Les Ophites

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LA VOCATION DE LARBRE DOR

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TUDE DES DOCUMENTS
NOUVEAUX FOURNIS

SUR

LES OPHITES
PAR LES PHILOSOPHOUMENA

PAR

PHILIPPE BERGER

Laurat de la facult de Thologie de Strasbourg,


Membre de la Socit de linguistique et de la Socit Asiatique de Paris.

1873

Arbre dOr, Genve, janvier 2009


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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

PRFACE

Lorsque les Philosophoumena furent publis pour la premire fois par M.


Miller en 1851, ils donnrent une nouvelle impulsion ltude du gnosticisme.
Ils contenaient, en effet, tant sur ses origines que sur quelques-unes des princi-
pales sectes gnostiques, les renseignements les plus prcieux ; mais, en outre, ils
taient pleins dindications nouvelles sur ltat de lglise la fin du second
sicle et sur la mythologie. Ils devinrent donc lobjet de tout un travail scienti-
fique auquel se sont attachs les noms de MM. Baur, Volkmar, Uhlhorn, Bun-
sen, Lipsius, de Pressens, Renan, A. Maury, et qui sest traduit soit par des
ouvrages entiers, soit par les articles fort souvent capitaux qui nont cess de-
puis de remplir les revues scientifiques. Et pourtant il reste encore beaucoup
dire et mme dcouvrir.
Nous nous proposons dtudier ici ce que les Philosophoumena nous ap-
prennent sur les Ophites. La premire ide de ce travail nous a t fournie par
le sujet que la Facult de Strasbourg avait mis au concours pour le prix
Schmutz, en 1872. Nous avons repris la premire partie du Mmoire que nous
avions crit nette occasion et nous lavons travaille nouveau.
Il nous a sembl que les Ophites mritaient une tude spciale ; en effet, ils
nous initient dune faon merveilleuse la formation du gnosticisme, qui est
comme le moule dans lequel sont venues se couler toutes les hrsies durant les
deux premiers sicles du christianisme. Mais il sy rattache encore un autre in-
trt. Les doctrines des Ophites sont intimement lies aux conceptions reli-
gieuses de lOrient et viennent en plus dun point jeter une lumire nouvelle
sur cette page de lhistoire des religions qui a acquis une si grande importance
depuis les dernires dcouvertes de la science contemporaine.
Nous aurions pu donner plus dintrt cette tude en cherchant recons-
tituer, laide non seulement des Philosophoumena mais de toutes les autres

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sources dont nous disposons, lhistoire de cette grande branche du gnosticisme.


Toutefois, il nous a sembl quun travail de ce genre ntait pas possible si lon
ntait auparavant parfaitement difi sur la valeur et la porte des donnes de
saint Hippolyte. Nous avons donc prfr nous borner faire une tude cri-
tique des documents nouveaux contenus dans les Philosophoumena. Nos con-
clusions, si elles taient adoptes, pourraient servir de base des travaux dun
intrt plus gnral.
Nous aurions t heureux de soutenir cette thse devant nos anciens
matres de Strasbourg. Puisque cela ne nous est pas possible, quils reoivent au
moins ici lexpression de notre profonde gratitude. Nous lexprimons gale-
ment tous ceux qui ont bien voulu depuis, soit par leurs leons, soit par leurs
conseils, nous diriger dans nos tudes, ainsi quau savant minent qui nous
devons de pouvoir pntrer plus avant dans lintelligence de ce phnomne si
trange et si complexe que lon est convenu dembrasser sous le nom de Gnos-
ticisme.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

PREMIRE PARTIE
LES OPHITES AVANT LES PHILOSOPHOUMENA

LEUR NOM

Le livre V des Philosophoumena contient la rfutation des doctrines de plu-


sieurs sectes gnostiques, celles des Naassniens, des Prates, des Sthiens et
dun certain Justin, personnage qui nous est dailleurs inconnu. Ces sectes, qui
prsentent entre elles bien des diffrences, se rencontrent en un point :
ladoration du serpent. Pour elles, en effet, le serpent nest pas seulement un
tre malfaisant ni un symbole de la mchancet ; il reprsente une puissance
distincte dun rang fort lev, et avec laquelle il se confond presque entire-
ment. De l vient la place considrable quil occupait dans le symbolisme si
compliqu de leurs systmes et dans leur culte. Lauteur des Philosophoumena,
saint Hippolyte1, voit mme dans cette conception leur dogme distinctif et
fondamental, et le principe commun qui a donn naissance ces diverses hr-
sies. Nous aurons loccasion dexaminer dans le cours de cette tude quelle va-
leur il faut accorder cette opinion ; il nous suffit en ce moment davoir indi-
qu le lien que les Philosophoumena tablissent entre les sectes qui nous occu-
pent.

1
Nous navons pas nous occuper ici de la question dauteur. Bien que toutes les difficults
cet gard ne soient pas encore rsolues, nous croyons quelle est peu prs tranche en faveur
de saint Hippolyte. Nous avouons pourtant que cette opinion est le rsultat des lectures que
nous avons faites plutt que dune tude personnelle du sujet.
De mme nous conserverons louvrage le nom de Philosophoumena, que lui a donn
M. Miller, quoique ce titre soit inexact et doive tre modifi.
Enfin, dans nos notes, nous suivons la pagination de MM. DUNCKER et SCHNEIDEWIN.

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Ce rapprochement, du reste, nest pas propre aux Philosophoumena. Il


semble quil ait t fait ds une poque fort ancienne par les Pres de lglise et
par la conscience religieuse des premiers chrtiens. En effet, dans les premiers
crits qui font mention des Gnostiques, ct des sectes que nous avons dj
cites et dont nous devons une connaissance dtaille saint Hippolyte, nous
en voyons paratre un certain nombre dautres qui viennent se classer non loin
de celles-l et ont avec elles de grandes analogies ; ce sont : les Nicolates, les
Phibionites, les Barbliotes, les Gnostiques, les Canites. Elles ont mme dans
leurs contours quelque chose dindcis et de flottant quil faut attribuer
lintime parent qui les unissait peut-tre autant qu une confusion dont les
Pres et les historiens ecclsiastiques seraient seuls responsables. Nanmoins,
jamais elles ne se servent, pour se dsigner elles-mmes, dune appellation
commune. Le nom dOphites et son correspondant hbraque Naassniens
nous apparaissent primitivement comme le nom dune secte particulire. Mais
peu peu ce nom semble avoir pris, dans la bouche des chrtiens orthodoxes,
une signification plus tendue. Des adversaires, en effet, peu initis aux doc-
trines mystrieuses de ces coles, devaient tre surtout frapps par leurs sym-
boles et leurs pratiques religieuses. Dj saint Thodoret identifiait les Ophites
avec les Barbliotes et les Phibionites ; ainsi le nom dune secte sest tendu
toutes les sectes parentes et il a fini par dsigner toute cette branche du gnosti-
cisme qui a t assez puissante une certaine poque pour menacer le christia-
nisme dans son existence, et assez rpandue pour que Celse ait pu confondre
ses partisans avec les chrtiens.

LES CRITS DES PRES

Lhistoire de ce nom nest donc pas neuve. Lhistoire des sectes quil em-
brasse ne lest pas davantage. Presque tous les Pres et les historiens ecclsias-
tiques les mentionnent avec plus ou moins de dtails. Saint Irne, saint Cl-
ment dAlexandrie, Origne, dans son trait contre Celse, Tertullien, saint

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piphane et saint Thodoret nous en parlent. ces noms, il faut ajouter ceux
de saint Philastre, saint Augustin, saint Jean de Damas et dautres encore.
Parmi ces sources, quelques-unes, quoique peu dtailles, mritent dattirer
notre attention, parce quelles contiennent des dtails nouveaux et originaux ;
il en est ainsi de ce tableau clbre connu sous le nom de Diagramme des
Ophites, qui figurait la disposition du Cosmos et dont Origne nous donne la
description. Dautres, saint Thodoret est de ce nombre, sont remarquables par
laccord quelles prsentent avec les Philosophoumena. Mais les plus impor-
tantes, celles auxquelles ont surtout puis les historiens modernes, sont : la R-
futation de la fausse science de saint Irne et le Panarium de saint piphane.

IRNE

Saint Irne, dans son grand ouvrage, la fin du livre Ier qui est employ
tout entier lexposition des hrsies quil se propose de rfuter, consacre trois
chapitres aux Ophites, sans les nommer, il est vrai. Lexpos fort dtaill quil
nous donne de leur doctrine est dune grande importance, parce quil nous
prsente un systme complet. Cest une thorie de lmanation qui se rap-
proche beaucoup de celle de Valentin. On y retrouve la sagesse infrieure, So-
phia Achamoth, et toute lhistoire de ses chutes, de ses souffrances et de son
relvement. Le procs universel est le mme que chez Valentin dans ses traits
gnraux, mais il a reu de beaucoup moins longs dveloppements. La thorie
des ons est moins complte, et surtout prsente un caractre moins idaliste.
Les ons ne sont pas lexpression symbolique dides mtaphysiques, on y re-
connat encore des puissances cosmogoniques ; ils en portent mme les noms.
Cette diffrence se trahit jusque dans les nombres qui forment le cadre du sys-
tme. Ici nous ne trouvons pas le plrome avec ses 30 ons forms par la triple
rptition du nombre 10 ; le chiffre dominant est 7, cest--dire le chiffre qui
symbolise lensemble des puissances sidrales, le soleil, la lune et les cinq pla-
ntes. Mais on ne retrouve pas dans ce chapitre la lucidit habituelle dIrne ;

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il est obscur, on a une certaine peine dgager une thorie de ce long expos,
on se heurte des contradictions. Il ne donne pas le nom des hrtiques quil
combat : la place mme quil leur assigne est singulire ; il y voit une des
sources auxquelles a puis Valentin, et pourtant il les place aprs lui ; il les re-
jette la fin de son expos historique. Il importe davoir ces remarques pr-
sentes lesprit, si nous voulons bien apprcier les donnes des Philosophoume-
na.

SAINT PIPHANE

Les donnes de saint piphane sont dune autre nature. Nous ne retrou-
vons pas chez lui la mme force de pense ; ce nest pas un esprit systmatique
poursuivi du besoin de dbrouiller les obscurits des Gnostiques et de coor-
donner leurs spculations. Il rapporte ce quil a vu, ce quil a lu et ce quil a
entendu dire sur eux, sans toujours se rappeler exactement laquelle de ces
sources il a puis ses renseignements ; surtout il manque desprit critique et
lon sent parfois quil nous donne un portrait inexact de ses adversaires, alors
mme quil nen charge point dessein les traits. Ce qui fait le prix des rensei-
gnements si nombreux quil nous a transmis, cest quil a vcu au milieu des
Ophites ; il a failli devenir un de leurs adeptes et il a t initi dans une cer-
taine mesure leurs pratiques et leurs mystres. Il nous en prsente donc une
image plus vivante et moins thorique. Aussi nous ne trouvons pas ici un sys-
tme unique, mais une masse de sectes qui se distinguent les unes des autres
souvent par un ou deux points seulement, tandis que pour tout le reste elles se
confondent ; et, sur chacune delles, il nous donne quelques dtails presque
toujours originaux. Grce lui, nous pouvons nous rendre compte du degr
dextension quavaient pris les doctrines des Ophites, ainsi que de la diversit
des branches dans lesquelles stait ramifie cette hrsie. Elle nous apparat
une premire fois chez les Nicolates ; puis, la suite de cette secte, saint pi-
phane nous en fait connatre une autre dont il ne nous dit pas le nom, mais

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

dont les thories prsentent une singulire ressemblance avec celles des S-
thiens dans les Philosophoumena. Plus loin, nous voyons paratre les Gnostiques
qui revtent eux-mmes plusieurs noms correspondant peut-tre autant de
rameaux divers de la mme hrsie, Stratiotiques, Phibionites, Borboriens, etc.
Enfin, au livre suivant, saint piphane place les Ophites proprement dits, co-
pie de ceux dIrne, les Canites, les Sthiens, dont il nous expose assez au
long les thories historiques sans nous faire pntrer bien avant dans
lintelligence de leur systme, et les Archontiques.
Toutes ces sectes sont loin de nous prsenter les mmes doctrines, mais
elles concident en bien des points, et elles nous apparaissent comme les mani-
festations diverses dune mme pense, et, sous ces formes si multiples, nous
sentons une mme conception primitive. Toutefois, on ntait pas arriv cette
ide par ltude de saint piphane avant la dcouverte des Philosophoumena.
Les indications taient l, mais fragmentaires, sans lien facilement saisissable,
sans mme que lon st toujours quelle secte il fallait les rapporter. Aussi,
jusquau moment o les Philosophoumena sont venus modifier, en llargissant,
lide que lon se faisait du gnosticisme, la conception dominante est reste
celle dIrne. On reprsentait les Ophites comme une grande secte do se
dtachaient deux ou trois rameaux secondaires, les Canites et les Sthiens,
quoique pourtant quelques-uns des historiens du gnosticisme aient dj entre-
vu cette poque linsuffisance de cette classification.

LES HISTORIENS MODERNES

Si nous voulons nous faire une ide exacte de ce que lon tait arriv sa-
voir sur les Ophites par ltude des sources anciennement connues, il nous faut
interroger les historiens qui, au commencement de ce sicle et jusquen 1851,
ont crit sur le gnosticisme. Le premier auteur qui se soit occup des Ophites
est Mosheim.2 Par suite de sa conception du gnosticisme, il devait leur donner

2
MOSHEIM. Geschichte der Schlangenbrder der 1er Kirche. Helmst., 1748.

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une large place. En effet, en face de Massuet, qui voyait dans le platonisme la
source unique de toutes les hrsies gnostiques, Mosheim conut le premier
lide de les rattacher la philosophie orientale. Tous les travaux postrieurs et
les dernires dcouvertes lui ont donn raison. Seulement lOrient tait encore
dcouvrir, et ce quil dcorait du nom pompeux de philosophie ntait quun
syncrtisme arbitraire de toutes les religions de lOrient, ou du moins de celles
quil connaissait. Sa tentative tait, comme la dit Herder dans son langage
potique, une danse autour de lautel du dieu inconnu. 3 Il ne pouvait donc
pas jeter une grande lumire sur la question des Ophites : car, plus quaucune
autre secte gnostique peut-tre, les Ophites exigent, pour tre compris, une
connaissance exacte des diffrents systmes religieux qui se heurtaient et se p-
ntraient dans lAsie occidentale.

NEANDER

La grande rforme introduite par Neander a consist en ce quil a le pre-


mier cherch expliquer le gnosticisme par lui-mme et faire, suivant
lexpression de Baur, la gense interne des diffrents systmes gnostiques.
Seulement, proccup de cette ide, il a trop nglig ltude de leurs origines ;
il les ramne toutes une : la philosophie juive dAlexandrie et son principal
reprsentant, Philon. Il devait donc mal comprendre les Ophites dont les doc-
trines sont si troitement lies aux mythes paens qui leur ont servi de point de
dpart. En mme temps, gar par une division fausse des sectes gnostiques, il
est arriv ranger les Ophites ct de Marcion. Suivant lui, les vrais Ophites,
ceux qui adoraient le serpent et voyaient en lui un symbole de lme du
monde, ne formaient quune petite partie de la secte ; le reste se composait des
Sthiens et des Canites, auxquels il ajoutait les Barbliotes. En effet, Neander,

Nous navons pu nous procurer louvrage de MOSHEIM ; tout ce que nous en disons est em-
prunt soit BAUR, soit LIPSIUS.
3
BAUR. Die christliche Gnosis, p. 4.

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avec un sens historique dlicat, a relev la parent des Barbliotes avec les
Ophites. Il a aussi tudi avec beaucoup de finesse et de sagacit le rle
dAchamoth dans Irne, ainsi que le nom de Prounikos quelle reoit fort sou-
vent. Cest dans ses notes quil faut chercher ses remarques les plus judicieuses
et ses observations les plus profondes ; on y sent moins linfluence du systme,
et son esprit critique, si fin et si juste, pouvait sy exercer avec plus de libert.

MATTER

LHistoire critique de Matter a t en quelque sorte une raction contre


cette tude trop thorique du gnosticisme ; elle marque un effort pour
lexpliquer historiquement et pour remonter jusqu sa source en sappuyant
sur ltude des monuments. Cest peut-tre faute davoir bien compris ce point
de vue si diffrent du sien que Baur a port sur cet ouvrage un jugement trop
svre ; il ne prtendait pas tre, en effet, une tude sur la gnose, mais, comme
son titre lindique, une histoire du gnosticisme. Or, envisag comme phno-
mne historique, on peut dire que le gnosticisme a t lintroduction dans le
christianisme des principales spculations cosmogoniques et thosophiques de
lOrient. Cette dfinition, qui est en mme temps un programme, nous
montre de quel ct ont d surtout porter les recherches de Matter : cest sur
les origines du gnosticisme et sur les religions qui lui ont donn naissance.
Aprs Mosheim, il est le seul, jusqu la publication des Philosophoumena, qui
ait compris limportance de cette tude, et cest aussi ce qui fait le principal
mrite de son histoire, malgr toutes les erreurs et les imperfections auxquelles
il na pas chapp dans lexcution de son plan. Il largit trop lhorizon du
gnosticisme, prcisment peut-tre parce quil avait une connaissance fort
tendue, mais trop peu exacte, de lOrient ; il en retrouve les sources en
gypte, en Grce et dans presque toute lAsie, et souvent il mle des concep-
tions qui appartiennent des poques et des mondes entirement diffrents.
Pourtant, il faut reconnatre quil a fait faire un pas la science et devanc les

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Philosophoumena en insistant sur les origines syriennes du gnosticisme et sur ses


rapports intimes avec la thologie de Philon de Byblos.
On est dautant plus tonn que Matter nait pas davantage tir parti de
cette dcouverte pour dterminer quel a t le berceau des Ophites. Pour lui, la
question est sans importance : il croit pourtant que cest lgypte, ide qui a
singulirement nui au tableau quil nous donne de ces hrtiques et toute sa
manire denvisager leur systme. Il est cependant un point capital sur lequel il
a entrevu la vrit, et la mme dfendue assez nergiquement contre les at-
taques de Baur, quoique toutes les parties de sa dmonstration soient loin
davoir une gale valeur : cest le caractre du serpent. Il tait du reste guid
dans cette question par sa connaissance des monuments gnostiques et par le
diagramme dOrigne dont il nous a donn une analyse. Sappuyant sur ces
deux ordres de faits, Matter est arriv distinguer chez les Ophites deux ser-
pents : lun, Ophiomorphos quil rapproche du Feta-Hil des Sabens, du
Phtha gyptien, du Phans-Hphaistos des Orphiques et de lHracls-
Chronos des Grecs, lme universelle qui donne naissance luf du monde ;
lautre, Ophis, le gnie de la sagesse, que le Dmiurge prcipite sur la terre, une
copie et une rduction du premier. Il y avait dautant plus de mrite soutenir
cette ide, quil fallait admettre pour cela une contradiction dans le systme des
Ophites tel que nous le prsente Irne. Baur le lui reproche vivement :
Comment est-il possible, dit-il, a en suivant cette voie, darriver une
conception claire du lien intime dun systme ? Peut-tre Baur doit-il encou-
rir le reproche davoir quelquefois poursuivi cette unit au dtriment des faits ;
et si son travail, qui est dfinitif pour la gense de lide gnostique, laisse en-
core tant de points obscurs ou inexpliqus ou mal compris, peut-tre faut-il
lattribuer ce quil a trop voulu faire rentrer les faits dans le cadre dun sys-
tme prconu.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

BAUR

Les coles ophites sont peut-tre la partie du gnosticisme sur laquelle Baur
a laiss le plus dire ; pourtant on ne saurait mconnatre combien, mme sur
ce point, il a soulev dides, ni quel pas il a fait faire ce problme que les
efforts de Neander et de Matter navaient pas rsolu. Commencer par dtermi-
ner lide mme du gnosticisme pour en dduire ensuite logiquement les diff-
rentes formes quil a revtues, tel est le principe nouveau que Baur a introduit
dans cette tude. Cest en partant de cette ide et en appliquant lexamen de
ces formes toute la profondeur de son analyse philosophique, quil est arriv
reconnatre dans les Ophites dIrne une forme du gnosticisme postrieure
celle que reprsente Valentin. Les Ophites, dit-il, et ce sont ceux-l surtout
quil a en vue, marquent un pas de lidalisme gnostique vers le ralisme. Il
a galement signal, sans y insister toutefois, leur parent avec ces autres sectes
que nous avons cites daprs piphane. Gnostiques, Sthiens, Canites, Ar-
chontiques, Nicolates, disait-il encore, tout cela ne forme quune seule fa-
mille ; leurs diffrences ne sont que des modifications dun mme point de vue
fondamental. Cette grande famille dont il indiquait ainsi lexistence se distin-
guait par un trait particulier : limpossibilit den ramener les divers rameaux
un fondateur particulier. Et il voyait dans ce fait, tout en admettant que les
Ophites dIrne taient postrieurs Valentin, une preuve de la haute antiqui-
t des systmes ophites et de leur existence antrieurement peut-tre au chris-
tianisme.
Toutefois, ce ntaient l que des indications donnes en passant, dans une
note. Baur mettait laccent autre part ; ces sectes o llment idaliste et mta-
physique tait peu dvelopp ne lintressaient que mdiocrement ; il na pas
senti quelle tait leur importance pour comprendre les origines historiques du
gnosticisme et la place quil a prise dans le monde. Peut-tre est-ce ce qui lui a
manqu pour arriver une conception complte du gnosticisme. Les Philoso-
phoumena devaient rappeler lattention sur ce point, en ramenant encore une
fois sur le terrain de la discussion ce phnomne qui avait dj tant occup la

14
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

science parce quil touche galement au christianisme et au paganisme, et que,


sil ne sert pas de trait dunion entre les deux religions, il est en quelque sorte le
lieu o elles se sont rencontres.4

4
Nous ne parlerons pas ici des ides de LEWALD, GIESELER, NIEDNER, HILGENFELD, RIT-
TER, non plus que de celles de Jacob SCHMIDT et de MHLER. Leurs travaux ou bien
scartaient de la route trace par NEANDER et nont pas marqu un progrs dans ltude qui
nous occupe, ou bien, tout en tant fort importants pour ltude du gnosticisme en gnral,
ils nont pas apport de modifications sensibles la conception des systmes ophites telle que
nous lavons expose daprs NEANDER, MATTER et BAUR.

15
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

SECONDE PARTIE
LES DOCUMENTS DES PHILOSOPHOUMENA

INTRODUCTION

LES PHILOSOPHOUMENA

Nous avons montr o en tait arrive la question des Ophites au moment


o parurent les Philosophoumena. En quoi le manuscrit du mont Athos modi-
fiait-il la connaissance quon en avait, et quelle tait la valeur de ces documents
nouveaux ? Il faut, pour le bien apprcier, nous rendre un compte exact de
louvrage qui venait dtre dcouvert.
Ce trait, attribu dabord Origne, puis saint Hippolyte, tait comme
tant dautres une rfutation des hrsies des deux premiers sicles. Le titre
adopt par M. Miller5 tait donc inexact. Il avait t induit en erreur par le
premier livre de cet crit que lon possdait depuis longtemps dj sous le nom
de Philosophoumena, la suite des uvres dOrigne. Mais si ce titre rpond
parfaitement aux quatre premiers livres qui contiennent un expos des thories
philosophiques de lantiquit, il ne saurait sappliquer au reste de louvrage.
Lauteur lui-mme marque cette diffrence, lorsque, la fin du livre IX, il op-
pose les doctrines des philosophes aux thories des hrtiques.6
Cette erreur sexplique, jusqu un certain point, par la place fort consid-
rable quoccupent les systmes anciens dans louvrage de saint Hippolyte, et
par la manire dont ils sont entremls avec les thories gnostiques. Ces deux
lments se pntrent et senlacent si bien, que souvent il est fort difficile de les
distinguer ; chaque instant on saute de lun lautre, et, plus dune fois, on

5
Origenis Philosophoumena.
6
. Phil. IX, 31, p. 494.

16
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

croit suivre encore le dveloppement dune ide philosophique, que lauteur est
dj retourn lexpos historique du systme gnostique qui loccupe. Il
semble mme que parfois il sy laisse prendre lui-mme ; il fait intervenir,
lappui de la thorie quil expose, des vers dHraclite ou dHomre, comme,
dautre part, il lui arrive de passer presque insensiblement dun systme philo-
sophique lusage quen a fait certain parti gnostique.7 Et pourtant cette ma-
nire est le rsultat non dune ngligence ou dun dfaut de plan, mais de la
mthode quil sest impose. Tandis quIrne, esprit clair, spculatif et vrai-
ment philosophique, avait entrepris de rfuter les hrsies gnostiques en rele-
vant les contradictions et les inconsquences dont elles taient pleines et en
leur opposant, tel quil le concevait, lenseignement de lvangile, saint Hippo-
lyte veut les combattre par lhistoire. Son but, en les exposant, est de montrer
quelles sont une invasion du paganisme dans le christianisme, et, pour le
prouver, il remonte leurs origines et sapplique faire voir quils les ont tires
des philosophes grecs, des mystres et des rveries des astrologues ; pour les
avoir terrasses, il lui suffit davoir dmontr quelles ne se rattachent plus
lenseignement apostolique et la tradition de lglise.
Cette manire de procder a quelque chose dtroit la fois et doriginal.
Par moments, on serait tent dy voir une mthode nouvelle, un effort pour
arriver une conception historique du gnosticisme, mais on saperoit bientt
que cette mthode est mise uniquement au service de la polmique, et que
lesprit scientifique fait presque entirement dfaut. Lauteur ne cherche pas
se rendre compte, il combat. Il a mme une attitude gnrale de dfiance et
dhostilit marque lgard de la science. Sans doute, cette poque, bien des
esprits srieux devaient tre tents de faire de mme en voyant tout le fatras des
hypothses incohrentes et souvent contradictoires quavaient accumules la
science et la philosophie antiques, mais peut-tre aussi cette tendance tient-elle
une certaine dfaillance de la pense. En effet, souvent saint Hippolyte com-
prend mal non seulement les anciennes thories cosmogoniques, mais encore

7
Voyez Aratus et les Prates, l. IV, p. 116 et suiv.

17
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

les systmes philosophiques quil expose ; il cherche une signification morale l


o il ny a quun sens mtaphysique. Nous ne trouvons pas non plus chez lui
ces vues densemble, cette conception grandiose du gnosticisme qui rattache les
diffrents systmes une mme pense, il a plutt quelque chose dun peu
troit et se perd dans les dtails quand il ne se borne pas copier Irne. Le
contraste des deux esprits est rendu plus sensible encore par la comparaison
constante qui stablit entre eux. Saint Hippolyte na pas dans lexposition la
lucidit parfaite de son maitre. Quand on quitte Irne pour les Philosophou-
mena, on est frapp ds labord des obscurits nombreuses auxquelles on vient
se heurter, et lon est amen se demander si lauteur avait pleinement cons-
cience des trsors quil lguait la postrit, moins, il est vrai, pour la rfuta-
tion que pour la connaissance du gnosticisme.
Cest ce mlange de dfauts et de qualits que, nous sommes redevables
des renseignements si nouveaux et si prcieux dont sont remplis les Philoso-
phoumena. On le reconnatra pour peu que lon se reporte au jugement que
nous venons de porter sur eux. En effet, cest en tudiant les sources des hr-
sies gnostiques que saint Hippolyte se propose de les rfuter ; il en rsulte que
le principal effort de son raisonnement porte sur les origines des diffrents sys-
tmes, et cest aussi sur ce point que sont concentrs la plupart des dtails ori-
ginaux quil a rassembls. Ce qui est vrai de chaque systme lest aussi du gnos-
ticisme pris dans son ensemble. Ce quil a le plus approfondi ce ne sont pas en
gnral les grands systmes qui portent un si haut degr lempreinte dun
gnie individuel, mais plutt ces systmes plus obscurs dont on ne connat pas
les auteurs, qui nen ont pour ainsi dire pas eu, mais qui sont comme le fonds
commun auquel ont puis les diffrentes coles gnostiques. Ces systmes ont
beau ne pas remonter une poque plus recule que les autres, ils sont nan-
moins mieux faits pour nous initier lhistoire de la formation du gnosticisme,
parce quils sont rests plus prs de sa source et en quelque sorte en contact
direct avec elle.
Une autre consquence quil importe de noter, cest que, loin de relever
comme Irne les traits gnraux et constants des systmes gnostiques, saint

18
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Hippolyte sattache ce quils ont doriginal ; de l vient quil laisse certains


points dans lombre ou les passe entirement sous silence ; mais de l vient aus-
si sur dautres points cette multitude de renseignements tout fait nouveaux
qui rendent les Philosophoumena si prcieux pour la connaissance du gnosti-
cisme. Et le fait le plus curieux, cest que les dfauts mme de saint Hippolyte
sont une garantie de son exactitude et deviennent presque un mrite aux yeux
de lhistorien. Nous avons eu loccasion de remarquer, en effet, quon ne sen-
tait pas chez lui une grande force de conception ; eh bien ! grce cette ab-
sence desprit spculatif, il mle peu ses propres thories aux systmes quil ex-
pose ; sil est quelquefois obscur, il est en gnral exact ; l o il na pas de
connaissances personnelles, il se borne copier Irne, et, dautre part, les ren-
seignements originaux quil apporte sont, soit des analyses, soit mme des cita-
tions douvrages gnostiques quil avait entre les mains ; lui-mme ne manque
jamais marquer cette distinction et nous avertir lorsquil donne la parole
un autre ; et cest de cette faon que se concilie la pauvret desprit que nous
avons signale chez saint Hippolyte avec le caractre profondment original de
certaines de ses donnes.
En rsum : dune part des dtails nombreux mais plus ou moins incoh-
rents, peu de clart, souvent peu dintelligence du sujet, des rapprochements
hasards ou mme faux ; mais, dautre part, des sectes nouvelles et, pour celles
que nous connaissions, des analyses douvrages jusqualors inconnus et des cita-
tions originales, et cela prcisment sur les points par o ces systmes se ratta-
chent aux religions anciennes, et par-dessus tout, une grande richesse
dindications mythologiques, voil ce que nous devons nous attendre trouver
dans les Philosophoumena.

19
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

LES NAASSNIENS

Leurs sources

Les principes critiques que nous avons noncs la fin du chapitre prc-
dent trouvent ds ici leur application et nulle part peut-tre ils ne la trouveront
plus complte. Le terme de Naassniens nest autre chose que la forme h-
braque du nom des Ophites ; saint Hippolyte nous lapprend.8 Nanmoins il
ne faudrait pas trop vite conclure lidentit des deux sectes qui nous sont par-
venues sous ces deux noms. Saint Hippolyte voit dans ceux dont il nous parle
la premire forme quait revtue cette hrsie. Daprs lui, les Naassniens en
ont t les patrons et les premiers aptres, et cest plus tard seulement que le
travail thologique a rompu son unit et en a pouss les tronons dans diff-
rentes directions.
Les Naassniens rattachaient leur tradition Mariamne qui lavait reue de
Jacques, frre du Seigneur.9 Ils avaient du reste, parat-il, une littrature fort
dveloppe. Elle se composait dabord, comme celle de la plupart des sectes
gnostiques, dvangiles apocryphes. Saint Hippolyte mentionne parmi leurs
sources lvangile aux gyptiens et lvangile de Thomas dont il nous donne
mme une citation. Il faut y ajouter plusieurs des crits du Nouveau Testament
dont ils semblent avoir fait un assez grand usage, les vangiles de Mathieu, de
Luc et de saint Jean, et quelques-unes des ptres de saint Paul. Ils se livraient
sur eux une interprtation allgorique trs hardie ; ils semblent mme en
avoir fait pntrer diffrents morceaux dans leurs ouvrages qui taient une sorte
de fusion de lenseignement apostolique avec les mystres des Assyriens et des
Phrygiens ; sans cesse ils font appel ces doctrines mystrieuses et des chants
o elles taient exprimes comme une autorit. Mais la partie la plus curieuse
de leur littrature consiste dans ces hymnes innombrables dont nous parlent les
Philosophoumena et qui saccordaient bien du reste avec le caractre profond-

8
Phil. V, p. 132.
9
Ibid., p. 174.

20
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

ment mystique de leur doctrine. Saint Hippolyte nous en a conserv, soit en


entier, soit en partie, trois ou quatre qui tantt prsentent un caractre pure-
ment paen, tantt ont une couleur gnostique fort accentue, mais se rappro-
chant plus du christianisme.
Malgr ces documents si nombreux, il est assez difficile de se faire une ide
exacte du systme des Naassniens, peut-tre cause de la diversit des sources
auxquelles ils ont puis. Nous allons pourtant tacher de le reconstituer en ru-
nissant les indications parses dans les Philosophoumena.

La doctrine des Naassniens

Au-dessus de tout, les Naassniens mettent lhomme.10 Sous ce nom il ne


faut point entendre lhomme terrestre, ni mme lhomme idal. Lhomme11,
cest ltre des tres, la racine de toutes choses, le point indivisible, le Dieu seul
bon dont la connaissance est la perfection accomplie, Dieu par excellence. Ce
caractre universel de lhomme est nettement indiqu dans le passage suivant
o il est compar la semence qui est la cause de tout ce qui existe sans tre
elle-mme rien de ce qui est : Je deviens ce que je veux et je suis ce que je
suis : voil pourquoi jaffirme que le moteur universel est immobile. Car
lauteur de toutes choses reste ce quil est et ne devient rien de ce qui de-
vient.12
Au-dessous du premier homme et presque ct de lui sen place un
autre : le Fils de lhomme. Ce second tre est encore tellement cach dans les
profondeurs de labstraction quil se confond par moments avec le premier. Il
en partage les attributs et mme le titre. Comme lui, il sappelle aussi simple-
ment lhomme.13 Cest lui qui est Adamas, le grand homme den haut,
lhomme indtermin.14 Telle est aussi lopinion de M. Lipsius15 ; il faut du

10
Phil. V, p. 132.
11
Ibid., p. 164, 168.
12
Phil. V, p. 142.
13
Ibid., p. 132.
14
Ibid., p. 166.

21
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

reste le reconnatre, leur ressemblance est si grande quil est souvent difficile
dtablir entre eux une distinction qui est peine marque par les textes. Il ny
a entre eux quune diffrence mtaphysique : lun engendre et lautre est en-
gendr. Chez Monomos16, dont la thorie est presque identique celle des
Naassniens, la relation des deux hommes est marque par ces deux mots : Fuit
et exstitit, il tait et il fut.
Ce second homme est le pre invisible de tout ce qui est, ou plutt il est
la fois pre et mre, comme lindique un hymne dont nous ne possdons que
les premiers vers17 :
Cest de toi, pre,
Cest par toi, mre,
Noms tous deux immortels,
Parents des ons,
Habitant du ciel,
Homme, nom sublime !...

Il y a entre ces deux termes une diffrence de relation marque ici par
lemploi de deux prpositions diffrentes. Le pre, cest ltre en soi ; la mre,
cest ltre sortant de lui-mme pour raliser par de nouvelles crations la per-
fection contenue virtuellement en lui. De mme que llment mle sappelle le
Fils, llment femelle est appel lEsprit, lEsprit virginal, la Vierge, et, par une
de ces associations familires aux Gnostiques, il est en mme temps la mre
assimile par les Naassniens la Magna Mater que lon clbrait dans les mys-
tres dleusis.18 Pourtant, la distinction nest pas assez nettement tranche
pour que lon puisse y voir deux personnages mythologiques distincts ; les deux
noms rpondent un seul tre, lEsprit et le Fils ne font quun : LEsprit,
dans le sjour du Pre, sappelle aussi le Fils engendr par le Pre.19

15
LIPSIUS. Encyclopdie de Ersch. GRUBER, art. Gnosticismus.
16
Phil. VIII, 12, p. 424.
17
Ibid. V, 6, p. 132.
18
Phil. V. 8, 162, 166.
19
Ibid. 9, p. 166.

22
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Cest lEsprit qui donne naissance tous les tres spirituels, ou, pour parler
le langage des Gnostiques, tous les ons. Mais tous les ons sont eux-mmes
compris dans lon suprme, le troisime homme des Ophites, Christ.20 Nous
arrivons ainsi au troisime degr de lmanation purement spirituelle. En effet,
le Christ nest pas un tre historique, il nest que la personnification de tout
lesprit rpandu dans le monde ; il est lhomme idal, la manifestation de
lesprit indtermin.21 Les Naassniens lui appliquaient les paroles du prologue
de saint Jean sur lincarnation du Verbe, mais en leur donnant un sens particu-
lier sur lequel il ne faut point se mprendre. Leur Christ napparat pas un
certain moment sur la terre ; il est prsent dans le monde, mais dune faon
insaisissable ; il est lide dans la matire. Seulement, comme toute manifesta-
tion jouit dun moins haut degr de perfection que ltre dont elle mane, les
Naassniens exprimaient cette ide, non il est vrai en le faisant tomber, par une
chute, mais pourtant en le faisant descendre den haut.22
Jusqu prsent, nous ne sommes pas sortis du domaine de labstraction ;
mais, arrivs aux confins de la ralit, nous nous trouvons en prsence dun
nouvel lment, la matire. Le monde apparaissait aux Naassniens comme
divis en trois domaines : le domaine de labsolu, celui de la matire et celui du
devenir, cest--dire de lvolution de lesprit au sein de la matire. Ceux qui
disent que lunivers est form dun seul lment, disaient ces Gnostiques, se
trompent ; ceux qui disent quil se compose de trois lments sont dans le
vrai.23 Mais du moment que lon reconnat lexistence de la matire, elle doit
ncessairement trouver place dans ltre universel qui renferme en lui tout ce
qui existe, elle doit descendre dAdamas ; nous arrivons donc une double
conception du premier homme : dun ct il est labsolu, de lautre il est ltre
universel ; dun ct son domaine est celui de lesprit, de lautre il renferme en
lui les trois lments qui forment le monde, et cest ce qui arrachait lauteur

20
Ibid. 6, p. 132.
21
. Ibid. 7, p. 146.
22
Phil. V. 8, p. 154.
23
Ibid. 7, p. 150.

23
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

des Philosophoumena ce cri : Ils en font un Gryon trois corps. Ainsi, trois
natures se partagent le monde : la nature de lhomme den haut, le bienheu-
reux Adamas ; la nature mortelle en bas, et entre les deux, une nature indpen-
dante qui aspire slever, celle de Mariamne la visite, de Jothor le grand sage,
de Sepphora la voyante et de Mose.
partir de cet endroit, les renseignements de saint Hippolyte sont moins
complets. Ce qui lui importait le plus, en effet, ctaient ces premiers principes
par lesquels la doctrine des Naassniens se rattachait si intimement aux mythes
paens. Lhomme, sa chute, son relvement lintressaient moins ; aussi, chaque
fois quil en parle, il passe presque aussitt lhomme den haut, et il nous ap-
prend peu de chose sur le procs de lesprit lintrieur de la matire. Les
Naassniens devaient restreindre autant que possible la part de notre monde
lexistence ; proprement parler, il nexiste mme pas, car il est dnu de toute
ralit ; il nest rien, ou pour employer leur langage figur, il est ce rien qui
a t fait sans Dieu.24 Quand nous disons fait sans Dieu, nous nentendons pas
quil soit entirement en dehors de lui ; seulement, il na t fait que par le
troisime et le quatrime des tres. Comment ? Nous ne lapprenons pas. Nous
connaissons dj le troisime ; le quatrime, cest Jaldabaoth, le dieu ign. Il est
le pre de notre monde, cest lui qui le gouverne et qui retient lme prison-
nire dans le corps.
Lhomme, en effet, a t enfant par la terre limage dAdamas, mais il ne
descend pas de lui ; il est le produit dun grand nombre de puissances25 ; mais,
comme aprs sa cration il restait inerte, il a reu den haut une me. Lme
vient donc dAdamas et elle a t jete dans notre moule de boue pour tre
asservie Jaldabaoth. Saint Hippolyte ne nous dit pas clairement quelle est la
raison de cet asservissement. Il semble que lme soit un instrument de correc-
tion destin faire sentir lhomme son esclavage, un premier pas vers
laffranchissement. Peut-tre aussi Jaldabaoth en la demandant, et Adamas en

24
Phil., p. 150. Cf. JEAN I, 3.
25
. Phil. V. 8, p. 136.

24
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

lenvoyant dans cette prison avaient-ils des vues opposes : en tout cas, il reste
bien tabli que lme est prisonnire et quil y a lutte dans le corps, parce quil
est compos dlments hostiles.26 Cette lutte nous est dpeinte dans un
psaume plein dune inspiration vraiment chrtienne dont nous hasardons ici la
traduction :
La premire loi, celle qui a tout engendr, cest lEsprit.
En second lieu, aprs le premier n, venait le chaos pandu.
Troisime, lme reut la loi du travail.
Cest pourquoi, enveloppe dune forme fugitive,
Elle est domine par la fatigue et la mort qui la tourmentent.
Tantt elle possde la royaut et voit en face la lumire,
Tantt elle tombe dans la misre et gmit.
On la plaint et elle se rjouit,
Elle se plaint et elle est juge ;
Elle est juge et elle meurt.
Tantt, pendant sa route, elle sengage dans le labyrinthe,
Malheureuse gare par le mal.
Jsus dit : Vois, mon pre,
La victime de tous les maux sur la terre ;
Et elle a t faonne par ton souffle !
Elle cherche fuir lamer chaos
Et ne sait comment en sortir :
Cest pourquoi, envoie-moi, mon pre,
Je descendrai en portant tes sceaux.
Je traverserai tous les ons,
Jouvrirai tous les mystres,
Je rvlerai les formes de la divinit
Et je leur livrerai la Gnose,
Ces secrets du chemin cleste.

Cet hymne nous montre en mme temps la place considrable quoccupait


Jsus dans la pense religieuse des Naassniens. Mais quelle place occupait-il
dans leur systme ? Quel est son rle dans luvre du salut ? Les Philosophout-

26
Phil. V. 8, p. 156.

25
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

nena ne nous en disent que fort peu de chose. Nous apprenons seulement qu
un certain moment les trois lments se sont runis en Jsus, fils de Marie.
Nous ne savons pas non plus comment cette runion a pu amener la dlivrance
de lhomme. Sans doute, il y a l une grande lacune ; nanmoins, en tout tat
de cause, le point sur lequel les Naassniens mettent laccent, ce nest pas le
salut par Jsus, cest lvolution de lesprit ; aussi, le personnage vraiment im-
portant, cest Christ qui le personnifie. Pour tre sauv, il faut tre rgnr par
lEsprit virginal, cest--dise participer la nature divine, et cest ce quils ex-
primaient dans leur langage allgorique en disant que le Christ est la porte, par
laquelle il faut passer pour tre sauv ; mais aussi quand, la rsurrection,
lhomme entrera par la troisime porte, il deviendra Dieu lui-mme. Le sys-
tme, du reste, finit sur une ide grandiose : Alors, est-il dit, les lus, si petit
quen soit le nombre, rempliront tout, et les hommes matriels, si nombreux
quils soient, seront anantis.
Est-ce que cet Esprit, qui peut seul donner la vie, se trouve dans une cer-
taine mesure en chaque homme, ou bien est-il lapanage dune certaine classe
dindividus ? Ici, comme chez la plupart des Gnostiques, lesprit est limit aux
initis. Eux seuls sont les hommes parfaits ; en dehors deux il ny a que la nais-
sance charnelle dont la fin est la mort.27 Pourtant cette division nest peut-tre
pas absolue : Si quelquun est n aveugle, disaient-ils encore, quil regarde
nous. On peut donc devenir Gnostique. Cest que nous nous trouvons, en
ralit, en prsence de deux conceptions : dune part, une conception idaliste,
lide du procs de lesprit, mais, de lautre, une conception dualiste et matria-
liste qui limite tout lesprit certains individus et le localise, de mme quelle
avait partag le monde en trois domaines distincts qui se touchent et entrent
en lutte sans russir se pntrer.
On remarquera que le serpent ne parat pas dans tout cet expos. Lauteur
des Philosophoumena nen parle qu la fin. Mais on saperoit, la faon dont
il en parle, quil en tait question ds le commencement. Il nous dit, en effet,

27
Phil. V. 7, 148. 9, p. 474.

26
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

que les Naassniens adorent exclusivement le serpent. Pour eux, lide de culte
et lide de serpent sont insparables ; partout o il y a un temple (naas) et par
consquent des mystres, il y a un serpent (naos) ; on ne peut se figurer de
mystre sans temple, ni de temple sans serpent, et, par un de ces jeux de mots
si frquents chez les gnostiques, afin de prouver leur thorie, ils identifient les
deux mots : Et si lon se demande do vient ce culte, saint Hippolyte nous
apprend que le serpent est leurs yeux la matire humide sans laquelle rien ne
saurait exister ni des choses mortelles ni des choses immortelles. Il est donc
bon, et il renferme tout en lui, comme la corne du taureau monocros (de la
licorne) ; cest lui qui donne toute chose sa beaut, il est le quadruple fleuve
ddem. Il nest donc pas diffrent en ralit de cet Adamas qui renferme aussi
tout en lui, parce quil est lensemble de tous les lments spirituels, animaux
et matriels qui remplissent le monde.

Comparaison avec les Ophites dIrne

Le systme que nous venons dexposer prsente de grandes analogies avec


le systme de la secte que saint piphane dsigne sous le nom de Gnostiques ;
il se rapproche aussi beaucoup de celui des Barbliotes que Thodoret identi-
fiait avec les Naassniens, il nest mme pas sans points de contact avec un ou-
vrage videmment postrieur, la Pistis Sophia. Pourtant, il ne peut tre ques-
tion de lidentifier ni avec les uns ni avec les autres. Il en est autrement de la
secte des Ophites dont nous parle Irne. Jusqu quel point les deux auteurs
nous prsentent-ils le mme systme, et quel est de ces deux exposs celui qui
en reproduit la forme la plus ancienne ? Voil la question quil nous faut main-
tenant examiner.
Les Naassniens et les Ophites nous prsentent au premier abord un aspect
fort diffrent ; toutefois un examen plus approfondi nous montre entre eux des
ressemblances dautant plus remarquables quelles portent sur les points capi-
taux et sur le principe mme de leur systme. En effet, lun et lautre reposent
sur une mme ide fondamentale, celle dAdamas. Dun ct comme de

27
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

lautre, nous trouvons le premier et le second homme, et immdiatement au-


dessous deux, le troisime homme, Christ. Le mme paralllisme se continue
dans le personnage de Jaldabaoth, dans sa conduite vis--vis de lhomme, dans
la cration mme de cet homme, produit par leffort commun de plusieurs
puissances et qui ne reoit une me que par un second acte crateur. Un seul
point reste incertain, cest la manire dont lhomme a reu cette me, et la rai-
son pour laquelle elle lui a t donne ; mais nous avons vu quen cet endroit
les Philosophoumena manquent de clart. On ne stonnera pas non plus des
nombreuses lacunes quils prsentent ni de leur silence sur tout le procs qui
aboutit la cration de lhomme, si lon ne perd pas de vue le but que se pro-
pose leur auteur. Il fait, du reste, allusion cette page reste blanche dans son
ouvrage lorsquil nous dit que lon avait beaucoup crit sur ce sujet. De mme,
sil ne dit rien des ons, nous voyons par des citations que les Naassniens les
connaissaient aussi. La mme remarque pourrait enfin sappliquer Jsus, dont
le nom est peine prononc dans tout le chapitre qui les concerne.
Il est pourtant dautres diffrences quil serait difficile dexpliquer de la
mme manire. Le systme des Naassniens tout entier se distingue par une
plus grande sobrit. Chez Irne en effet, au-dessus du premier et du second
homme se trouve labme qui embrasse tout et dont ils ne sont eux-mmes que
des manations ; entre eux et le chaos planait lesprit, la premire femme, la
mre des vivants. pris de sa beaut, le pre et le fils sunirent elle et la fcon-
drent, et cest de cette union que naquirent le Christ et la Sagesse, Achamoth.
Dans les Philosophoumena, au contraire, labme se confond avec le premier
homme, lesprit avec le second. Ils portent sans doute des noms distincts, et
paraissent mme avoir chacun leurs attributs propres, mais lesprit nest pas au-
dessous du fils de lhomme, ils ne reprsentent quun seul degr dans la srie
des ons, ils sont les deux faces dun mme tre. Cette observation, que nous
avons dj faite plus haut, se trouve confirme par la place quoccupe Jalda-
baoth. Il nous est dit en effet que le Dmiurge est le quatrime des tres ; or,
cela nest vrai que si nous faisons abstraction de la Sagesse, sur de Christ, et
de lEsprit sa mre.

28
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Ces diffrences portent surtout, comme on le voit, sur llment fminin.


Sans doute, il nest pas entirement absent des Philosophoumena, comme la
soutenu M. Lipsius, mais il y est beaucoup moins accentu que chez Irne. Ce
ne sont pas ces couples rguliers dont les lments sont irrductibles et repr-
sentent des ides diffrentes ; toute division de ce genre tait inconnue aux
Naassniens dHippolyte. Cela est surtout sensible en ce qui concerne la Sa-
gesse infrieure. Ce personnage, qui tait arriv jouer un rle si important
dans le systme des Ophites et dans celui de Valentin, parce que ses chutes, ses
repentances et son relvement reprsentaient les souffrances de lesprit captif
dans la matire et son affranchissement, Achamoth est entirement absente de
lexpos dHippolyte. Or nous ne pouvons admettre quil ait pass sous silence
un lment aussi important du systme des Naassniens ; il faut donc conclure
que la Sagesse infrieure leur tait inconnue.
Nous venons de voir que chez les Ophites, les ons, la thorie des couples,
tout ce qui touche au procs de lesprit tait beaucoup plus dvelopp. Sur
dautres points, au contraire, les Philosophoumena sont notre source unique.
Irne ne nous parle pas de cette triple division du monde qui est commune
aux systmes des Naassniens et aux Prates. Nous retrouvons bien chez lui
lhomme, le fils de lhomme et la matire, mais lhomme nest pas en mme
temps esprit absolu, ide et matire, il est entirement limit au domaine spiri-
tuel. Il est fort difficile enfin de concilier le rle du serpent dans les deux sys-
tmes. Dans les Philosophoumena, il se confond presque avec le premier prin-
cipe, si mme il ne lui est pas identique, et, comme tel, il est lobjet presque
exclusif de ladoration des hommes. Chez Irne, le ct moral domine et laisse
dans lombre le ct cosmogonique ; il est un instrument du bien, mais il est
mchant, il est le sducteur ; nous sommes donc en prsence de deux concep-
tions diffrentes, et pourtant ici encore ces deux conceptions taient parties
dune ide commune, le nom mme des deux sectes ne nous laisse pas de doute
cet gard.
Il rsulte de la comparaison que nous venons de faire que des deux cts
nous avons faire au mme systme. Seulement, les diffrences et les contra-

29
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

dictions mme que nous y avons signales nous amnent voir chez les
Ophites et les Naassniens deux formes assez loignes lune de lautre de la
mme hrsie. Cest ltude des mythes, qui entraient dans la composition du
systme naassnien, quil nous faut demander de quel ct se trouve la forme
primitive.

La mythologie des Naassniens

Le systme des Naassniens prsente des points de contact plus nombreux


quaucun autre peut-tre avec les mythes les plus divers. Lgypte, lAssyrie, la
Phrygie, la Grce y entrent chacune pour leur part, sil faut en croire saint
Hippolyte. Il nous donne mme sur plusieurs de ces mythes des renseigne-
ments dautant plus prcieux que nous en savions fort peu de chose seulement.
Nanmoins, malgr lintrt quils prsentent, nous ne les tudierons pas pour
eux-mmes ; une seule chose doit nous occuper ici, cest lusage quen ont fait
les Naassniens. Cet usage, du reste, est loin dtre constant ; il en est quils
invoquent comme une autorit lappui de leurs thories, sans quils soient
pour cela ncessairement entrs dans la formation de leur dogme ; ces mythes
nous aideront dterminer quelle a t leur patrie, sils ne nous clairent pas
sur leurs origines. Dautres, au contraire, sont si intimement lis tout leur
systme, quon ne pourrait pas lexpliquer sans leur secours. Presque tous se
rattachent deux ides que nous avons reconnues pour tre les pivots de leur
systme : leur thorie de la trichotomie et leur conception du premier homme
Adamas.
Daprs saint Hippolyte, cest dans les mystres de lAssyrie que les Naas-
sniens avaient puis leur thorie des trois mes. M. A. Maury28 admet que
cette thorie tait en effet enseigne dans les initiations religieuses des Assy-
riens. Seulement, les documents nous font presque entirement dfaut ; cette
lacune est dautant plus regretter que la connaissance de ces mystres nous
aurait peut-tre donn lexplication du troisime lment, llment animal,

28
Revue archol., t. VIII, p. 234 et suiv.

30
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

que lon a tant de peine comprendre lorsquon veut lexpliquer avec les res-
sources dont nous disposons. Pour tablir cette thorie, ils avaient recours au
mythe dAdonis et celui dAttis qui en est la forme phrygienne. Lamour
dAdonis se prsente nous sous trois formes diffrentes. Tantt il est lamant
dAphrodite, tantt celui de Cora, tantt sous le nom dEndymion il est lobjet
de la passion de Sln.29 Les Naassniens semparaient de ce mythe auquel ils
appliquaient leur interprtation allgorique. Cora qui aime Adonis, disaient-ils,
cest lme condamne mourir, parce quelle est spare de la puissance gn-
ratrice, Aphrodite ; Sln, qui est prise dEndymion, cest la nature sup-
rieure qui soupire aprs une me. Lme divine, ctait Attis mascul par la
grande desse ; parce que lme parfaite est au-dessus des genres, elle slve
jusquau bienheureux Adamas avec lequel elle se confond.
Le sens dans lequel les Naassniens expliquaient ces mythes nest pas leur
sens primitif. Tous trois au fond nous reprsentent, avec de lgres nuances,
toujours la mme ide, celle de la mort momentane du soleil qui suit son
union avec la terre. Les Naassniens les transformaient par leur interprtation
allgorique. Et pourtant on noserait affirmer quils fussent les seuls employer
cette mthode. Dans un hymne Attis30 que nous possdons en entier, ce dieu
se trouve compar lpi moissonn que lon prsentait en silence aux mystres
dleusis. Or, saint Hippolyte nous dit que les Athniens eux-mmes voyaient
dans cet pi la grande lumire parfaite qui sort de lindtermin.31 Si ce ren-
seignement est exact, il faut admettre que cet idalisme qui transformait les
anciens mythes cosmogoniques avait pntr jusque dans les mystres et que l
aussi on pratiquait une mthode allgorique analogue celle des Gnostiques.
Du reste, nous savons que si souvent leurs interprtations taient dnues de
fondement, souvent aussi ils avaient rencontr le sens vrai. Cest ainsi quils
voyaient dans Aipolos, un des noms dAttis, le dieu qui marche toujours, et
quils expliquaient lpithte de Surikts par lide de lharmonie universelle qui
29
Phil. V. 7, p. 138.
30
Phil. V. 9, p. 168.
31
Ibid. 8, p. 162.

31
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

joue un si grand rle dans les mythes dAttis, dAdonis et dEsmun. Nous re-
viendrons plus tard sur ce point.
Au mythe dAttis sen rattachaient dautres que les Naassniens interpr-
taient dans le mme sens. Ctaient ceux que lon enseignait dans les mystres
dleusis et de Samothrace et chez les Thraces de lHmus ; et dans tous ils
mettaient la mme ide, celle des aspirations clestes de la nature symbolises
par lhomme rgnre debout ct du premier homme. Cette ide, ils la
retrouvaient jusquen Grce dans les reprsentations dHerms Ithyphallique.
Sans doute, ces mythes ntaient pas tous essentiels au systme des Naass-
niens, ce ntaient souvent que des lments trangers dont ils lenrichissaient ;
nanmoins ils sont importants parce quils nous permettent de dterminer
quelle a t leur patrie. Or, ils nous reportent tous du ct de lAsie antrieure,
vers cette Phrygie, si fortement imprgne dlments assyriens qui y avaient
pris racine et avaient donn naissance au mythe dAttis et aux mystres de la
grande desse.
Il est pourtant un fait qui a pu induire quelques savants en erreur et leur
faire chercher autre part la patrie des Naassniens ; cest limportance quils
accordaient un autre mythe, celui dOsiris. On ne saurait pourtant en tirer
aucune conclusion, pour peu que lon songe combien il tait rpandu sur la
cte de Syrie et dAsie-Mineure et, dans lintrieur des terres, jusqu
lEuphrate, grce sa parent intime avec le mythe dAdonis. M. Movers32
avait dj tabli par des preuves nombreuses cette parent qui a de bonne heure
amen en bien des endroits une fusion complte des deux personnages. De leur
ct, les Philosophoumena nous apprennent que les Naassniens insistaient sur
lunit du mythe gyptien avec ceux des autres nations, et ils nous donnent sur
lui des dtails qui la mettent en lumire dune faon remarquable. En effet, ils
nous prsentent Isis vtue de noir et recouverte de sept voiles qui sont les sept
cieux plantaires la recherche de la puissance humide et fcondante symboli-

32
MOVERS. Die Phniizier. Bonn, 1841 ; I, p. 233 et suiv.

32
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

se par Osiris. Or, une tablette assyrienne33, dont M. F. Lenormant 34 a donn


une traduction partielle la fin de ses Fragments cosmogoniques de Brose, nous
prsente la desse Terre, Davkina, lpouse du dieu des eaux Nisruk, faisant
lascension de la tour sept tages pour aller accomplir dans le Naos qui la
surmonte le mystre ineffable. chacun de ces tages, qui sont consacrs aux
sept plantes, une divinit spciale la dpouille dune des sept parties de ses
vtements et elle entre nue dans le sanctuaire o se parfait le mystre. Le carac-
tre que les Philosophoumena attribuent Isis et Osiris, les sept vtements de
la desse, lacte mystrieux qui forme le dnouement de tout ce drame, ne nous
permettent pas de douter de la parent du mythe dOsiris avec celui de la tour
tages dont il nous fait comprendre le sens vritable. Le mythe dAdonis doit
avoir appartenu au mme cercle de conceptions. En effet, M. Movers a d-
montr son origine assyrienne35 et les Philosophoumena viennent encore con-
firmer ses inductions. Les Assyriens tappellent Adonis trois fois regrett ,
lisons-nous dans lhymne Attis que nous avons dj cit. On le voit donc : si
le mythe dOsiris a pu simplanter si facilement en Asie et se confondre avec
celui dAdonis, cest que sous cette parent artificielle qutablissait le syncr-
tisme dune poque de dcadence se cachait une parent beaucoup plus an-
cienne36 ; et les Gnostiques en les identifiant ne faisaient peut-tre que suivre
une tradition qui stait conserve dans la clbration des mystres ; seulement

33
Collection photographique, n 562.
34
F. LENORMANT. Essai de commentaire des fragments cosmogoniques de Brose. Paris 1872 ; p.
458 et suiv.
35
MOVERS. Op. cit. I, p. 194, 239.
36
M. de Roug est arriv par une autre voie la mme conclusion. Il crivait ce sujet : Je
nose pas faire entrer en ligne de compte le culte dOsiris tabli chez les Giblites et les Phni-
ciens, parce que la domination gyptienne, depuis lpoque de Toutms 1er, suffit pour expli-
quer son introduction. Il ny aurait cependant rien dtonnant ce que le rapport fut beau-
coup plus ancien. Quand on retrouve le personnage Typhon, vnr comme Dieu originaire
chez les Pasteurs et les Chtas, la critique la plus svre permettrait bien de rechercher Osiris,
son adversaire, chez les populations voisines. Acad. des Inscriptions, t. XXV, 2e partie, p.
233.

33
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

ils y introduisaient un idalisme qui semble avoir t tranger leur conception


primitive.
La seconde ide qui doit fixer notre attention est celle dAdamas. Elle nous
arrtera moins longtemps. Dabord elle nappartient pas exclusivement au sys-
tme des Naassniens, et puis ses rapports avec les mythes cosmogoniques ana-
logues que nous rencontrons soit en Phnicie, soit Babylone, ont t parfai-
tement tudis et mis en lumire par MM. Renan37, A. Maury38 et Lipsius.39
Pourtant, le paralllisme est encore plus sensible dans les Philosophoumena que
chez Irne. On se rappelle que nous avons distingu avec soin deux hommes.
Le premier homme, principe hermaphrodite qui se confond avec lAbme,
donne naissance au second homme. Celui-ci se ddouble en quelque sorte ;
tandis que dun ct il est lhomme den haut, Adamas, de lautre il est lEsprit,
la mre des vivants. Or, la mme conception se retrouve dans les diffrents
fragments qui sont runis sous le nom de Sanchoniathon et dans la cosmogo-
nie babylonienne dEudmus. En effet, en tte de la premire cosmogonie de
Philon de Byblos40 se placent Ain et Prtogonos ns eux-mmes du vent Kol-
pia et de sa femme Baau, la nuit, dans lesquels Bunsen et avec lui M. Renan
ont reconnu la voix de Dieu (Qol p Jh) et labme (Boh, Buthos). Plus loin,
dans un autre fragment41, cest Epigeios Autochthn, lUranus des Phniciens,
poux de la terre, qui est fils dElin et de Berth.42 Dans la cosmogonie baby-
lonienne dEudmus qui nous a t conserve par Damascius43, les premiers
principes sont encore les mmes ; Monogns y est engendr par Taauth, la
desse babylonienne Tihavti qui nous est sans doute connue sous la forme To-
h dans la Gense, et Apasn, lesprit pris de ses propres lments. Enfin,

37
RENAN. Mmoire sur Sanchoniathon, Acadmie des Inscriptions, nouvelle srie, t. XXIII, 2e
partie.
38
A. MAURY. Revue archologique, t. VIII, p. 238 et suiv.
39
LIPSIUS. Op. cit., p. 278 et suiv.
40
SANCHONIATHON. dit. Orelli, p. 14.
41
Ibid., p. 24.
42
Ou de Beuth, suivant une correction propose par M. Bunsen.
43
DAMASCH de primis principiis. d. Kopp, p. 384.

34
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

dans la Cabale, ce mythe atteint, dans le personnage dAdam Kadmon, issu du


Buthos, une forme peu prs identique celle quil a dans le systme des
Naassniens.44 Sans doute, la Cabale nest pas de beaucoup antrieure au gnos-
ticisme, pourtant elle nest pas sans importance en cette question, car son ori-
gine chaldo-gyptienne nest pas contestes.45 Or, que trouvons-nous dans
toutes ces cosmogonies ? Un principe qui nous rappelle de trs prs lhomme
den haut, quil sappelle Autochthn ou Epigeios, ou Prtogonos, et qui des-
cend immdiatement de la matire inorganise. Nous nous trouvons donc chez
les Naassniens sur un fonds de traditions syro-chaldennes. Peut-tre mme le
nom dAdam ntait-il pas tranger aux sages de la Chalde.46 Seulement, ja-
mais les auteurs des cosmogonies que nous avons cites ne sont arrivs conce-
voir le premier principe dune faon aussi abstraite que les Gnostiques ; il
touche toujours par un ct au moins lexistence, il agit sur lui-mme, et cest
ce quils exprimaient en le prsentant sous la forme dun couple. Ce nest pas
cet tre entirement insaisissable et dont les attributs sont tellement indtermi-
ns que nous avons peine le retrouver dans les textes mmes o il figure,
parce que nous ne savons pas quoi le reconnatre.
Nous avons dj parl du serpent en exposant le systme des Naassniens.
Il est lme du monde qui enveloppe tout et qui donne naissance tout ce qui
est. Mais, autant nous croyons le caractre de cette conception bien tabli, au-
tant il nous semble impossible de la faire driver de la conception biblique du
serpent, quelles que soient dailleurs les transformations que puisse subir une
mme figure mythologique en passant dune secte une autre. Il nous en faut
chercher lexplication en dehors du courant juif et chrtien, dans le mme
cercle dides qui nous a dj fourni la trichotomie de lme, le mythe
dAdamas et le Buthos. En effet, lide de reprsenter le Cosmos comme un
serpent se retrouve chez tous les peuples de lAsie occidentale. Nous connais-

44
Pour ce qui prcde, part une ou deux interprtations que nous avons prises ailleurs, nous
empruntons presque textuellement M. Lipsius sa dmonstration.
45
A. MAURY. Loc. cit.
46
Phil. V, p. 136.

35
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

sons, non pas un, mais dix-dieux serpents ; ils sappellent Ophion, Chusartis,
Esmun ou Cadmus, suivant que lide de lordre du monde ou lide de son
ternit, que le point de vue astronomique ou le point de vue cosmogonique
dominent. Cest un fait actuellement indiscutable et ltude dtaille quen a
faite M. Movers47 ne laisse aucun doute ce sujet.
Lidentit de cette conception paenne et de la conception gnostique est
frappante. Ainsi sexpliquent tous les caractres que saint Hippolyte prte au
serpent ; il est la matire humide, cest--dire, si nous nous reportons une
ide que nous avons dj plusieurs fois rencontre, le principe de toute exis-
tence ; sans lui rien ne pourrait tre, ni mortels ni immortels, ni tres anims ni
tres inanims ; tout lui est soumis, il est bon, il renferme tout en lui48 ; nous
ny insisterons pas davantage. Il est seulement un point de dtail que nous
voudrions relever. Saint Hippolyte nous dit quil donne toutes choses leur
beaut (hraiothta). Ce mot nous fait penser la desse de la beaut Hra
qui, daprs Sanchoniathon49, accompagnait El dans ses luttes cosmogoniques.
Depuis longtemps Movers50 a identifi Hra avec la desse de lharmonie,
Chusarthis, qui symbolisait lordre du monde et tait adore sous la forme
dun serpent ainsi que son poux Cadmus de qui elle avait reu le fameux
hormos, le collier form de serpents enrouls. Il nest pas impossible que les
Naassniens aient fait place cette ide de lharmonie dans leur conception
symbolique de lme universelle et que nous en ayons ici la trace.
Ceci mme nous permet de comprendre un terme dont nous avions remis
plus tard lexplication. Dans lhymne Attis, parmi les noms donns ce
dieu, se trouve celui de joueur de flte (surikts), et les Naassniens
lexpliquaient en disant quil est lesprit de lharmonie.51 Or, la flte aux sept
trous, la flte de Pan, est sans cesse mise en rapport avec lharmonie ; elle re-

47
MOVERS. I, p. 499 et suiv.
48
Phil. V, 9, p. 170.
49
SANCHONIATHON. p. 30.
50
MOVERS. I, 510 et suiv.
51
Phil. V, 8, p. 168.

36
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

prsentait sous une forme allgorique lordre des sept cieux plantaires dont
lharmonie tait la loi. Cest ce quEvhmrus52 exprimait sous une forme ma-
trialiste en racontant que Harmonia tait une joueuse de flte du roi de Si-
don. Ce rapprochement entre la flte et lharmonie de lunivers ntait donc
pas arbitraire, et les Naassniens, en donnant cette interprtation au mot de
surikts, taient dans le vrai.
Le serpent des Naassniens nest donc pas le serpent de la Bible, mais le
serpent des Babyloniens, des Phniciens et des Phrygiens, le grand symbole de
lme du monde, et cest ce qui nous explique le culte, exclusif daprs les Phi-
losophoumena, dont il tait lobjet. Ce culte, nous le connaissions dj par Ter-
tullien ; ce que les Philosophoumena ont doriginal, cest le lien mystique quils
tablissent entre lide de temple et lide de serpent. Pour les Naassniens, le
serpent a fourni la premire ide du culte ; il forme lessence mme de tous les
mystres, les temples eux-mmes o on les clbre en ont tir leur nom. On
croirait entendre dans ces paroles un cho du langage de Sanchoniathon53 Tel
fut, dit-il en parlant dOphion, le point de dpart de toutes les spculations
sur la nature. On divinisa les premiers lments sous la forme de serpents, on
fit des temples et on les y plaa. Puis on fit des sacrifices, des ftes et des orgies
en leur honneur, car on les considrait comme les plus grands de tous les dieux
et comme les premiers principes de lunivers. Ce passage nous montre en
mme temps que les Ophites ntaient pas seuls adorer des serpents. Le culte
du serpent tait rpandu sur toute la cte de Syrie et encore plus en Phrygie.
Sans sortir du gnosticisme, nous en trouvons la preuve dans un ouvrage dont il
faut faire du reste peu de cas : les Actes apocryphes de Philippe.54 Lauteur de ces
actes, qui sont fortement empreints dlments gnostiques, nous raconte com-
ment Philippe, en parcourant lAsie-Mineure, vint Hirapolis. Or, nous dit-
il, ds les temps les plus reculs on y adorait les serpents et lEchidn ; la ville
mme avait reu de ce culte le nom dOphiorym. Le serpent quon y adorait,
52
ATHNE. XIV, p. 658, ap. MOVERS, I, 513.
53
SANCHONIATHON., p. 48.
54
TISCHENDORF. Acta apocrypha, 8 Lips. 1851.

37
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

ctait le serpent qui se mord la queue55, ctait donc bien la puissance cosmo-
gonique qui nous occupe ; et dans le cours du rcit nous apprenons que les
habitants dHirapolis entretenaient dans leurs temples des serpents vivants, et
quils avaient des prtres affects leur service. Sans doute il ne faut tenir au-
cun compte de la lgende de Philippe ; il en est autrement de la tradition locale
que son auteur nous a transmise, et nous devons y voir un indice de plus dun
culte qui avait en certains endroits tant dimportance et qui a servi de point de
dpart celui des Naassniens.

La patrie des Naassniens

Nous possdons maintenant les lments ncessaires pour porter un juge-


ment dfinitif sur les Naassniens.
Daprs ce qui prcde, il nous semble impossible de ne pas y voir une
secte asiatique. Nous pouvons mme jusqu un certain point dterminer
quelle tait leur patrie. Le culte du serpent, lusage quils faisaient des mythes
dAdonis et dAttis, la place quoccupaient dans leur religion les mystres de
Samothrace, dleusis, surtout ceux de la grande desse, et, dans cet amas de
mythes et de mystres, la prdominance marque des lments phrygiens, tout
cela ne nous permet gure de les chercher autre part quen Asie-Mineure, sans
doute mme en Phrygie. Cest du reste lavis auquel sest rang M. Lipsius.
Seulement, sont-ils originaires de cette partie de lAsie et se sont-ils rpandus
de l en gypte, ou bien navons-nous faire qu un rameau dtach des
Ophites dgypte ; en dautres termes, les Naassniens nous reprsentent-ils le
systme des Ophites sous sa forme primitive, ou bien leur doctrine nest-elle
quune altration de celle que nous fait connatre Irne ? Cest une question
qui nest pas tranche par la solution que nous avons donne la premire.
Baur56 et M. de Pressens57 ont adopt la premire manire de voir. Seu-
lement, ni lun ni lautre nont poursuivi dans le dtail la dmonstration de

55
.
56
BAUR. Geschichte der Christlichen Kirche, I, 193 et suiv.

38
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

cette thse. Ils nont gure fait que toucher en passant ces sectes, comme sils
avaient t presss darriver aux grands systmes qui remplissent lpoque vrai-
ment originale et brillante du gnosticisme. Bunsen58, tout en inclinant vers la
mme opinion, hsitait se prononcer dune manire dcisive sur une question
dont il reconnaissait toute la difficult. M. Lipsius a repris nouveau cette
question et la tranche dans le sens oppos. Daprs lui, nous navons dans les
Naassniens quune secte dune poque fort postrieure. La simplicit relative
de leur mtaphysique nest quune pauvret philosophique, marque dune
poque de dcadence ; ce systme na pu se produire que dans une secte chez
laquelle llan philosophique stait arrt ; ce ne sont que les dbris dun sys-
tme plus complet, celui des Ophites dIrne. Cest ainsi que doivent
sexpliquer la confusion du premier homme avec lAbme et labsence
dAchamoth, enfin la prsence de tous ces mythes paens qui taient venus peu
peu se substituer aux doctrines spcialement gnostiques et marquent un re-
tour vers le paganisme. Ce retour est surtout sensible dans limportance de plus
en plus grande accorde au serpent qui finit par perdre tous les traits sous les-
quels nous lavait peint la Gense.
La thorie de M. Lipsius, si diffrente de celle qui avait cours jusqualors,
repose sur une analyse trs fine et trs complte des Philosophoumena ; pourtant
ltude que nous venons de faire ne nous permet pas dadopter ses conclusions,
bien que les faits sur les quels nous nous appuyons soient les mmes : Peut-tre
M. Lipsius na-t-il pas prt assez dattention au caractre fragmentaire des
renseignements que nous fournissent les Philosophoumena. Nous ne saurions
trop le rpter, ils ne prtendent pas nous donner un expos complet du sys-
tme naassnien. Nanmoins, il est certain que dans ce quils nous en ont
transmis, on sent une plus grande sobrit de conception. Seulement nous se-
rions ports y voir une preuve dantiquit. En effet, du moment o le gnosti-
cisme fait son apparition, il se distingue avant tout par une tendance idaliste ;

57
DE PRESSENS. Histoire des trois premiers sicles, vol. II, p. 437 et suiv.
58
BUNSEN. Hippolytes andhis age, I, 28 et suiv.

39
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

il adopte les conceptions de lantiquit smitique sur le monde, mais il y intro-


duit une ide quelles ne contenaient pas primitivement. L o il ny avait
quun procs cosmogonique, il voit le procs de lesprit et sa lutte avec la ma-
tire. mesure que cette ide se dgageait davantage du mythe qui lui avait
servi de moule, il a ncessairement d reculer de plus en plus labsolu et multi-
plier les degrs qui le sparaient de la matire ; en mme temps les ons, qui
personnifiaient ces degrs, devaient perdre toujours plus leur caractre cosmo-
gonique et finir par ne plus tre que des formes presque aussi abstraites que les
ides dont ils taient les symboles. Ainsi, le gnosticisme tend se compliquer
de plus en plus, il ne va pas en se simplifiant. De l viennent ces ddouble-
ments successifs sensibles surtout dans les systmes dune poque postrieure,
ces sries dons interminables qui rejettent de plus en plus labsolu dans les
profondeurs de linsondable et viennent se placer entre lui et le monde. De l
vient aussi que des tres placs presque au premier rang dans les cosmogonies
dont nous avons parl, Ia, ltre suprme dont on nosait prononcer le nom,
Adamas, le Dmiurge enfin, finissent par ne plus reprsenter que des puis-
sances dun rang fort infrieur.
Cette manire denvisager le gnosticisme nous fait aussi mieux comprendre
le personnage dAchamoth. En effet, il est un lment essentiellement gnos-
tique parce quil personnifie lunion du monde spirituel avec la matire ; ses
chutes et son relvement ne sont autre chose que lhistoire de lesprit condam-
n se limiter, senfermer dans un corps et passer par limperfection afin
darriver la parfaite conscience de lui-mme ; il marque lintroduction de
llment moral dans lmanation universelle. Cette ide ne peut donc tre ne
que dans le sein du gnosticisme. Mais, une fois ne, elle devait acqurir une
importance toujours croissante ; aussi voyons-nous le mythe dAchamoth at-
teindre un dveloppement extraordinaire, si bien que dans la Pistis Sophia il
finit par occuper plus de place lui seul que tout le reste du procs de lEsprit.
Il nous semble donc que si Achamoth est absente du systme des Naassniens,
ce nest pas quelle ait disparu tout coup, mais plutt parce quelle navait pas
encore acquis limportance quelle a eue plus tard. Ce systme nest, du reste,

40
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

pas le seul do elle soit absente ; nous ne la trouvons pas non plus chez Basi-
lide.59 Sans doute M. Lipsius, daccord avec Hilgenfeld60, sappuie sur ce fait
pour voir galement, dans la doctrine basilidienne des Philosophoumena, une
forme postrieure de ce systme ; mais alors comment explique-t-il quelle fasse
galement dfaut chez Crinthe et chez Saturnin, qui reprsentent deux des
formes les plus anciennes du gnosticisme ?
Les lacunes que nous avons reconnues marquent donc non pas une dca-
dence, mais un dveloppement incomplet de lide gnostique. Elle ne sest pas
encore nettement dgage des mythes cosmogoniques ; aussi les possdons-
nous sous une forme qui se rapproche davantage de leur forme primitive. Le
mythe dAdamas, tel que nous le font connatre les Philosophoumena, nous
rappelle jusque dans ses dtails les mythes analogues que nous trouvons chez
Damascius, Brose et Sanchoniathon. Le premier homme nest pas encore dis-
tinct de lAbme et les couples ont encore ce caractre flottant et indcis qui les
distingue dans toutes les cosmogonies smitiques. Enfin, le mythe du serpent
nous amne encore la mme conclusion. Nous avons reconnu quon ne peut
le ramener au serpent de la Gense, et nous avons t oblig dy reconnatre
une conception toute diffrente qui est commune presque toute lAsie occi-
dentale. Or, sans doute, on pourrait admettre que cette conception est venue
se greffer sur celle des Ophites dIrne, que M. Lipsius nous prsente comme
un dveloppement de lide biblique ; mais cela mme nest pas possible, et il
faut distinguer chez Irne deux serpents dont les rles ont t confondus, soit
par les Ophites, soit par leur historien. Toutefois, cette dmonstration ne
pourra tre complte que lorsque nous aurons tudi le rle du serpent chez les
Prates, mais alors elle ne laissera plus gure place au doute.
Les Naassniens nous prsentent donc une forme de lhrsie ophite plus
primitive que celle que nous a fait connatre Irne. Sensuit-il quil faille leur
assigner une date antrieure ? Nous ne le pensons pas. Leurs hymnes innom-

59
Phil. VII, 20, p. 356 et suiv.
60
Theologische Jahrbcher, 1856, I, p 86 et suiv.

41
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

brables, leurs vangiles apocryphes, leur connaissance de presque tous les livres
du Nouveau Testament ne nous permettent pas de le supposer ; les Pres, du
reste, ne nous prsentent gure les diffrentes hrsies que sous la forme sous
laquelle ils les ont connues et combattues. Il est donc probable que lexpos de
saint Hippolyte nous prsente la doctrine des Naassniens telle quelle a pu tre
formule la fin du deuxime sicle, quoique la secte des Naassniens elle-
mme remonte sans doute beaucoup plus haut. Mais, se dveloppant sur le sol
de lAsie, o il avait pris naissance, ce rameau du gnosticisme est rest en un
contact beaucoup plus direct avec les mythes qui lui avaient servi de point de
dpart et il sest moins cart de sa forme premire. Seulement, peu peu, il
sest enrichi par le dehors, et ainsi sest form tout ce bagage de mythes et toute
cette littrature apocryphe, singulier mlange dlments chrtiens et paens
auxquels on appliquait une mme mthode allgorique. Ces mythes devaient
dautant plus facilement se fondre dans la doctrine des Naassniens quils pou-
vaient sappuyer sur un vieux fonds de paganisme. Le caractre profondment
paen des Naassniens tait encore plus sensible dans leurs pratiques religieuses
et dans leur culte, et saint Hippolyte nous apprend que tout se passait chez eux
comme dans les mystres paens, cette diffrence prs quils ntaient pas eu-
nuques. Il nous dit mme formellement quils assistaient aux mystres de la
grande desse, parce que rien mieux que ces crmonies ne leur permettait
dembrasser lensemble du mystre suprme. Nous nous trouvons donc en pr-
sence dune secte plus paenne que chrtienne ; paenne par sa mtaphysique,
par son origine, par son culte ; chrtienne par la place quavait prise dans lme
de ses adhrents la personne de Jsus, queux aussi considraient comme le pi-
vot de lhistoire du monde.

LES PRATES

Les sectes dont il nous reste parler nous occuperont moins longtemps
que les Naassniens. En effet, en ce qui concerne les Prates et Justin, ici tout
est nouveau. Avant les Philosophoumena, nous nen savions rien ou presque

42
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

rien ; et, quant aux Sthiens, les donnes fort incompltes que nous possdions
sont daccord avec ce que nous en apprend saint Hippolyte. Nous naurons
donc point comparer des textes et des auteurs diffrents. En outre, une partie
des rsultats que nous avons acquis pour les Naassniens sappliquent gale-
ment aux Prates et aux Sthiens, comme dautre part ltude de ces sectes
viendra en plus dun point confirmer les conclusions auxquelles nous sommes
arrivs.

EUPHRATS

Les Prates prtendaient tirer leur origine dun certain Euphrats Perati-
cus. Le nom de ce personnage nous tait dj connu avant les Philosophoume-
na. Dans les actes du dixime concile, tenu Constantinople en 681, il est
question, la suite de trente-quatre autres hrtiques, dont plusieurs nont ja-
mais exist, dun certain Euphrats Persicus61 ; en outre, dans son Trait contre
Celse, Origne dit que les Prates parlent avec respect de leur chef Euphrats, et
dans un autre passage il reproche Euphrats davoir pris ses doctrines des
sectes dtaches de lglise, et surtout aux Ophites ; or, les Ophites, dit-il, ne
sont pas chrtiens. ces renseignements, il faut joindre ceux de Thodoret.
Celui-ci mentionne galement le nom dEuphrats en y joignant celui
dAdms de Karyst. Il se borne dailleurs copier le rsum que les Philoso-
phoumena nous donnent de la doctrine des Prates au livre X. En effet, ct
de cet Euphrats, que na connu aucun de ceux qui en parlent, saint Hippolyte
place un autre hrtique de la mme cole, Kelbs62 de Karyste. Nous navons
rien pu dcouvrir sur le second. 63 Quant au premier, qui ne nous est gure
mieux connu, peut-tre son nom porte t-il en lui-mme sa propre explication.

61
Peut-tre faut-il voir dans ce mot une simple faute de copiste pour Peraticus.
62
Var. Akembs, Adems, p. 50, 503.
63
M. BAXMANN, Niedners Zeitschrift 1860. I, p. 235, croit y reconnatre Caryste en Eube.
Pourtant nous devons avouer que la forme toute smitique du nom de Kelbs rend cette
hypothse assez douteuse.

43
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Les Prates faisaient driver leur nom dune ide de morale transcendante.
Il exprimait, suivant eux, le passage de lme (Prn) de lesclavage charnel la
libert de lesprit.64 Ce sens a t adopt par MM. Zeller65 et Baxmann.66 Mais
on doit se mfier des tymologies purement morales, et celle-ci a, de plus, le
tort de ne pas rattacher les Prates leur prtendu fondateur Euphrats. Or,
une exprience peu prs constante nous apprend que toutes les sectes dont
lhistoire nous fait connatre le fondateur en ont tir leur nom. Dautre part, il
est impossible de ne pas tre frapp de ltrange ressemblance qui existe entre le
nom dEuphrats et celui de Peraticos, et cette ressemblance acquiert une va-
leur encore plus significative par la relation troite o se trouvent ces deux
mots. On dirait que le second nest que le commentaire insparable du pre-
mier. Il nous semble difficile de voir dans lpithte de Peraticos autre chose
que la traduction grecque dEuphrats, traduction faite sans doute avec
lintention de trouver dans ce nom un sens allgorique qui saccordait fort bien
avec lensemble des conceptions des Prates. Cest un essai dtymologie sem-
blable ceux dont les livres de lAncien Testament et toute la littrature an-
cienne nous offrent tant dexemples.
Quant Euphrats, que lon a beaucoup trop laiss de ct, peut-tre re-
oit-il son explication la plus naturelle du nom mme de lEuphrate, soit quil
faille y voir un nom dhomme tir dun nom de fleuve dune faon analogue
celui de Bardesane, soit plutt quil renferme une ide mystique qui aurait
donn naissance ce personnage lgendaire. Cette tymologie semble au pre-
mier abord presque trop simple ; pourtant elle pourra ne pas paratre entire-
ment dnue de fondement si lon songe, dune part, la place considrable
quoccupent les ides chaldennes dans le systme des Prates, et, de lautre, au
sens mystique que dj les Naassniens donnaient au fleuve sacr. LEuphrate,
cest pour eux leau vive qui imprime lhomme son caractre spirituel, qui le
conduit la vraie porte et laquelle toute la nature vient sabreuver.
64
Phil. V, 16, p. 188.
65
ZELLER. Theol. Jahrbcher, 1853.
66
BAXMANN. Loc. cit.

44
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

LEuphrate, cest le symbole et limage sensible du serpent.67 On voit que dans


cette circonstance les Prates ne staient pas beaucoup carts du sens vrai
dans leur tymologie, parce que ctait une mme inspiration qui avait donn
naissance lun et lautre nom.

La doctrine des Prates

Le renseignement dOrigne daprs lequel les Prates auraient puis leur


doctrine dans des sectes dtaches de lglise et surtout chez les Ophites, se
trouve pleinement confirm par ce que nous en apprennent les Philosophoume-
na. Nous y lisons que les Prates avaient longtemps vcu dans lobscurit avant
de paratre au jour. Au moment o saint Hippolyte put les connatre, ils
avaient dj de nombreux ouvrages. Nous possdons mme un long fragment
de lun dentre eux intitul : Les habitants des faubourgs de lther. Lexpos que
les Philosophoumena nous donnent de leur doctrine est assez complet, mais il
est obscur. Il semble que lauteur ait pris plaisir lembrouiller en y mlant
continuellement la critique. Pourtant la fin68 il y revient dans une rcapitula-
tion qui jette quelque lumire sur ce qui prcde. Toutefois, dans ce dernier
morceau, il insiste surtout sur le rle du Fils considr comme mdiateur entre
le Pre et la matire. Il ne faut pas non plus ngliger dans cette tude les dtails
que saint Hippolyte nous donne sur lastrologie des Prates, au livre IV,
lendroit o il expose le systme dAratus.69

Les premiers principes

Un premier principe divis en trois, et qui forme lui-mme une des parties
de cette trichotomie, telle est lide que nous trouvons en tte du systme des
Prates. Daprs notre manire de raisonner, cette ide implique une contradic-
tion ; le tout ne peut tre en mme temps une des parties qui le composent. Et

67
Phil. V, 9, p. 174.
68
Phil. V, 17, p. 196-8.
69
Ibid. IV, p. 114 et suiv.

45
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

pourtant cette contradiction nest quapparente. Il faut, en effet, se garder


dappliquer aux raisonnements des Gnostiques une logique qui ntait pas la
leur ; les procds de lesprit varient suivant les poques, le jugement est tou-
jours le mme. Ils navaient pas encore trouv lexpression logique des ides
dont ils se faisaient les aptres ; ils taient donc condamns les exprimer sous
une forme allgorique ncessairement imparfaite, et il nous faut briser ce
moule pour dcouvrir leur vritable pense. Le principal mrite de M. Bax-
mann est davoir dgag de ces formes la pense philosophique des Prates. Si
nous cherchons, en effet, traduire cette formule dans notre langage, voici ce
que nous y trouvons : Tout ce qui est forme le Cosmos ; il ny a pas de Dieu
au-dessus, il ny a rien en dehors de lui, et, par consquent, tout ce que nous
appellerions Dieu ou Pre, ou Bien parfait, nen est lui-mme quune partie.
Lesprit absolu est sans doute au-dessus de la matire et mme du monde des
ides, mais, comme elles, il fait partie de lensemble des choses. Cest donc le
panthisme absolu : le monde est tout.
Le monde est donc divis en trois domaines, celui de labsolu, celui des
ides et celui de la matire, et cest dans ces trois domaines que viennent se
ranger tous les tres. Seulement ils nappartiennent pas exclusivement lune
ou lautre de ces catgories ; ils participent tous ces trois natures. De mme
que ltre universel, chaque tre particulier est la fois esprit, force et matire :
Dieu est triple, de mme que le Verbe est triple, que lesprit est triple et que
lhomme est triple. Cest ce que les Prates exprimaient en disant que ces
trois grandes divisions sont partages en un nombre infini de sections qui
comprennent tous les tres possibles. Ces sections stendent mme jusquaux
trois premiers principes que nous avons rencontrs en tte du systme des P-
rates. En effet, nous voyons labsolu, qui tait dabord considr comme un
lment commun tous les tres, se transformer et devenir lui-mme une sec-
tion distincte. Le deuxime et le troisime lment leur tour font de mme et
viennent se ranger au-dessous de lui, et cette triade constitue la premire et la
plus leve de toutes les sections. Sans doute cette nouvelle conception est aussi
contradictoire, et pourtant elle encore contient une ide philosophique ; cest

46
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

que si lEsprit en soi nest pas au-dessus du Cosmos, sil nen est quune partie,
pourtant il ne sy perd pas, il a une existence propre et il contient dj virtuel-
lement en lui toutes les forces de la nature et la matire mme.
Cette conception est au fond identique celle qui forme la base du sys-
tme des Naassniens. Ici encore nous retrouvons trois domaines qui corres-
pondent exactement aux trois natures que nous avons tudies plus haut. Ce
sont : en haut, le domaine de lincr, le Pre, le Bien parfait ; en bas, notre
monde, le domaine de la cration ; enfin, entre les deux, un domaine interm-
diaire que nous appellerions celui de la gnration spontane et qui est peupl
par un nombre infini de puissances.70 Seulement, cette division est ici plus
longuement et plus philosophiquement dveloppe.
Ce serait pourtant se faire une fausse ide du systme des Prates que de se
le figurer comme un cours de doctrine systmatiquement dvelopp et expos
sous une forme purement abstraite. Leurs doctrines se prsentent beaucoup
plutt nous sous une forme symbolique et ce symbolisme est emprunt sur-
tout aux ides astrologiques des Chaldens. Aux trois domaines dont nous
avons parl correspondent trois rgions distinctes : la rgion cleste qui est le
monde des toiles fixes et de lther, la terre et entre la terre et la lune une r-
gion intermdiaire o se meuvent les plantes. Toutes les parties du drame qui
saccomplit dans le monde ont leur emblme au ciel. Suivant saint Hippolyte
mme, tout le systme des Prates nest quune thorie astrologique dont ils se
sont borns traduire les termes. Il explique toutes leurs conceptions par des
influences sidrales et ramne les notions dArchontes, dons, de puissances
bonnes et de puissances mauvaises, toutes leurs chutes et leurs alliances aux
divisions du Zodiaque et aux diffrents mouvements des astres ainsi qu leurs
conjonctions. Saint Hippolyte se trompe : les Prates ne se bornaient pas en
traduite les termes, ils leur donnaient une valeur nouvelle en introduisant par-
tout le procs de lesprit ct du procs purement cosmogonique.

70
Phil. V, 12, p. 176 ; 17, p. 196.

47
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Cosmogonie

Tout ce que nous savons sur la cosmogonie des Prates se trouve renferm
dans une citation fort importante que nous a conserve saint Hippolyte.
Louvrage auquel il lemprunte a pour titre : Les habitants des faubourgs de
lther.71 Cest une sorte dapocalypse qui doit nous faire connatre les volu-
tions successives du chaos. Elle commence sur un ton fort emphatique. Je
suis la voix du rveil au milieu de lon de la nuit, scrie lauteur ; puis il fait
comparatre devant nous toute une srie de puissances issues du chaos et qui
concourent former notre monde. Chacune delles est accompagne par un
cortge dhommes ou de personnages mythologiques qui en sont les types sur
la terre. Le but quil se propose est de rendre ces ides travesties par
lignorance des hommes leur signification vritable. Et pourtant, au premier
abord, on y voit un mlange presque inextricable de termes incomprhensibles
et dides empruntes aux sources les plus diverses et runies par un grossier
syncrtisme. Cependant on finit par y dcouvrir certains lments dune cos-
mogonie qui nous rappelle de loin celles de Sanchoniathon. M. Baxmann a
peut-tre insist trop exclusivement sur le caractre grec de ce fragment. Sans
doute, plusieurs de ces principes cosmogoniques trahissent une origine
grecque, mais la forme que lauteur adopte pour les dsigner est smitique ; il y
a l une tendance smitisante vidente, et il suffirait, pour la prouver, de
laffectation quil met taxer derreur les noms grecs correspondants.
Le premier principe cosmogonique est la mer (Thalassa). On a surabon-
damment prouv, en sappuyant sur Brose, que lauteur avait ici en vue non
pas la conception grecque de la mer, mais la desse Tauth72 que Brose ap-
pelle Thalatth73 ou Thauatth, daprs la correction propose par M. F. Lenor-
mant, et qui nous est parvenue dans les inscriptions assyriennes sous la forme

71
Phil. V, 14, p. 184.
72
DAMASCIUS, p. 385.
73
BROSE chez le Syncelle, p. 28 B. Voir aussi MOVERS, I, 277, et RENAN, Mmoire sur
Sanchoniathon.

48
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Tihavti, labme primordial que Bel pourfend afin den faire sortir le monde.
Cela ressort clairement des attributs que ce morceau lui confre. Elle est la
puissance de labme, la matire humide toujours en mouvement, qui supporte
tout et o tout vient se rsoudre.
Aussitt aprs elle vient se placer Chorzar, la puissance hermaphrodite qui
a la garde de la mer. Son rle est aussi clair que son nom est obscur ; cest un
gnie organisateur du chaos. Peut-tre mme faut-il reconnatre sous cette
forme altre le dieu Chrysar.74 Comme lui, en effet, Chorzar est un dieu de
la mer et il tient de la nature du Typhon.75 Ce rapprochement gagne en vrai-
semblance si lon adopte lidentification dj propose par Movers76 de Chry-
sar avec le dieu Chusros. Le passage que nous tudions fournit mme dans
une certaine mesure la preuve de la parent des deux noms. En effet, si le nom
de Chorzar et quelques-uns des traits sous lesquels il nous est dpeint nous
ramnent la conception du Vulcain phnicien, cette puissance reoit dautre
part les attributs de Chusarthis, lpouse de Chusros, lharmonie et la flte
qui en est le symbole. Il nous est dit quelle rend un sifflement harmonieux
par les douze embouchures de sa flte. La place mme quelle occupe est celle
que Damascius assigne Chusros Chusros, dit-il, occupe le premier rang
aprs lEsprit.77 Or, lEsprit reprsente le premier principe. Marquons pour-
tant ici dj la prdominance du nombre 12, prdominance qui saccentuera
davantage encore dans la suite.
Au-dessous de Chorzar nous trouvons la Nuit, Cora. La relation dans la-
quelle se trouve la pyramide aux douze angles avec la desse de la Nuit, les pla-
ntes qui assistent cette desse, les couleurs qui couvrent la porte de la pyra-
mide, nous ramnent une conception que nous connaissons dj et qui nous
apparat comme une des formes les plus anciennes de la pense religieuse en
Orient, le caractre nocturne des pyramides de la Babylonie et leur rapport

74
MOVERS. I, p, 437, 658.
75
. Phil. V, 14, p. 184.
76
MOVERS. I, p. 659.
77
WOLF. Anecd. Grca., t. III, p. 260, et DAMASCIUS, p. 387.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

intime avec le mythe de la mort du soleil et le culte des plantes. ct des


plantes, qui sont considres comme les satellites de la nuit, viennent se placer
les Curtes ; ils sont au nombre de deux, Carphasmocheir et Eccabacara, et
parfont ainsi, en sajoutant aux cinq plantes, le nombre sept. Puis les vents,
par une conception parfaitement conforme au gnie smitique qui leur a tou-
jours assign une place fort haute parmi les puissances cosmogoniques.78 Enfin
nous trouvons Soclan et Eun, Osiris et Isis, les archontes des douze heures de
nuit et des douze heures de jour. Soclan est, chez saint piphane, le nom dun
des sept archontes plantaires, fils du Dmiurge, mais nous navons pu jusqu
prsent dterminer dune faon certaine lequel dentre eux il devait reprsenter.
Quant Eun, nous navons rien pu dcouvrir sur son compte. Quoi quil en
soit, ces deux noms ont une physionomie bien smitique. Le dernier trait
pourtant, la mention des douze heures de jour et des douze heures de nuit,
nest certainement pas chalden ; la division du Nycthmre en douze heures
doubles tait la seule usite en Assyrie.
la suite de ces principes cosmogoniques se range toute une srie de puis-
sances droites et gauches : ce sont dabord la puissance droite de Dieu, Rha,
qui a pour reprsentants Attis, Mygdon, none ; puis gauche, pour les pro-
ductions de la terre, Bna, en grec Dmter ; droite pour les fruits, Mn, puis
Hphaistos, la puissance du feu, les trois parques et en dernier lieu la puissance
hermaphrodite toujours jeune, cause de la beaut, du plaisir, du mouvement et
du dsir, lAmour.
Ce fragment nous prsente moins sans doute une cosmogonie quune des-
cription des lments qui composent le monde. On peut remarquer, en effet,
que toutes ces puissances se rattachent lun des quatre lments.
Leau, lair, la terre et le feu apparaissent successivement suivis du cortge
de toutes les forces auxquelles ils ont donn naissance. Cependant on ne sau-
rait mconnatre que lauteur les classes dans un certain ordre. Nous croyons

78
Cf. SANCRONIATHON. P. 12. Voyez aussi la Cosmogonie sidonienne dEudmus et la Mytho-
logie de Mochus. DAMASCIUS, loc. cit.

50
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

lavoir tabli pour les deux premires dentre elles ; nous en avons aussi montr
les traces dans la place qui est assigne aux plantes et aux curtes. Il y a l les
indices dune cosmogonie smitique, et pourtant on ne peut pas dire que le
morceau dans son ensemble en prsente laspect ; par cette masse de noms
grecs emprunts tous les degrs de lchelle mythologique et mme par ses
traits gnraux, il nous rapproche davantage de la pense grecque. Nous avons
affaire non pas une thorie de lmanation, mais une volution des forces
qui sont contenues dans labme primordial. Or, ces deux termes correspon-
dent deux manires diffrentes denvisager un mme problme : le procs qui
relie Dieu au monde. Lune consiste partir de Dieu pour aboutir au monde,
cest la cosmogonie, le procd commun tout lOrient ; lautre part du
monde pour aboutir une thogonie, cest la mthode qua suivie lesprit grec.
Cest ce dernier procd que nous retrouvons ici. Il suffit de lire, pour sen
convaincre, les premiers vers de la thogonie dHsiode ; on sent que lon est
sur le mme terrain : Du chaos sortit lrbe et la sombre nuit, mais de
lunion de la nuit et de lrbe naquirent la terre et le jour. Et : Ensuite
parurent surgissant du chaos la terre au sein large et ferme, le sol inbranlable
sur lequel tout est fond, Tartara dans les profondeurs de la terre et en mme
temps ros, le plus beau des dieux immortels. Le dernier trait surtout est ca-
ractristique et porte au plus haut degr la marque du gnie grec ; lamour ne
se place pas au dbut, il vient couronner luvre et lui donner la vie et la f-
condit.
Mais, si le fond de cette cosmogonie est grec, la tendance de lauteur ne
lest pas ; il ne cite ces noms que pour leur rendre leur signification et leur
forme primitives, et le commentaire dont il les accompagne est smitique.
Cest une revendication des mythes de la Grce au profit de la Chalde, faite
par un homme qui vivait au milieu du monde asiatique et en possdait le sens.
Un fait encore doit nous frapper, cest le caractre profondment paen de ce
morceau ; pas un mot ny trahit une influence chrtienne. Peut-tre pourrait-
on voir dans lintroduction une allusion Jean-Baptiste ; encore serait-elle bien
vague et bien loigne. En tout cas, nous nous refusons voir avec M. Bax-

51
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

mann, dans les douze fltes et les douze heures du jour et de la nuit, le souve-
nir des douze aptres. Il nous semblerait plutt y trouver la trace dune in-
fluence persane. Le Testament dAdam et plusieurs ouvrages du mme genre
nous prsentent des faits analogues.79 Nous nous trouverions reports par ce
trait encore du ct de la Chalde, dans cette valle de lEuphrate qui marquait
la limite du monde smitique et du monde persan.

Le serpent mdiateur entre Dieu et le monde

Il est difficile dassigner une place la cosmogonie que nous venons


dtudier dans le procs du monde. Toutes ces puissances remplissent un do-
maine neutre en quelque sorte, situ entre le monde suprieur et le ntre ; elles
en occupent les faubourgs, pour emprunter aux Prates leur expression, mais
elles les ctoient sans sy mler, ou plutt on sent dans tout ce morceau une
conception diffrente de celle qui domine dans le systme des Prates, qui ne
sy rattache que dune faon fort indirecte malgr leurs efforts pour la fondre
dans lensemble de leurs doctrines. Le vrai drame saccomplit entre le monde
den haut et le ntre. Entre les deux vient se placer comme mdiateur le Fils.
Dans ce drame, les deux mondes suprieurs, celui du Pre et celui du Fils,
sont du mme ct, et le ntre est en opposition avec eux.80 Ce ne sont donc
plus les trois degrs superposs travers lesquels se poursuivait lmanation
universelle, cette ide vraiment philosophique a t supplante par la concep-
tion dualiste laquelle aucun systme gnostique na su chapper. Ainsi, le Fils
nest pas gale distance du Pre et de la matire : entre le premier et le second
il ny a quune diffrence de mode dexistence ; entre les deux derniers il y a
une diffrence dessence. Et pourtant, il est un lment indispensable dans le
procs du monde, car labsolu ne peut pas entrer directement en rapport avec
la matire, il ne peut le faire que par lintermdiaire des ides qui en sont dj
une manifestation. Ces ides se trouvent personnifies dans le Fils engendr

79
Fragments du livre gnostique intitul : Testament dAdam. RENAN. Paris, 1854.
80
Phil. V, 12, p. 178.

52
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

par le premier homme dune manire ineffable, dans le silence de lternit.81


Le Fils se tourne vers le Pre et en reoit des puissances qui portent son em-
preinte, puis il se tourne vers la matire qui est informe82 et y transporte ces
ides.83 Mais au-dessus de notre monde se trouve le Dmiurge, le prince de la
matire, qui est en hostilit avec le monde suprieur. Il reoit du Fils les ides
et les enferme dans des corps. Luvre de la cration, qui est considre
comme un acte gnrateur84, est donc une uvre de destruction, puisquelle
emprisonne lide dans la matire et lattache son sort qui est la mort. Cette
mort, cest Cronos85, leau redoutable qui enveloppe tout et laquelle rien ne
peut chapper. En dautres termes, lesprit enferm dans la matire est soumis
au devenir ; il est condamn prir avec elle et rentrer dans le chaos, cest--
dire dans le nant.
Les Prates se figuraient le Fils sous la forme dun serpent anim dun
mouvement perptuel : il reprsentait pour eux lactivit spontane entre le
Pre qui est immobile et la matire qui reoit son impulsion du dehors. Le ser-
pent est donc une puissance intelligente et bonne. Comme tel, il a pour sym-
boles sur la terre toutes les libres manifestations de lesprit et toutes les natures
indpendantes. Il est la sage parole dve, et il a pour types sa et Nemrod.
Mais ct de ce serpent sen trouvent dautres qui reprsentent un principe
oppos : ce sont les serpents des magiciens dgypte et ceux du dsert, en op-
position la verge de Mose et au serpent dairain, les dieux de la perdition en
face du serpent catholique86, qui est le dieu du salut.
Toutes ces ides, les Prates les retrouvaient au ciel, grce un systme as-
trologique emprunt, dans sa forme du moins, aux Phnomnes dAratus. Le
milieu du ciel est occup par le grand prodige, le dragon monstre qui se d-
81
Ibid. 17, p. 196.
82
.
83
.
84
.
85
Voyez le rle analogue que joue chez les Assyriens la plante Saturne, considre comme la
Grande infortune , dans une note de M. Oppert. F. Lenormant, op. cit., p. 373.
86
Phil. V. 16, p. 192 ; IV. p. 116-8.

53
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

roule comme un grand fleuve prs de ltoile polaire, la seule qui soit immo-
bile. Comme le Fils runit les deux mondes, le serpent se trouve lendroit o
lEst et lOuest se confondent, et voit de l tout ce qui se passe au-dessous de
lui ; rien ne lui chappe et il exerce son action sur tous les tres. Prs de sa tte
sont places la lyre et la couronne.87 En face de lui se trouve un homme dans la
posture dun suppliant. Cet homme, cest lhomme esclave qui doit dposer ses
pchs sur la tte du serpent pour tre dlivr ; et, comme la lyre et la cou-
ronne se trouvent ct de la tte du serpent, il faut quil tende la main pour
saisir la lyre, symbole dHerms et du Logos, sil veut obtenir la couronne.
Mais derrire lui se trouve un autre serpent qui est en petit limage du premier.
Le mchant serpent slance vers la couronne pour larracher lhomme,
quand un autre homme, lOphiouchos, larrte et lempche dy toucher.
Nous avons donc l, nettement dpeints, deux tres bien distincts dont le
second est pour ainsi dire la caricature du premier. Cette distinction navait pas
pris naissance chez les Prates de lexplication allgorique dun texte, elle repose
sur une conception astrologique qui leur tait de beaucoup antrieure. Sur les
monuments de lAssyrie, le serpent occupe une grande place parmi les dieux
sidraux ; et mme, sur le caillou Michaux88, ct du grand serpent, on en
voit deux petits, lun tte daigle et lautre tte de lion. Seulement, ces don-
nes antiques avaient t transformes par lidalisme gnostique. Tandis que le
grand serpent, qui reprsentait Ophion, Harmonia, Eschmun, le Cosmos sous
ses diffrents aspects, le ciel des toiles fixes qui entoure les sept cieux plan-
taires, tait devenu chez eux le symbole de lintelligence, premire manation
de labsolu, les petits serpents taient devenus, comme les plantes dont ils
taient les images, des puissances mauvaises qui pesaient sur les destines des
hommes, les cratures et les instruments du Dmiurge ; parfois mme ils repr-
sentaient le Dmiurge lui-mme. Nous en trouvons la preuve dans la Pistis
Sophia o le Dmiurge est reprsent tantt avec une tte de lion, tantt avec

87
Phil. V. 16, p. 194 et IV, 148, p. 118.
88
MUNTER. Die Religion der Babylonier, pl. III.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

une tte de dragon, et mieux encore sur les monuments gnostiques, sur ces
cachets et ces gemmes si nombreux o nous rencontrons souvent, lun ct
de lautre, le serpent enroul et le Dmiurge tte de lion avec des jambes en
forme de serpents termines par des ttes daigle, de lion ou de dragon.

Le salut

Si nous nous demandons maintenant quelle est la place de Jsus dans ce


systme, nous verrons quil nen a pas en ralit ; on lui accorde celle que lon
ne peut pas refuser un fait historique, mais le rle quon lui assigne ne cadre
pas avec le reste du systme. En effet, nous est-il dit, du sommet de la premire
section, du sjour de lIncr naquit, lpoque dHrode, un homme, Christ,
en qui tout tait triple89. Il avait en lui toutes les vertus des trois divisions de
lunivers, et il apportait dans notre monde en germe toutes celles du monde
suprieur. Le but de sa mission tait de ramener lunit tous ces lments
dchirs et dissmins dans le monde. Mais son uvre tait peine ncessaire,
car le vritable sauveur, cest le serpent. En effet, cest lui qui ramne en haut
les mes rveilles, et, comme pour les Naassniens, il est la Porte.90 Christ ne
sauve pas ; il nagit gure que comme instrument du Fils. Sa mission est de
rveiller dans les hommes la conscience de leur divinit. Ceux qui ont la force
de reconnatre en eux le caractre divin, par ce seul fait deviennent semblables
au Pre91 et gagnent le ciel. Ceux qui nont pas lnergie ncessaire se perdent
dans la nuit. Ainsi, ce qui sauve lhomme, cest la connaissance de son caractre
divin ; cest elle qui cre ou plutt qui constitue en lui une hypostase divine ;
on est Dieu par le seul fait que lon se reconnat pour tel. Nous restons fidles
au panthisme que nous avons signal ds labord.
Le salut, cest donc laffranchissement successif de tout lesprit qui est rete-
nu dans les liens de la matire ; et quand tous les lments tombs qui appar-

89
Phil. V, 12, p. 178.
90
Phil. V, 17, p. 198.
91
, 17, p. 196.

55
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

tiennent aux deux mondes suprieurs auront t relevs, tous les lments ma-
triels qui avaient t les instruments de cet esclavage seront dtruits. Mais
cette dlivrance complte naura lieu qu la fin du monde, et cest cette ide
que symbolise au firmament le cygne qui entonne au moment de mourir un
chant de dlivrance.

La patrie des Prates


Dans lexpos que nous venons de faire, on a pu remarquer quil ntait
nulle part question de couples ; llment fminin en est presque complte-
ment absent. Un seul passage fait exception, cest une citation. Lauteur de
louvrage que cite saint Hippolyte parle du serpent cleste. 92
Voil, dit-il, le grand principe93 dont parle lcriture ; puis, aprs
avoir cit le dbut du prologue de saint Jean, il ajoute sous forme de commen-
taire : Cest en lui qutait ve, ve la vie.94 Cette phrase, incomprhensible
si nous regardons ve comme le nom dun individu, sclaire dune lumire
nouvelle si nous cherchons lui rendre le sens mythologique quil avait pour
lauteur. En effet, M. Movers a reconnu95 dans Eva la forme smitique du mot
on, et, de plus, la terminaison de ce nom nous indique quil doit en reprsen-
ter le ct fminin. Ce passage le prouverait si la dmonstration de M. Movers
ntait pas suffisante ; ve nous y apparat comme la compagne du premier des
ons, du grand principe qui est le Verbe ; elle est contenue en lui comme
lesprit virginal est contenu dans le premier homme, ou, plus gnralement
encore, comme llment fminin est compris dans lide dont il exprime le
ct accidentel et imparfait. Cela ressort jusqu lvidence des mots suivants
qui sont le dveloppement de la mme ide. Cette ve, continue le mme
auteur, cest la mre de tous les vivants, la nature commune tous les tres,
dieux et anges, immortels et mortels, raisonnables et privs de raison. Nous

92
Phil. V, 16, p. 194.
93
.
94
.
95
MOVERS. Phnizier, I, p. 456-7.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

retrouvons donc chez les Prates ce principe qui sappelait chez les Naassniens
lesprit virginal, la premire femme, la mre de tous les tres ; nous avons af-
faire la mme conception fondamentale, mais diffremment dveloppe. Car,
si les Philosophoumena font allusion , cette conception, ce nest que par un
mot ; elle noccupe quune place insignifiante dans le systme des Prates ;
lastrologie des Chaldens dune part, la psychologie assyrienne de lautre ont
tout envahi.
Daprs ce qui prcde, il nous restera peu de chose faire pour dtermi-
ner quelle a t la patrie des Prates. En effet, on pourrait tre tent, en voyant
les emprunts si nombreux quils ont faits la Grce, de se demander sils nont
pas vcu en contact immdiat avec elle. Mais on remarque bientt quil rgne
dans tout leur systme une hostilit marque contre les Grecs. Sils leur em-
pruntent leur mythologie, cest pour la combattre. Les Prates prtendent re-
prsenter le triomphe de lesprit smite sur lesprit et la civilisation grecs. M.
Baxmann a poursuivi dune faon fort ingnieuse les traces de cette ide jusque
dans leur astrologie. Le chemin large qui conduit la perdition, celui que sui-
vent les Grecs, cest la Grande Ourse. Au contraire, la porte troite cest ltoile
polaire, la queue de la Petite Ourse, qui guide les Sidoniens, cest--dire les
Smites, dans leur navigation, les fait sortir dgypte, leur permet de franchir la
Mer Rouge et les mne au bon port, cest--dire au Logos en qui est le salut.
Ce passage, ainsi que dautres fort nombreux, dnotent une hostilit non
moins grande contre lgypte ; elle est mme plus fortement accentue que
chez les Naassniens. Partout lgypte est reprsente comme la terre de
lesclavage, le royaume de la matire, dont la fin est la mort et avec lequel on
doit tre constamment en lutte. Les Prates sont donc une secte rellement
asiatique. Dautre part nous ne trouvons pas chez eux cette richesse mytholo-
gique qui distinguait les Naassniens et nous avait port les placer dans lAsie
antrieure, du ct de la Phrygie. Nous croyons quil faut pntrer plus avant
pour trouver la patrie des Prates. Cest le rsultat des diffrentes observations
que nous avons eu loccasion de dvelopper. La prsence de certains person-
nages mythologiques, plusieurs passages de leur cosmogonie, le nom de Tha-

57
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

lassa donn labme primordial, la place quoccupent les Curtes, le rle con-
sidrable des plantes et du Zodiaque, le caractre sidral du serpent, toute leur
astrologie enfin semblent nous dsigner comme leur patrie la Msopotamie.
Saint Hippolyte lui-mme le donne entendre, lorsquil nous dit que les P-
rates avaient puis toute leur science dans lastrologie des Chaldens. Ainsi
sexpliqueraient ces influences persanes que nous avons cru reconnatre chez
eux, et qui leur sont communes avec dautres sectes galement tablies sur les
bords de lEuphrate, o nous les retrouvons encore bien des sicles aprs sous
le nom de Nazorens ou de Mendates, ou de Chrtiens de saint Jean.
quelle poque remonte leur tablissement dans ces contres ? Les textes
ne nous permettent pas de le dcider. Sans doute on trouve dans quelques-uns
de leurs ouvrages, de mme que chez les Naassniens, des traces dune compo-
sition assez rcente, mais elles ne sont pas gnrales, et, du reste, rien ne prouve
que leur existence ne soit pas beaucoup antrieure la rdaction de ces crits.
Au contraire, saint Hippolyte lui-mme atteste leur haute antiquit ainsi que
lobscurit de leurs origines, en distinguant deux priodes dans leur existence.
Nous retrouvons galement ce double caractre dans la figure lgendaire de
leur chef Euphrats, dont le nom vient encore confirmer la conclusion la-
quelle nous sommes arrivs. Seulement, nous pouvons le dire maintenant avec
plus de certitude, son nom renferme une indication gographique, il ne nous
dit rien sur leur chronologie. Leur origine se perd, comme celle de leur fonda-
teur, dans des tnbres que nous ne pouvons pas dissiper parce que nous man-
quons de documents pour les clairer.

LES STHIENS

Les Sthiens ont t connus de tout temps. Presque tous les auteurs qui se
sont occups du gnosticisme les placent aprs les Ophites, ct de la secte des
Canites dont saint Hippolyte ne nous parle pas. Seulement, tout ce que nous
savions de leur doctrine se bornait des vues philosophiques sur lhistoire de
lhumanit dans laquelle ils voyaient la lutte de la race de Seth avec la race de

58
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Can. Dans cette lutte, Seth tait le fils de Sophia, le reprsentant de


lhumanit spirituelle ; il apparaissait comme son fondateur et comme son sau-
veur, car cest lui qui stait incarn en Jsus. Ce personnage, qui joue un si
grand rle chez les Sthiens et qui leur avait mme donn son nom, ntait pas
inconnu de saint Hippolyte. Il nous parle de ces crits innombrables qui ve-
naient se grouper autour de Seth et dont tous les auteurs anciens sont una-
nimes nous attester lexistence ; il nous cite mme lun dentre eux, la Para-
phrase de Seth. Et pourtant, cest peine sil prononce le nom du hros de cette
littrature ; il ne nous dit rien des thories historiques qui se rattachaient lui ;
tout ce quil nous a conserv du systme des Sthiens se rapporte leur mta-
physique ou leur cosmogonie.
On ne peut expliquer ce silence que par le but spcial que poursuivait
lauteur des Philosophoumena. Il pouvait beaucoup mieux nous dmontrer
lorigine paenne des Sthiens en nous faisant pntrer dans les profondeurs de
leur systme et en nous dcouvrant les liens qui unissaient leur doctrine aux
enseignements secrets des mystres orphiques, quen insistant sur un person-
nage dans lequel il voyait sans doute un emprunt fait la thologie juive. La
critique moderne, claire par la dcouverte des anciens monuments de
lgypte et de lAssyrie, devait seule rendre Seth sa vritable signification my-
thologique.

Le procs mtaphysique

La mtaphysique des Sthiens reproduit la mme conception fondamen-


tale que celle des Prates et des Naassniens. Ici encore, sous des formes un peu
diffrentes, nous retrouvons la division du monde en trois lments, dont cha-
cun renferme un nombre infini de puissances, cest--dire, suivant lexplication
de saint Hippolyte, tout ce qui est et tout ce qui pourrait tre, tout ce qui est
susceptible dtre conu par la pense, en un mot, tous les possibles.96

96
Phil. V, 19, p. 198. Phil. V, 19, p. 198.

59
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Mais, ds labord, nous rencontrons un dualisme plus nettement accen-


tu ; les domaines des trois lments sont strictement dlimits97, les noms
mme qui servent les dsigner marquent cette opposition : ce sont en haut la
lumire, en bas les tnbres, et entre les deux lesprit pur. La vritable antithse
est marque par la lumire et les tnbres. Quant lesprit, cest peine sil a
une existence propre ; il ne faut pas se le figurer comme un souffle de vent : il
nest gure que le parfum subtil qui suit lencens et que la lumire laisse aprs
elle lorsquelle luit dans les tnbres.
Nous assistons donc en ralit la lutte de la lumire et des tnbres. La
lumire, semblable aux rayons du soleil, plonge jusquau sein des tnbres ;
mais les tnbres sont un principe conscient et raisonnable ; elles savent que si
la lumire les abandonne, elles resteront sans forme et sans vie ; aussi tous leurs
efforts tendent la retenir captive. Cette lutte se poursuit travers les diff-
rents degrs de la cosmogonie des Sthiens et nous en fournit les principaux
traits. En effet, les puissances qui sont contenues dans les trois lments ont
chacune leur existence et leur mouvement propres ; tant quelles sont isoles,
elles restent ltat indiffrent ; mais quand elles se rencontrent elles se combi-
nent, et de ces combinaisons sortent les ides de tout ce qui existe. Cette con-
ception de la naissance du monde se prsente nous sous une forme que nous
rencontrons ici pour la premire fois et quil importe de relever. De la premire
de ces rencontres naissent le ciel et la terre, qui nous apparaissent sous la forme
dune matrice portant un ombilic en son milieu, et toutes les combinaisons qui
ont lieu dans la suite, du ciel la terre, ne font que reproduire limage de cette
premire matrice98.

97
Ibid. .
98
Phil. V, 19, p. 202.

60
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Le procs lintrieur de la matire


Le salut
Jusqu prsent, nous navons assist qu une cration idale. Les diff-
rentes combinaisons du possible ont donn naissance aux ides de tous les
tres, et toutes ces ides ne sont que le dveloppement de lide du monde
symbolise par la matrice. Mais les tres eux-mmes ne peuvent avoir t pro-
duits par la lumire, car la cration est une uvre mauvaise ; aussi appartient-
elle la matire. ct du procs mtaphysique vient se placer un autre procs
qui a lieu au sein de la matire. Malheureusement, le passage qui nous le ra-
conte est fort mutil, et le texte nous fait souvent dfaut aux endroits o il
nous serait le plus ncessaire.
Nous appelons matire les tnbres, parce que ces deux termes rpondent
chez les Sthiens une mme ide. Les tnbres sont cette eau redoutable
qui formait dj chez les Prates le premier principe cosmogonique, la matire
commune, mais encore amorphe et inorganise, do sont pris tous les tres.
La premire puissance qui en mane, son premier-n, pour rester fidle la
terminologie des Sthiens et lesprit de leur systme, est un vent violent et
imptueux99, et ce vent devient le principe et la cause de toute gnration. Il
soulve les flots et les met en mouvement, et, sous son action, ces eaux se gon-
flent, deviennent enceintes et donnent naissance des tres vivants. Par cette
cration, lesprit, qui se trouvait rpandu sous forme dides dans la matire, se
trouve emprisonn dans des corps. La cration est donc mauvaise, puisquelle
enchane lesprit dans la matire, et cest ce que les Sthiens exprimaient en lui
attribuant un caractre fminin. 100 Ils se servaient encore, pour exprimer la
mme ide, dune autre image. Ils assimilaient ce vent violent au sifflement du
serpent, et, ds lors, ce nest plus le vent qui soulve les flots, cest le serpent
qui pntre dans la matrice impure et y engendre lhomme.

99
Phil. V, 19, p. 200, ch. 16, p. 190.
100
Ibid. 19, p. 204.

61
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Cette image nest pas un lment accidentel dans lensemble de la concep-


tion des Sthiens ; au contraire, cest elle qui va nous fournir lexplication du
reste de leur systme. En effet, tous les dsirs de la lumire tendent en haut ;
ltincelle captive cherche une issue qui lui permette de sortir de son corps de
tnbres, car si lhomme a t engendr par le serpent, son essence est divine,
mais elle nen trouve pas. Cest alors que le Verbe parfait den haut intervient
pour la dlivrer ; seulement, comme il ne peut pas forcer la matire le rece-
voir, il prend la forme du serpent et pntre ainsi dans la matrice en la trom-
pant par sa ressemblance avec le principe de la gnration charnelle, le seul
quelle connaisse. Telle est, aux yeux des Sthiens, la raison de la naissance mi-
raculeuse de Jsus. Mais il ne suffit pas au Verbe davoir pntr dans la ma-
trice, il faut quil se lave des souillures quil y a contractes, bien quelles soient
purement extrieures, et quil aille boire la source deau jaillissante101 ; et tout
homme qui veut tre dlivr doit faire de mme. Toutefois, ce nest pas cette
purification elle-mme qui sauve. Ce qui sauve lhomme, cest la connaissance
du principe divin qui est en lui, et il lacquiert en recevant la doctrine que nous
venons dexposer, et en y adhrant102, lme qui la reue marche sur les traces
du Verbe et devient Verbe avec lui et comme lui.
Ainsi donc, ici encore le salut est luvre du Verbe plutt que celle de J-
sus. Il devait en tre ainsi, et lexistence de cette doctrine chez toutes les sectes
que nous avons tudies nous apparat non comme le rsultat dune conci-
dence fortuite, mais comme la consquence ncessaire de lidalisme qui est
essentiel au gnosticisme. Du moment que le salut restait limit an domaine de
lesprit, la personne de Jsus devait seffacer et finir par ne plus tre quune des
formes quavait revtues lactivit du Verbe ; son uvre rdemptrice mme
ntait pas ncessaire, puisque, pour tre sauv et pour chapper aux liens de la
matire, il suffisait lhomme darriver la conscience de sa divinit.

101
Phil. V, 19, p. 206.
102
Ibid. 21, p. 212. .

62
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Les sources de la doctrine des Sthiens


Les mystres orphiques. La Crasis et la Mixis. La Perse

Nous avons expos tout dun trait et sans y mler de critiques le systme
des Sthiens ; cette vue densemble tait ncessaire pour nous permettre de
comprendre la manire dont il stait produit et de saisir sur le fait les diff-
rents lments qui ont concouru sa formation. Saint Hippolyte nous dit que
les Sthiens avaient pris leur doctrine Muse, Linus et au grand rvlateur
des mystres, Orphe. Nous savons trop peu quelles ides reprsentent les
noms de Muse et de Linus pour rien pouvoir affirmer leur gard ; mais, en
ce qui concerne Orphe, on est oblig de reconnatre la parfaite exactitude du
dire des Philosophoumena. On trouve entre les dogmes des Sthiens et ceux que
lon enseignait dans les mystres orphiques une ressemblance qui repose non
pas sur une analogie externe, mais sur une parent intime des deux concep-
tions.
On se rappelle que chez les Sthiens le monde a la forme dune matrice
produite par la rencontre de la lumire accompagne de lesprit et des tnbres.
Or, la mme conception se retrouve en tte de la cosmogonie orphique vul-
gaire telle que Damascius nous la conserve.103
Le Temps donne naissance lther et au Chaos, puis, sous laction de
lther, le Chaos prend une forme sphrique et revt lapparence dun uf. On
ne saurait repousser cette parent en se fondant sur la substitution de luf la
matrice ; ce sont l deux figures qui schangent continuellement parce quelles
sont au fond identiques. La mme confusion existe en Inde dans le mythe du
Brahma naissant de luf ou de lutrus dor dHiranyagarbha.104
Dailleurs, cette doctrine nest pas spcialement orphique ; elle tait fort
rpandue et se retrouve avec des modifications plus ou moins considrables
dans la plupart des cosmogonies dHellanicus, dEudmus et de Brose. Cest

103
DAMASCIUS, p. 384 et suiv.
104
A. MAURY. Les Cosmogonies orphiques. (Revue archologique, t. VII, p. 340 et suiv.)

63
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

ainsi que, daprs la cosmogonie sidonienne dEudmus, le Temps donne nais-


sance au Dsir et au Chaos105 ; puis du Dsir et du Chaos naissent lair et le
vent qui produisent leur tour un uf. Nous retrouvons encore luf du
monde dans la mythologie phnicienne de Mchus106, bien que le procs qui
aboutit sa formation nous soit dpeint sous des traits un peu diffrents. Il est
dautres cosmogonies, par contre, o llment symbolique a disparu, mais qui
prsentent dans les ides la plus grande analogie avec celle qui nous occupe. Il
y eut un temps, nous dit Brose107, o tout ntait que tnbres et eau.... ;
au-dessus delles rgnait une femme, Omorca...., Bel survint, la fendit par le
milieu et fit dune moiti le ciel et de lautre la terre.
M. F. Lenormant 108 a dj signal la ressemblance de cette conception avec
la triade que les Sthiens retrouvaient dans les livres de Mose sous la forme des
tnbres, du tourbillon et de la tempte.109 Elle se rapproche peut-tre encore
davantage de la cosmogonie dune autre secte dont saint piphane nous parle
sans nous en dire le nom, mais qui doit avoir t un rameau des Sthiens. Au
commencement taient les tnbres, labme et leau, et parmi eux lesprit qui
les sparait ; puis survint une lutte entre lesprit et les tnbres, celles-ci conu-
rent et mirent au jour la matrice. Nous retrouvons ici non seulement les pre-
miers principes de Brose, les tnbres et leau, mais encore la lutte de Bel avec
Omorca qui a pour effet de dbrouiller le chaos et de donner naissance au
monde.
Comme on le voit, il ne peut pas tre question de retrouver entre ces diff-
rentes cosmogonies une symtrie parfaite qui nexistait pas mme chez les S-
thiens. La cosmogonie que nous venons de citer diffre de celle que nous fait
connatre saint Hippolyte ; et mme dans les Philosophoumena, la triade forme
par les tnbres, le tourbillon et la tempte ne correspond pas exactement la

105
DAMASC., loc. cit. .
106
Ibidem.
107
BROSE ap. Syncell., p. 28. B.
108
F. LENORMANT. Op. cit., p. 275 et suiv.
109
. Phil. V, 20, p 206.

64
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

triade suprme. Mais si les termes ne sont pas identiques, lide dominante est
partout la mme. Dans tous ces morceaux, nous retrouvons une triade dans
laquelle deux termes sont toujours constants : dun ct un principe actif, le
vent ou lesprit, et de lautre un principe passif, la matire, leau ou les t-
nbres, et cest leur union qui donne naissance luf du monde. Rduite
ces termes, la thorie cosmogonique des Sthiens est bien celle qui formait le
fonds de la vieille religion assyrienne et qui a t remise au jour par la dcou-
verte des inscriptions cuniformes.
Nous ne croyons pas cependant quil faille faire remonter aussi haut le sys-
tme des Sthiens. Il est plus simple de suivre les Philosophoumena et den
chercher lorigine dans les mystres orphiques. La forme sous laquelle nous le
possdons nous en rapproche davantage ; en effet, saint Hippolyte nous dit
expressment que la matrice et lombilic, symbole de lharmonie du monde,
jouaient un rle capital dans les mystres orphiques. Il est mme probable
quils nont connu ces derniers que sous leur forme postrieure de syncrtisme
alexandrin110. M. A. Maury, lautorit duquel nous nous soumettons en cette
matire, en trouve la preuve dans la fusion des mystres de la Grande Desse
avec ceux dleusis, et dans le sens philosophique quy attachaient les Sthiens.
Dailleurs, nous ne prtendons mme pas retrouver le systme des Sthiens
trait pour trait dans les mystres orphiques. Les mythes se transforment conti-
nuellement, et la doctrine orphique elle-mme nest pas reste immobile.
Dans la cosmogonie de Cdrnus, . cest encore M. A. Maury que nous ci-
tons, g le progrs des ides spiritualistes fait distinguer lther de la force cra-
trice. Cdrnus envisage si bien lther, non plus comme le principe actif, mais
comme une sorte de matire, qu ses yeux le chaos nest plus la matire ; il
cesse de former une substance pour devenir ltat informe et non organis dans
lequel lther ou la matire primordiale tait lorigine.111

110
A. MAURY. Les Philosophoumena dOrigne. (Revue archol., t. VIII., p. 364 et suiv., 635 et
suiv.)
111
A. MAURY. Cosmogonies orphiques, l. c.

65
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Le systme des Sthiens marque un pas encore plus grand vers lidalisme.
Chez eux, la lumire et les tnbres sont devenus des principes purement spiri-
tuels, et la matrice laquelle ils donnent naissance nest que lide du monde.
Mais cette conception ainsi spiritualise ne suffit plus expliquer la formation
du monde ; elle est spare de la ralit par un trop grand abme pour quil soit
possible de ly rattacher directement. Il en rsulte un phnomne que nous
avons dj signal. En face du procs de lesprit sen pose un autre dont le sige
est dans la matire, cest le procs cosmogonique ct du procs mtaphy-
sique ; mais le second nest quun ddoublement du premier, et de part et
dautre les termes sont rests les mmes ; lesprit et aux tnbres correspon-
dent exactement leau et le vent crateur qui en soulve les flots ; lide quils
exprimaient a seule chang.
Il est encore une autre consquence de ce fait fort importante pour
lintelligence du gnosticisme. Elle concerne le Dmiurge. Dans toutes ces cos-
mogonies, nous trouvons un tre qui est la manifestation des deux grands prin-
cipes cosmogoniques, quil sappelle Aoymis ou Prtogonos ou Phans. Cest
cette conception qui est devenue, chez les Gnostiques, le fils de lhomme,
lhomme den haut, Adamas ; cest mme par elle que nous avons expliqu ce
prototype de lhumanit partout o nous lavons rencontr. Et pourtant, par
son rle et ses attributs, cet tre nous rappelle Jaldabaoth qui, dans les systmes
gnostiques, correspond un principe absolument oppos ; chez les Chaldens,
nous trouvons le Dmiurge au sommet de lchelle des tres confondu avec le
premier homme. Il faut donc admettre quun mme mythe cosmogonique a
fourni aux Gnostiques deux personnages entirement diffrents. Cette difficul-
t, qui est relle, trouve son explication toute naturelle dans les remarques que
nous venons de prsenter. En effet, le procs du monde, en se spiritualisant, a
donn naissance lide de lhomme cleste, premire manation de lesprit
indtermin. Mais le Dmiurge na pas t exclu pour cela du procs cosmo-
gonique, il est encore la premire manation du chaos, Jaldabaoth ; seulement
la matire tant mauvaise et la cration tant considre comme une uvre de

66
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

destruction, le Dmiurge nous offre tous les traits dun gnie malfaisant qui est
lennemi de lhumanit spirituelle.
Cette double face de Phans est encore plus sensible dans le serpent qui lui
sert de symbole. Dans la cosmogonie orphique, le troisime principe est repr-
sent par un serpent qui portait une tte de taureau et une tte de lion et, entre
les deux, la face dun dieu. Sous linfluence de lidalisme gnostique, dun ct
il devient le symbole du Verbe, tandis que de lautre il est rduit au rle dune
puissance funeste et pernicieuse. Nous lui avons dj reconnu ce double carac-
tre chez les Prates, nous le retrouvons encore chez les Sthiens. Le serpent est
le premier-n de leau ; il correspond donc bien par son rang au Fils de
lhomme, au Prtogonos et au Monogns des Phniciens ; seulement, comme
cette eau elle-mme, il est un principe mauvais, le principe de la gnration
charnelle qui a pour effet de retenir lesprit de lhomme prisonnier dans la ma-
tire. Mais en face de lui se dresse le Verbe parfait, lincarnation de la lumire,
qui revt la forme dun serpent et, sous ce dguisement, triomphe de son ad-
versaire. Le morceau que nous tudions nous a conserv la trace de leur unit
primitive. Saint Hippolyte nous dit que dans les mystres orphiques lombilic
reprsentait lharmonie ; cet ombilic est une forme du serpent, symbole, lui
aussi, de lharmonie du monde. Seulement les Ophites, en empruntant la
mythologie orientale cette conception, en ont rompu lunit, et, en posant
lesprit en face de la matire, ils ont fait entrer en lutte deux principes qui
taient primitivement confondus.
Nous avons eu plus dune fois dj loccasion de remarquer comment chez
les Gnostiques les ides philosophiques se mlaient aux vues cosmogoniques de
lantiquit smitique et en altraient la simplicit premire. Toute la thorie
des Sthiens sur le procs de lesprit au sein de la matire nest quun dvelop-
pement de la doctrine pripatticienne de la Crasis et de la Mixis telle que
lenseignait Andronicus. 112 Cest par elle queux-mmes expliquaient leur sys-
tme. Suivant eux, le procs universel nest autre chose que la sparation suc-

112
Phil. V, 21, p. 210 et suiv.

67
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

cessive des lments spirituels contenus dans le monde. Au dbut, ltincelle


lumineuse est perdue au sein de la matire. Mais les lments ainsi confondus
doivent sisoler et se rendre chacun en son lieu. Cette thorie, comme on le
voit, nest pas sans quelque analogie avec celle du systme de Basilide, daprs
les Philosophoumena. Nanmoins, l mme, la philosophie grecque ntait
quune addition postrieure, les donnes premires appartenaient lOrient ;
et, comme pour bien montrer leur vritable patrie, lors mme quils prenaient
la Grce ses thories, ce ntait pas au monde grec, mais au monde oriental
que les Sthiens empruntaient les images qui devaient les exprimer. Il est,
disaient-ils, un puits en Perse, , Ampa, sur les bords du Tigre. sa partie
suprieure on a construit un rservoir divis en trois bassins. Lorsque lon y
puise, on verse tout ce que le vase ramne dans le rservoir. Mais, en tombant
dans les bassins, les matires qui taient mlanges dans le vase se sparent.
Dans le premier, on voit paratre du sel cristallis, dans le second, lasphalte des
bassins, et dans le troisime de lhuile. Cette huile est noire, ce que raconte
Hrodote, et prsente une odeur cre. Les Perses lappellent Rhadinak.
Cette huile, ce bitume et ce sel nous rappellent lhuile, la terre et le sel qui
figuraient au nombre des sept tmoins chez les Elksates.113 Malgr cette ana-
logie et dautres que nous retrouverons encore plus loin, il ne peut tre ques-
tion didentifier les deux sectes. Le systme nest pas le mme. Et pourtant elles
ont un certain air de parent quon ne saurait mconnatre ; on y sent deux
conceptions diffrentes, il est vrai, mais nes au contact du sabisme114, sur un
mme sol et sous linfluence dune mme atmosphre religieuse.

SETH

Le nom de Seth vient confirmer dune manire remarquable le caractre


profondment assyrien du systme que nous venons dexposer. Cest ce titre
que nous en parlons ici, car ce ne sont pas les Philosophoumena qui nous lont

113
Phil. IX, 15, p. 466.
114
RENAN. Testament dAdam, p. 12.

68
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

fait connatre. Saint Hippolyte le mentionne peine ; et pourtant, le peu quil


en dit permet de mieux dterminer le vritable caractre de ce personnage. Les
Sthiens, suivant lui, retrouvaient dans lhistoire primitive du genre humain
toute une srie de triades dont chacune reproduisait la triade suprme. La pre-
mire tait forme par Adam, ve et le serpent ; la seconde par Can, Abel et
Seth.115 Or, daprs la manire de penser laquelle nous ont habitus les Gnos-
tiques, nous ne devons pas voir dans le serpent un tre mchant, mais la mani-
festation du principe exprim par le couple auquel il se rattache. Il occupe
donc la place laquelle on sattendrait , trouver Seth ; mais, en y regardant de
plus prs, on reconnat quil se confond avec lui. En effet, Seth occupe dans la
seconde triade la mme place que le serpent dans la premire, il exprime la
mme ide un degr diffrent de lmanation. Cette conception est conforme
au caractre que lui attribue saint piphane. Daprs ce dernier, en effet, Seth
tait le reprsentant et le dfenseur de llment spirituel dans le monde.
Toutes les manifestations de lesprit et sa manifestation suprme, Jsus, taient
considres comme des apparitions de Seth, ce que les Sthiens exprimaient en
disant que la grande Vertu den haut stait incarne en lui. Seth reprsentait
donc le Verbe symbolis par le serpent cleste, il tait la forme sensible que
revt lEsprit en se manifestant. Nous sommes donc oblig de reconnatre sous
les traits de Seth une puissance cosmogonique qui occupait dans le systme des
Sthiens la mme place que le second homme chez les Naassniens, le Fils chez
les Prates, et Phans dans les mystres orphiques. Mais il nous est impossible,
ds lors, dy chercher un simple dveloppement de la tradition biblique, et
nous sommes amens nous demander comment le nom du patriarche Seth a
pu arriver dsigner ce personnage mythologique.
On ne saurait voir dans cette confusion le rsultat dun rapprochement
purement arbitraire ; elle est un fait trop gnral. Seth a donn son nom
toute une littrature qui semble avoir t trs florissante une certaine poque
et qui ntait pas exclusivement propre aux Sthiens. En effet, ct de la Pa-

115
Phil. V, 20, p. 206.

69
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

raphrase de Seth, cite par les Philosophoumena, et des sept livres du mme nom
que mentionne saint piphane parmi les sources des Sthiens, ce dernier au-
teur nous parle dautres ouvrages analogues dont faisait usage la secte des
Gnostiques. Cest la mme origine quil faut rapporter les Mystres cachs des
livres de Seth116 et une foule dautres crits fort en honneur chez les Sabiens
dont la religion ntait pourtant quun mlange dides persanes et chal-
dennes.117 Ceux-ci, en effet, le considraient comme le grand prophte de
lhumanit et le dpositaire des rvlations faites Adam ; et le livre de
lagriculture nabatenne, qui correspond au mme courant dides, le repr-
sente comme le grand lgislateur religieux et comme le fondateur de
lastrologie et de lastroltrie.118 Ainsi Seth tait devenu le hros de tout un
cycle de fables qui se sont perptues jusque chez les Musulmans. Il existait
mme une lgende daprs laquelle il aurait t brl Arbles119, et au-
jourdhui encore on montre son tombeau Mossoul.120 Nous nous trouvons
donc en prsence dun culte qui a un caractre trop gnral pour que nous
puissions en chercher lorigine dans le rcit de la Gense, mais, dautre part,
toutes ces traditions nous rvlent un rapport intime entre le nom de Seth et le
personnage mythologique quil reprsentait.
Quel tait le dieu assez populaire pour avoir occup une si large place dans
la pense des habitants des bords de lEuphrate ? Jusqu ces derniers temps, on
ne connaissait aucune divinit assyrienne ayant port le nom de Seth. Une d-
couverte rcente de sir H. Rawlinson vient de rsoudre cette difficult en
prouvant que ce nom ou un nom semblable avait peut-tre t connu en M-
sopotamie ds la plus haute antiquit. En effet, en tudiant les syllabaires assy-
riens, il a reconnu que la forme primitive sous laquelle est nomm Assur dans
116
RENAN. Testament dAdam, p. 9.
117
Ibid., p. 12 et 13.
118
RENAN. Acad. des Inscriptions, nouvelle srie, t. XXIV, premire partie.
119
Il est vrai que S. H. Rawlinson, qui rapporte cette lgende daprs le Pentaglotte de Schin-
dler, avoue nen avoir trouv de traces dans aucun trait talmudique.
120
H. RAWLINSON. Journal de la Soc. asiatique de Londres, nouvelle srie, t. I re, 1re partie, p.
195, note.

70
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

les inscriptions cuniformes doit se lire Ashit. Les Assyriens prononaient donc
le nom de leur dieu suprme Ashit avant de le prononcer Assur. Or, ce nom
prsente une analogie frappante avec lIshit des Sabiens qui nest que la forme
aramenne du nom de Seth. Il est donc possible que le nom de Seth cache sous
sa forme archaque le nom du grand dieu de lAssyrie, Assur.
Cette hypothse, qui parait devoir tre range au nombre des conqutes de
la science, est confirme par un fait qui na pas encore t relev. Daprs saint
piphane, les Sthiens prtendaient que Seth avait une femme fort belle (H-
raian) ; mais, ajoute-t-il, ils se trompent, car Hraia est le nom dune divini-
t121 qui tait galement connue dautres hrtiques. Il nous est difficile de ne
pas reconnatre, sous cette forme lgrement altre, la desse Hra qui repr-
sentait la mme ide. Or, Sanchoniathon nous apprend que Hra tait la com-
pagne dIlos dans ses luttes cosmogoniques.122 Il semble donc quil faille voir
aussi dans Seth, poux de Hraia, le mme personnage que dans Assur, car Ilos
et Assur ne font quun. Nous arrivons encore la mme conclusion par une
autre voie. En effet, lidentit de Hra avec lHarmonie et avec Chusarthis a
t depuis longtemps reconnue ; or, M. Movers a dmontr123 que le nom de
Chusarthis se retrouve dans Kissar, que la cosmogonie babylonienne, conser-
ve par Damascius, donne comme pouse dAssros. De mme que Mra cor-
respond Kissar, Seth doit correspondre Assros. Nous navons donc af-
faire, en ralit, qu deux personnages dont lun sappelle Hraia, Hra ou
Kissar, lautre, Ilos, Assros ou Seth. Peut-tre, enfin, faut-il voir avec M. Le-
normant124 une preuve du mme fait dans le nom dAzoura quune autre tradi-
tion, galement rapporte par saint piphane, donnait comme pouse Seth.
La dcouverte de sir H. Rawlinson nous permet de comprendre le carac-
tre de Seth qui reste une nigme tant que lon veut partir, pour lexpliquer, de
la notion biblique. Toutes ces lgendes, ces traces de culte nous apparaissent

121
. .
122
SANCHONIATHON. d. Orelli, p. 30.
123
MOVERS. Die Phnizier, I, p. 285.
124
F. LENORMANT. Op. cit., p. 273.

71
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

comme les restes du culte du dieu Ashit qui stait conserv chez les Gnos-
tiques sous les traits du patriarche de la Gense. Ainsi sexplique son rle my-
thologique et la place quil occupait dans le systme des Ophites ct de Ia
et dAdonis. Il ne faut pas, du reste, se reprsenter cette substitution comme le
rsultat dune sorte de supercherie. Aux yeux des Sthiens, les gnalogies de la
Gense renfermaient une srie de mythes que les esprits vulgaires avaient con-
vertis en rcits historiques ; ctaient, disaient-ils, des vues sublimes que
lon a transformes en de simples anecdotes de famille.125 En mettant le
patriarche Seth la place dun des grands dieux smitiques, ils croyaient sans
doute lui rendre son sens vritable. Peut-tre y avait-il quelque chose de fond
dans cette tentative dlargir ce cadre trop rtrci par lesprit juif et puis surtout
par la thologie chrtienne ; mais, dans cette revendication des doctrines h-
braques au profit de lancien monde smitique, le sens chrtien et mme le
sens du mosasme se perdaient entirement, tel point que nous nous deman-
dons aujourdhui, en tudiant ces hrtiques, si nous avons bien affaire des
chrtiens.

JUSTIN

Nous avons peu prs achev la tche que nous nous tions impose. En
effet, le systme de Justin, le dernier des systmes ophites que nous font con-
natre les Philosophoumena, prsente bien les mmes lments que les systmes
prcdents ; on y retrouve le serpent, le Dieu bon, la matire et un troisime
principe qui sert de trait dunion entre eux, lohim, mais ces figures sont sup-
portes par une conception diffrente ; le caractre du systme entier est tout
autre. Nous nous sentons, si lon ose sexprimer ainsi, sur le terrain du gnosti-
cisme classique. Ici, en effet, plus de ces thories cosmogoniques qui vont se
perdre dans lombre lointaine du chaos ; plus de ces conceptions religieuses qui
sentremlent, entassent souvent les contradictions et forment un nud gor-
dien si compliqu, que lon ne sait o chercher celle qui a servi de point de

125
PIPHANE. Hres., XXXIX, 9.

72
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

dpart la pense de lauteur. Nous nous trouvons sur un sol uni, et nous
voyons se drouler devant nous un systme dont nous pouvons assez facile-
ment suivre le fil. Mais aussi, plus de ces spculations profondes sur lorigine
des choses, sur le procs de lesprit et sa lutte avec la matire, plus de pense
philosophique qui cherche se faire jour travers les images et les voiles dans
lesquels elle est enveloppe, nous sommes en prsence dune conception
presque exclusivement juive, qui veut expliquer sa manire les rcits bibliques
et ne nous offre gure quun commentaire gnostique de lAncien Testament.

Les Justiniens Leurs sources

Saint Hippolyte ne nous dit rien sur le patron de la secte qui nous occupe ;
il nen cite absolument que le nom. Par contre, il nous donne une ide assez
exacte des pratiques de ses adeptes. Il nous apprend que ces hrtiques
sappliquaient tout spcialement le nom de Gnostiques et en faisaient en
quelque sorte leur nom propre.126 Cette insistance mettre laccent, non pas
sur le contenu, mais sur la forme de leur doctrine, montre quelle importance
ils devaient accorder linitiation. Ctait la vraie barrire qui les sparait des
simples chrtiens. Je tadjure, disaient-ils, par celui qui est au-dessus de
tout, par le seul bon, de garder ces mystres et de ne les rvler personne, et
de ne pas retourner du Dieu bon la crature.127 Ils liaient ainsi leurs no-
phytes par des serments redoutables, puis les initiaient petit petit leurs mys-
tres.
Ces mystres taient consigns dans un grand nombre de livres, dont
quelques-uns prsentaient certaines analogies avec ceux des autres Ophites, la
plupart taient des livres apocryphes, surtout des prophtes. Il semble mme
quils aient form une sorte de code sacr.128 Celui dont saint Hippolyte nous
donne lanalyse tait un livre de Baruch, quil ne faut pas confondre avec les

126
Phil. V, 23, p. 216.
127
Phil. V, 27, p. 230.
128
Ibidem.

73
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

autres crits de ce nom, et qui rsumait, parat-il, lensemble de leurs doctrines.


Il contient les rcits bibliques de la cration, de la chute et de la rdemption,
mais transforms par certains mythes qui taient trs-rpandus cette poque
dans le monde asiatique et dans la socit judo-alexandrine, et surtout pn-
trs de cet esprit mystique et sensuel inhrent aux mystres, qui reprsentait le
procs du monde sous la forme dune lutte amoureuse.

Leur systme

Il y avait, dit Justin, trois premiers principes, tous trois incrs ; deux prin-
cipes mles et un principe femelle. Le premier, cest lesprit absolu ; il sappelle
Agathos (bon). Le second est le pre des intelligences ; comme Agathos, il
chappe lesprit et aux yeux, mais il est priv de la prescience. Le troisime est
dem ou Isral ; cest un tre passionn dont lesprit et le corps prsentent une
double face ; il est la personnification de la matire.129
pris de la beaut ddem, lohim sunit elle, et de cette union naqui-
rent deux sries de douze anges chacune. Les douze premiers tenaient de la
nature de leur pre ; nous connaissons les noms de cinq dentre eux : Michael,
Amen, Baruch, Gabriel, saddaios. Les douze derniers ressemblaient leur
mre ; ctaient : Babel, Achamoth, Naas, Bel, Belias, Satan, Site, Adonaios,
Cauthan130, Pharaon, Carcamens. Leur ensemble forma le paradis dont ils
taient les arbres. Ils sunirent leur tour, et, de la partie suprieure et noble du
corps ddem, firent lhomme, Adam. Seulement ils taient incapables de lui
donner autre chose quun corps ; dem alors y mit une me, et lohim y joi-
gnit son esprit. Lhomme est donc le sceau ternel de lunion dlohim et
ddem. Aprs lui, la femme fut cre dune faon analogue, limage ddem.
Ainsi, toute la cration tait bonne, elle tait le produit de lunion de lesprit
avec la matire.

129
Phil. 26, p. 218.
130
Corr. Leviathan ?

74
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Mais cette union devait tre dtruite par le retour dlohim auprs du
Dieu bon. En effet, quand la cration fut acheve, il voulut slever aux rgions
suprieures du ciel pour voir si rien ny manquait ; il emmena avec lui ses
anges, mais dem ne le suivit pas, parce quelle tait attache la terre. Arriv
aux limites du sjour du Dieu bon, lohim fut frapp par une lumire nou-
velle ; alors il comprit quil y avait quelque chose au-dessus de lui, et que son
uvre ntait pas parfaite. Pntr de ce sentiment, il voulait redescendre pour
la dtruire et dlier son esprit attach la matire, mais le Dieu bon le retint
auprs de lui en lui disant : Tu ne peux rien faire de mauvais auprs de moi.
Cest dun commun accord que vous avez fait le monde, dem et toi, laisse-la
gouverner la cration aussi longtemps quelle le voudra ; toi, reste auprs de
moi.131
Alors dem, voyant quelle avait t abandonne, ordonna ses anges de la
parer pour tcher de ramener lohim ; mais comme elle ny pouvait russir,
elle se mit en rvolte contre Dieu, et chargea Babel de semer parmi les hommes
les adultres et les infidlits, pour faire endurer lesprit toutes les souffrances
par lesquelles elle-mme avait pass. Cest dater de ce moment que com-
mence la lutte du bien et du mal dans le monde. Dans cette lutte, Naas, arm
dune grande puissance, est linstrument ddem, comme Baruch est celui
dlohim. chaque pch inspir par dem correspond une rvlation de Ba-
ruch, qui a pour but dannuler leffet de ses tentations ; mais Naas sait aussi
rendre vains tous les efforts du bon ange, en sduisant lun aprs lautre tous
ses messagers. Cest ainsi quil sduisit Mose, puis tous les prophtes, puis
Hercule, le prophte des Gentils. Enfin, en dernier lieu, Baruch fut envoy par
lohim trouver Nazareth le fils de Joseph, Jsus, qui tait g de douze ans et
gardait les troupeaux, et il lui rvla tout le pass et tout lavenir. Cette rvla-
tion devait tre dfinitive, car Jsus ne se laissa pas sduire comme ses prdces-
seurs ; aussi, quand le serpent le fit crucifier, son corps seul fut mis en croix,
lesprit qui tait en lui senvola et alla rejoindre le Dieu bon.

131
Phil. V, 20, p. 222 et suiv.

75
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Critique

Tel est le mythe dlohim et ddem. Il faut convenir que, sil est facile
den saisir la suite, si lon y sent mme un certain souffle potique, on ne re-
trouve pas la mme unit dans la pense qui linspire. En effet, les trois pre-
miers lments ne forment pas une trinit ; ils ne se rattachent pas logiquement
les uns aux autres. lohim est infrieur au Dieu bon, et pourtant il est incr, il
est esprit comme lui. Toute la ralit, toute la vie se trouvent de son ct, et
quand on cherche dterminer le caractre du Dieu suprme, on ne trouve
plus quun tre inconscient et immobile, relgu au del du monde ; on ne
sait mme pas pourquoi il sappelle bon.132
Cest au point de vue historique quil faut se placer si lon veut expliquer
cette contradiction. Justin est juif ; ses yeux, le Dieu de la Gense, lohim,
est un bon principe ; cest lui qui a mis dans lhomme le principe spirituel.
Mais, pntr dides universalistes, Justin reconnat quil est une conception
plus large et plus leve que celle du judasme. Au-dessus dlohim vient se
placer un nouveau principe, le Dieu bon. Seulement, ce nouvel lment, en
pntrant dans la thologie juive, ne la pas encore transforme. Le Dieu bon
nest quune ide pure ; il na pas encore dpouill lohim de ses attributs ; il
nest que lexpression du point de vue do le gnostique envisage lhistoire du
monde. Le monde est bon, car il a t cr par une puissance spirituelle et
bonne ; mais en slevant comme lohim un point de vue suprieur, on re-
connat quil est imparfait. Toutefois, cette imperfection nest pas en elle-
mme un mal, elle est le rsultat ncessaire de lunion de lesprit avec la ma-
tire. Nous retrouvons donc ici lide gnostique, celle dune connaissance sup-
rieure qui peut seule donner lintelligence du problme du monde. Seulement
ici cest lohim lui-mme qui arrive cette connaissance ; il est le vritable
gnostique, et cest ce qui a permis M. Lipsius de dire que, dans le systme de
Justin, le gnosticisme tait limit aux rgions suprieures de ltre.133 Toutefois,

132
M. C. SCHMIDT. Cours dHistoire ecclsiastique, 1er p., 2e subdiv.
133
LIPSIUS. Gnosticismus, Encycl. Ersch et Gruber.

76
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Justin ne reste pas fidle cette conception purement idaliste ; il admet une,
chute, mais cette chute ne rpond plus un des moments de lvolution de
lesprit ; elle arrive arbitrairement ; elle nest quun fait dont nous saisissons le
lien historique avec le reste du systme, sans en comprendre la ncessit lo-
gique.
Il y a donc contradiction entre le point de vue philosophique de lauteur et
les traditions qui ont servi de base au travail de sa pense. Ces traditions ne
sont autre chose quun dveloppement excessif des donnes de la Gense. Elles
se font jour ds avant la chute dans la notion du paradis et dans les noms des
anges qui sont les crateurs de lhomme. Nous ne croyons pas quil faille avoir
recours, pour les expliquer, lintervention dlments cosmogoniques venus
dgypte, de Babylone ou de Phnicie. Les noms de Bel, Belias, Achamoth,
Pharaon, sexpliquent suffisamment par les ides qui avaient cours dans la
thologie juive de cette poque ; il en est sans doute de mme de quelques
autres que nous ne comprenons pas, tels que Carcamens, Lathen, Cavithan.
En tout cas, ce ne sont que des noms isols ; il ny a pas l de systme tranger.
Il ne faut dailleurs pas oublier que la mythologie juive, tout en ayant une his-
toire et un caractre propres, avait avec les religions syro-chaldennes bien des
ides communes. La conception du serpent est celle de la Gense ; cest ltre
rus et mchant, le sducteur. Il est mme identifi larbre de la connaissance,
par opposition Baruch, son adversaire, qui est larbre de la vie. Ce dernier
personnage tait aussi, du reste, trs familier au judasme postrieur, pour le-
quel il tait devenu une incarnation de la prophtie, ainsi que le prouvent les
nombreux livres de Baruch, auxquels celui-ci est venu sajouter.
On peut donc appeler, avec M. C. Schmidt134 le systme de Justin un ju-
dasme transform en mythologie. En effet, llment chrtien y est peine
sensible. Jsus tait un homme, fils de Joseph ; en apportant aux hommes la
Gnose, il nagissait que comme intermdiaire de Baruch, il ntait quun pro-
phte ordinaire, mais il est rest fidle jusquau bout, et cest ce qui llve au-

134
Cours dHist. ecclsiastique. Ibidem.

77
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

dessus des autres et ce qui la sauv lui-mme. Do venait donc ce principe


nouveau qui semparait des mythes juifs et les dpouillait de leur sens et de leur
valeur primitifs ? Sans doute nous devons y reconnatre une influence chr-
tienne plus ou moins inconsciente, mais elle est bien mlange dlments
grecs, peut-tre mme ce principe universaliste a-t-il pntr dans le systme de
Justin la suite des ides grecques et sous la forme de lhellnisme. On en sent
linfluence dans les images qui servent caractriser le Dieu bon ; il est identi-
fi Priape135 ; les pithtes mme quil reoit portent le cachet abstrait de la
philosophie grecque, et nous les retrouvons plus tard avec de plus grands dve-
loppements dans le systme de Valentin. 136 Du reste, toute la conception de
Justin repose sur lide dune Anagk du mal, ide qui nest certainement pas
juive, et les mythes du Cygne et de Lda, de laigle et de Ganymde, de la pluie
dor et de Dana qui doivent la mettre en lumire, sont pris la Grce. Peut-
tre mme ces Gnostiques appuyaient-ils leur thorie sur le mythe dHercule et
de lEchidn que saint Hippolyte emprunte Hrodote pour les combattre.
Nous en trouverions presque la preuve dans le rle que jouait ce dieu dans leur
mythologie et dans les dtails mme de notre anecdote. En effet, il est un trait
assez curieux et que saint Hippolyte nglige de mentionner. Cest dans le can-
ton de Hyle quHercule rencontre le monstre-vierge.137 Des Gnostiques de-
vaient voir dans ce fait, joint au caractre solaire dHrakls, une vraie dmons-
tration de leur thorie. Mais ce mythe nous fournit encore une autre remarque
qui sera la dernire : alors mme que les ides grecques pntrent dans le ju-
dasme, cest sous une forme mystique plutt que philosophique. En sortant
du monde oriental, nous ne sortons pas des mystres et nous restons en plein
gnosticisme.

135
. 26, p. 228.
136
,... , , etc. 26, p. 218.
137
HRODOTE. IV, 9.

78
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

TROISIME PARTIE
MODIFICATIONS APPORTES
LA CONCEPTION DES OPHITES

Nous avons tudi dans ce travail les documents des Philosophoumena sur
les Ophites. En rsum, trois ou quatre sectes nouvelles, voil ce quils nous
font connatre. On pourra trouver que cela est fort peu de chose si lon songe
au nombre infini de celles qui sont sorties du gnosticisme. Nous devons ajou-
ter que pour aucune dentre elles, si ce nest pour la moins importante, celle de
Justin, les renseignements de saint Hippolyte ne sont absolument nouveaux.
Nous connaissions dj les principales doctrines qui forment le fonds commun
des sectes ophites et lon aurait pu la rigueur, en se bornant aux sources an-
ciennes, arriver aux conclusions auxquelles nous a conduit ltude des Philoso-
phoumena.
Et pourtant on ny tait pas arriv. Matter, Ritter, Baur lui-mme ont
peine souponn lexistence de cette grande branche du gnosticisme oriental, et
ils nont pas compris quel avait t son rle dans la gense des ides gnostiques.
Cest que les donnes que lon possdait, assez exactes en gnral, taient insuf-
fisantes ; elles avaient un caractre fragmentaire qui les faisait paratre souvent
contradictoires et ne permettait pas den saisir le lien. Or, ce lien nous a t
fourni par les Philosophoumena. En effet, grce aux dtails nouveaux quils con-
tiennent sur les sectes ophites, ils nous ont permis dtablir la filiation qui les
rattachait celles que nous connaissions par saint Irne et saint piphane.
Mais en mme temps, par ltude approfondie de leurs origines, ainsi que par
les rapports si nombreux et si intimes quils nous rvlent entre les dogmes des
Ophites et ceux que lon enseignait dans les mystres, ils ont profondment
modifi nos ides sur la formation et sur lconomie de leurs doctrines, et ces

79
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

modifications rejaillissent dans une certaine mesure sur le gnosticisme tout


entier.

LES IDES

Le Serpent

Lorsque nous parlons de la doctrine des Ophites, nous ne prtendons pas


quils aient jamais form une seule secte ; cela serait contraire tout ce que
nous avons dit. Mais, sil ne peut pas tre question dy retrouver un systme
unique, on sent nanmoins, dans toutes ces sectes, si lon en excepte celle de
Justin qui sy rattache dune faon assez indirecte, une mme conception qui
repose sur des doctrines et sur des principes communs.
La premire de ces ides qui doive attirer notre attention est celle du ser-
pent. Elle occupe, en effet, dans les diffrents systmes que nous avons tudis,
une place capitale. Si le serpent nest pas le premier des tres, il est en tout cas
le plus important et celui dont laction se fait sentir plus directement
lhomme. Les Ophites le retrouvaient partout : au ciel, comme dans la nature
et dans le monde moral, tantt comme une puissance bonne, tantt comme
une puissance mauvaise, et, le plus souvent, ces deux aspects opposs se trou-
vaient runis dans la mme secte.
On ne saurait mconnatre la part qua eue la notion biblique du serpent
la formation de ce personnage mythologique. On pourrait mme dterminer
priori les transformations par lesquelles elle devait passer entre les mains des
Gnostiques. Dans le rcit de la Gense, le serpent est le principe qui pousse
lhomme la connaissance malgr Dieu ; il est donc le reprsentant de
lintelligence, mais de lintelligence en lutte avec Dieu. .Cest ce dernier ct de
son tre seulement que la thologie juive avait dvelopp, et la thologie chr-
tienne, qui rpondait une tendance essentiellement morale et pratique, avait
encore accentu ce caractre. Le serpent tait devenu le grand sducteur et
lincarnation du mal. Mais les Gnostiques devaient arriver y voir autre chose.
En effet, leur but suprme tant la connaissance absolue, le serpent, qui repr-

80
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

sentait lintelligence, ne pouvait tre un principe entirement mauvais ; ce quil


conseillait ve, cest ce que les Gnostiques eux aussi tchaient de faire. Si lui-
mme tait mauvais, son conseil tait bon et il devait tre un instrument du
bien. Sa situation vis--vis du Dieu des Juifs devait achever cette transforma-
tion. Le Dmiurge ntant pour les Ophites quun tre infrieur ou mme
mauvais, le serpent entrant en lutte avec lui a fini par devenir le reprsentant
du bon principe qui dfend lhomme contre les usurpations dlohim et qui
cherche laffranchir.
Toutefois, cette conception ne suffit pas expliquer tous les caractres du
serpent chez les Ophites. ct delle vient sen placer une autre, dun ordre
tout diffrent, qui se confond quelquefois avec la premire, mais dont les traits
ne sont pas moins reconnaissables. En effet, dans la religion phnicienne
comme dans la religion chaldenne, le serpent est le symbole du Cosmos. Or,
dans tout lOrient, nous retrouvons cte cte deux manires de concevoir le
monde : lune astronomique et lautre cosmogonique ; toutes les ides des an-
ciens sur lorigine des choses revtent lune de ces deux formes. De l deux s-
ries de mythes parallles qui, le plus souvent, expriment les mmes ides. On
retrouve aussi ce double caractre chez le serpent. Suivant que lune ou lautre
domine, il est la matire humide qui donne naissance tous les tres, ou bien
le ciel toil qui entoure les sept cieux plantaires, le symbole de la beaut et de
lharmonie de lunivers. Cest du mlange de cette double conception avec celle
de la Gense que sont nes les diffrentes formes du serpent que nous rencon-
trons chez les Ophites ; seulement, ni lune ni lautre ne restent chez eux ce
quelles taient dans les mythes auxquels ils les ont empruntes.
Il est trois lments, en effet, dont il faut toujours tenir compte lorsquon
tudie les sectes ophites. Ce sont : dune part lidalisme gnostique, de lautre
leur haine contre la matire et leur opposition au judasme ; ces deux derniers,
du reste, dcoulent du premier, comme nous lavons dj fait observer. Sous
linfluence de cet idalisme, le mythe dAdamas se transforme ; Adamas devient
un principe spirituel ; il est le Fils, la premire manifestation de lEsprit absolu.
Sous cette nouvelle forme, il a encore pour symbole le serpent, seulement ce-

81
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

lui-ci ne conserve du principe cosmogonique que le rang et le caractre univer-


sel ; les Ophites transportent sur lui tous les attributs du serpent de la Gense,
qui est pour eux, ainsi que nous lavons vu, la puissance intelligente et bonne ;
tandis que le serpent, symbole de la matire humide qui se confondait primiti-
vement avec lme du monde, finit par devenir le reprsentant du principe de
destruction, cette eau redoutable laquelle rien ne peut chapper. Cest la con-
ception des Prates, qui atteint une forme encore plus nette chez les Sthiens.
Il est pourtant un systme, celui des Naassniens, o nous trouvons
peine la trace de la conception biblique. Chez eux, le serpent occupe une place
plus minente que dans aucun autre systme ; il est lobjet exclusif de leur
culte, mais il conserve tous les caractres dune puissance cosmogonique ; il est
la source de la vie universelle et le crateur de lesprit aussi bien que de la ma-
tire. Cest que, pour les Naassniens, lopposition de ces deux principes nest
pas absolue ; ils dcoulent dune mme source et leurs symboles se confondent.
Quelle place doit occuper dans cette dduction le serpent des Ophites
dIrne ? Nous ne croyons pas quon puisse y voir, avec M. Lipsius, la forme
primitive de ce dogme. En effet, cest un regard du Dmiurge qui le fait sortir
de la boue du chaos ; il a donc un caractre cosmogonique que nous ne pou-
vons faire driver du rcit de la Gense. Seulement ici, cest le mythe paen qui
a t touff par la conception biblique. Il nous semble en trouver la preuve
dans le double rle du serpent, dun ct crature du Dmiurge, de lautre ins-
trument de la sagesse suprme. On ne peut lexpliquer quen y voyant une con-
fusion des deux principes que nous avons reconnus chez les autres Ophites.
Tertullien nous met sur cette voie ; en effet, tout en exposant le systme des
Ophites dans les mmes termes quIrne, il dit formellement que les Ophites
adoraient le serpent et le plaaient mme au-dessus de Christ ; et, dautre part,
il rserve la crature du Dmiurge le nom dOphiomorphos. Peut-tre mme
trouverions-nous chez Irne un indice de lexistence de ce serpent divin. Nous
y lisons que lhomme se laissa persuader par le serpent, parce quil croyait en-
tendre la voix du Fils. Or, comment lhomme pouvait-il confondre le serpent
avec le Fils, si le Fils ntait pas lui-mme, comme chez les Naassniens, les

82
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Prates et les Sthiens, le serpent spirituel, le serpent den haut, Ophis en face
dOphiomorphos ?
Dailleurs cette distinction seule peut nous faire comprendre le nom des
Ophites. On ne voit pas pourquoi ils auraient pris comme expression suprme
de leur foi cet tre hybride et malfaisant que nous prsente Irne ; encore
moins pourquoi ils lauraient ador. Or, ladoration du serpent parat avoir t
leur signe distinctif. Il jouait dans dautres systmes un rle plus ou moins con-
sidrable ; en dehors mme des sectes que nous avons tudies, nous le retrou-
vons jusque dans la symbolique des Basilidiens ; seuls, les Naassniens et les
Ophites lui avaient vou un culte spcial. Mais ces variations mmes de lide
du serpent nous montrent quelle ne peut pas former le lien logique qui unit
les sectes runies au livre V des Philosophoumena. Il a pu servir de signe de ral-
liement, mais il ntait en quelque sorte quun tendard autour duquel on ve-
nait se grouper. Leur unit repose sur une autre ide dont le serpent ntait que
le symbole.

Adamas et le Dmiurge

Cette ide, nous la trouvons dans le mythe dAdamas. Le systme des


Naassniens, celui des Sthiens et celui des Prates reposent sur une conception
cosmogonique identique : la cration prsente sous la forme dune manation.
Ltre universel sort de lui-mme, il devient son propre objet, et cette ide est
exprime par la naissance dun second homme identique au premier, engendr
dune faon incomprhensible et qui devient son tour le pre de tout ce qui
existe. Comme manation de ltre insondable, il est le fils, le second homme,
Adamas ; comme crateur, il est lesprit, le souffle divin qui donne la vie. Cette
conception forme le fonds de la mtaphysique de tous les Ophites, et elle est
reproduite par tous les systmes que nous connaissons, avec des diffrences
moins considrables que celles qui existent entre les divers mythes paens qui
expriment la mme ide.

83
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

En effet, cette doctrine ntait pas propre aux gnostiques, elle tait com-
mune toute lantiquit smitique. Cest elle que nous avons retrouve en tte
de toutes les cosmogonies phniciennes et babyloniennes que nous ont fait
connatre Sanchoniathon, Brose et Damascius. Cest elle encore que lon en-
seignait dans les mystres orphiques. Seulement, chez les Ophites, cette con-
ception se ddouble. Leur idalisme transforme le procs cosmogonique
quexprimaient ces mythes paens en un procs purement spirituel. Labme
primordial devient peu peu labsolu, et le monde idal qui en tait sorti de-
vient la premire manifestation de labsolu, le Verbe. Dautre part, le procs
cosmogonique, qui embrassait primitivement lensemble des tres, se trouve
ainsi limit la matire, et cette matire, perdant de plus en plus en dignit,
finit par ne plus tre quun principe mauvais qui est en lutte avec lesprit et
dont lesprit doit triompher. Cest encore chez les Sthiens que nous rencon-
trons, exprim le plus clairement, ce dualisme de lesprit et de la matire, au-
quel le gnosticisme na jamais pu se soustraire. Il lui est essentiel, parce quil
marque lintroduction de llment spirituel dans le procs du monde.
On peut dduire le rle du Dmiurge du mythe dAdamas tel que nous
venons de lexposer. Pendant longtemps on ny a vu que le Dieu de lAncien
Testament dtrn et dfigur par lesprit gnostique. Sans doute, par bien des
traits, par les noms mmes quil reoit, le Dmiurge nous rappelle lohim ;
toutefois, cette conception ne saurait tre conserve quavec de grands temp-
raments. En effet, en tudiant la secte des Sthiens, nous avons reconnu que
lide du Dmiurge ntait pas spcialement gnostique, et quelle existait dj
non seulement dans les cosmogonies orphiques sous la forme de Phans, mais
Babylone sous la forme de Bel, et Sidon sous la forme de Chusros ; et cette
ressemblance a t rendue encore plus frappante par le serpent qui tait un de
ses attributs et que nous retrouvons comme son symbole chez les Gnostiques.
Le Dmiurge tait le grand organisateur du chaos ; il ntait donc pas distinct
dAdamas, dans le principe. Mais, par suite de la scission opre par le gnosti-
cisme entre lesprit et la matire, il devait tomber toujours plus bas avec la ma-
tire dont il tait le prince et devenir, en tant que crateur, par une singulire

84
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

contradiction, lennemi de lhomme et ladversaire du principe spirituel avec


lequel il tait primitivement confondu. Cest ce rle de crateur qui nous fait
comprendre comment on a pu le confondre avec le Dieu de lAncien Testa-
ment. Cest mme cette confusion quil faut rapporter les grands dveloppe-
ments que ce mythe a reu dans la plupart des systmes gnostiques. Chez les
Ophites, llment biblique reste dans lombre ; le travail mythologique lui-
mme est peu avanc, et souvent lon ne distingue quavec peine le Dmiurge
du Cosmos quil reprsente.

Pre, Fils, Matire, Les ons

Avec lide dAdamas, nous navons pas encore puis les premiers prin-
cipes des Ophites. En effet, , ct de cette trinit de manifestation qui se
compose du pre, de la mre et du fils, sen place une autre qui nest pas moins
essentielle la conception gnostique de lunivers et qui est forme par le pre,
le fils et la matire. Nous avons vu que la premire tait la forme sous laquelle
lesprit se reprsentait lorigine des choses. Chacun de ses termes ne correspond
pas , un moment prcis dans lhistoire du monde, il nest que lexpression
dun besoin de la pense : il faut que ltre sorte de lui-mme pour raliser
toute la perfection qui est contenue virtuellement en lui. Cela est vrai du pro-
cs cosmogonique aussi bien que du procs de lesprit. De mme que lesprit
indtermin devient lesprit parfait ou le Fils, le chaos donne naissance au
Cosmos. Dans cette trinit, le pre reprsente ltre en soi, la mre exprime la
loi qui loblige sortir de lui-mme et se prendre comme son propre objet, le
fils en est la manifestation parfaite. Cette conception nest pas propre au gnos-
ticisme ; il lavait emprunte lantiquit smitique, et M. de Rong la retrou-
ve en gypte sous une forme presque aussi abstraite, sur des monuments de la
18e dynastie : Le Dieu c sengendre lui-mme, de lui-mme et par lui-mme.
Mais les Gnostiques, en transportant leur idalisme dans le procs cosmo-
gonique, avaient rompu lunit du monde. En face du monde de la matire se
dressait le monde de lesprit qui tait dune nature absolument diffrente.

85
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Lunivers leur apparaissait donc comme la juxtaposition de deux principes op-


poss et entre lesquels tout contact tait impossible. Toutefois, entre ces deux
principes venait sen placer un troisime. En effet, lesprit ne reste pas toujours
ide pure ; il se manifeste, et lensemble de ses manifestations forme un nou-
veau principe, qui tient une place intermdiaire entre lesprit et la matire. Ce
principe est de la mme essence que lesprit absolu, et pourtant il en est dis-
tinct, car il est soumis au devenir. Toutefois, le but de cette volution nest que
la manifestation parfaite de labsolu, et cest ce quexprime le nom qui sert le
dsigner ; il est le Fils.
Ainsi, tandis que dans la premire trinit nous avions vu le rsultat dune
ncessit logique de lesprit, la seconde triade nous apparat comme un effort
de la pense philosophique pour sexpliquer la prsence de lesprit au sein de la
matire. Seulement, tout ce travail de la pense part dune conception dualiste
du monde. Nous ne sommes pas, en effet, en prsence de trois termes gaux
pouvant se ramener une unit suprieure ; le pre et le fils sont dun ct, la
matire de lautre ; et si la loi du progrs oblige lesprit passer par la matire,
la matire elle-mme reste en dehors du procs universel.
Cest dans ce double procs de lesprit et du monde quil faut chercher
lexplication des ons. En effet, la notion don est complexe ; elle se compose
de deux lments : lun emprunt la mythologie ancienne, lautre spciale-
ment gnostique. Elle suppose dabord lide de couple. Le procs du monde
apparat en effet lesprit oriental comme une succession de moments dont
chacun prcise davantage lide contenue dans celui qui le prcde.
Chacun de ces moments contient donc une certaine part de ralit, mais
en mme temps il renferme des lments encore indtermins ; cest cette ide
quexprime le couple : ltre doit sortir de lui-mme pour raliser toutes les
vertus quil renferme encore ltat latent. Cette conception nest pas nouvelle
pour nous. Elle nest que la rptition plusieurs tages successifs de lide qui
avait donn naissance au mythe dAdamas. Aussi le nom mme don nest pas
spcial aux Gnostiques, et, par son origine, il appartient la mythologie phni-
cienne.

86
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Mais lide de couple, mme dune srie de couples, npuise pas encore la
notion don. Dans les cosmogonies, soit phniciennes, soit chaldennes, les
couples aboutissent lhomme ; chez les Gnostiques, ils sarrtent au seuil de la
ralit. Cest quils expriment non plus les diffrentes priodes de lhistoire du
monde, mais les diffrentes phases par lesquelles passe lEsprit pour arriver
prendre conscience de lui-mme. Or, plus lidalisme gnostique augmentait
labme qui sparait lesprit de la matire, plus taient nombreuses les formes
quil devait revtir pour arriver jusqu elle, mais aussi plus ces formes devenait
creuses. Chez Valentin, elles ne rpondent plus des moments rels, elles ne
sont plus que les cadres qui renferment des ides abstraites, et, chez ses succes-
seurs-, ces noms eux-mmes perdent leur valeur, et il ne reste plus leur place
que le chiffre qui contient seul toute la ralit. Les systmes ophites nous font
assister cette transformation. Lmanation de lesprit sy trouve, mais rduite
sa plus simple expression. LEsprit indtermin engendre le second homme
qui se ddouble et donne son tour naissance tous les tres vivants.
Llment gnostique nest pas encore dvelopp, mais il est dj sensible. Le
Buthos nest pas la matire inorganise, il est la source commune de lesprit et
de la matire ; de l cette indcision dont se ressent toute la mtaphysique des
Prates. Les Sthiens accentuent encore davantage cette distinction. Chez eux,
en effet, nous trouvons deux procs qui saccomplissent lun au-dessous de
lautre, le procs de lesprit en haut, et en bas le procs cosmogonique. Enfin,
les Ophites dIrne reculent davantage encore lEsprit indtermin en plaant
un nouvel intermdiaire entre lui et la matire, et en distinguant le Buthos du
premier homme. Mais ils marquent surtout une nouvelle priode du gnosti-
cisme par lintroduction du personnage dAchamoth.
Nous naurions proprement pas parler ici du mythe dAchamoth, puis-
quil est absent des systmes qui nous occupent, mais cette absence mme nous
oblige le faire, puisquon a voulu en tirer un argument contre lanciennet
des sectes ophites dont nous parle saint Hippolyte. Or, si lon y regarde bien, le
mythe dAchamoth nest que la consquence ncessaire de la scission toujours
plus grande opre par lidalisme gnostique entre lesprit et la matire. En

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

effet, plus on rabaissait la matire et plus il devenait impossible de sexpliquer


la prsence de lesprit dans le monde sans une chute ; arriv au dernier des
ons du plrma, on avait encore un saut norme faire pour rejoindre notre
terre et toutes les puissances qui la rgissent. Et pourtant le gnosticisme devait
poursuivre le procs de lesprit jusque dans la matire o il est enferm ; cet
asservissement momentan ne devait tre, lui aussi, quun des moments par
lesquels lesprit tait oblig de passer pour arriver la parfaite manifestation de
toute la perfection qui tait contenue virtuellement en lui. Cest cette ide que
personnifie Achamoth. Mais elle marque surtout un nouveau pas du gnosti-
cisme, parce que, avec elle, nous voyons lide morale se faire une place dans la
conception du monde. Ses souffrances sont la consquence dune chute relle
quelle stait attire par son orgueil, en voulant slever jusqu la connaissance
de labsolu en dehors des lois que lui imposait sa nature. Cette chute ncessite
un relvement et explique lintervention de Jsus et son uvre rdemptrice.
Toutefois, ce salut reste toujours un salut intellectuel ; comme ctait la fausse
connaissance qui avait fait tomber Achamoth, cest la vritable connaissance
apporte par Jsus qui sauve, et le salut ne sapplique qu la descendance
dAchamoth. ct de lidalisme gnostique, le dualisme persiste et ne trouve
une fin que dans la destruction de la matire. Tout ce procs est inconnu aux
Ophites des Philosophoumena ; il se rattache un autre courant, au courant
judo-alexandrin, et ce nest quen gypte que les Ophites devaient le rencon-
trer et sen emparer.

LES SECTES

Il rsulte de tout ce qui prcde que lon ne saurait placer en tte des sys-
tmes ophites celui dont nous parle Irne. Nous y trouvons des ides qui ap-
partiennent un dveloppement postrieur et une autre branche du gnosti-
cisme. Au contraire, dans les sectes que nous font connatre les Philosophoume-
na, les lments spcialement gnostiques, ceux qui formeront plus tard la base
des grands systmes qui ont eu leur centre Alexandrie, Athnes ou Rome,

88
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

sont ou bien totalement absents, ou bien peine dvelopps. Ce qui y domine,


cest dune part un mythe paen, celui dAdamas, symbolis par le serpent ; de
lautre, une conception dualiste du monde issue de lidalisme gnostique.
Mais sil est facile de ramener tes systmes une conception unique, il est
plus difficile de les rattacher une mme origine. Nous croyons mme que ce
serait faire un travail inutile que de chercher la secte qui a donn naissance aux
autres, car il ny en a pas eu. Dans le gnosticisme, lunit ne se place pas au
dbut ; elle rside tout entire dans lide qui transformait dune manire uni-
forme les mythes qui lui avaient servi de point de dpart. lorigine se placent
les mythes avec linfinie varit de formes dont les revtait le symbolisme des
mystres, et chacune de ces formes, pour ainsi dire, correspondait une secte
spciale qui formait une petite glise. De mme que le gnosticisme dans son
ensemble, chaque secte en particulier a eu son histoire et a d subir la loi du
dveloppement ; et nous serions dautant plus embarrass de classer dune ma-
nire rigoureuse les sectes qui nous occupent, que plusieurs dentre elles, tout
en appartenant par la forme sous laquelle elles nous sont parvenues une
poque assez rcente, remontaient sans doute beaucoup plus haut.
Pourtant il est peut-tre possible dy retrouver un certain ordre. Un pre-
mier fait qui parait hors de doute, cest quil faut chercher leur berceau en Asie.
Leur serpent est le serpent des cosmogonies smitiques ; il est la manifestation
sensible du Cosmos, le symbole de lordre et de lharmonie de lunivers ; il est
non-seulement une divinit, mais une des premires ; et lon ne saurait ad-
mettre que cette conception nest quune addition postrieure, car elle est es-
sentielle leur systme ; autrement, leur nom mme serait inexplicable. Le
mythe dAdamas, auquel le serpent sert de symbole, est aussi moins loign de
sa forme primitive que dans les systmes o nous le retrouvons plus tard en
gypte.
Cest sur ce sol de lAsie, sans doute en Phrygie, quest ne et sest dve-
loppe la secte des Naassniens. Cest l, en tout cas, que nous les rencontrons
lpoque de saint Hippolyte. Leurs livres apocryphes, leurs hymnes, la diver-
sit des mythes auxquels ils avaient recours, assignent leur systme, tel que

89
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

nous lexpose saint Hippolyte, une poque assez rcente ; mais ils attestent aus-
si une secte qui avait dj devant elle une longue existence. Nous ferons la
mme remarque au sujet des Prates ; seulement, ce nest pas dans lAsie ant-
rieure quil faut les chercher, mais en Msopotamie ; cela ressort aussi bien du
caractre astrologique de leur mythologie, que du nom mme de leur prtendu
fondateur. Mais il en rsulte aussi que lon ne peut les faire driver de la mme
source que les Naassniens.
Enfin, les Sthiens nous reprsentent encore une autre varit de la mme
hrsie. Ce sont eux peut-tre qui ont conserv le symbolisme des mythes sur
lesquels ils sappuyaient dans sa plus grande puret. Leur patrie nest gure
douteuse, quoique saint Hippolyte dise les avoir rencontrs en gypte. Leur
hros, Seth, nest lui-mme que le grand dieu de lAssyrie. On retrouve, du
reste, leurs traces en Asie, dans le pays qui stendait entre la mer Morte et
lEuphrate, jusquau cinquime et mme au sixime sicle.
Ces diffrentes sectes ne sont dailleurs pas toujours restes en Asie. Il est
possible que les Sthiens se soient rpandus jusquen gypte ; il est mme diffi-
cile de croire quune secte qui a persist aussi longtemps nait pas eu de nom-
breuses ramifications ; peut-tre faut-il en voir un rameau dtach dans cette
petite secte dont saint piphane parle , la suite des Nicolates, sans en dire le
nom, et qui prsente avec les Sthiens de si grandes analogies. Mais, ce qui est
possible pour les Sthiens, est certain pour les Naassniens. Saint Hippolyte
lui-mme nous apprend quils portaient aussi le nom de Gnostiques. Or, saint
piphane nous a fait connatre une secte de ce nom qui tait rpandue gale-
ment en Asie et en gypte, et dont le systme sert en quelque sorte
dintermdiaire entre celui des Naassniens et celui des Ophites.138 Ces hr-

138
Peut-tre est-ce cette secte quil faut rattacher un ouvrage rcemment dcouvert, la Pistis
Sophia. De nombreux indices nous portent le supposer. Il ne serait mme pas impossible
que ce manuscrit nous ait conserv les Parv interrogations Mari que saint piphane cite
parmi les livres dont faisaient usage les Gnostiques. Toutefois, ce nest pas ici le lieu de dve-
lopper les arguments qui militent en faveur de cette hypothse. Nous nous bornons donc
lindiquer sans y insister davantage.

90
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

tiques, au milieu desquels il a vcu, portaient encore dautres noms ; on les


appelait aussi : Stratiotiques, Phibionites, Coddiens et Borboriens. Sans doute,
sous ces Borboriens il ne faut pas voir autre chose que la secte si connue des
Barbliotes. Mais de tous les renseignements de saint piphane, le plus pr-
cieux peut-tre, cest quil nous apprend que les Ophites se rattachaient, par
leur origine, aux Gnostiques ; or, les Ophites dont il parle ainsi sont les
mlites que ceux dIrne. En effet, ce renseignement confirme le rsultat au-
quel nous tions arriv par la comparaison des deux systmes. Les Ophites
nous prsentent la mme secte que les Naassniens, mais transforme par
linfluence de lcole de Valentin. Ainsi, loin de reprsenter la forme primitive
de lhrsie ophite, ils nen sont quune forme secondaire, et si les doctrines qui
formaient le fonds commun des diffrents systmes ophites nen ont pas dispa-
ru, elles ont t relgues au second plan par une conception nouvelle.
Nous sommes loin de cette unit artificielle que lon croyait pouvoir ta-
blir entre les diffrentes sectes que lon est convenu de dsigner sous le nom
dOphites. Elles nous apparaissent, en effet, non plus comme les altrations
dun systme unique, mais comme autant de modifications dune mme con-
ception cosmogonique transforme par lidalisme gnostique ; et cette concep-
tion nest pas celle dun homme ou dune secte particulire, cest la conception
qui rgnait depuis Byblos et Sidon jusqu Hirapolis dun ct, et de lautre
jusqu Babylone. Parmi ces sectes, une ou deux seulement portaient le nom
dOphites ; les autres se dsignaient par des noms emprunts le plus souvent
un mythe particulier. Et pourtant, en les runissant sous ce nom, on ne stait
pas tromp de beaucoup, si lon voulait exprimer par l quelles reposaient
toutes sur une mme doctrine fondamentale.
Mais il nous faut aller encore plus loin. Il est dautres sectes chez lesquelles
nous ne retrouvons pas le serpent, mais qui reproduisent nanmoins la mme
conception gnrale, et quil nous faut encore classer dans la mme catgorie.
Le serpent, en effet, nest quun symbole ; or, de mme que luf du monde
ou la matrice manquent dans certaines cosmogonies qui ont cependant un ca-
ractre profondment phnicien ou babylonien, de mme, chez les Gnostiques,

91
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

le serpent peut tre absent de systmes qui se rattachent au mme courant


dides que ceux des Ophites. Nous arrivons ainsi voir dans les Ophites et
dans les sectes parentes, non plus quelques hrtiques qui, tout en ayant t
trs puissants une certaine poque, sont toujours rests en dehors du vritable
courant gnostique, mais tout une branche du gnosticisme, qui se partage elle-
mme en un nombre infini de rameaux ; ou plutt, le gnosticisme nous appa-
rat comme rattach par des liens tout autrement intimes au monde oriental,
dans lequel il plonge par toutes ses racines.

CONSQUENCES POUR LE GNOSTICISME EN GNRAL

En voyant la part quont eue les mythes paens dans la formation des doc-
trines ophites, on arrive se demander jusqu quel point ces hrtiques taient
des Chrtiens. Il est certain que les Philosophoumena nous obligent modifier
toute notre manire denvisager le gnosticisme. On ne peut plus y voir un cou-
rant unique qui prit naissance un certain moment dans le sein du christia-
nisme, y grandit jusqu en menacer lexistence, puis sapaisa et finit par rentrer
dans le lit de la pense chrtienne. Nous sommes forc de distinguer plusieurs
courants parfaitement distincts, ayant eu chacun leur origine et leur dvelop-
pement propres. Ce, sont dun ct les mythes cosmogoniques de lOrient,
dun autre la mythologie juive, dun autre encore la philosophie alexandrine.
Parmi ces diffrents courants, le courant oriental et paen occupe une place
beaucoup plus considrable quon navait pu le souponner jusqu prsent. En
effet, les principales ides qui se retrouvent au fond de tous les systmes gnos-
tiques sont celles que lon enseignait dans les mystres. Ctaient les mythes
dAdonis et dAphrodite, dOsiris et dIsis, celui du Dmiurge et celui de la
naissance de luf cosmique, qui tous exprimaient une mme conception cos-
mogonique reprsente sous une forme sensuelle et souvent immorale. Ces
ides avaient pass avec tout lattirail de leurs symboles dans le gnosticisme ; et
lorsque les Gnostiques taient runis par leurs pratiques superstitieuses autour
de lautel du serpent, on aurait pu se demander si lon tait en prsence de

92
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

chrtiens ou de paens. Eux-mmes, du reste, faisaient peine cette distinction,


et saint Hippolyte nous apprend que les Naassniens assistaient aux mystres
de la Grande Desse de Phrygie parce quils y voyaient lexpression la plus
complte de leur foi.
On ne doit point sen tonner, car toute la conception gnostique repose
sur le principe mme des mystres. Cest aux mystres que les Gnostiques
avaient emprunt la grande division qui partageait lhumanit en hommes spi-
rituels, animaux et matriels. Leur notion fondamentale, celle de la Gnose,
nest elle-mme que le rsultat de cette distinction. La Gnose, tait la science
suprieure que lon enseignait dans les mystres et qui tait rserve aux initis.
Cette science, les Gnostiques se lattribuaient en propre et la refusaient tous
les autres, mme aux Chrtiens, et voil pourquoi ils en prenaient le nom.
Mais ils ntaient pas les seuls se lattribuer ; les Phniciens, aussi bien que les
Assyriens et les gyptiens, avaient leur Gnose, et lon ne peut remonter si haut
quon nen trouve dj les traces dans leur religion.
Toutefois, ces mythes ne restaient pas chez les Gnostiques ce quils taient
dans les mystres paens ; ils les transformaient par leur idalisme. Partout, au
procs du monde, ils substituaient le procs de lesprit ; en face du monde ma-
triel sen dressait un autre, le monde spirituel, et leur opposition devait tre
dautant plus grande que lide gnostique se dgageait davantage du mythe qui
lui avait servi de moule. Il en rsultait un dualisme qui nest pas moins essen-
tiel au gnosticisme que lide mme de la Gnose. Mais cet idalisme, pour tre
spcialement gnostique, ntait pas un lment chrtien ; car, sil sest dvelop-
p sous linfluence du christianisme, il suffit, pour lexpliquer, de
lintroduction de la philosophie grecque dans la mythologie orientale. II tait
mme contenu en germe dans lide de mystre, et il devait sortir du travail
mythologique de lesprit sur des conceptions qui taient depuis longtemps d-
passes.
Et pourtant le gnosticisme est un phnomne exclusivement chrtien.
Cest quil nest pas seulement une mythologie ni une doctrine philosophique,
il prtend tre une religion. La Gnose nest pas une connaissance pure, mais

93
TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

une connaissance qui affranchit. On est sauv par le fait mme quon la pos-
sde. Le salut parla Gnose, voil donc le principe fondamental du gnosticisme ;
or, cette ide de salut, cest au christianisme quil lavait emprunte ; aussi,
dans tous les systmes que nous connaissons, cest la personne de Jsus qui
forme le pivot de lhistoire du monde. Mais, dautre part, le dualisme devait
modifier compltement la notion chrtienne du salut. En effet, la matire tant
relgue en dehors du procs universel, le christianisme ne pouvait plus
sadresser quaux lments spirituels dissmins dans le monde, et pour les sau-
ver, il devait les affranchir du joug de la matire, cest--dire les faire arriver la
conscience de leur vritable nature. Pour les Gnostiques, le salut tait donc
purement intellectuel, il rsidait tout entier dans la connaissance de lordre
suprme. La connaissance de Dieu tait la perfection accomplie.
Le christianisme cessait dtre un fait moral pour ntre plus quune expli-
cation du monde.
Ainsi, le gnosticisme nous apparat comme un effort pour appliquer le
christianisme lexplication du procs universel. Seulement, les Gnostiques ne
pouvaient chercher les termes de ce procs que dans les conceptions qui leur
taient familires. Le cadre seul en tait fourni par le christianisme, mais ce
cadre lui-mme tait rempli parles anciennes ides cosmogoniques de lOrient.
Ce sont elles qui forment le vrai fonds du gnosticisme, tandis que le christia-
nisme en disparat presque entirement. Il ne se rattache plus par un lien lo-
gique et ncessaire la mythologie des Gnostiques, et il noccupe que la place
quon ne peut refuser un fait historique.
Bunsen a dit, en parlant du christianisme, et on a rpt aprs lui, quil fal-
lait traduire le smitique en japhtique. Cette pense, juste si lon na en vue
que la forme sous laquelle se prsentait lide chrtienne, cesse de ltre si lon
veut voir dans cette ide elle-mme une conception smitique. En effet, le
gnosticisme a t une tentative pour substituer une pense smitique la pen-
se chrtienne. Or, il na pu le faire sans enlever entirement au christianisme
son vritable caractre.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Ce fut, comme dit Herder dans un langage plein dun sentiment juste
sil nest pas rigoureusement exact, un dluge de lantique et obscure sagesse
qui descendit de Bactriane jusquen Arabie et en gypte, et envahit le christia-
nisme, aprs avoir pris la couleur des diffrents terrains sur lesquels il avait s-
journ. Dans cette lutte de lesprit ancien contre lesprit nouveau, le gnosti-
cisme devait succomber, parce quil tait anim du vieil esprit dualiste, de
lesprit de caste qui tait incompatible avec lesprit chrtien. Ce qui devait tre
dtruit, ce ntaient pas seulement les vieux vaisseaux, cest--dire le cadre du
judasme, mais aussi le vieux vin, cest--dire le Buthos et Adamas et le D-
miurge et tous les obstacles que lon mettait entre Dieu et lhomme. Le chris-
tianisme les a anantis en mettant lhomme directement en rapport avec Dieu,
et en plaant le salut, non dans la Connaissance, mais, comme le disait Mar-
cion, dans le sentiment de lme pardonne par la libre grce de Dieu. Et le
nom de ce sentiment nouveau, cest : la Foi.

Nous rsumons dans les thses suivantes les principales conclusions aux-
quelles nous a conduit cette tude :
Des quatre sectes que contient le livre V des Philosophoumena, une seule,
celle de Justin, est entirement neuve ; une autre, celle des Naassniens, nous
tait dj parvenue sous une autre forme ; les deux dernires, celles des Prates
et des Sthiens, taient depuis longtemps mais imparfaitement connues.
La secte de Justin ne se rattache pas au mme courant dides que les
autres. Elle est un judasme transform en mythologie.
Les Naassniens ne sont pas identiques aux Ophites dIrne. Ils nous re-
prsentent la mme hrsie, mais sous une forme plus primitive. Leur secte a
pris naissance et sest dveloppe en Asie.
Les Ophites dIrne se sont forms en Asie sous linfluence de lcole de
Valentin.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

Les Prates sont ns sur les bords de lEuphrate. Leur thologie est tout
imprgne dlments chaldens. Leur chef Euphrats est la personnification
dune ide mystique.
Les Sthiens nous ont conservs, sous sa forme la plus complte, le mythe
orphique de lmanation universelle. Leur dieu Seth nest pas le patriarche bi-
blique, mais sans doute le grand dieu de lAssyrie, Assur.
Les trois sectes des Naassniens, des Prates et des Sthiens reposent sur
une mme conception cosmogonique, celle dAdamas, plus ou moins trans-
forme par lidalisme gnostique.
Le serpent est le symbole de ce personnage mythologique qui reprsentait
le Cosmos, premire manation du chaos.
Les diffrentes formes que revt le serpent chez les Gnostiques proviennent
de la fusion de lide paenne du serpent avec lide biblique.
Ces trois sectes se rattachent elles-mmes une grande branche du gnosti-
cisme quon pourrait appeler la branche orientale. Elles ne proviennent pas
dune secte unique, mais dune manire unique denvisager le procs qui relie
Dieu au monde.
Cette manire est celle qui domine dans toutes les religions de lAsie occi-
dentale, depuis la Phrygie et la Phnicie jusqu lEuphrate.
Il faut distinguer la Gnose du gnosticisme. Lide dune Gnose se retrouve
dans tous les mystres, le gnosticisme est un phnomne exclusivement chr-
tien.
Envisag en soi, le gnosticisme est un effort pour appliquer le christia-
nisme lexplication du problme universel.
Considr comme phnomne historique, il a t une invasion dans le
christianisme des thories cosmogoniques de lOrient.
Le principe fondamental du gnosticisme, le salut par la connaissance, est
absolument contraire au principe chrtien, le salut par la foi.

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

TABLE DES MATIRES


PRFACE ....................................................................................................................... 4
PREMIRE PARTIE LES OPHITES AVANT LES PHILOSOPHOUMENA ................. 6
LEUR NOM ............................................................................................................... 6
LES CRITS DES PRES ........................................................................................... 7
IRNE ...................................................................................................................... 8
SAINT PIPHANE ..................................................................................................... 9
LES HISTORIENS MODERNES ............................................................................. 10
NEANDER ............................................................................................................... 11
MATTER.................................................................................................................. 12
BAUR ....................................................................................................................... 14
SECONDE PARTIE LES DOCUMENTS DES PHILOSOPHOUMENA .................... 16
INTRODUCTION................................................................................................... 16
LES PHILOSOPHOUMENA ................................................................................... 16
LES NAASSNIENS ................................................................................................. 20
Leurs sources ........................................................................................................... 20
La doctrine des Naassniens....................................................................................... 21
Comparaison avec les Ophites dIrne ........................................................................ 27
La mythologie des Naassniens ................................................................................... 30
La patrie des Naassniens.......................................................................................... 38
LES PRATES .......................................................................................................... 42
EUPHRATS ........................................................................................................... 43
La doctrine des Prates ............................................................................................. 45
Les premiers principes ............................................................................................... 45
Cosmogonie............................................................................................................. 48
Le serpent mdiateur entre Dieu et le monde ............................................................... 52
Le salut .................................................................................................................. 55

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TUDE DES DOCUMENTS NOUVEAUX FOURNIS SUR LES OPHITES

La patrie des Prates................................................................................................. 56


LES STHIENS ........................................................................................................ 58
Le procs mtaphysique ............................................................................................. 59
Le procs lintrieur de la matire ............................................................................ 61
Les sources de la doctrine des Sthiens ......................................................................... 63
SETH........................................................................................................................ 68
JUSTIN .................................................................................................................... 72
Les Justiniens Leurs sources ................................................................................... 73
Leur systme ............................................................................................................ 74
Critique ................................................................................................................. 76
TROISIME PARTIE MODIFICATIONS APPORTES LA CONCEPTION DES
OPHITES ..................................................................................................................... 79
LES IDES ............................................................................................................... 80
Le Serpent............................................................................................................... 80
Adamas et le Dmiurge............................................................................................. 83
Pre, Fils, Matire, Les ons ..................................................................................... 85
LES SECTES ............................................................................................................. 88
CONSQUENCES POUR LE GNOSTICISME EN GNRAL .............................. 92

Arbre dOr, Cortaillod, (ne), Suisse, janvier 2009


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Illustration de couverture : Le serpent Ouroboros, D.R.
Composition et mise en page : Athena Productions / PP

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