Bachelard Flamme-D Une Chandelle

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Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle.

(1961) 4

Gaston Bachelard

LA FLAMME DUNE CHANDELLE

Paris : Les Presses universitaires de France, 1961, 1re dition,


113 pp.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 5

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre pas-


se au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e).

Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il
faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e).

Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 6

LA
FLAMME
DUNE
CHANDELLE
par

Gaston BACHELARD
Membre de lInstitut

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

1961
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 7

DU MME AUTEUR

AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Le nouvel esprit scientifique. (1934)


Lexprience de lespace dans la physique contemporaine.
La philosophie du non. (1940)
Le rationalisme appliqu.
La dialectique de la dure. (1963)
Lactivit rationaliste de la physique contemporaine.
Le matrialisme rationnel.
La potique de lespace. (1957)
La potique de la rverie.

LA LIBRAIRIE JOS CORTI

Lautramont.
Leau et les rves.
Lair et les songes. (1943)
La terre et les rveries de la volont. (1948)
La terre et les rveries du repos.

LA LIBRAIRIE GALLIMARD

La psychanalyse du feu. (1949)


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 8

LA LIBRAIRIE VRIN

Essai sur la connaissance approche.


tude sur lvolution dun problme de physique la propagation thermique dans
les solides.
La valeur inductive de la relativit.
Le pluralisme cohrent de la chimie moderne.
Les intuitions atomistiques.
La formation de lesprit scientifique. Contribution une psychanalyse de la
connaissance objective. (1934)

LA LIBRAIRIE STOCK

Lintuition de linstant.

LA LIBRAIRIE EYNARD (ROLLE, SUISSE)

Paysages (tudes pour 15 burins dAlbert FLOCON, tirage limit).


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 9

[113]

Table des matires

Avant-Propos [1]
Chapitre I. Le pass des chandelles [19]
Chapitre II. La solitude du rveur de chandelle [34]
Chapitre III. La verticalit des flammes [56]
Chapitre IV. Les images potiques de la flamme dans la vie vgtale
[70]
Chapitre V. La lumire de la lampe [89]
pilogue. Ma lampe et mon papier blanc [107]
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 10

Henri BOSCO
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 11

[1]

La flamme dune chandelle (1961)

AVANT-PROPOS

Retour la table des matires

Dans ce petit livre de simple rverie, sans la surcharge daucun sa-


voir, sans nous emprisonner dans lunit dune mthode denqute,
nous voudrions, en une suite de courts chapitres, dire quel renouvel-
lement de la rverie reoit un rveur dans la contemplation dune
flamme solitaire. La flamme, parmi les objets du monde qui appellent
la rverie, est un des plus grands oprateurs dimages. La flamme
nous force imaginer. Devant une flamme, ds quon rve, ce que
lon peroit nest rien au regard de ce quon imagine. La flamme porte
sa valeur de mtaphores et dimages dans les domaines de mditation
les plus divers. Prenez-la comme le sujet dun des verbes qui expri-
ment la vie et vous verrez quelle donne ce verbe un supplment
danimation. Le philosophe qui court aux gnralits laffirme avec
une tranquillit dogmatique : Ce qui sappelle Vie dans la cration
est, en toutes les formes et en tous les tres, [2] un seul et mme es-
prit, une flamme unique 1 Mais une telle gnralit va trop vite au
but. Cest plutt dans la multiplicit et dans le dtail des images que
nous devrons faire sentir la fonction doprateur dimagination des

1 HERDER, cit par BGUIN, L'me romantique et le rve, Marseille, Cahiers


du Sud, t. I, p. 113.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 12

flammes imagines. Le verbe enflammer doit alors entrer dans le vo-


cabulaire du psychologue. Il commande tout un secteur du monde de
lexpression. Les images du langage enflamm enflamment le psy-
chisme, elles donnent une tonalit dexcitation quune philosophie du
potique doit prciser. Par la flamme saisie comme objet de rverie,
les plus froides mtaphores deviennent vraiment des images. Alors
que les mtaphores ne sont souvent que des dplacements de penses,
en une volont de mieux dire, de dire autrement, limage, la vritable
image, quand elle est vie premire en imagination, quitte le monde
rel pour le monde imagin, imaginaire. Par limage imagine nous
connaissons cet absolu de la rverie quest la rverie potique. Corr-
lativement, comme nous essayions de le prouver dans notre dernier
livre mais un livre a-t-il jamais fini de dire toute la conviction de
son auteur ? nous connaissons notre tre rveur producteur de rve-
ries. Un tre rveur heureux de rver, actif dans sa rverie, tient une
vrit de ltre, un avenir de ltre humain.
[3]
Entre toutes les images, les images de la flamme les naves
comme les plus alambiques, les sages comme les folles portent un
signe de posie. Tout rveur de flamme est un pote en puissance.
Toute rverie devant la flamme est une rverie qui admire. Tout r-
veur de flamme est en tat de rverie premire. Cette admiration pre-
mire est enracine dans notre lointain pass. Nous avons pour la
flamme une admiration naturelle, on ose dire : une admiration inne.
La flamme dtermine une accentuation du plaisir de voir, un au-del
du toujours vu. Elle nous force regarder.
La flamme nous appelle voir en premire fois nous en avons mil-
le souvenirs, nous en rvons tout la personnalit dune trs vieille
mmoire et cependant nous en rvons comme tout le monde, nous
nous souvenons comme tout le monde se souvient alors, suivant
une des lois les plus constantes de la rverie devant la flamme, le r-
veur vit dans un pass qui nest plus uniquement le sien, dans le pass
des premiers feux du monde.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 13

II

Ainsi la contemplation de la flamme prnise une rverie premire.


Elle nous dtache du monde et elle agrandit le monde du rveur. La
flamme est elle seule une grande prsence, mais, prs [4] delle, on
va rver loin, trop loin : On se perd en rveries. La flamme est l,
menue et chtive, luttant pour maintenir son tre, et le rveur sen va
rver ailleurs, perdant son propre tre, en rvant grand, trop grand
en rvant au monde.
La flamme est un monde pour lhomme seul.
Alors, si le rveur de flamme parle la flamme, il parle soi-
mme, le voici pote. En agrandissant le monde, le destin du monde,
en mditant sur le destin de la flamme, le rveur agrandit le langage
puisquil exprime une beaut du monde. Par une telle expression pan-
calisante, le psychisme lui-mme sagrandit, slve. La mditation de
la flamme a donn au psychisme du rveur une nourriture de verticali-
t, un aliment verticalisant. Une nourriture arienne, allant loppos
de toutes les nourritures terrestres , pas de principe plus actif pour
donner un sens vital aux dterminations potiques. Nous reviendrons
sur ces dterminations en un chapitre spcial pour illustrer le conseil
de toute flamme : brler haut, toujours plus haut pour tre sr de don-
ner de la lumire.
Pour atteindre cette hauteur psychique , il faut gonfler toutes
les impressions en y insufflant de la matire potique. Lapport poti-
que suffit, croyons-nous, pour que nous esprions donner une unit
aux rveries que nous avons runies sous le signe de la chandelle. Cet-
te monographie pourrait porter comme sous-titre : La posie des
flammes. En fait, dans la volont o nous sommes de ne suivre [5] ici
quune ligne de rveries, nous dtachons cette monographie dun livre
plus gnral que nous esprons toujours publier sous le titre : La po-
tique du feu.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 14

III

En limitant prsentement nos enqutes, en nous maintenant dans


lunit dun seul exemple, nous esprons atteindre une esthtique
concrte, une esthtique qui ne serait pas travaille par des polmi-
ques de philosophe, une esthtique qui ne serait pas rationalise par de
faciles ides gnrales. La flamme, la flamme seule, peut concrtiser
ltre de toutes ses images, ltre de tous ses fantmes.
Lobjet une flamme ! investir par les images littraires est
si simple que nous esprons pouvoir dterminer la communion des
imaginations. Avec les images littraires de la flamme, le surralisme
a quelque garantie davoir une racine de ralit ! Les images les plus
fantastiques de la flamme convergent. Elles deviennent, par un privi-
lge insigne, des images vraies.
Le paradoxe de nos enqutes sur limagination littraire : trouver la
ralit par la parole, dessiner avec des mots, a quelque chance ici
dtre domin. Les images parles traduisent lextraordinaire excita-
tion que notre imagination reoit de la plus simple des flammes.
[6]

IV

Nous devons encore nous expliquer sur un autre paradoxe. Dans la


volont o nous sommes de vivre les images littraires en leur don-
nant toute leur actualit, avec encore lambition plus grande de prou-
ver que la posie est une puissance active de la vie daujourdhui, ny
a-t-il pas, pour nous, un paradoxe inutile mettre tant de rveries sous
le signe de la chandelle ? Le monde va vite, le sicle sacclre. Le
temps nest plus des lumignons et des bougeoirs. A des choses dsu-
tes ne sattachent plus que des rves prims.
ces objections, la rponse est facile : les rves et les rveries ne
se modernisent pas aussi vite que nos actions. Nos rveries sont de
vritables habitudes psychiques fortement enracines. La vie active ne
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les drange gure. Il y a intrt, pour un psychologue, retrouver tous


les chemins de la familiarit la plus ancienne.
Les rveries de la petite lumire nous ramneront au rduit de la
familiarit. Il semble quil y ait en nous des coins sombres qui ne tol-
rent quune lumire vacillante. Un cur sensible aime les valeurs fra-
giles. Il communie avec des valeurs qui luttent, donc avec la faible
lumire qui lutte contre les tnbres. Ainsi toutes nos rveries de la
petite lumire gardent une ralit psychologique dans la vie
daujourdhui. Elles ont un sens, nous [7] dirions mme volontiers
quelles ont une fonction. En effet, elles peuvent donner une psycho-
logie de linconscient tout un appareil dimages pour interroger dou-
cement, naturellement, sans provoquer le sentiment dnigme, ltre
rveur. Avec une rverie de la petite lumire, le rveur se sent chez
soi, linconscient du rveur est un chez soi pour le rveur. Le rveur !
ce double de notre tre, ce clair-obscur de ltre pensant a, dans
une rverie la petite lumire, la scurit dtre. Qui se confie aux
rveries de la petite lumire dcouvrira cette vrit psychologique :
linconscient tranquille, linconscient sans cauchemar, linconscient
en quilibre avec sa rverie, est trs exactement le clair-obscur du
psychisme, ou, mieux encore, le psychisme du clair-obscur. Des ima-
ges de petite lumire nous apprennent aimer ce clair-obscur de la
vision intime. Le rveur qui veut se connatre comme tre rvant, loin
des clarts de la pense, un tel rveur, ds quil aime sa rverie, est
tent de formuler lesthtique de ce clair-obscur psychique,
Un rveur de lampe comprendra dinstinct que les images de petite
lumire sont les veilleuses intimes. Leurs lueurs deviennent invisibles
quand la pense est au travail, quand la conscience est bien claire.
Mais quand la pense se repose, les images veillent.
La conscience du clair-obscur de la conscience a une telle prsence
une prsence qui dure [8] que ltre y attend le rveil un r-
veil dtre. Jean Wahl sait cela. Il le dit en un seul vers :
O petite lumire, source, aube tendre 2

2 Jean WAHL, Pomes de circonstance, d. Confluences, p. 33.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 16

Nous proposons donc de transfrer les valeurs esthtiques du clair-


obscur des peintres dans le domaine des valeurs esthtiques du psy-
chisme. Si nous russissions, nous enlverions en partie ce quil y a de
diminu, de pjoratif dans la notion dinconscient. Les ombres de
linconscient mettent si souvent en valeur un monde de lueurs o la
rverie a mille bonheurs ! George Sand a pressenti ce passage du
monde de la peinture au monde de la psychologie. Dans une note
ajoute en bas de page au texte de Consuelo, elle crit, voquant le
clair-obscur : je me suis demand souvent en quoi consistait cette
beaut, et comment il me serait possible de la dcrire 3, si je voulais
en faire passer le secret dans lme dun autre. Quoi ! sans couleur,
sans forme, sans ordre et sans clart, les objets extrieurs peuvent-ils,
me dira-t-on, revtir un aspect qui parle aux yeux et lesprit ? Un
peintre seul pourra me rpondre : Oui, je le comprends. Il se rappelle-
ra Le philosophe en mditation de Rembrandt : [9] cette grande
chambre perdue dans lombre, ces escaliers sans fin, qui tournent on
ne sait comment ; ces lueurs vagues du tableau, toute cette scne ind-
cise et nette en mme temps, cette couleur puissante rpandue sur un
sujet qui, en somme, nest peint quavec du brun clair et du brun som-
bre ; cette magie de clair-obscur, ce jeu de lumire mnag sur les ob-
jets les plus insignifiants, sur une chaise, sur une cruche, sur un vase
de cuivre ; et voil que ces objets qui ne mritent pas dtre regards,
et encore moins dtre peints, deviennent si intressants, si beaux
leur manire, que vous ne pouvez pas en dtacher les yeux, ils existent
et sont dignes dexister 4.
George Sand voit le problme, pose le problme : ce clair-obscur,
comment, non pas le peindre cest l le privilge des grands artistes
mais le dcrire ? Comment lcrire ? Nous voulons nous-mme
aller plus loin : ce clair-obscur, comment linscrire dans le psychisme,

3 C'est nous qui soulignons.


4 Consuelo, Michel Lvy, 1861, t. III, pp. 264-265.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 17

juste la frontire dun psychisme brun fonc et dun psychisme dun


brun plus clair ?
En fait, cest l un problme qui me tourmente depuis vingt ans
que jcris des livres sur la Rverie. Je ne sais mme pas mieux
lexprimer que ne fait George Sand dans sa courte note. En somme, le
clair-obscur du psychisme, cest la rverie, une rverie calme, calman-
te, qui est fidle [10] son centre, claire en son centre, non pas res-
serre sur son contenu, mais dbordant toujours un peu, imprgnant de
sa lumire sa pnombre. On voit clair en soi-mme et cependant on
rve. On ne risque pas toute sa lumire, on nest pas le jouet, la victi-
me de cette rvasserie qui tombe la nuit, qui nous livre poings et
pieds lis ces spoliateurs de psychisme, ces brigands qui hantent
ces forts du sommeil nocturne que sont les cauchemars dramatiques.
Laspect potique dune rverie nous fait accder ce psychisme
dor qui tient la conscience en veil. Les rveries devant la chandelle
se constitueront en tableaux. La flamme nous maintiendra dans cette
conscience de rverie qui nous garde veills. On sendort devant le
feu. On ne sendort pas devant la flamme dune chandelle.

VI

Dans un livre rcent nous tentions dtablir une diffrence radicale


entre la rverie et le rve nocturne. Dans le rve nocturne rgne
lclairage fantastique. Tout est en fausse lumire. Souvent on y voit
trop clair. Les mystres eux-mmes sont dessins, dessins en traits
forts. Les scnes sont si nettes que le rve nocturne fait aisment de la
littrature de la littrature, mais jamais de la posie. Toute la litt-
rature du fantastique trouve [11] dans le rve nocturne des schmas
sur lesquels travaille lanimus de lcrivain. Cest en animus que le
psychanalyste tudie les images du rve. Pour lui, limage est double,
elle signifie toujours autre chose quelle-mme. Cest une caricature
psychique. Il faut singnier trouver ltre vrai sous la caricature.
Singnier, penser, toujours penser. Pour jouir des images, pour aimer
les images pour elles-mmes, il faudrait sans doute quen marge de
tout savoir le psychanalyste ret une ducation potique. Donc moins
de rves en animus et plus de rveries en anima. Moins dintelligence
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 18

en psychologie inter-subjective et plus de sensibilit en psychologie


dintimit.
Du point de vue que nous allons adopter dans ce petit livre, les r-
veries dintimit fuient le drame. Le fantastique instrument par des
concepts tirs de lexprience des cauchemars ne retiendra pas notre
attention. Du moins, quand nous rencontrerons une image de flamme
trop singulire pour que nous puissions la faire ntre, la mettre dans le
clair-obscur de notre rverie personnelle, nous viterons les longs
commentaires. En crivant sur la chandelle, nous voulons gagner des
douceurs dme. Il faut avoir des vengeances exercer pour imaginer
lenfer. Il y a dans les tres de cauchemar un complexe des flammes
denfer que nous ne voulons pas, de prs ou de loin, alimenter.
En rsum, tudier ltre dun rveur de rveries laide des ima-
ges de la petite lumire, laide [12] des images trs anciennement
humaines, donne, pour une enqute psychologique, une garantie
dhomognit. Il y a une parent entre la veilleuse qui veille et lme
qui songe. Pour lune comme pour lautre le temps est lent. Dans le
songe et la lueur se tient la mme patience. Alors le temps
sapprofondit ; les images et les souvenirs se rejoignent. Le rveur de
flamme unit ce quil voit et ce quil a vu. Il connat la fusion de
limagination et de la mmoire. Il souvre alors toutes les aventures
de la rverie ; il accepte laide des grands rveurs, il entre dans le
monde des potes. Ds lors, la rverie de la flamme, si unitaire en son
principe, devient dune foisonnante multiplicit.
Pour mettre un peu dordre dans cette multiplicit, nous allons fai-
re un rapide commentaire sur les chapitres, parfois trs diffrents, de
cette simple monographie.

VII

Le premier chapitre est encore un chapitre de prambule. Il me faut


dire comment jai rsist la tentation de faire, propos des flammes,
un livre du savoir. Ce livre et t long, mais il et t facile. Il et
suffi den faire une histoire des thories de la lumire. De sicle en
sicle, le problme a t repris. Mais quelque grands que fussent les
esprits qui ont travaill la physique du feu, ils nont [13] jamais pu
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 19

donner leurs travaux lobjectivit dune science. Lhistoire de la


combustion reste, jusqu Lavoisier, une histoire de vues prscientifi-
ques. Lexamen de telles doctrines relve dune psychanalyse de la
connaissance objective. Cette psychanalyse devrait effacer les images
pour dterminer une organisation des ides 5.

Le second chapitre est une contribution une tude de la solitude,


une ontologie de ltre solitaire. La flamme isole est le tmoignage
dune solitude, dune solitude qui unit la flamme et le rveur. Grce
la flamme, la solitude du rveur nest plus la solitude du vide. La soli-
tude, par la grce de la petite lumire, est devenue concrte. La flam-
me illustre la solitude du rveur ; elle illumine le front pensif. La
chandelle est lastre de la page blanche. Nous runirons quelques tex-
tes, emprunts aux potes, pour commenter cette solitude. Ces textes,
nous les accueillons personnellement si aisment que nous avons
quelque confiance quils seront accueillis par le lecteur. Nous avouons
ainsi une conviction dimages. Nous croyons que la flamme dune
chandelle est, pour beaucoup de rveurs, une image de la solitude.

Si nous avons eu scrupule dviter toute dviation du ct des re-


cherches pseudo-scientifiques, [14] nous avons bien souvent t attir
par des penses en fragments, par des penses qui ne prouvent pas,
mais qui, en des affirmations rapides, donnent la rverie des impul-
sions sans pareille. Alors cest non pas la science mais la philo-
sophie qui rve. Nous avons lu et relu luvre dun Novalis. Nous en
avons reu de grandes leons pour mditer sur la verticalit de la
flamme.
Quand nous tudiions, dans un de nos premiers livres sur
limagination 6, la technique du rve veill, nous avions remarqu la
sollicitation un rve de vol que nous recevions dun univers auroral,
dun univers qui porte la lumire en ses sommets. Nous commentions
alors la technique psychanalytique du rve veill institue par Robert

5 Cf. La Formation de lesprit scientifique. Contribution une psychanalyse de la


connaissance objective, d. Vrin.
6 LAir et les songes, d. Corti.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 20

Desoille. Il sagissait dallger, par la suggestion dimages heureuses,


ltre alourdi par ses fautes, endormi en son ennui de vivre. Avec un
devenir dimages, le guide devenait, pour le patient, un guide de de-
venir. Le guide proposait une ascension imaginaire, une ascension
quil fallait illustrer par des images bien ordonnes, ayant chacune une
vertu dascension. Le guide alimentait lonirisme du rveur, en offrant
point nomm des images, pour lancer et relancer le psychisme mon-
tant. Ce psychisme montant nest bnfique que sil monte haut, tou-
jours plus haut. Les images de cette psychanalyse par la hauteur [15]
doivent tre systmatiquement trop hautes pour quon soit bien sr
que le patient, en pleine vie mtaphorique, quitte les bas-fonds de
ltre.
Mais la flamme solitaire, elle seule, peut tre, pour le rveur qui
mdite, un guide ascensionnel. Elle est un modle de verticalit.
Des textes potiques nombreux nous aideront mettre en valeur
cette verticalit dans la lumire, par la lumire quun Novalis vivait
dans la mditation de la flamme droite.

Aprs lexamen des songes de philosophe, nous sommes revenu,


dans le quatrime chapitre, aux problmes qui nous sont familiers, aux
problmes de limagination littraire. Pour tudier la flamme, en sui-
vant, en littrature, toutes les mtaphores quelle suggre, un gros li-
vre ny suffirait pas. On peut se demander si limage de la flamme ne
pourrait pas sassocier toute image un peu brillante, toute image
qui veut briller. On crirait alors un livre desthtique littraire gnral
en ordonnant toutes les images qui acceptent dtre augmentes, en y
mettant une flamme imaginaire. Cet ouvrage qui montrerait que
limagination est une flamme, la flamme du psychisme, serait bien
agrable crire. On y passerait sa vie.
En parlant des arbres, des fleurs, nous avons pu dire comment les
potes les mettent en vie, en pleine vie, en vie potique par limage
des flammes.
[16]
De la chandelle la lampe, il y a, pour la flamme, comme une
conqute de la sagesse. La flamme de la lampe, grce lingniosit
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 21

de lhomme, est maintenant discipline. Elle est, tout entire, son


mtier, simple et grand, de donatrice de lumire.
Nous avons voulu clore notre ouvrage en mditant sur cette flam-
me humanise. Cest tout un livre quil faudrait crire pour vraiment
passer de la cosmologie de la flamme la cosmologie de la lumire.
Faute de traiter un si grand sujet, nous avons voulu, dans cette mono-
graphie, rester dans lhomognit des rveries de la petite lumire,
rver encore dans la familiarit o sunissaient la lampe et le chande-
lier, couple indispensable dans une demeure des anciens temps, dans
une demeure o nous revenons toujours pour rver et pour nous sou-
venir.
Jai trouv un grand secours de rverie dans luvre dun matre
qui connat les songes de la mmoire. Dans bien des romans dHenri
Bosco, la lampe est, dans toute lacception du terme, un personnage.
La lampe a un rle psychologique en rapport avec la psychologie de la
maison, avec la psychologie des tres de la famille. Quand un grand
absent fait le vide dans une demeure, une lampe de Bosco, venant de
je ne sais quel pass de Bosco, maintient une prsence, attend, avec
une patience de lampe, lexil. La lampe de Bosco maintient en vie
tous les souvenirs de la vie familiale, [17] tous les souvenirs dune
enfance, les souvenirs de toute enfance. Lcrivain crit pour lui, il
crit pour nous. La lampe est lesprit qui veille sur sa chambre, sur
toute chambre. Elle est le centre dune demeure, de toute demeure. On
ne conoit pas plus une maison sans lampe quune lampe sans maison.
La mditation sur ltre familial de la lampe nous permettra donc
de rejoindre nos rveries sur la potique des espaces de lintimit.
Nous retrouvons tous les thmes que nous avons dvelopps dans no-
tre livre : La potique de lespace. Avec la lampe nous rentrons au gte
de la rverie du soir dans les demeures de jadis, les demeures perdues
mais qui sont, dans nos songes, fidlement habites.
O a rgn une lampe, rgne le souvenir.

Enfin, pour mettre une marque un peu personnelle ce petit livre


qui commente les rveries des autres, jai cru pouvoir ajouter, en pi-
logue, quelques lignes par lesquelles jvoque les solitudes du travail,
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 22

les veilles du temps o, loin de me dlasser en de faciles rveries, je


travaillais avec tnacit, croyant quavec le travail de la pense on
augmentait son esprit.
[18]
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 23

[19]

La flamme dune chandelle (1961)

Chapitre I
LE PASS
DES CHANDELLES

Flamme tumulte ail,


souffle, rouge reflet du ciel
qui dchiffrerait ton mystre
saurait ce quil en est de la vie
[et de la mort...

(Martin Kaubish, Anthologie de la posie al-


lemande, trad. Ren Lasne et Georg Rabuse,
t. II, p. 206.)

Retour la table des matires

Jadis, en un jadis par les rves eux-mmes oubli, la flamme dune


chandelle faisait penser les sages ; elle donnait mille songes au philo-
sophe solitaire. Sur la table du philosophe, ct des objets prison-
niers dans leur forme, ct des livres qui instruisent lentement, la
flamme de la chandelle appelait des penses sans mesure, suscitait des
images sans limite. La flamme tait alors, [20] pour un rveur de
mondes, un phnomne du monde. On tudiait le systme du monde
dans de gros livres et voici quune simple flamme drision du
savoir ! vient poser directement sa propre nigme. Dans une flam-
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 24

me, le monde nest-il pas vivant ? La flamme na-t-elle pas une vie ?
Nest-elle pas le signe visible dun tre intime, le signe dune puissan-
ce secrte ? Ne tient-elle pas, cette flamme, toutes les contradictions
internes qui donnent le dynamisme une mtaphysique lmentaire ?
Pourquoi chercher des dialectiques dides, quand on a, au cur dun
simple phnomne, des dialectiques de faits, des dialectiques dtres ?
La flamme est un tre sans masse et cependant cest un tre fort.
Quel champ de mtaphores il nous faudrait examiner si nous vou-
lions, dans un ddoublement des images qui unissent la vie et la
flamme, crire une psychologie des flammes en mme temps
quune physique des feux de la vie ! Des mtaphores ? En ce
temps du lointain savoir o la flamme faisait penser les sages, les m-
taphores taient de la pense.

II

Mais si le savoir des vieux livres est mort, lintrt de rverie de-
meure. Nous essaierons, dans ce petit livre, de mettre tous nos docu-
ments, quils [21] viennent des philosophes ou des potes, en rverie
premire. Tout est nous, tout est pour nous, quand nous retrouvons
dans nos songes ou dans la communication des songes des autres les
racines de la simplicit. Devant une flamme nous communiquons mo-
ralement avec le monde. Dj, en une toute simple veille, la flamme
de la chandelle est un modle de vie tranquille et dlicate. Sans doute,
le moindre souffle la drange, tout de mme quune pense trangre
dans la mditation dun philosophe mditant. Mais que vienne vrai-
ment le rgne de la grande solitude, quand sonne vraiment lheure de
la tranquillit, alors la mme paix est au cur du rveur et au cur de
la flamme, alors la flamme garde sa forme et court, toute droite,
comme une pense ferme, son destin de verticalit.
Ainsi, dans les temps o lon songeait en pensant, o lon pensait
en songeant, la flamme de la chandelle pouvait tre un manomtre
sensible de la tranquillit dme, une mesure du calme fin, dun calme
qui descend jusquaux dtails de la vie dun calme qui donne une
grce de continuit la dure que suit le cours dune rverie paisible.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 25

Voulez-vous tre calme ? Respirez doucement devant la flamme


lgre qui fait posment son travail de lumire.
[22]

III

Dun trs vieux savoir on peut donc faire de vivantes rveries.


Nous ne chercherons cependant pas nos documents dans les anciens
grimoires. Nous voudrions, tout au contraire, redonner toutes les
images que nous retiendrons leur paisseur onirique, une brume
dimprcision pour que nous puissions faire entrer limage dans notre
propre rverie. Par la rverie seule on peut communiquer des images
singulires. Lintelligence est malhabile quand il faut analyser des r-
veries dignorant. En quelques pages seulement de ce petit essai nous
voquerons des textes o les images familires sont agrandies jusqu
viser dire les secrets du monde. Avec quelle aisance le rveur de
monde passe de son lumignon aux grands luminaires du ciel ! Quand
nous sommes saisis, en nos lectures, par de tels agrandissements nous
pouvons nous enthousiasmer. Mais nous ne pouvons plus systmatiser
nos enthousiasmes. Dans toutes nos enqutes nous ne retiendrons que
des jets dimage.
Quand limage particulire prend une valeur cosmique, elle fait
loffice dune pense vertigineuse. Une telle image-pense, une telle
pense-image na pas besoin de contexte. La flamme vue par un
voyant est une ralit fantomale qui appelle une dclaration de la pa-
role. Nous donnerons par la [23] suite plusieurs exemples de ces pen-
ses-images qui snoncent en une phrase clatante. Parfois de telles
images-penses-phrases colorent subitement une prose tranquille.
Joubert, le raisonnable Joubert, crit : La flamme est un feu humi-
de 7. Nous donnerons par la suite plusieurs variations de ce thme :
conjonction de la flamme et du ruisseau. Nous ne lindiquons, dans ce
chapitre de prambules, que pour souligner tout de suite ce dogmatis-

7 JOUBERT, Penses, 8e d., 1862, p. 163. Les premires lampes souder taient
parfois nommes des fontaines de feu . Cf. Edouard FOUCAUD, Les
Artisans illustres, p. 263, Paris, 1841.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 26

me dune rverie qui met toute sa gloire provoquer un savoir endor-


mi. Une seule contradiction lui suffit pour tourmenter la nature et lib-
rer le rveur de la banalit des jugements sur les phnomnes fami-
liers.
Alors le lecteur des Penses de Joubert se plat, lui aussi, imagi-
ner. Il voit cette flamme humide, ce liquide ardent, couler vers le haut,
vers le ciel, comme un ruisseau vertical.
Nous devrons noter au passage une nuance qui appartient propre-
ment la philosophie de lima-gination littraire. Une image-pense-
phrase comme celle de Joubert est une prouesse de lexpression. La
parole y dpasse la pense. Et la rverie qui parle est elle-mme d-
passe par la rverie qui crit. Cette rverie dun feu humide , on
noserait pas la dire, mais on lcrit. La flamme a [24] t une tenta-
tion dcrivain. Joubert na pas rsist la tentation. Il faut que les
gens de raison pardonnent ceux qui coutent les dmons de lencrier.
Si la formule de Joubert tait une pense, elle ne serait quun trop
facile paradoxe si elle tait une image, elle serait phmre et
fuyante. Mais, prenant place dans le livre du grand moraliste, la for-
mule nous ouvre le champ des rveries srieuses. Le ton ml de fan-
taisie et de vrit nous donne le droit, simple lecteur que nous som-
mes, de rver srieusement, comme si, dans de telles rveries, notre
esprit travaillait avec lucidit. Dans la rverie srieuse o nous entrai-
ne Joubert, un des phnomnes du monde est exprim, donc domin.
Il est exprim dans un au-del de sa ralit. Il change sa ralit pour
une ralit humaine.
En nous refaisant pour nous-mme des images de la cellule du phi-
losophe mditant, nous voyons sur la mme table la chandelle et le
sablier, deux tres qui disent le temps humain mais dans des styles
combien diffrents ! La flamme est un sablier qui coule vers le haut.
Plus lgre quun sable qui scroule, la flamme construit sa forme,
comme si le temps lui-mme avait toujours quelque chose faire.
Flamme et sablier, dans la mditation paisible, expriment la com-
munion du temps lger et du temps lourd. Dans ma rverie, ils disent
la communion du temps danima et du temps danimus. Jaimerais
rver au temps, la dure qui scoule et la dure qui senvole, si je
pouvais runir en [25] ma cellule imaginaire la chandelle et le sablier.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 27

Mais pour le sage que jimagine, la leon de la flamme est plus


grande que la leon du sable croul. La flamme appelle le veilleur
lever les yeux de son in-folio, quitter le temps des tches, le temps
de la lecture, le temps de la pense. Dans la flamme mme le temps se
met veiller.
Oui, le veilleur devant sa flamme ne lit plus. Il pense la vie. Il
pense la mort. La flamme est prcaire et vaillante. Cette lumire, un
souffle lanantit ; une tincelle la rallume. La flamme est naissance
facile et mort facile. Vie et mort peuvent tre ici bien juxtaposes. Vie
et mort sont, dans leur image, des contraires bien faits. Les jeux de
pense des philosophes menant leurs dialectiques de ltre et du nant
sur un ton de simple logique deviennent devant la lumire qui nat et
qui meurt dramatiquement concrets.
Mais quand on rve plus profondment, ce bel quilibre de pense
entre la vie et la mort se perd. Au cur dun rveur de chandelle, quel
retentissement il a ce mot : steindre ! Les mots sans doute dsertent
leur origine et reprennent une vie trangre, une vie emprunte au ha-
sard de simples comparaisons. Quel est le plus grand sujet du verbe
steindre ? La vie ou la chandelle ? Les verbes mtaphorisants peu-
vent faire agir les sujets les plus htroclites. Le verbe steindre peut
faire mourir nimporte quoi, un bruit aussi bien quun cur, un amour
aussi bien quune colre. Mais qui [26] veut le sens vrai, le sens pre-
mier doit se souvenir de la mort dune chandelle. Les mythologues
nous ont appris lire les drames de la lumire dans les spectacles du
ciel. Mais dans la cellule dun rveur, les objets familiers deviennent
des mythes dunivers. La chandelle qui steint est un soleil qui
meurt. La chandelle meurt plus doucement mme que lastre du ciel.
La mche se courbe, la mche se noircit. La flamme a pris dans
lombre qui lenserre son opium. Et la flamme meurt bien : elle meurt
en sendormant.
Tout rveur de chandelle, tout rveur de petite flamme sait cela.
Tout est dramatique dans la vie des choses et dans la vie de lunivers.
On rve deux fois quand on rve en compagnie de sa chandelle. La
mditation devant une flamme devient, suivant lexpression de Para-
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 28

celse, une exaltation des deux mondes, une exaltatio utriusque mun-
di 8.
De cette double exaltation simple philosophe de lexpression
littraire que nous sommes nous ne donnerons, par la suite, que des
tmoignages emprunts aux potes. Daider de tels rves, des rves
dmesurs, par des penses, par des penses travailles, par les pen-
ses des autres, les temps, comme nous le disions au dbut de ces pa-
ges, sont rvolus.
A-t-on jamais pu dailleurs faire de la posie avec de la pense ?
[27]

IV

Pour justifier notre projet de nous limiter des documents qui peu-
vent encore nous entraner dans des rveries srieuses proches des
songes du pote, nous allons commenter un exemple, entre beaucoup
dautres, dun conglomrat dimages et dides emprunt un vieux
livre qui ne peut, tant par ses ides que par ses images, amorcer notre
participation. Dtaches de leur situation historique, les pages que
nous allons citer ne peuvent non plus tre dsignes comme un exploit
de la fantaisie. Ces pages ne, correspondent pas davantage
lorganisation dun savoir. Il ny faut voir quun mlange de penses
prtentieuses et dimages simplistes. Notre document sera donc tout le
contraire des exaltations dimages que nous aimons vivre. Il sera une
normit de limagination.
Aprs avoir comment ce document massif, nous reviendrons des
images plus fines, moins grossirement assembles en systme. Nous
y retrouverons des impulsions que nous pourrons suivre personnelle-
ment en y vivant la joie dimaginer.

8 Cit par C. G. JUNG, Paracelsica, p. 123.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 29

Blaise de Vigenre, dans son Trait du feu et du sel, crit, en


commentant le Zohar :

Il y a double feu, lun plus fort qui dvore [28] lautre. Qui
le veut connatre, quil contemple la flamme qui part et monte
dun feu allum ou dune lampe et flambeau car elle ne monte
point quelle ne soit incorpore quelque corruptible substance
et ne sunisse avec lair. Mais sur cette flamme qui monte sont
deux flammes ; lune est blanche qui luit et claire, ayant sa ra-
cine bleue au sommet ; lautre rouge qui est attache au bois, et
au lumignon quelle brle. La blanche monte directement en
haut, et au-dessous demeure ferme la rouge sans se dpartir de
la matire administrant de quoi flamber et luire lautre 9.

Ici commence la dialectique du passif et de lactif, du m et du


mouvant, du brl et du brlant la dialectique des participes passs
et des participes prsents qui donne satisfaction aux philosophes de
tous les temps.
Mais pour un penseur de flamme comme fut Vigenre, les faits
doivent ouvrir un horizon de valeurs. La valeur conqurir est ici la
lumire. La lumire est alors une sur-valorisation du feu. Cest une
sur-valorisation puisquelle donne sens et valeur des faits que nous
tenons maintenant comme insignifiants. Lillumination est vraiment
une conqute. Vigenre nous fait sentir en effet quelle peine a la
flamme grossire pour devenir flamme blanche, pour conqurir cette
valeur dominante [29] quest la blancheur. Cette flamme blanche est
toujours la mme sans changer ni varier comme fait lautre, qui tan-
tt noircit, puis devient rouge, jaune, inde, perse, azure .

9 Blaise de Vigenre, Trait du feu et du sel, Paris, 1628, p. 108.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 30

Alors la flamme jauntre sera lanti-valeur de la flamme blanche.


La flamme de la chandelle est le champ clos pour une lutte de la va-
leur et de lantivaleur. Il faut que la flamme blanche extermine et
dtruise les grossirets qui la nourrissent. Donc pour un auteur de
la pr-science, la flamme a un rle positif dans lconomie du monde.
Elle est instrument pour un cosmos amlior.
La leon morale est alors toute prte : la conscience morale doit
devenir flamme blanche en brlant les iniquits quelle hberge .
Et qui brle bien brle haut. Conscience et flamme ont le mme
destin de verticalit. La simple flamme de la chandelle dsigne bien ce
destin, elle qui sen va dlibrment l-haut, et retourne au lieu pro-
pre de sa demeure, aprs avoir accompli son action en bas sans chan-
ger sa lueur en autre couleur que la blanche .
Le texte de Vigenre est long. Nous lavons beaucoup abrg. Il
peut lasser. Il doit lasser si on le considre comme un texte dides qui
organise des connaissances. Du moins, comme texte de rveries, il me
parat un clair tmoignage dune rverie qui dborde toute mesure, qui
englobe toutes les expriences, que ces expriences viennent de
lhomme ou du monde. Les phnomnes du [30] monde, ds quils
ont un peu de consistance et dunit, deviennent des vrits humaines.
La moralit qui termine le texte de Vigenre doit refluer sur tout le
rcit. Cette moralit tait latente dans lintrt que le rveur portait
sa chandelle. Il la regardait moralement. Elle tait pour lui une entre
morale dans le monde, une entre dans la moralit du monde. Oserait-
il en crire sil ny voyait quun suif brl ? Le rveur avait sur sa ta-
ble ce que nous pouvons bien appeler un phnomne-exemple. Une
matire, vulgaire entre toutes, produit de la lumire. Elle se purifie
dans lacte mme qui donne la lumire. Quel minent exemple de pu-
rification active ! Et ce sont les impurets elles-mmes qui, en
sanantissant, donnent la lumire pure. Le mal est ainsi laliment du
bien. Dans la flamme le philosophe rencontre un phnomne exemple,
un phnomne du cosmos, exemple dhumanisation. En suivant ce
phnomne-exemple, nous brlerons nos iniquits .
La flamme pure, purante, claire le rveur deux fois, par les
yeux et par lme. Ici les mtaphores sont des ralits et la ralit,
puisquelle est contemple, est une mtaphore de dignit humaine. On
la contemple en mtaphorisant la ralit. On dformerait la valeur du
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 31

document que nous livre Vigenre si on lanalysait dans lhorizon


dun symbolisme. Limage dmontre, le symbolisme affirme. Le ph-
nomne navement contempl nest pas, comme le symbole, charg
dhistoire. Le [31] symbole est une conjonction de traditions aux mul-
tiples origines. Toutes ces origines ne sont pas ranimes dans la
contemplation. Le prsent est plus fort que le pass de la culture. Que
Vigenre ait tudi le Zohar nempche pas quil ait repris en toute
primitivit de rverie ce qui avait la prtention dtre un savoir dans le
vieux livre. On ne lit plus ds quune lecture sollicite un rve. Si la
chandelle claire le vieux livre qui parle de la flamme, lambigut des
penses et des rveries est extrme.
Rien dun symbole, rien non plus dun double langage qui tradui-
rait le matriel en spirituel, ou inversement. Nous sommes, avec Vi-
genre, dans lunit forte dune rverie qui unit lhomme et son mon-
de, dans lunit forte dune rverie qui ne peut se diviser en une dia-
lectique de lobjectif et du subjectif, Le monde, dans une telle rverie,
prend, en tous ses objets, un destin de lhomme. Or le monde, dans
lintimit de son mystre, veut le destin de purification. Le monde est
le germe dun meilleur monde, comme lhomme est le germe dun
meilleur homme, comme la flamme jaune et lourde est le germe dune
flamme blanche et lgre. En rejoignant par sa blancheur, par le dy-
namisme de la conqute de la blancheur, son lieu naturel, la flamme
nobit pas seulement la philosophie aristotlicienne. Une valeur
plus grande que toutes celles qui prsident aux phnomnes physiques
est conquise. Le retour aux lieux [32] naturels est, certes, une mise en
ordre, une restitution de lordre dans le cosmos. Mais, dans le cas de
la lumire blanche, un ordre moral vient primer lordre physique. Le
lieu naturel o tend la flamme est un milieu de moralit.
Et cest pourquoi la flamme et les images de la flamme dsignent
des valeurs de lhomme comme des valeurs du monde. Elles unissent
la moralit du petit monde une moralit majestueuse de
lunivers.
Les mystiques de la finalit du volcan ne disent pas autre chose au
cours des sicles, en affirmant que par laction bienfaisante de ses
volcans la terre se purge de ses immondices . Michelet le rptait
encore au sicle dernier. Qui pense si grand peut bien rver petit et
croire que son lumignon sert la purification du monde.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 32

VI

Bien entendu, si nous dirigions nos enqutes vers les problmes de


la liturgie, si nous prenions appui sur une sorte de symbolisme majeur,
sur un symbolisme primitivement constitu en ses valeurs morales et
religieuses, nous naurions pas de peine trouver pour la flamme et
pour les flambeaux le flambeau, nom masculin dune flamme qui
brle glorieusement des symbolismes plus dramatiques que celui
qui nait, en toute navet, dans [33] les rveries dun rveur de chandel-
le. Mais, il y a un intrt, croyons-nous, suivre, devant le phnom-
ne le plus familier, une rverie qui accueille les plus lointaines compa-
raisons. Une comparaison, cest parfois un symbole qui commence, un
symbole qui na pas encore sa pleine responsabilit. Le dsquilibre
du peru et de limagin est tout de suite extrme. La flamme nest
plus un objet de perception. Elle est devenue un objet philosophique.
Tout est alors possible. Le philosophe peut bien imaginer devant sa
chandelle quil est le tmoin dun monde en ignition. La flamme est
pour lui un monde tendu vers un devenir. Le rveur y voit son propre
tre et son propre devenir. Dans la flamme lespace bouge, le temps
sagite. Tout tremble quand la lumire tremble. Le devenir du feu
nest-il pas le plus dramatique et le plus vif des devenirs ? Le monde
va vite si on limagine en feu. Ainsi le philosophe peut tout rver
violence et paix quand il rve au monde devant la chandelle.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 33

[34]

La flamme dune chandelle (1961)

Chapitre II
LA SOLITUDE DU RVEUR
DUNE CHANDELLE

Ma solitude est dj prte


brler qui la brlera.

(Louis MI, Le nom du feu, p. 14.)

Retour la table des matires

Aprs un court chapitre de prambules, o nous avons esquiss les


thmes de recherches que devrait poursuivre un historien des ides et
des expriences, nous revenons notre simple mtier de chercheur
dimages, dimages assez attirantes pour fixer la rverie. La flamme
de la chandelle appelle des rveries de mmoire. Elle nous rend, en
nos lointains souvenirs, des situations de veilles solitaires.
Mais, elle seule, la flamme solitaire, est-ce quelle aggrave la soli-
tude du rveur, est-ce quelle [35] console sa rverie ? Lichtenberg a dit
que lhomme a tant besoin dune compagnie quen rvant dans la soli-
tude il se sent moins seul devant la chandelle allume. Cette pense a
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 34

tant frapp Albert Bguin quil a pris pour titre du chapitre quil
consacre Georg Lichtenberg : La chandelle allume 10.
Mais tout objet qui devient objet de rverie prend un carac-
tre singulier. Quel grand travail on aimerait faire si lon pouvait r-
unir un muse des objets oniriques , des objets oniriss par une r-
verie familire des objets familiers. Chaque chose dans la maison au-
rait ainsi son double , non pas un fantme de cauchemar mais une
sorte de revenant qui hante la mmoire, qui redonne vie au souvenir.
Oui, chaque grand objet sa personnalit onirique. La flamme soli-
taire a une autre personnalit onirique que le feu dans ltre. Le feu
dans ltre peut distraire le tisonneur. Lhomme devant un feu prolixe
peut aider le bois brler, il place temps voulu une bche suppl-
mentaire. Lhomme qui sait se chauffer garde une action de Prom-
the. Il modifie les petits actes promthens, do son orgueil de par-
fait tisonneur.
Mais la chandelle brle seule. Elle na pas besoin de servant. Nous
navons plus sur nos tables de mouchettes et de porte-mouchettes.
Pour [36] moi, le temps des chandelles est tout de mme le temps des
bougies trous . Le long de ces canaux lacrymaux coulaient les
larmes, des larmes caches. Bel exemple imiter pour un philosophe
geigneux ! Stendhal savait dj reconnaitre les bonnes bougies. Dans
ses Mmoires dun touriste, il dit son soin daller chez le meilleur pi-
cier du lieu pour se munir de bonnes bougies pour remplacer les sales
lumignons de laubergiste.
Cest donc dans le souvenir de la bonne bougie que nous devons
retrouver nos songes de solitaire. La flamme est seule, naturellement
seule, elle veut rester seule. la fin du XVIIIe sicle, un physicien de
la flamme tentait vainement daccoler les flammes de deux bougies :
il mettait les bougies mche contre mche. Mais les deux flammes
solitaires, dans leur ivresse de grandir et de monter, ngligeaient de
sunir et chacune conservait son nergie de verticalit, prservant en
son sommet la dlicatesse de sa pointe.

10 Albert BGUIN, Lme romantique et le rve, t. I, p. 28.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 35

Dans cette exprience du physicien, quel dsastre des symboles


pour deux curs passionns qui tchent en vain de saider lun et
lautre brler !
Du moins, que la flamme soit pour le rveur le symbole dun tre
absorb par son devenir ! La flamme est un tre-devenir, un devenir-
tre. Se sentir flamme seule et entire, flamme dans le drame mme
dun tre-devenir en sclairant se dtruire, telles sont les penses
qui sourdent [37] sous les images dun grand pote. Jean de Boschre
crit :

Mes penses, dans le feu, ont perdu les tuniques


quoi je les reconnaissais ;
elles sont consumes dans lincendie
dont je suis lorigine et laliment.
Et pourtant je ne suis plus.
Je suis lintrieur, le pivot des flammes.
...........................
Et pourtant je ne suis plus 11.

tre le pivot dune flamme ! Grande et forte image dun dynamis-


me unitaire ! Les flammes de jean de Boschre, les flammes de Satan
lObscur ne tremblaient pas. On peut les prendre comme la devise
dune grande uvre.

II

Un hrosme vital prend, avec jean de Boschre, son exemple dans


une flamme nergique qui dchire ses tuniques . Mais il est des
flammes la solitude plus paisible. Elles parlent plus simplement la
conscience esseule. Un pote, en cinq mots, nous dit laxiome de la
consolation des deux solitudes :

11 Jean de BOSCHRE, Derniers pomes de lObscur, p. 148.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 36

Flamme seule, je suis seul 12

[38]
Tristesse ou rsignation ? Sympathie ou dsespoir ? Quel est le ton
de cet appel une communication impossible ?
Brler seule, rver seul grand symbole, double symbole incom-
pris. Le premier pour la femme qui, toute brlante, doit rester seule,
sans rien dire le second pour lhomme taciturne qui na quune so-
litude offrir.
Et cependant, la solitude, pour ltre qui pourrait aimer, qui pour-
rait tre aim, quelle parure ! Les romanciers nous ont dit les beauts
sentimentales de ces amours caches, de ces flammes non dclares.
Quel roman on ferait si lon pouvait continuer le dialogue commenc
par Tzara :

Flamme seule, je suis seul

mais ce dialogue ne continue-t-il pas par le silence, par le silence de


deux tres solitaires ?
Mais, en rvant, il faut parler. En sa rverie dun soir, en rvant
devant sa chandelle, le rveur dvore du pass, se repat avec du faux
pass. Le rveur rve ce qui aurait pu tre. Il rve, en rvolte contre
lui-mme, ce qui aurait d tre, ce quil aurait d faire.
Dans les ondulations de la rverie, cette rvolte contre soi sapaise.
Le rveur est rendu la mlancolie de la rverie, une mlancolie qui
mle les souvenirs effectifs et les souvenirs de rverie. Cest dans ce
mlange, rptons-le, quon devient sensible aux rveries des autres.
Le rveur de [39] chandelle communique avec les grands rveurs de la
vie antrieure, avec la grande rserve de la vie solitaire.

12 Tristan TZARA, O boivent les loups, p. 15.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 37

III

Si mon livre pouvait tre ce que je voudrais quil ft, si je pouvais


runir, en lisant les potes, assez dexploits de rverie pour forcer la
barrire qui nous arrte devant le Royaume du Pote, jaimerais trou-
ver, la fin de tous les paragraphes, lextrmit dune longue suite
dimages, limage vraiment terminale, celle qui se dsigne comme
image excessive au jugement des penses raisonnables. Aide par
limagination des autres, ma rverie irait ainsi au-del de mes propres
songes.
Devant la chandelle, pour dire un au-del des souvenirs de solitu-
de, un au-del aussi des souvenirs de misre, jvoquerai, dans ce
court paragraphe, un document littraire o Thodore de Banville par-
le dune veille de Camoens. Quand un pote parle sympathiquement
dun autre pote, ce quil en dit est deux fois vrai.
Banville rapporte que la chandelle de Camoens stant teinte, le
pote continue dcrire son pome la lueur des yeux de son chat 13.
la lueur des yeux de son chat ! Douce et fine lumire laquelle il
faut croire comme un [40] au-del de toute lumire triviale. La
chandelle nest plus, mais elle fut. Elle avait commenc la veille, tan-
dis que le pote commenait son pome. La chandelle avait men vie
commune, vie inspire, vie inspirante avec le pote inspir. A la chan-
delle, dans le feu de linspiration, vers aprs vers, le pome droulait
sa propre vie, sa vie ardente. Chaque objet sur la table avait sa lueur
daurole. Et le chat tait l, assis sur la table du pote ; la queue, si
blanche, tout contre lcritoire. Il regardait son matre, la main de son
matre courant sur le papier. Oui, la chandelle et le chat regardaient le
pote au regard plein de feu. Tout tait regard dans ce petit univers
quest une table claire dans la solitude dun travailleur. Alors,
comment tout ne garderait-il son lan de regard, son lan de lumire ?
Un dclin de lun est compens par un surcrot de la coopration des
autres.

13 Thodore de BANVILLE, Contes bourgeois, p. 194.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 38

Et puis, les tres faibles ont un au-del plus fin, moins brutal que
les tres forts. La solitude de la non-chandelle continue sans heurt la
solitude de la chandelle. Chaque objet du monde, aim pour sa valeur,
a droit son propre nant. Chaque tre verse de ltre, un peu dtre,
lombre de son tre, en son propre non-tre.
Alors, dans la finesse des accords quun philosophe dultra-songes
entend entre les tres et les non-tres, ltre de lil dun chat peut
aider le non-tre de la chandelle. Le spectacle tait si grand dun Ca-
moens crivant dans la nuit ! Un [41] tel spectacle a sa propre dure.
Le pome lui-mme veut atteindre son terme, le pote veut atteindre
son but. Au moment o la chandelle dfaille, comment ne verrait-on
que lil dun chat est un porte-lumire ? Le chat de Camoens na s-
rement pas tressailli quand la chandelle est morte 14. Le chat, cette
veilleuse animale, cet tre attentif qui regarde en dormant, continue la
veille en accord de lumire avec le visage du pote illumin par le
gnie.

IV

Maintenant quavec une image excessive nous nous sommes rendu


sensible aux drames de la petite lumire, nous pouvons chapper aux
privilges des images imprativement visuelles. En rvant, solitaire et
oisif, devant la chandelle, on sait bientt que cette vie qui brille est
aussi une vie qui parle. Les potes, l encore, vont nous apprendre
couter.
La flamme bruit, la flamme geint. La flamme est un tre qui souf-
fre. De sombres murmures sortent de cette ghenne. Toute petite dou-
leur est le signe de la douleur du monde. Un rveur qui a [42] lu les
livres de Franz von Baader retrouve, en miniature et en sourdine, dans
les cris de sa chandelle, les clats de lclair. Il entend le bruit de ltre
qui brle, ce Schrack quEugne Susini nous dit intraduisible de

14 Notons bien que le chat nest pas un tre timide. On croit trop aisment que tout
ce qui est faible est fragile. Ainsi Le Sieur de La Chambre croit que ds que le
ver luisant a peur, il teint sa lumire. Cf. LE SIEUR DE LA CHAMBRE,
Nouvelles penses sur les causes de la lumire, 1634, p. 60.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 39

lallemand en franais 15. Il est curieux de constater que ce quil y a de


plus intraduisible dune langue une autre ce soient les phnomnes
du son et de la sonorit. Lespace sonore dune langue a ses rsonan-
ces propres.
Mais savons-nous bien accueillir dans notre langue maternelle les
chos lointains qui rsonnent au creux des mots ? En lisant les mots,
nous les voyons, nous ne les entendons plus. Quelle rvlation fut
pour moi le Dictionnaire des onomatopes franoises du bon Nodier.
Il ma appris explorer avec loreille la cavit des syllabes qui consti-
tuent ldifice sonore dun mot. Avec quel tonnement, avec quel
merveillement, jai appris que, pour loreille de Nodier, le verbe cli-
gnoter tait une onomatope de la flamme de la chandelle ! Sans dou-
te lil smeut, la paupire tremble quand la flamme tremble. Mais
loreille qui sest donne tout entire la conscience dcouter a dj
entendu le malaise de la lumire. On rvait, on ne regardait plus. Et
voici que le ruisseau des sons de la flamme coule mal, les syllabes de
la flamme se coagulent. Entendons bien : la flamme clignote. [43] Les
mots primitifs doivent imiter ce quon entend avant de traduire ce que
lon voit. Les trois syllabes de la flamme de chandelle qui clignote se
heurtent, se brisent lune contre lautre. Cli, gno, ter, aucune syllabe
ne veut se fondre dans lautre. Le malaise de la flamme est inscrit
dans les petites hostilits des trois sonorits. Un rveur de mots nen
finit pas de compatir avec ce drame des sonorits. Le mot clignoter est
un des mots les plus trembls de la langue franaise.
Ah ! ces rveries vont trop loin. Elles ne peuvent natre que sous la
plume dun philosophe perdu dans ses songes. Il oublie le monde
daujourdhui o le clignotement est un signe tudi par les psychia-
tres, o le clignotant est une mcanique qui obit au doigt de
lautomobiliste. Mais les mots, en se prtant tant de choses, perdent
leur vertu de fidlit. Ils oublient la premire chose, la chose bien fa-
milire, la chose de premire familiarit. Un rveur de chandelle, un
rveur qui se souvient davoir t un compagnon de la petite lumire
rapprend, en lisant Nodier, les simplicits premires.
Comme nous lindiquions dans notre chapitre de prambule, un r-
veur de flamme devient aisment un penseur de flamme. Il veut com-

15 Eugne SUSINI, Franz von Baader et la connaissance mystique, Vrin, p. 321.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 40

prendre pourquoi ltre silencieux de sa chandelle se met soudain


gmir. Pour Franz von Baader ce craquement, ce Schrack prcde
chaque inflammation, quelle quelle soit, silencieuse ou bruyante .
[44] Il est produit par le contact de deux principes opposs dont lun
comprime lautre ou le subordonne lui . Toujours en brlant, la
flamme doit se renflammer, maintenir, contre une matire grossire,
le commandement de sa lumire. Si nous avions loreille plus fine,
nous entendrions tous les chos de ces agitations intimes. La vue don-
ne des unifications bon march. Au contraire, les bruissements de la
flamme ne se rsument pas. La flamme dit toutes les luttes quil faut
soutenir pour maintenir une unit.
Mais des curs plus anxieux ne se tranquillisent pas avec des vues
cosmologiques, en inscrivant les malheurs dune chose dans une g-
henne universelle. Pour un rveur de flamme, la lampe est une com-
pagne associe ses tats dme. Si elle tremble, cest quelle pressent
une inquitude qui va troubler toute la chambre. Et au moment o la
flamme clignote, voici que le sang clignote au cur du rveur. La
flamme est angoisse, et le souffle dans la gorge du rveur a des sou-
bresauts. Un rveur, uni si physiquement la vie des choses, dramati-
se linsignifiant. Pour un tel rveur de chose, en sa rverie minutieuse,
tout a une signification humaine. On runirait aisment de nombreux
documents sur lanxit subtile de la douce lumire. La flamme de la
chandelle rvle des prsages. Donnons-en un rapide exemple.
Dans une nuit deffroi, voici que la lampe de Strindberg file :
[45]

Je vais ouvrir la fentre. Un courant dair menace


dteindre la lampe.
La lampe se met chanter, gmir, piauler (16).

Rappelons que ce rcit a t crit directement en franais par


Strindberg. Puisque la flamme piaule, elle a un chagrin denfant, donc
tout lunivers est malheureux. Strindberg sait une fois de plus que tous

(16) STRINDBERG, Inferno, d. Stock, p. 189.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 41

les tres du monde lui prsagent des malheurs. Piauler, nest-ce pas
clignoter sur le mode mineur, avec des larmes dans les yeux ? Avec
des larmes dans la voix, un tel mot nest-il pas une onomatope de la
flamme liquide dont on trouve, de temps en temps, la mention dans la
philosophie du feu ?
En une autre page du mme rcit 17, Strindberg souponne une
mauvaise volont de la lumire : cest un bruit de bougie qui prsage
le malheur 18 :

Jallume la bougie pour passer le temps en lectures. Il r-


gne un silence sinistre, et jentends battre mon cur. Alors un
petit bruit sec me secoue comme une tincelle lectrique.
Quest-ce que cest ?
Un bloc norme de starine de bougie vient de tomber
terre. Rien que cela, mais ctait une menace de mort, chez
nous.

[46]
Sans doute, Strindberg a un psychisme dcorch. Il est sensibilis
aux moindres drames de la matire. Le coke, dans son foyer, donne,
lui aussi, des alarmes quand il smiette trop en brlant, quand les r-
sidus se soudent mal. Mais le dsastre est la fois plus fin et plus
grand quand il vient de la lumire. La lampe, la bougie ne donnent-
elles pas le feu le plus humanis ? Puisquil donne la lumire, le feu
nest-il pas lauteur de la plus grande valeur ? Un trouble au sommet
des valeurs de la nature dchire le cur dun rveur qui voudrait tre
en paix avec lunivers.
Notons bien que dans lanxit de Strindberg devant un malheur de
chandelle, on ne trouve nulle trace dentranement symbolique.

17 Loc. cit., p. 205.


18 En Lombardie, le grsillement du tison, les gmissements de la bche sont
de funestes prsages (Angelo de GUBERNATIS, Mythologie des Plantes, t. I,
p. 266).
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 42

Lvnement est tout. Si petit quil soit, il se dsigne comme un relief


de lactualit.
On dnoncera facilement la purilit de cette vsanie. On
stonnera quelle prenne place dans un rcit plein de souffrances do-
mestiques relles. Mais le fait est l ; le fait psychologique vcu par
lcrivain se double du fait littraire. Strindberg a confiance quun
vnement insignifiant peut agiter le cur humain. Avec une petite
peur, il pense quil mettra la peur dans la solitude dun lecteur.
Naturellement le psychiatre na pas de peine diagnostiquer la
schizophrnie quand il lit les rcits de Strindberg. Mais de tels rcits,
prenant la forme littraire, posent un problme : ces crits ne sont-ils
pas schizophrnisants ? En lisant Inferno [47] avec intrt, chaque
lecteur naura-t-il pas ses heures de schizophrnie ? Strindberg sait
quen crivant dans labsolu dune solitude il communique avec le
grand Autrui des lecteurs solitaires. Il sait que, dans toute me, il y a,
au-del de toute raison, un domaine o survivent des peurs les plus
puriles. Il est sr de pouvoir propager ses malheurs de chandelle.
Dans Inferno, il suit la devise quil exprime dans son autobiographie :
Vas-y et les autres auront peur 19 .

Quand la mouche se jette dans la flamme de la chandelle, le sacri-


fice est bruyant, les ailes crpitent, la flamme a un sursaut. Il semble
que la vie craque au cur du rveur.
Plus soyeuse, moins sonore est la fin de la mite. Elle vole sans
bruit, elle touche peine la flamme que dj la voici consume. Pour
un rveur qui rve grand, plus simple est lincident, plus loin sen vont
les commentaires. C. G. Jung a crit ainsi tout un chapitre pour expo-
ser ce drame sous le titre : Le chant de la mite (20). Jung cite un

19 STRINDBERG, Lcrivain, trad., Stock, p. 167.


(20) C. G. JUNG, Mtamorphoses de lme et ses symboles, trad., 1953, pp. 156 et
suiv.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 43

pome de Miss Miller, une schizophrne dont lexamen fut au point


de dpart de la premire dition des Mtamorphoses de lme.
[48]
L encore, la posie va donner un fait insignifiant la signification
dun destin. Le pome grandit tout. Cest vers le soleil la flamme
des flammes que ltre minuscule, longtemps repli dans sa chrysa-
lide, va chercher le sacrifice suprme, le sacrifice glorieux.
Voici comment chante la mite, comment chante la schizophrne :
Jaspirai toi ds le premier veil de ma conscience de vermisseau.
Je ne rvai qu toi quand jtais chrysalide. Souvent des myriades de
mes semblables prissent en volant vers quelque faible tincelle ma-
ne de toi. Encore une heure, et cen sera fini de ma faible existence.
Mais mon dernier effort, comme mon premier dsir, naura dautre but
que dapprocher de ta gloire. Alors, tayant entrevu dans un instant
dextase, je mourrai contente, puisque, pour une fois, jaurai contem-
pl, dans sa splendeur parfaite, la source de beaut, de chaleur et de
vie.
Tel est le chant de la mite, symbole dune rveuse qui veut mourir
dans le soleil. Et Jung nhsite pas rapprocher le pome de sa schi-
zophrne des vers ou Faust rve de se perdre dans la lumire du so-
leil :

Oh ! que nai-je des ailes pour menvoler du sol


Et le poursuivre sans cesse en sa course !
Je verrais dans le rayonnement du son, ternellement, Le mon-
de silencieux tal mes pieds.

[49]
Mais une impulsion nouvelle sveille en moi.
Je mlance toujours plus loin pour boire sa lumire ternel-
21
le .

21 Cf. loc. cit., p. 162.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 44

Nous nhsitons pas suivre Jung dans le rapprochement quil fait


du pome de sa schizophrne et du pome de Goethe parce que nous
assistons ce grandissement dimage qui est un des dynamismes les
plus constants de la rverie littraire. Cest pour nous un tmoignage
de la dignit psychologique de la rverie crite.
Dans Le Divan (trad. Lichtenberger), Goethe prend comme thme
de la selige Sehnsucht, de la nostalgie bienheureuse, le sacrifice du
papillon dans la flamme :

Je veux louer le Vivant


Qui aspire la mort dans la flamme
Dans la fracheur des nuits damour.
................
Te saisit un sentiment trange
Quand luit le flambeau silencieux
Tu ne restes plus enferm
Dans lombre tnbreuse
Et un dsir nouveau tentraine
Vers un plus haut hymne
................
Tu accours en volant fascin,
Et enfin, amant de la lumire,
Te voil, papillon consum.

[50]
Un tel destin reoit de Goethe une grande devise : Meurs et de-
viens.

Et tant que tu nas pas compris


Ce : Meurs et deviens !
Tu nes quun hte obscur
Sur la terre tnbreuse.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 45

Dans sa prface au Divan, Henri Lichtenberger donne un large


commentaire du pome 22. Le mysticisme de la posie orientale ap-
parat Goethe comme apparent au mysticisme antique, la philoso-
phie platonicienne et hraclitique. Goethe, qui sest plong dans la
lecture de Platon et de Plotin, peroit distinctement la parent qui unit
le symbolisme grec et le symbolisme oriental. Il reconnat lidentit
dun thme soufique du papillon qui se jette dans la flamme du flam-
beau et du mythe grec qui, du papillon, fait le symbole de lme, qui
nous prsente Psych sous la forme dune jeune fille ou dun papillon,
saisie et capture par ros, brle par la torche .

VI

La mite se jette dans la flamme de la chandelle phototropisme po-


sitif, dit le psychologue qui tient mesure des forces matrielles ; com-
plexe dEmpdocle dit le psychiatre qui veut lire de lhumain [51] la
racine des impulsions initiales. Et tout le monde a raison. Mais cest la
rverie qui met tout le monde daccord puisquun rveur voyant la
mite soumise son tropisme, son instinct de mort, se dit, devant
limage, pourquoi pas moi ? Puisque la mite est un Empdocle minus-
cule, pourquoi ne serai-je pas un Empdocle faustien qui, dans la mort
par le feu, va conqurir, dans le soleil, la lumire.
Que le papillon vienne brler ses ailes la lampe sans que nous
prenions soin, avant ce malheur, dteindre la lumire, cest l une
faute cosmique qui nmeut pas notre sensibilit. Et pourtant, quel
symbole que celui dun tre qui vient se brler les ailes ! Brler sa
parure, brler son tre, une me rveuse na pas fini den mditer.
Quand la Paulina de Pierre-Jean Jouve se voit si belle avant son pre-
mier bal, quand elle veut tre pure comme une religieuse et cependant
tenter tous les hommes, cest la mort dun papillon dans la flamme
quelle voque : Mais, mon cher papillon, prends garde la flamme,
en voil encore un qui va mourir comme celui de lautre soir, il va

22 GOETHE, Le Divan, trad. LICHTENBERGER, pp. 45-46.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 46

mourir tout de suite. Il revient dans le feu malgr lui, il ne comprend


pas le feu et la moiti dune aile est dj brle, il revient, il revient
encore, mais cest le feu, malheureux Papillon, cest le feu ! 23
[52]
Paulina est une flamme pure, mais cest une flamme. Elle veut tre
une tentation, mais elle-mme la voici tente. Elle est si belle ! Sa
propre beaut est un feu qui la tente. Ds cette scne premire, le
drame de la mort de la puret dans la faute est en action. Le roman de
Jouve est le roman dune destine. Mourir par lamour, dans lamour,
comme le papillon dans la flamme, nest-ce pas raliser la synthse
dros et de Thanatos ? Le rcit de Jouve est anim la fois par
linstinct de vie et par linstinct de mort. Ces deux instincts, dcels
comme le fait Jouve, en leur profondeur, en leur primitivit, ne sont
pas contraires. Le psychologue des profondeurs quest Jouve montre
quils agissent dans les rythmes dune destine, dans ces rythmes qui
placent dans une vie les incessantes rvolutions.
Et limage premire, limage dune destine fminine choisie par
Jouve, cest limage dun papillon brl par la chandelle dans la nuit
du premier bal.
Jai voulu suivre les rveurs de flamme les plus diffrents, mme
ceux qui mditent sur la mort des phalnes attirs par la lumire. Mais
ce sont l des rveries auxquelles je ne participe pas. Je connais bien
des vertiges. Le vide mattire et meffraie. Mais je ne souffre pas des
vertiges empdoclens.
La solitude de la mort est un trop grand sujet de mditation pour le
rveur de solitude que je suis. Il me faut donc, pour finir ce chapitre,
[53] redire comment je fais miennes les simples et tranquilles rveries
que jai voques au dbut de ce chapitre.

23 Pierre-Jean JOUVE, Paulina, Mercure de France, p. 40.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 47

VII

Jean Cassou rvait toujours daborder le grand pote Milosz avec


cette question digne dtre pose une majest : Comment se porte
Votre Solitude ?
Cette question a mille rponses. En quel centre de lme, en quel
coin du cur, en quel dtour de lesprit, un grand solitaire est-il seul,
bien seul ? Seul ? Enferm ou consol ? En quel refuge, dans quelle
cellule, le pote est-il vraiment un solitaire ? Et quand tout change aussi
selon lhumeur du ciel et la couleur des songes, chaque impression de
solitude dun grand solitaire doit trouver son image. De telles im-
pressions sont dabord des images. Il faut imaginer la solitude pour
la connatre pour laimer ou pour sen dfendre, pour tre tranquil-
le ou pour tre courageux. Quand on voudra faire la psychologie du
clair-obscur psychique o sclaire et o sobscurcit cette conscience de
notre tre, il faudra multiplier les images, doubler toute image. Un
homme solitaire, dans la gloire dtre seul, croit parfois pouvoir dire ce
quest la solitude. Mais chacun sa solitude. Et le rveur de solitude
ne peut nous donner que [54] quelques pages de cet album du clair-
obscur des solitudes.
Pour moi, tout la communion avec les images qui me sont offer-
tes par les potes, tout la communion de la solitude des autres, je me
fais seul avec les solitudes des autres.
Je me fais seul, profondment seul, avec la solitude dun autre.
Mais il faut, bien sr, que cette sollicitation la solitude soit dis-
crte, que ce soit, prcisment, une solitude dimage. Si lcrivain so-
litaire veut me dire sa vie, toute sa vie, il me devient tout de suite un
tranger. Les causes de sa solitude ne seront jamais les causes de ma
solitude. La solitude na pas dhistoire. Toute ma solitude est contenue
dans une image premire.
Voici alors limage simple, le tableau central dans le clair-obscur
des songes et du souvenir. Le rveur est sa table ; il est en sa man-
sarde ; il allume sa lampe. Il allume une chandelle. Il allume sa bou-
gie. Alors je me souviens, alors je me retrouve : je suis le veilleur
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 48

quil est. Jtudie comme il tudie. Le monde est pour moi, comme
pour lui, le livre difficile clair par la flamme dune chandelle. Car la
chandelle, compagne de solitude, est surtout compagne du travail soli-
taire. La chandelle nclaire pas une cellule vide, elle claire un livre.
Seul, la nuit, avec un livre clair par une chandelle livre et
chandelle, double lot de lumire, [55] contre les doubles tnbres de
lesprit et de la nuit.
Jtudie ! Je ne suis que le sujet du verbe tudier.
Penser je nose.
Avant de penser, il faut tudier.
Seuls les philosophes pensent avant dtudier.
Mais la chandelle steindra avant que le livre difficile soit com-
pris. Il faut ne rien perdre du temps de lumire de la chandelle, des
grandes heures de la vie studieuse.
Si je lve les yeux du livre pour regarder la chandelle, au lieu
dtudier, je rve.
Alors les heures ondulent dans la solitaire veille. Les heures on-
dulent entre la responsabilit dun savoir et la libert des rveries, cet-
te trop facile libert dun homme solitaire.
Limage dun veilleur la chandelle me suffit pour que je com-
mence, moi, ce mouvement ondulant des penses et des rveries. Oui,
je serais troubl si le rveur qui est au centre de limage me disait les
causes de sa solitude, quelque lointaine histoire des trahisons de la
vie. Ah ! mon propre pass suffit mencombrer. Je nai pas besoin
du pass des autres. Mais jai besoin des images des autres pour reco-
lorer les miennes. Jai besoin des rveries des autres pour me souvenir
de mon travail sous les petites lumires, pour me souvenir que, moi
aussi, jai t un rveur de chandelle.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 49

[56]

La flamme dune chandelle (1961)

Chapitre III
LA VERTICALIT
DES FLAMMES

En haut... la lumire se d-[pouille de sa


robe.

(Octavio PAZ, Aigle ou Soleil ?, transposi-


tion franaise de Jean-Clarence LAMBERT,
d. Falaize, p. 69.)

Retour la table des matires

Parmi les rveries qui nous allgent, bien efficaces et simples sont
les rveries de la hauteur. Tous les objets droits dsignent un znith.
Une forme droite slance et nous emporte en sa verticalit. Conqurir
un sommet rel reste une prouesse sportive. Le rve va plus haut, le
rve nous emporte en un au-del de la verticalit. Bien des rves de
vol naissent dans une mulation de la verticalit devant les tres droits
et verticaux. Prs des tours, prs des arbres, un rveur de hauteur rve
au ciel. Les rveries de la hauteur nourrissent notre instinct [57] de
verticalit, instinct refoul par les obligations de la vie commune, de
la vie platement horizontale. La rverie verticalisante est la plus lib-
ratrice des rveries. Pas de plus sr moyen de bien rver que de rver
en un ailleurs. Mais le plus dcisif des ailleurs, nest-ce pas lailleurs
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 50

qui est, au-dessus ? Viennent des rves ou lau-dessus oublie, suppri-


me len-dessous. Vivant au znith de lobjet droit, accumulant les r-
veries de verticalit nous connaissons une transcendance de ltre. Les
images de la verticalit nous font entrer dans le rgne des valeurs.
Communier par limagination avec la verticalit dun objet droit, cest
recevoir le bienfait de forces ascensionnelles, cest participer au feu
cach qui habite les belles formes, les formes assures de leur vertica-
lit.
Nous avons jadis longuement dvelopp ce thme de la verticalit
dans un chapitre de notre livre Lair et les songes 24. Si lon veut bien
se reporter ce chapitre on verra tout larrire-plan de nos prsentes
rveries sur la verticalit de la flamme.

II

Plus simple est leur objet, plus grandes sont les rveries. La flam-
me de la chandelle sur la table du solitaire prpare toutes les rveries
de la verticalit. [58] La flamme est une verticale vaillante et fragile.
Un souffle drange la flamme mais la flamme se redresse. Une force
ascensionnelle rtablit ses prestiges.
La bougie brle haut et sa pourpre se cabre dit un vers de Trakl 25.
La flamme est une verticalit habite. Tout rveur de flamme sait
que la flamme est vivante. Elle garantit sa verticalit par de sensibles
rflexes. Quun incident de combustion vienne troubler llan zni-
thal, aussitt la flamme ragit. Un rveur de volont verticalisante qui
prend sa leon devant la flamme apprend quil doit se redresser. Il re-
trouve la volont de brler haut, daller, de toutes ses forces, au som-
met de lardeur.
Et quelle grande heure, quelle belle heure quand la chandelle brle
bien ! Quelle dlicatesse de vie dans la flamme qui sallonge, qui
seffile ! Les valeurs de la vie et du rve se trouvent alors associes.

24 Lair et les songes, Corti, chap. I et IV.


25 Anthologie de la posie allemande, Stock, t. II, p. 109.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 51

Une tige de feu ! Sait-on jamais tout ce qui parfume ? dit le pote 26.
Oui, la tige de la flamme est si droite, si frle que la flamme est
une fleur.
Ainsi les images et les choses changent leur vertu. Toute la cham-
bre du rveur de flamme [59] reoit une atmosphre de verticalit. Un
dynamisme doux mais sr entrane les songes vers le sommet. On peut
bien sintresser aux tourbillons intimes qui entourent la mche, voir
dans le ventre de la flamme des remous o luttent tnbres et lumire.
Mais tout rveur de flamme monte son rve vers le sommet. Cest l
que le feu devient lumire. Villiers de lIsle-Adam a pris pour exergue
dun chapitre de son Isis ce proverbe arabe : Le flambeau nclaire
pas sa base.
Cest au sommet que sont les plus grands rves.
La flamme est si essentiellement verticale quelle apparat, pour un
rveur de ltre, tendue vers un au-del, vers un non-tre thren.
Dans un pome qui a pour titre Flamme on lit 27 :

Pont de feu jet entre rel et irrel


co-existence tout instant de ltre et du non-tre

Jouer de ltre et du non-tre avec un rien, avec une flamme, avec


une flamme peut-tre seulement imagine, cest l, pour un philoso-
phe, un bel instant de mtaphysique illustre.
Mais toute me profonde a son au-del personnel. La flamme illus-
tre toutes les transcendances. Devant une flamme, Claudel se deman-
de : Do la matire prend-elle lessor pour se transporter dans la
catgorie du divin 28 ?

26 Edmond JABS, Les Mots tracent, p. 15.


27 Roger Asselineau, Posies incompltes, d. Debresse, p. 38.
28 Paul CLAUDEL, Vieil coute, p. 134.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 52

[60]
Si nous nous donnions le droit de mditer sur des thmes liturgi-
ques nous naurions pas de peine trouver des documents sur le sym-
bolisme des flammes. Il nous faudrait alors faire face un savoir.
Nous dpasserions le projet de notre petit livre qui doit se contenter de
saisir les symboles en leur bauche. Qui voudra entrer dans le monde
des symboles placs sous le signe du feu pourra prendre le grand ou-
vrage de Carl-Martin Edsman : Ignis divinus 29.

III

Nous avons cart, dans notre chapitre de


prambules, tout souci dun savoir, toute exprience scientifique ou
pseudo-scientifique sur les phnomnes de la flamme. Nous avons fait
de notre mieux pour rester dans lhomognit des rveries qui imagi-
nent, des rveries qui sont celles dun rveur solitaire. On ne peut pas
tre deux quand on rve en profondeur une flamme. Les observa-
tions ingnues faites ensemble par Goethe et Eckermann, par un mai-
tre et un disciple, ne prparent aucune pense, elles ne peuvent tre
refaites avec le srieux qui convient la recherche scientifique. Pas
davantage elles ne nous donnent [61] des ouvertures sur cette philoso-
phie du cosmos qui a eu une si grande action sur le romantisme alle-
mand 30.
Pour prouver tout de suite quavec Novalis on quitte le rgne dune
physique des faits pour entrer dans le rgne dune physique de la va-
leur, nous commenterons une courte devise reproduite dans ldition
Minor 31 : Licht macht Feuer , Cest la lumire qui fait le feu .
Sous sa forme allemande, cette phrase en trois syllabes va si vite, elle
est une flche de pense si rapide que le sens commun ne sent pas tout
de suite sa blessure. Toute la vie quotidienne nous enjoint de lire la
phrase lenvers car, dans la vie commune, on allume le feu pour fai-

29 Carl-Martin EDSMAN, Ignis divinus, Lund, 1949. Du mme auteur : Le


baptme du feu, Uppsala, 1940.
30 Cf. Conversations de Gothe et dEckerman, trad., t. I, pp. 203, 255, 258, 259.
31 T. III, p. 33.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 53

re de la lumire. On ne justifiera cette provocation que si on adhre


une cosmologie des valeurs. La phrase en trois syllabes Licht macht
Feuer est lacte premier dune rvolution idaliste de la phnomno-
logie de la flamme. Cest une de ces phrases pivots quun rveur se
rpte pour condenser sa conviction. Des heures durant, jimagine,
jentends les trois syllabes sur les lvres du pote.
La preuve idaliste ne saurait tromper : pour Novalis lidalit de
la lumire doit expliquer laction matrielle du feu.
[62]
Le fragment de Novalis continue : Licht ist der Genius des
Feuerprozesses , La lumire est le gnie du processus du feu .
Dclaration grave entre toutes pour une potique des lments mat-
riels puisque la primaut de la lumire enlve au feu sa puissance de
su et absolu. Le feu ne reoit alors son vrai tre quau terme dun pro-
cessus o il devient lumire, quand, dans les tourments de la flamme,
il a t dbarrass de toute sa matrialit 32.
Si on lisait sur la flamme ce renversement de la causalit, il fau-
drait dire que cest la pointe qui est la rserve de laction. pure la
pointe, la lumire tire sur tout le lumignon. La lumire est alors le v-
ritable moteur qui dtermine ltre ascensionnel de la flamme. Com-
prendre les valeurs dans lacte mme o elles surpassent les faits, o
elles trouvent leur tre en ascension, cest le principe mme de la
cosmologie idalisante de Novalis. Tous les idalistes trouvent, en
mditant sur la flamme, la mme stimulation ascensionnelle. Claude
de Saint-Martin crit :

Le mouvement de lesprit est comme celui du feu, il se fait


en ascension 33.

32 Pour un auteur de lEncyclopdie (article : Feu, p. 184) : Une flamme vive et


claire (donne plus de chaleur) que le brasier le plus ardent.
33 Claude de SAINT-MARTIN, Le Nouvel homme, an IV, p. 28.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 54

[63]
IV

En coordonnant tous les fragments o Novalis voque la verticalit


de la flamme, on pourrait dire que tout ce qui est droit, que tout ce qui
est vertical dans le Cosmos, est une flamme. En une expression dy-
namique, il faudrait dire : tout ce qui monte a le dynamisme de la
flamme. La rciproque, peine attnue, est claire. Novalis crit :

Dans la flamme dune chandelle, toutes les forces de la


Nature sont actives.
In der Flamme eines Lichtes sind alle Natur-krften t-
tig 34.

Les flammes constituent ltre mme de la vie animale. Et Novalis


note inversement la nature animale de la flamme 35. La flamme est
en quelque manire lanimalit nu, une manire danimal excessif.
Elle est le glouton par excellence (das Gefrssige). Que ces aphoris-
mes soient des fragments disperss dans toute luvre montre le ca-
ractre immdiat des convictions. Ce sont l des vrits de rveries
quon ne pourrait prouver quen en prouvant lonirisme profond, da-
vantage en rvant quen rflchissant.
Chaque rgne de la vie est alors un type de [64] flamme particulier.
Dans les fragments traduits par Maeterlinck on lit (p. 97) :

Larbre ne peut devenir quune flamme fleurissante,


lhomme quune flamme parlante, lanimal quune flamme er-
rante 36.

34 NOVALIS, Les disciples Sas, d. Minor, Ina, 1927, II, p. 37.


35 d. Minor, t. II, p. 206.
36 Cf. une page singulire o tout ce qui vit est donn comme lexcrment dune
flamme. Nous ne sommes que les rsidus dun tre enflamm (d. Minor, t. II,
p. 216).
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 55

Paul Claudel, sans avoir lu ce texte de Novalis, semble-t-il, crit


des pages similaires. Pour lui, la vie est un feu 37. La vie prpare son
combustible dans le vgtal et senflamme dans lanimal : Le vg-
tal ou laboration de la matire combustible. Lanimal pourvoyant
sa propre alimentation , dit Claudel dans le rsum prparant son r-
cit.

Si le vgtal peut se dfinir en tant que la matire


combustible , pour lanimal il est la matire allume 38.
Lanimal maintient (sa forme) en brlant de quoi nourrir
lnergie dont elle est lacte, en se procurant de quoi contenter
la faim du feu reclus en lui 39.

[65]
Le ton dogmatique de cette cosmologie sous forme de devise, tant
chez Novalis que chez Claudel, cartera sans doute un philosophe du
savoir. Il nen sera pas de mme si on accueille de tels aphorismes
dans le cadre dune potique. La flamme est ici cratrice. Elle nous
livre des intuitions potiques pour nous faire participer la vie en-
flamme du monde. La flamme est alors une substance vivante, une
substance potisante.
Les tres les plus divers reoivent de la flamme leur substantif, Il
ne faut quun adjectif pour les particulariser. Un lecteur rapide ne ver-
ra peut-tre l quun jeu de style. Mais sil participe lintuition en-
flammante du philosophe pote, il comprendra que la flamme est un
dpart de ltre vivant. La vie est un feu. Pour en connatre lessence,
il faut brler en communion avec le pote. Pour employer une formule
dHenry Corbin, nous dirions que les formules novalisiennes tendent
porter lincandescence la mditation.

37 Paul CLAUDEL, Lart potique, p. 86.


38 Loc. cit., p. 92.
39 Loc. cit., p. 93.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 56

Mais voici une image dynamique o la mditation de la flamme


trouve une sorte dlan sur-vital qui doit hausser la vie, prolonger la
vie au-dessus de la vie malgr toutes les dfaillances de la commune
matire. Le fragment 271 de Novalis [66] rsume toute une philoso-
phie de la flamme-vie, de la vie-flamme 40 :

Lart de sauter au-del de soi-mme est partout lacte le


plus haut. Il est le point dorigine de la vie, la gense de la vie.
La flamme nest rien autre quun acte de ce genre. Ainsi la phi-
losophie commence l o le philosophant se philosophise lui-
mme, cest--dire se consume et se renouvelle 41.

Dans une refonte de son texte, Novalis, tenant tout proches les
deux sens du verbe verzehren (consumer, consommer), indique le pas-
sage, dans lacte de la flamme, du dtermin au dterminant, de ltre
satisfait ltre qui vit sa libert. Un tre se rend libre en se consu-
mant pour se renouveler, en se donnant ainsi le destin dune flamme,
en accueillant surtout le destin dune sur-flamme qui vient briller au-
dessus de sa pointe.
Mais, avant de philosopher, peut-tre faut-il revoir ; peut-tre, fau-
te de revoir, faut-il rimaginer ce rare phnomne du foyer quand la
flamme tranquille dtache de son tre des flammches qui senvolent,
plus lgres et plus libres sous le manteau de la chemine.
Ce spectacle, je lai vu bien souvent en de [67] rveuses veilles.
Parfois ma bonne grand-mre, dune chnevotte adroite, rallumait, au-
dessus de la flamme, la lente fume qui montait le long de ltre noir.

40 NOVALIS, d. Minor, II, p. 259.


41 Cf. NIETZSCHE, Posies, trad. ALBERT la suite dEcce Homo, p. 222.
La vie sest cr elle-mme
Son suprme obstacle.
Maintenant elle saute par-dessus sa propre pense.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 57

Le feu paresseux ne brle pas toujours dun seul trait tous les lixirs
du bois. La fume quitte regret la flamme brillante. La flamme avait
encore tant de choses brler. Dans la vie il y a aussi tant de choses
renflammer !
Et quand la sur-flamme reprenait existence, vois, mon enfant, me
disait la grand-mre, ce sont les oiseaux du feu. Alors, moi-mme r-
vant toujours plus loin que paroles daeule, je croyais que ces oiseaux
du feu avaient leur nid au cur de la bche, bien cach sous lcorce
et le bois tendre. Larbre, ce porte-nids, avait prpar, tout au cours de
sa croissance, ce nid intime o nicheraient ces beaux oiseaux du feu.
Dans la chaleur dun grand foyer, le temps vient dclore et de
senvoler.
Jaurais scrupule dire mes propres songes et mes lointains souve-
nirs, si limage premire, la flamme qui saute au-dessus delle-mme
pour continuer brler, ntait pas une image vraie. La flamme qui se
survole, qui prend un nouvel lan au-del de son premier lan, au-del
de sa pointe, Charles Nodier la vue. Il parle de ces feux rvs qui
volent au-dessus des torches et des candlabres, quand la cendre qui
les a produits se refroidit dj 42.
[68]
Cette flamme survivante, survolante, illustre, pour Nodier, une
comparaison lointaine. Il parle dun temps o lamour seul vivait au-
dessus du monde social ainsi que ces feux qui ralisent une lumire
plus pure au-dessus des flambeaux.
Pour un rveur novalisien des flammes animalises, la flamme,
puisquelle senvole, est un oiseau.

O prendrez-vous loiseau
Ailleurs que dans la flamme ?

demande un jeune pote 43.

42 Charles NODIER, uvres compltes, t. V, p. 5.


43 Pierre GARNIER, Roger Toulouse, Cahiers de Rochefort, p. 40.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 58

Javais donc bien connu, dans mes songes et mes jeux devant
ltre, le Phnix domestique, Phnix thren entre tous, puisquil re-
naissait, non pas de ses cendres, mais de sa seule fume.
Mais, quand un phnomne rare est la base dune image extraor-
dinaire, dune image qui emplit lme de songes dmesurs, qui,
quoi faut-il donner la ralit ?
Un physicien va rpondre : Faraday a fait de lexprience de la
chandelle allume en sa vapeur le sujet dune confrence populaire 44.
Cette confrence prend place parmi celles que Faraday faisait dans des
cours du soir et quil a runies sous le titre : Histoire dune chandelle.
Pour russir lexprience, il faut souffler doucement, bien doucement
[69] la chandelle, et bien vite rallumer la vapeur, la seule vapeur, sans
rveiller la mche.
Moiti sachant, moiti rvant, je dirais donc pour russir
lexprience de Faraday, il faut aller vite car les choses relles ne r-
vent pas bien longtemps. Il ne faut pas laisser sendormir la lumire. Il
faut se hter de la rveiller.

44 FARADAY, Histoire dune chandelle, trad., p. 58.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 59

[70]

La flamme dune chandelle (1961)

Chapitre IV
LE IMAGES POTIQUES
DE LA FLAMME
DANS LA VIE VGTALE
Je ne sais plus si je dors
Car la lumire veille dans lhliotrope.

(Cline ARNAULD, Anthologie, p. 99.)

Retour la table des matires

Quand on rve un peu aux forces qui maintiennent en chaque objet


une forme, on imagine aisment quen tout tre vertical rgne une
flamme. En particulier, la flamme est llment dynamique de la vie
droite. Nous citions prcdemment cette pense de Novalis : Larbre
nest rien autre chose quune flamme fleurissante. Nous allons illus-
trer ce thme en rappelant les images qui, sans fin, renaissent dans
limagination des potes.
[71]
Avant de dire les exploits de limagination potique, peut-tre faut-
il redire quune comparaison nest pas une image. Quand Blaise de
Vigenre compare larbre une flamme, il ne fait que rapprocher des
mots sans vraiment russir donner les accords du vocabulaire vg-
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 60

tal et du vocabulaire de la flamme. Enregistrons cette page qui nous


parat un bon exemple dune comparaison prolixe.
peine Vigenre a-t-il parl de la flamme dune bougie, quil par-
le de larbre : En sens pareil ( la flamme) qui a ses racines atta-
ches dans la terre, dont il prend son nourrissement comme le lumi-
gnon fait le sien des suif, cire ou huile qui le font ardoir. La tige qui
suce son suc ou sve est de mme que le lumignon, ou le feu se main-
tient de la liqueur quil attire soi, et la flamme blanche sont ses
branches et rameaux revtus de feuilles ; les fleurs et les fruits ou tend
la fin finale de larbre sont la flamme blanche o tout se vient rdui-
re 45.
Tout au long de cette comparaison tale, jamais nous ne saisirons
un des mille secrets igns qui prparrent de loin lexplosion flam-
boyante dun arbre fleuri.
Nous allons donc tenter de prendre, en suivant les potes, les ima-
ges en posie premire, quand elles naissent dun dtail digne dtre
magnifi, dun germe de posie vivante, dune posie que nous pou-
vons faire vivre en nous.
[72]
II

Quand limage de la flamme simpose un pote pour dire une v-


rit du monde vgtal, il faut que limage tienne en une phrase.
Lexpliquer, la dvelopper, ce serait ralentir, arrter llan dune ima-
gination qui unit lardeur du feu et la puissance patiente de la verdure.
Les images-phrases qui peignent, qui disent les flammes vgtales
sont autant dactions polmiques contre le sens commun endormi dans
ses habitudes de voir et de parler. Mais limagination est si sre, avec
une image neuve, de tenir une vrit du monde que la polmique avec
les non-imaginants serait du temps perdu. Mieux vaut pour
limaginant parlant des imaginants dire encore, dire sans fin de jeu-
nes phrases sur les flammes de la vie vgtale.

45 Loc. cit., p. 17.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 61

Ainsi commence le rgne des images dcisives, des dcisions po-


tiques. Toute posie est commencement. Nous proposons de dsigner
ces images-phrases, riches dune volont dexpressions neuves, par le
nom de sentences potiques. Le nom de fragments utilis par les
fragmentistes leur fait tort. Rien nest bris dans une image qui trouve
force dans sa condensation.
Avec un dictionnaire de belles sentences de limagination dogma-
tique, avec une botanique de toutes les plantes-flammes cultives par
les potes, on dchiffrerait peut-tre les dialogues du pote [73] et du
monde. Sans doute il sera toujours difficile dordonner un grand -
nombre dimages volontairement singulires. Mais, parfois, un attrait
de lecture suffit apparenter, propos dune image singulire, deux
genres diffrents. Par exemple, comment ne pas avoir limpression
que Victor Hugo et Balzac appartiennent la mme famille des bota-
nistes du songe quand on rapproche ces deux sentences potiques :

Toute plante est une lampe. Le parfum est de la lumire 46.


Tout parfum est une combinaison dair et de lumire 47.

Bien entendu, dans lesthtique de Balzac, cest la plante qui, en


son sommet, dans la fleur, ralise cette prodigieuse synthse de lair et
de la lumire.
Une sorte de correspondance baudelairienne est active par le haut,
par les sommets, comme si des valeurs de sommet venaient exciter les
valeurs de base. Ainsi les rveurs qui vivent dans les deux sens la cor-
respondance des parfums et de la lumire lisent avec conviction cette
pense qui valorise une tendre lumire : Certains arbres devien-
nent plus odorants quand ils sont touchs par larc-en-ciel 48.

46 Victor HUGO, Lhomme qui rit, t. II, p. 44.


47 BALZAC, Louis Lambert, 2e d., p. 296.
48 Le sieur de LA CHAMBRE, Iris, p. 20.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 62

[74]

III

Plus condens encore quune sentence potique, on peut recevoir


dun rare pote le germe mme dune image, une image-germe, un
germe-image. Voici un tmoignage dune flamme qui brle dans
lintimit de larbre toute une promesse de la vie flamboyante.
Louis Guillaume, dans un pome qui a pour titre : Le vieux chne 49,
avec trois mots nous comble de rveries : Bcher de sves , dit-il,
pour magnifier le grand arbre.
Bcher de sves , parole jamais dite, graine sacre dun langage
nouveau qui doit penser le monde avec de la posie. La sentence po-
tique est laisse au soin du lecteur. On rvera mille sentences poti-
ques en rvant cette sve igne qui donne des forces de feu au roi
des arbres. Pour moi, rveill de mes vieilles images par le don du
pote, je quitte la grande image du grand tre tordu en des souffrances
telles que celles de Laocoon, et rvant toute cette sve qui monte et
brle, je sens que larbre est un porte-feu. Et un grand destin est prdit
au chne par le pote. Ce chne est lHercule vgtal qui, en toutes les
fibres de son tre, prpare son apothose dans la flamme dun bcher.
Un monde de contradictions cosmiques nat [75] partir de ce
nud de puissances hostiles. Louis Guillaume a li en trois mots le
feu et leau. Cest l un grand triomphe du langage. Seul le langage
potique peut avoir tant daudace. Nous sommes vraiment dans le
domaine de limagination libre et cratrice.

49 Louis GUILLAUME, La Nuit parle, d. Subervie, p. 28.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 63

IV

Parfois le germe dimage est comme exubrant. Il va, dun jet,


lextrmit de son prestige. En une seule image, Jean Caubre confre
un sens de flamme au jet deau solitaire, cet tre droit, plus droit que
tous les arbres du jardin. Le jet deau de Caubre grand privil-
ge de donner son nom une image incre est, pour moi, la flam-
me de leau vigoureuse, le feu qui clabousse au maximum de sa hau-
teur, au terme de son action droite 50.

Il est des jardins


o brle un jet deau solitaire
parmi les pierres
au crpuscule.

Une grande joie de parole nous est donne par le pote. Par lui,
nous transcendons des diffrences lmentaires. Leau brle. Elle est
froide, mais elle est forte, donc elle brle. Elle reoit, en une sorte de
surralisme naturel, la vertu dun feu imaginaire. [76] Rien nest vou-
lu, rien nest fabriqu en ce surralisme immdiat du jet deau-
flamme. Jean Caubre a concentr le surralisme de son image en un
seul mot : le mot brle dralise et surralise. Et ce seul mot brle a
renvers la mlancolie crpusculaire du pome. Limage gagne est
alors un tmoignage de la mlancolie cratrice.
De telles synthses dobjets, de telles fusions dobjets enferms
dans des formes si diffrentes, comme la fusion du jet deau et de la
flamme, de larbre et de la flamme ne sauraient gure sexprimer dans
le langage de la prose. Il y faut le pome, les flexibilits du pome, des
transmutations potiques. Lhymne sempare de ltre des images, il
en fait des objets dhymne, des objets hymniques. Cest lhymne qui

50 Jean CAUBRE, Dserts, d. Debresse, p. 18.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 64

est la puissance synthtisante. Le pote mexicain Octavio Paz le sait


bien qui dit trs prcisment : lhymne est la fois

Peuplier de feu, jet deau 51

Ici encore le pote laisse au lecteur le soin de faire les phrases in-
tercalaires le plaisir potique dcrire des sentences potiques qui
doivent unir la flamme de larbre lanc et la flamme toute verticale
du jet deau. Avec les potes de notre temps nous sommes entrs dans
le rgne de la posie brusque, dune posie qui ne bavarde pas mais
qui toujours veut vivre en paroles premires. [77] Il nous faut donc
couter les pomes comme des mots pour la premire fois entendus.
La posie est un merveillement, trs exactement au niveau de la pa-
role, dans la parole, par la parole.
Nous profitons de toutes les occasions pour dire notre enthousias-
me des valeurs potiques autonomes. Mais il nous faut revenir au pro-
gramme plus prcis de nos recherches sur les images vgtales de la
flamme en abordant des exemples plus simples de la parent des lu-
mires, des fleurs et des fruits.

Un arbre est bien plus quun arbre

dit un pote 52.


Il monte vers la lumire le plus prcieux de son tre et cest ainsi
que dans bien des pomes les arbres porte-fruits sont des arbres porte-
lampe. Limage est alors si naturelle dans la posie des jardins. Toutes
ces lumires dans la frondaison dt sont des nourritures de feu. Un
des personnages de Dickens confie que lorsquil tait enfant il pensait

51 Octavio PAZ, Aigle ou Soleil ?, p. 83.


52 Gilbert SOGARD, Fidle au monde, p. 18.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 65

que les oiseaux devaient leurs yeux brillants aux baies rouges et lui-
santes dont ils se nourrissent 53.
[78]

Dans une confrence sur la peinture de Matisse sous le titre : La


posie de la lumire, Arsne Soreil cite un pote oriental qui disait :

Les oranges sont les lampes du jardin

Soreil cite aussi Marcel Thiry :

On voit luire aux pommiers des fruits comme des lampes

Mais ces images sont trop rapides, elles sont terminales, elles ne
suivent pas les longues rveries qui voient dans larbre transformateur
des sucs de la vie en substance de feu et de flamme.
Quand le soleil daot a travaill les sves premires, le feu lente-
ment vient la grappe. Le raisin sclaircit. La grappe devient un lus-
tre qui brille sous labat-jour des larges feuilles. Cest cacher la
grappe qua d servir dabord la pudique feuille de vigne.
Monte du feu, monte de la lumire, entre ces deux images, les
potes de rveries cosmiques choisissent. Pour Rachilde, au temps de sa
jeunesse, la vigne, prenant par le cep viril tous les feux de la terre,
donne la grappe ce sucre satanique distill travers des violences
de volcan 54.
Livresse de lhomme achve les folies de la vigne.

53 DICKENS, LHomme au spectre ou le Pacte, trad. Amde PICHOT, p. 19.


54 RACHILDE, Contes et nouvelles, suivis du thtre, Le Mercure de France,
1900, p. 150.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 66

[79]
Dans chaque arbre, un pote dit lunion de trois mouvements :

Arbre source, arbre jaillissement, arc de feu 55

Il est des arbres qui ont du feu en leurs bourgeons. Pour


dAnnunzio, le laurier est un arbre si chaud qubranch son tronc se
couvre bientt de bourgeons qui sont autant dtincelles vertes 56.

VI

Un rveur novalisien acceptera aisment, comme un des axiomes


de la potique du monde vgtal, cette formule : les fleurs, toutes les
fleurs sont des flammes des flammes qui veulent devenir de la lu-
mire.
Ce devenir de lumire, tout rveur de fleurs le sent, lanime com-
me un dpassement de ce quil voit, un dpassement de la ralit. Le
rveur pote vit dans laurole de toute beaut, dans la ralit de
lirralit. Le pote qui na pas les privilges du peintre qui est un
crateur par les couleurs na nul intrt rivaliser avec les prestiges de
la peinture. Pris dans la rigueur de son mtier, le pote, ce peintre par
les mots, connat des prestiges de [80] libert. Il doit dire la fleur, par-
ler la fleur. Il ne peut alors comprendre la fleur quen animant les
flammes de la fleur par des flammes de parole. Lexpression potique
est alors ce devenir de lumire que tout rveur novalisien a pressenti
dans ses contemplations philosophiques.
Le problme du pote est donc dexprimer du rel avec de lirrel.
Il vit, comme nous lindiquions dans notre avant-propos, dans le clair-
obscur de son tre, tour tour apportant au rel une lueur ou une p-
nombre et chaque fois donnant son expression une nuance inat-
tendue.

55 Octavio PAZ, Aigle ou Soleil ?, p. 77.


56 DANNUNZIO, La Contemplation de la mort, trad. DODERET, Calmann-Lvy, p. 59.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 67

Mais regardons quelques expressions potiques de fleurs-


flammes trs diffremment nuances selon le gnie du pote.
Prenons dabord des images o les flammes de la fleur pourraient
tre des flammes empruntes, des reflets dun soleil couchant :

Le ciel steint et les marronniers brlent

crit Jean Bourdeillette 57.


La haute frondaison des marronniers dautomne fait sa partition
dans la symphonie du soleil cou chant. Alors, si lon prend le pome
en sa totalit, on imagine aisment que tout larbre a une action de
lumire. Lincendie des sommets descend en toutes les fleurs du jar-
din.
[81]
Le pome de Bourdeillette se termine par ce grand vers :

Les dahlias ont gard la braise du soleil

Quand je lis pyrophoriquement un tel pome, je sens quil ralise,


entre le soleil, larbre et la fleur, une unit de feu.
Une unit de feu ? Lunit mme daction confre au monde par
lexpression potique.
Il y a, dans luvre du mme pote, des fleurs aux flammes plus
individualises. Une tulipe rouge nest-elle pas une coupe de feu ?
Toute fleur nest-elle pas un type de flamme ?

Tulipes de cuivre
Tulipes de feu
Tordues dans lardeur
De ce mois de mai 58.

57 Jean BOURDEILLETTE, Les toiles dans la main, d. Seghers, 1954, p. 21.


58 Jean BOURDEILLETTE, Reliques des songes, d. Seghers, p. 48.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 68

Si vous portez la tulipe du jardin sur votre table, vous avez une
lampe. Mettez une tulipe rouge, une seule, dans un vase long col.
Vous aurez prs delle, dans la solitude de la fleur solitaire, des rve-
ries de chandelle.
Dans une note, Bernardin de Saint-Pierre crit : Chardin dit que,
quand un jeune homme prsente, en Perse, une tulipe sa matresse, il
lui donne entendre que, comme cette fleur, il a le [82] visage en feu
et le cur en charbon 59. En effet, au fond du calice, la mche du
flambeau est toute noire.
Quand la fleur est une lampe tranquille, une flamme sans drame, le
pote trouve des paroles qui sont des bonheurs de parole :

Les lupins bleus brlaient


Comme des lampes douces 60

Voil bien, dans lordre de la parole, une flamme humide qui coule
en ses syllabes labies.
Jimagine une belle femme tendre, qui dit et redit ces deux vers en
se regardant en son miroir. Ses lvres seraient heureuses. Ses lvres
apprendraient fleurir doucement.
Entre toutes les fleurs, la rose est vritablement un foyer dimages
pour limagination des flammes vgtales. Elle est ltre mme de
limagination tout de suite convaincue. Quelle intensit dans ce seul
vers dun pote qui rve dun temps o

Le feu et la rose ne feront quun


And the fire and the rose are one 61

Pour que de tels accords dimages donnent un double prix chaque


image, il faut que ces accords [83] jouent dans les deux sens. Il faut
quun rveur de roses voie tout un rosier en son foyer.

59 Bernardin de SAINT-PIERRE, tudes de la Nature, Paris, 1791, t. II, p. 373.


60 Jean BOURDEILLETTE, loc. cit., p. 34.
61 T. S. ELIOT, Quatre Quatuors, trad. Pierre LEIRIS, p. 125.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 69

Parfois des fleurs semblent natre dans la houille qui flambe. Ainsi
Pieyre de Mandiargues crit :

Le feu des graniums illumine la houille 62

De ce grand rve en rouge et noir quelle est lorigine ? la fleur ou


le foyer ? Pour moi, limage du pote joue deux fois, et deux fois elle
joue violemment.
Tout dpend du temprament dun pote. Pour Lundkvist, le placi-
de bleuet, le bleuet se dresse, lectrique, dans le champ de bl et
menace la moissonneuse comme la flamme dune lampe souder .
La lampe et la rose changent leur douceur. Rodenbach, ltre aux
images douces, crit :

La lampe dans la chambre est une rose blanche 63

Dans sa maison aux cent miroirs, Rodenbach cultivait les fleurs


imagines. Il crit encore :

La lampe
qui fait fleurir dans les miroirs des nnuphars.

Sa rverie des reflets est si cosmogonique quil a ainsi cr ltang


vertical. Le pote couvre ainsi [84] les murs de sa chambre avec des
tableaux de nymphas. Rien narrte un imaginant qui voit, en toutes
les lumires, des fleurs.
Un temprament potique plus ardent dira avec plus de passion le
feu des roses. Luvre de dAnnunzio est riche de roses en feu. On lit
dans le grand roman Le Feu :

62 Pieyre de MANDIARGUES, Les Incongruits monumentales, d. R. Laffont, p.


33.
63 Georges RODENBACH, Le Miroir du ciel natal, p. 13.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 70

Regarde ces roses rouges !


Elles brlent. On dirait quelles ont dans leur corolle un
charbon allum. Elles brlent vritablement 64.

La note est si simple ! Elle peut sembler banale un lecteur press.


Mais lcrivain a voulu donner ce dialogue de deux amants dans le feu
des passions. Les fleurs rouges peuvent marquer une vie. Quelques
lignes plus loin, le dialogue reprend :

Regarde. Elles se font de plus en plus rouges. Le velours


de Bonifazio... Tu te rappelles ? Cest la mme puissance.
La fleur interne du feu.

En une autre page, quand dAnnunzio suit le travail des verriers,


limage sinverse. Cest le verre fondu qui appelle le nom dune fleur,
preuve nouvelle des actions rciproques des deux ples dune bi-
image :

Les coupes naissantes oscillrent au bout des cannes, roses


et bleutres comme les corymbes de [85] lhortensia qui com-
mence changer de couleur 65.

Ainsi, corrlativement, le feu fleurit et la fleur sillumine.


On dvelopperait sans fin ces deux corollaires la couleur est une
piphanie du feu ; la fleur est une ontophanie de la lumire 66.

64 DANNUNZIO, Le Feu, trad. HRELLE, Calmann-Lvy, p. 304.


65 Loc. cit., p. 328.
66 La premire formule est de dAnnunzio.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 71

VII

Devant le monde des fleurs nous sommes en tat dimagination


disperse. Nous ne savons gure, nous ne savons plus les accueillir en
lintimit de leur tre, comme un tmoignage dun monde de la beau-
t, du monde qui multiplie ses tres beaux. Chaque fleur pourtant a sa
propre lumire. Chaque fleur est une aurore. Un rveur de ciel doit
trouver en chaque fleur la couleur dun ciel. Ainsi le veut une rverie
qui, en toute chose, met en mouvement une correspondance sur-
baudelairienne en sa volont de vie dans les sommets.
Pour ouvrir un savant article Sympathie et thopathie chez les
Fidles damour en Islam 67, Henry Corbin cite Proclus, en in-
voquant lhliotrope et sa prire :

Quelle autre raison, demande Proclus, peut-on [86] donner


du fait que lhliotrope suit par son mouvement le mouvement
du soleil et le slnotrope le mouvement de la lune, faisant cor-
tge, dans la mesure de leur pouvoir, aux flambeaux du monde,
quen admettant des harmonies causales, des causalits croises
entre les tres de la terre et les tres du ciel ?
Car, en vrit, toute chose prie selon le rang quelle oc-
cupe dans la nature, et chante la louange du chef de la srie di-
vine laquelle elle appartient, louange spirituelle, et louange
raisonnable ou physique ou sensible ; car lhliotrope se meut
selon quil est libre de son mouvement, et dans le tour quil fait
si lon pouvait surprendre le son de lair battu par son mouve-
ment, on se rendrait compte que cest un hymne son roi, tel
quune plante peut le chanter.

67 In Eranos Jahrbuch, 1955, p. 199.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 72

quel niveau, en quelle hauteur faut-il mditer le texte de Pro-


clus ? Avant tout il faut sentir quil se dveloppe pour gagner une hau-
teur, toutes les hauteurs. Du feu, de 1ttir, de la lumire, toute chose
qui monte a du divin aussi ; tout rve dploy est partie intgrante de
ltre de la fleur. La flamme de vie de ltre qui fleurit est une tension
vers le monde de la pure lumire.
Et tous ces devenirs sont les devenirs heureux de la lenteur. Les
flambeaux dans les jardins du ciel, daccord avec les fleurs dans les
jardins de lhomme, sont des flammes sres, sont des flammes lentes. Le
ciel et les fleurs sont daccord pour apprendre au [87] mditant la m-
ditation lente, la mditation qui prie.
Si nous lisons plus avant les pages dHenry Corbin, nous devons
nous ouvrir sans rserve la dimension de la Hauteur une Hauteur
qui reoit la dignit du sacr. Pour Proclus, lhliotrope, en sa couleur
de ciel, prie parce quil se tourne toujours, en une insigne fidlit, vers
son Seigneur. Henry Corbin cite alors ce vers qranique : Chaque
tre connat le mode de prire et de glorification qui lui est
pre 68. Et Corbin montre que lhliotropisme de lhliotrope est,
chez les Fidles damour de lIslam, une hliopathie.

VIII

En rvant en toute navet sur les images des potes, nous avons
accept tous les petits miracles de limagination. Quand la valeur po-
tique est en jeu, il serait malsant dvoquer dautres valeurs, malsant
aussi den aborder ltude avec le moindre esprit critique. Donnons
cependant pour finir ce petit chapitre un document que nous ne pou-
vons pas nous retenir de regarder dun il champenois.
Nous empruntons cette anecdote un livre [88] srieux entre tous.
Lord Frazer, sans aucune prparation, sans aucun commentaire, crit :

68 Loc. cit., p. 203.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 73

Quand les Menri entrrent en contact avec les Malais, ils


trouvrent chez eux une fleur rouge (gantgn : en malais : gan-
tang). Ils se runirent en cercle autour delle et tendirent au-
dessus leurs bras pour se chauffer 69.

Par la suite, lanecdote se complique. Interviennent en particulier


un cerf et un pivert. Le pivert, somme doiseaux de lgende, peut bien,
dans ses plumes clatantes, apporter le feu aux hommes dune tribu.
Frazer nous a donn tant de documents sur les animaux qui sont, dans
les lgendes, des bienfaiteurs de lhomme que nous nous apprenons
croire croire un peu, tout juste un peu tout ce que nous rap-
portent les ethnologues. Nous nous mettons docilement lcole de la
navet. Mais, au conte de cette famille de Malais assemble autour
dun bouquet de fleurs ardentes pour se chauffer les doigts, le dmon
de lironie sempare de mon esprit et je renverse laxe de la navet :
comme ils devaient briller de malice les yeux des bons sauvages
quand ils donnaient au naf missionnaire cette comdie sur lorigine
florale du feu !

69 Lord FRAZER, LOrigine du feu en Asie, p. 127.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 74

[89]

La flamme dune chandelle (1961)

Chapitre V
LA LUMIRE
DE LA LAMPE
Afin denhardir ma lampe timide
La vaste nuit allume toutes ses toiles.

(TAGORE, Lucioles. Ce court pome est crit


sur lventail dune femme.)

Retour la table des matires

Cest la vie lente que nous ramne la compagnie vcue des objets
familiers. Prs deux, nous sommes repris par une rverie qui a un
pass et qui cependant retrouve chaque fois une fracheur. Les objets
gards dans le chosier , dans cet troit muse des choses quon a
aimes, sont des talismans de rverie. On les voque, et dj, par la
grce de leur nom, on sen va rvant dune trs vieille histoire. Aussi,
quel dsastre de rverie quand les noms, les vieux noms sen viennent
changer dobjet, sattacher une tout autre chose que la bonne
vieille chose du vieux chosier ! [90] Ceux qui ont vcu dans lautre
sicle disent le mot lampe avec dautres lvres que les lvres
daujourdhui. Pour moi, rveur de mots, le mot ampoule prte rire.
Jamais lampoule ne peut tre assez familire pour recevoir ladjectif
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 75

possessif 70. Qui peut dire maintenant : mon ampoule lectrique com-
me il disait jadis : ma lampe ? Ah ! comment rver encore, en ce d-
clin des adjectifs possessifs, de ces adjectifs qui disaient si fort la
compagnie que nous avions avec nos objets ?
Lampoule lectrique ne nous donnera jamais les rveries de cette
lampe vivante qui, avec de lhuile, faisait de la lumire. Nous sommes
entrs dans lre de la lumire administre. Notre seul rle est de
tourner un commutateur. Nous ne sommes plus que le sujet mcani-
que dun geste mcanique. Nous ne pouvons pas profiter de cet acte
pour nous constituer, en un orgueil lgitime, comme le sujet du verbe
allumer.
Dans son beau livre Vers une cosmologie, Eugne Minkowski a crit
un chapitre sous le titre : Jallume la lampe 71. Mais la lampe est
ici une ampoule lectrique. Un doigt sur le commutateur a suffi pour
faire succder lespace noir lespace [91] tout de suite clair. Le m-
me geste mcanique donne la transformation inverse. Un petit dclic
dit, de la mme voix, son oui et son non. Le phnomnologue a ainsi
le moyen de nous placer alternativement dans deux mondes, autant
dire dans deux consciences. Avec un commutateur lectrique, on peut
jouer sans fin aux jeux du oui et du non. Mais, en acceptant la mca-
nique, le phnomnologue a perdu lpaisseur phnomnologique de
son acte. Entre les deux univers de tnbres et de lumire, il ny a
quun instant sans ralit, un instant bergsonien, un instant
dintellectuel. Linstant avait plus de drame quand la lampe tait plus
humaine. En allumant la vieille lampe, on pouvait toujours craindre
quelque maladresse, quelque malchance. La mche dun soir nest pas
tout fait la mche dhier. Faute dun soin, elle va charbonner. Si le
verre nest pas bien droit, la lampe va fumer. On a toujours gagner
donner aux objets familiers lamiti attentive quils mritent.

70 Jean de BOSCHRE marque dun rapide sarcasme une scne o, au lieu dune
veilleuse, cest une ampoule lectrique qui vnre la figure de la Vierge. La
veilleuse nest-elle pas un regard : Une veilleuse devait brler dans lil noir de son
huile (cf. Marthe et lengag, p. 221). Lampoule lectrique na pas de regard.
71 E. MINKOWSKI, Vers une cosmologie, d. Aubier, p. 154.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 76

II

Cest dans lamiti que les potes ont pour les choses, pour leurs
choses, que nous pourrons connatre ces gerbes dinstants qui donnent
valeur humaine des actes phmres.
Dans des pages o il nous dit des souvenirs [92] denfance, Henri
Bosco redonne la lampe sa dignit dautrefois. De cette lampe fidle
notre tre solitaire ncrit-il pas : On a vite fait de sapercevoir,
non sans motion, quelle est quelquun. De jour, on croyait quelle
tait seulement quelque chose, une utilit. Mais que le jour faiblisse
et, querrant dans une maison solitaire, envahie par cette pnombre
qui permet seulement de circuler en ttonnant le long des murs, alors
la lampe quon recherche, quon ne trouve plus, puis que lon dcou-
vre o lon avait oubli quelle ft, cette lampe atteinte et saisie, m-
me avant quon lait allume, vous rassure et vous offre une prsence
douce. Elle vous apaise, elle pense vous 72...
Une telle page trouvera peu dcho chez les phnomnologues qui
dfinissent ltre des objets par leur ustensilit . Ils ont cr ce mot
barbare pour arrter dun coup les sductions qui nous viennent des
choses. Lustensilit est pour eux un savoir si net quelle na pas be-
soin de la rverie des souvenirs. Mais les souvenirs approfondissent la
compagnie que nous avons avec les bons objets, les objets fidles.
Chaque soir, lheure dite, la lampe fait pour nous sa bonne ac-
tion . Ces renversements sentimentaux entre le bon objet et le bon
rveur peuvent aisment recevoir la critique du psychologue cristallis
dans lge adulte. [93] Pour lui, ce ne sont l que des squelles des
ges enfantins. Mais, sous la plume dun pote, le sens potique se
remet vibrer. Lcrivain sait quil sera lu par les mes sensibilises
aux ralits potiques premires. La page de Bosco continue :

72 Henri BOSCO, Un Oubli moins profond, Gallimard, 1961, p. 316.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 77

... Regardez-la bien quand vous lallumez, et dites-moi si,


secrtement, ce nest pas elle qui sallume, sous nos yeux dis-
traits. Peut-tre vous tonnerais-je si je vous affirmais quelle
reoit bien moins le feu quon lui apporte quelle ne nous offre
sa flamme. Le feu vient du dehors. Et ce feu nest quune occa-
sion, un prtexte commode dont profite la lampe close pour d-
gager de la lumire. Elle est. Je la sens comme une crature.

Le mot crature dcide de tout. Le rveur sait que cette crature


cre la lumire. Cest une crature crante. Il suffit de lui donner un
mrite, il suffit de se souvenir quelle est une bonne lampe et la voici
vivante. Elle vit dans le souvenir de la paix dautrefois. Le rveur se
souvient de la bonne lampe qui sallumait si bien. Le verbe rflchi :
sallumait, renforce la valeur de sujet de la crature qui donne la lumi-
re. Les mots, et leurs tendres flexions, nous aident bien rver. Don-
nez des qualits aux choses, donnez, du fond du cur, leur juste puis-
sance aux tres agissants, et lunivers resplendit. Une bonne lampe,
une bonne mche, de bonne huile et voil une lumire qui rjouit le
cur de lhomme. Qui aime la belle flamme aime la bonne huile. Il
suit la pente de toutes les [94] rveries cosmogoniques dans lesquelles
chaque objet du monde est un germe de monde. Pour un Novalis,
lhuile est la matire mme de la lumire, la belle huile jaune est de la
lumire condense, une lumire condense qui veut se dilater.
Lhomme, dune flamme lgre, vient librer des forces de la lumire
emprisonnes dans la matire.
Sans doute, nous ne rvons plus aussi loin. Mais on a rv comme
a. On a rv de la lampe qui donne une vie lumineuse une matire
obscure. Comment aussi un rveur de mots ne serait-il pas mu quand
ltymologie lui enseigne que le ptrole est de lhuile ptrifie ? Des
profondeurs de la terre, la lampe fait monter la lumire. Plus vieille est
la substance quelle travaille, plus srement la lampe est rve dans
son statut de crature crante.
Mais ces rveries sur les cosmogonies de la lumire ne sont plus de
notre temps. Nous ne les voquons ici que pour signaler lonirisme in-
connu, lonirisme perdu, lonirisme qui, tout au plus, est devenu ma-
tire dhistoire, savoir de vieux savoir.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 78

Nous voulons donc mener nos songes en suivant linspiration dun


grand songeur. En suivant Bosco, nous pouvons dcouvrir la profon-
deur des rveries dune enfance maintenue en ses songes. Nous en-
trons avec Bosco dans le labyrinthe o se croisent les souvenirs et les
songes. Une enfance, prise en ses songes, est insondable. On la d-
forme toujours un peu en faisant un rcit. On la dforme parfois en
rvant plus, parfois en rvant moins. [95] Henri Bosco, quand il tente
de nous transmettre les sentiments qui lattachent la lampe, est sen-
sibilis par ces ondulations des souvenirs et des songes. Une double
ontologie est alors ncessaire pour nous dire ce quest la fois ltre
de la lampe et ltre du rveur de la fidlit des premires lumires.
Nous touchons aux racines du sentiment potique pour un objet char-
g de souvenirs. Bosco crit :

Sentiment qui me vient de cette enfance dont je paraphrase


un peu lourdement, je le crois, les solitudes 73.

III

On ne stonnera pas quaprs une telle compagnie de lenfant et


de la lampe, la lampe soit, dans toute luvre de Bosco, un vritable
personnage qui a un rle effectif dans le rcit dune vie. Dans de
nombreux romans de Bosco, des lampes familiales, des lampes inti-
mes, viennent marquer lhumanit dune maison, la dure dune fa-
mille. Souvent une vieille servante tient en sa garde la lampe des anc-
tres. Une vieille servante qui soigne un jeune matre, en vnrant les
objets familiers, prolonge, pour le matre quelle a connu enfant, la
paix dune enfance. Elle sait trouver, pour [96] chaque grand vne-
ment de la vie domestique, la juste lampe. Telle la vieille Sidonie qui,
connaissant la dignit hirarchique des luminaires, allume, pour une
grande attente, toutes les chandelles du candlabre dargent.
Aux heures graves, une lampe rustique accentue, par sa simplicit,
le drame naturel de la vie et de la mort. Dans une sombre veille, alors

73 Loc. cit., p. 317.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 79

que peut-tre son bon serviteur est mort, le hros du songe quest le
personnage central du roman de Bosco : Malicroix, trouve un secours
moral dans la lampe Car javais besoin de secours et, je ne sais
pourquoi, jen cherchai dans le feu de cette petite lampe. Elle
mclairait pauvrement, ntant quune lampe banale qui, mal mou-
che, par moments brasillait et menaait de steindre. Pourtant elle
tait l et elle vivait. Mme aux moments que faiblissait sa mince
flamme, elle gardait une clart religieusement calme. Ctait un tre
doux et amical, qui me communiquait, dans ma dtresse, londe mo-
deste de sa vie de lampe. Car son globe de verre, seulement un peu
dhuile lalimentait. Huile onctueuse qui montait la lampe, et la
flamme la dissolvait dans sa lumire. Mais la lumire, o allait-
elle ? 74...
Oui, la lumire dun regard, o va-t-elle quand la mort met son
doigt froid sur les yeux dun mourant ?
[97]

IV

Mme dans les heures o la vie na pas de drame, le temps des


lampes est un temps grave,
un temps quon doit mditer en sa lenteur. Un pote, rveur de flam-
me, a su mettre cette dure lente dans la phrase mme qui exprime
ltre de la lampe :

... Cette lampe attentive et le soir se concertent 75...

Les deux sries de points de suspension sont dans le texte de Far-


gue. Ainsi le pote nous enjoint de dire voix basse le prlude dun
accord de la petite lumire et de la premire ombre du soir.

74 Henri BOSCO, Malicroix, p. 232.


75 Lon-Paul FARGUE, Pomes suivi de Pour la musique, Paris, Gallimard, p. 71.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 80

Un mouvement lent se dploie dans le clair-obscur du rve, mou-


vement qui propage une paix : La lampe tend ses mains qui apai-
sent 76, Une lampe tendit ses ailes dans la chambre 77. Il semble
que la lampe prenne son temps pour clairer progressivement toute la
chambre. Ailes et mains de lumire vont lentement frler les murs.
Et Lon-Paul Fargue entend sous la coquille de labat-jour la lam-
pe chuchoter. Un flux et un reflux de lumire, tous deux trs lgers,
soulvent [98] et apaisent la nappe de lumire : La lampe fait son
chant lger, doux comme on lentend dans les coquillages 78.
Octavio Paz coute, lui aussi, la lampe qui murmure :

La lueur de la lampe huile, lueur qui disserte, moralise,


discute avec soi-mme. Elle me dit quil ne viendra
ne 79...

Il semble que le silence saccrot quand la lampe parle bas :

Un silence de sel faisait tinter les lampes

dit le pote belge Roger Brucher 80.


La dure qui dure en coulant et la dure qui dure en brlant vien-
nent ici harmoniser leurs images. La lampe de Fargue est une grande
image du temps tranquille et lent. Le temps ign, dans la flamme de la
lampe, modre ses soubresauts. Pour parler du feu de la lampe, il faut
respirer en paix.
Que de lampes de Georges Rodenbach nous imposeraient la mme
tranquillit ! Dans un seul vers du Miroir du ciel natal 81 nous avons
cette grande leon :

76 Loc. cit., p. 108.


77 Loc. cit., p. 65.
78 Loc. cit., p. 108.
79 Octavio PAZ, Aigle ou Soleil ?, transposition franaise par Jean-Clarence
LAMBERT, p. 69.
80 Roger BRUCHER, Vigiles de la rigueur, p. 21.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 81

Lampe amicale aux lents regards dun calme feu.

[99]
Le soir venu, allume-t-on la lampe, alors cest plus quun instant
mcanique qui est vcu par le pote des lampes :

La chambre stonne
De ce bonheur qui dure 82.

Par la lampe un bonheur de lumire simprgne dans la chambre


du rveur.
Nous accumulerions aisment une grande quantit dimages qui di-
sent dun trait la valeur humaine des lampes. Elles ont, ces images,
quand elles sont bonnes, un privilge de simplicit. Il semble que
lvocation dune lampe soit assure dune rsonnance dans lme
dun lecteur qui aime se souvenir. Un halo potique entoure la lumire
de la lampe dans le clair-obscur des songes qui raniment le pass.
Mais plutt que de disperser notre dmonstration de la valeur psy-
chologique de la lampe sur des exemples multiplis, nous prfrons
voquer un rcit, un des plus beaux dHenri Bosco, o la lampe est le
premier mystre dun roman psychologiquement mystrieux. Ce ro-
man a pour titre Hyacinthe. On y retrouve, devenue jeune femme,
ltre que tous-les lecteurs de Bosco ont connu enfant dans les deux
rcits : Le jardin dHyacinthe et lne culotte. Vivant dun roman un
autre, les personnages des romans de Bosco sont ainsi les [100] com-
pagnons oniriques de sa vie de crateur. Pour dire toute notre pense,
nous ajouterions : la lampe est, elle aussi, dans luvre de Bosco un
compagnon onirique.
Quelle grande tche ce serait pour un psychologue de dgager,
malgr le tohu-bohu des rves et des cauchemars, la personnalit de
cet tre intime, de cet tre double qui nous ressemble comme un fr-

81 Georges RODENBACH, Le Miroir du ciel natal, p. 19.


82 Loc. cit., p. 4.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 82

re ! Nous connatrions alors lunit dtre de nos songes. Nous se-


rions vraiment le rveur de nous-mmes. Nous comprendrions oniri-
quement les autres quand nous connaitrions lunit dtre de leur tre
rveur.
Mais voyons dun peu prs la lampe de Bosco dans le rcit : Hya-
cinthe.

La lampe est ltre de la premire page. A peine six lignes ont-


elles t crites pour dire que le narrateur du livre sest install sur un
plateau dsert, dans une maison dserte, en un jardin vide, bord dun
mur que la lampe intervient, la lampe dun autre, une lampe loin-
taine, une lampe inattendue. En premire lecture, on ne devine pas,
sous les mots dune extrme simplicit, le drame des solitudes qui est
donn, en son germe, par ces quelques lignes :

Cest dans ce mur, perc dune fentre troite, [101] que


tout coup, ds le soir de mon arrive, salluma la lampe. Jen
fus contrari.
Jattendis sur la route. Javais lespoir quon allait tirer les
contrevents. Mais personne ne les tira. La lampe brillait encore
quand je me dcidai rentrer. Depuis lors, chaque soir, je
lavais vue qui sallumait, ds les premires ombres.
Quelquefois, trs tard dans la nuit, je sortais sur le chemin.
Je voulais savoir si elle brlait encore.
Elle tait l. On ne lteignait quau petit jour.

Sans aller plus loin, pour nous rveur de lampe, un problme est
pos : le problme de la lampe dun autre. Les phnomnologues de
la connaissance dautrui nont pas trait un tel problme. Ils ne savent
pas quune lampe lointaine est le signe de quelquun.
Pour un rveur de lampe, il y a deux sortes de lampe dun autre. La
lampe de lautre du matin, la lampe de lautre du soir, la lampe du
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 83

Premier lev et la lampe du Dernier couch. Bosco a doubl le pro-


blme en faisant face la lampe qui brille toute la nuit. Quelle est cet-
te lampe dun autre, quel est cet autre la lampe singulire ? Tout le
roman dHyacinthe rpond ces questions.
Mais ce sont dans les impressions premires que nous devons s-
journer pour nous instruire en la phnomnologie de la solitude. La
premire page de Bosco est alors dune sensibilit extrme. Ltre qui
venait sur le plateau dsert chercher la solitude [102] est troubl par
une lampe qui brle cinq cents mtres de sa demeure. La lampe dun
autre drange le repos pris prs de sa propre lampe. Il y a ainsi une
rivalit de solitudes. On voudrait tre seul tre seul, seul avoir une
lampe significative de solitude. Si la lampe solitaire den face clairait
des travaux domestiques, si elle ntait quun ustensile, le rveur de la
lampe mditante quest Bosco nen recevrait nul dfi, nulle souffran-
ce. Mais deux lampes de philosophe dans une mme village, cest
trop, cest une de trop.
Le cogito dun rveur cre son propre cosmos, un cosmos singu-
lier, un cosmos bien lui. Sa rverie est drange, son cosmos est
troubl si le rveur a la certitude que la rverie dun autre oppose un
monde son propre monde.
Alors une psychologie des hostilits intimes se dveloppe bientt
dans les premires pages dHyacinthe. Cette lampe lointaine nest sans
doute pas replie sur elle-mme. Cest une lampe qui attend. Elle
veille si continment quelle surveille. Le plateau o le solitaire de
Bosco cherchait la solitude est donc un espace surveill. La lampe at-
tend et surveille. Elle surveille, donc elle est malveillante. Tout un
chafaudage dhostilits nat dans lme dun rveur dont on vient de
violer la solitude. Alors le roman de Bosco court sur un nouvel axe :
puisque la lampe lointaine surveille le plateau, le rveur troubl par
cette surveillance surveillera le surveillant. Le rveur de lampe cache
[103] alors sa lampe pour pier la lampe de lautre.
Nous avons profit dun texte de Bosco pour prsenter une nuance
peu tudie de la psychologie de la lampe. Nous avons un peu forc la
note pour faire sentir que la lampe dautrui pouvait susciter notre in-
discrtion, dranger notre solitude, dfier notre orgueil de veiller.
Toutes ces nuances, un peu forces, veillent lide que la lampe,
comme toutes les valeurs, peut tre touche par une ambivalence.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 84

Mais, dans le roman qui commence par une dconvenue de la soli-


tude, la lampe de ltranger ne tarde pas tre, comme une bonne
lampe, secourable pour le rveur qui mne le rcit de Bosco. Le r-
veur rve alors la solitude de lautre pour trouver un rconfort. Le
revirement se fait ds la page 17 :

Cest alors que la lampe (lointaine) prit tout coup une


importance inattendue. Non pas que son clat ft devenu plus
vif au sein de ces tnbres prcoces 83, car elle brillait toujours
avec la mme douceur, mais la lumire quelle rpandait sem-
blait plus familire. On et dit que lesprit dont elle clairait,
peut-tre, les travaux ou la rverie, en trouvait maintenant la
chaleur plus amicale, en aimait la calme prsence. mes yeux,
elle avait perdu sa valeur de signal, sa promesse dattente, pour
devenir la lampe du recueillement.

[104]
Quand la neige envahit le plateau, quand lhiver arrte toute vie, la
solitude devient isolement. Le rveur connat la dtresse. Va-t-il fuir
la plaine sauvage balaye des vents ? Cest en rvant la lampe
lointaine quil trouve un secours.
Sur la plaine enneige, jy voyais la lampe cest elle qui me rete-
nait. Je la regardais maintenant avec une sourde tendresse. On lavait
allume pour moi : ctait ma lampe. Lhomme, qui veillait dans la
nuit, si tard, sous sa tide lumire, jen vins me le figurer pareil
moi. Quelquefois, emport au-del de cette ressemblance, ctait moi-
mme que jimaginais, attentif quelque mditation qui cependant me
demeurait impntrable 84.
Le mouvement de confiance du rveur devant la lampe lointaine
nallait pas son terme. Le mot impntrable indiquait un question-
naire refoul. Londulation de confiance et de mystre ne sapaisait
pas. Pour avoir le repos, il fallait, au-del des mystres psychologi-

83 Cest en un crpuscule dhiver que la scne est dcrite.


84 Henri Bosco, Hyacinthe, p. 18.
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 85

ques, devenir vraiment le veilleur sous la lampe. Toute la mditation


se tend vers ce dsir : Derrire la lampe, se tenait cette me ; cette
me que jaurais voulu tre.
Nous navons donn quune faible mesure de la richesse des varia-
tions qui animent, dans cette uvre de Bosco, la rverie sur la lampe
dun autre. Mais alors mme que nous commentrions ligne par ligne
les trente pages crites par Bosco, serions-nous [105] capable den in-
diquer objectivement les beauts tour tour dlicates et profondes ?
Nous avons souvent lu et relu Hyacinthe. Jamais deux fois nous
navons fait la mme lecture... Quel mauvais professeur de littrature
nous eussions fait ! Nous rvons trop en lisant. Nous nous souvenons
trop aussi. A chaque lecture nous rencontrons des incidents de rverie
personnelle, des incidents de souvenir. Un mot, un geste, arrte ma
lecture. Le narrateur de Bosco tire-t-il ses contrevents pour cacher sa
lumire, je me souviens des soirs o je faisais le mme geste, dans une
maison de jadis. Le menuisier du village avait dcoup, dans le plein
des volets, deux curs pour que le soleil du matin rveille tout de
mme la maisonne. Alors le soir et tard dans la nuit, par les deux
chancrures des volets, la lampe, notre lampe, jetait deux curs de
lumire dor sur la campagne endormie.
[106]
Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 86

[107]

La flamme dune chandelle (1961)

PILOGUE
MA LAMPE
ET MON PAPIER BLANC

Retour la table des matires

En me souvenant dun lointain pass de travail, en rimaginant les


images si nombreuses mais si monotones du travailleur obstin, lisant
et mditant sous la lampe, on se prend vivre comme si lon tait le
personnage unique dun tableau. Une chambre aux murs flous et
comme resserre sur son centre, concentre autour du mditant assis
devant la table claire par la lampe. Durant une longue vie, le tableau
a reu mille variantes. Mais il garde son unit, sa vie centrale. Cest
maintenant une image constante o se fondent les souvenirs et les r-
veries. Ltre rvant sy concentre pour se souvenir de ltre qui tra-
vaillait. Est-ce rconfort, est-ce nostalgie que de se souvenir des peti-
tes chambres o lon travaillait, o lon avait lnergie [108] de travail-
ler bien. Le vritable espace du travail solitaire, cest, dans une petite
chambre, le cercle clair par la lampe. Jean de Boschre savait cela,
qui crivait : Il ny a quune chambre troite qui permette le tra-
vail 85. Et la lampe de travail met toute la chambre dans les dimen-

85 Jean de BOSCHRE, Satan lObscur, p. 195.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 87

sions de la table. Comme la lampe de jadis, en mes souvenirs, concen-


tre la demeure, refait les solitudes du courage, ma solitude de travail-
leur !
Le travailleur sous la lampe est ainsi une gravure premire, valable
pour moi en mille souvenirs, valable pour tous, du moins je limagine.
Le dessin, jen suis sr, na pas besoin de lgende. On ne sait pas ce
que pense le travailleur la lampe, mais on sait quil pense, quil est
seul penser. La gravure premire porte la marque dune solitude, la
marque caractristique dun type de solitude.
Comme je travaillerais mieux, comme je travaillerais bien si je
pouvais me retrouver en une ou lautre de mes gravures premires

II

La solitude saccrot si, sur la table claire par la lampe, stale la


solitude de la page blanche. La page blanche ! Ce grand dsert tra-
verser, jamais [109] travers. Cette page blanche qui reste blanche
chaque veille nest-elle pas le grand signe dune solitude sans fin re-
commence ? Et quelle solitude sacharne contre le solitaire quand
elle est celle dun travailleur qui non seulement veut sinstruire, qui
non seulement veut penser, mais qui veut crire. Alors la page blan-
che est un nant, un nant douloureux, le nant de lcriture.
Oui, si seulement on pouvait crire ! Aprs, peut-tre pourrait-on
penser. Primum scribere, deinde philosophari, dit une boutade de
Nietzsche 86. Mais on est trop seul pour crire. La page blanche est
trop blanche, trop initialement vide pour quon commence exister
vraiment en crivant. La page blanche impose silence. Elle contredit
la familiarit de la lampe. La gravure a, ds lors, deux ples, le
ple de la lampe et le ple de la page blanche. Entre ces deux ples le
travailleur solitaire est divis. Un silence hostile rgne alors dans ma
gravure . Mallarm na-t-il pas vcu dans une gravure divise
quand il voquait :

86 NIETZSCHE, Le Gai savoir, trad., Mercure de France, p. 25, fragment 34.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 88

la clart dserte dune lampe


sur le vide papier que la blancheur dfend 87 ?

[110]

III

Et comme ce serait bon gnreux aussi lgard de soi-mme


de tout recommencer, de commencer vivre en crivant ! Natre
dans lcriture, par lcriture, grand idal des grandes veilles solitai-
res ! Mais, pour crire en la solitude de son tre, comme si on avait la
rvlation dune page blanche de la vie, il faudrait des aventures de
conscience, des aventures de solitude. Mais, elle seule, la conscience
peut-elle faire varier sa solitude ?
Oui, comment connatre, en restant seul, des aventures de cons-
cience ? Est-ce quon peut trouver des aventures de conscience en
descendant dans ses propres profondeurs ? Que de fois, vivant dans
une de mes gravures , jai cru que japprofondissais ma solitude.
Jai cru que je descendais, spirale par spirale, lescalier de ltre.
Mais, dans de telles descentes, je vois maintenant que, croyant penser,
je rvais. Ltre nest pas au-dessous. Il est au-dessus, toujours au-
dessus prcisment dans la pense solitaire qui travaille. Il faudrait
donc pour renatre, devant la page blanche, en pleine jeunesse de
conscience, mettre un peu plus dombre dans le clair-obscur des an-
ciennes images, des images fanes. En revanche, il faudrait regraver le
graveur regraver, en chaque veille, ltre mme [111] du solitaire,
dans la solitude de sa lampe, bref tout voir, tout penser, tout dire, tout
crire en existence premire.

87 Mallarm, Brises marines. Pomes de jeunesse.


Gaston Bachelard, La flamme dune chandelle. (1961) 89

IV

En somme, tout compte fait des expriences de la vie, des exp-


riences carteles, cartelantes, cest bien plutt devant mon papier
blanc, devant la page blanche place sur la table la juste distance de
ma lampe, que je suis vraiment ma table dexistence.
Oui, cest ma table dexistence que jai connu lexistence maxi-
ma, lexistence en tension en tension vers un avant, vers un plus-
avant, vers un au-dessus. Tout autour de moi est repos, est tranquilli-
t ; mon tre seul, mon tre qui cherche de ltre est tendu dans
linvraisemblable besoin dtre un autre tre, un plus-qutre. Et cest
ainsi quavec du Rien, avec des Rveries, on croit quon pourra faire
des livres.
Mais, quand se termine un petit album des clairs-obscurs du psy-
chisme dun rveur, revient lheure de la nostalgie des penses bien
svrement ordonnes. Je nai dit, en suivant mon romantisme de
chandelle, quune moiti de vie devant la table dexistence. Aprs tant
de rveries, une hte me prend de minstruire encore, dcarter, par
consquent, le papier blanc pour tudier dans un livre, [112] dans un
livre difficile, toujours un peu trop difficile pour moi. Dans la tension
devant un livre au dveloppement rigoureux, lesprit se construit et se
reconstruit. Tout devenir de pense, tout avenir de pense, est dans
une reconstruction de lesprit.
Mais est-il temps encore pour moi de retrouver le travailleur que je
connais bien et de le faire
rentrer dans ma gravure ?

FIN

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