Les Ophites
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TUDE DES DOCUMENTS
NOUVEAUX FOURNIS
SUR
LES OPHITES
PAR LES PHILOSOPHOUMENA
PAR
PHILIPPE BERGER
1873
PRFACE
4
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
5
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
PREMIRE PARTIE
LES OPHITES AVANT LES PHILOSOPHOUMENA
LEUR NOM
1
Nous navons pas nous occuper ici de la question dauteur. Bien que toutes les difficults
cet gard ne soient pas encore rsolues, nous croyons quelle est peu prs tranche en faveur
de saint Hippolyte. Nous avouons pourtant que cette opinion est le rsultat des lectures que
nous avons faites plutt que dune tude personnelle du sujet.
De mme nous conserverons louvrage le nom de Philosophoumena, que lui a donn
M. Miller, quoique ce titre soit inexact et doive tre modifi.
Enfin, dans nos notes, nous suivons la pagination de MM. DUNCKER et SCHNEIDEWIN.
6
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Lhistoire de ce nom nest donc pas neuve. Lhistoire des sectes quil em-
brasse ne lest pas davantage. Presque tous les Pres et les historiens ecclsias-
tiques les mentionnent avec plus ou moins de dtails. Saint Irne, saint Cl-
ment dAlexandrie, Origne, dans son trait contre Celse, Tertullien, saint
7
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
piphane et saint Thodoret nous en parlent. ces noms, il faut ajouter ceux
de saint Philastre, saint Augustin, saint Jean de Damas et dautres encore.
Parmi ces sources, quelques-unes, quoique peu dtailles, mritent dattirer
notre attention, parce quelles contiennent des dtails nouveaux et originaux ;
il en est ainsi de ce tableau clbre connu sous le nom de Diagramme des
Ophites, qui figurait la disposition du Cosmos et dont Origne nous donne la
description. Dautres, saint Thodoret est de ce nombre, sont remarquables par
laccord quelles prsentent avec les Philosophoumena. Mais les plus impor-
tantes, celles auxquelles ont surtout puis les historiens modernes, sont : la R-
futation de la fausse science de saint Irne et le Panarium de saint piphane.
IRNE
Saint Irne, dans son grand ouvrage, la fin du livre Ier qui est employ
tout entier lexposition des hrsies quil se propose de rfuter, consacre trois
chapitres aux Ophites, sans les nommer, il est vrai. Lexpos fort dtaill quil
nous donne de leur doctrine est dune grande importance, parce quil nous
prsente un systme complet. Cest une thorie de lmanation qui se rap-
proche beaucoup de celle de Valentin. On y retrouve la sagesse infrieure, So-
phia Achamoth, et toute lhistoire de ses chutes, de ses souffrances et de son
relvement. Le procs universel est le mme que chez Valentin dans ses traits
gnraux, mais il a reu de beaucoup moins longs dveloppements. La thorie
des ons est moins complte, et surtout prsente un caractre moins idaliste.
Les ons ne sont pas lexpression symbolique dides mtaphysiques, on y re-
connat encore des puissances cosmogoniques ; ils en portent mme les noms.
Cette diffrence se trahit jusque dans les nombres qui forment le cadre du sys-
tme. Ici nous ne trouvons pas le plrome avec ses 30 ons forms par la triple
rptition du nombre 10 ; le chiffre dominant est 7, cest--dire le chiffre qui
symbolise lensemble des puissances sidrales, le soleil, la lune et les cinq pla-
ntes. Mais on ne retrouve pas dans ce chapitre la lucidit habituelle dIrne ;
8
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
il est obscur, on a une certaine peine dgager une thorie de ce long expos,
on se heurte des contradictions. Il ne donne pas le nom des hrtiques quil
combat : la place mme quil leur assigne est singulire ; il y voit une des
sources auxquelles a puis Valentin, et pourtant il les place aprs lui ; il les re-
jette la fin de son expos historique. Il importe davoir ces remarques pr-
sentes lesprit, si nous voulons bien apprcier les donnes des Philosophoume-
na.
SAINT PIPHANE
Les donnes de saint piphane sont dune autre nature. Nous ne retrou-
vons pas chez lui la mme force de pense ; ce nest pas un esprit systmatique
poursuivi du besoin de dbrouiller les obscurits des Gnostiques et de coor-
donner leurs spculations. Il rapporte ce quil a vu, ce quil a lu et ce quil a
entendu dire sur eux, sans toujours se rappeler exactement laquelle de ces
sources il a puis ses renseignements ; surtout il manque desprit critique et
lon sent parfois quil nous donne un portrait inexact de ses adversaires, alors
mme quil nen charge point dessein les traits. Ce qui fait le prix des rensei-
gnements si nombreux quil nous a transmis, cest quil a vcu au milieu des
Ophites ; il a failli devenir un de leurs adeptes et il a t initi dans une cer-
taine mesure leurs pratiques et leurs mystres. Il nous en prsente donc une
image plus vivante et moins thorique. Aussi nous ne trouvons pas ici un sys-
tme unique, mais une masse de sectes qui se distinguent les unes des autres
souvent par un ou deux points seulement, tandis que pour tout le reste elles se
confondent ; et, sur chacune delles, il nous donne quelques dtails presque
toujours originaux. Grce lui, nous pouvons nous rendre compte du degr
dextension quavaient pris les doctrines des Ophites, ainsi que de la diversit
des branches dans lesquelles stait ramifie cette hrsie. Elle nous apparat
une premire fois chez les Nicolates ; puis, la suite de cette secte, saint pi-
phane nous en fait connatre une autre dont il ne nous dit pas le nom, mais
9
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
dont les thories prsentent une singulire ressemblance avec celles des S-
thiens dans les Philosophoumena. Plus loin, nous voyons paratre les Gnostiques
qui revtent eux-mmes plusieurs noms correspondant peut-tre autant de
rameaux divers de la mme hrsie, Stratiotiques, Phibionites, Borboriens, etc.
Enfin, au livre suivant, saint piphane place les Ophites proprement dits, co-
pie de ceux dIrne, les Canites, les Sthiens, dont il nous expose assez au
long les thories historiques sans nous faire pntrer bien avant dans
lintelligence de leur systme, et les Archontiques.
Toutes ces sectes sont loin de nous prsenter les mmes doctrines, mais
elles concident en bien des points, et elles nous apparaissent comme les mani-
festations diverses dune mme pense, et, sous ces formes si multiples, nous
sentons une mme conception primitive. Toutefois, on ntait pas arriv cette
ide par ltude de saint piphane avant la dcouverte des Philosophoumena.
Les indications taient l, mais fragmentaires, sans lien facilement saisissable,
sans mme que lon st toujours quelle secte il fallait les rapporter. Aussi,
jusquau moment o les Philosophoumena sont venus modifier, en llargissant,
lide que lon se faisait du gnosticisme, la conception dominante est reste
celle dIrne. On reprsentait les Ophites comme une grande secte do se
dtachaient deux ou trois rameaux secondaires, les Canites et les Sthiens,
quoique pourtant quelques-uns des historiens du gnosticisme aient dj entre-
vu cette poque linsuffisance de cette classification.
Si nous voulons nous faire une ide exacte de ce que lon tait arriv sa-
voir sur les Ophites par ltude des sources anciennement connues, il nous faut
interroger les historiens qui, au commencement de ce sicle et jusquen 1851,
ont crit sur le gnosticisme. Le premier auteur qui se soit occup des Ophites
est Mosheim.2 Par suite de sa conception du gnosticisme, il devait leur donner
2
MOSHEIM. Geschichte der Schlangenbrder der 1er Kirche. Helmst., 1748.
10
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
une large place. En effet, en face de Massuet, qui voyait dans le platonisme la
source unique de toutes les hrsies gnostiques, Mosheim conut le premier
lide de les rattacher la philosophie orientale. Tous les travaux postrieurs et
les dernires dcouvertes lui ont donn raison. Seulement lOrient tait encore
dcouvrir, et ce quil dcorait du nom pompeux de philosophie ntait quun
syncrtisme arbitraire de toutes les religions de lOrient, ou du moins de celles
quil connaissait. Sa tentative tait, comme la dit Herder dans son langage
potique, une danse autour de lautel du dieu inconnu. 3 Il ne pouvait donc
pas jeter une grande lumire sur la question des Ophites : car, plus quaucune
autre secte gnostique peut-tre, les Ophites exigent, pour tre compris, une
connaissance exacte des diffrents systmes religieux qui se heurtaient et se p-
ntraient dans lAsie occidentale.
NEANDER
Nous navons pu nous procurer louvrage de MOSHEIM ; tout ce que nous en disons est em-
prunt soit BAUR, soit LIPSIUS.
3
BAUR. Die christliche Gnosis, p. 4.
11
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
avec un sens historique dlicat, a relev la parent des Barbliotes avec les
Ophites. Il a aussi tudi avec beaucoup de finesse et de sagacit le rle
dAchamoth dans Irne, ainsi que le nom de Prounikos quelle reoit fort sou-
vent. Cest dans ses notes quil faut chercher ses remarques les plus judicieuses
et ses observations les plus profondes ; on y sent moins linfluence du systme,
et son esprit critique, si fin et si juste, pouvait sy exercer avec plus de libert.
MATTER
12
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
13
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
BAUR
Les coles ophites sont peut-tre la partie du gnosticisme sur laquelle Baur
a laiss le plus dire ; pourtant on ne saurait mconnatre combien, mme sur
ce point, il a soulev dides, ni quel pas il a fait faire ce problme que les
efforts de Neander et de Matter navaient pas rsolu. Commencer par dtermi-
ner lide mme du gnosticisme pour en dduire ensuite logiquement les diff-
rentes formes quil a revtues, tel est le principe nouveau que Baur a introduit
dans cette tude. Cest en partant de cette ide et en appliquant lexamen de
ces formes toute la profondeur de son analyse philosophique, quil est arriv
reconnatre dans les Ophites dIrne une forme du gnosticisme postrieure
celle que reprsente Valentin. Les Ophites, dit-il, et ce sont ceux-l surtout
quil a en vue, marquent un pas de lidalisme gnostique vers le ralisme. Il
a galement signal, sans y insister toutefois, leur parent avec ces autres sectes
que nous avons cites daprs piphane. Gnostiques, Sthiens, Canites, Ar-
chontiques, Nicolates, disait-il encore, tout cela ne forme quune seule fa-
mille ; leurs diffrences ne sont que des modifications dun mme point de vue
fondamental. Cette grande famille dont il indiquait ainsi lexistence se distin-
guait par un trait particulier : limpossibilit den ramener les divers rameaux
un fondateur particulier. Et il voyait dans ce fait, tout en admettant que les
Ophites dIrne taient postrieurs Valentin, une preuve de la haute antiqui-
t des systmes ophites et de leur existence antrieurement peut-tre au chris-
tianisme.
Toutefois, ce ntaient l que des indications donnes en passant, dans une
note. Baur mettait laccent autre part ; ces sectes o llment idaliste et mta-
physique tait peu dvelopp ne lintressaient que mdiocrement ; il na pas
senti quelle tait leur importance pour comprendre les origines historiques du
gnosticisme et la place quil a prise dans le monde. Peut-tre est-ce ce qui lui a
manqu pour arriver une conception complte du gnosticisme. Les Philoso-
phoumena devaient rappeler lattention sur ce point, en ramenant encore une
fois sur le terrain de la discussion ce phnomne qui avait dj tant occup la
14
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
4
Nous ne parlerons pas ici des ides de LEWALD, GIESELER, NIEDNER, HILGENFELD, RIT-
TER, non plus que de celles de Jacob SCHMIDT et de MHLER. Leurs travaux ou bien
scartaient de la route trace par NEANDER et nont pas marqu un progrs dans ltude qui
nous occupe, ou bien, tout en tant fort importants pour ltude du gnosticisme en gnral,
ils nont pas apport de modifications sensibles la conception des systmes ophites telle que
nous lavons expose daprs NEANDER, MATTER et BAUR.
15
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
SECONDE PARTIE
LES DOCUMENTS DES PHILOSOPHOUMENA
INTRODUCTION
LES PHILOSOPHOUMENA
5
Origenis Philosophoumena.
6
. Phil. IX, 31, p. 494.
16
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
croit suivre encore le dveloppement dune ide philosophique, que lauteur est
dj retourn lexpos historique du systme gnostique qui loccupe. Il
semble mme que parfois il sy laisse prendre lui-mme ; il fait intervenir,
lappui de la thorie quil expose, des vers dHraclite ou dHomre, comme,
dautre part, il lui arrive de passer presque insensiblement dun systme philo-
sophique lusage quen a fait certain parti gnostique.7 Et pourtant cette ma-
nire est le rsultat non dune ngligence ou dun dfaut de plan, mais de la
mthode quil sest impose. Tandis quIrne, esprit clair, spculatif et vrai-
ment philosophique, avait entrepris de rfuter les hrsies gnostiques en rele-
vant les contradictions et les inconsquences dont elles taient pleines et en
leur opposant, tel quil le concevait, lenseignement de lvangile, saint Hippo-
lyte veut les combattre par lhistoire. Son but, en les exposant, est de montrer
quelles sont une invasion du paganisme dans le christianisme, et, pour le
prouver, il remonte leurs origines et sapplique faire voir quils les ont tires
des philosophes grecs, des mystres et des rveries des astrologues ; pour les
avoir terrasses, il lui suffit davoir dmontr quelles ne se rattachent plus
lenseignement apostolique et la tradition de lglise.
Cette manire de procder a quelque chose dtroit la fois et doriginal.
Par moments, on serait tent dy voir une mthode nouvelle, un effort pour
arriver une conception historique du gnosticisme, mais on saperoit bientt
que cette mthode est mise uniquement au service de la polmique, et que
lesprit scientifique fait presque entirement dfaut. Lauteur ne cherche pas
se rendre compte, il combat. Il a mme une attitude gnrale de dfiance et
dhostilit marque lgard de la science. Sans doute, cette poque, bien des
esprits srieux devaient tre tents de faire de mme en voyant tout le fatras des
hypothses incohrentes et souvent contradictoires quavaient accumules la
science et la philosophie antiques, mais peut-tre aussi cette tendance tient-elle
une certaine dfaillance de la pense. En effet, souvent saint Hippolyte com-
prend mal non seulement les anciennes thories cosmogoniques, mais encore
7
Voyez Aratus et les Prates, l. IV, p. 116 et suiv.
17
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
18
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
LES NAASSNIENS
Leurs sources
Les principes critiques que nous avons noncs la fin du chapitre prc-
dent trouvent ds ici leur application et nulle part peut-tre ils ne la trouveront
plus complte. Le terme de Naassniens nest autre chose que la forme h-
braque du nom des Ophites ; saint Hippolyte nous lapprend.8 Nanmoins il
ne faudrait pas trop vite conclure lidentit des deux sectes qui nous sont par-
venues sous ces deux noms. Saint Hippolyte voit dans ceux dont il nous parle
la premire forme quait revtue cette hrsie. Daprs lui, les Naassniens en
ont t les patrons et les premiers aptres, et cest plus tard seulement que le
travail thologique a rompu son unit et en a pouss les tronons dans diff-
rentes directions.
Les Naassniens rattachaient leur tradition Mariamne qui lavait reue de
Jacques, frre du Seigneur.9 Ils avaient du reste, parat-il, une littrature fort
dveloppe. Elle se composait dabord, comme celle de la plupart des sectes
gnostiques, dvangiles apocryphes. Saint Hippolyte mentionne parmi leurs
sources lvangile aux gyptiens et lvangile de Thomas dont il nous donne
mme une citation. Il faut y ajouter plusieurs des crits du Nouveau Testament
dont ils semblent avoir fait un assez grand usage, les vangiles de Mathieu, de
Luc et de saint Jean, et quelques-unes des ptres de saint Paul. Ils se livraient
sur eux une interprtation allgorique trs hardie ; ils semblent mme en
avoir fait pntrer diffrents morceaux dans leurs ouvrages qui taient une sorte
de fusion de lenseignement apostolique avec les mystres des Assyriens et des
Phrygiens ; sans cesse ils font appel ces doctrines mystrieuses et des chants
o elles taient exprimes comme une autorit. Mais la partie la plus curieuse
de leur littrature consiste dans ces hymnes innombrables dont nous parlent les
Philosophoumena et qui saccordaient bien du reste avec le caractre profond-
8
Phil. V, p. 132.
9
Ibid., p. 174.
20
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
10
Phil. V, p. 132.
11
Ibid., p. 164, 168.
12
Phil. V, p. 142.
13
Ibid., p. 132.
14
Ibid., p. 166.
21
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
reste le reconnatre, leur ressemblance est si grande quil est souvent difficile
dtablir entre eux une distinction qui est peine marque par les textes. Il ny
a entre eux quune diffrence mtaphysique : lun engendre et lautre est en-
gendr. Chez Monomos16, dont la thorie est presque identique celle des
Naassniens, la relation des deux hommes est marque par ces deux mots : Fuit
et exstitit, il tait et il fut.
Ce second homme est le pre invisible de tout ce qui est, ou plutt il est
la fois pre et mre, comme lindique un hymne dont nous ne possdons que
les premiers vers17 :
Cest de toi, pre,
Cest par toi, mre,
Noms tous deux immortels,
Parents des ons,
Habitant du ciel,
Homme, nom sublime !...
Il y a entre ces deux termes une diffrence de relation marque ici par
lemploi de deux prpositions diffrentes. Le pre, cest ltre en soi ; la mre,
cest ltre sortant de lui-mme pour raliser par de nouvelles crations la per-
fection contenue virtuellement en lui. De mme que llment mle sappelle le
Fils, llment femelle est appel lEsprit, lEsprit virginal, la Vierge, et, par une
de ces associations familires aux Gnostiques, il est en mme temps la mre
assimile par les Naassniens la Magna Mater que lon clbrait dans les mys-
tres dleusis.18 Pourtant, la distinction nest pas assez nettement tranche
pour que lon puisse y voir deux personnages mythologiques distincts ; les deux
noms rpondent un seul tre, lEsprit et le Fils ne font quun : LEsprit,
dans le sjour du Pre, sappelle aussi le Fils engendr par le Pre.19
15
LIPSIUS. Encyclopdie de Ersch. GRUBER, art. Gnosticismus.
16
Phil. VIII, 12, p. 424.
17
Ibid. V, 6, p. 132.
18
Phil. V. 8, 162, 166.
19
Ibid. 9, p. 166.
22
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Cest lEsprit qui donne naissance tous les tres spirituels, ou, pour parler
le langage des Gnostiques, tous les ons. Mais tous les ons sont eux-mmes
compris dans lon suprme, le troisime homme des Ophites, Christ.20 Nous
arrivons ainsi au troisime degr de lmanation purement spirituelle. En effet,
le Christ nest pas un tre historique, il nest que la personnification de tout
lesprit rpandu dans le monde ; il est lhomme idal, la manifestation de
lesprit indtermin.21 Les Naassniens lui appliquaient les paroles du prologue
de saint Jean sur lincarnation du Verbe, mais en leur donnant un sens particu-
lier sur lequel il ne faut point se mprendre. Leur Christ napparat pas un
certain moment sur la terre ; il est prsent dans le monde, mais dune faon
insaisissable ; il est lide dans la matire. Seulement, comme toute manifesta-
tion jouit dun moins haut degr de perfection que ltre dont elle mane, les
Naassniens exprimaient cette ide, non il est vrai en le faisant tomber, par une
chute, mais pourtant en le faisant descendre den haut.22
Jusqu prsent, nous ne sommes pas sortis du domaine de labstraction ;
mais, arrivs aux confins de la ralit, nous nous trouvons en prsence dun
nouvel lment, la matire. Le monde apparaissait aux Naassniens comme
divis en trois domaines : le domaine de labsolu, celui de la matire et celui du
devenir, cest--dire de lvolution de lesprit au sein de la matire. Ceux qui
disent que lunivers est form dun seul lment, disaient ces Gnostiques, se
trompent ; ceux qui disent quil se compose de trois lments sont dans le
vrai.23 Mais du moment que lon reconnat lexistence de la matire, elle doit
ncessairement trouver place dans ltre universel qui renferme en lui tout ce
qui existe, elle doit descendre dAdamas ; nous arrivons donc une double
conception du premier homme : dun ct il est labsolu, de lautre il est ltre
universel ; dun ct son domaine est celui de lesprit, de lautre il renferme en
lui les trois lments qui forment le monde, et cest ce qui arrachait lauteur
20
Ibid. 6, p. 132.
21
. Ibid. 7, p. 146.
22
Phil. V. 8, p. 154.
23
Ibid. 7, p. 150.
23
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
des Philosophoumena ce cri : Ils en font un Gryon trois corps. Ainsi, trois
natures se partagent le monde : la nature de lhomme den haut, le bienheu-
reux Adamas ; la nature mortelle en bas, et entre les deux, une nature indpen-
dante qui aspire slever, celle de Mariamne la visite, de Jothor le grand sage,
de Sepphora la voyante et de Mose.
partir de cet endroit, les renseignements de saint Hippolyte sont moins
complets. Ce qui lui importait le plus, en effet, ctaient ces premiers principes
par lesquels la doctrine des Naassniens se rattachait si intimement aux mythes
paens. Lhomme, sa chute, son relvement lintressaient moins ; aussi, chaque
fois quil en parle, il passe presque aussitt lhomme den haut, et il nous ap-
prend peu de chose sur le procs de lesprit lintrieur de la matire. Les
Naassniens devaient restreindre autant que possible la part de notre monde
lexistence ; proprement parler, il nexiste mme pas, car il est dnu de toute
ralit ; il nest rien, ou pour employer leur langage figur, il est ce rien qui
a t fait sans Dieu.24 Quand nous disons fait sans Dieu, nous nentendons pas
quil soit entirement en dehors de lui ; seulement, il na t fait que par le
troisime et le quatrime des tres. Comment ? Nous ne lapprenons pas. Nous
connaissons dj le troisime ; le quatrime, cest Jaldabaoth, le dieu ign. Il est
le pre de notre monde, cest lui qui le gouverne et qui retient lme prison-
nire dans le corps.
Lhomme, en effet, a t enfant par la terre limage dAdamas, mais il ne
descend pas de lui ; il est le produit dun grand nombre de puissances25 ; mais,
comme aprs sa cration il restait inerte, il a reu den haut une me. Lme
vient donc dAdamas et elle a t jete dans notre moule de boue pour tre
asservie Jaldabaoth. Saint Hippolyte ne nous dit pas clairement quelle est la
raison de cet asservissement. Il semble que lme soit un instrument de correc-
tion destin faire sentir lhomme son esclavage, un premier pas vers
laffranchissement. Peut-tre aussi Jaldabaoth en la demandant, et Adamas en
24
Phil., p. 150. Cf. JEAN I, 3.
25
. Phil. V. 8, p. 136.
24
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
lenvoyant dans cette prison avaient-ils des vues opposes : en tout cas, il reste
bien tabli que lme est prisonnire et quil y a lutte dans le corps, parce quil
est compos dlments hostiles.26 Cette lutte nous est dpeinte dans un
psaume plein dune inspiration vraiment chrtienne dont nous hasardons ici la
traduction :
La premire loi, celle qui a tout engendr, cest lEsprit.
En second lieu, aprs le premier n, venait le chaos pandu.
Troisime, lme reut la loi du travail.
Cest pourquoi, enveloppe dune forme fugitive,
Elle est domine par la fatigue et la mort qui la tourmentent.
Tantt elle possde la royaut et voit en face la lumire,
Tantt elle tombe dans la misre et gmit.
On la plaint et elle se rjouit,
Elle se plaint et elle est juge ;
Elle est juge et elle meurt.
Tantt, pendant sa route, elle sengage dans le labyrinthe,
Malheureuse gare par le mal.
Jsus dit : Vois, mon pre,
La victime de tous les maux sur la terre ;
Et elle a t faonne par ton souffle !
Elle cherche fuir lamer chaos
Et ne sait comment en sortir :
Cest pourquoi, envoie-moi, mon pre,
Je descendrai en portant tes sceaux.
Je traverserai tous les ons,
Jouvrirai tous les mystres,
Je rvlerai les formes de la divinit
Et je leur livrerai la Gnose,
Ces secrets du chemin cleste.
26
Phil. V. 8, p. 156.
25
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
nena ne nous en disent que fort peu de chose. Nous apprenons seulement qu
un certain moment les trois lments se sont runis en Jsus, fils de Marie.
Nous ne savons pas non plus comment cette runion a pu amener la dlivrance
de lhomme. Sans doute, il y a l une grande lacune ; nanmoins, en tout tat
de cause, le point sur lequel les Naassniens mettent laccent, ce nest pas le
salut par Jsus, cest lvolution de lesprit ; aussi, le personnage vraiment im-
portant, cest Christ qui le personnifie. Pour tre sauv, il faut tre rgnr par
lEsprit virginal, cest--dise participer la nature divine, et cest ce quils ex-
primaient dans leur langage allgorique en disant que le Christ est la porte, par
laquelle il faut passer pour tre sauv ; mais aussi quand, la rsurrection,
lhomme entrera par la troisime porte, il deviendra Dieu lui-mme. Le sys-
tme, du reste, finit sur une ide grandiose : Alors, est-il dit, les lus, si petit
quen soit le nombre, rempliront tout, et les hommes matriels, si nombreux
quils soient, seront anantis.
Est-ce que cet Esprit, qui peut seul donner la vie, se trouve dans une cer-
taine mesure en chaque homme, ou bien est-il lapanage dune certaine classe
dindividus ? Ici, comme chez la plupart des Gnostiques, lesprit est limit aux
initis. Eux seuls sont les hommes parfaits ; en dehors deux il ny a que la nais-
sance charnelle dont la fin est la mort.27 Pourtant cette division nest peut-tre
pas absolue : Si quelquun est n aveugle, disaient-ils encore, quil regarde
nous. On peut donc devenir Gnostique. Cest que nous nous trouvons, en
ralit, en prsence de deux conceptions : dune part, une conception idaliste,
lide du procs de lesprit, mais, de lautre, une conception dualiste et matria-
liste qui limite tout lesprit certains individus et le localise, de mme quelle
avait partag le monde en trois domaines distincts qui se touchent et entrent
en lutte sans russir se pntrer.
On remarquera que le serpent ne parat pas dans tout cet expos. Lauteur
des Philosophoumena nen parle qu la fin. Mais on saperoit, la faon dont
il en parle, quil en tait question ds le commencement. Il nous dit, en effet,
27
Phil. V. 7, 148. 9, p. 474.
26
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
que les Naassniens adorent exclusivement le serpent. Pour eux, lide de culte
et lide de serpent sont insparables ; partout o il y a un temple (naas) et par
consquent des mystres, il y a un serpent (naos) ; on ne peut se figurer de
mystre sans temple, ni de temple sans serpent, et, par un de ces jeux de mots
si frquents chez les gnostiques, afin de prouver leur thorie, ils identifient les
deux mots : Et si lon se demande do vient ce culte, saint Hippolyte nous
apprend que le serpent est leurs yeux la matire humide sans laquelle rien ne
saurait exister ni des choses mortelles ni des choses immortelles. Il est donc
bon, et il renferme tout en lui, comme la corne du taureau monocros (de la
licorne) ; cest lui qui donne toute chose sa beaut, il est le quadruple fleuve
ddem. Il nest donc pas diffrent en ralit de cet Adamas qui renferme aussi
tout en lui, parce quil est lensemble de tous les lments spirituels, animaux
et matriels qui remplissent le monde.
27
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
28
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
29
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
dictions mme que nous y avons signales nous amnent voir chez les
Ophites et les Naassniens deux formes assez loignes lune de lautre de la
mme hrsie. Cest ltude des mythes, qui entraient dans la composition du
systme naassnien, quil nous faut demander de quel ct se trouve la forme
primitive.
28
Revue archol., t. VIII, p. 234 et suiv.
30
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
que lon a tant de peine comprendre lorsquon veut lexpliquer avec les res-
sources dont nous disposons. Pour tablir cette thorie, ils avaient recours au
mythe dAdonis et celui dAttis qui en est la forme phrygienne. Lamour
dAdonis se prsente nous sous trois formes diffrentes. Tantt il est lamant
dAphrodite, tantt celui de Cora, tantt sous le nom dEndymion il est lobjet
de la passion de Sln.29 Les Naassniens semparaient de ce mythe auquel ils
appliquaient leur interprtation allgorique. Cora qui aime Adonis, disaient-ils,
cest lme condamne mourir, parce quelle est spare de la puissance gn-
ratrice, Aphrodite ; Sln, qui est prise dEndymion, cest la nature sup-
rieure qui soupire aprs une me. Lme divine, ctait Attis mascul par la
grande desse ; parce que lme parfaite est au-dessus des genres, elle slve
jusquau bienheureux Adamas avec lequel elle se confond.
Le sens dans lequel les Naassniens expliquaient ces mythes nest pas leur
sens primitif. Tous trois au fond nous reprsentent, avec de lgres nuances,
toujours la mme ide, celle de la mort momentane du soleil qui suit son
union avec la terre. Les Naassniens les transformaient par leur interprtation
allgorique. Et pourtant on noserait affirmer quils fussent les seuls employer
cette mthode. Dans un hymne Attis30 que nous possdons en entier, ce dieu
se trouve compar lpi moissonn que lon prsentait en silence aux mystres
dleusis. Or, saint Hippolyte nous dit que les Athniens eux-mmes voyaient
dans cet pi la grande lumire parfaite qui sort de lindtermin.31 Si ce ren-
seignement est exact, il faut admettre que cet idalisme qui transformait les
anciens mythes cosmogoniques avait pntr jusque dans les mystres et que l
aussi on pratiquait une mthode allgorique analogue celle des Gnostiques.
Du reste, nous savons que si souvent leurs interprtations taient dnues de
fondement, souvent aussi ils avaient rencontr le sens vrai. Cest ainsi quils
voyaient dans Aipolos, un des noms dAttis, le dieu qui marche toujours, et
quils expliquaient lpithte de Surikts par lide de lharmonie universelle qui
29
Phil. V. 7, p. 138.
30
Phil. V. 9, p. 168.
31
Ibid. 8, p. 162.
31
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
joue un si grand rle dans les mythes dAttis, dAdonis et dEsmun. Nous re-
viendrons plus tard sur ce point.
Au mythe dAttis sen rattachaient dautres que les Naassniens interpr-
taient dans le mme sens. Ctaient ceux que lon enseignait dans les mystres
dleusis et de Samothrace et chez les Thraces de lHmus ; et dans tous ils
mettaient la mme ide, celle des aspirations clestes de la nature symbolises
par lhomme rgnre debout ct du premier homme. Cette ide, ils la
retrouvaient jusquen Grce dans les reprsentations dHerms Ithyphallique.
Sans doute, ces mythes ntaient pas tous essentiels au systme des Naass-
niens, ce ntaient souvent que des lments trangers dont ils lenrichissaient ;
nanmoins ils sont importants parce quils nous permettent de dterminer
quelle a t leur patrie. Or, ils nous reportent tous du ct de lAsie antrieure,
vers cette Phrygie, si fortement imprgne dlments assyriens qui y avaient
pris racine et avaient donn naissance au mythe dAttis et aux mystres de la
grande desse.
Il est pourtant un fait qui a pu induire quelques savants en erreur et leur
faire chercher autre part la patrie des Naassniens ; cest limportance quils
accordaient un autre mythe, celui dOsiris. On ne saurait pourtant en tirer
aucune conclusion, pour peu que lon songe combien il tait rpandu sur la
cte de Syrie et dAsie-Mineure et, dans lintrieur des terres, jusqu
lEuphrate, grce sa parent intime avec le mythe dAdonis. M. Movers32
avait dj tabli par des preuves nombreuses cette parent qui a de bonne heure
amen en bien des endroits une fusion complte des deux personnages. De leur
ct, les Philosophoumena nous apprennent que les Naassniens insistaient sur
lunit du mythe gyptien avec ceux des autres nations, et ils nous donnent sur
lui des dtails qui la mettent en lumire dune faon remarquable. En effet, ils
nous prsentent Isis vtue de noir et recouverte de sept voiles qui sont les sept
cieux plantaires la recherche de la puissance humide et fcondante symboli-
32
MOVERS. Die Phniizier. Bonn, 1841 ; I, p. 233 et suiv.
32
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
33
Collection photographique, n 562.
34
F. LENORMANT. Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Brose. Paris 1872 ; p.
458 et suiv.
35
MOVERS. Op. cit. I, p. 194, 239.
36
M. de Roug est arriv par une autre voie la mme conclusion. Il crivait ce sujet : Je
nose pas faire entrer en ligne de compte le culte dOsiris tabli chez les Giblites et les Phni-
ciens, parce que la domination gyptienne, depuis lpoque de Toutms 1er, suffit pour expli-
quer son introduction. Il ny aurait cependant rien dtonnant ce que le rapport fut beau-
coup plus ancien. Quand on retrouve le personnage Typhon, vnr comme Dieu originaire
chez les Pasteurs et les Chtas, la critique la plus svre permettrait bien de rechercher Osiris,
son adversaire, chez les populations voisines. Acad. des Inscriptions, t. XXV, 2e partie, p.
233.
33
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
37
RENAN. Mmoire sur Sanchoniathon, Acadmie des Inscriptions, nouvelle srie, t. XXIII, 2e
partie.
38
A. MAURY. Revue archologique, t. VIII, p. 238 et suiv.
39
LIPSIUS. Op. cit., p. 278 et suiv.
40
SANCHONIATHON. dit. Orelli, p. 14.
41
Ibid., p. 24.
42
Ou de Beuth, suivant une correction propose par M. Bunsen.
43
DAMASCH de primis principiis. d. Kopp, p. 384.
34
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
44
Pour ce qui prcde, part une ou deux interprtations que nous avons prises ailleurs, nous
empruntons presque textuellement M. Lipsius sa dmonstration.
45
A. MAURY. Loc. cit.
46
Phil. V, p. 136.
35
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
sons, non pas un, mais dix-dieux serpents ; ils sappellent Ophion, Chusartis,
Esmun ou Cadmus, suivant que lide de lordre du monde ou lide de son
ternit, que le point de vue astronomique ou le point de vue cosmogonique
dominent. Cest un fait actuellement indiscutable et ltude dtaille quen a
faite M. Movers47 ne laisse aucun doute ce sujet.
Lidentit de cette conception paenne et de la conception gnostique est
frappante. Ainsi sexpliquent tous les caractres que saint Hippolyte prte au
serpent ; il est la matire humide, cest--dire, si nous nous reportons une
ide que nous avons dj plusieurs fois rencontre, le principe de toute exis-
tence ; sans lui rien ne pourrait tre, ni mortels ni immortels, ni tres anims ni
tres inanims ; tout lui est soumis, il est bon, il renferme tout en lui48 ; nous
ny insisterons pas davantage. Il est seulement un point de dtail que nous
voudrions relever. Saint Hippolyte nous dit quil donne toutes choses leur
beaut (hraiothta). Ce mot nous fait penser la desse de la beaut Hra
qui, daprs Sanchoniathon49, accompagnait El dans ses luttes cosmogoniques.
Depuis longtemps Movers50 a identifi Hra avec la desse de lharmonie,
Chusarthis, qui symbolisait lordre du monde et tait adore sous la forme
dun serpent ainsi que son poux Cadmus de qui elle avait reu le fameux
hormos, le collier form de serpents enrouls. Il nest pas impossible que les
Naassniens aient fait place cette ide de lharmonie dans leur conception
symbolique de lme universelle et que nous en ayons ici la trace.
Ceci mme nous permet de comprendre un terme dont nous avions remis
plus tard lexplication. Dans lhymne Attis, parmi les noms donns ce
dieu, se trouve celui de joueur de flte (surikts), et les Naassniens
lexpliquaient en disant quil est lesprit de lharmonie.51 Or, la flte aux sept
trous, la flte de Pan, est sans cesse mise en rapport avec lharmonie ; elle re-
47
MOVERS. I, p. 499 et suiv.
48
Phil. V, 9, p. 170.
49
SANCHONIATHON. p. 30.
50
MOVERS. I, 510 et suiv.
51
Phil. V, 8, p. 168.
36
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
prsentait sous une forme allgorique lordre des sept cieux plantaires dont
lharmonie tait la loi. Cest ce quEvhmrus52 exprimait sous une forme ma-
trialiste en racontant que Harmonia tait une joueuse de flte du roi de Si-
don. Ce rapprochement entre la flte et lharmonie de lunivers ntait donc
pas arbitraire, et les Naassniens, en donnant cette interprtation au mot de
surikts, taient dans le vrai.
Le serpent des Naassniens nest donc pas le serpent de la Bible, mais le
serpent des Babyloniens, des Phniciens et des Phrygiens, le grand symbole de
lme du monde, et cest ce qui nous explique le culte, exclusif daprs les Phi-
losophoumena, dont il tait lobjet. Ce culte, nous le connaissions dj par Ter-
tullien ; ce que les Philosophoumena ont doriginal, cest le lien mystique quils
tablissent entre lide de temple et lide de serpent. Pour les Naassniens, le
serpent a fourni la premire ide du culte ; il forme lessence mme de tous les
mystres, les temples eux-mmes o on les clbre en ont tir leur nom. On
croirait entendre dans ces paroles un cho du langage de Sanchoniathon53 Tel
fut, dit-il en parlant dOphion, le point de dpart de toutes les spculations
sur la nature. On divinisa les premiers lments sous la forme de serpents, on
fit des temples et on les y plaa. Puis on fit des sacrifices, des ftes et des orgies
en leur honneur, car on les considrait comme les plus grands de tous les dieux
et comme les premiers principes de lunivers. Ce passage nous montre en
mme temps que les Ophites ntaient pas seuls adorer des serpents. Le culte
du serpent tait rpandu sur toute la cte de Syrie et encore plus en Phrygie.
Sans sortir du gnosticisme, nous en trouvons la preuve dans un ouvrage dont il
faut faire du reste peu de cas : les Actes apocryphes de Philippe.54 Lauteur de ces
actes, qui sont fortement empreints dlments gnostiques, nous raconte com-
ment Philippe, en parcourant lAsie-Mineure, vint Hirapolis. Or, nous dit-
il, ds les temps les plus reculs on y adorait les serpents et lEchidn ; la ville
mme avait reu de ce culte le nom dOphiorym. Le serpent quon y adorait,
52
ATHNE. XIV, p. 658, ap. MOVERS, I, 513.
53
SANCHONIATHON., p. 48.
54
TISCHENDORF. Acta apocrypha, 8 Lips. 1851.
37
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
ctait le serpent qui se mord la queue55, ctait donc bien la puissance cosmo-
gonique qui nous occupe ; et dans le cours du rcit nous apprenons que les
habitants dHirapolis entretenaient dans leurs temples des serpents vivants, et
quils avaient des prtres affects leur service. Sans doute il ne faut tenir au-
cun compte de la lgende de Philippe ; il en est autrement de la tradition locale
que son auteur nous a transmise, et nous devons y voir un indice de plus dun
culte qui avait en certains endroits tant dimportance et qui a servi de point de
dpart celui des Naassniens.
55
.
56
BAUR. Geschichte der Christlichen Kirche, I, 193 et suiv.
38
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
cette thse. Ils nont gure fait que toucher en passant ces sectes, comme sils
avaient t presss darriver aux grands systmes qui remplissent lpoque vrai-
ment originale et brillante du gnosticisme. Bunsen58, tout en inclinant vers la
mme opinion, hsitait se prononcer dune manire dcisive sur une question
dont il reconnaissait toute la difficult. M. Lipsius a repris nouveau cette
question et la tranche dans le sens oppos. Daprs lui, nous navons dans les
Naassniens quune secte dune poque fort postrieure. La simplicit relative
de leur mtaphysique nest quune pauvret philosophique, marque dune
poque de dcadence ; ce systme na pu se produire que dans une secte chez
laquelle llan philosophique stait arrt ; ce ne sont que les dbris dun sys-
tme plus complet, celui des Ophites dIrne. Cest ainsi que doivent
sexpliquer la confusion du premier homme avec lAbme et labsence
dAchamoth, enfin la prsence de tous ces mythes paens qui taient venus peu
peu se substituer aux doctrines spcialement gnostiques et marquent un re-
tour vers le paganisme. Ce retour est surtout sensible dans limportance de plus
en plus grande accorde au serpent qui finit par perdre tous les traits sous les-
quels nous lavait peint la Gense.
La thorie de M. Lipsius, si diffrente de celle qui avait cours jusqualors,
repose sur une analyse trs fine et trs complte des Philosophoumena ; pourtant
ltude que nous venons de faire ne nous permet pas dadopter ses conclusions,
bien que les faits sur les quels nous nous appuyons soient les mmes : Peut-tre
M. Lipsius na-t-il pas prt assez dattention au caractre fragmentaire des
renseignements que nous fournissent les Philosophoumena. Nous ne saurions
trop le rpter, ils ne prtendent pas nous donner un expos complet du sys-
tme naassnien. Nanmoins, il est certain que dans ce quils nous en ont
transmis, on sent une plus grande sobrit de conception. Seulement nous se-
rions ports y voir une preuve dantiquit. En effet, du moment o le gnosti-
cisme fait son apparition, il se distingue avant tout par une tendance idaliste ;
57
DE PRESSENS. Histoire des trois premiers sicles, vol. II, p. 437 et suiv.
58
BUNSEN. Hippolytes andhis age, I, 28 et suiv.
39
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
40
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
pas le seul do elle soit absente ; nous ne la trouvons pas non plus chez Basi-
lide.59 Sans doute M. Lipsius, daccord avec Hilgenfeld60, sappuie sur ce fait
pour voir galement, dans la doctrine basilidienne des Philosophoumena, une
forme postrieure de ce systme ; mais alors comment explique-t-il quelle fasse
galement dfaut chez Crinthe et chez Saturnin, qui reprsentent deux des
formes les plus anciennes du gnosticisme ?
Les lacunes que nous avons reconnues marquent donc non pas une dca-
dence, mais un dveloppement incomplet de lide gnostique. Elle ne sest pas
encore nettement dgage des mythes cosmogoniques ; aussi les possdons-
nous sous une forme qui se rapproche davantage de leur forme primitive. Le
mythe dAdamas, tel que nous le font connatre les Philosophoumena, nous
rappelle jusque dans ses dtails les mythes analogues que nous trouvons chez
Damascius, Brose et Sanchoniathon. Le premier homme nest pas encore dis-
tinct de lAbme et les couples ont encore ce caractre flottant et indcis qui les
distingue dans toutes les cosmogonies smitiques. Enfin, le mythe du serpent
nous amne encore la mme conclusion. Nous avons reconnu quon ne peut
le ramener au serpent de la Gense, et nous avons t oblig dy reconnatre
une conception toute diffrente qui est commune presque toute lAsie occi-
dentale. Or, sans doute, on pourrait admettre que cette conception est venue
se greffer sur celle des Ophites dIrne, que M. Lipsius nous prsente comme
un dveloppement de lide biblique ; mais cela mme nest pas possible, et il
faut distinguer chez Irne deux serpents dont les rles ont t confondus, soit
par les Ophites, soit par leur historien. Toutefois, cette dmonstration ne
pourra tre complte que lorsque nous aurons tudi le rle du serpent chez les
Prates, mais alors elle ne laissera plus gure place au doute.
Les Naassniens nous prsentent donc une forme de lhrsie ophite plus
primitive que celle que nous a fait connatre Irne. Sensuit-il quil faille leur
assigner une date antrieure ? Nous ne le pensons pas. Leurs hymnes innom-
59
Phil. VII, 20, p. 356 et suiv.
60
Theologische Jahrbcher, 1856, I, p 86 et suiv.
41
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
brables, leurs vangiles apocryphes, leur connaissance de presque tous les livres
du Nouveau Testament ne nous permettent pas de le supposer ; les Pres, du
reste, ne nous prsentent gure les diffrentes hrsies que sous la forme sous
laquelle ils les ont connues et combattues. Il est donc probable que lexpos de
saint Hippolyte nous prsente la doctrine des Naassniens telle quelle a pu tre
formule la fin du deuxime sicle, quoique la secte des Naassniens elle-
mme remonte sans doute beaucoup plus haut. Mais, se dveloppant sur le sol
de lAsie, o il avait pris naissance, ce rameau du gnosticisme est rest en un
contact beaucoup plus direct avec les mythes qui lui avaient servi de point de
dpart et il sest moins cart de sa forme premire. Seulement, peu peu, il
sest enrichi par le dehors, et ainsi sest form tout ce bagage de mythes et toute
cette littrature apocryphe, singulier mlange dlments chrtiens et paens
auxquels on appliquait une mme mthode allgorique. Ces mythes devaient
dautant plus facilement se fondre dans la doctrine des Naassniens quils pou-
vaient sappuyer sur un vieux fonds de paganisme. Le caractre profondment
paen des Naassniens tait encore plus sensible dans leurs pratiques religieuses
et dans leur culte, et saint Hippolyte nous apprend que tout se passait chez eux
comme dans les mystres paens, cette diffrence prs quils ntaient pas eu-
nuques. Il nous dit mme formellement quils assistaient aux mystres de la
grande desse, parce que rien mieux que ces crmonies ne leur permettait
dembrasser lensemble du mystre suprme. Nous nous trouvons donc en pr-
sence dune secte plus paenne que chrtienne ; paenne par sa mtaphysique,
par son origine, par son culte ; chrtienne par la place quavait prise dans lme
de ses adhrents la personne de Jsus, queux aussi considraient comme le pi-
vot de lhistoire du monde.
LES PRATES
Les sectes dont il nous reste parler nous occuperont moins longtemps
que les Naassniens. En effet, en ce qui concerne les Prates et Justin, ici tout
est nouveau. Avant les Philosophoumena, nous nen savions rien ou presque
42
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
rien ; et, quant aux Sthiens, les donnes fort incompltes que nous possdions
sont daccord avec ce que nous en apprend saint Hippolyte. Nous naurons
donc point comparer des textes et des auteurs diffrents. En outre, une partie
des rsultats que nous avons acquis pour les Naassniens sappliquent gale-
ment aux Prates et aux Sthiens, comme dautre part ltude de ces sectes
viendra en plus dun point confirmer les conclusions auxquelles nous sommes
arrivs.
EUPHRATS
Les Prates prtendaient tirer leur origine dun certain Euphrats Perati-
cus. Le nom de ce personnage nous tait dj connu avant les Philosophoume-
na. Dans les actes du dixime concile, tenu Constantinople en 681, il est
question, la suite de trente-quatre autres hrtiques, dont plusieurs nont ja-
mais exist, dun certain Euphrats Persicus61 ; en outre, dans son Trait contre
Celse, Origne dit que les Prates parlent avec respect de leur chef Euphrats, et
dans un autre passage il reproche Euphrats davoir pris ses doctrines des
sectes dtaches de lglise, et surtout aux Ophites ; or, les Ophites, dit-il, ne
sont pas chrtiens. ces renseignements, il faut joindre ceux de Thodoret.
Celui-ci mentionne galement le nom dEuphrats en y joignant celui
dAdms de Karyst. Il se borne dailleurs copier le rsum que les Philoso-
phoumena nous donnent de la doctrine des Prates au livre X. En effet, ct
de cet Euphrats, que na connu aucun de ceux qui en parlent, saint Hippolyte
place un autre hrtique de la mme cole, Kelbs62 de Karyste. Nous navons
rien pu dcouvrir sur le second. 63 Quant au premier, qui ne nous est gure
mieux connu, peut-tre son nom porte t-il en lui-mme sa propre explication.
61
Peut-tre faut-il voir dans ce mot une simple faute de copiste pour Peraticus.
62
Var. Akembs, Adems, p. 50, 503.
63
M. BAXMANN, Niedners Zeitschrift 1860. I, p. 235, croit y reconnatre Caryste en Eube.
Pourtant nous devons avouer que la forme toute smitique du nom de Kelbs rend cette
hypothse assez douteuse.
43
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Les Prates faisaient driver leur nom dune ide de morale transcendante.
Il exprimait, suivant eux, le passage de lme (Prn) de lesclavage charnel la
libert de lesprit.64 Ce sens a t adopt par MM. Zeller65 et Baxmann.66 Mais
on doit se mfier des tymologies purement morales, et celle-ci a, de plus, le
tort de ne pas rattacher les Prates leur prtendu fondateur Euphrats. Or,
une exprience peu prs constante nous apprend que toutes les sectes dont
lhistoire nous fait connatre le fondateur en ont tir leur nom. Dautre part, il
est impossible de ne pas tre frapp de ltrange ressemblance qui existe entre le
nom dEuphrats et celui de Peraticos, et cette ressemblance acquiert une va-
leur encore plus significative par la relation troite o se trouvent ces deux
mots. On dirait que le second nest que le commentaire insparable du pre-
mier. Il nous semble difficile de voir dans lpithte de Peraticos autre chose
que la traduction grecque dEuphrats, traduction faite sans doute avec
lintention de trouver dans ce nom un sens allgorique qui saccordait fort bien
avec lensemble des conceptions des Prates. Cest un essai dtymologie sem-
blable ceux dont les livres de lAncien Testament et toute la littrature an-
cienne nous offrent tant dexemples.
Quant Euphrats, que lon a beaucoup trop laiss de ct, peut-tre re-
oit-il son explication la plus naturelle du nom mme de lEuphrate, soit quil
faille y voir un nom dhomme tir dun nom de fleuve dune faon analogue
celui de Bardesane, soit plutt quil renferme une ide mystique qui aurait
donn naissance ce personnage lgendaire. Cette tymologie semble au pre-
mier abord presque trop simple ; pourtant elle pourra ne pas paratre entire-
ment dnue de fondement si lon songe, dune part, la place considrable
quoccupent les ides chaldennes dans le systme des Prates, et, de lautre, au
sens mystique que dj les Naassniens donnaient au fleuve sacr. LEuphrate,
cest pour eux leau vive qui imprime lhomme son caractre spirituel, qui le
conduit la vraie porte et laquelle toute la nature vient sabreuver.
64
Phil. V, 16, p. 188.
65
ZELLER. Theol. Jahrbcher, 1853.
66
BAXMANN. Loc. cit.
44
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Un premier principe divis en trois, et qui forme lui-mme une des parties
de cette trichotomie, telle est lide que nous trouvons en tte du systme des
Prates. Daprs notre manire de raisonner, cette ide implique une contradic-
tion ; le tout ne peut tre en mme temps une des parties qui le composent. Et
67
Phil. V, 9, p. 174.
68
Phil. V, 17, p. 196-8.
69
Ibid. IV, p. 114 et suiv.
45
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
46
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
que si lEsprit en soi nest pas au-dessus du Cosmos, sil nen est quune partie,
pourtant il ne sy perd pas, il a une existence propre et il contient dj virtuel-
lement en lui toutes les forces de la nature et la matire mme.
Cette conception est au fond identique celle qui forme la base du sys-
tme des Naassniens. Ici encore nous retrouvons trois domaines qui corres-
pondent exactement aux trois natures que nous avons tudies plus haut. Ce
sont : en haut, le domaine de lincr, le Pre, le Bien parfait ; en bas, notre
monde, le domaine de la cration ; enfin, entre les deux, un domaine interm-
diaire que nous appellerions celui de la gnration spontane et qui est peupl
par un nombre infini de puissances.70 Seulement, cette division est ici plus
longuement et plus philosophiquement dveloppe.
Ce serait pourtant se faire une fausse ide du systme des Prates que de se
le figurer comme un cours de doctrine systmatiquement dvelopp et expos
sous une forme purement abstraite. Leurs doctrines se prsentent beaucoup
plutt nous sous une forme symbolique et ce symbolisme est emprunt sur-
tout aux ides astrologiques des Chaldens. Aux trois domaines dont nous
avons parl correspondent trois rgions distinctes : la rgion cleste qui est le
monde des toiles fixes et de lther, la terre et entre la terre et la lune une r-
gion intermdiaire o se meuvent les plantes. Toutes les parties du drame qui
saccomplit dans le monde ont leur emblme au ciel. Suivant saint Hippolyte
mme, tout le systme des Prates nest quune thorie astrologique dont ils se
sont borns traduire les termes. Il explique toutes leurs conceptions par des
influences sidrales et ramne les notions dArchontes, dons, de puissances
bonnes et de puissances mauvaises, toutes leurs chutes et leurs alliances aux
divisions du Zodiaque et aux diffrents mouvements des astres ainsi qu leurs
conjonctions. Saint Hippolyte se trompe : les Prates ne se bornaient pas en
traduite les termes, ils leur donnaient une valeur nouvelle en introduisant par-
tout le procs de lesprit ct du procs purement cosmogonique.
70
Phil. V, 12, p. 176 ; 17, p. 196.
47
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Cosmogonie
Tout ce que nous savons sur la cosmogonie des Prates se trouve renferm
dans une citation fort importante que nous a conserve saint Hippolyte.
Louvrage auquel il lemprunte a pour titre : Les habitants des faubourgs de
lther.71 Cest une sorte dapocalypse qui doit nous faire connatre les volu-
tions successives du chaos. Elle commence sur un ton fort emphatique. Je
suis la voix du rveil au milieu de lon de la nuit, scrie lauteur ; puis il fait
comparatre devant nous toute une srie de puissances issues du chaos et qui
concourent former notre monde. Chacune delles est accompagne par un
cortge dhommes ou de personnages mythologiques qui en sont les types sur
la terre. Le but quil se propose est de rendre ces ides travesties par
lignorance des hommes leur signification vritable. Et pourtant, au premier
abord, on y voit un mlange presque inextricable de termes incomprhensibles
et dides empruntes aux sources les plus diverses et runies par un grossier
syncrtisme. Cependant on finit par y dcouvrir certains lments dune cos-
mogonie qui nous rappelle de loin celles de Sanchoniathon. M. Baxmann a
peut-tre insist trop exclusivement sur le caractre grec de ce fragment. Sans
doute, plusieurs de ces principes cosmogoniques trahissent une origine
grecque, mais la forme que lauteur adopte pour les dsigner est smitique ; il y
a l une tendance smitisante vidente, et il suffirait, pour la prouver, de
laffectation quil met taxer derreur les noms grecs correspondants.
Le premier principe cosmogonique est la mer (Thalassa). On a surabon-
damment prouv, en sappuyant sur Brose, que lauteur avait ici en vue non
pas la conception grecque de la mer, mais la desse Tauth72 que Brose ap-
pelle Thalatth73 ou Thauatth, daprs la correction propose par M. F. Lenor-
mant, et qui nous est parvenue dans les inscriptions assyriennes sous la forme
71
Phil. V, 14, p. 184.
72
DAMASCIUS, p. 385.
73
BROSE chez le Syncelle, p. 28 B. Voir aussi MOVERS, I, 277, et RENAN, Mmoire sur
Sanchoniathon.
48
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Tihavti, labme primordial que Bel pourfend afin den faire sortir le monde.
Cela ressort clairement des attributs que ce morceau lui confre. Elle est la
puissance de labme, la matire humide toujours en mouvement, qui supporte
tout et o tout vient se rsoudre.
Aussitt aprs elle vient se placer Chorzar, la puissance hermaphrodite qui
a la garde de la mer. Son rle est aussi clair que son nom est obscur ; cest un
gnie organisateur du chaos. Peut-tre mme faut-il reconnatre sous cette
forme altre le dieu Chrysar.74 Comme lui, en effet, Chorzar est un dieu de
la mer et il tient de la nature du Typhon.75 Ce rapprochement gagne en vrai-
semblance si lon adopte lidentification dj propose par Movers76 de Chry-
sar avec le dieu Chusros. Le passage que nous tudions fournit mme dans
une certaine mesure la preuve de la parent des deux noms. En effet, si le nom
de Chorzar et quelques-uns des traits sous lesquels il nous est dpeint nous
ramnent la conception du Vulcain phnicien, cette puissance reoit dautre
part les attributs de Chusarthis, lpouse de Chusros, lharmonie et la flte
qui en est le symbole. Il nous est dit quelle rend un sifflement harmonieux
par les douze embouchures de sa flte. La place mme quelle occupe est celle
que Damascius assigne Chusros Chusros, dit-il, occupe le premier rang
aprs lEsprit.77 Or, lEsprit reprsente le premier principe. Marquons pour-
tant ici dj la prdominance du nombre 12, prdominance qui saccentuera
davantage encore dans la suite.
Au-dessous de Chorzar nous trouvons la Nuit, Cora. La relation dans la-
quelle se trouve la pyramide aux douze angles avec la desse de la Nuit, les pla-
ntes qui assistent cette desse, les couleurs qui couvrent la porte de la pyra-
mide, nous ramnent une conception que nous connaissons dj et qui nous
apparat comme une des formes les plus anciennes de la pense religieuse en
Orient, le caractre nocturne des pyramides de la Babylonie et leur rapport
74
MOVERS. I, p, 437, 658.
75
. Phil. V, 14, p. 184.
76
MOVERS. I, p. 659.
77
WOLF. Anecd. Grca., t. III, p. 260, et DAMASCIUS, p. 387.
49
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
78
Cf. SANCRONIATHON. P. 12. Voyez aussi la Cosmogonie sidonienne dEudmus et la Mytho-
logie de Mochus. DAMASCIUS, loc. cit.
50
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
lavoir tabli pour les deux premires dentre elles ; nous en avons aussi montr
les traces dans la place qui est assigne aux plantes et aux curtes. Il y a l les
indices dune cosmogonie smitique, et pourtant on ne peut pas dire que le
morceau dans son ensemble en prsente laspect ; par cette masse de noms
grecs emprunts tous les degrs de lchelle mythologique et mme par ses
traits gnraux, il nous rapproche davantage de la pense grecque. Nous avons
affaire non pas une thorie de lmanation, mais une volution des forces
qui sont contenues dans labme primordial. Or, ces deux termes correspon-
dent deux manires diffrentes denvisager un mme problme : le procs qui
relie Dieu au monde. Lune consiste partir de Dieu pour aboutir au monde,
cest la cosmogonie, le procd commun tout lOrient ; lautre part du
monde pour aboutir une thogonie, cest la mthode qua suivie lesprit grec.
Cest ce dernier procd que nous retrouvons ici. Il suffit de lire, pour sen
convaincre, les premiers vers de la thogonie dHsiode ; on sent que lon est
sur le mme terrain : Du chaos sortit lrbe et la sombre nuit, mais de
lunion de la nuit et de lrbe naquirent la terre et le jour. Et : Ensuite
parurent surgissant du chaos la terre au sein large et ferme, le sol inbranlable
sur lequel tout est fond, Tartara dans les profondeurs de la terre et en mme
temps ros, le plus beau des dieux immortels. Le dernier trait surtout est ca-
ractristique et porte au plus haut degr la marque du gnie grec ; lamour ne
se place pas au dbut, il vient couronner luvre et lui donner la vie et la f-
condit.
Mais, si le fond de cette cosmogonie est grec, la tendance de lauteur ne
lest pas ; il ne cite ces noms que pour leur rendre leur signification et leur
forme primitives, et le commentaire dont il les accompagne est smitique.
Cest une revendication des mythes de la Grce au profit de la Chalde, faite
par un homme qui vivait au milieu du monde asiatique et en possdait le sens.
Un fait encore doit nous frapper, cest le caractre profondment paen de ce
morceau ; pas un mot ny trahit une influence chrtienne. Peut-tre pourrait-
on voir dans lintroduction une allusion Jean-Baptiste ; encore serait-elle bien
vague et bien loigne. En tout cas, nous nous refusons voir avec M. Bax-
51
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
mann, dans les douze fltes et les douze heures du jour et de la nuit, le souve-
nir des douze aptres. Il nous semblerait plutt y trouver la trace dune in-
fluence persane. Le Testament dAdam et plusieurs ouvrages du mme genre
nous prsentent des faits analogues.79 Nous nous trouverions reports par ce
trait encore du ct de la Chalde, dans cette valle de lEuphrate qui marquait
la limite du monde smitique et du monde persan.
79
Fragments du livre gnostique intitul : Testament dAdam. RENAN. Paris, 1854.
80
Phil. V, 12, p. 178.
52
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
53
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
roule comme un grand fleuve prs de ltoile polaire, la seule qui soit immo-
bile. Comme le Fils runit les deux mondes, le serpent se trouve lendroit o
lEst et lOuest se confondent, et voit de l tout ce qui se passe au-dessous de
lui ; rien ne lui chappe et il exerce son action sur tous les tres. Prs de sa tte
sont places la lyre et la couronne.87 En face de lui se trouve un homme dans la
posture dun suppliant. Cet homme, cest lhomme esclave qui doit dposer ses
pchs sur la tte du serpent pour tre dlivr ; et, comme la lyre et la cou-
ronne se trouvent ct de la tte du serpent, il faut quil tende la main pour
saisir la lyre, symbole dHerms et du Logos, sil veut obtenir la couronne.
Mais derrire lui se trouve un autre serpent qui est en petit limage du premier.
Le mchant serpent slance vers la couronne pour larracher lhomme,
quand un autre homme, lOphiouchos, larrte et lempche dy toucher.
Nous avons donc l, nettement dpeints, deux tres bien distincts dont le
second est pour ainsi dire la caricature du premier. Cette distinction navait pas
pris naissance chez les Prates de lexplication allgorique dun texte, elle repose
sur une conception astrologique qui leur tait de beaucoup antrieure. Sur les
monuments de lAssyrie, le serpent occupe une grande place parmi les dieux
sidraux ; et mme, sur le caillou Michaux88, ct du grand serpent, on en
voit deux petits, lun tte daigle et lautre tte de lion. Seulement, ces don-
nes antiques avaient t transformes par lidalisme gnostique. Tandis que le
grand serpent, qui reprsentait Ophion, Harmonia, Eschmun, le Cosmos sous
ses diffrents aspects, le ciel des toiles fixes qui entoure les sept cieux plan-
taires, tait devenu chez eux le symbole de lintelligence, premire manation
de labsolu, les petits serpents taient devenus, comme les plantes dont ils
taient les images, des puissances mauvaises qui pesaient sur les destines des
hommes, les cratures et les instruments du Dmiurge ; parfois mme ils repr-
sentaient le Dmiurge lui-mme. Nous en trouvons la preuve dans la Pistis
Sophia o le Dmiurge est reprsent tantt avec une tte de lion, tantt avec
87
Phil. V. 16, p. 194 et IV, 148, p. 118.
88
MUNTER. Die Religion der Babylonier, pl. III.
54
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
une tte de dragon, et mieux encore sur les monuments gnostiques, sur ces
cachets et ces gemmes si nombreux o nous rencontrons souvent, lun ct
de lautre, le serpent enroul et le Dmiurge tte de lion avec des jambes en
forme de serpents termines par des ttes daigle, de lion ou de dragon.
Le salut
89
Phil. V, 12, p. 178.
90
Phil. V, 17, p. 198.
91
, 17, p. 196.
55
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
tiennent aux deux mondes suprieurs auront t relevs, tous les lments ma-
triels qui avaient t les instruments de cet esclavage seront dtruits. Mais
cette dlivrance complte naura lieu qu la fin du monde, et cest cette ide
que symbolise au firmament le cygne qui entonne au moment de mourir un
chant de dlivrance.
92
Phil. V, 16, p. 194.
93
.
94
.
95
MOVERS. Phnizier, I, p. 456-7.
56
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
retrouvons donc chez les Prates ce principe qui sappelait chez les Naassniens
lesprit virginal, la premire femme, la mre de tous les tres ; nous avons af-
faire la mme conception fondamentale, mais diffremment dveloppe. Car,
si les Philosophoumena font allusion , cette conception, ce nest que par un
mot ; elle noccupe quune place insignifiante dans le systme des Prates ;
lastrologie des Chaldens dune part, la psychologie assyrienne de lautre ont
tout envahi.
Daprs ce qui prcde, il nous restera peu de chose faire pour dtermi-
ner quelle a t la patrie des Prates. En effet, on pourrait tre tent, en voyant
les emprunts si nombreux quils ont faits la Grce, de se demander sils nont
pas vcu en contact immdiat avec elle. Mais on remarque bientt quil rgne
dans tout leur systme une hostilit marque contre les Grecs. Sils leur em-
pruntent leur mythologie, cest pour la combattre. Les Prates prtendent re-
prsenter le triomphe de lesprit smite sur lesprit et la civilisation grecs. M.
Baxmann a poursuivi dune faon fort ingnieuse les traces de cette ide jusque
dans leur astrologie. Le chemin large qui conduit la perdition, celui que sui-
vent les Grecs, cest la Grande Ourse. Au contraire, la porte troite cest ltoile
polaire, la queue de la Petite Ourse, qui guide les Sidoniens, cest--dire les
Smites, dans leur navigation, les fait sortir dgypte, leur permet de franchir la
Mer Rouge et les mne au bon port, cest--dire au Logos en qui est le salut.
Ce passage, ainsi que dautres fort nombreux, dnotent une hostilit non
moins grande contre lgypte ; elle est mme plus fortement accentue que
chez les Naassniens. Partout lgypte est reprsente comme la terre de
lesclavage, le royaume de la matire, dont la fin est la mort et avec lequel on
doit tre constamment en lutte. Les Prates sont donc une secte rellement
asiatique. Dautre part nous ne trouvons pas chez eux cette richesse mytholo-
gique qui distinguait les Naassniens et nous avait port les placer dans lAsie
antrieure, du ct de la Phrygie. Nous croyons quil faut pntrer plus avant
pour trouver la patrie des Prates. Cest le rsultat des diffrentes observations
que nous avons eu loccasion de dvelopper. La prsence de certains person-
nages mythologiques, plusieurs passages de leur cosmogonie, le nom de Tha-
57
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
lassa donn labme primordial, la place quoccupent les Curtes, le rle con-
sidrable des plantes et du Zodiaque, le caractre sidral du serpent, toute leur
astrologie enfin semblent nous dsigner comme leur patrie la Msopotamie.
Saint Hippolyte lui-mme le donne entendre, lorsquil nous dit que les P-
rates avaient puis toute leur science dans lastrologie des Chaldens. Ainsi
sexpliqueraient ces influences persanes que nous avons cru reconnatre chez
eux, et qui leur sont communes avec dautres sectes galement tablies sur les
bords de lEuphrate, o nous les retrouvons encore bien des sicles aprs sous
le nom de Nazorens ou de Mendates, ou de Chrtiens de saint Jean.
quelle poque remonte leur tablissement dans ces contres ? Les textes
ne nous permettent pas de le dcider. Sans doute on trouve dans quelques-uns
de leurs ouvrages, de mme que chez les Naassniens, des traces dune compo-
sition assez rcente, mais elles ne sont pas gnrales, et, du reste, rien ne prouve
que leur existence ne soit pas beaucoup antrieure la rdaction de ces crits.
Au contraire, saint Hippolyte lui-mme atteste leur haute antiquit ainsi que
lobscurit de leurs origines, en distinguant deux priodes dans leur existence.
Nous retrouvons galement ce double caractre dans la figure lgendaire de
leur chef Euphrats, dont le nom vient encore confirmer la conclusion la-
quelle nous sommes arrivs. Seulement, nous pouvons le dire maintenant avec
plus de certitude, son nom renferme une indication gographique, il ne nous
dit rien sur leur chronologie. Leur origine se perd, comme celle de leur fonda-
teur, dans des tnbres que nous ne pouvons pas dissiper parce que nous man-
quons de documents pour les clairer.
LES STHIENS
Les Sthiens ont t connus de tout temps. Presque tous les auteurs qui se
sont occups du gnosticisme les placent aprs les Ophites, ct de la secte des
Canites dont saint Hippolyte ne nous parle pas. Seulement, tout ce que nous
savions de leur doctrine se bornait des vues philosophiques sur lhistoire de
lhumanit dans laquelle ils voyaient la lutte de la race de Seth avec la race de
58
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Le procs mtaphysique
96
Phil. V, 19, p. 198. Phil. V, 19, p. 198.
59
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
97
Ibid. .
98
Phil. V, 19, p. 202.
60
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
99
Phil. V, 19, p. 200, ch. 16, p. 190.
100
Ibid. 19, p. 204.
61
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
101
Phil. V, 19, p. 206.
102
Ibid. 21, p. 212. .
62
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Nous avons expos tout dun trait et sans y mler de critiques le systme
des Sthiens ; cette vue densemble tait ncessaire pour nous permettre de
comprendre la manire dont il stait produit et de saisir sur le fait les diff-
rents lments qui ont concouru sa formation. Saint Hippolyte nous dit que
les Sthiens avaient pris leur doctrine Muse, Linus et au grand rvlateur
des mystres, Orphe. Nous savons trop peu quelles ides reprsentent les
noms de Muse et de Linus pour rien pouvoir affirmer leur gard ; mais, en
ce qui concerne Orphe, on est oblig de reconnatre la parfaite exactitude du
dire des Philosophoumena. On trouve entre les dogmes des Sthiens et ceux que
lon enseignait dans les mystres orphiques une ressemblance qui repose non
pas sur une analogie externe, mais sur une parent intime des deux concep-
tions.
On se rappelle que chez les Sthiens le monde a la forme dune matrice
produite par la rencontre de la lumire accompagne de lesprit et des tnbres.
Or, la mme conception se retrouve en tte de la cosmogonie orphique vul-
gaire telle que Damascius nous la conserve.103
Le Temps donne naissance lther et au Chaos, puis, sous laction de
lther, le Chaos prend une forme sphrique et revt lapparence dun uf. On
ne saurait repousser cette parent en se fondant sur la substitution de luf la
matrice ; ce sont l deux figures qui schangent continuellement parce quelles
sont au fond identiques. La mme confusion existe en Inde dans le mythe du
Brahma naissant de luf ou de lutrus dor dHiranyagarbha.104
Dailleurs, cette doctrine nest pas spcialement orphique ; elle tait fort
rpandue et se retrouve avec des modifications plus ou moins considrables
dans la plupart des cosmogonies dHellanicus, dEudmus et de Brose. Cest
103
DAMASCIUS, p. 384 et suiv.
104
A. MAURY. Les Cosmogonies orphiques. (Revue archologique, t. VII, p. 340 et suiv.)
63
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
105
DAMASC., loc. cit. .
106
Ibidem.
107
BROSE ap. Syncell., p. 28. B.
108
F. LENORMANT. Op. cit., p. 275 et suiv.
109
. Phil. V, 20, p 206.
64
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
triade suprme. Mais si les termes ne sont pas identiques, lide dominante est
partout la mme. Dans tous ces morceaux, nous retrouvons une triade dans
laquelle deux termes sont toujours constants : dun ct un principe actif, le
vent ou lesprit, et de lautre un principe passif, la matire, leau ou les t-
nbres, et cest leur union qui donne naissance luf du monde. Rduite
ces termes, la thorie cosmogonique des Sthiens est bien celle qui formait le
fonds de la vieille religion assyrienne et qui a t remise au jour par la dcou-
verte des inscriptions cuniformes.
Nous ne croyons pas cependant quil faille faire remonter aussi haut le sys-
tme des Sthiens. Il est plus simple de suivre les Philosophoumena et den
chercher lorigine dans les mystres orphiques. La forme sous laquelle nous le
possdons nous en rapproche davantage ; en effet, saint Hippolyte nous dit
expressment que la matrice et lombilic, symbole de lharmonie du monde,
jouaient un rle capital dans les mystres orphiques. Il est mme probable
quils nont connu ces derniers que sous leur forme postrieure de syncrtisme
alexandrin110. M. A. Maury, lautorit duquel nous nous soumettons en cette
matire, en trouve la preuve dans la fusion des mystres de la Grande Desse
avec ceux dleusis, et dans le sens philosophique quy attachaient les Sthiens.
Dailleurs, nous ne prtendons mme pas retrouver le systme des Sthiens
trait pour trait dans les mystres orphiques. Les mythes se transforment conti-
nuellement, et la doctrine orphique elle-mme nest pas reste immobile.
Dans la cosmogonie de Cdrnus, . cest encore M. A. Maury que nous ci-
tons, g le progrs des ides spiritualistes fait distinguer lther de la force cra-
trice. Cdrnus envisage si bien lther, non plus comme le principe actif, mais
comme une sorte de matire, qu ses yeux le chaos nest plus la matire ; il
cesse de former une substance pour devenir ltat informe et non organis dans
lequel lther ou la matire primordiale tait lorigine.111
110
A. MAURY. Les Philosophoumena dOrigne. (Revue archol., t. VIII., p. 364 et suiv., 635 et
suiv.)
111
A. MAURY. Cosmogonies orphiques, l. c.
65
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Le systme des Sthiens marque un pas encore plus grand vers lidalisme.
Chez eux, la lumire et les tnbres sont devenus des principes purement spiri-
tuels, et la matrice laquelle ils donnent naissance nest que lide du monde.
Mais cette conception ainsi spiritualise ne suffit plus expliquer la formation
du monde ; elle est spare de la ralit par un trop grand abme pour quil soit
possible de ly rattacher directement. Il en rsulte un phnomne que nous
avons dj signal. En face du procs de lesprit sen pose un autre dont le sige
est dans la matire, cest le procs cosmogonique ct du procs mtaphy-
sique ; mais le second nest quun ddoublement du premier, et de part et
dautre les termes sont rests les mmes ; lesprit et aux tnbres correspon-
dent exactement leau et le vent crateur qui en soulve les flots ; lide quils
exprimaient a seule chang.
Il est encore une autre consquence de ce fait fort importante pour
lintelligence du gnosticisme. Elle concerne le Dmiurge. Dans toutes ces cos-
mogonies, nous trouvons un tre qui est la manifestation des deux grands prin-
cipes cosmogoniques, quil sappelle Aoymis ou Prtogonos ou Phans. Cest
cette conception qui est devenue, chez les Gnostiques, le fils de lhomme,
lhomme den haut, Adamas ; cest mme par elle que nous avons expliqu ce
prototype de lhumanit partout o nous lavons rencontr. Et pourtant, par
son rle et ses attributs, cet tre nous rappelle Jaldabaoth qui, dans les systmes
gnostiques, correspond un principe absolument oppos ; chez les Chaldens,
nous trouvons le Dmiurge au sommet de lchelle des tres confondu avec le
premier homme. Il faut donc admettre quun mme mythe cosmogonique a
fourni aux Gnostiques deux personnages entirement diffrents. Cette difficul-
t, qui est relle, trouve son explication toute naturelle dans les remarques que
nous venons de prsenter. En effet, le procs du monde, en se spiritualisant, a
donn naissance lide de lhomme cleste, premire manation de lesprit
indtermin. Mais le Dmiurge na pas t exclu pour cela du procs cosmo-
gonique, il est encore la premire manation du chaos, Jaldabaoth ; seulement
la matire tant mauvaise et la cration tant considre comme une uvre de
66
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
destruction, le Dmiurge nous offre tous les traits dun gnie malfaisant qui est
lennemi de lhumanit spirituelle.
Cette double face de Phans est encore plus sensible dans le serpent qui lui
sert de symbole. Dans la cosmogonie orphique, le troisime principe est repr-
sent par un serpent qui portait une tte de taureau et une tte de lion et, entre
les deux, la face dun dieu. Sous linfluence de lidalisme gnostique, dun ct
il devient le symbole du Verbe, tandis que de lautre il est rduit au rle dune
puissance funeste et pernicieuse. Nous lui avons dj reconnu ce double carac-
tre chez les Prates, nous le retrouvons encore chez les Sthiens. Le serpent est
le premier-n de leau ; il correspond donc bien par son rang au Fils de
lhomme, au Prtogonos et au Monogns des Phniciens ; seulement, comme
cette eau elle-mme, il est un principe mauvais, le principe de la gnration
charnelle qui a pour effet de retenir lesprit de lhomme prisonnier dans la ma-
tire. Mais en face de lui se dresse le Verbe parfait, lincarnation de la lumire,
qui revt la forme dun serpent et, sous ce dguisement, triomphe de son ad-
versaire. Le morceau que nous tudions nous a conserv la trace de leur unit
primitive. Saint Hippolyte nous dit que dans les mystres orphiques lombilic
reprsentait lharmonie ; cet ombilic est une forme du serpent, symbole, lui
aussi, de lharmonie du monde. Seulement les Ophites, en empruntant la
mythologie orientale cette conception, en ont rompu lunit, et, en posant
lesprit en face de la matire, ils ont fait entrer en lutte deux principes qui
taient primitivement confondus.
Nous avons eu plus dune fois dj loccasion de remarquer comment chez
les Gnostiques les ides philosophiques se mlaient aux vues cosmogoniques de
lantiquit smitique et en altraient la simplicit premire. Toute la thorie
des Sthiens sur le procs de lesprit au sein de la matire nest quun dvelop-
pement de la doctrine pripatticienne de la Crasis et de la Mixis telle que
lenseignait Andronicus. 112 Cest par elle queux-mmes expliquaient leur sys-
tme. Suivant eux, le procs universel nest autre chose que la sparation suc-
112
Phil. V, 21, p. 210 et suiv.
67
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
SETH
113
Phil. IX, 15, p. 466.
114
RENAN. Testament dAdam, p. 12.
68
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
115
Phil. V, 20, p. 206.
69
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
raphrase de Seth, cite par les Philosophoumena, et des sept livres du mme nom
que mentionne saint piphane parmi les sources des Sthiens, ce dernier au-
teur nous parle dautres ouvrages analogues dont faisait usage la secte des
Gnostiques. Cest la mme origine quil faut rapporter les Mystres cachs des
livres de Seth116 et une foule dautres crits fort en honneur chez les Sabiens
dont la religion ntait pourtant quun mlange dides persanes et chal-
dennes.117 Ceux-ci, en effet, le considraient comme le grand prophte de
lhumanit et le dpositaire des rvlations faites Adam ; et le livre de
lagriculture nabatenne, qui correspond au mme courant dides, le repr-
sente comme le grand lgislateur religieux et comme le fondateur de
lastrologie et de lastroltrie.118 Ainsi Seth tait devenu le hros de tout un
cycle de fables qui se sont perptues jusque chez les Musulmans. Il existait
mme une lgende daprs laquelle il aurait t brl Arbles119, et au-
jourdhui encore on montre son tombeau Mossoul.120 Nous nous trouvons
donc en prsence dun culte qui a un caractre trop gnral pour que nous
puissions en chercher lorigine dans le rcit de la Gense, mais, dautre part,
toutes ces traditions nous rvlent un rapport intime entre le nom de Seth et le
personnage mythologique quil reprsentait.
Quel tait le dieu assez populaire pour avoir occup une si large place dans
la pense des habitants des bords de lEuphrate ? Jusqu ces derniers temps, on
ne connaissait aucune divinit assyrienne ayant port le nom de Seth. Une d-
couverte rcente de sir H. Rawlinson vient de rsoudre cette difficult en
prouvant que ce nom ou un nom semblable avait peut-tre t connu en M-
sopotamie ds la plus haute antiquit. En effet, en tudiant les syllabaires assy-
riens, il a reconnu que la forme primitive sous laquelle est nomm Assur dans
116
RENAN. Testament dAdam, p. 9.
117
Ibid., p. 12 et 13.
118
RENAN. Acad. des Inscriptions, nouvelle srie, t. XXIV, premire partie.
119
Il est vrai que S. H. Rawlinson, qui rapporte cette lgende daprs le Pentaglotte de Schin-
dler, avoue nen avoir trouv de traces dans aucun trait talmudique.
120
H. RAWLINSON. Journal de la Soc. asiatique de Londres, nouvelle srie, t. I re, 1re partie, p.
195, note.
70
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
les inscriptions cuniformes doit se lire Ashit. Les Assyriens prononaient donc
le nom de leur dieu suprme Ashit avant de le prononcer Assur. Or, ce nom
prsente une analogie frappante avec lIshit des Sabiens qui nest que la forme
aramenne du nom de Seth. Il est donc possible que le nom de Seth cache sous
sa forme archaque le nom du grand dieu de lAssyrie, Assur.
Cette hypothse, qui parait devoir tre range au nombre des conqutes de
la science, est confirme par un fait qui na pas encore t relev. Daprs saint
piphane, les Sthiens prtendaient que Seth avait une femme fort belle (H-
raian) ; mais, ajoute-t-il, ils se trompent, car Hraia est le nom dune divini-
t121 qui tait galement connue dautres hrtiques. Il nous est difficile de ne
pas reconnatre, sous cette forme lgrement altre, la desse Hra qui repr-
sentait la mme ide. Or, Sanchoniathon nous apprend que Hra tait la com-
pagne dIlos dans ses luttes cosmogoniques.122 Il semble donc quil faille voir
aussi dans Seth, poux de Hraia, le mme personnage que dans Assur, car Ilos
et Assur ne font quun. Nous arrivons encore la mme conclusion par une
autre voie. En effet, lidentit de Hra avec lHarmonie et avec Chusarthis a
t depuis longtemps reconnue ; or, M. Movers a dmontr123 que le nom de
Chusarthis se retrouve dans Kissar, que la cosmogonie babylonienne, conser-
ve par Damascius, donne comme pouse dAssros. De mme que Mra cor-
respond Kissar, Seth doit correspondre Assros. Nous navons donc af-
faire, en ralit, qu deux personnages dont lun sappelle Hraia, Hra ou
Kissar, lautre, Ilos, Assros ou Seth. Peut-tre, enfin, faut-il voir avec M. Le-
normant124 une preuve du mme fait dans le nom dAzoura quune autre tradi-
tion, galement rapporte par saint piphane, donnait comme pouse Seth.
La dcouverte de sir H. Rawlinson nous permet de comprendre le carac-
tre de Seth qui reste une nigme tant que lon veut partir, pour lexpliquer, de
la notion biblique. Toutes ces lgendes, ces traces de culte nous apparaissent
121
. .
122
SANCHONIATHON. d. Orelli, p. 30.
123
MOVERS. Die Phnizier, I, p. 285.
124
F. LENORMANT. Op. cit., p. 273.
71
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
comme les restes du culte du dieu Ashit qui stait conserv chez les Gnos-
tiques sous les traits du patriarche de la Gense. Ainsi sexplique son rle my-
thologique et la place quil occupait dans le systme des Ophites ct de Ia
et dAdonis. Il ne faut pas, du reste, se reprsenter cette substitution comme le
rsultat dune sorte de supercherie. Aux yeux des Sthiens, les gnalogies de la
Gense renfermaient une srie de mythes que les esprits vulgaires avaient con-
vertis en rcits historiques ; ctaient, disaient-ils, des vues sublimes que
lon a transformes en de simples anecdotes de famille.125 En mettant le
patriarche Seth la place dun des grands dieux smitiques, ils croyaient sans
doute lui rendre son sens vritable. Peut-tre y avait-il quelque chose de fond
dans cette tentative dlargir ce cadre trop rtrci par lesprit juif et puis surtout
par la thologie chrtienne ; mais, dans cette revendication des doctrines h-
braques au profit de lancien monde smitique, le sens chrtien et mme le
sens du mosasme se perdaient entirement, tel point que nous nous deman-
dons aujourdhui, en tudiant ces hrtiques, si nous avons bien affaire des
chrtiens.
JUSTIN
Nous avons peu prs achev la tche que nous nous tions impose. En
effet, le systme de Justin, le dernier des systmes ophites que nous font con-
natre les Philosophoumena, prsente bien les mmes lments que les systmes
prcdents ; on y retrouve le serpent, le Dieu bon, la matire et un troisime
principe qui sert de trait dunion entre eux, lohim, mais ces figures sont sup-
portes par une conception diffrente ; le caractre du systme entier est tout
autre. Nous nous sentons, si lon ose sexprimer ainsi, sur le terrain du gnosti-
cisme classique. Ici, en effet, plus de ces thories cosmogoniques qui vont se
perdre dans lombre lointaine du chaos ; plus de ces conceptions religieuses qui
sentremlent, entassent souvent les contradictions et forment un nud gor-
dien si compliqu, que lon ne sait o chercher celle qui a servi de point de
125
PIPHANE. Hres., XXXIX, 9.
72
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
dpart la pense de lauteur. Nous nous trouvons sur un sol uni, et nous
voyons se drouler devant nous un systme dont nous pouvons assez facile-
ment suivre le fil. Mais aussi, plus de ces spculations profondes sur lorigine
des choses, sur le procs de lesprit et sa lutte avec la matire, plus de pense
philosophique qui cherche se faire jour travers les images et les voiles dans
lesquels elle est enveloppe, nous sommes en prsence dune conception
presque exclusivement juive, qui veut expliquer sa manire les rcits bibliques
et ne nous offre gure quun commentaire gnostique de lAncien Testament.
Saint Hippolyte ne nous dit rien sur le patron de la secte qui nous occupe ;
il nen cite absolument que le nom. Par contre, il nous donne une ide assez
exacte des pratiques de ses adeptes. Il nous apprend que ces hrtiques
sappliquaient tout spcialement le nom de Gnostiques et en faisaient en
quelque sorte leur nom propre.126 Cette insistance mettre laccent, non pas
sur le contenu, mais sur la forme de leur doctrine, montre quelle importance
ils devaient accorder linitiation. Ctait la vraie barrire qui les sparait des
simples chrtiens. Je tadjure, disaient-ils, par celui qui est au-dessus de
tout, par le seul bon, de garder ces mystres et de ne les rvler personne, et
de ne pas retourner du Dieu bon la crature.127 Ils liaient ainsi leurs no-
phytes par des serments redoutables, puis les initiaient petit petit leurs mys-
tres.
Ces mystres taient consigns dans un grand nombre de livres, dont
quelques-uns prsentaient certaines analogies avec ceux des autres Ophites, la
plupart taient des livres apocryphes, surtout des prophtes. Il semble mme
quils aient form une sorte de code sacr.128 Celui dont saint Hippolyte nous
donne lanalyse tait un livre de Baruch, quil ne faut pas confondre avec les
126
Phil. V, 23, p. 216.
127
Phil. V, 27, p. 230.
128
Ibidem.
73
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Leur systme
Il y avait, dit Justin, trois premiers principes, tous trois incrs ; deux prin-
cipes mles et un principe femelle. Le premier, cest lesprit absolu ; il sappelle
Agathos (bon). Le second est le pre des intelligences ; comme Agathos, il
chappe lesprit et aux yeux, mais il est priv de la prescience. Le troisime est
dem ou Isral ; cest un tre passionn dont lesprit et le corps prsentent une
double face ; il est la personnification de la matire.129
pris de la beaut ddem, lohim sunit elle, et de cette union naqui-
rent deux sries de douze anges chacune. Les douze premiers tenaient de la
nature de leur pre ; nous connaissons les noms de cinq dentre eux : Michael,
Amen, Baruch, Gabriel, saddaios. Les douze derniers ressemblaient leur
mre ; ctaient : Babel, Achamoth, Naas, Bel, Belias, Satan, Site, Adonaios,
Cauthan130, Pharaon, Carcamens. Leur ensemble forma le paradis dont ils
taient les arbres. Ils sunirent leur tour, et, de la partie suprieure et noble du
corps ddem, firent lhomme, Adam. Seulement ils taient incapables de lui
donner autre chose quun corps ; dem alors y mit une me, et lohim y joi-
gnit son esprit. Lhomme est donc le sceau ternel de lunion dlohim et
ddem. Aprs lui, la femme fut cre dune faon analogue, limage ddem.
Ainsi, toute la cration tait bonne, elle tait le produit de lunion de lesprit
avec la matire.
129
Phil. 26, p. 218.
130
Corr. Leviathan ?
74
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Mais cette union devait tre dtruite par le retour dlohim auprs du
Dieu bon. En effet, quand la cration fut acheve, il voulut slever aux rgions
suprieures du ciel pour voir si rien ny manquait ; il emmena avec lui ses
anges, mais dem ne le suivit pas, parce quelle tait attache la terre. Arriv
aux limites du sjour du Dieu bon, lohim fut frapp par une lumire nou-
velle ; alors il comprit quil y avait quelque chose au-dessus de lui, et que son
uvre ntait pas parfaite. Pntr de ce sentiment, il voulait redescendre pour
la dtruire et dlier son esprit attach la matire, mais le Dieu bon le retint
auprs de lui en lui disant : Tu ne peux rien faire de mauvais auprs de moi.
Cest dun commun accord que vous avez fait le monde, dem et toi, laisse-la
gouverner la cration aussi longtemps quelle le voudra ; toi, reste auprs de
moi.131
Alors dem, voyant quelle avait t abandonne, ordonna ses anges de la
parer pour tcher de ramener lohim ; mais comme elle ny pouvait russir,
elle se mit en rvolte contre Dieu, et chargea Babel de semer parmi les hommes
les adultres et les infidlits, pour faire endurer lesprit toutes les souffrances
par lesquelles elle-mme avait pass. Cest dater de ce moment que com-
mence la lutte du bien et du mal dans le monde. Dans cette lutte, Naas, arm
dune grande puissance, est linstrument ddem, comme Baruch est celui
dlohim. chaque pch inspir par dem correspond une rvlation de Ba-
ruch, qui a pour but dannuler leffet de ses tentations ; mais Naas sait aussi
rendre vains tous les efforts du bon ange, en sduisant lun aprs lautre tous
ses messagers. Cest ainsi quil sduisit Mose, puis tous les prophtes, puis
Hercule, le prophte des Gentils. Enfin, en dernier lieu, Baruch fut envoy par
lohim trouver Nazareth le fils de Joseph, Jsus, qui tait g de douze ans et
gardait les troupeaux, et il lui rvla tout le pass et tout lavenir. Cette rvla-
tion devait tre dfinitive, car Jsus ne se laissa pas sduire comme ses prdces-
seurs ; aussi, quand le serpent le fit crucifier, son corps seul fut mis en croix,
lesprit qui tait en lui senvola et alla rejoindre le Dieu bon.
131
Phil. V, 20, p. 222 et suiv.
75
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Critique
Tel est le mythe dlohim et ddem. Il faut convenir que, sil est facile
den saisir la suite, si lon y sent mme un certain souffle potique, on ne re-
trouve pas la mme unit dans la pense qui linspire. En effet, les trois pre-
miers lments ne forment pas une trinit ; ils ne se rattachent pas logiquement
les uns aux autres. lohim est infrieur au Dieu bon, et pourtant il est incr, il
est esprit comme lui. Toute la ralit, toute la vie se trouvent de son ct, et
quand on cherche dterminer le caractre du Dieu suprme, on ne trouve
plus quun tre inconscient et immobile, relgu au del du monde ; on ne
sait mme pas pourquoi il sappelle bon.132
Cest au point de vue historique quil faut se placer si lon veut expliquer
cette contradiction. Justin est juif ; ses yeux, le Dieu de la Gense, lohim,
est un bon principe ; cest lui qui a mis dans lhomme le principe spirituel.
Mais, pntr dides universalistes, Justin reconnat quil est une conception
plus large et plus leve que celle du judasme. Au-dessus dlohim vient se
placer un nouveau principe, le Dieu bon. Seulement, ce nouvel lment, en
pntrant dans la thologie juive, ne la pas encore transforme. Le Dieu bon
nest quune ide pure ; il na pas encore dpouill lohim de ses attributs ; il
nest que lexpression du point de vue do le gnostique envisage lhistoire du
monde. Le monde est bon, car il a t cr par une puissance spirituelle et
bonne ; mais en slevant comme lohim un point de vue suprieur, on re-
connat quil est imparfait. Toutefois, cette imperfection nest pas en elle-
mme un mal, elle est le rsultat ncessaire de lunion de lesprit avec la ma-
tire. Nous retrouvons donc ici lide gnostique, celle dune connaissance sup-
rieure qui peut seule donner lintelligence du problme du monde. Seulement
ici cest lohim lui-mme qui arrive cette connaissance ; il est le vritable
gnostique, et cest ce qui a permis M. Lipsius de dire que, dans le systme de
Justin, le gnosticisme tait limit aux rgions suprieures de ltre.133 Toutefois,
132
M. C. SCHMIDT. Cours dHistoire ecclsiastique, 1er p., 2e subdiv.
133
LIPSIUS. Gnosticismus, Encycl. Ersch et Gruber.
76
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Justin ne reste pas fidle cette conception purement idaliste ; il admet une,
chute, mais cette chute ne rpond plus un des moments de lvolution de
lesprit ; elle arrive arbitrairement ; elle nest quun fait dont nous saisissons le
lien historique avec le reste du systme, sans en comprendre la ncessit lo-
gique.
Il y a donc contradiction entre le point de vue philosophique de lauteur et
les traditions qui ont servi de base au travail de sa pense. Ces traditions ne
sont autre chose quun dveloppement excessif des donnes de la Gense. Elles
se font jour ds avant la chute dans la notion du paradis et dans les noms des
anges qui sont les crateurs de lhomme. Nous ne croyons pas quil faille avoir
recours, pour les expliquer, lintervention dlments cosmogoniques venus
dgypte, de Babylone ou de Phnicie. Les noms de Bel, Belias, Achamoth,
Pharaon, sexpliquent suffisamment par les ides qui avaient cours dans la
thologie juive de cette poque ; il en est sans doute de mme de quelques
autres que nous ne comprenons pas, tels que Carcamens, Lathen, Cavithan.
En tout cas, ce ne sont que des noms isols ; il ny a pas l de systme tranger.
Il ne faut dailleurs pas oublier que la mythologie juive, tout en ayant une his-
toire et un caractre propres, avait avec les religions syro-chaldennes bien des
ides communes. La conception du serpent est celle de la Gense ; cest ltre
rus et mchant, le sducteur. Il est mme identifi larbre de la connaissance,
par opposition Baruch, son adversaire, qui est larbre de la vie. Ce dernier
personnage tait aussi, du reste, trs familier au judasme postrieur, pour le-
quel il tait devenu une incarnation de la prophtie, ainsi que le prouvent les
nombreux livres de Baruch, auxquels celui-ci est venu sajouter.
On peut donc appeler, avec M. C. Schmidt134 le systme de Justin un ju-
dasme transform en mythologie. En effet, llment chrtien y est peine
sensible. Jsus tait un homme, fils de Joseph ; en apportant aux hommes la
Gnose, il nagissait que comme intermdiaire de Baruch, il ntait quun pro-
phte ordinaire, mais il est rest fidle jusquau bout, et cest ce qui llve au-
134
Cours dHist. ecclsiastique. Ibidem.
77
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
135
. 26, p. 228.
136
,... , , etc. 26, p. 218.
137
HRODOTE. IV, 9.
78
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
TROISIME PARTIE
MODIFICATIONS APPORTES
LA CONCEPTION DES OPHITES
Nous avons tudi dans ce travail les documents des Philosophoumena sur
les Ophites. En rsum, trois ou quatre sectes nouvelles, voil ce quils nous
font connatre. On pourra trouver que cela est fort peu de chose si lon songe
au nombre infini de celles qui sont sorties du gnosticisme. Nous devons ajou-
ter que pour aucune dentre elles, si ce nest pour la moins importante, celle de
Justin, les renseignements de saint Hippolyte ne sont absolument nouveaux.
Nous connaissions dj les principales doctrines qui forment le fonds commun
des sectes ophites et lon aurait pu la rigueur, en se bornant aux sources an-
ciennes, arriver aux conclusions auxquelles nous a conduit ltude des Philoso-
phoumena.
Et pourtant on ny tait pas arriv. Matter, Ritter, Baur lui-mme ont
peine souponn lexistence de cette grande branche du gnosticisme oriental, et
ils nont pas compris quel avait t son rle dans la gense des ides gnostiques.
Cest que les donnes que lon possdait, assez exactes en gnral, taient insuf-
fisantes ; elles avaient un caractre fragmentaire qui les faisait paratre souvent
contradictoires et ne permettait pas den saisir le lien. Or, ce lien nous a t
fourni par les Philosophoumena. En effet, grce aux dtails nouveaux quils con-
tiennent sur les sectes ophites, ils nous ont permis dtablir la filiation qui les
rattachait celles que nous connaissions par saint Irne et saint piphane.
Mais en mme temps, par ltude approfondie de leurs origines, ainsi que par
les rapports si nombreux et si intimes quils nous rvlent entre les dogmes des
Ophites et ceux que lon enseignait dans les mystres, ils ont profondment
modifi nos ides sur la formation et sur lconomie de leurs doctrines, et ces
79
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
LES IDES
Le Serpent
80
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
81
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
82
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Prates et les Sthiens, le serpent spirituel, le serpent den haut, Ophis en face
dOphiomorphos ?
Dailleurs cette distinction seule peut nous faire comprendre le nom des
Ophites. On ne voit pas pourquoi ils auraient pris comme expression suprme
de leur foi cet tre hybride et malfaisant que nous prsente Irne ; encore
moins pourquoi ils lauraient ador. Or, ladoration du serpent parat avoir t
leur signe distinctif. Il jouait dans dautres systmes un rle plus ou moins con-
sidrable ; en dehors mme des sectes que nous avons tudies, nous le retrou-
vons jusque dans la symbolique des Basilidiens ; seuls, les Naassniens et les
Ophites lui avaient vou un culte spcial. Mais ces variations mmes de lide
du serpent nous montrent quelle ne peut pas former le lien logique qui unit
les sectes runies au livre V des Philosophoumena. Il a pu servir de signe de ral-
liement, mais il ntait en quelque sorte quun tendard autour duquel on ve-
nait se grouper. Leur unit repose sur une autre ide dont le serpent ntait que
le symbole.
Adamas et le Dmiurge
83
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
En effet, cette doctrine ntait pas propre aux gnostiques, elle tait com-
mune toute lantiquit smitique. Cest elle que nous avons retrouve en tte
de toutes les cosmogonies phniciennes et babyloniennes que nous ont fait
connatre Sanchoniathon, Brose et Damascius. Cest elle encore que lon en-
seignait dans les mystres orphiques. Seulement, chez les Ophites, cette con-
ception se ddouble. Leur idalisme transforme le procs cosmogonique
quexprimaient ces mythes paens en un procs purement spirituel. Labme
primordial devient peu peu labsolu, et le monde idal qui en tait sorti de-
vient la premire manifestation de labsolu, le Verbe. Dautre part, le procs
cosmogonique, qui embrassait primitivement lensemble des tres, se trouve
ainsi limit la matire, et cette matire, perdant de plus en plus en dignit,
finit par ne plus tre quun principe mauvais qui est en lutte avec lesprit et
dont lesprit doit triompher. Cest encore chez les Sthiens que nous rencon-
trons, exprim le plus clairement, ce dualisme de lesprit et de la matire, au-
quel le gnosticisme na jamais pu se soustraire. Il lui est essentiel, parce quil
marque lintroduction de llment spirituel dans le procs du monde.
On peut dduire le rle du Dmiurge du mythe dAdamas tel que nous
venons de lexposer. Pendant longtemps on ny a vu que le Dieu de lAncien
Testament dtrn et dfigur par lesprit gnostique. Sans doute, par bien des
traits, par les noms mmes quil reoit, le Dmiurge nous rappelle lohim ;
toutefois, cette conception ne saurait tre conserve quavec de grands temp-
raments. En effet, en tudiant la secte des Sthiens, nous avons reconnu que
lide du Dmiurge ntait pas spcialement gnostique, et quelle existait dj
non seulement dans les cosmogonies orphiques sous la forme de Phans, mais
Babylone sous la forme de Bel, et Sidon sous la forme de Chusros ; et cette
ressemblance a t rendue encore plus frappante par le serpent qui tait un de
ses attributs et que nous retrouvons comme son symbole chez les Gnostiques.
Le Dmiurge tait le grand organisateur du chaos ; il ntait donc pas distinct
dAdamas, dans le principe. Mais, par suite de la scission opre par le gnosti-
cisme entre lesprit et la matire, il devait tomber toujours plus bas avec la ma-
tire dont il tait le prince et devenir, en tant que crateur, par une singulire
84
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Avec lide dAdamas, nous navons pas encore puis les premiers prin-
cipes des Ophites. En effet, , ct de cette trinit de manifestation qui se
compose du pre, de la mre et du fils, sen place une autre qui nest pas moins
essentielle la conception gnostique de lunivers et qui est forme par le pre,
le fils et la matire. Nous avons vu que la premire tait la forme sous laquelle
lesprit se reprsentait lorigine des choses. Chacun de ses termes ne correspond
pas , un moment prcis dans lhistoire du monde, il nest que lexpression
dun besoin de la pense : il faut que ltre sorte de lui-mme pour raliser
toute la perfection qui est contenue virtuellement en lui. Cela est vrai du pro-
cs cosmogonique aussi bien que du procs de lesprit. De mme que lesprit
indtermin devient lesprit parfait ou le Fils, le chaos donne naissance au
Cosmos. Dans cette trinit, le pre reprsente ltre en soi, la mre exprime la
loi qui loblige sortir de lui-mme et se prendre comme son propre objet, le
fils en est la manifestation parfaite. Cette conception nest pas propre au gnos-
ticisme ; il lavait emprunte lantiquit smitique, et M. de Rong la retrou-
ve en gypte sous une forme presque aussi abstraite, sur des monuments de la
18e dynastie : Le Dieu c sengendre lui-mme, de lui-mme et par lui-mme.
Mais les Gnostiques, en transportant leur idalisme dans le procs cosmo-
gonique, avaient rompu lunit du monde. En face du monde de la matire se
dressait le monde de lesprit qui tait dune nature absolument diffrente.
85
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
86
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
Mais lide de couple, mme dune srie de couples, npuise pas encore la
notion don. Dans les cosmogonies, soit phniciennes, soit chaldennes, les
couples aboutissent lhomme ; chez les Gnostiques, ils sarrtent au seuil de la
ralit. Cest quils expriment non plus les diffrentes priodes de lhistoire du
monde, mais les diffrentes phases par lesquelles passe lEsprit pour arriver
prendre conscience de lui-mme. Or, plus lidalisme gnostique augmentait
labme qui sparait lesprit de la matire, plus taient nombreuses les formes
quil devait revtir pour arriver jusqu elle, mais aussi plus ces formes devenait
creuses. Chez Valentin, elles ne rpondent plus des moments rels, elles ne
sont plus que les cadres qui renferment des ides abstraites, et, chez ses succes-
seurs-, ces noms eux-mmes perdent leur valeur, et il ne reste plus leur place
que le chiffre qui contient seul toute la ralit. Les systmes ophites nous font
assister cette transformation. Lmanation de lesprit sy trouve, mais rduite
sa plus simple expression. LEsprit indtermin engendre le second homme
qui se ddouble et donne son tour naissance tous les tres vivants.
Llment gnostique nest pas encore dvelopp, mais il est dj sensible. Le
Buthos nest pas la matire inorganise, il est la source commune de lesprit et
de la matire ; de l cette indcision dont se ressent toute la mtaphysique des
Prates. Les Sthiens accentuent encore davantage cette distinction. Chez eux,
en effet, nous trouvons deux procs qui saccomplissent lun au-dessous de
lautre, le procs de lesprit en haut, et en bas le procs cosmogonique. Enfin,
les Ophites dIrne reculent davantage encore lEsprit indtermin en plaant
un nouvel intermdiaire entre lui et la matire, et en distinguant le Buthos du
premier homme. Mais ils marquent surtout une nouvelle priode du gnosti-
cisme par lintroduction du personnage dAchamoth.
Nous naurions proprement pas parler ici du mythe dAchamoth, puis-
quil est absent des systmes qui nous occupent, mais cette absence mme nous
oblige le faire, puisquon a voulu en tirer un argument contre lanciennet
des sectes ophites dont nous parle saint Hippolyte. Or, si lon y regarde bien, le
mythe dAchamoth nest que la consquence ncessaire de la scission toujours
plus grande opre par lidalisme gnostique entre lesprit et la matire. En
87
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
LES SECTES
Il rsulte de tout ce qui prcde que lon ne saurait placer en tte des sys-
tmes ophites celui dont nous parle Irne. Nous y trouvons des ides qui ap-
partiennent un dveloppement postrieur et une autre branche du gnosti-
cisme. Au contraire, dans les sectes que nous font connatre les Philosophoume-
na, les lments spcialement gnostiques, ceux qui formeront plus tard la base
des grands systmes qui ont eu leur centre Alexandrie, Athnes ou Rome,
88
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
nous lexpose saint Hippolyte, une poque assez rcente ; mais ils attestent aus-
si une secte qui avait dj devant elle une longue existence. Nous ferons la
mme remarque au sujet des Prates ; seulement, ce nest pas dans lAsie ant-
rieure quil faut les chercher, mais en Msopotamie ; cela ressort aussi bien du
caractre astrologique de leur mythologie, que du nom mme de leur prtendu
fondateur. Mais il en rsulte aussi que lon ne peut les faire driver de la mme
source que les Naassniens.
Enfin, les Sthiens nous reprsentent encore une autre varit de la mme
hrsie. Ce sont eux peut-tre qui ont conserv le symbolisme des mythes sur
lesquels ils sappuyaient dans sa plus grande puret. Leur patrie nest gure
douteuse, quoique saint Hippolyte dise les avoir rencontrs en gypte. Leur
hros, Seth, nest lui-mme que le grand dieu de lAssyrie. On retrouve, du
reste, leurs traces en Asie, dans le pays qui stendait entre la mer Morte et
lEuphrate, jusquau cinquime et mme au sixime sicle.
Ces diffrentes sectes ne sont dailleurs pas toujours restes en Asie. Il est
possible que les Sthiens se soient rpandus jusquen gypte ; il est mme diffi-
cile de croire quune secte qui a persist aussi longtemps nait pas eu de nom-
breuses ramifications ; peut-tre faut-il en voir un rameau dtach dans cette
petite secte dont saint piphane parle , la suite des Nicolates, sans en dire le
nom, et qui prsente avec les Sthiens de si grandes analogies. Mais, ce qui est
possible pour les Sthiens, est certain pour les Naassniens. Saint Hippolyte
lui-mme nous apprend quils portaient aussi le nom de Gnostiques. Or, saint
piphane nous a fait connatre une secte de ce nom qui tait rpandue gale-
ment en Asie et en gypte, et dont le systme sert en quelque sorte
dintermdiaire entre celui des Naassniens et celui des Ophites.138 Ces hr-
138
Peut-tre est-ce cette secte quil faut rattacher un ouvrage rcemment dcouvert, la Pistis
Sophia. De nombreux indices nous portent le supposer. Il ne serait mme pas impossible
que ce manuscrit nous ait conserv les Parv interrogations Mari que saint piphane cite
parmi les livres dont faisaient usage les Gnostiques. Toutefois, ce nest pas ici le lieu de dve-
lopper les arguments qui militent en faveur de cette hypothse. Nous nous bornons donc
lindiquer sans y insister davantage.
90
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
En voyant la part quont eue les mythes paens dans la formation des doc-
trines ophites, on arrive se demander jusqu quel point ces hrtiques taient
des Chrtiens. Il est certain que les Philosophoumena nous obligent modifier
toute notre manire denvisager le gnosticisme. On ne peut plus y voir un cou-
rant unique qui prit naissance un certain moment dans le sein du christia-
nisme, y grandit jusqu en menacer lexistence, puis sapaisa et finit par rentrer
dans le lit de la pense chrtienne. Nous sommes forc de distinguer plusieurs
courants parfaitement distincts, ayant eu chacun leur origine et leur dvelop-
pement propres. Ce, sont dun ct les mythes cosmogoniques de lOrient,
dun autre la mythologie juive, dun autre encore la philosophie alexandrine.
Parmi ces diffrents courants, le courant oriental et paen occupe une place
beaucoup plus considrable quon navait pu le souponner jusqu prsent. En
effet, les principales ides qui se retrouvent au fond de tous les systmes gnos-
tiques sont celles que lon enseignait dans les mystres. Ctaient les mythes
dAdonis et dAphrodite, dOsiris et dIsis, celui du Dmiurge et celui de la
naissance de luf cosmique, qui tous exprimaient une mme conception cos-
mogonique reprsente sous une forme sensuelle et souvent immorale. Ces
ides avaient pass avec tout lattirail de leurs symboles dans le gnosticisme ; et
lorsque les Gnostiques taient runis par leurs pratiques superstitieuses autour
de lautel du serpent, on aurait pu se demander si lon tait en prsence de
92
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
93
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES
une connaissance qui affranchit. On est sauv par le fait mme quon la pos-
sde. Le salut parla Gnose, voil donc le principe fondamental du gnosticisme ;
or, cette ide de salut, cest au christianisme quil lavait emprunte ; aussi,
dans tous les systmes que nous connaissons, cest la personne de Jsus qui
forme le pivot de lhistoire du monde. Mais, dautre part, le dualisme devait
modifier compltement la notion chrtienne du salut. En effet, la matire tant
relgue en dehors du procs universel, le christianisme ne pouvait plus
sadresser quaux lments spirituels dissmins dans le monde, et pour les sau-
ver, il devait les affranchir du joug de la matire, cest--dire les faire arriver la
conscience de leur vritable nature. Pour les Gnostiques, le salut tait donc
purement intellectuel, il rsidait tout entier dans la connaissance de lordre
suprme. La connaissance de Dieu tait la perfection accomplie.
Le christianisme cessait dtre un fait moral pour ntre plus quune expli-
cation du monde.
Ainsi, le gnosticisme nous apparat comme un effort pour appliquer le
christianisme lexplication du procs universel. Seulement, les Gnostiques ne
pouvaient chercher les termes de ce procs que dans les conceptions qui leur
taient familires. Le cadre seul en tait fourni par le christianisme, mais ce
cadre lui-mme tait rempli parles anciennes ides cosmogoniques de lOrient.
Ce sont elles qui forment le vrai fonds du gnosticisme, tandis que le christia-
nisme en disparat presque entirement. Il ne se rattache plus par un lien lo-
gique et ncessaire la mythologie des Gnostiques, et il noccupe que la place
quon ne peut refuser un fait historique.
Bunsen a dit, en parlant du christianisme, et on a rpt aprs lui, quil fal-
lait traduire le smitique en japhtique. Cette pense, juste si lon na en vue
que la forme sous laquelle se prsentait lide chrtienne, cesse de ltre si lon
veut voir dans cette ide elle-mme une conception smitique. En effet, le
gnosticisme a t une tentative pour substituer une pense smitique la pen-
se chrtienne. Or, il na pu le faire sans enlever entirement au christianisme
son vritable caractre.
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Ce fut, comme dit Herder dans un langage plein dun sentiment juste
sil nest pas rigoureusement exact, un dluge de lantique et obscure sagesse
qui descendit de Bactriane jusquen Arabie et en gypte, et envahit le christia-
nisme, aprs avoir pris la couleur des diffrents terrains sur lesquels il avait s-
journ. Dans cette lutte de lesprit ancien contre lesprit nouveau, le gnosti-
cisme devait succomber, parce quil tait anim du vieil esprit dualiste, de
lesprit de caste qui tait incompatible avec lesprit chrtien. Ce qui devait tre
dtruit, ce ntaient pas seulement les vieux vaisseaux, cest--dire le cadre du
judasme, mais aussi le vieux vin, cest--dire le Buthos et Adamas et le D-
miurge et tous les obstacles que lon mettait entre Dieu et lhomme. Le chris-
tianisme les a anantis en mettant lhomme directement en rapport avec Dieu,
et en plaant le salut, non dans la Connaissance, mais, comme le disait Mar-
cion, dans le sentiment de lme pardonne par la libre grce de Dieu. Et le
nom de ce sentiment nouveau, cest : la Foi.
Nous rsumons dans les thses suivantes les principales conclusions aux-
quelles nous a conduit cette tude :
Des quatre sectes que contient le livre V des Philosophoumena, une seule,
celle de Justin, est entirement neuve ; une autre, celle des Naassniens, nous
tait dj parvenue sous une autre forme ; les deux dernires, celles des Prates
et des Sthiens, taient depuis longtemps mais imparfaitement connues.
La secte de Justin ne se rattache pas au mme courant dides que les
autres. Elle est un judasme transform en mythologie.
Les Naassniens ne sont pas identiques aux Ophites dIrne. Ils nous re-
prsentent la mme hrsie, mais sous une forme plus primitive. Leur secte a
pris naissance et sest dveloppe en Asie.
Les Ophites dIrne se sont forms en Asie sous linfluence de lcole de
Valentin.
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Les Prates sont ns sur les bords de lEuphrate. Leur thologie est tout
imprgne dlments chaldens. Leur chef Euphrats est la personnification
dune ide mystique.
Les Sthiens nous ont conservs, sous sa forme la plus complte, le mythe
orphique de lmanation universelle. Leur dieu Seth nest pas le patriarche bi-
blique, mais sans doute le grand dieu de lAssyrie, Assur.
Les trois sectes des Naassniens, des Prates et des Sthiens reposent sur
une mme conception cosmogonique, celle dAdamas, plus ou moins trans-
forme par lidalisme gnostique.
Le serpent est le symbole de ce personnage mythologique qui reprsentait
le Cosmos, premire manation du chaos.
Les diffrentes formes que revt le serpent chez les Gnostiques proviennent
de la fusion de lide paenne du serpent avec lide biblique.
Ces trois sectes se rattachent elles-mmes une grande branche du gnosti-
cisme quon pourrait appeler la branche orientale. Elles ne proviennent pas
dune secte unique, mais dune manire unique denvisager le procs qui relie
Dieu au monde.
Cette manire est celle qui domine dans toutes les religions de lAsie occi-
dentale, depuis la Phrygie et la Phnicie jusqu lEuphrate.
Il faut distinguer la Gnose du gnosticisme. Lide dune Gnose se retrouve
dans tous les mystres, le gnosticisme est un phnomne exclusivement chr-
tien.
Envisag en soi, le gnosticisme est un effort pour appliquer le christia-
nisme lexplication du problme universel.
Considr comme phnomne historique, il a t une invasion dans le
christianisme des thories cosmogoniques de lOrient.
Le principe fondamental du gnosticisme, le salut par la connaissance, est
absolument contraire au principe chrtien, le salut par la foi.
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