition cognitive, ca-
pable d'observer en surplomb les choses et de suivre localement ou
globalement leurs tats indfiniment volutifs, formalisant l'am-
bition scientifique ancestrale vouloir soumettre le rel l'emprise
totalisante et exclusive de la ratio humaine: La fiction imagine
par Laplace, d'un dmon omniscient, capable de connatre, l'ins-
tant t, la position et la vitesse de chaque lment constitutif de la
nature physique, symbolisait le projet de cette science universelle,
objective, parfaitement dtermine et finalement close 4

LA TOTALISATION NUMRIQUE -55


-3
INTEROPRABILIT UNIVERSELLE
ET PERCEPTION INTGRALE
Le processus historique de numrisation progressive vise
dsormais intgrale a institu un rgime d'interoprabilit uni-
verselle. Architecture technico-cognitive qui permet d'agrger des
informations de toute nature rduites un idiome)) commun,
pouvant par exemple corrler la mesure de la physiologie d'un
arbre des statistiques de pollution, celles des variations mto-
rologiques locales, la densit de population frquentant le parc
o il se situe, la faune qui l'environne, des commentaires rela-
tifs l'tat de son corce, aux ventuelles images prises par les
visiteurs et postes ici ou l ... Un nouveau genre de connais-
sance)) apparat, fond sur la mise en relation virtuellement in-
puisable d'une infinit de sources htrognes. C'est l'avnement
d'un panthisme symbolique)) qu'il faut ici saisir, faisant se
mler au sein de mmes ensembles des donnes qui jusque-l
ne pouvaient qu'tre additionnes ou compares entre elles dans
leur dimension analogique, et qui dsormais peuvent tre traites
par des systmes grant indistinctement des units standardises.
Langage universel constitu de codes uniformiss, rsultat d'une
parcellisation lmentaire des phnomnes susceptible de faire
parler)) tout fragment du monde avec tout autre.
Configuration qui inaugure un rapport tendanciellement
totalisant au rel, envisag comme n'ayant plus d'chappatoire,
de case vide)), pouvant tre apprhend non seulement par-
tir de chacun des points singuliers quile composent, autant que
sous des relations indfiniment combinatoires entre eux. L'cart
entre les choses se dfait, au profit de la constitution de magma
unifi compactant)) l'intgralit des lments exposs une

56- LA VIE ALGORITHMIQUE


visibilit et une intelligibilit immdiates. Mode de perception
qui s'apparente une omniscience divine, affecte d'un pouvoir
d'entendement transcendant les conditions usuelles de l'exp-
rience telles que dfinies par Kant au XVIIIe sicle.

Ce fait majeur d'une codification universelle interoprable


n'est pas encore saisi dans toute sa porte, et correspond une
sorte d'esperanto de la donne. L'unit binaire, par sa nature
rudimentaire, aura contribu tablir une forme d'quivalence
entre toute substance, dnue de relief, de hirarchie, de cat-
gories de jugement. L'tat d'un pneu recouvre la mme valeur
brute que l'chographie d'un ftus. Le monde peu peu se
redouble en un plan ininterrompu et indiffrenci de chiffres.
C'est le retour du rve galilen d'une prescience absolue rendue
possible par la totalisation mathmatique>> que le mouvement
de numrisation, terme intgral, aura induit, la diffrence
prs qu'il ne renvoie plus une idalit philosophique, mais
une praxis qui rige le rel comme un continuum de significa-
tions indfiniment apprhendables. Fantasme ou ambition en
cours d'achvement qui renvoient au long processus historico-
scientifique qui visait ds ses premires impulsions l'acquisition
progressive d'une connaissance exacte et globale des choses:
La science universelle, qu'est -ce d'autre- en la supposant ida-
lement accomplie- que le Savoir Total? Celui-ci est donc pour
les philosophes rellement un but, situ sans doute l'infini,
mais cependant ralisable. Non pas un but pour des commu-
nauts de chercheurs isoles ou phmres, mais bien le progrs
infini des gnrations, engages dans des recherches systma-
tiques 5
Nous sommes engags dans une pistm du synchrone et
de l'intgral conformment une puissance d'intellection
instantane et sans borne. C'est une nouvelle condition cogni-
tive qui merge, relevant d'un ordre quantique ou dmiurgique,

LA TOTALISATION NUMRIQUE -57


puisque non entrave par le principe physique et ontologique
de la sparation, au profit d'un rapprochement, d'une compres-
sion plutt, entre tous les lments du rel. Dsormais, chaque
vnement peut tre capt en tant que tel et tmoigner de sa
qualit propre, autant qu'tre virtuellement mis en lien avec tout
autre. C'est cela la mise en donnes du monde, sa datafication,
ne s'prouvant plus comme un horizon infini de faits pars, mais
comme un registre intarissable d'quations volutives, exposant
ou rvlant en temps rel l'tat gnral et singulier des choses
grce la rduction numrique universelle relaye par la puis-
sance de systmes corrlatifs et d'algorithmes interprtatifs.

58- LA VIE ALGORITHMIQUE


-4
LA DATAFICATION
La datajication correspond au principe pistmologique en
devenir qui veut que le monde s'institue comme une sorte de
MTA-DONNE unique et universelle. Milieu en cours de for-
mation qui dcouvre une revitalisation inattendue de la thse
de Cratyle, personnage du dialogue de Platon du mme nom,
qui croyait une relation ncessaire et non construite entre les
mots et les choses. Cette illusion cratylenne qui pendant vingt-
cinq sicles en Occident passa pour une incongruit ou une
navet se trouve aujourd'hui atteste, voyant toute unit sin-
gulire dote de son quivalent chiffr ou de sa signature propre.
Notre rapport l'environnement s'inscrit sous la forme de
stimuli informationnels sensoriels qui dterminent les condi-
tions de l'exprience dans l'espace et le temps. C'est une nouvelle
couche pistmique que nous avons fait apparatre, qui inter-
cepte la source les manifestations sensibles et les transforme
en un langage universel de partout accessible. Instauration pro-
gressive d'un savoir transcendant>> qui excde les conditions
immanentes de la perception, qui ne doit pas tre entendu
comme un schme substitutif, mais comme une couche de sen-
sibilit computationnelle)) s'agrgeant au cours de nos quoti-
diens, nanmoins appele progressivement supplanter pour
une large part notre intelligibilit immdiate des choses.

La datajication suppose un rapport de granularit tabli avec


les faits. La granularit dfinit le plus petit niveau de dtail gr
par un systme, produisant un dcoupage distinctif au sein de
masses de data. Elle nomme une aptitude technico-cognitive
dote d'une haute prcision qui prend son exactitude au fon-
dement lmentaire de chaque phnomne. Opration qui se

LA TOTALISATION NUMRIQUE -59


constitue l'aide de processus automatiss en thorie capables
de survoler tout point, de les examiner isolment sous de
multiples critres ou de les faire partiellement converger en vue
d'exposer une cartographie contextualise et dynamique des
situations. mergence d'une capacit humaine pouvoir tout
saisir l'atome prs, au sein d'un plan continuellement mo-
dulable allant du strictement local une couverture virtuelle-
ment globale.
C'est un il intgral ou surhumain que se forge l'humanit,
mais qui au contraire des mythes ou des fictions historiques
passs n'est plus dtenu par quelque divinit, empereur ou
entit unique et omnipotente, mais qui se trouve partout dis-
tribu, entretenu et exploit par une myriade d'instances pu-
bliques ou prives et qui en temps rel est prodigu sous la forme
de fonctionnalits de tous ordres aux individus. Modalit
d'apprhension en devenir qui dtermine non seulement une
comprhension toujours plus tendue et approfondie des v-
nements, autant que les formes du monde modeles en retour
par un suivi continu de ses tats.

Condition pistmo-anthropologique qui inaugure un r-


gime d'exprience orient ou guid par des quations math-
matiques supposes grer sous la plus haute efficacit chaque
occurrence spatiotemporelle. C'est au filtre de l' exactitude
algorithmique que s'institue dsormais le cadre d'intelligibi-
lit et d'agissement individuel et collectif. Dimension perfor-
mative de ce savoir par la force de sa puissance, et qui ralise
comme miraculeusement ou parfaitement l'ambition ancestrale
de matrise sur le cours des choses. Achvement en cours d'un
long processus scientifique et culturel historique prcisment
circonscrit par Husserl, qui liait de faon conjointe et causale le
principe d'une connaissance absolue et la qualit de l'action
humaine, suivant des schmas strictement rationnels devant

6o- LA VIE ALGORITHMIQUE


ncessairement conduire la plus large emprise sur le monde:
De pair avec cet accroissement et ce perfectionnement de la
puissance de connaissance l'gard de la totalit, l'homme
acquiert aussi sur le monde ambiant de sa praxis une domina-
tion toujours plus parfaite et qui s'tend en un progrs infini 1

LA TOTALISATION NUMRIQUE -61


-5
DIMENSION PERFORMATIVE
DES DATA
Tableaux perptuellement dynamiques de la ralit qui ne re-
vtent pas une seule dimension informationnelle, mais qui
oprent des effets de rtroaction sur les gestes, peu peu dlivrs
de l'imprcision ou du bruit jusque-l tenus comme consubs-
tantiels l'exprience. C'est une compression dans le proces-
sus de la dcision qui se constitue, se dterminant suivant des
dlais toujours plus resserrs. Le sursis se rduit entre une per-
ception toujours plus informe et les modes d'agissement en
retour. Rcente rythmique qui correspond une nouvelle forme
d'efficacit en acte tablie sur la dissolution progressive de toute
latence, conduisant un surcrot d'conomie rationnelle du
temps. C'est la notion de temps rel>> qui subit une modifica-
ti on, ne correspondant plus seulement ce qu'elle nommait au
cours des annes 1980, soit des modes d'accs ou de manipu-
lation de l'information qui se ralisaient simultanment et sans
retard au droulement des procds techniques qui les rendaient
possibles. Elle nomme tout autant et dornavant des architec-
tures qui mlent au sein de mmes systmes l'interprtation
automatise des situations et la prise d'initiative en fonction des
rsultats, soit par des robots numriques, soit par des humains.
Dimension qui tmoigne de l'mergence de processus chro-
nosensibles faisant de tout rsultat d'quation une valeur imm-
diatement performative, suivant un schma qui imprgne
progressivement l'ensemble des conduites individuelles et col-
lectives. La suspension qui disjoint usuellement l'apprhension
d'un phnomne de la ralisation d'un acte s'amoindrit, signa-
lant la constitution en cours d'une autre temporalit. Probable-

62- LA VIE ALGORITHMIQUE


ment s'agit-il l de la manifestation la plus emblmatique et
paradoxalement la plus discrte de l'acclration sans cesse
croissante qui frappe les socits. Dfilements informationnels
permanents qui gouvernent sans pause ou distance le cadre de
l'action qui en retour gnre de nouvelles squences de code.
C'est la notion cybernticienne de feedback qui emporte avec elle
l'ensemble de notre condition, situant le cadre gnral de l' exp-
rience au sein de mcanismes immdiatement rtroactifs, dlais-
sant progressivement le sensible, le dlai rflexif proprement
humain, au profit d'un inflchissement quasi instantan des
comportements opr au prisme d'quations algorithmiques.

Une brve focalisation sur la plateforme Amazon permet


d'observer le dploiement incessant d'un processus qui associe
le traitement flux tendus de masses de donnes, qui oprent
aussitt des effets sur les actes, qui leur tour produisent d'autres
masses de donnes. Une visite ou une commande en ligne gnre
trois types d'information. D'abord elle entame un cycle de
connaissance enrichi des personnes par la nature de leur consul-
tation, les corrlations effectues avec les passages prcdents
sur le mme site ou sur d'autres via les cookies ou<< mouchards))
implments au sein des navigateurs. Ensuite, chaque achat est
pris en main)) par des agents immatriels chargs de le traiter
au mieux en fonction de la localisation du client et des rfrences
disponibles, dclenchant soit un ordre auprs d'un fournisseur,
soit une alerte dans un entrept identifi, qui occasionnera sur
place toute une srie d'actions: dplacements des corps dans
les espaces, slection des articles, emballage et envoi des mar-
chandises ... Oprations qui enfin gnreront divers cycles de
renseignements traits diverses fins: mesure de l'tat des
stocks, dlai et qualit de la livraison, valuation de performance
du personnel, commentaires des clients. Autant d'indications
qui dfiniront en retour l'organisation gnrale de la logistique

LA TOTALISATION NUMRIQUE - 63
matrielle et humaine, l'intrieur d'une large boucle o les
donnes et les gestes ne cessent de se rpondre ou de s'engen-
drer les uns les autres -mais avec un lger dcalage temporel,
celui qui autorise le mouvement de l'action.
Ce sont de nombreux champs qui dornavant s'inscrivent
suivant cette logique qui suppose d'tendre la notion de data
driven l'ensemble de la socit, soit la prise de la dcision
dtermine par la vrit objective issue du traitement de masses
informationnelles, sans qu'il soit nanmoins possible d'identifier
un sens temporel)). La distinction usuelle discriminant l' avant))
du maintenant)) se dfait, au profit d'un magma continuellement
en fusion qui mle rsultats, actions, rsultats, comme autant
de 0 et de 1 indfiniment squencs qui interdisent de statuer
une dlimitation dans la mesure o ces flux interagissent pour
partie la vitesse de la lumire, et forment une couche
bouillonnante)) ou quantique)) qui dsormais se substitue
la dfinition historique et stabilise du rel. Le processus de
numrisation symbolique induisait un nouveau rapport la
reprsentation, caractris par la rduction au pixel de la
dfinition ainsi qu'un rgime marqu par l'hybridation, et qui
engageait en retour des gestes indits mais l'intrieur de
champs dlimits. La numrisation post -symbolique)) opre
un recouvrement intgral qui ne redouble pas seulement les
choses, mais institue les donnes comme l'instance premire
et primordiale de l'intelligibilit et de l'action, sur fond d'une
perptuelle transformation.

Dans le film Elysium (Neill Blomkamp, 20 13), dont le rcit se


situe en 2154, toutes les donnes d'une station spatiale ponyme
habite par une caste de privilgis qui ont dlaiss une Terre
surpeuple et insalubre, sont provisoirement transportes dans
le crne d'un humain, dont l'accs permettra de rinitialiser les
conditions gnrales d'existence de la contre artificielle. Mta-

64- LA VIE ALGORITHMIQUE


phore hollywoodienne de la faon dont les flux de code ne se
situent plus seulement aprs les choses, mais structurent et
conditionnent de part en part notre rapport au rel. C'est cela
qu'aura produit in fine le mouvement historique de numrisa-
tion, non pas un strict quivalent chiffr, mais l'avnement d'une
nouvelle anthropologie dtermine, guide, drive par des
logiques littralement binaires, qui ordonnent sans ambigut
ou sous une rationalit apodictique la marche de plus en plus
globale du monde.

LA TOTALISATION NUMRIQUE- 6S
-1
LE DATA MARKETING
OU LA FIN DE LA PUBLICIT
Jean-Baptiste Say s'est tromp, le march ne serait pas m par
une main invisible)) qui le fluidifierait comme naturellement)),
conformment sa loi qui affirme en substance que l'offre cre
sa propre demande)), ou que c'est la production qui ouvre des
dbouchs 1 )), Dans les faits, le renouvellement de produits
ncessite tout autant une main chaude)) appele faire
converger les points d'origine et d'arrive, par le biais de
mthodes appropries qui se sont dveloppes et affines depuis
la fin du ~ sicle, et qui plus tard se sont ranges sous une
mme discipline : le marketing. La science)) qui vise sduire
et convaincre par de multiples procds le consommateur de
l'acte d'achat a rencontr au cours de son histoire une redfini-
tion rgulire de ses techniques autant que de sa fonction. La
rclame nommait il y a plus d'un sicle la pratique qui visait
faire connatre un objet ou une marque, par l'exposition d'une
image ou d'un nonc dans les journaux et les magazines ou
par l'affichage urbain. Moyen qui fut ensuite prolong par la
diffusion de messages audio lors de l'apparition de la radio au
cours des annes 1930, et plus tard par la projection de films
promotionnels sur les crans de cinma ou de tlvision. C'est
au cours des annes 1970, moment de brusque expansion de la
socit de consommation))' que s'opra une densification tous
azimuts de l' advertising)), particulirement manifeste durant
cette priode aux tats-Unis.

partir des annes 1980, l'intensification de la pression


concurrentielle chelle devenue globale ncessitait de meilleurs

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 69


ratios d'efficacit. Impratif qui supposait de dlaisser l'adresse
indiffrencie pour resserrer le cadre de l'objectif en quel-
que sorte, et identifier des cibles plus restreintes mais
particulirement susceptibles d'tre sensibles certains produits.
La notion de tranche fut privilgie, entendue comme une
segmentation sociodmographique relativement homogne
pouvant faire l'objet d'un traitement commun. Stratgie
indissociable de la connaissance des comportements, qui
conduisit la multiplication des sondages et des tudes d'impact
ou de march. Le marketing relve d'une entreprise sociologique
en acte, mais uniquement intresse la pntration des habi-
tudes en vue de leur stricte exploitation commerciale.
La dcennie suivante fut marque par un fractionnement
croissant des socits, dcouvrant la prcarit des contrats de
travail, l'effritement de la prennit des situations ou des
qualifications professionnelles, la fragilisation des trajectoires
personnelles. Une partition rigide des populations devenait ino-
prante au vu de la mobilit des appartenances et de la volati-
lit des modes de vie, et s'effaa au profit du concept plus souple
de niche, qui renvoyait des composs plus granulaires dots
de caractristiques propres, nanmoins toujours susceptibles
d'imploser dans leur unit formelle ou de se distribuer autre-
ment. Mouvement d'atomisation qui s'intensifia et conduisit au
tournant du nouveau millnaire la rduction de la cible
l'chelle lmentaire de l'individu unique.
L'universalisation de l'interconnexion la mme priode
aura offert une occasion rve ou idale de pouvoir tracer sous
la plus chaude proximit>> les usages de chaque consomma-
teur. C'est prioritairement via le trackingdes navigations, le suivi
des achats oprs par cartes de crdit et l'analyse des pro-
grammes de fidlisation qu'ont pu tre tablis des profils indi-
vidualiss continment volutifs. Environnement qui a peu
peu substitu la seule mission de messages l'instauration

70- lA VIE ALGORITHMIQUE


progressive d'une relation client multipliant au fil de l'eau les
procds destins sensibiliser tout terminal humain l'gard
de l' univers global d'une marque. La communication person-
nalise, c'est le risque d'une perte qualitative propre au rgime
publicitaire qui s'amoindrit, au profit d'un exercice de sduc-
tion indfiniment modul chaque idiosyncrasie.

Le cur de l'activit marketing relve dsormais d'une entre-


prise cognitive complexe, fonde sur des techniques abstraites
indissociablement adosses des techniques computation-
nenes. Discipline en thorie capable de cartographier de prs
les schmas de vie (pattern oflife), par la corrlation d'informa-
tions de tous ordres permettant de suggrer en retour des offres
supposes les plus adaptes. Nanmoins, le paradoxe veut que
si l'horizon annonc semble se dessiner sous des contours
nettement identifis, les pratiques dans les faits -malgr la
sophistication croissante des mthodes dployes- demeurent
contraintes une forme de limite technologique ou logistique,
qui les empche de toucher malgr son apparente proximit le
Graal tant espr. Car, la plus grande connaissance du consom-
mateur, son examen tabli en temps rel, supposent non seu-
lement la plus large rcolte de donnes relatives ses gestes au
sein de ses propres infrastructures physiques ou numriques,
mais davantage encore celles provenant du plus grand nombre
possible de sources informationnelles les plus diverses.
Il ne peut revenir chaque grande entreprise de rcolter des
masses de donnes globales, ce qui appellerait dans les faits
dployer une prsence tentaculaire accole de multiples
activits de l'existence. C'est d'abord l'laboration de procds
de suivi davantage rationaliss qui s'impose: Le grand dfi
pour les prochaines annes sera d'homogniser les donnes
et d'tre mme de les intgrer dans des systmes qui sauront
les exploiter. Bien souvent aujourd'hui, le consommateur n'est

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA -71


pas reconnu par une marque lorsqu'il passe d'un canal un
autre ou encore d'un pays un autre. La vision du client que
possde une entreprise est souvent fragmente et dcoupe
entre plusieurs fichiers ou diffrents systmes htrognes. Les
marques devront avoir demain une vision 360 du client et
personnaliser non seulement les messages, mais le parcours
mme des consommateurs 2 Finalement, le rve secret du mar-
keting consisterait collaborer avec la NSA, ou plutt pouvoir
glaner de toute part autant de renseignements, disposer de
ses supercalculateurs et pouser ses mthodes de catgorisa-
tion et de ciblage des individus. Une solution alternative
consiste s'offrir les services de data brokers, dont l'activit
consiste collecter sous de multiples formes des donnes per-
sonnelles. La socit amricaine Acxiom (qui a tabli un parte-
nariat avec Facebook) possderait en moyenne mille cinq cents
types d'indications portant sur chacun des sept cents millions
d'individus rpertoris sur les cinq continents.

La qute d'une visibilit intgrale passe encore par des pla-


teformes position dominante qui captent la majorit de l' co-
nomie de l'attention et analysent des volumes astronomiques
d'informations, dont certains des rsultats peuvent tre trans-
frs leurs clients. Google, Facebook, Twitter, Apple, Amazon
ou Microsoft, reprsentent les interfaces indispensables la
ralisation de l'aspiration marketing actuelle, grce la pro fon-
deur de connaissance dont elles disposent. Entreprises quipes
de puissants systmes capables de fouiller dans de gigantesques
agrgats de donnes structures et non structures (achats, pr-
frences, commentaires, recommandations ... ) l'aide notam-
ment de logiciels open source tels Hadoop ou MapReduce, qui
oprent des traitements massivement parallles rvlant de
nombreuses caractristiques comportementales. Systmes qui
permettent encore l'laboration d'outils de social media ana-

72- LA VIE ALGORITHMIQUE


lytics >> tels Google Analytics, Smarter Analytics (IBM), ou Face-
book Wisemetrics, qui exposent des graphes sociaux, soit la
nature des relations entre les personnes autant que celle de
leurs changes.
Nanmoins, ces procds se nourrissent de flux somme toute
partiels et fragments. Google, figure quasi monopolistique, a su
dvelopper un savoir d'ordre panoptique bas sur une myriade
de sources informationnelles, crois une science hautement
perfectionne de l'indexation. L'entreprise dispose de toutes les
armes rves par le marketeur contemporain: gigantesques
bases de donnes (actes ou intentions d'achats, intrts, habi-
tudes, dplacements ... ), constitues via les requtes formules
sur le moteur de recherche, le scan des contenus changs sur le
service de messagerie Gmail, la consultation de la plateforme
vido YouTube, l'utilisation du navigateur Chrome, les protocoles
de cartographie golocalise ou encore le systme d'exploitation
Android qui tmoigne de l'usage des applications. Compos non
exhaustif appel s'enrichir considrablement grce aux Google
Glass, qui pourront terme capter dans leur continuit de larges
squences de vie. C'est au titre de cette forme d'omniscience que
le fantasme du marketing consisterait faire corps avec Google,
profiter sans distance de sa puissance hgmonique.

La pntration sans cesse approfondie des comportements


suppose qu'au rgime publicitaire historique, fond sur la publi-
cation, se substitue peu peu l'avnement de la relation client
ultra-personnalise et indfiniment volutive, qui dans les faits
ralise une aspiration qui remonte plus d'un sicle: la fin du
x:nce sicle, nombre d'entreprises se lancrent dans la promotion
nationale de leur marque, grce une publicit massive. [... ] Tout
leur effort visait se dmarquer de la vente en vrac, via l'articu-
lation consciencieuse de la publicit, de la marque et de l' embal-
lage. Ces trois dispositifs fonctionnaient comme autant de stra-

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA -73


tgies complmentaires destines contourner les intermdiaires.
Grce eux, le fabricant parvenait toucher directement le client,
par-dessus la tte du grossiste ou de l'picier. Clairement, l' objec-
tif tait d'instaurer une relation directe entre l'offre et la demande,
et donc de mettre au pas les intermdiaires rcalcitrants 3
Mais il arrive que des rves veills conduisent des situa-
tions cauchemardesques, car c'est prcisment cet achvement
qui terme fera disparatre non pas tant les intermdiaires que
la discipline mme du marketing, autant que ses units de
chair, par le fait d'une automatisation de l'ensemble des pro-
cessus, l'instar de la gestion robotise des bannires sponso-
rises de Google qui ont mis nombre d'excutants humains
l'index. Configuration en devenir qui rend inutile la conception
de stratgies diffrencies et volutives, pour un accompagne-
ment permanent des existences par des agents numriques col-
lant leur intimit et chargs d'administrer au mieux les
besoins et les dsirs. Le data- ou post-marketing cherche
dfinitivement dissoudre l'cart sparant l'offre de sa rception;
c'est cela la nouvelle dimension prise par la rationalit contem-
po raine: l'vitement de toute dviation ou de tout diffrend,
pour une adquation algorithmique harmonieuse)) perptuel-
lement relance. Ce qui est nomm neuromarketing, soit l'inter-
prtation de certains processus crbraux tmoignant de la sen-
sibilit des produits ou de l'intention d'achat, ne fera
qu'amplifier ce mouvement d'ajustement toujours plus concor-
dant ou d'infiltration sans frein des consciences. Le monde co-
nomique abolit peu peu la friction, lubrifie sans fin les join-
tures articulant les processus, l'exemple de logiques adoptes
dans les secteurs de l'industrie et de la logistique, qui cherchent
attnuer tout dlai entre les diffrentes phases, les tenant telles
des composantes organiques appartenant un seul corps com-
mun, appeles idalement se mouvoir d'aprs la suprme
vitesse et la fluidit thre l'uvre dans les rseaux.

74-IA VIE ALGORITHMIQUE


-2
UNE LOGISTIQUE DLIVRE
DE LA PESANTEUR
Le projet moderne d'optimisation des processus de production
renvoie une recherche constante et persvrante visant la
rduction maximale des cots, la moindre inertie entre chacune
des tapes l'uvre et le plus rapide coulement des stocks.
C'est toute une histoire de l'entreprise qui peut tre retrace
sous l'aspiration plus ou moins contrarie atteindre ces trois
objectifs. Principe gnral que Charles Babbage dfinira, que
Frederick Taylor conceptualisera et qu'Henry Ford formalisera.
Les grandes usines de la premire partie du :xxe sicle, faites
d'impressionnantes infrastructures, imposaient des procds
de fabrication standardiss qui favorisaient un ordre rationalis
des espaces de travail, de la rpartition des ouvriers et de lages-
tion logistique: La technique intgre la machine la socit,
la rend sociale et sociable. Elle lui construit galement le monde
qui lui tait indispensable, elle met de l'ordre l o le choc inco-
hrent de bielles avait accumul des ruines. Elle clarifie, range
et rationalise: elle fait dans les domaines abstraits ce que la
machine a fait dans le domaine du travail. Elle est efficace et
porte partout la loi de l'efficacit 4 ))
L'historien Arnold Toynbee (1852-1883) affirmait la fin du
~ sicle que l'histoire se divisait en trois priodes. La moder-
nit aurait correspondu l're de l'organisation, soit la concep-
tion de mthodes labores catgorisant des secteurs spatiaux
et des squences temporelles distinctives, aptes maximiser
par leur juste ordonnancement les conditions gnrales de la
vie conomique et sociale: L'organisation est le processus qui
consiste assigner des tches des individus ou des groupes

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA -75


afin d'atteindre d'une faon efficiente et conomique, par la
coordination et la combinaison de toutes leurs activits, des
objectifs dtermins 5 Constat plus tard prolong par James
Burnham, qui analysa la bureaucratisation croissante des soci-
ts soumises des procds d'organisation standardise dans
son ouvrage The Managerial Revolution publi en 1941, qui
exera une influence sur George Orwell et inspira son livre 1984.
L'usage de machines-outils toujours plus performantes, asso-
ci une disposition savante des personnes le long des diff-
rents postes de travail en vue d'atteindre la meilleure producti-
vit caractrise l'industrie de l'aprs-guerre, suivant des logiques
de technicisation et de parcellisation des tches qui ont peu
peu gagn d'autres secteurs d'activit au cours des dcennies
suivantes. L'informatisation et l'introduction de robots dans les
chanes de production partir des annes 1980 ont rendu pos-
sible la ralisation progressive de cette ambition administrer
sous les meilleurs ratios la marche des entreprises, grce une
reprise automatise et rptitive de certains processus. L'uni-
versalisation de l'interconnexion et l'usage de protocoles lec-
troniques de gestion de projets durant les annes 1990 et 2000
ont contribu harmoniser les liens entre les units internes,
autant que les relations entre entreprises (business to business).
Architecture organisationnelle rendue davantage structure et
ractive par l'intgration d'interfaces numriques autorisant un
contrle suivi et prcis des diffrentes oprations.

En cette deuxime dcennie duXXIe sicle, l'implmentation


de systmes intelligents permet de rpondre suivant un nou-
veau seuil d'efficacit ces rquisits, de leur offrir une sorte
d'accomplissement parfaitement idoine. Si les quotients de pro-
ductivit ont peu peu atteint des seuils optimaux, c'est le
domaine de la logistique qui aujourd'hui profite prioritairement
de ce mouvement de fluidification, pouvant enfin se dfaire de

76- LA VIE ALGORITHMIQUE


sa pesanteur constitutive, que l'invention du conteneur par Mal-
corn McLean au dbut des annes 1950 avait dj contribu
considrablement allger. Innovation qui rduisit le nombre
de phases ncessaires la circulation des marchandises et qui
concourut au mouvement de globalisation des changes, sans
pour autant rsoudre le problme complexe et dcisif consis-
tant accorder autant que possible le rythme de la production
celui de la demande. Le traitement sophistiqu de masses de
donnes provenant de l'ensemble des chanons impliqus rsout
pour large partie cette quation, grce l'valuation simultane
des processus en cours, des disponibilits et des besoins pr-
sents ou venir. mergence d'une feedback economy, fonde
sur de continuelles itrations qui modulent en temps rel l'in-
tervention de tous les partenaires d'aprs de multiples critres.
Trois multinationales, parmi d'autres, reprsentent les cas les
plus emblmatiques de cette capacit rcemment acquise
orchestrer flux tendus les conditions de leur fonctionnement,
autant que leurs relations aux sous-traitants et l'tat gnral
du march: Amazon, Walmart et Zara.
Amazon dcide de la constitution de ses entrepts autant en
fonction des achats des clients dclenchant des mouvements
de stocks ou des commandes automatises auprs des fournis-
seurs que par des algorithmes prdictifs relatifs des projections
de vente portant sur chaque produit. Le principe l'uvre ne
renvoie plus la liquidit du conteneur voguant sur les ocans
le temps d'une traverse, mais celui qui rgit la fluidit du Web
m par des interactions s'enchanant la vitesse de la lumire
et par la prise en charge robotise des ordres. Inditex, maison-
mre de la marque Zara, collecte auprs de son large rseau de
boutiques les chiffres d'achats, autorisant une mesure perma-
nente de l'coulement des rfrences. Tableau de bord qui favo-
rise une production vitant toute accumulation, ainsi qu'une
apprciation anticipe des tendances, permettant de concevoir

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA -77


et de diffuser un nouvel article en quelques semaines, suivant
une cadence bien suprieure celle gnralement l'uvre
dans le secteur. Walmart rcolte des masses de donnes provenant
des caisses enregistreuses relies sa chane logistique. Ses four-
nisseurs disposent d'un accs direct son systme Retail Link,
qui saisit la source les ncessits de rapprovisionnement,
sans que l'enseigne ne formule de commande explicite, rpon-
dant ainsi sans dlai et de faon continment ractive aux
besoins du gant de la distribution.

Les units de fabrication sont dsormais conues tels des


corps organiques interrelis, accords par un cerveau imper-
ceptible charg de suivre et d'harmoniser en temps rel la marche
gnrale et particulire des diffrents process .C'est l'avnement
de la connected factory, usine globale multi-localise de part
en part structure et rgule par la mise en rseau dynamique
d'informations mises par l'ensemble des maillons: quipes,
machines-outils, sous-traitants, transporteurs ... Architecture
notamment rendue possible grce aux donnes transmises par
les capteurs disposs sur les chanes de conception et de pro-
duction, ou par les self-reporting machines qui tmoignent
de leur cadence autant que d'ventuelles dficiences avres
ou imminentes. Avec les usines intelligentes et connectes,
nous sommes en train de vivre un changement de paradigme
aussi important que celui de la chane de production d'Henry
Ford, avertit Stephan Biller, directeur scientifique de la recherche
chez General Electric pour les technologies manufacturires.
L'information en temps rel va rvolutionner l'industrie manu-
facturire, dans tous les secteurs 7
mergence d'un data-driven manufacturing, soit un envi-
ronnement industriel au sein duquel l'administration du
personnel et de l'appareillage se trouve de plus en plus soumise
des quations algorithmiques visant la plus haute optimisa-

78- LA VIE ALGORITHMIQUE


ti on et flexibilit. Acm de l'aspiration moderne l'organisation
identifie par Toynbee la fin du XIxe sicle, qui plus d'un sicle
plus tard trouve les conditions de sa pleine ralisation par le fait
d'une automatisation croissante non plus des seuls processus
de production entame l'aube des annes 1980, mais plus lar-
gement des protocoles d'ingnierie organisationnelle. Agence-
ment appel terme adosser toute action humaine un
systme d'exploitation)) m par l'habilet hyper-ractive et
inflexible de l'intelligence artificielle, distribuant toute opra-
tion au cas par cas et en temps rel suivant les circonstances
prsentes ou anticipes.

Nous quittons l're de la modernit liquide telle qu'nonce


par Zygmunt Bauman 1, pour nous hasarder dans une nouvelle
squence, non plus marque par le rgime hydraulique qui sup-
posait encore des transferts et des diffrentiels de forces, mais
peu peu libre de tout principe de rsistance. Passage une
vie dlivre de la pesanteur, du bruit)), des conflits inhrents
au monde industriel, par la grce d'un ajustement robotis de
chaque occurrence spatiotemporelle. Ethos qui aspire ce que
toute structuration organisationnelle humaine et matrielle se
calque sur la fluidit informationnelle l'uvre dans Internet.
l'instar de ce qui actuellement se constitue au sein de nos sur-
faces urbaines, sous le terme de smart cities, qui voit le rel non
plus se cogner>> nous, mais se moduler sans fin au cours de
nos existences, d'aprs une rigueur d'inspiration mathmatique,
l'apparence nanmoins arienne, thre ou quasi frique.

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA -79


-3
SMART CITIES:
LA VILLE AU FILTRE ALGORITHMIQUE
La notion de smart city, ou de ville intelligente, est apparue
vers le milieu de la premire dcennie du XXIe sicle. Elle a cor-
respondu, l'instar de l' Internet des objets, un moment de
la brve histoire du numrique qui aurait alors saisi que l'inter-
connexion globale tait appele, terme, dborder le seul
cadre des ordinateurs pour s'tendre aux surfaces physiques et
aux choses. L'une comme l'autre ont d'abord relev d'un dis-
cours. Le paradigme aujourd'hui ne renvoie pas une ralit
pleinement effective et nettement circonscrite dans ses dfini-
tions, mais un mouvement qui peu peu exprimente, initiant
ici et l de nombreux projets sans garantie a priori de leur per-
tinence ou de leur viabilit. La smart city relve d'une croyance
qui, par les vertus qui lui sont affectes, supposes offrir une
exprience facilite de la ville, une fluidification de ses flux et
une plus haute scurisation gnrale, a gagn peu peu en force
de conviction, alors que l'aventure ne se situe qu' ses prmices.
Impulsion qui prend sa source dans les laboratoires de recherche
qui ont su, par l'ampleur du march potentiel annonc, trouver
un relais auprs de forces conomiques qui elles-mmes ont
rencontr un accueil souvent favorable de la part des respon-
sables politiques, tt convaincus que l'imprgnation tous azi-
muts de couches d'intelligence contribuerait riger un ethos
social davantage productif et harmonis, grce un surcrot
d'efficacit, une participation citoyenne renforce et une mixit
accrue juge bienvenue entre puissances publique et prive.
Dsormais, c'est une sorte de course ou de comptition
laquelle se livrent les grandes mtropoles de la plante, pour se

8o- LA VIE ALGORITHMIQUE


situer aux avant-postes de la mise en uvre concrte de ce
modle haute valeur symbolique ajoute. New York, Londres,
Paris, Sao Paulo, Tokyo, Shanghai, rivalisent revtir l'image de
ples cratifs aptes attirer capitaux, entreprises et personnes
qualifies, marquant un nouveau seuil de concurrence entre
villes globales, conformment une intensification des
logiques de city branding prcisment dcrites par Saskia
Sassen 1 Au contraire de cits au long pass historique, New
Songdo City (Core du Sud) reprsente l'exemple extrme d'un
projet urbain conu ex nihilo, tabli sur le principe thorique
d'une mise en rseau dynamique de l'ensemble de ses corps
organiques ou matriels. Initiative majoritairement mene par
des consortiums privs, qui arguent de sa valeur au nom de la
durabilit des structures et de leurs prtendues proprits
cologiques, alors qu'elle correspond prioritairement l'difi-
cation de gigantesques programmes immobiliers ou de zones
rsidentielles luxueuses s'apparentant des gated communities,
l'instar de celles construites Masdar City (Abu Dhabi).

Le primat de la ville dite intelligente s'institue sur le constat


que la quasi-totalit de ses rsidants, infrastructures et services
ne cessent de gnrer des volumes astronomiques de data, devant
dans le mme mouvement tre exploits en vue de conduire de
meilleurs ou de nouveaux usages. Le principe est indissociable
de cinq dispositifs: 1/ une architecture rseau fiable (cbles en
fibre optique, antennes tlphoniques 3/4/SG, points de con-
nexion Wi-Fi); 2/ capteurs partout dissmins rcoltant et trans-
mettant toutes sortes d'informations; 3/ serveurs et systmes
traitant les flux de donnes; 4/ smartphones golocaliss munis
de leurs applications, l'aide desquelles se consultent ou s'uti-
lisent la plupart des fonctionnalits; 51 protocoles de ralit
augmente, offrant un enrichissement contextualis relati-
vement aux surfaces physiques ou aux indications perues.

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA - 81


Une large part de l'organisation urbaine est appele se
constituer en temps rel, principalement via des procds auto-
matiss de collecte de donnes et de rgulation des situations:
ajustement des rseaux de transport en fonction des besoins ou
de la mto; tarifs moduls selon la frquentation; feux de
signalisation accords aux flux de circulation; production et
distribution nergtiques fixes suivant la demande et les
disponibilits du moment ... C'est encore le mtabolisme de
la ville qui se manifeste sous de nombreuses dimensions, autant
l'attention de ses multiples organismes- autorisant une forme
de pilotage vue des infrastructures-, qu' celle de ses
habitants, exposant ses tats volutifs ainsi que les conditions
d'accs plus ou moins personnalises ses diffrents services.
Configuration gnrale qui offre en outre la possibilit aux
citadins de faire remonter toutes sortes de renseignements,
afin de favoriser une administration davantage horizontalise
et participative: signalement d'un accident, de caniveaux bou-
chs, d'un clairage ou de matriel dfectueux, de nids-de-poule
sur la chausse grce des applications ddies supposes
dclencher dans des dlais plus ou moins brefs l'intervention
des units concernes.

Environnement qui se btit sur le fonds idologique de la


ncessit de rompre toute sparation juge infructueuse entre
les instances dcisionnelles et les citoyens, estimant qu'un par-
tage mutualis et dynamique des informations est susceptible
de raliser cette aspiration, sans que ne soit manifestement saisi
que ce sont de nouveaux intermdiaires qui prioritairement les
exploitent. Car, au-del de tous les discours vantant l'avnement
d'une ville partout fonctionnelle et fluide, le cur de ce mou-
vement est principalement m par des intrts strictement com-
merciaux. C'est par un rangement systmatique des logiques
de profit conomique ralis par des protocoles lectroniques

82- LA VIE ALGORITHMIQUE


homogniss que s'opre in fine et sans allure spectaculaire une
gigantesque opration de privatisation de l'espace urbain- mais
sous des modalits indites.
De nombreuses villes de la plante se sont engages depuis
les annes 1980 dans des processus d'intensification de la voca-
tion marchande de leurs espaces, sensibles dans l'amnagement
de voies pitonnes majoritairement scandes d'enseignes fran-
chises ou dans la prolifration urbaine ou priurbaine de vastes
centres commerciaux. Shopping malis, dont les tats-Unis repr-
sentrent ds l'aprs-guerre une terre pionnire, qui ensuite
s'tendirent l'Europe et qui, partir des annes 1990, se mul-
tiplirent dans les pays dits mergents)), particulirement au
cur de l'urbanit asiatique et de celle des pays du Golfe, deve-
nant les foyers principaux de vie et de sociabilit, illumins par
la flamboyante symbolique des marques. L'aroport contempo-
rain reprsenterait le cas de figure le plus extrme de la
transformation en zone commerciale de la quasi-intgralit de
ses surfaces, procdant en outre des transferts de charges rga-
liennes des socits prives, telles certaines fonctions lies
la scurit par exemple.

Un entrelacement appel devenir indiscernable se consti-


tue entre domaines public et priv, via des schmas et applica-
tions similaires tablis sur l'adquation spatiotemporelle indi-
vidualise. C'est le processus historique situ au fondement des
villes modernes, ayant favoris la proximit entre entits
publiques et commerciales, qui se trouve brusquement radica-
lis par le fait d'un alignement tabli sur des structures et des
cadres formels semblables. Dsormais le monde dsintress
de la res publica et celui minemment intress du monde co-
nomique se confondent au sein de mmes dispositifs techniques
unifis, destins distribuer d'aprs la plus haute efficacit fonc-
tionnelle et productive l'ensemble des forces humaines et mat-

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 83


rielles. l'instar du protocole implment par IBM sur com-
mande du zoo municipal de Cincinnati, qui permet de suivre la
totalit des visiteurs la trace et d'adapter l'offre et les anima-
tions en fonction de la densit des publics et de leurs parcours,
qui a notamment permis d'augmenter de vingt -cinq pour cent
la vente de produits au sein de l'enceinte. Quelle que soit
l'attention porte au souci cardinal de fluidification des flux et
des espaces, l'aspiration vise l'exploitation commerciale la plus
soutenue. C'est cela la nouvelle re de la marchandisation de la
ville contemporaine: une connaissance sans cesse approfondie
et partage des comportements par les rgimes public et priv,
qui conjointement et tacitement favorise la rencontre approprie
entre le citoyen-consommateur et toute offre juge pertinente.
Modification d'allure assez imperceptible, mais qui transforme
de part en part non pas tant la forme de la ville que les relations
entretenues toutes ses virtualits, instruites par l'ajustement
robotis - vise prioritairement lucrative- procd au cas par
cas et en temps rel.
Disney a implment un systme nomm MyMagic+ dans
son parc thme d'Orlando en Floride, qui quipe les visiteurs
de bracelets connects l'effigie de Mickey Mo use, dont les loca-
lisati ons et trajets sont visibles sur des diagrammes, permettant
de moduler flux tendus les diffrentes attractions ou la com-
position des units de personnel en fonction des taux de densit
prsents ou projets. Dispositif qui conduit en outre accueillir
chaque client sur les diffrents secteurs ou points de vente par
l'usage de son prnom. On peut parier sans risque que la confi-
guration gnrale mise en place par Disney correspond dans
l'esprit et dans les faits celle voue terme imprgner la
condition urbaine, fonde sur le principe invariable de la per-
sonnalisation, de l'interaction ludique et de la recherche
constante du plus grand nombre de transactions opres au cours
de chaque occurrence spatiotemporelle. La dynamique sociale

84- LA VIE ALGORITHMIQUE


se trouve mdiatise par des systmes conus pour viter toute
perte et obtenir un surcrot de gain, conformment au proces-
sus de rationalisation croissant et insensible qui inspire la ville
intelligente mise au service de ses habitants. Ce n'est pas que
le pouvoir d'un maire ou d'un conseil municipal s'amoindrit,
c'est que les schmas qui peu peu structurent les mtropoles,
quelles que soient les orientations politiques, sont soumis aux
mmes vises d'optimisation algorithmique de toute circons-
tance de la vie individuelle et collective.

Les fonctionnalits se cantonnent pour l'heure proposer


des applications spcifiques gnralement non relies les unes
aux autres. L'objectif dans un proche avenir consistera
multiplier les services et faire en sorte que la majorit d'entre
eux soient interconnects, chacun gnrant des informations
susceptibles d'enrichir les autres, alimentant une large
architecture automatise capable d'interprter la quasi-totalit
des situations et de ragir instantanment 10 La smart city, c'est
le rve de rduire la multiplicit constitutive de la ville un
organe homognis autorgul, un plan indiffrenci de
calculs traits pour rpondre de concert et suivant des intrts
dfinis aux aspirations naturelles de tous ses membres. C'est
la mtaphore d'une ville biologique, envisage comme un
mtabolisme vivant persvrant continuellement dans son
tre qui insidieusement s'impose, supposant qu'au-del de
toute instance dcisionnelle ou des libres choix des individus,
la nature ne cherche qu' raliser d'elle-mme les conditions
de son meilleur dveloppement. Avnement d'une organicit
de la technique et des modes d'action qui induit une naturali-
sation collatrale et intriorise des logiques qui peu peu
rglent ou dictent les conditions gnrales et particulires de
nos existences.

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 8 5


-4
UNE MDECINE DES DONNES
La physiologie, l'tude et la comprhension du fonctionnement
interne de l'organisme humain, renvoyait dans l'Antiquit
grecque davantage des modalits intuitives inspires d'ana-
logies mtaphoriques qu' une discipline rigoureusement
constitue. Les crits lacunaires d'Hippocrate tmoignent d'une
volont de fonder une pratique constitue, charge de dfinir
les conditions prsidant la sant et la maladie, ainsi que le
cadre de son exercice, devant notamment se montrer respec-
tueuse de l'intgrit des personnes. Position qui relevait essen-
tiellement d'un discours philosophique plutt que d'une
recherche scientifique exprimentale valide par une vrifica-
tion systmatique des faits. Michel Foucault avait mentionn
l'origine onirique de l'institution mdicale 11 , car l'objet mme
d'un savoir objectif -le corps- tait frapp durant de longs sicles
par l'interdit moral ou religieux proscrivant l'art de la dissection.
Andr Vsale, au cours de la premire partie du XVIe sicle,
s'affranchit des peurs et des tabous, s'aventurant ds son ado-
lescence subtiliser les cadavres de supplicis sur le Galgenberg
-le mont des potences de Bruxelles- pour inspecter les membres
et tissus dissimuls dans les profondeurs de la chair inerte.
L'extraordinaire vnement pistmologique et esthtique
que reprsente De humani corporisfabrica (1543), son matre-
ouvrage illustr de planches graphiques ralises par Jean
Calcar, constitue un recueil d'anatomie qui expose une topo-
graphie des organes, leur fonction spcifique, ainsi que la bio-
mcanique de leur relation. Jusque-l, malgr des expriences
parses, le monde sous-cutan relevait de l'inconnu ou de la
plus familire tranget, signalant dans son paisseur myst-
rieuse et dfendue la distance irrductible qui devait tre main-

86- lA VIE ALGORITHMIQUE


tenue avec soi, dont seul Dieu dtenait une connaissance int-
grale. Sa propre morphologie attestait de l'nigme impose par
la structure rgle mais en large partie impntrable du rel.

La Leon d'anatomie de Rembrandt (1632) tmoigne au sicle


suivant de l'mergence acadmique de cette pratique, exposant
l'intrieur d'une pice close un matre doctoral procdant
sa leon, nanmoins soumise la menace extrieure sensible
dans le regard inquiet des protagonistes de la scne. Si la dis-
section a rendu possible une cartographie dtaille des organes
ainsi que la comprhension progressive de leur fonction, c'est
avec l'avnement de la biologie comme discipline spcifique au
tournant du~ sicle qu'un nouveau seuil de connaissance du
corps humain sera atteint, cette fois-ci non plus par la figura-
tion de ses constituants jusque-l masqus, mais par l'analyse
encore ignore de la composition de ses substances. En 1895,
la vision proprement inoue de la main radiographie d'Anna
Bertha Rontgen, l'pouse du dcouvreur des rayons X, Wilhelm
Rontgen, marque une date qui inaugure un nouveau type de
visibilit ou de pntration hautement technicis de l'organisme
sans recourir l'instrument lmentaire du scalpel, et qui sera
bien plus tard prolong par l'chographie, l'imagerie par rs on-
nance magntique (IRM), le scanner ou la modlisation 3D. Ce
sont des paliers de savoir progressivement franchis qui ont fond
la science mdicale moderne, et qui ont dans les faits autoris
l'tablissement de diagnostics toujours plus informs et prcis.

Ce qui usuellement conduit un examen plus ou moins


approfondi, c'est qu'il est entrepris lors de l'apparition des pre-
miers symptmes d'une pathologie, ou l'occasion de contrles
rguliers que la mdecine du xx.e sicle aura incit systmatiser
le long des diffrentes tapes de l'existence. C'est cette observa-
ti on intermittente que brise la mdecine du dbut du XXIe sicle

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 87


-celle des donnes- au profit d'une continuelle valuation. Car
ce qui se trame avec ce compos en cours de formation, c'est le
franchissement d'un nouveau seuil cognitif- particulirement
favoris par les dveloppements de la bio-informatique- qui
produit cinq dplacements majeurs.
C'est d'abord un suivi continu de la condition physiologique
qui s'opre, via les capteurs poss mme la peau induisant un
tmoignage flux tendus de ses tats. C'est encore une hyper-
individualisation des traitements, grce une connaissance
approfondie des pathologies et au squenage du gnome rap-
port la singularit de chaque patient, conduisant l' labo-
ration de thrapies toujours plus adaptes et prcisment cibles.
C'est une mdecine gntique prdictive qui merge, qui, par des
procds complexes de traitement informationnel statistique,
dlaisse progressivement l'exercice curatif pour privilgier l' adop-
tion de conduites hyginiques ou de stratgies thrapeutiques
destines prvenir en amont l'closion d'affections annonces.
C'est une contextualisation chelle globale qui s'tablit, par le
fait d'une mise en rseau mutualise des informations qui auto-
rise une apprhension tendue et spcifie des phnomnes.
C'est enfin un diagnostic automatis qui peu peu se constitue,
via des systmes composs d'algorithmes ad hoc agrgs aux
dossiers individualiss et aliments par un savoir multisources
sans cesse plus document et constamment volutif.

Les oscillations du corps sont interceptes de faon privil-


gie via les smartphones et autres montres ou bracelets connec-
ts quips de capteurs, qui mesurent la temprature, la tension,
le taux de diabte, le degr d'hydratation, la qualit du sommeil,
autant d'informations susceptibles d'tre analyses en temps
rel par des mdecins traitants ou des units mdicales. Quelques
exemples emblmatiques tmoignent de ce mouvement expan-
sif de mise au point de protocoles apposs mme la peau. La

88- LA VIE ALGORITHMIQUE


montre Oxitone 12 value le niveau d'oxygne sanguin ainsi que
la frquence cardiaque, dont les indications croises peuvent
tmoigner de l'imminence d'infarctus, et met des alertes en cas
de rsultats critiques. L'entreprise canadienne 0Msignal 13
dveloppe des tee-shirts et gilets intelligents qui transmettent
des informations relatives au pouls et la respiration. La peluche
Teddy The Guardian 14 , pourvue de diffrents capteurs, saisit
une srie de mesures auprs de l'enfant: temprature, saturation
d'oxygne, niveau de stress. Types d'objets appels se multiplier
et tre relays par des implants incorpors au sein des tissus
biologiques, conduisant terme une valuation permanente et
sans rupture de faisceau>> de la physiologie humaine 15
Dispositifs indissociables des applications ne cessant de
prolifrer, qui informent l'gard des tats, de leur volution,
suggrent des consultations ou diffusent des alarmes, inaugu-
rant l're d'un corps connect dont les variations sont publies
et examines autant par les personnes elles-mmes que par
de multiples instances. Renseignements mis par des millions
d'individus adjoints ceux rcolts par les cabinets mdicaux,
les hpitaux, les pharmacies, qui dressent un panorama dyna-
mique de la sant mondiale, d'aprs un large spectre qui com-
prend notamment la localisation et les taux de densit des
pathologies, les donnes pidmiologiques, les cadences de
progression, ou encore l'efficacit ou les effets secondaires des
mdicaments. Foisonnement informationnel qui favorise la
conception de systmes d'assistance automatiss, l'instar du
protocole Watson, dvelopp par IBM, qui procde en fonction
de mots cls une synthse de la totalit des articles scienti-
fiques en rapport mis en ligne. Programme qui a par exemple
analys mille cinq cents cas de cancers du poumon, tant par-
tir de dossiers mdicaux que de millions de publications, ou
qui grce ses capacits autoentreprenantes peut encore sug-
grer des traitements personnaliss par le suivi rgulier des

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 89


donnes d'un patient, recoup une connaissance volutive
de l'efficacit des thrapies.

La mdecine du XXIe sicle s'institue prioritairement comme


une science de l'information, qui prolonge et radicalise le pro-
cessus historique d'acquisitions et de consignations successives
de connaissances pour s'riger dans son fondement telle une
base de donnes indfiniment expansive et aisment exploitable.
Ce n'est pas tant que le savoir thrapeutique progresse subite-
ment, c'est que ne cesse de se produire une accumulation d'in-
dications de tous ordres, qui dtermine un nouveau rgime
cognitif et de nouvelles pratiques. Jusqu' rcemment, le
domaine mdical tait compos d'une chane de comptences
distinctes qui s'embotaient entre elles sans se confondre, for-
me en premier lieu des mdecins et des hpitaux, ensuite des
industries pharmaceutiques et de fabricants de matriel pro-
fessionnel et en dernier lieu du champ paramdical, produits
ou instituts de cure et de bien-tre. Dsormais, une prolifration
d'acteurs vient s'agrger, principalement constitue de concep-
teurs de protocoles connects et d'applications dites de sant
mobile)), qui brisent la complmentarit naturelle>> historique
pour instaurer un morcellement ou une discontinuit qui se
manifestent sous diverses formes.
Les individus n'prouvent plus la ncessit de systmatique-
ment consulter lors de l'apparition des premiers symptmes,
pouvant se rendre sur des plateformes ddies bruissant d'in-
terlocuteurs anonymes et procdent, le cas chant, de l'auto-
mdicamentation en quelque sorte subrepticement prescrite))
par des entits qui s'rigent telles des officines pharmaceutiques,
rcoltant dans le mme mouvement des masses de renseigne-
ments de nature souvent confidentielle. En outre, une conta-
mination)) des champs extra-mdicaux s'opre: une applica-
tion relie une paire de chaussures de sport peut, en fonction

90- LA VIE ALGORITHMIQUE


de rsultats, suggrer des complments alimentaires ou un sjour
de repos, ou informer une compagnie d'assurance ou un cabi-
net de recrutement. La connaissance des tats physiologiques,
tenue au sceau du secret conformment au serment d'Hippo-
crate, glisse pour large partie en un champ de donnes ouver-
tement partag, exploit par une multiplicit d'instances dans
l'objectif prioritaire de monnayer des biens et des services ou
d'instruire des dcisions de tous ordres.

C'est une pntration sans cesse approfondie dans l'intimit


des personnes associe une extension corrlative de la mar-
chandisation de la sant qui s'effectue. C'est cette vrit qu'il
faut saisir, au -del ou en de des supposs vertus ou avantages,
dans leurs incidences collatrales ou effets secondaires. C'est
encore un renversement du principe historique humaniste de
la curation qui s'opre, jusque-l limite un soin plus ou moins
pisodique, dsormais appele tre continuellement assure
par des programmes qui agissent sur les conduites au prisme de
critres participant d'une utopie de la sant parfaite, selon
les termes de Lucien Sfez 11 C'est le passage du biopolitique
-entendu comme une forme d'exercice du pouvoir portant sur
la prservation de la vie des populations-, vers un BIO-
HYGINISME ALGORITHMIQUE qui s'instaure, dterminant
les comportements via des systmes hautement lucratifs la
fois norms et personnaliss, qui dans les faits poussent une
gestion performancielle de soi. Inflchissement prgnant et non
dit du rapport au corps, qui concourt pour la bonne cause
riger une visibilit globale et granulaire des tats physiologiques
et psychologiques individuels, soutenant par la base le mou-
vement d'optimisation conomique et de rationalisation crois-
sante des socits.

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 91


-5
MAISON CONNECTE 1
ENSEIGNEMENTS EN LIGNE ...
Il faut revoir les vignettes publicitaires ou les photographies
qui, partir des annes 1950, exposaient dans les journaux et
magazines amricains un nouveau type de cuisine entirement
ddi au confort de la mnagre. Ce qui marquait dans la
conception gnrale, c'est l'apparition d'un environnement
fond sur la plus haute intgration et fluidit l'uvre entre
les divers lments. C'est l'idal d'un ensemble la fois com-
pact et fonctionnel qui s'affirme alors. Toute unit se trouve
situe porte de main et sa juste place. Le rfrigrateur
autorise la conservation de produits frais sans s'embarrasser
d'un stockage la cave. La cuisinire offre plusieurs points et
niveaux de cuisson, ainsi qu'un four incorpor. Une hotte dis-
pose au niveau suprieur vitera toute dispersion des graisses.
De nombreux tiroirs permettent de ranger la vaisselle ainsi que
les diffrents ustensiles. Les murs servent accrocher les acces-
soires dont on se servira souvent. Une poubelle jointe un
placard s'ouvre d'elle-mme. L'pouse peut enfiler son tablier
accroch une porte, pendant que dans la pice d' ct le
mari lit son journal aprs une journe de travail et qu'un des
enfants complte un puzzle mme le sol. Si cette iconogra-
phie sans asprit a autant fascin l'Europe de l'aprs-guerre,
et plus largement le monde, c'est que s'exposait un ethos
domestique rig sur la meilleure conomie des gestes dploys
l'intrieur d'un milieu fait de commodit et de confort. C'est
cet imaginaire qu'exalte Jacques Tati dans Mon Oncle (1958),
le faisant dborder du strict cadre de la cuisine pour l'tendre
la maison tout entire, de surcrot pourvue de systmes auto-

92- LA VIE ALGORITHMIQUE


matiques: tout communique)) affirme avec joie et enthou-
siasme la matresse de maison)) ses htes.
L'habitat moderniste aspire la plus haute facilit d'usage
et une circulation fluide entre chacune de ses composantes.
Cette ambition a imprgn une large partie de la pense archi-
tecturale depuis prs d'un sicle et inspire le paradigme de la
maison connecte, qui la prolonge et l'exalte par le fait de trois
dimensions majeures et indites. D'abord, par la facult d'agir
distance sur certaines de ses fonctions, prioritairement via des
applications ddies sur smartphones, l'exemple du thermos-
tat connect Nest 17 qui autorise le rglage de la temprature du
domicile. Ensuite, par l'implantation de dispositifs communi-
cants qui tmoignent de son mtabolisme)) gnral, permet-
tant d'offrir en retour des produits ou des services adapts
chaque conjoncture spatiotemporelle. Que ce soit le rfrigra-
teur, dont les articles sont quips de puces mesurant l'tat des
stocks et dont le renouvellement peut tre automatis, ou la
balance et la tlvision connectes; autant de mcanismes qui
conduisent la suggestion de conseils ou d'offres ajusts au
rythme intime et quotidien. Enfin, la demeure est positionne
comme un maillon dispos au sein d'une large boucle, qui signale
en temps rel sa consommation nergtique des systmes
robotiss de rgulation de la distribution, ou qui encore se dresse
telle une mini-unit de production lectrique dote de disposi-
tifs ad hoc, capable de fournir des kilowatts suivant ses dispo-
nibilits croises aux besoins globaux, conformment la
logique du smart grid 11

L'habitat en devenir s'institue comme un ensemble qui


exprime)) l'tat de son fonctionnement et de ses usages, autant
l'attention de ses membres qu' celle de multiples instances
tierces. Historiquement, la maison en Occident -particulire-
ment partir de la modernit renaissante- fut envisage comme

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 93


le foyer de l'intimit laquelle tout citoyen avait droit, manifeste
dans l'habeas corpus qui affirmait au cours du XVIIe sicle anglais
que les forces royales ne pouvaient s'introduire l'intrieur d'un
domicile sans l'autorisation d'un juge. Dsormais, une myriade
d'acteurs le pntrent, mais d'aprs une logique qui ne nces-
site pas de se rendre en son sein, puisque transmettant- gn-
ralement avec l'agrment de ses occupants- des informations
qui jusque-l relevaient du domaine priv (produits consomms,
programmes de tlvision visionns, musiques coutes, sites
Internet visits, poids et physiologie des personnes, prsence
ou non des habitants ... ).
La maison en mergence de la premire partie du XXIe sicle
ne se dvoile pas dans sa pleine transparence au prisme de baies
vitres, tels les appartements modernistes dont l'activit fami-
liale tait considre de l'extrieur dans le Playtime de Jacques
Tati (1967), mais au biais de mcanismes de suivi qui dterminent
un nouveau type de fondation -plus immatriel ou impal-
pable-, tabli sur une interaction dynamique entre ses units
physiques et organiques et une multitude d'entits de toute
nature. Vu la dimension foncirement anthropologique de la mai-
son, on saisit quel point c'est la tension qui unit l'humain son
milieu qui plus largement est redfinie dans l'une de ses bases
fondamentales ou fondatrices. Le dissimul s'estompe, l'abri de
l'intime se dfait, les murs ne sont plus que de faade. La vie
depuis le chez soi se mue en une vie cartographie, mesure,
partage, dans la vise suppose de bnficier d'un environ-
nement domestique de partout fluidifi et optimis, configur
pour profiter in fine de toute occasion avantageuse. La mna-
gre ne se laissait saisir dans sa cuisine fonctionnelle et confor-
table que le temps d'une sance photographique; dornavant
l'hte de notre temps fait se confondre bon gr mal gr la signi-
fication double et oppose du terme: personne qui rside dans
un endroit ou qui est accueillie au sein d'un domaine priv.

94- LA VIE ALGORITHMIQUE


C'est depuis cette mme maison connecte qu'on peut dsor-
mais frquenter une universit demeure. Ce qui est nomm
MOOC (massive open online course) permet de suivre distance
un apprentissage sous la forme de cours films en direct ou
enregistrs. Modalit qui semble prsenter de nombreux avan-
tages, devant favoriser un dsengorgement des amphithtres,
une plus large modularit et personnalisation des pratiques ainsi
qu'une flexibilit accrue des horaires. Le principe de cet ensei-
gnement suppose certes que le professeur donne sa leon, mais
en la soumettant une sorte d'obligation d'animation destine
soutenir l'attention)) en ligne, en !'enrichissant de gra-
phiques, de documents textuels, sonores, photographiques, de
vidos, de quiz, de forums ... Logique qui induit une relativisa-
tion de la valeur de la parole au profit d'une hybridit relevant
dans les faits d'une spectacularisation ou d'un edutainment,
qui voudrait rpondre par une sur-sollicitation au dficit de
concentration gnralement constat sur les bancs de l'cole.
Environnement qui stimule encore une intervention dyna-
mique)) par le biais d'interfaces spcifies autorisant des com-
mentaires de tous ordres, conformment la rcente idologie
du participatif qui veut que chacun puisse donner son Opi-
nion tout moment. L'apprenant se mue en un causeur, voire
en un vrificateur, alors que l'enseignant s'expose comme une
figure soumise des procds standardiss d'valuation et de
notation. Ce n'est pas tant la hirarchie historique qui est bous-
cule, que la structure temporelle qui est modifie, par l'instau-
ration d'un rgime de l'immdiatet. Car la vocation de l'tu-
diant ne consiste pas tre systmatiquement expressif, mais
acqurir progressivement un savoir, s'exercer la rflexion,
se doter d'une facult de mise distance et de pouvoir critique,
mais qui ne se manifeste pas par une prise de parole spontane
ou l'envoi de posts continus, mais par l'coute autant que par
une ncessaire forme de repli qui favorise la juste maturation 19

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 95


C'est le dogme de la mise en rseau)) qui s'impose, rigeant le
professeur comme une plateforme )) destine intervenir a
minima, pointer des liens en quelque sorte, alors que ce sont
les modalits de traitement des donnes qui dans les faits s'ins-
tituent comme les nouvelles instances de savoir.

C'est encore la relation sensible entre professeur et tudiant


qui est atteinte, non pas qu'il faille tenir la prsence comme le
lieu d'esprit rousseauiste de l'expression de la vrit, mais
comme l'occasion privilgie d'entretenir une sociabilit spci-
fique, mlant l'ouverture l'inconnu et la surprise, la pluralit
de points de vue et la contradiction nonces sans artifice, autant
que le partage en commun d'un savoir commun. C'est enfin une
quantification de l'ensemble de la chane des intervenants qui
s'tablit via des systmes automatiss de mesure, qui analysent
les diverses activits (aller-retour dans les vidos pdagogiques,
recherches Internet parallles, dlais de ractivit, degrs d'im-
plication). Masses de renseignements qui non seulement contri-
huent orienter en feedback la nature de l'enseignement, et qui
conduisent une valuation continuelle et indistincte des lves
et des professeurs soumis des critres standardiss de perfor-
mance. Modalit qui induit un nouveau type de connaissance
-imperceptible-, bas sur le suivi des pratiques d'apprentissage,
faisant l'objet de multiples exploitations, d'ordre prioritairement
commercial, l'attention de cabinets de recrutement, de com-
pagnies de fournitures scolaires ou de celles particulirement
intresses par les tranches d'ge en rapport 20
Ce sont deux types de savoirs distincts qui se constituent
simultanment et indissociablementpar le principe de l'duca-
tion en ligne. D'abord celui qui dtermine la forme de la pda-
gogie, structure et inflchie par une architecture technologique
qui impose des rgles dites, non dites ou voiles, dictes par des
schmas restrictifs. Ensuite celui qui dans le mme mouvement

96- LA VIE ALGORITHMIQUE


se btit d'aprs la pntration -hautement montisable- des
comportements, dressant une nouvelle strate de visibilit, por-
tant sur la psych des individus et leur capacit se fondre ou
non efficacement au sein de cadres normatifs. Jamais autant
qu'aujourd'hui, et sous une porte sans commune mesure ampli-
fie et radicalise, cette assertion de Martin Heidegger n'aura
rsonn avec une telle puissance de vrit: L'activit violente
du savoir impose par la techn 21 .

C'est cela la ruse extrme ourdie et favorise par le rgime


numrique, qui consiste accoler toute fonctionnalit et ses
avantages supposs une exploitation collatrale multiforme
aux contours insensibles. Condition qui ne cesse de s'tendre
tous les domaines de la vie et qui, au-del du seul modle co-
nomique mis en place, vise comme point ultime et non ouver-
tement dclar, instaurer un ordre gnral o rien ne doit
chapper, o tout doit tre repr et catgoris. Radicalisation
du processus historique ambitionnant une apprhension et une
matrise intgrales par la grce des nombres, qui ne conduit plus
seulement une identification des faits et de leur localisation,
mais qui tend une quantification des phnomnes autant qu'
leur valuation qualitative indfiniment volutive. Forme d' om-
niscience computationnelle appele progressivement ordon-
ner l'action individuelle et collective, qui ralise comme parfai-
tement la longue aspiration, manifeste depuis la Grce antique,
soumettre dans la praxis nos rapports au monde la vrit
indubitable ou implacable d'une stricte et pure rationalit
abstraite.

PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA- 97


-1
MASSE ET CORRLATION:
UNE APPRHENSION TENDUE
DES PHNOMNES
En 2009, un article paru dans la revue scientifique Nature sus-
cita un tonnement plantaire 1 Ses auteurs exposaient la faon
dont Google avait russi identifier et suivre l'volution d'une
pidmie de grippe par la seule analyse de mots cls taps lors
de requtes sur son moteur de recherche, opre par un systme
ddi nomm Google Flu Trends. Les termes de mdecin)),
mdicament)), pharmacie)), cong maladie)), ou ceux se
rapportant diffrents symptmes ou remdes de fortune, s'ils
correspondaient au registre de vocables pralablement indexs,
revtaient par leur rcurrence une valeur significative. En outre,
tous taient conjugus leur localisation via les adresses IP, per-
mettant de dresser une cartographie des foyers de contamina-
tion. Cette stratgie de reprage et de suivi renvoyait initiale-
ment une hypothse, une sorte de pari scientifique, qui dans
les faits s'avra non seulement fiable, mais de surcrot plus effi-
cace que les procds utiliss par les instituts de veille sanitaire.
Ceux supposant la dtection des premiers cas par le corps mdi-
cal, devant faire remonter les informations auprs d'instituts
chargs de les centraliser, et de publier dans un dernier temps
des bulletins plus ou moins rgulirement actualiss.
Pour la premire fois, ce ne furent pas des corps qui tmoi-
gnaient directement de leur pathologie par leur prsence char-
nelle, mais qui par le biais du langage exprimaient leurs proc-
cupations, diffusant sans intention dlibre des renseignements
relatifs l'apparition ou au dveloppement d'une pidmie.
Cette initiative qui mlait linguistique, intelligence artificielle

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE- 101


et sciences comportementales reprsenta un vnement d'ordre
la fois technique, thrapeutique et pistmologique. Ce fut la
multiplicit des sources potentielles (au nombre des utilisateurs
alors exclusivement amricains de Google), associe au traite-
ment smantique men en temps rel par de puissants systmes
interprtatifs, qui rendit possible cette sorte de virtuosit com-
putationnelle. Modalit d'approche signalant la formation
d'une aptitude cognitive spcifique qui, depuis, ne cesse de se
perfectionner et qui plus largement dpasse le strict cadre du
suivi pidmiologique pour s'tendre et s'appliquer d'autres
champs.

Un nouveau genre de connaissance merge, fond sur une


rcolte informationnelle massive, soumise des recoupements
corrlatifs identifis par des algorithmes chargs de dtecter des
rcurrences significatives. Formule heuristique qui renvoie au
Data mining l'uvre depuis le dbut de la premire dcennie
du XXIe sicle, qui inaugura le principe d'une divulgation robo-
tise de phnomnes jusque-l non directement dtectables par
la conscience humaine. C'est une extension de cette pratique
qui s'instaure par le fait de la sophistication croissante des pro-
tocoles, portant en outre sur des volumes de donnes sans cesse
amplifis. Mode d'entendement qui se dfait de tout a priori
pour en quelque sorte laisser la Vrit du moment se dcou-
vrir, l'cart de catgories prtablies possiblement rductrices.
Il a par exemple t constat que des bouchons de circulation,
forms sur certaines zones en fin d'aprs-midi, taient prolongs
le soir mme par une dsaffection substantielle de la frquentation
de sites de rencontre. Rapprochement avr entre deux faits
apparemment sans rapport, qui a rvl que les conducteurs de
vhicules soumis ce cas de figure, par manque de temps, de
disponibilit ou par fatigue, ne se sentaient pas dans des condi-
tions favorables pour se livrer ce type d'activit.

102- LA VIE ALGORITHMIQUE


La mthode corrlative, qui prend son origine dans la biolo-
gie et qui fut plus tard applique dans les sciences conomiques,
consiste identifier une liaison entre des variables sans expli-
cation causale. Elle relve d'un constat contextualis une occur-
rence dtermine, sans garantie de sa confirmation sous la
conjonction renouvele de conditions similaires. Tableaux qui
dsormais se constituent grce des systmes techniques la-
bors, mais qui paradoxalement n'assurent pas une vrit posi-
tive des rsultats. Car ce n'est pas une forme d'apprhension
partir de laquelle on peut tirer des lois invariables, au contraire
du raisonnement hypothtico-dductif qui suppose une hypo-
thse initiale, dont on dduit logiquement une consquence, et
qui pourra ensuite tre soumise un procd de vrification
afin d'tre finalement confirme ou infirme. C'est toute l'pis-
tmologie occidentale tablie sur les traditions platonicienne,
cartsienne, kantienne, ainsi que le principe de la connaissance
scientifique telle que formalise par Karl Popper, fonde sur
l'exprience valide et sa rptition systmatique, qui se trouve
non pas tant bouscule que dornavant redouble par une nou-
velle modalit expansive d'intelligibilit du rel.

Le savoir corrlatif computationnel se caractrise par plu-


sieurs proprits. Il doit, pour exprimer sa pleine mesure, porter
ses analyses sur des agrgats de donnes la fois les plus volu-
mineux et les plus varis possibles. C'est la condition ncessaire
ce que se dvoilent des faits ignors, de surcrot non saisis-
sables sous le biais d'autres processus cognitifs. Il s'exerce sur
des registres informationnels indiffrencis, condition qu'ils
soient rduits des codes binaires: textes, statistiques, images
fixes et animes, coordonnes de golocalisation, objets connec-
ts. Il encourage une mmorisation la plus soutenue, afin de
pouvoir relier tout moment des donnes dj stockes
d'autres susceptibles de s'agrger ultrieurement, en vue de

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE -103


rvler des phnomnes jusque-l insouponns: Encourage
par l'augmentation vertigineuse des capacits de stockage et
l'abaissement conscutif des cots, l'ide d'une conservation
systmatique des donnes est devenue un dogme pour la NSA.
Dans l'une des rares explications publiques ce sujet, Gus Hunt,
patron de la division technique de la CIA le justifiait ainsi: "La
valeur de chaque information n'est connue qu'au moment o
l'on est en mesure de la connecter avec une autre donne, qui
peut surgir plus tard, n'importe quel moment, a-t-il expliqu
devant une assemble d'informaticiens. Comme il n'est pas pos-
sible de relier des donnes que l'on ne possde pas, nous avons
t conduits un genre de 'on s'efforce de collecter tout, et de
le conserver pour toujours'." 2
L'interprtation corrlative relve encore d'un mode d'ap-
prciation qui se constitue grce des mcanismes robotiss,
laissant le soin des systmes de divulguer des mises en rapport
distinctives. Elle nomme une expansion de l'automatisation dans
la comprhension des phnomnes, qui s'impose en quelque
sorte la raison par la force itrative de faits dcele par des
algorithmes inductifs. C'est la facult hermneutique propre-
ment humaine qui est peu peu repousse ou sacrifie dans
nombre de cas, s'abandonnant l'vidence du constat avr et
inflexible. Puissance d'impact adosse son prestige math-
matique, qui n'appelle pas la contradiction, l'enqute minu-
tieuse, la recherche pas pas, l'effort consubstantiel propre
tout processus de discernement, qui de surcrot recouvre par
l'apparence de sa vracit 3 un pouvoir performatif

Car l'vnement pistmologique majeur qu'il faut saisir


-dcrypter plutt- au-del de ces attributs renvoie au fait que
tout rsultat d'quation est aussitt appel tre exploit sous
de multiples formes. Modalit d'apprhension vise exclusi-
vement utilitaire, qui transforme chaque circonstance en graphe

104- LA VIE ALGORITHMIQUE


capitalisable, ne laissant jamais en repos les tats de connais-
sance, les situant comme la base hautement informe d'actions
entreprendre, inspires et garanties par la puissance de dfi-
nition prouve des processeurs et des algorithmes. No-utili-
tarisme>> qui renoue avec la philosophie utilitariste de Jeremy
Bentham, concepteur du dispositif architectural pnitentiaire
visibilit intgrale, le Panoptique, que la priorit accorde au
temps rel renforce et universalise, l'rigeant comme l'acm
d'une relation continuellement fonctionnelle entretenue un
environnement se manifestant sans point aveugle au fil de l'ex-
prience individuelle et collective.

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 105


-2
PRIMAUT DU TEMPS REL
La priorit historique accorde au raisonnement dductif ren-
voie un ge de la prennit, celui d'une pistm stable et pro-
gressivement volutive. L'interprtation inductive robotise ins-
taure un mode de connaissance fond sur la dimension
continuellement mouvante des vnements, s'appliquant
suivre indfiniment le fil de leur coulement. Le raisonnement
dductif suppose une conclusion, le processus inductif ne s'in-
terrompt pas, la vrit en quelque sorte est toujours venir,
relevant d'un ordre quasi messianique. Principe heuristique qui
ne se limite pas un cadre a priori dfini, toujours attentif
l'gard de faits plus ou moins connexes ou ce qui apparat sans
prvenir. D'une certaine faon, l'induction corrlative est
l'image de notre temps, empreinte d'une dimension no-
hraclitenne )), imprimant du sceau d'une perptuelle trans-
formation et de l'imprvisibilit nos rapports au monde.
Davantage qu'un mode de temporalit, le temps rel tmoigne
de l'avnement d'une condition qui ralise le rve occidental
d'oprer une matrise totale du cours des choses, par la capacit
d'examiner flux tendus leur tat autant que leur perptuelle
volution, permettant d'agir sans dlai et en conscience au plus
prs de la substance de la ralit.
Le temps rel fait de l'exprience un tat d' immanence
transcendantale)) constamment claire par des techniques chro-
nosensibles. Ce sont des vnements sans cesse plus nombreux
et de toute nature qui peuvent dsormais tre suivis la trace))
grce la clrit des processus de traitement: situation du tra-
fic routier ou des rseaux de transport, communications tl-
phoniques, navigations Internet, comportements des consom-
mateurs, localisation des personnes, conversations sur les

106- LA VIE ALGORITHMIQUE


rseaux sociaux... Il autorise galement une profondeur de dis-
cernement par sa capacit immdiatement pntrer sous des
strates jusque-l opaques la nature de notre environnement,
l'instar des procds de ralit augmente qui affichent des
informations simultanment notre perception naturelle des
choses. Ou de certains appareils, telle scanner alimentaire
de poche conu par la socit canadienne Tel1Spec4, qui dcrit
la composition des aliments: nutriments, colorants, pesticides,
mtaux lourds. Un galet muni d'un capteur transmet les don-
nes sur un serveur, analyses par un logiciel qui renvoie aus-
sitt les rsultats consultables sur l'application ddie. Exemple
patent d'une transparence instantane qui oriente en retour
positivement ou ngativement la dcision d'achat ou de consom-
mati on, signalant l'mergence d'une condition anthropologique
pouvant dsormais se dterminer au fil de l'eau)) de faon hau-
tement informe.

Le temps rel rduit des seuils d'incertitude au profit de l' ta-


blissement de sortes de salles de contrle partout distribues et
personnalises. Les sites de rencontres golocaliss exemplifient
cette capacit se dterminer sans dlai et a priori
pertinemment)) par la consultation des profils suggrs situs
proximit, supposs rpondre un niveau acceptable
d'adquation)). Car le temps rel est dsormais indissociable de
la golocalisation, soit le fait de rapporter toute occurrence ses
coordonnes spatiales immdiates. Les compagnies de distri-
bution expresse de courriers ou de colis, telles UPS, FedEx, DHL,
taguent l'ensemble des maillons de la chane logistique : de l' em-
hallage aux vhicules de transport, aux avions de fret, aux entre-
pts de correspondance, jusqu' la livraison finale. Traage lon-
gitudinal de chacune des tapes, la fois destin mesurer et
optimiser l'infrastructure gnrale, exercer auprs du person-
nel une intriorisation relative l' impratif de performance))

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 107


et offrir aux clients un service de suivi rassurant, apte tmoi-
gner de la qualit de l'entreprise.
Il correspond un mode d'apprhension qui limine au fur
et mesure, ne se concentrant pas tant sur l'instant mme que
sur ce qui advient. En cela le temps rel ne correspond pas un
prsent en quelque sorte continment tir, la dure
bergsonienne. Il rend possible l'observation immdiate des
vnements, mais avec un retard imperceptible, qui appelle de
suivre sans fin l'impulsion suivante, n'exposant jamais un tat
pleinement avr. Il nomme encore l'initiative qui pourra la
suite tre engage, soit par des processus automatiss, soit par
des humains, avec le dcalage ncessaire la prise de dcision.
Il relve d'une matrise pouvoir observer et agir d'aprs une
pleine clairvoyance, instaurant une forme de perception et d'ac-
tion faisant corps avec le milieu mais sans s'y confondre totale-
ment. C'est pourquoi au temps rel correspond le rgime de
l'alerte, qui signale des tats notoires, qui reprsente sa marque
la plus distinctive, rquisitionnant particulirement l'attention
sur le moment en fonction de critres dtermins. Le temps
rel est relatifet singularis, il se rapporte des conditions sp-
cifiques et des prfrences propres, imprgnant des pans de
plus en plus tendus du quotidien.

Le temps rel computationnel intgre et manifeste la valeur


continment volutive des choses, en cela, plutt que d'tre une
seule modalit de perception et d'action, il correspond un
ethos qui tend se fondre ou se confondre avec la nature quan-
tique et volatile du monde, rconciliant de faon inattendue la
rationalit dcoupante cartsienne et le principe de l' imperma-
nence zen. Dimension favorise par une modlisation calque
sur les sciences du vivant opre par le gnie informatique depuis
prs d'un demi-sicle. Discipline qui a cherch imprgner les
protocoles d'une sorte de force vitale, apte ragir l'ala-

108- LA VIE ALGORITHMIQUE


toire et empreinte de vertus auto-organisatrices. Dans une conf-
rence prononce en 1953, Werner Heisenberg avait qualifi la
technique de processus biologique 5 )). En 1968, le biologiste
Aristid Lindenmayer avait dvoil les mcanismes complexes
dterminant la croissance des plantes qui influencrent l'esprit
de nombreux langages de programmation. Quelques annes
plus tard, Ren Thom avait soulign les liens quasi consubstan-
tiels supposs associer les mathmatiques et la nature,
manifestes dans la morphognse. Paradigme qui a inspir la
structure tendanciellement dcentralise, continuellement
dynamique)) et autorgule )) de la Toile: Contrairement aux
rseaux prcdents, lourds, administratifs, mais prdictibles,
Internet est un rseau "biologique", naturellement extensible,
comportement foncirement alatoire 7 ))
Au-del du seul cadre de l'Internet, ce sont les mtaphores
de l'organique et de l'ondulatoire qui animent nombre de cat-
gories ou de modes d'action contemporains, que ce soit dans le
domaine de la finance- particulirement dans le trading haute
frquence-, l'ingnierie manufacturire, les techniques mana-
griales ou plus largement le champ de la culture, notamment
dans une architecture l'uvre depuis le dbut du nouveau
millnaire. l'instar de la thorie de l' autopose- initialement
formule en 1972 par le biologiste Humberto Maturana et le
neurobiologiste Francisco Varela, qui dfinit la capacit d'un
systme se rguler de lui-mme et oprer une continuelle
interaction avec son environnement-, reprise une trentaine
d'annes plus tard par les architectes Zaha Hadid et Patrik Schu-
macher, qui inspire des structures au fonctionnement la fois
le plus autonomis et capables de ragir aux milieux interne et
externe ambiants 8

Avnement d'un rapport animiste l'environnement que le


temps rel vrifie et exemplifie l'extrme, principalement par

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 109


le fait de la vlocit des processeurs qui dsormais se dploient
la vitesse de la vie en quelque sorte, et que la mesure quan-
tique venir au cours des prochaines dcennies intensifiera
sans commune mesure, appele oprer une sorte de confu-
sion ou de rythmique indissociable et synchrone entre codes et
tous pans de ralit. Perpetuum mobile qui cadence sans cesse
davantage nos expriences individuelles et collectives, radica-
lisant un constat dress au moment exact de l'entame de la
numrisation progressive du monde au dbut des annes 1980:
L'animisme constitue l'une des principales lignes de force de
cette participation de l'automatisme la raison technique 1

no- LA VIE ALGORITHMIQUE


-3
LA MESURE QUANTO-QUALITATIVE
DE LA VIE
La pratique historique de la statistique a reprsent le premier
moyen systmatis destin mesurer plus ou moins prcis-
ment l'tat de certaines situations publiques. Procd qui
consiste recueillir partiellement ou en totalit des donnes
-gnralement par le biais d'instances ddies- se rapportant
un territoire, sa population, sa composition sociologique,
ses institutions, ses quipements, l'volution des prix, aux
maladies dclares, aux dlits commis, au taux de suicide ... Elle
relve d'une connaissance qui se constitue par le nombre ou les
grands nombres 10 >>, et qui rpond des catgories ou sous-
catgories prdtermines. Les rsultats exposent des tableaux
fixs correspondant un segment temporel dlimit, ordinai-
rement l'anne civile. Elle ambitionne de dresser sous la moindre
distorsion des cartographies multicritres provisoires, et a t
conue comme un instrument technico-cognitif transformant
des faits en chiffres, envisag tel un tableau de bord servant
d' outil de gouvernement 11 depuis le XVIIIe sicle. Cette rduc-
tion numrique de phnomnes de tous ordres ne s'offre pas
seulement comme une mthode rationalise de visibilit, elle
induit une construction de la ralit, de surcrot suppose objec-
tive. Elle engage un cadre politique d'intelligibilit du rel
autant que des modes d'action en retour, recouvrant une valeur
la fois instituante et performative: L'hypothse est que la
quantification, entendue comme l'ensemble form des conven-
tions socialement admises et des oprations de mesure, cre
une nouvelle faon de penser, de reprsenter, d'exprimer le
monde et d'agir sur lui 12

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - I I I


Technique qui s'est dveloppe depuis trois sicles, ne ces-
sant de se sophistiquer et qui, depuis le dbut des annes 1980,
s'est accompagne d'un processus de quantification progressif
et intensifi de pans de plus en plus varis du social, portant
moins sur la chose publique>> que sur le fonctionnement interne
de champs d'activits, telles les qualifications professionnelles,
le niveau d'enseignement des coles, la qualit des hpitaux,
celle de commerces ou de services. Expansion de la culture de
l'valuation et du rsultat, ou autrement nomme benchmar-
king, qui a peu peu imprgn les socits d'aprs un registre
toujours plus largi de pratiques: Depuis quelques annes, les
instituteurs, personnels hospitaliers, policiers, universitaires,
travailleurs sociaux, etc., se plaignent, dans les couloirs ou les
manifestations, de crouler sous les chiffres. Tous voient leur acti-
vit de plus en plus mesure, quantifie, value, compare.
Ils dnoncent un quantitativisme exubrant, une "quanto-
phrnie" 13 .
Propension emblmatique dans l' indice h ou indice de
Hirsch , qui prtend juger objectivement de la valeur d'un cher-
cheur l'aune exclusive de l'impact des publications, chiffr
d'aprs les taux de citation (impact factor), induisant une
approche exclusivement quantitative de la pratique scienti-
fique14. Ou l'instar du classement de Shanghai, tabli sur des
critres restreints telle la priorit accorde aux productions d'ar-
ticles ou aux distinctions reues, produisant en outre des effets
performatifs sur la constitution des quipes autant que sur les
programmes pdagogiques. valuation sans cesse accrue de la
vie 15 , qui radicalise en quelque sorte la pratique du sondage
massivement utilise depuis les annes 1970, visant estimer
les opinions, les intentions de vote, les audiences de tlvision
(audimat) ou l'inclination des produits. Procd qui ncessite
d'avoir recours des chantillons reprsentatifs tablis l'aide
de calculs de probabilit, permettant de dresser des rsultats

112- LA VIE ALGORITHMIQUE


gnraux devenus au fur et mesure plus fiables, mais sans
garantie d'une parfaite conformit.

C'estcette marge d'incertitude qui actuellement s'abolit, par


le fait de l'usage universalis de technologies connectes conju-
gu l'expansion des capteurs, qui concourt instaurer un
tmoignage l'gard de gestes toujours plus varis du quotidien,
induisant des modalits d'apprhension sans cesse diffren-
tielles se dployant au cours du temps. Principe qui, au-del de
l'identification des faits et de leur localisation, autorise des
mesures multi-sources continuellement volutives qui revtent
un pouvoir comparatif, exposant des rsultats ne portant plus
sur la seule quantit mais sur la qualit. Chaque vnement
situ dans l'espace et plac sur une courbe temporelle peut tre
envisag d'un point de vue quantitatif- par exemple le nombre
de livres numriques commands auprs d'une plateforme en
ligne, les cadences d'achats, les rcurrences de visites, les taux
de rponse aux suggestions-, autant que qualitatif, par une
apprhension multicritres d'un autre type (qui via une liseuse
lectronique peut signaler les dures de lecture, les moments
de pause ou d'arrt, les annotations, les signets, les passages
surligns). Car un livre numrique est un livre connect, qui
transmet les donnes de lecture de chaque lecteur-consom-
mateur, qui de surcrot peuvent tre croises toute autre infor-
mation exogne susceptible d'affiner la qualit des profils. Ici
ce n'est plus le nombre propre aux statistiques, aux techniques
de benchmarking ou aux sondages qui rend possible une seule
quantification, c'est la codification de pans de plus en plus ten-
dus du quotidien qui expose le rel comme un plan virtuelle-
ment et de partout offert au calcul. D'une connaissance d'ordre
numrique, se forme peu peu par la masse exponentielle et
htrogne des informations rcoltes un savoir d'ordre vecto-
rieP1, dtermin par le traitement de signaux qui atteste de faon

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 113


progressive et granulaire des modifications, dcouvrant un mode
d'intelligibilit collant et pntrant sans fin le fil de la vie))'
compos de toutes ses contradictions et variations.
Disposition non exclusive, ou substitutive, qui autorise simul-
tanment une cartographie analytique factuelle autant qu'une
estimation des proprits, dfaisant l'opposition smantique
historique entre le seul dcompte d'un ct et un mode d'ap-
prciation fond sur la valeur d'un autre ct, tmoignant de la
souplesse des oprations computationnelles dfinir suivant
plusieurs degrs complmentaires)) certaines dimensions de
la ralit: L'instrument mathmatique[ ... ] est essentiellement
polyvalent 17 .)) Polyvalence ou superposition qui renvoient la
dimension quantique l'uvre dans la quantification, apte
commuter d'un ordre un autre, d'aprs une facult mentionne
dans sa dfinition mme par le Larousse: Quantification:
passage d'une description classique d'un systme physique
une description quantique)). Extensibilit qui caractrise exac-
tement l'interprtation robotise, dans le sens o des agrgats
exponentiels et lmentaires de code indiquent les grandeurs,
autant qu'ils renseignent dans le mme mouvement sur la nature
changeante des situations, perues sous de multiples chelles
allant de l'unit rudimentaire de larges ensembles. Formule
qui reprsente une forme de perfection du principe de la mesure,
relevant d'un ordre la fois hautement dtaill, contextualis,
synchronique, diachronique et perptuellement dynamique,
correspondant un rgime d'apprhension indit: QUANTO-
QUALITATIR

Des domaines d'activit toujours plus nombreux sont dsor-


mais soumis des processus valuatifs. Les gestes d'un auto-
mobiliste peuvent tre capts par une multitude de senseurs
qui signalent les frquences d'utilisation, les trajets parcourus,
les arrts effectus dans les stations-service, les programmes

114- LA VIE ALGORITHMIQUE


audio couts, le respect ou non du code de la circulation, autant
que le niveau gnral de la conduite, de l'attention, des rflexes.
L'instauration de la tlvision connecte suppose non seulement
une apprciation prcise et fiable portant sur les programmes
visionns, mais galement sur les dures, les changements de
canal, l'enregistrement des prfrences personnalises tendues
tous les utilisateurs d'un mme terminal, les liens procds
avec des plateformes en ligne. De multiples techniques per-
mettent de juger des taux de productivit et de ractivit au sein
des entreprises; procds facilits par la mise en connexion de
la plupart des appareils et des espaces de travail. Les wearable
technologies, soit les bracelets, chaussures et autres tee-shirts
connects, ainsi que les systmes d'annotation personnels,
tmoignent de l'activit sportive, de l'hygine gnrale, des habi-
tudes alimentaires, de la qualit du sommeil.
L'valuation approfondie des performances sportives se
gnralise via des protocoles ad hoc, tels ceux utiliss par l'quipe
allemande de football championne du monde 2014 fournis par
l'entreprise SAP, qui a conduit dterminer des stratgies de jeu
en fonction des qualits propres de chacun de ses membres,
autant que de celles des quipes rencontres. Procds dont le
film Moneyball (Le Stratge) (2011), inspir de faits rels qui se
droulrent partir de 2002, signalait le moment inaugural de
l'ambition saisir la valeur objective>> de joueurs de baseball,
par la rduction de leurs gestes des magmas de chiffres et leur
mise en corrlation au fil des saisons. Mouvement de mesure
qui semble ne rencontrer aucune limite, manifeste dans le sys-
tme labor par Antonio Camurri et son quipe de recherche,
qui utilise le dtecteur de mouvements Kinect en vue d'inter-
prter l'tat motionnel des personnes 11 Le dispositif compare
en temps relles positions adoptes avec celles prenregistres,
catgorises par des tudes de psychologie comportementale.
L'objectif dclar consiste prioritairement aider des enseignes

lA QUANTIFICATION INTGRALE DE lA VIE -115


commerciales identifier prcisment les attitudes ou les
attentes des clients. Apprhension quanta-qualitative et tou-
jours plus intgrale du rel, qui ne revt pas tant une dimension
instituante >>telle celle produite par les statistiques par la force
de leur apparence de vrit. Ce n'est pas la vrit qui est en jeu
ici, c'est la profondeur de pntration des phnomnes qui se
dcouvrent sous de multiples facettes et valeurs, et qui induit
quelques transformations aux contours assez insensibles mais
aux effets prgnants et dcisifs.

C'est d'abord une intriorisation consentie ou inconsciente


l'gard du principe de la mesure qui s'institue, emblmatique
dans le cadre du travail, le Quantified Self, ou d'autres registres
du quotidien, qui conduit discipliner de soi-mme ses gestes
afin de rpondre au mieux aux diffrents critres et normes expli-
citement ou tacitement dfinis. Ensuite, la codification en cours
d'universalisation reprise par le traitement computationnel auto-
rise une valuation mene d'aprs des chelles modulaires et
variables (par exemple, la qualit de telle crme solaire sur tel type
de peau, ou celle de tel quartier corrl telles prfrences sin-
gulires). Radicalisation subite et sans commune mesure du
benchmarkingrapporte la vie entire dans toutes ses variations
et nuances, et qui est exploite par les instances publiques ou
prives, et mise la disposition des personnes, appeles en outre
tre dotes d'indites modalits d'apprciation intersubjectives.
C'est une forme de rgulation sociale s'exerant par l'implication
dlibre ou subie des individus qui subrepticement s'impose,
et qui relve d'une nature impersonnelle ou dpersonnalise, par
le fait de la chane indistincte des acteurs et de l'invisibilit des
procdures, qui interdit d'identifier quelques causes initiales ou
les lieux manifestes de leur effectuation.
Enfin, c'est l'obstruction de toute ligne de fuite qui s'an-
nonce. La socit de consommation correspondait un mode

n6- LA VIE ALGORITHMIQUE


de vie partiel et dcoup dans le temps; l'intelligibilit quanta-
qualitative se dploie le long de pans de plus en plus tendus
du social, bientt voue n'offrir plus d'chappatoire. Principe
qui ralise la mathesis universalis imagine par le no-plato-
nisme, ou qui accomplit en actes la mathmatisation intgrale
du monde telle qu'envisage par Leibniz. C'est une clture du
rel sur lui-mme qui se trame, dfinissant les phnomnes au
chiffre prs afin de permettre chaque action de trouver sans
dlai les conditions de son meilleur accomplissement. Le rel
et son double, dfini par Clment Rosset 11 comme ce qui imman-
quablement trahit notre imaginaire, manifestant toujours au
bout de nos illusions sa cruelle vrit, c'est ce rel-l- inflexible-
qui s'effrite au profit d'une mise en boucle des flux de la ralit,
indfiniment rcolts et traits en vue de les plier aux exigences
cardinales d'optimisation, de fluidification et de scurisati on
de nos socits. C'est aujourd'hui que le rgime numrique et
son bornage algorithmique>> manifestent pleinement leur
vrit, dans leur rcente capacit mesurer la nature composite
et transitoire de toute chose, et les soumettre des objectifs
utilitaires prtablis, faisant de cette disposition mme une nou-
velle condition d'existence.

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE -117


-4, ,
GENERALISATION
DU RGIME PRDICTIF
Le lointain pass reprsente la part masque ou le continent
inconnu de l'heuristique computationnelle, qui ne permet pas
d'approfondir considrablement la comprhension gnrale et
particulire de l'histoire. Certes, la numrisation des ouvrages
et des annales, ou la prise d'images de sites et d'objets archo-
logiques, favorisent une indexation et une maniabilit aises,
autant que dans certains cas une perception renouvele des
vnements, mais pas suivant la mme puissance de pntra-
tion qui s'exerce sur deux autres strates temporelles: le prsent
et le futur. L'interprtation corrlative institue un mode d'intel-
ligibilit tendu et dtaill l'gard d'une infinit de faits se
dployant en temps rel, autant qu'une rcente capacit anti-
ciper des phnomnes en cours d'mergence ou venir dans
un terme plus ou moins proche, avant leur ralisation suppose.
Facult prcognitive selon les termes de Philip K. Dick, ren-
due possible grce des analyses statistiques menes haute
chelle et corrles entre elles, traites par des algorithmes pr-
dictifs. Disposition exploite par des activits de plus en plus
diverses, que ce soit le domaine scuritaire, le marketing, le
champ thrapeutique, la finance, l'octroi de prts bancaires, les
calculs de montants d'assurance, la maintenance, les systmes
de scurit dans les vhicules de transport 20
Le concept de scurit prdictive est particulirement embl-
matique de cette inclination contemporaine vouloir et pou-
voir dsormais devancer les risques avant leur ventuel accom-
plissement. Dimension effective dans la rcente mise en place
de postes de police usant de logiciels prcognitifs )), destins

n8- LA VIE ALGORITHMIQUE


avorter les violences urbaines avant qu'elles ne surviennent.
Des murs saturs d'crans vido exposent les points chauds
d'une ville et affichent sous la forme de diagrammes dynamiques
les prvisions d'infractions appeles tre commises dans un
futur proche. L'activation de clignotants signale qu'un forfait est
susceptible d'tre bientt perptr l'intrieur d'une zone id en-
tifie. Un officier jugeant crdible l'alerte mise par le systme
enverra une patrouille charge d'intervenir juste temps.
Dispositif quasi similaire celui l'uvre dans Minority Report
(Steven Spielberg, 2001), configur pour intervenir avant l'ex-
cution probable- mais jamais certaine- d'un crime. Blue CRUSH
(Criminal Reduction Utilizing Statistical History) -le protocole
majoritairement utilis- a pour large partie t dvelopp par
IBM et croise des donnes relatives la mto, des indicateurs
conomiques, aux jours de versement des salaires, l'historique
des dlits et des arrestations, aux concerts ou divers vne-
ments amens se produire.

Le logiciel HealthMap 21 analyse des donnes en provenance


de l'Organisation mondiale de la sant (OMS), de Google News,
de Twitter et de nombreuses autres sources en vue de dresser
une carte plantaire des foyers de maladies, et a notamment
permis de dtecter la formation d'une pidmie de cholra en
Hati avec prs de deux semaines d'avance sur les observations
menes par les autorits qualifies. La marque amricaine de
distribution Target cherche identifier les femmes enceintes,
dans l'objectif de leur proposer avant l'accouchement des pro-
duits pour nouveau-ns. Un systme traite des masses d'infor-
mations rcoltes via les navigations Internet, l'usage des cartes
de crdit et de fidlit, et repre des corrlations valeur signi-
ficative. Par exemple, l'ouverture d'une liste de cadeaux ddie
la naissance et paralllement l'achat d'une crme sans parfum
conseille ds le quatrime mois de grossesse, ou de certains

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 119


supplments alimentaires appropris aux diffrents stades, ta-
bliront par recoupement un diagnostic automatis)). Modali-
ts qui ont t l'origine d'un scandale, d ce qu'un pre
dcouvre des publicits de produits pour nourrissons envoyes
sa fille mineure, et qui se rvla tre effectivement enceinte.
Le dpartement des pompiers de la ville de New York a rcem-
ment mis au point un programme destin reprer, parmi le
million d'immeubles que compte l'agglomration, les logements
o des incendies seraient le plus susceptibles de se produire. Le
systme croise soixante facteurs de risque partir de donnes
provenant des diffrents services municipaux, portant sur l'an-
ciennet des habitations, le niveau de vie des rsidents, l'histo-
rique des interventions, des procdures d'expulsion, des impays
de gaz ou d'lectricit, l'occupation ou la vacance des logements,
la prsence ou non de gardien, l'installation ou non d'extinc-
teurs automatiques, les taux de criminalit des quartiers ... Les
conclusions issues d'oprations algorithmiques tablissent des
scores de dangerosit)) et fournissent une feuille de route des
priorits aux diffrentes units, dterminant l'ordre des tour-
nes afin qu'elles ne soient plus effectues comme au hasard ou
en pure perte. Jusque-l, treize pour cent des inspections condui-
saient des vacuations pour raisons de scurit, contre environ
soixante-dix pour cent depuis l'instauration du dispositif.
C'est le marketing qui ne cesse de suivre et d'interprter tou-
jours plus prcisment le cours volutif des existences, jusqu'
proposer des offres non seulement supposes accordes aux
dsirs, mais davantage aux aspirations enfouies et non encore
expressment formules, aptes susciter une sorte de surprise
ou de rvlation enchanteresse. Plus largement, c'est une
extension du rgime prdictif tous les domaines de la vie qui
s'opre, via notamment les applications alertant les individus
l'gard de multiples faits appels les intresser dans un espace-
temps immdiat, l'instar de l'assistant numrique personnel

120- LA VIE ALGORITHMIQUE


Siri 22 , ou d'autres types de protocoles anticipatifs personnaliss :
Rand Hindi travaille sur une application capable de comprendre
le contexte dans lequel un individu se situe pour lui proposer
des services adapts avant mme que celui-ci ait signal un
besoin. Elle permettra par exemple, partir de l'agenda lectro-
nique et de la golocalisation, d'anticiper une recherche de vlo
en libre-service 23

J'avais amplement dcrit et analys la propension anticipa-


tive alors discrtement l'uvre, dans ses modalits techniques
et applicatives, autant que la rupture pistmo-anthropologique
induite par la formation de schmas temporels indits: La
culture occidentale a identifi trois modalits temporelles: un
pass dfinitivement fix, un prsent vcu comme un flux fugi-
tif envelopp d'incertitude, un futur caractris par un inconnu
irrductible. Ordre soumis une linarit irrversible, suppo-
sant une origine (d'esprit thologique -la Cration- ou astro-
physique -thorie du Big Bang), invitablement tendue vers
une jin (tlologie messianique, ou devenir entropique de la
matire). C'est cette architecture conceptuelle qui actuellement
se dcompose, par le fait d'un entrelacement indit et complexe
entre ces diffrentes structures. Le pass, s'il demeure jamais
rvolu, s'offre dsormais comme une rserve de traces manipu-
lables, dans laquelle les robots numriques peuvent indfini-
ment piocher, informant des algorithmes laborant des pro-
jections futures, destines guider le prsent. Trois temps se
tlescopent, gnrant un PRSENT DU FUTUR (saint Augustin,
Les Confessions) dcouvrant une matrise servant in fine
assurer le balisement de chaque instant vcu, de surcrot plac
sous la perspective de sa plus grande potentialit et scurisation
venir 24
La totalisation numrique, associe la science algorith-
mique, contribue riger un mode d'apprhension toujours

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 121


plus intgral, suivant une amplitude d'ordre non seulement spa-
tial mais galement temporel, qui garantit une efficacit du
rgime de l'action se dterminant d'aprs une forme de pres-
cience qui relevait jusqu' rcemment de l'impossible ou du
fantasme fictionnel. Isaac Asimov avait rdig une srie de nou-
velles: Fondation 25 , qui relataient les caractristiques et les effets
produits par une science fictive -la psycho histoire- capable
de pntrer les arcanes du futur. Discipline dote de facults
prdictives grce une analyse massive et dtaille des phno-
mnes sociaux, de la psychologie humaine, et des statistiques.
Or, c'est exactement et principalement partir de ce large com-
pos dornavant trait par de puissants systmes interprtatifs
que ce qui relevait il y a quelques dcennies d'un horizon futu-
riste improbable est aujourd'hui devenu dans les faits ralisable.
C'est dans cette dimension -limite que doit tre perue la pleine
puissance polyvalente ou hors mesure du rgime compu-
tationnel contemporain.

Nombre d'applications ou de procds sont depuis peu fon-


ds sur des aptitudes prcognitives, implmentes dans des
systmes d'entreprise ou mises la disposition des individus.
Nouveau rgime de vrit qui ne se contente plus de saisir au
plus prs les tats de fait, mais qui dans un mme mouvement
cherche percer ou devancer des vnements haute pro ba-
bilit -proche ou lointaine- d'mergence. Certes, des failles et
des insuffisances limitent cette facult par le fait de l'impr-
visibilit structurelle des flux du monde physique et humain;
nanmoins les protocoles ne cessent de se sophistiquer et de
prouver leur efficacit rgulirement croissante. Le rgime pr-
dictif procde une sorte de bouclage intgral, ou comble dfi-
nitivement un angle mort dans le cadre de nos rapports
jusque-l jugs invitablement partiels ou trous au rel. Car
c'est une anthropologie totalisante qui actuellement s'impose,

122- LA VIE ALGORITHMIQUE


qui suppose de soumettre l'ensemble des chelles, couches et
dimensions de l'espace et du temps une visibilit et une
maniabilit globales, auxquelles rien ne doit chapper et o tout
peut tre programm, afin de se dlivrer dfinitivement du prin-
cipe ontologique et strile d'incertitude.

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE- 123


-5
LE SUBLIME COMPUTATIONNEL
ET L'EXCLUSION DU SENSIBLE

Au cours du Moyen ge et de la Renaissance, un nouveau


modle de ralit a surgi en Europe. Un modle quantitatif a
commenc remplacer l'ancien modle qualitatif. Copernic et
Galile, les artisans qui apprenaient fabriquer de bons canons
avec rgularit, les cartographes qui dessinaient les ctes des
terres nouvellement abordes, les bureaucrates et les
entrepreneurs qui dirigeaient leurs empires et les compagnies
des Indes orientales et occidentales, les banquiers qui recueillaient
et contrlaient les flux de richesses nouvelles: toutes ces
personnes concevaient la ralit en termes quantitatifs avec plus
de cohrence que tous les autres membres de leur espce 28 >>La
civilisation contemporaine aura atteint un stade qui instaure
des modes d'apprhension et d'agissement prioritairement
dtermins en fonction d'oprations computationnelles d'uni-
ts abstraites et discrtes, qui achvent le long processus histo-
rique visant une pleine matrise grce l'idalit dcoupante et
rationalisante des nombres et des mathmatiques.
C'est autant la vision hglienne selon laquelle tout ce qui
est rel est rationnel et tout ce qui est rationnel est rel 27 >> qui
actuellement s'universalise, mais qui ne consiste pas entretenir
une illusoire correspondance entre un suppos tat de fait et la
ralit, mais la rduire dans sa totalit un continuum infini
de chiffres ordonnant le schme majoritaire de la perception et
de l'action humaines. Emmanuel Kant dans la Critique de la rai-
son pure dcrivait les conditions de possibilit de la con-
naissance, ncessairement soumise l'exprience, soit au cadre
incontournable de l'espace et du temps. C'est d'une autre

124- LA VIE ALGORITHMIQUE


modalit cognitive -additionnelle- dont nous sommes dsor-
mais dots, qui ne cesse d'tendre et d'approfondir son champ
de discernement, atteignant une dimension suprasensible en
quelque sorte, qui contredit le postulat kantien, mais dont les
modes de constitution chappent de part en part notre
perception sensible. Car c'est cela le prix inattendu d'une intel-
lection subitement amplifie des phnomnes, et qui se paie
par une double invisibilit.

D'abord, les processus techniques sont empreints d'une part


d'immatrialit qui interdit de facto toute perceptibilit soute-
nue et exhaustive. Ensuite, malgr la sophistication croissante
des interfaces graphiques et de ce qui est nomm datavisuali-
sation >>, soit des procds qui cherchent exposer sensiblement
certaines des oprations ainsi qu'une synthse des rsultats, ils
se soustraient dans leur majorit au principe mme de la repr-
sentation. Dimension fuyante particulirement emblma-
tique dans le trading algorithmique, qui traite des donnes extr-
mement htrognes, et dont l'activit des robots au sein de
leur environnement global ne peut tre rendue manifeste par
le fait de la multitude des sources, des paramtres dcisionnels
hautement complexes et de la nature des systmes qui se
dploient suivant des volumes et des vitesses qui dpassent nos
facults d'entendement. Tout effort de cartographie procdera
dans les faits d'une simplification qui jamais ne pourra rendre
compte de l'ampleur des mcanismes l'uvre. Une part de ce
qui a t conu et tabli par l'humain dpasse in fine notre capa-
cit d'apprhension. La rationalit computationnelle et ses facul-
ts surhumaines renvoient en quelque sorte au sublime kan-
tien, soit le sentiment prouv devant l'impossibilit de nous
figurer certaines dimensions qui excdent notre intellect, nous
rappelant paradoxalement notre finitude au moment exact de
notre plus grande puissance suppose.

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 125


Cette antinomie doit nous clairer ou nous alerter relative-
ment la puissance octroye aux technologies cognitives qui
administrent d'elles-mmes des secteurs de plus en plus nom-
breux et varis de nos existences, entranant une forme crois-
sante de dessaisissement, de surcrot amplifie par l'absence de
conscience l'gard des processus qui les dterminent. Constat
qui tmoigne de la porte minemment politique induite par le
rgime algorithmo-computationnel, qui brise avec la tradi-
tion historique de matrise et de pleine lucidit de l'action
humaine. Robert McNamara, secrtaire amricain la Dfense
sous les prsidences de Kennedy et de Johnson, avait soulign
en 1967 au cours d'un discours portant sur la stratgie de guerre
au Vietnam la valeur dterminante des nombres et des statis-
tiques qui guidaient ses dcisions. Or, il reconnut bien plus tard
avoir trop coll>> des donnes apparemment objectives et
froides, et n'avoir pas assez tenu compte d'autres paramtres
jugs moins fiables.
Mode de comprhension et d'agissement restrictif, dont la
nature propre ainsi que les effets avaient t saisis avec une
admirable acuit par HannahArendt ds la fin des annes 1960:
la lecture des mmorandums, des options et des scnarios,
voir la faon dont des projets d'oprations sont affects de
pourcentages de risques et de profits[ ... ] on a parfois l'impres-
sion que l'Asie du Sud-Est a t prise en charge par un ordina-
teur plutt que par des hommes "responsables des dcisions".
Les spcialistes de la solution des problmes n'apprciaient pas,
ils calculaient. Leur confiance en eux-mmes n'avait pas besoin
de l'autosuggestion pour se maintenir intacte en dpit de tant
d'erreurs de jugement, car elle se fondait sur une vrit pure-
ment rationnelle et mathmatique. Le malheur est que cette
"vrit" tait dpourvue de tout lien avec les donnes du "pro-
blme" rsoudre 28

126- LA VIE ALGORITHMIQUE


Car il est temps de rappeler que l'intelligibilit numrique
des phnomnes vince une dimension fondamentale, celle qui
chappe toute rduction binaire: le sensible. Le sensible carac-
tris par l'impossibilit de le soumettre intgralement des
catgories, car constitu d'ambigut et de formes d'apprhension
individualises, irrductibles tout principe normatif universalis.
C'est prcisment cause de ce flottement, de sa variabilit
consubstantielle, de cette impossibilit l'obliger des mesures
communes, que Platon l'envisagera comme contraire toute
connaissance noble)): Tant que nous serons en vie, le meilleur
moyen, semble-t-il, d'approcher de la connaissance, c'est de
n'avoir, autant que possible, aucun commerce ni communion
avec le corps, sauf en cas d'absolue ncessit, de ne point nous
laisser contaminer par sa nature, et de rester purs de ses souillures,
jusqu' ce que Dieu nous en dlivre 21 ))
C'est une radication du sensible, par la faute de ses imper-
fections)) et de ses souillures)), qu'une longue tradition se sera
efforce d'accomplir, depuis la Grce antique, la Renaissance
-de Galile Bacon-, les Lumires, le positivisme du XIxe sicle,
jusqu' la science moderne. C'est une priorit accorde l' ida-
lisation mathmatique aujourd'hui devenue dominante qu'aura
institue cette histoire: C'est la pense, la pense pure et sans
mlange, et non l'exprience et la perception des sens, qui est
la base de la "nouvelle science" de Galile 30 )) C'est prcisment
la marginalisation progressive de la sensibilit par le fait d'une
sur-mathmatisation qu'avait dnonce Husserl dans La Crise
des sciences europennes et la phnomnologie transcendantale
(1935-1936), o il en avait appel entretenir un rapport ph-
nomnologique aux choses, la fois ouvert toutes les dimen-
sions de l'existence et favorisant la multiplication de points de
vue singuliers: La pense arithmtique [... ] devient une pense
apriorique sur les nombres en gnral, sur les relations de

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE- 127


nombres, sur les lois des nombres, entirement dbarrasse de
toute ralit intuitive 31 >>Aspiration qui aura au mme moment
t battue en brche par les recherches technoscientifiques qui
se dveloppaient l'aube de la Seconde Guerre mondiale, et qui
auront pour large partie contribu l'mergence de la cybern-
tique ds l'achvement du conflit. Aujourd'hui, nous saisissons
quel point la rduction numrique et le traitement computa-
tionnel auront cherch parfaitement raliser cette ambition
rsolument anti -empiriste: Les dirigeants ont longtemps favo-
ris l'intuition et l'exprience dans la prise de dcisions. Dsor-
mais, les Big data rendent cette approche dpasse 32 >>

Mais le fait singulier est qu'il s'opre une sorte de vengeance


imprvue du sensible, inapte se soustraire intgralement au
rgime computationnel. L'extension des capteurs, associe la
volont de progressivement numriser les diffrentes qualits
saisies par les sens humains ( terme, jusqu' l'odorat et le got),
tmoigne la fois de cette inclination dmiurgique et signale
un point limite, celui de vouloir rduire l'intuition des suites
de chiffres, mais qui dans les faits procde d'une rduction par-
tielle et standardise, incapable de saisir la dimension pluristra-
tifie et non algorithmisable >> des sensations, des motions et
de la mmoire humaines. C'est pourquoi le principe d'une qui-
valence entre le cerveau et l'lectronique, tel qu'initialement
envisag par la cyberntique et aujourd'hui relanc par le trans-
humanisme qui imagine ralisable (( l'horizon 2040 >> le tl-
chargement des ((donnes de l'esprit>> sur des puces de silicium,
relve d'une inconsquence, d'une navet, ou d'une imposture,
correspondant une aberration qui ignore la complexit irr-
ductible de la conscience motionnelle. La ((raison numrique>>
est finalement confronte la juste et implacable vrit du ((tho-
rme d'incompltude>> de Godel, selon lequel tout ne peut tre
dmontrable et calculable. Le peintre Elstir affirme qu'il faut

128- LA VIE ALGORITHMIQUE


revenir la racine d'une apprhension pleinement sensible du
monde. Toute La Recherche de Proust plaide pour que les flux
de l'exprience ne soient pas continuellement dcoups et
exploits rationnellement de faon cartsienne. Car oui,
L'exprience est indestructible.[ ... ] La pense hauteur d'ex-
prience est quelque chose comme une boule de feu ou une
luciole, admirable et disparaissante 33
C'est la nature de ce savoir qu'il faut identifier ou dconstruire
et qui ne se dfera jamais de sa constitution binaire, structurel-
lement limite ne saisir que des phnomnes catgorisables.
Condition cognitive et pistmologique dont il faut exposer la
gnalogie et le projet, et dont on voit la mesure minemment
rductionniste et normative qu'elle induit. Car c'est un rgime
de vrit toujours plus hgmonique, exclusif ou excluant qui
s'impose, et dont la porte et les consquences avaient t
pressenties il y a plus de trois dcennies par Jean-Franois
Lyotard: Il est raisonnable de penser que la multiplication des
machines informationnelles affecte et affectera la circulation
des connaissances autant que l'a fait le dveloppement des
moyens de circulation des hommes d'abord (transports), des
sons et des images ensuite (mdias). Dans cette transformation
gnrale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer
dans les nouveaux canaux, et devenir oprationnel, que si la
connaissance peut tre traduite en quantits d'informations.
On peut donc en tirer la prvision que tout ce qui dans le savoir
constitu n'est pas ainsi traduisible sera dlaiss, et que
l'orientation des recherches nouvelles se subordonnera la
condition de traduisibilit des rsultats ventuels en langage de
machine 34 >>

C'est cela la pleine vrit et le paradoxe de la rduction num-


rique, qui d'un ct semble tendre sans fin le champ de la
connaissance et de l'action, mais qui d'un autre ct le borne

LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE - 129


une logique fondamentalement rudimentaire, en dpit de sa
puissance apparemment illimite. Dans les faits, c'est un type
spcifique de rationalit empreint d'un schma unique et litt-
ralement simplificateur qui s'impose et ne cesse de s'tendre,
qui suppose de ne pas le confondre avec la raison dans la mesure
o il confine in fine son contraire, procdant dans son excs
contemporain un sorte de retournement inattendu. Max Weber
avait relev le rejet de toute espce d'lment sensuel ou mo-
tionnel>> requis par l'asctisme puritain situ au fondement de
l' esprit du capitalisme)), et dont l'effort sans cesse maintenu
de rationalisation jusqu' l'extrme produit, selon Karl Lowith,
un renversement inluctable vers une forme sournoise d'irra-
tionalit: Ce qui est irrationnel, c'est le fait de la rationalisation
universelle 35 >>.
Comment en est -on arriv riger un mode de rationalit
qui recouvre une efficacit dans certaines tches, mais auquel
on aura accord un pouvoir totalisant, jusqu' l'instituer comme
un filtre incontournable et sans cesse extensif de l'intelligibilit
des phnomnes et de l'action individuelle et collective? C'est
cette prminence rationalisante qu'on n'a pas su voir s'impo-
ser; que nous ayons atteint cet tat presque sans lucidit et que
nous l'acceptions majoritairement sans rticence, c'est cela qui
doit nous interpeller. Pour passer d'un statut de fonctionnalits
restreintes et parses il y a encore quelques dcennies celui
d'une condition pistmologique et anthropologique univer-
selle, il aura fallu concder une place devenue primordiale
l'ontologie informatique, qui nomme le fait d'laborer des outils
permettant de reprsenter un corpus de connaissances sous
une forme utilisable par une machine. Mais la ruse non dite de
cette histoire, c'est que cette ontologie-l a sans cesse empit
sur l'ontologie existentielle humaine, en la soumettant de part
en part ses principes binaires et non ambigus, la convertissant
peu peu- bon gr mal gr- en son oppos absolu.

130- LA VIE ALGORITHMIQUE


-1
DE LA LIBRE INDIVIDUALISATION
LA RECOMMANDATION
PERSONNALISE
Le levier primordial de la production de donnes, et le premier
bnficiaire de leur traitement, renvoie l'unit majeure de nos
socits: l'individu contemporain. Tout tre se situe dornavant
au sein d'une boucle, engendrant des myriades de code et rece-
vant des informations de tous ordres qui lui sont adresses en
vue de rpondre ses plus grands intrts ou confort supposs.
Pour arriver cette singulire et complexe architecture situant
chaque existence un point technico-anthropologique nodal,
il aura fallu qu'un long processus historique autorise ce dcen-
trement de l'ensemble social vers la personne ou ce recentre-
ment de la personne au cur de l'ensemble social. C'est une
partie de la modernit qui a t considre comme une longue
et patiente acquisition d'un surcrot d'autonomie gagn par les
citoyens l'gard de cadres prescriptifs communs. volution
dont il est difficile de retracer une gnalogie et une chronolo-
gie prcises mais dont on sait qu'en Occident, au sortir de la
Seconde Guerre mondiale, de nombreux facteurs concoururent
l'mergence et l'intensification progressive d'un large mou-
vement voyant les individus s'affranchir de certaines de leurs
attaches familiales, professionnelles, ou territoriales.
C'est un compos foisonnant et entrelac qui aura soutenu
cette puissante impulsion, et dont on peut retenir quelques
lignes de forces dterminantes: l'ducation publique et univer-
sitaire gratuite ou facilite par l'octroi de bourses ou de prts
ddis, l'urbanisation sans cesse expansive au long du xxe sicle,
le pluralisme de la vie politique dans les dmocraties, la place

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE - 133


corollaire et rgulirement renforce accorde la libert d'ex-
pression, le statut d'galit des femmes, la lgalisation de l' avor-
tement et des procds de contraception, la garantie du droit
d'association, de syndicalisation et de manifestation. Autant de
dimensions, parmi d'autres, qui auront contribu ce que les
masses)) puissent entretenir une distance lucide ou critique
l'endroit de structures historiques, librant pour chacun des
marges de ngociation ou de contradiction possibles l'gard
de divers cadres sociaux plus ou moins contraignants. C'est la
technologisation croissante des socits qui aura galement
particip de ce climat, par la multiplication des organes de presse
et des canaux d'information, la prsence de postes de radio, de
tlvision ou de tlphones fixes au sein des foyers. Simultan-
ment, l'essor de l'industrie automobile et du transport arien,
fond sur le principe de la libre circulation, aura inaugur un
rapport singularis au territoire local ou transnational.

Le passage d'un seuil s'opra au dbut des annes 1980, la


fois par la consolidation de l'ensemble de ces dimensions et par
l'apparition des premires technologies informationnelles por-
tables, manifeste dans l'vnement technico-culturel que repr-
senta le Walkman mis sur le march en 1979 par Sony, et par la
rapide gnralisation des premiers ordinateurs personnels
quelques annes plus tard. Dispositifs qui encouragrent une
forme d'affranchissement de l'attache fixe, autant qu'une auto-
nomisation expressive des personnes. Tendance qui se renfora
la suite par l'universalisation de l'interconnexion et de l'usage
du tlphone portable, qui concoururent parmi d'autres fac-
teurs riger les corps comme autant de points d'mission et
d'action pivots des socits, devant faire l'objet d'un nouveau
type d'attention de la part des forces conomiques. Alors que le
phnomne de l'individualisation tait suppos dissoudre de
nombreux schmas rigides et favoriser l'panouissement et la

134- LA VIE ALGORITHMIQUE


libration des tres, sensible dans le mouvement de contesta-
tion et d'esprance plantaire de 1968, c'est un dplacement
discret mais dcisif qui depuis peu se forme, adossant cette
propension des protocoles techniques qui ne cessent de
l'encadrer, de la stimuler et de la relancer.
C'est une dlgation des systmes conus pour accompa-
gner les existences et rpondre leurs besoins et dsirs singu-
liers, jusqu' les susciter et les devancer, qui s'est subreptice-
ment instaure en une quinzaine d'annes. Ce qui se dessine,
c'est que le fait apparemment indomptable de l'individualisa-
tion est dsormais pris en charge ou est en quelque sorte ad-
ministr>> par des instances externalises. Configuration qui
pourrait laisser croire une subite et bienvenue amplification
de la libre licence individuelle, alors que c'est un retour du re-
foul normatif aux contours insensibles qui s'institue, entrela-
ant toujours plus continment les tres des suites algorith-
miques rgles en fonction d'objectifs dtermins. Le paradoxe
contemporain veut que l'expression de soi ne cesse de se mani-
fester au long du quotidien et comme sans entrave, mais l'in-
trieur d'un cadre majoritaire qui la codifie, l'excite et l'oriente
de faon imperceptible ou non immdiatement consciente.

Par exemple, l o l'ge de l'accs, caractristique du tour-


nant du XXIe sicle, proposait des corpus bruts en ligne, ce sont
dornavant les flux d'information qui s'ajustent aux intrts
catalogus et volutifs de chacun, l'instar du service News-
Stand dvelopp par Google, qui agrge des articles et les pr-
sente sous la forme d'un magazine personnalis. C'est tout un
environnement technologique fond sur la vitesse de rcolte et
de traitement des donnes qui cherche magnifier un tmoi-
gnage multiforme de la vie, par la libre mise disposition de
protocoles de formulation et d'exposition de soi, qui in fine ne
visent qu' capter l'attention gnrale et encourager l'exp res-

LA NORMATMT ALGORITHMIQUE - 135


sivit, qui ensemble gnrent des flopes de renseignements
exploits en vue d'inflchir les conduites au biais de stimuli
d'ordre prioritairement commercial.
Il faut saisir ici le glissement produit, de l'individualisation
historique vers un processus de rcupration ou de r-embran-
chement)), qui ne vise pas tant son amoindrissement que sa
pleine exaltation, rendant possible le procd aujourd'hui pr-
pondrant de la recommandation personnalise robotise, qui
synthtise la sophistication numrique contemporaine. Large
ensemble en devenir qui confirme le phnomne rcent de la
personnalisation de masse et qui, plus encore, signale l' mer-
gence d'une re du SUR-MESUREALGORITHMIQUE qui agrge
de faon singulire la plus grande libert apparente des indivi-
dus des systmes complexes chargs de continuellement la
soutenir et de la capitaliser le plus intensment, sous toutes ses
dimensions et sous toutes les formes imaginables.

136- lA VIE ALGORITHMIQUE


-2
L'RE DU SUR-MESURE
ALGORITHMIQUE

Le retargetingdfinit une technique rcente fonde sur la rcolte


de traces numriques traites par des algorithmes en vue de
permettre aux entreprises de rediriger vers elles les personnes
ayant frquent leur site mais n'ayant pas ralis d'oprations,
ou qui auraient effectu des achats sans tre revenues ensuite 1
Chaque comportement adopt sur une plateforme est analys
d'aprs divers paramtres (dures des visites, pages vues, degrs
estims d'hsitation, commandes effectues, rcurrences des
retours ... ). Les internautes sont alors qualifis suivant de mul-
tiples critres et font l'objet de notifications appropries. L'enjeu
ne consiste plus exposer des messages indiffremment perus
par tous, ni non plus les ajuster en fonction des profils, mais
faire en sorte qu'un intrt individualis identifi et un objec-
tif commercial dtermin ne cessent de trouver les conditions
conjointes et toujours relances de leur ralisation. Principe qui
correspond exactement au sur-mesure algorithmique qui
spcifie les aspirations, les laisse s'exprimer, mais qui sans fin
dploie des stratgies en vue de les faire correspondre au cadre
estim le plus adapt et le mieux offrant.
Tous les abonns de la plateforme de diffusion de films en
streaming Netflix grent une page personnelle, sur laquelle il est
propos lors de chaque connexion de reprendre la lecture des
vidos au moment de leur ventuelle interruption. En outre, les
cent derniers films ou sries plus ou moins attentivement consul-
ts par chacun sont systmatiquement mentionns, offrant un
tableau de bord individualis de ses propres intrts. Le systme
recommande les rfrences de son catalogue en fonction des

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE - 137


gots consigns, ou prvient des nouveauts particulirement
susceptibles d'intresser. Enfin, la suite de chaque visionnage,
il est suggr de commenter, de classer et de noter les uvres
vues. Grce cette interface, la compagnie dispose d'une gigan-
tesque base de donnes portant sur les modes d'apprciation
de millions de spectateurs. C'est en tudiant et en intgrant
l'ensemble de ces renseignements que Netflix s'est investie dans
la production de sries telle Ho use of Cards, qui certes a t ra-
lise d'aprs un scnario original, mais qui a t insensiblement
inspir par des critres destins satisfaire le got majoritaire
des consommateurs et capter le plus intensment l'attention.
Les clients du groupe britannique de distribution Tesco se
trouvant positionns face une caisse sont scruts par des ca-
mras relies un systme nomm OptimEyes qui dtecte leur
ge et sexe, ou les identifie et les relie leurs historiques d'achats.
Protocole qui permet de diffuser en temps rel des publicits
adaptes chaque cible, projetes sur des crans savamment
disposs. La chane de grand magasin Macy's a ralis en 2013
un test grandeur nature New York et San Francisco, expri-
mentant la technologie iBeacon qui golocalise in-store>> les
corps via les smartphones, et signale simultanment des offres
correspondant la nature des parcours. "Nous pouvons voir
o une cliente est reste debout, si c'est devant un sac main,
et si elle n'a pas achet nous pouvons lui envoyer une sugges-
tion personnalise" explique Terry Lundgren, PDG du groupe,
devant des analystes 2 >>Ce qui marque ici, c'est que la dambu-
lation physique s'apparente dornavant une navigation sur la
Toile, instituant chaque geste comme l'occasion de tmoigner
consciemment ou non de sa conduite. Ce n'est pas seulement
que le principe de l'interconnexion universalise dborde du
strict cadre du Web, c'est que l'ensemble des logiques l'uvre
fondes sur le traitement ininterrompu de donnes et l'hyper-
ractivit imprgne dsormais la structuration gnrale de notre

138- lA VIE ALGORITHMIQUE


environnement. la connaissance des comportements via
les navigations Internet, qui reprsente le modle majeur et
structurant depuis le dbut des annes 2000, est dsormais
superpos le suivi imperceptible de l'exprience quotidienne,
continuellement relay par la stimulation personnalise.

Le constat d'une individualisation soutenue par la logique


propre de la socit de consommation avait t dress par Jean
Baudrillard la fin des annes 1960, mais il se cantonnait alors
aux seuls rapports entretenus aux produits finis: Jadis les
normes morales voulaient que l'individu s'adapte l'ensemble
social, mais c'est l l'idologie rvolue d'une re de production:
dans une re de consommation, ou qui se veut comme telle,
c'est la socit globale qui s'adapte l'individu. Non seulement
elle va au devant des besoins, mais elle prend bien soin de
s'adapter non tel ou tel de ses besoins, mais lui-mme
personnellement: "Vous reconnatrez un sige Airbonne ceci:
quand vous vous asseyez, c'est toujours dans VOTRE fauteuil,
dans VOTRE chaise, dans VOTRE canap, avec cette impression
confortable d'avoir un sige taill vos mesures." 3 >>Aujourd'hui,
ce n'est plus seulement notre canap, mais NOS vies qui sont
de part en part tailles nos mesures au gr d'interprtations
algorithmiques sans fin relances. Disposition rendue possible
grce aux technologies de rcolte et de traitement de donnes,
qui reprsentent des systmes cognitifs prioritairement conus
en vue de suivre et de rpondre aux aspirations de chaque tre:
Avant, une socit comme La Redoute envoyait son catalogue
chez les particuliers et elle attendait de recevoir leurs commandes
pour dcouvrir ses produits les plus populaires. Aujourd'hui, ce
vpciste met ses rfrences en ligne et il peut savoir en temps
rel quel client est all sur son site, qui a cliqu sur tel ou tel
produit et combien de temps un consommateur a pass lire
une page particulire. Cette collecte de donnes, quand elle est

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE - 139


bien exploite, permet au distributeur d'offrir chaque
consommateur le produit qu'il souhaite au moment qui lui
convient le mieux 4 D'une adaptabilit occasionnelle nous
sommes passs une modularit continuelle.

Des domaines toujours plus tendus de la vie sont appels


trouver les conditions hyperpersonnalises de leur ralisation.
L'cole et l'universit conoivent des programmes d'enseigne-
ment destins chaque lve; le squenage du gnome humain
favorise la mise au point de thrapies cibles la pathologie
singularise des individus; c'est encore le corps qui, par scan-
nage de ses contours et paisseurs, se dote d'accoutrements
prcisment appropris son anatomie. Je veux dvelopper
des objets qui scannent le corps pour un sur-mesure technolo-
gique. Formule nonce par la styliste Iris van Herpen, qui d-
veloppe des recherches portant sur le pouvoir d'adaptabilit de
certains matriaux synthtiques la morphologie de chaque
personne 5 Tout comme le body scanner digital install au sein
de cabines d'essayage qui numrise les silhouettes et propose
des offres ajustes la physionomie et aux gots catalogus des
clients, de surcrot immdiatement visibles sur des crans
intgrs.
Le principe de l'impression 3D en cours de gnralisation
suppose que ne soient plus seulement proposs des produits
gnriques a priori adapts, mais des prototypes qui ds leur
conception l'tat de programme rpondent aux souhaits des
individus. Logique qui appelle soit passer commande auprs
de compagnies de fichiers customiss <<imprimer, soit
dessiner et fabriquer soi-mme des objets suivant ses propres
dsirs d'aprs l'esprit du doit yourself(DIY), ou de les produire
sous diverses modalits avec d'autres personnes ou organismes
ddis, conformment la tendance du doit with others (DIWO).

140- LA VIE ALGORITHMIQUE


C'est galement le prix qui jusque-l relevait d'une fixit corn-
mune, qui est appel indfiniment se moduler, pour l'instau-
ration progressive d'une tarification dynamique personnalise.
Phnomne sensible depuis le dbut des annes 2000 dans les
mthodes pratiques par les plateformes de rservation en ligne
de billets d'avion ou de train, qui ne cessent de jouer d'une vo-
lutivit permanente suivant le moment des visites et leur rcur-
rence, en temps rel, contextualises l'tat de l'offre et de la
demande 1. L'invariabilit correspondait l'ge de la mesure
universelle expose au libre choix; la variabilit continuelle, c'est
la coordonne spatiotemporelle dterminant la position provi-
soire de tout tre, qui s'rige comme l'talon de mesure indfi-
niment diffrentiel et toujours soumis la pression psycholo-
gique de la flexibilit jusqu' son ventuelle concrtisation.
Configuration qui requiert une vive facult de ractivit, qui
seule laisse esprer d'avoir au bout du compte vit le pire, soit
le palier maximal. C'est une concurrence tacite entre individus
qui insidieusement s'institue, fonde sur la meilleure capacit
rpondre sans dlai aux conditions dictes par des algorithmes
d'optimisation maximale des profits. C'est cela le prix collectif
payer pour les vertus de la personnalisation, soit le fait de
mettre obliquement en comptition les tres entre eux, autant
que de les soumettre une mise en rapport perptuellement
comparative, qui tablit des niveaux de valeur multicritres por-
tant prcisment sur chaque individu.

Je pense que la plupart des gens ne veulent pas que Google


rponde leurs questions. Ils veulent que Google leur dise ce
qu'ils devraient faire. [... ] Nous savons grosso modo qui vous
tes, ce qui vous tient cur, qui sont vos amis.[ ... ] Le pouvoir
du ciblage individuel grce la technologie sera tellement par-
fait qu'il sera trs dur pour les personnes de voir ou de consom-
mer quelque chose qui n'a pas t, d'une certaine manire, tail-

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE- 141


l sur mesure pour eux 7 Propos implacables au ton dfinitif
ou quasi totalitaire noncs en 2010 par Eric Schmidt, alors PDG
de Google, et qui appellent aujourd'hui signaler un distinguo:
nous n'avons plus exactement affaire du ciblage, mais une
prise en charge robotise de l'idiosyncrasie de chaque personne.
Architecture indfiniment module tous les tres, dont il faut
voir le nouveau type de normativit qu'elle institue, qui ne cor-
respond plus quelques canons rigides historiques, mais qui
relve de dynamiques imperceptibles aux allures attrayantes et
indolores. La norme classique imposait un registre prescriptif
explicite ou implicite de codes respecter. La RECOMMANDA-
TION ALGORITHMIQUE renverse ou inverse le schma, laissant
les personnes librement s'exprimer 8 , rigeant le dsir de
chacun comme le topos majeur de nos socits administr par
des systmes destins inlassablement y rpondre.
C'est un double principe normatif qui s'institue. D'abord de
soi soi; chacun tant sans relche excit formuler ses incli-
nations ou tant sans relche rappel ses inclinations, d'aprs
une quivalence jamais contrarie entre l'identit et l'identique.
Ensuite par le fait d'un environnement cognitif qui, sous cou-
vert d'une ultra-ractivit adosse toutes les singularits,
s'impose dans son mcanisme gnral, dans son efficacit et
dans son tendue, comme LA norme majeure de notre temps,
de nature non plus coercitive mais puissamment incitative.
Logique d'autant plus prgnante qu'elle ne s'exerce pas suivant
un ordre pyramidal, mais qu'elle prend sa source dans toutes
les aspirations particulires de milliards d'individus, qui la fois
lui assurent une fondation universelle et lui ouvrent une infi-
nit sans fin reprise ou renouvele de dbouchs possibles :
Mathmatiquement, ce qui ne veut pas dire rigidement, la
technique la plus parfaite est celle qui s'adapte au plus prs et
qui par consquent est trs souple; la vraie technique saura r-
server une apparence de libert, de choix et d'individualisme

142- LA VIE ALGORITHMIQUE


qui satisfasse les besoins de libert, de choix et d'individualisme
de l'homme- tout cela soigneusement calcul de faon qu'il ne
s'agisse que d'une apparence intgre dans la ralit chiffre 8

lA NORMATMT ALGORITHMIQUE- 143


-3
LE QUANTIFIED SELF OU LA LIBRE
QUANTIFICATION DE SOI
Depuis le dbut de la prsente dcennie, de multiples disposi-
tifs collant au corps)) sont rgulirement mis sur le march,
destins capter les flux physiologiques et quantifier les pra-
tiques hyginiques ou sportives. C'est le smartphone qui a re-
prsent le premier moniteur individualis de contrle de soi)),
autorisant via des applications ddies la mesure de certaines
activits physiques. Nike fut la premire entreprise profiter
des capacits offertes par le terminal, en quipant un modle
de chaussures de sport de puces lectroniques, s'instaurant
comme des podomtres transmettant les rsultats sur les crans.
La sophistication croissante des capteurs, associe la baisse
rgulire de leur cot, a favoris l'laboration de divers proto-
coles connects, tels les bracelets, les patchs, les montres, por-
ter sur soi durant un exercice ou au long du quotidien, qui esti-
ment les distancs parcourues, les calories dpenses, le nombre
de minutes actives au cours d'une journe, les pulsations car-
diaques ou encore la qualit du sommeil.
Ce qui caractrise ces wearable technologies)), c'est qu'elles
sont supposes participer d'une bonne prservation de la sant,
grce une manifestation objective d'une partie de soi par les
nombres (self knowledge by numbers). Systmes qui non seule-
ment exposent des donnes brutes, mais qui se prsentent ga-
lement sous la forme de coachs numriques)) qui dlivrent des
synthses d'aprs des bases multicritres, signalent toute pro-
gression ou recul des performances, et suggrent des feuilles de
route)) personnalises suivant les circonstances. C'est pour-
quoi la notion d' automesure )) doit tre nuance, vu que la plu-

144- LA VIE ALGORITHMIQUE


part des rsolutions rpondent des prescriptions formules par
des instances tierces, inspires par un ensemble de variables sup-
poses tre la fois objectives et individualises. Par exemple telle
personne de tel sexe, de tel ge, ayant telle taille, tel poids, telle
masse corporelle, tel antcdent, devrait se conformer des pa-
ramtres certes spcifis, mais qui in fine s'inscrivent au sein de
tableaux partiels, dots de marges d'imprcision lorsqu'ils s'ap-
pliquent chaque individu particulier. Or, c'est prcisment dans
ce flottement)) que rside une forme de normativit masque,
par l'tablissement de grilles de rfrences en partie gnriques
et dans les faits incompltes, de surcrot adosses des jugements
culturels ou des effets de mode provisoires.

Artefacts qui s'apparentent des<< technologies de soi 10 )), qui


certes encouragent une reprise volontaire sur sa personne, ain-
si qu'une sorte de subjectivation dans le rapport au corps, mais
au prisme de mmes techniques qui inflchissent le cadre gn-
ral de leur effectuati on. Le<< souci de soi)) grec a t identifi par
Michel Foucault comme autant de conduites singulires et libres
qui visaient se conformer, l'cart de toute injonction morale,
quelques principes favorisant un bon quilibre physique et
psychique, permettant de mener une existence saine et
harmonieuse. Ici, c'est la mesure quotidienne de l'intime, re-
laye par la disposition dlibre se plier des critres et des
objectifs dtermins par des organismes externes, qui se dresse
telle la nouvelle morale hyginiste de notre temps. Rgime de
vrit spcifique qui appelle l'effort afin de s'y soumettre; en
cela ces dispositifs et ces pratiques renouent- mais l encadrs
par des algorithmes industriels- avec le soi gnomique)) grec
pour qui <<la force de la vrit ne fait qu'un avec la forme de la
volont 11)).
Car les canons objectivs et en partie individualiss dcou-
vrent des carts qui appellent sans fin tre combls. C'est pour-

LA NORMATMT ALGORITHMIQUE- 145


quoi le Quantijied Self pousse entretenir un rapport contin-
ment performanciel ou sacrificiel soi, l'instar de certains
usages l'uvre dans le monde de l'entreprise ou celui de la
comptition sportive de haut niveau. Mais il renoue autant avec
la confession chrtienne, comparativement analyse par Fou-
cault comme une coutume qui visait tmoigner de ses pchs,
user de l'aveu afin d'expier par la parole ses penses malsaines
ou ses actes coupables drobs. Le redressement assist de
soi vise galement se repentir de ses fautes (excs alimen-
taires, manque d'exercice, murs fragilisant la sant) par une
sorte de lutte psychologique et physique contre soi-mme, pou-
vant tendre la compulsion ou l'exprience de la limite: La
grande richesse des technologies chrtiennes de soi: pas de
vrit sur soi sans sacrifice de soi 12

Technologies de soi qui, sous couvert de l'expression de la


robustesse de corps recouverts de capteurs et de voyants lumi-
neux -sensible dans la prsence fuyante de joggers surquips
galopant dans les parcs ou sur l'asphalte des villes-, se cultivent
sur fond de vulnrabilit. Ici, c'est moins l'affirmation rayon-
nante propre au processus d'individualisation historique qui se
manifeste qu'une fragilit inquite qui cherche se prmunir
de ses dficiences, et tendre vers la meilleure conservation de
soi. Systmes enveloppant et rgulant la conduite des tres, qui
rpondent comme par magie l'angoisse humaine fondamen-
tale qui aspire garantir au mieux les conditions de la vie ou de
la survie, et qui confirment l'excs le constat rousseauiste d'une
nudit anthropologique primitive devant ncessairement tre
seconde par des instances de soutien ou des prothses art-
factuelles: Nous naissons faibles, nous avons besoin de force;
nous naissons dpourvus de tout, nous avons besoin d'assis-
tance13. C'est cela qui ne doit pas tre avou, raison pour la-
quelle c'est un enhancement qui est affirm tre recherch,

146- LA VIE ALGORITHMIQUE


soit une augmentation de la puissance des corps grce une
harmonieuse fusion)) tablie avec la technique, non pas en
dformant ou en violentant la chair l'instar de pratiques ou de
scnes l'uvre dans quelques fictions eugnistes, ni non plus
en l'infiltrant de partout de mtal ou de silicone conformment
l'imaginaire transhumaniste. Non, c'est un esprit qui corres-
pond plutt une forme de no-humanisme technologis )),
qui en appelle la libre participation de tous, pour la bonne
cause dclare de la sant individuelle et publique, autant que
pour la cause moins flagrante mais prpondrante de la bonne
sant d'entreprises impliques dans la production de nouveaux
protocoles ou le dveloppement de toutes sortes d'applications
sportives ou de sant dites mobiles.
Gestion algorithmise de soi qui suppose encore que les per-
sonnes elles-mmes assurent un relais l'gard de l'impratif
de la mesure gnralise, qui tmoigne d'une intriorisation
consciente autant qu'inconsciente du primat contemporain de
la quantification, mais ici vcu sous un mode apparemment
autonome et cool. Elle pourrait mme s'entendre comme la
forme paradigmatique d'une pleine libert, permettant de tra-
vailler de soi soi)) aux conditions optimises de sa propre
existence. Ici, l'individualisation ne consiste plus s'loigner de
certains cadres normatifs du social, mais prendre au srieux
un registre de codes et de recommandations tabli par des
instances plus ou moins identifies, par des officines, par des
entreprises prives, et les pouser, les embrasser, jusqu'
s'enivrer de toute amlioration ou challenge personnalis, dans
le sentiment d'une ralisation sans contrainte et bienfaisante
de sa vie. Ethos qui induit cependant dans son aspiration l'ida-
lit l'imperfection de toute performance, faisant de chaque
bataille provisoirement remporte le terreau de dfaites inluc-
tablement annonces.

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE- 147


Poids si lourd que cette logique appelle fatalement le par-
tage, entendu comme un appel au soutien, l'aide, au rcon-
fort. La plupart des applications autorisent la diffusion syn-
chrone des rsultats sur des plateformes de rseaux sociaux ou
sur des sites ddis, qui suscitent des messages de flicitation,
d'encouragement ou d'empathie selon les cas de figure. Proc-
ds qui appellent autant se confronter obliquement ou fron-
talement via des interfaces comparatives, entranant une com-
ptition maintenue l'intrieur de cercles d'affinit. Les millions
d'utilisateurs de la Wii Balance Board se calibrent, changent
les scores, se lancent des dfis, telle une arme indistincte de
coqs rivalisant du plus grand mrite, mais qui produisent simul-
tanment bon gr mal gr des donnes, elles-mmes traites et
indexes en temps rel. Car c'est une nouvelle strate de connais-
sance des personnes qui dsormais se constitue, contribuant
tendre une pntration toujours plus prcise et affine des
comportements exploite par des myriades d'entits.
Aux tats-Unis, certaines compagnies d'assurance rfl-
chissent intgrer des objets connects leur offre et modu-
ler leurs tarifs en fonction, en outre de plus en plus d'entreprises
proposent d'quiper leurs salaris , indique Alexis Normand,
responsable du dveloppement des activits sant de la socit
Withings 14 Finalement le Quantified Self, l'cart du principe
de la seule mesure et du souci assist de soi, doit tre enten-
du comme constituant l'une des bases, un des strates fonda-
mentales prsentes et venir, conditionnant l'dification d'une
cartographie dtaille, globale et volutive des tats du monde.
C'est dans sa littralit que le terme doit tre saisi dans sa pleine
puissance de vrit, concourant soutenir une quantification
toujours plus intgrale des tres, produisant comme effet col-
latral de participer pour une large part la consolidation et au
perfectionnement continus d'un Quantified World.

148- LA VIE ALGORITHMIQUE


-4
FACEBOOK LA MACHINE
CAPTER/MONTISER L'ATTENTION
Le mouvement historique d'individualisation exigeait comme
condition ncessaire l'mancipation de soi d'entretenir et de
maintenir une distance l'gard de diverses normes. Processus
d'affranchissement qui entendait se librer de multiples carcans
sociaux et culturels jugs ttanisants, afin de rendre possibles
de nouvelles modalits existentielles, expressives et relation-
nelles. C'est une absorption ou un r-embranchement algo-
rithmis de cette aspiration qu'auront engag les protocoles
numriques, se dressant comme des organes privilgis de sup-
port et de mdiation aptes favoriser sa pleine ralisation. Ce
qui partir du milieu de la premire dcennie du sicle a t
nomm rseau social tmoigne d'une singulire collusion
entre le dsir partout affirm et alors banalis de revendiquer
et d'affirmer sa singularit, et des architectures techniques sup-
poses conues pour l'exalter par la libre mise disposition
de systmes destins exprimer ses intrts, faire valoir ses
opinions et tre en relation avec un nombre infiniment largi
de personnes.
Environnement qu'offraient en thorie ces plateformes, mais
dont on n'a pas su voir ds leur mergence qu'elles taient agen-
ces et dtenues par des firmes prives qui, au -del de leur
apparence affiche de convivialit, ne visaient qu' capter le
plus intensment l'attention des membres en vue de leur plus
haute montisation. C'est une reprise encadre de l'expression
individuelle, son hyperstimulation, son inclusion dans un pro-
jet industriel qui se sera produit, visant in fine la dissmination
continuellement soutenue de donnes caractre personnel.

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE - 149


Projet non dit qui ne pouvait donner toute sa mesure qu' une
seule condition: instituer chaque tre comme tant l' acteur
majeur de son exprience sociale numrique et situ au
cur du dispositif, l'intrieur duquel il est accord la licence
de vivre des squences d'existence supposes davantage sou-
mises sa propre loi et dlivres de nombre de pesanteurs
l'uvre dans le quotidien.

Le succs plantaire rencontr par Facebook depuis sa mise


en ligne initiale en 2004 a gnr une myriade de discours qui
tous semblent avoir occult le ressort fondamental qui structure
de part en part la plateforme, savoir qu'elle reprsente un dis-
positif technique hautement labor prioritairement destin
flatter l'individu-roi contemporain. C'est du ct de l'exp-
rience utilisateur qu'on peut suivre ou dcrypter, comme la
trace, la formation d'un sujet rig en matre absolu de son
environnement social en ligne. Chaque usager est appel nouer
des affinits slectives par la transmission de requtes ou par
l'acceptation de demandes d'amiti>>. Si la dimension de
sollicitation que recouvre l'envoi d'une invitation peut parfois
relever d'un exercice dlicat, puisque non fond sur une rciprocit
immdiate, chaque proposition personnellement reue est
gnralement perue comme une forme d'estime manifeste
l'gard de sa propre personne. Sensation entretenue par la licence
ou non d'y rpondre, suivant des temporalits plus ou moins
lches, supposant la constitution de son entourage en fonction
de son bon vouloir, d'aprs un ascendant s'affirmant sur un
schma strictement binaire -autorisation 1refus- qui ne trouve
aucun quivalent formel dans d'autres cadres usuels de la socialit.
Posture amplifie par la possibilit tout moment de d-
friender >>quiconque de sa liste, confortant une toute-puissance
libre de nettoyer>> sa guise le champ de son voisinage, sans
discussion mdiatise par la parole ou l'change de visu, sur un

150- LA VIE ALGORITHMIQUE


simple clic, sans rapport avec ce qui se joue ordinairement dans
les relations physiques, toujours soumises des formes de sou-
plesse et de ngociation, l'cart de toute structure unilatrale.
Un seuil d'autocratie peut encore tre franchi par la facult
de signaler 1bloquer un ami, gnralement suite un corn-
mentaire dplaisant ou divergeant, ou une sparation amou-
reuse, instituant dsormais le rseau social)) comme l'instance
primordiale appele signifier et entriner aux yeux de l'autre,
et parfois au vu et au su de tous, la rupture nette et dfinitive d'un
lien ou d'une liaison. Le facebooker-matre se radicalise ici le
temps d'un geste en un facebooker-tyran, dispos couper sans
mnagement des ttes, jouant de l'excommunication son gr.

Ce sentiment de matrise a rcemment t consolid par


l'instauration de nouvelles rgles de confidentialit, permettant
d'ajuster ses prfrences portant sur le degr de visibilit
consenti l'gard de sa page, l'attention de sa sphre ou de la
totalit des autres utilisateurs du rseau. Cadre qui a renforc
l'impression de pouvoir grer aisment sa rputation et
qui a fait dire que les options de paramtrage autorisent chaque
subjectivit dfinir comme bon lui semble ce qui doit relever
ou non de sa vie prive, contribuant redfinir au passage des
normes historiques bourgeoises supposes obsoltes. Mais ce
qui n'a pas t saisi ici, c'est qu'il ne s'agit que d'une illusion
laissant croire une emprise sur ses propres traces, sans voir
que l'intgralit des donnes caractre personnel appar-
tiennent sans dure limite leur exclusif propritaire: la firme
Facebook. Jeu de dupes o l'on saupoudre d'un ct pour dvo-
rer de l'autre, suivant une structure qui associe habilement une
chimre de l'autonomie de la dcision et un dessaisissement de
droits qui devraient pourtant revenir aux utilisateurs.
Omnipotence subrepticement soutenue par une ergonomie
ingnieuse, consistant situer au sommet)) de chaque fentre

LA NORMATMT ALGORITHMIQUE - 151


de publication l'image du profil, les nom et prnom. Tout post
devant systmatiquement se ranger au bas de ce thme. Agen-
cement graphique qui cre une scnographie en surplomb
de la signature, situant symboliquement l'auteur au-dessus de
son message, l'exact inverse de la rgle commune plaant l'at-
testation dans la partie infrieure d'un document. Subtil jeu
de design qui aura concouru faire apparatre les conditions
d'une hallucination rhtorique contemporaine, exposant la ma-
jorit des utilisateurs parlant dsormais d'eux-mmes la troi-
sime personne du singulier. Atmosphre intensifie par le
mur qui encourage les changes entre les membres, souvent
tenus par deux d'entre eux discutant de faon quasi intime, mais
la vue de tous, comme si l'importance des propos mritait
qu'ils soient publics alors qu'ils relvent gnralement du priv.
Thtralisation ou exhibitionnisme de la parole induisant par
cet entre-deux communicationnel hybride -on cause entre nous,
en sachant pertinemment que tout le monde peut nous suivre-
une impulsion jouissive l'occasion de la rdaction de chaque
commentaire. On peut parier sans risque que s'ils n'taient pas
visibles, ils se dgonfleraient d'eux-mmes et n'auraient pour
la plupart jamais lieu en MP (messagerie prive) comme on
dit en jargon local.

Enfin, le cur du dispositif c'est la trs ingnieuse invention


du like, ce pouce lev suppos manifester d'un doigt
l'assentiment. Mcanisme qui veut que chaque texte ou image
est appel tre redoubl par un principe sommaire
d'approbation qui par sa seule signification favorable, j'aime,
comble l'ego lors de chacune de ses rcurrences, contribuant
confirmer indfiniment la valeur de sa propre personne, suivant
une conviction sans quivoque puisque valide par sa
communaut de contacts. Procd qui s'tale dans la dure, et
qui appelle consquemment revenir rgulirement sur le site

152- LA VIE ALGORITHMIQUE


afin de suivre ses taux de russite. O il se vrifie que la flatterie
pousse certes une intensive fidlisation, mais davantage la
compulsion, car le like, par son impact symbolique, reprsente
le shoot quotidien sans fin suscit et espr par le docile
facebooker. Mais il arrive, comme un fait malheureusement
indissociable du systme, que des posts ne recueillent que peu
de retours, voire aucun. Rappel de la cruaut du rel, de laquelle
sont prserves les stars de certains cercles qui, quelle que soit
la nature de leur message, sont gratifies de monceaux de pouces
dresss, induisant une forme de hirarchisation au sein de
l'horizontalisation suppose du rseau. C'est la rgle du jeu
invitable, la compagnie ne s'tant pas encore aventure
dispenser des like robotiss dtermins par des algorithmes
chargs de consoler les rois nus du moment.

Cet cosystme)) aujourd'hui parfaitement ordonnanc ne


renvoie pas une stratgie initialement dlibre, mais un
cheminement qui s'est peu peu prcis, visant in fine cons ti-
tuer la plus grande base de donnes comportementales de la
plante, en vue de sa plus haute exploitation commerciale. C'est
l'inconsquence du mythe naf d'une suppose neutralit de
la technique)) qui se confirme, exposant tout au contraire la
puissance d'inflchissement induite par les logiques de pro gram-
mati on sur les comportements. Certes, des jeux de rappropria-
tion restent possibles, mais ils s'inscrivent nanmoins l'int-
rieur de structures formelles au large pouvoir dterminant. C'est
la question minemment politique de l'interface qui s'impose
ici, majoritairement accapare par quelques groupes privs,
programmeurs et designers, uniquement intresss mobiliser
cote que cote et le plus intensment les consciences.
Architecture gnrale qui ne consiste pas pousser l' adop-
tion de tel type de langage, ou la formulation de tel type de
narration ou de rflexion, non, les personnes dans le respect des

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE - 153


rgles internes et du droit peuvent exprimer ce que bon leur
semble. La norme quasi imperceptible rside ici dans l'agence-
ment d'un cadre surcodifi qui ne vise qu' difier l'image d'un.
individu libre et surpuissant, et qui, par le fait de cet environ-
nement minemment avantageux, excite chacun s'enivrer sans
fin de l'expression de soi, prolonge et renforce par la clameur
publique. C'est cela qu'occultera toute sociologie des usages,
dont certains des tenants peuvent affirmer l'instar de Danah
Boyd que certes, c'est compliqu)), supposant que des proc-
ds de singularisation demeurent toujours ouverts, mais qui
dans les faits entrinent les logiques en place, jusqu' les igno-
rer ou les absoudre 15 Une analytique des structures ne repr-
sente pas un mode d'approche complmentaire>>, elle compte
dvoiler la vrit plus ou moins manifeste des soubassements
et l'intentionnalit laquelle ils rpondent, et affirme sans
nuance que c'est seulement par la dconstruction des mca-
nismes l'uvre, et l'laboration de constructions fondes sur
de tout autres principes, que des usages pleinement singulariss
deviendront effectivement possibles.

154- LA VIE ALGORITHMIQUE


-5
GOOGLE GLASS:
LA PRIVATISATION DE L'ATTENTION 16
Les Google Glass et autres lunettes connectes ne s'inscrivent
pas dans une linarit qui prolongerait comme naturellement
les ordinateurs personnels, les smartphones et les tablettes. Elles
tmoignent du franchissement d'un seuil, ne se prsentant plus
comme des technologies portables, consultables ou manipu-
lables de temps autre, mais comme des protocoles intgrs
appels s'adjoindre sans plus de rupture spatiotemporelle
l'exprience. Car elles intensifient le rapprochement continu
opr avec le corps par l'industrie informatique, ne se conten-
tant plus d'offrir davantage de miniaturisation, ou un rapport
tactile intensifiant le cadre de la relation, mais s'incorporent
avec lgret au visage, exposant des textes et des images fon-
dus l'un des deux verres.
Dispositif qui parfait le principe de la ralit augmente, qui
consiste superposer des informations sur un cran simultan-
ment notre perception naturelle des choses, et qui tait dj
l'uvre depuis les annes 1990 dans le cadre d'activits profes-
sionnelles spcifiques, relevant principalement du domaine mi-
litaire, de l'avionique, de la maintenance industrielle ou de la
chirurgie. Depuis la gnralisation des smartphones, c'est au
biais de multiples applications qu'elle s'est massivement dploye,
permettant de dcouvrir nombre d'indications relatives l'envi-
ronnement immdiat via l'utilisation du viseur photographique.
Si la facilit d'usage a contribu gnraliser la pratique, elle res-
tait nanmoins conditionne l'expression d'une volont et d'un
geste dlibrs. Le port maintenu entrane le passage du stade
occasionnel celui d'une condition constitutive du quotidien.

LA NORMATMT ALGORITHMIQUE - 155


On peut tenir les lunettes connectes comme le parangon
de la sophistication technologique contemporaine, fonde sur
l'extrme puissance des processeurs, l'intgration nanomtrique
de certains composants et un design industriel capable d'amal-
gamer en une seule unit nombre d'lments htrognes. Nan-
moins, ce qui, la diffrence d'autres modles, spcifie les Google
Glass, c'est qu'elles bnficient directement de la haute matrise
de la science de l'indexation dveloppe par la maison-mre,
pouvant faire apparatre sans perte de signal toute indication
pertinente l'attention de chaque individu. Mcanisme qui
suppose de percevoir sur l'un des deux yeux des informations
qui certes peuvent provenir de l'Internet par commande vocale
ou manuelle, mais qui ne correspond pas sa fonctionnalit
majeure, qui consiste afficher toutes sortes de renseignements
adapts chaque tre sans intention pralable de sa part. Auto-
matisation d'une partie du champ de la vision ne requrant pas
de dcision initiale, qui reprsente l'acm du processus de la
prise en charge robotise de la conduite des personnes.
Le systme n'expose pas un surcrot de ralit>>, mais cre
des cadres de perception indfiniment ajusts aux profils et
contextualiss aux diffrentes localisations. C'est toute l'histoire
du modle conomique de la gratuit>> du Web fond sur le
suivi individualis des navigations l'uvre depuis la fin des
annes 1990, et qui n'a cess de s'affiner et de se perfectionner,
qui trouve son cadre parfait d'expression. Ici la dimension d'in-
dividualisation fait corps>> avec celle d'une subjectivit orien-
te, au prisme de critres qui visent faire continuellement cor-
respondre les personnes leurs besoins ou dsirs supposs,
induisant une privatisation de l'attention. Phnomne qui par-
ticipe du processus de dissolution progressive de l' espace pu-
blic>> entam depuis quelques dcennies par la marchandisa-
tion croissante des villes, et annonce la fin de la publicit>>,
entendue comme la formulation d'un message clos indistinc-

156- LA VIE ALGORITHMIQUE


tement adress quiconque, au profit d'incrustations dyna-
miques personnalises indfiniment relances: Reprer une
robe dans la rue, la prendre en photo grce aux Google Glass, se
voir proposer l'quivalent dans la collection Kiabi et recevoir sa
"wish list'' sur son smartphone pour passer commande en ligne
et retirer l'article en magasin. Voici la nouvelle exprience shop-
ping que propose l'application Kiabi Look, dveloppe spcifi-
quement pour les lunettes connectes de Google par la socit
rennaise Niji 17 >>

Si, selon le psychologue et philosophe amricain William


James (1842-1910), notre exprience se dfinit par ce quoi
nous acceptons de prter attention 11 ))' c'est un invitable
renversement de la formule auquel il faut procder, constatant
que notre exprience est appele se dfinir ou se constituer
en fonction de ce quoi des robots numriques s'attacheront
nous faire prter attention. Ce n'est plus seulement la dcision
humaine que nous dlguons progressivement des systmes,
c'est galement une large part de notre perception qui est voue
tre ordonne par des algorithmes.
Principe qui s'accompagne du privilge historique occiden-
tal accord la vision, rige comme le sens majeur, et qui ici
devient outrageusement dominateur, s'inscrivant dans le pro-
longement d'une gnalogie rationaliste faisant de l'il l'ins-
trument privilgi d'un rapport embrassant le champ d'horizon
au-del des strictes limites du corps: L'il est le matre de l'as-
tronomie. C'est lui qui fait la cosmographie. Il conseille et cor-
rige tous les arts humains. [... ]L'il transporte l'homme dans
les diffrentes parties du monde. Il est le prince des mathma-
tiques. [... ] Il a cr l'architecture, la perspective et la divine
peinture. [... ]C'est lui qui a ouvert la navigation)) (Lonard de
Vinci 11). Il ne relve pas du hasard que Descartes avait accord
dans La Dioptrique une place prpondrante au regard, au nom

LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE - 157


de sa capacit nous mettre juste distance des choses et fa-
voriser une prise d'action adquate. Toute la conduite de notre
vie dpend de nos sens, entre lesquels celui de la vue tant le
plus universel et le plus noble, il n'y a point de doute que les
inventions qui servent augmenter sa puissance ne soient des
plus utiles qui puissent tre 20 Les Google Glass prolongent
cette vision cartsienne, produisant dans les faits davantage
qu'une augmentation de la ralit, un accroissement de notre
pouvoir la pntrer et la matriser, qui s'accompagne in-
dissociablement de l'exaltation d'une relation prioritairement
fonctionnaliste entretenue avec le milieu.

C'est encore le rapport aux autres qui est redfini par des
procds de reconnaissance faciale, qui non seulement auto-
risent l'identification immdiate des personnes, mais galement
la consultation d'informations les concernant. Le concept d'al-
trit, qui nomme la spcificit biologique et historique de
chaque tre autant que son irrductibilit tre soumis une
apprhension objective et close, se dissout, exposant chacun
telle une surface informationnelle indexe en temps rel, de
surcrot susceptible d'tre value a priori d'aprs de multiples
critres personnaliss. C'est le paradigme social qui est de part
en part modifi, non plus tram par la diffrence ontologique
fondamentale tenue d'en appeler l'intuition, aux jeux de re-
gard, la conversation, un langage commun, un effort de
comprhension mutuelle, et qui vire une forme de transpa-
rence interindividuelle dterminant le cadre initial de la relation,
ou celui de son vitement unilatral ou rciproque.
Les Google Glass se portent galement comme un
masque sournois mais qui, la diffrence de lunettes de soleil
et de leurs verres teints dissimulant le regard, permettent de
saisir via une commande imperceptible et en toute discrtion
des images des personnes et de les poster aussitt, renforant

158- LA VIE ALGORITHMIQUE


comme jamais la propension anthropologique au voyeurisme,
voire la dnonciation 21 Car elles vont contribuer gnraliser
le troublant phnomne du partage live de la vision 22 ,
instaurant une subjectivit mmorise et publicise, soit une sorte
de film continu de sa vie pouvant tre suivi par des proches, des
cercles de contacts ou des inconnus 23
Dispositif qui limine enfin le hors-champ dans le cadre
de l'exprience, faisant du lien entre chaque chose perue par
les sens et l'information incruste sur le verre l'objet unique de
l'attention. Acm de l'conomie de l'attention, qui de surcrot
ambitionne de neutraliser toute dispersion cognitive que les
diffrents protocoles numriques successifs avaient pourtant
occasionne, pour imposer maintenant une mobilisation per-
ceptive exclusive dploye au long du quotidien, alimente par
un rgime computationnel binaire englobant ou totalisant.

Ce qu'aura invent la perspective du Quattrocento, c'est la


codification d'un espace commun. La perception singulire de
chaque tre se trouvait place du ct ouvert d'un cne imagi-
naire dont l'extrmit oppose se confondait avec une ligne de
fuite, faisant converger vers un horizon partag toutes les sub-
jectivits virtuelles. Disposition qui dpassait le seul cadre de la
reprsentation pour s'instituer comme le socle d'une culture
fonde sur des bases universelles autorisant et favorisant une
comprhension sans distorsion majeure entre les citoyens. Les
Google Glass inversent l'orientation du cne, dont le point de
vue est form par la rserve infinie d'offres prioritairement
commerciales, indfiniment modules et tendues vers le but
unique constitu par chaque individu-consommateur. Ce
que cette permutation induit, c'est la disparition d'un ensemble
fdrateur, pour l'dification de plans de perception robotique-
ment distribus, parcelliss, et systmatiquement distincts. C'est
la dsintgration de tout horizon universel qui pointe, qui ne

LA NORMATMT ALGORITHMIQUE - 159


signale pas la fin de l'humanisme renaissant qui depuis
longtemps a trpass, mais celle d'une perspective commune,
dsormais fissure par des technologies et des intermdiaires
-prioritairement Google- qui fragmentent et dterminent la
forme de l'exprience en devenir, continment personnalise
ou dfinitivement dissocie.

C'est cela qu'aura conduit l'exploitation technico-cono-


mique du mouvement historique d'individualisation: son d-
voiement ou son dtournement vers la recommandation per-
sonnalise, induisant des formes indites, universalises et en
partie insaisissables de normativit. Le processus d'affranchis-
sement, qui cherchait en thorie instaurer des relations plus
consenties et ouvertes l'gard de l'ensemble social et des autres,
s'est retourn sur lui-mme, s'est invers, oprant un repliement
de chacun sur sa sphre propre et ses habitus, virtuellement
indiffrent ou aveugle tout hors-champ computationnel. L're
de la personnalisation robotise signale l'agonie ou la fin de la
socit, entendue comme un ensemble intgrant chaque sub-
jectivit singulire au sein d'une large entit composite, suppo-
sant de facto des rgles, des liens, des diffrences et des conflits.
Davantage qu'un individualisme exacerb ou un gosme
sans limite qui caractriseraient notre contemporanit, c'est
une forme de spiritualit telle que dfinie par Gilbert Simondon
qui s'vapore, celle qui, par un esprit commun, unit ou oppose
les tres, et qui peu peu se volatilise dans le lien direct tabli
par le capitalisme cognitif avec chaque individu, instituant
subrepticement une asit universalise. Notion la racine la-
tine (a se, pour soi-mme et par soi-mme) qui nomme la mo-
dalit d'un tre qui possde en lui-mme le principe propre de
son existence, soit un attribut propre Dieu (Larousse). La
spiritualit est la signification de l'tre comme spar et ratta-
ch, comme seul et non seul.[ ... ] La spiritualit est la significa-

160- LA VIE ALGORITHMIQUE


tion de la relation de l'tre individu au collectif, et donc par
consquent aussi du fondement de cette relation, c'est--dire
du fait que l'tre individu n'est pas entirement individu; mais
contient encore une certaine charge de ralit non-individue,
pr individuelle, et qu'il la prserve, la respecte, vit avec la
conscience de son existence au lieu de s'enfermer dans une in-
dividualit substantielle, une fausse asit 24

LA NORMATMT ALGORITHMIQUE - 161


-1
LA VRIT NSA DU MONDE
Le 5 juin 2013, Glenn Greenwald, alors chroniqueur auprs du
quotidien britannique The Guardian, rvlait sur son blog que
l'Agence de scurit nationale (NSA) bnficiait d'un accs illi-
mit aux donnes de Verizon, un des principaux oprateurs tl-
phoniques et fournisseurs d'accs Internet amricains. La copie
de la dcision de justice confidentielle est publie, attestant de
l'obligation impose l'entreprise de fournir les relevs dtail-
ls des appels de ses abonns. Ce document dmontre pour la
premire fois que sous l'administration Obama, les donnes de
communication de millions de citoyens sont collectes sans
distinction et en masse, qu'ils soient ou non suspects, com-
mente-t-il sur la mme page. Ds le lendemain, d'autres faits
dcisifs sont dnoncs: neuf des plus grands acteurs amri-
cains de l'Internet (Google, Facebook, Microsoft, Apple, Yahoo,
AOL, YouTube, Skype et PalTalk) permettraient au FBI (la police
fdrale) et la NSA de rcuprer certaines donnes de leurs
utilisateurs par le biais d'un systme hautement sophistiqu
baptis Prism, dont il aurait t rgulirement fait usage depuis
2007. Informations confidentielles l'origine dtenues et fui-
tes par Edward Snowden, jeune informaticien, ex-employ
de l'Agence centrale de renseignement (CIA) ayant ensuite offi-
ci pour diffrents sous-traitants de la NSA.
Le lanceur d'alerte avait lgitim son geste en jugeant que
de telles pratiques mettaient en pril la vie prive et engageaient
en toute conscience son devoir de citoyen les divulguer, mal-
gr les risques de poursuites encourus. Les entreprises incrimi-
nes avaient aussitt dmenti cette version, laissant nanmoins
supposer que ces procds avaient pu tre utiliss mais sans
leur accord explicite. De nombreuses autres rvlations se sont

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE -165


la suite succd, qui ont dvoil que la NSA aurait plac sur
coute les tlphones portables d'une trentaine de chefs d'tat
ou de gouvernement, que des milliards de communications en
France, en Espagne, en Italie et dans bien d'autres pays auraient
tout autant t interceptes, ou que des logiciels malveillants
auraient t implments au sein de millions d'ordinateurs,
permettant de suivre les navigations Internet. Il ne s'agit l que
de quelques faits saillants parmi bien d'autres, extraits de docu-
ments composs de plusieurs milliers de pages qui tmoignent
d'une puissance qui semble n'tre confronte aucune limite
thorique ou pratique. Divulgations qui avaient aussitt suscit
un afflux de commentaires de tous ordres, relatifs aux mthodes
pour large partie illgales dployes par l'agence de renseigne-
ment, en collusion plus ou moins tacite avec la Maison Blanche.

Si ces usages sont minemment rprhensibles, il ne faut les


considrer que comme une composante de la banalit de la
surveillance contemporaine qui, dans les faits, se dploie
tout instant, en tout lieu et sous diverses modalits, la plupart
du temps avec notre propre consentement. Car ce qui se joue
ici ne relve pas de pratiques isoles, principalement locali-
ses aux tats-Unis et menes par les seules instances gouver-
nementales, dont il faudrait s'offusquer au rythme de rvlations
successives. C'est dans leur valeur symptmale qu'elles doivent
tre saisies, en tant qu'elles sont particulirement emblma-
tiques de phnomnes globaliss, rendus possibles par la
conjonction de trois facteurs htrognes et concomitants.
Sorte de bouillon de culture qui se serait form vers le dbut
de la premire dcennie du XXIe sicle et qui a autoris l' exten-
sion sans cesse croissante de procdures de suivi, d'une ampleur
et d'une profondeur sans commune mesure historique.
D'abord, c'est l'expansion ininterrompue du numrique
depuis le dbut des annes 1980, plus tard croise aux rseaux

166- LA VIE ALGORITHMIQUE


de tlcommunication, qui a conduit vers le milieu des annes
1990 l'universalisation d'Internet, soit l'interconnexion pla-
ntaire en temps rel, favorisant la dissmination de traces per-
sonnelles et leur rcolte imperceptible par des myriades d'en ti-
ts. Ensuite, l'intensification de la concurrence conomique a
encourag l'instauration de stratgies marketing agressives,
cherchant capter et pntrer toujours plus prcisment les
comportements des consommateurs, grce au suivi des navi-
gations, ou autres achats par cartes de crdit ou de fidlisation.
Enfin, les vnements du 11 septembre 2001 ont contribu
gnraliser un profilage indiffrenci du plus grand nombre
d'individus de la plante, afin de dtecter la fomentation de pro-
jets malveillants. Autant de facteurs qui depuis ne cessent de se
densifier et de se soutenir mutuellement. Les Big data, soit la
profusion de donnes dissmines par les corps et les choses,
se substituent en quelque sorte la figure unique et omnipo-
tente de Big Brother en une fragmentation parpille de ser-
veurs et d'organismes qui concourent sparment et ensemble
affiner la connaissance des personnes en vue d'une multipli-
cit de fonctionnalits d'ordre prioritairement scuritaire et
commercial.

L'affaire Prism a certes divulgu des faits dcisifs, mais dont


une partie tait dj connue depuis la fin des annes 1980 1. Ce
qu'elle a surtout expos, c'est l'ampleur, jusque-l inimagi-
nable, de la rcolte colossale et tous azimuts de donnes
caractre personnel, autant que l'extrme sophistication de
certains procds qui permettent de saisir la racine toute
la clameur du monde. Historiquement, l'activit du renseigne-
ment exigeait d'aller activement rechercher des informations,
de dpcher des agents sur des lieux identifis ou des zones
gographiques loignes, d'tablir des rseaux d'indicateurs et
de traiter des rythmes intermittents les diffrentes sources. L

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 167


o auparavant il fallait sortir des murs des institutions, il ne suf-
fit plus aujourd'hui que de se brancher en toute discrtion des
nuds de connexion, d'intercepter les flux de donnes et de les
soumettre des algorithmes complexes chargs de signaler les
degrs de dangerosit ou d'mettre des alertes.
Ces pratiques sont dsormais adoptes par la quasi-totalit
des agences gouvernementales; nanmoins ce qui caractrise
la NSA, c'est l'importance de ses moyens financiers, la sophis-
tication de ses infrastructures techniques et la qualit des com-
ptences humaines dont elle dispose, celles notamment de pro-
grammeurs, de mathmaticiens ou de spcialistes des sciences
comportementales. L'institution a trs tt compris que l'intel-
ligibilit du rel se constituerait dornavant au prisme)) des
traces numriques; l'enjeu consistant les rcolter de toute part
et sans restriction de volume, conformment au paradigme du
collect itall)). C'est pourquoi elle s'est dote depuis l'automne
2013 d'un gigantesque centre de stockage et de traitement de
donnes situ dans l'Utah, qui serait capable de stocker l'qui-
valent de plusieurs dcennies de communications mondiales ou
d'analyser simultanment plus d'un yottaoctet d'informations.

Ce qui a t dcouvert, tant en creux que frontalement par


Edward Snowden, c'est que le processus en voie d'achvement
de numrisation intgrale a rendu possible le principe tech-
nique et cognitif d'une visibilit continue des tres et des choses.
Car au -del d'activits spcifiques, c'est un eth os contemporain
qui s'est soudainement dvoil, celui qui adosse de faon
toujours plus permanente les existences des oprations com-
putationnelles, qui induisent en retour et indissociablement
des procdures de suivi et de mmorisation imperceptibles.
C'est un puissant mouvement indfiniment expansif qui est
l'uvre, qui s'est instaur et universalis en peine deux dcen-
nies, et qui plutt que d'tre appel s'attnuer, notamment

168- LA VIE ALGORITHMIQUE


par le fait de rvlations, de digues juridiques partielles ou de
fortune, va au contraire s'amplifier et dterminer de part en part
la marche du monde ou les conditions de son bon)) fonction-
nement. Le fait majeur, qui la fois prolonge cette squence
historique et lui fait passer un seuil encore plus critique, renvoie
l'implmentation en cours et tous azimuts de capteurs qui va
contribuer intensifier sans commune mesure l'ampleur des
donnes produites et tmoigner de la quasi-totalit des gestes
du quotidien autant que des mouvements de la socit dans
leur ensemble.
C'est pourquoi nous passons actuellement du rgime de la
surveillance numrique qui aura caractris les annes 1995-
20152, un DATA-PANOPTISME, non pas dtenu par quelques
figures omnipotentes, la NSA ou d'autres entits, mais entre-
tenu et exploit de partout, avec pour objectif prioritaire d'offrir
des services et d'assurer le plus grand confort de tous)). Dimen-
sion qui confirme la formule proprement visionnaire nonce
par Ivan Illich selon laquelle au-del de certains seuils, la pro-
duction de services fera la culture plus de mal que la produc-
tion de marchandises a dj fait la nature)). Le principe de la
surveillance comme modalit de captation masque et invita-
blement partielle des informations se marginalise, au sein d'un
contexte o la collecte tacite et ininterrompue de donnes est
appele dterminer l'usage mme de fonctionnalits de tous
ordres. Dsormais, nous entrons dans une re o c'est
l'exprience mme du monde qui va gnrer une dissmination
perptuelle et exponentielle de traces, non plus traites en vue
de savoir qui fait quoi, mais afin de permettre chacun de vivre
sans encombre)) l'intrieur d'un environnement de part en
part interconnect ou sensible)), faisant de la connaissance
granulaire et volutive de tous les phnomnes une condition
universelle et ncessaire de l'existence.

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE -169


-2
UN TMOIGNAGE INTGRAL
DE LA VIE
La surveillance numrique s'appuyait sur une architecture
technologique compose de plusieurs couches distinctes, qui
se relayaient et s'embotaient parfaitement entre elles, lui assu-
rant une pleine et haute efficacit. Elle trouva ses conditions
initiales de formation dans le processus de numrisation
entam l'aube des annes 1980, plus tard prolong par l'inter-
connexion universalise, qui ensemble rendirent possible la
constitution de bases de donnes indfiniment extensives, de
surcrot soumises des modes de traitement sans cesse perfec-
tionns. En 1995, le systme satellitaire amricain GPS (Global
Positioning System) devint oprationnel et recouvrit l'ensemble
de la plante. En 2000, Bill Clinton dcida sa libre mise dispo-
sition l'attention du domaine civil sans dgradation du signal,
inaugurant le principe d'une golocalisation aise des tres et
des choses. Durant la mme priode, la vidosurveillance ne
cessa de s'tendre et passa du rgime analogique au numrique,
permettant notamment de relier les images des logiciels de
reconnaissance de visages ou de formes.
Au tournant des annes 2000, la fiabilit avre de la biom-
trie, soit la rduction de certaines parties du corps des codes
indexs et stocks, a gnralis l'identification ou l'authentifi-
cation automatises des individus. Enfin, les courbes invaria-
blement en hausse du commerce en ligne, ainsi que l'essor des
rseaux sociaux, ont contribu gnrer des masses de donnes
exposant toujours plus prcisment la nature des comporte-
ments. Modalits spcifiques et articules entre elles, qui ont
form au cours des quinze dernires annes le socle d'une sur-

170- LA VIE ALGORITHMIQUE


veillance capable de suivre de prs les conduites et de dployer
un rayon d'action virtuellement global. Observatoire qui a t
pour majeure partie difi et entretenu par des groupes privs,
auprs desquels des instances tatiques de renseignement
pouvaient -lgalement ou non- venir s'agrger.

Le mouvement en cours d'implantation tous azimuts de


capteurs pourrait laisser penser qu'il va contribuer parfaire
l'ensemble du systme, or plutt qu'un perfectionnement, c'est
un changement de paradigme qui s'opre. Car l'dification de
surfaces sensibles va instaurer un tmoignage de tous les gestes
de la vie, dressant des cartographies multi-sources, dtailles et
volutives. L o rside la singularit du phnomne, ce n'est
pas tant dans la mesure abyssale de la dissmination de don-
nes caractre personnel. C'est le fait majeur et encore non
manifeste qui conduira, terme, ce que la possibilit mme
de l'utilisation des objets nous environnant sera conditionne
au traage et la mmorisation des actes mens par de mul-
tiples instances tierces. Par exemple, la Google Car ou d'autres
voitures conues pour assurer une prise en charge automatise
de la conduite, appeles d'ici la fin de la deuxime dcennie du
XXIe sicle tre mises sur le march, procderont systmatique-
ment la reconnaissance des passagers montant bord, la
collecte des donnes relatives aux trajets, aux activits dployes
l'intrieur, telles que la lecture sur tablette, l'coute de musique
ou le visionnage de films, ou celles dployes en cours de route:
arrt une station-service, pause dans un restaurant, courses
dans un supermarch. Dispositif qui non seulement reprsen-
tera la base d'un nouveau type de savoir sur les personnes, pos-
siblement corrl d'autres informations, et qui supposera
encore que la mise en marche mme du vhicule sera indisso-
ciable d'un suivi continuellement volutif, qui dterminera
encore l'approbation ou non des ordres par les processeurs.

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 171


C'est exactement cela qui est en jeu, le lien venir dsormais
consubstantiel entre l'usage d'un objet et la connaissance de
l'utilisateur, non seulement en vue d'affiner sans cesse la qua-
lit des services fournis, grce aux facults d'auto-apprentissage
dont sont dsormais dots les systmes, mais galement afin
d'autoriser ou non son emploi. Le personnage principal d' Ubik,
de Philip. K. Dick (1966), ne peut s'introduire dans son domicile
que s'il insre une pice de monnaie dans la serrure de sa porte,
qui lui annonce de temps autre l'impossibilit d'entrer chez
lui faute d'avoir vers le montant ncessaire. Un demi-sicle
plus tard, cette fiction se ralise suivant une forme davantage
sophistique, voue soumettre des procds d' authentifica-
tion et de validation les tres et leur conduite.
Qui suis-je dsormais, se demande le Promthe d'au-
jourd'hui, bouffon de son propre parc de machine 3 La version
contemporaine de cette question thorique pose par Gnther
Anders au cours des annes 1950 appelle modifier les termes
et se demander non pas qui nous sommes, mais qui dcide de
nos actes, et par qui leur ralisation est -elle appele tre
approuve, encadre et suivie? On l'a compris, la rponse est:
par des systmes, qui la fois suggrent et vrifient la conformit
de nos gestes, l'instar des procds de navigation initis par
Airbus au milieu des annes 1980, dont les commandes
entreprises par les pilotes sont systmatiquement soumises
la vrification en temps rel de leur concordance au vu de mul-
tiples paramtres et du contexte gnral. C'est une autre forme
de totalisation numrique qui pointe, faisant de toute
exprience la manifestation de gestes et de comportements
transmise des serveurs, et qui en retour va conditionner la
possibilit mme d'une exprience ultrieure. C'est cela le data-
panoptisme, un entrelacement toujours plus intime)) entre les
tres et des algorithmes qui induit indissociablement une
connaissance sans cesse approfondie des personnes, des faits

172- LA VIE ALGORITHMIQUE


et des choses, autant qu'une rgulation automatise du champ
de l'action.

L'avance des technologies de l'information telle qu'in-


carne par Google annonce la fin de la vie prive pour la plupart
des tres humains et entrane le monde vers le totalitarisme 4
Formule prononce par Julian Assange, qui reste prisonnier de
concepts historiques aujourd'hui inoprants l'empchant de
saisir la nature spcifique des phnomnes actuellement
l'uvre. Car nous n'avons pas ici affaire un totalitarisme,
entendu comme un mode autoritaire et coercitif d'exercice du
pouvoir, mais une sorte de pacte tacite ou explicite qui lie, a
priori librement, les individus des myriades d'entits charges
de les assister, suivant une continuit temporelle et une puis-
sance d'inflchissement qui prend une forme toujours plus
totalisante. La notion de vie prive prenait son origine dans une
conscience moderne qui estimait ncessaire de garantir aux
tres une part irrductible leur revenant en propre, ne devant
pas tre expose l'attention d'autrui. Acquis social et culturel
redevable de l'esprit humaniste, qui renvoie une priode qui
aura principalement couru du dbut du XIxe la fin du xxe sicle.
Dsormais, nous passons de l'ge de la vie prive celui de la
vie privatise, qui adosse tendanciellement tout acte des pro-
tocoles labors et grs par des acteurs conomiques qui
rcoltent les traces mises et les montisent.
La surveillance propre au dbut du XXIe sicle -particulire-
ment emblmatique dans les pratiques de la NSA- revt la
forme d'une pyramide compose de trois paliers. Au sommet se
situent les agences de renseignement qui analysent les infor-
mations majoritairement saisies auprs d'une couche secon-
daire, soit les instances commerciales, qui elles-mmes suivent
et mmorisent les comportements des individus la source
(couche primaire ou initiale). Ce n'est pas tant que cette parti-

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 173


tion se dissout, qu'elle est appele tre supplante par un
rgime d' intrt mutualis faisant non plus de la surveillance,
mais de la connaissance vise fonctionnelle des conduites, le
cur d'une visibilit globalise, distribue et indfiniment
exploitable de la vie des personnes. Changement de paradigme
qui dissout la partition binaire distinguant d'un ct les sur-
veillants et de l'autre les surveills, pour faire apparatre un nou-
vel ethos de part en part ordonnanc par une boucle systma-
tique et universalise, qui veut que la rcolte de donnes
caractre principalement personnel, suivie de leur traitement,
dtermineront la marche continment optimise des socits
et des individus.

Comment nommer ce nouveau rgime? Il s'inspire en partie


de la pratique historique de la surveillance qui suppose qu'un
fonctionnement viable des socits est indissociable d'un suivi
des personnes et des faits, mais il s'en distingue par deux carac-
tristiques. D'abord, il ne s'exerce pas d'aprs des modes dissi-
muls, mais se prsente implicitement comme un processus
inhrent l'usage de tout protocole numrique. Ensuite, il
n'opre pas de faon fragmentaire ou occasionnelle mais colle
continuellement l'exprience. C'est le passage d'une condi-
tion d'exception une condition normalise ou banalise qui se
trame. Alexandre Koyr affirmait que les grandes rvolutions
scientifiques modernes taient des rvolutions thoriques,
et que leur rsultat fut d'acqurir une nouvelle conception de
la ralit profonde qui sous-tend les donnes de l' exprience5 .
C'est un nouvel axiome thorique et pratique qui s'impose,
faisantdetoutfaitderalitunobjetdecodification, dterminant
sans fin et de partout le cadre d'intelligibilit autant que les
conditions de possibilit de l'action humaine.

174- LA VIE ALGORITHMIQUE


-3
LA VIE PUBLICISE
Le tmoignage passif des tres et des choses s'inscrit dans un
esprit du temps. Celui qui encourage sous de multiples moda-
lits le dvoilement consenti ou non des personnes, dont une
large partie est soutenue et stimule par les technologies de l'ex-
pressivit. C'est toute la logique propre de ce qui avait t
nomm Web 2.0, soit l'horizontalisation facilite et massive des
relations entre les individus, qui a autoris ce mouvement pla-
ntaire de narration partage des existences. Dimension qui
s'accompagne simultanment d'un souhait paradoxal de pr-
server une part de son intimit, ou de ce qui est usuellement
nomm vie prive>>, renforc par une lucidit naissante dsor-
mais consciente des effets de traage tous azimuts induits par
la numrisation expansive du monde. C'est un conflit persistant
entre la praxis et les discours qui se trame. Nanmoins, au-del
des ptitions de principe, c'est la dominante des pratiques qui
doit tre prise en compte, celle qui veut que depuis une dcen-
nie, par les rseaux sociaux, les sites de partage d'images ou de
vidos, les blogs, une exposition volontaire et continue des
comportements se gnralise.
Car ce qui se joue ici, c'est l'universalisation de l'idologie de
l'expressivit, qui appelle multiplier la publication en ligne de
commentaires et d'images, comme si la subjectivit contempo-
raine se sentait pauvre ou incomplte si elle n'tait pas prolon-
ge par le rcit indfiniment maintenu de ses diffrents tats
l'attention des autres. Le concept de vie prive, supposant
qu'une part de soi ne devrait pas faire l'objet d'une observation
par des tierces personnes, doit tre revisit l'aune de ces
usages. Celle qui relevait des domaines domestique et familial,
de la sant, des relations amoureuses ou sexuelles, marquant

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 175


une sparation nette entre l'extriorit de la vie sociale et le droit
juridiquement reconnu bnficier d'une intriorit prserve.

Dans les faits, les instances scuritaires se dsintressent de


la vie prive; elles rcoltent certes des masses d'informations
relatives aux individus, non pas en vue de les scruter distance,
mais afin que des systmes automatiss puissent dclencher des
alertes en fonction de paramtres dtermins et qui portent in
fine sur un nombre restreint de personnes. De la mme manire,
les instances conomiques et commerciales ne visent la pn-
tration des conduites que dans une perspective fonctionnelle,
cherchant principalement faire mettre par des robots num-
riques des suggestions individualises d'achat de biens et de
services. Pratique qui ne relve pas d'une dmarche indiscrte
consistant observer de faon masque le quotidien, mais qui
est seulement intresse dresser des schmas de vie volutifs,
dans l'objectif de mettre en lien direct toute personne avec toute
offre juge pertinente. Car contrairement ce qu'affirme la doxa
actuelle, ce n'est pas la vie prive qui est fragilise par les pro-
cdures de suivi scuritaire ou commercial. Ce qui actuellement
contribue la perturber ou la dcomposer, c'est davantage le
tmoignage multi-sources des comportements, dont l'exhibition
rcurrente des individus sous forme de textes et d'images
constitue un levier majeur.
La notion de vie prive mue, ou s'effrite, glissant de ce qui
jusque-l pouvait tre maintenu en droit l'abri du regard d'au-
trui ou de l'attention sociale, vers une exposition dlibre de
soi, par l'intermdiaire de commentaires ou de photographies
relatifs son travail, ses intrts, ses tats d'me, ses
vacances, ses enfants, la dcoration de sa chambre cou-
cher, etc. Elle prend maintenant la forme d'une vie publie. Par
exemple, dner chez soi relve en thorie du drob, ce qu'on y
mange ou ce qui s'y dit au cours des repas tout autant. Ce sont

176- LA VIE ALGORITHMIQUE


dsormais ces types d'activits alors replis qui font majoritai-
rement l'objet de publications. La gnralisation des technolo-
gies de l'expressivit en aura t la cause premire, concourant
non pas la fin de la vie prive par la faute de funestes agences
de scurit ou d'implacables groupes conomiques, mais son
rapide retournement ou dvoiement. Car nous continuons de
penser la collecte des donnes en termes de surveillance, sui-
vant une configuration binaire, en nous offusquant au gr des
vnements de certains procds l'uvre, sans saisir que ce
qui contribue l'instauration d'un nouveau paradigme tendan-
ciellement totalisant, c'est l'entrecroisement fatal entre le
tmoignage passif du quotidien, via des capteurs terme omni-
prsents, et le dvoilement intentionnel des individus de tous
les pans de leur existence. Compos corrosif qui redfinit la ten-
sion liant le citoyen et le corps social, notamment fonde sur
l'agrment partag octroyant chacun une part situe en retrait,
au profit d'une socialit qui prend son fondement mme dans
l'affichage rgulier des actes de la vie, recouvrant nombre de
dimensions qui taient supposes, pour le respect de l'intgrit
de tous, relever de l'inviolable.

C'est une manifestation quasi intgrale de soi qui s'institue


par le fait de l'embotement de trois facteurs distincts. D'abord,
par la dissmination passive, consciente ou non, de traces
mises par les gestes, les localisations ou les tats physiolo-
giques. Ensuite, par l'utilisation toujours plus soutenue de pro-
tocoles interconnects qui tmoignent en temps rel de nombre
de pratiques. Enfin, par la formulation sans fin rpte de faits
relatifs au quotidien. Strates qui se nourrissent exclusivement
de nos usages et qui alimentent de puissants systmes d'agr-
gation de donnes. C'est cela le data- panoptisme: une visibilit
tendanciellement continue de la vie tant entretenue par les per-
sonnes que par une myriade d'instances qui l'exploitent en vue

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 177


de sa montisation ininterrompue. Attitude schizophrne des
individus, qui d'un ct prtendent juste titre vouloir bnfi-
cier du droit inalinable vivre une part de leur existence l'abri
des regards, et qui d'un autre ct adossent des pans de cette
mme existence des systmes conus pour la divulguer sous
diverses modalits aux yeux du monde.
Imaginons un instant titre d'hypothse qu'une entit
puisse se saisir de l'intgralit de ces sources, que verrait-elle?
La situation physique, psychologique, intime, professionnelle,
financire, granulaire, en temps rel et volutive de milliards
d'individus, ainsi que les grilles relationnelles et leur niveau
d'intensit chelle plantaire. Alors nous comprendrions la
profondeur et l'tendue du data-panoptisme, qui partout et
continuellement opre, mais nous ne le voyons pas, prfrant
focaliser notre attention sur quelques figures spectaculaires
telle la NSA, alors qu'elle ne constitue qu'une de ses compo-
santes minoritaires. Un jour, plus tard, probablement bientt,
nous dcouvrirons, bahis ou effars, quel point une connais-
sance globale et dtaille de chacun de nous s'est rapidement
constitue. C'est exactement ce que le port des lunettes connec-
tes, notamment relies des logiciels de reconnaissance
faciale, viendra ostensiblement exposer nos regards ou nos
consciences subjugus.

Le data-panoptisme dfait la structure frontale du


Panoptique, il ne revt pas non plus les contours d'un Big
Brother unique et omnipotent, et ne s'incarne dans aucune
instance ou formalisation privilgies. Il s'impose par la
multiplicit des nuds qui se compltent les uns les autres, et
qui terrassent progressivement toute zone dissimule ou rtive
l'observation. Il dcouvre froidement le savoir toujours plus
totalisant dont nous nous sommes dots, qui dissout peu peu
toute sparation disjoignant les tres ou les choses. Il n'est plus

178- LA VIE ALGORITHMIQUE


pertinent ou lgitime de pointer dans la bonne conscience et
d'un doigt accusateur quelques organismes malveillants ou dia-
boliques. C'est une condition globale de transparence que nous
avons rige, et dont l'assise autant que les conditions de sa
prennit et de son expansion dpendent prioritairement de
nos modes de vie consentis et volontaires. D'o a-t-il tant
d'yeux qui vous pient, si ce n'est de vous? crivait La Botie
dans son Discours de la servitude volontaire.

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 179


-4
LA SUBJECTIVIT PARTAGE
La spectacularisation du quotidien peut franchir un seuil ou se
radicaliser par l'instauration de pratiques d'un nouveau genre
se tissant entre les membres d'une mme famille, ou entre
personnes lies par une amiti ou des intrts communs l'aide
de technologies ddies. C'est la propension naturelle ou fon-
cirement anthropologique se regrouper, liguer ses forces
contre l'adversit, faire face de faon tribale aux dangers
inhrents l'existence, qui trouve aujourd'hui l'occasion de
s'intensifier. Au dbut des annes 2000 fut conu au Japon un
protocole nomm Imadoko (o es-tu?) qui, grce l'utilisation
gnralise des tlphones portables et du GPS, permettait aux
parents de suivre en temps rel la localisation de leur progniture
via des spatiocartes numriques visibles sur les mini-crans
quipant alors les mobiles. Systme qui de surcrot pouvait
dclencher un signal si un enfant dpassait les limites d'une
zone pralablement circonscrite et enregistre, et occasionner
l'envoi ventuel d'une quipe charge d'aller le rcuprer sur
place. Ce dispositif inaugurait la facult technique plus ou
moins communment admise au sein d'un cercle dtermin,
se suivre aisment et en continu sans effet de dissimulation.
Depuis, de nombreux protocoles similaires se sont dvelop-
ps, telle l'application FamilyMap commercialise aux tats-
Unis par AT&T, qui indique sur smartphone le positionnement
respectif des membres d'une famille et peut activer le cas
chant divers types d'alertes. Dans un esprit analogue, une
montre spcifiquement conue pour enfants les encourage,
lorsqu'ils se sentent gars ou en danger, dclencher par une
simple commande un mcanisme qui oprera des appels auprs
de toutes les personnes autorises. Procdures partages de tra-

180- LA VIE ALGORITHMIQUE


age, qui tmoignent d'une rcente disposition soumettre un
registre de ses actions une visibilit conjointe. Retournement
de la notion usuelle de surveillance entendue comme un acte
dlibr visant recueillir des informations l'insu des per-
sonnes, pour l'instauration d'un pacte commun autorisant une
exposition consentie de certaines dimensions de l'existence
supposes relever jusque-l du domaine priv.

Propension appele s'intensifier et s'institutionnaliser


par le fait de la prolifration de capteurs, qui va entraner un
tmoignage davantage tendu et approfondi des gestes, et leur
consultation, via des applications ddies, par des proches.
C'est encore la multiplication d'objets connects au sein de
l'habitat qui conduira la connaissance sur place ou distance
des pratiques domestiques (usage de la machine laver ou de
la cuisinire, produits consomms, actions menes dans le
domicile, identits des personnes prsentes ... ). Configuration
en cours d'mergence qui induit un suivi suppos admis des
expriences, brisant l'agencement historique propre au foyer
occidental moderne, compos de pices distinctes destines
assurer autant que possible l'intgrit de chacun au sein d'un
mme ensemble. C'est cette structure datant de plus d'un sicle
qui se dfait au profit d'une vie mutualise.
Les Grecs estimaient que la socialit appelait comme contre-
partie imprative l'amnagement de sphres prives. Tension
sensible dans les rapports troits et indissociables qu'entretient
le couple form par Hestia et Herms. La premire reprsente
la figure du foyer, de l'intimit, du soin port au feu charg d'une
part sacre. Le second renvoie la circulation des corps, l'ac-
tivit publique, aux jeux de communication l'uvre dans l'es-
pace commun de la Cit. Jean-Pierre Vernant a expos dans
quelle mesure la part dissimule de l'existence conditionnait la
vitalit du champ social, et rciproquement. La famille, usuel-

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 181


lement perue comme constituant la base de la structure
sociale, pourrait dsormais tre comprise comme constituant
la base de nouvelles modalits relationnelles n'accordant plus
de temporalit ou d'espace retirs, ceux qui par exemple
enjoignent implicitement aux parents de taper la porte de la
chambre de leurs enfants avant d'y accder.

C'est une sorte de totalisation de la vie domestique qui s'ins-


taure, refusant, l'instar de ce qui actuellement se trame dans
le champ social, toute part cache, au profit d'une transparence
intersubjective des comportements des fins utilitaires. Effri-
tement annonc de toute dimension intime ou secrte, alors
qu'elles participent pleinement du bien-tre des individus pla-
cs sous un mme toit)), notamment lors de la priode struc-
turante de l'adolescence qui aspire de ncessaires formes de
dtachement. Cette tendance historique rechercher la plus
claire transparence peut se retourner subrepticement en son
contraire: J'ai un got pour le secret, cela est clairement li au
sentiment de non-appartenance; j'prouve une peur voire une
terreur en face d'un espace politique, par exemple un espace
public, qui ne fait aucune part au secret. Pour moi, exiger que
tout soit tal sur la place publique et qu'il n'y ait plus d'espace
intime de dlibration est un signe flagrant de totalitarisation
de la dmocratie. Je peux reformuler ceci en termes d'thique
politique: si le droit au secret n'est pas maintenu, nous sommes
dans un espace totalitaire. ))
Ce sont les concepts de familiarit et d'amiti qui subissent
une redfinition, non plus fonds sur l'cart consubstantiel
toute relation, mais sur une sorte de mise en commun des sub-
jectivits)), mergence d'une nouvelle proxmie, qui renvoie
une notion labore par Edward T. Hall qui nomme le ncessaire
intervalle sparant les personnes prises dans une mme inte-
raction, dont il a tudi les diffrentes distances critiques)) qui

182- LA VIE ALGORITHMIQUE


varient selon les situations ou les cultures: En plus de son ter-
ritoire inscrit dans un coin de terre bien dlimit, chaque ani-
mal est entour d'une srie de "bulles" ou de "ballons" aux
formes irrgulires, qui servent maintenir un espacement sp-
cifique entre individus 7 Les bulles encore restantes clatent
les unes aprs les autres, par l'entrelacement explosif entre l'as-
piration ancestrale connatre les gestes de ses proches, et des
technologies de captation et d'interprtation des conduites qui
ensemble concourent l'dification d'une anthropologie nais-
sante, qui associe indissociablement l'exprience subjective et
son accessibilit en temps rel.

Procds qui sont appels s'tendre d'autres cercles,


d'autres dispositifs et d'autres dimensions de l'existence,
notamment via les technologies de soi ou les Google Glass et
autres lunettes connectes, qui vont universaliser le principe
d'une vie consultable. C'est la dissolution progressive de toute
disjonction sparant les tres qui se confirme, prenant la forme
d'un altricide 1, soit la dcomposition de la figure de l'autre
jusque-l entendue comme ne pouvant tre intgralement sou-
mise la volont d'autrui. Chacun recouvre pour chacun une
valeur instrumentale, corroborant sous une autre forme le rap-
port utilitariste progressivement entretenu l'environnement.
Il deviendrait presque normal ou naturel que dans une telle
configuration plus rien ne rsiste l'ambition d'tre inform,
volont et en vue de diverses fins, de la vie de tout tre humain.
Georges Duby avait crit que la socit fodale tait de
structure si granuleuse, forme de grumeaux si compacts que
tout individu tentant de se dgager de l'troite et trs abondante
convivialit qui constituait alors la privacy, de s'isoler, d'riger
autour de lui sa propre clture, de s'enfermer dans son jardin
clos, tait aussitt l'objet soit de soupon, soit d'admiration,
tenu ou bien pour un contestataire ou bien pour un hros, en

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 183


tout cas repouss dans le domaine del"' trange".[ ... ] Seuls s'ex-
posent de la sorte les dvoys, les possds, les fous: c'tait
selon l'opinion commune, l'un des symptmes de la folie que
d'errer seuil. Peut-tre renouons-nous avec une priode non
pas mdivale mais moyengeuse, prise dans son sens pjoratif
et qui nomme un phnomne d'ordre rgressif, par exemple
celui qui aujourd'hui chercherait annihiler une juste proximit
ou proxmie entre les humains, pour instaurer une promiscuit
tendanciellement permanente. Pour viter de participer une
telle dynamique, il relverait coup sr d'une forme de sagesse
de vivre fou, d' errer seul, ou d'affirmer en conscience ou
en hros un dsir de dviance.

184- lA VIE ALGORITHMIQUE


-5
LE SUIVI DES MOUVEMENTS
ANONYMES DU MONDE
Spoutnik, lanc par les Sovitiques le 4 octobre 1957, fut le pre-
mier satellite artificiel de l'histoire tre plac en orbite autour
de la Terre. L'vnement inaugura la conqute spatiale, et
engagea une comptition entre les tats-Unis et l'URSS, ayant
progressivement conduit la victoire des premiers notamment
par l'achvement d'une constellation intgrale: le GPS. Le sys-
tme amricain rendit possible une perception depuis l'espace
de tous les points de la plante, grce aux images transmises par
les camras embarques. Disposition technique usage mili-
taire, industriel et de tlcommunication, qui ne cesse de se
perfectionner, mais qui ne dcouvre que des phnomnes
manifestes la vue ou la sensibilit de certains capteurs, ne
pouvant rendre compte de faits non immdiatement saisis-
sables mme depuis l'exosphre. Apprhension en surplomb
du monde, depuis peu relaye par d'autres modalits de per-
ception globale dues la rcolte et au traitement toujours plus
massifs de donnes, qui tmoignent moins de comportements
individuels identifis que de larges flux anonymes de popula-
tions suivis en temps rel.
En 2008, lors des Jeux olympiques de Pkin, les autorits
avaient pu suivre les dplacements des foules grce la locali-
sation de la totalit des tlphones portables utiliss dans la ville
via la triangulation des antennes 3G. L'enjeu ne consistait pas
identifier les personnes, mais visualiser les mouvements en
cours en vue de leur meilleure prise en charge logistique et scu-
ritaire. Depuis, ces procds se sont amliors et autorisent de
nombreuses autres fonctionnalits. En 2012, l'entreprise espa-

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE -185


gnole Telefonica se scinda, crant une branche dnomme Tele-
fonica Dynamic Insights, destine vendre des donnes ano-
nymes se rapportant la golocalisation des individus et leurs
usages: Nous avons 309 millions de clients travers le monde,
qui nous transmettent des donnes reprsentant de trs larges
chantillons reprsentatifs. Nous les collectons des mobiles;
elles sont ensuite anonymises et agrges entre elles afin de
comprendre la faon dont des segments de population se com-
portent. Nous utilisons cette clairvoyance dans l'objectif
d'clairer la marge d'inconnu qui spare les organisations de
leurs utilisateurs, leur permettant ainsi d'amliorer leur offre et
leurs affaires 10

Dsormais, la plupart des oprateurs tlphoniques mon-


tisent leurs informations, procdant au pralable une anony-
misation, soit l'effacement de leur source individuelle. SFR
s'engagea trs tt dans le commerce de donnes des fins de
gomarketing, associant ses offres des outils de data-
visualisation cartographique. Un milliard d'vnements
seraient quotidiennement capts par l'entreprise (actions d'al-
lumer ou d'teindre un appareil, passages et dures des appels,
envois de messages, trajets effectus, applications consul-
tes ... ). Architecture qui permet de saisir en temps rel nombre
de comportements, leurs itrations et volutions, dressant un
relev sociologique ininterrompu d'origine industrielle: Les
enchanements d'vnements mis par les mobiles permettent
de suivre la densit et les flux de population tant au niveau
macro, national et urbain, que micro selon la topologie du
rseau, explique-t-on chez SFR. Notre dispositif nous a permis
par exemple d'valuer 389 500 le nombre de visiteurs du Fes-
tival de Cannes en 2012, et d'observer un pic de frquentation
le 18 mai 2012 17h. Autres exemples d'indicateurs: le suivi de
la diffusion des passagers ayant pris un train la gare Montpar-

186- LA VIE ALGORITHMIQUE


nasse, ou encore la frquentation des lignes du mtro parisien
selon l'heure de la journe. Ces donnes peuvent intresser des
acteurs du transport ou les collectivits locales, note-t-on chez
SFR. Mais le secteur de la distribution reprsente aussi l'une
des principales cibles du groupe. L'oprateur offrant notam-
ment la capacit de dfinir la provenance des clients visitant un
centre commercial ou un supermarch 11
Une part de l'activit de Google consiste stocker sans dure
limite les traces de navigation sur ses diffrentes plateformes,
dont les derniers numros des adresses IP sont effacs neuf
mois aprs leur collecte afin de les rendre anonymes. Procd
qui permet une connaissance continuellement volutive de
nombre d'usages chelle collective, autant que la revente des
tiers d'une partie de ces renseignements. La plupart des grandes
institutions publiques et prives dtiennent des masses sans
cesse croissantes d'informations relatives aux personnes et
leurs activits, qui non seulement sont utilises en interne, mais
qui peuvent encore tre montises en vue de leur agrgation
d'autres sources, aptes rvler d'aprs un large spectre de
multiples phnomnes ou tendances l'uvre dans les soci-
ts. C'est une visibilit toujours plus prcise de certains mou-
vements du monde qui merge, mais qui n'est plus l'apanage
de seules entits omnipotentes dotes de salles de contrle
focus tendanciellement intgral, telles les war rooms qui
forment le dcor de nombreux films, au sein d'une desquelles
se tient par exemple la runion de crise dans Docteur Po lamour
(Stanley Kubrick, 1964). Ce sont des dispositifs d'observation
en surplomb, forms d'une architecture physique moins
impressionnante mais l'architecture rseau hautement
sophistique, qui sont dornavant mis la disposition de
myriades d'organismes capables de suivre en temps rel les
dplacements, les localisations, les achats, les frquentations
d'vnements culturels, sportifs, politiques, le dveloppement

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 187


d'pidmies, ou encore les social graph >> (grilles relationnelles
entre personnes).

Nanmoins, malgr la bonne foi gnralement affiche par


les entreprises, le risque de la dsanonymisation fait l'objet de
craintes: En thorie, ces informations collectes partout sur le
Web ou par le biais de capteurs dans les objets du quotidien
(voiture, frigo, compteurs lectriques ... ) sont recueillies de
faon anonyme, pour empcher de remonter jusqu' l'identit
de l'individu. Mais la quantit indite des donnes, associe
la multiplicit des recoupements possibles, reprsente un
norme risque. "Certains estiment qu'avec la quantit et la puis-
sance des calculs actuels l'anonymat des donnes n'existe dj
plus", assure Yann Padova, ancien secrtaire gnral de la Corn-
mission nationale de l'informatique et des liberts (CNIL) et
aujourd'hui avocat chez Baker & McKenzie 12 >> Inquitude
infonde dans la mesure o ces masses d'informations
reprsentent une strate distincte et complmentaire propre au
Panoptique contemporain form de multiples couches; celle-ci
n'tant pas prioritairement destine la connaissance singula-
rise des comportements, mais favoriser la fluidification et la
scurisation gnrale des socits.
Plus largement, c'est une vision globalisante des phno-
mnes qui est maintenant offerte tous. Elle ne correspond plus
la diffusion tlvisuelle en direct et chelle internationale
d'vnements, qu'inaugura la retransmission en Eurovision du
couronnement de la reine lisabeth Il en 1953, plus tard ten-
due celle en Mondovision des Jeux olympiques d't de Tokyo
en 1964. Logiques de visibilit plantaire qui se sont perfection-
nes et gnralises au cours des dcennies suivantes, mais qui
dpendaient de sources d'mission uniques. Dsormais c'est
une relativisation de la notion de canal>> qui s'opre, au profit
d'un foisonnement in quantifiable de focales mises la libre dis-

188- LA VIE ALGORITHMIQUE


position de tous, conformment une logique l'uvre depuis
l'apparition des premires webcams au milieu des annes 1990
qui captaient en continu les images de certains espaces publics
de partout accessibles. Dimension qui fut en quelque sorte radi-
calise quelques annes plus tard par la plateforme Google
Earth autorisant le survol de toutes les surfaces de la Terre
face son cran. Le site flightradar24.com tmoigne de cette
rcente capacit suivre en temps rel quantit de phnomnes,
telle la totalit des vols en cours des avions civils, et s'enqurir
de leur rfrence, de leur provenance, de leur destination,
situant virtuellement chaque visiteur au cur d'une tour de
contrle glotiale et individualise. C'est l'tendue de la
perception humaine qui franchit un seuil, dornavant capable
d'observer tout instant et de tout lieu une infinit d'vnements
en cours de par le monde.

Ce qui s'difie actuellement, c'est un systme de captation


intgrale qui embote diffrents procds couvrant ensemble et
de faon complmentaire un spectre allant du plus minuscule
au plus largi, instituant une vision multi-sources, multi-
chelles, multi-acteurs et multifonctionnelle des phnomnes.
J'avais moi-mme relev, dans mon ouvrage Surveillance glo-
bale13 paru en 2009, les limites qui alors s'imposaient la mca-
nique gnrale de la surveillance, confronte nombre de
trous qui relativisaient l'tendue de la puissance technolo-
gique ou celle des aspirations. C'tait la fin de la premire
dcennie du XXIe sicle, il y a une ternit; depuis, les angles
morts peu peu disparaissent, sont colmats par l'rection
d'un data-panoptisme maintenant capable de rduire chaque
fait des squences de code de toute part exploites, et dispo-
nibles l'attention de myriades d'entits et d'individus. Big
Brother est mort, mais Dieu existe bien, non pas sous une figure
monothiste, mais d'aprs une forme universalise et diffuse

DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE - 189


d'esprit panthiste, qui imprgne tous les atomes, connat
toutes les substances ou se confond avec chacune d'elle. Cette
forme-l de divinit existe bien, elle renvoie notre condition
contemporaine en devenir et en perptuelle consolidation.

190- LA VIE ALGORITHMIQUE


-1
L'OPEN DATA:
LA POLITIQUE JOYSTICK
Les relations historiques entre le politique et la technique sont
marques depuis les dbuts de la rvolution industrielle par des
rapports de force. Les usines progressivement difies partir
de la deuxime partie du :xixe sicle, imposant des mthodes et
des cadences de travail spcifiques, ont contribu transformer
les conditions gnrales d'existence individuelles et collectives.
Le pouvoir politique a tt saisi la puissance de structuration des
socits dtenue par le monde technico-conomique, et a tent
d'exercer une emprise tant sur le champ de son action que sur
l'axe de ses dveloppements. Les Expositions universelles, dont
la premire se tint Londres en 1851, tmoignent de ce souhait
de rabattre la flamboyance des productions manufacturires
la promotion des politiques nationales. Ce fut plus tard l'Union
sovitique naissante qui entendit planifier l'activit industrielle
en vue de subvenir aux besoins du pays et d'exhiber sa puis-
sance aux yeux du monde.
Les massives ralisations architecturales et infrastructures
routires bties par l'Allemagne nazie ou l'Italie fasciste furent
directement pilotes depuis les bureaux de Hitler ou de Musso-
lini. Avant et durant la Seconde Guerre mondiale, les pro-
grammes intensifs d'armement furent dcids par les gouver-
nements, telle projet Manhattan qui runit sous l'impulsion de
Roosevelt des scientifiques et des industriels dans l'objectif
d'laborer l'arme atomique. La conqute de l'espace entreprise
par les tats-Unis et l'URSS contribua, partir des annes 1950,
inflchir le cours de l'histoire de la technique de la seconde
partie du xxe sicle. De nombreux pays aux rgimes d'inspira-

LE TECHNO-POUVOIR- 193
tian librale ou communiste engagrent, aprs la guerre, des
programmes industriels d'envergure, dont certains furent par-
fois mens l'chelle europenne, telle projet aronautique
Airbus. L're moderne a t caractrise par la volont puis sam-
ment exprime par le pouvoir politique de dterminer le cours
majoritaire des dveloppements technologiques.

Depuis l'avnement de l'informatique personnelle partir


du milieu des annes 1970, une forme d'indpendance des pro-
cessus d'innovation s'est manifeste, indiffrente toute vellit
d'assujettissement, notamment parce qu'ils manaient gnra-
lement d'initiatives individuelles. Si l'industrie de l'lectronique
a galement profit de soutiens des tats, particulirement aux
tats-Unis o elle connut un fort dveloppement grce des
subventions publiques, aux apports croiss de l'arme et de
l'universit, et des fonds financiers privs (capital risque), ces
cooprations taient nanmoins fondes sur le postulat que le
cur de l'innovation se situait dans les laboratoires de recherche
et non dans les administrations publiques ou prives. Microsoft,
Apple, Hewlett-Packard, RankXerox et bien d'autres entreprises
ont tmoign de l'mergence d'entits diriges par des individus
-gnralement des ingnieurs- dots de hautes comptences,
se sentant libres d'entreprendre selon leurs seules visions, de
surcrot convaincus d'tre l'origine d'une nouvelle re appele
modifier la vie des personnes autant que la nature des socits.
Puissance qui s'est rapidement accrue partir des annes 1980,
bousculant la prpondrance dvolue au pouvoir politique
orienter le cours gnral des choses, et qui s'est peu peu impo-
se comme un vecteur majeur de transformation des pratiques
individuelles et collectives, suivant une logique soutenue par le
rgime nolibral promu par l'Administration de Ronald Reagan
en place la mme poque.
L'mergence des grands groupes de l'Internet la fin des
annes 1990 et au tournant du nouveau millnaire s'est accom-

194- LA VIE ALGORITHMIQUE


pagne d'une forme d'loignement ou de prise de distance non
ouvertement formule l'endroit du pouvoir politique. C'est
une autonomisation croissante, ou une radicalisation sous
d'autres modalits du processus d' auto-accroissement de la
technique tel que dcrit par Jacques Ellul, qui s'est opre. Ind-
pendance peu contrarie qui a pouss des consortiums cono-
miques dfinir toujours plus profondment la trame des
socits par leurs innovations, et qui dans nombre de cas sont
alls jusqu' mpriser certains impratifs dmocratiques l-
mentaires. Telle droit des tats lever l'impt l o l'activit des
entreprises s'exerce, ou celui des citoyens dcider librement de
l'utilisation de leurs traces numriques. Si cet environnement
suscite peu peu des oppositions et des luttes de plus en plus
farouches, il se produit dans le mme mouvement, et de faon
insidieuse, une alliance d'un nouveau genre entre politique et
technique, marque par une suprmatie sournoise mais dcisive
de la seconde sur la premire et qui a pour nom: Open data.

Une des promesses lectorales du candidat Barack Obama


lors de la course la Maison Blanche en 2008 fut de s'engager,
en cas d'lection, instaurer l'Open Government Initiative, soit
uvrer la transparence des donnes publiques afin de per-
mettre aux citoyens d'tre informs des activits du gouverne-
ment et de celles des administrations. Principe suppos favori-
ser une collaboration fructueuse grce une double approche,
la fois descendante (top-down) et ascendante (bottom-up),
susceptible de conduire de meilleures prises de dcisions :
Mon gouvernement prendra les mesures appropries, com-
patibles avec le droit et la politique, pour divulguer des infor-
mations rapidement et dans des formes que le public puisse
facilement trouver et utiliser. Les ministres et agences devront
exploiter les nouvelles technologies pour mettre en ligne et
rendre facilement accessibles au public des informations sur leurs

LE TECHNO-POUVOIR -195
activits et les dcisions prises. Les ministres et organismes
doivent aussi solliciter les commentaires de la population pour
identifier les informations les plus utiles au public 1. >>
En dpit d'un rapport extrmement critique publi en 2013
l'gard du dispositif mis en place 2, l'initiative amricaine a ins-
pir de nombreux pays. C'est l'idal saint-simonien, qui cherche
rduire la politique une saine administration des choses 3 ,
autant que l'idologie libertarienne, l'envisageant comme une
puissance de la moindre intervention seulement dvolue
garantir le libre entrepreneuriat, qui prvalent dans le principe
de l'Open data sensible dans la formule Government as a plat-
form nonce par Tim O'Reilly, l'initiateur de l'expression Web
2.0. L'action publique se contente de rpondre de strictes
logiques utilitaristes. Des protocoles techniques sont spcifique-
ment conus en vue de rendre accessibles des cartographies
dynamiques des mouvements de la socit, dans la vise priori-
taire de favoriser leur exploitation des fins commerciales :
L'tat, en sus de ses fonctions rgaliennes, doit galement
mettre en place des logiciels, des codes, ou des plateformes 4

Au-del du souhait apparemment louable de porter la


connaissance des citoyens l'activit des administrations ou
celle des diffrents services de l'tat, ce sont trois phnomnes
assez imperceptibles qui s'instaurent progressivement. Le pre-
mier concerne la rcupration systmatique des informations
publies par les organismes, ou celles remontes par les indi-
vidus, par des acteurs privs qui les montisent via des myriades
d'applications. C'est une privatisation d'allure discrte qui
s'institue, sous couvert des principes cardinaux de la transpa-
rence et de la participation, qui induit un entrelacement d'un
nouveau genre entre domaines public et conomique: La
politique, dfinie comme le domaine public, dpend essentiel-
lement du priv, ce qui signifie que le priv, loin d'tre le

196- LA VIE ALGORITHMIQUE


contraire de la politique, fait partie de sa dfinition mme 5
C'est l'impens ou le non-formul de l'Open data qu'il faut
excaver et mettre au jour, soit une entreprise massive de mar-
chandisation d'informations portant sur de larges pans de la vie
sociale dont on peut en droit considrer qu'elles relvent du
bien commun.
Le deuxime concerne la nature premire vue objective des
renseignements exposs, qui sont structurs suivant des logiques
propres, l'oppos de toute neutralit, tant dans leur mise en
forme que par le choix de privilgier certains secteurs. Par
exemple, la priorit accorde aux indications relatives aux trans-
ports tmoigne de l'objectif majeur visant la plus intense fluidi-
fication des socits. Car le niveau de visibilit des data, ainsi que
leur usage possible, dpendent en amont des acteurs publics qui
les formatent, d'aprs des choix qui devraient faire l'objet de
dbats ou de controverses, dans la mesure o ils structurent
imperceptiblement en retour le cadre gnral du quotidien.
Le troisime renvoie une illusion ou une seule rhtorique
de la transparence dmocratique. L'Open data, contrairement
son nom qui laisse supposer une franche ouverture, ne regarde
dans les faits que des secteurs restreints, qui n'abolissent pas le
rgime de confidentialit consubstantiel une large part du
fonctionnement des institutions dmocratiques. cet gard, les
faits divulgus par Edward Snowden relatifs des activits d'im-
portance, celles menes par l'organisme public qu'est la NSA,
ne bnficiaient pas de leur quivalent en Open data.

Autant de dimensions non dites, de surcrot recouvertes par


une novlangue allguant de la dsutude de certains schmas
historiques, devant maintenant laisser place des logiques fon-
des sur la plus haute stimulation>> du champ social: La tra-
dition europenne tend concevoir l'tat comme un souverain
omniscient et distant, comme une structure "transcendante".

LE TECHNO-POUVOIR- 197
Face la complexit des dfis contemporains, au dsir de contri-
bution des citoyens et des corps intermdiaires, et leur puis-
sance d'agir (lie l'augmentation gnrale du niveau d' duca-
tion et la puissance acquise avec la rvolution numrique),
l'tat doit peut-tre apprendre se concevoir comme "imma-
nent", entrer dans le jeu des interactions sociales, et surtout
faire levier sur cette puissance, la stimuler, la nourrir et la
mettre au service du bien public 8
L'Open data sonne l'puisement dfinitif du politique
entendu comme l'laboration de projets soumis la dlibra-
tion dmocratique, et glisse vers une rgulation algorithmique,
automatise et sans signataire de la vie publique. Le dessein
consiste dsormais assurer une gestion la plus efficace au
moyen de joysticks imperceptibles, permettant de ragir en
quasi temps rel aux conjonctures: Diriger: dcider sans grer.
ANT. - Grer: diriger sans dcider 7 crivait avec lgret et
gravit mles l'conomiste Georges Elgozy. La temporalit de
l'action politique se compresse, ne s'accordant plus la distance
ncessaire la rflexion et la maturation, pour se calquer
subrepticement sur le principe de la circulation des flux
numriques la vitesse de la lumire et de la ractivit sans dlai
l'uvre dans les rseaux. Dimension qui atteste de
l'imprgnation insidieuse du politique par une technique qui
ne travaille pas frontalement sa dsagrgation, mais qui de
facto tend de partout son influence agissante par la nature de
ses productions et leur diffusion plantaire. Dornavant, la
puissance de gouvernementalit sur les tres et les socits se
situe principalement du ct de l'industrie du traitement mas-
sif des donnes, qui reprsente le cur d'une nouvelle forme
prgnante et expansive de pouvoir: le TECHNO-POUVOIR.

198- LA VIE ALGORITHMIQUE


-2
ETHOS DU TECHNO-POUVOIR
L'ordre li aux conditions techniques et conomiques de la
production mcanique et machiniste dtermine, avec une force
irrsistible, le style de vie de l'ensemble des individus ns dans
ce mcanisme, et pas seulement de ceux que concerne
directement l'acquisition conomique. Max Weber avait su
saisir l'aube du xxe sicle les incidences de la production mca-
nique et machiniste non pas sur les seules conditions du travail,
mais plus largement sur le style de vie de l'ensemble des indivi-
dus ns dans ce mcanisme. Un sicle plus tard cette vrit s'est
affermie. Les technologies numriques ne dterminent pas
seulement le quotidien, jusqu'au style de vie mme, mais
ordonnent le cadre de la perception et de l'action humaine via
les objets et les systmes labors par le techno-pouvoir.

Le techno-pouvoir ne reprsente pas une instance qui dci-


derait de la politique intrieure ou extrieure d'une nation, qui
grerait des budgets publics, ou qui se soucierait de la meilleure
prservation de la socit et des conditions de vie. Il est com-
pos d'une foultitude d'acteurs pars, qui agissent toujours plus
profondment sur le cours des existences et des choses, produi-
sant des effets de gouvernementalit: Le pouvoir n'est pas une
substance. Il n'est pas non plus un mystrieux attribut. Le pou-
voir n'est qu'un type particulier de relations entre individus. [... ]
Le trait distinctif du pouvoir, c'est que certains hommes peuvent
plus ou moins entirement dterminer la conduite d'autres
hommes- mais jamais de manire exhaustive ou coercitive.
C'est exactement suivant cette orientation, mais de faon
imperceptible, sous des contours avenants et sduisants, que
se dploie la pleine puissance du techno-pouvoir. Nbuleuse

LE TECHNO-POUVOIR- 199
globalise et htrogne qui malgr la paradoxale discrtion
-quasi paranoaque- qui la caractrise, est dote de visages
et affuble de noms: Google, Microsoft, IBM, Oracle, Apple,
Amazon, Facebook, Twitter, Netflix, Ali baba, Baidu, Samsung ...
Soit les industries des architectures rseau, des logiciels, de la
tlphonie, de l'indexation des donnes, de la diffusion des
productions culturelles, des plateformes relationnelles, qui
structurent massivement le fonctionnement des socits et
accompagnent le quotidien de milliards d'individus.

Le techno- pouvoir n'agit pas l'abri depuis une zone retire


et indistincte, par de l'aura de la quasi-invisibilit du Prince de
Machiavel ou de celle plus absolue de l'empereur chinois
clotr dans sa Cit interdite. Sa constitution, ses modes de
fonctionnement et ses vises peuvent tre prcisment rper-
toris et analyss.

Le techno-pouvoir reprsente le vecteur majeur qui concourt


l' impermanence contemporaine des choses, ne cessant de
produire de nouveaux systmes, objets, schmas d'organisa-
tion, des cadences sans cesse acclres, rigeant la rupture
permanente comme le principe fondateur de sa philosophie>>.
Chaque projet en cours cherche rendre caduques les para-
digmes prexistants, l'instar de la mise sur le march de
l'iPhone en 2007, de celle de l'iPad trois ans plus tard, ou de celle
des Google Glass. Il ralise la qute utopique d'une rvolution
permanente, bousculant perptuellement les structures en
place pour en substituer d'autres qui elles-mmes devront tre
marginalises dans les plus cours dlais. Mais son unique objec-
tif, malgr toutes les dclarations de bonne foi formules par
ses tenants, ou les discours enthousiastes relays par leurs thu-
rifraires, ne vise que l'accroissement incessant du profit des
dirigeants et de celui des actionnaires.

200- LA VIE ALGORITHMIQUE


Le techno-pouvoir est autonomis, il ne se soucie que de ses
seuls desseins, procde comme bon lui semble, selon ses
propres rgles, ignorant toute contradiction. La maxime de
Google nonce la fin des annes 1990, Don't be evil, aurait
d alerter quant sa relle volont qui s'est peu peu dvoile,
ayant pour ambition d'<< organiser toute l'information du
monde, jusqu' occuper aujourd'hui une troublante et
problmatique position monopolistique. Il ne s'embarrasse pas
de respecter les principes dmocratiques fondamentaux; plus
encore, il les considre comme dnus de pertinence et toujours
plus obsoltes de par la vitesse qu'il impose. Il pitine tous les
acquis historiques. Il agit conformment l'adage dfini par
Marx: Le scnario de la guerre dveloppe antrieurement
la paix 11 )) Il impose au monde ses innovations ou ses postulats,
sait qu'il peut ensuite tre confront des ractions ou des
oppositions, se dit prt ngocier sous la pression, ou parfois
mme reculer sous la contrainte. l'instar de la directive de
la Cour europenne de Luxembourg arrte en mai 2014 rel a-
tive un cas de figure relevant du droit l'oubli et qui a enjoint
Google de s'y plier 11 : Dans la culture ultralibrale, le risque
"procdural" est une simple variable; une composante poten-
tielle du cot 12 ))

Le techno- pouvoir mprise le pouvoir politique, et plus


encore le droit, il considre tout encadrement ou restriction de
son champ d'initiative comme un abus. Il est d'esprit liberta-
rien, se contente de quelques commandements rduits au strict
minimum, conformment aux principes noncs par le philo-
sophe Herbert Spencer au cours du ~ sicle. Il ne relve pas
du hasard que le foyer primordial, et qui le demeure, partir
duquel il a essaim sur l'ensemble de la plante soit la Califor-
nie, marque par le mythe de la libre)) conqute de l'Ouest,
rcompensant la forme de violence qui caractrise toute pro-

LE TECHNO-POUVOIR- 201
prit unilatralement dcide. Le techno-pouvoir procde du
macro au micro: son rayon d'action s'tend au monde, la
Terre, au Ciel, l'Espace, jusqu' l'intrieur du cerveau: la
psych humaine. Il ne connat aucune limite, c'est mme son
principe premier que d'ignorer toute limite. C'est l'infinit de
toutes les virtualits en germe qui le meut et qui fonde la dme-
sure de son audace>> clbre sur les cinq continents.

Le techno-pouvoir entend transformer le monde, il s'offus-


querait de voir les choses en petit))' dictant des rgles non
crites et synchrones chelle globale. Il suscite ou instaure de
nouveaux modes d'existence, de nouveaux comportements, de
nouvelles postures corporelles, de nouvelles structures relation-
nelles, de nouveaux environnements ludiques ... Il ne revt pas
l'allure d'un monstre froid, sait au contraire manier la sduc-
tion, tant par les objets et les systmes qu'il produit que par
l'image qu'il veut donner de lui-mme, d'allure cool et avenante.
Dimension particulirement sensible dans la mode vestimen-
taire qu'il entretient infailliblement l'identique depuis les
annes 1970, faite des mmes oripeaux: tennis, jeans, t-shirt,
ou sweat-shirt capuche (ports par Steve Jobs tout comme par
Mark Zuckerberg, pourtant issu de la gnration suivante).

Le techno-pouvoir s'incarne dans des figures charisma-


tiques, vite devenues des stars ou des gourous>> plantaires.
Elles lui donnent une me, l'humanisent, personnifient son
gnie hors-norme. Il se plat organiser des messes destines
exhiber le miracle de ses crations et produire de la sidrati on
auprs de fidles qui les suivent et les commentent en direct
depuis tous les points de la plante. Ce n'est pas qu'il reprsente
une nouvelle religion, ou qu'il supplante le religieux, c'est qu'il
symbolise une nouvelle esprance, revt une dimension mes-
sianique par l'horizon indfiniment ouvert et fructueux qu'il ne

202- LA VIE ALGORITHMIQUE


cesse de dgager chaque innovation ou rupture. Le techno-
pouvoir sait jouer du secret, dissimule, au nom de la prserva-
tion des brevets, les recherches en cours, alimente selon les
circonstances la rumeur, dissmine ici ou l quelques indices,
ou distribue ses prototypes des groupes restreints de journa-
listes ou d'lus qui vont assurer, bon gr mal gr et cot nul,
une diffusion mondiale de ses informations.

Enfin le techno-pouvoir contredit l'ide postmoderne qui


affirmait, la suite de Michel Foucault, que le pouvoir est par-
tout, se nichant en creux au sein de toute relation. Sa forme
prpondrante contemporaine est identifiable et localisable,
formalise dans les groupes conomiques de l'Internet et du
traitement des data. Non seulement le pouvoir n'est pas
partout, mais sa source, son cur, peuvent tre aujourd'hui
prcisment points: ils se situent dans les laboratoires de
recherche anims par les rves sans limite des ingnieurs.

LE TECH NO-POUVOIR- 203


-3
LA CLASSE DES INGNIEURS
L'action se situe l'aube des annes 1980 et se droule le temps
d'un week-end dans un htel. Une comptition d'un genre par-
ticulier s'y tient: elle oppose plusieurs programmeurs de logi-
ciels d'checs. Au cours des parties, les mouvements sont effec-
tus par les personnes en fonction des instructions dictes par
les ordinateurs imprimes sur des feuilles de papier. Durant les
moments de relche ou au cours des nuits, les ingnieurs errent
dans les couloirs, consomment en excs de l'alcool ou du LSD,
tiennent des propos souvent abscons ou incomprhensibles.
Certains d'entre eux sont parfois pris d'hallucinations, d'autres
adoptent un comportement quasi autiste. Tous les visages sont
extrmement ples, marqus par une intense fatigue et
empreints d'une forme d'absence ou d'garement. Scnes
visibles dans le film Computer Chess (Andrew Bujalski, 2013),
qui condense l'intrieur d'un huis-clos quelques dimensions
propres l'histoire de l'informatique personnelle, se rapportant
aux bidouillages oprs par les personnes sur les machines alors
sommaires, aux langages de programmation, ou l'intelligence
artificielle. Environnement marqu par l'intensit de l'implica-
tion la tche, la rivalit des egos, et un brin de folie plus ou
moins palpable qui semble imprgner la psych de chacun.
Cette excentricit diffuse n'aura pas empch, selon les propos
rapports par l'un des protagonistes, un cadre du Pentagone de
l'approcher, lui ayant dclar ne pas comprendre grand-chose
ses pratiques mais qu'un des dpartements de l'institution
souhaitait collaborer avec lui.
Si la lgende, en partie fonde, prtend que les innovations
majeures qui ont ponctu l'histoire de l'informatique prennent
leur origine dans des garages, ce film tmoigne d'abord du fait

204- LA VIE ALGORITHMIQUE


autrement plus dterminant que c'est un nombre extrmement
rduit de personnes qui a dcid, au cours des dernires dcen-
nies, de son orientation, contribuant par son impact global
transformer les conditions d'existence de milliards d'individus.
Elles sont incarnes par quelques figures emblmatiques.
D'abord, par celle inaugurale de Bill Gates, le fondateur de
Microsoft, qui aura tt saisi la haute valeur conomique revtue
par les logiciels et les systmes d'exploitation. Ensuite, par celle
plus charismatique de Steve Jobs, un des deux pres d'Apple,
qui aura cherch faire de l'ordinateur un objet convivial et
le doter d'ergonomies fluides et d'interfaces intuitives. Ces deux
ingnieurs synthtisent eux seuls l'odysse de la micro-infor-
matique, de ses dbuts jusqu' la fin des annes 1990, et ont t
affubls d'une dimension lgendaire par le fait de leur puis-
sance visionnaire et de leur capacit avoir dfini une partie
de l'histoire de la technique moderne. Depuis, d'autres hros
sont venus s'agrger cet exceptionnel duo, tels Mark Zucker-
berg, le crateur de Face book, qui a notamment fait l'objet d'un
bio pic alors qu'il n'avait que vingt -cinq ans (The Social Network,
David Fincher, 2010), ou Larry Page et Sergei Brin, les concep-
teurs de l'algorithme PageRank l'origine du succs de Google.
Si bien d'autres noms peuvent tre cits, ce qui les caractrise,
c'est qu'ils sont des ingnieurs informaticiens, qu'ils ont contri-
bu la constitution de nouveaux paradigmes, et qu'ils sont
devenus des mythes de leur vivant.

La spcificit de l'environnement qui a immdiatement suc-


cd aux dveloppements de la cyberntique et ceux de l'in-
formatique militaire et professionnelle, alors exclusifs jusqu'
la fin des annes 1960, renvoyait exactement ce qui se jouait
dans Computer Chess, soit la possibilit pour des individus
d'laborer eux-mmes des machines assez sommaires, ou de
concevoir des programmes sans recourir des structures ta-

LE TECHNO-POUVOIR- 205
blies. C'est partir de cette libert qui ne requrait aucune
infrastructure logistique lourde et coteuse que s'est dploye
l'activit des ingnieurs programmeurs, qui ont trs tt pres-
senti l'tendue des possibilits en germe et qui se sont efforcs
de pleinement les exploiter. L'ingnieur, sans le revendiquer, ou
sans que le mouvement ait t alors manifeste, a peu peu t
dot d'un pouvoir agissant, tant sur la vie des individus que sur
la forme des socits. En une trentaine d'annes, un gouver-
nement informel et clat, se dployant chelle globale, s'est
en quelque sorte constitu: Le point de contact, o la faon
dont les individus sont dirigs par les autres s'articule sur la
faon dont ils se conduisent eux-mmes, est ce que je peux
appeler, je crois, "gouvernement" 13 >>
Juste dfinition qui appelle nanmoins d'oprer un dplace-
ment, de la notion brute et sans appel de direction, pour celle
d'inflchissement, plus subtile, qui signale les effets induits sur
les conduites mais recouverts par le sentiment d'une libre>>
appropriation offerte par les usages. Car les productions des ing-
nieurs sont caractrises par leur porte massive, globale et syn-
chrone, exerant une influence insensible mais prgnante sur les
comportements individuels et collectifs: Dans la mesure o de
telles technologies sont en train de dterminer l'avenir de notre
faon de vivre et de travailler, les gens qui les programment jouent
un rle croissant, en transformant le monde et la manire dont
il fonctionne. La suite logique est que ce sont les technologies
numriques elles-mmes qui finiront par faonner notre monde,
que ce soit avec ou sans accord explicite 14 >> Le cur o se trame
jour et nuit ce faonnement du monde>> est localis dans les
laboratoires, au sein desquels s'laborent sans relche de nou-
veaux protocoles l'abri des regards et de l'agitation.

Le Google [X] Lab constitue l'exemple le plus emblmatique,


ou extrme, de ce qui se joue dans ces lieux qui ambitionnent

206- LA VIE ALGORITHMIQUE


de changer le monde, et dont le X signale la volont d' am-
liorer une situation sous dix annes et d'aprs une efficacit
la puissance dix. L'officine de recherche a t mise en place en
2005, et a depuis lanc des milliers de moonshots, terme qui
dfinit une ide folle, d'allure futuriste, tels l'ascenseur spa-
tial ou les implants neuronaux, tmoignant d'une hubris vou-
loir sans fin raliser l'impossible. C'est ce dfi transgresser
tout schma conceptuel et toute limite technologique, se
situer au bord>> de la science-fiction, qui caractrise le monde
de la recherche contemporaine li au traitement des donnes
et l'intelligence artificielle. Propension manifeste dans le film
Transcendance (Wally Pfister, 20 14), relatant les activits menes
par un petit groupe de scientifiques inspirs par leur leader
(jou par Johnny Depp), qui entendent formaliser leur rve de
perfectionner>> la vie grce l' intelligence surhumaine>> de
la technique et au pouvoir correcteur des nanotechnologies, et
qui se trouvent nanmoins confronts de fortes oppositions
de la part de citoyens.
Le centre de recherche californien, le Xerox PARC, qui durant
les annes 1970 dtermina nombre des axes majeurs de l'infor-
matique moderne, constitue le parangon inaugural de ces lieux
ddis une exploration a priori affranchie de tout bornage
thorique et destins oprer des ruptures technologiques.
Leur principe cardinal se fonde sur l'ide d'une absolue libert
qui ne doit tre rfrne ni par l'imagination, ni par l'tat de la
technique, ni par certains cadres tatiques supposs rigides>>
ou inappropris. C'est ici que se situe la pleine virtualit du
numrique, dans l'infinit de ses possibilits qui pousse sans
arrt concevoir l'inconcevable: Tout ce qui est effectivement
possible est effectivement ralis, quitte chercher plus tard
l'usage qu'on peut en faire 15 >>Le style du laboratoire, apparu
dans sa forme premire au XVIIe sicle, devrait, selon l' pistmo-
logue lan Hacking, faire l'objet d'observations de la part de la

LE TECHNO-POUVOIR - 207
philosophie des sciences, non pas en se cantonnant la seule
analyse des thories scientifiques, mais en s'attachant exami-
ner le cadre l'intrieur duquel elles se conoivent 18 C'est ce
qu'avait entrepris Bruno Latour au cours des annes 1980, qui
avait suivi les murs spcifiques l'uvre dans un laboratoire
amricain d'endocrinologie, indissociables des productions la-
bores dans un contexte propre 17 Une branche des sciences
humaines contemporaines devrait en effet chercher pntrer
autant que possible ces lieux marqus par la plus haute confiden-
tialit; il est probable qu'y seraient vues quelques scnes simi-
laires celles se droulant dans le film Computer Chess. Il est tout
autant probable qu'en leur sein les ingnieurs ne se disent jamais:
Il faudrait briser la tournure d'esprit qui nous pousserait,
presque malgr nous, inventer de nouvelles machines 18

Entre les savants proprement dits et les directeurs effectifs


des travaux productifs, il commence se former de nos jours
une classe intermdiaire, celle des ingnieurs, dont la destina-
tion spciale est d'organiser les relations de la thorie et de la
pratique. Sans avoir aucunement en vue le progrs des connais-
sances scientifiques, elle les considre, dans leur tat prsent,
pour en dduire les applications industrielles dont elles sont
susceptibles 18 )) Formule nonce par Auguste Comte au cours
de la premire moiti du XIxe sicle, qui tmoigne d'une juste
lucidit relativement la courte vue induite par la position
intermdiaire)). Aujourd'hui, l'ingnieur contemporain ne se
situe plus dans cet entre-deux, mais fait fusionner au sein d'un
seul corps les savants proprement dits et les directeurs effec-
tifs des travaux productifs)). Car ce qui caractrise l'industrie de
l'informatique de la deuxime gnration)), celle de l'essor de
l'ordinateur personnel, c'est une forme de lgret logistique
qui a autoris des individus, gnralement des ingnieurs
programmeurs, non seulement entreprendre des actions sans

208- LA VIE ALGORITHMIQUE


lourdes ressources initiales, mais galement dcider d'eux-
mmes et souvent seuls de la nature de leur innovation.
Autonomie qui les a revtus d'une sorte de statut analogue
celui de l'artiste, libres de mener leurs projets selon leurs propres
dsirs et desseins. Mais la diffrence de l'artiste, les productions
de l'ingnieur n'engagent pas l'exprience dans le seul cadre
provisoire de la frquentation des uvres, mais accompagnent
de faon toujours plus continue le quotidien des personnes.
Raison pour laquelle c'est leur responsabilit l'gard de la
socit qui est engage. Depuis la fin des annes 1990, ils semblent
s'tre allgrement et dfinitivement dgags de ce poids, empor-
ts par leur ivresse vouloir changer le monde comme bon
leur semble et profiter de toutes les ressources en germe. C'est
cette virtualit inpuisable qui les meut, se trouvant littralement
placs sous l'emprise de la rgle de Gabor qui veut que <<tout
ce qui est techniquement faisable doit tre ralis, que cette ra-
lisation soit juge moralement bonne ou condamnable 20 .
Propos formuls au cours des annes 1970 par Dennis Gabor,
lui-mme ingnieur, et qui avait su voir les comportements
parfois rprhensibles ou condamnables adopts dans les
laboratoires. Forme d'insouciance l'gard des effets possib-
lement occasionns qu'avait dnonce Jaques Ellul, qui depuis
s'est amplifie, radicalise mme, et qui appelle, au nom de cette
lgret coupable, l'rection imprative de contre-pouvoirs: Un
des caractres majeurs de la technique est de ne pas supporter
de jugement moral, d'en tre rsolument indpendante et d'li-
miner de son domaine tout jugement moral. Elle n'obit jamais
cette discrimination et tend au contraire crer une morale
technique tout fait indpendante 21 >>

LE TECHNO-POUVOIR - 209
-4
L'INVISIBILIT
DU COMPUTATIONNEL
Le numrique se constitue et se dveloppe sur un fond de mys-
tre. Nulle thorie du complot ici, il faut seulement saisir le fait
dcisif et souvent occult qui veut que la programmation des
algorithmes et des systmes s'labore d'aprs des modalits
mathmatiques abstraites soustraites la visibilit. Part imper-
ceptible qui le demeure dans l'usage des protocoles, dont le
nombre astronomique d'oprations assurant leur fonctionne-
ment est de facto masqu. Aucune intention dlibre ne se
situe l'origine de ce schma, qui correspond un fait tech-
nique structurel propre aux processus computationnels. C'est
l'intrieur de cette condition technologique spcifique que se
dploie l'activit de l'ingnieur programmeur contemporain.
Cette opacit de fait accompagne l'exercice de sa pratique. Le
terme de back office, qui nomme l'instance qui en arrire-plan
rgle les procds, doit tre largi toute l'industrie de l'lec-
tronique, qui opre l'abri de tout regard ou de tout procd
standardis de consultation ou de vrification.
On peut parier que c'est en partie pour voiler cette vrit que
cette industrie a opr un partenariat toujours plus rapproch
avec le design, afin de se parer d'atours conviviaux capables de
faire cran)) relativement sa part d'ombre)) fondan1entale.
Dimension particulirement emblmatique dans la complicit
qui s'tait noue la fin des annes 1990 entre Steve Jobs et le
designer Jonathan Ive, qui se sont efforcs de modifier l' ergo-
nomie des produits d'Apple autant que son image, et qui plus
largement ont contribu faire percevoir sous des contours plus
familiers et ludiques les technologies numriques. L'ingnieur

210- LA VIE ALGORITHMIQUE


contemporain, pour atteindre ses objectifs visant tendre la
plus large emprise sur le march, avance dsormais de pair avec
son alter ego: le designer high- tech, capable de susciter le
plus intense investissement symbolique et la plus profonde
motion, grce des couleurs chatoyantes, la commodit des
interfaces et l'efficacit graphique des applications.

Le binme ingnieur 1designer ne conoit pas seulement des


systmes et des objets, il procde une forme d'ingnierie sociale
par sa capacit dterminer le cadre d'action des individus et
celui de leurs relations. C'est d'abord au prisme de la composi-
tion algorithmique complexe et imperceptible que s'opre un des
phnomnes conomiques et anthropologiques dcisifs de notre
temps: celui de la captation de l'attention par des plateformes
destines la soutenir et l'entretenir sans cesse davantage en
vue de sa plus intense exploitation commerciale. Le couple ing-
designer>), dans la grande majorit des cas, ne vise que ce seul
objectif. Il faut saisir l'avantage offert et les effets induits par
l'quation qui permet de composer l'abri des regards et dont
les intentions resteront de surcrot dissimules aux utilisateurs.
C'est toute l'conomie du numrique l'uvre depuis la fin des
annes 1990, fonde sur le triptyque implacable qui associe le
traage des personnes via les navigations et les communications,
la pntration et la mmorisation des comportements, et le pro-
filage individualis continuellement volutif, qui a t rendue
possible grce cette forme de cachette)) offerte par la contigu-
ration en back office: Plus les systmes techniques prolifrent,
plus ils deviennent opaques; si bien que la croissance de la
rationalit des moyens et des fins (selon le modle usuel) se
manifeste justement par l'accumulation successive de couches
dont chacune rend les prcdentes plus sombres. [... ] La
complication mme des dispositifs, par l'accumulation des
plissements et des dtours, des couches et des retours, des

LE TECHNO- POUVOIR- 211


compilations et des rarrangements, interdit jamais la clart de
la raison droite sous le patronage de laquelle on avait d'abord
introduit les techniques 22
Cette position situe la fois en amont et en retrait redouble
la puissance du techno- pouvoir, libre d'imaginer et de conce-
voir ce que bon lui semble dans des lieux marqus par le secret.
Il faut entendre cette capacit de repli dans sa dimension mili-
taire, lui permettant de lancer rgulirement des assauts
grce de nouvelles armes dotes de contours et de fonction-
nalits toujours plus poustouflantes. Emplacement strat-
gique qui lui octroie un double avantage. D'abord celui de
laisser croire que ce qui s'opre dans l'ombre relve du mer-
veilleux, suivant un imaginaire geek fortement ancr dans la
culture contemporaine, qui ne cesse de traquer la moindre
innovation avec une navet confondante. Ensuite, celui de faire
de chaque apparition ou piphanie l'occasion d'enclencher un
nouveau cycle de vente chelle plantaire, avant l'laboration
d'une version ultrieure, conformment des manuvres ini-
ties et parfaitement matrises par Apple, par exemple.
Mouvements subits et massifs d'occupation du terrain aussitt
suivis d'un repli, qui s'apparentent ceux mens par les corn-
man dos d'lite uvrant dans la guerre asymtrique contempo-
raine, intervenant de faon clair et par surprise au cur de la
cible avant de se retirer une fois l'opration mene selon les
plans projets. Sauf qu'ici, l'asymtrie renvoie non seulement
au nombre relativement restreint d'ingnieurs, mais la nature
du champ de bataille qui voit les uns agir l'abri de tranches
cool et high-tech, et les autres s'empresser de succomber
dcouvert sous le charme d'objets et d'applications aux vertus
toujours plus miraculeuses.

C'est prcisment au nom de cette excessive asymtrie ou


de cette invisibilit structurelle que devrait tre entretenu un

212- LA VIE ALGORITHMIQUE


rapport de dfiance l'gard du techno-pouvoir. Suspicion lgi-
time par le fait que ses productions prennent place au sein
d'un ensemble commun, qui suppose un pacte entre leurs ini-
tiateurs et ceux qui y souscrivent par un acte d'achat. Or, c'est
ce pacte mme qui dans la plupart des cas est empreint d'une
forme d'opacit, manifeste dans les conditions d'utilisation
constitues de dizaines de pages et d'articles sans fin, non seu-
lement quasi illisibles dans leur intgralit et caractriss par
une prose technico-juridique souvent traduite la va-vite et
parfois incomprhensible. Ces clauses, qui ne rpondent pas
l'exigence d'une intelligibilit partage, contribuent amplifier
la relation asymtrique l'uvre entre les entreprises et les usa-
gers. C'est pourquoi le lgislateur, et tout autant les citoyens,
par la force du pouvoir commercial dont ils sont dots, doivent
faire pression pour qu'une charte homogne, transnationale, et
seulement compose de quelques exigences fondamentales,
particulirement celles relatives la proprit des donnes et
leur utilisation, soit impose aux entreprises de l'Internet et plus
largement toutes celles impliques dans l'conomie num-
rique. Charte qui rendrait immdiatement visible la souscription
ou non par les plateformes; libre ensuite chacun de s'engager
ou non y rpondre -mais en toute connaissance de cause.

Le techno-pouvoir devrait faire l'objet d'une agnotologie.


Terme cr par Robert Neel Proctor, historien amricain des
sciences, qui nomme l'tude de l'ignorance produite par cer-
tains organismes dans l'objectif d'assouvir des intrts privs,
notamment par la publication de donnes scientifiques
inexactes ou trompeuses. Le biologiste Stuart Firestein insiste
sur la ncessit d'analyser les processus qui tendent les conti-
nents de l'ignorance 23 .Il s'agit, selon lui, de ne plus cantonner
l'pistmologie l'examen des conditions qui dterminent la
connaissance, mais de se demander tout autant pourquoi nous

LE TECHNO-POUVOIR- 213
ne savons pas des choses que nous serions en droit de savoir.
Proctor a par exemple dmont les stratgies mises au point par
l'industrie du tabac, qui s'est efforce durant des dcennies et
l'chelle de la plante d'entretenir l'ignorance relativement
aux effets nfastes de la cigarette 24 Or, c'est exactement en s' ap-
puyant sur ce socle d'ignorance que le techno-pouvoir peut
aujourd'hui aisment dvelopper ses stratgies de faon
masque et sous des atours attrayants et ludiques, dissimulant
nombre d'intentions peu avouables, notamment celles qui
visent mmoriser et montiser la connaissance des compor-
tements des individus.

214- LA VIE ALGORITHMIQUE


-5
TECH NO-POUVOIR
ET IDOLOGIE DE L'INNOVATION
Ce qui assoit la puissance autant que la lgitimit du techno-
pouvoir contemporain, c'est d'abord le dogme de l'innovation,
dsormais entendue comme tant la condition primordiale
suppose garantir la viabilit prsente et venir des socits.
Doxa qui s'est intensifie vers le milieu des annes 1990, lors de
l'avnement de ce qui alors tait nomm nouvelle conomie, et
qui connut une brusque dconvenue au moment du krach bour-
sier de 2000, voyant les valeurs technologiques du NASDAQ
s'effondrer. Malgr les soubresauts et les dsillusions, un mou-
vement tait amorc, fond sur l'ide de l'mergence d'un nou-
vel environnement technico-conomique qui devait sous
diverses formes tre stimul. Conviction globalement partage
qui suscita une double impulsion, de la part des acteurs cono-
miques et politiques, la plupart du temps solidaires, qui ont sou-
tenu les activits de recherche et de dveloppement des entre-
prises, favoris autant que possible l'closion de start-up , de
ples de comptitivit ou de Silicon valleys sur de nom-
breux territoires, dfini un enseignement universitaire adapt
et initi des programmes privs et publics d'investissement.
Au cours des vingt dernires annes, le techno-pouvoir a
bnfici d'une conjonction de facteurs minemment favo-
rables son expansion. Ces lments peuvent tre prcisment
identifis: formation d'un march chelle mondiale; nou-
veaux gisements d'emplois annoncs; baisse des cots de
production, tant par le montant quasi nul de la duplication
numrique que par l' externalisation des processus de fabrica-
ti on; conception de systmes automatiss conduisant une

LE TECHNO- POUVOIR -215


optimisation organisationnelle associe une rduction des
effectifs humains; collusion avec le pouvoir politique; discours
fascins l'gard de la nouveaut technologique incessante.
C'est au cours des annes 1970, alors que les pays occidentaux
furent frapps par de brusques et massifs taux de chmage, que
le terme de croissance a t sans cesse repris par le pouvoir
politique, allant jusqu' fonder le cur de son action en vue de
la stimuler par tous les moyens. Volont jamais dmentie depuis,
qui a subrepticement contribu imposer le primat de l'exp an-
sion industrielle comme tant consubstantiel au bien-tre ou
la survie des socits: La priorit donne l'accroissement de
la richesse et de la puissance collectives par des moyens tech-
niques est devenue le choix culturel fondamental commun
toutes les composantes sociales de l'humanit 25

L'innovation impose d'abord une nouvelle conomie du


temps. La virtualit technologique pousse concevoir des
objets et des systmes indits suivant des cadences indfini-
ment resserres, s'apparentant au rythme biologique qui fait
continuellement se succder l'obsolescence et le renouvelle-
ment des cellules: La mort est la plus belle invention de la vie>>
(Steve Jobs). C'est prcisment cette dynamique qu'avait dcrite
Joseph Schumpeter: Le processus de destruction cratrice
constitue la donne fondamentale du capitalisme. C'est en elle
que consiste, en dernire analyse, le capitalisme, et toute entre-
prise doit s'y adapter 21 >>Le techno-pouvoir est un techno-capi-
talisme, soit un capitalisme qui exploite autant que possible les
potentialits aisment exploitables offertes par les technologies
numriques, et qui exalte comme jamais ce processus de des-
truction cratrice. Un lit, voire une voiture, ne s'achtent pas
tous les ans, l'industrie high-tech a russi imposer l'ide selon
laquelle le rythme frntique qu'elle s'impose et qu'elle impose,
l' ouragan perptuel 27 >>qui l'emporte, doivent autant imprimer

216- LA VIE ALGORITHMIQUE


le tempo de la consommation des individus. Elle a fait d'un
rgime d'exception une condition banalise et globalise
d'existence.
C'est encore partir de processus d'innovation que se sont
peu peu labors des procds sans cesse plus sophistiqus
et des interfaces toujours plus sduisantes visant capter l'at-
tention des individus en vue de leur plus intense montisation.
Google et son moteur de recherche, autant que le modle qui
mmorise et catgorise les usages quotidiens de milliards d'uti-
lisateurs via leurs requtes, sont le rsultat de processus d'inno-
vation. La volont du mme Google de crer ex nihilo une pla-
teforme artificielle au large du Pacifique, une sorte d' le
autonome, dans le but de se dlivrer de toute rgle et de toute
fiscalit, d'riger en pleine mer une Zone franche liberta-
rienne )), est le rsultat de processus d'innovation. Amazon et
ses procds de suggestions individualises fondes sur l'ana-
lyse des comportements sont le rsultat de processus d'innova-
tion. Une multitude d'exemples similaires pourraient tre ainsi
dclins. La servicisation de tous les pans du quotidien via des
applications et des systmes dvelopps au sein d'units de
recherche, sous couvert de services prodigus aux individus,
conduit une marchandisation gnralise de la vie 21 La mar~
chandisation gnralise de la vie actuellement l'uvre est le
rsultat direct de processus d'innovation.

C'est l'innovation numrico-industrielle qui, malgr les ver-


tus cologiques attribues certaines architectures de rgula-
tion et d'optimisation nergtiques, participe, par le renouvel-
lement ininterrompu des produits, l'puisement de terres
rares))' et par les modalits de recyclage trs partielles et insuf-
fisantes, concourir un impact cologique sans cesse crois-
sant29. Ce sont galement les entreprises dont le cur de mtier
est fond sur l'innovation, qui jouent d'un autre type d'asym-

LE TECHNO-POUVOIR- 217
trie, installant les activits de conception dans des units hyper-
sophistiques offrant de confortables conditions de travail,
gnralement localises dans les pays du Nord, et qui externa-
lisent la fabrication dans des usines situes pour la plupart dans
les pays du Sud. l'instar des partenariats nous entre Apple et
Foxconn, qui imposent des conditions de travail drastiques
s'apparentant une forme d'esclavagisme rmunr 30
Enfin, c'est par l'innovation que s'institue une dfinition de
tout phnomne au chiffre prs, conduisant notamment la
connaissance indfiniment approfondie des comportements de
milliards d'individus, exploite par les agences tatiques de ren-
seignement qui n'ont plus qu' se brancher en toute discrtion
aux nuds de connexion. Ce sont tous ces phnomnes d'impor-
tance, ainsi que de nombreux autres, porteurs de dimensions
prioritairement toxiques et dterminant pour une large part nos
conditions d'existence, que produisent les processus de l'inno-
vation numrique, qu'on continue pourtant de tenir comme
conditionnant la bonne marche de nos socits. C'est ce para-
doxe, cet cart troublant entre une forme de doxa plantaire et la
ralit patente et crue des faits qui doivent nous interroger.

Si l'innovation bnficie d'une telle faveur rarement ques-


tionne, si elle peut se dployer presque sans contrainte et sui-
vant une telle licence d'action, c'est qu'elle est soutenue par un
fonds idologique, par une inflation de techno-discours qui
l'instituent comme un phnomne quasi naturel dlgitimant
de facto toute vellit de dconstruction de ses prsupposs:
Nous appelons techno-discours un discours ni strictement
technique ni "autonome", langage parasitaire branch sur la
technique, contribuant la diffuser ou, faute de mieux, rendre
quasiment impossible (comme le fait une musique d'ambiance)
tout recul radical, toute remise en question du phnomne
technique contemporain en sa spcificit 31 )) Environnement

218- LA VIE ALGORITHMIQUE


la fois entretenu par une prose politico-conomique reprise
peu prs l'identique dans tous les pays du globe, par une
presse spcialise, dont le magazine californien Wired serait le
hraut, et par la diffusion de termes affects de valeurs a priori
entendues, tels ceux de croissance>>, de prosprit ou de
progrs, pourtant dlgitims depuis longtemps dans leur
fondement par nombre d'examens critiques.
Cette rhtorique de l'innovation est encore paule par un
rapport au futur empreint d'une dimension judo-chrtienne,
hglienne ou no-moderniste, d'ordre tlologique, peru
comme tant porteur d'un horizon invitablement meilleur ou
radieux. Car la temporalit de la technique est principalement
conjugue au futur, plus rarement au pass, dans l'analyse des
effets occasionns, et jamais au prsent, dans l'valuation des
justes comportements individuels et collectifs adopter. C'est
la rintroduction du temps long de l'histoire, autant qu'une
interrogation rflexive mene au moment mme des volu-
tions, qui s'avrent impratives, plutt que de se soumettre
une fascination oiseuse exerce par l'ide du futur.

Ce qu'aura institu le techno-capitalisme chelle globale,


c'est un mode de rationalit fond sur la dfinition chiffre de
tout phnomne grce la puissance indfiniment accrue du
computationnel. Aujourd'hui, il convient de rpondre un type
quasi exclusif d'innovation par d'autres gestes d'innovation,
envisags comme autant de possibilits indfiniment ouvertes
dessiner de nouveaux schmas l'cart de toute vise stricte-
ment commerciale et utilitariste. C'est l'intrt commun qui
devrait tre prioritairement recherch et qui a t jusqu'ici mas-
sivement mpris. C'est un renversement ou une inversion
des valeurs auquel il faut procder, visant repousser la seule
qute de l'intrt particulier pour travailler l'panouissement
collectif et individuel suppos caractriser en propre l' ethos

LE TECHNO-POUVOIR- 219
dmocratique et civique. Entreprise majeure d'innovation qui
doit se manifester sous toutes les formes possibles, dans l'ob-
jectif de dtrner la puissance de gouvernementalit outrageu-
sement gagne par le techno-pouvoir et d'difier de nouvelles
modalits plus vertueuses. Face la puissance d'inventivit de
l'industrie du numrique, son gnie mme, c'est toute la puis-
sance d'inventivit des individus et des socits, tout le gnie
humain pouvoir dessiner autrement les choses, qu'il faut
encourager. Jusqu' quand et jusqu'o allons-nous accepter
que quelques milliers de personnes dans le monde, principale-
ment des dirigeants de groupes conomiques et des ingnieurs,
inflchissent le cours individuel et collectif de nos existences,
sans que des oppositions, des digues juridiques ou des contre-
pouvoirs ne se dressent? Il s'agit l d'un enjeu politique, thique
et civilisationnel majeur de notre temps.

220- LA VIE ALGORITHMIQUE


-1
UN PARLEMENT DES DONNES
Le film Avatar (James Cameron, 2009) a tmoign de la fin des
effets spciaux dans le cinma, entendus comme des squences
occasionnelles spcifiquement travailles en vue de crer une
illusion de ralit au sein d'une trame gnrale. L'pope sur la
plante Gaa a signal l're de l' indistinction numrique, soit un
ensemble compositionnel se constituant sans heurt entre plans
directement saisis par les camras digitales, pouvant tre retou-
chs au pixel prs, et ceux forms par des gnrateurs d'images
de synthse empreints d'une force de ralisme toujours plus
saisissante. Par la suite, de nombreuses productions hollywoo-
diennes ont repris ou intensifi ce principe d'une hybridit entre
divers rgimes iconiques, interdisant progressivement la
perception de les distinguer clairement. Dimension particuli-
rement emblmatique dans les films Pacifie Rim (Guillermo del
Toro, 2013), (dont cinq cents des mille cinq cents plans, soit un
tiers, ont t constitus via des logiciels d'animation 3D), Obli-
vion (Joseph Kosinski, 2013), Cloud Atlas (Lana et Andy
Wachowski, 2013),Elysium (NeillBlomkamp, 2013),LoneRanger
(Gare Verbinski, 2013), La Plante des singes (Matt Reeves,
20 14) ... Cette indistinction l'uvre dans une part substantielle
du cinma amricain depuis le dbut de la deuxime dcennie
du XXIe sicle exemplifie l'extrme un effet de ralit, celui qui
voit l'enveloppement indfiniment croissant des existences par
des flux numriques.
En raison de cette immersion ou de cette confusion, il
convient de marquer une distance, d'tre capable de saisir, au-
del de la vitesse et de la profondeur d'imprgnation des tech-
nologies, la nature des structures qui se mettent en place. Il
devrait revenir au pouvoir politique d'tablir des cadres d'va-

POLITIQUE ET THIQUE- 223


luation et de dcision non soumis la sduction ou au vertige
des innovations et des discours. Pourtant, c'est ce mme pouvoir
politique qui ne s'est pas suffisamment souci de prendre en
compte la puissance progressivement gagne par le numrique,
l'ayant envisag depuis une vingtaine d'annes d'aprs ses seules
potentialits conomiques, a exploit ses ressources des fins
militaires et scuritaires, et s'est gnralement content de
rdiger des textes lgislatifs au gr des circonstances. Face au
techno-pouvoir il s'est effac, lui a concd une forme de pleins
pouvoirs, supposant qu'une sorte de rgulation naturelle
finirait tt ou tard par s'imposer; or comme l'analysait juste
titre Jacques Ellul: Le systme technicien n'est pas capable de
s'autocorriger 1. >>Assertion qui doit tre prolonge par celle plus
politique de Montesquieu nonce au XVIIIe sicle, empreinte
d'une singulire rsonnance et pertinence contemporaines:
Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la dis-
position des choses, le pouvoir arrte le pouvoir 2 >>

C'est la porte de facto politique revtue par l'conomie du


numrique qui doit tre affirme. Orientation qui ne suppose
ni une hyperactivit consistant soumettre chaque innovation
un protocole d'valuation publique, ni a contrario reprendre
avec dsarroi ou avec une passivit coupable la formule cule
prtendant que le rgime politico-juridique se situe comme
structurellement la trane>> du rythme indfiniment acclr
imprim par le monde technico-industriel. Dimensions inop-
rantes ds qu'il s'agit de privilgier un cadre fondamental sou-
cieux de faire respecter quelques exigences juges consubstan-
ti elles la viabilit et la vitalit de nos dmocraties. C'est cela
que le pouvoir politique ne s'est pas souci de dfendre la
mesure de ses prrogatives historiques. Gnther Anders
affirmait au dbut des annes 1990 que la question nuclaire
reprsente la res la plus publica de toutes les res publicae. S'y

224- LA VIE ALGORITHMIQUE


intresser est un devoir dmocratique 3 Les technologies num-
riques reprsentent aujourd'hui la res la plus publica de toutes
les res publicae, par leur pouvoir de gouvernementalit sans
cesse croissant exerc sur le cours individuel et collectif des
existences. Devoir qui doit se formaliser par de multiples pro-
cds, supposant au pralable une comprhension lucide des
modles qui se sont discrtement mis en place depuis une ving-
taine d'annes et qui ne cessent de se perfectionner, ne devant
plus tre perus l'aune du sempiternel et exclusif critre co-
nomique. Mode de raisonnement qui a sournoisement occa-
sionn nombre de ravages, notamment sur les liberts publiques,
dont les rvlations d'Edward Snowden ont montr l'tendue
l'chelle globale.

C'est l'tablissement d'un <<Parlement des donnes


hauteur nationale, europenne et mondiale auquel il faut en
appeler, se dployant de faon multipolaire et en rseau au sein
des divers parlements. Parlements qui doivent intgrer cette
activit comme une branche dsormais dcisive de l'laboration
lgislative, procdant rgulirement des examens, des audi-
tions, des valuations et mettant des projets de loi, l'cart
du rflexe souvent impulsif consistant former des commissions
temporaires, dont les conclusions et prconisations sont la plu-
part du temps, soit repousses aux calendes grecques, soit vite
abandonnes. Un Parlement des donnes, l'instar du Par-
lement des choses>> imagin et dfendu par Bruno Latour,
entendu comme l'occasion d'exposer sur la scne publique des
enjeux rejets du ct de la seule science et de les faire entrer
en politique 4 Instance appele se saisir activement de ces
questions publiques cruciales et encourager la participation
des citoyens de bon sens, conformment la notion de corn-
mon decency labore par George Orwell, a priori dnue de
toute inclination outrageusement partisane. Exigence qui renoue

POLITIQUE ET THIQUE -225


avec les controverses publiques ou les public understanding))
qui permettaient aux individus de comprendre les processus
par lesquels les vrits sont produites et s'imposent, ne faisant
plus aujourd'hui l'objet de dbats ou de polmiques la hauteur
des enjeux. Le techno-pouvoir, par sa puissance conomique,
la force de sduction exerce par ses productions et l'habilet
du marketing entretenir son prestige, aura la fois contribu
affaiblir la distance critique des consommateurs et margi-
naliser l'ide arendtienne d' action concerte)).
La fonction de la dlibration et de la dcision lgislatives
consiste prioritairement dfinir en commun et dans la contra-
diction des limites estimes infranchissables. C'est cet indis-
pensable effort politico-juridique qui ne s'est pas suffisamment
dploy au cours des deux dernires dcennies et qui a, par
exemple, laiss dans un premier temps tout pouvoir la firme
Google d'entreprendre en 2004la numrisation de livres grande
chelle, dont une partie tait pourtant place sous le rgime de
la proprit intellectuelle. L'entreprise ne s'est alors pas seule-
ment contente d'ignorer le droit, mais l'a dfi frontalement,
affirmant dans les faits que ce type de dispositif favorisant
l'accs la connaissance)) devait tre initi par elle-mme et ne
pas tre encadr ou limit par les institutions politiques. cette
enseigne, il est pertinent d'voquer un retard du politique
l'gard de la technoscience contemporaine, non pas par un fait
structurel, mais par mgarde ou indiffrence. Une juste rgula-
tion ne suppose pas de devancer les phnomnes, mais d'tablir
un cadre inconditionnel et cependant volutif. C'est la nature
la fois inflexible et flexible du politique qui doit tre pleinement
raffirme. Si de tels comportements ont pu tre adopts, c'est
que les technologies numriques ont progressivement et insi-
dieusement marginalis- dans sa lgitimit juridique mme -le
souci du commun propre tout corps social: L'uvre juridique
rpond au besoin, vital pour toute socit, de partager un mme

226- lA VIE ALGORITHMIQUE


devoir-tre qui la prmunisse de la guerre civile. Les conceptions
de la justice changent videmment d'une poque une autre et
d'un pays l'autre, mais le besoin d'une reprsentation com-
mune de la justice dans un pays et une poque donne, lui ne
change pas. Le droit est le lieu de cette reprsentation, qui peut
tre dmentie par les faits, mais donne un sens commun l'ac-
tion des hommes 5

Il n'est pas acceptable en dmocratie que la valeur structu-


rante du droit soit bafoue. C'est une nouvelle conscience
politique, juridique et citoyenne qui doit merger, ne consistant
pas ragir sur le moment des rvlations ou des vnements
marquants, mais saisir la puissance d'intelligibilit du rel
permise par le traitement computationnel ainsi que l'tendue
de ses possibles effets. C'est pourquoi une sorte de constitution
mondiale des donnes, ou de New Deal)) chelle globale
s'avrent aujourd'hui impratifs, visant garantir au cours des
volutions le respect de certains points jugs fondamentaux,
portant notamment sur la clart des clauses d'utilisation, sur la
nature de certains systmes trop opaques, sur l'ampleur de la
connaissance des comportements induite par la prolifration
des objets connects, sur les dures de conservation des traces
numriques, sur la possibilit tout moment de connatre leurs
usages, de les rectifier ou de les effacer, sur le consentement
lucidement dclar les cder ou non des tiers, sur l'impos-
sibilit de les exporter vers un autre pays mme sous demande
rogatoire ... Le temps n'est plus de nouvelles Lumires, mais
celui d'un claircissement partag et affirm dans la loi, relati-
vement aux processus et aux modalits techniques qui
structurent toujours plus profondment nos vies individuelles
et collectives.

POLITIQUE ET THIQUE - 227


-2
DE LA RESPONSABILIT
DU POUVOIR POLITIQUE
Ce qui est nomm gouvernance de l'Internet relve en pre-
mier lieu de l'Icann (Internet Corporation for Assigned Names
and Numbers), organisme but non lucratif cr par Bill Clinton
en 1998, charg d'attribuer les noms de domaines et de garantir
la scurit, la stabilit et la coordination mondiale du systme
d'identificateurs uniques. Son fonctionnement est assur par
un conseil de surveillance et par des membres permanents. Il
est galement fond sur le principe d'une participation multi-
acteurs (multistock holders), faisant en thorie appel la libre
contribution de tous. Sa mission ne se cantonne pas garantir
une bonne administration du rseau, mais aussi veiller autant
que possible la prservation des liberts publiques. Il a par
exemple t affirm, lors du sommet du NETmundial qui se tint
en 2014 Sao Paulo, que le premier principe de la gouvernance
de l'Internet est celui des droits humains.
Outre les bonnes intentions, l'impratif actuel requiert, au-
del des seules questions relatives l'Internet, de se confronter
celles dcisives induites par la rduction terme intgrale du
monde des donnes numriques stockables et exploitables.
Exigences qui ncessitent l'agrment d'accords hauteur inter-
nationale, mais qui font l'objet de dissensions, d'abord entre les
tats-Unis et les Europens, ensuite entre ce vaste ensemble
gopolitique occidental et de nombreux pays dits mergents,
particulirement les BRICS (Brsil, Russie, Inde, Chine et Afrique
du Sud). Ce sont de multiples enjeux porte politique, cono-
mique, juridique, thique, qui doivent tre pleinement saisis et
faire l'objet de dbats, de controverses et de dcisions, mens

228- LA VIE ALGORITHMIQUE


la mme chelle globale que celle prvalant sur la Toile. Seule
une harmonisation rgulirement ordonnance par les tats et
soucieuse de prserver les principes fondamentaux peut assurer
que ce ne soit pas le secteur priv qui impose de lui-mme et
sans opposition ses propres rgles.

C'est grce au courage dont a fait preuve Edward Snowden


que de graves manquements au droit ont t rvls au monde.
C'est grce au courage d'une seule personne qu'ont pu tre
attestes nombre de pratiques minemment rprhensibles
menes par la NSA. C'est pourquoi un statut juridique dimen-
sions nationale, europenne et internationale doit pouvoir tre
garanti aux lanceurs d'alerte si leur bonne foi est avre, de
faon ce que les agences de renseignements autant que cer-
tains organismes publics ou privs qui violeraient les principes
auxquels ils sont supposs se soumettre soient juste titre publi-
quement dnoncs. cet gard, l'initiative lance en 2013 par
Teun Gautier, directeur de l'hebdomadaire nerlandais Groene
Amsterdammer, recouvre une valeur civique par sa volont de
mettre en place, en coopration avec plusieurs organes de presse,
une plateforme spcifiquement ddie aux lanceurs d'alerte:
"Ils sont un maillon essentiel dans le systme dmocratique
de l'quilibre des pouvoirs. Nous devons encourager cette
dmarche courageuse." Selon lui, le plus simple serait de crer
un site Internet scuris, commun plusieurs mdias, sur lequel
les lanceurs d'alerte viendraient apporter leurs tmoignages et
transmettre leurs documents sans se faire connatre de qui-
conque- pas mme des journalistes, qui, parfois, protgent mal
leurs sources 1
C'est encore un ncessaire rexamen des politiques publiques
de cration de ples high-tech qui devrait tre men, dans la
mesure o elles soutiennent majoritairement les start-up qui
concourent la servicisation de l'existence>> par l'laboration

POLITIQUE ET THIQUE - 229


de projets possiblement tout aussi voraces que ceux mens par
leurs aines qui de surcrot occupent aujourd'hui des positions
oligopolistiques. C'est enfin l'Europe, terre historique de l'hu-
manisme et de l'esprit dmocratique, qui devrait davantage se
faire entendre en maintenant d'impratifs rapports de force avec
les tats-Unis, dont un des axes politiques majeurs consiste
soutenir cote que cote leurs entreprises, particulirement
celles de haute technologie et de traitement de donnes.

L'enseignement scolaire et universitaire devrait pouvoir favo-


riser un rapport inform et critique entretenu l'environnement
numrique. C'est toute une philosophie ducative fonde sur une
comprhension active des phnomnes qui doit tre encourage:
Le fait d'tre conscient de la manire dont les interfaces, les outils
et les programmes influencent notre comportement est si pr-
cieux 7 Exigence qui ncessite au pralable d'en finir avec le
rflexe fonctionnaliste consistant suivre le cours suppos in-
luctable de l'histoire et introduire de faon brusque et massive
des tablettes numriques l'cole primaire et au collge. Steve
Jobs, peu avant sa mort, avait recommand ses quipes mar-
keting d'exercer une pression auprs des coles afin que les lves
apprennent directement lire via des iPad en vue de marginaliser
l'usage des manuels imprims. C'est cela la puissance ou l'arro-
gance du techno-pouvoir, qui entend sans tat d'me dter-
miner les modes d'apprentissage au nom d'intrts privs. Car le
march de l'ducation chelle mondiale constitue un horizon
inpuisable et sans cesse renouvel de profits.
Dans les faits, c'est un nouvel environnement cognitif qu'in-
duirait l'introduction massive de tablettes, dans la mesure o
l'interconnexion entrane notamment une dispersion de l'att en-
tion, favorise par la multiplicit de fonctionnalits intgres
un mme terminal (traitement de texte, navigateur Internet,
messagerie ... ). C'est encore le temps pass devant les crans

2 30- LA VIE ALGORITHMIQUE


qui devrait s'amplifier, dont l'impact sur la sant physique et
mentale est rgulirement confirm par de nombreuses tudes
qui tmoignent d'effets sur l'obsit, de troubles psychiques et
d'addiction, d'une rduction de l'esprance de vie. L'honneur
de l'cole consiste inscrire le champ de son action au sein de
son milieu contemporain tout en maintenant une salutaire forme
d'cart. C'est ce qu'offre le livre imprim, objet physiquement
clos lui-mme mais ouvert toutes les expriences de la
connaissance et de l'imaginaire. Il s'expose au regard dans une
altrit situe distance qui appelle la concentration, indispen-
sable la rflexion et la maturation du savoir. Ses vertus prou-
ves depuis des sicles ne peuvent tre mprises ou balayes
d'un coup de main par quelques dcisions htives. On voit
quel point ces projets qui engagent des enjeux majeurs de socit
devraient faire l'objet de dbats et de controverses publics. Le
pouvoir politique subit une pression croissante exerce par le
lobbying numrico-industriel, lui faisant miroiter une fluidifi-
cation et une optimisation de la vie grce ses systmes de
rationalisation computationnelle, dj l'uvre dans les pro-
grammes de l'Open data ou des smart cities.

ce titre, l'enseignement du code l'cole participerait d'une


comprhension des mcanismes internes, des logiques qui les
guident, de la faon dont les processus et les usages sont dfinis
ou conditionns de manire algorithmique: Il importe peu de
comprendre les dtails du fonctionnement trs complexe d'un
processeur ou d'une carte graphique. Il est par contre essentiel
de matriser les bases de l'algorithmique et de sa mcanique du
raisonnement.[ ... ] Surtout il est indispensable de comprendre
le sens d'une information, comment elle est reprsente, com-
ment elle est organise 1 Apprentissage qui autorise galement
la conception individuelle de programmes, rigeant l'criture
du code comme une modalit de subjectivation revtant une

POLITIQUE ET THIQUE- 231


valeur dsormais gale celle de l'criture des langues natu-
relles. Un des enjeux majeurs regarde la ncessaire rappropria-
tian des protocoles numriques par les individus, non pas de
ceux existant en l'tat, mais de ceux pouvant faire, par la libre
crativit des personnes, l'objet d'autres fonctionnalits non
strictement utilitaristes et commerciales. Plus largement, c'est
une culture de la science, de la technique, des machines, des
algorithmes, des langages de programmation et de leur porte
sociale, conomique, politique, qui devrait tre institue, celle
dont Gilbert Simondon dplorait dj l'absence son poque.
C'est un projet ducatif la fois contemporain et situ dans un
juste cart que le pouvoir politique devrait dans le cadre de ses
comptences favoriser, en concertation avec l'ensemble des
parties concernes.
Plutt que de se dsoler d'une rsignation du politique ne
pouvoir contenir l'extrme puissance du techno-pouvoir, c'est
la chance d'une revitalisation qu'il faut saisir. Cornelius Casto-
riadis avait juste titre insist sur la ncessit d'entretenir sans
relche les vertus propres au processus politique: Le projet
d'autonomie, la rflexion, la dlibration, la raison ont t dj
crs, ils sont dj l, ils appartiennent notre tradition. Mais
cette condition n'est pas fondation . Le techno-pouvoir, lui, se
moque de la politique institutionnelle, la pousse procder
des arrangements et des compromissions, cherchant mar-
ginaliser son champ d'action, dfaire tout acquis historique
autant qu' dcrdibiliser des sicles de rflexions philosophico-
politiques. Il faut nouveau convoquer L'Esprit des lois de
Montesquieu et son principe cardinal de sparation des pou-
voirs, qui appelle de soutenir le pluralisme et les contre-pou-
voirs. C'est ce titre qu'il revient, au-del des seules instances
reprsentatives, aux citoyens et toutes les forces de la socit
d'opposer de salutaires rapports de force autant que de dessiner
et d'exprimenter une multitude d'autres schmas possibles.

232- LA VIE ALGORITHMIQUE


-3
L'ODYSSE DE LA
RAPPROPRIATION 10
Les lments techniques se combinent et tendent de plus en
plus se combiner entre eux spontanment, si bien que le rle
de l'homme se bornerait celui d'appareil enregistreur, cons ta-
tant l'effet des techniques les unes sur les autres et leurs rsul-
tats11. Probablement avons-nous tous t au cours des vingt
dernires annes, et des degrs divers, des appareils enregis-
treurs. Cette formule nonce il y a plus d'un demi-sicle par
Jacques Ellul recouvre une singulire rsonnance contemporaine
et ne doit pas tre entendue comme un seul constat, mais comme
un appel se dtacher du rythme imprim par les dveloppe-
ments technologiques, entretenir une ncessaire posture cri-
tique. C'est une politique de nous-mmes12 >> (Foucault)
laquelle nous devrions nous engager en cette priode historique
dcisive. Gilles Deleuze, dans Diffrence et Rptition 13, dfinis-
sait le virtuel comme un rservoir de diffrences et de multipli-
cits constitutif mme du rel, c'est cette pleine virtualit-l de
notre rel qu'il faut faire jouer. C'est une rappropriation des
situations qui doit tre entreprise grce notre pouvoir d'agir
(empowerment 14 ), notre capacit faire l'histoire, selon la
formule de l'historien Christophe Bouton 15 , ou l'exercice de
notre puissance de faisabilit, selon les termes d'un autre
historien, Reinhart Koselleck 11 Ce n'est pas un hasard que ce
soient des historiens qui ont profr de tels propos, car ils savent
saisir dans l'histoire sa virtualit a posteriori uchronique, qui
aurait pu tout moment tre autrement constitue, appelant
dessiner au prsent, individuellement et collectivement les
formes de nos destines.

POLITIQUE ET THIQUE- 233


C'est la production d'un contre-imaginaire, dans l'esprit et
dans la langue, qui doit tre dploye. cet gard, il convien-
drait de ne plus accepter les vocables et notions vite entendus,
les techno-discours, et les soumettre de ncessaires examens
critiques. Il relve d'une urgence de fabriquer de nouvelles
formes de contre-cultures, celles de notre temps, capables de
faire valoir de partout dans la pense et la praxis, du minoritaire
et du diffrent, du diffrend autant que du divergeant: Pour
moi, la contre-culture en philosophie, c'est la possibilit de pro-
poser un lien entre un diagnostic critique d'un tat de la socit
et les possibilits pratiques qui naissent de ce diagnostic. Ce
n'est pas seulement faire un diagnostic critique, c'est aussitt
poser la question des allures de vie que l'on peut exprimenter
partir de ce diagnostic critique. Autrement dit, j'entends par
contre-culture le foyer d'une exprimentation vitale, ouverte
par la pratique de la critique 17
Cette capacit de marquer une juste distance l'gard des
phnomnes et d'agir en conscience sur le cours des choses
nous constitue en tant qu'individus impliqus dans un ensemble
social, capables de dfinir et de faire merger autant que pos-
sible les conditions d'existence les plus souhaitables. Impratif
civique et politique qu'avait rgulirement formul Simone Weil:
La socit la moins mauvaise, celle o le commun des hommes
se trouve le plus souvent dans l'obligation de penser en agissant,
a les plus grandes possibilits de contrle sur l'ensemble de la
vie collective et possde le plus d'indpendance 18 Ce sont des
utopies concrtes 19 qui doivent nous inspirer, uvrant grce
la libre volont des personnes et une esprance claire
la ralisation d'alternatives la fois dsirables et ralisables. C'est
la belle notion de potentiel de ralisation dveloppe par
Norbert Elias qui, lorsqu'elle s'articule des futurs possibles,
ouvre sans limite le champ de l'action positive: L'utopie
concrte est lie aux formes et aux contenus qui se sont dj

234- LA VIE ALGORITHMIQUE


dvelopps au sein de la socit actuelle. [... ] Les utopies sont
des tentatives pour esquisser un tableau imaginaire d'une
socit, contenant des possibilits de solution aux problmes
non rsolus d'une socit relle 20

On doit reconnatre aux hackers une forme d'antriorit


historique avoir refus des modles opaques et uniquement
marchands et avoir cr de la divergence. C'est un ncessaire
distinguo qui doit tre opr entre hackers (personnes matri-
sant les langages de programmation) et crackers (personnes
malintentionnes se livrant du sabotage et du piratage infor-
matique). Les white hackers inspirs par des logiques de
dtournement, de rappropriation, de libre inventivit partir
du code, ne se satisfont pas de l'tat des choses, savent saisir les
dficiences et dcrypter les intentions inavoues, tant disposs
divulguer par des gestes concrets des pratiques abusives ou
dlictueuses. Disposition qui aspire indissociablement riger
d'autres modes de vie, fonds sur l'autonomie dans le travail et
la coopration dsintresse avec les pairs, conformment
une thique du hacker oppose l'thique protestante
strictement fonctionnaliste du capitalisme historique, telle
qu'analyse par Max Weber. Peut -tre saisissons-nous seulement
aujourd'hui que les hackers reprsentrent, l'cart de l'image
biaise qui leur tait affecte, une forme pragmatique de contre-
pouvoir capable d'inspirer dans l'esprit des modes d'action
venir. Le philosophe John Dewey (1859-1952) ne concevait pas
la dmocratie en tant que procdure, mais en tant qu'exprience
quotidienne impliquant le don, l'association et la coopration,
manifests par un foisonnement d'actes discrets modifiant ver-
tueusement le cours gnral des vnements et mis en uvre
par des sortes de hros ordinaires.
Mouvement hacker proche des cultures du logiciel libre et
de l'open source, qui ont su galement politiser dans la praxis le

POLITIQUE ET THIQUE- 235


rapport aux techniques, promouvant le dveloppement de pro-
grammes ouverts et interoprables, la diffrence de ceux la-
bors par Microsoft par exemple, opaques et ferms, imposant
le vendor lock-in, soit la dpendance une seule entreprise four-
nissant des logiciels propritaires verrouills. Le logiciel libre
initi par Linux repose sur la transparence de la structuration
du code source et permet, suivant des modalits prcisment
dfinies, de continuellement perfectionner un systme grce
de multiples contributions qui participent de modifications et
d'amliorations successives en thorie consultables par tous.

Certains voudraient voir dans l'conomie dite contributive,


collaborative ou du partage l'amorce de solutions alterna-
tives dotes de vertus citoyennes et cologiques puisque
supposes favoriser les relations entre les personnes, la mutua-
lisation des biens et le circuit court dans les changes. Principe
qui consiste permettre des individus ou de petites entits
de monnayer des produits ou des services, ou mettre des
ressources en commun afin de rendre possible la ralisation de
projets conformment la logique du crowdsourcing. Dans
les faits, il relve d'une forme d'aveuglement de ne pas saisir
que la grande majorit des changes s'opre via des plateformes
prives qui structurent la visibilit des offres ainsi que les com-
munications entre les personnes, grant les transactions et les
ponctionnant d'un pourcentage, l'instar du site de location de
chambres ou d'appartements Airbnb qui en quelques annes
est devenu l'une des principales compagnies de l'Internet. Pra-
tiques qui y voir de prs ne reprsentent en rien un modle
alternatif, mais qui bien davantage participent du mouvement
gnral de la marchandisation de la vie, particulirement de
celle des rapports humains, l'apparence conviviale et cool, qui
s'accompagnent de discours enthousiastes analogues ceux
ayant eu cours au moment de l'mergence de la nouvelle co-

236- LA VIE ALGORITHMIQUE


nomie au milieu des annes 1990. En cela, ces schmas n'an-
noncent pas la fin du capitalisme tel que l'affirme le futuro-
logue exalt Jeremy Rifkin 21 , mais signalent plutt l'mergence
d'une forme horizontalise et massive des changes majoritai-
rement soutenue par des entreprises.
Un autre axe possible consiste laborer des stratgies met-
tant directement en crise le modle bas sur l'exploitation tous
azimuts des traces numriques, grce des techniques de com-
munication chiffrant les donnes, telle protocole de scurisati on
des changes SSL ou celui crypt Thor. Orientations qui
rpondent au souci minemment politique visant dvelopper
une ingnierie et un design favorisant autant que possible un
rapport lucide entretenu aux interfaces et aux programmes.
cet gard, le Critical Engineering Manifesto 22 , rdig par des ing-
nieurs, reprsente une dclaration d'intention hautement per-
tinente: L'ingnieur critique considre l'ingnierie comme le
langage le plus percutant de notre poque modlisant nos
manires de nous dplacer, communiquer et penser. Le rle de
l'ingnieur critique est d'tudier et d'exploiter ce langage -de
montrer son influence. [... ] L'ingnieur critique dconstruit et
incite la mfiance face aux expriences utilisateurs luxuriantes.
Dessein qui prolonge en quelque sorte le positionnement de l'ar-
tiste Laszlo Moholy-Nagy qui avait affirm au cours des annes
1930, au moment de l'industrialisation massive des socits, que
le design n'est pas une profession, mais une attitude 23 .

De tout autres modalits peuvent autant tre adoptes, celles


consistant marquer une ncessaire distance l'gard des flux
numriques, introduire des squences de vide, se dtourner
des constantes sollicitations, refuser le rgime de vrit
algorithmique qui ne cesse de s'imposer l'existence. Registres
d'attitudes qui aspirent une forme de sobrit heureuse>>
(Hannah Arendt), d'aprs une notion reprise par Pierre Rab hi.

POLITIQUE ET THIQUE- 237


Ou qui manifestent une forme dlibre d'inadaptation, telle
celle revendique par Gnther Anders, qui dans L'Obsolescence
de l'homme 24 se dit inadaptable (unadaptable fellow), se
situant volontairement dans un cart salutaire. Posture qui
devrait pouvoir tre reprise positivement et sans mlancolie,
par le fait de libres dcisions se modulant indfiniment au gr
des moments ou des exigences propres chacun. C'est le travail
d'un autre ordre de la raison, non strictement utilitariste, qui
s'avre aujourd'hui impratif: Contre cette rationalisation de
l'existence, Weber n'apercevait de salut que dans la libert
irrationnelle, totale, qu'il revendiquait 25
Plutt que d'tre des dviants, dcrits par Ellul comme des
victimes marginalises du systme technicien, c'est une
divergence volontaire>> qu'il faut en appeler, dployant autant
d'actes d'exception qu'il y a d'individualits libres. Probablement
que chacun d'entre nous devrait s'envisager de temps autre
tel un Henry David Thoreau en puissance, Henry David
Thoreau qui avait radicalement refus le mode de vie induit par
l'expansion de la civilisation industrielle, ayant dcid d'aller
vivre en pleine nature et de rsider dans une cabane qu'il s'tait
lui-mme construite au bord de l'tang de Walden dans le
Massachussetts: Je gagnai les bois parce que je voulais vivre
suivant mre rflexion, n'affronter que les actes essentiels de la
vie, et voir si je pouvais apprendre ce qu'elle avait enseigner,
non pas, quand je viendrais mourir, dcouvrir que je n'avais
pas vcu 21 Posture radicale qui a en quelque sorte inspir celles
menes par Christoph Koch 27 , Susan Maushart 21 et d'autres, qui
ont volontairement interrompu toute connexion durant de
longues priodes, souffrant dans un premier temps du sevrage
et prouvant par la suite la singulire sensation de vivre plei-
nement, de ne plus tre continuellement branchs des ser-
veurs ou soumis la sempiternelle attente de messages d'autrui,
profitant de toutes les virtualits offertes par l'exprience

238- LA VIE ALGORITHMIQUE


sensible. Notre priode appelle coup sr de cultiver l'art de la
suspension ou de l'interruption (Hermann Hesse 21 ) et de ne pas
chercher sans fin raccorder le cordon ombilical qui atteste
dans les faits selon le psychiatre Donald Winnicott d'un dni
de la sparation 30 .

POLITIQUE ET THIQUE- 239


-4
SCIENCES HUMAINES
ET RAISON NUMRIQUE
Dans un article intitul The end of theory 31 ,l'ancien rdacteur
en chef du magazine Wired et entrepreneur Chris Anderson
affirmait que la puissance d'interprtation des phnomnes
offerte par le traitement des donnes rendait dornavant
obsolte toute analyse scientifique et thorique des faits. Leur
comprhension serait dsormais dduite de statistiques agnos-
tiques. Dimension froide et objective qui tmoignerait pr-
cisment de la valeur de l' heuristique computationnelle >>:
C'est un monde dans lequel des quantits massives de donnes
et les mathmatiques appliques remplacent tous les autres
outils qui pourraient tre utiliss. Exit toutes les thories sur les
comportements humains, de la linguistique la sociologie.
Oubliez la taxinomie, l'ontologie et la psychologie. Qui peut
savoir pourquoi les gens font ce qu'ils font? Le fait est qu'ils le
font, et que nous pouvons le tracer et mesurer avec une fidlit
sans prcdent. Si l'on a assez de donnes, les chiffres parlent
d'eux-mmes 32 >>Position minemment rductrice et simplifi-
catrice, emblmatique d'une culture conomique et techno-
logique libertarienne californienne qui a cherch en quelques
lignes congdier des sicles de tradition scientifique et pis-
tmologique. Allgation qui fut partout reprise et commente,
alors que son inconsquence et son absurdit auraient d la
cantonner une juste indiffrence.
Or, c'est prcisment contre cette tentative d'alignement du
travail de la raison et de la pense la vrit de chiffres qui
parlent d'eux-mmes qu'une partie des sciences humaines
doit se dvelopper, en vue de s'opposer ces assauts rduction-

240- LA VIE ALGORITHMIQUE


nistes, d'analyser les conditions de production de tels discours,
autant que de celles qui participent sous de multiples formes
de l'instauration de modes de rationalit strictement utilitaristes.
Si de nombreux corpus ont t produits depuis une trentaine
d'annes, ils ont dans leur grande majorit t dtermins par
des logiques partisanes. Ces enjeux qui font l'objet de puissantes
crispations conduisent gnralement se ranger des clans
d'appartenance, des sortes de chapelles, dont il est pos-
sible de dresser les diffrentes typologies.

La premire catgorie regarde les prospectivistes ou futuro-


logues, qui ont bnfici d'une large visibilit au cours des
dernires dcennies. Leurs conjectures sont gnralement carac-
trises par un paradoxe, qui veut qu'au moment o ils formulent
leurs thories, de nombreuses personnes ou organes de presse
leur accordent du crdit, voire de la foi, et dont on s'aperoit
quelques annes plus tard, mais sans jamais y revenir srieuse-
ment, qu'elles relevaient d'affabulations. Propos qui sur le coup
peuvent susciter quelque intrt, particulirement par la force
de sduction exerce par l'ide du futur sur les esprits. Le
souhait non dit qui les anime est double. D'abord, celui de se
positionner en prophtes ou voyants de l'avenir les parant
d'une forme d'aura. Ensuite, celui de formuler des prophties
possiblement autoralisatrices rpondant leur propre intrt.
Car ces personnes sont souvent lies des groupes privs,
concourant par leurs paroles lgitimer de nouveaux horizons
industriels pouvant par ailleurs faire l'objet de scepticisme ou
d'inquitude. On aura reconnu les deux hrauts emblmatiques
de cette catgorie, le futurologue transhumaniste Ray Kurzweil,
membre actif de Google, qui inspire par ses visions nombre de
projets de l'entreprise, et le prospectiviste Jeremy Rifkin, qui a
notamment monnay ses services de consultant auprs de
l'Union europenne relativement des questions nergtiques,

POLITIQUE ET THIQUE - 241


tout en tant appoint par des entreprises du secteur, d'aprs
un troublant conflit d'intrts.
La deuxime renvoie aux tendancialistes )), qui eux sont
moins futurologues que capteurs de tendances)), ne cessant
d'annoncer depuis deux dcennies et intervalles rguliers des
rvolutions)) successives, certes brusques ou parfois trauma-
tisantes, mais pleines de promesses pour ceux qui sauront les
exploiter: Dsormais, grce l'invention matricielle de neu-
rones de verre et de silicium, un million de nouvelles structures
sont possibles. Boom! Une varit infinie de nouvelles formes
et tailles d'organisations sociales deviennent possibles. Des
formes inimaginables de commerce peuvent aujourd'hui s' agr-
ger dans cette Nouvelle conomie. Nous sommes sur le point
d'assister un dferlement d'entits construites sur les relations
et la technologie, qui rivaliseront avec les premiers jours de la
vie sur Terre dans leur multitude 33 )) Leurs articles ou ouvrages
l'esprit fumeux, on le voit cet extrait, revtent nanmoins
une efficace auprs de certains responsables conomiques et
politiques. Les figures les plus emblmatiques de cette catgo-
rie ont toutes exerc des responsabilits auprs du magazine
californien Wired ou y ont rgulirement publi: Chris Ander-
son, Kevin Kelly, Tim O'Reilly, Clive Thomson ...
Les troisimes vantent la froideur factuelle ou l' objectivit))
de leurs travaux, soient les sociologues des usages du num-
rique)), caractriss par une conviction commune selon laquelle
la technique serait neutre et qu'elle ne manifeste sa vrit que
dans les seuls usages. Chercheurs qui, force d'observer quan-
tit de cas de figure, trouvent de facto de bonnes raisons de croire
que les systmes revtent des vertus positives, puisqu'ils satis-
font ici ou l les utilisateurs, en omettant au passage d'analyser
les structures, les schmas, les intentions, qui de part en part les
dterminent. En outre, ces personnes sont souvent employes
par des entreprises de tlcommunication et de l'Internet

242- LA VIE ALGORITHMIQUE


(Microsoft, Orange ... ), d'aprs une promiscuit qui tmoigne
de formes de conflits d'intrts qui devraient alerter. C'est davan-
tage une Sociologie longitudinale qui s'avre imprative,
capable de prendre en compte les cadres de production des
techniques et les intentions qui les meuvent, la nature des rela-
tions qui se tissent entre ingnieurs, groupes conomiques et
responsables politiques, les conditions de formation des dis-
cours, autant que le pouvoir de fascination exerc sur les usagers
grce au design des interfaces et la puissance du marketing.
Dimensions distinctes qui devraient tre analyses tant isol-
ment que dans leurs articulations et effets d'entranement, pour
une sociologie reliant alors systmatiquement les usages au ter-
rain complexe sur lesquels ils se dploient.

Les quatrimes sont les pharmacologues , qui imaginent


que par la force de ncessaires amnagements, bientt les tech-
nologies numriques, au lieu de contribuer massivement au
projet gnral de rationalisation et de marchandisation int-
grales du monde, devraient pouvoir tre corriges et offrir enfin
leurs pleines potentialits vertueuses qui auraient t dvoyes
par des entreprises et des pratiques intresses et dloyales.
Position qui pourrait relever d'une forme de bon sens, mais qui
ne voit pas que dans leur dimension majoritaire, ces technolo-
gies ne se prtent pas des correctifs, mais qu'elles imposent
de faon structurelle un rgime de vrit, qui doit de partout
tre dcrypt et min autant que possible. Nous ne sommes
plus dans une priode qui pourrait encore croire en une am bi-
valence in fine pliable nos souhaits et exigences, mais qui doit
prendre en compte le dcoupage de tous les actes de la vie opr
par les systmes computationnels, qui appelle l'dification de
tout autres logiques, dont les structures techniques ou les modes
possibles de vie interdisent la racine toute ambigut phar-
macologique.

POLITIQUE ET THIQUE -24 3


Les cinquimes sont les techno-drama , qui peroivent le
monde de la technique comme une scne dramatique, les emp-
chant par une passion exacerbe et un excs d'affect de mener
de froides et minutieuses analyses. Leur inclination les pousse
noncer des solutions dfinitives, ne saisissant pas que toute
hypothse d'radication radicale ne reprsente pas une utopie
concrte, qui appellerait davantage de mener un travail cri-
tique, autant que de dessiner des perspectives ralisables, non
unilatralement imposes, et pouvant tre souhaites par les
individus et les socits. Ils sont minoritaires et n'occupent pas
de places de pouvoir, au contraire de nombre de figures appar-
tenant aux autres courants.
Les siximes enfin sont les dsillusionnistes , ceux qui ont
fermement cru la ralisation des utopies annonces au cours
des deux dernires dcennies duxx:e sicle et qui ont t contraints
de dresser le constat amer de leur chec ou de leur incons-
quence. Personnes qui depuis quelques annes sont gagnes
par une lucidit mle une nostalgie peu fructueuse, mettant
continuellement en rapport les rves passs et les ralits pr-
sentes, refusant dans les faits de voir que la dfinition totalisante
de la vie par les systmes numriques prend sont origine ds les
ambitions initiales de l'histoire de l'informatique. Les deux
figures majeures de cette tendance sont Jaron Lanier 34 et Evgeny
Morozov, qui a notamment publi un livre au titre vocateur:
The Net Delusion 35

De tout autres types d'approches devraient tre engags,


moins pris par des illusions, des intrts, des espoirs, des pas-
sions, que par la volont de saisir de faon analytique et clinique
sous de multiples formes les conditions d'laboration et de dif-
fusion de modes de rationalit spcifiques soutenus par la techn
contemporaine. Ce sont de vritables digital studies qui doivent
tre entreprises, l'instar de ce qu'ont pu produire les cultural

244- LA VIE ALGORITHMIQUE


studies ou les gender studies, qui depuis les annes 1970 ne se
contentent pas d'tudier certaines normes sociales puissam-
ment l'uvre, mais qui simultanment portent leur attention
sur les terrains culturels, idologiques et composites qui les
fondent et autorisent leur persistance. Il relve d'une partie de
la philosophie, de l'anthropologie, de la sociologie, des sciences
conomiques, politiques et juridiques, d'examiner les gnalo-
gies historiques, les formalisations techniques, leurs intention-
nalits plus ou moins dcryptables, les intrts l'uvre, les
possibles collusions entre des domaines supposs spars, les
jeux de pouvoirs qui s'oprent, les discours qui se trament et se
gnralisent, les comportements qui s'instituent. C'est une aven-
ture plurielle de recherche portant sur l' algorithmisation de la
vie qui doit tre entreprise, ouverte en outre l'exprimentation
de stratgies possibles et dsirables.
Dans les faits, c'est une large phnomnologie des structures
et des effets qu'il revient une partie des sciences humaines
d'entreprendre, l'cart de tout savoir computationnel restric-
tif. Selon Karl Popper, les sciences humaines, parce qu'elles sont
incapables d'noncs prdictifs testables, et donc rfutables, ne
relvent pas de la science, recouvrant une spcificit qui pr-
serverait la libert humaine, source de vie et de cration 31 On
aura compris travers ce prsent ouvrage et ces quelques lignes
que c'est l'intrieur de ces dimensions analytiques et critiques
que j'inscris mon entreprise de recherche, qui ne s'envisage que
comme une brique l'intrieur d'un large ensemble divers et
exigeant. C'est l'honneur de la mise distance thorique, de la
pense rflexive, que de ne pas tre soumises aux logiques prio-
ritairement fonctionnalistes entretenues par le numrique, de
faire en sorte qu'elles puissent dfaire les vidences, exposer
l'tendue des forces l'uvre et offrir des outils d'intelligibilit
capables d'inspirer de prs ou de loin des gestes individuels et
collectifs dploys en toute conscience.

POLITIQUE ET THIQUE- 245


-5
UNE THIQUE DE
LA TECHNE CONTEMPORAINE
L'apparition de l'outil parmi les caractres spcifiques marque
prcisment la frontire particulire de l'humanit, par une
longue transition au cours de laquelle la sociologie prend len-
tement le relais de la zoologie. Au point o se trouve lezin-
janthrope, l'outil apparat comme une vritable consquence
anatomique, seule issue pour un tre devenu, dans sa main et
sa denture, compltement interne et dont l'encphale est orga-
nis pour des oprations manuelles de caractre complexe 37 ))
Nous savons, preuves l'appui, depuis les travaux de palonto-
logie mens par Andr Le roi -Gourhan, quel point les artefacts
dvelopps par les humains depuis la prhistoire n'ont cess
d'oprer des effets de rtroaction sur les gestes, les comporte-
ments, les postures corporelles, allant jusqu' interfrer sur les
structures du cerveau. Les instruments techniques ne rpondent
pas seulement des fonctionnalits prcises, ils dterminent
depuis des millnaires une anthropologie continuellement
enchevtre des prothses externes. Aujourd'hui, nous saisis-
sons que la techn contemporaine a intensifi sans commune
mesure cette facult d'imprgnation sur les individus et les soci-
ts. Alors que les technologies numriques rgissent un nombre
sans cesse extensif de nos activits, modifiant jusqu'au cadre de
la cognition humaine, elles n'ont pas fait jusqu' maintenant
l'objet d'examens thiques la mesure de leur puissance d'in-
fluence indfiniment croissante. Une thique de la technique a
manqu au cours de l'histoire et manque notre prsent.
Une dcorrlation s'est maintenue entre la technique et
l'thique, comme si la fascination exerce par les inventions

246- LA VIE ALGORITHMIQUE


humaines depuis la Chine ancienne, la Grce antique, durant
les Lumires et jusqu' nos jours, avait occult la porte de leurs
incidences sur l'ontologie humaine. L'tendue des perspectives
conomiques offertes par les technologies de rationalisation
industrielle et de tlcommunications depuis le dbut du
xxe sicle a contribu amplifier cette disjonction. L'horizon des
profits virtuellement inpuisables dgag depuis une vingtaine
d'annes par l'conomie de l'Internet, des systmes computa-
tionnels et du traitement des donnes, l'a comme dfinitivement
entrine. Or, c'est prcisment au moment o les protocoles
numriques exercent un pouvoir et une pression sans prcdent
sur les existences qu'il relve d'un enjeu civilisationnel de les
mesurer l'aune d'exigences thiques. la diffrence de la
morale, l'thique ne cherche pas valuer tout domaine de la
vie en fonction de catgories tablies et variables selon lestra-
ditions historiques, les appartenances culturelles et cultuelles,
ou les idologies. Elle considre que l'humain recouvre en propre
certaines dimensions fondamentales inalinables et consub-
stantielles son bien-tre, qui quelles que soient les circons-
tances et les volutions doivent tre sauvegardes, entretenues
et dveloppes. Face aux continuelles perturbations opres par
le rgime numrique, c'est suivant trois niveaux que devrait
tre dploy un travail thique.

D'abord, celui consistant se soucier de la sauvegarde de


valeurs juges fondamentales, qui malgr les soubresauts induits
par les transformations techniques, sociales et culturelles,
recouvrent une pertinence transhistorique. Tels le droit la
libert des individus, celui de pouvoir bnficier d'une vie pri-
ve, l'impratif de ne pas faire violence autrui sous une forme
ou une autre, notamment dans sa facult de jugement et de
dcision, ce qui historiquement est nomm le libre arbitre, de
ne pas instrumentaliser les personnes, ou encore celui de ne pas

POLITIQUE ET THIQUE -247


soumettre les rapports humains de strictes logiques utilita-
ristes. Un premier niveau consisterait veiller ce que les tech-
nologies ne participent pas d'un effondrement de principes
communs par une mise en rapport continuelle entre leurs struc-
tures et effets produits et ces axiomes fondateurs.
Ensuite, la deuxime articulation regarde l'exigence de se
soucier des meilleures conditions d'panouissement individuel
et collectif tel que dfini par Spinoza dans L'thique, comme
devant s'attacher en tout ce que nos actes tendent vers un
accroissement de la puissance de penser et d'agir, sans limiter
le champ d'action d'autrui. Voil une proccupation qui trans-
cende toutes les mutations historiques, constituant un critre
dcisif d'valuation. Une thique de la technique invalide de
facto tous les arguments spcieux qui voudraient pointer des
craintes, des formes de repli ou un refus de l'histoire, rigeant
le respect de la dignit humaine et le droit de pouvoir librement
se raliser comme le primat cardinal d'valuation de toute inno-
vation. Dimension qu'avait affirme Emmanuel Mounier, qui
avait forg le concept de personnalisme entendu comme une
philosophie thique se souciant prioritairement du respect de
la personne: Une action est bonne dans la mesure o elle res-
pecte la personne humaine et contribue son panouissement;
dans le cas contraire, elle est mauvaise 38 >>
Enfin, la troisime strate regarde le point de jonction dcisif
o l'thique et le politique se rejoignent, notamment dans le souci
de prserver le commun propre toute mise en organisation
sociale des existences: La question thique me semblait une
manire de fuir la politique, ou de la rejeter; mais je ne vois plus
aujourd'hui les choses de la mme faon. Je pense que les situa-
tions de pouvoir donnent naissance des problmes thiques,
et je ne crois pas, par consquent, que la politique et l'thique
constituent des domaines radicalement htrognes. Je refuserais
toute distinction absolue entre eux 38 La sauvegarde des corn-

248- LA VIE ALGORITHMIQUE


muns reprsente une dimension thique majeure dans la mesure
o ils sont la rsultante de conqutes historiques successives. Ils
formalisent le principe foncirement dmocratique d'aprs lequel
certains domaines de la vie ne doivent pas tre accapars par des
intrts privs, appartenant en droit des collectivits constitues
diverses chelles, et dans certains cas tous les individus de la
plante. Voil un critre d'valuation des techniques qui recouvre
en outre le mrite de mettre directement en crise le sempiternel
argument conomique ou le fonctionnalisme restrictif devenus
les normes prdominantes de jugement.

Registres de principes qui appellent tre confronts un


enjeu prsent et futur majeur, celui de la puissance indfini-
ment croissante acquise par l'intelligence artificielle, voue
modifier de part en part nos conditions d'existence, par sa
capacit nous dlester de notre capacit de jugement et plus
encore de celle de notre dcision 40 C'est pourquoi des comits
consultatifs d'thique chelles nationale et transnationale,
l'instar des comits de biothique, s'avrent impratifs, por-
tant prioritairement sur l'tendue des pouvoirs octroys aux
systmes intelligents. Bill Gates lui-mme s'tait inquit
du manque de rflexion relativement aux consquences de la
fusion entre intelligence artificielle et robotique, estimant que
les automates devraient d'ici 2035 remplacer la majeure partie
des mtiers, jusqu'aux professions de sant. Le physicien Ste-
phen Hawking, le prix Nobel de physique Frank Wilczek, l'in-
formaticien Stuart Russell et le physicien Max Tegmark ont
soutenu dans une tribune conjointement publie dans The
Independent 41 que la russite dans la cration de l'intelligence
artificielle serait le plus grand vnement dans l'histoire
humaine. [... ] Malheureusement, ce pourrait aussi tre le
dernier, sauf si nous apprenons comment viter les risques
engendrs par cette cration.

POLITIQUE ET THIQUE - 249


C'est pourquoi les socits doivent s'attacher dployer sous
de multiples formes ce ncessaire travail thique, afin qu'elles
ne soient pas prises de court et qu'elles puissent peser en toute
responsabilit et conscience, non seulement sur le cours du
prsent, mais galement et autant que possible sur les contours
du futur. Exigence qu'avait prcisment explicite Hans Jonas,
appelant riger une thique du futur)): Toute futurologie
srieuse, telle que l'exige l'objectif de la responsabilit, devient
une branche de la recherche qu'il convient de cultiver en soi et
sans relche, en suscitant la coopration de nombreux experts
dans les domaines les plus divers. [... ] La vision de l'avenir au
service de l'thique du futur revt une fonction intellectuelle et
une fonction motionnelle; elle doit instruire la raison et ani-
mer la volont. Et le pril viter doit apparatre, l'effroi qu'il
inspire doit nous rveiller, la comprhension des causes qui s'est
exerce le dduire doit servir le dtourner 42

Plus largement, toute capacit critique relve d'une


dimension thique dans la mesure o elle refuse de coller aux
phnomnes et d'amender systmatiquement les faits, tant
dlibrment dispose valuer ce qui pose problme ou fait
violence. cet gard, Dominique Lecourt avait juste titre
explor les liens complexes associant la rationalit scientifique
et les autres modalits de pense -religieuses, juridiques,
morales et politiques-, appelant marquer une dissociation
l'gard des appartenances singulires, susceptible de participer
ainsi d'une thique pour la recherche qui rende toute sa place
notre bien le plus prcieux: l'esprit critique 43 )). Mener une
rflexion thique l'gard de l'innovation ininterrompue
consiste affirmer, au moment de la gestion algorithmique de
tous les champs de la vie, la capacit humaine agir, ne pas
se laisser porter passivement par la surpuissance de systmes
initialement conus par quelques milliers d'individus en vue

250- LA VIE ALGORITHMIQUE


d'assouvir leurs intrts particuliers. Tous les gestes qui affir-
ment la dimension non inluctable du prsent et de l'avenir
recouvrent une porte thique. C'est ici que l'thique et le poli-
tique se fondent dans leur essence, entendus l'une et l'autre
comme les manifestations proprement humaines pouvoir
orienter lucidement et en fonction de valeurs partages le cours
individuel et collectif de nos destins. Ce sont ces facults que le
rgime numrique aura affaiblies ou marginalises, ce sont elles
qu'il convient d'opposer sa raison qui doit tre value en droit
et en devoir grce au plein exercice de notre inalinable et irr-
ductible libert humaine.

POLITIQUE ET THIQUE -251


En 1977, l'ordinateur personnel Apple II est mis sur le march.
En 1980, Philips inaugure le Compact Dise. En 1981, IBM
commercialise son premier PC. En 1982, Microsoft distribue le
systme d'exploitation MS-DOS. En 1989, Tim Berners-Lee et
Robert Cailliau dfinissent la structure du World Wide Web. En
1991, le protocole HTTP fixe une standardisation universelle de
la Toile. En 1993, Mosaic se prsente comme le premier naviga-
teur Internet de l'histoire. En 1994, JeffBezos cre le site de vente
en ligne Amazon. En 1995, le Casio QV10 constitue le premier
appareil photo numrique compact destin au grand public. En
1996, le nombre estim d'ordinateurs connects Internet dans
le monde s'lve dix millions. En 1997, le programme Deep
Blue mis au point par IBM bat aux checs le champion du monde
Garry Kasparov. En 1998, Sergey Brin et Larry Page fondent
Google sur la base de leur algorithme Page Rank. En 1999, le Wi-Fi
est initi par la socit Interbrand. En 2000, le nombre de sites
consultables est valu dix millions; la mme anne Bill Clin-
ton autorise une diffusion non restreinte des signaux GPS
l'usage d'applications civiles. En 2003, le squenage complet
de l'ADN du gnome humain est achev. En 2004, la Food and
Drug Administration (FDA) autorise la commercialisation de la
premire puce implante sous la peau conue par l'entreprise
VeriChip. La mme anne Face book est mis en ligne et conna-
tra une progression exponentielle du nombre d'inscrits jusqu'
atteindre un milliard moins de dix ans plus tard.
En 2005, 21% des mouvements boursiers aux tats-Unis sont
assurs par le trading haute frquence. En 2006, Twitter lance
la premire plateforme de microblogging. En 2007, Steve Jobs

CONCLUSION -255
prsente l'iPhone qui inaugurera une nouvelle gnration de
tlphones, les smartphones, ouvrant l're de l'Internet mobile.
En 2008, le terme de Big data entre dans le dictionnaire. En 2009,
un milliard et demi d'applications ont t tlcharges via le
magasin iTunes d'Apple. En 2010, les iPad, les tablettes num-
riques tactiles d'Apple, sont mises en vente; la mme anne
Google annonce avoir conu un systme de pilotage automa-
tique pour automobile, laGoogle Car. En 2011, le commerce
en ligne aurait gnr mille milliards de dollars de chiffre d' af-
faires; durant la mme anne une centaine d'heures de vidos
auraient t postes chaque minute surYouTube. En 2012, un
implant neuronal permet une personne paralyse d'actionner
par la pense un bras robotis; la mme anne les Google Glass
entrent en phase de test. En 2013, quinze milliards d'objets
connects seraient en service. En 2014, un milliard de sites Inter-
net sont rpertoris. En 2015, les neuroprothses autorisent un
nombre tendu d'oprations par commande crbrale ; les
projets d'ordinateur quantique se dveloppent notamment
sous l'impulsion de la NSA; plusieurs laboratoires travaillent
sur le stockage molculaire de l'information inspir des struc-
tures de l'ADN.

Ce qui est marquant dans cette brve chronologie des tech-


nologies computationnelles, qui aurait pu tre remonte
quelques dcennies antrieures, c'est qu'elle expose une srie
d'vnements qui initialement se dploient sous de faibles
mesures, pour ensuite s'amplifier et s'acclrer continuellement
d'aprs des courbes progression exponentielle. Finalement, la
loi empirique de Gordon Moore exprime en 1965, qui projetait
un doublement tous les dix-huit mois de la puissance de stockage
et de la vitesse de traitement des processeurs, aura pour large
partie conditionn cette histoire autant que l'tat de notre pr-
sent. Depuis la fin des annes 1970, le cours du monde aura

256- LA VIE ALGORITHMIQUE


particulirement t synchronis aux innovations techniques
se succdant des cadences sans cesse resserres, et produisant
une multitude d'effets sur les individus et les socits une
chelle toujours plus globale. Cette acclration permanente
aura principalement t propulse par le techno-capitalisme
qui aura pour large partie particip de l'avnement d'une anthro-
pologie dsormais place sous le sceau de l'exponentiel. Nous
avons tous vcu des moments distincts de nos existences cette
prcipitation, nous l'avons tous prouve dans nos corps et nos
esprits, mais nous ne pouvions pleinement saisir dans les flux
du prsent toutes ses composantes et la puissance de son impact.
Car cette pousse exponentielle induit trois incidences
majeures. Elle participe d'abord d'une naturalisation des ph-
nomnes, les inscrivant par la vitesse de leur formation dans un
ordre apparemment spontan des choses qui empche de
constater leur caractre exceptionnel, voire antinaturel . Elle
contribue ensuite anonymiser l'origine des faits, masquer
l'intentionnalit des projets et brouiller les chanes d'interac-
tions toujours plus complexes et indistinctes, affaiblissant la
possibilit politique d'agir en conscience. Elle conforte enfin
l'ide ou l'idologie qui affirment que l'histoire est fondamen-
talement mue par des forces irrpressibles, qui aujourd'hui et
plus que jamais, seraient puissamment l'uvre. Or, c'est pr-
cisment contre ces effets cumuls qui n'ont cess de se poten-
tialiser depuis une vingtaine d'annes que nous devrions nous
dresser, dans la mesure o ils amoindrissent notre lucidit et
menacent l'exercice de notre libre arbitre.

La plus grande faiblesse de la race humaine vient de son


incapacit comprendre la fonction exponentielle 1 )) Formule
nonce par le physicien Albert Bartlett qui avait maintes
reprises alert propos de la dimension exponentielle qui selon
lui caractrisait la modernit depuis la fin de la Seconde Guerre

CONCLUSION -257
mondiale, et qui avait analys nombre d'effets induits, particu-
lirement l'puisement terme invitable des ressources natu-
relies. L'enjeu de notre poque ne consiste plus saisir la porte
de la fonction exponentielle, mais se demander comment
se comporter dans un monde travers de flux se dplaant, au
propre comme au figur, la vitesse de la lumire. Comment
pouvons-nous dornavant vivre au cur de perptuelles bour-
rasques, comment ne pas nous laisser dborder par des
vnements qui se dploient et s'imposent nous suivant des
mesures toujours plus prcipites, comment pouvons-nous
dcider en conscience et librement du cours des choses? Il s'agit
l de questions dterminantes porte politique, philoso-
phique et anthropologique, qui interpellent de front notre
responsabilit.
ces interrogations, une rponse parmi d'autres consisterait
introduire d'autres modalits temporelles. C'est le principe de
la relativit einsteinienne qu'il faut en quelque sorte symboli-
quement reprendre notre compte, faisant valoir la multiplicit
de la vie dans une multiplicit de faisceaux temporels possibles
au gr du positionnement singulier adopt par chacun. Refuser
de se soumettre passivement ce rgime restrictif exige de dve-
lopper des temporalits contradictoires ou divergentes ne s'ali-
gnant pas sur l'axiome de la destruction cratrice perptuelle.
Postures qui tmoignent du dsir de vivre contretemps,
conformment la notion nietzschenne d'inactuel qui signale
la possibilit d'observer les faits la distance critique ncessaire
et de se dmarquer d'un rgime normatif dominant: Une
socit qui n'aurait plus la force de conserver de la distance en
rflchissant ce qui la dtermine au plus profond (la soumis-
sion intgrale de l'individu aux lois d'une structure marchande,
par le biais d'une technique qui s'insinue partout) aurait renonc
toute nergie politique. Sans parler de la possibilit de main-
tenir une vie de l'esprit 2 >>

258- LA VIE ALGORITHMIQUE


Au -del du seul rythme impos par la conception incessante
de nouvelles technologies, leur utilisation aura tout autant
conduit une compression progressive des cadences rgissant
le cours de la vie professionnelle et sociale. Le mode de ratio-
nalit contemporain fond sur la recherche de la meilleure pro-
ductivit, de la mise en adquation instantane entre units
organiques ou artificielles, et de l'vitement de toute immobi-
lisation invitablement infructueuse, se formalise et se manifeste
prioritairement dans une conomie indfiniment optimise du
temps. Dimension sensible dans les schmas organisationnels
l'uvre dans la logistique industrielle fonds sur la qute d'une
production mene flux tendus, d'une ractivit rgle sur le
primat du temps rel et de l'coulement continuellement flui-
difi des biens. Propension radicalise l'extrme dans le trading
algorithmique qui dlgue des robots numriques la licence
de procder des actes d'achat ou de vente chaque milliseconde
juge la plus opportune. Leur aptitude traiter des masses de
donnes des vitesses infiniment suprieures nos capacits
crbrales induit de facto une asymtrie de comptence.
Si ce mouvement technico-conomique continue de se
dployer selon les mmes courbes exponentielles, deux phno-
mnes alors s'imposeront massivement. D'abord, celui qui
consistera gnraliser un rgime d'efficacit fond sur la ra-
lisation la plus immdiate de toute action calque dans les faits
ou comme point d'horizon sur la vitesse des processeurs. Ensuite,
celui qui marginalisera de facto l'activit humaine en regard de
la puissance sans cesse accrue acquise par les systmes corn-
putationnels. C'est la place de l'tre humain autant que notre
libert qui sont appeles tre amoindries par des protocoles
dots de la facult d'initiative et dictant la forme des choses en
fonction d'algorithmes visant systmatiquement l'optimisation
de toute situation. L'humanit en devenir est-elle voue s'ac-
corder la vitesse invariablement croissante qui meut les flux

CONCLUSION -259
numriques et tre dessine par des suites mathmatiques
imperceptibles visant une dfinition chiffre et immdiate de
tout fait, autant que l'exploitation la plus rentable de chaque
occurrence spatiotemporelle? Cette question dpasse le strict
cadre du capitalisme, dans la mesure o c'est un mode de ratio-
nalit utilitariste qui est devenu la norme dominante qui ne
cesse de s'imposer et de s'tendre tous les pans de la socit.

C'est ce mode de rationalit qui prvaut dans les conditions


de travail pratiques tant dans les secteurs priv que public,
dans l'enseignement, dans l'organisation des villes, dans la
mdecine, jusqu' imprgner les relations entre les personnes.
Le capitalisme a bon dos d'tre la cible privilgie de la philo-
sophie politique et de la critique conomique ou sociale; ce qui
devrait sans fin tre analys et dconstruit c'est le modle tech-
nico-cognitif qui actuellement s'exerce partout, fond sur la
connaissance en temps rel des phnomnes suppose garan-
tir en retour des prises de dcisions les plus adquates rgules
par des algorithmes normatifs. Si cette logique-l est certes
inspire par le libralisme, elle correspond plus largement une
propension anthropologique fondamentale aspirant la plus
haute scurisation et optimisation de la vie, qui a peu peu exclu
les autres dimensions au moins tout autant lgitimes, et qui n'a
cess de trouver depuis la fin du XVIIIe sicle les conditions pro-
gressives de sa pleine ralisation, allant jusqu' ordonner
aujourd'hui massivement le cours du monde. Finalement, la
consquence principale de l'exponentiel aura consist tendre
et instituer cette rationalit-l suivant la mme cadence,
gagnant continuellement en efficacit, tant pleinement sou-
tenue par la puissance du numrique. L'une et l'autre s'entre-
tenant depuis des dcennies mutuellement l'intrieur d'un
mouvement pistmologique et technique toujours plus com-
plice et solidaire.

260- LA VIE ALGORITHMIQUE


La collusion l'uvre depuis plus d'un sicle entre un mode
de rationalit prioritairement fonctionnaliste et les techniques
computationnelles est aujourd'hui non seulement patente, mais
atteint son acm, imposant une raison numrique fonde sur
un dcoupage et une mmorisation de tous les actes de la vie.
Acceptons-nous d'tre toujours plus intgralement rgents par
ce mouvement qui s'intensifie et se perfectionne des vitesses
exponentielles, ou sommes-nous dcids opposer des logiques
fondes sur de tout autres exigences aptes favoriser la facult
humaine de libre choix et la subjectivation des existences? Il
s'agit l d'un enjeu et d'un dfi pratique dcisifs, dont notre
degr de rponse individuelle et collective dfinit d'ores et dj
la nature de notre prsent et dterminera celle de l'humanit
venir. La tension entre ce mode de rationalit devenu quasi
exclusif et la techn contemporaine, qui participe avec force de
sa consolidation et de son expansion, doit faire l'objet de dbats
et de controverses publiques. Ce compagnonnage qui dtermine
toujours plus profondment la forme du monde et celle de nos
expriences doit sans cesse tre analys, dcrypt, et plus que
jamais dfait vu son pouvoir unilatral et indfiniment accru de
gouvernementalit, se soustrayant de surcrot toute dlibration
dmocratique. Raison pour laquelle la politisation de multiples
chelles de nos rapports aux technologies numriques renvoie
in fine la question du mode de vie que nous souhaitons adop-
ter et la ncessaire vigilance maintenir l'gard de systmes
robotiss ordonnant toujours plus profondment la trame de
nos existences. En cela, soumettre la vie algorithmique contem-
poraine une critique en acte de la raison numrique qui
l'ordonne relve d'un combat politique, thique et civilisation-
ne! majeur notre temps.

CONCLUSION - 261
INTRODUCTION
LE MONDE AU PRISME DES DONNES
1. Un disque d'un ptaoctet permet par exemple de stocker l'quivalent
de vingt mille films en Blu-ray.
2. Le CERN, dont les collisions provoques par son acclrateur de
particules gnrent prs de quinze millions de milliards d'octets de
donnes par an, soit l'quivalent de vingt millions de CD, reprsente
une des entits emblmatiques de part en part structures par la
production et le traitement de volumes vertigineux de donnes.
3. La loi dite de Moore)) nonce en 1965 par Gordon Moore, qui avait
affirm en substance le principe exponentiel du doublement tous les
dix-huit mois de la puissance, de la capacit et de la vitesse des
diffrentes composantes des systmes informatiques.
4. On se souvient que le sommet europen de Lisbonne tenu en 2000
s'tait donn comme objectif de situer l'Europe l'horizon 2010
comme le territoire le plus avanc en termes d' conomie de la
connaissance)), Outre que l'expression tait empreinte d'une extrme
confusion, plutt qu' une conomie notamment fonde sur une
excellence de la formation universitaire, c'est un modle tabli sur le
suivi et la connaissance de faits de tous ordres des fins commerciales
qui s'est rapidement consolid au cours de la dcennie qui a suivi.
5. Dominique Janicaud, Puissance du rationnel, Gallimard, 1985, p. 81.
6. Nicholas Negroponte, Being Digital [1995], Vintage Books, 2000, p. 37.
7. Frontier, en anglais, ne signale pas une limite circonscrite mais un
horizon ouvert, la diffrence de border qui nomme la frontire telle
qu'entendue en franais. Sur l'esprit utopique qui accompagna l'ex-
pansion du numrique au cours des deux dernires dcennies du
xxe sicle, cf. Fred Turner, Aux sources de l'utopie numrique. De la
contre-culture la cyberculture. Steward Brand un homme d'influence,
C&F ditions, 2012.
8. Emblmatique cet gard la une de Wired de fvrier 2014: The Web
is under threat, magazine qui aura t aux avant-postes de tous les
discours enthousiastes, et qui n'a pu avec le temps que se ranger
l'vidence: Le Web est sous la menace)).
9. Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du sicle, Armand Colin, 1954,
p. 73-74.

NOTES -265
10. Lucien Sfez, Technique et idologie, Un enjeu de pouvoir, ditions du
Seuil, 2002, p. 12.
11. Je renvoie par exemple aux divers plans historiques mis en place
depuis l'aprs-guerre par les gouvernements successifs en France,
relatifs aux tlcommunications, l'industrie informatique ou aro-
nautique, tous dtermins par un contexte de convictions et de
croyances politiques, idologiques et culturelles propres.
12. Cf. Danah Boyd, It's Complicated: The Social Lives ofNetworked Teens,
Yale University Press, 2014.
13. Ren Girard, Des choses caches depuis la fondation du monde [1978],
Le Livre de poche, Biblio essais, 1983, p. 577.
14. Hans Jonas, Le Principe responsabilit, ditions du Cerf, 1990, p. 13.

-1
LA TOTALISATION NUMRIQUE
1. Charles Babbage, conomie des machines et des manufactures[1832],
Nabu Press, 2014 pour la version franaise.
2. Sur la force de l'inattendu au cours de l'histoire et dans notre contem-
poranit, cf. Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de
l'imprvisible, Les Belles Lettres, 2012.
3. Lucrce, De la nature, livre deuxime.
4. Dominique Janicaud, Puissance du rationnel, op. cit., p. 216.
5. Edmond Husserl, La Crise des sciences europennes et la phnomno-
logie transcendantale, Gallimard, Tel, 1976, p. 76.
8. Ibid.

-II
PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA
1. Jean-Baptiste Say, Trait d'conomie politique, 1803, Livre I.
2. Yan Claeyssen, Au cur mme du marketing client cross-canal,
Influencia n9, La Data, avril-juin 2014.
3. Franck Cochoy, Une histoire du marketing- Discipliner l'conomie de
march, La Dcouverte, 1999, p. 37.

266- LA VIE ALGORITHMIQUE


4. Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du sicle, op. cit., p. 3.
5. Arnold Toynbee, Lectures on the Industrial Revolution in England,
Rivington's, 1884.
8. Sur la contribution du conteneur au processus historique de globa-
lisation, cf. Marc Levinson, The Box, comment le conteneur a chang
le monde, Max Milo, 2011.
7. Jacques Henno, L'usine 4.0, nouvelle rvolution industrielle, Les
chos, 8 avril2013.
8. Zygmunt Bauman, La Vie liquide, Le Rouergue, 2006.
9. Sur la concurrence croissante qui oppose certaines mtropoles de la
plante depuis les annes 1990, cf. Saskia Sassen, La Ville globale, New
York, Londres, Tokyo, Descartes et e, 1996; du mme auteur sur des
enjeux connexes, cf. La Globalisation. Une sociologie, Gallimard, 2009.
10. En association avec Cisco Systems, la ville de Nice s'est lance
dans l'exprimentation d'un "boulevard connect" o diffrents
capteurs collectent en temps rel des donnes sur la circulation,
l'clairage public, la propret, ou encore la qualit environnementale.
L'objectif est de parvenir la constitution d'une plateforme commune
d'informations permettant des administrations comme des
dveloppeurs privs de proposer des services innovants l'interface
des mondes physique et numrique. Elsa Sidaway, Nice inaugure
le premier boulevard "connect" du monde, In nov' in the city, 2013;
article cit par Antoine Picon in: Smart Cities. Thorie et critique d'un
idal auto-ralisateur, ditions B2, 2013.
11. Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archologie du regard
mdical, PUF, 1963.
12. oxitone.com
13. omsignal.com
14. teddytheguardian.com
15. Cf. l'implant de quelques millimtres cubes mis au point par l'quipe
de Giovanni de Micheli et Sandro Carrara, chercheurs l'EPFL de Lau-
sanne (Suisse), quip de cinq capteurs, d'un transmetteur radio, ainsi
que d'un systme d'alimentation. http:/ /actu.epfl.ch/news/un-mini-
laboratoire-biomedical-sous-la-peau -du-pat/
18. Cf. Lucien Sfez, La Sant parfaite. Critique d'une nouvelle utopie, Le
Seuil, 1995.
17. Nest, entreprise spcialise dans la domotique, a t acquise en 2014
par Google. Son fondateur Tony Fardell dclara au moment du rachat:

NOTES -267
Google nous aidera raliser pleinement notre vision de la maison
consciente.
18. Sur ces enjeux, cf. l'ouvrage apologique de Jeremy Rifkin, La Troisime
Rvolution industrielle, Les Liens qui librent, 2012.
11. Une tude a t mene par Helene Hembrooke et Geri Gay, de l'uni-
versit Cornell, aux tats-Unis. Durant un cours, la moiti des tu-
diants devait utiliser un ordinateur portable pour surfer sur le Web,
chercher des pages relatives au cours (ou non), et donc suivre le cours
en multitches, pendant que l'autre moiti devait simplement cou-
ter le cours. Lors du rappel du contenu du cours, les performances
des tudiants multitches ont t infrieures celles des autres tu-
diants. Franck Chaillan, La mmoire biologique est -elle code?,
Pour la Science, numro spcial Big Bang numrique, les donnes
massives vont-elles changer le monde?, n433, novembre 2013.
20. Google a scann et index les courriels changs via les services
''Apps for Education", sans le consentement des utilisateurs. "Ce scan
est 100% automatique, et ne peut pas tre dsactiv", affirme la charte
d'Apps for Education. Pratique qui a conduit au dpt d'une plainte
collective auprs de la cour de San Jose. "La vie prive des tudiants
est attaque", estime un avocat de l'Electronic Privacy Information
Center, cit dans Education Week. Il souhaite que la plainte dpose
"attire l'attention" du dpartement d'tat amricain et des autorits
locales, relativement l'ducation.)) Michal Szadkowski, Google cri-
tiqu pour avoir scann les mails de millions d'tudiants)), Le Monde,
19 mars 2014.
21. Heidegger, tre et Temps [1927], Gallimard, 1986, p. 392.

268- LA VIE ALGORITHMIQUE


-III
LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE
1. Jeremy Ginsberg et alii, Detecting influenza epidemies using search
engine querydata, Nature, n457, 2009, p. 1012-1014.
Article consultable en ligne: www.nature.com/nature/journal/v457 1
n7232/full/nature07634.html
2. Philippe Bernard, Voyage au cur de la NSA, Le Monde, 29 aot
2013.
3. Vracit, un des cinq termes commenant par un V supposs
caractriser les Big data.
4. tellspec.com
5. Werner Heisenberg, La Nature dans la physique contemporaine [1962],
Gallimard, Folio, 2000, p. 132.
6. Ren Thom, Stabilit structurelle et morphognse [1972], Dunod,
1984.
7. Grard Berry, Pourquoi et comment le monde devient numrique,
Collge de France 1 Fayard, 2008, p. 27.
8. www.zaha-hadid.com
9. Jean-Claude Beaune, L'Automate et ses mobiles, Flammarion, 1980,
p. 81.
10. Cf. Alain Desrosires, La Politique des grands nombres. Histoire de la
raison statistique, La Dcouverte, 1993.
11. Michel Foucault, Scurit, territoire, population. Cours au Collge de
France (1977-1978), Gallimard/Seuil, 2004, p. 271.
12. Alain Desrosires, Pour une sociologie historique de la quantification,
Presses de l'cole des mines, 2008, p. 11.
13. Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Benchmarking, l'tat sous pression
statistique, Zones, 2013, p. 7.
14. Sur les failles et les drives de l'valuation universitaire, cf. Yves Gin-
gras, Les Drives de l'valuation de la recherche. Du bon usage de la
bibliomtrie, Liber-Raisons d'agir, 2014.
15. Cf. Roland Gori, Marie-Jean Sauret, Alain Abelhauser, La Folie
valuation, les nouvelles fabriques de la servitude, Fayard/Mille et
une nuits, 2011 ; Barbara Cassin (dir), Derrire les grilles: sortons
du tout-valuation, Fayard/Mille et une nuits, 2014.

NOTES-269
18. Un champ vectoriel en mathmatiques est une fonction qui asso-
cie un vecteur chaque point d'une varit diffrentielle.
17. Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqu [1949], PUF, 1998, p. 33.
18. http://xxx.tau.ac.il/pdf/1402.5047.pdf
11. Cf. Clment Rosset, Le Rel, trait de l'idiotie, Minuit, 1977; Le Rel et
son Double, Gallimard, 1976.
20. Aptitude peu peu gnralise au tournant de la deuxime dcennie
du XXIe sicle, qui m'a tt conduit crire un livre exclusivement ddi
ces enjeux: La Socit de l'anticipation, le Web prcognitif ou la
rupture anthropologique (Inculte, 2011). Si lors de sa rdaction des
phnomnes pars mais dj pleinement l'uvre pouvaient tre
observs et analyss, j'ai depuis relev que de nouveaux procds ne
cessaient de se dvelopper et de se sophistiquer, gagnant en outre
rgulirement en efficacit.
21. healthmap.org
22. L'application Siri dveloppe par Apple est suppose comprendre les
instructions verbales formules par les utilisateurs et rpondre
efficacement leurs diffrentes requtes.
23. Gabriel Simon, Rand Hindi, la Data services compris, Libration,
1er juin 2014.
24. La Socit de l'anticipation, le Web prcognitif ou la rupture anthro-
pologique, op. cit., 2011, p. 121-122.
25. Cf. Isaac Asimov, Le Cycle de Fondation, Folio SR
28. Alfred W. Crosby, La Mesure de la ralit [1997], Allia, 2003, p.11.
27. G.W.R Hegel, Prface aux Principes de la Philosophie du droit, Galli-
mard, 1972.
28. Hannah Arendt, Du mensonge la violence [1970], Calmann-Lvy,
1972, p. 40-41.
21. LePhdon,65b-67b, trad. mile Chambry, Garnier-Flammarion, 1983.
30. Alexandre Koyr, tudes d'histoire de la pense scientifique, PUF, 1966,
p.189.
31. Edmond Husserl, La Crise des sciences europennes et la phnomno-
logie transcendantale, op. cit., p. 51.
32. Publicit IBM.
33. Georges Didi-Huberman, La Survivance des lucioles, Minuit, 2009,
p. 127-128.

270- LA VIE ALGORITHMIQUE


34. Jean-Franois Lyotard, La Condition postmoderne, Minuit, 1979,
p. 12-13.
35. Karl Lowith, Max Weber et Karl Marx [1932], Payot, 2009, p. 51.

-IV
LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE
1. L'entreprise franaise Criteo s'est spcialise dans ce procd.
2. Vincent Druguet, Quelle feuille de route pour le commerce de
demain?, Injluencia nos, janvier-mars 2014.
3. Jean Baudrillard, Le Systme des objets, Gallimard, Tel)), 196S, p. 236.
4. Frdric Thrin, Big data: cordon ombilical entre marques et con-
sommateurS>>, lnjluencia noS, janvier-mars 2014.
5. Cf. irisvanherpen.com
8. Cf. par exemple le site Booking.com, qui non seulement signale le
nombre de personnes qui consultent simultanment un mme htel
ou une mme offre de sjour, mais encore le nombre de ceux qui
viennent de raliser une opration proche de celle qui est projete par
chaque visiteur et non encore concrtise. Le message implicite sup-
pose que toute action effectue au bon moment induira pour les autres
visiteurs une limitation corrlative des choix autant qu'une augmen-
tation des tarifs, suivant une architecture qui pousse chacun se dci-
der au plus vite, ou profiter des meilleures offres avant les autres.
7. Eric Schmidt, entretien avec le Wall Street journal, aot 2010.
B. Cf. le Exprimez-vous>> plac en tte de chaque message post sur la
plateforme Facebook, et dont le degr de rponse la suggestion ou
l'injonction dterminera in fine la valeur financire de l'entreprise.
9. Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du sicle, op. cit., p. 127.
10. Les technologies de soi [... ] sont des techniques qui permettent aux
individus d'effectuer par eux-mmes un certain nombre d'oprations
sur leur propre corps, sur leur propre me, sur leurs propres penses,
sur leur propre conduite, et cela de manire se transformer eux-
mmes, se modifier eux-mmes et atteindre un certain tat de per-
fection, de bonheur, de puret, de pouvoir surnaturel, etc.>> Michel
Foucault, L'Origine de l'hermneutique de soi. Confrences prononces
Dartmouth Co liege [19SO], Vrin, 2013, p. 53.

NOTES -271
11. Ibid., p. 50.
12. Michel Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collge de
France (1979-1980), Gallimard/Seuil, 2012.
13. Jean-Jacques Rousseau, mile, 1, uvres compltes, IV; Gallimard,
Bibliothque de la Pliade, 1969, p. 24 7.
14. Chlo Hecketsweiler, David Larousserie, Pascale Santi, Gadgets
connects: tous mesurs?, Le Monde, 10 fvrier 2014.
15. Cf. Danah Boyd, It's Complicated: The Social Lives ofNetworked Teens,
op. cit.
16. Ce chapitre a t crit avant la diffusion d'informations faisant part
d'une possible suspension du projet par Google. Outre qu'il ne s'agit
pas d'un retrait dfinitif, ce qu'il faut saisir c'est un large mouvement
en cours consistant exposer de faon automatise et via des inter-
faces toujours plus fluides, des informations personnalises l' atten-
tion des individus, autant que la puissance technologique contem-
poraine qui autorise dsormais la conception de tels dispositifs.
17. Kiabi lance un "Shazam de la mode" sur Google Glass, 20 mai 2014
http: 1/lesclesdedemain.lemonde.fr 1innovation/kiabi -lance-un-
shazam -de-la-mode-sur-google-glass_a -54-3981.html
18. William James, The Principles ofPsychology, Henry Holt, 1890, p. 402.
19. Cf. Les Carnets de Lonard de Vinci, Gallimard, 1987.
20. Ren Descartes, La Dioptrique, Discours premier [1637], Gallimard,
Bibliothque de la Pliade, 1953, p. 180.
21. Dimension appele perturber le droit historique l'image; le lgis-
lateur devra bien tablir un cadre juridique la mesure de l'extrme
facilit, non seulement saisir des images d'autrui, mais galement
les diffuser sur la Toile, avec son assentiment ou non.
22. Avec les Google Glass, remplir un constat amiable devrait devenir
un jeu d'enfant. C'est ce qu'a promis la Caisse d'pargne lors de la
prsentation de sa nouvelle application -la premire du genre- pour
les lunettes connectes de Google. L'assur peut entrer en contact
avec un tlconseiller et lui faire partager de visu la scne de l'acci-
dent, les dommages du vhicule ...
Anne Bodescot, Les Google Glass aideront remplir le constat aprs
un accident, Le Figaro, 8 octobre 2014.
23. Cf. cet gard le film prmonitoire Final Cut (Omar Naim, 2004),
dans lequel une entreprise offre ses clients la possibilit de saisir
en continu le film de leur vie, et qui lors du dcs des personnes,

272- LA VIE ALGORITHMIQUE


au moment des obsques, assure l'attention des proches une pro-
jection des moments les plus saillants ou mouvants de leur existence.
24. Gilbert Simondon, L'Individu la lumire des notions de forme et
d'information, Jrme Millon, 2005, p. 252.

-v
DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE
AU DATA-PANOPTISME
1. Cf. l'article du journaliste Duncan Campbell paru en 1988, qui avait
rvl l'existence du programme de renseignement Echelon. En
1999, un rapport lui avait t commandit par le Parlement euro-
pen, dans lequel il exposait l'tendue de l'interception des commu-
nications opre par le systme, et qui fut ensuite publi: Sur-
veillance lectronique plantaire, Allia, 2001.
2. J'ai publi en 2009 Surveillance Globale. Enqute sur les nouvelles
formes de contrle (Climats/Flammarion), au moment exact o une
architecture technico-cognitive tait parfaitement et solidement en
place, et que l'affaire Snwoden allait visiblement exposer dans
nombre de ses dimensions. En quelques annes, c'est la fois
l'intensification de ces logiques qui s'est opre autant que leur
extension tous les domaines de la vie, marginalisant dans les faits
la spcificit propre au rgime historique de la surveillance.
3. Gnther Anders, L'Obsolescence de l'homme. Sur l'me l'poque de
la deuxime rvolution industrielle [1956], L'Encyclopdie des
nuisances/Ivrea, 2001, p. 39.
4. Julian Assange, ((Le fardeau du "geek" blanc, tribune initialement
parue dans le New York Times et ensuite publie dans Le Monde, 9-10
juin 2013.
5. A. Koyr, tudes d'histoire de la pense scientifique, op. cit., p. 72.
1. Jacques Derrida, A Taste for the Secret, Polity Press, 2001, traduit par
Pierre Lvy-Soussan, dans loge du secret, Hachette littrature, 2006.
7. Edward T. Hall, La Dimension cache [1966], Le Seuil, 1971, p. 25.
1. Je reprends ici le concept dvelopp par Dominique Quessada dans
ses diffrents ouvrages; cf. particulirement: Court Trait d'altri-
cide, Verticales, 2007, et L'Inspar: essai sur un monde sans Autre,
PUF, 2013.

NOTES -273
1. Georges Duby, Situation de la solitude, XIe-xn~ sicle, in Philippe
Aris et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie prive, tome 2, Le Seuil,
1999, p. 506.
10. dynamicinsights. telefonica.com/ 4791 about-us
11. Antoine Crochet-Damais, SFR ouvre ses donnes clients grce au
Big data, 15 avril2013.
www.journaldunet.com/solutions/dsi/projet-de-big-data-en-
france/
12. Sandrine Cassini, Souriez, vous tes traqus!, Le Monde, 14 octobre
2013.
13. Surveillance Globale. Enqute sur les nouvelles formes de contrle, op. cit.

-VI
LE TECHNO-POUVOIR
1. Memorandum for the Heads ofExecutive Departments and Agencies:
www.whitehouse.gov/the_press_office/TransparencyandOpenGo
vernment/
2. Rapport consultable sur le site de l'association The Committee to
Protect Journalists: www.cpj.org/reports/2013/ 10/ obama-and-the-
press-us-leaks-surveillance-post -911. php
3. Cf. Antoine Picon, Les Saint-Simoniens. Raison, imaginaire et utopie,
Belin, 2002.
4. Cf. Daniel Lathrop & Laurel Ruma, Open Government. Collaboration,
Transparency, and Participation in Practice, O'Reilly Media, 2010.
5. Judith Butler, Qu'est-ce qu'une vie bonne?, Payot, Manuels Payot,
2014, p. 82.
6. Henri Verdier, Le gouvernement par les plates-formes, in La M-
tamorphose numrique. Vers une socit de la connaissance et de la
coopration, (ouvrage collectif sous la direction de Francis Jutand),
ditions Alternatives, 2013, p. 174-175.
7. Georges Elgozy, L'Esprit des mots ou l'Antidictionnaire, Denol,
1981, p. 66.
1. Max Weber, L'thique protestante du capitalisme, Plon, 1964, p. 249.
1. Michel Foucault, "Omnes et singulatim'': Vers une critique de la raison
politique, Dits et crits, t. Il, Gallimard, Quarto, 2001, p. 953-980.

274- LA VIE ALGORITHMIQUE


10. Marx, Introduction gnrale la critique de l'conomie politique
[1857], conomie, uvres I, Gallimard, 1994, p. 264.
11. La Cour europenne de justice a estim le 13 mai 2014 que Google
pouvait tre saisi par un particulier rclamant la suppression de ses
rsultats de recherche certaines informations sensibles le concernant.
12. Franck Leroy, Rseaux sociaux & ce, le commerce des donnes per-
sonnelles, Actes Sud, 2013, p.34.
13. Michel Foucault, L'Origine de l'hermneutique de soi. Confrences
prononces Dartmouth College, 1980, Vrin, 2013, p 38-39.
14. Douglas Rushkoff, Les 10 Commandements de l're numrique, Fyp
ditions, 2012, p. 8.
15. Robin Clarke, La Course la mort ou la Technocratie de la guerre, Le
Seuil, 1972.
lB. Cf. lan Hacking, Concevoir et Exprimenter, Christian Bourgois, 1993.
17 Cf. Bruno Latour, Steve Woolgar, La Vie de laboratoire: la production
des faits scientifiques [1979], La Dcouverte, 1996.
18. George Orwell, Le Quai de Wigan [1937], 10/18, 2000, p. 215.
19. Auguste Comte, Cours de philosophie positive, 1842, chap. 2.
20. DennisGabor,LaSocitdematurit, ditions France-Empire, 1973, p.145.
21. Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du sicle, op. cit., p. 90.
22. Bruno Latour, La fin des moyens, Rseaux, no lOO, 2000, p. 45-46.
23. Cf. Stuart Firestein, Les Continents de l'ignorance, Odile Jacob, 2014.
24. Cf. Robert N. Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des indus-
triels du tabac, quateurs, 2014.
25. Franois Partant, La Ligne d'horizon [1988], La Dcouverte, 2007, p. 30-31.
28. Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et dmocratie [1942],
Payot, 1990, p. 57.
27. Ibid., p.82.
28. Sur le phnomne de la marchandisation indfiniment tendue de la
vie depuis une trentaine d'annes, cf. Michael J. Sandel, Ce que l'ar-
gent ne saurait acheter. Les limites morales du march, Le Seuil, 2014.
29. Cf. sur ce sujet le livre de l'ingnieur Philippe Bihouix, L'ge des law-
tech: Vers une civilisation techniquement soutenable, Le Seuil, 2014.
30. Cf. le documentaire franais Foxconn: La face cache d'Apple.
31. Dominique Janicaud, La Puissance du rationnel, op. cit., p. 100-101.

NOTES -275
-VII
POLITIQUE ET THIQUE DE LA RAISON NUMRIQUE
1. Jacques Ellul, Le Systme technicien, op. cit., p. 361.
2. Montesquieu, L'Esprit des lois, chapitre IV; livre XI.
3. Gnther Anders, La Menace nuclaire, Le Serpent plumes, 2006, p. 154.
4. Cf. Bruno Latour, Nous n'avons jamais t modernes. Essai d'anthro-
pologie symtrique, La Dcouverte, 1991 ; Politiques de la nature.
Comment faire entrer les sciences en dmocratie, La Dcouverte, 2004.
5. Alain Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique
du droit, Points, 2009.
6. Yves Eudes, La tanire virtuelle des lanceurs d'alerte , Le Monde,
17 avril2014.
7. Douglas Rushkoff, Les 10 Commandements de l're numrique, op.cit.,
p.ll7.
B. Serge Abiteboul, Sciences des donnes: de la logique du premier ordre
la Toile, Collge de France 1Fayard, 2012, p. 28-29.
9. Cornelius Castoriadis, Fait et faire. Les carrefours du labyrinthe,
tome V [1997], Le Seuil, Points-essais, 2008, p. 48-49.
10. Titre d'une communication donne par Pierre Bourdieu Alger en
1992, propos de l'crivain berbre Moulaud Mammeri.
11. Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du sicle, op. cit., p. 87.
12. Michel Foucault, L'Origine de l'hermneutique de soi, op. cit., p. 90-91.
13. Gilles Deleuze, Diffrence et Rptition, PUF, 1968.
14. Sur la notion d' empowerment, cf. Marie-Hlne Bacqu, Carole Biewener,
L'Empowerment, une pratique mancipatrice, La Dcouverte, 2013.
15. Cf. Christophe Bouton, Faire l'histoire. De la Rvolution franaise au
Printemps arabe, Cerf, 2013.
16. Cf. Reinhart Koselleck, Le Futur pass. Contribution la smantique
des temps historiques, ditions de l'EHESS, 1990 ; L'Exprience de
l'histoire, Points, 2011.
17. Guillaume Le Blanc, La philosophie doit toujours faire corps avec
la critique, entretien avec Jean-Marie Durand, Les Inrockuptibles,
10 mars 2014, propos de son livre La Philosophie comme contre-
culture, PUF, 2014.

276- LA VIE ALGORITHMIQUE


18. Simone Weil, uvres, Gallimard, Quarto, 1999, p. 329.
19. Ernst Bloch, Le Principe esprance, tome II, Les pures d'un monde
meilleur, Gallimard, 1982, p. 215-216.
20. Norbert Elias, La critique de l'tat chez Thomas More in : L'Uto-
pie, La Dcouverte, 2014, p. 80.
21. Cf. Jeremy Rifkin, La Nouvelle Socit cot marginal zro : l'Internet
des objets, l'mergence des communaux collaboratifs et l'clipse du
capitalisme, Les Liens qui librent, 2014.
22. The Critical EngineeringWorking Group, Julian Oliver, Gordan Savicic,
Danja Vasiliev, Berlin, October 2011, http: Il criticalengineering.orgl fr
23. Cf. Laszlo Moholy-Nagy, Du matriau l'architecture, ditions de La
Villette, 2015.
24. Gnther Anders, L'Obsolescence de l'homme. Sur l'me l'poque de
la deuxime rvolution industrielle, op. cit.
25. Raymond Aron, La Sociologie allemande contemporaine, PUF, 1950,
p.152.
28. Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois [1854], Gallimard,
L'Imaginaire, 1990, p. 107.
27. Christoph Koch, /ch bin dann mal offline, Blanvalet Taschenbuch
Verlag, Munich, 2010.
28. Susan Maushart, Pause, Marabout, 2014.
29. Cf. Hermann Hesse, L'Art de l'oisivet, Calmann-Lvy, 2002.
30. Cf. Donald Winnicott, La Capacit d'tre seul, Payot, 2012.
31. The end of theory: the data deluge makes the scientific method obso-
lete,archive.wired.comlscienceldiscoverieslmagazinel16-071pb_theory
32. Danah Boyd et Kate Crawford, cites dans Six provocations au sujet
du phnomne des Big data , internetactu.net, 23 septembre 2011.
33. Kevin Kelly, New Rules for the New Eco no my, Penguin Books, 1999.
34. }aron Lanier, You Are not a Gadget: a Manifest, Penguin, 2011.
35. Evgeny Morozov, The Net Delusion: The Dark Side ofInternet Freedom,
Public Affairs, 2011.
38. Sur ces enjeux, cf. Karl Popper, Les Deux Problmes fondamentaux de
la thorie de la connaissance [1933], Hermann, 1999 ; et Misre de
l'historicisme [1944-1945], Plon, 1956.
37. Andr Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole,/. Technique et langage
[1964], Albin Michel, 2003, p. 129.

NOTES -277
38. Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, PUF, 2000.
39. Judith Butler, Le Rcit de soi, PUF, 2007, p. 37.
40. Sur la puissance interprtative et l'autonomie dcisionnelle des
systmes computationnels, cf. ric Sadin, L'Humanit augmente.
L'administration numrique du monde, L'chappe, 2013.
41. Stephen Hawking, FrankWilczek, Stuart Russell, MaxTegmark, Tran-
scendence looks at the implications of artificial intelligence - but are
we takingAI seriously enough? The Independent, 1er mai 2014.
42. Hans Jonas, Pour une thique du futur [1992], Rivages poche, 1998,
p. 87-88.
43. Cf. Dominique Lecourt, Contre la peur, PUF, 2011.

CONCLUSION
1. Cf. Albert Allen Bartlett, The Essential Exponential For the Future of
Our Planet, a collection of essays by Professor Bartlett, Center for
Science, Mathematics and Computer Education, University of
Nebraska-Lincoln, 2004.
2. Roland Reuss, Sortir de l'hypnose numrique, ditions des lots de
rsistance, 2013, p. 115.

278- LA VIE ALGORITHMIQUE


SOMMAIRE
OUVERTURE ....................................................................... li

INTRODUCTION
LE MONDE AU PRISME DES DONNES ll

I -LA TOTALISATION NUMRIQUE


1. LA PUISSANCE RATIONALISANTE DES NOMBRES ................ 45
2. L'RE DES CAPTEURS .............................................................. 51
3. INTEROPRABILIT UNIVERSELLE
ET PERCEPTION INTGRALE .................................................. 56
4. LA DATAFICATION ................................................................... 59
5. DIMENSION PERFORMATIVE DES DATA................................. 62

II -PUISSANCE ET USAGES DES BIG DATA


1. LE DATA MARKETING OU LA FIN DE LA PUBLICIT ............... 69
2. UNE LOGISTIQUE DLIVRE DE LA PESANTEUR.................... 75
3. SMART CITIES: LA VILLE AU FILTRE ALGORITHMIQUE ........ 80
4. UNE MDECINE DES DONNES .............................................. 86
5. MAISON CONNECTE 1ENSEIGNEMENTS EN LIGNE ........... 92

III -LA QUANTIFICATION INTGRALE DE LA VIE


1. MASSE ET CORRLATION : UNE APPRHENSION
TENDUE DES PHNOMNES ............................................... 101
2. PRIMAUT DU TEMPS REL.. ................................................ 106
3. LA MESURE QUANTO-QUALITATIVE DE LA VIE ...............111
4. GNRALISATION DU RGIME PRDICTIF ......................... 118
5. LE SUBLIME COMPUTATIONNEL
ET L'EXCLUSION DU SENSIBLE ............................................. 124
IV-LA NORMATIVIT ALGORITHMIQUE
1. DE lA LIBRE INDIVIDUALISATION
lA RECOMMANDATION PERSONNALISE ......................... 133
2. l'RE DU SUR-MESURE ALGORITHMIQUE. .......................... 137
3. LE QUANTIFIEO SELF OU lA LIBRE
QUANTIFICATION DE SOI.. ................................................... 144
4. FACEBOOK LA MACHINE CAPTER/MONTISER l'ATIENTION ..l49
5. GOOGLE GLASS : lA PRIVATISATION DE l'ATTENTION ........155

V-DE LA SURVEILLANCE NUMRIQUE


AU DATA-PANOPTISME
1. LA VRIT NSA DU MONDE ................................................... 165
2. UN TMOIGNAGE INTGRAL DE lA VIE ............................... 170
3. lA VIE PUBLICISE.. ............................................................. 175
4. lA SUBJECTIVIT PARTAGE ............................................... 180
5. LE SUIVI DES MOUVEMENTS ANONYMES DU MONDE ........ 185

VI-LETECHNO-POUVOIR
1. l'OPEN OATA: lA POLITIQUE JOYSTICK .............................. 193
2. ETH OS DU TECHNO-POUVOIR .............................................. 199
3.lA ClASSE DES INGNIEURS ............................................... 204
4. l'INVISIBILIT DU COMPUTATIONNEL.. ............................. 210
5. TECHNO-POUVOIR ET IDOLOGIE DE l'INNOVATION ......... 215

VII-POLITIQUE ET THIQUE
DE LA RAISON NUMRIQUE
1. UN PARLEMENT DES DONNES ............................................ 223
2. DE lA RESPONSABILIT DU POUVOIR POLITIQUE ............. 228
3. l'ODYSSE DE lA RAPPROPRIATION ............................. 233
4. SCIENCES HUMAINES ET RAISON NUMRIQUE ................ 240
5. UNE THIQUE DE lA TECHN CONTEMPORAINE ................. 246

CONCLUSION
UNE ANTHROPOLOGIE DE L'EXPONENTIEL ......... 255

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