Cioran Emil Le Livre Des Leurres 1992 Gallimard
Cioran Emil Le Livre Des Leurres 1992 Gallimard
Cioran Emil Le Livre Des Leurres 1992 Gallimard
CIORAN
LE LIVRE DES LEURRES
Gallimard
1992
Traduction de GRAZYTSA KLEWEK et THOMAS BAZIN
Titre original : Cartea Amgirilor.
crit en 1936 ; publi Bucarest en 1936.
I
EXTASE MUSICALE
Je sens que je perds de la matire, que mes rsistances physiques tombent et que je me dissous dans
lharmonie et la monte de mlodies intrieures. Une sensation diffuse, un sentiment ineffable me
rduisent une somme indtermine de vibrations, de rsonances intimes et de sonorits envotantes.
Tout ce que jai cru singulier en moi, isol dans la solitude matrielle, fix dans une consistance
physique et dtermin par une structure rigide, semble stre rsolu dans un rythme dune fascination
sduisante et dune fluidit insaisissable. Comment pourrais-je dcrire avec des mots la faon dont les
mlodies se dploient, et celle qua mon corps de vibrer, intgr la vibration universelle, voluant dans
des sinuosits fascinantes dont lirralit arienne me transporte ? Dans les moments de musicalisation
intrieure, je perdais le got des matrialits pesantes, je perdais ma substance minrale, cette
ptrification qui me reliait une fatalit cosmique, et je mlanais dans lespace, berc de mirages,
oublieux de leur illusion, et de rves, indiffrent leur irralit. Nul ne comprendra le sortilge
irrsistible des mlodies intrieures, nul ne ressentira lexaltation et la batitude sil ne se rjouit de cette
irralit et naime le rve plus que lvidence. Ltat musical nest pas une illusion parce que aucune
illusion ne peut donner ni certitude dune telle ampleur, ni sensation organique dabsolu, de vcu
incomparable, significative par elle-mme et expressive dans son essence. Dans ces instants, quand nous
rsonnons dans lespace et que lespace rsonne en nous, dans ces moments de torrent sonore, de
possession intgrale du monde, je ne peux que me demander pourquoi je ne suis pas lunivers. Personne
na prouv avec une folle et incomparable intensit le sentiment musical de lexistence, sil na t pris
du dsir de cette exclusivit absolue, sil na fait preuve dun imprialisme mtaphysique irrmdiable,
en dsirant abolir les frontires qui sparent le monde du moi. Ltat musical associe dans lindividu
lgosme absolu la plus haute gnrosit. On veut tre seulement soi, non par orgueil mesquin mais par
volont suprme dunit, par un dsir de rompre les barrires de lindividualit ; pour faire disparatre
non lindividu mais les conditions astreignantes imposes par lexistence de ce monde. Qui na pas
ressenti la disparition du monde, comme ralit limitative, objective et distincte, qui na pas eu la
sensation dabsorber le monde dans ses lans musicaux, ses trpidations et ses vibrations, celui-l ne
comprendra jamais la signification de cette exprience o tout se rduit une universalit sonore,
continue, ascensionnelle, tendant vers les hauteurs dans un agrable chaos. Et quest-ce que ltat musical
sinon un doux chaos dont les vertiges sont des batitudes et les ondulations des ravissements ?
Je veux vivre seulement pour ces instants, o je sens lexistence tout entire comme une mlodie, o
toutes les plaies de mon tre, tous mes saignements intrieurs, toutes mes larmes retenues et tous les
pressentiments de bonheur que jai eus sous les cieux dt lternel azur, se sont rassembls pour se
fondre en une convergence de sons, en un lan mlodieux et une communion universelle, chaude et sonore.
Je suis ravi et dfaille de joie devant le mystre musical qui repose en moi, qui projette ses reflets en
ondes mlodieuses, qui me dsagrge et rduit ma substance un rythme pur. Jai perdu la substantialit,
cet irrductible qui me donnait une prominence et un contour, qui me faisait frmir devant le monde et
me sentir abandonn dans une solitude mortelle ; et je suis parvenu une immatrialit douce et rythme,
o chercher encore le moi na plus aucun sens, parce que ma mlodisation, ma mtamorphose en mlodie,
en un rythme pur, ma tir des relativits ordinaires de la vie.
Mon vouloir suprme, cette volont persistante, intime, qui me consume et mpuise, serait de ne
jamais revenir des tats musicaux, de vivre exalt, ensorcel et perdu dans une ivresse de mlodies,
dans une brit de sonorits divines, dtre moi-mme une musique des sphres, une explosion de
vibrations, un chant cosmique, lessor en spirale de rsonances. Les chants de la tristesse cessent dtre
douloureux dans cette ivresse et les larmes deviennent ardentes comme lors dune suprme rvlation
mystique. Comment puis-je oublier les larmes contenues de ces batitudes ? Il faudrait mourir pour ne
plus jamais avoir revenir aux autres tats. Dans mon ocan intrieur, coulent autant de larmes que de
vibrations qui ont immatrialis mon tre. Si je mourais cet instant, je serais le plus heureux des
hommes. Jai trop souffert pour que certains bonheurs ne me soient pas insupportables. Et mon bonheur
est si fragile, cern de flammes, travers de tourbillons, de quitudes, de transparences et de dsespoirs
unis dans des lans mlodiques quil me transporte dans une batitude dune intensit bestiale et dune
originalit dmoniaque. On ne saurait vivre jusquau trfonds le sentiment musical de lexistence si lon
ne peut supporter ce tremblement inexprimable, trangement profond, nerveux, tendu et paroxystique.
Trembler jusquau point o tout devient extase. Cet tat nest pas musical sil nest extatique. Lextase
musicale est un retour lidentit, loriginel, aux premires racines de lexistence. Il ny a plus en elle
que le rythme pur de lexistence, le courant immanent et organique de la vie. Jentends la vie. De l,
naissent toutes les rvlations.
Ce nest que dans la musique et dans lamour quon prouve une joie mourir, ce spasme de volupt
sentir quon meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intrieures. Et lon se rjouit lide
dune mort subite qui nous dispenserait de survivre ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec
lide et la conscience obsdante de la mort, nat dans les grandes expriences de lunicit, o lon sent
trs bien que cet tat ne reviendra plus. Il ny a de sensations uniques que dans la musique et dans
lamour ; de tout son tre, on se rend compte quelles ne pourront plus revenir et lon dplore de tout son
cur la vie quotidienne laquelle on retournera. Quelle volupt admirable, lide de pouvoir mourir
dans de tels instants, et que, par-l, on na pas perdu linstant. Car revenir notre existence habituelle
aprs cela est une perte infiniment plus grande que lextinction dfinitive. Le regret de ne pas mourir aux
sommets de ltat musical et rotique nous apprend combien nous avons perdre en vivant. Au moment
o nous concevons la rversibilit de ltat musical et rotique, quand nous nous pntrons organiquement
de lide dune possibilit de renaissance, quand lunicit nous apparat une simple illusion, nous ne
pouvons plus parler de la joie de mourir et nous revenons au sentiment de la mort immanente la vie, qui
ne fait delle quun chemin vers la mort. Il faudrait cultiver les tats uniques, ces tats inconcevables
comme rversibles, pour sombrer dans des volupts mortelles.
La musique et lamour ne peuvent vaincre la mort, car il est dans leur essence de sen rapprocher au
fur et mesure quils gagnent en intensit. Ils ne peuvent constituer des armes contre la mort que dans
leurs phases premires. Seuls une musique calme et un amour paisible peuvent la combattre. Il ny a pas
de parent entre lamour et la mort pas plus quil ny en a entre la musique et la mort, car leur relation
stablit par un saut ; un saut qui peut ntre quune impression, mais qui, intrieurement, nen est pas
moins significatif. Le saut rotique et le saut musical dans la mort ! Le premier nous lance par son
insupportable plnitude, le second brise les rsistances de lindividualit par une vibration totale. Quil
se soit trouv des hommes pour se suicider par incapacit de supporter encore les folies de lamour,
rhabilite le genre humain ; de mme, les folies que lhomme prouve dans lexprience musicale. Il est
criminel de ne pas comprendre et de ne pas ressentir la musique. a lest aussi de ne pas sentir quon
pourrait commettre un crime en de tels instants.
Les tats nont de valeur et nexpriment une profondeur exceptionnelle que sils amnent au regret de
ne pas mourir. Celui qui, chaque seconde, sentirait quil meurt cause deux atteindrait le sentiment de
la vie le plus profond. Bien que la mort commence pour nous tous avec la vie, peu dentre nous ont
limpression de mourir chaque instant.
Raliser sans cesse le saut musical et rotique dans la mort ! Ou le faire driver de sa solitude, quil
soit la solitude de ltre, la solitude ultime. Comment peut-il encore y avoir dautres solitudes aprs elle,
comment peut-il encore y avoir dautres tristesses ? Que seraient mes joies sans mes tristesses, et que
seraient mes larmes sans mes tristesses et sans mes joies ? Que serait mon chant sans mes prcipices et
ma mission sans mon dsespoir ?
Maudit soit linstant o la vie a commenc prendre forme et sindividualiser ; car alors, est ne la
solitude de ltre et la souffrance dtre seulement soi, dtre abandonn. La vie a voulu saffirmer par
individuation ; quand elle y est parvenue, elle a fait preuve dimprialisme. Mais lorsquelle a chou,
cest la solitude qui est advenue, bien que, pour une vision plus profonde, limprialisme ne soit quune
forme par laquelle ltre fuit la solitude. On accumule, on triomphe, on gagne et lon combat pour
chapper soi-mme, pour vaincre la souffrance de ntre au fond que soi-mme. Car si la solitude
prouve bien la ralit de son tre, elle ne garantit aucunement celle de la vie en gnral. Le sentiment de
solitude crot mesure que grandit le sentiment dirralit de la vie. Depuis le jour o la vie a voulu tre
plus quune simple potentialit et sest actualise dans des individus, la crainte de lunicit et la peur
dtre seul sont nes ; et le dsir qua ltre individuel de dpasser ce processus maudit nexprime que la
tentative de fuir la solitude, cette solitude mtaphysique o lon se sent abandonn, non seulement en
certains lments, mais organiquement et essentiellement dans sa nature. Voil pourquoi la solitude cesse
de constituer un attribut de ltre seulement quand il cesse dexister.
DU BONHEUR DE NTRE PAS SAINT
Une longue douleur ne peut rendre quimbcile ou saint. Nul ne conteste cependant le premier terme
de lalternative ; car il est impossible davoir peur ou de se rjouir dun ventuel abtissement, de cette
paralysie des sens engendre par trop de souffrance. Un tel tat ne saurait susciter ni peur ni joie car nous
savons bien quil exclut la lucidit, interdit la comparaison avec nos tats antrieurs, et empche de
craindre pour son destin. Mais combien lesprit de lhomme est glac deffroi lide quil pourrait
devenir saint ; combien de craintes inavoues lenvahissent quand il pressent obscurment que sa douleur
va le prcipiter dans la saintet. Personne ne veut mourir imbcile, comme personne ne veut vivre saint.
Mais quand on le devient, on fait sans le vouloir de son destin une mission et de la fatalit un but.
Les prmices et les degrs de la saintet sont pouvantables, pas la saintet elle-mme. Ils suscitent
des peurs inexplicables, dautant plus grandes quils apparaissent dans la jeunesse. On souffre lide
que notre vie puisse sinterrompre avant que nous ne mourions, quelle sarrte alors que nous sommes
dj parvenus au sommet de la lucidit, o lon voit tout dans une telle clart que mme lobscurit brille
jusqu nous aveugler. Il y a tant de renoncements dans la saintet quun jeune homme, aussi triste quait
t jusqualors son existence, ne peut se rsoudre vivre sans les surprises agrables de la mdiocrit.
Russir un jour ne plus tre mdiocre, accder un tat o lon na plus aucun lien avec la vie, ne peut
inspirer que du regret ; et la pense vous taraude que, dans la saintet, on naura mme plus le regret de
la vie quon a perdue ni lespoir dtre dsespr.
La peur de devenir saint
Comment ne pas craindre la saintet quand on se croyait seulement capable de flammes, dlans
barbares et dexplosions, quand on rvait dexaltation infinie, et qu leur place, on constate la stagnation
intrieure et le suspens du cours de la vie, dont la signification solennelle vous tonne. Car il y a quelque
chose de solennel dans ces silences vitaux et ces deuils organiques, symptmes troublants de la saintet,
tats inquitants de pr-saintet.
Navez-vous pas senti un jour la vie sarrter en vous ? Navez-vous jamais souffert que la vie se
taise ?
Navez-vous pas senti que vos instincts se dissolvaient et se retiraient comme dans un reflux dfinitif ?
Et navez-vous pas senti dans ce reflux la solitude davoir t abandonn par la vie ?
La saintet est cet tat o lhomme continue de vivre alors que la vie sest retire de lui, comme leau
de la mer. Aussi lme dun saint ressemble-t-elle une mer dserte, dans laquelle tout tient. Il est donn
lhomme de passer de la joie dentendre la vie la tristesse de la sentir sarrter. Il est donc mis en
face du problme suivant : vivre dans lexistence ct ou au-del de la vie. Toute la tragdie de
lhomme est de ne pouvoir vivre dans, mais seulement en de ou au-del. Il ne peut ainsi parler que du
triomphe et de la dfaite, du profit et de la perte ; de mme, il ne peut vivre dans le monde, mais se dbat
en vain entre le paradis et lenfer, entre llvation et la chute.
Il y a des tats que Dieu lui-mme ne peut imaginer, car les tats vraiment grands ne peuvent natre que
de limperfection. Mes dsespoirs me rendent suprieur toute divinit. Cest un plaisir de penser que
seule limperfection peut encore nous apprendre quelque chose.
Mattacher de toutes mes forces mon imperfection, mon dsespoir et ma mort.
Que dire de lhomme qui ne veut pas avoir la sagesse lmentaire de dpasser la souffrance ? Mais les
souffrances relles peuvent-elles vraiment tre dpasses ? Existe-t-il encore une valeur extrieure
laquelle elles pourraient tre rapportes ? On mobjectera en vain que la souffrance na pas de racines
ontologiques et quelle ne peut tre comprise comme appartenant la structure de lexistence. Quelle
valeur peut bien avoir cette objection devant des hommes dont lexistence tout entire se dfinit par la
souffrance ? Aprs tant de tourments, on deviendrait seulement saint ! La souffrance ne mrite-t-elle pas
une rcompense plus grande, celle de la mort ? Rjouissons-nous pourtant de ce que, dans ce monde, la
mort au moins nest pas approximative.
Peur de devenir saint ou regret de ne pas mourir.
DU PLUS GRAND REGRET
Regret de ne pas avoir ralis la vie pure en soi, dtre infest de conscience, desprit, dides et
de valeurs ; davoir t tourment de regrets, de dsespoirs, dobsessions et de supplices ; de stre senti
mourir chaque pas, chaque rythme et chaque instant de la vie ; davoir t tortur tout moment par
la peur du nant, la pense de linanit et la crainte dexister.
Regret de ntre pas la vie pure, que la vie ne soit pas un chant, un lan et une vibration qui vous
traversent, regret de ntre pas une aspiration pure jusqu lillusion et chaude jusquau rconfort, de
ntre pas une batitude, une extase, une mort de lumire.
Jaurais voulu que la vie circult en moi avec une plnitude insoutenable, quelle y dessint ses
mouvements anonymes davant lindividuation, dsir exclusif de la vie dtre partout, et dtre parallle
la mort. Cette vie aurait palpit si fort en moi que son essor aurait t irradiation, explosion de rayons
lumineux, dmence de vibrations. Tout aurait t intgr ce triomphe de ltre et serait uniquement
musique, orgie sonore, attachante et enchanteresse jusqu linsupportable. Jaurais pu tre irresponsable
de la vie qui coulait en moi et cest par ma voix quelle aurait parl !
Il ny a pas de moyen plus efficace de supporter la douleur que la mortification et lautotorture. La
douleur te ronge, te sape et tengloutit ? Frappe-toi, gifle-toi, fouette-toi jusqu ce que tu prouves des
douleurs plus pouvantables. Certes, tu nen triompheras pas de cette faon, mais tu la supporteras et tu
en tireras bien plus quen lacceptant mdiocrement. Offre ton corps la mortification, embrase-le que le
feu en sorte, bande tes nerfs et serre les poings comme pour tout casser, comme pour embrasser le soleil
et repousser les toiles. Que le sang sillonne tes veines en courants chauds, violents et insoutenables ; que
des visions pourpres te ravissent et quune aurole ne du tremblement de la chair, des nerfs et du sang
tblouisse. Que tout brle en toi, pour que la douleur ne te rende pas doux et tide. Le temps nest pas
encore venu o les mortifications, les autotortures et les tourments pourront donner tout ce quils peuvent
car les hommes ne connaissent pas encore le moyen dextraire le feu de la souffrance.
Quand tu sens que la souffrance te subjugue et sinsinue en toi comme pour te paralyser, quelle prend
de lampleur et interrompt ta vie sur place, utilise tout ce que tu possdes pour tout brler en toi, pour
vivifier ton organisme, pour lhbter dexaltation et ltourdir de visions fascinantes. Les ongles dans la
chair et le fouet sur la peau ; le visage tordu comme sil clatait, les yeux injects comme dans leffroi, le
regard perdu, rouge et ple, essaie darrter la dbcle, dviter la noyade morale et la paralysie
organique. Excite tous tes organes, enivre-les de nouvelles douleurs et triomphe de lattraction pour les
tnbres de la souffrance par des souffrances plus grandes encore. Le fouet peut arracher la mort plus
de vie que je ne sais quelles volupts. Fouaille ta chair jusqu ce quelle vibre. Sois sr quaprs un tel
traitement, tu auras moins de regrets et moins de dsespoir.
Nomets pas de tarc-bouter lextrme. Ce nest quainsi que la douleur ne tanantira pas avant ton
heure. Que la tension soit si forte que tes mchoires se crispent, que ta langue se raidisse et que ta
cervelle se ramasse au point de ne plus savoir si tu es rduit au silence ou si tu pousses un cri. La douleur
ne peut tre vaincue qu travers de nouvelles douleurs. Ce qui signifie quune grande douleur ne peut
jamais tre surmonte rellement, mais que nous pouvons seulement lintgrer ou la hirarchiser dans
notre tre. Que par la mortification, jaillissent de toi la foudre, la fume et la poussire ; et que la haine,
le dsespoir et la tristesse surgissent comme la foudre, la fume et la poussire.
Certains ont support la mortification pour gagner le royaume des cieux et pour viter lenfer ;
dautres, seulement pour ne pas tre engloutis par lenfer ; les derniers enfin, uniquement pour ne pas tre
submergs par leur propre enfer.
Cette fustigation diffre essentiellement des flagellations asctiques. Lascte se fouette pour chapper
aux tentations de la vie ; nous, pour chapper celles de la mort. Les uns le font pour renoncer ; les
autres, pour la raison inverse. Rien dhroque selon moi lutter pour vaincre la vie en soi, pour faire
prir les instincts, et difier lesprit sur ses ruines. Lautotorture comme lutte contre la vie a quelque
chose de criminel ; do le caractre inhumain de lascse. Mais se torturer, se fouetter, et sensanglanter
pour vaincre la maladie et matriser la douleur, cest se dchirer pour vivre. Et les dchirements
organiques nont de valeur que si lon parvient par eux retarder la mort. Ne reste ceux qui souffrent
que loffensive. Vous tous qui souffrez, nattendez plus de rconforts parce quils ne viendront pas et ne
vous aideraient pas ; nattendez ni gurisons, ni illusions, ni esprances, parce quil ny en a pas ;
nattendez pas non plus la mort parce quelle vient toujours trop tard aux gens qui souffrent, mais
dchirez-vous, torturez-vous, fouettez-vous la chair jusquau sang pour que la pourriture en vous devienne
un flambeau, et que la chair vibre comme les nerfs, pour que tout, comme dans une hallucination,
sembrase dans un incendie total de ltre ; brlez, frres, jusqu ce que vos douleurs steignent en vous
comme les braises !
On ne peut ni attnuer ni vaincre la souffrance par la concentration intellectuelle. Comment se fixer sur
un problme impersonnel alors que la souffrance vous renvoie chaque instant votre actualit
personnelle et vous rappelle votre existence concrte et individuelle ? Il ny a pas de salut par la pense.
Et sil en est ainsi, cest aussi parce que cela semble inutile de penser autre chose qu sa souffrance ;
souffrance que la pense ne peut quaggraver en atteignant lessence de la souffrance. Ceux qui
soutiennent quils se sont librs des tourments par des proccupations objectives, nont pas connu la
vritable douleur mais seulement quelque inquitude spirituelle passagre, qui navait ni profondeur ni
fondement organique. Tous les doutes lis lge, qui donnent lindividu une sensation dinquitude
provisoire, nont aucune valeur. Le tout est davoir le sentiment de lirrparable, aussi bien pour
lessence que pour la totalit de ta vie. La pense clarifie les autres penses mais nclaire pas les
souffrances. Car, pour ces dernires, il ny a pas dexplications ; ou sil en existe, elles ne prouvent rien
et ne nous les rendent en rien plus supportables. La philosophie est lexpression de linquitude des
hommes impersonnels. Aussi nous aide-t-elle bien peu comprendre dans leur entier les tats dme
dramatiques et ultimes. Pour ceux qui ont dpass la vie sans le vouloir, la philosophie offre trop peu.
Aucune pense na jamais supprim la douleur et aucune ide na chass la peur de la mort. Aussi, laisse
l tes penses, et commence par semer la terreur en toi-mme, avec fureur et exaltation dsespre. Car
les ides nont jamais sauv ni perdu personne. Du cur de ton tre, de cette zone inexplore parce
quelle est trop profonde, jaillis dans une explosion froce, et extrais une telle nergie de ton obscurit
que seule la lumire demeure. Dans cette dmonie, sois fier de ne plus avoir dides mais de ntre que
bouillonnement, obsessions et folie. Sois frntique au point que tes mots enflamment ; que tes paroles
soient si limpides quelles imitent la transparence ardente des larmes. Rejette ta peur par-del ton
inquitude, et agis en sorte que tout tremble dans une apocalypse intrieure et dramatique. lve tout ton
organisme au plus haut niveau et soumets-le la plus haute vibration ; quun rythme intense et acclr
engloutisse la douleur dans ses crispations, la fasse fondre pour lintgrer ses volutions ; de sorte
quune grande folie nous dlivre temporairement dune grande douleur.
Jusqu prsent, le monde ne sest pas laiss convaincre que seules les mthodes brutales de lutte
contre la douleur taient efficaces, et que dans ce domaine, un radicalisme pouss jusqu la bestialit
tait ncessaire. La souffrance nest-elle pas en dfinitive le fait de la bte ? Les souffrances sont
inadmissibles et pourtant, elles relvent plus de la vie que les joies. Qui regrette la puret vitale ne peut
pas ne pas seffrayer de ces taches que sont les souffrances et qui stendent sur la sphre de la vie pour
lassombrir.
Pourquoi faut-il quon continue de souffrir aprs moi ? Peut-il y avoir encore des angoisses et des
douleurs aprs les miennes ? Certains hommes sont ns pour supporter les douleurs de ceux qui ne
souffrent pas. La dmonie de la vie rpand en eux tous les poisons quelle pargne aux autres, toute la
souffrance quils nont pas prouve et le dsespoir quils nont pas connu. Et si, par miracle, ces
hommes pouvaient redistribuer leurs poisons, leurs douleurs et leurs dsespoirs, cela suffirait rendre
lexistence des autres insupportable. Car les hommes ne connaissent le plus souvent que des douleurs
approximatives, des douleurs venues de lextrieur, nulles en comparaison des douleurs lies
lindividualit, la structure de lexistence, individuelle par nature. Seules sont fcondes et durables les
douleurs qui prennent source au cur de notre vie, qui irradient et grandissent de manire immanente
lessence de notre existence. Certaines douleurs devraient figer lhistoire sur place ; de mme, il y a des
hommes pour lesquels lhistoire na absolument plus aucun sens. Et je me demande : mon existence moi
ne rend-elle pas inutile lexistence venir du monde ?
Il est vain de souffrir du caractre transitoire des choses terrestres ou de linexistence des choses
clestes. Que tout soit soumis la mort, que toute chose soit drisoire et phmre, que rien nait de
valeur et de consistance, cest seulement regrettable. Mais les regrets suffisent-ils quand on pense quune
existence si rduite dans le temps et si limite dans lespace peut contenir tant de douleurs, receler tant de
tragdies et donner lieu tant de dsespoirs ? Si lexistence individuelle est plus tnue quune illusion,
quoi bon tant de tristesses, tant de renoncements et tant de larmes ? Dans le doute qui mne au dsespoir,
on est forc daccepter lirrationalit de la vie sans pouvoir aller plus loin. Il serait insens de penser
encore parce quil ny a aucune explication. Comment ne pas souffrir de linutilit des ides, quand tout
est si inexplicable. Linanit du monde, o la douleur aussi srige en ralit, fait de la ngation une loi.
Plus lexistence de ce monde parat illusoire, plus la souffrance comme compensation devient relle. Il
nexiste pas dissue la souffrance tant quon vit ; mais la mort nest pas une solution, puisquen
rsolvant tout, elle ne rsout rien. On ne peut trouver au monde aucune explication ni aucune justification.
Restons donc insensibles sa fugacit, son inanit et sa vanit comme devant le fait que la vie nous ait
t donne pour mourir. Car, cest de savoir chaque instant de notre vie que nous allons mourir qui nous
fait le plus mal. Si lon navait pas conscience de la mort, la vie, sans tre un dlice, ne serait pas non
plus un fardeau. Or, une vie entire empoisonne par la peur de mourir est un fardeau. Alors, on
comprend et lon seffraye que notre existence contienne des peurs si profondes et si dangereuses.
Pourquoi a-t-on fait don de la vie lhomme si cest pour quil redoute la mort ? Pourquoi faut-il que la
vie de lhomme soit entache de la sorte ? Pourquoi vivons-nous en sachant que nous allons mourir ?
Je vois en lhomme un tremblement de lindividualit : inscurit et peur inhrente une vie devenue
vulnrable au travers de lindividuation, inscurit et peur que la vie connat depuis quelle sest isole
en autant dindividus.
Quelle joie davoir vaincu un instant la tristesse, de se sentir vide jusqu limmatrialit ! Non dun
vide enivrant et hallucinant mais dune vacuit qui mlve, mlance et me rend aussi lger que jtais
lourd dans la tristesse.
Il faut fixer les rgles dune nouvelle ascse qui ne nous fasse pas nous envoler vers Dieu mais vers
nos propres altitudes dont nous a loigns labme de notre tristesse. Il est absurde de renoncer la
nourriture ; mais ce lest tout autant dliminer lexprience temporelle de la faim avec ce quelle
comporte de voluptueux et dimmatriel. Comme dans lextase musicale, on est saisi par lexcitation des
altitudes, la joie de savoir que plus rien nexiste sinon lenthousiasme et lexaltation. Mais, alors que
dans lextase musicale, une plnitude interne se rpand en nous tel un flux intrieur, dans la faim, cest un
vide qui nous dilate par manque de substance et de rsistances, cest une absence de contenu qui nous
cingle de spasmes et de raidissements nerveux, dans un lan absurde et indfinissable. Si la tristesse nous
attire vers la terre, vers llmentaire, matriel, obscur et profond, limmatrialit de la faim nous jette
dans larbitraire le plus total, nous plie sa fantaisie et ses jeux fascinants, dans une irresponsabilit
ensorcelante. Quel plaisir dtre si haut, au point de ne plus penser rien ; quelles volupts
indescriptibles que de pouvoir tout oublier dans livresse des cimes, et quel ravissement dtre pargn
par la douleur lors de ces ascensions. L commence la flicit des hommes tristes : ils ne sont plus eux-
mmes et ont oubli leurs tristesses. Le tremblement entier de lindividualit semble stre dplac de
linquitude et des tortures au frmissement extatique, plein de frissons et de volupts, pour toucher une
autre folie de lindividualit, dont les joies ne feront quenraciner plus profondment les tristesses.
Une faim dvorante, nourrie dexaltations et de visions, voil ce quun homme triste ne peut se refuser
comme un dlice temporaire ; une faim qui nous fait vaincre lattraction matrielle et procure les plaisirs
du vol, plaisirs vanescents, solitudes lgres et ariennes, solitudes du vol. Il nous faut tenter toutes les
expriences si lon ne veut pas seffondrer, cras de douleur, de tristesse et de maladie. Et que notre
combat soit notre hrosme.
Rjouis-toi de pouvoir, dans la confusion intrieure, tre total ; de pouvoir en un instant actualiser tous
les plans spirituels et toutes les oppositions. Ces tats remarquables, qui nimpliquent absolument pas la
confusion des ides, sont plus proches de notre centre subjectif que tous les changements de plans o nous
avons lhabitude de vivre. Pourquoi faudrait-il tre tantt triste, tantt gai, attrist puis joyeux, dsespr
ou exalt ? Pourquoi vivre dans des fragments de temps, des bribes dexpriences alors que je suis
capable tout instant par un effort dment dtre tout en entier, de rendre actuelles toutes mes ralits et
mes possibilits ? Voluptueuse est cette confusion qui mle la tristesse et la joie, dautant plus quelle
lest dans les larmes. Grimacer sous la douleur et le plaisir qui nous envahissent en mme temps, plutt
que dy rester insensible. Cette confusion intrieure na rien voir avec cette espce de sensation totale
dont la profondeur nous plonge dans lessence dun phnomne, comme par exemple pntrer dans
lessence de la souffrance universelle ; elle en diffre justement par sa capacit mler dans une
convergence inexplicable notre diversit et notre structure multipolaire. Cette confusion admirable est
une des joies de lexistence, et avant tout, le bonheur des hommes tristes. Comment ne pas ressentir la
plnitude dans cette extase de la joie et de la tristesse ? On voudrait alors se dbarrasser des lambeaux
de soi-mme, expulser les organes qui rsonnent, slancer dans la confusion gnrale et, fier quen soi la
confusion universelle se soit ralise jusquau paroxysme, ne plus sarrter dans cet lan chaotique,
vibrer et bouillonner dans une effervescence totale.
Toute linfortune de lhomme est de ne pouvoir se dfinir par rapport quelque chose de prcis, de
manquer de point stable et de repre dans lexistence. Son va-et-vient entre la vie et lesprit les lui fait
perdre tous deux ; aussi est-il un rien qui aspire lexistence. Cest indirectement que cet animal dsire
lesprit et regrette la vie. Lhomme ne peut trouver son quilibre dans le monde car lquilibre ne
satteint pas en niant la vie, si lon vit dj. Ce rien qui aspire lexistence est le rsultat dune ngation
de la vie. Aussi lhomme a-t-il le privilge de pouvoir mourir tout moment en renonant cette illusion
de vie quil entretient. Son penchant pour la dcadence nest-il pas rvlateur de son essence ? La plupart
des hommes tombent dans la dchance, peu slvent. Et rien nest plus affligeant que de voir comment.
Ce nest pas seulement le fait de voir dans leur aboutissement notre avenir qui nous afflige, mais surtout
de constater la prsence constante de la corruption dans son essence.
Tout le processus de dcadence nest quun dtachement progressif de lexistence ; non pas un
dtachement par la transcendance, par le sublime ou le renoncement, mais par une fatalit pareille celle
qui jette terre le fruit pourri de larbre. Toute dcadence est une dficience au sein de lexistence et une
perte dexistence, de sorte que la solitude de lhomme est la fois solitude du rien et solitude de ltre.
Quand on pense longuement lhomme, sa condition particulire dans le monde, on est saisi dune
amertume sans fin. Se rendre compte chaque instant que tout ce quon fait est le fruit de sa condition ;
que tous les gestes absurdes, sublimes, aventureux ou grotesques, toutes les penses, tristesses, joies,
dbcles, tous les lans et tous les checs ne sont que les rsultats de sa forme particulire dexistence ;
que si lon avait t autre chose quun homme, on ne les aurait pas connus ; avoir tout moment prsent
lesprit cette particularit de notre condition ; tre obsd par labsurdit de la forme humaine
dexistence, provoque une telle nause devant le phnomne humain quon en viendrait dsirer tre tout
sauf un homme. Cette obsession permanente rend lexistence doublement insupportable : comme vie
conue biologiquement et comme vie dvie en forme humaine. Dans le monde, lhomme est un paradoxe.
Et les hommes lont pay cher ; ils lont pay de trop grandes souffrances, inadmissibles dans un monde
lui-mme inadmissible.
Il est si difficile de surmonter la perte despoir quengendre la souffrance quon ne peut pas ddaigner
lillusion des chrtiens de tenter dattnuer leurs souffrances en les comparant sans cesse celles du
Christ. Mais que faire si lon ne trouve aucun autre moyen de ntre pas seul dans la douleur ? Et puis,
quand on garde en mmoire tant de souffrances passes et quon pressent toutes les douleurs venir,
quels autres tourments pourraient adoucir lamertume de nos propres souffrances ? Le Christ na pas
souffert pour tous les hommes ; car sil avait souffert autant quon le dit, il ne devrait plus y avoir de
douleurs aprs lui. Or, semble-t-il, tous les hommes qui sont venus aprs le Christ, sans tre rachets par
sa souffrance, nont fait par leurs tourments quapporter leur contribution linfini de la souffrance
humaine que le Christ na pu raliser. En effet, le Christ na pas d souffrir assez puisque nous avons tant
endur aprs lui. Sil avait souffert dans sa nature divine, il ny aurait plus d y avoir de souffrances.
Mais le Christ na souffert quen tant quhomme ; ainsi, il na pu racheter par sa souffrance que peu
dhommes, bien quil ait consol les foules, sans pouvoir toutefois consoler ceux qui taient tout fait
seuls. Eux nont trouv la consolation que dans leur propre tourment et le calme que dans des souffrances
encore plus grandes. Le Christ nest pas venu pour eux mais pour ceux qui taient simplement seuls. On
na pas encore trouv de Dieu ni pour ceux qui sont tout fait seuls, ni pour ceux qui le sont absolument
car personne na encore trouv de consolations qui puissent les rendre moins malheureux. Ah, quel est ce
monde qui na trouv jusqu prsent quun seul sauveur !
Seule la souffrance change lhomme. Aucune autre exprience, aucun autre phnomne, ne parviennent
changer essentiellement son temprament ou creuser certaines de ses dispositions au point de le
transformer de fond en comble. Combien de femmes quilibres la souffrance na-t-elle pas rendues
saintes ? Toutes les saintes sans exception ont souffert au-del de limagination. Leur transfiguration na
t luvre ni de lintervention divine, ni de la lecture, ni mme de la solitude. Une souffrance de tous les
instants, une souffrance monstrueuse et prolonge leur a rvl un univers insouponnable pour le
commun des mortels. Elle les a aiguises et fait mrir comme ny russirait pas toute une vie remplie de
mditations chez un homme normal. Lhomme qui a le privilge maudit et inpuisable de pouvoir souffrir
en permanence, peut se passer dfinitivement des livres, des hommes, des ides et de toute sorte
dinformations ; car le seul fait de souffrir suffit rendre inutiles toutes contributions extrieures, et
dispose la mditation continue.
Les hommes nont pas compris quil ny a pas de meilleure arme contre la mdiocrit que la
souffrance. On ne change pas grand-chose par la culture ou par lesprit ; en revanche, on transforme un
nombre incalculable de choses par la douleur. Le seul antidote la mdiocrit est la souffrance. Par elle,
on change les caractres, les conceptions, les comportements et les visions ; on inverse le sens de
certaines existences car toute souffrance grande et durable agit sur le fond intime de ltre. En le
modifiant, cest aussi son rapport au monde qui sen trouve implicitement transform : changement de
perspective, de comprhension, de perception. Aprs avoir beaucoup souffert, il devient impossible de se
rappeler la priode de vie o lon na pas souffert ; car toute souffrance nous coupe de nos dispositions
innes et nous conduit sur un plan dexistence tranger nos aspirations naturelles. Dun homme n pour
la vie, la souffrance fait un saint ; la place de ses illusions, elle tale les plaies et la gangrne du
renoncement. Linquitude qui fait suite la souffrance maintient lhomme dans un tat de tension qui lui
interdit dsormais la mdiocrit.
Une nation pourrait tre transforme dans son ensemble par la souffrance et linquitude, par le biais
du tremblement continuel, accablant et durable qui en rsulte. Lindolence, le scepticisme vulgaire et
limmoralisme superficiel peuvent tre dtruits par la peur, par une inquitude totale, une terreur fconde
et une souffrance gnrale. Dun peuple indolent et sceptique, on ferait jaillir des tincelles en le
soumettant une angoisse accablante et une torture ardente. Il est vrai que la souffrance qui vient du
dehors nest pas aussi fconde que celle qui crot de manire immanente dans un tre. Il ne faut pas
souhaiter faire dun peuple une ppinire de crateurs. Toutes les mthodes objectives, tout le complexe
des valeurs de la culture ne modifient rien dessentiel. La connaissance objective et impersonnelle ne fait
quhabiller un mannequin, pas un tre. Je ne gouvernerais jamais un tat avec des programmes, des
manifestes et des lois, mais au moins je ne laisserais aucun citoyen dormir tranquille pour que son
inquitude le force sassimiler la forme de vie sociale o il doit vivre.
Si la lutte contre ses propres afflictions est si difficile, cest parce quil existe en nous un fond de
tristesse, indpendant des causes extrieures. De celles-l, on peut triompher ; mais impossible de
vaincre le substrat cach, source dafflictions infinies. Dans ce fond de tristesse, je ne vois rien dautre
que la tristesse dtre, la vritable tristesse mtaphysique. Dans notre for intrieur, il y a linquitude de
la distance qui nous spare du monde ; bien plus profonde cependant est la tristesse dtre, car elle jaillit
de notre existence comme telle, de la nature intrinsque de ltre, tandis que linquitude de notre
distance au monde, rsulte seulement dun rapport, dune relation.
Lutter contre cette tristesse mtaphysique signifie lutter contre soi-mme. Et certains hommes en effet
ne peuvent continuer de vivre sans cesser de se nier.
Toutes les expriences totales, ces expriences qui nous engagent totalement, en fait nous dpassent. Et
cela tient au sentiment dirresponsabilit que nous prouvons chaque fois que nous vivons de telles
expriences. Pourquoi connat-on les hommes uniquement lors des grands vnements de la vie ? Parce
qu cette occasion, la dcision et le calcul rationnel nont plus aucune valeur ; tout ce qui drive des
valeurs et des critres extrieurs disparat pour laisser place des dterminations plus profondes. Il est
curieux de constater combien les hommes exagrent la valeur de leur dcision et de lattitude quils
adoptent face aux grands vnements, alors que cest dans ces circonstances que nous sommes le plus
irresponsables, et le plus prs de notre fond irrationnel. Navons-nous pas alors le sentiment dune
invasion irrsistible, dun processus qui se droule secrtement en nous, et nous domine ? Do vient
lillusion dautodtermination ? Linterprtation rtrospective rend les hommes insensibles
lirrationalit dun processus quils comprennent plus tard sous la forme dun schma. Et bien que dans
lexprience du processus, lirresponsabilit soit vidente, lorgueil de lanimal rationnel se refuse
admettre le rle du destin intrieur dans les grands nuds de lexistence. Cet orgueil disparat chez ceux
dont la vie est une somme de carrefours et chez qui les expriences totales sont si frquentes quils se
sentent dpasss chaque instant. Quand on vit de manire extrmement intense, les contenus de ltre
dbordent les limites de lexistence individuelle ; on a alors limpression que palpitent en nous des
forces inconnues, obscures et lointaines, et que se consomme un destin dont on nest plus responsable. La
valeur nulle de la dcision rationnelle apparat alors dans toute sa douloureuse vidence. Comme
individus, nous avons fatalement conscience de notre limitation, de notre insuffisance individuelle ; cest
pour cette raison que nous souffrons et sommes surpris quand notre tension intime explose sous la forme
de contenus si vivants, si profonds et si dbordants ; cest pour cela quelle nous donne limpression dun
infini intrieur, tout en nous laissant conscients que lindividualit est fatalement borne.
Parmi les hommes, seuls mimpressionnent ceux dont lexistence nest quune suite de carrefours, ceux
qui ont une destine et dont la vie se dilate au point de devenir indomptable. Le principal est davoir un
destin, dtre un cas . Que notre prsence soit un avertissement, une peur, une inquitude, une extase ou
une joie. Que personne ne sache combien de temps nous vivrons, ce que nous ferons, quoi nous
penserons, et que seules la peur et la joie pour la chute et le redressement fassent de notre existence une
surprise permanente et une inquitude singulire. Que nous soyons pour lautre une occasion dalarme, de
pressentiments, de mditation, de haine et denthousiasme ; que personne ne soit sr de la route sur
laquelle il marche ni de celle quil prendra. Que notre existence soit un problme insoluble que la mort
mme ne puisse jamais rsoudre, et que notre absence physique aggrave les tourments devant
linintelligible. Tous les hommes qui nont pas de destin et ne peuvent devenir des cas marchent dun
pas assur dans lexistence et sont convaincus quils finiront bien par arriver quelque part ; car le
dnouement est inclus dans les prmices de leur tre. Alors que lhomme qui est un cas , est pour lui-
mme une inquitude absolue et pour les autres, une occasion dinquitude ; en lui, le vacillement de
lindividuation, est une hallucination, une extase, une rverie, ou une explosion, une cration infinie, un
rien qui devient tre. Alors, il se pose cette ultime question : le monde a-t-il t cr ou ne la-t-il pas t
encore ?
Il faut anantir tout prix la mmoire, et les sentiments qui tentent de se cristalliser en nous. Tous les
attachements durables, tous les regrets et toutes les aspirations qui durent un peu, nous empchent de
vivre, nous embarrassent et lestent notre existence. quoi bon se souvenir et dsirer ? Pourquoi
encombrer le pass dune suite sans fin de contenus et anticiper le futur par une suite plus longue encore ?
Pourquoi conserver des sentiments qui sexpriment dans le temps et se lier travers eux aux objets ?
Pourquoi toujours finir par sattacher au monde ? Ne pourrions-nous donc pas surmonter les obstacles
dresss sur le chemin de la vie, par une exprience pure qui soustrairait les actes de la vie lemprise
dune intgration et dune signification gnrale ? Vivre dans la dure transforme chacun des actes de la
vie en lment dune succession, en un maillon dune chane, en un fragment partiel et symbolique ; par-
l, tous les actes de la vie fournissent de la matire la mmoire en instaurant ainsi une permanence
inutile du moi. Car il est inutile de sentir et davoir conscience de la permanence et de la continuit du
moi, au-del des volutions du sentiment, de la progression des aspirations, et de lapprofondissement
des regrets. Le tout est de pouvoir tre total sans avoir de mmoire. Et cela nest possible quen
ralisant intgralement chaque acte de la vie, sans tenir compte de sa relation et de sa relativit par
rapport aux autres. Vivre de manire absolue dans linstant signifie actualiser au plus haut point la vie
individuelle et faire disparatre le dsespoir de vivre dans le temps. Ne pas vivre les instants comme des
problmes mais comme des ralisations absolues ; vivre chaque instant comme si nous vivions quelque
chose de dfinitif, sans commencement ni fin. Ne considre jamais que tu commences et que tu finis
quelque chose, mais que ta vie soit comme une ivresse de chaque instant o tu serais total et prsent, pour
navoir rien oublier ni rien dsirer. Seule la ralisation absolue dans linstant peut nous pargner la
torture davoir notre propre temps, flanqu des cadavres du pass et du futur. En tant total chaque
instant, on na rien dont on puisse avoir se dbarrasser car rien du dehors ne pse plus sur nous, et lon
reste comme une existence, une plnitude dexistence, pour qui la vie et la mort ne signifient plus rien.
Alors, on stonne autant de sentendre dire quon est vivant, que de se rappeler que lon va mourir.
Pourquoi les hommes qui souffrent ne sennuient-ils pas ? Sur lchelle des tats ngatifs, qui
commence par lennui et finit par le dsespoir en passant par la mlancolie et la tristesse, lhomme qui
souffre prouve si rarement lennui que, pour lui, le premier degr est la mlancolie. Ne connaissent
lennui que ceux qui nont pas de contenu intrieur profond et ne peuvent animer leur vie que par des
stimulations extrieures. Toutes les nullits recherchent la varit du monde du dehors, car tre
superficiel revient se raliser par lintermdiaire des objets. Lhomme superficiel na quun souci : se
sauver par lobjet. Aussi cherche-t-il dans le monde du dehors tout ce quil peut lui offrir pour pouvoir se
remplir de valeurs et de choses extrieures. La mlancolie, elle, prsuppose une dilatation intrieure, le
vague des lointains et une nostalgie de linfini qui prennent source dans une lvation et un raffinement
spirituel introuvables dans lennui. Sil arrive lhomme superficiel de se poser des problmes dordre
mtaphysique, le substrat psychique do procde cette inquitude approximative ne slve jamais au-
dessus de lennui. Et toute la mtaphysique de lennui nest quune mtaphysique de circonstance. Dans
lennui, le problme de lhomme ne se pose jamais srieusement, pas plus que celui du sujet ; seulement
celui de lorientation, de lattitude adopter face au monde du dehors. Il nest pas question de
disposition ; et encore moins de destin. Lennui est le premier signe dinquitude quand lhomme nest
pas compltement inconscient ; cest par lennui que lanimal manifeste son premier degr dhumanit.
Comme celui qui souffre est loin de tout a ! Lui nest jamais suffisamment pauvre pour pouvoir
sennuyer. La souffrance a des rserves insouponnes qui procurent lhomme assez de compagnie pour
avoir encore besoin des autres.
AUX PLUS SEULS
Je madresse vous, vous tous qui savez jusquo peut aller la solitude de lhomme, combien la
tristesse dtre peut assombrir la vie et la palpitation de lindividu, et branler ce monde. Je madresse
vous, moins pour retrouver ce que je vis que pour unir nos solitudes. Frres en dsespoir, en tristesse
secrte et en larmes retenues, nous sommes tous unis par notre dsir fou de fuir la vie, par notre
angoisse de vivre et la timidit de notre folie. Nous avons perdu courage par trop de solitude et nous
avons oubli de vivre trop ressasser la vie. Tant de solitudes, pour en arriver la mort, et tant de
dsillusions, pour aboutir au renoncement ? Pourquoi faut-il que le nant soit notre mort ? Nous nous
sommes trop penss nous-mmes pour que la vie ne nous punisse pas et nous avons trop aim la mort
pour pouvoir parler encore de lamour. Il nest de vie que l o il y a commencement continu ; mais nous
navons fait quachever la vie chaque instant ; et notre tre est-il autre chose quun ternel
achvement ? Qui nous donnera lespoir doublier de mourir, nous qui sommes tout fait seuls, et que la
vie laisse de ct ?
Frres en dsespoir, aurions-nous oubli la force de nos solitudes, aurions-nous oubli que les plus
seuls sont les plus forts ? Car le temps est venu o nos solitudes vont surpasser le troupeau, vaincre les
rsistances, et tout conqurir. La solitude cessera dtre strile, quand, travers elle, le monde nous
appartiendra, quand nous lengloutirons sous nos lans dsesprs. quoi bon tant de solitude si elle
nest pas la suprme conqute, si par elle, nous ne triomphons pas de tout ? Frres, la conqute suprme
nous attend, lultime preuve de nos solitudes ! Il faut que ce monde nous appartienne, nous les plus
seuls, nous qui devons regagner la vie ! Nous sommes perdus si nous ne regagnons pas tout ce que nous
avons perdu, si nous ne regagnons pas le tout. Ainsi seulement, notre courage va renatre et nous
apprendre vivre. Je ne sais pas combien il faut de solitudes pour conqurir le monde ; je sais en
revanche que quelques-unes suffisent lbranler. Car le monde ne peut tre qu nous, qui navons pas
vcu. Parviendrons-nous, frres, unir toutes nos solitudes, aurons-nous la persvrance et le courage de
mourir pour ce que nous navons pas vcu ?
Peur de tout : peur de tout ce qui existe et de tout ce qui nexiste pas ! Connaissez-vous linquitude
sans sujet, linquitude qui sempare de ltre sans raisons, sans justifications, linquitude du vcu
comme tel, quand les choses deviennent des occasions de tremblement et de frisson ? Et ce frisson
dfigure les choses, de mme que le tremblement les fait vaciller sous le boutoir des doutes. Comment
linquitude sinsinue dans le corps entier et comment elle rduit tout notre tre une vibration
tnbreuse, crpusculaire, un frisson dagonie, comment lultime bribe dexistence se change en
tremblement ! Il y a dans livresse musicale un chant de tous les organes, un hymne de chaque fibre, une
vibration extatique devant le charme voluptueux des cimes ; de mme, linquitude de tous les organes, la
vie qui craint pour son sens, lincertitude ne de la confusion hallucinante de la mort avec la vie, de la
cohue qui cache les contradictions ultimes de ltre et brasse son gr toutes les expressions
irrductibles dexistence. Lextase musicale, comme chant des organes, et linquitude absolue comme
palpitation prmonitoire de tous les organes ! Ce qui, dans linquitude, est une fusion consolante vient du
caractre prmonitoire de toute inquitude, qui veut nous montrer comment, au terme de chacune delles,
se trouve la paix absolue mme si la paix revient au non-tre. Quand toute la sensibilit palpite, quand tu
deviens absolument sujet, il ny a plus dans le monde entier que ton inquitude. Dans le paroxysme de
linquitude, lhomme devient un sujet absolu car alors il prend ainsi totalement conscience de lui-mme,
de lunicit et de lexistence exclusive de son destin. Les autres expriences totales crent des
communions qui se limitent par certains oublis et se complaisent dans des rticences, alors que
linquitude absolue amne le sujet dans la position dmiurgique de lunicit. Non pas lunicit comme
individuel irrversible sur le plan des autres phnomnes irrversibles, mais comme une existence
irrversible et absolue, comme lexistence seule. Linquitude absolue mne la solitude absolue, au
sujet absolu. Quand tu deviens sujet absolu, tout ce qui nest pas toi ne fait quentrer en toi afin que
linquitude se trouve un mobile. Linquitude dissout et met le monde en lambeaux afin dancrer ltre
dans lesseulement absolu ; dans lextase musicale, la fusion et la dsagrgation se produisent en vue
dune suprme communion, de sorte que le dsir dunicit et dexclusivit propre lextase nest que
lexpression dun dsir de communion intgrale. Dans lextase musicale, on est plein au-del des limites
de ltre ; dans linquitude absolue, on est plein du rien.
Il ny a pas damour qui puisse nous consoler de la rpugnance pour tout ce qui existe et nexiste pas,
et du dgot pour ltre et le non-tre. Tous les moyens semblent impuissants dtruire ou mme
attnuer ce poison du dgot total qui nous rend la vie infiniment lointaine. On ressent alors dans toutes
ses fibres lamertume de ce dgot assassin qui nous envahit plus profondment que leffroi et nous
taraude plus fort quune obsession, qui est plus insinuant quune inquitude et plus dramatique quune
dsesprance ; de sorte quon narrive pas croire que ce quon vit est une vie, et que cest la mort quon
redoute, et on reste fig, loin de tout, immobile et ptrifi. La ptrification et limmobilit de ces
innombrables moments de dgot ressemblent la tristesse monumentale quinspirent lhorizon illimit
du dsert et linfini des lointains. Mais personne ne se plaindrait de la distance infinie quintroduit le
dgot entre le monde et lui, sil ntait quimmobilit, tristesse et stupeur. Ce quil y a de profondment
inquitant dans le dgot, cest quil vise avant tout les tres qui nous sont chers ou devraient ltre.
Chaque fois que le dgot gnral de vivre nous envahit, ce ne sont pas nos ennemis quon hait, ni les
gens qui nous sont antipathiques ou indiffrents quon dteste ; mais ceux auxquels on est naturellement
attach, les amis, les matresses et les gens quon admire. Ce fait trange est tellement inquitant quon ne
peut le laisser sans explications. prouver du dgot pour tout ce qui nous est le plus cher ! Soudain, les
tres que lon aime et pour lesquels on accepterait de tout sacrifier, semblent dun coup dfigurs, parfois
mme hideux, toujours insuffisants, limits et ordinaires. L o nous avions vu auparavant de la
dlicatesse, nous trouvons dsormais de la vulgarit ; la place de labondance, la platitude sans
remdes. Ce quil y avait dineffable dans notre attraction pour certains perd de sa mystrieuse
profondeur et sy substitue limage dun tre inexpressif, creux et vain. Le dgot compromet le mystre
des relations et annule les significations implicites ou secrtes qui drivent de la communion des mes.
Les gestes de ltre cher auxquels tu tais sensible, les mots o tu avais cru discerner une vibration, les
tonalits caressantes de la voix ou les regards envotants qui laissaient poindre toutes les nuances des
tats dme, cette gamme de dlicatesses intimes, tout lirrsistible et le fascinant, apparaissent dun coup
irrmdiablement plats, vulgaires en pleurer, insignifiants jusqu lexaspration. Ton dvouement
pass, lamour, ladmiration et ladhsion sans rserves, lenthousiasme qui dcouvrait des vertus et des
qualits caches, se dissipent dans un brouillard de lesprit, dans un crpuscule inquitant de ltre,
incapable de retrouver les lueurs dautrui et ny constate quune inexpressivit lamentable, une fadeur
froide et vide. Comment alors ne pas souffrir de ce dgot qui, en nous loignant de tout ce qui est, nous
spare de tout ce que nous aimons ou devrions aimer ? Pourquoi ce qui nous est si cher nous dgote-t-
il ? Si le dgot nous spare de lexistence comme par un gouffre, sur qui faut-il quil se porte dabord
pour consommer cette sparation ? Sur ces tres qui nous relient le plus la vie, lextrieur, puisque
intrieurement seul notre quilibre vital compte. Ce dernier est pargn par le dgot, car tout dgot,
lev sa signification mtaphysique, est lexpression dun dsquilibre vital, il ne peut natre que l o
le lien intrieur et subjectif qui nous unissait la vie a disparu. Luvre criminelle et destructrice du
dgot pour la vie, de la rpugnance amre et profonde, apparat uniquement dans la dissolution des
relations qui nous lient extrieurement au monde. Et quand les tres les plus chers nous apparaissent
froids, vulgaires et lointains, tout ce qui pouvait encore nous relier la vie sanantit sous nos yeux, car
nous avons perdu lassurance et lquilibre de laxe vital.
Quand donc mes blasphmes vont-ils cesser, et devenir des ondes, quand vais-je enfin mvaporer en
parfums, en chatoiements, comme pour briller des derniers feux de ltre ? Pourquoi mes souffrances ne
jetteraient-elles pas un ultime clat, une lumire absolue et mortelle ? Il me faut lutter contre une fatalit
qui ne permet de choisir quentre la saintet et limbcillit. Il me faut lutter contre le destin pour que
mon destin soit tout autre, et unique. Et je ne parviendrai pas la lumire finale, la folie
resplendissante, limmatrialit suprme, sans entretenir ternellement des flammes dvorantes sous
mon tre, qui consument mon destin et ainsi le servent. Car nul ne peut accomplir une destine unique et
devenir un sujet absolu, une solitude dans lexistence ou dans le rien, sil saccepte. Il suffit de stre
accept une seule fois, pour quil en soit fini de ton destin. Ne plus se prendre en piti ; si tu as de
lamour, dispense-le pour les autres ; sois concessif avec ce qui nest pas toi, habitue-toi lide que tu
ne pourras aimer pour de vrai quune seule fois, quand, la place de tous les renoncements, commencera
subitement et dfinitivement ton apothose, ton premier et dernier amour.
Mieux on connat un homme, plus on risque de sen sparer. La connaissance dtache un tre de lautre
et annule les grains de mystre prsents dans chaque existence, aussi plate soit-elle. Les hommes rsistent
si peu la connaissance que leur prsence leur devient vite fatigante et pnible. Toute connaissance
suscite la lassitude, le dgot dtre, le dtachement, car toute connaissance est une perte, une perte
dtre, dexistence. Lacte de connaissance ne fait quaccrotre la distance qui nous spare du monde et
rend plus amre notre condition. On en arrive ne plus supporter ses amis, les femmes mme vous
irritent, et tous les tres vous dgotent. Il suffit quune secousse du corps et de lme vous fasse sortir du
rythme normal de la vie, pour que lexistence ne puisse plus rien vous offrir hormis lassurance de
douleurs prolonges et involontaires. Et la douleur est dautant plus forte quon ne supporte pas quelle
puisse natre sans faute commise, quon nen est pas responsable, et quelle nous envahit de manire
arbitraire, indiffrente notre valeur et nos penses.
Dployer une telle passion en tout que le moindre geste te rvle intgralement toi-mme. Parler
comme un condamn mort ; que chaque mot porte la marque du dfinitif, de lultime sursaut. Ne pas
oublier de stimuler les vibrations intrieures jusqu lextrme, et labsurde. Comme un condamn mort,
que ton esprit se dissolve et slance dans une inquitude extatique, dans un tremblement deffroi, mis
jusqu la volupt. tre chaque instant la limite de son tre. Et, dans les moments o tu ny es pas
parvenu, pense au ddommagement que toffrent ces moments que tu as vcus au-del de la limite, au-
del des barrires de lindividuation ; quand, saisi dune furie intrieure exalte, tu as atteint de tels
sommets et de tels abmes que ton tre na plus t seulement prsent comme tre, mais aussi comme ce
qui nest plus lui. La vie nest vcue avec intensit que si tu sens que ton tre ne peut plus en supporter
davantage. Vivre la limite de ltre signifie dplacer son centre dans larbitraire et linfini. L,
lexistence devient une aventure risque o lon peut mourir tout moment ; l, le saut dans linfini
commence faire souffrir. Pas de bond dans linfini sans briser les barrires de lindividuation, quand on
sent quon est trop peu de chose en regard de ce quon vit. Car il est parfois donn lhomme de vivre
plus quil ne peut supporter. Ny en a-t-il pas qui vivent avec le sentiment de ne plus pouvoir vivre ?
Il est extrmement pnible de vivre des moments musicaux en restant distance de la musique, de
sentir quon ne peut pas tressaillir alors quil faudrait tre mu ; ce lest aussi extrmement dtre objectif
en coutant de la musique. Notre tre ne prend pas son lan, ne ressent pas quil faudrait hurler, pleurer
ou se dissoudre, il ne participe pas au rythme de frnsie gnrale et ne senivre pas au plaisir de la
mlodie. tre distance de la musique empche de se raliser intrieurement, de spanouir, de se dilater
et dclater. Par chance, ces moments sont rares. Car la musique nous rend arien en rendant la matire
subtile, et anantit la prsence physique. Ltat musical na de valeur que dans la mesure o il annule la
conscience de notre limitation dans lespace et dissout notre sentiment de lexistence dans la dure. Ces
rares moments o nous regrettons la distance qui nous spare de la musique, ne font que rveiller dans
notre conscience la fatalit de notre limitation spatiale et temporelle et de notre distance lgard du
monde. Dans ces instants, on souffre de ne pas pouvoir devenir pur et immatriel, et lon constate que
notre abattement nous empche de vibrer, et nous isole comme matire dans lespace. Toutes les
dpressions isolent du monde, comme le serait une pierre qui aurait conscience de ltre. Elles tendent
nous montrer que lhomme, sil nest plus un objet, la pourtant t un jour ; le sujet se rend compte de son
substrat et de la matrialit qui le lient la terre. Il y a l une vritable dualit, pour ne pas dire un
paradoxe. Lesprit dans lhomme, qui en fait un sujet, se rend compte de la matire qui lencadre dans la
nature. Ainsi, la dpression nest quune distance lgard du monde dans laquelle lesprit humain
endure la tristesse de sa propre matire. Le sujet se sent et se pense comme objet qui, par cette dualit, ne
peut plus sintgrer au monde cause de limmense distance qui len spare, bien que, matriellement, il
soit une prsence physique semblable aux autres.
Si pourtant nous ressentons des tats musicaux dans les moments de dpression, cest que, par les
sonorits, ceux-ci ont t immatrialiss ; une transfiguration intgrale fait que les tristesses intrieures
vibrent et perdent de leur matrialit et de leur poids. La tristesse comme origine et rsultat de ltat
musical ressemble seulement extrieurement la tristesse de tous les moments non musicaux, car elle se
sublime par ses vibrations et se hausse jusqu lextase de linfini. La distance au monde se convertit
alors en lan frntique vers le vide que la tristesse a ouvert entre nous et le monde. Dans ce cas, le vide
se convertit en plnitude qui peut ntre quun vide qui vibre. Tous les tats dme se transforment en
exprience musicale et reoivent de nouvelles caractristiques, car elle approfondit et raffine tous les
tats jusqu la vibration, les fondant dans des convergences et des immatrialits sonores.
Seuls ceux qui souffrent cause de la vie aiment la musique. La passion musicale se substitue toutes
les formes de vie qui nont pas t vcues, et compense, sur le plan de lexprience intime, les
satisfactions limites au cercle des valeurs vitales. Quand on souffre de vivre, la ncessit dun monde
nouveau simpose vous, un monde diffrent de celui dans lequel on vit dhabitude, pour viter de
sgarer dans un intrieur inhabit. Et ce monde, seule la musique le propose. Les autres arts expriment
des visions, des configurations ou des formes nouvelles. Seule la musique apporte un nouveau monde. Les
uvres les plus importantes de la peinture, quelque sduisante quen soit la contemplation, forcent la
comparaison avec le monde quotidien et noffrent pas laccs un monde compltement diffrent. Dans
tous les autres arts, tout est proche, mais pas suffisamment toutefois pour devenir familier ; dans la
musique, tout est si loin et si proche que lalternance entre le monumental et lintime, entre linaccessible
et le lyrique, offre une gamme complte dextases intrieures. Il ny a pas un tableau au monde devant
lequel tu peux sentir que le monde aurait pu commencer avec toi ; mais il existe des finales de
symphonies qui tont souvent pouss te demander si tu ntais pas le commencement et la fin. La folie
mtaphysique dans lexprience musicale grandit mesure quon connat lchec et quon souffre dans la
vie ; car cest cela qui ta permis dentrer plus profondment dans lautre monde. Plus on se pntre de
lexprience musicale, plus linsatisfaction initiale grandit et plus le drame originaire qui nous a fait
aimer la musique saggrave. Si la musique est le rsultat dune maladie, elle en favorise aussi le progrs.
Car la musique dtruit lattrait pour laction, pour les donnes immdiates de lexistence, pour le fait
biologique comme tel, et dshabitue de lindividu. Quaprs la tension intrieure o nous conduisent les
tats musicaux, on ressente linutilit de continuer vivre, nexprime rien dautre que ce phnomne de
dsaccoutumance. Plus encore que la posie, la musique mine la volont de vivre et distend les ressorts
vitaux. Faut-il alors renoncer la musique ? Nous tous qui sommes forts quand nous coutons de la
musique, parce que nous sommes faibles dans la vie, serons-nous nuls au point de renoncer notre perte
dernire, la musique ?
Je recommande la musique de Mozart et de Bach comme remde au dsespoir. Dans sa puret
arienne, qui atteint parfois une sublime gravit mlancolique, on se sent souvent lger, transparent et
anglique. Autrefois inconsolables, voil que vous poussent des ailes qui vous lancent dans un vol
serein, accompagn de sourires discrets et voils, dans une ternit de charme vanescent et de
transparences douces et caressantes. Comme si on voluait dans un monde de rsonances transcendantales
et paradisiaques. Tout homme a en puissance quelque chose danglique, ne serait-ce que le regret dune
telle puret et laspiration la srnit ternelle. La musique rveille le regret de ne pas tre ce quil
aurait fallu, mais sa magie nous charme un instant en nous transportant dans notre monde idal, celui o il
aurait fallu vivre. Aprs les fausses notes dmentes de notre tre, un dsir de puret anglique nous saisit,
et nous fait esprer rejoindre un rve de transcendance et de quitude, loin du monde, naviguant dans un
vol cosmique, les ailes tendues vers de vastes lointains. Et lenvie me prend dtreindre les cieux qui ne
me furent jamais ouverts.
Tous les baisers que je nai pas donns et tous ceux que je nai pas reus, les sourires qui nont pas
germ et la timidit de nos amours nont-ils pas aggrav et scell nos solitudes ? Tant de refus de la vie
nont-ils pas fait de nous des combattants et des exalts ? Et quand nous avons renonc nous-mmes, ne
lavons-nous pas fait la tte haute, en esprant dautres triomphes ? Quelle est lorigine de nos solitudes
si ce nest un amour qui na pu spancher ; de quoi se sont-elles nourries sinon de tout cet amour
emprisonn en nous ? Notre dsir dabsolu, notre volont dtre dieu, dmons ou fous, tout le vertige
engendr par la recherche dautres ternits et la soif de mondes infinis ne sont-ils pas ns de tant et tant
de sourires, treintes et baisers non changs et rests inconnus ? Ne cherchons-nous pas le tout, parce
que nous avons perdu quelque chose ? Un seul tre aurait pu nous sauver du chemin vers le nant. Nous
avons t si nombreux perdre lindividuel et lexistence, que nos solitudes poussent, senracinent,
pareilles aux fleurs marines abandonnes aux vagues. Nourries de tant damours inaccomplies, pour
mieux soutenir notre lan vers dautres mondes et dautres ternits, comme nos solitudes sont fortes !
II
Dchaner toute lardeur passionne de lesprit, vaincre toutes les rsistances et abattre tous les
obstacles sur la route de notre grande folie. tre fier de labsurdit et de linfinit de notre courage et
partir, ivre dorgueil et dextase vers les cimes ultimes de ltre, pouss par la faim de grandes conqutes
et le dsir de ralisations finales. Que notre geste soit une cration, le signe dun monde nouveau ; que
lenthousiasme soit notre mission et la pense, notre impratif. Que notre folie, intense et profonde
jusquau sublime, soulve une terreur cosmique et une angoisse illimite dont les tourbillons
accueilleront les flammes de notre vie, trop vives pour ne pas brler et trop dramatiques pour ne pas
exploser. Que rien narrte notre lan daffirmation et que notre vie sme la mort sur son passage, afin
que notre ultime conscration rachte tous nos sacrifices. Que la conqute suprme et llan absurde vers
le monde occupent toutes nos penses et tous nos dsirs ; que la soif inextinguible de monde augmente
avec notre lvation. Aimer les grandes joies et les grands dsespoirs ; mais har mort linertie, le
doute et la passivit, et har tout autant ce qui freine lardeur passionne de lesprit et retient llan
absurde vers le monde. Que nous soyons positifs ou ngatifs, peu importe ; il suffit que notre esprit vibre.
Car dune grande ngation ne peut pas ne pas sortir une grande affirmation ; le mme feu palpite dans les
grandes ngations et dans les grandes affirmations : les transmutations se font seulement sur les cimes.
Lextase ne rsulte-t-elle pas des flammes qui nous consument dans les ngations terrifiantes et infinies ?
Que la folie soit notre seule sagesse.
Que toute notre vie soit un lan irrationnel qui nous brle dune fivre insupportable, et ranime la
conscience hallucinante de notre mission. Ne pas btir sa vie sur des certitudes, car nous nen avons pas
et ne sommes pas assez lches pour en inventer de stables et de dfinitives. Car o trouver dans notre
pass des certitudes, des points fermes, un quilibre ou un appui ? Notre hrosme na-t-il pas commenc
quand nous nous sommes rendu compte que la vie ne pouvait apporter que la mort, sans avoir pour autant
renonc affirmer la vie ? Les certitudes nous sont inutiles car nous savons quelles ne peuvent se
trouver que dans la souffrance, la tristesse et la mort ; que celles-l sont trop intenses et prolonges pour
ne pas tre absolues. Il faut se contenter de rsister leur attrait ; notre hrosme consiste seulement se
combattre soi-mme, car la souffrance, la tristesse et la mort se sont niches en nous afin de nous priver,
par leur caractre absolu, de notre droit la folie. Que notre folie consiste donc fouler aux pieds les
certitudes qui naissent en nous sans avoir t dsires. Nous ne pouvons continuer vivre avec la peur de
la mort ; et notre lan sera dautant plus fcond quil la surmontera. Nous voulons vivre, bien que nous
sachions que rien ne peut sauver la vie des griffes de la mort. Notre seul idal dsormais ? Passer outre
ce que nous savons, rsister aux tentations de la connaissance et de toutes ces choses sres qui nous ont
fait dsesprer. Secouer frntiquement lignorance qui nous cache la vrit : la vie est une maladie
durable.
Vers quels horizons lointains la mlancolie nous emporte ! Quelles tristesses elle dissipe pour laisser
place aux sourires voils dune pudeur nave ! Le charme du sourire mlancolique rside dans la candeur
qui sgaille de son envol. Sans elle, il naurait rien de linexprimable qui nous le rend si lointain et
pourtant si proche. Dans toute mlancolie, la douceur attnue les regrets et la nostalgie ; elle confre
lamour pour la solitude une pointe de dlicatesse intime. combien de reprises la mlancolie nous a-t-
elle transports sur des mers inconnues et insouponnes, o notre rve se dvide en ombres et en
crpuscules, sans que nous souffrions de la solitude ou que les tnbres nous recouvrent ! Car la douceur
de la mlancolie est comme une fleur odorante qui rafrachit les armes de lesprit. Il existe une joie
propre la mlancolie, laquelle nous ne renoncerions pas pour toutes les joies du monde. Le sourire
mlancolique, ouverture de notre infini vers linfini du monde, ensorcelle par son air rveur, trop
caressant pour tre triste et trop familier pour tre sublime. On savoure grce lui la nature phmre des
choses partir de son immobilit, jamais rigide par son penchant secret pour lindcis. Lquivoque et
lattrait indfinissable de la mlancolie viennent du regret contenu de voir passer les choses et de la peur
den suspendre le cours. Voil pourquoi nous aimons la mlancolie ; pour le plaisir trange dtre au-del
du devenir et au-del de limmobilit, et de ne les caresser que de loin.
Lamour est dautant plus profond quil se porte sur des tres malheureux. Pas malheureux de ne pas
avoir de conditions dexistence favorables ceux-l nveillent en nous que de la piti mais
malheureux au cur de leur tre. Pourquoi faudrait-il aimer lhomme qui marche dans la vie dun pas
ferme ? A-t-il besoin de notre amour ? Plus il y a dhommes satisfaits de leur condition sur terre, plus ma
quantit damour diminue. Le malheur des autres mattire comme une occasion pour moi dexercer mon
amour. La soif maladive de malheur, la recherche des peines des autres, suscitent en moi un amour
proportionnel leurs tristesses, leurs maladies et leur malheur. Et quand mon amour rduit lintensit
de ces maldictions, cest comme si je combattais mes propres tristesses, mes maladies et mes malheurs,
dans une lutte qui, en les adoucissant chez les autres, les fait grandir en moi, pour quen matrisant leur
variation, je puisse mieux les supporter. Tous les malheurs, les tristesses et les maladies des autres, je les
ai intgrs en moi dans la mesure o je les ai amoindris chez les autres. Je ne peux men dfendre quen
les faisant crotre. Certains tres ont, dans ce domaine, une capacit de rsistance infinie. Ainsi donc, il
est criminel de ne pas pratiquer lamour comme un moyen de rduire le malheur dautrui. Et ce nest que
dans lamour pour les malheureux, pour ceux qui ne sauraient tre autrement, que le sacrifice couronne
lamour. Il ny a pas de profondeur dans lamour sans sacrifice car la profondeur exige un grand
renoncement. Et quest-ce dautre que le sacrifice sinon un grand renoncement un grand amour ? La vie
ne parat avoir de sens que dans le sacrifice. Mais, ironie amre, le sacrifice nous la fait perdre.
Le sacrifice est laffirmation suprme par un suprme renoncement. Se sacrifier pour quelque chose
signifie dcouvrir une valeur au nom de laquelle on peut renoncer tout ce que la vie nous offre ; par le
sacrifice, on veut sauver quelque chose qui ne saurait exister que si la non-existence la compense. Mon
anantissement appelle lexistence une autre forme de vie qui srige sur moi, qui suis devenu rien. Le
sacrifice est une tentative pour sauver la vie par la mort. Cest ma mort qui est la condition de survie ou
de naissance des valeurs ou dun tre.
Laspiration au nant ne devient positive que dans le sacrifice. De mme, cest par lui que le
renoncement devient un acte de vie.
Que notre amour tire ses malheurs, ses peines et ses maladies du malheur, de la tristesse et de la
maladie des autres. Que notre sacrifice et notre ruine par lamour signifient le triomphe de lamour. Et si
nous ne donnons aux malheureux que lillusion de moins de malheurs, ne leur offrons-nous pas, par notre
surcrot de malheurs, la confirmation de notre amour ?
Je voudrais tre seulement un rayon et un jour, mlever dans un rythme sonore vers les cimes de la
splendeur ; que les profondeurs de lobscurit memportent sur les ailes dune musique sombre. Je ne sais
si cest la lumire qui se lve en moi ou si cest moi qui mlance dans la lumire ; je ne sais si je suis
lumire ou si je le deviens. Mais palpitent en moi des gerbes de rayons, fleurs lumineuses comme des
apparitions angliques, et jaillissent des scintillements de larmes. Ces larmes ne tombent-elles pas de
moi comme les toiles dun ciel dsert, un ciel qui anantit dans les flammes ses propres hauteurs ?
Comme la lumire se rpand en moi pour se rassembler en faisceaux ! Comme elle devient solide comme
une substance, charge de trop dclats avant de se dverser en moi, pareille au temps, au temps qui
scoule en moi !
Ce qui me distingue des autres : moi, je suis mort dinnombrables fois, quand eux ne lont jamais t.
Les penses pour lesquelles nous regrettons de ne pas verser de larmes sont les plus profondes, et nous
sont les plus chres.
Dans les instants de grand dtachement, quand nous sommes infiniment loin de tout et que nos penses
ne sont plus que vertiges au-dessus dun abme, pourquoi sont-ce les images dune actualit banale qui
nous viennent subitement ? Pourquoi surgissent soudain dans la mmoire des incidents insignifiants du
pass, des fragments indiffrents de la vie, trop personnels pour quon puisse leur attribuer une
quelconque signification ? Ces prsences dlimites, immdiates et directes tires de notre nant subjectif
nont-elles aucun sens ? Notre tre ne chercherait-il pas dans ces apparitions spontanes un salut
instinctif, une compensation sa dilatation vers le rien ? Ne se dfend-il pas par un appel au vulgaire, au
plat et laccessible ? Quand on est infiniment loin de tout, seul lindividuel inexpressif peut encore nous
ramener la vie. Quel sens donner lapparition dune valle, dune certaine personne, dune rue ou dun
arbre, dans les instants o le renoncement est devenu notre seul problme ? Quand le dracinement
mtaphysique nous recouvre et nous envahit, pourquoi des prsences physiques et immdiates nous
reconduisent-elles vers le monde o nous avons t et nous rappellent ce que nous pouvons y perdre ? Un
tel retour, dans les instants de dtachement suprme, nexprime-t-il pas le besoin organique de se
raccrocher quelque chose ?
Quand tu es pris dun furieux dsir de baisers infinis, pour ne pas cder au caprice dune volont qui
ne sait pas ce quelle veut ni tomber dans une confusion crasante de sensations contradictoires, essaie de
dpenser tout ton surplus dnergie et de tension nerveuse dans la fuite ou la marche rapide. Dans les
moments o lamour fait mal parce quil demande trop, libre-toi par dautres moyens et dautres voies.
Cours au hasard des rues, traverse les forts et disperse dans la fuite lobsession impossible raliser.
Sme chaque pas un baiser parmi les mille que tu aurais voulu donner et, la fatigue venant, oublie toutes
les femmes que ton amour voulait treindre. Que les baisers se dtachent de toi comme les ptales dune
fleur sous lorage, et non comme ceux dune fleur dautomne. Que cette dispersion ne paraisse pas un
chec ou un renoncement ; mais que des milliers de baisers clairent la vie dautant de sourires que de
tristesses lont un jour assombrie.
La mlancolie est dautant plus pure que lamour lenveloppe et lalimente. De leur association nat
une palpitation agrable et suave, une grce de la solitude, un pressentiment voluptueux de lternit.
Nous regrettons alors de ne pas tre une fontaine de larmes dont la source serait inpuisable, des gouttes
transparentes qui reflteraient le monde de leur clat, plus enchanteresses que les plus divines illusions et
plus enivrantes que les plus douces rveries ? Dans la lassitude consolante de la mlancolie, ne
souffrons-nous pas de ne pouvoir fondre en larmes ?
Il ny a que dans lamour que la mlancolie atteint des sommets, car seul lros la transfigure. La
passivit, la saveur, labandon, une palpitation immatrielle, purifient la mlancolie en sorte qu ltat
pur la mlancolie devient potentiellement fconde sans tre pour autant cratrice. Cest seulement
lorsquune passion exacerbe ou une tension extrme, provenant dun lan conqurant, troublent la suavit
et la puret de la mlancolie, quelle devient cratrice. Les grands compositeurs ont toujours su secouer
la mlancolie avec une fougue, une passion ou une nergie intense. Linfini de la mlancolie devient alors
une puissante vibration ; les aspirations vagues, des lans dtermins ; les pressentiments deviennent
tonnerres ; les larmes, orages ; la palpitation immatrielle, volont de ralisation ; le survol suave au-
dessus du monde, ralisation effective dans le monde et la saveur, explosion. Il ny a pas de disposition
plus cratrice que la mlancolie quand elle est bouleverse par un principe antinomique. La soif dun
monde infini devient dsir de crer des mondes infinis et laspiration la fusion dans la fluidit de
linfini, affirmation dramatique dans linfini. La conscience dmiurgique convertit le vague de la
mlancolie en tensions et en foudres, et alimente de ses illusions sduisantes les flammes frmissantes de
trop dondulations. Le passage au plan dmiurgique fait de nos rveries des projections vitales, et des
regrets, des lans irrsistibles. Le flux de la cration est une vague de puret et de drame ; le reflux, dans
une agrable lassitude, est comme un retour aux purets perdues. Si par la cration, il fallait renoncer
jamais aux dlices de la mlancolie pure, qui dentre nous ne renoncerait pas la cration ?
La pense ne me mne-t-elle pas tout ? Nai-je pas t ce que jai voulu et ne puis-je devenir ce que
je veux ? Nai-je pas t couleur, vent, tonnerre ? Nai-je pas assimil tout ce que laudace de la pense a
conu ? Nai-je pas pu tre autrui aussi souvent que jai t moi-mme ? Nai-je pas t tour tour un
univers de regrets, daspirations, de tristesses et de joies ? Et ne pourrai-je pas devenir successivement
toutes les couleurs qui existent et se peuvent concevoir ? Car je voudrais me raliser en couleur, tre tour
tour jaune, bleu, violet, orange, voguer sur les couleurs et les intgrer. tre mlancolique en bleu, fou en
rouge, triste en jaune, gai en vert, nostalgique en violet et suave en orange. Faire passer mon tre par une
succession chromatique, quil soit source et miroir des couleurs. Que les rayons irradient de moi comme
des messages dans linfini et quen moi, ils se renvoient toutes leurs nuances pour vtir le monde entier
dun rve de miroitements.
Do vient la profondeur de lamour si ce nest de la ngation de la connaissance ? Ce qui est plat
dans la connaissance devient absolu en amour. Toute connaissance objective est plate ; cest la mise en
relation qui fait perdre aux objets leur valeur. En connaissant une chose, nous la rendons pareille aux
autres ; plus nous connaissons, plus la ralit devient commune, vulgaire, pauvre, car la connaissance ne
sauve jamais rien mais dtruit peu peu ltre. Il y a dans toute connaissance objective, qui considre les
choses du dehors, les encadre dans des lois et les met en relation, qui comprend tout et veut tout
expliquer, une tendance destructrice ; et quand llan vers la connaissance devient une passion, elle nest
plus quune forme dautodestruction. En revanche, nous aimons dans la mesure o nous nions la
connaissance, o nous pouvons nous abandonner absolument une valeur en la rendant absolue. Et si nous
naimions que notre dsir damour ou mme notre amour, il y aurait dans cet lan pas moins de ngation
de la connaissance. Nous ne connaissons vritablement que dans les moments o nous vibrons
intrieurement, o nous brlons, o nous pouvons nous hausser un niveau psychique lev. Cette
diffrence de niveau psychique entre connaissance et amour nous indique suffisamment quils ne peuvent
jamais coexister. Quand on aime, les moments de connaissance relle sont extrmement rares ; leurs
apparitions sont dues un faiblissement de lamour. Et lorsquil arrive quon parvienne comprendre du
dehors, dun point de vue objectif, que la femme qui ondule comme une obsession et envahit tout son tre,
qui a pouss organiquement en soi, ressemble nimporte quelle autre par sa qualit spirituelle ;
lorsquon comprend que son sourire nest pas unique mais parfaitement interchangeable, quon peut la
rapporter et lassimiler aux autres, que lon trouve des explications gnrales pour ses ractions
individuelles alors, la connaissance a supplant cruellement les lans de lamour. Lamour est une fuite
loin de la vrit. Et nous naimons vraiment que lorsque nous ne voulons pas la vrit. Amour contre
vrit, voil un combat que la vie, nos extases et nos fautes, affectionnent. Ltre aim, nous ne le
connaissons vraiment que lorsque nous ne laimons plus, quand nous sommes redevenus lucides, clairs,
secs et vides. Dans lamour, impossible de connatre, car la personne que nous aimons nactualise quun
potentiel intrieur damour. La ralit primordiale et effective est lamour en nous. Voil pourquoi nous
aimons. Jaime lamour en moi, jaime mon amour. La femme est le prtexte indispensable qui fait battre
un rythme intense les pulsations timides de lamour. Il ne peut y avoir damour purement subjectif.
Mieux vaut sabandonner lexprience voluptueuse de lamour comme tat pur, que sabandonner aux
dlices suprmes avec lautre. Nous aimons une femme parce que cest notre amour qui nous est cher. La
solitude des sexes et la lutte sauvage entre hommes et femmes tirent leur origine de cette intriorit de
lamour. Car en amour, nous gotons nous-mmes pour nous savourer, et ce sont les volupts de notre
propre frisson rotique qui nous transportent. Aussi est-ce la raison pour laquelle lamour est dautant
plus intense et profond que ltre aim est loin. Sa prsence physique fait de notre sentiment quelque
chose de si orient, avec une direction si prcise, que ce quil y a en nous de vcu rotique vraiment
innocent, dlan subjectif, nous semble venir du dehors et se dtacher de la prsence physique de la
personne aime. Seul lamour de loin, lamour mri et nourri de la fatalit de lespace, se prsente
comme un tat pur. On est alors en prise directe sur son intriorit profonde ; alors, on vit lamour en tant
quamour, et lon sabandonne aux tressaillements du sentiment, son charme voluptueux qui rend les
souffrances fluides et les dissipe comme une illusion.
Les hommes dots dune imagination fertile et dune vie intrieure complexe connaissent souvent une
telle purification de lamour ; de sorte quils vivent les lans de lamour dans ce quils ont de suave, de
virginal, dans les volutes vitales de lamour, dans ses pulsations pures, dans le potentiel rotique brut,
avant que ltre ne rveille la vie et nactualise ce potentiel. La fusion avec le frmissement vital, avec
lamour comme germe et comme dsir, fait de ces mes des fontaines intarissables dtats purs et
cristallins.
Lamour qui reste ltat de dsir et sen nourrit exclusivement nest quune manifestation de cet
amour qui ne veut pas se raliser de peur de mourir. Quand lros sest actualis, quand il vit non
seulement comme ralit subjective mais aussi avec lobsession dun tre extrieur, lextinction de
lamour est malheureusement prvoir. Par la femme, nous nous ralisons plus vite mais mourons plus
rapidement ; nous connaissons et nous devenons objectifs plus vite quen nous maintenant dans les lans
purs de notre esprit. Il nest pas moins vrai que, par la femme seulement, nous pouvons apprcier quel
niveau slve lintensit de notre amour, jusquo sa profondeur nie la tendance vers la connaissance et
quel point la vrit est vaincue par cet amour qui nous rend trop vivants pour tre objectifs.
Lamour est source dexistence. Nous sommes grce lamour. Nous recherchons lamour pour
chapper la chute dans le vide provoque par les lucidits de la connaissance. Nous dsirons lamour
pour ne pas tre dfigurs et contrefaits par la vrit et par la connaissance. Car nous existons
seulement travers nos illusions, nos dsespoirs et nos fautes, et eux seuls expriment lindividuel. Le
caractre gnral de la connaissance et labstraction de la vrit (mme si la vrit nexiste pas, il y a
pourtant une impulsion vers la vrit) sont des atteintes lamour et notre dsir damour. Lros pourra-
t-il venir bout du Logos ?
La conversion de lamour en piti annonce la phase ultime de lamour, son agonie. Quand on en arrive
avoir piti dune personne quon a aime, cest que notre enthousiasme ne peut plus tenir tte
lvidence. La piti est un amour fatigu, un amour dont lobjet nous est devenu tranger. Nous percevons
alors clairement la condition de lautre et sa place dans le monde. Dans la piti, nous nanticipons rien,
nous noffrons rien gnreusement, nous ne transfigurons plus rien du tout ; au contraire, la lucidit de la
piti retire tout lclat et lillusion auxquels chacun a droit de cder. Aprs les embrasements et les
flammes de lamour, la piti est comme une cendre qui couvre les derniers vacillements du feu de lros.
Lamour de lautre ne nous fait-il pas souffrir, ne souffrons-nous pas dtre aim ? Et notre piti
nexprime-t-elle pas le regret de ne plus pouvoir rpondre un amour depuis longtemps ananti en nous ?
Plus la piti grandit, plus lirrparable qui spare deux tres se creuse, et son intensit ne tmoigne que
du regret de ne plus pouvoir aimer. Lultime phase de lamour nous montre combien nous sommes seuls
mme quand nous aimons ; que tout dpend non de lobjet extrieur mais de llvation de nos sentiments.
La lutte entre amour et connaissance saccomplit une dernire fois dans la piti. Et le triomphe de la
connaissance nous montre seulement en quelle grande lutte nous nous sommes engags, et combien de
postes perdus nous avons reconqurir.
Ne sentons-nous pas dans la mlancolie que notre esprit souvre des appels vagues ? Ses appels ne
sont-ils pas les prsages dinquitudes agrables ? Ses effluves rpandus par notre dcomposition ne
sont-ils pas doux ? Car lesprit spanouit dans une dsagrgation voluptueuse et indolore, une caresse
indfinie et une aspiration au vague. Ne ressentons-nous pas au contraire des dlices virginaux, des
douceurs intimes, extases dans un monde de couleurs irrelles comme en un jardin riche de fleurs qui
tendent leurs ptales vers linfini ? Dans ce doux dlitement de la mlancolie, ne sommes-nous pas ravis
de solitudes sonores, solitudes nes de linfini qui sinsinuent partout, se heurtent aux choses et reviennent
en gerbes sonores, dans un reflux insensible vers linfini do elles sont parties, ce silence dont procde
ltre. Les solitudes prtent leurs voix innombrables ceux qui ont trop dire pour pouvoir encore
parler !
Le mystre du sourire mlancolique rsulte de lnigme introduite par la douceur dans la mlancolie.
Tout ce qui est suave, ingnu, pur, verse sur le vague de la mlancolie un fluide impondrable et
mystrieux qui se dilate en nous comme un parfum enivrant et fin. Flottant sur tout, ce sourire sarrte
tout et rien. Son indcision est amplifie par limmensit vers laquelle il se dirige. Gnial ou dilettante,
il plane sur le monde, sans quon puisse savoir si cest un sourire de connivence ou dextase. Le vague
qui sen dtache attire comme linexplicable du mystre. Et plus on croit comprendre, moins on a
compris. Ne suffit-il pas dun seul sourire mlancolique pour quune femme superficielle nous paraisse
chatoyante ? La mlancolie ne transfigure-t-elle pas le visage le plus dpourvu dexpression en prtant
une profondeur au vide intrieur ? Lattraction du sourire vient aussi de ce quon le rencontre chez des
personnes trs diffrentes quant leur ducation spirituelle et leur hauteur desprit. Quand il part dun
raffinement intrieur, il est sublime ; quand il est instinctif, il rend la vulgarit mystrieuse. Dans la
mlancolie, la douceur est une source de lumire nigmatique. Cest dans cet indfini que rside
lexplication de notre impossibilit nous en rassasier, la trouver un jour fade, la comprendre et la
connatre. Ici, la connaissance na rien dtruire car sa progression nest quune perptuelle auto-
annulation.
Autant la mlancolie est douce, autant la tristesse est amre. Pour la combattre, toutes les mthodes
possibles, toutes les voies et toutes les possibilits sont bonnes. Car si nous navons pas assez de forces
pour vaincre le cancer de la tristesse, cest lui qui nous minera et nous pourrira avant lheure. On ne doit
pas se laisser envahir de tristesses. Les supporter seulement lorsquelles sont potiques ; quand elles
deviennent relles et effectives, sy attaquer furieusement. Ne pas oublier que les coups de poing, les
cris, les gifles, la marche, le sport, les femmes, la vulgarit, sont notre porte et que, par eux, nous
pouvons gagner le combat dans le temps. Ce nest quaprs de longues tristesses que nous sommes
amens apprendre ce que vivre signifie. Nous apprenons vivre seulement par ractions. Nous
apprenons vivre en luttant contre la fatalit, et, dans la lutte, nous ne faisons que tarir la fontaine des
tristesses. Nous puisons en nous-mmes, en esprant pouvoir tre un jour compltement sec, et
recommencer diffremment depuis le dbut, avec une source plus pure, dautres profondeurs et dautres
clarts.
Puisque la mort ne peut tre vite, sen scandaliser est inutile et strile. Plus nous nous rvoltons
contre elle, plus nous prouvons que notre sentiment de la mort est superficiel. Car la rvolte exclut la
rvlation de lirrparable et du dfinitif, et de limmanence inluctable de la mort qui se rvle toujours
nous dans lexprience intense du phnomne. La rvolte contre la mort est le fruit de linspiration du
moment ; seule la peur de la mort est durable et profonde. Nous ne pouvons pas soutenir le combat contre
la mort ; nous pouvons seulement touffer dans la perspective du temps la peur de la mort. Il faut
apprendre mourir un peu moins. Pourquoi ne pas profiter de toutes les expriences qui nous font oublier
la mort, ou dans lesquelles elle nous semble vanescente ? Pourquoi ne pas profiter de lunion avec la
lumire, offerte dans lexprience intgrale du monde, pour nous en loigner ? La lumire, occasion et
cadre dextase et de ferie, nous lance loin du temps, de la fatalit et de la matire. En elle, nous
oublions, ds le dbut et surtout, ds la fin ; mais lorsquune invasion lumineuse semble nous inonder
jusqu nous faire prouver la sensation de la mort, elle ne ressemble pas une fin catastrophique, mais
une issue sublime et volatile ; elle se rapproche plus vite de la fusion immatrielle dans la lumire, ce
dpassement individuel dans luniversalit transcendante et sublime de la lumire. Quand nous ne
trouvons pas de lumire au-dehors, il faut rallumer les foyers teints de notre tre ou mtamorphoser et
convertir en lumire les immensits tnbreuses de notre abme. Que toutes les autres occasions doublier
la mort aient comme prototype lexprience et lextase de la lumire.
Je me persuade toujours davantage que lhrosme senracine dans le dsespoir. Nous ratons la vie
dans le dsespoir ; mais, par lui, nous ne manquons pas la mort. Le sacrifice, le sacrifice seul, sauve
notre mort, et lui seul rachte une vie. Du moment que la vie nest pas pure mais infernale et torturante, le
sacrifice nest-il pas lanantissement le plus sublime ? Pouvoir mourir pour les autres ; pour les
souffrances de milliers danonymes, pour une ide fconde ou absurde ; brler sa vie par les deux bouts
pour ce qui ne nous regarde pas, se dtruire avec largesse et inutilit, nest-ce pas la seule forme de
renoncement dont nous sommes capables ? Chaque geste ne gagne de valeur que dans la mesure o il part
dun grand renoncement. Seule la mort approfondit les actes de la vie. Dans le sacrifice, la vie se ralise
par la mort.
Si tous les hommes qui ont gch leur vie apprenaient moins rater leur mort, le monde deviendrait
une symphonie dimmolations. Alors, par la mort, la vie acquerrait une gravit solennelle et tendrait la
puret laquelle aspirent tant dlans dsesprs. Tout sacrifice est une protestation contre linsuffisance
de puret de la vie. Voil pourquoi nous ne pouvons dsormais tre crateurs que par le sacrifice.
Passer du renoncement lhrosme ! Mais pas la passivit indiffrente des sages. Le renoncement,
comme dtachement silencieux et progressif des choses men jusqu lindiffrence totale, nous est
inaccessible. Lide de notre mission ne germe-t-elle pas dans ces moments de grand renoncement, de
dtachement suprme ?
On ne peut parler du renoncement sans tre soucieux, tourment et triste. Le renoncement reprsente
pour nous un drame infini ; nous y mettons trop dnergie pour quil en soit encore. Et le processus
psychologique du renoncement nous touche de trop prs pour quil ne devienne pas tragique. Nous ne
renonons pas ; nous voulons renoncer. Aussi ne pouvons-nous tre quhroques.
Quand Bouddha parle du renoncement, cest comme si nous parlions de lamour. Renoncer avec le
naturel dune fleur qui spanouit au crpuscule, voil son secret. Nous nen sommes pas capables parce
que nous mettons trop de passion dans nos ngations. Mais toutes les ngations ne deviennent-elles pas
positives par notre excs ? En dtruisant tout, cest comme si lon crait tout. Nous dbordons de
ngations ; comme les flammes du feu. Et nous les consommons, non pas dans le doute, mais avec la
certitude dune mission. Nous jetons tout pour tout conqurir ; nous nous sacrifions pour transfigurer la
vie ; nous renonons pour nous affirmer ; dans le dtachement ultime, notre lan treint lunivers. Cest
pourquoi la libration reste dans notre conscience ltat de problme. Car la libration ne devient
effective que pour ceux qui suivent une direction unique dans labsolu.
Dtache-toi de tout, afin de devenir un centre mtaphysique, ton unique gain, ta seule destine. Que
dans la dpossession, tu te rjouisses de ta conqute et que, dans les checs, tu dcouvres des joyaux pour
ta couronne. Vis comme un mythe ; oublie lhistoire ; pense quen toi, ce nest pas une existence qui se
brise mais lexistence ; que la matire, le temps, le destin, se sont concentrs dans une seule expression ;
deviens source dtre et dactualit dans lexistence. En vivant comme un mythe, tout ce qui est anonyme
te sera propre et tout ce qui est personnel deviendra anonyme. Tu vivras ainsi le tout dautant plus
intensment que les choses deviendront des essences et quelles perdront leurs noms. Alors tu pourras
renoncer la tentation de lindividuel ; tu pourras oublier les personnes et les objets, tout donner et
toffrir entirement. Formulation moderne dun problme ternel : est-ce le regret davoir renonc qui
nous tourmente ?
Tout le problme du renoncement : comment faire de lui autre chose quune perte, mais une forme
damour ? Nous voulons faire du renoncement quelque chose de positif. Lchet ou hrosme moderne ?
Si le renoncement ne sachve pas dans le sacrifice mais dans lamertume et le scepticisme,
lexprience capitale est rate ; comme une ngation qui ne nous mnerait pas lextase. Pour le
renoncement, il ny a quune faon de devenir productif : en tant ouvert sur la vie. Aprs avoir rompu
les liens avec le monde, ayons assez damour pour pouvoir, par notre dtachement, treindre le tout ;
soyons infiniment loin de tout et infiniment prs de tout ; englobons tout dans la vision de lextase. Alors,
le renoncement devient profit. En lui, notre esprit soffre tout parce quil a tout perdu. Pas damour total
et infini sans dtachement. Car lamour qui se ralise individuellement, lamour immdiat fait lconomie
du dtachement.
Seul un esprit dchir damour peut encore rhabiliter ce monde vulgaire, mesquin et curant. Un
grand amour nexiste pas sans grand renoncement. On ne peut tout avoir que lorsquon na plus rien. Joies
et tristesses du renoncement ! Nous nous raliserions absolument si le renoncement tait seulement une
occasion de flicit. Mais nous aimons tous trop notre imperfection pour ne pas nous attrister de nos
amours. Quand donc apprendrons-nous voir dans lamour autre chose quune perte ?
Question obsdante et sans rponse : comment lhomme peut-il survivre aux tats extrmes ? Je ne me
pardonnerai jamais de ne pas avoir eu cette audace absurde lors dextases suprmes, davoir survcu aux
moments simultans de batitude et daspiration la mort, de vivre encore aprs que mon ocan de
larmes en moi na pas pu se dverser dans lextase symphonique de la mort, de lamour et de la tristesse.
Jadis, jai t tout : que vouloir de plus ? Pourquoi nai-je pas le courage des grandes sparations ?
tre tout, et tout avoir tout instant.
Mais quel est celui qui peut tre toujours Dieu ?
Si nous tions obligs de choisir entre la musique et la femme, qui sait si nous ne donnerions pas la
prfrence la premire ? Bien que toutes deux procurent des sensations dune enivrante intensit, seule
la musique nous suspend dans linfini voluptueux de linachvement. Avec la femme, on est contraint
dpuiser et de dverser ce qui en nous est source pure ; dans la musique, jamais ; sa complexit trouble
nous permet de ne jamais nous raliser.
Nous recherchons la compagnie fminine pour peupler notre solitude, mais la musique pour la
prserver. Avec les femmes, nessayons-nous pas dchapper la tristesse ? Qui, dans les volupts
sublimes de la musique, na pas prouv la tristesse dun Dieu seul et abandonn, ne souponne pas
lessence de la musique. Ce nest que dans la musique quon peut deviner ce que seraient les joies et les
tristesses de Dieu
Aprs avoir eu si longtemps conscience de notre inanit, comment ne pas se prendre pour Dieu ? Peut-
on ressentir autre chose que lalpha et lomga ? Pourquoi ne pas se faire lide de notre propre
divinit ? Navons-nous pas tous tant perdu que nous avons droit au moins une dernire illusion,
lillusion absolue ? Notre solitude naurait-elle pas assez de voix pour nous faire entendre la ralit de
notre illusion ? Toutes les solitudes ne sont-elles pas musicales et sonores ? Ne doivent-elles pas aussi
nous chanter la gloire dtre seuls au point de vouloir tre le tout ?
III
Si la ngation ne mne pas lextase et le dsespoir la prophtie, cest quils nont pas atteint la
profondeur par laquelle ils se dpassent eux-mmes. Sil nen jaillit pas lassurance de notre vocation,
les voies de lexistence nous resteront fermes jamais. Navons-nous pas le devoir envers notre
destine de plier notre conscience notre mission exemplaire ? Ne devons-nous pas exploiter en nous la
fivre, la confusion et les vibrations pour parvenir la transfiguration que nous promet la certitude de
lunicit et de la profondeur de notre destine ? Pour une grande me, ce que nous appelons tristesses,
dsespoirs, renoncement, na pas de valeur en soi mais reprsente seulement les degrs de sa
mtamorphose, les tapes dune ascension grandiose. Tous ces degrs et toutes ces tapes sont des
chemins vers la puret, vers le sublime dtachement qui nest autre quune communion suprme.
Nessayons-nous pas, en effaant nos taches sombres, de laisser place en nous la fluidit douce et
immatrielle de la vie, de redevenir des sources pures et de nous rendre enfin immaculs aprs tant de
virginits perdues ? Qui sait si laspiration la mort ne vient pas du regret que la vie nest pas ternelle !
Ceux qui ont dcouvert la vie ne sont-ils pas justement ceux qui ont souffert cause delle et lont
dsavoue, de peur de ne pouvoir laimer ?
Ds lors que nous ne pouvons pas tre heureux, pourquoi ne pas chercher rendre notre malheur
crateur, dynamique et productif ? Navons-nous pas le devoir dattiser nos flammes intrieures et de
nous embraser aux sommets calcinants de la tristesse ? Nous ne confrerons de fcondit aux actes de
notre vie quen vivant tout de manire illimite. Que notre dsir de cder aux feux de lexprience soit
sans frein et sans retenue, le frisson qui fait vibrer notre tre. Nous avons le devoir de monter et de
descendre sans fin lchelle des formes de la vie, dont la nature nous importe moins que la profondeur et
linfini que nous pourrions atteindre.
Au-del de la sphre habituelle des expriences de la vie, il existe un domaine o chaque chose donne
lieu des transfigurations successives. La souffrance se change en joie, la joie en souffrance ;
lenthousiasme en dsillusion, et la dsillusion en enthousiasme ; la tristesse en exaltation, et lexaltation
en tristesse. Dans cette succession, les tats dme perdent de leur consistance et saffinent par extases
continues. Quand on vit tout sous le signe de lillimit et une profondeur vertigineuse, on dcouvre ce
domaine qui nest accessible que par nos propres expriences extatiques. L, les ngations cessent dtre
striles et les malfices destructeurs ; comme en une symphonie de flammes intrieures, tout se dploie et
se consume dans un hymne de la vie et de la mort.
Mais avant de parvenir au lieu des transfigurations successives, il faut avoir beaucoup souffert ; pour
que les actes de la vie prennent de la profondeur, il faut beaucoup endurer. Nos actes quotidiens sont
banals et insignifiants quand ils saccomplissent dans les conditions naturelles de la vie. Le seul fait de
vivre ne veut rien dire. Vivre purement et simplement, cest naccorder aucune profondeur aux actes de la
vie. Ce nest que lorsquon vit comme si la vie tait un bien quon pourrait sacrifier nimporte quand
quelle cesse dtre triviale et vidente. Il est stupide daffirmer que la vie nous est donne pour tre
vcue ; elle lest pour tre sacrifie, cest--dire pour en extraire plus que ne le permettent ses conditions
naturelles. Il ny a pas dautre thique hormis lthique du sacrifice.
Considrer la mort en soi, sparment de la vie, cest rater et la vie et la mort. Le sentiment intrieur
de la mort est fcond condition quil nous permette de donner une autre profondeur aux actes de la vie.
Celle-ci y perd de sa puret et de son charme. Mais elle y gagne infiniment en profondeur. Lextase pure
de la mort conduit fatalement la paralysie totale de ltre. Mais si lon est capable de tirer des
tincelles de lobsession de la mort, alors on peut aussi transfigurer la vie.
Il faut soumettre la vie aux preuves extrmes. Que rien de dangereux et de risqu ne nous soit
tranger. Seules les vierges se refusent penser aux pertes. Mais quest-ce que la vie sinon une suite de
virginits perdues ?
Faut-il stonner alors que chez certains hommes, la volupt du tourment tourne lobsession vitale ?
Do vient-elle, sinon du penchant vouloir creuser la vie par tout ce qui lagresse et la compromet ?
Nest-ce pas linclination brler la vie par les deux bouts qui fonde lexistence entire sur les
flammes ? Progresser dans les flammes, voil en quoi consiste la volupt du tourment. Et il y a en elle un
mlange trange de sublime et de spectral, de solennel et dirrel.
Tirer de la vie plus quelle ne peut donner, cest limpossible que ce tourment ralise, en joignant les
souffrances aux frissons. Peu importe que la souffrance soit provoque par lhomme, la maladie ou un
deuil irrparable ; seul compte ce quon peut fconder intrieurement afin que la vie y gagne en clat et en
profondeur. Si nous ne parvenons pas consteller les tnbres, comment atteindre laurore de notre tre ?
Alors seulement, nous pourrons prouver combien nous sommes proches du sacrifice et fermes dans le
malheur.
Aprs nous tre tourdis de tnbres, aprs avoir voulu puiser le corps de souffrances et de mort, et
encombr lesprit de vacuit, aprs y avoir mis toute notre intensit et notre dmesure pour ne pas tre
rduits en cendres, ne serons-nous pas enfin nimbs de laurole totale et dfinitive de la transfiguration ?
Graver au fronton de notre temple intrieur les mots de sainte Thrse : Souffrir ou mourir , non
pour nous souvenir de ce que nous voulons faire mais pour savoir qui nous sommes. Soit nous avons un
destin, soit nous nen avons pas. Car nous ne sommes pas hommes mourir lombre dun arbre par un
aprs-midi dt ! Que des frissons infinis semparent de notre tre et que lesprit soit comme un four
immense ; que nos enthousiasmes soient brlants et nos extases vibrantes ; que tout entre en bullition et
que nous crachions et dbordions comme le volcan. Que le feu soit notre symbole ; que linexprimable
nous dchire dans nos extases mystiques. Que la braise de toutes nos souffrances dgage une chaleur
envotante et que, tourments par tant de vie, nous redoutions moins le renoncement. Le temps nest-il pas
venu o, dans un jugement dfinitif, nous devons comprendre que la vie ne peut plus nous consoler de la
tristesse dtre, autrement quen empruntant dautres formes que les siennes. Nest-ce pas loccasion de
montrer que le courage de vivre signifie autre chose que refuser de mourir ? Ne faut-il pas treindre la
mort afin que le combat contre les tnbres rende les lumires de la vie plus resplendissantes ? Et ne faut-
il pas prouver chaque jour les rsistances de notre vie par une lutte sans merci contre les forces de la
mort ? Ne faut-il pas se sauver la vie chaque instant ? Une fois la vie sauve, notre sacrifice sera notre
premire et ultime dlivrance.
Pour se conforter dans lide de notre mission propre, ne rien laisser en friche. Transformer tout en
moyens et en stimulations pour raffermir la confiance en soi ; vivre avec ardeur tout ce qui tend nous
paralyser afin den faire le ressort de notre existence. Pourquoi ne pas essayer de convertir les sinuosits
de la musique en ressorts, pourquoi ne pas faire de lexprience musicale un moment essentiel du
droulement de notre destin ? Labandon la fois pur et spontan la musique dilue les lans vitaux
jusqu les annihiler. Ce nest pas dans lexprience musicale comme telle que nous apprendrons faire
de notre destin un clair ! Mais quand nous investissons nergie et ardeur dans la musique, quand nous ne
nous laissons pas prendre par la musique mais que nous la dominons, quand ses vibrations, en pntrant
la volont dune concentration infinie, deviennent les aliments de nos obsessions vitales, alors la
conscience de notre destine sera fortifie par cela mme qui lavait perdue auparavant ! Apprendre
survoler et intgrer les choses, les vivre par transcendance ; et si nous nous y abandonnons, le faire
pour les exploiter et non pour y sombrer. Aimer, savourer et souffrir afin que notre destin puisse devenir
le destin aux yeux des autres : sinon, les femmes, la musique et la maladie seront autant doccasions de
chutes.
Parviendrons-nous chapper la terrible alternative de la vie et de la mort ? Pourrons-nous accder
au sublime dtachement, en nous consolant par nos rvlations intrieures et en nous grisant dternits
insouponnes ? Pourrons-nous oublier et dpasser le drame qui nat des contradictions inhrentes
ltre ? Il doit bien exister un espace de lumire intrieure, o lon vit sans vivre et o lon meurt sans
mourir. Il doit bien exister un temple de musique subtile aux sonorits desquelles la nature tout entire se
dsagrge.
Il faut quil existe un lieu o le temps lui aussi triomphe de son inanit.
Il y a deux faons de rendre la maladie au moins supportable, dfaut de pouvoir la vaincre : ou bien
nous lassimilons notre organisme, en ne la considrant plus comme venue du dehors, comme un
lment tranger et distinct de nous ; ou bien nous essayons, par un effort interne, de nous lever au-
dessus du niveau o se situe la maladie dans lorganisme et la conscience. Le processus dintgration
de la maladie est en fait un processus dintriorisation : nous la laissons se dvelopper en nous-mme,
nous lassimilons de manire immanente notre vie. Nous apprenons considrer laccident comme
normal, et le mal comme parfaitement naturel. Cette mthode est la plus rpandue et la plus facile :
oublier la prsence de lirrmdiable.
sa manire, chaque maladie russit plus ou moins nous dominer : elle atteint un niveau dans notre
tre en de duquel tout ce qui sy passe relve du phnomne de maladie. Mais pour ne pas tre
submerg et vid de notre contenu, il faut aussi, par une tension extrme, se hisser au-dessus du niveau de
la maladie, atteindre le stade suprieur do nous pourrons la mpriser, comme un simple processus
naturel. Nous augmentons par cette tension les pulsations de notre existence, et nous lenrichissons de ses
rsistances. Le tout est datteindre un niveau suprieur celui de la maladie. Quand la crise atteint son
pic, serrer les poings, bander les nerfs, bref, tmoigner dune volont daffirmation organique dans un
sursaut fulgurant de la nature, nous sauve et nous ranime comme le ferait un bain balsamique. Si nous
pouvions chaque instant faire de notre esprit une convergence dlans tel un puits artsien, la dpression
et la maladie seraient repousses la priphrie de notre tre. Pour se tirer des griffes de la maladie, une
seule solution : parvenir au point o les pulsations de la vie nous crispent, atteindre lextase organique.
Pourquoi les maladies nalimenteraient-elles pas la vision prophtique ? Pourquoi ne pourrions-nous
pas les transformer en ressorts de notre mission et de notre destine ? Pourquoi gcher toutes les
occasions de veilles et de rveils que la maladie nous prodigue avec une gnrosit effrayante ? La
maladie ne broie-t-elle pas jour et nuit la matire en nous ? Ne la rend-elle pas capable de vibrations
inaccessibles mme aux dlices les plus purs ? Quest-ce que la maladie sinon le rveil du sommeil de la
matire ? Tout notre idal doit tendre rendre cette maldiction fconde, puiser dans la maladie ce que
dautres noseraient mme pas imaginer dans des milliers de bonheurs. Ce nest quainsi que nous
pourrons diffrer la dbcle ; cette seule condition, la dbcle pourra devenir transfiguration. Pourquoi
ne pas utiliser chaque instant o la maladie embrase les racines de la vie, sinsinue dans la matire pour
la rduire en miettes dlicates, en lambeaux dexistences, et pousse jusqu nous mettre en pices
minrales, qui ne sont que les regrets infinis dune vie intgrale ? Pourquoi ne pas utiliser ces instants
nous stimuler dans linfortune, redorer nos saignements, nimber nos dfaites ? Si nous napprenons
pas rendre la maladie positive, quoi bon continuer de vivre en regrettant sa vie gche ? Pourquoi se
plaindre du dsastre quand il pourrait tre le prlude une suite dilluminations ? Et toutes les
souffrances qui ont ravag notre visage, ne sont-elles pas laube de notre transfiguration ?
Il ny a de tragdie que dans lunilatral ; seul lhomme qui garde obstinment un cap, ivre dtre seul
le suivre, est capable dendurer au-del de limaginable. Mais faut-il se limaginer ? Il est si facile de
tout imaginer, de tout comprendre et de ne pas mme lui accorder la faveur du mpris. Avoir le courage
fanatique daffronter linsoluble, violer lirrparable dans une furie aveugle, tre absurde au point de
laisser ses penses danser dans lexcs et slever comme des feux dans les tnbres lointaines. La
profondeur dune pense est fonction du risque que lon y court. Ou nous mourons en hros de la pense,
ou nous renonons penser. Si penser nest pas un sacrifice, quoi bon penser encore ? Se rserver
seulement les questions pineuses, insolubles et ultimes. Les professeurs rpondront aux autres. Parce
quils sont pays pour a. Si lon pouvait rsoudre le problme de la vie, de la souffrance, de la mort, du
destin ou de la maladie ou les puiser par la comprhension, quoi cela rimerait-il de penser ?
Certes, la maladie procure des tats de vibrations inhabituels. Mais pour rendre la maladie fconde et
en faire le ressort de notre dynamisme intrieur, il faut absolument pousser les vibrations leur
paroxysme. Il existe une vritable mthode de vibration totale, qui nous ouvre des voies de purification
intrieure et dexaltation. Atteindre une tension psychique telle que chaque acte entrane une amplification
des vibrations ; que le raidissement intrieur soit si fort que, compars son paroxysme, les actes de la
volont semblent des simples rflexes. Si, au stade o la maladie rgne en matre, la volont est paralyse
et occulte, au stade o la maladie est fconde, la volont est littralement enjambe, dpasse. Elle
semble dbile et approximative devant le volcan des vibrations qui se dchanent et remontent des
profondeurs de ltre comme une explosion qui protge de la vie. Dans les vibrations de la maladie,
lintensit des vibrations vitales est le pouls par lequel la propension la dsagrgation est transforme
en autant dextases dune vie qui ne veut pas cder avant davoir connu le grand changement et la
transfiguration ultime.
La maladie ramne la surface de la conscience ce quil y a de plus profond en nous. De sorte que
nous ne sommes vraiment profonds que dans la maladie ; et quand nous arrivons la matriser, nous
devenons plus que nous sommes : nous nous crons nous-mmes.
Cest sur nos ruines que nous sommes parvenus savoir qui nous sommes. Quant ce que nous
deviendrons, nous avons tout faire. Notre avenir ne doit-il pas tre une cration ex nihilo ? Ne sommes-
nous pas obligs recommencer depuis la fin ? Notre route a t notre naufrage ; soyons fiers de navoir
rien hrit. Et notre mission nest-elle pas dautant plus grande quelle exprime un dbut absolu, une
qute sans bagages ? Nous avons gaspill trop de nous-mmes pour encourager encore nos restes. Notre
force vient de notre pauvret. Ne nous sommes-nous pas dshrits nous-mmes en osant vivre le
dsastre jusquau bout ? Navons-nous pas eu laudace de nos dbcles et de nos ruines ? Si nous avons
ananti notre vie, ctait pour que la dpossession nous pousse la conqute et que nous puissions, aprs
une telle perte, crer notre vie. Tous les dsespoirs qui hantaient nos ruines ntaient que lesprance
dune autre vie recommence lappel magique dautres clats.
Au regard de la tension, de la vibration et de lenthousiasme que nous mettrons conqurir des
mondes sans fin, tout ce que les hommes appellent volont, tendance, ambition et aspiration semblera des
expressions ternes de la vie, des formes approximatives et attnues. Dans linfini de notre sensibilit,
elles nauront plus leur place. Jalonner notre vie de sauts mortels. Que chaque saut soit non seulement un
lan mais aussi un assaut. Assoiffs de rien, nous avons trop appris ce quest linfini pour ne pas vouloir
celui de ltre ; nous avons trop conquis dans lobscurit pour ne pas dsirer ardemment la lumire. Ne
tremblons-nous pas dj de la pressentir ? Linfini de ltre ne nous chauffe-t-il pas au rouge comme un
feu immense ? Nous connaissons trop bien les poisons du nant et du dgot de ltre ; mais ils nont pu
apaiser notre soif de ltre, seulement rveiller en nous le dsir de conqute et de reconqute. Nous avons
ravag la nature au point den faire des dserts sans limites ; nous avons err dans ces dserts et dans les
ntres, secs dans un monde aride : comment ne pas dsirer, silhouettes dessches dans un univers
dessch, devenir sources vives la source de ltre.
Que lextase soit la mesure de notre vibration et ses sommets notre patrie. Que la crte des cimes
berce notre regard et que la perspective des hauteurs caresse notre me. Quune vibration dans linfini
soit tout notre tre. Quest-ce que lextase sinon une vibration dans linfini ? Dissoudre notre vie dans la
puret des lans, la hisser aux vibrations extrmes, llever aux musiques des sphres. Que notre regard
soit un flux de rayons et que rsonne dans notre corps un monde dharmonie ; que des spirales sonores et
infinies linondent, tournoyant et rivalisant de volutes tranges. Que des cris de dsespoir et des
grincements de dents donnent le ton aux vibrations et que ces lamentations soient transfigures dans leur
lan. Avant que la douleur ne devienne musicale, abmons-nous en elle et que la maladie chante son
renoncement en hymnes.
Que cette musique nous donne un avant-got de la srnit et que, par elle, nous en apprenions la
profondeur. Nous avions perdu lhabitude de contempler son image lointaine et perdu la mesure de sa
grandeur. Que la vibration dans linfini soit notre extase et que sa musique nous rvle la profondeur de
la srnit. La soif dabsolu nous a appris ce quest une autre vie et quelle vie est-ce de ne sarrter
jamais. Seule la conqute peut tancher notre soif dabsolu ; se lasser et faire marche arrire ne fait que
laugmenter. Engloutir labsolu est la seule activit qui, dans linfini, puisse encore rchauffer notre
enthousiasme et nous faire oublier de marquer une halte. Enflamms dune soif inextinguible, avalons
tout : que notre empire diminue notre nant. Que llan fasse irruption dans lexistence et que le bonheur
sapparente aux grandes extases. Et que le mal dtre soit aussi universel que la tristesse dtre. Dans leur
lutte, que le mal dtre encercle de flammes les tnbres de la tristesse : que notre soif dabsolu stanche
dans lobscurit.
Quand vous souffrez de trop dlan, quand lenthousiasme de vivre vous pse et que, devant
lexplosion dsordonne de votre vie, vous redoutez le suicide, transformez lexcs de douleur en
anathmes, canalisez les vagues dbordantes de votre nergie dans des extases vitales. Cherchez dans les
drames des occasions de sublimation, usez des tragdies comme de voies vers la puret, torturez-vous
pour vaincre la pourriture qui vous ronge. Ne sentez-vous pas, frres, que de telles douleurs attendent
leur apaisement ? Ne sentez-vous pas que cest par nos plaies que le poison scoule ? Tout notre tre
tait vif ; car le poison tait dans le sein. Ntes-vous pas, frres, saisis par un dsir de printemps et une
nostalgie de quitude ? Cette nostalgie dun monde plus pur, aux vastes cieux ouverts et aux harmonies
inconnues, ne vous oppresse-t-elle pas de tendres volupts ? Votre esprit ne tressaille-t-il pas au
pressentiment des bonheurs qui vous attendent dans dautres mondes ? Ntes-vous pas illumins par la
vision des douleurs sublimes ? Ne voulez-vous pas le changement de fond en comble, celui qui se fait
dans la poitrine ? Ne voulez-vous pas un monde o vous tteriez le bonheur au sein de la douleur,
lextase, auprs de la ngation et la prophtie, auprs du dsespoir ? Ntes-vous pas sduits par un
monde o notre trop-plein inonderait en vagues caressantes le dsert cach de nos inanits ? Frres,
nentendez-vous pas lappel de la srnit, et son immensit plus chaude et plus douce ? Ntes-vous pas
saisis par la nostalgie des lointains, vastes comme vos douleurs ? Ne pouvez-vous donc pas trouver, par
le dsir de puret, un lit votre trop-plein pour quil sy dverse ?
PROPHTIE ET DRAME DU TEMPS
Que notre ardeur embrasse sur tous les plans de la vie, tous les contenus de lexistence dans une
participation originaire ; vivre tout jusqu lextase. Que la vie sociale soit le champ de vrification de
notre sensibilit exacerbe ; que nous panchions notre infini intrieur dans tout ce que la vie a
dextrieur. Dissipons nos nergies loin de la culture, quelles grandissent en tourbillonnant. Vivons tout
avec passion en sorte que le destin fende comme lclair notre obscurit et celle du monde. Devenir autre
chose, voil notre but ; naccepter la vie que pour ses grandes ngations et ses grandes affirmations. Si la
conscience de notre mission ne nous embrase pas, nous ne mritons ni de vivre ni de mourir. Je ne
comprends pas quil puisse y avoir dans ce monde des hommes indiffrents, des esprits sans tourments,
des curs sans brlures, des sensations sans vibrations et des larmes sans pleurs. Il faudrait interdire les
spectateurs, tous ceux qui font de la distance une vertu. Seul un esprit qui fermente et noublie jamais
quil vit peut rveiller notre enthousiasme. Nous dclarons fausses les vrits qui ne font pas souffrir et
nuls les principes qui ne consument pas. Que nos vrits se muent en visions et nos principes en
prophties. Que les mots soient des flammes et les arguments des clairs. Nous navons pas de temps
perdre en preuves, en dmonstrations et en certitudes.
Naimons-nous pas les prophtes parce quils annulent le temps ? La prophtie est un saut de la
conscience hors du temps. Son contenu, le futur vcu dans lactuel. Nos dsirs deviennent en elle des
prsences et les visions brillent dans le trop-plein de lactualit. La prophtie ne tente-t-elle pas de
supprimer linluctable des distances dans le temps ; nessayons-nous pas avec elle de vivre tout de
manire absolue ? Ceux qui ignorent les feux ardents de lesprit prophtique accueillent la succession des
instants dans leur relativit et, sceptiques, acceptent tout. Ce nest que dans la prophtie qui enjambe le
temps, que nous vivons linstant en regard de la direction absolue, vers laquelle il faudrait tendre. Les
fins dernires, la prophtie nous les rend accessibles dans le vcu exacerb du moment. Il faut savoir
sabandonner tout ce qui est prophtique, la passion de labsolu qui lanime, la prsence de grandes
fins dans de grands commencements quelle rvle. Lardeur prophtique ne se nourrit-elle pas du
pressentiment de la fin prsente dans tout ce que nous avons vcu ? Avec un dsir bestial, annulons le
temps pour que chaque instant de la vie soit un commencement, un sommet et un crpuscule. Comme dans
llan mystique, que les visions nous envahissent de leur clat et quelles nous aveuglent par leur
paroxysme lumineux. Quavons-nous perdre ? Mme sans dsir infini dabsolu, de ralisation intgrale
et de possession infinie, le temps finira par nous engloutir irrmdiablement ; et, chaque fois que notre
tre aura t diminu par la lchet, nous aurons gch notre vie.
Avec un fouet immense, il faudrait frapper tous ceux qui attendent de vivre, qui ne savent pas cder
la dmonie du temps, et attendent dans langoisse que le temps disperse les miettes de leur existence. Car
la quasi-totalit des hommes sont des miettes dexistence qui attendent lanantissement. Aussi la valeur
de lthos prophtique rside-t-elle dans la volont de sanantir par sa main, dans une existence intense
comme une extase. La conception dun vcu dramatique dans le temps est la base de toute prophtie.
Combat sans merci contre le temps ou inertie du vcu temporel. Le sentiment normal et commun de la
temporalit ne peut conduire qu attendre la vie, suivant en cela une conception commode o lon se
complat dans les surprises quoffre la diversit des instants. Les hommes attendent tout du temps : ils
attendent que leurs idaux saccomplissent dans lavenir, que leurs espoirs se ralisent et que la mort
vienne en son temps . linverse, il faut que notre frnsie prophtique ne connaisse pas de freins.
Que la conscience de notre mission drive dune communion avec linstant et dune fureur exalte de
vivre une vie pleine, en dpit du nant temporel. Que notre messianisme soit comme un incendie o tous
les tides de ce monde seront dvors, et auquel nchapperont pas ceux que le dsir de transfiguration
ultime indiffre. Que le feu intrieur soit notre obsession pour nous lever avec lui comme sur des ailes.
Que de grandes tches nous pargnent la gangrne du temps : que les instants mettent une ternit passer
et que lternit passe en un instant. Que nos visions atteignent de tels sommets que leur amplitude fige les
hommes ; et quen tant secous dune longue contemplation, ils puissent tre dsormais prompts la
passion pour labsolu. Car lindiffrence est un crime envers la vie et envers la souffrance. Et que notre
lan prophtique soit un tremblement contagieux comme la maladie ou comme le feu ; que, ports par lui,
nous prenions dassaut ce monde abrit dans le silence et les ombres et que, dans une croisade
universelle, nous librions enfin les lumires caches derrire lobscurit du monde et derrire nos
tnbres !
Frres, ne vous tes-vous jamais demand pourquoi nos joies sont si rares et si intenses ; pourquoi
nous ne respirons pas sans soupirs et pourquoi nous tremblons de joie ? Navez-vous jamais pens que la
souffrance est le prix de la joie, que les grands bonheurs sont des douleurs transfigures ? Navez-vous
pas attendu pendant tous ces instants de douleur, celui dune joie immense ? Ne lavez-vous pas espr
comme le rachat de nos checs sans nombre ? Frres, naimons-nous pas la souffrance pour ce moment-
l, cet unique instant de joie, profonde et infinie, o les douleurs deviennent pures et les dsespoirs
sublimes ? Ah, frres, combien il faut souffrir pour se rjouir dun seul instant de joie ! Certes, la
souffrance est un crime envers la vie. Mais ne vous tes-vous pas demand pourquoi notre vie est pour
nous une autre vie ? Nos douleurs nont-elles pas dj supprim lautre vie ? Et pourquoi les douleurs
daujourdhui ne sont-elles pas aussi fcondes quelles nous taient nfastes autrefois ? Ne serait-ce pas
parce que nous avons difi une autre vie sur des souffrances prolonges afin dobtenir de rares et
grandes joies ?
MOURIR DENTHOUSIASME
Que denthousiasme meure notre esprit ; que nous mourions tous denthousiasme. Que les lans vers
la vie soient irrsistibles et que le dsespoir brle notre lan. Que notre mission sachve dans un dernier
sursaut, dans le grand sursaut de notre enthousiasme. Nous nen avons pas vcu si nous nen mourons pas.
Que lenthousiasme soit intensits musicales et treintes dternit dans linstant et que linfini du monde
soit un infini de sensations. Quil soit si grand que nous nous sentions nus devant nous-mmes : pleurons
davoir tant attendu un tel instant.
Que tout ce que nous vivons soit les prparatifs et les degrs de lenthousiasme suprme. Il faudra
mourir maintes fois denthousiasmes et dans nos lans, pour quun ultime lan nie la vie parvenue son
sommet.
Que nos regards soient fixs sur linfini et nos penses, lourdes dternit ; que le corps vibre comme
une corde ; que les organes, comme des prises branches sur des harmonies caches, nous accordent sur
de grands mystres. Mourir de tant denthousiasme que notre mort soit celle du monde.
Que notre lan soit si fort que son irruption nous empche de penser. Quil nous traverse comme un
vertige et que sa furie volcanique nous domine, afin que ses sursauts remplissent les vides o les penses
se complaisent. Car si les penses naissent des vides de la vie, cest lors dun manque denthousiasme
quelles se librent. Quau contraire, notre enthousiasme soit irrsistible et entrane dans ses remous la
pense. Les dchanements de la vie sont trop prcieux pour ne pas pitiner les ides claires et striles.
Mais si des penses apparaissent la priphrie de notre enthousiasme, que nous leur donnions vie dans
la fivre et que nous fondions leurs tumultes dans les tourbillons flamboyants de lenthousiasme.
Et si vous ne voulez pas quon voie en elle votre seule fortune, apprenez alors penser dans la fivre,
rendre les penses ardentes, tirer de la vapeur des ides. Que la fivre soit la condition naturelle de
vos penses. Votre lan ne sabaissera plus jamais jusqu la connaissance et vos extases vous
empcheront de chercher au-dehors ce que vous pouvez obtenir lintrieur. Les manques denthousiasme
ne vous rendent quobjectifs. Que, sur le chemin de lextase, vos penses soient de simples dtours. Que
votre lan engloutisse les mondes et, comme en une treinte, que vous embrassiez ltre et linfini. Que
les dsirs refouls explosent en treintes totales et que votre dsir fconde le monde. Que vos impulsions
soient dmiurgiques et votre passion, une sexualit cosmique. Que lensemencement couronne votre geste
et que votre instinct engendre de nouveaux mondes. Et, joyeux dans vos dsirs frntiques, oubliez le
grand dgot, la tentation du renoncement sans issue, de la sparation sans retour. Prenez garde au grand
dgot, aux moments putrides, fuyez ceux qui vous ferment les routes de ltre. Car le grand dgot est
lamertume qui touffe lextase de ltre, qui nous interdit de nous perdre en tout et empche que tout se
perde en nous. Frres, explosez en fcondations, que vos penses soient ensemences et que leur fertilit
vous fasse oublier lattrait du grand dgot. Que votre lan soit une fcondation continue et quen
engendrant des mondes nouveaux, surmontant les tentations de votre abme, vous embrassiez la nature tout
entire.
Toutes ces tristesses qui sont aujourdhui nos joies, ne sont-elles pas devenues des mers de larmes ?
Les tristes lueurs dautrefois ne nous illuminent-elles pas dsormais ? Et ces ocans de larmes qui nous
inondent, recouvrant de leur flux le dgot amer et la scheresse de ltre ? Nous sommes charms par
toutes ces larmes qui naissent en nous et stendent comme de vastes srnits, nous sommes enchants
par tous ces crpuscules devenus des aurores. Ne pleurons-nous pas pour nimporte quoi, ne nous
enivrons-nous pas de clarts irrsistibles, qui gargouillent et dversent en nous en fluidits transparentes
toutes les tristesses devenues joies ? Nos extases ne sont-elles pas baignes de larmes, ces revers du feu
qui nous inonde ? Des vagues de larmes se dressent en nous qui ne sommes plus quune mer de larmes.
Goutte goutte, nous dbordons de tristesses sublimes dans un flux sans bornes, et les larmes remontent
vers lorigine de nos joies. Autant de larmes verses, autant de joies perdues.
Sil y a encore de la folie et de lenthousiasme dans le monde, quune autre vie soit faite dobsession
et de vision. levons-nous jusquau point o notre paroxysme nous indique une autre vie, et quivaut la
vie laquelle notre enthousiasme aspire. Attaquons-nous aux racines de la vie pour que, dans une
cration absolue, un autre monde soffre nos extases. Mieux vaut dtruire la vie par les racines que
recueillir plus tard la sve de racines pourries. Nous aurons tant de forces que nous enlverons la vie de
son milieu sale et corrompu, et quune sve nouvelle en rchauffera les pulsations. Plantons la vie dans le
soleil, que sa sve soit la lumire. Croissons les pieds dans la lumire, inaugurons notre vie nouvelle par
de vastes clarts, et que la fcondit retrouve jouisse dune extase lumineuse. Aprs cela, la vision dun
autre homme ne sera plus un rve. Une autre sve dans la vie, puis un autre homme !
Si les ressorts de cette vie mdiocre et calme ne se cassent pas, la route de lexistence absolue est
barre. Que les ressorts dune autre vie soient si tendus que, dans leur libert, chaque mouvement signifie
labsolu !
Mon me safflige devant ce monde o les hommes vivent pour se rendre tour tour malheureux.
Comment peuvent-ils encore respirer aprs avoir sem la dsolation ?
Chacun devrait dsirer le malheur pour soi afin de lpargner lautre. Il est mille fois plus
supportable davoir t rendu malheureux que de rendre malheureux. Quand on pense quil y a des
hommes qui peuvent dormir alors que dautres souffrent par leur faute. Il faudrait dtruire la culture qui
autorise de parler didal quand coulent les larmes. Comment ne pas regretter la puret dans un monde o
lon ne peut tre essentiel que dans le malheur ? Nous avons tous dj crois des sourires doux, tendres
et consolants. Pourquoi navons-nous pas jur aprs eux dtre compltement diffrents ? Un seul sourire
de femme vaut plus que les trois quarts de la pense humaine, si lon savait y voir le sourire de la vie.
Mais combien dentre nous simaginent alors le bonheur dans lextase rciproque, combien sommes-nous
avoir prt serment au nom dune autre vie !
Pourquoi je men prends lhomme ? (Pourquoi faut-il que nous fassions de mme entre nous ?) Parce
que ltre humain nattise pas le feu de la vie, parce quil ne vit pas dans les flammes la naissance et la
destruction des choses.
Parce quil ne brle pas du dsir de puret, et ne meurt pas dans une invasion de lumire et son ultime
transparence.
Jaimerais que la vie scoule dans lhomme, pure comme la musique de Mozart. Mais il na pas
pouss le tragique jusquau bout, pour brler du dsir de puret ; ni non plus le malheur ou la douleur
jusqu la dmence, pour penser ce bonheur qui pourrait tre si profond. Dans toute lhistoire humaine,
le bonheur na atteint cette profondeur que chez Mozart. Quand lhomme tirera toutes les consquences de
sa condition, il ne rvera qu se perdre dans des harmonies transcendantes. Alors, lhomme sera sincre
avec lui-mme. Lhomme doit mourir ; il faut que meure lhomme en nous ; de cette agonie, une nouvelle
vie pourrait jaillir, pleine denthousiasmes purs et des extases enchanteresses. Ce nest pas la force qui
doit dfinir les pulsations de la vie, mais une extase rciproque, qui doit rapprocher les tres dans des
vibrations immatrielles.
Comme pour un culte, que leurs gestes portent la marque du symbole, que les regards dcrivent des
courbes immatrielles et que des rapprochements subtils mlent dans un bain rayonnant la sve pure de
tant de vies qui sexpriment comme les tons dune mlodie. Que tout prenne le caractre de lextase, que
chaque acte de vie soit participation lessence, prise directe dans le rythme total de lesprit.
tre le premier dans lespace, tel fut lidal de la conqute sur ltendue. Que la vision dune autre vie
soit si profonde que ltre qui grandirait dans lextase ne considre pas lespace comme un obstacle mais,
en treignant les sources de la vie, quil puisse chaque instant parvenir l do la vie est partie, aux
formes premires, quand la volont, lesprit et la culture nen avaient pas troubl la source pure.
tre dur, tre brute, ainsi sest rv lhomme dans sa forme idale. Il nest parvenu ainsi qu vivre
la priphrie de la vie. Mais le temps est venu o la forme humaine dexistence doit tre anantie pour
rejoindre les profondeurs de la vie, dissimules sous les illusions humaines.
Si vous dsirez labsolu, osez courir le risque de rompre ; de quitter toutes ces choses qui ne peuvent
tre oublies, ces personnes qui vous sont chres et celles quil faudrait aimer. Si vous ne ressentez pas
le dsir dune sparation radicale, qui vous insufflera la mlancolie des instants de solitude sans laquelle
la porte des rvlations ultimes reste close ? Renoncez vos idaux si la mlancolie ne rpand pas dans
votre esprit ses effluves enivrants et si, grce elle, le got du renoncement ne vous a pas empoisonn.
La force de la solitude se manifeste lorsquon se spare de ceux quon aime. Navez-vous pas ressenti la
ncessit de renoncer un ami, une matresse ou la musique, pour vous endurcir dans sa mission ?
Navez-vous jamais recherch le contact de la douleur sur les routes les plus douloureuses ? Si vous
navez jamais tu un grand amour pour une grande souffrance, vous tes perdu pour les preuves qui
forgent la destine ; vous tes perdu pour votre destin.
Figurez-vous un ciel dt infini et toute la mlancolie qui enveloppe limmensit bleue. Dans de tels
instants, quand les hommes oublient tout, vous sentez-vous capable de perdre tout ce que vous avez aim,
pour pouvoir, dans une grande sparation, vous retrouver vous-mme ?
Oubliez la science, qui ne parle jamais de la douleur et imprgnez-vous de vos propres rvlations.
Oubliez tout ce qui vous exile de vous-mme et attnue inutilement vos douleurs. Ayez le courage de vos
douleurs et cherchez les souffrances comme des occasions de sprouver sans cesse.
Nous devons tous har ce monde de douleurs approximatives. Car nous navons choisir quentre des
douleurs absolues et infinies, et llan pur vers la vie. Si le poison de la douleur ne vous dchire pas au
point de vous faire accomplir le saut vertigineux dans la puret, soyez-leur reconnaissants. Sinon, inutile
dy verser un baume rconfortant ; que votre esprit brlant absorbe la chaleur virulente du poison. Aimez
et hassez les souffrances ; mais ne les fuyez jamais. Tranez-vous sous la douleur mais quelle ne vous
entrane pas.
Frres, que la vie soit si intense en vous que vous mouriez et vous dtruisiez en elle. Mourir de la vie !
Dtruire sa vie ! Criez des cris de la vie, chantez dans des chants derniers les derniers sursauts de la vie.
Comme dans un tremblement de terre, que vos profondeurs mugissent et que des menaces inconnues
calment votre soif dinquitude. Que tout ce que vous vivez ressemble ce cataclysme et que
leffondrement de la vie vienne de votre dsir dlvation. Ne sentez-vous pas que la vie en vous fait
craquer ses coutures ? Ne repoussez-vous pas dans vos chutes et vos lvations les limites de
lexistence ? Comment peut-on vivre seulement pour ne pas mourir ? Pourquoi certains hommes ne
peuvent pas mourir de tant de vie ?
Luttez en restant conscients de la fatalit, car alors seulement tout ce que vous vivez pourra tre un
effondrement ou une transfiguration. Sentez linvitable chaque pas, pour que chaque pas soit un
pressentiment de la tragdie. Mprisez les saints, qui montent vers la lumire mais nont jamais peur de
dgringoler dans les tnbres ; mprisez-les parce quaucun na perdu lesprit. Aucun, mme devant la
lumire en lui. Tragdie ou mpris de la saintet
Aucun saint na connu la chute et, me semble-t-il, aucun saint nest mort. Du bonheur de ne pas tre
saint ou du grand malheur
Commencement de la saintet : quand on sent que la vie na plus rien perdre dans la mort et la mort
dans la vie.
Tragdie : la vie comme limite de la mort.
La saintet est comme une fleur sans parfum, une beaut sans clat.
La seule profondeur fade : la saintet.
Saintet ou labsence de destin.
Un saint ne peut mourir car il ne vit pas. La vie dun saint ne sachve pas plus quelle ne commence.
Le gnie peut tre tu par son uvre. Quel saint est dj mort de lamour quil porte ? Chaque instant
comme expression dun destin, comme lutte entre vie et mort, est une tragdie. En elle, la mort et la vie
sont des absolus. Mais labsolu auquel le saint parvient sacrifie autant la vie que la mort. Absolu inutile
et profondeur fade ou pourquoi nous avons peur de la saintet, au prix de notre tre.
IV
Je vous invite, frres, renoncer la conscience, renoncer tout ce qui peut faire obstacle
votre orgie intrieure, votre ivresse infinie et exalte. Que le doux chaos des sens vous berce et vous
entrane dans sa ronde ; que vos frissons cruels dessinent des mouvements de ballet. Assumez les instants
o votre drame devient aussi inutile quun jeu ! Ayez des moments de grce dans votre tragdie et
noubliez pas de savourer votre chute en la sublimant dans un pas de danse ! Ah, rares instants o la
souffrance devient vaine, gratuite et sinueuse jusqu llgance ; o la douleur, en une vibration trop
forte, se dissipe et se fond dans la danse ! Navez-vous jamais remarqu comment, par certains gestes
spontans de la main, les souffrances peuvent se purifier, comment elles bondissent en une danse
intrieure, et, en bondissant, soublient elles-mmes ? Ces mouvements ondoyants du corps, ne les avez-
vous pas sentis natre en vous dans les heures o la souffrance devient inutile, le dsespoir gratuit, la
fatalit souriante, lirrparable engageant, et les tnbres gracieuses ? Et navez-vous jamais t
subjugus dans des moments trop rares par les tnbres qui jouent en vous ; navez-vous pas t
foudroys de joie linvitation au jeu lance par la douleur, ces rares invitations o elle soublie elle-
mme ? Renoncer la conscience et chercher lorgie, cette autongation de la douleur ?
Depuis quand es-tu un homme ? Depuis que dans son esprit, lros se nie lui-mme.
Drames inavous : lros se cherche dans les rgions de lesprit, dsire sen retirer, comme la vie
dsire rester vierge desprit. Palpitation subtile de lros dans notre tre, sensation douce et trange que
le sperme circule dans le sang ? Nest-elle pas prsente ici, la volont de lros dtre pur et de se
manifester dans une vie pure ?
Lamour comme tat pur, dissoci des valeurs ou pourquoi la paix entre lesprit et la vie ne se fera
pas.
Salut de lesprit par les femmes ou lassitude de lhomme devant sa condition.
Triomphe de lros comme expression suprme de la vie ou pourquoi lesprit nest quun accident
dans le monde.
La mort, la vie, lesprit ou la route de lternit au temps. Quest-ce que lesprit au regard de la vie et
la vie face la mort ?
Par rapport lesprit, la vie est originaire ; dans le vide de la vie, lesprit est apparu ; la conscience a
grandi au dtriment de lros. Dans le Logos, une forme dexistence a gagn en majest et a perdu en
ternit. La vie est ternelle pour lesprit et phmre pour la mort. Car la mort prcde et survit la
vie.
Le corrlat de la mort : le rien ; de la vie : lros ; de lesprit : la conscience.
Progrs dans lternit ou avance dans rien. Lexistant, le concret, le vivant sont seulement dans le
transitoire. Lternit signale un manque de vie ; le transitoire consomme tour tour des surcrots dtre.
Le rien est primordial (do, au fond, tout est rien) ; lros est capital ; la conscience est drive.
Pour lhomme, qui hsite entre rien, ros et conscience, approfondir lros peut encore le consoler de
ses oscillations entre lternel de la mort et le passager de lesprit. Lesprit peut viser lternit ; en tant
que dure, il est infrieur lirrationnel de la vie. De nombreuses fleurs spanouiront encore au soleil
quand on ne trouvera plus trace de nos ides.
Abandonns au tremblement de lamour, enrichis par une orgie rotique comprise comme tumulte
substantiel de la nature, cultivons tout ce qui est originaire, et palpite ainsi. Voguons sur les dernires
fluidits de la vie, flottons sur les ondulations de locan de nos sens. Rpondons frntiquement aux
clameurs profondes de lros et pntrons jusqu ses premires lueurs. Rejoindre au plus prs les
pulsations de la nature pour que notre esprit souvre comme aux premiers appels intrieurs de lros. Et
que notre soif des choses ultimes dresse un temple des premiers commencements de la vie !
Sil est difficile daccder ltat de tension extrme, il est plus difficile encore de supporter le
dgot, la dpression et la fatigue qui sensuivent. Peu de gens simaginent ce que cote une rvlation,
une exaltation prophtique ou un paroxysme musical. Une grande joie se paye de milliers de tristesses et
une seule vision de fatigues infinies. Combien peuvent rsister lpreuve du grand dgot ; combien
peuvent supporter la propagation gnrale dun poison ardent et destructeur ? Les mchoires ttanises, le
cerveau et les membres compresss, plus la sensation confuse dtre pris dans lentrelacs dun clair-
obscur, tout cela nous enserre comme dans des pinces de feu qui nous laisseront ternellement
stigmatiss. Il faut tout prix effectuer un saut au-dessus de nous-mmes pour vaincre le grand dgot, et
il est hroque de le supporter. Car dans ces instants sombres, nous sommes ce point empoisonns que
nous avons limpression dtre rduits aux scrtions dun tre toxique. Comme une fleur venimeuse, nous
changeons tout en sve virulente : nous voil devenus principe de destruction. Et la vie est alors aussi
puissante en nous que ce principe est grand. Le regard tue ; le sourire fige ; la parole branle. Dans le
grand dgot, nous sommes traverss par toutes les impulsions destructrices et autodestructrices prsentes
dans la vie. Rien dtonnant ce que les impulsions rotiques semblent sadiques et bestiales, avec leurs
volonts sanguinaires de destruction et danantissement dfinitif. Un ros venimeux prend possession de
nous et nous rvle des stries noires l o nous dsirions la vie pure. Mlant lamour aux convulsions de
leffroi dans une contorsion infernale, il engendre une lassitude inhumaine et souterraine, pollue les
sources de la vie en sorte que nos lans vers la puret sy brisent comme autant de tragdies.
Quun ros pur, qui suive lcoulement spontan de vie, nous dlivre de lattrait et des tourments du
grand dgot ; que le progrs dans la srnit nous sauve de la solitude et du temps o nous mourrons et
qui nous fait mourir.
Exergue une autobiographie ; je suis un Raskolnikov sans lexcuse du crime.
ros : accomplissement dans les sources de la vie ; Musique : impossibilit de saccomplir dans la
vie.
Seule la musique est une tentation : car elle seule peut nous dtourner des finalits de la vie. Une
sensation musicale profonde rsulte de limpossibilit de lhomme se raliser dans la vie. La musique
nous dlivre de la vie, en ce quelle nous fait loublier. Sinon, toute musique est un attentat
Pourquoi lhomme chante-t-il dans lamour ? Parce que son amour nest pas certain de saccomplir. Un
amour profond dcouvre dans la musique ses propres pudeurs. Comme si lamour voulait chapper lui-
mme.
Musique rotique ou lchet de lros.
Do vient le vague dans lrotisme, puisque lamour senracine dans linstinct ? Linstinct a une
direction dtermine et une grande capacit absorber lobjet vis. Mais alors do viennent lineffable
de lamour, les aspirations indfinies et les nostalgies rotiques ? Le dbordement de lros dans toute la
sphre de ltre mle llan rotique tous les plans de lexistence, y compris ceux qui nont aucune
affinit avec ce qui est spcifique dans lros. Nous aimons alors avec toutes les parties du corps et avec
toutes les cellules de lesprit.
Nous aimons en marchant, en dormant, dans nos rves, nos souvenirs et nos peines Soumis une
telle extension, il est naturel que lamour perde la conscience prcise de lui-mme et se disperse par
excs de plnitude, comme une inondation. Le vague dans lrotisme rsulte de cette effusion de linstinct,
qui, de trop dintensit, veut tout treindre et laisse chapper lessentiel et lindividuel.
Tout le charme de lamour rside prcisment dans le mariage trange du fond instinctif et du vague
rotique.
MOZART OU MA RENCONTRE AVEC LE BONHEUR
Lhomme ne peut tre essentiel que dans le malheur. Mozart nous attire-t-il seulement comme une
exception ?
Est-ce de Mozart seul que jai appris la profondeur des cieux ? Chaque fois que jcoute sa musique,
je me sens pousser des ailes dange.
Je ne veux pas mourir parce que je ne peux imaginer quun jour, ses harmonies me seront
dfinitivement trangres.
Musique officielle du paradis.
Pourquoi ne me suis-je pas encore effondr ? Cest ce que jai de mozartien qui ma sauv.
Mozart ? Des pauses dans mon malheur.
Pourquoi jaime Mozart ? Parce quil ma fait dcouvrir ce que je pourrais tre si je ntais pas
luvre de la douleur.
Symboles du bonheur : ondulation, transparence, puret, srnit
Ondulation : schme formel du bonheur. (Rvlation mozartienne.)
La cl de la musique de Bach : le dsir dvasion du temps. Lhumanit na pas connu dautre gnie qui
ait reprsent avec un plus grand pathos le drame de la chute dans le temps et la nostalgie du paradis
perdu. Les volutions de sa musique donnent la sensation grandiose dune ascension en spirale vers les
cieux. Avec Bach, nous nous sentons aux portes du paradis ; jamais lintrieur. Le poids du temps et la
souffrance de lhomme tomb dans le temps accroissent la nostalgie pour des mondes purs, mais ne
suffisent pas nous y transporter. Le regret du paradis est si essentiel la musique de Bach quon se
demande sil a eu dautres souvenirs que paradisiaques. Un appel immense et irrsistible y rsonne
comme une prophtie ; et quel en est le sens sinon quil ne nous tirera pas de ce monde ? Avec Bach, nous
montons douloureusement vers les hauteurs. Qui, en extase devant cette musique, na pas senti sa
condition naturellement passagre ; qui na pas imagin la succession des mondes possibles qui
sinterposent entre nous et le paradis ne comprendra jamais pourquoi les sonorits de Bach sont autant de
baisers sraphiques.
Chez Bach, le transcendant a une fonction si importante que tout ce quil est donn lhomme de vivre
na de sens que rapport sa condition dans lau-del. Rien de naturel dans cette musique transcendante
qui ne tolre ni les apparences ni le temps.
Bach nous invite une croisade pour dcouvrir dans lesprit de lhomme, au-del des apparences, le
souvenir dun monde divin. Mais a-t-il compris lhomme, en pensant que ses motions suffiraient len
consoler ? Ses appels rconfortants ne sadressent-ils pas plutt un monde danges dchus, dont la
tentation astrale du pch a bris les ailes et qui les a jets dau-del jusquici, o les choses naissent et
meurent ? Toute la musique de Bach est une tragdie anglique. Lexil terrestre des anges est son motif et
son sens cach. Cest pourquoi nous ne pouvons comprendre Bach que lorsque nous nous loignons de
notre humanit, lorsque nous vivons notre premier souvenir. Afflig par la chute dans le temps, Bach na
vu que lternit. Le pathos de cette vision consiste reprsenter le processus dascension vers lternit
et non lternit elle-mme. Une musique dans laquelle nous ne sommes pas ternels mais o nous le
deviendrons. Lternit est la dfaite complte du temps et lentre, non pas dans un autre ordre
dexistence, mais dans un monde substantiellement diffrent. Bach a donn un contour sonore la
conception chrtienne du dsaccord absolu entre temps et ternit. Lternit nest pas conue comme une
infinit dinstants il y a une ternit dans le temps, une totalit immanente du devenir mais comme un
instant sans centre et sans limites. Le paradis est linstant absolu, une boucle o tout est actuel. La tension
et le dynamisme de sa musique viennent de ce que nous avons conqurir le paradis ; nous ne voulons
pas quon nous le donne. Lintervention divine ny joue peu prs aucun rle. Bach prie Dieu plutt de
nous accueillir que de nous sauver. Le moment dramatique a lieu la porte du paradis, au seuil de
lternit. Cest dans le christianisme profond de Bach que la croisade pour le paradis atteint son point
culminant. Lautre solution, celle de la rvolte et de labme humain ? La croisade pour affranchir le
paradis de la domination divine
Quelles harmonies rsonnent aux portes du paradis ? Que peut-on entendre cet endroit seulement ?
Si, avec Bach, nous prouvons le regret du paradis, avec Mozart, nous sommes au paradis. Sa musique
est paradisiaque pour de bon. Ses harmonies font danser la lumire de lternit. De Mozart, nous
pouvons apprendre en quoi consiste la grce de lternit. Un monde sans temps, sans douleur, sans
pch Bach nous parlait de la tragdie des anges ; Mozart nous parle de leur mlancolie. Mlancolie
anglique, tisse de calme et de transparence, jeu de couleurs.
La construction en spirale de la musique de Bach indique par ce schma mme linsatisfaction devant
le monde et ce quil nous offre, ainsi quune soif de reconqurir une puret perdue. La spirale ne peut tre
le schma de la musique paradisiaque parce que le paradis est le point final de lascension ; plus haut, il
ny a plus rien atteindre. Reste se tourner vers le bas, vers la terre. prouverait-on aussi l-haut le
regret de la terre ? Elle qui est dmonie Chez Mozart, londulation signifie louverture rceptive de
lesprit devant la splendeur paradisiaque. Londulation est la gomtrie pure du paradis, alors que la
spirale est la gomtrie plane des mondes qui sinterposent entre la terre et le paradis.
MOZART OU LA MLANCOLIE DES ANGES
Je garde en mmoire comme un remords, un regret et une obsession ce que Maurice Barrs crivait
un jour des premires compositions de Mozart, de ses premiers menuets conus ds lge de six ans :
quun enfant ait pu entrevoir de telles harmonies est une preuve de lexistence du paradis par le dsir.
Barrs a raison : toute la musique de Mozart, pure et arienne, nous transporte dans un autre monde, ou
peut-tre dans un souvenir. Nest-il pas trange que, purifis par elle, nous vivions chaque chose comme
un souvenir sans quil devienne jamais un regret ? Pourquoi cela ? Sans doute parce que le monde que
Mozart nous offre est de la consistance mme des souvenirs : il est immatriel. On aime Mozart dans les
instants o lon prive la vie de sa direction, o lon convertit llan en vol, quand les ailes portent le sort
mais non les fatalits. Qui pourrait dire o finit la grce et o commence le rve ? Cette musique destine
aux anges nous fait dcouvrir une nouvelle catgorie : le planant, le suspens, le survol. Chez Haydn
aussi, nous rencontrons la mme grce et la mme puret ; lui aussi possde ce charme intime propre
labsence de mtaphysique. Mais la diffrence de Mozart, il sadresse trop aux hommes ; son rve est
pastoral, sa grce plus terrestre quarienne. Le charme suspendu est troubl par lattraction quexerce le
monde. Pour Mozart comme pour toute musique anglique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est
une trahison. moins que se sentir homme soit la pire des trahisons
Mozart est-il rest jusqu la fin de sa vie fidle sa vision, fidle au monde que rvlent les
ondulations de la mlancolie et du rve, fidle son paradis intrieur et au paradis du dsir ou du
souvenir ? Ne sommes-nous pas parfois enclins croire que Mozart na jamais t sali par la pense de
la mort, et na jamais t infect par ses tristesses dltres ? Bien que, dans une lettre crite quelques
annes avant sa disparition, il confesse son intimit parfaite avec la pense de la mort, il serait pourtant
difficile dy trouver cette poque, si lon excepte la fatigue et llan comprim, une rflexion morbide,
qui aurait tendu ses arcs noirs au-dessus de son univers. On a remarqu depuis longtemps que le Requiem
de Mozart, bien quil exprime le dsir dchapper au monde, nen conserve pas moins son souffle pur, ce
je ne sais quelle allusion rconfortante un monde de couleurs roses, qui masque les souffrances de la
chute dans le monde.
Et pourtant, Mozart nest pas rest consquent avec son rve initial. Sil a bien crit une musique pour
les anges, les ailes ne lui sont pas moins tombes chaque fois quil ntait pas dans sa musique, cest--
dire dans leur musique. Ainsi, ce quil a cr pendant lanne de sa mort est une trahison. Le retour sa
condition, ses retrouvailles avec son humanit, le rveil du rve de sa vie substitue la mlancolie
transcendante une tristesse sombre, matrielle, une atmosphre de dcomposition, dinluctable et de
funbre, qui plus tard, trouveront leur couronnement douloureux dans les crations de Schubert.
Presque jusqu sa mort, Mozart a prserv la continuit de son rve de jeunesse. La preuve de
lexistence du paradis par le dsir, dont parle Barrs, est renouvele, jusqu la trahison. Soudain, cest
comme sil avait t ananti par lternit du paradis. Et sa chute nous est rendue sensible par la tristesse
infinie et lintimit avec la mort prsentes dans ses dernires crations. Un vritable saut sest opr, un
cart significatif, une rupture symbolique. Ladagio de son dernier Concerto pour clarinette et orchestre
nous rvle un Mozart chang ; non pas converti mais abattu ; non pas transfigur mais vaincu. Sa musique
o, auparavant, la mlancolie subtile et thre refusait la tristesse matrielle, o llan gracieux excluait
lautre ct de la vie, glisse soudain sur la pente oppose, et ne mne qu sa dfaite. Cest
leffondrement du rve dune vie entire. Si, formellement, on peut encore reconnatre le Mozart
dautrefois, latmosphre et les reflets affectifs constituent une surprise des plus bizarres. La tristesse des
dernires crations de Mozart, en particulier latmosphre sombre du Concerto pour clarinette et
orchestre, donne la sensation dun abaissement du niveau spirituel, dune descente vers le zro vital et
psychique. Chaque ton marque un degr dans la dissolution, et lanantissement de notre hirarchie
spirituelle. Nous rejetons lun aprs lautre les voiles de notre esprit, les illusions tombent, leur
transparence savre vide. La tristesse musicale de ce finale mozartien est comme un murmure
souterrain ; en sourdine et, je ne sais pas pourquoi, embarrass. Quand on pense la grandeur pathtique
de la tristesse musicale dans la Symphonie n 3 de Beethoven, o la tristesse prend une telle ampleur
quelle relie les mondes, en construisant au-dessus deux une vote sonore, un autre ciel alors on
comprend que le finale triste de luvre de Mozart ne dpasse ni les dimensions du cur, ni le cadre de
lme. Ce nest pas dans la tristesse et dans la mort quon peut transfigurer une me dont linspiration a
fait carrire au paradis.
Si lon dit que le rve de srnit, de profondeur dans la srnit, de grce et de vol immatriel, que
toute la mlancolie subtile et transcendante qui se dgage de son uvre, est de nature nous laisser
croire quil a surpris les mlodies dun autre monde et les lui a donnes nexprimons-nous pas plutt
notre dsir que la ralit spirituelle de Mozart ?
Ce problme rebattu est un faux problme. Peut-on simaginer quun homme nait pas vcu toute son
existence dans le monde quil avait ralis ? Rien ne nous fait croire quavant sa chute Mozart nait pas
vcu dans un monde de pures vibrations, dans un autre monde. Personne ne chante le paradis parce quil
ne la pas, mais parce quil ne veut pas le perdre.
Ceux qui vivent dans les tats du second Mozart, de cette brve priode o la mort a assombri les
lumires et le souvenir de son paradis intrieur, ceux-l aiment passionnment la musique paradisiaque
de Mozart, au point den faire un vritable complexe . Et ils laiment parce quils gardent, cach sous
leurs dceptions et leurs checs innombrables, le monde de leur paradis intrieur, ces mondes qui se
rvlent eux dans les dilatations infinies de lextase. Car on ne peut pas aimer le monde de Mozart sans
le retrouver dans ses profondeurs spirituelles. Tout le secret du dsespoir rside dans lantinomie cre
entre un fond mozartien et les immensits noires qui parasitent la vie pour touffer ce fond. Tant dmes
vivent dans le deuil des autres, sans savoir o chercher leurs origines, leur aurore.
Que Mozart nait pas vcu dans notre monde, quil nait pas ds le dbut compris la chute et la mort,
cest stupide de lexpliquer par latmosphre rococo o il voluait. On doit dire au contraire quil y a des
tres pour qui lindividuation nest pas une maldiction parce quon leur dvoile tardivement les fatalits
de cette condition. Ceux qui sont conscients, et malheureux dans la conscience de lindividuation, dans le
contact avec la douleur et la mort, se transfigurent, et acceptent les lumires de la dmonie. Mozart a
connu trop longtemps les harmonies sraphiques pour pouvoir encore exploiter ces lumires.
Mystre de londulation : accomplissement dans llvation ou forme dans llan.
Aimer la ligne ondule, se fondre en elle et sy plier. Sil existe une conscience dansante
Nous aimons londulation parce quelle nous ralise, nous achve par aspiration
Une conscience ondule, dansante, gracieuse : lchet pour la tristesse ; trahison pour le dgot mais
pour le bonheur, fleur.
En guise dides : penses obsessionnelles. Jaimerais mieux quelles ondulent en moi au lieu de
me tarauder
Me reviennent bruyamment en mmoire toutes ces choses qui nont pas voulu mourir. Et je suis
assourdi par tout ce qui, en moi, crie aprs la vie.
Quand lexistence devient une musique et ltre, tremblement, alors cessent les regrets.
Dsespoir : vibration dans rien.
Mystique, musique et rotisme : limites o se ralise notre dsir dinfini.
Le got de la chair : une sensation matrielle de la musique.
Question que pose la musique : sil ny a pas en lhomme une volont inconsciente dtre
malheureux peur dtre superficiel dans le bonheur.
Dsir secret dans la mlancolie : mourir sous des cieux sereins. Pourquoi des mlodies oublies nous
reviennent-elles dans la mlancolie ? Est-ce seulement pour nous faire mesurer tout ce qui est mort en
nous ? La mlancolie ne rveille-t-elle pas le souvenir des lieux o nous avons vcu heureux, o nous
avons pressenti que nous pourrions ltre ? Poison dlicieux de la mlancolie
Qui na jamais souhait dtruire la musique ne la jamais aime
Dsespoir : forme ngative de lenthousiasme.
Apprenez aimer les attitudes injustifies, les gestes inexplicables, les actions sans mobile, llan
absurde Ne cherchez pas le dbut dune chose, la cause, le motif. Que labandon surgisse dun
sacrifice spontan, par-del la joie et la douleur. Moins vous pouvez justifier un acte, plus il est gnreux
et pur. Lacte absurde est lexpression de la plus haute libert. moins que labsurde nen soit la
limite
La quasi-totalit des hommes travaille pour quelque chose, en partant de quelque chose ; presque tous
ralisent leur vie dans le temps. Le geste absurde na pas de commencement parce quil est sans motif et
na pas de fin parce quil ne vise rien.
Labsurde nest-il pas ce qui sauve la libert dans ce monde ? Depuis des milliers dannes, lesprit
humain travaille contre labsurde ; depuis des milliers dannes, lhomme cache sa peur de la libert dans
son culte des lois. Toute la culture nest-elle quune lchet ?
Ncessit de pleurer tout ce quon na pas vcu ; dsir de verser des larmes lide de tous les
sourires rprims ; tendance se dtruire pour avoir perdu tant de srnits ; enthousiasme pour un tre et
regret de ne pas avoir disparu en lui ; inutilit de tous les instants o lon na pas t combl par la
gnrosit de Dieu ; un dieu qui meurt dans des larmes damour
Aux heures o lon est le commencement et la fin.
Ah ! Comme les ternits roulent en des larmes infinies
Gouttes dternit
Limites de lextase : se croire seulement Dieu
Une divinit en larmes
Que chacun vive comme sil tait dieu, que chacun sabandonne au mythe de sa propre divinit.
Linfini nest-il pas notre cadre et la musique, notre temprature ? Ne mesurons-nous pas tout laune des
rayons et des sons ? Nos vibrations ne nous tranglent-elles pas, comme le font nos chants secrets et nos
mlodies dfinitives ?
Tous ces instants dinvasion lumineuse, ces instants uniques et inoubliables o nous passons ct du
temps avec le mpris et la condescendance de lternit, que peuvent-ils faire dautre de nous que des
dieux. Ne vous tes-vous jamais vcus, frres, comme ultimes, dfinitifs, clos ? Vos yeux ne se sont-ils
jamais ouverts sur vos cieux intrieurs ? Ou navez-vous jamais vcu lextase de vos lvations ? Votre
oue ne vous aura jamais conquis, puisque vous ne vous tes pas noys dans vos srnits. Votre infini ne
vous a-t-il jamais ravis, votre immensit, jamais enivrs, au point que vous vous sentiez si pleins dune
telle plnitude, que vous soyez le tout en tout ? Quelle existence est celle qui nest pas un couronnement ?
Refus de la hirarchie divine ou degrs de notre divinisation
Linstant absolu de lexistence commence quand la lumire en nous triomphe des ombres. On la
vu, rompre lquilibre du clair-obscur conditionne le saut dans labsolu. Car le clair-obscur est notre air
ambiant. Mais quand les ombres se retirent par peur de la lumire, qui interrompt le jeu fantomatique du
clair-obscur, quand nous calcinons lobscurit dans un bain rayonnant, alors, le moment de la grande
lumire nous couronne dune aurole divine. Nous participons de la lumire et de loubli. Et nos yeux o
steignent les ombres, telles deux fentres, ouvrent sur la lumire
Pourquoi redouter seulement les ombres, alors que nous sommes aussi tourments par la peur de la
lumire ? Parce que, dans notre clair-obscur, lombre est crainte et fuite de la lumire, comme le halo
quelle laisse en sen allant. Aussi la tension du clair-obscur est-elle une condition naturelle de la
tragdie. Dans la chute ou dans la transfiguration, notre fin ne peut tre quun absolu.
Pour satisfaire au mythe de lexistence absolue, laisse-toi combler des sensations les plus tranges. Ne
regrette pas de te sentir lultime reprsentant dune espce en voie de disparition, un grand criminel, un
chevalier de la fin et du nant, ou un dieu dchu Ton but ultime nest-il pas de devenir un Dieu sans
monde ?
tre essentiel chaque instant, cest faire de son visage un masque mortuaire.
Le regard sans perception, le regard qui reflte et rflchit, le regard pur dobjets, donne une image
de la puret. Navez-vous jamais regard le regard des canetons, pour voir des yeux o le ciel est ciel,
leau eau, et la feuille feuille ? Et navez-vous pas aim ces yeux qui ne volent pas les objets, qui ne
semparent pas du monde pour le fondre en eux ? Le ciel qui descend dans les yeux dun caneton ; car
ceux de lhomme sont trop obscurcis pour accder la srnit et llvation. Image de la puret : un
regard avant la perception ; un regard dans le monde et davant le monde. Un regard qui ne voit pas, mais
dans lequel on voit.
Jour de printemps dun calme infini et, dans une vaste clairire, une eau tale : un caneton aux yeux
gracieux et innocents o le monde cherche le paradis perdu ; et lhomme triompherait de ses regrets et de
son envie
Yeux clestes : devant lesquels on se demande sils ont t une fois profans par la vue dun objet.
Sensations clestes : comme si chaque instant stait dtach du cours du temps pour men ramener un
baiser.
Navez-vous pas connu ce long isolement o vous tiez squelettique force de mditer, soumis
lascse quexige llvation, et o vos sensations soubliaient elles-mmes dans lextase ? Navez-vous
jamais veill au pied de la solitude des montagnes, en vous sentant trop bas, parce que vous avez voulu
sauter dans la lumire, remonter en glissant sur ses rayons et suivre la trajectoire immatrielle vers
labsolu ? La fusion na-t-elle pas t le prolongement de lascension ? Navez-vous pas oubli alors la
vie dans votre excs de plnitude ? Navez-vous pas oubli la vie de trop de vie ?
Si vous navez pas t malade dexcs, vous navez jamais atteint les limites ; si vous navez pas t
malade de votre absolu et de celui du monde, vous tes perdu pour vous et pour le monde. Si vous ne
vivez pas votre divinit, qui sarrtera sur votre ombre fugitive ? Car tous ceux qui ne veulent pas tre
des dieux sont des ombres.
La voix de ma solitude, enroue par les appels quelle lance dans le vide et les tristes chos quil lui
renvoie, descend vers le royaume des ombres. Dans les heures de veille complte, une lumire vacillante
nat dans la nuit, issue de ma nuit pour se noyer dans la nuit du monde ; tandis quune procession
dombres se faufile dans on ne sait quelle obscurit lointaine.
cette obscurit, nous chapperons, perdus dans la lumire absolue, au moment intense et infini o
tout se cre et se dtruit en nous Instant de bonheur divin, aprs quoi toutes les douleurs peuvent tre
endures ; aprs quoi lexistence future du monde devient superflue
Perdre conscience dtre crature : har tous les tres ; se dsolidariser de toutes les cratures dont
nous peuplions jadis le paradis. Quand nous hassons les animaux, nous hassons en nous la base de notre
vie. Nous esprons chapper compltement la hirarchie des cratures. Pourquoi donc, quand le
sentiment dtre une crature nous abandonne, considrons-nous tous les animaux comme des reptiles ?
Pourquoi sommes-nous envahis par le dgot et la peur de quelque chose de froid, de souterrain et de
rampant ? Pourquoi, dans le dgot que nous prouvons pour les cratures, un serpent immense se love-t-
il sur tout notre corps, dans une spirale sinistre qui accrot la terreur ? Pourquoi sentons-nous monter en
nous un venin amer et destructeur ?
Lobsession du serpent ? La peur de la chute toute proche, dune chute absolue. La seconde tentation du
serpent : perdre le souvenir du paradis. Et nous serions privs de la consolation davoir t une fois, plus
quun instant, heureux
La grande tentation : voir le monde par les yeux du serpent ?
lheure o les souvenirs menvahissent comme des flammes, quand tout le pass me brle tout ce
qui en moi tait sourire, tristesse, regret quand rien de moi ne peut se taire. Cri de mes entrailles
Douleur davoir du temps derrire soi, tristesse devant sa propre histoire Un monde sans souvenirs et
sans esprances Vivre absolument, sans paradis. Si la conscience ne tend pas un arc entre le
commencement et la fin du monde, un arc-en-ciel immense et ternel, si elle ne se courbe pas sur le
monde entier, elle ne se consolera jamais de la perte du paradis. Ns dans lombre de la divinit ; lui
faire de lombre, tel est notre idal.
Murs noirs dans une ville du Nord, de hautes murailles enfumes. Brouillard, pluie, et tristesse. De
vieilles mlodies montent dun orgue de Barbarie et lancent des fausses notes surprenantes et sinistres.
Comme si les sons se dtachaient des murs enfums et se rassemblaient, comme en un foyer sonore, dans
ton me. Saisi par ltrange dsaccord de lorgue de Barbarie rouill, tu entonnes lhymne funbre ton
propre enterrement.
Seul le dsespoir change le cours dune vie, car il est laurole de la douleur. La transfiguration est un
saut de la douleur, un saut sur le bord de la douleur, cest--dire du dsespoir. La dsesprance est le
sentiment le plus fcond ; tout vient delle. Et quest ce tout ? La passion pour la douleur.
Impossible de savoir si lhomme aime sincrement la souffrance. Il ny a pas de destin sans le
sentiment intime dune condamnation et dune maldiction.
Le temps comme une chelle de douleurs
Celui qui aurait pu devenir un saint, sil lavait voulu. Pense dans la nuit : lhomme souffre au point
que Dieu lui-mme devrait lui demander des excuses.
La premire fois, le paradis a t corrompu par la connaissance ; la seconde, ce sera par la tristesse.
Alors, je renatrai sous la forme du serpent
Ce qui me distingue de Dieu : lui peut ce que je sens. La puissance nous spare : diffrence de nuance
mtaphysique. Non pas vivre dans la divinit mais dans notre divinit.
Suspension totale du temps : le monde se cre en nous.
Extase divine : le temps commence en nous. Sensation du premier instant Ensuite, les instants
tombent dans le temps comme les larmes dans lme.
Je me reflte dans tes larmes et toi dans les miennes. Chacun se reflte dans les larmes dun autre. Tout
le monde se mire dans les larmes de tous. Comme devant de vieilles icnes, nous restons dvotement
penchs sur nos transparences troubles, clatantes mais non limpides. Que les larmes soient notre
vritable miroir. En lui suniront nos douleurs et nos extases. Quoi de mieux quune larme pour tre le
miroir de qui a perdu le paradis ? Ce nest que dans les larmes que nous retrouverons un visage. Et
puisquelles se dtachent des profondeurs de lhomme, elles sont comme les appels dun autre paradis, o
lon entrera aprs le dernier instant, aprs la deuxime larme.
Parmi ceux qui refusent la vie et ne peuvent laimer, tous lont aime un jour ou ont voulu laimer.
SERMENT DEVANT LA VIE
Jamais je ne te trahirai compltement, bien que je taie trahie et que je te trahirai chaque pas ;
quand je tai hae, je ne pouvais toublier ; je tai maudite pour te supporter ; je tai repousse pour que tu
changes ;
je tai appele et tu nes pas venue ; jai hurl et tu ne mas pas souri ; jtais triste et tu ne mas pas
consol. Jai pleur et tu nas pas sch mes larmes. Tu as t un dsert pour mes prires, le tombeau de
ma voix. Tu as t silencieuse devant mes tourments et vide devant ma solitude. Jai tu dans luf le
premier instant de vie et foudroy tes commencements. Jai voulu le poison pour tes racines, et mon me a
dsir laridit des fruits, la scheresse des fleurs et lasschement des sources.
Mais mon me test reconnaissante pour le sourire quelle a vu, elle seule et personne dautre ;
reconnaissante pour cette rencontre ignore de tous ; cette rencontre ne soublie pas ; la confiance
retrouve, elle rsonne dans le silence, reverdit les dserts, adoucit les larmes et rassrne les solitudes.
Je te jure que jamais tu ne connatras de grande trahison de ma part.
Je jure sur tout ce qui peut tre le plus saint sur ton sourire que je ne mloignerai pas de toi.
Navez-vous jamais senti le temps se rassembler en vous, grandir et vous inonder, quand tout ce qui est
devenu et qui sest coul jusqu prsent se concentre soudainement en une fluidit abstraite pour se
lever en vous vers un pic inconnu ? Navez-vous jamais souffert de cette amplification du temps ; t
ttanis par lui ? Ne vous tes-vous jamais vot sous la spirale interne du temps, tordu par ses sinuosits
et ses mouvements brlants ? Le devenir se vengerait-il de nos instants absolus ? Navons-nous pas le
droit un contact, mme pisodique, avec labsolu ? Le temps semble vouloir nous rappeler nos oublis
dans la lumire, et nous dtruire l o nous voulions nous perdre.
Le temps rode les bases du paradis. Le serpent na pas t seulement linstrument de la connaissance
mais aussi celui du temps. Le futur est une concession faite au temps par lternit.
MURMURES LA SOLITUDE
Nas-tu pas senti la force de mes ngations ? La tension qui arquait les articulations de mon tre ?
Mes plaies ne tont-elles pas brl pour avoir prdit ma fin ? Nas-tu pas compris que tu mas permis
dtre fort, que tu as t mon rempart contre le rien ? Pourquoi me chuchoter loreille de tout quitter,
quand je me suis dj attach grce toi aux apparences de la nature ? Je ne tai pas demand de me
prendre en piti, mais de me donner la force de maudire et lclair desprer.
Et toi, ne mas-tu pas enseign que le mpris devait avoir lamplitude de lamour ? Mpris hautain,
solitude, telle est ta loi ; un sommet dans le mpris, sommet atteint par ton amour. Car on doit dabord
btir un monde sur lamour avant de sautoriser le regarder de haut.
Et ne mas-tu pas conseill de regarder ainsi vers lui pour retirer la douleur son identit et la
dfaite son obscurit ?
Ne mas-tu pas palp, nas-tu pas bais mes plaies, solitude, ces plaies qui parlent de rsurrection ?
Jai senti tes caresses, quand ma voix brise, amre et triste, ta murmur : je suis un univers de
regrets. Pourquoi toi, qui ne pardonnes rien, as-tu tolr la faiblesse dun tel aveu ? Que mes os soient
briss, que ma langue soit cloue, que mon regard me soit ravi. Car je ne veux pas tre en tre ce que je
ne suis pas en pense. Et, chaque fois que mes penses mont abandonn, chaque fois, je nai pas t en
pense. Inspire mes penses la fraternit de la vie et fait quelle se souvienne de moi dans les grandes
heures. Mais ne me console pas quand je suis faible, las et abattu. Je te veux alors svre, mchante,
implacable. Brle-moi la plante des pieds quand je veux ensevelir mon esprit et transperce mon me
quand elle est tide. Lacre ma chair quand elle se berce dans loubli et rends mes larmes brlantes
comme le poison. toi, je confie mon me, solitude, et dans tes entrailles, je veux que tu lenterres.
SUPPLIQUE DANS LE VENT
Prservez-moi, Seigneur, de cette grande haine, de cette haine qui fait jaillir les mondes. Apaisez le
tremblement agressif de mon corps et desserrez lemprise de mes mchoires. Faites disparatre ce point
noir qui sallume en moi et stend sur tous mes membres, faites natre une flamme meurtrire dans le
brasier de linfini noir de ma haine.
Sauvez-moi des mondes ns de la haine, affranchissez-moi de linfinit noire sous laquelle mes cieux
agonisent. Allumez une lueur dans cette nuit et que se lvent les toiles perdues dans le brouillard dense
de mon me. Mon Dieu, montrez-moi le chemin vers moi-mme, taillez un sentier dans mes fourrs.
Descendez en moi avec le soleil et inaugurez mon univers.
PCH ET TRANSFIGURATION
Linquitude procure bien des joies et la souffrance bien des volupts. Sans ce compromis
suprieur, qui sait sil y aurait encore des hommes pour chercher leur bonheur dans le malheur et le salut
sur les routes de lobscurit ? Qui sait si la rdemption par le biais du mal serait encore possible ?
Lamour de linfernal est impraticable sans les reflets paradisiaques de la joie et de la volupt pure. Mais
quarrive-t-il quand, sur la voie du salut invers, la conscience en reste soudain prive, quand
linquitude et la souffrance se ferment sur elles-mmes pour mditer sur leur abme ? Pouvons-nous
encore croire que nous sommes sur la route du salut ? Ou voulons-nous encore nous sauver ? Impossible
de dire si lhomme le veut ou non, car il est impossible de savoir si le moment ultime du salut la
transfiguration nest autre chose quune sublime impasse.
Le refus du salut vient dun amour secret pour la tragdie. Comme si nous avions peur, une fois sauvs,
dtre jets aux ordures par la divinit et prfrions lerrance, pour satisfaire notre orgueil absolu. Tous
les hommes pourtant regardent la perte du salut comme la plus grande occasion perdue, de mme que
chacun rougirait lide du rve blanc de la transfiguration. Situation si dramatique quon en vient se
demander si Dieu ne nous aurait pas exils lun aprs lautre sur la terre.
Mais on ne peut vivre seulement dans linquitude et seulement dans la douleur. Exister exclusivement
dans une gamme dtats ngatifs, sans revenir la navet ni avancer dans la transfiguration, accable
notre conscience, en sorte que le poids de la faute se rajoute douloureusement aux autres. Lapparition de
la mauvaise conscience marque un moment prilleux et fatal. Nous nous sentons tour tour accabls par
des apprhensions caches et responsables sans savoir devant qui. Nous navons commis aucun crime ni
offens la moindre personne ; mais notre conscience est trouble comme aprs un crime ou aprs la pire
offense. Nous nous cacherions bien dans une zone dombre par crainte de la lumire. La peur de la clart
nous domine, une peur des choses limpides, de tout ce qui existe sans besoin de justifications. Et
linquitude grandit dautant plus que nous ne pouvons lui trouver de dtermination concrte et
immdiate. Une faute sans objet, une inquitude sans cause extrieure. Nous aimerions mieux alors avoir
commis un crime, avoir offens un ami, ruin une famille, tre ignobles, triviaux, bestiaux. Nous
accepterions plus volontiers dtre redevables une victime plutt que sombrer dans une inquitude
indfinie. gars dans une galerie obscure ou condamns sans appel, nous nous sentirions plus clairs que
dans les mailles dune faute que nous ne pouvons comprendre. La mauvaise conscience nous offre
lexemple du naufrage moral absolu. Sans elle, nous ne comprendrions rien tout le drame du pch, nous
ne pressentirions rien du processus par lequel, sans tre coupables devant quelque chose, nous pouvons
pourtant tre coupables devant tout. Quand nous nous sentons responsables devant les sources premires
de la vie, alors le courage de la pense est devenu dangereux pour notre existence.
La mauvaise conscience ne peut se concevoir hors dune existence qui souffre. La route vers le pch
part de la souffrance et elle est une souffrance, mais infinie. La pression de la mauvaise conscience est
ignore de ceux chez qui la souffrance sinterrompt, pour qui elle nest quun simple sentier, troit comme
leur dsir de bonheur ou de malheur. Quarrive-t-il cependant ceux qui ne peuvent choisir quentre la
souffrance et le paradis ? (Y a-t-il dautre alternative ?) Et pour ceux qui, de peur de perdre la souffrance
en gagnant le paradis, ne sauraient renoncer elle ? Dans quel monde ranger ceux qui se sentent forts
seulement dans la contradiction, et ne sont victorieux quentre deux tranchants ? Lexistence la plus pleine
nest-elle pas celle o les bourgeons ctoient la pourriture ? Dans une grande existence, la contradiction
est lunit suprme. Le rflexe divin en lhomme est perceptible dans sa rsistance aux antinomies. Nous
sommes sur la voie de la divinit chaque fois quen nous la dialectique na plus cours, et que les
antinomies sarrondissent dans la vote de notre tre, imitant la courbe de lazur cleste. Mais nous
sommes sur le chemin de nous-mmes (pour ceux qui sont tombs irrmdiablement dans le temps),
chaque fois que nous vivons tout le processus dialectique comme une douleur. Et nous vivons la douleur
comme une dialectique un seul terme. La douleur saffirme ; tout sannule et se combine en elle. Il y a
quelque chose de monotone dans toutes les tragdies de la douleur
Volontairement ou non, chacun est enclin considrer la douleur comme une voie vers la puret,
comme une simple tape dans son volution, parce que jusqu prsent personne na pu encore laccepter
comme un tat naturel. Ne pouvant tre vaincue ni dpasse, elle devient un systme dexistence qui
demande une disposition exactement contraire la puret. Quexpions-nous par notre souffrance ? Cest
la premire question de la mauvaise conscience. Quexpions-nous alors que nous navons rien fait ? La
faute sans objet nous tyrannise et la charge sur la conscience augmente avec le progrs de la douleur. Le
criminel a une excuse pour son inquitude : sa victime ; lhomme religieux : lacte immoral ; le pcheur
impnitent : linfraction la loi. Ces hommes sont exclus de la communaut ; aussi bien eux que la
communaut savent pourquoi ils en sont maudits. Leur inquitude a un soutien dans la certitude du motif
extrieur. Chacun peut se dire en son for intrieur : je suis coupable, parce que Mais quen est-il de
ceux qui ne peuvent mme pas dire parce que ? Ou quand, plus tard, dans les tortures de la mauvaise
conscience, ce parce que sera suivi dune excuse qui couvre le tout, ce tout ne pourrait-il pas consoler de
son immensit notre dsir douloureux aprs un pch immdiat, concret et vivant ? Ne voudrions-nous
pas tre coupables devant quelque chose de visible ? Sachons que nous souffrons cause de telle ou telle
chose, que nous nous sentons coupables devant une prsence, devant un tre prcis, que nous pouvons
donner un nom notre douleur sans nom
Nous navons commis de pch devant personne ni devant rien ; mais nous avons commis un pch
devant tout, devant la raison ultime. Telle est la voie du pch mtaphysique. De mme que les formes
multiples de lapprhension au lieu de natre individuellement et de faon disparate pour culminer dans
la peur de la mort naissent chez certains dune peur initiale devant la mort, de mme, dans le cas du
pch mtaphysique, une faute essentielle devant lexistence irradie tous les lments de notre fardeau
intrieur.
Notre mauvaise conscience, ceinte sous la couronne noire du pch, dcouvre finalement lattentat
commis par notre existence contre les sources de la vie et de lexistence. Premier et dernier pch.
La conscience du pch nat dune souffrance infinie ; le pch est la punition pour cette souffrance. Ou
plus encore : le pch est une autopunition pour la souffrance. Nous expions par lui la faute de ne pas
avoir t purifis par la douleur ; de ne pas avoir accompli le saut, la transfiguration, et nous continuons
souffrir encore sans limites, nous expions surtout pour ne pas avoir voulu devenir purs. Car on ne peut
pas dire que chacun de nous nait pas eu un jour entre ses mains la cl du paradis
rflchir sans arrt sur elle-mme, la mauvaise conscience commence dcouvrir les raisons
ultimes de son inquitude. Elles ne pourront jamais galer un motif prcis et une cause extrieure, mais
largissent au contraire le problme de leur existence.
Car tout le drame du pch mtaphysique rside dans la trahison des raisons ultimes de lexistence. Ce
qui signifie tre coupable devant tout et non devant quelque chose. Sachant cela, navons-nous pas allg
notre fardeau et notre maldiction ? Non. Parce que nous ne pouvons pas carter la cause de notre
inquitude sans nous carter aussi de nous-mmes. En commettant ce pch, nous nous sommes dj
carts de lexistence en gagnant au change une dconcertante conscience de cette existence.
Tous ceux qui ont trahi le gnie pur de la vie et troubl les sources vitales dans llan dmiurgique de
la conscience ont attent aux premires raisons de lexistence, lexistence elle-mme. Ils ont viol les
mystres ultimes de la vie et soulev les voiles qui recouvraient les mystres, les profondeurs et les
illusions. La mauvaise conscience rsulte dune atteinte volontaire ou involontaire la vie. Tous les
instants qui nont pas t des instants dextase devant la vie se sont additionns dans la faute infinie de la
conscience. La vie nous a t donne pour mourir en extase devant elle. Le devoir de lhomme tait de
laimer jusqu lorgasme. Les hommes devaient travailler construire ce second paradis ; mais aucune
pierre nen a encore t pose ; rien que des larmes. Peut-on btir un paradis sur les larmes ?
Le pch mtaphysique est une dviation de la responsabilit suprme devant la vie. Aussi nous
sentons-nous tellement responsables en face delle. Nous sommes coupables davoir conspir dans notre
douleur infinie contre la puret initiale de la vie. (Mais la vie na-t-elle pas, elle aussi, conspir contre
nous ?)
Un homme qui aime la vie mais se rebelle contre elle est pareil au chrtien fanatique qui a reni Dieu.
Le pch thologique est aussi grave que le pch mtaphysique. Il y a pourtant une diffrence : Dieu peut
pardonner, sil veut ; mais la vie, lasse et aveugle par nos clairs, ne peut nous rcuprer que si nous le
voulons. Ce qui signifie : renoncer la voie de sa divinisation et se perdre dans lanonymat des sources
vitales (rejoindre la navet paradisiaque, quand lhomme ne connaissait ni la douleur ni la passion pour
la douleur). Encore une fois, le salut est une question de volont.
Tuer un homme ou tuer la vie ? Dans le premier cas, vos semblables vous condamnent ; dans le
deuxime, cest votre destin qui devient votre condamnation. On vit comme si lon tait condamn par un
principe ultime (par la nature, la vie, lexistence, Dieu, etc.). Mais ce nest peut-tre qualors quon
commence savoir ce quest la vie et comprendre des choses inaccessibles la philosophie ;
mpriser les lois de la nature ; tre triste autrement, aimer labsurde
De l, la route de lobscurit pourrait dboucher sur une lumire secrte. Et si cette lumire tait un
point final ? Car nous ne pourrons plus retomber de la lumire dans lobscurit, lors que la lumire nous
reoit comme la fin de notre histoire. Aussi la transfiguration est-elle pourvue dun attrait irrsistible
aprs le fardeau du pch mtaphysique, qui, plus quun crime ordinaire, nous a sortis du rang des
hommes et de la vie ; personne, sur la route de la douleur et du pch, de la folie et de la mort, ne perd de
vue la fascination enveloppante de la lumire finale. Mais, de mme, aucun de ceux qui ont vcu
amrement la dialectique de la vie et de sa dmonie ne peut accepter la batitude finale, quand bien mme
il aurait encore vivre. Par peur de sa fin. Car la transfiguration est un chec de la dialectique, la
transcendance essentielle de tout le processus. Aussi la saintet est-elle un tat de transfiguration continue
puisquelle est le dpassement dfinitif de la dialectique. Un saint na aucune sorte dhistoire ; il va
directement au ciel.
Celui qui accepte le grand fardeau de la vie prfre la tragdie la transfiguration. La peur de la
monotonie des instants sublimes est plus grande que celle de la chute. Et la transfiguration, que peut-elle
tre dautre pour lui sinon loubli de sa tragdie et de ses sublimes lchets ? Linquitude procure bien
des joies et la souffrance, bien des volupts, car lhomme redoute toute forme de salut, quil considre
comme prmatur, avant terme. Comme si, une fois leffort de transfiguration ralis, nous avions peur
de provoquer nous-mmes notre perte. Combien de fois jusqu aujourdhui lhomme aurait-il pu se
sauver sil lavait voulu ? O lon constate que la souffrance rvle un univers capable dtouffer et le
souvenir, et le regret du paradis
Vie, pseudonyme de Dieu ?
Pourquoi, quand notre conscience rtrcit au point de perdre tout contenu actuel, descend jusqu notre
borne infrieure et se concentre en un point limite, le pch nous oppresse-t-il, comme un crime commis
sans le savoir ? Et pourquoi le progrs dans la conscience du pch le fige-t-il en nous comme un
souvenir, comme si lon avait t coupable quelque part il y a longtemps ? Pourquoi la conscience du
pch, apparue un moment donn de notre vie, reporte-t-elle la source du pch dans limmmorial de
notre histoire ? Pourquoi vivons-nous le pch sans son origine ? Nest-ce pas parce quune fois le
pch entr en nous, il devient essentiel notre existence, quil pntre et enveloppe de telle sorte que
nous ne pouvons nous en imaginer un jour pass, prsent ou futur librs ? Le pch sinsinue la
source de notre existence car on ne peut vraiment commettre de pch que contre ses origines. Le pch
nest pas un compagnon mais une sve. Et, bien quil naisse dans le temps, il donne une sensation
dternit (tre condamn pour lternit).
La conscience du pch pntre en nous si loin que nous croyons de manire fatale nous souvenir
vaguement dune faute immmoriale. Et le pch sapprofondit de faon si agressive et si criminelle que
nous dcouvrons un jour, dans un pass recul, le pch de notre origine (cest pourquoi nous pouvons
parler dorigine du pch), le pch dtre et davoir t. tre comme premire faute ; erreur davoir t
un jour. Voil pourquoi lide de pch originel est tellement enracine dans lme humaine. Ne connat
pas le pch celui qui ne ressent pas quune grande faute a t commise un jour et qui ne sen sent pas,
involontairement, solidaire. De mme ne connat pas le pch celui qui ne le vit pas, alors mme quil ny
croit pas, au seuil du pch thologique. Sa forme typique et originelle est le pch contre Dieu : pch
personnel de lhomme contre la personne divine. (Le pch indique toujours un rapport existentiel.) Qui
peut dire si Dieu lui-mme est prserv du pch !? Car na-t-il pas pch lui aussi, en choisissant parmi
les infinies possibilits dtre du monde la moins divine ? Cela nest-il pas le pch absolu ? Les
hommes ont pch devant Dieu ; et lui, devant les hommes !?
Diffrence entre pch et douleur : le pch, nous pouvons laccepter comme une condition naturelle ;
pas la douleur. Mais ne vaudrait-il pas mieux parler de douleur originelle, et non de pch originel ?
Ne pas aimer la vie est le crime le plus grand. Qui sont les responsables ?
Ceux qui nont pas le got des apparences et divisent le monde en essence et en phnomnes. Ceux-l
aiment la mer, pas les vagues ; tous ceux qui ne vivent pas les apparences comme des essences absolues.
Pour eux, le monde commence au-del dune fleur, dun sourire, dun baiser ; tous ceux qui, dans
lindividuation, ne voient pas une ralit autonome, mais les mtamorphoses dune substance
inaccessible. Ceux-l naiment pas la vie, car la mort dun tre nest jamais une perte en nature.
Qui naime pas la vie ouvre sous lui un vide quil ne peut combler avec rien. Ne serait-elle pas digne
dtre aime ? Mais lamour que nous lui portons est dautant plus sublime que nous ne pouvons savoir si
la vie en est digne, ou non. Mme aveugle au monde, on ne peut pas ne pas observer la vie du coin de
lil. Quel dommage quelle ne soit pas un ange, que je ladore, ou un monstre, que je la hasse !
Personne ne peut savoir combien il laime Mme ceux qui nont pas aim la vie peuvent connatre le
dsespoir
CONFESSION DES CHOSES
Je crains la musique secrte des choses, ses tonalits souterraines qui me parviennent aux heures de
tristesse solennelle, comme les aveux mystrieux dun autre monde. La confession des choses est dune
grande sduction.
Sois notre confesseur et coute notre prire ! Notre nature est sans contenu et pauvres nos contours.
Notre jeu fugitif enivre les hommes, nous les attache, les comble et les dtruit. Ils adorent nos leurres, et,
de lautel quils nous dressent, descendent les marches de leur vie. Leur amour pour nous est une
dgradation, leur foi en nous, une calamit ; lextase, une dception. nos cts, leur feu devient cendre ;
leur tre, apparence. Ils entrent riches dans notre danse et nus ils sortiront. Nous sommes les ombres et
notre jeu est un leurre suprme. Nous procdons du temps : en lui, nous nous mouvons et nous nous
consacrons lui.
La danse des ombres est lextase du temps. Tout ce qui tombe dans le temps est victime de notre
charme. Nous le servons en attirant par nos jeux les servants de ltre. Ceux qui ont rpondu nos appels
mendient de ltre. Dfaits par le temps, ils clameront en vain la gloire dautres mondes !
LATTRAIT DES OMBRES
Irrsistible est votre attrait, vous les ombres, et celui du temps. Sduisante et triste est votre musique.
De mme que vous avez recouvert mon tre des tonalits des choses, ainsi vous le dcouvrez dans la
musique des ombres. Grande est votre attirance, envahissant votre charme : vos sonorits, jai oubli le
got de ltre. En vous, que je sois nu, pauvre et mendiant, et je sacrifierai pour vous la fortune de ma
solitude vos charmes fugitifs. Lternit nous apprend tre dbordant pour ne pas dsirer tre une
victime dans le temps et la proie du temps. Peut-on vivre sans le temps quand on est atteint dternit ?
Malade des instants qui sarrtent, vers vous, ombres passagres, jtends les bras, puisez-moi dans
votre danse, enlevez-moi le regret de limmortalit, desschez mes fautes dans votre chaos, dissipez les
armes purs de mon me. Et que le temps me suce le sang, pour que lternit me possde entirement.
Et vous, vous qui tes effrays par cet univers dombres, et dgots de combattre au milieu des
apparences et pour elles, avez-vous oubli que la lumire nest pas moins passagre ? Pourquoi refuser
de lutter dans un univers dombres ? Nous y vivons, que nous en mourions ! Puisque la vie na aucune
valeur, pourquoi ne pas la sacrifier pour rien ? Je ne trouve pas de charme plus admirable que de
dissimuler la passion dans un tel monde, que datteindre la libert par le culte de labsurde et de se
consumer sans raison. Passion dans un univers dombres ! Bandons nos cordes intrieures pour nous
abandonner sans entrave au jeu de la lumire et des ombres, guids par son clat et leur mystre. Et qu
notre dernire heure, linquitude prouve devant la prsence du mystre fasse trembler lclat.
Lternit ne nous engloutira pas avant que nous ayons t possds par les ombres. Elles imbiberont
notre me de leurs mlodies nostalgiques, en prenant la place de lclat devenu immobile dans la lumire
blanche et monotone de lau-del.
LHEURE DES ANATHMES
Quand nous descendons en nous-mmes une telle profondeur quaucun reste dexistence ne peut
nous rappeler que nous avons t un jour, le point o le rien ne sest pas encore dcid tre est atteint.
Le minimum vital absolu correspond exactement cette hsitation qui nous porte au-devant de tout ce qui
est. En plongeant vers notre limite infrieure, nous anantissons lune aprs lautre toutes les concrtions
de lexistence. Progresser dans le non-tre, cest glisser reculons sur la dimension mtaphysique de
lexistence. Nous perdons tout en nous et nous perdons aussi le tout. Parvenus dans le rien, lindcision
entre tre et non-tre nous procure une sensation exaltante. Dans cette hallucination o lesprit se rvle
nous du dbut la fin et de son terme jusqu son origine, les penses sidentifient aux anathmes, et se
dtachent de nous comme des langues de feu. Et l-bas, terrifis devant le non-tre, nous promettons
lesprit de revenir ce que nous avons t, de remonter vers notre limite suprieure.
Seule la piti passagre et quotidienne place celui qui en tmoigne un niveau suprieur, et lui prte
une attitude condescendante. Maudite soit la piti qui ne sveille quen prsence des malheureux et nest
active que lie un objet. On ne devrait pas sapitoyer sur quelquun, parce quon nest pas encore sa
place ; on ne devrait jamais sautoriser mettre en relief son bonheur. tre saisi de piti uniquement
parce que lautre souffre devant vous est ce quil peut y avoir de plus vulgaire et de plus commun : cest
un acte damour ordinaire. Rien voir avec la piti qui nat sans souffrance objective, cette oppression
de la piti dans la solitude ! La piti sans dterminations extrieures, le dsir infini de compatir, de se
perdre dans un acte de charit, cette palpitation touffe de lme Do vient le dsir de mourir dans la
souffrance dautrui ? Que se cache-t-il sous le mystre de cette piti profonde, qui envahit certains
hommes au point de les annihiler, pour qui la vue dun malheur est loccasion de poursuivre un processus
amorc en eux depuis longtemps ? Quelles sont les racines ultimes de la piti ?
Dans la piti quotidienne, lhomme se protge de ses souffrances venir en anticipant sur elles et
rassure sa conscience en pensant une rcompense future. Lchet explicable mais excusable. Dans ce
cas, il nentretient aucune relation avec lobjet de sa piti, qui est inutile et inefficace. (Il se pourrait bien
que toute piti le soit.) Mais la piti organique peut-elle provenir de la peur de nos souffrances futures ?
Nest-elle pas un tat de prsence soi-mme, dont lobjet lui donne plus dactualit mais pas plus
dintensit ? Une telle piti peut-elle partir seulement de la mfiance devant la souffrance ? Ne drive-t-
elle que du pressentiment dune tragdie, dune chute, de lattente vague dune catastrophe future ?
Avons-nous piti dun malheureux parce que nous le sommes autant que lui ? Non, au contraire ; parce
quil ny a pas de plus grand malheur que celui dont provient la piti (il ny a pas dtat qui ne mrite
plus la piti que celui de lprouver). tre envahi par la piti signifie tout perdre, ne plus rien avoir. Le
malheur ne peut pas atteindre de point plus bas et par consquent aucun malheureux ne pourrait le prendre
son compte. Dans la piti, nous aimons notre souffrance dans la souffrance des autres. En nous,
linvasion de la piti va du centre la priphrie. Comme la tension de notre malheur peut atteindre son
point culminant, approfondir le malheur dautrui est un dplacement indiffrent son degr dillusion. La
piti est ce phnomne de dplacement. Un dplacement qui est au fond une sauvegarde, un salut.
Dhabitude, nous nous abusons nous-mmes dans la piti. Nous nous imaginons que nous avons piti de
quelquun de plus malheureux que nous, et nous nous excluons en apparence de la zone pestifre. En
ralit, nous ne pouvons tre affects par la piti que si nous avons atteint un degr dirrparable plus
grand que la personne pour laquelle nous prouvons de la compassion. La forme suprme et vritable de
la piti trouve sa meilleure expression dans la peur des souffrances quattend lautre. Je nai pas piti
parce que quelquun est malheureux mais jai piti de ce que je pourrais encore souffrir. Dans cet ordre,
linfini et le possible nous remplissent de frayeur et dinquitude. Dans la piti suprme, nous nous
plaons sur un point extrme et absolu. Nous vivons alors dans la conviction que personne ne peut aller
aussi loin, que, pour les autres, la souffrance est un cercle dont la circonfrence ne laisse que nous au-
dehors.
Si, dans de tels instants, nous sommes pris de piti, quand nous-mmes devrions linspirer tous,
comment ne pas aimer notre souffrance avant daimer celle des autres ! Y a-t-il une piti pour autrui sans
piti pour soi-mme ?
La piti part dune secrte et profonde piti pour soi-mme. Objectivement, nous ne pouvons parler
que de la piti pour les autres parce quelle seule se montre nous et que nous manifestons seulement
celle-ci. Mais il ny a que de la piti pour soi-mme. Les racines ultimes de la piti sont plantes dans le
sentiment trange de la piti pour soi-mme. On embrasse alors le malheur dautrui, par gnrosit peut-
tre, ou par lchet Quelque part au plus profond de lui-mme, l o il est plus fort et plus solitaire
quailleurs, lhomme attendrait-il une compassion qui ne vient pas ?
Depuis fort longtemps, les hommes saccordent penser que la saintet est la valeur suprme, lultime
lvation quun tre humain puisse atteindre. Libration du pch, purification par lamour et abandon
la charit, enfin sourire rceptif chacun des actes de la vie, en sont des expressions auxquelles ils nont
jamais refus leur admiration. Pourtant, rares sont ceux qui souhaitent devenir saints, et, dans leur for
intrieur, tous repoussent la saintet comme une calamit. Les saints eux-mmes prouvent en cachette du
regret pour le monde dont leur saintet les a exclus, et saffligent de leur sublime catastrophe. Je ne crois
pas quil ait exist de saint qui nait considr un jour, dans des heures amres et lucides, la saintet
comme une chute. la longue, lhomme prfre la vulgarit au sublime. Seul lidal lui donne la
sensation danomalie.
La femme na atteint ses sommets que dans la saintet. Et les hommes adorent les saintes. Mais
demandez-leur donc de vous dire, en tant tout fait sincres, qui ils prfrent, de la putain ou de la
sainte ?
Pourquoi la vie dune sainte nous donne-t-elle limpression dun gchis absolu, et non celle dune
femme perdue ? Cette dernire aurait-elle compris des choses insouponnables pour la sainte ? Ce qui est
sr, cest quaucune prostitue na emport avec elle dillusions dans sa tombe
Et pourquoi entre Jsus et don Quichotte, notre cur penche-t-il plutt pour don Quichotte ? Quest-ce
qui peut faire sattacher notre esprit plus au chevalier la Triste Figure quau chevalier la croix ? Jsus
a pourtant sacrifi sa vie pour nous tous, alors que don Quichotte sest ruin pour un amour imaginaire
Et cependant, quest-ce qui, au plus profond de nous, nous fait voir chez don Quichotte une exprience
pousse plus loin que celle du Christ, un risque plus dfinitif et plus absolu ? Dans le Christ, ralit et
illusion se rpartissent galement. Nous savons combien Jsus sest tromp, et quelle part dillusion
entrait dans son existence ; mais nous savons aussi ce quil a rellement sacrifi pour nous. Tant
dhommes nous affirment que sans lui ils auraient t en proie au dsespoir, cette maladie quils redoutent
le plus. Pour certains mme, lhistoire sans Jsus aurait sembl vide de sens, il fallait que Jsus existe.
Ils sont si nombreux le prier. Mais qui a pri pour don Quichotte ? Lui ne devait pas natre. Et parce
quil ne le devait pas, personne ne la compris et ne le comprendra. Gaspiller sa vie pour rien, toucher au
sublime dans linutile absolu ! On ne peut aller plus loin, car au-del, il ny a plus rien atteindre.
Pendant toute sa vie, don Quichotte a t plus solitaire que le Christ de Gethsmani ; plus seul pour nous.
Nous, qui sommes conscients de la tragdie que lui na pas souponne, nous ces disciples loigns mais
dpourvus du don dillusion. Car, chez don Quichotte, lillusion tait un don divin, une grce. Et ce don
tait tel quil ne nous en reste rien. Jaurais voulu que don Quichotte ft crucifi, et je voudrais tre
lhomme incrdule sa droite, auquel il dirait : Aujourdhui mme, tu seras avec moi au paradis. Au
paradis de lillusion.
V
Avez-vous dj senti le commencement du mouvement, vous tes-vous souci du premier branle du
monde ? Le frmissement pur du mouvement, la premire extase du devenir, le tourbillon initial du temps
vous ont-ils dj effleur ? Navez-vous jamais senti ce moment de premire confusion, pris dans une
fivre irradiant du corps et de lme ? Comme si, dans loubli et lternit, une tincelle surgie de nulle
part venait dallumer des feux dans lespace, projetait ses lueurs sur limmensit tnbreuse du monde, et
dessinait dtranges silhouettes sur le fond cendr de lespace. Sensation du premier mouvement ! Ne
vivons-nous pas alors comme si nous tions la source mme du mouvement, la premire pichenette du
monde ? Et cette concentration du mouvement nest-elle pas prsente dans notre fivre, et le recentrement
du devenir dans notre lan ? Qui na pas senti que les mouvements du monde se rassemblaient en lui dans
un tourbillon, que, dans son bouillonnement, voluaient des mondes infinis et inconcevables, ne
comprendra jamais pourquoi, aprs de tels instants, lhomme est devenu essentiellement autre, un tre tir
de la masse de ses semblables ; il ne comprendra pas quune seule journe de fulgurations ininterrompues
suffise le rduire en fume.
Seuls les anges peuvent encore me consoler. Ces non-tres qui vivent chacun perdu dans lextase
de lautre. Un monde dextases rciproques Mes souvenirs, mls aux images de Botticelli et aux
harmonies de Mozart, me ramnent quelque part loin en arrire, quand les larmes taient voues au
soleil La mlancolie rveille en moi les lieux angliques du pass, les paysages solitaires et
silencieux, propices aux grands recueillements et aux grands oublis ; toute mlancolie me rapproche des
lointains, ranime dans mon for intrieur les printemps de lenfance et ravive lintuition dun souvenir plus
loign encore, regret dun monde o les larmes seraient le miroir de lme. Confession de la mlancolie,
unique preuve du paradis perdu.
De mme que, quand pendant la journe, nous fermons les yeux et sommes plongs brutalement dans
lobscurit, nous dcouvrons des points lumineux et des bandes de couleurs qui nous rappellent lautre
ct du monde ainsi, quand nous descendons dans les vastes et tnbreuses profondeurs de lme, se
dcouvrent nous en marge de lobscurit les reflets inattendus dun monde dor. Ces reflets de notre
me sont-ils un appel ou un regret ?
Bien que lespace nous oppose une rsistance plus grande, plus directe et plus radicale que le temps, il
nen est pourtant pas moins un problme essentiel. Lespace ne pose jamais de problme dexistence ou
de rapport personnel. Plus nous pntrons dans notre je, plus lespace perd en ralit, alors que le temps
persiste dans notre conscience ; mais quand nous devenons essentiels, nous nous dtachons aussi du
temps, comme nous lavons fait de lespace.
Lespace ne nous donne pas la sensation intime de relativit ; il ne nous rend rflexifs
quextrieurement. Certains hommes, et mme certaines cultures (gyptienne, par exemple) conoivent
lternit comme lie lespace et ne sentent pas le temps en relation avec lternit. Dans leur
conscience, limmobilit et linfini de lespace puisent le contenu essentiel du monde. Ltendue du
monde les subjugue et les anantit du dehors.
Lespace nous comble ; mais il ne passe pas par nous, bien que nous soyons plus directement proches
de lui que du temps. Seul le temps passe travers nous, seul le temps nous inonde ; il ny a que lui que
nous sentons ntre. Le temps nous fait dcouvrir la musique et la musique le temps, de mme que lespace
nous rvle la peinture. Mais entre les deux, quelle me pencherait plutt pour la peinture ?
Le combat contre le temps est ce que nous avons de plus essentiel. On ne peut pas ne pas accepter
lespace ; il est dune vidence trop flagrante. Mais il arrive un moment o lon ne veut plus accepter le
temps. Aussi le moment dramatique de lexistence individuelle culmine-t-il toujours dans la lutte avec le
temps. Un combat pourtant sans issue parce que ltre est atteint de temporalit ; mme sil conquiert un
jour lternit, il regrettera invitablement le temps. Le dsir de fuir le temps se rencontre chez les
hommes malades du temps, ligots trop fort dans les sangles dinstants fugaces. Aussi le salut est-il une
aspiration inconsistante, cause du regret quprouvent les tres pour les joies, les surprises et les
tragdies dun monde qui vit et meurt dans le temps. Sil existe bien une pression temporelle, il y a aussi
un poids de lternit. Lhomme aspire lternit mais prfre encore le temps. Comme cette vie que
nous vivons et qui se passe dans le temps est la seule valeur qui nous soit donne, il nous est impossible
de ne pas concevoir lternit comme une perte, sans lestimer moins pour autant. La seule chose que je
puisse aimer est la vie que je dteste. Impossible de se dbarrasser du temps sans se dbarrasser du
mme coup de la vie. Quel que soit le point o lon est situ, le temps est la grande tentation : une
tentation plus grande que la vie, car si la mort nest pas en lui, il est loccasion de la mort. Aussi lextase
pure du temps nous rvle-t-elle des mystres tellement tranges, en nous introduisant aux secrets qui
relient les deux mondes.
Mme si lhomme ne connaissait pas laccs lternit par le vcu absolu dans linstant, mme sil
ne pouvait pas, tout en vivant dans le tourbillon temporel, faire des sauts dans lternit, et sil avait
choisir une fois pour toutes entre les deux, hsiterait-il un instant donner sa prfrence au temps ? Sil
devait se dcider une bonne fois entre Cloptre ou sainte Thrse, cacherait-il son penchant pour la
premire ?
Pour celui pour qui la vie est la ralit suprme, sans tre une vidence, quelle question peut le remuer
plus que de savoir si la vie se peut ou non aimer ? Troublante et dlicieuse est cette incertitude ; mais elle
nen demande pas moins une rponse. Il est agrable et amer la fois de ne pas savoir si on aime ou non
la vie. On voudrait ne pas avoir prononcer un oui ou un non, juste pour ne pas dissiper la plaisante
incertitude. Oui signifie renoncer concevoir et sentir une autre vie ; non, redouter le caractre
illusoire des autres mondes. Nietzsche sest tromp quand, saisi par la rvlation de la vie, il a identifi
la volont de puissance comme le problme central et la modalit essentielle de ltre. Car lhomme mis
devant la vie veut savoir sil peut lui accorder son dernier assentiment. La volont de puissance nest pas
le problme essentiel de lhomme ; il peut tre fort et ne rien possder. Certes, la volont de puissance
nat souvent chez ceux qui naiment pas la vie. Mais nest-elle pas une ncessit que la vie nous impose !
La premire interrogation devant la vie exige de notre part une rponse sincre. Quaprs cela, nous
recherchions la puissance ou non est secondaire. En voulant la puissance, les hommes abattent la dernire
carte de la vie.
Nul nest sincre dans son amour pour la vie, comme personne ne lest dans son amour pour la mort.
Ce qui est sr, cest que la vie bnficie dun consentement plus profond de notre part : personne ne peut
har la vie ; mais il y en a tant qui prouvent une haine bestiale pour la mort. Nous sommes tous plus
sincres et plus catgoriques vis--vis de la mort, mais les doutes que la vie nous inspire nous permettent
den avoir un nouvel aperu et une intuition nouvelle.
Il est dailleurs trange quun homme qui a vu la mort en face ait honte de dire quil aime la vie et soit
condamn pour le reste de son existence recourir des expdients. Puisque chacun, dans les moments
ultimes de son existence, connat une explosion de sincrit, peut-on alors matriser lassaut des larmes
de reconnaissance auxquelles la vie ne nous avait pas jusqualors habitus ? Il nest crit nulle part que
les dernires larmes sont les plus amres mais ce lest sur toutes portes et sur tous les murs visibles et
invisibles de lunivers, que le regret le plus profond et le plus secret est de ne pas avoir aim la vie.
Tous les philosophes devraient mourir aux pieds de la pythie. Il ny a quune philosophie, celle des
moments uniques.
Dsir dtreindre les toiles ! Pourquoi les vrits sont-elles si froides ? Quand la raison est apparue,
le soleil brillait depuis longtemps. Et la raison nest pas sortie de la cuisse du soleil.
Souffrir est la meilleure manire de prendre le monde au srieux. Mais plus la souffrance augmente,
plus nous apprenons quil ne mrite pas de ltre. Ainsi nat le conflit entre les sensations de la
souffrance, qui attribuent aux causes extrieures et au monde une valeur absolue, et la perspective
thorique issue de la souffrance, pour laquelle le monde nest rien. ce paradoxe, il ny a pas
dchappatoire.
Il existe un domaine dalternatives ultimes, qui dbouche sur la tentation simultane de la saintet et du
crime. Pourquoi lhumanit a-t-elle produit infiniment plus de criminels que de saints ? Si lhomme
cherche le bonheur de faon aussi insistante quon le dit, pourquoi choisit-il alors le chemin de la dbcle
et de la chute avec un tel acharnement ? Lhomme estime plus le bonheur et le bien, mais il est attir plutt
par le mal et le malheur. Les trois quarts de lhumanit auraient pu devenir saints, sils lavaient voulu.
Impossible de savoir qui a rvl aux hommes quil ny avait de vie que dans lenfer
La saintet est un combat contre le temps, qui savre victorieux. En russissant tuer le temps en lui,
le saint est en dehors, au-del de tout ce qui est. tre dans le temps signifie vivre absolument dans ce tout
ce qui est. Le temps est le cadre de ce tout ce qui est. Saintet : tre au-del de quoi que ce soit, mais
avec lamour. Monotone est la vie des saints : ils ne peuvent tre que saints. Saintet : existence vcue
dans une seule dimension absolue. Les saints aussi entendent les voix du monde ; mais elles ne leur
parlent que des douleurs mtamorphoses en amour ; ce sont les voix dun seul monde. Pour ma part, je
me tournerais plus volontiers vers la musique, o les mondes, dautres mondes, me parlent quel
degr de solitude sommes-nous, quand le serpent nous caresse et nous lche les joues et les lvres ; et
quelle distance de ltre, quand le serpent seul peut tre nos cts ?
Deux choses incomprhensibles : la nostalgie chez un homme stupide et la mort dun homme ridicule.
Tous les hommes finissent par dtruire leur vie. Et selon la faon dont ils procdent, on les nomme
tantt triomphateurs, tantt rats.
La musique est le moyen par lequel le temps nous parle. Elle nous fait sentir son passage et nous le
rvle, cadre de tout ce qui est passager.
Dans certains moments musicaux, nous palpons le temps. Quand la musique nous parle dternit, elle
le fait comme lorgane du temps. Le dsir dternit de la musique est une fuite du temps. Elle nest ni un
ternel prsent, ni une actualit continue, ni une ternit dau-del du temps.
Le temps est parfois pesant ; comme lternit doit ltre !
Un corps dcompos dans ses cellules infinies ; chaque cellule concentrant une somme de vibrations ;
toutes les cellules virevoltant dans un tourbillon ; le dmembrement de tous les organes dans la
palpitation de lindividuation ; le retour de la vie ses lments initiaux, et ses premiers souvenirs
Jaime seulement celui qui va plus loin quil nest ; qui sent les origines et les choses qui le
prcdent ; qui se souvient des temps o il ntait pas lui, qui saute dans les anticipations de
lindividuation. Na rien compris ce monde celui qui na pas t stupfi par le sens profond de
lindividuation, car il ne souponnera jamais le lieu de son commencement et ne pressentira jamais le
moment de sa fin. Lindividuation nous rvle la naissance comme un isolement et la mort comme un
retour. Celui qui ne cultive pas cet isolement naime pas la vie ; de mme, celui qui ne craint pas le
retour. Que presque personne naime le retour prouve quil nest rien dautre quun chemin vers le monde
o nous navons pas de nom. Lindividuation a donn un nom la vie. Nous portons tous un nom ; le
monde qui prcde lindividuation est la vie sans nom, cest la vie sans visage. Seule lindividuation a
donn un visage la vie. Cest pourquoi leffondrement de lindividuation dans la mort est un
dfigurement. Lhomme naime pas sa face qui est un accident, mais son visage, qui est un signe
mtaphysique. La palpitation de lindividuation est le pralable au dfigurement, cest lintuition de la
perte de notre monde. Lhomme est un monde dans un monde. La voie du retour passe par la mort, ou, qui
sait ? le retour sachve dans la mort. Le lien avec ce qui a prcd lindividuation, nous ltablissons
en descendant lescalier de notre esprit, en nous maintenant en nous, en vainquant lisolement de notre
visage, en nous trans-figurant vers nos commencements, et non en nous transfigurant, en perdant le sens
figural de lindividuation, dans la mort. La vie, qui a t avant que nous ne soyons, nous laimons dans le
retour ; nos yeux se tournent vers les commencements, vers lanonymat initial. Nous revenons l o nous
navons pas t, mais o tout a t, vers la potentialit infinie de la vie, do nous ont sortis lactualit et
les limitations inhrentes lindividuation. Nous retournons chaque fois que nous aimons la vie avec une
passion infinie sans nous satisfaire des barrires de lindividuation ; chaque fois que nous dcouvrons les
racines de notre lan au-del de notre finitude figurale. Le retour est une transfiguration vitale ; le revenir
un dfigurement mtaphysique. Le retour est une mystique des sources vitales ; le revenir, une frayeur des
pertes ultimes.
La vie est derrire nous, parce que nous sommes partis delle ; la vie est le souvenir suprme.
Lindividuation nous a tirs du monde des origines, cest--dire de la potentialit, de lternit du
devenir, dun monde o les racines sont les arbres, et non les sources transitoires des arbres illusoires, et
de ltre
Dans quelles frontires mon esprit est-il enclos et quels murs lever autour de moi pour ne pas me
perdre ? Les rves me transportent plus loin, plus loin me transportent la musique et les larmes. Je ne
menferme plus et ne me contiens plus en moi ; comment les autres y parviennent-ils encore ? Aimons-
nous de trop-plein ou de trop peu ? Quand je ne me contiens plus en moi, lautre pourra-t-il se rapprocher
de mon centre ? Aimera-t-il lme qui meurt de sa vie ? Lme, pleine de vides, les remplit par lamour ;
elle cherche les autres dans le trop peu. Lamour est une mendicit, leffroi devant ses insuffisances.
Combien de mpris et de gnrosit il y a dans lamour issu du trop-plein ! On aime alors pour
schapper de soi, pour se dbarrasser de lamour ! On sincline devant lros pour chapper soi-
mme, ses surplus et ses excs ; on adore la dlivrance de sa tempte.
Personne ne pourra pntrer en moi, personne ne massigera. Mpris, haine et gnrosit se fondront
dans un amour, dont jai besoin, et non dont ils ont besoin. Pourquoi lamour ne serait-il pas une arme, un
instrument, un prtexte ? Les mes vides, mendiantes, celles qui ont pouss dans lombre, seront
convaincues par lamour. Qui na jamais ha lamour, na jamais ha. Lamour sous toutes ses formes,
lamour des hommes et celui des femmes, a quelque chose de fangeux, de sale et de rampant. Nest-on pas
dgot de savoir quautrui existe, quil y a un tu, quil y a encore des tres, aprs avoir t soi-mme,
dans son expansion, ltre. Je ne me contiens plus en moi.
La musique nous transporte toujours au printemps, ou en automne. Comme le printemps et lautomne,
elle dissout le corps et lme. Il ny a pas de musique dt ou dhiver. Cest pourquoi la musique est une
maladie
Le mal absolu : un tre avide de ruiner la nature, qui attend le printemps pour draciner les arbres, qui
en mche les bourgeons, qui pollue les sources pour faire mourir les tres vivants, qui condamne les puits
pour entendre la voix enroue des oiseaux, et masque les fleurs de son ombre pour les voir scher et
ployer misrablement vers la terre. Il frappe le ventre des femmes enceintes pour tuer la vie dans luf,
le fruit de la vie, tout ce qui est fruit, et fige le sourire des vierges en une grimace. Il jette entre les amants
dans le spasme un cadavre, et visse des lunettes noires sur les yeux des nourrissons avant quils ne les
ouvrent. Avec une tle noire quil rve aux dimensions du monde, il bondit vers le soleil pour barrer ses
rayons, pour rire dans la nuit ternelle, sans toiles, o le soleil jamais endeuill est en berne. Ironique,
ltre passe ct de lhumanit qui attend dans lagonie le retour des rayons, et sourit froidement aux
prires quelle lve vers lastre voil.
Le mal, ou la haine pour tout ce qui est fruit.
Lhistoire ne doit signifier pour toi que lhistoire de lhumanit en toi. Si tout ce quil y a eu jusqu
prsent de grand et le sera dans lavenir nest pas en toi, ltat de souvenir ou de fruit, tu as rat
lhistoire et tu nes rien. Quel homme est celui qui ne refait pas et nanticipe pas lhistoire pour son
propre compte ? Pour mieux dire : pourquoi celui qui refait et anticipe lhistoire pour son compte propre
nest-il pas humain ?
Vivez diffremment pour tre indiffrents aux formes que revt et revtira le monde, indiffrents aux
poques, aux styles et aux tournants de lhistoire. Vivez comme sil ny avait rien eu avant vous et comme
si rien ne nous suivra. Repoussez lide dtre le maillon dune chane, de perptuer ou de trahir un
hritage. Les penses absolues nont ni devanciers ni successeurs. Et nous, pourtant, mourrons sous leur
poids.
Pourquoi se refuser accorder aux saints le privilge de la folie ? Nest-ce pas parce quelle
saccomplit dans la lumire, non dans lobscurit ?
Toutes les concessions faites lros sont les vides de notre dsir dabsolu.
Plus que tout, la nostalgie fait tressaillir notre imperfection. Voil pourquoi, avec Chopin, nous nous
sentons si peu divins.
Premier et dernier chapitre dune anthropodice : sur les larmes. Seule la haine raffermit la vie ; une
haine destructive maintient la vie constructive. Avec elle, nous nous sentons forts, rvolutionnaires ; elle
nous brle les membres, nous appelle laction, nous engage au geste et au fait. Pas la haine intresse,
suscite par des causes mesquines et tourne vers une vengeance immdiate, mais la grande haine
passionne, la sainte colre, qui fait tout trembler. La colre est le ressort de la prophtie ; cest elle qui
fait parler avec passion le prophte de lamour. La prophtie est une haine destructive et cratrice. Les
juifs auraient disparu depuis longtemps sils navaient pas reu le don divin de la colre. Grce elle,
Dieu a garanti au peuple lu lternit. nous chrtiens, Il a donn une existence ternelle par la
maldiction de lamour. Le Christ nest pas venu pour nous mais pour les juifs. Leur Dieu nous a envoy
le grand Corrupteur. Cest inspirs par Dieu que les juifs lont refus comme leur Sauveur.
La pense qui nexprime pas le combat dune existence est pure thorie. Penser sans destin, tel est le
destin de lhomme thorique. De la thorie, voil ce que font tous ceux qui ne veulent pas se changer eux-
mmes et changer le monde avec, qui ne refont pas tout ce qui a t fait et ne pressentent pas tout ce qui
va tre. Vaines sont les penses qui ne naissent pas de lme et du corps, nulles, les ides pures et les
connaissances gratuites. Que des penses sortent de la vapeur ; que des ides jaillissent des tincelles et
des connaissances, des flammes. Que la fivre de la pense donne de nouvelles dimensions aux choses.
Quelle parte dune volont de rformer le monde et de la passion de renverser les ordres visibles et
invisibles. Quelle frappe comme un ouragan les lois de la nature, et donne une autre profondeur aux
assises cosmiques et une autre lvation aux colonnes du monde. Que le monde sadosse nous ; que
notre rsistance soit plus ferme quAtlas. Que nos penses soient les paules o sappuie linfini du
monde ; la terre tremblera pour rpartir linquitude dans linfini et les flammes porteront, comme des
nimbes, les infinis du monde. Si tout ce qui est soumis au temps et lespace nadopte pas nos
dimensions, pourquoi penser encore lespace et au temps ? Si tout ce qui vit et meurt ne vit pas et ne
meurt pas en nous, quoi bon penser encore la vie et la mort ?
Jours de printemps, quand la matire se perd dans les rayons du soleil et lme dans les souvenirs
Alors nous reviennent tous les rves conus jusqualors, et les rves de nos nuits passes, tout le matriau
absurde et imaginaire tiss dans linconscient par la peur, la volupt et nos douleurs secrtes. Je pensais
que les rves svanouissaient en nous avec le jour et aprs la nuit. Mais, sous le ciel vaste du printemps,
la dcomposition voluptueuse de lme inaugure lappel des souvenirs. Plus lme se dlite, plus elle se
rapproche du lieu de loubli. Tel est le plerinage intrieur vers tout ce quon a oubli, auquel nous
engage la prsence ternelle du printemps. La dissolution de lme nous montre ce que nous avons t.
Pourquoi nest-il pas toujours possible de rveiller notre pass ? Nous dormons en nous-mmes et le moi
est un voile qui recouvre notre sommeil.
Dans cette cathdrale, o lon est entr pour soublier soi-mme et le monde avec, pour prouver
limmobilit et distraire lattente, solitaire, on a grandi solennellement au milieu des colonnes et des
arcs ; on sest dissip dans lair violet ; on a courb respectueusement sous les mouvements du temple, on
a adopt les dimensions de ses votes pour se perdre dans la gomtrie transcendante de la cathdrale.
Notre me est devenue colonne, arc et vote. Au-dessus du monde, nos formes se sont entremles aux
siennes, et notre esprit immobile est devenu semblable la pierre. Du haut des cintres, on a regard
insensible vers la terre. Quest lesprit sinon une pierre qui ne gt pas terre ? On volait bas dans nos
envols, on tait faible dans notre force, lourd dans notre lan, pierre sur la route du ciel
Et soudain le prodige des voix de lorgue, dans la cathdrale o lon se croyait seul. Se sont mus les
arcs, les colonnes, les votes, notre matire sest dilate sous les vibrations, la cathdrale a grandi aux
dimensions du monde. Pourquoi chercher des bornes aux sons de lorgue, cette musique de lau-del,
au-del des limites du monde et de lme ?
cet instant, les cieux reposaient sur notre me
Ces atomes en sommeil chez les hommes et qui, en moi, ne dorment jamais.
Rveil incessant du sommeil de la matire
Matire, berceau des oublis
La vie, lme, lesprit qui nous montrent nos traces
La matire ne laisse pas de traces ; cest pourquoi elle est le lit des oublis.
Toutes les traces, tout ce qui nest pas matire en nous, nous suivent
Mais en descendant dans la matire, nous perdons nos traces Ce nest pas lesprit mais la musique
qui est lantipode de la matire
En fouillant dans le pass le plus lointain, la musique nous rveille sans cesse du sommeil de la
matire
Mais la musique est ternelle, comme la matire.
La formation des mondes a rpandu les premires harmonies dans lespace.
La musique exprime tout ce qui dans le cosmos est chaos : cest pourquoi il ny a de musique que des
origines et des fins
Pense absurde dans la musique : une physique qui partirait des larmes, au lieu des atomes.
Si nous culbutions avec le monde entier dans une folle avalanche, nous vaincrions jamais le sommeil
de la matire ; et les atomes ne dormiraient plus en personne. Il aurait fallu vivre quand la terre respirait
par les volcans et sest arrache du soleil. Sur les tempratures solaires de lme
Tout est chaque instant : le monde nat maintenant et maintenant, il meurt : les rayons et lobscurit ;
la transfiguration et leffondrement ; la mlancolie et lhorreur. Ce monde, nous pouvons le rendre absolu
en nous.
Que ceux qui nont plus rien perdre ou auxquels la vie na rien donn accdent au pouvoir suprme
prouve assez que la volont de puissance est la dernire carte joue par la vie. Jsus : lhomme le plus
faible a t le plus fort (car rsister deux millnaires ne la pas puis). Il nexiste de force spirituelle
que dans la dficience biologique. Ce sont les vides de la vie dans les esprits ambitieux et visionnaires
qui ont renvers le cours de lhistoire. Lindividu marche de concert avec lhistoire chaque fois que la vie
le laisse la trane. Les chrtiens ont raison dexpliquer lhistoire par la chute. Le pch dAdam est le
premier acte historique, cest--dire le premier acte contre lesprit ou distinct de lui. Dans lesprit,
soumis sa loi, lhistoire nexiste pas. Lhistoire est une chappe du sein de la vie, un saut hors delle ;
elle est une trahison, sans laquelle nous serions rests les esclaves anonymes de la vie. La libert par
lhistoire, cest--dire une histoire par malheur, lhistoire en propre.
Nous sommes devenus propres depuis que nous avons fui le sein de la vie. La vie, qui avait un nom, en
a pris, chez les individus, dinnombrables, en se retirant deux anonymement. Quand le phnomne
dindividuation a pris un caractre nominal, alors a commenc lhistoire. Depuis, les individus ont cess
de se considrer comme fils de la vie, et se sont exils de lAlma Mater.
Qui pourrait menlever de la tte lide que ce monde aurait pu tre cr sur dautres bases ? Qui
pourrait me donner lillusion que cest sur elles que nous pouvons le btir ? Combien de fois ce monde
aurait pu tre autrement ? Combien de fois naurait-il pas d tre ainsi ? Aurait-il dinnombrables faces
caches que je pourrais rvler ? Je ne ferais que rformer le monde alors que nous en voulons un autre.
Nous voulons inaugurer notre monde parce que celui de Dieu touche sa fin
Son monde na pas t une apparence ou une illusion, mais la ralit. Il a t. Et cest pourquoi il doit
mourir. Cest Lui de tirer les consquences de son commencement.
Le dernier des hommes dchus se sent suprieur Socrate. Mme devant le tombeau de Napolon, on
ne peut rprimer un sourire de mpris. Pour chaque individu qui meurt, nous ressentons plus de mpris
que de piti. Comme si les hommes staient compromis en mourant. Ne considrons-nous pas parfois la
mort des autres comme une lchet ? Je me souviens de mtre exclam en face dun squelette :
Imbcile !
Si nous commencions nos activits quotidiennes par une marche funbre, quelles dimensions
prendraient nos actes ! La vie suivrait un cours solennel, et lon officierait , jusquau dernier acte
Ceux qui prouvent de lattirance pour les grands crpuscules aiment Rembrandt. Chez lui, la lumire
ne vient ni du dehors ni de la logique propre au tableau. Le soleil se couche dans chaque homme et dans
chaque chose. Le portrait rflchit de lintrieur des rayons qui ne sont pas les siens. La lumire descend
dans lhomme et, dans ce crpuscule, elle revt son me dombres. Chez Rembrandt, le soleil meurt
chaque jour dans lhomme et le portrait semble figurer les dernires lueurs, le stade final de sa
trajectoire. Lumire des rayons ples et diffus dun coucher de soleil. Ici, les hommes viennent de
lombre et le mystre rembrandtien nest quune attente de lobscurit. De lobscurit qui veut se librer
delle-mme par la lumire ; de lobscurit qui attend la dfaite de son propre principe. Chez Rembrandt,
tout est vieillesse ou tend la vieillesse. Tout Rembrandt est la fatigue de lombre et la lassitude du
soleil, lhsitation des tres entre la mort et la vie. Venus de lombre et se dveloppant en elle, o
pourraient-ils encore retourner ; dans quelle lumire pourraient-ils se lever, quand le soleil ne leur
prsente que son agonie
Botticelli : le symbole du monde la fleur ; le devenir comme grce ; la vie en extase devant elle-
mme ; le moindre geste, un miracle ; les voiles qui revtent la matire ; llan plus lourd que la matire ;
o les choses ne psent pas ; laurore comme finalit universelle ; rayons dansant dans lespace ;
vibration des pierres ; la voix des lointains, se rapprochant du berceau
Plus le sang se dilue, plus lhomme est proche de lternit. Toute lternit nest quune question de
globules rouges
Le temps nous domine chaque fois que la circulation du sang, la rsistance de la chair, le rythme
organique rgissent notre existence ! Mais quand le sang devient fluide, impalpable, quand la chair se
rduit un frisson immatriel et le rythme organique une cadence abstraite, nous sommes aussi loin du
temps que nous le sommes de ltre.
La voix du sang est la voix du temps, des choses qui commencent et des choses qui finissent. Pourquoi
le sang perd-il voix au chapitre dans la pense ? Parce que les penses sucent le sang ? Ainsi naissent les
passions abstraites.
Lternit ? Une anmie de lesprit.
Passions abstraites : sur les mains diaphanes ; les mains ples qui brlent ; les mains transparentes qui
tremblent ; visage anglique et doux, qui cache son penchant pour le crime ; expression intemporelle qui
masque les renversements futurs et les chutes venir ; les yeux baisss, les yeux gars, qui se posent sur
tout et ne sattachent rien.
La sparation, mode de lamour ; le vague, comme forme ; non-vie, apothose.
Des ides qui coulent dans les veines (dfinition des passions abstraites). Des ides qui imposent leur
pouvoir sur le sang, ou comment naissent les passions sans objets. Passions qui ne sattachent rien, ni ne
nous attachent. Cest--dire, mourir pour ce qui est le plus lointain de soi. loignement, seule prsence.
Les passions neutres. Peuvent-elles sexpliquer, peuvent-elles se comprendre ? Les passions qui ne
poussent pas au soleil, parce que le soleil est trop prs Neutres, lgard de tout ce qui est ici, et non
lgard de linfini. La musique et la mtaphysique surgissent des passions neutres devant notre monde.
Pour elles, il ny en a quun : celui des lointains ultimes ; ici est trop peu et trop prs. Chez Beethoven, la
tristesse et la joie commencent quand elles sont dj finies pour les autres. Elles sont si profondes
quelles nont pas de cause. Dailleurs, tout ce qui est profond en nous nen a pas ; nos profondeurs ne
viennent pas du dehors. Aussi nont-elles rien voir avec les choses dici. Sur les dimensions absolues
de lme et sur les mains diaphanes treignant les lointains. Pourquoi lide de lternit nous semble-
t-elle si complexe ? Parce que personne ne peut dcider si lternit est une plnitude ou un vide.
Les trois grandes voies vers labsolu la mystique, la musique et lrotisme saccomplissent dans
loscillation entre la plnitude et le vide. Lextase, quelle soit mystique, musicale ou rotique, que fait-
elle dautre sinon nous mettre en prsence de linfini, tantt vide, tantt plein. Jamais la plnitude
extatique ne sera assez rduite au point de ne pas nous dissoudre, et le vide assez limit au point de ne
pas nous remplir. Lternit est insparable du nant.
Plus nous sommes prs de lternit, plus nous sommes loin de la vie. La sensation dternit est un
obstacle et une maldiction sur le chemin de la reconqute de la vie. Lternit nous paralyse plus que la
pire maladie. Malade, on peut faire tout ce qui nentre pas en contradiction avec la maladie. Mais que
peut-on faire pour ne pas avoir honte devant lternit ?
Les fleurs qui ne sont pas cueillies par des mains exsangues fleurissent en vain. Seule la pleur se
rapproche naturellement de la vie dlicate des fleurs. Seul un visage dcolor profite des couleurs des
fleurs ; seules des mains sans vie peuvent prendre aux fleurs leur vie illusoire.
La premire condition de notre libert : se librer de Dieu ; en tant que crature, nous ne pouvons rien
crer. Nous navons fait jusqu prsent que compromettre luvre de la cration. Ah ! si nous pouvions
la dtruire ! Et sur ses ruines, difier, comme crateurs, le paradis terrestre, le second paradis, en
triomphant du pch, de la douleur et de la mort. Un monde qui natrait et qui existerait seulement grce
nous
Il ny a pas dide plus criminelle que celle du pch. Et elle na aucune excuse. On ne sait qui har le
plus : le monde, qui en offre le prtexte, ou soi-mme, capable de penser et de sentir de tels crimes. Il
faut radier de la conscience humaine toute ide de pch et il faut dtruire toutes les religions et les
philosophies qui la propagent et lidentifient la vie. Parler du pch, sans regretter den tre arriv
lide, est le premier degr dans lchelle des ides criminelles. Au fond, une humanit qui ne connatrait
pas le pch et vivrait tous les actes de la vie comme vertu serait encore supportable. Il faut forcer
lhumanit dans ses derniers retranchements ; que dtruire la conscience du pch soit le premier assaut.
Il est grand temps que a change !
Ragir contre ses propres penses confre la pense sa seule vie. Comment vient cette raction,
difficile dire, car elle sidentifie quelques rares tragdies intellectuelles. La tension, le degr et le
niveau dune pense procdent de ses antinomies internes, qui, leur tour, drivent de contradictions
insolubles de lme. La pense ne peut pas rsoudre les contradictions de lme. Quant la pense
linaire, les penses se rflchissent lune lautre au lieu de reflter un destin.
quoi se rduisent tous nos tourments sinon au regret de ntre pas Dieu Aprs un tel regret,
comment penser autrement quen lgies et en anathmes ? Je suis comme un pendu qui ne sait quoi il
lest. Sans doute sa conscience je voudrais crire des hymnes au dgot.
Il faudra rpter des milliers de fois que seule la vie peut tre aime, la vie pure, lacte pur de la vie,
que nous sommes suspendus la conscience, balanant au-dessus du vide.
Mon grand dfaut est de toujours savoir ce quil y a de plus essentiel et de plus ncessaire, davoir un
prjug sur lternit. Le soleil lui-mme me semble phmre dans cette hystrie de lternit. Comment
alors commencer quelque chose, comment faire pour que je devienne histoire et que ma pulsation
devienne action ! Savoir ce quil y a de plus ncessaire est une maldiction, dont Dieu seul pourrait nous
dlivrer, ou le diable. Je narrive pas encore dcider de qui, de Dieu ou du diable, nous vient la
connaissance, car je doute que le mal vienne seulement du diable. Les cadavres sont rpugnants,
rpugnantes la mort et la faon dont les hommes meurent. Pourquoi, parmi tant de manires de mourir, la
vie a-t-elle choisi justement la plus repoussante ? Pourquoi sachve-t-elle dans le froid ? Imaginons
quon meure de jeunesse, dans les illusions et lattente, imaginons une mort o lon svaporerait dans
lespace sous la pression dune fivre infinie, flottant la drive dans lther comme des vapeurs dtre.
La mort comme une dissolution immatrielle dans linfini, comme un saut vanescent, la mort comme rve
et comme posie de la matire ! Pas la mort comme confirmation de la matire, comme illustration des
lois naturelles et fatalit de la nature. Je ne me rvolte pas contre la mort mais contre la faon de mourir.
Cette manire dont nous mourons tous, hommes, animaux, fleurs, constitue une conspiration de la matire
contre nous. En mourant comme la nature nous la prescrit, nous trahissons toutes nos aspirations leves,
tous nos dsirs de nous dissoudre quelque part au-del de nous-mmes, de briser nos ailes dans un
silence sans matire. En mourant, nous tombons plus bas que terre. Chaque mort est une honte. Jai
vraiment honte de mourir ! Pourquoi chacun de mes atomes ne tente-t-il pas de prendre le large dans
lespace, que je me dcompose heureux de ne me plus retrouver
Dans un monde o les hommes sont en voie de disparition, qui tiendra la place de Dieu ? Celui qui
dtient lultime esprance.
Le problme thique tout entier me semble souvent miraculeusement simple. Tout ce qui se fonde sur
lesprance appartient au bien ; le reste relve du principe satanique. Un criminel qui agit par esprance
est plus proche du bien quun dsespr passif. En dfinitive, il ny a quun criminel : celui qui na pas le
moindre amour de la vie. Aime le plus la vie celui pour qui elle est le seul problme. Il y a plusieurs
faons daimer, mais il ny en a malheureusement quune seule de mourir. Sur ce murmure damour, qui
nat aprs dultimes tristesses
Un regret que personne ne comprend : celui dtre pessimiste. Ce nest pas chose facile que de se
mettre mal avec la vie.
Peu de gens savent que lhrosme spuise chez ces tres aussi rares, dans la rsistance et le courage
quils engagent chaque instant. Quand les seuls attributs de leur existence sont linquitude et la peur, le
simple fait de vivre tmoigne dun courage suprme : cest lacte hroque par excellence. La rupture
avec lros test fatale, car tout ce qui est en toi se concentre pour te prserver dans ton tre ; dans cet
hrosme de la rsistance, mme les plaisirs semblent une lchet impardonnable. Quand ltre tout entier
ne connat dautre problme que de souffler un peu, dobtenir un rpit ou un sursis, il na plus vraiment de
temps consacrer lamour. Lautonomie de lros prsuppose une subjectivit absolue, et ses tourments
en font un luxe funeste.
Ces jours-l, pendant lesquels la vue supplante la pense, o lon se rapproche des choses comme
objets, nous sommes fleur avec la fleur, eau avec leau, ciel avec le ciel, crpuscule avec le couchant.
Chose dans le monde des choses, lhomme visuel est en toutes choses et en aucune.
Je naime que la mort par plnitude, par excs, la mort qui rajoute la vie linfini quelle na pas eu et
qui la fait mourir.
Mort musicale : seul moyen de sanctifier la vie.
Pourquoi, lorsque nous regardons le ciel avec insistance, nous semblons attendre une rponse ? Est-ce
seulement par prjug chrtien ? Ah ! si les cieux souvraient un jour !
Ma seule vertu est de navoir jamais pch contre lternit. La sagesse nave des hommes
apprcie cette rserve sans savoir que delle vient la catastrophe.
Il faut mettre lhomme devant un nouveau commencement de lhistoire. Lhomme nouveau doit tre un
Adam sans pch qui doit mettre en uvre une histoire sans pchs. Cest seulement de cette manire
quon peut concevoir une vie nouvelle, une vie change la base. Lhumanit nattend plus quun
prophte : celui de la vie sans pch. Si la mort ne peut tre ni vaincue ni dtruite, cest le pch qui doit
ltre. Puisque leffort individuel est illusoire, seuls un cataclysme de lhistoire et une rvolution
anthropologique qui feraient sauter en lair lhritage des sicles annonceront laube dun autre monde.
Alors, lhomme fera concurrence tous les dieux des sicles vaincus et chacun sera une aurore. Bien des
mondes mourront. Mais plus encore natront. Et nous connatrons alors le carrefour des esprits, et pas
seulement celui de lhomme.
Je ne comprends pas comment les hommes peuvent croire en Dieu, bien que je pense tous les jours
lui.
Peur de ses propres solitudes, de leur tendue et de leur infini Le remords est la voix de la solitude.
Qui murmure dans cette voix ? Tout ce qui en nous nest plus homme.
Plus les mes ont soif de vie, plus la solitude les engloutit
Lun aprs lautre, les voiles se lvent de ton esprit, un un, ils se gonflent, impalpables, dans lair.
Combien taient-ils recouvrir ton me, combien de secrets ont-ils enfouis ? Pourquoi as-tu cach tes
profondeurs de lumire, dair et despace ? Tu tes dit : tout est indicible. Puis, tu as enlev les cloches
de la tour, tu as condamn ses fentres et, sous des votes dobscurit, tu as bti ton temple. Voiles qui
recouvrent les secrets et secrets qui cachent des tristesses. Le mystre enveloppant, le secret de tout ce
qui est indicible, nous le dcouvrons dans la danse arienne des voiles. Lun aprs lautre, les voiles se
lvent de dessus lme ; et les secrets se rapprochent du monde, de la lumire, de lair et de lespace. Les
secrets taient envelopps comme dans des linceuls, et sous des pierres tombales. Autant de morts gisent
en dessous que de tristesses en moi.
Peur du secret contenu dans la moindre chose, peur que toutes les choses indiffrentes qui nous
entourent saniment un instant, et nous chuchotent des paroles inoubliables, dangereuses et fatales,
quelles nous confient leurs secrets dont nous ne voulons pas et des aveux que nous nattendons pas ; peur
que les choses muettes nous confient une mission prilleuse, irralisable et crasante, quelles fassent de
nous leur interprte, leur porte-parole Peur des choses qui se taisent, de leur mystrieuse proximit, de
leur ternit solennelle, ou peur que leur immobilit ne soit quune illusion, et quelles veuillent un jour
tout nous dire, absolument tout, et dsir ardent que tout soit indicible.
Impossible de sparer linfini de la mort, la mort de la musique et la musique de la mlancolie !
Loin de moi et prs du lointain
Venez moi, confins inaudibles et insouponns du monde, venez furieux et emportez-moi pour
toujours dans votre isolement, car sous les mlodies du monde, mon me assourdie succombe cet
univers sonore.
Chuchotement de la terre et hymne des toiles, que pouvez-vous encore rajouter au murmure musical
de lme ? quelle dissolution mentrane cet univers sonore ? Combien de fois ai-je t victime des
appels musicaux et quelle tentation ma convi une mort mlodique ?
Tout est indicible et toutes choses veulent parler. Apocalypse sonore.
Lorsque le mot natteint plus la chose et que les choses ne rpondent plus aux mots, la musique de la
nature est une passerelle qui relie encore lme tout. Nous la franchissons pour un grand dpart, la peur
dans lme que toute chose disparaisse.
Les choses inconcevables ne deviennent claires dans lme qu loreille. Celui qui na pas entendu
Dieu en est dpourvu. Sans voix de lau-del, il ny a pas de mystique, pas plus quil ny a dextase finale
sans les chos dune mlodie, plus lointains quau-del. Nous entendons tout dans les voix qui
prcdent Dieu. Des vibrations uniques, nes avant le temps, tmoignent de lhsitation entre tre et non-
tre. Linquitude primordiale, nourrie de lindcision entre rien et tout, nous couvre dun vtement
sonore, comme pour nous conduire vers ces contres que personne na vues ni entendues. Aprs ce rve
cosmique, quelle nostalgie peut encore prendre consistance dans lme ?
Ensevelissez-moi, lointains, enveloppez ma tristesse dans vos cieux et mon me dans votre aura
inaccessible. Dissipez mes rves et sauvez-moi de la perdition et des supplices de la nostalgie.
Conduisez-moi au lieu des rves et dispersez-moi dans lespace de la nostalgie.
DE QUELLE MANIRE LA VIE DEVIENT LA VALEUR
SUPRME
Vnration des femmes : rhabilitation de lros comme divinit ; sant naturelle, transfigure par
la dlicatesse ; lan dansant dans tous les actes de la vie ; grce au lieu de regret ; sourire au lieu de
pense ; enthousiasme au lieu de passion ; lointain, comme finitude ; vie, comme seul Dieu, seule ralit
et seul culte ; pch comme crime, et mort comme honte Tout le reste nest que philosophie,
christianisme et autre forme de chute.
Seuls les tats dexaltation, divresse intrieure et de tension extrme nous donnent une excellence
tragique, la volupt de nous dtruire sans raison ou de nous sacrifier sans entrave. Les moments
dabattement sont des atteintes la vie, elles sont les vises du diable, des flches empoisonnes qui
blessent mortellement lenthousiasme et lamour de la vie. Sans elles, nous savons peu de choses, mais
avec elles, nous ne pouvons vivre. Celui qui ne sait pas les exploiter ni les fconder, avant de les
contourner, ne pourra pas chapper leffondrement. Lidal serait la dbandade gnrale des
dpressions ; il faudrait dclarer ces instruments de mort une lutte mort ; une annihilation dfinitive,
avec tout son cortge de connaissances issues des moments de lucidits ironiques. Si lextase ne nous
vengeait pas du monde sinistre des dpressions, nous ne pourrions lui trouver dexcuse.
Il faut crer en soi un espace prserv du poison de la dpression. Je ne peux accepter quun monde o
seules coulent des larmes dexcs et dexubrance, de plnitude et de volupt. Que les frmissements
vitaux remplacent les penses et que la vie meure en extase devant elle.
Depuis deux mille ans, la croix stend dans les quatre directions du monde et sur toutes les
dimensions de lme. Depuis deux mille ans, la mort sanctifie la vie. La croix est le symbole de
luniversalit de la mort, la prdominance de la verticale, le couronnement de la vie par la mort. Ouverte
sur les quatre directions cosmiques, la croix nous rvle linfini comme berceau de la mort. Mais la croix
est tordue ; si elle seffondre, il en cotera beaucoup dmes. Bien des vies seront touffes, opprimes et
broyes. Mais celles qui, sous son ombre, soupiraient aprs la lumire, trouveront la libration que la
croix naccorde plus quaux vaincus.
sa place, nous planterons londulation, comme lexpression du jeu et de la grce des formes
multiples de la vie. Que la vie chante le pouvoir des leurres et leur donne lclat et les reflets de
lternit. Que lternit de la vie, qui tait illusion, devienne croyance ; que le charme superficiel de tant
dondulations vitales soit couronn en grande pompe par les souvenirs du paradis. Que lextase de la vie
soit la seule connaissance, et la mort haine contre la vie.
ne pas oublier :
Lros seul peut remplir une vie ; jamais la connaissance. Seul lros donne un contenu ; la
connaissance est une infinit vide. Il est toujours temps de penser ; la vie a son temps pour elle ; aucune
pense ne vient trop tard ; chaque dsir peut susciter un regret.
Impossible de croire aux substituts de la vie Dieu, esprit, culture, morale et daccorder le moindre
crdit lhistoire.
Dsir ardent de solitude et peur quon en prouve, dsir absolu dtre unique et amour passionn de la
vie. Lacte le plus insignifiant accompli en pleine vie semble parfois plus important que la plus grande
mission dans la solitude. Lchet ou vnration ? Impossible de ne pas prter foi aux leurres de la vie.
Toute ma vie est un baptme dombres. Leurs baisers mont rendu mr pour lobscurit et la tristesse.
La vie a sans doute t immortelle avant daccorder tant de privilges lesprit. Ce dernier sest
appropri les rserves dternit de la vie, de sorte quil devra payer cher pour ce rapt. Punir lesprit,
cest punir lhomme. Promthe sest enchan seul pour obtenir par la pnitence le pardon de la vie.
Tout ce qui est et tout ce qui nest pas mcartle. Les choses cherchent-elles la consolation auprs de
moi ou est-ce moi qui la cherche auprs delles ?
Rsister chaque vrit
La peur qui engendre les penses et la peur des penses
Rembrandt ma appris quil y a peu de lumire en lhomme. Le portrait rembrandtien puise toutes ses
ressources lumineuses ; il nen a pas dautres. Chez lui, la lumire semble le reflet intrieur dune autre
lumire qui meurt quelque part au loin. Le clair-obscur de Rembrandt ne vient pas du rapprochement de
la clart et de lobscurit, mais de lillusion de la lumire et de linfini de lombre. Rembrandt ma
appris que le monde nat de lombre
Se dtacher du monde avec lgance ; donner un contour et de la grce la tristesse ; avoir son style
isol ; marcher au rythme des souvenirs ; aller au pas vers limpalpable ; flairer les limites vacillantes
des choses ; le pass ressuscit dans une inondation darmes ; lodeur, par quoi nous vainquons le
temps ; contour des choses invisibles ; formes de limmatriel ; se plonger dans lintangible ; palper
lunivers du parfum ; dialogue arien et dissolution en vol ; se baigner dans son propre reflet
Se dtacher du monde pour sattacher soi Qui peut raliser le dtachement o lon est aussi loin de
soi quon lest du monde ? Dplacer le centre de la nature dans lindividu et celui de lindividu en Dieu.
Voil le terme du grand dtachement
Peur de se retrouver face face (source dangoisse).
Il y a des beauts pour lesquelles nous ne sommes pas faits, qui sont trop denses et trop catgoriques
pour les oscillations de notre me ; il y a des beauts qui nous blessent. Toutes ces nuits silencieuses que
nous navons pas mrites, et ces deux lointains dont nous ne sommes pas dignes, et la silhouette des
arbres sur le blanc spectral du crpuscule, quand nous cherchons notre ombre comme une prsence et un
rconfort
Les odeurs nous retirent de lespace. Le parfum dilue lespace dans le temps. Les roses ont sur nous la
mme influence que la musique. Les odeurs nous mnent plus prs de notre temps. Elles exhument loubli
et raniment les souvenirs. Ainsi triomphent-elles du temps.
Ne meurent que les penses de circonstance. Les autres, nous les portons lintrieur sans le savoir.
Elles se livrent loubli pour nous accompagner toujours.
Quand lhomme parlera des illusions comme des ralits, il sera sauv. Quand tout lui sera galement
essentiel et quil sera gal tout, alors il ne comprendra plus le mythe de Promthe.
RGLES POUR VAINCRE LE PESSIMISME MAIS PAS LA
SOUFFRANCE
Accompagner le moindre frisson de lme dune tension active ; tre lucide dans la dissolution
intrieure ; surveiller la fascination musicale ; tre triste avec mthode ; lire la Bible par intrt politique,
et les potes pour tester sa rsistance ; faire servir les nostalgies aux penses ou aux faits ; les extirper de
lme ; se crer un centre extrieur : un pays, un paysage, attacher les penses lespace ; entretenir
artificiellement la haine contre tout ; aimer la force aprs le rve ; la brutalit aprs tout ce qui est pur et
sublime ; adopter une tactique de lme ; conqurir ses tats dme ; ne rien apprendre des hommes ;
seule la nature enseigne le doute ; annuler sa peur par le mouvement ; la fuite ; une seule halte, et cest les
choses qui se taisent et le nant qui nous appelle ; faire de lillusion un systme.
LART DVITER LA SAINTET
Apprends considrer :
les illusions comme des vertus ; la tristesse comme une lgance ; la peur comme un prtexte ; lamour
comme un oubli ; le dtachement comme un luxe ; lhomme comme un souvenir ; la vie comme une
berceuse ; la souffrance comme un exercice ; la mort dans la plnitude comme un but ; lexistence comme
une vtille .
RGLES POUR NE PAS TRE EN PROIE LA MLANCOLIE
Penser le monde politiquement (puissance et domination) ; diviniser le rythme : la marche militaire
avant la symphonie ; har toutes les couleurs : elles rveillent des tats dme qui sachvent fatalement
dans la mlancolie. Mme le rouge est dissolvant, si lon sy absorbe longtemps. Se perdre dans le
dernier dgrad du blanc, disparatre dans labsence de couleur ; ne pas chercher de nuances dans les
sentiments ; chacun deux exerce une suggestion et nous attire son tour, glissant en nous comme dans
linconnu ; tout est navrant, nous dit la mlancolie. Lui rpondre : mourir objectivement ; tre soi sa
limite ; faire danser les sentiments ; se chercher au-dehors ; sortir de soi dans un monde de signes
extrieurs ; le tout est de dpasser la sensation de faiblesse qui dissout le corps et lesprit. Et pour ce
faire, aucun moyen nest trop dlicat ni trop vulgaire. Penser politiquement en musique ; donner naissance
la force par les penses et contraindre les sentiments la servir ; scarteler dans les formes.
Mthodologie de la dcomposition ; se liquider avec got et avec matrise ; mourir, ou perdre le fil.
Dlier la peur de son propre destin.
Les fausses notes dune musique vulgaire rveillent en nous plus de tristesses et de souvenirs que
llan dune musique sublime ; car en liminant le rve, elles touchent ce qui est discontinu, bris et
abrupt en nous, en voquant tous les vides que nous navons pas eu le courage de confesser. Et nous
sommes tristes de voir poindre la surface tous ces dsaccords souterrains, dont ltouffement a prserv
en vain nos souvenirs purs et nos tristesses sublimes.
Le pass massaille chaque pas, les souvenirs massigent et mentranent dans leur monde, que je
naime pas. Le temps scoule vers sa source, et sa rversibilit dramatique me dchire. Pourquoi
navez-vous pas disparu, vous, lieux o jai t un jour et qui me rappellent tout ce que jy ai laiss de
moi-mme ! Est-ce le temps qui me cherche ou moi qui me cherche dans le temps ? Combien de fois ma-
t-il humili quand je lui rclamais des preuves de ma prsence ? Le pass lui appartient ; le temps a
frapp la porte de ma ptrification chaque vie que jai eue jusqu prsent. En lui, jai t. Et
maintenant, il ne rveille plus en moi que les ombres dune autre vie, sans lien dsormais avec les autres,
entame au crpuscule.
Jentends avec tous mes sens les mtamorphoses du monde, les rsonances tristes du tourbillon
cosmique, le murmure du temps et toutes ces choses qui passent dans le lit de mon tre pour aller se
rpandre quelque part au loin dans lme.
Toutes les tristesses des hommes sont occasionnelles. De mme que leurs peurs, elles disparaissent
implicitement une fois la cause supprime. Occasionnel aussi, leur besoin de consolation ; ils perdent
quelque chose ou quelquun et esprent en un rconfort. Mais il existe un besoin de consolation qui ne
nat ni de lchec ni du malheur, ni mme dun passage douloureux. Le dsir dtre consol nous inonde
ainsi chaque fois que des joies se prsentent sans quon y ait t prpar. Mais chaque fois que nous
souhaitons la consolation, nous serions inconsolables quelle vienne nous. Si elle est mystrieuse, cest
parce que nous la fuyons chaque fois que nous lattendons. Nous la recevrions volontiers si personne ne
nous voyait ; si, en premier lieu, nous ne nous voyions pas. Mais nous laccueillerions si nous savions
quil existe des paroles de rconfort, et quelles sont comme des ailes dange dont le contact donne au
corps la qualit spirituelle.
Que suis-je, sinon une chance dans linfini des probabilits de ne pas avoir t !
La sexualit na dautre sens que de vaincre linfini de lros.
Jaime ces vibrations qui se manifestent aprs une grande tristesse. Un autre monde commence, o lon
ne cherche plus ni sentiments, bien quil y en ait, ni passions, bien quelles laient fait natre Et ce
monde, jailli du triomphe sur la tristesse, est le plus lointain des hommes. Son atmosphre inspire souvent
la musique et toujours les fondateurs de religions ; rarement les potes, jamais les hommes.
Je minterroge : quand donc les hommes cesseront-ils de sinterroger ? Quand renonceront-ils
dfinitivement la thorie, et au mystre ?
Ce qui est me semble indiffrent lapparence et lessence. Linessentiel a toujours t dfini par
opposition la mort. Bon gr mal gr, tous les penseurs assimilent lessence la mort. Et les apparences
constituent leurs yeux tout ce qui veut se faire indpendamment de la mort. En fin de compte, lultime
pense de chacun caricature la vie en illusion.
Chaque fois quon spare le monde en apparences et en essences, on se dclare implicitement contre la
vie. Dailleurs, elle ne peut que perdre tout genre de pense. Le prjug de lessentiel est le culte de la
mort. Quand nous dtruirons les catgories de la pense pour nous attacher diffremment au monde, nous
briserons et le culte et le prjug. Apparences-essences : quelle catastrophique dualit ! La premire
distinction faite dans le monde a t un attentat dont lesprit est seul responsable. mon avis, tout le
processus venir de lhumanit ne sera quun rachat des illusions.
Jai commenc le combat ainsi : ou moi, ou lexistence. Et nous en sommes sortis tous deux vaincus et
diminus.
Ah ! Si je pouvais une fois mabandonner aux choses passagres, disperser la brise des souvenirs
tout vent et rduire les penses un souffle ! Les penses saisissent si peu des choses et du monde quil
vaudrait mieux les frler et les caresser plutt que de leur rester tranger ! Car les penses sont profondes
en elles-mmes ; non de la profondeur des choses et du monde !
Pourquoi les penses nous viennent-elles si difficilement sous un ciel serein ?
Il ny a de penses que dans la nuit. L, elles ont une prcision mystrieuse et un laconisme troublant ;
les penses dans la nuit sont des penses sans appel.
VI