Islam Et Democratie
Islam Et Democratie
Islam Et Democratie
Charles Saint-Prot
Les agitations rassembles sous le slogan fourre-tout de printemps arabe et la
monte en puissance de courants religieux qui avaient t musels par les rgimes qui ont t
renverss en 2011, ont nourri bien des fantasmes sur le risque dun prtendu hiver
islamique prdit satit par ceux qui, en Occident, pensent que la seule alternative serait
une occidentalisation marche force ou lintgrisme. Donc il ny aurait aucune place un
courant original modr ayant une vision progressiste de lislam. Cest faire peu de cas du fait
que lislam porte en lui les ferments rformistes lui permettant de faire face aux dfis du
monde moderne et de construire un systme dmocratique adapt aux socits concernes et
respectueux de leurs valeurs fondamentales.
Lantienne est connue: lIslam serait incompatible avec la dmocratie. Cette
affirmation conduit sinterroger sur ce quon appelle dmocratie. Si lon veut bien admettre
que ce terme ne peut tre rduit au seul systme prvalant dans une trentaine de pays
dEurope et dAmrique du nord, il faut bien en conclure quil ny a pas de modle unique
parfaitement transposable en tout temps et en tout lieu. Lide selon laquelle il pourrait y
avoir un prt--gouverner comme il y a un prt--porter permet de prner limitation aveugle
dun systme sans tenir compte des ralits et sans respecter la diversit des nations. Or,
lvolution constitutionnelle constitue un choix propre une nation parce que les pays ne sont
pas les clones les uns des autres. Ce qui est en jeu ici cest tout simplement le respect de la
diversit, cest--dire une vision du monde qui ne tend pas luniformisation radicatrice des
cultures et des civilisations. Cest pourquoi, il faut prendre le terme dmocratie dans son sens
le plus large : un systme politique non despotique, garantissant la justice, sauvegardant les
liberts individuelles et laissant une large libert dexpression aux citoyens qui ont le droit de
demander des comptes aux dirigeants. Ds lors, force est dadmettre quun tel systme est
parfaitement compatible avec lIslam.
Qui dit dmocratie dit Etat de droit. Demble il convient de rappeler la place du droit
dans lIslam. Historiquement la premire des sciences islamiques est le droit et non la
thologie. Le juriste a toujours t plus important que le philosophe puisque le premier traite
du rel alors que le domaine du second est la seule spculation. Aprs tout, il y a plus de
choses sur la terre et dans le ciel quil nen est rv par la philosophie. Dans la mesure o
lIslam -comme les autres religions, mais plus encore que les autres- est religion (dn) et
socit (dounya), il a une double vocation: une vocation religieuse centre sur lunicit
divineet une vocation communautaire. Sadressant la ralit concrte, il sest ds lorigine
organis en Etat et -puisque cela induit une nature essentiellement juridique- il comporte des
principes relatifs aux affaires humaines (moumalat), notamment lorganisation de la vie
sociale et politique1. Ces principes constituent le droit public islamique, al siysa al Charia.
Ce droit est tout la fois souple (1) mais prcis (2) : il pose trs clairement les bases dune
forme de gouvernement dmocratique (3).
1- Un systme souple
4
Le mot qnoun a donc un sens oppos celui du droit canonique catholique.
5
Cf. Al MAWARDI, Ali ibn Muhammad ibn Habib (m. 1058), Kitab al-Ahkam al-sultaniyah wa-al-
wilayat al-diniyah, trad. en franais par E. Fagnan, sous le titre Les statuts gouvernementaux ou rgles
de droit public et administratif, Alger, 1915.
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Rappelons que le chiisme est une secte regroupant environ 9% des musulmans, elle est
particulirement influente en Iran o il est religion dEtat.
3
lequel celle-ci reconnat son autorit dans la mesure o il remplit scrupuleusement ses
devoirs. Dans le cas o il faillirait, la communaut aurait le droit, et mme le devoir, de
linviter rentrer dans le droit chemin en lui rappelant les conditions du bien et du mal 7.
En outre, le droit islamique exige que le dirigeant pratique la consultation (choura)
qui est un principe essentiel pos par le Coran ( Consulte-les avant toute dcision , III,
153). Sur ce point encore, il nexiste pas de formalisme particulier, cette consultation qui est
une forme de dmocratie participative inhrente lIslam, peut se faire selon des mthodes
variant selon les circonstances : commission spcialise, conseil consultatif, assemble
parlementaire ou referendum. Il est constant que la consultation nest pas une simple formalit
non contraignante. Sans lier expressment le dirigeant, il est clair quelle naurait que peu de
sens si celui-ci, aprs avoir consult, ne faisait que ce quil lui plat sans aucune considration
pour lavis qui lui a t donn. Cela est dautant plus vrai que la consultation a galement
pour but de tendre vers un large consensus (ijma) dans les dcisions concernant la
communaut. En effet, la doctrine islamique exige que lEtat soit lgitime, cest--dire quil
doit runir ladhsion du plus grand nombre et pour cela il doit respecter scrupuleusement les
devoirs qui sont les siens.
3- Lesprit de la dmocratie saccorde avec lislam
A vrai dire, lide de la dmocratie est loin dtre absente de la construction juridique
islamique. Elle lest dautant moins que la pense islamique condamne le despotisme exerc
par un seul ou par un parti imposant des rgles arbitraires. Le penseur rformiste Abdel
Rahman al Kawakibi (m. 1905) a expos que le dclin de lempire Ottoman et du monde
musulman au XIXe sicle, a t d au despotisme qui a entretenu lignorance et dnatur la
pense islamique. Le tyran (tghout) est trs prcisment celui qui transgresse les rgles et
dpasse les limites. Bannissant fermement le despotisme, lislam invite les dirigeants mettre
leur pouvoir au service de la communaut dans le respect des prescriptions lgales
suprieures.
Si lIslam peut paraitre en contradiction avec tel ou tel postulat ou choix du systme
dmocratique occidental, cest en raison de son caractre global, il est en effet une vision du
monde. Mais cette vision nest en rien oppose aux valeurs qui sont communment admises
comme les fondements dun systme dmocratique. Ainsi, ce quon appelle dmocratie en
Occident est ce que lislam dfinit comme justice (adl), consultation (choura), consensus
(ijma), baya (pacte, contrat social), galit (mousawt) en dignit humaine devant Dieu et de
tous les citoyens devant la loi, etc.
En vrit, lIslam a t le premier poser des principes dmocratiques ou des rgles de
vie (y compris la protection de la nature et celle des animaux) qui sont aujourdhui largement
admis, tout en laissant une large libert dapprciation dans lapplication pratique de ces
principes pour tenir compte des besoins de chaque socit et des circonstances de temps et de
lieu. Contrairement aux allgations de ceux qui singnient priodiquement entretenir le
mythe dun islam incapable dvoluer sur le plan du droit8, la dimension sociale et humaine
du droit nest pas ignore dans le droit islamique (fiqh) qui, tout en faisant application des
grandes lignes directrices de la Charia, a pour objet de rpondre aux sollicitations nouvelles
du moment grce leffort dadaptation (ijtihd). Si la norme ou le principe tir du texte a un
caractre intangible, il ne sagit videmment pas de soumettre le prsent aux solutions dhier.
7
RIDA, Rachid. Le califat ou lImama suprme, 1922, traduction annote de larabe par dHenri
Laoust. Beyrouth, 1938. Rdition, Paris, Adrien Maisonneuve, 1986.
8
Cest la thse expose par Ali Abdel Razek dans son pamphlet LIslam et les fondements du pouvoir
(Islam wa al Oussoul al Hokm), publi en 1925, et rgulirement reprise par des idologues
occidentaliss.
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Ds lors, il convient de rpudier les clichs et les approches caricaturales ou
fantasmagoriques de ceux qui au nom dune idologie ultra-laque dissimulent plus ou moins
bien une islamophobie de principe fonde le plus souvent sur une ignorance totale de la
pense islamique. Cest eux, que rpondait le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan
dirigeant dun Etat qui est aujourdhui lexemple mme dun pays musulman dmocratique et
moderne- lorsquil affirmait en visite en Tunisie avant llection de lassemble constituante
en octobre 2011: Islam et dmocratie ne sont pas contradictoires . On le voit en Turquie,
on le voit aussi en Malaisie et en Indonsie, on le voit encore plus au Maroc avec sa
monarchie dmocratique. Puisse-t-on le voir bientt en Tunisie, en Egypte et en Libye