Véquaud, Alain - Les Lettres Persanes de Montesquieu
Véquaud, Alain - Les Lettres Persanes de Montesquieu
Véquaud, Alain - Les Lettres Persanes de Montesquieu
LES LETTRES
PERSANES
MONTESQUIEU
Analyse critique
HATIER
Sommaire
L'inquitude et le doute . ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
Ni l'immobilit ni le chaos ............................... 61
Trois solutions pour Montesquieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
La rvolte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 62
La thorie . . .. ....... ... ... ........ ........ ... . ...... 62
Le modle anglais . .................................... 63
La libert . . . . . . . . . . . . . . . . . ; .......... ................. . 64
Mfionscnous des dogmes . . . . . . .......... ... .. .... .. ... .. 64
Raison et idal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
3
10. Les Persanes ou la sduction du style . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
La palette de !'crivain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Le raccourci expressif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Un art visuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
L'criture thHtrale . ... . .. . . . . ... . . . .. . ........... . . . 70
Le style licencieux . . .. ... .... . . . . ......... .......... . 71
L'imitation littraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
L'art de la lettre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
La mise en scne des Lettres . . ... . . .......... .......... .. 74
L'esthtique du contraste . ... .. . . ............ . .. .. .. . . 74
Le double langage d'Usbek . . .. . ... ............ .. .. . .. . 74
L'abolition des noms . ..... ............. . ..... ... ..... 75
Un dandysme du style . . . ... ... . .. .. ... .. ... .. ....... 75
Index thmatique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
4
Prambule
1. llrt 161.
2. llrt 76.
3. llrtJ Il 14.
5
Vauteur des Lettres nous apprend encore qu'on doit,
contre toute censure, aborder avec audace les " grands
sujets ,._ Qui ignore aujourd'hui les ravages que fait la
censure dans le monde ? Il faut donc lire et soutenir ceux
qui, comme Montesquieu il y a plus de deux sicles, bra
vent les interdits, car l'irrespect dcape les plus dange
reux systmes de pense.
A coup sr, le lecteur moderne gotera l'insolence du
livre, l'insolence du moraliste qui ne croit gure qu'on
puisse refaire le monde mais qui pense qu'on peut toujours
essayer. Il est permis d'esprer qu'un jour les princes, les
grands mouftis,. n'exploiteront plus notre crdulit et
notre vanit pour monter sur nos paules ; que la plante
cessera d'enfanter des tyrans, des ayatollahs, des guides en
tous genres ; qu'on ne lancera plus aux trangers : " Com
ment peut-on tre Persan ? 1, Arabe, Juif, noir, jaune ou
rouge ? En attendant, l'humour et l'ironie librent de l'in
quitude. C'est la rponse de Montesquieu et ce pourrait
tre la ntre, car il y a dans les Persanes des pans entiers de
notre prsent. . '
t. Ltttrt JO.
2. A cc propos, l'dition sur la quelle on a travaill pour cc Profil est celle de Jean
Starobinski (Collection Folio, Gallimard, n 475).
3. Mtmoirt sur la libtrtt dt la pmst.
6
Quelques lumires sur la
philosophie des Lumires 1
7
LES TEMPS CHANGENT ET L'ES P R IT
CR ITIQU E SE DIVE LOPPE
8
Voltaire, on s'interroge. Peut-on affirmer que la monar
chie absolue est conforme la mentalit franaise ? Cela
se discute.
Du doute l'ironie il n'y a qu'un pas que Voltaire
franchit allgrement. On polmique. Le catholicisme
dominant dtient-il la vrit quand on voit sur terre tant
de cultes et de rites ? Soumettons-nous d'abord l'preuve
des autres, dit !'crivain satirique. Que des gens d'autres
civilisations viennent nous observer et ils nous tiendront
pour d'tranges sauvages . Montesquieu dans les Lettres
persanes (1721 ), Voltaire dans Candide (1759) et L 'ingnu
(1767) recourent l'ironie qui dmasque les prjugs.
L'HO M M E D O IT SE P R E N D R E EN CHARGE
9
Les Lettres persanes:
un best-seller
U N E BOMBE ANONYME
10
voyageur tranger. En 1735, sortirent les Lettres chinoises
du marquis d' Argens ; en 1748, les Lettres d'une Pru
vienne de Mme de Graffigny. En 1769, Voltaire lui-mme
publia les Lettres d'A mabed. Bref, les lettres de Turcs,
d'iroquois et autres Siamois firent fureur : une nue de
touristes venait scruter la France au fond des yeux.
t. Essais, l, XXXI.
11
Ainsi, les Lettres doivent-elles leur russite la galerie de
portraits et de tableaux satiriques peints par Rica et Usbek
venus de Perse. Leur regard amus sait remettre les
tranges Franais leur place.
12
Autre atout, le contexte favorable. Le recueil rencontra
des dsirs enracins : depuis cinquante ans les regards
taient tourns en France vers l'Orient, un Orient de
pacotille souvent. On s'arrachait les A musements srieux et
comiques d 'un Siamois Paris, de Dufresny (1707) , mais
aussi des ouvrages srieux comme les relations de voyage
des explorateurs Chardin (1711) et Tavernier 1 (1676-
1719). L'imaginaire tait peupl de riches caravanes, d'oa
sis vertes, de coupoles d'or et de minarets lancs, de palais
omptueux, de jardins luxuriants et de fontaines fraches.
La mode vestimentaire, le mobilier, la dcoration enregis
trrent cette vogue et servirent de cadre la rverie.
Mieux, on ne se contentait plus de rire la mascarade du
Mamamouchi du Bourgeois gentilhomme, on dcouvrait
la vraie culture orientale. La socit mondaine en appr
ciait les contes, les traductions des Mille et une nuits par
Galland (1704-1717) en sont l'illustration. On inventait
mme des rcits de ce genre pour y glisser quelque mora
lit. En 1747, Voltaire suivit la mode en crivant Zadig,
chef-d'uvre de conte philosophique oriental . Ainsi,
en faisant venir des Persans Paris en 1721, Montesquieu
flattait l'orientalisme qui faisait si bien fantasmer ses
contemporains.
Dernire condition favorable, les Lettres parurent dans
une priode de dtente morale: la socit de la Rgence se
" librait ,., aprs l'atmosphre morose et pudibonde qu'on
avait connue la fin du rgne de Louis XIV. Les Grands
donnaient l'exemple, bien des soupers fins dgnraient en
parties fines, on s'encanaillait,, dans l'entourage de Phi
li ppe d'Orlans. Avec son rcit rotique de harem, ses
affreux et pitoyables eunuques " pour jamais spars
d'eux-mmes ,., Montesquieu vise juste. Il offre au lecteur
d'entrer dans la pnombre parfume d'appartements inter
dits, d'y croiser de charmantes visions, il le fait asseoir sur
des sofas profonds et lui prte les yeux d'Usbek, le matre
du srail. Spectacle aguichant.
1. Les Voyaes de Tavernier, dition de 1713 et les Voyages en Perse de 1720, font
p artie de la bibliothque de Montesquieu. L'auteur des Persanes doit ces ouvra ges
l'itinraire suivi par Usbek et Rica, le nom des mois qui ont permis de dater les
lettres et des dtails vrais pour la couleur locale du roman oriental.
13
Mais plus qu'un roman de circonstance situ dans un
dcor baroque, les Persanes sont, dans leur plnitude, une
uvre por penser. Le lecteur de la Rgence n'attend que
cela. Cette priode dite de dcadence, prlude l'effon
drement de l'Ancien Rgime, jette sur son temps un
regard cynique et dsabus, conteste les valeurs tradition
nelles, mais montre une grande intelligence, de la lucidit
et de la profondeur. Montesquieu a peru le parti qu'il
pouvait tirer de ce nouvel esprit, dosage subtil de tolrance
et de scepticisme, de clairvoyance et d'enthousiasme, un
peu de l'esprit des " Lumires . L'auteur des Persanes a des
vrits dire ses contemporains, le roman oriental le sert
pour rencontrer un public son image : fru d'intellectua
l isme, le lecteur de 1721 n'aime la lgret que parce qu'elle
est la parure du srieux.
14
Le Persan de Bordeaux
0
1. Lettre 30.
15
C O M M ENT DEVIE NT-O N M O N TESQ U I E U 7
16
la situation intrieure. De 1702 1712, la France, en guerre
avec l'Europe, connat des dfaites ou des victoires sans
lendemain ; le Nord est envahi; le pire est vit de justesse.
Dans le pays, les querelles religieuses ont repris, on sup
porte mal l'administration royale, on se rvolte contre une
fiscalit trop lourde. La contestation s'amplifie, tant dans
le peuple, qui traverse en 1709 un hiver terrible et une
famine meurtrire, que chez les privilgis qui ont le ven
tre assez plein pour pouvoir penser.
Le 1" septembre 171S, la nouvelle se rpand : Louis XIV
vient de mourir, aprs 54 ans de rgne personnel. Louis XV
n'a que cinq ans, c'est donc le prince Philippe d'Orlans
qui assure l'intrim . Avec lui la haute noblesse carte
par le prcdent souverain revient au pouvoir et l'influence
des assembles parlementaires renat pour un temps.
Il faut co9te que cote faire rentrer de l'argent dans les
caisses de l'Etat. Aussi, ds 1716, le Rgent laisse se dve
lopper l'exprience financire de !' cossais Law, avant de
l'encourager publiquement. Pour que les plus fortuns
investissent, Law cre la Banque gnrale , puis la Ban
que royale " Il lance une opration d'avant-garde, une
poque o les transactions se faisaient en espces : le
papier-monnaie, qui, tout moment, peut tre chang
contre de l'or auprs de la Banque. Pour favoriser l'expan
sion coloniale, il fonde la Compagnie, par actions, des
Indes Occidentales . Une vaste exprience d'conomie
dirige se dveloppe, car l' tat accorde la Compagnie le
privilge de percevoir les impts indirects, de fabriquer la
monnaie. Law devient contrleur gnral des finances.
Une rsistance conservatrice orchestre une spculation la
baisse, mais, grce de nombreuses campagnes publici
taires, la Compagnie des Indes n'en souffre gure. Law
projette mme la cration d'un impt unique sur le revenu,
payable par tous. C'est la spculation la hausse qui va
provoquer le retournement de l'opinion. Les cours des
actions montent en flche et l'inquitude crot quand les
intrts verss aux actionnaires paraissent drisoires. Le
reflux des cours s'amorce. L'affolement s'ensuit quand le
duc de Bourbon et le prince de Conti, gros dtenteurs de
billets, commencent raliser leurs avoirs en espces. On
ne peut plus faire face aux demandes de remboursement en
17
or : c'est l'meute suivie par la banqueroute de 1720. Law
dmissionne et s'enfuit.
L'affaire a eu pour consquence des enrichissements
fabuleux pour les gros acheteurs d'actions qui ont revendu
temps. Mais elle est aussi l'origine de ruines spectacu
laires. Ceux qui ont trop attendu n'ont pu se faire rem
bourser avant la faillite, ils ont tout perdu. Ces change
ments de fortune ont boulevers bien des consciences,
dont celle de Montesquieu. Un an plus tard, les Lettres se
font l'cho des mfaits du " Systme ,. et l'aventurier
cossais ,. y figure parmi les cibles privilgies.
18
En somme, 30 ans, Montesquieu est un de ces hommes
nouveaux pour qui la rflexion ne peut se fonder que sur
une culture et un savoir vastes et bien digrs. Pour lui,
toute opinion s'appuie sur l'esprit scientifique ,. qui
doute d'abord, examine ensuite et critique enfin. L'inven
taire de sa bibliothque prouve qu'il lit beaucoup. Habi
tant Bordeaux, il nourrit aussi son exprience par les
tmoignages des voyageurs venus de l'autre partie du
monde '" Le savoir livresque ne lui suffit pas. Dans cet
environnement culturel et pourvu du sens du concret - il
vend lui-mme son vin -, Montesquieu conoit ds 1717 le
projet du " petit ,. ouvrage qui aura du retentissement.
Comme le baron de la Brde est trop poli pour ennuyer ses
contemporains avec un trait aride, il cherche une forme
littraire amusante. Elle est trouve en 1721 et le succs
des Persanes propulse le provincial de 32 ans sur le devant
de la scne 1
t. Il faudra attendre 1748 et L 'Esprit des Lois pour que l'insolent auteur des Lettres
devienne un penseur rkr.
19
Rsum chronologique
des Lettres
20
Les deux voyageurs vont-ils vraiment, comme le dit la
premire lettre, chercher laborieusement la sagesse ?
Nous apprenons bientt que le mobile du dpart est
autre : Usbek fuit une cour cqrrompue o sa personne est
en danger (Lettre 8). Le voyage d'tude est un prtexte et
l'ducation du jeune Rica un alibi. De Erzeron, Usbek
envoie son ami Mirza, Ispahan, quatre lettres sur
l'histoire lgendaire des Troglodytes 1 , o il prcise ses
idaux moraux et politiques (Lettres 1 1 14) . Il s'interroge
aussi sur les fondements de la foi islamique en corre_spon
dant avec Mhmet-Ali, un thologien (Lettres 16 18).
Aprs Erzeron et huit jours passs Tocat en Cappadoce,
les voyageurs arrivent Smyrne sur la mer ge. Il leur en a
cot trente-cinq jours de caravane au cours desquels Usbek
ne se sent pas tranquille. Son trsor,., les pouses du
harem, est pourtant bien gard par des eunuques scrupuleux,
mais il est tendu et anxieux, lui qui se prtend froid et
dtach. Aussi abreuve-t-il ses femmes et leurs gardiens de
sermons (Lettres 20, 21). De fait, pour les pouses, ce
matre, que la loi commande de chrir et de craindre, se
dsincarne en s'loignant vers l'Occident. Tenues au
secret, billonnes par leurs voiles, sanctionnes pour la.
moindre faute, Zachi, Zphis et Fatm laissent entendre
qu'elles n'en peuvent dj plus.
Rica et Usbek sont accueillis Smyrne par Ibben, un
Persan rsidant en Turquie. S'ouvre alors une priode de
repos et de rflexion dans cette ville o l'Occident se mle
l'Orient. Quand ils repartent, c'est pour l'Italie o ils
dbarquent, aprs quarante jours de navigation, Livourne,
cit florissante de Toscane, premier vrai contact avec la
civilisation occidentale. Le 13 avril 1712, nos Persans et
leur suite s'embarquent pour Marseille o ils ne sjournent
gure. Enfin, une lettre de Rica Ibben nous apprend le 4
juin qu'ils sont Paris depuis un mois (Lettre 24). Un peu
plus d'un an de voyage et ils sont prts nous parler de la
France.
21
Lettres 24 91 : Chroniques parisiennes, la fin d'un
rgne (du 4 juin 1712 au 31 aot 1715)
La Lettre 24 de Rica inaugure, par sa vivacit et son
humour, une chronique qui va couvrir les trois dernires
annes du rgne de Louis XIV. Dans le mme temps, le
rseau de la correspondance s'largit, l'Orient et l'Occi
dent dialoguent et se comparent. Usbek crit ses amis
d'Ispahan, interroge les religieux persans, reoit des lettres
de son srail et lui renvoie des ordres. Mais son enqute sur
les murs franaises, ses occupations intellectuelles l'ab
sorbent au point qu'il ne peroit pas les signes de la dt
rioration de son autorit. Rica et lui, sollicits par Ibben
et son neveu Rhdi, venu s'installer Venise (Lettre 25),
sont tout entiers leur dcouverte.
Voici le temps des " curiosits parisiennes" Nos Per
sans jettent un regard tranger ,., avide, narquois, sur les
pouvoirs et l'organisation sociale, sur la vie mondaine et
intellectuelle. Rica papillonne dj dans les salons et s'in
tresse aux femmes. sbek, pour sa part, pose les principes
d'une morale compare de l'islm et de la chrtient (Let
tres 24 46).
Le temps des surprises passe, vient celui de la compr
hension : les touristes se transforment en " sociologues .
Ils dressent l'inventaire des types humains rencontrs,
jugent les comportements, pntrent les mentalits. Ils
analysent l'Occident sans renoncer rire des ridicules,
dnoncer les abus, avec virulence parfois (Lettres 47 68).
Quand le primtre franais ne suffit plus, nos oi?serva
teurs s'intressent l'Europe. Usbek reoit de Moscou des
informations envoyes par un ambassadeur de ses amis.
Ds lors, il largit sa vision du monde et se met en qute
d'une " loi naturelle ,., de grands principes fondateurs d'un
tat civilis et harmonieux. La rflexion devient trs poli
tique. Cette priode s'achve par un article d'humeur sur
la visite d'un ambassadeur de Perse la cour de Louis XIV.
Usbek s'y interroge, sur la dignit vraie ou fausse des
puissants de ce monde (Lettres 69 91).
22
Lettres 92 146 : La Rgence, espoir ou dception?
(du 4 septembre 1715 au 11 novembre 1720)
La vie franaise est une matire inpuisable, les chroniques
se poursuivent. Rica, en se frottant la socit mondaine,
a tout appris de l'art du persiflage et de l'impertinence.
Quant Usbek, choqu par les abus, hostile aux faux
semblants, il devient plus sombre et mditatif. Bien des
choses autour de lui drangent sa raison et sa gnrosit,
aussi se dtache-t-il du quotidien pour s'engager dans une
rverie sur le devenir du monde. Il ne tient gure compte
des avertissements de son premier eunuque : au srail d'Is
pahan, la discipline se relche de faon inquitante. Mal
l'aise parmi les frivolits parisiennes comme dans la cor
ruption persane, Usbek se retire dans une tour d'ivoire
pour philosopher.
23
trices dont l'esprit de querelle use l'nergie des peuples. Il
fait le pangyrique, au contraire, des nations o le com
merce fleurit, de l'institution du divorce, de la pousse
dmographique. Partant de l, Usbek condamne le clibat
des prtres ainsi que l'esclavagisme qui, pour exploiter
quelques mines d'or et d'argent, anantit la vie de milliers
d'hommes. Il examine ensuite comment les mentalits des
peuples favorisent ou dfavorisent la procration, com
ment la polygamie orientale et l'avortement la freinent,
comment, l'oppos, le divorce l'encourage. Il s'attaque
enfin au colonialisme qui, par volont de puissance et de
profit court terme, d porte les populations et gaspille les
ressources de la planete. Seuls les rgimes politiques
modrs qui favorisent l'esprit d'entreprise, la paix civile,
la rpartition quitable des richesses et, surtout, le sens de
la famille, sont aptes assurer l'essor dmographique. Au
contraire, les rgimes arbitraires, despotiques, touffent
dans l'uf l'esprit civique et l'ide de progrs (Lettres 112
123).
Mais Usbek n' st pas seul, Rica l'imite en quelque sorte
dans ce tour du monde en pense. Il visite plusieurs jours
de suite une bibliothque publique. Parmi les livres, le
jeune homme mesure ce qu'on a publi d'utile et d'inutile.
Thologie, littrature, science, histoire, tout y passe, les
deux Persans nous confient alors leur dgot face l'infla
tion des productions livresques et la nause que leur don
nent certains auteurs et certaines uvres.
Dans le mme temps leurs regards convergent vers l'ac
tualit franaise et europenne. Rica et Usbek deviennent
journalistes. Leur chronique occidentale s'achve sur la
catastrophe financire et morale du Systme de Law : enri
chissements fabuleux, ruines spectaculaires dus la spcu
lation et l'appt du gain 1 C'est donc sur un tableau
pessimiste qu'on quitte la France : les consciences sont
bouleverses et le pays dmoralis (Lettres 124 146).
24
Lettres 147 161 : Retour au srail, les heures sombres
(du 1" septembre 1117 au .8 mai 1 720)
Pendant qu'il observait, analysait, jugeait, philosophait,
pendant qu'il dissertait, Usbek avait presque oubli les
problmes du srail. Comme il tait loin du despotisme de
son gouvernement !
Or voil que son grand eunuque lui en apprend de belles.
Ses pouses n'en font qu' leur tte : Zlis se dvoile la
mosque, Zachi couche avec une esclave, un jeune garon
s'est introduit dans le palais. Trahison (Lettre 141) ! Usbek
ordonne une enqute et dlgue ses pouvoirs pour punir
si besoin est. Mais le grand eunuque meurt et son rempla
ant, l'eunuque blanc Narsit, ne se montre pas la hauteur
de sa tche, il ne voit rien, n'entend rien. Le matre menace
le ministre incomptent. C'est alors que Solim, le
confident du grand eunuque dfunt, sort de l'ombre. Il
vient confirmer les inquitudes de son seigneur : le srail
est en proie aux dsordres, les pouses font le mur et
donnent des rendez-vous secrets la campagne. Pour pr
server le gouvernement despotique, il n'y a qu'une solu
tion : la crainte et la terreur. Aussi exhorte-t-il Usbek la
vengeance (Lettres 148 151).
Usbek met donc sa vengeance entre les mains de Solim
et annonce ses femmes que la foudre va tomber. Le 4
octobre 171 9, il peint son dsarroi son ami Nessir. Rica
ne veut pas retourner en Perse ; Usbek est seul, incompris,
comme exil. Il se dit prt rentrer malgr le danger que
cela reprsente pour lui. Il y a en effet Ispahan des
ennemis politiques qui l'attendent et sont dsireux de
demander sa tte. La jalousie est la plus forte : l'homme
veut jouir de sa vengeance, laver l'adultre (Lettre 155).
Mais voici trois lettres de ses femmes. La premire est de
Roxane, sa prfre, que tous croyaient fidle. La missive est
confusment menaante. Puis Zachi et Zlis clament leur
rvolte contre la rpression qui frappe le harem. Usbek est
tenu pour responsable de la terreur (Lettres 156 1 58) . Et,
coup de tonnerre ! Solim apprend son matre que la
pure Roxane avait un amant. A qui se fier dsormais ?
Le srail devient un " tat policier ,., on ne se contente plus
de la garde vue, des brimades et des humiliations corpo
relles. Voici le temps du poignard, on va rpandre le sang.
25
Pour achever ,. Usbek, l'ultime lettre de Roxane, vio
lente, crie la haine contre la dictature de l'homme, reven
dique avec insolence la trahison. Le comble ! elle s'est
empoisonne, rompant ainsi ses derniers liens (Lettres 159
161). Tout est consomm. Comme l'observation occiden
tale s'achevait sur la dmoralisation, le roman oriental se
dnoue au bord du nant.
26
. La structure des Persanes
U N E UVRE M O R C ELl:E
27
souvent un aspect pamphltaire. Souple et fragmentaire,
elle noie les sujets pineux et joue cache-cache avec la
censure. Il faut assurment de l'audace, malgr le relche
ment de la surveillance officielle, pour aborder les ques
tions institutionnelles et religieuses. Derrire la curiosit
lgitime des Persans Montesquieu s'avance masqu.
2. Partis la dcouverte d'une autre culture, Usbek et
Rica tiennent un journal de voyage, deuxime poupe,
sortie de la prcdente. En neuf ans, du 19 Maharram
(mars) 1711 au 11 Rhamazan (novembre) 1720, les obser
vateurs font du tourisme intellectuel et sociologique en
Europe. Cette dure est ncessaire pour donner de la
mentalit occidentale chrtienne un aperu significatif,
sous forme d'une chronique, entre le journalisme et l'essai.
3. La troisime poupe, c'est le roman de srail " conu
pour donner du piquant au livre. Les missives circulent
entre Usbek, ses eunuques et ses pouses et engendrent
une histoire orientale, prise dans le journal et les chroni
ques p arisiennes : un polygame, tromp par ses femmes,
cde fi nalement la vengeance. Dans la chaleur du harem,
de lourds parfums, du sexe, des larmes et du sang. En
vrit, le roman est une tude politico-morale " une
rflexion symbolique sur le despotisme, la tyrannie du
mle et la condition fminine.
4. Pour ajouter la couleur locale, Montesquieu rap
porte, dans les lettres tissant la trame romanesque, trois
contes persans 1 Ces rcits typiques ,. forment la qua
trime poupe et noncent avec fantaisie quelques leons
philosophiques.
5. La cinquime poupe parfait ce jeu d'embotement.
Quelques Lettres cites dans d'autres lettres parlent de
l'Espagne, de la Sude, de la Tartarie. Correspondance
secondaire, elles compltent l'information sur l'tat du
monde.
Mais on n'en a pas fini avec cette structure gigogne ,.
car la matire des poupes nous rvle un autre abme : les
trois grands cycles des Persanes.
28
t . Les Lettres satiriques donnent au livre son ton inimi
table, gai et sautillant, un des aspects les plus apparents qui
ont fait le succs de l'ouvrage. Ce brillant exercice d'inso
lence a t confi en priorit au jeune Rica qui rit, qui griffe
mais qui s'adapte bien la frivolit parisienne. A lui de
dnicher l'absurde et le ridicule. Son regard, comparable
l'objectif d'une camra-vrit ,., ne nous fait grce d'au
cun travers, d'aucune aberration.
2. Les Lettres politiques esquissent un tableau des insti
tutions, de la mort c;le Louis XIV la jeunesse de
Louis XV, et rflchissent sur le devenir des tats de
l'Europe et du monde. Les Persans comparent les rgimes
occidentaux, y mesurent le rapport des forces entre le
pouvoir et le peuple, le degr de libert. Ils confrontent la
monarchie franaise et la monarchie anglaise, au profit de
la seconde. Quant au despotisme des princes orientaux,
dcrit comme une forme exagre de la royaut absolue, il
ne sert que de rfrence.
3. Les Lettres philosophiques forment le cyle central,
vaste mise en question des valeurs traditionnelles islami
ques et chrtiennes. Une certaine ide de l'homme s'en
dgage, l'aube du XVIII sicle, pris d'humanisme 1 et de
libert individuelle. De l'analyse critique morcele surgit
une mtaphysique, c'est--dire une conception globale du
monde et de la vie. Dans l'ombre d'Usbek, Montesquieu
tente de mettre au jour les racines de la culture, en tudiant
les rapports entre nature et civilisation, la place de l'indi
vidu dans sa famille, dans son milieu et dans le genre
humain. La pense rayonne et touche tout : au droit et
aux lois, l'conomie, la dmographie, au sens de
!'Histoire 2
Dira-t-on prsent que les Lettres persanes manquent de
srieux ?
J. Par humanisme i l faut entendre une pense qui prend pour fin l a personne
h umaine et son panouissement. Montesquieu a aussi les caractristi ues d'un
q
humaniste de la Renaissance : il veut tendre son savoir sans placer de barrires entre
les diverses disciplines intellectuelles.
2. Le Sicle des Lumires fut aussi nomm Sicle des philosophes . Or, tous
les crivains de l'poque ne furent pas proprement parler des philosophes, mais
tous ont inscrit au ccrur de leur uvre littraire desinterrogations fondamentales
et des considrations critiques radicales.
29
O'ISPAHAN A PARIS : ., ouht- lu lettre d'Uebek et de Rlcll
!Npmrt d'lep8.....
Le 19 de la lune de Maharram (mars) 1 7 1 1
Arrlrie . .....
Le 4 de la lune de Rebiab 1 !mail 1 7 1 2
OurM du voy...
EUROPE 13 mois et demi
LE J O U R NAL DE VOYAGE
t .Ainsi les retards de la poste auront des rpercussions sur l'intrigue du roman
de srail.
31
de reconstituer l'armature temporelle et spatiale du jour
nal : chaque lettre est date, signe, localise et porte en
gnral le nom du destinataire. Le mois persan est un
masque, pice de l'exotisme de faade, comme les voya
geurs sont des travestis de Montesquieu. Le mois vient
d'ailleurs mais l'anne est d'ici. L'Occident est sous
l'Orient et le lecteur, loin d'en tre dsorient , n'en
est que plus attentif.
Toujours dans cet esprit, pour contribuer la vraisem
blance et du voyage et de la correspondance, Montesquieu
a fait parcourir ses voyageurs un itinraire rel . Il en a
emprunt les tapes Tavernier qui tait all de Paris
Ispahan et avait consign son parcours en 1675 dans Nou
velle Relation l'intrieur du Srail du Grand Seigneur,
ouvrage qui avait passionn le public 1 Le coup de
gnie est d'avoir invers l'itinraire : dans les Lettres,
c'est l'Orient qui vient rencontrer l'Occident, dos de
chameau, en bateau, en voiture 2 Enfin, pour se donner le
temps de dessiner le caractre d'Usbek, Montesquieu a
jou de la dure relle d'un tel trajet.
Usbek et Rica nous arrivent en mai 1 712 (Lettre 24)
pour observer la France politique, sociale, mondaine et
intellectuelle. Un sjour d'environ huit ans fera d'eux, de
qui tout part et qui tout revient, le centre d'un rseau
d'information persari, Paris, capitale de l'Occident.
LE R O M A N DE S IRAIL
32
Un roman peu romanesque
A le lire, on croirait que Montesquieu nous garde distance
du srail, l'instar d'Usbek en voyage. Nous ne partageons
gure, en effet, les tortures d'un mle jaloux qui sent sa
puissance lui chapper. Plus intressants sont les mca
nismes qui conduisent la dtrioration du pouvoir, qui
expliquent l'ambition croissante des eunuques. Quant aux
pouses qui se soustraient peu peu la tutelle masculine,
. on pourra le constater 1, elles sont bien moins des person
nages charnels que des types fminins, illustrant diverses
conduites.
En outre, nous savons qu'Usbek, matre inquiet et pru
dent, apprend trs vite q ue son harem se rebelle. Les
avertissements, voils des fe mmes et directs des eunuques,
devraient le faire rentrer plus tt Ispahan. Il s'attarde au
contraire en Occident comme si les vnements du srail
le concernaient peine. Invraisemblance peu romanesque.
Est-ce pour que son rveil soit plus douloureux et specta
culaire ? N'est-ce pas plutt pour nous montrer qu'un
tyran est toujours aveugle quelque part ?
33
Les femmes dcouvrent le vide de leur existence et la
vanit d'un pouvoir masculin absent. Les interdits psent
de plus en plus, la voix des pouses est touffe, personne
ne prend au srieux leurs protestations. De leur c8t, les
eunuques intriguent, c'est qui aura l'oreille du souverain.
Les dissensions et le dsordre conduisent le srail la crise.
Les femmes ne s'estiment plus lies aux dsirs d'un mari qui
parle " mille lieues ,. de son palais. Quand le chat n'est pas
l. . . Usbek aura beau essayer de diviser pour rgner, il ne
connat plus son royaume qui ne le reconnat plus. On
matera la crise dans le sang, sans que soit bris le cercle :
despotisme, anarchie, despotisme 1
L E S T R O I S C O NTES
34
Les Troglodytes (Lettres 11-14)
Rsum A l'origine, ce peuple lgendaire d'Arabie ne
-
35
musulmane interdit le mariage entre Aphridon et sa sur
Astart, bien que la tradition familiale plus ancie,ine, celle
des Gubres, autorise l'inceste. Le pre meurt, on enferme
Astart au harem et la sultane, jalouse de sa beaut, l'y
marie de force avec un .eunuque. L.a jeune femme, ver
tueuse, entend rester fidle son mari, mais Aphridon
parvient, au cours d'entretiens surveills, reconqurir
l'amour de sa sur. Les aventures s'enchanent : enlve
ment nocturne au srail, mriage secret, fuite, bonheur en
exil et naissance d'un enfant de l'amour.
Second drame : les Tartares enlvent Astart et la ven
dent comme esclave des Juifs qui vont en Turquie.
Aphridon ne retrouve que sa fille. Il suit les Juifs qui lui
demandent une ranon. Il se vend alors avec son enfant
un marchand armnien pour runir la somme ncessaire au
rachat d' Astart. La situation s'inverse : la femme est libre
mais l'homme et la petite fille sont prisonniers. Touch par
le malheur de cette famille, le marchand accepte de rendre
Aphridon sa libert au bout d'un an. Le couple innocent
et incestueux retrouvera le bonheur aprs les preuves que
la morale islamique et le hasard leur ont imposes. La vie
conjugale mrite sera fonde sur la confiance, l'estime et
le respect rciproque.
Contexte - Ce rcit est envoy Usbek le 27 aot 1714.
Aphridon y raconte sa propre histoire transmise par
lbben qui se plaint de ne plus recevoir de nouvelles de Paris
et devise sur les douceurs de l'amiti. Les aventures de cet
"' ami inconnu ,., un " Gubre 1 ,. , parviennent Usbek au
moment o il est hant par deux proccupations, le dsor
dre du srail 1 et sa rflexion sur le libre arbitre de
l'homme 3 Peu de temps auparavant, une lettre du chef des
Eunuques noirs l'a exhort devenir un parfait ,. tyran 4
Le matre hsite entre la rpression et la mansutude. Et
voil qu'on lui rapporte une histoire o le triomphe d'un
amour incestueux ne choque pas la morale. Ce rcit
devrait rendre Usbek enclin la.gnrosit et faire taire en
lui bien des prjugs. Mais ce n'est pas le cas, il ne sera pas
36
touch par la grce du conte idyllique. Cette parenthse de
bonheur permet Montesquieu de nous montrer qu'une
union paradoxale, interdite, peut tre un modle de vertu
conjugale. Pourquoi pas ? Ce serait beau que l'homme et la
femme vivent comme frre et sur loin de la domination
et de la satisfaction goste des sens. Mais l'auteur y croit-il
puisqu'il invente un conte ?
37
femmes dvoiles mangeant avec les hommes ! On dissipa
les biens du mauvais sultan qui, revenu de son long voyage,
ne trouva que des femmes mancipes et une kyrielle
d'enfants.
Contexte Rica invente "' ce rcit et l'envoie une dame
-
38
Les personnage s 17l
des Persanes LJ
t. Lettre 22.
2. Voir la Lettre 106 o Usbek fait l'apologie de la culture, des sciences et des arts,
du progrs industriel, en Occident.
39
cartel entre l'idal et la ralit, cet intellectuel voudrait
rester matre du harem sans se conduire en despote. C'est
pourquoi il rsiste longtemps aux objurgations de ses eunu
ques. Mais quand tout craque, sa violence est celle d'un phi
losophe du et d'un privilgi affol. Sa position sociale ne
lui a pas permis de s'oublier, comme il l'esprait, dans l' aus
trit de l'tude. Sa culture islamique, ses rflexes de phal
locrate ,. l'empchent de raliser son libralisme de pense.
A feuilleter les lettres, on a le sentiment que l'auteur
cach veut le dsavouer. Rien n'volue en effet comme le
souhaite Usbek, la marche des vnements contredit le
srieux de ses propos. Ses pouses le trompent, ses eunu
ques se trompnt et le trompent. Ses ides et ses conduites
ne sont pas adaptes au monde. En rupture avec l'Orient,
mal intgr en Occident, il se replie sur lui-mme et pour
suit des chimres. Il cherchait la sagesse 1 , il rencontre la dif
ficult d'tre de l'homme d'esprit ,. Ispahan comme
Paris 2 Au dnouement, il dcouvre qu'il rgne sur des sem
blants d'hommes, eux-mmes gardiens d'un semblant de
vertu fminine. Il voulait comprendre le monde pour le
rformer ; or, il comprend chaque jour davantage l'imper
fection du monde. Le srail idyllique n'existait que dans sa
tte.
Us par la mdiocre ralit et par les ans, rong par le
pessimisme, condamn un exil intrieur, Usbek cde au
dsespoir. La dernire lettre de son sjour parisien, adresse
Nessir, est un monologue vengeur et suicidaire 3 Malgr
les ennemis politiques qui l'attendent Ispahan, le matre se
dit prt rentrer au srail pour y demander ds comptes et
punir : J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour
moi que pour les femmes qui y sont gardes. Il croyait
chapper aux murs en s'ouvrant sur le monde, mais il y
retourne happ par un despotisme trs ordinaire.
Rica, au contraire, comme son nom l'indique, sait rire ou
ricaner. A lui l'humour et le sarcasme. Jeune homme ravi
1 . Ltttrt 1.
2. Ltttrt 14).
3. Ltttrt 1)).
40
de dcouvrir le monde, il est vorace, il a la dent dure, il se
jette dans la jungle " parisienne. Le fut y dcle le pitto
resque, les bizarreries, les ridicules. Sa faim des plaisirs ter
restres lui ouvre les portes de la bonne socit " Il l'gra
tigne bientt de sa plume car il assimile avec aisance le badi
nage, le persiflage, les codes artificiels de la mondanit. Loin
d'en tre cur comme Usbek, le cadet explose " dans
les salons, la Comdie ou l'Opra 1 . Son talent satirique
corrige la vision dsabuse de l'an et c'est lui d'exercer
l'ironie libratrice. Pas surprenant que Montesquieu lui
confie la premire description de Paris 2 Il y fait une entre
tourdissante propre sduire les beaux esprits et les l
gantes de salon.
Si Usbek est l'homme des grandes interrogations et de
l'ironie amre, Rica, lui, est le garnement qui brise les
mythes, gratte le vernis et arrache joyeusement les masques.
Ces deux-l font la paire.
41
Ibben est srement plus g. Il rside Smyrne, fentre
commerciale ouverte sur l'Occident. Homme d'change,
ami hospitalier, esprit curieux, il questionne Usbek sur les
murs de la France 1 Nargum, envoy de Perse en Mos
covie, se sent seul dans les brumes du climat affreux,. de
la Russie du czar. Il en dresse un sombre tableau : absolu
tisme, esclavage, dportations, femmes battues, impria
lisme 2 " A ces deux " anciens,. s'ajoute le mdecin juif
Nathanal Lvi, avec qui Rica s'entretient sur la frivolit
des superstitions du monde 3 On remarquera au passage
qu'un Juif dialogue avec des Musulmans.
Rhdi incarne, avec Rica, la jeune gnration : curiosit
amuse et facult de s'acclimater au monde neuf. Tel un
fils de famille occidental, il entreprend, avec la bndiction
de son oncle Ibben, un grand tour,. en Europe .
Il s'installe Venise et change une correspondance
colore et pittoresque avec Paris. Comme un humaniste de
la Renaissance, Rhdi veut accder toutes les connais
sances 5 Mais, marqu par sa culture islamique, il se mfie
du progrs occidental gnrateur de flaux 6 . Usbek en
vient lui reprocher la tentation du retour la navet
des anciens temps ,. et lui dmontre que seule une nation
industrieuse peut rayonner dans le monde contemporain7
Proccup par l'ide de libert primitive " Rhdi s'ab
sorbe dans l'histoire des rpubliques 8 pour y trouver des
remdes la tyrannie et la dcadence des socits
actuelles.
Ces trois gnrations de Persans ont en commun le refus
de borner leur savoir leur environnement culturel, social
et politique immdiat. Elles s'interrogent, s'inquitent,
cherchent des rponses dans les livres, dans les tmoi
gnages et dans l'observation directe. On leur envoie des
nouvelles de partout. Grce aux deux voyageurs et leurs
42
amis clairs ,., la vision du monde s'largit bien au-del
de l'axe Ispahan-Paris et les Lettres dveloppent un idal
humaniste et cosmopolite 1
43
de porc parce que le cochon est n des ordures ,. de
l'lphant ; le rat est sale parce qu'il est n de l'ternue
ment du porc 1 Tout est dit une fois pour toutes, le monde
ne change pas.
Pour Usbek, le langage des religieux est trop loign des
ralits physiques et sociales, en un mot potique ,., et
refuse l'exprience et la raison. C'est pourquoi Persans
" clairs ,. et Persans " obscurantistes ,. ne peuvent s'en
tendre. Les uns cherchent une explication scientifique ,.
du monde, les autres dfendent une " vrit ,. autrefois
rvle aux prophtes.
t. Ltttre 18.
2. Lettres 9, du Premier Eunuque Ibbi, 15, du mme Jaron et 22, de Jaron au
Premier Eunuque.
44
que ,., l'eunuque sait tous les secrets du srail. Il est puis
sant parce qu'il est l'il du matre ; il est faible parce qu'il
est soumis aux caprices de son seigneur et des pouses.
Fragile est son pouvoir, car l'intimit de la nuit et ce qu'on
dit sur l'oreiller peuvent dtruire son uvre de la journe.
Il veille sur le cheptel " fminin ; le srail est clos comme
"
un monastre, lui d'en faire respecter la rgle. Enfin,
gardien des appartements interdits, il accde au " saint du
saint ,. du temple. On mesure donc l'tendue de sa fonc
tion. Usbek, en phallocrate '" lui rappelle qu'il doit exer
cer un rle aussi bien sacr que bassement matriel.
Il fait peur et il inquite. Je ne mets pas au rang des
hommes ces eunuques affreux, dont la moinqre imperfec
tion est de n'tre point hommes. Quand je compare la
beaut de ton visage avec la difformit du leur, je ne puis
m'empcher de m'estimer heureuse 1 ,. Ainsi parle l'pouse
Fat.m. Les eunuques sont des repoussoirs qui confrent
au matre une facile sduction. Les noirs sont spcialement
hideux, la mesure du dgoi1t et de la terreur qu'ils inspi
rent. Les blancs sont plus susceptibles de tenter les
pouses et les esclaves frustres, c'est pourquoi ils ont un
rle subalterne : Usbek n'envoie qu'une lettre au chef des
eunuques blancs 2 Avec ces derniers un mariage peut s'en
visager. Lorsque Zlis crit son poux pour l'avertir de la
passion de Cosrou, eunuque blanc, pour l'esclave Zlide,
elle est surprise qu'une femme dsire une union sans pos
session physique. Aussi s'interroge-t-elle sur la nature du
plaisir qui peut natre d'un tel mariage3 La mutilation des
eunuques, qui fait d'eux des marginaux, qui est la source
de leur pouvoir et de leur dsespoir, est aussi la raison de la
fascination qu'ils exercent. Ils sont loin d'tre ces " im
puissants ,., cible des railleurs. L'esclave Pharan a failli
apprendre ses dpens qu'on ne se moque pas impun
ment d'un eunuque. Ces gens ont le couteau facile pour
vous faire partager leur tat 4
1. Lettre 7.
2. Ltttrt 21.
3. Ltttrt 53.
4. Lettres 41 43.
45
Serviteurs ou matres?
Pris entre le dsir qui transpire autour d'eux et la crainte
constante du chtiment, les eunuques sont des serviteurs
zls du despotisme sensuel. Les serviteurs mais aussi les
bnficiaires. Les femmes, en effet, leur font excuter les
travaux les plus bas, les convoquent de jour, les rveillent
de nuit. En revanche, chaque porte leur est ouvene et le
matre leur a dlgu le pouvoir de svir physiquement et
psychologiquement. Souvent humilis, les eunuques humi
lient leur tour. Ainsi, Solim n'hsitera pas faire subir
ses matresses " des sances de fesse, prlude un rgime
de terreur sanglante. Mais leur pouvoir quotidien est plus
subtil. Au service de la jouissance d'Usbek, les eunuques
rappellent toujours la femme qu'elle est objet de plaisir.
Ils ont, par consquent, intrt amplifier les caprices du
matre. Il veillent ce que les femmes ne soient jamais vues
d'autres hommes et interviennent dans la relation intime
entre pouses et mari, en guidant le choix de ce dernier. Ils
acquirent un empire sur le dsir fminin, d'autant plus
que les femmes ne peuvent esprer compenser par ailleurs
leur insatisfaction. Le chef des eunuques noirs expose
cette pression psychologique quand il montre comment
on peut jouer habilement de la rivalit des pouses. Plus un
srail est nombreux, mieux il se gouverne 1
Aussi, la mutilation de l'eunuque n'est pas un handicap.
Certes, il n'gale pas l'homme dans la possession physique,
mais pour surmonter l'obstacle, il tudie patiemment la
femme. Il en a le temps et les moyens, dans ce lieu clos.
Quand il connat l'pouse, il la possde sa faon, en
mme temps qu'il agit sur le matre pour mieux asservir la
dame. La frustration fait de l'eunuque un remarquable et
cruel psychologue.
En dernire analyse, l'eunuque est plus matre que le
matre du srail. Il est tenu par tous mais les tient tous. Il
transforme insidieusement Usbek en esclave, prisonnier
de sa propre volupt. Le serviteur zl fait cran entre
1. Ltttrt 64.
'46
les dsirs de l'homme et les femmes-objets. De cette
manire, le Grand Eunuque et Solim, son hritier spiri
tuel, conduiront le matre leur cder le gouvernement.
L'IVE NTAI L FI M I N I N
L'image fminine surgit peu prs dans une lettre sur deux
des Persanes. Les problmes que la femme pose aux
hommes sont une des proccupations essentielles : pour le
matre et ses eunuques, pour les observateurs de la vie
occidentale, pour l'auteur enfin. En outre, Montesquieu a
choisi la forme pistolaire que le grand sicle considre
comme un petit genre littraire fminin.
Lettres de femmes
Les liens pistolaires entre Usbek et ses femmes sont
Uches. Il leur envoie quatre lettres et Zachi, Zphis,
Fatm, Zlis et Roxane lui en adressent onze en tout. Les
pouses crivent trois sries spares de missives 1 et l'on
note un intervalle de six ans entre la Lettre 70 de Zlis et la
Lettre 1 56 de Roxane. Pour le matre, cela confirme la
distance qu'il veut tablir entre sa personne et les " fai
blesses ,. de l'amour 2 Pour les femmes, ou bien la patience
est infinie, ou bien la soumission n'est que de faade,
malgr les protestations amoureuses du dbut.
Pour esquisser le portrait des pouses, il faut imaginer :
les changes sont rares, on a peu de dtails physiques, les
caractres, les occupations et les loisirs ne sont que sugg
rs. Une lettre de Zachi nous apprend qu'elles se reoivent
mutuellement, qu'il leur arrive de se brouiller 3 On
trompe de temps autre leur ennui en les menant la
campagne dans certaines proprits du matre 4 De quelle
manire ! Dans des " botes ou dans des loges >, comme
des bestiaux ou des bijoux, au choix. Ces voyages ressem
blent des expditions et les prcautions prises pour les
47
rendre invisibles sont grotesques : on tue les curieux, la
pudeur ,. l'emporte sur toute prudence. Le srail se
dplace avec sa clture : les parois de la bote ,. rempla
cent les murs du palais.
Le harem d'Usbek est nombreux : on lui achte, au
cours du roman, de nouvelles femmes, mais cinq voix
seulement se font entendre. Il y a d'abord Zachi, Zphis
et Zlis qu'on appellera les " interchangeables '" mme si
l'on peut parl a suite les distinguer. Le Z commun de leur
nom produit une allitration bourdonnante et la rpti
tion de la voyelle i, une assonance aigu. Cela voquerait-il
jaserie, zizanie et criailleries ? Ajoutons Fatm, au nom
lourd et langoureux, la plus ancienne, qui joint sa voix au
concert de la fidlit. La cinquime, elle, nous apparat trs
diffrente. C'est Roxane la farouche, la rousse que nous
suggrent l'tymologie et la rverie. Sa peau blanche et sa
chevelure de feu ont d attiser les dsirs d'Usbek. Elle ne
s'est pas laisse facilement conqurir, a rsist aux assauts
du " mle ,., s'est rebiffe contre l'tat qu'on lui imposait.
Attirante et inquitante, elle souffle le froid et le chaud.
On comprend qu'elle soit devenue la favorite. Elle res
semble ces femmes tragiques qui sont des volcans sous la
glace. Aussi pense-t-on son homonyme, l'hrone de
Racine, dans Bajazet. Attention, qui touche Roxane se
brle !
t. Lettre 4.
2. Lettre 7.
48
il est un lieu d'esclavage pour la femme condamne, faute
de mieux, des compensations furtives.
49
les chtiments infligs au harem, elle sait d'o viennent les
coups.
Curieux personnage l'analyse. Zlis rflchit sur la
condition fminine et sur le droit au p laisir, parle aussi
comme une mre. Pourtant, dans sa faon de poser les
questions, de ragir et de conclure, il y a quelque chose de
droutant : elle raisonne comme si elle tait le porte-parole
d'Usbek. Elle caresse la vanit masculine et ne discute
jamais le principe que la femme est par nature ,. soumise
l'homme.
Or, on dcouvre avec surprise que cette soumission
n'est qu'apparente, que Zlis est un agent double . Elle a
lanc, trs t6t, un avertissement que le matre n'a pas pris
en compte 1 : elle a, dans sa prison, got mille plaisirs ,.
qu'il ignore ; il devrait, lui, se sentir plus dpendant
qu'elle ; les hommes se croient lucides tort. Son dernier
envoi dnonce l'hypocrisie de la rpression : derrire les
eunuques dchans, il y a Usbek. De plus, le Grand Eunu
que nous apprend que Zlis n'en fait qu' sa tte et bafoue
la " pudeur ,. : elle a donn des rendez-vous galants dans les
lointaines proprits de l'poux, elle est apparue dvoile
en public. Elle ose crire son tyran de mari qu'elle ne peut
plus l'aimer. Voil un personnage " trange ,. qui nonce
pieusement la loi du mle et l'enfreint en mme temps.
Zlis prpare la rvolte de Roxane.
- Roxane, ou la femme de feu
On parle d'elle avant qu'elle ne parle. Roxane n'a d'autre
avantage que celui que la vertu peut ajouter la beaut ,.,
dit Usbek Zachi 2 Il garde un souvenir attendri ,. de la
lutte qu'il a livre cette vierge rtive, arme d'un poi
gnard 3 En voil une qui n'est pas dvergonde comme les
Occidentales ! Quant Solim, " tigre assoiff de sang ,.,
eunuque machiavlique, il dclare qu'au milieu des dsor
dres la seule Roxane est reste dans le devoir, et conserve
de la modestie ,. 4
Enfin, elle _parle et, coup de thtre, elle dnonce sur un
ton apocalyptique la dictature des eunuques s. Mais au-
50
del des excuteurs, elle vise le matre en l'avertissant que
les peines finiront avec (sa) vie '" Deux mois plus tard, la
lettre du dnouement confirme qu'Usbek s'est abus. Elle
s'est livre, la vertueuse Roxane, l'adultre : on a tu son
jeune amant. Elle dit comment elle a corrompu les domes
tiques ; elle proclame son indpendance qu'elle signe d'un
coup d'clat : le suicide par le poison. En se dtruisant, elle
dtruit les illusions du matre. Ce rveil " spectaculaire
dnote une nergie sauvage. Mais sa vertu, sa rserve, tant
vantes, signifiaient qu'elle attendait son heure. La plus
" politique ,. des femmes, en effet, elle a su, dans l'enceinte
du srail, garder sa libert intrieure. Son refus d'tre
viole lgalement, le poignard brandi auraient d prvenir
Usbek. Il n'en avait t que plus fascin. Dj, elle rejetait
le modle de la faible femme '" comme elle rejette ensuite
la fameuse " vertu ,. dont l'homme bnficie.
Roxane, en s'empoisonnant, choisit sa mort, sa libert
donc, comme elle avait choisi l'objet de ses dsirs, son
amant. En ce sens, elle a suivi la loi naturelle et ni le
mariage forc. Sa mort lui donne une dimension tragique,
celle du martyre de.la fminit. Elle punit celui qui croyait
punir, elle retrouve sa dignit et rend Usbek indigne.
Souvenons-nous de la lettre o il revendiquait le droit de
chacun au suicide 1 De chacun, pensait-il alors, l'exclu
sion de la femme : or, c'est une femme qui, audacieuse
ment, ralise les ides suprieures d'Usbek. Brutal change
des rles : l'homme devient passif et la femme active. Dure
leon pour celui qui se voulait " libr ,. ! Au XVIII sicle,
dans les Persanes, une bouche fminine a cri : La libert
ou la mort ! , celle de Roxane, la femme de feu.
t. Lettre 76.
51
En outre, si les personnages orientaux sont romanes
ques, le ,. personnage occidental, lui, est thHtral. Il fait
ses entres et ses sorties et n'obit qu' la psychologie
sociale. Dfilent coquettes, mondains, courtisans, alchi
mistes, fermiers gnraux, directeurs de conscience, hom
mes bonnes fortunes, capucins, beaux esprits, charlatans,
magistrats frivoles, acadmiciens gteux, nouveaux riches. . .
e t u n certain " Monsieur Law ,. qui fait e t dfait les for
tunes. Le roi et le pape, ces magiciens ,. (Lettre 24), ont
mis en mouvement le " kalidoscope ,. de l'Occident. Pas
question de structurer le regard, il faut saisir sur le vif les
silhouettes et les croquis car, comme le dit Montesquieu
dans son Journal de Voyage, pour bien comprendre un
monde, il faut voir le tout ensemble . Une procession de
parasites aboutit la vision fragmente d'un personnage
en perptuelle reprsentation. Un tel grouillement social,
nt de gestes dnus de sens font de l'univers occidental
un thtre des apparences.
52
La satire
LES C IBLES
53
" vieux ,. monarque en despote oriental serait le titre de la
Lettre 37. Avare et dpensier, lucide et aveugle, pieux et
hassant les dvots, effac mais soucieux de sa gloire, le
prince est contradictoire. Dans son palais, cern de courti
sans, il distribue des rcompenses arbitraires. Son absolu
tisme est synonyme d'uniformit car l'me du souverain
est un moule qui donne la forme tous les autres ,. (Lettre
99). Il imprime le caractre de son esprit la cour, la cour
la ville, la ville aux provinces '" De plus, vou jouer les
idoles, le Roi-Soleil est pris au pige de l'immobilisme.
Pour Montesquieu, on le voit, tout commence par une
entreprise de dmystification.
54
un nombre innombrable de dervis ,. (Lettre 57). Virulente
satire du parasitisme ecclsiastique ! Nous troublons
l' tat , avoue dans un accs de sincrit un religieux
confess par Usbek. Loin de la spiritualit, intervenant
dans la vie prive ou publique, l'tat ecclsiastique est un
tat dans l' tat (Lettre 61).
En outre, les gens d'glise, srs de dtenir la vrit,
n'ont rien dmontrer et se retranchent derrire les obs
curits doctrinaires. A un vque born, vaniteux, qui se
dit clair par le Saint-Esprit, Usbek rpond : De la
manire dont vous avez parl aujourd'hui, je reconnais que
vous avez grand besoin d'tre clair ,. (Lettre 101). Com
ment une religion rvle par Dieu a-t-elle pu susciter une
telle abondance de livres thologiques ? Le bibliothcaire
qu'interroge Rica n'y voit que les manifestations d'un
dlire qui serait potique s'il ne soufflait en mme temps
l'esprit de guerre civile (Lettre 134)
Dernire aberration : le clibat des prtres. Soucieux de
dmographie, montrant les avantages que les chrtiens
pourraient tirer de l'autorisation du divorce, Usbek ful
mine contre la continence ternelle des dervis " Le
monde des couvents est une entreprise de mort : qu'est-ce
qu'une vertu dont il ne rsulte rien ,. ? Les religieux
vivent aux dpens du pays qui les abrite. Plus grave encore,
ils paralysent la circulation des richesses en thsaurisant.
Voil une socit de gens avares, qui prennent toujours
et ne rendent jamais (Lettre 1 17).
55
est la rgle : Usbek le constate dans un salon la mode. Le
fermier gnral, le directeur de conscience, le pote, le
militaire, l'homme bonnes fortunes sont un chantillon
de profiteurs plus ou moins malins (Lettre 48). Les beaux
esprits rptent un duo de clowns avant d'aller briller<ians
les cercles (Lettre 54). On voit partout des. visiteurs qui
font du porte porte, avides de connatre toutes les cl
brits et d'assister au plus grand nombre de manifestations
mondaines. tre snob ou ne pas tre, c'est la question
(Lettre 87). Les grands du royaume, eux, se laissent volon
tiers admirer pour donner chacun le spectacle de leur
fausse dignit (Lettre 74).
La vie intellectuelle suit la mme pente. Qu'y a-t-il de
plus vain, en effet, qu'une querelle de caf vide coups
d'injures et d'horions ? Surtout quand il est question de la
rputation d'Homre, vieux pote grec ,. dont chacun
reconnat pourtant l'excellence (Lettre 36). La France est
un thtre o l'on parle pour ne rien dire.
Terre d'lection du badinage, l'Occident est en vrit
un bagne o l'on est condamn sduire par le plumage,
le ramage et le maquillage. Les hommes y produsent une
image avantageuse, la longue lassante. Rica soupire : " Je
vois, de tous cts, des gens qui parlent sans cesse d'eux
mmes ; leurs conversations sont un miroir qui prsente
toujours leur impertinente figure ,. (Lettre 50). Les femmes,
voues aux travaux forcs de la coquetterie, doivent tre
belles et gaies, et ne jamais vieillir (Lettres 52 et 110). En
fin de compte, la France ne serait qu'un royaume aban
donn aux lois et aux angoisses des jeux de hasard (Lettre
56) et soumis aux inconstances de la mode (Lettre 99).
Parachevant ce tableau, dfilent les croquis caricaturaux
de l'incomptence. De l'homme de la rue au ministre, du
salon l'Universit, personne n'est pargn. Les magis
trats chargs de faire respecter la loi sont gens ignorants et
lgers (Lettre 68) ; dans les cercles et les cafs, on croise des
individus qui savent tout et rglent sur-le-champ les plus
grandes questions : on les appelle des dcisionnaires ,.
56
aise est le corps le " moins respect dans le monde ; car on
dit qu'aussitt qu'il a dcid, le peuple casse ses arrts et
lui impose des lois qu'il est oblig de suivre ,. (Lettre 73).
L'incapacit est au pouvoir dans la France de 1 721 .
- La vie publique : contre l'immobilisme et l'aventure
Dans la Lettre 138 de Rica, on lit la dception politique de
Montesquieu. Que d'espoirs pourtant avait-on mis dans
l'arrive du Rgent et de son " quipe ,. ministrielle !
Hlas, les projets enfants dans le secret des cabinets
n'avaient rien chang, le " vice intrieur ,. restait " gurir .
C'est l'enttement lgislatif franais qui expliquerait
tout : trop de lois trangres '" hrites du droit romain
et des constitutions des papes. Cette abondance de lois
adoptes, et, pour ainsi dire, naturalises, est si grande,
qu'elle accable galement la justice et les juges ,. (Lettre
100). Le juriste Montesquieu s'en prend au maquis forma
liste qui interdit une conception plus naturelle des rap
ports entre les gens, entre les pouvoirs de la nation. Si la
France veut les moyens de ses ambitions, qu'elle fasse un
retour sur elle-mme et reparte sur des bases plus saines.
Des rformes sont urgentes pour que le pays ne soit pas
la proie des aventuriers et des hommes providentiels. C'est
pourquoi le livre se fait l'cho du dernier scandale : l'affaire
Law. Des boulets rouges sont tirs contre le banquier
cossais accus d'avoir mis le royaume sens dessus dessous,
d'avoir " tourn l' tat comme un fripier tourne un habit ,
Une fable mythologique dguise les acteurs de l'affaire
pour mieux dvoiler les mcanismes du dsastre financier
(Lettre 142). Usbek, enfin, dnonce " l'affreux nant ,. dans
lequel a sombr le pays. Une litanie de " J'ai vu ,. ponctue le
rquisitoire (Lettre 146). Une comparaison anachronique
surgit l'esprit : on songe au J'accuse de Zola, paru cent
soixante-dix-huit ans plus tard, dans le journal L 'Aurore,
lors de l' Affaire Dreytus.
57
U N E AU DAC E M E S U R l: E ET R t:FOR M ISTE
58
U N E E NT R E P R I S E DE Vt:RITt:
59
Le sens des Persanes :
Montesquieu le modr
L'INQUlTU D E ET LE D O UTE
61
La rvolte
Cette attitude est incarne dans les Persanes par Roxane
qui conduit la contestation son terme et se rebelle contre
Usbek (Lettre 161). Dans la lutte du matre et de l'esclave,
la puissance de l'un s'vanouit quand l'autre rejette menta
lement son pouvoir t lui chappe en se tuant. Sans ses
femmes-sujets le despote du-srail n'est plus rien et peut
inscrire ses eunuques-ministres au chmage .
Mais c'est dans le roman d'une Perse imaginaire, dans un
ailleurs, que Montesquieu renverse la tyrannie d'Usbek,
symbole de tous les pouvoirs absolus. De plus, s'il met en
chec le despotisme, le suicide de Roxane est lui-mme un
chec : la libert se ralise dans la mort, non dans la vie.
La thorie
Deuxime possibilit : comprendre pour mieux agir, op
poser la complexit du monde une thorie des prin
cipes ,. et des " causes ,. rgissant la nature et le devenir des
tats.
Les tats - premire ide - parcourent des cycles dans
lesquels les formes du gouvernement subissent des rvo
lutions ,. particulires. Les premiers gouvernements que
nous connaissons taient monarchiques ,., affirme Rhdi
(Lettre 131). Mais la monarchie, instable selon Usbek, est
un tat violent qui dgnre toujours en despotisme ou
en rpubli que : la puissance ne peut tre partage entre le
peuple et le prince ,. (Lettre 102). Si les pays d'Asie et
d'Afrique ne sont jamais devenus des rpubliques, c'est
parce que les peuples, crass et corrompus par la tyrannie,
n'ont plus eu la force de reprendre leur libert. En outre,
les bouleversements politiques dans le despotisme ne sont
que priodes d'anarchie ou rvolutions de palais. Usbek
conclut : Malheureux le roi qui n'a qu'une tte ! Il semble
ne runir sur elle toute sa puissance, que pour indiquer au
premier ambitieux l'endroit o il la trouvera tout entire
(Lettre 103).
Les causes de la formation des rpubliques sont com
plexes. En gnral, les peuples, las de leurs tyrans, secou
rent le joug et fondrent des tats rpublicains sur les
dbris ,. des petits r<;>yaumes (Lettre 131). La Grce
62
exporta l'ide de libert dans le monde antique. Puis la
rpublique romaine domina'jusqu' ce que sa vaste entre
prise colonisatrice la ft succomber au despotisme de
Csar. Les provinces de l'empire connurent alors des inva
sions. Des nations inconnues sortirent du nord ,. et fon
drent des royauts lectives d les sujets .bornaient si
fort l'autorit de leurs rois, qu'ils n'taient proprement
parler que des chefs ou des gnraux . De l nat l'ide, qui
sduit Montesquieu, d'un pouvoir partag entre le prince
et les seigneurs, entre le roi et les assembles de la
nation ,., un frein l'absolutisme. Il conoit un systme de
poids et de contrepoids qui sauvegarderait l'quilibre
politique.
C'est donc toujours par rfrence la reprsentation
d'une monarchie autrefois contrle par le peuple et sur-
. tout par la noblesse que Montesquieu critique la royaut
franaise de son temps. Mais, raisonner surl'origine des
tats, on risque de perdre le sens du concret, on oublie que
l'histoire est un mouvement perptuel et que les formes
politiques pures n'existent pas (Lettre JU2).
Le modle anglais
C'est en prenant pour mesure la prsence ou l'absence de
libert que Montesquieu examine le gouvernement fran
ais la lumire d'une monarchie suppose pure ,. et
d'une forme symbolique ,., le despotisme persan. Com
6)
chie et rpublique, ce qui convient mieux un homme qui
fuit les extrmes. ,. ,
LA LIBERTI
64
dent ,. s'exile. Mais la victime va se muer en tyran au bout
du voyage et exercer la terreur son tour (Lettre 154). Cela
s'explique.
Tout en quittant Ispahan, Usbek emporte avec lui
son climat, ses coutumes qui dterminent des prjugs
dont il se croyait libr. Il en est captif au point de ne pas
s'apercevoir que les mots qu'il emploie pour soumettre ses
femmes sont ceux qu'il utilise ailleurs pour expliquer l'in
dpendance et le bonheur des Troglodytes : " vertu, jus
tice, amour, nature, obissance . La clairvoyance du Per
san clair n'empche pas le retour du despotisme
refoul ,. qui remonte avec la jalousie et l'affolement du
privilgi. C'est donc que l'existence est englue dans des
habitudes, des croyances, des rgl_es qui chappent la
raison. Usbek met des lieues entre sa personne et le des
postisme oriental, prend de la hauteur par rapport aux
doctrines islamiques, aux fausses certitudes religiquses et
politiques de l'Occident, mais il n'chappe pas son des
potisme intime. Jamais il ne doute du bien-fond de sa
domination sur le harem. Les dogmes l'aveuglent, le rai
dissent, le rendent. intolrant.
Ce qui confine l'excs en morale, en politique, en
religion, pouvante le philosophe. Sa modration s'in
surge non contre le sens du sacr mais contre les articles de
foi qui prchent le mpris de la conscience d'autrui. Ainsi,
le " proslytisme ,. est hassable qui co.nsiste recruter des
adeptes pour sa doctrine. Usbek dit que c'est un esprit de
vertige dont les progrs ne peuvent tre regards que
comme une clipse de la raison humaine (Lettre 85).
Montesquieu n'a pas l'me d'un missionnaire.
Il renvoie dos dos croyances et dogmes rivaux. Socio
logiquement, les religions catholique, musulmane, juda
que, hindouiste, ont toutes des raisons d'tre. Chacune a
son paradis qui tmoigne de la diversit des mentalits et
de l'universalit de l'ide (Lettre 125). Mais les rites et
tabous fixs par les prophtes et perptus 'lle rsistent pas
un examen srieux (Lettre 17). Et les Saintes critures
sont-elles si obscures qu'elles suscitent sans cesse l'inter
prtation (Lettre 134) ? Montesquieu combat ce qui passe
pour sacr sous le masque de l'inintelligibilit. Pour Usbek
et Rica, chaque glise est un monument d'artifice : les
65
dervis ,. n'ont rien dire et abusent de la parole divine
pour donner du poids leurs propres ides (lettre 62).
Tout compte fait, l'intrt d'une nation est d'accueillir
tous les cultes car ils prchent " l'obissance et la soumis
sion ,., l'ordre donc. Leur rivalit corrige leurs abus : Ce
n'est point la multiplicit des religions qui a produit (les)
guerres, c'est l'esprit d'intolrance qui animait celle qui se
croyait la dominante " (Lettre 85).
R A I S O N ET I DIAL
66
introduit la mesure ,. et exprime des ides divines ren
dues en langage humain '"
La philosophie des Lettres se rsume un matria
lisme ,. pour expliquer le monde tel qu'il est et un ida
lisme ,. pour faire agir les hommes tels qu'ils le devraient.
Face l'tonnante diversit des espces naturelles, des
formes sociales, des mentalits, il y a des valeurs morales
qu'il est utile de respecter. D'un ct, des contradictions
inconciliables, de l'autre, des ides universelles auxquelles
on doit croire mme si elles sont incertaines. Les pieux
mensonges sont parfois ncessaires pour un philosophe
qui se veut bon pre et bon citoyen du monde.
Finalement, s'il ne faut toucher ,. aux lois que d'une
main tremblante ,. pour prserver la paix civile, l'opti
misme de Montesquieu l'emporte sur l'inquitude. Quand
Rhdi craint que l'humanit ne parvienne s'auto
dtruire, Usbek lui rpond : Si une fatale invention
venait se dcouvrir, elle serait bientt prohibe par le
droit des gens et le consentement unanime des nations
ensevelirait cette dcouverte ,. (Lettre 106). Est-il faon
plus idaliste de croire au dsarmement ?
67
Les Persanes
ou la sduction du style
L e raccourci expressif
Montesquieu sait l'art de la formule incisive qui a bien
servi la satire. Nous vient l'esprit le festival de maximes
de la Lettre 5 5 o il est question des rapports entre poux.
Quel pessimisme tincelant, par exemple, dans : Les
Franais ne parlent presque jamais de leurs femmes : c'est
qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les connais
sent mieux qu'eux ,. ! L'crivain rejoint ici deux matres du
genre, La Bruyre et La Rochefoucauld. Mais qu'est-ce
que la maxime ? Un nonc lapidaire brillant et une faon
de penser. Sommet d'un raisonnement isol de sa base, la
formule, en une ou deux phrases, projette le lecteur la
cime d'o il dcouvre toute l'tendue d'une vrit " incon
testable . Aussitt ou lgrement en retard, il peroit
l'vidence et se sent concern.
68
Ouvrez le recueil au hasard et vous verrez que de nom
breuses lettres servent d'crins aux maximes, mergences
de " l'iceberg ,. moral, qui reposent sur des figures comme
le paradoxe ou l'antithse, la distinction ou la comparai
son inattendue. Un autre exemple suffira car on ne sait o
donner de la tte. Dnonant l'immodestie des hommiges
officiels, Usbek s'crie : Je voudrais bannir les pompes
funbres. Il faut pleurer les hommes leur naissance, et
non pas leur mort ,. (Lettre 40). Affirmation paradoxale,
non ? En apparence du moins.
Le trait conclusif de la lettre cherche aussi le raccourci.
Patiemment labor, il est souvent tourn comme une
" rosserie meurtrire. Ainsi, pour achever le dcision
naire qui sait tout, parle de tout, rgle tout, Rica soupire :
" Mon parti fut bientt pris : je me tus, je le laissai parler, et
il dcide encore (Lettre 72).
Tout est pens dans les Persanes pour imprimer la
phrase dans l'esprit du lecteur, d'o une recherche mtho
dique de l'effet. L'crivain cultive les rapprochements
impertinents comme lorsqu'il assimile les dervis des
" filles de joie et l.es " dvots ,, des " libertins qui les
entretiendraient. Il pratique le retournement surprise
quand il crit : Les rois sont comme les dieux ... et ajoute
aussitt : " et pendant qu'ils vivent on doit les croire
Un art visuel
L' crivain excelle dans les instantans sociaux et les
portraits-charge prenant pour sujets des comportements
tonnants et des personnages parfois drangs >>, souvent
drangeants. Citons, entre autres, la Lettre 48 o Usbek se
fait l'entomologiste des parasites de salon ; ou encore les
caricatures du fol alchimiste poursuivant ses chimres
(Lettre 45), du noble infatu, " un petit homme si fier ,. et
pourtant un grand sot ,. (Lettre 74), du gomtre obsd
par sa science (Lettre 128) . . . En gnral, les cibles sont
69 /
r
connues de tous, ar consquent un simple coup de
crayon " expressi reprsente le type ou l'attitude,
condens la mentalit. Le modle sort de la foule, s'agite
tel un pantin, articule quelques mots et disparat ex
cut '" A l'instar des dessinateurs humoristiques, Montes
quieu aime l'esthtique du choc, il a le souci de l'effet
immdiat.
Souvent l'crivain s'amuse des descriptions burlesques
et l'criture devient cinmatographique ,., Ainsi, pour
voquer les caprices de la mode, il crit : Quelquefois les
coiffures montent insensiblement, et une . rvolution les
fait descendre tout coup. ( ... ) On voit quelquefois, sur un
visage, une quantit prodigieuse de mouches ; et elles dis
paraissent toutes le lendemain ,. (Lettre 99). L'hyperbole et
l'ellipse produisent un effet d'exagration et d'instan
tanit.
Cet art du mouvement est l'uvre dans la description
que fait Rica de la bousculade parisienne, au dbut de la
Lettre 24. Et l'on est ravi d'y trouver un gag digne d'un
Charlot ,. de l'poque du muet : ... un homme, qui vient
aprs moi et qui me passe, me fait faire demi-tour ; et un
autre, qui me croise de l'autre ct, me remet soudain o le
premier m'avait pris. Le dlire prend cette mcanique
visuelle avec l'vocation du remue-mnage au Thtre
Franais : ... ils passent par des endroits qu'eux seuls
connaissent, montent avec une adresse surprenante d'tage
en tage ; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges ; ils
plongent, pour ainsi dire ; on les perd, ils reparaissent ... ,.
(Lettre 28). Maintes fois le charme du texte nat d'un
mouvement un peu fou.
L 'criture thtrale
Vaste comdie de murs et de caractres, les Persanes
empruntent couramment au thtre. L encore, les exem
ples sont si nombreux qu'on est en peine de choisir. Rete
nons la Lettre 54 o Rica surprend derrire la cloison de sa
chambre la conversation des beaux esprits. Voici un
monologue plein de verve, dit par une voix sans image. Un
homme rpte les bons mots et les sayntes qui lui assure
ront, lui et son interlocuteur invisible et silencieux, un
triomphe de salon. Discours tourdissant, le dluge verbal
70
va crescendo jusqu'au mot " applaudissements ,., signal
pour le lecteur d'applaudir son tour. Autre chantillon
comique : la Lettre 5 2 o le persiflage, le dialogue rptitif,
le jeu avec la pyramide des ges fminins permettent de
brosser le tableau ridicule et touchant des coquettes qui
ont peur de vieillir.
Dramaturge, Montesquieu l'est aussi dans des monolo
gues tragiques. Voici la confession dsespre et venge
resse d'Usbek : Rebut indigne de la nature humaine,
esclaves vils dont le cur a t ferm pour jamais tous les
sentiments de l'amour, vous ne gmiriez plus sur votre
condition, si vous connaissiez le malheur de la mienne ,.
(Lettre 1 55). Voil le testament de Roxane dont l'criture
est peu peu marque par le sceau de la mort : Mais, c'en
est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne ; la
plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu' ma
haine : je me meurs ,. (Lettre 161). La structure et le rythme
de la phrase suggrent la vie qui se retire de l'hrone alors
que le rideau tombe.
Le style licencieux
Les sujets lgers sont la mode au XVIIIe sicle et Mon
tesquieu cultivera toujours ce pch mignon ,. ct de
ses uvres srieuses. C'est dans le roman de srail, bien
sr, qu'on trouve les meilleurs passages licencieux. Ainsi,
dans la Lettre 3, Zachi voque ses bats rotiques avec
Usbek : Nous te vmes longtemps errer d'enchantements
en enchantements . . . tu portas tes curieux regards dans les
lieux les plus secrets : tu nous fis passer, en un instant, dans
mille situations diffrentes... ,. De manire gnrale, l'cri
ture est allusive, les scnes sont peine suggres. Dans des
lieux qui devraient chauffer l'imagination, le romancier
froid ,. ne dveloppe qu'un'e sensualit modre, un
voyeurisme distingu. Certes, on peut apporter ses fan
tasmes pour combler les lacunes de l'vocation, mais on
comprend que l'rotisme, visant rarement la description
d'atmosphre, cherche surtout la reprsentation intel
lectuelle.
71
L'imitation littraire
L'ART D E LA LETT R E
Parlons net. Il n'y a pas de " vraie " lettre dans les Persanes.
Chaque mi \sive est un petit thtre qui met en scne le
propos.
Des rgles communes se dgagent. Pour bien crire,
selon Montesquieu, il faut d'emble intriguer le destina
taire, d'o le soin mis dans les phrases liminaires. Elles
annoncent nerveusement le thme ou se retiennent comme
des proverbes. On vient d'veiller l'intrt, il ne faut pas
trop faire languir le lecteur. On le tient donc en haleine par
une argumentation clairante, un dveloppement brillant,
avant d'emporter son adhsion par un final tincelant.
L'auteur affirme : " Pour bien crire, il faut sauter les ides
intermdiaires ; assez pour ne pas tre ennuyeux, pas trop
de peur de ne pas tre entendu. C'est le principe mme du
recueil : faire confiance l'intelligence du destinataire qui
supple au non-dit ,. du discours. Le clin d'il suffit.
Celui qui crit est apparemment press tandis que celui qui
lit a le temps de mditer et de savourer.
72
A cet gard, la Lettre JO est un modle. Elle dbute par
un jugement l'emporte-pice : Les habitants de Paris
sont d'une curiosit qui va jusqu' l'extravagance. ,. Le ton
est donn : on va rire d'un travers connu des Parisiens. Suit
une brve description anecdotique suggrant une agita
tion fbrile : Rica est objet de toutes les curiosits, mais on
adopte le point de vue de l'objet qui observe ses obser
vateurs. Dcalage critique. Le retournement se produit
quand le jeune Persan passe de l'autodrision l'ironie :
Des gens qui n'taient presque jamais sortis de leur
chambre ( ... ) disaient entre eux : Il faut avouer qu'il a l'air
bien Persan. " Cette saillie vaut un raisonnement sur la
stupidit des jugements htifs et signale l'approfondisse
ment du contenu. De plus, cette phrase fait cho la
premire de la lettre : ide reue contre ide reue, il pour
il !
Dans la seconde partie, rcit d'une autre exprience
clairante, l'humour est toujours frivole en apparence. Las
de la clbrit, le Persan quitte ses ornements trangers ,.
et se vt l'europenne . L'on fait alors avec lui une
double dcouverte inquitante. Petite cause, grand effet
d'abord : J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui
m'avait fait perdre, en un instant, l'attention et l'estime
publique ; car j'entrai tout coup dans un nant affreux.
De faon hyperbolique et faussement nave, Rica rappelle
que l'habit fait encore le moine, que les strotypes ont la
vie dure. Seconde dcouverte maintenant. Si, par hasard,
l'tranger se fait connatre sous l'apparence de l'homme
normal " on lui rpond : Ah ! ah ! monsieur est Persan ?
C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on
tre Persan ? Cette chute ironique fait le procs de l'indif
frence obtuse, fondement de tous les racismes. On se
souvient, du coup, que cette pointe a t habilement pr
pare, dans la premire partie.par le jugement stupide : Il
a l'air bien Persan. Bon procd satirique : les deux inep
ties se dtruisent l'une par l'autre. Le pige se referme sur
l'humaine btise sans que )'crivain se soit un instant
dparti du ton badin.
Il faut " se mfier ,. de Montesquieu ; chez lui, l'art de la
lettre consiste souvent ouvrir des trappes.
73
LA M I S E E N S C N E D E S LETTR E S ,.
L 'esthtique du contraste
Montesquieu dsire charmer d'abord pour mieux sensibi
liser et convaincre. Il s'efforce de ne pas dcevoir les plai
sirs de l'imprvu en jouant adroitement du srieux et de la
dsinvolture, de la perspicacit et de la navet, en alter
nant motifs de l'Orient et de l'Occident, personnages -et
sujets, problmes et dcors, roman et discours. Les lettres
avancent par bonds et petits chocs et nous conduisent
Une tonnante gymnastique de pense. Ainsi, en quatre
missives, l'auteur nous parle des charmes de l'amiti et
conte l'histoire d' Aphridon et d' Astart ; il dnonce la
lgret et l'ignorance des magistrats ; il raisonne sur la
nature de Dieu et sur le libre arbitre de l'homme ; et, aprs
ce sommet philosophique, il nous confie les potins de Zlis
sur le mariage malheureux de Suphis (Lettres 67 70).
Surprenant discours ! Et ce n'est qu'un exemple.
Mais on n'avance pas au petit bonheur dans le recueil,
une mise en scne du style nous mne o l'auteur le dsire.
74
L 'abolition des noms
Autre mise en scne, les Persans dcouvrent des ralits
" trangres ,. qu'ils ne peuvent nommer. Ils les dsignent
en recourant des dfinitions, des devinettes, des pri
phrases ou des quivalents dans leur langue. On ne dit
pas Louis XIV mais' " le monarque ,. ou ce prince . Le
pape, au pouvoir plus politique que spirituel, est le chef
des Chrtiens ,. (Lettre 29) . Homre n'est qu' un vieux
pote grec ,. et la querelle entre anciens et modernes 1 n'a
plus d'importance (Lettre 36) . Les prtres occidentaux
sont des dervis ,. comparables aux religieux islamiques.
Law n'est qu'un tranger ,. travesti en fils d' ole ,. dans
une fable (Lettre 142). En premier lieu, cette ignorance
linguistique est un bouclier contre la censure, comme si
l'interdit pesait plus lourd sur le nom que sur l'objet
dsign. En second lieu, elle aiguise la satire car l'abolition
des noms oblige redfinir platement ou navement les
tres et les choses. On leur fait perdre consistance et
prestige, on les dsacralise.
75
libert de ton surveille, la richesse lexicale savamment
prodigue, l'audace retenue caractrisent l'criture. Mon
tequieu veut briller sans effort apparent pour tre lu sans
peme.
Serait-il bon chic bon genre ,. ? Non, car plaire n'est pas
une fin en soi et les Lettres, on l'a vu, ont d'autres ambi
tions. On peut avoir du feu dans ses ides et dans la
manire de les soutenir, sans perdre le souci de l'lgance,
qui n'est rien d'autre que la dcouverte d'une bonne
distance entre le contenu philosophique et la forme
littraire.
L'crivain veut aller vite et loin sans chercher d'inutiles
effets spectaculaires, trouver le mot juste qui donne une
toilette toute pense, mme la plus sombre. Toujours en
mouvement, le style de Montesquieu nous offre le plaisir
de la rupture et du recommencement, nous fait courir
au-devant de l'inattendu. Quant l'lgance, elle est la
politesse des Persanes, le secret de leur sduction.
76
Slection
, bibliographique
I DITIO N S
ITU D E S
77
Index thmatique
(Rfrences aux pages de ce " Profil ,.)
Age d'or (utopie), 5, 35, 38, 60, 67. Monarchie, 8-9, 13, 1 6- 1 7, 22, 23,-
Angleterre, 23, 63-64. 29, 35, 53-54, 57, 58, 61, 62, 63.
Bonheur, 7, 9, 36, 37. Nature, 5, 8, 9, 1 1 , 1 8, 22, 23, 29,
Censure, 6, 8-9, 1 2, 28, 58-59, 75. 35, 37, 39, 42, 43, 45, 50, 57, 60, 6 1 ,
Dmocratie (Rpublique), 35, 42, 65, 66, 67.
62-64. Occident/Orient, 1 1 , 1 3, 19, 20-
Despotisme, 5-6, 23-24, 33-34, 37- 2 1 , 22-24, 25-26, 27-28, 3 1 -32, 34,
38, 40, 42, 44-47, 50-52, 62-63, 35, 36, 38, 40, 4 1 , 42-43, 5 1 -52, 53-
64-66. 54, 54-55, 58-59, 62-63, 65, 71, 72,
Dieu, 8, 9, 60-61, 6(>-67, 69. Orient/Occi dent, 1 1 , 13, 19, 20-
Do g mes, 43-44, 53, 54-55, 64-66. 2 1 , 22-24, 25-26, 27-28, 3 1 -32, 34,
:;;
Esclavage, 24, 44, 49, 58, 7 1 . 3 5 , 3 6 , 3 8 , 40, 4 1 , 42-43, 51-52, 53-
ger, 6, 1 1 - 1 2, 13, 19, 73, 55, 58-59, 62-63, 65, 71, 72, 73-75.
Progrs (ide de ), 7-9, 1 1 , 14, 16,
E unuques, 13 , 20, 21 , 23 , 25 , 28 ,
18, 19, 22, 23, 24, 29, 39, 41 -43, 58,
33-34, 36, 37, 40, 44-47, 48, 49, 50.
63 67 74
Exotisme, 13, 28, 3 1 -32, 44, 71 .
Raison, 8, 9, 19, 39, 44, 65, 66-67.
I erance),
'
F anausme (into 6, 9, 43-
Re1 1g1on, 5, 9, 1 1 , 16, 1 7, 2 1 , 23-24,
"
78
Achev d'imprimer en juillet 1989
N d'dition 1 1333 / N d'impraaion 089n7288 L
Dpt Up1 juillet 1989 / Imprim en France