Bachelard Flamme-D Une Chandelle
Bachelard Flamme-D Une Chandelle
Bachelard Flamme-D Une Chandelle
(1961) 4
Gaston Bachelard
REMARQUE
Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il
faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).
LA
FLAMME
DUNE
CHANDELLE
par
Gaston BACHELARD
Membre de lInstitut
1961
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 7
DU MME AUTEUR
Lautramont.
Leau et les rves.
Lair et les songes. (1943)
La terre et les rveries de la volont. (1948)
La terre et les rveries du repos.
LA LIBRAIRIE GALLIMARD
LA LIBRAIRIE VRIN
LA LIBRAIRIE STOCK
Lintuition de linstant.
[113]
Avant-Propos [1]
Chapitre I. Le pass des chandelles [19]
Chapitre II. La solitude du rveur de chandelle [34]
Chapitre III. La verticalit des flammes [56]
Chapitre IV. Les images potiques de la flamme dans la vie vgtale
[70]
Chapitre V. La lumire de la lampe [89]
pilogue. Ma lampe et mon papier blanc [107]
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 10
Henri BOSCO
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 11
[1]
AVANT-PROPOS
II
III
IV
VI
VII
[19]
Chapitre I
LE PASS
DES CHANDELLES
me, le monde nest-il pas vivant ? La flamme na-t-elle pas une vie ?
Nest-elle pas le signe visible dun tre intime, le signe dune puissan-
ce secrte ? Ne tient-elle pas, cette flamme, toutes les contradictions
internes qui donnent le dynamisme une mtaphysique lmentaire ?
Pourquoi chercher des dialectiques dides, quand on a, au cur dun
simple phnomne, des dialectiques de faits, des dialectiques dtres ?
La flamme est un tre sans masse et cependant cest un tre fort.
Quel champ de mtaphores il nous faudrait examiner si nous vou-
lions, dans un ddoublement des images qui unissent la vie et la
flamme, crire une psychologie des flammes en mme temps
quune physique des feux de la vie ! Des mtaphores ? En ce
temps du lointain savoir o la flamme faisait penser les sages, les m-
taphores taient de la pense.
II
Mais si le savoir des vieux livres est mort, lintrt de rverie de-
meure. Nous essaierons, dans ce petit livre, de mettre tous nos docu-
ments, quils [21] viennent des philosophes ou des potes, en rverie
premire. Tout est nous, tout est pour nous, quand nous retrouvons
dans nos songes ou dans la communication des songes des autres les
racines de la simplicit. Devant une flamme nous communiquons mo-
ralement avec le monde. Dj, en une toute simple veille, la flamme
de la chandelle est un modle de vie tranquille et dlicate. Sans doute,
le moindre souffle la drange, tout de mme quune pense trangre
dans la mditation dun philosophe mditant. Mais que vienne vrai-
ment le rgne de la grande solitude, quand sonne vraiment lheure de
la tranquillit, alors la mme paix est au cur du rveur et au cur de
la flamme, alors la flamme garde sa forme et court, toute droite,
comme une pense ferme, son destin de verticalit.
Ainsi, dans les temps o lon songeait en pensant, o lon pensait
en songeant, la flamme de la chandelle pouvait tre un manomtre
sensible de la tranquillit dme, une mesure du calme fin, dun calme
qui descend jusquaux dtails de la vie dun calme qui donne une
grce de continuit la dure que suit le cours dune rverie paisible.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 25
III
7 JOUBERT, Penses, 8e d., 1862, p. 163. Les premires lampes souder taient
parfois nommes des fontaines de feu . Cf. Edouard FOUCAUD, Les
Artisans illustres, p. 263, Paris, 1841.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 26
celse, une exaltation des deux mondes, une exaltatio utriusque mun-
di 8.
De cette double exaltation simple philosophe de lexpression
littraire que nous sommes nous ne donnerons, par la suite, que des
tmoignages emprunts aux potes. Daider de tels rves, des rves
dmesurs, par des penses, par des penses travailles, par les pen-
ses des autres, les temps, comme nous le disions au dbut de ces pa-
ges, sont rvolus.
A-t-on jamais pu dailleurs faire de la posie avec de la pense ?
[27]
IV
Pour justifier notre projet de nous limiter des documents qui peu-
vent encore nous entraner dans des rveries srieuses proches des
songes du pote, nous allons commenter un exemple, entre beaucoup
dautres, dun conglomrat dimages et dides emprunt un vieux
livre qui ne peut, tant par ses ides que par ses images, amorcer notre
participation. Dtaches de leur situation historique, les pages que
nous allons citer ne peuvent non plus tre dsignes comme un exploit
de la fantaisie. Ces pages ne, correspondent pas davantage
lorganisation dun savoir. Il ny faut voir quun mlange de penses
prtentieuses et dimages simplistes. Notre document sera donc tout le
contraire des exaltations dimages que nous aimons vivre. Il sera une
normit de limagination.
Aprs avoir comment ce document massif, nous reviendrons des
images plus fines, moins grossirement assembles en systme. Nous
y retrouverons des impulsions que nous pourrons suivre personnelle-
ment en y vivant la joie dimaginer.
Il y a double feu, lun plus fort qui dvore [28] lautre. Qui
le veut connatre, quil contemple la flamme qui part et monte
dun feu allum ou dune lampe et flambeau car elle ne monte
point quelle ne soit incorpore quelque corruptible substance
et ne sunisse avec lair. Mais sur cette flamme qui monte sont
deux flammes ; lune est blanche qui luit et claire, ayant sa ra-
cine bleue au sommet ; lautre rouge qui est attache au bois, et
au lumignon quelle brle. La blanche monte directement en
haut, et au-dessous demeure ferme la rouge sans se dpartir de
la matire administrant de quoi flamber et luire lautre 9.
VI
[34]
Chapitre II
LA SOLITUDE DU RVEUR
DUNE CHANDELLE
tant frapp Albert Bguin quil a pris pour titre du chapitre quil
consacre Georg Lichtenberg : La chandelle allume 10.
Mais tout objet qui devient objet de rverie prend un carac-
tre singulier. Quel grand travail on aimerait faire si lon pouvait r-
unir un muse des objets oniriques , des objets oniriss par une r-
verie familire des objets familiers. Chaque chose dans la maison au-
rait ainsi son double , non pas un fantme de cauchemar mais une
sorte de revenant qui hante la mmoire, qui redonne vie au souvenir.
Oui, chaque grand objet sa personnalit onirique. La flamme soli-
taire a une autre personnalit onirique que le feu dans ltre. Le feu
dans ltre peut distraire le tisonneur. Lhomme devant un feu prolixe
peut aider le bois brler, il place temps voulu une bche suppl-
mentaire. Lhomme qui sait se chauffer garde une action de Prom-
the. Il modifie les petits actes promthens, do son orgueil de par-
fait tisonneur.
Mais la chandelle brle seule. Elle na pas besoin de servant. Nous
navons plus sur nos tables de mouchettes et de porte-mouchettes.
Pour [36] moi, le temps des chandelles est tout de mme le temps des
bougies trous . Le long de ces canaux lacrymaux coulaient les
larmes, des larmes caches. Bel exemple imiter pour un philosophe
geigneux ! Stendhal savait dj reconnaitre les bonnes bougies. Dans
ses Mmoires dun touriste, il dit son soin daller chez le meilleur pi-
cier du lieu pour se munir de bonnes bougies pour remplacer les sales
lumignons de laubergiste.
Cest donc dans le souvenir de la bonne bougie que nous devons
retrouver nos songes de solitaire. La flamme est seule, naturellement
seule, elle veut rester seule. la fin du XVIIIe sicle, un physicien de
la flamme tentait vainement daccoler les flammes de deux bougies :
il mettait les bougies mche contre mche. Mais les deux flammes
solitaires, dans leur ivresse de grandir et de monter, ngligeaient de
sunir et chacune conservait son nergie de verticalit, prservant en
son sommet la dlicatesse de sa pointe.
II
[38]
Tristesse ou rsignation ? Sympathie ou dsespoir ? Quel est le ton
de cet appel une communication impossible ?
Brler seule, rver seul grand symbole, double symbole incom-
pris. Le premier pour la femme qui, toute brlante, doit rester seule,
sans rien dire le second pour lhomme taciturne qui na quune so-
litude offrir.
Et cependant, la solitude, pour ltre qui pourrait aimer, qui pour-
rait tre aim, quelle parure ! Les romanciers nous ont dit les beauts
sentimentales de ces amours caches, de ces flammes non dclares.
Quel roman on ferait si lon pouvait continuer le dialogue commenc
par Tzara :
III
Et puis, les tres faibles ont un au-del plus fin, moins brutal que
les tres forts. La solitude de la non-chandelle continue sans heurt la
solitude de la chandelle. Chaque objet du monde, aim pour sa valeur,
a droit son propre nant. Chaque tre verse de ltre, un peu dtre,
lombre de son tre, en son propre non-tre.
Alors, dans la finesse des accords quun philosophe dultra-songes
entend entre les tres et les non-tres, ltre de lil dun chat peut
aider le non-tre de la chandelle. Le spectacle tait si grand dun Ca-
moens crivant dans la nuit ! Un [41] tel spectacle a sa propre dure.
Le pome lui-mme veut atteindre son terme, le pote veut atteindre
son but. Au moment o la chandelle dfaille, comment ne verrait-on
que lil dun chat est un porte-lumire ? Le chat de Camoens na s-
rement pas tressailli quand la chandelle est morte 14. Le chat, cette
veilleuse animale, cet tre attentif qui regarde en dormant, continue la
veille en accord de lumire avec le visage du pote illumin par le
gnie.
IV
14 Notons bien que le chat nest pas un tre timide. On croit trop aisment que tout
ce qui est faible est fragile. Ainsi Le Sieur de La Chambre croit que ds que le
ver luisant a peur, il teint sa lumire. Cf. LE SIEUR DE LA CHAMBRE,
Nouvelles penses sur les causes de la lumire, 1634, p. 60.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 39
les tres du monde lui prsagent des malheurs. Piauler, nest-ce pas
clignoter sur le mode mineur, avec des larmes dans les yeux ? Avec
des larmes dans la voix, un tel mot nest-il pas une onomatope de la
flamme liquide dont on trouve, de temps en temps, la mention dans la
philosophie du feu ?
En une autre page du mme rcit 17, Strindberg souponne une
mauvaise volont de la lumire : cest un bruit de bougie qui prsage
le malheur 18 :
[46]
Sans doute, Strindberg a un psychisme dcorch. Il est sensibilis
aux moindres drames de la matire. Le coke, dans son foyer, donne,
lui aussi, des alarmes quand il smiette trop en brlant, quand les r-
sidus se soudent mal. Mais le dsastre est la fois plus fin et plus
grand quand il vient de la lumire. La lampe, la bougie ne donnent-
elles pas le feu le plus humanis ? Puisquil donne la lumire, le feu
nest-il pas lauteur de la plus grande valeur ? Un trouble au sommet
des valeurs de la nature dchire le cur dun rveur qui voudrait tre
en paix avec lunivers.
Notons bien que dans lanxit de Strindberg devant un malheur de
chandelle, on ne trouve nulle trace dentranement symbolique.
[50]
Un tel destin reoit de Goethe une grande devise : Meurs et de-
viens.
VI
VII
quil est. Jtudie comme il tudie. Le monde est pour moi, comme
pour lui, le livre difficile clair par la flamme dune chandelle. Car la
chandelle, compagne de solitude, est surtout compagne du travail soli-
taire. La chandelle nclaire pas une cellule vide, elle claire un livre.
Seul, la nuit, avec un livre clair par une chandelle livre et
chandelle, double lot de lumire, [55] contre les doubles tnbres de
lesprit et de la nuit.
Jtudie ! Je ne suis que le sujet du verbe tudier.
Penser je nose.
Avant de penser, il faut tudier.
Seuls les philosophes pensent avant dtudier.
Mais la chandelle steindra avant que le livre difficile soit com-
pris. Il faut ne rien perdre du temps de lumire de la chandelle, des
grandes heures de la vie studieuse.
Si je lve les yeux du livre pour regarder la chandelle, au lieu
dtudier, je rve.
Alors les heures ondulent dans la solitaire veille. Les heures on-
dulent entre la responsabilit dun savoir et la libert des rveries, cet-
te trop facile libert dun homme solitaire.
Limage dun veilleur la chandelle me suffit pour que je com-
mence, moi, ce mouvement ondulant des penses et des rveries. Oui,
je serais troubl si le rveur qui est au centre de limage me disait les
causes de sa solitude, quelque lointaine histoire des trahisons de la
vie. Ah ! mon propre pass suffit mencombrer. Je nai pas besoin
du pass des autres. Mais jai besoin des images des autres pour reco-
lorer les miennes. Jai besoin des rveries des autres pour me souvenir
de mon travail sous les petites lumires, pour me souvenir que, moi
aussi, jai t un rveur de chandelle.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 49
[56]
Chapitre III
LA VERTICALIT
DES FLAMMES
Parmi les rveries qui nous allgent, bien efficaces et simples sont
les rveries de la hauteur. Tous les objets droits dsignent un znith.
Une forme droite slance et nous emporte en sa verticalit. Conqurir
un sommet rel reste une prouesse sportive. Le rve va plus haut, le
rve nous emporte en un au-del de la verticalit. Bien des rves de
vol naissent dans une mulation de la verticalit devant les tres droits
et verticaux. Prs des tours, prs des arbres, un rveur de hauteur rve
au ciel. Les rveries de la hauteur nourrissent notre instinct [57] de
verticalit, instinct refoul par les obligations de la vie commune, de
la vie platement horizontale. La rverie verticalisante est la plus lib-
ratrice des rveries. Pas de plus sr moyen de bien rver que de rver
en un ailleurs. Mais le plus dcisif des ailleurs, nest-ce pas lailleurs
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 50
II
Plus simple est leur objet, plus grandes sont les rveries. La flam-
me de la chandelle sur la table du solitaire prpare toutes les rveries
de la verticalit. [58] La flamme est une verticale vaillante et fragile.
Un souffle drange la flamme mais la flamme se redresse. Une force
ascensionnelle rtablit ses prestiges.
La bougie brle haut et sa pourpre se cabre dit un vers de Trakl 25.
La flamme est une verticalit habite. Tout rveur de flamme sait
que la flamme est vivante. Elle garantit sa verticalit par de sensibles
rflexes. Quun incident de combustion vienne troubler llan zni-
thal, aussitt la flamme ragit. Un rveur de volont verticalisante qui
prend sa leon devant la flamme apprend quil doit se redresser. Il re-
trouve la volont de brler haut, daller, de toutes ses forces, au som-
met de lardeur.
Et quelle grande heure, quelle belle heure quand la chandelle brle
bien ! Quelle dlicatesse de vie dans la flamme qui sallonge, qui
seffile ! Les valeurs de la vie et du rve se trouvent alors associes.
Une tige de feu ! Sait-on jamais tout ce qui parfume ? dit le pote 26.
Oui, la tige de la flamme est si droite, si frle que la flamme est
une fleur.
Ainsi les images et les choses changent leur vertu. Toute la cham-
bre du rveur de flamme [59] reoit une atmosphre de verticalit. Un
dynamisme doux mais sr entrane les songes vers le sommet. On peut
bien sintresser aux tourbillons intimes qui entourent la mche, voir
dans le ventre de la flamme des remous o luttent tnbres et lumire.
Mais tout rveur de flamme monte son rve vers le sommet. Cest l
que le feu devient lumire. Villiers de lIsle-Adam a pris pour exergue
dun chapitre de son Isis ce proverbe arabe : Le flambeau nclaire
pas sa base.
Cest au sommet que sont les plus grands rves.
La flamme est si essentiellement verticale quelle apparat, pour un
rveur de ltre, tendue vers un au-del, vers un non-tre thren.
Dans un pome qui a pour titre Flamme on lit 27 :
[60]
Si nous nous donnions le droit de mditer sur des thmes liturgi-
ques nous naurions pas de peine trouver des documents sur le sym-
bolisme des flammes. Il nous faudrait alors faire face un savoir.
Nous dpasserions le projet de notre petit livre qui doit se contenter de
saisir les symboles en leur bauche. Qui voudra entrer dans le monde
des symboles placs sous le signe du feu pourra prendre le grand ou-
vrage de Carl-Martin Edsman : Ignis divinus 29.
III
[63]
IV
[65]
Le ton dogmatique de cette cosmologie sous forme de devise, tant
chez Novalis que chez Claudel, cartera sans doute un philosophe du
savoir. Il nen sera pas de mme si on accueille de tels aphorismes
dans le cadre dune potique. La flamme est ici cratrice. Elle nous
livre des intuitions potiques pour nous faire participer la vie en-
flamme du monde. La flamme est alors une substance vivante, une
substance potisante.
Les tres les plus divers reoivent de la flamme leur substantif, Il
ne faut quun adjectif pour les particulariser. Un lecteur rapide ne ver-
ra peut-tre l quun jeu de style. Mais sil participe lintuition en-
flammante du philosophe pote, il comprendra que la flamme est un
dpart de ltre vivant. La vie est un feu. Pour en connatre lessence,
il faut brler en communion avec le pote. Pour employer une formule
dHenry Corbin, nous dirions que les formules novalisiennes tendent
porter lincandescence la mditation.
Dans une refonte de son texte, Novalis, tenant tout proches les
deux sens du verbe verzehren (consumer, consommer), indique le pas-
sage, dans lacte de la flamme, du dtermin au dterminant, de ltre
satisfait ltre qui vit sa libert. Un tre se rend libre en se consu-
mant pour se renouveler, en se donnant ainsi le destin dune flamme,
en accueillant surtout le destin dune sur-flamme qui vient briller au-
dessus de sa pointe.
Mais, avant de philosopher, peut-tre faut-il revoir ; peut-tre, fau-
te de revoir, faut-il rimaginer ce rare phnomne du foyer quand la
flamme tranquille dtache de son tre des flammches qui senvolent,
plus lgres et plus libres sous le manteau de la chemine.
Ce spectacle, je lai vu bien souvent en de [67] rveuses veilles.
Parfois ma bonne grand-mre, dune chnevotte adroite, rallumait, au-
dessus de la flamme, la lente fume qui montait le long de ltre noir.
Le feu paresseux ne brle pas toujours dun seul trait tous les lixirs
du bois. La fume quitte regret la flamme brillante. La flamme avait
encore tant de choses brler. Dans la vie il y a aussi tant de choses
renflammer !
Et quand la sur-flamme reprenait existence, vois, mon enfant, me
disait la grand-mre, ce sont les oiseaux du feu. Alors, moi-mme r-
vant toujours plus loin que paroles daeule, je croyais que ces oiseaux
du feu avaient leur nid au cur de la bche, bien cach sous lcorce
et le bois tendre. Larbre, ce porte-nids, avait prpar, tout au cours de
sa croissance, ce nid intime o nicheraient ces beaux oiseaux du feu.
Dans la chaleur dun grand foyer, le temps vient dclore et de
senvoler.
Jaurais scrupule dire mes propres songes et mes lointains souve-
nirs, si limage premire, la flamme qui saute au-dessus delle-mme
pour continuer brler, ntait pas une image vraie. La flamme qui se
survole, qui prend un nouvel lan au-del de son premier lan, au-del
de sa pointe, Charles Nodier la vue. Il parle de ces feux rvs qui
volent au-dessus des torches et des candlabres, quand la cendre qui
les a produits se refroidit dj 42.
[68]
Cette flamme survivante, survolante, illustre, pour Nodier, une
comparaison lointaine. Il parle dun temps o lamour seul vivait au-
dessus du monde social ainsi que ces feux qui ralisent une lumire
plus pure au-dessus des flambeaux.
Pour un rveur novalisien des flammes animalises, la flamme,
puisquelle senvole, est un oiseau.
O prendrez-vous loiseau
Ailleurs que dans la flamme ?
Javais donc bien connu, dans mes songes et mes jeux devant
ltre, le Phnix domestique, Phnix thren entre tous, puisquil re-
naissait, non pas de ses cendres, mais de sa seule fume.
Mais, quand un phnomne rare est la base dune image extraor-
dinaire, dune image qui emplit lme de songes dmesurs, qui,
quoi faut-il donner la ralit ?
Un physicien va rpondre : Faraday a fait de lexprience de la
chandelle allume en sa vapeur le sujet dune confrence populaire 44.
Cette confrence prend place parmi celles que Faraday faisait dans des
cours du soir et quil a runies sous le titre : Histoire dune chandelle.
Pour russir lexprience, il faut souffler doucement, bien doucement
[69] la chandelle, et bien vite rallumer la vapeur, la seule vapeur, sans
rveiller la mche.
Moiti sachant, moiti rvant, je dirais donc pour russir
lexprience de Faraday, il faut aller vite car les choses relles ne r-
vent pas bien longtemps. Il ne faut pas laisser sendormir la lumire. Il
faut se hter de la rveiller.
[70]
Chapitre IV
LE IMAGES POTIQUES
DE LA FLAMME
DANS LA VIE VGTALE
Je ne sais plus si je dors
Car la lumire veille dans lhliotrope.
[74]
III
IV
Une grande joie de parole nous est donne par le pote. Par lui,
nous transcendons des diffrences lmentaires. Leau brle. Elle est
froide, mais elle est forte, donc elle brle. Elle reoit, en une sorte de
surralisme naturel, la vertu dun feu imaginaire. [76] Rien nest vou-
lu, rien nest fabriqu en ce surralisme immdiat du jet deau-
flamme. Jean Caubre a concentr le surralisme de son image en un
seul mot : le mot brle dralise et surralise. Et ce seul mot brle a
renvers la mlancolie crpusculaire du pome. Limage gagne est
alors un tmoignage de la mlancolie cratrice.
De telles synthses dobjets, de telles fusions dobjets enferms
dans des formes si diffrentes, comme la fusion du jet deau et de la
flamme, de larbre et de la flamme ne sauraient gure sexprimer dans
le langage de la prose. Il y faut le pome, les flexibilits du pome, des
transmutations potiques. Lhymne sempare de ltre des images, il
en fait des objets dhymne, des objets hymniques. Cest lhymne qui
Ici encore le pote laisse au lecteur le soin de faire les phrases in-
tercalaires le plaisir potique dcrire des sentences potiques qui
doivent unir la flamme de larbre lanc et la flamme toute verticale
du jet deau. Avec les potes de notre temps nous sommes entrs dans
le rgne de la posie brusque, dune posie qui ne bavarde pas mais
qui toujours veut vivre en paroles premires. [77] Il nous faut donc
couter les pomes comme des mots pour la premire fois entendus.
La posie est un merveillement, trs exactement au niveau de la pa-
role, dans la parole, par la parole.
Nous profitons de toutes les occasions pour dire notre enthousias-
me des valeurs potiques autonomes. Mais il nous faut revenir au pro-
gramme plus prcis de nos recherches sur les images vgtales de la
flamme en abordant des exemples plus simples de la parent des lu-
mires, des fleurs et des fruits.
que les oiseaux devaient leurs yeux brillants aux baies rouges et lui-
santes dont ils se nourrissent 53.
[78]
Mais ces images sont trop rapides, elles sont terminales, elles ne
suivent pas les longues rveries qui voient dans larbre transformateur
des sucs de la vie en substance de feu et de flamme.
Quand le soleil daot a travaill les sves premires, le feu lente-
ment vient la grappe. Le raisin sclaircit. La grappe devient un lus-
tre qui brille sous labat-jour des larges feuilles. Cest cacher la
grappe qua d servir dabord la pudique feuille de vigne.
Monte du feu, monte de la lumire, entre ces deux images, les
potes de rveries cosmiques choisissent. Pour Rachilde, au temps de sa
jeunesse, la vigne, prenant par le cep viril tous les feux de la terre,
donne la grappe ce sucre satanique distill travers des violences
de volcan 54.
Livresse de lhomme achve les folies de la vigne.
[79]
Dans chaque arbre, un pote dit lunion de trois mouvements :
VI
Tulipes de cuivre
Tulipes de feu
Tordues dans lardeur
De ce mois de mai 58.
Si vous portez la tulipe du jardin sur votre table, vous avez une
lampe. Mettez une tulipe rouge, une seule, dans un vase long col.
Vous aurez prs delle, dans la solitude de la fleur solitaire, des rve-
ries de chandelle.
Dans une note, Bernardin de Saint-Pierre crit : Chardin dit que,
quand un jeune homme prsente, en Perse, une tulipe sa matresse, il
lui donne entendre que, comme cette fleur, il a le [82] visage en feu
et le cur en charbon 59. En effet, au fond du calice, la mche du
flambeau est toute noire.
Quand la fleur est une lampe tranquille, une flamme sans drame, le
pote trouve des paroles qui sont des bonheurs de parole :
Voil bien, dans lordre de la parole, une flamme humide qui coule
en ses syllabes labies.
Jimagine une belle femme tendre, qui dit et redit ces deux vers en
se regardant en son miroir. Ses lvres seraient heureuses. Ses lvres
apprendraient fleurir doucement.
Entre toutes les fleurs, la rose est vritablement un foyer dimages
pour limagination des flammes vgtales. Elle est ltre mme de
limagination tout de suite convaincue. Quelle intensit dans ce seul
vers dun pote qui rve dun temps o
Parfois des fleurs semblent natre dans la houille qui flambe. Ainsi
Pieyre de Mandiargues crit :
La lampe
qui fait fleurir dans les miroirs des nnuphars.
VII
VIII
En rvant en toute navet sur les images des potes, nous avons
accept tous les petits miracles de limagination. Quand la valeur po-
tique est en jeu, il serait malsant dvoquer dautres valeurs, malsant
aussi den aborder ltude avec le moindre esprit critique. Donnons
cependant pour finir ce petit chapitre un document que nous ne pou-
vons pas nous retenir de regarder dun il champenois.
Nous empruntons cette anecdote un livre [88] srieux entre tous.
Lord Frazer, sans aucune prparation, sans aucun commentaire, crit :
[89]
Chapitre V
LA LUMIRE
DE LA LAMPE
Afin denhardir ma lampe timide
La vaste nuit allume toutes ses toiles.
Cest la vie lente que nous ramne la compagnie vcue des objets
familiers. Prs deux, nous sommes repris par une rverie qui a un
pass et qui cependant retrouve chaque fois une fracheur. Les objets
gards dans le chosier , dans cet troit muse des choses quon a
aimes, sont des talismans de rverie. On les voque, et dj, par la
grce de leur nom, on sen va rvant dune trs vieille histoire. Aussi,
quel dsastre de rverie quand les noms, les vieux noms sen viennent
changer dobjet, sattacher une tout autre chose que la bonne
vieille chose du vieux chosier ! [90] Ceux qui ont vcu dans lautre
sicle disent le mot lampe avec dautres lvres que les lvres
daujourdhui. Pour moi, rveur de mots, le mot ampoule prte rire.
Jamais lampoule ne peut tre assez familire pour recevoir ladjectif
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 75
possessif 70. Qui peut dire maintenant : mon ampoule lectrique com-
me il disait jadis : ma lampe ? Ah ! comment rver encore, en ce d-
clin des adjectifs possessifs, de ces adjectifs qui disaient si fort la
compagnie que nous avions avec nos objets ?
Lampoule lectrique ne nous donnera jamais les rveries de cette
lampe vivante qui, avec de lhuile, faisait de la lumire. Nous sommes
entrs dans lre de la lumire administre. Notre seul rle est de
tourner un commutateur. Nous ne sommes plus que le sujet mcani-
que dun geste mcanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte
pour nous constituer, en un orgueil lgitime, comme le sujet du verbe
allumer.
Dans son beau livre Vers une cosmologie, Eugne Minkowski a crit
un chapitre sous le titre : Jallume la lampe 71. Mais la lampe est
ici une ampoule lectrique. Un doigt sur le commutateur a suffi pour
faire succder lespace noir lespace [91] tout de suite clair. Le m-
me geste mcanique donne la transformation inverse. Un petit dclic
dit, de la mme voix, son oui et son non. Le phnomnologue a ainsi
le moyen de nous placer alternativement dans deux mondes, autant
dire dans deux consciences. Avec un commutateur lectrique, on peut
jouer sans fin aux jeux du oui et du non. Mais, en acceptant la mca-
nique, le phnomnologue a perdu lpaisseur phnomnologique de
son acte. Entre les deux univers de tnbres et de lumire, il ny a
quun instant sans ralit, un instant bergsonien, un instant
dintellectuel. Linstant avait plus de drame quand la lampe tait plus
humaine. En allumant la vieille lampe, on pouvait toujours craindre
quelque maladresse, quelque malchance. La mche dun soir nest pas
tout fait la mche dhier. Faute dun soin, elle va charbonner. Si le
verre nest pas bien droit, la lampe va fumer. On a toujours gagner
donner aux objets familiers lamiti attentive quils mritent.
70 Jean de BOSCHRE marque dun rapide sarcasme une scne o, au lieu dune
veilleuse, cest une ampoule lectrique qui vnre la figure de la Vierge. La
veilleuse nest-elle pas un regard : Une veilleuse devait brler dans lil noir de son
huile (cf. Marthe et lengag, p. 221). Lampoule lectrique na pas de regard.
71 E. MINKOWSKI, Vers une cosmologie, d. Aubier, p. 154.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 76
II
Cest dans lamiti que les potes ont pour les choses, pour leurs
choses, que nous pourrons connatre ces gerbes dinstants qui donnent
valeur humaine des actes phmres.
Dans des pages o il nous dit des souvenirs [92] denfance, Henri
Bosco redonne la lampe sa dignit dautrefois. De cette lampe fidle
notre tre solitaire ncrit-il pas : On a vite fait de sapercevoir,
non sans motion, quelle est quelquun. De jour, on croyait quelle
tait seulement quelque chose, une utilit. Mais que le jour faiblisse
et, querrant dans une maison solitaire, envahie par cette pnombre
qui permet seulement de circuler en ttonnant le long des murs, alors
la lampe quon recherche, quon ne trouve plus, puis que lon dcou-
vre o lon avait oubli quelle ft, cette lampe atteinte et saisie, m-
me avant quon lait allume, vous rassure et vous offre une prsence
douce. Elle vous apaise, elle pense vous 72...
Une telle page trouvera peu dcho chez les phnomnologues qui
dfinissent ltre des objets par leur ustensilit . Ils ont cr ce mot
barbare pour arrter dun coup les sductions qui nous viennent des
choses. Lustensilit est pour eux un savoir si net quelle na pas be-
soin de la rverie des souvenirs. Mais les souvenirs approfondissent la
compagnie que nous avons avec les bons objets, les objets fidles.
Chaque soir, lheure dite, la lampe fait pour nous sa bonne ac-
tion . Ces renversements sentimentaux entre le bon objet et le bon
rveur peuvent aisment recevoir la critique du psychologue cristallis
dans lge adulte. [93] Pour lui, ce ne sont l que des squelles des
ges enfantins. Mais, sous la plume dun pote, le sens potique se
remet vibrer. Lcrivain sait quil sera lu par les mes sensibilises
aux ralits potiques premires. La page de Bosco continue :
III
que peut-tre son bon serviteur est mort, le hros du songe quest le
personnage central du roman de Bosco : Malicroix, trouve un secours
moral dans la lampe Car javais besoin de secours et, je ne sais
pourquoi, jen cherchai dans le feu de cette petite lampe. Elle
mclairait pauvrement, ntant quune lampe banale qui, mal mou-
che, par moments brasillait et menaait de steindre. Pourtant elle
tait l et elle vivait. Mme aux moments que faiblissait sa mince
flamme, elle gardait une clart religieusement calme. Ctait un tre
doux et amical, qui me communiquait, dans ma dtresse, londe mo-
deste de sa vie de lampe. Car son globe de verre, seulement un peu
dhuile lalimentait. Huile onctueuse qui montait la lampe, et la
flamme la dissolvait dans sa lumire. Mais la lumire, o allait-
elle ? 74...
Oui, la lumire dun regard, o va-t-elle quand la mort met son
doigt froid sur les yeux dun mourant ?
[97]
IV
[99]
Le soir venu, allume-t-on la lampe, alors cest plus quun instant
mcanique qui est vcu par le pote des lampes :
La chambre stonne
De ce bonheur qui dure 82.
Sans aller plus loin, pour nous rveur de lampe, un problme est
pos : le problme de la lampe dun autre. Les phnomnologues de
la connaissance dautrui nont pas trait un tel problme. Ils ne savent
pas quune lampe lointaine est le signe de quelquun.
Pour un rveur de lampe, il y a deux sortes de lampe dun autre. La
lampe de lautre du matin, la lampe de lautre du soir, la lampe du
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 83
[104]
Quand la neige envahit le plateau, quand lhiver arrte toute vie, la
solitude devient isolement. Le rveur connat la dtresse. Va-t-il fuir
la plaine sauvage balaye des vents ? Cest en rvant la lampe
lointaine quil trouve un secours.
Sur la plaine enneige, jy voyais la lampe cest elle qui me rete-
nait. Je la regardais maintenant avec une sourde tendresse. On lavait
allume pour moi : ctait ma lampe. Lhomme, qui veillait dans la
nuit, si tard, sous sa tide lumire, jen vins me le figurer pareil
moi. Quelquefois, emport au-del de cette ressemblance, ctait moi-
mme que jimaginais, attentif quelque mditation qui cependant me
demeurait impntrable 84.
Le mouvement de confiance du rveur devant la lampe lointaine
nallait pas son terme. Le mot impntrable indiquait un question-
naire refoul. Londulation de confiance et de mystre ne sapaisait
pas. Pour avoir le repos, il fallait, au-del des mystres psychologi-
[107]
PILOGUE
MA LAMPE
ET MON PAPIER BLANC
II
[110]
III
IV
FIN