Véquaud, Alain - Les Lettres Persanes de Montesquieu

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PROFIL D'UNE UVRE

Collection dirige par Georges Dcote

LES LETTRES
PERSANES

MONTESQUIEU

Analyse critique

par Alain V[QUAUD


Professeur de lettres

HATIER
Sommaire

Prambule .. . .................. . ..... . . . ................. 5


Lire les Lettres persanes? Plus que jamais ........... . . . . ..... 5

t. Quelques lumires sur la philosophie des Lumires ....... 7


Les temps changent et l'esprit critique se dveloppe .......... 8
La satire dmasque les prjugs ................... . .. . .... 8
L'homme doit se prendre en charge ...... . . . .. . . ...... ..... 9

2. Les Lettres persanes : un best-seller .. . ..... . .... . .. . 10


Une bombe anonyme ........ . ....................... . ... 10
La France sous le regard de l'tranger . .. . .. . .. . .. . . . . . . .. 11
Recettes pour crire un best-seller ....................... 12

3. LePersan de Bordeaux ............................... 15


Dbuts d'une carrire ................................ . .. . 15
Comment devient-on Montesquieu? . . .................... . 16
En naissant dans un milieu favorable . .. . . . . . . . ...... , .... 16
En vivant dans un certain contexte historique ............. 16
En s'ouvrant aux ides nouvelles .................. . ..... 18

4. Rsum chronologique desLettres . ...... . ..... . .. . .... 20


Ispahan-Paris, le voyage (Lettres 1 24) .................. 20
Chroniques parisiennes, la fin d'un rgne (Lettres 24 91) 22
La Rgence, espoir ou dception? (Lettres 92 146) 23
Retour au srail, les heures sombres (Lettres 147 161) .... 25

5. La structure des Persanes ............................. 27

Une uvre morcele ......... . . . . ....................... 27


Une uvre structure : poupes gigognes et cycles ........... 27

HATIER PARIS SEPTEMBRE 1983


Toute reprsentation, traduction, adaptation ou reproduction, mme partielle, par
tous procds, en tous pays, faite sans autorisation pralable, est illicite et expose
rait le contrevenant des poursuites judiciaires. Rf.. : loi du 1 1 mars 1 957.
ISSN 0750-2516 ISBN 2-218-06377-8
6. Les ensembles narratifs des Lettrn . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Le journal de voyage . ............... . . ... ... ............ 31
Le roman de srail . ..................................... 32
Un roman peu romanesque . . .. . ........................ 33
Une reprsentation du despotisme . ...................... 33
Les trois contes . . ............................ .......... 34
Les Troglodytes (Lettres 11-14) - ........................ 35
.
Aphridon et Astart (Lettre 67) . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Ibrahim et Anas (Lettre 141) ........................... 37

7. Les personnages des Persanes .. ... ... .... .......... ...... 39


Le voyageur deux ttes ..... . .... .. . .. ... .. ... ... .... . .... . 39
Les amis clairs . ...... ..... . . ............... .. . ...... . ... 41
Les Persans obscurantistes .. .. . . . . ....... ........ . ...... . . 43
Les eunuques, les noirs et les blancs . .. . . .. . .... . . . . . .... . . . . 44
Un tre inclassable et fascinant . . . .. . . . .. . . . ... . .. . .. .. . . .. 44
Serviteurs ou maitres? .. .. . .... ... . ... . .. .. . . . . .. . . .. ... .. 46
L'ventail fminin . . ... . .. .. . . . . . ... .. ......... .... ....... . .. 47
Lettres de femmes . ... ... . . . . ... . . . . . . . . . .... .. . . . .... . ... 47
Trois tats de la femme:
trois tapes sur la voie de la rvolte ... . .. . ...... . ......... 48
Pour conclure . ..... . . . .... . . .. . . .. . . . .. . . . . . . . ... . ... . . . ... 51

8. La satire . .... . ........................................ 53


Les cibles .............................................. 53
Les deux pouvoirs : contre les idoles . .................... 53
La religion : contre le fanatisme et le parasitisme . . . . . . . . . . . 54
La vie sociale: contre les faux-semblants . ................ . 55
La vie publique: contre l'immobilisme et l'aventure . . . . . . . 57
Une audace mesure et rformiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
Une entreprise de vrit . ....... .. ....................... 59

9. Le sens des Penanes : Montesquieu le modr . . . . . . . . . . . 60

L'inquitude et le doute . ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
Ni l'immobilit ni le chaos ............................... 61
Trois solutions pour Montesquieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
La rvolte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 62
La thorie . . .. ....... ... ... ........ ........ ... . ...... 62
Le modle anglais . .................................... 63
La libert . . . . . . . . . . . . . . . . . ; .......... ................. . 64
Mfionscnous des dogmes . . . . . . .......... ... .. .... .. ... .. 64
Raison et idal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

3
10. Les Persanes ou la sduction du style . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
La palette de !'crivain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Le raccourci expressif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Un art visuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
L'criture thHtrale . ... . .. . . . . ... . . . .. . ........... . . . 70
Le style licencieux . . .. ... .... . . . . ......... .......... . 71
L'imitation littraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
L'art de la lettre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
La mise en scne des Lettres . . ... . . .......... .......... .. 74
L'esthtique du contraste . ... .. . . ............ . .. .. .. . . 74
Le double langage d'Usbek . . .. . ... ............ .. .. . .. . 74
L'abolition des noms . ..... ............. . ..... ... ..... 75
Un dandysme du style . . . ... ... . .. .. ... .. ... .. ....... 75

Slection bibliographique . ... . . .... .. ... .. ......... . .. .. .. 77

Index thmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78

Toutes les rfrences aux Lettres persanes renvoient l'dition Folio


(Gallimard diteur).-

4
Prambule

LIRE LES LETTRES PERSANES ?


PLUS QUE JAMAIS

Une devinette, voulez-vous ? Jai pu vivre dans la servitu


de ; mais j'ai toujours t libre : j'ai rform tes lois sur cel
les de la nature ; et mon esprit s'est toujours tenu dans
l'indpendance. " Un dissident jette-t-il ces mots la face
d'un dictateur contemporain ?1
Non, c'est Roxane, femme d'Usbek, en rvolte contre
son " seigneur et matre 1. Or, Usbek, despote chez lui,
prne ailleurs la libert individuelle face la religion, la
morale, l'tat 2.
Lire aujourd'hui les Persanes, c'est donc admettre que les
contradictions sont en nous et autour de nous. Sage ide en
priode de doute. O sont les certitudes qui nagure nous
habitaient, quand les utopies les plus gnreuses, les idaux
les plus rvolutionnaires prennent le visage sinistre de la
dictature ? La modernit " de Montesquieu est de jouer la
diversit contre le modle parfait qui brise l'homme pour le
conformer une image type. Il faut se mfier du meilleur
des mondes : l'ge d'or" des Troglodytes, ce peuple dont
Usbek contre la lgende 3, est loin derrire nous, s'il a jamais
exist.

1. llrt 161.
2. llrt 76.
3. llrtJ Il 14.

5
Vauteur des Lettres nous apprend encore qu'on doit,
contre toute censure, aborder avec audace les " grands
sujets ,._ Qui ignore aujourd'hui les ravages que fait la
censure dans le monde ? Il faut donc lire et soutenir ceux
qui, comme Montesquieu il y a plus de deux sicles, bra
vent les interdits, car l'irrespect dcape les plus dange
reux systmes de pense.
A coup sr, le lecteur moderne gotera l'insolence du
livre, l'insolence du moraliste qui ne croit gure qu'on
puisse refaire le monde mais qui pense qu'on peut toujours
essayer. Il est permis d'esprer qu'un jour les princes, les
grands mouftis,. n'exploiteront plus notre crdulit et
notre vanit pour monter sur nos paules ; que la plante
cessera d'enfanter des tyrans, des ayatollahs, des guides en
tous genres ; qu'on ne lancera plus aux trangers : " Com
ment peut-on tre Persan ? 1, Arabe, Juif, noir, jaune ou
rouge ? En attendant, l'humour et l'ironie librent de l'in
quitude. C'est la rponse de Montesquieu et ce pourrait
tre la ntre, car il y a dans les Persanes des pans entiers de
notre prsent. . '

Si l'on est dsorient par l'apparent dsordre des lettres,


on a le loisir de consulter la table des matires et de les
picorer selon son humeur. L'auteur ne s'en serait pas
offusqu. Des pages paratront dsutes, mais qui n'en
saute pas dans le meilleur livre qui soit ? On y revient
ensuite pour l'tude ou le got de la rflexion. On peut
mme concevoir de l'intrt pour l'histoire du srail et son
ghetto rvlateur.
Achevons sur le succs de l'uvre. En 1 769, Diderot
crivait ironiquement: " Quel livre plus contraire aux
bonnes murs, la religion, aux ides reues . . . , en un mot
tous les prjugs vulgaires, et par consquent plus dange
reux que les Lettres persanes ? ,. Et il ajoutait finement :
" Cependant il y a cent ditions 2 des Lettres persanes. ,.J A
vous de conclure.

t. Ltttrt JO.
2. A cc propos, l'dition sur la quelle on a travaill pour cc Profil est celle de Jean
Starobinski (Collection Folio, Gallimard, n 475).
3. Mtmoirt sur la libtrtt dt la pmst.

6
Quelques lumires sur la
philosophie des Lumires 1

Quelques notions seulement pour aider le lecteur des Let


tres persanes, petit chef-d'uvre insaisissable ,. et accus
tort d'tre le brouillon du grand Esprit des Lois paru
vingt-sept ans plus tard. Pourquoi tout expliquer
rebours ? C'est la varit qui fait la saveur du livre, et sans
. .
nuire a son seneux.
\ '

Il parat sous la Rgence, six ans aprs la mort de


Louis XIV. Depuis 1715, les murs, l'esprit et le jugement
se librent 2, il est l'heure de faire le bilan du XVII" sicle et
de voir les perspectives. Montesquieu est un honnte
homme ,. et, comme ses prdcesseurs, Rabelais, Mon
taigne, Descartes, Molire, recherche un quilibre raison
nable, personnel et collectif. Bien sr, avec cette " qute du
bonheur,. laquelle s'identifiera le XVIII sicle, on est
encore loin des prmisses de la Rvolution.

1. Dans plusieurs langues europennes, le mot lumire dsigne l'ide de progrs


scientifique, technique, moral et politique, l'ide d'un bond gnral en avant qui
fera reculer l'obscurantisme et le fanatisme.
2. le film de Bertrand Tavernier, 01u /,. fitt comm..nct, claire cette priode. la
socit aristocratique, noyaute parl a bourgeoisie, est prise entre ses traditions et
d'illusoires dsirs de rformes. A la fois cynique et nave, elle espre reconqurir le
peuple.

7
LES TEMPS CHANGENT ET L'ES P R IT
CR ITIQU E SE DIVE LOPPE

En profondeur et sans spectacle, la France change. Mon


sieur Jourdain, le bourgeois gentilhomme,., le marchand,
l'entrepreneur, grignote depuis deux sicles les privilges
nobiliaires et ne se laisse plus gure ridiculiser. Les esprits
les plus clairs ,. de sa classe contestent les valeurs
fodales, monarchiques, et insinuent que nulle autorit
divine ou humaine ne guide le monde.
Une nouvelle pense matrialiste se dveloppe avec
l'esprit scientifique qui rejette les ides fixistes ,d'ter
nit, d'ordre, de symtrie. Ds 1657, dans les E tats et
Empires de la lune et du soleil, Cyrano de Bergerac sugg
rait que rien n'est dfinitif, que l'univers est en mouve
ment. Il faut donc faire confiance l'esprit d'examen,
disent les libres penseurs, et s'appuyer sur le rationa
lisme de Descartes qui, en 1637, dans le Discours de la
mthode, considrait que la connaissance de soi et du
monde doit s'accompagner du doute indispensable la
dmarche de la raison. C'est le clbre Cogito,. ( je
pense donc je suis ) qui a donn l'impulsion premire
l'esprit de relativit .
Une telle dmarche conduit une observation objective
de la plante et du genre humain d'o nat l'ide que les
climats et l'environnement diversifient les murs et cou
tumes. Il en dcoule que les lois devraient s'adapter
l'individu, au lieu que ce soit l'individu qui se plie des lois
immuables ' mal faites pour lui. Montesquieu, entre
autres, soutiendra cette pense dans L 'Esprit des Lois
(1748), et Rousseau dans le Contrat social (1762).

LA SATI R E D I M ASQUE LES PR IJUGIS

Les dcouvertes gographiques, la rvolution technique,


les nouvelles ides conomiques font redcouvrir le
monde. Il n'y a plus de modle idal. Avec L 'Esprit des
Lois de Montesquieu et les Lettres philosophiques (1734) de

8
Voltaire, on s'interroge. Peut-on affirmer que la monar
chie absolue est conforme la mentalit franaise ? Cela
se discute.
Du doute l'ironie il n'y a qu'un pas que Voltaire
franchit allgrement. On polmique. Le catholicisme
dominant dtient-il la vrit quand on voit sur terre tant
de cultes et de rites ? Soumettons-nous d'abord l'preuve
des autres, dit !'crivain satirique. Que des gens d'autres
civilisations viennent nous observer et ils nous tiendront
pour d'tranges sauvages . Montesquieu dans les Lettres
persanes (1721 ), Voltaire dans Candide (1759) et L 'ingnu
(1767) recourent l'ironie qui dmasque les prjugs.

L'HO M M E D O IT SE P R E N D R E EN CHARGE

Pour le nouveau penseur les socits voluent donc dans le


temps et dans l'epace et suivent en cla les lois naturelles,
comme le pense Buffon dans les Epoques de la nature
(1778) . Dieu peut bien tre le crateur, mais il n'est pas le
matre de la vie sociale. Par consquent, l'homme doit se
prendre en charge, le devenir de la plante lui app artient.
C'est la leon de Micromgas, roman de science-fi ction 1
que Voltaire publie en 1752. En fin de compte, le sicle va
se donner la poursuite du bonheur pour but et la raison
philosophique et scientifique pour moyen2

l. Un roman de science-fiction, en effet, puisque le hros, Micromgas, a d


quitter l'toile Sirius la suite de dmls avec la censure et, utilisant une comte en
guise de fuse, voyage de plante en plante.
2. On ne dveloppe ici que le versant o,etimiste du XVIII sicle pour cerner le
contexte des Persanes. Sachez que cet difice progressiste se lzarde partir de
1750, quand la Rgence et le rgne de Louis XV auront du les espoirs de l'lite
intellectuelle.

9
Les Lettres persanes:
un best-seller

U N E BOMBE ANONYME

Au dbut de 1721, un petit ouvrage non sign, les Lettres


persanes, connat un succs foudroyant. Monsieur de
Montesquieu, l'auteur cach, en est dconcert. Dans ses
Rflexions, il mesurera l'tendue de l'effet persan : Les
Lettres persanes eurent d'abord un dbit si prodigieux, que
les libraires 1 mirent tout en usage pour des suites. Ils
allaient tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient :
" Monsieur, disaient-ils, faites-moi des lettres persanes.,.
On en fit.
Les faussaires en effet se mirent au travail : c'tait un
signe de russite pour une poque o la proprit littraire
n'tait pas protge 2 Le best-seller allait susciter des
dizaines de contrefaons ingales. Cet engouement obli
gea le pre anonyme sortir de l'ombre et reconnatre
ses filles " Les ditions encombraient le march, il dut
prciser laquelle tait la bonne. On assista l'closion d'un
" prt--porter persan : soit des imitations exploitant le
filon, soit des uvres simplement inspires du thme du

1. Les libraires : au XVIII sicle, ce terme dsi g ne les imprimeurs-diteurs.


2. Souvenons-nous des problmes rencontrs par Molire cause d'un exemplaire
drob des Prcie11ses ridic11les, qui avait donne lieu une dition pirate. Ce n'est
qu'en 1777 que Beaumarchais, ayant eu des dmls avec la Cornedie-Franaise
propos du 811rbier de Siville, fon avec Marmontel et Sedaine la Socit des
Auteurs dramatiques.
C'est la foi du 24 juillet 1793 qui fixera le respect des droits moraux et matriels
des crivains.

10
voyageur tranger. En 1735, sortirent les Lettres chinoises
du marquis d' Argens ; en 1748, les Lettres d'une Pru
vienne de Mme de Graffigny. En 1769, Voltaire lui-mme
publia les Lettres d'A mabed. Bref, les lettres de Turcs,
d'iroquois et autres Siamois firent fureur : une nue de
touristes venait scruter la France au fond des yeux.

LA FRANCE SOUS LE R EGAR D D E


"L'ITRANGE R ,.

L'invention du voyage imaginaire de deux Persans a lar


gement contribu au succs des Lettres.
Le monde bouge . Pourquoi un Oriental lettr n'
prouverait-il pas le dsir de venir en Europe ? Or, le terrain
tait prpar par un livre publi Paris en 1684 et souvent
rdit : L 'Espion du grand seigneur, communment inti
tul L 'Espion turc, de Jean-Paul Marana. Des lettres attri
bues au musulman Mhmet dressaient une chronique de
la vie politique occidentale du XVII sicle, pntraient la
conscience europenne et mettaient nu les fondements
religieux et philosophiques de la socit. En outre, l'aspect
romanesque et psychologique de l'uvre permettait au
lecteur de s'identifier aisment un " immigr venu
" l'espionner dans sa vie quotidienne.
Le public prouve le besoin et de connatre l'tranger et
de se dcouvrir lui-mme : Montesquieu l'a compris. Mais
il ne peut s'adresser directement ses compatriotes sans
tre souponn d'tre juge et partie. Il contourne la diffi
cult en se cachant derrire deux observateurs fictifs, d'o
la publication du livre sans nom d'auteur. Leur enqute
permettra de rpondre avec humour et sans complaisance
aux questions que !'Europen " clair ,. se pose. Montes
quieu fait semblant d'tre le " secrtaire ,. de deux nobles
musulmans, retrouvant Montaigne qui, au XVI sicle,
prtait ses " Cannibales 1 ,. un regard naf et impitoyable
sur les murs et institutions franaises.

t. Essais, l, XXXI.

11
Ainsi, les Lettres doivent-elles leur russite la galerie de
portraits et de tableaux satiriques peints par Rica et Usbek
venus de Perse. Leur regard amus sait remettre les
tranges Franais leur place.

R EC ETTES POUR ICR I R E U N "BEST-S ELLER"

L'anonymat, on l'a dit, a contribu au succs de l'ou


vrage. Les lettrs et les mondains, depuis le XVII sicle,
gotaient le jeu des devinettes littraires. Quand quel
qu'un de connu se piquait d'crire, il mettait de la coquet
terie se laisser dmasquer en toute fausse modestie. C'est
pourquoi Montesquieu insista pour que sa paternit ne ft
ras reconnue 1 Craignait-il que son uvre portt atteinte
a sa dignit parlementaire ? Allons donc ! On sait que
" Monsieur le Prsident,. trouvait tout aussi honorable
d'tre Acadmicien. Fuyait-il la censure ? Dans ce cas, il
avouait implicitement la porte criti que du livre en ne le
signant pas. Ainsi les Lettres furent-e lles prcdes d'une
excellente mauvaise rputation . Montesquieu avait le
sens de la publicit. Il mettait en effet les rieurs de son
ct. Toutefois, certains allaient rire jaune.
Second atout du livre, la forme pistolaire. Ce genre
dans le vent,., des femmes comme la marquise de Svign
en avaient fait un art apprci pour sa souplesse, sa
lgret, sa varit. Par ce biais, conversation lgante,
petit portrait, confidence, potin, trait d'esprit, ide bien
tourne entraient dans la littrature. Le lecteur cultiv ou
mondain lit par curiosit, par indiscrtion, pour le plaisir
de grappiller bons mots et belles formules qu'il saura
resservir afin de briller son tour. Il veut rire et sourire
aussi, ce qui n'exclut pas la rflexion, mme philosophi
que. Ceux qui gotrent les Persanes demandaient qu'on
les prt pour des gens intelligents et, pour ce, prfraient
l'allusion la dmonstration.

t. Dans sa courte introduction Montesquieu dclare: C'est condition que je ne


serai pas connu: car, si l'on vient savoir mon nom, ds ce moment je me tais . .

12
Autre atout, le contexte favorable. Le recueil rencontra
des dsirs enracins : depuis cinquante ans les regards
taient tourns en France vers l'Orient, un Orient de
pacotille souvent. On s'arrachait les A musements srieux et
comiques d 'un Siamois Paris, de Dufresny (1707) , mais
aussi des ouvrages srieux comme les relations de voyage
des explorateurs Chardin (1711) et Tavernier 1 (1676-
1719). L'imaginaire tait peupl de riches caravanes, d'oa
sis vertes, de coupoles d'or et de minarets lancs, de palais
omptueux, de jardins luxuriants et de fontaines fraches.
La mode vestimentaire, le mobilier, la dcoration enregis
trrent cette vogue et servirent de cadre la rverie.
Mieux, on ne se contentait plus de rire la mascarade du
Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme, on dcouvrait
la vraie culture orientale. La socit mondaine en appr
ciait les contes, les traductions des Mille et une nuits par
Galland (1704-1717) en sont l'illustration. On inventait
mme des rcits de ce genre pour y glisser quelque mora
lit. En 1747, Voltaire suivit la mode en crivant Zadig,
chef-d'uvre de conte philosophique oriental . Ainsi,
en faisant venir des Persans Paris en 1721, Montesquieu
flattait l'orientalisme qui faisait si bien fantasmer ses
contemporains.
Dernire condition favorable, les Lettres parurent dans
une priode de dtente morale: la socit de la Rgence se
" librait ,., aprs l'atmosphre morose et pudibonde qu'on
avait connue la fin du rgne de Louis XIV. Les Grands
donnaient l'exemple, bien des soupers fins dgnraient en
parties fines, on s'encanaillait,, dans l'entourage de Phi
li ppe d'Orlans. Avec son rcit rotique de harem, ses
affreux et pitoyables eunuques " pour jamais spars
d'eux-mmes ,., Montesquieu vise juste. Il offre au lecteur
d'entrer dans la pnombre parfume d'appartements inter
dits, d'y croiser de charmantes visions, il le fait asseoir sur
des sofas profonds et lui prte les yeux d'Usbek, le matre
du srail. Spectacle aguichant.

1. Les Voyaes de Tavernier, dition de 1713 et les Voyages en Perse de 1720, font
p artie de la bibliothque de Montesquieu. L'auteur des Persanes doit ces ouvra ges
l'itinraire suivi par Usbek et Rica, le nom des mois qui ont permis de dater les
lettres et des dtails vrais pour la couleur locale du roman oriental.

13
Mais plus qu'un roman de circonstance situ dans un
dcor baroque, les Persanes sont, dans leur plnitude, une
uvre por penser. Le lecteur de la Rgence n'attend que
cela. Cette priode dite de dcadence, prlude l'effon
drement de l'Ancien Rgime, jette sur son temps un
regard cynique et dsabus, conteste les valeurs tradition
nelles, mais montre une grande intelligence, de la lucidit
et de la profondeur. Montesquieu a peru le parti qu'il
pouvait tirer de ce nouvel esprit, dosage subtil de tolrance
et de scepticisme, de clairvoyance et d'enthousiasme, un
peu de l'esprit des " Lumires . L'auteur des Persanes a des
vrits dire ses contemporains, le roman oriental le sert
pour rencontrer un public son image : fru d'intellectua
l isme, le lecteur de 1721 n'aime la lgret que parce qu'elle
est la parure du srieux.

14
Le Persan de Bordeaux
0

Dl:BUTS D'U N E CAR Rll': R E

Le discret notable bordelais, g de 32 ans, ne peut plus se


contenter d'une clbrit locale, la parution des Persanes
en a dcid autrement. Le voil quelqu'un et le Tout
Paris ,. l'accueille. Comme Rica, son jeune personnage, il
est un peu gn de troubler le repos d'une grande ville o il
tait inconnu la veille. Bordeaux n'est pas la Perse, mais la
curiosit extravagante des Parisiens rveille en lui une
mfiance provinciale : Lorsque j'arrivai, je fus regard
comme si j'avais t envoy du ciel.,. 1 Rica, c'est--dire
Montesquieu, prend dj ses distances l'gard de la
gloire. Que le personnage, coqueluche de la bonne socit,
se dpouille de son costume oriental et il tombe d'un coup
dans " un nant affreux " Dure leon !
L'auteur qui vient d'tre tir de ce nant ,. sait qu'il
doit dsormais soutenir sa rputation par l'ambition d'une
grande uvr. Au royaume deslettres, au XVIIl sicle ou
de nos jours, devenir quelqu'un>, c'est bien, mais le
rester, c'est mieux.

1. Lettre 30.

15
C O M M ENT DEVIE NT-O N M O N TESQ U I E U 7

En naissant dans un milieu favorable


ue 18 janvier 1689 une gazette bordelaise annonce la nais
sance, au chteau de la Brde, de Charles-Louis de Secon
dat, futur hritier du titre de baron de Montesquieu. La
famille de Secondat vit relativement l'aise et tient son
rang. En 1700, l'enfant est Juilly, chez les pres orato
riens, et fait ses tudes secondaires. On l'envoie ensuite
Bordeaux puis Paris pour apprendre le droit : on le
destine une carrire parlementaire. Qu'est-ce qu'un Par
lement ? C'est une assemble provinciale d'aide et de
conseil, charge de faire respecter les lois fondamentales,
les liberts et les privilges locaux. Compose de notables
et de juristes, elle est devenue sous l'Ancien Rgime une
force de rsistance aux conqutes de la monarchie absolue,
une sorte de contre-pouvoir.
C'est en 1714, 25 ans, que Charles-Louis de Secondat
est reu conseiller au Parlement de Bordeaux. Un an plus
tard, il pouse Jeanne de Lartigue, ne de bonne famille "
protestante. Ici, une remarque. Depuis le XVI sicle,
poque critique des guerres de religion, une population
protestante s'est concentre en Gironde. Le mariage d'un
noble catholique et d'une huguenote ,., comme on disait
alors, ne semble gure poser de problme. Pourtant,
Louis XIV a rvoqu en 1685 l' dit de Nantes qUi accor
dait aux glises rformes, protestantes, la libert de culte
et d'association. L'union de Charles-Louis et de Jeanne
tmoigne donc de l'ouverture d'esprit du milieu.

En vivant dans un certain contexte historique


Montesquieu nat avec le dbut des temps sombres du
rg ne de Louis XIV. La gloire du Roi-Soleil se ternit en
effet dans les annes 1690. Bordeaux est un port marchand
depuis longtemps ouvert aux influences extrieures. Par
tradition, la grande bourgeoisie et la noblesse, dont les
Secondat font partie, s'entendent pour montrer de l'ind
pendance l'gard de la monarchie centralisatrice. Cette
indpendance se manifeste d'autant plus que le pouvoir
royal s'est durci en raison du contexte international et de

16
la situation intrieure. De 1702 1712, la France, en guerre
avec l'Europe, connat des dfaites ou des victoires sans
lendemain ; le Nord est envahi; le pire est vit de justesse.
Dans le pays, les querelles religieuses ont repris, on sup
porte mal l'administration royale, on se rvolte contre une
fiscalit trop lourde. La contestation s'amplifie, tant dans
le peuple, qui traverse en 1709 un hiver terrible et une
famine meurtrire, que chez les privilgis qui ont le ven
tre assez plein pour pouvoir penser.
Le 1" septembre 171S, la nouvelle se rpand : Louis XIV
vient de mourir, aprs 54 ans de rgne personnel. Louis XV
n'a que cinq ans, c'est donc le prince Philippe d'Orlans
qui assure l'intrim . Avec lui la haute noblesse carte
par le prcdent souverain revient au pouvoir et l'influence
des assembles parlementaires renat pour un temps.
Il faut co9te que cote faire rentrer de l'argent dans les
caisses de l'Etat. Aussi, ds 1716, le Rgent laisse se dve
lopper l'exprience financire de !' cossais Law, avant de
l'encourager publiquement. Pour que les plus fortuns
investissent, Law cre la Banque gnrale , puis la Ban
que royale " Il lance une opration d'avant-garde, une
poque o les transactions se faisaient en espces : le
papier-monnaie, qui, tout moment, peut tre chang
contre de l'or auprs de la Banque. Pour favoriser l'expan
sion coloniale, il fonde la Compagnie, par actions, des
Indes Occidentales . Une vaste exprience d'conomie
dirige se dveloppe, car l' tat accorde la Compagnie le
privilge de percevoir les impts indirects, de fabriquer la
monnaie. Law devient contrleur gnral des finances.
Une rsistance conservatrice orchestre une spculation la
baisse, mais, grce de nombreuses campagnes publici
taires, la Compagnie des Indes n'en souffre gure. Law
projette mme la cration d'un impt unique sur le revenu,
payable par tous. C'est la spculation la hausse qui va
provoquer le retournement de l'opinion. Les cours des
actions montent en flche et l'inquitude crot quand les
intrts verss aux actionnaires paraissent drisoires. Le
reflux des cours s'amorce. L'affolement s'ensuit quand le
duc de Bourbon et le prince de Conti, gros dtenteurs de
billets, commencent raliser leurs avoirs en espces. On
ne peut plus faire face aux demandes de remboursement en

17
or : c'est l'meute suivie par la banqueroute de 1720. Law
dmissionne et s'enfuit.
L'affaire a eu pour consquence des enrichissements
fabuleux pour les gros acheteurs d'actions qui ont revendu
temps. Mais elle est aussi l'origine de ruines spectacu
laires. Ceux qui ont trop attendu n'ont pu se faire rem
bourser avant la faillite, ils ont tout perdu. Ces change
ments de fortune ont boulevers bien des consciences,
dont celle de Montesquieu. Un an plus tard, les Lettres se
font l'cho des mfaits du " Systme ,. et l'aventurier
cossais ,. y figure parmi les cibles privilgies.

En s'ouvrant aux ides nouvelles


En 1716, Charles-Louis de Secondat hrite du nom de
Montesquieu. Son oncle lui transmet sa charge de prsi
dent mortier ,. 1 de Bordeaux. Une charge s'achte, se
lgue ou se vend, condirion de payer des taxes au
Trsor royal. Montesquieu est un noble " de robe ,. 2 et
cette prsidence I.e fait accder au sommet de la magistra
ture parlementaire. Mais " le Prsident ,. s'ennuie.
Sa seigneurie de la Brde, ses vignes, son rang lui laissent
le loisir de s'intresser aux choses de l'esprit. La science
naturelle, la physique, la science sociale - il est juriste -
occupent sa pense. Il veut tre admis l'Acadmie des
Sciences de Bordeaux ; c'est chose faite en 1718. L'acad
micien prend son r8le au srieux et il fait, jusqu'en 1721,
des communications auprs de ses confrres. Il montre de
l'aptitude la synthse, rvle un esprit brillant et clair. Ni
chercheur ni spcialiste, il est un homme de culture pas
sionn par les derniers dveloppements du savoir de son
temps. On retiendra de lui des discours sur l'cho et sa
cause, sur le fonctionnement des glandes rnales, sur la
pesanteur et la transparence des corps, sur l'histoire natu
relle. Sa pense aborde des domaines varis mais qui tou
chent tous la connaissance du monde physique.

t. Le mortier est le chapeau du magistrat, marque de la dignit de sa charge.


2. La robe du mag istrat est aussi la marque de ses privilges. C'est urquoi on
distingue alors la noblesse d'pe , trs ancienne et vocation militaire, et la
noblesse de robe, de distinction plus rcente.

18
En somme, 30 ans, Montesquieu est un de ces hommes
nouveaux pour qui la rflexion ne peut se fonder que sur
une culture et un savoir vastes et bien digrs. Pour lui,
toute opinion s'appuie sur l'esprit scientifique ,. qui
doute d'abord, examine ensuite et critique enfin. L'inven
taire de sa bibliothque prouve qu'il lit beaucoup. Habi
tant Bordeaux, il nourrit aussi son exprience par les
tmoignages des voyageurs venus de l'autre partie du
monde '" Le savoir livresque ne lui suffit pas. Dans cet
environnement culturel et pourvu du sens du concret - il
vend lui-mme son vin -, Montesquieu conoit ds 1717 le
projet du " petit ,. ouvrage qui aura du retentissement.
Comme le baron de la Brde est trop poli pour ennuyer ses
contemporains avec un trait aride, il cherche une forme
littraire amusante. Elle est trouve en 1721 et le succs
des Persanes propulse le provincial de 32 ans sur le devant
de la scne 1

t. Il faudra attendre 1748 et L 'Esprit des Lois pour que l'insolent auteur des Lettres
devienne un penseur rkr.

19
Rsum chronologique
des Lettres

Les Persanes sont une uvre varie et discontinue. Un


rsum au fil des lettres semble une gageure car la
chronique, le roman, les divers essais s'entrecoupent sans
cesse. Prenons pourtant les missives comme elles viennent
en les runissant par tranches chronologiques. Nous ver
rons par la suite qu'elles peuvent se lire plusieurs niveaux
et se grouper en cycles.

Lettres 1 24 : Ispahan-Paris, le voyage


(du 19 mars 1711 au 4 mai 1712) 1
Deux nobles Persans, Usbek et Rica, ont quitt Ispahan,
leur ville natale, pour faire un voyage d'tude en Occident
dont Paris sera le centre. Partis le 19 mars 1711, ils traver
sent la Perse de Corn Tauris et arrivent Erzeron en
Turquie, leur premier sjour (Lettres 1 6).
Usbek est un grand seigneur cultiv. Il possde des
proprits et un srail, palais au cur duquel il fait garder
ses nombreuses pouses par une troupe d'eunuques. Si
l'on daigne faire prendre l'air aux femmes, on les trans
porte dans des botes qui les drobent aux regards
impurs des autres hommes. Les pouses se plaignent dj
de l'loignement du matre (Lettres 3, 4, 7). L'autre Persan,
Rica, jeune homme de bonne famille, n'a pas de harem ; il
se sent libre de toute attache et oublie derrire lui une mre
inconsolable .

t. Voir l e calendrier persan, p. 31.

20
Les deux voyageurs vont-ils vraiment, comme le dit la
premire lettre, chercher laborieusement la sagesse ?
Nous apprenons bientt que le mobile du dpart est
autre : Usbek fuit une cour cqrrompue o sa personne est
en danger (Lettre 8). Le voyage d'tude est un prtexte et
l'ducation du jeune Rica un alibi. De Erzeron, Usbek
envoie son ami Mirza, Ispahan, quatre lettres sur
l'histoire lgendaire des Troglodytes 1 , o il prcise ses
idaux moraux et politiques (Lettres 1 1 14) . Il s'interroge
aussi sur les fondements de la foi islamique en corre_spon
dant avec Mhmet-Ali, un thologien (Lettres 16 18).
Aprs Erzeron et huit jours passs Tocat en Cappadoce,
les voyageurs arrivent Smyrne sur la mer ge. Il leur en a
cot trente-cinq jours de caravane au cours desquels Usbek
ne se sent pas tranquille. Son trsor,., les pouses du
harem, est pourtant bien gard par des eunuques scrupuleux,
mais il est tendu et anxieux, lui qui se prtend froid et
dtach. Aussi abreuve-t-il ses femmes et leurs gardiens de
sermons (Lettres 20, 21). De fait, pour les pouses, ce
matre, que la loi commande de chrir et de craindre, se
dsincarne en s'loignant vers l'Occident. Tenues au
secret, billonnes par leurs voiles, sanctionnes pour la.
moindre faute, Zachi, Zphis et Fatm laissent entendre
qu'elles n'en peuvent dj plus.
Rica et Usbek sont accueillis Smyrne par Ibben, un
Persan rsidant en Turquie. S'ouvre alors une priode de
repos et de rflexion dans cette ville o l'Occident se mle
l'Orient. Quand ils repartent, c'est pour l'Italie o ils
dbarquent, aprs quarante jours de navigation, Livourne,
cit florissante de Toscane, premier vrai contact avec la
civilisation occidentale. Le 13 avril 1712, nos Persans et
leur suite s'embarquent pour Marseille o ils ne sjournent
gure. Enfin, une lettre de Rica Ibben nous apprend le 4
juin qu'ils sont Paris depuis un mois (Lettre 24). Un peu
plus d'un an de voyage et ils sont prts nous parler de la
France.

t. Le rsum sera fait dans le chapitre Les ensembles


. narratifs des uttrts ,p. ) l
)8.

21
Lettres 24 91 : Chroniques parisiennes, la fin d'un
rgne (du 4 juin 1712 au 31 aot 1715)
La Lettre 24 de Rica inaugure, par sa vivacit et son
humour, une chronique qui va couvrir les trois dernires
annes du rgne de Louis XIV. Dans le mme temps, le
rseau de la correspondance s'largit, l'Orient et l'Occi
dent dialoguent et se comparent. Usbek crit ses amis
d'Ispahan, interroge les religieux persans, reoit des lettres
de son srail et lui renvoie des ordres. Mais son enqute sur
les murs franaises, ses occupations intellectuelles l'ab
sorbent au point qu'il ne peroit pas les signes de la dt
rioration de son autorit. Rica et lui, sollicits par Ibben
et son neveu Rhdi, venu s'installer Venise (Lettre 25),
sont tout entiers leur dcouverte.
Voici le temps des " curiosits parisiennes" Nos Per
sans jettent un regard tranger ,., avide, narquois, sur les
pouvoirs et l'organisation sociale, sur la vie mondaine et
intellectuelle. Rica papillonne dj dans les salons et s'in
tresse aux femmes. sbek, pour sa part, pose les principes
d'une morale compare de l'islm et de la chrtient (Let
tres 24 46).
Le temps des surprises passe, vient celui de la compr
hension : les touristes se transforment en " sociologues .
Ils dressent l'inventaire des types humains rencontrs,
jugent les comportements, pntrent les mentalits. Ils
analysent l'Occident sans renoncer rire des ridicules,
dnoncer les abus, avec virulence parfois (Lettres 47 68).
Quand le primtre franais ne suffit plus, nos oi?serva
teurs s'intressent l'Europe. Usbek reoit de Moscou des
informations envoyes par un ambassadeur de ses amis.
Ds lors, il largit sa vision du monde et se met en qute
d'une " loi naturelle ,., de grands principes fondateurs d'un
tat civilis et harmonieux. La rflexion devient trs poli
tique. Cette priode s'achve par un article d'humeur sur
la visite d'un ambassadeur de Perse la cour de Louis XIV.
Usbek s'y interroge, sur la dignit vraie ou fausse des
puissants de ce monde (Lettres 69 91).

22
Lettres 92 146 : La Rgence, espoir ou dception?
(du 4 septembre 1715 au 11 novembre 1720)
La vie franaise est une matire inpuisable, les chroniques
se poursuivent. Rica, en se frottant la socit mondaine,
a tout appris de l'art du persiflage et de l'impertinence.
Quant Usbek, choqu par les abus, hostile aux faux
semblants, il devient plus sombre et mditatif. Bien des
choses autour de lui drangent sa raison et sa gnrosit,
aussi se dtache-t-il du quotidien pour s'engager dans une
rverie sur le devenir du monde. Il ne tient gure compte
des avertissements de son premier eunuque : au srail d'Is
pahan, la discipline se relche de faon inquitante. Mal
l'aise parmi les frivolits parisiennes comme dans la cor
ruption persane, Usbek se retire dans une tour d'ivoire
pour philosopher.

La priode s'ouvre sur les vnements qui ont suivi l


mort de Louis XIV et sur les essais de rformes du Rgent,
Philippe d'Orlans (Lettre 92). En confrontant les rgimes
d'Orient et d'Occident, Usbek espre dgager la meilleure
forme de gouvernement, ou la moins mauvaise peut-tre.
Sa philosophie s'lve sur les ailes du progrs : il croit que
l'esprit scientifique nouveau est plus apte expliquer
l'univers que la pense religieuse obscurantiste ; il se prend
rver d'une socit qui ferait appel aux lumires de la
raison, d'une monarchie o les pouvoirs du Prince seraient
iimt s par la volont populaire. C'est pourquoi, aprs
avoir considr le pass, le prsent et l'avenir de nombreux
tats, il tourne ses regards vers la royaut anglaise qui lui
parat protge et de l'absolutisme la franaise et du
despotisme illimit des princes d'Orient (Lettres 92 1 1 1).
Sur la lance, il rdige une longue dissertation dimen
sion plantaire. Paralllement, a correspondance des Per
sans poursuit son largissement. De Venise, Rhdi crit
pour confier Usbek s s doutes : les socits contempo:
_
raines ne vont-elles pas a la catastrophe ? Le philosophe lm
rpond par une apologie de l'Occident moderne, de sa
culture et de son industrie. Creusant la rflexion, il essaie
de cerner les causes de la dpopulation du globe, causes
physiques, morales, religieuses, politiques et conomi
ques. Il est conduit faire le procs des religions domina-

23
trices dont l'esprit de querelle use l'nergie des peuples. Il
fait le pangyrique, au contraire, des nations o le com
merce fleurit, de l'institution du divorce, de la pousse
dmographique. Partant de l, Usbek condamne le clibat
des prtres ainsi que l'esclavagisme qui, pour exploiter
quelques mines d'or et d'argent, anantit la vie de milliers
d'hommes. Il examine ensuite comment les mentalits des
peuples favorisent ou dfavorisent la procration, com
ment la polygamie orientale et l'avortement la freinent,
comment, l'oppos, le divorce l'encourage. Il s'attaque
enfin au colonialisme qui, par volont de puissance et de
profit court terme, d porte les populations et gaspille les
ressources de la planete. Seuls les rgimes politiques
modrs qui favorisent l'esprit d'entreprise, la paix civile,
la rpartition quitable des richesses et, surtout, le sens de
la famille, sont aptes assurer l'essor dmographique. Au
contraire, les rgimes arbitraires, despotiques, touffent
dans l'uf l'esprit civique et l'ide de progrs (Lettres 112
123).
Mais Usbek n' st pas seul, Rica l'imite en quelque sorte
dans ce tour du monde en pense. Il visite plusieurs jours
de suite une bibliothque publique. Parmi les livres, le
jeune homme mesure ce qu'on a publi d'utile et d'inutile.
Thologie, littrature, science, histoire, tout y passe, les
deux Persans nous confient alors leur dgot face l'infla
tion des productions livresques et la nause que leur don
nent certains auteurs et certaines uvres.
Dans le mme temps leurs regards convergent vers l'ac
tualit franaise et europenne. Rica et Usbek deviennent
journalistes. Leur chronique occidentale s'achve sur la
catastrophe financire et morale du Systme de Law : enri
chissements fabuleux, ruines spectaculaires dus la spcu
lation et l'appt du gain 1 C'est donc sur un tableau
pessimiste qu'on quitte la France : les consciences sont
bouleverses et le pays dmoralis (Lettres 124 146).

1. Voir ci-dessus, p, 17-18, pour mieux comprendre ce qu'on a appel le Systme


de Law.

24
Lettres 147 161 : Retour au srail, les heures sombres
(du 1" septembre 1117 au .8 mai 1 720)
Pendant qu'il observait, analysait, jugeait, philosophait,
pendant qu'il dissertait, Usbek avait presque oubli les
problmes du srail. Comme il tait loin du despotisme de
son gouvernement !
Or voil que son grand eunuque lui en apprend de belles.
Ses pouses n'en font qu' leur tte : Zlis se dvoile la
mosque, Zachi couche avec une esclave, un jeune garon
s'est introduit dans le palais. Trahison (Lettre 141) ! Usbek
ordonne une enqute et dlgue ses pouvoirs pour punir
si besoin est. Mais le grand eunuque meurt et son rempla
ant, l'eunuque blanc Narsit, ne se montre pas la hauteur
de sa tche, il ne voit rien, n'entend rien. Le matre menace
le ministre incomptent. C'est alors que Solim, le
confident du grand eunuque dfunt, sort de l'ombre. Il
vient confirmer les inquitudes de son seigneur : le srail
est en proie aux dsordres, les pouses font le mur et
donnent des rendez-vous secrets la campagne. Pour pr
server le gouvernement despotique, il n'y a qu'une solu
tion : la crainte et la terreur. Aussi exhorte-t-il Usbek la
vengeance (Lettres 148 151).
Usbek met donc sa vengeance entre les mains de Solim
et annonce ses femmes que la foudre va tomber. Le 4
octobre 171 9, il peint son dsarroi son ami Nessir. Rica
ne veut pas retourner en Perse ; Usbek est seul, incompris,
comme exil. Il se dit prt rentrer malgr le danger que
cela reprsente pour lui. Il y a en effet Ispahan des
ennemis politiques qui l'attendent et sont dsireux de
demander sa tte. La jalousie est la plus forte : l'homme
veut jouir de sa vengeance, laver l'adultre (Lettre 155).
Mais voici trois lettres de ses femmes. La premire est de
Roxane, sa prfre, que tous croyaient fidle. La missive est
confusment menaante. Puis Zachi et Zlis clament leur
rvolte contre la rpression qui frappe le harem. Usbek est
tenu pour responsable de la terreur (Lettres 156 1 58) . Et,
coup de tonnerre ! Solim apprend son matre que la
pure Roxane avait un amant. A qui se fier dsormais ?
Le srail devient un " tat policier ,., on ne se contente plus
de la garde vue, des brimades et des humiliations corpo
relles. Voici le temps du poignard, on va rpandre le sang.

25
Pour achever ,. Usbek, l'ultime lettre de Roxane, vio
lente, crie la haine contre la dictature de l'homme, reven
dique avec insolence la trahison. Le comble ! elle s'est
empoisonne, rompant ainsi ses derniers liens (Lettres 159
161). Tout est consomm. Comme l'observation occiden
tale s'achevait sur la dmoralisation, le roman oriental se
dnoue au bord du nant.

26
. La structure des Persanes

U N E UVRE M O R C ELl:E

La varit des 161 lettres droute qui voyage dans le


livre de faon suivie. Certes, des sujets disparaissent et
resurgissent comme des rivires souterraines mais, gnra
lement, le lecteur feuillette en mmoire des morceaux
choisis.
uvre de bric et de broc ? Songez que l'auteur a mis
quatre ans la composer. S'il dclare, dans la courte pr
face discrtement ironique, qu'il ne faut retenir que " sa
gaiet ,., qu'il l'abandonne au public et ne fait que passer en
s'amusant, c'est qu'il veut fuir l'ennui, cette peste litt
raire. Le souci d'quilibrer le plaisant et le grave, le refus
enjou du srieux justifient le morcellement calcul de
l'ouvrage. En effet, en rsumant les lettres, on voit que
Montesquieu a dsir, travers une mise en scne pisto
laire, dire aux Franais leurs quatre vrits. Il prcisera
plus tard que son projet tait de joindre de la philosophie,
de la politique et de la morale un roman. Une chane
secrte traversant le recueil lierait les personnages. En
to.ut. cas, de grands axes permettent de regrouper les 161
m1ss1ves.

U N E UVR E STR U CTU Rl:E :


P O U Pl:ES GIGOGNES ET CYCLES

nnaissez-vos les P?ures giognes, ces poupes russes


Joliment colonees qui s emboitent l'une dans l'autre ?
Comme elles, l'ouvrage fonctionne par enchssement.
1. La correspondance entre Usbek, Rica et leurs amis
dissmins entre l' Orient d'Ispahan et l'Occident de Paris
forme la poupe extrieure, la plus grande. Elle prend

27
souvent un aspect pamphltaire. Souple et fragmentaire,
elle noie les sujets pineux et joue cache-cache avec la
censure. Il faut assurment de l'audace, malgr le relche
ment de la surveillance officielle, pour aborder les ques
tions institutionnelles et religieuses. Derrire la curiosit
lgitime des Persans Montesquieu s'avance masqu.
2. Partis la dcouverte d'une autre culture, Usbek et
Rica tiennent un journal de voyage, deuxime poupe,
sortie de la prcdente. En neuf ans, du 19 Maharram
(mars) 1711 au 11 Rhamazan (novembre) 1720, les obser
vateurs font du tourisme intellectuel et sociologique en
Europe. Cette dure est ncessaire pour donner de la
mentalit occidentale chrtienne un aperu significatif,
sous forme d'une chronique, entre le journalisme et l'essai.
3. La troisime poupe, c'est le roman de srail " conu
pour donner du piquant au livre. Les missives circulent
entre Usbek, ses eunuques et ses pouses et engendrent
une histoire orientale, prise dans le journal et les chroni
ques p arisiennes : un polygame, tromp par ses femmes,
cde fi nalement la vengeance. Dans la chaleur du harem,
de lourds parfums, du sexe, des larmes et du sang. En
vrit, le roman est une tude politico-morale " une
rflexion symbolique sur le despotisme, la tyrannie du
mle et la condition fminine.
4. Pour ajouter la couleur locale, Montesquieu rap
porte, dans les lettres tissant la trame romanesque, trois
contes persans 1 Ces rcits typiques ,. forment la qua
trime poupe et noncent avec fantaisie quelques leons
philosophiques.
5. La cinquime poupe parfait ce jeu d'embotement.
Quelques Lettres cites dans d'autres lettres parlent de
l'Espagne, de la Sude, de la Tartarie. Correspondance
secondaire, elles compltent l'information sur l'tat du
monde.
Mais on n'en a pas fini avec cette structure gigogne ,.
car la matire des poupes nous rvle un autre abme : les
trois grands cycles des Persanes.

t. Voir le chapitre suivant : Les ensembles narratifs des Ltttrn , p. 34-38.

28
t . Les Lettres satiriques donnent au livre son ton inimi
table, gai et sautillant, un des aspects les plus apparents qui
ont fait le succs de l'ouvrage. Ce brillant exercice d'inso
lence a t confi en priorit au jeune Rica qui rit, qui griffe
mais qui s'adapte bien la frivolit parisienne. A lui de
dnicher l'absurde et le ridicule. Son regard, comparable
l'objectif d'une camra-vrit ,., ne nous fait grce d'au
cun travers, d'aucune aberration.
2. Les Lettres politiques esquissent un tableau des insti
tutions, de la mort c;le Louis XIV la jeunesse de
Louis XV, et rflchissent sur le devenir des tats de
l'Europe et du monde. Les Persans comparent les rgimes
occidentaux, y mesurent le rapport des forces entre le
pouvoir et le peuple, le degr de libert. Ils confrontent la
monarchie franaise et la monarchie anglaise, au profit de
la seconde. Quant au despotisme des princes orientaux,
dcrit comme une forme exagre de la royaut absolue, il
ne sert que de rfrence.
3. Les Lettres philosophiques forment le cyle central,
vaste mise en question des valeurs traditionnelles islami
ques et chrtiennes. Une certaine ide de l'homme s'en
dgage, l'aube du XVIII sicle, pris d'humanisme 1 et de
libert individuelle. De l'analyse critique morcele surgit
une mtaphysique, c'est--dire une conception globale du
monde et de la vie. Dans l'ombre d'Usbek, Montesquieu
tente de mettre au jour les racines de la culture, en tudiant
les rapports entre nature et civilisation, la place de l'indi
vidu dans sa famille, dans son milieu et dans le genre
humain. La pense rayonne et touche tout : au droit et
aux lois, l'conomie, la dmographie, au sens de
!'Histoire 2
Dira-t-on prsent que les Lettres persanes manquent de
srieux ?

J. Par humanisme i l faut entendre une pense qui prend pour fin l a personne
h umaine et son panouissement. Montesquieu a aussi les caractristi ues d'un
q
humaniste de la Renaissance : il veut tendre son savoir sans placer de barrires entre
les diverses disciplines intellectuelles.
2. Le Sicle des Lumires fut aussi nomm Sicle des philosophes . Or, tous
les crivains de l'poque ne furent pas proprement parler des philosophes, mais
tous ont inscrit au ccrur de leur uvre littraire desinterrogations fondamentales
et des considrations critiques radicales.

29
O'ISPAHAN A PARIS : ., ouht- lu lettre d'Uebek et de Rlcll

!Npmrt d'lep8.....
Le 19 de la lune de Maharram (mars) 1 7 1 1

Arrlrie . .....
Le 4 de la lune de Rebiab 1 !mail 1 7 1 2

OurM du voy...
EUROPE 13 mois et demi

L 'itiMrainl auivi par i.s Peruns


- sr mprunt4 au>< rff/ations dff voy,
...... i
:;o-
\ ? "\::""'_ dtl Tavarnier (1878- 1 719/ fit dff Chardin (171 1f.
Les ensembles narratifs
des Lettres

La forme pistolaire morcelle l'ouvrage ; par contre, un


journal de voyage, une intrigue romanesque, de petits
contes lui rendent une continuit narrative sans faire
perdre de vue que le livre est un pav dans la mare de la
conscience franaise.

LE J O U R NAL DE VOYAGE

Tout commence l 19 de la lune de Maharram 1711.. .


Faisons u n sort cette fameuse datation. L e public fran
ais est friand de " turqueries,. ; aussi Montesquieu date-t
il les lettres selon les mois lunaires persans signals par
Chardin. Mais il conserve le millsime chrtien pour ne pas
garer le lecteur dans une chronologie trangre. On a
ainsi tabli un tableau de concordance :
Maharram mars Rhegeb septembre
Saphar avril Chahban octobre
Rebiab 1 mai Rhamazan novembre
Rebiab II JUID Chalval dcembre
Gemmadi 1 juillet Zicald janvier
Gemmadi II aoat Zilhag fvrier

Dterminer la chronologie du voyage, des sjours


demande une brve gymnastique dductive, d'autant plus
que les missives se croisent, que les rponses se font
attendre, que certaines arrivent trop tard 1 Mais il est ais

t .Ainsi les retards de la poste auront des rpercussions sur l'intrigue du roman
de srail.

31
de reconstituer l'armature temporelle et spatiale du jour
nal : chaque lettre est date, signe, localise et porte en
gnral le nom du destinataire. Le mois persan est un
masque, pice de l'exotisme de faade, comme les voya
geurs sont des travestis de Montesquieu. Le mois vient
d'ailleurs mais l'anne est d'ici. L'Occident est sous
l'Orient et le lecteur, loin d'en tre dsorient , n'en
est que plus attentif.
Toujours dans cet esprit, pour contribuer la vraisem
blance et du voyage et de la correspondance, Montesquieu
a fait parcourir ses voyageurs un itinraire rel . Il en a
emprunt les tapes Tavernier qui tait all de Paris
Ispahan et avait consign son parcours en 1675 dans Nou
velle Relation l'intrieur du Srail du Grand Seigneur,
ouvrage qui avait passionn le public 1 Le coup de
gnie est d'avoir invers l'itinraire : dans les Lettres,
c'est l'Orient qui vient rencontrer l'Occident, dos de
chameau, en bateau, en voiture 2 Enfin, pour se donner le
temps de dessiner le caractre d'Usbek, Montesquieu a
jou de la dure relle d'un tel trajet.
Usbek et Rica nous arrivent en mai 1 712 (Lettre 24)
pour observer la France politique, sociale, mondaine et
intellectuelle. Un sjour d'environ huit ans fera d'eux, de
qui tout part et qui tout revient, le centre d'un rseau
d'information persari, Paris, capitale de l'Occident.

LE R O M A N DE S IRAIL

Ce roman occupe 45 lettres du recueil et encadre l'obser


vation du monde occidental dans laquelle Usbek s'oublie,
ngligeant son harem. Ds lors l'intrigue se fait souter
raine pour mieux prparer la tension dramatique et l'cla
tement tragique des dernires missives.

t. Cet ouvrage a t suivi en 1676 de Six Voyages dej.-B. Tavernier en Turquie, en


Perse et aux Indes. C'est lui que Montesquieu doit de nombreuses informations
sur les murs du srail. Nomade impnitent, Tavernier a parcouru pendant
quarante ans l'Orient et !'Extrme-Orient, avant de mourir Moscou en 1689.
2. Voir la carte, p. 30.

32
Un roman peu romanesque
A le lire, on croirait que Montesquieu nous garde distance
du srail, l'instar d'Usbek en voyage. Nous ne partageons
gure, en effet, les tortures d'un mle jaloux qui sent sa
puissance lui chapper. Plus intressants sont les mca
nismes qui conduisent la dtrioration du pouvoir, qui
expliquent l'ambition croissante des eunuques. Quant aux
pouses qui se soustraient peu peu la tutelle masculine,
. on pourra le constater 1, elles sont bien moins des person
nages charnels que des types fminins, illustrant diverses
conduites.
En outre, nous savons qu'Usbek, matre inquiet et pru
dent, apprend trs vite q ue son harem se rebelle. Les
avertissements, voils des fe mmes et directs des eunuques,
devraient le faire rentrer plus tt Ispahan. Il s'attarde au
contraire en Occident comme si les vnements du srail
le concernaient peine. Invraisemblance peu romanesque.
Est-ce pour que son rveil soit plus douloureux et specta
culaire ? N'est-ce pas plutt pour nous montrer qu'un
tyran est toujours aveugle quelque part ?

Une reprsentation du despotisme


Au fil du roman, Usbek confirme son despotisme domes
tique . La faon dont il traite ses eunuques et ses femmes
ne laisse aucun doute sur les intentions de Montesquieu
qui nous donne une reprsentation de ce qu'il dteste le
plus sur le plan politique : le gouvernement arbitraire
absolu. L'intrigue sous-tend une dmonstration. Le r
gime despotique obit une logique infernale : ou il sub
siste par la terreur ou il sombre dans l'anarchie.
Mais Usbek n'est pas un tyran parfait. Il a commis deux
erreurs impardonnables qui permettent l'intrigue de se
dvelopper. La premire est d'avoir quitt son royaume ,.,
oubliant que le gouvernement absolu ne dure que si l'il
du matre le regarde en permanence. La seconde erreur est
d'avoir voulu libraliser un rgime qui ne peut connatre
que la contrainte et la sujtion. Ses sermons paternalistes
n'y feront rien, la situation se dtriorera.

t. Voir dans le chapitre Les personnages des Persants -, p. 47 et suivantes.

33
Les femmes dcouvrent le vide de leur existence et la
vanit d'un pouvoir masculin absent. Les interdits psent
de plus en plus, la voix des pouses est touffe, personne
ne prend au srieux leurs protestations. De leur c8t, les
eunuques intriguent, c'est qui aura l'oreille du souverain.
Les dissensions et le dsordre conduisent le srail la crise.
Les femmes ne s'estiment plus lies aux dsirs d'un mari qui
parle " mille lieues ,. de son palais. Quand le chat n'est pas
l. . . Usbek aura beau essayer de diviser pour rgner, il ne
connat plus son royaume qui ne le reconnat plus. On
matera la crise dans le sang, sans que soit bris le cercle :
despotisme, anarchie, despotisme 1

L E S T R O I S C O NTES

La situation de ces trois histoires orientales ,. prouve une


volont d'quilibre. Les Troglodytes,. surgissent en
quelque sorte sur la route d'Ispahan Paris ; Aphridon
et Astart ,. se situe presque la fin de la chronique des
dernires annes du rgne de Louis XIV ; Ibrahim et
Anas ,. parat dans la chronique de la Rgence, peu de
temps avant que n'clate la crise du srail. Un conte en
voyage, un au cur de l'observation, un l'approche du
dnouement tragique.
De plus, les trois contes ne sont pas des digressions
dtachables mais bien des narrations qui concourent la
composition et au sens de l'uvre. Il paraissent nous
loigner du sujet ; en vrit, ils le compltent, l'illustrent
ou le prparent. Ensuite, ils racontent des histoires diver
tissantes quand le contenu devient trop stieux ,. : bon
procd pdagogique. Enfin, ils instruisent selon le prin
cipe dfini par Usbek qu'un morceau d'histoire ( . . . ) tou
chera plus qu'une philosophie subtile 2 '"

t. Voir les sept dernires lettres du recueil (155 161).


2. Lmrt 11 d'Usbek Mirza.

34
Les Troglodytes (Lettres 11-14)
Rsum A l'origine, ce peuple lgendaire d'Arabie ne
-

connat que la mchancet et rgosme. Meurtres, rapts,


viols et vols sont la rgle. Aucun pouvoir ne dure. Aussi
la punition vient-elle sous la forme de famines et d'pid
mies qui dciment la population (Lettre 11). Heureuse
ment deux Troglodytes, anims d'une bont naturelle >>,
chappent la loi commune et reconstituent autour d'eux
un peuple neuf, dans le respect du prochain, de la famille,
du travail et de la vertu. La terre sacre redevient nourri
cire et assure la prosprit d'une rpublique idale et
communautaire (Lettre 12). Si les Troglodytes cultivent la
paix, ils n'en acceptent pas moins la guerre pour dfendre
le sol national >>, et puisent en eux-mmes les ressources
qui les font triompher de leurs voisins envieux et innom
brables. La vertu a raison de l'injustice (Lettre 13). Mais la
population augmente et l'quilibre du groupe devient ins
table. La libert est lourde porter et les citoyens dcou
vrent qu'il est plus dur d'obir la conscience civique
qu'aux lois que leur dicterait un monarque. Les Troglo
dytes demandent un roi. Leur choix se porte sur le plus
ancien, le plus vertueux d'entre eux. Le vieillard dclare se
conformer la volont populaire mais tente de faire reve
nir ses concitoyens sur leur dcision. Son discours mlan
colique indique que la fin de " l'ge d'or est proche : la
dmocratie va disparatre au profit du pouvoir personnel.
L'histoire moderne commence (Lettre 14).
Contexte Usbek fait ce conte pour la petite socit
-

intellectuelle d'Ispahan qui en appelle ses lumires bien


qu'il soit en voyage. Pour rpondre Mirza sur la vertu
(Lettre 10), il estime qu'une parabole vaut mieux qu'une
dissertation abstraite. Ce feuilleton sur le sens de l'his
toire s'chelonne sur les lettres des 3, 6, 9 et 10 aot 1711.
La narration nous permet de mieux cerner la personnalit
d'Usbek : aprs le matre inquiet du srail, voici qu'appa
rat un homme passionn de morale et de politique.

Aphridon et Astart (Lettre 67)


Rsum Deux enfants s'aiment d'amour. Le drame
-

intervient avec la sparation qu'impose la socit : la loi

35
musulmane interdit le mariage entre Aphridon et sa sur
Astart, bien que la tradition familiale plus ancie,ine, celle
des Gubres, autorise l'inceste. Le pre meurt, on enferme
Astart au harem et la sultane, jalouse de sa beaut, l'y
marie de force avec un .eunuque. L.a jeune femme, ver
tueuse, entend rester fidle son mari, mais Aphridon
parvient, au cours d'entretiens surveills, reconqurir
l'amour de sa sur. Les aventures s'enchanent : enlve
ment nocturne au srail, mriage secret, fuite, bonheur en
exil et naissance d'un enfant de l'amour.
Second drame : les Tartares enlvent Astart et la ven
dent comme esclave des Juifs qui vont en Turquie.
Aphridon ne retrouve que sa fille. Il suit les Juifs qui lui
demandent une ranon. Il se vend alors avec son enfant
un marchand armnien pour runir la somme ncessaire au
rachat d' Astart. La situation s'inverse : la femme est libre
mais l'homme et la petite fille sont prisonniers. Touch par
le malheur de cette famille, le marchand accepte de rendre
Aphridon sa libert au bout d'un an. Le couple innocent
et incestueux retrouvera le bonheur aprs les preuves que
la morale islamique et le hasard leur ont imposes. La vie
conjugale mrite sera fonde sur la confiance, l'estime et
le respect rciproque.
Contexte - Ce rcit est envoy Usbek le 27 aot 1714.
Aphridon y raconte sa propre histoire transmise par
lbben qui se plaint de ne plus recevoir de nouvelles de Paris
et devise sur les douceurs de l'amiti. Les aventures de cet
"' ami inconnu ,., un " Gubre 1 ,. , parviennent Usbek au
moment o il est hant par deux proccupations, le dsor
dre du srail 1 et sa rflexion sur le libre arbitre de
l'homme 3 Peu de temps auparavant, une lettre du chef des
Eunuques noirs l'a exhort devenir un parfait ,. tyran 4
Le matre hsite entre la rpression et la mansutude. Et
voil qu'on lui rapporte une histoire o le triomphe d'un
amour incestueux ne choque pas la morale. Ce rcit
devrait rendre Usbek enclin la.gnrosit et faire taire en
lui bien des prjugs. Mais ce n'est pas le cas, il ne sera pas

t. Homme attach l'enseignement de Zoroastre, fondateur d'une tradition reli


gieuse antrieure ("islam.
2. uttrts 64 et 65.
J. Ltttrt 69.
4 . Lttrt 64.

36
touch par la grce du conte idyllique. Cette parenthse de
bonheur permet Montesquieu de nous montrer qu'une
union paradoxale, interdite, peut tre un modle de vertu
conjugale. Pourquoi pas ? Ce serait beau que l'homme et la
femme vivent comme frre et sur loin de la domination
et de la satisfaction goste des sens. Mais l'auteur y croit-il
puisqu'il invente un conte ?

Ibrahim et A nas (Lettre 141)


Rsum Le conteur est Zulma, femme du srail d'une
-

grande culture. Elle dplore la condition fminine et


dnonce l'orgueil masculin qui prtend que le paradis est
rserv aux hommes. Pour montrer que la vertu seule
compte au moment de comparatre devant Dieu, Zulma
relate l'histoire exemplaire d'Anas. L'pouse un jour se
rvolta publiquement contre son sultan de mari, jaloux,
brutal et froce, et le matre la poignarda. Pour rcompen
ser la martyre, le ciel l'introduisit dans un srail paradisia
que o tout tait " l'envers " Des hommes " divins ,. la
servaient, comblant tous ses dsirs sexuels et culturels, au
point qu'elle en oublia sa misrable vie terrestre. Mais au
huitime jour de flicit, Anas pensa au sort de ses com
pagnes, encore esclaves d'Ibrahim. Elle dpcha un homme
divin qui prit le visage du mchant et reconquit le srail par
la douceur. Quand le vrai sultan se retrouva face son
double sympathique, il demanda la mort de l'imposteur
mais ne fut pas obi ; ses gens et ses femmes le chassrent,
prfrant le nouveau rgime juste et bienveillant.
Le srail vcut quelque temps dans la vertu et la
confiance. Les femmes taient fidles Ibrahim le divin par
estime et non par soumission. Mais le mari jaloux revint
troubler l'harmonie de la maison. Nouvel chec, il s'en alla
furieux : les pouses taient vraiment trop libres son
gard. Le faux Ibrahim le suivit et l'enleva dans les airs, le
transportant " deux mille lieues de l "
En l'absence de la divinit douce et quitable qui tait
devenue l'me du srail, les eunuques retrouvrent leur
svrit " naturelle " et les femmes retombrent dans la
tristesse. Le bonheur n'avait-il t qu'un songe ? Enfin, le
cleste ami fut de retour et rforma la maison au grand
dam du voisinage : eunuques licencis, demeure ouverte,

37
femmes dvoiles mangeant avec les hommes ! On dissipa
les biens du mauvais sultan qui, revenu de son long voyage,
ne trouva que des femmes mancipes et une kyrielle
d'enfants.
Contexte Rica invente "' ce rcit et l'envoie une dame
-

de la Cour de France, curieuse des murs persanes. Lors


d'une conversation de salon, elle n'a pas apprci la condi
tion faite aux pouses du srail. La dame est belle et Rica
galant : il imagine, pour se faire pardonner, une histoire o
la femme prend sa revanche, un " clich " positif du srail
ngatif. C'est comme curiosit qu'il adresse le conte
Usbek qui s'est retir de Paris pour penser en silence. Ce
divertissement surgit dans un contexte rbarbatif : les let
tres sur la dpopulation du globe et sur les bibliothques.
Cette oasis de dtente pourrait tre aussi un prlude au
dnouement du roman de srail. Envoy le 26 juillet 1720,
ce plaidoyer en faveur de la femme est un avertissement. Si
le matre du harem tait plus permable la critique, il
devrait, avant qu'il ne soit trop tard, devenir Ibrahim le
divin. Mais c'est une gageure de prtendre rformer un
despote par la vertu d'un conte. Les Persanes ne sont pas
les Mille et Une nuits.
En dernier ressort, ce qui runit les trois contes, c'est
qu'ils disent dans l'imaginaire les espoirs dus de Mon
tesquieu. L'utopie n'est que littrature.

38
Les personnage s 17l
des Persanes LJ

Montesquieu laisse chaque " auteur,. d'une missive le


soin d'exprimer sa raison. Les voix alternent et sont
orchestres de sorte que de leurs oppositions jaillira la
lumire. Partout en effet la contradiction rgne aussi bien
dans l'islam que dans la chrtient.

LE VOYAGEUR A DEUX TTES

Montesquieu nous envoie Usbek et Rica, un visiteur


deux ttes. Le ddoublement n'est pas artificiel car chacun
reoit avec son nom un ge et une personnalit qui les
rendent diffrents par leurs faons d'tre, de sentir, de
penser et d'observer. On acquiert grce eux un don de
" double vue .
A Usbek le srieux philosophique, la profondeur poli

tique et l'indignation morale. Ses observations et ses lec


tures nourrissent son inquitude. Il est anxieux comme en
tmoigne Jaron, l'eunuque noir de sa suite 1 Ses lettres sur
les Troglodytes parlent de l'usure des cruvres humaines.
Homme de raison et de contradiction, Usbek est un per
sonnage conflictuel : son esprit rformiste, sa foi dans le
progrs 2 se heurtent au regret d'un ordre " naturel,. du
monde jamais disparu. En outre, il n'est pas cohrent.
Ce raisonneur lucide Paris est un mari tyrannique
Ispahan.

t. Lettre 22.
2. Voir la Lettre 106 o Usbek fait l'apologie de la culture, des sciences et des arts,
du progrs industriel, en Occident.

39
cartel entre l'idal et la ralit, cet intellectuel voudrait
rester matre du harem sans se conduire en despote. C'est
pourquoi il rsiste longtemps aux objurgations de ses eunu
ques. Mais quand tout craque, sa violence est celle d'un phi
losophe du et d'un privilgi affol. Sa position sociale ne
lui a pas permis de s'oublier, comme il l'esprait, dans l' aus
trit de l'tude. Sa culture islamique, ses rflexes de phal
locrate ,. l'empchent de raliser son libralisme de pense.
A feuilleter les lettres, on a le sentiment que l'auteur
cach veut le dsavouer. Rien n'volue en effet comme le
souhaite Usbek, la marche des vnements contredit le
srieux de ses propos. Ses pouses le trompent, ses eunu
ques se trompnt et le trompent. Ses ides et ses conduites
ne sont pas adaptes au monde. En rupture avec l'Orient,
mal intgr en Occident, il se replie sur lui-mme et pour
suit des chimres. Il cherchait la sagesse 1 , il rencontre la dif
ficult d'tre de l'homme d'esprit ,. Ispahan comme
Paris 2 Au dnouement, il dcouvre qu'il rgne sur des sem
blants d'hommes, eux-mmes gardiens d'un semblant de
vertu fminine. Il voulait comprendre le monde pour le
rformer ; or, il comprend chaque jour davantage l'imper
fection du monde. Le srail idyllique n'existait que dans sa
tte.
Us par la mdiocre ralit et par les ans, rong par le
pessimisme, condamn un exil intrieur, Usbek cde au
dsespoir. La dernire lettre de son sjour parisien, adresse
Nessir, est un monologue vengeur et suicidaire 3 Malgr
les ennemis politiques qui l'attendent Ispahan, le matre se
dit prt rentrer au srail pour y demander ds comptes et
punir : J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour
moi que pour les femmes qui y sont gardes. Il croyait
chapper aux murs en s'ouvrant sur le monde, mais il y
retourne happ par un despotisme trs ordinaire.
Rica, au contraire, comme son nom l'indique, sait rire ou
ricaner. A lui l'humour et le sarcasme. Jeune homme ravi

1 . Ltttrt 1.
2. Ltttrt 14).
3. Ltttrt 1)).

40
de dcouvrir le monde, il est vorace, il a la dent dure, il se
jette dans la jungle " parisienne. Le fut y dcle le pitto
resque, les bizarreries, les ridicules. Sa faim des plaisirs ter
restres lui ouvre les portes de la bonne socit " Il l'gra
tigne bientt de sa plume car il assimile avec aisance le badi
nage, le persiflage, les codes artificiels de la mondanit. Loin
d'en tre cur comme Usbek, le cadet explose " dans
les salons, la Comdie ou l'Opra 1 . Son talent satirique
corrige la vision dsabuse de l'an et c'est lui d'exercer
l'ironie libratrice. Pas surprenant que Montesquieu lui
confie la premire description de Paris 2 Il y fait une entre
tourdissante propre sduire les beaux esprits et les l
gantes de salon.
Si Usbek est l'homme des grandes interrogations et de
l'ironie amre, Rica, lui, est le garnement qui brise les
mythes, gratte le vernis et arrache joyeusement les masques.
Ces deux-l font la paire.

LES AMIS CLAIRS

Un groupe de personnages est li par l'amiti Usbek et


Rica dont il partage les ides. Il s'interroge, lit, philosophe
et n'hsite pas sortir des frontires pour enrichir son exp
rience. Ces Persans ont le corps et l'esprit en mouvement.
Ils constituent grosso modo trois gnrations.
Mirza, Rustan, Nessir appartiennent la noblesse
claire " Ils ont l'ge d'Usbek, ils reoivent ses confiden
ces : le vritable motif de son dpart, les dchirements inti
mes de l'intellectuel ou du matre du srail. Eux aussi criti
quent la corruption, les intrigues de cour, le conservatisme,
l'immobilisme et le manque de libert en Perse. Ils raison
nent en hommes et non en croyants ; c'est pourquoi les
mollaks " 3 les dsesprent avec leurs passages de l' Alco
ran " Ils veulent savoir s'il y a mieux ailleurs.

1 . A lire pour le plaisir lts Ltttm 28, 52, 54 et 63.


2. Lttm 24.
3. Voir la Lttm 10 de Mi=. Les mollaks sont les docteurs de la foi musulmane.

41
Ibben est srement plus g. Il rside Smyrne, fentre
commerciale ouverte sur l'Occident. Homme d'change,
ami hospitalier, esprit curieux, il questionne Usbek sur les
murs de la France 1 Nargum, envoy de Perse en Mos
covie, se sent seul dans les brumes du climat affreux,. de
la Russie du czar. Il en dresse un sombre tableau : absolu
tisme, esclavage, dportations, femmes battues, impria
lisme 2 " A ces deux " anciens,. s'ajoute le mdecin juif
Nathanal Lvi, avec qui Rica s'entretient sur la frivolit
des superstitions du monde 3 On remarquera au passage
qu'un Juif dialogue avec des Musulmans.
Rhdi incarne, avec Rica, la jeune gnration : curiosit
amuse et facult de s'acclimater au monde neuf. Tel un
fils de famille occidental, il entreprend, avec la bndiction
de son oncle Ibben, un grand tour,. en Europe .
Il s'installe Venise et change une correspondance
colore et pittoresque avec Paris. Comme un humaniste de
la Renaissance, Rhdi veut accder toutes les connais
sances 5 Mais, marqu par sa culture islamique, il se mfie
du progrs occidental gnrateur de flaux 6 . Usbek en
vient lui reprocher la tentation du retour la navet
des anciens temps ,. et lui dmontre que seule une nation
industrieuse peut rayonner dans le monde contemporain7
Proccup par l'ide de libert primitive " Rhdi s'ab
sorbe dans l'histoire des rpubliques 8 pour y trouver des
remdes la tyrannie et la dcadence des socits
actuelles.
Ces trois gnrations de Persans ont en commun le refus
de borner leur savoir leur environnement culturel, social
et politique immdiat. Elles s'interrogent, s'inquitent,
cherchent des rponses dans les livres, dans les tmoi
gnages et dans l'observation directe. On leur envoie des
nouvelles de partout. Grce aux deux voyageurs et leurs

1. Voir la uttrt 21.


2. La Ltttrt H est trs antidespotique.
l. uttrt 14J.
-4. Un voyage d'tude dans les villes de grand rayonnement intellectuel et
artistique.
S. uttrt JI.
6. Ltttrt 101.
7. Ltttrt 106.
S. uttrt lJI.

42
amis clairs ,., la vision du monde s'largit bien au-del
de l'axe Ispahan-Paris et les Lettres dveloppent un idal
humaniste et cosmopolite 1

LES P E R S A N S OBSC U RANTISTES ,.

En route pour Paris, Usbek sent monter en lui des doutes


et s'adresse aux religieux que l'islam fait dpositaires de la
foi. Le voyageur a mme de la famille dans leurs rangs.
Mais les rponses des dervis,. ou des santons ,., c'est-
dire des thologiens et des moines, sont peu convaincantes.
Usbek interroge d'abord Mhmet-Ali, gardien des
trois tombeaux Corn ,., haut lieu de la religion persane.
Le nom double du personnage, par opposition aux noms
simples des autres, est un indice de sa dignit. Aussi ne
parle-t-on pas brle-pourpoint un homme que Dieu
inspire 2 Pour dire au divin mollak ,. d'envoyer son cour
rier Erzeron, il faut toute une lettre au style fleuri. Il faut
reprendre l'exorde flatteur la lettre suivante avant d'en
arriver au fait. De mme, le cousin d'Usbek, Gemchid, ne
peut tre qu'un sublime dervis et le crmonial conti
nue avec le frre devant qui on s'humilie . Hassein,
moine de la montagne de Jaron, est un sage dervis, dont
l'esprit curieux brille de tant de connaissances 3 Voil des
idoles et des puits de science ! Montesquieu qui dit avoir
voulu soulager le lecteur du langage asiatique" conserve
ici le style " sublime ,. pour montrer, par drision, le poids
des traditions.
A toute question concernant la conduite sociale, les
mollaks ne rpondent que par d'obscurs passages du
Coran. Ils ont sur les yeux le bandeau des dogmes et en
main le livre du prophte. Si Usbek tente d'expliquer les
tabous religieux par des rpugnances naturelles, Mhmet
Ali rplique que toute philosophie est vaine" car une
fable de Mahomet balaie les objections. On ne mange pas

l. On songe une pense cl.Obre de Montesquieu Si je savais une chose utile


:
/
ma nation qui ft ruineuse une autre. je ne la proposerais pas mon prince, arce
que je suis ncessairement homme, et que je ne suis franais que par haaar .
2. ttrt 16.
.l. Successivement, Ltttrts 35, 93,97.

43
de porc parce que le cochon est n des ordures ,. de
l'lphant ; le rat est sale parce qu'il est n de l'ternue
ment du porc 1 Tout est dit une fois pour toutes, le monde
ne change pas.
Pour Usbek, le langage des religieux est trop loign des
ralits physiques et sociales, en un mot potique ,., et
refuse l'exprience et la raison. C'est pourquoi Persans
" clairs ,. et Persans " obscurantistes ,. ne peuvent s'en
tendre. Les uns cherchent une explication scientifique ,.
du monde, les autres dfendent une " vrit ,. autrefois
rvle aux prophtes.

LES E U N UQUES. LES N O I R S ET LES B LANCS

Usbek crit au premier eunuque noir : Tu es le gardien


fidle des plus belles femmes de Perse . . . Tu es le flau du
vice, et la colonne de la fidlit. Tu leur commandes, et
leur obis . . . Tu les sers comme l'esclave de leurs esclaves.
Mais, par un retour d'empire, tu commandes en matre
comme moi-mme ... Souviens-toi toujours du nant d'o
je t'ai fait sortir ,. (Lettre 2). Tout est dit sur la condition
des eunuques. Ces accessoires de la couleur locale voient
leur rle grandir dans le roman comme en tmoignent les
vingt lettres les concernant. En outre, Usbek n'adresse
que cinq missives ses femmes contre six ses eunuques.
Entre eux, ils s'crivent trois lettres et se racontent 2 La
neuvime lettre du recueil, envoye par le premier eunu
que Ibbi qui fait partie du voyage, est la confession d'un
vieillard solitaire. Elle permet d'entrer dans l'intimit de
cet trange personnage, ni homme ni femme.

Un tre inclassable et fascinant


Esclave mpris et inquiet, directeur de conscience, gar
dien ha d'une prison dore, espion et policier, chambellan
et parfumeur, courtisan et ministre d'un tat despoti-

t. Ltttre 18.
2. Lettres 9, du Premier Eunuque Ibbi, 15, du mme Jaron et 22, de Jaron au
Premier Eunuque.

44
que ,., l'eunuque sait tous les secrets du srail. Il est puis
sant parce qu'il est l'il du matre ; il est faible parce qu'il
est soumis aux caprices de son seigneur et des pouses.
Fragile est son pouvoir, car l'intimit de la nuit et ce qu'on
dit sur l'oreiller peuvent dtruire son uvre de la journe.
Il veille sur le cheptel " fminin ; le srail est clos comme
"
un monastre, lui d'en faire respecter la rgle. Enfin,
gardien des appartements interdits, il accde au " saint du
saint ,. du temple. On mesure donc l'tendue de sa fonc
tion. Usbek, en phallocrate '" lui rappelle qu'il doit exer
cer un rle aussi bien sacr que bassement matriel.
Il fait peur et il inquite. Je ne mets pas au rang des
hommes ces eunuques affreux, dont la moinqre imperfec
tion est de n'tre point hommes. Quand je compare la
beaut de ton visage avec la difformit du leur, je ne puis
m'empcher de m'estimer heureuse 1 ,. Ainsi parle l'pouse
Fat.m. Les eunuques sont des repoussoirs qui confrent
au matre une facile sduction. Les noirs sont spcialement
hideux, la mesure du dgoi1t et de la terreur qu'ils inspi
rent. Les blancs sont plus susceptibles de tenter les
pouses et les esclaves frustres, c'est pourquoi ils ont un
rle subalterne : Usbek n'envoie qu'une lettre au chef des
eunuques blancs 2 Avec ces derniers un mariage peut s'en
visager. Lorsque Zlis crit son poux pour l'avertir de la
passion de Cosrou, eunuque blanc, pour l'esclave Zlide,
elle est surprise qu'une femme dsire une union sans pos
session physique. Aussi s'interroge-t-elle sur la nature du
plaisir qui peut natre d'un tel mariage3 La mutilation des
eunuques, qui fait d'eux des marginaux, qui est la source
de leur pouvoir et de leur dsespoir, est aussi la raison de la
fascination qu'ils exercent. Ils sont loin d'tre ces " im
puissants ,., cible des railleurs. L'esclave Pharan a failli
apprendre ses dpens qu'on ne se moque pas impun
ment d'un eunuque. Ces gens ont le couteau facile pour
vous faire partager leur tat 4

1. Lettre 7.
2. Ltttrt 21.
3. Ltttrt 53.
4. Lettres 41 43.

45
Serviteurs ou matres?
Pris entre le dsir qui transpire autour d'eux et la crainte
constante du chtiment, les eunuques sont des serviteurs
zls du despotisme sensuel. Les serviteurs mais aussi les
bnficiaires. Les femmes, en effet, leur font excuter les
travaux les plus bas, les convoquent de jour, les rveillent
de nuit. En revanche, chaque porte leur est ouvene et le
matre leur a dlgu le pouvoir de svir physiquement et
psychologiquement. Souvent humilis, les eunuques humi
lient leur tour. Ainsi, Solim n'hsitera pas faire subir
ses matresses " des sances de fesse, prlude un rgime
de terreur sanglante. Mais leur pouvoir quotidien est plus
subtil. Au service de la jouissance d'Usbek, les eunuques
rappellent toujours la femme qu'elle est objet de plaisir.
Ils ont, par consquent, intrt amplifier les caprices du
matre. Il veillent ce que les femmes ne soient jamais vues
d'autres hommes et interviennent dans la relation intime
entre pouses et mari, en guidant le choix de ce dernier. Ils
acquirent un empire sur le dsir fminin, d'autant plus
que les femmes ne peuvent esprer compenser par ailleurs
leur insatisfaction. Le chef des eunuques noirs expose
cette pression psychologique quand il montre comment
on peut jouer habilement de la rivalit des pouses. Plus un
srail est nombreux, mieux il se gouverne 1
Aussi, la mutilation de l'eunuque n'est pas un handicap.
Certes, il n'gale pas l'homme dans la possession physique,
mais pour surmonter l'obstacle, il tudie patiemment la
femme. Il en a le temps et les moyens, dans ce lieu clos.
Quand il connat l'pouse, il la possde sa faon, en
mme temps qu'il agit sur le matre pour mieux asservir la
dame. La frustration fait de l'eunuque un remarquable et
cruel psychologue.
En dernire analyse, l'eunuque est plus matre que le
matre du srail. Il est tenu par tous mais les tient tous. Il
transforme insidieusement Usbek en esclave, prisonnier
de sa propre volupt. Le serviteur zl fait cran entre

1. Ltttrt 64.

'46
les dsirs de l'homme et les femmes-objets. De cette
manire, le Grand Eunuque et Solim, son hritier spiri
tuel, conduiront le matre leur cder le gouvernement.

L'IVE NTAI L FI M I N I N

L'image fminine surgit peu prs dans une lettre sur deux
des Persanes. Les problmes que la femme pose aux
hommes sont une des proccupations essentielles : pour le
matre et ses eunuques, pour les observateurs de la vie
occidentale, pour l'auteur enfin. En outre, Montesquieu a
choisi la forme pistolaire que le grand sicle considre
comme un petit genre littraire fminin.

Lettres de femmes
Les liens pistolaires entre Usbek et ses femmes sont
Uches. Il leur envoie quatre lettres et Zachi, Zphis,
Fatm, Zlis et Roxane lui en adressent onze en tout. Les
pouses crivent trois sries spares de missives 1 et l'on
note un intervalle de six ans entre la Lettre 70 de Zlis et la
Lettre 1 56 de Roxane. Pour le matre, cela confirme la
distance qu'il veut tablir entre sa personne et les " fai
blesses ,. de l'amour 2 Pour les femmes, ou bien la patience
est infinie, ou bien la soumission n'est que de faade,
malgr les protestations amoureuses du dbut.
Pour esquisser le portrait des pouses, il faut imaginer :
les changes sont rares, on a peu de dtails physiques, les
caractres, les occupations et les loisirs ne sont que sugg
rs. Une lettre de Zachi nous apprend qu'elles se reoivent
mutuellement, qu'il leur arrive de se brouiller 3 On
trompe de temps autre leur ennui en les menant la
campagne dans certaines proprits du matre 4 De quelle
manire ! Dans des " botes ou dans des loges >, comme
des bestiaux ou des bijoux, au choix. Ces voyages ressem
blent des expditions et les prcautions prises pour les

1. 1 - LtttrtsJ, 4, 7, en 171 1. 2 - Ltttrts 47, 53, 62, 70, en 1 71 3 et 1714. 3 - Ltttrts


156, 157, 158, 161, en 1 720.
2. Ltttrt 6.
3. Ltttrt 47.
4. Ltttrts J et 47.

47
rendre invisibles sont grotesques : on tue les curieux, la
pudeur ,. l'emporte sur toute prudence. Le srail se
dplace avec sa clture : les parois de la bote ,. rempla
cent les murs du palais.
Le harem d'Usbek est nombreux : on lui achte, au
cours du roman, de nouvelles femmes, mais cinq voix
seulement se font entendre. Il y a d'abord Zachi, Zphis
et Zlis qu'on appellera les " interchangeables '" mme si
l'on peut parl a suite les distinguer. Le Z commun de leur
nom produit une allitration bourdonnante et la rpti
tion de la voyelle i, une assonance aigu. Cela voquerait-il
jaserie, zizanie et criailleries ? Ajoutons Fatm, au nom
lourd et langoureux, la plus ancienne, qui joint sa voix au
concert de la fidlit. La cinquime, elle, nous apparat trs
diffrente. C'est Roxane la farouche, la rousse que nous
suggrent l'tymologie et la rverie. Sa peau blanche et sa
chevelure de feu ont d attiser les dsirs d'Usbek. Elle ne
s'est pas laisse facilement conqurir, a rsist aux assauts
du " mle ,., s'est rebiffe contre l'tat qu'on lui imposait.
Attirante et inquitante, elle souffle le froid et le chaud.
On comprend qu'elle soit devenue la favorite. Elle res
semble ces femmes tragiques qui sont des volcans sous la
glace. Aussi pense-t-on son homonyme, l'hrone de
Racine, dans Bajazet. Attention, qui touche Roxane se
brle !

Trois tats de la femme :


trois tapes sur la voie de la rvolte
Mettons part Zphis et Fatm qui crivent deux petites
lettres et puis s'en vont. La premire nous informe sur les
comportements rotiques du harem : la femme frustre
cherche des caresses interdites auprs de ses esclaves fmi
nines 1 L'il des eunuques est alors la fte. La seconde
let.tre tmoigne des tortures d'une pouse trop longtemps
dlaisse et qui donnerait l'empire du monde pour un
seul baiser ,. d'Usbek 2 Cependant, cette missive fait dres
ser l'oreille : si le srail est un lieu de plaisir pour le matre,

t. Lettre 4.
2. Lettre 7.

48
il est un lieu d'esclavage pour la femme condamne, faute
de mieux, des compensations furtives.

- Zachi, ou la femme enfant


Avec elle, on en sait plus. Elle voque complaisamment ses
bats rotiques avec Usbek sous le regard de ses com
pagnes 1 Elle relate l'expdition la campagne du harem
au grand complet. Elle gmit de la cruaut des eunuques et
adresse son poux une plainte amoureuse 2 Il y a chez
Zachi un exhibitionnisme sensuel ; pour elle, rotisme et
sentiment amoureux se confondent. Ce jeu auquel elle
s'est un jour prte au milieu des autres femmes, elle ne
cesse de le rappeler comme la marque d'un privilge. Pas
sive, elle attend les dsirs de l'homme. On l'a tout de mme
surprise, elle aussi, avec l'esclave Zlide et, seule, en com
pagnie de l'eunuque blanc, Nadir 3 Pour cette infraction
elle sera gronde comme une gamine. D'intelligence
moyenne, elle est le jouet de tout et de tous, et n'a finale
ment que ce qu'elle mrite, ce chtiment qui ramne,
pour ainsi dire, l'enfance : on lui administre une fesse.
Quand la rpression s'abat, elle ne comprend toujours pas.
Elle se persuade que les eunuques agissent de leur propre
chef et rclame l'arbitrage d'Usbek.

- Zlis, ou la femme double


Un autre genre de femme apparat avec Zlis. Moins pas
sive, plus volontaire, elle ne se contente pas comme Zachi
d'une rverie inconsistante sur le pass amoureux ; elle
voit les choses en face, raisonne dans le prsent, envisage
l'avenir. Elle excelle dans le quotidien et le concret. Un
mariage entre une esclave et un eunuque la rend perplexe :
une union sans satisfaction sexuelle est-elle possible ? Elle
nonce, ce qui doit plaire Usbek, des prceptes ducatifs
propres former une adolescente la condition du srail 4
C'est elle qui raconte les msaentures conjugales de la
fille de Soliman, ami d'Usbek, et aborde l'pineux pro
blme de la virginit 5 Enfin, quand elle s'insurge contre

t. Lettre .1. 4. Lettre 62.


2. Lettre / 5 - 5. Lettre 70.
3. Lettre 20.

49
les chtiments infligs au harem, elle sait d'o viennent les
coups.
Curieux personnage l'analyse. Zlis rflchit sur la
condition fminine et sur le droit au p laisir, parle aussi
comme une mre. Pourtant, dans sa faon de poser les
questions, de ragir et de conclure, il y a quelque chose de
droutant : elle raisonne comme si elle tait le porte-parole
d'Usbek. Elle caresse la vanit masculine et ne discute
jamais le principe que la femme est par nature ,. soumise
l'homme.
Or, on dcouvre avec surprise que cette soumission
n'est qu'apparente, que Zlis est un agent double . Elle a
lanc, trs t6t, un avertissement que le matre n'a pas pris
en compte 1 : elle a, dans sa prison, got mille plaisirs ,.
qu'il ignore ; il devrait, lui, se sentir plus dpendant
qu'elle ; les hommes se croient lucides tort. Son dernier
envoi dnonce l'hypocrisie de la rpression : derrire les
eunuques dchans, il y a Usbek. De plus, le Grand Eunu
que nous apprend que Zlis n'en fait qu' sa tte et bafoue
la " pudeur ,. : elle a donn des rendez-vous galants dans les
lointaines proprits de l'poux, elle est apparue dvoile
en public. Elle ose crire son tyran de mari qu'elle ne peut
plus l'aimer. Voil un personnage " trange ,. qui nonce
pieusement la loi du mle et l'enfreint en mme temps.
Zlis prpare la rvolte de Roxane.
- Roxane, ou la femme de feu
On parle d'elle avant qu'elle ne parle. Roxane n'a d'autre
avantage que celui que la vertu peut ajouter la beaut ,.,
dit Usbek Zachi 2 Il garde un souvenir attendri ,. de la
lutte qu'il a livre cette vierge rtive, arme d'un poi
gnard 3 En voil une qui n'est pas dvergonde comme les
Occidentales ! Quant Solim, " tigre assoiff de sang ,.,
eunuque machiavlique, il dclare qu'au milieu des dsor
dres la seule Roxane est reste dans le devoir, et conserve
de la modestie ,. 4
Enfin, elle _parle et, coup de thtre, elle dnonce sur un
ton apocalyptique la dictature des eunuques s. Mais au-

1. Lettre 62. 4. Lettre 151.


2. Lettre 20. <;. Lettre 1 56.
3. Lettre ]6.

50
del des excuteurs, elle vise le matre en l'avertissant que
les peines finiront avec (sa) vie '" Deux mois plus tard, la
lettre du dnouement confirme qu'Usbek s'est abus. Elle
s'est livre, la vertueuse Roxane, l'adultre : on a tu son
jeune amant. Elle dit comment elle a corrompu les domes
tiques ; elle proclame son indpendance qu'elle signe d'un
coup d'clat : le suicide par le poison. En se dtruisant, elle
dtruit les illusions du matre. Ce rveil " spectaculaire
dnote une nergie sauvage. Mais sa vertu, sa rserve, tant
vantes, signifiaient qu'elle attendait son heure. La plus
" politique ,. des femmes, en effet, elle a su, dans l'enceinte
du srail, garder sa libert intrieure. Son refus d'tre
viole lgalement, le poignard brandi auraient d prvenir
Usbek. Il n'en avait t que plus fascin. Dj, elle rejetait
le modle de la faible femme '" comme elle rejette ensuite
la fameuse " vertu ,. dont l'homme bnficie.
Roxane, en s'empoisonnant, choisit sa mort, sa libert
donc, comme elle avait choisi l'objet de ses dsirs, son
amant. En ce sens, elle a suivi la loi naturelle et ni le
mariage forc. Sa mort lui donne une dimension tragique,
celle du martyre de.la fminit. Elle punit celui qui croyait
punir, elle retrouve sa dignit et rend Usbek indigne.
Souvenons-nous de la lettre o il revendiquait le droit de
chacun au suicide 1 De chacun, pensait-il alors, l'exclu
sion de la femme : or, c'est une femme qui, audacieuse
ment, ralise les ides suprieures d'Usbek. Brutal change
des rles : l'homme devient passif et la femme active. Dure
leon pour celui qui se voulait " libr ,. ! Au XVIII sicle,
dans les Persanes, une bouche fminine a cri : La libert
ou la mort ! , celle de Roxane, la femme de feu.

Pour conclure - La confrontation de l'Occident avec


l'Orient impose une remarque sur la nature des person
nages des deux univers. Les Persans ont une identit, une
psychologie, une histoire intime, tandis que les Occiden
taux ne sont pas nomms, n'existent pas individuellement
comme s'ils taient les facettes d'un personnage unique.

t. Lettre 76.

51
En outre, si les personnages orientaux sont romanes
ques, le ,. personnage occidental, lui, est thHtral. Il fait
ses entres et ses sorties et n'obit qu' la psychologie
sociale. Dfilent coquettes, mondains, courtisans, alchi
mistes, fermiers gnraux, directeurs de conscience, hom
mes bonnes fortunes, capucins, beaux esprits, charlatans,
magistrats frivoles, acadmiciens gteux, nouveaux riches. . .
e t u n certain " Monsieur Law ,. qui fait e t dfait les for
tunes. Le roi et le pape, ces magiciens ,. (Lettre 24), ont
mis en mouvement le " kalidoscope ,. de l'Occident. Pas
question de structurer le regard, il faut saisir sur le vif les
silhouettes et les croquis car, comme le dit Montesquieu
dans son Journal de Voyage, pour bien comprendre un
monde, il faut voir le tout ensemble . Une procession de
parasites aboutit la vision fragmente d'un personnage
en perptuelle reprsentation. Un tel grouillement social,
nt de gestes dnus de sens font de l'univers occidental
un thtre des apparences.

52
La satire

Montesquieu, pre spirituel des idologues qui contribu


rent l'accouchement de 1 789, aurait tir les premires
salves contre l'Ancien Rgime ds 1721. Certes, le livre
drange les prjugs, mais en faire un brlot rvolution
naire est excessif. Il suffit seulement d'une critique hardie
pour qu'on trane derrire soi une odeur de poudre.

LES C IBLES

Les deux pouvoirs : contre les idoles


Dans la Lettre 24, Rica s'attaque aux deux piliers : le roi et
le pape. Il en fait des bonimenteurs de foire. Le monarque
a+il des difficults de trsorerie ? Il dcrte une dva
luation, troque du papier contre l'or et l'argent et le tour
est jou. Quant au pape, l'illusion est son royaume : il fait
admettre communment que trois ne sont qu'un ,., que
Dieu a trois personnes ; que le pain et le vin sont autre
chose que des nourritures terrestres.
Foin des mystres ! Rica ignorant le fatras dogmatique
chrtien conclut que le pape n'est qu' une vieille idole,
qu'on encense par habitude ,., le chef d'une arme de
croyants. vques, dervis sont se fonctionnaires tatil
lons et querelleurs (Lettre 29). La majest pontificale
dcline, mais le successeur de saint Pierre a toujours des
trsors immenses, et un grand pays sous sa domination '"
La puissance royale, elle, s'incarne dans un souverain
capricieux accroch au pouvoir et la vie. Portrait du

53
" vieux ,. monarque en despote oriental serait le titre de la
Lettre 37. Avare et dpensier, lucide et aveugle, pieux et
hassant les dvots, effac mais soucieux de sa gloire, le
prince est contradictoire. Dans son palais, cern de courti
sans, il distribue des rcompenses arbitraires. Son absolu
tisme est synonyme d'uniformit car l'me du souverain
est un moule qui donne la forme tous les autres ,. (Lettre
99). Il imprime le caractre de son esprit la cour, la cour
la ville, la ville aux provinces '" De plus, vou jouer les
idoles, le Roi-Soleil est pris au pige de l'immobilisme.
Pour Montesquieu, on le voit, tout commence par une
entreprise de dmystification.

La religion : contre le fanatisme et le parasitisme


Contrairement aux ides reues, le catholicisme d'tat est
un danger pour l'ordre social.
En effet, la hirarchie de l' glise est compose de lgisla
teurs pointilleux, obsds par l'hrsie, qui veulent diri
ger les consciences (Lettre 29). Pratiques compliques,
comportements contraires aux p rincipes, querelles tho
logiques : qui veut garder la fo i a du mrite dans un
royaume, celui du Christ , o il y a " tant de guerres
civiles .
Non contents de s'entre-dchirer, les chrtiens veulent
exporter leurs croyances par fanatisme. Rica renvoie avec
mpris un capucin venu lui demander d'intercder en sa
faveur auprs du roi pour la fondation d'une mission en
Perse. Avec le jeune homme en colre, Montesquieu
dmonce les manuvres d'une " internationale ,. chr
tienne : Allez, vous et vos semblables n'tes point faits
pour tre transplants ; et vous ferez bien de continuer
ramper dans les endroits o vous vous tes engendrs
(Lettre 49).
Comment se fier, se dit Usbek, un clerg hypocrite,
des confesseurs qui, prtendant gurir les mes, vous arra
chent vos intimes secrets ? aux " casuistes ,. subtils qui, au
dtour d'un raisonnement filandreux, rconcilient crime
et bonne conscience ? On les croit " ncessaires ,. parce
qu'ils offrent chacun un accommodement avec le ciel. En
vrit, une comparaison s'impose : Les libertins entre
tiennent ici un nombre infini de filles de joie, et les dvots

54
un nombre innombrable de dervis ,. (Lettre 57). Virulente
satire du parasitisme ecclsiastique ! Nous troublons
l' tat , avoue dans un accs de sincrit un religieux
confess par Usbek. Loin de la spiritualit, intervenant
dans la vie prive ou publique, l'tat ecclsiastique est un
tat dans l' tat (Lettre 61).
En outre, les gens d'glise, srs de dtenir la vrit,
n'ont rien dmontrer et se retranchent derrire les obs
curits doctrinaires. A un vque born, vaniteux, qui se
dit clair par le Saint-Esprit, Usbek rpond : De la
manire dont vous avez parl aujourd'hui, je reconnais que
vous avez grand besoin d'tre clair ,. (Lettre 101). Com
ment une religion rvle par Dieu a-t-elle pu susciter une
telle abondance de livres thologiques ? Le bibliothcaire
qu'interroge Rica n'y voit que les manifestations d'un
dlire qui serait potique s'il ne soufflait en mme temps
l'esprit de guerre civile (Lettre 134)
Dernire aberration : le clibat des prtres. Soucieux de
dmographie, montrant les avantages que les chrtiens
pourraient tirer de l'autorisation du divorce, Usbek ful
mine contre la continence ternelle des dervis " Le
monde des couvents est une entreprise de mort : qu'est-ce
qu'une vertu dont il ne rsulte rien ,. ? Les religieux
vivent aux dpens du pays qui les abrite. Plus grave encore,
ils paralysent la circulation des richesses en thsaurisant.
Voil une socit de gens avares, qui prennent toujours
et ne rendent jamais (Lettre 1 17).

La vie sociale : contre les faux-semblants


L'Occident, dans les Lettres, joue sans entracte les ta
bleaux de la comdie sociale.
Rica en est convaincu la Comdie-Franaise o tout
le peuple s'assemble sur la fin de l'aprs-midi, et va jouer
une espce de scne . En effet, le thtre est dans la salle,
dans les foyers, dans les loges des artistes. On y donne des
pantomimes ; tout est faux dans ce monde miraculeux o
mme ceux qui ont des bquilles " marchent, et vont
comme les autres (Lettre 28). Cette description enjoue
est la cl de la critique sociale.

Voil un univers qui se ment lui-mme et s'puise dans


une constante et vaine agitation. Le parasitisme encore y

55
est la rgle : Usbek le constate dans un salon la mode. Le
fermier gnral, le directeur de conscience, le pote, le
militaire, l'homme bonnes fortunes sont un chantillon
de profiteurs plus ou moins malins (Lettre 48). Les beaux
esprits rptent un duo de clowns avant d'aller briller<ians
les cercles (Lettre 54). On voit partout des. visiteurs qui
font du porte porte, avides de connatre toutes les cl
brits et d'assister au plus grand nombre de manifestations
mondaines. tre snob ou ne pas tre, c'est la question
(Lettre 87). Les grands du royaume, eux, se laissent volon
tiers admirer pour donner chacun le spectacle de leur
fausse dignit (Lettre 74).
La vie intellectuelle suit la mme pente. Qu'y a-t-il de
plus vain, en effet, qu'une querelle de caf vide coups
d'injures et d'horions ? Surtout quand il est question de la
rputation d'Homre, vieux pote grec ,. dont chacun
reconnat pourtant l'excellence (Lettre 36). La France est
un thtre o l'on parle pour ne rien dire.
Terre d'lection du badinage, l'Occident est en vrit
un bagne o l'on est condamn sduire par le plumage,
le ramage et le maquillage. Les hommes y produsent une
image avantageuse, la longue lassante. Rica soupire : " Je
vois, de tous cts, des gens qui parlent sans cesse d'eux
mmes ; leurs conversations sont un miroir qui prsente
toujours leur impertinente figure ,. (Lettre 50). Les femmes,
voues aux travaux forcs de la coquetterie, doivent tre
belles et gaies, et ne jamais vieillir (Lettres 52 et 110). En
fin de compte, la France ne serait qu'un royaume aban
donn aux lois et aux angoisses des jeux de hasard (Lettre
56) et soumis aux inconstances de la mode (Lettre 99).
Parachevant ce tableau, dfilent les croquis caricaturaux
de l'incomptence. De l'homme de la rue au ministre, du
salon l'Universit, personne n'est pargn. Les magis
trats chargs de faire respecter la loi sont gens ignorants et
lgers (Lettre 68) ; dans les cercles et les cafs, on croise des
individus qui savent tout et rglent sur-le-champ les plus
grandes questions : on les appelle des dcisionnaires ,.

(Lettre 72) ; les bibliothques s'croulent sous des piles de


livres creux (Lettre 66) . Partout des grimaces, des bau
druches crever, partout un faux savoir. Les vnrables
institutions confirment la rgle. Ainsi, l'Acadmie fran-

56
aise est le corps le " moins respect dans le monde ; car on
dit qu'aussitt qu'il a dcid, le peuple casse ses arrts et
lui impose des lois qu'il est oblig de suivre ,. (Lettre 73).
L'incapacit est au pouvoir dans la France de 1 721 .
- La vie publique : contre l'immobilisme et l'aventure
Dans la Lettre 138 de Rica, on lit la dception politique de
Montesquieu. Que d'espoirs pourtant avait-on mis dans
l'arrive du Rgent et de son " quipe ,. ministrielle !
Hlas, les projets enfants dans le secret des cabinets
n'avaient rien chang, le " vice intrieur ,. restait " gurir .
C'est l'enttement lgislatif franais qui expliquerait
tout : trop de lois trangres '" hrites du droit romain
et des constitutions des papes. Cette abondance de lois
adoptes, et, pour ainsi dire, naturalises, est si grande,
qu'elle accable galement la justice et les juges ,. (Lettre
100). Le juriste Montesquieu s'en prend au maquis forma
liste qui interdit une conception plus naturelle des rap
ports entre les gens, entre les pouvoirs de la nation. Si la
France veut les moyens de ses ambitions, qu'elle fasse un
retour sur elle-mme et reparte sur des bases plus saines.
Des rformes sont urgentes pour que le pays ne soit pas
la proie des aventuriers et des hommes providentiels. C'est
pourquoi le livre se fait l'cho du dernier scandale : l'affaire
Law. Des boulets rouges sont tirs contre le banquier
cossais accus d'avoir mis le royaume sens dessus dessous,
d'avoir " tourn l' tat comme un fripier tourne un habit ,
Une fable mythologique dguise les acteurs de l'affaire
pour mieux dvoiler les mcanismes du dsastre financier
(Lettre 142). Usbek, enfin, dnonce " l'affreux nant ,. dans
lequel a sombr le pays. Une litanie de " J'ai vu ,. ponctue le
rquisitoire (Lettre 146). Une comparaison anachronique
surgit l'esprit : on songe au J'accuse de Zola, paru cent
soixante-dix-huit ans plus tard, dans le journal L 'Aurore,
lors de l' Affaire Dreytus.

57
U N E AU DAC E M E S U R l: E ET R t:FOR M ISTE

Voltaire disait en 1 733 : Y a-t-il un livre o l'on ait trait


le gouvernement et la religion avec moins de mnage
ment ? ,. Plus prs de nous, Paul Valry juge que, par le
biais de " l'ingnuit feinte ou relle ,. des Persans, l'ou
vrage avait donn " ressentir toute la relativit d'une
civilisation ,. 1
Aussi Montesquieu prend-il soin de faire tenir les pro
pos audacieux par des correspondants qui se contredisent.
Il vite de leur donner un tour systmatique en les noyant
dans la digression, en les corrigeant par le rire. Mais cela
peut-il berner des censeurs coriaces ? Par contre, l'auteur a
bien mesur que les flottements de la politique monarchi
que, le besoin de se drider " au sommet, ont ouven la
porte " l'autocritique " Le dsordre et la corruption
rgnent, la nation en a conscience. En 1 721, on peut dran
ger ses contemporains sans excs de risque : il y a du neuf,
la " grogne ,. et la .. rogne ,. ont pntr chez les privilgis ;
les idoles ,. ont pris un coup de vieux '" Montes quieu
sait jusqu'o il peut aller trop loin, car, comme il se pl at
le dire, il veut bien tre le tmoin de la vrit mais non
le martyr ,..
Le " Persan ,. de Bordeaux va tout de mme loin dans sa
critique de l'Occident. Il ose dclarer avec Usbek que la
colonisation esclavagiste et l'" expansionnisme ,. aveugle
pillent le tiers mon de ,. : exploitation de l'homme, gno
cides ,., dportations .. (Lettre 118). La terminologie mo
.

derne ne trahit pas la pense de Montesquieu, trs actuelle.


On voit, en dernire analyse, que la satire repose moins
sur un jeu de massacre que sur un dsir de rforme raliste.
U sbek et Rica rient des Occidentaux sans perdre de vue
l'utilit publique et l'intrt du genre humain.

1. Prface aux Ltttrt< rsants Varitlt 11, Ed. Gallimard, 1930.

58
U N E E NT R E P R I S E DE Vt:RITt:

L'crivain s'abrite derrire ses travestis persans, il les


anime, les dote d'une personnalit pour que le lecteur
choisisse celui qui lui sied. Les chances d'atteindre des
destinataires varis sont ainsi plus nombreuses. Mais le
paradoxe de l'uvre est dans cette absence toujours pr
sente de Montesquieu qui harcle ses cibles sans se mon
trer visage dcouvert. Se dvoiler serait prendre le risque
d'tre condamn se taire. Or, le moraliste doit parler car,
dit Rica, " c'est un pesant fardeau ( ... ) que celui de la vrit,
lorsqu'il faut la porter jusqu'aux princes ,. (Lettre 140).
Masques contre masques, telle est la stratgie des Lettres
pour traquer l'hypocrisie et faire entendre le vrai. En se
demandant " navement ,. pourquoi ceci, pourquoi cela,
comme Usbek et Rica, on dmasque mieux ce qui est
mensonger, vain ou absurde. L rside l'impertinence du
livre, d'autant plus ressentie que l'espace d'une lettre est
restreint. L'objet est abruptement saisi, examin sans
mnagement puis est laiss, exsangue, pour un autre.

59
Le sens des Persanes :

Montesquieu le modr

L'INQUlTU D E ET LE D O UTE

Les Lettres s'achvent sur une double faillite : celle du


systme de Law et celle du srail d'Usbek. Dans la socit
occidentale comme au bout de la fiction orientale, l'chec
nous dit l'inquitude qui traverse le livre.
Le conte des Troglodytes, lui, dcrit l'intrieur d'un
peuple ce que le temps fait et dfait dans l'histoire des
nations. La vie des tats ressemble celle des individus. La
civilisation grecque, le monde romain, l'empire turc, les
gouvernements europens, comme la tyrannie d'Usbek,
rien ne rsiste l'effritement, tout est instable, mortel. La
terre mme se dpeuple : " Que savons-nous si la terre
entire n' a pas des causes gnrales, lentes et impercepti
bles de lassitude ? (Lettres 112 et 113).
Quand Montes quieu imagine une socit idale, il ne la
situe pas dans le fu tur mais dans le pass mythique des
Troglodytes. Il n'est pas de ceux qui prchent l'avenir
radieux ,., car l'histoire naturelle et humaine n'a pas de fin,
pas plus qu'elle n'a de sens ; aucune volont divine n'im
pose de but au mouvement universel. De cette conception
nat l'ide d'une libert encombrante qui engage la respon
sabilit individuelle et collective. Rien n'est jamais acquis.
NI L' I M M OBI LITI N I LE CHAOS

Ds lors, pour Montesquieu, il y a deux erreurs ne pas


commettre : l'illusion qu'on peut arrter l'histoire et,
l'oppos, la fuite dsordonne en avant.
La premire erreur, pour un peuple, est de confier sa
libert aux mains d'un seul qui exerce ainsi un pouvoir:
illimit et violent parce qu'il refuse le changement (Lettre
103). Le tyran tente d'arrter le mouvement ncessaire des
choses, et seul un coup d' tat abat le despote pour le
remplacer par un autre. C'est pourquoi les Lettres font le
procs du despotisme oriental qui n'offre que l'immobilit
absolue ou le dsordre absolu. A un degr moindre, la
monarchie franaise de droit divin commet cette erreur.
Le roi se veut un astre immobile autour duquel gravite le
monde selon une mcanique anime par une volont sup
rieure. Or, pour Montesquieu, la politique est l'affaire des
hommes et non celle du crateur.
La seconde erreur, pour un pays, est de perdre " bonne
foi ,., probit ,., gnrosit, candeur ,., autant de " quali
ts naturelles oi1blies, selon Rica, sous la Rgence (Le(
tre 146). Certes, le pays bouge, mais une ivresse suicidaire a
saisi la France : soif insatiable de richesses , spculation
financire, rves de la Compagnie des Indes, banqueroute,
instabilit des fortunes. Comble de l'ironie, les anciens ,.
nouveaux riches se plaignent de l'immoralit des nou
veaux nouveaux riches. Tout s'embrouille et les valeurs
auxquelles tient Montesquieu, gentilhomme terrien, sont
bafoues. Sous la plume d'Usbek, il dcrte qu'il faut
" laisser la gnration prsente dans l'affreux nant o elle
s'est mise " Le mot " nant est dcidment le leitmotiv
de la dcadence.

TROIS "SO LUTI O N S ,. PO U R M O NTESQ U I E U

Contester u n monde incohrent n'est pour l e philosophe


qu'une position d'attente. Que faire ?

61
La rvolte
Cette attitude est incarne dans les Persanes par Roxane
qui conduit la contestation son terme et se rebelle contre
Usbek (Lettre 161). Dans la lutte du matre et de l'esclave,
la puissance de l'un s'vanouit quand l'autre rejette menta
lement son pouvoir t lui chappe en se tuant. Sans ses
femmes-sujets le despote du-srail n'est plus rien et peut
inscrire ses eunuques-ministres au chmage .
Mais c'est dans le roman d'une Perse imaginaire, dans un
ailleurs, que Montesquieu renverse la tyrannie d'Usbek,
symbole de tous les pouvoirs absolus. De plus, s'il met en
chec le despotisme, le suicide de Roxane est lui-mme un
chec : la libert se ralise dans la mort, non dans la vie.

La thorie
Deuxime possibilit : comprendre pour mieux agir, op
poser la complexit du monde une thorie des prin
cipes ,. et des " causes ,. rgissant la nature et le devenir des
tats.
Les tats - premire ide - parcourent des cycles dans
lesquels les formes du gouvernement subissent des rvo
lutions ,. particulires. Les premiers gouvernements que
nous connaissons taient monarchiques ,., affirme Rhdi
(Lettre 131). Mais la monarchie, instable selon Usbek, est
un tat violent qui dgnre toujours en despotisme ou
en rpubli que : la puissance ne peut tre partage entre le
peuple et le prince ,. (Lettre 102). Si les pays d'Asie et
d'Afrique ne sont jamais devenus des rpubliques, c'est
parce que les peuples, crass et corrompus par la tyrannie,
n'ont plus eu la force de reprendre leur libert. En outre,
les bouleversements politiques dans le despotisme ne sont
que priodes d'anarchie ou rvolutions de palais. Usbek
conclut : Malheureux le roi qui n'a qu'une tte ! Il semble
ne runir sur elle toute sa puissance, que pour indiquer au
premier ambitieux l'endroit o il la trouvera tout entire
(Lettre 103).
Les causes de la formation des rpubliques sont com
plexes. En gnral, les peuples, las de leurs tyrans, secou
rent le joug et fondrent des tats rpublicains sur les
dbris ,. des petits r<;>yaumes (Lettre 131). La Grce

62
exporta l'ide de libert dans le monde antique. Puis la
rpublique romaine domina'jusqu' ce que sa vaste entre
prise colonisatrice la ft succomber au despotisme de
Csar. Les provinces de l'empire connurent alors des inva
sions. Des nations inconnues sortirent du nord ,. et fon
drent des royauts lectives d les sujets .bornaient si
fort l'autorit de leurs rois, qu'ils n'taient proprement
parler que des chefs ou des gnraux . De l nat l'ide, qui
sduit Montesquieu, d'un pouvoir partag entre le prince
et les seigneurs, entre le roi et les assembles de la
nation ,., un frein l'absolutisme. Il conoit un systme de
poids et de contrepoids qui sauvegarderait l'quilibre
politique.
C'est donc toujours par rfrence la reprsentation
d'une monarchie autrefois contrle par le peuple et sur-
. tout par la noblesse que Montesquieu critique la royaut
franaise de son temps. Mais, raisonner surl'origine des
tats, on risque de perdre le sens du concret, on oublie que
l'histoire est un mouvement perptuel et que les formes
politiques pures n'existent pas (Lettre JU2).

Le modle anglais
C'est en prenant pour mesure la prsence ou l'absence de
libert que Montesquieu examine le gouvernement fran
ais la lumire d'une monarchie suppose pure ,. et
d'une forme symbolique ,., le despotisme persan. Com

paraison insuffisante qui conduit !'crivain s'intresser


au monde contemporain.
La matrise de la mer, le commerce et l'empire, l'quili
bre politique anglais attirent son attention. Rica esquisse
l'histoire de cet Etat voisin o l'on voit la libert sortir
sans cesse des feux de la discorde et de la sdition ; le prince
toujours chancelant sur un trne inbranlable ; une nation
impatiente, sage dans sa fureur mme (Lettre 136). On a
trouv outre-Manche des freins l'absolutisme (Lettre
104). La libert conquise y a t maintenue dans une
tension constante entre l'autorit royale et les Parlements.
Pour Monsieur le Prsident ,., le partage des pouvoirs est
un bien dans l' tat (Lettre 140) . La France occuperait donc
une position moyenne entre monarchie primitive et des
potisme alors que l'Angleterre se situerait entre monar-

6)
chie et rpublique, ce qui convient mieux un homme qui
fuit les extrmes. ,. ,

Les Persanes ont-elles lanc la mode de l'anglomanie ,.


parmi l'lite intellectuelle du XVIII sicle ? Prudence, car
l'Angleterre n'est pour Montesquieu qu'un champ d'ob
servation pour quelques ides sur une possible volution
du rgime monarchique.

LA LIBERTI

On parle beaucoup de libert dans les Lettres, mais de


quelle libert ? Celle de la noblesse qui partageait la puis
sance souveraine ou celle que tout un peuple conquiert sur
l'autorit d'un prince ?
En 1721, Montesquieu ne tranche pas et l'interprtation
politique du livre reste difficile. Les uns y voient un dsir
de restauration nobiliaire ; d'autres, l'expression d'une
pense librale qui veut que les liberts individuelles, et
pas seulement les privilges, soient garantis contre l'arbi
traire du pouvoir. En modr ,., l'auteur ne dfend pas
uniquement les liberts particulires de la classe fo
dale ,. 1 , mais souhaite que l'aristocratie, mise l'cart par
Louis XIV, reprenne du service et uvre pour la libert
publique .
En ce sens, Montesquieu balance entre conservatisme et
" progressisme . D'une part, il s'attache aux valeurs et
privilges de sa caste, de l'autre, la libert critique, pour
que son intelligence puisse voyager, dtache des prjugs.
Il ressemble Usbek.

M I FIONS-NOUS DES DOGMES

Le despotisme, qui interdit Usbek de quitter la Perse ou


Nargum d'y rentrer sans permission, est la ngation de la
libert (Lettres 8 et 51). C'est pourquoi le Persan dissi-

1. L. Althusser, Montesq11tu, la politique tt l'histoire, P.U.F, 2' dition, 1964.

64
dent ,. s'exile. Mais la victime va se muer en tyran au bout
du voyage et exercer la terreur son tour (Lettre 154). Cela
s'explique.
Tout en quittant Ispahan, Usbek emporte avec lui
son climat, ses coutumes qui dterminent des prjugs
dont il se croyait libr. Il en est captif au point de ne pas
s'apercevoir que les mots qu'il emploie pour soumettre ses
femmes sont ceux qu'il utilise ailleurs pour expliquer l'in
dpendance et le bonheur des Troglodytes : " vertu, jus
tice, amour, nature, obissance . La clairvoyance du Per
san clair n'empche pas le retour du despotisme
refoul ,. qui remonte avec la jalousie et l'affolement du
privilgi. C'est donc que l'existence est englue dans des
habitudes, des croyances, des rgl_es qui chappent la
raison. Usbek met des lieues entre sa personne et le des
postisme oriental, prend de la hauteur par rapport aux
doctrines islamiques, aux fausses certitudes religiquses et
politiques de l'Occident, mais il n'chappe pas son des
potisme intime. Jamais il ne doute du bien-fond de sa
domination sur le harem. Les dogmes l'aveuglent, le rai
dissent, le rendent. intolrant.
Ce qui confine l'excs en morale, en politique, en
religion, pouvante le philosophe. Sa modration s'in
surge non contre le sens du sacr mais contre les articles de
foi qui prchent le mpris de la conscience d'autrui. Ainsi,
le " proslytisme ,. est hassable qui co.nsiste recruter des
adeptes pour sa doctrine. Usbek dit que c'est un esprit de
vertige dont les progrs ne peuvent tre regards que
comme une clipse de la raison humaine (Lettre 85).
Montesquieu n'a pas l'me d'un missionnaire.
Il renvoie dos dos croyances et dogmes rivaux. Socio
logiquement, les religions catholique, musulmane, juda
que, hindouiste, ont toutes des raisons d'tre. Chacune a
son paradis qui tmoigne de la diversit des mentalits et
de l'universalit de l'ide (Lettre 125). Mais les rites et
tabous fixs par les prophtes et perptus 'lle rsistent pas
un examen srieux (Lettre 17). Et les Saintes critures
sont-elles si obscures qu'elles suscitent sans cesse l'inter
prtation (Lettre 134) ? Montesquieu combat ce qui passe
pour sacr sous le masque de l'inintelligibilit. Pour Usbek
et Rica, chaque glise est un monument d'artifice : les

65
dervis ,. n'ont rien dire et abusent de la parole divine
pour donner du poids leurs propres ides (lettre 62).
Tout compte fait, l'intrt d'une nation est d'accueillir
tous les cultes car ils prchent " l'obissance et la soumis
sion ,., l'ordre donc. Leur rivalit corrige leurs abus : Ce
n'est point la multiplicit des religions qui a produit (les)
guerres, c'est l'esprit d'intolrance qui animait celle qui se
croyait la dominante " (Lettre 85).

R A I S O N ET I DIAL

Des g ens disputent, sans fin, sur la religion : mais il


semble qu'ils combattent en mme temps qui l'observera
le moins " (Lettre 46) . A quel culte se vouer ? Le moraliste
propose l'homme hsitant de s'adresser directement
Dieu : Je crois que le meilleur moyen (pour vous plaire)
est de vivre en bon citoyen dans la socit o vous m'avez
fait natre, et en bon pre dans la famille que vous m'avez
donne. " Le monde de Dieu est sur terre o l'on a reu
raison et conscience, seuls guides pour bien jouer l'homme.
En s'en tenant l'accessible, on ne perdra jamais le sens du
rel, car la perfection divine n'est que la somme des perfec
tions qu'on imagine. La modration mtaphysique de
Montesquieu dbouche sur le disme ,. qui est l'accepta
tion du sacr mais le refus de la rvlation ,., origine du
fanatisme. Dieu, Cause premire " a mis l'univers sur ses
rails mais n'intervient plus dans l'histoire du monde, sou
mise aux " causes libres '" Pas question, pourtant, de sup
primer Dieu, une si belle ide ,. qui garantit l'ordre (Lettre
83). Seul le philosophe peut se permettre de vivre dans le
doute.
" Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne
devrions pas l'tre de celui de l'quit ,., dit Usbek. Pour
Montesquieu, la justice est ternelle, et ne dpend point
des conventions humaines . Voil ce qui remplace la loi
divine, car tout n'est pas relatif. La science ne dcouvre-t
elle pas des lois immuables ,., principes d'une raison ter
nelle ? Elle dbrouille " le chaos ,. et explique " par une
mcanique simple l'ordre de l'architecture divine ,. (Lettre
97) . Fuyant la langue figure des textes religieux, elle

66
introduit la mesure ,. et exprime des ides divines ren
dues en langage humain '"
La philosophie des Lettres se rsume un matria
lisme ,. pour expliquer le monde tel qu'il est et un ida
lisme ,. pour faire agir les hommes tels qu'ils le devraient.
Face l'tonnante diversit des espces naturelles, des
formes sociales, des mentalits, il y a des valeurs morales
qu'il est utile de respecter. D'un ct, des contradictions
inconciliables, de l'autre, des ides universelles auxquelles
on doit croire mme si elles sont incertaines. Les pieux
mensonges sont parfois ncessaires pour un philosophe
qui se veut bon pre et bon citoyen du monde.
Finalement, s'il ne faut toucher ,. aux lois que d'une
main tremblante ,. pour prserver la paix civile, l'opti
misme de Montesquieu l'emporte sur l'inquitude. Quand
Rhdi craint que l'humanit ne parvienne s'auto
dtruire, Usbek lui rpond : Si une fatale invention
venait se dcouvrir, elle serait bientt prohibe par le
droit des gens et le consentement unanime des nations
ensevelirait cette dcouverte ,. (Lettre 106). Est-il faon
plus idaliste de croire au dsarmement ?

67
Les Persanes
ou la sduction du style

Montesquieu a tremp la plume dans bien des encriers


pour prter ses Persanes la varit qui les caractrise.
Avec le genre pistolaire, il sait d'une part qu'une lettre
oblige couper court et d'autre part qu'un recueil de
lettres demande un renouvellement constant de la forme
et du ton. Il joue donc avec les registres du style mais sans
tomber dans la gratuit, car, mme quand !'crivain joue,
le moraliste veille.

LA PALETTE DE L'ICR IVA I N

L e raccourci expressif
Montesquieu sait l'art de la formule incisive qui a bien
servi la satire. Nous vient l'esprit le festival de maximes
de la Lettre 5 5 o il est question des rapports entre poux.
Quel pessimisme tincelant, par exemple, dans : Les
Franais ne parlent presque jamais de leurs femmes : c'est
qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les connais
sent mieux qu'eux ,. ! L'crivain rejoint ici deux matres du
genre, La Bruyre et La Rochefoucauld. Mais qu'est-ce
que la maxime ? Un nonc lapidaire brillant et une faon
de penser. Sommet d'un raisonnement isol de sa base, la
formule, en une ou deux phrases, projette le lecteur la
cime d'o il dcouvre toute l'tendue d'une vrit " incon
testable . Aussitt ou lgrement en retard, il peroit
l'vidence et se sent concern.

68
Ouvrez le recueil au hasard et vous verrez que de nom
breuses lettres servent d'crins aux maximes, mergences
de " l'iceberg ,. moral, qui reposent sur des figures comme
le paradoxe ou l'antithse, la distinction ou la comparai
son inattendue. Un autre exemple suffira car on ne sait o
donner de la tte. Dnonant l'immodestie des hommiges
officiels, Usbek s'crie : Je voudrais bannir les pompes
funbres. Il faut pleurer les hommes leur naissance, et
non pas leur mort ,. (Lettre 40). Affirmation paradoxale,
non ? En apparence du moins.
Le trait conclusif de la lettre cherche aussi le raccourci.
Patiemment labor, il est souvent tourn comme une
" rosserie meurtrire. Ainsi, pour achever le dcision
naire qui sait tout, parle de tout, rgle tout, Rica soupire :
" Mon parti fut bientt pris : je me tus, je le laissai parler, et
il dcide encore (Lettre 72).
Tout est pens dans les Persanes pour imprimer la
phrase dans l'esprit du lecteur, d'o une recherche mtho
dique de l'effet. L'crivain cultive les rapprochements
impertinents comme lorsqu'il assimile les dervis des

" filles de joie et l.es " dvots ,, des " libertins qui les
entretiendraient. Il pratique le retournement surprise
quand il crit : Les rois sont comme les dieux ... et ajoute
aussitt : " et pendant qu'ils vivent on doit les croire

immortels ,. (Lettre 107). Plus d'une fois il manie l'ironie,


comme dans cette lettre d'une Moscovite qui se demande
si son mari l'aime puisqu'il ne la bat pas (Lettre 51). Mon
tesquieu use avec bonheur de la rhtorique sans jamais se
laisser dominer par elle.

Un art visuel
L' crivain excelle dans les instantans sociaux et les
portraits-charge prenant pour sujets des comportements
tonnants et des personnages parfois drangs >>, souvent
drangeants. Citons, entre autres, la Lettre 48 o Usbek se
fait l'entomologiste des parasites de salon ; ou encore les
caricatures du fol alchimiste poursuivant ses chimres
(Lettre 45), du noble infatu, " un petit homme si fier ,. et
pourtant un grand sot ,. (Lettre 74), du gomtre obsd
par sa science (Lettre 128) . . . En gnral, les cibles sont

69 /
r
connues de tous, ar consquent un simple coup de
crayon " expressi reprsente le type ou l'attitude,
condens la mentalit. Le modle sort de la foule, s'agite
tel un pantin, articule quelques mots et disparat ex
cut '" A l'instar des dessinateurs humoristiques, Montes
quieu aime l'esthtique du choc, il a le souci de l'effet
immdiat.
Souvent l'crivain s'amuse des descriptions burlesques
et l'criture devient cinmatographique ,., Ainsi, pour
voquer les caprices de la mode, il crit : Quelquefois les
coiffures montent insensiblement, et une . rvolution les
fait descendre tout coup. ( ... ) On voit quelquefois, sur un
visage, une quantit prodigieuse de mouches ; et elles dis
paraissent toutes le lendemain ,. (Lettre 99). L'hyperbole et
l'ellipse produisent un effet d'exagration et d'instan
tanit.
Cet art du mouvement est l'uvre dans la description
que fait Rica de la bousculade parisienne, au dbut de la
Lettre 24. Et l'on est ravi d'y trouver un gag digne d'un
Charlot ,. de l'poque du muet : ... un homme, qui vient
aprs moi et qui me passe, me fait faire demi-tour ; et un
autre, qui me croise de l'autre ct, me remet soudain o le
premier m'avait pris. Le dlire prend cette mcanique
visuelle avec l'vocation du remue-mnage au Thtre
Franais : ... ils passent par des endroits qu'eux seuls
connaissent, montent avec une adresse surprenante d'tage
en tage ; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges ; ils
plongent, pour ainsi dire ; on les perd, ils reparaissent ... ,.
(Lettre 28). Maintes fois le charme du texte nat d'un
mouvement un peu fou.

L 'criture thtrale
Vaste comdie de murs et de caractres, les Persanes
empruntent couramment au thtre. L encore, les exem
ples sont si nombreux qu'on est en peine de choisir. Rete
nons la Lettre 54 o Rica surprend derrire la cloison de sa
chambre la conversation des beaux esprits. Voici un
monologue plein de verve, dit par une voix sans image. Un
homme rpte les bons mots et les sayntes qui lui assure
ront, lui et son interlocuteur invisible et silencieux, un
triomphe de salon. Discours tourdissant, le dluge verbal

70
va crescendo jusqu'au mot " applaudissements ,., signal
pour le lecteur d'applaudir son tour. Autre chantillon
comique : la Lettre 5 2 o le persiflage, le dialogue rptitif,
le jeu avec la pyramide des ges fminins permettent de
brosser le tableau ridicule et touchant des coquettes qui
ont peur de vieillir.
Dramaturge, Montesquieu l'est aussi dans des monolo
gues tragiques. Voici la confession dsespre et venge
resse d'Usbek : Rebut indigne de la nature humaine,
esclaves vils dont le cur a t ferm pour jamais tous les
sentiments de l'amour, vous ne gmiriez plus sur votre
condition, si vous connaissiez le malheur de la mienne ,.
(Lettre 1 55). Voil le testament de Roxane dont l'criture
est peu peu marque par le sceau de la mort : Mais, c'en
est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne ; la
plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu' ma
haine : je me meurs ,. (Lettre 161). La structure et le rythme
de la phrase suggrent la vie qui se retire de l'hrone alors
que le rideau tombe.

Le style licencieux
Les sujets lgers sont la mode au XVIIIe sicle et Mon
tesquieu cultivera toujours ce pch mignon ,. ct de
ses uvres srieuses. C'est dans le roman de srail, bien
sr, qu'on trouve les meilleurs passages licencieux. Ainsi,
dans la Lettre 3, Zachi voque ses bats rotiques avec
Usbek : Nous te vmes longtemps errer d'enchantements
en enchantements . . . tu portas tes curieux regards dans les
lieux les plus secrets : tu nous fis passer, en un instant, dans
mille situations diffrentes... ,. De manire gnrale, l'cri
ture est allusive, les scnes sont peine suggres. Dans des
lieux qui devraient chauffer l'imagination, le romancier
froid ,. ne dveloppe qu'un'e sensualit modre, un
voyeurisme distingu. Certes, on peut apporter ses fan
tasmes pour combler les lacunes de l'vocation, mais on
comprend que l'rotisme, visant rarement la description
d'atmosphre, cherche surtout la reprsentation intel
lectuelle.

71
L'imitation littraire

Tout au long des lettres, le faussaire s'en donne cur


joie, usant de tous les supports pour faire passer le mes
sage " Ce sont d'abord les carnets de voyage des vingt
quatre premires lettres, puis c'est la parodie 1 du style
ornement des Orientaux, quand Usbek crit aux der
vis (Lettre 16). L'crivain pastiche 2 aussi les Mille et une
Nuits avec ses trois contes. L'insertion dans les missives
d'imitations cocasses est monnaie courante. Voici " Le
discours d'un gnral de Paris ,. (Lettre 1 1 1), voil les " Let
tres ,. d'un nouvelliste (Lettre 130), ou bien le Fragment
d'un ancien mythologiste ,. (Lettre 142) ou encore la " Let
tre d'un mdecin de Province (Lettre 143). Souple et
mobile, l'criture de Montesquieu se coule dans tous les
moules.

L'ART D E LA LETT R E

Parlons net. Il n'y a pas de " vraie " lettre dans les Persanes.
Chaque mi \sive est un petit thtre qui met en scne le
propos.
Des rgles communes se dgagent. Pour bien crire,
selon Montesquieu, il faut d'emble intriguer le destina
taire, d'o le soin mis dans les phrases liminaires. Elles
annoncent nerveusement le thme ou se retiennent comme
des proverbes. On vient d'veiller l'intrt, il ne faut pas
trop faire languir le lecteur. On le tient donc en haleine par
une argumentation clairante, un dveloppement brillant,
avant d'emporter son adhsion par un final tincelant.
L'auteur affirme : " Pour bien crire, il faut sauter les ides
intermdiaires ; assez pour ne pas tre ennuyeux, pas trop
de peur de ne pas tre entendu. C'est le principe mme du
recueil : faire confiance l'intelligence du destinataire qui
supple au non-dit ,. du discours. Le clin d'il suffit.
Celui qui crit est apparemment press tandis que celui qui
lit a le temps de mditer et de savourer.

1. La parodie est l'imitation railleuse d'un style.


2. Le pastiche est un crit la manire de "' sans intention de railler.

72
A cet gard, la Lettre JO est un modle. Elle dbute par
un jugement l'emporte-pice : Les habitants de Paris
sont d'une curiosit qui va jusqu' l'extravagance. ,. Le ton
est donn : on va rire d'un travers connu des Parisiens. Suit
une brve description anecdotique suggrant une agita
tion fbrile : Rica est objet de toutes les curiosits, mais on
adopte le point de vue de l'objet qui observe ses obser
vateurs. Dcalage critique. Le retournement se produit
quand le jeune Persan passe de l'autodrision l'ironie :
Des gens qui n'taient presque jamais sortis de leur
chambre ( ... ) disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air
bien Persan. " Cette saillie vaut un raisonnement sur la
stupidit des jugements htifs et signale l'approfondisse
ment du contenu. De plus, cette phrase fait cho la
premire de la lettre : ide reue contre ide reue, il pour
il !
Dans la seconde partie, rcit d'une autre exprience
clairante, l'humour est toujours frivole en apparence. Las
de la clbrit, le Persan quitte ses ornements trangers ,.
et se vt l'europenne . L'on fait alors avec lui une
double dcouverte inquitante. Petite cause, grand effet
d'abord : J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui
m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime
publique ; car j'entrai tout coup dans un nant affreux.
De faon hyperbolique et faussement nave, Rica rappelle
que l'habit fait encore le moine, que les strotypes ont la
vie dure. Seconde dcouverte maintenant. Si, par hasard,
l'tranger se fait connatre sous l'apparence de l'homme
normal " on lui rpond : Ah ! ah ! monsieur est Persan ?
C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on
tre Persan ? Cette chute ironique fait le procs de l'indif
frence obtuse, fondement de tous les racismes. On se
souvient, du coup, que cette pointe a t habilement pr
pare, dans la premire partie.par le jugement stupide : Il
a l'air bien Persan. Bon procd satirique : les deux inep
ties se dtruisent l'une par l'autre. Le pige se referme sur
l'humaine btise sans que )'crivain se soit un instant
dparti du ton badin.
Il faut " se mfier ,. de Montesquieu ; chez lui, l'art de la
lettre consiste souvent ouvrir des trappes.

73
LA M I S E E N S C N E D E S LETTR E S ,.

L 'esthtique du contraste
Montesquieu dsire charmer d'abord pour mieux sensibi
liser et convaincre. Il s'efforce de ne pas dcevoir les plai
sirs de l'imprvu en jouant adroitement du srieux et de la
dsinvolture, de la perspicacit et de la navet, en alter
nant motifs de l'Orient et de l'Occident, personnages -et
sujets, problmes et dcors, roman et discours. Les lettres
avancent par bonds et petits chocs et nous conduisent
Une tonnante gymnastique de pense. Ainsi, en quatre
missives, l'auteur nous parle des charmes de l'amiti et
conte l'histoire d' Aphridon et d' Astart ; il dnonce la
lgret et l'ignorance des magistrats ; il raisonne sur la
nature de Dieu et sur le libre arbitre de l'homme ; et, aprs
ce sommet philosophique, il nous confie les potins de Zlis
sur le mariage malheureux de Suphis (Lettres 67 70).
Surprenant discours ! Et ce n'est qu'un exemple.
Mais on n'avance pas au petit bonheur dans le recueil,
une mise en scne du style nous mne o l'auteur le dsire.

Le double langage d'Usbek


Pour parler de ce qu'il voit pour la premire fois ,. et de
l'extrieur ,., le Persan va sans mnagement l'essentiel.
Par contre, ds qu'il revient sa culture, il use ncessaire
ment d'une langue orientale ,. tout en dtours. Pour
soustraire l'esclave Pharan au couteau des eunuques, il
crit : " Recevez la joie dans votre cur, et reconnaissez
ces sacrs caractres 1 ; faites-les baiser au grand eunu<Jue,
et l'intendant de mes jardins ,. (Lettre 43). Le meme
homme crit Rhdi : Il y a, en France, trois sortes
d'tats : l'glise, l'pe et la robe. Chacun a un mpris
souverain pour les deux autres ,. (Lettre 44). D'un ct, une
langue figure, ornementale, pone une pense conserva
trice ; de l'autre, une langue nerveuse, e fficace, porte une
pense neuve.

t. C'est--dire son criture et sa signatu . Peut-on tre plus emphatique ?

74
L 'abolition des noms
Autre mise en scne, les Persans dcouvrent des ralits
" trangres ,. qu'ils ne peuvent nommer. Ils les dsignent
en recourant des dfinitions, des devinettes, des pri
phrases ou des quivalents dans leur langue. On ne dit
pas Louis XIV mais' " le monarque ,. ou ce prince . Le
pape, au pouvoir plus politique que spirituel, est le chef
des Chrtiens ,. (Lettre 29) . Homre n'est qu' un vieux
pote grec ,. et la querelle entre anciens et modernes 1 n'a
plus d'importance (Lettre 36) . Les prtres occidentaux
sont des dervis ,. comparables aux religieux islamiques.
Law n'est qu'un tranger ,. travesti en fils d' ole ,. dans
une fable (Lettre 142). En premier lieu, cette ignorance
linguistique est un bouclier contre la censure, comme si
l'interdit pesait plus lourd sur le nom que sur l'objet
dsign. En second lieu, elle aiguise la satire car l'abolition
des noms oblige redfinir platement ou navement les
tres et les choses. On leur fait perdre consistance et
prestige, on les dsacralise.

U N DAN DYS M E DU STYLE

Voil un titre anachronique, emprunt au XIX sicle et


Baudelaire, mais il s'applique bien Montesquieu. Le
dandy, pris avant tout de distinction , fait rsider la
perfection de la toilette " dans la simplicit absolue, qui est
en effet la meilleure manire de se distinguer ,. 2 La dfini
tion peut tre tendue du domaine social de la mode celui
du style d'un crivain.
L'lgance est assurment la marque du style de Mon
tesquieu : une distinction parfaitement discrte, un je ne
sais quoi qui fait qu'on le remarque. Le naturel tudi, la

L La q wrt:llt ts Ancitns tt ts Motftrnts est un conflit intellectuel qui marque la


fm du XVII et le dbut du XVIII sicle. Elle oppose les partisans J"une imitation
consciente et mthodique des auteurs g recs et romains, considrs omme ingala
bles, et les p artisans d'une littrature, d"une langue, d'un style neufs, enracins dans
la culture du monde contemporain. C'est le heurt entre le respect d'une tradition
antique et le dsir de renouvellement fond sur l'ide de progrrs.
2. Curiositb tsthhiquts : Le peintre de la vie moderne .

75
libert de ton surveille, la richesse lexicale savamment
prodigue, l'audace retenue caractrisent l'criture. Mon
tequieu veut briller sans effort apparent pour tre lu sans
peme.
Serait-il bon chic bon genre ,. ? Non, car plaire n'est pas
une fin en soi et les Lettres, on l'a vu, ont d'autres ambi
tions. On peut avoir du feu dans ses ides et dans la
manire de les soutenir, sans perdre le souci de l'lgance,
qui n'est rien d'autre que la dcouverte d'une bonne
distance entre le contenu philosophique et la forme
littraire.
L'crivain veut aller vite et loin sans chercher d'inutiles
effets spectaculaires, trouver le mot juste qui donne une
toilette toute pense, mme la plus sombre. Toujours en
mouvement, le style de Montesquieu nous offre le plaisir
de la rupture et du recommencement, nous fait courir
au-devant de l'inattendu. Quant l'lgance, elle est la
politesse des Persanes, le secret de leur sduction.

76
Slection
, bibliographique

I DITIO N S

- Lettres persanes, in uvres compltes. Texte prsent e t annot par R.


Caillois. Bibliothque de la Pliade , 1949.
- Lettres persanes. Texte prsent et annot par J. Starobinski. Collec
tion Folio, Gallimard, 1973.

ITU D E S

- MonUsquieu p a r lui-mme, d e J . Starobinski. crivains d e toujours ,


le Seuil, Paris, 1953.
- Montesquieu, article de J.-M. Goulemot in Histoire littraire de la
France. ditions Sociales. Vol. 5 (1715-1794), p. 379-393.
- Prface aux Lettres persanes -, de P. Valry, in Varit Il, Ed. Galli
mard, Paris, 1 930.
- Montesquieu et la fminit, de Jeannette Geffriaud-Rosso. Nizet, Paris,
1 977.
- Les Lettres persanes ou le corps absent , in Sur le corps romanesque, de
R. Kempf. Collection Pierres vives , le Seuil, Paris, 1968 (p. 9-22).
- Monusquieu, la politique et l'histoire, de L. Althusser. P.U.F., Paris,
1959.
- Discours, histoire et rvolutions, de J.-M. Goulemot. 10/18, 1975.
- L 'ide du bonheur au XVIIl' sicle, de R. Mauzi. Armand Colin, Paris,
1%9.

77
Index thmatique
(Rfrences aux pages de ce " Profil ,.)

Age d'or (utopie), 5, 35, 38, 60, 67. Monarchie, 8-9, 13, 1 6- 1 7, 22, 23,-
Angleterre, 23, 63-64. 29, 35, 53-54, 57, 58, 61, 62, 63.
Bonheur, 7, 9, 36, 37. Nature, 5, 8, 9, 1 1 , 1 8, 22, 23, 29,
Censure, 6, 8-9, 1 2, 28, 58-59, 75. 35, 37, 39, 42, 43, 45, 50, 57, 60, 6 1 ,
Dmocratie (Rpublique), 35, 42, 65, 66, 67.
62-64. Occident/Orient, 1 1 , 1 3, 19, 20-
Despotisme, 5-6, 23-24, 33-34, 37- 2 1 , 22-24, 25-26, 27-28, 3 1 -32, 34,
38, 40, 42, 44-47, 50-52, 62-63, 35, 36, 38, 40, 4 1 , 42-43, 5 1 -52, 53-
64-66. 54, 54-55, 58-59, 62-63, 65, 71, 72,
Dieu, 8, 9, 60-61, 6(>-67, 69. Orient/Occi dent, 1 1 , 13, 19, 20-
Do g mes, 43-44, 53, 54-55, 64-66. 2 1 , 22-24, 25-26, 27-28, 3 1 -32, 34,

:;;
Esclavage, 24, 44, 49, 58, 7 1 . 3 5 , 3 6 , 3 8 , 40, 4 1 , 42-43, 51-52, 53-
ger, 6, 1 1 - 1 2, 13, 19, 73, 55, 58-59, 62-63, 65, 71, 72, 73-75.
Progrs (ide de ), 7-9, 1 1 , 14, 16,
E unuques, 13 , 20, 21 , 23 , 25 , 28 ,
18, 19, 22, 23, 24, 29, 39, 41 -43, 58,
33-34, 36, 37, 40, 44-47, 48, 49, 50.
63 67 74
Exotisme, 13, 28, 3 1 -32, 44, 71 .
Raison, 8, 9, 19, 39, 44, 65, 66-67.
I erance),
'

F anausme (into 6, 9, 43-
Re1 1g1on, 5, 9, 1 1 , 16, 1 7, 2 1 , 23-24,
"

44 ' 54-55 ' 65-66.


4 1 , 43-44, 53, 54-55, 58, 65, 66, 75.
Femmes, 20, 21, 25-26, 28, 33-34, Science, 8, 9, 18, 29, 43-44, 56,
37, 38, 40, 44, 45, 46, 47-51 , 56, 62, 66-67.
65, 68, 70, 71. Socit (civilisation), 8, 1 1 , 12-14,
Harem (srail), 6, 1 3, 20, 22, 23, 1 5- 1 8, 22, 23-24, 28, 29, 35, 36, 38,
25-26, 28, 32-34, 3. 37-38, 40, 44- 40-41 , 47-48, 49-50, 51-52, 55-57,
52, 60, 71. 60, 6 1 , 68, 69-70, 72-73, 74, 75.
Libert, 5, 6, 7, 8, 9, 13, 29, 35, 36, Sys tme de Law , 1 7- 1 8, 24, 52, 57,
60, 61, 72, 75.
37-38, 41, 42, 5 1 , 60, 62, 63, 64, 66. '
Vertu, 25, 35, 36, 37, 40, 50, 5 1 , 55,
Lois, 5, 8, 16, 22, 29, 35, 50, 5 1 , 57, 65.
66, 67. Voyage, 1 1 , 13, 19, 20-21 , 28, 30
Lumi res, 7-9, 1 1 , 12, 14, 1 8, 19, (carte) , 3 1-32, 39, 4 1 , 42, 43, 52, 65,
29, 39-40, 4 1-43, 58, 59, 64, 66. 72.

78
Achev d'imprimer en juillet 1989
N d'dition 1 1333 / N d'impraaion 089n7288 L
Dpt Up1 juillet 1989 / Imprim en France

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