Tour 1863

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 869

LE

TOL )I:
NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES
PUBLIE SOUS LA DIRECTION

DE M. EDOUARD CHARTON

ET IL:LUSTRE PAR NOS PLUS CELEBRES ARTISTES

11863

PREMIER SEMESTRE

LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE


PARIS, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

LONDRES, KING WILLIAM STREET, STRAND

18.63
Droits de propriet6 et de traduction reserves

- Fermer -

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE
NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES.

Les murs du serail.

Dessin de Karl Girardet d'apr'es M. Adaloert de Beaumont.

UNE VISITE AU SERAIL EN 1860,


PAR Whin X...'.
TEXTS' ET DESSINS INEDITS.

Description. du serail.

Une grande dame, une pairesse d'A ngleterre, lady


Crawen, disait en 1786, dans une lettre datee du palais
de France, a Pera :
Voyez combien les mots se denaturent et changent
de signification dans les pays strangers ; nous entendons par serail 1:habitation ou plutht la prison des
femmes, ici e'est la residence du sultan ; on ne peut
l'appeler son palais, car les kiosques, les jardins et les
ecuries se confondent tellement, qu'on pourrait dire

que ce sont autant de maisons, avec leurs dependances,


baties sans ordre ni symetrie, dans un pare environne
de hauts remparts.
Cette appreciation est encore parfaitement exacte aujourd'hui. Les murs du serail torment un triangle inegal dont deux cotes sont baignes par la mer. Le terrain,
tres-accidents, descend en pente douce jusqu'au rivage,
que horde une epaisse muraille On apercoit du dehors
plusieurs edifices dissemines parmi des masses de ver-

1. 11 ne nous est pas permis, a notre grand regret, de nommer


l'auteur de ce recit. Peut-tre mme ne le designerons-nous que
trop en disant qu'on s'accorde assez unanimement a placer ce nom
qu'il faut taire a l'un des premiers rangs parmi ceux des femmes
les plus celebres aujourd'hui par le merite de leurs inventions et
leur art d'crire.
Mme X.... a visits le serail dans des conditions et des circonstances qui lui out donne touts facilite de bien observer ce gue
VII. -- 157 . LIV.

peu de voyageurs sont autorises a voir. Toutefois, les souvenirs


qui naissent a chaque pas dans ce mysterieux sejour, out pare a
Mine X.... plus interessants encore que la realite bien dechue dont
elle avait le spectacle sous les yeux. Nos lecteurs ne irouveront
pas hors de propos les excursions d'une plume si exercee a travers
des annales qui abondent en peripeties dramatiques pour la plupart
mal connues ou defigurees au dernier siecle.
2. . Des inscriptions grecques, des chapiteaux et des filts de co-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

dare. Les toits en saillie des kio:,:ques et les coupoles


d'etain qui remplacent les toits, donnent un caractere
singulier a ces constructions, dont on ne distingue d'ailleurs que tres-imparfaitement les details. Ce site, le plus
beau peut-titre de l'univers, domine a la fois la Comed'Or, Pentree du Bosphore, la cote d'Asie et la mer de
Marmara.
On entre dans le serail par une grande porte, dont
l'architecture n'a aucun caractere et n'appartient a aucane epoque : c'est la Sublime Porte. De chaque cote,
dans le mur, on remarque deux grandes niches oh
l'on mettait jadis la tete des pachas strangles par ordre
du sultan. Quand ('execution avait lieu dans les provinces, l'executeur bourrait de foin le chef du supplicie, l'enfermait dans un sac de cuir, et l'emportait attach a la selle de son cheval. La tete d'Ali, le feroce pacha de Janina, fut apportee ainsi a Constantinople, et
exposee sur un plat d'argent pendant neuf jours.
Quand on a franchi le seuil de la Sublime Porte, on
se trouve dans une grande cour irreguliere , tres-peu
ombragee et environnee d'edifices qui n'ont rien de monumental. BientOt on se trouve en face d'une seconde
porte flanquee de deux tourelles que relie un mur crenele. C'est Bab-us-Selam, la porte des salutations (voy.
p. 4); personne du dehors n'avait jadis le privilege d'en
tranchir le seuil, si ce n'est les vizirs pour se rendre
au divan, et les ambassadeurs lorsque le Grand Seigneur
leur accordait une audience. Elle est comme la Sublime
Porte, gardee par une trentaine de soldats tures en tenue assez negligee et coiffes de cette ridicule calotte couleur grenat qui fait regretter le bonnet extravagant des
Au dela de la porte des salutations it y a une autre
enceinte oh de vieux platanes jettent un peu d'ombrage.
Tout cela est desert, triste et muet. On avance encore et
l'on apercoit a travers des massifs de cypres et de grands
sycomores la toiture elegante et les fenetres treillissees
d'edifices qui paraissent habites. Personne n'est admis
a parcourir ce coin du serail oh vivent, dit-on, quelques
vieilles favorites du sultan Mahmoud, et, peut-titre,
quelques jeunes veuves du sultan Abdul-Mejid.
On se hate de visiter la collection des armures, la bibliotheque, qui contient une collection peu authentique
des portraits des anciens sultans, et l'on gagne les jardins en cherchant des yeux les parterres remplis de
flours rares, les hautes charmilles a travers lesquelles
ne penetre pas un rayon de soleil, et les cafess caches
dans les sombres bosquets comme au fond d'un lahyrinthe. Les cafess (cage) etaient de petits edifices en pierre,
lonnes montrent que ces murs ont ate construits en partie avec les
debris des monuments de Byzance. Id on apercoit, sous un rideau
de lierre, une arcade vatee communiquant aux vastes souterrains
qui traversent, dit-on, la vile entiere; la c'est une porte secrete
dissimule dans la pierre ; plus loin, un pont-levis qui, des tourelles s'avancant au-dessus de l'eau, servait a precipiter dans les
courants de Marmara les femmes inflates ou soupconnees. Que
a crimes, que d'iutrigues, que de mysteres, queues histoires sanglantes se sont deroules dans cette enceinte, devant ces temoins
impassibles, mais qui semblent encore en porter lee marques! ID
Adalbert DE BEA UMONT.

solidement construits, oft vivaient solitaires les princes


de la famille imperiale que le sultan regnant n'avait pas
fait mourir h son avenement au tame.
Mais tout cola n'existe plus; on n'apercoit rien que
quelques jardinets plantes de lilas et d'autres arbustes
vulgaires. En descendant vers Ghulane (la maison des
roses) on veil de grands carrs de legumes, piques ca et
la de tournesols gigantesques et divises par des haies
vives oh s'enchevetrent des liserons blancs. Des bouquets de pins et de sycomores s'elevent au milieu des
espaces incultes, et des rideaux de cypres etendent de
tons ekes leur ombre immobile. Le cypres est l'arbre
du serail; on l'y trouve partout, et it semble que, dans
ce sejour temoin de tant de morts violentes, it doit croitre
sur des tombeaux. Pourtant son feuillage noir n'a jamais abrite que les nids des tourterelles, tandis que les
gais platanes, qui donnent un aspect presque riant a la
seconde cour, ont souvent porte au bout de leurs branches la tete sanglante des vizirs.
Les edifices qui subsistent encore dans l'enceinte du
serail ne datent guere que du sicle dernier, et ne renferment plus que quelques raretes , restes infimes des
immenses richesses qui composaient le tresor des empereurs ottomans. Les Tures, insouciants et fatalistes,
n'ont bati que des rnosquees, et jusqu'au regne d'Abdul-Mejid, leurs sultans n'ont habits que des palais
de bois. Hormis les cafess et les salles voiltees oh etait
enferme le tresor, it n'existait aucune construction solide dans le serail. Les incendies etaient frequents
dans ces lagers edifices, dont les lambris etaient converts d'enduits resineux. A diverses epoques le feu
devora une partie du serail, et le grand incendie de
1665 detruisit les somptueux appartements du quartier
des femmes.
Ce qu'etait autrefois le serail.
Rien de ce qui existe encore aujourd'hui ne pent
donner une idee de la puissance des empereurs ottomans et du luxe inoul dont ils environnaient leurs favorites. Ce n'est pas dans les historians tures qu'il faudrait chercher des documents pour peindre les mceurs de
la cour ottomane et raconter la vie des sultans; mais
l'histoire du serail existe dans les Hefts des anciens voyageurs et dans les rapports des espions que les cours de
Vienne et de Versailles entretenaient pres de la personne
du Grand Seigneur.
Les voyageurs qui ont visite Constantinople a l'epoque
de la grandeur des sultans avouent qu'ils n'ont pas vu
l'interieur du serail; aucun d'entre eux n'a depasse l'enceinte de la troisieme cour, et jets un coup d'ceil au dela
de l'espece de salle du trove, etroite et sombre, oh le
Grand Seigneur, le Padischa, le Sublime Empereur, le
Commandeur des Croyants, le Successeur du Prophete,
l'Ombre de Dieu, donnait audience aux ambassadeurs
des puissances chretiennes; mais tons ont recueilli de
curieux documents, et plusieurs ont ecrit en quelque
sorte sous la dictee de gens qui avaient vecu dans le serail. L'un d'entre eux raconte comment it a obtenu les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
details les plus intimes sur ce qui s'y passait sons le
regne d'Amurat IV. Se trouvant h. Calcutta, it rencontra
un vieil esclave noir qui avait passe trente arts dans le
serail et joui de la plus haute faveur. Disgracie et depouille de toutes ses richesses h la suite d'une de ces
revolutions de palais, si frequentes autour des souverains
absolus , it avait chappe par miracle h la mort, et s'etait enfui jusqu'h Calcutta, on it subsistait h grand'peine
d'un petit commerce de parfums et de cosmetiques.
Jusque vers le milieu du seizieme siecle, les empereurs ottomans habiterent le vieux serail de Mahomet II,
espece de forteresse situee presque au centre de Constantinople oft le gouvernement actuel a etabli le seraskierat
(ministere de la guerre).
Soliman II, arriere-petit-fils du conquerant, abandonna ce sejour, qu'il ne pouvait embellir, et transfera
ses femmes et ses tresors h l'extremite de sa capitale,
dans les Hem charmants abandonnes par les moines grecs
qui desservaient Sainte-Sophie. Cette enceinte etait dj
couverte de beaux arbres , et des aqueducs byzantins y
amenaient l'eau en abondance. Il fit construire sur les
hauteurs sa derneure imperiale et planter ces jardins
fameux oti mille bastandgis (jardiniers) cultivaient les
plus beaux legumes et les fleurs les plus rares de l'univers. La mer battait le pied du mur d'enceinte, et la lottille qui servait aux promenades du sultan etait amarree
au has de ce petit cap, qu'on appela des lors la Pointe
du serail (voy. p. 17).
Soliman transporta dans le nouveau serail le luxe
barbare de ses predecesseurs et quelques-uns des raffinements de la civilisation plus avancee des pays occidentaux. La chambre ou it dormait etait eclaire par un
procde des plus primitifs; it y avait de grander lampes
d'or massif qu'on remplissait de suif et qui britlaient
comme nos lampions. Son lit n'atait qu'une planche sous
une couverture de drap d'or lourdement brodee; mais
avait aussi des porcelaines de Chine, des miroirs de Venise, et it buvait dans des gobelets de verre de Boheme.
Comme le roi Francois Ter, son contemporain, it aimait
le Paste et les belles choses ; s'il y avait en des artistes
dans son empire it les aurait proteges; mais it regnait
sur un pays ennemi des arts plastiques et it n'eut a recompenser que des pates.
L'etiquette de la cour ottomane date de son regne;
regla les attributions des hauts fonctionnaires, c'est-hdire des esclaves qu'il elevait aux positions les plus eminentes, en les attachant a sa personne pour lui rendre
tons les services de la domesticite. Il augmenta considerablement le nombre des femmes enfermees dans le
harem, et rendit leur existence plus splendide et plus
austere. En mme temps, it doubla la cohorte des ennuques noirs qui gardaient les sultanes.
Le serail renfermait environ cinq mine antes , en
comptant la soldatesque casernee dans la premiere cour.
Les eunuques noirs et blancs, les nains, les musts, les
femmes et les jeunes gens serviteurs du sultan vivaient
dans les appartements interieurs ; ils etaient environ
trois mille. Ce peuple d'esclaves n'appartenait pas h la

race turque. La plupart, nes chretiens et sujets du


Sublime Empereur, etaient des enfants de tribut.
On appelait enfants de tribut les jeunes gens et les
jeunes filles qui formaient l'espece de dime humaine
que les pachas, gouverneurs des provinces, prelevaient
chaque annee sur les populations vaincues. La Grece et
les cotes de 1'Asie fournissaient les plus beaux contingents. Ces enfants n'avaient pas encore atteint leur
adolescence, rorsqu'ils etaient ravis h leurs parents et
amends a Constantinople Le capou-agasi (chef des eunuques blancs) choisissait parmi eux les plus beaux, les
plus intelligents, les plus forts et les gardait dans le serail,
oh ils oubliaient bientOt leur religion, leur pays, et jus.,
qu' lour famille. Les garcons, eleves sous la rude discipline des eunuques, apprenaient toutes les fonctions
de la domesticite. On enseignait aussi aux plus intelligents l'arabe, le persan et les belles-lettres. C'est dans
leurs rangs qu'etaient choisis les soixante pages de la
chambre du sultan, sesmusiciens, ses barbiers, ses secretaires, ses baigneurs, son porte-glaive et souvent ses
ministres ; Polite de cette troupe Malt comme une pepiniere de fonctionnaires : les moins favorites tombaient
dans les rangs infimes; ils devenaient capijis (portiers),
bastandjis (jardiniers), etc., etc. Les premiers s'appelaient ichoglans ( garcons de l'interieur ); les seconds
azamoglans (garcons de peine).
Les filles choisies parmi les enfants de tribut passaient
dans le harem (quartier des femmes); elles etaient soumises h une discipline severe et surveillees par les kaduns. Les kaduns (dames) y etaient des esclaves qui, en7
trees dans le serail h la flour de l'Age, y avaient vieilli
sans avoir su plaire. Elles formaient la cour et le cortege des favorites et des princesses de la famille impsriale. Les captives que renfermait le serail venaient de
toutes les parties du monde : les Tartares vagabonds y
amenaient leurs prisonnieres; les Circassiens venaient,
comme aujourd'hui, vendre leurs plus belles filles, et
les pirates des tats barbaresques y apportaient un contingent considerable de jeunes esclaves espagnoles, italiennes et meme francaises.
Les eunuques noirs etaient specialement destines h
garder et h servir toutes ces femmes. Leur chef, le hislar-agasi, etait le personnage le plus important de la
cour apres le capon-agasi (chef des eunuques blancs).
Celui-ci ne quittait jamais le sultan, anprs duquel
cumulait les fonctions de grand chambellan, de surintendant et de maitre des ceremonies.
Les muets, creatures tout a. fait subalternes, etaient
habiles a serrer le fatal lacet. Quand la justice du sultan avait prononce une sentence de mort, ils l'executalent sur l'heure, sans appareil et sans bruit. Ces malheureux avaient un langage qu'ils se transmettaient, par
tradition, et que tout le monde entendait dans le serail,
oh d'ailleurs it etait d'usage de parlor par signes, lc
respect exigeant que ion garat toujours le silence en
presence du Grand Seigneur. Les muets etaient, coname
les pages, au nombre de soixante.
Les nains avaient aussi le privilege d'hahiter les ap7

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
partenients interieurs. Ordinairement ils remplissaient
le role de bouffons ; les plus difformes, les plus hideux
etaient les plus apprecies.
Histoire de Roxelane.

Soliman le Magnifique; qui avait rempli le serail des


plus belles femmes de l'univers, eut deux favorites. La
premiere etait uneGeorgienne apathique et simple d'es
prit ; elle lui donna un fils, heritier de l'empire, et fut
bientOt delaissee pour la celebre Roxelane. Celle-ci, ne
a Sienne, en Italie, etait de race noble : des pirates barbaresques pillerent le chateau oil elle demeurait au
bord de la mer, et remmenerent apres avoir egorge

toute sa famine. Celui qui l'avait eue pour sa part de


prise alla la vendre a Constantinople, et le kislaraga
l'acheta pour le serail. Elle avait alors seize ans. Sans
doute elle oubliafacilement sa naissance etles sentiments
dans lesquels elle avait ete nourrie, car elle attira rattention du sultan, moins par sa beaute que par son
humeur vive et enjouee. Soliman, charme de sa gaiete,
la surnomma Kourrem (joyeuse), et, dans le serail, on
Fappela Kourram-Sultane. Les traducteurs ont fait de
ce nom Roxelane, sans se soucier de retymologie.
La vie de cette favorite contraste etrangement avec
son nom ; elle continua la serie des crimes domesliques
dans laquelle la maison ottomane a depasse les forfaits

La porte des salutations (voy. p. 2). Dessin de Karl Girardet d'aprs al. Adalbert de Beaumont.

classiques de la race d'Agamemnon, et ses levres souriantes prononcerent plus d'un arret de'mort. Elle avait
donne au sultan quatre fils et plusieurs filles. Souveraine
absolue dans le serail, elle ne craignait aucune rivale.
Pourtant l'ambition de Roxelane n'etait pas satisfaite ;
elle voulait devenir la femme legitime de l'empereur
son maitre.

Depuis que les sultans regnaient a Constantinople,


ils n'avaient donne a aucune femme le titre d'epouse ;
leur politique ombrageuse n'admettait que des esclaves
dans le harem imperial. Leurs favorites n'avaient aucun
pr ivilege, aucun droit ; seulement celle qui, la premiere,
leur donnait un fils prenait le titre d'hass ki (qui apparient au padischa) ; le titre de sultane etait reserve a la

1. rt L' Orta-Capoucou qu'on nomme aussi Bab-us-Selam, porte


des Salutations, crenelee et flange& de deux tourelles ameurtrieres
et mAchicoulis , comme les portes de ville au moyen age. Sous
l'paisse vonte de cette porte, qui forme ainsi une sorte de salle
decoree de trophees d'armes antiques, on exposait de temps immemorial les totes des malheureux quo la politique autrefois soup-

i;onneuse et inflexible du Divan vouait a la mort. En sortant de la


ialle du trOne, en quittant le bAtiment nomme Se jour de fdlicitd,
sur un signe du sultan au chef des eunuques noirs, les disgracis
recevaient 1a ce fameux cordon de soie des mains du bourreau,
dont le logement est toujours place de memo a gauche de l'entree.
Adalbert DE BEAUMONT.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

47: :..---

7W/V.V11. 47000151M

La fontaine du serail (voy. la note i au verso). Dessin de Karl Girardet d'apres M. Adalbert de Beaumont.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

validell (mere du sultan) et aux princesses du sang imperial. L'aine de la famille otlomane , Pheritier direct,
s'apoelait simplement le chazadell (fils du roi). Soliman nesita avant d'elever si haut son esclave; mais les
seductions de Roxelane l'emporterent; it Pepousa solennellement devant le cadi et lui donna pour douaire les
revenus d'une province. Un sort si glorieux ne combla
-pas les desirs do Roxeiane; son ambition avait encore
beaucoup d'autres choses a obtenir du sultan. C'etait Mustapha, Paine des enfants de Soliman, le fils de la Georgienne qui, depuis sa naissance, etait considers comme
Pheritier de l'empire. Bien que la loi qui l'appelait au
trene eat t parfois eludee, le sultan perseverait h considerer ce fils comme son successeur. .11 lui avait donne
le gouvernement de la province d'Amasie, et malgre les
secretes obsessions de la sultane, it lui temoignait tonjoins les memes bontes. Roxelane se lassa de cette sourde
lutte, et pour (rapper son ennemi d'un coup plus stir,
elle lui envoya pour les fetes du Bairam une corbeille
de fruits confits avec un art merveilleux. Mustapha, dont
la defiance etait eveillee , ne toucha pas au present de
la sultane et en fit les honneurs a son messager, qui,
comble d'une telle faveur, mangea une poire et mourut
un quart d'heure apres. A cette nouvelle, la sultane, furieuse et consternee, se prepara a une lutte ouverte ;
mais soit insouciance, soit grandeur d'ame, Mustapha
garda le silence sur cette tentative.
Tandis que ceci se passait it Amasie, le s'Srail etait en
fete. Mohammed, le fils aIne de Roxelane, entrait dans sa
seizieme annee, et deja le sultan l'avait choisi pour gouverner une des grandeS provinces de l'empire : c'etait
comme une royaute lui donnait. La sultane ordonna
pour son depart des preparatifs d'une magnificence extraordinaire; son harem et sa tour se disposaient a le
' suivre ; mais it etait ecrit qu'il ne sortirait pas du serail :
atteint d'une fievre maligne, it mourut presque subitement. Ses deux freres, Seim et Bayezid, heriterent de
ses grandeurs, et Dgiangir, le plus jeune des fils de Soliman et de Roxelane, resta seul dans le serail. Dgiangir
etait un pauvre petit etre difforme, dont la tete charmante
disparaissait entre deux epaules monstrueusement inega
les. Lorsqu'il eut atteint Page d'homme, on continua a le
traiter comme un enfant, et il ne quitta pas les appartements interieurs; ses saillies egayaient le sultan qui, accoutum a le voir pres de lui, l'aimait avec tendresse, et
1. La fontaine representee page 5, toute en faiences de Perse
et en marbres de diverses couleurs, est le plus beau type des fontaines de Constantinople. Elle porte la date du regne d'Achmed III.
Ir cki la legende arabe &rite sur une de ses faces, en lettres d'email
et d'or Buvez avec devotion l'eau de Khan Ahme'die et prie% pour
lui. Ce petit monument, de forme quadrangulaire, surmonte de
coupoles leg,antes, est entierement revetu d'arahesques et d'ernaux aux couleurs les plus vives , de grilles dorees d'un dessin
charmant et de pendentifs sculptes en forme de stalactites.
a Aux quatre angles de l'edifice ouverts par des fenetres grillees, se trouvent les fontaihes cach6es afin de conserver la fraicheur de l'eau. Des gardiens sont charges de passer a
travers la grille, a tous ceux qui le demandent, des vases etaine
remplis de cette eau qui, sous ce soleil ardent, semble glacee. En
Orient, l'eau fraiche est une jouissance plus grande que le yin
le meilleur dans nos climats. Aussi ces fontaines sont-elles touAdalbert DE BEAUMONT.
jours des fondations pieuses.

tolerait de sa part des hardiesses qui eussent carte la vie h


ses autres fils. Dgiangir avait le goat de la poesie, de la
musique , des parfums, des pierreries et des beaux vetements. Il portait habituellement des perles a. son con et un
tesbilt (chapelet ) de sandal a la main. Ses gotits frivoles,
sa vivacite enjouee Peloignaient des intrigues du serail;
soit qu'il manquat de penetration, soit que les passions
qui s'agitaient autour de lui fussent bien habiletnent
dissimulees, it ignorait la haine mortelle que sa mere
portait au chazadh, et, par une contradiction strange,
it manifestait pour ce prince une vive amide.
Cependant Roxeiane avait repris son oeuvre : pendant
quelques annees, lentement, sourdement, elle travailla h
detruire le prince Mustapha; elle l'accusa sans relache
des plus perfides intentions, et s'appliqua surtout a denoncer ses efforts pour gagner l'affection de l'armee,
dont il etait, en effet, fanatiquement adore.
Le padischa finit par pre-ter l'oreille ces Mations.
Il considera que son fils aine avait plus de trente ans; que
veritablement ii avait une grande influence sur le corps
des janissaires, et que pent-etre it trouvait deja long son
role d'heritier presomptif. La sultane comprit ses dispositions, et frappa un dernier coup. Armee d'une lettre de
Mustapha, elle l'accusa d'avoir forme le dessein de detrtmer son pere : la lettre etait adressee au shah de Perse,
et contenait la preuve de cette trahison. L'espion qui
l'avait livree a Roxelane s'en etait empare, disait-il, apres
avoir tue le messager du prince. Cette piece avait un
tel caractere d'authenticite, que Soliman y fut tromps.
Il entra dans une fureur silencieuse qui etait comme le
prelude de ses plus terribles arrets , et commanda
son grand vizir Rustem d'aller porter a Mustapha l'ordre
de se rendre immediatement a Constantinople.
Mustapha etait alors au milieu de Parmee qui, depuis
plusieurs mois, campait sur la frontiere de son gouvernement; ii refusa fierement d'obeir. Rustem comprit
qu'il ne pourrait pas achever d'accomplir sa mission :
au lieu d'executer les ordres secrets de son maitre, il lui
manda que le chazadeh s'tait empare de tons les esprits, et que si l'on touchait a un cheveu de sa tete les
soldats et le peuple se rvolteraient. C'etait la premiere
fois que le padischa commandait sans etre obei. Sa resolution fut prompte : il se mit a la tete des troupes qui
taient a Constantinople, et alla lui-meme porter sa reponse au grand vizir.
Tout le monde trembla quand Yetendard imperial parut
en vue du camp : Soliman arrivait environne de la pompe
guerriere qu'il deployait toujours quand it entrait en
campagne. 11 amenait avec lui le prince Dgiangir et la
plupart des grands dignitaires du serail. On dressa la
tente imperiale h la tete du camp. Cette tente etait une
espece de palais mobile dont les divisions formaient
plusieurs salles d'une magnificence inotne. Les lambris
etaient tapisses de drap d'or et de soieries des Wes; des
tapis de Perse couvraient le sol fraichement remue, et
une fontaine jaillissait au centre d'un kiosque improvise,
dont les fenetres donnaient sur un paysage solitaire.
Quoique le sultan fat tres-proche du cam p , it n'etait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
pas importune par les bruits de cette grande reunion
d'hommes , et tout etait aussi tranquille autour de lui
que s'il n'eirt pas quitte son serail de Constantinople.
Moins d'une heure apres son arrivee, Soliman envoya
a son fils l'ordre de se presenter sur-le-champ devant lui.
L'envoye du sultan trouva le prince sur le chemin d'Amasie ; un avis lui etait dj parvenu : Achmet-pacha, un
de ses partisans, le prevenait que des ordres funestes
avaient te donnes contre lui; mais le chazadeh etait si
certain du devouement de Parmee, qu'il crut que le sultan lui-meme n'oserait rien contre sa personne. Il traversa le camp avec une contenance assuree. Le bruit se
repandait deja qu'il etait accuse de trahison, et Parmee,
saisie de terreur et d'indignation, gardait un silence menacant. A la vue du prince, elle fit entendre des acclamations et des cris de joie qui durent parvenir jusqu'aux
oreilles du sultan.
Mustapha entendait encore le bruit de ces manifestations lorsqu'il entra dans la tente imperiale. Selon
l'usage, it dut quitter ses armes avant d'tre admis en
presence du padischa. Lorsque les eunuques blancs,
qui gardaient la premiere porte, lui eurent lite le sabre recourb qu'il avait au cote, et le poignard pass
dans sa ceinture, it fut conduit par le capou-agasi jusqu'a la salle qui servait d'antichambre au kiosque imperial. II n'alla pas plus loin. Au moment on it entrait,
six muets se precipiterent sur lui, le fatal cordon a la
main, et une lutte terrible commenca. Mustapha, extraordinairement agile et fort, tenta d'echapper a ses hourreaux ; il se defendit avec taut de furie , qu'un instant
ils faiblirent et s'arrterent incertains. Si le prince avait
eu le temps de s'elancer au dehors et de gagner le camp,
it sauvait sa vie et montait sur le trove; mais avant qu'il
pat profiter de l'hesitation et de l'effroi des muets, le
sultan lui-meme souleva la portiere qui cachait Pentree
du kiosque, et avanca la tete avec un geste menacant.
A l'aspect de ce visage terrible, les muets comprirent
qu'il fallait en finir ; ils revinrent vers le prince, et apres
Pavoir terrasse , ils l'tranglerent ; puis ils s'enfuirent
comme s'ils eussent encore craint la colere du sultan.
Pendant cette tragedie, personne n'avait songs au prince
Dgiangir, qui etait sorti pour visiter le camp. Ayant appris que Mustapha etait alle vers le sultan, il rentrait
pour lui donner la main. A la vue de ce corps immobile,
de ce visage livide et tache de plaques bleues, Dgiangir
jeta de grands cris et tomba dans le plus violent Usespoir. Les eunuques, consternes et tremblants, voulurent
l'eloigner, mais il se precipita sur le corps de son &ere,
et Petreignit avec une sorte de frenesie. Ses cris attirerent le sultan, qui lui ordonna, avec une tendresse melee
d'autorite, de le suivre; mais cette pauvre creature, si
faible, si frivole , et qu'on supposait incapable d'aucun
sentiment energique , se tourna vers son pore, et lui dit
avec fu.reur : u Voila done ce que to fais de tes fils!...
Va! je fempecherai Men de me faire mourir par la
main des muets !...
En meme temps, il tira de sa ceinture un petit poignard
lui laissait plutOt comme un jouet que comme

une arme dont il put jamais se servir, et, avant qu'on


eat compris son dessein, il se donna dans le cmur un coup
mortel. Soliman fut convert de son sang. On assure qu'il
le pleura.
Cependant la fatale nouvelle se repandait dans le camp
et l'attitude de Parmee devenait menacaide ; de moment
en moment le danger grandissait et les janissaires cornmencaient a murmurer autour de la tente imperiale; pendant le reste de la journee, ils ne prirent aucune nourriture, et le soir, ils manquerent a la pribre. La situation
etait terrible. Le sultan n'avait autour de lui que quelques troupes, ses ichoglans, ses eunuques et quelques
grands fonctionnaires ; pourtant it ne songea pas a flatter
eta apaiser cette multitude ; retire dans son kiosque,
ecouta toute la nuit le bruit confus que faisaient taut de
gens qui veillaient ; quand le jour parut, il se leva
sombre, courrouce, et dit au grand vizir, qui attendait ses
ordres en tremblant : a Puisqu'ils murmurent, je vais
leur rendre Mustapha!
En effet, le corps du malheureux prince, roule dans un
tapis, fat porte en vue du camp et expos comme celui
d'un rebelle qui venait d'expier justement son crime. En
memo temps le padischa sortit a cheval, presque soul, et
passa au milieu des soldats, la tete haute, le visage menagant et en regardant autour de lui comme pour (ikonvrir ses ennemis. A cette vue, l'armee entiere trembla et
seprosterna le front dans la poussiere, en criant : c Vivo
le Sublime Empereur 1 Vive le sultan Soliman !
Roxelane apprit en memo temps la mort de l'homme
qu'elle haissait le plus au monde et la fin deplorable de
son plus jeune fils. Pendant plusieurs jours elle parut
inconsolable ; mais dans le fond de cette Arne mechante
it y avait pent-etre encore plus de joie que de douleur;
le pauvre Dgiangir n'etait pas le plus aims de ses enfants;
depuis la mort de Mohammed, elle avait concentre tout son
amour sur Bajazed, son troisieme fils. A ses yeux, Selim,
que le droit d'ainesse appelait a monter sur le trOne,
etait indigne de ce grand titre d'empereur. Il est juste
de convenir que sun ce point elre etait d'accord avec le
sentiment populaire. Bajazed avait toutes les qualites qui
plaisent a la multitude ; it etait beau, hardi, d'une complexion vigoureuse et singulierement propre h tons les
exercices guerriers. Selim, au contraire, avait la taille
lourde , la face large et l'air indolent. On l'accusait de
boire du yin en secret, et meme de s'enivrer, avec un
juif renegat, son favori. Les deux freres se haissaient
mortellement, et il etait aise de prvoir qu'a la mort de
Soliman l'un des deux ferait strangler l'autre. Cependant
Roxelane n'avait pas impunement triomphe ; ses espions
l'avertirent de ce qui se passait dans le camp. Le sultan
etait reste sur les frontieres de l'Anatolie, au milieu de
l'armee ; it ne sortait plus de sa tente et semblait livre a
une noire melaneolie. Tout lui etait suspect; it avait
chasse le grand vizir et la plupaR de ceux que protegeait
la sultane. D'tranges rumours ciriflaient ; on disait
que les eunuques charges d'ensevelir Ae prince Mustapha avaient trouve sur lui des papiers qui contenaient la
preuve de son innocence. Lorsque Yempereur reprit,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

quelques semaines plus Lard, le chemin de Constantinople, it paraissait certain qu'il avait resolu d'eloigner
de lui Roxelane et de Penfermer pour le reste de sa vie
dans le vieux serail.
Roxelane l'attendait tranquille, impenetrable. Usant
des privileges qu'il ne lui avait pas encore retires, elle
alla au-devant de lui des qu'elle fut avertie qu'il entrait
dans le serail. Et alors, se prosternant a ses pieds, toute
pale et le visage en pleurs, elle lui dit avec l'accent de la
plus profonde soumission a Des hommes mechants ont
attire ta colere sur moi par leurs mensonges..... J'ai
perdu ta faveur sans laquelle je suis moms qu'un ver
de terre.... Je ne veux plus vivre.... Finis promptement mon supplice.... Appelle les muets.... Je suis
prte, et je benis la mort, puisque c'est ta volonte que je
meure....
Le sultan ne s'attendait pas a ces paroles; la douleur
de Roxelane, son courage, sa resignation le toucherent
et changerent subitement ses dispositions ; it l'emmena
dans le somptueux kiosque qu'il avait fait construire sur le
bord de la mer et passa le reste de la journee avec elle.
L'un et l'autre avaient dj oublie leur deuil. Its mangerent ensemble au son des instruments, servis par de
jeunes esclaves, les plus belles qu'il y eta dans le serail.
A cette occasion, une vieille kadun, gouvernante des
tales, se permit de dire aux odalisques, dont la vie s'ecoulait dans une attente toujours decue : a Allez ! allez!
mes tourterelles, it faut renoncer a l'espoir d'attirer les
regards du Sublime Empereur ; la plus grande faveur
qu'il puise vous faire, c'est de souffrir que vous lui presentiez a boire.
Des ce moment Roxelane comprit que son empire etait
inebranlable; elle en profita d'abord pour demander la
mort d'un enfant, le seul heritier qu'eat laisse Mustapha. Quand elle out ainsi detruit tout ce qui ne sortait
pas d'elle dans la fan:tale imperiale, elle tourna sa fureur
contre son propre sang et devint Pennemie implacable
de son fils aine Selim. Deja elle avait inutilement supplie le sultan de changer l'ordre de succession; Soliman
avait resists a toutes ses obsessions et it n'y avait pas apparence que sa volonte dat changer un tour. Le naturel
audacieux de Bajazed lui faisait ombrage; it se souvenait
de l'avoir trouve parfois moms respectueux que son frere,
et it avait une predilection pour Slim, qui avait toujours
paru soumis et tremblant devant lui. Quand Roxelane
eut perdu tout a fait l'esperance de changer la resolution de l'empereur, elle excita secretement son Ills a la
revolte. Profitant de Pinfluence qu'elle avait dans les
affaires de l'Etat, elle crea un parli a Bajazed et mit a sa
disposition I'argent dont it avait bosom pour gagner les
soldats par ses liberalites. Toutes ses intrigues etaient
conduites si habilement, que le padischa ne concut aucun soupcon; it apprit en memo temps que Bajazed etait
a la tete d'une armee et que les pachas d'Asie, toujours
pats tt la revolte, allaient s'unir a lui pour attaquer Seim. Cette fois encore la resolution du vieil empereur fut
piompte; it envoya cent male hommes au secours de
Seim. Avec ces appoint, celui-ci triompha sans peine de
D

son frere, et le pays flit entierement pacifie en quelques


jours. Pendant ces troubles, Soliman n'avait manifests
ni souci, ni colere Lorsque tout fut fini, it envoya
Bajazed l'ordre de se rendre h Constantinople. Roxelane
penetra le sinistre dessein du sultan et ells parvint a le
tlechir a force de supplications, de mensonges et de larmes. Il revoqua l'arret de mort qu'il avait prononce dans
le fond de son tne, mais sa colere contre Bajazed
encore si violente, qu'il ne voulut pas lui permettre l'entree du serail et qu'il lui envoya dire d'aller I'attendre
dans un de ses kiosques, sur la ate d'Asie, h Pentree
du Bosphore.
Le jour de cette entrevue Roxelane voulut accompagner le sultan, et elle monta avec lui sur la galiote imperiale qui stationnait pres de la pointe du serail. Cinquante eunuques noirs environnaient la sultane, et tandis
que ce cortege traversait les jardins, tous ceux qui
I'apercevaient se prosternaient la face contre terre. En
arrivant au kiosque, Roxelane se hate d'aller pres d'une
fentre grillee sous laquelle son fils devait passer ; le
sultan n'avait pas permis qu'elle le vit autrement. Quand
elle Papercut, ses yeux se mouillerent de larmes, et des
qu'il fut h portee de la voix, elle lui cria doucement :
a Ne crams fien, mon agneau, via.... ne crams rien !... a
Malgre cette assurance, Bajazed avancait en tremblant; la fin terrible de son frere Mustapha etait presente.a sa pensee, et il devint pale lorsque, scion l'usage,
les eunuques blancs lui Oterent ses armes avant de Fintroduire dans la salle ou etait le sultan.
L'entrevue fut courte ; je vais la raconter comme un
trait des moaurs de ce peuple barbare.
Le sultan recut son fils d'un air sombre et irrite et
sans souffrir qu'i1 parlat; it lui- reprocha durement sa
tentative et sa folio ambition; puis, s'animant par degres, it en vint jusqu'a lui dire : a Tu ne peux vier
toutes ces trahisons! Le moindre de tes crimes meriterait la mort!
A cette parole, Bajazed frissonna et murmura des
proteslations de soumission et de respect : a Assez interrompi t le sultan ,j'ai pardonnd ; mais souviens-toi quo
to payeras de ta vie le moindre signs de rebellion.
La-dessus, it demanda le scherbet. Le scherbet est une
boisson sucree et fortement parfumee avec l'essence des
flours ou le sac des fruits. Soliman fit presenter la tasse
a son fils. Malgre les assurances qu'il venait de recevoir,
celui-ci crut que sa derniere heure etait venue. II trempa,
en hesitant, ses levres dans ce breuvage suspect et rendit
la tasse au kuiptar-aga (echanson), en jetant sur lui un
regard sinistre. Soliman qui l'observait prit la memo
tasse et but a son tour jusqu'h la derniere goutte. Puis,
sans permettre C. son fils d'ajouter un soul mot, it le congedia d'un geste hautain.
Malgre ce premier revers, la sultane ne tard y pas a
recommencer ses menses; elle etait habile et audacieuse ; elle avait des tresors h sa disposition et pouvait,
dans un moment de crise, gagner les janissaires ; elle
serait parvenue h faire monter Bajazed sur le trene si le
temps ne lui eat manqUe; mais la mort l'arreta. Une ma-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

I
"till I
(01111
11111111111'='-,11)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

10

LE TOUR DU MONDE.

ladie violente l'emporta en quelques jours ; elle expira


entre les bras de Soliman, et, a sa derniere heure, elle
lui fit promettre de se souvenir d'elle si Bajazed avait de
nouveau le malheur d'encourir sa colre. Roxelane
mourut avant que Page eta detruit sa beaute. Elle etait
naturellement si dissimulee, que jamais personne n'avait
lu sur son visage ce qui se passait dans son Arne; ses traits
etaient toujours naturellement calmes et souriants. On
porta son corps dans l'enceinte de la mosquee batie par
Soliman. Quelques annees plus tard le sultan alla la
rejoindre, et aujourd'hui encore elle repose a quelques
pas de lui sous les tranquilles ombrages de la Solimanieh.
Roxelane est la premiere femme qui ait commands souverainement dans le serail ; elle est la seule esclave
qu'un monarque du sang ottoman ait elevee au rang de
femme legitime.
Soliman ne la remplaca pas; mais ii oublia qu'elle lui
avait domande. la vie de son fils bien-aim, et lorsque
l'ambitieux Bajazed recommenca la guerre, it le fit
etrangler ainsi que les quatre fils qu'il avait ens de ses
favorites.
Les femmes n'eurent aucune influence sous le regne
de Selim, et le harem devint un sejour triste et muet
oh les eunuques et les kedans gouvernerent despotiquement les odalisques. Le sultan passait sa vie a table,
entoure de chanteurs et de bouffons. Son aversion pour
tons les exercices violents etait excessive et it se promenait dans les jardins du serail couche dans une litiere.
Neanmoins ce monarque indolent agrandit l'empire ;
ses armees conquirent l'ancien royaume des Lnsignan,
la belle ile de Chypre ou le Turc regne encore aujour.d'hui. Les chretiens prirent leur revanche en gagnant la
bataille de Lepante, oil la flotte ottomane fut dispersee
et detruite. Ce revers attrista si profondement le padischa qu'il passa deux jours sans boire ni manger.
Quoique Selim n'eUt point de favorite parmi les odalisques, it eut un certain nombre d'enfants , et lorsqu'il
mourut, encore a la fleur de Page, it avait six fils. L'aine
vivait selon l'usage, eloigne de la tour; les cinq autres,
encore enfants, n'avaient pas quitte le serail. La veille
de sa mort, le sultan les fit venir pres de son lit, et prevoyant leur sort, it versa des larmes et dit qu'il regrettait de ne pas les avoir envoyes aupres du roi de France,
son allie. S'il eat accompli ce dessein, on aurait vu le
spectacle strange de cinq petits princes musulmans &eves a la tour de Henri III, sous les yeux de Catherine de
Medicis. Selim ne se trompait pas sur l'avenir de sa
triste progeniture ; quelques jours apres sa mort, Mourad III, son successeur, fit &rangier tons ces innocents.
La Venitienne Baffa. La Grecque Elenka. La juive KeiraKadun. Les Turques Kiosem et Ashada.

Mourad n'imita pas son pere ; une esclave venitienne,


de la famille des Baffa, fut pendant quinze ans son uni1. a La gravure de la page 9 represente le costume actuel des
femmes de qualite, da ..s le harem, le lieu ferme, inabordable a
tout autre qu'au maitre. Les femmes seules et les eunuques en
Adaltiert DE BEA UMONT.
connaissent les detours. x

que favorite. Malgre l'usage, elle avait conserve son nom


de famille en entrant dans le serail ; on l'appelait toujours Baffa et jamais elle n'oublia ni son origine ,ni son
malheur. C'etait une femme severe et triste, qui n'avait
d'autre charme que son incomparable beaute. Le sultan
se lassa d'elle enfin, et tout a coup on le vit s'abandonner avec emportement aux voluptes qu'il avait si
longtemps dedaignees. Cependant aucune des belles
esclaves que le kislar-agasi lui amenait chaque jour n'obtenait une preference exclusive. B. avait relegue l'austere Baffa dans un coin du serail et passait sa vie dans
une suite continuelle de fetes et de plaisirs. Ce joyeux
regime finit par alterer sa sante ; quoique sa complexion
fat des plus robustes, it mourut etique avant d'avoir
compli sa quarante-septieme annee ; cent deux enfants
etaient nes de la multitude des odalisques : sur ce nombre it y avail trente petites filles. L'aine de cette nombreuse posterite, le sultan Mahomet III, fils unique
de la Baffa, monta sur le tame.
Une horrible tragedie se passa alors dans le serail :
Mahomet prononca, le lendemain de son avenement,
l'arret de mort de tons ses freres. Dix-neuf jeunes princes furent strangles, et les muets jeterent dans la mer dix
odalisques qui etaient enceintes. Quant aux trente petites sultanes, tristes restes de la famille imperiale, le
nouveau sultan les laissa vivre.
Apres ces executions, Mahomet III mena line vie
tranquille et voluptueuse. La Baffa, sa mere, prit avec
le titre de valideh une influence souveraine.
Cette femme, si longtemps humiliee, triomphait a son
tour, et son premier acte d'autorite fut d'envoyertoutes
ses jeunes rivales dans le vieux serail, oh it est d'usage
de mettre pour le reste de leur vie les veuves des sultans
defunts. Jamais elle ne souffrit que son fils s'attachat
une seule femme et elle lui choisit quatre favorites. La
premiere, qui etait une belle Circassienne, lui avait deja
donne un fils, et, selon l'usage , elle avait pris le titre
d'hassaki (voy. p. 4); les trois autres etaient ses egales,
sauf cette distinction; malgre les efforts de la valideh
pour maintenir toutes ces femmes dans le respect et le
devouement qu'elles devaient a leur maitre, le padischa
eprouva des malheurs de famille. La belle Grecque Elenka
avait eu de lui un fils qu'elle aimait avec passion et a l'avenir duquel elle ne pouvait songer sans verser des larmes, car elle savait qu'il ne grandissait que pour mourir
jeune. Cette douleur secrete la fit tomber en langueur et
elle deperisSait de jour en jour, ce qui n'empechait pas
qu'elle parftt encore plus charmante aux yeux du sultan.
Elle profita de ces dispositions pour declarer que c'etait
l'air vif qu'on respirait dans le serail qui lui etait mauvais, et que si elle pouvait vivre quelques mois dans le
climat chaud de l'Egypte, elle serait guerie. La valideh,
qui remarquait avec inquietude l'influence qu'Elenka
commencait a prendre sur son fils, conseilla vivement
ce voyage et prit sur elle d'en ordonner les preparatifs.
Le sultan consentit a regret, et pourtant it fit plus encore ; it permit qu'flenka emmenat son fils. La favorite
s'embarqua avec une suite nombreuse d'esclaves et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
d'eunuque noirs. Le vaisseau turc qui la portait du t
ahorder au port de Salonique, parce que le jeune prince
etait tombs dangereusement malade. Peal de jours apres
it mourut. Son corps fut enseveli avec les ceremonies
d'usage, et depose dans un turbo pros de la grande mosquee. Denka envoya un de ses eunuques a Constantinople pour annoncer au sultan cette funeste nouvelle,
et le mme jour, chose strange! elle disparut sans qu'il
!Tit possible de retrouver ses traces. Il parait certain
qu'elle avait concu depuis longtemps ce plan d'evasion,
et qu'elle l'avait accompli par un miracle de ruse, de
perseverance et d'audace. Secondee par un de ses eunuques noirs, elle etait parvenue a tromper tous ceux
qui l'environnaient. C'etait un enfant juif,, mort de la
peste , qui reposait dans le turbo , a la place de son
fils, qu'elle avait soustrait ainsi au triste sort qui l'attendait. On soupconne les claretiens de Salonique d'avoir
favorite sa fuite, parce qu'elle Malt chretienne d'origine
et qu'elle avait toujours manifesto peu de zle pour
la loi du prophete. Quoi qu'il en soit, le sultan manifesta plus d'etonnement que de chagrin en apprenant
sa fuite, mais la perte de son jeune fils le toucha sensiblement.
Vers ce temps-la de sinistres intrigues troublerent le
serail. Depuis longtemps l'hassaki supportait impatiemment l'autorite de la valideh Baffa et travaillait
sourdement a mettre son fils sur le tame. Cette femme
hardie etait parvenue a gagner les chefs des janissaires et la plupart des grands fonctionnaires de la
Sublime Porte. Le complot avait (AO ourdi avec
, tant de
prudence et d'habilete que les espions charges par la
valideh de surveiller son ennemie n'avaient lien decouvert. Deja le chazadeh avait quitte secretement Magnesie , on it residait pour venir recueillir l'heritage de
son pore; mais la veille du jour fixe pour l'execution de
ce grand crime , un eunuque noir revela tout au sultan
et lui . apprit que le chazadeh cache daus un des kislawaga du serail attendait que tout fat fini pour se montrer au peuple.
Lorsque le padischa entendit ces revelations, les
muezzins annoncaient la priere du soir; it n'avait plus
qu'une seule nuit pour prevenir le coup fatal; mais ce
fut asset. Avant que le jour parut les muets allerent
strangler le chazadeh dans le kiosque oh it etait cache ;
quatorze grands personnages , ses adherents, eurent le
memo sort et l'hassaki cousue vivante dans un sac de
cuir fut prcipitee au fond de la mer.
A la suite de ces evenements Mahomet III tomba
dans une noire melancolie ; tout ce qui l'environnait lui
etait devenu suspect, hormis la valideh, .a. laquelle il.confia entierement le gouvernement de l'Etat. Cette vieille
princesse n'etait pas fort habile en politique, mais elle
avait l'art de maitriser les factions et de se concilier l'opinion populaire. Les Turcs ayant ete battus en Hongrie
it s'ensuivit de grands desastres ; les provinces se revolterent , le pain manqua h Constantinople et la populace commencait a s'agiter. Pour apaiser ce meconkuntement , la valideh imagina d'ordonner un duhalma

11

( fte publique ) : it y eut une cavalcade oh figurait touts


la tour et oh elle parut elle-meme, a cheval et sans voile.
Cette nouveaute n'avait pas de precedents ; elle excita
beaucoup la curiosit des bons musulmans qui jusqu'alors n'avaient jamais entrevu le visage d'une sultane.
La Baffa etait belle encore, dit un temoin oculaire ; elle
avait le teint fort blanc, les yeux noirs et pleins de feu ,
le geste et le port de tote imposants. Son tefeletar ( tresorier ) venait derriere elle et lui presentait continuellement des poignees d'aspros (menue monuaie ) qu'elle
jetait au peuple.
Mahomet III n'avait plus que deux fils nos de la memo
mere , une esclave cypriote choisie parmi les enfants du
tribut. Cette favorite avait toujours rendu de grands
respects a la valideh et s'etait maintenue dans sa faveur
par la douceur et la nullite de son caractere. Rtrangere h
toutes les intrigues du serail, elle ne chercha pas h s'e-lever apres la fin tragique de sa redoutable rivale et recut
le titre d'hassaki avec une sorte d'indifference. La Baffa
gouvernait done paisiblement , son pouvoir semblait pour
longtemps assure lorsque l'evenement le plus inattendu
la renversa. Mahomet III mourut h trente-huit ans d'une
maladie qui ne dura qu'une seule nuit et qui , dit-on ,
etait la peste.
La Cypriote sortit alors de son neant et manifesta
tout a coup des qualites qu'on ne lui avait pas soupconflees. D'accord avec le grand vizir elle s'empara du pouvoir et relegua la valideh Baffa dans le vieux serail apres
avoir fait porter au tresor les sommes immenses que cette
sultane avait amassees. Son influence modifia la barbare
coutume qui condamnait h la mort tons les freres de
I'empereur regnant. Mustapha , l'unique frere d'Achmet II, ne fut pas Eyre aux muets; it passa du harem
d'oit it n'etait pas encore sorti dans un cafess situe au
fond des jardins du serail. Quelques eunuques et quelques vieilles esclaves furent enfermes avec lui pour le
servir et lui faire compagnie.
Pour un adolescent qui n'avait pas encore gate la
liberte , cette prison n'eut sans doute Tien d'affreux
et la suite de sa vie prouva qu'il s'y etait volontiers resigns.
Achmet II venait d'avoir seize ans lorsqu'il succeda a
son pore. U etait d'un temperament faible et maladif ; it dedaignait toutes les esclaves et se montrait
fort ennuye de bears empressements. Son unique
favorite etait une vieille juive appelee Keira-Kadun ,
dont la figure etait des moins attrayantes. Elle avait
plu jeune au sultan en lui faisant des contes et des historiettes et en lui apportant secretement des flacons d'un
vin de Chio qu'il aimait sin gulierement. Keira dissimulait sous l'apparence d'une humour toujours enjouee et
complaisante une cupidite excessive et une courde haine
pour tout ce qui n'appartenait pas a sa race. Elle faisait
trafic des graces qu'elle obtenait. En peu de temps elle
avait amasse des biens immenses , et son insolence croissant avec sa fortune, elle exigeait qu'on lui rendit les
meines respects qu'a la mere du sultan. Enfin sa faveur
devint un scandale public ; le peuple s'emut et s'indigna

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

12

LE TOUR DU MONDE.

d'tre gouverne par cette vieille juive qu'il avait vue ja- presque autant de contes et d'histoires merveilleuse
dis trainer sa misere aux portes des bazars. Un jour les que sa regrettee Keira, et des lors it ne se soucia plus
janissaires envahirent la premiere cour en proferant des des autres odalisques.
Kiosem n'etait point de sang chretien, et d'origine
eris confus, preludes redoutables de toutes les seditious.
Ils attaquerent bientet les portes de la seconde cour afin noble comme Roxelane et la Baffa. Ne musulmane elle
de penetrer dans l'interieur du serail, mais la troupe unissait aux instincts farouches de sa race des aptitudes
fidele des bastandjis qui defendait le passage parvint a rares. Son esprit Raft vif et sagace, son Arne profondeles repousser. Pendant ces commencements de revolte, ment corrompue; elle avait la douceur perfide, l'astuce,
le sultan etait dans un des kiosques qui ont vue sur la la volonte patiente, la soumission absolue des femmes
mer, ecoutant les histoires de Keira-Kadun ; de cet en- de l'Orient.
Le sultan lui donna bientet des marques extraordidroit it ne pouvait entendre les bruits du dehors et it demeura fort &tonne lorsque le grand vizir vint en toute naires de son amour. Ne pouvant Oter d l'hassaki le titre
hate lui apprendre que les janissaires revoltes assie- dont elle etait en possession, it nomma Kiosem seconde
geaient le serail. a Eh! que veulent-ils ? demanda sans hassaki et voulut qu'elle eat un train pareil a celui de la
s'emouvoir le padischa. Ds veulent la tete de Keira- sultane valideh. Aucune souveraine, pas memo la refine
Kadun, et it faut la leur Bonner, u repondit le grand vizir d'Espagne, ne possedait autant de pierreries et de joyaux
avec decision. La malheureuse femme se refugia aux que cette favorite; elle etait parse des plus belles perles
genoux de son maitre; elle le supplia de - lui sauver la et tics plus beaux diamants qu'il y eat dans le tresor des
vie. Mais les cris menacants des janissaires se firent en- sultans. Un jour Achmet lui donna des pendants d'otendre jusque dans le kiosque; it y avait tout a craindre reilles qu'on estimait trois millions de notre monnaie.
de leur fureur. Le sultan Achmet essaya vainement de Ces pendants etaient en brillants gros comme des noix
defendre sa favorite ; presse par le grand vizir it fut et accompagnes de rubis admirables. Kiosem ne quitta
force de donner l'ordre fatal. Un bastandji se saisit de plus cet ornement superbe, gage de la passion du sulKeira-Kadun et l'emporta a. demi morte deja, d'angoisse tan. Elle aimait a, l'exces la magnificence dans les habits
et d'epouvante. Elle fut conduite dans la seconde cour, et ne paraissait jamais devant le Grand Seigneur tine
etun moment apres satete, lancee par-dessus les creneaux dans la plus somptueuse parure. L'hassaki et les autres
de la porte des Salutations, tombait au milieu des sedft- odalisques etaient rentrees dans le nant; elle aurait pu
tieux. Cette execution apaisa la revolte et tout rentra d'un soul mot les exiler dans le vieux serail; libre dans
dans l'ordre accoutume ; mais le jeune empereur ne se le harem imperial oil le sultan ne venait que pour elle
contenta pas aisement d'avoir perdu sa vieille amie, et it seule, elle marchait l'egale de la valideh. La premiere
ne tarda pas a la venger en faisant strangler le grand hassaki concut taut de jalousie et de douleur du triomphe
vizir qu'il soupconnait d'avoir secretement fomente la de sa rivale qu'elle en mourut.
Achmet II n'alla jamais combattre a la tete de ses arrevolte des janissaires.
mees ; pourtant son regne fut glorieux ; ses generaux
Parmi les belles esclaves dont le kislar-aga remplissait le serail, it s'en trouva une enfin qui eut le bonheur gagnaient des batailles, tandis qu'il batissait la belle
de plaice au jeune empereur. A cette grande nouvelle mosquee qui porte son nom, et faisait prudemment stranla joie rentra dans le harem imperial ; toutes les oda- gler un de ses gendres, le grand vizir Nassouf, qui meditait de le detrOner. Ce Nassouf avait eu l'honneur
lisques espererent obtenir aussi l'amour du sublime
sultan. Il eut en effet plusieurs favorites qui presque si- d'epouser la fille ainee du sultan et de Kiosem. La pemultanement le rendirent pore d'un fils et de quatre tite sultane n'avait que cinq ans lorsque son premier
filles. Celle qui eut la fortune de mettre au monde le maxi mourut, et avant qu'elle eat atteint rage de vingt
chazadeh fut, selon l'usage, proclamee hassaki; mais ans, elle fut quatre fois remariee. Ayant accumul tant
elle resta confondue parmi ses rivales et dut se contes- de douaires, elle etait devenue si riche qu'on disait proverbialement d'un prodigue : a II depenserait le tresor
ter de ce vain titre.
Au milieu de ces femmes dont le bonheur etait si de la sultane Ghenher. Ce nom vent dire en persan
passager et qui remplissaient le serail de leurs jalousies, pierre precieuse.
Sultan Achmet etait l'homme le plus heureux de son
de leurs querelles et de leurs intrigues, se trouvait une
jeune esclave qui avait la plus belle education que puisse empire. Osman, son fils aine, n'annoncait que de belles
recevoir une femme turque. Elle savait lire et elle ecri- inclinations et ne lui causait encore aucun souci. Kiosem
vait bien le turc et le persan ; de plus elle chantait fort l'avait rendu pore de deux fils encore en bas age, et de
agreablement les vers et dansait avec beaucoup de grace. plusieurs petites sultanes. La valideh, sa mere, voyait
Son visage etait d'une mediocre beaute; elle mit le sans envie finfluence de la favorite, et toutes deux viteint uni, les cheveux d'un blond dore et les yeux noirs. vaient en bonne intelligence. Mais les destinees humaiOn l'avait surnommee Kiosem (potelee) a cause du Le- nes ne comportent pas une felicite aussi complete. Au
ger embonpoint qui arrondissait ses membres forts et milieu de sa gloire, le Sublime Empereur eprouva les
gracieux. Des annees s'ecoulerent avant que le sultan premieres atteintes d'un mal dont la cause etait inconjetat les yeux sur elle ; mais enfin it fut attire par la nue ; quoiqu'il fat a la fleur de l'age, it deperissait lendouceur de sa voix; bientat ii decouvrit qu'elle savait tement, et chaque jour semblait emporter une annee de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

ivl

11111E1E111
1 120

Sh llid

Interieur d'un kiosque du serjl construit sous Soliman le Magnitlque t (voy. la note au verso). Dessin de Catcu

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

d'apr;.s M. Adalbert de Beaumont.

112:

LE TOUR DU MONDE.

sa vie. Malg 6 leur ignorance, ses medecins comprirent


que leurs remedes ne le gueriraient pas, et ils avertirent la valideh. Deja Kiosem savait que le sultan touchait a sa derniere heure , et elle prevoyait les suites de
cet evenement : tout changeait autour d'elle , sa puissance tombait , et elle etait menacee d'aller finir ses
jours dans le vieux serail, apres avoir vu strangler ses
deux fils. Tel etait l'avenir qui l'attendait , si le chazade succedait directement a son pere. Pour echapper a
ce funeste sort, elle eut la hardiesse de provoquer un
changement dans l'ordre de succession. D'accord avec la
valideh, elle remontra au sultan que le chazadeh etait
bien jeune pour gouverner un si vaste empire, et que
les paellas turbulents, les janissaires indociles ne laisseraieut pas un enfant de douze ans monter paisiblement
sur le trene. Pour eviter les malheurs qu'elle prevoyait,
elle le conjura de designer lui-meme , pour son successeur, ce frere auquel sa magnanimite avait laisse la vie,
et qui, depths quatorze vegetait dans le cafess qui
lui servait de prison.
.. Le triste monarque se rendit h ces conseils et contmanda qu'on fit venir Mustapha. Celui-ci se jeta a genoux en entrant dans la chambre imperiale; it tremblait qu'un soupcon, un caprice no le livrat au fatal lace t.
Les deux freres ne s'etaient revus qu'une fois depuis
que l'un regnait et que l'autre languissait dans sa prison; quoique jeunes l'un et l'autre ils paraissaient egalement vieillis; la maladie et la captivite avaient produit le memo effet.
En presence de la valideh, de Kiosem et du grand
vizir, l'empereur mourant designa pour son successeur
le prince Mustapha et lui recommanda sa jeune famille , le priant avec larmes de laisser vivre ses fils.
Achmet II mourut quelques heures apres avoir fait
cette espece de testament, et ses dernieres volontes
furent fidelement execntees. Le sultan defunt laissait
six enfants males : Paine Osman qui garda le titre de
chazadeh, Mohammed plus jeune que l'heritier presomptif de huit jours seulement, Mourad et Ibrahim
que Kiosem avait mis au monde, et deux autres petits
princes nes d'obscures favorites. Ces faibles rejetons de l'arbre imperial auraient peri infailliblement
si Kiosem n'avait eu l'habilete de faire substituer Mustapha h l'heritier direct de la maison ottomane. Le nouvel empereur n'avait guere que vingt-cinq ans; mais ii
etait presque idiot. Sa longue captivite lui avait Ote la
vigueur de l'esprit et la sante du corps. Quoique dans
la serie des portraits dont j'ai parle it soit represents
avec les cheveux noirs , les levres rouges et le regard
terrible, it avait en realite la barbe blonde, les yeux
1. a La vue de ce kiosque (p. 13) peut donner quelque idee de
ce qu'etait le luxe a l'epoque de Soliman le Magnifique. Le kiosque aux Perles, qui s'avancait des terrasses du serail sur la mer de
Marmara, etait sans doute dans ce genre de decorations : faIences
de Perse aux couleurs harmonieuses comme celles d'un cachemire,
arabesques d'or et d'azur, bois sculptes, nielles de nacre et d'argent, fontaines jaillissantes, et par-dessus tout la vue sans pareille du Bosphore sous ce ciel etincelant..
Adalbert DE BEAUMONT-

languissants et une physionomie fort donee. Ses idees


n'etaient pas toujours nettes; it ne se plaisait que parmi
ses nains et ses bouffons; un jour, voulant recompenser
les bastandjis qui soignaient le parterre oh it aimait h se
promener, il fit jeter par les fenetres de sa chambre des
poignees d'or et de joyaux. BientOt il se montra indifferent h tout ce qui l'entourait, et la population du serail
en vine a ne plus avoir aucun respect pour sa personne.
D'autre part le peuple murmurait disant que le sulta'
n'avait pas belle grace a cheval et qu'il tenait toujours
les yeux leves vers le ciel comme un santon. Le kislaraga, qui n'avait de credit quo par les femmes, se
voyant sans fonctions et sans autorite sous un maitre
si exempt de passions, se ligua avec le sheik-ul-islam
et quelques autres grands personnages pour detrOner
Mustapha. Le grand vizir et les agas des janissaires
entrerent dans la conspiration, et le cheik-ul-islam
( chef de la religion) rendit un Petra dans lequel
it declarait que les bons musulmans devaient refuser
l'obeissance quand le sultan etait insense. Un jour
le sultan Mustapha revenant d'une promenade sur le
Bosphore entra comme a l'ordinaire dans le quartier
des femmes pour faire sa visite h la valideh. Le kislaraga fit aussiat fermer les portes derriere lui et en emporta les clefs; tine troupe devouee garda le passage
par lequel on communiquait avec les autres parties du
serail. Les conjures se reunirent aussitOt et sans perdre
un moment ils se rendirent dans l'appartement des
jeunes princes, fils du sultan Achinet; le grand vizir
Ali-pacha prit le chazadeh par la main et l'emmena dans
la sale du conseil oh il fut aussitOt proclame empereur. Tout le monde cria : C( Longue vie au sultan Osman !
mine ans de regne au padischa! Cependant Mustapha
etait encore aupres de la valideh ; ni l'un ni 1 autre n'avaient rien entendu, et lorsque le sultan detrethe voulut sortir it s'etonna de trouver les portes fermees et
commanda avec colere qu'on les ouvrit. Le kislar-aga
parut alors et l'instruisit de ce qui venait de se passer.
En meme temps il l'invita froidement h se laisser conduire dans le cafess qu'il avait dj habits. Mustapha
devint furieux; contre toute prevision il comprenait sa
decheance et manifestait une energie dont il avait semble incapable. Mais le kislar-aga n'etait pas homme
s'effrayer de ses cris et de sa resistance. Maitre absolu
dans le quartier des femmes, it ordonna aux eunuques
d'enfermer Mustapha en quelque lieu d'oh it ne pat s'echapper,, et comme la valideh exhortait son fils a se
defendre, il la fit conduire dans le vieux serail avec quelques anciennes odalisques, ses confidentes. Le sultan
clechu eut pour prison une petite tour dont l'unique porte
s'ouvrait dans le harem. Sa chambre ne recevait un pen
de jour que par une etroite fenetre solidement grillee
et il avait pour toute compagnie deux vieilles esclaves et
un vieil eunuque noir.
Le monarque adolescent se laissa d'abord gouverner
par ceux qui l'avaient mis sur le trene ; mais avant qu'il
eat atteint sa quinzieme auntie on s'aperent qu'il ne
tarderait pas h regner par lui-meme. Dj le pouvoir

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

l'enivrait et il aimait a se montrer au peuple dans le superbe appareil des sultans. Un voyageur de cette poque,
s'etant trouve.sur le passage du padischa tandis qu'il se
rendait a la mosquee de Sainte-Sophie, secria avec enthousiasme : a La plus belle odalisque .ne pourrait lui
disputer le prix de la heaute ; il a les yeux noirs, la
bouche vermeille et le teint admirable ; sa taille est
grande et majestueuse , enfin toute sa personne inspire
l'admiration.
Malgre ces avantages exterieurs Osman ne gagna pas
les sympathies de la multitude ; il se montrait deja farouche , violent, inflexible ; le serail etait promptement
rentre dans l'obeissance sous sa main de fer. Il avait
des severites qui faisaient trembler les vieux pachas et
repandaient la terreur autour de lui. 11 eut un fils avant
Page de seize ans et n'attendit pas qu'une barbe naissante ombrageat sa levre pour se mettre a la tete de
l'armee. Solt intrepidite , soit presomption, it voulut
commander les trois cent mille hommes qu'il envoyait
en Pologne ; mais apres une sanglante campagne il revint a Constantinople vaincu et presque fugitif. Profondement humilie par ces revers, il accusa les janissaires
d'avoir manqu de valeur et concut contre cette milice
une haine implacable. Sans doute it resolut des lors de
la detruire, mais it fut distrait de son dessein par une
autre preoccupation.
Il y avait a Constantinople une jeune fille de grande
naissance nommee Ashada; quoique le harem du cheikul-islam son pore fat un endroit inaccessible , on savait
etait d'une beaute si rare que pent-etre elle
n'avait point d'egale dans tout l'empire. Le padischa fut
tents par le portrait qu'on lui fit de cette merveille.
demanda au cheik-ul-islam de lui amener sa fille. La
belle Ashada repondit fierement quo le Sublime Empereur etait le maitre de sa vie, mais qu'elle aimerait
mieux etre la femme legitime du dernier de ses sujets que
de devenir une de ses odalisques. Ce scrupule strange
chez une Turque irrita la passion du sultan et il n'hesita pas it Clever au rang d'Opouse legitime l'ambitieuse
jeune fille. Elle fut conduite dans le serail avec le ceremonial en usage pour les mariages musulmans et prit
immediatement le titre de sultane.
Cette infraction aux lois de l'fltat et aux coutumes de
la maison ottomans revolta le sentiment public; les pachas, fatigues du joug qui pesait si lourdement sur eux,
s'unirent aux janissaires mecontents; on repandit des
nouvelles inquietantes et bientOt le bruit courut que le
sultan Osman, pret a quitter le serail de Constantinople,
allait transferor le siege de l'empire au grand Cairo. Alors
le peuple credule commenca a s'agiter eta parler du
sultan avec des termes de mepris. Au premier indite de
cette sedition le sultan avait envoys les musts strangler
son frere Mohammed. Depuis environ trente ans aucun
male du sang imperial n'avait peri de mort violente et
cot acte de cruelle prudence acheva de rendre le sultan
odieux. La revolte se propagea comme un incendie : les
janissaires investirent le serail avec des menaces effroyables, et leurs agas, loin de les retenir, marcherent avec

15

eux. Osman n'avait autour de lui que la population du


serail ; pourtant it opposa une energique resistance a
ses ennemis et l'on se battait depuis quatre jours lorsqu'il tomba entre leurs mains. Les cruels janissaires le
conduisirent au chteau des Sept-Tours en l'accablant
d'outrages et en portant devant lui au bout d'une pique
la tete sanglante de son grand vizir.
Lorsque le sultan dechu fut sorti du serail, le kislaraga qui a la tete de ses eunuques noirs gardait le guartier des femmes, se rendit pres de Kiosem. La verve
d'Achmet II etait restee dans le harem imperial, a portee de surveiller les evenements; la mort de Mohammed
et la decheance d'Osman donnaient l'empire a son fils
aine Mourad ; pourtant lorsque le kislar-aga lui anUonca cette grande nouvelle, la prudente femme repondit froidement : a Pas encore.
Elle ne se trompait pas. Les janissaires maitres de la
situation cherchaient partout Mustapha pour le remettre
sur le trene; un ichoglan leur montra sa prison, mais
ils ne purent d'abord y pea trer parce que la porte s'ouvrait dans le quartier des femmes, sejour inviolable,
meme pour des soldats furieux. On s'avisa enfin d'enlevon le dome de plomb qui servait de toit a la petite tour,
et trois janissaires, hardis sauteurs, descendirent dans la
cellule; ils trouverent le pauvre prisonnier a demi mort
et priant le Koran entre les mains ; pendant tons ces desordres on Favait oublie, et depuis quatre jours it n'avait
pris aucune nourriture. Les deux vieilles et l'eunuque
noir gisaient accroupis dans un coin, pres de rendre
Fame.
On tira Mustapha de la tour avec des cordes et on le
conduisit au camp que les janissaires avaient dresse hors
de la porte d'Andrinople ; la, il fut de nouveau proclame
et sur-le-champ it nomma son grand vizir Daroud-pacha, qui avait eu l'honneur d'epouser une des sultaues
filles d'Achmet II et de la valideh. Quelques jours apres
Daroud-pacha se rendit au chateau des Sept-Tours; il
portait au mallieureux Osman l'ordre fatal et amenait
les sinistres executeurs. Osman demanda quelques instants pour se preparer a. la mort ; mais au lieu de se
mettre en priere, il se precipita sun les musts afin de
leur arracher les cordons de soie qu'ils tenaient prts
pour l'etrangler. Cette action les obligea a se servir de
leurs armes. Excites par Daroud-pacha, ils massacrerent
leur victime ; Osman mourut comme sun un champ
de bataille , convert de blessures et baigne dans son
sang; il n'avait pas encore accompli sa dix-huitieme
annee.
On s'etait empresse de tirer la valideh du vieux serail; elle seule savait gouverner Fesprit &bile du sultan
et empecher qu'il ne manifestat publiquement sa folie.
Telle etait son habilete et la surveillance dont elle Penvironna , que dans le serail mme on ignora longtemps
qu'il etait fou et maniaque. Toute l'autorite etait concentree entre les mains de la valideh et du grand vizir,
son gendre. Kiosem aurait pu jouir d'une grande influence; mais elle affectait de ne prendre aucune part
aux affaires de l'hat. Attentive a se faire oublier, elle

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

16

LE TOUR DU MONDE.

vivait dans l'appartement le plus isole du guarder .cles


femmes et n'en sortait que, pour se rendre chez la valideh, a laquelle elle ne cessait de temoigrier le plus
humble respect. Une si sage conduite l'avait maintenue dans la confiance et l'amitie de la valideh ; cette
vieille princesse oubliait aussi avait vecu soumise , les genoux plies devant la mere du padischa,
mais qu'un jour elle s'etait relevee et avait enveye la
Baffa au vieux serail.
Cependant la tranquillite ne regna as longtem ps dans
ce sejour orageux ; le grand vizir Daroud-Pacha etait

un homme hardi, ambitieux a l'exces et capable de toutes


les cruautes. Il considera que les fils du sultan daunt
etaient encore des enfants, que le sultan Mustapha devenait de jour en jour plus incapable, et it concut la
pensee de se mettre a sa place. Son union avec urie sultans tant aimee du padiseha lui semblait un titre suffisant et le pouvoir souverain qu'il exercai t dj un mnyen
infaillible pour amener ce changement de dynastie. Afin
de simplifier la situation, it obi int du sultan l'ordre de
faire strangler Mourad, le fils alne _le Kiosem et l'heritier presomptif
Ce petit prince navait

Vue des jardins du serail". Dessin de Karl Girardet d'apres al. Adalbert de Beaumont.

guere que dix ans, mais it etait deja d'un naturel si violent et si intrepide qu'il faisait ombrage au grand vizir.
1. Le hasard semble aujourd'hui avoir te le dessinateur de ces
jardins. Il n'y a la ni allees, ni plans qui indiquent une autre intention que celle d'avoir de l'ombre. Mais ces arbres sont si beaux
dans leurs allures sauvages, avec lee vignes, les clematites et les
jasmins qui les enveloppent de leurs bras parfumes, ils se detachent
si bien du haut de ces terrasses crnelees, sur-le fond d'azur de la
mer de Marmara, sur les montagnes neigeuses de 1'Olympe et les
faubourgs de Scutari, qu'on ne songe guere a demander plus de
soin et d'entretien aux bastandjis degeneres du serail. Et cependant, sous Achmet c'etait un veritable paradis terrestie, oil les
plantes et les oiseaux les plus rares, les kiosques et les bassins de

Cette fois les muets ne furent point mandes pour faire la


lugubre besogne ; Daroud-pacha en chargea le capi aga
(chef des portiers du serail).
Mme X....
(La fin d la prochaine livraison.)
marbre embellissaient encore ce site merveilleux. La vue reproduite ici est prise dans un des coins du jardin sauvage, et tout a
cOte du bassin des Roses. Quarante pins parasols, entrelaces de la
facon la plus pittoresque, forment un premier plan ombreux qui
permet d'admirer a l'aise , a travers cette belle colonnade, Peclatant et vivant paysage de la Come d'Or, de la ville, ou pour mieux
dire des trois villes dont Constantinople se compose : Stamboul,
Adalbert DE BEAUMONT.
Galata et Scutari..

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

iNlY113%

PIMIRCIAN

Le salon d'ele au serail. Dessin de Catenacci d'apres M. Adalbert de Beaumont.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

10

UNE VISITE AU SERAIL EN 1860,


PAR

MME X... I.

TEXTE ET DESSINS INEDITS.

Les Turques Kiosem et Ashada (suite). La Venitienne Roxane. La Russe Tarkhan. L'Armenienne geante. Mort de Kiosem,
Les odalisques au dix-neuvieme sicle.

Lorsque le capi-aga se prsenta avec ses capigis, le


jeune prince Mourad, fils de Kiosem, loin de paraitre
intimide , se releva furieux; ses cris retentirent dans
tout le serail; it se refugia sur un balcon d'on it appela
au secours, nommant avec des gestes d'autorite tous les
anciens serviteurs de son pere. Cette resistance d'un
enfant de dix ans anima les eunuques commis a sa
garde; ils tuerent le capi-aga et mirent en fuite les
capigis.
Ala nouvelle de cette tentative, it y eut un soulevement
general. Daroud-pacha fut conduit aux Sept-Tours et
trangl dans la meme salle oil Osman avait, en sa presence, Dendu le dernier soupir. Son immense succession
fut recueillie par l'empereur. Un magnifique palais d'te
situe dans la campagne, au dela des Sept-Tours, faisait partie de cette succession. La valideh y conduisit
Mustapha, qui s'ennuyait dans les jardins delicieux du
serail et dont la maladie d'esprit s'etait aggravee.
Le desordre regnait partout ; les janissaires, les
spahis , generalement toute la soldatesque opprimait
et pillait le peuple. Les rues de Constantinople etaient
journellement le theatre de quelque combat et la loi du
plus fort etait partout en vigueur. Kiosem pensa alors
que le moment etait venu. Depuis longtemps elle travaillait a rallier tous ceux qui l'avaient servie au temps
de sa grandeur; le cheik-ul-islam qui avait a venger
la mort de son gendre lui donna son appui ; elle gagna
aussi le nouveau grand vizir Ali-pacha et les agas des
janissaires; enfin la plupart des pachas mecontents lui
donnerent leur adhesion. Le grand vizir convoqua
l'ayack-divan (conseil oit l'on delibere debout) dans la
mosquee du sultan Soliman, et cette assemblee prononca
tout d'une voix la decheance de Mustapha ; elle motiva
sa sentence sur ce Tetra ( decision ) que le cheik-ulislam venait de prononcer : c La loi du Prophete defend
d'obeir a un insense..
AussitOt le grand vizir se rendit au palais d'ete et eut
la hardiesse d'apprendre au padischa la sentence de
ray- ack-divan. Mustapha recouta sans manifester la plus
legere emotion ; mais la valideh se montra tres-irritee ;
elle resolut de ramener sans (Mai Mustapha dans sa capitale, et malgre sa moderation ordinaire elle donna
l'ordre d'etrangler sur-le-champ Kiosem et l'heritier
presom' ptif. Mais la prevoyante Kiosem avait change dept
le kislar-aga : c'etait elle qui commandait dans le quar1. Suite et fin. --- Voy. page 1.

tier des femmes. Les eunuques impassibles reconduisirent , cette fois pour toujours , la valideh dans le vieux
serail et Mustapha fut ramene dans sa prison. Loin
de manifester aucun deplaisir, it louait Dieu et disait
qu'il etait un pauvre derviche , ne pour vivre dans
l'obscurite.
Tandis qu'il se rejouissait ainsi de son malheur, le fils
de Kiosem se rendait an divan assis sur un soffra reconvert de drap d'or que portaient quatre janissaires. Lorsqu'il parut, le cheik-ul-islam cria le premier : c Longue
vie a sultan Mourad que son regne dare mille ans
Toute l'assemble repeta les memes acclamations, et
des le lendemain Mourad IV parcourut les rues de Constantinople, environne de tous les dignitaires du serail.
Cet enfant etait si beau que les femmes se prcipitaient
sur son passage avec des transports d'admiration et de
joie , en criant : Vive notre padischa a
Kiosem prit le titre de sultane valideh qu'elle avait
ambitionne si longtemps; elle gouverna avec une puissance absolue pendant quelques annees , mais elle ne
parvint pas touj ours it rprimer l'insolence des janissaires, les revoltes des spahis et les desordres de la populace qui s'ameutait quand le ble manquait ou qn'un
santon fanatique prechait contre les vices et l'impiete
des pachas. Lorsque les mcontents persistaient et qu'il
y avait peril a envoyer centre eux les milices restees fideles , on leur jetait par-dessus les murs du serail les
totes qu'ils demandaient ; une fois ils en exigerent trente
et on les leur donna. Kiosem est la premiere sultane
qui se soit melee directement et ostensiblement de la
politique europeenne. La valideh sa devanciere et la
Baffa, mere de Mahomet III, n'avaient pris part qu'a
l'administration de l'empire. Elle traitait avec les ambassadeurs par l'intermediaire du grand vizir et assistait voilee au conseil. Son autorite dura un peu moms
que la minoriti du sultan.
Mourad IV, des l'age de quinze ans, contraignit la
valideh a lui abandonner le pouvoir et les Turcs purent
s'apercevoir bientat qu'ils avaient un terrible maitre.
Cet adolescent etait ombrageux et cruel comme un vieux
tyran. L'ardeur guerriere dont it fut possede plus tard
se manifesta d'abord par une activite prodigieuse et un
goat passionne pour les exercices violents. Sans cesse
faisait 'utter et combattre ses pages, ses muets et jusqu'a ses bouffons; ceux qui avaient porte les plus rudes
coups et montre le plus de courage recevaient de sa
main des armes de prix , des joyaux et parfois memo les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
riches habits dont it etait vetu. Il etait defendu sous
peine de mort d'approcher des murs du serail, et les
bons musulmans n'osaient meme lever les yeux vers ce
lieu redoutable. On raconte encore aujourd'hui a Constantinople le trait suivant de l'ombrageuse cruaute de.
Mourad IV. Il y avait dans ses jardins un kiosque d'oh
l'on decouvrait la plus belle perspective. Le sultan y
venait souvent et prenait plaisir h regarder sa ville imperiale avec une excellente lunette d'approche dont la
republique de Venise lui avait fait present. Un jour
qu'il promenait ainsi ses regards sur les hauteurs du
faubourg de Pera , it trouva au bout de sa lunette un
jeune homme qui, appuye au balcon d'un petit belvedere et arms d'un long tube pareil a celui qu'il avait luimale h la main, semblait explorer l'enceinte du serail.
Le sultan fait un signe , deux bastandjis partent aussitOt
et avant la unit l'infortune curieux etait pendu au baleen
qui lui servait d'observatoire.
C'est vers ce temps-la que l'usage du tabac commenca
a se repandre parmi les Turcs ; le sultan, qui dtestait
cette nouveaute, defendit sous peine de mort le plaisir
de fumer ; mais ses ordres ne furent pas toujours executes; ses sujets bravaient la mort pour conserver leurs
pipes, et la drogue pernicieuse penetra jusque dans le
serail. Une fois Mourad IV surprit la valideh le tchibouk entre les levres, et, a cet aspect, sa fureur fit si
grande que la princesse dut se jeter a ses genoux pour
obtenir son pardon. Le severe monarque voulait qu'elle
obit comme le dernier de ses esclaves, et ce n'tait qu'h
force de respect et de soumission qu'elle obtenait quelque chose de lui.
Mourad IV allait entreprendre ses grandes guerres
centre la Perse lorsque le kislar-aga lui presenta une
esclave circassienne d'environ seize ans, qui s'appelait
Roxane ; jamais femme d'une beaute aussi parfaite n'etait
entre dans le serail. Elle avait les cheveux blonds, les
yeux bleus et les sourcils d'un noir de jais. Ses traits
etaient d'une finesse incomparable et son teint d'une
fraicheur deuce, qui rappelait la nuance delicate des roses sauvages. Cette belle creature charma tout d'abord le
sultan, et bientet elle le subjugua non par sa douceur,
mais par sa hardiesse et sa mechancete. Le sombre Moorad subit l'ascendant d'un caractere encore plus energigue et plus implacable que le sien. Lorsqu'il alla faire
la conquete de Bagdad et de Babylone, Roxane gouverna
en son nom, et bien qu'elle ne lui eilt donne que des lilies, it l'honora du titre d'hassaki. Tout lui obeissait dans
le serail; la famille imperiale etait a ses genoux, et la valideh Kiosem elle-meme dut courber le front devant elle.
Les trois freres du sultan et son oncle Mustapha, Pimbecile empereur deux fois detrene , vivaient encore a.
cette epoque. La cruelle Roxane fit strangler d'abord
Orcan et Bagizid, puis Pinfortune Mustapha ; elle voulait aussi la mort d'Ibrahim , le plus jeune des trois
princes ; mais la valideh Kiosem parvint a sauver son fils,
en persuadant a Roxane qu'il etait fou. Jusqu'a ce moment Kiosem avait souffert en silence les insultes de la
favorite ; elle lui avait laisse commettre sans opposition

19

les meurtres politiques qui rapprochaient son second fils


du trOne ; mais lorsqu'il ne resta plus qu'Ibrahim dans
le cafess ou avaient ete les autres, elle commenca h hitter
sourdement contre son ennemie. Mourad IV revenait
triomphant apres la conquete de Babylone ; it fit son
entre h Constantinople avec une peau de leopard sur
les epaules, en guise de manteau imperial, et environne
de princes vaincus par lui. Kiosem savait que les Persans
corrompus avaient eu sur lui une influence funeste, et
qu'une belle personne Pavait un moment distrait de sa
passion pour Roxane. L'habile princesse se plaignit pour
la premiere fois h son fils des outrages de la favorite;
elle Paccusa d'avoir ose lever la main sur une fille du
sang ottoman, sur Mihirma, sultane, la propre sour du
padischa. Le fait etait veritable ; it avait eu de nombreux
temoins. Le sultan courrouce manda Roxane, et lui reprocha d'avoir oublie le respect qu'elle devait a la sultane
et la distance qui les separait. Quelle distance? s'ecria
audacieusement Roxane. Celle qu'il y a entre une
princesse du sang imperial et une esclave, repondit le
sultan. A cette parole Roxane, loin de s'humilier, profera
des menaces et des reproches qui jeterent son maitre
dans une fureur de tigre; it prit la petite masse d'armes
qu'il portait au cOte et en frappa violemment Roxane au
sommet de la tete. AussitOt l'on vit ce beau front blemir,
ces beaux yeux se fermer h demi et one teinte violette
se repandre sur ce beau visage. Comme elle etait restee
debout, on crut que c'etait la colere qui bouleversait
ainsi ses traits ; mais elle chancela, mit la main dans ses
cheveux et tomba morte. Elle avait vingt-trois ans.
Sultan Mourad imita bientet les empereurs romains
dans leurs gouts et leurs exces. Chose inouie chez un
musulman, it etait impie et se moquait du Koran : it buvait publiquement faisait de longs repas et admettait ses favoris h sa table. Les debauches excessives
auxquelles it s'abandonnait lui cotiterent enfin la vie ;
son lit de mort it se souvint qu'il lui restait un frere,
unique rejeton de la maison ottomans, et it ordonna que
sur l'heure on le fit mourir en sa presence.
a Ne sais-tu pas, seigneur, qu'il n'existe plus dj!
lui repondit la valideh Kiosem qui l'assistait dans son
agonie.
Personne n'osa dementir ce hardi mensonge ; et comme
le sultan, toujours furieux, rnenacait ses medecins de
les faire empaler s'ils ne le guerissaient sur-le-champ,
ceux-ci lui donnerent une potion qui termina promptement ses souffrances.
La valideh reunit aussitOt les chefs de l'armee, le cheikul-islam et ses ulemas, tous les fonctionnaires du serail
ainsi que les pachas presents h Constantinople. Elle parut
au milieu de cette grande assemblee couverte de son
voile et environnee d'une suite nombreuse. C'etait la
premiere fois qu'une sultane presidait aux deliberations
du divan. Elle parla avec taut de sagesse et d'eloquence
qu'elle entraina tous les votes, et fit proclamer Ibrahim
malgre les dernieres volontes de Mourad IV, qui avait
designe pour son successeur le khan des Tartares. Kiosem alla elle-meme tirer son fils du cafess oh it etait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

20

LE TOUR DU MONDE.

enferme depuis plus de vingt ans , et elle le salua la


premiere du titre d'Empereur.
Ibrahim etait a la fleur de rage, dit un voyageur
contemporain, temoin de ces evenements ; it avait les
traits du visage beaux, la barbe rousse et le teint vermeil. Son air annoncait un petit genie ; it portait la
tete de cote et regardait toujours ca et la comme un
homme qui ne pense a rien. Quoique sa taille fat assez
belle, it avait mauvaise grace a cheval. Enfin it ne plut
guere au peuple, qui aime a voir sur la figure de ses
sultans une majeste terrible.
Le caractere d'Ibrahim est d'accord avec ce portrait ;
iletait paisible, indolent et sensuel a l'exces. Les affair
de 1'Etat ne l'occupaient nullement ; mais rl voulut, pour
obeir a. la loi du Prophete et suivre l'exemple de ses

predecesseurs, s'adonner a un travail manuel. MouradIV


faisait des anneaux de come pour tirer l'arc. Achmet II
excellait a transcrire les beaux manuscrits, et le grand
Soliman confectionnait fres-hien les souliers. Ibrahim
s'appliqua a tailler des cure-dents en ecaille de tortue.
La valideh reprit toute l'autorite qu'elle avait eue pendant le regne de son fils alne. Cette Catherine de Medicis orientale tenait les relies du gouvernement d'une
main solide, et, pendant plusieurs annees, elle maintint
la tranquillite publique. Ce fut une periode brillante
pour le serail. Le voluptueux Ibrahim cherchait sans
cesse de nouveaux plaisirs. Le harem imperial etait tonjours en fete ; une ombre de liberte y regnait. Le sultan souffrait volontiers que les odalisques le suivissent
dans ses jardins on it les regalait de danse et de musique.

La pointe du serail. Dessin de Karl Girardet d'apres M. Adalbert de Beaumont.

La valideh avait soin de faire acheter sur tousles marches


de l'empire la fleur des plus belles filles qu'y amenaient
les marchands d'esclaves. Jamais it n'y avait eu tant d'odalisques dans le serail. Le sultan etait incapable d'aucune affection serieuse ; son inconstance egalait l'emportement de sa passion, et ses favorites ne duraient qu'un
jour. Une esclave russe nommee Tarkhan lui donna un
fils la seconde annee de son regne et plusieurs autres
princes suivirent cet aine a de courtes distances ; la lignee imperiale se trouva ainsi renouvelee et la valideh
put penser que sa puissance etait desormais assuree.
Un jour que le sultan se promenait en calque cur le
Bosphore, it apercut au bord de la mer une femme
dont la taille le frappa. En rentrant au serail it fit appeler le kislar-aga et lui commanda de chercher la femme
la plus grande et la mieux faite qu'il y ent a Constanti-

nople. Cent bastandjis partirent aussitOt et des le lendemain ils amenerent au kislar-aga une espece de geante,
assez belle de visage et qui paraissait avoir environ vingt
ans. Elle halt Armenienne et de condition libre. On la
baigna, on la parfuma, on l'habilla somptueusement et
elle fut presentee au Grand Seigneur, qui reconnut en
I. (Page 21.) Ce bassin est un lieu cheri des femmes turques.
Le vendredi, ce dimanche musulman, elles y viennent des le matin , dans des arabas dares, lourds chariots que trainent au pas
des boeufs blancs empanaches. tales sur des lapis de Perse,
sur des coussins de pourpre et d'or, elles restent tout le jour a se
mirer dans l'eau tranquille de cet elegant bassin de marbre; fumant, buvant les cherbets (sorbets a la glace), ecoutant la musique, les chants et surtout les histoires et les commerages. C'est
ce kiosque de Flamour, cache dans un repli de la montagne, pres
du Palais blanc, que le nouveau sultan, qu'on nous representait
comme insensible a tout plaisir, allait dans les premiers mois de
son regne, se reposer d'une etiquette trop severe pour n'etre pas
affectee.
Adalbert DE BEAUMONT.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Kief des femmes du serail, a Flamour-Javuzu

bassin des Tilleuls) (voy. la note precedente). Dessin de Karl Girardet d'aprSs M. Adalbert de Beaumont.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

22

LE TOUR DU MONDE.

elle, avec transport, la gigantesque beaute dont la vue


l'avait charms. L'Armenienne, aussi ambitieuse que rusk, s'empara de l'esprit d'Ibrahim, et bientOt la valideh consternee put s'apercevoir que son autorite souveraine etait menace. Kiosem laissa triompher l'Armenienne sans manifester ni envie ni colere, et rien ne
parut de la haine qu'elle lui portait. Une apres-midi
elle envoya un de ses eunuques pour la prier de venir
se divertir avec elle. L'Armenienne se rendit sans defiance a cette invitation, et suivie de quelques filles esclaves, passa dans l'appartement de la valideh, oil plusieurs femmes du serail reunies s'amusaient d'une naive
difforme qu'elles excitaient a dire des bouffonneries.
Cette pauvre creature alla au-devant de l'Armenienne
avec des gestes d'tonnement et fit le tour de sa colossale personne en etendant ses petits bras comme pour
l'escalader, ce qui fit rire toute l'assemblee.
Kiosem alla vers la favorite, et, la prenant par la
main, l'emmena dans une autre chambre en s'excusant
de l'impertinence de la naive ; un moment apres elle
disparut en disant qu'elle allait revenir. L'Armenienne
s'etonna, et dit a un eunuque noir qui venait de fermer
la porte Que signifie ceci?... a Un glapissement
clair se fit entendre, et la malheureuse reconnut la
voix des muets qui venaient la faire mourir. a Oh !
mon sultan]... s'ecria - t - elle. L'eunuque ferma les
yeux pour ne pas voir son agonie. Un moment apres
elle n'etait plus, et l'eunuque, apres avoir place la victime sur le divan qui regnait autour de la chambre,
alla dire a la valideh que tout etait fini. Tout cola
s'etait passe en moins d'un quart d'heure, a COW de la
salle ou une centaine de femmes babillaient , fumaient
le tchibouk et buvaient le caveh; personne n'avait rien
entendu. La valideh elle-menae alla annoncer au padischa que sa favorite venait de mourir subitement. Tresafflige d'abord, it ne soupconna pas comment avait fini
la pauvre Armenienne, et bientet se consola.
Sans doute it etait ecrit que les chefs de la religion
auraient des filles dont la beaute ravirait le co3ur des
sultans ; comme l'infortund Osman, son frere aine ,
Ibrahim s'eprit de la fille du cheik-ul-islam, sur le portrait qu'on lui fit de toutes ses perfections. Il ne songea
pas a l'epouser, mais apres lui avoir fait proposer, sans
succes, d'tre sa premiere odalisque, it la fit enlever
brutalement, la garda huit jours dans le harem imperial
et la renvoya ensuite a son pers. Cet acte de violence indigna tous les musulmans ; pen leur importait que le
sublime empereur ravit a sa famille une fille grecque ou
armenienne , le fait etait arrive plus d'une fois ; mais Hs
ne purent souffrir qu'il osat traitor ainsi une musulmane,
une voilee, la fille du chef revere de lour religion. Une
formidable conspiration s'organisa ; elle out pour adherents principaux le kislar-aga, le cheik-ul-islam, et, qui
Petit pens 1 la valideh elle-meme. Depuis longtemps la
vieille princesse etait mecontente d'Ibrahim; it l'avait
humiliee par des paroles ameres qui lui faisaient pressentir la fin de son pouvoir, et elle avait concu la pensee
de le renvoyer dans son cafess pour mettre a sa place le

chazadeh, un enfant de sept ans dont la minorite offrai


une belle perspective a son ambition. La revolte corn
menca dans les quartiers populeux qui avoisinent le
port ; les janissaires montaient en tumulte vers le serail,
et les leventis (gens de mer) s'tant joints h eux, ils
commirent de grands desordres et pe'netrerent dans la
premiere cour du serail. Cette multitude demandail
qu'on lui livrat le grand vizir et quelques favoris subalternes. Les janissaires, excites par les agents de Kiosem,
commencaient a attaquer Ventre de la seconde cour. Le
sultan les satisfit a demi en nommant un autre grand
vizir et en leur laissant egorger quelques malheureux.
Mais des le lendemain Hs revinrent plus nombreux et
plus acharnes. Cette fois le cheik-ul-islam etait avec eux
et poursuivait ouvertement sa vengeance. Il venait (lc
rendre un fetra oh it declarait au peuple qu'un sultai
qui ne suivait pas la loi de Dieu etait indigne de gouverner, et qu'il etait clechu de sa toute-puissance. Ibrahim
rpondit a ce decret en donnant l'ordre de faire couper
la tete au cheik-ul-islam. Mais l'insurrection triompha
et envahit le serail. Le bastandji-bachi, qui etait du complot, se saisit alors d'Ibrahim et l'enferma dans une
chambre vat-tee avec deux vieilles esclaves qui prirent
soin de lui. Tandis que ceci se passait, la valideh se
tenait tranquille ; elle avait fait former toutes les portes
du quartier des femmes; les eunuques noirs etaient
lour poste, et elle attendait dans cot asile inviolable
l'issue des evenements. Mais quand elle apprit que les
revoltes avaient pnetre dans la troisieme cour, en proferant des menaces de mort, elle sortit de son appartement suivie seulement de deux esclaves devoues. Couverte de son voile, elle s'avanca au milieu de ces hommes
furieux et parvint a les apaiser et a les gagner. Its se retirerent sans commettre aucune violence, et le lendemain
Mahomet IV fut proclame empereur. L'ordre se retablit
dans la ville imperials et dans le serail, oh it y out deux
sultanes valideh, la vieille Kiosem et la jeune Tarkhan.
Ibrahim etait etroitement garde dans son cafess ; mais le
cheik-ul-islam, qui redoutait une nouvelle revolution et
ne voulait pas laisser echapper sa vengeance, se hata de
rendre un dernier fetra qui dclarait que le sultan Ibrahim meritait la mort pour avoir outrage les femmes et
les filles de ses sujets. Ensuite it alla lui-mme, avec
les muets, dans la chambre vaitee oh l'empereur dechu
etait enferm , et it le fit strangler sous ses yeux.
Les deux sultanes se haterent d'envoyer dans le vieux
serail le nombre prodigieux de femmes qui avaient su
plaire au sultan Ibrahim ; plus de trois cents odalisques allerent le pleurer dans ce triste sejour. Lorsque le harem imperial fut debarrasse de ce superflu,
la valideh Kiosem reprit l'autorite dont elle avait ete
quelque temps privee ; mais la jeune mere du padischa
voulut avoir aussi sa part d'influence ; bienat deux partis
se formerent ; Kiosem, plus habile, plus hardie, plus
experimente, dejouait sans peine les trames de sa rivale
et gouvernait le divan. Un jour cependant elle se fatigua
de cette lutte, et medita le plan d'une nouvelle revolution
qui eilt mis a la place de Mahomet IV le petit prince

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Soliman, son frere, et envoye dans le vieux serail la valideh Tarkhan. Les pachas etaient gagns ainsi que les
chefs des janissaires ; tous les habitants de Constantinople, partisans devoues de Kiosem, etaient en quelque
sorte du complot. Mais la jeune valideh avait de nombreux adherents dans le serail; le chef des eunuques
blancs, Suleiman-Aga, les ichoglans, la plupart des
grands dignitaires qui environnaient l'empereur et la
vaillante cohorte des bastandjis, etaient prets a la defendre. Kiosem rsolut d'emmener secretement hors
du serail le jeune Soliman, de le presenter au peuple
dans la grande place de l'At-Meidan , tandis que les
janissaires le proclameraient empereur. La nuit fixee
pour l'execution de ce complot etait une des plus longues
de l'annee. Une heure apres le toucher du soleil, les
conjures se runirent dans la mosquee imperiale , et
l'aga des janissaires qui presidait cette assemblee tumnltueuse fit avertir le grand vizir. Celui-ci accourut et feignit de donner son assentiment a toutes les mesures
qu'on venait de prendre ; mais tandis que les deliberations continuaient, it sortit furtivement et courut au
serail. La porte qu'on nommait la porte de l'Oisellerie
etait reste ouverte par l'ordre de Kiosem; it la fit fermer
et doubla le nombre des gardes, ensuite it passa outre.
Tout dormait dj dans l'appartement de l'empereur, les
pages et les eunuques blancs qui le gardaient la nuit
etaient couches a l'entree de sa chambre. Le grand vizir
fit eveiller aussitOt le salista-aga (porte-glaive), ainsi
que le chef des eunuques blancs, et envoya au cheik-ulislam l'ordre de se rendre au serail ; en un moment la
chambre imperiale fut remplie de monde; tons parlaient
par signes ou a voix basse et ne faisaient pas le moindre
bruit. Un eunuque alla eveiller la valideh Tarkhan et lui
apprit ce qui se passait. Elle accourut aussitet pres de
son fils , et, le prenant dans ses bras, elle lui dit tout en
larmes : Ah ! mon enfant I nous allons mourir 1...
Comme elle etait couverte de son voile, quelques-uns
crurent qu'elle etait la sultane Kiosem et voulurent s'emparer d'elle ; mais elle decouvrit son visage avec un geste
de fiert , et, detournant la tete , elle se mit a essuyer les
yeux du petit empereur qui pleurait appuye sur son sein.
Tout etait tranquille dans le quartier des femmes ; mais
on veillait encore dans l'appartement de la vieille sultane ; contre sa coutume, elle ne s'etait pas couchee aussitet apres la cinquieme priere , et, enveloppee dans ses
fourrures de martre zibeline, elle se divertissait a ecouter la musique et les chansons de ses femmes. Elle attendait ainsi l'heure de quitter le serail avec son petit-fils
Soliman ; ("ix mille janissaires etaient echelonnes le
mousquet our l'epaule et la meche allumee le long du
ehemin qu'elle allait prendre.
Dans ce peril imminent, le grand vizir prit ses mesures
avec un sang-froid et une presence d'esprit admirable.
Un seul moyen de salut lui restait; it resolut de l'employer et demanda au sultan de faire mourir la valideh
Kiosem. Mahomet IV n'avait guere que neuf ans; pourtaut it comprit l'enormite de l'action qu'il allait faire, et
it signa en freraissant le papier qu'on lui presentait. Le

23

cheik-ul-islam legalisa aussiteff cette sentence, qui disait expressement que la sultane Kiosem serait trangke ; mais que son corps ne serait point brise a force de
coups, ni divise en plusieurs parties.
Le kislar - aga voulait charger de l'execution des
eunuques noirs ; mais les ichoglans furieux se precipiterent en avant, l'ordre du sultan a la main, et oserent
penetrer dans le quartier des femmes. Its tuerent quelques eunuques qui voulurent en defendre Ventre() et
coururent a l'appartement-de la valideh Kiosem. Toutes
les lumieres etaient eteintes et it y regnait le plus profond silence. On alluma des flambeaux, et les ichoglans
commencerent leurs recherches. En ouvrant la salle oa,
un moment auparavant, les esclaves chantaient et dansaient au son des instruments, ils aperQurent une vieille
femme qui vint droit a eux, un long pistolet a la main,
en s'ecriant : cc C'est moi qui suis la tres-illustre sultane,
agente du sublime empereur !... z Its allaient la tuer ;
mais le kislar-aga les arrta; cette pauvre femme etait
la folle de la valideh, et elle avait voulu sauver ainsi sa
maitresse. On trouva enfin Kiosem couchee au fond
d'une grande armoire, sous un monceau de schalls de
Perse. Un ichoglan la tira dehors par les pieds. Elle se
leva promptement et jeta un coup d'ceil autour d'elle..
Selon sa coutume, elle etait richement vetue et portait
ses oreilles les magnifiques pendants qu'au temps de sa
faveur lui avait donnes sultan Achmet. Jenne homme de
bonne mine, dit-elle a l'ichoglan, sois touch de pitie !...
je to promets cent bourses.... Il ne s'agit pas de to
rancon, traitresse ! a s'ecria l'ichoglan en appelant ses
compagnons. Elle tira alors de ses poches des poignes
de sequins et les jeta sur le tapis, esperant sans doute
gagner un peu de temps. En effet, quelques-uns s'arreterent pour ramasser cette belle monnaie ; mais Pichoglan qui s'tait avance le premier saisit au con la vieille
sultane et la renversa; puis it commenca a la depouiller
et les autres lui vinrent en aide. Un bastandji nomme
AE lui arracha ses pendants d'oreilles ; on lui Ota ses
bijoux, ses superbes vetements et jusqu'a ses bahouches
brodees de perles. Quand elle flit Presque nue, ces miserables la trainerent hors du quartier des femmes, et,
l'ayant conduite assez loin du eke de l'Oisellerie, ils lui
passerent enfin une corde au cou pour la faire mourir.
La valideh Kiosem, rduite a cette extremite, ne s'abandonna pas encore ; la main de l'ichoglan qui serrait la
corde, s'etant trouvee pres de sa bouche, elle lui mordit
le ponce si fortement, qu'il lacha prise. Alors i1 lui
donna, avec le pommeau de son poignard, un coup sur
le front qui lui fit perdre connaissance ; elle resta sans
souffle et sans mouvement : ils crurent tons qu'elle etait
morte. Mais, un moment apres, elle reprit ses sens, et,
relevant un pen la tete, elle jeta les yeux de tons cOtes
comme pour demander du secours. Ses bourreaux revinrent, et, cette fois, ils acheverent de lui Oter la vie.
Au jour naissant, le kislar-aga fit enlever ce corps, dont;
selon l'ordre du sultan, le sang n'avait pas coule, et 1s
le livra aux femmes et aux eunuques noirs, qui l'inhumerent dans une des tours de la mosquee d'Achmet.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

a.

[email protected]

24

LE TOUR DU MONDE.

Kiosem termine la serie des sultanes qui ont commande souverainement dans le serail et gouverne l'empire ottoman. La valideh Tarkhan abandonna le peavoir aux grands vizirs et ne se reserva que les moyens
d'accomplir de bonnes oeuvres. Pieuse et liberale, elle
fonda des hospices, donna beaucoup aux pauvres et fit
Mtir Pelegante mosquee qu'on voit en abordant la
ville imperiale, en face de Galata.
Aucun souvenir n'est reste des favorites qui ont passe
dans le serail depuis le regne de Mahomet IV; ces
existences, obscures quoique melees a tant de grandeurs, se sont ecoulees sans laisser de traces.
Apres la destruction des janissaires, le sultan Mahmoud abandonna pour toujours le serail et alla demeurer
dans ses palais du Bosphore. Neanmoins, le siege de
l'empire reste a la Sublime Porte ; les divers ministeres y sont etablis et leurs innombrables employes
remplacent le peuple d'esclaves qui remplissait autrefois ces grandes constructions irregulieres et vivait enferme derriere ces sombres murailles.
Aujourd'hui tout est change a la tour ottomane; le

faste des anciens jours , n'existe plus ; s'il y a encore


des muets, ils sont sans emploi, et les eunuques blancs
ne jouent pas un grand role. Les eunuques blancs sont
toujours la, vigilants et melancoliques ; mais ils n'ont
pres des sultanes que le role de valets de chambre. Le
harem imperial suit le sultan dans ses diverses residences; les odalisques ont des maitres de musique ; elles
se promenent en carrosse dans les rues de Constantinople et meme de Pera. Mais c'en est fait des distinctions dont leurs devancieres etaient si glorieuses. Le
favorites en titre n'ont plus ni nom ni surnom ; elles
s'appellent prosaiquement Mme premiere, Mme seconde, etc., etc. Aujourd'hui elles ne risquent plus de
tomber frappees a mort par leur maitre ou d'tre cousues dans un sac de cuir et jetees au fond de la mer.
Pourtant si rombre de la valideh Kiosem pouvait revenir dans le harem imperial, elle s'indignerait de
cette decadence et trouverait son sort bien plus beau.
Elle fut etranglee, it est vrai, mais elle etait nee esclave et ne mourut qu'apres avoir regne.
Mme X....

VOYAGE AU KORDOFAN,
PAR M. G. LEJEAN'.
1982. - TEXTE ET DESSINS 1NEDITS.

I
Depart de Khartoum. Silhouettes d'indigenes. Le mont du Diable. Des fonctionnaires peu populaires. Arriyee a Lobeid.

Me trouvant a Khartoum au commencement d'aoilt


1860, et decide a utiliser dans un interet scientifique
les loisirs trop prolonges que me faisaient les vents du
sud qui empechaient toute exploration sur le Nil Blanc,
je m'etais resolu a me lancer dans le sud-ouest, au
Kordofan, avec un vague espoir de penetrer par le pays
des Nouba dans les regions encore inconnues de la
Nigritie orientale. Un ornithologiste romain fort distingue, qui etait de passage dans la meme ville, le
marquis Horace Antinori, de Perouse, ancien membre
de la Constituante romaine, joignit sa petite caravane
a la mienne, societe que je n'eus garde de refuser.
Le 6 aoat apres midi, nous nous embarquions a bord
d'un joli steamer egyptien que son capitaine, M. Louis
de Tannyan, mettait gracieusement a notre disposition
jusqu'a Ondourman, sur la rive ouest du Nil Blanc, ou
nous avions donne rendez-vous a nos chameliers ; et
vingt minutes plus tard nous descendions sur la plage
brillee et onduleuse qui s'etend entre le confluent des
deux fleuves et le village, apres avoir recu les adieux
du docteur Perney et des amis qui nous avaient escortes
-.usque-la.
Nos chameliers n'arriverent que le lendemain ma tin,
1. Voy. tome V (premier semestre de 1862), p. 397.

et nous Mutes heureux de trouver une hutte vide et propre pour nous abriter contre une pluie diluvienne qui
ent suffi a nous prouver que nous n'etions plus en Nubie.
Le 7 au matin, nous nous mimes en route.
Nous avions cinq chameaux pour nos hommes et nos
bagages ; nous montions en outre deux de ces admirabies petits Aries qui sont la providence du voyageur
au Soudan. Sobres, infatigables, doues de jarrets d'acier (les 'tares ont fait en un jour dix-neuf Hones), ces
braves petits trotteurs passent la ou ne peuvent vivre
le cheval ou le chameau. Quant a nos hommes, leur
physiologie serait assez longue a faire ; en voici une
esquisse a grands traits qui les presentera au lecteur.
Mohammed-Skanderani, cuisinier d'Antinori, amene
par lui de la basse Egypte, vrai fils du pave d'Alexandrie (j'oublie qu'Alexandrie n'a pas de pave), serviteur
alerte et ingenieux en voyage, mais au re,,(,s le mecreant le plus irregulier qui soft. I1 ne pent passer a
cOte d'une jolie fille a cheveux tresses et beurres sans
lui adresser la parole; it ne croit guere en Dieu, it croit
peu au Prophete, mais rien au monde ne le ferait manger d'un animal tue en dehors du rite musulman.
If a pour ennemi personnel mon drogman, Carletto,
un Toscan, chasseur d'elephants, en ce moment sans
ouvrage, et qui parle italien de facon a prouver que tous

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
les Toscans n'ont pas le parler classique du baron Ricasoli. C'est dans la compagnie intime de ces deux
originaux que j'ai appris les mots les moins parlementaires de la langue arabe, la plus riche, je crois, qu'il
y ait sous ce rapport.
Je ne dirai rien d'Abdallah, chasseur d'Antinori : c'est
un beau garcon a longues jambes, que j'ai figure l'arme
au bras dans ma vue de l'Abou-Senoun (voy, page 29);
it aura sa place dans la suite du recit. Il est Nubien
Dongolaoui, de meme que mon cuisinier Hessein (le
renard), ruse drele qui a sur les renards a quatre
pieds une superibrite speciale : it ment du matin au
soir. Tous deux ont le blason de leur race trois scarifications longitudinales sur chaque joue.
Je ne fatiguerai pas le lecteur des incidents peu varies
d'une marche dans les steppes qui bordent le fleuve
Blanc. Nous marchons au sud-sud-ouest, en nous ecar-

25

taut peu a peu du fleuve, dont les rives plates et monotones, beaucoup trop vantees par le voyageur autrichien
Russegger, n'offrent a, l'est qu'un seul accident saillant,
le Djebel-Aouli ou Djebel-Chertan (mont du Diable). La
rive ouest est bordee d'ondulations sablonnuses et ravinees qui nous fatiguerent beaucoup et nous menerent
jusqu'a Abou-Sarad , on la route quitte la vallee du Nil
pour suivre un plateau boise parcouru par les nomades.
Nous entrames dans l'oasis cultivee qui forme proprement le Kordofan, a El-Koi, que nous tronvames desert.
Un vieillard reste pres du puits du village nous apprit la
cause de cette solitude. Ii parait qu'un haut fonctionnaire
egyptien voyageait sur la memo route, a quelques heures de nous ; les villageois avaient ete avertis que des
Tures arrivaient, et ils s'l aient enfuis en masse dans les
bon. Ce petit fait en dit plus sur le gouvernement egypden de Kordofan que toutes les refiexions du monde.

Vue du Djebel-Chm tan ou mont du Diable, au Kordofan. Dessin de Karl Girardet d'apres M. G. Lejean.

Trois jours apres, nous etions a Lobeid, capitale de


la province.

II
Esquisse de Lobeid. Le defterdar. Un geographe comme
y en a peu.

Lobeid m'a paru etre une ville de vingt-trois a vingtcinq mille Ames, entierement bade en terre, depuis la
prefecture et la naosquee jusqu'aux plus pauvres habitations. Ce qui lui donne un certain chatme, c'est que
l'espace n'y ayant pas ete menage, la surface occupee par
des jardins et des terrains vagues gazonn es est au moins
quintuple de cello des rues, tours et maisons, de sorte
que la ville vue a vol d'oiseau doit ressembler a une
sorte de jardin anglais , coupe, de massifs grisatres et
traverse par un ruban de sable fin : c'est la riviere de
Lobeid, riviere temporaire que j'ai vue a. sec le matin,
gonfiee a. deux heures du soir, presque s nulle a sept.
Elle n'en a pas moins mange l'ancien bazar, dont les

boutiques effondrees lui font une piteuse bordure a. dix


pas du nouveau.
Lobeid n'a pas quarante ans de date comme ;
elle ne remonte guere qu'a Mohammed-bey, le fameux
defierdar gendre de Mehemet-Ali, conquerant du Kordofan vers 1820, et qui a trouve moyen, apres une dictature semee de barbaries dont l'histoire du monde offre
heureusement peu d'exemples, de rester populaire au
Kordofan. II est vrai que dans ce pays d'injustices,
etait juste ; mais par quels moyens ! Voici, sans cornmentaires, quelques traits de la vie du defterdar.
Un sien jardinier lui avait servi une pasteque qui
n'etait pas assez mitre, it le fit mener au marche et
lui fit briser sur le crane toutes les pasteques qui s'y
trouvaient.
Un autre lui deplait, it le fait jeter nu a, ses deux lions
favoris, dans un coin recule de son jardin. Les lions
repus et a. demi apprivoises epargnerent le pauvre
homme, qui reussit . se construire une cabane avec

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

26

quelques branchages eta vivre de fruits. Le defterdar le


rencontre au bout de huit jours et parait fort surpris de
le voir ; l'homme tombe h genoux et croyant le toucher
lui explique le prodige. Les serviteurs emus murmuraient : n Safer Allah ! (merveille de Dieu.) Merveille
de quoi ? dit le maitre. Cet homme est si mauvais que
les betes memes ne veulent pas le manger ; mais moi je
suis plus mchant que les lions. A En meme temps it
fait saisir le malheureux, et le fait enfermer dans sa
hutte a laquelk on met le feu.
Deux de ses serviteurs lui avaient demande des souliers
neufs a l'occasion de la fte du Beiram. C'est un usage
general en pays musulman de faire un cadeau ce jour-la
aux gens de service. Vous voulez etre chausses, dit le
pacha ; vous allez l'etre , mes amis , et solidement.
Puis it fait venir un marechal ferrant et fait ferrer a nu
les deux malheureux.
Un soldat avait vole un mouton h un paysan; le paysan
avait ete rosse en defendant son bien et vint se plaindre
au prefet. Celui-ci tait gravement occup a attraper
des mouches : c'etait son passe-temps favori. Il laissa
parler l'homme sans l'interrompre , puis quand it eut
fini : a Quel est ce chien, dit-il, qui vient me Granger
pour une affaire de mouton? Qu'on le mene au juge de
paix (el kadi) ! Le plaignant ne demandait pas mieux,
mais ii changea d'avis en voyant le juge de paix : c'etait
un enorme canon toujours charge qui decorait la tour de
la prefecture. Il fut lie a la bouche du canon malgre
toutes ses protestations, et lance dans l'espace
J'ai dit qu'il avait la manie des mouches ; aussi les
gens du Kordofan, grands amateurs de sobriquets, l'avaient-ils appele Abou-Dubban (l'homme aux mouches).
Il en faisait de petits tas sur son divan et n'aimait pas
qu'on y touchilt. Un jour qu'il s'etait absente quelques
instants, it s'apercut qu'on avait enleve ses mouches.
n'tait entre dans la chambre qu'un serviteur nouvellement installe dans la maison. Il l'appela et l'autre avoua
qu'il avait nettoy l'appartement et jete dans la fosse
d'aisances des mouches qu'il avait trouvees sur le divan.
Ah ! to as jete dans la fosse les mouches de ton
maitre I Eh bien ! va me les chercher ! La fosse fut
descellee et l'homme lance dedans.
Je ne raconterai pas d'autres traits plus connus,
comme celui du soldat eventre pour cinq paras (trois
centimes) de lait. Tout alla bien jusqu'au jour oil it plot
a ce terrible homme de battre sa femme, la princesse
Nesli, la file du vice-roi. Celui-ci fit servir a son gendre
ce qu'on appelle un caf a l'dgyptienne, apres lequel on
a tout juste le temps de faire verbalement son testament.
Un dernier mot : le defterdar etait membre de la
Societe de geographie de France. Je le suis aussi, et ne
veux en Hen conclure.

III
Le Kordofan : esquisse historique. Msellem l'eunuque.
Bataille de Bara.

Ce pays populeux , qui compte encore aujourd'hui


douze cents villages au mains, n'a qu'une histoire fort

recente. On ne sait tame a quelle race it faut rattacher


la population indigene, qui ne parle qu'arabe, mais qui
n'a certes pas le type arabe. Je la crois nubienne
nouba, bien qu'on n'appelle aujourd'hui Nouba que lea
montagnards du sud, et que ceux du nord pretendent
etre versus, h une poque recente, de Debbey ou Dabey,
pres Dongola. Ces Nouba du nord ont en effet le meme
type et la meme langue que les Barabra de Dongola.
Les Nubx de Pline semblent avoir habite les montagnes
des Nouba actuels, autour des lavages d'or (on en copte
se dit noub) et jusqu'au fleuve Blanc ; mais cela nous entrainerait a une discussion dont le lecteur n'a que faire.
Les origines de tous ces peuples niliens sont difficiles
retrouver grace a des d6placements eta des destructions
qui continuent meme de nos jours. Les Chelouks, qui
habitaient en 1840 les Iles situees a six heures de Khartoum, ont ete chasses aujourd'hui cent cinquante lieues
plus loin au sud. Ptolemee mentionne un peuple des
Memnones a pen pres au point oh est a present Khartoum,
et nous trouvons actuellement au dela. de la source du
fleuve des Gazelles, sur la frontiere des Djour, une petite
tribu appelee Memnon. J'en aurais bien d'autres a titer.
Il y a un sicle, l'oasis appartenait a l'empire du Sonnaar, qui y avait developpe une prosperit sans exemple.
La bataille de Forcha et la conqute du pays par les
sultans de Darfour, qui etaient plus voisins et qui disposaient d'une redoutable cavalerie, mit fin a cet heureux
kat, et l'histoire du pays se traine a travers les revolutions et les guerres jusqu'en 1820, qu'arriva une armee
egyptienne de 4000 hommes au plus, mais bien disciplinee, sous les ordres du defterdar.
La province' tait alors pour magdoum (vice-roi) un
eunuque nomme Msellem, qui concentra ses troupes a
Bara, comptant que les Nouba du Haraza, retranches
dans leurs montagnes, empcheraient les Turas de passel
la frontiere. Mais le Haraza fut tourne par une manceuvre habile, et le magdoum, avec sa cavalerie mal armee,
eut a soutenir le choc d'une infanterie solide, appuyee
d'une arme jusque-la inconnue au Soudan : le canon.
Le debut du combat ne fut pas favorable aux envahisseurs. Leur cavalerie fut rompue, et le vaillant eunuque,
chargeant au galop les artilleurs egyptiens, les tailla en
pieces dans leurs batteries. Mais les feux reguliers de
l'infanterie decimerent les braves soldats du magdoum, et celui-ci ayant ete tad par un cavalier arabe,
son armee se debanda. Le pays se soumit, consterne
plutet que rank : car le nom de Msellem resta populaire dans l'oasis comme celui d'un heros mort pour la
patrie, et aujourd'hui encore les femmes du Kordofan,
en broyant le mais pour faire le pain, repetent ce refrain
sur un air monotone et plaintif :
Haiti:, Kordofan !
Katalb Msellem askerb !
Maudit soit le Kordofan ! les soldats ont tue Msellem !

Les Egyptiens partagerent le pays conquis en quatre


dictricts ou sous-prefectures, gonvernees chacune par un
kachef on capitaine, et ayant pour chefs-lieux Bara,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

27

LE TOUR DU MONDE.
Kourai, Taiara, l'Abou Haraz. Un cinquieme district
fut forme de la capitale et de la banlieue. La capitale
elle-meme se forma lentement de Pagglomeration de
quelques villages originairement separes par des terres
cultivees : dans cet espace, on haat des casernes, une
prefecture, une mosquee, des habitations de fonctionnaires, toutes constructions assez faciles a reconnaitre
aujourd'hui a leur style arabe, tandis que les anciens
quartiers ne se composent que de toukouls (buttes rondes des Soudanies).
A Lobeid, du reste, bath qui veut un palais ou une

chaumiere : les materiaux sent a portee de la main et


chacun est libre de les employer selon son gait et sur
la place qui lui convient le mieux : on n'a pas a s'inquieter des reglements de l'administration Palignement
est inconnu. Mais si cette liberte a quelque avantage,
est aise de comprendre qu'elle a aussi beaucoup d'inconvenients. Par exemple, a toute maison neuve correspond une large excavation que la saison des pluies remplit bientelt d'une eau croupissante. Tous les chiens,
chevaux ou chameaux morts y trouvent une sepulture
offensante pour la vue, l'odorat et l'hygiene : aussi Lo-

Gendarme arabe.

Trois assistants
indigenes.

Un domestique negre.
Kachef (sous-prefet arabe).

CONSETL PROVINCIAL D 'Al3011-HARAZ (voy.

Officier turc. Negociant kordofan. Le cadi (Arabe).

Assistant indigene.
p. 28). Dessin de Karl Girardet d'apres M. G. Lejean.

beid est-il la ville la plus malsaine du Soudan oriental et j'y gagnai ma premiere fievre.
IV
Le Khor d'Abou-Haraz. Le conseil en plein air. Les pluies :
ma maison croule sur les epaules. La beaute nubienne. Je
pars pour le Haoudon.

Je me 'Alai de quitter cette metropole empestee, et je


partis un soir pour Abou-Haraz avec Antinori. C'etait
une excursion d'une cinquantaine de kilometres, a travers un pays charmant, mais sans grand caractere.
Nous ne trouvames un peu de nature tropicale qu'au
khor d'Abou-Haraz, trois lieues avant la ville.

Un khor, au Soudan, est un de ces torrents qui, a sec


pendant neuf mois de Pannee, roulent pendant la saison
des pluies des masses d'eau que le soleil boit le plus souvent avant qu'elles arrivent au Nil. Aussi les ramifications des khor sont-elles assez malaisees a determiner, a
moins d'une etude topographique que le voyageur a rarement le temps de faire. Le Kordofan, represents jusqu'ici sur toutes les cartes, sauf une, comme un pays
sans riviere, en est au contraire sillonn partout : je ne
sais oil vont les torrents du nord, mais ceux du sud se
reunissent dans le lac de Cherkela, et de la, dit-on, au
Nil. Le vallon d'Abou-Haraz, qui a des flaques d'eau
dans les mois les plus secs, Porte une vegetation admi-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

28

LE TOUR DU MONDE.

rable et exceptionnelle. C'est une foret continue, dont


les essences sont peu variees, mais au tronc de chaque
arbre s'enroulent des plantes grimpantes, et partout
dans le feuillage pointent les couleurs eclatantes des
fleurs, des baies et des fruits. J'ajouterai que le botaniste peut s'y promener sans inquietude, car si j'y ai
rencontre les plus jolis oiseaux du monde, a commencer par cette sorte de flamme ailee qu'on appelle Ignicolor Senegalensis, je n'y ai trouve nulle trace de serpents ou de scorpions.
A Abou-Haraz, petite ville composee d'une centaine
d'habitations eparpillees dans un desordre rendu plus
pittoresque encore par une profusion de jardins entoures
de haies vives, nous fumes loges dans un grand toukoul,
en face de la place du marche quotidien. A un des coins
de la place, a l'ombre d'un vaste tamarinier, les membres du conseil provincial tenaient leurs assises egalement quotidiennes : c'est le casino de l'endroit, et nous

y allions quelquefois, stirs d'un accueil distingue. Le


president etait le sous-prefet Arabe aux traits accentues, moins reguliers toutefois que ceux du kadi (juge),
egalement Arabe, sentencieux et grave personnage, habituellemeut assis sur une selle recouverte d'une peau
de mouton de prix. Un jeune officier turc, blanc et rose,
aux yeux bleus et aux blondes moustaches retroussees,
contrastait par sa petulance avec ces diplomates. Quatre ou cinq notables kordofans, noirs mais nullement
negres, entouraient le divan dans une attitude respectueuse; derriere eux se tenait un gendarme negre,
l'arme au repos, portant 5.1a ceinture un outil qui, au
premier abord, avait l'air d'un moule a halles, mais
qui, vu de pros, n'etait autre que la clef qui sert a ferrer et a deferrer les esclaves.
La saison des pluies nous surprit dans cette retraite
et faillit nous etre fatale. Un jour qu'il pleuvait a verse,
Antinori, couche en face de moi sur son angareb, se

El ouadi gar! (Le torrent arrive!) Invasion d'un torrent dans le lit desseche d'une riviere. Dessin de Karl Girardet d'apres M. G. Lejean.

precipita vers moi, en me criant : a Regardez derriere


vous; le mur se fend! Nous nous jetames les bras en
avant, nous arc-boutant au mur en pise qui baillait d'une
facon formidable, et criant comme des aigles qu'on vint
nous ouvrir. Hestsin arriva fort apropos, et nous nous
elancames dehors au moment meme ou le mur s'ecroulait tout entier d'un cote , entrainant le toit conique
qui se pencha obliquement, comme un chapeau chinois sur la tete d'un homme ivre. L'autorite, prevenue
de l'accident, nous donna un autre logement.
Un autre jour, apres une pluie diluvienne qui avait
rempli la matinee, le temps s'etait rasserene, et nous
dinions gaiement en compagnie du sous-prefet, que
nous avions invite. Apres le cafe nous sortimes, et au
premier coup d'ceil que nous jetames sur la campagne,
nous poussames de veritables cris d'admiration. Il est
impossible d'imaginer scene plus grandiose. Une masse
d'eau bouillonnante et rugissante arrivait de l'ouest,

remplissant tout le bassin du khor, large d'une centaine


sic metres, et chassant devant elle les pietons et les
chameliers, qui voyageaient de preference sur le sable
ferme et fin du torrent. Le soleil, qui se couchait dans
une atmosphere encore humide, incendiait l'occident
de rayons enflammes que refltaient, en les brisant,
les vagues limoneuses et rapides. Le surlendemain, le
fleuve improvise avait disparu : le sable avait tout bu
et avait repris sa surface seche et solide.
Les Kordofans sont une bonne population, et les
gens du village s'etaient vite familiarises avec nous.
Leur industrie particuliere etait la fabrication de tabaka,
jolis ouvrages de vannerie ornementes de paille de couleur. Nous fumes un jour abordes par un beau garcon
vetu de la blanche tunique du faki (pretre seculier), qui,
nous sachant curieux de ces objets, nous invita a venir
voir son atelier. Nous enteames dans une habitation
tres-modeste, propre, precedee d'une petite tour, et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
nous vimes trois femmes occupees a tresser des tabaka.
Pendant qu'Antinori marchandait, je remarquai une
grande et belle fille de seize ans environ, qui me sembla une jeune scour du cure. Faite comme la Venus
de Milo, avec des traits purs et reguliers, de grands
yeux pleins d'une flamme voilee , un teint d'un noir
mat, une attitude a la fois gracieuse et modeste, elle
n'avait Hen de la bouffissure du visage, du noir luisant
et de la petulance tout animate des plus jolies negresses que j'aie vues. Nigra sum, sed Formosa. Je me figure
ainsi l'ideal de la beaut africaine.
J'avais de frequents entretiens avec le kachef d'AbouHaraz, officier fort intelligent. It m'attirait surtout par

29

une memoire geographique surprenante, qui me promettait une ample rcolte de notes et des documents,
but presque unique de mon voyage. Il avait une veritable carte du Kordofan gravee dans le cerveau. Entre
autres recits, .voici ce qu'il me narra un jour et qui me
fit dresser l'oreille.
y a environ six ans, nous avons conquis sur le
Darfour le pays de Katoul et celui de Kadja, oft it y a
quatre-vingt-dix-neuf montagnes. Je fus nomme commandant de Kadja, et charge d'aller percevoir Pimp&
des Kababich qui demeurent autour de la montagne de
Haoudon, a six journees de chameau de Kadja, dans le
desert. Je fus done au Haoudon, mais les nomades

Point culminant de 1'Ahou-3enoun, frontiere du Kordofan vers le Darfour. Dessin de Karl Girardet d'aprs M..G. Lejean.

avaient pris la fuite, abandonnant leurs villages deserts. Je me mis a parcourir ces villages, tous situes
dans les replis de la montagne, et je remarquai avec
etonnement que c'etaient non des groupes de toukouls,
mais comme d'anciennes vil es oil les Kababich s'etalent loges. Les murs, a hauteur d'homme, avaient
des sculptures etranges d'hom iaes et d'animaux, comme
chevaux, girafes, antilopes et tutres. On distinguait les
hommes a leurs armes, les femmes a leurs seins nus.
Je n'ai pas vu d'ecritures. Il y avait une source dans la
montagne, alimentant les villages.
Je n'hesitai pas, et me tom p ant vers Antinori, je lui
dis simplement :
Mon cher ami, je vais au Haoudon.

Je vous accompagne, me repondit-il aussitbt.


Nous requimes des chameaux sur l'heure, et des
qu'ils furent arrives, nous partimes pour Kadja, d'ofi
nous devious gagner les fameuses ruines.
V

L'Abou-Senoun. Mes chameliers refusent d'avancer. Les


Medjanin. Un colonel soigneux de ses soldats. Retour
Lobeid.

Je fais grace au lecteur de la serie d'inductions a l'aide


desquelles je me fortifiai dans l'idee (que j'ai reconnue
fausse plus tard) que le Haoudon etait situe entre Kadja
et le Darfour. Parti Cl'Abou-Haraz, j'arrivai le lendemain
l'Abou-Senoun, l'un des plus escarpes des massifs de-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

30

LE TOUR DU MONDE.

converts qui dominent la plaine kordofanienne. Le soir


meme j'en fis l'ascension, que j'ai un peu plus tard esquissee de souvenir :
Quand je fus arrive aux deux tiers du mont, une
muraille a pic, nue et lisse, m'empecha d'aller plus
avant. Je m'arretai au bord d'une charmante source,
seule eau courante que j'eusse vue depuis que j'avais
quitte le Nil. Dans toute cette portion de l'Afrique, les
montagnes ont seules le privilege de possder des eaux
vives, que le sol absorbe avant memo qu'elles aient atteint la plaine. Je m'assis alors et embrassai du regard
l'ensemble du paysage. Au levant, la vue s'tendait
deux grandes journees de marche bien au dela de Lobeid : les villages et les cultures disparaissaient dans le
tapis vert de la fork, qui, de cette hauteur, faisait l'effet
d'une pelouse parsemee de gigantesques baobabs d'un
vert sombre. Elle se prolongeait au couchant vers le
Darfour et entourait deux collines qui, par une bizarrerie geologique, montraient deux sommets a peu pres
cylindriques, semblables a des mines feodales. On eta
dit deux forteresses antiques baties pour pro-Leger la
frontiere de la province'.
C'est ce coin de paysage que j'ai esquisse dans la vue
de la page 29. La source est a quelques pas sur la
droite : l'horizon est forme par l'immensite du Darfour,
terre promise du voyageur qui peut, de loin, la sonder
du regard, a condition de n'y jamais entrer.
Ici mes chameliers se mutinerent serieusement et declarerent qu'ils n'iraient pas plus loin. Dans un village
oil nous avions passe la nuit precedente, les Arabes
Medjanin, sujets du Darfour, avaient fait nue razzia la
veille, ensanglante la bourgade, enleve du 1366,1 Il
faut savoir que la frontiere des deux pays est formee
par un desert de huit jours de large, perce de puits
nombreux, of stationnent des tribus de brigands qui se
donnent les noms les plus bizarres. Les uns se nomment, je crois, les gueux, les autres les foul (Medjanin).
Its viennent quelquefois pAturer sur le territoire egyptien, bien qu'ils se disent sujets darfouris, et brigandent a l'occasion, a peu pres stirs de ne pas etre repriInes par la force armee du Kordofan. Je dirai a cette
occasion un trait original qui date de mon voyage dans
ce pays.
Un notable d'un village des environs de Taiara est
razzie par le chef d'un village voisin, qui lui enleve
quatre cents vaches. L'offense va a Lobeid et demande
justice au colonel commandant la province. Celui-ci ref:Whit gravement et rpond :
Tu te plains d'avoir ete vole par ton voisin. A ce
que tu me dis, c'est un homme hardi, qui a beaucoup
d'amis; it pourrait done avoir l'idee de resister a mes
soldats. Il pent y avoir conflit; un soldat peut etre tue,
pent-etre memo plusieurs. C'est touj ours tres-fticheux
qu'un soldat soit tue. Le vice-roi m'en a confid un regiment, c'est pour que j'en aie soin et que je le lui rende en
bon kat, s'il plait a Dieu. Ton voisin, quoique mechant
1. Revue des Deux Mendes, 15 fvrier 1862.

homme, paye l'impOt regulierement ; toi, it te reste


assez de bien pour le payer aussi. Du moment que le
revenu du vice-roi n'est pas menace, en quoi, el mon
&ere, ton malheur regarde-t-il le gouvernement? Reunis
tes amis, si tu en as, attrape ton voleur, et avec un peu
de bravoure, tu rentreras dans ton bien, s'il plait a
Dieu.
Pour en revenir a nos chameliers, ils nous declarerent poliment , mais nettement , qu'ils etaient payes
pour nous escorter et non pour se fair tuer. C'etait
assez logique, et nous fumes ramenes a Lobeid, un
peu comme des gens gardes a vue.
Comme nous tenions fort a nos antiquites et qu'il se
trouva a propos a Lobeid un chef des Nouba du Haraza,
qui nous declara qu'il s'en trouvait chez lui et qu'il les
connaissait, nous nous mimes en route au bout de dix
jours pour cette montagne, munis d'une lettre du chef
pour son frere qui le remplacait provisoirement.
VI
Une aventure tragique. Le prix du sang. L'aokanUe. Un
sous-prfet bien nomm. Kalmar : rectifications des cartes.
Sortie du Kordofan.

De Lobeid a Koursi, nous marehames nord-nord-est,

a partir de cette petite ville, nous inclinames au nord.


Nous traversions un pays d'une fertilite incroyable, eu
egard a la composition du sol, entierement forme de
sables rougetres extremement fatigants pour la marche. Un peu avant Koursi commence une waste foret
percee d'innombrables clairieres oa pointent les villages.
A l'un de ces villages, portant le nom assez sinistre
de Chenaga (le lieu oft l'on pend), nous dimes une petite altercation amenee par la brutalite d'un de nos
hommes, et qui pent donner une idee des mceurs indigenes.
Un de nos chameaux etait surcharge ; nous fimes dire
par le drogman au chasseur Abdallah de battre la foret
et de loner pour un jour on deux le premier chameau
qu'il trouverait, afin de lui donner une partie de la charge
du premier. Abdallah rencontra un chameau garde
par an jeune Arabe, et trouva plus economique et plus
aise de le prendre que da le loner. Abdallah avait &Le
soldat negrier sur le fleuve Blanc et en avait garde les
habitudes. L'Arabe ayant fait mine de resister, notre
chasseur le couche en joue ; le jeune homme se sauve, et
au moment oil it se retourne pour voir s'il est poursuivi,
le coup part, et une trentaine de petits plombs se logent dans son epaule, quatre ou cinq dans le con et
la joue.
Nous ignorions cette petite scene, et arrives au village, nous venions de camper sous un grand arbre au
milieu du bourg, quand nous entendimes dans les maisons voisines une rumeur etrange, suivie des gemissements qui precedent; chez les Soudaniens, nue aremonie funebre. Nous interrogeons nos hommes, et
Hessein, ravi d'avoir a accuser un camarade, racont
l'histoire du coup de fusil. Au memo moment, d'un sen

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

31

LE TOUR DU MONDE.
tier sparant des champs de dounah, debouche une colonne d'indigenes, en tenue de guerre, sur deux de
front, chaque homme ayant un bouclier au bras gauche,
deux ou trois lances a la main droite. Du reste, pas un
cri, pas un geste provocateur, mais le calme bien autrement menacant des gens forts de leur bon droit. Au
lieu de venir a nous, ils s'etablirent a l'ombre d'un
arbre voisin et se mirent a deliberer ; une autre colonne moins forte deboucha d'un autre cote et vint se
joindre a eux. Au bout de dix minutes, deux hommes
barbe grise, suivis d'une vingtaine de jeunes gens, se
dirigerent vers nous.
Je pus a cette occasion constater sur moi-meme
quel point un danger palpable et visible laisse de libert
a l'esprit. Je n'ai pas la pretention de faire du courage
militaire ; mais dans la position facheuse ou me mettait
l'acte sauvage de l'un de ribs hommes et ou fetais bien
la merci des gens qui venaient en demander raison, je fus
presque humilie de constater que je n'eprouvais pas Pombre d'une emotion physique, de celle par exemple qu'on
eprouve en face de quelqu'un que Von aime ou que l'on
hait tres-violemment. Je sentais tout au plus une curiosite d'enfant; le &sir de voir 0 comment cela tournerait. ' Un des deux parlementaires s'accroupit au pied
de mon angareb et nous fit ce petit discours :
g Nous sommes les sujets obeissants du vice-roi ; nous
payons les impots et les requisitions de bceufs et de
chameaux, quoiqu'elles soient lourdes ; nous- obeissons
sans nous plaindre a des requisitions illegales : des fors
pourquoi tire-t-on sur nous sans motif ? Le sultan luimeme n'a pas le droit de mettre un homme a mort sans
jugement. Etes-vous plus puissants que le sultan ?
Nous fimes repondre :
Ce n'est pas nous qui avons tire sur un des vOtres.
Nous sommes des Francs, et les Francs ne tirent pas
meme sur un oiseau sans necessit. C'est un Dongolaoui, un des veitres, qui a fait feu sans noire participation : it est coupable, et nous desirons que quelques-uns
de vous nous accompagnent jusqu'au poste militaire le
plus voisin, afin qu'il soit juge selon les lois du pays.
Ces paroles conciliantes fluent bien accueillies, mais
les mots de lois du pays ne semblerent pas produire une
bonne impression. Evidemment on s'y fiait peu. 0 Quand
le coupable mourrait sous le baton, le blesse en guerirait-il plus vite ? n disaient les villageois ,; et ils insinuerent une reparation financiere. Cela nous allait assez.
Nous primes a part un vieillard a figure rusee, a barbe
blanche, qu'a son encrier pass h la ceinture nous jugeames etre le faki, le cure notaire du lieu, et nous le pritimes
de parlementer pour nous aupres de la famine. Aprs un
long palabre , celle-ci se contenta d'une indemnite de
trois talaris (quinze francs soixante-quinze centimes) , et
de quelques soins pour le blesse, qu'on nous amena sur
un brancard ombrage de feuillages. J'avais heureusement
une bonne trousse de chirurgie, present de mon excellent ami le docteur Fr... ; Antinori, qui avait fait la
-campagne de 1848 en Wilkie et se connaissait en blessures d'armes h feu, reussit h extraire fort adroitement

force grains de plomb que les assistants se passaient de


main en main avec une curiosite ingenue. Le coup ayant
porte obliquement, tous les plombs etaient loges a une
certaine distance des ouvertures qu'ils avaient faites, ce
qui obligeait a des scarifications que le blesse, beau garcon d'environ vingt ans, supporta sans la plus legere
contraction du visage. Nous donnames un peu d'huile
pour les pansements des jours suivants et assurames au
contentement general que dans dix jours it n'y paraitrait
plus.
Au moment ou nous finissions, la Loi se presenta sous
la figure d'un beau et fringant cavalier suivi de deux
acolytes : c'etait le sous-prefet de Bara, averti, accourait en toute hate. II etablit ses assises au bout du
village, devant une sorte de mairie, et envoya vers nous
un gendarme dandy, tout soie et tout sedan, qui, apres
nous avoir sallies, se mit en devoir d'empoigner Abdallah, qui tait plus mort que vif.et ne paraissait pas tenir
h. etre juge par les tribunaux reguliers de sa patrie. Nous
voultimes detourner l'orage et fimes presenter au gendarme la pipe et le caf. Ines prit avec force remerciments, et ayant bu et fume, it se leva, salua encore et se
remit en devoir d'empoigner. II n'y avait qu'a s'incliner
devant la loi et devant cette vocation d'empoignement
commune, a ce qu'il parait, a tontes les gendarmeries
du monde. Seulement au bout d'un quart d'heure, nous
allames au tribunal voir comment cela tournait pour le
malheureux tireur. Apres avoir pris le caf et echange
quelques compliments avec le magistrat, nous reclamames le delinquant, alieguant que le prix du sang avail
te regle. Abdallah etait si bouleverse qu'il n'avait pas
songe h exhiber le contrat qu'il portait dans un coin none
de sa toge. Le sous-prefet avait l'air un peu vexe de voir
echapper le coupable ; mais le contrat tait inattaquable,
et nous nous separames bons amis.
Depuis ce jour jusqu'a notre arrive a Khartoum,
Abdallah n'a pas memo tire sur un moineau.
Nous continuames notre route h travers une plaine
monotone et des steppes couverts d'un chardon appel
dans le pays azkanite. J'ignore le nom scientifique.
L'azkanite a une tige de quarante a cinquante centimetres de haut, terminde par un chardon gros comme un
tres-petit pois, se detachant de la tige au moindre contact
et adherant fortement a tout ce qui peut lui offrir une
prise, principalement aux tissus. II est impossible de
chasser a pied dans une plaine semee d'azkanites, et
memo a cheval, on n'est pas exempt d'accidents burlesques. M. Thibaut, ayant fait une chute sur un tapis de
cette plante maudite, dut abandonner tous ses vtements
et se sauver tout nu dans le village le plus voisin. Moimme, la veille de l'affaire de Chenaga, j'avais ete culbute dans un fourre par un chameau effraye, et m'en
tais releve dans un piteux etat. II y avait h cette date
Koursi un sous-prefet de caractere atrabilaire, et que,
suivant un mot populaire, on ne savait par quel bout
prendre. Les gens du pays, railleurs par caractere, lui
avaient donne le sobriquet d'Azkanite, et ce nom s'etait si
bien incorpore a ce malheureux, qu'en dehors des act

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

32

LE TOUR DU MONDE.

officiels, le peuple ne lui en connaissait pas d'autre.


Nous demandions quelque part des poules : Il n'y en
a plus, monsieur, Azkanite a passe par ici avant-hier
avec ses gens, et a pris toute la volaille disponible.
Peut-on trouver des chameaux? Oui, sauf du cote
du Grennie, Azkanite a requis ceux-la pour aller dans
le sud.
Concoit on en France, par exemple, un arrondissement dont le sous-prefet ne serait connu de ses administres que sous le nom de M. Porc-Epic?
Au bout du steppe, nous descendimes dans un khor

desseche, qui semblait venir d'assez loin dans ]e sud, et


qui se terminait dans un bassintriangulaire a fond de
sable, egalement desseche, domin par un petit groupe
isole de montagues et un assez grand village, ou nous
passames la nuit. C'est ce que les cartes figurent par un
petit lac et un village note Ketschmar, eau saumatre.
Le lieu s'appelle en realite Kaimar, et l'eau n'est pas
plus saumatre que celle de la Seine ; it est vrai qu'au
Soudan j'ai bu taut d'eau couleur d'absinthe ou d'encre,
que j'ai pris l'habitude de trouver excellente une eau
qui n'est pas pire, par exemple, que celle qu'on peut

boire entre les paves des rues de Paris apres une


averse abondante.
C'est ainsi que tous les voyageurs, sauf M. Ch. Didier, appellent saumatre reau du Bir-Mourad, au milieu
du desert de Korosko. Je conviens qu'elle a, etant fraiche, la couleur qu'on obtiendrait en versant une cuilleree
de macadam liquide dans une tasse de cafe noir ; mais
a part cela, quiconque boit de Gate excellente eau apres
quarante-cinq lieues de desert aride, eprouve une jouissauce que je defie mes lecteurs de goilter en face d'une
glace savouree en plein juillet devant le cafe des Varietes.

A Kaimar, je sortis de l'oasis du Kordofan pour entrer dans le desert. Je merendis de la a Kharthoum en
suivant une route brisee comme un N pose hurizontalement, et passant par les monts Zer'aoua, Haraza, l'oasis
d'Abou-Gonatir, le mont Lao -Lao et le bras d'Echegoub,
lateral au Nil blanc. Sur cette route, je fis quelques decouvertes : je faillis mourir, et je fus victime du ragle,
cette maladie bizarre qui n'est que trop reelle et que je
me garderai bien de souhaiter a ceux qui en contestent
l'existence.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

G.

[email protected]

LEJEAN.

LE TOUR DU MONDE.

33

Grotte de Mar.Georgious, pres de Djebel. Dessin de A. de Bar d'aprs un dessin de M. Lockroy.

VOYAGE EN SYRIE.
MISSION DE M. RENAN EN PHENICI.E,
PAR M. E. LOCKROY.
60. TEXTE ET DESSINS INEDITS.

I
La Phenicie. La vile de Djebel. Gouvernement. Etat des antiquites. Fetes a l'occasion des fouilles. Etat du pays chretien.

Les villes de Phenicie auraient et de pauvres villes


et les Pheniciens de pauvres sires, si villes et gens
avaient ressemble a ce que nous voyons aujourd'hui.
Jamais, je crois, decadence d'un peuple ne fut plus
complete. Les Pheniciens modernes ont tout oublie
arts, commerce, navigation, ecriture meme. A peine
quelques barques de pecheurs s'abritent-elles dans
leurs ports : le moindre coup de vent les effraye et les
fait rentrer ; ce peuple de marins a peur de l'eau. On
s'etonne en voyant les royaumes microscopiques qui
composaient la Phenicie du role qu'ils jouerent dans
l'histoire. Les anciens ont tout vu par le gros bout de

la lorgnette : le plus petit rocher leur semblait une


montagne, un bouquet d'arbres une foret, quatre bicoques une ville ; d'une mare ils faisaient un lac, et les
ruisseaux de cette poque passaient pour fleuves ,
bon march. C'est, je crois, a leur imagination un peu
ardente que la Phenicie doit en grande partie sa reputation. Ou les historiens de l'antiquite se sont bien
monte la tete a son endroit, ou ses habitants ont singulierement degenere.
La mission scientifique dirigee par M. E. Renan
avait pour but de recueillir et d'etudier tout ce qui pouvait se rapporter a ce pays aussi clbre que peu connu.

VII. 159 LB,.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

34

LE TOUR DU MONDE.

La tithe n'etait point facile : cette malheureuse Pheni- s'echappa nuitamment par une porte secrete qui existe
cie a etc si bien battue, volee, depouillee par chaque encore dans la muraille nord de Djebel, celle-ci n'avait
passant (Alexandre est du nombre) qu'il ne lui est que pas vu de soldats franQais. Us venaient clairons en
bien peu reste de ce qu'elle possedait, et encore ce peu- tete, et le musulman Mustapha Gannoum , l'un des
la parait-il ne lui avoir jamais legitimement appartenu,
quatre gouverneurs, seul debris du vieux parti de Sataut elle a fait d'emprunts a l'Assyrie, a l'Egypte et a
ladin, s'inclinait en les voyant passer.
la Grece.
Byblos, qui, autrefois, occupait une petite hauteur au
Les fouilles qui, plus tard et grace au genereux con- bord de la mer, a aujourd'hui degringole dans une de
cours de l'armee, devaient s'executer sur quatre points a
ces ravines peu profondes appelees en Normandie avalla fois, a Saida (Sidon), Sour (Tyr), Amrit (Marathus), leux : une tour, une forteresse plutet, et l'une des plus
et Djebel, commencerent dans cette derniere ville.
belles que possede la Syrie, elevee sur l'emplacement
Djebel, dont le nom phenicien est Gebal et le nom de la cite antique, dominant la ville des croisades, a lagrec Byblos, moins heureuse que Sidon, laquelle a touquelle la Djebel moderne a succede. Djebel est presque
jours conserve une certaine importance, est tombee dans
entierement en ruine : chaque hiver abat quelques-unes
un etat d'abaissement difficile a comprendre. Les Gide ses maisons; l'ouragan joue avec elles comme un enblites , celebres par leur science architecturale , ont fant avec des capucins de cartes ; les plafonds s'effronoublie a ce point de travailler la pierre qu'aujourd'hui
drent, les murailles se disjoignent, mais par un bonheur
ils essayent sans cesse, et avec plus de constance que
particulier au pays, ne s'ecroulent jamais sur la tete de
de bonheur, de faire fonpersonne. Il me souvient
dre les vieilles colonnes
qu'etant un jour dans un
de granit dont leur ville
village du Liban, j'entenest remplie et qu'ils suppodis tout a coup un fracas
sent etre du metal. Quatre
epouvantable : mon like,
mudzellins ont remplace
ayant mis la tete a la fedans l'exercice du pouvoir
netre : Ne vous derangez
les anciens et les prepas, me dit-il, ce n'est
Hen; c'est l'eglise qui
tres 1 qui commandaient
vient de tomber.
a Gebal. Je ne sais ce que
Le bazar de Dje b el est sipouvait etre le gouverne tue en dehors de sa vieille
ment de ceux-ci, ni s'il
enceinte : c'est une rue
fonctionnait avec dignite :
bordee des deux cotes de
leurs successeurs, qui ont
du ranger la savate au
petites boutiques, ayant
l'air de bones, couvertes
nombre de leurs etudes
par places de nattes epaispolitiques, n'administrent
ses pour interdire au soleil
qu'a coups de poings et rende penetrer, et a l'entree
trent souvent chez eux avec
de laquelle, sur la droite,
quelques dents de moins
Tombeaux anciens pres de Djebel (fouilles de Djebel). Dessin
s'etend le cimetiere. Le
et un nil poche. Gest seude A. de Bar d'apres une photographic de M. Lockroy.
port a a peine assez d'eau
lement de cette maniere
qu'en Sync les grandeurs changent les hommes; ils
pour les Sept ou huit barques de peche que possede la
restent, au moral, aussi nuls que leurs administres.
ville : it est litteralement pave de filth de colonnes en
granit, debris des temples antiques. Deux tours, conDepuis le temps des Antonins, on elle retrouva son
ancienne splendeur, Djebel a eprouve bien des mesastruite s au moyen age, dont les murailles laissent voir ca
ventures : la guerre et la maconnerie, deux fleaux pour
et la des fragments de sarcophages romains, en gardent
l'architecture ancienne, ont tour a tour detruit ses mo- l'entree. De l'endroit on elles sent baties, Djebel prenuments. Elle fut prise par Zimisces, par les Arabes,
sente, selon moi, un aspect charmant : ses maisons
par les croises ; les Genois s'y etablirent. Reprise par demi ruinees ou qui semblent l'etre, descendent des
Saladin, elle passa ensuite sous le long des Turcs, et deux cotes de la ravine au milieu des jardins, melees
c'est la, certes, pour une ville, comme pour une na- aux arbres ou cachees derriere les haies de plantes grasses. A gauche, on voit le haut de l'eglise Saint-Jean,
tion, le plus humiliant des malheurs.
Vers le milieu de novembre 1860, la compagnie du contemporaine du chateau ; devant soi la ville en amphitheatre, le petit port on sont ancrees les felouques ;
16e bataillon de chasseurs a pied, accordee a la mission
par M. le general commandant en chef l'expedition, faiau loin, les sommets coniques du Liban, et, dominantle
sait son entree triomphale dans la vine sacree d'Adonis.
paysage et la ville, une tour enorme, non pas noircie et
Depuis le jour on, en 1266, la garnison chretienne triste comme les ruiner de notre pays, mais eclatante et
fraiche de couleur, se decoupant le matin vigoureusement sur le ciel, doree le soir par le soleil couchant.
1. Voy. le rapport de M. Renan, fevrier 1861.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

35

LE TOUR DU MONDE.

Le pays chretien dans lequel Djebel est bAtie fut, en tant de longues lances, entraient a toute bride dans la
1855, bouleverse par une revolution qui chassa les foule ; les sabres voltigeaient, en ayant l'air de chercher
cheiks, ses anciens maitres. Depuis ce temps, it jouit des totes a cueillir ; les fusils (fabrique de Liege) achetes
d'une absence totale d'autorites, et les divers pouvoirs sept, dix ou douze francs a Beyrouth, etaient charges
qui se disputent la Syrie, le pacha turc, le caimacan, jusqu'a la gueule, et comme s'ils eussent aussi voulu
les beys de la montagne , etc., etc., envoient dans temoigner leur joie, les ressorts se brisaient, les canons
les villes un delegue qui les represente ; c'est ainsi que
crevaient, les crosses se fendaient avec un entrain qu'on
Djebel en avait quatre, c'est-a-dire au moins trois de out vainement demande a des armes de prix. J'ai vu un
trop.
homme tirer toute la journee avec un fusil qui, chaque
Nulle part peut-etre Part antique n'a ete moins res- fois partait, faisait sauter sa batterie a terre : le
pecte qu'a. Byblos. Ses edifices ont servi a faire des mai- tireur l'allait tranquillement chercher, la rajustait et
sons ; ses necropoles ont ete violees a toutes les epoques. continuait le feu. Ces demonstrations, pour etre tresDepuis des siecles, it y a en Syrie des hommes qui font vives, n'en etaient pas plus sinceres, et cet enthousiasme,
la chasse aux morts : le mort est un gibier craintif, sur- bien qu'il prIt la forme d'une alienation mentale, et peuttout quand it appartient a Pespece phenicienne, et les etre a cause de cela, n'etait pas tres-reel. Aucun sentiGiblites ont, pour le trouver, une merveilleuse adresse. ment, si ce n'est le sentiment personnel, n'est bien profond en Orient. L'Orient ne s'attache qu'a la forme :
Au reste, it faut convenir que les generations eteintes
est le pays de Brid'oison. Hommes et choses y ont
ne se sont pas elles-memes traitees avec beaucoup de
deux faces ; l'une,
respects. Quand les morts
nee a etre vue, l'autre
pheniciens se furent endormis pour toujours dans
rester cachee. Le moindre
gardeur de bestiaux y a
les grottes sepulcrales
qu'ils s'etaient creusees,
une allure biblique : de
les morts grecs, cherchant
loin, on croit voir Abraham; de pros, c'est un
a se caser, ne trouverent
gueux vetu de loques,
rien de mieux que de metest patriarche a vingt pas,
tre a la porte des necrogoujat a deux. Venus et
poles leurs proprietaires
sentiments y sont comme
legitimes, et, apres avoir
les habits. J'ai souvent eu
fait au logis quelques rel'occasion d'examiner le
parations de bon goat, de
vetement des princes du
prendre ]eurs places et de
pays ; Pexterieur un drap
se coucher dans leurs lits.
fin, lustre, etincelant d'or ;
Les morts romains a leur
pour le doubler, une etoffe
tour, qui ne voulaient pas
commune, sale, en lamrester a l'air, traiterent
beaux. On a dit de la Rusles Grecs comme ceux-ci
sia que c'etait une facade ;
avaient traite les PheniPierres anciennes, A Djehcl. Dessin de A. de!Bar d'apres
l'Orient, c'est la veste d'un
ciens, avec un sang-gene
une photographieldeaM. Lockroy.
emir ; gare la doublure
inconvenant de la part de
trepasses. Les morts chretiens firent memo chose aux Tout n'y est qu'apparence, et le soleil lui-meme y
Romains idolatres, et les sepultures devinrent des au- doit avoir un envers.
berges. Seuls, les morts musulmans n'oserent entrer
L'arnvee de Parmee francaise avait mis fin aux masdans ces souterrains, de peur de ne plus pouvoir en sacres qui, pendant Pete de 1860, ensanglanterent la
sortir au jour du jugement.
Syrie.
Les malheureux chretiens etaient encore , au moL'arrivee de la compagnie et le commencement des
fouilles furent le pretexte de fetes et de fantasias. Les ment oil commencerent les travaux de la mission, enGiblites se couvrirent d'armes de toutes sortes, brillerent tasses dans les villes de la ate, oft la guerre les avait
de la poudre, firent des evolutions militaires : nous etions forces de chercher un refuge. Deja, depuis longtemps,
en pleine paix, et c'est ordinairement ces moments-la en Syrie, j'avais vu leurs rnaisons en ruine et les cadaque les chretiens dtaiban choisissent pour se montrer vres d'un grand nombre d'entre eux encombrant leurs
guerriers. Le courage est a l'ordre du jour : on massacre villages detruits.
des Druses imaginaires et l'on poursuit des musulmans
La Porte, malgre une severite apparente, s'efforcait
de sauver les Druses. Sa connivence etait palpable : elle
ab straits. C'etaitun tapage effroyable, une ivres se inoule
on se serait cru au milieu du bouquet d'un feu d'artifice ;
ne leur reclarnait que mollement Pindemnite due aux
les pistolets partaient tout souls ; les tromblons se de- chretiens, et elle continuait a accabler ceux-ci d'impOts :
chargeaient d'eux-memes dans vos jambes ; des chevaux elle faisait partir des convois de massacreurs pour Stamfantastiques vous foulaient aux pieds. Les cavaliers, agi- boul; mais, au lieu de les envoyer au bagne, comme cela

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

86

LE TOUR DU MONDE.

etait convenu, elle les incorporait dans ses regiments,


toujours incomplets. L'armee et les galeres se melaient si Men qu'on ne savait plus, en rencontrant un
soldat isole dans la campagne, si c'etait un forcat en
conge ou un militaire en rupture de ban.
Fuad-pacha, qui dirigeait ces operations avec une
habilete au-dessus de tout blame, affectait de traiter
legerement les questions les plus graves.
Voyez-vous, mon cher, disait-il un jour a l'un de
mes amis, Druses, musulmans, Mtualis, maronites,
je les mets tous dans le meme sac, et, ajouta-t-il en
riant, je n'ai qu'un regret, c'est de ne pouvoir jeter ce
sac-la a la mer.
Certes, si une puissance honnete quelconque eta
voulu, realisant ce desir, se debarrasser de tout ce qui
avait joue un rOle peu honorable dans les massacres de
1860, jene doute pas qu'elle trouve, elle aussi, dans
le meme sac, une petite place pour le ministre ottoman.

II
Populations de la Syrie. Fouilles executees a Byblos. Resultats.
Vie de la compagnie des chasseurs a lljebel.

La Syrie est pent-titre, de tons les pays du monde,


celui oa le plus de races et de religions differentes sont
rassemblees dans un plus etroit espace.
Bien qu'unpeu partout disperses, les maronites, chretiens soumis a l'Eglise romaine, habitent plus specialement le versant occidental du Liban, depuis Beyrouth
jusqu'a Tripoli. Les Druses, dont la religion si Mare
a pour secret de n'en avoir aucune, peuplent le Metu, le
Hauran et quelques parties de l'Anti-Liban. Les Metualis, musulmans chiites, venus de Perse, s'etendent au
sud, dans les districts de Saida, de Sour, jusqu'aupres
de Saint-Jean-d'Acre, au nord, dans la plaine de Baalbek,
et sur tout le versant est du Liban. A partir de Tripoli
enfin jusqu'a, Antioche, on trouve des Ansaries, peuplade

Grotte spulcrale de la n6cropole de Djebel, Dessin de A. de Bar d'aprs une photographie de M. Lockroy.

peu connue, divisee en plusieurs sectes, dont la plus


Mare fut celle des Hadchachins, qui avait pour chef le
Vieux de la montagne. Viennent ensuite les Bedouins,
les Kurdes, les Turcomans ; ceux-la, ne font guere que
passer; puis les juifs, les Armeniens, catholiques et
schismatiques, les Grecs catholiques et schismatiques,
les Chaldeens catholiques et schismatiques, les musulmans de race arabe et les Tures. Toutes ces races,
toutes ces religions sont melees dans le pays. Elles y
ont vecu cote a cote pendant des siecles, sans que le
voisinage, la cohabitation, pour ainsi dire, ait pu
amoindrir les haines qu'elles se portaient mutuellement.
D'apres les meilleures statistiques, le nombre des
maronites s'eleverait a cent cinquante ou deux cent
mille Ames, celui des Druses a soixante ou soixantecinq mille, celui des Metualis a quinze ou vingt mille,
celui des musulmans a huit ou dix mille seulement.
Dans les villes du littoral on trouve la population

levantine : cette population est, en general, le resultat


d'un mlange d'Arabes, d'Italiens, de Grecs et de Maltais. Elle existait des la plus haute antiquite. Se recrutant sans cesse dans les tats riverains, elle s'est repandue
sur toutes les ales, et une meme famille commercante
se donne aujourd'hui la main du mont Liban au detroit
de Gibraltar. Les hommes qui la composent, issus de
races etrangeres au pays oil ils sent nes, n'eprouvent
pour lui que peu d'affection. Voyageurs, ils n'ont point
pour s'en souvenir une langue maternelle, ce present
que nous fait la patrie pour que nous ne puissions l'oublier ni pendant l'absence, ni dans l'exil. Leurs commis
leur ont refait une famille ; les comptoirs de Malte, de
Constantinople ou d'Alger leur ont donne des concitoyens. La mer Mediterranee n'est plus que la grande
place d'une petite ville ; elle est devenue essentiellement cancaniere. On connalt jour par jour a Gibraltar ce que fait M. A.... a Smyrne ; on s'entretient

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

lonpol w ap attidu2oloqd run saalv .p ruff up y up ulssaa aqara ap nuargo

lit i

II I! ,11141,1111.1.,

ir1111),
mom

11111111,,p,o,.,,,,

ito
L1031,114 11.

38

LE TOUR DU MONDE.

a Marseille des toilettes de Mme ***, qui habite Alexan- quefois la forme d'un prisme triangulaire, mais touj ours
drie : on sait parfaitement sur tout le littoral quelle brutes, sans inscriptions et sans ornements. Je ne
est la conduite de Mlle X.... ou de Mlle Z.... a Alexan- connais Tien de plus frappant que ces grottes desolees,
drette ou a Trieste, et les navires qui passent se racon- oa neuvre lente des stalactites a reconvert les devastatent de petits scandales entre deux vagues.
tions des siecles. Quelques caveanx offrent une parIl est temps de revenir h la mission scientifique de ticularite etrange : de nombreux soupiraux cylindriques
Phnicie. Voici, dans son rapport a l'Empereur, com- creases dans le roc avec un soin extreme, souvent sur de
ment s'exprimait M. E. Renan, au sujet de Byblos :
grandes epaisseurs, aboutissent a la vofite, et portent a
Peu de points exercent, au premier coup d'aeil, sur l'interieur l'air et la lumiere. , Les necropoles ne ful'investigateur un attrait aussi fort que Djebel. Les in- rent pas seules fouillees : les efforts des travailleurs se
nombrables fats de colonnes de marbre et de granit, qui porterent aussi aux environs de la tour qui domino la
sont epars ch et la, un sol tourmente, dont chaque coupe ville : Une construction phenicienne, d'un haut interet,
laisse voir des debris superposes de tons les ages, les a &Le le fruit des fouilles que nous avons fait executer
legendes qui nous montrent Byblos comme la vile la sur la colline ou est sane le chateau; elle se compose
plus ancienne du monde, les souvenirs mythiques de d'une base carree, massive, en pierres colossales.... Une
serie de details, maintenant hors de place, permettent
Cyniras, d'Adonis, d'Osiris; les souvenirs plus historiques de la part que prirent les Giblites a la construction de recomposer en partie l'edifice primitif.
du temple de Salomon, l'importance de Byblos dans la
Une foule de debris cependant , que la destruction
renaissance phenicienne du temps des Antonins, le role memo avait conserves, se retrouvaient a droite et a gaureligieux de premier ordre qu'elle joua a cette poque, che dans les murailles des maisons, sur les routes, aul'ouvrage inappreciable de Philon de Byblos (Sancho- dessus de la porte des eglises.
niathon), dont cette ville fut le berceau et est encore le
Autrefois , centre du culte d'Adonis, Byblos voyait
commentaire, tout se reunit pour exciter la curiosite et
autour d'elle, sur chacun des mamelons qui descendent
donner l'envie de remuer des decombres qui doivent tumultueusement du Liban jusqu'a la Mediterranee,
couvrir taut de secrets. 0
des sanctuaires ombrages de caroubiers et de cactus;
Il suffit, en effet, de parcourir un pen la campagne c'etaient des temples de toutes formes, de toutes granqui avoisine Djebel pour decouvrir a chaque pas la trace deurs , quelquefois de simples autels. Couronnant et,
des anciens ages. Des debris a flour de sol gisent epars pour ainsi dire, completant ces cones de verdure, ils
. dans les champs. Au sud de la ville s'tend une vaste s'etageaient dans la montagne entre les neiges des
necropole. A l'est, les dernieres ondulations de la mon- hauts sommets et le bleu profond de la mer. Des chatagne, les ravines etroites et profondes, par oit les tor- pelles chrtiennes les ont aujourd'hui remplaces. Faites
rents descendent au printemps, sont semees de grottes de mines, elles se cachent encore a l'ombre d'un arbre
sepulcrales, d'auges taillees dans le granit. Des signes dont les anctres ont abrit les dieux des anciens. Soumysterieux sent graves sur les rockers; une colline sur- vent les memes ceremonies qui honoraient les divinites
tout, nomme l'Assoubah, est, depuis sa base jusqu'a son paiennes se renouvellent pour les saints et les prophetes. Aux portes de ces chapelles, enclavees dans les ausommet, couverte de monuments de toutes sortes (stalles,
auges, cliambres, tombeaux, etc., etc.) : pres de la s'ouvre tels places sous lour protection, on retrouve encore
une caverne immense, architecturee, qui, ainsi que l'a quelques pierres portant des incriptions en l'honneur
dit M. Henan , pourrait fournir un excellent mo- de Jupiter, de Venus ou d'Astarte L'un des cotes
&le au peintre qui voudrait representer la Mahphelah de l'elegant baptistere de Djebel est forme par une
d'Abraham. n Au nord, enfin, et sur le bord de la mer, pierre enorme qui a servi de fronton monolithe a un
on trouve encore quelques tombeaux, dont l'interieur temple dans le style egypto-phenicien. On y retrouve
parait avoir 6-0 peint a l'epoque grecque 2. - C Les se- tons les emblemes communs a l'Egypte eta la Phepultures ont naturellement attire en premiere ligne mon nicie , dont parle Philon de Byblos ( globe ail enviattention. Aucun peuple n'y porta plus de grandeur et ronne de serpents, etc., etc.). x
Des monuments lourds et gauchos, des blocs de grad'originalite que les Pheniciens. Les fortes images que
les pates hebreux tirent du Scheol; les belles fictions nit peniblement superposes, les symboles souvent ind'Ezechiel, pour representer la descente aux enfers des comprehensibles qu'on retrouve sur des pierres frustes,
morts illustres, trouvent ici, comme dans toutes les se- les caveaux profonds aujourd'hui muffles, les auges sepultures pheniciennes, carthaginoises et juives, leur juste mees au hasard dans les sites les plus inaccessibles de
application. Les sepultures de Byblos affectent les la montagne, sont a pen pres les seules traces que les
Pheniciens aient laissees d'eux-memes.
formes les plus varies ; celles que je considere comme
Leurs edifices, comme leurs tombeaux, sont muets 2.
les plus anciennes se composent d'auges enorrnes, fermees par une dalle epaisse, gigantesque, affectant quel- a Les anciens Giblites, on n'en pent douter, ecrivaient
tres-peu sur la pierre; les tombeaux de Djebel, qui re1. Pour tout ce qui concerne les travaux de la mission de Phamontent le plus certainement a l'poque chananeenne,
nicie, j'ai cite, autant que possible, les rapports de M. Renan a
l'Empereur, et je pense que les lecteurs m'en sauront gre.
2. Voy. le rapport de M. Renan a l'Empereur.

1. Voy. le rapport de M. Renan.


2. Voy. le rapport de M. Renan.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

39

LE TOUR DU MONDE.
ne portent aucune inscription ; je ne me dissimule pas
qu'il en doit etre ainsi de tons les peuples phniciens.
L'habitude de mettra des inscriptions sur les monuments, les tombeaux, les monnaies, ne fut pent-etre
pas chez ces peuples antdrieure a l'epoque of ils commencerent a imiter les Grecs. u a Comme les Hebreux, qui n'ont aucune epigraphie, les Phniciens, preferent l'ecriture sur les pierres prcieuses a l'ecriture
monumentale. En somme , les inventeurs de l'ecriture
paraissent n'avoir pas beaucoup crit. On peut affirmer, du moires, que les monuments publics, chez les
Plidniciens , resterent anpigraphes jusqu'h l'epoque
grecque.
Les travaux, grace au zele de la compagnie, avancerent rapidement et bientOt les fouilles purent etre entreprises sur deux autres points, a Tyr et a Sidon.
Aucune difficulte ne rebutait les travailleurs, ni la chaleur brOlante du soleil, ni les pluies torrentielles de
l'hiver. La curiositd scientifique est contdgieuse ; elle
gagna les chasseurs et se traduisit chez eux par-des coups
de pioche formidables. Its partaient le matin pour les
diffdrents chantiers et ne revenaient qu'a la nuit, ravis
si une inscription, pour eux indechiffrable, tait venue
recompenser leurs efforts.
Les Arabes, fortement emus par les fouilles, et ne
pouvant croire que nous eussions un autre but que celui
de chercher des tresors, assistaient religieusement aux
travaux.
Lorsqu'ils virent qu'on mettait de cote plus de
vieilles pierres que de pieces d'or, ils commencerent a
se moquer, puis tOmoignerent enfin ouvertement leur
peu d'estime pour l'intelligence des travailleurs. Un
jour, cependant, qu'il fallait enlever un lourd couvercle
de sarcophage , ceux-ci apportrent un cric. A sa vue,
l'assistance ne put retenir l'expression de son mepris;
ce furent des railleries ameres, des rires inextinguibles.
Les maronites avaient pris ce cric pour une pompe
incendie, et vouloir remuer une pierre avec une pompe
leur paraissait le comble du ridicule. Leur stupefaction
devint indescriptible, quand ils virent l'instrument en
question, mani par un seul homme, renverser le lourd
bloc de granit. Les soldats, a leur tour, entendant les
Arabes parler sans cesse de trdsors caches, de richesses
enfouies sous terre, se mirent a chercher avec un zele
sans egal. J'avais avec moi un ancien sergent, nomnad
Robillard, et, comme apres trois mois de fouilles on
n'avait encore trouv aucun Phenicien nanti de pieces
de vingt francs : Ne me parlez pas des cimetires
de votre Byblos, disait Robillard ; on n'y enterrait que
des va-nu-pieds.
III
Influence des consuls en Orient. L'esclavage. Gouvernement
de Djelael. Les mdecins. Le clerg.

C'est une contree curieuse que la Syrie, et c'est un


curieux gouvernement que le gouvernement turc. Sans
aucune influence dans le pays auquel il est cense donner
des lois, il l'abandonne a la diplomatie europdenne

comme un vaste champ de bataille- toujours ouvert. La


Syrie est tantet francaise, taut& anglaise, tantOt russe ;
elle n'est et ne sera jamais turque. Un simple consul,
s'il est done de fermetd et d'energie, change en pen
d'annees l'esprit des populations et arrive a acquerir un,
pouvoir certainement plus grand que celui des pachas,
c'est-a-dire de l'autorite reconnue et tablie.
Aujourd'hui , les procedds politiques ont change ,
mais autrefois c'dtait souvent aux moyens les plus violents, les plus bizarres que l'on devait la victoire dans
ces luttes diplomatiques.
On accordait la protection, c'est-h-dire une demi-naturalisation, a peu pres a tons ceux qui la denaandaient.
Protg, l'Arabe se soustrayait a ses juges naturels et
en profitait, comme de raison, pour se livrer a des operations peu honnetes. Quand la France, si c'dtait elle
qu'il avait d'abord choisie, lasse enfin de lui, le voulait
punir , il se refugiait au consulat d'Angleterre. L'Angleterre l'enlevait a la France et le protg continuait
tranquillement ses petites affaires. Il passait ensuite a la
Russie, a l'Autriche, h l'Espagne, etc., etc. ; puis devenu riche, important, considers, it pouvait se moquer
son aise du gouvernement turc, de ses protecteurs et
de leur protection. Chaque puissance avait ses hommes,
drogmans, emirs, guerriers ou valets, et quand rune se
servait d'un Arabe capable de beaucoup de choses, l'autre en employait un capable de tout. Sur cette voie on
ne s'arretait plus. M. W***, consul general d'Angleterre
en Syrie, s'y dtait acquis une telle puissance qu'il sem.blait en etre devenu le veritable maitre. En vain la France
essays de lutter, vainement on changea ses reprsentants,
tout fut en pure perte jusqu'au moment oit M. de J***
parvint au poste de consul.M. de J***dtait resolu, hergigue, fantasque. Peu de jours apres son installation, un
emir fragile pour quelque crime par M. W*** eut la
pensee de se refugier au consulat de France : it fut immediatement admis comme protg. M. W*" reclama
Non-seulement, repondit M. de 1'6:lair est lc
protg de la France, mais il est devenu le mien, et, si
l'un de vos agents s'avise de le poursuivre, moi, de r",
qui Buis beaucoup plus fort que vous, je vous casse les
reins des que je vous rencontrerai. u Le consul anglais
plia pour la premiere fois.
Djddal, riche chretien, l'une des physionomies les
plus curieuses de l'Orient, vint, accompagne d'un de ses
amis, proposer a M. W*** une affaire lucrative, qui consistait a s'emparer, plus au moires ldgalement, de biens
appartenant a des Metualis etablis pres de Baalbek.
Une sorts de societd se forma ; M. W*** fit obtenir aux
deux Arabes la naturalisation anglaise, et, par ce
moyen, crut les tenir completement sous sa dependance. Tout alla bien jusqu'au moment oit Djklai se
trouva less. Comme il se plaignait un pen trop haut,
M W***, usant du pouvoir que lui donnait la loi,.voulut faire emprisonner ce nouveau sujet de la reins Victoria; mais Djedai, prdvoyant le coup, s'tait rfugie a:
consulat de France; l'affaire fit un bruit enorme ; cc
n'tait plus en effet une querelle entre particuliers, c'd

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

40

LE TOUR DU MONDE.

tait une lutte entre nations : it s'agissait de savoir s'il


s'en trouvait une capable de resister a l'Angleterre.
M. W*** demanda, en termes energiques, qu'on lui
rendit le fugitif. Si Djedai est votre sujet, dit M. de
it est mon protege : laissez-le tranquille et reglez
ses comptes. Si vous refusez, vous savez ce que je vous
ai dit : j'ai bon bras! M. de J"** avait en outre entre
les mains des papiers compromettants fourths par Djedal ; le consul anglais fut oblige de plier, et le soir
meme it s'ecriait les larmes aux yeux : Voila quinze
annees de peines et de travail perdues I Ce
en effet, it y avait une influence francaise en Syrie.
L'Orient comprend l'esclavage d'une autre maniere

que l'Amerique. La domestitite confond avec la famine, La famille avec la domesticite ; l'esclave mange a
la table du maitre, s'assied a cote de lui sur les divans,
fume sa pipe et pause ses chevaux. Sa position est intermediaire entre celle d'un fils et celle d'un palefrenier.
Eleves dans la meme ignorance, celui qui doit commander, celui qui doit servir se ressemblent; le travail
ne met guere de difference entre eux, et Peducation
n'en met pas du tout. La noblesse d'Orient etonnerait
Figaro : tons les maitres sont dignes d'tre valets.
Ces digressions m'ont entrains bien loin de Djebel,
dont je ne veux point reparler avant d'avoir exprime
MM. de Lubriat, Sacreste, de Groulard, officiers de

la compagnie de chasseurs a pied, ainsi qu'a la corn-.


pagnie elle-meme, qui m'a adopts pendant tout le
temps que j'ai passe avec elle, ma vive et profonde reconnaissance.
A l'autorite representee par les quatre gouverneurs
de Djebel succeda une autorite unique : celle d'un chretien de la vine, nomme Daoud, maronite mal leche,
vaniteux, de has stage. Le titre de mudzellin et les
trente francs par mois qu'il rapporte comme traitement
sont l'objet de la convoitise de tout cc qui occupe une
position honorable a Byblos. L'elevation de Daoud y
avait excite de vives jalousies, et bien qu'il meritat
cent fois d'tre destitue, ses concitoyens eurent recours,

pour le faire tomber et prendre sa place, aux manoeuvres les plus basses, aux mensonges les plus indignes,
aux trahisons les plus noires, comme s'il se flit agi
d'un trCne et d'un budget.
C'est dans le bazar que se traitent les affaires impor-.
tantes ; c'est la que les revolutions se preparent, que se
forment les factions. Aucune vine n'est plus avide de
nouvelles, plus curieuse , plus credule que Byblos :
l'horizon y est plein de batons flottants. Le jour on se
presse autour des boutiques, on discute sur des evenements imaginaires, on complote, on conspire. Le soir,
la solitude se fait ; les chacals et les hyenes viennent
en hurlant remplacer:les maronites.

J',

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


42

LE TOUR DU MONDE.

Des Metualis, habitants de quelques villages perches


dans la haute montagne, descendent a Djebel tous les
lundis pour faire lours provisions. Le nom seul de Metuali agite la petite ville, oh la pour, comme la fievre, est
passee a l'etat intermittent:les interets prives se taisent;
les Giblites se dissimulent derriere leurs pistolets; on
court aux armes. Enfin le terrible cri : a Les voila I
se fait entendre, et Pon voit arriver vingt ou vingt-cinq
va-nu-pieds, de la secte d'Ali, montes sur des haridelles
etiques. Tout se passe avec le plus grand calme. Quand
ils sent partis , chacun raconte ses prouesses : l'un leur
a donne des coups de baton, l'autre leur a refuse de la
poudre, l'autre les a chasss, etc. Un jour, je m'amusai
raconter aDaoud que, dans une de mes courses aux environs, j'avais ete couche en joue par un de ces Metualis. Daoud m'accompagna au bazar, en me promettant
de me faire justice du delinquant. Arrives devant un
homme dont la figure etait a demi each& par le monchoir de soie que les Arabes appellent couffi, Je crois
que c'est celui-la , dis-je au gouverneur ; commandezlui de se decouvrir ; j'en veux avoir la certitude.
Daoud, qui, pour tout l'or du monde, n'aurait os parlor
au Metuali, se retourna vers un soldat irregulier de sa
suite et lui ordonna de faire connaitre a cet homme sa
volont. Le soldat, aussi prudent que son chef, transmit
l'ordre a son voisin, le voisin a un troisieme, le troisieme a un quatrieme, le quatrieme a un cinquieme et
le cinquieme enfin, ne sachant plus qui l'avait donne,
s'approcha mysterieusement de nous, et prenant Daoud
a part : aJe suis envoye vers toi, effendi, dit-il, pour
to prier d'aller en personne ordonner a ce Metuali de se
decouvrir la figure. x. Je ne sais ce qu'aurait fait ce
pauvre Daoud, si, dans cot instant, le Metuali n'eht ecarte
son couffi pour se' moucher. Je me hiltai de declarer
que je ne le reconnaissais pas. Par ma barbe ! s'ecria Daoud , quand nous fumes rentrs, si c'eut ete
celui-l, je l'aurais tue comme un chien!
Il y a pros du chteau, dans une curie qui en depend,
une vingtaine de malheureux rives tous a une memo
chaine et gardes par un homme arme d'un lourd cassetete. Ces gens sent la pour divers mefaits. On ne les execute pas, on ne les relache jamais, mais ils servent a
faire croire qu'on rend la justice. J'allais quelquefois les
voir le matin avec Daoud . : ils nous racontaient leurs
crimes. Gardien et gouverneur en riaient avec eux aux
eclats : si le gouvernement turc ne met pas un tartan au
con de tous ses fonctionnaires, c'est stirement par 6conomie.
Une des plus grandes causes de mortalite en Orient,
c'est la medecine du pays. Les docteurs arabes ne connaissent qu'un remede a tons les maux : la saignee. Aussiat que quelqu'un craintune indisposition, on le saigne:
le lendemain it se sent plus faible, on le resaigne ;
le troisieme jour on le saigne encore ; le quatrieme
jour on continue a le saigner ; le cinquieme jour on
l'enterre. a Dieu l'a voulu! A dit le medecin. A Damas
la population, generalement lymphatique, est decimee
de cette maniere. Le sultan a cependant fond une

ecole de medecine , oh l'on enseigne la chirurgie, l'anatomie , la botanique et la chimie. Comme je m'etonDais apres cela, devant un medecin de l'armee ottomane , de l'ignorance de ses confreres : a C'est Bien
naturel, me dit-il, les eleves n'entendent que le turc,
et Sa Hautesse , afin de forcer ses sujets a l'etude des
dialectes occidentaux, a ordonne que les tours se feraient seulement en francais. Quand on a etudie pendant deux ans une science dont on n'a pas la moindre
notion, dans une langue dont on ne sait pas le premier mot, on est recu docteur. n Ce qu'il y a d'etrange,
c'est le peu de confiance qu'ont les Arabes dans le savoir des Europeens. Les amis d'un pretre, a qui, pour
une indisposition, un medecin francais avait ordonn un
cataplasme et une infusion de chiendent, voyant d'un
cote une eau fade et jaunatre, de l'autre une pate epaisse
et appetissante, deciderent a l'unanimite que, si les remedes etaient convenables, le docteur s'abusait trangement stir l'application qu'on en devait faire : en consequence ils verserent le litre de chiendent sur l'estomac
du malade et lui firent manger son cataplasme : le
malheureux mourut, etouff par la graine de lin.
L'Eglise maronite , bien que soumise au pape, reconnait pour chef supreme un patriarche, qui porte le titre
de patriarche d'Antioche : c'est aujourd'hui la plus
grande autorite du pays chretien. Le clerge, clerge influent s'il en fut jamais, se divise en deux classes bien
distinctes. Le haut clerge, eleve dans les ecoles de la
propagande, a Rome, instruit, distingue, peu nombreux;
le bas clerge, choisi parmi les fellahs et reste lui-meme
fellah. Le premier, elegant, a demi italien , compose
de clibataires; le second, pauvre, s'enivrant de mastic
et usant largement du droit qu'ont les pretres maronites
de se marier. Toutefois la naivet de ses mceurs,
la simplicite de sa vie, les vertus veritablement chretiennes qu'il pratique, la candour avec laquelle it lit les
Peres de l'Eglise, sans y trouver, je ne dirai pas un
sujet de doute, mais de reflexion, les secours qu'il prodigue aux malheureux, l'hospitalite qu'il ne refuse jamais aux voyageurs, le rendent souvent vener,..ble et
digne de la mission qui a ete confiee sur la terre aux
hommes de Dieu. Je me souviendrai toujours d'un vieux
kouri 1 qui, tout occupe a recoller sa cigarette avec une
hostie, me disait en m'offrant pour souper des poissons
secs et un pain arabe : Je to recois comme to recevrait
saint Pierre. Les temps ne sont pas changes : c'est toujours Judas qui a la bourse..
Les pretres du Liban sont faits pour leurs ouailles :
un pareil troupeau no pourrait avoir d'autres pasteurs.
Quant aux paysans, le rudiment de religion qui les
eclaire ne leur a appris a connaitre que Dieu le Pere,
saint Georges et le patriarche, bien qu'ils ne sachent
pas au juste lequel des trois commando aux autres.
est vrai qu'h voir la facon dont marchent les affaires
du pays, on serait souvent tente de croire que c'est
le patriarche.
1. Cull).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Iv
fouilles de Sour et de Saida. Les chercheurs d'or. Les Wugies italiens. Condition des femmes. Ceremonies publiques.
Les maronites.

Au mois de janvier les fouilles purent etre entreprises


Li Saida, oil elles s'executerent, en grande partie, sous la
direction de M. le docteur Gaillardot. Saida, la ville
mere de toutes les cites pheniciennes qui se rpandirent
d'abord en Syrie et ensuite sur presque toutes les ekes
de la Mediterranee, n'a conserve au-dessus du sol aucune trace de son premier age. Les seules mines qu'on
y rencontre appartiennent a l'epoque des croisades , au
temps des Romains ou de la domination byzantine. Henreusement une plaine, situee a l'est de la ville, renferme
une de plus belles necropoles que l'antiquite nous ait
laissees. La, pros d'une caverne nommee Hugharet Ablou
(caverne d'Apollon) fut trouve, en 1855, le sarcophage
d'un roi de Sidon, Eschmounazar,, dont le couvercle
portait la premiere et la plus belle inscription phenicienne decouverte en Phenicie. C'est vers cette necropole que -Pon dirigea les plus grands efforts des travailleurs : elle fut presque entierement dblayee, et l'on
peut affirmer aujourd'hui qu'aucune autre inscription
phenicienne ne s'y trouve. En revanche, ce travail ingrat fit decouvrir un autre sarcophage plein d'interet.
De la memo forme que celui d'Eschmounazar, c'est-adire fait d'une game que termine h son extreinite
superieure une tete enorme, it avait en outre deux bras
sculptes en rondo bosse le long de cette gaine et d'un
admirable modele. Plus loin et a l'est de la caverne, sous
un champ , on rencontra en grand nombre des caves
sepulcrales. Le roc y etait travaille comme l'interieur
d'une fourmiliere.
Les caveaux , dit M. Renan , sont de styles fort
divers ; on pent les ranger en trois classes : 1 0 caveaux
rectangulaires , s'ouvrant a la surface du sol par un
puits de trois on quatre metres de long sur un ou deux
metres de large. Au bas des deux petites faces de ce
puits s'ouvrent deux portes rectangulaires aussi, de la
memo largeur quo la petite face, donnant entre a deux
chambres encore rectangulaires dans toutes leurs dimensions, ou etaient places les sarcophages ; 2 caveaux en
voilte , offrant des niches laterales pour les sarcophages,
et dans le haut ces soupiraux ronds creuses h la tariere
qui nous ont taut preoccupes a Djebail; 3 caveaux points
et &cores selon le goat de l'epoque romaine, avec des
inscriptions grecques.
Il n'est pas un seul de ces caveaux qui n'ait 4te
pas un de ces sarcophages qui ne porte des traces de
violence. Les caveaux rectangulaires paraissent les plus
anciens : 1, tout est fait uniquement pour le mort ;
aucune preoccupation du passant , du visiteur ne se
trahit au dehors. Les caveaux cintres offrent surtout des
sarcophages en terre cuite ou simplement de grands
trous , ou l'on placait le cadavre ; le caveau point, des
sarcophages en forme de cuve , parfois riles de riches
sculptures ; le caveau rectangulaire, le sarcophage en

forme de momie comme celui dont la decouverte out


lieu en 1855. On en trouva sept de cette espece.
fluence de l'i]gypte , qu'on pout remarquer dans toute la
Phenicie, est encore plus visible la que partout ailleurs.
L'art phenicien , qui semble n'avoir jamais eu une grande
originalite , s'inspira de l'art egyptien d'abord, de l'art
grec et de l'art romain ensuite. Ces sarcophages paraissent appartenir a une epoque moyenne, c'est-a-dire,
comme recrivait M. Renan , c dans cette longue periode qui s'e tend de la fin de la domination assyrienne
aux Seleucides. Ce fut pour la Phenicie une poque
plus brillante en un sens que sa periode autonome.
Maitres de toute la marine de Perse, les Pheniciens
arriverent alors a un degr de richesse surprenant. Ce
fut aussi repoque oft l'imitation de l'Egypte fut le plus
en vogue. z
Les fouilles eurent un autre resultat : colui de mettre
entierement au jour une necropole antique.
A Tyr, elles presentaient pout- etre plus de difficultes que sur tout autre point : aucune ville, ayant
rempli un grand role dans l'histoire, n'a laiss4 moins
de traces que Celle-ci; le peu qu'on y trouve est sarrasin ou crois : tons les monuments antiques ont run
apres l'autre disparu. Le dernier assaut qu'elle soutint
en fit un immense amas de ruines , &oh l'on tira depuis,
comme d'une carrire , des materiaux pour ses maisons
actuelles et pour les constructions des villes plus heureuses de Saida et de Saint-Jean-d'Acre. Les environs
de Sour devaient offrir d'amples dedommagements :
presque entierement deserts depuis des siecles, ils ont pu
conserver l'antiquite intacte. On croyait assez generalement que la necropole de Tyr etait placee h environ six
lieues de la ville, a Adloun. Les tombeaux trouves dans
l'ile memo, et la multitude de caveaux que renferme la
hauteur d'El-Awatin, situee a l'est, renversent cette
opinion. Les caveaux sont malheureusement ou vides ou
detruits : l'ile de Tyr, que l'on supposait aussi avoir ete
a demi submergee , n'a jamais du etre plus grande qu'aujourd'hui : la cote occidentale, qui offre le memo niveau
que dans les temps anciens, et les debris qu'on trouve
sum le rivage l'attestent. Les villes, h l'epoque phenicienne, occupaient des espaces oh nous trouverions
peine aujourd'hui l'emplacement de quelques maisons.
Les fouilles executees au tombeau d'Hiram furent fructueuses. Le tombeau d'Hiram est un monument lourd,
assez laid, forme de pierres colossales et remontant a
une haute antiquite. On avait cru remarquer alentour les
traces d'une necropole. Bien qu'il s'y trouve quelques
sarcophages, ce sont surtout des auges, des pressoirs, des
meules que l'on y rencontre en grand nombre. Alors les
cimetieres n'etaient point, comme aujourd'hui, places
completement a part : les maisons, les ferules s'adossaient aux tombes ; les demeures des morts etaient melees a celles des vivants. En degageant quelques debris de
peu d'importance, on mit au jour une mosaique d'une admirable composition. C'etait le pave d'une petite eglise
byzantine. c Une inscription, dit M. Renan, nous apprit
fut consacre a saint Christophe, sous
bientOt que

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

44

LE TOUR DU MONDE.

le choreveque Georges et le diacre Cyrus, au nom des rait avoir une idee de sa maigreur qu'en tachant de se
fermiers, des laboureurs et des fruitiers de l'endroit. figurer ce que pourrait etre un squelette a jeun. Sa fille,
Oum-el-Awamid , situe a trois ou quatre heures une sorte de petite goule dont les yeux faisaient l'effet
au sud de Sour, est peut -etre l'endroit de la Syrie de deux pains a catheter noirs sur du parchemin, grattait avec lui la poussiere humaine au fond des tombes.
ou Pantiquite phenicienne est le mieux conservee.
Trois points, dit M. Renan, y attirent d'abord l'at- Jamais croque-mort et c'est le mot ne s'etait
tention : 1 une acropole dominant la plaine et oil se adjoint un plus lugubre acolyte. Iacoub ne sortait pas
detachent des colonnes d'ordre ionique ; 2 une construc- des ncropoles : quelquefois cependant on le voyait,
tion egyptienne situee a quelques minutes de la,; 3 un une pioche sur le dos, dans la campagne, en quete
grand nombre de maisons dont le mode de construction d'un cadavre comme le parasite d'un repas. Tout d'un
parut. a M. de Vogue rappeler celui des monuments coup it s'arretait, humait l'air et se mettait a creuser
cyclopeens. Toutes les constructions de l'acropole pendant une heure ou deux : le cadavre etait la. Une
portaient les traces des plus grands desordres : aucune
seule chose echappait a Iacoub, chose essentielle pour
colonne n'etait en place. La construction egyptienne fut un antiquaire : la date de l'enterrement de sa victime.
ensuite consciencieusement etudiee : sur les debris qui
II croyait tomber sur un patriarche , et n'exhumait
l'entouraient se voyaient tous les emblemes empruntes qu'un contemporain. Je l'ai vu ainsi, apres le travail
a l'Egypte : globe aile entoure de serpents, etc., etc.
le plus opiniatre, retrouver quelques anciennes conAu milieu des soi-disant monuments cyclopeens, on fit naissances a lui, ou de vieux amis qu'il avait oublies.
L'Italie, apres chacune
une des decouvertes les
de ses tourmentes politiplus importantes de la
ques, jette ses proscrits
mission : celle de trois
inscriptions pheniciennes.
sur les cotes de la Mediterranee, comme celle-ci
Une de ces inscriptions,
dit encore M. Renan, est
des epaves a la suite
d'une tempete. Plusieurs
parfaitement conservee :
c'est un vceu d'un certain
sont venus s'echouer en
Abd'-Elim, fils de MaSyrie. L'un, jete a Elthan, fils d'Abd'-Slim, fils
Batroun, y a appris aux
de Baalschamor, au dieu
petits enfants sa langue
Baal-Schemesch (Baal-Somaternelle, qu'il parlait
leil). Une autre est un
bien, et le francais , qu'il
vceu d'un certain Abdeschignorait totalement. Deux
moun a Astarte. La troiautres sont arrives a Tij esieme se lit sur le bord
b e I . Le premier, marin a
d'un objet elliptique, evade
l'occasion, cavalier quand
et divise dans lapartie conit le faut, docteur au becave par des rayons parsoin , habite le pays detant d'un simple foyer.
puis vingt-deux ans. C'est
Le nom antique d'Oumun vieillard a moustaBar d'aprs un dessin de M. Lockroy.
el-Awamid est reste un
ches blanches, important
mystere ; tout ce qu'on peut supposer de Phistoire de gouailleur, pauvre comme Job, fier comme Pyrgopolicette ville, c'est qu'elle dut renouveler les monuments
nices, Italien jusqu'au bout des ongles, bonhomme au
de son acropole a l'epoque d'Alexandre, alors que le
fond. Je le vis pour la premiere fuis au bond du Narhgait grec commenca de prevaloir en Syrie, et qu'elle
Ibrahim (fleuve d'Adonis). On venait d etaler devant
fut detruite au temps des Sleucides.
nous, sur l'herbe, le dejeuner : trois olives, une galette,
Sour n'est plus qu'une petite ville habitee par des deux oranges. Nous etions six, et j'avais une faim a manpecheurs. Saida a conserve plus d'importance. ses habi- ger tout ce qui restait de la Phenicie. Francesco, cet
tants, fanatiques et a demi fous, forment une des popu- Italien, parut sur le haut d'un pont arabe, vetu d'une
lations les plus desagreables de la Syrie. Parmi eux redingote bleue, d'un pantalon jaunatre dont les extrese trouve une espece de savants qu'on ne doit plus ren- mites se perdaient dans une paire de bottes rouges, la
contrer aujourd'hui qu'a Sidon : les alchimistes.
tete couverte d'un couffi aux mille couleurs, et fort gene
Les chercheurs d'or, en effet, y sont nombreux : les dans ses mouvements par trois paires de pistolets, un
uns, poursuivis par le vieux rove qui tourmenta le long sabre, une carabine, deux tromblons et quelques
moyen age comme un cauchemar, cherchent la pierre poignards. Il venait nous complimenter sur notre arriphilosophale; les autres, moans savants, mais plus po- vee. Apres avoir servi l'Egypte, la Turquie, la Grece,
sitifs, violent les tombes et devalisent les trepasses.
le caimacan, le pacha, Mustapha Gannoum, Jousset
A Djebel, un Arabe nomme Iacoub-al-Kouri pou- Karam, Francesco fut adopte par la compagnie. Auj ourvait passer pour le type du chercheur d'or. On ne sau- d'hui que le voila orphelin, sa situation doit etre bien

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
precaire. Malgre son sabre, ses poignards, ses fanfaronnades et sa faconde italienne, it merite l'estime et
Pinteret de ceux qui l'ont connu. L'autre Italien donnait des lecons au fils d'un marchand du bazar, qui le
logeait et le nourrissait. a Ne faites pas attention a ce
bonhomme, disait-il de son patron, c'est un rustre.
Le patron s'inclinait en signe d'assentiment.
On dit malheureux le sort des musulmans. C'est
un paradoxe devenu pour nous verite en vieillissant. Si l'Orient etait devore d'une activite pareille
la mitre, s'il avait notre besoin de mouvement, une
existence calme , solitaire , toujours enfermes entre
quatre murailles blanches, serait en effet la pire des

45

destinees : mais ne pas travailler, se cacher du soleil,


fumer, passer du reve a Paneantissement, de la vie a la
vegetation, c'est le seul bonheur conipris des Orientaux.
Dans les harems, les femmes en jouissent comme leurs
maris. Elles ont de moms qu'eux les soucis de la politique, les tracas que cause une nombreuse famille, la
chance de se faire casser la tete a la guerre. Est-ce la ce
qu'il faut envier? Les femmes du peuple, les paysannes
partagent les fatigues de leurs maxis, travaillent aux
champs, portent des fardeaux comme en France les paysannes et les femmes du peuple. Elles ne se conduisent
ni mieux ni plus mal que chez nous. La, comme
it est facile d'tre honnete, mais it faut avoir de quoi man-

Monuments pheniciens de Tortose. Dessin de A. de Bar d'apres une photographie de M. Lockroy.

ger. Du fond des harems, les femmes gouvernent la Turquie et l'Orient. Leur role est celui du montreur de
marionnettes : invisibles pour le public, elles font danser devant lui des pantins. Ce sont elles qui inspirent
la haine de !'Europe, qui poussent aux massacres. Sans
elles, l'Orient n'aurait jamais ete fanatique.
Les ceremonies publiques ont, chez les chretiens, un
caractere particulier. Joie que l'on doit montrer aux
mariages, douleur que l'on tmoigne aux enterrements,
tout est convenu d'avance et regle comme la mise en
scene d'un drame. J'ai dit que l'Orient etait le pays des
formules : it y a des phrases toutes faites pour parler
sa future, comme pour regretter son pore; on les recite

tout d'une haleine, sans rien oublier, quand !'occasion


s'en presente. Chose curieuse it rn'est encore arrive a.
personne de se tromper. Apres le mariage, le fiance
vient chercher sa fiance dans la maison paternelle, qu'il
assiege pendant un assez long temps avec une troupe
d'amis. Souvent it n'a pas plus envie de se marier que
la jeune fille de rester demoiselle. Elle resiste neanmoins : on rentralne vers la demeure de son epoux, oa
elle arrive sur un cheval richement harnache. A la
porte, on lui fait, sur les devoirs d'une bonne epouse,
une lecon, dont elle profite rarement. Le marie passe
le reste de la nuit a boire avec ses amis , la mariee
causer avec ses compagnes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

46

LE TOUR DU MONDE.

Les enterrements sont aussi l'occasion de demonstrations bruyantes. On se reunit autour du cadavre, on se
roule dessus, on se jette avec lui dans la fosse, par convenance ; on s'y bat comme Laerte et Hamlet, par
respect humain. Un grand cheik metuali , des environs
de Nazareth, venait de mourir. Bien qu'il out ete exeere de son vivant, tous les villages du pays assisterent
par deputations a ses funerailles. Le cheik resta trois
jours expos, et chaque fois que, do loin, les gens de
sa maison voyaient venir une nouvelle troupe , ils saisissaient le cadavre et allaient avec lui a la rencontre
des arrivants. Ceux-ci entamaient alors une serie de reproches :
Pourquoi avez-vous laisse partir notre pere ? Rendez-le-nous , c'etait notre pore
Les autres repondaient :
a II a voulu partir, nous avons cede a sa volonte, etc.
On se querellait quelque temps sur ce ton ; puis une
lutte s'engageait, les uns tirant le cadavre par les pieds,
les autres par la tete , en criant tous :
C'etait notre pore.... nous le voulons !
Dans ces occasions solennelles, le daunt n'est plus
qu'une chose qui Berta faire des politesses. Enfin on
rentrait au village , bras dessus , bras dessous , toujours
avec le cheik. Cette scene se renouvelait au moins dix
fois par jour.
Je me souviens d'un enterrement que je vis chez les
chretiens a Djebel. Le mort, un homme d'une cMquantaine d'annees environ, revetu de ses plus beaux
habits, avait autour de lui , rangees en cercle, les
femmes de la famille occupees a le pleurer. Toute la
vine defila dans la chambre et vint assister a cette douleur bruyante, comme on assiste chez nous au spectacle :
c'tait en effet une comedie, mais une comedie mal jouee
et de mauvais goat, un assaut de plaintes, de cris, de
contorsions. La pauvre veuve faisait des efforts inouis
pour se tirer des yeux un pleur qui s'obstinait a n'en
pas sortir. Elle remplaca les larmes absentes par des
fleurs de rhetorique.
a 0 mon Arne, pourquoi nous as-tu quittes? Que t'avions-nous fait, ingrat ? Pourquoi n'as-tu pas voulu me
laisser partir a to place ?
Malheureusement pour elle, l'attention de l'assemblee se portait tout entiere sur sa fille, dont la voix etait
plus forte. Les gens riches , qui n'ont pas toujours des
larmes a leur service, payent des femmes pour en avoir.
Celles-ci gemissent pour la famille, a tant par heure.
De toutes les populations de l'Orient, la population
chretienne est certainement celle qui a le plus d'avenir
Elle est au dernier point civilisable, elle aime l'Europe,
elle appelle le progres de tons ses vceux. Une qualit
essentielle lui manque : cost le sens commun. La
raison est totalement absente de l'Orient. Guides par
leur imagination seule , imagination enfantine , qu'aucune education n'est venue regler,, les chretiens n'ont
ni volont, ni convictions, ni energie. Un jour ils adoptent lin plan de conduite, le lendemain ils l'abandonnent ni-rises entro eux sur des questions pueriles, ils

augmentent chaque jour ces divisions au lieu de les


touffer ; ils s'attachent en tout a la forme, parce que
le fond leur manque. La faute en est a leur ignorance.
C'est une race jeune : poltronne, parce qu'elle est sans
convictions et sans chefs; faible et hypocrite, parce
qu'elle est opprimee ; ruse et habile , parce qu'elle est
intelligente. L'absence de raison n'exclut pas l'intelligence : les maronites en sent une preuve. Leur developpement moral s'arrte, faute d'instruction, a l'ge de
dix ans, comme un fruit qui n'aurait pas assez de soleil
pour marir : ils deviennent vieux, ils restent enfants.
V
Environs de Djebel. La musique. Le carnaval. Depart.
Arrivee a Tortose.

Ceux qui, suivant le long de la Cate le sentier sans


cesse battu par les moukres , s'en detournent seulement pour visiter les cedres, le convent d'Anthoura, le
seminaire de Ghazir,, ne connaissent pas le Liban.
faut le parcourir en tons sens , gravir ses pentes escarpees , errer dans ses solitudes, oit nulle trace de chemin ne vous guide, pour decouvrir ses plus admirables
paysages. TantOt riant, tantk desert, a chaque pas il
change d'aspect. Le proverbe arabe dit : Le Liban porte
l'hiver sur sa tete ; Pete est a ses pieds ; l'automne
son flanc et le printemps sur ses epaules.
C'etait vers la fin de fevrier que j'allai voir un des
plus beaux sites des environs de Djebel, Maschnaka. La
vallee du Narh-Ibrahim, qu'on suit pour y parvenir,
etroite, et aussi profonde que le Liban est leve, semble
une coupure faite au couteau dans la montague. En bas,
le fleuve, un torrent, occupe toute sa largeur. A peine le
distinguez-vous a vos pieds, perdu sous les feuilles , les
branches entremelees des arbres morts , les blocs de
granit qui obstruent son lit. Une fork immense a convert les deux ekes de la vallee : le matin et le soir, des
nuages y flottent et vous en derobent quelques parties,
tantOt remontant le tours du fleuve, tantOt descendant
vers la mer. Les rochers, coupes a pic, font l'effet de
remparts gigantesques, et la fork, avec ses bataillons
d'arbres, grimpant aux pentes, droits et serres , semble
une armee qui monte a l'assaut, l'arme au bras. La
Mediterranee, que l'on apercoit a l'ouest, par une
echappee, complete cot incomparable paysage, que dominent les sommets blancs de neige du Djebel-Sannin.
Maschnaka n'est qu'un amas de ruines; son nom en
arabe vent dire Potence. On y pendait, parait-il, entre
deux bas-reliefs, anciennement sculpt& dans le roc.
Mais qui venait- on pendre dans cot endroit solitaire et &sole? cost ce que je n'ai jamais su. Quelques Metualis habitent les hauteurs environnantes.
Il y a un an , un pretre chrkien out l'idee assez bizarre
d'aller s'tablir a Maschnaka. Il prit avec lui quatre
ponies, deux femmes, et un ane qui portait son bagage.
Moiiie avec des debris antiques, moitie avec des houses
de vache qu'il deroba aux Mkualis, ce pretre se construisit une sorte de petite maison, divisee en trois corapartiments : le premier sert d'ecurie, le second de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
chambre a toucher, le troisieme de cuisine pendant la
semaine et d'eglise le dimanche. Il y dit regulierement
une messe, a laquelle assistent toujours les deux femmes.
Ce n'est point le desir de convertir les Metualis, auxquels it ne park jamais ; ce n'est pas pour accomplir
un c'est encore moins pour se retirer du monde
qu'il est venu. la. C'est simplement pour boire de l'eau
fraiche en ate. Ses voisins, les Metualis, attendent une
occasion favorable pour lui couper le con.
Dans Pantiquite, deux edifices se dressaient en face de
l'endroit ou le kouri maronite a etabli sa demeure :
reste de l'un quatre murailles, de l'autre une base carree. Sur la gauche, on trouve quelques tombeaux, dont
les couvercles massifs, grossierement taills en dos
d'Ane, ont ate renverses sur le sol, et pres d'eux trois
rochers enormes , ou, malgre les mutilations qu'ils ont
subies, on distingue encore des bas-reliefs encadres de
pilastres a chapiteaux bizarres. Plus loin enfin gisait
un autel, portant sur l'une de ses faces une tete assez
grossierement travaillee. Qu'etait autrefois Maschnaka?
Ces debris attestent son existence passee, sans dire son
nom, sans rien reveler de son histoire.
A. Samar-Geball, situee a quelques heures au nord de
Byblos, existe une vieille forteresse, qui renferme des
restes de tous les Ages : fosses gigantesques &ides dans
le granit , escaliers de pierre , citernes, tombeaux, inscriptions, bas-reliefs frustes reprsentant, selon que le
soleil se love ou que le jour finit, un lion ou un homme
a genoux ; murailles enormes, creneaux , meurtrieres
sont entasses la, pale-mole, et rappellent h la fois les
croisades, la domination arabe, l'epoque grecque et rantiquite phenicienne.
Le sentier qui mane, en suivant la plage, de Djebel a
Beyrouth est seme de ruines. Outre les restes partout
visibles d'une vole romaine, les nombreux travaux dans
le roc, qu'on volt au petit port d'El-Bowar, les homes
milliaires gisantes de distance en distance, le pont antique
jets sur le Mamelthein, a la frontiere du Kaiserouan ; la
colline de Sarba, qui porte les restes d'un temple, et
dont la masse granitique est creusee de toutes parts
comme l'interieur d'une ruche ; enfin, les sculptures et
les inscriptions cuneiformes du fleuve du Chien font, de
cette partie de la cote, une des regions de la Syrie les
plus dignes de fixer l'attention et d'exciter l'interet.
parfois, les medailles anciennes se trouvent a fleur de
sol : en labourant, le fellah remue des debris ou de la
pointe de sa charrue dechire une mosaique.
A Sarba, sur le sommet de la colline, pres du temple,
dans une petite maison arabe que des nattes epaisses,
Otendues au-dessus de la terrasse, protegent en ate du
soleil, habite une famille vraiment patriarcale, fort connue et fort respectee dans le pays, la famine Khadra. Je
n'ai pu, depuis mon retour, songer une seule fois a la
Syrie sans me souvenir de cette petite maison, des douces
journees que j'y ai passees, de l'hospitalit charmante
quo j'y ai taut de fois revue. J'y vins peu de jours apres
mon debarquement : c'etait au mois de juillet. On fit le
soir de la musique. Le chant ni la musique arabe ne

47

s'ecrivent. Guides seulement par leur inspiration et leur


memoire, les artistes ne reproduisent jamais deux fois
le meme air de la meme facon chacun fait des variations differentes sur un theme connu; chacun le joue, le
comprend a sa maniere. Le chant arabe est bizarre ; l'habitude le fait trouver delicieux. Il a le caractere du pays
et s'harmonise avec lui : it se traine longtemps en notes
monotones et s'eleve tout a coup en sons aigus : cola fait
l'effet des minarets sur les domes des mosquees.
Je me trouvai a Sarba pendant le carnaval. A cette
poque de l'annee, des potes ambulants, sortes de trouOres arabes, parcourent le pays chretien ; Es s'arretent dans les maisons riches, y recitent des vers de leur
facon, des passages du clbre roman d'Antar, un des
hros de l'Arabie anteislamique ou quelques strophes
de Hariri. On ecoute, on admire, et l'on ne comprend
pas. Touts la litterature de l'Orient , la belle litteratune , s'entend, est profane et par cola memo interdite
aux chretiens, qui ne connaissent que ]a langue vulgaire.
Un maronite, Nacasch, a pourtant tents quelques essais
poetiques et notamment deux ou trois comedies, les premieres ecloses sous le soleil d'Orient. Le trouvere, assis
les jambes croisees, s'accompagne sur un instrument a
cordes dont le manche est appuye sur son epaule et
dont it fixe l'autre extremite par un anneau a son gros
orteil. Apres chaque vers, it s'arrte, boit une goutte
d'eau-de-vie et continue. Le carnaval est aussi le temps
des fetes. La danse arabe, comme la musique, comme le
chant, n'a point de lois regulieres et yule selon la disposition d'esprit, l'inspiration du danseur. Le theme, sur
lequel on brode, est a peu pres le meme qu'a la Closeriedes-Lilas. Hommes et femmes ne se melent point ; les
femmes meme, a moins d'tre danseuses par kat, ne se
livrent pas, devant les hommes, a cat exercice.
Chez les maronites, le mardi gras tombe un dimanche,
et le mercredi des Cendres un lundi. En un mot, c'es1
le lundi gras que commence le careme. J'etais preci.
sement le dimanche a Sarba. Ce soir-la les hommes de
tons les villages du Kaiserouan parcourent le pays, divises en bandes nombreuses. Les uns sont costumes,
d'autres portent des torches de resine ; d'autres jouent
de divers instruments, et quand ils n'en ont pas, frappent l'un contra l'autre des morceaux de fer, des bouts
de bois, ce qu'ils peuvent trouver pour faire du bruit.
A huit heures du soir la maison Khadra fut envahie,
je devrais dire prise d'assaut par trois ou quatre de ces
bandes : elles venaient (c'est une politesse a laquelle
pour rien au monde ne manquerait un maronite des
- environs de Sarba) saluer le chef de la famine , et
boire tout ce que sa cave pout contenir d'eau-de-vie et
de yin de Chypre. Les musiques jouerent simultanement
toutes sortes d'airs ; puis une joie furieuse s'empara de
l'assistance. Il faut l'avoir vue pour se figurer ce qu'etait cette fouls enfermee dans une chambre Otroite,
criant, dansant, hurlant, comme l'enfer dans la cellule
de saint Antoine, et oil l'on voyait s'agiter au milieu
des groupes des individus tranges qui s'etaient arrange
un pantalon avec les manches de hur chemise pour ,R4

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


48

LE TOUR DU MONDE.

donner un air europeen ; des hommes bizarres marchant


sur les mains, s'ecartelant, couvrant de leurs cris aigus
la voix de basso des grosses caisses. Il faut les avoir entendus pour se figurer les sons produits par ces instruments surmenes, qui dans leur enthousiasme avaient
perdu toute mesure, et jouaient a la fois, au hasard,
de toute leur puissance, sans temps d'arret, sans repos,
sans trove. La danse du sabre commenca enfin. Arme
d'une de ces enormes lames recourbees, comme on en
fabriquait autrefois a Damas, un homme se precipita au
milieu de la foule, agitant en tous sens, autour de lui,
l'arme terrible. Get exercice a faire fremir dura un quart
d'heure. Un second danseur succeda au premier, un troisieme au second. La fievre de la danse m'avait saisi :
je me precipitai a mon tour dans le cercle , au risque
d'endommager quelques assistants. Quand on a pris son
parti de faire sauter un cell ou un nez, s'ils ne se retirent pas assez vite , la danse du sabre n'est pas difficile.

Les fouilles de Djebel etant enfin terminees, la corvette a vapour le Colbert vint, le 30 mars, chercher la
compagnie de chasseurs pour la conduire pres de Tortose, a, la place ou s'elevait autrefois Marathus. On ne
quitte point Byblos sans regret : cette petite ville, avec
ses petites factions, ses intrigues enfantines, son gouverneur a trente francs par mois, nous amusait comme
un joujou. Le memo jour, apres avoir passe devant
Tripoli, nous arrivames, au soleil couchant, en vue
de Tortose et de l'ile si celebre de Rouad. Une plaine
immense, verte, deserte et riante s'etendait depuis
le bord de la mer jusqu'a une petite chaine de collines qui la terminait a l'est. Au sud, les sommets immenses du Liban, blancs de neige, fermaient l'horizon ;
au nord, et baignant son pied dans la Mediterranee, se
dressait une citadelle : c,'etait Tortose. L'ile de Rouad,
situee en face, a deux lieues au large, sortait de l'eau
avec ses mille maisonnettes, son petit fort, ses vieilles

Camp francais dans la plaine de Tortose. Dessin de A. de Bar d'apres une photographie de M. Lockroy.

murailles, comme une moitie de ville demeuree a sec


pendant une inondation. Au loin, dans la plaine, on
apercevait des monuments bizarres, gigantesques, se
silhouettant sur un ciel clair. Le Colbert jeta l'ancre
peu de distance de Rouad.
Tortose et les collines de l'est sont habitees par les
Ansaries ou Nessalri, peuplade pauvre, toujours en
guerre avec les autorites turques, et la terreur des Syriens. A peine etions-nous ancres que des nouvelles peu
rassurantes nous arriverent : on nous envoya dire de
Rouad que les Ansaries voulaient s'opposer a notre debarquem ent ; bientet apres, qu'ils s'etaient mis en marche, puis enfin que six mille hommes, caches derriere
les petites dunes de sable qui bordent la mer, nous attendaient. Cornme it fallait debarquer, on decida que le
lendemain matin le Colbert s'embosserait le plus pres
possible de terre, pret a balayer le rivage de ses boulets,
tandis que la compagnie cent hommes environ
gagnerait une petite hauteur isolee , ou la defense semblait

devoir etre plus facile. Ayant une fois atteint ce poste,


elle devait s'y maintenir quarante-huit heures, pendant
lesquelles le Colbert irait chercher et rarnenerait des secours. Le soleil n'etait pas encore a l'horizon que la manceuvre commenca. LeColbertvint se poster majestueusement a deux cents metres de terre ; les charges de poudre
furent distribuees aux canonniers, les sabords s'ouvrirent, et nous descendimes dans les embarcations. Les
petites dunes, dont nous avons parle, nous cachaient
entierement le pays. La compagnie s'avanca, silencieuse,
jusqu'a la hauteur designee ; nous la gravimes au pas
de course, puis quand nous fumes au sommet, un immense cri s'eleva : Vive la France ! Nous regardames
a nos pieds dans la plaine : ce cri avait fait partir un
jeune lievre qui s'ebattait joyeusement au milieu des
herbes, nous le vimes s'enfuir a l'est ; c'etait le seul etre
vivant qui parid a l'horizon.
E.
(La suite cl la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LOCKROY.

LE TOUR DU MONDE.

49

Interieur de Kalat-el-Horn (p. 56, 57). Dessin de A. de Bar d'aprs une photographie de M. G. Hachette.

VOYAGE EN SYRIE.

MISSION DE M. RENAN EN PUENICIE,


PAR M. E. LOCKROY 1.
TEXTE ET DESOINS INEDITS.

VI
La plaine de Tortose. Tortose. Rouad. Amrit. Antiquites. Depart de Farm& francaise. Retour Tortose. Voyage
a Lattaquie et au chteau de Mercab.

Le camp , d'abord installs sur la hauteur que nous


avions si facilement gravie, fut, peu de jours apres no1 Suite et fin. Voy. page 33.
VII. 160 LIV.

tre debarquement, transports a une lieue plus au sud,


sur l'emplacement En gine de l'ancienne ville de Marathus, et au bord d'un ruisseau qui, aujourd'hui encore,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

'60

LE TOUR DU MONDE.

porte ce nom (Narh Amrit). Les plaines, qui entourent au dehors, porte par quatre forts piquets, a une assez
Tortose, resserrees entre la mer et les montagnes qu'ha- grande elevation du sol, se balance une -petite cage de
bitent les Ansaries, s'etendent depuis Tripoli jusqu'a feuilles , ou les Ansaries passant, courbes en deux, les
Lattaquie sur tine longueur de trente lieues environ :
fortes chaleurs de fete.
malsaines en hiver, elles sont mortelles en ate ; l'eau s'y
A deux lieues au sud du camp, dans la plaine, un
amasse, arretee par des bandes de roches ou par des vieux chteau, le Kalat-Yamour, hati autrefois par les
monticules de sable; elle y forme des etangs, et les va- croises, sert de retraite a quelques families arabes. La
pours qui s'en elevent, au coucher du soleil, empoison- tour centrale et les fortifications exterieures sont en
nent l'atmosphere. Ces plaines sont en grande partie inmine, les portes brisees; les escaliers n'ont plus de marcultes : les rivieres s'y cachent sous des touffes epaisses - ches, les chambres plus de plafonds, mais les nouveaux
de lauriers-roses; des fleurs de toute espece et de tou- habitants ne reparent rien. Ds attendent, pour la quitter,
tes couleurs en prennent joyeusement possession au que la forteresse s'ecroule. Tortose elle-meme n'est
printemps. La, point de villages, point d'habitations ;
qu'une vaste citadelle qui trempe ses pieds dans l'eau,
deux ou trois khans, a demi detruits , quelques tours et abrite, derriere sa double ceinture de murailles, quelen mine se dressent seulement, de loin en loin, a peu de ques pauvres maisons arabes, accrochees taut bien que
distance de la mer. Le jour, des troupeaux de buffles mal a ses remparts : son eglise, si clbre au temps de
viennent y paitre ; la nuit, y rodent les chacals, suivis saint Louis, est restee seule en dehors de la cite modo l'hyene ; le soir,, de pauvres Ansaries, guettant le dome, au milieu du cimetiere.
voyageur arabe , y trouvent moyen de se faire l'au- . Quand on arrive d'Amrit ou plutOt de la place ou
memo avec l'argent de ceux qu'ils devalisent. En appro- fut Amrit, it faut, pour entrer dans la ville, en faire le
chant de Tortose, on marche, pendant pros de trois tour : un fosse large, profond, que l'eau remplissait aulieues, au milieu de tombeaux violas, de caveaux fun& trefois, oh poussent aujourd'hui de grands arbres, des
raires tout grands ouverts au soleil. L'ile de Rouad, qui legumes et des flours, vous separe de la premiere enapparait h peu de distance, les monuments, debris de ceinte, fortification splendide, dont les pierres, taillees
l'ancienne Marathus, eparpilles dans la plaine, ces vas- en bossage, reposent sur une base de granit. La porte,
tes necropoles , vritables villas souterraines , Tortose laquelle on parvient par un escalier d'une quarantaine
enfin enfermee au bord de la mer dans son double de marches, situe au nord, dans un angle rentrant de
rempart, rappellent a la fois les plus memorables epo- la muraille, regarde la mer. Au-dessus, on distingue un
ques de l'histoire de la Syrie.
cusson : celui du comte de Toulouse. Apres avoir
A part le khouri d'un village chretien, perdu dans la franchi cette porte et l'admirable salle qui suit, ou le
montagne Ansariee, deux fakirs indiens , qui , apres marechal ferrant et le cordonnier ont maintenant etabli
avoir mendie a Damas, venaient mendier a Lattaquie
leurs boutiques, on se troxve en face d'une seconde
eta Alep, un Hongrois, parti de Constantinople, la enceinte aussi belle que l'autre, mais en partie detruite
canne a la main, sans savoir ni l'arabe ni le turc, et et n'etant restee gill un soul endroit tout entire deallant, de son pied lager , chercher de l'ouvrage
bout. Le fosse , qui separait les deux remparts, est
Alexandrie, nous ne vimes personne pendant le temps devenu une rue de Tortose, si l'on pout appeler rue
de noire sejour au campement d'Amrit. Parfois, nous un espace circulaire, oh, de loin en loin, une pauvre
choisissions les hauteurs pour but de nos promenades. maisonnette s'etaye h des mines. Apres avoir pass pal
La plaine, dont les rochers, les petits bois, les mou- une sorte de breche, on arrive sur la place qui occupe
vements de terrain ou les bosquets de lauriers-roses le centre memo de la ville : au fond, une muraille et
derobent toujours une partie , parait plus fertile , a me- quelques tours, auxquelles s'appuie une petite mossure qu'on la traverse. Aucune contree de la Syrie, entre
quee, vous separent de la mer : autour de la place,
les mains d'une population active et intelligente, ne se
et adossees toutes a la face interieure de la seconde
preterait mieux a la grande culture : en creusant des enceinte, sont rangees en cercle de petites boutiques,
canaux, en assainissant le pays par le dessechement des
oh les marchands fument tranquillenaent leurs pipes
marais, on arriverait bien vite a de magnifiques resul- tout le jour. Tortose pent compter six cents habitants.
tats. Mais it semble que plus, en se rapprochant des Le dimanche, les Ansaries y viennent faire leurs provitropiques, la terre devient productive et naturellement sions : elle est, ce jour-la, pleine de bruit et de mouveriche, plus ses habitants negligent de la cultiver. C'est
ment : les hues, les chevaux, les chameaux, les fellahs
peine si, au pied des collines qu'ils habitent, les Ansa-.
se pressent sur la petite place, encombrent les passages,
ries ensemencent quelques champs. Cette population est gravissent et redescendent pole-mole le large escalier
indolente et miserable : femmes, hommes, enfants,
qui conduit a sa porte. Ce n'est pas qu'il s'y conclue
peine vetus de quelques loques, grelottent continuelled'importantes affaires; on ne connait a Tortose que la
ment la fievre. Les hommes restent h. la maison, fluent petite monnaie, et, chose assez singuliere, on y refuse
ou fument, tandis que les femmes et les filles travail- les pieces turques toutes les fois qu'elles ont une valour
lent aux champs. Leurs maisons, faites de pierres se- plus forte que le khramse, un sou environ.
ches, sans aucun ciment, n'ont guere plus de deux metres
La ville n'est point, comma Djebel , agitee par des
de haut : l'interieur est a demi Grouse dans la terre :
factions : tout le monde y vit en bonne intelligence.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

51

LE TOUR DU MONDE.

Il s'en faut pourtant que Tortose alt toujours joui de ce


calme, et, sans remonter a l'epoque oa elle se nommait
Antaradus, on la voit a chaque instant, dans l'histoire des
croisades, pillee, bralee, ravagee. Siege d'un petit fief,

elle avait alors quelque importance : un traite de paix


y fut signe en 1282 entre Malek-Mansour (Kelaoun) et
Guillaume Dybadjouk , grand maitre des templiers
d'Acre et du littoral; ce qui est assez curieux, c'est que,
58

30

PLAN DE PAL,EYRE

Temple flat doleiL


"Londe hionythe
3 &tonnee deyranit rouge.
Quab, pitient
b Brand Tombeau..
6 Petit Tar:dean
7
8 27,5, entwines.
9 lonnia &boat.
10 Tianple.
11 Colonnamonlanental,
12 drieryitin
Dant de mar tranetan
15 Colonniv ac
15 lens pater David
16 Fontaine.
17 flonbeau.e de
_ _
16 Aran...
19 Tombeau ea Thinateste
1

BVideentitelle.
Bev/role Bade,
8 siltneednxbe aglited
9 ntnpleara doled
SCCpp
7.7.7 nattateneefnadarto
8 Coot Hnete7;1:
105/17
U Bate, an:tense.
151 Constna9ona arab.,
1555 dinnullar cyclopeennne

61a10-Phalle deo aminemine

PLAN DE DAS1AS

1 Bel Tetan.
9 Thad.. de OA Geortenv
5 Lauds ln antrenrion de To' Beale
Thadean dr-TO:68dB.
5 Bab eentaghir.
6 amen:tie es della:,
7 Manion de udo,.
8 EttintArorld Patna.
9 anonele-Afneintele.
10 Naito.6dnaninr.
11 tlipatatdoe LeOrenn.
12 Bab Towne.
18 Bab eerie]o
111 Bab Farad9.
15 Bab Fanny.
16 Canna,
17 Bab eldfadid:
10 Terid.
19 Canon.,
20 fitarthO man atenaten.
21 telya.
ae Bab .1514,6
A Quer tier 4/7
B C
fine
C

Cheat.

pour le dater, les chretiens ont fait usage de l'ere des Seleucid.es. Le traite comprend, d'une part, les Etats du
sultan et de son ills, la Syrie, la Palestine, l'Egypte , etc. ;
de l'autre, Tortose et ses dpendances. Des deux Cates
on s'engage a ne pas ravager le territoire de son voisin.

Tortose est une petite ville qui se meurt : le nombre


de ses habitants diminue de jour en jour ; elle n'a ni
industrie ni commerce ; Rouad, au contraire, est pleine
de vie et d'activite. L'ile est couverte de maisons qui
grimpent les unes sur les autres, et, dominant cette py-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


52

LE TOUR DU MONDE.

ramide de pierres, un gros chateau turc eleve ses tours


massives, oa des canons vieux comme l'invention de la
poudre se rouillent sur des ants boiteux. C'est pitie
de les voir melancoliquement aripuyes sur les ereneaux, armes devenues inutiles, enclouees par les enfants, et se penchant, comme des soldats invalides,
sur la ville qu'ils dominent encore, mais qu'ils ne peu-

vent plus defeildre. Le chateau fut eleve a l'epoque de


la guerre de Grece : Canaris venait alors jusque-la incendier les navires ennemis. La population de Rouad,
toute composee de marins , comme au beau temps
de la Pbenicie , est riche, ardente, energique. Si l'on
pouvait comparer la Syrie a une vaste maison d'alienes,
et certes la comparaison serait moins etrange qu'elle ne

Porte de Kalat-el-Hosn (p. 57). Dessin de A. de Bar d'apres une photographie de M. G. Hachette.

le parait, Rouad pourrait passer pour la loge des fous


furieux. Le fanatisme musulman n'y connait point de bornes. Il faut cependant rendre cette justice a Rouad : ses
rues sont propres, son bazar est anime et plein d'un mouvemen t qu'on chercherait en vain dane les villes du littoral. Des restes de murailles phniciennes font le tour de
la ville et de l'ile ; l'ancien port, divise en deux parties
par une jetee antique, abrite des barques de peche pein-

tes en couleurs eclatantes , des bricks , quelques troismats et une petite flottille de felouques. Les caboteurs de
lacete y viennent passer l'hiver, , ne trouvant d'abri contre
les vents d'ouest ni a Saida, ni a Sour, ni a Beyrouth.
Sur la foi d'un certain nombre d'auteurs , je m'etais
attendu naivement a trouver Rouad completement deserte : je fus tout surpris en la voyant couverte d'habitations et fort peuplee. Sterne (c'est ce qui sans doute fut

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
cause de ma deconvenue), en decrivant toutes les especes
de voyageurs, en a cependant oublie une, celle des voyageurs en chambre, et c'est de celle-la que j'aurais du me
defier. Ces voyageurs, en effet, ne voyageant pas, sont
comme les moutons de Panurge : it suffit que le premier
s ' embourbe pour que tous les autres s'embourbent a qui

53

mieux mieux, et apropos de Rouad, c'est, it faut le dire,


Volney qui a commence. . Aujourd'hui, dit-il, l'Ile est
rase et deserte. Volney ne l'avait pas vue ; it n'en dit
qu'une phrase ; cette phrase contient deux erreurs, ce
n'est pas trop. Apres lui vient Laorty-Hadji, un bon
Francais, je crois, qui ne voit pas Rouad non plus, mais

Kalat-el-Hosn (p. 56, 57). Dessin de A. de Bar d 'apres une photographie de M. G. Haenere

qui lit l'ouvrage de Volney. Dans cette Ile, dit ce nouvel auteur, suivant Strabon; florissait une magnifique cite, aujourd'hui on ne trouve lame pas de debris
de ville.... les maisons, baties a plus d'etages qu'a Rome
meme , n'ont pas garde un seul mur debout.... tout
cela n'existe plus... : it n'y a sur le meme lieu qu'un
ecueil ras et desert. La phrase de Volney a servi de

texte et de pretexte a ces tirades. Voici maintenant comment s'exprime M. David, orientaliste , en decrivant
Rouad, dans la collection, si precieuse d'ailleurs, de
l'Univers pittoresque : Ne quittons pas le rivage de Tortose sans regarder en mer ce vaste roc qui fat la rpublique d'Aradus, et qui n'est plus qu'un immense ecueil.
Jamais disparition de cite n'a et plus generale, jamais

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
mans, _qui une fois enchevetres taut bien que mal sur le
pont, n'y purent rester qu'a la condition de ne pas faire
un mouvement. Je me placai a l'arriere, et lorsque la
brise de terre se fut elevee, sur les dix heures du soir,
qu'on eut oriente les voiles et fixe la barre au moyen
d'une corde, je vis tout le monde, passagers, matelots,
capitaine, s'endormir d'un profond sommeil : la nuit fut
d'une obscurit affreuse, le vent violent : perstinne ne
se rveilla. Tripoli, oil nous arrivames le lendemain, est
traverse par une petite riviere , le Narh-Kadischa : ses
jardins, son bazar, ses rues voiltees, ses vieux ponts, ses
cafs etablis au pied des ark -es, en font une des villes
les plus enchanteresses de 1'Orient. L'eau y collie partout ; elle ruisselle le long des murs, jaillit entre les
fentes des pierres, court dans les rues, sort sous les
portes. Vers le coucher du soleil, je repartis sur
pauvre petit bateau, n'ayant qu'une simple voile et deux
hommes seulement pour le conduire. Je me conchal au
fond et thchai de dormir; quelle nuit1 Roule par les
vagues, oblige de me lever a chaque instant pour aider
aux manceuvres, trempe par l'eau de mer, qui sans
cesse entrait par-dessus le bord, je n'eus pas une seconde de repos. Le jour parut. Les deux hommes
alors, dirigeant le bateau plus prs de terre, se jeterent a l'eau, gagnerent le rivage, et ayant attach une
corde au mat , me remorquerent : nous atteignimes enfin Amrit. La plaine, brillee par le soleil, commencait
a devenir jaune : le camp abandonne, dans lequel it ne
restait plus que dertx tentes habitees par M. Gaillardot
et M. Thobois, le savant architecte que M. Renan s'etait
adjoint, avait l'air d'une vine detruite : quelques batchibouzouks envoyes par le mudzellin de Zaphita (une ville
de l'Akkar) le gardaient. Les batchi-bouzouks sont tout
simplement des pillards entretenus par le gouvernement
turc : Volney les point d'une phrase : a On les prendrait, dit-il, plu.tet pour des bandits que pour des soldats ; la plupart out commence par le premier mtier
et n'ont pas change en prenant le second. Nous restames la encore pres de trois semaines. Je retournai,
dans cot intervalle, assez souvent a Rouad : les habitants,
que la crainte des soldats francais ne retenait plus, me
lancaient des pierres du haut de leurs maisons : quand je
passais, les rues devenaient desertes; j'entendais, a mesure que je faisais du chemin, les portes se fermer
bruyamment devant moi, puis a travers les cloisons, les
fentres grillees, ces phrases qui m'accompagnaient partout : a Ya gitane 1 ya malaoun! (Oh ! le diable! oh!
le maudit 1 )
Un matin, apres avoir galope pendant une heure
environ, a l'est de Tortose, je gagnai un bois, oh Menat les oliviers, les amandiers et les poiriers sauvages
me cacherent le pays environnant. Je continuai, marchant toujours au hasard au milieu des herbes , sautaut les ruisseaux, traversant des clairieres vertes et
pleines de soleil. Tout a coup, au detour d'un buisson,
j ' apercus un homme qui venait a moi; lui ayant domande si de ce cote ne se trouvait pas de village :
a Non, me dit-il , mais venez vous reposer chez moi.

55

Je le suivis. Nous arrivames bientOt au pied d'un


bouquet d'oliviers, qui auraient pu voir le Christ, s'ils
avaient pousse a Jerusalem et non prs de Tortose.
Quelques epis de bid de Turquie milrissaient ca et la;
une outre et des hardes se balancaient a la plus grosse
branche d'un poirier qui semblait tendre ses fruits aux
passants, tandis qu'a l'ombre de ses feuilles une femme
assise allaitait un nouveau-ne. a C'est ici chez moi,
me dit Phomme, et tandis que je descendais de cheval,
tirant un tapis de dessous un buisson, it m'invita a m'asseoir. Un vase de bois contenant du lait aigre, une cruche de terre, un narghile, formaient tout l'amenblement
de cette demeure, dont les murs etaient de feuilles et le
plafond d'azur. Mon lake me raconta sa vie : escorte de
sa vache, de son ne et de sa femme, it se retire Pete
dans les bois; l'hiver it descend dans la plaine, ou un
khan, detruit a demi, lui donne une hospitalite que les
ruines ne refusent jamais. Et moi, qui Otais arrive, le
croyant malheureux, je partis, enviant presque sa fortune : n'est-il pas riche celui qui pent dire en montrant
le ciel qui Peclaire, l'arbre qui l'abrite, la source qui
Pabreuve : a Voyez , reposez-vous , buvez ; vous etes
chez moi?
Rien ne nous retenait plus dans la plaine d'Amrit.
Ayant dit adieu a nos gardiens, nous partimes pour
Lattaquie a cheval et suivis de deux mulets portant nos
bagages. Autrefois la Syrie et le Liban devaient etre
converts de forets immenses : Peau, retenue alors sur les
hauteurs, pouvait toute Pannee alimenter les fleuves; la
terre *kale couvrait les times, aujourd'hui arides; le
pays tait sain et riche ; mais, les arbres morts ou coupes, personne n'en a jamais replant d'autres. Nous
nous arretames sous des caroubiers gigantesques, au
pied desquels un bassin d'eau donee donne naissance
a un ruisseau qui va se perdre dans les sables : Pendroit porte le nom de fontaine des Francs; les croises
y allaient boire. Notre premiere journee devait nous
conduire au chteau de Mercab, une de ces ruines immenses laissees en Syrie par les chevaliers de SaintJean. Le jour baissait quand nous quittames le bord
de la mer. Un vallon s'ouvrait devant nous, vert, riant,
aqueux, abrit ; d'abord it semblait un ravin; ensuite
s'agrandissait, laissant voir peu a pen un paysage gigantesque : des maisons perdues a droite eta gauche sur
des mamelons aigus, des bois, des torrents desseches,
des cascades, des arbres qui pendaient au-dessus des
precipices, et parfois , entre deux pies , la silhouette
du vieux chteau de Mercab. Nous montames la cote
jusqu'a un village chretien perdu sous les orangers et
les grenadiers : Betssetine. Le lendemain nous allames a Mercab : d'une part le chateau domino la cote:
de l'autre it commando la montagne. Quoique fort de..
vaste, it pout encore aujourd'hui donner une haute idee
de ce qu'il Otait. Ses parties restees debout ont l'aspect
imposant des debris de Pantiquit : non leurs lignes savantes, mais leur simplicit et leur grandeur. Les materiaux employes a sa construction sent petits ; loin de
nuire a l'ensembie, ils ajoutent au contraire a ses pro-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

56

LE TOUR DU MONDE.

portions par leur petitesse meme et la comparaison


qu'ils forcent l'ceil a etablir entre eux et lui. Mercab joua
un role important dans l'histoire des croisades : Fun
des derniers boulevards du christianisme en Syrie,
ne tomba que peu de temps avant Tripoli sous les coups
de Kelaoun. Aboul-Feda, le grand historien arabe, assista, age de douze ans, a sa chute.
C'est, dit-il , la premiere scene guerriere dont je
fus le temoin : j'etais alors sous la conduite de mon pere
Malek-Afdal-Ali.
La prise de Mercab fut consideree par les musulmans
comme une victoire immense ; depuis de longues annees
la vieille forteresse tenait toutes leurs forces en echec ;
Schaafi, dans son tableau des belles qualites de MalekDaher (Bihars) , apres avoir raconte les ,essais infructueux de ce sultan pour s'en emparer, s'ecrie :
Dieu reservait a notre maitre (Kelaoun) un si beau

est celle des Ansaries ou Nezzariens, dont le nom vient


soft d'un certain Nazzar, fils aine du calife d'Egypte
Mostaouser, dont ils embrasserent le parti, soit d'un
vieillard du village de Nezzar qui fut prophete comme
tant d'autres. Les historiens croises les nomment
Nezireens. C'est dans leur pays et a peu de distance
de Tortose que vivait le celebre cheik de la montagne, le roi des Hadchachins , nom que l'on a longtemps traduit par celui d'assassin. Leur religion, cornme leur origine, est peu connue ; plusieurs sectes les
divisent : l'une adore le soleil, l'autre le chien, l'autre
la lune.
Les Kadmoussies , dont la religion, bien certainement superieure a celle des Nezzariens, semble remonter aux premiers ages de la civilisation, vivent au
milieu d'eux. Its adorent la femme, culte excentrique,
sans doute, mais qui, tout bizarre qu'il est, me parait
infiniment plus raisonnable que celui du chien.

fait d'armes , comme une des plus belles c,onquetes et


l'honneur de son regne.
Le 23 juin enfin nous arrivames a. Lattaquie apres
avoir passe un jour a Giblite, petite ville pleine d'admirables morceaux d'architecture arabe et dans laquelle on voit un theatre romain d'une conservation
incroyable, monument gigantesque qui pouvait contenir quinze ou dix-huit mille spectateurs . Les rues de
Lattaquie sont etroites, tortueuses; a chaque pas on y
rencontre des debris antiques : 1a un arc de triomphe,
la des colonnes , la un temple. Une colline plantee
d'arbres abrite son port, et les navires se reposent
l'ombre ; le quai, de dix pas de long tout. au plus, suffit , quoique encombre de fumeurs , aux besoins du
commerce. Apres une semaine de sejour, nous regagnames par mer Tripoli.
Une des populations les plus originales de la Syrie

VII 77,r--Voyage au Kalat-el-Hosn. A Hama et Horns. L9S cedres.


Baalbeck.

Dans un voyage que je fis a llama, j'avais deja passe,


rannee precedente, par Tripoli. Nous etions trois, escortes de mulets, de deux moukres et d'un guide qui,
quoique vigoureux et bien taille pour la marche, avait
un defaut capital : it ne savait pas le chemin. Nous nous
dirigions au nord-est, avec ]'intention de nous arreter
quelque temps au Kalat-el-Hosn , la citadelle la plus
gigantesque peut-etre que les croises aient elevee en
Syrie. Apres nous etre pendant deux jours perdus chez
les Ansaries, dans un pays oft 1 on ne trouve pas trace
de sentier, nous gravissons une haute montagne, et,
parvenus a son sommet, nous nous trouvions en face
d'un chateau enorme, entier, auquel pas un creneau ne
manquait et qui domine encore les plaines vagues ou

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

58

LE TOUR DU MONDE.

vieut mourir la double chalne du Liban, ou commence


le desert. Plus que Mercab encore, le Kalat-el-Hosn est
celebre dans l'histoire des croisades. Il soutint des luttes
continuelles avec les musulmans de Horns et de Hama.
Nourreddin , campe a ses pieds , dans la plaine , fut
mis en fuite par les chevaliers de Saint-Jean. Vers le
milieu du jour, raconte Ibn'Alatsir, les soldats couches sous leurs tentes virent tout d'un coup, au sommet de la montagne, se dployer les bannieres et les
croix des Francs. L'armee arabe surprise se debanda,
et le sultan, poursuivi jusqu'au lac de Horns, s'ecriait
en voyant a l'horizon se dessiner encore, dans les brouillards du soir, la silhouette du Kalat-el-Hosn : . Je jure
Dieu de ne reposer sous aucun toit, que je n'aie venge
l'islamisme et moi-meme I
Bibars prit d'assaut la citadelle.
On parvient au Kalat-el-Hosn par une Porte h laquelle un escalier large et degrade donne acces : puffs,
au sortir d'une galerie longue, votitee , tournante, dont
le sol en pente se drobe dans une obscurit profonde,
on se trouve en face de monuments immenses, oh tontes les architectures semblent, au premier coup d'ceil,
melees; oh tours, chapelles, escaliers, donjons se presentent h la fois devant vos yeux , sans qua retonnement qui vous saisit h la vue de ces entassements
gigantesques vous permette de les comprendre et de
les expliquer. D'abord, tout parait nu, triste, desert :
bientOt on apercoit une population entiere, vivant dans
ces ruines, comme les vers sur un cadavre. Les eglises enfouies jusqu'h mi-corps dans le fumier servent
d'ecuries, les ecuries de chambres, les creneanx et les
guerites d'habitations. La, c'est une meurtriere on demeure foute une famille, la, c'est une chambre accrochee aux corniches comme un nid d'hirondelles : des
fetes passent entre les fentes des murs, les troupeaux
se promenent dans les tours, des voix , des cris , des
bruits, un bourdonnement immense sort de la citadelle
comme d'une ruche geante.
On nous fit entrer dans une salle , , vaguement
&lairds par une lampe quo soutenait un candelabre
de cuivre, etaient ranges, assis et adosses aux muraffles, une quarantaine d'hommes, les uns envelopps
du machla (grand manteau raye) les autres ayant la
figure a demi voile par des couffis, les uns portant sur
leurs vestes des broderies d'or, les autres a peine vetus.
Les draperies dont les couleurs sombres se confondaient avec les ombres projetees par elles sur les murallies, les turbans evases, les tarbouschs encadraient
diversement ces figures que la lueur de la lampe rendait sinistres. Malgre soi, on se rappelait les Mille et
une Nuits, Ali-Baba, et surtout les quarante voleurs.
Le soir, un cavalier arriva pour nous prier, de la part
de quelques moines grecs habitants d'un convent perdu
dans les montagnes, h pen de distance du chateau, de
venir diner avec eux. Certes, je ne veux pas dire du
oral de ces braves gens , qui nous ont offert de si bon
cur un /pas que nous leur avons paye, mais le clerge
grec sclasmatique est Bien le clerge le plus ignorant

qu'on puisse imaginer. Ces malheureux moines menent,


pros du Kalat-el-Horn, une existence assez pnible ,
puisque chaque jour elle est en danger. Au moindre
mouvement, a la moindre apparence de guerre, ils sont
menaces , et quelquefois assieges dans leur convent.
Celui-ci, du reste, a pris des allures de citadelle : c'est
une construction ranee, percee de meurtrieres, et dans
laquelle on ne penetre que par une petite ouverture,
haute de trois pieds, tout au plus ; les moines en sortirent h quatre pattes pour nous recevoir. Le lendemain,
nous quittames le Kalat-el-Hosn. BientOt apres nous
entrions dans la plaine. D'abord, quelques collines apparaissent de distance en distance, couronnees de villages serres et mal h leur aise sur leurs cretes aigues,
puis nulle habitation , point de champ cultive. Souls
les grands Bedouins se promenent dans ces terrains vagues au printemps et en et,
Enfin , le deuxieme jour, au dela de deux hauteurs
coniques que depuis longtemps nous apercevions, Hama
se montra a. quelques pas de nous, tranquillement assise an bord de 1'Oronte. Vue de l'une des hauteurs qui
l'abritent contre les vents de la plaine, Hama s'etend en
croissant h. vos pieds. C'est une grande vine dont les
maisons ont la memo couleur que le terrain sur lequel
elles sont bAties : des mosquees, des minarets, des domes
s'elevent de toutes parts ; au milieu, parmi des jardins
eclatants de verdure, entoure d'arbres seculaires, coule
majestueusement l'Oronte. Des aqueducs de deux et de
trois rangs d'arches le traversent. Des roues enormes,
plus hautes encore quo ces aqueducs sur lesquels elles
s'appuient, tournent sans cesse avec un bruit pareil h
celui que ferait une troupe de bourdons gigantesques.
D'un cote, a l'extrme horizon, on apercoit la chaine du
Liban qui se detache en bleu sur le ciel bleu; tout autour de la ville, le desert, pierreux, serge de collines
arides, vaste , profond, imposant et triste comme lamer.
Nous descendimes au bord de 1'Oronte : tons les arbres
de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique sont moles dans les
jardins qui l'entourent. Des digues le coupent en tous
sons, et l'eau retenue d'un cote, libre de l'autre, jaillit
en cascades, roule sur les pierres ou penetre par des
conduits souterrains dans les maisons. Hama est, certes,
la plus delicieuse vine d'Orient; je la prefere a Damas
Rien, a Hama, pas meme le drapeau d'un consulat , ne
rappelle l'Europe on les villes syriennes. Isolee dans
le desert, elle est pleine de nomades, Curdes, Bedouins,
Turcomans ; puis, rien n'y a change depuis qu'AboulFeda la gouvernait. Les immenses aqueducs qui la traversent en tons sons, les norias enormes destinees h
prendre l'eau dans l'Oronte pour la distribuer dans tons
les quartiers, ces digues, ces jardins entourant la riviere, ces ponts, les admirables portes qui donnent entre dans les bazars, les costumes &ranges qu'on y
rencontre , ces habitations coniques faites de bone oh
demeurent les pauvres, ces mosques , ces minarets
de toutes formes, sont encore aujourd'hui les memos
qu'au temps oh Saladin luttait avec toutes les forces
de l'Orient centre les petits royaumes des croises. On se

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
croit, en arrivant h Hama, non-seulement transports
dans un autre monde, mais a une autre epoque que la
nOtre. On entre de plain-pied dans le moyen age. La
population est riche. llama ne fait guere de commerce
qu'avec les Bedouins, qui, generalement, l'assiegent
toutes les annees au printemps. Elle a je ne sais quoi
d'enchanteur,, meme dans les endroits les plus solitaires, meme dans les rues les plus tristes ; cette eau de
l'Oronte qu'on voit partout, ces arbres, ces jardins, surtout ce bruit continuel des grandes roues, jettent dans la
ville une gaiete calme, tranquille, bien inconnue en
France, qui repose l'esprit, l'occupe sans l'absorber, et
fait insensiblement passer le temps et la vie.
Un nombre considerable de chretiens habite llama.
Comme, pendant la guerre, ils n'ont point te massacres, on les croit generalement dans une position
assez deuce ; en realite , ils vivent sous le couteau.
Pour eux, titre riche est un danger, le paraitre , une
imprudence capitale. Aussi affectent-ils l'exterieur le
plus modeste, le plus miserable memo, preoccupes qu'ils
sont sans cesse de ne pas eveiller la cupidite de leurs
oppresseurs.
Rien n'aurait pu nous faire soupconner cette deplorable position, si, la veille de notre depart, une aventure
assez curieuse ne nous l'etait venue reveler. Notre arrivee dans llama avait fait quelque bruit, et la maison
oil nous etions loges n'avait pas desempli de curieux.
Le proprietaire, brave et vieux Grec catholique , sans
jamais laisser echapper une plainte , s'etait au contraire
etudie a faire tout haut devant nous l'eloge des musulmans. Cela m'tonnait d'autant plus, qu'il nous croyait
une mission politique. Chez lui, j'avais ramarque des
agents du pacha, et par hasard , un chretien pauvrement
vetu, a qui nous aurions volontiers fait l'aumOne. Un
soir, notre hOte, une immense lanterne a la main,
monta mysterieuwnent dans la chambre que nous occupions et nous pria de le suivre : nous sortimes. Apres
avoir, pendant trois quarts d'heure, tourne dans les rues
de Hama, nous nous arrtames devant une petite maison faite de terre et de paille hachee. On fut longtemps
avant de nous ouvrir ; puis, apres une attente prolongee
dans une tour sale et troite, nous penetrames enfin
dans une chambre dcoree avec la plus grande richesse :
l'or brillait partout : des peintures, des flours d'argent,
des ornements bizarres et clatants couvraient le has
des murailles ; des etageres barioles comme celles que
l'on fabrique en Algerie, pliaient, en realite, sous le
poids de mille objets precieux ; autour de la salle regnait
un divan convert de soie, et l'ceil s'arrtait a peine sur
les narguilhes d'or ou d'argent qui encombraient de
petites tables incrustes de nacre. Le maitre de la maison, couche sur des tapis de Perse, servi par une negresse
qui lui versait de l'araki et du yin d'or, prenait son repas. Quel ne fut pas notre tonnement en reconnaissant
en lui ce malheureux chretien qui venait chez notre hike
et dont la condition nous avait paru si prcaire ! C'etait
pour ainsi dire le chef des chretiens de llama, celui qui
dictait a toes leur conduite. On ferma les portes, puis, se

59

croyant a l'abri de tout espionnage, esperant sans doute


que nous pourrions transmettre leurs plaintes a la
France, nos deux hOtes jeterent a la fois le masque
qu'ils portaient en public et nous devoilerent a l'envi
toute l'horreur de leur situation. Pour eux, nulle securite dans le present, nulle esperance dans l'avenir. Its
racontaient les outrages dont chaque jour ils etaient
abreuves ; comment, dans les bazars, on leur placait sur
le con la lame nue d'un sabre, en les menacant d'une
mort prochaine , comment on leur arrachait de force ce
qu'ils posseclaient. L'homme chez qui nous etions s'etait
vu contraint de mettre en stirete, loin de lui, sa femme et
toute sa famille. N'osant se montrer que sous les habits
les, plus humbles, de peur d'attirer sur lui l'attention,
cherchant sans cesse de nouvelles ruses pour empecher
qu'aucun musulman ne put franchir le seuil de sa demeure, redoutant les delations, se defiant meme de ses
domestiques, chaque matin it se demandait s'il vivrait
le soir. Les deux chretiens parlaient rapidement, souvent a la fois, tout bas, comme si on eflt pu les entendre. Tout h coup on frappa violemment au dehors :
la negresse entra tout effaree, et avant qu'elle eta pu
dire une parole, deux soldats tura parurent a la porte.
Les chretiens devinrent blmes, puis, sans memo etre
remis de leur emotion, s'inclinerent profondement devant les nouveaux venus. Ce fut alors un curieux tableau : tandis que les soldats, sales, repoussants, luisants
de graisse, comme sont tons les soldats tures, promenaient leurs regards sur les objets precieux stales dans
la chambre, sans accorder la moindre attention aux genuflexions de nos hOtes , ceux-ci leur offraient du cafe
et les faisaient asseoir. Les soldats burent, fumerent,
causerent entre eux. Leurs yeux ne pouvaient se detacher
de l'or et de l'argent qui brillaient partout. Les chretiens se regardaient , n'osant proferer une parole. Enfin, nous demandames aux soldats ce qu'ils venaient
faire l'a, Ces gens, envoyes par le pacha pour nous remettre une lettre, ne nous ayant pas trouves a la maison, apres avoir battu la femme et les fils de notre
hOte, s'etaient fait de force conduire ou nous etions.
Bs sortirent sur notre ordre et nous partimes .pen
apres, laissant les deux chretiens consternes. Je ne
puis songer sans chagrin aux resultats possibles de cette
visite.
Le surlendemain, it fallut quitter llama. Les plaines
qui l'entourent , confondues avec le desert de Syrie ,
dont elles sent la continuation et la fin, aussi tristes et
desoles que lui, offrent a chaque pas des ruines : vertes
et remplies de flours au printemps, elles sont en automne et en tits arides et jaunes. On y voit des rangees
de colonnes rasees a la hauteur de leurs soubassements,
des debris de murailles, ou des villages modernes
avec leurs bazars, leurs maisons, leurs minarets, leurs
mosquees, mais vides , portant partout des traces d'incendie, tout entiers debouts, tout entiers abandonns.
Les ruines anciennes , les ruines recentes se coudoient,
aussi tristes a voir les unes qua les autres. C'est
tout plus au sud, a l'entree de la Beka, vaste aver,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


60

LE TOUR DU MONDE,

qui separe le Liban de l'Anti-Liban, que ce paysage


prend un caractere plus &sole encore ; tons les villages
dont on trouve les restes ont peri de mort violente :
pas un chemin n'est trace ; pas une touffe d'herbe ,
partir du mois d'avril, ne repose la vue. Les Bedouins
dressent leurs tentes pres des habitations qu'ils ont detruites ; autour de leurs vastes campements paissent des
milliers de dromadaires. J'ai trois fois parcouru ces
plaines. A de certains endroits, les plus rapproches de
la montagne, j'ai souvent remarque comme une trace de
sentier ; de loin en loin sur le bord, on voyait de petites
colonnes faites de cailloux superposes , ay ant. a peine
deux metres de haut. Plus loin, a une place on la terre

semblait avoir ete grattee , elles etaient disposees en


cercle. J'ai toujours cru que c'etait la les sepultures de
cette race egyptienne ou bohemienne si connue du
moyen age, race qu'on retrouve dans toute sa purete en
Syrie , et qui, crainte et meprisee, ne trouvant nulle
part d'asile pour ses morts, les confie a la solitude.
Horns, que nous atteignimes apres une grande journe de marche, l'ancienne Hemese, est une ville triste,
morne, batie de pierres jannes et noires, ou de boue
melee a de la paille hachee. C'est comme Hama, le rendez-vous des Curdes, des Bedouins, des Turcomans.
Un vieux chateau bad par les croises la domine ; ses
jardins, verts au milieu de la plaine, comme une oasis,

Une noria sur l'Oronte. Dessin de A. de Bar d'apres une photographie de M. G. Hachette.

s'etendent du ate deTOronte. I1 nous fallut marcher


deux fours encore, passer la nuit dans un petit village
El Okser on nous faillimes etre assassines par une
quarantaine de nomades , avant d'atteindre la Beka et
les premieres ondulations du Liban. Nous voulions ,
apres avoir quelque temps continue notre route au sud,
le franchir, descendre aux cedres sur l'autre versant,
puis revenir une seconde fois dans la Beka, et la traverser dans toute sa largeur pour aller a Baalbeck.
Un cheik de Metualis , habitant avec quelques bergers dans le fond d'un ravin, nous donna l'hospitalite,
et alluma pour nous un grand feu, en incendiant deux
cedres. Ce OW du Liban est couvert d'arbres.. Beaucoup

ont ete brines sur place par les Metualis. Les uns soot
morts, les autres ont route dans les torrents avec d'enormes quartiers de roches ; partout on voit la trace
des inondations, du tonnerre et des tempetes ; la foret,
a demi detruite, semble une armee decimee par l'ennemi, et qui vent lutter jusqu'a la mort.
Parvenus enfin sur la derniere crete de la montagne,
un panorama splendide s'etendit devant nous : a l'est,
la Beka et l'Anti-Liban ; plus vers le nord, les plaines
que nous avions parcourues , le desert qui leur fait
suite ; a l'ouest, la ate, Djebel, Tripoli, Batrun, les
mille vallees du Liban, les cedres, la finer enfin, bleue,
immense et noyee dans le ciel. Quant aux cedres, c'est

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
une mystification. A peine en compte-t-on dix ou douze
vraiment beaux et qu'on puisse admirer. Perdus dans
ce paysage gigantesque, ils n'y semblent qu'un petit
point noir. Au milieu d'eux, les Maronites ont bati
une eglise. En France, on y aurait mis un cafe.
Le surlendemain , nous avions repasse le Liban et
nous arrivions a Baalbeck. Que dire de ces ruines colossales, taut de fois vues, tant de fois decrites ? L'architecture n'en est pas irreprochable : bien des signes
de decadence, bien des details de mauvais gait gatent
leur magnifique ensemble. Cependant on est effraye a la
vue de ces masses de pierres, de ces assises colossales
qui ne mesurent pas moins de vingt-deux metres de

61

long, et dans plusieurs de ces debris on retrouve la


belle antiquite. Un temple presque entier est reste debout ; d'un autre, une colonnade seule subsists. A
quelque distance, on voit encore un temple : tout autour de l'Acropole, dans la plaine, des debris.
VIII
Voyage dans le Djebel-Akkar. La plaine d'Homs. La source
de l'Oronte. La montagne chretienne. Voyage a bamas.

Deux jours apres mon depart de Lattaquie, je partais


de Tripoli pour Hosn-el-Zephiri, le Djebel-Akkar, et
les sources de l'Oronte. Hosn-el-Zephiri, situe dans la
haute montagne, au nord-est de Tripoli, est un temple

Pont sur 1'Oronte. Dessin de A. de Bar d'apres une photographie de M. G. Hachette

grec place dans un lieu aujourd'hui desert, sur un piton elev. Toute cette partie du Liban qui s'etend depuis Edhen et les cadres jusqu'au Kalat-el-Hosn , la
plus curieuse et la plus inconnue, renferme une foule
de debris anciens ; aucun sentier ne guide ceux qui la
parcourent ; it faut y marcher dans le lit des rivieres,
a travers bois, au milieu des roches. Le temple d'Hosnel-Zephiri existe encore presque entier. Il devait etre
petit et tree-simple : quelques pilastres suffisaient
son ornementation exterieure.
La montagne d'Akkar, dans laquelle j'entrai le lendemain, couverte de forets immenses, toupee de raviites etroites, traversee par des torrents et des rivires,

presque deserte , completement sauvage , n'est jamais


visitee par lee voyageurs. A peine deux ou trois Europeens y ont-ils penetre. Les montagnes descendent dans
les vallees , droites comme des murailles ; la neige
couvre les sommets d'ai descendent des cascades qui
disparaissent en tombant dans les feuilles. Nulle part
la Syrie n'offre un tel aspect : la, plus de ces pentes
arides, denudees, semees de pierres ; des bois au contraire , des arbres gigantesques, des grenadiers , des
citronniers , des caroubiers , des sycomores ; la vigne
vierge s'enlace aux branches, recouvrant les thanes
d'un dome de verdure, les privant d'air et les etouffant
quelquefois ; la clematite cache les buissons sous un

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


62

LE TOUR DU MONDE.

voile blanc, les sapins poussent cote a cote avec les


orangers; les fleurs abondent aussi nombreuses que les
herbes : des roses sauvages, des chevrefeuilles, des
cyclamens, des plantes grimpantes et rampantes , la
fore d'Europe et la fl ore d'Asie se reunissent dans les
ravines, partout ott elles peuvent trouver un peu de
soleil et un pen d'eau.
Une population rare et dissdminee, ansarick, m6tualie, chretienne ou musulmane, vit dans quelques parties
de ces solitudes. Le brigandage y est organise sur une
vaste echelle. On y pille, on y dresse des embuscades,
on y assassine. Les habitants ne sortent guere de leurs
montagnes : par aucune route ils ne communiquent
avec le reste de la Syrie : retires dans les boil, voyageant peu, c'est a peine si, sur les grands tours d'eau,
ils ont jete des arbres en guise de pont. Cependant, au
milieu de ce pays, a Coubaiat, deux moines, l'un de
Nice, l'autre d'Arezzo, sont venus fonder un convent oil
ils vivent souls. Je m'arretai deux jours aupres d'eux,
et ni l'eloignement de leur patrie, ni la tristesse de leur
exil volontaire , ni la frequentation continuelle des
Arabes n'avaient affaibli cette amabilite affectueuse, cette
politesse raffinee qui distingue partout le clerge italien. Je passai de nouveau au Kalat-el-Hosn ; de la,.
tournant a l'est et m'engageaut dans les plaines qui entourent Horns , puis dans le desert, je me trouvai tout
a coup au milieu d'un campement de grands Bedouins.
Les tentes carrees, faites de peaux de btes, etablies
aupres d'une source, non encore tarie , et disposees
en bon ordre, comme seraient des maisons dans une
ville, couvraient un immense espace de terrain. Ouvertes
d'un ate, elles laissaient voir a l'interieur leurs habitants diversement occups , des feux sur lesquels cuisait
du riz, des nattes tendues a terre, des vases et des
ustensiles de mnage : devant chacune d'elles veillaient
de gros chiens ; les enfants et les femmes, les uns jouant,
criant, courant, les autres portant des fardeaux, travaillant ou causant en groupes, les premiers nus, les secondes couvertes seulement d'une robe bleue foncee, faisaient alentour un bruit continuel. Des hommes assis
fumaient le chibouck; des cavaliers arm& de ces lances
enormes oil pendent des couronnes de plumes noires,
se poursuivaient dans la plaine, d'autres chantaient couches a l'ombre de leurs chevaux. Les troupeaux de bceufs
et de moutons erraient au hasard entre les tentes ; une
reunion nombreuse se tenait a l'entree de celle du
cheik, plus grande que les autres. Tout autour de la
ville nomade, rangees en cercle et dentelant l'horizon
immense du desert, les silhouettes de sept ou huit male
chameaux se decoupaient sur le ciel. G'etait le soir.
Je regagnai bientet la Beka et j'arrivai a la source du
Narh-Azi (l'Oronte). Le Narh-Azi sort, au pied du Liban, d'un bassin profond, ombrage de grands arbres ;
c'est d'abord un torrent rapide, impetueux, surtout au
printemps ; des buissons qu'il entraine souvent avec
lui, pendant ses trues, des roseaux gigantesques couvrent
ses bords. A peu de distance, dans la plaine, se dresse
encore, presque entier, le monument appele Kanlia-el-

Hurmul. Il repose sur une base form& de cinq marches


et est compose de trois parties : deux cubes superposes
et une pyramide ; a chacun de ses angles se trouve une
colonne, et sur chaque face du premier cube, un basrelief. Ce monument, d'une grande importance, parait
appartenir a l'epoque romaine. Une reunion de grottes,
portant le nom de Mar-Maroun , se trouve dans la
vallee du Narh-Azi, a peu de distance de sa source.
C'est un palais de trois etages entierement evide dans
la montagne ; les fenetres, les portes, les armoires, les
escaliers sont taffies avec le plus grand soin dans le
granit. Aujourd'hui tout cela est desert.
Apres avoir retravers le Liban, je passai deux jours
a Tripoli, et je repartis pour la montagne chretienne.
A Tannourine, je rencontrai le patriarche en tournee
pastorale, monte sur une mule blanche, vetu d'une robe
rouge et suivi de son clerge. Il parcourait le pays .aux
acclamations de tout le peuple accouru sur son passage.
Les pentes a pic , les sentiers pierreux, les rochers
Otaient garnis de monde ; les vallees retentissaient de
coups de fnsil, de cris d'enthousiasme. Le patriarche
dejeuna a Tannourine : on nous servit deux moutons
entiers farcis de riz. Le pain place sous la table, selon
l'usage, servait de coussin aux pieds nus des invites.
Toute la partie du Liban habitee par les chretiens est de
beaucoup la plus riche, la plus peuplee et la mieux cultivee ; le long de la mer s'etendent des champs d'orge,
de mariers, oil des jardins plantes de cannes a sucre. Sur
chaque crte on voit un convent ou un village. D'abord,.
c'est Djouguy, le port chretien, au fond d'un golfe peu
profond, mais calme, que domino le cap de Sarba, son
vieux temple et ses tombeaux pheniciens ; plus haut,
c'est Bquerque, residence d'hiver du patriarche, Zouk
ou se fabriquent les plus belles etoffes de la Syrie, le
convent armenien de Bet-Raschbo, place sur un piton
pic de toutes parts, comme une statue sur une colonne, le seminaire de Ghazir ou quelques jesuites
enseignent a deux cents petits Arabes le francais, le
latin et la grammaire. On y joue mme, a l'occasion, des
tragedies francaises, que les Maronites trouvent bien
ecrites. Le Narh-Mamelthein coule au pied de la hauteur que domino le convent ; un escalier gigantesque
fait de main d'homme monte jusqu'au sommet sur une
largeur d'une lieue environ ; chaque marche est garnie
d'une file de mfiriers ; plus loin, on rencontre le petit
port d'El-Bowar, Djebel, Batrun, le cap Madone, sur
lequel vit une population completement etrangere au
reste du pays. Puis dans la haute montagne , c'est
Amioun , une grande vale, Tirza , ou Von voit une
vieille sculpture dans le rocher, Bziza ou existe encore un temple grec, Heberine, der Baschtar, Edhen
enfin, la patrie des anciens Mardaites et du Mare bey
Ioussef-Karam. Je m'y arretai deux jours.
Chaste, pieux, catholique ardent, Ioussef-bey ne dit
pas vingt phrases de suite sans y meler le nom de Dieu
ou de la Vierge. Done d'une imagination vive, it s'enthousiasme a la lecture de la Bible, et ne park que par
paraboles ; son langage ordinaire a toujours les allures

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

63

d'une prophetie. La conversation roula sur l'influence de d'herbe : on dirait une chaine de montagnes en marla femme dans la societe. Le bey ne marchande pas :
bre rose veine de gris et de carmin. L'ceil decouvre des
veut l'exclure du monde, la parquer dans un coin et la horizons immenses, des plateaux, des pies, des ravins ;
bannir de toute reunion. Elle est, dit-il, la source de mais pas une feuille. La vallee du Narh-Barada, cetoutes nos fautes c'est elle qui toucha la premiere au pendant, est remplie d'une admirable vegetation.
fruit defendu. II cita, avec une incroyable memoire,
Apres avoir gravi la derniere time, une plaine appala Bible, l'Evangile, saint Paul, les Peres de l'Eglise.
rait a vos yeux. Le desert l'entoure et commence a l'hoUn de mes amis , Maronite etabli a Beyrouth, qui se rizon ; une chaine de collines bleues occupe la droite ;
trouvait present, riposta en racontant les aventures de
au centre de ce paysage resplendissant de lumiere, enTelemaque, et essaya de faire comprendre au bey que touree de jardins , s'eleve une ville ou les minarets se
lorsque la tentation devient trop forte, on a toujours la pressent comme les arbres dans une foret, oh les domes
ressource de se jeter a l'eau. Ioussef-Karam termina par enchevetrent leurs lignes , ville immense, feerique,
une comparaison assez orientale , qui peut donner une eblouissante : c'est Damas. La, vraiment , on a une
idee du ton general de la conversation. L'homme, dit- grande idee de l'Orient : des bazars couverts, larges, mail, est un monde a lui tout seul : le monde a des rochers, gnifiques ; des mosquees peintes, des tours entoures
l'homme a des os ; le monde a des arbres et de la verde portiques, de vastes khans pleins de marchands, de
dure, l'homme a des cheveux ; le monde a deux flam- voyageurs, de chameaux, de chevaux, de Bedouins, de
Kurdes , de Turcomans ;
beaux, le soleil et la lune;
l'homme a deux yeux;
des bains qui laissent voir,
mais le monde contient
par leurs fenetres grillees,
aussi des nations ennedes salles pleines d'hommies qui se font la guerre ;
mes a demi nus , qu'on
l'homme a ses passions,
masse, qui s'habillent ou
bonnes ou mauvaises, dont
qui dorment ; des boutiles combats ne sont ni
ques oil sont jetees les
moins terribles , ni moins
choses les plus precieuses
dangereux , puisqu'il s'aet les plus eclatantes : l'or,
git de la vie eternelle , du
la soie, l'argent, les etofciel et de l'enfer. Le
fes de Perse ; tout cela
lendemain , nous causeest reuni , confondu , enmes encore. Mon ami ratasse pole-mole. Les maiconta au bey le passage
sons surtout brillent par
des Thermopyles , la baleur richesse. Pour la pretaille de Marathon et quelmiere fois on trouve l'Oques-unes des aventures
rient d'accord avec les
de Telemaque.
Mille et une Nuits : moCes recits faits en arasaiques, jets d'eau, plabe ( les Aventur es de
fonds points de mille couGrandes assises de Baalbek. Dessin de A. de Bar
lenrs , fantaisies eblouisTelemaque en arad'apres une photographie de M. G. Hachette.
be l ) interessaient vive, santes de decorateurs arament Ioussef-bey, pour qui tout cela etait nouveau. bes, plaques de marbre, bois sculptes, glaces taillees,
Certes, je crois qu'il est peu de drames, peu de ro- nacre, metaux precieux, concourent a, la fois a l'ornemans, y compris Clorisse Harlowe, ayant produit au- mentation de cos palais dont les habitants couchent
tant d'effet sur le public qu'en fit sur le bey la fuite de par terre, tout habilles, sur des nattes.
J'arrivais juste pour le retour de la grande caravaTelemaque et de Mentor quand ils quittent l'ile de
Calypso. La fausse honte qui l'empechait de demander no de la Mecque. Depuis quatre jours deja d'intermisi cette histoire etait reelle ou inventee, ajoutait en- nables files de chameaux se suivaient, chargees de tentes et de paniers oix etaient entasses des hommes et des
core a l'interet qu'il prenait a l'entendre. Du reste,
est assez curieux de voir que dans ce pays, un des plus femmes de toutes les nations de l'Asie. Les gens riches
depraves du monde , la chastete soit regardee comme ont de grandes chaises a porteurs ; des dromadaires,
la premiere vertu : ce qui fait, en grande partie , la charges de rubans et de miroirs, sont atteles entre les
popularite incontestable de Ioussef-Karam , c'est son brancards. D'abord vinrent des Persans, aux coiffures
horreur bien connue pour les femmes. Le peuple est pointues, les uns deguenilles, les autres richement vetus;
convaincu que les mepriser est le premier devoir du puis des Tcherkess, avec un large bonnet a poil et des
armes incrustees d'or et d'argent; des Bedouins, la tete
guerrier et de l'homme d'Etat.
cachee dans le couffi, des cavaliers de Bagdad aux lances
Peu de temps apres, je me mis en route pour Damas.
L'Anti-Liban est completement nu et desole. La, pas longues et flexibles, des musulmans de l'Asie Mineure
une seule trace de culture ; pas d'arbres, pas un brin sur leurs chameaux chevelus, puis des negresses esclaves

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

64

qu'on amenait pour les vendre , puis des femmes soigneusement cachees sous leurs voiles, derriere les epais
rideaux des palanquins. Quelques malheureux, a demi
tues par le voyage et le soleil ardent du desert, etaient
couches en travers de leurs montures, la tete pendant
d'uncote, les pieds de l'autre, ballottes, heurtes, epuises.
Je vis ainsi un vieillard, presque un cadavre, ralant
au grand soleil, sans un mouchoir pour lui donner de
l'ombre, abandonne seul stir un dromadaire qui le secouait comme un vieux linge.
Enfin parurent le pacha et son etat-major, de l'artil-

Interieur de maison

lerie , des fantassins, puis un palanquin gigantesque


sur un chameau monumental. Il portait le suaire qu'on
tend tous les ans sur le tombeau du Prophete. Dans
ce melee palanquin on enferme, je ne sais pourquoi,
un fou qui passe sa tete entre les rideaux et tire la
langue a la foule. Apres lui vient encore , sur un second chameau, un autre fou presque nu qui se livre
toutes sortes d'excentricites. La foule , quand ils passent, salue avec respect.
Le quartier chretien etait le plus riche et le plus
beau de la vine ; it n'en reste aujourd'hui que des mai-

a Hama (p. 59). Dessin de A. de Bar d'aprs une photographie de M. G. Hachette.

sons ecroulees, des eglises en ruine, des murs noircis


par la fumee , des marbres brises ; it est difficile de
voir quelque chose de plus triste : rien n'est debout,
et l'on sent une haine impitoyable, a la facon dont tout
a ete ravage et aneanti.
Les cadavres sont restes en grande partie ensevelis
sous les decombres, et, chose horrible a penser, on a
remarque qu'apres les massacres, les chiens du bazar
avaient subitement et considerablement engraisse. J'avais deja vu, pendant la guerre, Zaleh en ruine et Deir-

el-Kamar sanglant , encombre de morts. Je retrouvai


ces memes tableaux a Damas.
Des interets materiels peuvent engager les Anglais
a soutenir la Porte Ottomane ; mais je crois qu'en presence de ces ruines , tout honnete homme, a. quelque
opinion qu'il appartienne, ne pout former qu'un vceu
celui de voir la Syrie et le Liban delivres enfin de la
race turque.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

E.

[email protected]

LOCKBOY.

LE TOUR DU MONDE.

65

Interieur do temple des serpents, a Wydah (p, 71 et 72 . Dessin de Foulquier d'apres un croquis de M. Repin.

VOYAGE AU DAHOMEY,
PAR M. LE D r REPIN , EX-CIIIRURGIEN DE LA MARINE IMPERIALE.
1960.

TEXTS ET DESSINS INEDITS.

I
Depart de 13rest. Ooree. Wydah. La Barre. Un naufrage dans la tam.
De retour de l'expedition de Crimee, je me reposais
a Brest en mars 1856. On venait d'y lancer le Dialmath, Ali batiment a aubes de la force de soixante cheVII.

vaux, mate en brick-galette et arme de quatre obnsiers de 12. Sa construction speciale et son faible tirant
d'eau le rendaient propre a franchir les barres et a re5

161

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

66

LE TOUR DU MONDE.

monter les grands fleuves de la cote occidentale d'Afrique c'etait sa destination.


La campagne devait durer dix-huit mois ou deux ans;
les officiers m'engageaient vivement a les suivre : je m'y
decidai. Le 13 mars 1856, je recus mon ordre d'embarquement en qualite de chirurgien-major du Dialmath . quelques heures apres fetais a bord , et le
14 mars nous quittions Brest et la France, faisant route
pour l'Afrique.
Apres avoir successivement touch a la Corogne ,
Vigo , Lisbonne et Sainte-Croix de Teneriffe, nous reconnaissions le cap Vert, le 28 avril au matin, et, le soir
du meme jour, nous mouillious sur rade de Goree, au
milieu des batiments de la station que nous venions
rallier.
Pendant les premiers mois, le commandant en chef,
M. le capitaine de vaisseau Protet, aujourd'hui contreamiral, nous employa h quelques missions sur
rents points de la Coke, depuis Goree jusqu'au Gabon.
Au mois d'octobre, notre capitaine recut l'ordre d'aller mourner devant Wydah, dans le golfe de Benin ,
et de s'y concerter avec le directeur de l'importante factorerie que la maison Regis, de Marseille, a fondee sur
ce point en 1842. Le but de notre mission etait de visiter le roi de Dahomey, de regler avec lui quelques
interets de commerce et de lui remettre , au nom du
gouvernement francais, de riches presents. Nous devions
enfin ramener, s'il y consentait, un ou deux de ses enfants pour les faire elever en France dans un de nos
lycees.
Des que notre arrivee sur rade fut signalde a Ia factorerie par le semaphore qu'elle entretient sur la plage,
M. V..., agent principal de Petablissement, vint h bord
s'entendre avec le capitaine Vallon. Il fut decide que
nous resterions quelques jours a Wydah, et quo, pendant ce temps, on enverrait un messager au roi pour le
prevenir de notre prochaine visite, et lui laisser le Mai
necessaire aux preparatifs obliges de notre reception.
Le capitaine designa trois de ses officiers pour l'accompagner : j'eus Ia bonne fortune d'tre du nombre : les
deux autres etaient MM. Crouan et Veron, aspirants de
marine.
Le lendemain matin, Ia grande et belle pirogue de la
factorerie accosta le Dialmath, conduite par quatorze canotiers noirs. Nos unitormes et les diets dont nous
avions besoin pour une excursion de vingt-cinq a trente
jours furent places dans des barriques affectees a cet
usage, et qu'on nomme ponchons. Toutes les merchandises destinees au comptoir sont ainsi renfermees dans
des barriques bien etanches, car it est impossible de les
debarquer sur la plage sans qu'elles soient au moms
submergees et souvent rouldes par la mer. Nous resttimes
vans seulement d'une chemise et d'un pantalon de toile
pour etre prets a tout evenement, et apres avoir serre la
main de ceux de nos camarades que les -exigences du
service retenaient a bord, nous partimes gaiement. Cependant a naesure que nous approchions de la terre
(nous en etions mouilles a trois moles environ), la con-

versation devenait plus languissante. BientOt on n'entendit plus que le chant monotone et cadence des
ngres, auquel les mugissements de la Barre, plus distincts d'un instant a l'autre , formaient comme un vigoureux accompagnement.
Nous allions , en effet, nous trouver bientOt en face
d'un des plus majestueux et des plus terribles phnomenes de la mer : la Barre des cdtes de Guinee.
A ces moments solennels oh l'homme va jouer centre
les elements une partie dont son existence est l'enjeu,
it se recueille en lui-meme , et le plus aguerri paye
comme les autres ce tribut a l'instinct de la conservation.
Pour quelques-uns de mes lecteurs , un mot d'explication sur ce qu'on appelle la Barre ne sera peut-etre
pas inutile.
Pendant neuf mois de Pannee, les vents de sud-ouest
regnent dansle golfe de Guinee. Es y sont attires, selon
quelques savants, par la rarefaction de l'air, due a l'influence des rayons solaires , repercutes par les sables
bredants du vaste continent africain. Sous leur action
incessante, l'Ocean se creuse en longues ondulations,
qui viennent se briser sur une plage sablonneuse dont
la declivite vers la haute mer est presque insensible.
Ces gigantesques lames (quelques-unes atteignent quarante a cinquante pieds de hauteur) sent arrtees brusquement a leur base par le peu de profondeur du fond,
tandis que leur partie superieure , obeissant a l'impulsion revue, et continuant sans obstacle sa course furieuse, se roule en enormes volutes qui viennent deferler
sur la plage avec un bruit terrible. Elles ferment ainsi,
en rebondissant, trois lignes de brisants a peu pres egalement espacees , et dont la premiere est a trois cents
metres environ du rivage. C'est un spectacle qu'on
n'oublie plus des qu'on l'a une fois contemple; et si
quelque chose pent ajouter a l'impression qu'il cause,
c'est de voir l'homme se jouer, dans une frele embarcation, de ces coleres de la nature, et en triompher a force
de courage et d'adresse.
Chacun des comptoirs etablis dans ces parages entretient , pour le chargement de ses navires , une ou plusieurs embarcations speciales montees par un equipage
de negres exerces. Ce sent des pirogues creusees dans
un seul tronc d'arbre , mesurant quelquefois trente
trente-cinq pieds de longueur, et seulement assez larges
pour que deux hommes puissent s'y asseoir cote a cote.
Elles soot months par dix ou douze hommes completement nus , et arias d'avirons tres-courts et legers , a
pelle elegamment decoupee comme une feuille de nenufar. Es naanient ces page yes avec une grande dexterite,
sans en appuyer le manche sur le Lord de l'embarcation, comme le font nos matelots pour leurs avirons, et
parviennent neanmoins a imprimer a leur pirogue une
rapidit merveilleuse. Le chef de l'equipage se tient debout l'arriere , gouvernant a l'aide d'une pagaye beaucoup plus longue, a peu pres comme ce qu'on appelle
en terme de canotage un aviron de queue. Ces pirogues
n'ont en effet point de gouvernail ; egalement taillees et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

IC1cenetres .

; L.

;,

to
L,

;,

,/,

e,

CARTE DU DAHOMEY,

\\\\
-

DRESSEE PAR M. A. VALLON,

. il
k
B

%---

Lieutenant de vaisseau.
2.------

//o,!ail0 IP sk.
", / ,J1, 1 ") 0 I .

1858.

c,

A
No

C4

1 111

.4v,i-ra.13 t.

V"'
Abeokatia

-e-5 au:us:9
n .-.
-ec..aoro
jz.;:V." p ,.
,v
,;.=
z.,,
,wz

- ,-,----,,
,:",--
,,,,.\--....,:.--..,,,_,:..
&

sA,..,.,

. V I 1 11 W
:tI, i4%.

\.

c-----'=- D. .7 - =
5

'a

Ea-iSeanef.. da...K oftp.a.rea- _



I/ ihi,l,' .,',
a'. weed...twee de .re.ruTU _-
.:' .
'
j'";\ 'S, .c4
- . de--.46orncy et ;,;:,,,,-,
--s,
kacrErtant
la.lionfetoedife,
.._

.
=;`\"\',\ `''1'1"i,, ,',/
IPP" ,..
VI
'' '
,;, s's \ ,, , 0 111) i;,,,,...!:"'N
ill
M
.,.' *\,ti,a'-',"--2::,-.

_
a.4 app
-..
\
-.=
:....i.a...a..._-3"-:-_:
. .,..
.771.1,da,
.Erzi&l.lezZe=:-.t__
day
if ' ' '
4? , 1 . 9,.
,;.
'Y -::::
--' P /I 1 a .,,
A-v- 422-a \ \. \:\;\ ; ;
--. ,,m.
( iiAk I, ;\ \111,./
..___ _
,. '

zi,..i.,
.
-..".- 'aeie,
P
_ _.

-','
.
.-_,-,-
opto-nono
'--T.,..
,...4.C. a- ---_-_
__/ 4/

11, =---

----,

2
4

.-4
, .

o'vaiTao-

--_-.;'-,,,,
-,,,

ti 6

- .--

if IN,

---

--

Ile

Add&
_-,
-

01--..,,

.3-1,-,
..---

,-

. 1' 1- a.
_

Walnuts. ra.,.."

--1"

_ -

--

- , ---=

- --- --- -

--

ill,


-.-,---_-.--4-.;
---F___

4.

. ,o

- ' ,.;-rog, '`'.;

------W 1

- . =-7- - - '''' ,r/ ( {glib=


-

0-'.
_ _-_qn10 ao.oliaetimET-
50 ,C7,,., c,

; 1 \ \ \\
' ' Jo \ \\\ \

'/i

..t

-
,...,4.-_,,

- ,:'-.' ek.a.--:

k,,,,'

Malan

--

_
Grave chew Erhard.11-Boraparte

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

t2

[email protected]

--

2:-----.-.

-.--:
,.

68 .

LE TOUR DU MONDE.

pointe aux deux extremites, elles n'ont a proprement


parlor ni arriere ni avant, et peuvent indifferernment
avancer ou reculer sans virer de bord. Pour franchir la
Barre, la manoeuvre consiste h. se maintenir exactement
debout a la lame, qui se souleve quelquefois a pie et
remplit la pirogue de ses embruns, mais sans la chaviror.
On passe ainsi successivement le premier et le deuxie me
brisant, en profitant de l'intervalle ou la mer, qui les separe, est moins mauvaise, pour vider la pirogue de Feat"
qui la remplit. Arrive pros du troisieme brisant, toujours le plus redoutable, on attend une ernbellie, et on
souque vigoureusement pour gagner la plage avant que
la lame y vienne deferler.
Quelquefois la: lame gagne de vitesse les rameurs.
Alors, si la pirogue est bien gouvernee et ne presente pas
le flanc a la lame, on se trouve porte a terre avec une
rapidite vertigineuse au milieu de tourbillons d'ecume.
Mais le moindre faux coup de barre qui place, pour si

peu que ce soit, la pirogue en travers de la lame, la fait


chavirer et rouler a l'instant. Les negres sont si excellents nageurs, qu'au milieu meme des brisants, ils la
relevent, la vident, et s'y reinstallent de nouveau au
grand complet, a moins pourtant que quelque requin,
dont ces parages abondent, n'ait preleve son diner sur le
nombre des naufrages. Cette sorte d'accident n'est pas
fort rare, et quelques mois avant notre arrivee, le capitaine d'un batiment anglais ayant chavire dans la Barre
de Lagos, voisine de cello de Wydah, tut la proie d'un
de ces monstres.
C'est, la, du reste, le danger le plus imminent; car on
est peu expose h so noyer si ion a soin de ne pas se fier
ses propres forces, et de prevenir les negres qu'on ne
sail pas nager ; ils se chargent alors de votre sauvetage,
d'autant plus volontiers qu'ils en retirent toujours quelque bonne recompense. C'est du moins ce qui m'arriva
quelques mois plus tard dans la Barre d'Assinie, en corn-

La Barre des cotes de Gainee devant Wyd..11. Dessin de E. de Berard d'apres

pagnie de M. Mage, notre second. Nous ne savions


nager ni l'un ni l'autre, et nous chavirames au premier
brisant, a trois cents metres au moins de la plage. Au
moment ou la pirogue, prise en travers, allait etre submergee et roulee, les negres, selon leur habitude, sauterent a l'eau comme une bande de grenouilles effarouchees, afin de n'tre pas ecrases contre les bonds de la
pirogue par la puissante masse d'eau qui venait deferler
sur nos totes. Nous etions prevenus qu'il fallait imiter
cette manoeuvre; cependant ce ne fut pas, je l'avoue,
sans une vive contrariete que je me decidai a piquer
une tete. Les quelques instants que je passai au sein
de Ponde amore me parurent un siecle. Alphonse Karr
raconte qu'un jour, plongeant pour sauver un homme
qui se noyait, it fut retenu sous l'eau par ce mallieureux
cramponne a ses jambes, et que, sur le point de succomber, it put en quelques secondes se retracer en un
tableau rapide , mais fidele , toute sa vie passee. Je

Repin.

me trouvai a memo, en cette circonstance, de m'assurer


de la verite de cette assertion. En beaucoup moins de
temps qu'il n'en taut pour le dire, je deduisis treslogiquement les funestes consequences de ma facheuse
position. La nuit tombait avec cette rapidite particuhere aux climats tropicaux, et it me vint a l'esprit clue,
l'obscurite empechant les negres de distinguer la couleur de ma peau, Rs pourraient me prendre pour l'un
d'eux et m'abandonner a mes propres forces. Aussi, des
que le caprice des vagnes qui nous ballottaient me mit la
tete hors de l'eau, je m'empressai de crier, sans vergogne : (c Au secours Deux noirs qui m'entendirent s'arprocherent, et me prenant sous les bras, me pousserent
en nageant vers le rivage, ou j'arrivai sain et sauf,
quoique un peu etourdt de l'aventure. J'y trouvai mon
compagnon d'infortune qu'on y avait amene de la meme
facon; et quelques instants apres ce bain force, nous dinions gaiement au fort d'Assinie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Nous ne fumes pas aussi maltraites par la Barre de
Wydah. La pirogue s'etait remplie plusieurs fois, mais
sans chavirer, si ce n'est au moment merne portes
par la lame, nous touchions le rivage. Nos bagages seulement furent roules par la vague ; mais, grace aux barriques bien etanches qui les renfermaient, la mer nous
les rendit intacts.
L'un des employes de la maison Regis nous attendait avec des hamacs installes en forme de palanquins.
Apres avoir change d'effets, nous y montames ; et, en
moins d'une demi-heure, nos vigoureux porteurs nous
eurent fait traverser la plaine marecageuse qui separe

naitre l'existence. Es estiment a huit ou dix journees


de marche la distance qui separe Alboney, leur capitale,
des monts de Kong, c'est-a-dire soixante a soixante-dix
lieues. D'autre part, on compte d'Albomey a Wydah
environ cinquante lieues, ce qui donne un total de cent
dix a cent vingt lieues du nord au sud. De l'est a l'ouest,
c'est-a-dire du pays de Yarriba a celui des Aschantis, la
distance est d'a peu pres soixante Hales. On aurait
ainsi pour la superficie du royaume de Dahomey de six
mine six cents a sept mine lieues carrees.
Bien qu'il me soit impossible d'etablir, d'une facon
meme approximative, le chiffre de la population, je ne
crois pas m'eloigner beaucoup de la verite en la portant

69

Wydah de la mer ; nous etions dans la seconde vine du


royaume de Dahomey.
II
Quelques mots sur le royaume de Dahomey. Description de
Wydah. Le fort Francais. Le temple des serpents fetiches.
Le marche.

Le royaume de Dahomey est, apres celui d'Aschantie,


1 ttat le plus puissant de la elate occidentale de PAfrique. Borne a l'ouest par 1'Aschantie, a Fest par le Yarriba, au sud par le golfe de Benin, it est limite au nerd
par la chaine de Kong, et etend peut-etre son influence
jusqu'au Niger, dont les Dahomeyens paraissent con-

sept h huit cent mine habitants. Le nombre et Pimportance des villages que nous avons traverses, la quantite considerable de guerriers et de peuple rassembles
Abomey pendant les fetes que le roi nous y donna, denotent au moins ce chiffre. IL n'y a guere plus d'un
siecle que le royaume de Dahomey a pris toute cette
importance, par la conquete des royaumes voisins d'Ardra, de Jaquin et de Wydah, autrefois independants.
Les anciennes relations de voyages rapportent que, vers
1730, le roi de Dahomey, Guadja-Truda, ayant a se
plaindre de celui de Widah, envahit ses Etats et s'en
empara. La ville de Sabi ou Xavi, situee a quelques
milles au nord de Wydah, etait a cette poque la resi

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


70

LE TOUR DU MONDE.

deuce des traitants europeens etablis dans ce pays.


Leurs etablissements furent respectes par le vainqueur ;
mais quelques annees plus tard, ils se liguerent avec
les rois voisins d'Ardra et de Jaquin pour retablir celui
de Wydah sur le trOne. Le pays souleve par eux fut de
nouveau envahi et soumis , et, cette fois, le roi de
Dahomey furieux rasa leurs etablissements, et les fit
prir dans d'atroces supplices : les royaumes d'Ardra
et de Jaquin furent egalement conquis par GuadjaTruda. Dans la suite, la Compagnie francaise des Indes
obtint d'un des successeurs de Guadja-Truda l'autorisation de construire a Wydah des etablissements pour
son commerce : c'est l'origine de celui que nous y
voyons aujourd'hui. Ruins et abandonne pendant nos
guerres maritimes de la Revolution et de l'Empire, le
comptoir de Wydah fut releve, comme nous l'avons deja
dit, en 1842, par la maison Regis, de Marseille, et
c'est aujourd'hui l'un des points les plus importants-de
la Cate pour le commerce de l'huile de palme et de l'ivoire.
La ville de Wydah, la seconde du royaume par sa population, la premiere par son commerce, est situee par
60 17' de latitude nord et 029' de longitude est , sur
un plateau legrement incline d'on l'on apercoit la mer,
distante d'environ trois mulles. Comme toutes les villes
, negres, elle occupe un espace de terrain considerable,
cause des nombreux groupes d'arbres magnifiques et
des jardins tres-tendus qu'elle renferme. Les voyageurs
qui l'ont visitee avant nous en evaluent la population
vingt ou vingt-cinq mille habitants; ce chiffre me semble exagere d'un tiers. Le nombre des blancs y est fort
restreint , et, en dehors des employes de la factorerie,
it n'y existait, lors de notre sejour, que trois ou quatre
families d'origine portugaise, autrefois opulentes par la
traite des esclaves, mais fort dechues aujourd'hui de leur
ancienne splendour. Les mulatres , qui occupent un
quartier distinct dans la ville, y sont assez nombreux,
et parlent une sorte de patois portugais; ils ne different guere des naturels que par la couleur.
Jetties ca et la sans ordre, les cases de Wydah sont
construites en une terre glaise jaunatre , tres-abondante
dans tout le pays, dont le sol est presque partout argileux. Cette terre, un peu ramollie dans l'eau, acquiert
Irksuite sous l'action du soleil une duret considerable ; si elle etait faconnee en forme de briques, elle
permettrait d'elever des constructions regulieres : c'est
ainsi, du reste, que fut bati le fort Francais. La plupart
des habitants ne prennent pas taut de peine ; Hs se contentent d'entasser la terre pour en former des murs
d'une certaine epaisseur qui resistent longtemps, a condition toutefois que la crate en snit bien defendue par
un toit contre les infiltrations des eaux pluviales.
Toutes ces cases ne different que par la dimension, qui
varie selon la richesse du proprietaire et le nombre de
ses femmes. Leur architecture et leur distribution est
touiours la mme : un mur d'enceinte renfermant un
nonunre plus ou moins considerable de petites maisons
car-ees. Chaque femme possede la sienne, oil elle donne

Phospitalite a son seigneur et maitre. Ces habitations,


sans autre ouverture que la Porte, sont couvertes d'herbes seches reposant sur une legere charpente de ronniers. Ce toit, qui fait en avant une grande saillie, est
soutenu par des piliers en bois, points et quelquefois
sculptes, et forme ainsi une galerie on varangue,
sous laquelle on se tient habituellement le jour pour
profiter de la fraicheur de l'air. C'est la que le maitre
recoit les strangers, qui penetrent rarement dans Pint&
rieur, ou l'on ne trouve du reste pour tout mobilier
qu'un lit ou plutat un divan haut de dix-huit ponces a
deux pieds, en nervures de palmier, du genre de ceux
qu'on appelle au Senegal Cara, quelques calebasses, des
jarres en terre rougeatre fabriquees dans le pays, et enfin
un ou deux tabourets taills dans un soul bloc de bois et
ornes de sculptures et de decoupures a jour qui leur donnent quelque ressemblance avec les lourds escabeaux
du nioyen age. L'elegance et la richesse de sculpture
et d'ornementation de ces sieges sent une marque de
l'importance de leur proprietaire, qui les fait souvent
porter avec lui quand it va visitor ses amis ou s'asseoir
sous Parbre des palabres (conversations, conciliabules).
On comprend qu'avec une architecture aussi primitive,
la ville de Wydah contienne peu de monuments qui meritent de fixer Pattention du voyageur. L'ancien fort de
la Compagnie francaise des Indes et le temple des serpents fetiches nous arrterent seuls quelques instants : le
premier par les souvenirs qu'il reveille, le second a cause
de sa destination singuliere.
Le fort Francais, dernier vestige de la puissance de
notre Compagnie des Indes dans ces parages, est situ
dans la partie ouest de la ville. C'est un parallelogramme
regulier, compose de quatre bastions relies par des courtines , et entoure d'un fosse large et profond. Un ouvrage
avance couvrait jadis la grande porte qui, outre ses vantaux , se fermait au moyen d'un pont-levis. Aujourd'hui
les bastions s'ecroulent, les vieux canons de for, enfouis
dans l'herbe au milieu des debris de lours affats, sont
condamnes a un kernel silence, et la luxuriante vegetation des tropiques a envahi et comble les fosses. Le
pont-levis subsiste encore, ainsi que l'ancien corps de
logis affects aux officiers, qui consiste en un rez-dechaussee servant de magasins pour les cauris ou monnaies-coquillages et les marchandises de traite, et en
un premier stage habits par le directeur et les employes
de la factorerie. Les trois autres ekes du parallelogramme dessin par l'enceinte du fort sont de vastes
galeries abritant les machines pour l'puration et le mesurage des huiles et les ateliers de tonnellerie. Au milieu
de la tour s'eleve une tourelle assez elegante, jadis la
poudriere , transformee aujourd'hui en pigeonnier.
Certes, it y a loin de l'aspect actuel de Petablissement
a celui qu'il devait presenter vers le milieu du dix-huitieme sicle; mais ne faut-il pas plutOt s'en rejouir que
s'en affliger, puisque c'etait par le commerce des esclaves
qu'il florissait alors ! De quelles scenes dechirantes ou
odieuses ces longues galeries, ou l'on entassait pelemale les captifs n'ont-elleS pas t le theatre ! Aujour-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

71

d'hui, ce sont les naives chansons et les joyeux eclats de rebuterdu flegme avec lequel les employes de la factola gaiete negre qui en font retentir les volites. Il y re- rerie, habitues a leurs facons, accueillent leurs recrimignait, au moment de notre arrivee, une singuliere acti- nations. Habiles a frauder leurs marchandises, melanvite A chaque instant entraient des habitants de l'inte- geant sans vergogne la limaille de cuivre a la poudre
rieur, apportant de Thuile de palme dans de grandes d'or, ils nient effrontement les falsifications les plus
jarres de terre rouge, ou des dents d'elephant, ou de la evidentes.

poudre d'or dans de petits sacs de cuir suspendus a leur
Naturellement portes au vol, et, a l'instar des anciens

con.
Spartiates, ne le regard ant comme un crime que lorsQui n'a pas vu de marche negre ne peut se faire une qu'il est commis avec maladresse, ils sont constamment
idee des ruses employees par ces negotiants primitifs, a l'affat d'une occasion de larcin. Quand un voleur malpour retirer de leurs produits le plus grand benefice habile est surpris par les traitants, c'est au milieu des
possible. Vingt fois ils s'en vont indigoes du peu qu'on huees et des moqueries de ses camarades qu'il est corleur offre, et vingt fois reviennent a la charge sans se rige d'importance et chasse de la factorerie, mais ils

n'attachent aucune idee de deshonneur a sa mesaventure. A cinq heures du soir le marche cesse, et on ferme
les portes du fort, qui se rouvrent le lendemain, a sept
heures, pour voir se renouveler les memes scenes.
La premiere nuit de notre sejour dans le fort, ou nous
resumes du directeur une hospitalite aussi gracieuse que
confortable, fut signale par un evenement qui aurait pu
avoir des suites facheuses. Un cigare mal eteint, jete
dans un crachoir plein de sciure de bois, determina un
commencement d'incendie dans le corps de logis que
nous occupions. Heureusernent le capitaine Vallon, 'reveille par la fumee qui penetrait dans sa chambre contigue a la salle a manger, donna l'alarme, et de prompts

secours arreterent les progres du feu. Une partie du


plancher de la salle a manger fut brake, mais les magasins situes au-dessous et qui contenaient, nous dit-on,
d'assez grandes quantites de poudre de traite, furent
heureusement preserves.
Quand tout fut rentre dans l'ordre, it etait jour ; on
ouvrait les portes du fort. Je sortis pour courir la ville,
et ma premiere visite fut pour le temple des serpents
fetiches, sane non loin du fort, dans un lieu un pen
isole, sous un groupe d'arbres magnifiques.
Ce curieux edifice consiste simplement en une sorte de
rotonde de dix a douze metres de diametre et de sept
huit de hauteur. Ses murs en terre seche, comme ceux

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

72

LE TOUR DU MONDE.

des cases des habitants, sont perces de deux portes op- rove, je laissai echapper en quittant le temple un soupir
posees, par lesquelles entrent et sortent librement les de soulagement.
divinites du lieu. La vat-Le de redifice, formee de branIl n'est pas rare de voir dans les rues de la ville
ches d'arbres entrelacees qui sou tiennent un toit d'herbes quelques-uns de ces animaux sacres promenant leurs
seches, est conslamment tapissee d'une myriade de ser- loisirs. Quand les negres les rencontrent, ils s'en appropents que je pus examiner a, mon aise. Tous appartien- chent avec les plus grandes marques de respect et, en se
nent, comme doit bien le supposer le lecteur, a des es- trainant sur les genoux, les prennent dans leurs bras
peces inoffensives, car ils sont depourvus des crochets
avec mille precautions, s'excusant de la liberte grande,
canalicules dont la presence caracterise les serpents ve- et les reportent dans leur temple de crainte qu'il ne
nimeux. Leur taille varie d'un a trois metres ; ils ont leur arrive quelque facheux accident. Malheur a l'etranle corps cylindrique, fusiforme, c'est-h-dire un peu ren- ger ignorant ou imprudent qui les maltraiterait !
fie au milieu, et se termipayerait cet outrage de sa
nant insensiblement par
vie. On m'a raconte qu'il
une queue formant le tiers
y a quelques annees , un
a peu pres de la longueur
employe recemment detotale de l'animal, La tete
barque avait fait feu, dans
est large, aplatie, et trianla tour du fort, sur un de
gulaire a angles arrondis,
ces animaux qu'il prenait
soutenue par un con un
pour unserpent ordinaire.
peu moins gros que le
Malgre le soin qu'on out
corps. Leur couleur varie
de tenir l'affaire secrete, il
du jaune clair au jaune
en transpira quelque chose,
verdatre , pout-etre selon
et il fallut acheter chereleur age. Les uns (c'est le
ment le pardon des preplus grand nombre) portres offenses. Mais it est
probable que, si le crime
tent sur le dos, dans toute
eat te commis dans les
leur longueur, deux lignes
rues de la ville, le fanabrunes, tandis que d'autres
tisme populaire, de moins
sont irregulierement tafacile composition que la
chetes. Ces differents caconscience des pretres, en
racteres me font penser
eat tire une sanglante venqu'ils appartiennent tous
geance.
aux diverses especes de
Ces pretres habitent,pres
reptiles non venimeux que
du temple des serpents, une
Linne avait rassemblees
des plus vastes cases de
dans les familles des pyla ville, dans laquelle ils
thons et des couleuvres. La
vivent grassement des ofqueue allongee et prenante,
frandes des fideles et du
et la facilite a grimper de
produit de leur double inquelques-uns d'entre eux,
dustrie de medecins et de
pourraient les faire admetsorciers. Its jouissent d'une
tre dans le genre Leptoinfluence considerable bien
phis de la famille des Synqu'occulte, car ils paraiscranteriens (coluber de Linsent strangers aux affaires,
ne), de Dumeril et Bibron.
Dessin
Vue exterieure du temple des serpents, Wydah.
de Foulquier d'apres M. tiepin.
et nous ne les avons vus
Quoi qu'il en soit, le
nombre de ces animaux, lors de ma visite, pouvait bien ni dans les conseils du roi ni dans ceux du vice-roi de
s'elever a plus d'une centaine. Les uns descend aient ou Wydah. Its semblent memo s'etre fait une loi de cette
montaient enlaces a des troncs d'arbres disposes a cet existence isolee et mysterieuse. Je desirais cependant
avoir quelques rapports avec eux, d'autant plus qu'on
effet Le long des murailles ; les autres, suspendus par
m'avait vante differents remedes dont ils possedent le
la queue, se balancaient nonchalamment au-dessus de
ma tete, dardant leur triple langue et me regardant secret, soit contre le ver de Guinee, soit contre la morsure des serpents venimeux. Es component en outre,
avec leurs yeux clignotants ; d'autres enfin, roules et
avec le jus de certaines herbes, les poisons les plus
endormis dans les herbes du toit, digeraient sans doute
les dernieres offrandes des fideles. Malgre l'etrangete
subtils.
Bien quej'ajoutasse peu de foi a ces assertions, j'etais
fascinante de ce spectacle et l'absence complete de tout
neanmoins
curieux de les verifier; mais, nalgre l'offre
danger, je me sentais mal a l'aise au milieu de ces
visqueuses divinites, et, comme au sortir d'un mauvais de cadeaux importants et de medicaments precieux,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
me fut impossible non-seulement d'en rien obtenir,
mais encore de leur parler.
Je dois, pour ne rien omettre de ce qui peut interesser le lecteur, dire un mot du marche public qui se
tient a Wydah dans la partie est de la vine. II rappelle
un peu, pour l'aspect general, les bazars orientaux des
petites villes turques. C'est un double rang de chetives
boutiques de bambous dans lesquelles le marchand, ou
plutet la marchande, car ce sont surtout des femmes,
se tient assise au milieu des calebasses pleines de ses
marchandises. On y vend a peu prs tout ce qui est
necessaire a la vie chez ces peoples : du riz, de l'huile
de palme, du sel, des etoffes de coton, des verrote-

73

ries, etc. It y a aussi des restaurants en plein vent, oil


l'on debite au chal and, qui les consomme debout, certaines preparations culinaires parmi lesquelles la viande de
chien, accommodee de diverses facons, tient le premier
rang. Ce gait, qui nous parait singulier, est partage du
reste par nombre de peuplades africaines, notamment
par celles qui habitent les rives du Congo. La farine de
manioc humectee d'eau, roulee en boules de la grosseur
du poing et renfermee dans un fragment de feuilles de
bananier, y joue le role du pain chez nous. Il s'y fait
encore une grande consommation de viande de bceuf
decoupee en lanieres etroites, et sechee au soleil, qu'on
mange ainsi sans autre appret; mais it faut etre pourvu

Comment on voyage dans le Dahomey (p. 74)

de veritables machoires de cannibale. Je n'y ai vu yendre aucune boisson spiritueuse, ni tafia ni yin de palme ;
les negres du reste ne boivent pas en mangeant ; ce
n'est qu'a la fin du repas qu'ils se desalterent et toujours avec de l'eau pure, ce qui ne les empeche pas
d'aimer avec passion les liqueurs fortes et de s'enivrer
toutes les fois qu'ils en trouvent l'occasion.
La monnaie usitee sur ce marche est le cauris, dont
j'ai deja parle plus haut. On donne ce nom a un petit
coquillage univalve du genre des porcelaines (cyprea
moneta, Linne), d'un blanc jaunatre uniforme et de la
dimension d'une noisette. On le trouve abondamment
repandu sur lee rivages de l'ocean Indien, d'oit nos trai-

tants le font venir. Sa valeur n'est pas bien considerable. Il en faut vingt a peu pres pour equivaloir a un
sou de noire monnaie. Aussi en voit-on dest,as enormes
chez les commercants dont les transactions sont un peu
etendues , et la factorerie francaise occupe je ne sais
combien d'individus employes uniquement a compter les
cauris. Dans l'interieur on s'en sert moins comme monnaie que comme ornements, soit en colliers, soit en
bracelets, ou encore en broderies grossieres sur les
cartouchieres, les baudriers et les diverses pieces de
l'equipement des guerriers.
Le second jour apres notre debarquement nous allames rendre visite au gouverneur de Wydah, negre de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

71.1

LE TOUR DU MONDE.

cinquante ans environ, assez bel homme, mais qui no


m'a pas paru fort intelligent. C'est un des chefs les plus
puissants du Dahomey. Il porte le titre, de javogan ou
vice-roi, et les negotiants doivent compter avec lui.
nous recut sous la varangue de l'une de ses cases, entoure de trois ou quatre familiers, qui nous donnerent
une ide de ce que nous devions voir plus,tard, a la
cour de Ghezo, en fait de basses servilites. Cette entrevue fut courte et peu interessante ; il nous sembla que
le javogan voyait d'un mauvais je ne sais pour
queue raison, notre voyage aupres du roi.
Tandis que nous parcourions la ville, le directeur de
la factorerie s'occupait activement des preparatifs de
notre voyage. Prevenu de notre arrivee, Ghezo, monarque alors regnant sur le Dahomey, envoya a Wydah l'un
de ses aides de camp (racadere) pour nous saluer et nous
donner la route, car aucun etranger ne pent penetrer dans
l'interieur sans l'expresse permission du roi. Cet officier
arriva le 12 octobre , et presenta au capitaine Vallon la
canne royale, insigne des fonctions dont il etait charg.
C'est une des coutumes de ce pays , oh recriture est
inconnue, que Penvoye d'un roi ou d'un seigneur soli
porteur d'un signe visible de la confiance de son maitre. Le plus souvent c'est une canne plus ou moins elegante que le messager remet entre les mains de celni
vers lequel il est envoye, pendant qu'il s'acquitte aupres
de lui de sa mission. Il la reprend ensuite, car c'est une
sorte de passe-port qui lui assure partout ou il passe le
respect et l'obeissance due au souverain, et il la remet
a son maitre en lui rendant compte de l'execution de
ses ordres.
Trois cents hommes environ accompagnaient le messager royal : une centaine, armes de fusils de traite ou
de vieux tromblons portugais a gueule Ovasee, devaient
former notre escorte d'honneur; les autres avaient pour
destination de porter nos bagages, les cadeaux destines
au roi, et nous-memes.
Les btes de somme sont extremement rares dans le
Dahomey. Le chameau y est inconnu, les chevaux n'y
peuvent vivre, et les bceufs porteurs, si repandus sur le
reste de la ctde d'Afrique, y sont peu nombreux. C'est
a dos d'homme que se font tons les transports, et c'est
aussi pour les voyageurs la seule maniere de parcourir
un pays ou it n'existe d'autre route que d'etroits sentiers traces par les pitons. On se fait porter dans des
hamacs de toile de coton, grees a peu pres comme ceux
qui servent au couchage des matelots sur les batiments
de l'Rtat. Une longue tige de bambou est passee dans
les boucles des extremites du hamac; ces boucles, arrtees par des chevilles enfoncees dans le baton a distance
convenable, maintiennent le hamac tendu, et le voyageur est couche a son aise, defendu contre les ardeurs
du soleil par une toile tendue au-dessus de lui comme
une tente d'embarcation. Deux negres suffisent pour
porter ainsi un homme pendant plusieurs milles, mais
comme nous avions une longue route a faire, et peu de
temps a depenser, chacun de nos hamacs etait escorte
d'un equipa-gf, de dix hommes se relayant tour a tour.

On peut faire ainsi huit a dix lieues par jour le plu;


commodement du monde : les mouvements sent asset
doux pour permettre de lire ou de dormir.
III
Depart de Wydah. Xavi. Les feticheuses. Tauli. Allada.
Toffoa. La Lama. Cana ou la vine sainte. Arrivee
Aborney.

Le 13 octobre , vers trois heures du soir, tout notre


monde etait reuni dans la cour de la factorerie. Le directeur avait liberalement humecte le gosier de nos
hommes et garni leurs pouclrieres ; aussi les cris de joie
et les detonations faisaient-ils retentir les echos du vieux
fort. Apres maints commandements et une ample distribution de coups de canne, le racadere parvint a ranger
ses hommes et a assigner a chacun ses fonctions et son
poste. La moitie des soldats environ etait a la tete de
la colonne : nous venions ensuite ports dans nos hamacs et suivis du reste de l'escorte et des bagages.
Quelques-uns des vieux canons du fort saluerent notre
depart de vingt et un coups que le Dialinath leur
rendit de la rade. Le javogan de Wydah nous attendait
a la porte du fort avec quelques-uns de ses officiers;
il nous accompagna jusqu'a la sortie de la ville, et prit
conge de nous en priant le capitaine Vallon de faire
connaitre au roi toutes les marques d'attention dont il
nous avait combles pendant notre sejour a Wydah.
Nous suivimes, en quittant cette vine, un joli sentier
h travers une vaste plaine couverte de belles cultures
de mais, de manioc, d'ignames et de cotonniers. Des
groupes de magnifiques palmiers a huile (etas guinensis) l'embellissent encore en le couvrant de leur ombre
protectrice. Apres deux heures de marche au milieu de
ce joli paysage;nous arrivames au village de Xavi, ancienne residence des traitants europeens. Les habitants,
prevenus par les cris et les detonations de notre escorte, etaient accourus en foule sur notre passage.
Nous mimes un instant pied a terre pour recevoir
les compliments des prtresses on feticheuses de Xavi,
moins sauvages que leurs collegues masculins. Ces dames, au nombre de six, ataient ornees d'une grande
profusion de colliers d'ambre et de corail, la poitrine
nue , et la partie inferieure du corps couverte de pagnes de soie de couleurs eclatantes. C'etaient les pretresses ou les epouses du serpent fetiche, car les deux
sexes sent egalement employes au service de cette
religion. A certaines poques de l'annee, les vieilles
prtresses parcourent les rues du village, enlevent les
jeunes filles de huit a dix ans qu'elles rencontrent, et
les conduisent dans leur habitation. Ces enfants subissent la un noviciat plus ou moins long, et, des qu'elles
sont nubiles, sent fiances au serpent fatiche. Plus
tard, quelques-unes finissent par se marier a de simples
mortels, mais assez difficilement, parce que, conservant
toujours quelque chose de leur caractere sacre , elles
exigent de leurs maxis une complete soumission. Deux
d'entre elles nous adresserent quelques mots dont je ne
pus comprendre le sens, pendant que les quatre autres

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

75

LE TOUR DU MONDE.
beaucoup plus jeunes et assez jolies, executaient une
danse voluptueuse et bizarre. Le discours et les danses
se terminerent par une explosion de cris tellement aigus
et discordants, que nous nous empressAmes de remonter
dans nos hamacs pour fuir au plus vita (voy. p. 81).
Le soir du meme jour, apres avoir traverse a pie une
petite riviere couverte de plantes aquatiques, nous nous
arretions au village de Tauli, a vingt milles au nord de
Wydah.
La nuit etait complete quand nous fumes installes
dans la case que le eabkeir ' ou chef du village vint
mettre a notre disposition. Fatigues de la route et du
bruit, nous nous couchames aussitOt apres diner, et,
malgre le pen de confortable de mon lit, car j'etais simplement enveloppe d'une couverture de coton et allonge
sur une natte, je dormis a poings formes.
Les coups de fusil, les cris, les chants et les exclamations des negres, race la plus bruyante que je connaisse, nous eveillerent des le lever du soleil. Le sentier
que nous suivimes, apres avoir traverse quelques cultures de manioc, s'enfonca dans les Brands bois. C'est la
que se deploient toutes les merveilles de la luxuriante
vegetation des tropiques. Les palmiers et les cocotiers
dont le stipe lance ressemble a de gracieuses colonnes
supportant un ape de verdure, les enodendrons au
tronc colossal, les magnolias, converts de largos flours
blanches, embaumaient l'air matinal; les diverses especes de mimosas au feuillage elegant, les sombres manguiers croissent en liberte dans ces forks que jamais n'a
frappees la hache. Au-dessous d'eux, proteges par leur
ombre impenetrable, enlaces a leurs robustes rameaux,
serpentent les lianes et les convolvulus , dont les tiges
flexibles et cannelees retombent chargees de flours en
brillants festons. Plus bas encore et plushumbles, mais
plus utiles h l'homme, le citronnier, l'oranger, le bananier tiennent a portee de la main leurs fruits delicieux,
tandis qu'a terre l'ananas sauvage s'eleve du milieu de
ses robustes feuilles. Ch et la enfin , comme un tapis ,
verdit la delicate sensitive qui frissonne et referme ses
craintives folioles au moindre attouchement.
Troubles dans lours retraites par le bruit de nos pas,
mille oiseaux aux couleurs les plus riches animaient ce
splendide paysage. Le cardinal au plumage de feu, le
foliotocole, emeraude vivante; relegante perruche verte,
et les perroquets criards voletaient en tons sens. L'aspect memo de notre caravane, sur les flancs de laquelle
couraient, pour en activer la marche, les chefs de l'escorte, les chansons des noirs, les detonations repercutees
par les echos de la foret, la bizarrerie des costumes,
tout contribuait a nous donner dans ces solitudes un
spectacle saisissant par son caractre de grandeur et
d'trangete.
Apres trois heures de marche, nous fimes une halte
1. Notre auteur ecrit ce mot cabessaire, et M. Vallon cabecere;
les Anglais l'orthographient cabocheer, caboshir ou caboceer.11 est
emprunte au portugais cabecaira (chef de famille ou de communaute), et nous croyons devoir lui conserver l'orthographe qui
rloigne le moms de son radical.
(Note de la redaction.)

d'une demi-heure dans le petit village de Flazoue, situe


au milieu de la fork, sur les bords d'un joli ruisseau;
puis nous continuAmes notre route de maniere a arriver
vers onze heures h l'importante ville d'Allada.
Prevenu par nos coureurs, le cabceir d'Allada,
convert de ses plus riches vetements et rile des bracelets d'argent, insignes de son grade, vint nous recevoir
h l'entree de la ville. C'est un homme de trente-cinq
quarante ans, de haute taille, vigoureux et d'assez belle
figure, bien qu'un pen marquee de la petite verole.
etait accompagne de sa garde, et precede d'une douzaine
de musiciens. Apres nous avoir adress quelques paroles de bienvenue, il nous conduisit, au milieu d'un
grand contours de peuple , sur l'une des places publiques, ou il nous fit asseoir sous un beau groupe d'arbres.
La, les musiciens s'evertnerent sur leurs tam-tam, leurs
guitares et leurs flutes en roseau , tandis qu'un grand
nombre de femmes et de guerriers executaient une sorts
de danse consistant en postures et en contorsions plus
cyniques que gracieuses. Quand le cabeeeir crut avoir
assez fait pour nous rendre honneur, il nous mena vers
la case qu'on nous avait preparee , placa quelques soldats h la porte pour en dcarter les curieux importuns, et
rentra chez lui d'oh il nous envoya des comestibles,
volailles, moutons, oranges, bananes, etc.
La vine d'Allada, bAtie de la mme maniere que Wydah, est situee a vingt-trois milles de Tauli. Il s'y tient
tous les quatre jours un marche tres-frequents, oti l'on
vend des comestibles, des etoffes, des apices, du sal, en
un mot tous les menus objets d'utilite journaliere.
Je n'ai vu h Allada aucun monument digne de fixer
l'attention des voyageurs, hien que, suivant Dalzell (1793)
et Robertson (1819), cette vine soit' identique avec l'ancienne capitale du royaume d'Ardrah, aujourd'hui detruit. On pout evaluer le nombre de ses habitants h huit
ou dix mille au moms.
En parcourant les rues, j'apercus un arbre tres-eleve
dont le feuillage noir et immobile avait quelque chose
de singulier. Je m'en approchai, et quel ne fut pas mon
etennement en decouvrant que ces pretendues feuilles
n'etaient autre chose qu'une quantite innombrable de
chauves-souris enormes , suspeudues aux rameaux depouilles de l'arbre par leurs pattes crochues (voy. p. 77)!
Un coup de fusil charge a plomb en fit tomber quelques-unes, tandis que les autres, fuyant d'un vol lourd,
obscurcissaient litteralement la lumiere du soleil, taut leur
nombre etait grand. Ces hideux animaux, couverts d'un
poil rousstre, n'ont pas moms de huit a dix centimetres
de longueur et plus de vingt-cinq a trente d'envergure.
Leur gueule armee de canines tres-proeminentes et
leurs larges oreilles dressees leur donnent un aspect
repoussant. Elles se sent tellement multipliees dans ce
canton, qu'elles y devorent une pantie des fruits. Les naturels ne peuvent s'en debarrasser faute d'armes h feu
et surtout de poudre'.
1. Cet animal doit former une variete non encore classe du
genre vampire-roussette, ou vespertitio maximus de L. Geoffrey

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

76

LE TOUR DU MONDE.

Vers trois heures, malgre une chaleur touffante, nous


quittames Allada. En sortant de la ville, sur le bord du
chemin que nous suivions, je remarquai, a demi caches
dans l'herbe, quarante ou cinquante vieux canons de fer
de divers calibres. Ils proviennent sans doute des an ciens
etablissements europeens de Xavi, detruits, comme nous
l'avonsditplushaut,parle
roi de Dahomey, GuadjaTruda , dans le courant
du sicle dernier.
Apres une heure de
marche au milieu d'une
plaine bien cultivee, nous
entrames de nouveau dans
les grands bois, et a cinq
heures nous faisions halte
aupres d'une case royale,
batie dans une clairiere.
On appelle coseroyale une
espece de caravanserail
destine a loger le roi et sa
suite, quand it lui plait
de voyager. II en existe de
semblables sur un grand
nombre de points, et elks
Fkiehes du Dahomey. Dessin
ne different des autres habitations que par leurs dimensions et le soin avec lequ el
on les entretient. Mais tel est le respect de ces peuples
pour Pautorit e royale, que personne, grand ou petit, ne
passe devant la porte d'une de ces cases sans se proster-

ner et se couvrir la tete de poussiere, comme en presence


du souverain lui-meme.
Pendant qu'assis devant la porte de la case royale, a
l'ombre des grands arbres, nous gotitions qUelque repos,
le racadere amena devant nous un des negres porteurs
de bagages. Ce malheureux, charge d'une dame-jeanne
d'eau-de-vie, l'avait laissee tomber et se briser, et
le racadre venait le mettre a la disposition du capitaine pour qu'il ffit eha, tie. M. Vallon voulait le
tenir quitte pour une vive
semonce : ce fut en vain :
leracadOen'entendaitpas
ainsi la discipline. Il fit
mettre le coupable a genoux devant nous, et cornmenca a lui appliquer sur
les epaules de vigoureux
coups de baton. Ce ne
fut qu'au douzieme qu'il
ceda a nos instances, et
consentit a s'arreter : sur
son ordre le pauvre diable
de Foulquier d'apres M. Repin.
fustige vint remercier le
capitaine Vallon de sa clemente intervention. Il courut
ensuite, et beaucoup plus allegrement que je ne Paurais
cru, reprendre son poste dans Pescorte.
Cependant le temps etait devenu tres-menacant.L'ho-

rizon charge de nuages, la pesanteur de Patmosphere et


memo quelques sourds grondements faisaient prevoir un

de ces terribles orages qu'on appelle en Afrique tornades.


Nous partimes a la hate ; mais malgre la rapidite de

Saint-Hilaire; vespertilio nygliceus des classificateurs modernes.


Voici la description detainee qu'en donne un voyageur anglais,
qui, si suspect qu'il soit, a bon droit, au point de vue de la geographie reelle et des itineraires indiques par lui, n'en a pas

moins reside longtemps sur la cello et dans l'interieur du Dahomey :


J'ai remarque deux especes de chauves-souris vampires :
Tune a Accra et dans quelques autres localites du littoral, l'autre
Wydah eta Abomey; elles different de taille, d'apparence et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Ili

A 1,(,1:4,,bA,1\10.0(,;(11,1,i1,1,11
11

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

78

LE TOUR DU MONDE.

notre marche, nous n'etions pas h moitie de notre tape


quand l'orage eclata. Nous traversions en ce moment
une partie tres-accidentee de la fork, la nuit etait venue; la violence de la pluie, qui changeait nos hamacs en baignoires , De permettait pas de tenir les
torches allumees. Vivement impressionnee par les
roulements continuels et les bruyants eclats de la foudre qui inspire aux negres une grande terreur, notre escorte cheminait en silence, venant souvent en
aide a nos porteurs qui glissaient sur la terre argileuse
du sentier. J'eus l'occasion , dans cette circonstance ,
d'admirer la vigueur et l'adresse de ces hommes qui
devaient bientOt nous en donner encore de meilleures
preuves. Parfois plonges dans l'eau jusqu'aux aisselles,
car la pluie avait transforms chaque ravin en torrent, ils
soulevaient nos hamacs au-dessus de leurs tetes, et,
gravissant a grand'peine les berges glissantes , nous
hissaient a bout de bras, sans vouloir nous permettre
de les soulager en mettant pied a terre dans les endroits les plus difficiles. Nous atteignimes eiafin , vers
dix heures, trempes jusqu'aux os et mourants de froid,
le village de Toffoa, oa nous devions toucher.
Toffoa etait autrefois la capitale d'un pays independant , qui fut reuni comme Wydah au royaume de Dahomey pendant le siecle dernier. Il est situe a vingt-cinq
mules environ au nord-est d'Allada, sur une colline d'oit
l'on domine une vaste plaine marecageuse qui s'etend
jusqu'au pied des fertiles plateaux de Cana et d'Abomey. Les naturels designent cette plaine sous le nom
de Lama, d'un vieux mot portugais qui signifie, je crois,
marais. Pendant l'hivernage et mme une partie de la
belle saison, le marais est convert d;eau et impraticable.
On est alors oblige, pour aller a Abomey, de modifier
son itineraire, et, au lieu de passer par Toffoa, on va
gagner vers l'extremite droite de la Lama la ville d'Agrimey, d'oa l'on revient ensuite a Cana. Pour le moment, on y pouvait passer, et nous devions le traverser
dans la journee du lendemain.
Nous fumes loges , a Toffoa, dans une grande case
isolee du reste des habitations : c'etait probablement
quelque temple ou case de feticheur, car elle etait encombree d'idoles. Il y en avait de toutes sortes, en bois,
en terre, en ivoire; de grandes et de petites, a formes
humaines ou animales et meme fantastiques; des ser-

pents, des singes , des tigres, des chiens a tete de crocodile et des hommes a tete de chien. L'une d'entre
elles attira particulierement notre attention ; elle etait
double, male et femelle, de grandeur naturelle et assise , les jambes croisees comme certaines divinites chinoises ou indiennes. Les deux bustes, tailles dans le
lame bloc de bois, etaient unis, comme jadis les freres
Siamois, par le cote, chacun d'eux ayant sa tete et ses
membres distincts. L'idole femelle, embleme sans doute
de la fecondite , portait le triple rang de mamelles de
la Cybele antique. Ces deux divinites etaient ornees de
bracelets et de colliers de verroteries et de corail, offrandes de leurs adorateurs, et entourees de petits vases
en terre rouge, encore a demi pleins d'huile de palme
avec des meches charbonnees, attestant qu'on avait bride
devant elles cet encens un pen grossier. J'aurais desire emporter quelques-unes des plus petites statuettes,
remarquables sous le point de vue de l'execution ; mais
cette soustraction pouvant, me dit-on, si elle etait decouverte, nous exposer a de graves inconvenients, je dus
m'en abstenir.
Le nombre des habitants de Toffoa est d'environ
quatre a cinq mille ; ils sont doux, affables et treshospitaliers Accompagne de notre interprete , j'entrai
en flanant par le village clans une case pleine de noirs
des deux sexes. Quelques petits cadeaux de tabac et
d'epingles me firent bien venir de la societe. Un mouchoir de cotonnade que je donnai h un petit enfant
exalta surtout au plus haut point la reconnaissance de
son pere....
Le lendemain , un soleil radieux dissipant les brouillards du matin nous permit de contempler le vaste panorama qui s'etendait a nos pieds. Devant nous, a vingt
on vingt-cinq mules au nerd, s'elevent les premieres
assises du plateau d'Abomey; a droite et a gauche,
perte de vue, s'etend la Lama, sol merecageux, coupe de
rivieres et de lagunes, inextricable fouillis de paletuviers,
de palmie,rs nains et de plantes aquatiques, barriere insurmontable pour quiconque voudrait pentrer en ennemi jusqu'a Abomey.
Nous quittames Toffoa a sept heures, en traversant
de belles plantations qui portaient les traces de l'orage
de la veille; un tres-beau fromager avait ete bris net
par la foudre, a plus de quarante pieds du sol. A me-

d'habitudes et ne se melent jamais. La premiere mesure seulement


dix-huit pouces d'envergure, les ailes de la seconde atteignent
quelquefois trciis pieds de developpement, et cette variete vole plulOt
le jour que la nuit. Son corps a environ huit polices de longueur,
un pied de circonference, et pose environ une livre et demie. La
forme de sa tete est tout a fait celle d'un terrier anglais, a l'exception des yeux et du nez qui rappelle le chanfrein du cheval de
race. Les oreilles, bien plus developpees proportionnellement que
chez le chien, sont taillees comme celles du rat. Les dents de devant sont felines, les machelieres sont mamelonnees comme celles
du bceuf. La puissance maxillaire de ces animaux est tres-grande,
et la vie est en eux aussi persistante que chez le chat; car j'en ai
vu survivre pendant plusieurs jours a d'horribles fractures du
crane. Leur corps, muni de onze paires de cotes, est vigoureux;
le dos du male est d'une belle couleur brune, horde sur les flancs
d'une raie grise ; le ventre, beaucoup plus clair, est de couleur
souris tandis, que sur le devant de la poitrine. s'etend une belle ta-

the d'un jaune vif. 11 est vrai que ce dernier ornement manque
la femelle. Leurs ailes ne different que par la taille de. celles de la
chauve-souris vulgaire, et chacune d'elles est munie, a sa partie
anterieure, de cinq grilles et d'un eperon. La charpente de ces
ailes (os et muscles) Ore une grande resistance. Les jambes de
derriere, courtes et vigoureuses, sont egalement terminees par
cinq grilles felines et courbees en demi-cercle. Chaque fois qu'ils
ne volent pas, ces animaux s'accrochent aux arbres, et y demonrent suspendus par ces griffes, la tete en bas. La femelle a sur la
poitrine deux seins qui, anatomiquement parlant, ressemblent
ceux de la :emme. Le lait en est epais et blanc. Ces animaux emigrent d'une localite a l'autre suivant l'apparition des differents
fruits dont ils se nourrissent. Es visitent Wydah de la fin de mars
a la fin d'avril, et vivent principalement sur les gouabas et les cachous, les plantains et les bananiers. roubliais de mentionner
que leur pelage est aussi epais que doux. (John Duncan, Travels
(Note de la redaction.)
in TVestern Africa, 1845 1846.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

79

sure que nous descendions, la vegetation devenait plus nous apprendre que, par ordre du roi, nous y sejournevigoureuse; et nous pouvions a peine nous frayer un rions toute la journee du lendemain.
passage au milieu des palmiers nains, des lianes et
La ville de Cana, situe sur le memo plateau qu'Abod'une foule de plantes inconnues, parmi lesquelles je mey, passe pour la seconde ville du royaume, quoique sa
remarquai tine espece de reseda arborescent qui repan- population snit de beaucoup inferieure a cello de Wydah.
dait une tres-bonne odeur. Arrive dans la vallee , on C'est la residence des grands feticheurs, la ville sainte
doubla l'equipage des hamacs pour traverser, a grands de Dahomey. Le roi y possede deux vastes habitations,
renforts de bras, le terrain mobile, fangeux et ob- dans lesquelles sont loges deux ou trois cents soldats. II
strue de la Lama. Le bruit de notre marche fit sans y vient chaque annee, a une poque determinee, assister
doute fuir les caimans dont ce marais est infeste , car,
aux sacrifices humains. Le theatre de ces horribles exemalgr les assertions de nos porteurs, qui pretendaient cutions est une petite case carre en terre seche, situee
qu'il y en avait un grand nombre , nous n'en vimes pas devant une des maisons du roi. Les murs, blanchis exun seul.
terieurenaent, sent ernes de fresques grossieres de couApres quatre heures d'une marche fatigante , nous leur rouge, representant des animaux fantastiques par
arrivames , a peu pros a moitie chemin , sur un point leur forme, ou leur dimension ; des serpents avalant un
legerement culminant oh l'on a bad quelques huttes
homme d'un seul coup, des caimans, un vaisseau grosl'ombre de grands mangottiers. Dans ce village, nomme sierement dessine : reminiscences peut-titre de quelque
Epoue, se tient un marche fort achalande par les cara- pauvre diable echappe aux negriers. Le plus remarquavanes qui vont de l'interieur a Wydah, et qui sent neble de ces dessins figure un prtre arme d'un coutelas
cessairement obligees de passer par cot endroit ou sou- et tenant par les cheveux , un malheureux agenouille
vent d'y sojourner. On y vend, comme sur les autres qu'il est sur le point d'egorger. Ce sent les armes parmarches, des viandes sechees, du Poisson fume, des ba- lantes de cot affreux edifice (voy. p. 80).
nanes, du mais, etc. On y trouve aussi une eau excelPendant la nuit du 15. au 16 octobre arriverent des
lente et d'une fraicheur delicieuse.
envoyes du roi. Its vinrent h notre reveil nous compliApres avoir dejeune a la hate, nous poursuivinaes no- menter de sa part, et nous prier de sojourner a Cana
tre route, pour traverser l'autre moitie du marais qui pendant la journee du 16, pour lui donner le temps de
nous offrit les mmes difficultes surmontees avec un gal
faire les preparatifs de notre reception. Es ordonnerent
bonheur. Vers trois heures, nous nous arrtames un ensuite de nous servir des liqueurs que Gheza nous eninstant au village d'Ackisabam; it s'y trouve un corps voyait, et nous Eames a la sante de Sa Majeste pendant
de garde de douaniers (decimero en langue portugaise que les soldats de l'escorte executaient une salve de vingt
de Wydah), oia toutes les marchandises qui entrent ou et un coups, avec de vieux canons de for ranges devant
sortent du royaume de Dahomey doivent payer une re- la porte de la case royale dans laquelle nous etions
devance au roi. Il nous fallut repartir presque de suite, loges.
pour Ocher de gagner Cana avant la nuit. HeureuseLa journee du 16 fut employee a parcourir la ville de
ment le terrain, devenu plus solide, opposait moins de
Cana, qui ne differe en rien de celles que nous avons
difficultes a notre marche. Nous traversames d'abord deja decrites, et le 17 au matin, nous nous mimes en
une grande plaine couverte de hautes herbes (Herbe route pour Abomey, terme de notre voyage. L'escorte
de Guine, Phelole Oant), dans laquelle nous dispas'etait grossie d'une nombreuse troupe de soldats arriraissions tout entiers, puis un bois de palmiers, et nous ves d'Abomey pendant la nuit, et nett e caravana monarrivames , au bout de deux heures, sur le bord d'une
tait a cinq cents hommes au moins.
riviere tres-profondement encaissee et large de trente
En sortant de Cana, on nous fit mettre pied a terre
quarante pieds. Je cherchais des yeux un pont, un tronc pour passer devant le temple des mauvais fetiches, ford'arbre, quelque chose enfin qui nous permit de la fran- malite a laquelle le roi lui-meme est soumis. Ce temple,
chir ; mais, sans tarder, nos porteurs s'etaient dj avancache sous un epais feuillage de mangottiers, de caouces dans l'eau jusqu'aux paules avant que nous eussions chouctiers (Hevea Guinxensis. Ficus Indica), et d'aupu songer a descendre de hamac. Es traverserent ainsi la tres arbres au feuillage sombre, bosquet d'aspect siriviere, et nous hisserent sur l'autre bord fort escarpe, nistre qui rappelle les bois sacres que les anciens
avec l'aide des hommes de l'escorte, sans nous permetconsacraient aux Eumenides, est le plus vnre de tout
tre de mettre pied a terre.
le Dahomey. Un pretre, debout sur le seuil, agitait incessamment une sorte de grelot , en marmottant des
conjurations qui devaient nous soustraire a la maligne
IV
Cana. Abomey. Entree dans la vile.

Le soir, une heure environ apres le coacher du soleil,


nous etions a Cana Le cabeceir nous attendait pour
1. Calmina, Canamina des voyageurs et des geographes des
deux derniers siecles, appartient au Dahomey depuis le regne de
Tacodonou, qui s'en empara vers 1630. Suivant 1'Anglais Duncan,

qui lui conserve le nom de Canamina, c'est une Tulle d'au moins
dix mille habitants, couvrant une vaste etendue d'un plateau uni
et bien cultive, rappelant par son aspect les meilleurs champs de
l'Angleterre, et dominant toute la contree It une grande distance.
Le roi y fait entretenir un batiment a rusage exclusif des blancs ,
qui cependant visitent rarement cette localite. Nous devons ajou-.
ter que le nom de la capitale elle-meme est, par quelques auteurs
(Note de la redaction.)
tres-modernes, orthographie Ahomtl.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

80

LE TOUR DU MONDE.

influence de ces divinites malfaisantes. Quand nous fumes


gnifiques. La plus reinarquable, situee au centre, forme
un peu eloignes du temple, nous remontames dans nos un parallelogramme dont les plus grands cotes n'ont pas
hamacs, et, armes deux heures de marche le long de la moins de mille metres de developpement et les plus pemagnifique route de trente a quarante metres de large tits la moitie. A peu pros au milieu s'eleve un petit ediqui relie Cana a Abomey, nous nous trouvames devant fice de peu d'apparence, et dont le toit de forme ronde,
la porte principale de cette vale.
soutenu par une colonnade en bois, ressemble a ceux
La contree, qui s'etend entre les deux villes, etant des kiosques de nos jardins : c'est la case des sacrifices
peu boisee et le chemin etant trace sur un plateau eleve, humains , , dans les circonstances solennelles, on
le voyageur domine le pays ad j acent et jouit de points egorge les prisonniers de guerre.
de vue aussi varies qu'agreables. Les terres nous paruSur la memo place est le palais du roi, agglomeration
rent assez bien cultivees ; c'est en quelque sorte le jar- d'une foule de cases separees les unes des autres par
din des cuisines, qui s'y approvisionnent de ble et de des cours et des jardins; servant au logement des Amalegumes. A moitie chemin entre Cana et Abomey,
zones, des femmes du serail et des domestiques esles voyageurs qui nous
Ces diverses habiout precedes signalent une
tations sont construites en
,
maison de campagne apterre glaise sechee au sopartenant au roi et un peleil, et couvertes d'un toit
tit village appele Daouhy,
de bambous qui se prolonancienne residence de la
ge sur la facade pour forfamille regnante et capimer varangue. Un seul
tale de son territoire, avant
corps de batiment, sous lequ'elle efit ete tiree de
quel s'ouvre la porte du pason obscuri0 premiere,
lais, celle qui donne sur la
par la fourbe et renergie
grande place, est surmonte
sauvage de son ancetre Tod'un premier etage. Le
codonu qui, au commenroi y renferme ses richescement du sicle dernier,
ses ; les murs en sont
s'empara de Cana par tratapisses de cauris enfiles
hison et d'Abomey par la
comme les grains d'un chaforce des armes ; actes de
pelet, et suspendus du toit
conquerant qui fonderent
jusqu'a terre. Nous n'ala grandeur de l'empire de
vons vu nulle part ailleurs
Dahomey.
ce bizarre ornement.
Situee sur un sol parLe roi n'a pas d'apparfaitement aplani du memo
tements particuliers ; it haplateau que Cana, la ville
bite tour a tour les cases
d'Abomey n'a pas moins
de ses femmes.
de douze a quinze males
L'ensemble dupalais est
de circuit. Un fosse large
entoure d'un mur en terre
et profond de cinq asix meseche de quinze
vingt
Case des sacrifices, a Cana. Dessin de Foulquier a'apres M. tiepin.
tres et un mur en terre sepieds de hauteur, perce de
che de vingt pieds de haut en defendent les abords. On plusieurs portes, et herisse, de distance en distance,
y penetre par quatre porter, au devant desquelles sont de crochets de fer supportant des tetes humaines, les
unes dej blanchies par le temps, d'autres couvertes
jetes sur le fosse des pouts en bois tres-legers et faciles
detruire.
La
population
nest
pas
en
rapport
avec
l'eencore de quelques lambeaux de chair, quelques-unes
a
enfin fralchement coupees.
tendue de la vale, car elle ne m'a pas paru exceder trente
male habitants. Les rues sont larges et assez propres ;
D'enormes tas d'ossements d'elephant sont entasmais peu animees, a cause de la disposition des maisons ses devant les portes : ee sont sans doute des trophees
qui sont toutes renfermees dans des cours separees de la de chasse ; neanmoins le respect qu'ils inspirent aux
rue par un mur en terre. Je ne parlerai pas de leur mode naturels et la crainte que Pon a d'en voir enlever,
de construction, ce que j'ai dit de Wydah pouvant s'ap- me font croire qu'on y attabhe quelque idee superstitieuse.
pliquer exactement a Abomey.
La vale est aeree par plusieurs grandes places dont
(La suite d la procitaine livraison.)
quelques-unes sont ombragees d'arbres vraiment ma-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

/
Danse des fticheuses au Dahomey (voy. p. 75).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

R2

LE TOUR DU MONDE,

VOYAGE AU DAHOMEY,
PAR M. LE D r REPIN, EX-CHIRURGIEN DE LA MARINE IMPRIALE'.
1860. - TETTE ET DESSINS INEDITS.

IV
Description d'Abomey. Le roi Ghzo. Reception officielle.

Il avait ete convenu qu'avant d'entrer dans la ville


nous dejeunerions et que nous nous habillerions dans
une petite case situe tout pres de la porte, la reception
officielle ne devant commencer qu'apres ce prologue.
A onze heures nous etions prets; presque aussitOt retentirent sans aucune ceremonie de nombreuses detonations et les cris de la foule. Un chef, suivi d'une nombreuse escorte , vint nous chercher, et nous conduisit ,
couches dans nos hamacs, a l'interieur de la , sous
un groupe de beaux arbres oh I'on avait prepare des
sieges et des rafralchissernents. It fallut s'asseoir et
boire a la sante du roi , auquel une salve d'artillerie
annoncait dans son palais l'hommage que nous lui rendions.
BientOt arriverent un grand nombre de chefs de
guerre, suivis de leurs soldats. Chacune de ces troupes,
composee de deux a tt els cents hommes, etait armee
de fusils de traite ou de ttomblons, et rangee sous
une banniere multicolore, grossierement peinte ou brodee d'animaux feroces ou fantastiques tels que lions ,
leopards, serpents gigantesques, dragons, etc.... Visa-vis de nous, chaque troupe faisait halte en presentant
le front, et le chef sortait des rangs. Couvert de ses plus
riches vetements, rite des bracelets d'argent insignes
de son grade, et de ses plus precieux grigris (amulettes),
it executait devant nous, aux applaudissements de la
foule et des gtierriers, une sorte de pyrrhique dont les
contorsions, quelquefois grotesques, nous faisaient perdre la gravite que reclamait pourtant la circonstance.
La danse ache y ee, it s'avancait vers le capitaine, recevait ses compliments et reprenait sa marche vers le palais du roi.
Ce bizarre defile dura pres d'une heure , et quand
fut termine , nous remontames dans nos hamacs pour
continuer notre marche. On s'arreta sur la place du Palais. Elle etait couverte d'un grand nombre de guerriers et d'une immense affluence de peuple qui poussait
en nous voyant de formidables hourras. Nos porteurs
nous en firent faire deux fois le tour , sans doute par
ordre du roi, pour contenter la curiosite populaire , et
nous ramenerent ensuite devant la principale porte du
palais.
Nous descendons , les portes s'ouvrent, les salves
d'artillerie, les acclamations redoublent, tout le monde
se prosterne le front dans la poussiere , et nous apercevons au fond d'une vaste cour payee d ' hommes, le roi
1. Suite. Voy. page 65. Tous les dessins de cette livraison
ont de 31: Foulquier d'aprs les croluis de m. Repin.

Chez entoure de ses femmes et de sa garde d'amazones, assis a l'ombre de grands parasols de soie, sur une
sorte de Irene. Nous nous avancons vers lui chapeau
bas ; it se leve, fait quelques pas au-devant de nous,
nous aborde, et apres nous avoir successivement serre
la main a la mode europeenne, it nous invite du geste
nous asseoir dans des fauteuils ranges devant son
trene.
A un signe de sa main tons les grands chefs, qui
jusque-la etaient restes le front dans la poussiere, se
releverent et vinrent se ranger h ses cotes, mats en restaut a genoux.
Le roi Ghezo, Age d'environ Soixante-dix ans (on sait
que les negres ignorent leur Age prcis), est d'une taille
au-dessus de la moyenne , encore droite , ferme et point
trop epaissie par l'embonpoint. Sa demarche est aisee, ses
manieres sont affables, et empreintes d'une certaine dignite, moins rare qu'on ne le pense chez les chefs negres. Son visage, legerement marque de petite verole ,
ne se rattache au type africain que par la saillie exageree des pommettes ; le nez est droit, la bouche bien
dessinde avec des leyres quelque peu epaisses et sensuelles. Sous un front intelligent et tres-dveloppe pour
un noir, l'ceil petit, enfonc dans l'orbite, et le regard
habituellement voile, s'illumine par instants d'un clair
de cette ruse feline particuliere aux races encore sauvages, pour laquelle la dissimulation et une certaine
cruaute sont des armes necessaires dans une vie de luttes et d'embAches continuelles.
Il etait vetu fort simplement : un pagne de soie entourait ses epaules et se nouait a sa ceinture ; ii avail pour
coiffure un feutre noir a larges bords eta ganse d'or, et
aux pieds des sandales mandingues enrichies d'ornements d'or et d'argent ; enfin pour tons bijoux it portait
un gros collier d'or assez bien travaille, servant de support a. une sorte de petite cassolette travaillee h jour et
renfermant quelque grigri venere.
L'aspect de l'assemblee avail reellement quelque chose
d'imposant : a la droite du roi, se tenaient environ six
cents femmes de sa garde accroupies h la turque sur des
tapis, dans une parfaite immobilite, le fusil entre les
jambes : derriere elles les lignes plus sombres des chasseresses d'elephants, vetues d'etoffes brunes et armees
de longues carabines au canon noirci : a sa gauche les
femmes du serail, au nombre de deux cents environ, les
unes h peme adolescentes, les autres dans tout l'eclat et
le dveloppement de la beaute noire, quelques-unes deja
d'un certain Age, mais eouvertes toutes de riches dtoffes

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
de soie et d'ornements d'or ou d'argent ; bracelets aux
jambes, pendants d'oreilles, anneaux, colliers et ceintures
de verroteries et de corail ; enfin, debout, derriere le fauteuil royal, trois ou quatre favorites et la generale en
chef de la garde feminine, qui se distinguait par ses
armes, sa tournure martiale, ses nombreux grigris de
guerre, et enfin, signe distinctif de son grade, par plusieurs queues de cheval attachees a sa ceinture et ondulant sur ses hanches puissantes au moindre de ses mouvements.
Devant le roi, sur les marches de l'autel ou l'on avait

place son fauteuil, etaient a genoux son fils aine et les


principaux ministres, excepte pourtant le premier de
tous, qui reunit entre ses mains, comme nous dirions
en France, les portefeuilles de l'interieur et des affaires
etrangeres : on l'appelle le ?Whoa. Il etait retenu chez
lui par une indisposition que son grand Age (il doit
avoir au moins quatre-vingts ans) lui faisait une loi de
ne pas braver. Nous aurons bientOt occasion de parler
de lui ; disons d'abord quelques mots des autres.
Le fils aine du roi, le prince Bahadou, heritier presomptif, est un homme de quarante a quarante-cinq
Dresse par M. Repin.

PLAN D ' ABOMEY.

\\\ \ V'

\VIT,\

\,

\ AWN7

CIV.

1,.._1

-''''

\\


U01

.......

..-,-,

T
\`' , . \:
\ ,
, .'
\,,,A\''' ,

'

s,
,s, \\

,,\

\,,,,
\,\, \\ \ \\\
, , k \

\\\
\

Lw

v1

\\\\,

: ,',,.
\
\\

.
%

\ \, \ ,

..\q

r---.9 = t=
=3
_
L.....:J
I ' /

,v

CZ:3

P'

G-... MD nLi 0

83

E:=

%,

Ea:1 LYI

&

..s.MN'
...A..

,,,,N

\ ''t.N.
-

k
\;
\
m
W.
''`,,A
\
\.
\\
.,',`\ . \ \
A
N
\ -, \'. \ \s.
\ \. ',\.' \
\\ . \
\'I
W\
A
\
..
\
\
\\-\\
''
X\N',\N
.
.
\ ,,\'W ' '-'7\ , 1 6.-.
11
\V W7s;\F,,\ \\ .A'AN
'_ ' 1. FrV
\ ;\
XM
, \ \
\`.. '., , :,_...

_,_\ \. '

\\\,

K
T
...._..,-----

A Pont et porte de la ville en venant de Cana. 13 La grande C Palais du roi; tour entouree de gaieties pour les receptions officielles.
D La case des sacrifices, sur la grande place. E, E, E Fortes du palais du roi. G Les cases, irregulierement placees, dans lesquelles logent les
amazones. K, K, K Posse et muraille entourant la vine. M Maison du melon. N Case de la mission dans la maison du melon. 0 Case
de la favorite du roi, ou it recevait en audience familiere.P, P' Grandes places plantees d'arbres, oh se tiennent les marches. It, R, R, R Pedals
de petites rues et ruelles bordees par les murs des habitations. S Cases des femmes du roi. T Chemin de la maison du prince Bahadou.
V Route de Cana h Abomey.

ans, grand, vigoureux, d'une teinte de peau tres-claire


presque cuivree, particularite que j'ai observee plusieurs
fois, notamment chez une des plus jolies femmes du serail, sans savoir a quelle cause l'attribuer. D'un caractere froid et meme un peu sombre, le prince Bahadou
m'a paru d'une intelligence bien inferieure a Celle de
son pera, et beaucoup moins desireux que lui de voir
la civilisation et les usages des blancs penetrer dans
ses Etats. Il appartient, ainsi que le mehou, qui en
est la tete, au parti de la resistance, a ce qu'on appellerait ailleurs, en Turquie par exemple, le vieux parti
national.

Parmi les principaux chefs presents, l'interprete nous


designa :
1 Le nvinghan , a la fois ministre de la justice et executeur des jugements sans appel que prononce le roi.
Il marche toujours arms d'un long sabre dont la lame
elargie a son extremite et rendue plus pesante encore
par un ornement bizarre, une sorte d'oiseau, qui la
surmonte, doit abattre facilement une tete d'un seul
coup.
2 Le cambode, sorte de chambellan charge de maintenir l'ordre dans les ceremonies, et d'imposer silence
aux assistants au moyen d'une clochette aplatie qu'il

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

84

porte pendue au cou. Il est encore l'introducteur des


strangers aupres du roi, et tient a la main, sans doute
comme insigne de sa charge, un baton surmonte d'une
clef d'argent curieusement travaillee.
3 Le tolonou, charge de surveiller la conduite des
amazones et des femmes du serail. Il jouit a un haut
degr de Pintimite du roi. C'est le seul auquel Sa Majeste daigne adresser directement la parole quand elle a
quelque ordre a donner. Il verse a boire au monarque
pour les nombreux toasts qu'on lui porte dans les fours
de fte, et gotite d'abord un peu de la liqueur ; puis
voile la face de son maitre avec un foulard de soie, car
le roi ne veut etre vu de personne dans le moment oil

it vide ou feint de vider la coupe. Enfin le tolonou est


encore porteur d'un crachoir en argent a l'usage du
souverain, et d'une espece d'eventail ou chasse-mouche
en plumes. C'est, comme on le voit, l'un des officiers les
plus coupes de la maison royale. Celui qui etait alors
en charge, etait un petit homme a figure joviale, tresprevenant, obsequieux meme, grand prometteur et grand
menteur : bref, un courtisan accompli.
4 Quelques chefs de guerre, mais qui ne nous ont
pas paru jouer un role bien important, du moins pendant notre sejour a la tour du roi de Dahomey.
Quand nous fumes assis, le roi fit un signe de la main,
et tous les grands prosterns a ses pieds releverent la

Parasol d 1 onneur.

Sorte de guitare.

Baton du cambode.

Sabre du grand executeur ou du mingham. Poire

a poudre.

ARMES ET USTENSILES.

tete, mais sans cesser de rester a genoux, posture qu'ils


conserverent pendant toute la ceremonie. Un profond
silence s'etablit, et le capitaine Vallon, par l'intermediaire de l'interprete, fit connaitre a. Ghezo les motifs de
notre voyage : Sa Majeste 1'Empereur des Francais,
desireux de conserver Pamitie d'un monarque aussi puissant que le roi de Dahomey, dont la renommee etait repandue par toute la terre, et de continuer des relations
commerciales profitables aux deux nations, francaise et
dahomyenne, envoyait l'un de ses chefs de guerre pour
le complimenter et lui offrir des presents.
Ghezo parut satisfait de ce petit discours, et, par la
bouche du tolonou, it reliondit a. l'interprete : qu'il

savait que les blancs etaient des hommes riches et puissants, que parmi eux les Francais etaient renommes par
leurs richesses et leur bravoure, qu'il etait tres-satisfait
des marques d'amitie que lui donnait le roi des Francais,
et que nous pouvions l'assurer que ses sujets seraient
toujours bien accueillis dans les Etats de Dahomey.
Puis, sur une table dressee entre le roi et nous, on
servit des rafraichissements contenus dans les flacons de
cristal d'une riche cave a, liqueurs de provenance europeenne. Sur l'invitation et a. l'exemple de Ghezo, chacun
de nous prit un verre, et nous lui portames un toast qui
fut salue des hourras de toute Fassistance et des decharges de l'artillerie ranges sur la grande place. Pendant

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

85

que le roi buvait, le visage voile, la multitude fit entendre une sorte de houhoulement module, produit par
l'application intermittente des doigts sur les levres. Un
autre toast fut porte a la sante de l'Empereur et suivi
des memes manifestations.
Bien-0t le cambode fit tinter la sonnette pendue a son
con, reclama le silence par le mot plusieurs fois repete
de Dinaba (taisez-vous), et quand it l'eut obtenu, l'un

des chefs, sur l'ordre du roi, repeta a trs-haute voix le


discours du capitaine Vallon. D'unanimes et bruyantes
acclamations, parmi lesquelles on distinguait le nom
plusieurs fois repete de Vallon, suivirent cette communication, et nous firent penser que l'orgueil national des
Dahomyens etait flatte de voir la renommee de son roi
amener de si loin des ambassadeurs.
La conversation devint ensuite plus intime. Le roi fit

demander a chacun de nous noire nom et nos grades.


En apprenant que j'etais medecin, it me pria de lui
donner des remedes pour le cas on it tomberait ma.lade. Il avait grande confiance, me dit-il, dans la science
des medecins blancs, car l'une de ses femmes avait ete
guerie, it y avait dj bien longtemps, par des poudres
qu'elle tenait d'un medecin europeen. Je lui promis de
lui en envoyer des que nous serions de retour a bord du
Dialmath.B. fit ensuite apporter, pour nous les montrer,

de tres-belles armes des manufactures anglaises et francaises : parmi ces dernieres, une bolte de pistolets magnifiquement damasquines, portant le nom de Devismes, et
une carabine a la marque de Saint-Etienne. Puis it fit etaler de riches etoffes de velours et de soie, quelques pieces
de ces anciens et splendides damas broches d'or et d'argent, des bijoux, des cristaux, enfin toutes ses richesses
qu'il prenait grand plaisir a nous voir admirer.
Cependant la journee s'avancait : nous etions fatigues,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

86.

LE TOUR DU MONDE.

le capitaine demanna fa permission de se retirer. Le roi


se levant alors, le prit par le bras, et apres avoir passe
avec lui devant le front de sa garde et reconnu deux obusiers de montagnes sur affats que le commandant Bonet
lui avait apportes en 1852, nous sortimes du palais, accompagnes des principaux officiers. La grande place etait
couverte d'une foule compacte a qui notre apparition fit
pousser des cris assourdissants, mais qui s'ouvrit respectueusement devant nous. Le roi voulut nous reconduire jusqu'au coin de la place oil etaient restes nos
hamacs, et il nous serra la main avant de nous quitter.
Proteges par notre escorte contre l'importune curiosite de la foule, nous gagnames en quelques instants
l'habitation du mehou, qui nous etait assignee pour logement pendant notre sejour a Abomey.
V
sj our a Abomey.
L'habitation du mehou, situee non loin du palais du
roi, est, comme toutes les autres, une agglomeration de
petites cases separees par un labyrinthe de tours etroites
et de passages tortueux. Nous trouvames, non sans un
joyeux etonnement, les murs de celle qui nous etait destinee reconverts de fresques au charbon, reproduisant
avec une gaiete toute francaise les charges de plusieurs
grands de la cour du roi de Dahomey. Elles sont dues a
quelques-uns des officiers qui accompagnaient le commandant Bonet lors de son voyage h Abomey en 1852.
Ces voyageurs avaient aussi grave leers initiales sur
l'e-corce d'un Bros arbre qui &core la cour de cette case,
affectee sans doute au logement des strangers de distinction. Comme elle etait trop petite pour nous contenir
tous, elle devint le salon et la salle a manger commune,
et nous nous logeames separement dans diverses cases
que le mehou mit a notre disposition. Celle que j 'occupais etait ombragee et embaumee par les deux plus beaux
orangers que j'aie jamais vus, converts a la fois de flours
et de fruits, d'une vigueur et d'une dimension peu communes. Es mesuraient au moins.trente pieds de hauteur
sur trois a quatre de circonference.
Debarrasses de nos uniformes, nous finissions a peine
de diner, quand notre hete nous fit demanderla faveur
de se presenter. Nous vimes alors arriver, appuy sur
sa canne , un vieillard courbe par rage, sec, ride, decharne, edente, asthmatique, toussotant et crachotant,
mais dont les yeux vifs , percants et mobiles, la bouche
eau* en trait de scie , et les lvres serrees, denotaient
l'astuce negre a son plus haut degre. Il s'excusa sur son
etat de souffrance de se presenter ainsi sans apparat,
s'informa si nous manquions de quelque chose, et se mit
a notre entiere discretion. La conversation roula quelque
temps sur l'accueil brillant que nous avait fait le roi,
puffs le ruse vieillard chercha a faire causer le capitaine
sur les motifs reels de notre voyage, mais it en fut pour
ses frais de diplomatie. Il se retira bientat en nous disant qu'il esperait nous revoir le lendemain chez le roi.
Nous savions d'avance qu'il etait mal dispose pour les
Francais; it leur prefere de beaucoup les Portugais, qui,

au temps regrette ou florissait la traite, le . comblaient


de presents. Aussi intelligent qu'avide , le mehou jouit
d'une grande influence sun Ghezo, dont il est le plus
ancien conseiller. Charg de percevoir, pour le roi, les
droits de douane sur les marchandises d'exportation ou
d'importation , it pousse sans cesse Ghezo a de nouvelles
exigences vis-a-vis des traitants, qui le detestent cordialement. Quoique recriture et les chiffres lui soient inconnus , comme a. tout le reste des Dahomyens , il se
rend un compte parfaitement exact des operations les
plus compliquees, au moyen de petits cailloux dont il est
toujours abondamment pourvu, et qu'il dispose et arrange a sa facon. Nous dunes de fortes raisons de croire
que sa maladie n'etait qu'une feints, qu'il avait voulu
nous parlor d'abord hors de la presence du roi, pour essayer de connaitre le motif de notre voyage, car il craignait de nous voir adresser au roi des plaintes de la part
de la factorerie francaise. Il assista depuis ce moment
toutes nos entrevues avec le roi, et il fallut, apres beaucoup de pourparlers, obtenir une audience secrete et de
nuit pour parler a Ghezo hors de sa presence.
Le lendemain 18, nous restames chez nous. Des le
matin, les esclaves du roi nous apporterent de sa part et
de cellos de quelques-unes de ses femmes, d'abondantes provisions ; malheureusement elles Otaient preparees a la mode culinaire du pays, ce qui les rendait
peu attrayantes pour des palais europeens. C'etaient
des volailles toupees par fragments , et cuites dans
l'huile de palme ; des boules de pate de manioc ou de
mais roules dans des feuilles de bananier; une espece
d'epinard a l'huile, etc., etc.
Tout cela etait contenu dans des calebasses ou couis
de la plus exquise proprete, ce qui nous permit d'y gaiter; mais il nous fut impossible de vaincre la repugnance
que nous inspirait le gait 4cre et ranee de l'huile de
palms. Le capitaine fit distribuer ces vivres a notre escorte, qui no se fit pas prier pour faire honneur a la
cuisine royale. Cette politesse du roi ne se dementit pas
un sell] jour pendant tout le temps de notre sejour
Abomey; mais averti sans doute que sa cuisine nous
Malt antipathique , il nous envoya, en outre, des volailles vivantes, quelquefois un beeuf et des cabris.
Quelques chefs suivirent son example, et vinrent memo
nous faire visite, dans l'espoir probablement de recevoir quelques cadeaux, mais ils furent decus dans leur
attente : connaissant l'avidite des negres, nous pensames
que, ne pouvant contenter tout le monde, il valait mieux
ne pas faire d'envieux.
Je profitai de cette journee de repos pour aller visiter
la ville , accompagn de l'interprete et d'un des chefs de
notre escorte, qui, je crois, avait mission de ne pas me
quitter d'un pas.
Les rues d'Abomey sont larges et assez regulieres,
mais peu animees. Je fis le tour du palais du roi, et je
traversai, sous de beaux arbres, des marches ou se debitent les petits objets d'un usage journalier. Dans une
boutique, je rencontrai, ma grande surprise, deux
marchands maures, coiffes du turban arabe, et converts

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
de burnous de lame blanche. Les chapelets qu'ils roulaient entre leurs doigts les faisaient facilement reconnaitre pour mahometans, mais j'en fus reduit aux conjectures sur leur nationalite exacte , mon interprete
n'entendant pas Bien leur langue. Cependant, it m'a
semble comprendre qu'ils etaient venus de Tripoli ou de
l'Egypte , et que ce n'etait pas la premiere fois qu'ils
faisaient ce voyage ; d'oit l'on pourrait conclure qu'il
n'est pas impossible de penetrer par le Dahomey dans
les grands marches de l'intrieur, tels que Sackatott et
Asben. Le chemin serait ainsi beaucoup plus court et
moms dangereux que celui suivi par le docteur Barth et
ses compagnons dans leur dernier voyage'.
Dans la soiree, nous allOmes au palais faire &bailer et
ranger sous une galerie les presents destines au roi. Its
consistaient en belles pieces de soieries et de damas broche d'or, en meubles de luxe, tables, fauteuils, glaces
et cristaux, en boites de parfumerie et de confiseries,
et en un grand nombre de lithographies colorises , representant les divers episodes de la guerre d'Orient.
Il y avait aussi le portrait de l'Empereur et de l'Imperatrice, douze pavilions francais en etamine, semblables a ceux des batiments de la flotte , et quatre dra. peaux francais aussi en soie a franges d'or, la hampe
surmontee de l'aigle imperiale, et timbres, sur la bande
blanche, de l'elephant du Dahomey. Nous apportions
encore, sur la demande expresso du roi, qui avait manifesto le desir de voir les fetiches des blancs , huit statues de saints, de demi-grandeur naturelle, en cartonpate peint et dore, qui obtinrent un tres-grand succes.
Le roi n'assista pas a cette exhibition, mais it y avait
envoys le mehou, le cambode etlo tolonou.Deux femmes,
que nous revimes plusieurs fois aux cotes du roi, s'y
trouverent egalement. C'etaient de grandes nc'gresses de
vingt-cinq a trente ans , assez jolies de figure, avec de
fort beaux yeux, mais d'un embonpoint tellement excessif qu'il approchait de la monstruosite. Nous leur limes
present de quelques Loites de parfumerie et de confitures, mais elles s'enfuyaient en criant quand nous approchions d'elles. Quand elles eurent suffisamment examine tons les cadeaux destines au roi, et dont elles
comptaient Bien sans doute avoir lour part , elles se retirerent et nous rentrames aussi chez nous.
Le 19, vers midi, le roi nous fit dire qu'il dsirait
nous recevoir en audience tout a fait particuliere. Nous
suivimes immediatement son messager, qui nous fit
entrer au palais par une petite porte cachee sous de
grands arbres au pied desquels etait entassee une enorme
quantite d'ossements d'elephants. Le roi nous recut dans
la case d'une de ses favorites, entour seulement de
quelques personnes de son intimit, hommes et femmes,
au nombre desquels se trouvait le mehou. Il nous acmedia trs- gracieusement , en nous remerciant tout
d'abord des presents que nous lui apportions, se fit expliquer l'usage des differents objets qui lui etaient inconnus, prenant soin d'en faire remarquer lui=meme
1. Voyez le Tour du monde, tome II, p. 293 d 340.

87

son entourage la beaute et le prix. Les lithographies des


diverses scenes de l'expedition de Crimee exciterent vivement son attention, et, comme j'avais assists a quelques-unes d'entre elles, je dus lui donner, d'apres son
&sir, des explications detaillees. Il connaissait du reste
le resultat de cette guerre, et savait, dit-il, que nous y
avions joue un role beaucoup plus brillant que nos allies les Anglais. Cependant it sembla comprendre difficilement quels en avaient ete le motif et le but, car,
pour lui, la guerre n'est qu'un moyen d'agrandissement
territorial ou une occasion de pillage.
Tout en causant, it remarqua les decorations du capitaine Vallon, et lui demanda quelles etaient ces amuleties ou grigris.
Co sont , lui repondit-on, les recompenses que les
monarques blancs decernent aux guerriers qui ont
montre de la valeur dans les batailles.
Moi aussi, repliqua-t-il , je donne 4 mes chefs les
plus braves des marques de distinction.
Il nous fit voir, en effet, au con de quelques-uns des
assistants, des plaques d'argent plus ou moms ornementees de ciselures et de decoupures , soutenues par
des chaines de memo metal. Il nous offrit meme de nous
donner a chacun une de ces plaques , et M. Vallon ayant
dessine une sorte de decoration avec l'elephant du Dahomey au centre, it fut convenu que le roi le ferait executer par ses ouvriers , et nous l'enverrait avant notre
depart. Mais soit oubli, soit pour tout autre motif, it ne
tint pas sa promesse.
La conversation devint do plus en plus intime :
nous fit adresser mille questions sur le pays et les usages
des blancs. La description sommaire de Paris et des
grands ports de mer, le mouvement , l'ordre qui y
regnent, le nombre et la dimension des maisons et des
palais , les details sur noire puissance militaire et maritime, semblerent l'interesser au plus haut point. Mais
l'idee que nous essayames de lui donner des chemins
de fer depassait sans doute les limites de son ,intelligence ou de son imagination , car un sourire d'incredulite parut sur ses levres quand it nous entendit lui dire
qu'on pourrait , en trois heures , par ce moyen , transporter plusieurs milliers de soldats et de voyageurs 4
une distance egale a cells qui separe Ahomey de la mer.
L'habitude de la polygamie est tellement dans les mceurs
de ces peuples , qu'il ne put reprimer son hilarite, partagee du reste aussitOt par tons les assistants, hommes
et femmes, en apprenant que l'Empereur des Francais
n'avait, comme tons ses sujets , qu'une seule femme.
Le nom de l'Empereur lui rappela celui de Napoleon P r , dent it connaissait la prodigieuse histoire, a cola
pros que, l'ayant apprise probablement de quelques
Anglais, it croyait que le grand capitaine, fait prisonnier
par les Anglais dans une derniere bataille, avait termine chez eux sa glorieuse carriere dans la captivite.
prit de la occasion de nous entretenir des agrandissements considerables que le royanme de Dahomey devait
aux entreprises victorieuses de son predecesseur et aux
siennes. J'ai rapporte plus haut l'histoire de ces con-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

88

LE TOUR DU MONDE.

quetes et leur importance. Ghezo, qui s'etendait sur ce


sujet avec une complaisance visible, nous raconta que,
recemment encore, la puissante tribu des Nagos, dont le
territoire borne le sien au levant, lui avait fait sa soumission. Le surlendemain, en effet, nous devions voir
les ambassadeurs de cette peuplade solliciter la paix en
s'avouant vaincus.
Ghezo attribuait une pantie de ses succes militaires
a ses amazones, dont it vantait a bon droit le courage
et la perseverance. Dans cette derniere guerre contre
les Nagos, Parmee dahomyenne, commandee pourtant
par un des meilleurs chefs, avait tente sans succes l'assaut d'un des principaux villages de Pennemi. Repous-

see avec des pertes serieuses, elle demandait a grands


cris la retraite, et le general ebranle allait la ramener en arriere, lorsque les amazonnes declarerent que,
dussent-elles rester seules, elles ne leveraient pas le
siege. Cette resolution hardie_ des femmes fit honte
aux hommes, et une nouvelle attaque, conduite avec
plus de vigueur, les rendit maitres du village, dont la
prise decida du succes de la guerre. Mais le general
dahomyen fut tue dans l'action. <, Vous avez al regretter que cette victoire cattat la vie d'un de vos meilleurs chefs, dit-on a Ghezo. Je le regrette, en effet,
repondit-il, car cela m'a prive de la satisfaction de lui
faire couper la tete, pour prix de sa lathe conduite. ,

Vue des portes d'Abomey.

Dans une autre circonstance, Parmee dahomyenne,


commandee par Ghezo lui-meme, guerroyait contre les
montagnards de Kong. Mis en deroute par ses belliqueux
adversaires, le roi ne dut le salut de son armee et le
sien qu'a Pheroisme de ses amazones, qui couvrirent la
retraite en perdant la moitie de leur troupe. Malheureusement leurferocite egale leur courage : indomptables
pendant le combat, elles sont sans pitie apres la victoire.
Il semble qu'en se depouillant des douces qualites qui
font l'ornement de leur sexe, les femmes, extremes en
tout, ne conservent plus rien d'humain. L'histoire des
anciennes amazones, comme les plus funebres pages de
nos revolutions modernes, n'offre que trop de preuves
de cette verite.

Au reste, ce n'est pas seulement sun le champ de hataille que les guerrieres dahomyennes trouvent !'occasion de faire eclater leur intrepidite. Quelque temps
avant notre arrivee , un certain nombre d'entre elles
etaient parties pour aller chasser un troupeau d'elephants
dont on avait signale la presence a trois ou quatre journees de marche au nord d'Abomey. Durant cette audience
memo, un messager apporta au roi, en notre presence,
trois queues d'elephant fraichement toupees, temoignage irrefutable du succes de la chasse. messager
ajoutait que le troupeau d'elephants comptait trentetet es
environ et que les chasseresses continuaient de les poursuivre, comptant faire d'autres victimes avant de revenir.
La maniere qu'elles emploient pour chasser !'elephant

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Chasse aux elephants par les amazones dahomyennes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

90

LE TOUR DU MONDE.

est des plus simples, mais non des moins perilleuses.


Quand elles ont reconnu un troupeau, elles le cement,
s'en approchent le plus possible en rampant, cachees par
les hautes herbes ou les broussailles; puis, lorsqu'elles
se croient h portee, elles font feu toutes ensemble. Quelques-nns des pauvres animaux restent sur le carreau;
mais malheur aux chasseresses qui se trouvent sur le
passage de ceux qui fuient, surtout s'ils sont blesses !
Devenus aussi terribles qu'ils etaient inoffensifs, ils les
foulent aux pieds, ou, les saisissant avec leur trompe,
les lancent en l'air et les dechirent avec leurs defenses.
Ces expeditions, qui rapportent annuellement de beaux
benefices en ivoire au roi de Dahomey, coil-tent toujours
la vie h plusieurs chasseresses ; it trouve sans dente que
la compensation est suffisante.
La conversation se prolongea ainsi jusque vers quatre
heures du soir. Craignant d'importuner le roi, le capitaine lui demanda l'autorisation de se retirer ; mais
fallut auparavant boire a sa sante un ou deux verres de
vin de Champagne, d'assez mauvaise qualit, qu'il nous
donnait comme une boisson digne des dieux. On se quitta
ensuite fort enchantes les uns des autres ; et, avec son
affabilite ordinaire, le roi nous accompagna jusqu'a la
porte exterieure, ou nous attendaient nos hamacs.
Le 20, nous ne sortimes pas de notre case, oh nous
regimes de nombreuses visites, notamment celle du
prince Bahadou. Il venait nous inviter h l'aller voir chez
lui, et il resta fort longtemps h causer trs-gaiement en
buvant grand nombre de petits verres de liqueur que
nous prenions plaisir a lui verser et qu'il ne refusait jamais. Je pense qu'il eat ate, en sortant, un bien vacillant appui pour le trOne de son pare.
Le lendemain 21, nous alltimes chez lui avec assez
d'appareil, en uniforme et suivis de nos gardes. 11 habite, en dehors d'Abomey, h trois kilometres environ,
dans un tres-joli site, une vaste maison distribuee comme
toutes celles des principaux chefs. 11 nous recut trescourtoisement, nous fit asseoir aupres de lui sur ces sortes de sieges en forme d'escabeau dont j'ai deja pule.
Ceux-ci, ornes de sculptures et evides a jour par des decoupures en arabesques tres-compliquaes, m'ont paru le
specimen le plus curieux de ce genre d'ouvrages.
Bahadou etait entoure de ses femmes et de ses
guerriers, suivant le ceremonial observe chez son pare.
nous presenta deux jeunes filles de seize a dix-sept ans,
dont l'une etait remarquablement jolie et qu'il nous dit
etre les ainees de ses enfants. Apres quelques instants
de conversation, il nous fit parcourir son habitation :
dans la galerie etaient ranges un grand nombre de fetiches et d'idoles en bois ou en terre. Quelques-unes de
ces sculptures etaient assez bien reussies.
Il fallut aussi, comme chez le roi, examiner les armes du prince : it possedait d'assez beaux fusils, notamment une carabine de fabrique frangaise ; mais
regrettait que ces armes fussent h percussion, car il
manquait de capsules. Aussi les fusils a pierre sont-ils
bien plus stip:Les chez ces peuples ; it leur est plus
facile, en effet, de se procurer des pierres a fusil, et la

pierre dure aussi longtemps que Panne, tandis que les


capsules s'epuisent vita.
A trois heures nous primes conga du prince royal,
qui nous reconduisit jusqu'h moitie chemin d'Abomey.
En rentrant , nous trouvames un messager qui venait
annoncer au capitaine que le lendemain le roi nous
conviait h une grande fte militaire.
VI
Une fete publique a Abomey. Revue gnerale des troupes.
Exercices militaires. Simulacre d'une chasse a relephant par
les amazones. Danses et chants. Munificence du roi

Le lendemain 22, avant le jour, nous &ions reveilles


par le bruit des tam-tam et des trompes, par les chants
et les cris des nombreux detachements de guerriers arrivant de toutes parts. C'etaient les contingents des principaux cabeceirs du royaume, que Ghezo avait convoques pour nous donner la plus haute ide de sa puissance.
La ville, pleine de bruit et de mouvement, prenait un
air de fte, et le soleil, qui venait de se lever radieux,
promettait une splendide journee. Nous finissions de
dejeuner quand les massagers du roi vinrent nous avertir
que Sa Majeste nous attendait. Nous les suivimes, en
grande tenue et portes dans nos hamacs au milieu de
notre escorte. Elle nous etait indispensable; il eta ate
impossible de traverser autrement la foule compacte dont
les rues etaient inondees, et de se frayer un passage
jusque sur la grande place du Palais ou devait avoir lieu
la fete. L'affluence y etait telle que les efforts de nos
soldats seraient restes sans resultats si le cambode
envoye par le roi, n'etait venu a leur aide. Devant lui les rangs s'ouvrirent, et nous 'Ames gagner
les places qui nous etaient reservees.
De grands preparatifs avaient eta faits. Sur une estrade adossee aux murs du palais, couverte de nattes et
de tapis , et defendue contre les rayons du soleil par
d'enormes parasols fiches en terre au moyen d'un long
manche, le roi etait assis, entoure des femmes du serail
et d'une partie de sa garde feminine. Il portait le meme
costume que lors de notre premiere entrevue. Autour de
lui, en demi-cercle, se 'tenaient a genoux tous les principaux ministres que nous connaissons deja, le prince
Bahadou, et un grand nombre de cabeceirs venus avec
leurs guerriers des differents points du royaume. Sur
une longue table on avait dispose les plus brillantes
armes et la plus riche vaisselle du roi, avec une partie
des etoffes et des cadeaux que nous avions apportes.
pied de cette table, un vaste Bassin de cuivre brillant attirait nos regards, sans que nous nous doutassions encore
de l'horrible usage auquel it etait destine. Nos sieges,
places a quelques pas a gauche de l'estrade royale et
ombrages comme elle par de grands parasols aux couleurs eclatantes, etaient entoures d'une double haie de
soldats places la pour nous defendre contre la vive et
souvent indiscrete curiosite des habitants d'Abomey. En
face de nous, vers l'extremite de la place, l'artillerie de
Ghezo, c'est-h-dire vingt-cinq ou trente pieces de canon de tout calibre et de toutes formes, etait ran*

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
en batterie sur de grossiers affilts. Les amazanes-artillaws (car ce sont des femmes de la garde qui servent
ces canons) se tenaient, meche allumee, pros de leers
pieces. Derriere nous, on avait dresse sur des piedestaux les statues des saints dont j'ai parle plus haut; ils
n'avaient pas besoin, comme nous, d'une garde pour les
defendre contre l'indiscrete curiosite du peuple , car les
noirs, qui savaient que c'etaient les [cliches des blancs,
ne s'en approchaient qu'avec une crainte respectueuse.
Au-dessus d'eux flottaient majestueusement les plis des
quatre drapeaux francais, timbres de l'elephant blanc
de Dahomey.
Nous allames saluer le roi, qui se leva pour nous
rendre noire politesse , mais sans venir nous serrer la
main, comme it l'avait fait la premiere fois; puis le
cambode nous conduisit a nos places, et la fte conamenca.
Par l'extremite de la place qui nous faisait face deboucha une colonne de cinq a six mille guerriers, presque
tons urines de fusils de traite ou de tromblons, mais
vtus assez irregulierement, qui d'une chemise de colon
bleu sans munches, qui d'un calecon descendant audessus du genou, ou memo du modeste ealimbe, simple
piece d'etoffe nouee autour de la ceinture et dont les
extremites retombent au devant du corps. En tete de
la colonne marchaient une trentaine de musicians. Les
uns soufflaient dans des defenses d'lephant percees
leur petite extremite et rendant un son rauque comparable a celui du cornet a bouquin ; les autres frappaient sur des especes de tambours faits d'une peau de
biche tendue- sur un bloc de bois creuse comme un
mortier ; ceux-ci agitaient un instrument bizarre que je
n'ai vu que la : c'est une calebasse videe, sechee et enveloppee d'un filet tres-lathe dont chaque nmud retient
une vertebre de mouton; je ne puis mieux comparer le
bruit de cot instrument qu'a celui que rend une vessie
gonflee dans laquelle on agite des haricots. D'autres encore frappaient avec de petites baguettes de fer sur des
clochettes pareilles a cellos qu'on suspend au cou des
vaches dans certaines provinces de France. Quelquesuns enfin soufflaient dans des flutes de bambou, mais
je n'ai pu en percevoir le son au milieu du vacarme produit par tous ces executants, cherchant a faire tous
preuve de vigueur d'haleine ou de poignet.
Apres avoir defile devant le roi, qu'ils saluerent en
passant de leurs acclamations, les guerriers se formerent, par une manoeuvre executee avec assez d'ensemble,
sur plusieurs lignes de cinq a six hommes de profondeur
sur cinquante environ de front et echelonnees a quelque
distance les unes des autres. Ensuite ils ouvrirent un feu
bien nourri, les hommes du premier rang tirant d'abord,
puis passant lestement entre ceux des rangs suivants
pour aller derriere recharger leurs armes pendant que
le second rang, devenu le premier, tirait a son tour avant
d'executer aussi la memo manoeuvre, et ainsi des autres. Bientet quelques hommes quitterent les rungs et,
le fusil en arret, le couteau a la main, se mirent a ramper avec une vitesse kora:tante comme pour aller sur-

91

prendre l'ennemi. Arrives a tine certaine distance, ils se


leverent comme un seul homme en dechargeant leurs
armes et poussant des hurlements epouvantables. Les
uns, le coutelas au poing, feignaient de couper la tete
d'un ennemi abattu et la rapportaient en triomphe ; d'autres semblaient fuir devant l'ennemi, comme pour l'atfirer a lour poursuite, et le faire tomber au milieu do
Parmee vers laquelle ils revenaient par un long detour.
Tout a coup l'armee tout entiere, rompant les rangs,
brandissant ses armes, s'elanca en avant dans une charge
furieuse , avec des cris, des clameurs et des contorsions
indescriptibles et presque effrayaates : l'ennemi, vaincu
et en deroute, fat ainsi poursuivi jusqu'a l'extremite de
la place, et Parmee dahomyenne, entonnant avec plus
d'ensemble un chant de victoire, revint se masser immobile en face du roi.
Le silence etait a peine retabli, que les detonations
de l'artillerie ebranlerent de nouveau les airs.Ghargeant
et tirant a volonte, les artilleurs-amazones bourraient
jusqu'a la gueule leurs vieux canons de fer, qui bondissaient sur leurs ants mal assures. Nous commencions
craindre de recevoir en pleine poitrine, car nous etions
en face de cette bruyante batterie, quelque ecouvillon
oublie dans sa piece par ces artilleurs en jupons, lorsque du milieu des tourbillons de fumee surgit Parnae des femmes.
Au nombre de quatre mille environ, mieux armees et
plus uniformement vetues que les hommes, les amazones formaient plusieurs corps distincts.
Le premier, de beaucoup. le plus nombreux, avail
pour costume une chemise bleue comme celle des hommes, serree a la taille par une echarpe bleue ou rouge,
et un calecon blanc a rayures bleues descendant au-des-.
sus du genou. La 'marque distinctive de ce corps etait
une petite calotte blanche sur le devant de laquelle etait
brode en bleu un caiman. Les armes etaient un fusil
de traite et un sabre court, presque droit, a fourreau de
cuir historie, d'ornements en cuivre , dont la poigneo
sans garde etait recouverte de peau de requin ; ce sabre
etait suspendu a leur epaule par une laniere de cuir diversement decoupee et ornde de cauris ou de dessins de
couleur rouge. Leur poudre, distribude en cartouches
faites avec des feuilles seches de bananier, etait renfermee dans des cartouchieres a compartiments, comme
cellos des Turcs ou. des Perses, et attachees h leur ceinlure. Enfin, une multitude de grigris et d'amulettes
de toutes especes etaient suspendus a leur cou.
Le deuxieme corps, forme des chasseresses d'elephants, comptait quatre cents femmes environ. Leur
haute stature, leur costume, semblable pour la forme
celui que nous venons de decrire, mais entierement
bran, leurs longues et lourdes carabines au. canon
noirci, maniaes avec aisance, donnaient a ces bandies
guerrieres une tournure singulierement martiale. Elles
portaient a leur ceinture un poignard a lame tres-forte
et recourhee, et, pour coiffure, un bizarre ornement :
deux comes d'antilope fixees au-dessus du front sur un
cercle en fer e3atourant la tete comme un diadems.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

92

LE TOUR DU MONDE.

Le troisieme corps, compose de deux cents amazones


seulement, avait pour arme un court et large tromblon,
et pour costume une tunique mi-partie bleue et rouge,
comme certains costumes du moyen age. C'etait le reste
des artilleurs, que le petit nombre des pieces en kat de
servir n'avait pas permis, sans doute, d'utiliser dans
leur specialite.
Enfin venait, a l'arriere-garde, un leger et charmant
bataillon de jeunes fines armes seulement d'arcs et de
fleches, elegamment vetues de tuniques bleues, coffees
de la calotte blanche brodee du caiman bleu, et portant
au bras gauche le bracelet d'ivoire sur lequel doit glisser la fleche en s'echappant de l'arc. Ce sont les recrues
de l'armee des amazones ; on les choisit parmi les
j eunes fines vierges des meilleures families du royaume,

et elles payent de leur vie l'oubli du vocu de chastete


qu'elles font en entrant dans la garde du roi.
Ces divers corps reunis, formant, comme je l'ai dit,
un total d'environ quatre mille femmes, defilerent devant nous en assez bon ordre. BientOt sur un signal de
la generale en chef, reconnaissable aux queues de cheval pendues a sa ceinture, les memes scenes que nous
avons decrites plus haut se renouvelerent, mais avec
plus d'animation et de feria. B. est difficile de raconter,
de se figurer meme le tableau que presentaient, sous un
ciel de feu, au milieu du tourbillon de poussiere et de
fumee, du petillement de la mousqueterie et du grondement du canon, ces quatre mille femmes haletantes,
enivrees de poudre et de bruit, s'agitant convulsivement
avec des contorsions de dainties en poussant les Cris les

Clochettes d'orchestre (p

Tambour de guerre (p. 91).


USTENSILES ET INSTRUSIENTS.

plus sauvages. Enfin, quand tout fut epuise, les munitions et les forces, l'ordre et le silence se retablirent
peu a peu ; les amazunes, reprenant leur rang, vinrent
se placer a la droite du roi.
Ce fut alors le tour des chasseresses d'elephants, qui
n'avaient pas pris part a la scene precedente, et qui youlurent aussi nous donner un specimen de leur savoirfaire. Elles se formerent en cercle et, rampant sur les
mains et les genoux sans abandonner leur carabine,
elles s'avancerent convergeant vers un meme point oil
etait cense se trouver le troupeau d'elephants. Nous
crimes reconnaitre alors l'utilite de cette espece d'armement, les cornes, qu'elles portent sur leur tete. Sans
doute, quand elles s'approchent des animaux qu'elles
chassent, ceux-ci, trompespar ces fausses cornes, croient
voir et entendre un paisible troupeau d'antilopes, et

restent sans defiance exposes aux coups des chasseresses. Arrivees pres des elephants, elles se leverent
toutes a la fois au signal de leur chef, en dechargeant
leurs carabines ; puis, le couteau a la main s'elancerent pour les achever et leur couper la queue, trophee
de leur victoire. Elles revinrent ensuite en chantant
reprendre leur place.
A ces scenes guerrieres succederent des tableaux
plus riants et plus tranquilles. Les jeunes amazones,
armees d'arcs, sortant a leur tour du milieu de leurs compagnes, vinrent se ranger devant nous, et, conduites
par une des plus jeunes et des plus jolies d'entre elles,
executerent, en chantant, une danse guerriere, tenant
d'une main leur arc et de l'autre une fleche. Rien de
plus gracieux que les mouvements lents et cadences de
ces jolies enfants guidees par un chant doux et mono-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

93

LE TOUR DU MONDE.
tone, qui nous rappela les vieux airs bretons. Ce n'etaient plus les noires enfants du Dahomey ; c'etaient les
belles filles de l'antique Grece, ou de la voluptueuse
Asie, qui charmaient nos yeux : on devait danser ainsi
aux fetes de Diane, ou a la cour des satrapes persans.
J'avais vu bien des fois les danses et entendu les chants
des diverses peuplades negres dont c'est le principal
divertissement, mais je n'avais jamais rien rencontre de

comparable, meme de bien loin, a ce que nous avions


sous les yeux. Nous en etions tellement surpris et
enchantes que le capitaine ne put s'empecher de faire
complimenter les jeunes danseuses par notre interprete.
Ces danses achevees, le cambode reclama le silence
en agitant sa sonnette, et l'une des favorites, quittant
sa place, s'avanca vers le peuple, soutenue par deux

jeunes esclaves. Elle annonca que le roi allait faire distribuer a tout le monde des vivres et des rafraichissements. Un hourra formidable salua cette agreable communication. Tandis qu'une longue file d'esclaves sortait
du palais portant sur la tete des calebasses pleines de victuailles de toute nature, chacun des cabeceirs, faisant
l'appel de ses hommes, leur distribua ces vivres dont ils
avaient grand besoin, et qu'ils consommerent sur place
sans quitter les rangs. Quatre enormes dames-jeannes

d' eau- de-vie, apportees aussi du palais, furent distribuees


et videes en un din d'ceil. Nous ne fumes pas oublies,
et le roi nous envoya, par un de ses chefs, des biscuits
americains, du sucre, des liqueurs et du rhum.
Le silence regnait au milieu de tout ce monde occupe
a reparer ses forces. Le mehou en profita pour faire une
allocution aux guerriers. Il leur repeta ce que le minghan
avait dj dit au peuple pendant notre premiere audience : que de grands guerriers d'un pays lointain,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

94

attires par la renommee du roi de Dahomey, etaient


venus lui apporter des presents et briguer son amide.
Ce discours, qui flattait- l'orgueil dahomyen, obtint,
comme on peut le croire, un legitime succes; mais l'enthousiasme fut a son comble quand. rorateur ajouta que
le roi, satisfait de la bonne tenue de ses troupes, allaitfaire distribuer a chaque solelat une gratification en
cauris. Dix a douze esclaves, en effet, courbes sous le
poids de grands sacs de cauris, circulerent immediatement dans les rangs, et les cabeceirs repartirent a chacun sa part de la munificence royale.
VII
Suite de la fete. Une hyene egorgee.... faute de mieux. Les
nouveaux devots aux saints. Reception d'adieu. Depart
d'Abomey et retour a Widah.

Cependant la fte n'tait pas complete : le sang n'avait


pas coule.
Chose triste a penser chez ce peuple dont le caracOre n'est cependant pas naturellement cruel, car ils ne
maltraitent ni les femmes, ni les enfants, ni male les
animaux, les sacrifices humains font partie de toute
rejouissance publique. Des centaines de totes tombent
chaque annee, lors de la celebration des Coutumes,
dans ce petit belveclere qui s'elevait a quelques pas de
nous sur la place.
Ghezo s'etait excuse aupres du capitaine de n'avoir en
ce moment qu'une douzaine de prisonniers h egorger :
pour des hOtes tels que nous, c'etait, disait-il, un bien
maigre honneur qu'un si mince holocauste. Le capitaine avait immediatement repondu qu'il suppliait le roi
d'epargner ces malheureux ; que, loin d'tre un honneur, ce serait une honte pour nous de voir couler h
nos pieds le sang d'hommes sans defense; qu'enfin nous
nous retirerions plutOt que d'assister a un tel spectacle.
Il fallut toute la fermete du capitaine Vallon pour dissuader le roi, qui n'osait pas pent-etre , en face de tout
son peuple assemble, rompre avec une coutume qui lui
est there. Il dut neanmoins ceder, et cette fois ce ne fut
pas du sang humain qui rougit le fatal bassin de cuivre.
Telle est, en effet, la destination de cot ustensile qui
nous intriguait tant. On le porte partout , dans les assemblees solennelles eta la suite de l'armee, oa it recoit
le sang et la tete de malheureux prisonniers, victimes
de cette affreuse coutume.
On l'apporta donc devant le roi, ainsi qu'une hyene
liee et billonnee ; les principaux chefs prirent place
tout autour et feignirent de dliberer, comme ils l'eussent fait reellement, si, au lieu d'un animal, on eat
d a egorger des hommes. L'hyene fut condamnee
mort, et malgre ses hurlements etouffes et sa resistance
desesperee , le ministre de la justice (minghan), qui
cumule ces augustes fonctions avec celles d'executeur
des hautes oeuvres, lui trancha la tete d'un soul coup
de cet enorme sabre sur lequel it marche toujours appuye. Ce barbare spectacle me suggera cette reflexion,
presente aussi a l'esprit de mes compagnons, que nous
etions la quatre Europeens au milieu de trente mine

Ogres excites par le bruit, la poudre et les boissons


alcooliques, et qu'un caprice de Ghezo pouvait faire
tomber nos totes dans ce mme bassin de cuivre , aussi
facilemenc que celle de cette malheureuse bete, avec
cette seule difference que cola causerait sans doute beaucoup plus de plaisir a toute l'assistance.
Une autre ceremonie , plus srieuse et d'un caractere
moths lugubre, succeda a celle-ci. J'ai dit que les envoyes des Nagos, peuplade voisine vaincue par Ghezo
dans une guerre recente, etaient arrives a Abomey
quelques fours auparavant pour demander la paix. Le
prince Rahadou, les ministres et quelques-uns des principaux chefs se rangerent assis en demi-cercle devant le
trtine du roi , aux pieds duquel les douze ambassadeurs
nagos vinrent se prosterner, attendant en cette humble
posture qu'on decidat de leur sort. Apres une assez
longue discussion, pendant laquelle le mehou, qui nous
parut s'tre constitue l'avocat des Nagos, prit souvent la
parole, tons les membres du conseil acquiescerent par
une sorte de grognement (la syllabe brusquement
aspiree , marque de l'assentiment en langue dahomyenne ) a la proposition du mehou, Le prince royal
se leva, emplit d'eau un verre qu'il porta a ses levres , et le donna a son voisin qui fit de meme ; le
verre fit ainsi le tour de Passemblee, et les ambassadeurs
nagos y tremprent egalement les levres : leur cause
etait gagnee.
Its se prosternerent derechef, se couvrirent la tete
de toute la poussiere qu'ils purent ramasser, et, apres
avoir ecoute le roi, qui leur adressa quelques paroles
bienveillantes , ils se retirerent.
Il etait quatre heures, et malgre l'interet avec lequel
nous suivions ces scenes si diverses et si singulieres
pour des Europeens , nous commencions a nous fatiguer.
Sur l'ordre du capitaine, notre interprete alla demander
au roi l'autorisation de se retirer. Ghezo nous fit signe
de la main d'attendre encore quelques instants, et l'une
des plus vieilles favorites s'avanca de notre cote suivie
de quelques autres femmes.
Ces femmes s'agenouillerent, et la plus Agee coramenca une sorte de chant trainant et monotone dont
voici a pen pros la traduction
Vous etes de grands guerriers venus des pays lointains : vous avez brave les perils de la mer, et franchi
sans crainte les lagunes de la Lama. Ghezo aime ceux
qui sont braves et courageux comme vous ; nous vous
aimons a cause de l'amitie que vous porte Ghezo , et
nous faisons des vceux pour que vous soyez puissants et
honores dans votre pays.
Cette improvisation en notre honneur termina la
fete. Des que ces venerables matrones eurent regagne
leurs places, Ghezo se leva pour venir a nous et voulut
nous reconduire jusqu'a nos hamacs au milieu des Hots
du peuple qui s'ouvraient respectueusement devant lui.
En passant devant les statues des saints il demanda
quels etaient les noms de chacun d'eux ; mais apres les
avoir entendu nommer, it manifesta la crainte d'oublier
ces mots nouveaux pow: lui Le mehou employa pour

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
eviter cet inconvenient un moyen assez ingenieux. 11 fit
approcher autant d'hommes qu'il y avait de saints , les
placa aupres, et leur declara quo desormais ils porteraient le nom par lequel on designait leur nouveau patron, ajoutant qu'ils eussent a bien prendre garde de
l'oublier, parce qu'il y allait de leur tete. Cola donna
lieu, le lendemain, a une petite scene tragi-comique
assez divertissante. Un de ces pauvres diables ( c'etait
saint Laurent ) avait, malgre la recommandation, oublie son nouveau nom. En nous voyant passer pour aller chez le roi, it accourut en proie a la plus vivo inquietude , cherchant a nous faire comprendre la facheuse
position dans laquelle it se trouvait. Grace a notre interprets, nous finimes par entendre ce voulait, et
a le tirer d'embarras en lui rappelant son nom de saint
Laurent, qu'il s'en alla repetant entre ses dents de la
facon la plus comique du monde.
Nous rentrames chez nous suivis des acclamations
generales, et pendant la nuit tout entiere le bruit des
instruments et les chants du peuple, en nous tenant
&eines , nous prouverent que la fte n'avait pas et ternainee par notre depart.
Cependant l'objet de notre mission n'etait pas coinpletement rempli. La factorerie francaise de Wydah
avait a traiter diverses questions d'interet commercial
dans le detail desquelles je n'ai point a entrer ici, et
entre autres, cello de l'etablissement a Abomey memo
d'une succursale de la factorerie de Wydah.
Les Anglais avaient deja fait, quelques annees auparavant , des tentatives analogues. Des missionnaires
protestants avaient memo penetre, parait-il, jusqu'a
Abomey, et, negotiants au moms autant qu'aptitres ,
avaient essaye d'echanger contre l'huile , l'ivoire et l'or,
les cotonnades anglaises. Ds avaient d'abord trouve un
appui considerable aupres du mehou en payant largement ses services ; mais, soit qu'une fois pays it eitt abandonne leur cause, soit que la propagande chretienne eat
porte ombrage au roi, toujours est-il quo les missionnaires avaient du abandonner le pays.
Le roi ne tenait guere a les voir revenir, mais leurs
tentatives, souvent renouvelees et soutenues par leur
cien ami le melon, pouvaient a la fin reussir. Ce vieillard
jouissait certainement d'une grande influence sur l'esprit
de son maitre, qui cherchait le mnager en toute occasion. Nous en eames une preuve en cette circonstance ,
car ce fut la nuit, et au Milieu des plus grandes precautions, que le capitaine et le directeur de la factorerie
furent appeles aupres du roi pour conferer avec lui hors
de la presence du mehou. Les questions ne furent neanmoins pas resolues tout a fait comme ils l'eussent desire; l'autorisation d'etablir une factorerie a Abomey
nous fut refusee, comme elle l'avait ete a l'Anglais
Forbes en 1850.
Nos affaires etant definitivement reglees, it fallut son=
ger au depart. Le capitaine annonca au roi qu'il desirait
retourner a son Nord. Chez fit les plus wives instances
pour nous retenir encore quelques jours, disant memo
qu'il nous refuserait l'autorisation de quitter Abomey

95

sitOt. Nous n'aurions en effet pu le faire sans son expresse permission, comme nous en eames la preuve le
jour memo.
J'etais alle me promener en compagnie de deux autres officiers, du cote de la ville oil se trouve la porte
par laquelle nous y etions entres. Il nous prit fantaisie de la franchir, mais les soldats qui la gardaient
nous demontrerent, par une pantomime energique, que
cola nous etait interdit.
A la fin, sur le desir formellement exprime du capitaine, et du reste, sans insister plus que ne le voulaient
les lois de l'hospitalite, le roi nous donna l'autorisation
de partir,
La veille de notre depart, nous allames lui faire une
visite d'adieu. Il nous recut sans apparat dans la case de
l'une de ses favorites. Apres avoir exprime ses regrets,
it fit venir les deux jeunes noirs que nous devions emmener en France. Ces enfants, ages de douze a quatorze
ans environ, etaient, nous dit-on, deux enfants eleves
dans le palais du roi et appartenant peut-titre a quelqu'un de ses officiers, mais ils n'etaient pas ses fils.
L'un d'eux, le plus jeune, paraissait intelligent et vigoureux : it s'appelait Ouzou; l'autre, plus grand mais
assez mal conforme, la poitrine etroite et les omoplates
trop proeminentes, avait l'air assez borne. J'en fis la
remarque au capitaine, en ajoutant que cot enfant, deja
peu robuste, supporterait difficilement le changement
e climat. M. Vallon fit alors demander au roi si on
ne pourrait pas le remplacer par un autre ; mais celuici etait designe , it dut partir. J'appris plus tard que
mon pronostic s'etait realise, et quo ce malheureux enfant etait revenu dans son pays atteint de plithisie. L'autre, dont je n'ai plus entendu parlor, est peat-titre encore au lycee de Marseille, on ils devaient etre eleveF
tous les deux.
Le 24 octobre , nous primes conge du roi, qui nous
serra a tons amicalement la main, en exprimant le desir
et l'espoir de nous revoir. 11 avait fait porter dans notre
case les cadeaux qu'il nous destinait, consistant en etoffes
du pays, armes et ustensiles divers. Les etoffes, produits
de l'industrie dahomyenne , etaient de grands pagnes
de coton de cinq metres de longueur sur quatre de largeur, a bandes alternativement rouges et bleues , et
tres-bon teint, car elles out resiste depuis quelques anflees plusieurs lavages. Elles sent tissees sur de petits
metiers qui ne permettent de leur donner que vingt centimetres au plus de largeur; ces bandes etroites sont
reunies les unes aux autres par des coutures pour former ensuite des pieces de la dimension voulue. Les
armes etaient des sabres et des poignards semblables
coax des amazones de la garde. Nous avions en vain essaye de nous en procurer a prix d'argent les jours precedents. Le roi a le monopole de la fabrication et de la
zente des armes, qu'il distribue et vend a sa guise.
Enfin it nous avait envoye un enorme sac do cauris dont
nous fimes genereusernent abandon a notre escorte,
merveillee d'une pareille prodigalite.
Le 25 au matin, nous quittions Abomey dans le memo

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

96

LE TOUR DU MONDE.

ordre et avec la meme suite que lorsque nous etions


arrives. La plupart des grands chefs nous accompagnerent a quelques milles de la ville, mais notre hOte le
mehou, avec lequel nous etions decidement en delica tesse, s'excusa sur l'etat de sa . sante et resta chez lui.

Ce ne fut pas un mediocre plaisir de nous retrouver,


quelques jours apres, tous sains et saufs sur le pont
du Dialmath, accompagnes de deux jeunes negres
qui avaient deja commence a payer, dans la pirogue,
le tribut oblige que les navigate urs novices ne peu-

vent refuser a la mer. Ces deux pauvres enfants se


croyaient a leur dernier jour, et, malgre les bons traitements clout chacun se faisait un devoir de les entourer, ils regrettaient vivement d'avoir quitte la terre.
Mais on les embarqua sur un navire de la maison

Regis, a destination de Marseille, et, de son cts,te, le


Dialmath reprit le cours de ses explorations sur la cote
d'Afrique.
MPIN.
(La fin a la prochaive liv raison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

Vue extcrieure du palais du

Dessin de Foulqu er d'apres un croquis de MM. Repin et Boulange.

VOYAGE AU DAHOMEY.
PAR M. LE D r REPIN, EX-CIIIRURGIEN DE LA MARINE IMPERIALE'.
1856 2 . TEXTE ET DESSINS INEDITS.

VIII
Religion. Mceurs. Gouvernement. Industrie. Commerce. Beaux-arts.

Cette relation paraitrait sans doute incomplete si je


ne donnais quelques details ethnographiques et geographiques plus particuliers sur le pays des Dahomyens.
On pent voir sur la carte (p. 77), que pour aller de
Wydah a Abomey, nous avons traverse deux provinces
autrefois independantes sous les noms de royaumes
d'Ardra et de Wydah. Depuis leur reunion sous la domination unique du roi de Dahomey, ces contrees ont
perdu en grande partie leur caractere original, pour
prendre les mceurs et les habitudes de leurs provinces.
Cependant Wydah fait exception sur un point : cette
vale est la seule qui possecle un temple de serpents ;
it y a bien a Xavi une sorte de college de pretresses
consacrees au meme culte, mais it n'y existe pas de
temple. Des qu'on a depasse cette petite vale, et qu'on
arrive a Tauli, premier village de l'ancien royaume
d'Ardra en marchant du sud au nord, on ne trouve plus
de traces de cette religion. Les noirs de Wydah ne font
du reste que cumuter cette superstition avec celles de
toutes les autres peuplades de cette partie de la cote
africaine. Je dois ajouter qu'un certain nombre d'habitants de Wydah, mulatres ou memo negres, profes1. Suite et fin. Voy. pages 65 et 81.
2. C'est par erreur que la date 1860 a et indiquee pour ce
voyage dans les deux precedentes livraisons.

sent ou plutt reconnaissent la religion catholique.


Dans le temps encore peu eloigne de nous, oa la traite
florissait sur ces rivages, les Portugais, qui en etaient
les principaux agents, avaient bati une chapelle a Wydah
et y entretenaient un pretre dc leur nation. Mais la
ruine de ces negriers, autrefois si opulents, a entraine
celle de l'Eglise catholique de Wydah.
Dans tout le royaume de Dahomey la religion est
fondee sur la croyance a deux principes en antagonisme,
celui du mal et celui du bien. De la cette idee logique
de remercier les divinites bienfaisantes, mais surtout de
conjurer la redoutable colere des autres par toutes sortes
d'offrandes et de sacrifices. On trouve ca, et la autour
des villes ou des villages, en general a. l'ombre d'un
groupe d'arbres au feuillage sombre et touffu, comme
les mangottiers, une petite case ronde ou carree, propre, bien entretenue et separee du reste des habitations par une hale vive : c'est le temple et souvent aussi
la demeure du pretre. Les noirs y penetrent librement:
a toute heure, pour y apporter des offrandes d'huile de
palme, de bananes, d'ignames, etc.; ou meme, s'ils
sont riches, des volailles, un mouton ou un bceuf. C'est
la une partie des revenus du pretre , intermediaire
oblige entre le croyant et les divinites.
Entassees en grand nombre dans la tour, sous la

VII. 163 . mv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

98

LE TOUR DU MONDE.

iarangue ou dans la case meme, les idoles sont vaflees a l'infini : hommes, femmes, animaux naturels ou
fantastiques (voy. p. 76), etc. Quelques-unes meme consistent en un simple baton fourchu a trois dents, orne
de bandelettes et supportant un petit vase en terre du
pays plein d'huile de palme ; en une defense d'hippopotame, une molaire d'elephant, une come de cabri..., etc.
Tout objet pent devenir fetiche, si le prtre y a,
par ses paroles magiques, attache quelque propriete
surnaturelle. C'est meme la branche !,a, plus importante
de leurs profits, car ils vendent fort cher aux negres
des amulettes ou grisgris enchantes. Ainsi tel petit
scapulaire de cuir ouvrage et colori, telle griffe de tigre
fixee sur une section de defense d'elephant formant bracelet, telle come d'antilope, preservent de la mort par
le fusil, par le sabre ou par le poison; d'autres grisgris
serOnt tout-puissants contre la morsure des serpents ;
avec tels autres on pourra chasser sans crainte l'elephant ou le tigre. Nous avons vu a Tafoo, dans la case
des fetiches, un grand nombre d'ex-voto, fragments de
jambes ou de bras, mains, pieds, etc., grossierement
sculptes en bois et suspendus au-dessus de la divinite a
laquelle les fideles font honneur de leur g-uerison.
Les mauvais Esprits ont des temples qui leur sont
particulierement consacres, et dans lesquels it est interdit sous peine de mort de penetrer. Les pretres souls
les habitent, et y elevent, dans la solitude, les adeptes
qui devront les remplacer un jour. Quand des voyageurs
de haut rang passent devant ces temples, generalement
places, comme celui de Cana par exempie, sur le bord
des chemins les plus frequentes, ou a la porte des villes,
ils doivent mettre pied a terre,et on a vu plus haut ce
qui se passe alors (p. 79). Le pretre parait sur le seuil
du temple, et, pendant que son acolyte fait tinter une
sorte de cloche, it marmotte les conjurations destinees
h preserver le voyageur de la maligne influence du dieu.
Il n'est pas besoin d'ajouter qu'afin de rendre efficaces
les prieres des pretres, le voyageur doit les payer d'un
present (en cauris ou en marchandises) qu'il depose en
dehors de l'enceinte.
Sans contredit, le fetiche le plus invoque et le plus frequemment represents au Dahomey, est le memo qui
prsidait aux cultes organiques de l'antiquite classique.
Les pretres qui, comme on l'a vu, sont aussi les medecins , traitent les maladies plutOt au moyen d'exorcismes, de pratiques superstitieuses et sorcelleries, que
de medicaments. Les seals emploient, sont des
purgatifs drastiques tires de diverses plantes des families
des euphorbiacees et des convolvulacees. Its font aussi
un usage tres-frequent des ventouses scarifiees, qu'ils
appliquent au moyen d'une section de petite calebasse
en forme de demi-sphere, perce d'un trou a son centre.
Apres l'avoir posse sur l'endroit choisi (c'est toujours
tine des jambes), ils aspirent l'air contenu dans la calebasso, par la petite ouveriure qu'ils bouchent ensuite
rapidement avec une boulette de tire.
Je ne voudrais pas fatiguer le lecteur de details trop
speciaux. Qu'il me permette seulement de lui dire quel-

ques mots d'une maladie a peu pros inconnue en Europe, rare en Afrique, mais tres-commune au contraire
au Dahomey : je veux parler du filaire ou ver de Gull-1,6e.
C'est un entozoaire (genre Maria des helminthes nematoides de d'Orbigny) qui se developpe dans le tissu
cellulaire intermusculaire ou sous-cutane. Un gonflement parfois considerable, la rougeur du membre (c'est
principalement aux jambes qu'on le trouve), une vive demangeaison indiquent sa presence. BientOt it se fait jour
travers la peau ulceree et on pent l'apercevoir au fond
de la plaie. II faut alors le saisir, l'attirer doucement et
le rouler autour d'un petit batonnet, jusqu'a ce que la
resistance qu'on eprouve fasse craindre de le rompre. Si
on parvient, en l'enroulant un peu ainsi chaque jour,
l'extraire en entier, le malade guerit; si, au contraire,
se rompt, cat accident pent avoir des suites tres-graves,
parce que son corps (on n'a encore trouve chez l'homme
que des femelles) est rempli d'une multitude de jeunes
filaires qui restent dans la plaie. Loin d'avoir detruit le
germe de la maladie, on l'a an contraire ainsi considerablement multiplie, et l'inflammation produite par la
presence de ces nombreux parasites pout etre assez intense pour amener la mort. Les naturels pensent qu'ils
avalent ce ver en buvant les eaux saumatres qui le contiennent, mais la verite est que ces animaux, qui foisonnent a l'etat microscopique dans les eaux marecageuses,
s'attachent aux jambes nues des negres qui les traversent, penetrant sous la peau, et s'y developpent ensuite,
pout' causer les accidents dont je viens de parler.
Les pretres ont encore la reputation de preparer des
breuvages qui guerissent de la morsure des serpents
les plus dangereux, des philtres, enfin des poisons d'une
extreme subtilite.
Malgre les offres les plus seduisantes, et la promesse de riches cadeaux , je n'ai pu me procurer aucune de ces preparations. J'ai eu seulement en ma
possession quelques fleches pretendues empoisonnees ;
leur fer etait enduit d'une substance verdiltre, comme
un extrait de plantes fraiches. J'en fis l'essai sur un
chat ; mais malgr d'assez nombreuses blessures et
le soin que je prenais de laisser sojourner le fer dans
la plaie, le pauvre animal au bout de deux jours ne presentait aucun symptOnie d'intoxication : je lui rendis la
liberte et it court encore. Aussi suis-je dispose a n'accorder qu'un credit tres-restreint sur ce point aux recits
de certains voyageurs en Afrique.
Les Dahomyens ne celebrent avec solennite aucun des
evenements marquants de la vie, qui, comme le mariage , la naissance des enfants ou l'inhumation des
mods, sont chez les autres peuples des occasions de rejouissance on de douleur. Le negre, quand it vent se
marier, achete sa future spouse a ses parents et se procure de cetle facon autant de femmes qu'il en desire,
ou qu'il en petit nourrir. Chez les grinds, leur nombre
est quelquefois considerable, et nous avons vu que le
roi en avait plusieurs centaines.
Les Dahomyennes sont en general assez jolies, d'une
tailler mediocre ; elles seraient tres-bien faites, si ell s

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

00

n'avaient la detestable habitude de nouer la ceinture de


leur pagne au-dessus des seins. Elles ont la peau d'une
douceur et d'un poli remarquables, de beaux yeux et
les extremites souvent petites. Leur costume consiste
en une pagne, grande piece d'etoffe en coton ou en soie.
Pour ornements, elles portent des bracelets tres-lourds
en etain, en cuivre, en argent ou en or aux jambes et aux
bras, des colliers de verroteries et d'ambre au con et autour des reins, et enfin des pendants d'oreilles tenement
pesants quelquefois qu'elles sont obligees de les soutenir
avec une meche de cheveux pour que leurs oreilles ne
soient pas dechircces.
L'habitude du tatouage est peu repandue au Dahomey :
il est remplace par des peintures rouges ou blanches
pratiquees sur le visage ou plus souvent sur les jambes.
Le chef de la famille a sur ses femmes et stir ses enfants une autorite absolue qui pent aller memo jusqu'
les vendre comme esclaves. Mais it faut dire que, grace
a la douceur naturelle du caractere dahomyen, ces exemples sont fort rares, et qu'au contraire ils les traitent
avec une grande bienveillance. Toutefois aux femmes
seules incombent tons les travaux de la maison. Pendant
que leur seigneur boit, dort ou fume, elles fabriquent
l'huile de palme, vont chercher le bois et l'eau, preparent les aliments, qu'elles lui presentent toujours
genoux, sans jamais etre adenises a les partager avec lui.
La chasse et la pche sent avec la guerre les seules
occupations des hommes. La condition des esclaves est
tres-supportable, et il est difficile de les distinguer du
reste de la famille dont ils partagent les travaux et les
plaisirs. Es ne sont battus que pour des fautes graves, comme le vol par exemple, auquel ils sont tresenclins. Au roi soul appartient le droit de disposer de
leur vie, et alors Es sont reserves pour les immolations
qui marquent le jour de l'horrible fte des Coutumes j.
Il n'y a point de cimetiere dans le Dahomey, et chacun
enterre ses morts dans sa propre case. A Tafoo, j'tais
entre, en compagnie de notre interprete, dans la case
d'un habitant : apres quelques mots echanges, Pinterprete me dit qu'il avait perdu son pore le jour precedent.
Je demandai ou ii l'avait enterre, et il frappa du pied le
sol memo de sa case ; craignant d'avoir ete mal compris,
je fis reiterer la question, il y rpondit par le meme
geste, et l'interprete me confirma ce fait qu'ils inhument
leurs morts dans leurs habitations.
Les Dahomyens sont de petite taille, mais robustes,
bien decouples, infatigables marcheurs et d'une agilite
surprenante : c'est merveille de les voir grimper en un
din d'eeil, au moyen d'une ceinture d'ecorce, au sommet
d'un palmier de soixante ou quatre-vingts pieds de hauteur. Sobres par necessite, ils deviennent d'une gloutonnerie incroyable quand ils trouvent moyen de se regaler
aux depens d'autrui. L'ivrognerie n'est pas un vice ha-

bituel chez eux, car ils pourraient s'enivrer journelleinent


avec leur yin de palme qui est tres-capiteux, et cela ne
leur arrive guere que lorsqu'ils trouvent l'occasion de
boire de l'eau-de-vie. D'un caractere deux,- hospitalier,
enclin Ia gaiete la plus expansive, ils seraient d'un
commerce facile et stir, sans leur penchant irresistible
au vol. Tres-respectueux envers leurs superieurs, ils ne
les abordent jamais sans se mettre a genoux, et gardent
cette posture jusqu'a ce que ceux-ci, en battant doucement des mains, leur donnent permission de se lever et
de parlor. Quand deux hommes d'egale condition se rencontrent, ils se saluent en se donnant mutuellement la
main droite, chacun d'eux faisant claquer trois fois son
ponce sur les doigts de son interlocuteur. C'est ainsi que
le roi nous recevait ordinairement, mais les chefs les
plus puissants n'approchent de lui qu'avec les marques d'un respect avilissant, en se prosternant a terre le
front dans la poussiere. Memo, hors de sa presence,
lorsque l'on vient a prononcer fortuitement son nom,
ou que l'on passe devant l'un de ses palais, on lui
donne ces marques de servile bassesse.
- Le roi de Dahomey pent d'un signe de sa main faire
tomber sous le sabre du minghan la tete la plus assuree en apparence, mais it n'est pas a l'abri des revolutions de palais. Ghezo lui-meme doit la couronne a
une conspiration militaire; il a ete porte au pouvoir par
les arnazones revoltees contre son propre frere. La succession au trove se fait par ordre de primogeniture ;
cependant il arrive quelquefois que cet ordre se trouve
interverti, si quelqu'un des fils du roi a su gag ger, au
detriment de son aine, la favour des grands et de l'arrnee
qui l'elevent au premier rang par acclamation. Le poids
du systeme gouvernemental repose presque en entier
sur la tete du mehou ou premier ministre, charge de
recevoir pour le roi les deniers publics et de surveiller ('administration des chefs. Le pays est divis en phisieurs provinces (comme cellos de Wydah et d'Ardrah
par exemple), gouvernees chacune par un avoghan on
vice-roi. Ces officiers relevent directement du mehou,
l'informent de lout ce qui se passe dans leur province, et
prennent ses ordres pour accorder ou refuser aux strangers la permission de penetrer dans le royaume. Its lui
doivent compte du produit des taxes qui frappent les
marchandises on l'huile de palme a leur passage dans
les villages oil sont tablies les douanes royales (decimere, en langage du pays, c'est probablement un mot
d'origine portugaise), comme cellos que nous vimes
Alada, a Cana, a Tafoo. De plus, Us fournissent au roi,
quand it vent faire la guerre, le nombre de soldats qu'il
demande, ou qu'ils peuvent reunir. Ces troupes sent
commandoes par les cabeceirs, chefs d'un rang inferieur, soumis aux avoghans, et administrant lee villages
des provinces gouvernes par ceux-ci. Ces officiers de

t. Puisque ce mot revient sous ma plume, je vais en donner une


courte explication.
Une fois par an, les Avoghans et les Cabeceirs viennent a jour
fixe apporter au roi lee tributs, en cauris ou en inarchandises, qui
constituent ses revenus. Leur reunion a Abomey donne lieu a de
grandes fetes, analogues a celle que le roi nous donna, et pen,

dant lesquelles il fait distribuer au peuple et aux soldats des vivres., de l'eau-de-vie et la plus grande partie de ce qu'il vient de
recevoir. C'est au milieu de la surexcitation et de l'ivresse de ces
jours d'orgie populaire que se consomment les horribles sacrifices
humains qui content la vie a des centaines d'esclates ,
dans le but de conjurer Ia colke des divinites malfaisantes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

100

LE TOUR DU MONDE.

second ordre sont cependaut nommes par le rot, qui


leur confie, comme marque de leur dignit e, les bracelets d'argent, le parasol et le tabouret. Ces insignes
ne les quittent jamais, et les esclaves portent devant
eux, quand ils sortent, le parasol et le tabouret.
Les redevances payees par les negotiants strangers
qui veulent commercer avec le Dahomey, et les taxes qui
frappent les marchandises constituent la plus grande
partie des revenus du roi, depuis que l'abolition de la
raite en a taxi la source la plus abondante. I1 faut y
ajouter le produit de vastes plantations cultivees par ses
esclaves, dont it fait vendre les recoltes par des individus
qui prennent le titre de negotiants du roi, et realisent

ordinairement dans ce trafic d'enormes benefices. De


plus la chasse aux elephants, faite par les chasseresses de
la garde, le fournit abondamment d'ivoire, et les expeditions entreprises de temps a autre contre les peuplades
voisines lui permettent de se procurer des esclaves a peu
de frais. Tout cola sort a entretenir les amazones, les
Femmes du serail, eta faire des largesses au peuple le
jour des Coutumes. Quand les depenses ont excede les
recettes, ce qui peut arriver memo a des budgets plus
civilises, le roi ne se fait aucun scrupule de faire rendre gorge, sous forme d'emprunt force, a ceux de ses
avoghans, ou de ses negotiants, qu'il sait s'etre par
trop enrichis. 11 le pout d'autant plus facilement, qu'on

=
-

-->

7-7
70%
////i ,
Z/V7
I/

7_

Interieur du harem do roi. Dessin de Fuuluui ev u ' aproh uu eidgdt. de D. ldeme et titAltan,;e.

ne saurait dissimuler aisement de grandes sommes en


cauris. (II en faut quatre cents pour equivaloir a un
franc de notre monnaie.) Ce fut precisement le raisonnement de Ghezo, en reponse a cette observation que
nous lui faisions un jour qu'il devait utiliser les mines
d'argent des montagnes de Khong pour battre monnaie.
Lorsque le roi a resolu quelque expedition guerriere,
chacun des gouverneurs de province ou avoghans est
tenu, comme je l'ai dit, de lui fournir un contingent
commands par des cabeceirs. Ces troupes se reunissent a Abomey, ou sur tel point qu'il convient au roi
de designer. La guerre terminee, chacun retourne a ses
travaux, excepts un petit nombre d'hommes qui tiennent
g unison dans les cases royales ou qui forment la garde

particuliere des avoghans et des principaux cabeceirs.


Ainsi ii n'y a pas, It proprement parlor, d'autre armee
permanente au Dahomey que cells des femmes. Les
amazones logent dans les palais du roi, qui les entretient richement, et elles y passent leur temps a. boire,
fumer et a danser. Neanmoins elles sont soumises,
sons l'autorite de la generale en chef et sous la surveillance du tolonou, a une discipline severe. L'armee dahornyenne est absolument depourvue de cavalerie : les
chevaux supportent fort mal le climat du pays, et y perissent au bout de quelques annees ; le roi soul en possedait deux en tres-mauvais etat, encore etait-ce affaire
de curiosite, car it ne les montait jamais. L'artillerie
no sort que dans les rejoui ssances publiques ; it serait im-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

71j,
411Wir
:((((tr
(IF
trd;

Sacrifices humains au Dahomey. Dessin de Foulquier d'apres un croquis de MM. Repin et Boulange.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

102

LE TOUR DU MONDE.

possible de la trainer dans des sentiers a peine assez


frayes et assez larges pour le passage d'un homme ; du
reste, les Dahomyens n'ont pas de projectiles pour leurs
canons. Es sent equipes de fulls, de fleches, de sagaies
et de sabres; mais Es se servent maladroitemeut du
fusil, qu'ils tirent sans epauler (j'en excepte pourtant les
chasseresses d'elephants). En revanche, ils manient bien
leur sagaie, lance de huit a dix pieds de longueur, a manche
avec lesquelles Es atteignent presque
coup sur le tronc d'un palmier a quarante ou cinquante
pas de distance. Une fois en campagne, l'armee vit aux
dpens du pays ennemi, qu'elle ravage de fond en comble : ces expeditions sont de veritables razzias de betail
et d'hommes, partages, apres la victoire, entre le roi
et les principaux chefs.
La justice est rendue par les gouverneurs des provinces ou cabeceirs , qui connaissent des Gilts ordinaires ; mais pour ceux qui entrainent la peine de mort,
ils sent soumis a la decision du roi. Quand les juges
sent embarrasses, ils ont parfois recours a ce qu'on appelait au moyen age, en Europe, le jugement de Dieu.
On y procede de deux manieres : en faisant boire
l'accus une decoction d'une certaine ecorce (pent-etre
celle du casca, repandue sur cette cote et jouissant de
proprietes vomitives energiques) dont les prtres ont le
secret : s'il la supporte sans vomir, it est reconnu innocent, et, dans le cas contraire, coupable ; ou bien cette
epreuve peu concluante, faut l'avouer, est remplace par
la suivante qui ne l'est pas plus : on fait rougir a blanc
le fer d'une sagaie, et l'accus passe rapidement sa langue
trois fois sur le metal incandescent ; s'il n' est pas brale,
c'est qu'il est innocent. Je fus un jour temoin d'un jugement de ce genre ; le pauvre diable (c'etait un esclave accuse de vol), horriblement martyrise, recut encore, pour
comble de chance, une vigoureuse bastonnade. C'est le
chatirnent le plus ordinaireinent inflige aux gens de la
basse classe ; quant aux riches et aux chefs, c'est par
les amendes, la confiscation ou la privation de leur dignite qu'ils sent punis ; l'emprisonnement est inconnu,
et par consequent it n'existe nulle part de prism.
Parmi les crimes punis de mort, it faut compter
celui d'entretenir des relations coupables avec les
femmes du roi ou meme les amazones. Les deux coupables sont passibles de la memo peine, dont l'execution est reservee le plus souvent pour la fete des Coutumes. Il est arrive plusieurs fois, parait-il, que des
individus condamnes sur la denonciation de quelque
chef, au moment d'tre immoles sous les yeux du roi,
profitaient de cet instant supreme pour protester de
leur innocence et obtenir grace de la vie. Mais le
mehou, pour mettre fin 4 cet abus qui troublait, dit-il,
la ceremonie, a ordonne depuis quelques annees que les
condamns fussent conduits baillonnes a la case des sacrifices : de cette facon it n'y a plus de reclamations.
C'est le minghan , sorts de compere Tristan de ce
Louis XI d'aene, qui execute ces jugements sans appel.
Aussi, ne parait-il jamais devant le roi sans etre muni
de l'enorme sabre surmonte d'un coq, dont nous avons

pule, et qui est a la fois l'insigne de sa charge et l'instrument de ses sanglantes executions. Justice faite, la
tete du supplicij, separee du tronc, est placee sur les
crochets de fer qui sqrmontent les murs d'enceinte de
la case royale. Que deviennent les cadavres? J'ai souvent
pose, cette question 'a des Dahomyens de diverses classes,
et je n'ai jamais pu obtenir une reponse bien categorique.
Cependant je ne crois pas les Dahomyens anthropophages : la sanglante tragedie qui se joue chaque annee h la
fete des Coutumes n'a d'autre but quo la satisfaction de
cet instinct inne de cruaute, qui porte la plupart des enfants a faire souffrir les titres plus faibles qu'eux et qu'on
retrouve chez ces peuples touj ours en enfance. II pourrait se faire neanmoins qu'ils attachassent quelque idee
superstitieuse h la consommation de ces Testes et qu'ils
servissent a. de secretes et revoltantes agapes ; mais, je le
repete, je n'ai la-dessus que des soupcons qu'ont fait
naitre dans mon esprit l'hesitaiion et l'embarras des
noirs que j'ai interrogs h ce sujet.
De vastes forets, ou domine le palmier, couvrent
presque entierement la partie du Dahomey situe entre
Abomey et la mer. Quelques plaines cultives environnent seulement les principaux villages ; mais lorsque,
apres avoir franchi la Lama et gravi les pentes qui forment ses berges , on arrive sur les plateaux ou sont
situes Cana et Abomey, la scene change. Ce sent de
vastes plaines, legerement ondulees, semees, surtout
aux abords des villages, de bouquets de palmiers, de
dragonniers et de fromagers. Tantet on disparait dans
les prairies de hautes herbes, tantOt on traverse de
belles cultures de mil, de manioc, d'ignaine et de mais.
Les terrains marecageux sont reserves pour la production
du riz, qui, avec la farine de mais et les ignames, est la
nourriture habituelle des noirs. La viande y est rare,
parce que l'eleve des bestiaux n'entre pas dans lea
habitudes agricoles d'un pays ou le filmier serait inutile, la terre rendant sans engrais le centuple de ce
qu'on lui confie. Du reste, aucune de ces productions
n'est exportee , et l'huile de palme seule alimente le
commerce du Dahomey, pays oil l'ivoire et l'or sont
moires abondants que sur d'autres points de la cote occidentals d'Afrique. Il faut ajouter de suite que ce produit donne lieu a des transactions d'une grande importance et qui permettent a ceux qui s'y livrent de realiser
des benefices vraiment extraordinaires : je pourrais titer
tells maison francaise oft ils se chiffrent par millions.
Tout le monde sait que cette huile provient des fruits du
palmier a huile (Elais Guineensis), d'oa les naturels
l'extraient en les broyant imparfaitement et en les traitant par l'eau bouillante et l'expression.
Le coton parait venir sans culture. Il appartient
l'espece Gosypuens arborescens lame courts), dune
des meilleures qui existent ; malheureusement it est
tres-peu abondant, et loin de pouvoir en exporter, les
habitants du Dahomey n'en ont pas assez pour leur
consommation , car ils achetent aux factoreries une
grande quantite de cotonnades. Es fabriquent pourtant
des etoffes de coton ; mais leurs metiers sont tres-in.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
parfaits et ne peuvent tisser que des bandes de vingt centimetres de largeur, qu'ils cousent ensuite les unes aux
autres pour confectionner leurs pagnes. Le roi nous fit
present de quelques pieces de ces tissus, et je puis constater encore aujourd'hui qu'ils sont d'une qualite surprenante, taut sous le rapport de la solidite que soils
celui de la teinture ; aussi sont-ils reserves pour les
grands et les riches. Les tisserands dahomyens n'emploient guere que deux couleurs : le bleu et le rouge.
L'indigotier, plante assez commune au Dahomey, leur
fournit la premiere, et ils obtiennent la seconde en pilant, laissant macerer et traitant ensuite par l'eau bouillante la tige du mil.
Le fer et le cuivre sont tres-rares au Dahomey ; on les
emploie presque exclusivement pour les armes blanches : sabres, couteaux, sagaies, etc., dont la fabrication
est un monopole royal. Ces metaux, fournis par les
comptoirs, sont de qualite tres-inferieure ; de plus,
comme les ouvriers dahomyens ignorent l'art de la
trempe, leurs armes sont tres-mauvaises. Ceux qui travaillent les metaux precieux font preuve de plus d'habilete, souvent memo d'assez de goat dans le dessin et
l'ornementation des bijoux, tels que les colliers, les
grisgris et surtout les bracelets d'argent, portes par les
cabeceirs comme insigne de leur dignite. Es se procurent l'or par le lavage des sables auriferes de certaines rivieres qui descendent du versant meridional des
monts de Kong, et vont alimenter, apres avoir traverse
le haut Dahomey, les vastes lagunes qui baignent le
sud de ce pays. Quanta l'argent, au dire mme du roi
Gbh , les monts de Kong en contiennent des mines
fort riches, d'oa les negres le retirent en traitant le
minerai (probablement un sulfure) par le grillage et

103

des fusions repetees. Je ne voudrais pourtant pas garantir la veracite de cette assertion, car les noirs faisaient
alors, comme pour la poudre d'or, commerce d'argent,
tandis qu'ils n'en apportent jamais aux comptoirs.
L'ecriture et les chiffres paraissent etre inconnus au
Dahomey. Les beaux-arts, l'architecture, le dessin, la
sculpture et la musique y sent peu florissants. Les dessins et les peintures que je n'ai vus appliqus qu'a la
decoration des murailles du temple des sacrifices, a
Cana (p. 80), prouvent surabondamment que les artistes
dahomyens n'ont pas l'idde de la perspective. Ce quej'ai
vu de mieux reussi en dessin, ce sont les broderies
executees avec une espece de sole vegetale du pays,
reflets chatoyants d'un jell effet, qui decorent les kendards de l'armee et les bonnets des amazones. Les Dahomyens reussiraient peat-etre mieux en sculpture :
les tabourets tennignent de quelque goat et d'une certaine habilete de main.
Quanta la poesie, je n'en ai trouve d'autres traces
que les chants de triomphe par lesquels les Dahomyens
celebraient leur victoire simulde le jour de la fte d'Abomey et les improvisations en notre honneur que chanterent les femmes du roi. Ces productions, sans originalite,
sont empreintes du caractere emphatique qui distingue
les ceuvres d'imagination des peuples primitifs.
Du reste la langue dahomyenne est tres-pauvre ; elle
n'a de mots que pour exprimer les besoins ordinaires
de la vie et designer les objets qui tombent sous rappreciation de nos sens. Elle n'a pas d'expression pour
traduire les idees abstraites, sans doute parce que ces
idees n'ont pas encore pris naissance dans le cerveau
des Dahomyens.
REPIN.

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES ET POSTERIEURS AU VOYAGE DE M. REPIN.

I
Funrailles , tombe et cercueil des rois. La grande coutume funebre et l'inauguratioa du nouveau souverain, etc., etc.

C'est a Abomey que se trouve le tombeau des rois,


vaste souterrain creuse de main d'horame.
Quand un roi meurt, on lui erige, au centre de ce
caveau, une espece de cenotaphe entoure de barres de
fer et surmont d'un cercueil en terre cimentee du sang
d'une centaine de captifs provenant des dernieres guerres et sacrifies pour servir de gardes au souverain dans
l'autre monde. Le corps du monarque est depose dans
ce cercueil, la tete reposant sur les cranes des rois
vaincus; enfin, comme autant de reliques de la royaut
defunte, on depose au pied du cnotaphe tout ce qu'on
pent y placer de cranes et d'ossements (voy. p. 104).
Tous les preparatifs termines, on ouvre les portes du
caveau et l'on y fait entrer huit abaias (danseuses de la
tour), en compagnie de cinquante soldats. Danseuses et
guerriers, minis d'une certaine quantite de provisions,
gout charges d'accompagner leur souverain dans le

royaume des ombres, en d'autres termes, ils sent offerts


en sacrifice vivant aux manes du roi mort. Chose strange !
it se trouve toujours un nombre suffisant de victimes
volontaires des deux sexes, qui considerent comme un
honneur de s'immoler dans le charnier royal.
Le caveau reste ouvert pendant trois jours pour recevoir les pauvres fanatiques, puis le premier ministre
recouvre le cercueil d'un drap de velours noir et partage
avec les grands de la tour et les abaias survivantes lee
joyaux et les vetements dont le nouveau roi a fait hommage a l'ombre de son predecesseur.
Durant dix-huit mois, le prince heritier gouverne en
qualite de regent, avec les deux premiers ministres, au
nom du souverain (Made. Les dix-huit mois expires, it
convoque une assembles publique au palais d'Abomey,
d'oii tout le monde se rend au caveau funeraire ; le
cercueil est ouvert et le crane du roi mort en est retire,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


104

LE TOUR DU MONDE.

Le regent prend ce crane dans la main gauche, et, tenant une petite hache dans la droite, proclame a haute
voix le fait que la nation est censee ignorer (p. 108):
a savoir, que le roi est mort et que lui, regent, n'a jusque-la gouverne qu'en son nom. A l'oule de ces pretendues nouvelles, toute l'assemblee se prosterne, cha-

can se couvre de terre en signe de la plus grande douleur ; mais ces manifestations ne durent qu'un moment ;
le regent, deposant crane et hache, tire son epee du
fourreau et se proclame roi, sur quoi le peuple, passant immediatement du deuil le plus profond a la joie
la plus bruyante, eclate en chants et en danses, au mi-

1, 0111(1111er d'apres G. T. Valdez.

lieu d'un concert d'instruments de musique dont l'harmonie ne fait pas le principal merite.
A cette occasion, it est d'usage que tons les grands
to les residents europeens des sarames, ou factoreries,
offrent des presents considerables. L'ensemble de touter ces ceremonies s'appelle la Grande Coutume par

excellence, pour la distinguer des autres ceremonies


ou anniversaires qui portent aussi ce nom.
Jamais la soif de sang du Moloch africain ne se manifeste plus qu'en cette solennite. Des centaines, des
milliers de victimes humaines sont alors immolees, sous
le pretexte d'envoyee porter au feu roi la nouvelle du

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

tin missionnaire anglican crucifie

a Abomey en juillet 1862 (voy. p. 110). Dessin de Foulquiuo.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

106

LE TOUR DU MONDE.

couronnement de son successeur. Avec de l'argile petrie


dans le sang des victimes, on forme un grand vase de
forme bizarre, dans laquelle le crane et les os du feu roi
sont definitivement enfermes et scelles. A de certains
jours, le roi regnant vient rendre ses devoirs a cette
urne funeraire , dans laquelle, a travers des ouvertures
menagees a dessein, it repand des libations d'eau-de-vie
et des offrandes de cauris. Ce dernier article a pour
objet de subvenir aux besoins du defunt dans l'autre
monde et de l'empecher de faire honte a son successeur
en contractant des dettes.
Aucun des details hideux ou ridicules que nous venons
d'numerer, d'apres un temoin oculaire a, n'a fait defaut aux funrailles du roi Ghezo, decode a, la fin de
1858, et au sacre de son successeur Bahadou 2 . Dans
chacune de ces solennites, le nouveau roi s'est montre ce
qu'il avait apparu a M. Rpin, comme heritier presomptif, le digne chef du parti conservateur des us et contumes de la monarchie dahomyenne.
a A la mort de Ghezo, ecrit de Wydah un missionnaire catholique franeais, l'aristocratie dahomyenne se
trouva partagee en deux partis : les uns voulaient le
maintien des anciennes coutumes, exigeant chaque
annee l'immolation de milliers de victimes; les autres
en voulaient l'abolition. Jo m'abstiens de devoiler le
mystere qui donna la victoire aux plus mechants. L'intronisation du prince Badou (Bahadou) fut le triomphe
des anciennes lois, qui reprirent toutes la rigueur sanguinaire reclamee par les feticheurs. Il ne faut pas
croire que la boucherie humaine se borne aux grandes
fetes; pas un jour ne se passe sans que quelque tete
tombe sous la hache du fanatisme ; car la soif de sang
parait devorer ceux qui s'en abreuvent. Dernierement
1'Europe a fremi en apprenant que le sang de trois mille
creatures humaines avait arrose le tombeau de Ghezo :
helas I s'il n'y en avait eu que trois mine 8 I... D
a Le 11 juillet 1860, a dit de son cote un missionnaire
protestant, je fus invite a me rendre de Wydah a Abomey. Apres deux jours de marche, je rencontrai sur la
route un homme qui se dirigeait vers Wydah, porte dans
un hamac et preserve du soleil par un vaste parasol. Il
etait bien Mu du costume des marins dahomyens, et
une suite assez nombreuse l'accompagnait. Ce pauvre
homme, une fois arrive a Wydah, devait etre precipite
dans la mer, en memo temps que les deux gardiens des
portes du port, afin d'tre prts a ouvrir ces portes
l'esprit du roi defunt, quand it lui plairait de prendre
un bain de mer.
a Nous trouvames a Canna le nouveau roi lui-memo,
qui se disposait a partir pour sa capitale, ou it nous donna
rendez-vous pour le 16. Quand nous l'eilmes rejoint,
nous fit tons asseoir ; puis, nous montrant un homme dont
1. Valdez, Six years of a traveller's life in western Africa ,1861.
2. En conservant h ce nom l'orthographe adoptee par M. Bepin, nous ferons observer qu'il est ecrit Badou par les Annales
de la Propagation de la foi, et Bahadung par la plupart des voyageurs anglais.
3. Extrait d'une lettre de M. Borghero, superieur de la mission
du Dahomey. (Annales de la Propagation de la foi, mai 1862.)

les mains etaient liees et la bouche baillonnee, it nous


dit que c'etait un messager qu'il envoyait porter de ses
nouvelles a son pere. Et, a ce titre, le pauvre homme,
dirige aussit&t vers la vine, fut en effet, comme je l'ai
appris plus tard, immole sur la tombe du feu roi. Tine
heure apres le depart de ce malheureux, on amena devant Bahadou quatre autres hommes, accompagnes d'un
daim, d'un singe et d'un gros oiseau. Toutes ces creatures, a l'exception d'une, eurent la tete tranchee surle-champ, avec mission d'aller annoncer aux esprits ce
que le pieux monarque se preparait a faire en favour
de son pere. Un des hommes devait aller le raconter
aux esprits qui frquentent les marches du pays, le second aux animaux qui vivent dans les eaux, le troisibme
aux esprits qui voyagent sur les grandes routes, et le
quatrieme aux habitants du firmament. Le daim devait
s'acquitter de la memo mission aupres des quadrupedes
qui parcourent les forks, et le singe grimper jusqu'au sommet des arbres pour en instruire ses pareils.
Quanta l'oiseau , plus heureux que ses compagnons,
on lui rendit la libert , afin que, s'elevant dans les
airs, it racontat les memes choses aux titres qui les habitent.
a Ces sacrifices accomplis, Bahadou se leva de son
trOne , et, tirant son epee : Maintenant , dit-il, quo je
suis roi de ce royaume , je mettrai sous mes pieds tons
les ennemis du feu roi, et j'irai a Abbeokuta venger
sur ses habitants la defaite de mon pere. D Deux de
ses principaux ministres , nommes Mingah et Mvu, prirent apres lui la parole pour repeter a peu pres les
memes choses ; puis tout le monde se mit en marche
pour entrer enfin dans la ville.
Le 17, le roi fit battre le gong pour annoncer que la
Grande Coutume commencerait sous peu de jours. Ce
terme rapproch contraria vivement les Europeens qui se
trouvaient dans la capitale , mais ils ne purent faire autre
chose que de s'y resigner.
Cette sinistre ceremonie s'ouvrit le dimanche 22.
Des le point du jour, cent hommes furent mis a mort,
et, a ce qu'on m'assura, a peu pres autant de femmes
massacrees dans l'interieur du palais. Le roi sortit, au
bruit de la mousqueterie; quatre-vingt-dix officiers et
cent vingt princes ou princesses vinrent le saltier, en lui
presentant chacun plusieurs esclaves (de deux a quatre)
pour etre sacrifies en l'honneur de son pere. Deux ou
trois residents portugais les imiterent. Its offrirent, si
je suis bien informe, une vingtaine d'hommes, et, en
outre, des bceufs, des moutons, des chevres, des volailles, des cauris, de l'argent, du rhum, etc. Le roi s'attendait evidemment a ce quo cet exemple serait suivi
par d'autres Europeens ; mais, heureusement, ceux-l
furent les souls a commettre ces detestables actions.
Le vendredi 1" aotlt, le roi vint en personne proceder aux funerailles de son pere. On ensevelit dans le
sepulcre royal soixante hommes, cinquante moutons, cinquante chevres, quarante coqs et une grande quantite
de cauris. Les soldats des deux sexes firent ensuite de
grandes dcharges, pendant que le roi faisait a pied le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR. DU MONDE.
tour du palais. Quand it fut revenu devant la porte, on
tira de nouveau de nombreux coups de fusil, et la encore on massacra cinquante esclaves. Il avait plu h Sa
Majeste de faire grace h dix autres.
Le lendemain, le roi jeta dans les rangs de la foule
des cauris et divers effets d'habillement, pour se procurer le plaisir de la voir se disputer ces largesses.
Durant ce premier acte de la Coutume, les visiteurs
du roi lui firent d'enormes presents. Plus de trois semaines furent ainsi employees, et nous restAmes l en
viron deux mois sans pouvoir obtenir la permission de
nous en aller. Je l'obtins enfin le 1 .r septembre, mais
h la condition expresse de revenir le 12 octobre pour assister h la suite des ceremonies.
.... A peine de retour a Abomey, nous fames appeles au palais. Pres de la porte, nous vimes quatre-vingtdix ftes humaines, tranchees le =tin meme ; lair sang
coulait encore sur le sol comme un torrent. Ces affreux
debris etaient etales de chaque cote de la porte, de maniere que le public pat bien les voir. Quand nous fames
assis en presence du monarque, it nous montra les presents qu'il allait envoyer it l'esprit de son pere c'etaient
deux chariots, des roues, trois plats, deux theieres, un
sucrier, un pot a beurre, le tout en argent massif; un
somptueux coussin place sur une sorte de brouette, que
devaient trainer six amazones; trois superbes hamacs en
soie avec des rideaux de memo etoffe, etc., etc.
Trois jours apres, nouvelle visite obligee au palais
et meme spectacle : soixante ttes fraichement toupees,
rangees , comme les premieres, de chaque cote de la
porte, et, trois jours plus tard encore, trente-six. Le roi
avait fait construire, sur la place du marche principal,
quatre grandes plates-formes, d'oh it jeta des cauris au
peuple, et sur lesquelles it fit encore immoler environ
soixante victimes humaines. J'estime que, pendant la
celebration de ces horribles fetes, plus de deux ?Mlle
etres humains ont te egorges, les hommes en public,
les femmes dans rinterieur du palais.
Etant tombe malade le lendemain, je passai trois
jours sur mon lit, sans que personne me donnat une
bouchee de pain ou une goutte d'eau ; mais cette maladie me servit d'excuse pour quitter la capitale, tandis
que les autres visiteurs appeles furent obliges d'y sejourner encore
II
Politique dahomyenne.

Au milieu de ce deploiement d'horreurs , un nom est


echappe aux levres de Sa Majeste Rahadou et semble
dominer ce qu'en style de chancellerie on appellerait sa
politique exterieure. Ce nom est celui d'Abbeokuta, de
cette ville contre laquelle se brisa, au printemps de 1851,
la fortune de Ghezo et le prestige jusque-la inconteste
des armes dahomyennes. Republique issue des debris
de rancien empire de Yarriba, forte de plus de cent
mille habitants, presque tons agriculteurs qui n'ont
j. Extrait du Journal des missions protestantes (1861).

107

jamais trafique de leurs semblables , asile toujours


ouvert aux opprimes des contres voisines, ainsi qu'it
l'immigration des captifs soustraits aux negriers par les
croisieres europeennes, centre enfin d'une mission florissante de l'f]glise anglicane , Abbokuta oppose une
barriere, jusqu'ici insurmontable , aux razzias que les
Dahomyens cherchent a pousser du elite de l'Orient. Or,
ils ont fait le desert au nord et au couchant, jusqu'au rio
Volta, jusqu'aux montagnes de Kong qu'ils ne sauraient
franchir. Le gibier commence done a manquer a ces
chasseurs d'hommes, et sans quelques milliers de captifs
a vendre aux contrebandiers en chair humaine de la Cate,
comment entretenir le faste de la tour d'Abomey,, le
harem et l'armee? Toutes les autres ressources du
royaume, disait feu Ghezo h un voyageur, n'y suffiraient
pas une semaine. a Il faut done qu'Abbeokuta soil
aneantie ou que les monarques dahomyens, prives de
leur faste barbare d'armees , d'amazones et de Grandes
Coutumes, descendent au rang de ces roitelets qui vivent
sur la Cate d'Afrique dans l'oubli du reste du monde.
Mais pour reussir la oh son pore a echou, Bahadou a
necessairement bosom de munitions de guerre, de fusils,
de canons perfectionnes par la science moderne. Il veut
meme, dit-on, munir ses guerriers d'elite d'armures
completes h repreuve de la balle. Il ne pent trouver tout
cela que chez les blancs, et pour amener ceux-ci a ses
fins, le ruse barbare n'epargnera rien. Il endormira les
soupcons, se fera doux et placide. Il ira meme, reniant
ses dieux, jusqu'h prier humblement un missionnaire
catholique de Wydah, h. honorer Abomey d'une visite
officielle, dam tout l'appareil sacerdotal, et acquiescera,
dans ce but, a toutes les conditions que lui imposera imperieusement le pretre chretien, conditions que nous citons textuellement d'aprs ce dernier :
fi 1. Absence de tout fetiche dans tout le parcours de
deux kilometres, depuis la grande porte de la ville jusqu'au palais royal. 2. Absence de tout fetiche, de
toute amulette sur les ornements militaires. 3. Abstention de certaines ceremonies, plus ou moins entachees de superstition et de servilisme , dans les compliments et les saluts, et autres choses du memo genre.
Borner h un seul tour, au lieu de trois, le parcours de
4.
rimmense place royale, et ensuite etre admis immediatement dans le palais.
J'avais declare, dit M. Borghero, que si l'on me refusait une seule de ces conditions, je ne ferais pas Yentree solennelle que l'on desirait, et que je me bornerais
une visite ordinaire. Tout fut aceorde et au den..
Le roi n'avait pour insigne qu'une ceinture jaune et
bleue , avec un collier en simple verroterie ; tous les
grands dignitaires etaient superbement pares d'ornements en or, en argent et autres matieres de prix, mais
pas le vestige du moindre fetiche. Comment a-t-on fait
pour cacher ceux des rues ? je n'en sais rien. Plusieurs
etaient couverts par des toits de paille abaisses; dans le
palais it y avait des monceaux de terre a la place des
fetiches.
Je sais bien, me dit le roi, que ces chases ne doivcn.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

108

LE TOUR DU MONDE.

pas paraltre aux yeux de l'homme de Dieu, car Dieu est


bien plus grand que Wales ces chases'. Enfin, plusieurs

personnages de la tour portaient au con de riches Croix


d'or et d'argent. Devant tant de condescendance et
d'humilite, le bon missionnaire crut a un prochain
triomphe du christianisme dans le Dahomey.
Cette illusion date d'octobre 1861; des le mois suivant, M. Borghero ne voyait plus, helas ! clans Abomey

Intronisation ou sacre du roi Bahadou (p. 104).

III
Narration de M. EUSCHART, negotiant hollandais, recueillie A. PetitPopo, le 6 AOL' T 1862, par le commandant T. L. PFnItY, du navire de Sa Majeste Britannique le Griffin, et adressee par ce
dernier au gouverneur anglais de Lagos.

Vers le milieu du mois de juin dernier, je me


trouvais a Wydah, oft m'avaient appele des affaires de
commerce. Le 24 du mme mois, je recus, a mon grand
1. Annales de la Propagation de la foi, n '201.

qu'une boucherie d'hoinnies et un charnier 4 . Enfin, le


5 mars 1862, le bourg paisible d'Ischagga, dependant
d'Abbeokuta et peuple de catechistes chretiens, etait
cerne et assailli de nuit par un corps de troupes dahomyennes, et tous ceux de seshabitants qui n'taient pas
massacres sur place etaient entraines, charges de liens,
dans les pares a esclaves de Bahadou. Ce qu'il a fait
de ces malheureux, nous l'apprendrons par ce qui suit

Dessin de Foalquier d'apres T. F. Valdez.


etonnement et deplaisir, la canne d'honneur du roi do
Dahomey, accompagnee de l'invitation imperative de
me rendre, sans retard, a Abomey. Je n'epargnai ni
pretextes, ni ruses, ni efforts d'aucune espece pour eviter ce voyage, mais le tout vamement. Les cabeceirs de
Wydah me declarerent ouvertement que si je n obeissais
pas aux volontes du roi en me rendant de mon plein gre
a Abomey, j'y serais tralne comme prisonnier. En con1. Annales de la Propagation de la foi, n 206, janvier 1863.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Le peuple se disputant las ttes des vielmes

juillet 1862). Dessin de roulquier d'apres le lode de M. Euschart et les gravures de M. Forbes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

110

LE TOUR DU MONDE.

sequence, le 26 juin, je quittai Wydah dans un hamac


porte par six hommes et suivi d'une escorte de soldats
dahomyens. Le mme jour j'atteignis Allada, l'ancienne
residence des rois de Dahomey.
Parti d'Allada le lendemain, j'eus a traverser le jour
suivant les marecages de la Lama, qui heureusement contenaient tres-peu d'eau a cette epoque de l'annee. Apres
une courte halte a Canna, j'arrivai le 28 au soir dans
les faubourgs d'Abomey, ou une confortable habitation
avait ete disposee pour moi. On m'y laissa toute la journe du lendemain, avec la recommandation expresse de
n'en pas sortir, surtout pP,ficlant la nuit. Le 29, on me
fit franchir l'enceinte fortifiee de la ville par la porte
Royale, sous laquelle se tenaient pour me recevoir deux
des principaux cabeceirs. Its me saluerent profondement
et me dirent : a Le roi notre maitre n'a jamais vu de
Hollandais; il en a ete de mme du feu roi son per ; et
maintenant que nous avons une foule de captifs a sacrifier aux dieux, nous sommes on ne peut plus heureux
a de voir un Hollandais. Apres cet exorde, ils m'obligerent de boire avec eux, quatre fois de suite, a la sante
de leur souverain, puis ils executerent autour de moi
une pyrrhique sauvage accompagnee de chants et 'de
coups de fusil. Conduit ensuite au palais du roi, j'y fus
recu par le premier ministre qui m'apprit que le prince
me donnerait audience le lendemain.
a Le 1" juillet je trouvai Sa Majeste Bahadou, assise devant son palais sous un dais Cleve et entouree
d'un detachement d'amazones. Je saluai a l'europeenne
le monarque, qui se leva, me prit les mains, me dit
qu'il etait tres-heureux de voir un Hollandais et continua
h me parler en portugais pendant dix minutes au moins.
Il termina en m'invitant a retourner a mon logement et
n'en pas bouger de trois jours.
cc Le 5 juillet, je fus conduit en grande pompe sur la
place du Marche ou on m'apprit qu'un grand nombre de
malheureux avaient ete egorges la nuit precedente. Le
premier objet qui frappa mes yeux, sur ce theatre d'horreur, fut le corps de M. Doherty, ancien esclave libere,
et dernierement ministre de l' glise anglicane a Ischagga.
Il etait erucifi6 contre le tronc d'un arbre gigantesque ;
une fiche de fer traversait sa tete, une autre sa poitrine
et de grands dons fixaient solidement a l'arbre ses pieds
et ses mains. Par une amere ironie, son bras gauche
etait recourbe de maniere h soutenir une large ombrelle
de coton (p. 105)!...
De la on me mena vers une haute plate-forme oil
trOnait le roi, et (Toil Sa Majeste adressait a son peuple
ce que l'on pourrait appeler un preche de guerre, car il
lui promettait de le conduire, des le mois de novembre,
l'attaque d'Abbeokuta. Des cauris, des vtements et
des flots de rhum furent distribues h la foule en forme
de peroraison.
Vis-a-vis la plate-forme et dans toute la largeur de
la place etaient alignees des rangees de tetes humaines,
fraiches et saignantes, et tout le sol du marche etait saturd de sang. Ces tetes etaient celles d'un certain nomIre de captifs provenant de la prise d'Ischagga et que l'on

avait massacres la nuit precedente apres avoir epuise sur


eux l'art diabolique des tortures !...
Cinq jours encore se passerent pendant lesquels on
me retint confine dans ma demeure, avec defense expresse de hasarder un pas ou un regard au dehors apres
le toucher du soleil. Le 10 juillet tout le sol d'Abomey
fut ebranle par une violente secousse de tremblement de
terre (j'ai su depuis qu'il s'etait etendu jusqu' Accra),
et des le matin je fus conduit de nouveau sur la place du
Marche, ou je retrouvai le roi, siegeant sur sa plate-forme
an milieu de ses ternelles amazones.Ilme dit que ce que
je prenais pour un tremblement de terre n'etait autre
chose que l'esprit meme de son pere, se plaignant du
peu de soin que l'on apportait h la celebration des Coutumes antiques et sacrees. Puis il fit approcher trois
chefs ischaggans, specialement charges par lui d'aller
apprendre a son pere que les Coutumes seraient dorenavant observees mieux que jamais. Chacun de ces malheureux recut de la main du roi une bouteille de rhum,
une filiere de cauris, puis fut immediatement decapite.
a On apporta ensuite vingt-quatre mannes ou corbeilles, contenant chacune un homme vivant dont la tete
seule passait au dehors. On les aligna un instant sous
les yeux du roi, puis on les precipita, l'un apres l'autre,
du haut de la plate-forme sur le sol de la place oil la
multitude, dansant , chantant et hurlant, se disputait
cette aubaine comme, en d'autres contrees, les enfants se
disputent les dragees de bapteme. Tout Dahomyen assez
favorise du sort pour saisir une victime et lui scier la
tete pouvait aller echanger a l'instant mme ce trophee
contre une filiere de cauris (environ 2 fr. 50) ; ce n'est
que lorsque la derniere victime eut 6-0 decollee, et que
deux piles sanglantes, l'une de fetes, l'autre de troncs
mutiles, eurent ete elevees aux deux bouts de la place,
qu'il me fut permis de me retirer chez moi.
cc .... Pendant tout le jour suivant on me fit parcourir
les autres quartiers de la ville, qui, tons a la fois, avaient
ete les theatres de semblables horreurs. Le 12 juillet je
commencai a respirer ; les plates-formes furent demolies
et le programme de la fte parut se restreindre h des
chants, des danses et des decharges d'armes a feu. Dix
jours se passerent sans etre souffles de sacrifices humains; mais en fut-il de memo des dix nuits internadlaires? j'ai nialheureusement tout lieu de ne pas le
croire.
a Le 22 juillet, il me fallut etre temoin de la Grande
Coutume, au palais du feu roi, dont deux hautes platesformes flanquaient la porte d'entree. Chacune d'elles
supportait seize captifs et quatre chevaux, tandis qu'un
mme nombre de chevaux, un alligator et seize femmes
etaient places sur une troisieme plate-forme, dans la
tour interieure de l'habitation. Homilies et femmes, captures a Ischagga, avaient fait partie de cette emigration
d'esclaves liberes , venue, il y a quelques annees, de
Sierra-Leone dans le Yarriba; toes etaient proprement
vetus a l'europeenne.
Lorsque ces malheureux, assis ou plutOt enchaines
sur des sieges grossiers, eurent ete disposes autour de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

AS

--.

le,

,
' ''' 40
6 ''

maw Trus.frfaure
s.
ib

. In

our. Ru-fr.dik-

&lite

.0

Tarlt,

.
-
Sources o Ozacant.
,' i
0,0,0

.. ... th

ecac
4217

5
--,

T Acacia.

A ,11A

p ia

10

,:.

\ 0,2222'
,2,..

-=...yr

S A Ef R A

EZAo."ae

ales
--T.,

0 Et
zr.i.&.9.,
D mar G R A N D
DESERT
C A
Tenboctort
o recht.'
maTinila cbait
'' .4,. .2"
.
e e,
a
c i e ,,,,t)
atakt.ot,Lisaul
.., ,,,
A
..e,d
Lek
1

13;naatua Cis,
LaaDcba
=,-. O
31 b a r c k ( 0 .1.1adAtaar
ma d
dePark)
--;.

---"."gr"

,
1.. P'.
qej. 0
c1/4
a
l'. ""e4 Z., ,.
.11
A
astir
S,'-'4 I: NA S
e:"' 022
`S r1
-.--',.
-puff aift.3..-.7 """ .
14
/1 E S
-=_-_- .PS ... ,,AV. by , NI Fl.
-6..
9
yi,e7
,,,
'11
3fa , .
0
0
22,
DANA

--'' ,1- Ouarkok


2 '4090
I to W.
Eh, ni. 4 . .
rinatala;
. Aracatta/
C
n
Rai
,?
jiiioura/
.ie.?
%Ia
. ,.. . .j.111 at ilt
elf
..T.OLOFS
.6.0..
B 0 /I D 0 IT
C.'
1.1.71101.71111011/
.1
ro#SERERES
th.,,,,
,,,,, ,1111i;
''.<4,b op *,
l'asihnv p
o
6'4
Boulcbano
.,,,,
SeAro
,
o
,
0
Salum
.' . ", ,?.
.7
d''' e,
nue.
eab Affi ti.Itinia,,...0...>"OLalina.
r.' 9.ral,ana,?..:,:, : S IN. ,
r ff 'o-Yfuniarlan
e9
c ,filla
-I6 ,f 11*

oul.6
"-.
0 V P S .4 a,
Kenna/ 19
ika,aino
avii, 0 SCo-o
" "'I ,,..ComozZ#
- Korahafvy
011.5 SOUS
o
aina/
,6,
. .. ily,e 4 ..7._r1 A : N( ). .y.K \ 13 ft ;,
emr,.... 0
a s
r.: .
--.
14'
wipluttimpv.''

'

.0

:2

..

W9696 +

44.1
. J aaaaa/

oiff.a.bmido.

ar
7:i. ,,,74,
on,,.:
\ ''..N.'i iii'
-7,0,,,,,11..:44. "r
-,14'11,.. . '' ' 31 1 ?Ammlo sfri

AO-kV
...- -.7.`.
-7-," -
-.. --z

20

g"
J
ef.
--4-7.
0 U A P'"
th`glzhp-rfite.
flawbeyall/
Z 0 ii..atalcut
o
0 TT I -14
A II
- :-.$ 024/
10 Dogrel,
, oeruzdarn/
:: a: le o :I
--,
./.1T10.141
8 ,1
A S RI li fiN
B 7illego:ou,'tsr
'.--
t 4
'anzai
o
pl..1:10 la d'uo Chef Ilb-uareE; 41,2,14o
KEyhoou,Gao 1,
,
Z-=':'
zak

te.,4q

...0

04.'t,

;',.;

.4:;lib
- itira jiti4'a ?1.

' t , , a
' T ogo 0.rda
a'
'

B&W
r.---

'1.

".1

' / Pe g?1(!il',.. ..1.4,P


''')IP,'"iimeNntit E' llG. 0 IT
15
2:3
:1
6 0 ,C7 '3 Cadierg..awo:ido,

r,
r,,,,,,,,,:,..,
llama: a.

,,,,
B472.0.24104
I
Base.
fay
Kehbl.
9
soKOTO
^
CCP/
- .6,,,,o0,
0Gando
".,0
tchena
4914
9Zirmil oh,/,,,,,
btu,. az
...4134ud,a
. , arm
.,t Visbe Zo <1.,
11
KANO
4%04.4
,
60

-.,.
-0-

r
-,-- ,
Pareban9o0
.....'i
00,
-:&'--.

'`' /

..,,

.6,1f00^

'

.4../aims,4.,
,..,,, .
,- /.,,,,y,
.,","%lal.ta
.
00
Yauri .^F.,. ../..;./ 61101"
.,/,':
,,,,
'[.V" -E. G yf,, Cr
T , 0
../...
.../
`V
GI
/i,:thlOt
ad nyza/
z 4 1'..
.S.
y// Fob Y?
'''
Yi/
v
. .,.
4
,
Y
/
a..
."
---'f-7.....
,;V
u '7, .
enbacanda,
7.'14:1
-13.... Tabris
derod:
..,,
.n./
. ,Ar ' ',,,,,,, -
0
.r'./
11.5umn. ,-1

to
,-0
6 ,,,\,
ki 3:i
4'
0. :i
,,,
:-"4",,

a'a.'
.
,
--,
4\
i)0,-
,
.

07,S
, IL.1.
Lepel. NUF I:
,12E
VTCBI
B
I
ti,
'
1
II
i


,
9e 9,;.<.'t
'
i IA .
0,
TP,
; Alit.t./
a

. /AO
la
.
-'
.c,,,--`All
''.1. .,",
c,13 ck'.
4-'4 '-----;&'
L
17'
V
'
,,,19
:
5

0: , , t ., P .


,
dap,
,,
>
,
W.-..
11;40,,;1
- 11" .."b D 0 31 A
,, .t 1'99
K. /
,...

- I-r: Iowa 1" 4
fi
k,
70
-,,.,.
' &rand.. e
1.-
Xalla,,
pl7
0 Namara/ Dadial
$ ,
'''44
'^
AITOME
D
43, ai
--
-7."Xt4,0111tV.
---=--
i0'
0,46,
^ o
1'ila.:'
o.13,1,H0 LT R '7-' ASIETi
1
I'd T I E
''',. ._
:II::: /
/

Lea a/ 1,
CJua, 16
`e

=
F
'
-
//th
Co , a 0 .1)d irzi
,
---.3107te,-A
mii
k9
?
'
.

1
.
11
,
..tta.,
.Crado '
a i
...1344nacrou,
-.='. :5I- .1. o k,
1.1 e
'''?
ENLAT
I
te , E
41
As_
0

SEINE
c---4---51-1
- - a24"-' ' CAMBIEE
U q
ii`,.d: ANC
. 05 , ,,,,,,,

'14 1 .."bnapirn.
.___ 6 oasioweiuta
,,
.4.4...le
_=
4
L.

-.,
27
.17-
_,_ _
Z
_?..,-,
.
-'
,
.1_=_
'
..
.Z!

Ei
pron.-==-=--
----e'--=--77--= grallitanilliV
SOUDAN CENTRAL
5
C-P'
- ,...... ".z.,.K..ko.di. =
:4.-a: "-sa_,,,, 9 ti:.-0'osioi'isv,,,,,,,,j,..
,,.

et

1
".V.
,

l g.I ad,

't

.,

, PilatISSO

t '4

CUINER SUPF.111FIJIIE

&bah&

gam

R4-77=------- : 1')--- -

--------ligeffrAllik
ili
__-i-,____,-._
_ AP
,, ti__-_-,7..a- - kis
,Cwt

Carte indignant a position et les rapports du Dahomey dans l ' Afrique occidentale.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

_a

LE TOUR DU MONLE.

112

trois tables (une pour chaque groupe), on placa devant


chacun d'eux nn verre de rhum, et le roi montant sur
la plate-forme la plus elevee, adora solennellement ses
fetiches nationaux, et s'inclina devant les captifs, dont
les bras droits furent alors delies pour leur permettre
de prendre les verres de rhum et de boire a la sante du
monarque qui les vouait a la mort. Cette partie du ceremonial terminee, on porta, en procession les vetements
et ornements du feu roi Ghezo. Puis comrnenca la grande
revue des troupes dahomyennes dont Bahadou harangua chaque corps particulier au moment du defile, leur

Victims j toes

promettant a thus le sac d'Abbeokuta pour le mois de


novembre. Laplupart de ces soldats portaient des armes
a feu. Un bataillon d'lite etait meme muni de carabines
ray&v; mais la grande majorite n'avait que des fusils
silex. L'artillerie consistait en vingt-4uatre pieces de
douze, et une parfaite discipline semblait regler toutes
les manoeuvres de cette armee, dont le nombre total ne
peut etre evalue a moms de cinquante mille combattants, dont dix mille amazones. Le revue terminee, les
trois groupes de captifs eurent la tete tranchee ou plutot scHe avec des cooteavx O*lis. Les chevaux et l'al-

as p.ud'e dahomyen du haut de la plate-forme royale (22 ju , 11-t 1862). Desdn de Follqlier trapres Forbes.

ligator furent egorges en meme temps et les sacrificateurs apporterent un soin minutieux a meler leur sang
a celui des victimes humaines....
Lorsqu'il n'y eut plus rien a tuer dans Abomey, on
me permit enfin de quitter cette vine, et je n'ai pas besoin de dire avec quel soulagement et quelle hate je
sortis de cette capitale de bourreaux, dont le chef, dans
sa munificence, me fit remettre, comme indemnite de
deplacement et frais de route, huit filieres de cauris
(environ vingt-quatre francs), une piece de cotonnade
du pays et un flacon de rhum.

NoTA. Le mois de novembre s'est passe sans realiser les esperances sanguinaires du Bahadou. Les rivieres, grossies outre mesure par les pluies de requinoxe,
ont mis provisoirement Abbeokuta a l'abri de ses menaces, et, au moment de mettre ces pages sous presse,
nous apprenons que le commandant de l'escadre anglaise des mers occidentales d'Afrique vient de se rendre
Abomey, pour signifier au fils de Ghezo le veto britannique. Quels que soient les termes et les resultats
de son message, l'humanite ne peut que s'en feliciter.
Pour extiait et traduction : F. DE LANOYE.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

113

1-6:4
/1 -4'L

ROC: 7 -1,1://FC:".--

SEJOUR A L'ILE DE MAURICE


(HATE FRANCE)
PAR M. ALFRED ERNY.
1860-1861. TEXTS ET DESSINS NEDITS.

I
Port-Louis. Aspect general. Types strangers. Les creoles. Le bazar. Les docks. Les cimetieres. Le general de Malartic.
Les courses de chevaux et la saison des bats. Details de mnurs.

Il y a dix ans a peine, it fallait, pour aller de France


a Maurice, naviguer pendant pres de trois mois sur
un batiment a voiles qui relachait a Sainte-Helene et
au cap de Bonne-Esperance. Aujourd'hui, on s'embarquo , a Marseille sur un bateau a vapeur de la Compagnie peninsulaire et orientale : six a sept jours apres
on arrive en Egypte ; on traverse en chemin de fer les
plaines qui separent Alexandrie du Caire ; a Suez, on
monte a bord d'un autre steamer qui fait le trajet de
la mer Rouge jusqu'a la ville d'Aden, station maritime
dont les Anglais ont deja su faire un nouveau Gibraltar : bientOt les Seychelles apparaissent comme une
corbeille de verdure, et vers le troisieme ou le quatrieme jour on est en vue de Maurice.
Quelques traits se dessinent d'abord a l'horizon :
l'ile Ronde, le Coin de Mire, puis ca, et la diverses parties de la cote.
On decouvre alors, it droite, la montagne des Signaux et les plaines Saint-Pierre; a gauche, les Pamplemousses et la baie du Tombeau ; devant soi enfin,
la chalne des montagnes qui entourent le Port-Louis
1. Toutes les planches de cette livraison ont Ote dessinees par
M. Karl Girardet d'apres les croquis et les aquarelles de M A. Erny.
VII. 164 . Liv.

comme d'une muraille naturelle. Le steamer mouille


entre le fort Blanc et le fort de l'ile aux Tonneliers,
qui defendent des deux cotes l'entree du port, protege
en outre par une citadelle batie sur une colline qu'on
appelle la Petite-illontagne, et qui domine la ville et la
rade.
Aussit6t l'ancreje tee et la visite sanitaire terminee, unp
foule de canots entourent le navire; le pont est subitement envahi par une centaine de personnes, venues les
unes par curiosite, pour connaitre les nouvelles ou pour
embrasser un parent ou un ami, les autres (Indiens ou
noirs) pour transporter a terre les bagages. On se pousse,
on s'embrasse, on se parle avec volubilite. Une contusion
bruyante regne sur le pont, et pres d'une heure s'ecoule
avant que ion puisse quitter le navire. Pendant ce
temps on a le loisir de regarder tout a son aise devant
soi, dans une vallee encadree par le Ponce, Pieter-Boot
et la montagne des Signaux, la vine du Port-Louis
s'etageant en amphitheatre sur un espace de trois
quarts de lieue, tout emaille de jolies maisons entourees de cocotiers et de bananiers, et d'elegantes villas
au milieu de tapis d'une verdure dont la nuance no ressellable point a cells d'Europe.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

.14

LE TOUR DU MONDE.

Lorsque l'on debarque, fattention se porte tout d'abord sur la statue de la Bourdonnais, qu'on a elevee
devant l'h'Ike' du Gouvernement, dont le style est moitie
asiatique, moitie europeen. Personne n'ignore que tout
etait a creer a l'ile de France quand la Bourdonnais
y arriva. Les quartiers ne communiquaient que difficilement entre eux ; la garnis-on occupait un camp de chaumieres; l'ile ouverte de tons dads et sans fortifications
ne pouvait se defendre centre une invasion. En 1738,
la Bourdonnais fit construire un batiment de cinq cents
tonneaux, le premier qu'on ait lance au Port-Louis. Il
perca des routes dans toutes les directions, bath des casernes magnifiques, des magasins , des hOpitaux, des
arsenaux ; entoura le port de quais, creusa des canaux et
des aqueducs, et eleva la batterie de l'ile aux Tonneliers, situee a l'entree du port et dont les ruines attestent encore aujourd'hui la solidit.
Poursuivi par d'injustes soupcons, it partit en 1747
pour aller se justifier, et, apres mille peripeties, fut fait
prisonnier de guerre par les Anglais et conduit h Londres, oiz l'on eut toute sorte d'egards pour lui. De retour
en France, accuse d'avoir vendu les interets de son pays
et lachement trahi la confiance de son souverain, it devint, comme Lally, victime d'une faction furieuse, fut
arrete et jet a la Bastille. Son secretaire fut force, ses
papiers enleves, et on lui refusa tous les moyens de se
justifier. Sa patience et son habilete triompherent de ces
difficultes, et it reussit a faire parvenir sous les yeux de
ses juges un mmoire justificatif. Les magistrats, eclaires
par l'evidence de la demonstration, lui permirent de cornmuniquer avec le conseil, apres etre reste vingt-six mois
au secret. Neanmoins on ne lui rendit pas la liberte, et
it passa trois ans en prison avant qu'un arret solennel le
declarat innocent, et le vengeat de toutes les calomnies.
Les assembles coloniales de Maurice et de Bourbon,
pour reconnaitre ses services, accorderent a sa fille,
Mme la marquise de Montlezun-Pardiac, une pension
annuelle de trois mille livres.
Le Port-Louis est aussi etendu que les villes de Rouen
et de Bordeaux, mais it est moms peuple. Les rues sont
larges et bien alignees : les plus belles, la rue du Rempart, la rue Royale, la rue du Gouvernement, et la rue
Desforges ou de Paris, terminee par PhOtel d'Europe, ne
depareraient pas une ville de France du second ordre. La
plupart sont bordees de bois noir, arbre du genre des
mimosas, ainsi que de badamiers et de dattiers, dont les
branches pendent souvent sur les murs et sont de l'effet
le plus pittoresque et le plus gracieux.
Le bois noir est un des vegetaux oh la nature dveloppe le plus sa puissance, et qu'elle semble avoir pourvu
des moyens les plus nombreux de se reproduire. Il a
ate porte du Malabar et de l'Arabie dans nos colonies,
et perd ses feuilles a certaines epoques de Pannee.
La multitude des gousses dessechees dont it est alors
convert produisent, quand le vent les agite, un crepitement particulier. Ses fleurs rpandent un parfum delicieux, et it suffit de s'approcher d'un de ces arbres pour
etre entoure comme d'une atmosphere odorante.

Le badamier est un grand arbre dont les feuilles,


d'un tres-beau vert, larges eCovales, poussent aux extremites des rameaux. Son nom, dit un voyageur, vient
sans doute du mot damier, parce que la disposition des
branches, rangees horizontalement par kage autour du
tronc, et allant en &croissant de longueur jusqu'a la
time, donne un peu a cet arbre l'aspect d'une piece de
jeu d'echecs.
Les maisons n'ont pour la plupart qu'un etage, beaucoup meme n'ont qu'un rez-de-chaussee ; elles sont
couvertes d'un bardeau qui a l'apparence de la tuile, et
quelques-unes, au lieu de Mit, ont une terrasse on une
argamassei.

Un corps de bkiment avec sa varangue, des pavilions places a droite et a gauche d'un petit jardin qu'une
claire-voie separe de la rue , telle est a peu pres la
forme generale des habitations. Il y a beaucoup de
maisons en bois du pays, mais les constructions en
pierres deviennent plus nombreuses, a cause de la ra
rate du bois et des craintes d'incendie. Les croisees ne
sont pas entierement vitrees ; la moitie seulement en est
garnie de carreaux pour donner passage a la lumiere ;
le reste est ferme par des jalousies mobiles, qui laissent passer l'air exterieur du cote oppose a l'action du
soleil. Le plancher du rez-de-chanssee ne touche point
le sol; l'espace creux qui l'en separe le preserve de
l'humidite, et contribue a maintenir cette partie des appartements toujours seche et salubre. Certaines maisons ont des tours et des jardins magnifiques. La cuisine
et les cases des domestiques sont generalement isolees du
corps de logis.
Les rues voisines du port ont plus d'activite et de
mouvement que les autres ; aussi y remarque-t-on toutes les nuances de couleur, toutes les differences de costumes, du Chinois a l'Indien, do l'Indien a l'Arabe, et
de ce dernier au Malgache.
Le Chinois, qu'on a voulu employer comme travailleur, est essentiellement commercant. Il tient de petites
boutiques, lone des voitures, fait toutes les industries,
et a surtout presque monopolise Pepicerie, a tel point
que, dans le pays, au lieu de dire un epicier, on dit un
Chinois. Arme de son parasol et mini de sa grande
bourse en cuir, on le voit se presser dans les maisons de
commerce chaque fois qu'il y a une vente ou une arrive
de marchandises, ou bien, plus modeste , it porte de
grandes boites carrees soutenues par un baton, a peu
pres comme les porteurs d'eau de Paris portent leurs
seaux, et va vendre ses marchandises dans le Camp malabar ou le Camp creole.
Quelquefois on rencontre un homme au profil caucasien, la tete couverte d'un bonnet de forme bizarre : c'est
un des commercants parsis, originaires du Farsistan, qui
tiennent a Maurice quelque bureau pour les grandes
maisons de commerce de leur nation dont les operations
s'etendent jusque dans l'Inde et en Arabie.
Plus loin s'avance un autre homme a la chevelure
1. Toiture en fer-blanc.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

115

LE TOUR DU MONDE.
iisse et soyeuse : c'est un Malgache. Son angle facial,
presque aussi droit que celui de l'Europeen, son nez
qui ordinairement aquilin ne s'ecrase point comme celui
du Cafre, ses levres generalement epaisses, mais ne manquant ni de finesse ni de proportion, son regard penetrant et meme souvent farouche, sa peau d'un noir olivatre, tout enfin se reunit pour accuser son origne arabe
et malaise. En effet, ce sont les Malais qui, a diverses
reprises, ont peuple Madagascar, ainsi que les populations arabes qui, depuis la haute antiquite, sont vevues d'etape en etape jusqu'a la grande fie.
On reconnalt, a sa figure cuivree, le Malais vindicatif,
ruse, oubliant un bienfait, jamais une injure; et s'ar-

mant au besoin de son arme terrible, le kriss empoisonne.


Les Indiens, dont le nombre s'eleve a plus de deux
cent mille et va toujours croissant, s'asseyent a terre le
long des magasins ou forment des groupes pittoresques. Its ont remplace dans tous les quarters les travailleurs noirs qui, depuis qu'ils sont libres, ne veulent plus rien faire.
Les creoles, selon les Europeens, comptent invariaMoment la paresse au nombre de leurs defauts. Sans
doute, ils n'ont pas le meme degre d'activite et d'energie que les hommes du Nord, mais it faut s'en prendre a la nature qui les a condamnes a vivre sous une

temperature brtilante et dans un climat enervant. La:rue


et la place du Gouvernement, la rue Royale, les quais,
vus de dix a cinq heures de l'aprs-midi, temoignent
du reste contre cette opinion exageree qu'on se fait de
1-indolence des creoles. Quelle vie, quel mouvement
dans cette foule qui va et vient ! pas un seul oisif; tout
le monde est occupe et court a ses affaires. Le flaneur
est un type inconnu, je dirai memo impossible, faute de
curiosites toujours nouvelles comme on en voit dans les
grandescapitales. S auf de rarer exceptions, la population
entiere du Port-Louis obeit h la commune loi du travail.
Le centre des affaires est la place du Gouvernement,
sous le feuillage protecteur de hauts multipliants , on

se reunit, on discute, on fait des affaires comme a la


Bourse de Paris.
Des voitures, a 1 heure et a la course, stationnent en
grand nombre sur cette place, en compagnie de carrioles, vehicules plus modestes et a la disposition des
petites bourses. Ces carrioles, qu'on pout aussi appeler
les chars a banes du pays, sont composees d'une caisse
cane en bois, assise sur deux roues et surmontee
d'une tente en toile.
En sortant de la place, on trouve a gauche le theatre,
dont la salle nouvellement embellie et decoree est a peu
pres grande comme celle du theatre du Vaudeville,
Paris. Les places y sont bonnes, la distribution est ex.-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

116

LE TOUR DU MONDE.

cellente, et c'est un des principaux edifices du PortLouis qui, sous le rapport des monuments publics, est
moms favorise que sa scour Saint-Denis.
Un peu plus loin, on passe devant le Bazar, batiment
solidement construit en fer, et qui a quelque rapport
avec les nouveaux marches de Paris. II est compose de
plusieurs galeries dont les unes sont affectees aux fruits
et aux legumes, et les autres aux bouchers et aux yendeurs de poisson. Entre sept et huit heures du matin,
it offre un aspect curieux : chacun y envoie des dornestiques de confiance faire le bazar, comme en France
on envoie au marche, et on peut embrasser la d'un
soul coup d'oeil les productions et les physionomies
des cinq parties du monde. Les fruits des tropiques s'etalent en groupes gracieux : l'atte a la creme blanche et
sucree ; la mangue, a laquelle les Europeens reprochent
une odeur de terebenthine, mais qui n'en est pas moins
d'un gait delicieux ; la banane, qui parait dans tous les

temps sur toutes les tables; la goyave, avec laquelle on


fait d'excellentes compotes; le jam rose, qui a rocleur
d'un bouton de rose; le papaye, dont la forme rappelle
celle d'un petit melon ; l'avocat, qui ressemble alapoire
et enfin le letchi, dont les grappes rosees forment le
plus beau dessert qu'on puisse voir.
Autrefois, les fruits et les legumes cultives par quelques habitants dans les jardins et de grands potagers
aux portes de la ville etaient vendus par 'des noirs et
des negresses, mais actuellement la population noire
diminuant tous les fours et tendant conapletement
disparaitre, ce petit commerce a ete envahi par les Malabars, comme celui de l'epicerie par les Chinois.
En continuant notre promenade, nous arrivons pros
du Troa-Fanfardn, grand bassin situe pros de file aux
Tonneliers, et oil ont lieu le radoub et le carenage des
navires. En 1769, M. de Tromelin, officier distingue par
l'etendue de ses connaissances et par son experience,

le fit curer et lui donna une profondeur de vingt-cinq


pieds, suffisante pour les plus grands batiments. Travail difficile, car l'entree du chenal communiquant au
Trott-Fanfaron, etait occupee par un bane de corail.
Mais au moyen de la poudre a canon, M. de Tromelin
parvint a briser Ra partie du bane qui s'opposait au
passage des vaisseaux, et construisit alors cette belle
chaussee qui reunit l'ile aux Tonneliers a la terre, et
qui poste encore son nom.
Apres avoir visite, a quelques pas de la, l'etablassement de marine, nous traversoni la rade et visitons les
magnifiques Dry Docks, dont la cotonie vient d'etre do tee .
Des hangars en fer s'etendent a droite et a gauche; c'est
la qu'on depose les marchandises et les sacs de sucre
que des Indiens sont occupes continuellement a charger
et a decharger, en "repetant un chant monotone que
l'un commence seul et 'quo les autres -reprennent ton;
en chceur. Un vaste local, donnant sur la mer, est oc-

cupe par les bureaux, derriere lesquels se groupent


quelques cases d'Indiens, veritables bouges qui rappellent les habitations en terre des fellahs egyptiens.
De ce poinCon a une vue magnifique de la montagne
les Signaux qui domine toute la ville et sur laquelle ha bitait autrefois un homme charge de signaler les navires. Grace a la purete de l'atmosphere, le ciel a Maurice
est toujours d'un bleu intense. On raconte qu'un vieillard, M. Feialfay, voyait des navires en mer a trois et
quatre cents milles de:distance. Lo mament oh it faisait
ses observations etait la chute du jour : place sur la montagne, it regardait le ciel , et au moyen de son espece de
double vue, qui s'etendait ou diminuait selon la rarete
de l'atmosphere, it distinguait les objets a. l'ceil nu mais
renverses. Ce faita ete verifie, dit-on, dans plusieurs circonstances importantes ; ainsi en 1810, quarid la flotte
anglaise se reunissaitia, l'ile:Rodrigue (a trois cents
mines a, l'est de Maurice) pour attaquer l'ile de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR

117

DU MONDE.

France, M. Feialfay en prvint le gouverneur, le general


Decaen, et fut, ajoute-tLon, emprisonnepouravoir donne
de fausses nouvelles et repandu Palarme dans la colonie. Une autre fois, it crut voir deux navires joints ensemble, et un navire aquatre mats; quelques jours apres,
un schooner americain, garni de quatre mats, arriva au
Port-Louis. Il signala aussi, a quatre cents milks de
un navire de la Compagnie des Indes completement demote, et le fait fut reconnu vrai. On pourrait titer
plusieurs autres examples aussi singuliers. Il pretendit
pouvoir. enseigner son art, et on dit qu'une dame essay a
de l'apprendre. Il alla a Bourbon et en Europe, mais
ne put exercer son .4tonnante faculte. On le voyait t.ur

sa mule, convert d'un hahillement extraordinaire, se


rendre tous les fours chez l'officier du port, pour lui
donner sur les navires en vue des renseignements qui
etaient presque toujours d'une grande exactitude.
M. Feialfay etait pensionnaire du Tresor
Au bas de la montagne des Signaux, une longue allee
de filaos 2 conduit au cimetiere divine en plusieurs compartiments et entoure d'un mur ; un autre mur separe les
blancs des noirs, persistance d'un prejuge qui semble
vouloir se donner pour complice la justice divine ellememe et protester contre regalite devant la mort! Do
loin, on crotrait se diriger viers un jarctin, et les dattiers,
les cocotiers et les mull ipliants completent l'illusion. Une

fois entre, on apercoit les tombes, mais comme ensevelies dans les nids de fleurs, et ca et l on s'arrete devant
quelque touchante inscription, Cu devant un bouquet,
dernier souvenir des vivants a ceux qui ne sont plus. Les
Chinois et les protestants ont leur cimetiere particulier ;
celui des Malais est entoure d'aloes. A quelques minutes
du cimetiere, en longeant la plage, on voit d'immenses
salines, et un pen plus loin, un endroit oit l'on peu.t
prendre des bains de mer, car l'eau y est si basse que
les requins ne peuvent y arriver. On a bati en cet endroit quelques cahutes, et plus dune dame creole y
vient le matin se donner le plaisir de la natation et le
deplaisir d'avaler parfois l'onde amere.

En rentrant en ville;par le pont Bourgeois, on voit


d'abord, pres du Jardin de la Compagnie, la maison de
M. Foucqueraux, homme de goat, ami des arts, et qui
possede un veritable musee_ Plus loin une fontaine qui
rappelle le nom de son fondateur, M. Lienard, noble
cceur, qui ne vecut que pour le bien et pour la gloire de
1. L'amiral Dumont d'Urville a consacr a M. Feialfay plusieurs
pages du dernier volume de sa relation du Voyage de l'Astrolabe.
Nous devons malbeureusement ajouter que les facultes de vision
du bon vieux creole ont trouve l'illustre marin plus sceptique que
convaincu.
2. Le filao est le saute pleureur des colonies; c'est un arbre
droit, aux branches longues et flexibles, et qui, secoue j ar le vent,
semble se plaindre et se lamenter.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

118

LE TOUR DU MONDE.

son pays, et qui s'est eteint dernierement a Paris, entour de l'estime de tons ceux qui ravaient connu.
Il n'y a rien a dire sur l'hopital militaire et les casernes ; Ds suffisent a leur destination.
Derriere la cathedrale, monument en forme de Croix
grecque , dont l'interieur n'a nen de remarquable, se
trouvent rarcheveche, et la loge de la Triple-Es*rance,
qui n'est pas la seule du Port-Louis. La franc-maconnerie, dont beaucoup d'habitants ignoraient meme
l'existence avant la conqute anglaise, dut son clat, et
je dirai meme sa vogue, a lord Moira, qui donna le
spectacle public de ceremonies oix tons les francs-macons figuraient avec les decorations de leurs differents
grades.
En repassant devant la cathedrale, on traverse une
assez jolie place, bordee de multipliants et ornee d'une
belle fontaine. Une petite rue conduit a reglise protestante, entouree d'un jardin fort bien entretenu, et surmontee d'une fleche qui a quelque rapport avec celles
des eglises de Bretagne.
Le culte mahometan possede deux mosquees, l'une
dans le Camp malabar, l'autre rue de la Reine.
Les exercices et les revues de troupes ont lieu au
champ de Mars, vaste emplacement situe pres du champ
, de Lore et au pied de la petite-montagne. La musique
militaire des regiments anglais vient y jouer de temps
en temps vers quatre heures, et ces jours-la, on voit s'y
presser des pietons et des voitures 616gantes, pres desquelles caracolent quelques jeunes gens a cheval. Ce
sont les Champs -Llysees du Port-Louis. Au centre, la
reconnaissance des Mauriciens a eleve un tombeau et
une colonne au general Malartic, dont le courageux
sang-froid dans les circonstances les plus critiques et le
gouvernement paternel sont restes graves dans tons les
souvenirs. Sa mort, le 24 juillet 1800, causa une consternation generale. Les vaisseaux anglais en croisiere
devant Maurice s'associerent au deuil de l'ile : au
moment de la translation des cendres du general au
champ de Mars et durant toute la ceremonie , ils se
tinrent en panne devant le Port-Louis, avec leurs pavillons en berne. Hommage, dit M. d'Unienville, qui
fait l'eloge des hommes capables d'honorer ainsi la
vertu, meme chez leurs ennemis.
C'est au champ de Mars qu'ont lieu, au mois d'aotit
de chaque annee, des courses de chevaux qui durent trois
jours. Get amusement, essentiellement britannique, a ete
introduit par les Anglais peu de temps apres la conqute
de l'ile, et est parfaitement entre dans les mwurs mauricierines. On construit pour cette fete des loges elegantes
a deux etages ; des tentes de toute forme et de toute
grandeur s'etablissent de tons cotes, ainsi que des balancoires, des jeux et des mats de cocagne. De grand matin, les Indiens, dans leurs plus beaux costumes, arrivent
en mule; toute la population accourt, en carrosse , en
carriole, a hue, a pied, et chacun cherche a se placer le
mieux qu'il peut. Les petits noirs, qui n'ont pu trouver
place pres des loges, s'allongent a plat ventre dans l'espace libre entre ces dernieres et le sol, et applaudissent

le vainqueur ou couvrent de links rinfortune vaincu.


Les courses ressemblent exactement a celles de France et
d'Angleterre , sauf une seule qui merite une mention
particuliere. On prend un pore, dont on graisse fortement la queue, et on le lance aussitOt apres dans l'arene.
Deux ou trois concurrents, Chinois, Indiens ou noirs,
se precipitent a sa suite, et chacun cherche a rarreter
par la queue ; celle-ci glisse d'abord des mains qui veulent la saisir, mais pen a pen la graisse diminuant, la
lutte la plus comique commence entre l'animal qui combat pour sa liberte , et le quidam qui vent l'attraper ; enfin l'heureux individu qui est parvenu a le retenir est declare vainqueur, et recoit pour prix le pore
meme.
Les courses, qui en France ne m'interessaient guere,
furent pour moi, a Maurice, un sujet d'etudes tres-curieux parce qu'elles y sont une occasion de voir, dans
toute leur diversite, cette mosalque vivante qu'on appelle
la population du Port-Louis. Je contemplais avec curiosite ces figures jaunes, noires, cuivres , olivatres, ces
costumes plus varies encore pie les physionomies, et
ces etoffes de mille couleurs, eclairees plus vivement
encore par le soleil des tropiques.
On deploie un luxe inoui a ces courses, et l'on n'a
garde d'y paraitre deux jours de suite avec la meme toilette. Rien n'est assez beau, Hen n'est assez riche, rien
n'est assez luxueux en etoffes comme en parures; pour
eclipser une rivale, on fait venir longtemps a l'avance
ce que les magasins de Paris offrent de plus choisi et de
plus a la mode. On se rend visite d'une loge a l'autre,
et les conversations les plus animees s'engagent pour ou
contre tel ou tel cheval.
Aux colonies, du reste, le gat des chevaux et des voitures est encore plus developpe qu'en Europe, et ce qui
est en France un luxe cofiteux est devenu presque un
besoin a Maurice. Il n'est pas de commis qui n'ait son
cheval : c'est le but et le desir de chacun de s'acheter
tot ou tard une voiture. Il faut dire aussi que les maisons sent plus grandes, l'emplacement qu'elles occupent
plus vaste, et qu'il est toujours facile de se procurer une
ecurie ou d'en faire construire une a bon march& A la
campagne, un hangar fait l'affaire, et un petit domestique indien Conte si peu qu'on n'a aucun .motif de s'en
passer.
Revenons aux courses. Les personnes qui n'ont pu
trouver de place dans les loges, vont en voiture a droite
et a gauche, et les jeunes gens a cheval circulent ca et la
saluant d'un cote, lancant un mot de l'autre, et s'arretant
souvent pour causer. C'est un mouvement et une animation agreables qui durent trois jours, et pendant tout ce
temps, affaires, ventes, achats, nouvelles, tout est abandonne, tout est sacrifie aux courses : les bureaux sont
fermes, les colleges et les pensions sent en vacances ; s'il
vous arrivait par hasard de retourner a la ville, vous
croiriez entrer dans une cite morte- ou deserte.
Avant et apres les courses, on est dans la saison d'hiver, qui commence en mars et finit en octobre, et ou it ne
se passe guere de j our sans qu'il y ait quelque bal ou quel-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
que reunion. Les membres du Jockey-Club se cotisent
tons les ans pour donner des bals dont j'ai pu apprecier plusieurs fois le luxe et le bon gat. Tout le monde
se connaissant un peu au Port-Louis, il n'y regne pas
cette froideur que l'on remarque souvent ailleurs : une
franche gaiete anima toutes les figures. Quand une
danse est terminee, le cavalier peut se promener avec
sa danseuse dans le bal, aussi longtemps que celle-ci
lui accorde des danses ; cat usage est bien et dAment
etabli; les jeunes gens profitent de ces charmants tetea-tete quo la mode leur reserve et que l'habitude a consacres, et l'on peut dire avec certitude que c'est au bal
quo s'ebauchent presque tons les mariages.
En general, on se marie jeune a, Maurice, et cela se
comprend , car la vie de famille est une condition indispensable pour quiconque vent habiter les colonies. Le
Parisien est souvent hors de chez lui; le creole, au contraire, vit enferme le plus possible. Comore on se visite
peu, il est bon de trouver chez soi une societe pour se
Glasser des travaux de la journee, et cette predilection
pour les habitudes d'interieur tient autant a la chaleur
du climat qu'aux mceurs britanniques. Les Anglais n'ont
pu s'assimiler completement le pays et y detruire l'esprit francais , cependant ils y ont apporte quelques-uns
de leurs usages qui ont penetre peu a peu dans la societe mauricienne. Le home anglais a prevalu, et in, sensiblement on s'est fait a ce genre de vie, favoris du
reste par une temperature enervante. Le commercant
ou l'homme d'affaires qui a couru tout le jour au soleil,
le commissaire-priseur qui a crie pendant plusieurs henres, le bureaucrate qui aligne des chiffres depuis le
matin ; tons enfin, quand le travail est fini, aiment h
rentrer a la maison et a se reposer des peines et des
fatigues du jour dans la compagnie de leurs femmes et
de leurs enfants.
Pendant Pete, les bals cessent, et il n'y a guere d'animation que le samedi soir, oit chacun se dirige vers la
campagne pour y passer le dimanche, y jouir de la
fraicheur et so livrer aux plaisirs de la chasse ou de la
'Ache.
En general, on se couche de bonne heure au PortLouis. A huit heures du soir, un coup de canon part de
la forteresse de la Petite-Montagne et, pour bien des
personnes , c'est le signal du repos qui n'est interrompu
qu'en cas d'incendie : quand survient un de ces sinistres, la forteresse tire un coup de canon pour le faubourg
de l'est, deux coups pour celui de l'ouest et trois coups
pour le centre. A. part cette rare circonstance, le calme
le plus parfait regne dans la villa et n'est trouble qua
par la voix gutturals du veilleur de nuit, qui parcourt les
rues en criant les heures.
Maurice est de toutes les colonies cells ou les ideas,
les mceurs et la civilisation europeennes se sont introduites et acclimatees le plus aisement. Elle est en avance
sur la Reunion, sa voisine, et elle a suivi chaque annee
et adopts, taut qu'elle a pu, tons les progres de la
science et de l'industrie modernes. En ce moment des
ingenieurs, envoyes de Londres, y construisent un che-

119

min de for qui reliera les parties les plus eloignees de


l'ile au Port-Louis, et des fils telegraphiques transmettront en quelques secondes la pensee, trop lente a arriver par la vapeur. De plus, il est trs-probable quo
les rues du Port-Louis seront bientOt eclairees au gaz,
car un progres en appelle un autre.
Cette ville pent se diviser en trois parties bien distinctes : le centre , occupe par les families blanches,
et deux grands faubourgs , appeles l'un , le Camp
creole , l'autre , le Camp malabar. Ce dernier est
en petit le fac-simile d'une ville de l'Inde ; il est habite par une population d'ouvriers laborieux et d'honnetes commercants dont plusieurs sont dans une grande
aisance. Le Camp creole est le quartier des noirs, et
de quelques mulAtres. Il est situe dans une position
tres-pittoresque sur le penchant de la montagne des
Signaux ; de ses parties les plus elevees on a une vue
generale de la ville et de ses environs.
Il n'y a point de riviere proprement dite au PortLouis ; seuls, quelques ruisseaux descendent des montagnes, traversent la vile et vont se jeter a la mer.
Plusieurs fontaines sont entretenues par un aqueduc
d'une lieue de longueur, qui amene les eaux de la
Grande-Riviere en ville ; l'une d'elles, appelee le Chiende-Plomb, et placee sur le port, est tres-commode pour
les navires qui viennent y faire leur eau. C'est encore
un des bienfaits de M. de la Bourdonnais.
La population du Port-Louis, qui en 1817 n'etait que
de vingt-cinq mille Ames, est actuellement plus que
double, et cells de toute d'apres une statistique
d'avril 1862, est de trois cent dix-sept mille sept cent
quarante-sept habitants, parmi lesquels it faut compter
plus de'deux cent mille Indiens.

II
Excursion dans l'ile La Grande-Rivii:re. La caverne de la
Petite-Biviere. Les plaines Saint-Pierre. Le morne Brabant. Le Bassin-Bleu. La riviere du Tamarin. Les cocotiers et les veloutiers.

Quelques mois apres mon arrivee au Port-Louis, je


fus invite a passer quelques jours aux plaines SaintPierre. Je quittai la ville du cote du Camp creole,
laissant a ma droite la plaine Lauzun, bordee de cases
en pails que la municipalite a fait abattre, et ornee
anciennement d'un pittoresque temple imite de celui de
Jhaggernat. Apres une petite descente entre des boutiques occupees par des Indiens, j'arrivai a la GrandeRiviere, pres du village populeux du lame nom.
Je traversai cette riviere sur un magnifique pont suspendu, dont la construction a touts pres de deux cent
cinquante mille francs. De ce point Cleve, une vue splendide se deroulait sous mes yeux ; h droite, l'embouchure
formait une baie commandee par une belle tour et
animee par la presence de plusieurs navires; a gauche,
1. L'Ile Maurice est divise en dix quartiers ou cantons qui portent les noms suivants : les plaines Saint-Pierre, la riviere Noire,
la Savane, le Grand-Port, les plaines Wilhems, Moka, les Pamplemousses, la Poudre-d'Or, la riviere du Rempart, et Flacq.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

L20

LE TOUR DU MONDE.

des centaines de blanchisseurs et de blanchisseuses,


venus de la ville pour laver et etendre leur Tinge, donnaient au lit de la riviere l'aspect d'un damier aux
couleurs les plus variees. A l'entree du pont, on voit
une chapelle due a la generosite de M. NoelJalap, l'un

des membres de la Societe presbyterienne. Un peu plus


loin, on passe pres de l'asile des lunatiques, confie aux
soins du docteur Powel, et devant lequel se trouvent
des batiments bas servant d'h6pitaux.
A quelques pas de la, apparalt une route bordee de

tamariniers et connue sous le nom de vieille route de


la riviere Noire. La s'elevent un grand no:nbre de
buttes o6 demeurent des marchauds de bois, pour la

plupart Indiens, dont beaucoup, arrives sans un sou,


possedent maintenant des centaines de piastres'.
Au-dessus de ce camp 2, je gravis une colline nommee

Coromandel; puis apres avoir laisse la route des plaines

sol y est fires-fertile, favorable surtout aux fruits et aux


legumes, car it est bon de remarquer qu'a Maurice des

Wilhems, je me dirigeai a droite pour me rendre aux


plaines Saint-Pierre. Quelques tamariniers apparaissent
de temps on temps, partout le sol est rouge et pierreux.
Cette partie du district s'appelle Petite-Riviere , le

1. La piastre, A Maurice, equivaut a cinq francs.


2. On appelle camp la reunion de huttes ou cases oil habitcnt
les Indiens.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

122

LE TOUR DU MONDE.

terrains fertiles pour un produit ne le sont pas pour


d'autres. Dans ce canton est une caverne curieuse, visitee en 1768 par le marquis d'Albergati, par M. de Ghazal et Bernardin de, Saint-Pierre. L'auteur de Paul et
Virginie l'a dcrite en cos termes : a Apres avoir pass
la Grande-Riviere , nous marchames environ trois
quarts d'heure, a l'ouest, au milieu des bois. Comme
nous etions en plaine, je me croyais fort eloigne de la
caverne, dont je supposais l'ouverture aux flancs de
quelque montagne, lorsque nous la trouvames , sans y
penser, a nos pieds. Elle ressemble au trou d'une cave
dont la voate se serait eboulee. Nous descendimes tine
douzaine de pas sur les rochers qui en bouchent l'ouverture, et je me trouvai dans le plus vaste souterrain que
j'aie vu de ma vie. Sa voirte est formee d'un roc noir, en
arc surbaisse. Sa largeur est d'environ trente pieds, et
sa hauteur de vingt. Le sol en est fort uni, et it est convert d'une terre fine que les eaux y ont deposee. Les
gens du pays croient que c'est un ancien soupirail de
volcan ; it me parait plutk que c'est l'ancien lit d'une
riviere souterraine. La voate est enduite d'un vernis luisant et sec, espece de concretion pierreuse qui s'etend
sur les parois, et en quelques endroits sur le sol memo.
Cette concretion y forme des stalactites ferrugineuses
qui se brisaient sous nos pieds, comme si nous eussions
marche sur une create de glace.
La rate est belle, mais la chaleur y est tres-forte ;
les paturages considrables que l'on y voyait autrefois
ont ate remplacs partout par des champs de cannes.
Cette partie de l'ile est moins favorisee par la pluie,
et l'irrigation y est largement pratiquee.
J'entrai plus loin dans les plaines Saint-Pierre ,
je ne tardai pas a voir le village des Bambous, stage
jusqu'a la riviere Belle-Ile, que je traversai sur une
chaussee. A gauche, on rencontre une modeste glise,
une petite hole et une forge couverte de feuilles d'aloes
de l'effet le plus pittoresque. Ce groupe au premier
plan, quelques maisons elegantes enfouies dans une
fork de cocotiers, et au fond la montagne du Rempart,
ferment un charmant tableau. Tournant pros d'un poste
de police, et continuant vers la mer, j'atteignis enfin
la propriete de Medine, but de mon voyage, oil m'attendait, chez M. Emile Chasteau, l'hospitalite la plus
gracieuse et la plus empressee.
Le lendemain, comme je desirais voir les curiosiies
des environs, mon hate m'indiqua l'embouchure de la
riviere Belle-Ile, et me donna un guide indien pour
m'y conduire.
Apres avoir pass dans de petits sentiers remplis
de pierres, qui rendaient la marche fort penible , je
suivis une longue allee de manguiers qui deboudiait
pros de la mer, dans un endroit rocailleux, air d'enormes blocs de roche noire etaient jetes comme un
defi aux vagues et une barriere a l'action envahissante
de la mer.
Je m'arretai quelques minutes a contempler la eke qui
se dessinait en courbe gracieuse jusqu'au morne Brabant; ca et la ondulaient les nombreux nuages de fume

qui s'elevent au-dessus des sucreries comme de grands


panaches blancs.
Arrive a l'embouchure de la riviere Belle-Ile, je
descendis jusqu'a la mer, en suivant le lit de la riviere,
et en m'aidant de mon baton ferr pour sauter de rocher en rocher. De grands aloes jaunes poussent dans
les interstices du roc sur les deux versants de cette ravine, qui se termine par une plage de sable. Derriere une saillie de rocher, je vis une des curiosits
de l'ile ; les habitants du voisinage l'appellent BassinBleu. C'est une excavation conique, creusee par la nature, et ou se precipite en cascade une branche de la
riviere Belle-Ile. L'eau de la chute vient se maler avec
celle de la mer dans cette espece de cuve, et lui donne
une couleur azuree d'une teinte particuliere. On y
'Ache un grand nombre de poissons et des anguilles
si enormes qu'il serait, dit-on, dangereux de se baigner
en cot endroit.
Tout pros de Medine , coulent deux petites rivieres
presque seches Fte : la riviere des Galets et la riviere
Dragon, qu'il ne faut pas confondre avec deux autres du
memo nom qui se trouvent a la savane. Leurs rives sont
couvertes des jasmins du pays dont l'odeur est si
netrante'que la tote pent en souffrir.
Le lendemain, je me rendis au Tamarin en passant
pros de la montagne du Corps-de-Garde; les flancs coupes a pic en sent visibles de tons les quartiers de l'ile.
Une heure me suffit pour arriver au barachois i de la
riviere du Tamarin, air l'on trouve une cocoterie considerable et plusieurs pavilions dependant de la propriete.
Les cocotiers , gards par un noir qui habits en
cot endroit, sent des plus beaux et produisent tons
les ans un grand nombre de fruits. Une case en planches assez mal jointes, une natte, une marmite, un manvais coffre, une calebasse, quelques tasses de coco, tel
etait a pen pros le mobilier de la famille entiere que
je trouvai accroupie devant la porte, du cote oppose au
soleil. Le noir dormait profondement, et sa femme allaitait un enfant ; quelques autres jouaient un peu plus
loin et couraient tout nus au soleil, ce qui n'est pas
un inconvenient dans un pays on sent inconnues les
rigueurs des climats du Nord. Ce noir me fit passer en
pirogue l'embouchure de la riviere du Rempart, qui
male ses eaux a cello du Tamarin et va se jeter avec
elle a la mer ; ensuite it me conduisit le long du rivage jusqu'a la propriete Delysse. En revenant sur les
bords de la riviere du Tamarin, dont les rives sent couvertes d'une vegetation qui n'est pas sans quelque analogie avec cello des bords du Nil, je traversai un village de pecheurs qui s'etend le long du rivage, ombrage
par des veloutiers.
Cet arbrisseau, dit Bernardin de Saint-Pierre,
croit sur le sable, ses branches sent garnies d'un duvet
semblable au velours, et ses feuilles sont semees de
poils brillants; it porte des grappes de flours, et exhale
1. On appelle barachois une petite bale formee b l'embouchure
d'une riviere.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
de loin une odeur agreable, qui se perd lorsqu'on approche, et de pres est rebutante.
Je ne quittai pas les plaines Saint-Pierre sans visiter,
sur l'habitation Ducasse, deux cavernes assez renaarquables. L'une d'elles, traversee par un ruisseau souterrain,
se compose de deux vastes salles froides et humides, et
renferme le tombeau de l'ancien proprietaire.
III
Excursion a la riviere Noire et a. la riviere des Galets.

Au mois de decembre, muni de quelques lettres de recommandation, je partis avec un jeune homme, habitant de File, pour visiter la riviere Noire. La profonde
ravine oa coule la riviere du Tamarin nous conduisit
d'abord au pied de la montagne des Trois-Mamelles,
dont la forme et les trois pitons expliquent parfaitement
le nom caracteristique. Nous arrivarnes bientOt a Yemen.
La chaine des montagnes de la riviere Noire s'tendait
a notre gauche, et quand nous eilmes gravi une colline assez elevee, la vallee s'ouvrit devant nous, et nous
laissa voir l'habitation Geneve oa nous devious nous
arreter.
C'est un grand corps de logis entoure de pavilions et
comme perdu dans une fort d'arbres a fruit. Le proprietaire vint nous recevoir au bas de son perron et nous
fit cet accueil aimable qui donne taut de charmes a l'hospitalite creole.
Les environs abondent en gibier et en produits de
toutes sortes. Cette partie de l'ile est un veritable pays
de cocagne. Les bois sont pleins de cerfs, et les rivieres
de poissons delicieux. Rien n'est plus delicat que la carpe
de Maurice, a laquelle le saumon seul peut etre compare
pour le bon gout et la finesse de la chair.
Au sortir de l'habitation, le lendemain, je me trouvai
dans de petites gorges oil la canne a remplac partout
le bois du pays; de la je distinguai le piton de la riviere
Noire, dont le sommet est toujours convert de nuages :
c'est la montagne la plus elevee de l'ile.
Un pen plus loin, apres avoir vu deux cones dont la
base s'appuie au morne Brabant, nous nous enfoncames
dans une allee, au bout de laquelle it fallut passer la
riviere ; nous la traversames sept fois avant d'arriver au
terme de notre promenade.
Plus loin les gorges se separent en deux routes, dont
l'une monte dans les hauteurs au milieu des bois, et
l'autre suit la riviere jusqu'a un rocher qu'on appelle
la Lanterne. Ce roc a une forme anguleuse et accentuee,
et offre quelque ressemblance avec celui de Lurlei sur
les bords du Rhin'. C'est un endroit de halte pour les
chasseurs, et je m'y arrtai un instant sous l'ombrage
protecteur d'un manglier touffu, pres d'une petite case
en paille penchee par le vent. Devant moi s'enfoncaient les gorges dont les derniers replis formaient une
espece de muraille apres laquelle commence le quartier
1. Le Lurlei est un rocher oil residait, dit la legende, une ondine qui attirait les voyageurs par ses chants et les precipitait ensuite dans un gouffre.

122.

de la Savane : derriere mot s'etendait jusqu'a la mor


la valle que je venais de quitter.
Une longue allee de bananiers nous conduisit au
Boucan, corps de logis complet appartenant a notre
Mite et flanque de trois pavilions qui peuvent recevoir
au moins une quinzaine de personnes. On y jouit a son
aise des plaisirs de la chasse et de la peche, car le
ruisseau qui traverse les gorges est tres-poissonneux,
et les bois environnants abondent en gibier. On y trouve
aussi des singes si malfaisants qu'il faut les chasser continuellement, et des cochons sauvages pires encore, car,
plus forts que les singes, ils ne leur cecient en rien sous
le rapport de la malice.
La riviere Noire, dont les eaux tres-limpides coulent
sur un lit des plus rocailleux, prend sa source entre les
montagnes qui portent son nom et celles de la TerreRouge. Son cours, dans la partie superieure, est tresprecipite ; je l'ai remonte jusqu'a sa source; mais c'est
une excursion penible , car it faut suivre le lit de la riviere, et les roches dures et glissautes, couvertes pour la
plupart d'un fucus qui a l'apparence du sang coagul,
ressemblent a ces pierres couvertes d'algues marines que
l'on trouve au bord de la mer, et sur lesquelles on n'est
jamais stir de son equilibre.
L'aspect des gorges change a chaque instant : des
blocs de rochers arrtent frequemment la marche, et des
arbres enormes etendent leurs branches d'un bord
l'autre; sur chaque rive, des songes (espece de nymphea
larges feuilles en forme de cmur) poussent en abondance, et le pecheur pent faire 1a une guerre fructueuse.
aux anguilles, aux camarons et a de petits poissons appeles cabots.
ReteLas toute la journee en ce lieu par la beanie
des sites, nous partimes dans l'apres-midi du lendemain
pour nous rendre a la Montagne proprement dite. Apres
avoir traverse d'abord un petit plateau of quelques
masses de corail semblent prouver que la mer couvrait
autrefois ces parages, nous atteignimes un petit pont
d'oa l'on voit a droite de grandes salines', et le poste
militaire de la riviere Noire. Chaque quartier a ainsi
son poste oil resident quelques officiers et un certain
nombre de soldats.
On passe ensuite a gue un cours d'eau qui prend sa
source dans les hauteurs du grand piton. L'ascension de
cette montagne offre du reste peu de difficulte et de
danger, jusqu'a une terrasse oit la beaute du paysage
m'engagea a faire une halte.
Mon compagnon s'etendit sur l'herbe, et je me mis a
dessiner le vaste panorama qui se deroulait devant moi.
Qu'on se figure une vaste baie, toupee vers le milieu
par une langue de terre, oit l'on apercoit quelques maisons, et fermee 'au fond par le morne Brabant, immense
promontoire en forme de cone tres-elev, dont la base,
1. Espdce de grosse ecrevisse, mais bien superieure a ce crustace pour le goat et la delicatesse de la chair.
2. On emploie, m'a-t-on dit, quelques chameaux a porter le sel
des salines aux magasins; mais on ne s'en sett pas sur les routes
de peur d'effrayer les chevaux, des accidents de ce genre dtant arrives plusieurs fois.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

124

LE TOUR DU MONDE.

composee de couches horizontales, se relie a la terre


par un isthme assez etroit.
Il y a dans le pays, une tradition qui veut que les Cavernes de Maurice aient une communication sous-marine avec l'ile Bourbon. A l'appui de cette hypothese, on
a remarque que le sol voisin du morne Brabant, et la
partie de la Reunion qui lui fait face, offrent des analogies aussi marquees que celles que Fon observe dans la
formation geologique des parties les plus rapprochees de
la France et de l'Angleterre : c'est ce qui a donne lieu a
M. Bory de Saint-Vincent de supposer que les deux Iles
n'en faisaient qu'une dans le principe, et qu'elles avaient
ete separees violemment a la suite de quelque cataclysme.

En parcourant la cote jusqu'au pied du morne Brabant, haut de deux mule pieds, on passe par une succession de gorges d'une beaut pittoresque, au fond
desquelles coulent des ruisseaux sans nombre dans la
saison des pluies.
La plaine entre les montagnes et la mer est rongee
en beaucoup d'endroits par Faction de l'eau et se continue ainsi jusqu'au morne, dont les cotes sont couverts
de jamlongues (syziumjamboloma), lesquels out survecu
seuls aux boil noirs et aux autres arbres qui croissaient
la, jadis. Pres du sommet de ce promontoire, un ruisseau qui ne s'est jamais desseche coule sur un petit
plateau longtemps habite par une bande de noirs mar-

rons dont le refuge fut enfi n decouvert et revele par


un esclave.
Deux routes se presentaient a moi pour aller a la
baie du Cap : tune passe pres de Fhabitation appelee
le Nome, l'une des plus solitaires de et, apres
avoir traverse une plaine convert e de gazon et de veloutiers , se prolongejusqu'a une pointe qui separe la riviere
Noire de la Savane et dont le passage ne serait pas
sans danger pour les cavaliers. Il faut done alter a pied
ou sur des mules qui ont le pas plus stir que le g chevaux ;
on ne peut son ger a construire une route carrossable
autour de cette cote, car les escarpements des montagnes
qui forment le cote ouest de la baie sont trop accidentes.

L'autre route, moins'connue et beaucoup plus'cu rieuse,


est ce qu'on appelle le passage par Chamarel et BelleSource. Ce fut celle que je choisis.
Nous laissames a gauche un bouquet de valrois
dont le leuillage d'un jaune eclatant brillait au soleil,
comme ces etoffes luisantes que portent les Indiens;
puis nous gravimes un chemin escarpe tout horde, d'a belle couleur bleuatre.
loes
En ce lieu on corn mence rencontrer des plantes et des
arbres appartenant a la flore primitive de l'ile, et j 'observai cette vegetation avec d'autant plus de curiosite, qu'elle
1. Le vakoi est une espece de petit palmier dont les feuilles
croissent en spirale autour du tronc

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
tend a disparaltre tons les jours, et ne se rencontre
plus maintenant qu'a la Savane, au Grand-Bassin et
dans quelques parties du quartier de Flacq.
Quand nous fumes arrives pros du sommet de la mon
tagne que nous cOtoyions depuis quelques minutes, mon

125

compagnon me dit de remarq uer un cbangement de tern perature qui allait se faire sentir subitement : en effet
peine avions-nous pose le pied sur le plateau vers leque
nous nous dirigions, qu'a une grande chaleur succeda
tout d'un coup un vent tres-froid qui nous prit en echarpe

et aurait rendu tort dangereuse une contemplation pro


longee de la belle baie qui se deroulait nos pieds.
La partie du pays oh nous :nous trouvions, la Mon=

tagne, est un immense plateau forme par les montagnes


dela riviere Noire, de la Samna et de la Terre-Rouge ,
et habite par une population de noirs tenement pares

seux que, meme pour de Pargent, on ne peut les decider a faire une course ou a porter un fardeau. La terre
y est excellente, l'eau abondante ; mais la difficulte des
communications empeche la culture d'envahir le peu
de bois qui reste encore.

L, s'arretait mon compagnon qui, ayant essaye une


plantation de vanille quelques mois auparavant, venait
voir comment se presentait sa recolte. Il habitait une
petite case en planches dont le toit etait remplace par
de la paille, et qui etait separee en deux parties, ser-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


126

LE TOUR DU MONDE.

want l'une de chambre , et l'autre de salle a manger.


Comme it devait quitter cet endroit pour habiter la vine,
it ne restait plus rien de son mobilier, et nous fumes
obliges de nous livrer a des prodiges d'industrie pour
nous procurer les moyens de diner et de toucher.
Mon hke, apres avoir envoye son noir Isidore aux
provisions, pendant ce temps, me conduisit dans le carre
de terrain oh it avait plante sa vanille, et me montra
des gousses magnifiques de cette belle plante, disposee
comme le houblon l'est en Angleterre f . Isidore revint ,
apportant du riz et un poulet : it nous fit un kari bien
releve de piment et de safran, puis nous le servit sur un
pliant, seul reste du lit de mon compagnon ; des feuilles
de bananier nous tinrent lieu de plats ; notre dessert se
composa de *hes et nous bimies dans le creux de nos
mains.
Pour passer la nuit, c'etait peu d'une sangle de lit a
partager. Isidore remplit de feuilles de bananier deux
sacs qui nous servirent d'oreillers ; puis, nous ayant converts d'une couverture de laMe, que nous avions eu la precaution d'emporter, it nous souhaita une bonne nuit, et
nous dormimes le mieux du monde sur le pire des hits
possible.
L'air est tres-frais sur la Montagne : je fus reveille
autant par la sensation du froid que par le soleil levant.
Je voulais dans la journee me rendre a la baie du
Cap, mais je cherchai en vain un homme qui pia me
guider et porter ma valise. Mon voyage se serait interrompu sans le bon Isidore, qui voulut bien me rendre
ce petit service, sollicite vainement des habitants noirs
de la Montagne.
Une suite de petits sentiers 4-ayes de groupes de palmistes et de bananiers m'amena a l'endroit appel les
Nuages. Quelques pierres m'aiderent a passer la riviere
de Chamarel qui prend sa source non loin de la, fait
marcher le moulin de la sucrerie de ce nom, et forme,
plus bas, en tombant d'une hauteur d'environ six cents
pieds, la celebre chute de Chamarel, une des plus belles
de l'ile (voy. p. 121).
Pour bien voir la cascade, je fus oblige de m'avancer
sur un arbre en saillie au-dessus de l'abime, et de me
pencher en m'accrochant a un autre. On peut du reste
jouir de ce beau point de vue sans s'exposer au meme
danger, en allant dans une propriete voisine , ou une
petite case a ete construite pour les visiteurs. Je restai
quelques minutes a contempler ce magnifique tableau,
a sender de l'ceil cette ravine profonde, oh gronde le
torrent, ou regne une humidite perpetuelle, et dont l'aspect severe et grandiose a quelque rapport avec les
sierras les plus sauvages de l'Espagne.
Isidore , voulant me faire les honneurs du lieu, me
conduisit a travers des champs de cannes bridees, oh la
marche tait tres-penible , jusqu'a une partie de la fork
appelee la Chute-de-Bois-d'Ebene, oh une eclaircie dans
les arbres me permit de contempler la chute d'eau, dont
la beaute etait encore relevee par une ceinture pitto1. 11 est preferable cependant de la planter pres d'un arbre avec
lequel elle fait corps comme le gui , et autour duquel elle serpente.

resque de bois et de montagnes. Pour abreger le chemin, Isidore, guide seulement par son instinct, voulut
me faire passer a travers des groupes d'aloes melanges
de touffes d'arbres ; mais, au bout de quelques minutes
mes habits furent tenement transperces par les spines,
qu'il me fallut abandonner la partie. Nous reprimes le
sentier, qui parfois est a. peine visible et si peu frequents
que nous etions obliges de temps en temps de couper les
lianes et les arbrisseaux , cruises et entrelaces sur nos
tkes ; nous &ions en danger de nous agarer dans le bois,
sans un noir qui vint fort h propos nous indiquer la
route. Quelques minutes apres, je m'arrtai pres d'une
petite chute d'eau appelee la cascade du Bassin-Marron, et, tandis qu'Isidore allait ddpouiller les bananiers
des environs, je fis un croquis de cette gorge, l'une des
plus sauvages de l'ile.
Une bienveillante hospitalite m'attendait a l'habitation de M. Bertrand oh j'arrivai dans l'apres-midi. Le
gendre de mon like , M. Staub, voyant mon desir de
ne negliger aucune des beautes du pays, me conduisit par un sentier escarps, horde de veloutiers et d'une
grosse liane appelee la fouge, sur la montagne du Canon, ainsi nommee parce que les Francais, quelque
temps avant la prise de l'ile, avaient fortifie ce point et
y avaient place une batterie pour defendre le littoral
voisin.
Des masses enormes de basalte semblent jetees
comme par la main des Titans sur ce plateau, au pied
duquel s'etend une immense prairie couverte de filaos
qui se prolongent jusqu'au morne Brabant. En tournant
le dos a la mer, j'embrassai d'un coup d'ceil toute la
partie du pays comprise entre la baie du cap et le piton
de la riviere Noire.
Je descendis le long de la cote toute bordee de rochers
noiratres que ronge continuellement la vague, et, apres
avoir lenge le rivage, je tournai une langue de terre qui
forme le barachois de cette baie, oh ne se rendent guere
que les batiments ckiers d'un petit tonnage. M. Bertrand est oblige de se servir d'un bateau pour se rendre
en ville, car aucune route carrossable ne mene a son
habitation completement isolee du reste du pays par le
cercle de hautes montagnes qui l'entourent.
Je remarquai surtout chez mon like une petite caverne dont l'interieur est garni de prismes basaltiques
tres-curieux, et tine liane de l'Inde , appelee la liane
sabre , qui atteint des proportions colossales. Elle est
tordue dans tons les seas, et sa forme se contourne
d'une facon si etrange qu'en certains endroits on croit
voir la tete d'un serpent a lunettes.
Le jardin produit des ananas et des letchis d'une qualite superieure. On y voit des palmistes qui s'elevent audessus de tous les autres arbres, et dont latige terminate,
laquelle on a donne le nom de chou, est formee de jeunes feuilles roulees les unes sur les autres, fort tendres
et d'un gait exquis. Ce chou se mange ordinairement
en salade; mais pour se le procurer on est oblige d'abattre l'arbre.
M. Bertrand avait un Indien qu'il envoyait tous les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
fours chercher du pain 'a Beauchamp et qu'il m'offrit
pour porter ma valise jusqu'a cette .propriete, situee
trois heures de marche du Cap. J'acceptai son aimable
proposition et, pour eviter la chaleur, je partis de grand
matin.
Une colline asset elevee separe le Cap du reste de la
Savane; elle est contournee par un troit sentier taill
dans ses flancs. En descendant, j'eus un magnifique
panorama de la cote de la Savane couverte au loin
de grands nuages noirs ; j'apercevais aussi, vivement
eclairee par le soleil, la ligne des brisants qui entourent l'ile comme d'une ceinture blanche, et qui
rendent son abord si dangereux. C'est l'ceuvre des polypes coralligenes semblable a l'anneau magique des
traditions orientales qui rendait son proprietaire invulnerable tant qu'il le possedait, et le laissait sans defense
chaque fois qu'il lui etait enleve. En 1810, l'ile n'aurait jamais ete prise, dit-on, s'il ne s'etait trouv des
traitres pour v:,ndre l'anneau.
En arrivant h Beauchamp , je demandai tout d'abord
un guide pour aller visiter la cascade et la riviere des
Galets. Mon hOte mit a ma disposition un charretier
noir, nomme Denis, qui, ayant longtemps travaille dans
les grands bois , en connaissait tons les detours , et
m'assura qu'il y avait au plus pour une heure de
marche.
Quoique un peu fatigue, et n'ignorant pas que lorsque
un noir vous pane d'une heure de marche, it faut au
moms compter sur deux, cette promenade ne m'effrayait
pas; aussi a midi, sous un soleil de feu, je me mis en
route avec Denis que je chargeai de porter deux cannes
sucre pour nous servir d'appui dans les bois et de
rafraichissements a chaque halte.
Le chemin cOtoie pendant une heure de grands champs
de cannes parsemes de pierres, et serpente ensuite le
long d'une colline apres laquelle commencent les grands
bois. Nous nous arretames en un endroit appele Jacobi, au bord d'un petit ruisseau. J'etais entoure d'arbres qui tirent tons leur nom de la fantaisie des habitants, et mon guide me nomnia successivement le bois
de rondo qui est dur et tortu, le bois de natte et le bois
de pomme qui sont tons deux rouges, et dont le second
produit un fruit insipide qu'on appelle pomme de singe;
le bois puant qui tire son nom de son odeur ; le bois
de fer dont le tronc semble se confondre avec les racines ; enfin les faux tatamaca qui parviennent a d'enormes dimensions, car on en voit de quinze pieds de
eirconference ils ne sent pas d'une jolie forme, se
composant invariablement d'un tronc tres-long et tresdroit, surmonte d'une houppe de feuilles dures et d'une
couleur vert sombre ; leur bois est board, cassant et se
pourrit aisement.
Ayant remarque sur un de ces arbres une masse
enorme, de couleur noiratre, qui avait l'air d'une pierre
fixee entre deux branches, je demandai a Denis ce quo
c'etait, et il me repondit que j'avais sous les yeux un
nid de carias. En examinant l'interieur de ces nids, on
y decouvre une foule d'alveoles, et des chemins de corn-

127

munication en forme de labyrinthe, creases dans une


espece de tan solidement agglutine. G'est l'ouvrage
d'insectes du genre des thermites, moms gros que ceux
d'Afrique, et qui souvent rongent en tres-peu de temps
les plus beaux arbres et les charpentes des maisons.
On rapporte h ce sujet qu'un intendant du pays, ne
sachant trop comment justifier un deficit considerable
de matures dans les magasins du roi, porta ces matures
en perte, et inscrivit sur son compte : Tant de matures
mises hors de service par les carias. Le ministre no
fut pas dupe de ce mensonge, mais it pardonna a l'intendant, et se borna a lui envoyer une caisse de limes
qu'il n'avait pas demandees , en l'engageant h faire
limer les dents des carias, dont le gouvernement n'entendait plus desormais supporter les degats.
Ala riviere des Galets, de nouvelles difficultes nous attendaient. Nous fumes forces de descendre, au moyen de
lianes, jusque dans le lit de la riviere et de le remonter;
ce lit est tout pave de pierres glissantes et de longues
herbes. Cet exercice est des plus fatigants, mais je commencais a m'y habituer depuis mes dernieres excursions.
L'aspect de la riviere est ce que j'ai vu de plus sauvage a Maurice, et le long de son tours s'etalent dans
toute leur vigueur les productions indigenes de l'ile.
Des arbres aux troncs enormes croisent leurs branches
d'une rive a l'autre , tandis que de belles lianes,
s'enlacant et s'etreignant dans tons les sons, se ramifent au hasard et produisent des groupes d'un effet
charmant; tantOt elles partent de la base des arbres et
circulent en spirale autour du tronc comme d'enormes
serpents, tantOt elles tombent des branches en courbes
gracieuses, s'insinuent en terre et prennent racine. On
fabrique avec leur ecorce des cordes plus fortes que
celles de chanvre , et il y en a d'aussi grosses que la
cuisse , qui en s'attachant aux arbres les soutiennent
contre la violence du vent, et les font ressembler h des
mats garnis de cordages. Aussi, quand on fait un abatis
dans les bois, les arbres restent debout jusqu' ce que
les lianes qui les attachent soient toupees : alors tout
tombe h la fois avec un fracas epouvantable. Je vis
aussi des bois de chandelle d'une grande hauteur, et la
plante appelee tabac marron ; mais mon attention fut
surtout eveillee par des plantes parasites enormes, du
genre de celles qu'on appelle dans le pays langues de
bceuf, et qui, semblables a des feuilles de bananier qui.
pousseraient sur un fond noiratre, decorent les branches
des arbres comme une huppe de plumes d'un vert tendre.
La terre aux environs est toute herissee de grosses roches noires revetues de mousses et de capillaires, et sur
les vieux troncs, renverses par le temps, croissent des
agarics monstineux, aux couleurs les plus variees.
En arrivant pros de la cascade, il devenait si difficile
d'avancer que j'allais abandonner la partie si Denis ne
repete plusieurs fois : a Ici mme , monsieur,
tout pres 1 tout pros 1 A J'entendis en effet distinctement le bruit de l'eau. Apres avoir escalade des masses
de basalte et traverse, non sans danger, un tronc d'arbre qui servait de pont, je me trouvai en face de la cas.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

128

LE TOUR DU MONDE.

cade, dont l'aspect grandiose me dedommagea largement de toutes mes fatigues. Formee par la riviere des
Galets qui tombe de la moutagne dans la plaine par
une chute d'environ six cents pieds, elle se compose
de plusieurs groupes de rochers d'une teinte ferrugineuse, couverts de fougeres et de mousses jaunatres ;

a l'epoque ou je la visitais, c'est-h-dire pendant la secheresse, elle ne forme qu'une petite masse d'eau qui
s'arrete de rocher en rocher et tombe enfin dans un
bassin au pied de la montagne.
Rarement ces lieux sauvages sent rejouis par le chant
des oiseaux, le silence n'y est trouble a de rares inter-

valles que par l'espece de croassement du perroquet


ou par le cri aigu du singe malfaisant.
Il etait nuit close hien avant ma rentree a Beauchamp, vers lequel j'etais guide par l'aboiement des
chiens qu'on lathe thus les soirs dans la campagne
pour proteger Phabitation. Enfin j'arrivai chez mon

hete qui, peu rassure sur mon compte, allait envove r


des Indiens au-devant de moi.
Mon itineraire du jour, releve sur la carte, ne me donna
pas moins de quarante-trois quarante-cmq kilometres
Alfred ERNY.
(La find la prochaine livrcnson.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

129

SEJOUR A L'ILE DE MAURICE


(ILE DE FRANCE),
PAR M. ALFRED ERNY'.
1860 -1861. - TEXTE ET DESSINS INEDITS.

IV
Souillac. Cascade de la Savane. Le Grand-Bassin.

Je me reposai un jour, et le surlendemain, je partis


de nouveau avec Denis pour visiter le Bassin-Blanc.
Une partie de la route seulement peut se faire en voitore ; bientet it nous fallut nous enfoncer dans le bois.
A moitie route , nous aperclimes a notre droite le
Mont-Blanc de la petite Savane, puis nous atteignimes
l'endroit le plus eleve de la foret. Denis me fit descendre un petit sentier tapisse de mousse et de fougeres,
et je me trouvai tout a coup sur les bords d'un grand
etang de forme arrondie, qui doit sans doute son nom
de Bassin-Blanc a la teinte crayeuse de ses eaux. Il ressemble beaucoup au Grand-Bassin, dont je parlerai
plus tard, et n'est probablement comme ce dernier que
le cratere eteint d'un volcan. Le soleil, qui se levait
peine, eclairait les bois epais qui s'etendent sur ses
bords, etj'aimais a voir ses rayons se jouer et scintiller
parmi les gouttes de rosee laissees par la nuit sur les
touffes de roseaux.
Le meme jour, je pris conge de mon excellent hete
et partis pour Souillac.
La route laissait a gauche la chaine des montagnes
1. Suite. Toutes les planches de cette livraison, sauf celle
de la page 139, ont ete dessinees par M. Karl Girardet, d'apres les
croquis et les aquarelles de M. A. Erny.

de la Savane, et a droite la jolie baie du Jacotet,


quelques hommes etaient coupes a tirer au rivage de
grandes pirogues en bois.
En continuant le long de la mer, un bouquet de filaos m'indiqua bientOt l'embouchure de la riviere des
Galets, oil de petits noirs prenaient leurs ebats dans
une eau assez sale, et a partir de ce point, la route,
qui s'eleve graduellement a mesure qu'on avance, devint de plus en plus monotone.
Les montagnes de la Savane s'eloignent peu a. peu, et
le long di la eke s'echelonnent une suite de collines
assez basses, couvertes entierement de champs de cantines. Cette culture s'est etendue jusqu'a une certaine
hauteur ; quand la coupe est faite, la vue de ces collines
est tre y-dsagreable : avec leur sommet convert de bois
et leur base plate entierement nue, elles offrent l'apparence de moutons qu'on n'aurait tondus qu'a, moitie.
Une tranchee profonde, dont un cote est de formation sablonneuse et l'autre compose de term glaise,
conduit jusqu'au village de Souillac. Les maisons, entourees de petits jardins, sont eparpillees d'une maniere pittoresque. On traverse la riviere sur un beau
pont eleve depuis une dizaine d'annees. Je visitai successivement la tour de district, une ecole du gouverne-

VII. 165 . uv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1 3 0

LE TOUR DU MONDE.

ment, et une jolie eglise gothique construite avec un


basalte inusable qu'on trouve en grande quantite sur
cette cote. Je descendis ensuite au port Souillac, ainsi
appele du gouverneur de ce nom, qui n'avait rien
epargne pour le rendre aussi stir que possible; mais
malheureusement, it est fort difficile d'y entrer et d'en
sortir. Il est ferme h droite par une langue de terre
couverte de vakois et de filaos; a gauche, par une falaise
de terre rougeatre comme celle de la Grande-Riviere.
Au pied de cette falaise on a eleve des quais et un hangar
devant lequel s'arretent les bateaux ceders qui transportent le snore de la Savane au Port-Louis.
Pendant mon sejour Souillac, it m'arriva une fois,
au milieu de la nuit, d'tre reveille par un bruit de
Forte qui s'ouvrait tout doucement. Je vis devant moi
un grand diable noir, tenant a la main une lanterne
sourde ; comme je couchais dans un corps de logis separe, et qu'il faut toujours etre sur ses gardes avec les
Indiens, je me mis sur mon seant et demandai h. haute
voix ce qu'on voulait. a Cafe I monsieur, n me repondit
l'apparitiond'un ton bas et soumis. Ce n'etait autre chose
qu'un Indien qui, _en effet, tenait la main un plateau
avec une tasse. Etait-il somnambide Que signifiait
un pareil usage ? En sorrtine, comme j'avais plutOt envie
de dormir que de boire, je renvoyai assez brusquement
l'infortune Malabar, et je remis l'explication au lendemain. On m'apprit alors que les employes de l'habitation,
forces, a repoque de la coupe des Cannes, de se lever
quelquefois a trois heures et demie ou quatre heures
du matin, avaient l'habitude de ne pas sortir sans prendre le caf; aussi un Indien etait-il charge d'aller les
rveiller, et de porter en meme temps une tasse
chacun d'eux.
La principale curiosite des environs de Souillac est la
cascade de la Savane. Qu'on se figure une muraille de
basalte noir entierement formee de prismes geometriques reguliers , qu'on dirait tailles par la main des
hommes, et qui semblent sondes les uns aux autres
comme les alveoles d'un nid d'abeilles. L'eau en tornbant est repoussee par chaque facette et rejaillit en fumee dans un bassin profond entoure de songes de tons
cotes. Les feuilles de ces especes de nenufars flottent
sur l'eau sans etre mouillees, et les gouttes de pluie s'y
ramassent comme des globules de mercure, tandis qu'a
travers leurs tiges violettes qui se penchent gracieusement sur l'eau, on voitune multitude de petits poissons
aux couleurs les plus vives et aux nuances les plus varies. Les environs de la chute sont garnis de bananiers
et de groupes de raffias qui contribuent, avec la fraicheur
de l'eau, a faire de ce petit coin de terre un charmant
lieu de repos.
Je quittai Souillac, je franchis une riviere connue
sousle nom de Bain-des-Negresses et j'arrivai a Combo,
avec l'intention de voir le Grand-Bassin le lendemain.
Au point du jour, le maitre de l'habitation, M. Lamarque, mit a ma disposition un grand Malabar, et un
mulet nomme Jean-Baptiste, que son pied tres-stir rendit Bien preferable a un cheval pour ce genre d'excur-

sion. Cet animal n'avait qu'un defaut : c'etait un trot excessivement dur qui me fatigua beaucoup. Bonne bete,
du reste, et n'ayant pas ces caprices desagreables de certains coursiers des environs de Paris, qui, au moment oft
on s'y attend le moins, sont pris de l'envie de se frotter
le dos et vous font rouler avec eux dans la poussiere.
En quittant Combo, je longeai un vaste terrain appele
e Bois-Sec, dont l'aspect etait tout a fait desolant;
a droite et a gauche, je ne voyais que bois desseches
et troncs d'arbres renverses. Un pen plus loin, des
Indiens etaient coupes a defricher un coin de la fork :
operation qui consiste a couper les arbres, dont on bride
ensuite les troncs et les racines. La cendre qui en resulte
forme une couche d'engrais , sur laquelle on plante au
bout de quelque temps de jeunes pousses de cannes.
Il est curieux de remarquer que, partout oti l'on a fait
des percees dans les forets, le vent, a. repoque des oursgans, detruit tons les bois qui se trouvent dans le
voisinage de ces eclaircies. Ce fait s'explique d'une maniere fort naturelle. Les arbres, tres-rapproches les
uns des autres, tendent a s'elever pour avoir de l'air,
comme des nageurs a la surface de reau ; et les lianes
qui les soutiennent forment une masse compacte sur
laquelle le vent n'a aucune prise. Es ressemblent a ces
guerriers de rantiquite qui s'attachant les uns aux autres avec des chaines, resistaient a tons les efforts ; mais
des qu'on faisait une trouve dans leur masse, tons etaient
perdus et tombaient massacres les uns apres les autres.
Je m'enfoncai ensuite dans un petit sentier oit les
langousses, grandes plantes feuilles jaunes portees sur
une tige tres-mince, et le tabac marron formaient un
fourre si epais, que j'etais comme souleve par ces plantes. Le sentier s'elve graduellement et les mauvais pas
qui s'y succedaient e chaqueinstant me faisaient craindre
de voir flchir ma monture ; mais Jean-Baptiste se montra digne de sa reputation et triompha bravement de
toutes les difficultes.
Ce qu'il y a de plus curieux dans ces forks, ce sont
les nombreux cas de greffe naturelle que l'on y observe.
Une espece faible, rapprochee par accident des grosses
branches d'une autre espece, y prend racine et en devient
comme partie integrante. C'est ainsi qu'on voit quelquefois unmimosa prosperer sur une branche de l'arbre de
bois de natte, ou sur celui appele bois de cannelle. Les
racines pendent comme des cheveux autour de la mere
branche. C'est la un phenomena qu'on ne saurait voir
dans nos forks d'Europe, oit it n'est donne qu'h unpetit
nombre de plantes parasites, telles que le gui, de s'etablir a demeure sur un arbre etranger.
Plus on avance, plus le bois se retrecit I et on voit de
nouveau apparaitre les colophanes, pres de ces immenses
fougeres arborescentes qui sont une des plus belles decorations des forets tropicales. Leur tronc ligneux a des
cotes comme celui du bananier, et porte a son sommet
1. Anciennement, dans ces grands bois, vivait une race de

chiens marrons, qui, passes entierement a l'etat sauvage, chassaient le cerf et meme l'homme. Ces animaux ont totalement
disparu.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

de la Cagte
Par
IPLA.D.ARDENNI:
cal1361.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


132

LE TOUR DU MONDE.

une touffe de branches recourbees gracieusement comme


un panache.
Sous mes yeux se deployait une nature aussi pittoresque que sauvage : des bois a perte de vue, et des
montagnes noires de l'effet le plus affreux. A chaque
instant des arbrisseaux epineux me dechiraient la figure, et je tremblais de deranger quelque republique
de mouches jaunes, dont la piqiire est tres-douloureuse
et qui, dans l'etat oft j'etais, auraient pu me faire un
tres-mauvais parti.
J'arrivai bientOt a un plateau d'oil le regard embrasse
les plaines et les montagnes du Grand-Port ; quelques
minutes apres, j'etais au Grand-Bassin. Ce reservoir,
qui passe pour une des merveilles du pays, est un lac
situe dans la plaine la plus elevee de a deux mille
pieds au-dessus du niveau de la mer. Il est domino par
un monticule boise sur lequel on a plante un drapeau.
De grands arbres l'entourent comme une ceinture, et

ver le fond. Sa circonference est d'environ un quart de


lieue, et tout porte a croire que c'est un ancien cratere ;
le terrain d'alentour est entierement horde de laves.
On s'est etonne longtemps qu'il soit toujours rempli
d'eau, mais, suivant l'observation tres-juste d'uu voyageur, cette particularite s'explique aisement, puisqu'il
est comme encaisse au milieu de montagnes bien
boisees, et quo des filets d'eau imperceptibles sortent
de leurs bases au milieu des laves poreuses, sans parlor des conduits souterrains que l'ceil ne saurait
vrir. Quelques personnes ont assure aussi qu'il suivait
le mouvement des marees , ce qui aurait prouve une
communication souterraine avec la mer ; mais des experiences recentes, faites sur les lieux par MM. Lienard,
ont demontre la faussete de cette hypothese.
Retenu quelque temps au Grand-Bassin par une pluie
torrentielle, j'arrivai tout trempe a Combo, ou la meute
de mon hate me fit un brillant accueil.

au fond s'estompent legerement dans la brume les cretes des montagnes de la Savane.
Le centre du bassin est occupe par une petite Ile sur
laquelle on a plante des vakois et des arbrisseaux, et
qui ressemble de loin a une corbeille flottante. Un jardin et quelques bananiers entourent la case ou habite
un noir, place la comme gardien par le gouvernement.
Il n'y a pas d'oiseaux aquatiques sur le Grand-Bassin,
et ses eaux ne renferment que des poissons dores et des
anguilles enormes. On pretend que ces dernieres ont
quelquefois devore des baigneurs. Les environs abondent en gibier et en singes, dont on entend de temps
a autre le cri aigu et desagreable.
Le Grand-Bassin est le reservoir d'on s'echappent,
dans toutes les directions, ces,rivieres bienfaisantes qui
fournissent l'eau a toutle pays. En divers endroits, sa profondeur va jusqu'a soixante pieds ; it y en a d'autres dont
la croyance populaire vent qu'on n'ait jamais pu trou-

Un des passe-temps qu'affectionnent le plus les creoles est sans contredit la chasse au cerf, presque abandonnee en France depuis la Revolution et la division des
proprietes. A Maurice, on le nombre de ces animaux
est encore considerable, une chasse au cerf est une
veritable partie de plaisir : on part en bande de quinze
ou seize personnes, et on se rend dans un endroit de
la foret ou se trouve un Boucan, ou lieu de halte forme
le plus souvent d'un simple hangar reconvert de paille ;
mais les gens riches font batir de petits pavilions en
bois, et on y reste quelquefois pendant une quinzaine
a pother et a chasser dans les environs.
Chaque chasseur part avec un petit sac de voyage et
une grosse couverture de laine, dont it s'enveloppe pen
dant la nuit qui, dans la fork, est souvent tres-froide.
Vers quand midi, les domestiques noirs ont rabattu le
cerf, tous les chasseurs courent se placer sur la ligne'oa
it doit passer et atter dent impatiemment le moment de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

134

LE TOUR DU MONDE.

tirer l'animal a belle 'portee. On tue souvent trois ou


quatre cerfs par chasse, quelquefois plus; le soir on
allume un grand feu, autour duquel tout le monde se
reunit et conte des histoires en fumant, Ces groupes,
eclaires par la lumiere qui se reflete sur le corps des
cerfs suspendus aux arbres voisins, composent un tableau de l'effet le plus curieux et le plus caracteristique.
V
Gros-Bois. Le Souffleur. Le Pont-Naturel. Mahebourg.
Reflexions retrospectives. Le combat du Grand-Port. Chant
et musique des Indiens. Plaines Wilhems.

La route qui me conduisit de Combo au Grand-Port


a ete ouverte par l'armee anglaise, peu de temps apres la
cession de l'ile ; ce fut un ouvrage penible : it fallut pratiquer des coupures profondes dans cette partie du pays,
couverte alors de bois epais et presque impenetrables.

tes, l'une allant au Port-Louis, l'autre a Mahebourg.


Je suivis la route de Mahebourg, et apres avoir parcouru une longue allee de filaos, je me rapprochai de
la mer, et commencai a distinguer a l'horizon les montagnes du Grand-Port et de Flacq.
Une descente longue et penible me conduisit a un
pont construit sur la riviere du Poste, qui separe le
quartier de la Savane de celui du Grand-Port. Cette
riviere, dont la largeur est considerable et les rives tresescarpees, se precipite avec tine telle rapidite dans un
lit rocailleux, qu'une personne emportee par le courant
ne pourrait se sauver que tres-difficilement.
Apres la riviere du Poste, vient la riviere Tabac, qui
doit son nom et son origine a un murals entoure d'une
grande quantite de tabac marron. Il est presque toujours a sec, excepte pendant la saison des pluies. On
le passe sur un pont bitti pres d'un rocher d'oit l'eau

Je ne tardai pas a entendre le bruit de la riviere des


Anguilles, qui coule dans une ravine, et dont le profond montre a decouvert le sol rougeatre. Ses bords
sont couverts d'arbres d'oil pendent de grosses touffes
de scolopendre et des bouquets de lianes qui retombent suspendus au bout de leurs cordons. On y volt
aussi des fougeres d'une variete infinie, dont quelquesunes, comme des feuilles detachees de leur tige, serpentent sur la pierre et tirent leur substance du roc
meme, tandis que d'autres s'elevent comme un arbrisseau de mousse, surmonte d'un panache de soie. L'eslike commune qu'on trouve en Europe est ici deux fois
plus grande. Cette riviere recoit un grand nombre d'affluents, et quoique peu considerable, devient presque
un torrent apres les grandes pluies. Ses bords etaient
animes par de nombreux groupes de lavandieres noires ;
apres l'avoir traverse sur un beau pont, je me trouvai
en face d'un poste de police ou se trouvaient deux rou-

se precipite et forme une jolie cascade. Une fois sorti


d'une allee de vakois qui se continue pendant pres
d'un quart d'heure, on ne remarque plus, jusqu'a GrosBois, que la route qui poudroie et les champs de cannes
qui verdoient.
L'habitation de Gros-Bois a ete nommee ainsi de la
grande quantite d'arbres qui s'y trouvaient autrefois ;
mais aujourd'hui ce nom est un contre-sens, car le pays
n'offre plus qu'une vaste plaine nue, renommee pour
le fruit appele bibasse, qui est plus gros et plus savoureux que dans les autres parties de File.
Gros-Bois est administre par M. Vallet, homme aimable et bon, qui non-seulement me recut de la facon la
plus cordiale, mais me procura encore tons les moyens
de voir les environs et le port de Mahebourg. Je ne
puis me lasser de loner l'hospitalite des habitants de
l'ile Maurice, reconnue, du reste, par tons les voya-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
geurs qui ont passe a Maurice, excepte par une femme
clebre, Mme Ida Pfeiffer 1 , dont on peut dire, it est
vrai, comme circonstance attenuante, qu'elle etait dj
atteinte, lors de son passage dans l'ile, de la maladie
bilieuse dont elle devait mourir peu apres.
Aux environs de Gros-Bois, vers cette partie du pays
qu'on appelle le Bras de mer du Chaland, le nom de
Souffleur a ete donne a un enorme bloc de basalte noir,
relie a peine a la terre par un petit isthme, et dont l'interieur est perfore jusqu'au sommet par une cavite qui
communique avec la mer. La base du rocher est entierement tapissee de goemon , reconvert incessamment
par l'eau qui sort du rocher et retombe en cascades
sur ses flancs. Dans les Bros temps, la mer se precipitant avec force dans l'interieur et rejaillissant en forme
de jet d'eau, le fait ressembler a une enorme baleine
qui se serait echouee sur le rivage. Le bruit qu'il produit s'entend de tres-loin; aussi dans le voisinage,

135

quand le Souffleur gronde et rugit, on pent dire avec


assurance que la mer est mauvaise.
En passant devant une petite caverne, on peut monter sur le Souffleur lui-meme, mais cette promenade
est dangereuse. Le rocher est couvert de goemon di le
pied evite difficilement de glisser.
En cOtoyant peniblement le bord de la mer, j'arrivai
a une autre curiosite non moms interessante qu'on appelle le Pont-Naturel, et qui ressemble a un veritable
pont avec une pile et deux arches, sous lesquelles la
mer s'engouffre avec furie et retombe en forme Manchatre. Le rocher qui forme pile et soutient les deux
arches est continuellement mine par la mer ; un jour,
it s'ecroulera et ne laissera a sa place qu'une large
echancrure. On m'a dit qu'un Anglais l'avait traverse
a cheval, mais je crois qu'on ne recommencerait pas
impunement une pareille experience.
Pres du Pont-Naturel, je remarquai un autre genre

Le

de Souffleur, cache au fond d'une excavation souterraine oh le vent s'engouffre. Je pus l'observer en me
mettant a genoux et en approchant mon oreille de la
terre. L'Indien qui m'accompagnait n'osait point m'imiter, et comme je lui en demandais la raison, it me
dit que ce bruit venait du diable.
Quelques jours apres, M. Vallet me conduisit a Mahebourg, que je n'avais pas encore visitee. Mahebourg,
fondee en 1805 par le general Decaen, est magnifiquement situee sur le cote sud d'une pittoresque rangee de
montagnes basaltiques, et au bord d'une baie profonde
oix viennent se jeter deux belles rivieres. Elle possede
des magasins bien approvisionnes, et quelques belles
maisons, mais beaucoup de ces dernieres sont comme
en ruine et ressemblent a certaines habitations du
1. Voy. t. IV, r. 305 5 320

Camp creole. La baie du Grand-Port fait face a la ville


et son entre est defendue par une batterie dont les
feux, en cas d'attaque, pourraient se croiser avec une
autre situee vis--vis, sur la montagne du Lion, qui,
de meme que son homonyme du cap de Bonne-Esperanee, doit son nom a sa vague ressemblance avec un
lion couche. A gauche s'etendent les mines du vieux
Grand-Port, et c'est sur ce point que les Hollandais ont
debarque quand ils prirent possession de l'Ile en 1598,
Rs fixerent a un arbre une planche portant les armes
des Provinces-Unies, avec ces mots : Christianos reformanclos, et appelerent l'lle Maritius, en l'honneur du
prince Maurice de Nassau. Its furent les premiers a
sy etablir ; les Portugais, qui les avaient precedes, s'etaient bornes a en determiner la position.
Les Hollandais ne trouverent aucune trace d'etres
vivants, et remarquerent seulement d'enormes tortues

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

I36

LE TOUR DU MONDE.

et des oiseaux dont l'espece est entierement perdue, et


qu'ils appelerent walk vogel (oiseau degoiltant), a cause
de la mauvaise o deur qu'ils repandaient . Les Hollandais
occuperent l'ile jusqu'en 1712, epoque a laquelle Hs
Fabandonnerent definitivement pour se concentrer dans
leur colonie du cap de Bonne-Esprance. En 1715,
M. Dufresne en prit possession au nom du gouvernement francais, et en 1721, M. du Fougeray lui donna
le nom d'ile de France. A partir de ce moment, elle
appartint a la Compagnie des Indes, et en 1767, elle
fut retrocedee au roi, qui la fit administrer par des
gouverneurs, dont le plus eminent fut Mahe de la
Bourdonnais. Pendant la Revolution, des assemblees

coloniales gouvernerent librement le pays ; mais en


1810, elle fut obligee de capituler devant des forces
ecrasantes. Les traites de 1814 et 1815 en confirmerent
la possession aux Anglais, et depuis cette epoque ils
sont restes maitres de cette colonie, a laquelle Hs ont
donne de nouveau le nom de Maritius.
Mahebourg possede une rade et un port magnifique,
et dans ce moment les Anglais travaillent activement
en faire une position militaire importante.
La rade est fermee par une ligne de brisants a fleur
d'eau, et par l'ile de la Passe. On ne peut parler de cette
Ile sans se rappeler le memorable combat du Grand-Port,
qui fut si fatal aux Anglais au debut de leur attaque.

Le 30 mat 1810, une division navale, sous les ordres


du commandant Duperre , parut en vue de l'Ile de
France, et, trompee par les signaux des Anglais, s'engagea dans la passe qui mene au Grand-Port. Pendant
trois jours, les navires la Minerve, la Bellone et le
Victor lutterent victorieusement contre une division anglaise, composee du Syrius, de la N6rdide, de l'Iphignie et de la Magicienne. Durant le combat, les habitants du quartier qui etaient groupes sur les collines
environnantes, formant un grand et vaste cirque, sui-

virent avec anxiete toutes les peripeties de ce drame


naval, qui se termina par la destruction complete de
la division anglaise.
Malheureusement, les Anglais devaient prendre une
terrible revanche trois mois apres.
Je fus recus a Beau-Vallon, la propriete la plus considerable du Grand-Port, par M. Alfred de Rochecouste,
qui y possedait anciennement un magnifique chateau,
detruit, dit-on, par la malveillance. Les Indiens qui
gardaient la propriete furent eloignes sous un pretexte

t. Ces oiseaux (drontes de Buffon et de Cuvier ) etaient aussi


grands que des cygnes, avec la tete grosse et bizarrem t coiffee
d'une peau semblable a un capuchon. Ils etaient couveits de pe-

tiles plumes grises, n'avaient point d'ailes, mais seulement des


ailerons formes de trois ou quatre plumes noires, et au lieu de
queue, ils avaient quatre ou cinq plumes grisAtres et frisees.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

137

quelconque ; et, sans un fusil qui, en partant, reveilla


tout le monde, les membroe de cette famille auraient
succombe jusqu'au dernier., Il ne reste plus maintenant
qu'un grand carre de terrain couvert de cendres et de
morceaux de for noircis et tardus par le feu, de la ma-

gnifique residence on M. de Rochecouste, de concert avec


ses voisins, accueillaient avec une telle liberalite les p ersonnes attirees dans cette partie du pays par la curiosite
ou leurs affaires, qu'un industriel ayant voulu installer
un hotel a Mahebourg, fut oblige de le fermer au bout de

quelque temps, parce qu'a l'arrivee de touter les voitures, M. de Rochecouste et plusieurs autres habitants allaient au-devant d'elles et se partageaient les voyageurs.

La riviere la Chaux, qui traverse Beau-Vallon, est


garnie de badamiers et de songes. De memo quo la
riviere Sud-Est, h Flacq, elle se divise en bassins a l'e-

poque de la secheresse, et on y peche de tres-beaux


gouramiers, fort bon Poisson importe a Batavia. Apres
les grandes pluies, la quantite de bois entraine par les
rivieres la Chaux et des Creoles est si grande qu'elle
cause des dommages considerables, et qu'une fois, une

portion du bord de Beau-Vallon ayant ete minee par le


courant, s'ecroula, et une maison fut emportee vers la
mor. En 1818, un coup de vent des plus violents enleva sur la riviere des Creoles un pont dont on voit encore les restes it l'endroit appele le Pont-Casse..

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

138

LE TOUR DU MONDE.

La vegetation de ce Ste de l'ile a beaucoup de rapport nourriture. Point de musique, point de gaiete; 1'Indien
avec celle de Madagascar, et le ravenal (urania speciosa) est d'une nature sombre et it est generalement peu corny pousse presque partout.
municatif. Il vit la dans la compagnie de sa femme et de
Cet arbre atteint jusqu'a trente pieds de haut. Son quelques animaux qui grouillent autour de lui; parfaisommet est couronne d'un groupe de branches en forme tement a l'aise au milieu d'une odeur insupportable qui
d'eventail. Le tronc est d'une substance cellulaire donee,
vous prend a la gorge et vous force bientOt a sortir de
les fleurs sont blanches, et les fruits, qui ont la forme la case.
d'une petite banane, sont secs et on ne pent les manger.
Avant de quitter le Grand-Port, notons, d'aprs
On lui a donne aussi le nom d'arbre du voyageur, parce
M. d'Unienville, que les excavations artificielles qui s'y
qu'en pratiquant une incision dans l'endroit oir naissent trouvent demontrent avec certitude un grand bouleverses branches, it en coule beaucoup d'eau. Il nous a
sement occasionne par des feux souterrains. Plusieurs de
paru que, pour s'expliquer ce bienfait naturel, i suffi- ces excavations, telles que le trou Fanchon et le trou
sait de remarquer comment se forment, dans les em- Magnien, communiquent, dit-on, avec la mer. On a
branchements , des cavits oti l'eau de pluie sejourne tents d'etudier les votites des souterrains et les commuainsi que dans un veritable reservoir.
nications de ces trous ; mais ces essais n'ont pas pu donJ'ai gouts plusieurs fois de cette eau et l'ai touj ours
ner de resultats satisfaisants, le manque d'air ayant fait
trouvee tres-mauvaise, par suite sans doute des parties eteindre les lumieres a une dertaine distance. M. Charvegtales qui s'y etaient melangees.
ron a passe vingt-quatre heures dans le labyrinthe de
On trouve encore dans cette partie du pays une es- ces cavernes et s'est trouve fort heureux de retrouver
pece de cannelle qui forme de jolis buissons sur le bord l'ouverture par laquelle it Otait descendu, et qui peut
des bois, et une petite plante, la sensitive, qui, comme avoir une vingtaine de pieds de profondeur.
on sait, des qu'on la touche se referme sur elle-mme.
La route de Beau-Vallon au Port-Louis traverse d'aUn peu plus loin, sur la magnilique propriete de Ferney, bord les plaines Magnien, oil se trouve le village de ce
on voit l'embouchure de la riviere Champagne encom- nom. Plus loin, pres du Hangar, qui est la derniere habree d'enormes mangliers. Cet arbre croit generale- bitation en revenant de Mahebourg, on rencontre
ment pres de la mer; ses branches et ses racines serpen- gauche du chemin une jolie petite cascade sous laquelle
tent sur le sable, et s'y entrelacent de telle sorte qu'il
est creusee une charmante piscine naturelle. Les bords
est impossible d'y debarquer. Son bois rouge donne une
en sent converts de menthe qu'on y a plantee autrefois
mauvaise teinture.
et qui s'est repandue maintenant de tons les cotes.
Un soir, j'entendis a Beau-Vallon un noir jouer d'un
Les fougeres arborescentes sont aussi tres-nombreupetit instrument qu'il faisait vibrer dans sa bouche : ce ses dans ce quartier, et leurs feuilles d'un vert pale, forfut la seule fois que j'eus occasion d'entendre la mu- mant de veritables parasols de feuillage, donnent au
sique des Mozambiques, qui autrefois chantaient et dan- paysage un caractere tres-original. Leurs troncs, d'une
saient souvent au son du bobre' et du tam-tam'. La couleur noire et dont quelques-uns acquierent jusqu'a
musique du Malgache est melancolique, sa danse est vingt-cinq pieds d'elevation, ont peu de tenacite; mais
grave, serieuse, et son instrument favori, le marrow- comme ils ne sont pas attaques par les insectes, on les
vane (harpe malgache), le rend triste en lui rappe- emploie souvent comme palissades.
lant les souvenirs de son enfance. Ce marrow-vane est
Le terrain, qui s'eleve graduellement a partir de Maune lyre cylindrique dont les cordes, au nombre de sept hebourg, forme une eminence haute de deux mills pieds
ou huit, sont distribuees autour d'un troncon ou d'une au-dessus de la mer, l'on apercoit une graude parpetite colonne de bambou; elles sont formees de filets tie de l'ile, se deroulant au loin avec son immense
d'ecorce, detaches du cylindre lui-mme et tendus par nappe de champs de cannes.
des chevalets places pres des nceuds qui sont a l'un et a
A droite et a gauche, la route est couverte de bois
l'autre bout. Quant aux Indiens, ils chantent plutot dans et bordee de buttes ou vivent des charbonniers et des
la douleur que dans la joie. On ne voit plus, quand la nuit Micherons. Ces gens sont bien retribues pour leur tratombe, ces groupes de noirs qui se reunissaient autour vail, et rien de plus juste, car, l'atmosphere tant toud'un grand feu et qui, dans l'intervalle de leurs danses jours humide dans cette partie de File, leur metier est
et de leurs gambades les plus pittoresques, ecoutaient des plus penibles. Durant la saison seche, ils se nouren silence quelque histoire d'homme assassins, dont le rissent de tandrecsi et de singes; ils sont tres-friands
gniang revenait tous les soirs, et dont on ne pouvait se de la chair de ces derniers animaux, ainsi que des moupreserver qu'en portant des grigris. Maintenant, si toucks' et des larves de mouches jaunes ; pendant tout
on entre dans la case d'un Indien, on ne voit que des le temps des pluies, ils vivent de poissons.
murs sales, des vetements deguenilles, et au milieu un
En descendant du point oulminant de cette month,
tas de cendres qui indique l'endroit on it fait cuire sa on arrive pres de l'ancienne route du Grand-Port, et
en marchant a droite pendant un quart de lieue on en-

1. Le bobre est une espece de guitare a une corde,.tendue par


un arc attache a une calebasse.
2. Le tam-tam est une sorte de tambour qu'on fait rOsonner
avec lesmains.

1. Le tandrec est Perinaceits caudatus de Buffon; c'est un petit


animal qui ressemble un peu a la taupe.
2. Especes d'insectes qui rongent l'interieur des arbres.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
tend le bruit d'un moulin a scier que met en mouvement une branche de la riviere des Creoles.
Le sol des plaines Wilhems, que je dus traverser
pour rentrer au Port-Louis, est bien plus beau que celui du Grand-Port ; la verdure y est plus luxuriante
et la temperature plus douce : aussi y trouve-t-on un
grand nombre de maisons de campagne, et c'est le lieu
choisi par les habitants riches pour passer agreablement les mois caniculaires de decembre, janvier, fevrier et mars.
VI
Moka. L'ascension du Pouce. Le Reduit. Le canton des Vakois.

Pour explorer le quartier de Moka que je ne connaissais pas encore, je resolus d'abandonner les grandes routes et de faire l'ascension du Pouce. Je partis
de grand matin avec deux compagnons, et me rendis au

vert. Un ruisseau limpide coule sur le plateau du Pouce,


et repand tout autour une fraicheur qui invite beaucoup
de creoles a y venir passer le dimanche. D'ordinaire,
ils partent le matin avec des provisions de bouche necessaires, et l'herbe du voisinage est la table improvisee sur laquelle on sert le dejeuner.
Un sentier assez roide qui descend du cote de Moka
est pave de pierres provenant des rochers qu'on a ete
oblige de faire saucer par la mine. Ce chemin a ete taille
dans le roc par les Francais, dans l'intention d'ouvrir
des communications plus promptes avec le cote oppose
de Je remarque ca et la de tres-grands figuiers,
dont les branches, semblables a des lianes, forment
des buissons epais, et dont l'ecorce, quand on la perce
avec un couteau , rend un sue blanc et laiteux.
En sortant des bois, nous traversons la jolie riviere
de Moka, garnie de jamlongues au feuillage argente,
et nous continuons, a travers une allee de vakois, jus-

139

dela du monument Malartic dans ce qu'on appelle l'enfoncement du Ponce, vaste cirque dont les rochers d'une
lave tres-dure ont quelque analogie avec les gradins
d'un amphitheatre. Le chemin, assez doux d'abord, devient ensuite tres-escarpe, et la marche est de plus en
plus fatigante jusqu'au sommet de la montagne. Quoiqu'on soit protg contre le vent par une haie d'arbustes et quelques arbres de foret, on arrive avec plaisir
sur un immense plateau dont le centre est occupe par
un mamelon isole, ressemblant a un ponce et couvert de
bois qu'habitent un grand nombre de singes. De ce point
la vue s'etend de tous les cotes et embrasse une grande
partie de l'ile : on apercoit a gauche le canton des
Pailles, la petite riviere Moka, et les plaines Wilhems;
a droite les Pamplemousses, la baie du Tombeau ; et
au bas de la ville, la rade, les navires ressemblant a des
toques de noix, et le champ de Mars pareil a un chale

qu'a l'endroit appele Creve-Cceur. Arrives la, nous gravissons un des cotes de la montagne de Pieter-Boot, qui
se presente comme un immense pain de sucre (un coutelier, natif d'Auxonne, Pierre Peuthe, arbora un dra
peau au sommet en 1690); puis nous nous arretons
pour contempler toute la partie nord de l'ile qui se
dessine a nos pieds comme un vaste panorama. Dans
la plaine a notre droite se detachent deux pitons coniques appeles les Deux-Mamelles de Creve-Cceur.
Apes avoir visite la jolie eglise de Moka, batie pres
d'une petite riviere tres-encaissee, je quitte mes deux
compagnons et je me rends a cheval dans le canton des
Vakois.
Je rentre dans le quartier des plaines Wilhems, et
la route me conduit d'abord pres du Reduit, qui est la
maison de campagne des gouverneurs de C'est
une charmante habitation precedee d'une pelouse sur
laquelle un multipliant etend ses branches, et entouree

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

140

LE TOUR DU MONDE.

de jardins arranges avec un goat tout a fait artistique.


Cette habitation (choisie en 1750 par M. David, successeur de la Bourdonnais) est situee sur une espece de
promontoire forme par la reunion des rivieres de Moka
et des plaines Wilhems. Sur un de ses cotes se forme
la belle cascade dite du Reduit, encadree par une bordure de songes et d'arbres touffus, qui se precipite dans
un lit profond et rocailleux. Un petit sentier permet
de descendre jusqu'au bas de cette cascade ; mais c'est
un veritable casse-cou : it est preferable de la voir du
cote oppose au Reduit.
Le canton des Vakois (ainsi appele parce que cette
plante y croissait autrefois en abondance) se presente

reux ; dans un d'entre eux, un des gouverneurs de l'ile,


sir Higginson, faillit perir avec sa fille.
Ce qui m'attirait surtout aux Vakois, c'est la
ire, large vallee formee par les montagnes de TerreRouge, du Tamarin et des Trois-Mamelles, et qui se
prolonge jusqu'a la mer apres avoir traverse les riantes
campagnes des plaines Saint-Pierre. Ces montagnes se
sont comme separees et ont forme une scmbre tranchee,
oa s'enfonce la riviere du Tamarin, tombant dans son
tours en cascades, qu'on apercoit au nombre de sept.
Dans la saison des pluies on en compte jusqu'a vingtneuf. Des deux cotes, des baies et des lianes de differentes nuances s'harmonisent avec les teintes sombres

comme un immense plateau deprime au sud-est, et s'eleve de mille deux cents pieds a peu pres au-dessus du
niveau de la mer. Le sol, a cette hauteur, ne produit
de bonnes cannes que s'il est engraisse avec le guano,
mais en revanche, les legumes d'Europe y viennent
tres-bien et sont des meilleurs.
Cette partie de l'ile, autrefois tres-boisee, n'est plus
ombragee maintenant que par quelques belles forets
arrosees par plusieurs rivieres, dont les principales
prennent leur source dans la mare aux Vakois, lac
bourbeux dont la profondeur varie de vingt pieds
quelques pouces a peine. Il faut etre tres-prudent si
l'on y va sans guide, car it y a des trous fort dange-

des rochers, et l'ensemble imposant des montagnes fait


de cet endroit un des plus beaux sites de l'ile Maurice.
VII
La population indienne a Maurice. Moeurs et ceremonies reli-
gieuses. Les Pamplemousses. --Un personnage historique.
Le naufrage du Saint-Gdran : le roman et la realite. Les
sucreries.

J'avais parcouru, dans mes dernieres excursions, le


centre et toute la partie sud de La partie nord
etait la seule que je ne connaissais pas. Je coupai ce
voyage en deux, et me mis en route d'abord pour l'habitation de Mont-Choisy et la Grande-Baie. Je quittai le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

141

LE TOUR DU MONDE.
Port-Louis du cote du Camp Malabar, qui ressemble
une petite ville de Golconde ou de Mysore, et est habite
par une population d'ouvriers laborieux et d'honnetes
commercants dont plusieurs ont beaucoup d'aisance.
Tout y rappelle les usages, le costume et le caractere
asiatiques. Le dima.nche, on y voit les femmes rnalabares dans leur plus grande parure : elles se chargent
les doigts des pieds et des mains de beaux anneaux en
cuivre, elles suspendent a, la narine gauche et aux
oreilles des boucles ornees de petits coquillages. Elles
se couvrent d'un voile ou dale qui tombe jusqu'aux
pieds. Il n'y en a pas un grand nombre de johes, mais
en general elles ont beaucoup d'expression et de mo-

bilite dans la physionomie ; on finit par s habituer


leur teint olivatre. Ca et la, les Indiens se reunissent en groupes animas, et fument le gourgouri (espece de
houka, forme par tine noix de coco on se trouve de beau
travers laquelle passe la fumee qu'on respire par un
petit tube). Les boutiques du Camp Malabar rappellent
le Temple de Paris ; on y trouve toute espece de vieux
habits, des mouchoirs et des foulards dont les couleurs
bariolees forment l'aspect le plus pittoresque.
Les Indiens celebrent solennellement tous les ans
dans ce camp une grande fete a laquelle ils attachent
beaucoup d'importance, et ils en font les preparatifs
longtemps a l'avance. Es fabriquent avec du bambou

une grande pagode elevee de plusieurs etages et surmontee d'une boule semblable a celles des eglises russes, puffs la decorent avec des papiers de toutes les couleurs : c'est ce qu'ils appellent le ghoun. Cette cerernonie,
nommee le Yamse, dure onze jours.
Les Malabars mahometans sont de la secte des schias,
comme les Persans et les musulmans de l'Inde. Es regardent Ali comme le seul legitime successeur de Mahornet, et ont en horreur les trois califes Aboubekre,
Othman et Omar. Tousles ans, a la pleine lune de mars,
ils celebrent la mort funeste d'Hocein, second fils d'Ali,

'equel fut tire a la bataille de Kerbela en defendant les


droits de son pare; et la maniere dont ils temoignent
leur douleur se rapproche beaucoup des ceremonies qui
se pratiquent a Ispahan. Les Malabars, comme les autres schias, font preceder la ceremonie de dix jours de
jetines et d'expiations ; et le jour de la pleine lune ils se
rendent dans leur ghoun, oh se trouve le cenotaphe d'Hocein. Its font une procession solennelle. Le cortege est
ouvert par des hommes qui ont les bras et la figure barbouilles de diverses couleurs, et qui, armes d'epees et de
sabres, sautent en criant : Yamse ! Yamse ! (Ce mot paralt
etre une corruption du nom d'Hoceln, precede de l'interjection Ya qui signifie ho !) Un de ces fanatiques tient

I. Aux Iles Maurice et Bourbon, on appelle generalement Malabars tous les Indiens, de quelque partie de l'Inde qu'ils soient.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

142

a la main un sabre nu qu'il agite en tons sens, et


figurant le fatal cimeterre qui termina les fours du
fils d'Ali. Es font aussi des combats simules, qui deviennent souvent serieux, car les schias s'imaginent que
quiconque perd la vie dans une circonstance pareille va
droit au ciel. Jusqu'ici, cette solennite est semblable
cello des Persans ; mais les Malabars y ajoutent une
autre ceremonie qui parait difficile a concevoir et qu'ils
ne peuvent expliquer eux-memes. Le cenotaphe contient, au lieu du corps sanglant d'Hocein, un cochon de
lait vivant. Lorsqu'on a couru pendant toute la nuit, on
va le lendemain en grande pompe jeter le tout a la mer
dans l'endroit oh on a fait les ablutions au commencement, et on jette aussi le surplus de l'argent quote dans
la ville et les environs pour les besoins de la fete. On
s'arrange toujours pour conserver une petite somme
destinee a cette offrande. Du reste, les Indiens executent
ces ceremonies presque sans les comprendre, et ils ont
altere par une foule de traditions et d'idolatries le culte
que leur avaient transmis les Persans.
Apres le Camp malabar disparaissent les lignes des
anciennes fortifications de la ville. A droite, s'ouvre la
valle des Pretres qui, dans le principe, fut assignee au
clerg de l'ile pour son entretien ; comme c'est la qua
Bernardin de Saint-Pierre a place la residence de Paul
et Virginie, on ne peut se dispenser d'y faire une excursion. En remontant les bords pittoresques de la riviere
des Lataniers, dont la source se cache au pied du PieterBoot, on rencontre les grands rochers, pres desquels,
suivant le romancier, s'levaient les cabanes de Marguerite et de Mme de la Tour. Voici plus haut le passage de la montagne Longue , ots Paul et Virginie allaient au-devant de leurs mores lorsqu'elles revenaient
de l'eglise des Pamplemousses; la description de ce
lieu consacre serait encore exacte, si l'on n'avait pas detruit ces palmistes dont on voyait les longues fleches
toujours balancees par les vents.

Une demi-heure apres ma sortie du Port-Louis, j'etais sur les bords de la baie du Tombeau, qui est Baran.
tie a son embouchure par une barre de sable. Tente
par la tranquillite de ses eaux et la beaute du paysage
environnant, je fis une charmante promenade en bateau
le long de ses rives, qui sent egayees par un petit moulin a eau et de jolis groupes de cocotiers. Il se fait de
ces cotes un grand commerce de pierres ; on en tire la
majeure partie du lest dont on a besoin au Port-Louis.
A peu pres a deux milles au nord, je fis une halte pres
de la baie de l'Arsenal, et descendis visiter une magnifique guildiverie, oir un employe obligeant m'expliqua
les procedes de la fabrication du rhum. C'est ici que, dans
les premiers temps de l'etablissement, furent eleves les
manufactures et les depots de fournitures appeles Arsenal. La cote de cette partie de l'ile est parsemee, sur plusieurs points, de larges lits de corail; on creuse aujourd'hui ces depots, qui sent probablement les restes
d'anciens recifs, pour en extraire de la chaux; prise dans
ces endroits, elle est moins affectee par l'humidite que
cello qu'on tire du corail frais. Dans les mois de juillet

et d'aoht, on voit souvent des baleines se promener pres


des recifs.
De cette baie a la propriete de Mont-Choisy, la route
est d'une uniformite desesperante ; le sol est tellement
convert de pierres, que ca et le. on est oblige de les reunir en tas pour deblayer le terrain et planter des cannes.
Je trouvai a Mont-Choisy M. Lambert, alors simple administrateur de cette belle propriete, et qui y attendait
philosophiquement le (Nees de la vieille refine RanavaloMaudjaka. On sait qu'il est maintenant due d'Emyre et
ambassadeur de Radama, roi de Madagascar. Il avait
pour compagnon dans cette retraite un prince malgache,
dont la mere possedait soixante lieues de cotes et qui sans
doute l'a suivi dans sa nouvelle fortune
Je profitai de mon sejour a Mont-Choisy pour aller
visiter la Grande-Baie, dont les bords sont converts de
sable blanc et d'un beau gazon vert. Cette baie est habitee par une population de pecheurs qui reunissent en
paquet les tiger du batratan (batatras maritima, plante
de la famille des convolvuloides), les jettent en mer et
s'en servent comme de filets pour pecher. Dans l'histoire de la colonie, cette baie demeurera celebre comme
etant le lieu oir debarqua en 1810 l'armee anglaise qui
s'empara de l'ile de France.
De Mont-Choisy je revins en ville, et un mois plus
tard je me rendis a Flacq, en passant par le Mapou et
par tante la cote nord-est. Je vis d'abord Saint-Antoine,
('habitation de M. de Ghazal, qui a souvent donne abri
aux naufrages et genereusement subvenu a leurs besoins; et a pen de distance Vile d' Ambre, rendue a jamais celebre par Ia porte du Saint-Gran.
Ce naufrage etait fait pour dormer a Bernardin de
Saint-Pierre l'idee d'une relation interessante ; le fond
de Write de ce malheureux evenement lui fut aussi
utile pour son roman, que la rencontre qu'il fit dans les
faubourgs de Paris de deux charmants enfants se servant d'une robe comme d'un parapluie. A l'egard du
Saint-Geran, les proces-verbaux des officiers echappes
au naufrage constatent que ce navire, commando par
le capitaine de Ia Marre, partit de Lorient le 24 mars
1744, et, apres avoir relache a Goree, arriva le 17 aotit
en vue de l'ile de France, oil it toucha sur des recifs,
a une lieue de la cote et a egale distance de l'ile d'Ambre. La mer, qui est tres-clapoteuse dans cette partie,
poussa le navire avec violence sur les brisants, et bientOt
apres les mats se briserent et la quille se rompit dans
son milieu. En ce moment, M. de la Marre fit donner la
benediction et l'absolution generale par l'aumOnier, qui
chanta l' Ave maris stella. Un grand nombre d'hommes
se jeterent a la mer sur des planches, des vergues, des
avirons ; mais entraines par les courants, battus et submerges par les vagues, ils furent presque tous engloutis.
Le marinier Caret, qui essaya de -sauver M. de la
Marre, lui conseilla plusieurs fois de quitter ses vetements; mais celui-ci refusa en disant qu'il ne convenait
pas a la dignit de son etat d'arriver tout nu sur le rivage. Caret nagea longtemps a travers les courants
trainant apres lui la planche sur laquelle s'etait place

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

143

son capitaine ; mais ce dernier ayant rencontre un ra- aux champs et se dit souvent malade pour rester dans
deau charg de monde , crut qu'il y serait plus en sa case. Alors, pourle forcer a travailler on le menace....
stirete et quitta son intrepide marin. Celui-ci , oblige de ce qu'aime tant le Malade imaginaire; car l'Indien est
de plonger un instant pour eviter un choc, ne vit plus l'antipode de M. Purgon, et it est rare qu'il ne se rende
personne aupres de lui quand it reparut sur l'eau; dans pas a cet argument. Il ne tient pas au sol : des gull a
ce moment M. de la Marre avait peri avec toutes les reuni un petit pecule, c'est pour retourner dans son pays
personnes qui se trouvaient sur le radeau. Il y avait a le plus tot possible. L'Indienne, qui parfois a de jolis
bord deux jeunes personnes, Mlle Mallet qui etait sur traits, se gate completement la bouche en machant la
feuille du betel, qu'elle melange avec de la chaux et de
le gaillard d'arriere avec M. de Peramon, et Mlle Callon qui se tenait sur le gaillard d'avant avec le lieute- la noix d'arac.
Revenons au planteur. Il est non-seulement cultivanant de Montandre, dont l'amour avait merite sa main
et qui devait l'epouser a son arrivee a l'ile de France. teur, mais aussi fabricant , et chaque annee it transCe jeune homme, aussi agile que son amante parais- forme en sucre le jus de la canne. Ce roseau arrive a sa
sait calme et resignee , s'occupait de faire un radeau maturite vers le mois de juillet ; alors la coupe compour sauver celle dont la vie lui etait mine fois plus mence. Les Indiens, qui partout ont remplace les noirs
chere que la sienne. On le vit h genoux la supplier dans le travail des proprietes, se repandent dans les
de descendre avec lui sur le radeau, d'eter une partie champs, coupent la canne par le pied, et la chargent sur
de ses vetements ; elle rejeta toutes ses prieres, et son des charrettes qui se dirigent ensuite vers la suererie.
regard lui fit sentir que toutes ses solicitations seraient La, on prend la canne par faisceaux et on la precipite
entre les cylindres du moulin, qui la broient et lui font
inutiles ; elle lui tendit la main en temoignage d'amour
et de reconnaissance. Montandre tira alors de son porte- rendre une eau jaunatre appelee vesou. Ce liquide desfeuille une boucle de cheveux qu'elle lui avait donnee, cend dans de grandes chaudieres, d'oh s'echappent des
y porta plusieurs fois les livres avec transport, le placa Hots de vapeur, et autour desquelles un grand nombre
sur son cceur et attendit a cote de sa fiance la fin de d'Indiens travaillent sans relache. Les uns, armes d'imcette scene de desespoir. Voila le fond du drame de menses cuillers en cuivre, font passer le jus de la canne
d'une chaudiere dans une autre, suivant le degre de cuisPaul et Virginie.
Un pen au sud de cette lle s'eleve le village de la son. D'autres, au moyen d'un instrument en bois qui a
Poudre-d'Or, qui possede une jolie eglise, des casernes, la forme d'un couteau, enlevent tine ecume epaisse sur
et un petit port d'oh on expedie au Port-Louis tous les la surface du liquide en ebullition. Le vesou change en
sucres des environs. C'est aux Hollandais que l'ile doit sirop passe ensuite dans des vides oh it se cristallise ; et
au sortir de la, les cristaux sent seches dans d'immenses
ses premieres plantations de cannes qu'ils importerent
de Batavia. Cette culture est devenue la principale bran- toupies, appelees turbines, qui terminent la fabrication.
La coupe est tithe d'ordinaira dans les derniers jours
che de revenus de Pile Maurice et la base de son commerce avec l'Europe. Le sucre qu'on tirait de ce roseau du mois de decembre. L'attention du planteur se porte
n'etait alors sonmis a aucune preparation : apres l'avoir sur les champs oh les cannes nouvellement plantees
fait legerement fermenter, on s'en servait pour tenir reclament tons ses soins. Chetives comme tout ce qui
lieu des liqueurs spiritueuses dont la colonie etait pri- vient de naitre, elles sont en outre exposees a un envee. M. dela Bourdonnais eleva plusieurs sucreries qui, nemi redoutable, le borer, insecte qui les attaque au
en 1760, produisaient un revenu de six mile livres
cceur et les fait mourir, comme en France Poldium detruit la vigne. D'abord chenille, puffs papillon, le borer
la compagnie; c'est en souvenir de son administration
que son nom a et donne a une des plus belles proprietes constitue un veritable fleau contrelequel les habitants de
de Pile. Maintenant, sur cent vingt-sept cinquante- l'ile luttent avec perseverance ; on ne peut se figurer les
six arpents de terre cultives , cent dix-huit mile deux ravages de cet insecte qu'apres les avoir vus. La canne
cent quatre-vingt-quatre sont affectes aux plantations de est transpercee dans toute sa longueur, et sa chair,
cannes; grace a l'immigration indienne, la production tendre et aqueuse a l'etat normal, prend la consistance
a plus que triple depuis Pabolition de l'esclavage. L'ile du bois. Pour conjurer ce Nati, on propose l'introducest divisee en un grand nombre de proprietes, qui pre- tion d'oiseaux insectivores ; en attendant, ce sont des
bandes d'Indiens que l'on emploie detruire le borer.
sentent presque toutes le meme aspect.
Es
veillent sur la canne pendant sa croissance, et cherAu centre de champs de cannes plus on moins kendus s'eleve l'usine, grand batiment a arcades, reconvert chent les ceufs de l'insecte et l'insecte lui-meme. Les
d'un toit en fer-blanc peint, et tout aupres, la jolie quartiers des Pamplemousses, de Flacq et de la riviere
maison de bois entouree de verdure, oil le planteur du Rempart sont beaucoup plus atteints par le borer
vit independant avec sa femme et ses enfants. Plus que ceux de la riviere Noire, de la Savane et du Grandloin, deux ou trois rangees de cases en terre, recou- Port : it est a craindre que les ravages de cet insecte
vertes de paille, ferment ce qu'on appelle le Camp : c'est ne forcent un jour a abandonner la culture de la canne,
la que reside la nombreuse population d'Indiens au ser- comme cela est arrive a l'ile de Ceylan.
Apres avoir visite les plantations de la riviere du
vice du planteur. L'Indien est sale et paresseux ;
cherche tons les pretextes possibles pour ne pas aller Rempart et du gnarlier de Flacq ; apres avoir use et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

144

LE TOUR DU MONDE.

abuse de la bienveillance de leurs habitants, je repris


la route des Pamplemousses. Le village de ce nom a
etc immortalise par le roman de Bernardin de SaintPierre ; et pour donner un corps a la fiction, on y a
eleve deux petits monuments ombrages de bambous.
s'est trouve des gens qui en ont enleve des morceaux,
et cette profanation puerile blesse presque autant Pimagination que celle des touristes sans scrupule qui ont
detruit tant de sculptures et de monuments de 1'Egypte
et de la Grece.
Toute la partie du pays comprise entre les Pample-

mousses et la mer souffre terriblement du borer, et encore plus d'une herbe introduite it y a une quinzaine d'annees, et qu'on appelle herbe cailli ou caille. C'est la plus
grande peste dont puissent etr@ affligees les Cannes, car
les graines de cette plante etant portees de tous cotes par
le vent, it est tres-difficile d'en preserver les champs.
Une route a droite de celle des Pamplemousses conduit par un pont en Pierre a l'etablissement appele les
Aloulins a poudre. Vers l'annee 1774, it y existait une
manufacture de poudre, mais a cette poque une terrible explosion detruisit une partie de l'edifice, qui Bert

maintenant de prison. Dans une petite plaine, voisine


des Pamplemousses, repose Rylapola, prince cingalais,
qui fut banni a Maurice, non pour s'etre revolte contre les Anglais, car it les aimait beaucoup, mais parce
que la politique ombrageuse du gouvernement britannique redoutait sa popularite. On lui donnait une pension et la liberte de circuler partout. Il etait tres-estime
et recu par les citoyens les plus honorables.
Des Pamplemousses au Port-Louis, je ne rencontrai
d'interessant que la jolie riviere des Calebasses, et je
m arretai quelque temps a contempler les songes ca-

raibes, de six a sept pieds de haut, qui bordent ce tours


d'eau a quelques pas de la route. BientOt j'atteignis la
Terre-Rouge, passai devant l'habitation du llochet, et
rentrai en ville par le champ malabar et la rue de Paris.
J'tais arrive au terme de mon voyage. Il ne me reste
plus qu'a remercier toutes les personnes qui m'ont facilite le parcours et Petude de leur belle Ile. Puissentelles trouver dans ces lignes une preuve que le souvenir de leur cordialite et de leurs services ne s'est pas
efface de la memoire de lair hOte d'un jour.
Alfred ERNY.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

145

Le Rathhaus ou hotel de Ville de natishonne.

DE PARIS A BUCHAREST,
CAUSERIES aOGRAPHIQUES'
PAR M. V. DUR1JY.
1860. - TEXTE ET DESSINE 1NEDITV.

XXI
A RATIsBONNE.
La biere de l'eOque.

Un Francais au four. Des chevaux loges comme des princes. Une heroine de Jules Janin.

Vous vous souvenez, mon cher ami, que j'etais arrive


tard h Ratisbonne ; je l'avais traversee h la lueur des
bees de gaz et a. la clarte des etoiles, ce qui ne m'avait
pourtant pas empeche d'y voir bon nombre de choses.
Je m'etais encore attarde longtemps sur le pont du Danube a contempler le fleuve dont la lune argentait les
Rots, si bien qu'il etait minuit quand j'arrivai a. mon
Dampfschiffshof, hotel d'autrefois, aux salles basses et
enfumees, qui fut sans doute en son temps une auberge fameuse, et qui pour le nOtre, taut le luxe et les
Anglais nous ont gates, est presque un bouge.
1. Suite. Voy. t. III, p. 337, 353, 369; t. V, p. 193, 209, et
t. VI, p. 177 et 193.
2. Tous les dessins de cette livraison ont ete faits en Allemagne,
pour le Tour du Monde, par M. Lancelot, qui a suivi exactement
Pitineraire de l'auteur.

Je demande a quelle heure partait le bateau; on me


repond h cinq , que les formalites seront longues, et
qu'il est prudent de se faire eveiller avant quatre. Je
regarde le lit, ou je retrouve les fanaeuses serviettes
qui servent de draps et les matelas gonfls a la tete oil
Pon serait fort bien assis pour causer, mais ou l'on est
fort mal couche pour dormir, et je me decide h. m'installer dans un fauteuil, un encrier h droite, une tasse de
cafe a gauche, pour vous conter ce que j'avais vu depuis Munich. C'est ainsi que j'ai souvent vecu depuis
mon depart, ne fermant pas les yeux, en dix fois, aussi
longtemps qu'une jolie femme en une seule ; courant
le jour pour voir, ecrivant la nuit pour me souvenir, et
dormant it la grace de Dieu. -Voila ce qu'on appelle un
voyage d'agreraent....
Mais j'avais compte sans mes fatigues de Munich,

VII. 1669 LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

10

[email protected]

1 L6

LE TOUR

DU MONDE.

doublees de celles de la route jusqu'h Ratisbonne. Je


croyais ecrire, je m'endormais. Quand je me reveillai,
faisait grand jour, et le bateau que je devais prendre
l'aube voguait depuis trois heures vers Passau. Le genie
protecteur de la vieille vine s'etait venge de mon irreverence et me fGrcait a faire une visite en regle a sa cite
impdriale. Je m'executai de bonne grace.
Au moment ou j'allais sortir, je fus arrete par un bon
gros garcon de Neuremberg, commis voyageur en cigares,
qui, apprenant qu'un Francais se trouvait a rheitel, chose
rare a Ratisbonne, en oubliait depths deux heures son
commerce et m'attendait pour me happer au passage.
Tout fier d'avoir habits Paris et d'tre en etat de me le
dire en un francais tres-peu orthodoxe, it s'accrocha a
moi de facon que je ne pusse me delivrer de lui.
se mettait d'ailleurs a ma disposition pour me conduire
vers les curiosites dela ville; j'aurais manqu a tous mes
devoirs de voyageur en n'acceptant pas. Me voila done
parti avec mon complaisant cicerone. Nous nous mettons
d'abord a la recherche d'une procession qui devait avoir
lieu ce jour-la dans le faubourg Stadt-am-Hof, pour je
ne sais quelle fte religieuse. Mais it faisait un temps
abominable, digne de la reputation de Ia Je
n'apercois qu'un ocean de parapluies qui ondulent et
ruissellent. Je renonce aux curiosites en plein air et je
repasse le pont du Danube presque aussi vite que l'archidue Charles quand it fut si heureux de le trouver, apres
Eckmuhl, pour s'echapper en Boheme.
J'avais vu la veille, dans Ia nuit, des masses enormes
accolees a de certaines maisons et dont je n'avais pas
compris la destination. Toute la ville, regardee du faubourg, en est comme herissee : ce sent des especes de
donjons& neuf ou dix etages, oil sans doute les seigneurs
venus a la diete se cantonnaient. Its avaient voulu retrouver dans la ville l'image de leurs chteaux forts et pouvoir, au besoM, se defendre centre une emeute populaire ou une attaque de leurs rivaux.
A eke de ces monuments de defiance et d'orgueil, je
vois la reponse menacante des manants. Ratisbonne a
une rue Goliath et, sur une des maisons de cette rue, le
geant s'eleve de la hauteur de trois etages; mais le patre,
renfant qui le vaincra, est a cote. Berne aussi a une
porte Goliath. Cette image etait frequente au moyen age.
N'y avait-il la qu'un souvenir biblique? ou n'tait-ce pas
plutOt le symbole aims de ces petites villes qui se promettaient de tuer, elks aussi, le geant Modal? Les bourgeois du treizierne sicle avaient asset de malice pour le
penser, et, dans tous les cas, leurs descendants ont le
droit de le dire.
Tout pres du pont, nous nous trouvames en face du
Dom ou de la cathedrals, qui ne me parut pas faire
meilleur effet le jour que la nuit. Bien qu'on vante beaucoup en Baviere son porlail, qui date de 1488, it me
sembla, comme a. M. Fortou1 2 ,
un temoignage evi-

dent de la decadence de l'architecture religieuse ; car,


loin de reveler aux yeux les mysteres d'un temple
chretien, it presente la faade d'un hotel de vine, orne
au premier etage de son baleen, sur lequel s'ouvrent deux
grandes fenetres et surmonte d'un pignon aigu dont le
milieu est marque par une tourelle feodale. Les deux
grandes tours_ qui accompagnent ce frontispice profane
n'ont point ete achevees, et les sculptures qui y sent repandues sont de rordre le plus commun'.
Mais ce n'etait pas la que mon commis voyageur to
trait a me conduire. a Des cathedrales, me dit-il, it y en
a partout. Je vais vous montrer une chose qu'on ne trouve
qu'ici. Aliens a l'hOpital. v Je le suis; car en voyage,
comme h. la guerre, it ne faut reculer devant rien. Il me
fait repasser le pont, et nous entrons dans une Salle immense hie Von ne se voit ni ne s'entend, a cause du bruit
et de la fumee qui s'y font. Les habitants de ce lieu n'avaient nullement l'air d'tre malades : ils buvaient, chantaient et mangeaient tout a la fois et thus ensemble.
retais encore tombs dans une brasserie. C'est une dependance de l'hOpital. Un mur seulement separe les
buveurs des malades, de sorte qu'on pourrait entendre
alternativement les gemissements des uns et les cris des
autres. Rtait-ce a, cause du voisinage et par contraste,
ou la pluie les avait-elle mis en liesse? Ces buveurs
etaient bruyants et gais comme je n'en avais pas encore
vu. La foule etait si pressee, que les consommateurs se
partageaient fraternellement l'espace et mangeaient au
meme plat, sans fourchette 1 La consommation etait la
mme pour tous : trois saucisses dans un bain de moutarde et un verre de biere pour six sous._ Aussi beaucoup redoublent; le pain se paye en plus, ce qui donne
a croire qu'on s'en passe d'habitude.
Je trouvais que mon guide, comme tous les guides,
m'avait surfait sa curiosite, et je me sauvais au plus vile,
quand je decouvris une figure longue et seche de vieille
fille, toute de blanc vetue couronnee de roses, bouquet
au cote, reliquaire au con, voilee comme une Vierge, dont
elle venait de jouer le role dans la fete sacree, et qui, debout au millieu de la foule, mais isolee par un air tresrecueilli, devorait a longues dents le mets national.
Decidement vous avez raison, dis-j e a mon compagnon ;
votre hOpital est curieux.
J'avais tort de m'etonner que cette sainte fille fitt en
pareil lieu. J'appris, quelques instants apres, que reveque de Ratisbonne possede une brasserie et fait fabriquer de la biere qu'on appelle bischofsbeer, la biere
de reveque; et en rentrant le soir a l'hOtel, j'y trouvai
un touchant exemple de ces mlanges qui nous etonnent
et de la mansuetude de ces bonnes mceurs allemandes
sans fiel ni colere : un pretre catholique, un juif et un
protestant jouaient aux cartes en jetant pacifiquement
au nez la fumee de leurs longues pipes.
A Ratisbonne, M. Lancelot trouve un compatriote qui

1. Ratisbonne s'appelle en allemand Regensburg, du nom d'une


pe ite riviere qui s'y jette. Mais Begot signifie pluie, ce qui a valu
la ville une reputation que peut-tre elle ne merits pas.
2. De l'Art en Allemagne.

1. M. Dared est beaucoup moms severe (Excursion artatigue


en Allemagne). 11 trouve que cette cathdrale est un des plus beaux
edifices gothiques de 1'Allemagne, mais it faut dire que l'Allemagne a bien peu d'glises gothiques.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

dIP^

TMli
II
i

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

148

LE TOUR DU MONDE.

vent absolument le garder a diner. Un convive de plus


obligeant son hOte a faire prendre plus de pain, le boulanger s'informe, comme de juste, du motif qui derange
les habitudes de la maison. La servante repond qu'un
ami de monsieur, un pays vient d'arriver. c Ah ! un
Francais, dit le boulanger qui prepare sa fournee ; amenez-le-moi ici , nous chaufferons le four avec sa carcasse. Le lendemain, le hasard conduit notre artiste
devant une boutique oft it voit quelques sculptures a
prendre, et it s'arrete pour en faire le croquis. Un gros
bonhomme en sort, son bonnet d'une main, une chaise
de l'autre, et insiste tres-poliment pour que M. Lancelot
prenne ses aises. C'etait l'ogre de boulanger. IL avait
fait le bravache la
veille contre un
Francais, pour
obeir a la consigne
donnee en 1813 et
qui dure encore, en
paroles; it n'aurait
pas voulu , en action , lui porter le
moindre prejudice ,
et it etait p loin de reconnaissance pour
l'artiste qui faisait
sa ville la galanterie de dessiner un
dernier vestige de sa
splendeur passee.
Pourquoi une certaine presse nourrit - elle encore en
Allemagne ces rancunes contre le
voisin perfide , le
Gaulois , l'ennemi
hereditaire , Erbfeind? Nous les
avons meritees
y a cinquante ans,
c'est .vrai ; mais
n'en avons - nous
pas ete puns? Lessing, dans l'autre siecle, jetait a ses compatriotes cet
amer reproche : Le caractere national de l'Allemand,
c'est de n'en point avoir. On a bien change cela depuis Lessing ; mais , de l'autre cote du Rhin, trop de
gens font consister le caractere national dans la gallophobie. Oubliez ; nous l'avons bien fait nous-memes ;
laissez a l'Allemand sa debonnaire nature, et n'attisez
pas entre les nations ces haines qui ont fait couler tant
de sang. Elles ne sont plus de noire age 1
II n'y a, a vrai dire, que deux choses curieuses a Ratisbonne ; on les trouve au palais du prince de Tour et
Taxis, et a l'hetel de ville.
Le palais du prince, ancien convent d'une architecture
froide et triste, renferme une chapelle gothique tres-ele-

gante et un cloitre ogival d'un grand caractere. Sous la


chapelle est une crypte dans laquelle on apercoit, par
une ouverture du pave, de magnifiques tombeaux en
orfevrerie. Les appartements de la princesse sont d'un
gait exquis, la chambre a toucher du prince d'une simplicite de soldat : un lit de collegien, comme etait celui
du roi Louis-Philippe, quelques sieges modestes, et sur
la muraille les portraits de tous ses chevaux, avec une
bibliotheque remplie de pipes. I1 y en a de toutes les
formes et de tous les pays , depuis l'immense narghile oriental jusqul la courte pipe du gamin de Paris,
qui a un nom qu'on n'ecrit pas. J'ai reconnu la favorite au fourreau de peau de daim qui la protege. Mais
la merveille du lieu,
comme it convient
a des princes qui
ont eu pendant trois
siecles , par privilege imperial , le
monopole des postes de l'Allemagne,
c'est retablissement
hippique : le manege , qui est decore
de bas-reliefs par
Schwantgaler ; les
ecuries, ou les chevaux sont loges comme des princes, et
la sellerie , ou l'on
a range par pays
tout ce que l'homme
a invente a l'usage
du cheval. Les gens
que la matiere interesse viennent de
bien loin visiter ce
musee equestre.
J'y rencontrai
septouhuit officiers
autrichiens tout de
blanc habilles, de
mise tres-elegante
et d'une extreme
politesse. Ds me saluent pour m'inviter a passer devant eux, ils me saluent encore quand ils passent devant moi , mais ils ne me saluent plus du tout des
qu'ils m'entendent parler.
En sortant du palais, le concierge me montre le calendrier ou sont marques les . dix-huit jours des fetes
paironymiques des princes et princesses de la maison
et les dix-huit jours anniversaires de leur naissance.
C'est trente-six jours feries pour les faux et corveables ; ils doivent ces jours-la visites et compliments au
prince ou a la princesse, qui, par compensation, doivent les recevoir et les entendre.
Au Rathhaus, je regarde un moment la croisee-tribune
d'oa l'on haranguait la foule; mais je desole le gardien

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
officiel en refusant de contempler avec la veneration necessaire les vieilles friperies de la salle de la diete. Je me
fais conduire a la Salle de torture, basso, sombre, couverte d'uno voete epaisse que les cris ne pouvaient percer,
et on l'on conservetous les engins dont le moyen age usait
pour obliger un honnete homme a s'avouer coupable.
Un catalogue decrit tout en detail. Voici l'dne espagnol, sorte de pupitre a musique porte sur des treteaux
solides ; on y mettait le patient a cheval, et a ses pieds on
attachait deux grosses et lourdes pierres. Voici le lit de
cuir avec son traversin garni de clous aigus, mais courts,
qu'on roulait sous les reins, le corps de l'accuse etant tenu
bien developpe par des cordes attachees aux mains et
aux pieds. Et la potence qui tirait a la fois les bras en
haut et les pieds en bas ; et les tenailles pour dechirer
la chair ; et les marteaux pour enfoncer les coins entre
les chevilles des deux pieds etroitement serres par des
chaInes ; et enfin tout ce qu'a pu imaginer l'esprit de ces
temps on, malgre la toute-puissance du clerge et la foi
des peuples, Satan regnait bien plus que le Christ.
Dans le fauteuil
s'asseyait tranquillement le me,dean, pour arreter le supplice
juste au point au
dela duquel la
douleur aurait tue
le patient. Derriere la grille en
bois siegeait le ju,
ge, pour recueillir
les aveux que la
torture arrachait.
Mais pourquoi
cette grille entre
le juge inique et
la victime? Etaitce pour empecher que le sang ne rejaillit jusqu'a lui?
Tout pros de cette salle se trouve la prison du comte
Scheffgotsch. C'est un affreux cachot, sans jour, sans
air, de six pieds carres tout au plus, et que le curieux
ne visite pas sans torture, car la porte, ouverte dans
un mur tres-epais, n'est haute que de deux pieds et
demi. Voici ce que j'ai copie sur le catalogue manuscrit dont j'ai pule et qui en regard du texte allemand
porte une traduction francaise :
a Prison du comte Scheffgotsch qui fut en concert avec
Wallenstein. Retenu quinze semaines , it fut execute
chez la Croix-d'Or, on est la fontaine. On y trouve une
ouverture pour lui donner sa nourriture, une autre au
plafond pour epier son monologue, et une commodite.
En verite, ils auraient bien do laisser cola en allemand. Remarquez que Ratisbonne etait ville imperiale,
c'est-h-dire republique, ce qui n'empechait pas qu'on
n'y torturat bel et bien comme dans les chateaux des
grands seigneurs. En ce temps la nobles et vilains,
des qu'ils avaient la force, en usaient avec cruaute.

149

C'etaient les deux jeunes filles du concierge qui m'avaient conduit en cette affreuse prison. L'une portait
le flambeau , l'autre donnait les explications, et parfois, comme l'herolne de Jules Janin, prenait la place
du patient pour faire comprendre le jeu des abominables machines. Aujourd'hui de gracieux enfants sourient au milieu de cas horreurs, et ce sol qui a tant bu
de sang , ces murs impregnes encore de maledictions,
ne retentissent plus que du bruit des pas des curieux.
Ali 1 que la justice vient lentement, et que l'humanite,
elle aussi, a longtemps porte sa croix dans la voie douloureuse, via dolorosa!
XXII
DE RATISBONNE A PASSAU.

Les Fumes et la sombre fiance. Un paysan du Danube. Straubing, Agnes Bernauer et une reine d'Egypte. Les pelerins du
Danube et Satan. Hohenlinden. Le pont du Dampschiff.

En retournant a l'hetel pour y faire cette fois une


bonne nuit, je me disais : Decidement, j'ai perdu ma
journee.,.. et
vous , mon cher
ami , vous faites
comme moi , en
examinant le maigre butin que j'ai
emporte de Ratisbonne.
Comme on m'en
avait averti, avant
quatre heures du
matin , un bourreau de garcon
d'htel me reveilla pour partir
cinq. Le beau
temps etait revenu , la lune
etait magnifique et les etoiles brillaient encore. J'avais
compte economiser une demi-heure sur le temps qu'on
me laissait , pour faire une derniere course au , pont et
dans le grand Faubourg de Stadt-am-Hof ; mais comme
it est hien difficile d'aller vite avec des gens que l'on
ne comprend guere et qui vous entendent encore moins,
je perds mon heure en allees et venues du bureau de
police au bateau. Ce n'est pourtant pas qu'on n'ait bien
simplifie les choses. Jusqu'au 16 mars 1857, it etait
presque aussi difficile d'entrer et de circuler en Autriche que dans le Celeste Empire. Voyez plutot l'enumeration des formalites alors requises :
Il faut, disait M. Marmier (Du Rhin au Nil), dans
chaque vine qu'un nouveau visa soit applique a votre
passe-port; dans chaque ville encore, on vous presente,
des votre entree a l'hetel, une pancarte en trois langues
qui renferme un long interrogatoire. La police vent savoir non-seulement votre nom, votre etat, mais quelle
est votre religion, et si vous etes veuf, , celibataire ou
marie, deux questions qui, aux yeux de nos compatriotes,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


150

LE TOUR DU MONDE.

paraissent fort in discretes. Lorsque enfin vous avez satisfait a toutes ces injonctions, s'il vous plait de partir, ce
n'est pas tini. Votre passe-port, embelli d'un douzieme
parafe et d'une douzieme tete d'aigle, n'est qu'une piece
justificative ; it vous faut de plus un petit billet special
qui fixe le jour de votre depart, le lieu on vous allez.
Sans cdtte piece officielle , impossible de retenir une
place soit a la poste, soit sur un chemin de fer ou sur
un bateau a vapeur. Voila a quoi j'echappais ; je remercie le ciel de n'etre venu en Autriche que depuis ce
bienheureux jour du 16 mars 1857, que j'inscrivis sur
mes tablettes en grandes majuscules. J'ai, en effet, traverse l'empire de part en part, et l'on ne m'a domande
mon passe-port que deux fois, a la frontiere et h Vienne.
Enfin tout se termine , me voila a bord. La lune a

est encore dans l'etat on les Suedois l'ont laisse; seu


lement ces ruin es sont a present soignes comme des
palais tout neufs ; des sentiers ombreux y conduisent,
et de belles plantations y menagent les points de vue.
Sachons gre aux Allemands de nous avoir donne
l'exemple de ce respect des choses du passe. Bs mettent
beaucoup de coquetterie a decorer leurs ruines, et aident
la nature a y semer ses parfums et ses fleurs. Parfois
une harpe eolienne est suspendue entre les creneaux,
et le vent qui passe sur ses cordes sonores les fait vi-.
brer harmonieusement. Au milieu de la nature morte,
derriere les arbres de la foret ou sur les rochers de la
montagne, ils aiment a retrouver les souvenirs de l'histoire , les vagues reveries de l'imagination et les poetiques emotions du tour. Its ont raison, it faut tout
embellir et jouer, meme avec la mort. Quand Mirabeau

pali : le jour est venu, et le soleil va bienta se montrer


au- dessus des moniagnes; nous partons. Dans quatorze heures nous serons a Lintz.
Au-dessous de Ratisbonne, les collines qui vont rejoindre le Bohmerwald sont toujours en vue. A droite,
une plaine fertile qui n'a de beaute que pour son proprietaire ; a gauche, beaucoup moins de revenus, mais de
molles ondulations de terrains qui portent des foret s, des
villages, et envoient de temps en temps un promontoire
dans le fleuve. Sur une de ces hauteurs, qui domine le
village de Donaustauf, j'apercois la residence d'ete des
princes de Thurr et Taxis, et les restes d'un vieux chateau des eveques de Ratisbonne. C'est Bernard de Weimar qui, durant la guerre de Trente ans, en eventra les
tours avec son canon pendant in siege de deux mois.

sentit venir l'heure supreme , it fit ouvrir ses fenetres


pour recevoir en plein la lumiere ; it demanda des
fleurs, de la musique , des parfums, pour communier
une derniere fois avec la nature et entrer doucement
dans la mort, en dorant comme d'un dernier rayon de
soleil couchant les austeres pensees quo la sombre fiance eveille dans Fame defiante.
Tout pres de Donaustauf, sur le Salvatorberg, le roi
Louis a fait batir la Walhalla la salle des elus . C'est,
it est vrai, un monument de haine contre nous. Le roi
en posa a dessein la premiere pierre le 18 octobre 1830,
anniversaire de notre grande defaite h Leipzig; comme
pour reveiller les coleres de 1813 et en meme temps
protester contre notre revolution de juillet 1830. Il en fit
l'inauguration douze ans apres, le meme jour, alors que
l'Allemagne etait toute joyeuse encore de la petite honte

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE

151

qu'il nous avail fallu boire en 1840 , et qu'elle n'avait


pas fini de chanter a tue-tote le fameux refrain du temps :
a Non, vous ne l'aurez plus notre Rhin allemand!
Mais je n'etais pas venu aux bonds du Danube pour y
chercher la glorification de la France, et je trouve parfaitement legitime que les Allemands celebrent leur delivrance et leurs victoires, meme quand nous ne celebrons plus les netres , a condition toutefois qu'ils n'y
mettent pas d'injustice. Qu'est-ce que nos grands poetes,
par exemple, ont fait au roi Louis ? Et pourquoi la haine
contre nous est-elle allee jusqu'a chasser de la Walhalla Corneille et Moliere , quand it fit peindre le Parnasse moderns? Il me semble que notre litterature est
un peu comme ce soleil dont Bonaparte parlait a un

autre Allemand, le comte de Cobentzel , apres Arcole


et Rivoli : Aveugle qui ne la voit pas '.
La Walhalla n'en est pas moins une grande pensee
et une belle chose : le Parthenon d'Athenes transports
en Germanie. Autour du temple, rien que la fork,
les rocs et la montagne. Alentour,, pas un village,
pas une cabane ; du moins on n'apergoit meme pas du
pont de notre bateau l'indispensable maisonnette du
gardien. Le temple des heros de la Germanic s'eleve
seul au-dessus du grand fleuve allemand. Il fait
comme partie de la nature magnifique qui l'enveloppe. Toute l'Allemagne passe a ses pieds en remontant
ou descendant le fleuve immense, et elle salue du cceur
et de la pensee le sanctuaire de la commune patrie.

La Bavaria de Munich avec son Portique d'honneur


n'est, apres tout, qu'un monument de vanit municipale, et la plupart des grands hommes qui ont la leur
buste sont de ceux dont la gloire ne depasse pas la limite d'une yule ni d'une generation. Il n'en est pas de
meme a la Walhalla. Elle parle, par les souvenirs qu'elle
evoque, a l'Allemagne entiere, et par ses belles proportions et son site, aux Bens de gout de tons les pays 1.
Nous avions quitte Ratisbonne par un temps magnifique ; mais peu a peu de legeres Landes de nuages s'etaient montrees au-dessus du fleuve. Je n'y faisais pas

attention, car plus haut et tout autour br illait la lumiere


argentee du matin qui nous promettait un heureux
voyage. Au-dessous, l' eau etait pailletee d'argent et d'or.
Tout a coup, a un tournant du fleuve, le soleil se voile,
la lumiere s'eteint, la brume monte et nous enveloppe
d'une atmosphere grise et pale qui roule .ses ombres
autour de nous, mais que nos yeux ne peuvent percer

1. 11 faut, pour l'interieur de la 'Walhalla, faire une restriction

a ces eloges. La double ligne de bustes qui s'etend le long des murailles n'est point d'un of et heureux. On y trouve heureusement
admirer de belles fresques et quelques bonnes sculptures.

L'Allemagne y tient. Le roi de Prusse vient de decider (decembre 1862) que l'anniversaire de Leipzig deviendrait la grande
fete nationale de la Prusse. II a meme joint a cette reminiscence,
tout en signant un trails de commerce avec nous, un souvenir de
Rosbach. Je vous abandonne Rosbach, mail vous etiez dix a la
curse du lion, ne l'oubliez done pas. Et puis, encore une fois, quel
profit y a-t-il pour le monde 1, eterniser ces rancunes? II faut
dire aussi que Einstitution de ce jubile antirfrangais est surtout
une manoeuvre politique contre les deputes liberaux. Mais je ne
l'aime pas plus vu de ce cOte que de Padre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

152

LE TOUR DU MONDE.

a trois pas. A peine si du bordage nous apercevions les


rides de l'eau. Nous sommes dans un nuage, et quoique
les Grecs y aient mis leurs dieux, c'est une enveloppe
humide et froide qui n'a aucune espece d'agrement.
Le bateau, qui etait parti a toute vapeur, prend une
allure indecise et inquiete. Il s'arrete ; on prepare les
ancres ; la machine jette dans l'espace son sifflet strident
qu'elle repete a intervalles egaux. Cependant le capitaine, qui semble voir sa route la ou nos yeux ne voient
que la nuit , fait un signal; nous marchons, mais en
comptant nos tours de roue. La cloche du bord alterne
avec le sifflet et sonne un tocsin comme celui qui appelle aux incendies dans nos campagnes. Tout l'equipage a les yeux et les oreilles tendus vers l'espece de
gouffre oil nous entrons a chaque instant davantage.

a notre arriere, rentrer dans la brume comme une apparition qui s'efface.
Au bout d'une demi-heure , qui me parut longue,
surtout en la mesurant aux figures inquietes de plusieurs passagers, nous sortimes de ces tenebres plus
vite encore que nous n'y etions entres. Le rideau de
brume qui nous enveloppait se fondit de gauche a droite
et du haut en bas. Le soleil reparut et dessina Aivement
les dechirures de notre humide manteau en les Frangeant de lumiere. Ses rayons penetrent et eclairent
tous les recoins de ces ombres qui , sous leurs traits
de feu, se roulent, se tordent et s'elevent. La nature
sort radieuse de son linceul de wort. Nous revoyons le
fleuve majestueux et calme, les Iles ombreuses qui bordent sa rive droite, lee vertex collines dont l'autre est

J'entends a notre avant sortir un cri rauque dans lequel


on sent de la crainte. Il y a un peril..., mais pour qui?
Quelques tours de roue plus loin, le brouillard s'agite
a notre gauche, et it en sort a demi une forme encore
enveloppee d'ombre etrange, hideuse. On dirait un immense faucheux dont les grandes pattes s' agitent rapidement. Le meme cri que j'entendais tout a l'heure se repete. Gest celui de tout l'equipage, hommes, femmes,
enfants d'une de ces grandes barques, cachee presque
tout entiere sous une haute cabane en planches de sapin
et bordee d'immenses avirons qui se manceuvrent de la
plate-forme etablie sur le toit meme de la barque.
Nous n'avions couru que le danger de passer sur le
corps du bateau, de la cargaison et de 1 equipage.
Aussi j'eprouvai un grand soulagement quand je le vis,

chargee, et, au-dessus de nos Wes, dans l'azur du ciel,


des nuages aux formes gracieuses et puissantes que le
soleil fait resplendir comme la neige des glaciers, et
qui seraient bien, ceux-la, le trOne d'un immortel.
Nous venions de traverser un de ces brouillards tresfrequents sur le Danube, qui causent beaucoup de sinisties , et entravent la navigation bien plus que les
ecueils et les banes de sable caches sous les eaux.
Le soleil revenu , nous marchons vite, mais nous
n'avancons point, parce que le Danube fait en cet endroit de frequents detours. Je ne m'en plains pas
j'aime la ligne droite dans la vie, pas du tout dans le
paysage. Trois cents lieues de chemin de fer m'ont
d'ailleurs sature de geometrie.
Ces courbes du fleuve ne sont pas seulement elegan-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

153

LE TOUR DU MONDE.
tes, elles font varier sans cesse le point de vue, et les
memes sites se montrent sous les aspects les plus divers. Nous voyons une ruine dont nous faisons ainsi
presque le tour. Vingt fois Straubing apparait a tous
les points de l'horizon, meme derriere nous, avant que
nous passions devant ses murs. Aussi les gens du pays
disent-ils : De Ratisbonne a Straubing, it n'y a pas
moyen de s'egarer ni d'arriver.
Straubing est celebre par la mort tragique de la belle
Agnes Bernauer, fille d'un petit bourgeois d'Augsbourg.
Un fils du duc de
Baviere l'avait
epousee en secret;
le pere , irrite de
ce mariage disproportionne , accusa
Agnes de sorcellerie et la fit precipiter du haut du
111 111111:'fil'I ANSI
pont de Straubing
dans le Danube.
Comme elle surnageait et que le
flot la portait a la
rive , le bourreau
la saisit par ses
longs cheveux et
lui tint la tete au
fond de l'eau jusqu'a ce qu'elle fat
noyee.
Je ne vous parlerais pas de cette
aventure, dont
vous trouverez le
recit partout , si
elle ne venait de
faire commettreun
de ces mefaits archeologiques auxquels se laissent
parfois aller Perudition allemande
et la nOtre. La
Gazette de Cologne
racontait dernierement que des
pecheurs avaient trouve dans le Danube, pres de Straubing, une epee portant l'inscription : Anno Domini 1303.
La catastrophe d'Agnes tait posterieure de pres d'un
siecle et demi, en 1436, et la pauvre enfant n'avait pas
t frappee de l'epee. On n'en conclut pas moins que
cette vieil]e ferraille etait l'epee d'Emeran Kszsberger
de Kalmberg , qui avait joue un role dans le proces,
et elle vient d'tre ou sera solennellement donnee au
musee germanique de Nuremberg.
Que de choses dans nos croyances d'erudits et d'artistes ont des attributions equivoques, et comme nos col-

lections auraient besoin de ce savant et terrible abbe a le


denicheur de saints , qui trouvait tant de suppOts du diable en des personnages pieusement reveres. Par contre,
si l'areheologie met certaines choses trop haut, elle en
laisse tomber d'autres trop bas. Un jour, je trouvai a. la
porte d'un epicier la momie d'une reine d'Egypte. Je demandai ce qu'elle faisuit M. a Mais j'en fais de l'encre
de Chine, me dit mon industriel. Ayez done ate la beaute, la grace, la puissance, l'amour, pour finir par la!
Ce qui me rappelle cette fin lamentable, c'est l'Isar, que
j'avais vu naltre a
peu pres a Munich , et que je
viens de voir se
perdre dans le Danube, au-dessous
de Straubing. Le
pauvre petit lieuye, qui, a Munich,
est tout turbulent
et tapageur, fait la
si triste figure, que
sans le guide je
l'aurais pris pour
un marais honteux
qui se cachait
demi sous les saules. I1 faut etre
vraiment grand
pour disparattre de
la scene avec eclat ;
et encore combien
de grandeurs de
ce monde , hommes ou choses ,
qui meurent miserablementl... le
Rhin et le Rhone
n'ont pas d'eau
leur embouchure.
Je n'avance guere : c'est que notre
bateau ne va pas
vita. Nous contournons une plaine fort riche , le
grenier d'abondance de la taviere, dont Straubing est l'entrepot. Or
vous savez , par notre Beauce , que pour un pays, richesse ne vent pas dire beaut. Il arrive done que j'ai
beau regarder, je ne tiouve rien a vous conter, et que
je suis reduit a faire, comme le Danube en l'endroit
oil nous sommes, de longs detours.
Au-dessous de Straubing , le paysage se dessine
mieux, par places. Sur la rive gauche, la petite vile de
Deggeedorf se presente dans un site delicieux. Le Danube y a douze cents pieds de large, et un pont de
bois a vingt-six ouvertures en reunit les deux rives.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

154

LE TOUR DU MONDE.

Chaque annee, avant la debacle des glaces, on l'enleve.


Il y a quarante ans , on etait occupe a cette besogne
quand la debacle se produisit si soudainement, qu'elle
brisa les arches des deux bonds. Le milieu du pont fut
emporte avec trente hommes qui y travaillaient. Its
semblaient perdus ; mais les glaces repousserent peu
peu l'pave viers la terre, et une demi-lieue plus loin
iN purent s'en tirer. Je ne sais si je me trompe, mais
je vois, au .moment ou nous passons, travailler beaucoup a ce pont, et it me semble qu'on veut le reconstruire en pierre, chose rare sur le Danube.
Rien de curieux a voter tout le long de cette route,
sr ce n'est des usages, des traditions qu'un homme du
bord, quelque voltairien bavarois, me raconte. Entre
Ratisbonne et Straubing it m'avait montre deux villages : celui de Heiligenblut, qui pretend, me disait-il,
posseder du sang de Jesus-Christ, et celui de Sossau,

qui veut absolument que le sang de Notre-Dame de.


Lorette ait ete renouvele pour lui, et it ajoutait a Si vous
etiez a terre et que ces braves gens vous contassent que
des anges ont enleve leur eglise d'un village qui venait de passer traitreusement a la Reforme , et l'ont
transportee ou elle est maintenant, it ne faudrait pas
vous aviser de leur rire au nez, d'abord parce qu'ils
vous diraierrt tres-exactement la date de la chose, une
nuit de l'annee 153s ; ensuite , parce qu'ils seraient
bien capables de vous faire un mauvais parti. Es vivent
de leur miracle ; les pelerins qui affluent y dpensent
beaucoup d'ex-voto, mais aussi un peu d'argent.
Ce point des rives du Danube est pour les croyances religieuses un pays de promission'. A Ober-Altaich
on conservait comme reliques des larmes de saint Pierre
et le foin qui avait servi dans la creche du Seigneur ;
tout a cote, sur le Bogenberg, une vieille glise ren-

Vue de

fermait une statue en pierre de la Vierge , qui avait


remonte touts seule le Danube et s'etait arretee la. A
Deggendorf, ce sont des hosties qui, derobees par des
Juifs et percees de coups, rendent du sang. Les mecreants ne peuvent venir a bout de les detruire et les
jettent au fond d'un puits : aussitat un nimbe d'or
flotte au-dessus , denonce le crime et les coupables.
Quand la multitude les a egorges , les hosties revien'Tient d'elles-memes dans le tabernacle.
Toutes ces localites, consacrees par des miracles, sont
naturellement devenues des lieux de pelerinage, et l'on
'voit frequemment sur le fleuve de grandes barques remplies a couler de pelerins qui se rendent aux saints lieux
en chantant des cantiques. Nous en rencontrons une si
thargee, que notre steamer est oblige de ralentir le mouvement de ses roues, de peur que l'agitation des flots ne
fasse chavirer la pieuse th6orie. Du reste, ce beau fleuy e, les collines du Bohmerwald qui le bordent, la foret

qui les couvre, cette vallee elegante et paisible ou ne


se voit nulle trace de l'industrie moderne, cc silence de
la terre sous un soleil de la Grece, ces chants pieux qui
s'elevent du milieu des eaux, tout reporte aux solennites du paganisme antique, quand la nature, la grande
enchanteresse, etait toujours de moitie dans la fete.
Vous voyez qu'au bord du Danube bavarois, si l'on
n'a pas remonte tout a fait jusqu'a l'antiquite grecque,
on est du moins encore en plein moyen age.. Ne vous
etonnez done pas , d'y trouver Satan tout a cote des
saints, et lui aussi fort occupe. Tandis, par exemple,
que les anges faisaient a Sossau, et pour le bon motif,
le miracle dont je vous parlais tout a l'heure, le diable
1. On trouve aussi, surtout un peu plus has, a rentree en Autriche, beaucoup de noms geographiques qui se terminent par la
syllabe mot qui signifie cellule, et dont la combinaison avec
un nom.de bourgade ou de y ule (Marbachzell, Engesszell, Engelhartszell, Hafner-Zell, etc.) annonce qu'un ermitage a donna naissance a ces centres de population.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

155

LE TOUR DU MONDE.
en faisait un quelques lieues plus bas, a Deggendorf,
Bien entendu dans un but satanique. Ii y avait la un
monastere si pieux, si rebelle a toute tentation du malin, qu'un jour it s'en alla chercher dans les Alpes une
grosse montagne pour en ecraser le convent. Mais
comme it approchait , la cloche se mit soudain a sonOer matines et le doux chant de 1'Ave Maria s'eleva
dans l'air. Il eut peur,, se sauva et laissa tomber sa
montagne. On la voit encore : c'est le Nattenberg, une
masse de gneiss, isolee au Lord du Danube, haute de
trois cents pieds, longue de cinq a six mille. Satan, en
verite, n'avait pas epargne sa peine.
Qu'il faut peu d'effort a l'imagination populaire pour
transformer tin phenomene naturel en une legende gracieuse ou terrible ! Ce roc solitaire, la science l'etudiera et en trouvera l'origine. Mais le peuple n'attend
pas les savants. Il a a son service les puissances invi-

sibles du ciel et de la terre; it commande elles obeissent, et ensuite it tremble devant elles.
Ce pauvre diable de Satan n'etait pas toujours si
noir qu'on le fait. Dans la grande comedie humaine,
a Lien des fois, au moyen age, joue le role du patito.
Il est souvent trompe, bafoue, quelquefois meme battu,
avant d'arriver a la grandeur mephistophelique que
Goethe lui a donnee. Vous venez de le voir prendre
beaucoup de peine pour rien a Deggendorf, tout cornme un simple mortel ; un peu plus bas, meme chose
lui est arrivee. Pour empecher le depart des croises
qui s'etaient propose de descendre le Danube, it jeta
dans le fleuve, a Wilshofen, de grosses masses de rockers, mais si maladroitement que les croises passerent , et apres eux tout le monde ; it n'y gagna que
d'tre maudit par chacun pour sa mauvaise volonte
inapuissante ; et, de nos jours, avec un peu de poudre,

les ingenieurs on t fait sauter les rochers et Pceuvre


satanique. Quoi qu'en disent certaines gens, qui nous
assurent l'avoir encore vu tout dernierement sortir du
puits de Pablme , le diable s'en va tout comme sont
parties taut d'autres choses du bon vieux temps.
Apres les angel et les demons, donnons un souvenir
aux hommes. L'Isar, le Danube, l'Inn et les montagnes
du Tyrol forment un quadrilatere dont nous longeons en
ce moment un des cotes, plaine basse et marecageuse
ou l'archiduc Jean pataugea si bien en 1800, avant Hohenlinden. Depuis la foudroyante campagne d'Arcole et
de Rivoli, on ne parlait plus, dans Petat-major autrichien,
que d'imiter les grandes manceuvres de Bonaparte, de
tourner par la droite , de tourner par la gauche, puis
d'enfoncer le centre : ca n'est pas, en effet, plus difficile
que cela. Moreau se trouvait sur l'Isar,, a Munich ; l'archiduc a Braunau, sur l'Inn. Nous occupions entre les
deux fleuves Peclaircie de Hohenlinden, au centre d'une

grande fork qui couvre le haut pays et les plateaux d'oa


l'on descend par terrasses successives jusqu'au sol effondre qui ving t mourir au Danube. C'est par la que Parchiduc engagea sa lourde armee pour surprendre le passage de l'Isar, au-dessus de Straubing, et se placer sur
les derrieres de Moreau. Au bout de quelques lieues, on
ne pouvait plus avancer ; it fallut, en pleine marche ou
du moins en pleine operation, changer le plan de campagne et l'ordre de bataille. On se resolut a assaillir de
front les terrasses pour enlever Hohenlinden, le centre
de notre ligne ; mais Ney etait la, le brave des braves ;
it les arreta court, tandis que Richepanse accomplissait
un mouvement tournant des plus hardis et des plus heureux de ce temps des grandes inspirations militaires.
L'archiduc paya son essai de haute strategic au prix
de vingt mille hommes et de quatre-vingt-sept canons.
Bien que gagnee a cent lieues de France, cette victoire etait une bataille defensive, sceur cadette de ses

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

156

LE TOUR DU MONDE.

grandes ainees, Fleurus et Zurich. Laisons au dernier


rang Belles qui ne sont que de glorieux egorgements,
mais placons au premier les victoires qui sauvent, et au
second celles qui pacifient. Moreau avait mission d'aller
chercher la paix a Vienne; il la trouva sur ce chemin, en
depit des guinees anglaises. Du pont du Dampschiff,
nous ne pouvons voir le champ de bataille qui s'enfonce
a dix ou douze lieues dans le sud, mais it etait la, et je
le salue en passant.
Ces souvenirs du pays, rencontres si loin de la frontiere, font battre le cceur. Qu'on dise ce que l'on voudra,
ici et ailleurs, des travers, des ridicules, des defaillances
de la France, il n'y a qu'un grand peuple pour laisser
de telles empreintes sur la face des continents ; et en
voyant ces traces glorieuses, le plus obscur de ses enfants
eprouvele sentiment qui s'eveille dans Fame du fils des
grandes races, quand it trouve tout a coup, en une region
lointaine, le blason de ses pares fierement sculpte au
front d'une yule ou de quelque vieux chateau.
Je ne vous ai pas encore park de notre bateau. Il fait
cependant partie du paysage, et peut-etre porte-t-il des
gens curieux a voir. Faisons -en le tour avant d'atteindre
Passau, car arrive la, nous n'aurons plus d'yeux que
pour la rive.
Ce que le chemin de fer est a la diligence, le steamboat l'est au navire a voiles : de la fumee, des cendres,
du bruit, un mouvement saccade, une forme ramassee
et disgracieuse. Comme science et industrie, c'est magnifique; comme art, c'est bien laid, a cote du navire
charge de sa voile latine, qui s'incline au vent et ondule
doucement sur la vague qui l'emporte. Le fleuve a present est presque aussi desert qu'une voie ferree. De loin
en loin nous apercevons un bateau, mais on n'y voit
plus de voyageurs, seulement quelques bons compagnons qui payent leur passage avec l'assistance qu'ils
donnent aux mariners.
Sur notre Dampschiff, nous etions peu d'etrangers.
Sans les colis de marchandises et les indigenes, il n'aurait point fait ses frais : un seul Francais, votre serviteur; quelques Anglais presentant les deux echantillons
de la race, l'un court et gros, l'autre long et maigre,
avec une lady qui ne quittait pas son murray des yeux,
et regardait le paysage dans son guide; une famille
beige, ou plut6t cosmopolite, metisee de Suisse et habitant la Russie, oil elle retournait; des Allemands qu'on
paraisssit avoir oublies jusqu'a vingt ans dans leur maillot, taut ils etaient embarrasses de leurs mouvements;
des paysans bavarois dont la grande occupation etait,
leur pipe furnee, de tirer d'un etui a lunettes un long
peigne pour arranger leur chevelure, qu'ensuite ils mumdaient d'huile. Parmi eux pourtant un couple d'amoureux qui faisaient sans doute leur voyage de notes, et
qui ne se quittaient pas un instant de la main ni des
yeux. Je ne sais vraiment pas pourquoi ils etaient partis,
car ils etaient bien indifferents a tout ce qui se passait
autour d'eux, bien seuls au monde, et, a eux-memes,
tout leur univers.
Voyez le charme d'un sentiment vrai. Au milieu de

ces figures sans expression, sans ideas, ce couple de fiances me rejouit le cceur et le g yeux, comme tout a l'heure
le premier rayon de soleil qui perca au travers des nuages humides et bas dont nous etions enveloppes.
Je croyais avoir fini mon voyage de decouvertes sur le
pont de notre bateau, quand je trouvai encore, dans un
coin, un vieux savant arme d'enormes lunettes rondes et
enveloppe, maigre le soleil, de son manteau, toujours
lisant, annotant et rvant, mais ne regardant jamais.
Moi, au contraire, je le regarde beaucoup, et je cherche a lire dans son ( sprit a travers sa bonne grosse
figure. Il park sans doute dix langues, sait par cceur
l'antiquite grecque et celle des Vedas, a etudie tons
les systemes , et tres - certainement en a publie au
moins un. 11 a remue beaucoup de faits, beaucoup
d'idees, et n'est probablement d'accord avec personne,
petit-etre pas avec lui-meme. II a traverse le monde
sans s'en apercevoir, et it aurait ate bien certainement
capable, le 14 octobre 1806, d'aller, comme Hegel, par
les rues d'Iena, chercher un eciiteur pour sa Phenomenologie, sans entendre le canon de Napoleon qui
eclatait au-dessus de sa tete. Mats c'est un soldat de
la pensee, un veteran qui a blanchi dans les veilles.
Si son oeuvre est trouble comme celle de tant d'autres, le Temps tient un grand crible oil tout tombe,
se clarifie et s'epure. Heureux qui peut y faire passer
une parcelle de verite : celui-la a paye sa dette de la vie.
Mon vieux savant est peut-etre de ce nombre : je voudrais bien lui serrer la main, et il faudra que j'en
trouve l'occasion avant la fin de notre journee.
En attendant, nies amoureux et lui me donnent un cu.
rieux spectacle. Il n'y avait certainement qu'eux a bord,
qui vecussent, et a eux trois, ils me representaient bien
l'Aliemagne si souvent krangere au monde reel par le
sentiment, la poesie et la science. Apres tout, ne vaut-il
pas mieux etre enlace de ces fils d'or que des liens pesants de l'industrialisme? Le riche qui n'est que cela a
recu sa trompeuse recompense, suam receperunt mercedem, vani vanam. Le poke ou l'amant, c'est la meme
chose, l'a toujours dans son tour et le savant dans sa
pensee.
XXIII
DE PASSAU A LINTZ.
Passau et ses trois fleuves. Harmonie entre la plaine et lee
montagnes. Le sanctuaire de Mariahilf. Une troupe de IAlerins a bord du Dampschiff.

Vilshofen est une petite villa a l'embouchure de la


Vils, dans le Danube, et a une heure de Passau. Le
paysage y change d'aspect. Depuis Ratisbonne, nous descendons au sud-est parallelement a la chaine du Bohmerwald, et en la serrant a chaque tour de roue de plus
pres. La rive gauche s'est done chargee de collines qui
ont pris de plus en plus l'aspect de montagnes ondulenses, aux sommets arrondis, d'oa descendent de vertes
prairies et des forks aux teintes plus sombres, manteau
de velours que la nature a jet sur les epaules d'une
reine, et dont les franges baignent dans le fleuve.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Passau.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

158

LE TOUR DU MONDE.

La rive droite, jusqu'ici fort plate, s'accentue h son


tour. Les derniers contre-forts des Alpes Rhetiques qui
eourent entre 1'Isar et l'Inn viennent y mourir en tombant
dans le Danube, dont ils resserent le cours. Aussi n'at-on pu, en 1825, ouvrirune route le long de la rive qu'en
coupant le flanc de la montagne. En souvenir de ces travaux d'Hercule, on y a taille en plein roc un lion colossal.
Nous sommes a l'entree d'une vallee magnifique et
sauvage oil le Danube s'enferme jusqu'aux approches de
Vienne, et qui defie toute description. J'ai vu l'Elbe et la
Suisse saxonne, le Rhin et ses bords ' taut vantes, de
Mayence h Bingen et de Bingen h. Coblentz ; c'est moins
beau. Mais la mode mene 1a et ne conduit personne ici.
Cette yank s'elargit cependant en de certains points.
Ainsi au-dessous de Neuhaus, une heure avant d'arriver
a Lintz, puis a que]que distance en aval de cette ville
jusqu'5, Wallsee, enfin de Krems jusqu'a Vienne, les
montagnes s'ecartent de la rive, le fleuve coule plus lentement et contourne des Iles qui le divisent en plusieurs
bras. Cette succession de sites differents offre un charme
de plus. L'ceil, comme l'esprit, se fatigue d'une beaute
toujours la meme, et l'ennui naitrait, en voyage, comme
en.poesie, de l'uniformite.
Aux endroits oil la vallee se resserre, a ceux aussi
la gorge finit, it arrive so event que les rochers de la rive
traversent le fleuve. Its s'abaissent assez pour que les
eaux passent par-dessus eux, excepte quelques orgueilleux qui, comme it s'en trouve partout, levent leur tete
plus haut. Ce sont les rapides du fleuve; on les redoutait
beaucoup autrefois ; la poudre aidant, on se rit d'eux aujourd'hui. Its ne font plus que procurer le plaisir d'une
legere emotion. Nous venous de rencontrer le premier,
c'est celui de Vilshofen, dontj e vous ai pule tout al'heure.
Passau, la derniere ville de la Baviere sur la rive droite
du Danube, reunit deux avantages qui ne se rencontrent
pas toujours en meme temps : elle est a la fois, pour le
soldat ou le politique, une position militaire, et, pour le
peintre ou le pate, un site ravissant au confluent de trois
cours d'eau, dont deux comptent parmi les plus grands
de l'Europe : le Danube, qui lui arrive de la foret Noire;
l'Ils, qui descend des monts de Boheme, et l'Inn, qui lui
vient du Tyrol. Tous trois se reunissent au pied du
Georgenberg, qui porte fierement une forteresse aujourd'hui peu redoutable, l'Oberhaus et domino d'une hauteur de cent vingt metres les fleuves, la ville et les trois
faubourgs. On vante la vue dont on jouit a son sommet.
J'aurais bien voulu y monter, mais le bateau ne s'arrete
h Passau que quelques instants pour y deposer et yprendre voyageurs ou marchandises. Entre ceux qui partent
se trouvent ceux que j'aurais voulu garder, mon savant
et les deux fiancs.
Au confluent des trois fleuves, on me fait remarquer
la nuance differente des eaux : cellos de l'Ils, claires
mais brunatres comme toutes les sources qui out filtre
travers les roches granitiques du Bohermerwald; celles du
Danube, qui, dans les fours de calme, sont d'un vert
1. L'Oberhaus n'a qu'une garnison de cent cinquante hommes
et le chalea.0 n'est guere qu'une prison.

d'emeraude; enfin les flots jaunes de l'Inn, qui, torrentueux et violent, ronge partout ses rives. La masse d'eaL
que l'Inn apporte est pent-titre superieure a cello du
Danube; elle est du moins plus large mais ne vient
pas de si loin. Grace a l'Inn, le Danube emporte a la mer
Noire toutes les eaux du Tyrol allemand et de la Suisse
que le Rhin, le RI-1611e, le Tessin et 1'Adige ne prennent
pas pour la mer du Nord et la Mediterranee.
Admirable harmonic des choses1 sur la time et les
flancs des Alpes, au point culminant et au centre de l'Europe, se trouvent des neiges eternelles qui, reunies, formeraient une men de glace ayant quatre cents lieues de
superficie et parfois cinq a six cents pieds de profondeur.
Cette mer sert de reservoir aux fleuves europeens et cause
en partie la fertilite d'une moitie de notre continent.
L'ete chaud qui, dans la plaine , tarirait les fleuves,
dans la montagne fond le glacier, alimente les sources
et envoie de l'eau aux rivieres epuisees : c'est la nature
morte qui donne la vie.
Passau est une des plus vieilles citees de 1'Allemagne.
Les Boies, ancetres des Bavarois, et qui etaient une tribe
gauloise, avaient construit un grand village sur la langue
de terre au bout de laquelle l'Inn et le Danube se'reunissent. Les Romains en front un camp ou ils etablirent
des cohortes bataves (Batava castra) : de la le nom modemo. Quand Lorch eut etc detruit, en 737, par les
Avares, l'eveque de cette ville se refugia a Passau et v
installa son siege. C'est l'origine de la riche principaute
ecelesiastique dont l'ancien campement des legions romaines fut la capitale. Toutes les eglises qui s'eleverent
dans la vallee du Danube, de l'Inn a la Leitha, eurent Passau pour metropole, memo cello de Vienne, qui ne fut erigee en &eche qu'en 1480; etjusqu'a l'empereurJoseph II,
le grand revolutionnaire autrichien, l'eveque souverain
de Passau posseda de nombreux domaines en Autriche.
C'est dans PhOtel de la Poste que fut signee en 15521a
transaction de Passau, qui annonca au monde la mine
des ambitieuses esperances de Charles-Quint, la victoire
du protestantisme et l'avenement prochain de la liberte
de conscience. Cette petite ville a done vu un des evenements considerables de l'histoire generale du monde.
Passau, qui fut secularise en 1802 et donne a la
Baviere, n'a que douze mille habitants; mais bien que
cette ville se trouve loignee de tout chemin de fer, it est
impossible que sa prosperite ne grandisse pas. La navigation h vapour vient de s'etablir sur 1'Inn et sur la
Salza, son affluent. Le 7 avril 1857, le Prince-Otto, de la
force de cinquante chevaux, remonta de Braunau jusqu'h
Salzbourg au milieu de l'enthousiasme des populations
riveraines. Passau est done l'entrepet naturel non-seulement des produits du Tyrol, que lui apporte, mais
de ceux du riche pays de Salzbourg, que le chemin do
fer de Munich 5, Lintz n'emportera pas tous.
Cette prosperit, toutefois, ne pourra alien bien loin,
parce que la vallee de l'Inn est plus riche en beautes
1. Le pont de bois sur 1'Inn a 760 pieds allemans (Fiisse), celui
qui est sur le Danube n'en mesure que 677. Le Fuss = 324 millimetres, ce qui donne aux deux ponts 246 et 219 metros.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
pittoresques, en sites charmants ou grandioses, qu'en
terres fertiles, en cites populeuses et actives. Quand
l'Inn a apporte les Lois du Tyrol et les sels du Salzbourg, it ne faut pas lui demander autre chose. Cette
pauvrete commerciale et la direction sud-nord de son
cours ont fait de lui l'affluent au lieu du bras principal
du Danube, comme la masse de ses eaux lui permettait
d'y pretendre. Pour Rome, qui a arrete ii y a dix-huit
siecles la geographie de ces contrees, l'Inn n'etait
qu'une route des Alpes vers la Germanie; le Danube,
dans son cours d'occident en orient, etait Bien plus, le
large fosse qui defendait les approches de son empire,
la barriere de deux mondes.
En sortant de Passau, i1 faut se retourner Bien vite,
tandis que la vapeur vous entraine, pour contempler une
derriere fois la vile et ses faubourgs; car sur le Danube, on ne la voit Lien que de ce cote. Le regard
plonge dans les vallees par oh. les deux grands fleuves
arrivent, puis remonte sur la vile eta* en amphitheatre et qui sort d'un ocean de verdure. Elle n'a point
de beaux edifices, dit-on; mais a cette distance le detail
echappe et l'ensemble est saisissant, encadre qu'il est,
h droite, par le chteau d'Oberhaus, avec ses remparts
que rien n'empeche a cette distance de croire formidables ; h gauche, par la colline qui porte l'eglise de Notre-Dame de Bon-Secours (Mariahilf). Si son escalier de
deux cent quarante-sept marches n'etait pas convert, j'y
verrais sans doute quelque pelerin en monter a genoux
les degres, et disant a chaque marche une oraison.
Mais M. Lancelot l'a monte pour moi, sur ses deux
pieds, Bien entendu. Comme ce n'etait pas jour d'expiation, D n'y trouva que deux ou trois mendiants et
quelques femmes qui avaient pris par la pour abreger
l'ascension de la colline.
Avec un pareil site, des Italiens eussent fait merveilles. Le Tedesco parait Bien avoir eu i'intention d'appeler, lui aussi, l'art au secours de la religion. Its ont du
moins creus dans la muraille ele gauche une multitude
de niches; mais les statues n'y sont pas; point de fresques
non plus, aucune sculpture : c'est tout bonnement un
escalier pour monter, comme Ia colline, au lieu de porter
ces magnifiques platanes, Fornement des terres du Midi,
n'est qu'un prosaique verger au maigre feuillage.
Ces aparences refroidissaient deja le zele de notre
artiste et l'arrtaient au bas des deux cent quarantesept marches, a lorsque, me dit-il, un rayon de soleil,
percant juste a ce moment, au sommet du Calvaire, qu'il
emplit de sa lumiere doree, me semi*, une promesse et
un encouragement. Je fis done l'ascension. Au dernier
palier, je rencontrai une grande belle jeune file en robe
de soie, a volants moderes, coiffee de l'immense foulard
noir, dont les bouts retombent par derriere, plus bas que
la ceinture, et qui constitue la coiffure des femmes du
peuple dans l'archiduche.
a Le rayon de soleil tenait deja ses promesses. A defaut d'une oeuvre d'art, qui manquait encore, une belle
creature! Bien chaussee, ce qui est rare ; Lien gantee,
ce qui l'est plus encore; l'air modeste et presque touchant.

159

Elle me salue d'un Gut morgen harmonieux, auquel je


reponds par le plus respectueux de mes saluts.
C Mais les deux cent je ne sais combien de marches
et mes esperances aboutissent a une chambre carree,
pleine de grandes croix en sapin, de septa dix pieds de
haut, que des.plerins ont apportees en rampant sur leurs
genoux, et de bequilles, d'echarpes, de voiles, de fleurs
fanees, de tableaux votifs (A des peintres en batiment
ont dessine des apparitions miraculeuses; un pele-mele
enfin d 'ex-voto que les yeux des fideles peuvent setils regarder. S'ils representent en effet une grande somme de
piete, qu'on serait tente d'appeler d'un autre nom, ils
n'ont pas une parcelle d'art. J'ai vu en Italie Bien des
sanctuaires analogues, mais presque touj ours un Bam
bino radieux ou une chaste Madone de quelque maitre,
glorieux ou inconuu, cachait sous son eclat ces signes
de misere humaine et ouvrait a la fois, pour les yeux
et le cceur, le ciel de l'art et du sentiment religieux.
Ici, rien. Je sortis Bien vite et m'arretai quelque
temps a contempler la ville, dont les blanches terrasses,
vivement detachees par le soleil sur le fond des monta-,
gnes, rappelerent certains aspects de Genes.. C'est
la, en face de cette belle nature, qu'il faudraitvenir prier.
a J'ai retrouve plus tard la modeste creature de lahaut: Son Gut nacht etait tout aussi harmonieux que son.
Gut morgen, mais je n'etais plus sous l'influence du lieu
et du soleil. J'y vis plus clair, pourtant, et je gardai mon
salut, honteux d'avoir cru h la candeur des figures allemandes et d'avoir ete plus naf que la nave Allemagne. D
Notre artiste oublie qu'il y a de ces candeurs-1 partout, et que dans certaines natures Dieu et Satan font
tres-bon menage.
M. Lancelot ne fut pas heureux dans ses rencontres aux
lieux de pelerinage; peut-titre Bien qu'il n'y portait pas
les dispositions necessaires. Au gros bourg de Marbach
qui s'adosse h une montagne rocheuse dominee par l'eglise de Maria-Taferl, un sanctuaire tres-renomme, son
bateau fut envahi par une bande de plerins. C'etaient
en majorite des femmes, presque toutes vieilles, et dont
pas une, parmi les jeunes, n'etait jolie ou n'avait cette
autre beaute qui vient de la grace. Leurs faces bulbeuses.
ou tachees, d'un ton violatre, accusaient un type vulgaire
ou ne coulait pas un sang genereux; et pressees qu'elles
etaient toutes a l'arriere du bateau, on les eisit prises pour
ma bouquet fane de fleurs des champs. Le costume etait
a l'avenant : des shales et des chapeaux qui semblaient
n'avoir jamais pu etre neufs recouvraient des friperies
printanieres aux nuances dlicates, et donnaient le triste
spectacle, le plus laid de tous, celui de l'indulgence qui
laisse voir ses miseres a travers les trans d'une opulence.
menteuse, comme ces pauvres de Londres dont l'habit
noir rapiece a deja passe, avant d'arriver a eux, sur les
epaules de trois ou quatre proprietaires places les uns
au-dessous des autres dans l'echelle sociale. Que j'aime
Bien mieux Ia grosse veste de Lure de nos Auvergnats
et la robe courte de futaine rayee que l'Opera n'a pas
dedaigne parfois d'emprunter h nos paysannes pour la
mettre 4u milieu de ses magnificences.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

160

LE TOUR DU MONDE.

Le petit nombre de pelerins qui representaient treslegitimement dans la troupe le sexe laid etaient nupieds, comme la plupart des femmes, portaient comme
elles au cou des chapelets , des images saintes encadrees de laiton estampe et dont quelques-unes, au moins
de format in-octavo , descendaient sur un tablier
bleu a bavette.
Deux ou trois
des femmes moins
laides que les autres riaient et caquetaient avec des
soldats en tunique
de toile blanche.
Un d'eux etait
pourtant le type
le plus parfait de
la sottise satisfaite
d'elle-meme. Son
nez gros , mou et
tombant, ses cheveux plats sur de
grandes oreilles
sans orbe, ses levres epaiss es et son
petit ceil a fleur
de tete justifiaient
bien l'epithete de
bruta tedesca,

qu'un brave Polonais du bord lui


decernait avec une
satisfaction tresevidente.
Ce Polonais, en
costume hongrois
et qui parlait italien, avait dans le
cceur toute la haine
que ses trois patries ont bien Ie
droit de vouer a
I'Autriche.
Au bout de quelques heures , le
bateau deposa nos
pelerins a terre,
aupres d'un gros
village. La population entiere les attendait en habits
des dimanches. On tira des boltes , des petards, des
coups de fusil , et les cloches sonnaient a toute volee.
N'etait-ce pas justice? Ces bonnes gees etaient ceux
qui etaient alles prier pour eux et qui leur rapportaient
la protection des saints patrons.
II est des hommes capables de peupler la solitude

des cieux de leurs austeres pensees ; mais it en est


d'autres pour qui le ciel doit s'abaisser jusqu'a la
terre. L'Evangile a dit : Laissez venir a moi les petits enfants. Qu'ils viennent d'un pas ferme ou tremblant, peu importe, pourvu qu'ils viennent!
Un de mes amis, M. Durand, qui a fait un charmant
livre sur le Danube
allemand, a rencontre aussi de ces
pelerins de MariaTaferl, mais it a en
meilleure fortune
que M. Lancelot.
Its etaient une
centaine, dit-il, et
ils aVaient dans les
mains desrameaux
fraichement coupes. Quand le bateau eut repris sa
marche , ils ne s'assirent point d'abord. Leur chef,
un grand vieillard
blanc comme un
patriarche, les ras sembla autour de
la banniere , et,
debout, tete decouverte, tournes
vers la rive, ils firent par un cantiquo leurs adieux a
la Madone de Maria-Taferl. Les paroles n'etaient pas
pompeuses ; leurs
voix 'rauques et
fatiguees ne flattaient pas l'oreille,
pourtant it se fit
autour d'eux un
grand silence. On
venait de toutes
parts pour les entendre, et la curiosite faisait soudain
place au recueillement. De toute priere prononcee par des voix siiiceres
s'eleve une secrete emotion qui touche le cceur et l'incline devant Dieu. Et quelle grandeur n'ajoutait pas a
cette scene la vue du fleuve, la beaute de ses rives, la
presence des montagnes, l'etendue de l'horizon.
V. DURUY.

(La suite a la prochaine lirraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

161

DE PARIS A BUCHAREST,
CAUSERIES GEOGRAPHIQUES 1,
PAR M. V. DURUY.
1860. TCNTE ET DESsIN

INLiI ITS.

XXIV
DE PASSAU A LINTZ (suite).
L ' entree en Autriche.

Pourquoi s trouye-t-il moins de ruines feodales sur le Danube que sur le Rhin. La Traunstein
et Louis XVI.

Cependant nous avancions a grands tours de roues,


mais le fleuve faisait de longs circuits, comme s'il etait
peu presse de devenir Autrichien, et embrassait de ses
flots quelques Iles dont dune s'appelle l'ile aux Jesuites
et l'autre l'ile aux Soldats, nsuitenau et Soldatenau,
deux sentinelles qui annoncent bien l'empire oh nous
allions entrer.
La frontiere ne commence pas des deux ekes du Danube au meme point. La rive gauche reste bavaroise
pendant quelques lieues au-dessous de Passau, jusqu'a
l'embouchure du Dadelsbach, en face du village d'Engelhartzell. Mais au sortir de Passau la rive droite devient
autrichienne. Je vois pour la premiere fois les couleurs
jaune et noire, et l'aigle dont les serres unt ete si souvent
sanglantes : je suis 'en Autriche. J'eprouve un serrement de cceur involontaire a respirer pour la premiere
fois Fair de ce pays ; et toute l'histoire de cette maison de
Habsbourg, qui a ete si fatale au monde et qui lui a si peu
1. Suite. Voy. t. III, p. 337, 353, 369; t. V, p. 193, 209;
t. VI, p. 177, 193, et t. VII, p. 145 et /a note 2.
VII. 167 LIV.

donne, me revient a l'esprit. Quelle a ete sa part dans


la civilisation generale? Comme l'arbre est juge par
les fruits qu'il porte, les empires le sont par les resultais qu'ils donnent. Oft sont les grands hommes de
l'Autriche, ses pates, ses artistes, ses penseurs ? Mais
que de sang je decouvre partout ou l'aigle a deux totes
a passe, en Boheme, chez les Madgyares, en Italie !
Et pourtant le soleil est doux, l'air tiede, la nature magnifique et paisible. A un detour,du fleuve nous entrons
comme en un lac immense horde de montagnes aux capricieux contours, et, quelques encablures plus loin, it
nous est impossible de decouvrir par oil nous sommes
venus, pas plus que nous ne voyons par oil it sera possible de sortir. La terre est deserte et belle comme les
eaux : point de villages, a peine de loin en loin une metairie, un moulin, une ruin; et au-dessus de nos totes
l'azur du ciel. Nous sommes souls dans.le silence d'une
majestueuse nature, e.t je renvoie hien loin les souve
nirs importuns de l'histoire.
Les Pyrenees, les Alpes ont des sites plus grandioses,
11

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

162

LE TOUR DU MONDE.

mais leurs sublimes horreurs effarouchent resprit et


recrasent. En face de ces pies decharnes qui se perdent
dans l'infini du ciel, et de ces masses colOssales qui, en
montant a douze et quinze mille pieds dans les airs, ont
souleve avec elles nos continents, comme un geant qui,
en se dressant, deploierait son large manteau, l'homme
a le sentiment des forces immenses qui ont ete la en jeu,
et it en est actable. Ici, tout est fort, mais aussi modere
et en d'harmonieuses proportions. La terre est feconde,
la vegetation splendide; la vie circule partout ; et au milieu de cette calme et riche nature, doucement emporte
par ce beau fleuve, je me sens comme berce sur le sein de
la bonne et puissante mere qui nous porte et nous sourit.
L'homme seul manque; mais it n'est pas loin, car de
temps a antra je vois pointer, par-dessus la falaise, la
fleche d'une eglise; les villages, qui n'auraient pu tenir
sur la pente rapide des montagnes, se sont etablis en arHere sur fe plateau. Ces magnificences se continuent durant plus de quinze lieues, et n'ont de rivales, m'assuret-on, que celles que nous trouverons a l'autre extremite
de la frontiere autrichienne, entre Moldawa et TurnSeverin, aux fameuses Portes de Fes.
Nous suivons done pendant plusieurs heures 'ant&
les sinuosites d'un canal etroit, tantet le milieu d'une
large vallee; et toujours nous voyons les luxuriantes
prairies entretenues par les brouillards qui, chaque soir,
s'elevent du Danube; la fork aux essences variees qui
descend jusqu'a la rive ; une vallee qui s'ouvre et oil le
ruisseau, presse de se perdre au fleuve, bondit en cascatelles a cote du roc sourcilleux et grave qui fait sortir sa
tete rugueuse du fond de ces masses de verdure : la force
paisible aupt es de la grace petulante. Puis, les incidents
de la terre et des eaux : une vache qui nous regarde passer de son air tranquille et doux ; un oiseau qui peche
et, a notre approche, s'envole et fait ; le plongeon qui
nage et a chaque instant disparait, ou le heron dont nous
troublons la patience resignee, qui se 'eve et, de ses
grandes ailes, rase lentement la surface de l'eau.
La saison presente n'est pent-etre pas la meilleure
pour venir ici. Il faudrait y passer au printemps, quand
la vie s'eveille, que les arbres se parent de leurs fleurs
odorantes ; et que les prairies sont un tapis de veours frange d'or ou d'argent, selon que les ajoncs ou la
prunelle des haies leur servent de ceinture. Cette couronne de fleurs que le premier epanouissement de la vie
lui met au front, la nature, comme l'homme, la laisse
bient& tomber pour prendre un aspect plus severe. Mais
elle la retrouve, elle, et nous nous l'avons a jamais
perdue. Au moins, comme elle encore, remplacons ces
fleurs ephemeres par des fruits utiles et doux !
Je parlais tout a l'heure de mines. La plus curieuse
est celle du Hayenbach, ou, comme on l'appelle dans le
pays, du Kirschbaumer-Schloss, le chateau des Cerisiers,
dont nous faisons presque le tour, placee qu'elle est sur
un proinontoire que le fleuve ertveloppe de trois cotes.
Mais, en somme, je trouve pen de ruines au bord du
Danube, tandis que les rives du Rhin en sont couvertes.
En y reflechissant, je compris que l'industrie des de-

trousseurs de grands chemins ne pouvait prosperer que


la oh rautorite superieure etait inerte ou absente, ,et le
long d'un fleuve qui etait une grande voie commerciale.
Or, des le treizieme siecle, it n'y avait phis de dues ou
de chef supreme du pays en Souabe ni en Franconie,
tandis que les maisons de Habsbourg et de Wittelsbach,
qui datent de ce temps, durent encore. On sait qu'en
Autriche, par privilege special de l'empereur Frederic
Barberousse, les dues eurent droit de suzerainete sur
tous les barons de leurs Etats, ce qui ne permit pas qu'il
s'y format une noblesse immediate, c'est-h-dire independante, comme en Souabe, en Franconie et dans les provinces rhenanes. En outre le Rhin, convert sur ses Lords
de riches cites et ayant a son extremite les Pays-Bas, le
centre de la grande industrie au moyen age, etait alors
Ia principale artere du commerce europeen. Le Danube,
au contraire, traversait des pays sans cesse ravages par
la guerre, et menait a des contres rien ne venait,
oil rien n'allait. Il y a Bien moins de hasard en histoire
qu'on ne le pense.
Au-dessous de Neuhaus le fleuve s'elargit et la vue
s'etend. La double muraille de rochers et de verdure qui
nous enveloppait s'ecroule et s'efface, et moi j'entre en
colere contre moi-meme, parce que je me sens tout dispose a sortir avec plaisir de ma belle prison de montagnes, oh depuis trois heures je suis enferme, tant it est
dif ficile de porter longtemps la mme emotion. Quand
nous avons depasse le Bourg d'Aschach, nous nous trouvons dans un dedale d'iles et de bas-fonds ou le Danube
perd sa grandeur, sa force, et change son lit a chaque true,
presque chaque semaine. La rive s'abaisse ; nous voila
de nouveau en plaine ; mais cette plaine laisse courir le
regard jusqu'aux Alpes du Salzbourg, et je retrouve le
Traunstein, que je crois Lien avoir vu du haut de la tour
de Saint-Pierre, a, Munich. C'est un dedommagement.
De malencontreux touristes s'obstinent a donner au
Traunstein les traits de Louis XVI; je ne lui trouve qu'une
assez bonne figure de montagne. Une route qui passe
non loin de la a ete appelee par les Autrichiens la route
de la Dauphine, en l'honneur de Marie-Antoinette, qui
Ia suivit vraiment pour son voyage de France. A la bonne
heure. Its ont, eux, le droit d'associer a leur belle nature
le nom de leur gracieuse archiduchesse. Quand elle y
passa, la joie etait encore dans ses yeux, respoir dans
son cceur, le bonheur autour d'elle. Que ce souvenir,
frais et charmant comme une fleur de printemps, ne soit
pas assombri par le souvenir sanglant du 21 janvier. Je
le vois, celui-la, se dresser trop souvent devant moi dans
l'histoire, pour aimer a le rencontrer encore si loin de la
place de la Revolution, au milieu d'un tranquille pay sage.
Ah ! pourquoi cette route des royales fiancees que l'Allemagne du Sud nous donna ne s'est-elle point fermee
devant elles? Isabeau de Baviere , Marie-Antoinette,
Marie-Louise, avec quelle amertume vous avez regrette
les blondes compagnes de vos jeunes annees, en sentant
votre front flechir sous le 'poids de cette couronne de
France, si belle mais si lourde a porter !
Poutant je me lasse vite de ces bords plats, et c'est avec

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
bonheur qu'au-dessous d'Ottensheim, village coquettement assis sur une colline qu'on decouvre de loin, je me
vois emporte par notre bateau dans une vallee moins
grandiose que celle que nous avons quittee a, Neuhaus,
mais belle encore . avec ses roch es granitiques et sa vegetation puissante, gracieuse de forme et semee d'habitations de plaisance qui annoncent l'approche de la plus
grande ville que j'aie encore vue sur le Danube, Lintz
Dans ce village d'Ottensheim naquit un triste empereur, 0 thou IV de Brunswick, notre vaincu de Bouvines.
Le livre allemand on je trouve cette indication m'apprend en outre qu'une maison, sur le marche, annonce
deux fois aux yeux des passants ce grand evenement
par un tableau et par une inscription portant qu'Othon
naquit en ce lieu en 1208. A cette date, Othon avait
trente-trois ans au moins , et it venait , cette annee
meme, de faire assassiner, ou l'on avait assassins pour
lui, son competiteur a l'empire, Philippe de Souabe.

quatre angles regardent les quatre points cardinaux. Ces


angles, au lieu d'tre, comme dans les bastions de nos ingenieurs , le point on se concentre la force de tout
l'ouvra ge, est celui oit l'assaut a etc le plus facilement
donne par la nature et par les hommes. Ainsi celui du
nerd a etc emporte par l'Elbe qui s'est frays un passage
au travers des Riesengebirge, malgre leurnom terrible 2
et qui entraine par la, avec lui, toutes les eaux de la
Boheme. A celui du sud, ce sent les hommes qui, au-dessous de Budweis, ont fait passer une route entre le Bohmerwald qui finit et les monts de Moravie qui commencent. Cette route, qui est aussi celle de Prague et de
Dresde, aboutit au Danube, en face meme de Lintz on
1. Lintz a vingt-huit mille habitants sans la garnison.
2. Montagnes des Geants. Leur altitude ne leur permet pourtant
pas d'avoir des glaciers. Leur time culminante ; la Riesenkoppe,
n'a que cinq mille pieds; it lui en faudrait mille de plus pour avoir
des neiges perpkuelles.

163

Pour etre un village autrichien, on n'est pas dispense de


l'exactitude allemande.
Encore quelques tours de roues et nous voila, Lintz.
Cette fois ce n'est plus comme a.Strasbourg, au bruit
du tonnerre , mais au bruit du 'canon que j'entre
dans cette grande forteresse de l'Autriche. Cependant ne
vous etonnez pas trop, it s'agit d'un canon bien pacifique
qui est a bord de notre dampschifl et qu'un'mousse tire
treis fois centre la rive pour nous faire entendre un magnifique echo.
XXV
DE LINTZ A VIENNE PAR LE DANUBE.
Le losange des montagnes de Boheme. Importance militaire de
Lintz. Le char d'Indra. Le Strudel et le Wirbel. Les
caves de l'abbaye de Mcelk.

Toute la Boheme est enveloppee d'un formidable


rempart de montagnes en figure de losange dont les

arrive, de l'autre ate du fleuve, la route de Salzbourg


et du Tyrol. D'Inspruck a Prague s'etend done comme
le chemin de ronde de l'empire autrichien le long de sa
frontiere occidentale. Or, ce chemin coupe a Lintz le
Danube, qui est la grande ligne militaire et commerciale
de l'Autriche. La devait se trouver une vale importante.
Elle y est ; l'histoire a repondu a l'appel de la geographie.
Place au milieu de la ligne de defense, et se trouvant
etre a la fois la porte de la Boheme par le sud, colic de
Parchiduche par l'ouest, Lintz etait destine a jouer un
grand role militaire. Ainsi l'occupation de cette vale par
les Franco-Bavarois, dans la guerre de la succession
d'Autriche, lour permit d'entrer memo a Prague. Its
auraient aussi bien pu aller a Vienne. La reprise de
Lintz par les Autrichiens empecha au contraire les allies
de tenir en Boheme et ouvrit la Baviere aux Talpaches
et aux Pandours de Marie-Therese. Comme une des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

164

LE TOUR DU MONDE.

clefs de leur empire est la, que plus d'une fois on est
venu l'y chercher et l'y prendre, par exemple Moreau,
apresHohenlinden, et Napoleon, apres Ulm etEckmuhl,
les Autrichiens l'ont enfermee sous des fortifications
qu'ils estiment formidables. C'est un systeme de grosses tours rondes, avec glacis et fosses, communiquant
entre elles par un chemin couvert et dont chacune peut
croiser son feu avec celui de ses deux plus proches voisines. On en compte trente-deux, vingt-trois sur la rive
droite, neuf sur la rive gauche, et une forte citadelle,
cells du Postlingberg. Quelques-unes de ces tours sont
a une assez grande distance de la ville; l'ellipse qu'elles
torment autour d'elle a deux grandes lieues de diametre. Elles enveloppent done un espace immense et
font de Lintz un vaste camp retranche.
Ce systeme, imagine vers 1828 par l'archiduc Maximilieu d'Este, et depuis fort employe par les Allemands,
a ete uge avec quelque severite par nos ingenieurs, qui

crete et que des prairies onduleuses descendent vers la


Traun.
L'embouchure de cette petite riviere, qui traverse une
delicieuse contree toute semee de lacs et de montagnes,
est a quelque distance de Lintz, au village de Zizeiau,
autrefois florissant, lorsqu'il etait le port d'embarquemeat des produits des riches salines du Salzbourg que
la riviere lui amenait. Un chemin de fer fait aujournui ces transports et a ruins la batellerie et le village.
La locomotive est comme le char du dieu Indra : elle
porte la vie avec elle, mais que de victimes elle broie
sous ses roues!
Nous etions arrives a cinq heures par un magnifique
soleil. La douane nous fit perdre une heure, et, a rhOtel
on Pon me conduisit, on voulait m'en prendre deux
autres pour me faire diner. Je m'etais, it est vrai, fourvoye dans un hotel princier, on fourmillait tout un peuple
de kellners habilles de noir et cravates de blanc, saluant

ne semblent pas desireux de rimiter. Les tours maximiliennes oat encore leur virginite : aucune n'a ete
prise; it est vrai que pas une non plus n'a ete assiegee. Puisque celui que les soldats appelle le brutal
et qui, en ces choses, decide souverainement, n'a pas
jusqu'a, present dit son mot, le champ rests ouvert
aux discussions theoriques. Puissent-elles durer longtemps 1
La disposition des lieux a ete favorable a retablissement de ces vastes fortifications. Les montagnes vienneat des deux c6tes du fleuve baigner leurs Hants
abrupts dans le Danube qu'elles resserrent : au nord
le POstlingberg, pointe extreme du Bcehmerwald, au sud
les derniers contre-forts des moats du Salzbourg qui, au
sortir de la Suisse autrichienne, rejettent la Salza a
l'ouest, dans Finn, puis se recourbent au nord-est et
longent la Traun jusqu'a Lintz. La ville s'etage sur
leurs flancs, tandis que les forts se dressent sur leur

bas quand on arrive, ne saluant plus du tout quand on


s'en Va. Mais je voulais parlir le lendemain matin, car
je savais qu'il n'y avait de curieux a Lintz que son admirable situation. Depuis douze heures je regardais les
choses d'en bas, du flu de l'eau; j'etais presse de les voir
d'en haut, de la montagne. Je pris une voiture decouverte et me fis conduire par le plus long au point culminant de la ville. De cette maniere je vis bien vile
qu'il n'y avait rien a voir.
Nous passames d'abord sur une place on se dresse
une chose en marbre blanc qui tient a la fois de la colonne et de robelisque, tres-chargee de moulures, de
sculptures, de personnages, et dediee a la saints Trinite,
ce qui n'empeche pas qu'on ait mis dans son voisinage
deux fontaines surmontees l'une d'un Jupiter et l'autre
d'un Neptune. Dans la haute ville je vis l'ancien chteau
royal, un gros batiment rouge dont on a fait une caserne
et une prison, et qui ne pouvait guere servir a mieux ;

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

165

LE TOUR DU MONDE.
plus loin, dans la campagne, sur le Freinberg, la premiere tour batie par l'archiduc Maximilien et qu'on a
abandonnee aux jesuites. En Autriche ils heritent volontiers de l'Etat, a la difference d'autres pays on 1'Etat
herite parfois d'eux.
Mais sil'art est pauvre dans la ville, la nature deploie
dans la campagne toutes ses magnificences. Tant que
nous avions monte, j'avais ete plus sage que la femme
de Loth : pas une fois je n'avais regarde en arriere. J'en
fus recompense lorsque je me retournai : le spectacle
etait eblouissant. Devant moi, sur la rive gauche, les
montagnes de Boheme accouraient en moutonnant au
bord du grand fleuve, comme un troupeau de buffles
gigantesques qui venaient s'y desalterer. Le roc percait leurs flancs et ca et la montrait la forte membrure

de la montagne dont une epaisse foret couronnait la


tete. Dans une eclaircie, la citadelle et Peglise du Postlingberg avec la ligne rougeatre de ses forts detaches ;
puis aupres, d'autres collines, celles de la Magdalena,
du Pfennig et des Vents, qui s'etendaient circulairement
autour d'une fraiche vallee semee d'habitations gracieuses, et dontla tete , s'enfoncant entre deux rangees de hauteurs, allait se perdre dans la penombre des montagnes.
' A l'orient le chateau d'Ebelsberg montre ses tours de
funebre memoire, et au dela les Alpes de Styrie detachent sur le ciel les dentelures de leurs cimes neigeuses.
Au-dessous, le fleuve, echappe furieux de la gorge
etroite ou it coule depuis Aschach, s'epand en un large
et tranquille bassin du milieu duquel s'eleve une Ile
presque ronde et que traverse un long .pont de Bois

La ville a done devant elle un lac aux golfes profonds


et aux Iles verdoyantes. Elle-meme descend du haut des
cinq ou six collines qui la portent, comme une naiade
nonchalamment etendue qui baigne ses pieds au fleuve.
Cet ensemble magnifique presente l'aspect d'un cirque
immense prepare pour une fete ou une bataille. La fte,
en ce moment, le soleil la faisait. Ses derniers rayons
semaient de larges plaques d'argent la surface du lac et
rebondissaient en chaude lumiere sur le flans et la crete
des montagnes qu'ils doraient, tandis que deja dans les
bas-fonds roulaient lourdement des ombres bleua fres
qui allaient s'elever et s'etendre cofnme un linceul sur
cette belle nature, a qui son epoux et son maitre donnait, par une derniere caresse, l'adieu du soir.
Depuis Ratisbonne, le Bcehmerwald a oblige le Da-

nube a s'inflechir au sud-est ; a partir de Lintz, cette


direction change : le fleuve court droit a l'orient et remonte meme vers le nord jusqu'a Krems, on it reprend
sa direction premiere pour se retrouver, a Vienne, a peu
pres sous le parallele de Lintz. La belle partie de ce
trajet commence a Grein, une des plus pauvres villes de
la haute Autriche, mais une des plus charmantes a cause
de sa situation sur une masse rocheuse qui horde la
rive'. Le Danube s'y enferme de nouveau dans une
gorge etroite formee des deux cotes par les montagnes
1. Ces rochers descendent jusque dans le fleuve et y forment un
rapide, le Greiner Sehwall, qui exige dj de la precaution de la
part des bateliers. Le fleuve, en cet endroit, est encore a six cent
quatre . vingt-dix-huit pieds viennois au-dessus du niveau de la mer,
ou deux cent vingt metres cinq centimetres.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

166

granitiques des Alpes Styriennes et des monts de Mora.


vie. Comme un vigoureux athlete qui rassemble ses forces pour un effort supreme, le fleuve ramasse ses eaux
naguere epandues sur les rives, lutte, ecume et bondit,
mais passe a travers l'issue qu'il s'est ouverte. a A mesure qu'on avance, l'aspect devient plus triste et plus
sauvage, les rochers se groupent en masse et se projettent sur les bords d'une maniere effrayante ; tout annonce le celebre passage autrefois si dangereux du Strudel. A une demi-lieue au-dessous de Grein, on entend
deja le bruit du fleuve. Dans cette gorge etroite et obscure, au milieu du Danube, est une lie de rochers
nommee Werder, de quatre centstoises de longs sur deux
cents de large, qui separe le fleuve en deux parties. Le
bras droit est a peu pres impraticable par les bas-fonds

au moment de l'etiage et par la violence du courant dans


les hautes eaux. C'est done le bras gauche seulement
qui sert a la navigation et qu'on appelle le Strudel. Ce
passage, resserre entre des rochers enormes , est en
memo temps parseme d'autres rochers entasses les uns
sur les autres, et a fleur d'eau. Il n'a de large que quatre-vingt-dix toises, et it est encore partage en trois
parties, dont une seule, a droite, est praticable. Il faut
meme beaucoup d'habilete dans le pilote pour le passer
sans danger. Au sortir de ce mauvais pas, tout n'est
point ,fini : cent toises au dessous du Strudel, on trouve
le Wirbel, un autre tournant du Danube , espece de
tourbillon que forment les eaux en raison de la pression qu'elles ont eprouvee et de la resistance que leur
oppose immediatement apres une masse de rochers du

cote du sud et nommee le Haustein. Ce passage est encore plus dangereux que l'autre ; en deux minutes on
est lance avec une extreme vitesse du cote oppose. Cependant les travaux qui ont ete faits depuis 1778 ont
diminue beaucoup le danger de cette navigation. Il n'en
reste plus que ce qui est necessaire pour inspirer le
sentiment de crainte qui s'accorde a merveille avec les
beauts de ce lieu sauvage et majestueux'.
Les travaux commences par l'imperatrice Marie-Therese ont ete continues, et, la poudre aidant, le Strudel
aura tin minimum de six pieds de profondeur dans les
plus basses eaux. Mais le courant y reste toujours d'une
violence extreme, parce que la pente y est de quatre pieds
par cent brasses de longueur et la vitesse de dix pieds

par seconde. Le granit memo n'y resiste pas : un des


rochers du Haustein, forme de la pierre la plus dure, a
ete creus par le choc des vagues jusqu'a huit pieds de
profondeur. S'il n'est done plus besoin au photo que d'un
mil stir et d'une main ferme, it faut du moins qu'il les
ait, surtout quand it s'agit de ces immences radeaux de
bois ou de planches ou toute une colonie d'hommes, de
femmes et d'enfants est embarquee, car pour peu que le
navire devie a droite ou a gauche, it se brise, ce qui
arrive encore de temps a autre. A l'entree du Strudel,
un des eeueils porte une grande girouette de Ole ou l'on
a ecrit les noms des <bateaux auxquels it est arrive malhour en ces derniers temps. Est-ce un charitable avis
donne au capitaine pour qu'il redouble de prudence, ou
une delicate attention pour le voyageur, flatte dans son
orgueil de passer la ou d'autres ont peri?

1. Le comte Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque en Autriche, trois volumes in-folio.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

167

Avant d'arriver a Lintz, je regrettais de ne pas voir


eclore le printemps et les premieres fleurs dans cette
gracieuse va dee ; ici c'est l'hiver qu'il faudrait venir,
moment de la debacle, quand les glaces resserrees par
l'espace se precipitent et se heurtent avec fracas, plongent les unes"sous les autres, se soulevent, se redressent,
et retombent en se brisant. Malgre tous ses bouillonnements et toutes ses coleres, le fleuve est dans les temps
ordinaires une force calme et cacliee. On n'en mesure
bien la puissance qu'en le regardant entrainer, sans effort visible, l'immense plaine de glace qui avait voulu
l'enchainer, et que tour a tour, comme en se jouant,
souleve , submerge et rompt, ou amoncelle en debris
gigantesques sur les rochers de ses rives. C'est le seul
spectacle qui. puisse aujourd'hui nous donner une idee

des agitations convulsives de nos continents, quand Pceil


de Dieu voyait les montagnes bondir, les terres se tordre, se briser ou se replier sur elles-memes comme les
feuillets d'un livre.
Dans la croyance populaire, le Wirbel est un gouffre
sans fond, par lequel une partie des eaux du Danube
s'echappent et vont reparaitre unjour en Hongrie, dans
le lac de Neusiedl. Il y a de nombreux exemples de rivieres poursuivant ainsi sous terre une partie de leur
tours. En Grece, en Italie, on en connait plusieurs; en
France meme, le Loiret n'est qu'une infiltration de la
Loire. Mais it ne se passe rien de pareil pour le Danube
Ce qui a donne lieu a ce conte des communications souterraines entre le fleuve et le lac, c'est qu'au Wirbel,
en un certain endroit, on a descendu la sonde jusqu'a la

tres-respectable profondeur de quatre-vingt-dix pieds.


La cause cic tout le mal est ce rocher du Haustein.
Aussi les ton rbillons n'existent plus dans les tres-basses
eaux, oft le fleuve trouve assez de place entre les rochers
de Pile et ceux de la rive gauche, ni dans les grandes
ernes, parce qu'alors it passe par-dessus le Haustein,
comme cela eut lieu le 31 octobre 1787. Ce jour-la, le
Danube atteignit sa plus grande elevation connue, cinquante pieds au-dessus de l'etiage. On ne vit plus audessus de l'eau que la tete du saint Jean Nepomucene en
fer-blanc qu 3 les mariners ont place surl'extremepointe
du Haustein ; mais le Wirbel avait disparu.
Le problems a resoudre pour donner toute securite h
la navigation dans ce passage redoutable est done bien
simple : it faut supprimer le Haustein. Autrefois on
n'aurait ose concevoir cette pensee titanique. Aujour-

d'hui ce sera un jeu pour les ingenieurs qui percent les


Alpes ou arrachent du fond de la mer les roches granitiques qui les genent , comme ils viennent de le faire a
Brest. Its sont a Pceuvre. Au commencement de 1857,
le rocher avait dj ete coupe jusqu'au pied du mur de
la vieille tour du Diable, Teufelsthurm, que Porte le
Haustein, et le chenal du fleuve etendu jusqu'a une
largeur de cent brasses. En ineme temps, on a comble
le petit golfe de Freidhof, sur la rive gauche. Les sinuosites du fleuve, si gracieuses a l'ceil, mais si dangereuses au marin, sont done peu a peu redressees. Le
Danube devient un canal; la ligne droite triomphe, et
le pittoresque s'en va, mais aussi le peril.
Au dela de cette gorge fameuse, les montagnes s'abaissent et s'eloignent, principalement sur la rive droite,
qui, depuis Ratisbonne, a toujours ete moins pittoresque

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

168

LE TOUR DU MONDE.

que la gauche, par la raison bien simple que de cette


ville jusqu'a Krems, les moats de Boheme et de Moravie
tiennent fidele compagnie au Danube, et le bordent
presque partout de leurs derniers mamelons. A droite,
au contraire, les chaines tant perpendiculaires et non
paralleles au fleuve, ne touchent ses rives que de loin
en loin.
La haute Autriche, dont Lintz est la capitale, finit
sur la rive droite, a 1'Enns, qui debouche dans le Danube, en face du gros bourg de Mauthausen ; mais sur
la gauche, elle s'etend beaucoup plus a Pest jusque vers
Hirschenau, a la riviere des Saules, Weidenbach.
Pres de la s'eleve, sur une roche granitique qui domine
le fleuve, le vieux chateau de Persenbeug, devenu une
des residences favorites de l'empereur Francois. II n'y
a pas longtemps qu'au pied de la residence imperials
s'etendaient de vastes chantiers ou un seul constructeur,
Feldmiiller, occupait sans relache cent chevaux, trois

cents ouvriers , et lancait chaque annee sur le fleuve


vingt de ces gros bateaux appels des kelheimer 1 . Aujourd'hui les chantiers sont presque deserts; les bons
compagnons sont partis, et la rive ne retentit plus de
bruits joyeux. Je ne serais pas etonne que quelque
ouvrier reste la, casse par Page, ne croie voir de temps
a autre le vieux Feldmiiller jeter du haut des rochers
sa malediction sur le dampschiff qui passe et qui a tue
son industrie.
Le Persenbeug est aussi appele le Bosenbeug, le
mauvais tournant, a cause d'un coude, dangereux que
le fleuve y forme ; mais des Bens qui arrivent du Strudel n'ont plus d'emotion pour un pareil passage. On
jette un regard sur les ruines du Sausenstein que nous
avons faites en 1809, sur l'eglise de Maria-Taferl, que
cent mille pelerins visitent chaque annee, et d'oii l'on
decouvre toute la chaIne des Alpes Noriques ; cur Pechlam, la vieille ville du bon margrave Rudiger, un des

heros du poeme des Niebelungen , et l'on arrive enfin


au pied du promontoire de granit qui porte a cent quatreVingts pieds dans les airs la grande et magnifique abbaye
de Mcelk, couronnee d'une coupole de cuivre qui, sous
les rayons du soleil, etincelle de mille feux 2.
Les moines ont toujours ete fort habiles a choisir leur
residence, et ils ont eu bieii raison. Un site imposant
n'est pas seulement la plus douce des distractions d'une
vie solitaire, c'est une communion avec la nature et
Dieu. L'ame y est plus Libre que dans ces grandes prisons qu'on appelle des cites. Dernierement, assis sur le
bane du pauvre jardin des capucins de Nice, au-dessus
de la vallee du pavilion, et aspirant a pleine poitrine un

air tiede et parcume, je ne pouvais detacher mes yeux


du spectacle splendide que me donnaient ces montagnes
oh une chaude lumiere developpait une vegetation puissante, et cette mer dont chaque vague etincelait, sous
le soleil, de mille feux. A mes pieds, une ville prospers;
pres de la eke, les balancelles des pecheurs ; a l'horizon un vaisseau de Toulon qui passait fierement ; et je me disais que, sans nos attaches a la vie
sociale et de famille, c'est bien la qu'il faudrait vivre
et mourir.
Du reste, les benedictins de Mcelk ne se contentaient
pas d'admirer leur beau fleuve et ses rives chargees de
villages et de chateaux. Its avaient pour les joies de l'es-

1. Voy. ci-dessus, tome V, page 211.


2. Dans un livre allemand imprime en 1861, je trouve que le nom
de M61k ou Welk vient d'une exclamation de Cesar qui, durant
son expedition (auf seinem Eroberungszuge), arrive sur ce rocher,
n'au,ait pu retenir ce cH d'admiration : gen dileeta d'on le nom

Medlik usite au moyen age et celui de Moelk employe aujourd'hui.


Voila pour un livre allemand une erudition bien Legere. Cesar
n'est point alle dans le Noricum, qui ne fut conquis que longtemps
apres lui ; je crois meme qu'il n'a jamais vu le Danube.
1. Voy. ci-dessus, tome VI, page 207, note 2.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

169

prit une bibliotheque de vingt-six mille volumes, et pour


les joies du corps de ces caves comme on n'en Bait faire
qu'on Allemagne. a Elles sont immenses, dit un de ceux
qui les visiterent en 1809 : on y circule en voiture. Liles
renferment une quantite considerable de foudres remplis
d'excellent vin blanc. Pour se faire une idee de l'abondance qui reg.ne dans cette maison du Seigneur, it suffit
de savoir que pendant le passage de notre armee, qui a
dure quatre jours, on a distribue aux troupes cinquante
a, soixante mille pintes de yin par jour, et que cela n'a
pas diminue de moitie la provision du convent.
De Mcelkjusqu'a Vienne, it ne reste a voir que les chateaux d'Aggsiein et de Durrenstein : l'un a cause de ses
vieilles murailles croulantes, les plus creuses du Danube
autrichien, et pour ses legendes, ces fleurs des ruines

que le peuple y seme a pleines mains ; l'autre a cause


des souvenirs de la campagne de 1805. C'est la que
Mortier, enveloppe avec cinq mine hommes par trente
mile Austro-Russes, lutta contre eux tout un jour, et
fit au travers de leurs masses profondes une trouee
sanglante, ce qui n'empecha pas les ecrivains allemands
de compter ce combat au nombre de leurs victoires. A
partir de Krems, les banes de sable, les Iles a demi
noyees se succedent sans interruption. A gauche s'etend
l'immense plaine du Marchfeld, que le fleuve recouvrait
quand it ne s'etait pas encore ouvert, a Presbourg, la
route de la Hongrie. A droite on apereoit le Wienerwald,
dont l'extremite, le Kahlenberg, vient mourir au fleuve
qu'il domine d'une hauteur de mille cinquante-septpieds.
Aussi a-t-on de son sommet une vue immense sur Vienn e

et le Marchfeld jusqu'aux montagnes de Hongrie et 'aux


Alpes Styriennes. Un convent des Camaldules y avait ete
bati par Ferdinand II en 1628. Il fut supprime en 1782,
et un village prit sa place. C'est dans l'auberge de ce
bourg que Mozart composa sa Flu to enchant6e.
Cependant Les rives se peuplent de villages, de maisons particulieres, et la capitale de l'Autriche s'annonce
par les fiacres, qui viennent deposer au pied du Kahlenberg quelque bande joyeuse de Viennois en partie de
campagne. Enfin, on debarque a Nussdorf, mais on est
encore a pres d'une heure de la capitale de l'Autriche,
les grands bateaux a vapeur ne pouvant penetrer dans
le bras du fleuve qui vient toucher la vile et qu'on
appelle le canal de Vienne. Il n'y a point d'annee oit
l'on ne puisse le passer a gue. On y trouvait plus
d eau autrefois; mais le Danube se porte au nord. Au-

dessous de Vienne, on voit distinctement, a quelque


distance dans les terres, la berge elevee qui lui servait
de rivage.
XXVI
DE LINTZ A VIENNE PAR LE CHEMIN DE FER.
Le marche de Lintz. Un enterrement. Aspect des campagnes
de l'archiduche. Un homme coiffe d'une chouette. L'architecture polychrome et feodale. Un Milanais autrichien.

Maintenant, mon cher ami, que vous m'avez suivi en


toute confiance de Lintz a -Vienne sur le Danube, je
dois vous avouer que c'est avec les yeux des autres que
j'ai fait ce voyage. Entre la capitale de l'Autriche et sa
fait
grande forteresse occidentale , un chemin de fer
rude concurrence au Danube. Apres douze heures pas
seessur le pont du dampschiff a regarder le fleuve et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

170

LE TOUR DU MONDE.

les montagnes gracieuses ou sauvages qui viennent s'y


mirer, les touristes ont besoin de changer de points de
vue et d'emotions, de voir des champs, des.cultures, des
hommes, la physionomie de l'archiduche dans l'interieur
du pays. Es font comme moi : ils n'y tiennent plus et
courent a Vienne par le moins long.
En traversant le marche de Lintz pour me rendre a.
l'embarcadere, je m'arrtai a voir les paysannes des environs coquettement attifees de leursjupes a volanis et a
galons, avec corsage collant en velours qui se termine
par derriere en petite veste et s'ouvre par devant pour
laisser voir un fichu de couleur eclatante. Elles apportaient a la ville les provisions du matin sur de petits
chariots a quatre roues, d'une elegance qui me surprit,
decoupes, peints et vernis comme une caleche de HydePark. Les brancards sent mobiles et peuvent tre retournes pour que la voiture soit a volonte tiree ou pussee. Quand la route est plane et facile, elles se bouclent
des bretelles a la ceinture, ce qui laisse les mains libres
et leur permet de tricoter. Quoi? ce ne sont point des
bas assurement, puisqu'elles vont nu-pieds.
Un peu plus loin je rencontrai un enterrement. A en
juger par la maison d.'oit le cortege sortait et par la tenue de l'escorte, le defunt n'avait pas ete un des privilegies de ce monde : l'affluence des assistants tenait sans
doute a quelque fraternite de compagnonnage. La maison mortuaire etait tendue de noir et decoree de bannieres, de banderoles, de statues, de fleurs artificielles
et de musiciens : trombones, cors de chasse et surtout
clarinettes. On commenca par donner une aubade, sans
doute a l'ame du pauvre mort. Le clerge arrive, le cortege s'organisa.
En tete, un groupe de mendiants ou tout au moms de
pauvres dont le premier porte une croix. Its sont generalement vetus d'une longue redingote eprouvee par de
vieux services et que surmonte un chapeau de haute
forme. Plusieurs ont, en pardessus, un tablier de toile
bleue. Les femmes sont aussi en guenilles et pieds nus.
Viennent ensuite cinq ou six enfants de dix a douze ans
en redingotes a pelerines trop longues et trop larges, la
tote cachee sous un enorme chapeau que garnissent plusieurs rangees de crepes a Brands nceuds; puis des enfants de chceur en surplis blancs et courts, comme partout ; enfin des pretres avec la barbe et de grandes
bottes.
Derriere le clerge les musiciens, et derriere les musiciens le mort dans un cercueil place sur les epaules de
huit confreres qui ont des crpes aux poignets, un crepe
immense en sautoir et a la main un gros cierge court.
A l'avant et a l'arriere du cercueil, un grand drap
blanc dont je ne comprends ni la signification ni l'usage
et qui est porte par huit personnages en costume pareil
a celui des precedents; sur le ce-cueil mme, des statues
en bois dore, des couronnes de fer-blanc, des rubans et
des fleurs. La foule suit pole-mete : les mendiants psalmodient, le clerge chante, les trombones rugissent, les
cors sonnent et les clarinettes orient.
Voila un pauvre diable de mort qui n'etait point un

Mirabeau et qui s'en va accompagne, comme Mirabeau


l'avait souhaite, avec de la musique et des fleurs'. Les
funerailles sont une des trois grandes solennites de la vie.
Les peuples jeunes les font avec une douleur bruyante
et entourent de pompe ce grand mystere ; les peuplee
vieux menent silencieusement leurs morts a l'asile supreme. Pour mon usage, j'aimerais mieux ce
Dans nos grandes cites, la famille doit garder pour elle
ses douleurs, comme ses joies.
Le mort m'avait pris du temps ; j'arrivai tard a un
charmant embarcadere, trop telt encore puisquej'y trouvai le kellner de l'hOtel qui m'attendait, une note additionnelle a la main. On prtexta je ne sais quelle faute
de calcul, et je fus ranconne d'une dizaine de florins.
Etait-ce vraiment une erreur ou une revanche de Solferino que l'hOtelier prenait patriotiquement sur un Francais de passage? Je n'en sais Hen ; dans tons les cas,
c'etait du desordre, et je regrette d'avoir oublie le nom
de cette maison peu hospitaliere.
Le chemin de fer de Lintz. a Vienne ne traverse aucune ville importante. Nous laissons a droite le gros
bourg d'Ebelsberg avec son immense pont sur la Traun,
ou se fit en 1809 un epouvantable massacre qu'un peu
de prudence etit epargne. L'eau, le feu, la mitraille y
jourent tout it la fois leur role destructeur. Napoleon
lui-meme, qui n'avait pas les nerfs sensibles, eut horreur de cette inutile boucherie. A Amstetten, autre
trace sanglante ; elle date, celle-la, de 1805 : nos troupes
s'y heurterent ccntre les Russet, qu'ils rencontrerent
quelques semaines plus tard h Austerlitz. Au dela, depuis l'embouchure de rips jusqu'h Mcelk, nous nous
rapprochons du Danube.
Comme la Galathee de Virgile qui se cache derriere
les saules, mais a bien coin de laisser voir auparavant
son Irais visage, les fleuve montre de loin en loin ,5a face
argentee. Cette fois, je vois hien reellement de mss yeux
l'admirable position et la waste etendue de la grande
abbaye benedictine, quoique nous passions trop vite pour
que je puisse verifier si l'architecte Prandauer a vraiment donne aux batiments de Mcelk autant de fenetres
que le bon Dieu donne de jours a l'annee. A SaintFelten, le dernier quartier general de Napoleon avant
son arrivee a Schcenbrunn en 1809, nous sommes an
pied des pen tes du Wienerwald qui nous reste a franchir
pour redescendre de l'autre ate dans Vienne.
Tout ce pays doucement accidents est charmant. Je
commence meme, a force d'en voir, a me faire aux dochers en turbans reconverts de cuivre etame qui ont
Mcelk fort bonne figure. Cette province doit etre riche
aussi; car les tranchees du chemin de fer montrent un
sol profond ; a la surface la propriete me semble divisee;
les cultures varient, les villages sont nombreux, et les
habitations des paysans en bon kat, quoique trop souvent couvertes en tuiles de bois, et je sais que l'industrie
me tallurgique y est florissante. Entre Ens et Amstetten,
le chemin de fer s'est rapproche de Steyer, ville de onze
1. Voy. cidessus, tome VII, page

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

150.

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

171

mille Ames et centre de la fabrication des aciers de Styrie, vois passer sont-ils en grandes bottes qui leur arrivent
qui ont un grand renom. Les gens du pays racontent jus'qu'aux genoux.
qu'au temps des invasions, quand les Romains durent
Les hommes ont meilleur air. Le type autrichien est
ceder le Noricum aux barbares, le Genie des monta- generalement doux, coil bleu pale, nez long et un peu
gnes apparut, aux conquerants et leur dit : Jo vous pendant , bouche boudeuse , sans fermete. La grosse
donnerai des mines d'or pour un an, des mines d'ar- levre des Habsbourg , trait caracteristique de cette
gent pour vingt ans ou des mines de fer pour toujours ;
maison, ne leur vient done pas seulement de l'epouvanchoisissez. Les barbares prirent le fer. Puisque le table Maultasche, la plus laide creature qui ait jamais
Genie de la montagne etait en si bonne humour, ils porte couronne, mais qui leur coda un beau domaine,
auraient bien du lui demander aussi de la houille. Mais le Tyrol. Il y a dans le peuple autrichien quelque chose
la houille en co temps-la n'etait point connue, et aujour- de ce trait.
d'hui le regne de ces bons genies si commodes est malLe paysan, qui se coiffe en arriere et arair tres-placide,
heureusement passe.
aime les plumets et en abuse. Qui a tue une chouette ou
Tout cola c:.onne it la Styrie un tout autre aspect quo un milan, pare son chapeau de ses plumes. Quelquescelui de la plaine froide, humide et maigre de la Baviere.
uns vent jusqu'a y fixer des oiseaux empailles, avec des
Le gouvernement imperial est pauvre, parce qu'il admi- yeux en email, les ailes Ctendues et la queue en aigrette.
nistre mal ; mais ces populations ont certainement de
Nous croyions, dans ces dernieres annees, avoir inl'aisanee , bien
vente ou retrouve
qu'elles en monl'architecture potrentle moins poslychrome. Je la
sible par crainte
rencontre ici pardu fist, et comme
tout. Leurs staelles sont detions de chemin
-
vouees a leurs
de fer dont aucune
!"17
maitres it y a
ne ressemble a
de la force dans
l'autre sent de
ce grand corps si
vraies curiosites.
mal bad de l'emJe voudrais poupire autrichien.
voir en transporJ'eprouve ceter une aux envipendant une derons de Paris, a. la
ception.Jecrcyais
place de ces affreutrouver par is des
ses b tisses qui ne
totes superbes et
sont clue des cages
des carnations
it employes et a
blanches et rc ses
patients , ou les
On m'avait taut
compagnies n'ont
dit quo les fempas voulu faire la
L.4 ';iCE LOr
mes de Rubens et
moindre depense
Coiffures de paysans autrichiens dans Parchiduche.
la Marguerite de
d'art, nibs archiScheirer se rencontraient en Allemagne sous chaque tectes, d'esprit. Ce serait un bijou h faire accourir les
pommier ! Je ne vois quo de disgracieuses creatures badauds et les artistes. Tout s'y trouve, la pierre, la
qui s'enlaidissent comme h plaisir par lour costume, brique jaune et rouge de toute forme, le Bois decoupe
surtout a l'aide d'une sorte de tablier de soie noire jour, les moulures en terre cuite, les couleurs harmoqui leur serve la tete et dont les deux bouts pen- nieusement combinees. A quoi les habitants ajoutent
dent derriere le dos. Beaucoup aussi vont nu-pieds. le plus qu'ils peuvent de flours eclatantes ou de plantes
C'est un detail de toilette qui me repugne et me fait mal. au joli feuillage.
Je leur passuais toutes les excentricites de costume,
Je sais Bien quo cola carte plus quo quelques moelsauf cello-la qui m'ete une partie de la bonne opinion lons entasses requerre, et quo les dividendes des acquo je me faisais de leur bien-titre. A Vienne, d'on je 'tionnaires en ont efe diminues. Mais l'industrie et la
vous ecris, je viens de rencontrer encore quantite de finance no doivent-elles pas payer rancon fart? Puisfemmes et d'enfants courant ainsi, jusqu'a la porte du que ces deux grandes puissances des temps modernes
palais imperial, dans la boue et sur le dur pave des sent reines aujourd'hui, demandons-leur de ne pas vivre
rues. Nos plus pauvres paysans ont des sabots, nos ou- parcimonieusement, comme des parvenus de bas etage;
vriers de bons souliers de cuir, et le dimanche ils chaus- qu'elles se souviennent quo Peducation du peuple se fait
sent l'ancienne botte feodale. Croyez bien quo ce n'est par le beau tout comme par le vrai, et qu'elles soient
pas une rema:que puerile. Avec des pieds nus, on ne stires d'y trouver encore leur compte.
monte jamais hien haut. Aussi tous les pretres quo je
Un des traits de cette architecture, c'est
prendre

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

172

des motifs de decoration dans les constructions militaires


du moyen age. La forteresse feodale , de terrible souvenir,
ne sert plus qu'aux combinaions des architectes : toute
cheminee, ici, a des creneaux; tout embarcadere des tours,
des donjons et des machicoulis. Ainsi les enfants jouent
avec les casques sonores, les grandes cuirasses et les
glaives rouilles de leurs pares. Mais une chose avec laquelle on joue de cette sorte est bien pres de sa fin.
Dans notre convoi, rien de particulier, sauf le conducteur qui est pour moi rempli d'attentions que je ne
comprends pas. Il s'offre a me mettre seul dans un wagon et de n'y laisser monter personne ; it fait toutes mes
commissions, m'achete des cigares , des vivres , des
journaux, et me renseigne sur le paysage. Il m'apprend
qu'il est Milanais. Alors c'est sa reconnaissance patrio-

tique pour la France qu'il temoigne a sa maniere. En


ce cas, lui dis-je, Eviva l'Italia! Adesso, nein, se
hata-t-il de repondre, dans son dialecte moitie italien,
moitie allemand, Evical'Austria! Je fus etonne de ce
devouement. Mais la conversation avait lieu a la portiere; en me retournant je vis une figure renfrognee et
tres-moustachue ; je me dis qu'elle etait cause de cat
eviva autrichien, et je plaignis d'autant plus le pauvre
diable.
Je venais de commettre une mauvaise action. J'etais
en Autriche et j'avais parle de l'Italie a un employe itaA
lien qui vivait de l'Autriche. J'en fus puni. Arrive a
Vienne, mon conducteur me demanda la buona mane.
Toutes ses complaisances tendaient la. Neuf heures durant it s'etait fait mon domestique en vue d'attraper

Abbaye de Maelk.

quelques kreutzers ouun florin ! iMon patriote milanais,


force de servir le Tedesco, n'etait qu'un lazzarone mendiant !
XXVII
VIENNE.
M. de Metternich botaniste. E pure si muove. Le Prater et
le bois de Boulogne. La nuit officielle. L'Op6ra. La
moralite viennoise et la litterature autrichienne. Un sac vide
ne peut se tenir debout.

Me voila. done <c dans la cite imperiale, comme les


Viennois appellent leur ville, en ajoutant n'y a
qu'une Vienne au monde. Le chauvinisme est de tons
les pays et je le respecte partout.
Me voila dans la capitale du gouvernement le plus

absolu 1 de la police la plus vigilante et la plus curieuse


qu'il y ait eu au monde ; une police qui mettait l'ceil
et la main partout; qui entendait ce qua vous murmuriez tout bas a l'oreille de votre fiancee, lisait par-dessus
votre epaule la lettre apportee par votre plus cher ami ;
regardait ecrire, regardait penser, meme les ambassadeurs, ce qui, pour plus d'une raison, est pourtant bien
difficile.
Un jour, raconte-t-on, le ministre d'Angleterre fait
a son cachet une tres-legere modification. La poste,
comme d'habitude, ouvre la lettre, puis recachette avec
l'ancien sceau. A quelque temps de la, l'ambassadeur
1. Petals Vienne au mois d'amit 1860, par consequent avant
le dipleme du 30 octobre 1860 et la constitution octroyee le 26 Fevrier 1861.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

173

LE TOUR DU MONDE.
anglais rencontre M. de Metternich : (( Prince, lui dit-il,
je crois qu'il serait a propos de prevenir vos employes
que nous avons change notre cachet. Les maladroits ! murmura le ministre. L'histoire est-elle vraie ?
je n'en sais rien; mais je sais bien qu'autrefois on ne
pretait qu'aux riches.
Pour mon compte , j'aurais mauvaise grace de me
plaindre. Et d'abord j'entre dans la cite imperiale plus
facilement qu'a Paris. On ne m'y retient pas aux portes
une heure entiere, comme it m'est arrive dans certaine
de nos gares, et la douane me semble fort debonnaire.
Aux barrieres, on arrete notre voiture pour payer le
droit de penetrer en ville. C'est un ennui qu'ils out
oublie de supprimer. A l'hOtel, dans la rue, j'entends
parlor avec la plus extreme liberte. Le guide que je

; ardins de rois, oft les arbres les plus rares, les fleurs
les plus belles, que jadis on n'ent laisse voir que sous
les vitrines jalouses d'une serre ou derriere les barreaux
de for d'une grille inexpugnable, sont mis a la portee
de nos yeux, de nos mains, et presque sous nos pas ;
quand le plus pauvre pent jouir de magnificences que
Louis XIV ne connut jamais, it n'y a point a s'etonner
que les splendours d'hier ne soient plus, comme une
toilette fanee, que la friperie d'aujourd'hui.
Le Prater est un lieu bas, humide, mal entretenu,
l'on doit se trouver fort bien aux heures les plus chaudes
des jours d'ete. Je n'ose avancer que les Viennois, qui
ont aux environs de leur ville tant de sites charmants,
abandonnent le Prater ; it faut cependant qu'en historien
fidele je dise qu'au moment oft j'y arrivai, je n'y trouvai
personne, pas un promeneur, un cavalier ou un equi-

prends, un honwed hongrois blesse dans la derniere


guerre, dit tout haut, partout on it me mene , dans
Schcenbrunn memo, devant les gens de service, des
choses a faire bondir dans son tombeau le prince de
Metternich. Vienne n'avait que deux journaux politiques, le Wiener- Zeitung et le Beobacter ; j'en trouve plus
d'une douzaine qui ont l'allure aussi vive qu'a Berlin ou
a Paris. E pure si move: decidement le monde marche,
puisque voici qu'a Vienne on court.
Arrive a Vienne a quatre heures et demie, j'etais une
heure apres au Prater, la promenade fameuse qui
s'etend de la ville au Danube avec de grandes allees
d'arbres seculaires l . Mais le bois de Boulogne et les
Champs-Elyses ont fait tort a ces renommees d'autrefois. Depuis que la ville de Paris nous a donne des

page, mais treize cerfs et un archiduc. L'archiduc passait rapidement pour regagner son hotel, el les cerfs,
qui sont en liberte et qui n'en abusent pas, venaient
tres-debonnairement chercher leur pature au lieu accoutume. Comme taut d'autres choses, le Prater s'en va :
les chemins de fer Font tue, et l'on ne fait rien pour lui
Kendre la vie.
Apres cela, les habitants, sans doute, a cette heure,
dinaient, et Hans Wurst 2 , le Polichinelle viennois, qui
a etabli au Prater son quartier general, s'etait retire
sous sa tente. Un gaillard qui s'appelle Jean Boudin ne
1. Le Prater, se trouvant au dela du canal de Vienne, est luiineme une ile de deux lieues de long sur 1rois quarts de lieue de
large, dont le faubourg de Leopold, la Lopoldstadt, occupe une
grande partie.
2. Wurst signifie andouille, saucisse, boudin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1 74

LE TOUR DU MONDE.

pouvait oublier pareille heure, que personne ici n'oublie,


et moi j'aurais du faire comme eux.
Vienne est, apres Constantinople, la ville d'Europe
oa it fait le plus cher vivre. On y est plus ranconne
qu'a Paris et a Londres meme. Cela tient, en partie, ace
qu'il n'y a point de tables d'hte. On mange a la carte,
du moins dans les grands hotels, ce qui permet h l'hOtelier de faire une note pour chaque repas et au garcon de
reclamer chaque fois son pourboire : nulle part le trinkgeld ne fleurit et ne prospere comme ici.
A sept heures, j'etais a l'Opera. Il ouvre de bonne
heure pour finir tot. La police exige que les theatres ne
ferment pas beaucoup plus tard que neuf heures; au
moment du souper, le cinquieme et dernier repas de la
journee. On vent paternellement que les Viennois, reputes les plus grands mangeurs de l'empire, dorment vite et
longtemps. C'est bon pour la digestion, c'etait meilleur
encore pour la politique. La nuit officielle commence, a
Vienne, a dix heures et finit a sept heures du matin. C'est
neuf heures de somme pour les habitants, de repos
pour le gouvernement et d'augmentation de solde pour
les cockers. On pays moitie en sus du prix de la journee
pour une voiture prise entre ces deux limites de temps.
L'Opera donnait le Don Juan de Mozart. Je n'avais
pas voulu perdre cette occasion unique d'entendre la
troupe allemande si vantee. Mon etonnement fat grand
de irouver une salle petite et pauvrette, mal eclairee,
mal ventilee et deserte. Trois rangees de loges, la
moitie du theatre, absolument vides. Peut-titre etaient-ce
des locations de l'aristocratie alors en villegiature; mais
le parterre eat ete comme les loges, sans une soixantaine d'officiers qui s'y tenaient debout.
Voila oir en est l'enthousiasme musical des Viennois I
Sur la scene, des robes, comme au bon temps de
M. Sosthene de la Rochefoucauld, qui tombaient jusqu'aux talons, et des guimrs qui montaient jusqu'aux
oreilles : ce qui toutefois n'empchait pas de chanter
juste et de jouer hien. La piece finit comme un mysOre du moyen age. On nous montra l'enfer, avec ses
Hammes, ses tortures, ses diablotins courant apres les
damns, et don Juan expiant, sur une roue dentelee qui
tournait dans le feu, ses seductions terrestres.
Cette mecanique terminait par un spectacle grossier
pour les yeux la divine partition du maestro. Maisc'etait
edifiant pour les spectateurs, qui trouvaient a l'Opera le
benefice d'un sermon, sans que les actrices, grace aux
precautions prises, pussenecauser une diversion facheuse.
Tout etait done au mieux; j'en concluais que la moralite
des Viennois devait etre grande. On assure pourtant
qu'il n'en faudrait pas jurer ; que le vice s'etale le soir
tres-pare et fort peu vetu, comme dans nulle autre ville,
et que dans quantite d'hetels on trouve un essaim de
jeunes filles, blondes et rieuses, dont la fonction consiste
a ouvrir votre porte par megarde et h. rester chez vous
par distraction. Je me hate de dire que je n'ai rien rencontre de pareil. Mais un de mss amis me l'affirme.. Je
l'ai vu, me dit-il, de mss yeux vu.
11 arrive a Vienne, Pete, beaucoup de rayons du soleil

d'Italie et des mceurs que ce soleil produit. La temperature s'eleve, et les robes descendent h proportion.
Meme de grandes dames se montrent en public avec
japes immenses, vestes soutachees d'or, dolmans
fourragere torsee et perlee, chapeaux empanaches, mais
le con nu, et la poitrine h pea pres comme le con.
Vienne a quatre cent soixante-dix mille habitants', a
peine un pea plus que Naples. Une tour nombreuse,
toute l'aristocratie d'un grand empire et une garnison
immense y resident. Le nombre des gens pour qui la
vie est, avant tout, une partie de plaisir, s'y trouve done,
toute proportion gardee , beaucoup plus considerable
qu'ailleurs, et ce ne sont pas precisement les vertus
de Page d'or qu'ils y apportent.
Ces mceurs faciles n'ont pas eu le contre-poids necessaire d'un grand travail de l'esprit. Un spirituel touriste
pretend avoir vu l'ordonnance d'un medecin allemand
qui, ne sachant comment guerir un professeur dont le
cerveau, fatigue par des veilles laborieuses, menacait de
se detraquer, lui prescrivit trois mois de sejour en un
pays oh l'on ne penserait pas. Le malade fit sa malle et
sans hesiter prit la route de Vienne.
L'Autriche, en effet, pendant longtemp , n'a point
pense, sauf en musique et en histoire naturelle : art et
science qu'un gouvernement paternel pouvait encourager
sans peril, que le prince de Metternich cultiva par politique, pour le bon exemple, et qu'h la fin it cultiva par
goat, pour son plaisir, si hien qu'on vit le chancelier
aulique devenir un des meilleurs botanistes et numismates de l'Autriche.
Pour tout le rests, la censure faisait autour des esprits une garde vigilante, et protegeait efficacement
l'empire contre le demon Thought qui effrayait tant
l'empereur Francois II, on Franzl, comme l'appelaient
l es Viennois. a Ne me faites pas de savants, disait-il un
jour aux professeurs de Laybach, je n'en ai pas besoin ;
mais faites-moi de bons et braves sujets attaches aux
choses anciennes. Nos pres s'en sent bien trouves.
Longtemps on a cru Franzl sur parole, et l'habitant de
Vienne, qui aims a vivre et a se laisser vivre, leben and
sich leben lassen, s'est abandonne, comme notre Mathurin Regnier, a la bonne et donee loi de nature.
Il n'en va plus tout a fait de meme aujourd'hui, du
moins quant au demon Thought. On s'est quelque pea
familiarise avec lui, et Vienne ne merite plus le nom
qu'elle a si longtemps ports de : a Capone de l'esprit.
Il s'est memo trouve un poste, en Autriche, it est
vrai qu'il etait Hongrois, pour glorifier le vieux demon.
a La pensee, s'ecrie Niembsch de Strehlenan, qui n'a
ose signer que les deux dernieres syllabes de son nom,
la pensee, c'est le Saint, c'est le Heros I Der Gedanken,
der Heilige, der Held! A Son poeme des Albigeois se termine meme d'une facon menacante : a Les souffrances
du pass, dit-il, se payent avec du sang. Apres les Albigeois, les Hussites; apres Jean Huss et Ziska, Luther,
Hutten et la guerre de Trente ans; ensuite cells des
1. Quatre cent soixante et onze mine quatre cent quarante-deux
personnes, d'apres le recensement de 1856, sans la garnison.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Cevennes, puis la destruction de la Bastille, et ainsi de
suite, and so weiter.... A Jamais mots si pen poetiques
n'ont produit pareil effet. Le pate s'arrte a la Bastille, mais son lecteur viennois continue par la penseet
et cette pensee est 40, devenue une action.
Depuis 1848, l'Universite a ete reorganisee sur le plan
des universites allemandes, ce qui a entrains une reforme
correspondante dans les ecoles secondaires, et, pour
fortifier les etudes, nombre de savants ont ete appeles
du dehors. L'Academie des sciences', fondee le 30 mai
1846, avec une dotation annuelle de quarante mille florins, a hien:6 to conquis une grande consideration et eh, rgi
la sphere de ses travaux : ses Comptes rendus, . par leur
abondance, feraient rougir les nOtres de leur secheresse.
Les ministres, les hauts dignitaires de l'empire ne
manquent point de se rendre a ses solennites, et l'imprimerie imperiale qui, pour ]a beante, de ses publications,
rivalise avec la nOtre, prete liberalement ses presses
aux academiciens. Avant 1848, on ne comptait h Vienne
que cinq associations particulieres pour les arts et les
lettres. En 1856, it y en avait dj vingt-huit, et cent
une autres societes de toute sorte s'etaient formees, dont
plusieurs publiaient des memoires qui etaient remarques au dehors. Naguere, la critique litteraire ne touchait qu'au theatre, et une comedie de Scribe, un
drame d'Alexandre Dumas, toute piece traduite, imitee
ou copies des nOtres, car nous defrayons largement les
theatres de Vienne, etait l'unique aliment des causeries
de salon ou des discussions de journaux; la presse va
mainten ant plus loin et plus haut. L'horizon des esprits
s'est agrandi. Le concordat de 1855, qui mettait l'instruction aux mains du clerge, est fort ebranle ; la vie se
reveille partout ; Vienne enfin publie des livres, memo
pour la foire de Leipzig, et une litterature autrichienne
commence, mais avec ce caractere particulier qu'elle est
encore une litterature de grands seigneurs et de bureaucrates.
A Vienne, on est fonctionnaire d'abord, c'est le pain ;
ecrivain ensuite, c'est le sel, si l'on a du talent. Mais
les lettres s'etiolent dans l'atmosphere des bureaux, et
Fecrivain qui porte une clef de chambellan ne tient pas
fortement sa plume. La grande seve populaire manque done a cette litterature Out& allemande qu'autrichienne, je veux dire qui se perd dans le grand courant
germanique sans y entrainer son peuple apres elle.
Cependant elle peut deja se vanter d'un triomphe : le
plus brillant succes dramatique des dix dernieres annees
en Allemagne est un drame autrichien, heureusement
pas en dialecte viennois. Il revient au baron MunchBellinghausen, grand conseiller d'Etat de l'empire, selon
son titre officiel, mais, de plus et ipieux, auteur de
Griseldis, du Fils du desert, et surtout du Gladiateur de
Bayonne (1856). Le baron de Zedlitz et le comte d'Auersperg ont aussi conquis un legitime renom hors de leur
pays. V. Hugo a imite du premier die Nachtliche Heerschau, la Revue Nocturne, morceau celebre au dela du
1. Elle est divisee en deux classes : les sciences historiques et
philosophiques, les sciences mathematiques et naturelles.

175

Rhin, mais qui perd beaucoup h sortir de sa poetique enveloppe d'Allemagne pour se montrer en habit francais.
La nuit, vers la douzieme heure, le tambour quitte
son cercueil, fait la ronde avec sa caisse, va et vient
d'un pas empresse.
a Ses mains decharnees agitent les deux baguettes en
mme temps ; it bat ainsi plus d'un roulement, maint
rveil et mainte retraite.
a La caisse rend des sons etranges dont la puissance
est merveilleuse. Es reveillent dans leur tombe les soldats morts depuis longtemps :
Et ceux qui des confins du Nord restent engourdis
dans la froide neige ; et ceux qui gisent en Italie oil la
terre leur est trop chaude ;
a Et ceux que recouvre le limon du Nil ou le sable do
l'Arabie : tous sortent de leur tombe et prennent en main
leurs armes.
Vers la douzieme heure, le trompette quitte son
cercueil, sonne du clairon, va et vient sur son cheval
impatient.
a Puis arrivent sur des coursiers aeriens tons les cavaliers morts depuis longtemps : ce sont les vieux escadrons sanglants converts de leurs armes diverses.
a Les blancs cranes luisent sous les Basques; les
mains, qui n'ont plus que les os, tiennent en l'air les
longues epees.
Et vers la douzieme heure, le general en chef sort
de son cercueil, it arrive lieutenant entoure de son etatmaj or.
porte un petit chapeau ; it porte tin habit sans orfoment ; une epee pend a son cote.
a La lune eclaire d'une pale' lueur la vaste plaine
L'homme au petit chapeau passe en revue les troupes.
a Les rangs lui presentent les armes ; puis l'armee
tout entiere s'ebranle et passe musique en tete.
a Les marechaux, les generaux, se pressent en cercle
autour de lui. Le general en chef dit tout bas un seul
mot a l'oreille du plus proche :
Ce mot vole h la ronde, de bouche en bouche et resonne bientOt jusque dans les rangs les plus eloignes :
le cri de guerre est France; le mot de ralliement est
Sainte-Helene.

C'est la grande parade des Champs-tlysees que le Cesar wort commande vers la douzieme heure de la nuit'. a
11 est assez curieux de voir cet hommage rendu h la
grande armee et a son chef par un pate autrichien. Au
reste, le baron de Zedlitz n'est pas le seul qui ait subi
l'attrait magnetique de cette puissante figure. Le baron
de Gaudy qui, ne a Francfort, mourut h Berlin en 1840,
avait compose, a la gloire de Napoleon, tout un cycle de
chansons imperiales, Kaiserleider, et pass les dernieres
annees de sa vie a traduite avec Chamisso, autre esprit
francais egare en Allemagne, les chansons de Beranger.
11 y a aussi un chant fameux du comte d'Auersperg,
l'Invalide, oh se retrouve la memo preoccupation de la
France, mais avec une portee plus haute. C'est l'histoire
1. J'ai suivi pour cette piece, comma pour la suivante,
duclion de M. N. Martin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

la tra

176

LE TOUR DU MONDE.

moderne racontee, sur les bords de la Loire, a de petits


enfants par un vieil invalide qui a fait toutes nos guerres
de 1792 a 1830. Mais j'aime mieux vous titer du meme
ecrivain la piece intitulee Notre temps.
Sur le tapis vert brillent le crucifix et les bougies ;
des echevins et des conseilliers vetus de noir.sont assis
d'un air grave et vont prononcer un jugement ils ont
cite a leur barre notre Epoque, coupable d'agitations et
de murmures menacants, coupable de pensees orageuses.
Mais Faccusee ne se presente pas, car notre Epoque
n'a pas le temps : les juges avaient peine attendu pendant deux heures, etait deja deux Hones plus loin.
Toutefois elle leur depeche son avocat, qui s'exprime en
ces termes :
Ne calomniez pas notre Epoque; elle est innocente ;

notre Epoque est une coupe de cristal transparent,


(( aussi clair que pur ; si vous voulez y boire un yin ge(( nereux, n'y versez pas votre lie. Notre Epoque est une
habitation magnifique, mais depuis que vous y etas
entres, on la prendrait pour unemaison de fous !
Notre Epoque est un champ ensemence. Si vous y
(( avez seme des chardons, comment pouvez-vous vous
tonner qu'il ne soit pas rempli de roses? C'est sur ce
meme champ que Cesar a livre ses combats immortals, mais des poltrons le trouveront assez grand et
(( assez large pour prendre la fuite.
Notre Epoque est une harpe muette ; si un maladroit s'avise d'y poser les doigts, les chiens et les chats
se mettent a hurler aussitOt dans tout le voisinage,
(( Mais que la ;main inspiree d'un autre Amphion en

touche les Cordes, les fleuves et les folks feront


silence pour ecouter, et les pierres s'animeront.
Signe caracteristique, la plupart de ces nobles ecrivains se cachent sous un pseudonyme. L'auteur du Gladiateur de Ravenne signe Frederic Halm, et le nom
litteraire du Comte d'Auersperg est Anastasius 0-run.
Comme nos ducs de la Rochefoucauld et de SaintSimon, ils veulent bien ne pas laisser aux seuls manants
la gloire de l'esprit, mais ils ne veulent pas fourvoyer
leur blason dans la republique des lettres.
Toutefois la vie du corps a ate en Autriche trop longtemps en honneur et l'esprit trop completement laisse
dans le vide, pour que l' autre n'ait pas 'ache les relies

a sa bete, et les mceurs se ressentent de ce laisser aller


moral. Songez que, jusqu'en 1713, ce peuple n'a eu
d'autre enseignement litteraire que celui de Hans Wurst,
de ses marionnettes et de ses gloutonneries. Le premier
theatre de Vienne, celui de la porte de Carinthie, date
de cette poque. Franklin a dit un mot energique et
vrai dans sa trivialite : Comment voulez-vous qu'un
sac vide se tienne debout? . Comme lui, l'esprit tombe
si vous n'y mettez quantite de bonnes choses pour le forcer a rester droit.
V. Du RUY.
(La suite cl la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

177

=-=

$
A

La Gloriette, a ScInenbrunn.

DE PARIS A BUCHAREST,
CAUSERIES GEOGRAPHIQUES 1,
PAR 141. V. DURUY.
1860.

TEXTE ET DESSINS INLDITS.

XXVIII
VIENNE (suite).
Schcenbrunn. Pourquoi Louis XIV portait les cheveux si longs et pourquoi le 1\16tre taillait les arbres si court. Le Belvedere.
De la ferraille herolque. Un cheval emport et un general methodique, Le Saint-Denis de 1'Autriche. Saint - Etienne;
une cloche patriotique.

En fait d'edifice, ma premiere visite fiat le lendemain


pour Schcenbrunn, en francais : la Belle-Fontaine. On y
arrive en traversant la Wienn, ou je n'ai point vu d'eau 2.
Schcenbrunn est moins un palais qu'une grande et belle
maison particuliere. Une seule intention architecturale
s'y trouve : un joli pavilion place dans le haut des jardins, la Gloriette, dont chaque aile est un portique au
travers duquel passent librement l'air, le soleil et la
vue, et d'on l'on a une perspective de Vienne et des
hauteurs qui s'etendent derriere elle.
Dans les appartements, beaucoup de dorure et rien de

remarquable, si ce n'est des broderies de Marie-Therese (un grand roi 1) qui decorent tout un petit salon ;
dans la boiserie d'une fenetre, le trou qu'a fait la balle
de Staps, lorsqu'en 1809 it tira sur Napoleon ; et, dans
une piece, un plafond mobile pour faire descendre les
mets, afin que l'empereur pia diner avec ses ministres,
sans que la domesticite entendit les secrets d'Etat, ou
peut-titre ne vit rien, quand ce n'etaient pas les ministres
qui se trouvaient en conference avec le prince. Tout etait
parfaitement desert. Je n'ai rencontre dans les jardins
qu'un promeneur solitaire, les pieds dans la boue et

1. Suite. Voy. t. III, p. 337, 353, 369; t. V, p. 193, 209;


t. VI, p. 177, 193; t. VII, p. 145 et la note 2, et 161.
2. Quand elle en a, les Viennois ont la bonne pensee de la
VII. 168 0 my.

jeter dans leurs egouts pour les laver. On devrait bien faire la
meme chose a Paris avec la Bievre, ou avec une derivation de la
Seine.
12

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

178

LE TOUR DU MONDE.

s'abritant d un modeste parapluie contre la bruine qui


tombait. Il nous salua plus bas, je crois, que je ne l'avais
fait moi-meme c'etait le pere de l'empereur.
Schcenbrunn est le Versailles de Vienne. La nature n'y
est point telle que le bon Dieu l'a faite, mais comme le
Notre la taillait, alignait et tourmentait a Versailles : des
allees bien droites, des charmilles bien hautes et conpees au cordeau ; de pauvres grands arbres qui sont si
beaux quand on leur laisse etendre leurs bras tout a
l'aise, et si laids quand on les rduit a n'etre qu'une
muraille verte oa pas une feuille n'a le droit de depasser
l'autre : un jardin, en un mot, gracieux et vivant comme
une figure de geometrie.
Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans le
dix-septieme sicle, c'est pourquoi Louis XIV portait les

De Schcenbrunn je me fis conduire au Belvedere : c'est


le muse de Vienne. Il faudrait y rester une semaine,
car toute l'ecole venitienne et l'ecole flamande sont la.
Vingt ou trente Titien, autant de Paul Veronese, de Rubens, de Van Dick, de Rembrandt et de Teniers ; toute
l'ecole allemande d'Albert Durer et d'Holbein, qui, apres
eux, jusqu', Overbeck, a une eclipse de deux siecles ;
trois ou quatre toiles du Vinci, que j'ai le malheur de ne
pas apprecier a savaleur ; de magnifiques SalvatorRosa ;
enfin, quelques Murillo et Velasquez qui ne me plaisent
pas toujours.
Il y a, au Belvedere, dix toiles du Titien presque aussi
belles que cells du Louvre, dans le salon carre, la Femme
aux cheveux d' or. Quelle puissance de pinceau ! Voila
bien les rois de la couleur. Mais ces Venitiens, sans
allerjusqu'al'exuberance charnelle de Rubens, n'aiment

cheveux si longs et pourquoi le Notre coupait les arbres


si court. A. Versailles, pour etre consequent, on aurait
se coiffer a la Titus. Vous etes-vous jamais represents
Louis XIV aux genoux de la Valliere sans sa perruque I
Il fallait bien pourtant qu'a certains moments it Petal,
et qu'Apollon fat sans rayons. Mais alors c'etait la nuit,
et it importait peu. Le jour, le dieu reparaissait dans sa
majeste ; et ne trouvant pas que sa chevelure naturelle
eat assez de solennite ondoyante,ils'etait convert le chef
d'une libre etpuissantevegetation artificielle.L'un et l' autre , le roi et le jardinier, forcaient la nature : c'est leur
point commun. Tous deux aussi avaient fort grand credit
en Europe ; et si Louis fit prendre partout sa perruque,
partout le Notre fit dessiner ses jardins. Voila comment je retrouve a Schccnbrunn un Versailles bourgeois.

pas du tout les corps diaphanes, a la taille tranglee,


clout on se demande : Comment peuvent-ils respirer et
vivre? Nos femmes et nos filles cherchent la grace dans
l'etrange, et, pour heir a la mode, risquent leur sante.
Concluisons-les devant ces pontifes de l'art, devant ces
maitres de la beaut, en face du Titien, meme de Raphael, dont la Fornarina n'etait pas precisement la condensation impalpable d'une nuee vaporeuse ou de la
blanche ecume d'un torrent. Je recommande le voyage
de Vienne et une visite au Belvedere a tous les jeunes
maris qui se sentiront dans la poitrine un coeur assez
vaillant pour entreprendre la lutte la plus difficile, mais
la plus necessaire, la guerre contre le corset.
Je n'ai vu, dans cette galerie, qu'un tableau de Raphael, encore est-il dans sa premiere maniere, quand
cherchait sa route et ne l'avait pas trouvee. Michel-Ange

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

179

LE TOUR DU MONDE.
n'est aussi represents que par une ou deux toiles ; le
Poussin par trois ou quatre, entre autres un Jesus delivravt un paralytique, qui est, contre l'ordinaire, d'une
belle et vive couleur. En somme, ce doit etre une des
premieres collections du monde. Elle est tres-superieure
a cells de Munich, et possede bien plus que nous de la
magnifique stole de Venise. lien pourtant qui vaille les
Naas de Cana, ni la Vierge de Murillo, quoique nous
l'ayons surfaite, ni nos trois Raphael, ni le Diogne du
Poussin.
La sculpture est nulle, sauf un Canova, ici, comme
toujours, elegant mais fade.
Pour faire comme tout le monde, j'ai visite la collection
des armures des princes autrichiens, sans pouvoir prendre le moindre interet a toute cette ferraille heroique.

moitie de ces noms sont ecrits de maniere a aller de bas


en haut et les autres de haut en bas. Ainsi Wurzbourg
monte vers la statue de Wagram, descend vers le piedestal. Ces lignes brisees qui alternent harmonieusement
font bien a l'ceil et peuvent paraitre un effet d'art. C'est
en outre un moyen ingenieux de contenter a peu pres
l'histoire, tout en laissant croire au populaire que le
heros de l'Autriche alit toujours ramasse de la gloire
et jamais de coups.
Quo Napoleon se soit fait representer par David calme
sur un cheval fougueux, je le comprends, c'est dans le
caractere du personnage, et un trait de plus de ressemblance ; mais it me semble que des allures emportees
ne convenaient guere pour la statue d'un general methodique et lent qui a fait Men plus de retraites (rue de
marches precipitees en avant.

En y allant, je passai devant la statue de l'archiduc


Charles, inaugure quelques jours apres Solferino. Le
prince est sur un enorme cheval, si cabre qu'on ne voit
que son ventre, ce qui n'est point beau, et que, regards
de face comme on doit regarder toute honnete statue,
l'archiduc est completement cache, de sorte que le monument n'est plus que le portrait d'un cheval emporte.
Il y a aussi dans la figure du heros un bien terrible nez.
Sous les pieds du cheval sont, it va sans dire, les drapeaux de la France. Il me semblait pourtant que l'Autriche ne les avait j am ais mis si bas. Autour du piedestal
on a place vingt-quatre boucliers portant les noms de
vingt-quatre victoires, dont plusieurs m'etaient parfaitement inconnues. Je ne savais pas que l'archiduc
nous avait si souvent battus. Il est juste de dire que la

Dans l'eglise des Capucins, j'ai visite le Saint-Denis


de la maison d'Autriche. Tous les empereurs sont la, avec
quantite d'archiducs, couches dans les bieres de bronze.
Ces caveaux n'ont rien d'auguste. Les morts y sont serres les uns contre les autres parcimonieusement. J'en
demande pardon a leurs manes impriaux, je vis la beaucoup de chaudronnerie et un seul monument, celui de
Marie-Therese, que j'appellerais volontiers comme les
magnats hongrois, le plus grand roi de la maison d'Autriche. Tous les tombeaux sont en tres-minces plaques
de bronze qui resonnent sous la main comme des ustensiles de cuivre, et la plupart sans aucune decoration. Sur
celui du due de Reichstadt on a eu soin de mettre une
longue inscription pour dire qu'il etait mort d'une
phthisie. La bonhomie allemande s'est evidemment
effarouchee de la ealomnie qui courut en 1832 quo

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

180

LE TOUR DU MONDE.
bre blanc. Toujours quelque chose qui charme, rien
qui enleve. Dans cette eglise, qui est celle de la tour,
la garnison fait celebrer une messe, le 3 novembre
de chaque annee, pour le repos de l'ame de tous les
soldats autrichiens morts dans les combats. C'est
une ceremonie pieuse et touchante. Le 18 juin elle y
revient encore, mais joyeuse et bruyante, faisant retentir les sabres sur les dalles saintes, de maniere a
montrer que la lame tient bien mal au fourreau et ne

fils de Napoleon avait ete empoisonne. Marie-Louise


est a cote du clue de Reichstadt.
Le capucin qui nous conduit nous donne a peine cinq
minutes pour tout voir avec sa lampe fumeuse, mais
nous attend patiemment a la porte pour nous tendre la
main.
A Peglise des Augustins, vu le tombeau de la duchesse de Saxe-Teschen par Canova. C'est l'ceuvre la
plus considerable qu'il ait faite : tout un drame en mar-

Al

...-

Ober
0

I S,

\ j

41''

..

1c

Int.t.rderfer

4"

.-.V

ii),.Z: W

% g

Po

---

17/ '

-.It ,,,9

TIP

\ ;

":-:.'',1, a'

MMat.%/1/
v
/A
OW
"

_--

'

Teal '14
tAIVI:
W.
0111 4 1.

' s

' .\

:'

.__
+'^,

. - ,
:s ,-

,t

iir 24
.;(d!"--/

7.

- t, Is _ r N 411/41,P 41
6- 44,', 4111V 11,0
-AI ri /i4 0,e90
to
#

ir.

.e: 4._

..,

--7.,t

.
*". maz
a ter

,Ii
- * --.1.10,nem

' 1.4.
11

. 1,

.1

f r.-

mr
4

III

Ikv

e.
0 At
'
i
IN
ki , . p. ,
..,,
,..'

''.

-.'

q'

Al/

,.

,,,,,.

,4-'

14

yLe,

ks

0
.1i

n or
ti
;6%

' %, *..J .

..,:"..),,

"\'

Z>

",) .

--

$.11 . 1_ ti

4115 '

. i:...

- .0.

----7:-

40 ,t
% \\
\
\.

4!?'`Xt

i
v

\fflt

met-

'!;.../

.);

IttO
,

,ya

t,

I
0

-3:

1 ifie\-Wrs ,*
V
...',..e...--..., p ,. * fi'
.,=-) .':-- cs d,
,4,
t NI1
", p '1 '
1

%..11

0 -'44
---$1 . D'
a ' 't0 ',,
11.:-
il
, Alp
Lf -
f4 , -G4,4C70,,v3v
_.: ' k, # I
e stiW
"
"
4

,
.Ork '''.

f.

7t4
'. .? ' ' S . "
t ,..-
C 1,,.
N111,6
.4.7.
I,,,
0 4(
1, A ' , irt
244 \,,,,.
*
fl VF "if/
-.1.,,,, Li ', o'!
,
.

- . .
,,,
v WO

& "CIF ..*

II

! ,
f1.,,,,
o:1,

- ''
,'

-..

._

,,',1

61\

'

-)

4 i!

- ,w17,41.

Is,. , 41
V,

...,..".., 0

ctai , az .

taNt*St

'WI

i
u 4 .
4
ti
,
.
- ,

'4,1i2

- %

lit
,

-
4.
.1C

ti'

flk

' '

1;,\'

,\ '

%Ig.\

3
1
,

...- 1,

:i.i*,t

',..

III

ki '

4;:, jaw=s
# A' ' 7-1
..A.'
- 411,Am I Isvam . .

rArk,
";

Plan de Vienne.

demande qu'a sortir. C'est l'anniversaire de la victoire remportee en 1757, pres de Collin en Boheme,
sur les Prussiens de Frederic II. Chaque annee, Parmee autrichienne remercie Dieu de lui avoir permis de
battre ce jour-1a les chers confederes, ce qui ressemble
beaucoup a une priere pour solliciter la faveur de les
battre encore.
Saint-Etienne, la cathedrale, est du quatorzieme siecle, Page du gothique flamboyant, de la pierre tourmen-

tee, de cette architecture enfin qui ne dit rien a l'esprit,


parce qu'il n'y a de vraiment grand que ce qui est simple. La fleche est magnifique et une des plus hardies du
monde catholique : it lui manque quelques pieds seulement pour monter aussi haut que celle de Strasbourg.
On a gate l'interieur en y construisant quantite de chapelles clans le style greco-romain, avec colonnes corinthiennes et frontons qui jurent dans ce grand vaisseau
gothique.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

182

La grosse cloche a ete fondue avec du canon turc.


Voila qui est hien, et siyetais Viennois, je serais doublement heureux, moi qui aime le son des cloches plus
que ne l'a jamais aime un moine du moyen age, de reconnaitre dans les notes que celle-ci jet te sur la vale les
deux voix qui rappellent a Dieu et a la patrie.

_fl-----

'XXIX
SUITE DE VIENNE.
Les deux parties de la vale. -Le Leopoldsberg. - Pourquoi Vienne
se trouve-t-elle oil elle est? - Le Wienerwald limite de deux
regions gographiques. - Rapport entre l'histoire et la &graphie de l'Autriche.

Lorsqu'on a visite les lieux on je viens de vous con-

- - ----_ -=, l
i llifilli

- - '--

- =

__ -7._-___-_--;. ____:_

'. --L _ ..=".=

1 r

--_-_-_-_--___-_-_--- ...!:;'! I_

it.-

_,___- = _ _ ,

.1 . \ , 1,
,'

` ,1- I , _--c.:. '_

- -
- - =- -- - - - - = - -_=
---=-_----;-_,--_7--
____________

s' s'-'4_-____
--------21'..., ____


III \ \\\______-- - c..- i _ _ -_ =-.

.,


-
,___
_-_____
__ _:. - --,-=-_--7 5 st .cc.. , __V4-,c .,c
- -----I I . - . i. , sf - 11 '\ 1 , \ A--=---=-_-.`-----------7:- ---_-, --_-_-_-__
.._,; -__-_-_- x . , I
f-----l t. 0) ff. c 1,u 11. 1, 1 ,. ,, ti,-_-_-_ . _
____I-_=
, ,c, ,,,t-4___________

",-__ _=--_-,![[ [,..s- [i 4 , ,, A . 1
. i 1 , !. [.; [.Iv.iyi , , ,A, ,,
__ _ _____
------...= "' I.. ,,, --,_ -, _.4f/ Whir l -, 3 --'
' I ' '2.'"

--- --;:------ -

-- : -.4,-i ---------- - .__-, 1,77- ' -
_
- -i t. , c 't--.---' 1,.:.-t--__T -.--:-_-

--,

-t-i
=
-4;;;'-*
--77 J -_7-_
__;_.
_
_
-=_,. '1_ --.,- ,--, - f...,,,..-J, ,_,_.

,----.. ,,,..;,,:o).,ek. =-----,-,-____-_,.
-j - ---,,L___...1
-_i-r c:. , " 14-177-__ _-_..,' - ---_--_--,----=---=_.,-_: :Jr ','.'---, - ,, 714.e.# '' 'r% -.,' ,-,,`. l ' ' z l ' r'.'),',-,...,_.,
.,,...:
/
ics
. 1 . , t ' .
'-1
4T1'.
----=',
-11-_-=-
,,'--
, :7-_,, ----'-,--J.,,
--- 1

'; 1'.. 4- - ;1/4 . 7
Ii;
i 1 ' i i , . -,_
_=
,Ip,osilC----,0
=__-, , , ,
:r ,
-
i
, .,
---- -; ,tr---, r - =
1 r = '1 74',1
to,u,
,=-iI
" :
Pht,'',1 .1 1 I
I

[
g
,
1
1
1
! ;- 1- ,, ,._, , --,--,
,
_.-s
; ,,, t I 1 _I , ffi , 11 1 1 illl ' Oil 11
,.... .,./---,-\(-11.V-. - ,'-',i-

17 / - ,..,-,
, .,) 1 itt7=1 11 aSF-
-,' -:- i ,' --Q-1 , /=._,-_-,:____1',
.11 __-__-___:.-__:-,--
Jr,
; I s-,;,' -0,, -
.1
-,

..fi:...-.:1.
- .-L r. ---__=.-..
-----
)- e-r,11104, 4 , , .4. -1.'
-,v
;',i)
-- --- l'i r.
1 - .
4'1 - l'i l ' ' oflr
,..FICA-4.4,''''',......
' - ---:
2--
V
e4i,r\
,:. i r El . I ' ,I , ' 1 1 ., .- I
't
r/Off, f 4 J 1,- i*,',,,-,-2.!,
, y'',*
jy,;\ 4,-,N, ',_ - -,--,,

" 1 1, '. ' JL ,

!;,,,,.,, ,,il , Illiiiiini I .*Ii ,,,a,-4,
:1',.J,
; .s
- ,.,,I,AV e; /----- __
I- [,---N
I ILL immf,--"-.*
---- ---,.[
.
_ _ '7, --1, ,._,,..
s
- ----,- . Wi- - .. _ - r- - - - --=-if

-4, -,=- -- . 1 " C". '''it, / ', r,.. ..._
-",
*='-'' '''s -''')44*4V.;' ----i- - , 7 -..,,,.._ r-;----/v4;Ft
,

.
R\
;-,-,,,x=
i
'
,
,
',
''.,!!;
...i,
.
' ,1
...-. ... ,...,..,,
' '1 ., I' 40
-Yai , iii ---
.


il
l'E'
,=-7-,;:a\I
r
It

4,,(4,3,,,5,..,,
474-s1" y e.,.' :':
Q
kik ' iiii
7
.
W1 .`; " r L t
1 kri 111 1 1 :, , ;'V,. , 1, i
I , [ , ,,',1r
1 1 111
1'
.,:, '1-
" I' ---'-- -
--'
''''''' ''7_- - 1,I 'I ! 1-1,..11z-------71 11;11. .1 11j ,t,I'V'N
_,,,,..
::;,,,,,,,,.1
-..,...,_

,,,,l- ,

,_,,,,,,,,,,,$, _-=_-_,._ _

1 I:I I i 11, ,,,,..._._'" 1 ! ' k I L.I I 11,LNi



-
-1 1 1 itM''''t --.1,.i.,

,';.-- --_,,,,,;61,...,-,,,:c.: i',0.4-`" V> ..,_23...1. : 7,V ,
,& . 1 ='_*- ....,,,_ -- -7
'...14r, ..1--_-L-- ,,,,,,,c, 777-----77,;;;7-1----ff-...

J.;
Z-1
:3-,_
,.: ,,. ,. ...-7-- ; - - - 7- 7-7,-
---,i-v
i, ..... -. 1' ,.!?el L_ c g ,.V. i gawv -7-1
...,,,, -,...;:' , 1.-,
- .A" " --'61 ,,,i...,..,,,:,' .,,t,.
'..,ii:..1,
.1=V4.1.,",!;,>,,,,;:`
.,-..4-, ' -: '' '1. ' '1 i
r, ly ' 1
,,,.
.--,


1

.
'
'
.,,,
'

.r
;1--- --.' ! - - li ,, ' -.. o , III ;1
,1:---ig-----'.,---:-"P.--d.(c c ', ?,.,:,7--.--,-,.,.--,A4*,t-,.,..,s5--:-..,::- '.-

-:;/----;-='-i*
.7",' - -
)
c Poi--:;.....--1,,-..ce--.\-.-.
,!;4I.I...,..
cl
,.,----4,--;.stio'-.-.
-:_i ,c.
. c cli,,, , -----
ill,/111,'-'.?,:?
;=',..=:,.-0
II 4 . .,,,,
C.,4[
,
;-.....

I
[;;,,,X...
-.7
.
--.


4-..1a.,.e" I c
;
.-..: / ,
.,1.::,1,.., -- ), )4. 1
elcr
. 0., .__,, f,. ..,,. 7 4, -,-Np,42:,,,
7.,-;.2-4,',,,,, i
' , 4 7,,,,-/
l' - 77
, g 1 % ,,4
,,,,,e4;,?;,1:,,',iir ;,-,:!.=,;;',3A-.4,';:f.,14;;,*;,,A4,4'.;"
-7
!
,:w.:;..,---,-,,,
z
!

1
11,;;;.
5
.7,- ,-..:-_- ,-.-$ 1 , ,-.;;;', ?:;3..-;;;;'-',:-- 11


,i..
-x...3,',it,,...,,

,,..1-71::,,n tg, e;?' St?' .,, ,[.,4' , .
,;:,4;;;! , 1,.......;-,,,,,,,Fli,',
71 . l ' ' i j 1 .l, .i,.tt; ,,,,
J . -,
,ht,',,,17, ' ' , 1, "\t,,b.r..,. -;?, ' ,,',. ''''r.

,4 ki. ,, i'lltii' , r;
.
,
. ,,,,,,;,;::,v,,.,,.,,p,F.,,,;,,,r1p-AW,
'-,7'Ao,".""
;,-..;,,,ove'Ar.,ti, killt44 ,' ".`- k ,' ,,-/AQI:i0..
f'lt
i''' ' I,41
(.,,,,
t' ',III I , I.'i I , ,,
' '''', V
ttli4 ..:T I' I ll ' .
'
,':'e,i'IWAt ,, ,,,,,I. 41 , f,;1,-xffq:;t:-;;;;;.
it ,
+','
ii_.11
;;, t, ,g4t. ' A. 1 CI 'a, , ,;',''.,
j
-,,..-31...',
,:,,,,!. ...5z.l. ,. , ,,,,
,,,04 ki , .
I__ I
Imo. 1 . -.
...
k-
.', , , 1 , ,
Iif , ."?= ;-.'. .,,,,,f,..7.?; .,..,--;S".
.* ' ' ' '-i.
-,;;,.,...
1*'(' .;\ 't':;;.,:v.-- .-- ;1--1
.
' , 4,4',:'-'!..:''
___1
*--` ,. , ..rII;
. i.A.. ..i*.41[ 1,7vr,"' ...i.-4:.,i.,tie;..--

1 II ' I .

,,.,--, ,,,,......

Eglise de Saint-Charles Borromee, dans le faubourg de Wieden, a Vienne.

duire, it n'y a plus que deux choses a faire, se promener


au hasard dans la vieille vale et mentor sur une des
hauteurs voisines pour embrasser le panorama.
Vienne est double. La population etouffant dans le
corset de pierre de ses fortifications a saut depuis longtemps par-dessus et a forme autour des glacis trente-

cinq faubourgs on l'on ne trouve a peu pres Hen a voir,


quoique M. Lancelot en ait rapporte Peglise de SaintCharles Borromee, qui fait mieux sur son dessin que
dans la realite.
y a done deux villes de Vienne : la nouvelle qui est
la veritable et de beaucoup la plus grande et la plus

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

183

peuplee, l'ancienne qui ne renlerme qu'environ douze


cents maisons et moins du huitieme de la population.
Contrairement a ce qui a lieu dans les autres capitales,
la vieille ville est restee la residence de l'aristocratie ;
mais l'espace lui manquant, les maisons ont ete forcees
de s'accroitre perpendiculairement au lieu de gagner en
largeur. Aussi sont-elles tres-hautes, et comme on les
a tres-solidement construites, beaucoup ont l'aspect monumental de notre gravure, qui montre la place du
Haut-Marche Le grand commerce s'est egalement cantonne autant qu'il l'a pu, pour mettre ses produits
a ate des gros consommateurs et sa caisse a l'abri des
remparts.Ii results de cet entassement d'hommes et de
choses, et de cette concurrence, que les loyers sont fort
chers, phenomene qui n'est pas, on le voit, particulier a

Paris, mais qui provenant de causes generales, de l'etat


economique de toute la societe europeenne, se reproduit
partout et n'est point pros, quoi qu'on en dise, de disparaitre. Le terrain est si cher, a Vienne, qu'on n'en a
point laisse pour les rues, et sans les nombreux passages
perces au travers des (lots de maisons, les indigenes
eux-m ernes ne s'en tireraient pas. Qu'est-ce pour les
strangers qui ne les connaissent point et s'y perdraient ?
Ajoutez encore que ces rues etroites n'ont pas de trottoirs et que les voitures sont nombreuses et rapides.
Mais quells affluence, quel mouvement, quel luxe 1
Les magasins resplendissent, les uniformes brillent, la
soie,les diamants ruissellent. Q ue de mai sons blasonnees,
que de suisses galonnes Lorsqu'on vient de traverser
les petites residences de l'Allemagne du sud, on sent

Bien en entrant a Vienne qu'on arrive dans la capitale


d'un grand empire. On y coudoie, a distance, cela va sans
dire, la plus vieille, et apres la nobi lity d'Angleterre, la
plus riche aristocratie de 1'Europe, sans compter les
princes, duos et landgraves souverains qui ne dedaignent
pas de venir recevoir en Autriche un grade de colonel.
Mais j'aime bien mieux prendre une voiture et me
faire conduire par le chemin le plus charmant au Leopoldsberg.
Quandlavais vingt ans, une de mes joies etait d'aller
sur la fin du jour m'asseoir au sommet de Montmartre,
qui en ce temps-la etait bien desert, et d'y contempler
longuement la grande ville couchee a mes pieds, cette,
capitale de la France, mais aussi ce cerveau de la terre

ou s'elaborent les idees dont vit a present l'humanite.


J'aimais a voir le soleil s'eteindre derriere la colline du
mont Valerien, la nuit descendre sur l'immense cite, et
de cette nuit jaillir soudain mille feux dans les rues, sur
les boulevards, parfois une lamps solitaire qui s'allumait
au plus-haut d'une maison ecartee, la oiz peut-etre habitait, pauvre, inconnu, dedaigne, un de ces hommes
dont la pensee agite le monde. Je ne savais pas que
je prenais 1a un plaisir que Rousseau aimait h se Bonner, quand it venait le soir a l'extremite du plateau de
Montmorency scouter le murmure lointain et confus
it croyait reconnaitre la voix de la grande ville ; mais,
depuis, je n'ai manqu jamais, toutes les fois que je l'ai
pu, d'allerbaigner mon esprit dans cette poesie des hauts
lieux que redoutaient tant, et avec raison, les hommes
de la loi etroite et rigoureuse, les pretres de Jehovah

1. Le petit monument qu'on y voit est un ex-voto de Perapereur


Leopold I", qui n'a rien de remarquable.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

184

LE TOUR DU MONDE.

Le Leopoldsberg est le dernier sommet du Kahlenberg, qui lui-meme est l'extremite du Wienerwald. On
s'y trouve a deux cent soixante metres au-dessus du
Danube, et le regard y court librement a la surface de
cent lieues carres de pays. A ses pieds on a le second
fleuve de notre continent pour la longueur du tours, le
premier pour l'importance commerciale ou politique, et
une des grandes capitales de 1'Europe, la cinquieme par
le nombre de ses habitants'.
Je ne vous decrirai pas la majeste de ce spectacle.
D'ailleurs cette fois la nature, toute belle qu'elle feu,
eut tort devant l'histoire. Je n'etais pas renu au Leopoldsberg pour voir un beau toucher de soleil ou l'horizon bleuatre des montagnes lointaines. Je venais y
chercher la solution de deux problemes : demander h
Vienne la raison de son existence, et a l'Autriche comment autour de cette vine s'etait forme un empire de
trente millions d'hommes. La poesie s'en allait et la geographic prenait sa place.
Nous savons pourquoi Londres, Paris, Constantinople et Petersbourg se trouvent oil ils sont. Paris dans
son lle que le fleuve protegait 2 ; Ptersbourg dans
ses marais, mais aupres du golfe de Finlande et
portee de 1'Europe civilisee ; Constantinople sur les
sept collines qui descendent h un port magnifique,
en face de l'Asie et au bord d'une mer interieure
dont elle pelt fermer les deux entres : Londres enfin,
assez loin de la mer pour n'avoir rien a craindre d'une
guerre maritime, assez pres pour recevoir dans son
fleuve des navires de mille tonneaux. Mais Vienne et
Berlin ! Pourquoi dune s'est-elle placee au bord d'une
riviere sans eau, quand, a deux pas plus loin, coulait un
fleuve magnifique ; pourquoi l'autre a-t elle pousse d'un
jet si vigoureux dans ces Landes du Brandebourg oil la
bruyere merne pousse si mal ?
C'est qu'aucune des deux n'est un produit naturel du
sol qui les porte,mais une creation artificielle de la polltique. Sous les Romains, Vindobona resta sans importance. Its n'y gardaient rien, pas meme le Danube qui
en est eloigne d'une lieue et s'y divise en plusieurs bras.
Aussi avaient-ils mis leur flottille plus bas a Hainbourg,
et leur forteresse de Cilium plus haut, au Leopoldsberg.
Dans le moyen age, au contraire, des raisons militaires
firent la fortune de la bourgade romaine. Quand Vienne
s'agrandit, ce ne fut pas en effet qu'on songeht au commerce, h l'industrie, aux convenances de la paix, mais
beaucoup aux Huns, aux Hongrois, aux Tures. Vienne
fut alors une forteresse jetee en avant du Wienerwald
pour en defendre les approches.
Ces monts du Wienerwald, extremite des Alpes Noriques, jouent un role considerable dans la configuration
du pays. Par un de leurs contre-forts, le Smmering, ils
se relient aux hauteurs qui separent le Bassin du Raab
de celui de la Muhr, et le demi-cercle qu'ils tracent
ainsi de Vienne jusqu'aux environs du lac Platten mar1. Londres, Paris, Constantinople sont beaucoup plus peuples,
mais Vienne n'est pas tres-loin du chiffre de Saint-Petersbourg.
2. Voy. ci-dessus, t. III, p. 338.

que la limite de deux regions et de deux climats bien


distincts. En 'arriere , les Alpes couvrent toute la rive
droite du Danube de montagnes ou de hauts plateaux ;
en avant s'etend la plaine immense de la Hongrie. L'anne 1860 a et tres-humide pour toute l'Europe occidentale , et les pluies m'avaient tenu trop fidele compagnie jusqu'a Vienne. Dans cette vine name j'en vis
encore, mais ce furent les dernieres; et quand j'arrivai
a Pesth, it y avait trois mois qu'il n'y etait tombs une
goutte d'eart. Soyez bien stir que deux regions separees
par la geographie le sent aussi par l'histoire. Ici nous
avons deux elements differents : a l'est la grande plaine
hongroise, le pays des peuples a, demi nomades et des
cavaliers rapides; a l'ouest, les montagnes elevees, les
vallees profondes et les fleuves perpendiculaires au Danube qui ferment autant d'obstacles a l'invasion.
Il y a eu, aux temps anciens, dans le monde germanique , un formidable balancement de nations': d'occident en orient sous la pression de Rome, d'orient en
occident sous celle d'Attila. Mais tandis que les Germains reculant devant les Huns inondaient la Gaule et
l'Italie, 1'Espagne et 1'Angleterre, la masse des tribus
slaves et hunniques prenait possession des pays abandonnes par eux dans la Germanie orient ale : les Obotrites
avancerent jusqu'a, l'Elbe, les Avares jusqu'au dela de
la Leytha, au pied du Wienerwald.
Avec Charlemagne et les Othons le mouvement d'occident en orient recommence et les Germains essayent de
reprendre ce que les races slaves et finnoises leur avaient
enleve. Contre ces races, les Germains constituerent, le
long de leur frontiers orientale, deux grands duches :
entre le Rhin et l'Elbe, celui de Saxe ; entre le Lech et
la Leytha, celui de Baviere, qui dans la premiere moitie du moyen age, furent les deux plus puissantes principautes de l'Allemagne, l'un au nord, l'autre au sud de
cette forteresse des monts de Boheme, oti les Slaves
tcheques etaient entres, que les Allemands n'ont pu leur
reprendre encore, d'oh, au moins, ils les out empeches de
sortir.
Le peril etait si grave que les deux duches parurent
one defense insuffisante. En avant de chacun d'eux on
constitua un margraviat, ou province frontiere militairement organisee ; en avant de la Saxe et de l'Elbe : la
Marche de Brandebourg ; en avant de la Baviere et
de l'Enns : la Marche Orientale. L'un dut faire tete aux
Slaves du nerd, l'autre aux Hongrois, successeurs des
Avares, et dont les hardis cavaliers traverserent plus
d'une fois l'Allemagne entire pour ravager l'Italie et la
France. Quand leur grande defaite d'Ausgbourg, en 955,
les cut pour jamais rejetes de Yautre ate du Wienerwald, et plus tard derriere la Leytha, les margraves
d'Autriche furent charges de les y contenir, comme ceux
de Brandebourg avaient mission d'arreter les Slaves du
nord derriere l'Oder.
Il en est du corps social ainsi que du corps humain,
le sang afflue la oil on le provoque a venir. Ces deux
points etant les plus menaces, l'energie vitale s'y developpa , la force militaire et l'habilete politique s'y

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

185

LE TOUR DU MONDE.

Le chteau du Kahlenberg commandait le passage du


concentrerent. Les deux margraviats, comme deux forteresses bien approvisionnees de courage, furent plus ri- Danube et les defiles du Wienerwald ; c'etait bon pour
ches en hommes que les duches vivant derriere eux et la guerre. Mais au pied du Wienerwald s'etend une
sous leur abri. Ceux-ci s'affaiblirent et se diviserent ; les plains fertile on Vindobona s'etait formee, dans un inautres, au contraire, se fortifierent et grandirent jus- teret agricole. Quand les margraves, qui du haut du
qu'au jour on sortirent tout armes et prets pour une Kahlenberg pouvaient presque toucher Vienne et la
grande fortune, de run, la Prusse, de l'autre, l'Autriche , couvrir de leur epee, eurent donne la paix au pays jusqu'a la Leyta; que les Hongrois conquis au christianisqui ne sont restes que trop fideles a ce role d'ennemies
me par leur refine
des races slave et
Gisele cesserent de
magyare pour leconsiderer la Marquel elles furent
che Orientale cornfondees.
me leur terrain de
Les premiers
chasse et de pillage;
margraves d'Autrilorsque enfin les
che s'etablirent en
croisades firent
arriere du Wienerpencher l'Europe
wald, a Moelk, qui
l'orient, les mardans le poeme des
graves,
eux aussi,
Niebelungen appaavancerent
encore
rait comme une ford'un pas et descenteresse des Huns,
dirent de leur monet en firent le centagne dans la yule
tre de leurs operasi bien placee au
tions contre les
pied de leur chaHongrois. Onze de
teau fort.
ces anciens margraIts n 'y eurent d'aves, de la maison
bord qu'un repos
de Bamberg, repode chasse, a l'ensent encore dans la
droit ou s'eleve auchapelle soutarraijourd'hui le palais
ne du chapitre. Ce
des princes Esterne fut qu'au comhazy dans Wallermencement du doustrasse. La populazieme sicle, apres
tion s'accroissant
qu'Albert le Victoen proportion de la
rieux eut enleve" aux
richesse du sol et
Magyares le pays
de la securite dont
compris entre le
on jouissait,Vienne
Wienerwald et la
devint une cite proLeytha, que Leospers oh it faisait
pold le Saint, pour
suivre le progres
meilleur a ivre
de la conquete,
que sur les tyres
transfera sa resisommets du Kahdence de Moelk
lenberg qui sont
sur le Kahlenberg.
sans cesse balayes
Il y construisit un
par des vents d'une
chateau qui fut hien
extreme violence.
Convent de K1 osterneubourg
des fois pris et deLe margrave Henri
truit dans les invasions des Hongrois, des Bohemes et y fixa sa residence et y posa en 1144 la premiere pierre
des Tures. Un peu plus bas, au pied du Leopoldsberg, de l'eglise de Saint-Etienne.
l'endroit, dit la legende, oft sa jeune femme retrouva
Cinquante ans plus tard Frederic P r entourait sa yule
un voile qu'elle avait perdu a la chasse huit ans aupara- d'un rempart et d ' un. fosse ; Leopold VII, son successeur,
vant, it fonda un couvent qui donna naissance a la petite donnait a la bourgeoisie d'utiles privileges et construisait
ville de Klosterneubourg et on l'on mon Ire ses reli- le Burg ou chateau qui, bien des fois transforms, sert
ques, une tete enchassee dans l'or, l'argent et les perles.
encore de residence aux empereurs. Vienne suivit des
1. Ce couvent a te bien des fois remani dans sa construction.
Les plus importants travaux datent de 1730 et les derniers de

1834. C'est un des plus riches du monde. Une partie considerable


des environs de Vienne lui appartient.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

186

LE TOUR DU MONDE.

lors la fortune de ses princes et grandit avec eux. Elle


etait si peuplee des le milieu du quatorzieme siecle, que
la peste de 1349 put lui enlever quinze male habitants ;
autant perirent encore trente-deux ans plus tard. Mais
malgre les eglises et les couvents qu'on y multipliait, sa
moralite etait deja assez legere pour que, dans un
document officiel , les patentes du due Albert III
(mort en 1395), on ait mentionne ses lieux publics de
debauche. Les juifs aussi y etaient nombreux , car
en 11421, on en brilla cent quarante, et it n'y manquait
pas de ce qu'on trouvait alors en quantite partout, des
bandits : d'un seul coup de filet, en 1458, on en prit
dans les environs de la vale cent cinquante qui furent
executes.
Nous savons comment s'est formee la capitale, voyons
comment l'empire s'est construit.
Ce margrave Henri qui, le premier, se fixa a Vienne,
est le meme prince pour qui l'empereur Frederic Barberousse rompit enfin le lieu vassalitique qui subordonnait le comte de la Marche Orientale au duc de la Baviere. Henri fut autorise par rempereur a ceindre la

couronne ducale, et l'Autriche devint fief immediat de


l'empire. Un de ses successeurs, au milieu du quatorzieme siecle, prit le titre d'archiduc, qui le mettait audessus de tous les dues de l'empire, en le laissant audessous des Sept electeurs. Les princes de la maison
d'Autriche portent encore ce titre.
Dues ou archiducs, ces princes, dont aucun ne merite
en particulier beaucoup d'attention ou d'estime, ont
eu cependant l'esprit de vivre. C'est une grande force
que de durer lorsque tout passe ; d'avoir pour soi le
temps qui pour les autres s'echappe et fuit a tire-d'aile.
Alors les traditions du gouvernement s'etablissent, les
longues visees de l'ambition se realisent, et on est la
pour recueillir la succession de ceux que le temps
moissonne. C'est ainsi que, sans heroism, ni aventures chevaleresques, sans politique bien profonde, ni
coups d'epee bien retentissants, les archiducs, la bourse
ou quelque testament a la main, s'en sont alles
tout autour de leur domaine ducal, acheter une vine,
ou heriter d'une province, aujourd'hui c'etait la Styrie et la Carniole, domain le Tyrol et la Carinthie.

Maintenant veuillez supposer un moment que vous


etes monte au sommet du pie des Trois-Seigneurs, Dreiherrenspilz , d'oil descend la Salza , la Drave et un
affluent de l'Adige, et que votre vue est assez percante
pour arriver jusqu'aux extremites de la double chaine
des montagnes dont vous occupez la un des points culminants. Vous voyez derriere vous les Alpes Rhetiennes
se rattacher par le Brenner, l'Orteler et le Splungen, au
Saint-Gothard, en versant au nord l'Inn et le Rhin, au
sud l'Adige, l'Adda et le Tessin. Devant vous, la chaine
principale se divise en deux bras : l'un, les Alpes Noriques , qui se prolong jusqu'au Kahlenberg ou le Danube
l'arrete ; l'autre, les Alpes Carniques et Juliennes, qui va
mourir a Trieste et a Fiume sur l'Adriatique. Vous reconnaissez done deux chaines qui sont comme les deux
cotes d'un triangle gigantesque dont le sommet serait
sous vos pieds, au Dreiherrenspitz, la base au Danube,
de Presbourg a Belgrade, et dans rinterieur duquel vous
verriez courir la Leitha, le Raab, la Muhr, la Drave et
la Save, qui, au sortir des montagnes oft elles sont noes,
arrosent et inondent la region basse dont le Danube

marque le thalweg ou la depression la plus profonde.


Alors embrassant d'un regard ce massif montagneux qui
sep are les plaines de l'Italie, de l'Allemagne et des pays
hongrois , vous comprendrez qu'il ait ete comme la
grande forteresse de l'Europe orientale, par-dessus laquelle les invasions ont passe, tant qu'elle n'a pas appartenu a un soul maitre; mais qui toutes s'y sont brisees , du jour oit une seule domination y a plante son
drapeau, Mongols, Hongrois, Transylvains, Bohemes,
Ottomans n'ont pa emporter cot inexpugnable rempart.
La France seule, en le prenant a revers, y est entree
deux fois, mais l'Europe entiere s'est mise a Pceuvre
pour termer les breches que notre epee avait su y ouvrir.
Par une heureuse rencontre, dans un empire qui condent taut de populations differentes, it se trouve que la
grande forteresse autrichienne n'enferme qu'un soul
peuple, qu'on n'y pane qu'une meme langue, qu'on n'y
vit que de la memo histoire, parce que depuis des siecles
les interets et les sentiments ont te mis en comniun ;
qu'on y est enfin anime du meme devouement affectueux pour la maison de Habsbourg, ce qui ajoute une

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

187

force morale a la force materielle que donnaient les


lieux.
Voila comment la geographic et l'histoire ont fait
l'Autriche.
Dans l'ancienne strategie on disait : Qui est maitre de
la montagne est maitre de la plaine. Je ne sais ce que
dit la strategie moderne, mais je sais bien ce que pensaient 15,-dessus les seigneurs feodaux. Au moyen age,
la montagne domine la vallee. Ce qui etait vrai pour les
hobereaux qui plantaient leur repaire au sommet d'une
colline escarpee, le fut pour l'Autriche. Elle domina les
trois plaines italienne, hongroise et morave, qui s'etendent au pied de ses montagnes, et dont les populations
de races differentes ne surent jamais combiner leur resistance ou leurs insurrections.
Divide et impera, ce fut la devise et la fortune de
l'Autriche. Portant successivement, tout autour de ses
montagnes, au sud, a l'est, au nord, la masse des forces

levees dans les duches allemands, elle ecrasa des populations divisees, et s'aidant ensuite de l'une contre l'autre,
elle s'assujettit des nations plus civilisees et plus riches,
comme les Italiens, d'une valeur plus opiniatre, comme
les Bohemes, d'un plus brillant courage, comme les Hongrois et les Polonais. Alors son chef placa sur sa tete dix
couronnes ; it s'affubla de vingt titres, depuis celui d'empereur jusqu'a celui de margrave et de weyvode, et son
manteau imperial bariole de vingt couleurs differentes
ressembla a celui d'arlequin. C'est bien a cet empire
fait de pieces de rapport qu'on aurait le droit d'appliquer
le mot que le prince de Metternich lancait dedaigneusement l'Italie , de n'etre qu'une expression geographique.
Le prince qui savait tant de choses ne savait pas que
la geographic est la plus grande des forces nationales, et
que l'avoir pour soi, c'est, en depit du present, avoir
l'avenir. L'Italie l'a bien prouve. Elle etait, elle, non
pas une expression, mais un fait geographique, et l'Au-

triche est le contraire. En tant qu'archiduche, celle-ci a


bien l'unite geographique oft reside la force dont je
parle ; comme empire elle ne l'a plus, et le mot Autriche
n'est, dans co cas, qu'une simple designation qui couvre
d'un memo nom des choses tres-differentes : un assemblage de parties heterogenes, au lieu d'un territoire
ayant un caractere propre, sui generis ; pele-mele de
peuples, au lieu d'une grande nation formant un seul
et puissant etre moral.
II en est ainsi parce que les limiter que la geographic
tracait autour de l'Autriche veritable ne sont pas celles
que la politique a tracks hutour de l'empire. Cette seconde force prevaudra-t-elle contre la premiere, la politique contre la geographic, l'unite nationale contre la
division materielle et historique ? C'est le secret de l'ave- nir. Mais j'en doute, car, certains egards, l'empire autrichien est de quatre siecles en arriere de la France ;
en est encore au temps oft nos deputes aux etats gneraux

se partageaient en nations de France, de Bourgogne, de


Normandie, etc. Pour nous ces nationalites provinciales
ont disparu. Pour l'Autriche elles durent toujours, vivaces, energiques, indomptables. Le gouvernement les a
lui-meme longtemps encouragees. Mes peuples, disait
l'empereur Francois II a un de nos ambassadeurs, sont
strangers l'un a l'autre, c'est pour le mieux. Its ne prennent pas les memos maladies en meme temps. Je me
sers des uns pour contenir les autres. Je mets des Hongrois en Italie, des Bohemes et des Italiens en Hongrie.
Chacun garde son voisin. Au contraire, vous, quand la
fievre vient, l'acces vous prend tons et le meme jour.
Ce systeme de bascule, ce jeu d'equilibriste a reussi
longtemps. Un jour cependant est venu ou l'on a corn-.
pris le peril de marcher ainsi sur la corde tendue avec un
balancier dans les mains pour appuyer tantet a droite,
tantOt a gauche. On a vu le gouffre qui etait au-dessous
et le prince de Schwartzenberg a voulu le combler en y

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

188

jetant, aprs les grandes insurrections de 1848, ces nationalites qui devenaient &antes. II se mit a l'ceuvre
avec la fougue de son caractere et de sa volonte ; it est
mort a la peine et les individualites provinciales sont plus
vivantes que jamais.
C'est qu'au moment oir le gouvernement autrichien
entreprenait cette revolution unitaire, la France jetait
par-dessus les Alpes le grand mot de principe des nationalites ; et l'ceuvre de fusion commencee partout, dans
les Etats retardataires, s'arreta soudain. A Vienne on
comprit que le plan du prince de Schwartzenberg devenait impossible. On y renonce, dit-on, et l'on vent essayer de retrouver la force que donne l'union, non plus
dans la centralisation administrative, mais dans une association volontaire au sein de la liberte. Dieu veuille
que l'essai russisse, car l'Autriche est necessaire a l'equilibre des puissances en Europe, mais une Autriche
liberale et a qui la France puisse tendre franchement la
main
XXX
DE VIENNE A PRESBOURG.
Un village de moulins. La Lobau. Les Francais et les Tures
Vienne; une grande ingratitude. L'ancien Carnuntum; pourquoi Vienne a pris son rile? Hainbourg et la porte de Hongrie. La March. Theben. Presbourg.

Il y a deux moyens de faire ce voyage, par le chemin


de fer et par le bateau a vapeur. Les deux routes sont h
peu pres d'egale longueur, environ trois cents kilometres, et prennent le meme temps, onze a douze heures,
parce que les deux voies ferrees allant Komorn et
Pesth, obligees, h cause des marecages qui bordent le
fleuve, de s'ecarter de ses rives, passent Tune au nord,
l'autre au sud des deux lies appelees la grande et la
petite Schutt. C'est par le bateau que nous allons partir,
car les bords memes du fleuve sont plus peuples de villes
et de souvenirs que ces terres basses, a demi noyees,
d'une exlreme fecondite, mais ou je ne crois pas que
l'homme pousse aussi bien que l'herbe et le betail.
Bceufs et chevaux s'inquietent peu de la fievre pain(Menne, et l'herbe moins encore.
Comme pour le Dampschiff de Lintz, it faut all er a une
grande lieue de Vienne, chercher le bateau de Pesth,
au milieu d'un paysage bas, sans caractere et sans vue.
Les hautes maisons du faubourg Landstrasse cachent la
vflle; sans la fleche de Saint-Etienne qui pointe hardiment i ans le ciel, on ne se croirait pas aupres d'une des
grand is capitales de l'Eurbpe. On entre dans le bras
principal du fleuve aux Kaisermultlen les moulins imperiaux. z Ge sont une qu arantaine de bateaux ranges sur
deux lignes et dont le courant fait mouvoir les roues.
A gauche s'etend l'ile de Lobau, la place d'armes de
Napoleon en 1809, d'oir it s'elanca pour livrer les batailles d'Essling et de Wagram. Cinquante ans plus tard,
presque jour pour jour un autre Napoleon infligeait a
l'Autriche un dsastre plus grand et, esperons-le, une
1. Essling, 11 et 12 mai ; Wagram, 6 juillet; Solferino,
24 juin

paix plus feconde et plus durable. Mais nulle armee n'a


ete aussi souvent battue quel'armee autrichienne, et nul
empire no s'est mieux releve de ses defaites que celui
des Habsbourg; it plie et ne rompt pas : tant ce grand
corps a en soi de vitalite et taut it y a pour lui de raisons d'tre, dans la repartition generale des territoires
europeens.
La Lobau est presque ronde, d'un diametre de plus
d'une lieue ' et inhabitee. Ses rives sent boisees pour
defendre les terres contre le fleuve; en arriere s'etendent de belles prairies, sillonnees par des fosses qui
sont des bras desseches du Danube et ou parfois it rentre au moment des ernes. Les enormes travaux executes dans I'lle par cent cinquante mille Francais sont caches sous l'herbe, comme dans la plaine d'Aspern, la sepulture des cinquante mine braves qui, des deux ekes,
perirent dans ces journees terribles; sans un guide on
n'en trouverait pas la trace, tandis que les legers sillons
reuses par 10 fleuve restent visibles. Des que l'homme
retire la main de ses oeuvres, la nature y met la sienne
et les efface.
Les rives restent basses jusqu'au-dessous de Fischament, sur la rive droite. Quelques ondulations venues
du Wienerwald commencent a s'y montrer. Elles s'accusent davantage a mesure qu'on approche de Regelsbrunn
et dj Yon pent voir dans Yeloignement et le bleu du
ciel se dresser au-dessus du fleuve la montagne de Hainbourg. Ces collines rejettent a l'est la Leytha qui, en
suivant sa direction premiere, serait tombee dans le Danube a Hainbourg, et I'obligent a cgurir parallelement
au fleuve, a peu de distance de sa rive, eta ne confondre
ses eaux avec les siennes que beaucoup plus bas, h Ungarisch-Altenbourg qu'elle entoure et defend.
Nous sommes la sur la frontiere de l'archiduche allemand et du royaume magyare, que marquent, a droite,
la Leytha, h gauche, la March, le grand fleuve morave,
et nous pouvons dire que nous sortons de l'Europe pour
entrer en Orient ou du moins dans un monde nouveau.
Ces traces de la France que nous avons suivies depuis
le Rhin jusqu'a Schcenbrunn eta Wagram s'arretent ici,
mais Belles des Tures comrnencent. Aux portes de
Vienne les deux traces se confondent Y. Soliman le Magnifique en 1529, et Napoleon en 1809, prirent leur
quartier general au meme lieu, h Ebersdorf. Tout pres
de la, a deux pas du nouvel arsenal, on voit du fleuve la
colline ou le padischah camptait ; l'empereur Rodolphe II betit a la meme place un chteau qui, dans sa
construction, rappelait la tente du sultan et que les
Tures, au second siege de Vienne, celui de 1683,
respecterent a cause de ce souvenir. Un pen plus
1. La Lobau a deux mille quatre .oents toises de l'est e l'ouest
deux mille du sud-ouest au nord-est et huit mille de tour. General
Pelet, Carnpagne de 1809.
2. Hiles se confondent memo plus loin, car les Francais prirent
Presbourg en 1809 et y signerent la paix qui rendit Venise Phalle; Hs avaient pousse jusqu'l Komorn on Hs ne purent entrer,
et I Raab oil le prince Eugene gagna une victoire sur l'archi.
due Jean. De leur c6te les Tures penetrerent aussi bien au dell de
Vienne. En 1529, les coureurs de Soliman arriverent jusqu'aux
environs de Lintz.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

189

LE TOUR DU MONDE.
loin, c'est une colline, haute de quarante pieds, qui ressemble fort a un tumulus, mais dont on a en vain explore l'interieur : la tradition locale vent que les Tures
l'aient eleve en apportant toute cette terre dans leurs
turbans. A Hainbourg, a la Porte des Pecheurs, on montre le point jusqu'on le sang monta, quand les Tures
entasserent en cot etroit espace huit mille quatre cent
vingt-trois personnes qu'ils egorgerent.
Les Francais et les Tures pour qui Vienne fut pendant trois siecles le commun objectif de guerre, se rencontrerent cependant sur ces memos bords du Danube
pour s'y combattre. C'etait au temps oil Louis XIV,
voulant eblouir l'Europe par toutes les gloires , se
donna cello d'envoyer a l'Autriche un secours fastueux
au risque de perdre l'utile alliance que Francois Ier
avait nouee avec les Osmanlis.
En 1664,1e grand vizir marchait sur Vienne avec cent
mine combattants ; le comte de Coligny fut charge de
conduire a Montecuculli, le general de l'empereur, un
corps d'elite de quatre mille fantassins et de deux mille

cavaliers. Un autre Francais, le comte de Souches, commandait deja l'armee chargee de couvrir la Moravie.
Les contingents des Cercles etaient venus rejoindre
aussi l'armee autrichienne, mais c'etaient de mauvaises
troupes qui, le jour de la bataille, faillirent tout cornpromettre.
On alla au-devant des Tures jusqu'a Raab, et on les
rencontra pros de la petite ville de Saint-Gothard.
L'armee de l'empire, dit Coligny, etait dans le plus
grand desordre, la plupart des soldats cherchant a, fuir
plutOt qu'O. combattre ; et cependant point d'esperance
de retraite devant une armee on it y avait plus de cinquante mille chevaux. Il fallut, ajoute-t- il avec une certaMe complaisance, que les Francais se sacrifiassent
pour le salut de tous ; aussi Bien ne pouvaient-ils eviter
de se trouver enveloppes dans la perte commune. 7) Es
occupaient l'aile gauche, les Autrichiens la droite. Le
centre, compose de l'armee des Gerdes, fut enfonce par
les Ottomans, et ceux-ci croyaient deja la victoire gagnee lorsque Coligny et Montecuculli firent un commun

effort. Les Tures plient et s'arretent. Leurs masses profondes sont entamees, taillees en pieces, jetties dans
le Raab, oil les cadavres d'hommes et de chevaux amoncels forment des barrages par-dessus lesquels vainqueurs et vaincus gagnent l'autre rive. Un mot de Coligny peint l'horreur de cette scene : C'etait un cimetiere
flottant. Les jours suivants, les Francais ne s'occuperent qu'a retirer du Raab les cadavres pour les depouiller. Toute notre armee, mandait Coligny a. le Tellier,
est devenue pecheuse, et l'on ne saurait dire les richesses qu'on a trouvees a la depouille des noyes. Cinquante etendards, douze pieces de canon, une multitude
d'armes precieuses et bizarres, furent le trophee de cette
victoire. Sans nous, ajoute encore Coligny, qui n'avait
pas herit de la modestie du grand chef de guerre dont
it portait le nom, il n'y aurait pas un Allemand qui ent
sa tete sur les epaules presentement.
Les Autrichiens furent reconnaissants, au m oinspendant quelques jours, de ce service. Un homme qui
vient de Vienne aujourd'hui m'a dit que dans la tour du
palais de Penapire, it y avait quantit de pieces de vin

d'on Pon tirait de toutes les sortes pour les Francais qui
y veulent aller boire, et que ce regal n'est que pour
ceux de notre nation. C'est la piscine probatique de
notre valeur, et une marque de l'estime que l'on en fait
a. Vienne, et rien n'est plus vrai que les marchands et
les cabaretiers, qui les ranconnaient a leur arrivee, les
font boire presentement pour rien le plus souvent, et
les marchands lour donnent lours marchandises a. grand
prix, leur disant : Braves Francais, il ne faut pas pren dre garde a. peu de chose avec vous. La medaille
out son revers. Quelque temps apres, Coligny ecrivait :
Je ne doute pas qu'on ne veuille ici que le dernier
de nos hommes crave le dernier jour de la campagne.
Depuis que nous avons joint l'armee, nous ne savons
plus ce quo c'est que du pain, et toute l'industrie humaine ne pout trouver de remade a cola ; car nous sommes dans un pays desert, eloigne des villes, et dans la
Hongrie, oil les Allemands et leurs adherents sont en
abomination.
On voit que ces sentiments-la. ne datent pas d'hier,
d'on je conclus qu'ils ne s'effaceront pas domain.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

190

LE TOUR DU MONDE.

L'armee francaise fut cependant renvoyee avec beaucoup d'honneur. Dix-neuf annees plus tard, l'Autriche
fut exposee a un peril plus grand. Deux cent mille
musulmans vinrent mettre le siege devant Vienne.
Louis XIV ent encore voulu humilier l'empereur en le
sauvant. Quatre camps furent echelonnes le long du
Rhin, prets a lancer quatre armees au premier signe de
Leopold. Il se garda hien de se jeter aux pieds d'un
allie si puissant : it aima mieux se servir de la vaillante
epee d'un heros polonais, le roi Jean Sobieski, plus facile a tromper et envers lequel la reconnaissance serait
plus legere, l'ingratitude moins dangereuse. Quelques
volontaires francais accoururent cependant offrir leur
courage a l'armee imperiale.
C'etait le 14 juillet que le grand vizir Kara-Mustapha
avait paru devant Vienne ; deux mois apres it y etait encore. Stir de sa proie, it la menageait pour n'en point
alterer la valeur et ne rien perdre des richesses qu'il
convoitait. On annonce l'approche d'une armee polonaise et de Sobieski; Mustapha en nit. Le 12 septembre
la bataille s'engage ; a cinq heures de l'apres-midi, rien

n'etait decide. Le vizir s'en inquiet peu. Assis pres


de son cheval caparaconne d'or, it aspirait tranquillement le frais du soir, et abrite par une tente cramoisie
contre les feux du soleil couchant, it prenait paisiblement le cafe avec ses deux fils. Un coup de canon, parti
grace aux gants et a la perruque d'un officier francais
qui supplea par la aux bourres epuisees, trouble cette
serenite : it vient de la hauteur qui domine la tente vizirale. Presque aussitet des Francais commandos par le
comte de Maligny apparaissent dans la redoute qui defendait les quartiers musulmans et l'emportent. Sobieski, remarquable a son aigrette blanche, a son arc,
a son carquois d'or, a sa lance royale eta son bouclier
homerique, force de son cote les lignes dans le memo
temps quo ses hussards descendent et remontent au galop un ravin on l'infanterie aurait hesit, et coupent en
deux le corps de bataille de Mustapha. Celui-ci demande
conseil a. son interprete, qui repond a Le ciel se couvre,
voyez si Dieu n'est pas contre nous . Mus tapha n'en veut
pas entendre davantage et s'enfuit plus effraye quo ses
soldats, qui en se repetant le nom de Sobieski s'ecrient

Par Allah, it est avec eux ! L'etendard du Prophete


oublie par le vizir fut envoy au pape. Le roi de Pologne, maitre du camp et des richesses de Mustapha, defendit le pillage, maintint la discipline dans ses troupes
de peur d'une surprise, et au lieu de s'etendre sur les tapis
somptueux du vizir, alla s'endormir au pied d'un arbre.
L'empereur, delivre sans avoir meme paru sur le
champ de bataille, rassembla son conseil pour decider
avec quel ceremonial it recevrait Sobieski, simple roi et
roi electif. a A bras ouverts, it a sauve l'empire! s'ecria le due de Lorraine. Le brave due oubliait l'etiquette ; les ministres s'en souvinrent, et pour eviter toute
effusion dangereuse, deciderent que l'entrevue aurait
lieu a cheval. Elle se passa en rase carnpagne, pres du
village de Schwechat, le premier que nous rencontrons
sur le bord du Danube, au sortir de Vienne. Leopold,
avec un ton froid et hautain, repeta ou pinta articula a
peine quelques paroles de gratitude soufflees par le due
de Lorraine : Mon frere, rpondit Sobieski, je suis bien
aise de vous avoir rendu ce petit service; puis, presentaut le prince royal Jacques, it ajouta : Voila mon fils,

je l'eleve pour le service de la Chretiente. Leopold


dem eura immobile et muet. Moins d'un sicle apres, en
1773, un de ses heritiers, Joseph II, repondait pour
lui : it signifiait au successeur de Sobieski que l'Autriche allait prendre sa part des depouilles sanglantes de
la Pologne. C'etait deja le systeme de reconnaissance du
prince de Schwartzenberg. Mais je ne regrette pas que
mon pays ne puisse se vanter d'avoir &tonne le monde
par la grandeur de son ingratitude. Malheur aux
princes qui ne croient pas faites pour eux les simples
vertus des particuliers.
Petronell (mille habitants), Deutsch-Altenbourg (huit
cents) et Hainbourg (quatre milk) s'etendent sur l'espace que couvrait a lui tout seul l'ancien Carnuntum,
la grande forteresse romaine sur le Danube, la station
de ses flottes pour la garde du fleuve, le point d'oti les
legions surveillaient les Quades de la Moravie et les
Jazyges de la Theiss, comme de Lauriacum' elles con1. Au dela des Alpes, Rome avait fonde pour garder les approches des montagnes et de l'Italie du COO du Noricum (Autriche),
Salzbourg ; du cete de la Pannonie (Hongrie), Klagenfurtb, et en

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

191

tenaient les Marcomans de la Boheme, et oil vinrent


sojourner dix empereurs. C'est a Carnuntum que MarcAurele ecrivit ses Pensees , le plus beau livre apres
rEvangile, celui qui faisait dire au cardinal Barberino,
neveu du pape Urbain VIII : Mon ame devient plus
rouge que ma pourpre au spectacle des vertus de ce gentil. En 375, les Qua des firent de Carnuntum un monceau de ruines ; it ne s'est pas releve et Vienne herita de
sa fortune. Ce changement etait inevitable : taut que le
peril venait du Nord, Carnuntum, en face de rembou-.
chure de March, par oil descendaient les barques barbares, et que pouvaient remonter les galeres romaines,
etait parfaitement place pour interdire le passage du
fleuve et servir de base a des operations offensives ; quand
les menaces vinrent de lEst, Vienne, adossee au Wie-

nerwald, couvrit mieux les pays qui s'tendaient derriere


elle. Cette substitution d'une ville a une autre est un
exemple frappant des modifications que l'histoire impose
a, la geographie.
Se note en passant que la March est, depuis les sources du Danube, le premier affluent sur sa rive gauche
qui soit navigable tandis qu'il a recu depuis longtemps
a, droite l'Inn, l'Ens et la Traun, qui portent bateau. Il
n'en pouvait etre autrement : les montagnes de la rive
gauche n'ayant cesse, depuis la Souabe jusqu'a la Moravie, d'tre paralleles au fleuve et d'en serrer de pros les
rives, tandis que les chaines de rautre bord lui etaient
perpendiculaires .
Les traces de l'occupation romaine sont si visibles, et
les inscriptions, medailles, objets d'art, fragments de

toutes sortes, marbres de Styrie, d'Italie, meme d'Afrique


si nombreux, qu'on pout reconstruire dans sa pensee la
vieille ville. A Petronell etait la cite proprement dite ;
Deutsch-Altenbourg le camp dont on suit facilement
l'enceinte ; enfin, a Hainbourg, la forteresse qui couvrait
de ses ouvrages toute la montagne. Des aqueducs romains
distribuent encore aux habitants d'aujourd'hui l'eau des
sources, et la seule portion d'eclifice antique restee debout dans rarchiduche se trouve a Petronell, la Porte
des Paiens. Quant au Hainbourg d'aujourd'hui, it serait
sans importance s'il n'avait une immense fabrique de
tabac qui etale sa lourde architecture le long du fleuve
et occupe un millier crouvriers. Mais les yeux laissent

l'usine pour courir au Schlossberg et aux ruines qui le


decorent.
Au dela, de Hainbourg, le bateau arrive a, un defile
que l'on nomme la Porte de Hongrie. Les Petites-Carpathes, qui separent le bassin de la March de celui du
Waag, et la Moravie de la Hongrie, viennent serrer le
fleuve que, sur l'autre rive, le Leithagebirge refoule au
Nord. Sur la rive gauche, jusque-la basso et nue, les
Carpathes forment, au bord du fleuve, une serie de pro montoires qui portent une tour'dont j'ignore le nom ;
Theben, avec ses mines pittoresques et la grande ville
de Presbourg.
Ne cherchez pas a, Theben, en hongrois Deven, une

avant de ces deux forteresses, pour garder la ligne du Danube, Lauriacum (Lorch), au nord de Steer, et Carnuntum. On a pretendu
reconnaitre sur la colonne Trajane la montagne de Hainbourg.

l'est; mais la concurrence du chemin de fer de Vienne a,


Cracovie, que cAtoie le fleuve, empAche la batellerie de s'y (lavelopper. Il faudrait d'ailleurs y faire beaucoup de travaux.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


192

LE TOUR DU MONDE.

origine classique. D'apres la tradition, elle doit son nom


a la fine d'un roi slave (Dewina, en slawe, signifie jeune
fine) qui l'aurait bade. Comma une des tours porte aussi
le nom de Tour de la Nonne, une autre legende est racontee. Le seigneur du Burg aurait enleve une noble
jeune fills qu'il aimait et que sa famille destinait au
cloitre. Assiege par les parents, it fut force dans sa for
teresse ; plutet que de se rendre, les deux amants se precipiterent dans le fleuve du haut de la Tour de la Nonne.
Cette Ile escarpee qui semble vouloir barrer le fleuve,
cette tour dont le pied baigne dans l'eau, ces murailles
crenelees qui rampant sur le roc et s'elevent jusqu'au
burg place au sommet, tout cela devait faire autrefois une

forteresse formidable, et fait aujourd'hui une ruine magnifique.


Des qu'on a franchi la Porte-Hongroise, on apercoit
Penorme et disgracieuse carcasse du chateau de Presbourg (en hongrois, Posony), et le pont de bateaux dont
une t Payee s'ouvre po u r nous laisser passer. Mais le navire
ne s'arrte qu'une demi-heure, comme a Passau; ce n'est
pas assez pour descendre et visiter la ville, qui, d'ailleurs,
ne renferme rien de curieux quand la Diete hongroise
n'y siege pas. Elle a pourtant quarante-quatre mills
cinq cents habitants, et c'est, assure -t-on, un des points
de l'empire on l'on vit au meilleur compte. Aussi les
petits rentiers et les fonctionnaires retraites y accourent.

La Hongrie est, par ses hies, son betail, son yin, le greasier d'abondance de Vienne et de Parchiduche. Une
partie de ces produits, pour entrer en Autriche passe a
Presbourg, qui en garde le plus qu'il peut, et je vois les
collines qui l'entourent couvertes au loin de magnifiques
vignobles, dont un, celui de Saint-George, est renomme.
On vante la vue magnifique dont on jouit du haut du
Schlossberg, et qui s'etend a Fouest jusqu'au lenberg , par-dessus Vienne, a l'est , sur l'immense
plaine on le Danube circule paresseusement entre des
Iles basses et boisees. Du bateau meme on voit la seule
curiosite de Presbourg,laMontagne-Royale. Que ce mot
ne vous fasse pas raver d'Alpes ou de Pyrenees, la Montagne-Royale est une simple colline, moms encore, une

terrasse entouree d'une balustrade en pierre on, le jour


de son couronnement, le roi, a cheval, s'elance au galop ;
it y branditl'epee de Saint-Etienne vers les quatre points
de l'horizon : cela veut dire qu'il defendra la Hongrie et
le peuple contre quelque ennemi qui se presente.
Presbourg est la capitale officielle du royaume magyare. Les empereurs ont profits de l'occupation de Bude
par les Tures, de I530 a 1686, pour transferer la Diete
dans une ville qui, se trouvant a l'extreme frontiere du
royaume et a deux pas de Vienne, semblait plus facile a
contenir. Mais, en depit de ces precautions, c'est a Bude
ou pour mieux dire a Pesth que bat le cceur de la Hon grie
V.
(La suited une autre livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

DURUY.

LE TOUR DU MONDE.

193

VOYAGE EN EGYPTE,
PAR MM. HENRY CAMMAS ET ANDRI LEFEVRE.
1859. TEXTE INEDIT

La vie sur le Nil.

Le 4 decembre 1860, N... , proprietaire, loue


M. X..., a raison de cent napoleons par mois, une
barque munie de tous ses accessoires et meublee conformement a un kat de lieux ci-joint.
L'equipage, compose de tant d'hommes : matelots,
mousses, pilote ou second et reis, tous munis d'un tascaret
ou carte visee par la police, sera completement aux ordres de X..., qui aura, en cas de faute commise, le droit
d'en expulser et d'en remplacer d'office un ou plusieurs
membres. Seul, le reis, agent de N..., ne pourra etre
change; mais les gouverneurs des provinces parcourues, et la police au retour, repondent de sa conduite.
1. Toutes les vues de monuments et tous les types de ce voyage
ont et dessines par M. A. de Bar : les monuments d'apres les
photographies de M. Henry Carnmas, et les types d'apres des lithographies de M. Bida, que M. Em. Barbot a bier voulu mettre

notre disposition.

X.... reglera la marche du batiment, et le reis


executera tous ses ordres. Toutelois, si le reis a prevu
et annonce un danger, X.... ne peut ordonner le depart qua ses risques et perils.
Le batiment marchera de nuit t voile, en remontant, si le vent est favorable; mais l'emploi de la corde
ne pourra etre reclame que de jour. En descendant, le
batiment marchera de nuit, moitie a voile, moitie
rame, quand la lune le permettra.
ne sera responsable d'aucune avarie qui provienne de la faute de l'equipage, d'accidents quelconques,
hasard ou force majeure, vieillesse de la barque, etc.
X.... est decharge de tous droits, peages d'ecluse,
tributs, sauf le passage des cataractes.
<, X.... paye d'avance a. N.... un on deux mois de location; it pourra, durant le voyage, payer entre les mains
du reis une certaine somme pour suffire aux besoins de

VII. 169 8 uv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

13

[email protected]

194

LE TOUR DU MONDE.

Pequipage. Le reste sera acquitte au retour, au consulat


de X....
N.... payera a X.... en cas d'infraction quelconque
ou de telle ou telle infraction au contrat, la somme de....
a titre d'indemnite.
La barque sera rendue au Caire, et la location tessera le lendemain de la remise.
Tel fut notre contrat de barque. Nous en recommandons la formule etudide et redigee au consulat. Ecrit en
arabe et en Francais, vise par le consulat, garanti par
les autorites egyptiennes, it nous assurait la possession
indefinie d'une maison flottante; grace a lui, nous allions
visiter FE. gypte et la Nubie sans sortir de chez nous.
Mais ce n'est pas tout d'tre loge ; it fattt etre nourri.
Nous y pourvames par un approvisionneruent complet.
Farines, grains, pates, huiles, sel, Sucre, vinaigre, vin,
liqueurs, caf, the; conserves de legumes et de viandes
en bottes ; jambons anglais, les meilleurs en E- gypte; saucissons; fromages de Chester et de Hollande, les seuls
qu'onpuisse conserver mangeables sous unlinge mouille ;
confitures; tout, jusqu'aux pommes de terre, doit etre
achete a Alexandrie ou au Caire. Les bords du Nil ne
fournissent que du lait, d'assez mauvais beurre, des melons, pasteques, concombres, oignons, excellentes lentilles; epinards, ceufs, poules, pigeons et dindes. Quant
a la viande, on tue un bceuf pour prendre un bouillon
et un mouton pour manger un gigot. N'oublions pas le
bois et le charbon, la bougie, le tabac, des cigares cornmuns a trois francs le cent pour les politesses ; des thermometres et barometres; quelques fusils et pistolets, des
munitions, des kourbachs ou nerfs d'hippopotame ; papier, encre, plumes, crayons ; nos appareils photographiques ; des tentes et piquets pour campements; enfin une
bandera (bandiera) aux couleurs de France : on la
hisse en toute rencontre avec un coup de feu pour saint
Trois personnages importants, le cuisinier, le drogman et le cawas, seront nos intermediaires avec les provisions, Pequipage et les populations. Notre Careme est
un Arabe tres-fort sur la patisserie; en contrelant ses
habitudes, nous en esperons une cuisine passable. Le
choix du drogman ou interpret est important et difficile ;
sales sous un costume convenable, menteurs, voleurs,
hypocrites et souples, empresses a payer pour vous afin
de prelever leur remise, tel est le portrait de la plupart
des drogmans. Es forment une corporation dont le chef'
est responsable; on a d'ailleurs la ressource extreme de
se plaindre aux magistrats locaux ; enfin le kourbach est
la. Nous eftmes la main assez heureuse, et il nous a semble que notre homme avait quelque esprit et une probite
suffisante. Le cawas. est un militaire brillamment vetu,
garni de pistolets et d'armes comme une panoplie ; it a
pour mission d'imposer le respect et la erainte et de
proteges celui qui le paye. Il doit surtout appuyer pres
des mamours, moudirs, nazers, kachefs et autres autorites, un ordre de service que le gouvernement egyptien nous a liberalement accord, ordre important qui
enjoint aux populations riveraines de titer gratuitement
noire barque a la corde, par lee vents contraires.

Ayant ainsi organise notre expedition, pleins d'une


securite qui ne fut guere troublee, nous mimes h la voile
le 5 decembre par un vrai temps de mai ; dans l'eau
calme du Nil coulant a pleins bords se mirait un ciel
sans nuage. A gauche passaient les faubourgs du Caire :
Ramleh oil se pressentles daabies ou barques de voyage;
Boulak, avec son port vivant; le palais de Karls-el-Nil
aux tours entourees de portiques, aux quais sans balustrade egayes de magnifiques sycomores; plus loin l'ancienne maison du Francais Soliman-pacha, organisateur
de Parmee egyptienne sous Mehemet-Ali; et le grand
bazar de Massara-Adim. A droite , les vastes prairies,
les bosquets toujours verts de file de Rhoda, font une,
base gracieuse aux grandes pyramides qui projettent
sur le desert libyque leurs ombres triangulaires.
La vie du Nil s'annoncait sous de riantes couleurs.
Tous les rivages voisins du Caire soot pleins d'animation , de verdure et de richesse. Nos matelots chantent
en manceuvrant la voile un refrain monotone sur un
rhythme obstine; le drogman s'empresse de nous nommer et de nous decrire, dans un patois demi-frangais,
demi-negre, tout ce que nous voyons, tout ce que nous
ne voyons pas. Le cawas aussi, muet et brillant, est
monte avec nous sur le pont superieur, d'oa le pilote
dirige le gouvernail. Voici l'heure du repas pour l'equipage ; cheque matelot a sa ration de lentilles qu'il arrose
avec I'eau du Nil; le reis mange des dattes a cote de
nous. Nous adwirons cette sobriete des mariniers egyptiens et nous envoyons en has quelques cigares et du
cafe, recus avec une bruyante reconnaissance. Notre
barque est belle et grande : son avant-pont est garni
d'un beaupre et d'un grand mat; c'est la que vivent et
dorment en plein air les gens de l'equipage. A Yarriere,
notre habitation elevee au-dessus du pont renferme six
pieces tres-convenables ; le salon, qui termine la barque,
a de nombreuses fenetres sur une petite galerie exterieure ou l'on s'assied a l'ombre en fumant le chibouk,
parfaitement isole des cris et des regards; la mme disposition existe dans les vaisseaux de haut bord. Le toil
plat des chambres supporte la cabine du reis : c'est une
jolie esplanade oh nous allons souvent respirer la brise
du soir. Apres le coucher du soleil la nuit tombe subitement, pleine de fraicheur et de silence ; puis les
etoiles paraissent, plus etincelantes que dans nos climate brumeux. La lune qui se leve eclaircit les ombres
et semble un soleil nocturne. L'obscurite se dissipe en
paleur suave, l'air se penetre d'azur, et le ciel argente
se mele de plus pres aux contours des monts eloignes.
au feuillage des palmiers qui poussent par bouquets
elargis en eventail. La lune est l'enchanteresse, l'evocatrice ; c'est la divinite my sterieuse et bienfaisante que
l'Inde, l'Egypte et la Grece ont adoree a l'envi. Que la
terre doit etre belle pour les astres voisins ; chez eux
sans doute elle est aussi deesse; elle a ses levers eblouissante, ses phases, et toutes les vicissitudes humaines
disparaissenf dans son rayonnement
Notre premiere nuit a bord ne fut pas de longue duree; le chant des matelots qui commencaient leur travail

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

____
------

------

-&
.....
-,.

-7
L.--WP---=v--"Ik
==------" ----

gip

K._
.''".1...
' .T.:

_____",

1,.,,

2L'.,

.. -'.

'

..1.....-".
....
...../.=''
.....
...';:',.'7
'

..=..

...
.- , zy.,,,,

..,,s...
.=

,likif/,*

"

aaa.1 ,

- '

,p,..4.7 .

,%, it ''.,

0, 1

Ern :--.

Id

;-.- -r .
;4,A10)110) Si.44
(( (1 M ., top," WIA . ?,
ildP),,,,
.,
\
,
._. ..,,,_.
...,..
. .
'
-

''-- .

t 4

'

nnr

.....
....

. e
;`"Aaa.,

'

--7"--

, ,.

-,----- -,,

....---,

ra..--

.??
-.
'%"
-"-- '0/ hJIII)
ihi.Eder*i fr-;-, :,
p%/;,--.ce-bah.111'
tw' ,,., \ -,
.>9'
. = P!'ffloa_

,,,,2:,..,,i, ' .'I
A
0

tee.

al

. *

le

..-

at

.,

.A\
itt

01 ir,ki--,. Al

------'
5,

It

---,

g --..:--4.

i'

&caret/

,e1

lldnr

1,1'

ry

::

ct, Plaint/ -"'"'

alEkr4 i.'14
,Z311

xiDdiuth Alt

Arm,

zoo- '' -

//,;

1 gP,

- or
g g

il 4>-

--_.

,\ ,. 0 -.---.--

'
, 0- z

-elm
, ,
,, 4
a
fee4 .

.,,

ti),,,)

T
.,

111

ovw um,',-

, , I IIIIV

,at

IO "

)J1

W.Mkw 'lit, ''/./

1 .
. pyw

, ,1.,Y,Zig
ts,)))))00)),),
,,*1 m
, \
ss ,,

.-

i T.

k
IIT;Skf

/0
1

----,7
- ..
A/ ..,-

...

----7-----

..-..

''''' ' It tii a *err....:


175=-04"..... -..-. 41 .
All
'1#07 iratits
&a.; -4?-2A4
'
...
ra-,,_-;
-,a a. ,

.w .,=--

.-.

1"-:-.:::.

42.

. ..,W
....-A-..

---='
mar,

A
4t. .....,
"...--,:.... ',

0- ---7.
--=- 2---ff..-,--

----/97

c:(
,. -.==-I-..1
,;, ,, ,, . "---=
..
_, v:-/-- W'''

- e_,

----4,41*N
n -('.----#1--g-,
.7Ati(M.M....er-,-. ;
.
up 'oXiw ____,
"111111
._

----

. .
-,-----,
..
-
=,--

--=.-
'

_....,.--:-..-a,-.

=----- .

. 1111.-...7'"
--'7r7....iairam,-
.4

eapacc,
.---zs =-=

..,,,, ...._-=R
-e_ -'
,.,
-

,11

=,..,

ull!III^ ^^/t

----

ae
..

a ft,.

-7
-7.',..7r.,7,=:aa:
.e'

...a. .9

// I
I I

-.

PrAar,:iz,ar.a,"

.,
:rn,,ad
. .-4a,

ff,a- 0,nd
.,._.

. .F.-...
"1

-..

de -,.-.-

EGYPT

SteDie
&a,

'140,4-

' r-1
.
W

.--,-.- l

_Jr

. ,. .

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

kip

[email protected]

-,. ...,=.

196

LE TOUR DU MONDE.

nous reveilla avant le jour ; mais nous nous ferons rapidement a ce bruit, bientet devenu familier. Il n'est
pas de chemins plus doux qu'un fleuve a l'eau calme, aux
rives verdoyantes, surlequel on avance sans se mouvoir.
Nous regardons venir de beaux villages blancs qui jaunissent et noircissent en arrivant, puis ils s'eloignent
et reprennent leur blancheur ; le soleil fait disparaitre
leur misere et leur malproprete ; it y a partout de
grands colombiers carres
autour desquels une multitude de branches seches,
fichees dans les murs, forment des auvents irreguliers oil les pigeons se
pressent. Un groupe de
femmes vetues de longues
chemises bleues, la tete
chargee de paquets de Tinge, les unes maintenant
leur fardeau d'une main,
d'autres, plus savantes en
equilibre, les mains gracieusement poses sur les
hanches, sort du village et
se dirige vers le lavoir au
bord du Nil. Elles viennent
par une avenue oil les sycomores alternent avec les
mimosas, longeant une
vieille mosques en ruine.
Parmi elles sont de jeunes.
files qui portent sur la tete
de grands vases de terre
pour puiser de l'eau, et
des enfants se roidissant
sous une charge aussi grosse qu'eux ; voyez-vows ce
tout petit qui descend le
talus en relevant sa robe
blanche? C' est un tableau
tout fait, mais un de ces
paysages oh la nature est
tout, et qu' animent, si l'on
veut, des figures microscopiques. Les lavandieres
sontpres de nous ; le soleil
qui decline et touche presque les sommets encore
modestes de la chaine libyque eclaire vivement les figures, et rehausse d'un
trait d'or les lignes et les contours. Quelques-unes honteuses d'tre vues par des strangers, relevent leur vetement pour cacher leur visage ; mais d'autres, mains scrupuleuses ou moins occupees, laissent voir un front plein,
de grands yeux, un nez bien attache, un air agreable
gate par des levres epaisses, un menton lourd et des
joues tatouees : presque toutes ont des anneaux de metal
au nez, des bracelets, des colliers et des Gerdes d'or a

la cheville ; quelquefois leur tunique bleue est brodee


de perles d'acier aux entournures. Un fichu negligemment attache, et qui cache a demi leurs cheveux noirs,
complete leur costume tres-simple et si leger que le
jour passe au travers. Elles sont toutes bien faites ; leurs
jambes sont greles et elegantes, et leur pied tres-petit.
C'est ce que nous remarquions, tandis qu'ellesfoulaient
le lingo avant de le presser avec les mains. Nos matelots echangerent avec elles
quelques paroles un peu
vives, si bien que les plus
agees nous poursuivirent
de maledictions. Ces Cris
gaterent notre plaisir ;
nous semblait que des colombes s'etaient soudain
changees en corbeaux.
Nul etre vivant ne pout
glapir plus energiquement
que les femmes fellahs, et
nous ne ma.nquerons pas
de preuves a l'appui de notre assertion. Elles se distinguerent toujours dans
les quelques disputes survenues entr y l'equipage et
les riverains. Une fois entre autres, l'altercation se
changeait en rixe, et nous
fumes obliges de sortir en
armes avec le cawas pour
proteger les nOtres ; nous
fimes un prisonnier : aussitet les femmes de monter
sur les toits, arrachant avec
leurs ongles la bone de
lours terrasses pour s'en
souiller la tete,`et de hurler le nom d'Allah mole
aux lamentations les plus
lugubres et les plus grotesques. Le cawas voulait
conduire notre ennemi
captif au premier moudir
ou cheik ou mamour ; notre clemence epargna au
malheureux les coups de
oLj
baton q u'il ne meritait pas.
Caire.
Les torts etaient de notre
cote ; le vol. d'une paire de poulets par un de nos matelots avast cause la rixe ; les maraudeurs avaient ete vus
par des masons ()coupes a reparer un pigeonnier. L'entrepreneur, qui commandait les ouvriers, ne les abandonna pas dans le danger ; it demanda a etre fustig
avec le prisonnier, disant qu'un chef est responsable de
tout desordre chez ses subordonnes. Le cawas Papprouva pleinement et fit droit a sa demande. La chose se
passa en plaisanterie : mais la justice locale n'eUt pas

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
ete si indulgente; les coups de baton ne lui content rien
et pleuvent, sans autre forme de proces, sur thus les dos
qu'on lui amene. Les Fellahs, sous un tel regime, se
font une tres-faible idee de la dignite humaine et de
leur propre valeur ; Hs ne repondent aux coups que par
des plaintes. Parfois Hs se revoltent comme des moutons, mais avec la conviction que la lutte est inutile.
Ainsi, a l'epoque de la conscription, Hs resistent a la
force armee ; on en tue
quelques-uns, et le reste,
emmene sur les barques
de l'Etat vers le Caire,
descend le Nil, suivi pendant plusieurs lieues par
les lamentations des femmes et des jeunes filles.
La vie des Fellahs n'est
pas, materiellement, plus
malheureuse que la vie de
nos manouvriers des campagnes ; leur caractere est
pint& gai que melancoli
que ; et les circoncisions,
les mariages, sont des fetes
oa tout le village est invite : leurs fantasias, leurs
chants et leurs danses respirent la joie spontanee,
instinctive , des negres.
Mais, avec tout ce qui peut
rendre l'existen aimable,
it leur manque le sentiment des droits et des devoirs, ce quelque chose
qui fait l'homme libre et
le citoyen ; chacun d'eux
aime son hameau, sa_maison ; mais l'Egypte n'est
pas une nation, une patrie.
Cet abaissement de l'espece humaine, si douloureux voir, etonne au premier abord ; toutefois, si
l'on reflechit a la tyrannie
oppressivedes mamelouks,
a la desorganisation profonde de l'Egypte sous la
F
dynastie grecque et la domination romaine, enfin a
l'antique loi des castes qui condamnait la masse du peuple a l'esclavage de la glebe, on comprend que l'esprit du Fellah, atrophie kb, sous les Pharaons, ahuri
sous les Romains, tue par le fatalisme musulman, resiste longtemps aux efforts, aux tendances intelligentes
du gouvernement de Said-pacha. Depuis la conquete
arabe, la terre a ete legalement la propriete des sultans, des emirs et des beys; ce qui existait chez nous
en principe dans le monde feudal, fut rigoureusement

197

appliqu en Egypte. Toute la moisson des Fellahs


passait, sauf le strict necessaire, dans le grenier du
maitre ; aujourd'hui, le vice-roi renonce au monopole;
it veut transformer les tributs arbitraires en imp% reguliers ; it cree des droits aux laboureurs, et assure aux
paysans la libre transmission du champ qu'ils ont
arrose de leurs sueurs. Mais ce n'est pas en un jour
que s'effacera l'empreinte terrible du servage passe.
Les mariniers du Nil,
fils et parents des Fellahs,
tiennent d'eux l'ignorance,
l'humilite, le dedain de la
vie, l'instinct du rire, des
chansons et de la danse.
Cependant leur intelligence s'aiguise au contact
perpetuel des strangers;
y a plus de [(loses dans

leur cerveau. A en juger
par notre equipage, qui
doit ressembler a tous les
autres, ils sont sobres et
tres-soumis a leurs reis ;
malins et gouailleurs avec

les populations riveraines ;
enclins surtout a la maraude, vice commun a tons
les metiers errants, pour
qui tons les pays sont
-- strangers ; ils nevoleraient
pas un ami, un voisin, un
homme dont Hs sauraient
seulement le nom : mais
que leur importe un inconnu ? Et puis it y a tant
de poulets sur les bords du
Nil, et ils sont si maigres!
C'est avec de pareils raisonnements qu'ils nous attiraient de frequentes maledictions, et comme les
poulets avaient toujours
disparu quand nous ordonnions de les rendre,
nous nous trouvions cornplices du vol. Les beaux
sermons que nous faisions
alors, cherchant a leur demontrer l'injustice de leur
action, ou'au moins insinuant que de pareils desordres ne pouvaient convenir a des Europeens patronnes
par le vice-roi ! Et tous, ils repondaient en chceur, au
dire du drogman : (, Le maitre est un sage, un grand
sage I Le lendemain Hs a''iraient oublie les remontrances. Une nuit que nous avions jets l'ancre pres d'un ilot
desert, nous fames reveilles en sursaut par le bruit
d'une lutte acharnee ; sur le pont, un homme, attache
au mat, poussait d'affreux gemissements, couverts par

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

198

LE TOUR DU MONDE.

les menaces de l'quipage. On eta dit le martyre de


de nous et s'eleve ; elle a plus que l'autre de ces aspects
saint Sebastien. Nous ordonnons de delivrer le captif, sauvages, qui contrastent avec la grande culture des
tres-legerement blesse a la jambe ; et nous nous faisons
cannes et des cotonniers, dont sa base est egayee. A ses
expliquer de quoi ii s'agit : rencontre d'une autre bar- pieds, des groupes de palmiers, *ages de l'influence
que, injures des deux dotes, abordage, coups ; de 1a taut humaine, qui impose, meme aux arbres, des formes dode cris. Pour detruire Phabitude des querelles, nous
m es tiques, jettent de ate et d'autre, comme les brins
imaginames un expedient qui nous retissit assez Men;
d'une aigrette bien fournie, leurs fits greles sans mainotre drogman montra aux recalcitrants leurs noms
greur, coiffes de panaches immobiles; ou bien cc sont
ecrits sur un cahier, les
des tamarix au feuillage
prevint que deux mauvaiaussi doux que des plumes,
ses notes ameneraient leur
des mimosas d'oil tombe
exclusion certaine. Presune ombre decoupee, seque tous m eriterent la premee de mille filets de jour ;
miere, mais pas un ne risou le figuier d'Egypte, b ouqua la seconde ; les cigares,
cher de verdure epaisse ,
le cafe, quelques douceurs
pose sur un tronc robuste
donnees a propos nous les
qu'ele,ve hors de terre une
avaient gagnes et ils ne
coupole de racines. Nous
voulaient pas nous quitter.
suivions a pied le rivage,
Le reis Essen, originaire
tirant d'heure en heure
d'Assouan, nous etait vraiune tourterelle, visitantles
ment devoue ; homme vivillages qui touchent de
goureux, obeissant, et qui
plus pres au ert et prensavait se faire obeir, it peut
nent un aspect farouche :
etre considers comme un
quelques-uns sont gardes
modele parmi ses confrepar des sold ats et ressemres. Il tenait bien son
blent a nos villes de garrang , ne se rapprochait
nison. Il y a memo, sur
jamais du matelot, prenait
les pentes de la montagne,
tous ses repas a part, sur
une ville deserte, ancien
le pont superieur : son rirepaire de brigandage, oil
che costume nous faisait
Ibrahim- pacha coupant
honneur : it n'avait cepenle mal par la racine, porta
dant que trente francs de
jadis le fer et le feu ; ce
gages par mois. Les pern'est plus qu'une taniere
sonnages les plus considede chacals, selon le vers
rabies, avec lui, etaient le
du pate :
drogman et le cawas. Le
Le chacal pout venir oh le
cuisinier, l'homme le plus
crime a passe.
gros de requipage, merite
Les maisons tombent
aussi une mention ; queld'elles-memes, et les grotques semaines plus tard,
tes voisines semblent pleien Nubie, it faillit etre
nes d'ossements. Mais ,
devore par un crocodile
rassurez-vous; ce sont,
qui, avouez-le, avait bien
pour la plupart, des squechoisi sa proie.
lettes antiques de chats et
Nommons enfin le matede chiens sacres. Au relot Mahmoud, fort et infatitour, nous visiterons avec
Femme fellah.
gable,quiparlait sanscesse
soin les hypogees de BeniQ
de son prochain mariage a Louqsor et s'attirait mille Hassan ; mais nous ne pouvons nous arreter ; mieux vaut
lazzis de mauvais gout par son impatience.
atteindre le terme du voyage, tandis que le Nil encore
plein nous oppose moins de resistance.
Les rives du fleuve.
Nous passions au-dessous du Djebel-Their, dans une
Le vent contraire n' a pas tarde a ralentir notre voyage ;
sorte de detroit qui ronge la base de la montagne, quand
et tandis que de grandes barques, chargees de paille tor- nous fumes assaillis par des nuees de mendiants peu
due, descendent le Nil a pleines voiles, la notre est lente- vetus et couverts de vermine ; ils se jetaient a la nage,
ment tiree a la corde, sous les pentes escarpees et nues
acceptant tout ce qu'on voulait bien leur jeter de la
du Djebel-Mabagah. La chaise arabique se rapproche barque, et plongeant avec agilite pour retrouver un sou

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

199

LE TOUR DU MONDE.
tombs dans l'eau. C'etaient des hommes et des enfants,
aussi avides a la curse qu'une meute de chiens; accables d'injures par notre equipage, ils ripostaient non
sans gloire, et leur vocabulaire tait si bien nourri
qu'ils eteignirent le feu de leurs adversaires. Enfin nous
parvinmes a nous en debarrasser, et ils remonterent
avec leur butin dans une sorte de grand batiment carre
que nous apercevions assez haut dans la montagne.
Qu'etait-ce que cette maison ? Un convent, nous repondit le drogman. Et ces gueux? Des moines
coptes et leurs eleves. Les Coptes, qui descendent de
la caste commercante de l'ancienne Egypte, sont chretiens ; ils disent la messe dans une langue precieuse
pour la philologie mais qu'ils ne parlent et n'entendent
plus depuis le quinzieme sicle. Leur histoire n'est pas
brillante : convertis au christianisme vers le deuxieme
sicle, disciples d'Entyches, decimes par la persecution
orthodoxe, complices de l'invasion arabe, toleres par
l'islamisme et employes par les mameluks a la percep-

tion des tributs, ils jouissent aujourd'hui d'une mediocre estime ; moines mendiants et voleurs, faiseurs d'eunuques, tels sont les noms que Fon pourrait jeter
beaucoup trop d'entre eux.
Ce fut a la hauteur de Minieh, ville peuplee, jolie, on
le vice-roi possede un palais, que nous commencames
requerir les Fellahs pour tirer notre barque a, la cords
(11 decembre). Les moudirs; les cheiks appuyaient notre
firman de leur autorite. Le plus souvent nous ne treuvions aucune resistance ; les vieux et les jeunes quittaient
leurs travaux et venaient faire la chaine en chantant ; ils
ne demandaient pas de bakchis; et s'il nous prenait
fantaisie de leur donner quelque menue monnaie, notre
aumene restait aux mains du drogman. Chaque village
envoyait son contingent, et, de relais en relais, un attelage
frais remplacait l'attelage fatigue. Les matelots, parfaitement oisifs, surveillaient le baton en main, et dirigeaient la chains ; ils arretaient quiconque passait leur
portee, sans lui demander la direction qui lui ent con-

.,A11110, \11 11601.

venu le mieux. Un recalcitrant menaca un jour le reis de


son hoyau; it recut une rude correction. D'autres, jetant
leurs outils, s'enfuyaient dans les terres et se cachaient
dans les cannes sucre. Alors commencait la chasse a.
l'homme, a. la grande joie de l'equipage et du cawas ;
pour nous, nous n'osions trop rien dire, de peur d'eter
de sa valeur a notre firman. Quand on avait pu se saisir des outils du fugitif, it ne tardait pas a venir les
reclamer humblement, craignant qu'on ne les deposal
chez le magistrat du pays comme piece de conviction.
Sur la rive libyque, la vallee, moins abrupte, developpait a perte de vue des plantations de cannes, assez souvent interrompues par des villages et des villes pittoresques, comme Minieh, Melawi, Manfalout, Syout, les
unes au bord du Nile s en allant par lambeaux dans les
trues, d'autres a une demi-lieue environ, au pied meme
des premieres assises de la montagne. Tout ce riche
pays, vingt villages, appartient au prince Ismail, frere
du vice-roi ; pres de Minieh, ce riche proprietaire a fait
1. Aujourd'hui vice-roi d'Egypte.

etablir une machine a vapeur pour elever les eaux et


repandre la fertilite dans la plains ; plusieurs usines, le
plus souvent dirigees par des strangers, distillent et raffluent le sucre ; la principals est situee pres d'une Ile
charmante, centre de ce vaste apanage, File de Rauda,
aussi verte que la Rhoda du Caire. Nous y fumes accueillis en amis par le directeur, un Francais, a, qui nous
rendimes sa politesse a bord ; c'etait notre premiere reception. Chere passable, grace aux reserves alimentaires
europeennes, fantasia, danse des matelots, chants, illumination, feux de Bengale, cafe, cigares, la fte fut complete et se prolongea hien avant dans la nuit. Le lendemain matin (13 decembre), nous primes tongs de nos
hetes par deux salves d'artillerie. Apres la folle joie,
les pensees melancoliques; nous fumes depasses dans la
journee par une barque silencieuse. Elle portait, nous
dit-on, une jeune malade que, de guerre lasse , ses
medecins envoyaient au tropique. Certes le climat de
l'Egypte est eminemment sain et favorable aux poumons
affaiblis ; mais s'il peut regenerer une organisation defaillante, ce n'est pas quand elle a depasse le dernier

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

200

LE TOUR DU MONDE.

degre de la prostration. Si l'eau du Nil est une panacee,


pourquoi l'appliquer trop tard? Mais elle s'enfuit, la
barque aux fenetres closes, a la marche triste et rapide
comme la maladie qu'elle renferme; elle disparait, emportant, a ce detour du fleuve, les sombres pensees! On
ne voit plus que l'eau bleue sous un ciel inalterable et
l'armee des Cannes a sucre qui reluit au soleil.
Manfalout, ville au nom antique, est incessamment

devoree par le Nil qui la baigne. Elle montre au voyageur une mosquee a demi eventree, bazar qui descend
boutique par boutique et Pend sur l'eau. L'indolence
arabe oppose une dedaigneuse inertie au progres du
fleuve; it est ecrit que le Nil emportera ce mur, cette
maison, ce champ. A quoi bon lutter? D'ailleurs la
vie est bonne a Manfalout ; on y fait d'excellent beurre,
rare tresor en Egypte, et la region des pasteques a chair

rouge commence non loin de la; le commerce y parait


florissant et l'on y vend de tout, meme des hommes et
des femmes. Le trafic des esclaves interdit par Said
son avenement trouve a Manfalout un de ses refuges.
Si le Nil menace ainsi une moitie de cette ville, c'est
que sur l'autre rive les pieds des montagnes restreignent son cours et opposent a ses efforts une dure barriere. Le Djebel-bou-Affodah, rouge depuis des siecles,
surplombe a peine, et n'a pas a redouter une chute

imminente ; ses murailles, par endroits perpendiculaires,


et de place en place percees de grottes, d'hypogees et de
carrieres profondes, ont failli nous etre funestes. La
nut tombait lorsque nous entrames dans le courant. Le
silence regnait, seulement interrompu par la plainte
des eaux qui dechirent les asperites des rochers; tout
promettait un heureux passage et le gouvernail et les
voiles triomphaient du courant ; pleinement rassures,
nous cedames h la fantaisie d'allumer des feux verts et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

201

LE TOUR DU MONDE.
rouges dont nous etions pourvus. Ce fut un beau spectacle, et des lueurs magiques, changeantes, reveillaient
dans les antres de grands aigles effrayes ; nous voyions
distinctement les patois seches, austeres, moins belles
que les vontes de nos grottos on pendent des stalactites
humides. Mais, l'illumination eteinte, le pilote, trouble
par l'obscurite subite, laisse devier le gouvernail et la
barque pirouette sur elle-meme. Par bonheur nous ne
devions avoir du danger que ce qu'il en fallait pour fixer
en notre esprit le souvenir de cette nuit; la manoeuvre
habilement commandee par le reis nous remet dans le
droit chemin ou plutOt nous echoue doucement sur un
petit Hot o a nous nous amarrons solidement pour le reste
de la nuit. La joie, plus vive encore que la crainte, se
manifesta par des coups de fusil repercutes dans les
profondet-i s, par des chants, des danses, un tumulte qui
attira pres de nous plusieurs barques etonnees et prates

a partager nos rejouissances (15 decembre). A l'aube,


nous descendimes, pour nous tenir eyeilles, dans une
etroite vallee on s'ecoule dans la paix la vie de quelques families, inconnues au monde qu'elles ignorent.
A peine voit-on de ce village, cache dans un repli de la
montagne adoucie, passer les barques sur le Nil. Tout
nous y parut patriarcal et primitif; le beurre s'y fait
out soul, dans un vase suspendu par une corde qu'un
enfant agite ; les femmes sourient et tendent la main
sans lamentations.
Le SaId. Thebes.

La ville de Syout, qui tient le premier rang apres le


Cairo et Alexandrie, se presente avec plus d'apparat que
ses voisines. Ses nombreux minarets, ses groupes de
maisons blanches, ressortent gaiement sur le fond terne
de la montagne libyque. Une route delicieuse, ombra

Karna&. Salle hypustyle : vue d'ensemul9.

gee de mimosas, ver; table allee de pare rafralchie par un


canal qu'elle cOtoie, conduit du rivage a une espece de
porche, en avant d'une gran de tour entouree de casernes.
La se tiennent les arnautes et les soldats du gouverneur.
On traverse ensuite un petit bras du Nil, souvent a sec.
Mais en decembre les eaux sont hautes et Torment une
belle chute. Au dela du petit pont, a droite est le palais du moudir, et son harem sans doute, car nous entendimes au passage des cris joyeux et des eclats de
rire, comme le bruit d'une pension de jeunes filles
l'heure de la recreation ; de grands arbres depassent les
murs et couvrent de leur ombre ce singulier internat.
Une rue etroite et montueuse comme les rues de Sienne,
mais non payee, conduit au centre de la ville. Les industries locales encombrent de lours produits les vastes
bazars : tres-riches broderies d'or pour selles et harnais ;
poteries celebres et jolies pipes. Au milieu du bazar sont
situes deux bains luxueux, l'un construit par Cleopatra,

l'autre, connu pour le mieux organise de toute l'Egypte


sans en excepter le Cairo. Syout fut dans les temps anciens un centre considerable et probablement une des
villes assignees a la caste militaire. Les hypogees nombreux creuses dans la montagne on la ville s'appuie
et aient destines a des guerriers ; deux seulement presentent encore quelque interet ; le reste est dans un tat
de delabrement qui nous dispense de toute description.
Syout est la capitale de la haute Egypte ou Said; ses
environs, bande etroite limitee comme partout ailleurs
par le Nil et la montagne, se distinguent par une recrudescence de vegetation. L'hiver, notre hiver, vient de
commencer (20-23 decembre), et les champs verdoient,
fleurissent, embaument comme au printemps. Quelques
feuilles tombent des mimosas ; mais le ble qu'on vient
de semer pousse a vue d'ceil ; les orangers, les grenadiers, a peine depouilles de lours fruits, paraissent couverts de boutons prets a fleurir. Le narcisse s'entr'ouvre

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

202

LE TOUR DU MONDE.

entre les roches au bord de I'eau, et les violettes parfument le pied des buissons. Les cannes a sucre, hautes en
ce lieu de cinq a six metres, recoltees presque sous nos
yeux, jettent deja des pousses nouvelles. Le tahac, le
chanvre, le lin, semes en petits champs, introduisent
dans ce gracieux ensemble les varietes de leur feuillage.
Parmi les arbres connus, nous remarquons une espece
de palmier qui se plait surtout dans 1'Egypte tropicale ;
c'est le doums, qui differe
du dattier par la conformation et par le fruit. Au
lieu d'un seul tronc eleve,
couronne d'un panache de
longues feuilles pointues,
le doums a generalement
deux branches principales
garnies de nombreux rameaux dont l'extremite
porte un bouquet de feuilles assez courtes et plie
sons une forte grappe de
gousses rougeatres. Les
regions de la Nubie, dont
ii est parfois le soul ornement, semblent couvertes
de gros liCrissons immobiles, les dards leves. Ses
fruits, gros comme une orange allongee et de forme
irreguliere, ont l'aspect,
mais non la valeur, de petites noix de coco. L'enveloppe epaisse et filandreuserenferme une partie
molle legerement sucree
et au centre un fort noyau.
Le doums donne par an
deux recoltes ; les naturels
mangent le fruit quand
est frais et l'emploient surtout en medecine.
Une suite de gracieux
villages : Aboutig, pose sur
une eminence entre le Nil
et la montagne; M ekela,
gros bourg, avec un joli
port, des maisons construites en pise, et de Brands
" Femme
pigeonniers
s'echappent a notre approche des nuees pleines de roucoulements ; l'air ancien ; Souaghi, dont le palais
ressemble a une prison ; Akmin, la misere et la salete
toutes nues, avec je ne sais quelle splendour pourtant;
El-Saouitch et Menscheb, infestes de moines coptes; Elhouia, qui s'attache comme un bracelet d'email blanc et
vert, au pied du Djebel-el-Serath, relient Syout a Girgeh, la favorite de Mehemet-Ali. Mais aujourd'hui delaissee, mirant dans le Nil qui la & yore ses nombreuses

mosquees solitaires, elle languit desheritee sous le gouvernement d'un simple mamour. Ses habitants se couchent tit et se levent tard; les portes se ferment a la
tombee de la nuit. Lorsque nous arrivarnes it faisait
clair de lune, et penetrant a grand'peine dans la ville
silencieuse, nous y revames mille beautes nocturnes
que le jour devait effacer ; c'etaient de grandes ombres
clairement dessinees dans les rues tortueuses, et cette
lueur ideale des lunes de
Apres Girgeh dechue,
Farchout sans pretentions,
epanouie sous le soleil au
milieu de vastes champs
de pasteques. L ,;st de la
qu'au printemps descendent Vers le Cairo etAlexandrie des montagnes de melons et de citrouilles qui
encombrent les marches ;
tout le rivage est convert
de larges feuilles et de
grosses tiges qui serpentent, et ch et la s'ouvrent
les grandes ileurs jaunes
et blanches dont le cceur
demesurement grossi fera
la joie des Fellahs. Un lieureux Fruit clue ces pasteques, adrnis a toutes les
tables, cher a toutes les
bouclies ! Sa reno-: ,,rnee est
universelle, et nos troupes, lorsqu'elles parcouraient ces lieux, Font nominee Sainte Pastetine. Eh
bien ! ditt notre opinion
faire scandale, nous faisons peu de cas de ce tresor ; nous n'avons pas encore eu assez soil pour
en apprecier le parfum insensible et l'eau sucree
peine.
Depuis Syout, le Nil
vaut qu'on le regarde, au
moins autant que ses rives. Ses condos brusques,
les efforts qu'il fait pour
se drober aux montagnes qui l'etreignent, varient
chaque instant l'aspect de son tours. Tanta des troupeaux 'de buffles viennent boire ses eaux limpides et
plongeut tout d'un coup ; on ne voit plus que leurs mufles noirs couronnes de plantes aquatiques ; ou bien
ce sont des escadres de canards magnifiques, prenant
pied par moments sur les ilots de sable. A demi sauvages et presque sans maltres, ils pullulent aux environs
de Farchout ; nous essayames en vain d'en tuer quelques

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

203

LE TOUR DU MONDE.
uns; ils sentent l'homme de loin et se refugient dans les
roches. Les gens du pays en font, vers le printemps, de
grandes destructions; c'est dans le courant de fevrier,
quand des pasteques sans nombre, tombees des barques
trop pleines, s'en vont a la derive, becquetees des
oiseaux sur la route. Chacun se coiffe alors d'une citrouille creusee, percee de trous pour la bouche et les
yeux, puis, nageant sans bruit au milieu des canards sans

defiance, en saisit deux a la fois, un de chaque main;


et ce jeu, cette chasse ingenieuse, recommence tous les
jours a toute heure, tant que dure le mois des melons.
Les canards ne sont pas seuls habitants des lagunes ;
des centaines de serpents s'y chauffent au soleil ; de
temps en temps une cigogne passe, pique un reptile
ou deux et les met en reserve dans sa large poche.
Comme nous perdions de vue Farchout, le drogman

nous fit remarquer sur un tertre, tout pres du rivage, un


groupe dont nous ne comprimes pas 'bien d'abord les
gestes et les postures. Il y avait des hommes, des femmes
portant des ballots et de menus objets ; tons s'inclinaient , chacun a son tour devant un vieillard parfaitement nu, assiste d'un compagnon richement vetu.
C'est, nous dit le drogman, cheik Selim et son domestique; oui, ce vieillard que vous voyez est un saint

renomme qui passe pour se faire ecouter des crocodiles. Il jette des sorts aux gens qui passent sans lui
rendre hommage ; voyez; it donne sa main a. baiser.
Mais que fait-il de ce qu'on lui donne?
II distribue presque tout aux pauvres ; de ce qui
reste it habille son domestique.
grace a quelques talaris et a. une livre
Cheik
de tabac, nous recut bien et daigna nous promettre un

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

204

LE TOUR DU MONDE.

heureux voyage; it est immonde, et je visa plusieurs


reprises les puces sauter d'une de ses jambes a l'autre.
Tourne vers les regions superieures, it n'a pas de temps
a perdre en proprete mondaine; si pour les grandes
ceremonies it consent a. revetir une simarre de soie,
se hate de retourner h la nudite et h la vermine.
Ne s'etonner de rien, c'est la devise de ce sage ; et
d'ailleurs les ascetes ont de tout temps pullule dans la
ThebaIde. Cheik Selim se croit le successeur des Paul
et des Marie Egyptienne ; it me parla memo de se faire
batir une colonne Our y demeurer en equilibre jusqu'a
la fin de ses fours, plus pres du ciel on it aspire.
Mais place a de plus grands spectacles ; Thebes s'approche ! Passez, Konek, antique Tentyris ou Cleopatre
eleva le temple de Denderah; Gamaunh, Hamamdi, riches cultures, charmants bosquets de la rive arabique.
La chaine libyque est dans toute sa puissance. A ses
pieds, voici Gournah, Medinet, les Colosses, les Mem-

nonia ; sur fautre bord, Louqsor et Karnak developpent leurs palais enormes encore pleins de la gloire et
des noms de Thoutmosis et de Rhamses.
Sur cette terre epuisee par la puissance qu'elle a
nourrie, l'homme aujourd'hui tient peu de place : un
bourg a Louqsor, des huttes a Medinet, a Gournah
quelques tombeaux habites, voila toute la part dune vie
rabougrie et miserable sur ces bords fameux par les
dieux, les rois, les chefs-d'oeuvre. Mais, dans cette vaste
plaine qui repousse et forme en cirque lointain les deux
chaines riveraines, la solitude est peuplee de visions
innombrables ; les nations mortes laissent quelque
chose dans Pair, et les pensees volent encore on les
cerveaux ne sont plus !
Loupor, point meridional de Thebes, sur la rive arabique, conserve deux importantes series d'ediiices. C'est
d'abord, en partant du sud, le temple-palais d'Ameno phis-Memnon, relie au Nil par des propylees on nous

axons compte quarante-quatre hautes colonnes. Le fond


du temple se relie sans intervalle au palais proprement
dit ; dans l'une des dernieres salles, toutes decorees de
bas-reliefs et d'inscriptions, Amenophis s'etait menage
un oratoire ou it est partout represents dans l'attitude
de l'adoration ; quand it ne voulait pas aller chez les
dieux, les dieux venaient chez lui. Son petit-fils, Rhamses-Sesostris, s'est etabli tout aupres. Quatre pylones
demi ecroules donnaient acces dans une enceinte encore formes de quatre-vingts colonnes; des colonnes
partout, autant quo de peupliers sur le bord de nos
champs I En avant et au nord, se dressent deux autres
pylones plus grands, gigantesques, precedes de quatre
colosses qui ont dix metres de haut ; devant le colosse
oriental, comme si ce guerrier, apres le combat, out
plants sa lance en terre en signe de paix eternelle, parail, le majestueux obelisque dont le notre fut le pendant. Le Seigneur du monde, soleil gardien de la

verite, approuve par Phre, a fait executer cot edifice en


l'honneur de son pore Ammon-Ra, et lui a erige ces
deux grands obelisques de pierre, devant le Rhamseion
de la vine d'Ammon.
Une voie antique de deux ou trois kilometres nous
conduit des pylones de Sesostris aux ruines de Karnak ;
h notre gauche brine le Nil, h. demi convert encore de
l'ombre de sa rive orientale; a droite, la montagne
abaissee laisse venir h nous les premiers rayons; ca et
la de grands talus de debris qui s'en vont en salpetre,
ou bien un sphinx ecroule : un millier de ces hetes
sacrees bordaient la route, mais on n'en compte plus
qu'une centaine. BientOt l'immense serie d'edifices se
developpe a nos yeux, joignant le Nil a la montagne
arabique.
Cette partie de Thebes occupait cent trente hectares,
clos d'une enceinte en briques trues visible encore par
endroits; ce qui nous reste n'est pas le dixieme de ce

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

206

LE TOUR DU MONDE.

qui a peri, et suffit pourtant a confondre l'esprit le plus


audacieux. De grands pylenes, eleves et decores par
Rhamses-Meiarnourrr (dix-neuvieme dynastie), separes
du fleuve par des debris de colosses, de sphinx et de degres, forment l'entree d'une vaste cour flanquee de temples anciens, couverte de bas-reliefs par une dynastie

originaire de Bubaste. Sur douze tres-fortes colonnes


elevees par des rois ethiopiens, une seule a ete sauvee
du temps. Derriere la cour, commence une foret symetrique de colonnes paralleles ; et quel arbre atteindrait
le diametre des douze Hits geants qui marquent la travee
centrale ? G'est ici la Sal'e hypostyle,'la merveille de l'E-

r'4

)(.
127!'.1A41104kAt,1111141lllitOlk,\,t _

"

I I 71

914iTii
Tr
.61111

gypte. Dans les ombres croisees de ses trente colonnades habite un peuple de bas-reliefs ; et des hieroglyphes innombrables montent, comine un tourbillon de
greles scarabees, a l'assaut des murailles et des chapiteaux monolithes.
Entre la Salle hypostyle et la montagne se succedent :

Oat

A,111)1 1

1)

la Galerie des colosses, dont les piliers delabres soutienlent soIxante statues enormes ; une cour jonchee de debris; un temple de granit rose flanque de deux series de
chambres jadis destinees a un college de pontifes ; la
Galerie des rois ou l'antique Mceris a fait sculpter le long
des murs, sur quatre files superposees, soixante Pha-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

207

raons, ses aieux; enfin de grands espaces fertiles en pattroisieme du nom. A. quelque distance, au pied de la
tes de sphinx, en troncons de triades de granit rose et chaine libyque, le palais de Sesostris, longtemps pris
d'albatre, deux pylones ruines, deux sbkos ornes de co- pour le tombeau d'Osymandyas, jonche le sol de ses
losses et un propylene completement nu, qui confine colosses et de ses murailles. En avant, dans la plaine,
au mur d'enceinte. N'oublions pas les obelisques : deux se dressent deux statues assises de vingt metres de
petits devant le temple rose, deux grands au milieu de la haut, elevees par Amenophis au milieu du quartier
Galerie des colosses ; a la sortie de la Salle hypostyle,
funeraire des Memnomia ; l'une est le fameux colosse
le plus beau de toute l'Egypte, ceuvre d'une reine
de Memnon, qui, si l'on en croit les inscriptions
Amense qui vivait au dix-septieme siecle avant notre nombreuses de temoins auriculaires , rendait au
ere et se faisait appeler
point du jour des sons
le roi du peuple obeisharmonieux. Plus loin et
sant, la tilde du soleil.
plus haut, au nord, MeAu nord, les Ptolemees
nephta, pore de Sesostris,
avaient place des avenues
a bati le palais de Kourna,
de proportions modestes
de bliers, des colosses et
des propylees ; it ne reste
mais exquises, et oil Chamde ces splendours qu'un
pollion a vu un precieux
colossal propylene .aux rireste de la plus belle periode de l'art egyptien.
ches sculptures parfaitement conservees . Au midi,
La vallee funebre ou
pros du Nil, et se reliant
reposent les dynasties thejadis par quatre pylemes et
baines s'ouvre dans la monune double rangee de
tagne libyque et se dirisphinx a la Salle hypostyle,
ge vers l'ouest ; c'est dans
se developpent les restes
ces demeures occidentales
imposants du temple de
quo l'esprit symboliquedes
Kons ou grand temple du
pontifes a place l'amenthi,
sud. C'est un edifice des
tribunal supreme oil siege
dix-neuvieme et vingtieme
Osiris assiste de Thmei
(Themis), Horus, Apis et
dynasties ; les Ptolemees y
ont mis la derniere main.
Anubis. C'est lk, dans les
entrailles de ht montagne,
Enfin Auguste a termine
un petit sanctuaire dedie
quo se reunissent les quapar Evergete le Ventru
rante -deux jures , homune Cleopatre, sa femme
mes-serpents, ibis, chacals
et sa seeur.
ou crocodiles ; le mort est
Karnak et Louvor ne
etendu sur une bari
sont quo la moitie de Themystique, escortee de
bes. Sur la rive gauche,
Nephtys et d'Isis ; au pied
Moeris, Menephta, Amedu belie d'Osiris est un
nophis, Sesostris et Rhammonstre oil se melent le
ses III oat construit de malion, Phippopotame et le
gnifiques demeures ; les
crocodile.
--------7,--------.=____--
_____I;
-----,
rois ethiopiens, les Ptole- k;
D'ordinaire, les torn----=-_-=------
----_----,_1-mees, les A ntonins, ont
beaux
complets sont ainsi
_,27
-,_-=?
-:-;-__.
-:-.--- -:
-- _-----=.---=_.
4 ) --4'
complete ourepare l'oeuvre
concus : une ouverture
de leurs devanciers. La
basso, etroite, dissimulee;
An ier.
butte de Medinet est forune pente roide aboutismee par les ruines du temple-palais de Rhamses III; l'ceil sant a une galerie spacieuse oil des peintures merveilperdu au milieu des tours immenses, des colonnes et leusement fraiches rappellent les lois et les moeurs de
des colosses, des bas-reliefs et des hieroglyphes qui ces temps recules ; parfois dans les parois, de petites
celebrent l'apotheose du pharaon, se repose sur les pro= chambres ou est trait un sujet special ; plus loin un
portions plus modestes d'un petit hotel precede de deux pronaos, puis la salle funebre, plus longue que large,
pylenes et d'une tour etroite ; le grand pavilion du fond vontee en berceau, peinte sur toutes les faces, et au mipresente trois etages decores avec goat, des balcons lieu, le sarcophage enorme souvent prive de sa momie
supportes par des cariatides engagees dans le mur a mi- qui dormait au fond de nombreuses enveloppes precorps ; les sculptures interieures sont pleines de details cieuses. Les rois dont le regne fut long ont les plus
intimes et familiers. La fut le gynecee de Rhamses, beaux hypogees, entre autres Menephta, Rhamses IV

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

208

LE TOUR DU MONDE.

et V. Sita qu'un pharaon montait au trOne, it songeait


h son tombeau ; sa mort arretait la percee souterraine ;
si hien qu'on peut mesurer l'importance du regne a la
profondeur de la tombe.
Nous avions accompli notre descente aux enfers,
comme les heros epiques, et apres une nuit pleine de
raves monstrueux a tetes de belier et de taureau, nous
traversions melancoliquement le Nil pour regagner
Louqsor, plus silencieux que les barques funeraires
guidees autrefois par Isis et Nephtys.
La triple forme des dieux, tour a tour hommes,
monstres et animaux; les pintades, les eperviers, les
vautours, le disque et les conies, tous les attributs qui
surchargent la coiffure d'AmMon ou d'Isis, les ornements et les subtilites du culte, disparaissaient it nos
yeux, nous laissant voir le fond du sym holism e egypt ien.

La complication, plus apparente que reelle, s'explique


par la necessite d'englober ; clans la hierarchie inventee a Thebes durant la periode theocratique, tous les
genies locaux, toutes les superstitions primitives. La
doctrine, en elle-meme, est simple et trouve ses analogues dans l'Inde et la Grace. Elle admet que le monde
est sorti de la substance infinie et feconde, dont Panalogie fit une femme, une deesse, nommee Neith, ouBouto,
ou Isis, oil Hator, ou Tmei, selon qu'on la considerait comme primordiale, nourrice, eternelle, comme fecondo ou conservatrice. Neith, femme et mere sans epoux,
fut d'abord pourvue des attributs des deux sexes ; puis
l'homme, qui est ici-bas le chef de la famine, se lassant
d'adorer une femme, imposa pour epoux et pour maitre a
la deesse supreme Ammon-Ra, qui etait d'abord son
Ms. Ainsi la sojete humaine eut son (v i le days le ciel.

.--'7

11,

De l'union de Neith, le chaos des Bermes, , avec Ammon, l'intelligence et le mouvement, nait l'ordre visible,
le dieu Kons, troisierne personne de la triade supreme,
ou plutOt unique : la triade est la loi de la hierarchie
sacree. C'est la filiere uniforme ou doivent passer tons
les fetiches locaux, les heros et les idees divinises. Les
dieux n'etant que des synonymes ou des subdivisions les
uns des autres, se combinent entre eux aisement, sans
souci d'adultres ou d'incestes apparents. Il suffit, pour
ne pas s'egarer dans le labyrinthe des triades secondaires,
de ramener tous les dieux a l'emploi d'Ammon et de
Kons, toutes les deesses au role de Neith-Bouto-Isis.
Tous les dieux sont tour a tour pare et fils ; quant aux
deesses, jusqu'a des temps assez rapproches, elles demeurent toujours meres et ne sontjamais lilies. L'Eternel
Feminin reste immuable. C'est diti Vedique, la Nuit
primitive d'Orphee, la Terre d'Hesiode, le Possible

d'Aristote, le fond necessaire sans lequel les efforts du


Principe createur se perdraient dans le vide.
Telle est, dans ses traits principaux, la theorie qui se
cache au milieu des triades sans nombre, entremelees,
combinees deux a deux, trois a trois, et toujours idenliques. On peut y rattacher sans peine l'appareil des
ceremonies funebres et la religion des hypogees.
L'homme sorti de Neith, d'Isis, rentre en elle et devient
son epoux sous le nom d'Osiris ; et, suivant la loi naturelle des metamorphoses, it renaltra du sein d'Isis, sous
la forme d'Horus. La progression de la triade n'a pas
ete arretee par la mort ; elle reprend son tours indefini
et vient se resumer dans le mot sacra Hor-Ammon, qui
symbolise l'union de l'Esprit celeste avec l'Esprit humain divinise par son union avec l'ternelle Substance.
. H. GAMMAS et A. LEFLVRE.
(La fin a la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

209

VOYAGE EN EGYPTE,
PAR MM. HENRI CAMMAS ET ANDRE LEFEVRE.
1660. -

TEXTE ET DESSINS INEDITS.

Un mariage a Louqsor. Les Almees.

Comme nous touchions au rivage, un bruit d'instruments et de chansons Vint nous distraire de notre reve1. Suite et fin. Voy. page 193 et la note.
VII.

rie theologique. Nous tombions dans la ceremonie des


notes du matelot Mahmoud.
Qui croirait que la vie mesquine et vulgaire puisse
vegeter a l'ombre de ces grands souvenirs? Des pha-

mv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

14

[email protected]

210

LE TOUR DU MONDE.

raons et des dieux, le Fellah prend peu de souci; quel


rapport entre sa pauvre destinee et la splendour des
rois ? I1 s'eleve si peu au-dessus de la terre, qu'il n'a
guere de peine pour y rentrer ; de longs jours de fatigue ou de paresse ennuyee, et l'eternel oubli ! it saisit
done toutes les occasions de rire et de chanter ; et c'est
aux mariages qu'eclatent surtout sa gaiete naturelle et
son humeur hospitaliere.
Le jour choisi pour le mariage de Mahmoud etait un
vendredi. Une grande tente dressee, comme c'est l'usage, devant la maison de
la fiancee etait, depuis deux
jours deja, le rendez-vous
de tons les amis ; on nous
y avait prepare une estrade
d'honneur garnie de tapis
et de coussins. L'heure de
la priere arrive, le marie
se rendit a la mosquee,
suivi de tons les invites ;
son retour fut le signal du
banquet. Tous les plats
nous etaient presentes ;
mais, malgre notre envie
de faire honneur a Mahmoud, it nous fut impossible de manger ; nous
nous rejetames sur des
galettes de pain blanc, fabriquees a la barque. Toutes les amies de la mariee
avaient plus ou moins
trempe dans cette detestable cuisine, dont it est
croire quo leur joie avait
fait tourner les sauces.- On
les entendait rire et chanter dans la maison.
Le soir, les invites firen
le tour de la ville en procession, recrutant sur leur
passage toute la population oisive ; des hommes
portant des lanternes marchaient a nos cotes. Une
illumination complete nous
attendait ; ce n'etaient quo
torches et fanaux ; un riche
voisin avait prete un de ces magnifiques luminaires
orientaux, arbres de for garnis de tubes de verre qui
reflechissent la flamme. Les reflets pleuvaient sur la
foule attroupee , donnant aux couleurs vives des tarbouchs et des ceintures une energie, une fraicheur incomparables. Mahmoud etait entre seul dans la piece
on l'attendaient la mariee et ses proches parents ; it sortit enfin, accompagne de femmes qui certifiaient la purote parfaite de la jeune fille, et s'adossa fierement au
mur. Au milieu des acclamations, des coups de fusil et

de pistolet, les convies defilerent devant lui ; chacun le


felicitait, et lui mettait dans la main quelques pieces
d'argent. A la grande satisfaction de la famille, nous
fimes comme les autres, peut-titre un peu mieux, heureux de marquer quelque amitie a l'un de nos meil-.
lours matelots.
Quand la collecte fut terminee, Mahmoud rentra un
moment (tout cola- se passait dans la tente) et parut
aussitert portant dans ses bras sa fiancee, une enfant
de dix ans au plus. Encore suivi des matrones, escorte de loin par les hommes, it gagna le bord du
Nil, et prenant dans sa
bouche un peu d'eau,l'insuffla dans la bouche de
sa femme. C'est la fin de
la ceremonie. Personne ne
reconduisit les epoux a la
maison nuptiale.
Le mariage, en Egypte,
n'est pas un acte public,
rigoureusement constate
par la loi. Quand le futur
et les parents sont d'accord, quand la somme quo
doit payer le mari est stipulee (la femme n'apporte
pas de dot), on procede
la celebration devant deux
ternoins ; quelquefois on
avertit le cadi, mais c'est
une formalite souvent negligee. Dans une telle
union, sans garantie ulterieure , la femme n'est
plus qu'une esclave achetee ; lorsqu'on n'en veut
plus, on la renvoie ; elle
n'a, elle-meme, droit au
divorce qu'en un soul cas,
re,arde chez nous aussi
comme une grave injure.
La naissance des enfants
n'est jamais constatee ;
en resulte pour eux une
position precaire tant qu'ils
ne sont pas en etat de se
defendre. Leur wort est
aisement cachee ; et quelquefois ils perissent de la main
d'une des femmes, rivales de leur mere. Un usage frequent parmi les mariniers du Nil est de prendre une
femme a Girgeh, par exemple, et une autre a Assouan.
Le mari, tour a tour, selon ses affaires, va passer un
mois chez elles : it apporte quelques piastres, une ou
deux pieces de colonnade bleue, souvent une petite pacotille que la femme detaillera lorsqu'il sera parti. En
echange, elle recoit les produits du pays et alimente
ainsi le commerce de l'autre epouse. Nous avions

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

211

LE TOUR DU MONDE.
bord une cargaison de poterie, du sel et des pipes ; les
matelots les deposaient au passage, et devaient trouver
au retour une provision de tabac, de dattes et de barnais. La polygamie, ainsi comprise, est industrieuse ;
cependant elle perd chaque jour du terrain, non-seulement chez les pauvres, mais encore chez les riches qui
n'ont le plus souvent qu'une spouse legitime a la fois.
Elle n'a d'ailleurs qu'une raison d'tre, c'est la vieillesse prematuree des femmes ; que les hommes cessent
d'epouser des enfants promptement epuisees par les
fatigues d'une maternite
precoce, et c'en est fait de
la polygamie.
Tout en philosophant de
la sorte, nous avions dit
adieu a Thebes et repris
notre route vers le sud.
Nous regardions machinalement les belles cultures
et les proprietes du prince
Mustapha-pacha ; pres
d'Hermant (Hermonthis),
centre de ce vaste apanage,
de belles ruines s'elevent,
a quelque distance du Nil,
derriere un bouquet de sycomores et de mimosas;
sous les rameaux s'arrondit
la coupole d'un tombeau
musulman ; quatre belles
colonnes antiques precedent un petit sanctuaire.
destine a rappeler la naissauce de Cesarion, fils de
Cleopatre et de Cesar. Le
regne de cet enfant n'est
jamais de realite; a peine
dura-t-il assez de temps
pour que le temple fin
acheve. La Cella est divisee en deux pieces, dont
l'une, tres-petite, presente
de curieux bas-reliefs.
Ammon-Ra , accompagne
de Souan, la Lucine egyptienne, assiste a l'accouchement de Ritho-Cleopatre ; la sage-femme divine remet l'enfant a une nourrice et a une berceuse. Plus loin Ritho, soutenue par
Souan, est presentee aux grands dieux, Ammon, Souk,
Phre et Mandou-Cesar. Le petit Cesarion partage les
honneurs , divins avec l'enfabt Har-Phre, le Jour, dont
vingt-quatre femmes figurent la marche. Le sens general de cette mythologie pent se resumer ainsi : Cleopatre et Cesar, semblables aux dieux, ont mis au monde
un fils aussi beau que le jour. Un sculpteur serait aujourd'hui bien embarrasse pour exprimer une pensee
analogue; nous ne sommes plus au temps des alle-

gories, du symbolisme ; it se pourrait que l'art y eat


perdu autant qu'y a gagni, la pensee.
Esneh est la ville des Almees. Elles habitent, pres du
rivage, diverses maisons oa la curiosite attire d'ordinaire les voyageurs. Le drogman et le cuisinier se chargerent de nous conduire a retablissement le plus accredits : on nous introduisit dans une masure d'un aspect
peu engageant ; au milieu de la salle etaient groupees
les danseuses, toutes de figure ordinaire, mais jeunes
et bien faites. L'appat d'un Bros gain les avait entralflees a de grands frais de
toilette. Je vois encore
leur gilet tres -ouvert et
tres-court, leurs larges
pantalons de soie retenus
a la hanche par des ceintures eclatantes , leur tunique interieure en gaze
ou en tulle couleur de
chair; ici des pieds nus, la
de longues babouches jaunes ou rouges ; des colliers
et des bracelets, et sur les
fronts des medailles legeres ; puis, derriere les tetes, depetits fichus de soie
jete's negligemment. La
danse, commencee par une
serie d'attitudes mollement
gracieuses; s'anima vite
j usqu'a l'expression la plus
passionnee ; le buste des
femmes demeurait immobile, tandis que le reste du
corps s'agitait avec frenesic Cue distribution d'olives, de liqueurs, et une
pluie de talaris nous valut
mille benedictions et termina dignement la soiree.
Les Almees n'ont pas thus
les jours de pareilles aubaines, et si elles dansent
l'hiver,, elks ne chantent
pas fete; lapopulation qui
les entoure n'est guere en
etat de payer leurs talents ;
savantes aux poses plastiques, mais incapables de tout
travail, elles soot reduites aux expedients, aux emprunts qui les font esclaves des usuriers. Leur temps
se passe a fumer, a boire l'aquavite (sorte d'anisetth)
et l'eternel cafe. Les difficultes d'une si miserable existence font dec,roltre de jour en jour le hombre des Ah-.
mks, qui, au temps des mamelouks, abondaient dans
toute l'Egypte. Esneh est leur dernier refuge et flit
sans doute leur berceau ; sceurs des bayaderes indiennes et de ces colleges de pretresses consacrees a Mylitta ou a Venus, les Almees ont danse jadis deviant les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

212

LE TOUR DU .MONDE.

autels de Neith, patronne d 'Esneh, divinite primordiale


et feconde, mere, femme et fille d'Ammon. On voit encore, au centre de la ville, au bas d'une polite bordee
de momies et de bandelettes, le beau pronaos du temple de Neith, transforms en grenier a ble. Elevees par
les Romains sur des ruines tres-antiques, les differentes parties de l'edifice sont revetues de mauvaises
sculptures ; mais les lignes solennelles des architraves,
les proportions grandioses des vingt-quatre hautes colonnes, n'ont Hen a envier aux chefs-d'oeuvre de Karnak et de Medinet.
Nous passons sans nous arreter devant les pylenes
imposants d'Edfou, tant nous avons hate de voir Assouan

menses, d'oa est sorti tout le peuple des colosses et


des obelisques de la haute Egypte. Les galeries profondes ont ete sanctifiees par des representations hieratiques et des inscriptions religieuses ; une roche de
forme bizarre, a peu pres faite comme un haut champignon, se dresse pres de nous. C'est la, dit-on, quo
s'attachait une forte chaine, destinee a fermer le pays
aux invasions ethiopiennes.
Nous passons. Dans le clair de lune, apparaIt sur nos
totes le temple de Com-Ombos, le soul qui soit a la fois
attaque par le Nil et le sable. Nous sommes obliges
d'attendre le jour pres du beau village d'Elganeh, qui
rit parmi les doums et les mimosas ; les arbres poussent

et la cataracte. Le vent est bon ; le Nil se resserre entre


des roches escarpees dont les fentes nourrissent une
vegetation rabougrie. Sur les buissons, des multitudes
de petits oiseaux ressemblaient a des fruits attaches
aux branches. Effrayes de notre passage, ils s'eleverent
en fair avec le bruit de la vapour qui s'echappe ; le del
etait obscurci, l'ombre des volees se dessinait sur l'eau
en larges taches. Quelques coups de fusil en abattirent
plusieurs centaines qui tombaient dans le Nil comme
des grelons. Notre cuisinier s'occupa de repecher ce
menu gibier qui fut trouve excellent. Mais des merites
plus serieux recommandent le detroit et les rochers de
Silcilis ; les pharaons y ont creuse des carrieres fa-

jusque dans l'eau. Une journee entiere et une nuit encore nous separent d'Assouan ; les vents, les rochers, le
fleuve retardent notre marche. Au milieu des villages
refugies dans lours anses escarpees, palpitant a l'aspect
des grosses pierres, sentinelles avancees des chutes et
des rapides, nous avancons avec precaution et lenteur.
La vegetation semble venir au-devant de nous d'ile en
Ile ; a notre droite s'allonge la verte Elephantine, couverte de ruines presque invisibles, fabuleux pays de
ces ichthyophages qui servirent a Cambyse d'ambassadeurs en Ethiopie ; enfin pendant le courant impetueux, nous entrons dans le canal qui mene au port
d'Assouan, l'antique Syene et la refine des cataractes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2 1 4

LE TOUR DU MONDE.

Ce fut le 4 janvier, a dix heures du matin, que nous


franchimes la porte etroite des cataractes ; la nous at tendait un equipage de renfort command par un reis
special, vieux brave aussi a raise parmi les tourbillons
du Nil qu'un tranquille marinier entre deux ecluses.
Ce sont des Nubiens, une nuee de sauvages d'un noir
clair ; leur peau semble un crepe ajuste sur une etoffe
rougeatre. Bs poussent des cris de bienvenue et se mettent a l'oeuvre. Des masses de granit noir, humide et
luisant, qui nous entourent, comme un troupeau de buffles petrifies dans des attitudes diverses, nous servent

plus des masses de granit ; nous pouvons voir enchaines par les pieds au fond des eaux, un peuple de Titans, ceux qui sans doute, taillant les sphinx dans le
granit comme un ptttre decoupe une figurine dans un
morceau de buis, posant d'une main les obelisques en
equilibre, ont orne le palais de Karnak et creuse des
temples dans les montagnes.
Nos sauvages, de retour avec l'aurore, reprennent
leur travail et nous etablissent enfin, vers trois heures,
dans un bassin tranquille, au-dessus des trois passes
qui nous restaient a franchir. La derniere,
couchee comme une nalade endormie en travers du
fleuve qui est resserre dans un espace d'une trentaine

de points d'appui ; nos hommes y attachent de gros cables, qui nous tirent lentement. Le soir torrrbait comme
nous venions de franchir la premiere passe, et it fallut
nous amarrer pour la nuit entre deux rapides. Les Nubiens nous accablerent de felicitations sur les heureux
debuts d'un voyage difficile : c, Allah est grand, >,
criaient-ils, c'est-h-dire : a Bons Francais, donnez-nous
quelque chose! Quand Hs eurent recu le bakchis inevitable, ils s'en allerent passer la nuit chacun dans
son village. Pour nous, gravissant les rochers voisins,
nous contemplons le chaos qui nous environne. La lune,
composant des tableaux fantastiques, donne aux pierres
enormes des apparences presque humaines. Ce ne sont

de metres, nous opposa la plus vive resistance. Deux


cents Arabes environ, repandus sur les rochers, tenaient les cordages et nous hissaient a. force de bras ; nous
avions un metre et demi de haut a gravir. Comme on
le voit, les cataractes du Nil ne ressemblent en rien aux
chutes du Niagara; ce sont des barres successives et des
courants impetueux, presque lisses comme des miroirs
courbes, sans ecume, les efforts enfin d'un fleuve baillonne qui mord en vain son frein de granit. Elles presentent un danger evident quo conjurent la prudence et
la force. L'adresse et l'experience du reis special rassurent le voyageur ; les accidents sont d'ailleurs sans exemple, et, n'ayant rien a deplorer, on n'a rien a craindre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

215

Devant nous, comme des lits de repos, s'etendent


deux Iles jumelles, Philm et Beghe. Celle-ci, bordee de
grosses pierres on de grands hieroglyphes rejouiraient
les yeux d'un egyptologue, longe la rive libyque ; l'autre, plus importante, plus belle aussi, montre avec tierte
ses ruines dominees par un gracieux temple a jour.
Asile ou chaque voyageur caresse, une heure au moires,
le projet d'un etablissement durable, Philm etend autour d'elle un cercle magique ; la purete, de l'air, le
charme de la :verdure, la solitude, la paix profonde,
sont les seductions de cette Armide innocente a qui
l'on ne peut s'arracher.
Sur la rive nous attendait un vieillard, unique habi-

tant et gardien fidele de Pile enchantee. Et tandis que


nous cherchions les traces que tant de siecles ont laissees sur ce petit point de la terre, it marchait devant
nous, melant dans ses explications naives Isis, Mahomet et Jesus, traitant d'emirs et de sultans les pharaons et les cesars. Nous fimes ainsi sous sa conduite
le tour de Pile en nous dirigeant du midi au nord par
la cete occidentale.
A la pointe sud, un petit obelisque sans pyramidion,
sans hieroglyphes, precede le temple d'Hator, moyen
edifice hypxthre (a ciel ouvert) on l'on remarque des
chapiteaux formes par des Vacs de femmes aux oreilles
de genisse. Hator partage avec Isis la souverainete de

Philm ; ce sont deux deesses scours, deux noms du principe ferninin, de l'amour et de la fecondite. Si Pepervier solaire et la couronne de fleurs bleues appartiennent plus particulierement a Hator, elles ont en
commun le disque, les comes, la tete ou la figure entiere de la genisse, animal qui leur est consacre. Toutes
deux ressemblent a. Venus, a. Cybele, a la vache Io.
Couronnees du disque et des comes, elles semblent
dire a. leurs adorateurs vous voyez sur notre tete Pembleme de la lumiere, nous savons le secret de la vie
et de la destinee ; mais ne cherchez pas n nous le ravir nous avons des armes pour le defendre.
Deux colonnades de longueur inegale et dont la diver-

gence progressive attenue l'erreur d'optique qui eleve


et retrecit les objets a. mesure qu'ils fuient vers l'horizon,
relient le temple d'Hator aux pylenes du temple
La plus importante, a l'ouest, compte trente-trois colonnes moyennes dont les flits sont couverts d'entailles
et dont les chapiteaux, varies avec art, ne se repetent
jamais. Seize colonnes plus negligees forment la colonnade orientale ; et leur eerie semble s'kre arretee devant
un petit sanctuaire presque entierement comble et dedie a Imoutph-Esculape, fill d'Hator et de Phta. Vers
le milieu de la galerie de Pouest, un escalier dont Pentree inferieure est souvent cachee par lee eaux coupe le
rempart continu et descend au bord du Nil. Ge pro,.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

216

LE TOUR DU MONDE.

pylee rappelle l'epoque romaine et n'en est pas moins


beau; partout la tete d'Auguste, le profil sceptique de
Tibere ou la face bestiale de Claude surmontent de
grands corps maigres uniformement tailles sur le modele sacre dont Fart egyptien ne s'ecarta jamais.
Dans le memo axe, legerement devie selon la forme
de la eke, et derriere des monceaux de debris on Ion
distingue encore deux lions mutiles, se dressent deux
premiers pylenes, encastrant dans leurs massifs un petit propylene elegamment sculpte, soul reste d'un temple d'Isis construit sous un Nectanebe. Sur leur facade,
leur fondateur Ptolemee Philometor, sous la figure
d'un geant, offre a Isis et Horus des prisonniers dont

ves sur un rocher. Dans le granit de leur base naturelle


une inscription rappelle leur construction par Evergete II,
qu'on voit aussi , sur de vastes bas-reliefs, en offrir la
dedicate a Isis et Horus. Derriere eux, dans une seconds
cour qui communique au Nil par un couloir, nous trouvames l'escalier du pylene occidental; it devint le mitre :
car la vue admirable qu'on decouvre du sommet et
quelques huttes abandonnees par les Fellahs nous donnerent l'envie bientet realisee d'etablir notre tente sur
ce massif indestructible ; les pieces nombreuses situees
dans l'interieur du pylOne devaient nous servir de laboratoire ; mais une odeur de natron et bitume en avait
si bien impregne les murs et vicie Pair que nous les

it tient d'une seule main les chevelures ; une inscription francaise, datee du 13 ventOse an vii, se lit sur la
paroi interieure du pylene oriental. On monte sur les
pylOnes par un escalier encore praticable qui s'ouvre
dans la cour situee derriere eux. Les ekes de cette
cour sont formes par deux edifices quo les Ptolemees
ont consacres a Hater et Isis mores : l'un, a l'occident,
etait perhypxthre (sans murailles et sans plafond); l'autre, a Forient, compose de plusieurs pieces, a conserve
une colonnade qui forme galerie sur la cour ; les sculptures en sont curieuses.
Deux seconds pylOnes ferment cette premiere cour ; ils
ont une hauteur de 14 metres 50 centimetres et sent ele-

abandonnames bientOt : c'etait la sans doute que les


embaumeurs avaient leurs officines.
Dans la seconde cour, qui est la nitre, l'institut d'Egypte a inscrit la position de Phila a 24 11' 34" de
latitude nord et a 30 34' 16" de longitude orientale de
Paris. Aupres de l'inscription, a l'ombre d'une colonne,
nous suspendimes notre thermometre, qui dans le courant de janvier, a midi, marqua presque constamment
33 degres centigrades. A peu de distance, sur une grande
paroi intacte se dessine un beau bas-relief, aussi familier pour nous qu'une gravure dans notre cabinet.
C'est un Ptolemee, tourne en vrai pharaon, long, mince,
fort d'epaules , manceuvrant les deux bras en memo

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
temps pour prendre sur un grand dressoir place derriere lui une foule de presents qu'il destine a Isis. Il
est d'une gaucherie et d'une noblesse admirables. II ne
detourne pas de la deesse son aril de face sur sa tete de
profil ; ses longues jambes forment compas ; ses Brands
bras, d'un mouvement symetrique et infaillible, vont
du dressoir a Isis et d'Isis au dressoir. Lorsqu'on sort
de la cour par le couloir de l'ouest, on debouche en
face de Beghe, sous une colonnade qui est separee du
Nil par les debris du temple dont le portique forme la
galerie occidentale de la premiere cour. Que de fois
nous sommes venus pres de ces piliers dont la bdse,
sans avoir flechi du milieu, presente des assises rangees
selon des lignes legerement courbes
Les quatre pylenes et les deux tours annoncent dignement le grand temple d'Isis. Dix belles colonnes
elancees, jadis couvertes de peintures dont on devine
encore les couleurs, soutiennent un pronaos imposant,

217

la n:erveille de Phike ; plusieurs pieces couvertes de


sculptures qui fourniraient aux artistes d'excellents mod'eles pour les vases, les attitudes, les costumes en usage
au troisieme sicle avant notre ere, forment le sanctuaire ;
au fond on remarque une niche a epervier en granit
rose : Pepervier d'Hator est aussi Pepervier d'Isis. Du
cote du Nil, les murs exterieurs abondent en hieroglyphes et en figures. Derriere le mur du fond, des fondations ruinees s'elevent a peine au-dessus du sol,
faites de dieux muffles, sans tete ou sans jambes, selon
la dimension de la pierre et le vide a remplir : ainsi,
dans les murs du moyen age, se retrouvent des basreliefs romains ; on reconnait la les restes d'une eglise
batie avec les mines que les chretiens avaient faites.
Elle a moiri,s vecu que les temples, ses
Devantnous, presque l'extr emite nord, parmi des bouquet s de palmiers, l'eau brillantenous apparait sous les
arcs de trois portes cintrees, et meurt sur les marches

ilegItieh.

d'un es6alier delabre. C'est la caserne oul'arc triomphal de


Diocletien. En revenant par la rive orientale, nous atteignons enfin cette belle salle a jour qui, posee au-dessus du Nil sur une haute terrasse, attire invinciblement
les yeux, le temple hywethre d'Isis, forme de quatorze
colonnes et d'une imposante architrave. La verdure qui
l' environne en fait, un peu avant le toucher du soleil,
un endroit divin pour la lecture ou la causerie. L'espace qui s'etend du pied de reminence au propylene
de Nectanebe est jonche de debris parmi lesquels se cache un petit sanctuaire consacre a Hator mere, pour sa
delivrance ; a peine en voit-on le gracieux porche et les
bas-reliefs tout noircis par le feu des voyageurs qui
etablissent en ce lieu leur cuisine et leur cheminee.
Telles sont les constructions et les ruines qui couvrent
presque entierement l'ile de Pilaw, longue de 370 metres,
large de 240 ; mais les edifices apeu pres conserves n'en
occupent que la neuviemepartie. Les temples d'Hator et

d'Isis seraient facilement restaures ; on pourrait arreter


la chute des autres. Et qu'on n'aille pas dedaigner ces
debris a cause de leur age relativement recent ; le site
qu'ils decorent ne fait pas seul leur beaute. S'il est vrai
que l'epoque de Rhamses ait vu s'elever la plupart des
colosses et des edifices grandioses, l'avenement des Ptolemees fut le signal d'un reveil celebre dans les lettres et
les arts. Ce que les temples perdirent en enormite, ils
le gagnerent en mesure et en grace. Nous abandonnerons plus volontiers pent-etre au (let:lain des egyptologues
les restaurations romaines ; mais rinfluence grecque,
moires brusquement imposee a l'architecture pharaonique, et plus de deux siecles avant la conquete d'Alexandre,
sous Psammetique et Amasis, en a modifie les traditions
sans en alterer l'esprit, sans en frapper les oeuvres d'une
empreinte etrangere. C'est ainsi que les pylenes se rattachent tres-bien au temple d'Hator, eleve pres d'un
sicle avant par Nectanebe ; et que le superbe pronaos

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

218

LE TOUR DU MONDE.

temple &Isis, joint l'elegance attique a la majeste eg yp- avait son tombeau ; Isis et Hator, tout un peuple de pontienne. Et comment la science ne serait-elle pas recon- tifes et de pretresses, qui n'en pouvaient sortir et desnaissante envers les Ptolemees et l'ile de Philm? C'est cendaient apres la mort dans une necropole souterraine
a Philw que Belzoni trouva l'inscription bilingue
on sans doute etait depose le dieu. La saintete de Phil
les noms de Ptolmee et de Cleopatre, ecrits en hieroavait grandi avec le cake de ses genies locaux ; car aucune
glyphes pareils a ceux de l'inscription de Rosette, per- divinite egyptienne ne se repandit dans le monde romirent a Champollion le jeune d'etablir la presence des
main autant qu'Osiris et Isis ; derniers noms d'Amcaracteres phonetiques dans l'ecriture egyptienne, et mon et de Neith, ils etaient, avec leur fils Horns, deamenerent la decouverte
venus , vers les derniers
de la langue.
siecles avant notre ere, les
Philw a son histoire,
chefs de la hierarchie. La
politique et religieuse. Clef
derniere triade eclipsait la
des cataractes, elle fut le
premiere. Le christianisme
rempart des dynasties thevint tard a Philw ; et dans
baines contre les incurla seconde moitie de notre
sions des hordes d'Ethiosixieme siecle , la vieille
pie ; elle devint leur refuge
Isis y etait encore adoree.
lorsque les hommes du
Ce fut l'islamisrne qui eut
Nord , Pasteurs ou Hykla triste gloire d'en finir
sos , inonderent la basse
avec Fidole innocente ; mais
et la moyenne Egypte. Les
it ne put substituer a son
Rhamses, vainqueurs des
paisible regne que la solistrangers, couvrirent d'etude et le neant.
difices les deux Iles saLa Nubie.
crees, berceau de l'independance renaissante ; et
Depuis hier nous somsi Philw n'a rien garde de
mes entres en Nubie, et
leurs dons, on retrouve
rien pourtant n'a change ;
a Beghe des restes kenpent-etre une vegetation
dus qui appartiennent au
plus riche encore s'etend
regne d'un Amenophis ,
en etroites bandes au pied
successeur d'un Maoris et
s deux chaInes , qui
etr Ignent le Nil avec
ancetre de Sesostris. Arnenophis, le Memnon grec,
amour, dans les gorges de
allant combattre les EthioTaphis`:4ci la rive libyque,
piens, laissa sur un rocher
pendue rn on tagn e fauune inscription qui consye comme e frange vertate son passage. On peut
doyante , noth offre une
attribuer aux devastations
promenade dehiA\euse ; une
de Cambyse, vers la fin du
caravane defile co\qme une
sixieme sicle, la pauvrete
longue fourmiliere`sur une
de Philee en edifices tresroute elevee ; l, les murs
anciens ; Nectanebe, de la
d'un grand convent suivent
derniere dynastie natioen serpentant les asperites
_
__ =. - - z ------nals, commenca d'en re- , .des roches ; ou bien c'est
-,---_-_-_-_2-7----. -----------;..- -___-,-,--_-_-_,.
--:--7j-------- - -= ,---=--;-_--t___lever les mines vers 370; -_---2---_.7'-----__7:1-une mosquee deserte , a
lesPtolemees continuerent
mi-cote, oil les populala restauration interromtions riveraines s'assemNubien.
pue par une nouvelle conblent pour ouvrir le BM:quete perse ; et nous avons vu que les cesars reprirent ram. Les ruines des pharaons abondent. Au 'loin, lors'heritage des rois grecs. Lorsque l'empire, menace au qu'on a gravi un rocher a pic, on voit dans un labyrinnord, flechit sur ses frontieres meridionales, Philw fut the de montagnes des colonnes:se detacher sur l'horizon
sa derniere citadelle en Nubie ; Diocletien la fortifia, et enfiamme par le couchant c'est toute une ville fantasy construisit Part de triomphe ou la caserne dont it tique, inconnue, que nul pied n'a touchee ; quelques
reste trois portes cintrees vers le nord de Pile.
voyageurs, tents par la tradition, en ont cherch la
Lorsque Pharaons, Ptolemees et Cesars eurent aban- route et se sont perdus dans les plis du dedale ; et la
donne ses dieux y resterent et soutinrent un long ville inconnue garde sa renommee mysterieuse.
siege contre les croyances nouvelles. L'antique Osiris y
Le Cancer, animal fantastique, celeste ecrevisse aux

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
serres ardentes, h la carapace enflammee, dont l'haleine
brille tout sur son passage ; c'est ainsi, d'apres les poetes, que l'on aime a se figurer le Tropique; le Cancer
est au-dessus de nos tetes et nous ne voyons quo deux
ou trois scorpions dans la poussiere; la nature repose
clans un calme parfait sous de charmants ombrages, et
l'air tiede respire des aromes indecis; rien n'est plus
tempere que la zone torride. II est vrai que nous sommes en hiver et qu'il fait chaud comme en ete. Jusqu'ici
le thermometre n'a pas marque moins de six degres
centigrades a six heures du matin, plus de vingt-neuf
a midi, moins de septa minuit. Encore la temperature
du matin et du soir se maintenait-elle le plus souvent

219

entre neuf et treize degres ; du 8 au 12 janvier, c'est-adire aux environs du Tropique, nous notames une elevation sensible, trente trente-deux degres a midi,
quatorze a. dix-sept le matin, quinze a. dix-neuf le soir.
Il faut reconnaitre que nous sommes en Nubie. On
ne parle plus arabe ; et notre drogman desappointe doit
ceder ses benefices occultes a un de nos matelots qui
connait la langue du pays, le barbarin. Les Nubiens,
generalement inoffensifs, ont cependant une allure guerriere ; le poignard qu'une courroie attache h. leur bras,
leur arc en bois de fer, et un bouclier en peau de crocodile sont les marques et les gardiens de leur liberte ;
le gouvernement n'a rien d'eux que par la force. Yigou-

*rj),)
e----

,-1-:'
,-,,, _ .-- ---'-',.S-' -,'--

-7.-,
-

--,=-:-._,
----,--- .=. --,--,,,,--_-- :-. ----.
-5,-::
"--- -

- _

---,
-'''' --'
'------>-''
,-' =Zr.----...--,,,....--,--;----...---,..---.--,-.."_.
_.,__.--

Daoud.

reux cultivateurs, ils disputent au fleuve , a mesure


qu'il decrolt, le limon fertile qui suffit a quatre moissons. Ne croyez pas qu'on laboure ; on se contente de
semer le grain par pincees dans des trous peu profonds
et la nature fait le reste. On concoit qu'un climat si favorise n'impose pas aux Nubiens la gene des vetements,
la plupart n'ont sur eux que leurs armes et leur peau
noire. Les femmes ont des costumes d'une coupe assez
bizarre; elles se teignent les levres et tressent leurs
cheveux en mille petites nattes qu'elles tie refont pas
tous les jours. Des Egyptiennnes les trouveraient indecentes de laisser voir le bas de leur figure. Bien plus,
les fines, jusqu'au mariage, ne portent pour tout voile
qu'une etroite ceinture. Les villages, assez rapproches,

ne se composent guere que de quinze ou vingt buttes


en terre, couvertes d'un toit plat en branches de palmier ; devant les cabanes, a. Dolce par exemple, sont
rangees de glandes amphores ou se garde le ble.
On trouve en Nubie des mines de tons les temps et
de tous les dieux antiques. Cependant les alentours de
Philae sont le royaume d'Isis et d'Osiris; it reste des
traces de leur culte h Deboud; h Kartas, on reconnait
encore Isis clans ces tetes aux larges oreilles sculptees
l'angle des chapiteaux. La Nubie n'a pas de plus
beau monument que le temple de Kalabche. Au milieu de sycomores venerables s'elevent d'immenses
amas de pierres : on dirait que la montagne a repandu
ses entrailles jusqu'au fleuve. Tine magnifique chaus-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

220

LE TOUR DU MONDE.

see en pierres de taille conduit du Nil a un grand


pyleme. Derriere les vastes, propylees couchees a terre,
se tient encore, avec ses portes et ses murs d'appui, la
facade du pronaos, chargee de sculptures oa abonde
l'embleme du Soleil. Dans le naos, les yeux sont attires par d'clatantes peintures ; autour du sekos s'entre-

melent des escaliers et des couloirs spacieux. Enfin une


double enceinte de blocs enormes entoure le temple
comme une forteresse. Pour cadre a ce tableau grandiose, une terre sauvage, montueuse, un fleuve impe tueux qui se brise et se precipite dans les gorges de
Taphis que nous avons remontees- a grand'peine ; au

pied des ruines, un 'village rampant, triste, ou tous


les ans la conscription se fait a coups de fusil. C'est la
que florissait l'antique Talmis, par la grace de son dieu
Mandou-Ra, fils d'Horus et d'Isis, troisieme et premiere
personne de la triade supreme, nom de Kons et d'Ammon, clef de y oke de toute la mythologic egyptienne.
Le temple de Dandour a etc construit par Auguste ;

la belle epoque est loin de nous, et la position des ruines au-dessus du Nil fait plus pour elles que le style des
bas-reliefs. L'hrnispeos de Ghirch-Hussein se compose
d'un avant-corps presque disparu et de trois salles souterraines oil se voient, a la lueur des torches, les statues
et les emblemes de Phta, le feu central ou le mouvement
universel. Des portes. laterales conduisent dans des pro-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
fondeurs peuplees d'oiseaux silencieux et de reptiles qui
laissent une trace luisante sur les pierres humides. Nous
n'osames nous risquer dans cette nuit ou descendaient
les initis, au temps de Sesostris.
Nous passons rapidement devant les deux temples de
Dakkeh, ancienne Pselcis, bien qu'ils soient dedies
TOt, le dieu des arts et des lettre 3. Les ruines de Maharakka, posterieures et inferieures a beaucoup d'autres,
nous fournissent toutefois un motif pittoresque. Elles
ressemblent a ces chateaux que les enfants construisent
avec des cubes de bois toujours renverses. Une tour entouree de colonnes est restee debout. A quelques metres du flans oriental gisent les restes informes d'un
edifice plus ancien qui a
servi peut-titre a. la construction du nouveau. L'avenue de Sphinx qui vaut
Seboua le beau nom de
yank des Lions n'est plus
guere qu'une suite de decombres , en avant d'un
hemispeos dont le sable
interdit Pentree.
La lenteur de la barque, la chaleur croissante,
l'aspect desole du pays que
nous traversions, nous accablaient dune morne langueur. Plus de montagnes,
mais des amas de roches
calcinees, fendues soit par
le temps, soit par le soleil
des tropiques, jonchant au
loin l'etendne ; tout autour
de nous un sable brisilant ;
le desert bordait l'eau ; les
villages devenaient rares
et les hommes plus farouches. Assez pros des debris de Seboua, vers trois
heures, c'etait le 12 janvier, la mauvaise volonte
du vent nous contraignit de
faire valoir notre firman ;
mais quand nous voullimes
recruter des aides dans un hameau voisin, nous fumes accueillis par une complete rebellion. Deja depuis longtemps fort inquiets, nous attendions le retour du reis et
du cawas, lorsqu'une detonation se fit entendre.AussitOt
nous ordonnons d'amarrer la barque, et nous descendons
a terre avec une partie de requipage pour soutenir les
n6tres. Its arrivaient suivis d'une multitude de criards
que la vue de notre escorte fit reculer ; on entendait
un grand tumulte et, comme toujours, les voix aigues
des femmes et des enfants juches sur les miserables
toits. Dans notre premier emoi nous n'avions pas vu
que nos hommes trainaient avec eux un prisonnier important, le cheik lui-meme ; notre -attitude energique

221

et a la fois conciliante imposa quelque respect a ces


natures sauvages ; et comme le coup de fusil tire, nous
dit- on, par megarde, n'avait blesse personne, la paix
se fit promptement. Le cafe et vingt-deux mauvais cigares habilement offerts firent des plus mutins nos
meilleurs amis. Le cheik se mit lui-meme a la corde
et la barque fila rapidement. C'est ce que nous vonlions. Desormais la population se mit partout a nos ordres ; des courriers envoyes en avant prevenaient le village de notre arrivee, et nous trouvions a l'heure dite
notre relais d'hommes.
Notre marche etait sans oesse entravee par des roches
fleur d'eau et par ces levees de pierres que nous remarquions depuis
Elles
servent d'assiette a des sakiehs, machines tres-sim, pies, destinees a faire
monter l'eau pour la culture, l'aide d'un appareil
analogue a la roue des bateaux dragueurs. Les sakiehs prennent en Nubie
des proportions enormes ;
on dirait des especes de
forts avec des plates-formes en bois de palmier.
Sur ces terrasses tres-Olerees , le conducteur des
buftles ou des hceufs qui
font tourner la machine
passe sa vie, assis sur une
traverse au-dessus de Fattelage ; et la, tout en excitant ses animaux, it se
livre au kief oriental, et
rove le paradis de Mahomet, a moires qu'il ne
chante des airs suaves ,
tels que Felicien David en
a rapporte du desert.
Nous nous reposames
deux jours a Korosko,
mauvaise bourgade trsfrequentee , d'oU partent
les caravanes qui veulent
gagner Kartoum, par le desert d'Atmour-Bela-Ma ; on
vante sans trop de raison le kan de Korosko, terrain
carre clos de murs, encombre de ballots par le commerce du Soudan. Notre sejour, fort inutile, avait pour
cause la paresse de nos matelots. Its nous avaient supplies de leur donner un jour pour boire d'une biere,
selon eux exquise, qui se fabrique h Korosko. Nous entrames done dans une sorte de bouge, ou cafe, bad dans
une gorge sauvage, a Pentree d'un grand ravin qui a du
etre un bras du Nil.
Deux affreuses sorcieres, noires comme de l'encre, en
faisaient lee honneurs; la maitresse de la maison ,
char& de bijoux et de bracelets en defense crelephant,
_

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

222

LE TOUR DU MONDE.

reunissait sans doute a ses fonctions visibles des attributions plus equivoques. La biere, faite de Me fermente
dans l'eau, fut apportee dans de grandes amphores de
terre cuite dont le col etait couronne d'un liquide epais
etjaunatre. C'est unhideux breuvage, a le voir du moins,
mais non pas a en juger par l'accueil quo lui fit notre
equipage. Au depart, it y out des cris, on etait altere
encore : mais une noce a laquelle nous fumes invites
leur fut une nouvelle occasion de chanter et de boire.
Nous etions fort curieux de comparer le mariage de
Mahmoud a une noce nubienne. Le premier l'emportait
par la decence, le bon ton et nnepropre le relative ; ici, les
hommes et les femmes, pele-mele, riaient et chantaient

dans un tourbillon de salete, de poussiere, de cris et de


tnebres. Une danseuse du pays faisait tete a plusieurs
grouper de danseurs qui s'avancaient vers elle avec des
attitudes provocantes ; c'etait une grande noire, bien
faite, hardie, dont la pantomime, assez brutale, ne manquait pas d'elegance ni surtout d'expression. Son grand
vetement bleu, traInant a terre, decouvrait ses epaules
luisantes ; les nattes de sa chevelure, ornees de verroteries, se choquaient avec un bruit joyeux. Par malheur,
cette seduisante personne exhalait une odeur nauseabonde , elle etait tout empestee par la graisse de mouton qui sert de pommade aux jours de toilette. Au moment le plus echevele, le plus fremissant, nos feux de

Bengale eclairerent tout d'un coup la scene ; les lueurs


bleuatres couraient sur le chaos des totes noires, et la
robe de la ballerine n'etait plus qu'une vapour legere.
L'effet produit, nous executames gravement notre sortie
au milieu de vociferations frenetiques. Notre reputation
de magiciens etait faite.
Debout, matelots paresseux ! it est temps. Le soleil
se love. La nuit a ete fraiche, a la manoeuvre ! Les
rives ont repris leur aspect de richesse pittoresque ; ce
sont encore des rochers a pic, des champs etroits qui
ressemblent it des jardins. A Deer, un temple a demi
engage dans le roc, dedie par Sesostris a Ammon et Phre,
conserve de fraiches peintures qui datent des Ptolemees

et des statues d'Isis ou l'on retrouve le portrait d'une


refine Arsino. Ibrim, jadis Primis, possede sur une
eminence a plc, au-dessous du Nil, un vieux chateau
sarrasin, et mole les ruinqs de deux temples antiques aux
debris d'une chapelle grecque. Au fond de quatre speos
(excavations), Prim, genie du lieu, Sate-Junon et TotHermes a tete d'epervier, recoivent l'hommage de Toutmosis I, Moeris, Amenophis II et Sesostris. Le 17 janvier, sur deux bas-fonds a flour d'eau, nous pilmes voir
deux crocodiles qui mesuraient de septa huit metres de
long. Its avaient l'air de dormir, mais notre arrivee les
troubla. L'un plongea tout d'un coup ; l'autre, plus paresseux, nous laissa voir de pros ses formes gigantesques

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

223.

LE TOUR DU MONDE.

dormait quand notre compere fut amarre a la place que


et son dos noir cuirasse d'une armure impenetrable.
nous assignions sur le pont; nos matelots lui parLes crocodiles sont des habitants de la Nubie ; ils ne
descendent guere plus loin qu'Esneh ou Keneh, et cela lent, lui prennent les mains ; c'est une frayeur, une cupar les grandes chaleurs ; leur ancien commensal, l'hip- riosite, tine amitie enfin qui s'exprime par les gestes les
popotame, est devenu tres-rare en dech de la seconde plus drolatiques. Desornaais personne ne passa devant
le mannequin sans un signe de tete ou de main.
cataracte ; ils n'ont done plus de rivaux sur le Nil.
L'assiduite du kachef avait rendu notre sejour assez
La montagne d'Ibsamboul, que nous apercevions deonereux.
Des notre arrive it etait venu nous feliciter ;
puis midi, semble s'eloigner durant quatre mortelles
tout le jour, it fuma nos ciheures. Vers le soir seulegares et but notre caf,
ment, nous mouillons pres
tres-soigneusement
imite
du village d'Ibsamboul,
re
&inpar
un
grand
noml
situe sur la rive libyque,
digenes qui lui faisaient
en face des temples. Le
cortege. Le soir, it parut si
soleil couchant eelaire de
bien compter sur notre dises rayons horizontaux les
ner qu'il fallut l'inviter.
colosses, les frises enorpartit tard et revint a. l'aumes de ces edifices monobe, mil par l'affection, dilithes, cavernes uniques,
, et sa suite avait
taillees de main d'homme
grossi ; cet homme s'appedans le granit , et qui
lait Legion I Tons dejeunedisparaitront seulement
rent, sans invitation, et la
quand le monde changera
barque
fut wise au pillage.
de forme.
Enfin
nous partImes ; le
Le grand temple , long
kachef
nous
escortait tris


de quarante . quatre metres,

tement et nous criait ,
haut de quarante-trois, est
comme pour nous retenir :
precede de quatre statues
Allah vous garde du
assises, adossees a la monkamsin Mais it nous
tagne, et qui n'ont pas
quittait a. peine que le
moins de trente-sept methermometre monta subi
tres. Elles sont engagees
tement a quarante - deux
dans le sable, la premiere
degres. Aussitet nous nous
jusqu'aux epaules, la dersentons suffoques ; notre
nie` re j usqu aux genoux;
domicile,
notre air et nos
dune d'elles est decapitee.
pout/tons sont envahis par
Trente dieux assis decorent
une poussiere impalpable
la corniche. Dans les salles
et brillante. Nos matelots
interieures on passe aupt es
deviennent des masses
de petits colosses qui meinertes, incapables de tout
surent encore huit metres ;
mouvement ; pour comble,
les parois sont couvertes
les riverains refusent de
de vastes bas-reliefs. Parnous remorquer. Ce n'est
tout, meme stir l'autel des

queeflevuevrse is u soar hque
trois demiurges, Ammon,
p: onsokuos
Phre et Phta, se retrouve
pouvons nous trainer sur

l'image de Rhamses II,
- notre Sesostris, le coupe- t
ou nous passons la nuit.
\, alt 6
rant de l'Afrique et de l'A- r
Nous avons traverse le
sie, celui qui donna Pimkamsin, qui n'est autre
mortalite au nom de Rhamses porte par quinze rois en que le siroco africain, une torpeur dans l'air et une
quatre siecles (1400-1000). Sa femme, Nofre-Ari , pluie de sable, un terrible fleau qui arrete et tue les cadivinisee comme lui , toutes proportionsgardees, servit ravanes dans le desert.
de modele au statuaire pour les six colosses hauts de
Le lendemain, a peine remis de notre asphyxie, nous
douze metres, debout devant la facade du petit temple avancons entre deux landes sablonneuses solitaires, perqu'ello dedia elle-meme a la deesse Hator.
cees de pies sauvages et isoles. Le Djebel d'Ouadi-Alfa
Les preliminaires de nos travaux photographiques se montre de loin sur la rive libyque, au milieu d'une
amenerent une scene comique. Nous avions eu Pidee plaine jaune ; le bord oppose a repris pour un mode construire etd'habiller un mannequin. Tout le monde ment toute sa parure d'arbres, de verdure et d'oiseaux.
A f--

Sais (palefrenier).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

224

LE TOUR DU MONDE.

Il faut ici quitter la voie Ei douce qui nous porte


puis six semaines ; la seconde cataracte, moins abordable que la premiere, nous defend de nous aventurer plus
loin; tout au plus, au temps de la true, quelques barques
aventureuses se lancent au-dessus des rapides. Accompagnes du drogman, du cawas et de matelots en grand
nombre, nous suivons le rivage aride ; au loin, le desert
pale et plat se developpe, tache par instants de blancheurs qui indiquent la place oil quelque dromadaire,
quelque voyageur peut-etre, abattu par le kamsin, a ete
4evore par les chacals ; les os , depouilles et blanchisparle soleil, brillent comme de l'ivoire, jusqu'au jour
oil leurs debris pulverises grossiront les sables du desert.
Une marche penible de deux a trois heures nous conduisit a une eminence d'oft se decouvre tout a coup

l'ensemble de la cataracte. C'est un spectacle terrible,


moins beau que le chaos harmonieux de la premiere
cataracte, mais plus triste, moins majestueux et plus
vaste. Entre des ondulations basses et fuyantes, l'horizon recule dans une profondeur monotone qui a vingt
lieues peut-etre ; la vane que nous dominons presente
le visage lame de la desolation. Des amas sans raison
de roches noires, les unes surmontees de maigres verdures, les autres nues, reduisent le Nil a mille ruisseaux
tourmentes ; pas un de ces filets d'eau ne porterait
barque ; par eux rimprudent voyageur serait tordu
comma par un serpent ; ils s'agitent, brillent et luttent
en vain. Des bras plus calmes et plus larges n'ont pas
moins de perfidie ; ils soul sans issue.
La finit le royaume de rhomme ; par dela, it y a Bien

le Darfour et Kartoum, visites des caravanes ; it y a


rois et des esclaves , des etres humains peut etre ; mais
y a-t-il des homrnes ? Plus haut, sans cesse obstru de
rapides et devore par le sable, le Nil n'est plus ce fleuve
magnifique ou s'est miree une antique civilisation. Mais
si, detournant les yeux de l'horizon austral et nous elevant en esprit au-dessus de ce mont qui nous porte, nous
jetons vers le nord un regard penetrant , quels spectacles
sublimes, quels apogees et quelles decadences, quelles
majestueuses alternatives nous presentera la vie d'un
peuple qui, mele a toutes nos origines , au fond meme de
nos croyances , a vecu dans la plenitude de sa gloire
l'heure di nous vegetions sur les times des montagnes,
dans les forets d'Asie, disputant les glands et les racines,
aux betes immondes ou feroces ! Voyeices villes enfouies,
buvant les eaux salutaires du grand fleuve ; ces-temples,

ces tombeaux oil les morts croyaientvivre encore taut que


leurs corps embaumes conservaient la forme humaine.
Perspectives eblouissantes ! millions d'etres portant le,4
obelisques I rois conculcateurs des peuples et conque
rants de l'Asie ! Les ravages des Hyksos et des tourbes
scythes ; Alexandre , Cleopatre , Cesar, la decadence ;
puis la conquete arabe , les flammes du fanatisme, et
toute la science de rantiquite s'envolant avec la fumee
de la bibliotheque Alexandrine. Le tourbillon insens
des Mamelouks et des Tures ; la France passant avec
son drapeau qui fut longtemps l'tendard de la civilisation; enfin, sur les limites extremes du present et
de l'avenir, la Mediterranee franchissant l'isthme de
Suez et avec elle tout le commerce de l'Europe penetrant dans l' ocean Indien !
Henri GAMMAS et Andre LEFEVRE.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

225

Sicuani, vu des hauteurs de Quellhuacocha.

VOYAGE DE L'OCEAN ATLANTIQUE A L'OCEAN PACIFIQUE,


A TRAVERS L'AMERIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY
1818 1860. TEXTE ET DESSINS INIlDITS'.

PEROU.
TROISIEME ETAPE.

DE LAMPA A ACOPIA.
Le maitre de poste d'Aguas-Calientes. Qui rappelle de loin les notes de Gamache le Riche. L'auteur devoile dans une epitre
familire la noirceur et la perfidie de son Ame. Deux crucifix miraculeux. Renseignements utiles sur la biere de Combapata et
sur la facon dont elle est brassee. Dissertation sur le pass des Indiens Canas et Canchis. OA it est question de Cesar passant
le Rubicon. Arrivee a Acopia.

A partir de ce moment les choses marcherent a souhait.


Le maitre de poste avait assigne h chacun sa -ache, afin
d'eviter une confusion qui ea entrave le service. Deux
Indiens postillons furent charges d'entretenir le feu, de
le souffler toujours et l'attiser sans cesse. Quatre matrones
1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257 et 273.

2. Les gravures qui accompagnent le texte de M. Marcoy out 60


executees d'aprs ses albums et sous ses yeux par M. Riau.

d'un embonpoint notable surveillerent la cuisson du


chupe, qui se composait d'une vieille poule, d'un morceau
de mouton seche au soleil et de veritables pommes de
terre, le chuff ou patate gelee ayant ete declare a l'unanimite trop vulgaire et trop meprisable pour une fine
botrche comme moi. La dose de sel, de piment ou d'ail,
propre a condimenter le bouillon local, fut l'objet d'une
discussion de la part des commeres, qui ne l'admirent
15

VII. 171 e LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

226

qu'apres en avoir delibere marement. Jamais plat couvert, surprise, rarete, delectation gastronomique destinee a reveiller l'appetit blase d'un despote ou a chatouiller
les houppes nerveuses du palais d'un prelat, ne fut surveille, combine, coctionne avec plus d'amour, d'attention
et de minutie, que le pot-au-feu vulgaire qui bouillait
sous mes yeux. Le maitre de poste s'etait charg de la
friture. Comme Brillat-Savarin, it trouvait apparemment
quo l'art de frire est un art difficile, et n'avait voulu confier a personne le soin de tenir la queue de la pale. Son
cochon d'Inde, flambe, lave, vide, ouvert, englue de saindoux, saupoudre de piment moulu et aplati au moyen
d'un pave qu'il lui avait mis sur le ventre, n'attendait
plus que l'instant d'tre mis au feu et d'acquerir, par
une cuisson vive, cette couleur doree qui recommande
l'animal a ('appreciation des gourmets peruviens.
Ce splendide souper me fut enfin servi, non sur tine
table, la poste n'en possedait pas, mais sur une mante
de bayeta qu'on etendit a terre et devant laquelle je
m'accroupis a la facon d'un tailleur sur son etabli. Une
cuiller de bois fut mise a ma disposition ; de fourchette,
it n'en fut pas question, mais mes dix doigts en valaient
Bien une. Le maitre de poste voulut me servir d'echanson. Un quart d'heure me suffit pour souper et dire mes
graces. Alors les spectateurs qui m'entouraient, m'ayant
vu trainer mes pellons pros du feu et comprenant que
j'allais demander au sommeil la rehabilitation de mes
forces, se retirerent dans la piece voisine en me souhaitant une digestion facile et une bonne nuit. Nor Medina,
sur un signe du maitre de poste, s'etait mole au cortege
et l'avait suivi dans l'autre chambre, en laissant tomber
derriere lui la peau de vache suspendue par sa queue,
qui servait de portiere. BientOt un bruit de machoires et
d'eclats de rire a la cantonade m'apprit que les serviteurs soupaient de la desserte du maitre et prenaient un
a- comp te sur les joies futures du paradis.
Le lendemain je fus sur pied d'assei bonne heure. Le
maitre de poste etait dj love. Apres lui avoir remis tine
douzaine de reaux, prix auquel j'evaluai mon souper et
la provende de mes mules, je detachai de mon album
une feuille blanche, et sur la declaration iterative de
l'individu qu'il ne savait lire aucune espece d'ecriture,
j'adressai au general L.... les lignes suivantes :
Mon cher general,
Le nomme Ignacio Muynas Tupayanchi, maitre de
poste d'Aguas-Calientes, s'etait propose, a l'exemple de
ses concitoyens, de braler un peu d'encens sur votre passage, quand je l'ai engage a n'en rien faire, persuade
que fetais qu'a l'heure oiz je griffonne ces lignes sur
mon genou, vous tes fatigue d'ovations, de harangues
et de banquets officiels. Si done vous ne trouvez a AguasCalientes ni tentures, ni banderoles, ni guirlandes de
roseaux verts, n'en veuillez pas au susdit Ignacio, qui
n'a fait que ceder h tine influence etrangere. Ce brave
garcon vous dedommagera d'ailleurs, par sa cuisine,
de quelques vains honneurs qu'il vous eat rendus. 11
txcelle dans la friture, et d'un cochon d'Inde vulgaire,

sait faire un manger des dieux; c'est a ce titre de cuisinier que je vous le recommande, mon cher general, afin
qu'en arrivant a Aguas-Calientes vous mettiez a I'essai
le talent de son maitre de poste, que je n'hesite pas a
proclamer aussi bon friturier qu'il m'a paru bon citoyen
et devoue d'ame et de corps h la chose publique.
Que sainte Rose, patronne du Prou, veille sur vos
fours et sur ceux des titres qui vous sont chers.
J'appris plus tard que le malheureux maitre de poste,
mis en requisition par le general L.... et son escorte,
qui avaient pris ma recommandation au srieux, avait
tenu la queue de la poele pendant dix-huit heures et
frit un norobre fabuleux de cochons d'Inde qu'on avait
recrutes dans les environs. Mais n'anticipons pas sur
les evenements.
A deux lieues d'Aguas-Calientes et apres une descente
peu sensible, mais continue, on arrive a Marangani, un
pauvre village qui n'a d'autres titres a l'attention que sa
situation a la confluence du Huilcamayo gue nous avons
vu sortir du lac de Sisaccocha sur le plateau de la Raya,
et du ruisseau de Langui, issu de la lagune de ce nom.
La temperature s'est un peu adoucie. Dans quelques anfractuosites de la montagne, a l'abri des vents et du froid,
verdoient faiblement de petits carres de pommes de terre,
d'orge, d'avoine, de quinoa et l'oxalide appele occa, que
les Indiens mangent dans leurs chives.
Un detail geographique et statistique a noter en passant, c'est que l'extremite nord du plateau de la Raya
est la borne frontiere qui separe la province de Lampa
de la province de Canchis. Le village de Marangani appartient a cette derriere, une des plus minimes du
Perou. Sa surface est de 180 lieues carres.
A trois lieues de Marangani, dans l'aire du Nord et sur
la rive droite du Huilcamayo, s'eleve Sicuani, que les
chartes peruviennes qualifient de ville, mais qui n'est en
realite qu'un grand village aussi monotone que mal bati.
Sa population au temps des vice-rois etait de 7500 Ames,
aujourd'bui elle est a peine de 3000. Un hospice pour les
deux sexes, qu'y avait fonde au dix-septieme sicle le
vice-roi, comte Gil de Lemos, a disparu de la terre avec
son fondateur. Quant a la splendide lampe d'argent massif qu'on pouvait voir encore dans l'eglise de Sicuani au
commencement de ce sicle, elle a ete remplacee par une
ignoble lampe de cuivre h trois bees. Un Espagnol du
nom de Joaquin Vilafro l'avait offerte autrefois h la Vierge
de Sicuani, non pas taut par devotion a cette memo Vierge
que pour s'excuser, vis-a-vis de l'inquisition et du vice roi, des grandes richesses qu'il avait retirees en tres-peu
de temps de la mine de Quimsachata, voisine des sources
de l'Apurimac, excuse ou precaution qui ne l'empecha
pas d'tre pendu par ordre a cause de ces memos richesses. La lampe de Yinfortune chapeton, apres avoir fait
longtemps Yornement du cbceur et l'admiration des fideles, fut enlevee du lieu saint, portee a la monnaie et servit
fabriquer des piastres pendant la guerre des royalistes
et des independants. C'est a Sicuani que le cacique Matheo
Pumacahua, qui en 1781 avait livre Tupac-Amaru aux
Espagnols, recut, trente-quatre ans apres, le prix de ses

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

227

LE TOUR DU MONDE.
ses services. Les Espagnols, qui devaient autrefois recompenser sa trahison par les epaulettes de colonel,
differereiat longtemps l'execution de leur promesse et
s'acquitterent enfin envers lui en lui faisant trancher la
tete.
Une merveillenaturelle de Sicuani dont les voyageurs
n'ont jamais parle, par la raison peremptoire qu'aucun
d'eux ne Pa vue et ignore probablement son existence,
c'est la lagune de Quellhua ou mieux Quellhuacocha,
comme on l'appelle dans le pays, laquelle est situee a
l'est de ce village sur les hauteurs qui le donainent. Qu'on
se figure, si l'on peut, un saphir liquide de six lieues de
circonference encaisse entre cinq troupes de montagnes,
que depassent a l'horizon les times neigeuses des Cordilleres de Chimboya et d'Atun-Quenamari, et auquel des
totoras, ces roseaux-j ones alarges feuilles, font une charmante ceinture. Rien de plus calme, de plus limpide, de
plus fraichement ideal que ce lac andeen qu'aucun

un volcan tres-respectable, malheureusement eteint auj ourd'hui, ce qui diminue sa valeur, et dont les eruptions
ont convert le pays de laves, de stories et de pierres
ponces. Ce volcan, dont le cratere est incline du nord au
sud, s'eleve sur un soubassement de collines, dans un
site appele Racchi. De la, le nom de volcan de la Riacha,
que par corruption les habitants donnent a cette montagne ignivome. Au pied des collines pelees qui lui font
un piedestal, on trouve une argile plastique avec laquelle
les potiers de la Cordillere faconnent des cruches, des
vases, des buires d'un galbe charmant; des ocres variees,
une rubrique appelee taco, qui n'est employee a aucun
usage, et de la magnesie que les pauvres menageres, qui
la nomment chacco ou lait de terre, recueillent pour en
faire, en la delayant dans un peu d'eau, une poulette ou
sauce blanche aux pommes de terre qu'elles preparent
pour le repas de la famille.
A quelques jets de Roche des collines de Racchi, dans

souffle ne ride, qu'aucune barque n'a jamais sillonne, oft


se peignent seuls des nudges, des etoiles, des rayons de
soleil et de lune, et dont la physionomie, qui ne reflete
que ces splendeurs du giel, a .quelque chose d'ineffable
et de souriant.
San Pablo et San Pedro de Cacha, qu'on trouve h trois
lieues nord de Sicuani, sont deux hameaux annexes de la
plus triste espce; tous deux se suivent et se,ressemblent;
c'est la meme misere, lameme tristesse, les memes buttes
en torchis., Les gens du peuple prtendent neanmoins
que. Saint-Paul vaut mieux que Saint-Pierre, et citent
l'appui de leur dire l'ecole de dix-huit eleves que possede le premier et dont est prive le second. Ecole soit;
mais , a ce frivole avantage qu'un recteur d'universite
pourrait seul apprecier, nous prefero is, pour notre part,
la noblesse geologique et l'illustration archeologique de
Saint-Pierre, qui, s'il n'a pas comme Saint-Paul une
ecole et un magister, a de belles ruines couronnees par

un endroit appele Yclhuar-pampa', se dressent les debris


d'un edifice antique qu'on apercoit de loin, et que les
voyageurs ,qui les ont apercus, appellent, dans leurs
comptes rendus, les ruines de Tinta, mais sans dire un
mot de leur origine. Nous ne savons trop oft ces voyageurs
ont pu prendre cette denomination. Est-ce parce que la
province de Canchis, oft s'elevent ces ruines, formait autrefois, avec sa voisine la province de Canas, une seule et
memo province sous le nom de Corregirniento de Tinta?
Nous ne pouvons rien affirmer; mais ce que nous osons
repeter, d'apres les historiens de la Conquil,le, c'est que
ces ruines sent celles d'un temple edifie vers le milieu du
quatorzieme sicle par Viracocha, ou mieux Huira-Cco1. Plaine du sang, ainsi nommee parce que l'Inca Huiracocha
y Befit completement son pere Yahuar-Huacac, lequel, depose
par ses sujets a cause de ses TiCC3, etait venu revendiquer ses
droits a l'empire a la tote de trois mille Indiens Chancas qui pd.
rirent dans rengagement.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


228

LE TOUR DU MONDE.

eh a ', huitieme Inca, en souvenird'unsongeoa un vieillard


a longue barbe, vetu d'une robe flottante et tenant un
dragon enchaine, etait apparu a ce prince, alors que,
jeune encore, it gardait les moutons de l'empereur
Yahuar. Huacac son pere, dans les plaines de Chita'.
Ce songe, dans lequel l'heritier presomptif avait cru
voir un ordre d'en haut relatif a la reduction des Chances,
et que plus tard it accomplit religieusement en exterminant trois mille de ces indigenes et en annexant leur territoire a l'empire, ce songe valut a la contree un temple
commemoratif long de quatre-vingts metres, large de
quarante, et dont les murs, eleves de dix metres, etaient
construits moitie en belles pierres et- moitie en pise.
L'tidtfice etait assis sur un plateau qui commandait les
environs, on y arrivait par cinq rangs d'andanerias en
retraite, qui formaient comme autant de degres. II avait
trois portes et trois fentres sur chaque cote du nord et

du sud; une porte et deux fentres sur chacune de ses


facades. Cinq piliers places de distance en distance sur
les murs principaux, et relies par des poutrelles transversales, servaient d'appui aux mattresses poutres qui supportaient un toit de chaume. La saillie exageree de ce
toit formait sur les bas Gates de l'edifice comme une
maniere d'auvent sous lequel les passants surpris par
une averse pouvaient se mettre couvert.
D'apres Garcilaso, qui n'accorde a ce temple que quarante metres de longueur sur vingt metres de largeur,
c'est a-dire la moitie moins de ce que lui donnent Pedro
de Cieca et le reverend Acosta, et qui pretend en outre
qu'iln'etait couvert d'aucun boa, conformement au songe
dont it perpetuait le souvenir, lequel avait eu lieu dans
la campagne et sub Jove crud(); selon ce meme Garcilaso,
disons-nous, la decoration interieure du temple consis tait en un simple cube de porphyre noir stir lequel eta't

11A S.

efoIlt111111 11 1611IIMI

ir,11'11111,111111C110

I ISiho

dsvoo,

\
+A:

\7`

Temple de Huira-Ccocha, d'apres les historiens Pedro de la Cleo et Acosta.

placee la statue du vieillard mysterieux qui jadis etait


apparu a l'Inca Viracocha. A l'epoque de la conquete, les
Espagnols jeterent bas cette statue et brisrent son piedeAal, dans l'idee qu'ils recouvraient un tresor cache.
De ces splendeurs architecturales, it ne reste aujourd'hui que des pans de murs d'environ vingt pieds de hauteur. Il est vrai que ces murs presentent neuf portes,
1. Ecume du lac, ainsi nomme a cause de sa blancheur lacier,
disent les historiens du dix-septieme siecle; mats l'exageration
habituelle de ces estimables auteurs nous fait moire que cette pretendue blancheur de Huira-Ccocha n'etait qu'une nuance caf au
lait, au lieu de la teinte de brique brillee qui caracterisait les
gens de sa race. La sceur et epouse de cet Inca, qui se distinguait
egalement des siens par uue blancbeur relative, fut appelee
Mama Banta (la mere l'ceuf).
2. Nous laissons aux historiens de la conqute la responsabilit
de ce songe apocryphe et le soin d'expliquer la presence du jeune
prince dans l'affreux desert de Chita, c'est-A-dire a quarante lieues
sud de Cuzco, la capitale de l'empire, et gardant des moutons
que les conquerants n'introdaisirent en Amerique que deux siecles
plus tard.

quand l'edifice primitif n'en avait que huit, au dire de


Pedro de Cieca et du pore Acosta. Heureusement nous
sommes seul a le savoir; car si cette neuvieme porte, sur
laquelle on ne comptait pas, eat rte retrouvee par les
delegues d'une societe savante, non-seulement elle offrait
entre societes rivales matiere a dissidences et pretexte a
brochures, mais plus d'un bel esprit paradoxal eat ri de
la trouvaille et pretendu en public que le temps, ce temps
vorace et insatiable, tempus edax, qui rouge, qui grignote,
emiette, amoindrit nos pauvres edifices, ajoute au contraire a ceux du Perou. Par egard pour la chronique et
la tradition, duegnes respectables, nous ne dirons rien
de semblable ou meme d'approchant. Nous admettrons,
avec les historiens susdenommes, que le temple dont it
s'agit avait bien huit portes et seulement huit- portes;
mais qu'une secousse du volcan voisin a pu pratiquer la
neuvieme; c'est le seul moyen de tout concilier.
Deux lieues separent Saint-Pierre et Saint-Paul de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

229

Cholla du village de Combapata. Pour atteindre ce derflier point, on descend sans cesse, et a mesure qu'on descend la temperature s'adoucit et quelques bandes de verdure s'etendent au pied des montagnes. Corn bapata,clontil
nest fait mention dans aucun traite de geographie et qui
ne figure encore sur aucune carte connue, est un village
d'une soixantaine de feux, situe pres d'une riviere assez
tapageuse. Sa petite eglise est des plus proprettes, et le
badigeon blanc qui la recouvre, tranche agreablement
sur le fond terreux des chaumieres de la localit. Un
christ de grandeur naturelle,a au ciseau d'un sculpteur
de Huamanga et venere des fideles sousle nom duSeigneur
de Combapata, &core le maitre-autel de cette eglise. Ce

christ a le don des miracles ; i1 a rendu la vue h des


aveugles, a des sourds et la parole a des muets.
Au dix-huitieme sicle, quand les jesuiles furent exiles
du Perm], des larmes de sang coulerent, dit-on, de ses
yeux d'email. Le meme prodige se renouvela en 1821,
quand le vice-roi la Serna, banni de Lima par les independants, se vit contraint de partir pour l'Espagne. Malheureusement pour le Seigneur de Combapata, le christ
de Tungasuca, un village voisin, a aussi le don des miracles. Ce dernier, connu sous le nom du Seigneur d' Anaipampa , rend fecondes les femmes steriles, guerit les
maladies reputees incurables et preserve les moutons du
claveau. Comme son emule, le Seigneur de Combapata,

it pleure, a l'occasion, des larmes de sang sur les miseres


de ce monde. De cette conformite de pouvoirs entre les
deux Seigneurs, it est result une rivalite haineuse entre
les fideles des deux paroisses. C'est a qui vantera plus
haut le christ de son village, en affectant de deprecier
celui du village voisin. Maintes fois, dans les solennites
bachiques par lesquelles chaque village celebre la fte de
l'Homme-Dieu, on a vu des Indiennes, lyres de fanatisme
et d'eau-de-vie, se battre a coups de tete comme des beliers, pour la plus grande gloire de leur Seigneur.
La riviere qui cOtoie le village et, sous le nom de rio
de Combapata, vient se jeter dans le Huilcamayo, prend
sa source surle versant occidental des Andes du Crucero,

entre les provinces de Lampa et de Carabaya. Elle est


aurifere, et, quand la fonte des neiges a grossi son tours,
elle charrie sous ses Hots bourbeux des parcelles d'ordetachees des montagnes. Les habitants du pays avaient
etabli autrefois un lavadero sur ses bords. La pente rapide des terrains qu'elle arrose, donne a ses ernes un
caractere formidable ; c'est moins un torrent qui se precipite, qu'une avalanche qui s'abat brusquement sur la
conlree environnante, qu'elle submerge en un instant.
Deux ponts de pierre de deux arches, d'une solidite de
construction It defier les siecles, ont et emportes suecessivement par cette riviere. Chacun de ces ponts avait
cotIte deux mille piastres (10 000 fr.) a la province,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

230

LE TOUR DU MONDE.

commeles ressources de celle-ci sont assez bornees, ses


habitants, par mesure d'economie, en sont revenus aux
ponts-balancoires en osier tresse, dont leurs aleux s'etaient servis pendant six siecles.
Ce qui distingue' Combapata. des autres villages d'e la
Sierra n'est ni son chriSt miraculeux, ni . que Charrie sa- riviere; c'est la qualite de la chicha que fabriquent ses habitants. Longtemps on ignora par quel procede les matrones de ce village obtenaient leur biere
locale, dont la transparence et l'odeur rappellent le clairet d'Espagne appel manzanilla. Mais ce secret finit
par etre divulgue; aujourd'hui chacun sait que la qualite
de cette chicha est due a la mastication prealable du

gunapo ou mais germe avec lequel on la fabrique. L'in-

au travailleur suffisamment broye, it le crache dans sa


main et le depose sur un morceau de cuir place pres de
lui et oil la cabaretiere vient le prendre pour le jeter
dans la jarre qui tient lieu de chaudiere.
D'apres quelques chimistes du pays qui ont analyse la
chose, c'est a une addition notable des sues salivaires et
aux secretions de la membrane pituitaire qui s'y trouvent
melees, que le mais de Combapata doit les qualites precieuses qu'il communique asa chicha. Je ne saurais dire
si la chimie locale a tort ou raison, ayant toujours refuse
de goitter a cette biere de la province de Canchis; mais
j'avoue m'etre arrete parfois devant les chicherias ou on
la fabrique, et avoir pris plaisir a regarder les chiqueurs
de mais des deux sexes qui y etaient reunis: Les bou-

ches de ces braves gens, qui s'ouvraient et se refe:maient avec une precision mecanique, et cela sans desemparer, me rappelaient, en mme temps que la patrie
absente, les dentiers de Desirabode, s'agitant du matin
au soir dans leur cadre vitre.
Au sortir de Combapata on se dirige vers Checcacupi,
distant de trois lieues. Checcacupi est un pauvre village
d'une trentaine de feux, situe pres d'une petite riviere,
descendue, comme celle de Combapata, des Andes du
Crucero. On traverse cette riviere sur un pont de pierre
qui date de l'epoque des vice-rois, et laissant derriere
soi les provinces limitrophes de Canchis et de Canas,
autrefois comprises dans le Corregimiento de Tinta, on
eutre dans la province de Quispicanchi. Avant de passer

vention de ce procede remonte aux anciens Aymaras.


Les cabaretieres de Cochabamba dans le haut Peron,
descendantes de ces autochthones, l'emploient encore
avec succes. Ce precede, sur lequel nous croyons devoir
appeler l'attention des redacteurs de la Cuisiniere bourgeoise et des editeurs de Recueils utiles, est des plus simples et des moms dispendieux. Quelques vieillards des
deux sexes s'accroupissent autour d'un monceau de mais
concasse; chacun prend au tas une poignee de ce mais
qu'il porte a sa bouche et mache avec plus ou moms de
vigueur et pendant plus ou moms de temps, suivant le
degre de vetuste de ses molaires. Quand ce Ines parait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

231

LE TOUR DU MONDE.
outre, jetons un rapide coup d'ceil sur le passe de la
double province Rue nous abandonnons pour ne la plus
revoir.
Longtemps avant l'apparition des Incas au Peron,
deux nations rivales, les Canas et les Cachis, occupaient
un territoire de plus de douze cents lieues carrees qui,
du nord au sud, s'etendait des Sierras de Chimboya et
d'Atun-Quenamari aux plateaux d'Ocoruro, 'et de l'est
l'ouest, de la Cordillere de Huilcanota au torrent de
Chuquicabana. Le Huilcamayo,que nous avons vunaitre
a Aguas-Calientes et suivi jusqu'a Checcacupi, coupait
en deux une partie de ce territoire. Les Canas occupaient
dans le nord et l'ouest l'emplacement actuel des villages
de Pitumarca, Combapata, Tinta et Yanaoca, et s'etendaient jusqu'aux hauteurs de Pichigua et de Mollocahua,
voisines de la riviere Apurimac. Les Canchis habitaient
la partie de l'est et du sud comprise entre les villages
actuels de Saint-Pierre et Saint-Paul de Cacha, Sicuani
et Marangani, jusqu'au plateau de la Raya I.
Ces deux nations, fortes
d'environ vingt-cinq mille
hommes, etaient gouvernees par leurs curacas ou
chefs respectifs. Leur rivalite, qui remontait a des
temps recules et qui occasionnait entre elles de
sanglantes querelles, parait
n'avoir eu d'autre cause quo
la difference de leur origine
et de leur humeur. Les Canas, habitants primitifs de
la Sierra-Nevada, tiraient
leur nom du volcan de Racchi qni dominait leur territoire et dont Es se vantaient d'tre issus, Cana,
dans l'idiome quechua, veut
dire foyer d'incendie. Les
Canchis etaient venus jadis des regions temperees qui
avoisinent Arequipa. Leur nom rappelait le sol natal,
ses pales flours et ses verdures. Cancha, en quechua,
signifie enclos ou jardin. A cette difference d'origine
s'ajoutait chez ces indigenes la difference du costume,
invariablement noir chez les premiers et bariole chez les
seconds.
Le caractere de ces nations cadrait a merveille avec
leur nom patronymique. Les Canas, d'une humeur ordinairement sombre et taciturne, mais bouillante et impetueuse a l'occasion, jaloux de leur independance au
point de tout lui sacrifier, avaient lutte pendant quatre
siecles contre l'envahissement des Incas et n'avaient subi
le joug de ceux-ci qu'a la suite d'une alliance, ou la
fille de l'Atun-Cana, chef de leur nation, etait devenue
une des trois cents femmes de Huayna-Ccapac, douzieme
I. Les limites assignees aujourd'hui a ces deux provinces ne
rappellent qu'imparfaitement celles de leur ancien territoire,

empereur de Cuzco Les Canchis, au contraire, d'un caractere doux et timide, d'un esprit tiede et indecis, comme
le climat sous lequel Es etaient nes, s'etaient soumis
sans resistance h, la domination des bills du Soleil.
Au seizieme siecle, le territoire des Canas et des Canchis fut reuni en une seule province sous le nom de Corregimiento de Tinta, et ces indigenes, qui ne formaient
plus qu'un soul et meme peuple, passerent du joug des
empereurs sous celui des vice-rois. Pour eux le licou
remplaca le collier. Comme leur constitution robuste les
rendait propres au travail des mines, ils furent feod alement exploites par leurs nouveaux maitres. Chaque anne, des recruteurs espagnols venaient prelever une dime
au nom de l' Rtat, sur la double population. Les malheureux designes par le sort se reunissaient devant
l'eglise, pour entendre une messe dite a leur intention
et qu'ils etaient tenus de payer eux-memes. A l'issue de
cette messe, le cure, apres avoir recu leur serment de
fidelite et obeissance au
roi d'Espagne, les aspergeait d'eau Unite, prononcait sur eux la formule accoutumee : Vete con Dios,
et leur tournait le dos.
Ces recrues, escortees de
parents et d'amis quirepondaient a leurs larmes par
des gemissements, prenaient alors le chemin de
Cailloma, de Carabava, de
Potosi, sites des riches gisements de minerai que les
vice-rois du Peron faisaient
exploiter un peu pour leur
compte et pour celui du roi
d'Espagne. La, voues aux
travaux d'excavation , ces
Indiens desceudaient dans
les bocaminas et les socabons puits et galeriesoil la p 'vation de l'air pur auquel Es etaient accoutumes et 1 emanations des gaz delteres leur occasionnaient, d sent les docteurs du pays, une espece d'asthme
appelee c taco dont Es mouraient dans l'annee. Quand
cette pro ision de travailleurs etait epuisee par la mort,
les repro entants de la monarchie espagnole n'avaient
qu'a se b. isser et prendre au tas humain pour le renouveler.
Les cho es durerent ainsi pendant plus de deux sieties, puis 1 is populations lassoes de ce joug accablant se
souleverent Les habitants d'Aconcahu, dans la province de C anas, exasperes par une augmentation du
tribut d'or en poudre qu'ils etaient tenus de payer
s'e parerent du collecteur espagnol qui le leur
reclamait e lui donnerent a boire de ce metal fondu f ;
puis, pour ichapper aux poursuites de la justice, Es
1. Para sa
Pour apaiser

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

ar de este modo la, sed insatiable del recaudador.


ar ce rnoyen la soil insatiable du collecteur, dit

[email protected]

232

LE TOUR DU MONDE.

abandonnerent a jamais leur village, dont l'emplacement est encore reconnaissable aujourd'hui. TupacAmaru, cacique de Tungasuca, apres avoir pendu de sa
propre main le corregidor de Tinta, Antonio Arriega, et
souleve contre les Espagnols la population du pays, fut
dfait par ceux-ci et perit dans d'atroces supplices. Angulo, Bejar, Pumacahua, Andia, qui succederent a Tupac-Amaru, payerent de leur tete l'oeuvre d'emancipation
qu'ils avaient entreprise et que neuf ans plus tard Si-.
mon Bolivar realisa dans les plaines d'Ayacucho.
A l'epoque on les premiers essais d'affranchissement
furent tentes dans la contree, le Corregimiento de Tinta
etait divise en six districts. C'etaient ceux de Sicuani,
Tinta, Checca, Checcacupi, Langui et Yauri, lesquels
comprenaient vingt-trois villages que leur situation sur
la montagne ou dans la plaine, et partant la difference
de leur temperature, avait fait classer en villages d'en
haut et villages d'en bas. Plusieurs de ces villages n'existent plus. D'autres ne sont
aujourd'hui que de simples
estencias (fermes) ; mais
par respect pour leur memoire et les souvenirs
qu'ils rappellent, les statisticiens du pays lour ont
conserve depuis quarante
ans, dans leurs comptes
rendus annuels, et leur
con serveront longtemps encore, le rang et la situation
qu'ils occupaient jadis.
Ainsi, l'illustre grenadier
dont s'honore la France
continua de figurer apres
sa mort sur la liste du regiment dont it avait fait
partie, et de repondre
l'appel nominal de chaque jour par la voix
d'un de ses freres d'armes.
Tout en applaudissant a la pensee de ces stat ticiens,
evidemment inspires par le plus pur patriot' me et la
piste du souvenir, nous ne pouvons nous em ether de
blamer l'artifice dont ils ont use, dans leur annuaires, pour donner a I'Europe en general et au, republiques voisines en particulier une haute idee es forces
numeriques de la contree. D'apres eux, le ch ffre de la
population actuelle de chacune des provinces de Canas
et Canchis serait celui de la population enti' -e du Corregimiento de Tinta au temps de sa splende . Par malheur pour ces messieurs, on sait que de toute les provinces du bas Peron, cello de Tinta fut precise ent la plus
maltraitee pendant la duree de l'occupation espagnole.
Sa population, decimee tour a tour par les ep demies, les
subsides de la Mita, les enrOlements forces, es emigra-

Lions volontaires, les exigences du pouvoir spirituel et


les revolutions politiques, ne comptait en 1792 que
trente-six mille trois cent quatorze individus ; en 1820,
elle avait atteint le chiffre de trente-six mille neuf cent
soixante-huit; en 1836, celui de trente-sept mille deux
cent dix-huit. Or, cette meme population qui, en quarante-trois ans, ne s'etait augmentee que de neuf cent
quatre individus, vient d'atteindre subitement le chiffre
de soixante-cinq mille! Pareille hyperbole serait a
peine admise chez un pate, et consideree chez un prosateur comme un exces d'emphase et une redonnance de
mauvais gout; a plus forte raison chez un faiseur de statistique, pour qui la verite doit toujours etre nue comme
au sortir du puits.
En quittant le village de Combapata, it avait Cte convenu avec Nor Medina que nous passerions la nuit a
Checcacupi, et que le lendemain nous pousserions jusqu'a Huaro, en doubl ant l'etape et traversant, sans nous
y arrter, les villages de
Quiquijana et d'Urcos. Un
voyage dans la Cordillere,
s'il parait monotone et soporifique au lecteur qui le
lit, le parait biers plus encore au voyageur qui reffectue. Wile premier commodement 'assis, convenablement restaur, les pieds
chauds et le coude appuy
sur sa table, se contente
de baffler et de tourner
rapidement les pages du
livre, afin d'arriver plus
tot a la fin, le second maugree et enrage de no voir
autour de lui, duraat des
semaines entieres, que des
pierres et des etres petrifies, d'avoir a subir dans
la mme journee le froid
et la chaleur, la grele, la neige et la pluie, le tonnerre
et les eclairs, sans compter la faim, la soif et la fatigue, les deceptions de tout genre et les insectes parasites qui l'attendent a la couches. Encore si, pour abreger son martyre, ce voyageur avait la facilite qu'on a
chez nous de tripler les relais et de hi-tiler le pave de
la route! mais cette ressource lui est interdite. D'abord
la route qu'il suit n'a point de paves, ensuite en surmenant la mule qui le porte, it courrait risque de la
voir rester en chernin et d'y rester lui-meme. Il faut
done qu'il contienne son impatience et qu'il se resigne
ne 'marcher qu'a pas comptes dans la voie fatale on,
comme les Ames pecheresses d'Alighieri, it doit traverser des zones purificatoires et des cercles d'epreuves
avant de jouir du repos. Tout au plus, dans le tours de

naivement Pedro Celestino Florez, qui rapporte c


opuscule intitule : Patriotismo y amor a la liber
ecrivain ajoute en maniere de reflexion L'oppressi

taires du pouvoir et le manque de justice dans un pays, poussent


souvent les opprimds a commettre ces choses fdcheuses, qui mdritent d'etre excusdes, eu dgard aux circonstances.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
son odyssee, est--il permis a l'intortune de jurer de par
tous les diables, ou de benir la Providence, selon qu'il a
le ventre vide et peu d'espoir de le remplir,, ou qu'accroupi devant le feu d'une hutte postale, it ecoute avec
ravissement le murmure de son souper qui bout dans la
marmite.
J'ai dit que nous devious terminer la journee a Checcacupi. Mais chemin faisant et tout en causant de choses
indifferentes avec mon guide, je songeais apart moique
Checcacupi, a en juger par la sterilite de ses environs,
ne devait offrir aucune ressource, et que nous en serions
reduits a nous mettre au lit sans souper,-ce qui me paraissait infiniment triste. Or, comme le lendemain nous

tinuames done notre marche. Arrives par le travers de


San Juan, petit hameau orne d'une lagune, mon guide
s'etant arrete en me priant de passer outre , je profitai
de l'incident pour descendre vers la riviere et chercher
un endroit gueable.
Un lit de ciilloux jonche de grosses pierres se dessinait sous la transparence de l'eau. J'y poussai resohlment ma mule. Nor Medina, debout sur la hauteur, vit
ce changement d'itineraire. Sans prendre le temps de
rajuster ses gregues, it enfourcha sa monture et accourut au galop.
Oa va done monsieur? me cria-t-il.
Vous le voyez, dis-je, je passe le Huilcamayo

233

'devious passer de la rive droite de Huilcamayo sur la


rive gauche, et suivre desormais cette dernire jusqu'a
Cuzco, l'idee me vint d'effectuer sur-le-champ cette traversee et de pousser jusqu'a Acopia, oil nous avions
quelque chance de trouver a la fois le Bite et le souper.
Comme c'etait un trajet de deux lieues a faire encore, je
me gardai bien de communiquer mon idee a Nor Medina, qui neat pas manqu de pretendre que ses mules,
ereintees par douze lieues de Cordillere equivalant
dix-huit lieues de plaine, boitaient des quatre jambes
et soupiraient apres le repos du corral, comme le cerf
altere de l'Ecriture apres les sources vives : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum. Nous con-

Kubos aneriphto. Puisse , comme a Cesar, le destin


m'etre favorable I
Mais la riviere est plaine de trous I mais vous allez vous noyer et estropier ma mule !
A ce eri d'une 'Arne venale, je ne repondis que par un
geste d'epaules; ce que voyant, mon guide entra dans
la riviere et m'eut bientOt rejoint.
Pourquoi monsieur a-t-il pris ce chemin? v me demanda-t-il assez brusquement.
La question de Nor Medina etait si naturelle, que je
fus tente d'y repondre que la peur de souper de memoire
a Checcacupi m'avait pousse a passer la riviere. Mais le
ton dont cette question etait faite, arreta sur mes levres

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

234

LE TOUR DU MONDE.

la confidence pres d'eclore. Je regardai l'homme du haut


n bas et lui repondis :
a J'ai pris ce chemin pour des raisons particulieres.
Ah ! fit-il; et oh va monsieur de ce pas?
A Acopia.
A Acopia ?
A Acopia I
Cela suffit. Des que monsieur a des raisons particulieres pour eller a Acopia, il est de mon devoir de me
conformer a ces raisons et de le suivre.
Il achevait a peine, que sa mule pirouettait sur les
pierres glissantes, et dans les efforts qu'elle faisait pour
garder l'equilibre, nous mouillait tous les deux des pieds
h la tete.
Une aspersion dans la Cordillere n'est jamais agreable; mais malgre l'impression glacial e que m'occasionna
celle-ci, je ne pus m'empecher de rire en voyant Nor
Medina, dont la bile etait allumee, chercher querelle
a sa monture et la qualifier de sans cceur et de propre
rien, injure h laquelle une mule est particulierement s en-

sible, soit parce qu'elle indique un certain mepris pour la


bete, ou qu'on l'accompagne habituellement de quelques
coups de bride.
Nous touchames a l'autre rive. Apres nous etre eponges de notre mieux, nous nous mimes en marche, laissant a notre gauche Saint-Jean et sa lagune d'oli sort un
ruisseau qui se rend au Huilcamayo. Si, comme
dit precedemment Nor Medina, son devoir etait de me
suivre, je dois dire a sa louange qu'il le remplit, mais
en mettant entre nous deux une distance de trente pas
geometriques qui me fit comprendre qu'il boudait. L'arriero peruvien est eminemment susceptible. Un rien le
choque; it est froiss d'une vetille. Son humour est un
lac limpide qui se ride au moindre zephyr. Le soul fait
de passer d'une rive a l'autre du Huilcamayo sans prendre Conseil de mon guide, avait suffi pour. le blesser et
l'indisposer contre moi. Par egard pour ma qualite de
voyageur payant, je m'abstins de le rappeler pres de moi
et le laissai cheminer a sa guise. Nous arrivames
Acopia sans avoir echange une parole.

QUATRIhME TAPE
D'ACOPIA A CUZCO.
lissertation sur la province de Quispicanchi que le lecteur peut passer sans la lire. Acopia, ses pseudo-ruines et ses tartes. Une
hospitalit y compromettante. Bibiana et Maria Salome. Qui prouve jusqu'A l'evidence que tons les hommes, egaux devant la
mort, ne le sont pas devant les puces.

Le village d'Acopia appartient h la province de Quespicanchi ou Quispicanchi, se lon l'orthographe adoptee par
les statisticiens modernes et les redacteurs du Calendario. Les limites de cette province sont assez indekses,
le gouvernement peruvien n'ayant pas encore eu le
temps d'y envoyer des &metres eti3Oes arpentAs
charges de ramener sa superficie au ore metrique.
Tout ce que nous pouvov en dire, geographiquement
parlant, c'est qu'elle est enclavee dans les provinces de
Paucartampu, d'Urubamba, de Paruro, de Cotabamba,
de Chumbihuilcas, de Canas y Canchis, qu'a l'est, au
dela de la Cordillere orientale, elle comprend les vallees de Marcapata, d'Ayapata, d'Asaroma, et s'etendi
travers des regions encore inexplorees jusqu'aux frontieres de la Bolivie et du Bresil.
La population civilisee ou soi-disant telle de cot immense territoire s'eleve a peine a quarante mille times.
Quant aux tribus sauvages qui vivent au bord de ses
fleuves ou sur la lisiere de ses forks, elles ne sont pas
aussi nombreuses qu'on semble le croire' en Europe. En
general, les voyageurs qui ont traite de l'anthropologie
americaine ont singulierement enfle le chiffre de la
population de sesPeaux-Rouges. Cette exageration a deux
causes qu'il importe de signaler. D'abord, 1 'amour-pro1. D'Orbigny, dans son oeuvre intitul6e . L'homme amdricain,
a gonfl a plaisir le total de ses chiffres et greffe sur le tronc andoperuvien des rameaux inconnnus. Ainsi les habitants du village
d'Apolobamba dans la vallee orientale de ce nom, Indiens et Cholos de la Sierra pour la plupart, sont devenus sous sa plume la
tribu des Apolistas; des Cholos et metis de Paucartampu, it a fait
la tribu des Paitcartambinos; des Chunchos (nom generique des
sauvages au Perou), une caste distincte, etc., etc.

pre du voyageur qui tient toujours a prouver au public


qu'apres avoir entasse Pelion sur Ossa, it est parvenu h.
trouver l'eau qui chante et l'oiseau qui parle, vainement
cherches poi ses devanciers ; ensuite, l'inexactitude calculee des notes et des documents fourths au meme voyageur par les habitants du pays, lesquels, lorsqu'on les
interroge sur lour compte, se gonflent aussitat comme
la grenouille de la fable, afin de donner d'eux-mmes
une plus haute idee. Vanitas vanitatum, omnia vanitas.
Revenons a Quispicanchi, qui fut jadis le nom d'une nation et qui n'est plus aujourd'hui qu'on nom de province.
Au milieu du onzieme sicle, apres que Manco-Capac,
chef de la dynastie du Soleil, eut fonde Cuzco et fait de
la cite naissante la capitale de son empire, la premiere
croisade qu'il entreprit pour rallier au culte d'HeliosChuri les tribus autochthones qui vivaient eparses dans
la Cordillere fut cello de Collasuye . . Les Quespicanchis, les Muynas, les Urcos, les Quehuares, les Cavinas
et les Ayamarcas 2 occupaient alors dans cette direction
un territoire d'environ cinq cents lieues carrees. Ces
naturels accoururent a la voix de Manco, et ravis de la
1. De suyu, direction ; direction du Collao ou territoire des Indiens Collas. C'est une des quatre divisions primitives de I'empire,
etablies par Manco-Capac et correspondant aux quatre aires du
vent : chincha-suyu (nord), colla-suyu (sud), anti-suyu (est),
cunti-suyu (ouest).
2. Toutes ces tribus, parfaitement distinctes avant l'etablissement des Incas, se melrent et se confondirent sous le regne de
ces derniers avec la grande famine Aymara-Quechua. Les villages
de la Sierra, auxquels ces castes autochthones ont laisse leur
nom, sont situes sur le territoire qu'elles occupaient au dixi,?nie
sicle, avant l'apparition de Manco-Capac.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

235

douceur et de l'onction de ses paroles, au dire de ses


biographes, notre Inca parlait d'or comme Jean Chrysos tome, ils l'ecouterent avec docilite. Manco les entretint d'une foule de choses, que nous regrettons vivement
de ne pouvoir intercaler dans noire texte pour lui donner plus de couleur locale. Apres leur avoir fait comprendre que le culte du Soleil , etait preferable a celui
des troncs d'arbres, des couleuvres et des crapauds
qu'adoraient ces Indiens, it leur apprit a se batir des
huttes, car la plupart etaient troglodytes et , comme les
chinchillas de leur pays, vivaient dans des terriers.
Lorsqu'il les jugea convenablement' degrossis et suffisamment penetres des avautages de la civilisation sur la
barbarie, it les reunit dans une quarantaine de villages
echelonnes sur la ligne divisoire de Collasuyu et fit d'eux
ses sujets et ses tributaires.
Manco-Capac, que les historiens espagnols ontgratifie
de deux visages comme Janus, l'un bonasse , l'autre
ruse, ne s'en tint pas la a Pegard de ces indigenes. Pour
leur donner une marque de son , :estime et temoigner en

memo temps vis-a-vis des races futures qu'ils etaient les


premiers idolatres de la Sierra, dont les yeux de l'esprit
se fussent ouverts a la lumiere du Soleil, it leur confera,
au moyen de quitus equivalant a nos lettres patentes,
des titres de noblesse, des honneurs et des dignites
transmissibles a leurs descendants. Les uns eurent la
faculte de couper carrement leurs cheveux sur le front
pour se distinguer du vulgaire, les autres de les laisser
Hotter au gre du vent ; ceux-ci d'allonger le lobe de leurs
oreilles d'un demi-pied, ceux-la de les percer et d'y suspendre, soit un morceau de jonc , une rondelle en bois
ou un bout de roseau, soit une houppe ou un poupon
de laine multicolore. Faveur appreciee autant qu'appreciable, ajoutent entre parentheses les historiens de la
Conquete, et dont ces naturels se montrerent toujours
reconnaissants.
Les conquerants espagnols affecterent de retirer brutalement a ces Indiens les houppesles pompons et
autres affiquets qui temoignaient chez eux d'une noblesse de cinq siecles. Leurs railleries a l'egard des

grands dignitaires quechuas, dont les oreilles pendaient


jusqu'a l'epaule, empecherent la descendance de ceux-ci
de se les allonger. Sous le futile pretexte qu'on ne pouvait les approcher sans s'exposer a des demangeaisons
desagreables, Pizarre et ses lieutenants firent couper
aux curacas, gouverneurs de villages, la chevelure luxuriante et vierge du peigne qui servait a les distinguer de
leurs administres. Avec l'abolition des privilegss capillaires se perdirent les vieilles modes et les vieilles coutumes. Le regime de la force brutale regna sans contrOle. Au collier rembourre que portait l'Indien du
temps des Incas, l'Espagne substitua un lourd tartan de
for herisse de pointes. Les populations, decimees par le
sabre, epuisees par les exactions et les travaux des
mines, s'eteignirent ou emigrerent , abandonnant le
chaume , les toisons de lama et les trois pierres calcinees qui representaient pour elles la demeure, la couche
et le foyer domestiques. Aujourd'hui quel archeologue,
si patient et si minutieux qu'on le suppose, pourrait,
meme en s'aidant de ses lunettes et des textes de Garcilaso, Valera, Acosta, Cieca de Leon, Zarate, Torque-

mada et autres chroniqueurs, retrouver sur le chemin


imperial de Collasuyu, dans un perimetre de troislieues,
la trace des quarante villages qu'on y comptait au milieu
du seizieme siecle
La province de Quispicanchi, qui n'a garde de sa splendeur passee que les ruines d'un aqueduc, est divisee
cette heure en quatre districts, lesquels renferment trois
bourgades et une vingtaine de villages. Ces villages se
ressemblent tons. Leur temperature seule differe, selon
qu'ils sent places dans une gorge (quebrada) comme
ceux de Huaro, d'Andahuaylillas, d'Oropesa, situes dans
la puna comme ceux de Mosoc-Llacta et de Pomacanchi,
ou edifies au pied des Andes neigeuses comme ceux
d'Ocongate et de Sangarara.
Le village d'Acopia, que nous venions d'atteindre, doit
a sa situation exceptionnelle au bas d'un plateau et a
l'entree d'une quebrada, un climat exceptionnel aussi.
Nous nous ferons comprendre en ajoutant que le vent y
fait rage, qu'iltonne et pleut assez souvent, qu'il grle et
qu'il neige parfois , mais que l'eau n'y passe jamais de
l'etat liquide a Petat solide.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

236

LE TOUR DU MONDE.

Devant ce morne pueblo que les gens du pays qualifient de bourgade, s'levent de chaque ate du chemin
les pans d'une muraille en terre (tapia), haute de quelques pieds , ebrechee a son sommet et d'un joli ton
de momie chauffe de bitume. Ces debris d'un mur de
cloture qui date de vingt ans a peine, ont un faux air
d'antiquite auquel un voyageur enthousiaste et novice
Fourrait se laisser prendre. Comm je ne suis ni novice
ni enthousiaste, je ne m'y trompai pas et passai pres des
pseudo-ruines sans leur accorder un regard. Toute mon
attention d'ailleurs etait concentree stir des pyramides de
tartes, que deux In diennes dont c'est la l'industrie avaient
elevees sur des banes de bois, a l'entree du village et de
facon provoquer
la gourmandise dcs
passants. En met- -
tent pied a terre
devant les marchandes qui m'adresserent simultanement ce doux
sourire commercial, charme du
serpent sur l'oiseau, que l'industriel jette la pratique , je fis une
reflexion :c'est que
la route Rant peu
frequentee, la patisserie locale que
j'avais sous les
yeux avait du rester exposee pendant un mois ou
deux aux injures
de l'air. La couche
de poussiere qui la
recouvrait et ce racornissement singulier que le temps
fait subir aux choses, autorisaient en
quelque sorte cette
supposition ; mais un estomac affame s'arrete-t-il a as
vetilles ! Sans daigner m'informer de l'epoque precise a
laquelle remontait la fabrication des susdites tartes, j'en
achetai bien vite une demi-douzaine a raison d'un real
la piece. J'epoussetai une d'elles avec mon mouchoir
et j'y mordis a belles dents. Deux bouchees passerent
sans encombre; a la troisieme bouchee, je m'arretai
court. Un in de finiss abl e melange de senteurs et de saveurs
heterogenes me soulevait le cceur. Machinalement, je
fourrai les doigts dans la tarte et j'en retirai tour a tour
des olives noires, des trenches d'oignon, de petits carres de fromage et des feuilles de menthe. Tout cela
etait englue de caramel et de saindoux. J'eus le secret
de mes nausees. Comme Nor Medina avait pris les de-

vants et trottait deja, dans le village, je ne pus le gratifier de cette p fiti , serie et regagner par ce moyen ses
bonnes graces. Pour m'en debarrasser, je la fis manger
a ma mule, au grand scan late des deux marchandes qui
me regardaient faire d'un air courrouce.
Ce bel exploit accompli, je remontai sur la bete et
me lancai a la poursuite de mon guide que j'eus bientOt
rejoint. Alors, sans nous dire un seul mot, mais mus
tous deux par la meme pensee, celle du gite et du souper, nous nous mimes en quete d'une demeure hospitahere ou l'on consentit a nous. hberger, Acopia n'ayant
ni caravanserail, ni tampu , ni hetellerie a offrir aux infortunes voyageurs. Nous tournames quelque temps
autour des chaumieres, les examinant de la base au
faite, sans parvenir a fixer notre
choix. La plupart
de ces demeures
etaient singulierement delabrees et
la vermine devait y
foisonner. Deux ou
trois d'entre elles,
qui se recommandaient par un
chaume neuf et
line couche de
chaux passee sur
leur facade, s'etaient brutalement
fermees a notre
approche. La situation devenait
d'autant plus critique, que le jour
allait nous manquer pour continuer nos recherches. Deja, le soleil
avait disparu ; l'horizon se nuancait
de teintes violettes; des vapeurs s'elevaient lentement du sol et flottaient autour du village dont l'ombre estompait les contours. Jamais crepuscule ne m'avait sembld si lugubre.
Comme nous repassions pour la troisieme fois dans
une ruelle fangeuse, bordee d'un ate par des facades de
chaumieres, de l'autre par le mur d'un pare a moutons,
une porte un peu vermoulue s'ouvrit discretement et
une femme tenant entre son ponce et son index un bout
de chandelle , m'apparut comme la personnification de
cette hospitalite tant cherchee. Je n'irai pas plus loin,
pensai-je en arretant ma mule devant l'inconnue, qui
repondit a mon salut par un charmant sourire. Cette
femme me plut par son air bienveillant et sa proprete
scrupuleuse. Ses cheveux etaient peignes avec soin et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
lustres au suif de mouton. line llicla de laine blanche
bordee d'un ruban rose voilait sans les cacher son sein
et ses epaules; sa jupe se perdait dans l'ombre, mais
la main qui tenait le suif et le bras nu auquel s'attachait
cette main, etaient Bros, charnus, frappes de fossettes et
temoignaient d'une sante robuste.
Flattee de l'examen dont elle etait l'objet de la part
d'un homme h peau blanche, c'est de moi que j'entends parlor; mon guide avait la peau couleur de nefle,
l'inconnue sourit de nouveau, et faconnant sa bouche
en cceur :
a Que cherchez-vous done a cette heure , mon bon
seigneur? me demanda-t-elle en voix de fausset.
Un toit pour abriter ma tete et un ehupe pour
apaiser ma faint, lui repondis-je de ma voix naturelle.
Comme la femme etait en train de m'assurer que je
trouverais chez elle, et a meilleur compte que partout
ailleurs, le convert et le vivre que je souhaitais, je regardai Nor Medina, qui
depuis notre traversee du
Huilcamayo n'avait pas
encore desserre les dents.
L'expression de son visage
etait parfaitement maussade et ses sourcils touffus
et grisonnants me parurent plus rapproches que
de coutume. Je n'eus pas
le temps de m'en etonner,
distrait que je fus aussitet
de cot examen par des
ehuchotements et des eclats
de rire qui partaient du
seuil des maisons voisines,
dont mon colloque avec la
femme a la lliclla blanche
paraissait avoir eveille l'attendon
Sans m'arreter a ce que
ces manifestations pouvaient avoir de blessant pour moi, je sautai a has de ma
mule. Au mme instant, une voix dont le timbre clair revelait une personne du beau sexe, prononca distinctement
ces mots &ranges :
Ne les tondez pas de trop court, la Templadora.
Tas de filous t murmura l'inconnue, h qui probablement cette recommandation etait adressee.
Qu'est-ce que cela signifie ? demandai-je, en regardant tour a tour ma future hOtesse et Nor Medina dont
les deux sourcils n'en faisaient plus qu'un.
Cela signifie, me repondit la femme, que j'ai pour
voisins de mauvaises gens qui font ce qu'ils peuvent
pour me retirer le pain de la bouche, sous pretexte que
je ne suis pas du pays. Mais entrez done chez moi, mon
bon seigneur, reprit-elle aussit6t avec son bienveillant
sourire.
N'entrez pas, monsieur me dit vivement Nor Medina ; et vous, la femme, ajouta-t-il en regardant l'incon-

237

nue d'un air courrouce, allez a, cent millions de diables!


Nous sommes d'honnetes voyageurs qui passons notre
chemin et nous n'avons rien a derneler avec des chuchumecas de votre espeeel
Ces mots etaient a peine prononces que, pareils 'a la
formule de l'exorcisme qui rompt un enchantement tenebreux, ils retablissaient la situation sous son jour veritable, Yinconnue nous tirait la langue, soufflait brusquement sa chandelle et nous jetait sa porte sur le nez.
Je fus quelques secondes h me remettre.
Quoit dis-je enfin a Nor Medina, cette femme souriante et si bien peignee, c'etait une sorciere....
Oui, monsieur, me repliqua-t-il sans me laisser le
temps d'achever ma phrase, c'etait un piege que Satan
vous tendait 1
g A combien de perils un voyageur n'est-il pas expos ! a murmurai-je en maniere d'apophthegme
Tout en remerciant Dieu de la protection visible qu'il
m'avait accordee en cette
circonstance , je ne pus
m'empecher de remarquer
qu'il faisait nuit et qu'une
solitude morne regnait
dans Acopia. Mon guide
avait repris sa marche 'a
travers les rues ; je le suivis l'oreille basso. a Eh
quoit me disais je, a moimemo en tournant autour
des chaumieres, je viens de
triompher du demon, j'ai
su rompre tout . icacte avec
Piniquite, ainsi que le veut
Jean Racine, et pour recompense de mon honnetete, je ne souperai pas ce
soir et je n'aurai d'autre
oreiller que le dur pave de
la route ! Vertu , n'es-tu
done qu'un vain mot! Une
exclamation de Nor Medina interrompit ce monologue,
it venait de decouvrir une chicheria. Par Yhuis entr'ouvert on apercevait deux matrones grosses, grasses, luisautes, accroupies devant une jarre et faisant bouillir
leur chicha, a l'aide de torches de paille que l'une faconnait et que l'autre allumait ; les fonds du tableau et
la plupart des accessoires etaient voiles par la fumee.
a Si vous le trouvez bon, nous passerons la nuit ici,
me dit mon guide.
Le gite avait un air suspect ; mais la nuit devenait de
plus en plus froide et toute hesitation art ete ridicule.
J'approuvai done par un signe de tete la motion de Nor
Medina, et sautant a bas de ma mule j'entrai bravement
dans le cabaret. Au bruit de ferraille de mes lourds
eperons chiliens, une troupe de cochons d'Inde que la
chaleur et la clarte du feu avaient attires pros de l'atre, se
debanderent avec des grognements d'effroi. Les chicheras, un pen surprises de mon apparition, eesserent un

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

238

LE TOUR DU MONDE.

instant d'alimenter leur eu de paille pour s'enquerir du


motif qui m'amenait chez elles a pareille heure. Peu
de mots me suffirent pour le leur apprendre et debattre
avec elles le prix de la couchee et du souper. Moyennant quatre reaux que je donnai d'avance, elles consentirent a nous abandonner pour y passer la nuit, un angle
de leur chicheria et a nous preparer un repas quelconque. En outre, elles indiquerent a Nor Medina un pare
a btes situe dans le voisinage et oil nos montures trouveraient a defaut de fourrage, quelques individus de
leur famille avec lesquels elles pourraient hennir. A
notre air abattu, les braves femmes jugeant que nous
tombions d'inanition, s'empresserent de remplir d'eau
une marmite et d'ajouter a ce liquide les divers ingredients dont se compose un chupe peruvien dans la Cordillere. Pour hater sa cuisson, je m'assis pres du feu
que j'entretins a l'aide de poignees de paille que nos hotesses me tendaient tour a tour. La franchise de mes
manieres plut a ces femmes et m'attira leur confiance.
Dix minutes ne s'etaient pas ecoulees que je savais deja
qu'elles etaient veuves et s'appelaient l'une Bibiana,
l'autre Maria Salome, qu'elles n'avaient ni rentes ni
biens au soleil, et gagnaient leur vie a. fabriquer de la
chicha qu'elles vendaient aux habitants d'Acopia et aux
peons des estancias voisines. De mon eta, et pour ne
pas rester en compte avec elles, je leur racontai les diverses peripeties de mon entre dans le village, depuis
l'episode des tartes jusqu'al'hospitalite compromettante
que m'avait offerte une femme du nom de Templadora.
Santissima Virgen! exclama Bibiana en se signant
et baisant son ponce, vous avez pule a cette excommu
niee, a cette vagabonde venue on ne sait
Dame, fis-je, que voulez-vous! quand on est
tranger et qu'on ne connait pas les gens I A premiere
vue, cette femme m'avait semble chretienne et bonne
catholique.
Si catholique, ajouta Maria Salome, que si j'etais
gobernador ou seulement alcade, je Ia forcerais de quitter Acopia dans les vingt-quatre heures; de pareilles
creatures sont la honte de notre sexe!
Je regardai du coin de l'ceil mon interlocutrice; evidemment la pauvre femme se flattait : ce sexe dont elle
parlait etait aussi ardu a declarer chez elle qu'une cartouche hieroglyphique du temps de Touthmosis. n Apres
tout, me dis-je, la forme s'altere, le fond persiste; le
visage a beau se fletrir, le dos se water, les jambes devenir cagneuses; le cocur, comme la giroflee des ruines,
n'en continue pas moms de verdoyer et de fleurir, quand
tout est mort autour de lui. Qui sait si cette chichera
tournure d'hippopotame n'a pas sous la couche de
graisse qui l'enveloppe un cceur de jeune fille plein d'illusions, de tendresse et d'amour?...
Pendant que je revais ainsi, le potage bouillait avec
furie. Au bout d'un moment, Bibiania y ayant goate,
nous annonca qu'il etait cuit a point et retira la marmite du feu. je m'assis a terre; mon guide prit place en
face de moi, nous mimes ie potage entre nos jambes et,
pourvus chacun d'une cuiller de Bois que la cabaretiere

venait de nous remettre apres l'avoir prealablement essuyee avec sa pipe, nous nous escrinaames de notre
mieux.
Ce repas termine, je songeai, par egard pour la bienseance, a fabriquer une cloison qui, partageant en deux
la chambre banale, nous isolat completement de nos
hOtesses. Des lambeaux de serge et de vieux torchons
qu'elles me preterent, non sans rire de ma pudeur, et
que je suspendis a une ficelle , m'en faciliterent le
moyen. Quand ce fut fait, mon guide et moi nous dressames fraternellement nos lits ate a ate, et enveloppes
jusqu'aux yeux dans nos couvertures, nous attendimes
que Morphee effeuillat sur nous ses pavots. Deja une
torpeur langoureuse avait paralyse mon esprit et ma
langue, et mes paupieres venaient de se fermer. quand
deux corps agiles et velus, dont le contact douillet me
fit frissonner, passerent simultanement sur mon visage;
chacun de ces corps Irainait apres lui une queue. Au
cri d'horreur que je poussai, les veuves accoururent et
Nor Medina se mit sur son seant.
a II y a des rats ici! m'ecriai-je.
Pas possible fit mon guide.
Ce sent nos cochons d'Inde que monsieur aura
pris pour des rats, dit une des femmes.
Est-ce que les cochons d'Inde ont une queue? exclamai-je.
Ah! pour ca non, dit IST or Medina; mais a supposer que ce soient des rats, ajouta-t-il, le cri que
monsieur vient de jeter a du les effrayer si fort, qu'il y
a cent a parier centre un qu'ils ne reviendront plus.
Je trouvai la reflexion assez sensee et je me recouchai.
Quelques minutes se passerent, puis it me sembla que
des milliers d'aiguilles m'entraient brusquement dans la
chair. Comme chaque piqtire se produisait a la fois sur
toutes les parties de mon corps, mes deux mains ne
pouvaient suffire a repousser les attaques de l'ennerni
auquel j'avais affaire. En desespoir de cause, je me
roulai sur mon grabat avec de telles exclamations de
rage, que Nor Medina s'eveilla de nouveau.
a Monsieur a le sommeil bien agite, me dit-il.
-- Eh! malheureux , lui rpliquai-je , est-co que je
puis former l'ceil seulement; je suis devore par les
puces
En m'entendant, les chicheras se mirent a rire.
a Ah dit l'une d'elles, ce monsieur qui s'etonne d'avoir des puces; mais tout le monde en a dans la Sierra,
le riche aussi bien que le pauvre; les puces c'est comme
la mort, nul n'en est exempt..
Dans Ia disposition d'esprit et de corps oh j'etais, cat
aphorisme me parut si stupide et en meme temps m'exaspera si fort, qu'il s'en fallut de pen que je n'apostrophasse rudement la commere qui me l'adressait comme
fiche de consolation. Toutefois je me contins et j'essayai
de m'endormir; mais je n'y reussis que lorsque l'ennemi,
suffisamment gorge du plus purde mon sang, eut cesse ses
attaques. Alorsje m'affaisai sur moi-meme comme une
lourde masse et dormis d'un sommeil de plomb. Le lendemain, quand je consultai mon miroir de poche, je fus

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

239

efiraye de l'image qu'il me presenta. J'avais le teint


livide, les .yeux bouffis et le visage plus tatou que celui
de Chingacook le Mohican. Par opposition, la peau de
Nor Medina etait unie comme un velours et n'offrait aucune trace de pique; j 'en inlerai, malgre le dire des matrones, que les hommes, reellement egaux devant la mort,
ne l'etaient pas du tout devant les places, puisque les
infernales btes, qui m'avaient devore , avaient cru devoir epargner mon guide.
Le soleil avait depasse l'horizon quand nous songeames
a nous remettre en marche. Nor Medina alla chercher
nos mules et commenca de les seller. Comme it etait en
train de harnacher la mienne, un bout de cuir qui,tenait

a la sangle se rompit ou se decousit, je ne sais lequel.


Pendant qu'il empruntait a nos hOtesses une aiguille et
du pour reparer cette avarie, j'allai faire un tour dans
le village. Ma mauvaise etoile, ou plutOt mon ignorance
de la localite, me conduisit precisement dans la rue on
la voile j'etais parvenu, comme l'humble Joseph et le
fier Hippolyte, a sortir vainqueur du combat E yre a mes
sens. Quelques menageres, debout sur le seuil des maisons, sourirent en m'apercevant et se mirent a chuchoter.
Je compris sur-le-champ qu'elles s'entretenaient de
cette aventure ; mais, fort de mon innocence, je passai
fierement devant les commeres sans les honorer d'un
saint. Tout en songeant que la reputation de l'homme

est un cristal que peut ternir le moindre souffle, je depassai sans m'en apercevoir les maisons d'Acopia et me
trouvai bientCt dans la campagne, si I'on pent donner ce
nom a une suite de terrains montueux,jonches de pierres
et herisses ca et la de maigres buissons ; deux lacs.que
j'entrevis a quelque distance, et vers lesquels je me dirigeai, allongerent d'autant ma promenade. Tous deux
e!aient places a fleur de terre, aucune touffe d'herbe, si
grele qu'elle fat, n'embellissait leurs bords, nul palmipede ne folatrait a leur surface et leurs eaux immobiles
semblaient recouvertes d'une pellicule. Je tournai le dos
aux deux lacs et revins sur mes pas. Mon guide, pi avait
termine sa besogne, commencait a s'etonner de mon al-

sense prolongee. Nous primes conge de Bibiana et de


Maria Salome, que leurs eclats de rire de la nuit avaient
singulierement abaissees dans mon. estime, et nous nous
eloignames de leur infernale demeure.
La journee s'annoncait sous de riants auspices; le ciel
etait pur, le soleil brillant, la temperature assez donee.
Bien que nous ne sussions pas encore on nous dejeunerions, cette ignorance n'avait pour nous rien de penible;
le double aspect de la terre et du ciel suffisait pour le
moment a notre estomac, et leur serenite reagissant sur
notre humeur, la colorait de reflets chatoyants et de
nuances irisees.
Sous le coup de cet epanouissement moral, nous cat:-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

240

LE TOUR DU MONDE.

sions, mon guide et moi, comme de vieux amis ; it me


parlait commerce, jelui parlais botanique. De Mercure
a Fiore, la distance n'est pas trs-grande, et malgre
quelques coq-a-l'ane, nous nous comprenions parfaitement Bien; nous fimes ainsi deux lieues sans nous en
apercevoir, taut cette conversation a batons rompus nous
semblait charmante. Ce trajet parcouru, nous cornmencames a ressentir une certaine lassitude. Apres que'ques haillements energiques , chacun de nous cessa de
parler pour s'entretenir avec ses propres pensees.
La vue des sites que nous traversions, et que je ne

devais plus revoir, temperait par degres la gaiete des


miennes. Nou s approchions de la quebrada de Cuzco et je
me rappelais l'epoque heureuse et deja reculee oa je
l'avais franchie pour la premiere fois en compagnie d'une
troupe joyeuse. Mes compagnons de route taient des
muletiers qui voyageaient a petites journees. Nous nous
etions rencontres a soixante-cinq lieues d'Acopia, entre
Purina et Petanzos, et mutuellement charmes de cette
rencontre qui nous avait paru providentielle, nous ne
nous &Lions plus quittes. Quelques bouteilles de tafia
avec lesquelles j'avais paye ma bienvenue, m'avaient

Une chambre coucher clans la Cordillere.

gagnd le cceur de mes nouveaux amis. Pendant dix-sept


jours que dura le voyage, ils ne cesserent de m'appeler
patron. Ce titre honorifique, qui chatouillait ma vanite,
leur valut un second pourboire quand sonna l'heure
des adieux. Toujours chantant, riant, sacrant , nous catoyames la chalne du Crucero, blanche de frimas du faite
a la base pendant toute l'annee. Que de bons gros mots
laches en commun durant ces jours de marche que de
longues nuits passes ate a ate au milieu des neiges
de la Sierra! Habituellement nous nous arretions au
coucher du soleil. On allumait un feu de crottin sec, on

placait de champ la marmite, on soupait de fetes bouillies


ou de pommes de terre cuites avec du fromage mou.
Quand l'heure du sommeil etait sonnee a toutes les paupieres, mes compagnons rapprochaient leurs colis de
maniere a former les trois murs d'une butte; trois batons
places en travers supportaient la toiture; sous cet abri
commode, mais exigu, car it ne couvrait que mon terse,
je me glissais a quatre pattes. En un din d'ceil j'tais
endormi.
Paul MARCOY.
(La suite d la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

VII. 172 e my.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

16

[email protected]

2V2

LE TOUR DU MONDE.

VOYAGE DE L'OCEAN ATLANTIQUE A L'OCEAN PACIFIQUE,'


A TRAVERS L'AMERIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY'.
1848-1860. - TEXTE ET DESS/NS iNtDITS.

FERMI.
QUATRIEME

D'ACOPIA A CUZCO.
Un rove de bonheur. La quebrada de Cuzco. Andajes et ses boudins aux pistaches. La chingana de Qquerohuasi. Une
Trait6 de hotanique h la . port6e de tout le monde. Le voyageur
carriLre du temps oh l'imp6ratrice Mama WM Duaco
pleure sa jeuncs , e pass6e et ses illusions perdues. Qu'un muletier pout etre a la fois herboriste el logicien. Quiquijana rt les
cailloux de sa riviere. Qui traite dTrzos, Chef-lieu de la province de Quispicanchi. Le lac Ia Mohina et sa chaine d'or. Zoologie
et arboriculture. Huarm son clod e , son coq et son buffet d'orgues. Vallees et villages caracterises en passant par un mot
quelcongue. Oropesa, la bourgade herolgue. Le voyageur se brouille pour Ia seconde fois avec son guide. Croquis de San
Jeronimo. San Sebastian et ses families nobles. L'arbre des adieux. Du couvent de la Becoleta, de son prieur et de ses
moines. Le Corridor du ciel et It Chaire-du-Diable. Brie chambre monolithe.

Pendant mon sommeil le barometre descendait a tempete ; le vent mugissait, la foudre grondait, les eclairs
brillaient, le ciel, comme dit ouvrait ses Cata,ractes ; je revais d'idylles, de pros verts et de clairs
ruisseaux ; le lendemain, a mon reveil, j'avais un pied
de neige sur les jambes, edredon immacule tout aussi
chaud que du duvet d'eider I Cette belle vie eut un
terme. Nous atteignimes Tungasuca et nous nous dirigeames vers Cuzco en prenant par la quebrada de ce
nom. La m'attendaient des plaisirs sun lesquels je ne
comptais pas. Decembre allait finir, Pete commencait
dans la Cordillere, de splendides hijacks entr'ouvraient
de tous ekes leurs corolles peintes. La jeunesse est vaine
et presomptueuse ; je crus un moment que la Fiore de
l'Entre-Sierra etalait en minaudant, par me captiver,
les doux tresors de sa corbeille ; a chaque pas, une merveille vegetale m'arrachait un cri d'enthousiasme, les
muletiers, qui ne comprenaient Hen a mon exaltation
phytologique, me crurent d'abord un peu fou, mais je
leur expliquai la chose; et comme ma passion pour les
plantes de leur pays leur parut flatteuse pour leur
amour-propre national, chacun d'eux, rivalisant de zele,
se mit a me cueillir des flours et m'en apportait a brassees. D'Andajes a Urcos, je recueillis des echantillons
admirables ; je retrouvai toutes les especes connues et
j'en ajoutai de nouvelles au catalogue des savants. Ce
magnifique herbier qui devait a j amais assure ma gloire,
futbroute par une de nos mules entre Huaro et Oropesa;
je faillis en perdre la tete ; mais en songeant que la nature, symbolisee par le phenix, se consume et renait de
ses propres cendres, et que les plantes dont je venais
de perdre un specimen refleuriraient l'annee suivante,
je parvins h me consoler. Huit ans s'ecoulerent. Chaque
annee, quand le printemps faisait place h. fete, en quelque endroit que je me trouvasse, nn besoin d'emigra1. Suite. Voy. t.
et Ia note 2.

p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225

tion, de locomotion, de dplacement, venait tout h coup


m'assaillir ; des desirs inquiets s'eveillaient en moi ;
j'enviais le sort de l'oiseau et les deux ailes dont sont
pourvues ses omoplates. Comme lui, j'eusse voulu prendre mon vol et m'aller poser au milieu des cerros pour
y refaire ma moisson odorante ; mais la chose etait impossible!
Comme un lecteur, intrigue par ce preambule, pourrait avoir l'idee de derouler une carte de l'Amerique ou
de parcourir les comptes rendus que tout voyageur officiel doit a son ministre, et cola pour se renseigner sur
notre quebrada de Cuzco, nous nous hatons de l'avertir
que lee atlas et les rapports se taisent our son compte et
qu'aucun trace d'elle n'exista jamais dans les cartons
d'un ministere; omission regrettable, mais qu'il est facile de reparer.
La quebrada de Cuzco, que les Indiens appellent coinmunernent Atunquebrada la maitresse quebrada
est une gorge sinueuse formee par le rapprochemei t
d'une double chalne de cerros qui naissent entre Acopia
et Andajes, et se dirigent du sud-sud-est au nord-nord ouest, sur une etendue d'environ quinze lieues et une
largeur variable entre cinquante et cinq cents metres.
Accidentee ca et h, par un village, un lac, une courbe
de la iiviere, cette gorge s'interrompt un moment et va
recommencer plus loin, pareille aux troncons d'un serpent coupe qui se rejo'gnent. Aux alentours d'Oropesa,
elle s'evase brusquement, et ses deux chaines paralleles,
apres avoir decrit dans le nord-ouest et le sud-est une
molle courbe, se reunissent a quatre lieues de la, et forment comme un rempart circulaire a la plaine au fond
de laquelle est assise la ville de Cuzco. Tel est, h. peu de
chose pros, le trace orographique de cette gorge, qui,
dans son parcours, vane souvent d'aspect et change plu.
sieurs fois de nom.
Avec sa configuration deja remarquable, la quebrada
de Cuzco jouit en tout temps d'une temperature relative-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

243

LE TOUR DU MONDE.
ment douce qui dans Fte s'elve jusqu'a 20 a 22 degres.
A cette epoque, la grande fonte des neiges dans la Cordillere y fait mitre d'humbles rivieres, qui la parcourent,
I'arrosent et la fertilisent pendant un mois ou deux.
Toutes ces rivieres se rendent sans bruit au Huilcamayo.
D'invinsibles rigoles sillonnent les versants des cerros et
ressuscitent mille vegetations charmantes, larves et chrysalides qui depuis ran passe dormaient dans leurs cocons
obscurs et dont la chaleur et l'humidite combinees vont
faire autant de beaux insectes et de papillons radieux.
La fraicheur du sol et le suintement de la pierre donnent
aux herbes, aux mousses, aux lichens qui les recouvrent
un lustre humide et veloute. Tout se reprend a vivre
pendant cette delicieuse saison : les friquets , les merles,
les tourterelles en profitent pour contracter des unions
ephemeres ; on les voit se poursuivre, s'agacer de l'ceil
et du bee, se declarer leurs flammes respectives a l'aide
de pepiements, de sifflements et de roucoulements, et
conclure en suspendant leurs nids aux ombrages.
Devant cette esquisse au fusain de la quebrada de

Cuzco, on doit comprendre maintenant que son souvenir


me fut cher. J'avais hate en effet de revoir un a un les
lieux oa taut de fois j'avais fait halte avec les muletiers
d'Azangaro : ici pour gravir le versant d'un cerro et
cueillir une fleur charmante ; la pour allumer un feu de
btichettes et peler les patates du dejeuner; plus loin
pour dresser notre campement, desseller les mules et
deployer ma tente ; je dis tente, par euphonie et pour
arrondir ma periode, car cette tente, comme on sait ,
n'etait qu'un amas de ballots.
Plus d'une heure s'etait ecoulee depuis notre entree
dans .la susdite quebrada, et non-seulement je n'avais
encore retrouve aucun des sites d'autrefois, mais j'avais
cherche vainement certaines plantes qui m'etaient bien
connu es et que je savais devoir croitre en tel ou tel endroit. Deja nous approchions du village d'Andajes et des
buissons noircis, echeveles et sans feuillage ; de pales
gramens, des mousses jaunies, un sol crevasse par la
seeheresse, etaient les seuls details que j'eusse releves.
Naturellement , je pensai qu'apres huit ans d'absence

ma memoire me servait mal, que nous n'avions pas encore atteint la partie fertile de la quebrada, et cette idee
me fit prendre patience jusqu'a Andajes, ott nous nous
arretarctes pour acheter un pain grossier et des moreillas,
boudinslocaux dans la preparation desquels it entre avec
du lard et du sang de mouton, du piment, du baume,
des pistaches de terre' et de la cannelle.
Andajes est un village de quarante feux, qui se recommande a l'attention des statisticiens par son ecole
ouverte a la jeunesse, et la pulperia, depot de liqueurs, de chandelles 'et d'epiceries , oil nous achetames des aliments. Andajes a de plus sa legende et son
souterrain comme un chateau d'Anne Radcliffe. En face
du village, sur la rive droite du Huilcamayo, et dans les
flancs du cerro Qquerohuasi, se trouve une chingana,
conduit tortueux et profond oii les habitants du pays
pretendent qu'a l'epoque de la conquete, les Indiens
eacherent d'immenses tresors, pour les soustraire a la
rapacite des soldats de Pizare. Nombre d'industriels, af-

friandes par cette tradition, ont cherche longtemps ces


richesses, mais sans pouvoir les decouvrir. Le dernier
d'entre eux, Gaditan d'origine et du nom de Vidagura,
parvint jusqu'a l'extremite de la chingana, qui dit-on,
etait fort etroite. Comme it etait coupe a en sonder les
parois, une pierre enorme se detacha de la votite et
forint.. l'ouverture du souterrain; le pauvre Chapeton fut
pris dans cette souriciere.
A un quart de lieue nord-nord-ouest d'Andajes, sur
la rive gauche du Huilcamayo et dans le voisinage de la
petite lagune de Santa Lucia, la quebrada de Cuzco
s'echancre tout a coup et laisse voir au milieu des cerros
un entassement de pierres enormes d'une rectitude parfaite et d'une nettete d'aretes singuliere. La montagne,
criblee d'excavations carrees d'ofi ces blocs ont ete tires,
semble avoir laisse fuir ses entrailles de toutes parts.
Dans ce prodigieux amas de quadrilateres, un passant
doue d'imagination peut aisement se figurer les assises
de quelque Ninive inconnue ou les debris d'un Memphis auxquels personne n'avait songe : leurs pyltmes,
vastes propylees, steles altieres, orifices beants des speos,

t. Appelees mani par les habitants. C'est Parachys hypogra


des botanistes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

244

LE TOUR DU MONDE.

noires cavites des syringes, rien ne manque a la chose.


Pour qu'elle devint une cite du bon vieux temps dans le
genre d'011antay-Tampu, it suffirait d'un memoire archeologique etourdiment adresse par quelque voyageur
a la troisieme classe de l'Institut. Nous nous hatons de
prevenir l'erreur en declarant que la pretendue ville
n'est qu'une carriere du temps de la Gentilidad, et ses
debris, de simples pierres a l'extraction desquelles Otaient
jadis condamnees a travailler, comme les Atheniens
captifs aux latomies de
Syracuse, les populations
remuantes qui tentaient
de secouer le joug des
Incas.
L'antique carriere resta
bientOt derriere nous. Tout
en trottant et mordant tour
A tour a mon pain bis et a
mon boudin aux pistaches,
j'examinais attentivement
le paysage, demandant aux
terrains, aux pierres, aux
buissons qui defilaient successivemeut sous mes yeux,
s'ils n'etaient pas ceux que
j'avais connus autrefois.
Comme une pareille recherche m'obligeait forcement a lever, a baisser, a
retourner la tete, Nor Medina, surpris de ce manege,
me demanda si j'avais perdu quelque chose en diemin.
J'ai perdu la trace de
mes souvenirs, b lui repondis-je
Au regard singulier que
me jeta l'homme, je jugeai que s'il ln'avait entendu , it ne m'avait pas
compris, et pour rendre ma
pensee plus saisissable ,
j'ajoutai : Je cherche des
plantes et je n'en trouve
pas.
Vaya pues ! fit-il avec
un gros rire; mais it y en
a partout des plantes que monsieur prenne la peine de
regarder. n Alors me montrant de la main des touffes de
feuilles recroquevillees, des hampes jaunies, des tiges sedies qui s'elevaient au bord du chemin sur les talus :
a Voila, me dit-il, le huaranhuay dont les racines servent
de combustible aux Indiens des hauteurs, le puquincha,
avec les fleurs duquel les femmes teignent en jaune
leurs !Hellas et leurs jupes , la parsehuayta qui leur
donne une couleur violette, et l'ayrampu une couleur

rose. Cette piante que monsieur peut voir au pied de ce


rocher, c'est la marfil qui coupe la fievre, et plus loin
cette autre, c'est la pilli qui calme la toux. Voici l'amancaes que les Espagnols appellent le lis des Incas 1 , et la
queratica qu'ils nomment la salive de Notre-Dame. Eh!
tenez, voila encore la calahuala, la hualhua, la huanchaca, sans compter la chichipa qui donne un bon gout
aux potages, et le sacharapacay qui ramone et nettoie
le duodeno des personnes
chargees de bile.
Je sautai vivement a bas
de ma mule et j'allai regarder de pres et palper
un peu les momies vegetales que mon guide appe
lait des plantes. Apres un
examen de quelques minutes, fetais parvenu a reconnaitre la famille, le
genre et l'espce auxquels
chacune d'elles avait appartenu; je dis avait, car
ces corolles amorphes et
ces petales incolores ne
ressemblaient pas plus aux
fleurs brillantes que j'avais admirees, qu'un cadavre rouge par les vers
du sepulcre ne ressemble
a la femme dont notre
eceur fut un jour passionnement epris.
La vue de ce charnier
vegetal di taut de beautes
delicates, charmantes, parfume es, pourrissaient peleavait assombri mon
humeur nagu4e si riante ;
de lugubres visions passaient et repassaient dans
mon esprit. Seigneur, me
disais-je, oft vont l'homme
et la fleur, et quel lien mysterieux unit le berceau a la
tombe
Au bout d'un moment,
mon guide, etonne du silence que je gardais, s'avisa de remarquer tout
haut que je lui semblais' triste. A quoi songe monsieur? me demanda-t-il.
Je songe, lui repondis-je, a la brievete de l'existence
et au neant des choses; je songe encore que Job est un
1. Les botanistes qui ont succade a Ruiz et Pavon, et a leur
exemple, les horticulteurs ont donne le nom de lis des Incas aux
diverses varietes d'alstrwmeres originaires du Perou et du Chili.
C'est a tort. La seule liliacee que lee Peruviens appellent lis des
Incas est, comme nous l'avons dit plus haut, le narcissus amancries.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

245

tres-grand pate et qui a eu raison de consacrer cent


pages a comparer la duree de Phomme ici-bas a celle du
brin d'herbe. Il y aura huit ans, vienne la Saint-Sylvestre, poursuivis-je et comme me parlant a moi-meme,
que je passai par ici pour la premiere fois. J'etais jeune,
ardent, euthousiaste; la nature entiere semblait me sourire; tout me faisait fte et me saluait au passage, les
ruisseaux coulaient, les oiseaux chantaient, les fleurs
s'entr'ouvraient. Aujourd'hui cette merne nature me regarde passer d'un air rechigne, les ruisseaux n'ont plus
une goutte d'eau, les oiseaux ont pris leur volee et les
fleurs aux vives nuances sont devenues couleur d'amadou.... d gioventu primavera della vita! e
Ces reflexions philosophiques etaient de celles qu'on
ecoute par politesse, mais auxquelles on ne repond pas ;
toutefois Nor Medina crut devoir y repondre.
Dans tout ce que vient de dire monsieur, me dit-il,
je n'ai bien compris qu'une chose : c'est qu'il etait passe

ici veers la Saint-Sylvestre ; or, comme a cette epoque on etait en ete, it n'est pas etonnant qu'il ait trouve
de l'eau , des oiseaux et des fleurs. Aujourd'hui que
nous y passons en juillet, c'est-a-dire en hiver, it ne
doit pas etre etonne de n'y trouver rien.
Je regardai mon interlocuteur du coin de Pceil. a Mais
ce diable d'homme a raison, pensai-je, et son appreciation me parait exacte. Seulement, oit la raison et l'exactitude vont-elles se nicher? . A partir de cette heure,
Nor Medina grandit considerablement dans mon esprit.
Chemin faisant, si je ne lui avouai pas le cas que je faisais de ses lumieres, ce fat uniquement pour ne pas lui
donner de lui-meme une idee trop avantageuse et l'exposer plus tard a *her par orgueil.
Suffisamment reconfortes par le dejeuner fait en
route, nous traversAmes sans nous y arreter la bourgade de Quiquijana, que les chartes peruviennes qualifient de cite tres-fidele. Cette facon hispano-americaine

d'honorer les villes en attachant a leur nom une flamboyante epithete, serait assez de notre si le Perou
n'en abusait un peu. Ainsi, it suffit qu'un village se soit
montre sympathique a tel pretendant au fauteuil de la
presidence et qu'il ait manifesto cette sympathie par le
don secret d'un millier de piastres fait a l'individu pour
l'aider a soutenir ses pretentious, pour que ce village
recoive plus tard, comme recompense, le titre de fidele,
d'heroique ou de bien mritant. L'existence politique du
pretendant devenu president a beau n'avoir que la duree
des roses, le village ennobli par lui n'en continue pas
moins de tenir orgueilleusement le haut du pave. C'est
la le cote vicieux de la chose. En fait de caprice, de
monde, d'engouement passager, la cause cessant, l'effet
devrait cesser aussi; or la nomination d'un president ne
fat jamais qu'une affaire de mode. Interrogez a cet egard
le sexe aimable du Perou
Quiquijana, la tres-fidle, n'est qu'un amas de maisons

un peu prtentieuses, un peu jetties A l'aventure. La


tuile rouge brille sur la toiture de cinq ou six d'entre
elles, les autres n'ont qu'un humble chaume. Le paysage
qui sert de cadre a ces maisons est assez pittoresque
avec ses montagnes a troupes rondes et ses grands partis
d'ombre et de lumiere. CA et la des cultures, des vergers clos de murs, que depassent les totes des pommiers,
des merisiers, des cognassiers, seals arbres fruitiers
qu'offre la contree, egayent, en la completant, la physionomie du tableau; ajoutons que le Huilcamayo 1 passe

par

1. A partir de Quiquijana. le Huilcamayo prend le nom de rio


de Quiquijana, qu'il conserve jusqu'a Urcos, on it prend celui de
ce village. Le dernier voyageur francais qui a traverse cette contree donne par erreur a notre riviere le nom de rio d'Urubamba,
et cela a vingt-six lieues en amont de cette bourgade. C'est (M.ja
Bien assez que les rivires au Perou empruntent le nom d'un village en passant devant lui, sans qu'il soit besoin de le leur donner
longtemps a l'avance. Or, avant de s'appeler rio d'Urubamba, le
Huilcamayo, a partir de Quiquijana, porte tour a tour six noms
differents.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


246

LE TOUR DU MONDE.

au milieu de la bourgade et la divise en deux quartiers, toure, l'empeche de sentir la fatigue et de compter les
qu'un pont de pierre, bki depuis quelques annees seu- kilometres qui le separent du but; it se trouve rendu
lement, fait communiquer Fun avec l'autre.
Urcos quand it s'en croyait encore loin.
Un detail auquel je ne m'etais jamais arrete jusqu'aUrcos est le chef-lieu de la province de Quispicanchi.
lors et dont je fus frappe cette fois en traversant QuiC'est un gros village edifie sur une eminence et dont les
quijana, c'est la largeur de la quebrada ou coule le maisons laissent beaucoup a desirer sous le double rapHuileamayo. Ce vaste lit qu'il occupe au temps de ses port de l'architecture et de la proprete. Urcos possede
crues etait a sec en ce moment et jonche de plus de
neanmoins deux choses relativement curieuses : sa lacailloux que le ciel n'a d'etoiles fixes et d'astres errants. gune et sa vallee. Sa lagune, appelee la Mohina, s'etend
De l'orgueilleuse riviere, si bruyante et si tapageuse au bas de l'eminence qui sort de piedouche au village;
pendant Fete, it ne restait qu'un gentil ruisselet qui un sentier en zigzag, trace plutOt que creuse, dans
coulait sans bruit sous l'arche centrale du pont de pierre, la paroi du roc, toupee a pit de ce cote et d'une haulechant de son eau cristalline des galets de porphyre teur d'environ trois cents metres, permet aux habitants
noir. J'avais arrete
de la localite de
ma mule pour exacommuniquer avec
miner la chose a
leur lagune.
mon aise; l'impresLa Mohina, ension qu'elle me cautour& d'un demisa et qui me revient
cercle de hautes
montagnes et dont
a cette heure fut un
les eaux sont a la
etonnement presfois ameres et sauque voisin de l'inmatres, pout avoir
credulite ; je me
une lieue de cirdem andai comment
cuit. Sa profondeur
une si petite riviere
varie de quinze a
pouvait occuper taut
vingt-deux brasses.
d'espace et y rouDes joncs, Ides roler taut de cailseaux, et de loin en
loux. Les voies de
loin quelques buisDieu sont impendsons ras, lui font
trables I
une verte ceinture.
La contree situde
Des sarcelles rousau nord de Quiquises , des grebes,
jana est fertile et
des huananas, gros
bien cultivee; la lucanards au pluzerne verdoie dans
mage brun , aniles bas - fonds , le
ment sa surface. Le
mais et le ble tajour,
quand le ciel
pissent les pentes
est
serein
et que le
Bien exposees , la
soleil
illumine
et
pomme de terre oc*etre
de
ses
traits
cupe les plateaux,
d'or cette nappe
l'orge et le ch,enopodormante, elle est
dium quinoa suequebrado de Cuzco.
d'un effet ravissant.
cedent plus haut
ce tubercule : tout le paysage, jusqu'a Urcos, distant de La nuit, quand tout est calme, que la lune l'effieure de
quatre lieues, a l'allure honnete et patriarcale d'un bon ses rayons d'argent et que les montagnes voisines y jetfermier ; rien de violent et de heurte dans les contours, tent une ombre portde, elle est plus ravissante encore.
Une tradition du pays, que le touriste europeen auquel
rien de tranche dans les nuances; c'est lourd,.calme et
on la raconte ne rnanque pas, de retour chez les siens,
satisfaisant.
Le chemin qu'on suit a de molles ondulations, des d'intercaler dans son recit, cette tradition place au fond
endroits sables, de jolis carres d'herbe verte et de touffes de la Mohina la chaine d'or que le douzieme Inca Huayna
de graminees qui font des forets vierges aux fourmis. Capac fit fabriquer l'occasion de la premiere coupe de
La temperature, de plus en plus douce, semble inviter cheveux d'Inti-Cusi Hu allp a, son fils aind (Aliud Huascar).
le voyageur a descendre de sa monture, a mettre bas Ce morceau d'orfevrerie, qu'on pourrait croire de simple
chapeau, veste et souliers, et a marcher nu-pieds, en fu- jaseron, avail la grosseur des chatnes de fer qui lient les
mant un cigare sur le gazon douillet qui horde le che- homes de nos quais. Sa longueur totale etait de huit cents
metres. Elle servait a enceindre la grande place de Cuzco
min. Son esprit agreablement distrait par ce qui l'en-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
pendant la duree des fetes d'equinoxe Raymi et Cittua.
A l'arrivee des Espagnols, les Indiens jeterent, dit-on,
ce colossal bijou dans la Mohina, afin de le soustraire
la cupidite des conquerants. Ceux-ci eurent vent de la
chose. Une chaine d'or du poids de quelques milliers
de kilos leur parut valoir la peine d'etre repechee, et ils
envoyerent un detachement de pionniers charges de
dessecher le lac d'Urcos. Des canaux d'ecoulernent furent pratiques au-dessus du niveau de son lit '. Quaratte
Espagnols et deux cents Indiens travaillerent h -cette
oeuvre pendant trois mois. Mais, soit que la Mohina fat
intarissable ou que l'histoire du bijou ne fat qu'un
conte, les conquerants en furent pour leurs frais de de-

pophages et peu difficiles, s'en accommodent volont'ers,


mais les Europeens, et les Meridionaux surtout, ne peuvent s'empecher en mordant' ces fruits de faire une laide
grimace.
Au naturaliste empailleur, lisez tachydermiste, le val
d'Urcos n'a a offrir en fait d'oiseaux que le sarcoramphe
urubu, sujet pen curieux et d'une puanteur extreme; un
petit sylvain conirostre au plumage mi-parti noir et
blanc, que les Indians appellant Choclopococho "1 , lequel
n'apparait qu'a l'epoque oh le mais est mar et disparalt
1..Litteralernent : prdcurseur du Incas ou qui annonce la matu-rild dtt mais, de sara-clioclo (dpi de mais) et pocochanqui (qui
annonce).

247

placement et leurs travaux d'excavation. Les canaux


qu'ils ouvrirent pour dessecher le lac, et dont it reste
encore des traces, ont fait dire a quelques savants du
pays, jaloux de prouver leur sagacite, que la Mohina
etait une lagune artificielle creusee par les Incas et que
ses eaux avaient ate amenees de fort loin'.
La vallee d'Urcos ou ce qu'ainsi l'on nomme, est un
espace de septa huit kilometres carres, entoure de
montagnes et auquel la benignite de la temperature
et le voisinage de la riviere donnent une fertilite relative. On y recolte du mais, du ble et des legumes.
La pomme, la poire, la fraise y mitrissent, mais n'ont ni
douceurr ni saveur, ni parfum. Les gens du pays, car-

quand la recolte est achevee; une espece de tarin


un friquet huppe, trois variet es de tourterelles,
le merle a pattes orange (chihuanco), et l'hirondere it
croupion blanc que nous avons vue voltiger aux alentours
d'Arequipa.
A l'entomo'ogiste assez robuste pour soulever ou deplacer les grosses pierres qui jonchent la campagne, les
environs d'Urcos offriront des mille-pieds, des cloportes,
I. Pareille hypothese pourrait etre admise dans un endroit du
Perou ou l'eau eiit manque pour arroser les terres. Mais le Huilcamayo passait au bas du village d'Urcos du temps des Incas,
comme ii y passe de nos jours, et le voisinage immecliat de cette
rivire rendait tout it fait inutile la creation d'une lagune artiticielle.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

9.18

LE TOUR DU MONDE.

des mygales, des carabes, des carabiques ct quelques


cicindeles, sans prejudice de ces apteres hexapodes
des ganres parasite et suceur, lesquels, sous les noms de
poux et de puces , pullulent indifferemmeni dans la
chaumiere et sur le corps des indigenes.
Si de l'air et de la terre, nous passons a relement
guide, comme on dit en beau style, nous ne trouverons
dans les eaux du Huilcamayo-Quiquijana que deux poissons de la famille des siluroides, le bagre et le suchi,
dont la taille n'excede jamais six pouces. Parfois, une
loutre au pelage d'un noir de jais montre timidement
son nez entre les rachers des deux rives ; mais le cas est
si rare que les habitants du pays, a cause de cette rarete
et un peu aussi par cette manie de tout ennoblir qui les
caracterise, ont surnomme l'animal mayu-puma lion
de riviere. La chair de ce lion, assurent-ils par tradition, est d'un gait aussi &Heat que celle des poissons
dont it s'alimente. Si j'ai prononce le mot tradition, c'est

que sur cent individus que j'ai pu consulter a l'egard du


mayu-puma, aucun n'avait jamais mange de cette viande
leonine, mais l'avait entendu vanter par son pare, qui
probablement tenait lui-mme la chose d'un aIeul.
Du village d'Urcos on descend vers celui de Huaro
par une pente douce. La route est large et convenablement unie. A droite eta gauche s'etendent des champs
cultives, interrompus ca et la par de grands espaces
arides. Des cerros, verdoyants a la base, rougeatres et
peles au sommet, encadrent ce tableau, que les gens du
pays qualifient de vistoso , un vocable espagnol dont
1:equivalent manque a notre langue, et que l'illustre auteur du TeMmaque a traduit par la periphrase : a Fait a
souhait pour le plaisir des yeux.
Huaro est situe a deux kilometres d'Urcos et a gauche
du chemin. C'est un assez grand village, triste d'aspect
et mal bati. Les montagnes, tres-elevees en cet endroit
et disposees en demi-cercie, projettent sur la localite

une ombre grisatre. Ses jardins et ses vergers ont les


teintes molles et indecises d'une aqua-tinta colorie, ce
qui ne laisse pas que de paraitre etrange. Avec ce demijour voluptueux qui lui est propre, Huaro possede une
place carree, quelques maisons en pierre et force ranchos en torchis. Son eglise, comparativement grande, est
remarquable par le coq qui surmonte un de ses clochers.
Ce coq en cuivre jaune, et dont la patte est triomphalement posee sur une boule, brille d'un eclat rutilant,
grace au fourbissage hebdomadaire auquel le soumet,
dit-on, le sonneur de cloches du temple saint. L'orgue
de Huaro est renomme par sa sonorite et le nombre de
ses registres. Quelques organophiles du pays assurent
meme qu'il l'emporte sur l'orgue de Yauri dans la province de Gauss Je ne saurais donner mon opinion a

cet egard, n'ayant jamais entendu mugir ou soupirer


l'un des instruments precites. Tout ce que je puis dire,
c'est que trois fois je vins a Huaro avec l'intention bien
arretee de m'abreuver de melodie, et que chaque fois,
un destin fatal contrecarra mes plans. Deux fois je trouvai l'eglise fermee et le cure absent. A ma troisieme
visite, l'artiste inspire qui tenait l'orgue le dimanche
et qui pendant six jours de la semaine n'etait qu'un
humble ferblantier, venait de passer de vie a trepas,
emportant avec lui le secret d'animer les touches d'ivoire.
Les organistes sont fort rares dans la contree, et aucun
conservatoire de musique n'ayant encore ate fonde au
Perou, une periode de temps incalculable s'ecoulerait,
m'assura-t- on, avant que l'orgue du Huaro interrompit
sa lethargie.
Avec son eglise, son coq et son buffet d'orgues, Huaro
possede deux fabriques de bayetas et de bayetons, draps
grossiers qui ressemblent a cette etoffe de laine que

1. C'est aux jesuites que la plupart des villes du Perou et quelques villages de la Sierra doivent les orgues remarquables qu'on
voit dans leurs eglises.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

249

LE TOUR DU MONDE.
dans leur argot special nos tapissiers appellent tibaude.
Hien de plus humble que les salles oft travaillent a ces
tissus locaux des individus des deux sexes; rien de plus
primitif que les metiers qui servent a les fabriquer. Les
premieres se composent de quatre murs demanteles et
d un toit de chaume oii l'industrieuse Arachne donne
l'exemple aux travailleurs en tissant ses reseaux a prendre
les mouches; les seconds sont de simples batons en
croix, lies par de simples ficelles.
La province de Quispicanchi, oil les lumieres sont en
honneur, ne compte pas moins de sept ecoles dans son
etendue; mais celle de Huaro est la plus celebre. On
.pourrait memo, a bon droit, l'appeler l'Universite de
Quispicanchi, car elle est la seule ecole de cette province oil les eleves apprennent, en meme temps que les
fables d'Yriarte et la grammaire espagnole, A. decliner
les substantifs homo, mulier, cornu dans le rudiment.
A partir de Huaro, la quebrada de Cuzco va s'elar-

g:ssant de plus en plus. On chernine sur une route ou


pinta une chaussee unie et spacieuse que la nature, seul
cantonnier qu'on connaisse au Perou, entretient de son
mieux, malgre la frequence des averses et les dboulemonis de terrain qu'elles occasionnent. Trois lieues
sparent Huaro d'Andahuaylillas, un village qui dans
Fete n'a de remarquable que les flaques d'eau et
les marecages laisses par les pluies de l'hiver. Ce
village ou le sous-prefet de Quispicanchi fait sa residence, au lieu d'habiter, comme it le devrait, Urcos, chef-lieu de la province, porte dans les annuaires
le nom de vine. A ceux qu'etonnerait cette substitution de titre, nous dirons qu'un sous-prefet n'eat pu
sans deroger liabiter un pueblo. Par consideration
pour le rang de ce fonctionnaire, les statisticiens du
pays ont done donne le nom de vine au village oil it a
elu domicile, non par amour du pittoresque, mais pour
surveiller l'exploitation d'une ferme qu'il y possede.

Andahuaylillas, place au pied des cerros dans une douce


exposition au sud-est, jouit en tout temps d'une temperature assez agreable : le mails, le ble, les legumes y
prosperent, et les' arbres fruitiers s'y couvrent de fleurs.
Quant a la qualite de leurs fruits, elle est la meme que
cello de tons les vergers sis entre Quiquijana et Cuzco,
c'est-a-dire que les meilleurs d'entre eux ne valent pas
le diable. En vain les arboriculteurs de la contree, furieux de voir l'etranger deprecier hautement ces fruits,
taillent, ratissent, emondent, echenillent les arbres qui
les portent, afin d'en obtenir des produits de choix ; le
dieu Soleil, pour punir ces indigenes de leur apostasie,
se refuse a sucrer lours pommes et leurs poires et consent au plus a les colorer en passant. Telle est, nous le
croyons du moins, la cause a laquelle on doit attribuer
l'acidite des fruits de la quebrada de Cuzco.
Les memes statisticiens qui, par consideration pour un
sous-prefet, ont qualifie de ville le village d'Andahuay-

lillas , ont donne le nom de vallee aux terrains ensemences qui l'avoisinent. Cette vallee, pour lui conserver
son titre sonore, change de nom a une lieue de la, et de
vallee d'Andahuaylillas qu'elle etait, devient vallee de
Lucre. Le voyageur qui sur la foi d'un annuaire peruvien chercherait une vallee dans ces carres de trefle et
de froment, serait tout surpris de ne rien trouver de
semblable ou meme d'approchant. Mais, en se contentant du nom, sans avoir egard a la chose, it est a l'abri
d'une deception. En attendant que la nature fasse de
Lucre une vallee, les hommes en ont fait une metairie,
autour de laquelle sent groupes, dans un beau desordre,
des pares h btes et des chaumieres de peons. On y cultive avec succes le mais, le Me, les legumes; on y tisse
la bayeta et le bayeton au grand deplaisir de Huaro,
dont cette concurrence et ce voisinage immediat paralysent un peu l'industrie. Nous regrettons sincerement
de n'avoir rien de plus et surtout rien de mieux b. dire.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

250

LE TOUR DU MONDE.

A la vallee de Lucre, qu'embellit, mais sans l'assainir,


un petit lac aux eaux bourbeuses, succede, hla droite du
grand chemin, le village d'Oropesa. Oropesa, cher a Ceres, est renomme a vingt lieues a la ronde par ses
champs de hie et les petits pains au saindoux que, depuis un temps immemorial, it expedie chaque matin au
marche de Cuzco. C'est 1'Odessa de la quebrada. Le ble
d'Oropesa est a la fois de qualite superieure et d'un
bon rendement, comme on dit en style de mercuriale.
Au renom qu'il dolt h son ble, Oropesa ajoute un titre
honorifique. Il figure dans les chartes peruviennes sous
le nom de bourgade laroigue. Ce titre lui fut donne par
suite d'un engagement qui eut lieu sur les hauteurs du
village, it y a de cola quelque vingt-cinq ans. Muse de
l'epopee, o divine Clio, viens m'aider a narrer convenablement ce fait d'armes 1Deux generaux du pays se disputaient avec acharnement le fauteuil de la presidence.
Un bataillon de cinq ou six cents hommes que chaque
pretendant avait reuni, l'aidait a soutenir sa cause. Ces
bataillons qui depuis un mois se cherchaient sans pouvoir se joindre, se rencontrerent un matin, alferez ,
drapeau et musique en tete, sur les hauteurs d'Oropesa.
Le choc fut rude et la melee affreuse. A chair de loup,
dent de chien, dit le P. Mathieu. Non-seulement les
soldats des deux camps se balafrrent avec rage, mais
les rabonas, farouches vivandieres que chaque fantassin
tralne apres lui a titre d'amie et de cuisiniere, se prirent aux cheveux, se mordirent, s'egratignerent et de
leurs jupons respectifs firent un monceau de charpie.
Au plus fort de l'engagement et comme la victoire etait
en suspens, voile. que chaque pretendant, saisi tout h.
coup d'une panique strange, juge la bataille perdue, sa
cause aneantie, et tournant bride, s'enfuit l'un au nord,
l'autre au sud, sans autre escorte qu'un cheval de rechange et un aide de camp fidele.
Pendant que ces guerriers devoraient l'espace , la
victoire se declara pour l'un des partis. Des officiers de
ce parti s'elancerent aussitOt sur les traces du chef fugitif
et vainqueur, pour lui annoncer qu'il avait gagne la bataille. Le heros stupefait refusait de croire a cette nouvelle; it craignait d'tre pris a quelque traquenard. A
force de lui repeter que la chose etait vraie, on le decida a revenir sur le lieu de l'engagement. En n'y retrouvant plus son competiteur et voyant ses soldats jouer
paisiblementaux osselets avec les soldats du parti vaincu,
it se rendit a l'evidence.
C'est pour perpetuer le souvenir de ce fait d'armes
que le pueblo d'Oropesa recut le titre de bourgade heroique, qu'il continue a porter de nos jours. Si nous
n'ecrivons pas en toutes lettres les noms des pretendants, comme nous en avons le droit, puisque ces noms
appartiennent a l'histoire et que chacun les repete au
Peron, c'est parce que ces pretendants expient suffisamment dans l'obscurite de leur condition actuelle
l'orgueil de leurs anciens triomphes. Tous deux, comme
Cincinnatus, sont retournes a la charrue. Tons deux
cultivent, 'a recart, la feve, la luzerne et la pomme de
terra. Respectons leur humilite et leur incognito.

Quand on a vu d'Oropesa ses champs de ble, ses petits arbres rabougris et ses maisons a toits de tuiles et
de chaume , qu'on a releve a droite du pueblo une ruine
en beau gres couleur rose sche, qui date du regne des
premiers Incas ; ruine que des savants modernes s'obstinent a prendre pour la porte d'un edifice et qui n'est
que l'arche d'un aqueduc, on pout continuer sa marche.
Oropesa est la borne frontiere qui separe la province de
Quispicanchi de cello de Cuzco. Apres quelques pas faits
au nord, on est dans la province que le peuple au temps
des Incas tenait pour sacree; on foule la terre classique
qu'en langagevulgaire nous appelons Soleil.
A mesure que la quebrada s'elargissait, signe certain
que nous approchions de Cuzco, Nor Medina devenait
de plus en plus loquace et communicatif. Sagaiete longtemps contenue par les divers incidents du voyage : les
casse-cou , les tempetes , les mauvais gites, l'ennui
d'avoir a obeir quand i1 eta voulu commander; enfin,
l'incertitude de savoir si les mules qu'il me louait arriveraient saines et sauves; sa gaiete, delivree de ces apprehensions facheuses, renaissait et se traduisait par un
deluge de paroles, entremelees d'eclats de rire et de
saillies. J'etudiais l'homme en l'ecoutant jaser. A 'part
sa susceptibilite cbatouilleuse et sa mane de croire
qu'il voyageait pour son plaisir et non pour le mien,
mania que j'avais toujours combattue de mon mieux,
c'etait une brave et digne creature que Nor Medina, et je
n'avais jamais si hien apprecie ses qualites et ses Mauls,
qu'au moment de me separer de lui pour touj ours. De
puis notre sortie d'Oropesa, sa conversation, month au
ton du lyrisme, clebrait les douceurs de l'arrivee, la
joie de revoir une spouse aerie, d'embrasser de tendres
enfants, de serrer la main des amis et d'aller en leur
compagnie passer quelques heures entre les murs d'un
cabaret. N'ayant ni femme ni enfants, ne possedant aucun ami dans la contree et redoutant les cabarets, autaut pour la liqueur qu'on y debits que pour la vermine qu'on y ramasse , les petits bonheurs que Nor
Medina faisait passer successivement sous mss yeux,
comme les verres colories d'une lanterne magique, ne
pouvaient m'interesser que mediocrement. Aussi le
laissais-je discourir a son aiso sans l'interrompre.
Comme it jugea sans doute a mon silence que je ne
partageais qu'h demi la satisfaction intime qu'il eprouvait, it entreprit de me ramener a son dire, en m'entre tenant de moi-meme et me vantant les tertulias, les
bals, les festins et les calvalcades qui m'attendaient it
Cuzco. Quand it out termin g l'enumeration des plaisirs
que pent offrir a Petranger l'ancienne ville du Soleil, je
lui appris quo je ne comptais rester a Cuzco que le
temps de faire quelques emplettes et de ficeler quelques paquets ; qu'une fois cette besogne achevee, je
partirais, accompagne d'un guide pour une des trois
vallees de Lares, d'Occobamba ou de Santa Anna,je
ne savais encore laquelle, et que de la je m'enfoncerais dans l'interieur du pays.
a Mais oiz va done monsieur? me demanda Nor Medina avec wae scrprise melee d'epouvante,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

s \
iiktpRig
\v4,

1110, c(illif

A
/ P)

li;}11)J01)111palt
AIkwq

\.\ \

,4.1

1,),1
.44

Ikkrt\Q

252

LE TOUR DU MONDE.

Toujours devant moi.


En marchant ainsi, on pent aller loin, me repliquat-il; seulement, monsieur ne sait pas qu'au dela de
la Cordillere, it trouvera des infideles, des Chunchos,
comme on les appelle chez nous, et que ces sauvages le
perceront de fleches, comme saint Sebastien.
Bahl fis-je, j'attendrirai leurs cceurs a la maniere
d'Orphee, et les arcs et les fleches, tomberont de leurs
mains.
Valgame Dios! et que fera monsieur?
Je ferai un peu de musique; on dit le sauvage
sensible it l'harmonie, et, pour developper cette sensibilite a mon profit, j'aurai soin d'acheter a Cuzco, au marche du Baratillo, un accordeon ou une guimbarde.
Nor Medina me regarda du haut en bas d'un air singulier, puis hocha la tete.
a Senor, senor, me dit-il, d'un ton grave et presque
solennel, vous avez tort de faire des plaisanteries sur un

le distingue de la plupart des villages de la Sierra, c'est


qu'au lieu de presenter comme eux la figure d'un parallelogramme ou celle d'un trapeze, it se developpe sur
une double ligne de chaque Me de la route qui conduit
a Cuzco. L'air, la lumiere, l' espace dont it jouit, les
champs de ble, de feves, de mais, de luzerne et de
pommes de terre qui l'entourent, en rendent le sejour
sinon agreable, du moins tranquille, honnete et sain.
Comme singularites locales, ce village n'a de remarquable qu'une pulperia du troisieme ordre : boutique
d'epicier-liquoriste, cinq ou six cabarets a chicha et la
forge enfumee d'un marechal ferrant, dont on peut voir
renclume en passant, mais dont on n'entend jamais le
bruit du marteau. Joignez a cela quelques marmots
couleur de bistre, chevelus, pansus, dguenilles, jouant
devant les portes; des troupes de chiens maigres couches
en travers du chemin et toujours prets a mordre l'homme
ou la bete qui interrompt leur sieste; des poules qui pi-

pareil sujet. Je sais bien que les gens de votre nation


ont l'habitude de plaisanter sur tout; mais croyez ce que
vous dit ici un pauvre homme qui n'a pas, comme vous,
appris a lire dans les livres : it est des choses qu'on dolt
respecter sous peine d'attirer sur soi la colere de Dieu.
En achevant, le digne arriero tira de gauche a droite
la bride a sa mule et lui fit faire un quart de conversion qui le mit a distance respectueuse de ma personne.
Comme it en usait ainsi chaque Lois qu'il m'arrivait
de choquer ses opinions preconcues ou de m'ecarter, suivant lui, de la ligne d'une civilite puerile et honnete, je
ne me scandalisai pas trop de son action. Le voyage
d'ailleurs touchait a sa fin; nos rapports mutuels allaient
forcement s'interrompre; une boutade de plus 'ou de
moins de mon excellent guide etait sans consequence.
Tandis que je faisais ces reflexions, nous arrivions
San Jeronimo.
San Jeronimo est un pueblo sans importance. Ce qui

corent dans les broussailles, des pigeons qui roucoulent


sur les toitures, et vous aurez une photographic exacte
de San Jeronimo.
Six kilometres separent San Jeronimo de San Sebastian, un village de la famille du premier. Celui-ci
est situ a la droite du grand chemin et presente a l'ceil
un ensemble dense et compacte de murs grisatres et de
toits rouges. Le Huatanay, une riviere.-egout qui charrie
les immondices de Cuzco, deroule devant San Sebastian
son cours sinueux et va porter le cours de ses eaux
puantes au Huilcamayo-Quiquijana, entre Huaro ct
Urcos. San Sebastian se recommande a l'attention par sa
haute eglise a clochers canes coiffes de coupoles , Iaquelle parait d'autant plus elevee que les maisons du
pueblo sont tres-basses. On dirait un geant parmi des
pygmees, un chene entoure de champignons. Tous les
habitants de la localite, a l'instar de ceux des provinces
Vascongadas, sont hidalgos avant de naitre et tenus

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE
pour tels en naissant. Tous portent au pylone egyptien
en champ d'azur surmont du cuntur aux cites plo7Ms,

blason primitif des Incas. A ceux qui pourraieut s'etonner de ces prerogatives, nous dirons que les Indiens,
cholos metis et gens de demi-poil, qui habitent San Sebastian, sont des Quisp6, des ,Ilamani, des Condori, trois
families illustres et les seules du pays qui descendent en
ligne directe du Soleil, par 1'vmpereur Manco Ccapac et
l'imperatrice Mama Oclio Huaco. En narrateur consciencieux, ajoutons que ces families historiques sont
un peu dechues de leur splendeur passee. De nos jours,
it n'est pas rare de voir un Quispe marcher nu-pieds
faute de chaussure et pousser devant lui un troupeau de
moutons; une Mamani vendre au marche de Cuzco des
choux, des carottes et autres legumes; un Condori loner
ses services en qualite de porteur d'eau et de palefrenier,
pour la modique somme de quinze francs par mois. De
pareils tableaux sont affligeants a retracerl Heureusement pour les nobles it fortunes dont nous lappelons ici l'origine et la
grandeur eteinte, tons sont
quelque peu philosophes.
Its se disent qu'ApollonPhebus, leur divin areui, a
garde jadis les troupeaux
d'Admete ; qu'un roi de
Baby lone fut reduit a manger de l'herbe et un tyran
de Syracuse h montrer
lire aux enfants. Ces illustres exemples de decadence
leur font envisager sans trop
d'ennuis leur position prechire. L'eau-de . vie, la cliicha, la coca, dont its usent
d'ail le urs liberalemen ,
contribuent encore a ecarter de leur esprit toute Mee
penible relative au passe.
A partir de San Sebastian, les cerros qui bornent
l'horizon se rapprochent et forment comme un mur
circulaire. Cuzco, qu'on ne decouvre pas encore, est ass's
a leur base. En cheminant au nord, on releve comme un
point de repere place sur les talus de gauche du chemin, un arbre dont le tronc rugueux et crevasse, les ravines dechaussees et le maigre feuillage attestent l'extrme vieillesse. C'est de lui qu'on pent dire : Durando
secula vincit; car l'arbre en question, s'il faut en croire
une tradition locale, a ete plante par l'Inca Ccapac Yupanqui et date du milieu du treizieme sicle. Ce patriarche vegetal appartient a le famille des capparidees.
Les gens du pays l'appellent chachacumayoc, arbre
des adieux. Tout voyageur partant de Cuzco est tenu de
venir, accompagne de parents, d'amis et de connaissances,
s'asseoir a l'ombre de cet arbre, pour recevoir bears
adieux et leur faire les siens. La societe a soin de se munir de provisions solides et liquides et d'emporter une

23

guitare. On sort de la yule en bon ordre. A Ventre de


la plaine oiz s'eleve le chachacumayoc, on s'arrete, on
fait cercle et chacun boit un verre d'eau-de-vie h. la Iongevite de l'arbre symbolique. Pareille chose a lieu en
entrant sous son ombre. Cette facon de boire circulairement et simultanement, s'appelle faire la roue (hater la
rueda). Apres ces deux roues, tribut paye aux vieux
usages, on s'assied uu pen pele-mele; les provisions
sont tirees des bissacs, les bouteilles, les cruchons et les
outres ranges en ligne de bataille et Faction s'engage h
la fois sur tons les points. Pendant une demi-journee on
mange, on boit, on rit, on chante, on danse, puis
l'instant des adieux venu, chacun pleure, sanglote et se
lamente en entotrrant it voyageur qui, de son cote,
pl^ ure, sanglote et se lamente aussi. On vide enfin
avee lui tine derniere coupe, celle de la despedida ou
adieu final, et, apres l'avoir tendrement accole et avoir
appele sur sa tete les benedictions du ciel, on le laisse,
hebete de douleur et parfaitement ivre, aller on le
devoir l'appelle. La troupe
des parents, des amis et
des connaissances reprend
alors, cahin-caha, le chemin de Cuzco et va continuer, pour son propre
compte, la fte commencee
sous l'arbre des adieux
pour le compte du voyageur.
Au moment oft nous
passions devant le chachacumayoc, deux Indiens du
peuple, homme et femme,
etaient en train d'echanger
de tendres adieux. Aucun
d'eux ne buvait ; mais tous
les deux paraissaieLt avo:r
bu plus que de coutume.
Notre apparition intempestive Lterrompit leur tete-'a-tote. L'homme neanmoins fit
bonne contenance et nous sourit en Otant sa montera;
mais la femme, evidemment contraride, baissa la tete et
nous tourna le dos, en ayant l'air d'examin,er l'etoffe de
sa jupe.
A dix minutes de le, nous relevames, je dis nous,
par politesse et par egard pour rage de mon guide, car
l'homme se tenait incivilement a Pecan et affectait de ne
pas regarder de mon cote, nous relevames, dis-je,
h la droite du chemin, sur l'escarpement des cerros, le
convent de la Recoleta dont la masse architecturale.en
figure de carre long, domine fierement la plaine. De doux
souvenirs me vinrent en foule a l'aspect de cet edifice.
1. C'est le plus moderne des convents de Cuzco. 11 let b5ti en
1599 aux frais d'un riche et charitable Espagnol appele 'forribio de
Bustamente, et son Fernier prieur fut le reverend pore Francisco
de Velasco, naturel des montagnes de Burgos en Espagne, comma
le dit son epitaphe en latin du pays.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

254

LE TOUR DU MONDE.

Que de fois aprs mes excursions botaniques aux


environs, j'etais venu me reposer a ronabre de ces galeries et m'egayer un peu devant les essais polychromes
qui recouvrent leurs murs a titre de fresques I Le prieur,
un beau vieillard couleur d'acajou que je rencontrais
frequemment durant mes visites, et qui, chaque fois, me
voyait sourire en parcourant les deux etages de peintures que possede la Recoleta, m'avait pris en amitie
cause de ce meme sourire qu'il attribuait a un noes d'admiration pour ces tableaux. Au lieu de detromper a cet
egard le reverend moine , je m'etais plu a entretenir
son erreur, fourberie innocente qui me valait de temps
en temps une invitation a manger quelque friandise,

chapitre se plaisaient a me questioner sur les us et


coutumes de notre France, qui leur semblait un empire
aussi fabuleux qu'a nous, autrefois, celui du Cathay ou
du grand Kan de Tartarie. Le frere portier, assis sous
le porche d'entree, oft du soir au matin it tricotait des
bas tout en ayant l'ceil au guichet, ne manquait pas, en
me voyant venir de loin, d'ouvrir a l'avance l'huis monastique et de se planter sur le seuil pour attendre mon
arrivee. Apr& les compliments d'usage, it me demandait
quelques cigarettes. Pendant que j'allais faire un tour
de cloitre, it avait soin de mettre au frais dans un seau.
d'eau les plantes que j'avais cueillies. Parfois en sortant,
je le gratifiais d'un real d'argent pour s'acheter du tabac

a boire un verre de liqueur et fumer une cigarette. A


l'heure oh je trace ces lignes, le bon pare, qui comptait
alors dix-sept lustres revolus, s'est probablement envole
joyeux vers les demeures eternelles ; sedes eternas lxtus
advolavit, comme dit l'epitaphe de Fray Juan de

Matta, son predecesseur, gravee sur une dalle de la


chapelle. Je ne puis done donner a sa memoire qu'une
larme pieuse et un regret sterile; mais Dieu, je l'espere,
saura reconnaitre et payer, en mon nom, dans un autre
monde, les petits gateaux et les confitures que me fit
manger dans ce monde-ci le digne prieur.
L'amitie qu'il me temoignait ostensiblement m'avait
attire la consideration de tous les moines. Les doyens du

et de l'eau-de-vie, deux choses qu'il affectionnait singulierement. Alors it ne tarissait pas d'eloges sur mon
compte et me donnait, avec force benedictions, le titre
pompeux d'Excellence. Lorsqu'il m'arrivait d'oublier ma
bourse ou de n'avoir pas de monnaie, it negligeait de
me benir et me saluait froidement en m'appelant senor
tout court.
Quant aux jeunes freres, je les avais surpris taut de
fois dans les cabarets voisins, un pot de chicha sur les
levres, ou leur robe relevee jusqul la ceinture et leur
chapeau tout bossele, en train de danser des samaeueeas
prohibees a l'heure oil les reverends pares faisaient la
me souriaient comme a une ancienne consieste,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

255

naissance. Tous croyaient reconnaltre en moi le moraliste


bienveillant, ports par nature autant que par systeme
excuser les faiblesses humaines, et ne s'effrayaient nullement dc me savoir en possession de leurs secrets. Bons
petits freres en les voyant dans un age encore tendre si
ardents a humor le plot et a danser des pas de caractere avec

les Indiennes du voisinage, combien de fois je m'etais


dit : a Quels dignes moines ces moinillons feront unj our !
Les souvenirs evoques par l'aspect du convent de la
Recoleta palirent et s'effacerent de ma memoire a mesure que les murailles de redifice s'abaissaient derriere
les terrains. Nous passions en ce moment devant un en-

droit renomme dans les annales du pays pour les engagements bachiques dont it fut longtemps et dont, it est
encore parfois le theatre. C'est un espace verdoyant, peu
pros circulaire, offrant ca, et la, qnelques maisonnettes,
quelques fermes, quelques vergers. Au fond, dans un
lointain bleuatre, s'ouvre une gorge formee par des cer-

ros dent les troupes enchevetrees simulent un immense


escalierqui monte de la plaine a la region des neiges.
Les habitants l'appellent le Corridor du ciel, par antiphrase sans doute, car le pretendu corridor ne petit
aboutir qu'a l'enfer. Ce site que, dans l'origine, la natuile
avait fait agreste et meme un peu sauvage , afin qu'un

Tityre local, mollement couche sous rombrage des capulis (aucun fagus ne croft dans le pays), put dialoguer
a l'aise avec un Melibee, ce site est devenu, l'homme et
l'usage aidant, une maniere de champ clos, d'arene bachique, musicale et dansante on les deux sexes de Cuzco
viennent, bouteille en main, se defier a qui boira le plus
et dansera le mieux aux doux accords de la guitare.

faudrait toute Ia puissance de souffle du vieux Malesigene


pour enumerer les assauts que depuis deux siecles les
citadins de Cuzco ont livres en ce lieu et dire le nombre
des morts, des mourants, des blesses restes sur le champ
de hataille,
A ce Corridor du ciel d'orgiaque memoire succede,
toujours a la droite du grand chemin, un site montueux,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

-2;56

LE TOUR DU MONDE.

sterile et d'aspect faromhe, appele la Chaire-du-Diable.


Cette Chaire-du-Diable est un bloc de rochers places devant deux cerros, soudes par leurs bases et dont les flancs
lisses et Presque verticaux presentent ca, et la des ouvertures carrees, d'ai les Indiens, du temps des Incas,
ont tire des pierres. Ces baies pleines d'ombre, elevees

phyrique, d'oft les memos Indiens qui mettaient des


fenetres a la Chaire-du-Diable, ont retire ces blocs enormes que nous mesurons aujourd'hui avec etonnement.
Seulement, apres extraction de la pierre, an lieu d'un
trou beant encombre de moellons que nos carriers ont
coutume de laisser comme une attestation de leur travail
et dont la pla.ine de Montrouge offre de nom breux speci-

a dix metres du sol, et sans chemin ni sentier qui y


aboutisse, ont lair d'orbites creuses avec lesquelles la
montagne regarde les passants.
A peu de distance des sites que nous achevons de decrire, deux curiosites d'un genre different attirent a la
fois l'attention. A droite, c'est une carriere de gres por-

mens, les Quechuas ont taille une admirable chambre


monolithe de dix metres carres, avec platond a caisson
en relief et trois divans sur lesquels on peat s'allonger
pour faire la sieste, ou s'asseoir pour attendre la fin
d'une averse.
Paul MARCOY.
(La suite d la prochaine livraison )

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

257

VOYAGE DE L'OCEAN ATLANT1QUE A L'OCEAN PAC1FIQUE ,


A TRAVERS L'AMERIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MAIICOY
1E48 -1860. - TEXTE ET DESSIX3 INEDITS.

PEROU.
QUATRIEME TAPE.

D'ACOPIA A CUZCO.
Trois sorcieres de Goya dans un benitier. Par quel chemin on arrive chez les descendants du Soleil. Silhouette capitale.
Dernier conseil de la Sagesse represent& par un Arriero. D'une main l'auteur fait ses malles, de l'autre it ecrit des meinoires.
Cuzco antique et moderne.

En regardant de pros cette oeuvre des paiens, comme


disentbetement les niais du pays de tout monument d'une
epoque anterieure a la conquete espagnole, on ne sait
qu'admirer le plus de la duret metallique de la matiere
ou de la perfection du travail. Ces patois, ce plafond,
ces sieges dont on peut a peine rayer la rigide surface
avec la pointe d'un couteau, semblent avoir ate rabotes,
ponces, vernisses par le carrier-macon. Un ebeniste, de
nos jours, ne polirait pas avec plus de soin un meuble en
jacaranda ou en bois de rose. C'es t a donner de folles envies de mordre a ineme, ou de se hriser le crane dessus.
Comme une pa odie a cette chambre monolithe, s'e 1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225
et la note 2, et 241.

lave de l'autre cote du chemin, au milieu d'un taillis


d'alerces et de capulis, aunes et mdrisiers de la contree, une cahute a toit de chaume eta pans de torchis.
Le signe du salut est place a son faite, et deux nucchos ' ,
aux feuilles glauques, aux belles flours d'un pourpre vif,
encadrent en se rejoignant, sa porte cintree. Cette cahute est le beaterio ou beguinage de la Recoleta. Nous
ignorons a quel jour de l'annee les devots de Cuzco
s'y rendent en pelerinage, et quelle antiphone est chantee a cette occasion ; mais ce dont nous sommes certain,
c'est que l'endroit a pour gardiennes ou pour celebrer
triples totes, trois vieilles duegnes qui faillirent un jour
1. Salvia splendens peruviana.

VII. 173 . 1.111.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

17

[email protected]

258

LE TOUR DU MONDE.

nous devisager pour une fleur que nous avions cueillie


dans leur domaine.
Ces beates, titres amphibies, espece de chauves-souris
du catholicisme, moitie rat et moitie oiseau, tenant de la
femme du monde par le reboe et la coiffure, de la nonne
par la jupe de couleur sombre, la ceinture de cuir et le
trousseau de chapelets, ont tits constituees gardiennes
du beguinage, a la charge par elles d'y tenir tout en
ordre, de blanchir les nappes d'autel, de fourbir les
cuivres et de chanter les louanges de l'Eternel dans
l'idiome de Quechuas. Mais au lieu de laver, de fourbir, de chanter, comme elles s'y sont engagees, elles
passent leur temps a boire de la chicha, a calomnier le
prochain et a surveiller la marmite en terre ou cuit,
la que des passants, le brouet de mais dont elles s'alimentent.
Ce beaterio de la Recoleta est le dernier point isole
des environs de Cuzco. A partir de la, les fermes, les
chacaras et les vergers se
multiplient , se rapprochent, se soudent par leurs
murs d'enceinte et forment
une maniere de rue etroite,
sinuease et accidentee, qui
pore le nom de faubourg
de la Recoleta. Le lit d'un
torrent presque toujours
sec et jonche de pierres,
partage dans toute sa longueur ce quartier sordide,
peu frequents, mal habits,
mais pourvu neanmoins
d'une vingtaine de cabarets a chicha, taut le besoin
de boire est inherent a la
nature du peuple hispanoperuvien
Qa et la une ampoule du
sol due a l'alluvion, qu'il
nous fallaitgravir et redescendre ensuite, me permettait de jeter les yeux devant
moi et d'entrevoir, comme par une echappee, les edifices de Cuzco. Tout en souriant par avance au repas
substantiel que j'allais faire et au bon vieux lit espagnol, peint en blanc et seme de tulipes rouges, dans lequel je m'allongerais en sortant de table, je songeais,
que faire sur sa mule a moins que l'on n'y songe?
Je songeais, dis-je, a l'acces du lyrisme que determinent habituellemont chez les voyageurs officiels, les
abords du Cuzco, seas qui se traduit chez eux par une
apostrophe pompeuse a la vieille ville. Des lambeaux
de phrases, jadis lues par moi dans les ceuvres de ces
messieurs, me revenaient, a Paspect des lieux qui les leur
avaient inspirees.
Salut, terre classique des Incas, berceau d'une civilisation rayonnante ! s'etait eerie l'un.
La voila done cette capitale d'un puissant empire conquis par Pizarre et dont la civilisation avancee

et les richesses prodigieuses , frapperent d'admiration


le monde entier
avait exclame l'autre.
J'en passe et des meilleurs.
Heureux, me disais-je, en ponctuant mon monologue
par des soupirs, heureux, trois fois heureux, sont les
voyageurs qui s'enthousiasment ainsi a froid I Un gouvernement les protege, un institut les felicite, un editeur
survient et imprime leurs oeuvres sur beau papier ; la
foule des lecteurs les lit, les admire et chante leurs
louanges, et peut-titre bien que de leur cote ils se lisent,
s'admirent et se chantent aussi!
Je ne sais si cet enthousiasme du voyageur, que je
note en passant comme renseignement physiologique,
etait partage par nos mules, mais en approchant de la
ville sacree, elles se demenaient se tremoussaient et
deployaient une vigueur surnaturelle. Comme le divin
Mercurius, les bonnes lakes semblaient avoir une aile
a chaque jambe. Aucun embarras du chemin ne ralentissait leur allure. Les
trous , les ornieres , les
blocs de gres, les descentes et les montees , tous
ces obstacles etaient franchis ou eontournes par
elks avec une impetuosite singuliere. A les voir
dieminer, les oreilles
droites , les naseaux au
vent, le jarret tendu, on
n'efit pas cru qu'elles yenaient de faire quatrevingt - dix - huit lieues
travers la chaine des Andes. Si le voyageur dont
nous parlions precedemment est parfois un titre
etonnant, la mule est un
animal incroyable I avec
plus de raison et moins
d'entetement elle renouvellerait de nos jours les travaux d'Hercule.
Au train dont elles nous menaient, nous atteignimes
en quelques minutes Yendroit appele la Cueva-honda
(grotte profonde), continuation d'un ravin pierreux par
lequel les sources du Sapi degorgent leurs eaux dans la
plaine. De ce point relativement eleve, on decouvre en
entier les edifices et les toitures de Cuzco. Maigre regal
pour Yenthousiasme ! une masse lourde et compacte de
pierres et de tuiles, peu ou point de details, des contours
empates, une localite rougeatre, un jour tune et diffus,
voila tout ce qu'offre aux regards de l'artiste la vieille
cite de Manco-Ccapac, revue, corrigee, augmentee mais
fort peu embellie par Francisco Pizarre.
A mesure qu'on s'eloigne de la Cueva-honda, le panorama de la ville devient sinon plus riant et plus gai,
du moins plus net et plus distinct. Quelques domes,
quelques clochers se detachent de la foule des toits; des
murs blanchis a la chaux tranchent ea et 1a sur le fond

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

259

LE TOUR DU .MONDE.
rouge-brun des cerros et des constructions antiques;
puis le faubourg de la Recoleta, ou ce qu'ainsi l'on
nomme, s'interrompt tout a coup, coupe a droite par
l'escarpement de San Blas, un des huit faubourgs de
Cuzco a gauche par un etroit conduit horde de murs
batis dans l'appareil cyclopeen. Ce conduit c'est la rue
du Triomphe. Les mules surexcitees par les emanations
de la luzerne et du corral s'y precipitent tete baissee.

Apres trois minutes de marche et sans que rien ait


prepare nen et l'esprit du voyageur a ce changement
brusque, it debouche sur la plaza Mayor de Cuzco, en
face de la cathedrale.
Comme nous emergions de la penombre qui regne en
tout temps dans cette rue du Triomphe dont les antiques murs semblent absorber la lumiere. Nor Medina
qui me precedait depuis un instant, arreta sa monture

pour me demander dans quel tampu de la cite je comptais descendre.


Je descendrai chez moi, lui repondis-je.
Le chez soi de monsieur, s'il plait a monsieur?
Galerie du Vieux-Linge, 17.
Nous coupames la place en diagonale, et, arrives

l'endroit indique, nous mimes pied terre. Nor Medina


attacha les mules a une des colonnes de gres trachytique
qui bordent trois ekes de cette place designee par les
noms de galeries du Pain, de's Confitures et du VieuxLinge. Apres avoir desselle ma monture et transports
chez moi, ou je l'avais precede, les diverses pieces de

1. C'est dix qu'il faudrait dire, car les statisticiens du pays considerent comme faubourgs de Cuzco les villages de San Sebastian

.et de San Jeronimo, bien qu'ils soient separes de la vine par une
plaine d'environ douze kilometres carres (voy. p: 252 et 253;9

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

260

LE TOUR DU MONDE.

requipemcnt de la bete
attendit chapeau bas que je
le soldasse. Comme au prix convenu entre nous j'ajoutai
quelques reaux de llapa (pourboire), cette generosite,
laquelle it ne s'attendait pas, dissipa le nuage amasse
sur son front et emu doucement son Coeur.
a Si j'osais parler a monsieur I me dit-il apres avoir
verifie la somme que je venais de lui remettre et l'avoir
glissee dans une bourse en peau de rat, qu'il portait
suspendue au con en mode de scapulaire.
A votre aise, Nor Medina.
Eh bien ! que monsieur reflechisse encore avant
de faire ce qu'il m'a dit, car c'est non-seulement une
imprudence de sa part, mais un gros peche dont if chargera sa conscience. Les Chunchos sont des mecreants et
des heretiques et la sainte religion de Jesus-Christ nous
defend tout commerce avec eux.
Est-ce la tout ce que vous aviez a me dire?
Mais oui, monsieur....
En ce cas, bonjour mon ami et que Dieu vous ramene sans accident a l'endroit oiz je vous ai pris. Mes
compliments a votre spouse, quand vous reverrez les
toits en dos d'ane d'Arequipa.
L'arriero s'en alla en levant les epaules et je n'entendis plus parler de lui.
Aprs un repas copieux, je pris possession de mon lit
et jusqu'au lendemain je ne fis qu'un somme. La nuit,
dit-on porte conseil. En m'eveillant je pus juger de
la valeur de ce dicton. Le soir, en posant ma tete sur
l'oreiller, je.m'etais demands h plusieurs reprises de
quelle vallee je ferais choix pour entrer en pays sauvage, mais le soleil m'avait surpris avant que j'eusse
decide quelque chose a cot egard. En me levant, et sans
que je parvinsse a m'expliquer ce travail occulte de nia
volonte, it se trouva que mon choix etait fait et que ce
choix etait tombs sur la valle d'Occobamba, que les
geographes ont rieglige d'indiquer sur leurs cartes, mais
que la nature a placee entre les deux vallees de Lards
et de Santa Ana.
Pendant les quarante-huit heures queje passai a Cuzco,
je consacrai mes journees a l'achat d'articles divers,
destines a me concilier les bones graces des sauvages
que je pourrais trouver en route. La nuit venue, au lieu
d'accepter la cacharpari, ou fte d'adieux, que, selon
l'usage, on m'avait offerte, je me barricadai chez moi,
laissant mes connaissances s'etonner et memo s'indigner
un peu de mon declain subit a l'endroit des choses locales. Mais j'avais un devoir a remplir ou pint& un
compte a regler avec le lecteur. Ce compte, c'etait une
description, sous le double aspect antique et moderne,
de la ville inconnue, on je l'avais amend en troupe et
d'oir nous devions bieiattit repartir ensemble. Done au
lieu de passer ces deux nuits a boire de l'eau-de-vie et
a caqueter avec des personnes .du sexe, ainsi que chacun
rat voulut et que rexigeaityetiquette, je les employai
tout entieres a prendre les notes suivantes. Si le lecteur
1. Dans un voyage sur la cote ou dans la Sierra, on l'on se sert
habituellement de mules de louage , le harnais de la bte est tonjours fourni par le voyageur et jamais par le nutletier qui la loue.

n'accorde aucun eloge a leur redaction, it doit au moins


me savoir gre d'avoir sacrifie a sa convenance les plaisirs de tout genre que me promettait un cacharpari h
Cuzco.
La ville du Cuzco fut fondee vers le milieu du onzieme siecle par Manco-Ccapac, chef de la dynastie des
Incas. L'apparition de ce legislateur dans les punas du
Collao est encadree dans une legende mysterieuse que
les historiographes espagnols se sont plu a reproduire de
diverses faeons. Nous ecarterons de leur recit la partie
merveilleuse pour ne nous attacher qu'a la partie vraisemblable, et au lieu de faire emerger a leur exemple
Manco-Ccapac et sa compagne Mama Oello, du lac de
Titicaca comme des dieux marins , ou de les tirer du
trou d'un Cerro de Paucartampu comme des hiboux,.
nous ne verrons en eux que ce qu'ils sont reellement,
c'est-h-dire une fraction infime et le dernier debris de
ces colonnes voyageuses qui, descendues jadis des plateaux asiatiques, leur berceau primitif, s'epandirent et
rayonnerent dans tous les sens sur le monde antique.
Dans retat actuel de nos connaissances, s'il est a peu
pros impossible de preciser repoque du premier &placement de cette civilisation voyageuse, et la duree des
haltes qu'elle fit en differents lieux avant d'atteindre le
continent americain, on a du moins pour se renseigner
sur son origine, son point de depart et la route qu'elle
dut suivre, le type de ses representants indigenes, leurs
mceurs, leurs lois, leurs institutions religieuses, leur
systeme de chronologie. leurs fables cosmogoniques et
la configuration de leurs edifices encore debout sur le
sol.
Il est probable que les premieres communications
entre l'Asie et l'Amerique 'eurent lieu par le detroit de
Behring.
L'etude anthropologique de la population americaine
dont les varietes de type peuvent etre ramenees h deux
types fixes et primordiaux, le type indigene que nous appellerons volontiers ainericano-mongol et le type iranoarien, souleve naturellement Ia question suivante : La
race americaine est-elle autochthone ou doit-on Ia considerer comme une race d'emigrants de souche asiatique? Sans prejuger cette question que nous posons en
passant, laissant a d'autres le soin de la resoudre, nous
remarquerons toutefois que si la race americaine est
reellement autochthone, comme l'ont pretendu Morton,
Pritchard, Robertson, Blumenbach, elle a avec la race
mongole une analogie singulire qu'on ne sait comment
expliquer; mais si sa presence sur le nouveau continent
resulte d'un &placement des hordes asiatiques, sa parfaite ressemblance avec celles-ci, dent on a lieu de s'etonner, se trouve alors naturellement expliquee.
De ces deux types precites, le type indigene on americain-mongol, selon qu'on voudra rappeler, est celui
qui domine dans les deux Ameriques et caracterise la
majeure partie de leur population. Toutefois on ne doit
voir dans la race autochthone ou asiatique a laquelle
&applique, que le simple element colonisateur. L'element civilisateur est represents par la race irano-arienne

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TYPES D'INCAS
Tires de I'Arbre genealogique ou Descendance imperiale. (Document inedit.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


262

LE TOUR DU MONDE.

dont le type s'est conserve jusqu'a nous a travers les


siecles, sinon dans sa purete originelle, du moires assez
caracterise encore pour qu'il ne soit pas permis de le
meconnaltre. Ce type est celui des premieres nations qui
s'etablirent dans la Nouvelle-Espagne, d'oh elles passerent dans le Canada, la Louisiane, les Florides et le Yucatan, et penetrerent dans l'hemisphere sud par les plaines du Popayan et de la Guyane. Les sculptures des
Tlascalteques, des Chichimeques et des Tolteques, les
peintures hieroglyphiques des manuscrits azteques, nous
ont fidelement transmis ce type qu'on retrouve encore
aujourd'hui chez quelques tribus nomades de l'Amerique du Nord, et dans l'Amerique du Sud, chez les
Aymaras et les Quechuas et chez un grand nombre
d'Antis et de Chontaquiros, tribus sauvages qui vivent
sur la rive gauche du Quillabamba Santa Ana, a l'est
de la chaine des Andes.
Bien que de prime abord it puisse sembler surprenant de retrouver au cceur de l'Amerique le type, les
institutions et les monuments des anciens peuples de
l'Asie, la chose tessera de paraitre extraordinaire si l'on
examine les divers territoires de ces peuples, situes sur
les versants des grandes chines, commandant les contrees environnantes du nord, du sud, de l'est et de l'ouest,
relies les uns aux autres de facon a former un tout homogene et compacte, ceux du Zend a ceux des anciens
Etats libres de l'Inde, les pays des peuples sans rois,
ceux-ci au Bramavartha et a l'Aaryavartha, pays
de Brahma et des Ariens nobles, ces derniers touchant
au Madhya-Desa, pays du centre au dela duquel cornmencait la population primitive non arienne, tous pouvant communiquer par les provinces de la Perse avec la
Chaldee et l'Egypte, par les provinces du Thibet avec
Undo -Chine et les ' contrees- septentrionales de l'Asie.
Jamais, comme on voit, pente geographique ne fut plus
naturelleroent tracee a l'ecoulement des peuples. Ces
plateaux de l'Iran, du Zend, de l'Aria, reservoirs anthropologiques, sont comme les Lacs des regions alpestres
dont l'eau pent dormir longtemps immobile, jusqu'h ce
qu'une true subite, phenomene mysterieux, la chasse de
son lit et la repande en mille sources.
Des temoignages historiques confirment l'etablissement des Indous dans des contrees situees a l'est de leur
territoire, et eels des l'antiquite la plus reculee. On les
voit traverser avec la mousson du nord ,est i le golfe
d'Oman et s'etablir dans la partie meridionale de l'Arabie et l'ile de Socotora pour y faire le commerce de
l'or avec les Egyptiens. Nulle part au contraire it n'est
fait mention d'etablissements fondes par eux dans les
contrees du nord de l'Asie. II est vrai que, de ce cote,
rien n'attirait leur attention ni ne sollicitait leurs instincts commerciaux. Depuis la migration inconnue et
contemporaine peut-titre des premiers ages du monde,
qui conduisit les Misraltes (fils du Soleil) du cceur de
I. En malais mussim. Celle du nord-est est designee par le nom
de mussim de Malabar, celle du sud-ouest par celui de mussim
d'Aden. Les navigateurs arabes la nommaient maussim, et les
Brecs hippalos ,

l'Asie dans la vallee du Nil, l'Egypte etait restee en


possession des traditions et des idees, elle etait le centre
d'une grande culture intellectuelle et l'entrepOt commercial du monde connu; sa preponderance sur les contrees
voisines etait solidement etablie, et les regards des peuples etaient attires par le rayonnement qu'elle projetail
autour d'elle. Ce n'est done pas a des besoins de civilisation ou de commerce , ou memo d'agrandissement
territorial qu'on peut raisonnablement attribuer le deplacement des populations ariennes vers les parties septentrionales de l'Asie. Aucun schisme religieux , aucune
persecution systematique dont l'histoire fasse mention ',
ne motiva non plus chez elles l'abandon de leurs foyers
primitifs. Or, en l'absence de certitudes historiques qui
jettent quelque clarte sur les causes de ce deplacement,
ne peut-on pas supposer que la pression exercee sur ces
populations par les premieres conqutes des pharaons
thebains 2, anterieures de neuf siecles a celles de Rhamses-Meiamoun, conquetes limitees crabord aux rives de
l'Indus, mais qui s'etendirent ensuite au dela du Gange,
et que l'invasion macedonienne completa plus tard en
mettant face a face la civilisation des Hellenes et cello
des Indous, ne peut-on pas supposer, disons-nous, que
ces graves evenements qui changerent la face du monde,
durent agir puissamment sur l'esprit des populations
ariennes et determiner chez elles ces migrations qui
nous etonnent et que nous ne pouvons expliquer?
En abandonnant les plateaux asiatiques oit elles
avaient pris naissance, ces populations emporterent, avec
l'idee d'un culte primitif, leurs mythes cosmogoniques,
leurs cycles de regeneration, leurs mceurs, leurs arts,
leur industrie et leur langage. Mais les regions nouvelles qu'elles eurent a traverser, les haltes seculaires
qu'elles firent en divers lieux, leur contact immediat
avec d'autres peuples, le mlange des races qui dut
s'ensuivre, enfin les modifications successives apportees
dans leur constitution par l'influence des climats et des
lieux oit elles sejournerent, toutes ces causes demoralisatrices, si elles n'effacerent pas chez ces populations la
notion pure du passe, en altererent sensiblement la
forme. Empruntant aux milieux qu'elles traversaient des
formules de langage et des idees nouvelles, dies y laisserent aussi d'elles-memes quelque chose en passant.
De la ces analogies .et ces dissemblances que nous remarquons aujourd'hui dans la langue et les mceurs des
peuples de leur descendance.
Il serait done peu rationnel de rechercher ailleurs que
dans les regions asiatiques la source des grands courants
civilisateurs qui ont feconde l'Amerique pour la premiere fois ; mais it serait en meme temps peu sense de
pretendre que ces courants ont afflue sur le nouveau
continent h une seule epoque et sous un volume egal.
I. L'Otablissement du bouddhisme dans l'Inde ne remonte guere
qu'b six siecles avant notre ere. Quant aux persecutions dont it
fut l'objet de la part des brahmes, persecutions qui determinerent
les pretres et les sectateurs de Bouddha a Omigrer vers le nord de
l'Asie, les historiens leur assignent pour date les premieres annees
de l'ere chretienne.
2. Environ deux ruffle deux cents ans avant Pere chretienne.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Tout fait croire, au contraire, que la civilisation ameriCaine a eu des temps d'arret, longues phases de torpeur
et d'engourdissement, ou, repliee sur elle-meme, elle
est restee stationnaire, jusqu'a ce qu'une impulsion nouvelle lui fut donee par la mere patrie, dont les navigateurs pheniciens, trusques, arabes etaient alors les
plus actifs mandataires. S'il en avait etc autrement, on
retrouverait chez tous les descendants des premiers colons asiatiques les formUles exactes d'un meme dogme,
des mceurs identiques, une architecture absolument
semblable. Or, entre lee nations de la Nouvelle-Espagne
et celles du continent meridional, si ridee fondamentale
du culte est toujours la meme, chez les uns sous sa figure abstraite, chez les autres sous sa forme concrete ;
si les traits gendraux dans l'ordre physique et dans
l'ordre moral sont commune aux deux groupes de nations, de facon a prouver la communaute de leur origine et de leur point de depart, it existe en memo temps
chez elles des differences assez tranchees pour les separer hierarchiquement et etablir la suprematie des premieres sur lee secondes. Cette suprematie n'a d'autre
cause que la scission qui dut s'operer au principe entre
ces nations et qui, nous l'avons dit plus haut, laissa
les premieres en communication avec les idees qui continuaient d'affluer du sud de l'Asie, tandis que les secondes, par leur eloignement progressif, cesserent d'en
ressentir l'influence ou ne la ressentirent que faiblement.
On voit, en effet, apres la separation des deux groupes de
peuples sur les plateaux du haut Mexique, les premiers
se constituer gardiens et depositaires de la tradition
du passe, des mythes religieux et des idees cosmogoniques de l'Inde et de l'E' gypte. Leur facies, la nuance
de leur teint, leur chevelure lisse et nattee, leurs vete ments blancs ou barioles de couleurs vives, tout en eux
rappelle les races namou et rot- enne - reme et le
double rameau semitique et japetique dont elles sont
issues. Les chefs pontifes qui gouvernent ces peuples et
regissent leur culte, les rois legislateurs, qui leur donnent des lois, sent des hommes a longue barbe, aux yetements amples et flottants, qui semblent continuer en
Amerique les castes theocratique et guerriere de l'Orient. Des siecles s'ecoulent depuis le depart de ces
peuples des regions oh ils ont pris naissance. Etablis
sur un continent nouveau, ils continuent de recevOir de
la vieille Asie, Palma parens, les germes d'une civilisation progressive. L'ecriture hieroglyphique est naturalisee chez eux. L'usage du papyrus (maguey) y est introduit. Leur architecture, qui s'etait bornee a copier de
memoire les lourdes maconneries primitives de l'Inde
et de la haute Egypte, entre dans une voie nouvelle ;
tout en conservant aux temples, aux palais, aux monuments les formes hieratiques et immuables des anciens
edifices, cette architecture, renaissance de l'art, couvre
leurs murs d'une ornementation elegante et compliquee
oil se retrouvent les delicates fantaisies du style grec de
epoque macedonienne. Les monuments.de Teotihuacan
dans l'Etat de Mexico, ceux de Culhuacan, de Guatusco
et de Papantla dans l'Etat de Chiapa, le temple de

263

Chichen-Itza dans le Yucatan, nous sent restes commede magnifiques specimens de l'art americain a differentes
epoques'.
Sous la dynastie des empereurs azteques, la civilisation amricaine atteint son apogee. Ceremonies du
culte, pompes exterieures, lois somptuaires, tout y revet
ce luxe insense des satrapies persanes, auquel Fernand
Cortes va mettre un terme, comme, dix-neuf siecles avant
lui, l'avait fait Alexandre le Grand a regard des provinces de la Medic, de la Babylonie et de la Perse.
Si des premiers peuples nous passons aux seconds,
nous les verrons apres leur separation du groupe primitif et leur introduction sur le continent sud, errer h
travers les regions boisees du Venezuela et de la Guyane,
laissant sur les rochers de l'Orenoque et du Cassiquiare,
sur les bords du rio Cauca, eomme une attestation figuree de leur passage. Parmi ces hordes voyageuses,
en est qui font une halte de plusieurs siecles sur les
plateaux de Bogota; d'autres stationnent sous l'equateur et fondent dans le pays de Lican la dynastie des Conchocandos; d'autres enfin poursuivent le tours de leurs
migrations jusqu'au lac de Chucuytu et couvrent les
alentours de Tiahuanacu de temples et de monuments.
Observons en passant, qu'a mesure que ces peuples
s'eloignent du foyer de culture intellectuelle dont la
Nouvelle-Espagne est restee le centre, la notion pure
du pass s'use et s'oblitere de plus en plus chez eux.
Livres a leurs propres forces, sans communications avec
le reste du monde, se derobant par leur eloignement
toute influence civilisatrice, ils retombent par degree
dans un tat de decadence relative.
Le flambeau du progres fut rallume au Peron par
cette dynastie des Incas qui y importa le culte et les traditions deja presque effaces de l'antique Orient.
La tradition locale degagee des nuages qui l'enveloppent, fait sortir Manco-Ccapac et sa sceur Mama
Ocllo, des vallees chaudes situees au dela de la Cordillere, a l'est du lac de Titicaca. Ces vallees comprises
entre Apolobamba et les sources du rio Beni, appartiennent aujourd'hui a la Bolivie et sont communement
designees par la nom de Yungas de la Paz.
Porteur d'une verge d'or, embleme du pouvoir 2, le
nouvel Horus, pasteur des peuples a venir, s'avance a
travers les punas du Collao, suivi de sa compagne, et
apres une marche de quatre-vingts lieues dans la direction du nord-ouest, arrive sun les hauteurs de Huanacote
(aujourd'hui Huanacori) decouvre une vaste
quebrada circulaire entouree de montagnes, qu'il choisit
pour lieu de residence. La vile qu'il batira plus tard au
centre de cette quebrada, portera le nom de Ccozcco,
qui signifie point d'attache ou nombril.
Bientet les peuplades des environs accourent a la voix
de l'Inca, et subjuguees par le charme de sa parole et la
1. Voy. tome V, premier semestre de 1862.
2. Quelques modernes ont mais a tort, d'un coin d'or.
Les textes espagnols concordants a regard. de una Zara de
dos pies de largo y un dedo de grueso ne comportent pas d'equivoque.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

264,

douceur de ses enseignements qui leur rappelle pent- tre un kat primitif dont elles sont dechues, ces pen. plades se rangent sous ses lois et passent de la vie de
chasseur a la vie agricole. Pendant que Manco enseigne
aux hommes a defricher la terre, a l'ensemencer,
creuser des canaux d'irrigation, Mama Ocllo apprend
aux femmes h. filer la laine des vigognes et des alpacas,
a tisser les etoffes necessaires aux vetements de la famille et les initie a leurs devoirs d'epouse et de nienagere. Le plan d'une ville est tracee ; c'est un parallelogramme irregulier, de peu d'etendue, developpe du

nord. est au sud-ouest, et qu'aucun mur d'enceinte ne


clot encore. Un ruisseau descendu de la Cordillere baigne en passant le cad sud de cette ville, que plus tard
it coupera par le milieu, quand les regnes successifs de
treize empereurs auront recule dans le nord jusqu'a
Huancarrn et dans le sud jusqu'a-Sapi, les bornes de
l'acropole primitive.
L'inegalite du sol oblige a diviser la ville en deux faubourgs. Le faubourg Hurin (faubourg d'en haut) au jourd'hui quartier de San Cristoval et le faubourg Hanau
(faubourg d'en bas) aujourd'hui quartier de la Cathe-

IIIIIft ]k

4 J11Dia

G^Illlliyl^i 51

11 artq'j

drale. Apres la construction du palais de Manco dans le


faubourg Hurin et celle des chaumieres destinees au
peuple, les premiers edifices qui s'elevent dans le faubourg Hanan sont le temple du Dieu-Soleil et l'Accllhuaci ou palais des vierges consacrees h, son culte. Ces
deux edifices, commences par Manco, ne sont acheves
que cinquante ans apres la fondation de Ccozcco, par
les soins de son fils aine Sinchi Roca. Pendant un demisicle, le temple du Soleil n'est qu'un enelos (chimpu)
forme de pierres brutes, au milieu duquel un pilier
cane, a peine degrossi, qui rappelle l'hyrmensul ou

pierre du soleil des druides, a la lois lettre de symbole,


forme d'autel et le simulacre de la divinite.
Apres quelques annees donnees a l'organisation de la
ville naissante, Manco se met en gate des peuplades
qui bornaient Ccozcco dans les quatre aires de vent. Sa
recherche entreprise au nom du Soleil dont it se dit le
fils et l'envoye, a un double but religieux et politique,
celui de repandre chez les infideles le culte d'HeliosChuri et d'augmenter en meme temps le nombre de
ses sujets et de ses possessions. Cette croisade apostolique qui dure plusieurs annees, a pour resultat la re-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Vue gnerale de Cuzco.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

266

LE TOUR DU MONDE

duction d'une vingtaine de peuplades dissernine es dans un


perimetre de dix Hones et l'annexion de leur territoire
a l'empire. Sous Manco, cat empire a pour limites Qui
quijana au sud, 011antay-Tampu au nord, Paucartampu a l'est, Eimatampu a l'ouest.
Apres un regne d'une cinquantaine d'annees, Manco
meurt laissant le pouvoir aux mains de Sinchi Roca son
fils aine. Deja l'empire est organise; la religion du Soleil
est fondee, son pouvoir etabli, son culte exterieur assure, la voie politique a suivre nettement trade; Manco
a tout prevu. Ses successeurs n'eurent qu'a continuer
son Oeuvre. Et ils ne faillirent pas a cette mission, jusqu'a l'apparition des aventuriers de l'Europe sur les
cotes du Peron, c'est-a-dire pendant douze generations
de rois'.
Un temps viendra, nous l'esperons, oit le contours
actif des intelligences etl'application de moyens nouveaux
aux recherches ethnographiques, ameneront la solution
de bien des problemes encore insolubles aujourd'hui.
L'analyse archeologique des monuments americains
restes debout sur le sol, eclaircira des points obscurs de
la theogonie des peuples auxquels on les attribue, en
mme temps qu'elle nous apprendra les schismes religieux qui les diviserent. L'anthropologie et la philologie, ces fils conducteurs des recherches antehistoriques,
aideront a ramener a un type primitif et a un langage
primordial, les traits spars de la physionomie de ces
peuples et leurs divers idiomes. On retrouvera la filiation de chacun d'eux; on etablira d'irrecusables preuves
de leur fraternite native avec les peuples du groupe primitif; enfin, on determinera l'ordre chonologique de
leurs deplacements, a partir des ages legendaires oft
la race humaine, comme un fleuve a sa source, s'epandit
a travers le monde et en prit possession.
En attendant cette heure, laissons dormir dans la
poussiere du passe, le Cuzco antique et les Incas qui le
fonderent, et occupons-nous du Cuzco moderne, que
nous retrouvons aujourd'hui, a peu pres tel que le reedifia Pizarre apres la conquete, et qu'en 1824 le laissa la
Serna, dernier vice-roi du Perou.
A en juger par les pans de murailles qui, de San Juan
de Dios aux hauteurs de San Blas, marquent les limites
de l'ancienne vile et la protegent en memo temps contra
les eboulements du cerros, la vile moderns a peu gaga
en etendue. Ce qu'elle a pu perdre comme caractere architectural est compense par ce qu'elle a conquis sous le
rapport de l'ordonnance symetrique, compensation me:diocre aux yeux des voyageurs artistes, mais plus que
suffisante pour les individus du genre positif.
L'aire de la vile actuelle, dont la figure est celle d'un
parallelogramme irregulier, developpe du nord-ouest
au sud-est, escape une superficie d'environ trente mille
1. Au grand regret de la redaction This Tour du Monde, le cadre
de ce recueil n'a pu admettre le curieux et savant memoire que
l'histoire indigene du Peron et les antiquites de Cuzco ont inspire
A M. P. Marcoy. Heureusement le public scientifique retrouvera
ce beau travail tout entier et inedit, illustre par l'arbre genealogique des Incas, dans la relation complete que cat ecrivain erudit
prepare de ses longs voyages.

metres carres, si on la mesure de I'Almudena a San


Blas et de Santa Ana a la Recoleta. Unruisseau torrent,
le Huatanay, ne dans la Cordillere de Sapi et courant
du nord-est au sud-ouest, traverse la vile qu'il divise
en deux parties inegales. Ce ruisseau, profondement
encaisse, presque a sec en hiver, a courant vif dans les
ernes d'ete occasionnees par la fonte des neiges de la
Cordillere, est comme l'egout collecteur de Cuzco, qu'il
dbarrasse de ses eaux menageres et de ses immondices.
Dans la partie ouest de la cite, les berges de ce ruisseau cloaque, reliees de loin en loin par des ponceaux,
sont toupees h pit et revetues de murailles d'un travail
grossier. Disons bien vite que ces murs bruts sont historiques. Rs datent du regne des Incas, et, par egard pour
leur anciennete, les voyageurs archeologues qui chaque
demi-siecle arrivent a Cuzco, ne manquent pas d'aller
les etudier de pres, malgre la puanteur des eaux squahides qui verdissent leur base, puanteur qu'au reste ces
savants peuvent conjurer, en se bouchant le nez ou en
le garnissant de tabac d'Espagne.
Le Ccozcco des Incas, divise simplement en vile haute
et basse, ne comprenait que deux quartiers appeles Hurin et Hanan. Le Cuzco des Espagnols comprend sept
districts : la Cathedrale, Belen, Santiago, PHOpital,
Santa Ana, San Cristoval et San Blas, lesquels sont divises tant bien que mal en carres ou cuadras, et donnent
un total de trois mile maisons pour une population que
les derniers recensements font monter a vingt mile trois
cent soixante-dix Ames. Sur ces trois mile maisons,
mills environ ne sont quo- d'affreux bouges dont cinq
cents au moins sont des cabarets a chicha. Une rue tout
entiere, la rue de las Heladerias, est affectee au commerce des sorbets et des glaces. C'est dans cette rue que
naquit vers le milieu du seizieme sicle, d'une famine
de sang illustre et d'une nuance de peau assez foncee,
l'historiographe Garcilaso de la Vega. La maison paternelle de l'auteur de Los Commentarios Reales avait
pour locataires, a l'epoque oft je la visitai, une blanchisseuse en fin, Semiramis au petit pied, qui occupait le
rez-de-chaussee et le premier stage ou elle s'tait tree,
sur le rebord d'une fenetre, unjardin suspendu avec des
pots d'oeillets et des cages d'oiseaux. Le second stage,
habituellement decors de ficelles tendues et de Toques
mouilldes, Malt habits par un Indien borgne, qui dress
sait des chiens a faire l'exercice.
Cuzco, jadis capitals d'un vaste empire, aujourd'hui simple chef-lieu de dpartement et siege d'ev'ehe, possede avec sa cathedrals et quinze eglises dont
sept appartiennent a des communautes religieuses, quatre convents d'hommes, San Francisco, la Merced,
Santo Domingo et la Recoleta, trois convents de femmes,
Santa Teresa, Santa Catalina -et Santa Clara, six
beguinages, las Nazarenas, Santa Rosa, Santo Domingo, las Carmelitas de San Blas, las Franciscanas de
Belen et San Francisco, sans prejudice de quelques
maisons d'exercices spirituals, di, pendant les soirees de
la semaine sainte, les deux sexes se renferment separement, eteignent les lumieres et s'etrillent h tour de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE,
bras, en expiation des peches qu'ils ont pu commettre
dans le tours de l'annee.
Les eglises et les convents de Cuzco sont generalement construits en pierre dure, gres carbonifere, trachyte
porphyroide, granit feldspathique, au lieu d'tre bhtis
en bois, en torchis et en platre, comme ceux des vines
du littoral. Cette difference dans le choix et la nature
des materiaux, est motivee par la situation des derniers
edifices au pied de la chaine des Andes dans le voisinage
de quelque volcan, et la frequence des tremblements de
terre auxquels ils sont exposes. De la l'emploi du badigeon sur leurs facades et ces nuances gris de perle, rose
paille, cuisse de nymphe, dont l'architecte les empate
pour dissimuler la charpente du monument. Les edifices de Cuzco n'ont pas besoin de recourir a ces artifices
vulgaires. Es &talent dans sa couleur et sa nudite primitives la pierre dont ils sont batis, et sur laquelle le
temps, la pluie et le soleil ont passe comme un vernis
sombre. Leur physionomie a je ne sais quelle grandeur
morne, quelle majeste taciturne, qui s'harmonie avec la
tristesse du ciel, la rigidite du climat et les lourdes gibbosites des montagnes voisines.
La disposition interieure des eglises est presque toujours cello d'une croix latine. Quelques - unes n'ont
qu'une nef sans bas cotes, comme Peglise des Peres de
Jesus; d'autres ont une nef principale et deux nefs secondaires, comme l'eglise de la Merced, ou trois mattresses nefs et deux collatraux, comme la cathedrale.
Leurs vaites en berceau, plus elevees du double que
celles des eglises du littoral, sont quelquefois lisses,
quelquefois renforcees par des arcs-doubleaux et supportees par des colonnes engagees ou de simples pilastres. La decoration architecturale de ces eglises est
generalement tres-simple a Pinterieur. Parfois cette simplicite s'etend h l'exterieur de Pedifice, dont toute l'ornementation se borne alors a un fronton triangulaire,
engage entre deux tours en saillie, supporte par des
colonnes accouplees, et surmonte d'un etage perce de
fentres carrees et (Moore de colonnettes, comme la facade de la cathedrale. Parfois encore, cette ornementation emprunte au gout hispano-lusitanien des dix-septieme et dix-huitieme siecles son materiel de pinacles
et d'acroteres, de pyramidions et de boules, auxquels elle
ajoute le luxe des enroulements, des eves, des volutes,
des pompons et des chicorees de cette bienheureuse epoque. L'eglise des Peres de Jesus et celle de la Merced
offrent sur leurs facades un assortiment assez cornplet de ces fantaisies. Remarquons toutefois que les
diverses pieces de ce bric-a-brac architectural, au lieu
d'tre moulees en plhtre et rapportees apres coup, comme
sur les facades des eglises du littoral, sont laborieusement taillees dans le-trachyte ou le granit des Andes,.
circonstance qui fait gagner par le mason la cause perdue par l'architecte.
Ce que nous avons dit deja du luxe si complaisamment kale par les eglises d'Arequipa, peut s'appliquer
a celles de Cuzco. C'est la meme profusion de richesses,
amalgamees , combinees, selon tons les logarithmes de

267

la piete nave et du gout inintelligent. A voir, dans un


jour de solennite religieuse, resplendir, sous le feu des
bougies, les magnificences de ces eglises aux autols bosseles d'une croilte d'or et de pierreries, on dirait que
sachant tout ce qui leur manque du cote de Part et du
style, elles se sont flattees d'y suppleer par un grand
etalage de richesses, comme certaines femmes se flattent de faire oublier leur laideur en exagerant leur
parure.
La cathedrale de Cuzco, dont le maltre-autel est en
argent massif, ainsi que le retable et tous les ornements
qui le couronnent, a dans les armoires de sa sacristie
des richesses fabuleuses, reliquaires, ostensoirs , ciboires, calices, patenes, constelles de dianiants, de rubis,
de topazes et d'enaeraudes, a rendre jaloux un pape de la
chretiente du temps oh les papes armaient des galeres.
Il est vrai que l'architecture du monument, taut a Pint&
rieur qu'h rexterieur, est pen digne du coffre-fort de
taut de richesses. Wide sur un terre-plein a l'endroit
s'elevait au quatorzieme sicle le palais de l'Inca Viracocha, elle present, comme nous l'avons dit, la disposition d'un carre long, aux deux tiers duquel deux tours
font saillie. Des colonnes accouplees separent Ies trois
portes de sa facade, decoree d'un fronton quelconque.
Des fentres carrees, flanquees de colonnettes, couronnent
l'architrave et font comme un premier etage a l'edifice.
Ajoutons que le gres trachytique dont it est bati a 'Iris
en vieillissant une teinte de suie, qui contraste fort avec
la blancheur calcaire des coupoles de ses cinq nefs et de
ses deux clochers.
L'interieur ,du vaisseau se compose d'un pronaos ou
narthex ouvrant sur trois mattresses nefs et deux collateraux pourvus de chapelles. La plus clebre de ces
chapelles, la seconde a droite en entrant, est celle du
Senor de los Temblores ou Christ des tremblements de
terre. Nous y reviendrons en detail en parlant des fetes
religieuses et des processions de Cuzco. Les rares onvertures menagees dans les parois de l'edifice , per_mettent a peine a la lumiere d'en delairer l'interieur ;
les retombees des volutes de ses trois nefs et les piliers
qui les supportent, ajoutent encore a cette obscurite, que '
l'air du dehors rend glaciale. Le seul rayon, le seul
flambeau, qui eclaire et rechauffe un peu ces tenebres,
le seul joyau inestimable parmi tous les joyaux sans
prix que possede cette lugubre basilique, c'est un Christ
en Croix qui decore sa sacristie, splendide peinture de la
seconde maniere de Murillo.
Autour de la cathedrale s'etend un atrium ou parvis,
horde d'une muraille a hauteur d'homme, toupee de
distance en distance par des socles surmontes de pyramidions. Le long de ce mur, et comme pour rompre
l'uniformite de sa ligne droite, regne un pittoresque
cordon de bannes de toile et de grands parapluies, sous
lesquels des industriels des deux sexes etalent a la vue
des passants des guenilles sordides et d'epais souliers
six rangs de clous, comme en usent les ,gouverneurs et
les alcades fashionables des villages de la Sierra.
Une tradition que les Nestors indigenes a peau brune

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


268

LE TOUR DU MONDE.

'et, a longues tresses ont repandue parmi le peu.ple, place


un lac sous la cathedrale. Ce lac, dont l'onde est calme et
comme endormie pendant toute rannee, s'enfle, bouillonne et bat sourdement les dalles du choeur,. le jour
anniversaire de l'entree a Cuzco des conquerants espagnols (13 novembre 1532). Ce jour-la, jour de deuil
pour les indigenes, it n'est pas rare, en traversant la
place du parvis, de voir quelques Ames credules agenouillees dans la poussiere et l'oreille au niveau du sol,
ecouter de l'air le plus serieux du monde si l'onde fatidique ne murmure pas.
Une eglise en pise, bade par Francisco Pizarre et con sacree par Vicente Valverde son aumOnier, occupa pen-

dant trente-six ans l'emplacement acluel de la cathedrale. En 1572, le vice-roi Francesco Toledo fit jeter bas
cette bicoque et creuser les fondements d'une nouvelle
eglise. Une Somme de trois cent soixante mille francs
fut d'abord affectee a sa construction ; puis cinquante ans
s'ecoulerent, et comme cette eglise, pareille a, la toile de
Penelope, se poursuivait toujours sans jamais s'achever, que de nouvelles sommes, incessamment votees, venaient s'ajouter aux premieres, Philippe IV, impatiente,
demanda un jour si on comptait la faire en argent massif. Le mot royal eut du succes ; apres avoir fait le tour
de l'Espagne, it arriva en Amerique. On ne sait s'il stimula le zele de l'entrepreneur, mais apres quatre-vingt-

deux ans de travaux, la cathedrale etait achevee. Elle


avail coilt soixante-cinq millions de francs. La chose
parait incroyable, quand on considere aujourd'hui ce
triste edifice
Sa dedicate eut lieu le 15 aoilt 1654; mais auparavant

it fallut deblayer les abords de l'eglise, rendus impraticables par ralluvion due aux travaux de pres d'un sicle.
Tons les chanoines, enflammes d'un saint zele, passerent
a leur bras un cabas de jonc et se mirent a enlever la
terre, les moellons, les gravats, qui formaient autour du
lieu saint des montagnes et des vallees 1 . L'exemple des
chanoines fut suivi par le corregidor et par quatre chevaliers de Catatrava ; puis les cures de la ville et ceux des
environs arriverent en foule suivis de leurs vicaires, les
moines de quatre ordres vinrent egalement donner un
coup de main, les dames de la ville imiterent les

1. Les auteurs espagnols ont relate comme un chiffre exorbitant les cinquante ans de travail qu'avait necessites Pedification
de la forteresse du Sacsahuaman; mais aucun d'eux n'a fait mention des quatre-vingt-deux ans employes a la construction de la
cathedrale, ou s'est content de les indiquer par deux dates.
Ajoutons que de pareils chiffres, qui, partout ailleurs qu'au Peron, auraient une valeur significative, ne prouvent ici qu'une
chose : c'est que l'Indien du continent sud, tres-nonchalant de
sa nature, met a ce qu'il fait vingt fois plus de temps qu'il n'en
faut.

1. Alturas empinadas y hondos valles, dit le manuscrit du docteur Carrascon auquel nous empruntons ces details.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

269

moines, et bienta la population tout entiere se mit de


la partie et travailla comme un seul homme, jusqu'a
parfait achevement de la besogne qui dura cinq jours et
cinq nuits
A la droite de la cathedrale, objet d'un si vif enthousiasme, et se rattachant h la masse de Vedifice, s'eleve la

chapelle dite du Triomphe, qui n'etait au principe


qu'une cahute en terre, humble dependance de la premiere eglise construite en terre aussi. Pendant une
emeute excitee par les partisans de l'Inca Manco , frere
de Huascar, un parti d'Espagnols s'etant refugie dans
cette chapelle pour echapper a l'incendie que les Indiens

avaient allume sur plusieurs points de la cite, fut miraculeusement preserve des flammes par l'intercession de
la Mere de Dieu. C'est la cette chapelle en pierre a coupole
de chaux qu'on leva depuis pour perpetuer le souvenir
du miracle, chapelle au seuil de laquelle, le jour de
1'Assomption de chaque annee , les Indiens des deux

sexes dressent un reposoir, chantent, dansent, mangent,


boivent, s'enivrent et se gourment tres-denotement en
l'honneur de celle qu'ils appelent Jesu mamachay, la
there mere de Jesus.
bepuis Van de grace 1588, oU fray Vicente Valverde,
ce moine double d'un bourreau, fut nomme second

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

270

LE TOUR DU MONDE.

eveque' de Yedifice en terre h toiture de paille, qu'une


bulle papale de Paul III avait eleve des 1537 au rang
d'eglise episcopate ; depuis cette epoque, disons-nous,
jusqu'en 1843, oil don Eugenio Mendoza y Jara fut
nomme eveque par Sa Saintete le pape Gregoire XVI,
vingt-huit eveques y compris ce dernier, se sont succede
dans le gouvernement spirituel de Cuzco.
A droite de la plaza Mayor dont la cathedrale occupe
le COW sud-est , s'eleve sur Pemplacement du palais de
Capac Yupanqui et de la menagerie de serpents que cet
Inca y avait annexee, l'eglise de la compagnie des Peres
de Jesus. Cet edifice bati en gres carbonifere est d'une
assez fiere tournure, malgre le gait hispano-lusitanien
des sculptures de sa faade dont les details baroq-ues sont
traites neanmoins avec beaucoup de soin. Depuis l'expulsion des Jesuites, cette eglise etait restee fermee au
culte, lorsqu'en 1824 les patriotes, a leur retour d'Ayacucho , enfoncerent ses pontes au nom de la liberte
sainte et la transformerent en corps de garde. Apres
la proclamation de l'independance, elle fut fermee de
nouveau jusqu'au jour oix Pidee nous &ant venue d'en
demander les clefs au sous-prefet de Cuzco, don Jose
Gregorio Llanos, nous la fimes rouvrir au grand ebahissement de quelques indigenes qui traversaient la place
en ce moment et qui accoururent a toutes jambes dans
l'espoir d'entrer a notre suite. Mais le pongo qui nous
accompagnait, ferma lestement la porte batarde pratiquee dans un des ventaux de la porta regia et trompa
la curiosite des badauds.
Cette eglise dont les habitants de la yule ne connaissent guere que. l'exterieur, se compose a Pinterieur
d'une seule nef dont la vohte en berceau repose sur un
entablement porte par des pilastres canneles d'ordre
corinthien composite. A l'entree, une vaste tribune supportee par des piliers carres, forme comme un vestibule
ou pronaos a Pedifice. Aucune chapelle n'interrompt les
grandes lignes de la nef qui se developpent dans une
majestueuse severite jusqu'au sanctuaire arrondi en
hemicycle et separe dela nef par une balustrade en pierre.
L'eglise, au reste, etait completement depourvue des
objets relatifs au culte. Son unique autel avait disparu.
Nul tableau, nulle croix, nul ex-voto pieux n'etait reste
clone a ses murailles, dont la pierre d'un ton de roseseche etait d'une proprete remarquable.
En allant et venant sur les larges dalles oh nos pas
eveillaient un echo sonore, nous ramassames quelques
fragments de sculptures detachees d'une chairs dont la
place indiquee par des crampons de fer etait encore visible sur le mur de droite. Parmi ces debris, se trouvait
une tete d'ange cravatee de ses ailes, grosse comme le
poing, d'une expression charmante et d'une delicatesse
d'execution qui faisait honneur au ciseau du Berruguete
indigene auquel elle etait due.
Dans la tribune out nous montames par un escalier en
1. Le premier eveque de Cuzco fut don Fernand de Luque y
011vera. Fray Vicente Valverde ne resta que trots ans en possession de son 60016. It fut assassins ou assomme, on ne sait au
uste, par des Indiens de la province de Quispicanchi.

pierre horde d'une rampe en bois sculpts, d'un joli travail, les orgues etalaient encore leurs batteries de tubes
de differents calibres, mais descelles, et visiblement
penches les uns sur les autres, comme les arbres d'une
fork dans un coup de vent. Les touches du clavier
etaient decollees ; les vers avaient ronge le buffle des
marteaux et de grandes toiles d'araignees enveloppaient
comme d'un linceul ce pauvre corps harmonieux dont
Fame etait partie.
Devant la balustrade qui separait le sanctuaire de la
nef, baillait une ouverture de quatre pieds arra, pourvue d'un escalier dont on n'apercevait que les premieres
marches : le reste se perdait dans une ombre noire.
Suivi de l'Indien porte-clefs, que cette eglise vide et ce
trou tenebreux impressionnaient visiblement, je tentai la
descente. Une vingtaine de degres nous conduisirent
dans la crypte de Yeglise, divisee en cellules carrees
dont les murs, d'une proprete singuliere, semblaient
avoir ete recemrnent blanchis. Ces cellules avaient servi
autrefois de caveaux funeraires. Quelques cercueils ouverts et vides s'y trouvaient encore. La forme des cadavres qu'ils avaient renfermes etait indiquee sur la planche du fond par une silhouette couleur de sepia. Des
lambeaux de suaire en coton du pays (tocuyo) pendaient
accroches aux clous de ces bieres. La nuit, a, la lueur
d'une torche, ce spectacle ea ete fort pen rassurant ;
mais it etait midi, la crypte etait inondee d'air pur et de
soleil, entrant, par des fenetres grillees, une mauve en
fleur se courbait et se redressait au souffle du vent, et
les details lugubres que je relevais un a un, n'eveillerent
en moi qu'on sentiment de paisible melancolie. Il n'en
fut pas de meme de mon compagnon, qui, en se retrouvant dans la rue, m'assura que la vue de ces cercueils et
leur odeur de pourriture humaine lui avaient si fort
soulev le coeur, qu'il se voyait contraint d'aller boire
un flacon d'eau-de-vie chez un pulpero de sa connaissance. J'approuvai son idee, et en lui mettant deux
reaux dans la main, je le chargeai d'offrir mes renterciments a son maitre.
Apres Peglise des Peres de Jesus viennent les eglises
de San Augustin et de l'Almudena, toutes les deux elegamment construites, toutes les deux fermees au culte,
ce qui implique tine certaine indiflerence en matiere de
religion chez les Cusquniens de notre poque. Toutefois ces deux eglises, bien que sans pretres et sans autels, ne sont pas vouees a une entiere solitude. Le positivisme, en les depouillant de leur prestige sacre, a su
tirer parti des avantages qu'elles pouvaient offrir. Un
cellege avec tout son materiel de banes, de tables et de
pupitres s.est installs dans la premiere et y est a Paise.
Dans la sechnde, desservie autrefois par des religieux
bethleemites, une societ de philanthropes a transfers
l'hospice dit de Saint-Andre, fonds a l'intention de
pauvres femmes, action qu'on ne petit trop louer,
mais en ayant soin de s'approprier la vaste maison primitivement affectee a cet usage par le fondateur du susdit hospice, de la faire vendre aux encheres et de s'en
partager le prix, dot qu'on ne saurait trop fletrir.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

271

Cette revue architecturale des eglises de Cuzco nous


conduit naturellement a parler du clerge, chanoines,
cures et vicaires qui desservent ces memes eglises et
chantent sous leurs votes les louanges de Dieu dans
un latin auquel l'usage de l'idiome quechua donne un
accent tratnard et une prononciation gutturale qui choquent l'oreille des partisans de l'euphonie.
Ces respectables pretres, Bens du monde par leurs

manieres et gais vivants par leurs propos, joignent habituellement a l'instruction generale qu'ils peuvent posseder, une science speciale qui leur fut toujours sympathique et dont ils ont pulse les premieres notions dans
des recueils et dans des livres qui leur sont tombes sous
la main. Chacun d'eux a choisi selon les circonstances
ou la pente de son esprit, qui la geographie, qui la physique, qui la chimie ou les rnathematiques transcen-

dantes. Cette science qu'ils professent publiquement,


afin que le fruit de leurs veilles et de leurs etudes soit
profitable a la j eunesse, est contenue en substance dans
un manuel par demander et rponses, qu'ils ont laborieusement redige et que leurs &eves, dont l'age varie
entre seize ans et vingt-quatre, sont tenus d'apprendre
par cceur apres l'avoir ecrit sous leur dictee. Ceux de ces
prates qu'aucune science speciale ne recommande a l'attention , se contentent de professer, par amour du pro-

fessorat, la theologie scolastique, la theologie canonique


on la theologie mystique, trois sciences comprises dans le
programme d'etudes d'une education liberale a Cuzco.
Le costume de ces chanoines et de ces cures indigenes
est a peu pres celui du clerge espagnol, moins la qualite de la dentelle des manchettes, plus les doubles boutons en or qui les attachent aux poignets et le vaste parapluie en taffetas rouge, complement oblige d'une toilette
ecclesiastique au pays des Incas.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


272

LE TOUR DU MONDE.

Les mceurs du clerge cusquenien sont douces et paisibles, et rappellent un peu celles des temps bibliques
et des ages patriarcaux. la plupart d'entre eux ont des
nieces dont la mere, qu'ilsn'appellentjamais leur sceur,
par egard pour la bienseance, remplit habituellement
dans la maison Yoffice de ama de haves ou de gouvernante. Quelques-uns recueillent une orpheline ou une
pauvre jeune veuve dont ils adoptent les enfants. Ces
oeuvres pies, chez les bons pretres de Cuzco, sont dictees par un pur amour du prochain, par l'horreur de

l'isolement et par ce besoin inherent aux belles natures


de s'entourer d'affections vraies.
La sollicitude de ces ecclsiastiques pour les titres qui
les entourent est paternelle et tendre, et leur devouement absolu. Non-seulement ils partagent avec eux tout
ce qu'ils possedent et pourvoient a tout leurs besoins, mais
memo a l'occasion ils s'imposent des privations et font
des sacrifices pour leur donner le superflu. Un negotiant a-t-il recu de la ate du Pacifique quelque article
de mode ou de nouveaute, bien vice le chanoine, si c'est

Un chanoine de mes amis, professeur de physique experimentale.

un chanoine, ou le cure, si c'est un cure, fait part de la


bonne nouvelle a sa famille d'adoption, et convient avec
elle du jour ou l'on ira voir Particle en question. Ce
jour venu, la famille se met en marche. On arrive a la
Benda du negotiant. oir le reverend entre seul pour examiner les etoffes et en debattre le prix. La veuve et ses
enfants se tiennent a l'ecart ; it arrive parfois que le chanoine ou le cure, inclecis dans le choix de deux etoffes
de qualites distinctes et partant de prix , differents, fait
un sigee de tete a sa protegee, qui s'avance timidement.
. a Que le parece . a Ud . Que vous en semble? lui
demande le reverend.

Je suis en tout de l'avis de mon senor padre, n repond invariablement la veuve en montrant du doigt la
plus belle et la plus there des deux etoffes.
L'homme de Dieu fixe definitivement son choix, fait
couper l'etoffe et confectionner le paquet, et le mettant
sous son bras, dit gracieusement au marchand : n Je
vous enverrai l'argent dans quelques minutes. u Presque toujours ces minutes canonicales ou clericales durent un an ou dix-huit mois ; it en est qui sont eternelles.
Paul MARCOY.
(La suite a la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

273

VOYAGE DE L'OCEAN ATLANTIQUE A L'OCEAN PACIFIQUE,


A TRAVERS L'AMERIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY'.
1848 - 1860.' TEXTS ET DESSINS IN EDITS.

PfiROU.
QUATRIEME ETAPE.

D'ACOPIA A CUZCO.
Cuzco antique et moderne.

De retour sous son toit , le bon pasteur recoit force


remerciments de sa brebis, si l'objet achete par lui est
de qualite superieure ; mais s'il laisse a desirer sous
quelque rapport, un orage forme dans le trajet de la
boutique h la maison, eclate brusquement sur la tete
du patriarche, et les qualifications de sicatero (ladre),
de raton (rat) et d'avariente (avare) sont la recompense
de son action.
Le tableau le plus complet et le plus touchant de ces
mceurs intimes est celui qu'offrait l'interieur d'un chanoine de nos amis, philosophe par instinct et par occasion, professeur de physique experimentale. Son cabinet
d'etude etait un grenier eclaire par une lucarne. Une
odeur indefinissable, mais empestee , s'exhalait de ce
sanctuaire de la science, on nous n'entrions qu'avec un
citron sous le nez. Jamais echoppe d'Auvergnat ou boutique de brocanteur n'offrit un pareil pele-mele de
vres, d'instruments, de chiffons et de paperasses ; jamais plus de poussiere et plus de toiles d'araignees ne
1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225
et la note 2, 241 et 257.

se superposerent dans un reduit. Notre chanoine, assis


devant sa table de travail, developpait sur le papier ses
systemes et ses theories en buvant du vin de Carlon. II
n'interrompait sa besogne que pour sourire a trois marmots ses enfants d'adoption qui se roulaient sur
une natte en poussant des cris inhumains. Par un caprice digne de sa philosophie, notre ami avait donne a
ces enfants, dont la mere, une Indienne, etait sa cuisiniere , des noms empruntes au regne vegetal. L'aine
se nommait &patio (giraumon) ; le cadet, une fine,
await nom Zanahoria (carotte); le plus jeune repondait
a celui d'Apio (celeri). L'amour-propre maternel de l'Indienne s'etait bien un peu revolte d'abord contre ces
appellations saugrenues ; mais son maitre avait tenu
bon en pretendant, h tort ou a raison, que des noms de
legumes seyaient bien aux enfants d'une cuisiniere et
reveillaient heureusement des souvenirs de pot-au-feu.
Mais laissons notre ami a sa physique experimentale, a ses rouges bords et a sa famine, et, des mceurs
du clerge et de l'architecture des eglises, passons a la.
description des couvents.

VII. 174 8 Lre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

18

[email protected]


274

LE TOUR

L'ornementation exarieure des convents de Cuzco est


loin d'egaler cello de ses eglises ; tous ses edifices sont
de lourds parallelogrammes avec des murailles lisses,
converts d'un toit de tuiles ou coiffes de coupoles et
perces d'une porte cintree sur laquelle est place le signe
du saint. Cette porte donne dans une petite cour, enclose de murs eleves, et qui aboutit a un de ces couloirs
tortueux et sombres comme en ont les vieux chateaux
d'Anne Radcliffe, comme en avaient les antres de l'inquisition. C'est presque en hesitant qu'on s'y engage.
Mais lorsqu'apres avoir tatonne pendant quelques minutes dans les tenebres, on debouche inopinement
fentree du cloitre interieur, inonde d'air et de lumiere,
le tableau qu'on a sous les yeux efface bien vite la premiere et desagreable impression qu'on avait recue. De
vastes cours bordees de galeries dont les cintres son!,
portes par d'elegants piliers ou des groupes de colonnettes, se prolongent dans une perspective harmonieuse ;
au centre de ces cours, faconnees en jardins, s'eleve une
fontaine de granit a trois vasques superposees; de son
sommet jaillit tine gerbe d'eau qui retombe de bassin
en bassin comme de l'urne d'une naiade ; de beaux massifs de daturas, de capulis et de myrtes, des corbeilles
de flours symetriquement espacees, melent leur feuillage
mobile au feuillage sculpt de l'architecture. Une pair
profonde, un calme ineffable se degagent de cot ensemble; une solitude complete environne le promeneur ; aucun bruit discordant ne frappe son oreille : le murmure
de l'eau, le souffle du vent, le gazouillement d'un oiseau
dans les branchages, sont les seules voix qui troublent
le silence. Jamais asile plus sar et plus discret, retraite
plus voilde et plus mysterieuse, ne fut offerte au pote,
a l'artiste, au reveur, pour y developper son theme ou y
caresser sa chimere. A ces Edens de Cuzco caches entre
quatre murailles, it ne manque pour ressembler au veritable paradis, que quelques degas d'elevation de plus
dans leur temperature.
Le convent de la Merced est la merveille du genre. Si
l'elegance de son cloitre, les belles proportions de ses
arceaux et l'escalier monumental qui conduit au premier etage font l'admiration des curieux et des gens de
fart, ses jardins, ses eaux, ses ombrages offrent au promeneur solitaire la plus charmante thebaide qu'il puisse
souhaiter.
Ce beau convent, dont le prieur etait de mes amis,
n'avait pas un recoin cache que je ne connusse ; je savais
au juste combien ses galeries avaient de piliers et
quelles especes vegetales croissaient dans les carres do
ses parterres. Un de mes plaisirs pendant les courts eta
de Cuzco etait de monter apres mon diner sur la plateforme de son clocher et de m'adosser contre la coupole
qui le couronne ; cette coupole, que le soleil avait chauffee
pendant le jour, gardait un reste de chaleur qui me penetTait d'un biers-titre indicible. Enveloppe dans mon
manteau et tandis que la chymification de mon diner
s'operait doucement a l'aide d'un cigare, mes regards
plongeaient dans la ville et fouillaient indiscretement
les cours et les maisons voisines. Le monastere de Santa-

DU MONDE.

Clara en particulier attirait mon attention par la disposition de ses cellules et les compartiments de son jardin
diapre de flours charmantes, mais communes; du haut
de mon observatoire je voyais les religieuses eller et
venir, tout occupees de soins divers et fort loin de
penser qu'un profane, un etre du sexe abhorre avait les
yeux fixes sur elles et ne perdait aucun detail de leur
pantomime.
Certaine apres-midi que fetais a mon poste, examinant pour la centieme fois l'interieur du jardin de Santa
Clara, le hasard me rendit temoin d'une scene etrange.
J'en parle ici pour deux raisons : la premiere, parce
qu'un voyageur oblige par etat de tout voir,- sinon de
tout savoir, a un peu le droit de tout dire; la seconde,
parce que l'episode ou la scene en question se rattache
aux mceurs du pays et explique certains usages. J'examinais done l'interieur du jardin de Santa-Clara, quand
une religieuse sortit de sa cellule et vint se poster devant une cellule voisine; cette religieuse portait tine
guitare qu'elle accorda et dont elle se servit pour accompagner tine copla, un yaravi, une chanson quelconque.
A la distance oil je me trouvais, cent cinquante metres
environ, je ne pouvais entendre ni l'air ni les paroles ;
mais la pose langoureuse de l'executante, sa tete penchee en arriere, ses yeux loves au ciel, indiquaient clairement que la poesie du morceau dont elle avait fait
choix, etait des plus tendres et sa musique a l'avenant.
Comme cette vierge du Seigneur etait occupee b. filer
des sons, la porte d'une cellule placee a sa gauche s'ouvrit brusquement : tine religieuse en sortit, les bras
etendus, les voiles au vent, courut sus a la virtuoso, lui
arracha sa guitare des mains et la lui brisa sur la tete ;
puis la saisissant d'un bras vigoureux et la courbant
comme un free roseau, malgre les efforts de la victime
pour se debarrasser de son etreinte, lui infligea, sance
tenante, cette correction manuelle dont la seule menace
fait frenair les petits enfants. Je vis passer rapidement
devant mes yeux, pareilles aux zones multicolores de la
tranche d'un code civil, les enaguas' bleues, jaunes,
rouges, vertes de la pauvre nonne ainsi maltraitee ; aux
cris poussait, tine partie de la .communaute accourut, l'abbesse en tete ; trois religieuses parvinrent
grand'peine a l'arracher aux mains de son bourreau.
J'ignore ce qui s'ensuivit.
Le soir venu, je racontai le fait a quelques dames de
la ville en les priant de m'en Bonner l'expiication. Elles
me repondirent ingenument, mais non sans rire un peu,
que la nonne dillettantina s'etait .probablement attire
cette correction pour avoir donne une serenade a ramie
de cour d'une de ses_ campagnes ; que celle-ci s'etait
courroucee de cot exces d'audace et l'avait chatiee,
comme en Espagne un galant se courroucerait et malmenerait le rival qu'il verrait racier le jambon sous les
fenetres de sa belle.
1. Sous le ciel de Cuzco, les enaguas ou jupons portes par le
beau sexe sont toujours en laine et jamais en coton et de couleurs
tres-vives. Les couleurs a la mode sont le ponceau, le bleu de
ciel, le rose de Chine, le vert Veronese et le jaune de chrome.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Revenons aux convents d'hommes et a lour architecture.
Apres le couvent de la Merced, le plus beau de tous
et dont la fondation remonte a l'annee 1537, vient celui de Santo-Domingo, qui date .de 1534, et fut fonde
par les quatre moines dominicains Valverde, Pedraza,

275

San-Martin et Oliaz qui accompagnaient Francisco Pizarre lors de son entree a Cuzco. Ce convent est bad
sur l'emplacement qu'occupaient, du temps des Incas,
le temple du Soleil et ses dependances. Quelques pans
de murs de cet edifice bati en trachyte porphyroide d'un
gris obscur sont enchasses dans les constructions moder-

jT

MMIKII1111111)111111111111111111111i,r1111111n
..--7----11
-------;---

1,

JIM
l!ilfai
f
wok

nes et permettent a l'archeologue d'en etudier la coupe


et l'appareil. Le jardin du couvent est borne, dans sa
partie nord , par les debris dune muraille antique ,
demi-circulaire et la seule de ce genre se rattachant
l'epoque des Incas, que nous ayons trouvee. Cette muraille correspond a l'endroit oft l'image geante d'Inti-

placee sur un autel de porphyre noir, etait ex-.


posee a l'adoration des fideles. Aujourd'hui des fleurs
reelles et de veritables legumes croissent dans ce jardin autrefois plante de flours et de graminees d'or, si
l'on en croit les merveilleuses descriptions qu'en ont
faites les historiographes de la conquete. Ce jardin, ou

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


276

LE TOUR DU MONDE.

mieux cet enclos d'or (ccoricancha), en perdant ses richesses, a donne son nom au quartier.
Le convent de San-Francisco, fonds en 1535 dans le
quartier de Toccocachi , dependant de la paroisse de
San-Cristoval, fut transfers en 1538 dans le quartier
de Casana et presque en face du college des Sciences.
En 15119 , on l'etablit definitivement a l'angle de la
place qu'il occupe aujourd'hui et a laquelle it a donne
son nom. Sur cette place, le samedi de chaque semaine , de midi a six heures , se tient un marche dit du
Baratillo , ou les amateurs des deux sexes trouvent a.
acheter de vieux habits, de vieux galons, de vieux chapeaux et de vieilles chaussures.
Le convent actuel de San-Francisco n'offre exterieurement aux partisans de l'architectonographie qu'une
agglomeration de batiments carrs , surmontes d'une
tour carre. A Finterieur, it a des tours, des jardins, de
longues galeries dont les pleins cintres sont portes par
des groupes de colonnettes, et sur les murs de
ces promenoirs, de grandes fresques ou saint
Francois d'Assises est
pourtraict dans toutes les
postures et dans tous les
actes intimes de sa pieuse
existence. Ces fresques
n'ont de remarquable que
leur piste naive. Au point
de vue de l'art, composition, dessin , couleur n'y
sont comptes que pour
memoire, ou donnent lieu
d'etranges meprises et
a de curieux contre-sons.
Mais dans ces croiltes
la tolls, exposees a l'air
du dehors et que chaque
printemps voit pair un
Moines de Cuzco.
peu comme de jeunes filles poitrinaires , on sent une foi si fervente, et, chez
Fartiste qui les peignit , une intention si manifeste
d'honorer le patron du lieu pour s'en faire un intercesseur pros du divin maitre, que le critique le plus farouche et le plus cuirasse contre l'emotion s'attendrit
malgre lui et laisse choir sa plume.
Apres les monasteres, it nous rests a parlor des
moines.
A Cuzco, comme dans toutes les villes du littoral, le
moine jouit de la consideration generale. Les hauts
fonctionnaires lui frappent amicalement sur le ventre,
les
. , bourgeois et les commercants lui donnent des poignees de main, les femmes lui sourient et le chargent
du soin de diriger leur conscience , les enfants montent sur ses genoux etjouent sans crainte avec les glands
de son cordon. La liberte d'action dont jouit a. Cuzco cot
elu du Seigneur est illimitee. Rarement on le trouve
dans sa cellule. En revanche, on le rencontre pai tout

et a toute heure, devisant avec Pun des choses serieuses, avec l'autre de choses frivoles, parlant a chacun le
langage qui lui est propre, porte par temperament et
par education a. plaisanter Out& qu'a s'affliger sur les
miseres de ce monde, ,assaisonnant volontiers ses plaisanteries de gros sel, donnant le pas au vin de France
et au met propre, sur l'eau du pays et la periphrase;
tolerant les petits defauts du prochain, excusant toutes
ses faiblesses , voilant du manteau de la charite les
peccadilles du beau sexe ; toujours pret , comme citoyen, a. blamer en public les actes du gouvernement,
et comme religieux, a fronder en cachette les faits et
gestes de l'eveque : tel est le moine de Cuzco.
La plupart de ces moines quittent le convent apres
l'office du matin et n'y rentrent que le soir a neuf heures. Quel est l'emploi de leur journee? . C'est ce que
nul n'a jamais su. Desireux d'obtenir des eclaircissemerits sur leurs absences regulieres qui me semblaient
au moins etranges, j'interrogeai un jour a, cet
egard le prieur d'un convent que j'avais eu souvent pour vis-a-vis dans
de petits bals de famille.
Pourquoi tons vos
moineaux s'envolent-ils
ainsi chaque matin? lui
denRandai-je.
Pour eller chercher
leur pature, me repondit-il en riant.
Et comme j'insistais
pour savoir de quel genre
etait cette pature, le digne
prieur ajouta en me regardant et clignant de Fceil :
Ne sont-ce pas des
hommes comme vous ?
Je dus me contenter de
cette reponse ambigue.
A Cuzco, l'etat monastique n'entraine apres lui pour
les novices qui s'y destinent , aucune de ces rudes
epreuves qui brisent le corps du postulant et lassent son
esprit. C'est par des chemins revetus de gazon et des
sentiers semes de fleurs , que ces novices atteignent
repoque de prononcer leurs vieux et de se preparer
la gloire Oternelle. Bien souvent, dans nos promenades
urbi et ruri, it nous est arrive de voir, a, travers l'huis
entr'ouvert d'une chicheria, un essaim joyeux de ces
monigotes, chantant a tue -tote en choquant leurs verres
pleins jusqu'aux bords , ou dansant le maicito et la
mazo mala avec tout l'abandon de leur age.
Les prieurs des convents de Cuzco se sont fait une
loi de tolerer, chez les novices de lour ordre, ces passetemps honnetes et que la religion telle qu'ils la professent ne desapprouve pas. Its pretendent savoir; par
experience, que la nature humaine a besoin d'une rondelle fusible pour laisser echapper son trop-plein de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

277

vapeur, lequel, sans cette precaution, ferait eolater la


machine. Ces prieurs sont, en general, des hommes
aguerris aux combats de la vie et trempes comme un pur
acier dans la fournaise des passions. Tous ont ete ou
sont encore en butte aux obsessions du malin esprit. Si
la plupart succombent sans mme essayer de combattre, c'est qu'ils sont persuades a l'avance que toute resistance de leur part serait inutile, c( Dieu, disent-ils,
n'ayant pas fait l'homme et le demon de force egale.
L'un d'eux, dejapromu de son vivant a la canonisation,
que nous avons beaucoup connu, mais que nous ne nommerons pas pour epargner.sa modestie, avait ete victime
d'une de ces passions terribles qui bouleversent l'exis-

tence et que le Seigneur inflige a ses elus pour les avancer dans la voie de la perfection. Cette passion avait
ete , pour le prieur dont nous parlons, une source de
mille maux en meme temps qu'une occasion de prodigalites folles. Apres avoir devo.re l'epargne de la communaute et crible d'hypotheques les biens-fonds du convent,
it avait, disaient ses ennemis, qui de nous, helas! n'a
les siens ? vendu a un orfevre de la rue des Plateros
une statue de saint Michel archange en argent massif,
de grandeur naturelle, et qui, depuis deux siecles qu'elle
ornait une chapelle de l'eglise , faisait l'orgueil de la
co mmunaute et l'adrniration des fideles. Le public devot
s'emut de l'affaire. Comme l'eveque se disposait a ouvrir

une enquete, l'image qu on disait vendue et deja fondue


en lingots se retrouva un beau matin dans la niche
qu'elle occupait. Le prieur fut porte aux nues. En vain
ses ennemis pretendirent qu'une gate faite a propos
pairni les personnel du sexe lui avait permis de racheter
le saint Michel de son convent; le bon sens public fit
justice de col to infame calomnie, et la reputation de saintete de ce prieur grandit subitement de cent Goudees.
Les moines de Cuzco, s'ils n'ont ni les formes moelleuses, ni le ton melliflu que donne l'usage du monde,
ni cette proprete vulgaire que saint Augustin nomme
une vertu et que lours freres en religion d'Arequipa
poussent jusqu'au scruple, suppleent a l'absence de

ces qualites par une rondeur de manieres , une franchise de langage , une appreciation nette et accentuee
des hommes et des choses , qui mettent Petranger
l'aise aupres d'eux. Chez les moines d'Arequipa , la
forme l'emporte sur le fond. Chez ceux de Cuzco , le
fond predomine sur la forme.
Le parallele que nous etablissons entre les convents
d'hommes des deux cites pout s'appliquer, avec quelques
modifications, a leurs communautes de femmes. Moins
Bien douees par la nature et Peducation que les nonnes
d'Arequipa, les religieuses de Cuzco n'ont avec le monde
aucune de ces relations d'amitie, de convenance ou de
curiosite que Iles premieres ont su se creer avec lui et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

278

LE TOUR DU MONDE.

qu'elles entretiennent a l'aide de petits cadeaux et de su- soin. Nous ajouterons seulement que, de la difference
creries. Comme les vierges du Soleil auxquelles elles se geographique et climatologique qui existe entre les deux
rattachent par des liens de famine , les religieuses de cites, resulte un sentiment d'aigreur hostile et mutuelle
Cuzco vivent chastement confinees a l'ombre de leurs froi- dans leurs populations. Les citoyens grands et petits des
des murailles, et bien qu'a l'exemple de leurs scours d'ou- provinces du littoral, comme les corporations religieuses,
tre-Cordillere, elles contraitent d'Indiens pouilfectionnent parfois pour
leux (Indios piojosos) ceux
tin public payant, des crede la Sierra- qui, de leur
mes, des beignets et aucote, les qualifient de latres friandises, elles n'inpins blancs et de manvitent jamais, comme celgeurs de creme (Yuracuy
les-ci , leurs proches et
et Masamoreros).
leurs amies a venir les
Malgre la reclusion semanger chez elles.
vere des religieuses de
Ces dissemblances moCuzco et leur indifference
rales et physiques entre
a l'endroit du monde, la
les communautes de Cuzco
calomnie, qui ne respecte
et d'Arequipa nous semrien, a tents maintes fois
blent tenir a des quesde souiller ces vases d'etions d'altitude, de climat
lection et de ternir sous
et de race. Arequipa, sison haleine immonde ces
tue dans une vallee vermiroirs de purete. Les
doyante, jouit d'une assez
nonnes de Sainte-Cathedonee temperature et d'un
rine, en_ particulier, ont
ciel presque toujours sete comme Sion, en butte
rein. Son voisinage de la
aux fleches de Pimple.
cote du PaciCque et ses
Lors de notre premier
relations journalieres avec les strangers, durant une pe- voyage a Cuzco, on accusait ces saintes filles de desriode de trois siecles, ont du expurger une partie du sang
cendie chaque soir dans la rue, a l'aide d'une corde h.
indien des veines de sa population d'elite et le remplacer
puits, une manne d'osier qu'elles remontaient ensuite,
par assez de sang espagnol, anglais, allemand, Francais,
et dans laquelle venaient se blottir tour a tour des ofitalien , pour que l'idioficiers du bataillon de
syncrasie de cette derniePulturichara. La calomre ait ete changee et que
nie ajoutait que l'eveque,
son epiderme soit pass de
pour couper court a tout
la nuance de brique cuite
propos ; avait fait murer
a celle de rose citrin.
la fenetre du couvent qui
Cuzco, par sa situation
donnait sur la rue. De
geographique , n'a pu
pareils on dit sont aujouir des memos avantadessous des commentaiges. Situe a cent lieues
res et soulevent l'indignade la mer et a douze mille
tion des coeurs vertueux.
cinq cent cinquante-huit
Si nous les relatons ici,
pieds de son niveau, enc'est que notre tache de
toure d'arides montagnes,
narrateur nous fait un
attriste par un climat
devoir de tout dire.
froid et un ciel nebuleux,
Ce meme couvent de
sa population n'a eu jusSainte-Catherine, par un
qu'a ce jour avec la cihasard strange , est bati
vilisation et surtout ses
sur l'emplacement qu'ocrepresentants , que des
cupait autrefois l'A ccrelations passageres, et a
Ilhuaci ou maison des vierconserve a peu pres inges , consacrees au cults
tacts ses mceurs primitives , son idiome particulier et
d'Helios-Churi. Les statuts etablis par Sinchi-Roca, au
la nuance de sa peau.
douzieme siecle, condamnaient la vierge adultere a etre
Nous aurions pu developper plus longuement cette
enterree vive, comm e les vestales romaines, et punissaient
comparaison entre Arequipa et Cuzco ; mais nos minutes de mort son complice, en remontant jusqu'a la troisieme
sont comptees, et le lecteur voudra bien se charger de ce generation. Depuis l'introduction du christianisme, les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
lois a cet egard se sent fort adoucies. Aujourd'hui la
nonne parjure a ses vieux, on en cite quelques
exemples, est fouettee simplement, mais vigoureusement par deux de ses compagnes, et privee de chocolat
a son dejeuner pendant une anne. Quant a son coraplice , le blame public
peut l'atteindre , mais la
lei ne le frappe pas.
Le tremblement de terre de 1650, un des plus
violents , avec celui de
1590, qu'on ait ressentis a.
Cuzco et qui jeta bas une
centaine de maisons, detruisit en partie le couvent
de Sainte-Catherine dont
redification remontait
1599. Depossedees de leur
demeure , les religieuses
trouverent un asile dans
la maison d'un commandeur, sise rue de Cuichipuncu. Le 17 dcembre
1651, it Tissue des vepres,
on posa solennellement la
premiere Bierre du monastere actuel. L'eveque
de Cuzco, escorte du clerge, des communautes religieuses et d'une grande affluence de populaire, deposa sous
cette pierre , apres l'avoir benie , quelques pieces d'or
monnaye a l'effigie de Philippe IV, une bague et un
cure-dent. L'or monnaye,
dit naivement a ce sujet
une longue inscription en
latin quelconque , gravee
sur une plaque de plomb
qu'on placa sous la pierre
en lame temps que ces
objets, cet or monnaye
faisait allusion aux richesses spirituelles que Paine
acquiert par la priere et
le renoncement aux plaisirs du monde ; la bague
etait l'anneau mystique
qui fiancait les vierges
leur celeste epoux ; seul,
le cure-dent etait sans
destination apparente.
Nous avouons ingenument avoir cherche longtemps a. quoi rimait ce
cure-dent episcopal. Etaitce un avertissement ? etait - ce un symbole? et ce symbole avait-il trait a, Fame ou au corps? quelle etait sa
signification ? voulait -il dire curez et recurez, Vigilate
et orate? Desesperant de trouver jamais le mot de ce
cure-dent-enigme , nous laissons aux amateurs de re-

279

bus , de charades et de logogriphes , le soin d'en rechercher l'application.


L'architecture des convents de femmes, a Cuzco, n'a
rien a demeler avec les questions d'art. Ceux de SainteCatherine et de Sainte-Claire sont des batiments trescarres et tres-lisses, dont
l'edification remonte
1651 et 5.1558. Quant aux
beguinages d'une construction encore plus
bourgeoise, tous datent
du milieu du dix-huitienae
siecle. Les beguines de divers ordres qui y ont elu
domicile ferment un type
a part dans la population
de la cite. Vetues de noir,
de blanc, de bleu, de gris,
selon la regle a laquelle
elles appartiennent , la
taille ceinte d'une bande
de cuir d'oa pend un
trousseau de chapelets ,
de medailles , de crucifix
et de tetes de mort, qui
s'entre-choquent et cliquettent avec un bruit lugubre, ces beguines, femmes agees, brunes, osseuses,
acaritttres pour la plupart, sent des intermediaires entre
le monde et le cloitre. Comme elles ont la facult de
sortir a. toute heure et sent revues partout , elles en
profitent pour colporter,
dans les maisons et dans
les monasteres , les petites nouvelles et les petits scandales qu'elles ont
pu recueillir en chemin ;
quelques-unes , a l'instar
des duegnes d'Espagne du
bon vieux temps, servent
de boite aux lettres et de
facteurs aux amants malheureux et persecutes ;
d'autres font en cachette
le commerce des cceurs ,
et jouent dans le monde le
role des soubrettes dans
la, comedie.
Si, de rarchitecture des
eglises et des couvents de
Cuzco, nous passons a.
celle de ses maisons ,
nous rernarquerons que
la plupart d'entre elles ont pour assises d'anciens murs
du temps des Incas, d'autant plus faciles a reconnaltre
qu'ils ne sent jamais peints ou blanchis, tandis que le
reste de la maison est toujours enduit d'un badigeon de
chaux ou d'une teinte gaie. Cette originalite remonte

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


280

LE TOUR DU MONDE.

Pizarre le conquerant, qui, pour economiser le temps


et la main-d'oeuvre, se contenta de decouronner les
anciens edifices et d'y ajuster des etages nouveaux.
Grace a cette circonstance vraiment heureuse pour les
archeologues , la ville n'est transformee que jusqu'a,
mi-corps; catholique et moderne par son sommet, elle
reste antique et palenne par sa base.
Le style de ces logis est, a quelques variantes pros,

boil ou en pierre. Sur cette galerie donnent les pieces

de reception et les chambres a toucher, dont les portes a deux vantaux n'ont pour tout vitrage qu'un judas
grille ou une chattiere. A l'exterieur, un balcon, lourde
caisse en bois, portee par des poutres en saillie, souvent fermee de toutes parts, mais guillochee de cceurs,
de carres, de lozanges qui permettent de voir les passants sans en etre vu, complete la physionomie de ces
logis converts d'un toit de tuiles.

celui de toutes les maisons baties en Amerique par


des constructeurs espagnols et des masons de leur
ecole : it est monotone , glacial et lourd. L'edifice ,
masse enorme et carree , est perce d'une porte monumentale et constellee de clous. Cette porte ouvre dans
une cour d'honneur payee comme une rue. Un yaste
escalier, pratique dans une de ses parois, conduit au
premier etage, interieurement pourvu d'une galerie en

allant a l'eglise.

Quelques-uns dcorent les cotes de leur cour d'entree


de vases en granit, dits mazettes, dans lesquels vegetent
et fleurissent languissamment un tlaspi vivace , de la
rue ou de la yerh buena (mentha viridis); d'autres ont
un jardin peuple de myrtes verts comme ceux de l'antique Italie, mentionnes par Voltaire dans sa Henriade.
Ces malheureux arbustes, que le secateur des jardiniers
locaux tond et torture sans relache pour lour donner
des tournures grotesques , reproduisent des profils

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

281

d'hommes et d'animaux, des refouloirs et des quenouilles , des papillons et des choux-fleurs. Des massifs de dahlias, d'asters , de giroflees et d'willets bigarres, tranchent agreablement sur ce fond de verdure.
L'ameublement de ces logis , comme celui des demeures d'Asequipa , est de deux sortes et de deux
poques.
Les maisons fideles aux traditions antiques ont

conserve les meubies de fabrique espagnole, tailles et


sculptes en plein bois , peints de couleurs vives , rehausses de filets d'or bruni et d'un seme de roses ou
de tulipes. Les maisons qui sacrifient au gait moderne et qui se piquen`, d'elegance, ont un ameublement
dans le style greco-parisien de 1804. Les unes et les
autres ont des barreaux de fer a leurs fenetres, peu ou
point de rideaux , mais force tapis , pour attenuer la

froideur du sol, couvert, a defaut de parquet, d'un enduit d'argamaza, espece de ciment.
Un papier gris ou une peinture a la colle decore les
murs des salons aristocratiques. Sur des tables ou des
consoles a. miroirs de forme octogone dans des cadres
d'acier, sont etales des echantillons du bric-a-brac peruvien, consistant en statuettes d'Incas et de Coyas ou imperatrices, tirees de Huamanga, et plus ou moins mudlees; en , vases de terre cuite et peinte anterieurs a. la

conquete espagnole et plus ou mans feles. Des tableaux


a l'huile, peints par des artistes de Cuzco et de Quito,
ornaient autrefois les salons de la vieille aristocratie.
Mais les revolutions politiques ont creve, brine ou vendu
ces toiles souvent remarquables. Privees de cette galerie
de tableaux qui faisait leur orgueil , quelques families
nobles de la ville , chez qui le gait des arts est hereditaire, ont imagine de la remplacer par une peinture murale de leur escalier, representant soit les emaux et les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

282

LE TOUR DU MONDE.

pieces de leur blason, soit leur arbre genealogique,


figure par un cep de vigne aux rameaux tortueux. Cette
vigne nobiliaire, ,au sommet de laquelle est assis Francisco Pizarre, monte du rez-de-chaussee au premier
stage,, etendant le long des murs ses guirlandes de pampres verts d'oii pendent, en maniere de grappes mares,
des totes d'Espagnols barbus et d'Indiennesa lalarge
fraise. Un de ces escaliers, celui de la feue comtesse
Rosa de Sanz y Traganabos, femme aussi celebre par sa
petite taille et par sa beaute, que par ses exploits dans
les guerillas de l'independance, a fait pendant longtemps
l'admiration des strangers.
Les families de noblesse douteuse ou celles qui ne
justifi ant que d'un petit nombre d'aIeux, ne peuvent pretendre aux honneurs du cep de vigne nobiliaire, y suppleent par la possession d'un piano de fabrique anglaise
ou chilienne. Ce piano, pourvu de bongies toujours
neuves et d'un solfege de Rodolphe toujours ouvert, est
place dans le salon de reception a l'endroit le plus apparent. Personne n'en touche, pour des raisons gull est
facile d'apprecier ; mais sa possession et "son exhibition
satisfont l'amour-propre. C'est, en meme temps qu'un
certificat de civilisation etale a la vue des visiteurs, une
attestation de gout et de belles manieres. On a un piano
par ton, comme chez nous de l'argenterie anglaise, du
vieux Saxe et des meubles de Houle. Toute maison du
pays assez heureuse pour se procurer un de ces instruments, fat-il a. queue et manquat-il de cordes, pent aller
de pair avec la noblesse et tenir comme elle haut
du pave.
Malgre l'abaissement a peu pros constant de la tempe
rature de Cuzco, et les averses de grele, de neige et de
pluie qui s'y succedent assez frequemment pour que les
villes voisines aient dit de cette capitale : Llueve 13
meses en un arbo, it pleat 13 mois dans un an,
l'usage des cheminees, des pales et des calorifres, voire
des braseros, est inconnu dans les maisons. Les senoras
s'encapuchonnent de leur mieux avec leur chale ou leur
rebos, et les caballeros se drapent dans de grands manteaux. Quant aux Indiens des deux sexes, ils portent des
chemises et des habits de laine, auxquels les hommes
ajoutent la llacolla, les femmes la llicclla, monte de laine
de grand et de petit format. Pour rchauffer l'interieur
de leurs corps et donner h leur sang un cours plus rapide, grands et petits, riches et pauvres ont, avec les
vins et les liqueurs d'Europe, la chicha locale et le tafia
des vallees chaudes. A l'aide de ces boissons diverses,
dont les uns et les autres font une consommation sou
tenue, Hs supportent sans trop souffrir le minimum de
la temperature.
Sous ce ciel inclement et presque touj ours nebuleux,
on concoit que la proprete corporelle, chez les indigenes,
puisse laisser parfois h desirer, et que leur repulsion
pour l'element liquide, comme on dit en beau style,
ressemble a de l'hydrophobie. Les gens du monde font,
it est vrai, quelques petites ablutions hebdomadaires;
mais la caste indienne nait, vit et meurt sans , avoir
eprouve un seul instant, pendant le cours de sa longue
`13

carriere, le besoin de se laver le visage et les mains


Generalement les deux sexes dorment tout habilles et ne
changent d'habits que lorsque coax qu'ils portent s'en
vont en loques. Sur sa jupe en lambeaux, l'Indienne 'se
contente de passer une jupe neuve ; et comme elle en
porte habituellement trois ou quatre, on est en droit de
croire que la premiere remonte a huit ou dix annees. De
la cette abondance de parasites et cette odour de fauve
observees chez ces indigenes, et qui contre-balancent
desagreablement, aux yeux de l'artiste, le Gate pittoresque de leur nature.
D'octobre a janvier, la rigueur du climat s'adoucit un
peu; le ciel passe du gris au bleu, quelques rayons de
soleil traversent l'espace et tombent sur la terre qui tressaille de joie. La population accueille avec transport la
venue du grand astre qu'elle adorait jadis. Cette saison
tiede, qui constitue le court ete de Cuzco, est mise a
profit par les gens du monde. Des cavalcades s'organisent ; de petits voyages s'effectuent ; quelques families
vont s'etablir dans les vallees de Yucay et d'Urubamba,
pour y manger la fraise et l'unuela (peche), avec accompagnement de liqueurs, de flute et de guitare. D'autres
se contentent aller chaque jour a Huancaro, un hameau
situe aux pones de la ville, oh se trouve un grand lavoir
en pierre h deux compartiments pleins jusqu'aux bords
d'une eau pure et glacee. La, de midi a quatre heures,
et moyennant une retribution modique, les deux sexes,
separes par une cloison, s'ebattent a l'envi, et tout en
grelottant de froid et claquant des dents en mesure,
goatent les voluptes du bain qui leur sont interdites pendant le reste de l'annee.
Nous touchons a la partie essentiellement delicate de
notre revue de Cuzco moderne, a la monographie des
femmes qui font l'ornement de cette cite. Puisse notre
appreciation satisfaire h la fois la curiosite du lecteur et
l'amour-propre d'un sere auquel, comme dit Legouve,
nous devons notre mere. Noua n'ignorons pas tout
ce qu'une pareille entreprise a de redoutable ; c'est
comme une navigation entre deux ecueils que nous
allons tenter, et nous oourons risque, en evitant Charybde, de tomber sur Scylla, en satisfaisant l'une, de
mecontenter l'autre. Mais la purete de notre conscience
et la droiture do nos intentions nous justifieront h nos
propres yeux si, par hasard, nous echouons avant d'avoir
atteint la rive. Ceci dit, en maniere de preambule, nous
ouvrons notre voile au vent et tentons le voyage.
Les femmes de Cuzco sent generalement brunes de
teint, d'une taille moyenne et un peu repletes. Chez
elles le type indien predomine encore sur le type espa,
gnol, comme les qualites et les Wants de la race indigene reparaissent sous le vernis d'education qui les recouvre. Toutefois, rappeler indiscretement a une femme
de Cuzco son origine incontestable, serait lui faire une
mortelle injure. Toutes ont a cceur de prouver qu'elles
sent Andalouses de la tete aux pieds, et, dans l'intimite,
vont jusqu'a montrer leur soulier comme une preuve irrcusable de leur naissance. Ce soulier mignon rappelle
en effetl'Audalousie par son exiguite, et pourrait servir

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

283

LE TOUR DU MONDE.
de pantoufle a Rhodope ou a Cendrillon; mais, en fait de
naissance , un soulier quel qu'il soit ne prouve pas
grand'chose. On a vu plus d'une bergere avoir des pieds
de naive, et mainte reine avoir un pied de roi. Ce que
nous disons ici du sexe de Cuzco exhibant son soulier
comma un certificat de son origine, ne s'applique, bien
entendu, qu'aux femmes dont Page varie entre dix-huit
ans et quarante-cinq. Les vieilles femmes restees sans
illusions, et auxquelles notre sexe brutal ne rend que des
devoirs et plus d'hommages, ne craignent pas de confessor leur origine a haute voix quand l'occasion s'en presente.. Sornos Indias, para guenegarlo ? Nous sommes
Indiennes, a quoi bon le nier ? . disent-elles en riant.
rareil aveu dans la bombe de ces venerables personnes
nous a toujours semble, enmeme temps qu'un hommage
rendu a Ia verite sainte, un coup d'epingle a l'adresse
des jeunes femmes, etune facon toute feminine de protester contre l'isolement auquel les vouent leur rides
et leurs cheveux gris.
Ces petits travers, communs au beau sexe de tons les
pays et de tous les Ages, sont amplement rachets, chez
les Cusquefias vieilles et jeunes, par des qualites de don. ceur etd'amabilite, par des attentions et des provenances
qui rendent leur commerce fort attrayant. Leur vie monotone et denude d'incidents, leur eloignement des
points civilises, certaine difficulte qu'elles ont a parlor
l'espagnol, qu'au dire des femmes de Lima et d'Arequipa
elles estropient (chapurean), toutes ces causes donnent
a leurs manieres je ne sais quelle timidite ingenue et
quelle gaucherie pudique d'une saveur charmante et
qu'on chercherait en vain chez les femmes du littoral.
Cette timidite, devant Petranger qu'elles voient pour la
premiere fois, timidite qui se change en frayeur chez
1'Indienne du peuple, nous semble, a tort ou a raison ,
provenir des relations pen amicales qu'eut autrefois la
caste indigene avec les conquerants, relations dont l'effet,
bien que fort affaibli dans les hautes classes par suite de
leurs alliances avec les Espagnols , est encore appreciable chez Ia generation de notre epoque.
A part les visites hebdomadaires que se font, entre
chien et loup, quelques amies intimes, les femmes de
Cuzco ne sortent guere de chez elles, oh les unes s'occupent a des travaux d'aiguille, les autres a la preparation de sorbets et de confitures, toutes melant a ces divers
labeurs d'innocents commerages dont le texte leur est
apporte du dehors par leurs chinas cameristes ou chambrieres. Pour reunir le beaux sexe en majorite, ilnefaut
rien moins qu'une fete carillonnee, un bal officiel du
rnardigras, Pentree solonnelle d'un eveque, l'installation
d'un nouveau prefet ou la nomination d'un president. En
dehors de ces occasions, d'ailleurs assez rares , les
femmes se cloitrent volontiers chez elles et font fermer
leur porte. Saul, Fetranger pout forcer la consigne et les
visitor librement a toute heure du jour. Mais Yetranger
jouit, parmi le sexe aimable du Peron., de tant de privileges! Il est ce rara avis dont park Juvenal, a qui
chaque joune fille presente, sur un trebuchet, une phtee
de choix et qu'elle provoque a manger par de douces pa-

roles, dans l'espoir de le prendre au piege et de le mettre


en cage.
Avec leur grace et leur timidite natives, les femmes de
Cuzco ont conserve l'ancien costume national du temps
des vice-rois encore en usage a Lima, oit it sert a con-Nair les jolies faiblesses du sexe plutelt qu'a l'habiller
lui-meme ; mais ce costume qui tend a disparaitre de la
capitale du Pacifique, a la satisfaction des malheureux
epoux dont it fait le tourment depuis pros de deux siecles, est loin d'tre porte par les Cusquefias avec le sansfacon et la desinvoltura des Limeniennes. Son cachet
pittoresque dansla vine desRois, tourne au grotesque dans
la cite des Incas. Une femme de Cuzco affublee de ce
tonnelet plisse, Ocourte, aux franges ballantes, appele
saga angosta ou pollera apresiliada, ressemble quelque
peu, vue par derriere, a un gros scarabee auquel on a
arrache les antennes.
Ce veternent, porte par la majorite des femmes de
Cuzco, depuis celles de la haute bourgeoisie jusqu'h cellos
des artisans aises, est repudie par les femmes de l'aristocratie, qui s'hahillent a la francesa, mais avec des modifications et des additions au gout du pays. La florissent
encore dans toute leur splendour passee, les tuniques a
la grecque, les robes a la Vierge et a la Sevigne, les
spencers et les echarpes comme en portaient nos Palisiennes de l'an 1820. Les longs panaches eplores , qui
font aux femmes des coiffures de herauts d'armes et les
hauts peignes denteles dits a la girafe, qui rappellent la
couronne de tours de la mere Cybele, s'y perpetuent egalement avec une fidelite touchante. Ce respect pour les
traditions somptuaires qu'ont ern general les femmes de
Cuzco, serait tout a lour avantage et temoignerait chez
elles d'une constance de bon augure pour les pretendants a leur main, s'il n'tait detruit ou singulierenaent
attenue par deux usages etranges. Le premier de ces
usages, en honneur chez les femmes de la bourgeoisie, est celui de laver leurs cheveux avec de l'urine
croupie et de les lustrer avec du suit* de mouton, en
guise de pommade 1 . Le second usage consiste chez
les femmes du monde a couvrir leur visage de ces onguents et de ces enduits cosmetiques dont usaient autrefois les Assyriens et les Modes, et qu'employait avec
succes Ia reine Jzabel , s'il faut en croire l'indiscrete
revelation de sa fille Athalie. Seulement les dames
de Cuzco, au lieu de s'en servir comme la reine de
Juda,
Pour r6parer des ans Pirraparable outrage,

en usent simplement pour . deguiser la couleur de leur


teint, et lui donner ce beau ton de rose a cent feuilles qui
caracterise celui des Babys du pays de Caux et des filles
d'auberge de la Germanie. Parmi ces dames, it est des
1. L'ammoniaque que contient ce liquide pr6v-ient, au dire de
celles qui s'en servent, le Detrecissement et la dessiccation des
bulbes capillaires et partant la chute des cheveux. Que la chose
soit vraie ou non, toujours est-il que les exemples de calvitie sont
inconnus chez ces aborigenes, porteurs, au contraire, de chevelures
luxuriantes qu'ils conservent parfaitement noires jusqu'a un Age
tres-avance.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

285

LE TOUR DU MONDE.

et donne au visage de la personne sur lequel it est


applique, l'aspect d'une glace fraichement etamee.
Comme les lecteurs et surtout les lectrices pourraient
s'etonner de nous voir si bien au courant de tous ces
petits secrets de toilette qu'on s'avoue it peine a soi-

meme et sur lesquels on tire d'habitude un epais et


triple rideau, nous avouerons que, sans etre parfumeur
ni meme fabricant d'huile de Macassar et de pate d'amandes, it nous est arrive quelquefois, par une douce
commiseration pour les faiblesses du beau sexe, d'interrompre un moment de graves etudes pour lui preparer de nos propres mains, a l'aide de blanc d'argent,
d'ocre, de carmin et l'addition d'une essence quelconque, une pommade dont le frais coloris pouvait rivaliser
avec celui des nymphes de Rubens. Que de bouquets
de flours, que de douces paroles et que de doux sourires, sans compter les boites de confitures, nous ont
valu ces envois de pommade couleur de chair? En re-

vanche, quelles inimities terribles et quels coups de


langue envenimes ne nous sommes-nous pas attires de
la part de la femme a qui nous refusions par ordre une
de nos tablettes, afro qu'elle ne put lutter contre une
rivale et courir la chance de l'emporter sur elle Doux
souvenirs, sylphes ailes qui voltigez en ce moment
sur cette page blanche, poussant notre plume du condo
et la faisant cracher, malgre la durete de son bee metallique , eloignez-vous, disparaissez pour ne plus revenir. Des soins plus graves nous reclament ; apres le
doux tribut d'hommages paye au sexe faible , nous
avons a parler des peres et des epoux, des freres et des
cousins, qui constituent le sexe fort.

Nous ne saurions dire que les Gusquenos sont gracieux et amides comme leurs femmes, mais nous pouvons assurer qu'ils sont susceptibles et defiants. Autant
les premieres, une fois la glace rompue, se montrent
sympathiques a l'etranger,, autant les seconds manifestent de repugnance a entretenir avec lui des relations suivies. Gette repugnance tient chez eux a un peu
de sauvagerie et a beaucoup de confiance dans leurs
lumieres. La superiorite physique et morale de l'Europeen froisse leur vanite, et quand it leur arrive d'etre forces de la reconnaitre en public, c'est avec une
reserve telle , qu'on comprend sur-le-champ ce qu'un
pareil aveu leur coitte a formuler.

natures sans artifice, a qui repugne l'emploi de la ceruse et du vermilion, et qui, trouvant hien fait ce que
Dieu fit , se contentent de vernir leur visage avec du
blanc d'ceuf auquel elles ajoutent quelques gouttes
d'eau de Jean-Marie Farina. Get innocent gacis
pareil a certaines recettes prOnees par certains prospectus, ecluireit le feint, suavise la peau, previent les
rides a mitre, efface ou dissimule les anciennes rides,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

286

LE TOUR DU MONDE,

Prives des avantages exterieurs qui distinguent les


hommes d'Arequipa, les Cusquenos tendent de suppleer
aux dons de la nature par les benefices de l'instruction.
Tous etudient avec ardour la theologie, la philosophic,
le droit naturel et le droit des gens, le droit civil et le
droit canon. Les sciences naturelles, les langues mortes
et vivantes et les arts d'agrement leur paraissent indignes d'une education virile et Hs les bannissent du
programme de leurs etudes, comme le divin Platon bannissait de sa republique les faiseurs de sonnets et de dithyrambes. L'education serieuse qu'ils recoivent ne fait
qu'ajouter a la gravit de leur exterieur. Un Cusqueno
rudit qui traverse la rue drape dans son manteau, a
l'air majestueux d'un doge allant aux epousailles de la
mer. Les definitions subtiles dont it a meuble son esprit lui permettent de faire un choix dans la magistrature ou le barreau. Parfois ii se voue a l'enseignement,
mais le cas est rare. Generalement it prefere le rostre
la chaire. Il sait qu'un avocat pout prtendre a tout. Au
Peron on a vu des emules de Ciceron passer d'emblee
generaux de brigade, puis marechaux de camp et s'asseoir enfin dans le fauteuil de la presidence. De pareils
exemples expliquent le nombre prodigieux d'avocats que
l'on compte dans la ville. La plupart d'entre eux menrent it est vrai sans , avoir plaide une cause, par la raison que les causes sont aussi rares a Cuzco, que l'apparition des cometes; mais ces avocats s'en consolent en
pincant de la guitare, en rimant des quatrains, en faisant de l'opposition a la chose publique ou en cultivant
dans une chacara quelconque, le mais, la luzerne et la
pomme de terre.
Les tablissements scientifiques de Cuzco jouissent
d'une reputation justement meritee , dans toute la partie de la Sierra, comprise entre le quinzieme degre
et le dix-huitieme. Son universite Abbas Beati Antonii, fondee en 1692, a un chancellor, un recteur, un
vice-recteur, un regent des etudes, un secretaire , trois
professeurs, un tresorier, deux massiers et un pongo faisant l'office de portier. On y enseigne la theologie, le
droit canon et un peu de logique.
Le College des sciences et des arts, fonde ou plutOt
remanie en 1825 par le general Simon Bolivar, portait
au dix-huitieme sicle le nom de San-Francisco de Borja,
.qu'il troqua centre celui de college du Soleil. Simon
Bolivar voulait en faire un foyer de lumieres, digne de
l'astre sous le patronage duquel it etait place, mais la
modicite des rentes affectees a l'entretien de ce college
ne permit pas de realiser les vastes plans du Librateur.
Neanmoins le programme des etudes actuelles est asset
etendu pour satisfaire aux exigences des pores de famine. On y enseigne la religion, le castillan et le latin,
la philosophic et l'orthologie, et les &eves y recoivent,
ajoute entre parentheses le mme programme, u des lecons de politesse et d'urbanite.
Une institution de jeunes filles qui porte le nom de
Las educandas del Guzco , est celebre h plus de vingt
lieues a la rondo. Chaque annee, les eleves soutiennent
devant un public enthousiaste et des parents ravis, de

brillants examens sur le catechisme, l'arithmetique et


la couture. La rente affectee par le gouvernement a cet
interessant pensionnat est de quArante mille francs.
Pour rappeler le souvenir du bienfaiteur et du bienfait,
les jeunes filles sont vetues aux couleurs peruviennes,
robe blanche et mante ponceau.
L'imprimerie, bien qu'elle existat en Chine depuis un
temps immemorial et en Europe depuis le milieu du
quiiazieme sicle, n'a etc introduite a Cuzco qu'en 1822.
C'est au vice-roi. La Serna quo la ville du Soleil est
redevable de ce progres. Ce vice-roi oblige de quitter
Lima, par suite de l'arrivee des troupes patriotes , vint
se refugier a Cuzco, emportant avec lui une presse volante a l'aide de laquelle it repandait sur la cote du Pacifique et dans la Sierra ses proclamations et ses manifestes. Quand le parti royaliste fut vaincu, La Serna s'enfuit precipitamment de Cuzco en y laissant sa presse,
dont les Gusquefios S'emparerent par droit de conquete.
De 1824 jusqu'a nos jours , cette presse historique a
imprime tour a tour six journaux format in - 8, le Soleil, le Fantdme, l'Atalaya, le Citateur, l'Observateur,
la Boussole, et la celebre Grammaire castillane-latine du

docteur Higinio, par demandes l'encre bleue et par


reponses a l'encre rouge.
Si nous ne disons rien de la bibliotheque et du musee
de Cuzco, c'est par un sentiment des conversances que
chacun appreciera. Il est des infortunes noblement supportees et sur lesquelles on peut s'apitoyer interieurement, mais qu'il serait indelicat de reveler en public,
surtout quand les institutions et les personnes qui en
sont l'objet s'efforcent de leur mieux de lui en derober
la connaissance. Mentionnons seulement en passant
quelques echantillons de ceramique, dissemines dans le
muse ou la chambre qui en tient lieu, quelques morceaux de minerai d'or et d'argent et deux effrayants barbouillages faits sur papier par M. Paul Marcoy, I'auteur
de ces lignes, qui representent, les barbouillages et
non les lignes, deux Indiens Siriniris de la valle de
Marcapata.
Avec les etablissements scientifiques que nous venons
de mentionner, Cuzco possede encore des institutions utiles et philanthropiques, teiles qu'un hopital dit du SaintEsprit, affecte aux hommes, et l'hospice de Saint-Andre
dont nous avons deja parle, destine aux femmes. 11 y
a bien encore un troisieme hOpital, celui de San-Juan
de Dios de Urquillos, mais comme it recevait peu de
malades, ainsi que ses voisins les hOpitaux susdenommes, par la raison que l'Indien lorsqu'il se sent malade
prefere generalement au lit de l'hospice, un peu de
paille et un lambeau de couverture dans l'angle obscur
d'une chicheria, trois moines et le prieur d'un ordre
mendiant ont pris possession de cet hOpital de San-Juan
de Dios et y engraissent de leur mieux a l'aide des.dons
des fideles at d'une rente journaliere' de vingt-quatre
sous, que le gouvernement fait a chacun d'eux.
Ajoutons a ces trois hospices, un hotel des monnaies,
un hOtel du tresor et un hOtel des postes. Dans ce Bernier, a l'arrivee des courriers de Lima, de Puno et d'A..

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

287

LE TOUR DU MONDE.

sexes. Ce pietinement, appele zapateo, du verb e zapatear


requipa qui a lieu chaque sernaine , une liste nominative , collee a la muraille avec quatre pains a (frapper avec le soulier) , est la ronde finale du bal., le
catheter, apprend aux citadins, a dfaut des facteurs bouquet du feu d'artifice ; chaque danseur y deploie son
reste de verve, y consacre ses dernieres forces, et ne
inconnus a Cuzco, qu'une lettre a leur adresse les ats'arrete que lorsque la fatigue et Pessoufflement le font
tend au bureau et leur sera delivree moyennant trois
reaux de port (environ deux francs dix centimes) , si tomber sur les genoux. Cette danse locale, dont it nous
est arrive de parler souvent, mais sans jamais en donner
elle vient d'Arequipa, et trois reaux et demi, si elle
vient de Lima.
le rhythme et la mesure, est reproduite melodiquenaent
dans l'air qui suit'. Sur cinq ou six motifs de zapateo
L'Alameda ou promenade publique, dont la creation
est due au general Jose Miguel Medina, le prefet le qui susurraient a notre oreille pendant que nous tracions
ces lignes, nous avons saisi celui-ci comme on saisit au
plus sobre et le plus taciturne que nous ayons connu,
vol une mouche imporest un endroit fort laid et
tune pour se debarrasser
fort maussade, on personde son bourdonnement.
ne ne va , et que chacun
A ces divertissements
evite avec le plus grand
de famille se rattachent
soin. A ate de cette prod'autres plaisirs du genre
menade , it est un autre
tempere, dont la musique
endroit, non moins laid et
et un pen d'eau-de-vie
non moins maussade ,
font tous les frais. Douze
mais on tout le monde se
ou quinze personnes se
rend processionellement.
runissent dans une
Ce dernier endroit est un
chambre haute. Sur un
cimetiere , qui date de la
gueridon convert d'une
meme poque que l'Alaserviette sont places, enmeda. Il est divise en corntre deux chandelles de
partiments ou chaque consuif, une bouteille de tafia
vent a sa place. Des murs
et un petit verre. Une
epais a trois rangs d'alveofemme ou un homme reles sont affectes au bon punomme dans la societc
blic. Chaque mort est inpour le timbre aigu de sa
troduit la tete la premiere
voix et son aptitude a filer
dans ce sepulcre en figure
des sons , s'assied sur le
d'etui, separe des vivants
sofa, siege d'honneur, et
par quelques briques et
recoit des mains de la
du platre qu'on applique
a la hate, et reste livre i
maitresse de ceans une
guitare enjolivee a Poxlui-meme pendant la dutremite de son manche
ree de Peternite.
d'une cocarde de ruban
Les theatres , les cirbleu ou rose, qui reveille
ques, les gymnases et auSacsahuaman : Amaryllis aurea. Crinum urceolatum.
dans l'esprit de l'Eurotres lieux propres a dePancratium recurvatum.
peen des idees de patrie
lasser l'esprit et le corps,
sont completement inconnus a Cuzco. Au nombre des absente, en lui rappelant ces jambonneaux decores de
plaisirs qu'y gontent les deux sexes, it faut mettre en papier frise, gloires de la charcuterie
premiere ligne de petits bals intimes et clandestins, donnes par certaines families a l'occasion de la fte d'un de
-9---f--42-P 4
leurs membres , ou du jour anniversaire d'une naissauce. Seuls, les parents et les intimes sont admis a ces
sortes de reunions qui commencent par un diner aerie on
l'on boit beaucoup, se continuent par un enchainement
de contredanses a la francesa pendant lesquelles on boit
beaucoup encore, et se terminent enfin, lorsqu'on a trop
bu, par un pietinement frenetique et cadence dans lequel
se melent et se confondent les rangs , les ages et les
(La suite a une autre livraison.)
1

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

289

LE TOUR DU MONDE.

kw-----ANNV(
"r",'

1,111,111,i'd

IiII III

11111!

VOYAGE DE L'OCEAN ATLANTIQUE A L'OCEAN PACIFIQUE,


A TRAVERS L'AMERIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY'.
1848 1860.

TEXTE ET DESSINS INEDITS.

PtROU.
QUATRIME ETAPE.

D'ACOPIA A CUZCO.
Cuzco ancien et moderne.

Cependant l'homme ou la femme accorde la guitare


qui lui est presentee, tousse en fausset, se mouche, s'eponge les levres et pratique ces singeries gracieuses,
qui sont comme le prelude du morceau musical. Pendant ce temps les auditeurs ont dispose leurs sieges de
facon a ne perdre ni un geste du chanteur, ni une contraction de ses muscles faciaux, ni une des notes et des
paroles du yaravi qu'il va chanter, car le yaravi est le
I. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225
et la note 2, 241, 257 et '273.

grand air, on pourrait dire le seul air en honneur dans


ces reunions musicales. La premiere note et la premiere
syllabe s'echappent enfin du gosier de l'excutant. Un
silence profond et admiratif Milton eiit dit un silence ravi regne dans l'assemblee. On croirait que
l'ange de la melodie et du yaravi, pareil a celui d'Habacuc, s'est abattu sur elle, l'a saisie aux cheveux et la penetre d'effluves enthousiastes. Tous les cous sont tendus
et les yeux agrandis ; toutes les oreilles sont ouvertes et
les bouches aussi. Chacun devore du regard le chanteur
19

VII. 175 . LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

290

LE TOUR DU,. MONDE,

et se suspend en idee a ses levres, dans un ravissement


beat qui rappelle l'extase des Teriakis. Surexcite par remotion de la galerie, celui-ci donne carriere a sa verve,
aiguise de plus en plus le timbre de ses cris, prolonge
indefiniment leur portee, et dans un spasme melodique,
renversant sa tete en arriere, ne montre bientOt plus
que le blanc de ses yeux. Ce manege de l'executant et
cette immobilite de pose de la galerie, durent trois quarts
d'heure, une heure, quelquefois davantage. Cela tient
au nombre de coplas du yaravi. Inutile de dire qu'entre
chaque couplet, rartiste et son public boivent des petits
verres d'eau-de-vie.
Dans ridde qu'une de nos lectrices pourrait avoir la
fantaisie d'essayer sur un piano moderne un de ces chants
antiques dont ridee premiere remonte a 1'Inca LloqueYupanqui, nous nous empressons d'intercaler dans notre
texte une copla du plus clbre des huit ou douze yaravis
que compte le repertoire cusquenien.
Tres-lent.

Con-queal fin-ti rano du - e-no tan - to a - mor cla-mor

con-se-gui-doen to pe-ch-o o - tro pre-e- e - e - mio

que un - du - ro gol - pe de ti - ra - ni - a.

Ajoutons aux plaisirs de la danse et de la musique


que gofitent en commun les deux sexes a Cuzco, le pelerinage bachique que les femmes du peuple font chaque
annee au cimetiere et a la promenade folatre que Ia
petite bourgeoisie fait au Sacsahuaman.
Ce pelerinage a lieu le jour des morts. Des huit heures du matin, les abords du Pantheon sent obstrues par
une foule d'Indiennes portant dans leurs bras des cruchons de chicha. Une fois entres dans le cimetiere, elles
vont recueillir dans les fosses communes les ttes, les femurs, les cotes des squelettes, epaves de la mort, qu'a
rejetees la terre et qu'elles supposent etre celles de leurs
parents, amis ou connaissances. Elles trient et assortissent ces ossements, les disposent par peas tas, et tout
en leur adressant de plaintives nenis, leur rapportent
les commerages du quartier et les nouvelles de l'annee :
comment la femme de Juan a quitte son maxi pour suivre
en qualite de rabona (vivandiere) un soldat de passage :
comment la truie de Pedro a mis bas huit petits, dont
un a cinq pattes; comment enfin Jose est alts dans les
vallees chaudes travailler a la cueillette de la coca.
Elles entremelent cet innocent babil de larmes, de sanglots et de gorgees de chicha, en ayant soin, chaque fois

qu'elles boivent, d'arroser de biere locale les ossements


cheris qu'elles apostrophent, afin qu'ils aient encore
dans l'autre monde tin arriere-parfum de la donee liqueur dont ils viderent tant de cruchons dans ce mended. Comme cette manoeuvre se poursuit pendant tout le
jour, it arrive, quand vient le soir, que les pleureuses
sont completement ivres et regagnent leur demeure
en hurlant a pleins poumons et se heurtant contre les
murs.
La promenade au Sacsahuaman qui a lieu le dimanche
de Pentecostes, est une orgie champtre a l'ombre des
murailles de la forteresse batie par les Incas. Les deux
sexes, munis de provisions solides et liquides, gravissent
a pied ou a cheval la ramps abrupte qui conduit au
sommet de reminence. Parvenue sur le plateau qui la
couronne, chaque societe fait choix d'un site a sa convenance, stale sur le gazon ses provisions et ses bouteilles,
mange et boit, chante et danse, ou va cueillir aux environs des fleurs charmantes, scylles, amaryllis, crinum
et pancratium que la nature cultive et fait epanouir
chaque automne. Quand le soleil a disparu derriere les
trois croix de la colline, toute cette cohue reprend cahincaha le chemin de la ville, roulant, trebuchant, se retenant les tins aux autres, avec des rires, des cris et des
chansons capables de reveiller un mort. Sur la place de
la cathedrale, la foule se disperse et chaque societe va
continuer chez un de ses membres, !'orgie commencee en
plein air.
Le spectacle des processions annuelles, auquel les
femmes assistent en grande parure du haut de leurs
balcons, doit etre encore considers comme tin des plaisirs de Cuzco. Quant aux rejouissances publiques, elles
sent si rares, qu'il ne vaut pas la peine d'en parler. Les
deux grandes solennites auxquelles it nous ait ete donne
d'assister pendant la duree de notre sejour a Cuzco,
furent l'entree pompeuse d'un eveque entoure d'un brillant etat-major de prtres et de moines et la nomination
d'un president, h l'occasion de laquelle Cuzco fit de
grands frais de representation. Le programme des rejonissances etait divise en trois journees. Le premier
jour fut Mare par une messe d'actions de graces et tin
beau feu d'artifice tire a midi precis dans le parvis de
la cathedrale ; le second jour, les eleves du college de
San Bernardo jouerent une tragedie intitulee Antoine
et CMopatre. Les dames de Ia ville, averties a l'avance
par des lettres d'invitation imprimees sur satin blanc et
rose, embellirent la representation de leur presence. Un
eleve en theologie, d'une nuance de peau assez obscure,
mais coiffe d'une perruque a tire-bouchons et d'une
toque a plumes, cuirasse d'appas formidables et vetu
d'une robe blanche a sextuples volants, remplissait
dans la piece le role de la belle refine d'Alexandrie.
Un de ses camarades, affuble d'une barbe de sapeur,
d'un tricorne emplume, d'un habit noir et de bottes a
recuyere, jouait Antoine et donnait la replique. Cette
tragedie en un acte et en vers octosyllabiques eut tin
susses fou.
Une course de taureaux prives, corrida de toros man-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
sos, signala le troisieme j our. La place du Cabildo, on les

291

porteurs d'eau vont emplir leurs cruches a toutes les


heures du jour et se livrer a, d'innocents commerages,
avait etetransformee en cirque et garnie de six rangs de
gradins. De midi a quatre heures, douze taureaux dont
les cornes avaient ete sciees et garnies de tampons,
pour prevenir un accident, disait le programme, l'art
de la tauromachie etant encore dans l'enfance a Cuzco,
turent lathes dans l'arene et culbuterent quelques chulos vetus de satin blanc et vett. Comme quatre heures
sonnaient, une escouade d'une trentaine de soldats habilles de gris et coiffes de bonnets de police en calicot
blanc, entrerent dans le cirque aux sons d'une'musique

belliqueuse et bruyante, s'alignerent au centre, puis,


apres un temps d'arret mole de portez arme et de presentez arme, commencerent a tourner sur eux-memes,
comme des totons, se croisant, se melant , s'enlacant
avec une precision remarquable, portant sans cesse la
main a leur giberne et en retirant, en guise de cartouches,
des poignees de flours effeuillees qu'ils laissaient tornber sur le sol. Leur evolution choregraphique plutet
que strategique terminee, ces defenseurs de la patrie
saluerent poliment a la rondo et sortirent a reculons.
Alors le public put voir sur le sable jaune de Farene,
ecrits en majuscules fleuries longues de deux metres,
ces!trois,mots : VIVA EL PERU ! Un tonnerre d'ap-

plaudissements, qui fit trembler les gradins du cirque,


salua ce joli tour a la Robert Houdin.
A defaut de plaisirs reels, Cuzco a des gaietes et des
distractions a chaque coin de rue pour les oisifs, des
observateurs et les peintres de mceurs locales. De ce
nocabre sont les petits metiers et les petites industries,
les reposoirs de la Fte-Dieu et les mascarades typiques, les assommeurs jures de la police et la verification, sur place, des chiens assommes dans la matinee
du lundi.
Mentionnons en premiere ligne les marchands de chicharrones, residus de pore sautes dans la graisse ; les
marchands de pains au beurre et de pains au saindoux,

industriels habituellement accroupis contre le pilier


d'une galerie ou sous l'arceau d'uneporte cochere. Dans
cette categorie sont comprises les laitieres, assises sur
le seuil de Peglise des Peres de Jesus, on elles attendent
la pratique dans une attitude de sphinx, buvant de
temps en temps, pour se distraire, quelques gorgees de
lait a memo le pot ou la cruche on it est contenu ; les
boucheres de la plaza Mayor, dont l'etal est un simple
torchon etendu a terre, retenu par quatre paves, et sur
lequel des cetelettes, des beefsteacks, des filets, arraches de la bete plutet que coupes au couteau, provoquent
l'appetit des amateurs de reti ou de pot-au-feu. En general, les guenilles de ces marchands et Leur marchan-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

292

LE TOUR DU MONDE.

dise sont d'une salete revoltante , mais cette salete est


attenuee par un certain cachet pittoresque qui satisfait
l'imagination a defaut du goat et la rend excusable aux
yeux de l'artiste.
Entre autres individualites de ce genre, nous nous
rappelons une jeune Indienne , de douze a treize ans,
brune, ebouriffee, vetue de toiles d'araignees de diverses
couleurs, et montee sur des jambes greles, a l'aide des.
quelles elle parcourait la ville en tout sens , ripostant
par des ruades de pouliche aux attaques dont elle etait
l'ohjet de la part des gamins de son age. Habituellement
elle passait devant notre demeure vers les deux heures
de l'apres-midi, portant de la main droite sur un plateau
(le tele rouillee, deux glaces, l'une blanche a la crme,
l'autre rose au carmin ; de la main gauche restee libre,
elle fourrageait sa chevelure, rougie par les intemperies
de l'air, et n'interrompait cette manoeuvre que pour porter ses doigts a sa bouche. Intrigue par ces gestes toujours semblables, un jour que pour la centieme fois
elle nous presentait ses glaces, que pour la centime
fois aussi nous eloignions de la main, nous lui demandames ce qu'elle machonnait ainsi. Un petit pou, monsieur, un piojito, senor, nous repondit-elle avec un
sourire ingnu.
Les mascarades typiques, une des gaietes de Cuzco,
forment deux series Men distinctes. Les unes n'apparaissent qu'a l'poque des saturnales du carnaval et disparaissent avec lui comme des oiseaux de passage. Tels
sont le chucchu (fievre tierce ), les chunchos (sauvages)
et le dansante. Le premier est un Indien entre deux
ages, coiffe d'un chapeau de paille defonce, trainant un
drap de lit en guise de manteau, et s'appuyant sur une
mauve medicinale ; deux jeunes dreles grotesquement
accoutres l'accompagnent clans sa promenade a travers
la vine, l'un portant une chaise et l'autre une enorme
seringue. De cent pas en cent pas, le personnage symbolique que la fievre secoue et fait trembler comme
une feuille au vent, s'arrete et same les passants , puis
s'agenouillant sur la chaise et relevant le drap qui l'enveloppe, repete, avec l'aide de son porte-seringue, la
scene familiere indiquee par Moliere dans son illalade
imaginaire.

Les chunclios sont de grands gaillards basanes, aux


cheveux flottants, vetus de leurs habits ordinaires, mais
coiffes d'immenses colbaks en osier, revtus de plumes
d'aras et de perroquets et qui gambadent dans les rues
pendant les trois jours gran, buvant et hurlant de leur
mieux.
Le dansante, coiffe d'un chapeau de paille entoure de
sonnettes et de grelots, vetu d'un spencer de velours a
franges fandes et d'une jupe ou plutet d'une carcasse
circulaire en osier, garnie de plaques d'argent, execute
de porte en porte un zapateo de sa composition, accompagne par le bruit des langues de cuivre qui se tremoussent avec lui. Sous le regime des vice-rois, ce dansante jouissait des memes privileges que rantiquite
palenne accorde au dieu-fleuve Scamandre.
Avec ces mascarades profanes, il y a des mascarades

sacrees, dont les acteurs accompagnent les processions,


gambadent devant les litieres de la Vierge et des saints,
apostrophent brutalement les pieuses images, leur tirent
la langue et leur montrent le poing. De ce nombre sont
les huyfallas, hommes-oiseaux dont les ailes sont formees par deux bandes de calicot et qui tournoient ou
s'elancent en baissant la tete et rasant le sol et poussant
des cris d'epervier.
Aux huyfallas se joignent les Huamanguinos, habitants de l'ancienne Hu amanga (hodieAyacucho). Du temps
des Incas, cette province avait le privilege d'approvisionner Cuzco de nains, de bouffons , d'histrions et de
saltimbanques destines aux divertissements de la tour.
Aujourd'hui que les Incas ont disparu, les Huamanguinos, tombes dans le domaine public, suivent les foires
comme des baladins vulgaires, ou figurent dans les processions annuelles. Leurs tours habituels consistent en
especes de pyrrhiques qu'ils dansent en s'accompagnant
eux-memes du cliquetis de deux branches de ciseaux
passees dune a leur pouce et l'autre a leur index et dont
ils se servent comme de castagnettes. Quelques-uns
d'entre eux jonglent avec des poignards et des bottles,
se percent la langue avec des aiguilles, ou, comma Mutins Scevola, posent leur poing sur un brasier, aux yeux
de l'assistance emerveillee.
Huyfallas et Huamanguinos sont escortes par les tarucas et les tarucachas cerfs et chevreuils), jeunes
garcons affubles de la depouille de l'animal dont ils
portent le nom. Tout ce monde bizarre et sauvagement accoutre, saute, gambade, grimace et hurle a qui
mieux mieux, soit au milieu des processions, soit en
face des reposoirs, dont l'arrangement et la decoration
sons dus a la corporation des fruitieres. Ces reposoirs,
longues tables drapees d'etoffes ornees d'etoiles de dinquant, surmontees en maniere de retable d'une carcasse
elliptique en osier, decoree de miroirs, d'oeufs d'autruche, de piastres fortes et de reaux d'argent troues et
suspendus a des ficelles , offrent un pole-mole singulier
d'objets d'art, d'industrie et d'echantillons divers empruntes aux trois regnes. Quelquefois des aras et des
singes montent la garde aux deux bouts opposes de la
machine ; et comme le naturel inquiet et turbulent de
ces derniers s'accommoderait pou de l'immobilite de
pose a laquelle on les condamne et ferait volontiers des
curiosites du reposoir autant d'objets de distraction, de
jeunes dreles, armes d'une gaule et d'un fouet, sont
charges de rappeler ces animaux a l'ordre, chaque fois
que leur bras s'allonge vers l'autel et tente de happer
quelque chose.
Les sastres ou tailleurs et les pasamaneros ou passementiers, travaillant en plein air, les uns accroupis a
l'orientale sur des banes de bois, les autres debout et
en serre-file, offrent un tableau de genre tout compost
et d'une allure assez pittoresque. Generalement ces tail-.
leurs ont des cheveux ebouriffes, sont nu-pieds dans de
vieilles savates et montrent leurs pectoraux par leurs
chemises entr'ouvertes; avec ce negligd local ils portent
des pantalons tres-justes, quoique rapes, des redingotes

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

294

LE TOUR DU MONDE.

ou des habits qui, bien que manquant de boutons ou


n'ayant parfois qu'un seul pan, les font reconnaitre
premiere vue pour des representants confectionneurs
de nos modes francaises.
Les passementiers sont de pauvres diables marchent volontiers sans souliers et laissent voir leur chemise de toile ecrue par les trous de leurs pantalons. Debout devant une boite a volets posee sur deux trteaux
en figure d'X et qui rappelle ces caissons dits de saint
Hubert sanctifies par des trousses d'agnus Dei, de sca- pulaires, de chapelets et de medailles, ces passementiers
vont tout le jour tissant a reculons des ganses ou des rubans, et faisant voltiger leurs bobines de soies diverses.
Rien de curieux et de risible comme de voir ces ouvriers
surpris par une brusque averse ; tous interrompent leur
travail, cassent leurs fils, melent leurs- trames, entrechoquent leurs bobines, et s'elancent avec des cris d'effroi vers le caisson aux marchandises, qu'ils transportent sous l'arcade d'une porte cochere en attendant que
la pluie soit passee ; quand le ciel s'est rasserene, le
caisson est de nouveau place sur ses treteaux, les ouvriers s'alignent, et les bobines de recommencer leur
manege.
Le massacre hebdomadaire des chiens de la cite par
quatre assommeurs jures de la police, de l'edilite ou de
la voirie, nous ne savons au juste, constitue un spectacle
h la fois grotesque et emouvant. Pour prevenir la trop
grande multiplication de l'espece canine, dont les representants a Cuzco comme a Valparaiso errent dans Ia ville
par troupes nombreuses, ces assommeurs, le lundi de
chaque semaine, parcourent de bonne heure les rues de
la cite; deux d'entre eux tiennent les deux bouts d'une
corde et vont rasant les murailles de chaque ate de la
rue ; leurs compagnons les suivent, armes de porras ou
gourdins a grosse tete. Tout chien qui traverse la rue
en ce moment fatal est impitoyablement lance en l'air
au moyen de la corde et assomme a l'aide des porras.
Entre onze heures et midi, ces victimes, de taille et de
pelage varies, sont places ate a ate sur les dalles du
cabildo, ou un verificateur nomme a cet effet vient examiner leurs cadavres, ou pint& en verifier le chiffre. Le
poil de ces chiens que les artistes peintres de Cuzco coupent avec l'autorisation du verificateur et avant qu'on
traine les animaux aux gemonies, leur sort a se fabriquer des pinceaux.
Comme ce massacre hebdomadaire a lieu depuis bien
des annees, l'instinct des chiens developpe outre mesure
par le danger qui les menace le lundi, ressemble a la
raison humaine. Une agitation singuliere se manifesto
dans leurs bandes des le matin du jour fatal ; tons
marchent lentement et cauteleusement, les yeux fixes,
le nez au vent, les oreilles dressees, s'arrtent en
apercevant un groupe suspect, et detalent a fond de
train si deux ou trois individus vetus de ponchos se
montrent au bout d'une rue; la confiance des malheureux renait avec l'aurore du mardi ; pendant tout le
reste de la semaine ils oublient si bien que leur tete
est proscrite, qu'il faut employer la canne ou le pied

pour les deloger de la voie publique, oiz d'habitude ils


dorment etendus.
Nous avons dit en commencant cette enumeration des
plaisirs que pent offrir Cuzco, que cette vine ne possedait ni theatre, ni forum, ni gymnase; mais au moment
de la terminer, nous nous rappelons fort a propos qu'elle
a une cancha de gallos, petit cirque d'environ trente
pieds de circonference, oil des cogs, dresses a combattre, s'entre-dechirent et s'eborgnent a l'aide d'eperons d'acier dont leur tarse est arme. Tons ces coqs ont
un nom et une genealogie en regle. Chaque dimanche,
di trois heures a six, un public passionnd fait queue
'a porte de la cancha, dont le prix d'entree est d'un real
d'argent par individu. La, des combats a mort ont lieu
entre les volatiles, que leurs proprietaires animent ,
exhortent, encouragent de la voix et du geste, et sur la
valeur desquels ils dtablissent des paris souvent considerables, paris auxquels s'associe la galerie comme au
jeu de Ia bouillotte ou de l' ecarte. Des prud'hommes
nommes a cot effet jugent des coups douteux et tranclient les difficultes qui s'elevent entre les joueurs. II
arrive souvent que, malgre l'intervention toute conciliatrice de ces juges, des joueurs d'humeur difficile ou
de mauvaise foi en viennent aux mains et s'assomment
un peu, a la grande joie de la galerie, dont les goats a
demi barbares s'accommodent plus volontiers d'une
lutte de gladiateurs que d'un combat de coqs.
Cette description de la cancha de gallos nous amene a
parler de l'etat des beaux-arts a Cuzco; et comme la
transition pourrait sembler un peu brusque au lecteur,
nous lui apprendrons qu'a ate de la cancha susdite, le
plus clbre peintre de la ville avait de notre temps son
atelier et son domicile (voy. p. 304). Cet artiste, que
nous visitions avec assiduite et que nous avions surnomme le Raphael de la cancha, nom qu'il doit porter
encore a cette heure parmi nos amis, sera comme le
trait d'union qui reliera nos appreciations passees a cellos
qui vont suivre.
Les eglises et les convents que les conquerants edifierent dans les deux Ameriques resterent longtemps sans
tableaux, par la raison que l'ecole de peinture espagnole, d'oa devaient sortir un jour taut de chefs-d'oeuvre, dormait encore dans ses limber originelles. Ce ne
fut que sous les regnes de Philippe III et de ses successeurs jusqu'a Charles IV, que des toiles de Morales, de
Ribeira, de Zurbara, de Velasquez, d'Alonzo Cam, de
Murillo et de leurs eleves furent envoyees dans le nouveau monde avec des oeuvres de l'ecole flamande. La
vue de ces tableaux eveilla chez quelques indigenes le
goat de la peinture. Doues de cette faculte d'imitation
que possedent a un si haut degre les habitants du Celeste Empire, et qui consiste a salir ou trouer une toile,
si l'original qu'ils copient a par hasard une tache ou un
trou, ces fils du pays se mirent h l'ceuvre et en arriverent avec le temps h. une perfection de decalque qui,
favorisee par l'obscurit des glises, a pu tromper beaucoup de voyageurs et leur faire prendre pour autant
d'originaux indits, des copies qui n'avaient d'antre me-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

295

rite que celui d'une ficielite servile. Ces pretendus origi- appelions notre ami avait pu se rendre coupable d'une
naux exposes au grand jour et debarhouilles de la crasse action indigne, nous sentimes le rouge de la honte nous
qui les recouvre, reveleraient sur-le-champ a un mil
monter au visage, et nous fumes sur le point de repousexerce leur origine plebeienne, comme certaines mains, ser la main qu'il nous tendait. Quelques mots lui suffidepouillees de leurs gants laissent voir les callosites et rent pour nous prouver son innocence. Un moine de la
les durs stigmates du travail.
Recoleta, 4 qui il avait fait offrir par une vieille beate
Plus tard, a defaut de ces ceuvres originales, deve- experte en ces sortes d'affaires, une once d'or (86,40)
nues l'objet de speculations privees, les peintres de en echange du Rubens inedit, n'avait pas hesit a charCuzco se sent inspires des copies qu'en avaient faites ger sa conscience de ce vol sacrilege. Toutefois, craileurs devanciers. Des gravures quelconques qui leur gnant d'tre surpris par un des freres et d'avoir maille
sont tombees sous la main ont complete cette education
partir avec le prieur, it avait opere nuitamment la secartistique, qui depuis un sicle est toujours la meme.
tion de la toile, et cola avec taut de precipitation, que
Parler aux peintres d'aujourd'hui d'anatomie et d'osteo- les chevilles de la Vierge avaient ete tranchees. Un
logie, d'tudes d'apres la bosse, l'ecorche ou le modele mois apres, en allant fumer un cigare sur le lieu du
vivant, de perspective lindaire ou aerienne, serait leur sinistre, nous revimes le cadre veuf de sa toile et les
tenir un langage incomprehensible et s'exposer a rece- pieds roses de la Mere de Dieu, qui semblaient provoir d'eux un mauvais compliment. Ce manque absolu tester energiquement contre ramputation cruelle qu'un
des premieres notions de l'art leur interdit toute crea- moine simoniaque leur avait fait subir.
Les revolutions politiques, les catastrophes privees,
tion originate et les oblige a recourir aux toiles existantes pour y prendre les diverses parties dont its for- et, plus que tout cela, l'esprit serieux des Cusqueilos
ment un tout. De lh cette gene, cette roideur et ce tourne vers retude de la theologie et du droit canon,
manque d'animation que presentent leurs ceuvres et entravent l'essor des beaux-arts, dont la muse, a Cuzco,
marche pedestrement, quand sun cette terre classique
qui choquent h. premiere vue. Tons leurs personnages,
construits de morceaux rapportes, semblent &coupes elle devrait avoir des ailes. Les eglises et les convents,
remporte-piece , et cones sur la toile ; aucun d'eux regorgeant de peintures, ne font plus de commandos
aux artistes modernes, et par economie les families suin'avance ni ne recule ; nul souffle d'air ne circule autour
de ces mornes silhouettes, qu'une couleur blonde et vent l'exemple des communautes. Les deux ou trois
chaude continuee par tradition, un colons souvent frais peintres qu'on compte dans la ville, courraient risque
de mourir de faim si les negotiants et les conducteurs
et charmant, recommandent h rattention.
Les belles ceuvres du temps passe, nous l'avons dit,
de tropas, attires a. Cuzco par les besoins de leur comsent extremement rares dans les eglises et les convents merce ne leur faisaient quelques commandos picturales
de Cuzco ; nanmoins, en furetant dans les recoins, on sur lesquelles, une fois de retour chez eux, its realisent
de jolis .benefices. Ces commandes consistent en doupeut trouver encore, voile par la poussiere et les toiles
d'araignees, un bijou artistique que ses possesseurs ne zaines de Chemins de la Croix, en Bons Pasteurs avec ou
refusent jamais de vendre, si la proposition leur en est
sans brebis, en Vierges au raisin, a la chaise, au poisfaite a l'oreille et le prix qu'on en offre assez allechant. son, copiees crapres des gravures; en saints et en saintes
Une historiette de quelque lignes a ce sujet en dira de toutes sortes, en pied ou en buste, avec ou sans
plus que bien des pages.
mains. Chacune de ces toiles est payee, hien entendu,
Un ami avec qui nous causions un jour des tableaux
selon sa grandeur et le plus ou moins de nus qu'offre
que possedent les eglises et les convents de Cuzco, nous
le sujet qu'elle represente. Il est des toiles de quatre
demanda a laquelle de ces ceuvres nous donnerions la reaux (deux francs quarante centimes environ), il en est
preference; nous lui parrames d'un tableau de deux de cinquante francs. Une fois que le negociant a fait sa
pieds carres representant une Fuite en Egypte, que nous commando et qu'il est convenu avec l'artiste de repoavions decouvert sous la votite d'un escalier du convent
que oil elle lui sera livree, il donne a celui-ci un ade la Recoleta, oh, comme une lampe allumee, il nous . compte sur le prix de son travail, et part confiant dans
avait semble eclairer les tenebres. L'ami, curieux de sa bonne foi; il est rare que la bonne foi de l'artiste
verifier le fait , vint avec nous a l'endroit indique
fasse defaut h son commanditaire; seulement, comme
nous lui montrames le chef-d'oeuvre en question, que ce commanditaire est absent, qu'il ne doit revenir que
sa couleur admirable non moins que le bizarre et dans six mois, et que les absents ont presque toujours
luxueux accoutrement de ses personnages, nous faisaient tort, il arrive, dans l'intervalle, que l'artiste, trouvant
croire sorti de la palette de Rubens ou de quelque ar- d'autre besogne a faire et d'autres a-compte h toucher,
tiste de son ecole. Notre ami regarda longtemps le ta- oublie si bien le ngociant et sa commande, que Hen
bleau, le trouva bonito (joli) et sortit sans rien dire. n'est encore fait quand celui-ci revient. De la des recriQuelques jours apres, en entrant chez lui, nous y aper- minations sans fin de la part du commanditaire et des
climes la precieuse toile ; a l'aide d'un instrument tranexcuses sans nombre de la part de rartiste, qui, sur la
chant on l'avait coupes raz du cadre, mais avec taut de menace qu'on lui fait de le rouer de coups, se decide
maladresse, que les pieds nus de la Vierge etaient res- enfin h se mettre a l'ceuvre.
Comme les marchands de couleurs sont inconnus
tes dans la borduro. A ridee que l'homme que nous

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

MimiEMIT_ ",7111111131RIBIffillIMIIII

II III 11111111i

''"A11111f111
.N I liiii8^^lllli^^^i^ii

1 11

4 1,11 11imill ck

Procession du Seigneur des trembler

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

411-1,11,,1117,1',,,,,V,ig111111i11111111111

I !I , 0 )11
011

III') /111

WOWENNA

I.1
, ! 11) I ll!

nyt$

1,1
q.

. 11

11711rolIllitt

iate

\, \,,,,[1111 \

't1 J

1101!

II
HrlifinhviL,
l'oprt

Jai
11

14.

de terre, a Cuzco (voy. p. .:99 a 3u4:.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

298

LE TOUR DU MONDE.

dans le pays, c'est au peintre a se procurer tous les articles de peinture qui lui sont necessaires : it va chercher dans les ravins des environs des ocres et des terres;
l'apothicaire du coin de la Merced lui vend quelques
couleurs en poudre ; le pulpero ou epicier, de l'huile et
de l'essence; l'encens en poudre lui sert de siccatif; des
os a demi brides lui donnent du bitume, et la fumee de
sa chandelle lui fournit du noir. Quant aux pinceaux, le
poil des chiens tiles chaque semaine lui permet de les
renouveler a peu de frais. Ses toiler sont de simple calicot anglais a soixante centimes le metre, qu'il prepare
lui-meme et qu'il tend , non pas sur un chassis, mais
sur une planche, a l'aide de six ou huit clous. La palette de l'artiste est empruntee a un fragment d'assiette
ou a un debris de carreau de vitre.
Qu'on n'aille pas faire a notre imagination l'honnour
d'avoir invente de pareils details; nous les avons releves
un a un chez les artistes du pays, oft tout en souriant de
leurs preparations diverses, nous nous sommes emerwine plus d'une fois du bon resultat qu'ils en obtenaient.
Un de ces peintres, celui-la rame qu'en raison de son
talent nous avims surnomme le Raphael de la cancha,
nous honorait d'une confiance toute particuliere. Bien
qu'il set qu'a nos moments perdus nous triturions comme
lui des coulet.-..s sur une palette, it ne craignait pas de
nous livrer les petits secrets de son art, sachant bien que
nous etions incapables d'en user ou d'en abuser pour lui
faire concurrence et paralyser son commerce. Le don de
quelques mauvaises lithographies nous avait ouvert toute
grande la porte de son atelier , oil nous allions souvent
le regarder peindre. Cet atelier, dont le loyer lui
tait cinq francs par mois, etait dans une cave ; on y descendait par en escalier de trois marches qui boitaient
comme un distique de Martial; une lumiere a la Rem-.
brandt en eclairait l'interieur ; le sol disparaissait sous
une litiere d'epluchures de legumes , que des poules et
des cochons d'Inde se disputaient. Un Chien a l'echine
saillante dormait a cute de l'artiste ; un chat noir sans
queue et sans oreilles, pareil a une idole japonaise,
ronronait sur son epaule pendant qu'il peignait, harcele
par les injures de sa femme, Indienne courtaude et mafflue, dont un dresipele avait empourpre le visage, et qui
l'invectivait a tout propos en faisant bouillir sa marmite.
Le theme favori de cette atroce Fornarine etait de reprocher au pauvre Raphael sa paresse et son ivrognerie.
A l'entendre, it passait des semaines entieres sans faire
oeuvre de ses dix doigts, et le peu d'argent qu'il gagnait
ensuite etait depense par lui dans les cabarets. L'artiste
declaignait de repondre a ces imputations perfides. Trempant tour a tour ses pinceaux dans des pots a pommade
qu'il tenait de la munificence des dames de la ville, et
qui lui servaient de godets, it continuait sa besogne.
Quand sa patience etait a bout, it emplissait une ecuelle
de chicha, la vidait d'un trait, et, apres s'tre essuye
les levres au revers de sa manche, it reprenait courageusement son labour, comme pour dmentir les allegations de son affreuse epouse. Pauvre Raphael ! s'il

dort aujourd'hui dans la fosse commune affectee aux


Indiens du peuple et aux artistes de Cuzco, puisse le
souvenir des milliers de chefs-d'oeuvre qu'il a peints
sur du calicot charmer encore les roves de son dernier
sommeil
Ce que nous venous de dire des peintres de Cuzco est
applicable a ses statuaires, dont les premiers modeles
furent des icones envoyees par les rois d'Espagne pour
orner les eglises et les couvents. Ces artistes out une maniere a eux de travailler qui merite d'etre expliquee.
D'abord, tous sont loin d'tre riches. La plupart d'entre
eux sent mme un pen pauvres et montrent volontiers
lee doigts de lours pieds nus par leurs chaussures entr'ouvertes, ou leur chemise par le fond de lours inexpressibles, quand le vent souffle et fait voltiger le
lambeau de futaine qui leur sort de manteau. Leur atelier est une chambre basso des plus modestes. Une
planche, posh sur deux trteaux, leur sert de table ou
d'etabli. Au mur sent appendus des masques de platre
de toutes les grandeurs, des bras, des jambes, des pieds,
des mains, des torses de toutes les dimensions. Ces
membres sont pourvus de chevilles qui servent a les
emmancher aux corps. Un quart d'heure de travail suffit
a l'artiste pour ajuster de toutes pieces un Christ, une
Vierge ou un saint quelconque. Les velements et les
draperies de ces images sent des morceaux d'etoffe englues de platre liquide qui durcit en sechant. L'art de
petrir la glaise et d'ebaucher le premier jet de leur pensee est inconnu a ces statuaires. Its n'ont d'ailleurs aucune pensee a ebaucher, et l'argile plastique ne se trouve
pas aux environs de Cuzco. Leur oeuvre se borne a adapter des ponsifs de membres a des ponsifs de corps, dont
leurs devanciers leur ont legue les mottles. Si quelque
difficulte de dessin se presente, si quelque detail domande par un amateur ne se trouve pas dans la collection surmoulee a l'avance, l'artiste y pourvoit sur-lechamp en taillant a meme un morceau de platre,
comme le ferait, pour un bloc de Ilene, un sculpteur
sur Bois.
Ces memos statuaires sont obliges d'allier la couleur
la forme, par la raison qu'aueun chaland ne s'accommoderait d'un Christ ou d'une Vierge d'une entiere blancheur, en marbre de Carrare. A l'aide de ceruse,
d'ocre, de vermilion et de carmin, ils preparent un coloris plus ou moins brillant, qu'ils tendent et egalisent
avec un doigtier de chevreau emprunte a quelque vieux
gant, et qui leur tient lieu de blaireau. Reste a placer des yeux de verre dans lee visages des icones,
car ces icones ont des yeux, quelquefois des dents et
des chevehires, comme la Vierge de Belen et le Seigneur des tremblements de terre, deux images venerees
a Cuzco.
Pour fabriquer ces yeux, les statuaires-coloristes out
une casserole en metal percee d'une vingtaine de trous
de grandeurs diverses. La configuration de cot ustensile
rappelle vaguement notre pale classique a griller des
chataignes. Sur certains de ces trous, l'artiste place des
fragments de carreaux de vitre du format des yeux qui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

299

LE TOUR DU MONDE.
lui sont necessaires et pose sa casserole sur des charbons ardents. Quand la chaleur du feu a suffisamment
amolli le verre, roperateur, arme d'Un poincon arrondi
par le bout, appuie legerement sur chaque fragment,
qui, passaikt par le trou, prend aussitOt une forme convexe. Cette chose, dans la partie concave de laquelle
l'artiste figure ensuite, a Paide de couleurs, la pupille
et le globe de l'ceil, est enchassee par lui dans le masque de ses icones et donne a leurs regards cet eclat
radieux dont s'emerveille retranger.
Les ebauchoirs, grattoirs, polissoirs et autres engins
artistiques dont se servent ces statuaires indigenes, sont
des os de mouton ou de volaille, d'humbles lames de

depouiller de leurs fleurs les buissons de nuccho (salvia


splendens) et en ont empli des corbeilles. Les reposoirs
a dresser sur la -pace de la cathedrale ont mis en emoi la
corporation des fruitieres, que ce soin concerne exclusivement. Les maisons devant lesquelles doit passer la procession ont retire de leur garde-meuble les tentures de
velours a crepines d'or, les riches etoffes et les tapis brillants qui y sont restes enfouis pendant toute rannee. Le
jour solennel luit enfin. Des le matin les camaretos,
petits obusiers, ebranlent de leurs detonations les echos
de la ville ; des petards, des lances a feu, des fusees sifflent de toutes parts et decrivent leurs trajectoires dont
le sillon lumineux se perd dans la lumiere du soleil. La
population endimanchee se repand dans les rues ou prend

canifs ou de couteaux aux trois quarts uses, de vieux


elous, de vieux pinceaux et de vieux gants. Leur misere
ingenieuse fait fleche de tout bois. Tout ce que dans
nos cites d'Europe on jette dedaigneusement a la borne,
est recueilli par ces artistes avec le plus grand soin,
lave, fourbi, frotte, et leur sert pendant de longues
annees a confectionner ces images glorieuses qu'aux
jours feries on couvre d'habits somptueux et de pierreries pour les promener dans les rues.
La plus renommee des processions annuelles de Cuzco
est celle du Senor de los temblores, ou Christ des tremblements de terre, qui a lieu dans l'apres-midi du lundi
de Paques. Deux jours a l'avance, des enfants sont alles

place aux balcons. Des flots de chicha, de vin et d'eaude-vie ont coule depuis l'avant-veille pour celebrer la
fin de la semaine sainte et le grand jour de la resurrection; puis, comme it n'est pas de bonne fte sans
lendemain, on a continue de boire a l'occasion du lundi
de Paques et de la procession qui doit le terminer.
A quatre heures precises une triple salve de camaretos
ebranle la place; eglises et convents font entendre aussitea un carillon joyeux ; toutes les cloches de la cathedrale, depuis le bourdon appele la madre abadesa (la
mere abbesse),jusqu'a resguillon d'argent de la chapelle
du Triomphe, s'agitent a toute yolk. Dix mille Indiens,
hurlant et debrailles, sont groupes dans la place, et les
fenetres regorgent de curieux des deux sexes agitant leurs

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


300

LE TOUR DU MONDE.

mouchoirs. Les trois portes de la cathedrale se sont ouvertes a deux battants, laissant voir les profondeurs tenebreuses de la nef, oh brillent comme des vers luisants
les flammes de mille bougies. Un frisson religieux court
dans la multitude. Tous les cons sont tendus, tous les
yeux sont tournes vers la porte centrale par oh la procession commence h defiler, precedee par les Croix d'or que
portent des bedeaux a collerettes, et les Brands chandeliers d'argent que soutiennent a deux mains des acolytes
bruns de peau et blancs de costume.
La premiere image qu'on apercoit, debout sur un brancard porte par huit hommes, est Celle de san Blas, qui a
dote de son nom un faubourg de la ville. La foule, qui
l'a reconnu, le salue par des acclamations et des battements de mains prolonges. Le costume du saint eveque
se compose d'une tunique a creves en velours noir brode
d'or, qui hi descend jusqu'aux genoux ; un maillot cou.
leur de chair dessine ses formes ; une large fraise
tuyaux emboite son cou et couvre ses epaules ; it a pour
coiffure un beret taillade en elours n r)ir, orne de plumes
blanches ; ses pieds sont' chauss, s de boitines rouges, et
dans sa main droite, couverte d'un gantelet en cuir verni,
it porte son brev:aire de format in-quarto, elegamment dore sur Manche. Un ange aux ailes deployees,
debout sur un 1,1 de fer en s,Jirale, est place derriere san
Bias, dont it abrite le c fief episcopal sous un parasol de
soie rose. A chaque rn ,uve nent de la litiere, la mobilite
du support sur lequel repo ,,e l'habitant du ciel, imprime
a son ombrelle un doux balancement.
San Blas est immediatement suivi par san Benito, que
la foule accueille assez froidement, sous pretexte quo le
reverend abbe descend de Cham, fils de Noe, en ligne
directe. L'image, en effet, est d'un noir de jais pareil au
drap de sa soutane, et ses gros yeux blancs et ses levres
lippues, d'un rouge violatre, lui donnent un aspect assez
repoussant.
A san Benito succede san Cristoval. L'ermite porteChrist s'appuie sur un palmier deracine, qui ploie sous
lui comme un frele roseau. Il est vein d'une robe blanche
brodee d'etoiles d'or et relevee par des agrements ponceau ; it a des bandelettes de pourpre dans les cheveux, comme un roi assyrien; des moustaches dont les
extremites se dressent fierement et une royale taillee
en pointe.
San Jose, l'epoux de Marie, fait suite a san Cristoval.
L'humble charpentier est habille d'une robe de pelerin
couleur Carmelite. II porte un rabot en sautoir, une
scie d'une main, et s'appuie, de l'autre main, sur un
baton noueux. Le seul ornement profane qui *are ce
severe costume, est une plume de paon attachee a son
feutre.
Derriere san Jose parait l'image de la Vierge de Belen
cri Bethleem, debout sur un braucard porte par seize
hommes qui semblent ployer sous le faix. Il est vrai que
ce brancard est en bois de huarango massif, revetu de
plaques d'argent et surmonte de lourds chandeliers du
memo metal oh bralen r, d'odorantes bougies. La donee
mere de Jesus rayonne de beaute. Jamais statuaire

epris de la forme ne modela l'ovale d'un visage avec


plus d'elegance ; jamais pinceau chinois ne traca deux
arcs d'ebene plus Belies que les sourcils de cette icone,
dont le coloris,ideal est ravive par un vernis copal qui
miroite au grand jour.
La refine des saints et des anges porte un costume qui
lui sied a ravir. Sa jupe, en brocart bleu et blanc broche
d'or, a des paniers de, six metres de tour ; une dentelle
d'argent, disposee en echelle. orne le devant du corsage,
dont les manches a sabot laissent echapper, d'un bouillonne en point de Venise, des bras nus plus blancs quo
ceux d'Ilebe. Qu'on nous pardonne cette comparaison
profane. Ces bras, cercles de riches bracelets, sont
termines par des mains patriciennes aux doigts charges de bagues. L'une de ces mains tient un scapulaire,
brode d'or et de pierreries, l'autre main agile un eventail de prix. La coiffure de la Vierge s'harmonise a Felegance de sa mise : ses cheveux, d'un blond doux, sont
legerement crepes et cot un coil de poudre ; un diademe,
d'un prix fabuleux, les couronne admirablement ; deux
perles, du plus bet orient, sont suspendues a ses oreilles,
et un collier de rubis scintille h son cou; ce con de
cygne est entoure d'une immense fraise en guipure melangee de fil d'or. Ainsi place au centre de cot entonnoir de dentelle, le chef de la mere de Dieu semble le
pistil d'une fleur et range.
Le trait distinctif du visage de Marie reside dans
l'extreme mobilite de ses yeux de verre, qu'un ressort
cache fait circuler dans leurs orbites avec une rapidite
vertigineuse. L'etranger s'effarouche un peu a premiere vue du mouvement perpetuel de ces yeux divins;
mais en entendant autour de lui la foule s'ecrier : Quo
ojos lindos y que duke mirar (quels jolis yeux et quel
doux regard), il ne tarde pas h partager I'engouement
general.
Au sortir de Peglise, les porteurs des images se sont
alignes dans le parvis dans l'ordre suivant : san Bias,
san Benito, san Cristoval, a gauche du portail central ;
la Vierge et saint Joseph a dro : te. Tous attendent l'arrivee de l'Homme-Dieu, du Christ des tremblements de
terre, qui tarde toujours un peu a paraitre pour exciter
la fervour des fideles. Ces dispositions sont reglees a
l'avance par un programme religieux qui assigne aux
porteurs des images, non-seulernent la place hirarchique qu'ils doivent occuper dans la procession, mais
les evolutions diverses qu'ils doivent faire en sortant de
la cathedrale et en y rentrant.
BientOt une forme blanche se dessine dans la penombre de la grande nef. Un fremissement religieux
court dans la multitude. Les hommes Otent leur feutre
ou leur montera, et les femmes se signent devotement.
La Vierge, laissant la saint Joseph, son auguste epoux,
vient se placer devant les saints pour etre la premiere a
saluer, au sortir de l'eglise, le fils qu'elle aime d'un
amour infini et dont le trepas ouvritjadis dans son Coeur
sept plaies immortelles. Le Christ des tremblements apparait enfin sous la voussure du portail : une clamour
formidable retentit dhns la place,les balcons des maisons

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

301

tremblent sur leurs ais vermoulus, et les coiffures et


les mouchoirs sont agites devant l'effigie veneree.
L'Horno-Deus est attache sur la Croix infamante, devenue, par son supplice, un symbole de redemption.
En narrateur fidele, nous nous croyons oblige de detailler minutieusement les traits de cette image, et si
quelque expression irreverencietise se glissait a notre
insu dans les phrases que nous sommes contraint d'em-

ployer, la faute en serait a la langue francaise, peu


souple et peu malleable de son naturel, pluttot qu'a
notre orthodoxie, qui, Dieu merci ! pourrait soutenir
l'examen des conciles et defier la flamme des hitchers,
si conciles et hitchers existaient encore.
Depuis que Charles-Quint expedia de Cadix, par une
caravelle, l'icone veneree, aucun pinceau profane n'a
rafraichi son coloris primitif. Le temps, la poussiere, la

double vapeur de l'encens et des cierges, et l'irreverence


des mouches ont change ce coloris, qui put etre brillant,
en une teinte d'un roux violitre. Le sang dont cette
image est litteralement jaspee de la tete aux pieds, a
pris en vieillissant la teinte du bitume, ce qui donne a
l'epiderme du divin crucifie l'aspect d'une peau de panthere. Au point de vue de la statuaire, c'est un bloc de
chene a peine degrossi, une forme sauvage et presque
hideuse, qui rappelle a la fois l'idole indoue et l'ecorche

classique. Ce Christ, au lieu de la draperie traditionnelle enroulee et volante, porte un jupon en point d'Angleterre qu'un ruban attache a ses hanches et qui descend
jusqu'a mi-jambes. Les epines de l'acacia triacanthos,
qui forment sa couronne, sont simulees par un entrelacement de pierreries d'un prix fabuleux. Les clous qui
le retiennent a la croix sont des emeraudes de Panama,
longues de trois pouces, et les levres de la blessure
qu'ouvrit dans son cOte la lance de Longin, sont ourlees

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

302

LE TOUR DU MONDE.

de rubis-balais plus gros que des pois chiches. La chevelure de ce Christ, que le vent souleve et fait onduler,
est d'un noir mat et d'une longueur extraordinaire.
Avant d'orner le chef du Redempteur, elle embellit
ongtemps la tete d'une pecheresse que de folles orgies
conduisirent prematurement au tombeau. Le pare de
cette Marie-Madeleine, un intendant de police que
nous avons connu, mais que nous ne pouvons nornmer,
coupa lui-meme les cheveux de sa fille morte et en fit
don au chapitre de la cathedrale, taut pour racheter
les fautes de la pauvre enfant et lui ouvrir les portes
du sejour bienheureux, que pour remplacer l'ancienne
chevelure du Christ des tremblements, que les vers,

de la procession. Les porteurs.des images defilent successivement. Toutes les sing minutes, les hommes qui
portent le brancard de la Vierge s'arretent et font volteface, pour que la sainte Mere puisse s'assurer par ellememe que son Fils bien-aime ne l'abandonne pas. A la
suite du Christ des tremblements de terre vient le dais
du saint-sacrement, entoure des notabilites ecclesiastiques et des autorit es civiles et militaires. Les quatre
ordres de moines bleus, blancs, noirs, gris, font une
double haie au cortege et ferment la marche. Une nuee
de beguines, pareilles a des oiseaux de nuit, se pressent
sur los pas des moines. Un flot de peuple roule a la
suite des beguines, stir les talons desquelles it marche

qui he respectent rien, avaient ignominieusement rongee par places.


Ce Christ, dont la vue inspire un sentiment de repulsion et presque de terreur, se dresse sur un brancard
d'argent porte par une trentaine de cholos sans souliers, aux cheveux en broussailles et aux habits en
loques. Un grand nombre de torches de cire brillent
autour de lui ; des ressorts invisibles communiquent
un tic nerveux a tous ses membres et les font trembler
sans reltiche ; it porte par metonymie le nom de Senor
de los temblores, et protege les fideles aux/ jours des
tremblements de terre.
Son arrivee dans le parvis donne le signal du depart

sans facon, au grand scandale de ces dernieres, qui se


retournent d'un air courrouce et interrompent leur
psalmodie du Pange lingua gloriosi, pour traiter ceux
de ces intrus qui les serrent de plus pres, de fils de
chien et de masque du, diable.
Chaque fois que la procession longe les murs d'une
demeure et passe a proximite d'un balcon, des corbeilles de fleurs de nuccho effeuillees sont videes sur le
Seigneur des tremblements et couvrent ses epaules
d'une pourpre sanglante. Les huyfallas, les dansantes,
les serfs et les chevreuils, qui etaient alles se rafraichir
dans les cabarets voisins, reparaissent et viennent gambader autour des litieres sacrees , montrant le poing aux

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

303

LE TOUR DU MONDE.
images et les interpellant ou les apostrophant avec de
hideuses grimaces. A mesure que la procession s'avance
dans l'interieur de la l'enthousiasme s'accroit et
se propage dans les masses et reagit sur les esprits les
plus indifferents. La vue de ce Christ, qui tremble
comme au sortir dune eau glacee, arrache aux assistants
des vociferations au-dessus du diapason normal. BientOt
les voix enrollees expireraient dans les gorges, si l'eaude-vie ne venait pas a propos en eclaircir le timbre et
les ranimer. Parmi les Indiens des deux sexes qui
s'arrachent mutuellement des mains le pot ou la bouteille, c'est a qui hurlera plus fort et plus longtemps
en se montrant du doigt la pieuse effigie.
BientOt cette foule, hors d'etat de maitriser la frenesie religieuse et bachique dont elle est possedee, se
rue comme un seul homme sur les porteurs de la litiere
du Christ, qui marchaient courbes sous leur fardeau.
On les saisit a bras-le-corps, on s'accroche a leur cheve-

lure, leurs chemises et leurs habits sont mis en lambeaux, chaque fickle vent a son tour soutenir le brancard, ou seulement en toucher le bois, car le simple
contact de ce bois sacre remet au pecheur dix ans de ses
fautes. Mais les Indiens charges de ce precieux fardeau,
et qui ont sans doute beaucoup de fautes a expier, repoussent energiquement l'aide de leurs camarades et
ripostent aux attaques dont its sont l'objet de leur part,
par des soufflets, des coups de poing, des coups de
pied et des morsures. L'affaire ne tarde pas a tourner
au serieux. L'engagement partiel se change en melee
generale. Les horions convergent et divergent avec un
entrainement furieux, au milieu des cris de douleur et
des imprecations de rage des combattants.
Dans ce conflit, que les spectateurs indigenes, tant
laiques que religieux, trouvent parfaitement de circonstance et qui n'abasourditun peu que l'etranger, ]'image
du divin crucifie roule et tangue comme une nef sur

l'Ocean houleux et chancelle souvent avec son brancard,


mais ne saurait tomber, accotee qu'elle est de toutes
parts par un entassement de Wes et d'epaules humaines.
Aussi dit-on de ce Seigneur des tremblements : Mueve
macho nunca cae. (II remue beaucoup mais ne tombe
jamais). Ainsi les heresies ebranlent, sans la renverser, la pierre fondamentale du christianisme I
Pendant qu'Indiens et Cholos se disputent l'honneur
de porter la litiere, leurs femmes lancent a la face du
Christ des poignees de fleurs de nuccho qu'elles vont
ramasser ensuite jusque sous les pieds des combattants,
au risque de se faire ecraser par eux. Cesfleurs de sauge,
sanctifiees par le contact de l'Homme-Dieu et renfermees
dans des sacs de papier, sont employees plus tard en
infusion, et jouissent, au dire de ces menageres, des
proprietes 'sudorifiques de la bourrache et de sureau.
La procession, retardee a chaque pas par des incidents
de ce genre, met deux heures a traverser la grande

place, a longer la rue de San Juan de Dim, la place


de San Francisco et la rue du Marquis, trajet qu'un
pieton marchant d'un pas ordinaire peut faire en dix
minutes.
A six heures, les litieres sacrees sont de retour dans
le parvis. Les portes de la cathedrale, fermees pendant
la marche de la procession, viennent de se rouvrir au
son des cloches et aux detonations des camaretos. San
Blas, sanBenito, san Christoval et san Jose disparaissent
dans les profondeurs de l'eglise, dont les portes se referment sur eux. La Vierge et le Christ restent face a
face. La, les porteurs des deux images executent une
pantomime dont le sujet est une question de preseance
entre la sainte Mere et son divin Fils : c'est a qui des
deux cedera le pas a l'autre. Apres bien des hesitations
et des demonstrations, la Vierge se decide a passer la
premiere. Arrive sous le porche, et comme elle se retourne pour s'assurer que Christus suit ses pas, la porte

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

304

LE TOUR DU MONDE.

do l'eglise, qui s'est ouverte pour lui livrer passage,


se referme derriere elle et la separe de son fils. La representation du drame religieux doit se poursuivre
jusqu'au bout. Apres repitase et la catastase vient la
catastrophe obligee.
Le Christ des tremblements est rests seul dans le
parvis, entoure de dix mille Indiens qui l'interpellent
dans l'idiome local. On, vas-tu ?lui crie-t-on de tous
cotes ; rests avec nous; n 'abandonne pas tes enfants !
Les porteurs de la litiere impriment un mouvement de
gauche a droite, et vice versa, a l'image, qui semble re-

pondre aux fideles par une negative. Ingrat ! Dieu sans


entrailles ! reprend la foule en pleurant a chaudes larmes ; to vas done nous quitter jusqu'a l' an prochain?
L'image du Christ fait un signe affirmatif. Eh
bien, va-t'en ! hurle d'une souls voix l'immense cohue.
La porte centrale s'est ouverte, a demi. Les porteurs
de l'image vont se glisser par Pentre-baillure, mais
la foule s'attache a eux et la g:rande porte est fermee
de nouveau. Apres quelques minutes de cette strange
lutte, cette meme porte se rouvre a deux battants, et
la litiere du Christ, poussee par un flot furieux de tetes

humaines, disparait dans l'eglise. Le desespoir de la


fouls eclate alors en crescendo final ; les femmesjettent
des cris aigus et tiraillent leur chevelure, les hommes
hurlent et dechirent leurs vetements ; les enfants effrayes par la douleur de leurs parents, piaillent d'une
facon lamentable, et les chiens, rencherissant sur le
tapage, aboient avec fureur.
Dix minutes apres, cette douleur bruyante s'eteint
dans un immense clat de rire. Des feux ne tardent pas
a s'allumer dans le parvis. La chicha et l'eau-de-vie coulent a longs Hots; les guitares s'accordent, les danses
s'organisent, et quand l'aurore aux doigts de rose vient
ouvrir les portes du ciel, elle trouve nos Indiens couches

ivres morts pres des foyers etein.ts et des cruches vides.


La fte du Senor de los temblores est terminee.
Comme notre revue de Cuzco antique et de Cuzco
moderns est terminee aussi, nous allons enfourcher la
mule qu'un Indien, pris a location et a titre de guide,
vient de harnacher pendant que le lecteur parcourait ces
lignes, et, laissant derriere nous la vieille capitale des
Incas, que nous ne verrons plus, nous allons tourner
bride dans la direction du nord.-est, franchir pour la
derriere fois la chaine des Andes, descendre ses versants orientaux, et penetrer bientet en pays inconnu.
Paul MARCOY.
(La suite d une autre livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

305

:0,4,120110,,pri
A oy,,,i,N11,-(111

11 ,

"0, ,

v > ,,, ,yi, vc,


_.
=

'''5uPljiiC0 $1','
OVA i li -1.vN),Ik ZF,
PL R L ',..1
v1.11,i l io ,
Illyo l! ), ;''1,,11y 1Ati''
''.'
.4,:11, .

IfIrq I

T - 1- ,1 11,eli lai(2

'101q /.7:7"- nul

II.7..IW.31/
41 <.<- 1 . 111A

I(
it//

1.1
11,<'%1 .01r
I

-11V..,1

a.-,< 1

.
, '1

0,1i, -;<:(
r,41 1.1r11,-
,,

-ir1$11111,. -(,'"

1 k 'J1 ^

. ^

Is1-1.1, II
Cr..,)1,),

II
,-I. - ,,
II -1

it.,

11

1,-1,2r1C1

.1

=
I 1,1, LIVN

- 1

S 'II<
151 111

4- Ire- 11,--11(--.1111/,-br -

I.Sr., 1 II

:1

.-,

"

40

III

1,- 11
11 01,1%1

sj(11--Z

,,,,V---

' 1111-,1,
.r

r- 15
-II ' ,II 1111,1i

,r1

<

LE
..k rt

Bas-relief du rocher de Bisoutoun. Dessin de Therond d'apres sir Henry Rawliffson.

NINIVE ,
PAR M. VIVIEN DE SAINTMARTIN.
1844-1860.

TEXTE ENED1T.

Esquisse de l'ancienne histoire de la Babylonie, de l'Assyrie, de la Medic et de la Perse.

L'Orient est la terre des origines ; c'est aussi la terre


des vieux souvenirs. C'est dans les chaudes regions de
l'Asie, dans les pays aimes du soleil, que l'humanite a
concu le premier sentiment de sa valeur et de son avenir ; c'est la que l'homme a secoue ses langes et fait ses
premiers pas ; c'est la qu'en face d'une nature splendide it a balbutie son premier hymne de reconnaissance et d'amour pour Pordonnateur inconnu des merveilles de l'Univers. Les contrees de l'Occident etaient
plongees encore dans une nuit profonde ; nos premiers
ancetres, et les ancetres de tous les peuples de l'Europe,
les Iberes, les Celtes, les Germains, les Pelasges, errai ent
inconnus et a demi sauvages au sein de leurs forets ; de
longs siecles devaient s'ecouler avant que la ville de Romulus s'elevat au sein des tribus latines et que la vie des

temps hrolques commencht pour les Hellenes, et deja


l'Asie, couverte de villes innombrables, avait vu se former de puissants empires ; de grandes nations s'y montraient dans tout l'eclat d'une civilisation avancee. Dominatrices superbes des pays qu'arrosent l'Euphrate et le
Tigre, deux metropoles, Babylone et Ninive, brillaient
au premier rang. Leur origine se perdait dans la nuit
des Ages ; de lointaines traditions les faisaient remonter
aux temps voisins du commencement du monde. C'etait
sur le site de Babylone que les hommes Ochappes au
deluge avaient eleve, selon le recit de la Genese, cette
tour fameuse ou commenca la confusion des langues ;
Assour, le fondateur de Ninive, etait sorti de Babylone.
L'histoire antique des deux capitales etait peu connue. Leurs annales , renfermees dans les temples
20

VII. 176 0 LEA'.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

306

LE TOUR DU MONDE.

comme celles de l'Egypte, etaient difficilement acressibles ; et ceux des peuples voisins qui, par la guerre
ou le commerce, auraient pu nous transmettre d'utiles
informations, n'eurent avec elles que des rapports d'une
date relativement recent. Aucun des ecrits ott ces informations etaient deposees n'est d'ailleurs arrive jusqu'A,
nous. Tout au plus nous en a-t-on transmis des fragments on des extraits muffles. Les livres juifs, entre
Pepoque de Salomon et celle de Cyrus, font mention de
plusieurs rois avec lesquels les royaumes d'Israel et de
Juda eurent des rapports hostiles; ces mentions, quoique accidentelles et sans suite, sont pour nous d'une
grande valeur en ce qu'elles fournissent de precieux
jalons chronologiques. L'Histoire d'Assyrie qu'avait
ecrite Herodote est perdue ; de celle de Ctesias, qui avait
puise aux archives d'Ecbatane, nous n'avons que Pimparfaite analyse de Diodore ; l'Histoire de Berose, enfin,
la plus precieuse de toutes, parce qu'elle etait l'ouvrage
d'un pretre babylonien ecrit d'apres les sources indigenes, ne nous est egalement connue que par quelques
extraits de Flavius Joseph et par les listes de rois des
chronographes chretiens. Ces donnees eparses, encore
alterees par les copistes du moyen age, sont insuffisantes pour reconstruire une histoire suivie ; elles presentent, en outre, des obscurites, des contradictions
et des difficultes qu'elles ne fournissent pas les moyens
de resoudre, etAui ont fait le desespoir des chronologistes.
Les faits que, dans cette penurie des textes, on peut
regarder comme a peu pros certains, se peuvent resumer
en peu de mots.
La chronologie de Berose, qui parait s'etre appuyee
sur une eerie continue d'observations astronomiques,
remontait a mille neuf cent trois ans avant l'entree
d'Alexandre a Babylone. C'est en Pannee 331 que le
vainqueur de Darius entra pour la premiere fois dans la
grande cite; ces dates nous portent a une ere initiale de
2234 ans avant Jesus-Christ. Une duree de prs de 2000
ans est dj, pour la monarchie babylonienne, une antiquite assez respectable. Elle est cependant bien loin de
conduire aux veritables commencements de Babylone;
car la date de 2234 est presque contemporaine d'Abraham, et des le temps.d'Abrahana, comme on -le voit par
recits et les traditions deposes dans la Genese, les
origines de Babylone, aussi bien que celles de Ninive, se
perdaient dj dans un pass immemorial. Pour Berose
ces premiers temps appartenaient a la fable et aux legendes cosmogoniques.
Dans cette period historiquement certaine de dixneuf cent et quelques annees, Babylone et Ninive
avaient toujours forme deux Etats distincts, mais non
pas toujours separes. On a tout lieu de croire (d'apres
les monuments decouverts sur le bas Euphrate) que
dans les anciens temps les rois de Babylone avaient domine sur l'Assyrie ; plu g tard, ce furent les rois d'Assyrie. qui dominerent sur Babylone. Les donnees empruntees a Ctesias sur Yhistoire de l'Assyrie, si elles
etaient plus suivies et.plus entieres, completeraient ici

celles de Berose; mais Diodore, clans ses extraits, s'est


borne a quelques noms et a un petit nombre de faits.
Le fondateur de l'empire est Ninus, qui etendit ses conquetes d'un cote jusqu'a la Bactriane, de l'autre jusqu'h
la mer Occidentale, c'est-h-dire a la Mediterranee. Apres
lui regna la reine Semiramis, le nom le plus fameux des
vieilles traditions asiatiques. Sa domination s'etendit,
nous dit -on, jusque dans l'Inde et en flthiopie. Elle
agrandit Babylone ; elle couvrit l'Asie de villes nombreuses et de splendides monuments. De meme qu'au
moyen age toutes les constructions anciennes etaient,
pour les habitants de nos provinces du Nord, des ouvrages de Brunehaut, en Medie et en Assyrie tous les
monuments qui frappaient par leur grandeur etaient des
ouvrages de Semiramis. On citait parmi ces merveilles
les remparts de Babylone, ses jardins suspendus, le
temple de Bel, et le tombeau de Ninus, aux portes de
Ninive, eleve sur un monticule artificiel de dimensions prodigieuses. Un nom celebre a d'autres titres
etait celui de Sardanapal. Ce nom est reste, meme pour
nous, l'embleme d'une vie effeminee, noyee dans le
luxe enervant et dans les raffinements de la debauche.
Une epitaphe attribude a Sardanapal lui-meme enumerait en termes cyniques les jouissances materielles de la
terre, et les presentait comme le souverain Bien, comme
le but final de la vie. Ce Sardanapal, selon la tradition,
aurait etc le dernier roi de la dynastie. Les gouverneurs
on les princes tributaires des provinces conquises, le
roi de la Bactriane, Arbaces, gouverneur de la Medie ;
Belesis, vice-roi de Babylone, se seraient ligues contre
un souverain que sa mollesse et ses debauches avaient
rendu meprisable, Ninive aurait succombe sous leur
formidable coalition, Sardanapal se serait donne la mort
stir un hitcher, et la nionarchie ninivite aurait etc demembree. Cet evenement, d'apres le rapprochement des
donnees chronologiques, dut avoir lieu en Pannee 747
avant Jesus-Christ, date qui est aussi celle d'une ere celebre connue sous le nom de Nabonassar, chef de la
nouvelle dynastie babylonienn.e. Le royaume assyrien
fut aloes reduit a ses limites propres, et une nouvelle
famille monta sur le trOne.
Quelles que soient en tout ceci les obscurites de
detail (on verra tout a l'heure quelles notions positives
ressortent des inscriptions nouvellement decouvertes),
un grand fait au moins se dtache avec toute certitude : c'est la prise de Ninive par les coalises de 747,
et le demembrement de l'empire. L'histoire d'Assyrie se partage ainsi en deux periodes : ancienne monarchic, anterieure a 747, et la nouvelle monarchic,
qui date de 747 et dure cent trente-neuf ans, jusqu'k
la seconde prise de Ninive et A, sa destruction complete
en 608.
Cette grande catastrophe fut amenee par l'ambition
memo et les entreprises croissantes des princes de la
nouvelle monarchie. Un demi-siecle ne s'etait pagecoule
depuis le desastre de 747; que deja les nouveaux rois de
Ninive avaient reconquis en partie la predominance do
leurs predecesseurs sur l'Asie occideutale. L'Armenie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

tIVFOL,, v;
1 1r.,
11

Rocher de Bisoutoun. Dessin de Th6rond d'apres le dessin original du colonel Rawlinson.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

308

LE TOUR DU MONDE.

la Mesopotamie, la Cilicie, la Syria, la Palestine, etaient


redevenues des provinces du royaume; ou des pays tributaires. Le roi Sennaliherib, qui emmena captives les
dix tribus d'Israel, appartient a cette periode. La Babylonie elle-meme fut obligee a diverses reprises de reconnaitre de nouveau la souverainete de sa puissante
antagoniste, ardente a venger, sans doute, l'humiliation
qu'elle avait subie. Pendant un siecle les entreprises
mititaires des nouveaux rois ninivites s'etaient arratees
au pied des montagnes qui separent l'Assyrie de la Medie ; ils voulurent enfin franchir cette limite, que la nature a posee entre les contrees semitiques et le monde
iranien, et reconquerir l'ancienne predominance assy-

sceptre de l'Orient, devint i son tour et resta une province de l'empire des Medes, qui allait bientCt, sous
Cyrus, devenir l'empire des Perses, jusqu'au jour
prochain oii tous ces peuples et tous ces empires, Assyriens, Babylonians, Medes et Perses, courbs sous le
bras victorieux d'Alexandre, n'allaient plus faire qu'un
soul empire et un seul peuple.
Et les tristes debris de ce qui fut Ninive, epars sur le
sol vide d'habitants, lentement envahis par la poussiere
de la plaine et le lirnon du fleuve, se trouverent un jour
completement ensevelis sous ce linceul de terre que le
temps etendait sur eux.
Ce fut plus qu'une oeuvre de destruction, ce fut une

rienne sur la haute Asie. Ce fut leur perte. Depuis le


demembrement de 747, la Medic etait devenue un grand
royaume. Le roi des Medes, que les relations grecques
nomment Gyaxares, prit a son tour l'offensive, vint mettre le siege devant Ninive, l'ern porta d'assaut, saccagea
la ville, briila les palais et les temples, et de cette cite
splendide, une des gloires de l'Asie, ne fit qu'un monceau de ruines. Cette catastrophe cut lieu vers rannee 608.
Ce fut le dernier coup porte a la vine de Ninus et a
l'antique monarchic dont elle etait la capitate , elks ne
s'en soot pas releves.
L'Assyrie, qui durant tant de siecles avait tenu le

oeuvre d'aneantissement et d'oubli. Le patre qui conduisait se s troupeatix a travers cette plaine ondulee sous laquelle gisaient les monuments devastes des anciens rois,
gardait a peine une vague tradition des magnificences de
la cite royale.
Cette tradition memo a fini par se perdre a travers les
generations. La malediction des prophetes fut accomplie. C'est de nos jours seulement que la ville oubliee a
ate retrouvee enterree sous le sol, ignoree des habitants du pays, et sans qu'a la surface de la plaine rien
autre chose en revelat la presence que les monticules
memes formes par la terre amoncelee qui en recouvre
les debris.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

310

LE TOUR DU MONDE.

La destinee de Babylone ne fut guere plus heureuse.


La ruine de Ninive, qui l'affranchissait d'une rivale redoutable, semblait lui presager les plus hautes destinees ;
on la voit en effet bientOt prendre un ascendant considerable dans l'Asie semitique. Au nom de Nabukhodonosor, qui tient une si .grande place dans les livres des
prophetes hebreux de la premiere moitie du sixieme
sicle, se rattache en quelque sorte toute l'histoire de
cette poque. Babylone lui dut de grandes constructions
et de nombreux embellissements. Mais dans le memo
temps une grande revolution s'accomplissait en Medie,
qui allait changer de nouveau la face politique de l'Asie
occidentale. Un peuple jusqu'alors obscur et presque
inconnu, les Perses, dont les tribus a demi nomades
occupaient la partie du royaume mede qui domine
l'orient le golfe Persique, prenait tout a coup une position predominante dans le haul pays ; Cyrus, le chef de
ce peuple (ou du moins de la plus noble de ses tribus ),
s'emparait de l'empire et substituait sa race h la dynastie
mede. L'avenement de Cyrus au trene d'Ecbatane se
place vers l'annee 560 avant notre ere ; avec lui commence l'illustre dynastie des Akhemenides, qui subsista
deux cent trente ans jusqu'h la mort de Darius Codoman
son dernier prince , vaincu par Alexandre dans les
champs d'Arbelles. Fideles a leur origine, les Akhemenides transporterent en Perse leur residence habituelle ; la nouvelle capitale qu'ils y fonderentfut connue
dans l'Occident sous le nom de Persepolis, transcription
grecque d'un nom dont la forme orientale ne s'est pas
jusqu'h present rencontree sur les monuments. Dj
maitre de l'Assyrie, qui etait devenue, nous l'avons dit,
une dependance de la Medie, Cyrus (dont le vrai nom
est Kourous) poussa rapidement ses armes dans l'Asie
Mineure jusqu'h la mer Egee.
Vis-a-vis de ce nouvel empire asiatique, it ne restait
plus qu'un seul Etat independant, la Babylonie : it partagea bientOt le sort commun, Babylone fut prise en 538.
Plusieurs tentatives de soulevement leur devinrent funestes. Darius Hystaspes en fit demolir les remparts, une
des merveilles du monde (516), et Xerces, son successeur, fit abattre le temple de Bel, construction antique
oh les pretres khaldeens avaient leur principal observatoire. Quand Alexandre vit Babylone, une partie de ses
edifices etait en ruine. On rapporte que dix mille ouvriers, employes par ses ordres au temple de Bel qu'il
voulait relever, ne purent en plusieurs mois en deblayer
les decombres. La mort du conquerant suspendit les
plans qui auraient rendu a la vieille capitale sa splendeur passee. Seleucus fit elever sur les bords du Tigre,
a une journee au nord de Babylone, une nouvelle cite
ou it fixa sa residence , et qui prit -de lui le nom de
Seleucie. Des lors la decadence de Babylone fut rapide.
Abandonnee de la presque totalite de ses habitants, elle
n'offrit bientOt plus qu'une enceinte envahie par les decombres ou livree a la culture. Son nom disparait de
l'histoire; s'il est encore cite a de rares intervalles, c'est
comme un ancien souvenir et comme un exemple des
vicissitudes de la fortune.

Les souvenirs de l'Orient perdus en Europe durant le moyen age.


L'Orient lui-meme, envahi par l'islamisme, oublie son ancienne histoire. Les voyageurs des deux derniers siecles
retrouvent a Persepolis la trace des anciennes dynasties asiatiques et de leurs monuments. Niebuhr le premier rapporte en
Europe des copies exactes des inscriptions de Persepolis.

Les peuples de l'Europe, violemment envahis par la


barbarie qui du memo coup renversa l'empire de Rome
et brisa toutes les traditions, avaient perdu le souvenir
des choses de l'Orient. L'Orient lui-meme, apres l'irruption des Arabes au septieme siecle, oublia jusqu'au
nom de ses vieilles dynasties. La religion de Mahomet
aneantit en quelque sorte le passe. Les plus grands noms
des anciens jours, Semiramis, Nabukhodonosor, Darius
Ms d'Hystaspes, Cyrus, Alexandre lui-meme et ses successeurs, s'effacerent completement de la memoire des
generations devenues etrangeres a leur propre histoire,
ou pint& l'histoire elle-meme perit tout entiere, avec le
culte national detruit par l'islamisme. La litterature populaire qui sortit de la religion nouvelle ne garda rien
du vieux monde ; la poesie, recits, les legendes,
la langue elle-meme, tout se renouvela comme les
croyances.
Les inscriptions oh quelques-uns des anciens princes
avaient consigne le souvenir de leur regne et de leurs
actions guerrieres, en supposant, ce qui est douteux,
que la tradition en eta jusqu'alors conserve l'intelligence
parmi les pretres du culte d'Oromazd, ne furent plus
des lors qu'une lettre morte. Il etait reserve au genie philologique de l'Europe de retrouver le sens
perdu de ces antiques monuments, h travers la double enigme d'un alphabet et d'une langue egalement
inconnus.
Les vieilles inscriptions des dynasties asiatiques, inscriptions auxquelles la forme etrange de leurs caracOres a valu la denomination de cuneiformes sont disseminees en Perse, en Medie, dans l'Armenie centrale,
en Babylonie et en Assyrie. Ce sont les plus rcentes,
miles de la dynastie perse des Akhemenides, qui ont
ete decouvertes les premieres par les voyageurs europeens ; c'est par elles aussi qu'a commence le travail de
dechiffrement qui a ete et qui est encore une des
taches les plus laborieuses de l'erudition contemporaine, mais qui en est aussi une des conquetes les plus
glorieuses.
Les Europeens qui, des le seizieme et le dix-s3ptieme
siecle, penetrerent dans les parties interieures de la
Perse , furent singulierement frappes de l'aspect grandiose des ruiner de Persepolis. Quelques-uns en donnerent des descriptions circonstancides, sans oublier les
inscriptions en lettres inconnues qu'on y voit gravees
sur la pierre. Mais ce fut le alebre Niebuhr, dont le
voyage ouvre l'ere des explorations veritablement scientifiques, qui le premier, en 1767, en rapporta des copies
exactes.
1. Du latin cuneus , un coin. Le signe generateur de tous les
groupes de l'ecriture cuneiforme est un trait epais k son origine et
se terminant en pointe.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Premiers essais de dechiffremeat de Ecriture cunei-.
forme. Grotefend. Progres ulterieurs. Eugene Burnouf. Lassen.
Rawlinson. Inscriptions trilingues. Trois
especes d'critures cuneiformes : Ehriture pers6politaine, l'ecriture medicine
et reciiture babylonienne.
Les inscriptions persepo!Raines sont compltement
dechiffrees et traduites.

La premiere impression que l'on eprouve en


presence des travaux
dont les ecritures cuneiformes ont ete l'objet,
et des resultats dont ces
travaux ont ete couronnes, est un sentiment
d'admiration. V oici une
inscription tracee en caracteres bizarres, sans
la moindre analogie avec
aucun alphabet connu.
Tout s'y reduit a un signe unique, un trait en
forme de coin ou de
cone tres-allonge, et ce
signe, combine de diverses facons, forme un
grand nombre de groupes differents. Ces groupes figurent-ils des lettres ou des mots entiers
comme dans nos ecritures alphabetiques , ou
bien ne serait-ce que
des signes figuratifs
comme les caracteres de
Pecriture chinoisel on
l'ignore. On n'a pas non
plus le moindre indite
de la langue dans laquelle l'inscription est
tongue. C'est l'inconnu
satroisieme puissance.
Voila dans quelles
conditions se presente le
probleme.
Get effrayant probleme , un savant hanovrien, Georg Friedrich
Gjotefend , ne craignit
pas de l'aborder. C'etait
en 1802.
Et non-seulement
l'aborda, maisil en trou va la solution.

Thar
4 Irani/

,
\_
' /AW
.7173.
II ORSA V '. 3 A
,....*
. 4
=la:,

is
..,

miencanal
ample de J'ennache'43
. iliar
41 .0.4
. at.t.
Geovar
yrien sow
---

..,
B iholelt./

,k4-;

...irnntia,ecia

..

A- raga/
.2..7el

' /

.' iA.A.,..1

fra.o24 ,
4
ach. lab
_..

311

_re/a:ma

.. '

al47eara

To'

Co

'

k-

erdot

.anode

erboustk

' ' ' ' . I,' 4, t :4, :. <Is- -


, " 404 '
,
: - , 'hVO ' 449. r'
'
'1. --
'6100.4'

1 i
-,--.-.

-0

aA

. ssouLk-,.'

ditl-BeYtiv

.3//-4
.1%illi

/ <,

:$11a-zo ,,,,' /

&
,
, , ,,./q ,..4i6lawhe

to*

,!..

la

at---r

fyelott.

ffia

tk,

1) --::
''''inli
-----,E
re

cvspda,
"

,,---

-.

_ avec, c/ ,
V,
'

ip.:,`

k .4

'Vv.,
4r)

'

oit)

op

, ft,

,;, ,

Tel-al,..ra 3
irilortv-
.,ibrameer,
, ,
7ramni,am./.41.1.

''

or

//''

I P

,i..., ii\,,

.
,\\z.,t-

',-..-ft'deA., If ,

..---

OP'

1Z4,, \ i '
P
, / 6i'01./ideoub
I

I Sel
...,

u".

.//
I til RO
FaW ...4.......
-

t,

'

....

.11i, 'te-c
0,
eletinte.

q..,r:Behnthn-

,t.

(41611,4-

iF1

UM' 'M.?

4-_,

470,7
%
IPA/ 0 41;

I s

,
-.)

/A 46'
,.....,..

ed:-

Air,

:, 1 I . IA . .

s-,,,,
,,

vokOilpe5 s 0
p. ,_
,v,
...,..
sz.,_, ..

,__
'-:*..!/".

_ _
lad ow la:,--- Mal

1
'''''''
,...,,,,
,),_.-.4_
lib

' CART E
ac, la

partie

scent-ale

de
,,

L'ANCIENtE AS3112 .IE

,depuii Kh ors fib aa


--) j

jospei

NinuTrua

Kihmaerr,-

2,

:,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

Il est a peine besoin


d'ajouter que, dans une
pareille recherche, on
n'a pu proceder que par
voie d'analyse et de decomposition ; mais Grotefend y flit guide par
une 'sagacit et un.e penetration qui ont quelque chose de merveilleux. A certains indices
qui se trouverent justifies par le resultat ,
Paventureux instigateur
crut reconnaltre, dans
celle des inscriptions de
Niebuhr a laquelle
s'etait attache, la place
occupe par des noms
propres ; et par un second prodige de divination , it supposa que
deux de ces noms pouvaient etre ceux de Darius et de Xerces. C'est
ce qu'en arithmetique
on appelle une regle de
fausseposition y avait
cent chances con tre une
que ces suppositions n'aboutiraient pas ; elles se
trouverent justes. Grotefend avait trouve la
base. C'est en effet par
les noms propres, et par
eux seulement, qu'il est
possible d'arriver a la
restitution d'une ecriture inconnue. Par la
lecture d'un nom propre
on determine des lettres,
par les lettres on recompose des mots, par les
mots on arrive a reconnaitre la langue, et la
langue une fois retrouve devient A son tour
un puissant instrument
de verification et de lecture. Voila, dans son expression la plus simple,
tout le mecanisme de ces
etonnantes restitutions,
devantlesquelles,quand
on n'en voit que le resultat final, l'intelligence reste con fondue. Mais
avant de I'atteindre, ce

[email protected]


312

LE TOUR DU MONDE.

resultat , que de tatonnements, quo d'efforts, que de


suppositions successivement rejetees, et que de fois
le chercheur epuise a du abandonner un labour ingrat, off le ramenait toujours l'excitation meme de la
difficulte
La plupart des inscriptions qui se lisent a, Persepolis
sont repetees en trois tablettes distinctes. Niebuhr, en
copiant ces inscriptions, remarqua tres-bien quo

ture de ces grouper ternaires n'est pas identique ; ce


sont comme trois copies d'une meme inscription en trois
ecritures differentes. Et comme on supposa (avec raison)
que chacune des trois ecritures represente en meme
temps une langue distincte, on donna a ces inscriptions
la qualification de trilingues. Le meme element est la
base des trois ecritures ; leur diversite resulte de la
combinaison differente, et de plus en plus compliquee,

de cot element unique. Provisoirement, et sans qu'on pat


encore arriver a une determination plus precise, on appliqua a. la plus simple des trois ecritures la denomination de premiere espece; on designa la plus compliquee
sous le nom de troisieme espece, et la designation de
deuxieme espece fut naturellement donnee a l'ecriture
intermediaire. Puis, comme on remarqua que l'ecriture
de la premiere espece occupait toujours la place proe-

minente, en quelque sorte la place d'honneur, et que la


oft une inscription n'etait pas repetee elle etait exprimee
dans cette ecriture, on regarda comme une chose au
moins tres-probable que la langue qu'elle representait
etait celle du pays memo, c'est--dire la langue des anciens Perses, et on la designa sous le nom de langue
persOpolitaine. Des considerations historiques et geographiques firent employer la denomination d'ecriture me-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Hum
slawromellownempomPORMIRIMIINWEIFit&IN

a 1*-10--

If$4.04'
JIIUM,59,Wairafr

vvop

VA-----
Bas-relief assyrien du Louvre. Des s in de H. Catenacci.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


314

LE TOUR DU MONDE.

clique pour la seconde espece, et le nom d'ecriture babylonienne ou assyrienne pour la troisieme.
iCriture de la premiere espece.

T-T5

Y MT

rt+ITT-T TT

Ecriture de la deuxieme espece.

I Okr(--iffqr<tkATT)<TTI-T1<--Tcrff<
criture de la troisierne espece.

TV-4(*K1970(T--=-0.=

t62
1'

La suite des etudes a confirme la legitimite de ces


qualifications.
C'est a Pecriture persepolitaine, qui se compose des
signes les plus simples, que s'etait attaque Grotefend ;
c'est sur elle .aussi que se concentrerent les efforts des
premiers savants qui, apres Grotefend, s'appliquerent au
dechiffrement des inscriptions cuneiformes, noire illustre Eugene Burnouf en France, M. Lassen en Allemagne, et en Perse memo, le colonel Rawlinson, resident
britannique a Bagdad.
Comme on sait, non-seulement par les indications des
ecrivains classiques, mais aussi par les notions ethnologiques de la science moderne, que les Perses appartiennent a la grande famine de peuples indo-europeens dont
les idiomes convergent vers la langue antique de Ia Bactriane et cello des brAhmanes, c'est-a-dire vers le zend
et le sanscrit, on pensa que la langue persepolitaine
devait tenir aussi a la meme souche par une connexion
plus ou moins etroite. Cette hypothese tout a fait rationnelle, deja signalee par Bask, le grand philologue danois,
fut le point de depart commun d'Eugene Burnouf, de
Lassen et de Rawlinson, qui, dans le meme temps (de
1834 a 1836), et sans concert prealable, avaient aborde
la meme etude. Le resultat fut tel qu'on l'avait prevu.
Le zend et le sanscrit, appliques aux inscriptions persepolitaines dont on avait reconstruit l'alphabet, en donnerent la complete intelligence, en meme temps qu'on
pouvait reconnaitre dans le texte des inscriptions des
formes et des inflexions grammaticales particulieres. La
langue des anciens Perses et des princes akhemenides
etait retrouvee
On aborde le dchiffrement des 6critures de la deuxieme et 'de
la troisitne espece. La grande inscription trilingue de Bisoutoun.

Par l concordance des noms propres que renferment


les inscriptions persepolitaines on avait pu reconstituer,
au moins en partie, l'alphabet de la deuxieme espece, et
determiner quelques elements de la troisieme ; et ce
qu'on put des lors entrevoir, sous la lecture bien douteuse encore et bien imparfaite de ces deux ecritures,
c'est qu'on se trouvait, comme on l'avait suppose des
l'abord, en presence de deux langues absolument differentes du persepolitain. Mais on sentit Lien vice que

pour aller plus loin it fallait de plus amples moyens de


comparaison, c'est-a-dire de nouveaux textes.
Ces nouveaux textes, le colonel Rawlinson allait les
fournir, en livrant a la science l' inscription trilingue de
Bisoutoun.
Le monument de -Bisoutoun, devenu si celebre et qui
occupe une place si considerable dans Phistoire des dechiffrements cuneiformes, appartient au regne de Darius
Hystaspes, qui arriva au trene en Pannee 521 avant l'ere
chretienne, huit ans aprs la mort de Cyrus. Bisoutoun
est C. une journee a l'orient de Kermanchah, vers la Iimite occidentale de l'ancienne Medic, sur la route guide
l'Assyrie et de la Babylonie conduisait a Ecbatane. C'est
une chetive bourgade, pros de laquelle s'elvent les rochers qui portent l'inscription et les bas-reliefs. Il etait
impossible -tle choisir un emplacement qui par son aspect
fat plus propre a frapper l'imagination. Une enorme
muraille de rockers se dresse a la hauteur de plus de
quinze cents pieds, dominant la route qui longe au nord
les bords d'un torrent. La face verticale du rocher avait
etc nivelee et polie, et sur cette tablette naturelle, a la
hauteur de trois cents pieds au-de s sus de la plain e, Darius
avait fait graver l'inscription commemorative des evenemelts qui remplirent les premieres annees de son regne.
De nombreux pretendants a Ia couronne s'etaient produits a la .mort de Cambyse, successeur de Cyrus, et
avaient souleve diverses provinces de l'empire; Darius
marcha contre eux, it les reduisit successivement, s'empara de leurs personnes et les mit a more. Ces victoires
forment le sujet du bas-relief qui accompagne l'inscription. Neuf princes captifs y sent representes en une longue ligne, les mains liees, le con. enserre d'une corde
qui va de l'un a l'autre jusqu'au dernier. Darius est devant eux, le front ceint d'un diademe, la. main levee en
signe d'autorite, le pied pose sur un dixieme captif etendu
a terre ; au-dessus de toute la scene, plane le dieu Ormazd, le protecteur du roi et de l'empire. Au-dessous de
la figure prosternee que le roi foule du pied, on lit dans
une tablette cette legende en sept lignes : R Ce GomAta,
le Mage, a profere un mensonge lorsqu'il a dit : Je suis
Bordiya, fils de Kourousch (Cyrus) ; je suis le roi. n Herodote a connu ce Mage usurpateur, qu'il nomme Smerdis. Au-dessus de chacun des neuf captifs enchaines,
une courte inscription indique de lame le nom du personnage et la province qu'il avait soulevee. L'inscription
principale, qui surmonte la figure de Darius, est ainsi
concue :
Je suis Darius, le Grand Roi, le Roi des Bois, roi
de la Perse, roi des provinces, fils de Vichtaspa, petitfils d'Arschama, de la race d'Hakhamanich. Le roi Darius
dit : Mon pore etait VichtAspa, le pere de Vichaspa etait
Arschama, le pere d'Arschama etait Aryaramna, le pere
d'Aryaramna etait Tchichpich, le pere de Tchichpich
etait HakhAmanich. Le roi Darius dit : C'est pour cela
que nous avons etc appeles HakhArnanichiya (Akhemenides). De toute antiquite nous avons etc puissants ; de
toute antiquite noire race a etc une race royale. Le roi
Darius dit : Huit de ma race ont et rois avant moi; je

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

suis le neuvieme. Depuis tres-longtemps nous sommes


rois.
. Tel est le style lapidaire de ces vieilles dynasties asiatiques.
Herodote, dont les renseignements sur les points important, de l'histoire des Akhemenides sont confirmes
d'une maniere si remarquable par les inscriptions, a
connu cette genealogie, dont les noms, adoucis par l'euphonisme grec, prennent chez lui les formes d'Hystaspes,
Arsames, Ariasamnes et Teispes.
La grande inscription trilingue est disposee en colonnes verticales au-dessous et sur les cedes des figures
sculptees et de leurs legendes. Le texte perse, qui se
compose de plus de quatre cents lignes, est au centre
sur cinq colonnes; la transcription medique est a gauche, sur trois colonnes, et la transcription babylonienne au-dessus.
Le monument de Bisoutoun, auquel les gens du pays
rattachent des legendes fabuleuses, etait connu depuis
longtemps ; mais la difficulte d'approcher des sculptures
et des inscriptions, a cause de la hauteur considerable
ou elles sont placees, n'avait permis d'en prendre qu'une
idee tres-generale. Le colonel Rawlinson est le premier
qui ait reussi, au moyen d'echafaudages dresses a grand'peine et a grands frais, h en relever une copie complete.
C'est un service immense que lui doit la science. Le colonel a publie successivement les trois textes de l'inscription dans le Recueil de la Societe asiatique de Londres, de 1846 a 1855. Le texte mede (ou regarde comme
tel) de l'inscription permit d'aborder plus a fond qu'on
n'avait pu le faire encore l'tude de l'ecriture de la seconde espece. Un archeologue anglais, M. Norris, qui
comments le texte donne par le colonel Rawlinson, fut
conduit 5. une conclusion qui etonna les savants et souleva leur incredulite, quoiqu'un orientaliste danois, le
docteur Westergard, et, apres lui, M. de Saulcy, l'eussent deja entrevue et annoncee : c'est que la langue dans
laquelle sont concus les textes de la seconde espece appartient non pas a la famille arienne ou indo-europeenne (c'est tout un), comme le perse, mais aux langues
du centre et du nord de l'Asie, que l'on qualifie tanted de
langues touraniennes, tanted de langues shall:Ines , et
dont le turkoman ou turc primitif est une des branches
principales. Ce rsultat, toutefois, tres-singulier au
premier abord, le devient beaucoup moins a la reflexion
et quand on se rend compte des faits connus de l'ethnologie asiatique; car on sait parfaitement qu'h toutes les
epoques de l'histoire les populations nomades de 1'Asie
centrale les Scythes,- comme disaient les anciens
ont jete leurs tribus sur les contrees de l'Asie meridionale, tantet par des courses passageres, d'autres fois pour
y chercher des etablissements fixes. Aujourd'hui encore,
toute la population pastorale de la Perse (et le chiffre en
est considerable) est turque, et tres-probablement it en
a etc de meme dans tousles temps. Il est donc tout simple
que les rois akhemenides, voulant rendre leurs monuments intelligibles a toutes les populations de l'empire,
aient fait graver une des colonnes de leurs inscriptions

315

trilingues dans la langue des tribus qui occupaient une


grande partie de la Medic et meme de la Perse.
Au reste, si la langue cachee sous l'ecriture mdique ,
ou de la seconde espece, differe absolument du persepolitain, l'ecriture egalement repose sur un tout autre
systeme. Elle n'est pas alphabetique, comme l'ecriture
persepolitaine ou de la premiere espece, mais chaque
signe exprime un son vocal (une voyelle) attache a une
articulation, ba, ab, ma, am, tar, tra, etc., etc.;
en d'autres termes, c'est une ecriture syllabique. Aussi
les signes y sont-ils tres-nombreux, ce qui la rend infiniment plus compliquee et plus difficile que l'ecriture
persepolitaine.
Mais cette complication et ces difficultes ne sont rien
encore aupres de celles que l'on allait rencontrer en
s'attaquant a l'ecriture de la troisie:ne espece, a l'ecriture assyro-babylonienne.
Pour cette nouvelle branche des etudes cuneiformes,
devenue de beaucoup la plus importante par la richesse
de ses resultats historiques, la decouverte des restes de
Ninive va livrer aux philologues une masse inattendue
de nouveaux materiaux.
Premiers indices du site de Ninive. Premieres fouilles.
M. Botta.

Une vague tradition, perpetuee depuis Pantiquite,


avait toujours, nous l'avons dit, rappele l'existence de
I'antique cite de Ninus sur la rive orientale du Tigre,
vis-a-vis de la vide de Mossoul. Le tombeau de Jonas,
edifice musulman qui se dresse sur une hauteur et qui
se rattache a la mention biblique de la visite du prophete, est encore une forme de la meme tradition. Rien
cependant ne rappelle, dans l'aspect de ces lieux, la presence d'une grande capitale : pas de mines, aucun vestige, rien qu'une plaine nue, ondulee de monticules
arides. Telle est l'impression que tous les voyageurs en
avaient rapportee.
Nul d'entre eux n'avait etc en position de fouiller ces
monticules et d'interroger le sol. M. James Rich, qui
occupait, it y a cinquante ans, le poste de resident britannique a Bagdad, &sit, jusqu'a ces derniers temps, le
seul qui y ettt fait quelques recherches. Il en rapporta,
en 1820, quelques pierres achetees aux Arabes, ainsi quo
des briques portant des inscriptions cuneiformes. Ces
objets, envoyes a Londres, y furent le premier noyau de
la collection assyrienne du Musee britannique, alaquelle
les fouilles de M. Layard ont donne, trente ans plus
Lard, de si riches proportions.
Ces premieres decouvertes avaient, comme on pent
le croire, vivement interesse les savants; des membres
de notre academie des inscriptions les signalerent
l'attention de M. Emile Botta, le fils de l'historien, que
le gouvernement francais, en 1842, venait de nommer au
consulat de Mossoul. M. Botta, a peine installe dans ses
nouvelles fonctions, s'occupa des recherches qui lui
etaient recommandees. Il s'agissait d'ouvrir quelques-uns
des monticules epars dans la plaine. Une de ces eminences artificielles s'eleve
meme de la ville, a

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

316

LE TOUR DU MONDE.

un quart d'heure du fleuve, pros du village de KoYoundjik ; c'est a celle-la que s'attaqua d'abord M. Botta.
M. Botta continue ses fouilles a quelques heures de Mossoul.
Le village de Khorsabad.

Les premieres tentatives dans le monticule de Koioundjik n'eurent pas de grands resultats : on n'avait pas
porte encore la pioche assez avant. Mais, pendant que les
ouvriers sent a Pceuvre, survient un paysan des environs.
Ce sont ces choses-la, que vous cherchez ? leur dit-il
A. la vue de quelques fragments que l'on avait deterres.
Venez a mon village : je vous en montrerai hien d'autres,
que l'on a trouves en creusant les fondations de nos
maisons.
M. Botta n'avait pas une Bien grande confiance dans
ces promesses trop communes en Orient. Il envoya

cependant deux ou trois de ses hommes a l'endroit de signe. C'etait un village appele Khorsabad, nom de venu depuis si faineux, a quatre heures de Mossoul
dans la direction du nord-est. II y avait la en effet beaucoup de briques couvertes d'empreintes cuneiformes.
On y pouvait esperer des trouvailles importantes ;
M. Botta s'y transporta immediatement et y fit commen cer les travaux.
Tel a ate le poiut de depart des magnifiques decouvertes qui ont pris une place si considerables dans Phistoire scientifique de no tre poque.
Un grand monticule, en partite couvert par les maisons
du village, revelait un ancien site. Une coupure fut pratiquee sur le talus du tumulus, et apres quelques heures
deVavail la pioche des ouvriers mit a decouvert l'angle
d'un mur, puis un second mur, puis un troisieme,

Bas-relief provenant du palais de Sardanapal. tin convoi de prisonniers. Dessin do H. Catenacci d'apres

puis une salle entiere, et une autre, et une autre encore, les parois partout couvertes de sculptures et d'inscriptions, de scenes de chasse, de scenes guerrieres, de
scenes religieuses, puis des figures colossales aux formes
symboliques, un vaste palais avec toutes ses magnificences, une veritable habitation royale. Des poutres
carbonisees, des pans de murailles noircis ou calcines,
attestaient que les flammes avaient accompli Pceuvre de
destruction. Les fureurs de la guerre qui renversa la derniere dynastie assyrienne, et la main devastatrice d'un
ennemi victorieux, ont laisse partout leur trace.
On peut juger des emotions de l'heureux explorateur
devant ce monde nouveau qui se depouillait, heure par
heure, de son linceul seculaire.
M. Botta rendit compte en toute hate, a son gouvernement, de sa magnifique decouverte. M. Guizot et
M. Villemain, les ministres d'alors, en apprecierent

Rawlinson.

l'importance et l'avenir. Deux choses furent mises aussitot a la disposition du consul frangais : de l'argent pour
suivre activement les fouilles, et un artiste habile ,
M. Eugene Flandin, qui avait deja fait ses preuves
dans un voyage en Perse. Les travaux, a l'arrivee de ce
double auxiliaire, furent pousses avec une ardeur nouvelle. Une nombreuse serie de magnifiques dessins
reproduisit, dans leur ensemble et dans tous leurs details,
les richesses de l'art assyrien, en meme temps que
M. Botta copiait, avec l'exactitude la plus scrupuleuse,
l'immense suite d'inscrip Lions traces a ate des sculptures et sur les colosses symboliques. Tout ce qui pouvait se detacher sans etre detruit ou endommage fut
transporta jusqu'au Tigre et embarque sur des radeaux ;
et quoiqu'un deplorable accident ait englouti dans le
fleuve une partie de ces richesses, ce qui nous en est
arrive a suffi pour remplir toute une salle basse du

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Siege d'une vine. Dessin de H. Catenacci d'apres les bas-reliefs du Louvre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

318

LE TOUR DU MONDE.

Louvre, ou nous pouvons prendre une idee exacta de cet


art assyrien deja si remarquable a une poque ou l'art
grec etait encore a naitre. Les dessins de M. Flandin ont
d'ailleurs conserve la fidele image de ce qui n'a puvenir
se ranger dans notre Musk.
Les fouilles de M. Botta a, Khorsabad ne sont pas seulement remarquables par ce qu'elles ont produit : elles
auront eu l'eternel honneur d'ouvrir la voie aux explorations assyriennes. C'est un riche et glorieux fleuron
que la France peut ajouter a sa couronne scientifique.
Ce sont les fouilles de M. Botta qui sont devenues l'occasion de celles d'Angleterre et qui leur ont donne
('impulsion. Le nom de notre savant explorateur vivra
dans la science; seulement il est permis de regretter que
les resultats de ses travaux n'aient pas ete publies dans
une forme qui en rende la connaissance plus generale et
la gloire plus populaire. Des volumes d'un format gigantesque et dont le prix s'eleve a plusieurs milliers de
francs sont des monuments, sans doute, dignes d'une
grande nation; mais de tels monuments ne sont guere
accessibles et ne sortiront jamais d'un cercle bien etroit.
L'esprit sagement pratique de nos voisins d'outreManche pourrait a cet egard nous servir d'exemple.
Les fouilles de M. Layard a Nimroild.

Plus d'une fois &A nous avons nomme M. Layard ;


c'est l'eminent explorateur qui, avec M. Botta, ale plus
contribue aux decouvertes assyriennes. M. Layard appartient a une famille d'origine francaise. Dans un voyage
qu'il faisait en Orient, il vita Khorsabad les fouilles
que poursuivait notre consul. Il y prit un si vif interet,
que, des le premier moment, quoique vaguement encore
et sans projet defini, sa pensee se tourna vers des recherches semblables. Lui-mme s'est toujours plu a reconnaitre hautement ce qu'a cet gard it devait a M. Botta.
Un site l'avait frappe en descendant le Tigre de Mossoul a Bagdad : c'etait a huit ou neuf heures au sud de
la premiere de ces deux villes, sur la rive orientale du
fleuve. Un vaste monticule seme de poteries brisees et
de briques aux empreintes cuneiformes indique l'emplacement d'une vine considerable. Le lieu est connu
des Arabes sous le nom de NimroAd, et leurs legendes
en font remonter l'origine aux premiers ages du monde.
De retour a Constantinople (oa it etait attache a l'ambassade), M. Layard parvint a interesser a ses projets un de
ses opulents compatriotes, et, muni des fonds necessaires
pour les premiers travaux, il se hAta de revenir a Mossoul. C'etait en 1845. A NimroAd, comme a Khorsabad,
les excavations annoncerent promptement ce qu'elles devaient produire. Des portions de murailles, deblayees
des les premiers jours, disaient assez, par la grandeur et
la beaute de leurs sculptures, qu'elles faisaient partie
d'une demeure royale. Ainsi qu'a Khorsabad, l'incendie
qui detruisit l'edifice avait laisse partout ses traces ;
dans cette immense etendue de salles successivement
degagees, bien des choses cependant avaient echappe
a la destruction. Chaque heure apportait de nouveaux
bas-reliefs, de nouvelles inscriptions. Les sculptures

murales, comme celles des palais d'Egypte, representaient les campagnes du prince qui avait bati le palais;
les inscriptions contiennent le recit de ces campagnes et
la longue enumeration des pays, des villes et des rois
subjugues. Des taureaux ailes a face humaine, tout a
fait semblables a ceux de Khorsabad, et, comme ceux-ci,
de proportions colossales, gardaient l'entree principale
du palais. Tout ce qui pouvait se detacher et se deplacer
a ete envoy a Londres. Strange destinee de ces restes
d'une civilisation eteinte, aujourd'hui transporter aux
extremites de l'Occident, dans une des capitales du monde
nouveau qui s'est eleve sur les debris du monde ancien,
et qui suivent ainsi dans leur &placement le deplacement mme des civilisations!
Les Arabes employes par M Layard pretaient leurs
bras a ces travaux sans en Men comprendre, on le conpit, le but ni l'interet. Un de leurs cheiks exprimait par
des reflexions naives l'etonnement que lui causait tout
ce labeur. c Au nom du Tres-Haut, demandait-il, dismoi, bey, ce que vous allez faire de ces pierres? Tant de
milliers de bourses depensees pour cela 1 Se peut-il,
comme to dis, que ton peuple y apprenne la sagesse ?
Ou bien, comme l'assure le cadi, est-ce qu'on va les
transporter au palais de votre reine, qui rend un culte
ces idoles comme le reste des infideles? Et pour ce qui
est de la sagesse, ces figures ne vous apprendront pas a
mieux faire les couteaux, les ciseaux et les indiennes; et
n'est-ce pas dans ces choses que les Anglais montrent
leur sagesse ? Mais Dieu est grand 1 u Puis, apres un
moment de pause : c Voila, des pierres qui sont enterrees
depuis le temps de Noe, la paix soit avec lui! Pentetre elles etaient sous terre avant le deluge. J'ai veal
dans le pays depuis des annees. Mon pere et le pore de
mon pore plantaient leurs tentes ici avant moi; et jamais, ni eux ni moi, nous n'avions oui parler de ces figures. Depuis douze cents ans et plus, les vrais croyants
sont tablis dans ces contrees, et pas un d'eux n'a jamais
entendu parler d'un palais souterrain, ni ceux qui y
etaient avant eux. Et voici un Franc qui arrive ici de
je ne sais de combien de journees de marche. Il vient
droit a la place, et il prend un baton, et il trace ici
une ligne, et la une autre ligne, et il nous dit : ici est
le palais, la est la porte ; et il nous montre des choses
que nous avons eues sous les pieds sans en rien savoir. E. tonnant ! etonnant ! Est-ce dans vos livres, est-ce
par magie, est-ce par vos prophetes que vous avez appris ces choses? Dis-moi, 6 bey dis-moi le secret de la
sagesse.
Ce n'est pas seulement un palais que M. Layard a
deblaye sous le tumulus qui recouvrait cette Pompei
orientale ce sont trois palais renfermes dans une commune enceinte, et qui occupaient l'angle sud-ouest de
I'ancienne cite. Nous ne pouvons suivre dans le detail de
ses fouilles l'heureux emule de M. Botta. TantOt les excavations sent pratiquees par des tranchees a ciel ouvert, tantOt par des galeries souterraines longeant les
parois interieures des salles. L'ensemble de ces travaux presente un tres-vaste developpement.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

319

LE TOUR DU MONDE.
M. Layard explore le site nidnie de Ninive. Fouilles
de Koloundjik.

On confond souvent, sous la commune designation de


fouilles de Ninive, les excavations de M. Botta a Khorsabad et celles de M. Layard a NimroAd : it faut se garder
de cette confusion. Khorsabad, nous l'avons dit, est a
4 heures de Mossoul vers le nord-est, et l'on a appris
par les inscriptions que la ville qui y est enfouie portait
le nom de Sargoun; Nimroild est a 9 heures au sud de

Mossoul, et les inscriptions ont de meme appris que le


nom ancien, le nom assyrien de la ville dtruite, etait
Kalah, nom que cite deja, la Genese comme celui d'une
des plus vieilles cites de 1' A ssyrie L'emplacement de
Ninive faisait directement face a la vine actuelle de Mossoul, dont it n'est separe q ue par le Tigre. Mossoul est
sur la rive droite ou occidentale du fleuve, le site de
Ninive sur la rive orientale. Deux tumulus considerables
s'y lvent en regard l'un de l'autre a dix ou douze minutes d'intervalle : l'eminence du sud est celle de Nebi-

*,;,P

lAdla

A leilz;2z.4.".ro,Pni,-,:
agtk. Tablet& rdmi,:e
.nrel Oeies4

e il eitc!..
6

Ern,a1
et.h1i& t, l'CJdQ4gam


7!,t4,,tray4,4,

SITE ET MANE
de

HIMIROOD
a'aprs to releye toporapliique
de AU Felix Jones.

Younas, que la legende locale rattache a la tradition


biblique de Jonas, et qui a ete consacree par le tombeau
d'un santon musulman ; l'eminence du nord est celle de
Koloundjik.
C'est cette derniere, on s'en souvient, que M. Botta
avait attaquee avant Khorsabad ; c est aussi vers celle -la
que revint M. Layard au mois de mai 1847. Quoique le
credit obtenu du Musee britannique fat presque epuise,
l'actif explorateur ne laissa pas d'y pousser les travaux
avec une extreme activite, avec une activite telle, que
dans l'espace de quelques mois on ne deblaya pas moins

de soixante et onze salles, chambres ou passages,-couverts d'une immense quantite de bas-reliefs sculptes et
d'inscriptions. On etait tombe au milieu d'un palais plus
vaste encore et plus riche en ornements que les palais
de Nimroild. La construction de ce grand edifice, d'apres
les inscriptions, appartient a Sennakherib, fils du roi
Sargoun, le fond ateur de la residence de Khorsabad ; elle
se place, consequemment, entre les annees 650 et 700
1. a Assour sortit du pays de Sina'ar (la Babylonie), et it Mat
Ninive, et les rues de cette ville, et Kalah. (Gen., ch. x, 11.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

320

avant l'ere chretienne. Le pave des salles etait a vingt,


vingt-cinq et trente pieds au-dessous de la surface superieure du tumulus.
Secondeexpedition de M. Layard en 1849. Reprise des fouilles
de Koioundjik. Fouilles a Kalah-Cherghat. Excursions a
Babylone.

Le premier subside epuise, M. Layard dut revenir


en Angleterre, oil l'avait precede le magnifique produit
de ses fouilles. A la fin de l'annee suivante (1848) un
nouveau credit lui permit de reprendre les excavations.
Elles avaient ete continuees, mais lentement, pendant
son absence. Son retour amena de nouvelles dcouvertes
en bas - reliefs historiques et religieux ,in scriptions ,sculptures colossales, et autres objets de diverses sortes. Parmi

ces decouvertes, une des plus importantes est une salle


renfermant une quantite considerable de briques ou de
cylindres repandus sur le sol, et charges d'une ecriture
hieroglyphique fine et serree. Cette prcieuse collection,
qui date du regne de Sennakherib, le fondateur du palais, semble avoir ete tout a la fois un depOt d'archives
publiques et une bibliotheque, une bibliotheque
dont chaque volume, ou plutet dont chaque page est une
tablette d'argile mite, singulier repertoire oil se trouvait consigne tout ce qui composait la science assyrienne :
souvenirs historiques, astronomie ,theologie, grammaire,
et jusqu'a des vocabulaires polyglottes . L'etude de cet
inestimable repertoire, dont le Musee de Londres possede de nombreuses parties, etait naguere encore a, peine
entamee ; M. Rawlinson le premier, it y a seulement

i4p

Bas-relief assyrien du Louvre. Chevaux dans un cortege. Dessin de H. Catenaeci.

quelques mois, et apres lui son ardent emule, M. Jules


Oppert, sont parvenus a en tirer un precieux document
chronologique, une liste consecutive de seize rois, formant une periode de trois cent deux ans, avec la designation de chaque annee a laquelle un haut dignitaire de
l'empire donnait son nom. Le grand fait, le fait capital
qui ressort de cette liste, c'est d'apporter une preuve directe que la date de 747 est bien celle de la prise de Ninive par les forces confederees d'Arbaces, roi de Medie,
et du roi de Babylone, et de placer irrefragablement
cette date de 747 la chute de la vieille monarchie ninivite.
Le plan de M. Layard, dans cette seconde expedition,
ne se bornait pas au territoire assyrien ; it s'etendait
aussi a la Babylonie. L'infatigable explorateur y descendit vers la fin de l'annee (1849). Il fit faire quelques

fouilles sur le site de Babylone, mais sans beaucoup de


resultat. Il s'etait arrete, en descendant le Tigre, a un
site connu des Arabes sous le nom de Kalah-Cherghat,
remarquable par un des plus grands tumulus que presentent les sites assyriens. Kalah-Cherghat est sur la
rive droite du fleuve, a deux journees au-dessous de
Quoique les fouilles n'y aient pas ete jusqu'a
present poussees bien loin, on y a trouve, parmi d'autres objets interessants, plusieurs exemplaires d'un cylindre sur lequel est gravee une longue inscription au
nom d'un roi Tiglath Pileser. L'etude de cette inscription, a laquelle nous reviendrons un peu plus loin, y a
fait reconnaltre un des documents historiques les plus
precieux que l'on ait encore rapportes du sol assyrien.
VIVIEN DE SAINTMARTIN.

(La fin a la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

321

NINIVE,
PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTII\ 1.
1844-1860. TEXTE 110DIT.

Une expedition francaise, sous la direction de M. Fulgence Fresnel, aecompagne de N. Jules Oppert et d'un architecte, est chargee,
en 1852, d'aller etudier le site de Babylone

Les beaux resultats de l'exploration des sites assyriens


avaient reporte la pensee vers Babylone. M. James Rich,
que nous avons deja nomme, en avait etudie le site en
1811 et en avait fait l'objet d'un memoire instructif.
Plusieurs voyageurs s'y etaient aussi arretesapres Rich,
mais des fouilles suivies et quelque peu importantes n'y
avaient pas encore ete entreprises. II devait y avoirla
aussi des decouvertes a faire et une moisson a recueillir.
Un savant Ma connu par de profondes recherches sur
l'Arabie, oft it avait sejourne longtemps, M. Fulgence
Fresnel, determina le gouvernement francais a consacrer quelques fonds a cette recherche. La direction lui
L Suite et fin. Voy. page 305.
VII.

en fut confiee', et on lui adjoignit, en meme temps qu'un


architecte, un jeune i5rientaliste allemand, M. Jules
Oppert. Les circonstances politiques oft se trouvait la
France ne permettaient pas, malheureusement, de doter
bien richement cette expedition ; aussi n'a-t-elle pas pu
poursuivre les excavations autant, a beaucoup pres, que
l'aurait voulu M. Fresnel, et qu'il Pefit fallu pour arriver a de serieuses decouvertes. Les resultats n'ont pas
laisse, neanmoins, d'avoir beaucoup d'interet. La commission a etudie a fond le site de l'ancienne capitale, et
elle a pu y constater, mieux qu'on ne l'avait fait avant
elle, plusieuis particularites topographiques assez importantes. 11 est reste bien dernonire, contrairement
l'opinion de Rich, que l'enorme massif de terre et de

uv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

21

[email protected]


322

LE TOUR DU MONDE.

briques qui se dresse a plus de deux heures de la rive


occidentale de l'Euphrate, et que la tradition locale designe sous le nom de Birs-Nimroticl, represente le monument pyramidal si celebre des la haute antiquite sous
le nom de Tour de Bolus, ou, comme it est designe dans
la Genese , de Tour de Babel. Cette ruine venerable
n'est plus qu'un monti8ule de decombres que couronnent les restes encore tres-eleves d'un mur en briques.
Le tout, d'apres une bonne mesure trigonometrique de
M. Felix Jones, l'ingenieur anglais qui a relev le plan
des ruines assyriennes, domino la plaine d'une hauteur
totale de cent cinquante-trois pieds six pouces anglais,
environ quarante-sept metres. M. Rawlinson y a trouve
en 1854, apres le depart de la commission francaise ,
une inscription du roi Nabukhodonosor, constatant que
ce prince (environ six cents ans avant noire ere) fit reedifier la tour et le temple ruines par le temps. Le monument fut detruit par Xerxes, environ cent vingt ans
apres sa reconstruction. It a ete aussi constate qu'une longue chaine de tumulus se prolonge au nord de Birs-NimrOad, et consequernment que les vestiges de Babylone
existent aussi a l'ouest du fleuve, ce qui avait ete conteste.
Aujourd'hui, comme au temps d'Herodote, l'Euphrate
separe en deux parties l'emplacement de Ia vine. Ce qui
parait vrai, c'est qu'a part le temple de Bel et la citadelle
de Semiramis qui dominait droite du fleuve, et dont
it ne reste aucune trace, les monuments les plus nombreux, les plus riches, les plus considerables, se trouvaient sur la rive gauche, dans la partie orientate de la
ville. Cette partie orientale etait la ville neuve ; Nabukhodonosor l'avait presque entierement rebatie. La vicille
vine, la vale de Nemrod, etait celle de l'ouest.
Trois groupes principaux, ou plutOt trois massifs de
ruines informes, se font remarquer dans ce qui fut la
vine Neuve. Le plus septentrional est connu sous le nom
arabe de Modjelibeh (qui signifie la Bouleversee); celui
du milieu est appele el-Kasr (le Chateau); le troisieme,
au sud du precedent, et a quarante minutes du Modjelibeh, doit a une petite mosquee son nom d'Amran. Le
palais de Nabukhodonosor devait occuper l'emplacement
de Kasr ; toutes les briques qu'on en tire portent le nom
de ce prince, le plus grand constructeur de rantiquite
babylonienne. M. Fresnel pensait qu'il faudrait ouvrir
des tranchees d'une profondeur de quatre-vingts pieds
au moins pour arriver au sol ancien de la ville.
M. Oppert, a qui la mort de M. Fresnel a laisse la
tache d'elaborer les materiaux de l'expedition, en publie
en ce moment lame les resultats. Au rcit historique du
voyage et des operations poursuivies sur le site de Babylone, M. Oppert a joint l'expose du dechiffrement des
ecritures cuneiformes , et la traduction des principaux
monuments recueillis en Babylonie et a Ninive.
La d6couverte des inscriptions ninivites fait entrer ['etude des
cunOiformes assyriens dans une nouvelle phase.

Jusqu'a l'dpoque de l'exploration de Khorsabad et des


autres sites assyriens, l'kude de Ia troisieme ecriture
des inscriptions trilingues etait rest& fort en arriere des

deux autres. Les publications de M. Botta, et bientett


apres celles de M. Layard, lui donnerent un vigoureux
elan. Des travaux importants furent publies presque
simultanement en France par M. de Saulcy, en Angleterre par le docteur Hincks , le colonel Rawlinson et
M. Fox Talbot. L'Allemagne est represent& dans cette
nouvelle etude par M. Oppert, qui y a pris aujourd'hui
une des premieres places. Herissee de difficultes que
les ecritures de la premiere et de la seconde espece ne
presentent pas au meme degre, elle hesite et varie encore sur plus d'un point; neanmoins l'accord des savants,
bien superieur a leurs dissidences, montre qu'elle est
dj fix& sur tous les points essentiels. On ne pout plus
mettre en doute que le fond de la langue, par ses formes
aussi bien que par son vocabulaire , ne soit semitique.
D'un autre cote, non-seulement recriture est syllabique,
comme l'ecriture medique ou de la deuxinue espece,
mais elle a de plus des particularites qui lui sent propres. Un grand nombre de signes purement ideographiques , sans prononciation connue, se mlent aux signes phonetiques aussi bien dans les noms propres que
dans l'expression des mots oillinaires de la langue; ainsi,
pour en donner un exemple , l'idee de Dieu est rendue
par un rayonnement en forme d'toile, l'idee de roi par
une abeille , l'idee de terre par un espace ferme avec
des traits horizontaux a l'interieur qui figurent les sillons,
et cola sans que les mots semitiques qui signifient Dieu,
terre ou roi, puissent s'appliquer aux groupes ott ces
signes se rencontrent. L'ecriture a en outre un grand
nombre de signes susceptibles de recevoir des sons ou
des articulations differents , ce quo l'on a designd sous
le nom de polyphonie. Il est aise de concevoir ce quo de
pareilles bizarreries doivent jeter d'incertitude dans la
lecture. 11 faut ajouter,, toutefois, que plusieurs de ces
anomalies sent deja ou maitrisees ou tres-circonscrites,
et qu'au total, si l'on n'est pas arrive encore au point
d'appliquer et d'analyser un texte assyrien comme on le
fait aujourd'hui d'un texte persepolitain , on est assez
avance non-seulement pour entendre parfaitement le
sons general d'un texte assyrien quel qu'il soit, mais
aussi pour en traduire la plus grande partie d'une maniere tout a fait same.
Sans pretendre entrer en aucune facon darts le do-maine speciale de la philologie, nous avons du insister
sur ce fait. On comprend que pour apprecier le degre de
confiance que l'on pout accorder aux donnees historiques qui se tirent des monuments , it convient d'tre
fixe sur le degre de certitude ou est arrivee l'interpretation des textes.
Quels asultats positifs sont sortis jusqu'h present de l'tude des
monuments et du dechiffrement des inscriptions assyriennes.

Nous avons expos l'historique des decouvertes et des


fouilles de la Perse , de l'Assyrie et de la Babylonie ;
nous avons suivi, autant que le permettait noire cadre,
le progres des etudes archeologiques et du dechiffrement
des ecritures cuneiformes , depuis Grotefend qui a onvert la voie, jusqu'au moment actuel ; it nous reste 4

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

Image effacee , brisee , mutilee , et qui pourtant


garde dans ses debris quelque chose de son clat et de
sa grandeur.
Les prophetes du peuple hebreu, contemporains de
la puissance assyrienne, et apres eux Herode et Ctesias, organes d'une tradition recente encore, parlent en
termes magnifiques de ropulence des rois de Ninive et
des rois de Babylone, du faste de leur tour, de la splendeur de leurs edifices ; et voici que des ruines perdues
depuis vingt-quatre siecles, appuyant de leur temoi-

montrer ce que ces explorations, ces fouilles, ces etude;


si laborieusement suivies et si heureusement couronnees,
ont donne jusqu'ici de resultats positifs, ce qu'elles ont
ajoute de notions certaines et importantes a notre connaissance de l'antiquite orientale.
Resultats acquis pour la connaissance de la societe assyrienne.
Civilisation Etat social. Art de la gierre.

Ce qui frappe a la vue des monuments exhumes


sol de 1'Assyrie, c'est la civilisation dont ifs sont l'image.
-,-;

x-f-'7.
-,:;
'--

323

dia ,..'..Thrith eut. ele. /tedut.dhnteel al RItax.i.e


l Uwe.- e 7.1 a,,,:"A , .
...
,
1.,, .----=___
- . Furdeau. de gam/4, lii
,

PLAN ET RIIINES

de

. , 7

MIE HIVE

..
. .,._y_L
:1 r:,,

d:apres le releve topographique


deBEFetix Jones

. .-.--,:'

31?

areas

''$

,P

Ig
-4')

.c;,, , :.,''''

3,

ague dee Taureege

'trt00

,.r

p.
:,;-

A"

\\

....
.
'll'ath- W

P.,

1\

II

..,....?
4/5-

0.

Ti

"4
w

--,-,

,
re.

'''

Tab

va-

/I

I')

Iraaireht.1 ,
eferawe'aen, f
j,&6

''\ )`.
.<.-

.5,"-;,.

At

de iinet.ei -_
ebbi Yeaiailie, "

r
,..
dl

--

-I

',

\ ' b 1

oa .,

'y
/

uo

p,...,;:troto,/
..,,N

, o
-
----.60-'

- ,

-*I.

l'--, '4%1;444

1,k
* 4

:
.

. \

14. ,

klaidep

.2 \

-, \ \

_
4

;W,

,..

iS "..(tehbt,

' ''f"..'
0/

Ltt

..<*444;-.
e,,

-----a-.7 --:-

' Realer

pemit.

de ..*th.

.--,

W-e
,

ct
Ci'''

az

Pl.txts ,

fk...

,4>

U/ I

jc,

"""11Ileh,

e.

ruled. Mau
_11.aberJinf

,,,'-:

illay /

i 04"'

0,
,,

77/0

6'aErie

A 70/Pq0 0 \

1)te.36 pat A,INIller,,p1

001 h

gnage les descriptions contemporaines, nous apportent


comme un dernier reflet de ces vieilles monarchies de
l'Orient.
Ne demandez pas, cependant, ces antiques societes
du monde oriental quelque chose qui ressemble a. la societe delicate et polie du sicle de Pericles ou du siecle
d'Auguste, et bien moins encore a la civilisation ala fois
savante et raffinee de nos societes modernes. Les civilisations du vieil Orient ont un caractere plus materiel.
Leur developpement, comme leur eclat, est surtout exterieur ; elles ne rayonuent pas jusqu'aux profoncieurs de

_ziaaall..13calapazo3

l'intelligence. Les contrastes y sont nombreux et violents ;


par bien des points encore elles touchent a. la barbarie.
Du sommet de la hierarchie plane la figure royale. La
personne du roi figure dans une multitude de scenes de
guerre, de chasse ou de religion, representees sur des
bas-reliefs. TantOt on le voit assis sur son trOne, un arc
et une fleche h la main, assistant au siege d'une rifle ennemie ; tantOt, monte sur son char que precedent ses
gardes, it revient victorieux d'une lointaine expedition.
D'autres fois on le voit environne de ses eunuques (reconnaissables a leur face imberbe et a la rondeur efferui-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


3'2 4

LE TOUR DU MONDE.

nee de leurs traits), et de figures symboliques qui devaient rappeler quelques-uns de ses attributs religieux.
Plus frequemment on le montre debout ayant devant lui
ses chefs ou ses grands fon ctionnaires. Il porte une longue
tunique bordee dune frange qui se termine par plusieurs
rangs de perles. Par- dessus la tunique estjete une sorte
de manteau tout convert de riches broderies. Les pieds
sont chausses de sandales a quartiers releves, exactement

semblables a celles qui sont en usage encore aujourd'hui


dans la Mesopotamie. Les oreilles sont ornees de pendeloques precieuses, et les bras nus, au-dessus du coude,
de bracelets en spirale, ainsi que les poignets. La main
droite repose sur la riche poignee d'un glaive suspendu
a la ceinture et toujours place horizontalement.
Malheureusement nous n'avons pas ici, comme sur les
monuments de l'Egypte, la representation multipliee de

toutes les classes de la societe, depuis celles qui touchent


aux marches du trOne jusqu'aux artisans et aux cultivatours, faisant ainsi passer sous nos yeux tous les degres
de la hierarchie sociale, chaque classe entouree de ses
attributs et representee dans l'activite meme de sa vie
habituelle. Cette ditTerence vient de ce qu'en Egypte it
etait d'usage de representer, dans les tableaux qui ornaient l'interieur des tombes, tout ce qui se rattachait
aux dignites ou aux fonctions du personnege inhume, le

detail do la fabrication du vin, par exemple, se rattachant


aux fonctions de l'echanson royal, ceux des semailles ,
des irrigations, de la recolte, de la manipulation des
grains, etc., etc., a celles du grand panetier, chaque serie
de travaux entrainant une infinie variete de costumes,
d'u stensiles, de procedes et d'accessoires; tandis que sur
les bords du Tigre on n'a pas jusqu'a present rencontre
une seule tombe qui remonte aux temps assyriens. Peutetre l'usage des Assyriens etait-il de braler leurs morts,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

npurra a Ix op tiontsoditioa -ati g ssV,P 10J ai 2urmip sl!npuoa xnaIqti

ol1MIKII11111111111111

Anuntlili1EilinIllin111011111111111I

11111111111111

Ahk111311110101111111E11111111117111B111111111111111141111IIIIIIR

1111111 ^II411 I
0 11?f

II

111101111111111111111111111 111114 11
111111111111111111111 11R11111111111111111111111111111111111111111111$, 111'N
1
11111111111
161,1111gillaliek

timmunitutimii

mil

II

326

LE TOUR DU MONDE.

Botta a trouve a Khorsabad, renfermees dans une


sorte de caveau sepulcral, une rangee d'urnes contenant
des ossements calcines. On sait cependant par Herodote
que les Babyloniens (dont les usages etaient en general
les memes que ceux des Assyriens) inhumaient leurs
morts conserves dans du miel, et l'on a en effet retrouve
dans la Babylonie des votites sepialcrales avec des restes
de squelettes, ainsi que des cercueils d'une forme singuhere.
Comme tons les monuments figures qu'on a rapportes
de I'Assyrie ont ate trouves dans des habitations royales,
tout, ou presque tout dans ces sculptures, se rapporte aux
actions ou aux habitudes du souverain. Il n'est done pas
surprenant que les details d'ameublement qu'on y rencentre ch, et la soient tons d'une grande richesse. A part
la matiere et les ornements, on pent supposer, neanmoins, que ces objets de la vie usuelle ne dffferaient pas
essentiellement de ceux qui etaient en usage dans une
partie des autres classes de la population. Parmi ces details, it y en a d'ailleurs de caracteristiques. Les Assyriens, a la difference des Orientaux modernes, s'asseyaient sur des'sieges assez semblables h nos fauteuils
eta nos tahourets, et ils mangeaient comme nous sur des
tables. Les tables et les chaises etaient decorees avec richesse et un veritable gaff, et nous presentent les memes
motifs d'ornementation que nos meubles actuels, des
pattes de lion, des tetes d'animaux, etc.
Les vetements, au moins ceux des personnages appartenant h la tour, temoignent egalement d'un grand luxe.
Ce sont des tuniques ou des robes plus ou moins longues,
des manteaux de diverses formes, des echarpes a longues
franges, des ceintures brodees, le tout convert d'une
profusion d'ornements. Ces ornements, et en particulier
les broderies, sont d'un tres-bel effet ; la fantaisie s'y joue
en capricieux arabesques, heureusement entremles de
rosaces, de fleurs, de branches enroulees et d'animaux.
Comme tons les Orientaux, les Assyriens prenaient
un soin extreme de leur barbe ; la maniere dont on la
voit toujours tressee sur les has-reliefs leur est tout h
fait particuliere. La chevelure, egalement tres-soignee,
tombe sur le con en un chignon epais tress ou boucl
comme la barbe.
Dans aucun des tableaux sculptes qui decorent les palais, on ne voit figurer une seule femme, si ce n'est dans
quelques scenes representant des ennemis captifs oil les
deux sexes sont confondus. C'est du reste a la guerre et
a ses scenes diverses, exeNices, marches, sieges, hatallies, qu'est consacree l'immense majorite des bas-reliefs. Les troupes des armees assyriennes se composaient
en pantie de fantassins armes do piques ou de fleches, en
partie de cavaliers armes it la partlie, on d'archers montes sur des chars. Ceci est conforme aux descriptions
d'Herodote. Quelques-uns sent entierement converts de
cottes de mailles. Its ,etaient guides par des tendards.
Un chef, represents sur son char, montre quelle richesse d'ornements les Assyriens deployaient dans requipement de leurs chevaux de guerre.
Les bas-reliefs permettent amplement de juger de Fart
car M.

de la guerre chez les Assyriens applique a l'attaque et


la defense des places. Des bliers portes sur des roues
servaient a battre les murailles ; on voit aussi representees des villes escaladees au moyen d'echelles et emportees d'assaut. Un champ de bataille presente une horrible scene de confusion et de carnage. Des fetes toupees,
des prisonniers empales en vue d'une place assiegee,
d'autres scorches vifs, donnent une triste idee du droit
de la guerre qui regnait alors. On voit aussi figurees des
guerres maritimes, qui ont pour theatre ou les eaux d'un
fleuve, ou de vastes marais, ou meme la mer. Ces dernieres, sans doute, se rapportent aux guerres des Assyriens sur la Cate phenicienne. Dans un tableau qui nous
fait assister au retour triomphal d'une de ces lointaines
expeditions, un choeur de musicians et de chanteurs s'avance au-devant du roi. L'instrument qui domine est'
une sorte de theorbe ou harpe regere. Quelques-uns des
musiciens soufflent dans une Mite double ; un autre
frappe d'une baguette un instrument a cordes qu'il porte
devant lui dans une position horizontale. Plusieurs des
executants paraissent accompagner la mesure d'une sorte
de danse cadencee. Nous avons dit que les femmes ne
paraissaient pas dans les bas-reliefs assyriens ; it faut
faire ici une exception. Ce sont des femmes, accompagnees d'enfants, qui chantent a la suite des musiciens.
La chasse, c'est encore la guerre ; les scenes en revienneut frequemment sur les bas-reliefs. 11 y avait des
chasses royales qui ressemblaient presque h des expeditions militaires ; aussi les voit-on parfois mentionnee
dans les memos inscriptions. Detruire -les animaux feroces, le lion et le buffle notamment, qui infestaient les
plaines de l'Euphrate et du Tigre, c'etait servir le pays
plus que par la conqute d'une province. Lorsque l'Ecriture dit de Nemrod, le premier colonisateur de la Babylonie, que c'etait a un grand chasseur devantle Seigneur,
it faut stirement prendre les paroles du texte sacra non
dans un sens emblematiqne et detourne, mais dans leur
acception la plus directe. C'est ainsi que dans les legendes de la Grace les premiers exploits des anciens heros
sont de detruire les monstres qui desolaient le pays, encore tout couvert de bois et de marais.
L'architecture.

Les restes exhumes des constructions assyriennes montrent assez que chez les grands le luxe des habitations
ne le cedait pas au luxe des vetements , des chevaux
et des armes. Une particularite commune aux grands
edifices de la Babylonie et de 1'Assyrie, c'etait d'etre
eleve sur tine plate-forme massive en terres rapportees,
plus ou moins exhaussee au-dessus du sol, et dont les
faces, revetues de briques, s'inclinaient en larges gradins. Les murs exterieurs, comme ceux de l'interieur,
sont en briques sechees au soleil, et revetues d'un parement forme de plaques de basalte ou de gypse marmoriforme,sur lesquelles sent sculptes des bas-reliefs avec
leurs inscriptions ; des taureaux ou des lions a face humaine, tailles dans le granit ou l'albAtre, donnaient un
aspect monumental aux portes de l'edifice. Franchissons

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
ces larges portails que le ciseau avait charges de riches
ornements , et penetrons dans un de ces palais qui
etaient la demeure du souverain. L'interieur en devait
etre aussi imposant que magnifique. Une longue suite
de salles, aecompagnees d'une multitude de chambres et
d'appartements prives, se succedaient au loin et couvraient une immense surface. Telle de ces salles , qui
ont ete deblayees, avait au dela de cent pieds de longueur et tine largeur presque egale. Les plafonds de
ces pieces gigantesques devaient etre soutenus par des
rangees de colonnes, quoique jusqu'a present on n'en ait
rencontre que de rares vestiges. On a trouve, neanmoins
dans les deblayements de Koioundjik , des piedestaux
encore ranges dans un ordre regulier. On pent tres-probablement prendre une idee de la disposition de ces
colonnades! interieures par celle de quelques grandes habitations aetuelles des habitants sedentaires de la Mesopotamie. On voit dans quelques bas-reliefs la colonne
employee comme decoration exterieure. Les parois des
salles etaient, nous l'avons dit, revtues de tablettes de
marbres sculptees, et unepartie au moins, sinon la totalite de ces 'sculptures, etait rehaussee de vives couleurs.
A l'extremite superieure de quelques-unes des salles, la
figure coloSsale du roi etait en adoration devant le dieu
supreme, ou recevait des mains d'un ennuque la coupe
emblematique.
Plusieur's portes, toujours accompagnees de taureaux
ou de lions ailes , ou de l'image des divinites protectrices, ouvraient sur des appartements qui eux-memes
conduisaient a d'autres salles, et dans chaque salle se
reproduisaient de nouvelles sculptures. Ici l'artiste avait
represents des corteges royaux se deployant dans toute
leur variete ; ailleurs, le roi etait monte sur son char,
qu'entrainaient de toute leur vitesse de magnifiques coursiers ; ou bien encore c'etaient des files de prisonniers
enchalnes defilant devant le tame royal, ou des envoyes
strangers Venant offrir en trihut lee plus rares pro duits
de leurs cOntrees natales. Ces dernieres scenes ont un
interet particulier, soit par les costumes et l'aspect des
personnages, soit par la nature des offrandes, qui peuvent fournir d'utiles indications sur les pays et les
peuples avec lesquels l'Assyrie fut en relations selon les
epoques. Sens ce rapport, une stele pyramidale en basalte noir, aujourd'hui deposes au mush Britannique,
et dont notre musee du Louvre possede un beau moulage, est d'une grande importance (voy. p. 316). Cette
stele appartient au regne du troisime Salmanasar. Partout dans ces palais le pied foulait des dalles de marbre
blanc pareilles aux revetements des murailles, et toutes
couvertes d'ornements ou d'inscriptions cuneiformes.
Les plafonds, formes de Bois precieux, etaient divises en
caissons mottles et sculptes, oh les incrustations d'or et
d'ivoire se inlaient aux representations peintes de flours
et d'animatix. Au total, l'ensemble de ces vastes constructions, 'autant qu'on peut se les figurer par les indices
spars et quelques descriptions anciennes, devait presenter, a l'interieur aussi hien quo dans son developpement
exterieur, un aspect grandiose et reellement imposant.

327

Des conduits souterrains decouverts sous un des palais


de Nimrotal prouvent que la construction des voates,
taut a arche pointue qu'en plein cintre , etait connue
des Assyriens.
Dans chacun des palais que les excavations ontjusqu'h
present mis a jour, toutes les scenes sculptees oil le roi
figure, tons les emblemes, toutes les inscriptions, se rapportent exclusivement au prince qui a fonds l'edifice.
Tout monarque qui voulait transmettre a la posterite le
souvenir de ses actions guerrieres elevait ainsi, a ce qu'il
semble, une de ces vastes et somptueuses demeures, qui
devait etre toute remplie de son nom.
Les arts du dessin. La statuaire.

Tout cc systeme de constructions et d'ornementation


prouve qu'h plusieurs egards l'art assyrien avait acquis
un remarquable developpement. A certains egards ,
disons-nous, car ici encore nous trouvons de singulieres
inegalites dans l'avancement des diverses branches de la
plastique et des arts du dessin.
Nous ignorons si l'art assyrien a ete entrave, comme
l'art egyptien , par certaines formules ou certaines
prescriptions religieuses ; ce qui est evident, c'est qu'en
Assyrie et en Egypte les arts plastiques se sont arretes
presque au meme point de leur developpement. Le convenu des types et la roideur des formes leur sont h peu
pros communs; moins en Assyrie qu'en Egypte, cependant. L'artiste assyrien a comme l'egyptien, it est vrai,
un type constant pour chacune de ses figures : soit qu'il
trace l'image d'un pretre , ou d'un guerrier,, ou d'un
ennemi captif, c'est toujours le meme costume, les
memos emblem es, presque la meme attitude; m ais, dans
le dessin de chaque individu, ii cherche evidemment a
se rapprocher de la nature. Dans le visage et dans les
membres, it introduit une sorts de models que n'a'pas
connu le sculpteur egyptien. Il rend, autant qu'il le pent,
la saillie des muscles et le jeu des articulations. Son ciseau se complait dans les details, dans les ornements,
dans l'execution de la chevelure et de la barbe. La.surtout on it deploie une veritable habilete ; c'est dans l'execution des animaux. Ses chevaux et ses lions out une
purete, un elan, une verite qui peuvent entrer en parallele avec l'art moderne. Mais dans les figures humaines
ne lui demandez ni la science du dessin, ni l'agencement des membres selon le mouvement du corps, ni
l'entente du raccourci; ne lui demandez surtout, dans les
scenes et dans les groupes, ni les lignes fuyantes, ni lee
proportions, ni la perspective, rien , en un mot, qui
rappelle, meme de loin, la veritable observation et le
sentiment de la nature, rien de ce qui constitue l'art
dans son expression elevee. Tout y est jets sur le meme
plan, avec une naivete d'execution tout a fait primitive.
L'artiste veut-il reprsenter une 'vallee au milieu de
laquelle coule une riviere, 11 . n'imagine lien de mieux
que de planter ses arbres en sens inverse, de telle sorte
que sur tine des deux rives la time des arbres se projette
en haut, et sur l'autre rive elle est tournee vers le bas.
On a peine a s'expliquer comment tine telle barbaric

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

328

LE TOUR DU MONDE

pouvait se concilier avec la perfection relative ott etaient


arrives certains arts manuels, quoique la meme anomalie se retrouve chez les anciens Egyptiens, aussi bien
que chez toutes les nations policees du sud et de l'orient
de l'Asie.
L'art veritable, l'art qui a transports le sentiment du

beau et de l'harmonie dans l'imitation materielle , est .


une creation du genie grec ; nul peuple avant les Grecs
n'en eut la revelation.
Et cependant l'art grec lui-meme a ses racinesdansl'art
asiatique, comme la fleur au port dlicat, dont la corolle reete l'azur du ciel, plonge sesracines dans un sol grossier,

Khorsabad. Palais du roi Sargon. Personnage ails (masse du Louvre). Dessin de Latenacci.

On n'a jusqu'a pi esent trouve que deux statues proprernent Bites en Assyrie : l'une, assise et tres-rnutilee, dans les ruines de Kalah-Cherghttt ; l'autre debout,
dans un des palais de Nimrond. Celle-ci est a peu pres
de demi-grandeur naturelle : elle est taillee dans un
calcaire compacte. a Les proportions generales ne sont

pas trop incorrectes, dit M. Layatd, sauf le manque


d'epaisseur quand on la regarde de cote. a
On avait toujours cru que la premiere inspiration des
arts plastiques avait ete apportee de 1'Egypte en Grece et
en Italie ; c'est un des resultats des decouveries assyriennes, et non des moms interessants, d'avoir rectifie

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

329

ce que cette vue avail d'inexact. La parfaite ressemblance avec les plus ancieLs produits ceramiques de l'Etrurie et
des vases et des coupes trouves en IThenicie et a Ninive, de la Grece, montre d'ot't vient limitation. Cette ressem-

Effigie royle (musee du Louvre). Dessin de Catenacci.

L'Hercule assyrien (musee du Louvre). Dessin de Catenacci.

blance est a la fois dans la forme, dans les oraements et


l'art assyrien acquiert une importance speciale. Il en
dans les sujei, ts emblematiques. A ce point de vue, l'etude I est de mme de la sculpture, premier Berme de la sta-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


330

LE

TOUR DU MONDE.

tuaire antique. On en peut suivre la progression a travers l'Asie-Mineure, depuis la vallee de l'Euphrate jusqu'aux bords de regee, et de la Grece asiatique chez les
Grecs d'Europe. L'Asie Mineure, avant de passer sous
la domination perse, avait ete, durant de longs siedes, une dependance de l'empire assyrien. Le temps
a fait disparaitre a peu pres toutes les traces de la
periode assyrienne ; mais celles de l'epoque perse y
sont encore nombreuses , et l'art perse , tel qu'il se
developpa sous les Akhemenides , n'etait lui-meme
qu'une emanation de l'art assyrien. La connexion entre
les monuments de la periode perse en Asie Mineure et
les formes archalques de l'art grec, est aujourd'hui bien
reconnue.
Objets divers en bronze, en argue, en pierres fines,
en ivoire, etc.

C'est surtout dans le travail d'une foule de petits


objets d'un usage commun et personnel, aussi bien que
dans certaines industries dont on a retrouve des specimens, que les artistes ou meme les ouvriers assyriens

font preuve d'une habilete rnanuelle dont on a quelquefois lieu d'tre etonne. C'est encore un trait commun
entre eux et les Pgyptiens, dans les tombeaux desquels
on a trouve des armes, des bijoux et d'autres objets qui
datent de douze a quinze cents ans avant Pere chretienne.
et dont la perfection est merveilleuse.
Les Assyriens connaissaient le verre et diverses
especes d'emaux, Es savaient cuire Pargile pour en
fabriquer soit des briques, soit des vases et des poteries
d'une pate plus ou moins fine. La brique etait d'un immense usage, en Assyrie comme a Babylone, pour la
construction et l'ornementation ainsi que pour d'autres
applications. C'etait sur des carres en briques ou sur
des cylindres polygones que l'on inscrivait, nous l'avons
vu, soit au moyen d'empreintes, soit avec des poincons
sur la tablette encore molle, les choses dont on
voulait conserver le souvenir. Les Assyriens
quaient aussi sur les briques employees dans les constructions interieures des dessins en couleurs variees
d'un effet assez semblable aux ornements etrusques.
Leurs poteries ne manquent ni de goat ni d'elegance,

vases, poteries assyriennes du Louvre. Cylindre charg d'inscriptions. Dessin de Gatenacci.

non plus que leurs vases en albatre et en bronze. Es


confectionnaient d'ailleurs en terre cuite une foule d'objets de fantaisie.
L'art de fondre, de travailler, de repousser meme divers metaux, particulierement le cuivre, etait bien connu.
Un lion en bronze trouve a Khorsabad, et qui se conserve maintenant au musee du Louvre, est d'une treshonne execution. On a rencontre dans les ruines beaucoup d'ustensiles en cuivre, qui ornent aujourd'hui
les vitrines de nos musees de Paris et de Londres.
De larges coupes du meme metal sont remarquables.
par cette particularite singuliere , d'une inscription
dont les lignes en spirale couraient au fond de la
coupe qu'elles couvrent entierement. Cette inscription
n'est pas en caracteres cuneiformes , mais en lettres
semblables a l'ancien phenicien, qui paralt avoir ete
l'ecriture cursive et probablement usuelle, de Babylone et de Ninive, comme elle fut aussi, du moins on a
lieu de le croire, Fecrihre des Kouschites du sud de
l'Arabie.
Les bijoux que l'on voit figures sur les has-reliefs ,
bracelets, pendants d'oreilles, etc., devaient etre aussi

une branche distinguee de l'industrie assyrienne appliquee a la fonte et au travail des metaux. Es savaient
egalement sculpter l'ivoire et graver sur diverses sortes
de pierres fines.
La thdogonie et le culte.

Les donnees nouvelles qui se tirent soit des inscriptions, soit des representations figurees pour la connaissance du pantheon assyro-babylonien, des symboles
theogoniques et des ceremonies du culte sont, des a present, nombreuses. Neanmoins, quoique les recentes
decouvertes aient deja donne lieu a des recherches et a
des travaux importants, le sujet est hien loin encore
d'avoir ete creuse a fond. Les symboles les plus frequents qui se rencontrent dans les bas-reliefs et dans
les sculptures deCoratives, independamment des taureaux et des lions a tete humaine, sont des personnages a
tete d'epervier ou a corps de poisson, des genies ailes, une
sorte d'Hercule etouffant un lion dans ses bras. Deux
ernblemes tres-frequemment reproduits sont la pomme
de pin et une sorte de panier a apse, qu'un personnage
symbolique tient de chaque main. Chez les Assyriens

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

331

LE TOUR DU MONDE.

tion qui est devenue fameuse par les quatre traductions


simultanees qui en ont ete faites en 1857 , a l'occasion
d'une grande epreuve a laquelle on a voulu soumettre la
Les resultats nouveaux acquis pour Phistoire.
science du dechiffrement des cuneiformes. Cette epreuve
solennelle a laquelle prirent part, sans aucune entente
C'est surtout par leur signification historique que les
bas-reliefs des palais assyriens, ainsi que les inscriptions prealable, les quatre assyriologues les plus erninents de
qui les accompagnent, se recommandent a retude des l'Europe, M. Rawlinson, M. Hincks, M. Talbot et
M. Oppert, a fait voir, par une irrecusable demonstraarcheologues.
tion,
que rinterpretation des textes assyriens repose sur
Sans dormer encore a beaucoup pros les moyens de
une base sure et deja suffirestituer toute la serie de
sante pour en etablir le
l'histoire assyrienne, les
Sens general et les details
monuments rapportes deessentiels avec une complete
puis vingt ans des bords du
certitude; et en memo temps
Tigre et du has Euphrate
elle a fait entrer dans le
n'en ont pas moins une imdomaine historique un des
mense valeur pour la resdocuments les plus precieux
titution partielle de pluque nous aient livres les
sieurs de ces periodes. Bs
fouilles assyriennes. Le Tine confirment pas seuleglath-Pileser de l'inscripment d'une maniere eclation n'est pas celui de la
tante l'exactitude des annaBible. Celui-ci vivait au
les du peuple juif en cc
milieu du huitieme siecle
qu'elles nous apprennent
(il emmena captifs en Asdes empires de Ninive et
syrie, une partie des Juifs
de Babylone ; ils y ajoud'Israel, vers rannee 740);
tent de nombreux details,
le premier, d'apres des re et ils renferment de precherches et des consideracieuses donnees qui pertions que nous ne pouvons
mettront tOt ou tard de reconstituer , au moins en
developper ici , mais que
nous avons lues, y a
partie, l'etat politique en
huit mois, au sein de l'Acalame temps que Mat geodemie des inscriptions et
graphique de 1'Asie occibelles-lettres, et qui sont
dentals, pour des poques
imprimees dans un de nos
de beaucoup anterieures aux
recueils archeologiques ,
plus anciennes informations
doit etre de deux siecles et
des historiens grecs.
demi plus ancien. Tout reCe qu'il importe d'abord
cemment, une seconde inde hien constater, c'est l'epoque meme des inscripscription du meme prince
tions. Toutes celles quejusa ete decouverte dans un
des sites du territoire niniqu'a ce jour on a deterrees
en Assyrie proviennent
vite ; mais cette inscription
presque exclusivement des
n'est pas encore publiee, et
trois localites principales ,
nous ne saurions dire si elle
apporte quelques lumieres
Khorsabad , Ninaro0d et
aux questions que la preKoioundjik, explorees par
miere a soulevees.
M. Botta et par M. Layard. D etails d'ornements, et tete de cheval en bas-relief (musee
Dessins de Catenacci.
L'inscription de TiglathOr, plusieurs des princes
auxquels ces inscriptions appartiennent sont connus Pileser peut marcher de pair, en raison de son imporpar des synchronismes de l'histoire sainte, et le temps tance, avec celle de Darius Hystaspes, gravee sur les
rochers de Bisoutoun. Nous allons en donner une rapid
ou ils ont vecu se renferme dans res F ace de trois cents
ans environ, depuis le dixieme siecle avant l'ere chre- analyse.
Le roi, selon l'usage, debute par une invocation aux
tienne (vers 930) jusqu'au milieu du septierne siecle. Une
seule remonte a une epoque plus ancienne que les pr- grands dieux du pays d'Assour. Lui-rneme y prend une
cedentes : c'est rinscription. de Tiglath-Pileser, gravee longue suite de titres, qui nous fait connaitre les formusur un cylindre trouve dans les ruines de Kalah Cher- les d'un.e chancellerie asiatique mille ans avant notre
ghat, ainsi que nous l'avons dit precedemment, inscrip- ere : Tiglath-Pileser, le puissant roi, le roi supreme

comme chez les Perses, l'embelme du Dieu supreme est


une figure sortant d'un cercle aile.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


LE TOUR DU MONDE.

332

des peuples de toutes les langues ; roi de quatre regions, roi de tous les rois, seigneur des seigneurs, mat-

tre supreme, roi des rois ; le chef illustre protege du


dieu soleil, arme du sceptre, revetu de la ceinture d'au-

vs ,IT../....r

,,..4141,el:1

..,A fl ..CA- 7,

V=.101Ar.-7-=A11.\ 1,41,, MA 4 i:.` 11 AA-;-,,zAA1,15A1.


qN'.111V,
":"..114all 11)111X
-1 81.111,5 V
AN:yr:.:01.,
,s =, iQ_A",11.

Ozt-'9
. \ -,
--a ,
it sj:ktih,'
7 -tAh-,`ArY A 0:110lAtIllAke E.
k4 GA 1St s\ 110` ,..
RA AI tg Uiy,-.....aFfilt,11'1W .S;.
;,A.?.Yrc.-...r......-voreATIOsTos..--."' E ,--11 04 All AO
kg f AAI kr,,r-,1 4,On .T1: 01,0
-oTii-----2.9if. ,O.1A'f.:\
11.AA-15,Oht-ato,iiNCIVr .O.-1, .
VII,P: : ' 71,1' t\
---"Al.Y.,-11.AnN.:41.O.IANMAAllt
IA
,.g Y O
\ 1 kEt 1.017,1811Y:'.=.4j.,74A--F.A ri
) ' AA-S=1A b.V4 A
AM),
kYr'A, I'M 01=`,--.`.11..W1V-tAMac`.., 1
-170A
' f-IdiV i
--=, IJ
Vrf A q 1;AAIraITCW( :1
!7:- :" --Itar-1 11L
, t.-1/1 ..

f 1,11,0_

,..,-,.:,..yry-.*),YhY--:
,0..
-5,,
, , BH A --. -.. g \ \-,`..
ik0.410,4',1!)

v z,,,-ll,il
11\\\,\--it.
.,0',.f!IfiA
,
/ii,_ivo
,,,IA\
110, ,\
' \'' i ?'
-1"1A
' L lY #1, '

0 /---'--= -"--.;,.
,41tCtt
16

(,44;11
..(4k
.

=.-_/ H. C TENACC1. EL, A.,.1 \C:F__


i i.111111

1 RI .1111 I II/ I

,1 n
1

VIII

1 1. li

1.511F i 111, 11O 1,111 r1. 1511 "' M"

SALMANASSAR .1 1.6( JEFILl ROY . P,

.!

I5RA L.FALAIS.DE NEMRO . IX SIECLE


1 I
7 II (I
Iiiill II III

k.v kNE'C

. CA TENA CC I

.1"

1'

'

I'

0
SALMANASSAR.111....3EHI
8
.R01 D
AEL . PALAIS DE .N EMROD

III

iA I l l

III

II

Stele de Salmanasar 111, d'apres 1e moulage du musee du Louvre. Dessin de Catenaeci

torite sur tous les hommes, regnant sur tout le peuple


de Bel ; le puissant prince dont les louanges Sont repanclues au loin parmi les rois, le souverain honore dont

Assour a designe les serviteurs pour le gouvernement


des quatre regions, et a rendu le nom Mare pour la
posterite ; qui a conquis nombre de plaines et de monla-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

111111


n lllll
l

1111 ' 1

'

1/ 111

II/1

II

I^IIII

LIE

I"I

</1

,
fas,

II

C9r

11110;.

II

mallow
Efirmumuimiu Il l I

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

334

LE TOUR DU MONDE.

gnes du haul et du bas pays ; le heros victorieux dont le


nom frappe de terreur toutes les nations ; l'etoile brillante qui a porte la guerre dans les contrees etrangeres,
et, sous les auspices de Bel, le dieu qui n'a pas d'egal, a
soumis au joug les ennemis d'Assour.
Apres ce preambule, Tiglath-Pileser commence la loupe enumeration de ses expeditions et de ses victoires,
annee par annee, campagne par campagne. Un tresgrand nombre de pays, de cantons et de peuples ou de
tribus sent nommes, les uns sank au nord et au nord
ouest dans la haute Armenia, les autres a l'ouest, jusque
vers les confins de l'Asie Mineure (les deux pays extremes dans cette direction sont la terre de Komoukha, qui
parait devoir rpondre a la Comagene, et la terre des
Koumani ou Khamana, qui doit stlrement se chercher
dans le nord de la Syrie, vers le mont kmanus); d'autres au sud-ouest, jusqu'a la grande mar (la Mediterrane), d'autres enfin a l'orient, vers les cantons de montagnes qui separaient l'Assyrie de la Media. Dans
plusieurs de ses expeditions, on suit le roi a travers le
pays de Nahiri (le NaharaIm des Hebreux, c'est-h-dire
la region des rivieres, ou Mesopotamie) et la ville de
Karkamich, sur l'Euphrate, jusqu'aux plaines d'Aram
(la haute Syrie) eta la contree des Khatti (les Khetim
de la Bible, c'est-h-dire les tribus syriennes des montagnes et de la cote). La derniere expedition est dirige
contre le pays de Muzri (le Mizralm des Hebreux, l'Egypte), qui est vaincu et conquis. C'etait une reaction des
pays assyriens contre la domination des rois d'Egypte
que les contrees de l'Euphrate avaient subie durant plusieurs siecles.
Tiglath-Pileser resume alors les victoires qui ont signale les cinq premieres annees de son regne. Il s'est
rendu maitre de quarante-deux pays et de leurs rois,
depuis la region qui est au dela du Zab (un affluent
oriental du Tigre), avec ses plaines, ses forks et ses
montagnes, jusqu'a la contree qui est au delh de l'Euphrate, au pays des Khatti et a la mer Superieure du
couchant. p Le roi dit ensuite quels temples et quels
palais it a construits ou repares, quels canaux it a ouverts pour l'irrigation du pays, de quels animaux utiles,
de quels arbres nouveaux it a dote l'Assyrie. Ces soins
revelent le prince habile et prevoyant, en meme temps
que les victoires montrent le roi guerrier. Un nom hier
encore inconnu reclame maintenant une place eminente
dans les fastes du monde antique.
Avec Tiglath-Pileser commence une periode d'environ
trois siecles, qui fut l'epoque la plus brillante de la monarchie assyrienne. C'est alors que l'empire s'eleve
l'apogee de sa puissance. Nous avons deja fait remarquer et it est necessaire d'insister sur ce fait capital
qu'aucun des monuments exhumes des sites assyriens
n'est anterieur a cette glorieuse periode. Les deux plus
anciens jusqu'a present connus, le palais nord-ouest de
NimroCid et le palais du centre, furent eleves le premier par Sardanapal, fils du Tiglath-Pileser de l'inscription de Kalah-Charghat, le second par Salmanasar,
hits de Sardanapal. Les palais exhumes h Khorsabad et

Koioundjik sent plus recents d'un sicle et demi et de


deux siecles.
Les monuments de Salmanasar, dans le palais du centre, sont d'un puissant intert. Le plus important est la
stele en basalte noir que nous avons deja mentionnee,
et dont un moulage en platre fait partie de la collection
du Louvre, monument qui contient, gravee sur ses
quatre faces, la chronique des trente et une premieres
annees du roi, accompagnee de plusieurs rangees de curieux bas-reliefs representant les tributs des contrees
etrangeres que recoit le monarque conquerant. Les expeditions, racontees annee par annee dans l'inscription,
sont dirigees, comma celles de Tiglath-Pileser, tantet
au nord-ouest et au nord, dans la contree d'Hararat
(sans doute l'Armenie), tantet a l'orient et au sud-est
vers la Medie et les tribus montagnardes de la region
intermediaire , tantCt h l'ouest vers les pays syriens. C'est
surtout dans cette derniere direction qu'ont lieu 1 es expeditions les plus frequentes.
Traduisons, d'apres M. Rawlinson, un seul paragraphe a titre de specimen de cat important document epigraphique.
a Dans la onzieme annee (de mon regne), dit le roi,
je sortis de la ville de Niniveh, et pour la deuxieme fois
je traversai l'Euphrate. Je pris les quatre-vingt-sept
villas appartenant a Araloura, et cent villes appartenant a Arama, et je les livrai au pillage. Je reglai ce qui
regardait le pays de Khamana, et, passant par le pays
de Uri, je descendis aux villes de Hamath, et je pris la
ville d'Esdimak avec quatre-vingt-neuf villes qui en 'dependent, exterminant les ennemis d'Assour et enlevant
les tresors. Hemithra, roi d'Atesch, Arhoulena, roi de
Hamath, et les douze rois des Kheta, qui etaient en alliance avec eux, se leverent contre moi et reunirent leurs
forces. Je les combattis, je ies defis, je leur tuai dix
mille de leurs hommes, et j'emmenai en esclavage leurs
capitaines, leurs chefs et leurs hommes de guerre. Je
montai ensuite a la ville de Habbaril, une des cites principales appartenant Arama (le roi d'Armenie), et j'y
recus le tribut de Barbaranda, roi de Chetina, en or, en
argent, en chevaux, enmoutons, en bceufs, etc. Je revins au
pays de Khamana, ou je fondai des palais et des villes.
Le Salmanasar qui nous raconte ici ses faits d'armes
vivait dans la premiere moitie du neuvieme sicle, vers
860 ou 870 probablement, pour prendre une 'poque
moyenne.
Quiconque est quelque peu familier avec la geographie classique de l'Asie occidentale et avec la geographie
des livres saints, peut commenter ce texte, au moins dans
ses parties essentielles, et en apprecier la richesse. On
pent juger quelle mOisson d'informations sortira de ces
documents pour la reconstitution politique et la geographie de l'Asie anterieure, quand les derniers progres des
etudes cuneiformes leur auront.donne (ce qui ne saurait
etre bien eloigne) la certitude absolue dont les materiaux de l'histoire veulent avant tout etre accompagnes,
dans le detail des faits et des noms aussi hien que dans
l'ensemble.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Sur la poitrine d'une statue du dieu Nebo (la divinite
supreme de Babylone et de Ninive), trouvee a Nimroeid
en 1854, on a lu une inscription que nous ne saurions
omettre. Cette inscription est une dedicate de la statue
Phalloukha, roi d'Assyrie, et a son spouse imperiale
Sammouramit, reine du palais. u Ce Phalloukha, par la
correspondance des dates (une autre inscription le designe comme petit-fils du roi Salmanasar de la stele mentionnee tout a l'heure), n'est pas different du Phoul dont
la Bible rapporte une double expedition en Syrie et en
Israel a dix ans d'intervalle, vers 774 et 764; mais ce
qui eveille surtout notre vif interet, c'est de retrouver
ici le grand nom de Semiramis, non la Semiramis
legendaire de Ctesias et des traditions niedes, qui se perd
dans la nuit des origines, mais la Semiramis d'Herodote, la seule qui ait un caractere reellement historique, Celle qui fit executer les premiers embellissements
de Babylone. L'epoque oil les indications prcises de
l'historien place cette reine fameuse (cinq generations
avant la mere du prince sous lequel Babylone fut prise
par Cyrus) conduit en ellet
precisement au temps de
Phalloukha.
Au milieu de la splendeur que revelent les vastes
constructions des princes qui
regnerent dans les trois siecies compris entre le grand
Tiglath-Pileser et l'epoux de
Semiramis, quand les rois
d'Assyrie regnant sur toute
l'Asie occidentale, que la Babylonie, la Medie, la Mesopotamie, l'Armenie, la Syrie, et l'Egypte elle-mme,
sont des provinces de l'empire de Ninive ou ses tributaires, qui aurait pu prevoir que cette grandeur allait
s'abimer dans une terrible catastrophe? Le jour marque
par la ruine de I'empire etait proche, cependant ; la
chute fut aussi soudaine que l'elevation avait etc rapide.
Les historiens nous en font connaltre la cause. La
Medie et la Babylonie, soutenues par le roi de la Bactriane, se liguerent pour reconquerir leur independance.
Ninive fut prise, nous le savons, en l'annee 747, et le
roi regnant (que Ctesias nomme Sardanapal) se donna
la mort sur un beicher. L'Assyrie, comme royaume, fut
reduite a ses anciennes limites, et la famille regnante
qui succomba dans cette revolution fit place a une nouvelle dynastie.
BientOt, cependant, on voit les princes de cette dynastie nouvelle reconquerir pied a pied la preponderance que Ninive avait perdue dans la revolution de 747.
Ici les inscriptions trouvees dans les explorations de
M. Botta et de M. Layard confirment et completent celles
qui se tirent des livres saints. Salmanasar, qui prit Samaria en 721 et emmena les dix tribus en captivite, est
le deuxieme roi de la nouveile monarchie. Son successeur,

335

Sargon, bath la ville et le palais retrouves sous le tumulus de Khorsabad. Ce fut un prince guerrier et conquerant. On a de lui une inscription d'une grande importance historique. Sauf la Medie, tous les anciens pays
soumis a l'Assyrie, la Babylonie elle-meme, sont retomhes sous sa dependance. Le fils de Sargon, Sennakherib, se montre le digne heritier de son pore. Il fait aussi
une expedition en Syrie, expedition a laquelle on croit
pouvoir rapporter le bas-relief assyrien qu'on voit
sculpts pres de l'embouchure de Nahr-el-Kelb, un peu
au nord de BeIrouth, sur les rochers de la cote phenicienne, a cite d'une tablette de Sesostris que le temps a
presque effacee. Le palais deblaye par M. Layard
KoYoundA, le quartier royal de Ninive, fut commence
par ce prince et acheve par son fils Sardanapal. C'est
un des plus beaux restes de Yarchitecture assyrienne.
On y lit, dans une des inscriptions de Sennakherib J'ai
agrandi tous les edifices de Ninive, ma royale cite. J'ai
reconstruit ses rues anciennes, j'ai elargi les plus etroites, j'ai fait de la ville entiere une cite brillante comme
le soled. C'est dans une
des salles de son palais qu'a
etc trouvee la precieuse collection de briques couvertes
de memorials et de documents cuneiformes, qu'on a
qualifies tout a la fois d'archives et de bibliotheque.
La fatalite qui, une fois
dej a, avail frappe l'ancienne
monarchie ninivite dans le
temps memo oh une suite
de regnes glorieux semblait
avoir assis sa puissance sur
d'inebranlables bases, cette
fatalite va l'atteindre encore,
et d'un coup bien autrement
funeste, au moment oil de nombreuses victoires ont
rendu a l'empire l'eclat des anciens jours. C'est quand
Sennakherib et son fils Sardanapal se glorifient d'avoir
fait de Ninive' une cite resplendissante, que la grande
capitale va tomber une seconde fois, ensevelie sous ses
ruines, devant la nouvelle coalition des rois de Medie
et de Babylone. Cet immense desas tre, qui changea la
face de l'Asie, n'est rapporte sur aucun monument
connu : ce sont les restes a demi-consumes de la ville de
Sennakherib qui seuls nous racontent aujourd'hui la
catastrophe. Et par un singulier accord, qui semblerait
inexplicable si nous ne savions combien d'ecrivains ont
peri clans le naufrage de Pantiquite, un des plus grands
evenements de l'hismire n'y a pour ainsi dire pas laisse
de trace. La plupart des historiens semblent avoir confondu la seconde prise de Ninive en 608 avec la chute
du premier empire en 747.
La geographie des inscriptions cuneiformes.

Nous ne pouvons terminer cat expose des .faits nouveaux que les explorations de l'Assyrie, de la Babylonie

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


336

LE TOUR DU MONDE.

et de la Perse ont donne a l'histoire, sans jeter un regard sur le cote geographique de ces decouvertes. Ce
cOte est important deja. ; it doit le devenir bien plus encm e. Si tousles noms geographiques que les inscriptions
renferment pouvaient etre identifies et fixes a leur vraie
place, nous aurions des a present la carte restituee de
l'Asie occidentale pour les temps compris entre le
dixieme siecle et l'epoque d'Herodote, avec ses villes,
ses rivieres, ses nombreuses tribus, ses nations et ses
Etats. Bien des noms restent maintenant inexpliques;
beaucoup cependant se reconnaissent dj d'une maniere probable, quelques-uns d'une maniere tout h fait
certaine. Aucune etude serieuse, sur cette branche dif-

ficile de la geographie compares, n'a ete tentee jusqu'h


present ; ]e moment n'en est pas tout a fait venu. Mais
a mesure que l'hesitation et le doute qui embarrassent
encore la lecture d'un grand nombre de noms propres
se dissiperont devant le progres croissant de l'etude
dies textes, et que la critique pourra ainsi marcher d'un
pas plus ferme sur un terrain mieux assis, cette face importante de la science historique s'enrichira de plu's en
plus, et, du meme coup, les inscriptions elles-mmes
prendront un sens plus clair et une plus grande signification.
La geographie cuneiform e aura d'ailleurs, sans aucun
doute, de nombreux points de contact avec une autre

etude egalement en voie de progres, mais qui est bien


loin d'tre fixee encore, la geographic asiatique des
inscriptions egyptiennes. Avant que les monarques assyriens portassent leurs armes victorieuses dans les
provinces mesopotamiennes, en Syrie et jusqu'auxrives
du Nil, les pharaons guerriers de la dix-huitierne et de
la dix-neuvieme dynastie (du seizieme au quatorzieme
siecle avant l'ere chretienne), au nombre desquels est le
grand Sdsostris des historiens grecs, dont le veritable
nom est Ramses-Meiamoun (vers 1350 a 1400), avaient
pousse leurs conquetes au deli de 1'Euphrate dans la
direction du Tigre et de l' A rmenie. Ces evenements, qui
remuerent profondement l'ouest de l'Asie longtemps

avant que les Grecs existassent en corps ell nation, sont


restes inconnus a nos ecrivains classiques ; ce sont les
inscriptions de l'Assyrie et de l'Egypte qui nous les ont
reveles. II est impossible que sur les monuments eleves
tour a tour par les princes conquerants des deux monarchies en commemoration de leurs lointaines expeditions,
les memes noms de villes, de fleuves, de peuples et de
pays ne se retrouvent pas frequemment, et ces mentions
paralleles, lorsque de part et d'autre la lecture en sera
devenue tout a fait certaine, seront d'un grand secours
pour l'eclaircissement de cette antique geographie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

VIVIEN DE SAINTMARTIN.

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

337

VOYAGE SUR LES PRONTIRES RUSSO-CHINOISES


ET

DANS LES STEPPES DE L'ASIE CENTRALE,


PAR THOMAS-WITLAM ATKINSON.
1848 - 1854. TRADUCTION INEDITE.

Avant-propos. Comment se peuple la Siberie, et comment on y voyage.

Le 22 fevrier 1848 un traineau de voyage, renfermant


M. et Mme Witlain Atkinson (les voyageurs memes dont
nous allons suivre les traces)', arriva au galop de l'interieur de Moscon devant la porte de cette vale qui s'ouvre
sur la route de la Sibdrie. Les barrieres des villes russes
sont formees par deux poteaux ou grandes poutres soutenant une grosse traverse mobile. On eleve celle-ci
chaque fois qu'on doit laisser passer une voiture ou un
cavalier, puis on la laisse retomber immediatement.
Avant d'tre admis a Franchir cette sorte de joug ou de
1. Les documents on nous avons pulse les colonnes suivantes
sont au nombre de trois : Oriental and Wenstern Siberia, par Witlam Atkinson, 1858: The Upper and Lowen Amour, par le meme,
1860 ; Recollections of Tartar Steppes, par mistress Atkinson, 1863.

potence, le couple anglais dut faire verifier ses passeports. a Si peu de temps que prit cette formalite, dit
Mme Atkinson, ce moment suffit pour evoquer dans nos
souvenirs les lamentables fanteunes des nombreux proscrits pour lesquels cette barriere avait 6te la premiere
etape de l'exil; les uns accuses des plus grands crimes,
les autres des plus minces delits, beaucoup simples victimes des caprices, de la brutalite on des terreurs d'un
maitre, beaucoup aussi martyrs d'une foi herolque.
a Pendant notre court sefrour a Moscou, les families de
quelques deportes, sachant notre dessein de visiter prochainement des contrees oei leurs peres, leurs marls et
leurs frres geinissaient detenus depuis de longues annees, avaient cherche a lien des relations avec nous. Gila22

VII. 178 LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

338

LE TOUR DU MONDE.

can des membres de ces families avait quelque chose a


nous communiquer. Ici c'etait une femme qui s'etait lenue a la porte de Moscou avec son enfant dans les bras
pour recueillir le dernier regard d'un mari et d'un pre ;
la, do jeunes enfants, maintenant hommes faits, avaient
ete terrifies par le cliquetis des chaines en embrassant
leurs parents pour la derniere fois ; ou bien c'etaient
des mores qui avaient assiste avec angoisse au defile de
leurs Ills entre les funestes poteaux qu'ils ne devaient jamais repasser ; ou bien enfin des scours qui avaient recu
les derniers adieux de ceux qui leur etaient chers, et des
freres qui s'etaient presses d'une etreinte supreme et ne
devaient jamais se revoir : tons ces infortunes avaient
quelque message a faire parvenir. Chaque famille ayant
un fils, un pere ou un frere en Siberie (et it en est des
meilleurs et des plus braves), avait voulu nous avoir
pour hetes. On n'avait pas ose leur ecrire depuis longtemps. On pouvait seulement leur faire transmettre oralement des temoignages d'affection et d'interet, et chacun
avait desire que nous fissions de ces commissions un cas
tout particulier. Es croyaient ne nous avoir jamais assez
entretenus des details de leur infortune , details souvent tragiques, toujours tristes au plus haut degre. .
y avait un melancolique interet dans ces recits
que tout le monde att apprecies comme nous. Es roulaient generalement sur les circonstances qui Avaient
conduit les titres regrettes dans l'exil, et sur la difficult
de faire parvenir si loin quelques confidences d'oit CCpendaient souvent l'honneur, la fortune et l'avenir de
plusieurs families. Aussi je comprenais les recommandations rninutieuses dont chaque confidence etait l'objet,
et je n'oublierai jamais notre depart et les benedictions
que tant de co3urs brises appelerent sur nous. ),
Il fut donne a M. et Mine Atkinson, durant leurs
longues peregrinations h travers la Siberie, de tenir la
plupart des engagements pris enviers ces respectables
infortunes. Depuis la pente orientale de Mural qu'ils
descendirent par la belle vallee de la Toura jusqu'aux
rivages basaltiques du lac Baikal, Hs se detournerent
bien souvent de leur chemin, pour aller dans quelque
hameau ecarte, dans des solitudes sans nom, souvent
memo dans l'antre souterrain d'une mine, a. la recherche
d'un exile recommande a leurs soins, et lui transmettre
subrepticement un souvenir d'affection, des nouvelles du
foyer perdu.
Ainsi dans la premiere ville siberienne oii ifs mirent
le pied, a Neviansk, celebre par ses riehesses metallurgigues et par son hotel des Monnaies dont la haute et
belle tour s'incline hors de la perpendiculaire plus encore que la tour de Pise, et fait penser involontairement
it ces monuments h. base de sable dont pule 1'licriture,
les voyageurs purent constater qu'une bonne partie de
la population descend des fugitifs echappes dans le siecle dernier des solitudes de Berezof et d'autres enfers
siberiens, et qu'on depit des terribles prescriptions imperiales, le premier des. Demidoffs recueillit, cacha et
employa dans ses mines et dans ses usines.
Ainsi an confluent de l'Iset et du Tobol, it Yaloutor-

rowsk, Hs allerent embrasser, au norn de sa famille, un


des principaux conjures de 1825, un Mouravieff que
vingt-quatre ans d'exil, dont plusieurs passes dans les
forets marecageuses du gouvernement d'Yakoutsk, sans
societe aucune, sans livres et sans papier, n'avaient pu
amener a modifier son esprit indomptable et les convictions pour lesquelles it souffrait, pour lesquelles son
frere avait peri du dernier supplice I.
Ainsi encore dans le voisinage de Minousink, bourgade peuplee d'exiles sur le Jenissei, Hs eurent a visiter
un savant allemand, le docteur Fahlenberg, dont la mort
await ete officiellement annoncee vingt ans auparavant
sa famille qu'il n'avait pu desabuser, et qui, par suite
d'un raffinement de cruaute et de tortures, n'ignorait pas
que depuis cette poque it ne comptait plus que pour
memoire dans le Coeur de ses enfants, et que sa femme
s'etait remariee Ce n'est pas tout : cet homme, aussi
distingue par son erudition que par l'elevation de son
esprit, avait ouvert a Minousink une ecole oii bientet afflua la jeunesse des environs. Des que le gouvernement
l'apprit, it fit fermer l'cole, deporta le pauvre savant h
quelque distance dans le desert, et lui prescrivit meme
la seule occupation qui lui fut permise. Voici, dit le
malheureux en ouvrant sa fentre devant ses deux visiteurs anglais et en leur montrant un coin de terre
plante de tabac, void le noble travail auquel je dois consacrer les quelques annees qui me restent h vivre !
A Irkoutsk, oh M. et Mme Atkinson passerent les
deux hivers de 1850 a 1852, se trouvaient un certain
nombre d'exiles russes ou polonais, qui, condamnes d'abord au travail des mines de Nertchinsk., avaient obtenu,
avec le temps, une commutation de peine et formaient,
h l'Opoque dont nous parlons, la meilleure et la plus
agreable societe du chef-lieu de la Siberie orientale. On
remarquait parmi eux deux grands seigneurs russes : les
princes Troubetskoi et Wolkonskoi, avec leurs families.
La femme du premier, levee dans sa jeunesse en Angleterre, au milieu des plus grands noms des trois royaumes, etait la premiere femme de haut rang qui out suivi
son epoux dans l'exil siberien. Son exemple await ete
contagieux. Mme Atkinson recueillit de la bouche meme
de cette noble femme, dont l'esprit cultive egalait le
dvouement, la relation du voyage qu'elle avait entrepris, suivie d'une seule servante, dans ces tristes contrees, et le rcit plus navrant , encore de sa reception et
de son genre de vie aux mines de Nertchinsk, ou le prince
son epoux travaillait comme forcat1 Quant au prince
Wolkonskoi, it cultivait, chaque ete, de ses propres
mains une petite ferme qu'on lui avait cedee dans le voisinage de la ville, et dont sa femme, autrefois une des
lionnes des salons de Petersbourg et de Moscou, vendait
elle-memo les produits. Lui, touj ours de manieres graves
et dignes, portait sans affectation des vetements plus que
1. La mort de Serge Mouravieff est tristement celebre : condanme a titre pendu, la corde rompit avant qu'il eat cesse de
vivre; pendant qu'on en cherchait une autre, it reprit connaissance,
et voyant ce qu'on prparait de nouveau, it se contenta de dire
avec douceur : n 11 est dur pour un homme d'avoir a mourir deux
lois..

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

SS

83

73

7 0

4.4..."

aS

3ISK
..".

:
0pisk

icvisk

oy

INV.

-4,

an

pi
110

SNOIARSR

gain

90

80

h.

, .

-CeeV

.fi
0,
154f0.-

--.,-

Jeje

. .Ki

147:444
...2,.

"P.

"3.

!amid., 0

.,,

P.. V'

'

Sel

.2. ev.

i ,,,
p:M talt,l
dip:
/

4 N, A4

/4;
1
d

.0a

i'

km*,

Semi ola
-

ilirojr,'

Ark.

d es

zl,shi

' L. Ten
,

i$,ss.
aik,34

Z.410

.7%,..
1

,
-

O.

`
),

.L0U

\T

s--,, / '''-,

.
O,,

Irotiokonoro

c',. '
m
qttro

ft ntailA (Ili)
..

'14P',..' `..

!11

;
AI

II 7,-,,,
11:1

pico1614,
, 1 4,

-S., .4,

'

'
o

,..--

70

limner Dar Aii*lenein

, g

op

,, '

10'

,.

I,

.3"

04,r.
...Der,

s
.

WI

,,

6S u

'

T,..?" A

-40F;
, ,;,:,,,,p.e-;

l'
11

$:
,Kara

Gob;

0 IL

.
11 A N

-,--'

'

;P i'

jr , a

' Pidjan

de

VASIE cENTRiu
entre ics Lacs

ikhaipuit
..

ISETK-KO M ET BAIKAL
pour servir aux voyages

deWitlam Atkinson
1848-1853

A N I. 0 11

75

$
90

Crave chez Erhard. R Bonayarte Z.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

haia

CARTE

ar

L.Lob

r -

an

t,

-:-.7.-- Z-BoArgy Mar

utehe

is

,d,d,,,,Jidian' Add

(17":5-';1:lonneu .s' no rcl:a6

'';''

r
v

ooe

Sfrao .'!1
.'

At flc'

, ulv,
1%40

.
.,u41''4:jol
e B
A'uld#'''e c:i1/41""'
T Oa 0'1 Flaill

`,,,Y.

...-
i,,
r'
'.i

OurolIP. ^

awe

---iTg

I


Y"
7{

4'11,6

.......,

pp, p pap.,

5".'

24,.*

I'

esert,
Urn'

Witf2
, /9-
$
54
A,44,

GA

"

,:

N.

S to

, ; , 6

R.0 ouitt sou


Arat

-bao
.

xa.s,

...

-4:

Ou

,44\mptlf/

,

;---

1.111611
R

li 00T

.Oub a

L.Zaisan2

s,

,/
L .19hiP

,.'

'

...

-...-,.

It

g-

001,;ta ci

--

ft,e''
v".'

4.,-i-1-.?-t";,
7, :/ ,. -
,:._

z ),

45

f\--------

,-,
Atio:

--

k,

.ifal4Wr

s.,

' '.i'-''','
,.'.:''')
- -; :-1 :(

1'

, Ir
d
i /,,,

".,A1FRI .

..1

'.)

Oust Kam '

"*-L.
-

AM

.41/1,,,,44,

St

....

,14 Sisaiwk
W,' ':

it

A407.1.,:,..34a.

'

't;

:
ri
akn,1111%\ Of, l'anzaararl
nM1MCV
,

.---..-f- \e
23 .c

i,'-'''''?;,-,-''

_2.

1111.0

.&., lil 4,0,.

T.

e'
sv
,:,
..

ak

Sayausw

. ----

/
0,,,r OIIIII, ,LAi1,

oul

6",
9'

eta

..,-

0thoki

iimailaq,

[email protected]

95

Ifilooneoes
00

Joe

100

V.

340

LE TOUR DU MONDE.

simples. Toujours aussi dans les assemblees publiques,


au theatre, a l'eglise, if prenait place parmi les paysans
et les Bens du peuple, qu'il aimait et dont il etait aime.
Je suis un des leurs, disait-il, et je tiens a honneur
d'tre regarde comme tel.
Ces details touchent, sans doute, par plus d'un point
a des questions d'un ordre etranger a cc recueil; cependant, comme trails de mceurs locales, ils y ont leur place
marquee. La geographic ne pout ignorer par qui et comment se peuple et . e civilise une contree plus vaste,
elle seule, quo notre Europe entiere : contree a laquelle
ses inepuisables forets, ses fleuves immenses, ses rich esses
minerales, son sol fertile en depit des hivers, et enfin le
voisinage de la Chine, de la Transoxiane, du Japon et
de l'Amerique, reserve sans nul doute un grand avenir.
Eh Bien quand sa population sera assez dense .pour
former une nation, on ne pent douter qu'elle n'honore
les noms que nous
venous de titer,
et bien d'autres encore, scenes
sous la pierre du
.sepulere on a la base des noires Croix
latines qui marquent par milliers
stir le sol siberien,
les tombes des Polonais , comme
les noms de ses pores et de ses fondateurs.
Lorsque M. Atkinson repassa la
porte fatale de Moscow, Sept ans s'etaient ecoules depuis son depart. 11
avait sillonne de
ses peregrinations,
tantOt seul, tantht
suivi de sa courageuse compagne et meme d'un enfant
qui leur etait ne dans ce voyage, la Siberie meridionale,
les montagnes de l'Altai et la vaste depression qui s'etend
entre cette chaine et les moats Celestes, d'une serie d'itineraires montant ensemble a plus de soixante-trois mille
kilometres (quinze mille huit cent cinquante lieues 1). Le
premier de tous les Europeens, it a croise la route que
suivirent jadis, dans leur marche vers l'Occident, les
hordes de Tchenkis et de ses Ills. Le premier aussi, il a
vu se dresser devant lui les masses neigeuses du BogdaOota et les paysages alpestres de l'Alatau. Si de ces regions inexplorees avant lui il a pu rapporter un journal
de notes ecrites scrupuleusement chaque jour, et un
portefeuille de cinq cent soil ante dessins, ce n'a etc ni sans
fatigues, ni sans difficultes. a J'ai souvent etc eprouve,
dit-il, par le froicl et par la chaleur, par la soif et par la
faim ; souvent encore je me suis trouve dans les situa-

lions les plus critiques, au milieu des tribus de l'Asie


centrale et surtout parmi les outlaws chappes des etablissements penitentiaires de la Chine, caracteres desesOres, qui comptent la vie de l'homme pour peu de chose.
Enfin, en bien des occasions, je me suis vu en face d'une
inevitable mort le long de precipices insondables, dont
je n'etais pas separe par l'epaisseur d'un cheveu.
a Dans co milieu on tout est sauvage, la nature, les
hommes et les animaux, les parties de plaisir memos ne
sont pas sans danger. Laissez-moi titer un exemple.
C'etait a Kopal, aux pieds de l'Alatau. Par une belle
et froide matinee mon bete me proposa une promenade
en traineau sur la neige durcie et aplanie par la gelee.
Le traineau, semblable a ceux dont se servent les paysans
en Siberie, est une simple caisse en osier de la forme
d'une corbeille, fixee plus ou moins solidement sur un
cadre de bois. Au fond de la corbeille, un bane reconvert
de fourrures pout
recevoir deux persounes un peu ser.
roes; une planche
posee sur la partie
anterieure sort de
siege au cocher.
a Mon hOte , officier d'artillerie ,
avait change ses
vieux chevaux russes eontre de magnifiques etalons
kirghis. Trois de
Ces animaux, aussi
peu que possible
habitues au joug,
furent atteles ; le
traineau fut amene
devant la porte de
notre habitation
ouvrant sur une
plaine de plus de
trente mulles d'etendue, mais bordee d'un cote, a moins de cinq cents metres de distance, par un ravin d'une effrayante profondeur.
a J'avais a peine eu le temps d'entrer dans le traineau
que les chevaux, faisant un kart, partirent au galop; le
cocher, lance hors de son siege, alla tomber dans la neige
en laissant echapper les renes, et le sauvage attelage
m'emporta droit vers le ravin.... Je compris de suite ma
position : chercher a sauter hors du traineau, c'etait me
vouer a une mort certaine, et j'acceptai comme moins
dangereuses lee chances que me gardait le hasard. Du
reste, au train dont allaient les chevaux l'issue ne pouvait se faire attendre; nous approchions d'un point du
ravin on il a plus de soixante pieds de profondeur.
Deja nous en etions assez proches pour en apercevoir
le bord oppose, noir eta pie. Nous n'en etions pas a
quinze metres, quand tout a coup les chevaux tournerent
court et avec tant d'impetuosite qu'ils lancerent le trai-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
neau et son contenu droit sur le bord du precipice. Mais
avant que je pusse calculer le danger, les sauvages animaux m'emportaient dans une direction opposee, entralnant mon leger vehicule deca dela, sur les asperites du
sol comme la queue d'un cerf-volant.
Parmi les perils d'une autre nature semes sur les
routes de la Siberie, je signalerai les superstitions brutales des vieux paysans, premiers colons de ce pays.
Dans une cabane on nous vinmes un soir demander
l'hospitalite pour la nuit, deux voyageurs avaient et
peu auparavant egorges a coups de hache pendant leur
sommeil par le proprietaire de cette demeure ecartee,
pousse irresistiblement a ce crime
par la simple vue
d'un repas de vian_
des froides pris par
ses hOtes dans la
nuit du vendredi
au samedi. Sa conscience n'avait pu
tolerer un tel scandale sous son toit,
et la mort seule des
coupables lui avail
paru capable de
l'expier.
Mais laissons les
terres russes ,
d'autres voyageurs
nous ont cleja conduits, on d'autres
nous rameneront
prochainement.
C'est au sud des
linnites qui les se- 4rrfr
parent des possessions chinoises que
nous devons suivre
M. Atkinson.
I
Le pays des Kalkas.
Ancienne Mongolie.

Je venais de parconrir l'Altai. La


vallee du Bia, on s'etale 1'Altin-Kool, le lac d'Or,
m'avait offert des plysages qui ne cedent en rien aux
plus beaux des Alpes suisses et italiques. La vallee de
la Katounia, non moins belle, m'avait conduit jusqu'au
sommet du Bielouka. De ce point culminant du massif
altaique, je descendis vers le sud, resolu a aller chercher dans le Gobi dfrs scenes qui n'avaient jamais ete
considerees par un mil europeen et reproduites par un
pinceau. La, je savais que ma carabine serait necessaire
a autre chose qu'a conquerir mon diner. Lh le courage et
le sang-froid du voyageur sont mis a l'epreuve par des
gens inaccessibles a la crainte et h la fatigue. 11 faut

341

avoir la main ferme, l'ceil prompt et l'habitude des armes, si l'on veut se garantir de tout ante de violence.
Le pillage est le droit commun du desert, et, ce qui est
pis, le voyageur qui succombe .; s'il n'est pas mis a
mort, est destine a subir une captivite certaine.
Mon escorte se composait de trois Cosaques, braves
et honnetes compagnons qui eussent affronte tous les
dangers. Puissent-ils vivre longtemps et heureux sur
le coin de terre qu'ils habitent au pied du Kourtchoum ! Je leur adjoignis Sept Kalmoucks, forts et robustes chasseurs, habitues a la penible vie des montagnes. J'avais une provision suffisante de poudre et
de plomb , ainsi
qu'une collection de
huitcarabines. Mes
Kalmoucks avaient
les cheveux coupes
ras a. l'exception
d'une touffe sur le
kommet de la tete,
reunie en une Ion, gue tresse qui leur
pendait sur le dos et
leur communiquait
un exterieur tout a
fait chinois. De fait,
ils pouvaient etre
consideres cornme des sujets chinois. Malheureusement pour eux, la
Russie les contraint
aussi a lui payer
une taxe.
Le chef de ma petite troupe de Kalmoucks se nommait
Tchuck-a-boi. C'etait un fort et puissant individu, d'une
belle et male contenance ; au front massif et aux grands
yeux noirs. Il etait
vetu d'un manteau de peau de
cheval serre autour de la taille a l'aide d'une large
echarpe rouge. Quand le temps etait chaud it Otait ses
bras des manches de son manteau qu'il attachait alors h
la ceinture. Ce vetement lui retombait autour du corps
en plis magnifiques qui donnaient tout son relief a son
port plein de fierte, a ses mouvements pittoresques, et
imprimait un grand effet a sa figure herculeenne.
etait ne pour etre chef; son excellente nature en faisait de plus un compagnon de route tres-agreable. II
m'accompagna durant un grand nombre de mes jours
de peine et de fatigue, supportant la faim et la soif sans
laisser echapper un murmure.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


342

LE TOUR DU MONDE.

Nos. explorations commencbrent au dela de la riviere


Narym, h l'endroit oh les monts Kourt-choums devraient
se reunir au grand Altai. Mais on no trouve cette dernire chaine de montagnes que sur nos cartes ; dans la
nature, elle u'existe pas. De nombreuses ramifications
courent de l'Altai a travers le desert d'Oulan-koum :
c'est dans cette direction que nous portames nos pas;
nous flies l'ascension d'apres rochers et traversames
nombre de pittoresques vallees, clans notre course h.
l'est vers l'Oubsa-noor. J'avais deux objets en vue dans
ce voyage : visiter les monts Tangnous que j'avais apercus du sommet du Bielouka et le grand lac qui recoit
taut de cours d'eau sans avoir aucune issue. Il existe
dans la chaine du Tangnou an grand nombre de cimes
qui depassent le niveau des neiges ternelles : quelques-unes ont jusqu'h onze mille pieds de haut. Nous
faisions route h l'est et dames croiser les sources de
plusieurs courants qui descendent de ces sommites vers
1'Oubsa. II me serait impossible d'en fournir les noms.
Personne de mon escorte n'avait penetre auparavant
dans cette region et nous n'avons rencontre aucun indigene pour nous en informer. Dans le haut pays le gibier etait en abondance; it n'etait pas rare de voir retir
au feu de notre camp et servir a nos repas de grasses
venaisons. En quelques endroits, on trouvait les pieux
depouilles qui avaient servi aux yourtes coniques des
Kalkas dont ils indiquaient les stations de chasse. Apres
avoir marche douze jours pendant lesquels nous campaInes sur les bords de divers torrents descendant uniforlament dela chaine du Tangnou, nous arrivames a un
cours d'eau large et rapide venant du nord-est.
Il nous keit impossible de le traverser a la hauteur oh
nousl'abordames ; it nous fallut remonter vers sa source:
Notre marche le long de cette riviere nous mena freshaut dans les sauvages montagnes du Tangnou.
Ayant reussi, non sans difficulte , i faire l'ascension
de l'un des sommets qui s'elevaient jusque dans la
region des neiges, je me trouvai en fact d'une perspective aussi &endue que splendide. Immediatement
au- dessous de moi gisait l'Oubsa- noor ; dans le
lointain, du cote du sud-ouest , on apercevait le desert
d'Oulan-koum et l'Aral-noor ; au sud, le Tchagan-Tala
et les hauteurs qui s'echelonnent vers le Gobi; au sudest, on parvenait h distinguer les creles des monts
Kangliais dont plusieurs disparaissaient sous la neige.
C'etait un coup d'ceil lointain jete sur 1'Asie centrale ,
sur un pays que nul Europeen n'avait encore entrevu.
Une obscure et brumeuse ebauche du Bogda-Oola se
dessinait au dela, de la terre de Gobi et du vaste desert
qui s'etendait au loin a perte de vue.
La plus grande partie de cette contree est extremement
abrupte et sauvage. On ne trouve d'arbres que dans les
ravins et les vallees profondes. La plupart de ces montagnes sont (thinks d'arbrisseaux , mme sur leurs versants meridionaux. Cependant les anfractuosites des rochers sont garnis d'un epais tapis d'herbe courte parmi
laquelle on rencontre une grande variete de fleurs. Trois
series d'iris y etaient en floraison : l'une d'un pourpre

fence sur fond Blanc, tine autre 4galernent blanche mais


teintee d'un brim tres-riche , enfin une troisieme d'un
beau jaune. De larges couches d'ceillets primula croissaient partout. Des dianthus d'un rouge gris et d'un
jaune pale etaient pars sur les flancs des rochers; ils
exhalaient une odeur delicieuse.
Nous continuames notre voyage presque droit h l'est,
et, onze jours apres , nous traversions les hauts affluents
de la riviere Tess. Puis, en suivant la chaine des montagnes dans la direction du sud, nous arrivames aux sources
de la Selenga et du Djabakan oh nos guides s'attendaient
h rencontrer des Kalkas. Les Kalmoucks avaient souvent
trouve de ces tribus sur la steppe Tchou, et esperaient
que nous en serions traites avec hospitalite; dans tous les
cas, nos armes devaient nous concilier leur respect.
Dans le cours de cette excursion, un grand nombre
de rivieres descendant des montagnes virent allumer nos
feux de campement sur leurs bords. Elles nous fournissaient ordinairement de poisson du h l'adresse avec
laquelle les Kalmoucks savent se servir de leur couteau.
L'hamecon et la ligne sont des moyens trop lents pour
ces gees-la; afin d'y suppleer,, trois ou quatre hommes
entrent dans l'eau et chassent le Poisson devant eux,
tandis que d'autres Kalmoucks l'attendent sur la rive oh
ils le percent a coups de couteau. Es etaient rarement
plus d'une demi-heure h nous en procurer de quoi diner
abondamment.
Apres avoir traverse la riviere Tess, nous suivimes le
pied des montagnes, souvent a travers des plaines de
sable; it nous arrivait frequemment d'tre obliges de
monter plus haut sur leurs versants afin d'obtenir de
l'herbe pour nos chevaux et du gibier pour nous-m8mes.
Au bout de huit jours, nous atteignimes le San-ghindalai, beau lac de quinze verstes de longueur et d'une
largeur variant de quatre h six. Il fallut y camper deux
jours afin de laisser reposer nos chevaux et de me donner
le temps d'esquisser les sites d'alentour, -consacres par les
legendes kalmoukes. Nous etions pres des sources de la
Selenga sans avoir pu rencontrer encore an seal Kalkas.
Ayant rempli l'objet de ma visite au lac, nous le quittames par une matinee pluvieuse et tournames l'ouest
dans le but d'atteindre la riviere Tess a pea pres hmichemin de sa source et de 1'Oubsa-noor. Les Kalmoucks
commencaient a craindre de ne rencontrer personne. A
tout evenement , nous devions traverser une route frdquentee par les caravanes, et nous pouvions esprer y
rencontrer quelque tribu nomade.
On avait eu plusieurs jours d'une pluie battante qui
avait rendu la marche tres-clesagreable et le pays fort
pea intressant. Les monts Tangnous etaient caches derriere un brouiilard pais; nous etions forces de coucher
sur le sol detrempe; nos housses nous servaient h la fois
de lit et d'abri. Il se trouvait bien quelques broussailles
sa et la dans les ravins, dont nous faisions du feu afin
de cuire notre repas et preparer le the ; neanmoins, malgr nos fatigues, pas un homme de notre petite troupe
ne se plaignit de son sort.
A une heure avancee de l'apres-midi du sixieme jour

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

343

LE TOUR DU MONDE.
apres notre depart du San-gbin-dalai , nous descendiens arse vallee etroite tapissee d'un riche gazon que
nos chevaux flairaient avec deices. Plusieurs chameaux
etaient a paitre apeu de distance, et derriere eux,
une assez grande distance, on entrevoyait des yourtes,
spectacle fort agreable pour tout notre monde. Dans le
lointain, on decouvrait aussi des chevaux paturant dans
des vallons herbeux au dela des yourtes, de name qu'un
gros troupeau de moutons dans le voisinage des chevaux.
Cette vue nous fit hater le pas de nos montures vers
Paoul des Kalkas. A notre approche, deux hommes monterent a cheval et vinrent a notre rencontre , ce qui indiquait de leur part une mission pacifique. Quand notre
escorte les out rejoints, une conversation animee s'engagea entre eux et Tchuck-a-boi, apres quoi l'un retourna
vers ses gens tandis que l'autre restait pour nous accompagner. Un moment plus tard, nous vimes trois autres
Kalkas versant au-devant de nous; Es avaient l'ordre de
nous guider vers l' aoul. A notre arrivee, un homme age
prit les reties de mon cheval et m'offrit la main pour
m'aider h descendre, puis it me conduisit h son habitation oil se trouvaient deux femmes et quatre enfants.
C'etait Arabdan, le chef de Paoul , qui me recevait et
se disposait h exercer l'hospitalite en ma favour en me
presentant une tasse de the puisee dans une large bouilloire en fer. Le the etait melange avec ,du lait, du
beurre, du sel et de la farine, ce qui lui donnait l'apparence d'une soupe epaisse mais non desagreable. Les
Cosaques et les Kalmoucks furent admis a partager ce
breuvage. Pendant que j'en buvais ma part, je pus
examiner notre hOte. C'etait un homme grand et mince,
age de quelque chose comme cinquante ou soixante ans,
d'une physionomie brune, les os des joues saillants,
les yeux noirs, le nez preeminent et la barbe chetive.
11 etait vetu d'un long kalat de soie d'un bleu tirant sur
le noir , boutonne sur la poitrine. Autour de sa taille ,
etait attachee, h l'aide d'une boucle d'argent, une ceinture
laquelle pendaient un couteau, un caillou et un morceau d'acier destine h servir de briquet. Son chapeau
avait la forme d'un casque; it etait de soie noire , erne
de velours noir et pourvu de deux larges rubans rouges
pendant sur le dos de leur proprietaire. Une paire de
bottes a hauts talons, de couleur garance, completaient
le costume du chef. L'une des femmes portait un kalat
de soie rouge et verte, l'autre une robe de velours noir ;
toutes les deux avaient aussi autour de la taille une large
ceinture rouge. Leurs chapeaux etaient semblables.
Elles avaient les cheveux tresses et flottant sur les
epaules en une multitude de petites tresses dont quelques-unes etaient ornees de grains de corail; bijoux
tres-apprecies par les beautes mongoles. Elles portaient
des bottines tres-courtes , a tres-hauts talons et en cuir
rouge qui les empechaient de marcher a l'aise et avec
agrement. Quant aux enfants, ils n'taient point surcharges d'habits, mais pour suppleer au manque de
ceux-ci , ils avaient ete se rouler sur le bord d'une mare
fangeuse qui les avait enduits d'une couche d'ocre rougeatre contrastant avec lour chevelure d'un noir de jais.

Les yourtes de ces populations sent construites comme


cellos des Kirghis etcouvertes de feutre. Mais les arrangements intrieurs different. Du. cote oppose h l'entree
est placee une petite table basso sur laquelle reposent
des idoles de cuivre et plusieurs petits vases en metal.
Dans quelques-uns sent des grains de millet; en d'autres du lait, du beurre et du koumis ou lait de jument
fermente. Le cote gauche de la table-autel est occup
par des boites qui contiennent des valeurs; pres d'elles
sent deposes l'outre au kournis et d'autres ustensiles domestiques. Du cote oppose se trouvent plusieurs piles de
voilock ou tapis de feutre sur lesquels repose la famine.
Un mouton avait ete tae aussitht apres notre arrivee;
it etait deja en train de bouillir dans la chaudiere de for
de la yourte voisine. Le mouton paraissait etre l'objet de
l'attraction generale parmi le personnel de P aoul. 11 etait
evident que tout le monde etait absorbe dans les prparatifs de la fte. On invita les Cosaques a faire rOtir une
partie du mouton a mon intention, en les engageant aussi
a. en conserver une portion pour notre dejeuner du lendomain. Le souper n'eut pas lieu dans la yourte du chef;
mais hommes , femmes et enfants se reunirent dans
une demeure adjacente afin de manger le mouton gras.
Tchuck-a-boi avait explique a notre herte que je voulais
traverser la plaine jusqu'h la riviere Tess, et l'avait prie
de nous fournir des chevaux frais. Le vieillard y con7sentit, promettant que deux hommes et les chevaux seraient prets a l'aube et nous transporteraient h un aoul
peu eloigne de notre chemin, et le seul que nous rencontrerions avant d'arriver a l'Oubsa-noor; it etait meme
douteux qu'on y trouvat des Kalkas.
Une nuit tranquille passee dans la yourte du chef et un
dejeuner a la Pointe du jour nous preparerent a une longue traite. Le soleil se leva Oclatant sur les monts Kanghais, projetant des ombres allongees sur les collines
inferieures, et jusque dans la plaine. Fidele a sa promesse, Arabdan avait fait disposer quatre hommes et seize
chevaux pour notre service. Quelle etait la distance
parcourir ? Personne ne pouvait le dire. Mais it semblait
hors de dente que nous avions une longue course a faire.
En prenant cong de mon hole, je lui offris un fort couteau de chasse de la maison Rodgers. Il en fat enchante,
et prescrivit a ses gem de me conduire sain et sauf
aoul de son voisin.
Notre route etait au nord-ouest, a travers une plaine
onduleuse, couverte d'un gazon illegal qui fournit a nos
chevaux uric nourri tare abondante. En chemin les Kalkas
decouvrirent une voie conduisant a la ville d'Ouliassotai,
a laquelle ils pretendirent qu'on pouvait aller . en moms
de vingt-quatre heures. Il y a dans cette ville un corps
de troupes considerable, sous les ordres d'un commandant chinois. Cette circonstance n'etait pas de nature
exciter en moi le desir d'en approcher de trop pies. Du
reste, mes guides kalkas etaient du mme avis.
Durant la matinee, les monts Tangnous etaient restes
enveloppes de nuages ; mais quand le soleil monta, les
valeurs du ciel se dissiperent, ce qui me permit de jouir
Vus a buyers la steppe, a
(l'un magnifique coup

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

344

LE TOUR DU MONDE.

cette distance, les nombreux pies de la chaine etaient


beaux a contempler; leurs times blanchies par la neige
tranchaient sur l'azur profond et les faisaient ressembler
a des aiguilles d'argent congelees.
Pendant plusieurs jours nous marchames au sud de
ces montagnes, les laissant a notre gauche. Le cinquieme
jour, pendant' que le soleil descendait derriere leurs cornmets, des Hots d'une lumiere fauve se repandireot dans
le Biel. Bie.ntOt cette nuance fit place a, une autre, orangee, teintee de barn; des nuages cramoisis s'etendirent
sur les crtes des montagnes, Landis que des masses de
rayons floconneux gisaient epars sur un paysage argente.
C'etait une scene rare pour mes yeux, mais fort commune dans cette contree oh aucun peintre n'a encore
contemple ces merveilleux effets, ni admire leur charm e.
J'en esquissai une ebiuche, puis je suivis les traces de
mes compagnons, l'esprit profondement absorbe dans
la contemplation du tableau deploye devant moi. Au
sud quelques collines basses, d'un
aspect sablonneux,
couraient a I'est et h
I'ouest; au delhetait
une plaine immense, sans bornes,
toutes les arruees de
l'Eu rope eussent pu
etre rangees et ne
sembler qu'un point
au milieu de ce vaste
desert; le memo
que Tchinkis-Khan
a fait traverser it
ses hordes sauvages
it y a plus de six
cents ans. A mon
exemple,sansdoute,
elles ont contemple
le soleil descendant
derriere les montagnes, sur la route de l'Occident, et, de plus, souhaite
d'assouvir au dela de leurs instincts de sang et de pillage.
It est probable que les nombreux tumuli disperses au
loin dans ces plaines interminables renferment les retinues des pennies qu'elles ont extermines. La nature a
marque la les traces du conquerant depuis le lieu oil it
naquit sur 1'Onon jusqu'a ceux qui furent les theatres de
ses devastations terribles lors de sa course vers l'Occident. Je n'avais aucun moyen d'ouvrir quelqu'une de ces
tombes eparses le long de ma route : ce fut pour moi
l'objet, d'un grand regret.
Cependant la nitit avaneait .rapidement. Pendant que
je dessinais pensant Tchinkis-Khan, les Cosaques
avaient renonce a l'espoir de trouver l'aoul, dont rien
n'annoncait la presence dans le voisinage. Quand je les
rejoignis, ils etaient campes aux bords d'un ruisseau et
occupes a preparer le repas du soir ; le mien m'attendait
sur le gazon. La faim donna du prix a la venaison et au

the dont it se composait. A peine avions-nous fini de


manger que le jour tombs et que la nuit enveloppa la
s'eppe. En quelques minutes je fus endormi.
Nous quittames le matin notre campement pour continuer noire voyage a la recherche des Kalkas; nous
marchions sur un sol nu, presque Untie de vegetation,
tantOt sablonneux, tantet obstrue d'une sorte de gravier
qui fatiguait les chevaux. Les heures succedaient aux
heures; enfn, vers deux heures de l'apres-midi, h notre
grande joie, apparurent des chameaux et des chevaux
epars au milieu d'une vallee tres-proche. Its guiderent
nos pas, et bientOt nous fumes en vue de leur aoul.
Deux hommes vinrent a nous, afin de nous conduire
la demeure du chef. Apres nous avoir salues poliment,
ils se placerent de chaque cote de mon cheval, dans
le but de m'escorter vers les yourtes situees sur un
tours d'eau qui se perdait dans un petit lac a quelque
distance. On se dirigea vers une tente de meilleure
apparence que les
autres et appartenant au chef qui y
attendait notre arrivee. 11 prit la bride
de mon cheval, me
donna la main pour
descendre et m'introduisit dans sa
demeure. Un tapis
y etait etendu sur
le sol ; i1 fallut m'y
asseoir pour accepter la tasse de the
obligatoire de l'hospi talit mongole.
Refuser eta ete impoli. Je me trouvais
installe au foyer du
celebre Kalkas Darma Tsyren.
Le chef s'assit en
face de moi, et les deux jeuues gens qui m'avaient accompagne se placerent aupres de lui. C'etaient ses deux
file. Derriere eux etaient egalement assis dix a Booze
autres Kalkas, pretant a chacun de mes mouvements
une attention minutieuse. J'etais indubitablement le
premier Europeen qu'ils eussent jamais vu, et mon large
chapeau de feutre, ma jaquette de chasse et rnes bottos
longues figureront, sans nul doute, pendant bien des
generations, dans les recits de leurs patres et dans les
chants de leurs trouveres.
En ce moment, plusieurs femmes firent leur apparition, eta leur tete la femme du chef. Elle s'assit aupres de lui; sa fille vint bientet la rejoindre, les autres
se placerent oft elles purent. Mais toutes avaient les yeux
fixes sur moi. Il eat ete sans doute bien amusant de
comprendre leurs retnarques, car leur conversation etait
fort animee.
On en etait la quand un Cosaque apporta mon somervar,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

346

Tous les assistants furent profondement etonnes d'en


voir sortir de la vapeur sans qu'il y eat du feu dessous. L'un d'entre eux posa la main dessus et en retira
ses doigts brales, au grand amusement des autres. On
apporta aussi dans un brillant plat d'tain mon diner,
consistant en venaison grillee. Le plat, le couteau et la
fourchette exciterent une curiosite generale. Ces objets
etaient tout a fait nouveaux pour ces populations. Es
me regardaient tous manger ; rien ne put les decider
quitter la place avant que le dernier plat fat emporte.
Darma Tsyren avait ordonne de tuer un mouton en mon
honneur ; it y avait deja quelque temps que la depouille
de l'animal etait en train de cuire, lorsqu'on vint annoncer que le regal etait prat. Je fus enfin laiss a moi-mme.
Tout l'aoul , hommes , femmes et enfants, prit joyeusement part h la fte. C'etait mon tour d'tre spectateur.
Mais je ne veux pas exciter par une description le *oat
de mes lecteurs.
Le repas termind , je mandai Tchuck-a-boi dans
la yourte et le chargeai de demander des chevaux et des
guides a notre hate pour le voyage du lendemain. Le
sultan les donna volontiers, et, suivant son expression,
ils furent pats des Pannone.
II
Plaines de la Mongolie. La steppe et ses habitants.

De l'aoul de Darma, it nous fallut faire route droit au


nord, a travers les ondulations gazonneuses du sol, qui devinrent bientat des collines sparees par de larges vallees courant a l'est et h l'ouest. C'etait un pays tout a fait
propre a la course. Aussi les Kalkas semblaient-ils disposes a essayer la vigueur de leurs montures a la chasse des
antilopes que nous rencontrions en troupes considerables, mais se tenant toujours h distance et sans que nous
pussions jamais les avoir h portee de nos carabines. Vers
midi, nous venions de commencer l'ascension d'une colline assez elevee, quand le desert d'Oulan-koum apparut
a nos regards , s'etendant h l'ouest aussi loin que nos
yeux pouvaient porter; ch et la un grand nombre de
lacs peu etendus miroitaient au soleil. Je me figurais en
meme temps apercevoir 1'Ilka-Aral-noor briller dans une
perspective lointaine. Quand je me trouvai plus haut, je
pus mesurer que ce n'etait la qu'un effet de lumiere h
l'horizon. En approchant du sommet de la colline, nous
nous trouvames en presence d'une scene charmante :
elle s'etendait sur toute la entree que nous venions de
traverser, ainsi -clue sur la chaine de montagnes situees
au sud-est. Une brume bleue et empourpree couvrait le
paysage entier, laissant a chaque objet sa forme poetisee
par reloignement. Apres avoir fix quelques instants
mes regards vers cette portion du tableau, je fis tourner
bride h mon cheval et m'acheminai vers le sommet de
la colline : 1'Oubsa-noor etait devant moi avec la riviere
Tess, courant a mes pieds clans la yank. Les monts Tangnous taient visibles, dans toute leur longueur,, tandis
que des steppes immenses fuyaient du cote de l'ouest,
au fond duquel la terre et le ciel se confondaient clans

une teinte nuageuse. Je m'empressai d'esquisser ce paysage si extraordinaire avec ses lacs, ses montagnes et
ses plaines onduleuses. Ces dernieres ont un caractere
different de tout ce qu'on trouve en Europe en ce genre
elles ont du offrir un grand spectacle quand les hordes
innombrables de Tchinkis et de ses fils les traverserent
en armes. A cette heure , ce n'etait plus qu'une solitude , sans un etre vivant ni une demeure humaine.
La colline sur laquelle j'etais debout etait de granit
d'un rouge sombre, a arates inegales et brisees. D'epaisses veines de quartz rose -traversaient les rochers,
courant en lignes paralleles sur une etendue de deux
milles ; une immense cay enne, ayant pour portique des
montants de cette memo roche a demi transparente et
d'une belle couleur rosee, s'ouvrait derriere moi et formait comme un cadre merveilleux au paysage qui se deroulait sous mes yeux (voy. p. 352). Ayant termin
mon esquisse, nous continuames d'avancer le long de
la crate de la montagne, puis une vallee etroite nous
conduisit sur les bonds de la Tess. Il nous fallut deux
heures pour l'atteindre, h un endroit oil elle a l'aspect
d'un torrent large et rapide, courant parmi des rochers
Cleves, avec des arhres et des hroussailles dans chaque
crevasse. Un peu avant la tombee du jour nous campames dans une petite vallee herbeuse, non loin de la riviere. Un Cosaque , Tchek-a-boi et un Kalmouck que
j'avais envoyes a la chasse, revinrent h la nuit close avec
un magnifique claim tue par le Kalmouck. Notre feu venait d'tre allum , et entoure de pieux destines a griller
la venaison; mais je m'endormis, sans attendre memo
que le repas fat prepare.
La nuit etait belle, le ciel convert d'etoiles scintillantes , et pas un son n'interrompait le petillement -de
notre feu. On s'etait arrange avec les chevaux de maniere
h ce qu'ils ne pussent s'ecarter bien loin. La phipart
d'entre nous dormaient, quand un hurlement soudain
retentit h quelque distance. Les Cosaques et les Kalkas
furent sur pied en un instant. C'etait une bande de loups
qui suivaient nos traces : un hurlement, repete de temps
autre dans le lointain, pouvait servir a mesurer l'espace
qui nous separait d'eux. Les hommes s'elancerent autour
de moi, afin de rassembler les chevaux ; puis on les mit en
sarete entre nous et les eaux du lac. Nous possedions
sept carabines et mon fusil a deux coups que je chargeai
a balle, a rintention de ces radeurs voraces, pour le cas
ou ils s'aventureraient jusque sous notre feu, ce quo
les Kalkas estimaient certain, attendu que les loups font
tres-frequemment de grands ravages parmi leurs bestiaux. Notre foyer etait presque eteint ; mais on pensa
qu'il valait mieux laisser avancer tres-pros les maraudeurs dans robscurite, avant de montrer de la lumiere,
afin d:tre a portee de les voir, et un signal donne, de
leur envoyer une &charge. Nous les entendimes de
nouveau plus pros de nous; evidemment ils flairaient
leur gibier; tout le monde se concha par terre pour surveiller leur venue. L'instant d'apres , on pouvait entendre leur course furieuse retentissant sur le sol de la
steppe. En quelques minutes, la bande arriva et poussa

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE .TOUR DU MONDE.
un hurlement farouche. Alors nos gens jeterent un peu
de broussailles sur les braises du foyer, qui, s'enflammant aussitht, lancerent devant nous un jet rouge sur les
oreilles et le poil herisse de nos ennemis dont les yeux
flamboyaient. Alors aussi, je donnai le signal de tirer,
et notre decharge eut un effet terrible. Le hurlement qui
suivit temoigna que nos balles avaient porte. Nos armes
furent rechargees avec autant de celerite que possible.
Les Kalkas nous avaient prevenus que les lays reviendraient. On les entendait gronder; plusieurs, grievement
blesses, hurlaient encore, mais trop loin pour que nous
pussions risquer une nouvelle decharge. On Oteignit le
feu et chacun resta tranquille.
Mais les loups ne nous laissrent pas longtemps
ignorer leurs intentions. Bientat une grande agitation
se manifesta parmi les chevaux ; nous decouvrimes que
la bande s'etait divisee et qu'elle dirigeait sur nos betes
une double attaque , entre nous et le bord de Feau.
Les Kalkas et les Kalmoucks coururent aux chevaux en
poussant les hauts cris , ce qui engagea les loups 4 reculer. 11 devenait necessaire de veiller sur les chevaux
de trois ekes h la fois, car nous entendions nos feroces
ennemis tout pres de nous, et nos gens me predisaient
qu'ils allaient faire irruption, quo les chevaux briseraient
leurs liens, et que les loups pourraient alors les poursuivre a travers la steppe ; si cet accident arrivait, le
matin nous trouverait sans chevaux; ceux qui n'auraient
pas succombe seraient disperses au loin. Un Cosaque et
un Kalmouck allerent done gander les approches de nos
flancs, tandis que je veillais moi-memo sur le front de
notre camp. On ralluma du feu, que les Kalkas maintinrent toujours flambant, en y jetant des broussailles, ce
qui nous permettait de voir nos sauvages agresseurs.
Je pouvais distinguer leurs prunelles eclatantes se rap-.
prochant de plus en plus de nous; bientOt j'apercus leurs
ombres gristres se poussant Tune sur l'autre. En ce
moment, plusieurs carabines retentirent h ma droite, et
le sillon de lumiere que leur explosion traca dans la nuit
me permit de visor un loup que j'avais en flanc. J'envoyai mon second coup dans la bande, et plus chin ennemi sans doute fut atteint, car un concert de hurlements
s'eleva dans cette direction. Puis un silence absolu
succeda a la fusillade, et l'on n'entendit plus que le hennissement des chevaux. Les Kalkas et les Kalmoucks
m'assurerent toutefois que les loups tenteraient une attaque nouvelle, et insisterent pour que chacun continuat
de veiller a son poste.
Pour surcroit de difficulte, nous n'avions plus que trespeu de broussailles, et it n'y en avait pas dans le voisinage, aussi n'etait-ce qu'au moyen d'une surveillance de
plus en plus vigilante que nous pouvions sauver nos
chevaux. La nuit devenait epaisse; on n'apercevait rien,
meme a une tres-courte distance, sinon du cote du lac,
ou l'on pouvait percevoir obscurement les objets sur
l'eau , a travers une faible lueur. Nos regards avides et
percants scrutaient les alentours dans toutes les directions; nulle part on ne pouvait voir ni entendre quoi que
ce fat ayant apparence de loup.

347

Les Kalkas pretendaient que ces animaux attendaient


que tout le monde reposat avant de tenter un effort contre les chevaux. Un certain laps de temps passa sans
qu'ils fissent le moindre mouvement ; puis deux ou
trois chevaux devinrent inquiets , et se mirent a tirer
sur leurs liens et h hennir. Les nuages avaient divaru,
les toiles brillaient et rflechissaient plus de limier
sur les eaux. On entendait un hurlement eloigne ;
Tchuck-a-boi declara qu'une nouvelle bande de loups
arrivait. Quand ils furent tres-pres de nous, ceux qui
avaient si tranquillement fait le guet en notre presence,
commencerent a gronder et a nous avertir qu'ils etaient
la. Comme it etait absolument necessaire de nous procurer quelques broussailles, quatre de mes hommes allerent le long des rives du lac. Deux etaient armes; au bout
de dix minutes ils revinrent, apportant chacun une brassee de bruyere. On ralluma les braises, et le combustible jete dessus s'enflamma au moment ou l'on en avait
bosom. J'apercus huit ou dix loups a quinze pas au plus
et beaucoup d'autres en arriere. A l'instant je leur envoyai le contenu 'de mes deux canons de mes
gens m'imiterent, et la bande affamee, poussant un hurlement d'effroi, decampa.
On tint du feu allume quelque temps encore, mais
personne ne fut derange de nouveau durant le reste de
la nuit. A l'aube du jour, en parcourant le champ de
bataille, on releva huit loups morts; d'autres avaient ete
blesses, comme l'attestaient les traces de sang qu'ils
avaient laissees sur le sable ; nos gens enleverent la peau
des morts en guise de trophee. Les Kalkas m'apprirent
que les loups detruisaient un grand nombre de leurs
chevaux et de leurs autres bestiaux. On en trouve beaucoup dans l'ouest du pays, et, au dire de mes guides, ils
devaient me causer plus d'un embarras dans le tours
de mon voyage.
Deux jours plus tard, le desert nous menagea une autre rencontre; c'etait un plateau nu, parseme de nombreux specimens d'agate et de chaleedoine d'une belle
qualite, ainsi que plusieurs fragments de sardoine. Des
eminences peu elevees . d'une roche pourpre et noire
etaient tachetees d'un rouge extremement vif. Cette roche est susceptible de recevoir un poli fres-rare. Notre
marche y etait penible, car des aretes aigues s'y dressaient sous les pieds des chevaux.
Ce n'est pas tout, ce sol de pierre fourmille de serpents; ils vivent dans les crevasses dela roche : mais nous
fames avertis de leur presence en voyant leur tete sortir
dehors et en les entendant siffler sur notre passage. Quelques-uns s'enfuirent, plusieurs ne jugerent pas 4 propos
de banger, et un grand nombre furent coupes en deux
par les lanieres de nos fouets. Un homme qui serait
force de prendre ses quartiers pour la nuit dans ces rochers, se trouverait aussitht parmi des compagnons de lit
desagreables. J'observai quatre varietes de ces reptiles':
l'une noire, de trois 4 quatre pieds de long, et d'un peu
phis d'un pouce de diametre ; elle se compose d'individus tres-agiles. Une seconde variete, d'une couleur
grise ardoisee, a deux ou trois pieds de long et un dia-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

348

LE TOUR DU MONDE.

metre moindre que la precedente. Cette espece etait


nombreuse et convent difficile a voir, etant, a p u de
chose pres, de la meme couleur que les rochers.
D'autres etaient d'un vert cencire ou noire, avec des taches cramoisies sur les fiance, et comme ils se promenaient au soleil, i s brillaient d'un eclat extraordinaire.
Un moment apres j'etais coupe a examiner les rochers et a essayer d'en arracher quelques morceaux
d'un crist al vert jaune. Mes instruments geologiques se
deformaient comme
du plomb sur cette
roche dure comme
du metal , Timid
une clameur soudaine s'eleva pres de
nous, et j'apercus
deux Kalkas fuyant
a quelque distance,
les yeux fixes Sur un
objet place en face
d'eux ; en un moment, nous les climes rejoints. Its
nous designerent, a
dix yards devant
nous, la cause de
leur panique, sous
la forme d'un serpent enorme roule
sur un roche,, la
tete elevee de huit
ponces au-dessus du
sol, les yeux rouges comme du feu,
et sifflant avec fuvie. Its n'ignoraient
pas que sa blessure
etait excessivement
dangereuse et ne
songeaient qu'a
agrandir la distance
entre eux et lui.
Je pris ma carabine quo je portais
en bandouliere et
l'abaissai sur le reptile en l'appuyant
Bia
sur une crate de
rocher. Soudain le serpent se cacha la tete dans son trou,
nous epiant a travers un repli de terrain. Tcheck-a-boi
s'avanca de deux ou trois pas; it leva de nouveau la tete,
manifestant sa defiance par des sifflemenis aigus. Je lui
placai delicatement la tete derriere le point de mire de
ma carabine, pressai la detente et le messager de plomb
fit son office. Le corps du reptile bondit hors de sa retraite , mais decapite et se tordant en mille
Mes gene sauterent dessus avec leur fouet; mais, nonobstant leurd coups redoubles, it fat au moms dix mi-

nutes a ne plus remuer. Rtendu dans toute satlongueur,


it mesurait cinq pieds et demi de longueur sur la tete
et quatre ponces un quart de circonference. Sa couleur
etait d'un noir brun, avec des marques vertes et rouges
cur les fiance. Tout son aspect revelait, si je puis m'exprimer ainsi, un venin mortal. Nous fames contraints
de continuer noire marche a pied pendant une couple de
verstes vu la nature du terrain qui blessait nos montures. Un grand nombre de reptiles de l'espece grise
ardoisee se trouve,, rent sur nos pas,
ainsi que deux ou
_trois de l'espece
noire, mais nous
n'en vimes plus des
deux autres especes. Aux rochers
que nous venions de
traverser succeda
bientOt une plaine
de sable s'etendant
une distance considerable.
Le jour etait
avance, ce qui rendit une course forcee a, travers cette
lugubre steppe
d'une necessite absolue. De quelque
cote qu'on se tournat, on ne &convrait ni heure ni
eau a l'horizon.
fallaitpourtanttrouver Pun et l'autre
autant que possible
avant Yarrivee de
la nuit. Apres avoir
galope un pen plus
de deux heures ,
Eons rencontrames
des touffes de gazon ordinaire des
steppes, melangees
de buissons epineux port ant des
fleurs jaunes et
d'un pourpre fonce, semblables pour la forme et la grandeur h la rose de l'eglantier. En continuant noire marche en avant, nous ne fumes pas longtemps a ahorder
une vallee courant h l'ouest, au fond de laquelle un ruban d'un eclat argente indiquait la presence du liquide
que nous cherchions. Les chevaux dresserent Poreille
et al]ongerent le con en descendant la vallee tapissee
d'herbes vertes. Nous tournames vers l'endroit le plus
rapproche, oft nous decouvrimes de la bruyere croissant
sur la rive de la riviere. Moms d'une heure apres, cha-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

/
,

IH
Ii

4
\

I\
'I\ tk, \ I1\\
\
\

1
\ \

III II *

01 1 l'
1
i111
1H
t

E
a(k,\\\I*tt\\\\
, p \\
i \ 4 '1
\

'\ \ f ;\\11

\k

11

\ \

\ \ i \

\'''

\.,1
\\;\\\ '

,
,1
i
,
M \\\ \ \ 0 1 Vr ! k \\ \
\\ 1 \
r V\\\1
%
\
\ \ \ \ IllV \k
i\ Y
Yi il

\
\

wii11\\ \\ *

) )0010\4

1
1\\\ ki \\tM
\\k" ivo \ \\t

\\V kk

\
A \

w .. .,1,0 .4 vorrIN

0111441 k

l\\

''1\) 1 1
'1,rdli\ q kWu..:0404114.'.
' l "RMViA1,1

I
i
/I

,
, \Oi
\*

00 6
\\

II
8

; Y Y (( (i

/ q
0i1

% \\ \
I1
q i / / I
) I iii
#
1
)
/I 41

illi if 8/i
i1 ilf Ih)
p ), i

I \

0, / I/ // Hor,, I \
I 00/ /111(i?iii\\\t\ 0\
i c v\,v \\t

\\ '\\ \\t%, A
1101\11

it *10\ 10 l'i'l

) A I 4 q
VINIO OI\\
iltt A Ill
1\\O

\
i
)\
\ \ '\
0 kC M4\ \ \,\i\
\10 $%y \4 A i\ \\
1 Ili \
'\ 1 IIII
,,
I \
\

A 111110
\

\\\\1I
\

\
It

1\
1

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps


350

LE TOUR DU MONDE.

can se mirait dans -le cristal des eaux, le cceur plein


d'une reconnaissance intime. Les hommes comme les
animaux se prdcipiterent daps le lit du courant, afin
d'tancher leur soif ardente. C'etait une riviere de vingt
metres de large sur une profondeur de deux ou trois.
Elle coulait paresseusement vers l'ouest; mais allait-:elle
se jeter dans le Djabakan ou le Kara-noor? Les Kalkas
ne le savaient pas et ne purent en donner le nom.
Cette ignorance ne nous empecha pas de camper sur
les. bords de ce tours d'eau, et apres avoir pris toutes
les precautions reclamees par la prudence, nous y goutames une nuit paisible.
Le lendemaiu , un brouillard epais tait suspendu
sur la riviere; it se dissipa graduellement, ce qui presageait une journee chaude. On se dit adieu, car la
troupe allait se divisor .en deux; les Kalkas retournaient
a leur aoul; les autres allaient avec moi a la recherche
de la riviere Djabakan, principale artere du bassin inexplore jusqu'alors de l'Ilka-Aral-noor. Je me suis toujours separe a regret de ceux avec qui j'avais partage les
fatigues et les dangers d'un voyage. Ces hommes etaient
restes bravement la garde de leurs chevaux quand les
loups avaient donne l'assaut a notre bivac ; maintenant
nous nous separions pour ne jamais nous revoir. Personne, parmi ceux qui restaient, ne connaissait le pays
que nous allions traverser. Je savais seulement qu'en
suivant la direction du sod-ouest nous temberions sur
le Djabakan.
Effectivement, apres quelques tkonnements et une
marche de deux jours, nous parvinmes darts tine large
vallee oil nous decouvrimes le Djabakan coulant a
quelques verstes. Un peu plus tard, nous &ions sur la
rive. En cot endroit, c'est un courant profond, d'une
allure pacifique, et large d'environ deux cents metres.
Trois d'entre nous partirent en quote de gibier, et
revinrent, apres une longue promenade, sans avoir rien
rencontr ; mais nos chevaux avaient en abondance de
l'herbe d'une bonne qualite et front there lie. Le soir,
on les mit en shrete pros de nous, et toutes les precautions furent prises contre les loups, car nous etions dans
un canton oh, selon les Kalkas, ils etaient a la fois nombreux et feroces. line nouvelle nuit s'econla sans les
voir ni les entendre. Nous dimes une matinee d'un beau
soleil, ce qui rendait tres-agreable 'une promenade sur
la riviere. Tchuck-a-boi la traversa le premier et trouva
tait facile de prendre terre sur la rive opposee.
Quand it revint, it chargea rues vetements sur ses epaules, prit un cheval frais, puis quatre d'entre nous traverserent l'eau et aborderent de l'autre eke sans difficulte.
Trois autre.s suivirent, portant mes esquisses et mes
armes liees sur leur tete ou sur leurs epaules. Quelques
trajets suffirent a nos gens pour faire traverser h tout
notre bagage la riviere, dont la source est a l'est dans
les 'flouts Kourous, pros des sources de la Selenga ; elle
apporte tut enorme volume d'eau a l'Ilka-Aral-noon.
Quand tout notre monde fut &barque sain et sauf,
nous nous preparames It traverser une plaine d'un
suivant
as p ect terrible, afin de gagner la region,

nos cartes, devait s'elever le grand Altai. Nous nous


trouvions sun une steppe fatigante et sablonneuse, section du desert de Sarkha, qui fait lui-meme partie de la
terre de Gobi. La vegetation Otait chkive, que l'herbe
des steppes elle-id:me avait disparu. La salsola croissait
en larges bandes autour de petits lacs sales ; sa couleur
yule depuis Forange jusqu'au cramoisi fonc. Ces lacs
ont la plus singulibre physionomie, vus a distance. L'clat du sel cristallise, qui reflechit souvent la couleur
cramoisie des fleurs d'alentour, leur donne, au coacher
ou au lever du soleil, l'aspect de diamarrts et de rubis
enchasses dans une monture somptueuse.
Un silence solennel regne sur ces vastes plaines arides, egalement desertees par Phomme, par les quadrupdes et les oiseaux. On park de la solitude desiorets :
j'ai souvent chevauche sous lours votites sombres pendant des journees entieres; mais on y entendait les soupirs de la brise, le frOlement des feuilles, le craquement
des branches ; quelquefois memo la chute de l'un des
geants de la fork, croulant de vetuste, eveillait au loin
les echos, chassait de leurs repaires les hetes effrayes
des bois et arrachait des cris d'alarme aux oiseaux epouvantes. Ce n'etait pas la solitude : les feuilles et les arbres ont un langage que l'homme reconnait de loin;
mais dans ces deserts desseches nul son ne s'eleve pour
rompre le silence de mort qui plane perpetuellement
sur le sol calcine (voy. p. 345).
Nous n'avions apercu pendant toute la journee ni
abri, ni nourriture pour un oiseau ou pour un daim, et
ce ne fat pas sans difficulte que nous troutimes assez de
bruyere pour cuire notre repas du soir. Nous pensames,
de plus, que ni les loups ni les Kirghis ne viendraient
nous visiter en pareil lieu; aussi ne fimes-nous aucun
apprt defensif, jugeant que l'aridite de la nature kait
une protection suffisante. La nuit se pasta sans encombre, et le matin revint nous convier a marcher. Les chevaux avaient recu des l'aube leur maigre provende et
pouvaient supporter une marche. A dix verstes de notre
point de depart, nous decouvrimes un fourre de roseaux , et presque aussitet une nappe d'eau se montra,
travers une etroite ouverture dans la bordure epaisse
de planter aquatiques qui entouraient un lac et s'elevaient
de beaucoup au-dessus de nos totes, quoique nous 'fu.ssions a cheval. J'essayai de me tenir debout sur ma selle
sans pouvoir dcouvrir les eaux. Tournant au sud, nous
continuames de suivre la rive, dans l'espoir de trouver
une eclaircie qui nous permit de jeter un coup d'ceil
complet sur le lac; mais nous marchhaes trois heures
sans y reussir. Enfin cette recherche nous conduisit a
son extrenaite sud, ou je trouvai une rive sablonneuse
d'une demi-verste, sans un soul roseau.
Le sable etait la, soulev en terrasses circulaires;
quelques-unes avaient quinze a vingt pieds de haul;
y en avait de toute grandeur, a perte de vue, dans le
desert. Vues du sommet de Tune des plus considerables, elks presentaient l'apparence singuliere d'une
immense necrople , semee d'innombrables tumuli.
De la aussi je pus jeter un beau coup d'coil sun le lac

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
dans la direction du nord ; on apercevait a une grande
distance trois ilots presque a fleur d'eau. L'extremite
nord du lac etait invisible, car la rive est tres-plate ; une
parfie de son contour apparaissait a rouest, puis disparaissait en une ligne imperceptible dans le lointain.
Pendant que j'esquissais ce tableau, je fus temoin de
la formation d'un ouragan au-dessus des eaux. Il venait
du nord droit a nous. Les Cosaques et Tchuck-a-boi allrent mettle les chevaux h l'abri derriere les roseaux,
laissant deux de leurs compagnons auprs de moi. La
tempete arrivait avec une rapidite furieuse, lancant d'enormes vagues dans l'espace et abattant la vegetation
sur son passage. On voyait un long sillon blanc s'avancer
sur le lac. Quand it fut h une demi-verste, nous l'entendimes rugir. Mes gens me pressaient de m'eloigner;
je pris mes esqnisses et autres objets, puis je courus
rejoindre le gros de la troupe sous les roseaux. J'arrivais a peine a rentree de ce rempart mouvant, que l'oules buissons et les
ragan eclata, courbant jusqu'a
roseaux. Lorsqu'il entra clansles
les sables de la steppe, it
se mit a tourbillonner circulairement, enlevant des monticules entiers dans l'espace, 'en elevant d'autres la
it n'y en avait pas ; etait aise de comprendre maintenant a quoi etaient clues nos pretendues tombelles.
Cette tempete fut de courte duree ; en un quart
d'heure elle etait finie et tout etait redevenu calme
comma auparavant.
Rien n'est plus dangereux que d'tre surpris en plaine
par cette espece de typhon. J'en ai vu plus tard descendre des montagnes ou s'elever du fond d'une gorge profonde, sous la forme d'une masse noire, compacte, d'un
diametre de mille metres et plus, qui s'elance sur la
steppe avec la rapidite d'un choral de course. Tous les
animaux, domestiques ou sauvages, fuient epouvantes
devant elle ; car une fois enveloppes dans sa sphere
d'action, ils sont infailliblement perdus. Du reste je n'ai
vu aucun de ces effrayants meteores durer plus de quelques minutes.
Le jour et la nuit s'ecoulerent, puis une autre nuit;
les teintes rosees du matin annoncaient un lever de soleil brillant et un beau jour. En jetant les yeux autour
de moi, je remarquai que toutes les carabines avaient
ate nettoyees en prevision d'une journee de chasse ; des
traces de sangliers et d'autre gibier avaient eta apercues
la veille. Notre dejeuner fut bientOt termin et nos autres arrangements pris ; it fut decide que quatre hommes
resteraient au campement, dont deux acmes de carabines, pour le cas ou les Kirghis nous decouvritaient,
tandis que six d'entre nous, armes egalement de carabines, puis tin Kalmouck portant mon fusil 'a deux coups,
me suivraient h la recherche des sangliers. Le soleil
etait sur rhorizon depuis environ une heure , quand
nous traversames la vallee dans la direction oh les Cosaques avaient vu les traces du gibier. En face de
nous , etait un epais mlange de bruyere peu levee et
d'herbe haute ; aussitet que nous y fumes entres, plusieurs sangliers sortirent de leur bauge. Le Inouyewent de l'herbe froissee nous mettait a memo de les

351

suivre, jusqu' ce que la rencontre d'une clairiere les


exposat a decouvert sous notre feu. Deux enormes btes
la Kure d'un gris noir apparurent a deux cents metres en avant. Nous les poursuivimes vivement ; apres une
course d'une verste, les hautes herbes avaient fait place
un sol presque denude, a peine ombrage ca et la de
quelques rares buissons. Neanmoins , pendant quelques
minutes nous perdimes la piste de notre gibier. Mais
bientOt un Kalmouck reventa, courant a l'ombre de
quelques broussailles, a peu de distance en avant de
nous. Chacun saisit sa carabine qu'il portait en bandouliere et lanca son cheval a toute bride. Nous gagnames
sur les sangliers rapidement; quand nous en fumes a
cinquante metres, un Cosaque et moi sauternes de cheval ; nos deux coups blesserent une des deux Ekes. Pendant que nous rechargions, nos compagnons allaient
toujours et lAchaient une seconde decharge sur les sangliers. Nous fumes bientilt remis en selle et a la poursuite de notre gibier. Les deux lakes s'etaient separees.
L'une avait quitte la rivire et traverse la vallee, suivie
par deux hommes dont le premier avait fait feu sur elle.
Nous avions gagn du terrain sur l'autre animal, nous le
maintenions sur un sol decouvert; la chasse etait splendide. En arrivant sur lui, je vis sa bouche ecumer et ses
larges defenses grincant avec rage. 11 etait vraiment
dangereux de l'approcher. En ce moment, un Cosaque
lui envoya une nouvelle balle-qui porta , mais ne l'arrta
point. Touchant mon cheval de rextremite de ma cravache, je fus en un instant par le travers de la bete,
h vingt pas d'elle. Sa course devenait haletante, ce qui
me permit bientOt de la dpasser et de lui tirer un coup
que je dirigeai vers la tete. Je ne reussis pas, mais la
balle lui entra dans repaule et le forca a s'arreter
un instant. Je remis ma carabine en bandouliere, tirai
un pistolet de mes fontes et me remis a galopey a ceite
du bless.
Comme j'etais assez habile a tirer le pistolet au galop, je tins mon cheval h sept ou huit pas du sanglier.
Apres avoir couru longtemps encore, je fis feu, mais
inutilement. A peine donnai-je a mon cheval le temps
de faire quelques pas de plus; a mon second coup, le
sanglier chancela un moment et tomba. Le Cosaque
et un Kalmouck arriverent sur lui immediatement.
Nous descendimes de choral et vimes que ma derriere
balle l'avait atteint juste au-dessus de l'ceil. Il etait
d'une taille considerable; le Cosaque estimait qu'il pesait Bien neuf poods , environ trois cent vingt-quatre
livres. Ses defenses tres -longues et aussi tranchantes
qu'un couteau eussent eta des armes terribles dans le
cas d'une lutte avec un homme ou uu cheval. Un Kalmouck dut retourner h notre campement, afin d'en
ramener un homme, une bathe et des chevaux pour enlever notre proie. Pendant ce temps le Cosaque et mon
autre compagnon Tchuck - a -boi abattirent un second
saugher encore plus fort et beaucoup plus farouche que
le premier. Nous retourntimes triomphalement a noire
campement avec notre double capture.
Comme cette chasse nous avait pris une moitie de la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
journee, it Int decide qu'on accorderait quelque repos a
nos chevaux, et que pendant cetemps-la on dinerait, afin
de continuer ensuite notre voyage.
La vallee que je voulais remonter s'etait retrecie
progressivement. Desirant jeter un coup d'ceil sur le
pays ; je gravis une des hauteurs qui,la resserraient, accompagne d'un Cosaque et de Tchuck-a-boi. De son so:nmet, la vue pouvait s'etendre sur une grande partie du
desert de Sarkha, et je m'assurai qu'il n'existe pas de
grand Altai, mais settlement a sa place une chaine de
hauteurs courant, au sud, se perdre dans le desert de
Gobi. Tout en examinant le pays, j'apercus
l'est, a une grande distance, une colonne de
fumee. Elle n p, pouvait
indiquer la presence des
Kirghis, qui sont plus
loin a l'ouest; je me figurais difticilement qu'il
put exister des Kalkas
dans cette direction;
mais comme on distillguait au moins deux ou
trois feux, it fallait Lien
qu'il y eut la quelqu'un.
Nous continuames de
suivre la crete des collines pendant l'espace de
plusieurs verstes, jetant
de temps a autre un regard sur les colonnes
de fumee. Nous finimes par renconti er un
chemin battu, la route
des caravanes qui traverse le desert de Gobi.
Cela nous donna l'explication de la fumee :
une caravane avait fait
halte la nuit precedente
en cat endroit. De notre position elevee, nous avions aussi en perspective
brillant sous les deriders rayons du
soleil couchant. Un autre lac d'une etendue considerable
apparaissait encore non loin des foyers de la caravane.
Nous redescendimes dans la vallee afin de rejoindre nos
compagnons , dans l'intention de camper au premier
endroit favorable. L'un des Cosaques, envoye en eclaireur quelque temps auparavant, revint bientOt annoncer qu'il avait trouve un campement convenable pour y
passer la nuit.
11 devenait tout a fait necessaire d'avoir Pceil au guet,

car nous approchions des nomades ; or ceus de ce district sont assez mal fames. Cependant rien n'annoncait
leur presence dans le voisinage ; mais les Cosaques et
les Kalmoucks etaient d'avis qu'ils avaient pu apercevoir
la fumee de nos feux. On envoya les chevaux paitre jusqu'a la unit, puis on les attacha pros de nous, et deux
sentinelles, qu'on devait relever toutes les deux heures,
farad commises a leur garde. C'etait une precaution
tres-importante, a laquelle chaque homme de notre
petite troupe etait profond4ment interesse, car it tait
parfaitement sur que si nous perdions nos chevaux, nos
ennemis auraient bon
marche de nous.
La unit pourtant s'ecoula tranquillement, et
une brillante matinee
annonca une chaude
journee.
Apres avoir examine
ma carte, je me determinai a marcher encore un jour ou deux
dans la direction du
sud, puis alors de prendra a l'ouest, afin de
gagner la. riviere Ourangour ; j'entrarais ainsi
clans le desert de Gobi,
au nord de la grande
chaine du a Thian-Chan a
de nos cartes, un nom
tout a fait inconnu des
indigenes, qui nomment
ces a SyanShan, a appellation que
je prendrai la liberte de
leur conserver. C'est la
plus haute chaine de l'Asie central e, et sur son
axe s'eleve Pe9rayante
masse du a Bogda-Oola a
et les cimes volcaniques
du Pe-Shan et du Ho-Theou, trois huts de mon excursion
dans ces lugubres contrees. J'avais inurement pese le
danger avant de l'affronter, et j'avais pris ma determination sans egard aux fatigues ni aux difticultes; la peur
des brigands ne m'aurait empeche a aucun prix d'esquisser ces sommites qu'aucun enrol:teen n'avait encore ent revues. Je voulais aussi obtenir des informations
geographiques dont les voyageurs futurs reconnaltront
l'exactitude, j'en Buis persuade.
Pour extrait et traductioa : F. DE LANOYE.
(La suite d la prochaine litraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

353

Un chef kirghis dans l'intCrieur de sa yourte. Bessin de Sorieul d'aprs Atkinson.

VOYAGE SUR LES FRONTIERES RUSSO-CHINOISES


ET

DANS LES STEPPES DE L'A SIE CENTR.ALE ,


PAR THOMAS-WITLAM ATKINSON '.
1848-1851. TRADUCTI3N INEDITE.

La Tartarie chinoise. Le berceau des invasions. Volcans. Tribus de Kirghis. Sultans et bandits.

Le pays prenait une physionomie de plus en .plus


sterile a mesure que nous avancions vers le sud. On
ne rencontrait de verdure que dans d'etroites vallees,
encore n'etait-ce qu'un gazon court et d'aspect chetif;
quelques minces ruisseaux se trouverent sur notre passage, ce qui etait toujours pour nous une bonne fortune, car it nous etait absolument necessaire de trouver
de rherbe et de l'eau pour camper la nuit. De longues
heures passerent ainsi, dans la traversee monotone des
memes vallees et des memes collines. Quelquefois un
accident de terrain nous permettait d'etendre nos regards sur le desert de Sarklia, sur son tapis de sab]e
1 , Suite. Voy. page 337.

jaune, ses monticules pourpres, ses dunes sablonneuses


eparses au milieu des steppes. Nous arrival-nes enfin
en un lieu d'on nous pouvions suivre le tours de la
riviere Djabakan, dessinant dans la plaine une double
bande de vegetation que son eloignement nous faisait
paraitre noire.
A l'est de ce point s'etenci le Gobi avec ses undulations innombrables se perdant dans le lointain au sein
d'une douce vapeur bleue. Au sud, on decouvre les pies
neigeux du Sian-Shan avec le Bogda-Oola qui les domine tous. La vue de ces times blanches m'inspira le
desir de descendre dans la plaine, afin d'esquisser du
fond de la steppe leurs masses gigantesques. Je m'efforcai en vain de distinguer le Ho-Tcheou ou volcan de

179' Irv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

13

[email protected]

354

LE TOUR DU MONDE,

Tourfan parmi cette infinite de times placees devant


moi; mais a moins que son cratere ne laissht echapper
des Hammes ou de la fumee, ce n'etait pas chose possible.
Pendant ce temps nous descendions vers la steppe
que foulerent jadis les hordes asiatiques dans leur marche vers l'ouest. Le souvenir de ces debordements de populations nomades qui bouleverserent a plusieurs reprises les couches sociales du vieux monde, et la vue
lointaine de cette chaine volcanique dont l'immense
eloignement de toute mer est un des phenomenes les
plus remarquables de la geographie physique, me plongerent dans de longues et profondes meditations. Je
me rappelai que, suivant les historians chinois, une
irruption terrible du Sian-Shan avait Mai* quatrevingt-neuf ans avant notre ere, la fuite des Hiongnoux
vers l'occident, et que lorsque le general chinois, TheonHian, traversa ces montagnes en marchant a leur poursuite, it avait vu des pits enflammes d'oh jaillissaient
des masses de pierres liquefiees qui formaient des torrents de feu de plusieurs li de longueur.
Un Cosaque me tira de ma reverie en me faisant remarquer une colonise de fumee a une grande distance
vers l'ouest. Elle provenait indubitablenaent d'un campement de Kirghis , et desormais it etait necessaire
d'avoir l'ceil vigilant, car, campes comme ils etaient
l'ouest de notre route, ils ne pouvaient manquer de
decouvrir bientet la fumee de notre propre foyer. En
consequence, a la tombee du jour, on ramena les chevaux, qu'on attacha pres de nous, et on placa la premiere garde. Chaque homme avait ses armes a portee
de la main en cas d'une surprise nocturne. Tout le
monde savait que notre salut dependait de nous-memes, quo nous ne trouverions personne pour nous secourir si Fon nous surprenait endormis, que notre destinee elle-meme resterait un my stere, et que la meme
captivit nous attendait tous. C'etait la de fortes raisons
pour nous donner du courage et de la vigilance ; cependant , a peine le repas du soir fini, nous nous etendimes
aussitet sur nos housses, et plusieurs ne tarderent pas a
ronfler bruyamment ; moi-meme, aprs avoir cherch la
route que j 'allais suivre, je m'endormis comme les autres.
Quand je m'eveillai, le jour commengait a poindre ; je
vis une faible lueur se lever a l'orient; elle s'accrut insensiblement , jusqu'au moment oh les premiers rayons
du soleil s'abaisserent sur les collines des alentours.
A trois heures de notre campement, nos yeux furent
frappes par l'apparition d'une montagne d'un aspect singulier situee a quelque distance au sud-est. On eat dit
un dome immense. Son exploration ne pouvait prendre
beaucoup de notre temps, et retais fort desireux de la
voir de pres. En en approchant, j'observai que les environs etaient entrecoupes de ravins ; nous nous engageames le long du bord de l'un d'entre eux , conduisant a respece de dente qui avait excite notre curiosite.
Apres une marche s de trois verstes, je remarquai que le
fond du ravin etait convert d'une substance noire d'un
caractere particulier.
Je quittai mon escorte, puis avec trois de mes gens je

me laissai couler le long d'une paroi du ravin, au fond


duquel je trouvai une coulee de lave brisk, a are-les
aigues; nos pieds pouvaient a peine y tenir. Cette sub..
stance avait jailli par plusieurs ouvertures du flanc de la
montagne en forme de dome, comme it etait facile d'en
juger au premier coup d'ceil. Toute cette masse volcanique avait une teinte noire melangee d'un gris pourpre. Elle me faisait l'effet d'avoir etc soulevee a un tat
de consistance presque liquide et sous la forme d'une
enorme bulle d'air ; elle s'etait fendue ou crevassee dans
tons les sens , mais non suivant des lignes regulieres.
D'un examen minutieux, je conclus que toute son enveloppe exterieure etait de nature basaltique. J'y trouvai
deux ou trois echantillons d'olivine ou petits cristaux
verdatres; en quelques endroits cette substance semblait penetrer la masse volcanique tout entiere , mais
par filons tres-minces. C'etait la bien certainement rembryon d'un volcan ; mais la matiere liquide a du trouver
une issue ailleurs. It n'y avait pas un brin d'herbe sur
le sommet du mont, oil un Cosaque et moi parvinmes
a nous hisser non sans fatigue et sans difficulte.
Je pus remarquer de la qu'il ne formait pas un cercle
regulier, mais une ellipse dont le plus long diametre a
hien quatre cents metres et le plus petit a peu pres trois
cent vingt. Je passai plusieurs heures a etudier ce
singulier echantillon geologique, et j'observai une autre
formation identique , a une distance de vingt a vingtcinq verstes au sud-est (21 kil. 340 m. a 26 kil. 675 m.).
En nous dirigeant de ce cote, nous decouvrimes un
aoul au milieu de quelques hauteurs peu considerables,
et bientet nous nous trouvames au milieu d'un enorme
troupeau de chevaux et de chameaux, gardes par des
bergers kirghis, dont chacun avait sa hache de combat
pendue a sa selle ; mais etait-ce pour se proteger contra
les hommes ou les animaux ? nous n'en savions
L'un d'eux nous indiqua la direction de l'aoul de son
maitre, puis it nous laissa pour s'y rendre au galop; sans
doute la vue de nos armes l'avait engage a se hater, afin
d'insinuer au sultan qu'il y avait lieu de nous faire une
chaude reception.
Une marche de quelques minutes nous conduisit a une
petite eminence du haut de laquelle on apercevait l'aoul,
situe sur le bord d'un ruisseau, au fond d'une valle.
Les yourtes se trouvaient a peu pres a une verste d'un
lac qui en avait quatre ou cinq de long sur une et demie
de large. D'un eke, le lac etait horde d'une epaisse
ceinture de roseaux; l'autre etait couverte de gazon sur
lequel etaient epars des milliers de moutons et de
chevres. Nous remarquames alors plusieurs hommes
montant a cheval pour venir a notre rencontre. Its avaient
evidemment a remplir une mission pacifique. Quand ils
furent pres de nous, l'un des cavaliers s'avanca vers moi,
puis etendit la main sur ma poitrine en me disant : Aman.
J'imitai son exemple, et nous continuames. A mesure que
nous approchions , it nous sembla qu'un grand mouvement se faisait dans l'aoul; deux Kirghis accouraient au
galop de leurs chevaux. D'autres etaient a recueillir de
la bruyere ; tout le monde etait affaire. Notre escort

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
nous guida vers une grande yourte devant la porte de
laquelle une lance Malt enfoncee en terre ; la moitie de la
criniere d'un cheval flottait suspendue au-dessous de sa
pointe brillante. La se tenait un homme d'un exterieur
respectable ; it prit les relies de mon cheval, me donna
la main pour descendre et m'introduisit dans la yourte.
C'etait le sultan Baspasihan ; it me souhaita la bienvenue dans sa demeure. Homme de haute taille , au
visage vermeil, vetu d'un kalat de velours noir horde de
zibeline , it portait un chale cramoisi en guise de ceinture ; un chapeau rouge de forme conique et garni de
peau de renard lui couvrait la tete; la plume de hibou
dont 11 etait surmonte temoignait que le sultan descendait
de Tchenkis-Khan ; it avait fait etendre sur le sol
tapis de Bokhara, sur lequel it me fit asseoir, apres quoi
it s'assit lui-meme en face de moi. Je l'invitai a se mettre a mon cote, ce qu'il accepta avec une satisfaction
evidente. Au bout de quelques minutes, deux jeunes
garcons entrerent , apportant du the et des fruits. Es
etaient vetus de kalats de soie rayee, coiffes de chapeaux de peau de renard et ceints de shales verts. C'etaient les fils du sultan. La sultane etait absente, ayant
(Re faire une visite h l'aoul d'un autre chef, eloigne de
deux journees.
La yourte etait tres-vaste : d'un cote, des rideaux de
soie servaieut a isoler un coin servant de chambre h
toucher, mais oil it n'y avait pas de lit. Pres de l un
bearcoote z ou puissant aigle noir etait enchaine sur
un perchoir, en compagnie d'un faucon.
J'ai remarque que toutes les personnes qui entraient
dans la yourte se tenaient a une distance respectueuse
du monarque emplume. De l'autre cote etaient deux
chevaux et deux agneaux enfermes dans une sorte de
part etroit. 11 y avail derriere moi une pile de boites et
de tapis de Bokhara, puis un grand sac a koumis soigneusement protege par un voilock. Entre moi et la porte
etaient assis huit ou dix Kirghis analysant chacun de mes
actes avec une attention profonde; en dehors de la porte,
on distinguait un groupe de femmes dont les petits yeux
noirs etaient ardemment fixes sur Petranger. La conversation s'tait engagee entre le sultan, un Cosaque et
Tchuck-a-boi. Aux regards scrutateurs du sultan, je
m'apercus aussitOt que j ren etais l'objet. Ma jaquette de
chasse, mes bottes longues et mon chapeau de feutre
pretaient h Pintert; mais mon ceinturon et mes pistolets
exercaient surtout une vive attraction.
Le sultan desirait les examiner. Apres avoir prealablement Ote les capsules, je lui en tendis un; it le retourna
dans tons les sens, regarda dans les canons. Cela ne le
satisfit point ; it voulut les voir &charger, offrant un
chevreau pour cible et s'imaginant probablement qu'une
arme si courte ne produirait aucun effet. Je refusai son
chevreau, mais, dechirant une feuille de mon album,
je fis une marque au centre et je la donnai h un Cosaque; celui-ci comprit mon intention, fendit l'extremite
d'un baton, y insra le morceau de papier, s'eloigna, et
ficha le baton en terre a une certaine distance. Le sultan se leva, et tout le monde quitta la tente; je le suivis

355

et me dirigeai vers la cible. Sachant que nous nous trouvions au milieu d'une horde sans frein ni loi, j'avais
resolu de Ieur faire voir que ces petits instruments euxmemos etaient dangereux. Arrive h. quinze pas, je me
retournai pour armer mon pistolet, puis ayant fait feu,
je trouai le morceau de papier. Le sultan ainsi que ses
gens etaient evidemment persuades que c'etait la un
tour d'escarnotage ; it dit quelque chose h son fils, qui
aussitOt courut a la yourte et en rapporta h son pere
une coupe de bois d'origine chinoise ; elle fut placae a
l'extremite superieure du mme baton , de la propre
main du sultan, et quand it fut de retour h mon cote,
je la traversai d'une balle. On examina le trou avec un
grand soin; un Kirghis se placa la coupe sur la tete afin
de voir si le trou marquerait sur son crane. Ceci etait
assez significatif.
Les gens au milieu desquels nous nous trouvions inspiraient une terreur profonde a toutes les tribus environnantes. Bref, c'etaient des Outlaws en pleine revoile contre l'autorit de la Chine et qui vivaient de
depredations.
En jetant les yeux autour de moi, je vis qu'une bande
de gaillards audacieux surveillaient mes mouvments ;
je vis aussi que le mouton gras avait ete tue , et que
l'heure du repas allait venir.
Deux cuisiniers aux bras musculeux ecumaient la
chaudiere bouillante ; d'autres preparatifs etaient en
train; tout alentour des groupes d'hommes, de femmes et d'enfants etaient assis en attendant la curee.
Comme un banquet kirghis est un evenement peu ordinaire pour un Europeen , je vais essayer de decrire
celui que m'offrit le sultan Baspasihan. Les convives
etaient beaucoup trop nombreux pour qu'il pet avoir
lieu dans la yourte du, sultan. Un tapis de Bokhara fut
etendu h Pentree. Baspasihan m'y fit asseoir et prit
place aupres de moi. On laissa un espace vide en face
du sultan ; les invites s'assirent en cercle autour de cet
espace, les plus Ages ou les plus considerables de la
tribu pres du maitre, au nombre de plus de cinquante,
hommes, femmes et enfants. Les garcons se tenaient
derriere les hommes; les femmes et les jeunes filles occupaient la derniere place; je ne compte pas les chiens
qui, places a quelque distance, avaient l'air de s'interesser a la fte autant que les bimanes.
.Quand tout le monde fut pret, deux hommes entrerent
dans Pinterieur du cercle, portant un vase de fer fumant
ayant l'apparence d'une cafetiere. L'un s'approcha du
sultan, l'autre de ma personne. Es nous verserent de
l'eau chaude sur les mains; mais ici chaque convive doit
etre pourvu de sa serviette. La memo ceremonie se repeta
pour chaque homme, depuis le sultan jusqu'au pasteur
de ses troupeaux. On laissa les femmes et les jeunes filles
s'acquitter elles-memes de cette besogne. Les ablutions
terminees, les cuisiniers apportrent des vases exhalant
une fumee epaisse : c'etaient de longues auges de bois
semblables a celles dont se servent les bouchers de Londres et dans lesquelles des quartiers de mouton bOuilli
etaient empiles les uns sur les autres. L'un des vases,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

3.56

LE TOUR DU MONDE.

place entre moi et le sultan, etait plein de mouton et de


riz cuits ensemble.
Chacun tira son couteau de sa ga'ine ; it n'etait pas besoin de converts. Mon like saisit un magnifique morceau de mouton dans le tas, me le mit dans la main, et
recommenca la meme operation pour lui-meme. C'etait
le signal attendu. A l'instant, toutes les mains plongerent
dans les auges. Les Kirghis places au premier rang
choisissaient ce qu'ils preferaient , et apres en avoir
mange une partie, chacun tendait le morceau au convive qu'il avait derriere lui ; quand celui-ci en avait
enleve une bouchee ou deux, it passait le surplus a un
troisieme ; puis venait le tour des jeunes gens. Apres
avoir passe par toutes ces mains et par toutes ces bouches, les os arrivaient aux femmes et aux jeunes filles
peu pres depouilles. Finalement, lorsque ces pauvres
creatures les avaient ronges de maniere a n'y plus rien
laisser,, elles les
jetaient aux chiens.
Pendant le tours
du diner, je remar
quai trois enfants
nus rampant derriere le sultan ,
dont Fat tention
etait dirigee vers
le cercle d'en face.
Leurs petits yeux
suivaient ses mou
vements avec anxiete; quand ils furent
a une portee convenable, leurs mains
saisirent une piece
de mouton dan
l'auge ; ils se retirerent de la memo
maniere furtive derriere un morceau
de voilock , ou ils
devorerentleur butin. Je les vis recommencer deux a trois
fois ce mange ; leur habilete m'amusait beaucoup. Plus
loin que les femmes, environne d'une troupe de chiens,
un enfant de quatre ans etait as sis tenant a, la main l'os
d'un gigot de mouton dont it s'escrimait fort habilement
contre les nez d'une multitude de chiens affames qui
l'entouraient en aboyant.
En quelques instants, le mouton eut disparu ; d'enormes vases pleins du liquide dans lequel it avait bouilli
commencerent a circuler de main en main ; les Kirghis
avalaient ce bouillon avec delices. Enfin, le diner fini,
deux hommes apporterent des aiguieres et nous verserent de Peau chaude sur les mains, apres quoi chacun
se leva pour aller vaguer a ses occupations.
Alors le sultan exprima le desir de voir nos carabines
a neuvre, et donna l'ordre a trois hommes de les apporter. Je leur fournis de la poudre et du plomb, et les engageai a tirer sur unbut place a soixante pas. (Munn tira

deux coups sans toucher le but ; ils s'en rapprocherent


alors de dix pas, et l'un d'entre eux l'atteignit a leur
grande joie. Un Cosaque et Tchuck-a-boi tirerent a leur
tour et percerent de leurs deux balles le centre de la
J'invitai l'un des Cosaques a placer la cible a la
portee la plus longue qu'il supposait a nos carabines.
la porta a environ cent cinquante metres. Cette distance
excita une grande surprise chez le sultan et ses Kirghis.
Lorsque du premier coup ils virent un trou se produire
non loin du centre de la cible, ils furent stupefaits et
concurent une haute idee de la superiorite de notre tir
et de nos armes. C'etait tout ce que je desirais.
Le sultan apprenant que je voulais partir le lendemain , proposa de m'escorter jusqu'a un autre aoul,
eloigne du sien d'une journee environ. Nous aurions,
chemin faisant, une chasse au hearcoo!e, et nous pourrions juger de leuqmaniere de chasser, attendu que le
gibier abondait sur
notre route. Il etait
aussi curieux de
voir tine chasse au
sanglier et d'tre
temoin de l'effet de
nos carabines sur
les animaux a poil
rude. Pendant la
soiree , le sultan
me demanda si je
voulais permettre a
deux de ses Kirghis
de m'accompagner
jusque chez son ami
le sultan Sabeck ,
que j'avais manifest' le desir de
visiter. I1 voulait
envoyer comme present a son ami un
jeune 'talon d'une
belle qualite qu'il
j ugeait devoir etre en sarete sous noire garde. La precision
et la portee de nos carabines lui.avaient inspire une haute
idee du pouvoir que nous avions de repousser les attaques de n'importe qui. On etendit a mon intention plusieurs peaux dans la yourte du sultan ; je me couchai
dessus et m'endormis profondement, oubliant a la fois
la fatigue et les bandits.
L'aube nous trouva debout, en train de faire nos preparatifs de depart. Les chevaux etaient selles, tout autour de nous avait une physionomie affairee. Apres avoir
pris notre repas du matin, on amena des chevaux pour
le sultan et pour moi. Je devais monter ce jour-la un
de ses meilleurs chevaux, animal superbe a la robe grisnoir ; it rongeait mon mors anglais, qui ne lui semblait
pas d'un gout fort delicat. Chacun de mes gens etait
monte sur un cheval appartenant au sultan ; les netres
avaient ete envoy's en avant a l'aoul ou nous nous rendions, conduits par des Kirghis ettrois de mesKalitouks.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

357

Quand je fus en selle, j'eus le loisir d'examiner notre cravache. En quelques minutes, je marchai de front avec
escorte. Le sultan et ses fils montaient de magnifiques l'avant - garde, cOte a cote avec l'un des gardiens de
animaux. L'alne tenait le faucon qu'on devait lancer sur l'aigle. Nous etions a deux cents metres du bearcoote
le gibier aile. Un ` Kirghis a cheval s'etait charge de quand it frappa sa proie. Le cerf fit un bond en avant et
l'aigle noir, enchaine sur un socle fixe sur la selle. Le tomba. L'aigle lui avait enfonce une serre dans le con,
bearcoote etait fort tranquille sous ses chatnes et son l'autre dans le flanc, que fouillait son bec, pour en archaperon ; deux hommes d'ailleurs avaient recu l'ordre racher le foie. Le Kirghis sauta de son cheval, jeta le
de le surveiller. Pres du sultan etaient ses trois chas- chaperon sur la tete de l'aigle, des liens autour des
seurs ou gardes, armes de leurs carabines, et autour jambes, et lui fit lather prise sans difficulte. Le gardien
de nous une bande d'environ vingt Kirghis enveloppes remonta en selle, son assistant replaca l'oiseau sur son
dans leurs kalats a couleur voyante : plus de moitie socle : it etait pret a fournir une nouvelle course. Quand
etaient armes dehaches de combat. Vus d'ensemble, nous on chasse avec l'aigle, on ne prend pas de chiens, car
formions un groupe d'une physionomie etrange, que ils periraient certainement. Les Kirghis assurent que
beaucoup, sans doute , auraient prefere regarder de leur aigle est de force a attaquer un loup et le tuer. Its
chassent le renard
loin que d'approde cette maniere et
cher de trop pres.
en prennent beauNous nous diricoup, ainsi que des
geames d'abord
presque droit
chevres sauvages et
l'est ; les trois chasautres animaux de
seurs du sultan faimoindre taille.
saient l'avant-garA quelque disde; venaient ensuite
tance de la, on aSa Hautesse et moi ;
percut une troupe
ses deux fils et les
de petites antilopes
gardiens de l'aigle
en train de paitre
nous suivaient imd an s la plaine. L'aimediatement; deux
gle s'eleva derechef
de mes gens feren tournant aumaient la marche.
de3sus de nos teUne course de trois
tes comme
heures nous mena
vant ; de meme
sur les bords d'un
aussi ii fondit corntours d'eau stame le destin sur sa
gnante herisse de
victime designee :
l'animal etait mort
roseaux et de buissons, oft le sultan
avant que nous fusesperait que nous
sions arrives justrouverions du giqu'a lui. Le bearbier.
coote ne part jaEn effet , plumais en vain ;

sieurscerfs de hau-
moms que l'animal
to taille debuchene gagne un trou
rent bientet d'un
de rocher,, comme
champ de roseaux faisant saillie dans la plaine, a peu pres
it arrive parfois aux renards, la mort est son partage
a trois cents metres de nous. A l'instant, le bearcoote certain.
fut dechaperonne et debarrasse de ses liens ; it s'elanca
J'ai vu plus tard dans les moots Alataus ces terribles
de son socle et prit son essor dans l'espace, s'elevant et accipitres, a l'etat de liberte, emporter dans leurs serres
volant circulairement au-dessus de nous ; it me faisait puissantes de jeunes argalis, ou suivre, avec la rapidite
l'effet de n'avoir pas apercu sa proie; mais je me tromde la foudre, dans leur chute fatale des argalis adultes
pais : it etait en ce moment a une hauteur considera- qu'ils avaient precipites de quelque haute paroi.
ble. Pendant une minute it parut immobile, ensuite
La journe tout entiere s'coula ainsi dans la pourbattit deux ou trois fois des ailes, puis fondit en ligne
suite et la capture de gibier de toute sorte, et il etait
droite sur sa proie. Je ne pouvais distinguer le mouve- tard lorsque nous aperciimes la fumee de l'aoul oil nous
ment de ses ailes, mais it avancait avec une vitesse ef- devions passer la nuit. On pressa les chevaux, et en peu
frayante. Il y eut un cri d'allegresse ; les gardiens de l'ai- de temps nous nous trouvames assis dans la yourte du
gle partirent au grand galop, suivis de beaucoup d'autres. sultan, oil du koumis ne tarda pas a circuler de main
Je fis tourner la tete de mon cheval et le touchai de ma en main dans de grands vases. J'avouai ma preference

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

358

LE TOUR DU MONDE.

pour le the, qu'on prepara aussitat; mais de la maniere que les Kirghis me regardaient boire, j'etais convaincu qu'ils me consideraient tout a fait comme un
barbare et qu'ils avaient pitie de mon goat. On apporta des plats de mouton fumant, qui se viderent
comme par enchantement. Mon impression fut qu'il
eat ate difficile de trouver des chasseurs doues d'un
meilleur appetit. La nuit vint comme le repas finissait,
et bientat chacun ronfla bruyamment.
A la pointe du jour , j'allai voir quelle etait la situation des lieux. Je vis les pies neigeux du Sian-Shan. Es
apparaissaient pales et comme des fantames au fond des
profondeurs d'un ciel bleu ; en ce moment, eclaires des
rayons du soleil levant, ils brillaient au loin comme des
rubis. Je m'assis a terre, et je restai la a les voir changer
de couleur, jusqu'a ce que tout le paysage fat illumine.
Dans mon voisinage immediat, la scene etait fort active; d'un eke, les hommes, au nombre de plus de cent,
etaient occupes atraire les juments et transportaient aux
yourtes, dans le sac a koumis, leurs seaux de cuir pleins de
lait ; tandis que les jeunes poulains eiaient attaches sur
deux lignes a des pieux enfonces dans la terre. En face
et du cote oppose, les femmes trayaient les vaches, les
brebis, les chevres ; a quelque distance derriere elles,
les chamelles allaitaient leurs petits. Autour de l'aoul,
la steppe etait pleine de vie animee. Le sultan me dit
qu'ii y avait la plus de deux mille chevaux, mille vaches
et bceufs, deux cent quatre-vingts chameaux, plus de six
mille moutons ou chevres. Les cris percants des chameaux, le beuglement des bceufs, les hennissements des
chevaux , le blement des brebis et des chevres, faisaient
un chceur pastoral tel que je n'en avais jamais entendu
en Europe.
Mon hate ne me laissa pas partir sans me faire promettre de le visiter a mon retour de Kessilbach ; je devais le trouver a l'ouest sur ma route. Il insista de
plus pour que j'emmenasse avec moi le cheval que je
inontais, magnifique animal aux muscles puissants, capable d'affronter les assauts les plus violents. Et en
effet it me fut Bien utile dans les rudes stapes que j'eus
a franchir immediatement.
Des le milieu du second jour, nous nous retrouvames
en plein desert; le gazon avait disparu pour faire place a
un desert de sable presque depourvu de vegetation. La
nature n'y etait pas morte neanmoins : nous arrivames
a un endroit ou le sol , convert de toute une moisson de tarentules , disparaissait sous leurs toiles et
leurs trous. En passant, nos chevaux ecraserent une
quantite de ces insectes venimeux. J'etais curieux de les
voir dans leurs tanieres etroites, et je descendis afin de
faire plus ample connaissance avec eux.
Je rencontrai bientOt une de leurs demeures, d'un
volume respectable et annoncant l'ceuvre d'un architecte
consomme. Je tirai un long couteau et la touchai : le proprietaire sortit, appuya un instant ses longues pattes sur
l'acier, puis rentra dans son trop . Quand les Kirghis me
virent essayer de le deterrer, ils craignirent que je ne me
fisse mordre; mais je mis un soin particulier a me tenir

les doigts hors de son atteinte. Je le tirai du sable ;


sauta de nouveau sur la lame de mon couteau; evidemment it etait en colere d'avoir eta derange. Il etait noir
et brun , d'un aspect veritablement repoussant. Je le
laissai reparer sa demeure ou s'en creaser une autre ,
et remontant a cheval, je quittai cet endroit venimeux.
Les Kirghis ont une grande peur de cette vermine, mais
les troupeaux s'en nourrissent avec plaisir et sans danger.
Afin de regagner le temps perdu, notre guide aiguillonna sa monture vers un groupe de monticules a peine
visibles a l'horizon, et oh nous devions camper la nuit,
Le soleil etait ardent sur nos fetes; mais une forte brine
d'ouest, temperant la chaleur, nous rendait la marche
fort agreable. Pendant un grand nombre d'heures passees au milieu de ce desert de sable rien n'6tait venu
varier la scene. Vers le soir, nous atteignimes un labyrinths de masses granitiques rouges de Sept h huit cents
pieds. C'etaient des masses brises , d'une configuration
irreguliere et pittoresque a la fois. Debout au milieu
de steppes sans homes, elles ressemblaient a des mines
de dimension colossale. II n'est pas citounant que les
tribus de l'Asie centrale redoutent de traverser un
grand nombre de ces sites extraordinaires, qui leur inspirent une sorts d'horreur superstitieuse. Les rochers
parmi lesquels it nous fallut passer ce jour.-la avaient
plutat l'apparence de debris d'une vaste cite que cells
d'une montagne : it y avait la des pliers isoles, des
masses enormes ressemblant a des fats de colonnes brigs, des murailles del/6es percees d'ouvertures circulaires, des blocs immenses entas gs tout alentour, formant un chaos complet. Je proposai de nous arreter afin
d'explorer ce merveilleux tableau; les Kirghis m'obeirent effares. Quand ils me virent prendre des esquisses,
on eat dit qu'ils s'attendaient a voir Stan et ses legions
nous menacer du haut des rochers.
Au sortir de ce chaos , nos bates commencerent
dresser les oreilles : elles pressentaient de l'eau dans le
voisinage. Bientat j'apercus des objets informes qui
s'elevaient graduellement au fond de la plaine, mais h
une distance considerable : c'etaient des chameaux, et
nous nous dirigeames immediatement de leur dad. Bientot on vit accourir des gens en desordre, chassant devant
eux le Mail repandu dans la plaine ; cela ne tarda pas
s'expliquer pour nous : on nous avait vus venir, et l'on
nous avait pris pour des bandits.
Notre guide ordonna de faire halte, et envoya l'un de
ses gens en avant. Les Kirghis le connaissaient, et un
des leurs vint a sa rencontre ; ils continuaient neanmoins de chasser leurs chameaux, comme s'ils n'avaient
pas encore eta rassures sur nos. intentions. Enfin les
deux Kirghis s'aborderent, causerent un instant, puis se
separerent ; l'un courut rejoindre les siens et l'autre
nous attendit. Nous avancames vivement et bientat
depassames les chateaux, qu'on laissa des lors paturer
paisiblement.
Nous rejoignimes les gardiens du betail , qui nous
indiquerent le chemin de l'aoul, ou nous nous rendimes
au trot et oh la nouvelle de l'arrive d'etrangers, hates

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
et amis de Baspasihan, nous avait deja precedes, transmise de voix en voix.
En chemin, nous rencontrames une troupe de chevaux
derriere laquelle nous aperctImes desKirghis venant audevant de nous. Comme on allait vite des deux cotes, on
ne tarda point a se rejoindre : les Kirghis nous annoncerent qu'ils venaient de la part de leur chef, Oui-Yass,
nous souhaiter la bienvenue. On distinguait, a quelque
distance, les yourtes echelonnees sur les bords d'un lac
qui s'etendait beaucoup au dela. C'etait un tableau tresagreable apres une si terrible course. Il etait evident
clue le chef possedait de riches troupeaux et se trouvait
it la tete d'un puissant aoul.
Les Kirghis nous menerent a une yourte devant laquelle une lance surmontee d'une touffe de poils roux etait
enfoncee dans la terre; un vieillard au regard bienveillant se tenait aupres. II portait un riche kalat de soie de.
couleur jaune et cramoisie, et avait la taille ceinte d'une
echarpe verte. Son chapeau de soie, egalement de couleur cramoisie et brode d'argent, faisait l'effet d'une
calote ; it etait chausse de bottes rouges a tres-hauts
talons. C'etait Oui-Yass, qui prit les renes de mon cheval
et me tendit la main pour m'aider a descendre. Quand je
fus a terre, it me placa d'abord la main droite sur la
poitrine, puis la main gauche, apres quoi it m'introduisit dans sa yourte. Des tapis etaient etendus sur le sol
en face de la porte, du COO oppose. Il me fit asseoir
dessus et voulait s'asseoir lui-meme sur du voilock, si je
ne Pavais fait asseoir pros de moi. On apporta bientett
une theiere de cuivre , puis on deposa sur une table
basse des tasses a the chinoises avec des soucoupes, et
l'on avanca la table devant nous : on y adjoignit un bassin contenant du sucre candi et plusieurs plats garnis de
fruits exquis. Ensuite, un enfant d'environ dix-sept
ans vint s'agenouiller devant la table, versa du the et
m'en presenta une tasse, ainsi qua des fruits. Il fit la
memo chose pour mon hOte , apportant le plus grand
soin a remplir ses tasses et la theiere au fur et a mesure qu'elles se vidaient.
Des que nous fumes assis, les convives affluerent dans
la yourte. Un grand nombre etaient vetus de kalats de
soie et coiffes de chapeaux en peau de renard. L'enfant dont j'ai parle presentait le the aux hommes.
Outre les visiteurs places dans Pinterieur, un grand
nombre etaient dehors a nous considerer,, se relevant
de temps a autre afin de nous voir thus. Le costume des
gens de mon escorte avait de la ressemblance avec celui
des Kirghis de distinction; mars la difference de mon
accoutrement et du leur etait si marquee, qu'ils n'avaient jamais rien vu qui s'en rapprochat a un titre
quelconque. Je portais une jaquette de chasse a raies
vertes, un gilet raye de memo et un pantalon large,
dont, 4 vrai dire, on ne voyait pas grand'chose, car il etait
cache dans de longues bottes de chasse ; j'avais de
plus une chemise de calicot rose avec un col rabattu sur
une cravate legere, et un chapeau de feutre a larges bords
qui prenait toutes les formes. Depuis quatre ans, nul
coiffeur n'avait touch a mes cheveux ; ils pendaient en

359

boucles flottantes. C'etait une chose merveilleuse pour


mes hetes, car chez eux toutes les tetes masculines sont
rasees scrupuleusement.
Ayant pris quelques renseignements sur le pays a traverser, avant d'arriver chez le sultan Sabeck, j'appris
qu'en deux jours de marche nous atteindrions l'aoul de
Koubaldos, voleur de profession. Mon like me dit que
cet Outlaw ne nous molesterait aucunement a son aoul,
mais que ses bandes suivraient nos traces et essayeraient de nous voler pendant nos marches.
J'ignore si le jeune etalon du sultan Baspasihan, place
sous ma garde, provoqua la confiance de Oui-Yass, mais
it desira aussi envoyer une mission au sultan Sabeck.
Il voulut me faire accompagner de trois Kirghis et me
proposa de nous fournir des chevaux frais, dont nous
avions certainement besoin, disait-il. Du reste, it prendrait soin des nearesjusqu'a. ce que nous revinssions 4 ses
pacages de l'ouest, ou it se proposait de transporter son
aoul sous peu. Il ajoutait que c'etait notre chemin lors de
notre retour. Quand cet arrangement fut regle, un Cosaque m'apporta un morceau de mouton bouilli ; un grand
festin d'adieu fut servi et nous rentrAmes dans le desert.
Avant de partir, j'avais fait demander aux Kirghis
par un des Cosaques si quelqu'un d'entre eux etait effraye
d'aller a Paoul de Koubaldos. Tons avaient repondu :
jock, non! en faisant tournoyer leur hache antour de
leur tete.
Un camp d'Outlaws. Depart precipite. Coucher du soleil au
desert. Pluie de bolides. Les bandits en defaut. Les sultans de la steppe, leurs guerres et leurs funerailles.

Le passage d'une riche vegetation a la nudite du desert, de la scene si pleine de vie que nous avions quittee le matin a la solitude complete de la steppe, prtait
des reflexions melancoliques. La, en effet, it n'y a que
bien peu de liens communs entre les hommes; les Kirghis vivent separes de l'univers, et tout entiers absorhes par les soins de leurs troupeaux ; la plupart vieillissent et meurent sans avoir vu la face d'un homme
etranger a leur tribu.
Ce jour-la nous avons ete temoins d'un bel effet de
mirage. Un lac d'une etendue immense apparut sur la
steppe, flanque d'une ville considerable sur sa rive. De
grands arbres et de vastes forets etaient reproduits
avec tant de fidelite, qu'il etait vraiment difficile de ne
voir la qu'une illusion. Les heures succederent aux
heures; le tableau reculait devant nous, se transformant
chaque instant, jusqu'a ce qu'enfin it s'evanouit. Deux
des Cosaques et un Kalmouk qui n'avaient jamais et
temoins d'un phenomene de ce genre, ne pouvaient
croire que ces eaux, cette verdure, ces monuments ne
fussent que du sable aride.
Dans l'apres-midi du lendemain la plaine changea de
couleur dans le lointain , ce qui nous indiquait l'approche des paturages que nous cherchions. Une heure apres
nous etions en presence d'une troupe de chameaux et
d'une grande quantite de chevaux. A une verste des troupeaux, on decouvrit plusieurs hommes marchant 'a notre

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

36'

LE TOTJR DU MONDE.

rencontre, tandis qu'on autre se mit a galoper en sens


oppose. On nous avait apercus et on allait annoncer au
chef l'arrivee d'etrangers armes.
BientOt quatre Kirghis nous aborderent ; apres Pechange de l'aman, ils nous adresserent une serie de questions, desirant savoir qui nous etions et on nous allions.
ete fort difficile a chacun de nous d'expliquer qui
nous etions ; mais it fut repondu a leur derniere question qu'on dsirait aller a l'aoul de Koubaldos. Es tournerent bride aussitet, et nous accompagnerent, en prenant la route du sud. Entre notre escorte et eux s'etablit ensuite une courte conversation a !'issue de laquelle
deux d'entre eux partirent a toute vitesse, tandis que
nous les suivions au pas. Deux verstes plus loin, j'apercus l'aoul, d'oit plusieurs hommes accouraient
notre rencontre ; nos chevaux ayant alors ete mis au
trot, nous les rejoignimes en peu de temps. Es descendirent et nous saluerent, puis deux d'entre eux vinrent a moi, et se
placant de chaque
ate de mon cheval,
se mirent en devoir de m'escorter.
La distance n'etait
pas grande. Je remarquai que le earnpement etait fort
etendu ; it contenait
vingt -sept yourtes, dont plusieurs
avaient leur porte
ornee de lances.
Les Kirghis me
con duisiren t h Pune
de ces demeures
devant laquelle se
tenait un lnymme
de haute taille, vOtu
d'un kalat de velours noir, portant un bonnet cramoisi garni de fourrures et la taille ceinte d'une echarpe de meme couleur
cramoisie. Il fit quelques pas en avant, prit les reties de
mon cheval, et me presents la main pour descendre de la
maniere accoutumee. Quand je ffis a terre, it me toucha
la poitrine de sa main droite et de sa main gauche, puis
it m'introduisit dans sa demeure. Me voila assis en face
du grand chef de voleurs Koubaldos, dont j'avais beaucoup entendu parler, car sa renommee s'etait repandue
au loin dans l'Asie centrale. Tant qu'il etait reste debout, je l'avais cru de haute taille, mais une fois assis,
je remarquai qu'il n'avait que la mienne, c'est-h-dire
cinq pieds onze pouces (1 m. 80 cent.). Les talons de
ses bottes, hauts de deux pouces, m'avaient induit en
erreur. Time fit asseoir sur un tapis et se placa vis-a-vis
de moi : dix a douze de ses gens se placement derriere
lui. Il etait facile de voir que mon visage, ma physionomie et mon accoutrement etaient !'objet d'un examen
rapide de la part de chacun de eeux que j'avais en face ;

ils m'interessaient du reste au meme degre. En c,e moment, deux jeunes garcons apporterent le the dans la
yourte ; une table basse fut posse devant moi ; j'invitai
mon hOte a s'asseoir a mon ate. Entre nous egalit
parfaite ; pour les gens de Koubaldos nous etions deux
sultans, car ils me consideraient comme le chef de ma
troupe. Le the fut servi dans de petits vases de Chine ;
du sucre candi et des fruits confits furerit egalemen.
places devant nous dans des plats de meme origine
que les vases. Mon h6te me choisit lui-meme des fruits ,
it etait fort attentif a me servir, tout en se partageant
lui-meme avec liberalite : j'imitai son exemple.
Deux Cosaques et Tchuck-a-boi etaient assis a quelque distance. Les enfants servirent aussi le the a mes
gens, ainsi qu'a, trois ou quatre Kirghis places en avant.
On leur donna du sucre candi, mais pas de fruits. Quand
nous etimes fini, les autres Kirghis priment leur part du
the. Alors Koubaldos s'enquit de ma visite, et demands
on j'allais. Je fis
repondre par un
Cosaque que j'allais
a Tchin-si, et que
je n'avais pu traverser la contree sans
offrir mes civilites
a un chef aussi re nomme que lui. J'ajoutai que j'avais
aussi l'intention de
faire une visite au
sultan Sabeck, et
de continuer de la
mon voyage vers
Tchin-si. Il s'informa si j'avais quelque chose h vendre,
et on lui repondit
que non. E s'enL4). D ' apres Atkinson.
quit alors si j'allais
acheter quelque chose*--1 Tchin-si. La reponse jock
parut l'etonner beaucoup. II desira connaitre pourquoi nous avions tant de carabines et d'armes. Ma reponse fut que c'etait pour nous defendre d'abord et afin
de tuer du gibier pour notre subsistance. Il exprima
le desir d'acheter mon pistolet, mon fusil a deux coups
et deux carabines. Le Cosaque laissa de nouveau echapper le mot jock! avec beaucoup de force. Sa demande de poudre et de balles n'obtint pas plus de
succes. Le Cosaque se tourna de mon cote et me dit :
Si nous en agissions ainsi, it essayerait de nous tuer
immediatement.
J'ouvris mon album in-folio et lui montrai quelques
esquisses coloriees. II considers une vue de yourte avec
des chameaux aux alentours et s'y interessa vivement,
mais it ne voulut pas consentir a ce que je fisse son portrait. Tandis qu'on faisait cuire deux moutons, Koubal dos parut tres desireux de me voir essayer mon fusil
deux coups. Il s'imaginait evidemment quo les deux ca-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

362

LE TOUR DU MONDE.

nous faisaient feu en meme temps. Peut-titre pensait-il


que c'etait une imitation d'une epee chinoise ayant deux
lames tenant a une meme poignee avec un demi-pouce
d'intervalle. Il la tira de son fourreau avec soin et l'exhiba comme une arme redoutable, mais elle ne produisit
aucunement l'effet qu'il en attendait. En traversant l'aoul
j'avais remarque un lac h quelque distance, sur lequel
naviguaient une foule d'oiseaux aquatiques. Je pris mon
fusil et me dirigeai de ce , suivi de Koubaldos et de
ses Kirghis. Quand j'en approchai , plusieurs canards se
leverent ; je fis feu, et l'un d'eux tomba sur l'eau , les
autres tourbillonnaient alentour et s'envolrent au-dessus de nos tetes. Je fis feu une seconde fois et en abattis
un second qui tomba mort a quelques pas du chef.
Koubaldos examina le fusil, me regarda le recharger ;
eut evidemment aim me voir tirer pendant des heures
entieres , a supposer que les canards fussent restes la.
Nous rentrames a la yourte, et je fis demander par un
Cosaque combien it y avait de jours de marche jusqu'a
Tchin-si. Le chef repondit quatre jours, et trois seulement jusque chez le sultan Sabeck. Ii nous proposa de
prendre plus au sud afin d'aller faire une visite a son
ami Ultiung, lequel nous indiquerait une route plus facile. Les Cosaques et Tcheck-a-boi penserent qu'il valait
mieux lui laisser croire que nous &ions de son avis. II
ferait alors ses plans comme si nous devious prendre
cette direction; mais le matin nous nous dirigerions plus
a l'est, car de cette facon nous etions cars de rencontrer
les paturages de Sabeck.
Le mouton etait cuit et servi dans des vases quand
Koubaldos se leva et me conduisit sur un tapis etendu
en dehors de la yourte. Apres les ablutions d'usage, les
plats fumants furent places devant nous. Les Cosaques
avaient red pour moi une piece de mouton, car les entrailles de ces animaux ayant bouilli dans Ia chaudiere
sans qu'on les eat nettoyees , procede ordinaire h la cuisine des Kirghis, j'avais apercu des boules d'herbe a
moitie digerees surnageant au-dessus du liquide bouillant
ainsi que dans les soupieres et autres vaisseaux de service. Il y avait la a peu pres cinquante individus groupes
en face de leur chef; quelques-uns lancaient des regards
desesperes sur un repas dont ils s'attendaient a ne pouvoir attraper aucun lambeau. Derriere eux etaient assises vingt-cinq femmes, d'un aspect miserable, et parmi
elles beaucoup d'enfants.
La plupart des hommes avaient leurs vetements taffies
dans une peau de cheval, dont la criniere leur battait au
milieu du dos; ils portaient aussi des bonnets de peau
garnie de son poil, ce qui leur donnait une physionomie fauve ou plutat feroce , que rehaussait encore leur
sauvage facon de manger. Nous ne courions pas le danger d'tre molestes taut que nous serious leurs hates.
Koubaldos m'avait invite dj a rester encore un jour et a
laisser reposer nos chevaux ; mais aucun de mes gens
n'y aurait consenti volontiers et tous etaient presses de
se remettre en route le matin du jour suivant. Nos btes
furent attachees pres de la yourte, et chaque homme recut l'ordre de veiller tout specialement sur ses armes. A

l'heure du crepuscule, ce fut dans le campement tout


entier une scene fort affairee, les hommes trayant les
juments, les femmes remplissant le memo office aupres
des vaches, brebis et chevres. Pres de nous trois grandes
chaudieres de fer etaient placees sur des fourneaux
creuses en terre. Les femmes y versaient leurs seaux
de cuir pleins de lait, puis des enfants, mettant le feu
aux broussailles accumulees dessous , entretinrent la
flamme jusqu'a ce que les chaudieres entrassent en ebullition : c'est leur methode de preparer l'hyran , mlange de lait de vache , de brebis et de chevre que la
cuisson rend tres-epais. Les Kirghis coupont cette substance, devenue solide, en tranches de quatre pouces
de long sur deux pouces carres. On les etend ensuite sur
des nattes de roseaux et on les expose au soleil, ce qui
en fait une sorte de fromage , article alimentaire d'une
grande importance pour les populations de ces contrees.
Lorsqu'ils sont confectionnes, ces fromages ressemblent
a de la pierre h chaux , et en ont presque la consistance.
Quand on vent les manger, on les pile dans un mortier
et on les delaye dans du lait. J'ai gotite de ce mets et
je ne puis pas dire qu'il soit bon.
Je passai la nuit dans la yourte de Koubaldos. Deux
Cosaques et Tcheck-a7boi placerent leurs peaux pres de
moi; apres avoir mis mes armes en sarete , je m'etendis
sur la mienne , et quelques minutes plus tard j'etais
endormi a quelques pas du chef de voleurs.
11 faut avoir le sommeil dur pour ne pas etre debout h
la pointe du jour dans un aoul de Kirghis ; les cris des
animaux suffiraient a reveiller le plus lourdement endormi des mortels. Quand je sortis pour prendre l'air
dj l'un des Cosaques m'attendait. Il etait leve depuis
quelque temps et avait vu Koubaldos quitter l'aoul ;
avait aussi entendu les gens de Koubaldos se parler
l'un a l'autre, monter a cheval et partir. Il etait sorti
immediatement et avait remarque le chef et quatre de
ses hommes quittant le campement. Je l'envoyai appeler Tcheck-h-boi et dire aux autres Cosaques de rester
dans la yourte ; je lui ordonnai au.ssi d'apporter mon fusil,
ce qui fut fait a l'instant memo. Nous nous dirigeames
du Cate du lac comme pour y chasser des canards. Quand
nous ne fames plus a portee d'tre entendus, le Cosaque
repeta a Tcheck-a-boi ce qu'il m'avait dept. dit.
Nous nous accordames a reconnaitre qu'il y avait quelque chose d'etrange dans Ia conduite du chef, qui s'en
allait ainsi apres nous avoir invites a rester; tout en
continuant d'avancer vers le lac, nous arretames nos
plans et resolames de partir sur-le-champ, sans demander aucune explication. En consequence, quelques minutes apres nous nous eloignames, grand train, dans Ia
direction du sud-est.
Aprs plusieurs heures de trot allonge, j'envoyai un
de mes Kirghis en eclaireur dans un petit aoul dependant de celui que nous venions de quitter.
Mon emissaire eut la chance d'y decouvrir une femme
et deux jeunes garcons, ses fils, qui avaient ete voles,
plusieurs annees auparavant, dans sa propre tribu.
leur donna des nouvelles de leurs amis; la femme

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

363

LE TOUR DU MONDE.
dit que Koubaldos avait envoys un Kirghis chercher les
hommes de l'aoul pendant la nuit et qu'ils etaient en
expedition; mais elle ne savait pas oh. Elle nous dit aussi
qu'h une journee de marche vers le sud, se trouvaient
egalement un lac et des paturages ; que plus loin nous
verrions une montagne a pic pres de laquelle habitait
le sultan Sabeck. Ceci concordait avec la description
quo Baspasihan m'avait faite. Je ne pouvais douter de la
veracite de cette femme. Ainsi la Providence elle-meme
nous fournissait les informations dont nous avions besoin.
Nous reprimes le grand trot ; deux heures plus tard,
l'herbe disparut de la steppe et fit place a un desert de
sable. Le soleil &taut encore assez haut , on poussa en
avant. Trois heures s'ecoulerent encore ; on commencait h entrevoir une ligne sombre traversant la steppe.
C'etaient les buissons qui longeaient une riviere. Plusieurs monticules rocheux se montraient au nord. Au
sud, la plaine s'etendait aussi loin que les yeux pouvaient decouvrir : c'tait une region sterile et depourvue d'interet. Les chevaux commencaient h dresser les
oreilles ; ils pressentaient de l'eau dans le voisinage ;
en eflet, on atteignit une petite riviere avant que le
soleil disparut de l'horizon. Ce fut un brillant coucher
de soleil. Des vapeurs rouges sillonnaient l'horizon;
eparses h la fois dans l'espace et sur la steppe, elles
jetaient un voile obscur sur la ligne qui separait la terre
du ciel. Des nuages d'or flottaient en masses floconneuses au-dessus de l'endroit oh le soleil venait de disparaitre, et montaient au loin vers le zenith. Bs prirent
d'abord l'eclat d'une flamme brillante qui eblouissait
Presque les yeux. Puis cette flamme d'un rouge ardent se
nuanca graduellement jusqu'au cramoisi le plus fonts. La
partie superieure du ciel, d'un bleu obscur, au moyen
de gradations nombreuses, prit une teinte verdatre, puis
elle passa au jaune pale, dont les tons s'accentuaient
davantage a mesure que les regards s'abaissaient vers
l'horizon, jusqu'h ce qu'enfin elle devint orange, om.bree d'un rouge fauve au niveau de l'horizon, sur lequel tranchait la plaine de couleur pourpre sombre.
C'etait un spectacle magnifique et plein de calme ; mon
escorts faisait l'effet d'un point au milieu du desert sans
bornes.
On tint conseil en ce lieu, maintenant si calme, et
qui pouvait devenir le theatre d'une lutte sanglante
avant que les rayons du soleil levant tombassent sur la
steppe. Les Cosaques , Tchuck-a-boi et quelques-uns
des Kirghis estimaient que la bande de Koubaldos etait
sur nos traces. Nous savions que Koubaldos n'avait besoin que de nos chevaux; s'il pouvait seulement nous
en separer nous deviendrions une proie aisee a saisir;
nous ne pouvions echapper h pied de ces vastes deserts
de sable, et ces brigands s'empareraient de nos armes
sans courir de grands dangers.'
Koubaldos une fois renseigne sur notre compte par
les gardiens de ses troupeaux, au petit aoul, pouvait nous
atteindre vers minuit; aussi, avant la tombee du soir,
nos carabines furent examinees et rechargees avec soin.
Les chevaux furent rassembls et attaches, puis on placa

des sentinelles, on regla l'heure des factions, et bient6t,


comptant sur la vigilance des hommes et des chiens de
garde, tout le reste de notre petit camp ne tarda pas a
s'endormir.
Plus tard, quand un Cosaque m'eveilla, je fus surpris
que les heures se fussent ecoulees si tranquillement. Les
sentinelles n'avaient entendu aucun son, sinon le clapotement du ruisseau voisin, et les chiens n'avaient pas
gronde une seule fois. La nuit etait belle, les etoiles
celaient dans un ciel sans nuage ; un repos absolu planait
sur ces vastes regions : on entendait jusqu'h nos pas sur
le gazon epais; on n'apercevait rien h travers le clairobscur qui regnait sur la steppe, quand soudain toute
la plaine fat eclairee d'une pale lumiere azuree. J'en
eprouvai un tressaillement momentand ; mais en levant les
yeux, je vis un enorme meteore, d'une belle couleur
bleue, traverser lentement l'espace du sud au nord.
Apres s'tre ma pendant une trentaine de secondes,
s'enflamma, projetant une lumiere eclatante, bientet suivie d'un bruit pareil a celui du canon dans le lointain.
Cette detonation eveilla quelques-uns de nos gens, qt:i se
leverent, croyant avoir entendu le feu de nos carabines.
Ce phenomene m'interessait beaucoup ; d'autres meteores apparurent; Hs etaient petits, de la couleur d'une
flamme brillante, courant avec une vitesse surprenante
et laissant derriere eux, pour la plupart, une trainee d'etincelles blanches. Notre temps de garde s'etait ecoule
sans avoir ete interrompu par les voleurs; d'autres hommes vinrent nous remplacer, et je m'assis a considerer
les meteores. Vers deux heures et demie apres minuit,
Hs devinrent tres-nombreux et encore plus beaux. Quelques-uns etaient d'un cramoisi eclatant, d'autres de couleur pourpre ardente. Its se dirigeaient dans des directions variees, principalement vers le nord-ouest. Es
continuerent de tomber pendant plus d'une heure ; je
pus en compter cent huit dans cet espace de temps. J'en
voyais souvent trois ou quatre simultanement. C'etait le
matin du 11 ao at, et je me rappelai quo cette date de l'annee etait marquee par l'apparition periodique de ce
nomene.
J'avais oublie Koubaldos et sa bande, et j'etais assis
h mediter sur la scene h laquelle je venais d'assister,
quand un chien couche pres de moi se mit h gronder.
Invite a. se tenir tranquille , it recommenca bientert, et
ses compagnons l'imiterent sourdement. Rvidemment ils
sentaient quelque chose sur la steppe. Une longue et
etroite bande de lumiere paraissait deja h l'horizon au
nord-est ; bientOt des lueurs incertaines commencerent
h eclairer la plaine et on put distinguer les objets
h quelque distance. On delia les chiens, qui se dirigerent en abeyant avec fureur vers le bord de la riviere,
d'on nous vimes une troupe de cerfs s'eloigner en bondissant : c'etait leur voisinage qui avait inquite notre
meute.
La matinee etait delicieuse, eclairee d'un soleil brillant et rafraichie par une jolie brise, et nous nous remimes en route en nous felicitant d'avoix pass Is
nuit sans avoir ete attaques.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

364

LE TOUR DU MONDE.

Il en fut de meme pendant toute la journee ; mais


vers le soir, tandis que j'etais a esquisser une scene de
lac et de rochers que j'avais devant moi, l'un de mes
gens decouvrit de la fumee a mi-chemin de ces memes
rochers, de l'autre cete du lac, ce qui fixa l'attention
de toute mon escorte.
Koubaldos et ses voleurs etaient arrives la avant
nous dans la persuasion que nous devions y passer.
Nous primes la resolution de camper sur le bord du
lac, afin d'echapper aux regards qui devaient nous voir
deboucher dans la vallee si nous allions plus loin.
Pendant que mes gens preparaient le souper, je voulus
examiner de pres une etroite langue de terre qui avangait dans les eaux du lac, un Cosaque et Tchuck-a-boi
m'accompagnerent. Je trouvai que c'etait une bande de
rochers, large de quatre pas en quelques endroits et de
vingt en d'autres parties. La surface en etait ca et la
garnie d'une epaisse couche de gazon ; ailleurs, la roche

etait nue, entouree de chaque cete dune eau profonde ;


a 1 'extremite qui plongeait dans le lac, les assises du rocher etaient d'un pourpre fonce des plus curieux. L'un
de ces rochers avait des dimensions enormes et une crevasse profonde sur l'un de ses flancs ; plusieurs autres
l'entouraient sous forme de piliers. De ce point jusqu'a
l'isthme qui la rattache a la the, cette petite presqu'Ile
a bien six cents metres de longueur (voy. p. 360).
Tandis que je prenais une ebauche de ce tableau pittoresque, mes deux compagnons l'examinaient en vue d'y
etablir notre campement pour la nuit. Its me dirent qu'il
n'tait pas douteux que la bande de Koubaldos ne flit a
quelques pas de nous ; ils pensaient qu'elle se jetterait
sur nous au moment oil elle nous supposerait endormis ; car c'est la leur mode habituel de guerre et de
pillage. Ici nous pourrions nous defendre contre cinq
cents agresseurs. Une pantie de la langue de terre n'avait pas plus de douze pieds de large ; elle etait inter-

13aranta ou attaque d'un eon I kirghis (voy. p. 366). Dessin de Yan d'Argent d'aprUs Atkinson.

rompue en plusieurs endroits, semee de blocs de pierre.


Le passage le plus etroit etait a quatre-vingts metres du
rivage, et en avait au moins trente de long. Nous pourrions fusiller a coups stirs quiconque s'y aventurerait,
et les visiteurs que nous attendions ne s'etaient jamais
trouves en face d'un feu meurtrier. Il fut convenu qu'on
resterait au camp jusqu'a la nuit close, puis qu'on amenerait les chevaux sur la portion la plus avancee de la
presqu'ile, oft on les mettrait en siirete pour la nuit
sous la garde de quatre Kirghis qui veilleraient aussi
sur les chiens et les empecheraient d'aboyer. Les Kirghis avaient si bien dresse ces animaux qu'il n'y avait
point a craindre den etre trahi. Quand ces resolutions
furent prises, nous retournames au camp oil notre plan
rut explique a tons et des ordres donnes pour l'executer.
Durant la soiree, on avait vu plusieurs hommes nous
observer de la montagne, Its pouvaient voir aisement ce
que nous faisions de nos chevaux qu'on ramena le soir,

et qu'on attacha comme pour la nuit, entre nous et le lac.


On chargea le feu de broussailles, dont la flamme brillante indiquait evidemment aux voleurs que nous nous
disposions a nous endormir ; mais lorsque l'obscurite fut
assez epaisse, les chevaux furent selles avec la derniere
promptitude afin de se rendre a notre place de silrete.
Deux Kalmouks durent rester afin d'entretenir le feu,
avec l'ordre'de ne point s'eloigner avant que Tchuck-aboi les appelat. Nous partinaes lentement pour notre
nouveau campement. Arrives a l'extremite de la partie
etroite de l'isthme, tout le monde descendit; deux Cosaques allerent, accompagnes des Kirghis, conduire et
attacher les chevaux au fond de la presqu'ile ; ensuite
on apporta les housses qui devaient nous servir de lits ;
elles furent etendues sur le sol a vingt-cinq pas de
l'entree du passage etroit. Un Cosaque et un Kirghis
stationnaient a l'extremite opposee du meme passage,
c'est-h-dire pres de la rive du lac, afin d'attendre rap-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Preparatif6 de funnrailles chez les Iiirghis (voy. p. 366). Dessin de Foulquier d'apres Atkinson.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

366

LE

TOUR DU MONDE.

proche des voleurs. Es avaient l'ordre de ramper le


long des rochers et de nous rejoindre aussitet qu'ils entendraient venir la bande. Notre position nous inspirant une securite parfaite, nous nous couchames. Le feu
de notre premier campement lancait une clarte eblouissante. Comme j'tais place sur le bord du lac, je restai
quelques instants a voir les flammes miroiter dans l'eau,
puis je m'endormis. Avant que la premiere garde fit
relevee, les deux hommes de notre poste avance etaient
revenus annoncer que les brigands etaient arrives a
notre premier campement ; ils avaient remis les broussailles sur le feu, et Peclat des flammes avait permis
nos sentinelles d'apercevoir des hommes a cheval. J'ordonnai que trois hommes tireraient a la fois ; cela nous
donnerait trois volees, et mon fusil se chargerait de remplir les intervalles de chaque decharge. Ceci regl, nous
attendimes patiemment l'approche de Pennemi. En ce
moment, nous entendimes le pas des chevaux sur la rive
du lac; mais l'obscurite etait trop grande pour distinguer
aucun objet. Les brigands marchaient lentement ; ils
s'arreterent un instant a l'entree de la langue de terre.
Une partie d'entre eux s'engagea le long de la chaussee : nous les entendions venir et mme parlor; ils atteignirent bientiit le passage etroit oh ils ne pouvaient
tenir plus de trois de front. La, ils s'arreterent et parurent se consulter. Pas un n'essaya d'aller au deli.
On pouvait alors distinguer chacune de lours paroles; nous recomailmes meme la voix de Koubaldos.
Apres dix minutes environ d'hasitation, la bande retourna sur le bord du lac et s'eloigna au trot dans la direction du nord.
Les Kirghis de mon escorte m'expliquerent le sens
des paroles que Koubaldos avait proferees, alors qu'il
n'etait separe de nous que par quelques metres de rochers. Nous croyant bien loin de lui et furieux d'avoir
manqu son coup, it nous traitait de lathes, et promettait a sa troupe de nous rattraper facilement, soit dans
les marais, ou it supposait que nous nous &ions refugies
star la rive nord du lac, soit dans la steppe qu'il nous
fallait traverser avant d'atteindre l'aoul du sultan Sabeck.
Nous trompAmes les previsions du digne chef de
bandits, en suivant sa piste d'abord, puis en obliquant
a l'est pendant qu'il nous cherchait au nord; et le
deuxieme jour enfin, sans avoir vu luire un soul instant,
sur l'horizon de la steppe, les francisques de ses coupe-.
jarrets , nous trouvilmes un stir asile et un repos bien
necessaire sons les yourtes du sultan Sabeck.
Mon hOte , par le nombre de ses serviteurs, de ses
bergers et de ses richesses pastorales, me rappelait ces
o pasteurs de peuples et de troupeaux dont parlent la Bible
et le vied Homere. La sultane son epouse, et la princesse
leur fine, assises en face de nous a l'heure de chaque repas, qu'elles surveillaient sans y prendre part, ajoutaient
encore a cette ressemblance antique, que completait un
barde ou poste de tour, chantant sur une sorte de mandoline pendant toute la duree du festin (voy. p. 361).
La sultane etait loin d'tre belle, mais elle etait richement habillee d'un kalat de velours noir garni de

broderies en soie ; une echarpe de crpe de couleur cramoisie lui entourait la taille ; elle portait une coiffure de
mousseline blanche. Sa Elle etait plus jolie, grace sans
doute a sa jeunesse : un kalat de soie jaune et cramoisie
lui descendait jusqu'au genou, et le turban de soie blanche qui couvrait sa tete laissait echapper une profusion
de longues boucles de cheveux noirs.
Dans toutes les tribus, c'est a ces dames, vieilles et
jeunes, que revient la fonction de traire soir et matin les
vaches, brebis et chevres; traire les juments est un office
reserve aux guerriers. On sait que chez les Arians vediques le mot fille, dont ('application parmi nous monte
si haut et descend si bas, signifiait cello qui trait les
troupeaux. Parini tons ces pomades, la richesse consiste dans d'innombrables troupeaux de moutons, chevres, vaches, chameaux et cavales, qu'ils comptent par
dizaines et centaines de
, et qui constituent la
dot des filles a marier. De tout ce , le cheval est le
plus apprecia soit pour ('usage, soit pour la nourriture,
et le Kirghis qui se detournerait avec degotit d'une bonne
tranche de bceuf, se rejouit a ride d'une grillade de
cheval. Aussi le vol des troupeaux, et des chevaux surtout., est-il plus encore que les empietements ou usurpations de paturages, une des causes des guerres interminables qui troublent la tranquillite de la steppe.
Ces expeditions de pillage, qu'ils nomment barantas ,
sent ordinairement dirigees a Pheure la plus chaude du
jour sur les troupeaux au paturage, ou sur les aouls a la
fin de la nuit, au moment ou les bergers et les chiens de
garde, fatigues d'une longue veille, commencent a se relcher de leur surveillance habituelle. Le but des maraudeurs etant bien moms la lutte que le butin, ils bornent
ordinairement lours efforts a jeter la terreur parmi les
troupeaux, surtout parmi les chevaux, et a les attirer
hors de l'aoul ; car, une fois les animaux dans la steppe,
ils n'ont qu'h les pousser devant eux pour s'en emparer.
11 n'y a veritablement combat que lorsque les habitants de Paoul, eveilles a temps, peuvent se jeter entre
les voleurs et lours troupeaux menaces. Alors ont lieu des
luttes corps a corps et des scenes de sang dont le souvenir va grossir les legendes sauvages du desert. On m'a
conte dans un aoul, qui peu avant mon passage avait
eu a repousser une baranta, que l'un des assaillants,
frappe a mort, etant venu tomber devant la yourte du
chef, la femme de celui-ci avait reconnu dans ce malheureux un de ses fils, deserteue depuis peu du foyer
paternel.
Les haines et les vendettes soulevees par des evenements de ce genre, semblent faire trove, ninon s'eteindre, Tors de la wort des chefs de tribus, h Penterrement
desquels accourent de loin amis et ennemis. Cette impression m'est restee, du moms , des funerailles de
Darma-Syrym, dont je fits temoin plus tard, non loin
du Nor-Zaizan. C'etait un vieillard grandement estime
par sa trihu autant que redoute de toutes les autres.
Pourtant, des qu'il eut expire, des messagers furent
dpeches viers toutes les aires de l'horizon, pour annoncer le fatal evenement. Montant des chevaux d'elite

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
'dont ils ne menageaient ni l'ardeur ni les forces, a
peine etaient-ils arrives dans un aoul et avaient-ils fait
confiaitre la triste nouvelle, que d'autres cavaliers partaient aussitet de la meme maniere pour la transmettre
plus loin. Elle se repandit ainsi en quelques heures,
dans une contree mesurant cent lieues de diametre.
Les sultans, les chefs, les anciens des tribus monterent alors immediatement a cheval pour assister aux
funerailles. Avant le soir, un grand nombre etaient deja
arrives. Uune lance, surmontee d'un drapeau noir, se
dressait au-dessus de la porte du defunt, et lui-meme,
revetu de son plus beau costume, reposait au-dessous.
A sa tete etait place le siege d'apparat, embleme de sa
dignite ; sa selle, les harnais de ses chevaux, ses armes, ses habits etaient empiles des deux cotes. Des
rideaux en soie de Chine retombaient a grands plis du
haut de la tente, et les epouses, les filles du trepasse,
les femmes de la tribu, a genoux, la face tournee vers

367

le cadavre, chantaient l'hymne des morts, en balancant ie haut du corps d'avant en arriere et d'arriere en
avant. C'etait un spectacle solennel et pathetique. Les
hommes, entrant par groupe, s'agenouillaient aussi et,
se joignant au chceur funeraire, grossissaient la lugubre
harmonie de toute la puissance de leur Voix de basse.
Point de cris, point de gemissements, point de chevaux
arraches, comme c'est l'habitude aux funerailles des
peuples sauvages. C'est ce qu'on peut appeler ailleurs
un service religieux en musique.
En meme temps, une autre partie du ceremonial requis se passait derriere la tente. La, des hommes egorgeaient dix chevaux et cent moutons pour la Ate des
funerailles, et le feu etait attise sous les grands chaudrons de fer sur lesquels se penchaient les operateurs
nus jusqu'a la ceinture, armes de grandes cuillers de
bois, les bras et les mains couverts de sang.
Partout ou la flamme des foyers se projetait a travers

Un pasteur de peuples et de trouoeaux Dessin de Sorieul d'apres Atkinson.

l'aoul, elle mettait en saillie quelques details saisissants,


apprets fantastiques d'art culinaire et de mort. A cote
des formes noires de ceux qui remuaient le contenu des
chaudrons on voyait les bouchers le bras leve, ou les
chevaux se cabrer en hennissant de douleur et retomber frappes du couteau mortel; par moments, tout redevenait obscur ; on n'etait plus eclaire que d'une lueur
sourde; puis la fumee se dissipant au vent, les sacrificateurs apparaissaient de nouveau, semblables a des
demons dans un rite infernal. Scene sauvage, dont l'horreur etait encore accrue par les chants plaintifs qui sortaient de la demeure du sultan 1 Puis vint le banquet ;
mais comme it ne differait en rien que par le plus
grand nombre des con yives, de ceux que j'ai dcrits
plus haut, je ne m'y arreterai pas.
La fte dura sept j ours. A chaque instant arrivaient de
nouveaux sultans et de nouveaux guerriers nomades. Je
porte a deux mille le nombre total des assistants. Le

huitieme jour, on enterra Darma-Syrym. Le cadavre


fut depouille de son habit de ceremonie funeraire, drape
dans un nouveau vetement et place sur un chameau qui
le porta jusqu'a la tombe. Le siege ou trOne de sultan
le suivait sur un autrechameau;'ensuite venaient ses
deux chevaux favoris, puis ses epouses, ses filles, les
femmes de la tribu, chantant l'hymne funebre qu'accompagnaient une foule de moullas et de guerriers,
dont la voix male retentissait au loin dans la plaine
Arrive au spulcre, le corps y fut descendu ; les
moullas reciterent leurs prieres entrecoupees du recit
des grandes actions du mort ; on immola ensuite les
deux chevaux, qu'on enterra aux deux cotes du maitre ;
puis la terre recouvrit le tout, et le convoi retourna
l'aoul oil se preparait un nouveau banquet funeraire.
Cent chevaux et mille moutons furect encore egorges
en l'honneur du defunt.
A leur retour de l'enterrement, les femmes, entrant

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

368

LE TOUR DU MONDE.

dans la tente, continuerent, pendant une heure, a than- ensuite dans la demeure, pour recevoir ce que nous
ter leur complainte funebre en face des armes et des nommerions, en Europe, les compliments de condoleance
harnais de Darma-Syrym. Toute la famille se reunit des sultans et des chef's venus pour rendre hi-image

Chant des funerailles chez les Kirghis.

Dessin de Foulquier d'apres Atkinson.

a la memoire du decede. Ces ceremonies et festins se chanter l'hymne funeraire pendant une annee,
prolongerent pendant plusieurs jours encore; puis gra- lever et au toucher du soleil.
duellement thacun regagna son aoul. Mais la tribu de
Pour extrait et traduction F. DE IJANOYE.
Darma-Syrym, vouee au deuil pour longtemps, dut
(La fin d la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

au

LE TOUR DU MONDE.

369

Le sultan Yanantuek, sa fide et son fils. Dessin de Sorieul d'apres Atkinson.

VOYAGE SUR LES FRONTIERES RUSSO-CHINOISES


ET

DANS LES STEPPES DE L'ASIE CENTRALE,


PAR THOMAS-WITLAM ATKINSON '.
18t8-185'i. TRADUCTION INEDITE.

Les sultans de la steppe (suite). Des monts Syan-Shans aux monts Atalans.

A l'aoul du Iultan Sabeck, extremite sud-est de mes rapide qui, a la rigueur, m'aurait permis d'en esquisser
courses dans le Gobi, je n'etais qu'a deux journees de la le plan. Ses maisons, baties sur le penchant d'une colville chinoise c e Barkoul ou Tchnisi, que mon note me line, contre-fort avance des Monts-Celestes, sont petites
dissuada de vikiter, en appliquant a cette cite importante et basses comme dans toutes les villes chinoises, peu rel'objection du renard de la fable parlant de l'antre du
marquables en general sous le rapport architectural.
lion :
' En ce moment un soleil radieux se levait derriere
nous, mais ses rayons n'avaient pas encore atteint les
Je vcis fort bien comment on entre,
times neigeuses que nous avions sous les yeux a l'horiEt ne -Tois pas comme on en sort.
zon. Tout en cheminant, je contemplais le ciel, et je vis
En consequence, je dus me boner a en approcher, et a bientOt le premier jet lumineux faire etinceler les glaces
faire autour de ses murailles une sorte de reconnaissance et les neiges de Bogda-Oola, qu'un des hommes de
notre escorte m'avait indiquees. La crete de la montagne
1. Suite et fin. Voy. pages 337 et 353.
fut soudain couronnee d'une flamme rougeatre qui se
VII. toe Lay.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

37 0 LE TOUR DU MONDE.
transforma graduellement en un ocean d'or et finit par
prendre la blancheur eclatante de l'argent. Le soleil s'arreta quelques minutes sur ce sommet qui dominait tons
les autres, avant de verser sa lumiere sur les pies d'une
moindre hauteur. Quelques secondes apres, il en eclairait de moins eleves encore, et hien-VA la chaine tout
entiere ne fut plus qu'une masse eblouissante qui se detachait sur un fond d'une profonde obscurite. Ily a quelque chose de merveilleusement grand dans ces effets de
lumiere qui revetent de tons magiques et de lueurs changeantes ces masses prodigieuses de montagnes. Apres
avoir donne un instant a la contemplation, je fis le denombrement de ma bande qui se composait de vingt-cinq
hommes et de qtarante-cinq chevaux. Quatre des hornmes du sultan portaient de longues lances et des haches
d'armes, les autres n'avaient que des haches d'armes
seulement ; leurs habits faits de peau de cheval, rues de
crinieres flottantes, et leurs casques rabattus sur leurs
bonnets, leur donnaient un aspect tout a fait sauvage.
Le Kirghis que Sabeck m'avait donne pour guide a
travers le desert etait un homme d'une quarantaine
d'annees, a la force athletique, a la figure bonne et
intelligente. C'etait lui qui accompagnait toujours le sultan dans ses voyages ; it connaissait toutes les routes,
quelle que fat la direction : aussi, grace a lui, je pus,
sans encombre ou mesaventure, tracer un long itineraire
le long de la pente nord des Syan-Shans, et traverser le
desert qui s'etend entre la base septentrionale du Bogda061a et le bassin du Kessil-back-Noor.
Dans ce trajet je revis mes anciennes connaissances
Oui-Yas etBaspasihan qui etaient venues, avec leurs clans
et leurs troupeaux, y prendre leurs quartiers d'automne,
et je resserrai les liens de l'hospitalite avec un grand
nombre de rois-pasteurs. Je dois titer entre autres le
sultan Yamantuck, un des hommes les plus intelligents
que j'aie rencontres au desert. Dans le portrait que j'ai
fait de lui je l'ai peint entre sa file, fort Eel echantillon
de ce type kirghis, tres-apprecie, dit-on, des Grecs du
Bas-Empire, et son fils, qui lui fait une communication
h genoux selon l'usage de ces regions. Je ne dois pas
omettre non plus le sultan Beck, le plus puissant et le
plus riche des Kirghis de la grande horde ; le sulta a
.Boulania qui, ayant voyage jusqu'h Omsk et Tobolsk,
passait pour l'homme le plus instruit et le plus eclairs
de sa race et enfin le sultan Souk, qui, plus voisin des
Russes et des terrains de pature de la horde moyenne,
doit sans doute a ces circonstances une autre espece de
reputation. On ne saurait trouver un plus grand voleur
dans touts la steppe ; mais comme it avait quatre-vingts
ans, it ne pouvait plus se joindre aux barantas, quoiqu'il
en proj e tat toujours.
Dans une precedente circonstance oh je me trouvais
a son aoul, quelques Kirghis de la moyenne horde
etaient venus nous prier de leur faire rendre leurs fernmes et leurs enfants, enleves par les bandits du sultan.
Mais ce vieux coquin s'y etait refuse, pretendant que
cela faisait partie de son butin. Il recevait une pension
de l'empereur de Russie, vendait son pays et trompait

Sa Majeste Imperiale. Dans une de ses expeditions de


maraude, une hache d'armes lui avait coupe le nez, qui
depuis etait reste difforme. Lorsque je fis son portrait,
il me pria de ne point copier son nez tel qu'il etait,
mais de lui en faire un convenable, afin que l'empereur
ne vintpas h se douter de ses mceurs de bandit. En posant pour ce portrait il avait kale sur un vetement de
pourpre, une medaille d'or et un sabre que lui avait
envoyes Alexandre ler et dont il etait extrnaement
fier.
Ce vieux renard fut au nombre des visiteurs que le
printemps suivant amena a Kopal, notre station d'hiver,
oh dans l'intervalle il nous etait ne un fils, que, d'apres
les hautes times qui couronnaient notre horizon, nous
baptisames du nom d'Alatau.
Cet evenement nous attira de nombreuses visites,
cc et parmi les plus frequentes, dit Mme Atkinson, il
faut compter celles du sultan Souk. Il venait souvent
passer une heure chez nous ; une de ses plus grander
distractions etait un miroir de voyage. Il entrait dans
ma chambre a toucher oh ce miroir se trouvait pendu
la muraille, restait pendant une heure et plus h se
mirer, en faisant toutes sortes de grimaces, et poussait
de bruyants eclats de rice; il est probable que jamais
auparavant it n'avait vu sa figure. Il essaya, mais en
vain, de me persuader de lui en faire cadeau: puis
me flatta pour avoir une paire de ciseaux, qu'il donna
h. son armurier pour en faire faire de semblables, qui
furent les premiers fabriques dans la steppe. 11 furent
remis au gouverneur de Kopal qui promit de me les
rendre; mais ce dernier, apprenant que nous les regardions comme une curiosite, retracta, je suppose, sapromesse, car je ne les revis plus jamais. Un autre objet
d'attraction pour le vieillard, c'etait l'enfant; du reste,
de pres comme de loin, Bien des Kirghis etaient venus
pour le voir ; un sultan, entre autres, lui envoya par un
de ses hommes un mouton reti, alors qu'il n'avait encore
que six semaines.
a Noire interprets introduisait tout le monde dans
notre appartement. Lorsqu'il s'agissait de quelque nouveau venu, it marchait avec une gravite visible, et, invitaut la personne a s'asseoir, it offrait a M. Atkinson sa
flute, le priant, sur un ton qui sentait le commandement,
d'en jouer un peu. Il s'imaginait lui rendre un grand
service en faisant connaitre son talent.
cc On examinait tout les objets stales ea et la. Un
sultan fut tellement surpris h. la vue d'une paire de gants
qui appartenaient h M. Atkinson, qu'il sortit pour aller
les montrer a ses serviteurs. Lorsqu'il revint, comme je
satvais que mon mari les ayant portes longtemps n'en
voulait plus, je lui donnai a entendre qu'il pouvait les
gander; it sortit de nouveau et rentra bientOt accompagne
de Yarolae, l'interprete, qui me dit que si je voulais faire
un cadeau au chef, il preferait une serviette. Pour le satisfaire, je lui en donnai une et repris mes gants, dans
l'espoir de les donner h un autre ; mais ayant quitte ma
chambre un instant, je m'apercus h mon retour que le
sultan avait disparu avec les gants.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

371

pourvue de meubles, et nous fit asseoir sur une plateforme elevee qui lui servait de lit. L'appartement fut
J'emprunterai encore au journal de Mme Atkinson le bientet rempli de personnes desireuses de savoir qui
recit d'une tentative que nous fumes ensemble pour
nous etions.
penetrer dans une vide chinoise situee sur la frontiere,
L'officier voulut connaitre le motif de notre arrivee
non loin de l'Ala-Kool, entre les monts Barlouks et en Chine. M. Atkinson dit qu'etant pres de Chougachac,
Tarbagatais.
it desirait simplement presenter ses respects au gouver... Le 9 aoUt, nous arrivames aunpiquetchinois situe neur et visiter la vide. L'officier repartit que nous ferions
a Choubachac, ou, suivant une autre orthographe, Chou. bien de camper, qu'il enverrait une depeche au gouvergachac. Notre interprete voulait nous empecher d'y aller,
neur, et que la reponse arriverait le soir meme.
parce qu'un Tatar lui avait dit que les Chinois nous
Quand nous fumes installes dans notre yourte, notre
feraient prisonniers. Je ris de sa couardise. Lorsqu'il bete vint avec son interprete et son secretaire, pour prenvit que nous etions bien determines it tenter l'aventure,
dre le the avec nous. Ile s'interessaient a tout ce qu'ils
it pretexta une indisposition, prit la place de Columvoyaient, examinant minutieusement chaque chose, et
bus notre palefredisant que j'etais
nier pres des chala plus extraordimeaux, et, au lieu
naire de toutes. Es
de les conduire,
nous raconterent
disparut derriere
qu'ils etaient
eux des que nous
ce piquet pour
dimes atteint le
trois ans , et je
sol chinois. En apcrois qu'ils eurent
prochant du piencore une annee
quet, nous pouy rester avant
vions apercevoir
de rejoindre leurs
les clochers de la
families. Es se
vide dans le loinplaignaient ametain , et nous derement d'tre semandames a u x
pares de leurs femofficiers la permes.
mission d'y entrer.
Le matin suiIl etait environ
vant, deux officiers
midi, lorsque nous
et trois soldats
arrivames, et pour
vinrent a notre
la premiere fois
yourte, et les preseulement nous vimiers descendirent
mes positivement
de cheval. Comme
des Chinois ; it n'y
ils n'avaient pas
avait pas a se med'interprete ,
prendre sur leur
nous fut difficile
costume. Leurs
d'echanger un
chaussures etaient
seul
mot , mais
L'Alatau vu de la steppe (voy. p. 374). Vaprs Atkinson.
en satin noir, avec
on ne pouvait vier
de hauts talons et d'epaisses semelles. Leurs habits me
leur plaisir a voir des strangers. Es consentirent a
plaisaient singulierement et etaient vraiment tres-jolis ; prendre le the; mais, avant que je l'eusse verse, ils nous
ceux des serviteurs etaient en coton bleu, mais ceux des serrerent cordialement la main, nous dirent encore un
maitres etaient en soie. Le vetement de dessus s'ap- mot, sortirent de la tente et repartirent au grand galop.
pelle kaufa et ressemble assez a une piece de calicot.
II para4 qu'ils venaient d'un autre piquet pour s'eclairer
Alors commencerent les ceremonies. Un domes ague
sur notre compte. Es etaient tous grands ; j'en conclus
courut en avant pour annoncer notre arrivee, en faisant
qu'ils avaient ete choisis ainsi expres pour voir de
toutes sortes de gestes pour nous inviter a rester. Il revint
loin, sur la route, par-dessus les roseaux. Les soldats
bientOt et nous introduisit dans une basse-cour ou l'offi- avaient des arcs et des fleches sur leur dos ; run d'eux
cier superieur jouaat avec une oie ; neanmoins ce dernier portait une longue lance, et tons montaient bien a cheabandonna cette occupation interessante, et nous recut
val, avant, comme les Kirghis, des etriers assez courts.
tres-poliment. Je fus tout a fait etonnee de la hauteur de
En sortant, nous decouvrimes la cause de ce depart
sa taille ; M. Atkinson paraissait petit a cote de lui.
precipite. Les soldats avaient apercu des officiers sups
etait droit et sec comme un jonc, avec un teint de cuir rieurs avec leur suite sur la route de Chougachac. Notre
bride. Il nous fit entrer dans sa chambre, qui etait depremier ami nous envoya dire qu'ils arrivaient.
Un poste chinois des frontieres.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

372

LE TOUR DU MONDE.

c, Au bout de deux heures, it vint lui-meme pour


nous annoncer Parrivee de
trois officiers qui, disait-il,
seraient fort heureux- de
nous voir. Je mis mon chapeau et confiai mon enfant
aux soins de Columbus
jusqu'a mon retour. Le
bonhomme effraye de penser que nous allions sortir
a pied, ne voulait pas
entendre parler d'une maniere aussi humble de se
promener, et se preparait
faire seller des chevaux.
Lorsqu'il vit que nous allions laisser Alatau derriere nous, autre chagrin
de sa part; je coiffai done
l'enfant et chargeai Columbus de le porter. En arrivant au piquet, nous trouvames une compagnie de
soldats qui se rangerent
pour nous laisser arriver
jusqu'aux officiers. Je pris
le bras de mon mari, suivie
de Columbus qui portait
l'enfant, et precedee de notre interprete George.Nous
trouvames les Chinois, les
jambes croisees, sur un
tapis etendu a l'ombre
d'un groupe d'arbres. Cet
endroit etait d'une fra1eheur delicieuse : a droite,
au loin; on apercevait un
tombeau, et a, gauche conlait un tours d'eau. Les officiers se leverent et nous
ofirirent la main de la facon la plus cordiale ; puis,
apres nous etre assis, nous
fames regales de the et de
sucreries. Un kaldi ou officier superieur s'empara
d'Alatau et le couvrit de
baisers ; et, apres avoir
passe par les mains dt s
deux autres, l'enfant revint au kaldi du milieu,
qui l'installa devant une
petite table.
La conversation ,

de questions, pensant que


notre voyage avait quelque
but secret. Its ajouterent
que nous etions les premiers Anglais qui se fussent presentes dans cette
partie de la Chine, et que
le gouverneur ne pourrait
nous permettre d'entrer
dans la vine qu'apres en
avoir refere a, l'empereur ;
mais que si nous consentions a rester, ils enver7.
raient un courrier pour savoir si nous pouvions etre
admis, et qu'alors ils feraient tout leur possible
pour nous rendre notre sejour agreable. Mon mari
ne consentit pas a, cette
proposition.
Apres un bon moment
de conservation, je demandai si je ne pourrais pas
entrer toute seule dans la
ville. II n'y avait certainement pas d'inconvenient
agir ainsi, et, s'ils l'avaient
perrnis , je serais partie
sans replique. Le kaldi
sourit et me demanda ce
que j'esperais trouver. Je
repondis :
Simplement voir la
ville et ses habitants ;
n'ayantjamais ete en Chine, chaque chose sera pour
moi pleine d'interet.
11 reprit :
11 y a seulement nos
femmes et nos filles, et la
ville par elle-meme est
miserable ; mais, si j'osais, je vous emmenerais
avec un grand plaisir, car
vous seriez la plus grande
curiosite que .l'on ait jamais vue en cet endroit.
Si nos lois ne le defendaient pas, je vous
nerais sur-le-champ, de
maniere a ce que ma femme pat vous voir; mais je
payerais de ma tete une
semblable temente.
Et ce disant, it passa
Gorge de la riviere. Kopal. Dessin de Sabatier d'aprs Atkinson.
notre visite , et M. Atla main sur son cou.
kinson repeta sa demande. L s nous firent bon nombre I dit b. M. Atkinson que s'il s'habillait en Tatar et se

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps


[email protected]

DC

LI'
L 'I 11 .10. 1,111 , mm. LiL ,

41,1!

L!,1

,i1 10',1,1111

.n..0,11:111111111

,
r

II1h
II!

374

LE TOUR DU MONDE.

rasait la tete , il pourrait entrer en qualite de marchand,


et que c'etait le plus sage ; mais mon maxi n'y consentit
pas , ne voulant visiter la ville qu'en qualite d'Anglais ,
ou bien pas du tout.
c Nos communications etaient naturellement fort limitees ; car, sur cinq que nous etions, notre conversation se
faisait en quatre langues differentes. George se tenait
cote de nous ; mais du cote des officiers c'etait fort interessant. Le Tatar qui traduisait en chinois etait un fort bel
homme. E se tenait a gauche des officiers et, apres avoir
recu une communication de notre part, it se tournait
vers ses superieurs et disait quelque chose en se mettaut sur un genoux ; puis it se levait et, croisant ses bras
sur sa poitrine, baissait la tete et, transmettait nos paroles. Lorsque le kaldi nous repondait, le Tatar s'agenouillait de nouveau et recommencait la meme ceremo_ nie de notre cote.
c Es nous inviterent a diner, ce que nous acceptames
volontiers, n'ayant rien de mieux a faire. Es s'excuserent sur la pauvrete du diner, et parurent enchantes que
nous voulussions rester. Ce repas consistait en riz et en
viande ; la soupe fut servie a la fin ; puis apres vinrent le
the et les plats de douceur. Es essayerent de nous faire
manger avec des baguettes, et notre naanege excita leur
hilarite. George alla chercher a la maison une paire de
cuillers et de fourchettes, ce qui amusa beaucoup nos
- h6tes. Le kaldi nous raconta qu'il avait ete une fois
Canton, et qu'il y avait vu des Anglais et quelques-unes
de leurs coutumes.
Apres le the, nous primes conge de nos hetes, (Hsi' rant repartir le lendemain matin. Alatau fut embrasse
ardemment par tous les soldats, et je peux dire que l'en Pant s'en amusa beaucoup
Traversee des monts Alataus.

Pour revenir de Choubachac a Kopal, nous avions


traverser tout le massif de l'Alatau; qui, presque a pic du
COW du sud, a sa pente septentrionale decoupee par onze
tours d'eau tributaires du grand lac Tenghiz. Nous choisimes dans ces montagnes une des passes que suivent les
Kirghis dans leurs migrations d'automne. On ne peut
la gravir ni en te, ni au printemps, et, en hiver, elle
est tellement encombree de neige, que ce serait folie de
s'y hasarder. L'aoul le plus pres de cet endroit se
trouve a plusieurs centaines de verstes : aussi ces scenes
sauvages et grandioses sont-elles presque toujours interdites a l'homme. Le tigre y vit en paix dans sa tartiere,
l'ours dans son repaire, et la bete fauve y erre dans
certaines parties boisees , sans etre importunee. Au
moment oa nous allions camper pour a nuit a l'entree
de la passe, les nuages epais qui ava 'ent obscurci la
montagne s'eclaircirent et me procurerent une belle
vue de l'Actou, dans la direction de l'Ili. Les pies
neigeux ressemblaient a des rubis au toucher du
soleil, tandis qu'au-dessus d'eux tout le ciel Raft empourpre, et que la nuit projetait ses ombres sur les
dernieres times. Devant moi etait ma yourte, ou les
Kirghis faisaient cuire le mouton, tandis que chevaux

et chameaux etaient couches autour d'eux. Malgr4,


ma fatigue, je ne pus resister au desir de reproduire
sur le papier cette scene qui restera toujours gravee
dans ma memoire , aussi bien que le beau couchez
de soleil de la steppe. Au sud de ce plateau s'levent,
se dessinent les pies pittoresques et grandioses de l'Alatau ; plusieurs d'entre eux sont converts de neiges eternelles, tandis que le plateau est couvert d'une belle
herbe et produit de bons paturages pour les troupeaux
des Kirghis qui, chaque annee, y prennent leur quartier
pour deux ou trois semaines. J'y trouvai plusieurs tombeaux. L'un d'eux a cent pieds de diametre sur quarante
de haut. E est entoure d'une tranchee de douze pieds de
large sur six de profondeur. Il y a la un fosse circulaire
de dix pieds ; apres avoir examine cette grande masse,
je conclus qu'elle avait pu etre aussi bien un fort qu'un
tombeau. A. la gauche de cette tranchee, se trouvent
quatre immenses pierres de forme circulaire. Je suppose que c'taient les autels sur lesquels on sacrifiait des
victimes aux manes des morts. Mais qui les a elevees ?
et comment ont-elles 4te deposees en ce lieu ? Rien ne
saurait l'etablir. Les Kirghis y rattachent une tradition
c'est que ces pierres sont le monument d'un peupie qui,
pour un motif inconnu, resolut de se detruire, et voulut
auparavant se preparer ce grand tombeau. Les peres,
ajoutent-ils, tuerent leurs femmes et leurs enfants, a
l'exception de l'aine, qui, a son tour, tua son pore et se
donna la mort. m Les Kirghis donnent a ce peuple le
nom de miserables suicides.
En quittant cette scene, qui nous remplissait Paine
d'idees lugubres, nous continuames noire route vers la
riviere de Kopal. Cette riviere me procura l'occasion de
dessiner plusieurs vues singulieres. La gravure ( p. 372 )
en represente une que je pris a un endroit ou l'eau
tombe .dans une gorge profonde. Elle coule avec un
rugissement infernal. La forme bizarre de ces rockers
rend le site .particulierement attrayant. Je fis plusieurs
efforts pour atteindre le pied de cette chute ; mais c'etait
impossible a cause de la surface glissante des rochers
sur lesquels it fallait marcher. Non loin de la, je decouvris le Tehimboulac ou les mille sources, torrent qui
jaillit dans un ravin forme de marbre jaune et rouge
d'une beaute extraordinaire ( voy. p. 383 ).
Pierres levies de la Kora. Lgendes kirghis

Ayant franchi la ligne de fate qui separe le bassin du


Kopal de celui de la Kora, j'atteignis sur les bords du
cette riviere un point ou la nature a menage entre le
torrent et la montagne un espace d'environ deux cents
metres. A mesure que nous avaucions, je me demandais si je n'avais pas sous les yeux quelque ouvrage
de Titan; devant moi se dressaient cinq enormes pierres,
rangees dans un ordre qui n'avait rien d'accidentel, mais
qui denotait l'intervention d'une intelligente volonte.
Une de ces pierres, assez grande pour servir de docher
a une eglise, a soixante-seize pieds de haut sur vingtquatre-de long et dix-neuf de large ; elle se dresse
soixante-treize pas du pied des falaises ; son inclinaison

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
hors de la perpendiculaire, dans la direction de la riviere,
est de huit pieds environ. Les quatre autres blocs varient
de quarante-cinq h .cinquante pieds de hauteur ; l'un
mesure quinze pieds de cote, les autres un peu moins;
deux sont exactement perpendiculaires; les deux autres
s'ecartent de la verticale, un surtout qui semble sur le
point de perdre son equilibre (voy. p. 376).
Plus grande encore, une sixieme pierre git tout pros
h demi ensevelie dans le sol, et ch, et la, couverte d'arbustes prosperes qui ont pris racine dans le roc. A deux
cents metres a l'ouest, trois autres blocs jonchent la
terre ; sous l'un d'eux s'ouvre une cavite que plus d'une
famille de Kopal considererait comme tine demeure
splendide. Non loin de ce dernier cgroupe, s'eleve un
amas de pierre du sans conteste h. la main de l'homme,
puisqu'il renferme, entre autres materiaux, une grande
quantite de blocs de quartz; it est circulaire : son diamtre est de quarante-deux pieds, sa hauteur de vingt-huit;
sa forme, cello d'un dome. Autour de ce monument, a
une distance de dix pieds, de nouveaux blocs de quartz
sont ranges en cercle. Je fus grandement surpris de rencontrer dans cette vallee un pareil tumulus qui ne pouvait guere etre le tombeau d'un chef de la race habitant
actuellement cette region, et qui devait remonter h une
aussi haute antiquit que les tumuli que j'avais deja
vus dans les steppes.
Mes Kirghis ne s'approcherent du tombeau qu'en
tremblant et avec tons les signes d'une profonde veneration. Chacun d'eux laissa un lambeau de son vetenient
comme offrande h l'Esprit du mort. Ma coriosite n'en
fut que plus vivement excitee jusqu'a ce que j'eusse obtenu le recit suivant d'un de nos guides, qui se croit un
des descendants de Tchenkis. Qu'on sache d'abord que
Kora signifie renfermd, mis sous clef.
La vallee de la Kora etait jadis habitee par de puissants genies, continuellement en guerre avec d'autres
genies de la meme race qui avaient elu pour demeure differentes regions du Tarbagatai, du Barlouck et du Gobi.
A la suite de leurs expeditions et de leurs pillages, ils
trouvaient toujours une retraite assuree sur la Kora; au
sommet des rochers qui dominent le pays, veillaient des
sentinelles. Elles annnonQaient de loin l'approche des ennemis qn'on attirait dans les defiles des montagnes; la,
c'en etait fait d'eux; ils etaient ecrases par les rochers
qu'on faisait rouler du sommet des monts. Enfin l'audace
et la tyrannie des genies de Ia .Kora devinrent telles
qu'il se forma contre eux une vaste conspiration vengeresse hlaquelle le demon fut prie de participer.
Comme toujours, les sentinelles signalerent, cette
fois encore, l'arrivee de l'ennemi, l'on prit des mesures pour l'attirer dans le defile fatal. Deux autres
grandes armees parurent soudain, marchant vers d'autres defiles, et it fallut que les genies assieges missent
en mouvement toutes leurs forces pour detruire ces innombrables assaillants. Les montagnes retentirent de
tout le tumulte de la guerre et de tout le fracas des avalanches. La bataille fut terrible ; les genies allaient
triompher, lorsqu'un bruit epouvantable se fit entendre;

375

les montagnes tremblerent; un nuage de flamme et de


fumee s'leva jusqu'a moitie chemin du ciel ; it s'en
echappait de rouges eclairs et des eclats de tonnerre
qui trouvaient leur echo dans les gorges, dans les vallees
au pied 'des pies. Cette epouvantable nuee, c'etait l'artillerie de l'enfer qui vomissait des roches enflammees et
decimait les defenseurs de la Kora. -A cette formidable
tempte, les genies avaient reconnu le pouvoir du
prince des tenebres; terrifies, ils reculerent et s'enfuirent
dans cette vallee oh personne encore n'avait ose penetrer. Cette fois les vainqueurs s'y precipiterent avec le
diable a l'avant-garde; mais tout a coup, du haut de la
montagne, descendirent avec fracas de grands rochers
qui ensevelirent les geants sous leurs debris.
a A Ia suite de cette terrible bataille, les genies de la
Kora furent enchaines pour des siecles et le recit de
leurs aventures se conserva de pore en fils.
Plus tard, un chet sans pour se resolut h visitor la
sinistre vallee, et meme a venir y demeurer, en depit de
toutes les remontrances de sa famille et de ses amis ;
suivi d'un grand nombre de ses compagnons, it traversa
les montagnes, descendit sur la Kora et vint camper sur
le sol fatal ; on planta les tentes; on egorgea les animaux
on prepara le festin , au bruit des louanges donnees au
courage de l'aventureux sultan qui avait ose conduire ses
sujets dans la vallee enchante. Mais au sein meme des
rejouissances, le fracas du tonnerre roula dans les vallees, en se multipliant par mille echos; et un genie, furieux, terrible, apparut, tenant une epee fulgurante.
Tous les profanes furent glaces d'effroi : Monstre
dit-il au sultan d'une voix formidable, to as ose con duire tes esclaves dans ce lieu sacre : tu.mourras 1 a
a Rapide commie l'eclair, Tepee du genie, coupant les
enormes rochers, ensevelit les profanes sous de pesantes
masses. Le petit nombre de ceux qui assistaient de loin h
la sanglante tragedie, s'enfuit pour en porter la nouvelle a la famille et a la tribu du sultan. Les femmes
furent inconsolables et porterent le deuil pendant de
longues annees. Enfin un esprit, appele la Dame blanche,
prit pitie de leur douleur et, grace h son intercession, la
tribu put enfin Clever un tombeau dans la fatale vallee
oh depuis jamais un Kirghis n'a ose mener paitre ses
troupeaux. a
La caverne de Satan. Faune de 1'Alatau. Le Maral.

Le nom du genie du mal tient une grande place dans


les legendes des Kirghis et dans leur vocabulaire geographique. I1 n'est guere, dans les monts Alataus,
d'abimes insondables, de grottos inexplorees, qui ne
soient consideres comme demeures de Satan. Une exploration que je fis de la haute vallee du Bascan me fit decouvrir un hemicycle gigantesque, ancien bassin d'un lac
desseche a une epoque tres-moderne, comme le prouvent les debris organiques, et les amas de coquillages
d'eau donee qui en couvrent le fond et en revetent les
parois, et que le temps n'a pas encore fossilises.
En avant du bassin s'eleve un bloc triangulaire de
granit, haut de cent trente-cinq metres, et dont les trois

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

376

LE TOUR DU MONDE.

faces sont percees d'une arcade de vingt-cinq metres de que je cessai de m'etonner de la croyance qui en fait la
demeure de Satan.
large. Pendant que je dessinais cette masse enornae,
La bouche de la caverne est formee par une arche
l'orbe cramoisie du soleil levant apparut tout a coup sous
d'au
moins cinquante pieds de large et de soixante-dix
la triple arcade, ajoutant ainsi un magique effet au sombre paysage qui m'entourait. Ce monument, auquel la de haut ; la riviere y pentre par un canal coupe dans
nature a donne un caractere plus grandiose qu'effrayant, le roc solide et ayant environ trente pieds de large sur
dix de profondeur. Une saillie de rochers , de dix
n'en est pas moins, pour les Kirghis, l'oein re de Satan.
C'est lui qui a desseche le lac dont les eaux emplissaient douze pieds de large, forme une terrasse le long d .
jadis le bassin. C'est lui qui a ouvert l'etroite et profonde bord du torrent et juste au-dessus du niveau de ream.
fissure par oil s'ecoulerent les eaux. Je la suivis en depit Quand mon etonnement fut apaise, je me preparai
de mon guide, curieux que j'etais de visiter un endroit explorer la cascade, et deposai a cat effet mon sac de
bagages et mon fudont nul Kirghis
sil sur les rockers ;
n'approche volonles deux Cosaques
tairoment.
suivirent mon
Sous nos pieds
exemple. Le guide
grondait le torrent
regarda
cesprepara
invisible, et sur nos
tifs
avec
un interet
-fetes les rocs provisible;
mais
quand
jetaient une enorit nous vit entrer
me hauteur leurs
dans la caverne,
parois inclinees ,
fut terrifie. A vingt
leurs sommets depas de l'entree, le
chiquetes et branbruit cause par la
lants; quelques-uns
chute d'eau devint
d'eux s'avancant si
vraiment effrayant
loin sur le bord que
et un brouillard
leur stabilite semfroid nous envelop-.
blait un probleme
pa. De ce point, la
insoluble.
cascade s'etendait
Arrive a un enen largeur et en
tassement de hauls
hauteur, mais je
blocs appuyes sin;
n'ai pu me former
la base des hauune idea de ses
teurs, je me heurdimensions.
tai a de vastes masNous avancames
ses sur lesquelles
dans le brouillard
it etait impossible
jusqu'a pres de quade grimper. Apres
tre-ving ts metres d
nous etre hisses sur
l'entree , voulant
leur extrenaite,nous
voir la riviere bonentrames dans une
dir dans un terrible
ouverture formee
ablme
, noir corndans l'eboulement
tandis
me
arebe,
et presque privee
qu'une
blanche
vade toute lumiere.
Pierres levees dans la vallee de la Kora. D'aprs Atkinson.
peur
la
couronnait,
Le guide, cepenet donnait a tout l'ensemble de la scene une apparence
dant, bon gre malgre, y penetra ; je suivis ses pas, et nos
supernaturelle.
compagnons m'imiterent. Ayant chemine a travers cette
Peu de personnes peuvent se tenir sur le . bord du
fissure pendant environ cinquante yards, nous emergeagouffre sans frissonner. Il etait impossible d'y entendre
mes a. la lumiere du jour, sur un petit rebord dominant
le torrent. En face, un precipice perpendiculaire, s'ele- un mot, et l'on ne pouvait contempler longtemps cette
vait a plus de dix-huit cents pieds. Quelques buissons scene, trop forte pour les ,nerfs les mieux trempes.
Les monts Alataus, elevant leurs cimes bien au dela de
croissaient dans les crevasses pres de la passe, des planla
zone des neiges eternelles, et plongeant leurs racines
tes grimpantes festonnaient les bords superieurs, et dans
dans
des plaines basses oil it n'est pas rare de voir, en
cette masse cyclopeenne baillait la bouche de la caverne
ate,
le
thermometre monter a cinquante degres, ont une
qui absorbait la riviere. Nous nous tinmes silencieux et
frappes de surprise en contemplant le torrent qui gron- faune des plus variees. A leur base, le tigre, le vrai
tigre, preleve de nombreuses contributions sur les troudait dans eel effrayant abime avec un tel retentissement,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

378

LE TOUR DU MONDE.

peaux des pomades; dans les anfractuosites de leurs vallees elevees, l'ours du nord epie ces memos trouPeaux,
lors de leurs migrations, et, a leur defaut, chasse l'argali
et le cerf.
Dans mes courses a travers l'Asie centrale, j'ai croise
frequemment la piste de I'un et de l'autre de ces grands
carnassiers. Leurs rugissements ont souvent trouble le
repos de mes haltes de nuit. Plus d'une fois j'ai vu les
feux de mon bivac se reflechir dans leurs prunelles
fixes et sanglantes. Enfin, it arriva un jour qu'un de mes
guides, assailli a l'improviste par un tigre, ne dut son
salut qu'a l'abandon qu'il fit du cheval qu'il montait
pour s'enfuir a toute bride sur son cheval de main.
Noble attrait pour les chasseurs, le maral, ou grand
cerf, dont le bois
est tres-estime par
les Chinois , se
trouve dans toutes
les hautes regions
du massif de l'Alatau, et de la double chaine du Mustau ; mais it faut
des homraes sans
peur pour le poursuivre jusqu'au
fond de ses retraites, au sein des
precipices, sur les
glaciers, et sur
les pies couverts
de neiges eternelles. En hiver, au
printemps, it ha bite les vallees ;
mais des que les
chaleurs commencent, it escalade la
montagne pour
chapper aux mouches et aux insectes ; ils se montrent rarement en
Arche naturelle de granit (voy
q on
p e , bien qu
troupe,
en voie quelquefois dix a douze postes ensemble au Nord
d'un precipice, a quinze cents, a deux mille pieds de
hauteur, sur des rochers a peu pros inaccessibles.
Je les ai vus gravir les roches escarpees et brouter la
mousse veloutee qui croft sur la pente des monts. Un
jour j'en ai apercu sept se tenant en observation au sommet d'un rocher, pareil a une tour gigantesque de sept
a huit cents pieds d'levation, a pie de trois cOtes ;
le quatrieme, etroite arete rocheuse, plongeant, par un
angle de soixante degres, dans un profond precipice, se
redressait parfois en murs perpendiculaires qui semblaient en rendre l'ascension impossible; c'est pourtant
par ce fantastique escalier seulement que les marals
avaient pu atteindre le sommet.

Un grand precipice, profond de mille pieds au moins,


large de pros de six cents metres, nous separait d'eux ;
quel regret pour nous ! Mais quel moyen de descendre
dans l'abime et d'escalader les pentes opposees? Et penser qu'une fois l'ascension faite, nous en eussions immanquablement tue quelques-uns. C'etait bien la le supplice de Tantale ; c'etait un de ces spectacles qui jettent
un chasseur dans un exces d'audace ; mais cette fois, vu
l'impossibilite, it fallut se contenter d'admirer les splendides hetes, tout en faisant des vmux pour les rencontrer
un jour de plus pres. Je chassais sans avoir dejeune le
matin, sans avoir dine ou soupe le jour precedent; apres
cinq ou six heures de course, je vis, h cinq ou six cents
metres, les comes branchues du maral que je poursuivais se dresser audessus du fourre
oft se tenait la
bete. Apres avoir
ramp precautionneusement pendant une demiheure, j'arrive
enfin a portee, a.
ce point d'ofi l'ceil
noir de la bete
brille assez pour
servir de point de mire .Me couchant
alors a plat ventre
sur le gazon, ne
levant la tete qu'av ec infiniment
d'attention, je
mets en joue avec
la perspective certaine d'un heureux
et prochain banquet ; mon doigt
touche la detente ;
mais quoi ! point
de balls sifflante ;
le marteau est
tombs sur une
mauvaise capsule,
en faisant tout juste assez de bruit pour mettre le
cerf en eveil, et voila la bete qui, d'un bond, emporte
avec elle mon diner a l'horizon.
Les Cosaques et les Kalmouks deploient, dans leurs
chass es , un sentiment plus delicat des exigences de l'honneur que beaucoup de nos Europeens les plus civilises.
Deux Cosaques chassaient le maral, pour vivre d'abord,
puis pour vendre le bois si haut prise de ce cerf. Deja
ils avaient penetre bien avant dans l'Alatau ; lours coups
de fusil avaient ete heureux ; ils dormaient chaque nuit
aupres de leur proie. Un matin, apres quelques heures
de chasse, ils rencontrerent une superbe bete, dont la
ramure leur sembla valoir au moins cent vingt roubles, soit quatre cent vingt-cinq francs ; c'etait plus

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
qu'il n'en fallait pour les enflammer. Es poursuivirent
done le maral de vallee en vallee ; puis as arriverent avec
lui dans une haute region rocheuse. Ces deux Cosaques
n'etaient pas hommes reculer ; ils gravirent les hauteurs
abruptes, sans perdre la trace de la bete ; en vain le
maral multipliait-il ses detours, it se trouvait toujours
quelque leger indice pour signaler a ses ennemis sa
nouvelle direction. Dans Papres-midi ils apercurent le
bois branchu du cerl dans une espece de deehirure
de la montagne,
bordee d'un ate
de hauteurs a pie,
de l'autre par un
precipice ; impossible a la bete de
s'echapper. A la
vue des deux chassours , la bete se
mit a bondir au
milieu de rochers
ebonies ; son avarice tait d'environ
trois cents metres.
Les Cosaques la
poursuivirent avec
rapidite , gagnant
du terrain sur elle ;
tout a coup le maral s'arreta hesitant, et regarda en
arriere, dans l'intention apparente
de revenir sur ses
pas. Comprenant
alors que quelque
autre bete barrait la route au
cerf, un tigre pentetre , animal fort
commun dans cette
region, les chasseurs ne firent pas
feu et continuerent a marcher en
avant. Le cerf, en
proie a une terreur evidente, s'avancait avec lenteur, lorsque deux ours enormes se precipiterent sur lui.
Le maral alors, d'un bond prodigieux, s'elanca pardessus un precipice de trente-trois pieds de large, sur
le sommet d'un rocher detache de la masse principale.
L'un des ours, sautant apres lui, tomba dans le gouffre
d'une hauteur de plus de quatre cents pieds ; l'autre,
reste sur le bord de l'abime, grondait dosage. Les chasseurs avancerent ; lorsqu'ils ne furent plus qu'a une
trentaine de pas, la bete se leva en grognant, mais une
balle l'envoya rejoindre son compagnon. Le maral, de-

379

bout sur son rocher, regardait, sans le moindre signe de


crainte, les chasseurs qui, de leur ate, ne se lassaient
pas d'admirer la beaute de ses formes et la grandeur de
ses conies. Disons-le a l'honneur de ces bons et braves
gens, ils laisserent le pauvre cerf en paix, et pourtant sa
ramure valait, a elle setae, la paye annuelle de cinq
Cosaques ! Apres avoir fait quelque marque dans le rocher pour retrouver l'ours plus tard, les chasseurs songerent air retour, qni n'etait certes pas chose facile, tant
as s'etaient laisss
empor ter par l'ardeur de la chasse.
Le jour suivant,
ils vinrent chercher leurs ours au
fond du precipice, et s'apercurent
avec joie que le
maral avait franchi de nouveau le
gouffre et s'etait
ec,happe. Quand
ils eurent rejoint
leurscompagnons,
les Cosaques raconterent leur histoire en detail et
firent une longue
description de leur
cerf, a qui l'on
donna desormais
le nom de roi des
marais.
Comme pendant
a cette anecdote ,
on ne lira pas peutetre sans interet la
suivante , detachee du journal de
Mme Atkinson.
Dans la vallee du
Bascan, nous fumes surpris par un
orage, notre compagnon de route
habituel, et celuici et ait terrible. Un
jeune maral en fut
sans doute effraye, car it aescendit la montagne, et vint
s'abriter dans une yourte. Les Kirghis lui donnerent la
chasse en poussant de grands Cris ; les Cosaques le poursuivirent jusque dans une gorge, en galopant comme
des furieux. Es revinrent bientOt rapportant leur capture, mais sans qu'elle fit endommagee : on me presenta cette belle bete. Des qu'Alatau fut couche, je me
dirigeai viers les tentes des Cosaques pour la voir ; ils essayaient de lui faire prendre du lait, mais elle n'en voulait pas. Je m'approchai de l'innocente creature, qui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

380

LE TOUR DU MONDE.

refusa egalement la nourriture que je lui offris. Pen- cre. Il avait ete apercu avec sa mere par un bon nombre
de Kirghis qui s'etaient abstenus d'y toucher. Ceux qui
sant qu'il vaudrait mieux lui laisser la liberte, je dis
ces hommes qu'elle etait trop jeune pour etre enlevee le rencontrerent plus tard le retrouverent sans sa mere.
L'histoire de Panimal sabre etait toujours racontee avec
a sa mere. Its repondirent qu'ils la laisseraient libre
gravite.Lorsque les Cosaques disent que c'es t moi qui ai
lorsqu'ils auraient pris la mere ; que dans la nuit celle-ci
descendrait en appelant son enfant ; qu'ils cacheraient le attache ce ruban, personne ne vent les croire et tous
faon, et que la mere ne quitterait jamais cet endroit pretendent que ce maral est venu ainsi au monde.
sans savoir si sa progeniture y etait, et sans avoir en tendu
La Russie chez les Kirghis.
Relais et trombes de la steppe.
une re d onse a son appel. Je devins d'autant plus desiAtkinson, chef de handes. Les prisonniers circassiens.
reuse de voir s'echapper ce doux et bel animal. Mo
Le fort de Kopal, qui a l'epoque ou je l'habitai etait le
cceur de mere souffrait pour cette pauvre bete. Je sentais qu'il n'y avait pas de difficulte ou de danger qu'elle poste le plus avance de l'empire russe dans 1 Asie centrale, ne l'etait deja plus lorsque je rentrai en Europe.
n'affrontat pour sauver son enfant ; it me vint a l'esL'envahissement
prit un petit moyen
graduel de ces conpour la sauver sans
trees par la Ruselle. Je demandai
sie est incessant.
de nouveau aux
Aujourd'hui ses
Cosaques de lui
avant-postes entourendre la liberte,
rent le massif de
ce qu'ils promil'Alatau, encadrent
rent , mais pour
le grand lac Issykun peu plus tard,
Kool, et du haut de
lorsque l'orage sela chaine du Musrait passe ; dans
tau epient et conl'intervalle ils esvoitent les plaines
peraient attraper la
d'Yarkand et de
mere.
Khasgard. Deja
J'allai chertoute la petite ,
cher quelques rutoute la moyenne
bans bleu clair ,
et au grand amuet une partie de la
sement des Kirghis
grande horde des
je les passai autour
Kirghis reconnaisdu cou du jeune
sent la suzerainete
faon. Cette couleur
du grand tsarblanc,
formait un agreaet l'on peut regarder comme tres Me contraste avec
prochain le jour ou
celle de la robe du
cet exemple sera
petit faon. Pensuivi par tout le
dant que je me lireste de cette granvrais a cette occu:10*
de famille de p opation , it me reLgibt 411...2110
mades qui, a deux
garda d'un air si
reprises, ebranla
piteux avec ses
deux grands yeux, qu'avant de le quitter je l'embras- le monde sous le galop de ses chevaux.
En attendant, it n'y a pas, entre l'Altai et les Montssai ; puis je coupai la corde qui le retenait captif. Je
Celestes, entre les sources de l'Iaxarl es et cello de
quittai la tente et je racontai aussit6t a mon mari ce
l'Amour, un clan, une tribu de renom ou la Russie
que je venais de faire. Soudain nous entendimes un cri
n'entretienne un agent, officiel ou non, mais toujours
de l'autre cote; nous nous precipitames vers la porte
de la tente et je vis a ma grande satisfaction que le ecoute. Il n'y a pas de chef, descendant plus ou moins
authentique de Tchenkis -Khan ou de Timour, qui ne
faon etait parti du cote de la montagne ; les Cosaques
soit pret h troquer son allegeance nomad et sa franciset les Kirghis se mirent a sa poursuite et tournerent dans
une gorge, esperant reprendre leur capture. Its ne rens- que contre une medaille ou un sabre dore envoy de
Saint-Petersbourg....
sirent pas. La pauvre bete entendait comme nous-memes
.bans un livre bien connu en Angleterre, sir Robert
la voix de sa mere qui du haut de la montagne encourageait son enfant dans sa course. Un mois plus tard ce Peel a beaucoup lone l'hahilete et la promptitude
des cochers russes ; s'il a eprouve tant de plaisir
fut pour moi une vraie jouissance d'apprendre que
franchir les plaines de la Russie avec la rapidite du
mon petit protege etait considers comme un animal sa-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

382

LE TOUR DU MONDE.

chasseur de renard, je lui recommande un temps de


galop avec les Cosaques sur les plateaux de 1'Asie centrale ; qu'il se fasse emporter par leurs chevaux, aussi
impetueux que des chevaux de course, aussi agiles que
des cerfs, menes a la bride, sans fouet, car it suffit d'un
mot pour les moderer ou les precipiter ! J'ai souvent parcouru le pays avec ces nobles betes, sans que jamais
une seule succonabat a la tache.
Ayant quitte Kopal pour me rendre a Semipolatinsk
dans l'automne de 1850, nous voyagions dans un leger
tarantas. Nous Mmes un jour conduits par des chevaux
cosaques jusqu'a
un aoul eloigne d'environ soixante
verstes du dernier
relais ; arrives a
cette station, nos
guides nous quitterent pour rejoindre, le lendemain,
leur poste, et le
chef de l'aoul nous
donna des chevaux
et une escorte de
Kirghis , qui parvinrent , aides par
nos deux Cosaques,
a atteler six coursiers a notre tarantas. L'un de nos
deux hommes prit
possession du siege
et tint les renes des
deux limoniers ;
quatre Kirghis
montaient les quatre chevaux de devant ; mais tous
leurs efforts ne firent pas avancer le
tarantas d'un pas.
Le vieux chef,
furieux , du contretemps , fit ajouter
six autres chevaux
l'attelage ; ces douze coursiers et les
hommes qui les montaient faisaient un formidable contraste avec notre free vhicule ; mais le chef sentit qu'il
y allait de son honneur, et fit flanquer les douze chevaux
et les six postillons d'une double ligne de cavaliers.
Quand le signal du depart fut donne, les chevaux se cabrerent, les uns d'un cote, comme pour echapper aux
cordes qui leur pressaient le flanc, les autres d'un autre;
on eat dit qu'ils s'entendaient pour briser en deux le tarantas ; inexprimable confusion I Les chevaux de devant
se retournrent de notre cote comme pour nous demander
de monter sur leur dos plutet que de les assujettir a un

jong si insolite. Apres d'incroyables efforts, on les


remit en ligne et ils finirent par s'elancer en avant au
galop, aux cris de joie retentissants de leurs cavaliers
non moins sauvages qu'eux.
Ce fut une scene que je n'oublierai jamais. Nos
guides, enthousiasmes, n'avaient pas le plus leger souci
des heurts eprouves par notre tarantas ; aussi etait-ce
pour nous une affaire tres-serieuse que de nous maintenir sur nos sieges. Nos chevaux rivalisaient d'ardeur
comme dans un hippodrome, et, de fait, notre equipee
ressemblait plus a une course qu'a un voyage. Apres
une heure de ga
lop, ils commencerent pourtant a s'apaiser,, bien que
de temps a autre,
l'un d'eux temoignat clairement le
desir de s'echapper
pour courir, libre,
dans la plaine immense. Quand nous
arrivames, a la nuit
close, a la couchee,
nos douze coursiers
etaient blancs d'ecame. Voila ce que
les Kirghis savent
faire de chevaux
qui n'ontjamais ete
atteles ; mais on
conviendra qu'une
promenade du genre de celle que nous
venions de faire
est trop dangereuse
pour etre agreable,
et nous jugeames
prudent de nous en
tenir a cette pre
Inhere epreuve.
Si rapide qu'eat
ete notre course, it
y eut un moment
cependant oil, pour
notre siirete, nous
aurions voulu la
precipiter encore ; comme nous passions au milieu d'un
espace seme d'innombrables monticules de sable, nous
en vimes tout a coup une trentaine se soulever autour de
nous, s 'allonger en longues colonnes ellipticfues, et glisser
en tourbillonnant sur le sol du desert avec les sifflements
et les contorsions de serpents gigantesques qui se seraient reveilles a notre approche. Ces trombes, car ce
phenomene n'etait pas autre chose, variaient en diametre
de six a huit metres; les plus petites avaient de vingt
trente pieds de haut, quelques-unes atteignaient cent
pieds; une enfin, qui absordait dans son tourbillon tout

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
ce qu'elle approchait, s'elevait a pres de deux cents
pieds. On out dit, a les voir s'inclinant, se redressant et
se croisant dans l'espace au milieu d'une atmosphere de
poussiere, des monstres antediluviens sortant de leur
couche geologique et rentrant dans ractivite febrile de
l'existence. Mais bientOt les forces atmospheriques qui
les avaient soulevees venant a s'epuiser, nous vimes ces
trombes s'affaisser l'une apres l'autre et reformer sur la
face du desert un nombre de dunes mouvantes identiquement pareil a celui d'oU elles etaient sorties.
Pendant que je me dirigeais ainsi vers Semipalatinsk,
it se passait du ate de l'Altai un evenement qui, pour
peu qu'il eUt ete exploite par la delation et la malveil-

Chute du Tehtinboulae (torrent de l'Alatau)

on !ingots d'er d'argent ! Quelle belle proie ! memo


pour d'autres heros quo ceux de la steppe. BientOt la
pour grossissant le peril, comme toujours, et les cornmerages des soldats, des bourgeois et des plumitifs de
radministration multipliant l'ennemi, en raison memo
de ce quo nul ne l'avait vu, le nombre des envahisseurs , d'abord fixe a trois mille sauvages , ne tarda
pas a s'elever a huit mille hommes armes de carabines
rayees , disciplines et conduits par l'Angldis Atkinson !!!
Et les estafettes de galoper, et les ordres de se croiser
entre Barnaoul, Omsk et Tobolsk, et le telegraphe de
porter la terrible nouvelle jusqu'a Saint-Petersbourg, et
les troupes et le canon d'accourir aux dbouches de l'Al-

383

lance, pouvait mettre un terme a mes explorations et


me procurer pour le reste de mes fours le pain et le
couvert dans les mines de la Siberie orientale, aux
frais de Sa Majest Imperiale. Par une belle nuit de
septembre, la tranquille cite de Barnaoul fut arrachee
en sursaut a son profond sommeil par le galop et les
cris d'alarme d'une troupe de Cosaques des frontieres, annoncant rinvasion du sol siberien par un corps
de nomades, qui, mettant tout a feu et a sang, se dirigeaient sur Barnaoul. Or, cette ville, grand depot des
mines de l'Altai, outre d'immenses valeurs de toute provenance, ne renfermait pas en ce moment, dans les
caves de ses fonderies, moires de 68 millions de francs

. Dessin de Lancelot d'apres Atkinson.


tai....Enfin le prince G.... lui-meme, gouverneur general de la Siberie orientale, ne dedaigna pas de venir
s'installer a Semipalatinsk pour surveiller de plus pres
et le theatre de revenement et les frontieres des Kirghis.
Il ne tarda pas a reconnaltre la veritable cause de cette
alarme incroyable et impossible en tout autre pays. Elle
etait due a la fuite d'une quarantaine de Circassiens ,
prisonniers de guerre, condamnes au lavage des sables
auriferes d'une petite riviere de l'Altai.
S'etant procure aupres des marchands tatars du
voisinage, au prix de longues negotiations et d'or patiemment dime, grain a grain, sur leur travail de chaque
jour, un fusil et des munitions pour chacun d'eux, ces
malheureux etaient parvenus a surprendre nuitamment,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

384

LE TOUR DU MONDE,

a quelques milles de leurs ateliers, un part de chevaux,


avaient choisi les meilleurs pour montures, force les gardi ens a les suivre en qualite de guides, et tons ensemble
s'etaient diriges vers les frontieres chinoises.
Tout parut d'abord favoriser les pauvres fugitifs. Its
traverserent les monts Sayans sans obstacle, et s'ils eussent franchi de meme les monts Tangnous, ils se fmsent

trouves a l'abri de toute poursuite dans le pays des Kalkas, d'oit vingt-cinq jours de marche les eussent amenes
au milieu de tribus kirghises a yant avec celles du Caucase communaute de langue et de religion, et des lors
leur rentree clans leur patrie detsit plus ete qu'une affaire
de temps. Mais par malheur leur ignorance de la geographie locale les ramena dans l'Altal, ou ils se heur-

terent a des postes de Cosaques. On devine le reste ; une


fois decouverts, traques sans relache clans un dedale de
ravins sans issue, ils finirent par tomber dans une ambuscade ou ils ne firent ni ne demanderent quartier.
Tous perirent, moins quatre dont on a toujours ignore
le destin.

Tel fut le recit que me fit a Semipalatinsk le prince


G..., en partageant avec m oi une tasse de the, au grand
etonnement de son etat-major, qui deja avait commands
un piquet de Cosaques pour me conduire en prison !
Pour extrait et traduction :

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

F.

DE LANOYE.

LE TOUR DU MONDE.

385

Mlle Lise Cristiani. Dessin de Mettais d apres une peinture de M. Couture.

E
VOYAGE DANS LA SIBER1

ORIENTALE,

NOTES EX.TRAITES DE LA CORRESPONDANCE D'UNE ARTISTE (MLLE LISE CRISTIANI).


1849-1853. TEXTE ET DESSINS INEDITS.

Dans leur long itineraire a travers la Siberie, M. et


Mme Atkinson rencontrerent a plusieurs reprises, a Irkoutsk, Barnaoul et ailleurs, une jeune Francais e qu'une
destinde d'artiste avait poussee dans ce nord de l'extreme
Orient. Possedant au plus haut degre le sentiment de
l'expression et de l'harmonie, sachant tirer de l'un des instruments les plus difficiles, le violoncelle, des sons semblables a ceuxde la poitrine humaine, Lise Cristiani avait
su se faire, avant vingt ans, la plus belle reputation mu-

sicale. Apres avoir conquis, a Copenhague, le titre et le


brevet de premier violoncelliste du roi de Danemark, et
merite de l'enthousiasme des Suedois le surnom de la
Sainte Cecile de France, elle etait venue tenter la fortune a Saint-Petersbourg. Mais a cette poque un deuil
de tour enveloppait de son silence la ville et l'empire,
et la belle jeune virtuose, decue pour la premiere fois,
s'etait lancee resoliThaent en pleine Siberie, avecson fidele
Stradivarius, une grosse femme de chambre russe et un
25

VII. M . LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

386

LE TOUR DU MONDE.

vieux pianiste allemand qui remplissait aupres d'elle


la double fonction d'accompagnateur et de protecteur.
La confiante audace de la jeune virtuose fut payee des
plus vives sympathies dans toutes les villes siberiennes.
Accueillie de la societe officielle et des groupes d'exiles
comme un oiseau chanteur, echo harmonieux des terres
aimees du soleil, Lise Cristiani put repeter, pendant son
rapide voyage, ces mots du poete :
Vie errante
Est chose enivrante....
Les pages suivantes sont textuellement empruntees
sa correspondance, que sa famille a biers voulu nous
confier.

I
Mal-Ma-Tchin.
Kiachta.
Irkoutsk. Le lac Baikal.
Diner et spectacle chinois.

Irkoutsk, capitale de la Siberie orientale, est une


ville assez considerable, situee au confluent de trois
rivieres : l'une d'elles, l'Angara, principal artere du sys thine fluvial qui porte le nom de Jenissei, est remarquablement rapide et profonde, parce sert de
&charge au lac Baikal, qui n'est qu'a quelques lieues de
la ville. Irkoutsk est, aprs Tobolsk, la vine la plus
importante de la Siberie; on y compte vingt mille habitants, parmi lesquels existe une communaute allemande,
avec son eglise propre ; elle est le siege d'un archeveche,
et d'un seminaire oh l'on enseigne le chinois et le japonais. Cette ville, du reste, n'offre d'interet que parce
qu'elle est au bout du monde. De loin, elle fait assez
bonne figure, attendu qu'elle compte presque'autant d'eglises que de maisons. Ses principaux edifices, y compris
un tres-grand convent de femmes, ohs l'on conserve le
corps d'un saint revere dans toute la Siberie, ont etc
batis par les Suedois , faits prisonniers de guerre a. la
bataille de Pultawa, et dont plusieurs descendants sont
encore etablis dans le pays. -- On trouve aussi a Irkoutsk
(qui le croirait!) un theatre, mais sans comediens ; et si
les habitants veulent avoir la comedic, it faut qu'ils se
la donnent eux-memes a eux-memes, fantaisie qui leur
prend plus que rarement. La population se compose
d'un certain nombre d'exiles politiques, d'artisans et de
marchands.
.... Le general Mourawieff et sa famille ayant resolu
d'aller d'Irkoutsk a Kiachta, ville moitie russe et moitie
chinoise, sur la frontiere des deux empires, it nous fallut traverser le lac Baikal, qui est a quelques lieues
d'Irkoutsk. Ce lac, un des plus grands du monde, a deux
mile cinq cents lieues carrees de surface, et comme
est horde de rochers de toutes parts, et qu'il recoit plus
de quatre-vingts rivieres, it est d'une profondeur extraordinaire , qui surpasse , dit-on , par endroits , trois
mille cinq cents pieds. Sa navigation est dangereuse, parce
que les vents y sont fort variables, et que ses rives n'offrent pas d'abri : les bailments qui naviguent dans ses
eaux sont d'une construction si mediocre, que les marins
qui les montent n'osent guere se hasarder que lorsque

le temps est decidement beau, et le vent maniable. La


traverscc e fut remarquablement rapide, mais le vent
etait si violent que les lames s'elevaient comme en
pleine mer, et nous eames la honte d'avoir le mal de
mer sur de l'eau donee. Arrives bientOt au point oh
le lac aboutit a la grande route de Kiachta, ii nous fallut
rester en panne vingt-quatre heures a un kilometre tout
au plus du rivage, parce que la violence du ressac s'opposait au debarquement. Enfin le temps devenu plus
calme nous permit d'aborder a l'Abbaye des Ambassadeurs, ainsi nommee parce que ceux que Pierre le
Grand avait envoyes en Chine au commencement du
fix-huitieme sicle furent massacres en ce lieu par les
Mongols : le monastere fut construit en expiation de
cette violation du droit des gens ; on a du haut de ses
clochers une vue magnifique du lac Baikal et de la ceinture de roches qui l'enveloppent. Celles de la rive orientale etaient deja couvertes de neige , et formaient un
contraste d'un effet pittoresque avec celles de la rive
occidentale, encore toutes resplendissantes de soleil, de
verdure et de vegetation. Une fois a terre, nous regagnames le temps perdu aux abords de la cote, et nous
franchimes rapidement les quarante-trois lieues qui
nous separaient de Kiachta, en traversant une contree
montagneuse, d'abord assez fertile, puis d'une sterilite
affreuse lorsqu'on approche de la frontiere. Le 29 octobre nous &ions a Kiachta.
Cette ville, ohs se fait le commerce entre les deux
empires, est la derniere de la frontiere russe. Elle n'est
qu'a trois cent soixante lieues de Pekin, par consequent
cinq fois plus pros de cette capitale que de celle de la
Russie. Cette distance n'aurait certainement pas arrete
une voyageuse, qui avait fait plus de quatre mille lieues
depuis son depart de Moscou, et elle aurait etc visiter
la capitale du celeste en1pire, si messieurs les Chinois
I'eussent permis.
Le nombre des negotiants russes qui font le commerce a Kiachta est trs-petit; quant aux Chinois, ils
comptent environ soixante maisons principales. Ces etablissements auxquels sont jointes des boutiques de
detail, forment, avec un grand nombre de domestiques,
et les artisans indispensables dans une ville, la partie
chinoise de Kiachta, sous le nom de Mai-Ma-Tchin, qui
vent dire faubourg commercant. tine esplanade fermee
separe les deux villes ; du cote russe it y a une porte a
l'europeenne avec un corps de garde, du cote chinois,
une belle porte dans leur style d'architecture, avec des
inscriptions et des figures mythologiques. Lorsqu'on
entre a Mai-Ma-Tchin, on est frappe de la difference
d'aspect qu'offre une ville chinoise comparee aux nbtres.
Les rues sont alignees, mais etroites, et ne presentent
qu'une longue muraille interrompue de temps a autre
par une porte cochere, car it est d'usage en Chine d'etre
herruetiquement calfeutre chez soi, et de ne rien laisser
voir au dehors de ce qui se passe au dedana. Si l'on
penetre dans l'interieur, on trouve une tour oa sont
construites les boutiques et les chambres d'habitation.
La corniche du toit fortement releve et en saillie est,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
soutenue par des colonnes, et forme une espece de galerie de l'aspect le plus agreable a cause de la legerete
et du bon goat de la construction, de l'eclat des couleurs
et de la variefii des ornements. Au centre de la cour
est un tableau entoure de fleurs, representant le dieu
de predilection du maitre du logis, et it faut ajouter que
messieurs les Chinois ont des divinites d'une forme
plus que bizarre. Les fentres des maisons sont faites
en bois artistement contourne et d'un effet charmant.
En ete, on en demonte les chassis et on les remplace
par des canevas de soie qui laissent entrer l'air et qui
sont peints d'une maniere ravissante. Si l'on ajoute a
tout cola une quantite de fleurs rares sous les portiques,
dans de jolis vases de porcelaine, et des cages dorees ou
vernies, renfermant des oiseaux dont les formes et les
couleurs se trouvent si souvent reproduites sur les paravents et les eventails, on concevra que l'aspect exterieur
d'une maison chinoise est une vraie fte pour
L'interieur des maisons est en harmonie avec le reste.
Dans cellos que j'ai visitees, it y avait trois pieces; la
premiere servait d'antichambre et les deux autres d'habitation au maitre de la maison. Je ne dois pas oublier
de vous dire que les marchands chinois qui frequentent
Kiachta n'ont pas la permission d'amener lours femmes;
c'est une ville d'hommes et uniquement d'hommes, ce
qui doit modifier a leur desavantage les maisons chinoises, car je ne doute pas que les dames de cette nation
n'aient, comme les Mitres, le goat des jolies choses, et
n'aiment a s'entourer de meubles elegants et gracieux.
On est d'autant plus porte a le croire, que les femmes
chinoises sortent peu de chez elles et doivent en consequence chercher encore plus que d'autres a parer
leurs demeures. Quant aux talents des Chinois pour les
bagatelles et ce qu'on appelle a Paris la bimbeloterie de
luxe, telle qu'elle se montre au grand jour chez Giroux
ou Tahan, it est incontestable; aussi avons-nous beaucoup perdu en ne voyant pas l'appartement d'une dame
chinoise et son petit Dunkerque.
L'antichambre d'une maison d'homme est entouree de
chaises de cannes vernies, recouvertes d'une belle natte
fine. Il s'y trouve de grandes armoires d'un bois noir
sculpte. Sur les murs sont des stahces religieuses ou
philosophiques, des tableaux peints sur papier representant des scenes d'interieur ou des paysages. L'appartement, a droite en entrant, est le salon de reception dont
les portes sont en bois sculpte verni, avec des glaces
peintes qui offrent de jolies figures de femmes, des flours,
des oiseaux, ou des compositions d'une originalite singuliere et pourtant d'une originalite agreable : le travail
en est tel qu'on aurait bien de la peine a Paris ou a
Londres, je ne dis pas a les surpasses, mais meme a les
imiter. Au fond de l'appartement, it y a un divan sur lequel sont des especes de matelas avec des oreillers carres, oh les Chinois se placent a la turque. Sur la , muraffle, derriere le divan, it y a ordinairement une glace
dont les ornements peints et sculptes rappellent ceux de
la porte qui lui fait face ; quelquefois au lieu de glace se
developpe un grand sujet mythologique plus ou moms

387

habilement reproduit par le dessin et la peinture. Sur le


divan sont placees de petites tables basses toujours en
bois sculpte et decoupe a jour, ainsi qu'une foule de petits meublesd'un usage hahituel pour poser les pipes,
les tabatieres, servir le the, placer les livres, etc. C'est
une grande politesse que d'inviter un stranger a se placer sur ce divan, et ce n'est commode que pour ceux qui
se croisent les jambes a la maniere des tailleurs. Il y a
aussi dans ce salon des chaises et des fauteuils de bois
travaille et verni comme les Chinois savent le faire. La
table principale de l'appartement est placee pros du divan; on y voit ordinairement une grande boite de laque
ronde a compartiments, toujours garnie de bonbons, de
confitures et de fruits secs, qui restent la en permanence
pour etre oflerts, avec le the, aux visiteurs. En face des
fenetres percees dans" toute la partie de l'appartement
situe sur la cour, it y a une grande console sur laquelle
est placee une armoire moyenne a tiroirs en bois sculpte
rehausse par des pierres de couleurs representant des
fleurs et des fruits dans des vases, le tout du meilleur
goat et du travail le plus exquis ; puis des porcelaines et
une pendule ordinairement de fabrique anglaise ; car,
avec toute leur adresse et leur industrie les Chinois ne
s'entendent pas a l'horlogerie. Tel est l'ensemble d'un
salon chinois. On pressent par cette description ce quo
doivent titre les appartements des gens riches dans les
grandes villes de l'empire, puisque le detail qui precede
et dont on vient d'essayer de donner une idee n'appartient qu'a un petit comptoir isole, etabli a l'extremite de
leurs frontieres, et dans une localite tellement abrupte
que le transport des objets fragiles et delicats presente
les plus grandes difficultes.
L'appartement a 'gauche, en entrant par le vestibule,
sert an marchand chinois de cabinet de travail et de
chambre a toucher. Son lit n'est autre chose qu'un divan
semblable a celui du salon. Il y a des tables et encore des
armoires vernies, mais moins soignees que cellos de l'autre piece; des livres, des images de divinites, des objets
d'un usage journalier, plus tout ce qu'il faut pour Ocrire.
Leur moyen d'eclairage consiste dans des lampes un
peu primitives, dont le globe est en cerne peinte, et dans
des chandelles en suif ou en tiro colorises et vernies.
A la cour principale aboutissent d'autres tours, ou se
trouvent les magasins, la cuisine, les habitations des domestiques, et dans chaque cour un chien de garde tresmechant du genre des bull-dogs anglais. Si l'on ajoute
encore h tout cot ensemble un jardin et le luxe des
fleurs, on aura l'idee d'une demeure aussi elgante que
comfortable et qui ne le cede guere aux Mitres, si mme
elle ne reinporte sous plusieurs rapports.
Comore nous arrivions a Kiachta, honorablement accompagns et sous la protection d'un officier russe d'un
grade assez eleve, attach au gouverneur general, notre
presence dans cette ville etait done un venement. Le
chef du comptoir chinois, on le Dzargoutchey, envoya un
officier attach a sa personne, pour nous complimenter
et nous temoigner ses regrets de ce qu'une indisposition
le privait du plaisir de venir lui-meme. Les Chinois em-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

318

LE TOUR DU MONDE.

ploient toujours cette excuse banale pour eviter de venir


les premiers. Un officier d'un rang inferieur lui fut envoys pour repondre ses premieres politesses. Ce que
nous appellerons le chef de notre caravane, accepta
neanmoins pour le lendemain une invitation a. diner
laquelle it se rendit accompagne de l'inspecteur de la
frontiere, du directeur des douanes, de quelques officiers
et d'un detachement de Cosaques. Le Dzargoutchey, qui
se portait tres-bien, malgre son indisposition de la veille,
vint au-devant de ses invites jusqu'a la porte exterieure
de ses appartements, leur donna une poignee de main,
car c'est l'usage chez les Chinois, ou bien ils l'ont adopts
a notre exemple, et it les conduisit dans son salon, oft
lui et notre chef
seulement prirent
place sur le divan.
On servit du the
dans des tasses de
porcelaine, dont
les soucoupes en
cuivre ont la forme d'un bateau ;
puis on offrit des
fruits confits et des
confitures. La conversation debuta
par qrelques lieux
communs sur nos
ages, nos families,
les grades, les details des armes et
de l'habillement,
et enfin sur le but
de notre visite ,
que le ruse Chinois cherchait h
penetrer par des
questions tresadroites. Nous
nous amusions de
ses efforts, et comme nous n'avions
aucun secret a cacher, nous lui dimes que nous etions venus par pure curiosite sur ce
point si interessant de la frontiere. Nous ne savons pas
s'il nous crut, mais it parut satisfait de l'explication, et
nous aurons probablement l'honneur qu'un rapport a
notre sujet soit mis sous les yeux du fils du ciel. Nous
n'avons pas besoin de dire que la conversation avait lieu
en russe de notre part par l'intermediaire d'un interprete, et de celle du Chinois en langue mantchoue, que
savent en Chine tons les gens bien eleves, parce que
c'est cello de la dynastie.
On annonca que le diner etait servi ; le Dzargoutchey et
notre principal officier passerent dans la salle a manger
en se tenant par la main. On etait cinq ou 4 table,
laquelle n'tait pas beaucoup plus grande qu'une table

de whist ordinaire. Devant chaque convive se trouvaient


deux soucoupes de porcelaine, dont i'une etait vide et
l'autre a moitie remplie de vinaigre. Nous avions fait
apporter nos converts, car les Chinois se servent pour
manger de deux petits batons d'ivoire qu'ils manient si
adroitement avec les trois premiers doigts de la main
droite qu'ils leur suffisent meme pour prendre . des potages ou des sauces tres-liquides. La table etait chargee
de mets servis dans des soucoupes a pen pros semblables
a nos assiettes, mets qui se composaient de petits morceaux de viande de pore, de mouton, de volaille, de gibier bouillis dans de la graisse. On les proud sur la
soucoupe et on les mange apres les avoir trempes dans
le vinaigre on
sert alternativement des viandes,
des legumes, tels
que choux, concombres, chouxflours, et des patisseries sucrees.
Cinquante - Deux

soucoupes nous furent successivement offertes, et


nous goatames
d'un grand nombre autant par curiosite que par politesse. Le diner se
termina par huit
soupes a la viande,
ce qui est le maximum de la politesse chinoise, qui
mesure la consideration que merits
un homme au nombre de plats qu'on
lui sort. Nous
avions apporte notre pain , car les
Chinois n'en font
pas usage ; on distribuait a chaque instant aux convives de petits morceaux de papier de soie pour s'essuyer la bouche. La
boisson etait une espece d'eau-de-vie de riz sucree d'un
goat fort desagreable. Il n'y avait pas d'eau a table, et
les verres n'etaient pas plus grands que ceux dans lesquels on boit en France de la liqueur.
Assurement un diner chinois n'est pas pour un European et surtout pour un Francais un chef-d'ceuvre gastronomique ; mais it y a certains plats, comme les hachis
de pore et les patisseries, qui ont fort bon gait. La cuisine chinoise a pour but la variete plus que la quantite,
et elle seraitvraiment passable si elle etaitmoins grasse,
si les spices et surtout l'ail y etaient moins prodigues,
et le pore, viande qn'ils preferent, mains employe.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

389

LE TOUR DU MONDE.
Apres le diner, on repassa au salon, on l'on nous servit
le the et d'excellentesconfitures. Pendant que nous &ions
au dessert, notre hete nous quitta pour aller changer de
vetement, car c'est une politesse chez les Chinois d'en
mettre un autre apres le diner. II revint bientet apres en
robe d'une espece de satin turc d'un Brun charmant, re couverte d'une veste de satin bleu broche. Il nous montra differentes curiosites et nous proposa de nous faire
voir le temple principal, en attendant l'heure de spectacle ; car les Chinois ont un theatre a Mai-Ma-Tchin.
Le temple que nous avons vu est un batiment carre
dont la corniche tres-saillante est soutenue par des colonnes formant une galerie autour de l'edifice. Rien n'est

plus extraordinaire que la variete des peinlures et des


ornements qui decorent cette corniche. Les colonnes
sont dorees et couvertes d'inscriptions ; les murailles
d'emblemes empruntes leur culte, et de sentences tirees de leurs auteurs sacres. L'interieur est divise en
irois parties on sont placees les idoles, et devant ces idoles qui occupent des enfoncements sont des tables avec
des chandeliers on brillent des cierges ; on y place aussi
des vases on Yon met de l'eau, des parfums, et les objets
offerts en sacrifices, comme des fleurs, du grain et des
ex-voto. Des drapeaux et des flammes pendent au-dessus
des tables et derobent aux spectateurs la vue des idoles.
Les murailles peintes a fresques, en belles couleurs et

en or, representent les actions ou les circonstances les


plus remarquables de la vie des dieux auxquels le temple est consacre.
Quand on penetre dans les enfoncements destines aux
idoles, qu'on n'apercoit pas d'abord en entrant, on ne
pent se defendre d'un mouvement de surprise et presque
d'effroi a la vue de ces figures bizarres qui ont jusqu'a vingt pieds de haut, et dont les traits horriblement
contractds n'expriment que des passions violentes. Les
v'tements des idoles sont aussi extraordinaires que leurs
visages, et tout ce qui leur appartient est sculpte et colore avec un soin et une habilet qui annoncent des artistes d'un talent superieur.

Dans le temple de Mai-Ma-Tchin, it y avait neuf divinites partagees en trois groupes. Au centre, Fo, divinite
principale, accompagnee de ses acolytes, c'est-h-dire des
guerriers qui, legendairement, ont contribue a assurer
ses succes ; dans les deux autres groupes, sont les dieux
de la guerre, de la justice, du commerce, de l'agriculture, et quelques autres idoles secondaires. Le dieu Fo
e:t le seul qui ait un vtement de satin jaune, couleur
sacree chez les Chinois, et que portent seuls les empereurs. En somme, le temple de Mai-Ma-Tchin est certainement une des choses les plus originales et les plus
remarquables que j'aie rencontrees dans mes voyages.
Notons en passant qu'il n'y a pas de pretres ; le temple

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

390

LE TOUR DU MONDE.

est ouvert a certains jours de la semaine, et chacun pent


y venir prier et faire son sacrifice a ses heures.
Apres la visite au temple, l'heure du spectacle etant
venue, on se rendit dans la loge du Dzargoutchey. Le
theatre est construit a peu pres comme ceux que l'on
voit a Paris, dans les Champs-flysees, les jours de fetes
publiques; seulement il est orne avec plus de goat et h
la maniere des Chinois, c'est-h-dire avec une corniche
saillante et tres-bien peinte a l'avant-scene. Les roles de
femme sont remplis par des jeunes gens de quinze ans
d'une jolie figure. Les spectateurs sont en plein air; le
Dzargoutchey seul et les principaux habitants ont des
loges en face du theatre. L'intervalle entre chaque scene
etait rempli par une salve d'instruments. 11 faut avoir
entendu cette effroyable musique pour se faire une ide
du clihrivari que peuvent produire tons ces tam-tams,
ces gongs, ces cymbales, et particulierement une espece
de tambour a deux baguettes, que l'on entendrait d'une
Ilene de loin. La piece etait tiree de l'histoire de la
Chine, et rappelait un peu le sujet de la tragedie de
Voltaire intitule : l'Orphelin de la Chine. Le tout etait
entremele de combats qui ne finissent pas, et qui sont
encore plus ridicules que ceux qu'on voit dans nos petits
theatres ; par exemple, pour indiquer qu'ils sont h cheval, les acteurs levent les jambes tres-haut. Leur accent
est nasillard ; ils parlent le chinois pur et nous n'en
vimes aucun qui annoncat du talent; mais, en revanche,
leurs costumes, faits avec ces vieilles etoffes chinoises
qu'on a meme de la peine a trouver dans Pinterieur de
l'empire, sont remarquablement beaux. Dans la petite
piece, farce ridicule et indecente de gestes comme de
paroles, il y avait des femmes mises comme elles le sent
maintenant. Leur costume, aux couleurs et aux Otoffes
pres, qui sont moins sombres, est plus riche, se rapproche de celui des hommes et se compose des mimes
elements; rien ne marque la taille, et Pensemble manque
par consequent de cette elegance qui caractdrise la plupart de nos costumes europeens. Les chaussures sont
affreuses et les pieds atrophies.
Quant aux coiffures, elles consistent dans une espece de chignon qui retient les cheveux et vient se
rattacher par derriere au moyen d'un riche peigne;
par devant les cheveux sont releves sur le front, et
reunis, soit au sommet de la tete par une forte boucle,
soit sur le cote, et toujours accompagnes de fleurs naturelies ; aucune femme chinoise, de quelque age et de
quelque rang qu'elle soit, ne manque h s'en parer. Cela
sied fort bien aux jolis visages, et l'on dit qu'ils ne sont
pas rares en Chine.
Quant aux hommes, ils sont en general de chetive
apparence, avec le visage d'un blanc pale et maladif, des
cheveux d'un noir fence et huileux, des yeux petits,
mais vifs et spirituels. Les gens du peuple sent grossiers;
tandis que ceux d'une classe plus &levee ont assez bonne
facon et sont hospitaliers et polis, au moms d'apres les
echantillons que nous avons ens sous les yeux pendant
le peu de temps que nous sommes Testes aupres d'eux.
Si leur ignorance n'est pas affectee, it faut avouer qu'ils

la poussent aussi loin qu'elle pent aller, taut ils sent indifferents pour tout ce qui n'est pas de leur pays. Ainsi,
par exemple, le Dzargoutchey de Mai-Ma-Tchin ignorait
qu'il y eat un peuple francais. Prenez done la peine,
apres cola, de conquerir les trois quarts de l'Europe sous
la conduite du plus grand capitaine des temps modernes,
pour que votre renommee, a bout de souffle et de vol,
vienne ainsi s'abattre et mourir 'a la porte d'un mandarin
chinois de sixieme ou septieme classe ! Ce respectable
fonctionnaire ne connaissait en Europe que des Anglais
et des Portugais, et se persuadait que les Russes etaient
asiatiques. Mais, pour ce qui touche a leur orgueil et h
leur interet, les Chinois ont un sens penetrant et un tact
qui suppleent aux connaissances qui leur manquent. Its
sont d'ailleurs veritablement opprimes par la dynastie
mantchoue qui les gouverne depuis un peu plus de deux
siecles. C'est elle qui s'enferme et qui refuse toute communication exterieure. Nous croyons pouvoir assurer
que le peuple chinois proprement dit verrait sans peine
le monde s'ouvrir devant lui; il sent qu'il y gagnerait de
toute maniere ; mais ce n'est qu'en tremblant que quelques Chinois osent s'ouvrir sur ce sujet avec les strangers ;
les peines les plus severes atteindraient ceux qui auraient
l'audace d'exprimer cette pensee, qui exist pourtant
chez le plus grand nombre.
La comedic ayant termine les plaisirs de la journee,
nous nous separames du Dzargoutchey, et nous nous
quittames les meilleurs amis du monde. Le lendemain
it vint a son tour a notre logis, apportant avec lui ses
presents qui, chez les Orientaux, sont une marque de
consideration qu'ils accordent. toujours a ceux qui les
visitent. Ces presents consistaient en une piece de satin
noir, deux demi-pieces de satin broths bleu et brun,
deux lanternes de bois travaille, garnies avec du canevas
brode en flours de couleur, une boite d'essence de the,
du the noir et du the vert, et quelques autres menus objets. On lui riposta sur-le-champ par une montre anglaise
en or a repetition, douze aunes de beau drap bleu, et
l'on n'oublia pas les comediens qui nous avaient amuses
la veille. Tout cela coata assez cher ; mais on ne voulait
pas etre en reste de politesse avec ces messieurs, et l'on
put esprer qu'ils conserveraient un souvenir agreable
de notre excursion au dela de leur frontiers.

II
Visite a une tribu de Bouriates.

Pendant notre sejour a Kiachta, nous avions recu la


visite des chefs des tribus bouriates qui vivent dans les
steppes avoisinantes. Es temoignerent au chef de notre
petite caravane le desir de nous voir chez eux, et l'on
convint du jour de Pentrevue. Apres avoir fait nos
adieux a nos amis de Kiachta, nous nous mimes en
route, et nous rencontrames le lendemain sur les bords
de la Selinga l'escorte d'honneur que nous envoyaient
les Bouriates : trois cents cavaliers, ayant de belles
robes de satin de diffrentes couleurs, des bonnets
pointus garnis de fourrures, des arcs ,et des fleches en

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
bandouliere, et montes sur des chevaux richement caparaconnes:
Les Bouriates, peuple nomade de la Sibrie, habitent les monts situes au nord de Baikal, dans le
gouvernement d'Irkoutsk ; on value leur nombre
trente-cinq mille individus males environ. Es paraissent etre de la memo famille que les Kalmouks. Leurs
troupeaux font leur richesse ; leur religion est le chamanisme, espece d'idolatrie tres-repandue parmi les
peuples de la Siberie orientale. Leur dieu supreme habite le soleil; it a sous ses ordres une foule de divinites
inferieures. La femme, chez les moins avances de ces
peuples, passe pour un objet immonde et qui n'a point
dame. Heureusement les sectateurs de ce culte grossier
diminuent de jour en jour.
Nos voitures etaient trainees par des chevaux de paysans; mais les Bouriates ne voulurent pas permettre
qu'ils traversassent la Selinga. Es attelerent leurs propres chevaux, et Timis voila partis au triple galop dans la
steppe, avec des cochers et des postillons en robe de
chambre de satin, entoures d'une nuee de cavaliers qui
faisaient des voltes h se casser le cou pour nous faire
honneur. Comma les Bouriates ont rarement l'occasion
de conduire des voitures, nous avions sujet de craindre
de leur donner le spectacle de gens plus ou moms verses
et contusionnes ; mais la Providence permit que nous
arrivassions sails et saufs, ainsi que nos voitures, apres
des soubresauts capables de faire rendre fame h l'Auvergnat le plus rompu a l'exercice des pataches ; mais
l'habitude des voyages en pleine steppe nous avait
aguerris.
On celebrait chez ces braves gens les obsques de l'un
de leurs principaux chefs. Nous assistames au service
et aux ceremonies funebres dans un temple mongol, et
ensuite aux jeux qui eurent lieu suivant l'antique coutume observee en pareille occasion, savoir : le tir de l'arc,
la lutte, les courses a. pied et h cheval, apres quoi vint
un festin h la mode des Bouriates, qui nous servirent
des mets beaucoup plus civilises que les Chinois, comme
du mouton reti, du fromage , quantite de gateaux, et
ineme d'excellent yin de Champagne.
Nous nous remimes bientOt en route pour aller dans
une autre tribu qui nous attendait et qui possedait le
principal temple mongol de la contree, ear les Mongols
ont des temples, a roppose des Kirghis, qui sacrifient
encore sur les rochers et sur les hauts lieux, comme aux
temps antiques (voy. p. 392). Ce temple en bois avait
un peristyle entour de seize petites chapelles disposees
symetriquement, et oh l'on Mare des ceremonies relatives h l'histoire du dieu principal, qui, je ne sais sous
quel nein, n'est autre que le fameux Bouddha de I'Inde
et du Thibet. Dans l'une, on conserve la voiture sur
laquelle on espere qu'il fera son apparition dans quelques annees; dans une autre, ses chevaux; ailleurs ses
armes, puis ses vetements , ses livres , etc. Le temple
principal est divise en trois parties : le peristyle oil
s'exposent les ex-voto, les offrandes, autour d'un cylindre tournant qui fait mouvoir des cloches; la nef, , oh

391'

les lamas, accroupis comme les tailleurs, sur trois rangs


psalmodient alternativement des hymnes sacrs sur des
rhythmes qui ressemblent extraordinairement h nos
chants d'eglise, ou bien executent des symphonies diaboliques sur des instruments impossibles qui ont malheureusement pour les oreilles des auditeurs un rapport
etonnant avec ceux des Chinois. Cette horrible musique nous attendait a notre arrivee, et nous reconduisit
pendant un verste h notre depart ; enfin le sanctuaire
du temple qui contient les images du dieu, ses transformations, les autels oh se font les sacrifices, consistant, comme ceux des Chinois, en fruits de la terre.
Bouddha et sa suite divine sent beaucoup moms laids
que les dieux chinois. Bs reconnaissent pour chef de
leur religion le grand lama du Thibet, et leurs livres
sacrs sent ecrits en sanscrit. Its croient h la me-tempsycose, et, en general, leurs ideas religieuses sent plus
compliquees et plus absurdes que cellos des Chinois.
Comme notre visite les flattait et que rofficier supeFleur qui dirigeait notre caravane leur temoigna beaucoup d'interet, ils lui donnerent un exemplaire de leur
livre saint, un habillement complet de lama qui avait
appartenu a un de leurs pretres les plus reveres, des dochettes, une petite figure sacree en cuivre et quelques
autres bagatelles.
Leurs yourtes sent comme celles des Kirghiz, composees d'un treillage de bois recouvert d'un feutre treshermetiquement clos, ce qui rend ces habitations treschaudes mme pendant les plus rudes hivers. Le pourtour
de la yourte est occupe par l'autel, les coffres renfermant
les habits, le lit, etc.; et le centre par un foyer dont la fumee s'echappe par une ouverture pratiquee dans le haut.
C'est dans les yourtes que nous fames presentes aux
dames bouriates. Leur costume est pour la forme tressemblable h celui des Chinoises; retoffe est de soie bleu
fence, brochee en or, et les ornaments de tete , des
oreilles et du cou sent en corail garni d'or et d'argent.
Ce costume irait bien h de jolies femmes, la taille exceptee puisque rien ne la degage; mais les dames
bouriates sent decidement laides avec leurs pommettes
tres-saillantes et leurs yeux brides dont l'angle externe
remonte jusqu'au milieu des tempes. Les hommes sent
beaucoup mieux; on voit a leur allure degagee et guerfibre que ce sont hien les descendants de Gengis-Khan.
II faut voir comma ils sent lestes et adroits a manier
leurs chevaux. Ce sent d'ailleurs de braves gens, francs,
hospitaliers, reconnaissants du bien qu'on leur fait, de
rinteret qu'on leur temoigne, faciles a s'attacher ; en un
mot vraie race primitive que la civilisation n'a pas encore
gatee. Its n'aiment pas h se fixer dans des villages, mais
a transporter leurs foyers dans les bons paturages. Nous
avons vu dans leur pays d'innombrables troupeaux de
hetes h comes, de moutons, de chevaux et meme de
chameaux. Le gouvernement russe les a beaucoup engages h s'occuper un pen plus d'agriculture; ils Font promis , mais rien ne temoigne qu'ils soient disposes
tenir leur promesse.
Apres avoir de nouveau traverse heureusement le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

392

LE TOUR DU MONDE.

trois heure trente-trois minutes, heure favorable;


nous dit-on, et de bon augure ; pourquoi ce nombre
trois repete doit-il porter bonheur? je n'en sais rien. A
quelques pas de la vile, un bon prtre s'etait poste au
III
pied d'une grande croix blanche, d'oa it a jete une beVoyage sur la Lena, a Yakoutsk et a Okhotsk.
nediction sur tous les voyageurs : on m'a dit que ce pretre
15 mai 1849. Me voici done embarquee encore etait un vrai serviteur de Dieu, et cette benediction descendue sur nous de cette croix rustique etait empreinte
une fois pour une folio entreprise. J'avoue que je commence avec plaisir un voyage qui va completer l'origi- d'une simplicite solennelle qui nous a tous fort impresnalite de ma vie d'artiste : cependant ce n'est pas sans sionnes.
Nous avons traverse une fort belle route toute muun sentiment penible que je songe aux deux mille lieues
que je vais ajouter encore aux trois mile qui me se- verte de rhododendrons en fleur dont on ne volt de loin
parent de la patrie.
que les reflets des petales d'un rose violate tres-harNous devions quitter Irkoutsk a midi, mais nous n'amonieux.
A vingt verstes de la ville (environ six lieues), nous
vons pu le faire qu'a deux heures. Nous avons ete dejeuner chez les Z.... ; on a arrose les adieux de petulant sommes entres dans un village, ou nous avons trouve
champagne, puis a la mode russe, apres quelques in- toute la population reunie devant l'eglise, ayant en tete
le golowa (maire )
stants de complete
et ses aides ou adimmobilite, chacun
joints ; ils attense love, on s'emdaient le general
brasse et on eat li-.
pour lui offrir sur
bre de plearer pour
un plateau, selon
peu que l'on y Foit
la coutume russe,
dispose ; mais cola
le pain et le sel. A
ne me tentait pas.
la fin du voyage
Nous nous somnous avions tant
mes aussitet emde ces salieres que
bailees, si j'ose
nous aurions pu en
m'exprimer ainsi ,
fournir a toute la
la femme du geRussie.
neral gouverneur,
En route j'appris
Mme Z...., ses
le vrai but de notre
deux nieces et moi,
voyage : Savezdans le premier
vous ce que nous
saradosse ( espece
allons faire la-bas ?
de voiture russe
me dit un jour le
tres-peu suspengeneral. Nous aldue) ; le general et
Ions en expedition
le gouverneur de la
Curieux rochers devant lesquels sacrifient les Rirghis. D'apres Atkinson.
aux embouchures
ville dans la dorde l'Amour pour en prendre possession au nom du goumeuse de celui-ei, attelee de sept chevaux et suivie de
six Cosaques, ce qui donnait a notre caravane un air tout vernement russe. Les Anglais y pretendent ; mais j'ai
a. fait imposant ; dans un troisieme equipage se trou- l'ordre de soutenir mordicus que l'une des rives au
vaient le docteur, les aides de camp du general et ses moms nous appartient. Michel N.... a ete envoye d'avance pour annoncer sur les lieux nos intentions et la
secretaires.
prochaine arrive d'un 'Aliment de guerre qui vient
C'est dans cet ordre que nous avons quitte la ville.
de faire le tour du monde, et qui va nous prter son
Toute la population etait dehors ; c'etait plaisir d'entendre tout ce brave peuple, acclamant le general et nous appui ; on transporte de la poudre a Ayane probablement, et je fais exercer les troupes de mon gouverprodiguant ses souhaits de bon voyage. Par une attention delicate, l'archeveque avait donne l'ordre de mettre nement. Nous allons charges de presents destines a nous
toutes les cloches en branle sur 'Are passage : c'etait rendre favorables les sauvages de ces contrees. Les Chiun dimanche : ce peuple en habits de fete, ces cloches nois n'hesiteront pas a nous ceder une rive, quand on
lancees toute volee, la file de nos equipages, nos Cosa- leur aura fait comprendre que c'est pour les garantir
ques, toutes ces totes decouvertes, ces officiers de poste des Anglais.
Eh hien! va pour la conquete des bouches de l'Aet de police qui nous faisaient escorte, et par-dessus tout
un soleil splendide, tout semblait s'etre reuni pour cor- mour, laquelle it sera assez original de voir participer
riger la tristesse presque toujours inseparable d'un de- une Parisienne jouant du violoncello, surtout si l'on tire
part pour on long voyage. Nous sommes sortis de la vale le canon.
Baikal, par un gros temps, nous etions de retour a Irkoutsk vers la fin d'octobre 1848.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Arrivee au camp des E ou"iales voy. p. 391) Dessin de Foulquier d'aprs Atkinson

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

394

LE TOUR DU MONDE.

Peu de jours apres le depart d'Irkoutsk, nous descendiens mollement la Lena en joyeuse compagnie, en belle
humeur et en bonne sante.
La Lena est un des plus grands fleuves de l'Asie soptentrionale ; elle traverse toute la partie la plus orientale de la Siberie, prend sa source dans les monts qui
avoisinent le lac Baikal, et, apres un tours de sept cents
lieues environ, se jette au nord dans l'ocean Glacial.
Elle arrose le pays deeToungouses, vrai peuple sauvage a l'aspect repoussant , que j'eus l'honneur de
voir pour la premiere fois le 21 mai 1849: de grosses
tetes encore plus difformes que celles des Bouriates, de larges epaules , de longs cheveux incultes , herisses, flottants en tons sens, et des haillons. Ce qui me
frappa surtout, ce fut d'apercevoir sous ces corps robustes des jambes tellement greles qu'elles ressemblent
h celles du singe, et sont comme elles termindes par
d'enormes pieds.
Les Toungouses, les Bouriates el les Iakoutes sont des
tribus nomades a peu pres de la meme famille et issues
de cette race mantchoue, qui peuple le nord de la Chine
et regne aujourd'hui h Pekin. Its vivent generalement
de chasse et de pche, et s'adonnent particulierement a
la chasse des animaux a fourrure. C'tait jadis en ces
apres contrees que l'on trouvait les plus belles zibelines;
elles y sont devenues si rares aujourd'hui que ces pauvres sauvages ne peuvent plus satisfaire au tribut de ce
genre qui leur est impose par le gouvernement russe.
Es ont ete obliges de se rabattre sur le petit gris, qui
est Presque la seule fourrure que l'on trouve dans le
pays. Ces peuplades sont d'ailleurs toutes idelatres, et
j'ai trouve chez elles les beaux exemples de ce communisme absolu que certains cerveaux Ries voudraient
inoculer a l'Europe ; tout est commun chez elles : les
champs, les recoltes, le betail.... et le reste ! a Dieu
sait, me disait h ce propos le docteur de l'expedition, ce
que le communisme fait commettre de crimes ! b Et it
me citait des exemples dramatiques revoltants.
21 juin 1849. Enfin nous sommes arrives malgre
vent, maree, et les maladresses d'un pilote qui, par entetement, nous avait echoues juste au milieu du fleuve,
en face de la ville. A onze heures a la montre du general
et h une heure aux horloges de Iakoutsk (car, a cause de
la difference de longitude, le soleil est de deux heures
plus matinal a Iakoutsk qu'h Irkoutsk), nous avons fait
notre entre triomphale dans la vine. Nous tions attendus sur le port par toute la population en habits de
fte et par tons les employes en grand uniforme ; it y
avait huit jours qu'ils no le quittaient plus. Cinquante
hommes tiraient nos batiments a terre ; a peine le soleil
etait-il couch depuis une heure qu'il commencait h
rayonner. Sous cette latitude septentrionale , la nuit
existe a peine, et les derniers rayons du couchant se
confondent au mois de juin avec les premieres lueurs de
l'aube.
Le debarquement s'est fait tout simplement, sans harangue ni canonnade ; le general est descendu suivi de
ces messieurs, a salue le chef de la province, est monte

en britchka, et s'est rendu a la maison de ville ; puis son


etat-major est venu nous prendre, et h notre tour nous
avons majestueusement traverse cette foule pittoresquement bigarree et un peu ebahie, je crois, de la simplicite de notre tenue ; Mme Mourawieff et moi, on aurait
pu nous prendre , sans nous faire trop d'injure , pour
des mendiantes de qualite. Montes en voitures, nous
sommes arrivees a la maison du chef de la Compagnie
americaine, qui avait ete preparee et paree de tout son
luxe pour cette grande occasion. Ce n'atait pas elegant,
mais propre, gai et commode. Quelle jouissance pour
nous qui, depuis pres de vingt jours, ballottees au cou-:
rant de la Lena, riviere torrentueuse d'humeur assez
peu commode, n'avions dormi qu'au bruit des manoeuvres qui se faisaient au-dessus de nos tdtes! Nous avons
trouve la un en-tous-cas dont nous avons largement
profit, et une petite femme d'un aspect fort avenant qui
nous a souhaite la bienvenue en son logis avec beaucoup
de bonne grace. Mme Mourawieff et moi nous ne reversions pas de notre etonnement. Notre hbtesse n'a jamais quitte Iakoutsk, et elle avait un ton parfait, une
distinction naturelle, charmante ; sa toilette, d'un goat
exquis, se compose d'une robe de soie de Chine couleur
marron, d'une mantille de meme etoffe, ornee de rubans
pareils, avec un petit col plat et des cheveux simplement
en bandeaux ; le tout propre et sans rien qui sente l'attifage. Au milieu de ce pays sauvage, c'etait h n'y rien
comprendre,.
Nous avons ete visiter la ville en drowski : c'est un
vrai trou ; la seule curiosit est la forteresse qui compte
deux cents ans d'existence et qui tombe en mine. Le
reste ne se compose que de masures clair-semees dans
des rues ou l'on fait paitre le Mail. Iakoutsk a eu jadis
beaucoup plus d'importance ; elle existait avant Irkoutsk. Mais, depuis, cello- ci a tue sa devanciere : pas de
commerce ; elle ne vivait que du trafic des fourrures dont
les marchands d'Irkoutsk se sent depuis totalement empares. Iakoutsk est obligee de s'approvisionner de tout h
Irkoutsk. A moins de circonstances particulieres extremement favorables, c'est une ville predestinee a disparaitre
avant peu d'annees. La province dont elle est le chef-lieu
ne compte que cent soixante-dix mille habitants, repandus
sur une surface de soixante-deux mille cinq cents lieues
carrees, ce qui ne fait pas tout h fait trois habitants par
hone earl*. Au surplus, la population totale de toute
la Siberie orientale n'atteint genre que le chiffre de la
population de Paris au moment oh lecris ces lignes
(1849), c'est-h-dire de douze cent mille Ames. Quo de
deserts ! Et cependant le bassin de la Lena est plus grand
h lui seul que celui du Volga; et celui de I'Amour, bien
plus vaste que la valle du Danube, n'est peut-titre pas
moins
J'ai entendu souvent dire chez nous, en France, qu'il
n'y avait plus de respect, que c'etait la un sentiment mort
et qu'on aurait beaucoup de peine a ressusciter : j'ai eu
l'occasion d'admirer au contraire le respect du peuple
pour tout ce qui represente de pres ou de loin l'autorite ;
pas un homme ne passe devant la maison que nous ha-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
bitons sans Oter son bonnet depuis le premier angle de
la palissade qui nous entoure jusqu'au dernier pieu qui
l'acheve. Je dirai peu de chose du costume ; it est a peu
pres le meme pour les hommes que pour les femmes,
tons sans distinction de sexe portent des bottes et une
espece de petite redingote venant jusqu'aux genoux, bordee soit de noir si l'habit est blanc, soit de rouge vif si
l'habit est noir on de couleur foncee. Les femmes ont de
plus pour coiffure une espece de bonnet garni de fourrure devant et derriere, avec un petit ornement en drap
bariole qui surmonte le tout et ressemble assez au bonnet de Polichinelle.
Repartis le 4 juin, a cinq heures, nous avons suivi
d'abord un bras de la Lena et traverse le fleuve, qui a
ici sept verstes de largeur ; arrives h terre, trempes malgre nos intpermables , et neanmoins de joyeuse humeur, nous nous sommes ravives sous une belle yourte,
mais des plus aristocratiques, oil nous avons trouve bon
feu. Rien de plus original que ces especes d'habitations
faites toutes en ecorces d'arbres cousues et ornees avec
des fils de crins h .dessins blancs et noirs ; le tout est
pose sur de grandes perches qui se reunissent en faisceau par le haut. La fumee s'echappe par une assez large
ouverture menagee au sommet. Autour sent des banes,
des poteaux et des pateres pour accrocher les habits ; le
tout est tapisse de branches de meleze qui donnent a l'interieur un aspect riant et 6 propre qui met la joie au
cceur et aux levres: Apres une journee de mauvais
temps, cet abri nous a fait l'effet du paradis. Bon feu
de bivac, the brillant et parfum, souper sur le police,
joyeux lazzi, donee liberte, toute etiquette laissee dehors, et un bout de Marseillaise que j'ai entonnee, tout
a concouru h nous mettre en belle humour.
Apres quatre heures de repos, nous sommes repartis
vers deux heures du matin avec un fracas superbe : cinq
equipages atteles de chevaux tout a. fait sauvages, dont
l'allure independante nous donnait le raisonnable espoir
de nous casser bientOt le con. Les paysages qui passaient sous nos yeux semblaient de vrais Edens ; mais
ce qui nous a rappeles h la realite, c'est l'horrible etat des
routes, bien qu'on y eta beaucoup travaille depuis l'annonce du passage du general.
Nos chevaux sont'devenus de plus en plus sauvages ;
ils se jettent d'une maniere effrayante h droite et h
gauche ; eleves en plein air et dans une complete independance, jamais ils n'ont ete atteles; quand on vent les
prendre pour s'en servir,, c'est une veritable chasse h
courre ou les hommes font l'office de chiens. Mais ce
qu'il y a de plus effroyable, ce sent les cris sauvages que
poussent leurs conducteurs au moindre incident du
voyage. Ce matin nous cheminions bravement lorsque ,
tout d'un coup, j'entends d'horribles cris de detresse et
d'angoisse derriere nous; je crois qu'au moins la moitie
de la caravane est engloutie dans quelque marais; je
me precipite en bas de la voiture pour regarder, je vois
tout le monde en bon etat et enbonordre ; c'etaitnous qui
&ions la cause involontaire de cette alarme ; nous avions
pris h droite au lieu de prendre h gauche. Ces terribles

395

cris m'ont tellement emotionnee, que pendant plus d'une


heure j'en ai garde un tremblement nerveux.
C'est ainsi que, au commencement de juillet 1849,
nous gagnames Okhotsk, oil l'Irtish, batiment de la couronne, nous attendait pour nous transporter a Petropaulowski, limite extreme de l'Asie. C'etait encore plus de
trois cent cinquante lieues de mer a parcourir ; mais,
apres la course fabuleuse que nous venions de faire,
qu'etaient les brumes, les calmes ou les tempetes
l'ocean Pacifique ?
La traversee ne fut marquee que par un soul incident.... Dans cette mer d'Okhotsk, oil nous avons longuement louvoy, h cause des vents contraires, nous
n'avions d'autre distraction que d'assister aux joyeux
ebats des baleines. Un de ces enormes estates ne s'avisat-il pas de se glisser sous notre btiment, au grand dommage de nos personnes , qui en ont recu un effroyable
choc, sans compter une emotion assez vive , bien voisine
de la peur. C'etait la nuit; tout haletants, nous courons
sur le pont.
a Qu' est-ce ? Qu'y a-t-il ?
Regardez !
Et nous voyons le monstre tranquillement installs sous
notre quille. Chacun, subjugue par un commun sentiment de prudence, se meta parlor bas, de pour d'effaroucherl'impressionnable animal qui nous portait. Enfin,
apres avoir repris son souffle, la baleine s'enfonca dans
l'abime, laissant apres elle un large tourbillon. Nous ne
la revimes qu'au jour, montrant son dos au soleil , h un
mille de nous. Comme dans la soire precedents Stradivarius avait jets au vent et a la vague ses plus touchantes
melodies, on supposa que le cetac avait ete attire par
ces sons inaccoutumes ; un naturaliste qui nous accompagnait ne dit pas non, et des ce moment ce fut une opinion revue a bord que les baleines , comme les tortues,
taient des dilettanti de premier ordre.
IV
Le Kamtschatka. Petropaulowski. Les bouches de 1'Amour.
Retour sur le continent. Ayane. Camp de nuit. Funare denoilment.

Le Kamtschatka, presqu'ile d'origine volcanique, traversee par de hautes montagnes , situee a l'extremite
nord-est de l'Asie, est entouree h l'est par la mer
Kamtschatka et une partie de la mer de Behring, et it
l'ouest par la mer d'Okhotsk. Sa cote orientale est entouree d'une double ranges de volcans en activite. A peu
pres vers son centre, la peninsule est traversee par une
troisime chains parallele , qui se compose en grande
partie de volcans eteints. La situation favorable du
Kamtschatka entre les possessions russes de l'Asie y a
provoqu la creation d'un grand nombre d'tablissements,
parmi lesquels it faut titer celui de Petropaulowski , '
principal entrepOt de la Societe de commerce russoamericaine.
Petropaulowski pout etre considers comme le cheflieu. du Kamtschatka. On y compte de trois a quatro

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

396

LE TOUR DU MONDE.

mille habitants. La population totale de la presqu'ile ne


s'eleve pas h plus de vingt mille Ames. Vers le milieu du
dix- huitienue siecle, on l'evaluaita pres de cent mille. Ce
sent les Cosaques qui firent la conquete du pays et le
rendirent ensuite tributaire de la Russie, ce qui amena
de sanglantes luttes entre les conquerants et les indi. genes, fort attaches a leur independance. Ce sent de ces
races dont on peut dire qu'on les soumet par le sabre,
qu'on les baptise dans le sang, et qui n'ont gagne,
changer de maitre, que des maladies et des vices qui
leur etaient completement inconnus. Quoique soumis en
apparence h la nouvelle religion qu'on leur a imposee, la
plupart des Kamtschadales penchent pour le vieux cha-

manisme primordial de l'Asie centrale. La Chasse et la


peche constituent leurs principales occupations. En
hiver, ils se renferment dans des especes de huttes sonterraines de forme conique, ouvertes par le haut, oil habitent d'ordinaire cinq ou six families. Its se vetent de
peaux de renne, se nourrissent de gibier sale, de graisse
de chien marina de pain d'ecorce d'arbre, entretenant
constamment de grands feux, s'egayant par des danses,
et ne se souciant guere de la neige, qui couvre souvent
la butte jusqu'au tuyau de la cheminee. Leurs habitations
d'ete sont soutenues en l'air par des perches, et l'on n'y
parvient qu'en grimpant. Les femmes seules s'occupent
des soins du mnage et des travaux de culture, qui ont

[Entre dubort de Petropaulowski. Dessin de E. de Berard d'apres l'amiral de Krusenstern.

pour objets la pomme de terre, les choux et les raves.


Leur ete, tres-court mais permet a l'orge et
meme aux concombres de mtirir. Its n'ont point d'animaux domestiques, sinon quelques pores et quelques
poules qu'on a eherche a introduire chez eux depuis
1820; mais le Chien qu'ils attellent en hiver h leurs traineaux est toujours a leurs yeux l'animal par excellence.
Le port de Petropaulowski, couvre de la nature, est
une chose vraiment belle et magnifique a voir; it n'a
peut-titre pas son pareil dans l'univers entier. On y
pourrait abriter, dit-on, toutes les flottes reunies des
puissances du monde. Quoiqu'il ne compte guere que
trois ou quatre mille habitants, on y trouve d'infinies res-

sources pour le confort de la vie. Des vins exquis, des


conserves de toutes especes, des poissons a faire damner nos gourmets, des etoffes de tous genres, des toiles
laites avec les filaments d'une certaine espece particuhere d'ortie, des bmufs comme on n'en voit peut-titre
qu'en Angleterre, des poulets comme on n'en mange
nulle part ; une superbe vegetation, un hiver peut-titre
un peu long, mais pendant lequel le thermometre ne
descend jamais plus bas que quinze degres ; toutes les
productions de Chine, d'Amerique, d'Angleterre, de
France se trouvent a Petropaulowski dans les deux immenses magasins quc le gouvernement y entretient et
qui forment une des principales decorations du port et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

397

de la ville. Dans ce pays singulier, ce n'est pas la


moindre singularite que d'y voir, pendant l'hiver, le
trainage et les transports faits par des attelages de
chiens dresses de longue main a cet exercice. IN en ont
si bien pris l'allure, que des chevaux memo auraient
de la peine a egaler la rapidite de leur course. L'ete,
ces animaux, d'un aspect assez herisse et au nombre
de cinq ou six mille, sont enchaines non loin de la ville,
au Lord d'un ruisseau aux cent bras qui serpente au
penchant d'une colline. La, chacun se creuse un abri
dans la terre. Deux fois par jour on leur apporte a manger du Poisson seche au soleil ; ils n'ont point d'autre
nourriture pendant tout l'hiver. On n'a point d'idee de la

voracite avec laquelle ils se jettent sur cette prole dont


la vue et l'odeur n'ont cependant rien de bien engageant.
Rien de plus curieux et en meme temps de si original
que l'aspect de ce courant d'eau horde d'une multitude
de chiens a demi sauvages, qui tous se mettent a hurler
des qu'ils apercoivent d'autres personnes que leurs gardiens ; les premiers hurlent parce qu'ils vous voient, les
seconds parce qu'ils vous sentent, et le reste parce que
leurs compagnons aboient ; c'est, sur toute la colline, un
tapage a ne pas s'entendre et a faire rentrer sous terre
les trois gueules de Cerbere.
Grace aux abondantes ressources en vins, gibier
aquatique, volaille, viande iraiche et poisson dont j'ai

parle tout a l'heure, nous menons ici une vie de Cocagne ;


depuis notre arrivee nous ne sommes qu'en festins, et les
dames kamtschadales se sont piquees d'honneur 'pour
nous donner une bonne opinion de leur talent culinaire
et surtout de leur aptitude a faire de tres-bonnes patisseries, dont quelques-unes ne seraient pas indignes de figurer sur les tables de marbre d'un Felix on
d'un Quillet. C'est dans ces circonstances que j'ai cu
pour la premiere fois l'occasion de manger des pattes
d'ours, rarete gastronomique fort prisee des gourmets
du pays et meme de la plupart de mes compagnons
de voyage. J'avoue, pour mon compte, que je n'y ai
vu qu'un mets fort peu ragoiltant ; probablement je

manquais des graces necessaires pour lui rendre plus


de justice.
Apres un sejour fort court, car it ne dura que trois
journees seulement, nous repartimes de Petropaulowski
pour rentrer dans ce triste ocean Pacifique, qui nous
devait ramener a Okhotsk. La, nous avons retrouve les
albatros, les baleines, se jouant a l'entour de notre navire ; les morses ou vaches marines, jetant leurs tristes
beuglements a travers le calme du soir ; les poissons se
trainant a flour d'eau ; les veaux marins, charges de
mousse, se laissant aller au gre devagues et venant bestialement se jeter au-devant des balles de nos chasseurs;
les loutres de mer, defiant les harpons menacants ; les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

'398

LE TOUR DU MONDE.

coups de canon tires a tout propos et hors de propos, tantat pour une fte, tantOt pour un toast, tantht a l'occasiou
d'une rencontre; les officiers du bord relevant les positions du matin et du soir ; puis, en maniere de distractions, quelques bourrasques venant a l'improviste nous
aire danser a la pointe des flots, brisant nos verres et
nos meubles, et mettant tout a l'envers dans nos cabines;
le soleil, presque toujours estompe de brume, se mirant
tristement dans une eau plombee ; la lune, eclatante,
faisant jouer ses feux follets au sommet des vagues; des
nuits noires, qui font d'autant plus briller les lueurs
phosphorescentes de cet immense ocean ; les toiles de
mer scintillant au milieu de l'onde comme des astres ravis au firmament; puis encore le phenonaene des nuages
lumineux qui arrivent comme des bombes, enveloppent
le batiment et disparaissent avec une telle rapidite que
le souvenir en reste a peine ; les eternelles manoeuvres,
ramenant sans cesse les lames mots toujours inintelligibles pour moi; la severe discipline d'un batiment de
guerre, entravant toute libert de mouvement ; une
maussade promenade sur le pont, oil apres trente-deux
pas faits en longueur, it me fallait revenir sur les mmes
traces pour le retour, ayant d'un cote les chaloupes immobiles sur leurs chevalets , et de l'autre l'ocan invariablement coupe par cette ligne inflexible de l'horizon;
de loin en loin un navire, le salut d'un canon, un mot
echange au passage.... Voila de quelle vie j'ai vecu pendant les cinquante jours quo nous avons tenu la mer pour
aller de Petropaulowski aux embouchures de 1'Amour.
Pendant trois jours, a la hauteur du cap hisabeth, et
a la hauteur de l'ile Saghalien, nous avons cherche le
Baikal , navire de la couronne, qui devait communiquer
pour affaire avec le general. Durant une de ces trois
journees, oh le soleil voulut bien se montrer radieux, on
Mehra avec force champagne et coups de canon l'anniversaire du couronnement de l'empereur. Nous sommes
descendus a terre ou nous nous sommes trouves en face
de vrais sauvages, gens fort doux d'ailleurs et qui n'ont
nullement eu Pair de nous vouloir manger. Nous avons
fait avec eux quelques echanges. Its preferaient a l'argent des boutons d'uniforme, un pen de tabac, des verroteries, des guenilles de rebut ; Es nous ont largement
pourvus de poisson frais et nous ont laisse prendre quelques babioles; j'ai en, pour ma part, un etui fort curieux. Du reste, dans tout ce petit monde qui vit la a la
grace de Dieu, nous n'avons pu decouvrir un seul specimen du sexe feminin. Ces dames, effarouchees par notre
venue, avaient completement disparu ; mais, a en juger
par les maHs, la plus belle moitie du genre humain devait titre fort sale et fort laide, et probablement nous
n'y avons pas bea'ucoup perdu.
Enfin, apres avoir lutt quelques jours centre les vents
contraires , nous sommes arrives vers le 10 octobre en
vue d'Ayane, nouveau port &convert sur la eke, pros
des batches de I'Amour, par la Compagnie anadricaine;
mais, helas si pros de terre, les vents de sud-est n'ont
pas voulu nous permettre d'entrer au port ; it a fallu
mettre une chaloupe a la mer, et nous sommes partis

laissant le pauvre Irtish (c'est le nom du navire) et son


bon capitaine, qui, pendant les quatre heures qu'il nous
a fallu pour gagner la plage , nous a sallies d'une interminable canonnade , egayee par toutes les fusees et les
feux de Bengale que possedait son batiment.
Nous ne sommes rest& que quatre jours a Ayane.
Avant de quitter cette ville pour retourner a Okhotsk,
nous allames tons a la suite du general faire nos adieux
au pauvre Irtish et dire bonjour au Baikal, qui etaient
parvenus tous deux a prendre leur mouillage dans le
port; je n'ai pas besoin de dire que la plus chaude reception nous y a ete faite taut de la part des etats-majors
que des equipages. De la, nous nous sommes rendus
la rive oh nous attendaient nos chevaux tout harnaches
et nous nous sommes etablis sur nos hautes selles. A ce
moment solennel la forteresse a tonne de toute son artillerie , les vaisseaux ont lance toutes leurs bordees, et
les matelots en grande tenue leurs derniers hourras du
haut des vergues et des haubans. Enfin, apres une derthere poigne de main a nos hOtes de la mer et de la
terre et un bon coup de nagaika (fouet de cavalier cosaque), bien appliqu sur la troupe de nos montures,
nous rentrons dans le chaos d'une affreuse route.
Le premier jour fut beau ; mais le deuxieme au revel',
quel triste spectacle ! la neige menacante avait deja convert de son linceul blanc les sommets des montagnes
qui bordaient notre horizon, et nous avions devant nous
la perspective d'avoir a gravir a pied l'une des plus
mais qu'importe : en avant! ce fut le cri
hautes :
general. Nous marchons a grands pas, malgre les bourrasques de neige et de grele qui nous fouettaient le visage. Nous arrivons a notre montagne et nous mettons
pied a terre ; nous nous engageons sur la pente glissante; on enfonce dans la neige jusqu'aux genoux; on
roule, on se raccroche comme on pout; encore si l'on
n'avait qu'a s'occuper de soi; mais it faut tirer par la
bride les chevaux quirefusent d'avancer. Enfin, apres
bien des peines, des risques et mme quelques perils,
nous arrivames en haut oh nous attendait
.... Le plus terrible des autans
Que le nord eat portes jusque-la dans ses flancs.
Le cri en avant 1 rsonne plus energique que jamais.
Nous trouvons non loin de la une yourte; on s'y rechauffe. La faim se fait sentir, mais pas de provisions;
les chevaux qui les portaient etaient egares. Ce contretemps ne nous arrete pas et l'on continue de marcher
tant et si bien que, le soir, harasses, affames, geles, nous
avions fait nos soixante verstes (plus de quinze lieues),
et nous arrivions dans un coin habite par des especes de
sauvages qui ont mis a notre disposition quelques vivres
encore plus sauvages qu'eux , et qui ont ete reps
par nos estomacs demoralises comme manne au desert.
Le lendemain nouvelles fatigues, nouveaux efforts a
travers des marais semes de racines, d'arbres morts entasses depths des siecles peut-titre les uns sur les autres;
caches sous la neige et nous offrant a chaque pas des
chausses-trapes et des piges oh l'on risquait de se

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
casser le cou ou d'tre englouti. Malheureusement pour
moi je m'etais detachee de la bande, esperant du hasard
une meilleure route ; c'etait tomber de Charybde en
Scylla. J'avais beau me jeter h droite et h gauche, partout les memes obstacles et les memos dangers se reproduisaient. Mon cheval, guide par de plus sars instincts
que moi, voulait en vain choisir son chemin, je forcais
la pauvre bete a tout franchir, au risque de nous tuer
tous deux. Il ne me restait que dix verstes h faire pour
atteindre la Maia, petite riviere a peine navigable qui
se jette dans l'Aldan, l'un des principaux affluents de la
Lena : c'etait la fin de nos plus rudes travaux, car nous
devious trouver sur le bord de la Maia des bateaux qui
nous rameneraient h Iakoutsk. Au lieu de taut compter sur
mon toile j'aurais du compter sur mon cheval et me
laisser conduire par lui loin de m'enteter a le conduire. Ces reflexions un pen tardives commencaient a se
faire jour dans mon esprit, lorsqu'un employe du general passa pros de moi : a Je vais h la station, me
dit-il, chercher des porteurs pour Madame qui ne vent
plus aller a cheval, et le general ne se soucie pas de
toucher sur la neige. Je vous suis, lui dis-je. Tresbien! mais je vous previens que je ne m'arrete pas pour
vous attendre, quelque obstacle qui se presente.Convenu I marchez! u Voila mon homme qui s'envole devant
moi au grand trot de sa monture ; je le suss h travers le
marais de plus en plus impraticable ; fespere qu'il ralentira son allure ; nullement, toujours memo train : nos
chevaux tombent, se roulent, font mile sauts et mile
bonds, tantet a droite, tantOt a gauche, pour eviter de
s'enterrer dans la bone ou se soustraire h la grele de
coup's qui pleuvent sur leurs corps. Rien n'arrte mon
compagnon, rien ne m'arrete : une montagne succede
au marais, une descente rapide encombre de roches
vient apres la montagne ; nos montures ereintees se refusent a. la rapidite de notre course ; on leur rend du
courage h grands coups de nagaika : mon compagnon
court toujours, je le suis fidelement : la nuit vient, les
passages dangereux se multiplient sous nos pas, nos
chevaux epuises buttent a chaque pierre, a chaque ravine; mon terrible guide garde son trot d'enfer; je demande un instant de grace ; l'obscurite m'empechait de
distinguer ma route : . Impossible ! m'est-il repondu de
loin; service du general ! et je le vois s'vanouir dans
l'ombre : . C'est biers, criai-je, a la garde de Dieu 1
Je me raffermis dans mes etriers, je passe deux fois ma
bride autour de ma main, je pousse un cri sauvage, je
talonne les flancs de mon miserable coursier, je laisse
tomber de ma cravache sur son dos une grele de coups :
tout cela fait, je me laisse emporter ou it plaira h Dieu
de me conduire et a mon cheval de me mener. Cependant, un pen de pitie avait fini par penetrer au Coeur de
l'inflexible messager, pitie pour moi ou pour les chetraux, je n'en sail rien encore, car l'etat de ces pauvres
animaux pouvait donner a penser qu'il faudrait bientet
les abandonner sur la route. Il ralentit le pas, je m'en
apercois, et donnant une derniere bourrade a ma monture, je passe devant et me jette en desesperee a travers
D

399

tout ce qu'il plairait au hasard ou au diable de mettre.sur


mon passage. C'est ainsi que la nuit j'ai fait dix verstes
en one heure.... Chose impossible si j'y avais vu Clair !
Grace au ciel nous arrivions au but tout entiers

A de pareilles epreuves, quelle organisation feminine


de notre Occident se jouerait impunement ? La constitution de for d'Atkinson lui-memo n'y a pas resiste ; il est
mort jeune encore des suites des fatigues endures dans
ses longs voyages ; mais il est mort au milieu des siens,
sous le ciel de sa patrie, apres avoir condense le resultat
de ses travaux dans deux volumes, qui resteront parmi
les plus beaux qui soient sortis des presses anglaises.
Mlle Cristiani ne devait pas avoir le memo bonheur.
Des son retour de la province d'Yakoutsk, sa correspondance nous la montre moins energique que par le passe.
Cet kernel linceul de neige qui m'environne ,
ecrit-elle , finit par me donner le frisson au coeur. Je
viens de parcourir plus de trois mine verstes de plaine
d'une seule haleine ; rien, rien que la neige ! La neige
tombee, la neige qui tombe, la neige h tomber! Des
steppes sans limites, oh l'on se perd, oh l'on s'enterre!
Mon time a fini par se laisser envelopper dans ce drap de
mort, et il me semble qu'elle repose glacee devant mon
corps, qui la regarde sans avoir la force de la rechauffer.
Je trains au contraire que ce ne soit Fame ensevelie qui
attire bientOt la bete, comme dit Xavier de Maistre.
Ce pressentiment ne devait pas tarder a se realiser ;
elle revit l'Europe orientale et des climats plus doux,
mais sans retrouver ses forces et son insouciante ardeur.
Le 3 septembre 1853, etant a Vlady-Kaafat, petite
vine fortifie du Caucase, elle ecrivait h ses amis :
Partie a la fin de decembre 1848 et revenue b. Kasan
au commencement de janvier 1850, mon voyage a dur
un an et vingt-cinq jours environ. J'ai parcouru plus de
dix-huit mille verstes de route, un pen plus de cinq
mille lieues de France ; j'ai visite quinze villes de la Siberie, dont les principales sont Ekaterinunbourg, Tobolsk,
Omsk, Tomsk, Irkoutsk, Kiachta, sur la frontiere chinoise, Yakoutsk, Okhotsk, Petropaulowski et Ayane,
aux bouches de 1'Amour, villes toutes nouvellement fondues. J'ai traverse plus de quatre cents cours d'eau petits,
moyens et grands , dont les plus considerables sont
l'Oural, 1'Irtish, le Ienissei, la Lena, l'Aldan, l'Amour,,
a son embouchure. J'ai fait tout ce cliemin en brishka,
en traineau, en charrette, en litiere, tantet trainee par
des chevaux, tantet par des rennes, tantOt par des chiens ;
quelquefois a pied, et plus souvent a cheval, surtout
dans le trajet d'Iakoutsk a Okhotsk. J'ai aussi navigue
pendant plusieurs centaines de lieues sur des fleuves qui
avaient six ou sept cents lieues de cours, et, pendant plus
de cinquante jours, sur l'ocean Pacifique. J'ai recu l'hospitalite parmi les Kalmouks, les Kirghis, les Cosaques,
les Ostiaks, les Chinois, les Toungouses, les Yakoutes,
les Bouriates, les Kamtschadales, les sauvages du Shagalien, etc., etc. Je me suis fait entendre en des lieux oit
jamais artiste n'etait encore parvenu. J'ai donne en tout

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

400

LE TOUR DU MONDE.

environ quarante concerts publics, sans compter les soires particulieres et les occasions que j'ai pu trouver de
faire de la musique pour mon propre plaisir.
Tel est le bilan de ma temeraire entreprise. Pierre
qui route n'amasse pas de mousse, dit un vieux proverbe ; j'ai verifie par moi-meme l'exactitude de ce dic-

ton. J'ai la mort dans Fame. je suis heureuse comme


un galet en pleine tempete.... mes douleurs croissent,
mes forces diminuent ; que devenir done? J'ai tout essaye, meme de ce damne pays oil chaque buissou cache
une embuscade ; mais je n'ai pas de chance, et au lieu de
la balle que j'y cherchais, je n'ai attrape que des bon-

Tombeau de Mlle Cristiani. Dessin de Therund dapres un dessin envoyd de Novo-Tcherkask a sa amille.

bons enleves a Schamyl dans une escarmouche ! N'est-ce


pas du guignon ?... z
Elle arriva vers la fin de septembre a Novo-Tcherkask,
chef-lieu de la province des Cosaques du Don, oil sevissait alors le cholera. Dans la disposition oil se trouvaient
son corps et son esprit, c'etait une victime devouee

d'avance au fleau ; elle y succomba en quelques heures


le 211 octobre 1853.
Nous donnons ici un dessin exact du tombeau en fonte
de fer que les habitants de Novo-Tcherkask ont eleve par
souscription a. la jeune Francaise.
Pour extrait : F. DE L.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

1101

VOYAGE A TERRE-NE-I'VE',
PAR M. LE COMTE A. DE GOBINEAU2.
1860. DESSINS INEDITS.

I
Les banes de Terre-Neuve. Ile Saint-Pierre. Aspect. Les maisons. Le barachoix. Le poudrin. L'arrivee des pecheurs.
.... Le bane de Terre-Neuve n'est en aucune facon
une etendue de sable plus ou moms couverte d'eau. C'est
la pleine mer, et les navires flottent sans crainte audessus et le traversent dans tous les sens. On y trouve
trente, quarinte, quatre-vingts brasses et davantage.
Mais autour de ces profondeurs qui restent toujours
peu pres les memes dans une etendue de cent lieues,

la sonde n'obtient plus de fond. On a conclu avec raison, ce semble, quo les banes etaient de vastes plateaux
sous-marins entoures de plaines encore plus deprimees.
Sur ces plateaux abondent les morues. Toutes les fois
que le vapeur de guerre le Gassendi qui nous portait
s'arreta pour sonder, les amateurs de peche laisserent
filer d'enormes lignes, et les desmuvres suivirent ces

1. Terre-Neuve , tle de l'Amerique du Nord, colonie anglaise,


est situee dans Pocean Atlantique, entre 46 30' et 51 40' de latitude nord, et entre 54 35' et 61 30' de longitude ouest. Elle
est placee a Pentree do golfe de Saint-Laurent, et a l'est de la
cete de Labrador, dont elle est sparee par le detroit de BelleIsle. Sa superficie est de 57 000 mules anglais; sa forme a peu prs
triangulaire est rompue par un grand nombre de criques (voy. la
carte, page 404).
Le grand bane de Terre-Neuve, situe a l'est de l'ile, est long
VII, 182. LW.

d'environ 500 kilometres, sur une largeur de 360; la profondeur


de l'eau est en moyenne de 45 metres. La Oche de la morue commence en mai et se termine en septembre : elle a considerablement diminue sur le bane depuis quelques annees.
Les Iles Saint-Pierre et Miquelon appartiennent A, la France, qui
possedait Terre-Neuve avant le trait d'Utrecht (1713). Nous avons
aussi plusieurs etablissements sur la grande ile.
2. Extrait du livre publie sous le meme titre, a la librairie
de L. Hachette et C'e.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

26

[email protected]

402

LE TOUR DU MONDE.

operations avec le plus vif interet, mais on ne prit


Hen.
Cependant le Gassendi faisait de la route malgre le
temps, et, au milieu du vingtieme jour depuis son depart de Brest, on decouvrit au loin une espece de brouillard plus opaque que de coutume , et qui n'occupait
qu'une petite place dans le sud-ouest. C'etait l'ile SaintPierre, et un pen plus loin Miquelon.
L'aspect n'en est ni gai ni attrayant. Si la mer est
grise et sombre, la terre qui s'offre aux yeux l'est encore
plus. Elle est seulement d'une autre nuance, et pour peu
que le brouillard l'enveloppe comme au moment oil le
Gassendi l'apercut, elle ne presente aux yeux qu'un amas
de quelques roches s'elevant a peine au-dessus du niveau des eaux. L'approche n'en est pas sans danger, et
cette terre presque a flour d'eau, peu visible les trois
quarts de l'annee a cause de la pluie, est entouree de
taut d'cueils, que tres-souvent, au moment d'y aborder,
les navires s'y perdent. Pour conjurer le peril autant
qu'il est possible, de demi-heure en demi-heure, lorsque le temps l'exige, un coup de canon est tire pour
avertir les hatiments au large, et leur faire connaitre
Ia proximite de la cote.
Quand nous fumes mouilles dans la rade, en dedans
du cap a l'Aigle et vis-a-vis de l'ile aux Chiens, le panorama de Saint-Pierre se decouvrit liberalement a nous, et
d'un seul coup d'ceil nous ptimes inventorier tout ce quo
cette residence offrait de remarquable. Dans le fond, en
face de nous, un groups de maisons en bois a un stage,
presque toutes noircies par Page et surtout les pluies ;
une habitation un peu plus haute , ressemblant assez
bien a la demeure d'un bon bourgeois dans les environs
de Paris, moins les sculptures que le gait moderns y
ajoute, mais bien et diiment garnie des inevitables persiennes vertes : c'est la demeure du commandant de l'ile ;
plus loin le clocher d'une eglise assez jolie, en bois
comme tout le rests; en face du gouvernement, un petit
port interieur qui porte le nom tres-usite dans ces contrees de barachoix, oil se refugient les goelettes quand
la rade n'est pas tenable, ce qui arrive assez souvent et
surtout l'hiver, puis une maniere de fortin dont l'usage
reel ne parait etre autre que celui de donner des canons
a prendre a un ennemi quelconque ; enfin a droite et a
gauche des cases eparses et des graves ou plages artificielles, construites en cailloux, ou seche la morue.
En revanche, pas un arbre, l'herbe mme senible ne
pousser qu'a regret. Les hauteurs qui montrent sans
souci et sans prtention la nudite de la roche native out
leurs replis converts d'une sorte de vegetation roussatre,
seche a la vue, de l'aspect le plug repoussant.
Quand on a traverse la rade et mis le pied sur cette
terre si pen engageante, les premieres impressions vont
se fortifiant de plus en plus. On ne voit que pierres,
terre mouvante , tourbe et marecages. Dans quelques
lieux, on se proud les jambes dans ce qu'on appelle la
fort. C'est un fouillis de petits sapins de l'espece la
plus humble, puisqu'ils ne dpassent guere deux pieds
deux pieds et demi de haut.

Nous tions en 6-0 ; l'hiver est plus deplorable encore.


Le brouillard de plus en plus epais et constant ne so
dissipe pour ainsi dire plus. Des banquises se forment
qui interceptent l'entre et la sortie de l'ile en accumulant de toutes parts des glaces normes. La neige couvre
la terre a une grande epaisseur, et comme l'humidite
domino encore sur la rigueur du froid, on est toujours au milieu des horreurs d'un degel qui s'arrete
chaque instant, pour recommencer presque aussitet. Puis
Saint-Pierre jouit d'un Nati particulier a ces parages,
et qui merite une mention honorable : c'est le poudrin.
Le poudrin consiste en une sorts d'essence de neige
qui tombe par tourbillons, fine et drue comme du sable.
Le poudrin s'introduit par les moindres ouvertures. Ii
suffit d'une fente a une porte, d'un carreau mal joint a
une fenetre, pour que le poudrin se fasse passage et penetre dans une maison. Si une des planches qui forment
les parois a seulement un trou de vrille, le poudrin trouve
encore moyen de se glisser par la, et en quelques instants fait a Pinterieur un tas de neige.
AussitOt qu'il tombe, l'air est glacial. On ne voit plus
devant soi. En quelques instants, les chemins sont converts d'une nappe blanche et disparaissent. Le voyageur
aveugle risque de perdre la tete. S'il ne rencontre pas
promptement un refuge, it est en danger serieux. Il y a
pen d'annees, un enfant de Saint-Pierre se trouva dehors
au moment ou le poudrin commencait. Sa famille signala
aussitet son absence ; les marins d'un navire de l'Etat
mouille en rade se mirent a sa recherche au peril de
leur propre vie. Toute la nuit ils coururent sans Hen
trouver, et le lendemain matin on l'apercut contre une
roche, la tete appuyee sur sa main, enseveli jusqu'au
con dans la neige, paraissant endormi ; it tait mort.
Pour toutes ces raisons et surtout parce que la peche
ne pout se faire en hiver, Saint-Pierre n'a qu'une tresfaible population permaliente, composee des fonctionnaires publics et de quelques centaines de marins nes dans
l'ile, avec leurs families. Ces hommes sent presque tons
Normands ou Basques d'origine. Mais comme les families se sont alliees entre elles, lour sang est mole
et un type a peu pros mixte en est results. Ce sent des
pecheurs, pour la plupart tres-pauvres et qui se bornent
exploiter les cotes de l'ile, ou ils prennent des monies
et des harengs.
L'ile ne produisant Hen que quelque peu de legumes
dans de miserables jardins trees avec beaucoup de peine,
toutes les ressources alimentaires sent apportees par
les navires. La farine vient generalement des Etats-Unis,
le betail de la Nouvelle-Ecosse, les moutons de la grande
terre de Terre-Neuve, qui fournit aussi les bois de construction pour les maisons et les magasins.
Saint-Pierre n'aurait aucune importance s'il ne possdait jamais que sa population, en quelque sorte indigene. Heureusement vers Ia fin de l'hiver, l'aspect de la
rade et du barachoix change tout a coup ) le poudrin
cesse de tomber, les maisons ou l'on se tenait barricade
s'ouvrent de toutes parts, les auberges, qui sent en grand
nombre, depuis le Lion d'or jusqu'au moindre cabaret,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

403

arborent a lours fenetres les appats seduisants de bou- a-dire l'appat destine a garnir les lignes. Cet appat est'
teilles de tons les formats, et une multitude de navires, ou frais ou sale, et les gees du mtier en sont encore a
venant du large, debarquent sur le quai une population decider si l'un ne peut pas en tout temps et en toutes
nouvelle qui arrive de tons les ports de France, depuis circonstances tenir la place de l'autre. Toutefois il est
Bayonne jusqu'a Dunkerque, et qui fait monter parfois certain que lorsque la morue est consult& par l'offre
le chiffre des habitants de l'ile a dix, douze et memo simultande des deux seductions, elle prefere la chair
quinze mine Ames. C'est la, a sa facon, a un certain point fraiche.
Cette chair fraiche est fournie par le capelan 1, espece
de vue, une population tres-distinguee, tres-fire d'ellememe, qui se considere comme une espece d'elite dans de petit poisson qui, au printemps, descend des mers du
la creation, et qui, en verite, n'a pas tout a fait tort. En Nord, poursuivi par des bancs de morues, lesquelles
un mot, ce sont les pecheurs des banes qui font la leurs lour tour sont chassees par de plus grosses especes. Dans
la terreur que leur causent les bandes innombrables de
provisions de vivres pour eux-memes, d'appAt pour le
poisson qu'ils veulent prendre, ou bien qui, dans le tours leurs ennemis, les capelans se repandent dans toutes les
de la campagne , viennent emmagasiner on vendre celui mers qui avoisinent Terre-Neuve, en masses tellement
qu'ils ont conquis. Ces gees-la sont au petit pe'cheur epaisses, que le flot les rejette et les accumule parfois
indigene ce qu'un zouave pent etre a un garde national. sur le sable des groves.
La *he principale de ce capelan se fait sur la cote
Le costume de ces matelots paracheves atteint les dernieres limites possibles du dsordre pittoresque. Des anglaise de Terre-Neuve, et les hommes de la apportent
leur butin a nos pecheurs venus a Saint-Pierre pour le
bottes montant jusqu'a mi-eUisse, des chausses de toile
ou de laine , amples comme celles de Jean-Bart sur rendez-vous.
Les goelettes une fois pourvues de leur boitte quittent
l'enseigne des marchands de tabac, des camisoles bleues
et blanches ou rouges, ou rouges et blanches, des vestes Saint-Pierre, prennent la direction du nord-est et s'a,
ou des vareuses de tricot qui n'ont plus de couleur si ja- vancent sur les banes.
Des que le capitaine a choisi sa place de peche, il se
mais elles en ont en, des cravates immenses, ou plutet des
pieces d'etoffe accumulees , tournees, nouees autour du met a la cape sur cette mer profonde, orageuse, plucon, des chapeaux enormes pendant sur le dos, ou bien vieuse, brumeuse, et il y passera plusieurs semaines sans
bouger. Il tend ses lignes le long du bord. Ce sont
des bonnets de laine bleue, enfonces sur les oreilles, et,
sortant de toutes ces guenilles, des mains comme des d'enormes cordes flottant sur la mer et auxquelles sent
battoirs, des visages plutet basanes que de couleur hu- attachees d'autres cordes verticales dont l'extremite porte
maine, plutet noirs que basanes, converts de la vegeta- l'hamecon, dissimule par Yap*. A chaque instant, on
tion desordonnee d'une barbe qui depuis quinze jours love les lignes, on en detache le poisson pris, on remet
n'a pas vu le rasoir, voila l'aspect honore, respecte, ad- de l'appAt et on recommence 2.
Cependant, on s'occupe immdiatement de faire subir
mire du pcheur des banes. 11 reste encore un point important pour que la description soit complete. Prenez a la prise une premiere preparation. On decolle la
l'homme ainsi fait qu'il vient d'tre- dit, et roulez-le morue, on l'ouvre, on la vide, on la fend en deux, on
pendant deux bonnes heures, avec son equipement, dans l'empile en las et on la sale.
Ce labour combine est incessant, il dure autant qua
la graisse de tons les poissons possibles, alors it ne manquera plus rien a la ressemblance. Car il faut le con- le Poisson donne ; jour et nuit on s'y relaye. Jour et nuit,
cevoir huileux au premier chef, sans quoi ce n'est plus le matelot est sur le pont, quelque temps qu'il fasse,
presque toujours mouille jusqu'aux os, convert d'huile
le vrai pecheur.
Ainsi fait, il descend de sa goelette, aussitert qu'elle a et de sang, respirant une odour infecte, entoure de demouille, et vient s'offrir avec bonhomie, mais avec le bris degartants, travaillant sans s'arreter.
Comme la premiere affaire est de rapporter le plus de
juste sentiment de ce qu'il vaut, a l'accueil chaleureux
et admiratif de l'habitant. Il marche dans le sentiment poisson possible, on mnage avec grand soin la place
disponible, On a done de vivres ce qu'il en faut strictede sa gloire sur ce sol qui l'appelle depuis taut de mois.
,
Les mains dans les poches, la pipe a la bouche, il rapOn
se
sert
aussi,
comme
appat,
du
hareng et de l'encornet.
1.
pelle Adam dans le paradis terrestre. Il en a l'innocence
2. Voici comment un recueil special rectifie ce passage de la
et la satisfaction d'tre an monde, dont il se considere relation :
aussi, en toute humilite, comme la merveille, et encore
a Lorsque le capitaine a choisi sa place de peche, au lieu de
une fois, il a raison, car il n'est pas un homme de mer mettre a la cape, il mouille ; le peu de profondeur relatif de la
mer, quarante a soixante brasses, le lui permet, les navires qui
depuis l'amiral jusqu'au dernier mousse qui ne pense sont armes pour la peche etant tous munis de cables en chanvre
cela de lui.
sans lesquels it serait impossible de mouiller a de pareilles pro-

Za boitte.

La peche de la morue. Pecheurs des diverses


nations.

Un navire part de France et vient d'abord a SaintPi,:rre se pourvoir de ce qu'on appelle la boitte, c'est-

fondeurs.
a Alors 1:equipage tend les lignes ; ce sont des cordes tresminces et d'une longueur considerable qui, au lieu de flotter sur
la mer, trainent sur le fond oh elles sont retenues aux deux extremites par des grappins. Des bouts de ligne plus minces sont attaches
a la premiere ligne. Es sont separes a peu pros par une distance
de un metre et sont longs d'environ cinquante centimetres.
(Revue du Monde colonial, 1861, page 79.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

404

ment, et, pour qu'il en faille moins, on s'arrange a ne


manger presque que du Poisson qui ne manque pas dans
l'eau. Tres-peu de spiritueux a bord, une nourriture
d'anachorete, voila, pour distraire de la fatigue. Mais ce

n'est rien encore. Il peut arriver et it arrive presque


constamment que la peche ainsi faite n'est pas suffisante. Alors, des embarcations, montees de deux ou
trois hommes, s'en vont tous les jours, quelquefois jus-

77 7

WS!' L 0111[5

000.C/wrier
Adv"

e
P NY.

Ewa

,t
ruii pen, I.

turs.Idevrer

4,1drpd:

eleSe'

Baie des dies.

Vr'4 .ffvfloE,
.

,tFroclx

.
e7:147/..9

B e dr B OD
B.

ista

C..fionaatsca/

Rouge/
CdczOacarge/

Bale fie SI' GO

7 I

ce,kr41,,iy

ZdYancion t 1,

Pai ne
,.

Pet

Vaud
P

I LE
DU CAP BRETON
lanix Bay

C
1

i?-42;251
........
'Banc Canso

B!azie de i1lis4)e
...

de
60

qu'a trois et quatre milles en mer, tendre d'autres lignes. On rayonne fort loin autour du navire.
Chaque matin, a quatre heures, les matelots se mettent dans leurs coquilles de noix, s'assoient sur les bancs,
d'une main jettent leurs bonnets a leurs pieds, et en
commencant a ramer, comme nous disons a terre, a na-

56

59

ger, comme ils disent, recitent tout haut une priere ; puis
remettent leurs bonnets et s'en vont a lours lignes.
Mais it fait nuit, mais it pleut, mais le brouillard est
opaque, mais la mer devient subitement furieuse. Un
courant s'est empare de l'embarcation et l'a jetee hors
de sa route; plusieurs jours se passent, on n'en a pas

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
eu de nouvelles, on n'en aura jamais. Voila ce que
peut touter un plat de poisson.
Mais voila aussi pourquoi, dans toute la gent maritime, le pecheur des Bancs est un homme tenu en
si haute consideration. De tous les marins, c'est celui qui a vu le plus souvent toutes les difficultes du
metier, qui en a eprouve les fatigues les plus rudes,
qui a du montrer,, pour disputer sa vie a l'abime,
le plus de sang-froid et d'adresse, le plus de fermete
et d'esprit d'h-propos, qui sait le mieux ce que vaut
un bout de corde et ce que promet le vent qui souffle.
Enfin c'est, dans toute l'expression du mot, un marin, et pent-etre doit-on lui faire un honneur plus difficilement merite encore de nos j ours ; c'est un homme.

Indigenes du Cap Breton, ancienne tribu des Micmacs (voy. p.

qui est le fait, en general, de tous les hommes aventureux et resolus, lose a peine dire a quel chiffre ce qu'il
est en droit de reclamer se reduit. S'il le faut absolument, j'avouerai pourtant qu'il est tel de ces hommes
qui ne recoit pas plus de cinq a six francs au bout de six
mois de navigation.
Ainsi, meme dans les meilleures conditions possibles,
comme metier, c'est un mauvais metier que d'tre pecheur des Bancs. Et cependant, ceux qui l'ont fait une
fois y retournent presque toujours, et tant qu'ils ont des
forces ils y reviennent, et leurs enfants y reviennent
apres eux, et des generations successives se devouent a
ces terribles epreuves.

405

Assurement, it existe aujourd'hui peu de creatures


qui menent une pareille existence. On pent donc se demander quels motifs si puissants portent de pareilles
gens a Faccepter. Est-ce l'amour du gain? Qu'on en
juge.
Les pecheurs sont engages dans les ports de France
pour le compte de certaines maisons qui, se livrant a ce
genre de commerce, possedent les navires. Elles donnent
a chaque homme une solde, puis elles se chargeut de
lui vendre les vetements, les vivres et tout ce dont it
pout avoir besoin pendant la campagne. S'il est treseconome et tres-prevoyant, la moyenne de ce qu'il touche au retour ne depasse genre huit cents francs. Mais
pour peu qu'il ait du laisser-aller et de l'imagination, ce

Dessin de H. Rousseau d'aprs une pholographie.

La France a toujours ete la nation qui a fourni, proportion gardee, le plus d'hommes a ce genre de navigation.
Les Anglais, qui rivalisent avec nous, et meme, au
point de vue du nombre, nous depassent, ne sont nullement dans des conditions semblables l . Leurs navires
des Bancs viennent de Terre-Neuve, qui est tres-voisin,
et y vont sans cesse porter leurs chargeinents. Its n'ont,
en realite, a essuyer , ni des dangers, ni des fatigues, ni
des travaux pareils ; aussi eux-memes ne comparent-ils
1. Les exportations anglaises, en produits de peche, representent
une somme d'environ 1 357 49 livres sterling. Dans ce chiffre la
morue seule entre pour 894 966 livres sterling.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE,

406

pas leurs equipages aux Mitres, dont ils avouent l'immense superiorite.
Les Americains ne se montrent pas en grand nombre
et ne cherchent pas h lutter.
Il faut done constater que nous sommes restes dans
ces mers ce que nous y avons toujours ete , meme au
temps oil nous &ions les possesseurs.des terres voisines,
d'excellents et hardis marins, des hommes intrepides et
intelligents. Toutefois, avouons-le aussi et h regret :
nous ne sommes plus aussi nombreux

III
Une rue de Saint-Pierre. Le matelot et le marchand.

Une rue de Saint-Pierre, lorsque beaucoup de navires


des Banes sont en rade, ne laisse pas que de presenter
un tableau mouvant et digne d'interet. Ces grosses faces
brunies et graves jusque dans leur joie, qui se montrent
h toutes les fenetres, ces groupes d'hommes trapus et
vigoureux qui remplissent les places, les parcourant de
ce pas balance ordinaire aux matelots, dont la demarche
pesante rappelle toujours assez celle de l'ours polaire,
les cheveux rouges des marins anglais qui viennent vendre la boitte, leurs yeux bleus a fleur de tete qui contrastent si parfaitement avec la mine refrogne de nos
Normands et surtout de nos Basques, et, au milieu de
cette vivante et insouciante allure de tons ces hommes
d'action, la physionomie au moins un peu coquine de
neuf marchands sur dix, c'est la, je le rpete, un spectacle qui vaut la peine d'tre vu.
Le trafiquant de ces pays-la, qui n'a guere ouvert boutique que pour avoir affaire au matelot, a dit naturellement choisir ce client pour premier objet de son etude.
Il n'etait pas difficile de penetrer promptement et corapletement une nature aussi peu complexe et de deviner
que lorsque, dans ces vastes poches, it se trouvait quelque argent, l'argent sortait aussitOt que Pon pouvait
inspirer h son maitre une fantaisie. Comme rien n'tait
plus facile, it en est resulte que le matelot, par son
laisser aller, son manque de defiance, a corrompu le
speculateur, qui, ne sans doute avec les instincts les
plus honntes, est devenu generalement tout autre chose
que consciencieux.
Avec les pecheurs des Banes, it n'y a pas grand succs
1. Voici les dernires dispositions legislatives et administratives
concernant la Oche a la morue a Terre-Neuve :

Loi relative aux grandes pdches maritimes promulgudes


le 28 juillet 1860.
Art. 1". La loi du 22 juillet 1851, relative aux grandes 'Aches
maritimes, continuera de recevoir son execution jusqu'au 30 juin
1871, sous les modifications suivantes :
Les dispositions du paragraphe 1" de l'article 2 de ladite loi,
relatives au minimum d'equipages que doivent recevoir les navires
expedies pour la Oche a la morue, seront appliquees aux goelettes
armees a Saint-Pierre et Miquelon pour faire la peche, soit dans
le golfe Saint-Laurent, soit sur les cotes de Terre-Neuve.
11 ne pourra etre embarque a bird desdites goelettes aucun
homme faisant partie de requipage d'un navire pecheur expedie
de France.
La prime d'armement mentionnee en l'article 3 de la meme loi
ne sera accordee que pour les hommes de l'equipage inscrits

obtenir, parce qu'ils n'ont genre h depenser, mais les


Anglais vendeurs de boitte sent dans une position toute
differente. Ce sont, le plus ordinairement, des habitants
de la cote meridionale de la Grande-Terre, gens aises,
pechant pour leur propre compte et, lorsqu'ils ont Eyre
leur capelan h nos navires, ayant les poches bien garnies.
La question a resoudre pour les marchands, c'esi d'attirer cet argent-la, genre de peche qui demande un peu
d'habilete, mais beaucoup moins que celle du poisson.
Quelques maisons respectables , comme disent les
prospectus, ont etabli cet usage d'avoir h la porte de
leurs magasins une barrique d'eau-de-vie et un verre,
et tout matelot qui entre est invite h. user h discretion et
gratis de cette magnifique hospitalit.
Tout d'abord le brave homme est emu de tant de politesse. 11 se croirait deshonore s'il se rendait suspect h
ses propres yeux de lesinerie. Il est comme Orosmane et
ne veut pas se laisser vaincre en generosite. Il remue
son argent dans les profondeurs de -ses chausses et paye
immediatement un baril de farine. Content de lui, it se
verse un second verre d'eau-de-vie (ce ne sont pas petits
verres), l'avale et, en essuyant se's grosses levres *sur sa
manche droite, it parcourt la boutique d'un regard satisfait.
Il commence h raconter ses aflaires, et tout en parlant
et disant ce qu'il a d'argent, ce qu'il espere gagner encore, les evenements et incidents de la peche et le reste,
it entend que son hOte lui demande, avec une amide qui
le touche, s'il n'aurait pas besoin de planches.
Il y a urie heure, it n'avait pas la plus legere idee qu'il
eitt besoin de planches. Mais, en ce moment, it sent de
Mute la force de sa conviction qu'il ne peut s'en passer.
You's prendrez bien toutes les planches qui sont la?
dit le commergant. Le matelot pense judicieusement
qu'un homme comme lui doit prendre toutes les planches possible et ne saurait jamais en avoir trop. Il paye
et avale encore un verre d'eau-de-vie.
L'habile homme qui le tient harponne dirige les desirs du grand enfant d'apres la connaissance qu'il acquiert bientet de la somme contenue dans les poches.
lui prend tout ce qu'il pent lui prendre, et souvent it lui
prend tout. Apres la farine et les planches it lui impose
du fromage, des clous, du lard, des gilets, des cravates,
des barriques vides, de la quincaillerie, enfin ce qu'il
nitivement aux matricules de l'inscription maritime, et pour ceux
qui, n'etant pas positivement inscrits, n'auront pas atteint Page
de vingt-deux ans a Pepoque du depart.
Art. 2. Elle reduit de 7 a 3 francs par 100 kilogrammes de droit
impose par la loi du 29 avril 1845 a l'importation,. aux Antilles,
des morues de peche etrangere ".
Extrait du De'cret du 24 octobre 1860 :
a Les armateurs de Saint-Pierre et Miquelon seront tenus de
comprendre dans requipage des goelettes armees dans ces Iles
pour faire la peche, soit sur les banes, soit dans le golfe de SaintLaurent, soit a la cote de Terre-Neuve, cinquante hommes au
moins si le navire jauge cent cinquante-huit tonneaux et au-dessus, trente hommes au moins si le navire jauge de cent a cen..
cinquante-huit tonneaux, et un homme par quatre tonneaux pour
les navires de cent tonneaux.

* Cette mesure a ad prise dans Finteret de l'approvisionnement de ac


colonies.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
pent. Les objets ne sont pas tarifes d'une maniere bien
exacte. L'interlocuteur est si aimable, son eau-de-vie si
bonne, et d'ailleurs on n'en est pas a quelques sous de
plus ou de moins.
Quand it n'a plus rien, le matelot serre chaleureusement la main de son ami et retourne a son bord en chantant. Ce n'est que le lendemain qu'il s'apercoit de toutes
les belles acquisitions qu'il a faites, et que, s'il est marie,
it commence a se gratter l'oreille, en se demandant avec
inquietude ce qu'au retour sa femme va penser et dire.
IV
L'tle de Miquelon. Nouvelle Reosse. Le Cap-Breton.
Sydney-Ville. Sydney-Mines.

Le peu de choses que nous avions h faire etant termine, le Gassendi leva l'ancre et partit pour Sydney.
Nous franchimes de nouveau l'entree de la rade, et,
avec un plaisir assez vif, nous perdimes de vue le cap a.
l'Aigle et son front aussi chauve que celui d'un vautour.
Nous apercames un bout de Miquelon, et cola suffit
pour la satisfaction des yeux. Bien que, sur la carte,
cette lie presente un developpement plus considerable
que Saint-Pierre, en Halite ce n'est Hen. Elle n'est
habitee quo par un tres-petit nombre de families de IAcheurs. Elle n'a pas plus d'arbres que Saint-Pierre ;
toutefois les herbages y poussent un peu mieux, et on y
admire, si l'on vent y alien, une espece de ferme. Dans
la topographie locale, l'ile est divisee en deux : la grande
et la petite Miquelon, qu'une langue de sable reunit.
Quand Saint-Pierre sera devenu une cite, peut-titre
Miquelon deviendra-t-elle un jardin. En attendant cet
heureux jour, ce n'est rien.
Grace au sOleil resplendissant qui nous couvrait de sa
lumiere et un pen de sa chaleur, la journee se passa sur
le pont dans un bien-titre auquel on n'etait plus accoutume, et aux premieres lueurs du jour, nous apercames
la cote du Cap-Breton, qui courait a notre gauche parallelement a nous.
C'est une vaste plage s'elevant en amphitheatre par des
ondulations prolongees jusqu'a des hauteurs moyennes.
Ce sont, a l'horizon, de grandes lignes harmonieuses qui
unissent les montagnes aux collines, et se dcoupent
noblement sur le ciel. Ce sont des forets d'arbres tresdifferents, oh dominent cependant les coniferes ; ce sont
des plaines d'une belle verdure, au milieu desquelles
apparaissent quelquefois les toits d'une ferme.
Mais les fermes y sont rares, et quant a des villages,
je ne suis Tas assure d'en avoir decouvert un seul.
Nous poursuivions notre route en regardant ces belles
rives, quand la mer se montra a nous, comme ('embouchure d'un vaste fleuve, entouree de rives, penetrant par des bras d'une largeur majestueuse dans un
horizon de verdure, de forets, s'enfongant en meandres
doucement contournes sous les profondeurs des arbres.
Nous entrames dans le vaste golfe, et deja nous apercevions distinctement les marais de Sydney-Mines, 'orsque nous fimes rencontre du nnare, aviso a vapour
comme nous, et appartenant a la division, qui s'dloi-

.407

gnait de la cote et allait s'enfoncer dans les terres pour


gagner Sydney-Ville. M. G..., capitaine de fregate,
commandant le nnare, vint h bord du Gassendi, et m'offrit de quitter le navire et de passer a son bord pour
arriver plus tot a Sydney-Ville. Cette promenade me
tenta, et au bout de quelques instants la baleiniere du
nnare nous emmenait.
Je remontai avec cette nouvelle connaissance dans la
direction de Sydney-Ville. Sur le rivage a droite, de
jolies habitations de campagne d'un aspect gai et riant
se montraient entourees de clOtures, et pareilles h des
maisons d'opera-comique, longeant une grande route
troite comme celles qu'on voit sur les bords du Rhin
qui ressemblent h des allees de jardin. A gauche, une
serie de maisons ombragees d'arbres aboutissaient a la
ville 'proprement dite, batie en bois, aussi propre et
coquette que Saint-Pierre est sordide, alignee au condean de maniere h former des rues larges comme des
places publiques ; plusieurs eglises se montraient au
milieu, le tout combine et arrange dans le goat des joujoux de l'Allemagne. Enfin le long de l'eau une serie de
debarcaderes en planches conduisant a des habitations ou
h des magasins, le tout entremele d'arbres et de pelouses vertes, de facon h melon la vie champetre h la vie
maritime de la maniere la plus charmante.
Nous allames parcourir la ville. Du dehors elle parait
beaucoup plus grande qu'elle ne l'est en realite. C'est
plutet une apparence de ville qu'une cite relle. Les rues
ont ete traces sur un plan qui n'tait pas modeste. Les
fondateurs semblent avoir eu en vue de ne pas Oiler un
developpement comme celui de Boston ou de Ne*-York,
et Hen n'annonce que les choses doivent en arriver la.
J'ai remarque peu de constructions recentes, et au contraire un certain nombre de demeures vides. L'herbe
croft de toutes parts avec une exuberance qui prouve
suffisamment que peu de pieds la foulent. Contains guar-,
tiers, je dirai memo la plupart des quartiers, ne sont
que des espaces clos de planches, attendant des acquenouns et tout ce qui s' ensuit. On assure que la population,
bien loin d'augmenter, diminue, et que la jeunesse-Ales
deux sexes n'a pas plutOt atteint rage du libre choix
qu'elle emigre volontiers aux Etats-Unis.
Le lendemain je regagnai le Gassendi a Sydney-Mines.
Sydney-Mines, au point de vue du paysage, ressemble
beaucoup a Sydney-Ville, dont quelques limes la separent; mais, en tant que lieu habits, it parait destine a
un avenir plus brillant. Le precieux combustible que son
sol fournit avec une abondance extreme, attire sur ce
point un grand nombre de navires qui viennent faire
des chargements destines a la Nouvelle-Ecosse et a TerreNeuve. Beaucoup de petits debitants se sont etablis sun
ce point ainsi frequents, et l'exploitation des mines a
egalement determine bon nombre d'ouvriers h venir avec
leurs families. Cette population, d'ailleurs si differente
du monde maritime, n'habite pas precisement SydneyMines, mais forme h elle seule une espece de village
dans la proximite des excavations.
Je ne suis pas descendu dans les galeries, et ayant

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

408

apercu au bord du golte, sur une plage sablonneuse


parsemee de quelques maigres sapins, certaines constructions d'une forme bizarre, j'y courus pour me rendre compte de ce que c'etait.
C'etaient quatre ou cinq buttes de sauvages, des wigwams comme ceux d'Uncas et de Chingachgoot. Libre a
moi cette fois de me croire transports en corps et en ame
au centre d'un recit de pionniers. Les wigwams etaient
religieusement constructs d'apres les vrais principes de
l'architecture indienne : une douzaine de perches, formees de jeunes arbres et placees en rond, soutenaient
une sorte de carapace en ecorce de bouleau ; une ouverture suffisante pour laisser entrer les habitants servait

tressaient des paniers, et quelques enfants demandaient


l'aumOne. C'etait de plus en plus le spectacle de la decadence : la misere avant-courriere de la mort.
Mais le Gassendi leve l'ancre et nous porte plus loin.
V
Les cedes de la Nouvelle-Ecosse. Louishourg. Halifax. Truro.

A mesure que nous passions le long des cotes duCapBreton, nous admirions sans nous lasser ces puissantes
dentelures qui, a chaque instant, berissent l'aspect des
terres de caps et de promontoires. La mer brisait tantOt
sur des greves, tant6t sur des roches depouillees. Tres-

a la fois de porte et de lenetre, et un trou circulaire place


au sommet permettait ala fumee du foyer de sortir ; mais
je me doute que cette fumee ne consent d'ordinaire
s'en alter qu'apres un sejour assez obstine pour deplaire
gravement aux geris delicats.
Sur le rivage, deux bateaux egalement en ecorce et
d'une legerete surprenante ne rappelaient pas moinS les
descriptions si connues de la vie des naturels ; mais ce
quifaisait contraste et dissipaittoute illusion, c'etaientles
haillons europeens, et surtout les occupations paisibles
de ces fits de la foret. Des hommes travaillaient a polir
des planches ; quelques femmes vidaient des poissons et
se preparaient a les faire rOtir au feu ; deux jeunes fines

peu d'habitations se montrent dans les campagnes, et


cependant, sur cette terre si jeune, et qui aurait tant
besoin d'habitants, it exists dj des mines, des villes
devastees, tout l'appareil des fureurs militaires. C'est ce
que nous dit la vue de la place vide oii exista jadis Louisbourg. La on ne voit plus que quelques auras de terre et
de roncos, mais pas une habitation de quelque importance n'est restee debout.
Louisbourg a et la derniere possession francaise territorialement importante dans les parages du NordAmerique. Lorsque les Anglais devinrent les maitres
de ces regions, voulant porter leur capitale ailleurs, its
firent sauter les fortifications de cette ville, detruisirent

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Peelle de la morue sur le grand bane de Terre-Neuve. Les embarcations longent les lignes. Dessin de Le Breton.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

410

LE TOUR DU MONDE.

les magasins, detournerent le commerce, et confierent


au temps le soin de disperser les habitants, laisses sans
ressources. En pen d'annes cette Cache fut completement remplie , et la vine d'Halifax herita des perspectives de succes qu'avait pu avoir un instant sa rivale.
Le port de cette capitale de la Nouvelle-Ecosse est
d'ailleurs plus beau, plus vaste, plus facile a defendre
que celui de Louisbourg. On y penetre par deux passes
que forme une Ile de petite &endue par laquelle l'interieur du bassin est cache. Une fois l'entree franchie, it se
presente une sorte de coupe oblongue qui penetre profondement dans l'interieur des terres ; la ville s'eleve sur
la rive gauche, en amphitheatre. Pais au fond de la coupe
s'ouvre un autre port qui pourrait aisement contenir une
escadre , et qui va finir dans des bois marecageux.
Halifax presente un spectacle fort agreable. Les mai' sons sont nombreuses, grandes, a plusieurs etages,
propres et d'un aspect riant et avenant. Plusieurs eglises,
dont quelques-unes sont en pierre, melent bears tours et
leurs clochers aux toits d'essentes des habitations, et
parmi ces saintes demeures, l'eglise catholique et les
convents, situes dans la haute vine, ne manquent ni de
caractere ni d'une certaine majeste. Dans tons ces edifices religieux, le style employe est celui du quatorzieme
sicle, ainsi qu'il appartient au goat decide de 1'Angleterre pour l'architecture de cette epoque.
Les rues principales courant toutes parallelement au
port, une ligne d'edifices semble baigner ses pieds dans
l'eau. Ce sont pour la plupart des magasins appartenant
a de grandes maisons de commerce, et entrecoupes de
debarcaderes ou wharfs puissamment assis sur des pilotis enormes. Devant ces plates-formes dont Faeces n'est
pas autrement facile et commode pour les pieds qui ne
sont pas marins, les batiments de toutes les formes
viennent se presser, goelettes, sloops, bricks, troismats, etc. Les jours de cette marine commercante
se pavoise de ses couleurs rationales et le vent agite sur
les eaux de la baie le plus riche bariolage. France,
Amerique, Espagne, Villes anseatiques, Prusse, y marient leurs pavilions aux couleurs blanche et bleue de la
Nouvelle-Rcosse, et ce contours d'insignes si divers tdmoigne honorablement de l'activite industrielle qui regne
dans le pays.
En face de la ville, de l'autre cote du bassin; s'tendent
de beaux villages qui forment comme une espce de
banlieue a la metropole de l'ile ; tout le jour deux petits
batiments a vapour circulent d'une rive a l'autre, trausportant voyageurs, marchandises, et voitures attelees.
Enfin, au-dessus de ces villages, sur une eminence
boisee et au milieu d'un pare anglais dessine avec un
soin et un bon goat particulier, s'eleve un vaste edifice
construit d'une facon si legante, qu'on le proud d'abord
pour la residence de quelque puissant ou riche personnage. C'est une erreur capitale. La colonie a eleve la a
grands frais un asile pour ses alienes.
D'Halifax nous allames, en chemin de fer, a Truro.
Ce bourg se compose d'une serie de jolies maisons de
bois, la plupart a un tage, proprement peintes, d'un

aspect assez gai, precedees d'un enclos de palissades soigneusement rabotees, blanches ou grises, bordant la
grande route. Mais dans ces enclos it ne pousse pas
grand'chose, et on y contemple avec plus d'espoir que de
plaisir quelques maigres tiges d'acacias qui seront arbres
un jour, pourvu quo Dieu leur prete vie.
L'Ecole normale, surmontee du pavillon de la colonie,
se signalait au milieu des habitations par une construction particulierement soignee et des dveloppements
beaucoup plus vastes.
VI
La baie Saint-Georges (Terre-Neuve). Codroy et l'ile Rouge.
Preparation de la morue. Un etablissement. Les graves. Le chauffaut. Le cageot. Salaison. Le vigneaux.

Par une belle matinee, nous sortimes de la passe d'Halifax, et reprimes la haute mer, nous dirigeant vers la
baie Saint-Georges, sur la Cate occidentale de l'ile de
Terre-Neuve.
Pour entrer dans la baie Saint-Georges, on longe
quelque temps une langue de sable qui s'avance paralllement a la terre, on en double la pointe, et on penetre
dans un vaste bassin entoure de rives assez plates. A
l'est, s'elevent des maisonnettes de bois en grand nombre, et, devant toutes cellos qui avoisinent la mer, une
ligne de debarcaderes charges de tonneaux.
Nous descendimes a terre pour faire connaissance
avec la population presque tout irlandaise du village de
Saint-Georges qui s'occupe uniquement de peche. Au
printemps, les harengs, poursuivis dans la haute mer
par des poissons plus gros qu'eux , viennent se refugier
en masse dans la baie, et les habitants de Saint-Georges n'ont que la peine de les y prendre. Its les preparent, les salent ; et c'est la leur fortune et leur seul
moyen d'existence.
Il n'y a point d'agriculture, et it ne pout y en avoir.
Le sable lutte avec les cailloux, les cailloux confluent a
la tourbe. Beaucoup de sapins et des grandes herbes forment des taillis et des fourres. Avec quelque peine, on
reussit a obtenir des pommel de terre, mais en petite
quantite. C'est le supreme effort de la puissance creatrice
de ce sol.
Cependant les cabanes oat bon air ; elks sent remarquablement propres au dehors et au dedans, garnies de
meubles d'une certaine elegance, fournies de bons pales
qui permettent de braver la rigueur des hivers interminables. Hommes, femmes et enfants sont vigoureux,
bien portants, de bonne humour, bien vetus. Rien n'est
plus singulier que de voir passer sur cette grove sauvage
des dames et des jeunes demoiselles en chapeau, tenant, lorsque le temps vent Bien le permettre , une ombrelle a la main. Cette elegance jure avec l'aspect de la
contree, et plus encore avec le genre de vie du beau sexe:
car ces dames sont des nereides. Elles tirent les barques
a terre, vont prendre le poisson dans la baie avec leurs
pores et leurs maris, le salent et l'encaquent de leurs
propres mains. Tout cola ne les empeche pas d'avoir une
tenue fort convenable, d'etre pour la plupart tres-agrda-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
tiles a regarder, et de ne ressembler en aucune sorte
leurs emules du continent.
De Saint-Georges, nous partimes pour Codroy, situe
un pen au sud.
Tandis que Saint-Georges est un village tout anglais
oit jamais les pecheurs francais ne se montrent, Codroy
peut passer a la rigueur pour une fondation mixte ; mais
quel triste role y jouent nos hommes ! Sur un petit ilot
de quelques pas d'etendue qui semble echoue sur la
cote, quelques miserables cabanes sont eparses, et c'est
la dans la boue et la raalproprete que sont etablis une
douzaine de nos gens.
Au dela du petit bras de mer qui isole la triste residence de nos compatriotes, et sur la grande Ile tame,
nous entrames dans le village de Codroy, habite par
deux ou trois cents pecheurs. Nous y retrouvames la
memo apparence propre et detente dans les habitations,
le memo air d'aisance chez les hommes et chez les
femmes, la meme solidite d'esprit chez tout le monde
qu'a Saint-Georges, enfin une opposition un peu triste
avec ce qu'on voyait en face chez nos Francais. Cette
population intruse est plus riche que celle de SaintGeorges. Le sol, moins sterile, possede d'assez beaux
paturages oh des troupeaux de vaches errent sur la
troupe des montagnes.
De la nous nous remimes en route pour le nord. En
quelques heures nous arrivames en vue de l'ile Rouge,
une espece de cOne elev qui fait face a la GrandeTerre. Entre ses rives etroites et celles de cette derniere,
une multitude de petits bateaux montes chacun par
deux hommes etaient occupes a pcher la morue. On
les voyait par un rayon de soleil qui , en ce moment,
percait les nuages et egayait cette scene d'activite, debout dans les embarcations et faisant l'un filer une
ligne , tandis que l'autre relevait celle qui avait deja
dormi quelque temps dans l'eau. Le Poisson pris s'accumulait dans le fond de chaque barque. Des goelettes circulaient au milieu de cette animation, et a notre vue hisserent les couleurs francaises. Nous debarquames dans
l'ile Rouge.
Au pied du cOne, une rangee de cabanes de branchages, qui ne contiennent que des cadres et des hamacs,
sert de dortoirs aux pecheurs.
La greve etait couverte, de maniere a flatter aussi peu
la vue que l'odorat, d'une couche de debris sanglants de
morues ; tetes et entrailles chargeaient le galet aussi
abondantes que le sont ailleurs les plantes marines rejetees par la vague. A quelques pas s'elevait la paroi
presque droite du cone. L'tablissement proprement dit
est au sommet. On a construit en planches un escalier
roide comme une &hello , accoste a droite eta gauche
par des rails en bois sur lesquels montent et descendent,
avec l'aide d'un cabestan place au sommet du mont, tons
les fardeaux qu'on vent faire circuler.
Apres avoir escalade un bon nombre de marches, nous
nous trouvames au milieu des magasins, tous construits
en planches, de l'habitation du gerant, de celle du docteur, enfin dans le centre d'une exploitation intelligente

411

et bien reussie. L'etablissement de l'ile Rouge est un de


ceux qui, sur la cote occidentale, donnent le plus constamment les meilleurs produits et meritent le plus
d'interet.
Les maisons de commerce trancais qui se livrent
l'exploitation de la cote occidentale de Terre-Neuve appartiennent surtout aux ports de Granville et de SaintBrieuc. Elles composent de deux elements tres-distincts
les equipages de leurs navires. La minorite des hommes
se recrute parmi les marins, les pecheurs proprement
dits : c'est raristocratie du bord. Puis on y ajoute un
nombre plus grand de travailleurs qui portent le nom
significatif de graviers. Ces gens ne sont a la mer que
des passagers. On les entasse en aussi grand nombre qu'il
est utile de le faire dans tons les coins du navire. Ds ne
sont pas difficiles et se contentent de peu. Arrives sur la
eke, on les debarque ;_ pendant toute la campagne ils ne
naviguent plus, et leurs fonctions se bornent h recevoir
le poisson que les pecheurs leur apportent, a le decoller
dans le chauffaut, a l'ouvrir, h mettre a part les foies
pour en extraire l'huile , a etendre les chairs entre des
couches de sel, enfin h les soumettre aux differentes
phases du dessechage sur les graves.
Un chauffaut, expression normande qui repond au
mot chafaud , est une grande cabane sur pilotis etablie
moitie dans l'eau, moitie a terre ; construite en planches
et en rondins, on a cherche a ce que l'air put y circuler
aisement. Quelques grandes toiles de navires la recouvrent.
Une partie du Rancher, cello qui est au-dessus de
l'eau , notamment, est a claire-voie ; et dans cette partie
sont ranges des especes d'etablis ou l'on decolle la morue.
Rien ne peut donner une idee de l'odeur infect() du
chauffaut. C'est le charnier le plus horrible a, voir.
atmosphere chargee de vapeurs ammoniacales y regne
constamment. Les debris de poisson a moitie pourris ou
en decomposition complete, accumules dans l'eau, finissent par gagner rinterieur du lieu ; et comme les graviers ne sont pas gens delicats, ils ne songent guere h se
debarrasser de ces horribles immondices.
Its sent la, le couteau h la main, depecant leurs cadavres, tranchant les chairs , arrachant les intestins, dechirant les vertebres, et prenant soin de ne pas se piquer
eux-mmes; car c'est le plus reel danger qu'ils aient h
courir. La moindre lesion de leur epiderme suffit pour
donner entre dans le sang au virus dans lequel ils se
plongent toute la journee et pour empoisonner leurs
veines. Les maux d'aventure sont frequents parmi eux et
entrainent de graves consequences qui aboutissent quelquefois h la necessite de l'amputation. Mais ceci mis
part et l'habitude contractee, le gravier vit sans le
moindre dommage pour sa sante, ni memo pour son hienetre , au milieu d'une odeur propre a asphyxier les gens
qui n'y sont pas faits de longue main.
Puisque j'en suis sur ce genre de description, je ferai
aussi bien de repuiser tout d'un coup en parlant des
cageots.
Un cageot est une installation en planches qui peut

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


1112

LE TOUR DU MONDE.

avoir deux ou trois metres de cote et la forme d'un cone


renverse. Le fond est a claire-voie et domine une large
cuve enfoncee dans la terre. On monte au cageot par un
sentier tournant. C'est la qu'on verse les foies de morue
afin de les faire fermenter. L'huile decoule par la clairevoie dans la cuve on on la recueille ensuite afin de l'enfermer dans des barils. Pour un esprit observateur, it y
a lieu de se demander ce qui est le plus repoussant de
Faspect du chauffant ou de celui du cageot. Je laisse la
solution de ce point a de plus habiles, et me sens heureux de pouvoir desormais eloigner precipitamment jusqu'a ma pensee de Fun aussi hien que de l'autre.
Jusqu'a ces dernieres annees, la maniere dont nos gens

s'y prenaient pour saler la morue donnait lieu h des critiques universelles.
Aujourd'hui, parmi nos capitaines, il se trouve des
gens actifs et de bon sens qui commencent, non pas a
imiter les Anglais, mais a revenir a nos anciens us. Au
lieu de couvrir au hasard le Poisson de pelletees de sel,
ils exigent de leurs hommes que ce preservatif soit appliqu en plus petite quantite et avec plus de soin, principalement le long de l'epine dorsale. Its soumettent le
Poisson a une dessiccation plus longue ; ils l'emballent
dans des caisses plus petites, on a l'aide de presses ils
en font entrer davantage, et ils obtiennent ainsi des resultats que l'exprience des dernieres annees a fait re-

Saint-Jean, capitale de la colonie anglaise de Tern-Neuve. Dessin de Le Breton d'aprs une photographie.

connaitre tres-superieurs a ceux que l'on ava it atteints


jusqu'ici.
Tout etablissement de peche, a l'ile Rouge comme
ailleurs, a surtout besoin, outre les chauffants et les cageots, de ce qu'on appelle les graves, puisque c'est la
qu'on- seche le poisson. Sans les graves, il n'y aurait
point d'exploitation possible, et c'est pour ce motif que
nous jouissons du droit d'occuper la cote pendant la saison de la peche.
Les graves n'etaient dans l'origine que les graves
memes, dont le nom est ici prononce a la normande. On
construit maintenant en pierres et dans tons les lieux
bien decouverts, particulierement exposs a Faction du

soleil et surtout du vent, des graves artificielles. Le soleil,


dit-on, ne seche pas, il bride ; le vent, au contraire, remplit merveilleusement Foffice, et afin d'eviter l'un et de
favoriser l'autre, on a aussi invente ce qui s'appelle des
vigneaux. Ce sont de longues tables de branchages mobiles que l'on peut incliner dans tons les sens, suivant
que l'on vent soumettre directement la morue h. Finfluence du vent ou la soustraire a celle des rayons solaires, ce qui, du reste, est rarement redoutable.
Et voila la moisson de Terre-Neuve ! Qu'on se figure
des cotes steriles, un ciel gris, la campagne couverte de
series de vigneaux et de graves de pierres ou meme de
Bois sur lesquels s'etalent et se racornissent h mesure

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

//0//////k

. une photographic.
Preparation de la morue a la baie du cap Rouge. Dessin de Le Breton d'apr es

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

414

Du sommet du cone de l'ile Rouge la vue est admirable. On plane sur une immense etendue de mers et
sur les grands bois de Terre-Neuve. Le soleil se conzhait dans les eaux rougies du golfe Saint-Laurent quand
nous primes conge des pecheurs. Nous fimes voile alors
pour Ia baie des Iles, largement ouverte, tendue, profonder seme de beaucoup d'Ilots.
Ici la nature change d'aspect et prend une grandeur
que je ne lui avais pas encore vue dans ces parages.
Tous les ilots sont des montagnes fierement dressees
en face de la Grande-Terre, qui, relevee elle-meme
en falaises orgueilleuses, couverte de bois epais, assombrie par la verdure des sapins, montre un amas d'escarpements et de troupes, de rochers surplombants et
de pentes rapides qui remplissent fame d'une sorte de
respect craintif.
De la baie des Iles, nous partimes pour le port Saunders, oh nous ne decouvrimes qu'un seul pe'cheur qui,
dans tin complet isolement et sans famine aucune, demeure a une certaine distance du rivage au milieu des
bois, dans une petite cabane qu'il a construite it y a
deja bien des annees.
Arrives en vue de l'ile Saint-Jean, nous n'apercUmes
sur la plage qu'une trentaine de gros chiens noirs jouant
dans l'eau et a pen pros autant d'enfants joufflus de toutes
tailles qui les aidaient. Dans une douzaine de cabanes,
rien que des femmes. Les hommes etaient alles pother
au Labrador.
Les femmes de Saint-Jean ne sont pas moins actives
et courageuses que leurs compatriotes de Saint-Georges.
Elles ont de plus le privilege de pother seules dans leur
baie, leurs maris dedaignant un travail si facile et si peu
dangereux. Nous vimes quelques belles files, qui sortant des maisons, mirent a l'eau une des embarcations
echoudes sur la grove et s'eloignerent avec la securite de
l'experience. J'admirai encore comme toutes ces demeures etaient a l'interieur propres et bien tenues, presentaient un aspect rgulier, joyeux, confortable, et

differaient helas I des bouges desordonnes dont se contentent memo nos capitaines et nos docteurs qui, cependant, voient chaque annee tout autre chose en France.
On a d'autant plus lieu d'tre surpris de taut de proprete
chez leurs voisins, que, je ne saurais trop le repeter,
s'agit ici non-seulement de pauvres pecheurs sans argent,
mais d'Irlandais qui nulle part en Angleterre, ni dans
leur ile, n'ont encore trouve moyen de se faire une reputation en ce genre.
La vie a l'ile Saint-Jean est un peu plus agitee que
sur le reste de la cote ouest, exposee dans certains moments de l'annee a des dangers qui ne sont pas connus
plus bas. Vers le printemps, on voit quelquefois deboucher par le detroit de Belle-Isle, certains bateaux Venus
on ne sait trop d'oh, du Labrador, de la partie anglaise
de Terre-Neuve, qui, sans papiers et sans pavilions, se
repandent dans ces parages, sous prtexte d'y couper du
bois. Quand ces vagabonds surprennent, une habitation
isolee, it leur arrive quelquefois de la piller et d'insulter
on de maltraiter les femmes. Aussi surveille-t-on avec
anxiet leur venue, et aussiat qu'une voile suspecte parait au large, les mores de famine ferment et barricadent
tout, cachent ce qu'elles ont de meilleur et s'enfuient
dans les bois avec leurs enfants. Lorsqu'elles se sont
assurees que les etrangers ne sont pas descendus a terre
ou se sont rembarques, elles reviennent, et quelquefois
elles en sont quittes pour quelques portes enfoncees ou
memo pour la pour.
Nous commencames a faire rencontre de glaces flottantes. Il arrive assez frequemment qu'au mois de juillet, le detroit de Belle-Isle n'tant pas encore debarrasse
des banquises qui l'obstruent, le passage n'est pas libre.
Il l'etait cette fois, et les morceaux de la barriere flottaient ca et la sur les eaux, enormes, elevant dans les
cieux leurs totes blanches de neige, semblables h des
Iles montagneuses avec plusieurs sommets, des pica et
des vallees. Il arriva, un jour, pendant que nous visitions
la pecherie de la baie des Fleurs, que les officiers s'amuserent a tirer h boulet et presque h bout portant sur un
de ces debris ; on voyait le projectile s'enfoncer dans la
neige, et ne pas plus emouvoir le but que si on Petit
salue d'une noisette. Quelquefois, lorsque les eaux ont
use suffisamment la base d'une glace , la masse immense
s'agite , s'emeut , se retonrne avec un bruit epouvantable , et dresse en l'air ce qui tout a i'heure plongeait au plus profond du gouffre , car si monstrueuse
que se montre la partie qui est h decouvert, cello qui
se cache dans l'eau en represente toujout.s sept fois la
hauteur.
Ces monuments de la rigueur du climat polaire se

1. La quantite de morue seche exportee des ties Saint-Pierre et


Miquelon sur les navires francais est d'environ deux cent mille
quintaux representant au prix de vingt francs, qui est celui des
etats de douane, une valeur de quatre millions de francs. On n'expedie en France meme qu'environ cinq mille quintaux de morue
en grenier. La plus grande quantite est expediee en boucauts aux
Iles de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Reunion et Maurice.
Tous les produits de la peche de la morue ne sont pas prepares
et seches A Saint-Pierre. La moitie environ des navires metropo-

litains, armes pour la peche sans scrcherie, remportent eux-memes


leurs produits en France, ou en expedient une certaine quantite
apres la premiere Oche, par des navires de transport qui viennent
leur apporter du sel et prennent du poisson en retour. Une partie
de la pche des goelettes locales, ou meme des navires arias pour
Ia secherie, est aussi expediee au vert , dans les memes conditions.
Les envois sont principalement diriges sur les ports de la Rochelle,
Bordeaux et Cette. (Rapport de la commission, etc. Revue maritime et coloniale. Voy. la note de la page 416.)

qu'elles sechent des milliers de morues. Ca et la, de


wastes meules de poissons attendent un arrangement symetrique et le moment d'etre mises en caisses ou en tonneaux. Cette operation terminde , it ne reste plus qu'a
tout expedier sur les pays catholiques de l'ancien et du
nouveau monde, sur les pays a negres principalement,
oa s'en fait la plus grande consommation 1.
VII
La baie des Iles. Saint-Jean. Les femmes de pecheurs.
Les glaces flottantes. Saint-Jean, capitale de Terre-Neuve.
Le gouvernement. L'eveque. La baie de Burin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
separent au printemps , et emportes par les courants ,
descendent vers le sud. Les uns, uses peu a peu par la
temperature plus donee, se fondent et disparaissent, les
autres echouent sur le rivage; quelques-uns saisis par
le gulf-stream remontent dans le nord, et sont entralnes jusqu'aux parages de la Norvege.
....L'entree du port de Saint-Jean de Terre-Neuve est
fort etroite et pendant l'hiver bloquee par les glaces.
Dans la belle saison, it y vient un assez grand nombre
de batiments strangers, notamment des espagnols qui
transportent la morue dans leurs colonies et dans lours
provinces europeennes. La ville n'est pas tout h fait
aussi considerable qu'Halifax, ni le lieu d'un aussi grand
commerce, surtout aussi varie. Neanmoins, it y regne
une activite tres-grande, et comme c'est 1a que les pcheurs anglais des banes et de toute la cote britannique
de l'ile apportent leurs cargaisons, des groves sont etablies partout of les maisons n'occupent pas le terrain.
La morue s'y stale, y seche jusque sur les glacis des
forts et remplit l'air de ses parfums combines avec ceux
du Loup marin. A certains egards, Saint-Jean pout etre
considers comme un vaste chauffaut.
La moitie au moins de la population de la vine est
irlandaise, et par consequent catholique. Cette moitie se
compose ainsi : quelques negociants ou agents d'affaires
assez riches, en petit nombre ; une certaine moyenne qui
a quelque aisance, et enfin a peu pros toute la classe
pauvre. Les protestants comprennent la majeure partie
de la societe opulente.
Le gouvernement de Terre-Neuve est absolument
semblable h celui des autres colonies anglaises. L'impOt
se vote par une chambre basso composee des membres
qu'elisent les habitants de l'ile partages en districts, sauf
coax qui habitent la cote frangaise, lesquels n'ont pas
d'existence civile reconnue. Les lois coloniales sont faites
par cette chambre et par le conseil, espece de senat
nomme egalement a l'election. Le gouverneur, reprsentant de la refine, ne saurait Hen faire sans le concours
de ces deux pouvoirs et c'est dans leur majorite qu'il
prend les agents principaux de son administration, ministere responsable devant la colonie. Toutes les affaires
sont traitees d'apres la methode constitutionnelle, avec
une grande publicit, une grande intervention de la part
des journaux, un appel constant h l'appui ou a la me=
fiance da electeurs, de grandes difficultes pour les ministres et enfin bon nombre de soucis pour le gouverneur.
L'evque de Saint-Jean de Terre-Neuve, notamment,
phut passer pour un des riches prelats de la catholicite.
Ses revenus sont considerables, et se fondent, pourtant,
presque uniquement sur la vente du poisson. Les contributions des fideles arrivent sous cette forme, et le plus
miserable pecheur prefrerait prendre sur la portion
destinee a la nourriture de sa famille que de diminuer la
portion qu'en son Arne et conscience il croit devoir reserver a son premier pasteur. Il apporte son tribut en
nature, et l'evque le fait vendre, et comme il se trouve
ainsi annuellement en possession de cargaisons consi-

415

drables, il en resulte qu'indirectement it represente la


plus forte maison de commerce de la colonie.
Mais s'il a de grands revenus, il a aussi de grandes
charges. Je viens de dire que la partie pauvre de son
troupeau recevait ses aumOnes; elle s'y confie meme si
absolument que, sur plus d'un point, elle ne sent pas
memo la necessite de travailler. L'eveque est la pour la
nourrir, et elle le recompense par un devouement tellement entier, tenement aveugle, qu'il serait imprudent
au plus haut degre, h quelque autorite que ce soit, de
se mesurer avec un chef populaire aussi venere, aussi
sur d'tre servilement obei.
Ce n'est pas tout encore. Mgr de Saint-Jean a bati de
ses deniers, au point culminant de la vine, une vaste cathedrale en pierre, d'un gout tin pen contestable, mais
imposante par la masse, la solidite, les dimensions, et
decoree a l'interieur avec une profusion d'ornements
qui atteint h la magnificence, sinon a la beaut.
Le Gassendi fat comble de provenances a Saint-Jean
comme it l'avait et h Halifax, et Phospitalite coloniale
nous donna la autant de preuves de sa cordialite que
nous en avions recu ailleurs. Sans aucune difference de
partis, catholiques et protestants se montrerent pour
nous empresses et pleins d'accueil.
Avertis par la saison qui s'avancait, bien fournis de
souvenirs agreables et de motifs de gratitude, nous quittames la capitale pour terminer le tour de l'ile en nous
rendant dans la baie de Burin, situee non loin de notre
propre tablissement de Saint-Pierre et Miquelon. Cette
partie de l'ile est la plus peuplee, et le commerce de boitte
ou appat qui s'y fait lui assure une certaine aisance.
Rien n'y differe d'ailleurs de ce que nous avons vu sur
les autres points, sinon l'absence de Francais. C'est
peu pros le memo genre de vie, quoique regularise par
la presence de magistrats, de prtres, de tout ce qui constitue l'etat normal d'une societe. La population souffrait alors de la presence d'un cruel fleau qui n'y sevit
que trop souvent. Une epidemie d'angine couenneuse
s'tait etablie sur quelques points, et enlevait particulierement les enfants. Quelques maisons oh le mal
faisait plus de ravages etaient tenues dans une espece de
quarantaine.
VIII
Retour b. Sydney. Gougou, descendant des rois des Micmacs.
Les chiens de Terre-Neuve. Arrive en France.

Les preparatifs de notre retour, apres nous avoir conduits h Saint-Pierre, nous ramenerent galement h
Sydney. Nous y passames quelques jours en face d'un
paysage que l'automne commencait a couvrir de teintes
rougeatres de toutes nuances.. Les sauvages etaient des-.
cendus de l'interieur en plus grand nombre que nous no
les avions encore vus, et leurs wigwams s'etendaient
dans les Bois voisins. Des groupes de ces braves gem
circulaient dans les rues vendant leurs paniers et demandant un peu l'aumOne, ce qui nous fit faire la connaissance d'un personnage important nomme Gougou, qui
n'tait Hen moins que le dernier reprsentant de l'an-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


416

LE TOUR DU MONDE.

cienne famille royale des Micmacs. On assure qu'il jouit


d'une grande consideration aupres de ses compatriotes.
II sait ce qui est du de deference au sang d'oii it sort;
mais it est particulierement harcele par les soucis d'une
situation de fortune tres-genee. Quelques sous qui
lui furent offerts pour acheter du tabac et qu'il accepta
avec empressement, commencerent notre connaissance.
Plus tard it voulait bien agreer aussi plusieurs charges
de poudre et de plomb qui lui servirent a nous apporter
des perdrix. De toute sa bande, ce prince etait incontestablement le plus neglige dans sa toilette. Il portait, a la
verite, et en tout temps, un habit noir, mais fort Braille,

ouvert en plus d'un endroit et auquel it ne restait plus


qu'un soul et unique bouton. Son pantalon etait dans un
desarroi complet, son chapeau n'avait plus de fond. Gougou, veuf depuis quelques annees, manifestait l'idee de
convoler en secondes notes, mais it avouait qu'il lui etait
difficile de trouver un parti, ne possedant au total que
son chapeau, son pantalon et son habit noir. 11 parait
que le prestige de son origine ne suffisait pas pour lui
faire faire un mariage d'argent dans sa tribu, de sorte
qu'il est a craindre que la famine souveraine des Micmacs ne s'eteigne en lui.
Bienta nous nous mimes en route pour la France.

Navires pris dans les glaces a la baie de Kirpon.

Sept a huit chiens de Terre-Neuve que nous avions


bord prenaient les choses plus gaiement que personne.
L'agitation de la mer les jetait dans une extase visible.
Crispes sur leurs jambes, les oreilles dressees, les yeux
ardents, ils regardaient la vague avec une ardeur
convoitise extreme, et, pour un peu, se seraient precipites dans son sein, qui n'efit pas manqu de les engloutir immediatement.
Enfin, au milieu d'une belle nuit, nous nous trouvames entoures de lumieres mobiles qui brillaient et s'-

clipsaient de toutes parts au milieu des tenebres C'etaient


les feux des cotes de France, et le lendemain, de grand
matin, nous donnions dans le goulet de Brest'.
Le comte A. de GOBINEAU.
1. Voyez sur l'industrie de la Oche a Saint-Pierre et Miquelon
un rapport de la commission instituee pour rechercher et classer
les articles de l'industrie locale et les produits naturels des Iles
Saint-Pierre et Miquelon, susceptibles d'ttre envoyes a l'exposition permanente des produits coloniaux, a Paris. (Revue maritime
et coloniale, 1862, t. VI, p. 338.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

1e9 7

REVUE GEOGRAPHIQUE,
1805
(PREMIER SEMESTRE)

PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.


'HATE INADIT.

SPEKE ET GRANT Les sources du Nil. MAC-DOUALL STUART : L'Australie.

I
Speke et Grant sont arrives a Khartoum. A Ces
sept mots, transmis d'Alexandrie et recus a Londres le
30 avril par la voie telegraphique , sont devenus la
grande nouvelle scientifique du jour. Cette annonce tout
a fait inopinee a produit une joie aussi vive , une emotion aussi communicative et aussi generale que l'anxiete
d'une longue attente avait ete penible. Depuis longtemps
on osait a peine esperer un aussi heureux denottment
pour l'aventureuse entreprise des deux voyageurs. La
Societe royale de geographie etait precisement a la
veille de sa grande reunion annuelle; on peut bien
penser que le succes glorieux des deux braves . ofliciers
en a fait les honneurs. Les journaux memes du capitaine
Speke, qui avaient suivi de pres la depeche d'Alexandrie,
ont permis au president de la Societe, sir Roderick
Murchison, de donner a sa communication un developpement suffisant pour calmer la premiere curiosite. C'est
ce document que nous allons emprunter les faits
suivants.
Nos lecteurs n'ont peut-etre pas oubli les circonstances auxquelies l'entreprise se rattache, et qui en ont
ete le point de depart. Lorsque le capitaine Burton, en
1857, concut la pensee d'une exploration interieure de
l'Afrique australe, it s'associa dans cette expedition dangereuse le capitaine (alors lieutenant) Speke, comme
lui officier de l'armee de nide, et qui deja avait partage
sa fortune dans un premier voyage au pays des Som'al,
sur les bords du golfe d'Aden. On sait quels furent les
resultats de cette memorable expedition de 1858 ', et
combien elle a contribue a enrichir la carte d'Afrique.
Elle restera le grand.titre de gloire du capitaine Burton;
mais Speke, lui aussi, y out une belle et large part. Les
deux explorateurs avaient acheve, a onze cents milles
de la cote orientale , la reconnaissance du grand lac
central de Tanganika, lorsque, au retour, leur attention fut appelee , par les rapports des marchands arabes, sur un autre lac d'une non moms grande eten-

due qui se trouvait, leur disait-on, dans la direction du


Nord. Burton, affaibli par la fievre , etait en ce moment hors d'etat de prendre part a cette nouvelle excursion; Speke tenta soul l'aventure. Elle fut couronnee
d'un plein succes.
Ce . second lac est celui que les indigenes appellent
Nyanza, ce qui signifie grande eau-'. Notre voyageur ne
put ni le contourner ni en reconnaitre toute Petendue ;
mais it en vit l'extremite meridionale , qu'il fixa par une
observation a deux degres et demi au sud de Pequateur.
Les habitants, d'un commun accord , lui assuraient
qu'une grande riviere s'coulait de l'extremite opposee
et se clirigeait vers le Nord ; en combinant les distances
et les positions, Speke resta persuade que cette riviere
ne devait pas etre different du fleuve Blanc (que les
expeditions parties de Khartoum ont remonte jusqu'a
Gondokoro , a quatre degres et demi au nord de l'equateur), et qu'il avail ainsi devant lui un des lacs signales
par d'antiques traditions comme donnant naissance au
Nil. Ce fut avec un vif sentiment de regret qu'il lui fallut
renoncer a pousser plus avant sa decouverte, pour rejoindre son compagnon et regagner Zanzibar; mais en
s'eloignant du Nyanza, it etait bien decide a reprendre
plus lard son entreprise interrompue, et a verifier de ses
propres yeux si la fortune l'avait en effet conduit a cette
source depuis si longtemps cherchee du grand fleuve
d'Egypte.

1. La relation de cette expedition, &rite par le capitaine Burton, a ete traduite en francais par Mme Loreau : Voyage aux
Brands lacs de l'Afrigne orientate. Paris, 1862, un volume grand
.n-8, avec de nombreuses illustrations (chez Hachette).
VII.

1. Speke, dans son loyalisme britannique, a donne au lac le


nom de la reine Victoria. Le sentiment est honorable, mais le
changement est pour le moms superflu. Victoria pourra devenir
une appellation anglaise; Nyanza restera le nom geograpliique.
27

II
A peine de retour en Angleterre , it soumit ses idees
et ses plans a la Societe de geographie et au gouvernemeut; l'un et l'autre les approuverent pleinement, et les
moyens d'execution lui furent largement fournis. L'Angleterre 'n'hesite ni ne marchande la oil Ole voit l'honneur de son nom interesse memo dans une entreprise
scientifique. De regrettables questions d'amour-propre

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

418

l'avaient separe de Burton; c'est a un autre de ses compagnons d'armes , le capitaine Grant, qu'est revenu
l'honneur d'associer son nom a la belle expedition qui
vient d'tre accomplie.
SpekeAtait revenu d'Europe a Zanzibar au mois d'aotlt
1860 ; ii en partit pour l'interieur le 1 octobre avec le
capitaine Grant, accompagnes d'une nombreuse escorte
organisee a grands frais. Speke reprenait precisement
la route qu'il avait suivie avec Burton dans le voyage de
1858. Plus tard , it regretta de ne pas avoir choisi pour
point de depart une partie de la cote plus rapprochee de
l'equateur ; d'autant plus qu'une secheresse extraordinaire , suivie d'une grande famine et de guerres intestines , semerent cette premiere partie du voyage de difficultes inattendues, et retinrent l'expedition pendant
de longs mois dans des contrees deja reconnues qu'il
avait compte traverser rapidement. Enfin , au mois
d'otobre 1861, il revoyait le Nyanza. II se trouvait au
seuil de la zone inexploree, oit s'ouvrait pour lui et
son compagnon de travaux une nouvelle phase de decouvertes et d'aventures, mais aussi une nouvelle perspective de perils inconnus.
III
A la nouveaute des scenes et hl'imprevu des incidents,
cette partie du journal de Speke reunit l'importance des
observations scientifiques. Un sejour de pres d'une
annee, en partie force, en partie volontaire, chez les
differents peuples qui bordent le lac, l'ont mis a meme
de reunir des informations et de constater un grand
nombre de faits d'un interet extreme pour la geographie
physique de cette zone equatoriale et pour la connaissance de ses populations. La contree dont le Nyanza
recoit les eaux est dans son ensemble une region elevee,
elevee, du moins , par rapport au continent africain,
dont la configuration generale ne presente qu'un relief
mediocre Speke estime que le pays, situe a l'ouest
et au sud-ouest du lac, peut avoir une elevation moyenne
de six mine pieds anglais (environ dix huit cents metres);
mais les montagnes qui dominent ces hautes plaines atteignent , par quelques-uns de leurs sommets, a une
hauteur absolue de dix mille pieds au moins ou trois
mille metres. C'est la hauteur du mont Liban en Syrie.
On peut remarquer que cette configuration du pays
l'ouest du lac repond tout a fait a celle que les observations de Krapf et du baron de Decken ont dj fait connaitre a l'est, a mi-chemin environ entre le Nyanza et la
cote de Zanzibar. La aussi de hautes plaines sont herissees de groupes de montagnes ou de pies isoles , parmi
lesquels le Kilimandjaro et le Kenia portent leurs fronts
glaces a la hauteur des plus hautes times du Gaut. Le plateau qui constitue le massif de l'Afrique australe (dans
la partie traversee par Burton et Speke, entre Zanzibar et le lac
Tanganika) n'a qu'une altitude moyenne de mills a douze cents
metres; le point culminant est a treize cent soixante et un metres
(quatre mille quatre cent soixante-sept pieds anglais). Nous sommes
loin de l'enorme soulevement du plateau tibetain, quatre a cinq
mille metres.

case'. 11 est des h present hors de tout doute possible,


sans rien prejuger quant aux parties encore inconnues de
la zone equatoriale h l'ouest du Nyanza, que cette portion
dj partiellemen t visitee , depuis le plateau du Nyanza
jusqu'au Kilimandjaro, est le nceud d'un grand systeme
orographique, et tres-problablement la region culminante de toute l'Afrique centrale. Par cette premiere
vue seule, et avant toute exploration de detail, it serait
permis d'affirmer.que le fleuve Blanc , qui est la tete du
Nil, a la, depuis le Kenia et le Kilimandjaro jusqu'au
plateau montagneux de l'ouest du Nyanza, nous ne dirons pas sa source unique, mais les branches principales
dont se forme son cours superieur. Des cours d'eau qui
descendent de l'est et de l'ouest viennent se deverser
dans le Nyanza, dont la hauteur au-dessus de la mer
est d'environ trois mine cinq cents pieds anglais 2 (mile
soixante-sept metres), et qui, lui-meme, comme va nous
le montrer la marche de nos deux voyageurs, a son
ecoulement au nord. S'il en faut croire les rapports indigenes recueillis par Speke, les hautes vallees h l'ouest
du Nyanza enverraient aussi leurs eaux au Tanganika,
qui lui-meme serait en communication avec le Nyassa du
sud, en partie reconnu par Livingstone en 1861'; et
comme le Nyassa verse ses eaux par une belle et large
riviere, le Chire , dans le Zambezi inferieur, it s'ensuivrait que le bassin du Zambezi remonterait jusqu'aux
approches de l'equateur, oir il s'adosserait aux montagnes dont l'autre versant appartient au bassin du Nil.
Geci cortfirmerait d'autant plus ''elevation culminante de
la zone equatoriale. Get ensemble de communications a
besoin d'tre verifie , mais it n'a Hen d'impossible en
soi; car on sait que Burton n'a pu reconnaitre la partie
meridionale du Tanganika, non plus que Livingstone
l'extrmite septentrionale du Nyassa. En resume , tout
ceci nous laisse entrevoir, dans la partie australe du
continent africain, un ensemble de dispositions physiques qui ouvre un vaste champ aux futurs explorateurs.
Le Nyanza, bien que domin g h droite eta gauche par
des montagnes et des hautes terres, n'a pas une grande
profondeur. Les terrains plats et bas qui l'entourent
paraissent avoir &le autrefois converts par ses eaux, ce
qui impliquerait une diminution graduelle : on sait que
le lac Tchad, dans le Soudan oriental, a donne lieu h
la memo remarque; et l'on pent dire en general que
c'est un trait commun h la plupart des grandes nappes
d'eau africaines, ce qui justifie la denomination de
marais (palus, A(pi.vcci) que les anciens auteurs appliquent communement a ceux des lacs du nord de l'Afrique
dont ils eurent quelque notion, notamment , dans
1. Le baron de Decken, par des determinations trigonometriques, a trouv, pour la hauteur du Kilimandjaro au-dessus du niveau de la mer, plus de six mille cinq cents metres, dont pres de
mille metres, a sa partie superieure, restent converts de neiges
ternelles. On peut voir a ce sujet notre Annie gdographique,
1863, page 36.
2. En 1858, Speke avait trouve trois mills sept cent quarante
pieds. Le Tanganika occupe un fond de cuve beaucoup plus enfonce, dix-huit cent quarante pieds seulement (cinq cent soixante
metres) au-dessus du niveau de la mer.
3. Voir noire Annie gdographique dj cit6e, page 56,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

419

LE TOUR DU MONDE.
Ptolemee, aux lacs dont it fait sortir le Nil (Neiloti X11).vac,
les Marais du Nil). Dans son ensemble, le Nyanza pent
avoir cent cinquante milles de longueur sur Imo largeur a peu pros egale; les observations de Speke, qui
en avaient dj place l'extremite meridionale vers deux
degres et demi de latitude sud, ont constate que le bord
septentrional est presque directement sous l'epateur.
La depression dont le Nyanza occupe le point le plus bas
est du reste une veritable region lacustre. D'autres lacs,
d'une tendue plus ou moins considerable, y furent mentionnes au voyageur, qui n'a pu les visitor personnellement ; l'un entre autres, a huit ou dix journees vers le
nord-ouest, lui fut designs sous le nom de Louta-Nzighi.

crive le sacrifice journalier d'une victime humaine. Mteza


n'ignorait pas la presence des hommes blancs sur le
haut Nil et leurs navigations jusqu'a Gondokoro ;
plus d'une fois memo des marchandises europeennes
etaient arrivees jusqu'a lui. Il aurait bien desire Tier de
ce cote un commerce regulier d'echanges ; mais les tribus feroces qui occupent en partie le pays intermediaire
rendaient , disait-il i, ces rapports difficiles. Il ne faut
pas oublier qu'entre son pays et Gondokoro it y a encore
un intervalle de pros de cent cinquante lieues.
V

Parmi les peuples noirs qui avoisinent le cote occidental du Nyanza et chez lesquels les voyageurs ont le
plus longtemps sejourne, it en est deux, les Karagoue
et les Ouganda, qui sont notes comme particulierement
remarquables. Les premiers touchent a l'angle sudouest du lac; les Ouganda leur confinent du cote du
nord. Au-dessous de ceux-ci, dans la memo direction,
sont les Oungoro, et plus loin encore, toujours en se
portant au nord, on trouve le pays de Kalladja qui touche au Louta-Nzighi , et dont les habitants sont d'une
autre race. Avec les Oungoro finit le vaste domaine
de la famille de langues - scours qui couvre la presque totalite de l'Afrique australe. Jusque-la, les interpretes de l'expedition, engages a Zanzibar, avaient pu
comprendre partout les nombreux dialectes que l'on
avait rencontrs depuis la ate ; apres les Oungoro,
des langues absolument differentes leur devinrent corapletement inintelligibles. Le fait ethnologique signals
ici par le capitaine Speke confirme et complete a la
fois les informations tout a fait correspondantes dj
fournies par les missionnaires du Zanguebar et par ceux
du Gabon sur les populations des deux cotes.
Les negres de Karagoue sent representes dans la
relation comme les plus industrieux et les plus intelligents que l'on eta rencontrs depuis Zanzibar. Les
Ouganda, qui leur confinent, partagent cette superiorite ; le voyageur les qualifie de a Francais de l'Afrique,
tant it fut charms de leur vivacit , de leur enjouement,
de leur prompte intelligence et du bon gout qui se montre sur leur personne et dans leurs demeures, aussi bien
que dans leur conduite vis-a-vis des strangers. Leur roi
Mteza est un aimable jeune homme, que son nombreux
serail, luxe des chefs africains comme des princes
asiatiques n'empeche pas d'tre passionne pour la
chasse. Qu'on ne se hate pas trop, cependant, de faire
de ce pays de l'equateur une Arcadie africaine ; car
toutes ces qualites sympathiques attribuees au jeune roi
Mteza n'empchent pas qu'une loi de l'ftat ne pres-

Le chef d'Ouganda s'etait pris d'amitie pour nos deux


voyageurs ; it leur fournit toutes les facilites en son
pouvoir pour la suite de leur marche. Spoke et son corapagnon etaient bien decides a suivre sans interruption
le courant par lequel les eaux du Nyanza s'ecoulent vers
le nord ; les circonstances, a ce qu'il parait, ont ete plus
fortes que leur volont. La disposition des canaux naturels qui servent d'exutoires au lac est assez particuhere ; ce n'est pas une, mais plusieurs rivieres qui en
orment le deversoir, et parmi ces canaux d'ecoulement
le plus considerable pout bien avoir cent quarante metres de large (cent cinquante yards), deux fois la largeur
de la Seine au pont Royal. Ces branches sent nombreuses et rejoignent successivement le corps principal, formant ainsi un vaste delta dont la tete , c'est-h-dire le
dernier confluent, est a une tres-grande distance du
lac Une partie considerable de ce delta est occupee
par les Oungoro, dernier peuple qui par sa langue se
rattache, comme nous l'avons dit, a la famine australe.
Les Oungoro sont de mceurs infiniment plus grossieres
que les Ouganda et les Karagoue ; c'est le premier peuple que, depuis leur depart de la cote, les voyageurs
rencontrerent dans un kat de nudite absolue.
Apres les Oungoro, l'expedition se trouva sur les
terres gallas. Ce ne fut pas sans quelque surprise que
nos voyageurs rencontrerent ici ce peuple qui a joue,
depuis le quinzieme siecle, un si grand role dans l'histoire de l'Abyssinie , et auquel les recits quelque peu
etageres des anciens voyageurs portugais ont fait une
reputation de ferocite qui peso encore sur nos souvenirs.
La vrite est que dans lours habitudes de guerre les
Gallas ne montrent ni plus ni moins de barbarie que les
autres peuples africains du sud, ni plus ni moins que
les Abyssins eux-memes. C'est une race prodigieusement ramifiee. Des confins meridionaux de l'Abyssinie,
qui sont leur terre natale, ils ont rayonne au loin vers
le sud et surtout vers l'ouest; non-seulement ils possdent en partie le bassin du fleuve Bleu et du haut
fleuve Blanc ; mais it y a de grandes raisons de croire
qu'ils se sent avances dans l'interieur de la zone equatoHale jusqu'aux approches du golfs de Benin. On sait que

I. II s'agit de milles geographiques de soixante au degre. C'est


un peu plus de soixante de nos lieues communes, ou environ deux
cent quatre-vingts kilometres.
2. Sur ce remarquable phnomne ethnologique, qu'il nous

soit permis encore de renvoyer aux dveloppements od nous sommes entre dans notre Anne's ge'ograpItique, pubbee au mois de M.
vrier dernier (page 73 et suiv.)
1. Voyez l'esquisse, page 421.

IV

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

4_0

par leurs traits physiques et leur conformation Hs n'ont


rien de commun avec les negres, bien que sur tout le
pourtour de leurs vastes frontieres ils se soient meles
1hri.5-

1011

ceux-ci, et que de ces melanges se soient formees des


peuplades metis que les voyageurs ont remarquees depuis
longtemps sans se rendre compte de leur origine. Les

3

3r

56

37
- -t

11

T,-

',-..,.

ae 14 'eolite svivie

'-'6ondokfro

d u mois d'Octubre1860 uumnis del Rvrier 1863

ii401, de al d .11072

,.1

CaVtaines SPEKE et GRANT

par les

-IN AR I
.-4

.,1

ESOUISSE.

-,'

liepuis

Zanzibar jusqu'a Gondokoro

.
SUR LE HAUT FLEUVE BLANC

,,--.
......=.
-.,

ii
I/
h.4 .,,,.

--

L ou La v.,N.:.iis.,11.
\y. \. i

'? a

it

\,. 1.,.._9'1,...:-V)
-----,- -

'ti'

sJ

leb

ties congdne'res

. .

WI' Ali
'

_LI y an z a. ,,;.

1.1.? UATE UR
1.11 i

,.,;

' --, ' pour la T remr 61, par ,i),


, .1,,4 deznaaveati,1 de)
. .. 7 We.
--.'., .

,, --

,
---.,. ,

olt,S..doet(4.5:9

'I.\
.

KA $ A 0 U_E

- ^

Kt a

, lkaanza.
--Ailla-Rei, I l'---L. -"`",

--, ,. , ..J1

e
Z--,
.

111.11(enia.

:,
.

z
--

,,,,,,

'

dc-

1
1 a
1 0R 0

''

1 c.1

S...i

--i

0 E

'..;
...
..,

.....,

id. '(% 477a, 7 .1 lel Illizmille


de 1:/Vtue,1 a1f.firale,

,:',

71

"il.
,e,,..

t------,--.1\
.....

.,,_

-N.

'k

'

----1(

'

____....

4KiliirtamIliar o

..

Rabbai/ J e, la/ ' i

ill.rdni.;

1117z6vo

Amin

1
0,,,-,,Ly.1,, t t -, t ,,,/

''.

j:41171 I

..-;;,11
\,
\\

r ilfc(4'
1

.
6:I'1)1.(1 I-ile 7:0711NIKA
,
ow/lour 171771(t'relliii

r''''L

e ,
"

IM

if

';';',.".4:.--

-1

4.

-./

1, 222 "-117,? Cli


'
-.
.217 Y A .31- 0 ''U-.

II

a IN

1
1\ 1
ilfavrti
rlj

(19-

6-

9o90

\l
.e, ,h1 :II 1)I I
`i

//a Bat . ton el, Sp(' he

01f241;',

Ilr.-13,prterta.,-8

20

.,1
Aft

/.

1 j)1,11 1!,

. 0
.---. -___

,,

Ziumioniz(ro-

;',

'

'
'''1K
%\q
\''''''''
A.
\ \
-k,:tf4

..,4-:. 4.']:itit.i,ilitia/1
:
"
I
"
'
..'
''';''')/`,A
\l 01111
_,,4.-..,',4
r.
1
It
.56

en'

Grave elezF.ThatiR -laonaparte

Gallas, au total, sont une race d'un tres-grand interet


ethnologique, et qui merite toute l'attention des futurs
explorateurs. Non-seulement les Som'al de l'ancien pays
cinnamomirere, sur les rives meridionales du golfe

d'Aden, sont un de leurs embranchements, aussi Men


que les Danakils du detroit de Bab-el-Mandeb et du
golfe d'Adulis ; mais it est indubitable qu'a leur race appartiennent egalementla population aborigene de l'Abys-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

421

soixante et quelques milles les amena aux environs du


troisieme degre de latitude nord; la ils rejoignirent un
courant aussi considerable que celui qu'ils avaient
quitte, et qu'on leur assura etre le lame, ce qui parait, en effet, bien probable.
Cette riviere qu'ils venaient de rejoindre etait le
fleuve Blanc ! Le but du capitaine Speke etait atteint
et son entreprise accomplie. Il avait traverse les contrees inconnues de la zone equatoriale et relic les explorations europeennes de 1'Afrique australe a cellos du
haut bassin du Nil. II avait realise le premier la pensee des siecles : it avait vu la terre mysterieuse oh le
fleuve sacre cache ses sources !
On peut deviner les emotions du voyageur, lorsque,

sous le troisieme degre
quarante-cinq minutes de
latitude, il se trouva tout
a coup devant un etablisLES SOURCES DU NIL
sement europeen. Cette
VI
station etait cello d'un traselon Ptokm ie.
Je ne sais si l'attention
fiquant d'ivoire, un Itadu capitaine Speke s'est
lien, M. Andrea de Bono,
arretee sur quelques-unes
celui-lameme dont le Tour
de ces questions, bien que
du Monde a publie ranle voyage anterieur qu'il
ne derniere une interesavait fait chez les Somal
sante relation'. La station
(en 1854) ait pu lui sugn'etait alors occupee que
gerer plus d'un sujet de
par un corps de Turcs,
comparaison entre des peudes traitants d'ivoire egaplades de meme origine
lement, quifirent aux voya-.
placees dans des condigeurs accueil le plus cortions differentes. Dans tous
dial. Au bout de trois on
les cas, le capitaine nous
quatre jours, on leva le
apprend qu'il a profite de
camp pour gagner Gondsa longue residence chez
. koro, situe a. quelques marles populations voisines du
ches plus bas sur le fleuve,
Nyanza pour recueillir et
et nos voyageurs, avec
leur suite, se joignirent
mettre par ecrit ce qu'elles
possedent de traditions
h la caravane. Elle atteignit Gondokoro le 15 fesur leur histoire anterieure, et il est impossivrier dernier. Une nouvelle
ble qu'il ne sorte pas de
joie y attendait Speke et
cette recherche des inforson compagnon ; ils troumations dignes d'interet. Mais c'etait surtout vers les verent la un de lours compatriotes, M. Baker, qui prequestions de geographic physique, objet essentiel de cisement avait entrepris de se porter tout hasard a leur
son entreprise, que l'attention du voyageur restait rencontre, ou, dans tous les cas, de tenter par le nord la
fixee. 11 avait voulu, je l'ai de eja dit, suivre sans le traversee que l'expedition de Speke devait faire par le
sud. M. Samuel Baker est un de ces caracteres entrepreperdre de vue le courant principal oh se deversent les
eaux du lac. L'expedition, en effet, le cOtoya jusqu'a nants comme en a taut produit l'Angleterre, qui est leur
deux degres, ou cent vingt mines, a partir du lac, en patrie naturelle, avides d'aventures, passionnes pour les
se portant, it ce qu'il semble, directernent au nord; mais poursuites imprevues, toujours prets a se jeter partout
oh it y a des difficultes et de l'inconnu, partout aussi
ce point la riviere fait un grand coude a l'ouest, pour
Pon pout esperer des chasses qui sortent de la mesure
alley (d'apres les informations indigenes) se jeter dans
le lac appele Louti-Nzighi, d'oil elle ressort par l'ex- commune. M. Baker, qui a longtemps vecu a Ceylan et
tremite opposee. Des raisons qu'on ne nous apprend qui en a publie deux relations attachantes, est d'ailleurs
pas empecherent les voyageurs de suivre ce contour du plus qu'un coureur vulgaire de chasses et d'aventures ;
fleuve; it leur fallut le perdre de vue sur lour gauche
1. On petit voir notre Annee gdographique, dj citee, pages 19
et couper droit par la corde de l'arc. Une marche de et 23.

sinie (les Aga6), celle de la Nubie et de la moyenne vallee du Nil (les Bodjas, les Ababdeh, les Barabras, etc.),
et entin cette grande famine berbere de la Libye orientale et de l'Atlas, dont les Foulahs du haut Senegal et
de la Nigritie sont a leur tour une ramification secondaire, plus ou moins alteree par le sang ethiopien. Les
Gallas, en un mot, sont, a l'orient, le dernier chainon
d'un immense developpement de populations blanches
qui couvre tout le nord de l'Afrique, et que le grand
desert d'un cote, de l'autre requateur (il ne faut pas
tracer de ligne.s trop rigoureuses) separent du domaine
propre des populations noires. Il y a en tout ceci de
nombreux et difficiles problemes, en ce qui touche
aux origines des peuples, tout est obscur et difficile
reserves aux etudes h peine entamees de l'ethnologie africaine.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

422

LE TOUR DU MONDE.

c'est un homme instruit, bien prepare a voir avec fruit


une region pen frequentee, en kat de faire au besoin de
bonnes observations, et qui manie le telescope aussi bien
que le fusil. Il avait sillonne durant plusieurs mois les
plaines de 1'Atbara, au nord de 1'Abyssinie, lorsqu'il
prit, a la fin de Pannee derniere, la resolution de remonter le fleuve Blanc et d'entreprendre ce voyage qui
devait, esperait-il , le porter a la rencontre de l'expedition de Zanzibar. En prevision des besoins ou pourraient
se trouver Speke et Grant, il acheta trois fortes barques,
les chargea de ble et de toutes sortes de provisions
(sans oublier le comfort que n'oublie jamais un Anglais),
et ainsi muni pour toutes les eventualites, il se dirigea
sur Gondokoro. Il y etait depuis quelques jours seulement lorsque arriva la caravane. Il faut titer M. Speke
lui-meme, rapportant dans son journal cette rencontre
si peu prelate. Deux anciens amis qui se retrouvent
ainsi inopinement, arrivant des deux hemispheres opposes, sans le moindre avertissement prealable, c'est un
transport que l'on peut se figurer plus aisement qu'on
ne saurait le decrire. Nous etions ivres de joie, quoique
interieurement mon bon ami Baker eat espere nous
trouver dans quelque passe difficile d'oa il nous aurait
tires. Ses provisions et l'argent qu'il m'a prate pour arriver au Caire ne nous ont pas moins .ate d'un immense
secours ; s'il n'a pas ate notre sauveur dans les pays
d'oit nous sortons, it l'a ate sur le Nil.
Pour que rien ne manquat, apres tant de fatigues et
d'epreuves, a. la joie de cette reunion, M. Petherick lui. meme arriva, cinq jours apres, a Gondokoro. Nous
avons dit, dans un precedent bulletin, la part que
M. Petherick, aujourd'hui consul britannique a, Khartoum, devait prendre a. la grande expedition. M. Petherick etait tout simplement, it y a quelques annees, un de
ces aventureux traitants de gomme et d'ivoire que Pappat d'un commerce lucratif a jetes, depuis quinze ans,
dans ces contrees du fleuve Blanc nouvellement ouvertes
Pactivite europeenne. Plus entreprenant que beaucoup de ses confreres, et cherchant a se frayer des voies
nouvelles en dehors des sentiers battus, le trafiquant anglais se porta assez loin dans l'ouest de la vallee du grand
fleuve ; et dans quatre ou cinq campagnes successives ,
non sans beaucoup de risques et d'aventures, it s'appropria un champ d'operations inconnu ou d'autres sont entres apres lui. Quoique M. Petherick ne fat ni un savant
ni un observateur, ses remarques au milieu de peuplades et de territoires vierges ne laissaient pas d'offrir un
grand attrait a la curiosite scientifique ; quelques notes
qu'il en transmit a Londres, oa lui-mme se rendit bientot apres, obtinrent l'attention de la Societe de geographie. On l'engagea vivement h les developper dans un
recit plus etendu, et il sortit de la un livre qui parut en
1861 sous le titre de Egypt, the Sudan, and Central
Africa. Ce livre, la presse aidant , fut un des succes de
la saison, comme disent nos voisins, et il valut a son autour la position officielle qu'il a mu* depuis lors
Khartoum ; plus que cela encore, il lui dut l'honneur
d'tre associ en quelque sorts a la grande expedition
cc

de Speke et Grant qui venait d'tre organises. Comme


etait bien presumable qu'apres avoir traverse toute l'Afrique australe pour gagner le Nyanza, et coupe deux, a
trois cents lieues de pays inconnus apres avoir depasse
le lac, les explorateurs arriveraient a Gondokoro passablement epuises, la Societe decida qu'un petit batiment remonterait de Khartoum avec un ravitaillement
complet , et irait attendre l'expedition a Gondokoro a
partir d'une epoque determine. Une somme importante
fut consacree a cette disposition subsidiaire, et ce fut
M. Petherick qui en recut la direction. Mais dans des
entreprises de ce genre, sujettes h tant de hasards, il est
bien rare que l'evenement ne contrarie pas les previsions. D'une part, des difficultes imprevues ont retards
de dix-huit mois la march des deux explorateurs ; et
M. Petherick, de son cette, a eprouve sur le fleuve Blanc
des desastres dont la cause et le detail ne nous sont pas
bien connus. Touj ours est-il que son batiment a ate envahi, ses approvisionnements pines on detruits, et que
lui-mme a couru les plus grands -dangers. Sa mort
avait ate annoncee presque officiellement. Sa reapparition
a dementi cette derniere partie de la rumeur publique ;
mais en arrivant a Gondokoro, it avait lui-meme plus
besoin de secours qu'il n'en pouvait fournir. Heureusemeat la Providence, sous les traits de M. Baker, avait
pourvu h tout ; et l'expedition, reposes et refaite, a pu
s'embarquer joyeusement pour Khartoum, d'oti elle est
arrivee au Caire et a, Alexandrie. Au moment oit nous
tracons ces lignes (18 juin) , les deux braves officiers
sont attendus d'heure en heure par leurs amis de
Londres I.
VII
Reste maintenant la grande question : Quel est le re-sultat final de l'expedition en ce qui touche au problems
des sources du Nil ?
Naturellement, dans Petat encore .incomplet des communications arrivees jusqu'a nous, on ne peut determiner d'une maniere bien precise l'importance des decouvertes de MM. Speke et Grant , ni leur &endue ;
neanmoins , ce que nous en apprend l'Address du president de la Societe de Londres suffit deja, comme on en
pent juger par notre expos et par les quelques remarques que nous y avons jointes, pour fixer notre opinion
sur les points principaux.
Nous l'avons dit, et nous le repetons : la question depths si longtemps soulevee des sources du Nil pent titre
des a present regarde comme resolue , resolue non
dans ses details oit s'usera peut-titre encore plus d'une
generation d'explorateurs, mais en ce qui est essential
et caracteristique. Quoique Speke ni son compagnon
n'aient vu de leurs yeux la source d'aucun des courants
1. Its y sont arrives le 18. Une reunion extraordinaire de la Societe
royale de gographie a eta immediatement convoquee et a eu lieu
mardi dernier 22 juin, pour la reception solennelle des deux voyageurs. 11 y a la sans doute une certaine mise en scene ; mais
faut avouer qu'elle est bien entendue et qu'elle remue la fibre nationale.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
dont se forme le fleuve Blanc (que l'on a regarde de tout
temps, et avec raison, comme la tete du Nil) ; quoiqu'ils
n'aient pu mme suivre sans interruption la large riviere
oh se deversent les eaux du Nyanza, et qui nous parait,
comme a Speke, ne pouvoir guere etre autre chose que la
riviere memo de Gondokoro, c'est-h-dire le fleuve Blanc,
ce que les deux explorateurs ont reconnu et constate fixe
invariablement le caractere et la limite (au moins du cote
du sud) de region oh nait le fleuve d'Egypte. Nous
voyons la, dans un espace de trois degres au sud de
Yequateur, une zone senaee de grands lacs et dominee a
droite et a gauche par des montagnes elevees, oh se , forment de nombreux courants dont le recipient principal
est le Nyanza, lequel a son tour alimente un fleuve considerable qui sort du cette septentrional pour se porter
directement au nord. Tout cot ensemble de circonstances physiques repond bien aux conditions de la naissance
d'un grand fleuve, outre qu'elles sont en parfait accord,
sauf le deplacement des latitudes, avec les informations locales que Ptolemee , dans la premiere moitie du
deuxieme siecle de notre ere, consigna dans son ouvrage
geographique (voyez page 419). A ce point de vue,
Spoke a pu dire sans presomption, n la tete du Nil est
decouverte ; c'est une question reglee , D the Nile is
settled; et ses amis du Cairo, dans l'exultation toute
britannique que lour fait eprouver l'heureuse issue de
cette difficile entreprise , ont pu s'ecrier, en citant les
vers metaphoriques que l'auteur de la Pharsale met dans
la bouche du vainqueur de Porapee l : C'est un grand
sujet d'orgueil pour nous tons, officiers de Parmee de
l'Inde , que deux d'entre nous aient vaincu JulesCesar I D
Speke et Grant ont d'ailleurs etudie avec soin les routes qu'ils ont suivies. Its en ont dresse la carte, appuyee
sur des determinations de latitude et de longitude pour
tous les points importants, ce qui n'est pas une mince
acquisition dans Petat d'incertitude di nous sommes encore sur la longitude de Gondokoro, par exemple, et
consequemment sur le trace tout entier et la direction
precise du fleuve Blanc au-dessus de Khartoum. Les
elements de ces observations sont en ce moment entre
les mains du directeur de l'Observatoire de Greenwich,
qui s'est charg de les calculer. Il y a aussi une longue
serie d'observations physiques, qui nous fera parfaitement connaitre la climatologie de cette region equatoriale, en memo temps que des relevements hypsomatriques permettront d'en fixer le relief. Nous avons deja
vu ce que les deux voyageurs ont fait pour Petude des
peuples au milieu desquels ils ont Wm. Ce sont la sans
doute d'assez grands services rendus a la geographie,
memo en dehors du trace topographique des premiers
1. Attribuant A Cesar une pewee que venait de realiser NOron,
Lucain fait dire au vainqueur de Pharsale, assis au festin de Cleopatre
Sed cum tanta meo vivat sub pectore virtus,
Tantus amor veri nihil est quod noscere malim
Quam fluvii caussas per secula tanta latentes
Ignotumque caput Spes est mihi certa videndi
Niliacos fontes ; bellum civile retinquam.

423

courants dont s'alimente le Nyanza, et le nom de Speke


a sa place marquee des a present a cote des plus illustres
explorateurs du continent africain , a cote de Mungo
Park, de Burckhardt et de Clapperton , de Barth et ,de
Vogel , de Livingstone et de Burton. Enfin , un des
grands dads. de l'expedition, le plus grand peut-titre, c'est
d'avoir brise le charme qui depuis tant de siecles semblait defendre l'approche de ces regions centrales, c'est
d'en avoir montr la route oh maintenant vont se succeder les missionnaires de la science, impatients de completer et d'tendre des decouvertes si heureusement
commencees. Deja M. Baker a pris Pinitiative. La reconnaissance que MM. Speke et Grant n'ont pu faire du
Louta-Nzighi, ce lac du nord-ouest oit se porte le fleuve
du Nyanza par le grand detour que l'expedition dut perdre de vue, it vent l'entreprendre. L'intrepide pionnier
est parti dans cette direction, determine a consacrer, s'il
le faut, une annee entiere a cette excursion scientifique.
D'autres l'imiteront sans aucun doute, ceux-ci par le nord,
ceux-la par le sud ou par Pest, et peut-titre au premier
rang, parmi ces derniers, M. le baron de Decken, parti
de Mombaz depuis longtemps dj pour continuer son
exploration des montagnes neigeuses, qu'il dut laisser
inachevee it y a deux ans. Les contrees inconnues que
Speke vient de traverser, et dont it va nous donner bientot la relation complete, sont certainement destinees a
devenir, dans un temps prochain, un des champs d'tudes les plus curieux et les plus feconds de l'Afrique.
VIII
Le glorious achevement de l'expedition des sources
du Nil a fait palir les autres faits geographiques qu'aurait eus a enregistrer notre histoire du premier semestre
de Pannee actuelle. Il en est cependant plusieurs qui ne
manquent ni d'interet ni d'importance. Les journaux
d'Europe, echos de ceux de l'Australie , ont fait connaitre, au mois de- fevrier, l'heureuse issue du voyage de
Mac Douall Stuart, qui, pour la troisieme fois, avec une
indomptable perseverance , avait entrepris de couper
d'une cote a Pa-utre , dans son plus grand diametre du
sud au nerd , et en suivant le trace memo du meridien central, toute la largeur du continent australien.
En 1860, Stuart avait du s'arreter par dix-huit degres
cinquante minutes environ de latitude australe, presque
a egale distance, entre trois cents et trois cent cinquante milles, du golfe de Carpentarie d'un cote, et,
de l'autre, de la vaste rade oit la riviere Victoria debouche
dans la mer de Timor. En 1861, dans son second voyage,
Pintrpide bushman s'avanca de cent vingt milles plus loin
au nord, jusque sous le dix-septieme parallele, oit d'impe
netrables fourres, et aussi le manque d' eau et l' Opuiseme nt
de ses provisions, le contraignirent encore une fois de revenir sur ses pas. Enfin, en 1862, reprenant toujours la
memo ligne de route avec une obstination toute bretonne,
it a tourne l'obstacle de 1861, et, continuant de pousser
devant lui droit au nord, it est arrive au golfe Van Diemen,
en face de l'ile Melville, c'est-h-dire a la partie de la Ow

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

424

LE TOUR DU MONDE.

australienne qui se projette le plus avant au nord sur la


mer des Moluques'. Bien que ces trois, voyages soicnt
mains des expeditions scientifiques que des entreprises
coloniales, l'tendue de la ligne explorde, les difficultes
vaincues, la perseverance de l'explorateur, et enfin ce
probleme resolu pour la premiere fois d'une traversee
complete de l'immense continent en touchant a ses parties centrales, assurent Mac Douall Stuart une place
honorable parmi les voyageurs qui ont bien merite de
la geographie. Dans les parties plus orientales , entre
la ligne de route de Stuart et la nouvelle province de
Queensland qui couvre tout le quartier nord-est de l'Australie , d'autres explorations aussi fort remarquables ont
promptement suivi cello de Burke et Wills qui leur ouvrent la voie, et dont le Tour du Monde a raconte la lamentable issuer; je ne puis que mentionner les noms
de Walker. de Mac Kinlay, de Howitt et de Landsbo rough, qui meriteraient mieux.
II faudrait aussi rappeler le nom de M. de I3eurmann,
qui a courageusement entrepris de suivre les traces de
Vogel, si realheureusement perdues en 1856, et d'arriver au Ouadily par le Bornou en contournant le sud du
lac Tchad. Les dernieres lettres que l'on ait revues du
1. Les trois itineraires de Mac-Douall Stuart, ainsi que ceux des
autres explorateurs qui depuis vingt ans sillonnent 1'Australie, ont
ete traces par M. Augustus Petermann, l'habile et savant directeur
des Mittheitungen, sur une carte remarquablement etudiee de
l'Australie que vient de publier Petablissement geographique de
Perthes It Gotha, pour 1'Atlas de Stieler, et dont la chronique du
Tour du Monde a rendu un compte detaille.
Y. Tome V, anne 1862, page 406.

voyageur sont du 28 aoilt de l'annee d.erniere (elles sont


arrivees en Allemagne au commencement de decembre),
au moment oil it se disposait a quitter Mourzouk pour le
Bornou. D'autres lettres plus recentes , ecrites de lillartdum, y annoncaient l'arrivee de M. de Heuglin, qui venait de quitter l'Abyssinie , dont sa recent excursion
nous presage sans doute une interessante relation. Il
semblait, d'apres ces lettres, que M. de Heuglin se disposkt, au lieu de suivre en Europe les debris disjoints de
l'expedition allemande dont it eut originairement la conduite, a poursuivre personnellement le plan primitif, en
se dirigeant sur le Darfour par le Kordofan, et de la sur
le OuadAy, out it aurait pu se rejoindre a M. de Beurmann. Si ce projet se fat realise it y aurait eu encore a attendre de ce cote d'importantes acquisitions sur les parties les moins connues du Soudan; mais des nouvelles
posterieures annoncent que l'infatigable explorateur s'est
definitivement decide a se joindre a une troupe de touristes, parmi lesquelles se trouvent deux dames hollandaises dont on a beaucoup parle dans ces derniers temps,
et qui ne projettent rien moins que de pousser jusqu'au
pays des Nyam-Nyams, peuplade barbare qui demeure
a l'ouest du haut fleuve Blanc, aux approches de requatour. Ce n'est pas un des cotes les moins remarquables
(les explorations actuelles de cette haute region naguere
inconnue et si difficilement accessible, de la voir devenue
dj un but oil ne craignent pas de se porter les voyageurs dilettantes. M. Baker nous y avait prepares.
VIVIEN DE SAINTMARTIN.

LLN DU SEPTIEME VOLUME.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

GRAN RES.

DES SI NAT EU RS.

L F.S MURS DU SERAIL

KARL GIRARDET .

LA PORTE DES SALUTATIONS

KARL GIRARDET .

LA FONTAINE DU SERAIL

KARL GIRARDET.

LES FEMMES DU HAREM

KARL GIRARDET.

INTERIEUR D ' UN KIOSQUE DU SERAIL, CONSTRUIT SOUS SOLIMAN LE MAGNIFIQUE .

CATENACCI. . . .

VUE DES JARDINS DU SERAIL

KARL GIRARDET .

LE SALON n ' ETE , AU SERAIL

CATENACCI. . . .

LA POINTE DU SERAIL

KARL GIRARDET .

KIEF DES FEMMES DU SERAIL A FLAMOUR-JAVUSU ( LE BASSIN DES T1LLEULS ). .

KARL GIRARDET .

VUE DU DJEBEL-CHERTAN 0 U MONT DU DIABLE , AU KORDOFAN

KARL GIRARDET.

CONSEIL PROVINCIAL D 'ABOU-HARAZ .

KARL GIRARDET .

4
5
9
13
16
17
20
21
25
27

KARL GIRARDET .

28

KARL GIRARDET.

29
32
33
34
35
36
37
40
41
44
45
48
49
52
53
56
57
60
61
63
64
65
68
69
71
72
71

EL OUARDI GAR ! (LE TORRENT ARRIVE ! ). INVASION D ' UN TORRENT DANS LE


LIT DESSECHE DUNE RIVIER E
POINT CULMINANT DE L ' ABOU-SENOUN , FRONT1ERE DU KORDOFAN VERS LE DARFOUR
FORET VIERGE DU KORDOFAN. RUISSEAU D 'ABDERBE

KARL GIRARDET .

GROTTE DE MAR-GrEORGIOUS , PRES DE DJEBEL

INTERIEUR DE MAISON, A HAMA

A. DE BAR. . . .
A. DE BAR. . . .
A. DE BAR . . .
A. DE BAR. . . .
A. DE BAR. . .
A. DE BAR. . . .
V. FOULQUIER . .
A. DE BAR. . . .
A. DE BAR..
A. DE BAR. .
A. DE BAR. . . .
A. DE BAR. . . .
A. DE BAR. . . .
A. DE BAR.. ..
V FOULQUIER .
A. DE BAR.
.
A. DE BAR.
.
A. DE BAR..
A. DE BAR.

INTERIEUR DU TEMPLE DES SERPENTS, A WYDAII

V. FOULQUIER .

LA BARRE DES COTES DE GUINEE DEVANT WYDAII.

E. DE BERARD.
E. DE BERARD.
V. FOULQUIER .
V. FOULQUIER .
V. FOULQUIER.

TOMBEAUX ANCIENS PRES DE DJEBEL ( FOUILLES DE DJEBEL


PIERRES ANCIENNES A DJEBEL

GROTTE SEPULCRALE DE LA NECROPOLE DE DJEBEL.


LE CHATEAU DE DJEBEL

PORTE DE TORTOSE.
COSTUMES ET TYPES DE SYRIE
MURS DE ROUAD
MONUMENTS PHENICIENS DE TORTOSE

CAMP FRANCAIS DANS LA PLAINE DE TORTOSE

INTERIEUR DE KALAT-EL-HOSN
PORTE DE KALAT-EL-HOSN.
KALAT-EL-HOSN
MAMA
COSTUMES SYRIENS : FELLAH , MUSULMAN , DANSEUR , ANSARIE , MENDIANT
UNE NORIA SUR L ' ORONTE
PONT SUR L' ORONTE
GRANDES ASSISES DE BAALBECK

PASSAGE DE LA BARRE DEVANT WYDAH


VUE DU FORT FRANCAIS DE WYDAH
VUE EXTERIEURE DU TEMPLE DES SERPENTS, A WYDAII
COMMENT ON VOYAGE DANS LE DAHOMEY

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TABLE DES GRAVURES.

426

DESSINATEURS.

FETICHES DU DAHOMEY

V. FOULQUIER .

VUE D'UNE CASE DE FATICHEUR , A TOFFOA

V. FOULQUIER .

ARBRE COUVERT DE CHAUVES-SOURIS , A ALL ADA

V. FOULQUIER .

CASE DES SACRIFICES , A CANA

V. FOULQUIER .

DANSE DES FETICHEUSES AU DAHOMEY

V. FOULQUIER .

ARMES ET USTENSILES

V. FOULQUIER .

LE ROI 'GHEZO ET LE PRINCE ROYAL BAHADOU

V. FOULQUIER .

VUE DES PORTES D'ABOMEY

V. FOULQUIER .

CHASSE AUX ELEPHANTS PAR LES AMAZONES DAHOMYENNES

V. FOULQUIER .

USTENSILES ET INSTRUMENTS

V. FOULQUIER .

SOLDAT DU DAHOMEY.

V. FOULQUIER .

AMAZONES-ARCHERS COMBATTANT

V. FOULQUIER .
V. FOULQUIER .

VUE EXTERIEURE DU PALAIS DU ROI


INTARIEUR DU HAREM DU ROI

76
76
77
80
81
84
85
88
89
92
93
96
97
100
101
104
105
108
109

.........

V. FOULQUIER .

SACRIFICES HUMAINS AU DAHOMEY

V. FOULQUIER .

FUNARAILLES -DU ROI

V. FOULQUIER .

UN MISSIONNAIRE ANGLICAN CRUCIFIE A ABOMEY EN JUILLET 1862

V. FOULQUIER .

INTRONISATION OU SACRE DU ROI BAHADOU

V. FOULQUIER .

LE PEUPLE SE DISPUTANT LES TE TES DES VICTIMES (LE

11 JUILLET 1862)

.. .

V. FOULQUIER .

VICTIMES JETtES AU PEUPLE DAHOMYEN DU HAUT DE LA PLATE-FORME ( 22 SUMLET

1862)

V. FOULQUIER

112

LE PORT..LOUIS, VU DU LARGE.

KARL GIRARDET .

113

LA RUE DESFORGES , AU PORT-LOUIS

KARL GIRARDET .

VUE DU PORT DE SOUILLAC.

KARL GIRARDET .

VUE DU GRAND-BASSIN

KARL GIRARDET

115
116
117
120
120
121
124
125
125
128
129
132

LA CASCADE DE LA RIVIERE DE LA SAVANE

KARL GIRARDET.

133

LE SOUFFLEUR

KARL GIRARDET.

LE PONT-NATUREL

KARL GIRARDET .

134
135
136

LE CAMP CREOLE AU PORT-LOUIS

KARL GIRARDET .

UNE VUE DANS LE CAMP MALABAR , AU PORT-LOUIS

KARL GIRARDET.

VILLAGE DES BAMBOUS (RIVIhRE NOIRE)

KARL GIRARDET

LA MONTAGNE DU REMPART

KARL GIRARDET.

LA CASCADE DE CHAMAREL

KARL GIRARDET .

GORGES DE LA RIVIhRE NOIRE

KARL GIRARDET .

VUE DU MORNE BRABANT.

KARL GIRARDET .

VUE DE LA BAIE DU JACOTET

KARL GIRARDET .

CASCADE DE LA RIVIkRE DES GALETS

KARL GIRARDET .

LES PLAINES WILHEMS

VUE DU GRAND-PORT, PlitS DE MAHEBOURG

KARL GIRARDET .

138

11

KARL GIRARDET .

ERNY ......

137
139
140
141
144
145
147
148
149
150
151
152
153
154
155
157
160
161
163

LES DEUX-MAMELLES.
VUE DE LA GRANDE BAIE MAPOU
UNE SUCRERIE

KARL GIRARDET .

KARL GIRARDET .

VUE DE LA MONTAGNE DES BAMBOUS

KARL GIRARDET .

LA GRANDE RIVIkRE

KARL GIRARDET .

LE RATHHAUS OU HOTEL DE VILLE DE RATISBONNE.

LANCELOT . . . .

RATISBONNE VUE DU FAUBOURG STADT-AM-HOF.

LANCELOT

LA BRASSERIE DE L 'HOPITAL, A RATISBONNE

LANCELOT

BAS-RELIEF ASSYRIEN DU LOUVRE. - CHEVAUX DANS UN CORTEGE

LANCELOT

LA SALLE DE TORTURE , A RATISBONNE

LANCELOT

DONAUSTAUF ET LA WALHALLA.

LANCELOT

. .

LA WALHALLA

LANCELOT

L'INTARIEUR DE LA WALHALLA.

LANCELOT

VUE DE STRAUBING.

LANCELOT

UN PONT DE BOIS SUR LE DANUBE.

LANCELOT

PASSAU

LANCELOT . .

L' ESCALIER MARIAHILF , A PASSAU

LANCELOT . .

AVANT LINTZ

LANCELOT

PETITE. BARQUE DU DANUBE

LANCELOT

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TABLE DES GRAVURES.

427
DESSINA TEUI19.

VUE DE LINTZ

LANCELOT . .

LE STRUDEL

LANCELOT . . 165

LE WIRBEL.

164

LANCELOT . . 166

LANCELOT . . 168

RADEAU SUR LE DANUBE

LANCELOT . . 167

PERSENBEUG
MARIA-TAFERL

LANCELOT . .

LANCELOT . . . 172

ABBAYE DE MOELK

DURRENSTEIN

169

LANCELOT . . . 171

COIFFURES DE PAYSANS AUTRICHIENS DANS L 'ARCH1DUCHE

LANCELOT . . 173

LANCELOT . . . . 176

KREMS

LANCELOT . , . 177

LA GLORIETTE , A SCHOENBRUNN

LE BELVEDERE , MUSEE DE VIENNE.

LANCELOT . . . . 178

VIENNE , VUE DU JARDIN DU BELVEDERE

LANCELOT . . . 179

FLECHE DE LA CATHEDRALE DE VIENNE


LAN .7ELOT . .

181

EGLISE DE SAINT - CHARLES BORROMEE , DANS LE FAUBOURG DE 1VIEDEN , A


VIENNE.

PLACE DU HAUT- MARCHE , AVEC L 'EX-VOTO DE L'EMPEREUR

TAOPOLT) Pi k

LANCELOT . . . . 182

A
LANCELOT

VIENNE.
COUVENT DE KLOSTERNEUBOURG

183

LANCELOT . . . 185

186

VILLAGE DE MOULINS, SUR LE DANUBE


LANCELOT .

BAC SUR LE DANUBE


LANCELOT 187

HAINBOURG

LANCELOT 189

APREs HAINBOURG

LANCELOT 190

THEBEN (DEVEN)

LANCELOT 191

PRESBOURG. LE QUAI

LANCELOT 192

KARNAK , MUR EXTERIEUR


DAME DU CAIRE

A. DE BAR. . . 193
A. DE BAR. . 196
A. DE BAR. . 197
A. DE BAR. . . 198
A. DE BAR. 199
A. DE BAR. 200
A. DE BAR. 201
A, DE BAR.. 202

FEMME FELLAH

FEMME FELLAH

LE TEMPLE DE DENDERAH

KARNAK. SALLE HYPOSTYLE

KARNAK. SALLE HYPOSTYLE : VUE D ' ENSEMBLE


FEMME FELLAH

KARNAK. PROPYLONE NORD

A. DE BAR. 203

MEDINET-ABOU. GYNECEE DE RHAMSES

III

A. DE BAR. 204

MEDINET-ABOU. COUR DES COLOSSES

III

MEDINET. PALAIS DE RHAMSES


ANIER

A. DE BAR. 205
A. DE BAR. 206
A. DE BAR. 207
A. DE BAR.. 208

MEDINET. COUR DE RHAMSES

HERMANT

A. DE BAR.. 209

ALMEE OU DANSEUSE

A. DE BAR.. . 210
A. DE BAR. 211
212
A. DE BAR.
A. DE BAR. 213
A. DE BAR.. 214
A. DE BAR.. 215
A. DE BAR. . 216
A. DE BAR. 217
A. DE BAR. . 218

JOUEUSE DE TARABOUK

Com-OmBos.

ILE DE PHILIE. TEMPLE HYPIETHRE


COLONNADE A L'ILE DE PHILIE

PYLONES DU TEMPLE D 'ISIS DANS L'ILE DE PHILIE

MOSQUE EN FACE DE PHILIE


BEGHIEH

NUBIEN

A. DE BAR. . 219

DEBOUD. . . ,
KARTAS

A. DE BAR.. 220
221
A. DE BAR. . .
222
A. DE BAR.
223
A. DE BAR..
224
A. DE BAR. .

GHIRCHEH OU GHIRCH-HUSSEIN
MAHARAKKA

SAN (palefrenier)
DEUXI g ME CATARACTE DU


NIL, DITE DE OUADI-ALFA

Mop

225

TEMPLE DE HUIRA-CCOCHA D ' APRES L'HISTORIEN GARCILASO DE LA VEGA . . .

Riou

227

SICUANI, VU DES HAUTEURS DE QUELLHUACOCHA

TEMPLE DE HUIRA-CCOCHA, D 'APRES LES IJISTORIENS PEDRO BE CIECA ET ACOSTA.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

221'

TABLE DES GRAVURES.

428

RIOU DE SSINA TE CTRS

229

RUINES DU TEMPLE DE HUIRA-CCOCHA

VILLAGE ET LAGUNE DE COMBAPATA

LE CRUCIFIX DE COMBAPATA

PONT DE CRISNEJOS , SUR LA RIVIERE DE COMBAPATA

RIOU
Riou
Riou

231
233

230
232

MASTICATION DU MAIS

RIOU

VILLAGE D 'ACOPIA

RIOU

235

Rrou

236

Rtou
Rim
RIOU
Rrou
Rrou
RIOU
Riou
Riou
Riou
Rum
Riou

237
239

MARCHANDES DE TARTES , A ACOPIA


UNE HUARMIPAMPAYRUNACUNA
UNE NUIT DE TORTURE.

UNE CHAMBRE A COUCHER DANS LA CORDILLERE.


UN MORCEAU DE LA QUEBRADA DE

Cuzco

ANDAJES

LA CHINGANA DE QQUEROHUASI.

CARRIERE DU TEMPS DES INCAS


ALSTREMERES DE LA QUEBRADA DE

Cuzco

QUIQUIJANA , LA CITE TRES-FIDELE

VUE DU VILLAGE D ' URCOS ET DE LA LACUNE LA MOHINA


OROPESA , LA CITE HEROIQUE


SAN GERONIMO

SAN SEBASTIAN

ENTRE SAN SEBASTIAN ET CUZCO. L ' ARBRE DES ADIEUX

EGLISE ET COUVENT DE LA RECOLETA

LA CHAIRE-DU-DIABLE

CHAMBRE MONOLITHE

240
241

243
244
245

246
247
248
249

iliou

252

RIOU

253

Riou
Riou
Rum

254

RIOU

255

255

255

LE CORRIDOR DU CIEL

Rim

256

LE TEMPLE DU SOLEIL

RIOU

257

RIOU
Riau

258

261
264
265
268
269
271

UN CHANOINE , DE MES AMIS , PROFESSEUR DE PHYSIQUE EXPERIMENTALE ....

Riou
Riou
Riou.
Riau
Rtou .
Riou
RIOU

INTERIEUR DU COUVENT DE LA MERGED, A CUZCO

RIOU

BEGUINAGE DE LA RECOLETA
FAUBOURG DE LA RECOLETA, A CUZCO

TYPES D ' INCAS TIRES DE L' ARBRE GENEALOGIQUE OU

(Document inedit).

DESCENDANCE IMPERIALE

LA RUE DU TRIOMPHE , A CUZCO


VUE GENERALE DE CUZCO


PLACE ET CATHEDRALE DE CUZCO

EGLISE DES JESUITES , A CUZCO


PRETRE ET SEMINARISTES.

EGLISE DE LA MERGED, A CUZCO


MOINES DE

Cuzco. LES QUATRE ORDRES

259

..

272

RIOU

}Wu
Riou

JARDIN DU COUVENT DE SANTA-CLARA , A CUZCO

...

273
275
276

277

FEMMES DU PEUPLE , A CUZCO

278

PETITE BOURGEOISE, A CUZCO


LIONNE DE CUZCO

DAME DE CUZCO ALLANT A L ' EGLISE


LION DE CUZCO

Riou

LILIACEES DU SACSAHUAMAN : AMARYLLIS AUREA. CRINUM URCEOLATUM , ETC.

Rm.
Rtou.

LE JOUR DES MORTS , A CUZCO


FETE DE SACSAHUAMAN, A CUZCO

278

Ritiouu
Rrou
Rrou
Rtou
RIOU

FEMMES INDIENNES , A CUZCO.

279

279
280
281
284
.

285
287

REPRESENTATION D 'UNE TRAGEDIE DANS LA COUR DU COLLEGE DE SAN BERNARDO ,


A CUZCO

COMBAT DE TAUREAUX , A

Cuzco

EVOLUTIONS DE SOLDATS DANS LE CIRQUE DE LA PLACE DU CABILDO, A CUZCO


PLACE DU CABILDO. LES PONGOS A LA FONTAINE

PROCESSION DU SEIGNEUR DES TREMBLEMENTS DE TERRE , A CUZCO

SCENES DU CARNAVAL. LA FLEVRE TIERCE.

UN REPOSOIR DE LA FETE-DIEU , A CUZCO


LES TUEURS DE CHIENS

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

Amu. . . . . . . 288
Rim. . . . . 289
291
Riou. .
RIOU. . . , . . 293
Riou ...... . 297
RIOU. . . . ... 299
RIOU
301
302
Riou

[email protected]

TABLE DES GRAVURES.


AMATEURS DE COMBATS DE COQS

DEssINATEurts.
MOU

BAS-RELIEF DU ROCHER DE BISOUTOUN

304
305
307
THORIGNY . . .
EUGENE FLANDIN. 308
EUGENE FLANDIN. 309
H. CATENACCI . . 312
H. CATENACCI . . 313
THEROND. . . .

LA GRANDE SALLE DU MUSEE ASSYRIEN, AU LOUVRE

MOSSOUL

UNE FOUILLE A KHORSABAD.


BAS-RELIEF ASSYRIEN DU LOUVRE



CONVOI DE PRISON-

BAS-RELIEF PROVENANT DU PALAIS DE SARDANAPAL.


NIERS

316
317
CATENACCI . . 320
EUGENE FLANDIN. 321
H. CATENACCI . . 324
EUGENE FLANDIN. 325
H. CATENACCI . . 328
H. CATENACCI . . 329
H.
H.
H.

SIEGE D 'UNE VILLE


A LA BRASSERIE DE L'HOPITAL A RATISBONNE


TAUREAU AILE ASSYRIEN

BAS-RELIEFS ASSYRIENS. CHASSE

CAPTIFS HEBREUX CONDUITS DEVANT LE ROI D 'ASSYRIE


KHORSABAD. PALAIS DU ROI SARGON. PERSONNAGE AILE

303

THEROND ....

INTERIEUR DE L' ATELIER. DE RAPHAEL DE LA CANCIIA


ROCHER DE BISOUTOUN

429

(musee du Louvre)

(musee du Louvre)
L' HERCULE ASSYRIEN (musk du Louvre)

EFFIGIE ROYALE

CATENACCI . .

CATENACCI . .

H. CATENACCI . . 329

LE SULTAN KIRGHIS SABECK, SA FAMILLE ET SON TROUVERE

330
331
CATENACCI . 332
EUGENE FLANDIN. 333
H. CATENACCI . . 335
H. CATENACCI . . 336
YAN D 'ARGENT. . 337
ATKINSON
. 340
ATKINSON
. 341
344
ATKINSON
345
GUIAUD. . ..
348
ATKINSON .
349
YAN D' ARGENT.
352
ATKINSON ....
353
SORIEUL ....
356
ATKINSON.. . .
ATKINSON. . . .
357
360
ATKINSON ....
361
METTAIS ....

BARANTA OU ATTAQUE D 'UN AOUL KIRGHIS

YAN D' ARGENT.

PREPARATIFS DE FUNERAILLES CHEZ LES KIRGHIS.


UN PASTEUR DE PEUPLES ET DE TROUPEAUX

H.CATENACCI . .

VASES ET POTERIES ASSYRIENNES DU LOUVRE


DETAILS D ' ORNEMENTS, ET TETE DE CHEVAL EN BAS-RELIEF
STELE DE SALMANASAR

III,

H.
H.

(musee du Louvre) .

D ' APRES LE MOULAGE DU MUSEE DU LOUVRE

RESTAURATION D ' UN PALAIS ASSYRIFN

LION EN BRONZE, FIGURINE DU PALAIS DE SARDANAPAL


PAVAGE D ' UNE PORTE ASSYRIENNE (mush du Louvre)

LE TRAINEAU EN DANGER

VALLEE DE LA TOURA

TOUR PENCHEE DE NEVIANSK .


LE SAN-GHIN-DALAI

(lac et montagne sacres).

LE DESERT , EN MONGOLIE

VUE DES RIVES DU BIA

L' OURAGAN DE SABLE DANS LES STEPPES MONGOLES

CAVERNE SUR LA TESS

UN CHEF KIRGHIS DANS L 'INTERIEUR DE SA YOURTE

BEARCOOTE OU AIGLE NOIR DE MONGOLIE ABATTANT UN CERF

BEARCOOTE CHASSANT LE MOUFLON

CAMPEMENT DE NUIT

CHANT DES FUNERAILLES CHEZ LES KIRGHIS

SORIEUL ....

L ' ALATAU VU DE LA STEPPE


GORGE DE LA RIVIERE KOPAL

TROMBES DE SABLE DANS LA STEPPE

PIERRES LEVEES DANS LA VALLEE DE LA KORA

ARCHE NATURELLE DE GRANIT


CAVERNE DE SATAN

LES OURS ET LE MARAL

FUITE ET MASSACRE DE PRISONNIERS CIRCASSIENS


RAVIN ET CHUTE PRES DE LA CAVERNE DE SATAN


CHUTE DE TCHIMBOULAC

(torrent de l'Alatau)

KIRGHIS SURPRIS PAR UN TIGRE


MLLE LISE CRISTIANI


CAR AVANE RUSSE ET. CHINOISE A KIACHTA

DINER CHINOIS

CURIEUX ROCHERS DEVANT LESQUELS SACRIFIENT LES KIRGHIS

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

364

365
367
368
FOULQUIER . .
369
SORIEUL ....
371
ATKINSON ....
372
SABATIER ....
373
E. DE BERARD.
376
ATKINSON. .
377
SORIEUL ....
378
ATKINSON . . .
ATKINSON . .
379
ATKINSON . . . 380
J. DIDIER . . 381
ATKINSON . . . . 382
LANCELOT . . . 383
SORIEUL . . . . 384
METTAIS ..... 385
0 . 388
ATKINSON
FOULQUIER . 389
ATKINSON . . 392
FOULQUIER. .

LE SULTAN YAMANTUCK, SA FILLE ET SON FILS

RELAIS CHEZ LES KIRGHIS

CATENACCI . .

[email protected]

TABLE DES GRAVURES.

430

DESSINATEUM

ARRIVEE AU CAMP DES BOURIATES

FOULQUIER . . .

ENTREE DU PORT DE PETROPAULOWSKI

E.

MLLE CRISTIANI DANS LES MARAIS

FOULQUIER

TOMBEAU DE MLLE CRISTIANI

THROND. . .

VUE DE SAINT-PIERRE

LE BRETON. .

TYPES D 'INDIENS DU CAP-BRETON

ROUSSEAU . .

LA RUE DE PARIS H A SAINT-PIERRE

LE BRETON..

PkcHE DE LA MORUE

LE BRETON. .

VUE DE SAINT-JEAN

LE BRETON..

PREPARATION DE LA MORUE

LE BRETON. .

NAVIRE PRIS DANS LES GLACES .

LE BRETON. .

DE BERARD .

392
396
397
400
401
405
408
409
412
413
416

CARTES ET PLANS.
CARTE DE LA SYRIE

51

DAHOMEY, dressee par M. A. VALLON , lieutenant de vaisseau (1858)


PLAN D 'ABOMEY, dress par M. RAPIN

67

CARTE DU

83
111

SANEGAMBIE , SOUDAN CENTRAL ET GUINEE SUPERIEURE


CARTE DE L'ILE MAURICE REDUITE DE LA CARTE PUBLIE PAR

M. A.

DARDENNE EN

1862

131
180

PLAN DE VIENNE
EGYPTE , ETAT MODE RN E

(1863)

CARTE N 3. -- D ' ACOPIA AU REVERS ORIENTAL DES ANDES.


CARTE DE LA PARTIE CENTRALE DE L ' ANCIE NNE ASSYRIE, DEPUIS KORSABAD JUSQU ' A NIMROUD

d'apres le relev topographique de M. FELix JONES


d'apres le relev6 topographique de M. FELIX JONES

195
251
311

SITE ET RUINES DE NIMROUD,

319

PLAN ET TWINES DE N1NIVE

323

CARTE DE L'ASIE CENTRALE , ENTRE LES LACS ISSYK-KOUL ET BAIKAL , POUR SERVIR AUX VOYAGES DE
WITLAM AKTINSON (

339

1848 - 1853)

CARTE DE L ' ILE ET DU BANC DE TERRE-NEUVE

401

ESQUISSE DE L' ITINERAIRE DES CAPITAINES SPEKE ET GRANT A LA RECHERCHE DES SOURCES DU NIL . .

420

LES SOURCES DU NIL SELON PTOLEMEE

421

......

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TABLE DES MATIERES9

UNE VISITE AU SERAIL EN 1860, par Mme X.... (Texte et dessins inedits.)
Description du serail. Ce qu'etait autrefois le serail. Histoire de Roxelane. La Venitienne Baffa. La
Grecque g lenka. La juive Keira-Kadun. Les Turques Kiosem et Ashada
Les Turques Kiosem et Ashada (suite). La Venitienne Roxane. La Russe Tarkhan. L'Armenienne

17

soigneux de ses soldats. Retour a Lobeid. Une aventure tragique. Le prix du sang. L'azkanIte

Un sous-prefet Bien nomuae. -- Kalmar : rectifications des cartes. Sortie du Kordofan

24

gante. Mort de Kiosem. Les odalisques au dix-neuvime sicle


VOYAGE AU KORDOFAN , par M. G. LEMAN. (1860. Texte et dessins inedits.)
Depart de Khartoum. Silhouettes d'indignes. Le mont du Diable. Des fonctionnaires peu populaires
Arrivee a Lobeid. Esquisse de Lobeid. Le defterdar. Un geographe comme it y en a peu. Le
Kordofan : esquisse historique. Msellem l'eunuque. Bataille de Bara. Le Khor d'Abou-Haraz. Le
conseil en plein air. Les pluies : ma maison croule sur les epaules. La beaute nubienne. Je pars
pour le Haoudon. L'Abou-Senoun. Mes chameliers refusent d'avancer. .Les Medjanin. Un colonel

VOYAGE EN SYRIE. MISSION DE M. E. RENAN EN PHENICIE , par M. LOCKROY. (1860. Texte et dessins
inedits.)
La Phenicie. La ville de Djebel. Gouvernement. Etat des antiquites. Fetes a l'occasion des fouilles
Etat du pays chretien. Populations de la Syrie. Fouilles executees a Biblos. Resultats. Vie de
la compagnie de chasseurs it Djebel. Influence des consuls en Orient. L'esclavage. Gouvernement
de Djebel. Les medecins. Le clerge. Fouilles de Sour et de Saida. Les chercheurs d'or. Les
refugies italiens. Condition des femmes. Ceremonies publiques. Les maronites. Environs de
Djebel. La musique. Le carnaval. Depart. Arrivee a Tortose

33

a Tortose. Voyage a Lattaquie et au chateau de Mercab. Voyage au Kalat-el-Hosn. A Hama et


Horns. Les cbdres. Baalbeck. Voyage dans le Djebel-Akkar. La plaine d'Homs. La source de

l'Oronte. La montagne chretienne. Voyage a Darnas .

49

La plaine de Tortose. Tortose. Rouat. Amrit. Antiquites. Depart de Parmee frangaise. Retour

VOYAGE AU DAHOMEY par M. le D r REPrm , ex-chirurgien de la marine imperiale. (1860. Texte et dessins inedits.)
Depart de Brest. Goree. Wydah. La Barre. Un naufrage dans la barre. Quelques mots sur le
royaume de Dahomey. Description de Widah. Le fort Francais. Le temple des serpents fetiches.
Allada. Toffoa. La
Xavi. Les feticheuses. Tauli.
Le marche. Depart de Wydah.
Lama. Cana ou la ville sainte. Anil/6e a Abomey. Cana. Abomey. Entree dans la vine .. ..

65

Description d'Abomey. Le roi Ghezo. Reception officielle. Sejour a Abomey. Une fete publique
Abomey. Revue generale des troupes. Exercices militaires. Simulacre d'une chasse a Pelephant
par les amazones.

Danses et chants. Munificence du roi. Suite de la fete. Une hyene egorgee....

faute de mieux. Les nouveaux devote aux saints. Reception d'adieu. Depart d'Abomey et retour a
Widah

82

Religion. Mceurs. Gouvernement. Industrie. Commerce. Beaux-arts ... . .

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

... . . . .

97

TABLE DES MATIRRES.

432

DOCUMENTS COMPLEMENTAIRES ET POSTERIEURS AU VOYAGE DE M. HEPIN.


Funrailles, tombe et cercueil des rois. La grande coutume funebre et l'inauguration du nouveau souverain, etc., etc. Politique dahomyenne. Narration de M. EUSCHART, ngociant hollandais, recueillie a
Petit-Popo, le 6 AouT 1862 , par le commandant T. L. PERRY, du navire de Sa Majeste Britannique le Grif
fon, et adressee par ce dernier au gouverneur anglais de Lagos

103

SEJOUR A VILE DE MAURICE (1LE DE FRANCE), par M. ALFRED ERNY. (1860-1861. Texte et dessins
Port-Louis. Aspect general. Types strangers. Les creoles. Le bazar. Les docks. Les cimetieres. Le general de Malartic. Les courses de chevaux et la saison des bals. Details de mceurs.
Excursion dans l'ile. La Grande-Riviere. La caverne de la Petite-Riviere. Les plaines Saint-Pierre.
Le morne Brabant. Le Bassin-Bleu. La riviere du Tamarin. Les cocotiers et les veloutiers.
113

Excursion a la riviere Noire et a la riviere des Galets

Souillac. Cascade de la Savane. Le Grand-Bassin. Gros-Bois. Le Souffleur. Le Pont-Naturel.


Mahebourg. Reflexions retrospectives. Le combat du Grand-Port. Chant et musique des Indiens.
L'ascension du Pouce. Le Reduit. Le canton des Vakois. La populaPlaines Wilbems. Moka.
tion indienne h Maurice. Mceurs et ceremonies religieuses. Les Pamplemousses. Un pereonnage

historique. Le naufrage du Saint-Giran : le roman et la realite. Les sucreries

129

DE PARIS A BUCHAREST, CAUSERIES GEOGRAPHIQUES , par M. V. DURUY. (18f0. Texte et dessins inedits.)
A RATCSBONNE. - La biere de l'eveque.

Un Francais au four. Des chevaux loges comme des princes

Une heroine de Jules Janin

145

DE BATISBONNE A PASSAU. - Les ruines et la sombre fiance. Un paysan du Danube. Straubing, Agnes
Bernauer et une reine dlgypte. Les pelerins du Danube et Satan. Hobenlinden. Le pont du

Dampschiff

149

DE PASSAU A LINTZ. - Passau et ses trois fleuves. Harmonie entre la plaine et les montagnes. Le sanetuaire de Mariahilf. Une troupe de pelerins a bord du

Dampschifj

156

DE PASSAU A LINTZ (suite). L'entree en Autriche. Pourquoi se trouve-t-il moins de ruines feodales sur

161

DE LINTZ A VIENNE PAR LE DANUBE. - Le losange des montagnes de Boberne. Importance militaire de

Lintz. Le char d'Indra. Le Strudel et le Wirbel. Les caves de l'abbaye de Mmlk.

163

le Danube que sur le Rhin. Le Traunstein et Louis XVI.

DE LINTZ A VIENNE PAR LE CHEMIN DE FER. - Le marche de Lintz. Un enterrement. Aspect des campagnes de Farchiduche. Un homme coin dune chouette. L'architecture polychrome et feodale. Un
169

Milanais autrichien
VIENNE. - M. de Metternich botaniste.

E pure si muove.

Le Prater et le bois de Boulogne. La nuit

officielle. L'Opera. La moralite viennoise et la litterature autrichienne. Un sac vide ne peut se tenir
debout

VIENNE (suite). Schcenbrunn. Pourquoi Louis XIV portait les cheveux si longs et pourquoi le Notre taillait les arbres si court. Le Belvedere. De la ferraille berolque. Un cheval emporte et un gene
ral methodique. Le Saint-Denys de l'Autriche. Saint-Etienne; une cloche patriotique.

172

177

SUITE DE VIENNE. - Les deux parties de la villa. Le Leopoldsberg. Pourquoi Vienne se trouve-t-elle
elle est ? Le Wienerwald limite de deux regions geographiques. Rapport entre I'histoire et ,la geographie de l'Autriche

182

DE VIENNE A PRESBOURG. - Un village de moulins. La Lobau. Les Francais et les Tures a Vienne ; une
grande ingratitude. L'ancien Carnuntum ; pourquoi Vienne a pris son role? Iiainbourg et la porte de
Hongrie. La March. Theben. Presbourg.

188

VOYAGE EN EGYPTE , par MM. HENRY GAMMAS et ANDId LEFEVRE. (1860. Texte inedit.)
La vie sur le Nil. Les rives du fleuve. Le Said. Thebes
Un manage a Louqsor. Les Almees.

193

La Nubie

209

VOYAGE DE L ' OCEAN ATLANTIQUE A L 'OCEAN PACIFIQUE , A TRAVERS CAMERIQUE DU SUD , par M. PAUL MARCOY.
(1848-1860. Texte et dessins inedits.)
PERDU. Troisieme Rape. DE LAMPA A ACOPIA. - Le maitre de poste d'Aguas-Calientes. Qui rappelle
de loin les noces de Gamabhe le Riche. L'auteur devoile dans une Opitre familiere la noirceur et la perfidie de son Anne. Deux crucifix miraculeux. Renseignements utiles sur la biere de Combapata et sur
la facon dont elle est brassee. Dissertation sur le passe des Indiens Canas et Canchis. OiI it est question de Cesar passant le Rubicon. Arrivee a Acopia

Quatrieme &ape. D'Aco pIA A CUSCO. - Dissertation sur la province de Qu'spicanchi que le lecteur petit pasBihiana
compromettante.
ser sans la lire. Acopia, ses pseudo'-ruines et ses tartes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

225


433

TABLE DES MATIERES.


et Maria Salome. Qui prouve jusqu'a Pevidence que tons les hommes, egaux devant la more, ne le sont

234

pas devant les puces


Un rave de bonheur. La quebrada de Cuzco. Andajes et ses boudins aux pistaches. La chingana de
Qquerohuasi.
Une carriere du temps oil l'imperatrice Mama Occlo Huaco filait. Traite de botanique
la portee de tolit le monde. Le voyageur pleura sa jeunesse passee et ses illusions perdues. Qu'un muletier pent etre a la fois herboriste et logicien. Quiquijana et les cailloux de sa riviere. Qui traite
d'Urcos, chef-lieu de la province de Quispicanchi. Le lac la Mohina et sa chaine d'or. Zoologie et arboriculture. Huaro, son clocher, son coq et son buffet d'orgues. Vallees et villages caracterises en passant par un mot quelconque. Oropesa, la bourgade herolque. Le voyageur se brouille pour la seconde
fois avec son guide. Croquis de San Jeronimo. San Sebastian et ses families nobles. L'arbre des
adieux. Du convent de la Recoleta, de son prieur et de ses moines. Le Corridor du ciel et la Chaire-

242

du-Diable. Une chambre monolithe

Trois sorcieres de Goya dans un benitier. Par quel chemin on arrive chez les descendants du Soleil.
Silhouette d'une capitale.

Dernier conseil de la Sagesse representee par un Arriero. D'une main Pau-

teur fait ses malles, de l'autre it ecrit ses memoires. Cuzco antique et moderne

257

273

Cuzco antique et moderne


Cuzco moderne

289

NINIVE, par M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN. (1844-1860. Texte inOdit.)


Esquisse de l'ancienne histoire de la Babylonie, de l'Assyrie, de la Medic et de la Parse. Les souvenirs de
POrient perdus en Europe durant le moyen age. L'Orient lui-meme, envahi par l'islamisme, oublie son
ancienne histoire. Les voyageurs des deux derniers siecles retrouvent a Persepolis la trace des anciennes
dynasties asiatiques et de leurs monuments. Niebuhr le premier rapporte en Europe des copies
exactes des inscriptions de Persepolis..--, Premiers essais du dechiffrement de Pecriture cuneiforme. Grotefend. Progres ulterieurs. Eugene Burnouf. Lassen. Rawlinson. Inscriptions trilingues.
Trois especes d'Ocritures cuneiformes : l'ecriture persepolitaine, Pecriture medique et Pecriture babylonienne. Les inscriptions persepolitaines sont completement dechiffrees et traduites. On aborde le dechiffrement des ecritures de la deuxieme et de la troisieme espece. La grande inscription trilingue de
Bisoutoun. Premiers indices du site de Ninive. Premieres fouilles. M. Botta. M. Botta continue
ses fouilles a quelques heures de Mossoul. Le village de Khorsabad. Les fouilles de M. Layard
Nemro4d. M. Layard explore le site meme de Ninive. Fouilles de Koioundjik. Seconde expedition de M. Layard en 1849. Reprise des fouilles de Koioundjik.
sions a Babylone.

Fouilles a Kalah-Chergat. Excur

305

Une expedition frangaise, sous la direction de M. Fulgence Fresnel, accompagnee de M. Jules Oppert et d'un
arehitecte, est chargee, en 1852, d'aller etudier le site de Babylone. La decouverte des inscriptions ninivites fait entrer l'tude des cuneiformes assyriens dans une nouvelle phase. Quels resultats positifs sont
sortis jusqu'a present de Petude des monuments et du dechiffrement des inscriptions assyriennes. Resultats acquis pour la connaissance de la societe assyrienne. Civilisation. Etat social. Art de la guerre
L'architecture. Les arts du dessin. La statuaire. Objets divers en bronze, en argile, en pierres
fines, en ivoire, etc. La theogonie et le culte. Les resultats nouveaux acquis pour l'histoire. La geographie des inscriptions cuneiformes

321

VOYAGE SUR LES PRONTIKRES RUSSO-CHINOISES ET DANS LES STEPPES DE L 'ASIE CENTRALE , par THOMAS-WITLAM
ATKINSON. (1848-1854. Traduction inedite.)

y voyage. Le pays des Kalkas. Ancienne Mongolie. Plaines de la Mongolie. La steppe et ses habitants

Avant-propos. Comment se peuple la Sibrie, et comment on

337

La Tartarie chinoise. Le berceau des invasions. Volcans. Tribus de Kirghis. Sultans et bandits
Un camp d'Outlaws. Depart precipite.
Coucher du soleil au desert.
Pluie de bolides. Les
bandits en Maw. Les sultans de la steppe, leurs guerres et leurs funerailles

353

de Satan. Faune de l'Alatau. Le Maral. La Russia chez les Kirghis. Relais et trombes de la
steppe. Atkinson, chef de bande. Les prisonniers circassiens

369

Les sultans de la steppe (suite). Des monts Syan-Shans aux monts Alataus. Un poste chinois des frontieres. Traversee des monts Alataus. Pierres levees de la Kora. Legendes kirghises. La caverne

VOYAGE DANS LA SIBERIE ORIENTALE , NOTES EXTRAITES DE LA CORRESPONDANCE D ' UNE ARTISTE (Mlle LISE CRISTurn. (1849-1853. Texte et dessins inedits.)
Irkoutsk. Le lac Baikal.

Kiachta. Mal-Ma-Tchin. Diner et spectacle chinois. Visite a une tribu

de Bouriates. Voyage sur la Lena, a Yakoutsk et a Okhotsk. Le Kamtschatka. Petropaulowski.


Les bouches de l'Amour. Retour sur le continent. Ayane. Camp de nuit. Funebre denonment .
VOYAGE A TERRE-NEUVE , par M. le Comte A. DE GOBINEAU. (1860. Dessins
Les banes de Terre-Neuve. Ile Saint-Pierre. Aspect. Les maisons. Le barachoix. Le poudrin.
VI1.

28

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

385

Li 34

TABLE DES MATIRRES.


L'arriv6e des peeheurs. La boitte.

La peche de la morue. Pcheurs des diverses nations. Une

rue de Saint-Pierre. Le matelot et le marchand. L'ile de Miquelon. Nouvelle-Ecosse. Le cap


Breton. Sydney-Ville. Sydney-Mines. Les cotes de la Nouvelle-Ecosse. Louisbourg. Halifax.
Truro. La baie Saint-Georges. Terre-Neuve. Codroy et l'ile Rouge. Preparation de la morue.
Un etablissement. Les graves. Le chauffaut. Le cageot. Salaison. Le vigneaux. La baie

des Iles.

Saint -Jean. Les femmes de pecheurs. Les glaces flottantes. Saint-Jean capitale

de Terre-Neuve. Le gouvernement. L'eveque. La baie de Burin. Retour a Sydney. Gougou,


descendant des rois des Micmacs. Les chiens de Terre-Neuve. Arrivee en France.
REVUE GEOGRAPHIQUE DU PREMIER SEMESTRE
LISTE DES GRAVURES

1863, par M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN. (Texte inedit

401

417
424

LISTE DES CARTES

ERRATA.

Page 340, premiere colonrie, ligne 15, au lieu de : reserve, lisez : reservent.
Page 401, sous la gravure, au lieu de : Vue de Saint-Pierre, lisez Vue de Saint-Jean.
Page 412, sous la gravure, au lieu de : Vue de Saint-Jean, capitale de la colonic anglaise, lisez : Vue de Saint-Pierre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

430

LE

TOUR DU MOXDE
NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES
PUBLIE SOUS LA DIRECTION

DE M. DOUARD CHARTON

ET ILLUSTR PAR NOS PLUS CLBRES ARTISTES

1865
DEUXIEME SEMESTRE

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET CIE


PARIS, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, N 77

LONDRES, KING WILLIAM STREET STRAND


LEIPZIG, 15, POST-STRASSE

1863

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MOND
NOUVEAU JOURNAL DES VOYAGES.

UNE EXCURSION AU CANAL DE SUEZ,


PAR M. PAUL MERRUAU.
1862.-- TEXTE ET DESSINS INDITS.
DESSINS DE M. DOM. GRENET, TIRS DE L ' ALBUM INDIT DE M. BERCHERE.

I
La traverse.

Le 27 novembre 1862, deux heures, je prenais passage sur le paquebot des messageries impriales, le
Danube. Ce steamer l'ancre invitait vraiment voyager. Mais il y a loin de la coupe aux lvres, et un navire
en mer est trs-diffrent d'un navire au port.
Le beau ciel du Midi tait, ce jour-l, trs-laid
Marseille. Il s'en panchait des torrents de pluie. Nous
en tions dsirer vivement le piquant mistral; du moins
aurait-il pris notre navire en poupe. Mais, hlas! le vent
soufflait du sud-est et nous en acqumes la preuve ds
la sortie de la Joliette.
Le btiment roulait horriblement. Les passagers, hors
d'tat de quitter le pont, en taient rduits se cramponner aux cordages. A quatre heures, le commandant
dclara qu'il tait impossible d'avancer.
Il nous fallait donc passer la nuit louvoyer, en vue
de Marseille, une heure de chemin du Grand-Thtre,
o l'on chantait Guillaume Tell. Le navire prenait des

inclinaisons telles que les chaises taient lances d'un


bord l'autre. Impossible de s'asseoir ou de se coucher
sur les divans de la salle manger. Notre seule ressource
tait de nous mettre au lit. Or, nul ne pourra jamais se'
figurer, sans en avoir fait une exprience personnelle,
ce que c'est qu'une longue nuit d'hiver passe dans la
couchette d'un paquebot par une mer un peu forte.
Qu'on se reprsente une armoire, et, dans cette armoire,
une ou deux botes semblables des cercueils sans couvercle. Dans ces botes un matelas, des draps qu'on ne
borde gure, avec une simple couverture, en vue des
pays chauds o l'on ne peut manquer d'arriver dans une
huitaine de jours. C'est le lit. Le mobilier se compose
d'une toilette fort propre, et dispose de manire recevoir des carafes, des verres et autres ustensiles qui tintent constamment jour et nuit et roulent quelquefois avec
leur contenu sur le parquet.
Dormez donc au sein d'un pareil vacarme. Dormez

VIII. 183 LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

avec le coeur malade, l'estomac vide et les oreilles sai- lave le tillac, tend sur les embarcations une couche de
gnantes. Je passai la plus grande partie de la nuit sur le peinture. Tout coup la cloche sonne. Elle appelle les
pont, et j'eus tout le loisir de m'y livrer cette sorte de matelots de quart. Ce tintement familier vous transporte
gymnastique qui consiste combiner ses mouvements par la pense bien loin du navire. A travers la fume de
avec ceux du btiment, de manire n'tre pas entran votre cigare vous voyez le clocher et le toit de l'glise;
du ct o il penche. Lorsque cet exercice se fait d'in- les maisons du village; la rivire qui le traverse et son
stinct, ce qui arrive aprs quelques traverses, on peut pont d'une seule arche ; et le rideau de saules et les longues prairies qui alternent avec les champs de bl.
se glorifier d'avoir ce qu'on appelle bord le pied marin.
Voici les les i:oliennes : rochers abrupts, pics qui s'Voil bien des petites misres, Comme on les oublie
vite lorsqu'on voit le soleil se lever resplendissant! Nous lvent du fond de la mer et prs desquels les plus profonavions peine quitt le port, et notre gouvernail, orient
des quilles de navires peuvent fendre l'eau sans danger.
au Levant, tait encore bien loin de ces rivages o les
Nous voguions entre ces cueils et nous invoquons
flots sont tides, le ciel pur et la lumire blouissante. isole, le dieu des vents, pour qu'il maintienne ses sujets
Mais dj nous en sentions l'influence. La mer ne tarde
dans leurs cavernes. Puisse-t-il nous pargner ce terpas beaucoup se calmer lorsque le vent a cess de la rible coup de lance qui leur donne une issue et les dtroubler. Il semble que l'agitation soit contraire au temchane sur la mer ! Voici l'le de Vulcain o la blonde
prament de Neptune. C'est un dieu paisible et de bon Vnus vint prendre l'armure forge pour son fils, le pieux
caractre tant que les vents ne suscitent pas sa colre.
.Ene. Voici l'antre o descendit la fire Junon, lorsqu'elle
Donc le navire file rapidement. Les voiles sont ten- promit au dieu des vents de lui donner la nymphe Deodues tour tour. D'abord les triangulaires l'avant et
pe s'il voulait disperser la flotte troyenne et l'empcher
l'arrire, puis les voiles intermdiaires, puis la grande d'aborder aux rives du Latium. Fuyons ces cueils. Ce
voile elle-mme qui offre au vent favorable sa large sur- sont ceux qu'habitaient les Sirnes, filles du fleuve
face ballonne. Attention I Voici les matelots qui vont Achlofis et de la muse Calliope.
jeter le loch. L'un porte le sablier, d'autres tiennent la
Il est nuit, le ciel semble couvert, et pourtant on voit
corde nuds, enroule autour d'un pivot mobile. Un dans le lointain scintiller une toile brillante Plus nous
contre-matre s'apprte lancer la planchette triangu- avanons, mieux elle se dessine. Elle parat descendre
laire. Il fait trois appels : une, deux, trois. Sur ce dervers l'extrmit de l'horizon. Nous distinguons bientt
nier mot le loch vole par-dessus le bord, la corde se ses reflets rougetres. C'est une toile terrestre.
droule avec rapidit : Stop 1 s'crie l'homme au sablier.
a Quelle est cette lumire? demande un passager au
Tous les bras sont tendus, les nuds sont compts. Il
matelot qui veille la proue.
y en a douze. C'est une marche exceptionnelle. Le com Cette Iumire, rpond le marin avec une nuance
mandant, un lieutenant de la marine impriale, un eximperceptible de ddain, c'est le phare de Messine !
cellent marin, vient vers nous en se frottant les mains :
Nous sommes donc arrivs sur la cte de Sicile. Une
Nous allons avoir beau temps, dit-il, trs-beau ligne sombre s'tend notre droite. C'est la terre. Nous
temps.
avanons encore. Les lumires apparaissent les unes
Ces paroles rassurantes et la cloche du djeuner nous aprs les autres, indiquant et les courbes du rivage et
remplissent de joie. La salle manger est encombre.
l'emplacement des maisons. Bientt elles se rapprochent,
Quarante couverts rangs sur une longue table offrent elles se multiplient, elles percent en mille endroits les
un spectacle imposant. Spectacle plus merveilleux encore !
voiles de la nuit. Nous touchons la ville, nous entrons
Toutes les places sont occupes. On ne voit que visages
dans le port.
joyeux. Les dents sont aiguises par le jene du jour
Vue du pont du navire qui stationne au milieu du
prcdent. L'air de la muer, quand elle est calme, est un port, Messine est pittoresque. L'amphithtre naturel
qui l'entoure a des gradins o croissent l'olivier et le
tonique puissant.
L'heure de la promenade est venue. Les cigares sor- figuier de Barbarie. Quelques maisons parses escaladent
tent de leurs tuis, non sans hsitation, car l'estomac les flancs au rocher qui est domin par une citadelle.
conserve encore quelques inquitudes, mais l'aspect de
Nous regardons avec intrt ces rivages tmoins du
la mer et du ciel rassure bientt les plus timides. On combat de Milazzo, le dernier qu'aient livr les troupes
monte sur la dunette. Quel contraste 1 Le soleil dans de Franois II en Sicile. L'entre de Garibaldi Mestoute sa force semble vouloir sonder les profondeurs de sine fut la dernire tape des volontaires dbarqus
la mer; ses rayonsy pntrent et donnent h l'humide l- Marsala. Cette marche travers un pays tonn ,
ment l'aspect du bronze en fusion. Le navire fait bonne mais non soulev, sauf Palerme, restera comme
route, mais on le croirait immobile si ce n'tait le ruban un des plus curieux pisodes de l'histoire contempod'cume que soulve l'hlice dans ses volutions et qui se
raine. C'est de Messine que sont parties les bandes
perd l'horizon.
de chemises rouges, jetes la fois et dissmines
sur une grande partie du littoral calabrais. Reggio que
Donc on arpente la dunette sans se lasser du magique
spectacle qu'offrent la mer et le ciel.
nous apercevons en terre ferme notre gauche fut prise
en un tour de main. Dans la mme journe le tlgraSur le pont rgne une activit ordonne et joyeuse.
phe portait l'administration napolitaine effare la nonL'quipage enroule les cordages, nettoie les cuivres,
U

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

_ =

CARTE

de

et
dont

Be14>un.

I.

a^;. ,

Chrl in.pae'

$"

&

T! h

Biule

tetelSr I

,r

Geda c%ti

GitlfL i

rp'ri

`t .__

B=

i D

-I

_
_

^ -

la^

/t ft'r

v-

,d,_

I<rl lri,r
z _

^
clx,if

1r s

71

I^ee Sta

13 finsdc-0,
y

-_ f _

Chobralto ur

s^tmmrtl
f

-_

mknrfOnmir le7. alazi- / ,.;ed^bgaw

lal

^ r
i. -

raipa

V^fi^

,101, m ^
^p^S4U4^^ : A\

4nmboul
',Tarn-
Jw/
Te1b,TantbuuL ^,
a4^
Jida11phlrn
GanlrJrrr^ > /^I(^`\ . J^
,, Zappait, 7^m G eaum
+
B6eeilah
%(
.:1.Lnia V
t
,^ I
lfdll
J2ruraly ^

- ,
^#^ 1 ^ ^^',,
{li/ A..
i '
.
bt9r P
PYi.Iri
1111 te1c
O
/eh' '.^J l 1T ua Jer1 Abot Kebir,.. Q^
4 ous
p
Rame,' ^l^/T
i
RuiluY lGer lucarai
-n j
r ! 'gp^1 ^//
'/
rr
Tt
^
/.ILOrbeiL
$,um eu ro /
ELF IQue
tnll lW

at

Hill:o ^

'

Tombrar

:' j'Ia^n : ^ ^

q^- a
^Adeu7lc^rlles- fr(rDnlhtlrehua..

r..

*I

eleuad

_...and

pie
0.

..:^

Nab ; ualk,
r

'

rhy le rz11 r

a sl

.71cAU'oa,

eno...

-'

rGsrt

7E

J l tib,

t^ XraEwI

v.,--'-^

`^ n _

de

"k

=
_

thtre.

-travaux

des

il est le

! ' '

71 Gcaxa d

Fc

fi

_11[i ^iA711H

,.
Z;tte

<i

e ldeh

ebbdfddraw
/
fikheh, /
ZtG P I69

y,ilOorlib

'

o
.Jahret/

'

VVV tr.

I tibr

, tt^^F,
^.

V^ ^

o^

rtr,rirc1

eB

II

FI

! g^^ r .Y.^SLU^c' 1X

'

,(Il
Jr ^.., , s
t
1^ V
\^ I ^
4\
wr

itt,.

^,\Il lla

ger

IIIr,ir^, 0

1M

ag

,r

0^
,^ .^^y' ;"
arT e .

.nom

.e 2

^S 111

^^"

iel

d -/,
iaumellr

,r ..

^`G
VP

IDagot

ad utar om

Ye ti

ElQan
afrei t,

v^

..11IR4....'

tn4

,$er,

\^

"

?...
\^'

J !

lC

r ^^ nvrr Btr^RF^ ' l^ (lft^`^d`\ `

` ; ,- v
N
p ;.
\\ ^.11
r
Ll Arr
o
314,

'.....

N
^ \_^o^9,r^ Ille
/,{^

^^, ^^ %,

li i ,
^'

n.

v 1^

Y ,^
,,

CiJi^

i 1 n

'>n

Fer

dd

suaKa

!,i`

C 1[PE S^iflnn
,,

Sue

^q^

J1

!S
f ^.

r?

Agawe

w ^
P

3tOSRa.. a.

.iii

zrlw
":kjdlgnrtmafo
Iluutar 1 !lT7a
:,
.-

tnrb
,

r077 ,
a
Torvalc

O UE ,V

ee

aueryba

^^^q

`
A

onT_re

jy y

/'

^1a

7fOTIR :y ySO
`
^.,

alolfir+n!

P auv^a, : i

fin

7'GZY1.7

l`.

^a^l

r r

.^ ^^b

?,
n^

^i,

firrG `%4
rn
T fi f

^auh ^
{fe
:.li0iLb%
R
laoa l %Ziin
FIn1
-.
^^, ii&2 bafeh/ i`
., -^ ..
\\^46

..
is

Pyiranl

{^

/a

4(cc',

re

haarPS
^

cheire

ah^ dnaa
.ed'Onion.,
o

E^ c. ^?\a

^,

!
J'eatout
o ,,
,rleh, , ,,e

1P

rscr___

4tC^
c yn

'''. -

Vh

b
11P

'

DE LABASSE EGYPTE

Ekerhatode

Chemine de Fer
merdimedeSeeL

Mea

4Nk

44 --

}.

Pyramid '

ry

ravi chez E rhard 8 Bnn acte 8z

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1"

UE % .

PANORAMA DE L ' ISTHME DE SUEZ.

i. Port-Said : bassin et entre du


canal dans la Mditerrane.6.
2. Lac Menzaleh.
3. Kantara-el-Krasn.
4. Ruines de Pluze.

5. Katieh.
Canal de Ncos, ancien canal.
7. Seuil d'el-Guisr.
8. Lac et ville de Timsah.
9. Scheick Ennedech (tombeau).

10. Canal d'eau douce, driv du


Nil, ouvert dans l'GUade-
Toumilat (ancienne terre de
Gessen).
11. Embouchure de l'ancien canal.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

12 Lacs amers, ancien golfe de la 16. Puits de Suez.


mer Rouge.
17. Rservoirs d'eaux pluviales.
13. Carrires de Gebel-Genef.
18. Rservoirs des eaux du Nil.

19. Monts Attaka.


14. Route de Suez au Caire.
15. 1T campement de M. Lesseps. 20. Suez.

[email protected]

21. Rade de Suez et entre du canal dans la mer Rouge.


22. Monts Tieb, se dirigeant au
sud-est vers le mont Sina.

LE TOUR DU MONDE.
velle du dbarquement des volontaires Capo dell'Armi,
Villa-San-Giovanni, Cannitello, Altafiumara,
Torre-Cavallo. Devant un tel dbordement, que faire ?
que devenir ? o aller? o ne pas aller? Le gouvernement napolitain perdit la tte, et, ds ce jour surtout,
sa destine fut crite.
Notre traverse au sortir de Messine dans le canal troit qui spare la Sicile des Calabres s'annonce
comme une promenade des plus agrables. Ce serait une vritable partie de
plaisir que d'affrter un navire
pour une telle
excursion, et si
le dtroit de
Messine tait
aux portes de
Paris , quelque industriel
en ferait bientt l'entreprise.
Appuys sur
la rampe de la
dunette, nous
dominons le
paysage et nous
voyons passer
devant nous les
champs plants d'oliviers,
les vignes en
chelons sur les
flancs de la
chane des
Apennins; les
maisons par
groupes ranges sur le bord
des routes qu'on
voit monter en- '
tre deux parapets et se perdre dans les plis
d'un vallon
La physionomie de cette
partie de la
cte est agreste et gaie. Le rivage de Sicile, le long du
dtroit, prsente une physionomie bien diffrente. Il est
trs-sauvage. L'Etna le domine et lui donne son caractre. Les anciens en avaient t frapps. Ils ava'
plac les antres des Cyclopes au pied de cett naine,
couronne d'un dme de nnige et d'un panache de feu.
Le soleil, qui descend l'occident, s'est cach derrire
le sommet de l'Etna. La rive sicilienne du dtroit est
plonge dans une obscurit relative. Les nuages projettent de grandes ombres mouvantes. Il n'est pas ncessaire

de faire des efforts d'imagination pour se reprsenter,


sur ces bords, le gigantesque Polyphme, lavant la
plaie toujours sanglante de son mil crev par Ulysse et
lanant, avec des hurlements de douleur, des rochers
volcaniques contre la flotte d'ne qui s'loigne force
de rames.
Tant qu'avait dur notre navigation dans le dtroit, la mer avait t calme, le ciel bleu et la temprature douce. Nous avions eu probablement la bonne
fortune d'y passer au moment
o Neptune ,
sur son char
azur , glissait la surface des flots
en les aplanissant et visitait
cette partie de
son empire entour du cortge des baleines, des tritons
et des nymphes.
Mais le bnfice de cette
rencontre devait bientt
tre expi sans
doute sous l'influence de
quelque dieu
jaloux. Vers
quatre heures,
et lorsqu' peine nous avions
dpass de
quelques milles
les derniers
contre-forts de
la chane italienne, le vent
s'leva tout
coup, les nuages s'amoncelrent, la mer
se couvrit d'cume : indice certain de la tempte qui svissait devent nous.
Pendant deux jours et trois nuits, le Danube soutint
les assauts de la mer sans se laisser entamer, quoique ses membrures fussent si violemment secoues
que vingt fois on prit croire qu'elles allaient se disjoindre. La troisime journe tait dj fort avance
quand le commandant reconnut que nous avions driv sur les ctes de Grce. Nous n'tions qu' une
faible distance du golfe de Coron. Or, l'ouragan n'avait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR

pas diminu d'intensit. Le charbon commenait


nous manquer, la machine fatiguait. Il fut dcid que
nous ferions relche Calamata, situe au fond du
golfe. Le gouvernail fut donc orient au nord, et le
Danube dj plus calme s'engagea entre deux ranges de
hauteurs.
Parvenus terre, nous emes d'abord traverser, sur
le dos de nos matelots, un torrent aux eaux noires et
fangeuses, dont les bords marcageux taient hants par
des bcassines. Notre approche en fit lever plusieurs qui
furent accueillies par une douzaine de coups de fusil
inoffensifs. Au del dbouchait une route conduisant
la ville.
Les habitants groups prs des portes nous regardent avec une curiosit qui n'est point malveillante.
Notre marche est entrave par de jeunes porcs qui
vaguent librement dans la rue, fouillant de leur
groin toutes les immondices, disputant cette nour-

r=.-K:
F,,.. ^ ^rvC
T23^r \. ^^\\4^'i

^M

/^-i"."+^Ji V -^^

DU MONDE.

riture la multitude des volatiles, tels que canards,


poules et dindons, ainsi qu'aux chiens errants, et donnant tourdiment de la tte dans les jambes des passants.
Les montagnes du Taygte baignent leur pied dans
la mer. La ville est btie sur la croupe d'une de ces
montagnes. Elle tait domine autrefois par un fort gnois dont nous visitons les ruines, en nous frayant un
chemin, travers les buissons de figuiers sauvages, au
grand prjudice de nos pantalons entams et de nos
jambes zbres d'corchures. De cette hauteur le panorama est grandiose. La chane montagneuse s'tend
notre gauche perte de vue. Au del des sommets successifs, l'imagination se reprsente les ruines de Sparte,
car tout est ruine dans ce beau pays.
Au sortir du golfe de Coron, que j'aime mieux appeler u golfe de Messnie, nous laissons gauche
l'ancien cap Tenare qui se nomme aujourd'hui cap


T Mwc -
YK"
sr yy^^^
. 'Y1f
^l
^

,^ Y^A -

.-_-r

Voiture de la compagnie du canal de Suez.

de Matapan. Bientt on aperoit les terres leves


d'une le de difficile accs. J'interroge un des matres
de bord qui me dit avec indiffrence :
a La terre que vous avez devant vous est l'le de
Crigo. n
Crigo ! Ce nom n'veille aucun souvenir. Mes regards parlent au marin que j'hsite questionner davantage. Il me devine et rpond :
^ L'le de Crigo fait partie du groupe des les Ioniennes. Population trs-peu nombreuse. Pas de commerce.
Terre strile. On n'y trouve qu'un seul mouillage. Encore est-il mdiocre.
Fort bien. Je me dtourne, mais le commandant
s'avance et me tend sa lorgnette en disant :
C'est l'le de Cythre. v
L'le de Cythre ! La terre consacre Vnus, o
s'levaient les temples et les statues de la desse.
Comment le domaine chri de Vnus est-il devenu
le pauvre refuge de quelques familles d'agriculteurs?
N'y a-t-il plus dans toute la Grce un seul pouce de
terrain qui, rappelant la grandeur du pass, n'y oppose les misres et la dcadence? La terre des dieux

gouverne par des Dmosthnes et des Pricls constitutionnels ! Quelle chute !


Peu de distance spare la Crte de l'antique demeure
de Cypris. Nous suivons quelque temps les rivages du
royaume de Minos. Puis nous gagnons la pleine mer, et
durant trois jours nous ne voyons que le ciel et l'eau.
Un ciel gris et nuageux, une eau agite et grondant
sourdement.
Enfin, le 14 dcembre notre odysse finit. Le Danube
jette l'ancre dans le port d'Alexandrie.
II.
Alexandrie et le Caire.

La ville d'Alexandrie, vue du port, n'a rien de majestueux. Elle est btie sur un terrain plat, et n'offre
aucune perspective. Une double range de moulins
vent s'tend en ailes droite et gauche. C'est un
prsent de la civilisation franaise apport par les soldats de Klber. Cet utile appareil semble avoir t
fort apprci par Mhmet-Ali, Il en a considrablement multipli les spcimens. Aussi loin que les regards peuvent s'tendre, on voit s'allonger ou tour-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
ner ces grands chssis couverts de toile, qui ne sont
pas pittoresques. Quelques minarets et surtout une colonne de l'poque romaine s'lvent pourtant et l,
comme pour protester contre le prosasme du tableau.
En somme, il ne faut pas regarder Alexandrie travers le prisme de ses souvenirs, si l'on veut viter un
dsappointement.
Il faut se dire que ce n'est pas la ville des Ptolmes.
Celle-ci a t dtruite. La cit actuelle, construite sur
les ruines de l'ancienne, n'en reproduit pas la splendeur. Elle a d'ailleurs un tout autre caractre, une tout
autre destination. L'Alexandrie des Grecs et des Romains tait une ville construite et orne pour des gens
de loisirs, pour des philosophes et pour des lettrs.
Elle tait consacre surtout aux plaisirs de l'intelligence.
L'Alexandrie nouvelle est exclusivement adonne au
commerce.
N'y cherchez pas ces difices qu'levaient les diles
et les architectes romains dans un sentiment commun
du beau. Chacun aujourd'hui pose les assises de sa
maison proximit de ses affaires et s'y retire aprs
l'heure des transactions -
commerciales. Les grandes
distractions sont la table
et le jeu. La population
europenne n'prouve pas
le besoin d'un lieu de runion publique : d'un thtre, par exemple. D'abord
la confusion des langues
est dans cette Babel peuple de Grecs, d'Italiens
et d'un certain nombre de
reprsentants de tous les
peuples de la terre. Ensuite
la religion musulmane, qui
domine et gouverne en gypte, exerce sur les murs
des habitants une influence dont eux-mmes ne se rendent pas compte. Cette religion proscrit les images; elle
n'lve pas de statues ; elle entoure la vie prive de
mystre; elle renferme les femmes; elle tourne les fentres des maisons sur les cours intrieures; elle est antipathique aux plaisirs pris en commun. Ces tendances si diffrentes de celles des anciens, qui vivaient en
public, ne font pas les villes brillantes et monumentales.
Voil ce que nous disions, tandis que le Danube se
frayait un chemin au milieu des nombreux navires de
toutes nations qui encombraient le port, Le pavillon
autrichien, le pavillon russe, le grec, l'italien, l'espagnol et l'anglais, cela va sans dire, figuraient dans ce
congrs naval, o l'on voyait mme un btiment de
guerre franais qui venait d'amener le duc de Brabant,
non sans avoir couru de grands risques pendant la tempte des jours prcdents.
A peine sommes-nous arrivs au mouillage et dj
Ies embarcations nous environnent par centaines. Elles
ne peuvent accoster le Danube. Il faut attendre les for-

malts ordinaires. Mais elles l'enserrent , elles le


pressent.
On ne saurait se faire une ide de l'animation et du
mouvement dont nous avons, en ce moment, le spectacle. L'chelle du navire est assige. Chacun s'efforce
d'en occuper le dernier chelon pour recevoir les bagages
et les voyageurs. Mais les canots vulgaires, souvent les
plus agiles, ne conservent pas longtemps ce poste aprs
avoir russi l'occuper. Voici venir une yole aristocratique peinte en blanc et rehausse de filets d'or. Douze
rameurs la font voler sur les eaux troubles du port.
L'quipage uniformment vtu de vestes et de culottes
blanches larges plis et coiff du tarbouche, c'est-dire de la calotte rouge, fait videmment partie de la
marine militaire. Aurions-nous bord quelque Arounal-Raschid qui nous aurait accompagns dans un strict
incognito, aprs une tourne d'inspection en Europe? Je
regarde nos compagnons. A part trois ou quatre Franais, de noble naissance, mais fort ennemis du crmonial en voyage, je ne vois que des physionomies de
commerants trs-paisibles. Je m'informe et j'apprends
qu'il suffit d'une recommandation pour obtenir dans
l'arsenal le splendide armement qui s'approche du
Danube et se range sous son
flanc aprs avoir cart
coups de rames le vulgum
pecus des canots.
C'est une cacophonie de
cris de reconnaissance et
de signes d'amiti entre
le navire et les embarcations. Le bruit des avirons qui battent l'eau, les
querelles des rameurs qui
s'apostrophent d'un bord l'autre, sont vraiment tourdissants.
Nous sommes libres enfin de quitter la prison flottante
et nous descendons dans notre bonne embarcation qui,
sans bruit, sans cris, s'est place au pied de l'chelle,
toute prte nous recevoir. Les bras se tendent, les avirons frappent la mer coups redoubls ; l'excellent capitaine Conseil, dont le frre devait plus tard tre victime de la brutalit fanatique de quelques Arabes, tient
le gouvernail, et nous dirige d'une main sre. Un chariot tait prpar pour la rception de nos malles : utile
prcaution qui permit aux compagnons que nous emmenions dans l'isthme de transporter en ville d'une seule
traite leur attirail complet de chasse, leurs provisions,
et leur groom : une importation authentique d'Angleterre, qui pourtant avait eu le mal de mer comme un
simple Franais.
Nous entrons donc triomphalement dans Alexandrie,
au galop de nos chevaux qui pitinent, hlas ! dans une
boue paisse, car la pluie qui a signal notre dpart de
Marseille nous accueille notre arrive en gypte.
Quand la pluie tombe dans les rues d'Alexandrie, ce qui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

n'est pas trs-rare en hiver, le macadam form par l'accumulation de la poussire pendant plusieurs mois, se
dtrempe la profondeur de quinze vingt centimtres.
Il est assez curieux de voir alors la population indigne
marcher les pieds nus dans cette boue noire et infecte.
Les pluies deviennent, dit-on, plus frquentes qu'autrefois.
On attribue ce phnomne aux plantations nombreuses
et aux jardins que les Europens ont multiplis extra
muros. Je ne sais si cette explication satisfera les savants. Dans tous les cas, l'inconvnient de la pluie est
plus que compens par l'agrment de la verdure.
Les mois d't sont toujours un temps de scheresse,
mme sur le bord de la nier, et les habitants avaient
beaucoup souffrir avant le jour o l'eau du Nil qu'lve la vapeur a t rpandue avec largesse par des
fontaines publiques et des jets d'eau mme qui alimentent plusieurs bassins sur la grande place dite : Place

des Consuls. C'est le rendez-vous gnral des gens affairs. On y fait beaucoup d'oprations de commerce. La
spculation y est sur son terran; la mdisance aussi.
Car Alexandrie n'a rien envier aux petites villes
d'Europe, o l'on s'occupe le plus du prochain pour
le dchirer. Le camp des Volsques dblatre contre le
camp des Romains ; les Troyens montrent beaucoup
de froideur aux Grecs, et ces groupes divers vitent de
saluer quand ils se croisent. Au-dessus d'eux les sycomores tendent leurs grands bras dcharns pendant
l'hiver et ressemblent des potences.
Aprs avoir dpos nos bagages l'htel, notre premier soin devait tre de nous rendre au sige de la Compagnie du canal de Suez. Il est ais d'arriver cette
rsidence. Tous les manoeuvres, tous les portefaix, tous
les niers, tous les cochers, tous les boutiquiers d'Alexandrie en indiquent le chemin. Il suffit de prononcer avec
un accent interrogateur le mot Compar"nia, pour obtenir

le renseignement qu'on dsire. Quoiqu'il y ait en gypte


plusieurs associations constitues dans le but d'exploiter
quelque concession du gouvernement, on n'y connat
qu'une Compagnie : la grande, celle qui creuse un canal
travers l'isthme de Suez pour unir la mer Rouge la
Mditerrane, celle qui dpense en 1 gypte des millions
dont profite le pays tout entier; celle que dirige M. de
Lesseps, la Co?npaFtia, en un mot, cette association qui
a su commander le respect des indignes, la seule dont
ils comprennent le but et la porte. Une partie de l'htel
est occupe par le consul gnral des Pays-Bas, viceprsident de la Compagnie.
Il est d'usage, dans les maisons riches, d'entretenir
un certain nombre de domestiques, dont l'unique occupation est de se tenir de bout la porte extrieure. Chez
les consuls, ils sont placs sous les ordres d'un cavass, n fonctionnaire gnralement remarquable par son
costume d'Albanais civilis, et qui fait auprs des repr-

sentants de la socit europenne l'office d'un suisse de


paroisse : une sorte d'officier de police, en un mot,
dont l'autorit toute morale n'est admise qu'en raison
de la puissance du pavillon arbor sur le toit du consulat.
Nous fmes conduits la demeure de notre vice-prsident par un de ces agents.
Quel fut notre plaisir d'y trouver avec un accueil gracieux et cordial le luxe des meilleures maisons de
Paris I Avec quelle joie nous prmes place autour d'une
table charge du plus lgant service ! Quel sentiment
de bien-tre remplaa nos prcdents malaises lorsque,
assis paisiblement sur un terrain solide, dans les bras
d'un moelleux fauteuil, nous pmes apaiser les griefs de
notre estomac en apprciant les chefs-d'oeuvre d'un cuisinier digne de servir, non-seulement un consul gnral,
mais encore tout un congrs de diplomates!
Notre destine ne nous permettait pas de nous endormir dans les dlices de cette Capoue gyptienne. M. de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Une tranche dans le canal de Suez.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

10

LE TOUR DU MONDE

Lesseps tait au Caire et nous avait laiss l'avis de le rejoindre sans dlai. Il y a chaque jour, au chemin de fer,
deux dparts pour le Caire : l'un huit heures du matin,
l'autre cinq heures du soir. Il fut dcid que nous
prendrions ce dernier train.
La dure du trajet est de cinq six heures; le convoi
devait donc arriver au Caire vers onze heures, et nous
avions l'espoir de nous trouver vers minuit l'htel d'Orient, sur la place de l'Esbekieh. A cinq heures, la locomotive, avec des sifflements aigus, nous entranait rapidement, en longeant les bords du lac Marotis.
Cette vaste tendue d'eau, navigable au temps de la
domination romaine, recevait alors le tribut rgulier de
canaux ouverts sur le Nil; aussi tait-elle entoure d'une
ceinture de plantations. On y cultivait la vigne ; la
population tait nombreuse, non-seulement aux alentours, mais encore sur les les, dont elle exploitait la
. fertilit. A prsent, ce n'est plus un lac, c'est un marais; il ne communique plus avec le Nil. Les Anglais
pour le besoin de leur politique y ont fait entrer la mer.
On n'y voit plus de cultures, mais du sable couvert
d'une cume saline. Les hommes ont abandonn ces
rives dsoles.
La nuit les couvrit bientt de ses Iinceuls et nous invita au sommeil; mais l'imagination fait un travail trop
actif sur cette terre peuple d'immortels souvenirs, et
prs de cette ville d'Alexandrie, fonde par Alexandre,
dfendue par Csar, et prise par Napolon. Le calme
de la nuit et du dsert marotique ne servit qu' aiguiser entre nous la conversation et mme un peu de controverse. Quel devait tre naturellement notre sujet
d'entretien sur les bords du lac Marotis? les Anglais et
Napolon; l'expdition d'gypte et la guerre de 1801 ;
l'le Sainte-Hlne et l'alliance avec la Grande-Bretagne.
Diviss d'opinion, nous fmes bientt d'accord pour
nous livrer au sommeil. Onze heures avaient sonn
lorsque la locomotive s'arrta dans la gare. Quelqu'un
se prcipita dans notre compartiment, en nous appelant
haute voix : c'tait l'interprte Hassan. Au pied du
wagon, devant la porte et derrire Hassan, se tenait
Mohamed : deux types comme on n'en trouve qu'en
gypte. Le premier, de pure race arabe, aux traits rguliers, au teint olivtre, aux manires rserves, avec des
yeux pleins d'intelligence, une allure calme et digne,
des mains et des vtements propres. Le second, d'origine africaine, porteur d'une physionomie grotesque;
moins intelligent que son collgue, mais plus vif; avec
des allures souvent brouillonnes et ahuries; un caractre gai; un instinct naturel de domesticit; en cela fort
diffrent d'Hassan, qui, malgr sa docilit et sa complaisance, a toujours l'air de faire une grce en offrant ses
services. Ces deux bons compagnons nous suivirent dans
l'isthme et nous furent trs-utiles, surtout quand ils
taient d'accord et que Mohamed supportait sans murmurer la supriorit que Hassan s'arrogeait.
Le lendemain, au rveil, j'avais sous les yeux cette
ville des Mille et une Nuits, cette ville si anime, si pit-

toresque, si amusante, le Caire , el-Kaherah, la cit


victorieuse. En tout autre moment, j'aimerais, comme

l'poque de mon premier voyage, pntrer dans le labyrinthe de ses rues commerciales, o chaque pas met
l'tranger en prsence de quelque objet intressant et
curieux, de quelque ornement sculptural, chef-d'oeuvre
perdu au milieu des choppes; mais je ne suis pas venu
pour me livrer aux distractions du touriste. Je laisse donc
mes compagnons le plaisir d'explorer les curiosits de
la ville et d'en sonder les mystres plus ou moins attrayants, content d'couter le rcit de leurs excursions
journalires quand nous nous runissons le soir autour
d'une table commune, prside par M. de Lesseps !
Mes promenades se bornent au bazar qu'on appelle le
Mouski.
C'est une chose bien curieuse que ce Mouski : une
ruelle seme d'choppes, larges au plus comme un comptoir, o sont assis, les jambes croises, les gens du pays.
Avez-vous quelque emplette faire, vous prenez place
sur un petit tapis, ct du marchand, et vous entamez ,
la conversation. La langue arabe est trs-gutturale, et
les gyptiens parlent avec un accent fort lev; ils ont
la physionomie de gens qui se querellent lorsqu'ils discutent le prix d'un objet, en gesticulant et montrant une
loquacit et une vivacit extrmes. Leur sombre physionomie, leurs , a guenilles pittoresques, b les armes qu'un
grand nombre d'entre eux portent leur ceinture, font
redouter une dispute srieuse ; mais bientt le calme succde cet orage de paroles, et les deux interlocuteurs,
tant convenus du prix, ne tardent pas se sparer dans
les meilleurs termes.
La varit des vtements n'est pas ce que l'on rencontre de moins curieux dans la foule des passants : les
uns portent de larges pantalons formant jupon aux chevilles, veste pareille, brode de noir, tarbouche en tte;
d'autres sont vtus d'indiennes bleues, avec un turban
sur la tte et des babouches jaunes ou rouges sur leurs
pieds nus. Le peuple est couvert ou peu prs par un
mauvais caleon en coton blanc : les jambes et les cuisses
sont nues; il marche nu-pieds et ne se couvre que la
tte avec un turban.
Voici venir sur un ne une espce de paquet de coton
bleu : jupe de coton, large pantalon en coton, puis une
grande pice de la mme toffe jete sur la tte et encadrant la figure. Sur le visage, une bande de coton de
mme couleur qui pend, attache une rondelle de
bambou fixe au front, et qui se termine en pointe
un peu au-dessous de l'estomac. Les pieds sont nus.
C'est une des femmes du pays.
Les lgantes portent un jupon de soie, un capuchon
et une cagoule d'toffe blanche, desbas et des babouches.
Rangeons-nous : une voiture roule sans bruit sur la
Poussire de la voie publique. Un domestique la prcde, en courant et en criant : Rouan! qui sans doute veut
dire : Garez-vous! Souvent aussi un joli cheval couvert
d'une selle de velours bleu brod d'or caracole sous son
cavalier, jeune Turc vtu de la redingote boutonne, et
coiff du tarbouche.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
A cette poque de l'anne, le soleil, qui resplendit
toute la journe, n'a rien que d'agrable, car l'ombre
il fait frais, surtout le matin et le soir. Mais, en t,
quelle fournaise que ces rues troites, o l'air ne circule
pas 1 On les couvre d'une sorte de plafond en planches
lgres, poses sur des madriers qui s'tendent d'un
ct l'autre de la rue, et s'appuient sur le bord des
terrasses.
Quelques maisons ont assez bonne apparence; mais
on ne saurait se figurer, sans l'avoir vu, quel aspect ont
ies autres. Les btisses provisoires qu'on chafaude
Paris sur des terrains vagues, les constructions bizarres
o s'abritent les marchands forains, tout ce qu'il y a de
plus anti architectural, de plus dgrad et de plus dsordonn, ne peut en donner qu'une faible ide. Il faut renoncer absolument dcrire la succession de ces maisons
ventres, de ces cours encombres d'immondices, de
ces hangars distribus en compartiments pour les marchands de galettes, de tabac, de fruits, et pour ces industriels europens dont les boutiques, pareilles au sac
de Robinson Cruso, contiennent toutes les marchandises imaginables.
C'est qu'il y a beaucoup de libert dans ce pays de
gouvernement absolu. Les Europens surtout y sentent
trs-peu l'action de l'autorit.
Elle pourrait, du reste, se rvler avec avantage sous
le rapport municipal, en exigeant l'enlvement des immondices et l'alignement de la voie publique. Pour ma
part, je lui saurais beaucoup de gr d'empcher l'invasion des constructions en planches sur cette belle place
de l'Esbekieh, qui, plante d'acacias odorifrants, donnerait la plus haute ide des enivrements propres ce
climat de sensualisme et de soleil, si tout cela n'tait
gt par des cafs chantants, des thtres de vaudeville,
des cirques o l'on montre des btes savantes, et des
artistes, migrs sans doute des Funambules, qui voltigent ne sur la promenade, dans un costume digne
d'Asnires et de Montmorency.
Avec tout cela, le Caire est une ville des plus agrables. A la contempler du haut de la citadelle, entoure de riches campagnes, baigne par le Nil, caractrise par les pyramides de Giseh, qui s'lvent ses
portes, et par ses monuments d'intressante architecture qu'on appelle les tombeaux des califes; voir ces
superbes mosques qui portent dans les airs la gloire de
leurs fondateurs musulmans, on prouve un sentiment
d'admiration et surtout un vif dsir de sonder les secrets
de la vie orientale.
III
Dpart pour l'isthme, par Zagazig. Sir Henry Bulwer.

Notre dpart pour l'isthme tait subordonn certaines convenances, celles de sir Henry Bulwer, entre
autres. L'ambassadeur d'Angleterre Constantinople
avait annonc l'intention de visiter les travaux du canal.
Un diplomate n'est pas curieux pour le seul plaisir de
satisfaire sa curiosit. Il et t par trop naf de croire
que sir Henry se drangeait ainsi sans un intrt poli-

11

tique. Dans tous les cas, il tait de bon got de se mettre


la disposition de l'ambassadeur, et de lui prouver que,
quels que fussent son heure et son jour, le canal tait
prt le recevoir, et M. de Lesseps prt aussi montrer
son oeuvre aux amis comme aux adversaires.
Or, les soins que M. Bulwer accordait sa sant
chancelante et aux intrts de son gouvernement, prolongeaient au Caire son sjour et le ntre. Le 17 dcembre, enfin, nous tions runis huit heures du matin
dans la gare du chemin de fer.
En attendant l'ambassadeur, dont l'arrive, dsire
pendant toute une heure, ne pouvait manquer de faire
sensation, nous avons un spectacle curieux : c'est celui
que prsente au dpart d'un train la foule des voyageurs
indignes. Un chef de gare, en France, aprs avoir
plac les passagers des premires, ouvert la porte ceux
des secondes, avait, m'a-t-on assur, l'habitude de dire
aux gardiens : Lchez les troisimes. Cette expression,
un peu trop nergique pour la population parisienne,
serait parfaitement applicable aux naturels du Caire ou
d'Alexandrie. Les voyageurs de premire classe, sur les
chemins de fer gyptiens, ont toute libert d'entrer, de
sortir, d'ouvrir et de fermer les voitures, d'encombrer les
wagons de leurs menus bagages, y compris les perruches
favorites et les singes microscopiques, apports de l'Inde
et destins orner les cottages britanniques. Mais la
police s'exerce plus rigoureusement sur le vulgaire des
habitants indignes.
Ils assigent la porte de la salle; ils se pressent, ils
se poussent; ils passent littralement par-dessus les
paules les uns des autres. Juifs ou Arabes, ils ont un
instinct dont on se dfie et qui consiste pntrer sans
billet dans les wagons. Deux gardiens, tendant leurs
btons, ont grand'peine empcher l'irruption de la
masse tumultueuse. Tout le monde crie, l'extrieur
comme l'intrieur, les gardiens pour obtenir le silence,
la foule pour obtenir le passage.
Enfin les voyageurs ont pris place. Il y a des wagons
rservs pour les femmes. Elles ne voyagent pas avec
leurs maris : d'abord parce que la dignit de ceux-ci
se trouverait compromise, ensuite parce qu'elles doivent
viter la compagnie des autres hommes. Mais d'o
vient ce nouveau tumulte? C'est Mohamed qui le cause.
L'intrigant, sous prtexte qu'il appartient la Compania
et qu'il a par cela seul des privilges, s'est introduit
avec le bagage de son matre dans le compartiment
des femmes. Ces dames ne semblent pas choques
le moins du monde de cette intrusion, et c'est justice
leur rendre que de dire qu'elles n'ont pas trahi l'audacieux. Les employs indignes l'aperoivent et une
lutte commence entre eux. Il crie tue-tte : Cornpela. Ce mot pare la grle de coups de bton dont il
est menac. Mais il ne doit ni couvrir ni prtexter une
infraction aux usages du pays. Aussi le matre de Mohamed accourt, et saisissant le dlinquant par le bras, il le
tire du wagon, non sans lui donner avec le pied un
premier avertissement.
L'ambassadeur et sa site entrent enfin dans la gare.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

12

LE TOUR DU MONDE.

En route ! Les estomacs sont dj impatients, et nous


devons djeuner Zagazig.
Entre le Caire et la ville de Bena, au point o le chemin de fer coupe le Nil, est soud un embranchement
de la voie qui se dirige l'est vers le dsert de Suez. Il
aboutit Zagazig. Cette ville est le point de dpart des
voyageurs qui vont dans l'Isthme par le Caire.
Deux cours d'eau se runissent Zagazig. L'un des
deux coule naturellement au nord vers la mer et le lac
Menzaleh. 11 alimente ce qui reste de l'ancienne branche
Tanitique. L'autre s'panche dans un canal orient
l'est vers le dsert. Une ligne droite, trace cette hauteur, et dirige de l'ouest l'est, aboutit au milieu de
l'Isthme sur le rivage du lac central qu'on appelle le lac
Timsah. Cette ligne est celle d'un canal d'eau douce
qu'a creus la Compagnie et qui sert deux fins : au
transport conomique des matriaux et approvisionne..

ments; l'arrosage des terres. Au lac Timsah il rencontre le canal Maritime, et changeant de direction il inflchit
au sud par un brusque dtour et va porter vers Suez le
bienfait de son eau fcondante.
Le canal Maritime, au contraire, qui doit donner passage la grande navigation va droit du nord au sud,
de la Mditerrane la mer Rouge en traversant ou
ctoyant les lacs Menzaleh, Timsah et les lacs Amers.
Pour rsumer les explications prcdentes, nous prions
le lecteur de se figurer deux lignes : l'une horizontale,
allant de l'ouest l'est : c'est le canal d'eau douce qui,
prenant son origine Zagazig, conduit les voyageurs au
centre de l'Isthme ; l'autre verticale, courant du nord
au sud : c'est le canal Maritime. Partant de Zagazig,
nous avons donc suivre le cours du canal d'eau douce
jusqu'au lac Timsah o nous entrons dans le canal Maritime qu'il nous reste remonter jusqu' la Mditer-

rane. Tel est l'itinraire du noble fonctionnaire anglais


que nous accompagnons. Par le fait, il comprenait alors
peu prs tous les travaux. Depuis lors les progrs ont
t rapides. Aujourd'hui, pour complter l'inspection, il
faut pousser une pointe vers Suez, et nous ne manquerons pas d'y conduire le lecteur.
Zagazig serait un village en France. Mais les villages
gyptiens n'tant qu'une runion de huttes, construites
avec de la boue dessche, et ressemblant s'y mprendre aux habitations des castors, toute runion de
maisons de pierre ou de bois a droit au titre de ville,
quelles que soient d'ailleurs la dgradation etla bizarrerie de ses difices. On pntre dans l'enceinte de Zagazig
par une ouverture cintre, qui pourrait recevoir deux
battants de porte. L'ambassadeur, guid par M. de
Lesseps, s'loigne rapidement avec son monde. Nous
restons en arrire un instant pour reconnatre l'tat de

nos bagages. Les employs sont prcisment occups


les tirer du fourgon. Leur mthode de distribution est
assez expditive, et je ne sais en vrit si, malgr des
inconvnients vidents, elle n'est pas encore prfrable
cet arrangement rgulier, mais si lent, qui, dans nos
gares, impose aux voyageurs souvent fatigus et transis
une interminable attente.
Malles, valises, cartons, manteaux, fusils, et tous les
colis quels qu'ils soient, sont entasss sur le quai du
chemin de fer. Les voyageurs dmlent, comme ils
peuvent, leurs effets dans ce monceau d'objets de toute
forme et de toute valeur. Quand chacun a extrait sa proprit du fond de cet amas qui s'croule, ce qui reste est
abandonn en plein vent, et pourrait, sans aucun doute,
se dtriorer, si quelque Arabe ou quelque Juif soigneux
n'arrivait toujours point pour le mettre l'abri dans
son gte et le prserver en se l'appropriant.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR
C'est ce moment que j'appris connatre tout le prix
des services d'Hassan et de Mohamed. Jusqu'alors je
ne leur avais pas rendu justice. L'un me paraissait nonchalant, l'autre dou d'une vivacit brouillonne et inutile. Mais combien ils grandirent dans mon estime
ds cette premire distribution des bagages ! L'un, avec
le plus grand flegme, choisissait et mettait part les
effets confis sa garde, sans daigner rpondre aux interpellations des portefaix, ni aux offres de service,
plus que suspectes, des officieux runis en assez grand
nombre. Il repoussait, avec le poing ferm, les plus ardents la cure et ne desserrait pas les lvres. Mohamed, au contraire, rpondait leurs sollicitations par
des cris et des gestes dsesprs. Il procdait, d'ailleurs,
la mme opration que son collgue, sinon avec sa
superbe, du moins avec un gal, succs. Ce que voyant
je confiai instantanment ma malle et mon sac de nuit

DU MONDE.

13

leur garde pour le reste du voyage. Je les leur fis reconnatre en leur expliquant ce que j'attendais d'eux.
Hassan hocha la tte. Il me dit : Tait), qu'on peut traduire cette occasion par : Trs-bien, et continua sa
besogne sans qu'un seul pli traht sur sa physionomie
de bronze verdtre un sentiment quelconque. Mohamed
me regarda, ouvrit la bouche toute grande et se mit
rire en montrant les dents, comme si ma recommandation et t la chose la plus plaisante du monde.
Dlivr d'un assez grand souci, je voulus rejoindre
notre caravane. Elle avait disparu. De quel ct? Le
moyen de le demander l'une de ces figures turban
dont la gravit un peu ironique n'a rien d'engageant?
Enfin je me laisse guider par le hasard; je tourne droite, et une centaine de pas me conduisent devant une
porte o j'arrive temps pour voir l'un des ntres enjamber les marches d'un escalier. Parvenu sa suite au

_a

Ouvriers terrassiers du canal de Suez travaillant la touffe. (Voy. page 20.)

premier tage, j'ai la satisfaction, partage, je crois, par


toute l'assemble, de me trouver devant une table abondamment servie.
L'ambassadeur d'Angleterre y prend place au milieu
de son monde. Mais c'est surtout quelques Franais,
nos compagnons, qu'il adresse la parole dans un langage
trs-correct, qui rvle constamment de fines intentions.
C'est une politesse de sir Henry Bulwer. Il ne s'en est.
pas cart durant tout le voyage, malgr la prfrence
bien naturelle qu'un tranger doit avoir pour ses compatriotes et pour la langue de son pays.
Sir Henry Bulwer est d'une taille au-dessus de la
moyenne. Il a travers l'ge mr sans en avoir encore
dpass la limite. Ses traits sont fatigus, plutt par de
frquentes indispositions que par les annes. Il est de
mince corpulence, et l'embonpoint n'est pas ce qui le
gne soit pour marcher, soit pour monter cheval. Il
excelle, cela va sans dire, dans ce dernier exercice. Tout

Anglais de distinction s'y adonne. Du reste, rien ne ressemble moins que M. Bulwer au type d'Anglais qu'on
se reprsente habituellement en France et ailleurs. Il
n'est pas blond ; il n'a pas de favoris tirant sur le rouge
et taills en ctelettes; D il n'a pas un teint frais et
rose, son teint est celui des hommes du Midi; des rides
prcoces l'envahissent. Quelle est la couleur de ses
yeux? Je ne saurais le dire. Son regard clair et pntrant n'est pas de ceux qui se laissent fixer, encore
moins tudier.
Ainsi que je l'ai dit, sa courtoisie a t parfaite. Mais
les esprits susceptibles ont trouv, dans le raffinement de
cette courtoisie, un fond de trs-grande rserve et mme
de hauteur. Les hommes du monde, et surtout du monde
britannique, excellent manier la politesse comme un
bouclier contre la familiarit. Les diplomates, principalement, s'en servent toutes fins et savent, s'ils sont du
rang et de la trempe de sir Henry, la manier de telle

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

ltv

LE TOUR DU MONDE.

sorte qu'elle peut tre considre soit comme une distinction flatteuse, soit comme une marque de ddain, d'loignement ou d'hostilit, soit mme comme une insolence.
Sir Henry tait certainement incapable de cette dernire attitude, qui et d'ailleurs t toute gratuite. Mais,
cette exception faite, je ne me hasarderais certainement
pas classer l'extrme politesse de sir Henry dans l'une
ou l'autre des catgories prcdentes. Toutes les suppositions sont permises, car il ne s'agit pas d'un simple
particulier, mais d'un fonctionnaire public dont la situation dans l'Isthme, au milieu de nous autres Franais,
attachs de cur la grande entreprise, tait trs-dlicate.
Agent du gouvernement britannique, il a combattu et
entrav cette entreprise Constantinople.I1 a t, auprs
du sultan, l'instrument de cette politique qui dissimule
une hostilit violente contre le canal sous un ddain calcul, et qui s'est efforce de le reprsenter comme impossible, afin d'en empcher l'excution. Quel sens donner
sa dmarche au milieu de nous, et par quelle attitude
viter qu'elle ne soit interprte d'une manire blessante
pour la politique passe, ou d'une manire embarrassante pour la politique future? Tout autre qu'un homme
de l'exprience, du tact et du mrite de sir Henry serait
difficilement sorti de ces cueils. Pour viter d'y tomber,
l'ambassadeur d'Angleterre Constantinople s'est arm
de l'impntrable politesse dont je parlais, et ceux qui
auraient eu la pense d'interroger son visage ou la hardiesse de l'interroger lui-mme, n'en auraient obtenu
que des sourires obligeants et des rponses gracieuses.
En fait, cet homme d'tat a rsolu, dans la circonstance,
le difficile problme de regarder sans avoir l'air de voir;
de questionner sans avoir l'air de vouloir apprendre, et
de parler trs-spirituellement sans rien dire.
Il est onze heures. Nous avons faire une assez longue
tape. Le signal est donn et nous suivons nos guides
jusqu'au bord d'un canal. Plusieurs barques nous attendent. La plus belle et la plus rapide est rserve
l'ambassadeur. 11 s'embarque avec sa suite. L'quipage lance aussitt une corde terre, deux vigoureux
chameaux y sont attels. L'embarcation part au petit
galop de ces animaux, et leur conducteur, agitant le
court bton qui sert diriger l'attelage, psalmodie d'une
voix saccade, monotone et nazillarde, des versets du
Coran.
Nous partons, au nombre de huit, sur un esquif plus
modeste.
Nous ne manquons pas de fusils bord; nos compagnons en ont apport de tous les systmes. Les oiseaux
qui hantent le canal se mfient sans doute de ce formidable armement. Nous n'en voyons pas un seul. A dfaut de chasse; le whist nous offre ses fiches de consolation. Jouons donc. Le soleil tombe d'aplomb sur notre
coche d'eau; il ruisselle en cascades dores sur la peau
de nos mariniers demi-nus: il inonde le pont. Bien
imprudent serait l'Europen mal acclimat qui s'exposerait ses dvorantes caresses. Il faut rentrer sous la
tente.

Cependant la brise s'est leve. Le res fait hisser la


vergue et tendre la voile latine; elle projette sur le pont
une ombre dont je me hte de profiter pour jouir du
spectacle de la nature dans cette rgion limitrophe du
dsert et si diffrente de tout ce qu'on voit en Europe.
Le canal, rempli d'une eau trouble mais exquise comme
l'eau du Nil, est large de douze quinze mtres; il prsente un caractre d'animation et de mouvement. De
grands chalands chargs de provisions alimentaires suivent lentement le fil de l'eau ; d'autres succdent avec
une cargaison de matriel.
Sur les deux rives, le tableau n'est pas moins vivant.
Voici une partie du contingent des ouvriers fellahs envoys par le vice-roi sur les travaux et pays par la Compagnie; c'est une simple escouade compose de douze
quinze cents hommes. Chaque mois, le nombre de ceux
qui passent est vingt fois aussi considrable.
En ce moment,les hommes sont au repos; ils forment
entre eux des groupes pittoresques. Les uns font un repas o l'on reconnat la frugalit ordinaire des Arabes; je
n'y ai pas vu les fameux oignons d'gypte, mais un peu
de fromage blanc, quelques dattes et beaucoup de galettes, une espce de biscuit de mer fort bon. La Compagnie possde Boulaq, prs du Caire, de vastes magasins qui servaient, sous Mhmet-Ali, aux exercices
d'une cole polytechnique. Aujourd'hui, les vastes salles
de cet difice contiennent les provisions de riz, de lgumes secs et de biscuit, destins l'alimentation des ouvriers fellahs. Ces denres leur sont livres trs-bas
prix, de telle sorte :qu' la fin de leur tche ils reoivent, tous frais pays, une somme de cinquante
soixante piastres.
Aussi ne sommes-nous pas surpris de voir le calme et
l'air de satisfaction qui rgnent dans ces groupes. Un
jour, prcisment au mme endroit, quelques centaines
d'ouvriers tirs de la haute gypte, o les populations
sont plus ignorantes, moins tolrantes et moins disciplines, eurent l'ide de dserter. Ils se croyaient loin de
toute autorit, et l'habitude des corves gratuites leur
faisait supposer que la Compagnie les trompait en leur
promettant de les nourrir et de les payer. Donc, aprs la
halte, au lieu de continuer leur route, les plus hardis
prirent celle du dsert. Toute la bande allait se disperser, lorsque le reprsentant de la Compagnie fut averti.
Il accourt. Que faire, au milieu de ces hommes mutins,
sans force publique et sous le poids de la dfaveur que
comporte la qualit de chrtien? Il fallut bien parlementer. L'intelligent fonctionnaire vita avec soin la colre,
les cris et la menace.
Il appela les principaux meneurs et leur dit : Vous
voulez partir?... Fort bien, je ne vous retiens pas. Mais
coutez un bon conseil. Le pacha a la vue perante et le
bras long ! c'est lui que vous dsobissez. Il vous fera
poursuivre, et vous pouvez compter qu'une fois pris vous
aurez subir un rude chtiment. Et maintenant, allez!
je n'ai plus rien dire. Il se croisa les bras et leur
tourna le dos. Mais ils l'entourrent en riant et reprirent
le chemin des chantiers de l'Isthme. Les Arabes rient

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

cc

[email protected]

15

LE TOUR DU MONDE.
quand ils sont pris en flagrant dlit et qu'il ne leur reste
aucun moyen de contester l'vidence. C'est un aveu de
maladresse qu'on prendrait bien tort pour une expression de repentir.
IV
L'Ouady, domaine de la Compagnie dans le dsert. Le chteau
de Tell-el-Kebir.

Nous venons de franchir la limite d'un domaine appartenant la Compagnie. C'est une proprit qui ne comprend pas moins de dix mille hectares. Lie aux terres
cultives de la basse gypte, elle s'avance entre deux
zones de sables comme une presqu'le verdoyante au
milieu des ondes jauntres de l'Ocan. Le dsert la
presse au nord, l'est et au midi. Elle est situe
l'entre de la valle de Gessen, dont la fcondit est clbre dans la Bible.
C'est donc entre ces terres trs-fertiles et trs-bien
cultives que notre embarcation glisse avec vitesse : le
vent qui enfle notre voile pargne notre attelage les
efforts et la fatigue ordinaires de la remorque. Le cotonnier tige basse couvre de vastes espaces, et rpand
sa nappe de neige sur le noir limon du Nil. Le bl,
l'orge alternent avec les champs de coton. Le ssame
et le riz ont leur place marque dans ce' damier
qui couvre la terre de casse de toute couleur. Le mas
agite ses pis jaunes au-dessus d'un tapis mobile de
longues et minces feuilles. et l des groupes de dattiers se dcoupent sur l'azur d'un ciel inaltrable.
Cependant la journe s'avance. Dj le soleil a la
moiti de son disque au-dessous de l'horizon. Encore un
peu de temps et nous sommes menacs d'une obscurit
complte; mais notre tape s'achve. Voici le pont mobile qui signale l'tablissement principal de la Compagnie, l'habitation du rgisseur, le chteau de Tell-elKebir, comme on l'appelle (voy. p. 7).
Nous dbarquons et nous suivons un chemin bord,
d'un ct par des champs en plein rapport, et de l'autre
par le mur d'un jardin que couronne la haute verdure
des palmiers. A travers ce rideau on aperoit la faade
d'un difice. C'est le chteau : une maison solide et de
bonne apparence, btie en 1823 par Mhmet-Ali et
comprenant un rez-de-chausse et un premier tage
avec terrasse et balcon couvert.
Nous y montons temps pour jouir d'un magnifique
spectacle. Le soleil, qu'il faut toujours citer ici parce que
sa splendeur est sans gale, disparat derrire des montagnes situes sur les bords de la mer Rouge. Il enflamme ces rochers et leur donne l'aspect d'un volcan. En
face, un horizon tout entier de verdure; les cultures les
plus riches et les plus abondantes. A droite, le dsert
qui semble joindre le ciel et que l'obscurit croissante
remplit de mystres. Enfin sous nos pieds, le jardin du
chteau, ce jardin que nous avions seulement pressenti
en ctoyant la clture, mais qui nous apparat maintenant, avec tous ses panaches de feuilles, comme cet den
o le premier homme fut victime des artifices du serpent et de la curiosit de la femme. Depuis lors j'ai

vu , particulirement Damiette , des enclos pars


de la vgtation orientale, si riche, si diffrente de
la ntre; j'ai vu au Caire les jardins de Choubra avec
leur profusion de fleurs les plus rares, avec leurs bains
de marbre, et leurs kiosques aux treillages dors, o
serpentent des plantes grimpantes d'une si suave odeur.
J'y ai vu l'lgance et le got unis au luxe. Ils m'ont
donn un aperu de la vie intime des princes et des riches particuliers en Orient. Mais ni la verdure de Damiette, ni les splendides jardins du Caire ne m'ont caus
l'motion que j'ai ressentie quand je regardais du haut
du balcon de Tell-el-Kebir cette plantation, bien modeste, qui s'appelle le jardin du chteau. Cette motion
et t motive par le tableau de paix, d'abondance et de
contentement que j'avais sous les yeux. A plus forte raison et-elle t justement suscite par la prvision de
grandeur future et de prosprit pour l'gypte dont les
lments sont runis par la Compagnie dans ce domaine
sous le patronage des hritiers de Mhmet-Ali. Mais
non. Un motif plus personnel m'attachait ce petit jardin, me le faisait considrer avec affection et regret la
seule pense de le quitter bientt : c'tait le voisinage
du dsert o nous allions entrer.
L'inconnu a des charmes pour les esprits aventureux,
et le dsert est, dit-on, le sjour favori de ceux qui recherchent l'indpendance absolue. Les hasards d'une
existence o l'on n'a d'autre sauvegarde que sa propre
nergie ont, je le comprends, un attrait tout particulier : l'attrait du danger et de l'imprvu. Mais ces
jouissances sont ncessairement achetes par le sacrifice
du bien-tre. Elles sont d'ailleurs toutes physiques : elles
exigent une sant trs-robuste, une force corporelle
trs-grande. Tout dpend en effet de cette force qui tient
lieu de protection lgale, mais qui n'est pas toujours
suffisante, comme la loi, pour assurer le triomphe dubon
droit. Quant moi, je prfre l'inconnu ce que je
connais bien. L'ordre et la rgle me conviennent mieux
que le hasard et l'irrgularit, ce qui fait qu'au dsert je
ne me sens pas plus indpendant qu'ailleurs. Au contraire , j'y sens que mon esprit dpend de mon corps,
lequel est assez mal l'aise.
Nous partons de grand matin pour arriver vers onze
heures Rhamss, o nous devons stationner. L'ordre
un peu solennel du premier jour de notre navigation
cesse ds ce moment d'tre observ. Le vent du dsert
souffle sans doute dj des ides d'indpendance. Chacun appareille son gr sans attendre Sa Seigneurie,
qui, ayant couch dans un fort bon lit, ne pourra sans
doute en sortir avec la prestesse que nous avions mise
quitter le divan o nous avions repos tout habills.
Le vent est favorable. Nos deux chameaux trottent sur
la berge la hauteur de notre embarcation sans prendre la remorque. Notre marche est rapide. Les terres
passent devant nous et se succdent. Mais le paysage
change graduellement d'aspect. La zone de terrain
cultiv se resserre. Le dsert l'envahit et la presse. Elle
ne forme bientt plus qu'une bande troite de verdure. Enfin elle disparat; les sables l'ont touffe.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


16

LE TOUR DU MONDE.

Alors commence cette rgion de valles sans eau, de


dunes sches, de plaines striles o l'oeil cherche vainement un arbre, une plante, une tige d'herbe. Aussi
loin que la vue peut s'tendre, on n'aperoit rien que
cette succession de valles, de dunes et de plaines couvertes d'une paisse couche de sable d'un jaune brun :
une espce de poussire de briques o les chaussures
europennes enfoncent chaque pas, de manire rendre
la marche excessivement pnible et fatigante. La solitude
dans ces terres dsoles est effrayante, surtout parce que
leur physionomie uniforme ne donne aux voyageurs
trangers aucune indication du chemin suivre. Priv
de boussole, un piton peut errer des semaines entires
dans le dsert en tournant sur lui-mme et presque sans

changer de place. Mais traverser cette rgion en suivant


le cours d'une eau vive et saine qui vous conduit srement destination; contempler sans fatigue cette scne
qui se droule mesure que l'embarcation avance et qui
certes n'est pas sans grandeur, c'est pour un touriste
une tentation fort naturelle. De tels tableaux suffiraient
pour motiver un voyage dans l'Isthme.
Toutefois l'empire du dsert n'est plus incontest sur
les bords du canal, mme au del du domaine achet
par la Compagnie. Une partie de ces terres est dj
rendue aux soins de la culture. et l nous voyons
se projeter la silhouette d'un homme debout ' sur les
bords du canal. De loin on le prendrait pour une statue
gigantesque , survivant dans sa masse et son immobilit

la destruction gnrale des villes et des monuments


anciens dans la valle de Gessen. En approchant on reconnat un Bdouin la haute stature, qui lve et abaisse
dans le canal cette machine primitive dont les gyptiens
se servent pour l'irrigation et qu'on appelle chadouf.
Des rigoles creuses dans le sable portent distance l'eau
que leur verse le chadouf. Avant peu, de nouvelles oasis
seront formes dans la mer de sables, et de nouveaux
progrs auront t faits dans la transformation de cepays.
Les Bdouins ont spontanment sollicit et obtenu des
fermages. C'est un tmoignage clatant de l'quit qui
rgle tous les actes de la Compagnie. On reconnat, en
effet., dans les allures, les traits et les regards de ces

hommes, une race fire et libre. C'est l'impression que


nous avions prouve la vue des cultivateurs dissmins sur les bords du canal, dans la partie dserte o ils
se sont fixs de prfrence. Ce sentiment fut confirm
par la prsence d'une dputation de ces cultivateurs qui
vinrent, Rhamss, rendre hommage M. de Lesseps. Il y avait l plusieurs hommes de la plus belle et
de la plus noble figure. La dignit de leur maintien,
l'aisance de leurs manires, leur attitude respectueuse
sans doute, mais exempte de servilit, frappa tout le
monde.
Paul MERRUAU.
(La fin la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

VIII. taxe Liv

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

18

LE TOUR DU MONDE.

UNE EXCURSION AU CANAL DE SUEZ,


PAR M. PAUL MERRUAU'.
1862. TEXTE ET DESSINS INDITS.
DESSINS DE M. DOM. GRENET, TIRS DE L ' ALBUM INDIT DE M. BERCHERE,

IV
Le tombeau d'un compagnon de Mahomet. Fte religieuse. Justice sommaire. Rhamss. Carrires de Gebel-Gneff.
Les terrassiers indignes.

Pendant le djeuner de nos amis trangers qui ftaient avec grand apptit la table hospitalire de la Compagnie, je me promenais dans l'enclos du campement,
causant de toutes ces choses si nouvelles avec un vtran
des travaux du canal, un de ces hardis pionniers qui
ont, les premiers, plant leur tente l'appel de M. de
Lesseps. Et il me donnait sur les moeurs et le caractre
ds Bdouins du dsert qui dit dsert ne dit pas solitude les informations les plus intressantes.
Tchons de nous souvenir de ses propres paroles. Elles
ont le mrite de la vrit. C'est la nature prise sur le fait.
a Vous voyez bien, me disait-il, ces dunes qui s'lvent l-bas l'horizon ; on y trouve le tombeau d'un
saint du mahomtisme. Abou-Nichab (le pre de la
Flche), compagnon de Mahmet, passe pour avoir
excell dans les exercices de l'quitation et les jeux
d'adresse. Il est le patron des cavaliers indignes. La
lgende rapporte que son corps tait enterr dans la
haute gypte, et qu'un de ses bras seulement tait dans
le dsert. Mais un jour le corps a disparu et s'est trouv
runi au bras. A la suite de ce miracle, on a rig un
tombeau et les fidles sont venus chaque anne au mois
de juillet implorer l'intercession du saint.
a La fte avait d'abord un caractre purement religieux. Les malades venaient en plerinage; les mres
amenaient leurs enfants pour attirer sur eux la protection
divine. Les zchres ou louangeurs de Dieu se runissaient
pour prier. Il y a une douzaine d'annes, un gouverneur, Malhereffendi, aprs avoir maltrait cruellement
les habitants de la valle, vit en songe le saint, qui lui
reprocha sa conduite et lui ordonna, pour rparer ses
fautes, de fter solennellement le plerinage annuel.
C'est alors que commencrent les fantasias et les courses
qui attirent, outre les habitants du domaine, les cavaliers du pays et les Bdouins du dsert.
n Cette anne j'ai assist cette fte qui dure pendant plusieurs journes. Le premier jour, l'assemble
n'tait pas au complet. Elle grossissait peu peu par
l'arrive d'un cheik et de sa famille, d'une tribu du
dsert, de la population d'un village. Les femmes
taient jusqu' trois sur un chameau, avec leurs enfants et les ustensiles du mnage. Ces animaux, pars de draperies clatantes, semblaient fiers de porter
la famille. A l'arrive d'une caravane, drapeaux et mu1. Suite et fin. Voy. page I.

signe allaient au-devant d'elle jusqu' l'entre du champ


de la fte, o les chameaux rangs en ligne s'arrtaient
gravement. Les cavaliers venaient faire des passes au
galop, brler de la poudre et distribuer de l'argent aux
yeux des beauts voiles qui rpondaient par leurs chants
de joie et leurs trilles aigus.
a Jusqu'au milieu de la nuit, un magnifique clair de
lune fit ressortir en ombres vigoureuses les runions
autour des tentes, les jeux de bton des fellahs et les
prires des zchres, que ni les cris ni les gestes convulsifs ne semblaient fatiguer.
Le lendemain matin, je montai cheval pour visiter le tombeau du saint. L'troit espace couvert par la
vote du monument tait rempli de fidles priant et
chantant. Des ex-voto, des colliers, des bagues, des
bandes d'toffes taient suspendus au-dessus de la pierre
du tombeau. Plus de cinquante enfants se roulaient dans
le sable en criant leurs prires. Des malades et des convalescents formaient un double cercle et proclamaient
les louanges de Dieu et de Mahomet avec des balancements de tte, des renversements de corps et des contorsions de toute espce.
a Au retour de cette visite, je trouvai sur la route une
nue de cavaliers. La descente des dunes offrit un beau
coup d'oeil. Cent cinquante chevaux tourbillonnaient au
galop dans le sable. Bonds, arrts sur place, changements de main, coups de feu ne cessrent que lorsque,
arriv au champ de course, chacun prit son rang pour
commencer la fantasia du matin.
a Une seule tribu manquait l'appel, et l'on s'tonnait de son absence, lorsqu'une vive fusillade se fit entendre tout coup. Un millier d'hommes pied, entourant cinquante chameaux portant les femmes, les
provisions et les tentes, vinrent prendre part la fte.
Cette caravane tait escorte par soixante cavaliers, drapeaux et musique en tte. C'tait la tribu retardataire.
Les hommes pied, types des nomades du dsert avec
leurs sabres fourreaux de bois, leurs longs pistolets,
leur peau bronze, leurs membres peine couverts de
quelques haillons majestueusement ports, taient superbes voir.
Tout se passa dans le plus grand ordre. Une seule
querelle entre deux Arabes risqua de le troubler. On les
arrta au moment o les coups intervenaient dans la
discussion. Ils furent amens devant le juge. Trois ou
quatre mille ttes groupes alentour attendaient la e14--

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

19

LE TOUR DU MONDE.
cision. Aprs un court interrogatoire, le nazir rendit
sa sentence, et dans son impartialit il conclut que les
deux dlinquants devaient recevoir chacun cinquante
coups de courbache. La courbache est une lame d'acier flexible, entoure de lanires de cuir. J'intercdai et je demandai qu'en l'honneur du saint la premire
faute ft pardonne. Le juge cria alors pour toute sentence.
Bdouins, embrassez-vous !
Leurs cheiks, se prcipitant sur eux ces mots, leur
prirent la tte et les tinrent embrasss, aux acclamations
des assistants.
Ce rcit m'avait fort intress. Il soulevait un coin du
rideau qui cache nous autres Europens les murs des
habitants du dsert. Cette foi ardente des populations
dans le pouvoir de leur saint; ce dploiement d'un luxe
guerrier; cette galanterie ; ces courses, ces jeux chevaleresques et par-dessus tout cette justice patriarcale dont

les arrts sont respects sans l'intervention d'aucune


force, taient autant de particularits curieuses et caractristiques. Tout en me promettant de les consigner
ici, je ne pus me dfendre de jeter de nouveaux regards
vers les dunes o repose le corps d'Abou-Nichab, et
elles me parurent peuples des souvenirs de cette fte.
Dsormais, d'ailleurs, le dsert devenait vivant devant
nous, du moins par les souvenirs. Il suffisait de parcourir jusqu' Timsah le reste de notre route, une bible
la main, pour relever en pense des villes disparues.
Rhamss, qui n'existe plus, tait florissante au temps
de Mose. C'est de Rhamss que ce prophte partit,
lorsqu'il conduisit hors des domaines du pharaon la
grande migration des Juifs. On voit Rhamss, quelques pas du campement, la statue du souverain gyptien
qui avait donn son nom la ville. Il est assis entre
deux autres figures de granit, qui ont rsist mieux que
la cit elle-mme l'action du temps. Celle- ci n'est plus

indique que par des briques parses. Mose et son


peuple suivirent la direction du canal d'eau douce, et
firent une premire halte non loin de l'endroit o ce
canal rejoint le lac Timsah.
Notre journe va s'achever; nous sommes parvenus
presque au centre de l'isthme.
Ce que j'admire le plus, dans cette solitude si imposante et si extraordinaire pour un habitant de Paris, c'est
l'extrme transparence de l'air. J'en avais souvent entendu parler par les voyageurs, mais je n'avais pu me
rendre compte de ce phnomne, qui a pour principal
effet de diminuer considrablement les distances et d'accuser tous les objets avec un relief trs-vigoureux. Il les
grandit aussi, et je vois en ce moment pointer l'horizon un cavalier sur son dromadaire, qui paraissent,
homme et bte, d'une stature colossale. Les montagnes
du Gebel-Gnelf, qui surgissent aux portes de Suez et
qui sont loignes de nous de soixante kilomtres au

moins, paraissent s'lever quelques milliers de pas


seulement. En rsum, cette immobilit, ce silence,
cette solitude, que pas un oiseau, pas un insecte ne
troublent, ont une majest triste. On a soif rien qu'
voir ces vastes espaces privs d'eau; ils veillent la pense d'un repos ternel ; ils nous reportent vers les ncropoles de la haute Egypte. C'est le sjour bien choisi
des tombeaux, l'empire naturel de la mort.
Et pourtant, que d'animation en ce moment, que de
vie dans l'isthme! Tournons la proue de notre esquif
vers le rivage mridional; abordons au pied de cette
berge assez leve. Tout y parat calme et solitaire; mais
notre arrive a t signale. Voici les principaux agents
de la Compagnie, les ingnieurs, les mdecins ; tous
les compagnons de la grande uvre sont venus nous
souhaiter la bienvenue et acclamer notre illustre chef,
M. de Lesseps. Sas, valets, chameliers, s'agitent dans
la poussire, poussant devant eux des chevaux tout har-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

20

LE TOUR DU MONDE.

nachs, des dromadaires qui portent firement leur selle


si petite etleurs grandes housses franges et clatantes des
plus vives couleurs. Il n'est pas jusqu' la monture nationale, en ls'gypte, les nes, qui ne figurent dans cette dmonstration et qui n'offrent aux voyageurs leur robuste
et patiente chine. Sommes-nous donc arrivs au lac
Timsah?
Nos yeux cherchent en vain la trace de cette vaste dpression de terrain; ils n'aperoivent que des dunes entrecoupes de valles sablonneuses, o les chaussures
vernies des agents de la Compagnie font l'effet d'un anachronisme. Attendons et suivons nos guides. Nous dbarquons. La cavalcade se forme; les dromadaires ploient
les genoux en grondant, selon leur invariable habitude;
les sportsmen. que nous comptons parmi nous sont les
premiers faire l'essai de cette nouvelle monture. On se
partage les chevaux; et en avant! M. de Lesseps et
M. Bulwer sont en tte, deux brillants cavaliers que

nous perdons bientt de vue : chacun les suit de son


mieux, en pressant sa monture. Toute la caravane se
prcipite. Les dromadaires, allongeant le pas, prennent
un trot qui prouve les cavaliers novices; les chevaux,
pour les prcder, s'lancent au galop. Ils s'animent tous
la course; le mouvement, le bruit, la foule les excitent;
ils piquent droit devant eux, tte baisse, et dtalent
toutes jambes. Rendez la main, si vous ne voulez pas tre
renvers, car la folie du dsert les pousse; ils dvorent
l'espace. Heureusement le terrain n'offre pas d'obstacles.
blouis un moment par ce tourbillon, nous marchons
paisiblement sur ses traces, en compagnie de l'ingnieur
divisionnaire, avec une curiosit facile comprendre.
Cette curiosit ne tarde pas tre satisfaite. Au sommet
de la dune o nous venons d'arriver, nous voyons se dvelopper un canal large de vingt-cinq mtres, les talus
rguliers descendant cinq mtres de profondeur, et
cette belle tranche, encore sans eau, se dveloppe

perte de vue. Suivons-en le bord, et nous verrons


l'oeuvre les compagnies de terrassiers indignes.
Ils sont au nombre de douze mille, chelonns sur une
ligne de quelques kilomtres; les uns manient la pioche
au pied du talus, dans le lit du futur canal; la terre qu'ils
enlvent est charge dans des paniers en jonc qu'on appelle coutres (voy. p. 13). Ces paniers passent de main
en main jusqu'au sommet du talus. Ce systme primitif donne des rsultats qui surprendraient davantage
encore, si l'on ne rflchissait pas qu'on est sur le terrain classique des travaux excuts bras d'homme. La
tranche s'ouvre en quelque sorte vue d'oeil; elle court
vers le sud. A voir l'ardeur des ouvriers, l'ordre du travail, la simplicit des moyens, la dicipline et l'entrain
des chefs subalternes, le calme et la scurit des suprieurs, on pressent les progrs rapides bt l'achvement
prochain de l'entreprise.
La nuit est venue. Nous reprenons nos places dans les

e,nbarcations; les attelages qui nous remorquent htent


le pas. Encore quelques efforts et nous atteindrons les
bords de ce lac Timsali o la Compagnie a fond une ville
nomme Ismalia, en l'honneur d'Ismal-pacha, et qui reoit dj les eaux sales qu'apporte le canal maritime.
Pendant le reste de la route, chacun exprime les sentiments qu'il a prouvs la vue de cette arme d'ouvriers que la Compagnie applique ses travaux. Jamais
l'image d'une fourmilire n'a pu tre plus justement employe que pour dfinir cette multitude d'hommes qui
montent ou descendent les talus, qui s'agitent avec ordre
et qui couvrent le terrain de ttes nombreuses comme
les pis dans un champ de mas. C'est un spectacle nouveau, mais intressant; singulier, mais instructif. On ne
peut oublier que cette foule n'obit ici qu' l'ascendant
moral de quelques Europens. En admettant mme que
sa prsence et son concours sur la ligne des travaux ne
soient pas volontaires, du moins peut-on dire avec une

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

22

LE TOUR DU MONDE.

L'obscurit est complte au moment o nous arrivons


Timsah ; mais la ville qu'on vient d'y fonder semble
anticiper dj sur ses destines et sa grandeur future,
tant le mouvement et la foule sont grands au dbarcadre. Les torches brillent aux mains de tous les serviteurs indignes ; leur clat rpand un voile de fume.
Ces torches sont des piques de fer termines au sommet
par une grille, formant un rcipient o l'on brle des

branches d'un bois rsineux. Par intervalles, un tison s'chappe et tombe tout enflamm sur le sol, avec la rapidit et l'clat d'une toile filante. Des hommes rangs en
demi-cercle devant le dbarcadre se tiennent immobiles, la torche plante en terre, comme autant de sentinelles du moyen ge, veillant la lance au pied. La vive
lumire qui enflamme leur visage, tandis que toute leur
personne reste plonge dans l'obscurit, leur donne l'aspect de dmons dont les ttes surnageraient dans un
ocan de feu.
Nous retrouvons sur cette plage de Timsah la mme affluence et le mme mlange de montures. Prs de nous un
objet de forme bizarre se dresse comme une tour tronque ;
impossible d'en deviner la nature, dans la pnombre o
il est plac. Des dromadaires sont stationns tout auprs ;
j'aperois leur long cou, surmont d'une tte petite et
inintelligente. Nous avons saut terre. Les sas s'approchent et nous conduisent, en levant et secouant leurs
torches, prcisment cet objet dont l'aspect singulier
et les formes indcises ont excit notre attention. C'est

une voiture . attele de dromadaires, vhicule de nouvelle


invention et bien original, je vous assure. Moiti omnibus, moiti cabriolet, il a des roues dont les jantes sont
larges comme celles de nos grosses charrettes ; il a deux
dromadaires au timon, trois en flche. Une sorte d'cuyer, un cheik arabe, mont sur un drom tdaire libre,
dirige les jockeys la peau bronze, qui sont perchs sur
le dos des animaux de l'attelage.
Vue de prs, cette machine, adapte au transport des
voyageurs dans le dsert, ne manque pas d'lgance ;
elle a surtout un caractre de sret fort attrayant. Je
me hte d'y monter. Un hasard dont je dois m'honorer
me place ct de l'ambassadeur d'Angleterre. Sa Seigneurie daigne adresser son entourage quelques mots
trs-obligeants, selon sa gracieuse habitude ; mais pas
la moindre allusion n'est faite aux merveilleux travaux
qu'elle vient de visiter. On raconte que les caciques indiens se faisaient un devoir de montrer une suprme
indiffrence l'aspect des produits les plus extraordinaires de l'industrie et de la science europenne. Son

Excellence pourrait certainement donner l'exemple sous


ce rapport aux Ogibeways les plus flegmatiques.
M. de Lesseps est mont cheval. Il donne le signal
du dpart ; la voiture s'branle : on dirait un char antique portant quelque dieu paen, tant l'escorte qui l'entoure est nombreuse, anime et brillante. De distance en
distance, des torches sont fiches en terre sur notre
route ; les sas, qui nous prcdent en courant, portent
chacun la main des branches incandescentes, et laissent derrire eux une longue trane de flammches et
d'tincelles qui petillent sous les pieds des chevaux.
Notre voiture avance au milieu de ce cortge, allgrement emporte par les robustes quadrupdes ; et le cheik
des dromadaires, vtu de son costume le plus beau et le
plus clatant, fait caracoler devant nous son dromadaire,
o il trne avec la majest d'un souverain.
Nous arrivons l'ancien campement de Timsah, devenu la ville d'Ismalia.
Ici la plupart des Franais sont logs' sous la tente.
M. de Lesseps leur en donne l'exemple. Il a rserv

fiert lgitime que la rgularit et la discipline des travaux et surtout le bien-tre et la bonne sant des ouvriers sont dus aux soins de la Compagnie, et contrastent
avec la situation qu'ils avaient subir, lorsqu'on les appliquait, dans l'antiquit et dans les temps modernes,
aux grands travaux d'utilit publique.
V
Le lac Timsah. Une voiture trange. La ville d'Ismalia.
El-Guisr. Le kiosque de Sad-pacha. Le Serapeum.
Toussoum. Tombeau du cheik Ennedeck. La chane de l'Ai. taka. Suez. Navigation sur le canal. Le campement (le
Kantara. Le lac Mensaleh. Port-Sad.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

23

LE TOUR DU MONDE.

pour ses htes anglais des lits mieux abrits, sous le


toit de maisons solides.
Avant de gagner notre couche, il faut visiter, nous
dit-ou, la ville indigne. C'est un assemblage de constructions fort phmres, mais trs-frquentes et pleines d'animation, de bruit et de musique. Plusieurs cafs,
c'est--dire plusieurs tentes o nous voyons des tables,
sont hants comme Paris, par une foule de consommateurs qui viennent entendre les chansons familires
leurs oreilles europennes. Le violon est criard, la voix
enroue, mais n'importe! La musique est franaise ou
italienne, et les courageux ouvriers qui bravent depuis
plusieurs annes les ardeurs dvorantes du soleil d'gypte, ces caractres nergiques et rsolus qui se sont
exils volontairement pour excuter, au milieu du dsert,
la grande uvre du percement de l'isthme, sont heu-

reux, le soir venu, d'entendre comme un cho de la


patrie qui leur parvient par l'intermdiaire de quelque
pauvre mntrier.
La soire se termine souvent par une danse d'almes.
Tirons le rideau sur ce tableau quoiqu'il n'ait rien de
choquant, surtout quand on le compare aux danses de
nos grands thtres. Les danseuses gyptiennes sont
beaucoup plus vtues que nos nymphes de l'Opra. Mais
leur danse, qui n'est pas rgle par un matre de ballet,
est gnralement sans grce et sans esprit, Rien de pire
qu'une danse bte.
Nous avions faire le lendemain une assez longue
tape, et le dpart tait fix huit heures du matin.
Je me levai ds six heures. Mon premier soin fut de
monter sur les dunes qui forment une enceinte circulaire autour du lac Timsah, et d'o le regard em-

brasse la fois la ville naissante, le lac et le dsert a


l'horizon.
La ville se dveloppe en ligne droite sur la rive orienta:e du lac. Elle comprend des constructions pour
loger les ingnieurs, les chefs de services et les ouvriers.
Tout le personnel de la Compagnie y trouve en ce moment sa place. Ainsi tablie au centre des travaux, l'administration rayonnera facilement jusqu'aux extrmits
et fera sentir son action immdiate sur tous les points
de la ligne.
Dcrirai-je .ce vaste amphithtre dont la scne prsente une belle et vaste nappe d'eau sur laquelle je vois
dj flotter une voile latine et qui s'alimente en temps
de crue du Nil par des infiltrations souterraines? Aujourd'hui le canal maritime y verse les eaux de la Mditerrane, et l'imagination, sans grand effort, place sur
ses bords les docks, les bassins, les ateliers de rparation; elle y runit une flotte tout entire de btiments.

Les uns se prparent suivre la remorque qui doit les


conduire soit dans la Mditerrane soit dans la mer
Rouge ; d'autres entrent dans les bassins pour rparer
des avaries. Ceux-ci renouvellent leurs vivres; ceux-l
font provision d'eau douce. Les quais sont frquents
par une nombreuse population. Les Arabes offrent leurs
denres; les quipages parcourent la ville; les ouvriers
se pressent dans l'arsenal.
Dj ce mouvement est commenc. Le lac a ses embarcations; la ville ses marchs, ses visiteurs et ses
ouvriers. Hier c'tait une solitude, une plaine de sable,
entourant d'une fauve ceinture un marcage demi
dessch o croissaient des joncs maladifs. Aujourd'hui c'est une Memphis naissante qui compte, pour
assurer sa prosprit, sur le commerce et la navigation
du monde entier.
Quel est ce mouvement qu'on aperoit de la hauteur
o j'ai plac mon observatoire? C'est la caravane qui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

21s

LE TOUR DU MONDE.

se forme. Voici l'omnibus tran par des dromadaires.


Voici le cheik de ce genre de transport, plus fier encore
au soleil levant, qui fait chatoyer les orfvreries de sa
selle et les dorures de sa housse. Voici les chevaux
runis devant la demeure de Sa Seigneurie anglaise.
Dirigeons nos pas de ce ct et comptons pour arriver
temps sur les soins que sir Henry donne certainement
sa sant sinon sa toilette. Il me semble que sa casquette noire, de forme originale, son paletot d'toffe
sombre et de coupe indiffrente, doivent tonner les
Arabes et leur donner une singulire ide de l'Europe.
La puissance turque ne se manifeste jamais que rehausse d'un splendide cortge et de vtements clatants.
Ils doivent avoir peine comprendre l'air mesquin et
vraiment piteux de nos accoutrements et de nos allures.

Le but de notre cavalcade est le canal maritime la


tranche d'El- Guisr. Six kilomtres nous en sparent.
C'est l que nous devons nous embarquer pour gagner
la Mditerrane. En effet la tranche ouverte sur le lac
Timsah n'a pas encore tabli une communication navigable avec ce lac qu'il faut d'abord emplir d'eau. On a
donc construit au dbouch du canal un barrage et
un dversoir qui donne au lac de l'eau en quantit suffisante pour en lever graduellement le niveau jusqu'
la hauteur du canal, sans dterminer une chute qui
changerait ce canal en torrent et y suspendrait la navigation. C'est pourquoi notre caravane ne peut s'embarquer sur le lac et doit remonter un peu au-dessus. D'ailleurs El-Guisr o nous allons promet un spectacle auquel
il est bon de se prparer par une marche dans le dsert.

La voiture s'branle, les chevaux l'entourent et la


prcdent. Nous partons dans le mme ordre que la
veille. Une route est trace entre les dunes de sable.
Bientt nous sommes en plein dsert, et n'tait le voisinage des grands travaux que nous ne voyons pas, mais
que nous devinons derrire les monticules rougetres,
nous pourrions nous croire lancs au sein du Sahara,
loin de toute habitation humaine et de toute civilisation.
Le trajet n'est pas long. La course a dur une heure
peine et voici que nous entrons dans une sorte d'avenue que dessinent des trophes dresss de distance en
distance et que termine lin arc de triomphe. Les trophes sont ingnieusement forms d'outils de toute espce entours de bran 3hes encore verdoyantes. La porte
triomphale, construite en bois et en toile, tait destine

au vice-roi d'gypte dont la visite prochaine avait t


annonce. Nous passons ct et nous arrivons au pied
d'un kiosque trs-lgant.
Il a t lev par ordre de Said-pacha et pour son
usage. La faade est tourne vers le lac et le balcon du
premier tage est assez lev pour offrir la vue un
splendide horizon. Le bassin du lac s'allonge entre les
dunes qu'il contourne et derrire lesquelles il s'chappe
et se dissimule. Le soleil qui se lve resplendissant
l'est couvre de ses feux une partie de la nappe d'eau,
tandis que l'autre partie reste plonge dans l'ombre
projete par les dunes. Le lac tant agit par le vent
lger du matin, la partie claire ressemble un diamant dont chaque facette renvoie les rayons. Il est impossible de fixer longtemps la vue sur ces (aux o le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

'mus-woa ap said aqvit a2uillA

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

26

LE TOUR DU MONDE.

soleil semble plong et du fond desquelles il renvoie


la surface des feux blouissants. Mais on le retrouve en
relevant les yeux. Il monte rapidement l'horizon et
tombe d'aplomb sur le dsert qui sert de cadre aux eaux
du lac. Il enflamme ces vastes plaines, il dessche les
terres, il les torrfie, il les broie. Nul ne peut se faire
une ide de sa puissance s'il ne l'a pas vue s'exercer
dans le dsert o rien ne combat son action dvorante.
Il nuance l'azur cleste de toutes les couleurs du prisme,
et dgrade ses teintes avec des transitions inimitables,
depuis le rose ple jusqu' l'clat insoutenable du fer
chauff blanc.
Accoud sur le balcon nous laissons volontiers notre
imagination courir au del du lac de Timsah en suivant
jusqu' Suez le trac du canal des deux mers. Le sol
s'lve graduellement partir du rivage mridional du
lac et forme peu de distance un plateau qu'on appelle Srapeum. Il est moins
lev et d'une moindre
tendue que le seuil d'ElGuisr. Aussi les contingents
arabes ouvriront-ils facilement un passage au canal
travers ce plateau. La
tranche d'El - Guisr tait
bien plus vaste. Quelques
mois cependant ont suffi
pour accomplir ce gigantesque travail.
Mais avant d'arriver au
sommet du Srapeum, l'oeil
rencontre un groupe de
tentes et de maisons : c'est
le poste ou campement de
Toussoum. C'est l qu'ont
pris position les premiers
ouvriers de la grande oeuvre. A l'origine elle avait
pour premire perspective
une carrire de dangers et
de sacrifices. Le dsert n'offrait aucune ressource;
l'hostilit anglaise tait menaante. Elle avait des adhrents dans le pays. Les ouvriers tablis Toussoum
taient donc obligs d'avoir le fusil pos ct de la
truelle. Ils prirent leur parti en vrais Franais. Ils
avaient cette foi et ce dvouement que le pril stimule
dans la race gauloise. Ils s'installrent fortement dans
ce premier campement. Ils le mirent sous la protection d'un nom cher au vice-roi, le nom de son fils
Toussoum. Et ils surmontrent allgrement les difficults et les privations, ils opposrent leurs poitrines
aux menaces ; ils gagnrent enfin l'heure o la Compagnie se vit en mesure de dvelopper ses travaux et de
donner ses agents le bien-tre et la scurit dont ils
jouissent aujourd'hui. Toussoum, dont l'importance a
diminu, reste avec toute la solidit et l'ampleur de son
installation premire. Il a son hpital, ses magasins, sa

boulangerie, ses maisons correctement alignes, et son


observatoire, difice caractristique, lev pour djouer
par une vigilance exerce dans un horizon tendu les
surprises et les attaques alors probables, aujourd'hui
impossibles.
Autre trait de moeurs locales. Il existe Toussoum un
marabout, fort vnr des Arabes et connu sous le nom
de Cheik-Ennedeck. Les tribus nomades y viennent en
plerinage pour honorer le saint dont les restes sont ensevelis sous les votes de cet difice. La Compagnie a
prouv son respect pour cette innocente croyance, en
rparant le monument quelque peu dgrad, et en donnant une couche de peinture frache et nouvelle aux bandes rouges et blanches qui le dcorent.
Avanons plus loin. Quelques pas peine nous sparent de croix plantes aux environs de Toussoum. Cet
emblme touchant des
preuves et de l'espoir du
christianisme signale le
dernier asile et rvle les
fatigues des premiers pionniers.
Franchissons par la pense le Srapeum sans nous
arrter dchiffrer les caractres gravs sur les pierres parses. Un autre dira
quelle race de conqurants
a laiss ces empreintes. Au
sommet du Srapeum un
spectacle plus intressant
attire nos regards.
Quelles sont ces lignes
estompes clans la brume
qui dcoupent l'horizon au
del du Srapeum? C'est
la chaine de l'Attaka. Elle
lve ses cimes denteles
comme une barrire entre
la mer Rouge et l'gypte.
La montagne de GebelGneff est un des contre-forts de cette masse rocheuse. Lorsque les premiers ouvriers de la Compagnie parcouraient le dsert peu de temps aprs y avoir
plant leurs tentes, ils remarqurent le massif de calcaire que prsente le Gebel-Gneff du ct des lacs
Amers, sur un front de plusieurs centaines de mtres.
Leurs rapports firent natre la pense d'utiliser ce calcaire pour les jetes du canal. Un tel projet n'avait
rien que de naturel alors que l'examen des lieux faisait reconnatre les traces d'exploitations du mme
genre qui semblent remonter la plus haute antiquit.
On fit donc tous les prparatifs destins pour tirer de
la montagne les pierres ncessaires la construction
du canal. Mais l'ouverture de la carrire ne pouvait
tre utilement opre que le jour o le transport des
blocs destination serait devenu facile et peu coteux.
Ce jour va bientt arriver puisque le canal d'eau douce

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
doit passer au pied de la carrire projete. Eu attendant un campement est form sur les lieux, et ce sjour
est l'un de plus pitoresques qu'on puisse souhaiter au
dsert.
L'aspect du Gebel-Gneff est sombre et majestueux.
D'immenses anfractuosits reclent des nids d'aigles et
de vautours qu'on voit souvent planer distance. La nudit du rocher dpourvu de vgtation ajoute la grandeur du tableau et son caractre sauvage. La nature
environnante contribue maintenir ce caractre. Presque en face de Gebel-Gneff de longues ranges de tamarix tendent leur sombre rideau. A droite, on voit les
montagnes d'Asie : la chane du Sina sur la route de la
Mecque.
Le canal d'eau douce gayera et animera ce paysage.
Aprs avoir baign ces arides montagnes, il dbouchera
dans le golfe que forme la mer Rouge Suez, en fertilisant les terrains situs en dehors des vieilles murailles
de la ville qu'on appelle les Cimetires.
Suez n'tait qu'un village peu prs dsert, il y a vingt
ans. C'est une ville auj.ourd'hui, une ville en pleine prosprit. La Compagnie pninsulaire et orientale anglaise
y reoit, deux fois par mois, les paquebots de l'Inde et de
l'Australie. La Compagnie des messageries impriales
de France vient d'y organiser un service semblable, et
elle construit sur le bord de la mer des bassins et des
docks qui seront relis la ville par un chemin de fer en
cours d'excution.
On devine aisment que cette rade o s'changent les
correspondances de l'Europe, de l'Inde, de la mer Pacifique prsente le spectacle d'une grande animation. Les
btiments de guerre et de commerce y sont en complte
scurit trois mille mtres de la plage. Leurs embarcations sillonnent incessamment les eaux de la rade. Les
bateaux de pche, les navires caboteurs de la mer Rouge
qui conservent encore le cachet de la galre antique, contribuent au mouvement de ce tableau dont le cadre est
splendide. A l'est et l'ouest il est bord par les montagnes de la chane asiatique et de la chane africaine. Les
magnificences du climat, la grandeur et la couleur des
horizons, l'agitation des affaires, la diversit des costumes, tout concourt donner une physionomie des plus
intressantes la ville et au port.
Les anciennes masures disparaissent successivement,
signe certain de la prosprit prsente et venir. Une
nouvelle ville lgamment et solidement construite s'lve la place de l'ancienne.
Une seule chose manque Suez pour assurer sa grandeur future : l'eau douce. Cette ville souffre souvent
d'une scheresse absolue, et l'alimentation des habitants
y serait mme compromise certaines poques de l'anne si l'on n'y apportait dans des caisses, par le chemin
de fer, le liquide tribut du Nil pris au Caire. Cette eau
se vend au litre et cote peu prs aussi cher que le vin
dans notre pays. Les habitants ont, il est vrai, les fontaines de Mose dans leur voisinage ; mais ces sources
lgendaires n'ont rien de rafrachissant, car elles sont
constamment sec. Dans ces conditions qui songerait

27

l'arrosage d'un jardin ! Il n'en existe pas un seul autour


de cette cit de la scheresse ; insens serait aujourd'hui
celui qui consacrerait la culture l'eau si rare et si prcieuse. Suez sort des sables et s'y baigne. Mais le canal
d'eau douce va porter cette ville un fleuve plein de
fracheur et de salubrit. Lorsqu'il y entrera dans quelques semaines, on pourrait mme dire dans peu de jours,
la verdure, si prompte se dvelopper en gypte, lui
donnera un nouvel et gracieux aspect. Les jardins de
Suez n'auront rien envier ceux d'Alexandrie et du
Caire.
Tels seront les premiers et prochains rsultats de
l'oeuvre entreprise et mene avec tant de vigueur par
M. Ferd. de Lesseps.
Pendant la dure de cette contemplation intresse
qui me transportait au del des limites o les regards
peuvent atteindre, le soleil montait l'horizon. Ce ne serait pas trop d'une journe entire pour admirer dans
toutes les phases de sa croissance et de son dclin l'astre
au sein du dsert, son empire. Mais au-dessous de nous
la foule des employs et des ouvriers de la Compagnie
combat les dispositions contemplatives. Elle nous rappelle au mouvement, la lutte, l'action. Marchons en
avant. Il s'agit de faire toucher au doigt la ralit du
succs, les progrs des travaux, l'approche des rsultats
dfinitifs. Il faut dire nos amis d'outre-Manche : Vicie
pede, vicie mnanus.
En route. L'imagination reprendra ses droits, et plus
tard nous aurons sans doute l'occasion de rendre cette
splendide nature l'hommage qu'elle mrite.
On nous fait visiter le kiosque o Mohammed-Sad
a dj fait envoyer des meubles. Le salon, les chambres coucher, la salle de bain sont lgants et simples. Mais le principal mrite du lger difice est,
comme nous l'avons dit, sa situation et le panorama
qu'il domine.
Avez-vous quelquefois suivi dans les montagnes un
chemin qui s'lve en tournant autour des rochers et qui
n'offre votre vue qu'une perspective de quelques centaines de pas ? Les bords en sont fleuris et tout odorifrants. D'un ct descendent, en pente douce, de fraches
prairies o paissent les troupeaux de vaches laitires ; de
l'autre montent des vignobles d'o l'on tire un vin blanc
un peu sr, mais agrable et rafraichissant, surtout en
t. De grands arbres croissent le long du sentier et
l'ombragent. Les oiseaux y sautillent en chantant sur
votre passage. Un paysan fauche et embaume l'atmosphre d'une exquise senteur de foin. La scne est agreste,
d'un caractre doux et calme. Votre esprit se met
l'unisson, et vous gravissez les immenses contre-forts
dans un tat de somnolence heureuse.
Tout 'a coup la scne change, un dtour du chemin
vous prsente un tout autre tableau : la prairie, les vergers ont disparu pour faire place aux glaciers ; votre
monture s'arrte, les deux jambes roidies, devant un
prcipice bant sous vos pieds.
Tel est le contraste que nous allions rencontrer,
lorsque, au sortir du kiosque du vice-roi, nous marchions

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

28

LE TOUR DU MONDE.

sur le plateau dnud et sablonneux qu'on appelle le


seuil d'El-Guisr. Devant nous s'tendait le dsert avec
toute son aridit. Notre vue franchissait le canal maritime creus dans ce plateau, lorsque, sans transition aucune, nous arrivons sur la crte de la gigantesque tranche : elle a plus de deux cents mtres d'ouverture la
surface du sol. Prcipice rgulier et majestueux qui
descend dix-neuf mtres de profondeur et traverse
quatorze kilomtres de terrain. Au fond sommeillent les
eaux bleues de la Mditerrane que notre navigation
va bientt mouvoir.
Rien ne saurait rendre l'effet de ce tableau. Il faut
connatre le dsert ; il faut avoir travers ces terres altres qui semblent repousser toute industrie ; il faut avoir
prouv les impressions d'un voyageur faisant route

travers ces longues plaines sans ombrage, sans verdure,


sans chemins tracs, vritable domaine de l'immobilit,
pour comprendre le sentiment qu'on prouve en trouvant subitement ses pieds un cours d'eau : c'est un
symbole de vie dans l'empire de la mort.
L'motion fut grande parmi nous, lorsque nous fmes runis sur le bord du talus, dominant de soixante
pieds ceux de nos compagnons qui, dj, prenaient place
dans les deux bateaux peints en bleu et tapisss de
toile perse qu'on avait amarrs au pied de la tranche
pour nous recevoir. L'aspect de ce travail est imposant
comme la grande salle de Karnac ou les ruines de
Thbes. C'est une oeuvre pharaonesque, cette diffrence
prs que les pharaons, imbus de vanit jusqu'aprs leur
mort, levaient des monuments dans le seul but de per-

ptuer parmi les peuples le souvenir de leur domination,


tandis que la tranche du canal, qui vivifie le dsert, qui
ouvre toutes les marines commerciales un prompt accs dans les mers orientales, qui rapproche et runit les
deux hmisphres au profit de l'humanit tout entire,
inspire le sentiment non-seulement de sa grandeur, mais
aussi de son utilit.
Nous descendons en sillence et sous l'empire d'une
mme impression cette berge incline. Au sein du dsert, la Mditerrane, qui nous portera vers les ports de
France, est venue au-devant de nous. Ces eaux sont celles
qui baignent les rivages de la patrie ; il y a quelque
chose en elles de ce que nous aimons. Elles ont t bnies
par les prtres musulmans comme un gage de paix et de
richesse apport dans une terre strile ; nous les bnissons notre tour, parce qu'elles nous mettent en corn-

nrunion avec tout ce que nous respectons et tout ce que


nous chrissons.
Commenons donc avec joie et confiance la navigation
clans ces eaux qui sont dj celles de la Mditerrane.
Nous prenons place sur les divans de nos lgants bateaux, et nous livrons une amarre aux dromadaires qui
vont nous donner la remorque. Ils cheminent sur le rivage occidental, vingt mtres au-dessus de nos ttes,
et notre navigation se poursuit entre deux hautes murailles de terre rgulirement coupes. N'en dplaise
aux prophtes de malheur qui nous menaaient en Europe de l'inconsistance des sables et d'boulements invitables, les talus ont une solidit l'preuve avec l'inclinaison qui suffit dans les terrains les plus stables.
Nous avons soixante-quinze kilomtres parcourir
avant d'atteindre les bords de la mer. Pour dcrire le-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

I!

1nu1l

I^I

aa
,':1111

11111,1
'

I ,Ii

II
u..,

II

"I '

11

' "I,II'll

II^'u

,h,,

il1ll
L I, ,;,jll d

I,
141

I1 1

111Ii 1 ,

jl

i'l

77

iIl!

1/111

do

;1;

iu

dII

fu1,

7 "' :1 1 1'1 , 11 7 "11 !11 r7


l

II^L

I d ; 'I1 I1 11

II

illl

IIp^11^n^'111P'11,'!,IIV,

II^

1 11^ .III 1111 11 io1


'^11

^ ' I o

^^

I ll^jlgtll

91111I

4
1

d,.,,,.,,01

11'111 i1i11

lollluim

Jlll

jl
T'

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

30

LE TOUR DU MONDE.

canal maritime entre Timsah et la mer, il-faut le diviser


en deux sections : celle qui traverse un terrain solide
et sec, celle qui passe au milieu du lac Menzaleh. Une
journe de voyage est consacre la premire section,
que nous franchissons au moyen de chalands remorqus
par des dromadaires. L'autre journe sera employe
une vritable navigation dans de fines barques quille
et pourvues de voiles.
Dj la premire moiti du t our est coule quand
nous quittons El-Guisr, en route vers le nord. Le reste
de la journe se passe dans des conversations joyeuses et
gnrales. Notre chaland est un salon o nous pouvons
circuler et causer par groupes : les uns fument, les autres
changent leurs impressions et leurs suppositions sur les
sphinx ; ceux-ci racontent leurs exploits la chasse, ils
numrent les diverses espces de gibier poil et
plume que nous rencontrerons infailliblement sur notre
route; ceux-l parlent du dernier ballet de l'Opra. La
conversation, en un mot, est toute franaise, car l'ambassade britannique est concentre sur la premire barge.
Tantt srieux, tantt lger, l'esprit gaulois se retrouve
parmi nos compagnons avec toute sa varit, tout son
imprvu. Par intervalles un trait part et s'lve comme
une fuse au-dessus du ton gnral de l'entretien. Les
savants s'arrtent interdits, les touristes saisissent le trait
au bond et ripostent; le rire gagne tout le monde, et de
joyeux clats font retentir les solennels chos du dsert.
Ils dconcertent la gravit de nos mariniers musulmans, qui tour tour vont se prosterner l'arrire du
navire, la face tourne vers l'orient, pour dire leurs
prires.
Les heures passent vite; le soleil est sur son dclin et
nous n'apercevons pas encore le campement de Kantara,
construit 'a l'entre du lac Menzaleh. Il s'y trouve un
hpital de huit lits. A dfaut de malades, nous esprons
bien les occuper. Mais il faut arriver temps. Un de nos
compagnons nous propose de prendre terre avant le dbarcadre et de couper travers le pays pour atteindre
plus promptement cette station dsire.
Son avis est adopt, et nous dbarquons en prenant
la main nos sacs de nuit. Funeste inspiration! La nuit
est venue ; le vent s'lve et devient trs-vif et trs-frais;
il nous envoie en plein visage une fine poussire de sable.
J'ai bien achet en France une paire de lunettes bleues,
pr cisment pour garantir mes yeux dans les circonstances
o nous sommes; mais, comme il arrive toujours, ce
prservatif, soigneusement empaquet et rang dans ma
malle, n'est pas ma disposition au moment o il serait
utile. Autre inconvnient : nous enfonons chaque pas
dans un sol qui fuit sous les pieds; rien de plus fatigant
que cette marche. Ajoutez-y le poids du bagage que je.
porte tantt sur une paule, tantt sur l'autre. Combien
de fois, pendant la demi-heure qui va suivre, n'aurai-je
pas occasion d'apprcier les services et de regretter l'absence d'Hassan et de son collgue Mohamed. Ces braves
indignes sont chez eux dans ce sable et s'y promnent
avecune aisance bien commode surtout pour porter des
bagages.

Encore s'il tait possible de marcher lentement; mais


l'obscurit est dj grande, notre guide hte le pas. Il
faut le suivre et de trs-prs encore, sous peine de perdre
son chemin. Rien, je l'avoue, ne m'et t moins
agrable que d'errer jusqu'au matin dans cette solitude
sans abri et expos au souffle glacial de la nuit. Avanons donc.
La sueur me coule du front et le vent le glace ;
mais cette fatigue est bientt oublie, lorsque nous apercevons un point rouge qui perce les tnbres. C'est une
lumire qui brille dans le campement et nous envoie ses
rayons par quelque fentre ouverte. Ds ce moment, plus
.d'incertitude : nos pas se sont ralentis, nous reprenns
haleine. Il tait temps.
Au souper, grande dmonstration des apptits, mais
pas un mot de l'isthme. C'est un parti pris.
La destribution des lits se fait aprsle repas. Comme
je l'avais prvu, je coucherai l'hpital et je me hte de
m'y rendre. Nos compagnons de tous les jours s'y assemblent, et la conversation qui s'anime nous tiendrait
longtemps debout, si Mohamed, que le sommeil sollicite, ne o-e htait d'teindre nos lampes sous prtexte que
nous devons nous m.
en route le lendemain ds six
heures du matin. Donc, je me hte de m'tendre sous
mes couvertures. Les scnes que j'ai dcrites se prsentent mon imagination ; mes yeux se ferment, et
pourtant je vois distinctement le paysage et les personnes. Mais peu peu ces tableaux deviennent plus
vagues, les personnages se confondent avec les montagnes, les arbres avec les embarcations. Les commentaires philosophiques auxquels je me livrais en pense
sont brusquement interrompus, repris, interrompus de
nouveau. Je m'endors.
Le lendemain, je dormais encore, lorsqu'une voix
amie vint nous donner l'alerte. C'tait celle de M. de
Lesseps, le premier debout, le dernier couch, toujout s
vigilant, prsidant aux dtails comme l'ensemble.
Nous allons entrer dans le lac Menzaleh, une vritable
mer intrieure o l'oeil n'aperoit pas les bords, et sur
les eaux duquel on peut naviguer pendant des journes
entires sans arriver au but de son voyage. Nous montons, au nombre de trois seulement, une lgre embarcation 'a quille acre, voiles normes. Hassan nous
prcede. Son collgue a prsid notre coucher; lui,
dirige notre expdition matinale. Il dpose mystrieusement un panier dans notre barque; une bouteille qui
montre son long cou nous fait deviner quel est le contenu de ce prcieux panier: c'est notre djeuner. Puisse
Mahomet accorder Hassan une femme jeune, un cheval rapide, un tapis pour faire sa prire et toutes les
bndictions de son paradis, en rcompense de cette
bonne action.
Autant le paysage m'avait paru triste et menaant la
veille, lorsque, fatigu, affam, je marchais dans la nuit
la suite de mes compagnons, autant il me sembla rassurant et gai au lever du soleil. Le dsert n'tait plus
morne et solitaire. La vaste tendue du lac Menzaleh attire une quantit d'oiseaux : nous voyions des bcassines,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
des pluviers, des canards. Les chasseurs qui se sont runis derrire nous, dans une des barques, font des feux de
file accompagns de hourras ! La chasse doit tre bonne.
Pendant que les mariniers se jettent l'eau pour rapporter le gibier, la barque, abandonne, s'en va la
drive et donne de la proue dans un banc de sable. Laissons-les se dgager, et profitons du vent frais qui enfle
notre voile et nous entrane avec rapidit.
Voici (pie notre petit esquif vogue h l'abri d'une haute
muraille de fer ; dans l'intrieur, un bruit de pistons, des
jets de vapeur qui s'chappent avec un sifflement, la
fume qui forme un nuage noir au-dessus d'une large
chemine, indiquent le travail d'une machine europenne : c'est une drague employe creuser le lit du
canal, dont elle forme en mme temps les berges. La
terre enleve par le chapelet de seaux en fer qui tournent sur le flanc de la drague est verse dans un couloir
de bois et glisse sur le talus, o elle s'accumule et se durcit au soleil. Mais ces appareils, qui sont chelonns en
certain nombre dans le lac Menzaleh, sont insuffisants;
d'autres dragues, d'une plus grande puissance, sont en
ce moment construites dans les usines de France.
Continuons notre navigation. Plus nous avanons,
plus le spectacle devient intressant et instructif. Ici l'on
a fait un essai : on a creus le canal la largeur de cinquante-six mtres. Nous avons donc ds ce moment un
aperu de l'aspect qu'il offrira lorsque les travaux seront
termins. M. Stephenson a dit un jour la Chambre des
communes, en Angleterre, que le canal de Suez serait
un foss : foss trs-vaste, en effet, puisqu'il sera semblable un Bosphore. Cette tendue d'eau est vraiment
imposante ; il suffit de la voir pour comprendre combien
sont puriles les objections qu'on oppose au dveloppement prvu de la navigation maritime travers l'isthme.
Un coup de fusil retentit nos oreilles; il a t tir
par nos chasseurs, qui sont parvenus dgager leur barque. Tous les regards se tournent vers le petit nuage
blanc qu'a produit l'explosion de la poudre. Un oiseau
large envergure s'lve en tournoyant; son plumage est
sombre, ses ailes sont puissantes. Il ne parat pas fort
effray et revient, aprs quelques circuits, se poser sur
le bord de l'eau. C'est un aigle de belle espce, gibier
coriace qui ne vaut pas les grains de plomb.
Nous passons devant un campement de la Compagnie,
Ras-el-Eiche, o rsident depuis plusieurs annes des
agents sur un lot de boue, donnant un exemple de ce
courage et de cette constance dont les preuves se multiplient parmi ces excellents ouvriers et employs. On les
appelle, en gypte, n les zouaves de la Compagnie. Ils
ont mrit ce nom par leur nergie, leur ardeur, et
parce qu'ils ont toujours soutenu la rputation de bravoure, d'entrain et d'intelligence qu'on accorde, en
Orient comme partout, la nation franaise.
Le lac Menzaleh, dont les eaux sont'trs-hautescette
poque de l'anne, a rompu les berges du canal en plusieurs endroits au-dessus de Raz-el-Eiche. Des escouades
d'ouvriers indignes ont t appeles pour rparer les
dgts et consolider les digues en y versant de la terre

31

qu'on maintient avec des palissades en bois. De grands


chalands ont amen ces contingents, ainsi que les matriaux et outils ncessaires. Un de ces chalands est plac
en travers et nous barre compltement le passage : vainement notre res et son aide font des signaux et poussent des cris pour obtenir qu'on range le long du rivage
cette pesante embarcation ; l'quipage n'accorde pas
plus d'attention notre coquille de noix qu'un ours
au bourdonnement d'un hanneton. Il faut donc tourner
autour de l'obstacle, doubler le cap, comme on dit en
marine. Nos deux Arabes tentent cette manoeuvre, mais
contre-coeur, et leur rpugnance est bientt justifie.
Le canot louche le fond; il s'arrte. La perche est insuffisante pour le tirer de son lit de vase. Un de nos
hommes se jette l'eau et pousse l'embarcation avec
son paule. Cette euvre de sauvetage doit lui coter les
plus grands efforts, si l'on en juge par ses gmissements
et la contraction de ses traits.
Pure comdie, laquelle il faut bien se garder de
prter la moindre attention, car on serait . dupe de sa
compassion : d'abord parce que les fellahs, en gnral,
ne travaillent qu'en chantant, et que ces gmissements
peuvent n'tre qu'une musique de leur faon ; ensuite
parce que ces grands efforts sont simuls en vue du
pourboire ou bakshis qu'on ne manquera pas de
demander la fin du voyage.
Nous touchons Port-Sad, aprs une navigation de
huit heures partir de Kan tara. Le panier qui contenait
notre djeuner est vide; notre toilette, aprs quatre jours
de traverse dans le dsert, est fort nglige. Nous avons
grande hte de trouver un gte, de l'eau et du savon. A
peine dbarqus, nous sommes rejoints par les chasseurs ; ils parlent avec admiration de l'innombrable
quantit de flamants qu'ils ont aperus, mais qu'ils n'ont
pas pu rejoindre. Ces animaux dfiants sont habituellement rangs en ligne, le long du rivage, dans un endroit
favorable la pche. De loin, leur plumage blanc, port
sur de longues jambes presque hauteur d'homme, leur
donne de la ressemblance avec les soldats autrichiens
dans un parfait alignement. L'approche d'un canot les
veille cinq cents mtres ; ils partent en tendant tous
ensemble leurs ailes doubles de rose. Leur vol est si
nombreux qu'ils cachent l'orbe du soleil, devant lequel
ils semblent dvelopper un rideau de soie d'un rose vif.
Voici donc la mer I Je l'ai quitte avec joie, je la revois avec plaisir. J'aime ce bruit continuel des lames, qui
dferlent les unes sur les autres avec d'autant plus de
hauteur et de force, que le vent souffle au large avec
plus de violence. La rade de Port-Sad abonde en poissons : on y voit surtout quantit de cette espce qu'on
appelle vulgairement des dauphins; ils montrent la
surface leur dos squammeux, qui, dans la longue trane
des rayons solaires, ressemble aux brassards et aux cuissards dors des chevaliers du moyen ge. C'est particulirement sur la jete qu'on peut suivre des yeux leurs
volutions. Cette jete, qui a dj reu vingt-cinq mille
mtres cubes d'enrochement, sera prochainement l'objet
d'un travail trs-actif. Le but est de la porter en trois

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

32

LE TOUR DU MONDE

ans jusqu'aux fonds de vingt-quatre pieds d'eau. Il faut


pour cela qu'elle atteigne en longueur un dveloppement
de deux mille cinq cents mtres. Il est galement ncessaire de construire, dans le mme espace de temps, une
seconde jete l'est de la premire. Cet ouvrage aura
dix-huit cents mtres de longueur, pour assurer aux navires qui entreront dans le chenal form par les deux
jetes un fond de dix-huit pieds. Environ quatre cent
cinquante mille mtres cubes de blocs de pierres devront
tre immergs pour former ses mles. La carrire du
Mex, situe l'ouest d'Alexandrie et qui est en pleine exploitation, pourra fournir quatre-vingt-dix mille mtres
cubes; celle de Gebel-Gneff, dans le dsert, donnera
le reste.
Port-Sad a des ateliers nombreux .et bien outills pour
la charpente, la fonte, les forges, l'ajustage des machines.

Nous consacrons la matine du dimanche visiter la


ville, peuple de dix mille mes, et les tablissements
dont je viens de parler. Le reste du jour est donn au
repos. M. Bulwer en profite pour acheter un flamant
que les visiteurs essayent vainement de faire parler, et
qui rpond leurs avances par de grands coups de bec.
Est-ce un symbole et un prsage?
C'est Damiette seulement que le diplomate anglais
devait nous adresser un discours. Nous arrivons dans
cette ville aprs quinze heures de navigation sur le lac
Menzaleh. Heures de mditations sur le pass de
l'gypte, sur la race hbraque qui fertilisa et gouverna
jadis cette partie du pays, sur les villes dtruites et les
champs dont on cherche involontairement les traces
travers les eaux transparentes.
Nous sommes enfin arrivs au terme de notre voyage.

Nous voici runis autour de la table hospitalire de M. Voisin, ingnieur des ponts et chausses, directeur des travaux
de l'isthme. M. Bulwer se lve. Le plus profond silence
s'tablit. L'ambassadeur parle avec une loquence rare,
surtout chez un tranger ; il cherche le mot et le trouve.
Il fait sourire, il laisse les esprits en suspens, il a des
compliments pour tout le monde. Il s'assoit enfin, et
l'un attend encore. On attendrait longtemps, si l'un de
nos compagnons de voyage, M. le comte d'H""", ne prenait la parole son tour. L'esprit abonde dans son
speech; les saillies, les traits inattendus naissent et se
pressent sur ses lvres. Il s'excuse surtout de n'avoir pas
entendu ce que sir Henry n'a pu manquer de dire au
sujet de la grande entreprise dont nous venons de visiter
les travaux. Certainement une telle omission ne peut

tre attribue qu' la surdit dont l'orateur se dclare


malheureusement afflig.
Les applaudissements clatent et sir Henry rpond
ce qui suit : a Je ne suis pas de ceux qui croient que la
parole a t donne l'homme pour dissimuler sa pense ; mais je crois que le silence est quelquefois permis
au diplomate pour ne pas exprimer la sienne. v
Interprtons ces paroles dans le sens le plus bienveillant, puisque nous en sommes rduits l'interprtation.
Qu'importe au surplus? L'entreprise du canal de Suez
est assez forte pour marcher seule aujourd'hui. Reconnaissante pour ses amis, elle ne craint pas ses adversaires, et compte sur son triomphe prochain et dfinitif
pour rjouir les uns et rallier les autres.
Paul MERRUAU.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

33

La maison du gouverneur, Pangim ou Nova-Gca, cte de Malabar. Dessin de Guiaud d'aprs l'album de M. . Fleuriot de Lang!e.

VOYAGE AU MALABAR,
PAR M LE CONTRE-AMIRAL FLEURIOT DE LANGLE.
1859 TEXTE ET DESSINS INDITS.

La corvette la Cordelire a visit la cte de Malabar


en 1859 et 1860, sous le commandement de M. le

vicomte A. Fleuriot de Langle, contre-amiral, alors capitaine de vaisseau commandant la division navale des
ctes orientales d'Afrique. Les notes qui suivent ont t
recueillies pendant cette croisire et les dessins ont t
faits en grande partie par M. 1Jmile Fleuriot de Langle,
qui accompagnait son pre en qualit de secrtaire.
I
Description de la cte du Malabar. Chemin de fer indien.

La plus grande partie de la cte de Malabar est comprise dans la prsidence de Bombay, qui s'tend depuis
vingt-huit jusqu' seize degrs de latitude nord; le sud
de cette cte ressortit administrativement de la prsidence
de Madras. Le climat est trs-variable sur la cte de
Malabar et les races n'y sont pas moins varies.
Le Sindh, dont les dserts sablonneux lvent normment la temprature, peut tre compar par son
pret au climat de l'Afrique ; le thermomtre s'y tient
pendant six mois trente-trois ou trente-quatre degrs
l'ombre, et les eaux du fleuve sont rarement infrieures'
la chaleur humaine.. La division du nord est habite
par des races nergiques. La chaleur que l'on prouve
dans le Catch et le Deckan est peu infrieure celle que
l'on ressent dans le Sindh; les eaux y sont rares.
V

Le climat du Concan, du Canara et du Travancore


est plus modr; l'immense quantit d'eau qui tombe
pendant l'hivernage y maintient une vgtation luxuriante et entretient partout une humidit d'o rsultent
souvent des fivres : le cholra y est endmique.
Les races qui habitent la cte du sud sont plus molles
que celles du nord.
Ds qu'on pntre dans le Deckan, aprs avoir pass
les chanes des Ghtes, on trouve sur ses hauts plateaux
un climat trs-agrable. Les Anglais fatigus des chaleurs de la cte y viennent respirer un air salubre qui
leur rappelle celui de leur patrie.
La cte de Malabar est en gnral dpourvue de ports.
Les hautes montagnes nommes Ghtes interceptent
les communications entre la mer et les plateaux du
Madur, du Mysore, du Deckan et du Maharasthra.
Les eaux qui s'chappent des versants orientaux forment des fleuves qui fertilisent pendant leur long par-.
cours des valles immenses qu'elles arrosent, tandis que
les rivires qui se dversent vers l'ouest sont torrentueuses, ont peu de parcours et sont souvent d'un difficile
accs; les barques d'un faible tirant d'eau peuvent seules
les frquenter. Cette conformation physique est cause
que l'on ne compte sur une tendue de prs de cinq cents
lieues que trois ou quatre havres o les navires europens puissent trouver de l'abri lorsque la mousson

III, 185 LIV,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Ll. TOUR DU MONDE.


d'ouest soulve des temptes sur cette cte inhospitalire. Ces ports sont Quilon, Cochin, Goa et Bombay,
qui servent d'entrepts au commerce de l'Inde. Aussi
les nations europennes s'en sont-elles longtemps disput la possession avec acharnement. Depuis soixante
ans les rvolutions, qui se sont succd en Europe et
dans l'Inde, ont rendu l'Angleterre presque exclusivement matresse de ce vaste continent o la Franco ne
conserve plus que quelques points isols.
L'intention de l'administration anglaise est de relier
la presqu'le indienne par un rseau de chemins de fer,
dont les coordonnes se couperont sous diffrents angles,
et formeront un vaste chiquier qui lui permettra de
surveiller facilement son immense empire.
Dj Calcutta et Madras sont en rapport par des voies
ferres qui contournent le golfe du Bengale : les deux
capitales serpent de point de dpart deux autres
branches qui pntrent dans les bassins arross par
le Gange, le Godavery, le Crishna, et dans les plaines du
Mysore. Ces voies se prolongeront de faon se relier
avec les chemins occidentaux. Le chemin de Bombay,
aprs avoir travers les les de Bombay et de Salsette,
pntre sur le continent au moyen d'un viaduc, et se
dirige sur Kalyan, o il se ramifie : une de ses branches
se dirige de l vers le nord-est, et la seconde vers le sudest; la branche du nord-est subit ensuite elle-mme une
nouvelle bifurcation.
Le premier tronon du nord-est dessert les bassins
du Tapti et de la Nerbouda, se dirige vers Selgaon,
Nagpour, et rejoint le chemin oriental de Calcutta vers
Sabalpore. Le second tronon se spare du premier
entre Bhosawah et Selgaon, et dessert les districts du
Brar, situs au sud du premier parcours; il s'enfonce
ensuite vers l'est en se dirigeant vers Omrawati ; il doit
rejoindre Nagpour le chemin de Calcutta.
La branche qui se dirige de Kalyan prend la direction du sud-est, traverse les versants occidentaux de
la chane des Ghtes. Rien de plus hardi que les travaux qu'il a fallu construire pour faire surmonter la
voie ferre ces montagnes aux pentes abruptes et pour
pntrer jusqu' Pounah. Cette branche se dirige de
Pounah sur Kholapore, d'o elle atteint les plateaux
du Deckan; elle doit rejoindre le rseau de Madras.
Il
Idiomes et populations de la cte de Malabar. Les Mahrates, les
Bhills, les Gondes. Les parias et les gens sans castes.

Les nations qui habitent la cte de Malabar tiennent tant de souches diffrentes, et professent des religions si diverses, que cette cte offre l'observateur une
partie des types de l'Inde entire. Quelques-unes de ces
religions prennent leur point de dpart dans le panthon
indien, tandis que d'autres tirent leur origine des livres
sacrs des hbreux et de ceux des chrtiens. Les religions
de Mahomet et de Zoroastre y ont aussi leurs reprsentants. Les familles juives de cette cte prtendent s'tre
chappes de la Palestine au temps de Titus.
La population indoue de la cte de Malabar peut

se diviser en cinq grandes fractions qui portent les noms


de Nayrs ou Naymans, de Kouragas ou Kondagours,
de Toulouvas, de Kanaras et de Concanis.
Les trois premiers groupes parlent des langues dravidiennes et on peut les regarder comme autochthones,
tandis que les deux derniers se servent de langues issues
du sanscrit et doivent se rattacher aux Aryens.
Outre les peuples sdentaires ou ceux qui ont une
origine et une religion plus ou moins bien connues,
l'Inde, et la cte de Malabar en particulier, est habite
par un grand nombre de populations divises entre elles
par (les langues qui ne se rapportent ni au sanscrit ni
au tamoul, et qui ont des coutumes diffrentes. Pour donner une ide de la diversit de ces races, il suffit de savoir que les Anglais sont parvenus distinguer cinquantedeux tribus diffrentes, seulement parmi les peuples
qui habitent la prsidence de Bombay.
Les plus nobles de ces tribus sont les Bhills et les
Gondes; les Sontals, qui se rattachent aux anciens Autochthones du nord; les Garols, qui ont eu aussi leurs
rajahs et un pouvoir indpendant. Les tribus parias viennent aprs ces groupes. Elles se nomment, aux environs
de Bombay, Warali, Shalodis, Mahars, Ramosis-Col et
Couli. Quelques-uns de ces parias adorent Siva et Cali.
D'autres sauvages habitent les Ghtes au-dessus des
provinces de Concan et de Canara; ils sont souvent
vassaux des Nayrs, et tiennent d'eux des terres fermage; car, sur cette cte, la proprit tait individuelle,
contrairement aux usages tablis ailleurs o le sol appartient au gouvernement. Cette coutume indique assez
une donne sociale diffrente.
Les sauvages qui vivent dans les forts portent les
noms de Cadou -Kouroubasous, Mala - Condiarous,
Iroulers, Soligurous. Quelques-unes de ces populations
sont presque blanches comme les Mala-Condiarous, et
ces faits compliquent le problme de l'anthropologie
indoue. Outre les moissons qui viennent dans leurs
montagnes, ils exploitent les forts et abattent les arbres
de teck; ils tirent du palmier une boisson enivrante.
Ils adorent des dmons nomms boutans, qui personnifient les lments; ils passent pour sorciers et sont
adonns la paresse. Trs-unis entre eux, ils forcent les
habitants des villes les traiter avec quelque humanit,
parce qu'ils se rendent tous solidaires des mauvais traitements que subit un des leurs, et abandonnent imm-.
diatement la localit o l'un des membres de leur
communaut a eu souffrir de quelque injustice.
On prtend que jadis ces sauvages saisissaient quelquefois les voyageurs carts, et les sacrifiaient en les
enterrant tout vifs et leur mettant sur la tte des charbons enflamms jusqu' ce qu'ils fussent morts.
Lors des guerres du Nizam et du Mysore, ils servaient
de guides aux armes du sultan Tipoo, quand il venait
' Mangalore. Ce prince, frapp de leur nudit, leur fit
proposer de leur envoyer des vtements; mais ils le
firent prier de vouloir bien leur permettre de vivre
comme avaient vcu leurs pres.
Ces sauvages ont aujourd'hui des moeurs assez pai-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
sibles; ils continuent aller presque nus et ont conserv
un grand nombre de superstitions. Mgr de Cannes, qui
avait longtemps vcu au milieu d'eux, me disait qu'ils
avaient divers modes d'adoration, que le feu tait un
des lments auxquels ils rendaient un culte, et que, dans
quelques occasions, les jeunes filles parcouraient les villages avec une couronne de charbons ardents sur leur tte.
Les natifs de la cte de Malabar, qui armaient autrefois les hardis corsaires d'Angria, de Savagi et de
Sawant-Vadi, sont presque tous pcheurs aujourd'hui.
Ds le mois de janvier, la sardine abonde sur la cte
de Malabar, et des milliers d'embarcations viennent au
large pour faire cette pche. L'attitude de ces hommes,
lorsqu'ils lancent leur filet en forme d'pervier, est
pleine de noblesse.
Sur la cte de Canara, les pcheurs se livrent de prfrence la pche de fond, et leurs embarcations bien
espalmes se rencontrent quelquefois plusieurs milles
au large. Un chapeau 'a double fond, large bord, semblable un vaste parasol , les prserve du soleil et rend
l'aspect de leurs pirogues trs-pittoresque; ils sont fort
dfiants et se retirent ds qu'ils voient un grand navire.
Quelques-uns se hasardent cependant venir offrir
le produit de leur pche aux croiseurs ou aux navires qui
louvoient pour remonter la cte. Ds que le mois de mai
est venu, les pches cessent et les pirogues sont hales
terre. La belle saison recommence sur les ctes de Malabar vers le mois d'octobre. La mousson de sud-ouest
fait, en gnral, son apparition dans la premire semaine de juin et inonde de torrents de pluie toute cette
cte. Les mois qui sont compris entre les mois de mai et
novembre sont orageux, et les navires qui frquentent
alors ces parages sont exposs de terribles temptes;
les ouragans de 1837 et 1854 firent de grands ravages
dans le port de Bombay. Mais ds qu'en dcembre le
soleil fait un mouvement rtrograde pour venir rpandre
la vie dans l'hmisphre nord, les barques indiennes
sortent en foule des criques o elles s'taient rfugies
pendant l'hiver, et la cte est de nouveau sillonne de
milliers de barques non pontes qui portent Bombay
les produits les plus varis; les unes descendent le littoral, les autres le remontent, en profitant des vents et
des mares; tout est anim, la vie circule partout.
Les barques indiennes sont, en gnral, gres en tartanes; leur avant est trs-svelte, et leur arrire est charg
d'une lourde dunette qui a quelquefois deux tages et
sert de logement aux armateurs ou aux ngociants,
Les barques charges de coton en sont littralement
encombres : elles en ont dans leur cale, sur le pont;
les mts sortent peine de ce monceau et les voiles s'orientent comme elles peuvent; des filets et des cordes
retiennent d'autres balles sur les flancs du btiment,
tandis que sur l'arrire on voit pendre des rgimes de
bananes ou des jarres remplies de beurre, quelquefois des gargoulettes vides.
Patients et sobres, les mariniers indous s'cartent peu
des ctes et mouillent presque tous les soirs pour reprendre la mer ds que les brises de terre se font sentir,

35

III
Etablissements franais de la cte de Malabar. Mah.Sa prosprit. Sa rivire. Races et religions. Sainte Thrse.
Saint Sbastien.

Le comptoir de Mah, situ la cte de Malabar, par


11 42' 8" de latitude nord et 73 4' 10 " de longitude
orientale, est la seule possession que la France ait garde
sur cette cte, car ou ne peut appeler du nom de
possessions les loges de Calicut et de Surate, qui se
louent des particuliers.
La petite ville de Mah , situe sur la rive gauche
d'une rivire qui pntre assez profondment dans les
terres , est trs-riante; les maisons sont entoures de
jardins et ensevelies au milieu de bosquets de cocotiers.
Les Aides, qui ont t rtrocdes la France, sont
spares de la ville, et il a t construit une route pour
frquenter ces villages. La population des deux districts
runis ne dpasse pas sept mille mes, qui vivent sur un
terrain d'environ six cents hectares. Trois mille mes
habitent la ville proprement dite, et quatre mille les
Aides. Cette population est heureuse et satisfaite de
vivre sous la bannire de la France. La richesse de
ces Indiens consiste en palmiers. Le gouvernement franais laisse cette petite population jouir en paix du fruit
de ses cocotiers, tandis que les sujets de la Grande-Bretagne, qui les entourent de tous cts, payent au collecteur neuf roupies , c'est--dire prs de vingt et un
francs par pied de cocotier.
Mah n'a aucun difice public. La maison du gouverneur appartient un riche particulier auquel on la loue
pour les besoins de l'administration ; elle est vaste et situe auprs de l'embarcadre, au lieu o tait autrefois
une des batteries qui dfendaient Mah.
Un second fort bastionn existait au sommet de la
ville et croisait ses feux avec les batteries de la mer. Il ne
reste aujourd'hui que les ruines des forts que nous avions
levs Mah pour nous en assurer la possession.
La rivire de Mah est obstrue par un banc qu'on
peut passer la mare haute ; l'eau devient plus
profonde ds qu'on a surmont cet obstacle, et une
grande quantit de tartanes viennent s'y mettre l'abri.
L'activit commerciale de Mah est assez considrable
pour alimenter un mouvement de quarante cinquante
navires. Un pont, qui n'est pas achev, doit mettre en
rapport les deux rives de la rivire de Mah, que l'on
passe aujourd'hui en bac.
La population de Mah se divise en trois groupes religieux : les Indous purs ont conserv les divers rites de
leurs pres et se divisent en plusieurs castes, ainsi que
dans toute l'Inde ; celle des Tchatrias ou guerriers prend
Mah la dnomination de Nayrs; elle tait brave et a
vaillamment combattu pour son indpendance lors de
l'apparition des Portugais sur la cte de l'Inde. Les
femmes nayres ont le privilge d'avoir plusieurs maris.
Lorsqu'un des Nayrs est entr chez une femme, il dpose la porte son pe et ses sandales. Cette porte devient sacre ds ce moment, et on n'a jamais vu qu'il se

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

36

LE TOUR DU MONDE.

soit lev aucune querelle parmi eux au sujet de la violation de ce privilge.


Les anciens conqurants mahomtans, qu'on nomme
Mapelles, taient autrefois trs-riches et servaient de
courtiers pour toutes les oprations commerciales; ils
sont moins remuants aujourd'hui qu'ils ne l'taient jadis.
Les chrtiens sont assez nombreux Mah ; ils proviennent soit des anciennes conversions faites par les
Portuguais, soit du mlange de cette nation avec les
femmes du pays. La religion catholique est accepte sur
toute cette cte, et les missionnaires peuvent pntrer
parmi les populations sauvages qui habitent les Ghtes.
Mah est sous l'invocation de sainte Thrse, et une

assez jolie chapelle lui est ddie; le toit de cette glise


est modestement fait de paille. Le jour de sainte Thrse, tout les habitants de Mah viennent, sans exception de culte, offrir leur prire Dieu et leur offrande
la sainte
Aprs sainte Thrse, c'est saint Sbastien qui jouit
du plus grand crdit. Sa statuette, perce de mille flches, passe pour avoir le don de prserver des pidmies.
Il arrive souvent que des dputations viennent demander l'intercession du saint, et les prtres et les fidles de
Mah suivent son image ainsi transporte dans les villes
voisines pour en chasser la maladie.
Si le gouvernement anglais s'y prtait et permettait

Une vue de Mah sur la ente de Malabar. Dessin de Guiaud d'aprs l'album de M. E. Fleuriot de Langle.

aux agents d'migration de parcourir librement la campagne, il serait possible de faire de Mah un point de
recrutement pour la Runion.
Les revenus de Mah sont de trente-deux mille francs,
et les dpenses de l'administration y montent trentequatre mille francs. Le riz avait manqu lors de la visite
de la Cordelire Mah, et la population tait dans une
dtresse inimaginable.
La terre des fonds est sablonneuse et le riz peut se
cultiver sur le bord des rivires oit l'on produit des inondations artificielles. Les hauteurs n'ont qu'un sol dur
et qui parat calcaire; quelque distance dans l'intrieur
s'lvent les Ghtes, dont les flancs sont couverts de forts magnifiques.

La main des Europens parat avoir peine effleur ce


pays. Quelques routes assez bien tenues sur lesquelles
circulent de petits bufs porteurs qui servent presque
exclusivement de btes de somme dans l'Inde, o le chameau et le cheval russissent mal, et le fil lectrique,
qui met tout moment en rapport les extrmits du vaste
empire anglo-indien, sont les seuls indices qu'on y trouve
de leur prsence.
Cananore est le chef-lieu militaire de la prsidence de
Madras, la cte de Malabar; les forces qui y stationnent se composent de trois rgiments; l'un est europen, deux sont indignes. Le collecteur, ordinairement charg de l'administration civile, rside
Calicut.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
L'vque habite Mangalore. Mangalore est aussi le
sige d'un vch catholique. Le gouvernement anglais
entretient cet vque et les missions catholiques qui dpendent de lui. Ces missions sont desservies par des
carmes et des capucins.
Les Indiens qui habitent les environs de Mah sont
soumis aux matres dont ils cultivent les terres. Les
Nayrs avaient le privilge de pouvoir possder et de
transmettre leur hritage.
La compagnie des Indes franaises tait autrefois matresse de Gestapour. Cette ville est trs-importante,
parce qu'elle communique par de bonnes routes avec
l'intrieur de la presqu'le. La rivire, sur laquelle est
situe la ville, est navigable pour les btiments d'un port

37

assez considrable; elle fait aujourd'hui un grand commerce d'huile de coco et d'huile de ssame.
IV
Etablissements portugais de la cte de Malabar. Goa. Iles
Saint-Georges. Mouillage de l'Aguada. = Phare. Barre de
la rivire. La ville neuve Pangim. Le comte de Torres
Novas. Le clerg catholique. Vieux Goa. Reliques (le
saint Franois-Xavier. Les glises de Goa. L'arsenal. Le
couvent del Cabo. Marmagon. Ctes de Concan. Savant
wadi. Pirates savaji. Tulaji angria. Fondation de l'empire mahrate. Conqute des places de Savaji et d'Angria par
l'Angleterre.

Lorsqu'on arrive du sud sur la rade de Goa, on passe


d'abord devant les les Saint-Georges.
Le bras de la rivire de Goa qui dbouche au sud se

Une vue du quai de Mah sur la cte de Malabar. Dessin .de Guiaud d'aprs l' album de M. . Fleuriot de Langle.

nomme Marmagon ; il s'ouvre bientt aux regards des


voyageurs, mais les terres sont gnralement enbrumes
et il est difficile de bien distinguer les accidents de terrains. De grands difices couronnent les sommets et tout
annonce qu'une nation puissante avait fait de Goa sa capitale. Le couvent del Cabo est un des mieux conservs
de ces difices; il est situ l'extrmit de l'ile de
Salsette, sur laquelle est btie Goa et qui est spare
de la grande terre par la rivire de Goa et l'embranchement du Marmagon: plus au nord, le phare domine
le mouillage de l'Aguada, et plusieurs chapelles attestent la ferveur des premiers Portugais qui s'tablirent
sur ces ctes.

De longues lignes de forts arms de canons rouills


couronnent le mouillage de l'Aguada, mais tout cet
appareil militaire n'est plus la hauteur des attaques
d'aujourd'hui.
La rivire de Goa se fraye difficilement un passage
entre la pointe du Cabo et un morne nomm le Bardez
qui la limite du ct nord; d'autres fortifications toutes
aussi impuissantes que celles de l'Aguada, couvrent le
morne du haut en bas; les batteries du Cabo devaient
croiser leurs feux avec celles du morne.
La rivire est encombre depuis longtemps par une
barre que traverse plusieurs canaux o la mer brise
quand il fait mauvais temps; cette barre est un oh-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

38

LE TOUR DU MONDE.

stade qui dfend Goa avec bien plus de sret que les
forts qui avaient t autrefois levs par la couronne de
Portugal. Ds que l'on a franchi cet obstacle on trouve
des constructions lgantes qui bordent les deux rives
de la rivire jusqu' Pangim ou nouveau Goa, situe
deux milles en amont de la barre.
Quoique nouvelle, cette ville possde des glises fort
remarquables et des casernes. Le palais du gouverneur
gnral est un vaste difice couronn par une srie
de toits pointus qui couvrent chaque pavillon spar ,
ainsi qu'il tait d'usage de le faire au sicle dernier, ce
qui donne cet difice un grand caractre. La chapelle
prive du gouverneur s'ouvre sur la place du palais et
Son Excellence peut entendre l'office divin sans quitter
ses appartements qui donnent sur la galerie suprieure
de sa chapelle.
Un vaste escalier en marbre descend de la faade
nord du palais jusqu' la rivire, et de vastes hangars
abritent la barge et les canots du gouverneur.
Les salons de l'htel sont vastes et levs d'tage,
ainsi qu'il convient dans un climat aussi chaud que celui
de Goa. Une des galeries contient le portrait des vicerois et des gouverneurs gnraux, qui ont fond l'empire portugais dans les Indes.
Le temps a malheureusement peu respect les traces
de ces grands hommes dont les traits auraient pu tre
reprsents par une main plus habile.
Son Excellence M. le vicomte de Torres Novas fait
les honneurs de son gouvernement avec une affabilit
extrme. L'lite de la socit de Goa se runit dans ses
salons. Une fois par semaine on peut y admirer les belles
Lusitaniennes; si loin de leur patrie, elles n'ont rien
perdu de la grce de leurs mres.
On est tout d'abord frapp la premire vue du
nombreux clerg qui circule dans les rues de Pangim;
mais il est facile de s'en rendre compte en rflchissant
que, bien que les Anglais dominent politiquement toute
la cte de Malabar, la direction religieuse y appartient toujours Goa; cette ville est le vaste sminaire
d'o sortent tous les desservants qui exercent le saint
ministre dans l'Inde presque entire.
L'archevque de Goa avait autrefois le titre de primat
des Indes. Au moment o la Cordelire tait mouille
dans les eaux de Goa, en dcembre 1859, il existait un
schisme entre l'archevque et la cour de Rome, mais le
prlat auteur de ce schism venait de mourir et la concorde renaissait.
M. le vicomte de Torres Novas avait pens qu'il serait bon de consacrer le retour de l'glise de Goa au
giron de l'glise romaine, par l'exposition publique des
reliques de saint Franois-Xavier, l'aptre des Indes,
qui n'taient pas sorties de leur chsse depuis quatrevingts ans.
Un grand nombre de fidles avaient t attirs h Goa
par le dsir de visiter ces saintes reliques, et la ville avait
pris cette occasion un caractre de fte inaccoutum.
Le vieux Goa est deux heures en amont de Pangim.
Une chausse, qui vient d'tre rpare par M. de Torres

Novas, y conduit et l'on peut facilement y remonter


aussi en embarcation. Les chevaux vivent mal Goa, et y
sont par consquent flirt rares : on est oblig de recourir d'autres moyens de locomotion.
Les palanquins servent de vhicules aux personnes
qui ne peuvent se procurer ni voiture ni embarcation.
Ces vhicules sont suspendus un fort bambou que
deux o quatre robustes Indiens chargent sur leur tte,
tandis que le voyageur s'installe horizontalement sur ce
canap portatif. Tout le talent des porteurs consiste
rompre la cadence du pas, de faon ce que le patient
qu'ils enlvent presque au grand trot, ne supporte que
le moins possible le choc de leurs brusques allures.
La chausse qui conduit de Pangim au Ribandar et
Goa est borde de jardins au milieu desquels on se
trouve ds que l'on a franchi les arches donnant issue
aux eaux d'une lagune qui fait de Pangim une presqu'le.
Le Ribandar est un grand faubourg prs duquel s'lvent le palais de l'archevque et la poudrire; le palais.
de l'archevque a pris le nom de la poudrire cause
de sa proximit de cet tablissement; ses jardins sont
en terrasse et l'difice fait face au nord; au grand nombre
des fentres de cette faade, on peut juger de son importance, mais le sjour de ce palais passe pour tre humide et malsain, en sorte que les Mtropolitains ont
fait lever un nouvel htel Pangim.
Lorsqu'on remonte de Pangim au vieux Goa par
mer, on voit sur la rive droite de la rivire, dans une des
les du fleuve nomm Cho yas, un vaste difice muni
l'un de ses angles d'une haute tour carre; il tait destin lever les novices des jsuites, qui dominaient
autrefois une partie de l'Inde. Depuis l'exclusion de cet
ordre du Portugal, le college tombe en ruine ; on prtend mme qu'il avait t vacu avant la confiscation des
biens de l'ordre. En remontant encore la rivire pendant quelques milles, on se trouve en face du vieux Goa;
il faudrait une puissante imagination et des connaissances archologiques bien prcises pour reconstruire
par le souvenir la ville des vice-rois.
Goa est du reste une ville relativement nouvelle, construite dix-neuf ans seulement avant l'arrive des Portugais dans l'Inde. Quoiqu'elle ft gouverne par ses propres rajahs, elle dpendait du rajah de Belgaoum, et il
est probable que cette principaut elle-mme tait un
dmembrement du royaume de Visapour. Les Indiens
out tent de refaire une nouvelle Goa dans le sud de
l'ancienne.
Un quai assez bien entretenu donne aujourd'hui accs une chausse qui passe sous l'arc de triomphe
d'Albuquerque. Cet arc ne fait honneur ni au crayon
de son architecte, ni au ciseau du statuaire qui y a
retrac les traits du hros.
L'ancien palais du vice-roi s'tendait gauche de cette
entre, si l'on en juge par quelques terrasses couvertes de broussailles, ses seuls vestiges, il devait tre immense. Le couvent des thatins, sous l'invocation de
saint Cajetan, y attenait; l'glise de ce couvent, construite sur le modle de Saint-Pierre de Rome, servait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
aux vice-rois; elle existe encore, et ses clotres sont
en bon tat. Lorsque les gouverneurs viennent au vieux
Goa, ils se reposent dans ce couvent o ils font entretenir quelques appartements assez confortables.
Quelques rues de Goa sont paves en larges dalles.
On ne voit plus maintenant aucune trace des fortifications
qui ont couvert la ville contre les attaques de l'ennemi.
La cathdrale est une noble basilique dont le frontispice se dveloppe sur une place aux vastes proportions.
Ses deux tours carres sont d'un beau dessin. La longueur de l'difice est d'environ soixante-dix mtres, et
la largeur de la nef d'environ vingt-sept mtres. Lorsqu'on pntre dans la nef on est frapp du grandiose du
saint lieu. Les chapelles latrales se dveloppent au nombre de sept de chaque ct; elles ont chacune un autel,
et cet ensemble est couronn par un magnifique matreautel. On regrette que ces autels, orns de colonnes
corses, soient peints et dors avec exagration. Les fentres, ainsi que l'usage en a prvalu dans les tablissements portugais de l'Inde et de Mozambique, sont fermes par des vitres en coquilles de nacre, ce qui ne
laisse pntrer dans la basilique qu'un jour mystrieux.
Le trsor de la cathdrale contient des ornements
d'une richesse merveilleuse.
Les glises de Goa sont les seules o j'ai vu des
anneaux dors scells aux nervures des votes, ce qui
permet de pavoiser compltement l'intrieur des glises,
de faon faire disparatre les pierres sous de riches
tentures de soie aux couleurs varies.
A l'occasion de l'exposition des reliques, les glises
avaient toutes revtu leurs habits de fte.
Le corps de saint Franois qui appartenait l'ordre
des jsuites est conserv dans I'gIise du Bon-Jsus,
qui tait l'glise du couvent de cet ordre.
Cette glise est btie en forme de croix, et le maitreautel est splendide. Le magnifique mausole de saint
Franois-Xavier est plac la gauche du matre-autel :
il reprsente une chapelle gothique en argent repouss.
La chsse dans laquelle repose le saint en avait t extraite, et la partie suprieure de son cnotaphe en argent cisel surmontait cette chsse qui est en verre.
La momie est encore revtue du costume que le saint
portait de son vivant. Le visage est vermeil; quelques cheveux gris ornent les tempes; l'orbe de l'oeil fait saillie
sous ses arcades fortement accentues et surmontes do
sourcils pais. Le nez seul parat avoir un peu souffert.
La main gauche est tendue et tient une canne en
jonc pomme d'or que ne quittait jamais, dit-on, le
saint personnage. On exposait autrefois cette sainte relique sans prendre la prcaution de la mettre dans une
vitrine; une dame trop fervente dtacha d'un coup de
dent l'un des petits doigts du pied du saint. Depuis cette
poque, on a d prendre des prcautions pour que de
pareils actes de dvotion ne se renouvelassent plus.
Le bras droit a t envoy Rome vers le milieu du
dix-septime sicle et, au dire des contemporains, cette
ablation ne se fit pas sans difficult : il fallut faire des
prires sans nombre au saint, qui finit par se laisser

30

flchir et par prsenter lui-mme son bras au chirurgien charg de l'opration.


La mort de ce saint personnage arriva en 1552,
Sancian, en Chine; les Chinois avaient jet le corps dans
une fosse de chaux vive, qui, au lieu de consumer le
corps, le conserva dans l'tat inaltrable o il est aujourd'hui. Le corps fut rapport 'a Goa en 1554. Avant
1780, l'exposition avait lieu annuellement; mais le corps
tait rest renferm dans le cercueil depuis cette poque jusqu'en 1859, o M. le vicomte de Torres Novas
voulut le rendre au culte public. On dit que la momie s'est
un peu altre depuis que l'on a amput son bras droit.
Les Indiens de toutes castes viennent pieusement
s'agenouiller aux pieds de saint Franois-Xavier, et baiser ses reliques. On racontait Pangim qu'un Indien
ayant rencontr, la porte de l'glise, un mendiant
qui lui avait demand l'aumne, lui avait rpondu avec
bont qu'il n'avait que les deux anas ncessaires pour
mettre dans la patne que l'on prsentait aux plerins.
Or, l'motion de cet Indien fut extrme lorsqu'un moment aprs il crut reconnatre, dans les traits du saint,
le mendiant auquel il venait de refuser une aumne ; on
dit qu'il resta stupfait et qu'il ne sortit de cet tat d'anantissement que pour s'crier qu'il venait l'instant
mme de voir le saint tout vivant devant lui. Ces apparitions n' ont du reste rien d'incroyable pour les Indiens,
qui sont persuads que Wishnou vient tous les soirs
dormir sur les bords de la Chrisna.
L'glise de Saint-Augustin, dont il ne reste plus aujourd'hui que des ruines, a d tre autrefois trs-belle.
Le couvent de Sainte-Monique est fort voisin de SaintAugustin. Quelques religieuses y vivent encore. Ainsi
que presque tous les autres, ce couvent tait autrefois
trs-bien dot. Les quelques nonnes qui l'habitent sont
aujourd'hui rduites fabriquer des fleurs artificielles
et vendre des sucreries.
L'arsenal de Goa est trs-rapproch de la vieille ville
dont il n'est spar que par une simple muraille. Les
quais y sont larges et abrits par des alles bien plantes. Cet arsenal contient une artillerie nombreuse. Les
matires navales vont en tre extraites pour tre transportes dans le nouvel arsenal de marine que l'on a cr
dans une crique assez rapproche de la rade de l'Aguada, o il est facile de communiquer de tout temps
avec les navires qui sont en relche.
La seule curiosit de l'arsenal de Goa est une pice d'artillerie qui a six mtres de long et un diamtre de quarante-deux centimtres. Elle fut prise Diu, lors de l'attaque de cette ville par les musulmans. Sa construction
mrite d'tre tudie. Elle est faite en barres de fer
rapproches, recouvertes d'une chemise de cuivre et
frettes par des cercles de mme mtal; elle est chambre; le boulet pserait peu prs deux cents livres.
Ainsi les fameux canons Armstrong sont bien dpasss
par cette ancienne pice, sur laquelle on voit quelques
gravures en relief qui reprsentent un lphant.
Le territoire de Goa a une population trs-dense et les
habitants y paraissent heureux. Quoique leurs voisins

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

40

LE TOUR DU MONDE.

eussent fait des tentatives pour se soustraire au joug


de la Grande-Bretagne, ils n'ont pas song prendre
les armes pendant la dernire rvolte de l'Inde.
En allant faire une promenade au couvent de NostraSignora del Cabo, qui sert de rsidence d't au gouverneur, j'ai travers des terrains trs-bien cultivs. La
position de ce couvent est agrable; on y sent la
brise de mer si ncessaire aux Europens sous le climat
de l'Inde. Quelques appartements ont t appropris pour
l'usage du gouverneur qui a fait restaurer les jardins.
Le commerce de Goa est faible, et cette ancienne
mtropole des Indes est bien dchue de sa splendeur
passe. La taxe norme que les Anglais ont mise sur les
cocotiers, rend l'importation de ce fruit avantageuse, et le

cabotage s'est empar de cette branche de commerce. Ce


commerce est conduit principalement par les Indiens.
Les Portugais sont trop fier ou trop indolents, trop
pauvres d'ailleurs pour rien tenter par eux-mmes.
Le gouverneur actuel stimule tant qu'il peut le zle de
ses administrs; il fait des chausses, des canaux de desschement et espre rendre la culture une partie des
terrains que la rupture des anciennes digues avait rduits l'tat de marais.
La rivire de Goa descend des Ghtes. Il se forme
une multitude d'les entre ses bras, dont l'un forme le
port de Goa et le second celui du Marmagon.
Les btiments ne peuvent pratiquer la rade de l'Aguada
que depuis septembre jusqu'en mai. La rade du Mar--

r.mree aes grottes, lephanta. Dessin de Theror.d d'aprs une photographie.

magon est sre toute l'anne, et les btiments peuvent


remonter jusqu'au port de Goa en faisant le tour de l'ile
de Silsette.
Goa est enclave de tous cts par le territoire britannique. On fait maintenant des routes qui mettront
les deux nations en mesure d'changer avantageusement
leurs produits.
Les Indiens de la cte de Concan sont guerriers et appartiennent pour la plupart .la race mahrate. Il y
avait autrefois plusieurs villes importantes sur cette cte.
Viziapour est un port rapproch de Radjapour qui
a comme lui la facilit de communiquer avec Kolapour.
Tulaji Angrias qui avait fond un tat indpendant,

s'tait empar de Viziapour dans les premires annes


du dix-huitime sicle. Outre les avantages de communiquer facilement avec le Deckan, ce port partage avec
Goa et Bombay l'avantage d'tre accessible pendant la
mousson du sud-ouest.
VI
Bombay. Commerce. Les Daubachis. Arsenal Ce la
Compagnie pninsulaire et orientale. Mazaghan. Le fort
et la Ville-Noire. Maisons de plaisance. Douceur des animaux. Les temples.

Bombay, vue du large, donne l'ide d'une vaste mtropole. Les navires se croisent dans tous les sens, les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

'


^YB
CO
^ 1' !;h11111N1htl

?ndoues de basses castes, Bombay. Dessin de Thrond d'aprs une photographie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

42

LE TOUR DU MONDE.

uns entrent, les autres sortent. Les vapeurs sillonnent


de tous cts la mer, leur noir panache flotte et serpente
tous les points de l'horizon. Les hauts sommets des
Ghtes s'abaissent avant d'arriver prs de la ville et
quelques les basses bordent seules la cte, dont le relief n'est apparent que de trente milles.
La rivire de Bombay s'est fray une route au milieu de la dislocation de ces terrains. Quelques pics
aigus accusent encore le cataclysme qui a d permettre
ce vaste estuaire de pntrer aussi profondment dans
les terres. Plusieurs les et un grand nombre de rochers attestent l'ancien tat des lieux. La ville de Bombay s'tend sur deux de ces les et n'est spare de l'le
de Salsette que par un troit bras de mer.
Un phare d'une porte considrable claire la nuit
l'entre de la rivire oblitre par les bancs madrporiques qui s'tendent au large de l'ile de l'Old Wonzan (la
vieille femme) sur laquelle est btile fort. Les rcifs nomms prongs s'tendent environ 4 milles de terre, et il
serait difficile de les reconnatre si un bateau porte-feu
peint en rouge et des boues n'en signalaient les approches pendant la nuit et mme pendant le jour.
Le bateau-feu signale tous les navires qui donnent
dans les passes; un coup de canon en part chaque fois
qu'un btiment fait route sur Bombay.
Ce bateau-feu sert ordinairement de station aux pilotes. Ds que les btiments se prsentent, ils sont
rejoints par la chaloupe qui les porte.
Les chaloupes sont peintes en rouge ; elles sont fortement construites , afin qu'elles puissent rsister aux
grosses lames de la mousson du sud-ouest; elles ont
une espce de passavant qui leur permet de recevoir la
mer sans tre submerges.
Deux voiles latines compltent leur grement, et leur
quipage se compose d'hommes robustes dont la figure
est orne d'une forte barbe et la tte couverte d'un vaste
turban.
La race qui armait les corsaires des Angrias et des
Savaji se retrouve encore sur toute cette cte; elle est de
haute taille et a des muscles athltiques; les chaloupiers
des pilotes paraissent appartenir cette race hardie.
A quelque heure que l'on arrive dans le port de Bombay, on est assailli par les embarcations des Parsis; elles
portent des courtiers qui viennent offrir leurs services,
l'usage tant que les navires qui visitent Bombay prennent des intermdiaires pour faire toutes leurs transactions; ces intermdiaires prennent le nom de daubachis;
sans leurs services il serait vraiment impossible de s'entendre dans cette Babel o viennent se croiser toutes
les races de la terre.
Les daubachis sont probes et actifs. Celui qui fait les
affaires des navires de guerre franais Edulgie Manackgie
et Rostonjie, est un modle dans son genre, et, grce
lui, les provisions arrivent bord comme par enchantement.
Un mle que l'on nomme le bonder (ou port) sert aux
embarquements et aux dbarquements des passagers et
des officiers qui frquentent la ville. Les btiments sont

mouills sur quatre ou cinq files entre le quai et le port


de guerre; les vapeurs de guerre sont en gnral en aval
des navires de commerce, et prts prendre leur dfense,
si le cas tait ncessaire.
Les btiments vapeur qui font les courriers, aprs
avoir mis terre leurs passagers, remontent jusqu'
Mazaghan o est l'arsenal de la Compagnie pninsulaire et orientale. Cet arsenal a des bassins de carnage
o les vapeurs peuvent visiter leur coque et faire les
rparations que ncessite leur navigation active.
Le bonder sert de station aux chaloupes dites bonderboats qui sont munies d'une voile et ont en arrire un
carrosse ferm qui met les passagers l'abri de la pluie
et des rayons brlants du soleil.
Ds que l'on a mis le pied terre, on monte en voiture ou dans un vhicule plus modeste. Il est peine
permis la dignit d'un Europen de se promener
pied dans l'Inde.
Toute la population vaque ses affaires avec ardeur;
les portefaix chargent sur leurs robustes paules les fardeaux qu'ils portent des chaloupes aux magasins ou
des magasins aux chaloupes, et le spectacle le moins extraordinaire n'est pas de voir un Indien ruisselant de
sueur rouler un bloc de glace de plusieurs quintaux et
l'enlever rapidement jusqu' la glacire.
Grce l'abondance de la glace, personne Bombay
ne se prive de rafrachir son breuvage. La marine des
Etats-Unis d'Amrique approvisionne le monde entier
de cette denre qui est devenue un besoin du premier
ordre dans l'Inde anglaise.
La ville mure ne contient Bombay que les bureaux
des ngociants et le port de guerre : des artisans de toute
espce et des magasins de tout genre occupent le rez-dechausse des maisons qui sont en gnral assez petites.
Une vaste plaine, qui forme les glacis de la place, spare la ville fortifie de ce que l'on appelle la ville Noire.
Cette ville Noire est habite par six ou sept cent mille
individus. Les fabricants y ont leurs ateliers, et d'immenses piles de matires emplissent les magasins qui
s'ouvrent sur les rues.
L'imagination indoue s'est donn un peu plus de
carrire dans la construction des maisons de la ville Noire
que celle des Anglais dans les constructions qu'ils ont
enveloppes de murailles. Plusieurs temples, pagodes
ou mosques mritent d'y tre remarqus. Tous les
cultes, comme toutes les couleurs, se coudoient Bombay; et, chose remarquable, chacun parat accomplir
les rites de sa religion avec une tranquillit parfaite.
Les glises chrtiennes y sont petites et peu faites
pour donner une haute ide de notre culte.
Les Anglais ont install dans le port une chapelle flottante o les marins assistent aux offices. Les matelots
franais assistent h la messe qui est dite tous les dimanches par un prtre catholique bord d'un des navires
en rade.
Ds que l'on a dpass la ville Noire, on se trouve au
milieu de jardins sans fin, et l'on admire l'esprit de charit universelle qui a ouvert un asile aux hommes d-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
laisss et mme aux animaux. Le fameux Parsi Sijiboy,
que la reine avait fait baronnet, a fond un hpital qui
ne serait dplac dans aucune capitale.
Le climat brlant de l'Inde a forc les Europens
chercher une forme de construction propre leur procurer un peu d'ombre et de fracheur. La forme qui a
le mieux rsolu ce problme est un vaste hangar de bois
o des pieux sans nombre supportent un toit immense
recouvert de feuilles de palmier. L'intrieur en est divis
en divers appartements, et l'air circule avec facilit sous
cette immense toiture qui fait l'effet d'une tente. Rien de
plus confortable et de plus frais que ces a bongalows.
Une range d'arbres rgne tout l'entour des pieux
qui limitent l'espace o l'on rige le bongalow; une pelouse verte et des fleurs ornent le terrain rserv, et
presque toujours une alle ombreuse conduit jusqu'
l'entre de cet tablissement de luxe. Les curies, les
cuisines, les logements des gens de service sont souvent
dans l'enclos, mais assez spars de la maison pour que
les matres n'en ressentent pas les inconvnients.
Le gouverneur a trois ou quatre rsidences Bombay : son palais officiel est dans la ville mure, mais il
prfre ordinairement se tenir la pointe de Malabar,
o la brise de mer rafrachit son immense bongalow.
Les Portugais avaient fond un couvent Parle. Ce
couvent a t converti depuis longtemps en maison de
plaisance, et la salle du chapitre est devenue la salle
manger du gouverneur de la prsidence de Bombay.
Aussitt que l'heure des affaires a cess , les routes
se couvrent en tous sens de chevaux rapides qui portent
les ngociants dans les maisons o leurs familles se sont
retires. Ces villas s'tendent sur toutes les collines; elles
sont souvent bties dans le got italien ; des jardins et
des fleurs, qui en ornent les abords, rafrachissent et
embaument l'air.
L'eau est un objet de premire ncessit dans un pays
comme Bombay. De vastes rservoirs ciel ouvert ont
t creuss, et des hommes conduisant des boeufs viennent y remplir leurs outres pour la distribuer dans tous
les quartiers; les abords de ces rservoirs offrent toujours un spectacle trs-anim.
Le boeuf est l'Inde ce que le cheval et l'ne sont au
reste du monde. Il a le poil fin, les muscles ressortis. Sa
bosse arrte son collier ou son bt, car il porte ordinairement dos une charge, ou bien il tire une lgre charrette qu'il mne au grand trot. Souvent son cou est orn
d'un collier de grelots sonores. Quelquefois l'homme le
monte comme en Afrique, et plus d'un courrier parcourt
de vastes espaces sur un petit boeuf qui a les cornes
droites, blanches et presque diaphanes.
Dans l'Inde, gens et btes semblent sympathiser. Je
n'y ai jamais t tmoin de la rsistance qu'opposent nos
animaux la volont de l'homme, comme je n'y ai non
plus jamais t tmoin des brutalits sans exemple de
nos charretiers envers leurs animaux.
Est-ce un effet de climat nervant de l'Inde qui atrophie la volont de l'animal, lequel se sent moins de
vigueur et moins. d'esprit d'indpendance, ou est-ce la

43

consquence d'une plus longue domestication des espces? C'est ce que je ne saurais dire. Il est remarquable
toutefois que les animaux des pays chauds 'sont, en gnral, plus patients que ceux des pays froids : le chameau
en Arabie , le lama au Prou en offrent un exemple
aussi frappant que la docilit des boeufs dans l'Inde.
Bombay contient une multitude de temples appartenant aux cultes indou, parsi ou mahomtan; mais aucune de ces constructions n'est ancienne. Quelques-uns
de ces temples sont assez lgants, la plupart ne mritent aucune mention.
Il est certain qu'il a exist des temples plus anciens
dans cette le, et les Indous visitent encore avec beaucoup
d'affluence la pointe de Malabar o l'on prtend que
Rama s'tait arrt pendant la marche qu'il fit d'Aoude
Ceylan. Il y adorait un lingam que, tous les soirs, son
frre Lakshman lui envoyait de Benars. Un jour, ennuy de voir un retard dans l'arrive de l'objet de
son culte, il fit de ses propres mains une idole de sable,
et peine eut-il fini son dieu, que le lingam de Benars arriva. Il le fit dposer dans un temple o il fut
ador sous le nom de Valuk-Eshwar, le seigneur de sable,
jusqu'au moment de l'arrive des Portugais; on prtend
que l'idole s'lana d'elle-mme la mer la vue de
ces trangers : il est bien plus probable que ce furent
les Portugais qui l'y jetrent.
Les navires franais frquentent Bombay au nombre
de 80 ou de 100 par an; plusieurs y apportent des
chargements de vins ou de spiritueux, d'autres n'y
viennent qu'aprs avoir pralablement port Aden le
charbon qu'ils avaient pris en Europe.
Ces navires ainsi que les navires anglais reoivent
leur bord les chargements qui leur sont prpars par les
ngociants indignes, parsis ou mahomtans. Le coton
et le ssame, les cocos schs sont en gnral les objets
de retour.
Le coton tait autrefois un article qu'on se procurait
difficilement Bombay, parce que la grande chane des
Ghtes spare des provinces intrieures les ports de la
cte de Malabar. Depuis que Bombay est reli l'intrieur par un chemin de fer, le prix de revient du coton
est moins lev et permet de l'apporter sur ce march.
Le port de Curatchie reli au vaste rseau qu'arrose
l'Indus par un autre chemin de fer, permet galement
de tirer de ce delta aussi riche que le delta du Nil, s'il
ne le dpasse pas, toutes les denres que produisent les
affluents du Scind. Il ne reste plus qu' introduire dans
ces terrains privilgis la culture des espces qui sont
le plus en rapport avec les besoins du commerce europen.
VII
Temples souterrains. Caractre de Siva. Description du
temple d'Elphanta. Choeur du Trimourti. Ravan tentant
d'escalader le Kailassa. Naissance de Sakti. ArdinathsEshwar. Mariage de Siva. Vira Bhadra. Bhairava.
Conclusions.

La cte de Malabar est remarquable entre toutes les


rgions de l'Inde pour l'art avec lequel elle a construit

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

des temples et des hypoges creuss de main d'homme


dans le flanc des montagnes.
Les prodigieux hypoges de cette cte exerceront encore, pendant bien des annes, la sagacit des savants.
Quelques inscriptions que l'on a dchiffres ont donn
des dates prcieuses ; des figures placides, semblables
des Bouddhas, ornent l'entre de presque toutes les
grottes, tandis que dans le sanctuaire la place d'honneur
est presque toujours occupe par Siva ou ses attributs.
Il semble donc que les auteurs de ces monuments aient
voulu, sans heurter l'opinion des sectaires brahmistes de
Siva, faire adopter Bouddha comme faisant partie de leur
Panthon, ou que Siva ait t reprsent autrefois dans
1

les poses que l'on attribue aujourd'hui Bouddha, ce


qui ressortirait du reste des crits de Kalidassa.
Vishnou et Brahma ne sont, en gnral, reprsents
dans les sculptures gigantesques qui ornent les parois de
ces temples qu' l'arrire-plan, tandis que chaque tableau
parat reprsenter une des incarnations de Siva ou l'une
des actions hroques de sa vie. Vishnou et Brahma y
sont toujours reprsents sous le mme aspect : Vishnou
est support par Garouda sous la forme humaine, et
Brahma est assis avec placidit sur une plate-forme que
plusieurs cygnes emportent dans les espaces.
Le temple d'l lphanta est situ sur une le quelques
milles de Bombay. Lorsqu'on veut visiter cette grotte,

IIi h i ti li II

llll`'ll^

11 ^111^,1
I^III

Cw)l^l

'lidl

I^^

^ i^^l^l

III

III

Illllll

II

1,,O,

1,

rV

-'-`_&{

^q I

;1'oIlll

II

!`IIIIII I I^I.
IJ II II I

alY"1^^11 1
M.' \L
IiI I'II :,II I I ,w^
Mariage de Siva et de Parvati. Bas-relief des grottes d'liephanta. Dessin de hrond d'aprs une photographie

on peut prendre un bateau ou bonder-boat, au quai


d'Apollon, et en quelques heures on arrive devant l'le
o l'on trouve du ct du nord un dbarcadre commode.
On voyait autrefois un grand lphant auprs de la plage :
de l le nom de l'le.
Il faut, pour arriver au temple, monter un escalier de
trois ou quatre cents marches, taill presque pic dans les
flancs d'un morne; cet escalier conduit une terrasse de
peu d'tendue, sur laquelle il y a maintenant un poste
de police. Il n'est gure possible de douter que le temple
d'Elphanta n'ait t construit l'poque o le bouddhisme n'tait pas encore assez puissant pour se passer de
l'appui de la religion sivate qu'il voulait remplacer, ou
qu'il n'ait exist un compromis entre ces deux religions.

Ds que l'on est arriv cette plate-forme, on a


devant soi l'entre principale de la grotte, qui a t enleve au ciseau, dans une roche volcanique assez friable ;
son axe est parfaitement trac dans le plan de la mridienne. Cette entre est supporte par deux piliers massifs qui la divisent en trois portes principales ; deux pilastres carrs, qui sont droite et gauche, servent de
soutien aux parois du rocher ; quand on a pntr dans
l'enceinte, l'oeil s'habitue peu peu au demi-jour du temple, qui reoit la lumire par deux cours qui le flanquent
l'est et l'ouest : elles ont aussi t tailles au ciseau
dans la montagne. L'imagination n'est d'abord frappe
que de la symtrie des colonnes canneles chapiteaux
hmisphriques qui supportent son vaste entablement.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

46

LE TOUR DU MONDE.

La proportion de ces colonnes est admirablement approprie l'architecture trange de l'difice. La partie
de ces colonnes qui s'appuie sur le sol est carre jusqu'
la moiti de leur hauteur; les pans carrs ont t abattus, et les colonnes se sont arrondies sous le ciseau
du sculpteur qui a laiss chacune d'elles un renflement de bon got et y a trac des cannelures; il semble
voir un faisceau reli par des astragales; les fts sont
spars par les ornements des chapiteaux ayant la forme
de sphres crases dont les cannelures ouvertes donnent
l'ide qu'elles vont clater sous l'effort qu'elles font pour
supporter le plafond du temple.
Ce plafond est plat; les chapiteaux sont surmonts
d'une plinthe carre portant une architrave qui s'appuie
sur la plinthe de la colonne voisine, de sorte qu'il se
forme ainsi une srie de caissons qui relient les colonnes
quatre quatre. Les architraves, ainsi que les plinthes,
sont couvertes de ciselures riches et fines.
Ces colonnes taient primitivement au nombre de
vingt-six ; huit aujourd'hui sont brises. On comptait,
avec les seize pilastres qui sont adosss aux parois du
rocher, un total de quarante-deux colonnes, formant
un carr peu prs parfait sur une profondeur de huit
piliers ou colonnes qui s'tendaient symtriquement du
nord au sud et de l'est l'ouest.
L'lvation du plafond du temple au-dessus du sol
n'est pas toujours gale; quelques colonnes ont prs de
six mtres et d'autres n'en ont que cinq. L'espace qui
spare les colonnes et les piliers n'est pas non plus trsrgulier; quelques-unes sont loignes de quatre mtres
trente centimtres, tandis que d'autres le sont de cinq
mtres cinquante centimtres et beaucoup d'autres de
cinq mtres. De mme le diamtre des piliers et des
colonnes est quelquefois d'un mtre, et ailleurs d'un
mtre trois centimtres. Enfin le ct droit du temple
mesure peu prs quarante-quatre mtres, et le ct
gauche seulement quarante-deux mtres. Malgr ces ingalits , l'effet gnral est trs-beau et trs-saisissant.
Les cours intrieures qui clairent le fond du temple
ont t, ainsi que le reste de l'difice, tailles au ciseau
dans la roche vive. Chacune d'elles avait autrefois une
entre vers le nord, mais les boulements ont combl
ces portes.
Les pilastres qui font saillie sur les parois du rocher
pour correspondre aux colonnes, forment deux deux de
vastes cadres. On y a trac grands traits la vie de Siva.
Ces figures en ronde bosse s'enlvent vigoureusement de la paroi, et frappent l'esprit par leur taille
gigantesque et la varit de leurs attitudes. Il faut avoir
recours au panthon indien pour expliquer toutes leurs
poses , et encore quelques-unes sont-elles restes inexpliques.
Les piliers et les colonnes portent aussi plusieurs
sculptures, parmi lesquelles on reconnat Ganessa et
Cartick, les deux fils de Siva.
La rgularit du temple n'est altre que par une
chapelle situe l'ouest et comprise entre quatre colonnes.

Quatre portes donnent accs dans l'intrieur de ce


sanctuaire, lev au-dessus du niveau du reste du temple. Huit statues immenses , nommes dwarpales ou
gardiens des portes, = sont sculptes dans des attitudes immobiles droite et gauche de chaque entre,
et s'appuient sur des figures moins grandes , dont le
visage porte le caractre de la classe la plus basse.
Dans cette chapelle est une table de pierre, o est
enchsse une pierre conique de matire diffrente de
celle que l'on a extraite des roches d'f]lphanta, et
qui, par consquent , a d y tre apporte.
Un cordon sculpt fait le tour de l'autel, et une gargouille en forme de tte de vache, tourne vers le nord,
parat avoir t destine l'vacuation des libations qui
taient faites en l'honneur de Siva sous le nom de lingam.
Siva lui-mme et les deux autres personnes du Trimourti sont reprsents par un buste colossal qui fait
face l'entre du nord, il est plac dans une sorte de
chur en retraite sur les parois est et ouest, qui s'enfonce de cinq ou six mtres vers le sud. On a creus
au-dessus des bustes une vote assez leve pour que le
sommet de leurs ttes, qui s'lve six mtres cinquante centimtres, ne touche pas au plafond du temple.
Il est probable qu'autrefois des rideaux s'abaissaient en
avant du buste, pour que le public ne pt pas voir ce
sanctuaire, accessible seulement aux initis. Deux figures, dont on ne voit que les dbris, taient en adoration
droite et gauche du buste.
La figure du buste qui fait face au nord porte une
mitre ; on y distingue entre autres ornements, des ttes
de taureaux et le croissant; ils sont tous d'une grande
dlicatesse. Les colliers et les bracelets qui sont en relief sur le cou et les bras sont d'un travail exquis.
La figure qui fait face l'ouest est placide, et semble
avoir t calque sur celle que l'on prte Wishnou.
La troisime figure, sans doute celle de Rudhra, est
fire; elle tient la main un glaive; ses deux dents
canines repoussent en avant la commissure des lvres ;
une moustache crocs recourbs orne sa lvre suprieure ; le nez aussi est recourb; les yeux sont expressifs et cruels; une protubrance se remarque entre les
deux sourcils qui, fortement arqus, recouvrent les arcades sourcilires sur lesquelles ils font saillie. Cette
protubrance est le . troisime oeil de Rudhra, d'o sortira
le feu qui doit consumer la cration.
Un serpent entoure le buste entier de ses replis; la
tte du reptile se dresse devant Siva, dont il a l'air d'attendre les ordres.
Une mitre revt aussi la tte de Roudra; une couronne de ttes de morts ceint cette tiare; ces dpouilles
sont mles de feuilles de nergundi et de huila, plantes
consacres Siva.
Les parois qui sont l'entre du sanctuaire portent
des sculptures colossales, analogues celles qui dcorent ordinairement les chapelles de Siva.
Lorsqu'on vient du nord et que l'on entre dans les
grottes, on ne voit rien sur la paroi qui est comprise

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

entre les premiers pilastres; les figures qui y taient


sculptes ont probablement t effaces par le temps;
mais lorsqu'on s'avance vers le fond de l'difice , on
se trouve en prsence d'un tableau saisissant qui orne
la face sud de l'entre donnant accs sur la cour de
l'est.
Un grand nombre de figures s'entre-croisent dans ce
tableau qui, suivant les uns, reprsente la tentative
que fit Ravan, roi de Ceylan, pour ravir le' kailassa
ou le ciel de Siva. Suivant d'autres, ce tableau reprsente
la lutte qu'a t oblig de soutenir le culte des Aryas
pour s'tablir dans l'Inde au prjudice des superstitions
indignes, ou enfin l'une des guerres qu'ils eurent supporter contre les dravidiens. .
Siva, averti par Parvati de la tentative de Ravan, l'enferma dans la montagne qu'il voulait branler, en sorte
que le gant est reprsent tournant le dos l'observateur. Il est arm de six bras; sa tte a disparu dans
une espce de fruit semblable un melon qui peut
sion le veut reprsenter la montagne. Il y resta prisonnier dix mille ans, jusqu' ce que son grand-pre Palarti, fils de Brahma, lui enseigna le culte de Siva.
La figure en partie brise qui est droite du buste
du Trimourti, peut aussi reprsenter Ravan en adoration; car le mme objet qui ressemble un melon dont
les ctes sont dessines, couvre entirement la tte de
cet adorateur; du reste, on a hasard plusieurs autres
explications, et quelques auteurs y croient voir le fruit
qui naquit de d'Ady-Sackty, emblme femelle, duquel
sortit Siva.
D'autres enfin rapportent que Sackti ou une autre
desse tait contenue dans ce fruit, et que, semblable
la statue de Pygmalion, elle n'tait pas encore anime
lorsqu'elle en sortit. Le taureau de Siva, Nandou, lui
donna la vie d'un souffle de ses narines puissantes ; mais
cette vie tait encore purement animale, et ce ne fut
qu'aprs maintes aventures qu'elle reut une me qui
lui permit de devenir un tre pensant.
Un grand nombre d'autres tableaux ornent les parois
qui occupent l'espace faisant face au nord, depuis la cour
de l'est jusqu' l'autel du Trimourti. Le plus curieux de
ces tableaux reprsente Siva la fois dieu et desse. La
partie droite de la tiare qui ceint la tte porte le croissant de Siva, et la partie gauche est orne de bijoux
fminins, ainsi que le cou et les bras. Le ciseau de l'artiste s'est surpass dans ce tableau, qui porte le nom de
Ardhinah-eshwar. La figure s'appuie sur la tte du taureau Nandou. Brahma, sur son trne de lotus support
par cinq cygnes, est droite de Siva; Vishnou support
sur Garouda est gauche dans le fond. Indra, dont le
culte tait suivi par les premiers Aryens, est mont sur
son lphant. Il fut relgu au second plan aprs l'intrusion du brahmanisme qui changea le premier culte
des Aryas.
On rencontre de l'autre ct du Trimourti, en allant
vers l'ouest, un tableau galement remarquable. Siva y
est reprsent accompagn de Parvati; un fils leur est
n, et une servante le porte sur la hanche. La mitre

de Siva semble reprsenter un fleuve qui s'en chappe


et rappelle le confluent des trois affluents du Gange
Allahabad.
Les mmes personnages que nous avons vus figurer
dans Ardhinah-eshwar sont reproduits dans ce tableau,
o l'on voit Aravata, l'lphant d'Indra, s'incliner pour
adorer Siva.
En continuant marcher vers l'ouest on arrive sous
le pristyle qui s'ouvre sur la cour occidentale. Un
tableau orne la paroi qui fait face au nord; la lumire
de la cour claire vivement ce bas-relief, qui reprsente
le mariage de Siva et de Parvati.
Brahma lit les textes sacrs qui doivent consacrer
cette union; une servante pousse par les paules Parvati,
dont le seul ornement est un mince cordon autour des
reins; d'autres servantes portent des miroirs, des cruches
et divers attributs. Dans ce tableau, comme dans tous
les autres, les messagers et les messagres des dieux
planent au-dessus de la tte des hros, et le monde
infrieur est reprsent par des nains, qui sont les
peesachs, ou dmons familiers de Siva.
En continuant parcourir le pristyle, on voit sur la
face tourne vers l'est un autre tableau, qui fait ainsi
face au fond du temple ; il est encore relatif aux luttes
qu'eut subir le culte de Siva pour se substituer aux
anciens cultes.
Brahma, voulant peupler la terre, avait enfant de
son pouce droit Danska, qui donna naissance des
nymphes, dont vingt-sept furent consacres aux divers
jours des phases lunaires. Siva pousa l'une d'elles,
nomme Sati ou Dourga qui, danscette hypothse, se
diffrencie de Parvati. Danska ayant offert un sacrifice
suivant les anciens rites, n'invita ni Sita, ni Siva. Sita
y vint sans avoir t convie, fut mal reue et se jeta de
dsespoir dans un brasier ardent.
Enflamm de colre, Siva dcapita Danska, puis il
colla sur ses paules une tte de cerf. Cet pisode se
nomme Vira-Bhadra. Siva est reprsent au moment o
il fait sauter la tte de Danska dont il reoit le sang
dans une coupe ; ses dfenses sortent dmesurment de
sa bouche, il a une charpe de crnes humains qui pend
de l'paule gauche la hanche droite. L'lphant d'Indra
est droite de Siva; les dieux l'entourent dans l'attitude
de la peur; au-dessus du groupe planent des enfants
adorant un emblme symbolique qui surmonte la tte
de Vira-Bhadra. Le gay tri mystique om est grav sur
cet objet qui a la forme d'une gourde ou d'un flacon.
En continuant marcher vers le nord, on se trouve
en face d'un tableau, faisant le pendant de celui o l'on
reprsente Ravan donnant l'assaut au Kailassa. Ce relief reprsente l'incarnation de Siva en Bhairava, forme
qu'il prit pour combattre Vishnou chang en Narsinha,
homme-lion. Bhairava a huit bras. On remarque, parmi
les dtails qui ornent la sculpture, le croissant et la tte
de mort d'o sort un serpent dit cobra capella.
Nous arrivons enfin l'entre nord de la grotte, o
l'on voit sur la face qui regarde l'est une figure placide
assise sur un sige support par une tige de lotus, ainsi

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


48

LE TOUR DU MONDE.

qu'il est d'habitude de le faire dans les temples bouddhistes ; deux figures en posture d'adoration soutiennent
cette tige ; les bras sont briss ; ils devaient reposer sur
l'abdomen. La statue est plonge dans une profonde mditation. Brahma et Vishnou se distinguent encore sur
ce tableau, o l'on voit un animal que l'on prend pour
un cheval ; il porte une selle semblable aux selles europennes, et rappelle sans doute le sacrifice de l'Ekiam.
Les chapelles qui donnent dans la cour ont aussi des
parois sculptes. La chapelle de l'est contient une table
plus petite que celle qui est dans la chapelle du milieu,
qui est de mme traverse par une pierre dure; un serpent fait le tour de cet autel ; sa bouche bante est tourne
vers l'est, de faon servir d'coulement aux libations.
Les dvots Siva disent que cette chapelle reoit les

eaux du Gange le jour de la fte de Siva. Deux lions qui


supportaient anciennement le trne de Siva en ont t
enlevs et ornent aujourd'hui l'entre de la grotte de
l'est, que l'on appelle a la cour des Lions. v
La grotte de l'ouest est plus profonde que celle de
l'est ; une galerie supporte par des piliers abrite un
grand nombre de personnages qui ornent les parois
extrieures de cette chapelle, et sont distribus par
groupes droite et gauche de la porte d'entre : les
poses de ces statues sont placides et semblent reprsenter des Mounis en mditation. Elle contient une table
semblable celle des autres chapelles ; la pierre y est
renverse.
L'ensemble des sculptures colossales d'lphanta, dont
quelques-unes ont cinq mtres et plus de hauteur, et

Grande grotte, lphanta. Dessin de Thrond d'aprs l'album de M. . Fleuriot de Langle.

dont la saillie est telle qu'elles sont souvent presque entirement dtaches de la roche, reprsente une espce
de panthisme, o tous les rgnes de la nature semblent
se confondre pour arriver, par divers volutions, des
degrs suprieurs, jusqu' ce qu'ils soient absorbs en
Dieu, dont ils ont issus.
Les plus curieuses excavations que l'on rencontre sur
l'le de Salsette sont celles de Kennery. On y a pratiqu un grand nombre de fouilles. On a trouv sous les
dagobas ( dmes isols ) des empreintes de sceaux reprsentant Bouddha. Sur l'exergue de ces sceaux on lit plusieurs phrases du rituel bouddhique qui ne laissent aucun doute sur l'origine des dagobas. Les inscriptions
qu'on a pu lire s'espacent depuis 150 avant Jsus-Christ

jusqu' l'an 1400. Pendant ce long laps de temps et des


poques diverses, plusieurs de ces grottes ont servi de
lieu de spulture des personnes de diffrents cultes; les
dernires inscriptions sont crites en persan et en arabe,
et se rapportent au culte musulman. Il sortira pour
l'histoire de l'Inde une grande lumire du dchiffrement
de toutes ces inscriptions. On a dj pu constater des
synchronismes entre les rois grecs, les successeurs
d'Alexandre et la dynastie indienne. Les fouilles que l'on
fait dans les topes bouddhiques mettent dcouvert des
monnaies macdoniennes qui contrlent et corroborent
les divers synchronismes de ces inscriptions.
Le contre-amiral vicomte

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

FLEUItIOT DE LANGLE.

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

49

VOYAGES DANS LE HARZ I.

VISITE

AUX MINES DU HARZ,


PAR M. ADOLPHE CARNOT 4.

1862.TEXTE ET DESSINS INDITS.

La ville de Brunswick m'a beaucoup intress, quoiqu'elle ne possde peut-tre pas un seul monument
vraiment remarquable. Ses maisons charpente en bois
bien apparente, avec un remplissage de briques et de
pltre peint, et leurs encorbellements multiplis; ses
restes de vieux difices publics transforms en habitations, et dcors, leurs portes d'entre, de belles

sculptures; les vertes promenades qui l'entourent, et les


jardins du duc ouverts au public : tout cela donne
Brunswick un aspect trs-original, un grand charme
pour le voyageur.
De Brunswick nous sommes venus Clausthal en
nous arrtant deux fois : le chemin de fer conduit d'abord
jusqu' Yienenburg, puis un omnibus mne Goslar, o
l'on prend soit une voiture de louage, soit la poste.
La reine de Hanovre sjournait Goslar lors de notre

1. Le Harz (du vieux allemand Hart, Harti, hauteur boise)


est un massif de montagnes isol dont la possession se partage
entre quatre tats diffrents : le Hanovre, le Brunswick, la Prusse
et le Anhalt-Bernburg. On divise gographiquement le Harz en
deux parties : le Harz suprieur, Oberharz, et le Harz infrieur,
Unterharz. C'est dans l'Oberharz qu'est situ le plus haut sommet
de la chane, le Brocken. La population du Harz est value
cent mille mes.
2. Le premier des deux rcits suivants, qui se complttent l'un
VIII. tss e LIv

l'autre, est extrait des lettres que notre jeune ami, M. Adolphe
Carnot (petit-fils de l'illustre Carnot) , a crites sa famille pendant l't de 1862. Il faisait alors, comme lve ingnieur des
mines, lin voyage d'instruction en Allemagne; il est ingnieur
aujourd'hui.
Le second rcit se compose de notes prises notre intention par
M. Stroobant; excellent artiste belge, qui a entrepris le voyage
du Harz sur notre demande prcise et a Tait, pour le Tour du
Monde, tous les dessins joints aux deux textes.
4

Clausthal, le juillet 1862.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

50

LE TOUR DU MONDE.

passage, et un trs-grand nombre de personnes taient


venues avec elle ou aprs elle, si bien que cette petite
ville logeait six cents trangers. Il n'y a cependant pas
d'eaux thermales Goslar; mais la reine tant malade
avait entendu parler des cures merveilleuses faites par
un empirique, et elle tait venue se mettre entre ses
mains et prendre des bains qu'il prpare avec des herbes
de la montagne. La cour, les gens attachs de prs
ou de loin la reine, les dsoeuvrs, tout cela avait
suivi; et voil comment les aubergistes peu nombreux
de Goslar ont eu occasion de faire tout coup de beaux
profits : bien nous a pris de ne pas avoir eu nous arrter dans cette ville; tous nos fonds y auraient pass.
Clausthal se ressent bien peu de ce remue-mnage qui
se fait cinq lieues : tout y est paisible, tranquille, les
auberges sont vides et les loyers ne renchrissent pas.
Nous sommes ici dans un htel presque somptueux;
nous y avons, par abonnement, chacun une chambre
splendide et bien meuble, le caf au lait le matin, le
grand dner une heure, et le souper : tout cela pour
1 thaler, ou 3 fr. 70 c.; certes, ce n'est pas cher; j'ajoute
que matre d'htel et domestiques sont trs-prvenants
pour nous.
De nos fentres nous pourrons apercevoir le Brocken,
quand il plaira au vent d'ouest de ne plus souffler et au
ciel de se dbarrasser de ses nuages. Cette vue peut
n'tre pas ddaigner; d'autant que les environs immdiats de Clausthal sont extrmement pauvres en pittoresque. La ville de Clausthal et celle de Zellerfeld, qui
lui fait suite sur la mme grande rue (15 000 mes
elles deux), sont perches au dos d'une colline aride,
colore peine de quelques prairies peu luxuriantes,
et sur lesquelles les arbres semblent ne pas pouvoir
pousser.
L'Oberharz jouit d'ailleurs tout entier de la rputation d'tre peu favoris de la nature : les arbres n'y
sont pas beaux, le bl n'y vient pas maturit; la richesse seule des mines fait vivre le pays, qui hors de l
n'a aucune ressource. Il faut descendre vers la lisire,
dans l'Unterharz, pour trouver les accidents de terrains
pittoresques, les belles forts, et une vgtation vivante.
Clausthal, 18

juillet.

La pluie ne nous laisse presque pas de rpit : nous


n'avons eu qu'un beau jour avant-hier, et une matine
agrable hier. Cette courte claircie nous a permis de
profiter d'une occasion excellente pour notre instruction, et qui s'est offerte juste point : M. vom Rath, professeur de gologie l'universit de Bonn, tait en passage Clausthal, o il tait venu prendre les conseils
d'un autre gologue, trs-connu par ses travaux sur le
Harz, M. Roemer. Nous lui avons t prsents et nous
sommes partis avec lui pour une excursion dans les environs.
La pluie nous a malheureusement arrts bientt :
nous n'avons pu voir que le village de Grund, dont la
position est charmante, et qui doit au bon air qu'on y

respire la renomme d'une ville de bains, quoique l'on


ne s'y trempe que dans des infusions de branches d'arbres verts. Tout ct sont les deux rochers clbres de
l'Ifeld, qui, vus de Grund, paraissent inaccessibles, mais
au sommet desquels on arrive d'un autre ct sans
grande fatigue; ces rochers, les seuls abrupts du pays,
et qui se dtachent au milieu de forts de sapins, font
assez d'effet; puis la contre est jolie, le paysage est
frais, et contraste avec celui d'o nous sortons.
Prs de Grund est l'entre d'une mine importante,
appele Hlfe-Gottes, dans laquelle nous sommes descendus hier matin, avec le Herr Professor; mine mtallique et non mine de charbon, comme celles que nous
venons de voir au pays belge, mine d'o l'on sort avec
ses souliers presque propres, o l'on ne se heurte pas
la tte , et enfin o l'on respire son aise ! En suivant
une longue galerie souterraine pratique pour l'coulement des eaux, nous avons revu le jour Gittelde,
ville de l'Unterharz, et nous sommes revenus travers
la montagne jusqu' l'entre de la mine, o nos vtements taient rests.
Nous comptions prolonger beaucoup cette tourne;
mais la pluie nous a obligs de revenir Clausthal. Ds
hier le Herr Professor nous a dit adieu, pour se transporter dans une autre partie du Harz.
Clausthal, 20

juillet.

Depuis trois jours nous voyons le Harz par un beau


temps. Le vent menaant du sud-ouest rgne toujours; il est mme assez violent, mais les nuages ne
passent que par instants sur nos ttes; aussi nous avons
enfin aperu le Brocken. Oserais-je dire que cette vue a
t pour nous presque une dception? Nous nous refusions croire que ce ft l cette montagne dont les Allemands sont si fiers, cette montagne o la posie aprs la
lgende a log tant de sorcires, cette montagne qui
devrait offrir, mme de loin , un aspect imposant, quasi
infernal! Nous la voyons s'lever peine au-dessus des
collines environnantes, et, pour le malheur de l'art, elle
est surmonte d'une auberge aux tuiles rouges. J'espre
encore que ce n'est l qu'une illusion d'optique, et que,
lorsqu'on approche, le caractre devient tout autre;
mais, pour l'instant, le Brocken a beaucoup perdu dans
notre estime.
Les environs de Clausthal ont au contraire un peu
gagn tre illumins par le soleil. Lorsqu'on a franchi une bonne demi-lieue de coteaux nus ou couverts
de maigres prairies, qui entourent de tous cts la ville,
on arrive des forts de sapins, qui se prtent d'agrables promenades, et o l'on rencontre de temps en
temps quelques gorges assez jolies. Rien de tout cela
n'est grandiose ; rien n'y est d'un pittoresque achev,
rien n'y mrite la visite spciale des touristes, mais au
moins cela gayera beaucoup les nombreuses excursions
que nous aurons faire.
Ge qu'il y a de plus remarquable dans ce pays du
haut Harz, c'est la multitude de ses canaux et de ses

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
tangs : dans un espace dont on peut faire le tour en
une journe, j'ai compt trente-six tangs, tous assez
considrables. Le nombre des canaux de drivation est
prodigieux, et tous sont parfaitement entretenus. Les
eaux sont une source de richesse pour le pays ; ce n'est
pas qu'elles servent l'agriculture (l'agriculture n'y
existe pas), mais elles servent beaucoup aux mines : on
emprunte leur chute la force ncessaire pour puiser
les eaux d'infiltrations, pour extraire les minerais, enfin
pour mettre en mouvement les machines qui aident
la descente et la sortie des ouvriers. Ces eaux, aprs
avoir t utilises, sont conduites au jour par des galeries souterraines trs-longues, trs-dispendieuses
percer, mais qui rendent d'immenses services. L'une de
ces galeries, qui date du commencement de ce sicle
(Tiefe-Georg-Stollen), passe 228 mtres au-dessous
du sol de l'glise de Clausthal ; elle a plus de 10 400
mtres de long, et a cot 1 600 000 fr. Une autre,
commence en 1851, et qui sera acheve dans un an, se
trouve 115 mtres au-dessous de la premire : elle
aura un dveloppement de 14 kilomtres. Tous ces travaux sont magnifiques. La dernire galerie porte bateaux sur une partie de sa longueur; nous venons d'y
faire aujourd'hui mme une assez longue promenade.
Quelle navigation pittoresque ! l'paisse nuit, la clart
fumeuse des lampes, la subite apparition des rochers en
saillie, qui ne sont clairs qu'un court instant, le bruit
sourd de l'eau sous la barque, tout cela forme un tableau frappant pour l'imagination.
Depuis longtemps l'amnagement des eaux dans le
Harz, aussi bien la surface du sol qu' l'intrieur des
mines, est un sujet d'admiration pour les hommes spciaux.
C'est le conseil des mines qui a la haute main sur
les travaux relatifs l'conomie des eaux. Il en est de
mme pour les forts : les officiers chargs de la mise en
valeur des forts ne peuvent exporter aucun bois qu'aprs avoir satisfait aux demandes du conseil des mines,
o ils ont quelques reprsentants, et aprs avoir fourni
non-seulement aux usines, mais aux habitants mme des
villes de mine, la quantit qui leur est ncessaire pour la
consommation de l'anne. L'excdant seulement du bois
abattu est export par flottage sur l'excdant des eaux
que les mineurs ont jug propos de laisser aux rivires.
La haute direction en toutes choses appartient ainsi
aux ingnieurs des mines. Comme d'ailleurs le but de
l'exploitation ' est bien moins de verser de l'argent dans
la caisse du prince que de faire vivre de son travail
une population qui ne trouverait aucune ressource
dans la culture du sol, on n'a pas recul devant des
travaux immenses, dont l'excution devait durer de
longues annes et qui n'auraient jamais t accessibles
des compagnies intresses, dsireuses de rentrer le
plus vite possible dans leurs dbourss. Aussi est-ce
juste titre qu'au point de vue de l'art, mais non de l'conomie, le Harz passe pour le pays classique des travaux de mines.

51
Clausthal, 26 juillet.

La bonne ville de Clausthal est toute en moi l'occasion du Schtzenfest. Le Schtzenfest (Fte des tireurs)
est, comme vous savez, la fte nationale allemande; elle
donne lieu partout h des dmonstrations patriotiques.
Clausthal ne s'est pas mise beaucoup en frais : les
belles harangues, les chants en l'honneur de la libert
et de l'unit de l'Allemagne, qui ont retenti Francfort,
n'ont eu ici d'cho que dans une runion fort bruyante
des lves de l'cole des Mines, et dans une chanson
belliqueuse, apprise par coeur l'avance, et qu'ils ont
rcite en sance solennelle. Cette chanson remplissait,
si vous le voulez bien, trois bonnes pages d'impression
fine et serre : l'auteur n'est pas Allemand pour rien.
Afin de se conformer une invitation du porte, et de
terminer la sance par un acte d'hrosme, tous les tudiants ont bravement dgain leurs rapires et transperc
leurs couvre-chefs. On les voit aujourd'hui se promener
trs-fiers du trou que chacun porte son chapeau.
Le Schtzenfest dure huit jours. Jusqu' prsent son
seul bnfice avait t de nous faire corcher les oreilles
par les instruments en cuivre des musiciens mendiants,
qui assigent successivement toutes les maisons de la
ville; hier enfin nous avons assist un grand concert
donn pour l'aristocratie de l'endroit, soixante centimes par tte. Nous y avons entendu une musique plus
que mdiocre, c'est vrai; mais la fte n'a pas t sans
agrment pour nous : nous y avons vu dfiler la plus
belle partie de la population, et surtout nous y avons
fait connaissance avec quelques lves de l'cole des
Mines, ce dont nous sommes fort aises, car cela nous
permettra de causer un peu dsormais avec les Allemands; et les occasions de le faire, autrement que sur
des points spciaux du mtier, ne sont pas pour des
trangers aussi faciles trouver qu'on pourrait le croire,
moins qu'on n'ait le courage d'obliger un voisin de
table vous couter nonner en mauvais allemand !
Pendant les huit jours de fte, prs du tir la cible,
o s'escriment les Schtzen, s'taient tablies toutes
sortes de boutiques : marchands de vaisselles, de poteries, de gteaux et bonbons, etc.; des thtres ambulants, o l'on montrait des femmes gantes et des autruches, le tout la mode de Paris, comme dans toute
foire possible; mais par bonheur au milieu de la mme
place se dressait un thtre de Polichinelle, et chaque
soir nous allions au spectacle pour nous former comprendre le dialogue; ce n'tait pas sans difficult, car
messire Polichinelle parlait moiti patois, au platt
Deutsch, et malgr ses gestes trs-bien faits, malgr
l'attention que nous y mettions, nous ne dmlions pas
grand'chose tout ce qu'il disait.
Hier soir, aprs le concert de la noblesse, a eu lieu
un grand bal bourgeois, auquel nous n'avons pas manqu de prendre part. Le bal se donnait dans une
vaste salle , construite pour l'occasion, tout entire
en bois de sapin, dcore de guirlandes de feuillage et
claire par un trs-modeste nombre de bougies. Prs

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

52

LE TOUR DU MONDE.

de l'orchestre on avait rserv un tiers de la salle environ pour les danseurs; le reste tait garni de longues
tables o venaient s'asseoir jeunes gens, jeunes filles et
parents, et o les uns et les autres passaient les longs
intervalles des danses causer et boire leur petit verre
de vin de France ou de vin du Rhin. Au signal de l'orchestre, chacun disait un adieu amical son verre, puis
allait chercher sa danseuse et se ranger la file des couples qui avaient dj pris place, le tout bien tranquillement, bien posment, avec mthode, sans faire un
pas plus vite que l autre. Puis commenait la valse ou
le galop. Six ou sept couples seulement partaient la
fois. A un signal convenu six autres leur succdaient et

les six premiers venaient prendre rang derrire ceux


qui n'avaient pas encore dans, et qui se promenaient
gravement autour de la salle. Revenu sa place, chacun
remettait son chapeau sur sa tte, et se rafrachissait en
attendant la suite. Le flegme et le sans-gne de ces braves Allemands sont surprenants. La fte s'est prolonge
si bien, qu'avant de rentrer nous avons vu le soleil se
lever vers le Brocken.

Autrefois on disposait tout simplement, de distance


en distance, dans un compartiment spcial du puits, des
paliers entre lesquels se plaaient des chelles, et l'on
descendait ou gravissait ces chelles sur toute la profondeur de la mine. Ce moyen est encore en usage dans
beaucoup d'endroits ; mais songez la fatigue qui rsulte de l'ascension de 500, et trs-souvent dans les puits
modernes de 600 et 700 mtres d'chelles presque verticales; il faut une heure ou une heure et demie aux
ouvriers chaque matin pour cet exercice, autant chaque
soir aprs le pnible travail de la mine : cela perd leur
temps et puise leurs forces. On pargne souvent
cette fatigue aux ingnieurs et aux visiteurs, en les fai-

sant voyager dans les tonnes ou les cages suspendues,


par lesquelles s'opre l'extraction du minerai ou de la
houille : on se trouve alors port par un cble, qui,
l'autre bout, se droule ou s'enroule rapidement sur
une sorte de bobine dispose au-dessus du puits. Il n'y
a pas longtemps qu'op a trouv le moyen de donner de la scurit ce procd de descente, et d'empcher la cage de tomber en pices, en cas de rupture
du cble porteur; encore les appareils destins supprimer ce danser sont-ils peu rpandus et mdiocrement
certains.
Depuis une trentaine d'annes, on a imagin dans le
Harz, et on perfectionne aujourd'hui dans les autres

Clausthal, 20 juillet.

Vous me demandez comment on descend et comment


on respire dans les mines : deux choses assez importantes en effet. Commenons par la premire.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

53

LE TOUR DU MONDE.
pays, un appareil trs-ingnieux (appel Fahr-Kunst)
qui permet une sortie assez rapide, et donne avec peu
de fatigue une scurit complte, pourvu que l'on fasse
quelque attention. Voici en quoi il consiste :
Reprsentez-vous, suspendues dans un compartiment
d'un puits de mine, deux tiges verticales qui portent des
paliers ou des sortes de marchepieds des intervalles
rguliers : supposez ensuite que ces deux tiges reoivent

de haut en bas, puis de bas en haut, un mouvement dont


l'amplitude soit gale la distance des marchepieds, et
que ces deux tiges aillent toujours en sens contraire,
l'une montant quand l'autre descend. Au moment o
les deux tiges s'arrtent, et o deux marchepieds sont
en regard, un homme peut trs-bien passer de l'un sur
l'autre, en se tenant avec les mains des poignes fixes
sur les tiges. On comprend facilement que s'il change

ainsi de ct, chaque fois que deux marchepieds s'arrtent vis--vis l'un de l'autre, quittant la tige qui vient
de monter et qui va descendre, pour celle qui vient de
descendre et qui va remonter, il pourra s'lever constamment depuis le fond jusqu'en haut du puits. Il fera
l'inverse pour descendre.
En Belgique et en France, les appareils tablis sur
ce principe sont beaucoup plus nouveaux et plus parfaits
que dans le Harz : au lieu de simples marchepieds nous

y avons trouv de vrais paliers, surlesquels on peut


se tenir deux la fois; mais c'est aux ingnieurs du Harz
que revient l'honneur de la premire dcouverte.
Je passe la manire dont on fait respirer les mineurs. La ventilation est une chose assez complique
dans ses dtails, mais trs-simple dans son ensemble.
Les mines mtalliques, comme celles du Harz, n'ont
pas besoin d'une circulation bien active de l'air; il importe seulement d'enlever celui qui a dj t respir

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

54

LE TOUR DU MONDE.

parles ouvriers, celui qui a aliment leurs lampes, enfin


celui qui a t vici par des coups de poudre. On n'a
pas craindre comme dans les mines de houille le gaz
irrespirable et explosif qui se dgage de la surface du
charbon. On se sert nanmoins quelquefois de machines
spciales pour renouveler l'air dans l'intrieur de la
mine. Mais souvent aussi une ventilation naturelle
suffit : l'air frais entre par les orifices les plus bas,
puits ou galeries , s'chauffe dans la mine , et ressort par les puits les plus levs, o il est appel comme
l'air chaud dans nos chemines. Dans tous les cas, on
rgle la direction du courant d'air et sa proportion dans
toutes les galeries de la mine, au moyen de portes, qui
l'empchent de prendre le chemin le plus court, et l'obligent aller alimenter les points qui en ont le plus
besoin.
Les lumires dont on se sert dans les mines du Harz
sont des lampes de forme grecque ou romaine, que l'on
garnit, avant de descendre, d'un monceau de suif pour
les personnages distingus comme nous, ou d'huile pour
les ouvriers; mme systme d'clairage pour les galeries solides et pour celles o l'on navigue, malgr tout
le regret que peuvent en prouver les amateurs du pittoresque.
Encore bien heureux d'avoir de pareilles lampes
flamme nue et bien clairante I Dans les mines de
houille la prsence du gaz dtonant oblige, comme l'on
sait, envelopper la flamme d'une toile mtallique
mailles serres, qui empche la combustion de se propager u dehors, et la flamme permet peine de voir
clair un pied de distance de cette triste lampe.

Grce cette hirarchie si rgulire, l'ouvrier vit


tranquille, sans souci du lendemain, et presque sans aspiration vers un sort meilleur: il suit la route trace sans
regret et sans initiative; de l ses qualits et ses dfauts:
il est paisible et bon, mais peu sociable ; il se laisse
aller volontiers une rverie silencieuse ; il ne connat
gure d'autre distraction que la fume de sa longue et
majestueuse pipe, assez indiffrent toute autre ide
que le respect de ses traditions locales.
Le mineur cependant est instruit : il a appris dans la
succession mme des mtiers par lesquels il a pass tout
ce qui concerne l'art des mines; il a t de bonne heure
l'cole, et parle le bon allemand , quelquefois avec
lgance. Le dimanche, on rencontre sur les routes
tous les ouvriers, leurs femmes, leurs enfants, se rendant l'glise la plus voisine, et portant la main leurs
bibles ou leurs livres de psaumes, car tous savent lire.
Ils sont essentiellement religieux, se runissent chaque
matin pour faire la prire en commun, avant de se disperser dans la mine, chacun son poste. Ils ne manquent jamais , lorsqu'ils vous rencontrent dans leurs
souterrains, de vous saluer du mot Gl.ckauf (abrviation de Gluckliche Auffahrt, bon voyage ! ou plutt heureuse ascension 1), ni de vous adresser la fin du repas
le souhait de Gesegnete ,llahlzeit (repas bni 1). Ils sont
profondment attachs leurs dogmes, leurs rites;
et dans ce moment mme, le nouveau catchisme que le
gouvernement de Hanovre s'efforce d'introduire, soidisant pour rgnrer la vraie doctrine de Luther, soulve de toutes parts de si vives protestations, que, sans
nul doute, il faudra renoncer cette tentative.
Andrasberg, s aot.

Clausthal, 5 aot.

Je me suis, aussi bien que j'ai pu, renseign sur la


situation des ouvriers mineurs du Harz, et, sachant que
cette question vous intresse beaucoup, je vous adresse
aujourd'hui quelques dtails sur ce sujet.
Les ouvriers sont peu pays, bien que leur travail soit
pnible et parfois dangereux : leur salaire est en gnral une petite fraction du salaire moyen en France;
et cependant il a reu rcemment une augmentation,
premier changement fait depuis le commencement du
sicle. Mais aussi les ouvriers trouvent vivre bon
march dans le pays : le gouvernement se charge de
leur procurer toujours du pain bas prix ; il leur
fournit aussi toujours du travail; leur avenir enfin est
assur en cas d'accident ou de maladie par des caisses de secours. Leur sort est pour ainsi dire fix
l'avance depuis l'entre jusqu' la sortie de la vie. Enfants, ils travaillent dans les bocards, ou ateliers de
prparation mcanique, sparer les diverses substances minrales qui ont t extraites ensemble du sein
de la terre ; puis , mesure qu'ils grandissent et de-.
viennent plus forts , ils passent des travaux plus difficiles et mieux rtribus dans les mmes ateliers; ce
n'est que lorsqu'ils sont tout fait forms qu'on leur
permet de descendre au fond de la mine.

Nous avons quitt hier Clausthal pour venir visiter


Andrasberg une mine d'argent trs-clbre, mais aujourd'hui puise, et qui ne conserve plus gure que le
souvenir de sa vieille gloire ; elle a encore l'honneur,
assez strile du reste, de figurer en tte des mines les
plus profondes du monde; mais elle ne peut suffire aux
besoins d'une usine situe dans le voisinage, et, pour
pouvoir garder en feu les fours de cette usine, on est
oblig d'y amener, par Hambourg, des minerais venus
d'Amrique : chose assez singulire pour un pays dont
les abords sont si difficiles, et qui n'a mme pas invoquer en sa faveur le bas prix du combustible, car on va
chercher en Westphalie le coke dont on a besoin.
Ce pays-ci est beaucoup plus joli que les environs
immdiats de Clausthal : les ondulations du terrain y
sont plus serres et mieux marques, les pentes sont
rapides, les valles profondes; la verdure frache des
prairies et le vert fonc des bois de sapin s'entremlent
de manire donner au paysage beaucoup de caractre :
c'est ici le vrai pays de montagnes , le Harz tel qu'on
le rve avant d'y tre venu.
Demain nous nous mettons en route pour commencer
la tourne pittoresque de l'Unterharz ; nous devons nous
rencontrer au pied du Brocken avec un jeune professeur,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
chimiste et gologue distingu, M. Streng, dont nous
avons fait la connaissance Clausthal, et qui s'est gracieusement offert nous guider dans ce pays, qu'il connat merveille. Une pareille offre n'tait pas de refus,
comme bien vous pensez.
Clausthal, 9 aot.

Nous sommes de retour Clausthal depuis hier au


soir onze heures, ravis de la tourne que nous venons
de faire : joli pays , temps passable , malgr quelques
petites pluies. Le professeur Streng a 4t pour nous un
excellent compagnon; c'est un homme charmant, d'une
complaisance extrme, d'une vivacit, d'un entrain qui
conviennent admirablement une pareille course, et
en mme temps d'un savoir qui nous aura, je l'espre,
beaucoup profit.
Venant d'Andrasberg, nous avons trouv, l'heure
convenue, M. Streng au rendez-vous du Torfhaus, au
pied du Brocken. Nous voulions gravir la montagne le
soir mme, afin de courir la chance de voir le lendemain,
au lever du soleil, le fameux spectre du Brocken. Mais
la pluie nous a retenus, et comme elle a t sans cesse
croissant, et que, par le mauvais temps et dans l'obscurit, les chemins n'taient pas praticables, nous avons
d nous estimer fort heureux de trouver un gte dans la
maison du garde des forts.
C'est donc le lendemain matin seulement que nous
avons fait ce que les Franais , et particulirement les
Parisiens, visiteurs du Brocken, ont coutume d'appeler
la pnible ascension de cette haute montagne. C'est,
tout bonnement, quand on l'aborde de ce ct, l'affaire
de deux petites heures, par une pente assez douce, mais
malheureusement sur un sol tourbeux, humide et peu
agrable la marche. Il est trs-remarquable que cette
montagne, entirement granitique, soit couverte de tous
cts, mme sur les versants les plus rapides, d'une
paisse couche de tourbe o les bruyres croissent en
abondance. Il semble qu'il n'y ait rien l pour retenir
l'eau et donner lieu la tourbe de se former; pourtant
elle s'y dveloppe avec rapidit, et sur une profondeur
assez grande pour qu'on ait pu tablir d'importantes
exploitations dans les parties les plus facilement accessibles aux voitures de transport.
Nous avons t protgs, jusqu'au sommet de la montagne, par d'pais nuages qui nous enveloppaient et
nous dfendaient du soleil. Du sommet, o est tablie
une trs-grande auberge (le Brockenhaus), nous avons
enfin pu embrasser tout le panorama, mais seulement
pendant quelques rapides claircies et par un formidable vent contre lequel il fallait dployer toutes nos
forces.
Faut-il attribuer ce que nous avons prouv
ces circonstances peu favorables ou au paysage luimme? Je ne sais; mais je n'ai pas t touch du tout
de la vaste tendue qui s'offre au regard ; il est sans
doute curieux de dominer et d'apercevoir, au dire des
Guides : trente-neuf villes (de Hanovre jusqu'
Leipzig) , six cent soixante-huit villages, etc... , la

55

deux centime partie de l'Europe, la onze millime


partie du monde I... a Mais ce spectacle n'a rel-

lement rien de frappant , rien qui se grave dans la


mmoire, comme est encore grav dans la mienne le
magnifique panorama du Rigi'. Les montagnes du
Harz semblent chtives ; on voit Clausthal deux pas
de soi, et l'oeil ne rencontre que des collines arrondies
au del desquelles se trouve la plaine. Je n'ai pas eu, au
milieu de tout cela, pendant un seul moment, l'motion
que l'on ressent devant les grandes scnes de la nature,
et en rentrant au Brockenhaus pour prendre un verre
de punch fortifiant, j'ai ri de bon coeur de toutes les tirades ampoules crites par nos amis les Parisiens sur
le gros livre ouvert aux impressions de voyage.
Les lgendes clbres du Brocken, les rcits de danses de fes et de sorcires, immortalises par Goethe,
sont encore aujourd'hui dans toutes les bouches. La tradition de la nuit du Walpurgis est toujours vivante; seulement ce sont de joyeux villageois qui viennent, la
nuit du l ei mai, prendre la place des sorcires dtrnes,
et qui dansent en troupe sur le Brocken, pendant que,
dans la plaine, des paysans craintifs, redoutant les malfices qui se trament contre eux sur la montagne, passent la nuit faire dvotement le tour de leurs champs
la lueur des torches.
Quelques personnes placent l'origine des lgendes
terribles du Brocken dans le souvenir des sacrifices sanglants que venaient y faire les Saxons idoltres, et qui
se continurent longtemps encore aprs les campagnes
exterminatrices de Charlemagne. Les autels sur lesquels s'accomplissaient les sacrifices seraient alors les
larges dalles naturelles qui, soutenues en l'air par de
grands piliers de granit fouills par les eaux, offrent en
effet, sur la pente du Brocken, un aspect trange et favorable aux rcits lgendaires.
En redescendant du Brocken, du ct de Wernigerode,
nous avons suivi pendant quelques instants la belle route
carrossable qu'on a trace jusqu'au sommet de la montagne ; mais nous l'avons bientt quitte pour traverser
un grand bois de sapins et gagner quelques rochers
abrupts et isols au milieu des arbres , les ZehterKlippen, du haut desquels on a de belles chappes sur
la valle ; puis nous avons suivi le joli ravin cascades
multiplies qui descend du ct de Wernigerode (la Steinerne-Renne), et nous nous sommes enfin arrts le
soir Hasserode, village qui est comme un faubourg de
Wernigerode....
Le lendemain, en quelques minutes, nous tions arrivs Wernigerode, et nous allions voir le chteau du
duc souverain de ce petit tat maintenant mdiatis et
plac sous la protection de la Prusse.
Le duc est aujourd'hui un fort petit personnage,
quelque chose comme un riche particulier qui a le droit
de chasse dans les forts dont il tait autrefois l'absolu
1. On lira, dans le rcit suivant, une apprciation du Brocken
toute diffrente. Nous avons pens qu'il n'tait pas sans intrt
d'opposer l'une l'autre l'impression du jeune ingnieur et celle de
l'artiste. Chacun voit et sent selon le temps ou son caractre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

56

LE TOUR DU MONDE.

possesseur. Son chateau fait un joli effet de loin, mais il


est massif et perd l'avantage de sa position leve et pittoresque, lorsqu'on s'en approche de trop prs.
Wernigerode prsente encore une autre curiosit ; c'est
un htel de ville du seizime sicle, presque tout entier
en bois, flanqu de tourelles pointes aigus, et dcor

de belles sculptures, qui mritent d'tre regardes en


dtail.
Nous nous sommes rendus de Wernigerode Elbingerode, puis dans la jolie valle de Rbeland, sur les
flancs de laquelle se trouvent deux grottes clbres; enfin, quittant la valle pour couper droit vers Blanken-

burg, nous avons successivement rencontr deux charmants points de vue : l'un embrasse le cours serpentant
de la Bode et la Marmormhle, o l'on travaille, comme
l'indique ce nom, le marbre de quelques carrires voisines ; l'au,, sur le versant oppos du plateau, domine
Blankenburg. De l'endroit lev qu'on appelle Ziegen-

kopf, nous apercevions Blankenburg, nos pieds, Qued-

limburg et Halberstadt quelque distance, et l'horizon Magdeburg. C'est une belle vue de plaines, moins
tendue sans doute qu'au Brocken, mais qui a plus de
pittoresque et de charme. Le paysage a pour second
plan la ligne de rochers escarps auxquels on a donn

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

le nom de Teufelsmauer (mur du diable), sorte de


muraille dentele, semblable une ruine se hrissant
au milieu de la plaine. Ces rochers, lorsqu'ils sont
clairs par le soleil et se dtachent en blanc sur le
vert fonc des bois qui les entourent, prennent un
aspect fantastique qui justifie quelque peu leur nom.

57

Dimanche matin nous avons t visiter ces rochers,


et nous sommes monts sur les plus hauts par les sentiers et les gradins que l'on y a mnags avec grand
art ; ensuite travers les bois et en nous garant un peu,
nous sommes parvenus une terrasse d'o l'on domine
la sauvage valle de la Bode. On n'aperoit de l que

Uuwe'de1L:0
1!

^^tt

1 'il Y.i!4*l^,^d 1 4 dik i^;I.0


;

rochets entasss au milieu de bois que ne traversent


aucune rcute, aucun sentier, et au fond la Bode cumeuse qui s'est trac dans le ravin un lit de plus en
plus troit. En descendant un peu on trouve les fameux
rochers de granit de la Rossirappe, que le temps a peu
peu dgrads la base, et qui sont comme suspendus

au-dessus d'une gorge profonde; le paysage prsente


l, malgr ses dimensions en ralit assez restreintes,
quelque chose de grandiose qui m'a surpris.
Des rochers de la RossIrappe on descend par un chemin tortueux jusqu'au fond du ravin, pour visiter la
Bode-Kessel (chaudire de la Bode), au del de laquelle

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

58

LE TOUR DU MONDE.

on ne s'engage pas sans danger. Traversant alors la


Bode, on grimpe par un escalier de onze cents marches sur un escarpement qui fait presque vis--vis la
Rosstrappe, l' Hexen-tanz-platz (place de danse des sorcires), d'o l'on domine d'un ct l'pre paysage de la
Bode, et de l'autre, sans faire un pas, la vaste plaine qui
s'tend vers l'ouest. C'est l un caractre particulier aux
sites les plus remarquables de l'Unterharz, de prsenter la vue, ct des rochers abrupts ou des forts
de sapins chelonns sur des pentes roides, les immenses plaines prussiennes qui leur succdent immdiatement.
Nous avons encore joui d'un vaste horizon du haut du
Stufenberg, au-dessus de Gernrode; et dj nous tions
dans le duch d 'Anhalt-Bernburg. C'est chose amusante d'observer combien de fois on change de pays
quand on se promne dans le Harz ; les territoires de
Hanovre, Brunswick, Prusse, Anhalt, se croisent et
s'enchevtrent si bien, qu' tout instant on passe de
l'un dans l'autre ; mais on prtend que cet tat de choses ne durera pas longtemps....
Le duch d'Anhalt, presque d'un bout l'autre, est
une jolie promenade. Les routes y sont bien entretenues, les forts plantes de main d'homme, avec toutes
les essences de bois de nos pays. Il semble qu'on traverse un jardin anglais depuis le Stufenberg jusqu'au
Mgdesprung, et jusqu' Alexisbad, petite ville de
bains fort agrable, bien qu'un peu trop encaisse par
les montagnes voisines.
A partir d'Alexisbad, nous avons entirement quitt
la portion du Harz ordinairement visite par les touristes ; nous avons travers les plateaux monotones qui
sparent Alexisbad de Hasselfelde; puis nous sommes
redescendus dans la valle d'Ilfeld, dont l'aspect souriant nous a charms (malgr la pluie) ; et, certes, elle
mriterait bien d'tre plus souvent un but d'excursion;
mais les longues et ennuyeuses plaines qu'il faut traverser pour l'atteindre en dtournent presque tous les voyageurs.
D'Ilfeld nous sommes revenus Clausthal par Rothestte , Hohegeiss et Braunlage. Nous garderons
longtemps souvenir de la scne que nous avons eue
Rothestte : notre brave htesse, aprs nous avoir servi
un excellent fromage, son unique richesse, se mit causer avec nous; et, voyant qu'un de nos compagnons ne
savait pas l'allemand, elle ne s'adressa plus lui, esprant mieux se faire comprendre en levant beaucoup
le diapason de sa voix : tout le monde a pu remarquer
combien cette illusion est commune. Nos fous rires aidant, sa voix s'enflait de plus en plus, et elle tait la fin
devenue si formidable que nous-mmes ne pouvions plus
nous entendre.
Ocker (Brunswick) prs Goslar (Hanovre),

16

aot.

Nous sommes Ocker depuis deux jours et nous y


jouissons d'une temprature caniculaire. Le soir, le ciel
est sillonn d'clairs; le jour, on a toutes les peines du

monde se dcider sortir. Nous avons cependant pris


la peine et le temps de remonter le torrent, qui passe
ici, et qui a donn son nom la ville et la valle,
l'Ocker, dont les bords sont vraiment trs-jolis. C'est la
premire fois que je trouve dans le Harz un paysage
qui rappelle aussi bien les Pyrnes, avec ses cimes
accidentes, son eau blanchie d'cume et ses sapins sur
des pentes rapides qui descendent jusqu'au lit du torrent.
On s'aperoit bien aux murs des habitants que l'on
est encore dans le Harz. Partout l'accueil est hospitalier
et complaisant. On serre la main aux matres d'usines
qu'on vient de voir pour la premire fois, on serre la
main l'aubergiste, on joue du -piano avec sa fille, et
peu s'en faut qu'on ne lui serre aussi la main, comme
une vieille connaissance.
Dimanche, 17 aot.

Nous avons visit aujourd'hui les jolis environs de


Harzburg. Nous y avons pass plusieurs heures sous la
pluie chercher une roche rare, le Schillerfels, qui
n'existe au monde qu'en ce seul lieu, et dont nous
avons fini par trouver des chantillons passables : nous
revenons donc tout fiers encore de notre expdition.
Demain soir nous devons retourner Harzburg, mais
cette fois pour ne plus revenir sur nos pas. Nous disons
dcidment adieu au Harz : auparavant, nous avons
encore faire dans la journe une visite d'usine, et
voir le matin la fameuse mine du Rammelsberg , clbre par sa richesse , par les allures toutes spciales
et le nombre des minerais qui s'y rencontrent, enfin
par son anciennet; car on a des preuves de son exploitation au milieu du dixime sicle, tandis que les mines
d'Andrasberg, qui sont, je crois, les plus anciennes
aprs elles, n'ont t ouvertes qu'en 1520.
Je veux aujourd'hui, avant de quitter le pays, vous
parler un peu de l'organisation gnrale des mines du
Harz, qui me parait trs-intressante, cause de la
grande diffrence qu'elle offre avec celle de nos mines
de France.
Je commencerai par l'Oberharz qui appartient tout
entier au Hanovre.
Je ne sais si j'ai suffisamment insist sur l'importance
qu'on attache aux mines dans ce pays : c'est ce point
que le fonctionnaire charg de leur direction est en
mme temps prpos l'administration publique. Le
Berg-Ilauptntann runit en effet, la prsidence du
conseil des mines, les attributions d'une sorte de prfet. Il rgle avec son conseil la marche des travaux
pour les mines, les usines, les canaux, les chausses,
et il est en mme temps charg de faire excuter les
rglements du Harz, qui s'cartent en quelques points
de la lgislation du reste du royaume, pour se mieux
adapter l'exploitation ; enfin il rend la justice dans
quelques cas spciaux.
Toutes les usines plomb, cuivre et argent appartiennent en propre l'Etat. Quant aux mines, elles sont
exploites par des ingnieurs de l'tat, recevant tous di-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE

59

rectement les ordres du conseil gnral des mines. Toutefois elles peuvent appartenir des particuliers. Elles
ont mme toutes commenc par l, et j'ai lu, avant mon
dpart, dans la Richesse minrale de Hron de Villefosse, publie en 1810, que, sous l'empire, la plupart
appartenaient des compagnies d'actionnaires; mais
peu peu, les actionnaires y renonant, l'tat a pris
leur place.
Voici comment sont organises les compagnies : si la

mine est en bnfice, sa valeur est partage en 130 actions, dont quatre pour le roi, une pour la ville et une
pour l'glise ; on ne distribue pas chaque anne aux
actionnaires tout le bnfice que fournit la mine. Pendant les premires annes le produit net est mis de ct
de manire former un fonds de rserve pour les annes suivantes. Souvent aussi une portion en est distraite pour tre prte aux mines qui sont en perte.
Une mine en perte est divise en 124 actions seule-

ment : l'entre de chaque trimestre les actionnaires


doivent verser une certaine somme que l'on combine
avec les emprunta faits aux mines en bnfice pour
continuer l'exploitation. L'appel de fonds, ainsi que la
distribution des produits nets, sont rgls par le conseil des mines. Si un actionnaire ne rpond pas cet
appel de fonds, il est, aprs un dlai de deux trimestres,
dclar dchu de ses droits. Les autres actionnaires de

la mine peuvent par prfrence acqurir les actions abandonnes; s'ils ne les demandent pas, elles sont offertes
aux officiers des mines , et sur le refus de ces derniers, elles reviennent l'tat. Une caisse spciale, ayant
d'autres bnfices assurs, est charge alors de rpondre aux appels de fonds et devient propritaire des actions.
U. est arriv, pour un grand nombre de mines, que les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

60

LE TOUR DU MONDE

actionnaires se sont lasss de verser longtemps et chaque trimestre de nouveaux fonds sans tre bien srs de
les recouvrer, et que l'tat a hrit ainsi de leur proprit.
Assurment l'conomie politique peut faire ce systme de proprit et d'exploitation de trs-graves re-

proches; mais on peut aussi, au point de vue technique,


prsenter quelques observations% sa dcharge. La richesse des filons mtalliques est extrmement variable,
et souvent il arrive que le produit de l'exploitation soit
pendant longtemps insuffisant pour en couvrir les dpenses. Cela s'est prsent mme pour les mines les

plus riches. Les compagnies, abandonnes elles-mmes, renonceraient l'exploitation, ou bien la pousseraient d'une manire irrgulire : ne cherchant que les
points les plus riches et gaspillant ainsi les ressources
de la mine, elles puiseraient rapidement le gte, et y
laisseraient quantit de parties inexplores ou de te-

neur mdiocre, qu'il serait plus tard difficile ou:mme


impossible de revenir exploiter. Par suite, le pays se
trouverait bientt priv de sa principale source de richesses. Voil ce qui arriverait, n'en pas douter, si
l'exploitation tait livre des spculateurs isols, presss de faire fortune. Grce au mode d'administration

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

L2 plateau de la Danse -des -Sorcires ou l'Hexen-tantz-platz (voy. p. 58 et_69).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

62

LE TOUR DU MONDE.

dont je viens de tracer l'esquisse, l'tat, outre qu'il


retire toujours de l'ensemble des mines des sommes
considrables, maintient en quelque faon la balance
entre les actionnaires, et entretient la vie et l'activit
dans la contre.
Quant l'Unterharz, il prsente quelque chose de
particulier : une portion appartient au Hanovre, l'autre
au Brunswick; mais les mines et les usines appartiennent la fois aux deux tats.
A la suite de divers arrangements entre hritiers, les
deux maisons de Brunswick Luneburg et de Brunswick
Wolfenbttel, runissant les domaines, l'une de quatre
princes, l'autre de trois, entre lesquels s'tait fait la premire division en parties gales du Harz tout entier, se
partagrent les villes et mines de Zellerfeld, Grund,
Wildemann et Lautenthal, le Rammelsberg, la forge de
Gittelde et la saline de Julius Hall prs de Harzburg;
la premire branche devait possder les quatre septimes et la seconde les trois septimes de ces tablissements qui furent nomms mines en communaut (1649).

En 1788, la communaut fut, dans le but de rendre


l'administration plus facile, rduite quelques tablissements : tous ceux de l'Oberharz relevrent du Hanovre ; la mine du Rammelsberg, les usines de Goslar et
d'Ocker, la forge de Gittelde formrent ce qu'on appela
le Communion-Unterharz.
L'administration du Communion-Unterharz est encore aujourd'hui conduite en commun par des reprsentants des deux tats runis en conseil, tantt Goslar
(Hanovre), tantt Wolfenbttel (Brunswick). Les produits, les dpenses, la fourniture des bois sont partags
entre les deux tats dans les rapports de quatre septimes et trois septimes. La prsidence du conseil appartient pendant les annes paires au Hanovre, pendant
les annes impaires au Brunswick, et le jugement des
affaires est attribu la cour de justice de l'un ou de
l'autre des tats, selon l'anne o elles ont pris naissance.

Adolphe

CARNOT.

II
PROMENADES

DANS LE HARZ,

PAR M. STROOBAN
-

Aspect gnral du pays. Caractre

TEXTE ET DESSINS INDITS.

et moeurs des habitants. Les gardiens des champs. Rivires.

Heine dit que le Broken est essentiellement germanique, en bien comme en mal, en beau comme en laid.
Cela est parfaitement exact, et il en est de mme des
autres parties du Harz. Le pays est d'un grand aspect
et d'un pittoresque fantastique; les brouillards qui s'y
promnent pendant une grande partie de l'anne donnent aux montagnes un caractre et une couleur exceptionnels. Le paysan subit cette influence ; il semble
marqu au front d'une teinte sombre qui donne sa
physionomie un air de crainte et de tristesse; ses gestes
sont brusques, et si l'on tient obtenir de lui le moindre
renseignement, il faut lui adresser la parole dans sa
langue mme, prononce correctement, car s'il s'aperoit
que vous tes tranger, il vous tourne le dos en murmurant des paroles inintelligibles. Il nous est arriv,
pendant notre excursion dans ce pays, de rester toute
une semaine assis aux heures de repas avec les mmes
convives et d'en trouver peine deux qui fussent disposs rpondre nos questions sur les moeurs et les
usages du Harz; les autres vitaient toute espce de
conversation. Notre voisin de face notamment paraissait
viter mme de nous regarder et se renfermait dans un
flegme absolu. Sa physionomie nous est reste dans la
1. Voy. page 49 et la note 2.

mmoire, parce que nous avons eu l'occasion de la


rencontrer souvent ailleurs; les traits du visage diffraient quelquefois, mais les lunettes aux branches d'or
traditionnelles ne manquaient jamais d'tre poses carrment sur le nez de ce mfiant personnage.
C'est pied et le sac sur le dos qu'il faut visiter le
Harz, si l'on veut parcourir les localits les moins frquentes et les plus sauvages, qui sont ordinairement
les plus intressantes pour l'artiste.
Un guide est prcieux cause des bons offices qu'il
rend pendant et aprs une longue journe de marche.
Gnralement les guides sont honntes et sobres; le pain
et la bire leur suffisent. Du reste, la nourriture ne cote
pas cher et le travail est peu rtribu. En traversant une
immense plaine couverte de belles moissons, nous apermes plusieurs jeunes garons monts sur des chasses
et produisant au moyen d'une espce de crcelle un bruit
tourdissant, destin mettre en fuite quelques rares
moineaux qui venaient becqueter les pis penchs dans
les sillons du chemin. Ces jeunes et robustes gardiens
qui passaient toute la journe' dans les champs mangeaient assurment un seul repas, sous forme de pain,
plus de grain que les oiseaux n'en eussent enlev en toute
une semaine. L'inaction de ces bras vigoureux tmoigne
du peu de valeur du travail matriel des hommes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Le Harz se compose d'normes blocs dont la base s'lve plusieurs centaines de pieds au-dessus du niveau
de la mer. Son tendue est de trente-six milles carrs.
Les montagnes sont gnralement isoles et forment
d'immenses monticules de forme conique spars par
des valles troites et profondes, surtout dans le nord
du Harz. Une chane de montagnes divise ce pays en
deux parties; plusieurs rivires y prennent leur source;
les principales sont : la Bode, la Holzemme, la Wipper,
la Tyra, l'use et la Selke.
Les voyages dans le Harz se font ordinairement du
sud au nord par les touristes qui habitent en de du
Rhin; j'ai prfr faire mon excursion en vritable Allemand, c'est--dire en me dirigeant de Halberstadt sur
Harzbourg.
II
Halberstadt. Maisons anciennes. Place du March. Costumes. Htel de ville. Cathdrale; tombeaux anciens.
Eglise de Notre-Dame. Ovation faite un duc.

Arriv Halberstadt quatre heures du matin par


un temps superbe. La ville compltement dserte. Vive
impression. J'examine avec un vritable plaisir les
vieilles maisons qui bordent les rues, tout en me prparant faire une ample collection de dessins d'antiquits
architecturales. Quelques maisons sont de vritables
chefs-d'oeuvre de sculpture en bois ; les dtails sont termins comme les belles boiseries flamandes. Les cariatides et les gargouilles ont des formes tellement tordues qu'il faut suivre avec attention la ligne du sujet
principal pour retrouver ce que l'artiste a voulu reprsenter. La maison, appele le Rathskeller, qui date du
commencement du quinzime sicle, est une merveille
du genre. Les trois tages qui avancent sur la rue sont
d'un dessin diffrent; la galerie infrieure est la plus
orne et la mieux soigne ; l'artiste a donn aux figures
et aux ornements qui forment les coins de la maison, le
plus d'importance, ce qui sert parfaitement l'effet gnral. Les dtails du haut sont plus larges quoique plus
lgers dans la forme afin de ne pas craser la partie infrieure du monument.
Cette maison forme l'angle d'une rue qui est la continuation de la place du March. Toute la ligne de maisons qui bordent cette grande artre est trs-remarquable : sous ce rapport Halberstadt est une merveille.
La place est surtout intressante un jour de march.
Le costume des hommes a beaucoup d'originalit; celui
des femmes a dans la forme quelque chose d'oriental :
elles portent de grands manteaux bleus rays de blanc,
d'autres rays de rouge ou de grandes pelisses trois
tages de volants dans lesquelles les mres enroulent et
portent leurs enfants. Les plis de ces grands vtements ,
l'air calme et la lenteur des mouvements donnent aux
femmes un caractre sculptural. Au milieu (le tout ce
monde passent des charrettes atteles de boeufs qui marchent d'un pas lent et grave.
Le monument le plus important de cette place est
l'htel de ville. Son architecture est trs-varie et se

63

fait surtout remarquer par un assemblage pittoresque d


diffrents styles. La plus grande partie de l'difice est
gothique; quelques dtails sont remarquables par l'heureux agencement des lignes; dans le nombre j'ai surtout
tudi avec soin un balcon formant l'angle de la place
et qui est de toute beaut. L'artiste a videmment cherch avant tout l'originalit de la ligne sans tenir compte
des rgles de la construction. C'est plutt l'oeuvre d'un
peintre que d'un architecte. Un perron qui sert d'entre
porte, dans un cartouche qui se trouve au haut du pignon, la date de 1663. Cet avant-corps a de chaque ct
un escalier qui mne au palier principal perc de trois
arcades cintres. Cette partie du btiment a encore un
cachet remarquable d'originalit. La premire galerie
surtout se distingue par une invention d'ornementation
des plus tonnantes : trois ttes grimaantes sont tailles dans la pierre; il m'est arriv souvent d'aller les regarder le soir; elles me paraissaient s'animer et se tordre dans des mouvements convulsifs, et je m'attendais
presque entendre un clat de rire formidable sortir de
leurs bouches bantes.
Ce bruit imaginaire dans le silence de la rue meut
le promeneur attard qui sous cette impression jette un
regard inquiet autour de lui et s'imagine voir dans quelque coin d'une vieille masure une tte hideuse dont la
vision le poursuivra.
La ligne suprieure du pignon est galement forme
par des figures bizarres qui semblent grimper les unes
par-dessus les autres. Dans le cartouche du milieu sont
reprsentes les armes de la ville et dans la partie suprieure d'autres armoiries d'une origine inconnue.
Derrire l'htel de ville on remarque une glise dont
les deux tours sont relies par un pont de bois d'un effet
singulier. A quelques pas plus loin on voit la cathdrale
qui domine tout le quartier marchand.
La cathdrale d'Halberstadt a sa lgende dans laquelle
Satan joue, comme d'ordinaire, le rle principal. Au
milieu de la place on a conserv une norme pierre
que l'homme noir avait lance, dit-on, contre le monument pour le dtruire ; mais les archologues s'obstinent
n'y voir qu'un ancien autel paen.
L'glise est trs-belle et peut compter parmi les monuments les plus remarquables et les moins connus de
l'Allemagne du nord. Elle offre mi mlange curieux du
style gothique allemand depuis le treizime jusqu'au
quatorzime sicle. Les parties infrieures des tours, les
fentres, l'entre-colonnement et le portail, d'un beau
style, datent de 1180 1220, les grandes fentres et les
piliers contre-boutants sont de 1300 1380. Les arceaux
et les piliers m'ont paru trs-riches en dtails; dans
l'une des cannelures se trouve une magnifique tte de
Christ, autour de laquelle sont groups les douze aptres.
Sur la partie suprieure des chapiteaux on a reprsent,
avec beaucoup d'art, les quatre vanglistes.
L'intrieur de la cathdrale surtout est digne d'attention ; l'aspect en est imposant et les lignes principales
sont grandioses. Le ton sombre, qui domine, donne de
la saillie et de l'effet aux dtails exposs recevoir la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

64

LE TOUR DU MONDE.

lumire du jour. La partie principale est le jub en


pierre qui spare le choeur du reste de l'glise; il porte
la date de 1510; l'invention en est riche et forme un ensemble de clochetons d'archivoltes entrelacs de feuillages
travaills comme une dentelle. Autour de la nef principale on voit quelques tombeaux trs-curieux; celui de
droite surtout surpasse tout ce que l'imagination peut

crer comme enlacements d'ornements et de figures de


tous les genres; c'est une eau-forte de Dieterlin travaille dans la pierre. Ce chef-d'uvre est sign de
Bastian.... de Magdebourg, matre sculpteur de la
famille de Kannenberg. Le monument de l'vque
Semika est entour d'un grillage en fer d'un travail
superbe; la figure couche est trs-belle, mais elle a t

fort endommage par des noms et des dates gravs


sur les mains et la figure de la statue. Quelques-unes de
ces inscriptions sont fort anciennes. De vieilles et belles
peintures sur les portes latrales du chur ont aussi
presque entirement disparu sous ces marques de vandalisme. Parmi les autres objets dignes de fixer l'attention, il faut citer les fonts baptismaux, que l'on dit tre

du douzime sicle, mais auxquels j'attribue une plus


haute antiquit, les restes d'un tabernacle gothique d'un
style remarquable, deux candlabres trs-anciens et d'une
dimension colossale, et le monument du Margrave de
Brandebourg. de 1558.
STROOBANT-

(La fi n la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

prochaine

lit raison.)

[email protected]


P1PIdll11111u

fl i l

"'Lk (1111 1

^l

+Ip

u^ua lol^mu^lllum l ullouulpl! muuIIIVIUI^1 P.1llu

:141171m.

^filji^ .III_II199^II^II^IIIII!ulllllllnimil'

4r

I5I p

1111

i uri^I 111111mIII1411 8Ip(I0111lMIll!

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

66

LE TOUR DU MONDE.

VOYAGES DANS LE HARZ.


II
PROMENADES DANS LE

HARZ,

PAR M. STROOBANT'.
1862. - TEXTE ET DESSINS INDITS.

Cathdrale de Halberstadt (suite). Tombeaux anciens. glise de Notre-Dame. Ovation faite un prince allemand.

La cathdrale primitive avait t construite par Charlemagne et dtruite au douzime sicle par Henri le
Lion, duc de Saxe et de Bavire, qui assigea la ville,
la prit d'assaut et ruina dans un immense incendie plusieurs glises et quatre monastres. Les prtres et la
foule des fidles qui s'y taient rfugis prirent dans
les flammes.
L'glise de Notre-Dame, du ct oppos de la place,
est un des monuments byzantins les mieux conservs de
l'Allemagne; les anciennes peintures l'intrieur de
l'glise ont t restaures rcemment, mais d'une manire trs-incomplte.
La ville a gnralement un aspect calme et silencieux.
Cependant j'y fus tmoin d'un vnement qui prouve
combien cette population peut tre susceptible d'enthousiasme quand ses passions politiques sont excites.
Une nuit je fus rveill en sursaut par une grande rumeur; je me levai la hte, j'ouvris ma fentre et je vis
un grand nombre de personnes entourant une voiture
arrte devant l'htel du Prince-Eugne. Deux personnes en descendirent, et aussitt mille bras se levrent
et un cri formidable sortit de toutes les poitrines. Quelques instants aprs, j'entendis des pas dans les corridors
de la maison, puis le calme se fit, et la foule se retira
silencieuse. Le lendemain matin, on m'apprit que l'on
avait acclam le duc de Saxe-Cobourg-Gotha, qui arrivait
Halberstadt pour y passer en revue le rgiment des
cuirassiers prussiens dont il est le colonel.
On aime donc bien le duc? dis-je la personne
que je questionnai.
Oh l oui,- monsieur; on aime le prince parce que
c'est un homme libral.
Pendant toute la journe la ville fut en fte, et, le
soir , plusieurs socits chorales donnrent au prince
une de ces srnades allemandes dans lesquelles le dialogue aux allusions politiques a plus d'importance que la
partie musicale. Les vieilles bannires dployes dominaient la foule et cent flambeaux clairaient cette
scne vraiment originale. Les Thurners , dans leur
costume pittoresque , applaudirent avec enthousiasme
un discours que leur chef pronona d'une voix forte et
vibrante.
1. Suite et fin. Voy. pages 49 et la note 2, et 62.

Je quittai Halberstadt le lendemain, bien dcid y


revenir aprs avoir parcouru les montagnes du Harz
infrieur.
III
Quedlinhourg. Le chteau. glise de Quedlinbourg; crypte;
origine du monastre; spulture des abbesses; momie de la
belle Marie-Aurore , comtesse de Keeningsmark. Maison de
Klopstock.

Anciennement une voiture conduisait en deux heures


Quedlinbourg; aujourd'hui on y va moins vite en chemin de fer. On m'a bien certifi que cela n'arrivait pas
toujours ainsi; mais j'ai parcouru cette route plusieurs
fois et j'affirme qu'il n'est pas possible de trouver en
aucun pays du monde un chemin de fer dont le service
soit plus lent.
Le chteau de Quedlinbourg est bti sur un rocher de
grs. Dans l'glise, dont quelques parties sont trs-anciennes, on voit une crypte du dixime sicle des mieux
conserves, Les chapiteaux des colonnes sont d'une rare
richesse de dessin; ils offrent, ainsi que quelques restes
de pavement, un grand intrt pour l'tude archologique. Si je ne craignais de me mettre en contradiction
avec les renseignements qui m'ont t fournis, j'attribuerais la construction de certaines parties du monument une date plus recule. Un petit portail gothique,
qui sert d'entre l'glise souterraine, est d'un caractre saisissant. Devant l'ancien autel se trouvent les
tombeaux de Henri l'Oiseleur et de l'impratrice Mathilde, protectrice du couvent, qui s'y retira aprs la
mort de son mari'. Ce monastre fut, ce qu'il parat,
difi lentement. Commenc en 937, aussitt aprs la
mort de Henri l ,r, il ne fut achev et ddi qu'en 1021,
en prsence de l'empereur Henri II et de l'impratrice
Cungonde. L'acte de cette crmonie contient des dtails prcieux : la basilique et le grand autel (supremum) furent consacrs par l'vque de Halberstadt; l'autel du milieu de l'glise (in medio ecclesie), par
l'archevque de Magdebourg; celui du milieu (australe),
par l'vque de Paderborn; celui du nord (aquilonare),
par l'vque de Misnie. La manire dont les deux derniers autels sont dsigns et le nom de basilique d1. De l'art en Allemagne, M. Fortoul.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

67

LE TOUR DU MONDE.
clent suffisamment que l'glise primitive, dote d'un
transsept, avait la forme lgue aux anciens temples du
christianisme par les difices civils des Romains. Mais
comment entendre la disposition du grand autel et de
l'autel du milieu de l'glise? Ne faut-il pas comprendre
que le premier tait au fond de l'abside, et le second
la rencontre du transsept et de la nef, sur la place o
les coupoles s'levrent plus tard? Voil l'image complte d'une basilique latine. D
Dans les caveaux de l'glise sont enterres les abbesses de Quedlinbourg; on s'y arrte malgr soi devant la dpouille mortelle de la belle Marie-Aurore de
Kceningsmark, aime d'Auguste le Fort, roi de Pologne,
mre du marchal de Saxe. Son cadavre est momifi et
dans un tat parfait de conservation, ainsi que ses vtements garnis de nombreuses dentelles dont elle aimait
se couvrir. C'est un spectacle navrant. Pour quelques
pices de monnaie, le concierge du chteau enlve le
couvercle du cercueil.
Le chteau date de plusieurs poques et n'offre pas le
moindre intrt; les appartements sont nus, blanchis
la chaux, et ne renferment que quelques mauvais portraits au pastel; dans une rue voisine, on remarque une
maison d'aspect pittoresque : c'est l que naquit Klopstock, en 1724.
IV
Environs de Quedlinbourg. Blankenburg. Le Teufelsmauer;
le chteau de Blankenburg. Le Regenstein. Le Hoppelberg ; panorama. Montagnes volcaniques. Rochers de
l'Ermite.

Les environs de Quedlinbourg ont un aspect gai et


anim. On arrive Blankenburg par de charmants sentiers le long de plusieurs ruisseaux qui serpentent capricieusement et se jettent dans la Bode.
Blankenburg est moins pittoresque que les autres localits que j'ai visites, malgr le Teufelsmauer ou la
muraille du Diable. La ville est vivante et les promenades sont jolies, mais le chteau qui la domine est d'un
aspect lourd et massif et n'offre pas grand intrt; il appartient actuellement au duc de Brunswick. Mon hte
m'assura que le roi Louis XVIII l'a habit en 1798 ; il
voulut mme m'accompagner au chteau pour me faire
donner des renseignements exacts sur ce sujet; il y mit
une insistance extrme , et j'eus beaucoup de mal lui
faire comprendre que sa parole me suffisait parfaitement.
Je lui demandai en change une visite aux ruines de
Regenstein.
Ce chteau fort, perch au sommet d'un rocher escarp, a t bti en 919 par Henri l'Oiseleur. Aujourd'hui, l'difice et le rocher ne forment plus qu'une
masse de pierres qui se confondent (voy. p. 72). La
couleur uniforme du paysage rappelle ces nombreuses
ruines gristres que l'on rencontre dans le midi de la
France.
Plus loin, on aperoit le Hoppelberg ou montagne du
Cercueil, appele ainsi cause de sa forme trange.
C'est le point le plus lev du Harz infrieur; l'ascen-

sion en est facile, et l'on y dcouvre du ct du nord le


Broken et un horizon trs-tendu.
En descendant la montagne de ce ct on arrive un
singulier assemblage de rochers qu'on appelle les montagnes volcaniques et qui ressemblent des dunes colossales ; un rocher bizarre et isol termine cette chane
de montagnes. Vers le soir, ou par un temps sombre,
cette grande ligne dentele qui fuit l'horizon semble
se continuer l'infini, assombrie par les bandes grises
du ciel qui donnent au paysage un aspect triste et svre.
Au retour, mon guide s'gara dans ces valles innombrables et la nuit arriva avant que nous nous fussions
orients. Heureusement le bruit d'une voiture nous ramena vers la route qui devait nous conduire Blankenburg aprs une rude journe de marche.
Le lendemain, j'allai visiter les rochers de l'Ermite
qui se trouvent dans la mme direction. Ces normes
blocs dnuds ont un caractre monumental. Lorsqu'on
les voit en plein soleil, par une journe brlante, on
pourrait se croire transport en Orient devant une de
ces vieilles constructions couvertes d'inscriptions hiroglyphiques (voy. p. 73).
V
La Rosstrappe. Effet d'un beau jour. Lgende. Descente de
la montagne. Valle des sorcires. Superstition des paysans
du Harz. L'Hexen-tanz-platz. Symphonie imaginaire.
Retour Thale.

Visite la Rosstrappe par un temps admirable ; les


nombreuses caravanes se mettent gaiement en route; la
journe promet d'tre belle. Le ciel est d'un bleu clair,
les feuilles luisantes des arbres refltent une partie de
cette lumire fine et scintillante. La nature entire parat joyeuse : c'est une de ces journes exceptionnelles
o il semble que tous les hommes sont bons et heureux.
Une cigogne perche sur une chemine regarde d'un
air grave et soucieux ces groupes qui passent, au-dessous
d'elle, la gaiet au coeur. Des moineaux, qui ont lu domicile dans son nid et qui se dbattent et crient auprs
d'elle, ne parviennent pas dtourner son oeil attentif
et fix d'un air rsign sur ces scnes de bonheur qui
l'entourent.
Le chemin qui conduit la Rosstrappe est roide mais
facile. Lorsque nous fmes arrivs la partie la plus leve, le guide nous montra une empreinte qui a la forme
d'un fer cheval et qui a donn cette localit le nom
de Rosstrappe (voy. p. 59).
La princesse Hildegarde habitait avec son pre un
chteau des environs de la Bode; cette jeune fille tait
d'une grande beaut et d'un caractre hardi. Elle
aimait faire de longues courses monte sur son cheval
favori. Un jour qu'elle s'tait approche d'une grotte habite par un gant, celui-ci, qui l'avait dj pie plusieurs fois, eut la mauvaise pense de la poursuivre. Le
cheval de la princesse, lanc toute vitesse, franchit d'un
bond la valle et alla retomber sur une norme pierre
faisant saillie sur le prcipice. Les deux jambes de der-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

II_!WILiIIIIIINiIIlu^

i.,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

69

libre ne trouvrent pas de point d'appui et le cheval alla


avec sa matresse rouler au fond du gouffre dans le trou
de Crfal, excavation de la Bode. Quand les eaux sont
basses on dcouvre quelquefois, dit-on, la couronne de
la princesse, toujours vivante et debout au fond de la rivire. On raconte qu'un jour quarante bcherons se
trouvant runis en cet endroit, l'un d'eux voulut tenter
de tirer la princesse hors de l'eau; il plongea plusieurs
reprises pour la ramener la surface, mais chaque fois
un courant imptueux le forait de s'loigner; la troisime tentative, il tait prs de russir, lorsque tout
coup il disparut dans les flots, entran par une main
invisible. Quelques instants aprs les spectateurs virent
avec effroi un jet de sang sortir des ondes. La princesse
en sacrifiant une victime exprimait sa volont qu'on
ne troublt plus le lieu de sa spulture. Les paysans

s'enfuirent pouvants, et aujourd'hui encore ils font


un dtour pour viter cet endroit maudit. L'imagination
aidant on retrouve sur le rocher l'empreinte du pied du
cheval.
Pour descendre dans la valle, le rocher est pour
ainsi dire pic ; on y arrive par un escalier, si l'on peut
appeler ainsi un amas de pierres jetes les unes au-dessus des autres; un troit sentier conduit au Pont du
Diable. Un peu au del l'encaissement des rochers devient des plus sauvages, surtout en suivant le chemin
des Chvres sur lequel il est bon de ne pas s'aventurer
si l'on est sujet au vertige.
En repassant la Bode, on trouve un coin trs-remarquable appel la Valle des Sorcires ; on y arrive en
sautant sur les rochers qui sortent du lit de la rivire :
cet exercice trs-fatigant oblige aussi de grandes pr-

cautions si l'on ne veut pas s'exposer glisser sur ces


pierres polies par le courant de l'eau. Gnralement peu
de touristes se hasardent satisfaire leur curiosit
ce prix.
La valle est trs-resserre, et en certains endroits il
semble que la rivire n'ait plus d'issue ; les rochers qui
sortent de la montagne prennent les formes les plus fantastiques. On croit y voir des figures colossales, les unes
couches, les autres debout. Ces masses normes ont
chacune leur histoire imaginaire. Tout dans ce pays est
sujet de lgende, et il n'est pas tonnant que les paysans
du Han, qui s'entretiennent constamment de ces fabuleuses histoires, soient superstitieux et inquiets lorsqu'il
s'agit des Hexen ou du diable en personne.
Un escalier d'environ douze cents marches conduit

l'Hexen-tanz-platz (plateau de la danse des sorcires


(voy. p. 6]). A. moiti chemin de la montagne, je me
reposai sur un des rochers qui surplombent la valle;
un calme parfait rgnait au loin, et, chose bizarre, le
bruit de l'eau qui arrivait jusqu' moi me produisait
l'impression d'une harmonie parfaite. J'coutais attentivement, et il me semblait que le son d'un instrument se
mlait au bouillonnement de l'eau; ce que je croyais
entendre tait un chef-d'uvre d'orchestration. Plus
tard, en rencontrant dans la montagne des chvres ayant
au cou des clochettes qui se balanaient chacun de
leurs mouvements, j'eus l'explication de cette symphonie imaginaire.
J'arrivai le soir Thale. La journe avait t bonne
et elle comptera parmi les meilleures de mon voyage.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

70

LE TOUR DU MONDE.
VI

Une dernire visite Halberstadt. Un intrieur de famille.


Une patache. Wernigerode. Htel de ville. Place du
March. Chteau du comte de Stolberg-Wernigerode. Elbingerode.

De Thale je partis pour Wernigerode en repassant


par Halberstadt; j'ai voulu dire un dernier adieu cette
bonne ville et sa vieille cathdrale. Le kuester de
l'glise fut si heureux de me revoir, en souvenir de mon
admiration pour son vieux monument, qu'il voulut m'introduire dans son intrieur pour me prsenter sa femme
et sa fille. Le vieux bonhomme portait sa boutonnire un ordre prussien, et quand je lui demandai s'il
l'avait gagn sur le champ de bataille, son regard avait
quelque chose de si triste que je ne pus m'empcher de
lui en faire la remarque; il me rpondit, d'un air embarrass , par ce seul mot : Waterloo ! Je lui tendis la
main et nous nous quittmes les meilleurs amis du
monde. Il oubliera certainement ce voyageur qui visitait
tous les jours la cathdrale et qui de grand matin venait
frapper sur les petits carreaux en losanges de sa fentre,
o deux magnifiques graniums rouges taient rangs
avec soin. Pour ma part, je me rappellerai toujours ce
vieux soldat, vivant en paix entre sa bonne et vieille
compagne et leur douce et blonde jeune fille, qui me
chantait des lieder du pays en s'accompagnant sur une
vieille pinette sur laquelle s'talait avec orgueil le nom
du fabricant, au-dessus de l'inscription de rigueur piano
forte, le tout entour de parafes dont le modle avait
bien certainement t fourni par un ancien matre de
calligraphie d'Halberstadt.
Le lendemain, je partis pour Wernigerode dans une
patache, en compagnie d'un marchand de bestiaux, d'un
professeur de rhtorique et d'un pharmacien ; l'un parlait de ses btes, l'autre de ses lves et le troisime de
ses drogues. Quant moi, je parlais du Broken pour
obtenir quelques renseignements; mais mes trois compagnons taient si dsireux de me faire connatre leurs
talents et leurs produits, qu'il me fut impossible d'en
tirer rien d'utile pour moi pendant tout le voyage.
La diligence dbarqua les voyageurs et leurs bagages
dans une rue devant l'htel de la Poste. Je me suis install au Weisser Hirsch sur la place. L'htel de ville
que je vois de mes fentres a beaucoup d'aspect; sa
construction date du seizime sicle. Deux tourelles
s'lvent sur les angles du btiment et sont relies par
un balcon sous lequel se trouvent quelques sculptures
en bois parfaitement excutes (voy. p. 57). Un escalier deux rampes conduit l'intrieur de l'difice qui
est plus pittoresque que monumental. Quelques vieilles
maisons et une fontaine en bronze compltent la dcoration de cette place, qui est charmante lorsqu'elle
est peuple des paysans des environs avec leurs costumes varis.
Le chteau du comte de Stolberg-Wernigerode est
bien situ. De ses fentres on dcouvre une belle vue,
et il renferme des collections trs-remarquables.
Excursion Elbingerode, aux grottes de Rbeland, et

retour par Schierke et la valle de Rennekenberg ; cette


dernire localit est remarquable par ses sites varis,
les deux autres sont sans intrt.
VII
Arrive llsenburg. Un guide du Broken. Dpart.L'Ilsenstein. Description de l'Ise. Orage dans la montagne. Effet imposant.Le Brokenhaus.Hauteur du Broken. Contes
populaires. Spectre du Broken. Descente. Charbonniers
du Harz. Harzbourg.

Me voici en route pour le Broken. Le temps, qui a t


trs-beau depuis mon arrive dans le Harz, devient sombre : la chaleur est accablante et quelques larges gouttes
de pluie tombent lourdement sur la poussire du chemin o elles sont immdiatement absorbes. Pas une
feuille ne tremble; les arbres qui bordent la route sont
silencieux et paraissent inquiets ; de grandes bandes de
nuages d'un gris verdtre rayent l'horizon. A gauche
du chemin, le Broken se montre au-dessus d'un encaissement de montagnes dont la partie suprieure se dcoupe fortement sur le ciel; une brume d'un ton sale et
plomb s'tend sur la valle o tous les dtails se confondent. Je hte le pas, et aprs une bonne marche,
j'arrive Ilsenburg au moment o la pluie commence
tomber abondamment. Je trouve plusieurs touristes
dj installs l'auberge : ce temps menaant les a engags attendre jusqu'au lendemain pour faire l'ascension du Broken ; ils me conseillent tous d'en faire
autant.
La pluie, torrentielle en ce moment, me rend indcis; je m'installe sous un auvent o je passe une longue
heure regarder l'eau descendre des montagnes environnantes. La monotonie de cette contemplation me
rend plus incapable encore de prendre une rsolution,
et je rentre l'auberge : la vue de tous ces gens ennuys et maussades me rend un peu de mon nergie.
Bientt je me dirigeai vers la chambre o se tenaient les guides; tous se levrent et me firent leurs offres de service pour le lendemain, l'exception d'un
petit homme trapu et robuste qui se trouvait dans un coin
de la chambre. Il me regardait d'un air indiffrent, puis
reprenait sa pose premire, les coudes sur les genoux
et la tte renferme dans ses deux larges mains. Ses
cheveux roux taills en brosse et sa barbe d'un ton fauve
lui donnaient une physionomie sauvage. Ce fut lui que
je demandai de me conduire sur-le-champ au Broken. Il
me rpondit brusquement : a ltes-vous donc bon marcheur pour me faire cette proposition par le temps qu'il
fait? Oui. Passerez-vous par les sentiers au lieu de
prendre la vilaine grand'route? Certainement.
Mais je ne pourrai plus descendre la montagne aujourd'hui. Soit, je vous garde pour quelques jours. a Il
se leva lentement, boucla ses grosses gutres et prit son
crochet pour y mettre mes bagages.
En me voyant arriver, accompagn de mon homme,
les touristes rirent sous cape; l'hte y prit mme une
large part et pour cause; je feignis de ne rien voir et je
me mis bravement en marche.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

71

LE TOUR DU MONDE.
La pluie cessait par moments; mais l'orage tait continu et faisait le bruit d'un chariot roulant sur la grand'route. De temps en temps survenaient quelques claircies et nous en profitmes pour passer sur l'Ilsenstein.
L'Ilsenstein est un immense rocher dress pic, d'une
hauteur d'environ deux mille cinq cents pieds ; au bas
de ce bloc colossal de granit serpente avec mille dtours
la rivire l'Isle dont parle Henri Heine : On ne saurait dcrire l'enjouement, la navet, la grce avec les-

quels l'Ilsle descend follement sur les groupes bizarres


de roches qu'elle rencontre dans son cours. L'eau siffle
sauvagement ici, ou se roule en cumant, jaillit plus
loin en arcs purs par une foule de crevasses, comme par
les yeux d'un arrosoir, et plus bas court, en sautillant,
sur les petites pierres comme une jeune fille pimpante.
Oui, la tradition a raison, l'Isle est une princesse qui
descend avec le rire et la fracheur de la jeunesse les
pentes de la montagne. Comme sa blanche robe d'cume

clate au soleil! comme les rubans argents de son sein


voltigent au gr du vent! comme ses diamants tincellent ! Les grands htres sont debout prs d'elle comme
des pres srieux qui sourient intrieurement aux espigleries de l'aimable enfant; les bouleaux blanchtres se balancent avec la satisfaction de bonnes tantes
qui redoutent pourtant les sauts prilleux ; le chne orgueilleux regarde tous ces jeux comme un oncle chagrin

qui doit payer les frais de la partie de campagne ; les


petits oiseaux de l'air applaudissent en chants joyeux, et
les fleurs du rivage murmurent tendrement : a Oh !
emmne-nous, emmne-nous avec toi, bonne petite
soeur!... u Mais la foltre jeune fille s'loigne en sautant sans relche. n
Nous descendmes rapidement dans la valle vers
un sentier escarp qui devait abrger la route et nous

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

72

LE TOUR DU MONDE.

conduire en trois heures au sommet du Broken. Pendant la premire heure de marche tout alla pour le
mieux, et ma scurit tait si grande que je demandai
plusieurs fois au guide quelques moments de repos ;
pour toute rponse il htait le pas; je m'expliquai
bientt cette obstination. Lorsque nous arrivmes prs
d'un amas de rochers spars les uns des autres, l'orage qui n'avait fait jusque-l que menacer, clata dans

vgtation, les rafales redoublrent; les clairs paraissaient glisser devant nous le long de la montagne. Nous
montions toujours d'un pas ferme et rgulier, sans
changer une parole. Aprs une heure de marche, un
nouveau et magnifique spectacle se droula devant nous :
au-dessus de nos ttes nous avions un soleil splendide et
l'orage nos pieds; la scne tait grande, majestueuse; les
nuages roulaient les uns au-dessus des autres. De temps
en temps une pointe de rocher apparaissait, puis disparais-

toute sa fureur. Un vent affreux nous coupait le visage, la pluie tombait lourde et compacte, l'eau descendait de la montagne en torrents imptueux, des arbres
briss taient entrans par le courant , et le fracas du
tonnerre semblait faire trembler la montagne. Par moments nous tions envelopps dans des tourbillons si
violents que, pour y rsister, il fallait marcher serrs
l'un contre l'autre. Arrivs la hauteur o cesse toute

sait immdiatement comme dans une mer furieuse. Le


froid que nous ressentmes vint nous tirer de cette contemplation, et nous nous dirigemes en toute hte vers
le Brokenhaus dont le toit se montrait au-dessus d'un mouvement de terrain; nous y arrivmes bientt tremps jusqu'aux os. Le matre de l'auberge nous avait vus de loin
et nous attendait l'entre de son logis; une bonne chambre et un bon feu taient prpars, et nous emes bientt oubli la rude ascension que nous venions de faire.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE,
Dans l'aprs-midi, j'explorai le sommet de la montagne afin de prendre connaissance des diffrents points
que je comptais visiter le lendemain.
Le Broken, qui s'lve trois mille cinq cent quatrevingts pieds au-dessus du niveau de la mer, est la plus
haute montagne de cette partie de l'Allemagne; elle passe

matre Satan. Les rochers du Broken ont tous un nom


qui rappelle ces scnes nocturnes : la Chaire du diable,
l'Autel des sorcires, la Salle de danse des sorcires, etc.
Goethe a clbr le Broken. Un matin du mois de novembre 1777, au lever du jour, et malgr la neige qui
tombait en pais flocons, il monta cheval et s'leva

73

dans l'opinion des gens du pays pour tre un lieu de


rendez-vous des sorcires. D'aprs un conte populaire
dont fa tradition vient des temps les plus reculs, les
sorcires se runissaient, chaque anne, au sommet du
Broken dans la nuit du 1" mai, appele en Allemagne
Walpurgisnacht, sous la prsidence de leur seigneur et

vers le sommet. Il avait entrepris ce voyage, moins pour


visiter la clbre montagne, que pour se rencontrer, sans
se faire connatre, avec un jeune homme atteint d'hypocondrie, et qui, aprs avoir lu Werther, lui avait crit
beaucoup de lettres amres et peu senses.
Goethe avait alors vingt-huit ans. Ce fut pendant cette

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

promenade d'hiver ou au retour qu'il crivit une posie


un peu vague dont voici un fragment 1 :
a Semblable au vautour, qui, sur les pesantes nues du
matin reposant son aile lgre, pie sa proie, que ma chanson plane dans les airs!...
a Dans le hallier sombre se presse le gibier sauvage, et,
avec les bruants, les hrons se sont depuis longtemps plongs dans leurs marais....
a Mais qui vois-je l'cart? Sa trace se perd dans le
fourr; derrire lui les buissons agitent leurs branches, le
garou se relve, la solitude l'engloutit.
a Ah ! comment gurir les douleurs de celui pour qui
le baume est devenu un poison; qui, dans les flots de
l'amour, s'est abreuv de misanthropie! Mpris des
hommes, qu'il mprise son tour, il dvore secrtement son
gnie dans un gosme insatiable.
a S'il est sur ta lyre, d pre de l'amour, des sons accessibles son oreille, apaise son coeur ! Dcouvre son regard
envelopp de nuages les mille sources qui jaillissent dans le
dsert auprs de l'homme altr....
e .... Enveloppe le solitaire dans tes nuages dors, et en
attendant que la rose refleurisse, amour, couronne de feuilles hivernales l'humide chevelure de ton pote !
A la lueur de ton flambeau tu l'claires, la nuit, travers les ruisseaux, dans les routes impraticables et les campagnes dsertes; avec l'aurore aux mille couleurs, tu souris
son me; avec la furieuse tempte, tu l'emportes sur les
hauteurs; les torrents de l'hiver se prcipitent du rocher et
rpondent ses cantiques; elle devient pour lui l'autel de
la plus tendre reconnaissance, la tte neigeuse du sommet
redout, que les peuples crdules ont couronne de rondes
fantastiques.
a 1liontagne aux flancs inexplors, tu te lves mystrieuse
et dvoile sur le monde tonn, et tu contemples, des
nuages, ses royaumes et leur gloire , o tu verses les flots
que tes soeurs voisines panchent de leurs veines.
H

Une des scnes les plus fantastiques de Faust se passe


dans le Harz, au-dessus des mines et au sommet du
Brocken. Faust traverse les airs avec Satan :
MPHISTOPHLS.

Tiens-toi ferme au pan de mon manteau. Voici, dans le


centre, un sommet, d'o l'on voit avec tonnement Mammon
resplendir dans la montagne $.

FAUST.

Comme l'orage se dchalne dans l'air ! avec quelle violence il frappe mes paules !
MPHISTOPHLS.

Accroche-toi aux vieilles asprits de la roche, sinon


l'orage te prcipitera dans le fond de ces abmes. Un brouillard obscurcit la nuit. Entends les craquements dans les
bois! Les hibous s'envolent pouvants. Entends clater les
colonnes des palais toujours verts, et les gmissements, le
fracas des rameaux, le puissant murmure des tiges, les cris
et les plaintes des racines ! Dans leur chute effroyable, confuse, les arbres se brisent les uns sur les autres, et, travers les gouffresjonchs de dbris, sifflent et mugissent dans
les airs. Entends-tu ces voix sur la hauteur, au loin et dans
le voisinage? Oui, tout le long de la montagne un chant
magique roule avec fureur.
CHOEUR DES SORCIRES.

Au Brocken montent les sorcires.


Le chanvre est jaune, le bl vert;
L s'assemble la grande troupe;
Le seigneur Uriel trne sur la cime.
Ainsi l'on va par monts et vaux....
UNE VOIX.

Par

quel chemin arrives -tu ?


AUTRE

VOIX.

Par l'Ilsenstein. L j'ai lorgn dans le nid du hibou. Il m'a


fait des yeux!...
UNE VOIX.
Va au diable ! Pourquoi courir si vite?
AUTRE VOIX.

ll m'a corche ! Vois donc la blessure !


CHOEUR DES SORCIRES.

La route est large, la route est longue :


Quelle est cette furieuse presse?
La fourche pique , le balai gratte....
DEMI-CHOEUR DES SORCIERS.

Nous rampons comme l'escargot avec sa maison :


Toutes les femmes sont devant;
Car s'il s'agit d'aller chez le diable,
La femme a mille pas d'avance.
DEUXIME DEMI-CHOEUR.

FAUST.

Une lueur crpusculaire vacille tristement au fond des


valles! elle se glisse jusqu'aux profondeurs des abimes! L
monte une fume. Plus loin filent des exhalaisons malsaines.
Ici brille une flamme au sein de vapeurs sombres; puis elle
jaillit comme une source. Ailleurs elle serpente en mille
veines travers la valle. L, dans cet troit espace, prs de
nous, elle se rassemble tout coup. Prs de nous jaillissent
des tincelles comme une pluie de sable d'or. Mais, regarde,
dans toute la hauteur s'enflamment les parois des rochers.

Nous n'y regardons pas de si prs :


La femme le fait en mille pas;
Mais, si fort qu'elle puisse courir,
L'homme le fait d'un bond.
LES DEUX CHURS.

Le vent se tait, l'toile fuit,


La brume sombre s'arrte;
Le mont magique, en bourdonnant,
Fait jaillir mille tincelles.
UNE VOIX D 'EN BAS.

MPHISTOPHLS.

Le seigneur Mammon n'claire-t-il pas magnifiquement le


palais pour cette fte? C'est un bonheur que tu aies vu ces
choses; je pressens dj de turbulents convives.
1. Traduction de M. Jacques Porchat, l e, volume des OEuvres de
Goethe, page 193. Paris, Hachette.
2. Allusion aux mines.

Arrte ! arrte 1
UNE VOIX D ' EN HAUT.

Qui appelle l-bas de la caverne?


UNE VOIX D 'EN BAS.

Avec vous prenez-moi, prenez-moi! Voici trois cents ans


que je monte, et je ne puis atteindre le sommet.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

75

LE TOUR DU MONDE.
LES DEUX CHURS.

Le balai porte, le bton aussi;


La fourche porte, le bouc de mme ;
Qui ne pourra s'lever aujourd'hui
Est jamais un homme perdu!
Quand nous serons autour du sommet,
Alors tralnez-vous par terre ,
Et couvrez la bruyre au loin
De votre essaim de sorcires.
MPHISTOPHLLS.

Cela presse et pousse; cela murmure et cliquette; cela


siffle et remue; cela passe et bavarde ; cela brille, tincelle,
sent mauvais et brle. Vritable lment de sorcires!
Tiens-moi ferme, autrement nous serons bientt spars!

(Le bal des sorciers et des sorcires commence sur le


Brocken. Faust danse avec une jeune fille.)
MPHISTOPHLS.

Pourquoi laisses-tu partir la belle fille qui t'animait la


danse par de si jolis chants?

taient entoures des couleurs de l'arc-en-ciel servant


de cadre ce tableau ferique. Quelques touristes qui
se trouvaient l'htel avaient vu, de leur fentre, apparatre l'astre l'horizon, mais personne n'avait aperu
la grande scne qui se passait de l'autre ct de la
montagne.
Vers midi, nous nous mmes en route. Avant notre
dpart, mon guide avait, pour suivre une ancienne coutume, orn mon chapeau de l'anmone du Broken que
les paysans appellent la fleur des sorcires.
La descente du Broken fut agrable et l'effet tout diffrent de la veille; le temps tait clair, ce qui nous permit de dcouvrir une grande tendue de pays. Plus tard
nous traversmes ces immenses forts de sapins dans lesquelles se sont tablis, depuis un temps immmorial,
les charbonniers du Harz qui ont fourni les sujets d'une
foule de lgendes curieuses (voy. p. 60).
Nous passmes la nuit Harzbourg, et le lendemain
soir nous fmes notre entre dans l'ancienne rsidence
des empereurs d'Allemagne.

FAUST.

Ah ! au milieu de son chant, une souris rouge s'est lance


de sa bouche.
MPHISTOPHLS.

Voil bien de quoi s'effrayer? On n'y prend pas garde. Il


suffisait que la souris ne ft pas grosse....
ORCHESTRE ,

pianissimo.

Les nuages, les vapeurs


clairent leurs cimes ;
Le vent caresse feuillage et roseaux,
Et tout vole en poussire.

J'avais relu cette scne avant de m'endormir, et toute


ma nuit fut agite des songes les plus fantastiques.
Le lendemain matin, je me fis rveiller vers deux
heures. Les nuages couvraient comme la veille la valle
du ct d'Ilsenburg, le froid tait vif et une lueur blafarde s'tendait sur tout le paysage environnant. Nous
contournmes la montagne pour revoir ces amas de
pierres gigantesques que nous n'avions fait qu'entrevoir
la veille. Aprs avoir parcouru une partie du chemin qui
descend vers Schierke, nous arrivmes au plateau principal au moment o les premires lueurs du soleil levant
nous permirent de distinguer avec nettet les objets qui
se trouvaient une assez grande distance. Mon guide,
qui depuis quelque temps marchait le nez au vent, regardant tantt droite, tantt gauche, m'entrana tout
coup sur une lvation d'o j'eus le rare bonheur de
contempler pendant quelques instants ce magnifique effet
de mirage qu'on appelle le spectre du Broken (p. 77).
L'effetden'est saisissant. Un brouillard pais, nomm en
allemand hoehen rauch, qui semblait sortir des nuages
comme un immense rideau, s'leva tout coup l'ouest
de la montagne, un arc-en-ciel se forma, puis certaines
formes indcises se dessinrent; c'tait d'abord la grande
tour de l'auberge qui s'y trouvait reproduite dans des
proportions gigantesques, puis nos deux silhouettes plus
vagues et moins correctes ; toutes ces ombres portes

VIII
Goslar. -- Chapelle; portail. Ancien palais des empereurs.
Le Baiserworth. Palais du roi de Hanovre. Excursion aux
mines du Bammelsberg. Aspect du pays. Descente dans les
mines; leurs produits. Effets de lumire la sortie. Travaux extrieurs. Mines de Clausthal. Moeurs des mineurs.
Valle de l'Ocker. Viennebourg. Brunswick.

En entrant Goslar, je fus pris d'un sentiment de


tristesse que je ne pus m'expliquer. Cette impression ne
m'a pas quitt pendant tout le sjour que j'y ai fait. Goslar n'a pas, beaucoup prs, l'animation et l'aspect hospitalier des autres villes du Harz. Mon hte surtout
n'avait point cette figure bienveillante qui rassure le
voyageur, le met l'aise et lui rappelle un peu le bientre que l'on trouve dans la famille.
Je m'attendais voir dans cette ville un ensemble de
monuments curieux, mais je fus dsappoint. De l'ancienne et splendide cathdrale dmolie en 1820, il
n'existe plus qu'une petite chapelle o l'on conserve
quelques beaux vitraux, des sculptures en bois bien travailles et un ancien monument dont on ignore l'origine
et que l'on appelle l'autel de l'idole Crodo. Deux grands
arbres cachent en partie un portail du onzime sicle
et des bas-reliefs bien conservs. L'ancien palais des
empereurs d'Allemagne est converti en magasin. Sur la
place du March se trouvent l'htel de ville, difice affreusement badigeonn, qui date du quinzime sicle, et
l'ancienne maison des corporations, ou l'htel du Kaiserworth, nouvellement restaure dans un got dplorable. A l'angle de la place on remarque une grande et
vilaine maison dont toute la faade est couverte en ardoises et sans la moindre ornementation; des rideaux
rouges clatants garnissent les fentres, des domestiques en habits non moins clatants attirent les regards
des trangers. C'est le palais du roi de Hanovre. Une
musique militaire qui s'est installe prs du perron entonne le God save the King, dans un mouvement de marche funbre. Mon impression de tristesse augmente, et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


76

LE TOUR DU MONDE.

je m'empresse de rentrer l'htel pour faire mes prparatifs de visite aux mines du Rammelsberg.
Avant d'entreprendre ce voyage souterrain, je tchai
d'obtenir de mon hte les renseignements qui pouvaient
m'tre ncessaires; malgr toutes les formes polies que
j'employai pour arriver mon but, je ne pus rien obtenir de raisonnable; la rponse tait toujours la mme :
a Puisque vous descendez dans la mine, vous pourrez
juger si cela est beau ou non.
Je sortis de l'htel, et m'adressant un jeune garon,
je lui demandai de m'indiquer le chemin des mines. Au
bout de vingt minutes de marche, il me laissa au milieu d'un sentier qui traversait une superbe prairie, et
me montrant une maison qui se trouvait une petite
distance de l, il me dit : C'est l le Rammelsberg.

J'avais lu dans un guide du Harz que la vgtation


tait compltement dtruite aux environs des mines par
les manations arsenicales, et me trouvant entour d'un
paysage ravissant, je me vis dans une grande perplexit;
tout hasard je m'acheminai vers la maison que mon
jeune guide m'avait montre et qui avait un aspect des
plus riants : une haie parfaitement entretenue sparait
la maison d'un verger plein de gros pommiers couverts
de fruits magnifiques, et sous lesquels de belles vaches
blanches taient paisiblement couches. Une porte en
bois donnait accs dans un petit jardin dont le chemin
principal conduisait l'habitation; les murs taient
d'une blancheur irrprochable, mais les persiennes vertes taient d'un ton cru qui hurlait sous les tons rougetres des vignes vierges serpentant autour des fentres du

premier tage. Ce calme absolu faisait ressembler l'habitation celle d'un pasteur de village, et ne rappelait
en rien l'animation bruyante qui caractrise ordinairement le voisinage de grands travaux industriels. Mon
embarras fut plus grand encore quand, au lieu d'une
figure de mineur que je m'attendais voir, ce fut une
dame qui m'ouvrit la porte et me pria d'entrer. Je m'excusai de mon mieux en lui dbitant en allemand tous les
mots de politesse que je connaissais, et je cherchai lui
faire comprendre que j'avais probablement t mal renseign et que mon intention tait de visiter les mines du
Rammelsberg. Elle me prit des mains la permission que
je m'tais procure la veille Goslar, la lut et m'introduisit dans un petit salon o elle me laissa seul. Au bout
de dix minutes, elle revint accompagne d'un mineur qui
portait sous le bras le costume traditionnel destin aux

trangers; ma toilette termine, on me fit traverser ]a


cuisine et l'on me conduisit dans une chambre voisine o
une nouvelle surprise m'tait rserve : le mineur alluma sa lampe, alla dans un coin de la pice, souleva une
petite trappe large comme une chemine, y descendit le
premier et m'invita le suivre; puis la respectable dame
ferma la planchette en me souhaitant un bon retour.
Lorsque je regardai sous moi, je vis une assez
grande distance dj la lumire tremblotante de mon
guide que je suivis machinalement en m'accrochant de
mon mieux aux chelles poses droites le long des parois du puits. Cette premire impression est trs-dsagrable : l'eau vous tombe en masse sur la tte; les
chelons, couverts d'une boue argileuse, semblent glisser sous la main; de temps en temps le guide crie : Il
n'y a pas de danger, mais tenez-vous ferme!... b Ce

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Le spectre du Broken, vu et dessin par M. Stroobant, dans l't de 1862 (voy. p. 75).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

78

LE TOUR DU MONDE.

puits s'arrte une galerie qui porte la date de 1582 ; elle


est longue de trois mille cinq cents pieds et conduit aux
premiers travaux. Le produit du Rammelsberg, qui appartient an Hanovre et au Brunswick, est annuellement
de dix douze marcs d'or, quatre mille marcs d'argent,
six mille quintaux de plomb , cinq mille quintaux de
cuivre et sept mille quintaux de vitriol. Cent quatrevingt-dix mineurs sont journellement occups l'extraction du minerai. Tout cela est trs-curieux voir; il faut
de quatre cinq heures pour toutvisiter en dtail. Aprs
tre mont, descendu, puis remont encore, je vis tout
coup, au fond d'une galerie, un point d'une clart
blouissante; mon guide me dit : a Das ist Tageslicht.
Je crus que j'allais assister des travaux excuts la
lumire lectrique, tant, ce moment, la galerie fut
inonde de lumire ; c'tait le jour qui venait au travers
d'une porte qu'un ouvrier ouvrait pour laisser passer un
wagon charg. Les travaux ciel ouvert sont galement
trs-intressants; ils offrent des tableaux d'un caractre
trs-pittoresque et agrables voir aprs une demi-journe passe sous terre des profondeurs considrables.
Au bout d'un certain temps de marche, on retrouve la
petite maisonnette du chef mineur, dans laquelle on rpare avec plaisir le dsordre de sa toilette 1.
Le lendemain, j'allai visiter les mines de Clausthal,
dcrites par M. A. Laugel dans un article publi par
la Revue des Deux Mondes et dont je ne saurais mieux
faire que de rappeler quelques passages :
a En approchant de Clausthal on remarque, dans les
anfractuosits des valles, des tangs retenus par des
digues fort leves : ce sont les rservoirs de l'eau destine aux mines; on l'conomise et on l'emmagasine avec
le plus grand soin, c'est la seule force qu'on puisse utiliser pour faire mouvoir les pompes d'puisement et les
machines d'extraction, ainsi que les appareils divers employs dans les ateliers mtallurgiques. J'arrivai enfin
Zellerfeld, puis Clausthal. La rue principale, qui n'est
autre que la route elle-mme, s'tend sur une trsgrande longueur; elle est borde de maisons propres,
bties en bois, et d'ordinaire deux tages. Les fentres
sont presque toujours dcores de pots de fleurs, derrire lesquels on aperoit la figure blonde et tonne
d'un enfant, souvent un mineur fumant tranquillement
sa pipe et jetant sur la voiture qui passe un regard m-

lancolique. Une fois Clausthal, je me trouvais sur le


thtre de mes recherches, et ce n'tait plus l'aspect seulement du pays, c'taient aussi les conditions d'existence
des populations que j'allais tudier. Tout en explorant
les richesses de ce district mtallurgique du Harz, depuis longtemps clbre, je m'tais promis d'observer,
dans son action sur la vie sociale, le rgime conomique
tout spcial qui s'y maintient depuis tant d'annes.
Toutes les usines d'argent du Harz runies produisent aujourd'hui annuellement de quarante - cinq
mille quarante-six mille marcs d'argent, valant de
deux millions cent soixante-treize mille sept cent cinquante francs deux millions deux cent vingt-deux mille
deux cent cinquante francs; cinq cent quatre - vingtquatre mille six cent vingt-cinq kilogrammes de litharge,
valant deux cent trois mille cent vingt-cinq francs ; trois
millions cinq cent trente-neuf mille huit cent soixante
kilogrammes de plomb, valant un million cent quatrevingt-trois mille neuf cent quatre francs ; quarante-deux
mille quatre-vingt-treize kilogrammes de cuivre, valant
cent vingt et un mille trois cent soixante-quinze francs, et
douze mille cent soixante-deux kilogrammes d'arsenic,
valant sept mille cinq cent un francs. Le chiffre total de
cette production atteint trois millions sept cent trentehuit mille cent cinquante-cinq francs.
Les enfants des mineurs reoivent, dans Ies coles, les
lments de l'instruction primaire ; leur ducation religieuse se fait dans le temple luthrien. On les voit partir le
matin pour aller souvent une grande distance, un livre
et une ardoise sous le bras, avec cette gravit prcoce particulire aux enfants qui sont habitus de trs-bonne
heure se passer de guides et se suffire eux-mmes.
L'enfance se partage ainsi entre l'cole et le foyer domestique. La mre vague seule tous les soins du mnage, et le pre, revenu de la mine, reste au logis dans
un complet repos , qui lui est bien ncessaire aprs son
pnible travail. Cette vie intrieure et paisible a sa
posie et ses touchants pisodes, souvent reproduits dans
des gravures qu'on voit presque partout dans le Harz.
L'une de ces compositions naves m'a toujours frapp :
on y voit le mineur en costume de travail, ses outils au
ct, quittant la chambre o s'coulent toutes les heures
fortunes de sa vie. Une petite horloge en bois, quelques
gravures enlumines, ornent seules les murs; mais, sur le

;. Suivant une traduction publie par les frres Grimm, voici


comment la mine du Rammelsberg aurait t dcouverte :
a Dans le temps que l'empereur Otto P'' habitait le Harzburg, il
donnait souvent de grandes chasses sur le Harz. Or, il arriva que
Ramm (selon d'autres Remme), l'un de ses meilleurs veneurs,
chassant un jour au pied de la montagne, vers la partie occidentale du chteau, rencontra une bte fauve et se mit sa poursuite.
Mais bientt, la campagne devenant trop escarpe, il descendit de
son cheval, l'attacha un arbre et courut pied sur les traces de
l'animal. Son cheval, rest derrire, frappait la terre avec impatience, et de ses pieds de devant creusait le sol. Lorsque son matre, le chasseur Ramm, retint de poursuivre sa proie, il vit avec
tonnement que son cheval, en frappant ainsi la terre, avait dcouvert une belle mine. Il prit quelques chantillons du minerai et
les porta l'empereur, qui mit aussitt des ouvriers cette mine
et la fit sonder. On trouva une immense quantit de mtal, et la
montagne prit en l'honneur du chasseur le nom de Rammelsberg
(montagne de Ramm). La femme du chasseur s'appelait Gaza, et

ce serait d'elle que la ville btie dans le voisinage aurait reu le


nom de Goslar.
Le chasseur fut enterr dans la chapelle de Saint-Augustin,
et sur la pierre de ce tombeau on tailla deux images de grandeur naturelle qui le reprsentaient lui et sa femme; Ramm porte
dans la main droite une pe, et Goza une couronne sur la tte.
a Selon d'autres, ce n'est point le chasseur qui s'appelait Ranimel, mais bien le cheval du jeune chasseur. Ce cheval ayant t
une fois attach sur la montagne, se dmena (rammelte) tellement
qu'a force de battre la terre du pied, les clous aigus de ses fers
mirent dcouvert une mine d'or.
L'empereur Otto doit avoir eu sur le haut de la montagne,
l'endroit nomm Werl, un chteau ou une salle devant laquelle il fit
un jour trancher la tte un roi son prisonnier. Plus tard, la mine
s'boula et fit prir tant de travailleurs que trois cent cinquante
veuves vinrent devant la mine pleurer leurs morts. Aprs ce malheur, la mine resta cent ans abandonne, et Goslar devint si dsert
que l'herbe croissait une grande hauteur dans toutes les rues..

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
sol, des enfants se roulent parmi des jouets, et la jeune
mre prsente au mineur son dernier n, dont les petits
bras semblent chercher le baiser d'adieu. Ce dessin me
rappelait les clbres adieux d'Andromaque et d'Hector;
j'y retrouvais les mmes sentiments, la sombre inquitude qui nat de l'ide d'une mort peut-tre prochaine ,
l'enfance mlant ses grces ignorantes aux troubles de
l'ge mr. Ce qui donne au pome homrique une jeunesse ternelle, n'est-ce pas la peinture des passions que
l'homme prouvera toujours, dans tous les pays, tant
qu'il saura aimer et souffrir?
a Le jeune mineur, aprs avoir termin son apprentissage dans les ateliers extrieurs des mines , commence enfin son existence souterraine : chaque semaine , il doit descendre six fois dans les mines et y
demeurer pendant huit heures; il arrive l'entre du
puits en costume de travail, avec un bonnet de feutre
pais pour garantir sa tte contre les coups, et autour
des reins un morceau de cuir pour travailler assis dans
des terres mouilles par des eaux vitrioliques. Un habit de toile grise , une petite lampe qu'on suspend par
un crochet, des outils de forage compltent son quipement. Quand les mines n'ont pas une profondeur excessive, on y descend simplement par des chelles. Tout le
long du puits, creus dans le rocher, sont de petits planchers relis par des chelles droites; on descend sur l'une
d'elles et l'on arrive sur le plancher infrieur, perc d'un
trou assez large pour laisser passer un homme; on descend par ce trou sur l'chelle suivante, et ainsi de suite.
Qu'on se figure un tel exercice prolong pendant une ou
deux heures; les barreaux des chelles sont sales et fangeux, l'eau suinte de toutes parts , la lampe fumeuse ne
jette qu'une lueur rouge et vacillante. L'on descend, l'on
descend toujours, et le mineur est dj puis avant de
commencer son vritable travail. La monte et la descente
ne sont pas la partie la moins pnible de son existence;
ce n'est pas une distance de quelques mtres qui le spare de son chantier, ce sont des distances effrayantes de
plusieurs centaines de mtres. A Andreasberg, localit
depuis longtemps clbre pour ses minerais d'argent, le
puits Samson, le plus profond qui existe au monde, descend deux cent trente mtres au-dessous du niveau de
la mer du Nord, et sept cent quatre-vingt-onze mtres
au-dessous du sol. Le puits du comte George-Guillaume, Clausthal, a six cent quatre mtres de profondeur. Une invention extrmement ingnieuse, qui remonte
l'anne 1833, a diminu en grande partie la fatigue
des descentes et des ascensions perptuelles : c'est celle
des machines nommes fahrkunst. On la doit un simple
bergmeister (matre mineur) du Harz, nomm Drell
(voy. p. 53).
a Aujourd'hui les fahrkunst sont tablis au Harz dans
toutes les mines dont la profondeur est trs-considrable.
a Arriv dans les galeries souterraines, le mineur se
dirige souvent par un vritable ddale vers le point o il
attaque le filon, et pendant huit heures il est occup
forer des trous dans la roche pour la faire sauter la
poudre. Quandtoutes les prcautions ont t prises et Qu'il

79

vient d'allumer la mche, il s'loigne rapidement et atlend l'explosion en avertissant tous ceux qu'il rencontre.
On entend bientt un bruit sourd : ds que le nuage de
vapeurs s'est un peu dissip, le mineur va dtacher de
la roche grands coups de maillet tous les dbris qui y
adhrent encore, il spare les morceaux qui contiennent
une portion de filon de ceux qui sont tout fait striles
et qui servent combler les anciennes galeries puises. Le minerai, plac dans de petits chars qu'on nomme
chiens de mine, est port, par des chemins de fer,
l'orifice des puits, d'o on l'extrait.
Il arrive quelquefois que la charge de poudre fait
explosion pendant que le mineur est encore au milieu de
ses prparatifs, surtout au moment o il retire du trou
de forage dj rempli de poudre la tige en fer qui doit
donner place la mche, et qui peut faire jaillir une
tincelle au frottement de la pierre. Le malheureux ouvrier est alors brl, mutil et souvent tu sous les dbris qui l'crasent. Je rencontrai un jour au milieu d'un
vallon solitaire , sur la route de Lauthenthal Grund,
un pauvre homme horriblement dfigur; il me raconta
qu'il avait t brl par une semblable explosion et
n'avait chapp que par miracle. Il tait infirme et incapable de travail, passait sa vie garder des vaches dans
la fort, et offrait des bouquets de fraises aux rares voyageurs qui traversent cette partie de la montagne.
a Faut-il s'tonner de la joie que le mineur ressent
quitter les sombres abmes o son labeur l'appelle?
a Un dessin bien connu dans le Harz reprsente le mineur ce moment souhait : il vient de sortir du puits,
il se tient debout, te son bonnet comme pour prier et
regarde le ciel : Glch, auf! Rentr pour seize heures
dans sa famille, il n'prouve qu'un besoin, celui du repos. On a souvent essay d'introduire parmi la population ouvrire des industries de montagne qui pourraient
en donnant une occupation aux mineurs, durant leurs
moments perdus, leur permettre de gagner davantage et
d'introduire un peu de bien-tre dans leur vie domestique. Ces essais n'ont jamais russi. Tous les soins de
la maison sont abandonns la femme; c'est elle qui va
chercher les provisions, souvent de trs-longues distances; elle s'occupe seule de tous les dtails du mnage.
Le mineur passe le temps devant sa fentre, presque
toujours orne de quelques fleurs; quelquefois il s'amuse
lever des oiseaux. Les occupations qui permettent la
rverie sont les seules qui lui conviennent. Il fume pendant de longues heures sans parler , et sa taciturnit
croit mesure qu'il a travaill plus longtemps dans les
mines. Jeune, on le voit encore gai, alerte, remuant;
peu peu il tombe dans une mlancolie qui n'a rien de
sombre, mais qui s'tend autour de lui comme un voile
et se trahit par le srieux du visage et la gravit de ses
rares propos.
a L'assistance de l'tat, dont il est sr en cas d'accident
et de maladie, l'empche de se proccuper de l'avenir
et de chercher une condition meilleure. Il ne connat pas
non plus les dsordres qui rgnent dans un si grand
nombre de districts industriels; il ne s'enivre jamais et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

80

LE TOUR DU MONDE.

se fait une loi de ne point boire d'eau-de-vie dans les


mines. Ses plaisirs mmes ont quelque chose de retenu
et de dcent.
Entre un pass et un avenir tout semblables, galement tristes et pnibles, il se rfugie dans la contemplation; il aime les fumes nervantes du tabac, les motions
vagues que procure la musique. Les socits chorales
sont en honneur dans le Harz comme dans tout le reste
de l'Allemagne, et pendant la belle saison des musiciens
viennent donner des concerts devant les portes de Clausthal et de Zellerfeld.
Je fus un matin rveill par une de ces petites troupes
ambulantes. J'ignore quels taient les airs qui parve-

r'i {^

^
^'^
I^^^^^ HorE^ia

tention n'tait pas d'y retourner; mais je me soumis au


hasard qui m'y avait conduit.
Le lendemain, je pris la voiture de la poste pour
Vienenbourg, et de l le chemin de fer de Wolfenbuttel
Brunswick. Cette charmante ville termine parfaitement un voyage dans le Harz; on s'y repose volontiers.
Le Muse est trs-beau et renferme des toiles remarquables; on y admire surtout un tableau qui passe pour un
Rembrandt et qui doit reprsenter sa famille; c'est un.
chef-d'oeuvre, mais je doute qu'il soit de ce matre. Lucas Cranach, Jan Steen, Pieter Miereveld, Raphon,
Ruysdael et Everdingen y sont parfaitement reprsents.
La place du March est riche en monuments. Les

naient mon oreille travers le voile d'un demi-sommeil, mais je sais qu'ils avaient une douceur, une simplicit, une tranget particulire. Ces artistes forains
gardaient sans doute pour les joyeux villages de la plaine
les valses au rhythme entranant; leur musique aux formes vieillies tait empreinte d'une mlancolie pntrante, qui semblait s'inspirer de ce ciel froid, encore
demi assombri par les brumes matinales.
Malgr la grande fatigue que les voyages souterrains
m'avaient cause, je traversai la magnifique valle de
l'Ocker pour me rendre Goslar o j'arrivai dans la soire; la patache qui m'y avait men s'arrta devant l'htel o j'tais descendu deux jours auparavant; mon in-

u1ll li l i
_h9^^.1_ {^

1t

promenades autour de la ville sont des plus agrables.


Le soir, on peut aller au thtre, o l'opra est parfaitement jou. La pice commence six heures et se termine huit. Au sortir du spectacle, on va souper dans
les restaurants qui se trouvent en face du thtre ou le
long de la promenade principale. La musique militaire
ducale donne toutes les semaines un concert dans un
beau jardin qui se trouve une petite distance de la
ville.
Brunswick est une de ces bonnes villes d'o l'on ne
s'loigne jamais sans se bien promettre d'y revenir.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

STROOBANT.

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

81

Louisville, dans le Kentucky (voy. p. 86). Dessin de Guiaud d'aprs une gravure amricaine.

VISITE AUX GROTTES DE MAMMOUTH,


DANS LE KENTUCKY (TATS-UNIS),
PAR M. POUSSIELGUE.
1859. TEXTE ET DESSINS INDITS.

I
De New-York Liberty.

En ce temps-l, il y a quatre ans, un Europen pouvait parcourir en tous sens le territoire de la grande
rpublique amricaine, sans tre en pril de tomber
tout coup dans les lignes de quelque arme inconnue , d'tre arrt comme un espion, et forc, pour viter
la prison ou pis encore, se battre bon gr mal gr
`pour le Sud ou pour le Nord. L'auteur du rcit de
voyage d'o nous avons extrait les pages qui suivent
tait parti de New-York, en compagnie de lord S....
Le chemin de fer de South-Amboy les avait transports
Philadelphie, o ils avaient visit la collection de
Francklin-Institute. Ils avaient ensuite travers Baltimore, Harpers-Ferry, d'o l'on admire le panorama des

montagnes bleues et les clbres cascades du Potomac


et du Shenandeeh, enfin Wheeling, situe sur un promontoire pic au-dessus de l'Ohio.
Dans cette dernire ville, comme il fallait renoncer au
secours rapide du chemin de fer, les deux voyageurs
achetrent des chevaux, se munirent de provisions de
bouche, d'armes, et prirent leur service un Irlandais
nomm Dirch.
Le journal de leur voyage jusqu'aux grottes de Mammouth n'intresse, vrai dire, par aucune aventure bien
notable. Chaque matin, ils partaient au lever du jour,
s'arrtaient pour djeuner vers neuf heures, faisaient la
sieste pendant les heures o le soleil tait le plus ar-

VIII. 188 . Ltv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


82

LE TOUR DU MONDE.

dent, repartaient vers quatre heures et ne trouvaient


d'ordinaire qu'assez tard dans la nuit une auberge ou
une ferme , satisfaits le plus souvent de pouvoir s'y
coucher, faute de lit, sur une botte de paille, devant une
vaste chemine.
Les paysages, pendant les premires journes surtout, droulaient sous leurs yeux une suite de beauts
qui allgeaient agrablement les fatigues du voyage.
n La varit des sites, dit l'auteur, l'aspect saisissant
de ces pics et des gorges de ces monts sauvages qui
portent partout la trace du feu souterrain qui les a soulevs, les grottes, les glacis, les cascades, la riche vgtation des valles, o l'on trouve par contraste les animaux et les plantes d'un climat presque tropical, excitaient au plus haut degr notre admiration.
Un troit chemin creus sur le flanc d'une des montagnes les plus leves de la chane des Alleghanys
conduisit les voyageurs une des merveilles de cette
contre, le Natural-Bridge (le pont naturel) suspendu
sur un abme de mille mtres.
Vers la petite ville de Liberty, lord S... eut l'occasion de montrer qu'il n'avait pas eu tort de prendre
Londres, comme lord Byron , des leons de boxe. Les
deux voyageurs eurent chtier coups de poing l'insolence de deux rustres amricains qui, attabls sous
une tonnelle et buvant de la bierre, peu de distance
de la ville, les avaient apostrophs grossirement en les
voyant tirer sur une vole de perdrix : il est bon de dire
qu'on tait au dimanche et que ce fait de chasse pendant le jour consacr au repos dnonait hautement la
qualit d'trangers de lord S... et de son compagnon. La
querelle et la bataille termines, les deux Amricains,
qui avaient trouv leurs matres, s'adoucirent tout
coup. Or l'un d'eux tait prcisment le principal aubergiste de Liberty, ce qui valut aux voyageurs un souper excellent : a de la soupe aux gombos', des truites
dlicieuses, un jambon fum aux choux, un rti de
perdrix (tues en dpit du dimanche), et un plum-cake
au lait, au pain et aux fruits. u
A partir de Liberty, le paysage change de nature.
Aux montagnes et aux ravins succdent les collines et
les vallons, aux sapins blancs et noirs, aux mlzes et
aux pins de Virginie d'immenses forts d'hickory, de
pocanier, de chnes de toute espce, et de noyerspourceaux (chnes glands doux qui fournissent aux
porcs une nourriture abondante).
De ce moment, jusqu' la fin, nous laissons la parole
aux voyageurs.
II

Une cole mutuelle dans un bois. Christianburg.


Le condylure vert.

Un soir, en entrant dans un bois fort clairci par


des coupes rcentes, au milieu desquelles s'levait un
immense hangar en charpentes , nous fmes trstonns de voir une centaine de petits chevaux de mon1. Petits fruits verts qui ont l'aspect de la graine de capucines.

tagnes attachs des pieux disposs circulairement


porte de cet difice rustique, d'o s'chappait un bourdonnement de voix confuses.
C'tait une cole mutuelle. Des enfants de six
douze ans taient assis sur des bancs, et venaient tour
tour rpter leurs leons devant un magister d'honnte figure, isol prs d'une table.
Toutes ces petites mines veilles au milieu de ce dsert composaient un spectacle charmant.
La leon tait prs de finir, et chaque colier s'approchait du matre pour recevoir de lui un certificat de
prsence destin aux parents. L'enfant s'chappait ensuite tout joyeux, et s'lanant sur son bidet, reprenait,
en agitant sa casquette et poussant un hourra, la route
de la maison paternelle.
Quand tout le monde eut t expdi, le matre d'cole
se joignit nous pour retourner au village de Christianburg, o il demeurait et o nous voulions aller coucher.
C'tait un homme vraiment respectable et qui avait une
juste ide de toute l'importance morale de sa profession.
Il nous expliqua en chemin que, comme il n'aurait
pu suffire aller donner des leons particulires dans
toutes les fermes isoles des environs, on lui avait construit ce hangar au centre peu prs du canton, et
que, deux fois par semaine, il venait y donner des leons d'criture, de lecture, d'arithmtique et d'histoire.
Les enfants s'y rendaient de six lieues la ronde, et il
nous assura qu'il tait fort rare qu'aucun d'eux manqut
d'arriver l'heure prcise de l'ouverture de la classe.
On sait combien l'instruction primaire aux tats-Unis
est fortement constitue : elle tend surtout crer des
citoyens assez clairs pour s'intresser avec intelligence
la chose publique.
On fait apprendre par coeur aux coliers la Constitution, et on les habitue lire assidment la vie des grands
hommes qui ont honor, illustr ou enrichi le pays.
Abandonns eux-mmes avec un cheval et un fusil,
accoutums de longues courses dans les bois et
garder les troupeaux la nuit, les enfants deviennent
srieux de bonne heure : il serait presque impossible
de trouver, aux tats-Unis, un homme et mme une
femme, ne sachant pas lire, crire et compter. Il n'y a
pas une cabane, si pauvre qu'elle soit, o l'on ne voie
quelques livres et un journal politique.
Nous arrivmes vers la nuit au village de Christianburg, ainsi nomm par un Danois qui s'est tabli le
premier dans le pays.
C'est un centre agricole d'une certaine importance,
et, en outre, il s'y fait un grand commerce de charbon de'
bois. Le pays est, du reste, assez monotone, tant de
tous cts entour d'immenses forts.
Je trouvai dans un pr, aux environs du village, un
animal fort rare et fort curieux : c'est une espce de
taupe qu'on nomme le condylure vert.
Cet animal, fouisseur comme tous ses congnres, a
le museau toil, c'est--dire que son nez trs-allong
est garni de crtes membraneuses disposes en toiles
autour des narines ; mais, ce qui le rend plus remar-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

84

LE TOUR DU MONDE.

quable encore, c'est la couleur de son poil, du plus beau


vert d'meraude qu'il soit possible de se figurer; rare
exception parmi les quadrupdes dont la robe est toujours d'une couleur plus ou moins terne. QueIIes singulires et magnifiques fourrures on pourrait faire avec
la peau de cet animal, s'il n'tait pas si petit !

III
Paysages. Une singulire auberge. Le vol est rare. Pourquoi.

A cinquante milles de Christianburg, le pays change


encore d'aspect, et nous entrmes dans de grandes
landes marcageuses et dsoles, couvertes de bruyres,
de gramines dessches, et d'un arbrisseau rameux
qu'on appelle le bois puant; et qui mrite certainement son nom.
L, on n'aperoit plus ni maisons, ni culture, et nous
passmes une journe fort triste, n'osant nous carter
du chemin, de peur de tomber dans les tourbires qui
nous entouraient.
A la nuit, nous fmes heureux de trouver un gte dans
une espce de caravansrail, qu'on appelle maisons de
bois au Kentucky et dans tout l'ouest. b
Ce sont en quelque sorte des auberges o on paye un
droit d'entre, mais o il faut apporter manger,
boire et de quoi se coucher. Il n'y a absolument que le
toit et le sol battu.
Quand nous entrmes dans la maison, o rgnait une
obscurit profonde et o l'on n'entendait que le ronflement des dormeurs, nous respirmes une odeur si nausabonde que nous pensmes en tre suffoqus.
Cependant, comme il pleuvait torrents et qu'un abri
nous tait ncessaire, nous fmes contre fortune mauvais
cur, et nous suivmes Dirk, qui avait allum une espce
de rat de cave pour nous guider dans ce ddale de bras,
de jambes, de corps tendus au milieu de la salle.
Figurez-vous ce que devait tre, pour des gens habi'tus la propret, l'aspect de cette immense pice, o
grouillaient, confondus ple-mle, une centaine d'hommes
et d'animaux de toute espce.
Il parat qu'il y avait foire dans Ies environs, ce qui
expliquait cette affluence inusite.
A peine la lumire de Dirk et-elle brill, qu'il s'leva une confusion inexprimable : les chiens aboyaient
avec fureur; leurs matres rveills les appelaient en jurant ; on entendait hennir, beugler, grogner, tandis que
les ronflements des dormeurs les plus dtermins renchrissaient encore sur ce brouhaha par- un concert de
notes aigres, sourdes, clatantes comme des trompettes,
et qui s'entre-croisaient d'un bout l'autre de l'difice.
On se serait cru dans l'arche de No avec beaucoup de
gracieux animaux de moins et quelques hommes de plus;
mais quels hommes, mon Dieu, et comme ils faisaient
regretter les btes!
La maison, ou plutt le hangar construit entirement
en charpentes, se composait d'une seule grande salle.
Cette salle, qui avait peu prs soixante pieds de
large sur deux cents pieds de long, tait spare pour
ainsi dire en deux parties par les normes piliers qui

soutenaient les solives de la toiture : l'une d'elles, la


plus grande et celle o nous tions, servait de chambre
aux dormeurs, tandis que l'autre, borde son extrmit de rteliers et de mangeoires, tait destine aux
animaux et aux ngres.
Dans la premire pice, un comptoir informe, lev
de six pieds au moins et entour de tous cts par une
palissade de planches paisses, occupait le ct oppos
la porte : c'tait une vritable place forte, capable de
soutenir un assaut; dans le fond, on apercevait un escalier claire-voie dont les marches se composaient de
bches peine quarries, et qui allait aboutir une
sorte de niche o couchait le matre du logis.
Au milieu se trouvait un lit des plus curieux et faisant honneur ce dernier; il se composait d'une trentaine de compartiments formant un plan inclin, spars par des planches de quelques pouces de haut et
relies toutes ensemble par un fort madrier central. C'tait exactement la disposition des alvoles d'une ruche
d'abeilles.
Ces compartiments, qui allaient en se rtrcissant des
pieds la tte, taient tous occups, l'exception de
quatre ou cinq.
tonns que d'autres dormeurs que nous voyions tendus n'eussent pas prfr les casiers rests libres, nous
en demandmes l'explication Dirk, qui nous dit qu'il
n'y avait que les matadors, les porteurs de grosses
bourses, qui pussent se permettre le luxe de payer douze
cents un pareil coucher, tandis que le droit d'entre
n'tait que de deux cents; il nous apprit aussi qu'il tait
inutile de rveiller l'aubergiste; qu'il suffisait de dposer
notre quote-part dans une grande tire-lire place sur
le comptoir; que c'tait l'habitude, et qu'il tait sans
exemple qu'un voyageur y et manqu. Heureux aubergiste, qui l'argent vient en dormant 1 Il est vrai
qu'on est impitoyable pour les voleurs dans l'ouest, et
que la loi de Lynch y est en permanence. Ce qui est
certain, en tout cas, c'est que les exemples de vol y sont
fort rares, quoique la population se compose en partie
de l'cume de l'Europe.
Comment expliquer maintenant qu'au milieu d'une
population compose d'lments si htrognes et si
impurs le vol soit aussi rare ?
J'attribue cette anomalie trois faits :
Principalement un certain sentiment d'importance
personnelle que conoit l'migrant, dans un pays o,
en devenant citoyen et propritaire (a de la terre qui
veut deux ou trois dollars l'acre), il est sr d'arriver
tre l'gal en considration des plus riches et des plus
influents; dans ce nouveau monde, sur cette terre o il
est inconnu, il dpouille le vieil homme et son pass ne
lui parat plus qu'un songe : j'ai eu sous les yeux vingt
exemples de ces transformations.
Secondement, la raret ou plutt l'absence de ces
misres horribles qui rendent le plus souvent criminel
l'homme ignorant et faible.
1. Le cent est le centime du dollar et vaut peu prs un sou.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

a;

-"
W
a

[email protected]

O
CD

0.0

CD

-0
O

'ELL

CD

15

0'

11;

r5
.0

CD

CD
CD

gDO
tr,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

LE TOUR DU MONDE.

86

Enfin et surtout la rigueur de la lgislation contre


le vol.
J'en reviens la maison de bois dont les dormeurs
auraient paru autant de brigands en Europe, et qui, par
le fait, n'taient que des maquignons, des marchands de
boeufs et de cochons, et des meuniers parfaitement sales,
mais honntes.
Nous dposmes vingt-quatre cents dans la tirelire et
nous grimpmes chacun dans un casier, lord S. et moi.
Malheureusement, il n'y en avait pas deux vides ct
l'un de l'autre, et nous tions spars par un gros
homme qui, couch sur le ventre, ronflait de la faon la
plus formidable. Il ne fallait pas songer l'veiller, et
nous prmes notre parti de chercher dormir aussi. Dirk,
qui s'tait couch sur le sol par mesure d'conomie,
venait d'teindre son rat de cave, et tout tait retomb
dans la plus profonde obscurit.
Les pieds appuys la barre de mon cadre, je m'ar.
rangeai tant bien que mal dans mon manteau, et je me
serais endormi malgr la duret de la planche peine
unie par le frottement des corps qui s'y taient reposs,
quand je sentis des picotements suivis de dmangeaisons
furieuses sur les jambes : il me semblait qu'une foule
d'insectes montaient l'assaut de ma personne : je cherchais prendre patience. Enfin, tendant le bras, je
mis la main sur un cancrelas tout grouillant qui venait
souper avec les autres. Pour le coup, je me jetai bas
de mon cadre, au risque de mettre le pied sur la tte de
quelque dormeur, dcid sortir de cet enfer tout prix :
je me fouillai, je n'avais pas d'allumettes : comment retrouver la porte au milieu de l'obscurit? je me dirigeai
ttons vers le cadre de lord S**".
a Est-ce vous, me dit-il? vous ne pouvez pas dormir?
Non, je suis dvor tout vivant, et vous f
Moi, pas encore, mais il rgne ici -une odeur insupportable, je suis suffoqu et j'allais me lever.
Il frotta une allumette contre la planche qui lui servait
de dossier, et nous sortmes, non sans tre accompagns
de nouveaux grognements, mais cette fois plus nergiques.
n faisait toujours un temps excrable, et nous passmes le reste de la nuit appuys contre un des piliers
du hangar dont une partie nous abritait tant bien que
mal, un peu consols par un paquet d'excellents cigares
qui y passa tout entier.
Le temps s'tant clairci une heure avant le jour,
sir Henry veilla le guide qui dormait comme un bienheureux. Dirck alla chercher nos chevaux au milieu de
cette fourmilire qui commenait s'agiter, et quoique
arrivs les derniers, nous fmes les premiers partis.
IV
Cattlesburg. Une mauvaise diligence. Lexington. Francfort.
Louisville.

Le reste de notre voyage s'acheva d'une manire insignifiante, et, trois jours aprs, nous arrivmes Cattles1. Gros insecte noir et puant qui ressemble un grillon, mais
qui appartient la famille des blattes.

burg, premire ville de l'ftat de Kentucky, sur la frontire de Virginie. Le pays o nous entrmes tait bien
plus habit et par consquent beaucoup mieux cultiv.
L, comme je l'avais projet, nous nous dcidmes
prendre le stage, ou diligence. Dix jours passs
cheval nous avaient fatigus et il nous restait cent vingt
milles faire pour atteindre Lexington o nous devions
enfin retrouver le chemin de fer.
Dirk revendit nos chevaux sur lesquels nous ne perdmes gure que moiti; nous le paymes gnreusement,
ce qui nous attira une foule de compliments obsquieux
la mode irlandaise, et nous nous dcidmes nous
emballer dans le stage.
Nous n'avions pas de chance : la maudite voiture tait
complte, et nous nous y trouvions entasss comme des
harengs dans une caque. Du reste, le stage tait fort solidement construit, assez bien suspendu, et contenait neuf
places sur trois banquettes horizontales : l'extrieur en
tait bariol d'affiches et de rclames flamboyantes de
toute espce : une fois en route et aprs avoir surmont
le dgot que nous inspiraient quelques voisins d'une
propret et surtout d'une odeur douteuse, nous dmes
nous applaudir de la compression utile que nous subissions : la voiture, lance fond de train, sur des chemins affreux et trane par un attelage de cinq chevaux
ardents conduits grandes guides, faisait des bonds impossibles et nous aurait certainement briss, ou tout au
moins contusionns sans le point d'appui que nous prtaient les autres voyageurs.
A cela prs qu'il faisait une chaleur touffante et qu'un
de nos voisins se mit manger sous notre nez une salade
d'oignons assaisonne d'ail, le voyage se passa parfaitement bien, et nous arrivmes au milieu de la nuit dans
la ville de Lexington.
On nous transporta, nous et nos bagages, au NationalHtel, le meilleur de la ville, ce qu'on nous assura, et
nous pmes enfin tendre nos membres fatigus dans
un lit confortable.
Lexington est rgulirement btie et assise sur un
plateau d'o on a une vue magnifique : c'est le sige
d'une universit clbre.
Toutefois, comme il n'y a rien absolument y voir,
le soir mme nous reprmes le chemin de fer pour
Louisville, principale ville du Kentucky, une distance
de cent milles de Lexington.
Le chemin de fer passe Francfort, capitale de l'ftat.
Cette ville ne compte pas plus de cinq mille habitants;
elle est btie dans une valle profonde, entoure de rochers, sur le bord de la rivire Kentucky.
A dix heures du soir, nous arrivions Louisville, o
nous passmes trois jours entiers, pour nous refaire un peu
du long voyage que nous venions d'accomplir (voy. p. 81).
Louisville, qui repose sur un plateau pic cent
pieds au-dessus du fleuve Ohio, est grande et fort peuple. De la promenade on a sous les yeux les chutes du
fleuve, qui, large de plus d'un quart de lieue, se prcipite travers les rochers par mille rapides diffrents.
Le palais de ju rtice et l'htel de ville sont deux di-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

87

LE TOUR DU MONDE.
lices remarquables par leur tendue , leur hauteur, et
surtout par le mauvais got qui a prsid leur construction.
Ce fait est gnral aux Etats-Unis, o l'architecture,
comme les autres arts, est traite de la manire la plus
dplorable. Il semble que la vie matrielle soit trop facile dans ces pays nouveaux, pour que le sentiment de
l'art, raffin par les dlicatesses et les subtilits de la
vieille civilisation europenne, ait pu pntrer dans les
esprits. Si le got du beau ne prcde pas ou n'accompagne pas ds le principe le dsir et la recherche du
bien-tre, il y a grand danger qu'il reste en retard et
qu'on le mette en oubli.
Un Amricain raisonne architecture, peu prs
comme un paysan franais. Un difice est trs-lev, il
a cot beaucoup d'argent, et beaucoup de temps ; les
pierres sont bien neuves et rgulirement poses, donc
il est beau ; il n'y a rien rpondre de semblables
arguments.
Nous fmes bien vite fatigus de Louisville : la vie
d'htel, quoique fort confortable, y est aussi ennuyeuse
qu'ailleurs, et nous fmes affaire avec un loueur de voitures, pour une calche deux chevaux, avec un cocher multre, que nous pouvions garder tant que nous
voudrions , moyennant huit dollars par jour , retour
compris.
Au prix o sont les chevaux et l'avoine l-bas, ces gensl doivent faire de bonnes affaires. D'ailleurs ce loueur
tait le seul dans la ville qui et des voitures un peu lgantes, et il en fallut passer par ses conditions.
La route qui conduit Mammouth-Cave est une des
meilleures que j'aie rencontres dans l'Ouest. Le pays,
assez plat, est couvert de forts interrompues de temps
en temps par des plantations de crales et de tabac, et
on n'y rencontre qu'une seule petite ville appele Mau-.
ford, situe quatre-vingts milles environ de Louisville,
la bifurcation du chemin de traverse qui mne aux
grottes.
A partir de l pendant les dix milles qui restent
faire, on monte et on descend alternativement, et nous
dmes souvent mettre pied terre et pousser aux roues
pour franchir les passages difficiles. Enfin nous arrivmes dans la valle du Green-River , charmante petite
rivire qui mrite bien son nom (Green, verte), couverte
qu'elle est par les larges feuilles vertes des nelumbos
aquatiques, et des pontederias, dont les fleurs jaunes et
les aigrettes bleues forment des bouquets d'une varit
charmante la surface de ses eaux tranquilles.
V
Mammouth-Hotel. Visite aux grottes. La Rotonde.
L'glise gothique. La chambre des revenants. Poissons
singuliers. Le fauteuil du diable. Le puits des Andes.
La mer Morte. Styx - River. Le vignoble de Marthe.
Le puits terrible. Retour l'htel.

De cette valle on aperoit mi-cte, au milieu d'une


vgtation luxuriante, l'htel de Mammouth, situ prs
de l'entre des grottes, sur une pelouse toujours verte,

o un petit ruisseau qui descend des hauteurs forme


mille mandres capricieux, et, retenu par des rochers
de granit, vient gagner de cascade en cascade le GreenRiver, aprs avoir form un lac en miniature.
Ce riant paysage est couronn de rochers pic, couverts d'une mousse noirtre, et couchs ple-mle dans
un dsordre inextricable qui annonce une explosion ancienne du feu souterrain. Une large alle sable conduit
les voitures jusqu'au perron de l'htel, qui se compose
d'une suite de chalets. L'un de ces chalets, le plus grand,
sert de salle manger ; les autres servent de salons de
conversation, de caf et billard, de cuisine, d'appartements et de chambres pour les voyageurs : quelquesuns, plus petits, sont lous au mois des familles dont
le sjour se prolonge en cet endroit , rendez - vous
des flneurs et des touristes qui visitent le centre des
Etats-Unis.
La premire chose que nous apprit un matre d'htel
qui vint nous recevoir dans le vestibule, fut qu'il n'y
avait pas un seul petit coin libre pour nous loger : tous
les appartements taient occups ou retenus. Comme
nous n'tions pas venus de si loin pour nous en aller
sans avoir satisfait notre curiosit, je proposai un expdient qui leva toutes les difficults. En fermant la capote
de notre calche, nous pouvions nous y organiser une
chambre un peu troite, mais trs-confortable avec les
matelas qu'on s'engageait nous fournir : notre multre
coucherait sur une botte de paille dans l'curie, et il n'y
avait pas s'inquiter pour nos estomacs, le garon
nous assurant que la cuisine de l'htel tait excellente
et dirige par un chef franais du plus grand mrite.
On nous servit djeuner, puis, vers une heure de
l'aprs-midi, on vint nous prvenir qu'une socit compose de six personnes allait visiter les grottes sous la
conduite d'un guide, et que les onze autres guides tant
occups, nous serions forcs, dans le cas o nous ne
voudrions pas nous joindre cette compagnie, d'attendre au lendemain pour commencer nos excursions.
Nous n'avions aucun motif de ne pas saisir cette occasion. Il faut cinq ou six jours pour parcourir ces immenses cavernes dont sept ou huit lieues seulement sont
connues et o nous avions l'intention de pntrer aussi
loin que possible.
D'aprs les conseils que nous donna le matre d'htel,
nous changemes nos habillements de toile pour de
solides vtements de drap et nous descendmes vers la
socit laquelle on nous avait annoncs.
Aprs des remercments de notre part et des salutations rciproques, nous nous acheminmes du ct des
grottes par un petit sentier escarp au milieu des rochers.
Quelques minutes aprs nous sentmes un courant
d'air froid qui nous enveloppait et nous apermes dans
le flanc de la montagne une ouverture fort basse et
peine assez large pour laisser passer deux personnes de
front : c'tait l'entre fort mesquine d'ailleurs des fameuses grottes. Notre guide alluma une torche et un
jeune Allemand qui se joignit nous en prit une autre.
Les plus grands d'entre nous durent se courber pour

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

88

LE TOUR DU MONDE.

suivre le guide qui marchait en tte, tandis que l'Allemand fermait la marche.
Aprs avoir fait un assez long trajet dans ce corridor
qui ressemble un boyau de mine, nous descendmes
une centaine de marches proprement tailles dans le
rocher, et nous entrmes notre grande satisfaction
dans une longue galerie beaucoup plus haute et plus
large.
Cette galerie aboutissait une grande salle naturelle
appele la Rotonde, de laquelle partaient plusieurs embranchements latraux. Un nouveau corridor, moins
troit que celui de l'entre, nous conduisit enfin une
immense excavation qui peut contenir cinq mille per-

sonnes, et qu'on a surnomme juste titre l'glise


gothique.
Jusque-l rien de particulier n'avait attir notre attention; mais quand la torche du guide vint frapper de mille
facettes lumineuses, comme des constellations, les stalactites de la vote, nous ne pmes retenir un cri d'admiration.
C'tait un spectacle magique. A l'autre bout de la
salle, en face de nous, les concrtions calcaires avaient
form de vritables colonnes qui, s'lanant comme des
palmiers, semblaient soutenir le poids de cette immense
salle de plus de cent pieds de haut.
Entre les colonnes, on distinguait un autel entour

Les grottes de Mammouth. La caverne toile. Dessin de Gambard d'aprs M. Deville.

de chaque ct par un trne et une chaire ; au-dessus de


l'autel, s'levant perte de vue, se dployait un orgue
magnifique dont les tuyaux se tordaient en spirales et
qui tait rehauss par des statues drapes dans des attitudes diffrentes sur leurs larges pidestaux.
L'autel tait orn de vases, d'amphores, de lustres, de
candlabres. Toutes ces stalactites se renvoyaient mille
feux multicolores qui brillaient d'un tel clat au milieu
de la profonde obscurit, que nous en tions aveugls.
Jamais le caprice de la nature n'a imit aussi parfaitement l'art humain, et il ne tenait qu' nous de nous
croire dans une vritable glise de diamants.
A partir de cet endroit, les stalactites et les stalag-

mites, autres concrtions qu'avait progressivement formes sur le sol des grottes la chute des gouttes d'eau
calcaire, occupaient la vote et les parois de toutes
les avenues, de toutes les salles et de tous les dmes
que nous parcourions, affectant les formes les plus bizarres et les plus fantasques, et fournissant l'imagination de chacun les comparaisons les plus diffrentes.
C'est ces merveilleuses cristallisations que sont dus
les noms souvent fort singuliers appliqus aux diffrentes parties des grottes.
L'glise gothique est dj une demi-lieue de l'entre. En la quittant, nous nous enfonmes dans l'ave-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE
nue gothique o abondent, pendant un trajet d'un
quart de lieue, les stalactites qui avaient tant excit
notre admiration.
De l on arrive la chambre des revenants, ainsi
nomme parce qu'on y a trouv des momies indiennes
provenant sans doute des anciennes tribus qui ont peupl le sol amricain. Cette salle servait peut-tre de
lieu de spulture. Malgr son nom sinistre, elle tait

89

fort anime et trs-claire. Les femmes des guides y


ont tabli une espce de caf o l'on vend des liqueurs
de toute espce, et o on lit les journaux. 0 profanation 1 L se tiennent des invalides, des malades, et spcialement des poitrinaires, sur lesquels l'atmosphre de
ces souterrains exerce une salutaire influence, selon ce
que prtendent les mdecins du pays.
Ce qu'on y voit de plus remarquable, c'est un im-

Les grottes de Mammouth. La tonnelle merve illeuse. Dessin de Gambard d'aprs M. Deville.

mense squelette de mastodonte presque entier, dress


au milieu de la salle, et qui donne lieu aux questions
et aux rponses les plus saugrenues de la part des touristes, fort peu au courant des travaux de l'immortel
Cuvier.
Mon attention fut surtout attire par une sorte de
bassin creus dans le roc o l'une des femmes des guides fait voir, moyennant rtribution, et vend mme,

quand on le dsire, des sirdons, espce de batraciens


tte et corps de poisson et pattes de grenouille, et
des cyprinodons, petits poissons compltement privs de
vue, leurs yeux tant oblitrs par la nuit o ils vivent.
On pche ces animaux dans une rivire qui coule
dans les grottes, et j'en achetai quelques exemplaires
pour les dessiner. La mme femme a aussi un- ventaire
d'os soi-disant antdiluviens dix cents au choix. On

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

90

LE TOUR DU MONDE.

voit qu'on peut se procurer bon march quelques-uns


de ces dbris d'animaux antrieurs la cration de
l'homme.
De la chambre des revenants o nous nous tions
croiss avec plusieurs autres visiteurs, nous arrivmes la chapelle gothique, rduction en miniature de
l'glise que nous avions d'abord visite, puis au fauteuil du diable, gigantesque cristallisation en forme de
sige qui se trouve suspendue tout tincelante au-dessus de la bouche noire et mystrieuse d'un abme sans
fond.
Notre guide nous raconta, devant ce puits bant
entr'ouvert sous nos pieds, une triste aventure qui s'y
tait passe quelques annes auparavant.
Deux jeunes amants, spars par l'inflexible volont
de leurs parents, au lieu de s'adresser la complaisance
d'un ministre, avaient prfr s'unir dans la mort et
s'taient prcipits dans le gouffre, attachs l'un l'autre
par une ceinture de soie : une lettre et le mouchoir de

la jeune fille qu'on retrouva dans la salle firent connatre


leur fatale rsolution. Les deux familles, dsirant leur
faire rendre les derniers devoirs, avaient offert des
sommes considrables qui oserait descendre dans le
puits sans fond. Notre guide attach a une corde
noeuds en avait fait la tentative ; mais arriv une profondeur de plus de deux cents pieds, il avait t effray et
tourdi par des bruits mystrieux et une odeur de soufre qui l'avait forc se faire remonter prcipitamment.
Le brave Irlandais tait persuad que c'tait l une
des gueules de l'enfer, et accompagnait son rcit de force
signes de croix.
Cette sombre histoire raconte simplement la ple
lueur des torches avait jet de la tristesse parmi nous :
je vis mme une de nos jeunes compagnes essuyer une
larme.
Quelques instants aprs, quand nous arrivmes au
dme d'Ammeth et que nous apermes la lumire du

Cyprinodons, poissons aveugles des grottes de Mammouth. Dessin de Rouyer d'aprs des sujets du Musum.

jour, nous prouvmes tous un sentiment de satisfaction.


Nous avions parcouru au moins une lieue depuis
notre dpart, et cependant la sortie du dme d'Ammeth
n'est qu' une faible distance deMammouth-Hotel : cette
lenteur tient aux dtours sans nombre qu'on est forc de
faire dans ce labyrinthe.
Notre guide ralluma une torche et s'assura, avant de
repartir, qu'il avait tout ce qui lui tait ncessaire ; car il
s'agissait cette fois d'une excursion de plus de deux lieues
avant d'arriver au port de Serna, d'o l'on sort enfin
de ces immenses cavernes.
Nous descendmes pendant une demi-heure au moins
une rampe rapide et continue, o nous n'avancions
qu'en ttonnant, blouis encore par la lumire du soleil
qui venait de frapper nos yeux.
Ce long trajet nous conduisit au dme de Goram,
six cent cinquante pieds au-dessous du sol : on traverse
ensuite une espce de portail dont les stalactites imitent s'y mprendre des ogives et des chapiteaux, et on

arrive la mer Morte, grand lac intrieur en communication avec le Styx, petite rivire qui, suivant tranquillement son cours dans les profondeurs de la terre,
s'accrot par l'infiltration des eaux pluviales et des nappes
d'eau intrieure, et va sans doute se runir par des
canaux souterrains au Green-River, qui contourne la
montagne o sont situes les grottes.
C'est dans ces eaux profondes qu'on pche les sirdons et les poissons sans yeux dont j'ai dj parl. Nous
nous y embarqumes sur un bateau qui y attend les
visiteurs pour les transporter sur l'autre rive ; cependant, malgr le nom fatal de ce cours d'eau, je dois dire
que notre bonhomme de batelier n'avait pas la moindre
ressemblance avec le nautonier des enfers, Caron, de
sinistre mmoire.
La lueur des torches, reflte par l'eau, produit dans
la nuit profonde un effet impossible dcrire : ce sont
des jeux de lumires, des contrastes d'ombres si saisissants, au milieu des ces formes tranges qui vous environnent, qu'aucun pinceau ne saurait les rendre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Nous fmes frapps de la sonorit cause par les vibrations successives de mille chos qui se produisent au
centre du lac, sonorit telle que nous entendions distinctement un bruit de paroles et le clapotement des
avirons d'une autre barque, naviguant sur les mmes
eaux, quoiqu'elle ft plus de cinq cents pas de nous,
d'aprs ce que nous assura le guide.
. Au milieu du Styx se trouve un fort remou qui fit
tourner brusquement trois ou quatre fois notre embarcationsur elle-mme : il y a l un gouffre naturel o
une partie des eaux va disparatre.
Ds que le bateau eut repris son quilibre, notre
Allemand, qui, en sa qualit d'habitu des grottes, tait

59

l comme chez lui debout sur l'arrire de la barque, se


mit entonner une ballade de Weber d'un caractre
tout infernal.
Je ne sais s'il faut attribuer l'effet qu'il produisit sur
nous aux circonstances toutes particulires o nous nous
trouvions, mais son chant habilement dirig, et merveillPusement aid par la sonorit du lieu, voquait autour
de nous l'ide de gnomes et de dmons qui semblaient,
rveills par sa voix puissante, accourir avec des sifflements sinistres des profondeurs de l'abme.
Jamais une voix humaine ne m'a caus une semblable
motion.
Tous, nous restmes immobiles et sans souffle tant

Grottes de Mammouth. Styx-River.

que cette incantation trange ne fut pas termine ; m lis


au moment o nous allions complimenter le chanteur,
des applaudissements et des bravos ritrs, auxquels
nous nous joignmes, partirent de l'autre barque, qui
peu peu s'tait rapproche de nous.
En ce moment notre embarcation toucha terre, et le
jeune Allemand reprenant sa torche y sauta d'un pied
ferme, et disparut dans une galerie latrale pour se drober plus vite l'ovation dont il tait menac.
C'est la mer Morte et la rivire du Styx que s'arrtent gnralement les visiteurs qui reviennent la sortie d'Ammeth par le mme chemin qui les y a conduits.
La partie que nous allions parcourir, o se rencon-

trent des passages plus difficiles, et o quelques boulements ont eu lieu, est rarement visite.
Une suite de galeries, de dmes et d'excavations nous
conduisit, une lieue plus loin, au vignoble de Marthe,
ainsi nomm cause des stalagmites qui boursouflent
le sol, et rappellent par leur disposition symtrique une
range d'chalas, puis au ravin des boules de neige, couvert d'efflorescences gypseuses. De l on passe par des
sentiers escarps, entours de prcipices, sur les montagnes Rocheuses, o l'on trouve un gouffre appel le
Trou terrible, trs-large, d'une profondeur incalculable,
et au fond duquel on entend bouillonner les eaux souterraines.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

92

LE TOUR DU MONDE.

enfin, aprs avoir pass dans une troite galerie, o


l'on est presque forc de ramper, nous arrivmes au
port de Serna, trois lieues de l'entre ; c'est l que
devait finir notre excursion.
Malgr ce long parcours , nous tions bien loin du
terme de ces excavations, qui s'tendent dans d'autres
directions jusqu' des limites inconnues.
Un intrpide explorateur a pntr cinq lieues plus

avant dans ce ddale souterrain, et a pu s'assurer, malgr l'impossibilit de passer, que les grottes s'tendaient
beaucoup plus loin ; seulement on n'a pas dcouvert
d'autres sorties, et il y a bien des prcautions prendre
pour ne pas s'garer dans ce ddale o s'enchevtrent
une foule de corridors et de galeries sans fin, souvent
si troites et si basses qu'on peut peine s'y glisser, et
qui, le plus souvent, n'aboutissent qu' des impasses,

Grottes de Mammouth. L'abme sans fond. Dessin de Gambard d'aprs M. Deville.

d'o l'on est forc de revenir sur ses pas. Le guide qui
m'apprit ces dtails et toutes les recherches inutiles
qui avaient t faites, m'assura en outre qu'il fallait
suivre pendant plus d'une heure pour y pntrer une
crte troite, large d'un pied au plus, suspendue au flanc
d'un rocher pic au-dessus d'un abme incommensurable, et que lui-mme avait prouv un vertige affreux
chaque fois qu'il s'y tait hasard.
Il y avait bien l, je l'avoue, de quoi me dtourner

des dcouvertes que je voulais faire, et comme je n'avais pas d'ailleurs beaucoup de temps consacrer ces
amusements, je rsolus de laisser d'autres plus heureux et plus hardis l'honneur de dcouvrir le terme de
ces souterrains extraordinaires, o l'on a constat jusqu'ici : deux cent vingt-six avenues, cinquante-sept dmes, onze lacs, sept rivires, huit cataractes, trentedeux puits ou plutt trente-deux abmes dont quelques uns
sont d'une profondeur et d'un diamtre extraordinaires

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

tue vente d'esclaves aux tats-Unis (voy. p. 95). Dessin de Gustave Dor d'aprs

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1l. Deville.

ois

LE TOUR DU MONDE.

Un sentier trac dans le flanc de la montagne nous ramena l'htel, o nous arrivmes la nuit tombante et
presque au moment ou le gong chinois', cet affreux
instrument dont les vibrations dchirent les oreiller,
annonait que le diner tait servi.
Nous tions curieux d'assister l'un de ces repas publics qui devaient former, d'aprs nos conjectures, une
runion bizarre de gens de toute condition et de tout
rang.
Ainsi donc, sans tenir compte des insinuations du
maitre d'htel, qui nous assurait qu'il serait plus convenable de nous faire servir sparment, nous nous empressmes de changer de vtements, et de descendre
dans la salle manger o tout le monde tait dj
runi.
Sur une longue table de trois cents couverts, o presque toutes les places taient prises, s'talait une profusion infinie de mets de tout genre, volailles, gibier, immenses pices de rest-beaf, porcs, esturgeons, poissons
divers, entremls de distance en distance de pyramides
de fruits et des invitables chteaux de blanc-mangers,
blancs, roses, ou jaunes. Cette perspective s'tendait
perte de vue dans une salle joliment orne de guirlandes
et de pots de fleurs, ce qui annonait rellement la prsence du cuisinier franais qu'on nous avait justement
vant, l'ordonnateur de ce repas homrique.
On pense bien que notre entre fut peine remarque
au milieu du bruit des fourchettes, du cliquetis des
verres et du bourdonnement des voix.
Nous allmes nous asseoir l'un des bouts de la salle,
prs de l'office, la place des derniers venus, et on nous
servit immdiatement.
C'tait un spectacle comique que cette galerie de cent
cinquante personnes, ranges sur la mme file, agitant
leurs bras avec ensemble , tandis qu'un nombre presque gal de noirs tout habills de blanc se dmenaient
derrire elles pour faire le service.
Nous venions d'achever un potage la tortue, quand

la grosse main gants de coton blanc du ngre qui nous


servait s'insinua entre nous, tenant une bouteille de
champagne.
Qu'est cela ? dis-je en me retournant, fort tonn
d'une politesse aussi imprvue.
Aux tats-Unis, il est d'usage aux tables d'hte d'envoyer quelque vin de Champagne, de Madre ou de
Sherry en supplment, aux personnes auxquelles on
veut faire honneur : c'est une prvenance laquelle il
serait de mauvais got de se refuser.
Nous tions fort intrigus, d'autant plus que le ngre
avait disparu dans l'office ; mais bientt il revint, et en
passant il nous jeta ces mots : De la part de messieurs et de miss Johnson. M. Johnson tait un dput au congrs avec lequel je m'tais li Washington
et qui j'avais formellement promis de passer quelque
temps dans sa proprit, si j'allais au Kentucky. Sa fille
et son fils l'accompagnaient. Un bruit de chaises qu'on
faisait pivoter se fit entendre l'autre extrmit de la
salle manger, et nous apermes le pre et le fils levant leurs verres pleins la hauteur de l'oeil, ce qui
signifiait en bon anglais qu'ils buvaient notre sant,
tandis que la jeune fille me faisait un petit signe de reconnaissance avec la main.
Nous fmes la mme manoeuvre avec nos verres, les
chaises reprirent leurs places et tout rentra dans l'ordre.
La famille Johnson tait dj depuis quinze jours
Mammouth-Hotel. Il et t disgracieux moi de refuser plus longtemps l'aimable invitation qu'on me faisait,
et je dus renoncer retourner dans les grottes. Mais
quelque fatigant qu'y ait t mon sjour, je crois pouvoir
affirmer qu'aucun spectacle, mme celui des chutes du
Niagara, ne m'a autant frapp, au milieu des merveilles naturelles si frquentes aux Etats-Unis, que ce long
voyage dans les entrailles de la terre, o il me semblait voir chaque pas s'ouvrir devant moi un nouveau
monde.
POUSSIELGUE.

NOTES SUPPLMENTAIRES SUR LES GROTTES DE MAMMOUTH.

Une seule visite , un seul visiteur, ne suffisent pas


pour explorer et dcrire toutes les merveilles des grottes de Mammouth. Aussi n'hsitons-nous pas complter le rcit prcdent par des notes empruntes
la relation manuscrite de notre ami et collaborateur
M. L. Deville, auquel dj cette livraison est redevable
d'une partie de ses illustrations.
.... A l'entre des souterrains, se tiennent d'habitude des ngres, munis de lampes de mineurs, guides
attitrs des trente ou quarante kilomtres de routes souterraines dj reconnues dans ce sombre ddale. On
1. Le gong chinois est une espce d'immense tam-tam qui remplace la cloche dans les htels amricains.

m'avait recommand un de ces pauvres noirs, du nom


de Mat, esclave et pre de famille, qui comptait sur le
produit de son industrie pour racheter sa libert et celle
de sa femme et de ses enfants.
Je ne marchandai pas avec ce brave homme, et, une
de ses lampes la main, je descendis sur ses pas cinquante ou soixante marches humides, et me trouvai dans
une galerie haute et large d'une vingtaine de mtres,
baptise d'un grand nom, du nom du. naturaliste Audu bon. Elle aboutit hune grande salle appele la Rotonde,
de laquelle rayonnent un grand nombre de corridors.
L'un d'eux, dit le grand vestibule, conduit par une
pente assez rapide dans une salle de prs de cent mtres

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

95

LE TOUR DU MONDE.
d3 pourtour, et dont la vote s'lve en nef immense,
Sa forme, sa grandeur, les tranges stalactites qui la
dcorent, lui ont valu le nom d'glise gothique.
En effet, grce aux jeux de la lumire, et l'imagination aidant, on distingue ici tous les dtails architecturaux d'une nef du moyen ge : piliers, colonnes, nervures, votes ogivales. Il y a mme une chaire naturelle,
o, dit-on, plus d'un de ces prdicateurs errants, dont
abondent les tats-Unis, est venu exposer sa doctrine.
Un peu plus loin, dans un troit couloir nomm le labyrinthe, la vote s'abaisse tellement, qu'il faut marcher
sur les pieds et sur les mains. C'est le chemin de l'humilit; on ne peut lever la tte sans la frapper contre le
rocher, aussi les plus fiers la portent-ils ici aussi humblement que possible. Au sortir de ce dfil, nous atteignons Devil's chair, le fauteuil du diable, sorte de balcon, accol une paroi pic, la paroi de Bottomless pit,
l'abme sans fond. A travers une ouverture, taille dans
le rocher en forme de fentre, le ngre qui me guide me
fait avancer la tte. Les lumires de nos lampes, projetes en avant, nous laissent entrevoir sous nos pieds un
noir prcipice bant; mais c'est tout. Pour me donner
une ide de sa profondeur, Mat fait d'normes cornets
en gros papier imbib d'huile, il les enflamme, puis les
abandonne eux-mmes. Je vois alors ces cornets en feu
descendre en tournoyant dans le vide, et rpandre des
lueurs rougetres sur le diamtre du gouffre; mais avant
d'en atteindre le fond, ils s'teignent entirement consums. Nous levons les torches au-dessus de nos ttes,
pour apercevoir la hauteur du dme; mais sa vote se
perd dans les tnbres. La paroi rocheuse de l'abme, o
sans doute s'est prcipit jadis quelque vaste cours d'eau
souterrain, aujourd'hui disparu, forme le fer cheval;
c'est en miniature la reproduction fidle du croissant de
la cataracte du Niagara.
Plus d'une sombre lgende se rattache au Bottomless
pit. Chaque guide la sienne.... mais celle que le pauvre
Mat me raconta voix basse et en s'assurant, chaque
mot, que nul autre que moi ne pouvait l'entendre, est
malheureusement intimement lie aux ralits du monde
contemporain.... C'est un simple pisode de cette vieille
et hideuse institution de l'esclavage qui tarde tant mourir sur le sol des tats-Unis! En l'coutant, je me reportais en frmissant un souvenir repoussant, au spectacle d'une vente d'esclaves que j'avais vue quelques
jours auparavant dans une ville de l'Alabama, et qui
avait tal mes regards les derniers degrs de l'abjection dans la crature vendue et les derniers degrs de la
corruption dans les maquignons en chair humaine. Eh
bien, deux esclaves fugitifs de cette mme ville, s'efforant de gagner les tats du Nord, taient venus de nuit
demander un asile temporaire aux grottes de Mammouth, dans l'espoir de s'y tenir cachs assez longtemps
pour faire perdre leur trace aux sbires envoys leur
poursuite. Hlas ! on ne met pas facilement en dfaut
les chasseurs d'hommes, aids qu'ils sont, presque toujours, dans leur tche diabolique, par l'instinct carnassier de limiers froces, dresss spcialement la qute

du ngre. Aussi, peu d'heures aprs que les pauvres


fuyards se furent blottis dans un recoin des grottes, la
meute avide, attache leur piste, donnait de la voix
l'entre de la caverne et annonait ces dignes piqueurs
la prsence de la proie cherche.
Alors fut organise et bientt commena, dans les
mille replis du sombre labyrinthe, une chasse nou,elle,
une chasse aux flambeaux, laquelle ne manqurent ni
les cors, ni les cris, ni l'assistance empresse de nombreux gentlemen du voisinage, propritaires ou leveurs
de btail humain. Cette poursuite acharne se prolongea
tout un jour; enfin, les deux fugitifs, traqus de couloir
en couloir, de crypte en crypte, furent pousss dans la
galerie qui aboutit l'abime sans fond. L, ayant derrire eux les fers et les tortures, et devant eux la mort,
ils n'hsitrent pas. Aux hurlements des dogues furieux,
l'hallali des pourvoyeurs de chair humaine, ils rpondirent par un cri de dfi. A la lueur des torches projete de leur ct, leurs perscuteurs les aperurent debout, se tenant par la main, dans l'embrasure ouverte
sur le Bottomless pit, puis, presque instantanment, ils
les virent se prcipiter dans l'abme, si profond que la
chute de ces malheureux n'y retentit mme pas 1
.... A quelque distance de l on se trouve sous le dme
gant (Mammoth dome), qui a cent trente mtres de
hauteur et couvre un espace immense de sa vaste coupole. Malgr les grands feux de papier huil que nous
allumons, il nous est impossible d'apercevoir le faite de
celle-ci. Il disparat dans de profondes tnbres. Un
homme est bien petit en comparaison de ces grandioses
merveilles de la nature. La moindre pierre se dtachant
de la vote et tombant sur un voyageur pendant qu'il la
contemple, mettrait fin pour toujours 'a son extatique
curiosit. Dette rflexion me fait promptement gravir le
sentier glissant qui mne presque au sommet du dme.
Plus loin est une vote en pierre noirtre et parseme
de substances brillantes.
Nous sommes dans la chambre toile, observa Mat,
attendez un instant, je vais vous faire voir un spectacle
auquel, malgr tous vos voyages, vous n'avez probablement jamais assist.
Ce disant, le guide se glissa derrire un large pilier
de roc, et sur un fond sombre commencrent briller
plusieurs milliers de diamants. Les yeux fixs sur cette
vote, je crus bientt apercevoir le firmament avec ses
myriades d'toiles tincelantes. Mais tout coup la lumire disparut, et je retombai dans la plus profonde
obscurit. Pendant que j'exprimais mon admiration, Mat
me proposa d'assister au lever de l'aurore, puis la tombe de la nuit. Une douce lumire se projette alors faiblement le long de la caverne , elle grandit et fait successivement apparatre les toiles, puis elle se retire
lentement et mille feux brillent la vote cleste. Ce diorama naturel peut lutter de vrit et d'effet avec tout ce
que l'art a jamais produit de plus surprenant en ce genre.
.... Voici maintenant l'avenue de Cleveland, dont les
parois semblent couvertes de charmantes fleurs d'une dlicatesse extrme. Cette observation est faite par tout le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

96

LE TOUR DU MONDE.

monde, sans en excepter les voyageurs les plus prosaques. Cette avenue aboutit la salle de bal, aux murailles de Neige (Snow ball room) ; l'enduit brillant qui
les recouvre est effectivement d'une clatante blancheur.
Des chemins tour tour larges ou troits, unis ou escarps, nous conduisent de l aux montagnes Rocheuses
(Rocky mountains), o il faut sans cesse gravir d'normes
quartiers de roche dtachs de la vote. A travers leurs
asprits et de larges fissures, qui semblent prsager
d'autres boulements considrables, on parvient enfin
la grotte des Fes (Fairy grotte), o, de toute part, les
stalactites ranges en immenses colonnades forment d'lgants arceaux d'un aspect vraiment ferique. De tous
cts suinte l'eau ; de tous cts l'on entend tomber les
gouttelettes dont la chute sonore retentit dans ces tnbreuses retraites. Au fond mme de la sale, on re-

Grottes de Mammouth. La mer Morte (voy. p. 90).

Je ne regagnai pas celle-ci sans une sorte d'impatience


fbrile ; j'avais pass dix heures dans ces souterrains, et
le souvenir de la chasse infernale dont ils avaient t le
thtre nagure m'en gtait les merveilleuses beauts.
J'avais besoin de revoir le jour et le ciel, et je les saluai
avec bien-tre.
Quand je remis le pied sur la surface du sol, la lumire
et le paysage me parurent empreints d'un charme particulier, d peut-tre en partie au contraste des tnbres
o je venais de vivre presque tout un jour. Mais c'tait
en effet une bien belle soire. Le clair azur des cieux
tait sans voile. La brise, charge de parfums, courait
sur la terre comme une caresse. Sous la feuille, les petits oiseaux modulaient leurs chants les plus doux, et des
nues d'insectes tourbillonnaient et dansaient dans les
rayons du soleil inclin sur l'horizon du couchant. De ce

marque un groupe imitant la cime d'un immense palmier. Les branches, gracieusement inclines, semblent
sculptes dans un bloc d'albtre oriental. Au sommet de
ce gracieux ensemble, jaillit une source, cratrice sculaire de tous ces dpts calcaires qui brillent du reflet
de nos torches. La lumire, promene dans les vides
laisss entre ces formations sdimentaires, en fait ressortir toute la transparence. Les dlicats arceaux, orns
de franges bizarrement dcoupes, qui s'tendent audessus de la tte de voyageurs, peuvent figurer leurs
yeux une lgante tonnelle de marbre blanc. Aussi, les
touristes donnent-ils ce singulier groupe le nom de
palmier ou de tonnelle merveilleuse, suivant leurs apprciations particulires.
La grotte des Fes, situe une des extrmits de la
caverne, se trouve seize kilomtres de son ouverture.

Dessin de E. de Brard d'aprs M. Poussielgue.


ct, les grands bois droulaient leurs majestueux rideaux de verdure jusque vers les beaux rivages de l'Ohio,
tandis que vers l'est et le sud, leurs cimes ondulaient
par-dessus les pentes lgrement inclines de la plaine.
Sur chaque clairire se dressait une blanche habitation,
souriant dans la pleine abondance d'une moisson d't.
Tout autour d'elle les arbres des ses vergers inclinaient
vers la terre leurs branches charges de fruits; nonchalamment couchs dans l'herbe paisse, les troupeaux
ruminaient lentement, calmes et reposs, comme s'ils
eussent savour, eux aussi, les beauts de la scne dont
ils faisaient partie, et le fermier, contemplant le tout,
semblait frapp d'extase devant les inpuisables largesses
de la nature.... Oh I pourquoi la tache hideuse de l'esclavage s'tendait-elle sur cet homme et sur ce paradis ?

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

G7

LE TOUR DU MONDE.

AN PACIFIQUE A L'OCAN ATLANTIQUE,


VOYAGE DE L'OCAN
A TRAVERS L'AMRIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY'.
1 85 8 1860. TEXTE ET DESSINS INF.DITS'.

PROU.
CINQUIME TAPE.

DE CUZCO A ECHARATI.
Quelques mots sur le chemin qui conduit de Cuzco la pampa d'Anta. Qu'un domestique de confiance peut tre la fois fripon,
gourmand et imposteur. Les nuages du ciel. A quoi songeait le voyageur en arrivant Mara. O Arimane et Oromase interviennent propos d'une bille de chocolat. Qui traite du pardon et de l'oubli des offenses. La desse de Pintobamba. Souvenirs
et silhouettes. Le ravin d'Occobamba. Ci-gft un noble cur. Les ruines d'Oltantay-Tampu vues vol d'oiseau. La chronique
et la tragdie.

Le chemin qui conduit de Cuzco aux valles de Lares


et d'Occobamba coupe la ville en diagonale et monte vers
les hauteurs en traversant le faubourg de Santa-Ana,
chelonn sur une pente roide. Ce faubourg, large et
1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225,
241, 257, 273 et 289.
2. Les gravures qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont t
excutes d'aprs ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
VIII, 189 e LIv.

longue rue borde de chaumires sordides et de cabarets


chicha, est encaiss entre les montagnes de Sapi et de
Picchu, toutes deux clbres divers titres. Des flancs
de la premire sort un ruisseau-torrent qui sert d'gout
collecteur la ville ; sur le plateau qui couronne la seconde, l'endroit o s'lve aujourd'hui une croix de
bois, le tronc et les intestins dis cacique Tupac Amaru,
cartel par arrt de la cour suprme sur la grande place

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

98

LE TOUR DU MONDE.

de Cuzco, furent brls par la main du bourreau, le


18 mai 1781.
Aprs un coup d'oeil jet droite sur la source du
Huatanay, aprs une larme donne gauche la mmoire du malheureux cacique, on continue sa route. Parvenu au sommet de la rampe, on se retourne une dernire
fois pour embrasser dans son ensemble le panorama de
Cuzco, chercher parmi les maisons de la ville un logis
connu, pour le saluer d'un dernier adieu; puis ce tribut
pay la curiosit, l'art, l'affection, ou n'importe
quel sentiment dont on peut avoir le cur plein cette
heure suprme, on gravit les derniers chelons de l'abrupte monte, et l'on dbouche dans la plaine connue
sous le nom de pampa d'Anta.
Cette plaine, d'environ vingt lieues de circuit, est leve de quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la
mer. Son sol, form de sable, d'humus et tapiss d'herbe
rase, est sillonn en quelques endroits d'ornires profondes, et coup en d'autres de ravins et de fondrires;
des buissons d'volvulus et de sauge pourpre, l'oenothre
pineuse et quelques synanthres maillent de rares
fleurs cette morne tendue, d'o la vie et le mouvement
paraissent bannis. Nul oiseau ne traverse l'air, nul insecte ne bruit dans l'herbe; tout semble mort ou endormi
dans l'trange paysage, au-dessus duquel le ciel arrondit sa vaste coupole quelquefois d'un bleu lumineux,
mais le plus souvent d'un gris cendr, tachet de sombres nuages.
Neuf heures sonnaient toutes les horloges de la ville
au moment o j'entrai dans la pampa d'Anta. Un mozo
me suivait distance. Ce mozo m'accompagnait en qualit de domestique, et devait me servir de guide jusqu'
l'endroit o finit la civilisation et o commence la barbarie. Il avait t tri sur le volet par ma matresse de
maison, qui n'avait voulu s'en remettre qu' elle du soin
de chercher cette perle dans le fumier. Je dis fumier,
parce que ces mozos de louage sont en gnral d'assez
francs vauriens qui passent volontiers leur temps jouer
aux osselets dans les cabarets, quand ils ne font pas
pire.
Le physique de celui-ci tait loin d'offrir la runion
des trente beauts complaisamment numres par le
pote persan. Il tait vieux ou prmaturment vieilli; il
avait le nez pat, une bouche immense, le visage trou
comme Une cumoire par la petite vrole, et son teint,
dj blme, semblait livide, par le contraste de ses cheveux noirs , -gras et luisants. Ce masque , comme on
voit, tait peu sduisant; mais les perfections morales
de l'individu, que garantissait ma propritaire, devaient
effacer promptement chez moi la premire et dsagrable
impression que m'avait cause sa figure. Au dire de la
bonne dame, son protg possdait une foule de qualits
et de petits talents de socit qui faisaient de lui un homme
prcieux en voyage.
Comme' il n'tait mon service que depuis la veille et
que nous n'avions encore chang que quelques paroles,
l'ide me vint, en entrant dans la pampa d'Anta, de
faire avec lui plus ample connaissance. Aux questions

que je lui adressai sur son nom, sa famille et les lieux


qui l'avaient vu natre, toutes choses que j'ignorais
parfaitement, il rpondit qu'il s'appelait Jos Benito,
qu'il n'avait jamais connu les auteurs de ses jours, et
ne savait dans quel village du Prou ces derniers l'avaient mis au monde; qu'au reste, cela ne l'avait pas
empch de crotre et de grandir sans l'aide de personne, et d'atteindre quarante ans sans s'en apercevoir.
Cette absence complte d'antcdents moraux et de certificats de bonne conduite chez l'homme dont j'allais faire
un compagnon de route, et que j'appelais partager mes
joies et mes douleurs futures, me surprit un peu, je l'avoue, mais ne me choqua qu' demi. Je me dis, aprs
rflexion, qu'on pouvait tre enfant trouv, devoir son
existence la piti publique, n'avoir ni chemise, ni feu,
ni lieu, et malgr cela porter haut la tte et le cur,
grce l'influence bienveillante de l'astre sous lequel on
tait n.
Je ne sais si le mozo devina les penses que sa confidence avait veilles en moi et s'il les interprta son
dsavantage, mais me voyant garder le silence, il me
demanda si je me repentais de l'avoir pris mon service.
a Au contraire, j'en suis charm, lui rpondis-je.
Et pour corroborer mon dire par une preuve, je prtextai que l'air frais des hauteurs m'ayant ouvert l'apptit, je ne serais pas fch de casser une crote et de
boire deux doigts de vin. C'tait une faon dcente de
partager mon pain avec cet homme et de trinquer familirement avec lui. En voyage, la fraternit recommande par l'Evangilc est plus qu'une vertu ; elle est
une ncessit. En domestique intelligent, Jos Benito
comprit ce qu'il avait faire. Il ouvrit la sacoche aux
provisions dont je l'avais charg, et me la prsenta. J'y
plongeai la main pour prendre, avec le pain d'Oropesa que ma matresse de maison avait d y mettre, le
chocolat en billes que je lui avais expressment recommand d'y joindre. Je trouvai bien le pain, mais pas le
chocolat.
a Vieille folle! exclamai-je.
Est-ce que monsieur n'a pas trouv ce qu'il cherchait? me demanda le mozo.
Eh! non, fis-je; j'avais pri nia matresse de maison
de m'approvisionner de chocolat, et elle l'aura oubli.
Les femmes n'en font jamais d'autres. C'est bien
ennuyeux pour monsieur, qui en sera rduit manger
son pain sec!
Bah 1 je n'en djeunerai que mieux Urubamba,
rpliquai-je.
En achevant, je rompis le pain au saindoux et j'en
donnai la moiti mon guide. L'air pntr dont il me
remercia d'une chose si simple me fit bien augurer de
ses sentiments. Comme preuve de savoir-vivre, il me
laissa passer devant, afin, dit-il, que moi le matre et lui
le valet, nous n'eussions pas l'air de manger la mme
gamelle. a Ce mozo est parfaitement styl, pensai-je.
Cinq minutes et quelques bouches me suffirent pour
achever mon pain. Comme j'arrtais ma mule et me retournais pour demander boire, je vis le mozo en train

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
de grignoter certaine chose oblongue et brune qu'il escamota prestement, en surprenant mes regards attachs
sur lui. Mais si prompt qu'et t son geste, j'avais eu
le temps de reconnatre dans la chose en question une
bille de chocolat.
C'est singulier, me dis-je; est-ce mes dpens ou
aux siens que ce garon se rgale ainsi?
En me voyant arrter ma monture, le mozo avait compris que j'avais besoin de ses services et s'tait ht
d'accourir.
Passez-moi un flacon de vin de Madre qui se trouve
dans les alforjas, lui dis-je.
Il me remit aussitt l'objet demand.
La lgret de ce flacon, dans lequel j'tais certain
d'avoir vers une bouteille entire de liquide , me donna
l'ide de l'appliquer mon oeil et de regarder le jour au
travers. Le flacon tait moiti vide.
Jos Benito, pensai-je, doit avoir bu mon vin de
Madre, comme il a mang mon chocolat.
Ce doute ou plutt cette certitude opra sur ma physionomie un certain changement qui n'chappa pas au
muzo.

Est-ce que monsieur aurait encore oubli quelque


chose? me demanda-t-il d'un air empress.
L'impudence du drle me rvolta.
J'ai oubli de vous dire en partant, lui rpliquai-je,
que j'avais rempli ce flacon de vin, et, bien que je n'en
aie pas encore bu une seule goutte, il est dj vide
moiti....
Monsieur me croirait-il capable de toucher ses
provisions? J'avoue qu'une pareille ide chez monsieur
me serait bien pnible !
Pourtant ce flacon ne s'est pas vid de lui-mme ;
je me rappelle l'avoir bouch avec beaucoup de soin....
Sans m'en douter, je venais de fournir au mozo un
moyen de rtorquer mon argument. Je le vis se tourner
et se retourner sur sa selle, et palper le pellon de laine
tresse qui la recouvrait.
Monsieur l'avait mal bouch, au contraire, me ditil, car mon pellon est tout mouill. a
En achevant, il porta les mains son nez et eut l'air
de flairer une odeur absente. De mon ct, je ttai les
sacoches que le liquide avait d traverser avant de
mouiller le pellon du mozo. Ces sacoches taient parfaitement sches. Je rendis le flacon Jos Benito , mais
sans le porter mes lvres : son contenu me rpugnait.
Dcidment, me dis-je, ce garon est voleur, menteur et gourmand, trois vices que je tolrerais peut-tre
chez un domestique, mais que je dplore dans un compagnon de voyage dont je comptais faire un ami.
L-dessus, je poussai ma mule et me mis siffler un
air du pays, en regardant le ciel o couraient, pousss
par un vent de nord-est, des nuages formes rondes.
C'est un peu ma manie et aussi ma ressource, de regarder le ciel dans les occasions critiques. Si sa vue ne me
console pas toujours des mcomptes de cette terre, elle
m'aide les oublier momentanment et donne le change
mon cur, en exaltant mon imagination. Ah! si tous

99

les nuages aujourd'hui retourns la mer, aux lacs, aux


rivires, pouvaient prendre un corps, une voix, et raconter les souffrances intimes que je leur ai confies dans le
cours de ma vie, quel beau trait de psychologie on crirait d'aprs leurs seuls renseignements!
La pampa d'Anta, qu'il nous fallait couper du nordest au sud-est pour atteindre Urubamba, n'offre absolument rien aux investigations du voyageur, ce voyageur
ft-il botaniste, gologue ou chasseur d'insectes; mais
pour peu qu'il ait la fibre dlicate, le cur tendre, l'imagination inflammable, il peut appeler la rverie son
aide et peupler de rrations fantastiques et charmantes
la morne solitude qu'il est contraint de traverser. Je ne
me rappelle pas trop cette heure quelles penses m'occuprent pendant les deux heures de marche que j'employai franchir ce dsert jusqu'au moment o le village de Mara m'apparut au fond de la perspective.
Mara, que nous ctoymes sans nous y arrter et qui
resta bientt notre gauche, est un village qui compte
environ deux cents chaumires. Il n'a d'autres ressources
que les salines qui l'entourent et que ses habitants exploitent de leur mieux, ce qui ne les empche pas d'tre
assez misrables. Les huttes de ces indignes sont construites en terre, coiffes d'un toit de chaume ou de branchages enduits de boue en mode de ciment et ressemblent de loin des taupinires. Aucune vgtation ne
couvre le sol, l'eau potable y est inconnue et de juin
octobre, poque de l'hiver dans la Cordillre , d'effroyables temptes assigent journellement ce morne
pueblo, o le spleen le plus noir semble avoir lu domicile.
De Mara l'extrmit du plateau d'Anta qui fait face
Urubamba, on compte une petite lieue. Autour de soi,
aucun dtail n'attire encore le regard; mais l'horizon
dploie dj de curieuses magnificences. Au del du
tapis d'herbe rase de la pampa, se dresse et grandit par
degrs un amphithtre de montagnes tages en recul,
et couronnes comme d'un diadme parla dentelure des
neiges; trois gants tte blanche, l'Illahuaman, le Malaga, le Salcantay, dominent firement, d'une hauteur de
quelque mille pieds, cette partie de la Sierra de Huilcanota.
En atteignant le bord du plateau que termine un
brusque talus, je pus embrasser du regard l'immense
paysage qu'on dcouvre de cet endroit. Resserre entre
le pied de la muraille dont j'occupais le fate et l'amphithtre de montagnes que j'avais devant moi, la valle
d'Urubamba, sortie ma droite des profondeurs bleutres de la perspective, s'allait perdre ma gauche dans
les gorges de Silcay, embrassant dix-huit lieues de pays
cultiv travers lequel la rivire Huilcamayo l tantt
irrite et blanche d'cume, tantt calme et d'un bleu
limpide, dveloppait son cours sinueux. Sur ce long et
I. Cette rivire, appele Huilcamayo l'endroit oil elle prend sa
source, sur le plateau de la Raya, a port tour tour les noms de
rivire de Quiquijana, d'Urcos, de Calca et de Yucay, avant d'atteindre Urubamba. L elle prend le nom de cette ville, qu'elle rpudie quelques lieues plus loin pour celui de rivire de Silcay,
sous lequel elle entre dans la valle de Santa-Ana.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Cd

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

101

troit tapis o toutes les nuances du vert taient prodigus, trois villages s'levaient au milieu de massifs de
pisonays4 , de saules et de chilcas'; c'taient Urquillos
et son hacienda seigneuriale, Huayllabamba et sa tour
carre, Yucay avec ses maisonnettes parpilles sur un
coteau. A la suite de ces villages, venait Urubamba, que
son pont de deux arches, son glise isole au milieu
d'une place et son simulacre de fontaine dnonaient
comme le chef-lieu de la province quiconque et
ignor qu' son importance architecturale Urubamba
joignait la qualification de Benernerita (bien mritante),
et que cette qualification, donne en 1839 par dcision du congrs de Huancayo et quivalant un titre
de noblesse, levait la bourgade au rang de mtropole.

Autour de ces villages, situs une demi-lieue l'un


de l'autre et sur le mme parallle, se groupaient force
maisonnettes dont les murailles, blanchies la chaux et
la glu de cactus, brillaient au soleil comme si elles
eussent t vernisses. Avec leurs tuiles rouges et leurs
volets bleus ou verts, ces jolis cottages entours d'arbres,
d'arbrisseaux et de fleurs ressemblaient de loin des
jouets d'enfants ; tout cela, gai, pimpant, propret, se dtachait en clair sur le vert sombre et velout des serros,
montant d'assise en assise comme un escalier gigantesque, jusqu' la limite des neiges ternelles.
Je quittai mon observatoire et m'engageai dans le
chemin en hlice qui conduit de la pampa d'Anta au
bord de la rivire. Ce chemin, bauch au principe par

quelque commotion volcanique, fut largi et faonn


plus tard par les Fils du Soleil, qui depuis Manco jusqu'
HuaynaCapac, c'est--dire pendant une priode de prs
de cinq sicles, avaient fait de la valle qui s'tend entre
Caycay et Silcay un lieu de plaisance o ils venaient
passer les beaux jours de l'anne. Pour ces infatigables
pionniers qui traaient une route de cinq cents lieues
travers les Andes, ou peraient vingt lieues de granit pour
se procurer une eau plus limpide, l'achvement de ce
chemin en spirale n'avait d tre qu'un jeu d'enfant. Je
mis deux heures le descendre.

Une fois en bas, je passai le pont et me trouvai sur la


rive droite du Huilcamayo , au milieu d'un rond-point
ou plutt d'un espace en friche, bord de chaumires
quelque peu dlabres et dont les portes et les fentres
taient hermtiquement closes. Une solution de continuit, mnage dessein entre ces demeures, permettait au chemin de Yucay et de Huyallabamba de rejoindre celui d'Urubamba et facilitait le transit entre la ville
et les villages. Deux criteaux placs en face l'un de
l'autre et indiquant, celui de droite, la via del sur, celui
de gauche, la via del norte, ne laissaient aucun doute
cet gard.
Comme je m'tais arrt pour saluer d'un dernier re-

Erythrina pisonay.

2. Vernonia serrataloides.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

102

LE TOUR DU MONDE.

gard, ces lieux chers mon souvenir et que je ne devais


plus revoir, Jos Benito, que j'avais laiss en arrire,
me rejoignit, et, faisant halte quelques pas de moi, attendit pour passer outre que je me remisse en marche.
Involontairement mes yeux se fixrent sur lui; le malheureux avait l'air si contrit, si profondment humili,
que je ne me sentis pas le courage de lui garder plus
longtemps rancune. Cet homme, me dis-je, se repent
coup sr de la mchante action qu'il a commise, et, si
j'en juge par son visage, son me est en proie au remords. Si je lui pardonnais? Garde-t'en bien, me
souffla tout bas l'oreille mon mauvais ange, ce drle
est un fripon et son visage n'est qu'un masque; il a
trahi la confiance une premire fois et la trahira de nouveau. Jos Benito prouve au fond du cur un repentir sincre, murmura doucement la voix de mon
ange gardien; Dieu pardonne l'homme qui se repent;
feras-tu moins que Dieu? Je sais que la majorit de
tes frres professe cet gard d'autres maximes; ces
tres ptris du plus humble limon poursuivraient, s'ils le
pouvaient, d'une haine immortelle ce qui lse leurs
intrts ou qui froisse leur vanit. Crois-moi, ne les
imite pas. Ce n'est pas toujours une recommandation
faire valoir prs de Dieu, que de ressembler au commun
de ses cratures; pardonne gnreusement eLsans restriction, tu te sentiras lger de cur et d'esprit et en
paix avec toi-mme. Dcidment, pensai-je, mon bon
ange a raison; absolvons cet homme de sa faute, afin que
mon vin de Madre et mon chocolat ne psent plus sur
sa conscience. n J'appelai Jos Benito :
Dsormais, lui dis-je, quand mes provisions de route
seront de ton got, au lieu de les manger seul, dis-lemoi franchement, nous les partagerons ensemble..
Dans un lan de reconnaissance enthousiaste, le
mozo prit ma main qu'il baisa plusieurs reprises en
m'appelant son petit pre (taytachay). Comme il pouvait avoir dix douze ans de plus que moi, sa reconnaissance me sembla par trop expressive et je retirai
vivement ma main qu'il continuait de garder dans les
siennes.
Nous rapprochmes nos montures et nous marchmes
cte cte comme de vieux amis; tous deux nous connaissions le chemin d'Urubamba, et tournant le dos la
voie du sud, nous suivmes sans hsiter la voie du nord,
qui allait aboutir une longue alle de ces saules pyramidaux qu'on trouve dans toutes les alamedas ou promenades publiques de l'Amrique du Sud. Ces arbres,
d'un port magnifique, formaient des deux cts comme
un mur de verdure impntrable aux rayons du soleil.
Entre les troncs serrs de ceux de gauche, je pouvais
apercevoir, comme travers une grille, les sinuosits du
Huilcamayo, dont le cours tait parallle notre marche,
et apprcier en mme temps tous les dtails de ses deux
rives; l'extrmit de l'alle, une muraille blanche,
inonde de soleil, me montrait, comme un point clatant,
l'endroit o finissait la promenade et o commenait la
ville. Je ne me rappelle avoir vu, dans aucune cit du
nouveau monde, un paseo qui, pour le triple avantage de

l'ombre, du calme et de la fracheur, puisse tre compar celui d'Urubamba.


Au sortir de cette avenue , o nous n'apermes
d'autres tres vivants que des friquets hupps qui voletaient de branche en branche, j'entrai dans la ville et
j'allai frapper la porte du sous-prfet. Ce fonctionnaire m'tait connu depuis longtemps, et la famille de
sa femme, non moins que sa femme elle-mme, m'honorait d'une estime particulire ; tous les deux avaient
leur demeure Cuzco et n'habitaient Urubamba que
pendant un mois de l'anne. L'intimit de nos relations
me faisait un devoir de les visiter en passant pour prendre cong d'eux.
Au moment o j'entrai, le sous-prfet, tout de blanc
habill comme un planteur des Antilles, donnait lui
mme la pte ses chiens de garde. En m'apercevant,
il interrompit sa besogne, vint m'aider mettre pied
terre, et aprs m'avoir accol chaleureusement, il m'entrana dans le salon et me prsenta sa femme, la sebora doa Julia. Cette dame, que de nombreux adorateurs avaient surnomme la Diosa de Pintobamba, en
raison d'une hacienda de cacao qu'elle possdait dans la
valle de Santa-Ana, tait d'une beaut remarquable:
le pur ovale de son visage, ses traits dlicats et corrects,
sa magnifique chevelure, sa dmarche la fois altire,
molle et cadence, qui rappelait celle de Vnus dans les
bois de Carthage, dmarche laquelle le Pius Encas reconnut sa divine mre; tout en doa Julia justifiait parfaitement le surnom de Desse, que ses soupirants lui
avaient donn sans consulter cet gard le sous-prfet,
son poux dbonnaire, qui, pareil nos rois constitutionnels, rgnait dans le mnage, mais ne gouvernait
pas.
Elle m'accueillit d'un air riant et dgag, me serra la
main l'anglaise et me montra un sige prs du sofa o
elle tait assise dans l'attitude de la Didon de Gurin.
Un ouistiti, avec lequel elle jouait, rappelait jusqu' certain point le jeune Ascagne introduit par le peintre dans
sa composition. Des bourgeois d'Urubamba et des amis
venus de Cuzco lui racontaient la gazette du jour. La
conversation devint gnrale; on parla de tout et d'autres
choses encore; puis une merienda compose de tranches
de pain, de carrs de fromage, de fruits, de sucreries et
de liqueurs, fut servie en attendant le dner. A l'issue
de ce luncheon je pris mon chapeau et parlai de me remettre en route : mais on m'arracha mon chapeau des
mains et ma voix fut couverte par la clameur des assistants; le sous-prfet jura qu'il couperait lui-mme les
oreilles mes mules, si je ne lui promettais de passer
la soire et la nuit sous son toit. Un regard suppliant
que j'adressai doa Julia la trouva inflexible.
Vous ne partirez pas ce soir, me dit-elle de ce petit air imprieux que savent prendre l'occasion les
jolies femmes accoutumes voir tout ployer devant
elles.
Et pourquoi cette dcision ? lui demandai-je en
dissimulant ma contrarit.
Parce que je le veux ainsi.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
-- Voil ce que je voulais me faire dire, lui rpliquai-je galamment.
Au moment o je dbitais doa Julia cette fadeur
l'eau de rose dont je puis avouer ici que je ne pensais
pas un tratre mot, l'oeuvre de Gavarni, qui a pour titre :
Ce qu'on dit et ce qu'on pense, me revint l'ide. Certes,
si la desse de Pintobamba et pu lire dans mon esprit,
elle et t scandalise de la pense qui s'y formulait en
toutes lettres au moment mme o je lui dcochais ce
madrigal; mais pour sa flicit, aussi bien que pour son
malheur, l'espce humaine sera toujours dupe des apparences.
La journe se passa gaiement. On mangea des fruits
et des sucreries tout en vidant quelques bouteilles, et
quand vint l'heure du diner, on se mit table sans apptit. Vers le soir, des dames d'Urubamba, en toilette
prtentieuse, arrivrent au bras de leurs cavaliers.
Aprs les compliments d'usage et des sants changes
entre les convives de la journe et les nouveaux venus,
deux guitaristes, lous pour la soire, s'allrent poster
dans un coin, et le bal s'ouvrit par une de ces valses locales o les couples d'abord enlacs, se sparent, frappent dans leurs mains, se tournent le dos, s'enlacent de
nouveau et rappellent, par leurs volutions bizarres, ces
automates en bois peint qu'on voit dfiler processionnellement dans l'entre-caisson de certains orgues de Crmone. A cette valse succdrent les danses caractristiques de la Cte et de la Sierra; et comme la dive
bouteille allait toujours son train et que les toasts ne
discontinuaient pas, vers minuit l'enthousiasme des convis grondait l'gal du tonnerre.
Comptant partir au petit jour, j'allai prendre cong de
doa Julia, et m'excusai d'abandonner la fte son plus
haut degr d'animation. Je la priai d'tre mon interprte au prs de son mari, qu'une de ces indispositions
qui ne rsistent pas au sommeil et quelques tasses de
th lger venait d'obliger quitter la salle. Je terminai par une promesse formelle de donner de mes
nouvelles la desse de Pintobamba, si le ciel me permettait d'arriver sain et sauf au terme de mon voyage :
puis, comme je la saluais et lui tendais la main, elle
appela sa chola de confiance.
a La chambre de don Pablo est-elle prte? lui demanda-t-elle.
Si senora, rpondit celle-ci.
As-tu remis son domestique des botes de confitures pour le voyage?
Si senora.
C'est bien, dit-elle en se levant; il est du devoir
d'une matresse de maison de s'assurer par elle-mme
que rien ne manque l'hte que Dieu lui a donn pour
quelques heures.
Elle prit mon bras et nous sortmes de la salle.
Selon la coutume espagnole, les chambres coucher
de la maison, situes au rez-de-chausse, occupaient les
trois cts d'une vaste cour transforme en parterre.
Des massifs de fleurs qui croissent merveille sous le
climat d'Urubamba, lis blancs, tubreuses, daturas et

103

jasmins d'Espagne, saturaient l'atmosphre de parfums


enivrants. La lune ronde et pleine se levait en ce moment derrire le pic neigeux de l'Illahuaman. Une moiti du ciel tait sombre et brode d'toiles; l'autre moiti
s'clairait doucement d'une lueur verdtre. Devant ce
tableau qui parlait l'me et ces doux parfums qui parlaient aux sens, doa Julia laissa chapper un soupir.
u La belle nuit ! dit-elle. Je prierai Dieu qu'il vous
en donne de semblables pendant toute la dure de votre
voyage. Maintenant, adieu, don Pablo ; les voeux des
amis que vous laissez ici vous accompagneront en pays
inconnu.
Elle me quitta pour aller rejoindre ses convives. La
chola qui nous avait suivis m'introduisit alors dans la
chambre qui m'tait destine et m'y laissa aprs m'avoir
souhait un paisible sommeil. Le souhait de cette fille
dut me porter bonheur, car je m'endormis en posant ma
tte sur l'oreiller.
Au point du jour, Jos Benito venait me rveiller et
m'annonait que nos mules, dj selles, attendaient
dans la rue. Je m'habillai la hte, et un instant aprs
nous longions au trot de nos btes la rue du Commerce,
dont toutes les maisons taient encore fermes.
Que de souvenirs j'emportais en croupe avec moi !
Cette bourgade et sa valle, encore plonges dans le
sommeil et que les premiers rayons du soleil clairaient
peine, occupaient depuis longtemps une large place
dans mon coeur et dans mon esprit. Des pisodes charmants, que l'aurore faisait revivre, s'veillaient en moi
et chantaient comme un choeur d'oiseaux. Je revoyais
passer devant mes yeux, avec cette nettet de vision que
l'homme possde certaines heures, les visages de ceux
que j'avais aims ou connus durant divers sjours que
j'avais faits dans la contre. Chacun de ses villages,
depuis Caycay jusqu' Silcay, me rappelait un plaisir,
une douleur, une motion douce ou mlancoligne! A
cette heure, me disais-je, mon vieux chanoine de Taray
entr'ouvre le volet de sa chambre coucher et met la
tte la fentre. Tout en donnant un coup d'exil ses
fleurs chries, il cherche dans son brviaire aux grandes
lettres le saint et l'oraison du jour, et va commencer
ses prires. Digne homme! je ne l'aiderai plus marcotter ses beaux oeillets et ne mettrai plus de tuteurs aux
plantes volubiles de sa tonnelle I D'un bond ma pense
sautait de Taray Huayllabamba, chez la soeur du cur,
une bonne femme un peu grondeuse, un peu bourrue,
qui passait son temps donner la becque des tarins
et des choclopoccochos qu'elle vendait aux amateurs,
quand ces oisillons, devenus grands, taient en tat de
se nourrir eux-mmes. J'avais t une de ses pratiques.
Une fois mme il m'tait arriv de dpcher Cuzco un
exprs charg d'une grande cage de ces oiseaux privs ,
auxquels j'avais joint une norme botte de jasmin d'Espagne. Afin que mes fleurs n'eussent pas souffrir de la
chaleur du jour, l'Indien qui les portait tait parti le
soir et avait pass la nuit en voyage. Comme le myosotis
de Caramanchel, cueilli par Ruy-Blas pour Marie de
Neubourg, mon jasmin devait voquer dans une me

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

104

LE TOUR DU MONDE.

d'lite un doux souvenir de patrie absente. A cette heure,


le bouquet n'est plus que poussire et l'me est remonte au ciel!
De Huayllabamba je descendais Yucay par de vertes
pelouses et des sentiers sabls, et je m'assayais en ide
sous la vranda de mon ami le docteur T..., qui m'accueillait toujours bras ouverts et avec un sourire sur
les lvres. Bien qu'il ft natif de Logrona , dans la
Vieille-Castille, il m'appelait son compatriote par affection pour la France qu'il connaissait et dont il ne parlait
qu'avec admiration. Pendant que nous causions d'art, de
science, d'avenir, en regardant le paysage, ses trois enfants jouaient autour de nous et mlaient leurs rires
joyeux aux rflexions, tristes souvent, que le bon docteur
faisait sur la vie. Peut-tre avait-il le pressentiment de
sa fin prochaine. Il mourut d'une mort sans nom, loin
des siens et sans que ceux-ci s'en doutassent. Pendant
son agonie, qui dura trois jours et trois nuits, je ne quittai pas son chevet et remplis prs de lui les plus humbles
offices. Hors d'tat de parler, car il s'tait coup la
langue avec les dents, il tchait de m'exprimer sa reconnaissance par ses regards et une pression de sa main. Je
lui fermai les yeux et le mis moi-mme au suaire. En
lui disant adieu sur cette terre, j'ai conserv l'espoir de
le retrouver plus tard dans un monde meilleur!
A quelques jets de flche du tertre de Yucay et de la
maison du docteur, s'levait une chartreuse demi cache
sous des massifs d'arbres festonns de plantes grimpantes. Un jardin en friche o l'herbe montait jusqu'aux
genoux, des poiriers et des pchers rongs de mousse
ajoutaient la tristesse mystrieuse de ce logis, o pendant trois semaines j'avais vcu seul, herborisant le jour,
crivant la nuit, ne recevant personne et ne voyant
d'autre visage humain que celui de la vieille Indienne
qui prparait mes repas quotidiens. Quel nid charmant
que cette Thbade, pour y cacher tous les yeux un
premier amour ou une dernire douleur! Je ne l'ai peuple que de mes rves!
Comme nous arrivions l'extrmit de la rue du
Commerce, la principale, on pourrait dire l'unique rue
d'Urubamba, je cherchai reconnatre, parmi des maisons peintes en jaune paille et en rose citrin, la demeure
d'une brave femme appele Lina Gregoria Tupayachi,
chez qui j'avais djeun autrefois en compagnie d'un
Espagnol du nom de Pedro Diaz. J'eusse revu avec plaisir mon ancienne htesse qui m'avait fait faire un repas
de prince, laiss manger satit des pches de son
jardin, et qui avait donn, en outre, la mule qui me
portait une ration copieuse de fourrage, le tout pour la
modique somme de trente-six sous. Phnix des aubergistes ! que ta porte n'tait-elle ouverte quand je passai
devant elle pour la deuxime fois ! j'aurais t heureux
de te prsenter des hommages dus ton sexe et de refaire, cinq ans de distance, un second djeuner auquel
l'air piquant du matin et la posie du souvenir eussent
donn un nouveau prix ! mais je l'ai dit , l'heure
tait matinale ; la cit bien mritante n'avait pas ouvert
les volets de ses maisons multicolores, et Lina Gregoria

Tupayachi, au moment o ma pense l'effleurait de son


aile, devait dormir encore, enfonce jusqu'au nez dans
ses couvertures.
Je me promis de prendre une revanche Occobamba.
C'est prs du ravin de ce nom qu'habitait Pedro Diaz,
cet Espagnol que le hasard m'avait fait rencontrer
Urubamba dans la saison des pches, un jour que j'avais
faim et que je ne savais comment djeuner'. L'excellent
homme, prenant en piti ma dtresse, m'avait conduit
chez son amie doa Lina et s'tait dcid, aprs quelques faons, me servir de vis--vis table et partager le repas qu'on m'avait prpar. Pour acquitter la
dette de reconnaissance qu'il s'imaginait avoir contracte
envers moi, il avait voulu m'accompagner jusqu' 011antay-Tampu, but de mon voyage. Chemin faisant, et
comme nous passions devant sa demeure, il m'avait invit entrer chez lui pour m'y reposer un moment. L,
entre deux petits verres d'eau-de-vie offerts avec cordialit, il m'avait initi aux secrets de son pass et aux
transactions commerciales de son prsent. Bon Pedro
Diaz, quel cur d'or il cachait sous sa rude corce!
A mesure que j'approchais d'Occobamba, tous les
incidents de notre entrevue et de notre voyage me revenaient avec la mme nettet que s'ils eussent dat de la
veille. Ici, nous avions allum un cigare; l, je m'tais
arrt pour cueillir une plante ou faire un croquis; plus
loin, j'avais crit, sous la dicte de mon compagnon,
quelque dtail de murs locales.
Pendant une heure de marche travers les terrains
incultes et les champs de roseaux qui s'tendent entre
Urubamba et Occobamba, terrains et champs que la rivire inonde l'poque des grandes crues, je m'absorbai
si bien dans ces souvenirs du pass, qu'il m'arriva de
rpondre peine par un monosyllabe aux avances amicales de Jos Benito. Le mozo, voyant que ses efforts
taient superflus pour tablir un dialogue entre nous,
finit par rester en arrire et me laissa mes mditations
rtrospectives. Bientt nous nous trouvmes en vue du
ravin d'Occobamba.
Ce ravin, longue entaille pratique par quelque cataclysme dans le flanc occidental de la Cordillre de Huilcanota, sert de lit aux torrents de neige fondue qui se prcipitent du pic de Malaga, et de chemin aux muletiers
qui se rendent de Cuzco au val d'Occobamba, situ l'est
de la mme Cordillre. La sauvage dcoration de ce site
est en harmonie avec les eaux troubles et glaces qui le
sillonnent; des blocs de grs de granit, dtachs de la
masse des Andes par l'action des volcans, jonchent le
sol de toutes parts. Quelques-uns, arrts dans leur chute,
dominent le chemin de quelques centaines de mtres et
semblent sur le point de se dtacher de leur base, au grand
effroi du voyageur. La dcomposition du minral, le dtritus des lichens et des mousses et la poussire charrie par les vents ont la longue rempli les crevasses et
les fissures de ces blocs d'un terreau vgtal dont s'accommodent des liliaces et quelques plantes grasses. Sur
1. Scnes et paysages dans les Andes. P. srie. Paris, Hachette
et

0'.

1861.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

106

LE TOUR DU MONDE.

les plans infrieurs, des touffes de maguey dressent


leurs feuilles ensiformes ct des mullis 2 centenaires,
dont les troncs gris, jasps de taches fauves, sortent en
se tordant d'entre les pierres comme des boas monstrueux.
A une porte de fusil du ravin, certain plan de rochers
rougetres, plac la droite du chemin, me servit de
point de repre et fixa dfinitivement mes souvenirs sur
la topographie du site. La maisonnette de Pedro Diaz devait se trouver derrire ces rochers, prs de deux blocs
normes entre lesquels je me rappelais avoir vu miroiter
la nappe du torrent. L'aspect de sa gaze liquide, que le
soleil rayait splendidement de bandes d'or avec des oppositions d'ombres bleues, m'avait frapp comme effet
de lumire, et je l'avais serr dans un casier de ma mmoire pour le retrouver au besoin.
Je fis le tour des rochers, et j'aperus en effet la maisonnette adosse contre un des blocs au pied duquel elle
semblait avoir pouss comme un champignon. Un filet
de fume, qui sortait par le chaume de sa toiture, annonait qu'elle tait toujours habite. Pedro Diaz! u criaije. Ce premier appel resta sans rponse. J'essayai d'un
second. Alors une Indienne en haillons sortit de la maison et me regarda d'un air tonn. Bien que l'Espagnol
n'et son service ni pongo ni laquais l'poque o je
l'avais connu, je pensai que ses affaires ayant prospr,
ou que l'isolement dans lequel il vivait lui tant devenu
charge, il s'tait dcid prendre une mnagre.
., Ton matre est-il chez lui? demandai-je cette
femme.
Je n'ai d'autre matre que Dieu, me rpondit-elle.
C'est bien ici pourtant la demeure d'un Espagnol
appel Pedro Diaz?
Le chapeton est parti depuis deux ans.
Parti! O donc est-il all?
Pas loin d'ici; tiens, l, fit la femme en me montrant de la main, quelques pas de la maison, un amas de
cailloux surmont d'une croix de bois d'o pendaient
quelques fleurs sches.
D'un coup d'oeil j'avais reconnu un de ces tumulus
sous lesquels l'indigne cache la dpouille de son semblable. Malgr ces renseignements, je doutais encore.
Voyons, dis-je la femme, c'est bien du chasseur
Pedro Diaz que tu veux parler, un Espagnol dj vieux,
barbu, qui vivait seul ici depuis une dizaine d'annes?
Mais oui, dit-elle; du rwnalorocuna 3 ou du mochiganguero', comme nous l'appelions; un chapeton
qui faisait, avec les plumes de ses perroquets, des bracelets et des coiffures qu'il louait nos pons les jours
de fte. C'est Juan, mon mari, qui lui a creus une fosse,
et je l'ai aid ensevelir le pauvre corps.
Puis vous vous tes appropri la maison de l'Espagnol et probablement aussi l'argent qu'il avait amass?
1. Agave americana (fam. des Liliaces).
2. Piper americanus (fam. des Piprides).
3. Littralement : l'homme aux perroquets.
4. De mochiganga, mascarade ; mochiganguero, faiseur ou
ordonnateur de mascarades.

Oh 1 l'argent, fit la femme, Juan l'a dpens avec


ses amis, sans mme vouloir m'acheter une jupe neuve.
Qu'avez-vous fait des perroquets de l'Espagnol,
leur avez-vous au moins donn la vole?
Quelle btise ! dit la femme avec un sourire idiot,
ils taient gras et tout plums, nous n'avons eu qu' les
faire cuire pour les manger.
Partons! dis-je Jos Benito que ces dtails paraissaient amuser fort, je n'ai plus rien faire ici.
Nous nous engagemes dans le lit du ravin, dont le
plan inclin serpente travers la montagne, et nous
commenmes notre ascension au milieu des pierres
mouvantes qui se dplaaient sous le pied de nos mules
et roulaient derrire nous avec un bruit peu rassurant.
Le chemin, de plus en plus escarp, de plus en plus tortueux , se resserra bientt de telle sorte que nous ne
pmes passer de front. Naturellement, je cdai le pas
mon guide. Cette marche ascensionnelle avait cela d'insipide et de monotone, que les parois de la montagne
nous cachaient entirement le paysage. Chaque dtour
ouvrait seulement devant nous une perspective de quelques pas. Le soleil , qui commenait tomber d'aplomb
dans ce boyau pierreux, y dterminait une temprature
sngambienne. Nos mules ne tardrent pas haleter
d'une trange faon; force nous fut de leur jeter la
bride sur le cou et de les laisser cheminer leur guise.
Toute mule livre ainsi son libre arbitre ne marche
plus qu' pas compts. Les ntres n'eurent garde de
manquer cet usage traditionnel de leur famille; pendant deux heures nous avanmes la faon des crevisses, ruisselants de sueur et nous pongeant de notre
mieux. Quelques bouffes d'un air frais et vivifiant
nous firent comprendre que nous touchions au terme
de nos maux. Bientt, en effet, nous atteignions l'entre d'une plaine mollement ondule et tapisse d'un
gramen ras et dur. Mon premier soin fut de me retourner pour juger du coup d'oeil qu'on pouvait avoir
du haut de ce sommet alpestre ; mais du sud l'ouest et
de l'ouest au nord, je n'aperus qu'une ligne de cerros
coups pic, que je reconnus, aprs examen, pour les
contre-forts de la pampa d'Anta que nous avions traverse la veille.
Nous prmes travers le plateau dsert, nous dirigeant au nord-nord-est, en suivant un chemin trac par
le passage des caravanes. Aprs un certain temps, l'inclinaison au nord de ce plateau devint assez sensible
pour que je pusse distinguer en bas, ma gauche, les
sommets arrondis et les flancs verdoyants de quelques
montagnes. A mesure que nous cheminions, le champ
du paysage s'agrandissait; les dtails se dtachaient peu
peu de la masse. Au milieu du moutonnement confus
des verdures , des fermes aux murailles blanches se
montraient entoures de vergers. Une rivire aux
mandres d'argent serpentait travers ce paysage et s'allait perdre l'horizon dans une brume lumineuse. Je
reconnus la rivire d'Urubamba. Ne sachant trop en quel
lieu nous tions, j'eus recours mon guide qui m'apprit
que nous nous trouvions sur les hauteurs d'011antay-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


108

LE TOUR DU MONDE.

Tampu. Nous ne tardmes pas atteindre l'extrmit


nord du plateau ; de cet endroit, l'oeil, plongeant au fond
d'un cirque immense entour de montagnes roides,
aigus, contrefaites, dcouvrait la fois, groups dans
son enceinte, le village moderne d'011antay, les ruines du Tampu et les antiques carrires ; un torrent de
neige fondue, descendu des hauteurs, jetait son mouvement, son bruit et son cume travers ce tableau
inond de soleil, et s'allait perdre dans la rivire, dont
le calme placide contrastait avec l'imptuosit de son
affluent.
Lors de ma premire visite 011antay-Tampu, en
compagnie de feu Pedro Diaz, j'avais vu d'en bas,
comme tout le monde, le site qu' cette heure je regar-

dais d'en haut la faon des vautours et des hirondelles.


La situation tait assez neuve et le point de vue assez
original, pour que je dsirasse mettre l'une profit et
reproduire l'autre. Je sautai donc bas de ma monture,
je pris mon album et mon livre de notes, et j'allai m'asseoir au bord du plateau. L, tout en taillant mon crayon
et prenant possession des lieux par le regard et l pense, je priai Jos Benito de retirer des sacoches quelques
provisions et de les taler sur l'herbe, afin que, lorsque
la besogne que j'allais entreprendre serait termine , je
n'eusse qu'un quart de conversion faire pour me trouver en face de mon djeuner.
Le tableau que j'avais sous les yeux embrassait en
tendue quinze lieues de pays et comprenait les gorges

de Silcay, les hauteurs d'Habaspampa, les haciendas de


Taronlay, Runura, Chilca, Tancac, Piri et Pacnar, jusqu' Urubamba. Du nord au sud, une ligne de montagnes pentes douces bornait l'horizon ; leur pied
coulait la rivire. Comme ce panorama tait trop vaste
pour tre reproduit en entier, que d'ailleurs l'oeuvre de
la nature m'importait moins en ce moment que le travail
de l'homme, je mis de ct le paysage et ses beauts diverses pour ne m'occuper que des dtails d'architectonique ou d'ethnographie qu'il pouvait offrir. Tout en
travaillant, je songeais au pauvre Pedro Diaz et la faon
dont il avait dtruit mes illusions archologiques au sujet
de la prtendue ville antique d'011antay, que sur la foi

d'un trait de gographie j'tais venu chercher d'assez


loin.
Je me rappelais, comme si t'et t d'hier, l'trange
bouleversement qui s'tait opr en moi l'heure o
mon compagnon, m'pelant la phrase du texte et me faisant toucher la chose du doigt, m'avait dmontr jusqu'
l'vidence que ce que, dans mon enthousiasme ingnu,
je prenais pour des pylones, des stles ,des pyramidions,
des spos et des syringues, n'taient que les dbris des
carrires creuses par des Indiens du temps de la Gentilidad. De la dsillusion complte que j'avais prouve ce
jour-l, il tait ressorti Four moi cette vrit sous forme
d'axiome : qu'il est toujours imprudent de croire un sa-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

109

LE TOUR DU MONDE.
vaut sur parole, surtout quand ce savant, qui s'est couch
le soir entomologiste et chasseur d'insectes, se lve le
matin archologue, ethnographe et, ce qui est pire,
affam de clbrit 1
Quand j'eus saisi tant bien que mal l'aspect gnral
des cerros d'Ohantay, les cavits et les reliefs de leurs
latomies et fait un croquis de la forteresse en pis qui
borde la rivire, je compltai mon oeuvre par une vue du
village moderne et celle des ruines de l'ancien tampu
fortifi. Ce tampu me remit en mmoire, avec la chronique qui s'y rattache, certaine tragdie crite en langue
quechua par un certain docteur Antonio Valdez. En
posie, a dit un esprit minent, il n'y a pas de bons et

de mauvais sujets ,mais seulement de bons et de mauvais


potes.... Dieu nous garde d'crire ici que le docteur.
Valdez est un mauvais pote, bien que ce soit notre
conviction intime ; mais nous pensons que le sujet dont
il fit choix n'offrait, mme en violant les trois units
d'Aristote, aucun incident dramatique dont un auteur
pt tirer parti. Du reste, nous allons mettre le lecteur
mme d'en juger lui-mme, en extrayant de notre livre
de notes et plaant sous ses yeux la chronique d'011antay,
telle que les quippus des sicles passs l'ont transmise
la gnration de notre poque :
En 1463, c'est--dire vingt-neuf ans avant la dcouverte de l'Amrique, Tupac Yupanqui, onzime fils du

Soleil et premier-n de la descendance Capac-Ayllu-Panaca, rgnait sur le Prou. La mort de son pre l'avait
mis en possession de ce vaste empire des Incas qui s'tendait alors des bords de la rivire Rapel (Chili) aux
confins du royaume de Lican, aujourd'hui rpublique de
l'quateur. Mari sa propre soeur, Mama-Chimpu
Oellu, Tupac avait eu de sa femme et de ses nombreuses
concubines deux cent quatre-vingt- onze enfants, parmi
lesquels on comptait trente-quatre fils lgitimes qui vivaient sa cour en attendant que la couronne cht, par
droit d'hrdit, l'an d'entre eux. Cet an, appel
Huayna-Capac, devait un jour tre pre de Huasear et
d'Atahualpa, ces princes rivaux dont le premier devait

mourir assassin par ordre de son frre, et le second tre


trangl par la main du bourreau.
A l'poque o se passe cette histoire, la ville de
Cuzco, capitale de l'empire, tout en conservant la physionomie que lui avait imprime, en 1042, MancdCapac, son fondateur, s'tait embellie de quelques Milices pendant les rgnes successifs de neuf Incas, dont le
dernier d'entre eux, restaurateur du temple du Soleil,
l'avait entoure d'un mur d'enceinte perc de meurtrires.
En gravissant en ide la colline du Sacsahuaman que
l'Inca rgnant venait de couronner d'une forteresse,
oeuvre bizarre figurant trois demi-lunes denteles places

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


110

LE TOUR DU MONDE.

en retraite, et qui allaient s'amoindrissant mesure


qu'elles se rapprochaient du fate de l'minence, en gravissant cette colline, disons-nous, on pouvait embrasser
dans leur ensemble et leurs dtails les constructions de
la ville sacre. De ce point lev, le regard plongeait
dans la ville, coupe de l'est l'ouest par un large torrent, et divise en deux faubourgs qui tiraient leurs
noms de l'ingalit du terrain sur lequel ils taient situs. Le premier de ces faubourgs, appel Hanan ou faubourg d'en haut, tait plac sous la protection du chef
de l'tat; il tait habit par le menu peuple. Le second,
appel Hurin ou faubourg d'en bas, relevait de l'impratrice; l vivaient les grands dignitaires et s'levaient
les principaux difices.
C'tait d'abord, dans l'aire du nord-est, le palais de
Manco-Capac, lev comme une acropole sur la hauteur du
Cerro de Tococachi, et dont les murs en talus, construits
dans le genre d'appareil que les Grecs appelaient isodomon, taient d'une hauteur d'environ six mtres. La figure de l'difice tait celle d'un carr long. Une des faades principales regardait l'Acllhuaci ou maison des
Vierges, de laquelle il tait spar par toute la largeur
de la ville. A gauche de ce dernier difice s'levait le
palais de Sinchi Roca; sa droite celui de Mayta-Capac.
Tous deux n'avaient d'autres ouvertures que huit portes
pans inclins, et quatre huecos ou niches carres, qui
simulaient des fentres.
Au pied des murs du palais de Mayta-Capac, passait
le torrent Huatanay, descendu des hauteurs de la quebrada de Sapi, lequel charriait dans son cours, alors
comme aujourd'hui, toutes les immondices de la ville.
Trois ponts jets sur ce torrent tablissaient des communications entre les difices placs sur sa rive gauche et
le temple du Soleil, situ sur sa rive droite, au milieu
de la plaine de l'pine (Iscaypampa).
Ce temple, de soixante-dix mtres carrs, avec son
clotre quadrangulaire, ses annexes ddies la lune,
aux toiles, la foudre et l'arc-en-ciel, son parvis dcor de cinq fontaines ou bassins purificateurs, aux cariatides en ronde bosse et d'un style plus indou qu'gyptien, le palais du Villacurnu ou grand pontife soud
ses murailles, la demeure des prtres et celle des trois
mille serviteurs attachs au culte du dieu, ce temple,
disons-nous, avec ses cours, ses douze monolithes qui
servaient de gnomons, ses volires d'oiseaux et sa mnagerie d'animaux froces, ses greniers d'abondance et son
clbre jardin, offrait aux regards un tel amas de constructions, qu'on et dit une cit dans la cit. Devant son
parvis, entour d'un mur hauteur d'homme, se trouvait un rond-point ddi Vnus ou Coyllur Chasca,
l'toile la crinire hrisse, ainsi nomine cause
de son rayonnement ; quatre rues, ou plutt quatre
galeries, spares par des murailles si leves qu'elles
interceptaient la chaleur et la lumire, mais permettaient
au vent d'y mugir avec un bruit sinistre, allaient aboutir
la grande place de la Cit, qui servait de heu de rjouissances l'poque des ftes quinoxiales Raymi et Citua;
cette place, de huit cents pas carrs, tait borde sur

toutes ses faces d'un mur de granit perc de deux cents


ouvertures, et huit monolithes, dont quatre grands et
quatre petits, relis par des chanes d'or, en marquaient
le centre.
Tel est sommairement le coup d'oeil que prsentait,
vu du haut du Sacsahuaman, le faubourg Hurin, plac,
comme nous l'avons dit, sous la protection de la Goya
ou impratrice. Le faubourg Hanan, quoique relevant du chef de l'tat, n'offrait qu'une agglomration de
sales huttes, aux murs de terre, aux toits de chaume,
absolument pareilles aux ranchos de nos jours. A quelque distance de ces huttes, deux difices s'taient firement retranchs, comme pour fuir le contact de la plbe:
l'un tait le palais de l'Inca Huiracocha, situ entre celui
de Manco-Capac et la maison des Vierges; l'autre celui
de Pachacutec, son fils et son successeur, plac sur le
versant de la colline d'Amahuara, dont le fate tait couronn par la mnagerie de tigres que Yupanqui, pre de
l'Inca rgnant, y avait fait construire.
Autour du paralllogramme architectural que nous
venons d'indiquer la hte, s'tendaient les proprits
publiques et prives, consistant en carrs de fves, de
patates, de quinua 1 et de mas. Ces verdures, bien que
ples et souffreteuses, ne laissaient pas que d'gayer un
peu les alentours de la ville sacre, laquelle ses palais
de granit toiture de chaume et ses lourdes murailles d'un
ton terreux donnaient un aspect peu sduisant. Au del
des plantations, un amphithtre circulaire de hautes
montagnes aux pentes douces, aux sommets arrondis,
aux flancs revtus d'un gramen rousstre, bornaient l'horizon de tous les cts; ainsi place au fond de cet entonnoir, dont elle occupait le centre , la ville du Soleil
justifiait admirablement l'pithte de Ccozcco (nombril)
que son fondateur lui avait donne.
L'Inca Tupac Yupanqui , dont nous avons parl en
commenant, se disposait partir pour la province de
Tumipampa, qu'il esprait enlever la nation Charca,
pour l'ajouter son empire; en son absence, un de ses
oncles restait charg du soin de l'tat. Pour conjurer les
divinits malfaisantes et assurer le succs des armes impriales, des sacrifices de chicha avaient t offerts au
Soleil ; cent brasses de paille de mas, teinte en rouge
et noircie ensuite la flamme, avaient t enterres
dans la campagne, et plus de mille cochons d'Inde,
tachets de roux et de blanc sans mlange d'autre
couleur, avaient t brls vifs au seuil de la demeure
des principaux caciques, dans la nuit de Pancumu ou
d'expiation.
Un matin que l'Inca revenait du temple, aprs s'tre
prostern devant les momies embaumes de ses aeux
qui formaient de chaque ct de l'autel une double ligne
o chacun de ces illustres personnages tait plac par
ordre chronologique, sa litire s'arrta au milieu de la
grande place, quelques pas des monolithes qui la dcoraient. Si, parmi ceux qui nous lisent, quelqu'un est
dsireux d'avoir des renseignements sur la litire d'un
1. Chenopodium quinoa (fam. des Chnopodes).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

111

Inca en l'an de grce 1463, nous pouvons satisfaire sa


curiosit. Cette litire, forme d'un bois odorant donn
par la nation chilcas titre de tribut, avait la forme prosaque d'une civire : quatre verges d'or de la grosseur
du doigt, partant des angles du carr et se courbant
comme la carcasse d'un dais, formaient un dme auquel,
selon l'tat atmosphrique ou la fantaisie de l'empereur,
on pouvait adapter des rideaux de coton; un sige et un
escabeau orns de lames d'or et d'incrustations prcieuses taient clous demeure sur le plancher de la litire,
que huit hommes vigoureux de la tribu des Lucanas
portaient sur leurs paules.
Tupac Yupanqui, assis sur ce sige et les pieds poss

sur l'escabeau, tait vtu d'une tunique de laine d'alpaca, d'une blancheur de neige, rehausse par une bordure multicolore. Ge vtement, tiss en forme de sac,
avec une ouverture pour la tte et deux ouvertures latrales pour les bras, tait si court, qu'il laissait voir les
genouillres d'or que portait l'empereur. La coiffure de
l'Inca se composait d'une mitre d'or orne de chaque ct
d'un peron aigu. Un feston dentel, qui rappelait la
crte dorsale d'un iguane , dessinait les contours de cette
mitre, sur laquelle tait grave la figure d'Inti-Ghuri, le
dieu Soleil. Une frange de laine d'un rouge obscur, qui
tombait sur le front, s'adaptait ce bizarre diadme,
complt par deux bandelettes pendant jusqu' l'paule,

et par des oreillres d'or qui formaient'un encadrement


au visage.
Les pieds de Tupac Yupanqui taient chausss de souliers-sandales en or battu, avec un ornement de plumes
rouges au-dessus des chevilles. De son paule gauche
pendait une mante raye, tisse avec la laine des vigognes. Un cordon pass en sautoir soutenait sa chuspa
ou bourse coca' , et le champpi, sceptre souverain, reposait dans sa main droite.
Quant au visage de l'empereur, malgr tout notre dsir
de satisfaire la curiosit que nous pouvons avoir veille,
nous avouons qu'il ne nous est pas possible d'en donner

une ide complte, les notes extraites des quippus, auxquelles nous empruntons nos renseignements, ne contenant que quatre mots ce sujet. Il est vrai que ces
quatre mots quivalent quatre lignes : Sayayf tn cumu
cencca huarmicamayoc, ce qui signifie que notre Inca
tait de haute taille, d'apparence robuste, avait un long
nez, et tait fort adonn aux femmes, apprciation qui
doit tre exacte, en juger par la postrit nombreuse
qu'il laissa aprs lui.
Autour de sa litire se pressait une garde d'lite , compose de ces curacas ou caciques que les conqurants
espagnols qualifirent irrvrencieusement d'oreillards
(orejones), sous prtexte que le lobe de leurs oreilles
balayait leurs paules. Quatre de ces dignitaires abri-

1. Erythroxiluin coca (fain des Malpighiaces)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


11 ^

LE TOUR DU MONDE.

Laient sous des parasols de plumes (achihuas) la personne


de TupacYupanqui. A leur suite, venaient des musiciens
(collas) jouant d'une flte cinq trous, et donnant le ton
aux morions et aux baladins de Huamanga, qui excutaient
des danses de leur pays, se peraient la langue avec des
aiguilles, teignaient dans leur bouche des charbons enflamms, ou simulaient entre eux des combats grotesques. Derrire cette troupe joyeuse s'avanait gravement,
la tte couverte d'une draperie de laine teinte avec l'ayrampu, cette pourpre des Quechuas, le respectable corps

des Amautas, savants, selon les uns, philosophes, selon


les autres. Les Yaravicus ou rhapsodes fermaient la
marche en chantant haute voix les louanges du matre,
que leurs vers hyperboliques appelaient Pachayachachic,
c'est--dire vainqueur universel.
Au moment o la litire de l'Inca s'arrtait devant les
monolithes de la grande place, sur lesquels deux Amautas, assis califourchon comme des ramoneurs sur le
fate d'une chemine, taient en train de calculer l'approche d'un quinoxe, un homme, cach derrire les

piliers, et qui guettait apparemment l'arrive du cortge, abandonna son poste et, s'avanant vers l'empereur, se prosterna quelques pas de lui, la face contre
terre. Cet homme tait vtu d'une tunique bleue ; il avait
les cheveux coups carrment sur le front et flottants sur
les paules. Un morceau de jonc, de la grosseur du doigt,
traversait le lobe de ses oreilles. Tupac, occup en ce
moment de la prparation d'une chique de feuilles de
coca, dont il retirait les nervures longitudinales avec le
plus grand soin, suspendit son travail pour tendre vers
l'inconnu le sceptre d'or qu'il tenait la main. Il avait
reconnu dans le suppliant son cacique 011antay, rcem-

ment promu au grade de gnral, en rcompense de ses


bons et loyaux services.
a Relve-toi, iron fils, lui dit-il ; tu es un des fidles
qui rjouissent notre vue, et que nous aimons voir
auprs de nous.
011antay se releva, fit trois pas de plus au-devant du
matre, et croisa ses bras sur sa poitrine dans l'attitude
d'un profond respect.
a Parle maintenant, lui dit l'Inca.
Paul MAR GOY.
(La suite la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

,,,^ '

,aln

{d%

'

^^^

^^m

IIJ^II^

'I^U^^i41^^ph^h^^H'll
I^ii^o))ddr^fqq i gIIV ^ I
II( bOIIIIp^IIIINi^;^^'^

uu1j
nll
^Ihiuil^ ^@ij

^^111J 10^

il

n i

/i^

/ ^^

VY^j^i'r a

9P/
II^III^IIiiNhIl^
I
i^i^^^////^ liri^/// lD U , ^i,^ ^^
^.I^ I ^II^^

qr..?
i

^^Glll^llh^ I^L.
I^

19

114

LE TOUR DU MONDE.

VOYAGE DE L'OCAN PACIFIQUE A L'OCAN ATLANTIQUE,


A TRAVERS L'AMRIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY'.
1646-1860. TEXTE ET DESSINS INDITS.

PROU.
CINQIUIME TAPE.

DE CUZCO A ECHARATI.
La chronique et la tragdie (suite). O le voyageur, qui comptait taler des confitures sur le pain de son djeuner, se voit rduit
manger ce pain sec. Le port de la Cordillre d'Occobamba. Monologue potique interrompe par un coup de foudre. Rveries philosophiques dans un sentier couvert. Arrive Occobamba. Le voyageur invoque l'appui th la justice, reprsente
par un alcade. Jugement et excution de Jos Benito. Jusqu'o peut aller l'amour d'une mre. Description d'une fontaine.
Une paule de mouton. O l'auteur de ces lignes se voit contraint de faire sa soupe lui-mme. Les deux moitis d'un fonctionnaire. Essai sur la topographie locale. Un djeuner Mayoc. La carte payer. Ce qu'il en cote de parler mariage
aux veuves d'un certain ge. Idylle d'aprs Thocrite. Le logis et les poules d'Unupampa. La ferme des patates douces.
tymologie au rebours du bon sens. Qui rappelle Philmon et Baucis de mythologique mmoire.
a Fils du Soleil, rpondit 011antay, je n'tais autrefois qu'un Indien obscur de la nation Poque, condamn
par tes aeux ne porter d'autre ornement qu'un flocon
de laine blanche suspendu mes oreilles ; il te plut de
m'adjoindre la tribu des Tampus et de troquer cet ornement de laine contre un ornement de totora (jonc);
grces te soient rendues pour cette insigne faveur !
Aprs, mon fils, dit l'empereur en ajoutant de
nouvelles feuilles la pelote volumineuse qu'il roulait
dj dans sa bouche.
Fils du Soleil, poursuivit le cacique, ta volont suprme a fait successivement de moi un homme libre, un
noble cacique, un gnral illustre.
-- Celui que nous appelons Churi (le Soleil), rpondit l'Inca, prescrivit Manco-Capac, son premier fils,
d'lever aux honneurs l'homme de mrite, et d'loigner
de sa vue l'homme paresseux et lche, qu'il fltrit de
l'pithte de Misqui-tullu 2 , en le vouant au mpris de
ses semblables. Descendant de Manco-Capac, je dois professer ses maximes sacres.
Aussi, pour te prouver ma reconnaissance, poursuivit 011antay, me suis-je attach d'me et de corps
ta personne, et t'ai-je aid conqurir tour tour les
provinces de Huancrachuca, de Cassamarquilla et de
Huilcanota....
Tu oublies la dernire, fit l'empereur en regardant
attentivement son .favori, celle de Cunturmarca, o tu
reus dans la poitrine cette pierre lance par une fronde
invisible dont le coup m'tait destin.
Ton serviteur l'oubliait, en effet, dit le cacique.
Mais le fils du Soleil s'en est souvenu et veut acquitter la dette du combat. Qu'exiges-tu de notre faveur
divine ?
Inca, murmura 011antay d'une voix basse et presque

1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225,
241, 257, 273, 289; t. VIII, p. 97 et la note 2.
2. Os paresseux. Littralement : os sucrs.

suppliante, mon cur et mes sens ont t surpris par la


beaut de l'une de tes filles.... a
A ces paroles, l'empereur bondit si brusquement sur
son sige d'or, que la litire chappant aux porteurs,
faillit rouler avec lui dans la poussire.
a Par le nom de Pachacamac, matre invisible de
cet univers, explique-toi, misrable impur! a
Devant cette colre de dieu couronn, 011antay, qui
dj sans doute avait fait le sacrifice de sa vie, poursuivit
a Ta fille Cusi-Coyllur a daign descendre jusqu' son
humble esclave; une fleur d'amancas, qu'elle m'a rem ; se, m'a dit le secret de son cur.
L'infme ! s'cria l'empereur en cachant son visage
dans les plis de sa mante; et le Soleil dont elle descend
ne l'a pas consume.... elle prira 1
Epargne ta fille! reprit vivement le cacique; CusiCoyllur n'est point coupable, et si l'un de nous doit
mourir, que ce soit moi, qui ne puis tre son poux!
Son poux! s'cria, Tupac-Yupanqui, en qui l'orgueil du matre touffa les regrets du pre, tu songeais
donc srieusement mler ton sang d'esclave au sang
des enfants du Soleil ! Et croyais-tu aussi que le descendant du grand Manco-Capac, le divin empereur de Cuzco,
pourrait condescendre cette union honteuse et nommer
son gendre un Indien Poque qu'il a ramass dans la
boue? Parla race dont je descends! je me sentirais dispos rire de tes prtentions extravagantes, si elles
n'offensaient la dignit du Soleil! Retire-toi, serpent que
nous avons rchauff dans notre sein : ta prsence souille
l'air que nous respirons. Demain, le chtiment que nous
te rservons retentira dans toutes nos provinces ! u
Le cortge imprial se remit en marche, aux sons des
flutes et aux cris des bouffons, qui recommenaient leurs
danses.
011antay, dsespr, abandonna le soir mme la ville
de Cuzco et partit pour le tampu que son matre l'avait
autoris faire construire dans la valle de Yucay-Uru-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
bomba, habite alors par la nation Poque, laquelle
appartenait le cacique. Son premier soin, en arrivant,
fut de dpcher un messager aux tribus Pirahuas et
Ayquis, ses allies. Ce messager tait porteur de quippus
noirs et jaunes, qui racontaient la disgrce du favori, les
douleurs de l'amant, et concluaient par un appel aux
armes. Le secours demand ne se fit pas attendre. Deux
jours aprs le retour du messager, dix mille Indiens,
arms de lances et de frondes, occupaient les hauteurs
du tampu, et n'attendaient que l'ordre d'011antay pour
marcher sur Cuzco.
A la nouvelle de ces prparatifs de guerre, Tupac,
tremblant pour la sret de son trne, allait envoyer au
cacique rebelle des hrauts chargs de ngocier un accommodement, quand un des gnraux de l'empereur s'avisa,
pour touffer cette rvolte naissante, d'un stratagme
qui russit merveille. Ce cauteleux Indien, appel Rumifiahui, franchit, par une nuit de lune, les murs du
palais des Vierges et s'introduisit jusque dans la dernire cour du gynce. Les prtresses du Soleil, pouvantes de ce trait d'audace, ameutrent par leurs cris
les gardiens de nuit, qui s'emparrent de Rumifiahui et
le conduisirent devant le Villacumu ou grand prtre, qui
faisait aussi les fonctions de juge. La lgislation pruvienne punissait de mort quiconque avait os pntrer
dans la demeure des Vierges du Soleil, et le chtiment
atteignait le coupable jusqu' la seconde gnration.
Quant la femme, sa complicit une fois tablie, les statuts de 1042 la condamnaient, comme les vestales romaines, tre enterre vive. Rumifiahui, interrog sur
les motifs de ce sacrilge, rpondit que la curiosit de
voir de prs les riches lambris de l'difice l'avait pouss
en escalader les murs ; qu'au reste, n'ayant parl aucune des vierges, il ne pouvait sans injustice tre condamn mort. La sentence du profanateur fut commue,
en effet, en une flagellation publique, suivie de la dgradation de tous ses titres. Le lendemain de l'excution,
Rumifiahui disparaissait de Cuzco et allait se rfugier
dans le tampu d'011antay, offrant ce dernier de mettre
en commun leur haine et leur vengeance.
011antay, inform de ce qui s'tait pass par les intelligences qu'il entretenait dans la ville de Cuzco, reut avec
joie le fugitif, charm d'avoir acquis un si puissant auxiliaire. Les deux bannis vcurent huit jours ensemble,
dans une intimit touchante. Au bout de ce temps, Ruminahui, mettant profit la connaissance topographique
qu'il avait acquise du tampu et la confiance que lui tmoignait son hte, ouvrit l'Inca les portes de la forteresse, et lui livra 011antay pieds et poings lis.
La vengeance de Tupac-Yupanqui fut noble et gnreuse ; il rintgra le cacique rebelle dans ses anciennes
dignits, et lui donna sa fille en mariage. 011antay et
Cusi-Coyllur eurent une fille, qui porta le nom d'ImaSumac.
Quant Ruminahui, il n'est rien dit de la manire
dont l'empereur Tupac, qu'il avait si bien servi, rcompensa son dvouement infme. Tout porte croire que
sa trahison fut oublie au milieu de l'allgresse gnrale.

115

A cette chronique dj trop longue, nous nous garderons d'ajouter la tragdie qu'elle inspira au pote Antonio Valdez. Il suffira du titre de la pice et de la dsignation des personnages introduits par l'auteur dans cet
acte en vers octosyllabiques, pour que le lecteur, avec la
sagacit que nous lui supposons, flaire bien vite un de
ces ours classiques, mal lchs et difformes, que les
directeurs des thtres repoussent impitoyablement,
comme tant susceptibles de mettre leur public en fuite
et d'apporter le dsordre dans leurs finances.

LES RIGUEURS D'UN PRE


ET

LA GNROSIT D'UN ROI,


TRAGDIE EN UN ACTE, ENTREMELEE DE CHANT, DE MUSIQUE
ET DE DANSE.

Dsignation des personnages.


PACHACUTEC, aeul du roi rgnant. PIQUI-CHAQUI, domestique de conTUPAC-YUFANQUI, Inca gnant.
fiance.
OLLANTAY, gnral du district CUSI-COYLLUR, infante, file de T ud'Antisuyu.
pac-Yupan qui.
RUMINAHUI, gnral du district IMA SUMAC, jeune enfant, fille de
d'Hanansu ^ u.
Cusi-Coyllur et d'011antay.
ORCCO-HUARANCCA, gnral.
CCA r A-MANA, i re vieille femme.
CCOYAC, 2' vieille femme.
HUILCCAOMA, prtre du Soleil.
UN INDIEN DE SERVICE de la tribu
HANCO-ALLIN-AUQUI, vieillard.
Canari.
PITU-SALLA, jeune homme.

La scne se passe Cuzco.

En achevant d'crire le mot Cuzco, je me retournai pour voir si Jos Benito avait plac ma porte
le djeuner dont je sentais que j'avais grand besoin;
mais je n'aperus rien. Le mozo, tranquillement assis
quelques pas, tailladait avec son couteau l'corce d'un
morceau de bois.
Eh! mon djeuner! u lui criai-je.
Il se leva et alla prendre dans la sacoche aux provisions un petit pain rassis, et me l'apporta avec une boite
de confitures. Je mordis dans le pain et j'ouvris la boite,
comptant y trouver de ces fruits confits, dans la prparation desquels excellent les mnagres de Cuzco ; mais,
au lieu des fruits attendus, je ne trouvai que leurs
noyaux, leurs pepins et leurs queues, demi submergs dans une mare de sirop. Sans penser mal, je dis
au mozo :
Cette bote est vide; donnez-m'en une autre.
Il n'y en a pas d'autre, me rpondit-il.
Comment, pas d'autre? C'est l tout ce qu'on vous
a donn pour moi Urubamba?
C'est tout ce qu'on m'a remis pour monsieur, de
la part de madame la sous-prfte.
Je regardai Jos Benito dans le blanc des yeux, essayant de lire au fond de sa pense. videmment, le
drle me mentait encore et se moquait de moi, bien que
sa physionomie exprimt la candeur et la plus touchante
innocence. Certes, doa Julia n'avait pu lui faire remettre, titre de provisions de route, une boite de confitures peu prs vide. La desse de Pintobamba tait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

116

LE TOUR DU MONDE.

trop grande dame pour agir de la sorte, et ce n'tait pas


au moment o nous nous sparions tous les deux pour
ne plus nous revoir, qu'elle et song me faire une
niche de pensionnaire. Le pass me rpondait jusqu'
certain point du prsent.
Le rsultat de ces rflexions, qui me traversrent la
cervelle en bien moins de temps que je n'en mets les
crire, fut que j'avais affaire, en Jos Benito, une de
ces natures foncirement vicieuses et parfaitement incorrigibles, sur lesquelles le raisonnement, les exhortations
et les bons conseils glissent sans plus laisser de traces
que la goutte de pluie sur une vitre. Cette fois, je ne
levai pas les yeux au ciel pour confier ses nuages la
nouvelle dception dont j'tais victime, mais pour chapper la tentation de tomber bras raccourci sur l'indigne mozo, dont le calme m'exasprait, je me levai vivement, je fermai mon album, que je remis dans mes
alforjas, et, fourrant mon pain dans ma poche, je remontai sur ma mule, en donnant l'ordre au mozo de marcher devant moi.
Monsieur me dit cela bien durement, fit-il avec un
soupir modul ; est-ce qu'il me souponne aujourd'hui
d'avoir mang ses confitures, comme il me souponnait,
hier, d'avoir mang son chocolat et bu son vin ?
Brisons l-dessus, rpliquai-je au tartufe de bas
tage ; marchez devant moi pour me montrer la route,
et, jusqu' Occobamba, tchez de ne plus m'adresser la
parole. Le son de votre voix choque mon oreille et me
porte outrageusement sur les nerfs !
Suis-je assez malheureux! murmura-t-il en
poussant sa mule et mettant entre nous deux quelques
pas de distance.
En ne voyant plus que le dos du drle au lieu de son
affreux visage, ma colre se calma graduellement. Mon
petit pain, que je retirai de ma poche et que je mangeai
jusqu' la dernire miette, en apaisant ma faim, rendit
le calme mon esprit. L'estomac a sur nos dlibrations
secrtes une influence occulte, mais incontestable. A
peine le mien eut-il absorb le pain que je lui donnais
en pture, qu'il se replia sur lui-mme, s'engourdit et
cessa de m'importuner. Je pus alors rflchir sur la situation et en tirer une conclusion rationnelle.
En m'offrant gnreusement quelques provisions de
voyage, la desse de Pintobamba avait d faire remettre
mon domestique une douzaine de botes de confitures.
Une demi-douzaine de ces mmes botes eussent sembl
ma noble amie un cadeau trop mesquin. Or , me
disais-je, chaque bote pse peu prs trois livres, et
dans le court espace de cinq heures midi, l'estomac de
Jos Benito, ft-il plus lastique que celui d'un boa, ou
plus brlant que celui d'une autruche, n'a pu absorber
trente-six livres de fruits confits. Le monstre a d cacher en chemin, soit dans le creux d'un rocher, soit
sous quelque buisson, mes botes de confitures pour les
reprendre son retour et les vendre Cuzco au-dessous du cours, ou en rgaler ses amis et ses connaissances. Quel triste cadeau m'a fait l mon ex-matresse
de maison ! Heureusement aucun contrat ne me lie

ce drle, et la premire occasion je me sparerai


de lui.
Cette dtermination prise, je ne songeai plus qu'au
paysage qui nous entourait et dont l'aspect n'avait rien
de bien rcratif. En tournant le dos l'endroit d'o je
venais de faire un dessin d'011antay-Tampu, nous avions
mis le cap l'est-nord-est, et pris travers le plateau
un chemin qui devait nous conduire au port. Dans le
pays, on appelle port, de porte, puncu, tout endroit par
lequel on peut passer du versant occidental de la chane
des Andes sur son versant oriental. Ces ports, chemins
tracs par la nature, sont rares, et chaque valle de
l'Est n'en possde qu'un, qu'il faut invitablement
franchir.
La ligne presque droite que nous suivmes nous leva
de plus en plus pendant une couple d'heures, au bout
desquelles nous atteignmes l'extrmit suprieure du
plateau inclin, comme je l'ai dit, de l'est au nord. Alors
nous entrmes de plain-pied dans une rgion de collines basses, travers lesquelles serpentait un chemin
trac par le pied des chevaux et des mules de charge. Le
sol en tait tapiss d'un gazon court et dru, dont la couleur, d'un blond verdtre, s'harmoniait merveille avec
le bleu du ciel. Une solitude complte, un silence profond, donnaient cette zone montueuse un caractre
grandiose et presque solennel. Son niveau, d'abord
peu prs plan, puis graduellement relev vers l'est, me
rvla les approches du passage de la Cordillre, dont
les sommets neigeux restaient ma droite et ma
gauche. La rgion des collines s'acheva et aboutit une
large chausse dont l'extrmit se perdait dans une
brume paisse, sillonne de temps en temps par quelques clairs, auxquels rpondait sourdement le tonnerre.
Comme nous approchions de ces brouillards alpestres,
que je comparais potiquement aux sombres vapeurs de
l'Averne ou du lac Stymphale, je vis Jos Benito, qui
avait sur moi quelques pas d'avance, ralentir l'allure de
sa bte, de faon me donner le temps de le rejoindre.
Bientt nous nous trouvmes sur le mme parallle.
Alors le mozo se rapprocha sournoisement de moi.
Bien que monsieur m'ait dfendu de lui adresser la
parole, me dit-il en tant son chapeau, je crois devoir
l'avertir que nous touchons au port de la Cordillre
d'Occobamba.
Aprs ? fis-je en affectant de regarder ailleurs.
Le port dpass, continua le mozo, nous aurons
une lieue faire pour atteindre Lacay, et une demi-lieue
plus loin nous trouverons un endroit appel Sayllap l ay a....
Ensuite?
Le village d'Occobamba est distant de quatre
lieues. En qualit de guide de monsieur, j'ai pens qu'il
tait de mon devoir de lui donner ces petits renseignements.
Merci, D fis-je schement.
L-dessus, tirant la bride ma mule et forant l'animal
de s'arrter, je fis comprendre au mozo que mon inten-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

117

LE TOUR DU MONDE.
tion tait de maintenir dsormais entre lui et moi une
distance au moins respectueuse. Il devina sans peine ma
pense et passa outre en poussant un soupir norme,
qu'il supposait devoir veiller ma piti.
D'abord, quand il ne fut plus l, je ne pus m'empcher de sourire. Effronte canaille ! me dis-je ensuite,
il ose me rappeler son devoir comme guide et comme
domestique, il me vole, il me pille, il ne me laisse',rien

mettre sous la dent, et me ment avec une effronterie


sans gale. Va, sois tranquille, mozo endiabl,
ajoutai-je, en arrivant Occobamba, je te rappellerai ton devoir, en rglant ton compte et te renvoyant
Cuzco.
Un moment distrait par cet incident, je repris, avec le
cours de mes penses, le fil de mes observations. A la
large chausse que nous suivmes jusqu'au haut, succda

un chemin creux, espce de rainure pratique dans le


grs carbonifre de la montagne. Les vapeurs, de plus
en plus opaques, rampaient sur le sol, s'accrochaient
aux asprits des rochers comme des toiles d'araigne,
et finirent par drober entirement l'aspect du ciel. Le
fond de la lugubre perspective, d'un ton de teinte neutre
sali de bitume, tait incessamment sillonn par des
clairs livides, que les roulements du tonnerre de plus
en plus distincts, de moins en moins rassurants, accom-

pagnaient d'une faon surnaturelle. On et dit une de


ces scnes des premires poques gologiques, o notre
globe, en proie aux convulsions de la matire igne en
fusion dans son sein, prludait dans l'ombre et le mystre quelque enfantement laborieux. A chaque instant,
je m'attendais voir se dchirer du haut en bas ce rideau de vapeurs sinistres et quelque formation trange
se rvler moi. Quel dommage, me disais-je, que le
vieux Gibelin qui vit tant de choses avec l'oeil du rve,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

118

LE TOUR DU MONDE.

n'ait pu voir avec l'oeil de la ralit ce passage de la Cordillre d'Occobamba! Quel parti magnifique il et tir
d'un pareil site, et quels pisodes surnaturels il y et
introduits. Jamais plus beau frontispice d'enfer ne fut
offert l'imagination d'un pote apocalyptique! Que
c'est bien l l'horrible et tnbreux chemin qui doit
conduire l'empire des ombres et des douleurs sans
nom!
Per me si va nella citt dolente :
Per me si va nell' eterno dolore :
Per me si va tra la perduta gente,

fredonnai-je aussitt sur un air en ut mineur que j'improvisai, et o les premires syllabes de chaque vers de
ce tercet revenaient temps gaux, pareilles aux sourdes
coupetes d'un beffroi. Comme je cherchais une phrase
mlodique effet pour l'appliquer au Lasciate ogni speranza, voi che ' ntrate, un clair passa devant mes yeux
comme un glaive de flamme et fut instantanment suivi
d'un coup de tonnerre si sec, si violent, si dmesurment grossi par l'cho de la Cordillre, que, bondissant
sur ma selle, j'allai tomber le nez sur les oreilles de ma
mule. Cette effroyable dtonation, que salurent quelques pas de moi des voix bruyantes et des clats de rire,
effaroucha si fort la muse Euterpe, qui chantonnait en
ce moment mon oreille, que la cleste fille, rassemblant la hte sa flte, son hautbois, ses papiers de
musique, et autres attributs que lui donnent les peintres,
ouvrit ses ailes d'or et remonta au ciel, me laissant sur
la terre tout tourdi, et en mme temps un peu intrigu
de savoir quelles brutes pouvaient parler et rire de la
sorte devant une des plus sombres pages du grand livre
de la nature.
Ces brutes taient tout simplement de pauvres
Indiens des deux sexes, qui, comme moi, traversaient la
Cordillre pour se rendre dans la valle d'Occobamba.
Ils me salurent quand je passai prs d'eux. Les hommes
portaient surleur paule la houe et la bche du travailleur;
les femmes taient charges de tout un attirail de cuisine.
Sur cette pyramide d'ustensiles, des marmots taient
assis califourchon. Ces malheureux avaient abandonn par ordre leur village, leur demeure, leurs travaux respectifs, et allaient rcolter, pour l'intrt et la
satisfaction d'autrui, des:patates douces, de la coca, du
manioc, du cacao, subir la misre, la faim, la maladie,
et peut-tre laisser leurs os dans la valle.... a Encore des
mes damnes qui peuvent dire adieu l'esprance I
pensai-je en voyant les pauvres ilotes disparatre dans le
brouillard.
Quelques minutes aprs cette rencontre, je relevai
ma gauche deux monticules faonns par la main de
l'homme avec des ossements d'animaux, boeufs, chevaux,
mules, moutons, lamas, morts de faim, de soif ou
d'puisement en atteignant ces hauteurs. Cette dcoration funbre marquait l'entre du passage. Je la franchis
rsolment comme un paladin de l'Arioste, et je me
trouvai sur le revers oppos des Andes. Le brouillard
tait toujours des plus denses. Le vide bant devant moi

m'occasionnait un froid glacial. L'ongle me prit, et


mes dents commencrent claquer en mesure; l'inconvnientde ne rien distinguer deux pas de soi, s'ajoutait
la difficult du chemin jonch de grs mouvants et d'une
pente si roide, que ma mule, arc-boute sur ses jambes
de devant, pour se prserver d'une chute, marchait la
faon des crevisses. Parfois un pav qu'elle dplaait
roulait avec fracas au bas de la montagne et me causait
un tressaillement voisin de la peur. Tout ruisselait autour de moi; mes vtements, pntrs par la froide vapeur, avaient tripl de poids, et mes cheveux mouills se
collaient mes joues. Cette marche ttons vers l'inconnu dura trois quarts d'heure ; puis, mesure que
j'approchais de la base de la montagne, sa pente s'adoucit, et le brouillard devint blanchtre et de plus en plus
diaphane. Bientt il se dissipa tout fait, et je pus jeter
les yeux autour de moi. Un sol couleur d'ocre jaune,
quelques ples verdures, des buissons et des arbustes
rabougris, droite et gauche de hautes montagnes aux
sommets pels, m'apparurent comme un spcimen de la
valle. J'avoue que ma premire impression fut tout
son dsavantage.
A une petite lieue du port, j'aperus, adosse aux
flancs d'un cerro, la ferme de Lacay, que m'avait annonce Jos Benito. Cette bicoque, fabrique avec des
lattes et couverte en chaume, se composait de deux corps
de logis. Le mozo, qui me prcdait, poussa deux ou
trois cris pour avertir de sa prsence les habitants de
cette ferme; mais comme aucun d'eux ne parut, j'en
infrai que la baraque tait dserte, bien que sa porte
claire-voie restt ouverte tout venant.
Sayllaplaya, que nous atteignmes au bout d'une heure,
me ddommagea un peu de l'aridit monotone du paysage
travers lequel nous cheminions depuis notre sortie du
port. Des terrains d'un beau mouvement, comme
disent les peintres, des cerros que la vgtation capitonnait de velours vert, des coteaux mollement onduls et
parfois boiss de la base au faite, donnaient ce site
un aspect, sinon tropical, du moins plantureux et rcratif. La mtairie du nom de Sayllaplaya tait assise sur
une pelouse coupe pic du ct du chemin et entoure
de belles touffes d'arbres. A la distance o j'tais, je ne
pouvais au juste reconnatre l'essence de ces derniers,
mais je pensai, vu la latitude et l'endroit, qu'ils ne pouvaient tre que des rythrines fleurs de corail et des
sabliers pineux (hura crepitans). Un groupe de bananiers aux larges feuilles satines apparaissait au-dessus
du chaume de la mtairie et compltait sa dcoration
agreste.
Si les fleurs, dont la rose est le prototype, durent peu,
comme l'assurent, depuis un temps immmorial, les
grands et les petits potes, la feuille du bananier, dont
ils n'ont rien dit, dure moins encore. De toutes les feuilles
simples ou composes, elle est la plus fragile et la plus
phmre. D'abord roule sur elle-mme, elle grandit
et s'allonge insensiblement; puis un beau jour, lorsqu'elle a atteint toute sa croissance, elle droule sous
un rayon de soleil son vaste limbe verniss, que la brise

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR
secoue et fouette, comme elle ferait d'un voile, et dont
elle dchire aussitt les marges en mille lanires. La
feuille du bananier m'a souvent rappel ces natures
tendres et dlicates qui ne peuvent s'exposer au choc des
passions humaines sans en tre meurtries et voir leur
coeur saigner par mille blessures.
Tout en philosophant sur ce sujet, car pour le moment je n'avais rien de mieux faire, je m'engageai,
'remorqu par mon guide, dans un sentier auquel aboutissaient les talus d'ocre qui formaient un soubassement
la mtairie de Sayllaplaya,, veuve d'habitants comme
sa voisine, la ferme de Lacay. Ce sentier, qu'on et dit
creus par la roue d'un char gigantesque, tait bord par
des terrains en pente couverts d'arbustes et de plantes,
et jonchs de grosses pierres verdies. L'ensemble de ces
choses offrait cet inextricable fouillis que la nature dispose avec une entente admirable, et dans lequel le peintre
voit un motif d'tude, et le penseur un sujet de mditations. Dans ce fouillis ravissant, l'oeil, la pierre
semblait peser sur la plante, la sarmenteuse implantait ses griffes dans le
rocher , l'arbuste tentait
d'touffer celle-ci dans ses
serres noueuses, des lianes brochaient sur le tout
et, venant se rencontrer,
se saisissaient et se mordaient l'une l'autre, comme deux aspics en fureur.
Partout clataient une ardeur rageuse, une pret
d'envahissement, une opinitret de rsistance singulire. Chaque chose
voulant tre, parce qu'elle
devait tre, luttait dsesprment pour se procurer l'air et la lumire
qui lui taient ncessaires et remplir l ' espace, autant
que sa puissance d'extension le comportait. 11 n'tait
pas jusqu'au sentier qui, en s'insurgeant contre la ligne
droite, ne tmoignt par des dtours 'multiplis de ce
besoin de dveloppement que la nature inflige tous les
tres.
Prs d'une demi-heure s'tait coule depuis que nous
tions entrs dans ce sentier, et le demi-jour qui y rgnait, non moins que la rptition des mmes choses,
n'et pas tard m'endormir sur le dos de ma mule, si
le dcor n'et chang brusquement. Au sentier venait
de succder un grand espace circulaire, jonch de blocs
erratiques mls des arbrisseaux nains et de gros
buissons ramasss en boule. Au fond de la perspective,
au pied de deux cerros boiss leur base et dnuds
leur sommet, apparaissaient une trentaine de chan=
'mires grises de ton et d'un aspect assez misrable.
e Occobamba ! cria de loin mon guide en se retour-

119

DU MONDE.

nant et me montrant du doigt le village. Pour toute rponse, j'peronnai ma mule. Au bout d'un quart d'heure
de marche, j'tais arriv.
Une femme, que je trouvai accroupie devant une
flaque d'eau o elle lavait des guenilles et qui je demandai o demeurait l'alcade de la localit, me montra
une chaumire difie l'cart, vers laquelle je me dirigeai aussitt. L'autocrate d'Occobamba, que je reconnus
sa chemise de tocuyo peu prs blanche, tait assis
sur un banc treilliss, devant la porte de sa demeure, et
se taillait des sandales dans un morceau de cuir qu'il
adaptait ses plantes, afin d'en prendre la mesure exacte.
a Que Dieu soit avec toi, lui dis-je.
Que Dieu soit avec toi, me rpondit-il.
Ce salut chang entre nous, et voyant que l'individu,
un peu surpris de mon apparition, tait tout yeux et tout
oreilles, je profitai de l'attention qu'il me prtait pour
lui demander si, parmi ses administrs, il ne trouverait
pas un homme qui, moyennant finance, consentit
me servir de guide jusqu'
E charati.
Mais Echarati est dans
la valle de Santa-Ana, et
nous sommes dans celle
d'Occobamba, observa-t-il
trs-judicieusement.
C'est vrai, dis-je;
mais tu sais ou tu ne sais
peut-tre pas que tout chemin mne Rome, et
qu'en tirant droite, ;i je
puis entrer dans la valle
de Lares, en prenant h
gauche , je puis entrer
aussi dans celle de SantaAna. Or c'est dans cette
dernire que j'ai affaire
pour le moment, et tu
m'obligeras de me donnor un guide pour m'y conduire.
Rien n'est plus facile.
-- Ce n'est pas tout, repris-je; j'ai depuis deux joui s
un mozo qui me sert de guide et de domestique, et qui
m'attend quelques pas d'ici. Ce mozo, je dsire le renvoyer Cuzco, et, comme il m'est fort attach malgr ses
dfauts et qu'il pourrait s'obstiner me suivre malgr
moi-mme, j'ai recours ton intervention pour l'obliger
partir sur-le-champ, en cas qu'il s'y refuse. Prends
cette piastre, pour t'indemniser du drangement que cela
peut t'occasionner.
Virgen santissima! exclama l'alcade en empochant
la piastre; o donc est ce garon dont tu as te plaindre `t
Montre-le-moi : je puis l'emprisonner, le mettre au cepo,
le faire fouetter ou rouer de coups de bton.... ton
choix !
C'est inutile. Renvoie-le' simplement, et donnemoi un homme qui le remplace.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

120

LE TOUR DU MONDE.

Viens donc; mais, en vrit, tu es trop bon Huracocha. Une petite correction ne m'et rien cot administrer ce drle, et t'et t le meilleur moyen de te
prouver ma reconnaissance.
Comme je revenais sur mes pas, accompagn de l'alcade, dont la figure bonasse et souriante avait pris subitement une expression rbarbative en harmonie avec
les fonctions qu'il allait remplir, nous nous trouvmes
nez nez avec Jos Bonito, qui avait mis pied terre et

tenait sa mule par la bride. En apercevant le chef politique d'Occobamba, qu'il devina malgr la ngligence
de sa mise, comme un voleur flaire un gendarme sous
un dguisement, le mozo perdit contenance et baissa les
yeux.
Voil l'homme ! dis-je simplement.
Avance, voleur, brigand, assassin! crut devoir
ajouter l'alcade.
Jos Benito devint vert comme une olive, et, tremblant

de tous ses membres, obit l'injonction du redoutable


fonctionnaire.
Comment, drle, effront, dtestable coquin, as-tu
pu mcontenter un aussi bon seigneur que celui que
tu accompagnes? Rponds, fils de chien, crature du
diable 1...
A la pompe oratoire de ce dbut, je prvis que le discours de l'alcade durerait plus longtemps que ma patience.

Laisse-moi rgler cette affaire, lui soufflai-je


l'oreille. Jos Benito, continuai-je en m'adressant au
mozo, dater de ce moment tu n'es plus mon service.
Je n'ai pas besoin de te dire les motifs de cette dtermination, tu les connais aussi bien que moi. Prends ces
quinze francs que je t'avais promis pour m'accompagner
jusqu' Echarati; retourne Cuzco et tche de devenir
honnte homme.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

121

LE TOUR DU MONDE.
Le mozo s'avana avec une humilit feinte ou relle,
prit l'argent que je lui donnai et le mit dans sa poche ;
mais au lieu de partir il s'appuya sur la croupe de ma
monture, comme s'il allait dfaillir; sa pose indiquait
un tel abattement, le regard qu'il me jeta tait empreint
d'une si profonde tristesse, que, sentant le courage me
manquer, je dtournai la tte en disant l'alcade :
Q Fais-le partir bien vite !
Double sclrat ! cria celui-ci d'une voix furieuse,
faut-il que je te fasse corcher vif 1
A cette menace, le mozo bondit brusquement et, retrouvant la fois sa prsence d'esprit et ses forces physiques, dtala comme un cerf travers les halliers, o
nous le perdmes de vue.
Quand le pauvre diable eut disparu, j'eus comme un
remords de l'abandonner ainsi vingt- deux lieues de
Cuzco et surtout de l'obliger traverser pied la Cordillre que le matin il avait franchie commodment assis

sur une mule ; mais l'alcade, qui je communiquai mon


ide, m'ayant assur gravement qu'un coquin n'tait jamais plaindre avec quinze francs dans sa poche, j'abandonnai Jos Benito sa destine, comptant aprs tout
que Mercurius, son honor patron, saurait le conduire
bon port.
Il tait environ quatre heures du soir; considrant la
journe perdue pour le voyage, j'acceptai l'hospitalit
que m'offrait l'alcade, et aprs l'avoir charg de conduire mes deux mules dans un corral et de pourvoir
leur nourriture, j'allai faire un tour de promenade dans
le village. La plupart des hommes taient absents; seules,
les mnagres taient restes au logis et prparaient
quelque brouet pour le repas du soir. Je jugeai ainsi de
la chose au filet de fume qui s'chappait par les parois
treillisses des demeures. Un dtail intime et touchant
m'arrta devant une d'elles. Une jeune femme assise
terre, dans une pose pleine d'abandon, retenait captifs

entre ses jambes deux enfants de trois quatre ans, auxquels elle prodiguait des caresses; de temps en temps
sa main s'garait dans la chevelure bouriffe des innocents, et y cherchait un objet invisible qu'elle portait
sa bouche aprs l'avoir trouv. Je reconnus bien l cet
amour maternel que ne rebute aucun obstacle, que n'effraye aucun sacrifice et quise repat au besoin de la vermine d'un enfant 1 Heureux, me dis-je en m'arrachant
ce tableau, celui que la main d'une mre dbarrasse
ainsi des insectes qui l'incommodent 1 C'est un bonheur
que Dieu m'a refus jusqu' ce jour, et que probablement je suis destin ne jamais connatre sur cette terre !
En continuant mon inspection de la localit, j'avisai,
adoss contre les flancs d'un cerro, et pareille, avec ses
montants de granit joints par un linteau, un lichaven
celtique, la plus charmante fontaine que pt souhaiter
un peintre de genre pour un premier plan de tableau.
L'eau s'en panchait comme un voile de gaze, et tombait

sans bruit dans une manire de vasque pleine d'une


ombre noire o les reflets du soleil couchant faisaient
frtiller mille anguilles d'or. Le trop-plein de ce bassin
s'chappait par-dessus des pierres moussues, et allait
former au milieu du chemin une rigole cristalline o les
oiseaux du ciel et les chiens du village pouvaient se dsaltrer souhait. Des ronces-mres, des fuchsias et des
loranthes retombaient en buissons pais des flancs du
cerro, et formaient un cadre de feuillage et de fleurs
cette fontaine, autour de laquelle croissaient ple-mle
des sagittaires, des scolopendres et des hydrocotyles d'un
vert sombre et lustr. Aprs une invocation mentale
la naade gardienne et protectrice de ce rservoir, je
bus une gorge de son onde limpide, et n'apercevant
rien qui me part valoir une mention crite ou un trait
de crayon, je revins pas lents chez mon hte l'alcade.
Je le trouvai occup laver, dans un baquet d'eau, un
morceau de mouton d'une teinte bleutre, dont il reti-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

122

LE TOUR DU MONDE.

rait avec soin certains corps oblongs et mouvants. D'un


coup d'il je reconnus une viande gte dans laquelle
les vers pullulaient dj. Aprs avoir manipul cette
chose et l'avoir flaire plusieurs reprises, il me la
tendit pour que je la flairasse mon tour, mais je fis
trois pas en arrire.
Elle sent un peu, me dit-il, mais en cuisant l'odeur
s'en ira. J'aurai soin, d'ailleurs, de mettre beaucoup
d'oignons, de baume et de piment dans le chup.
Et pour qui ce chup? demandai-je.
Pour toi, me dit-il; c'est ton souper que je prpare.
Plus souvent! ripostai-je. J'aime mieux souper de

mmoire, que de goter cette horreur. Est-ce que tu


n'as pas autre chose - m'offrir?,
En fait de viande, non ; mais j'ai du giraumont, des
yuccas et des patates douces.
Donne donc; je les cuisinerai moi-mme et je ferai
un repas de prince.
L'homme allaprendre une moiti du cucurbitac offert,
y joignit une poigne de racines et de tubercules, et vint
dposer le tout mes pieds. Je m'assis, et tirant mon
couteau de ma poche j'enlevai l'corce du giraumont, je
coupai sa pulpe en menus morceaux, et j'en remplis un
pot de terre dans lequel je versai une pinte d'eau avec
addition de piment et de sel. Cela fait, je plaai ma soupe

sur un feu de branchages que l'alcade avait allum, puis


j'enfouis dans les cendres des racines de yucca', qui devaient me servir de pain, et des patates douces pour me
rgaler au dessert. Mon hte suivait mes prparatifs culinaires avec un tonnement admiratif quine laissait pas
que d'tre flatteur pour mon amour-propre.
C'est la premire fois que je vois un caballero faire
la cuisine, me dit-il ingnument.
Bah! est-ce que cela t'amuse?
Mais oui, fit-il.
Eh bien! lui rpliquai-je, charge de revanche;
si tu veux m'amuser aussi ou seulement m'tre agrable

et remplir jusqu'au bout les devoirs de l'hospitalit,


loigne de ma vue et surtout de mon nez le morceau
de charogne que tu tiens la main et dont la chaleur du
foyer dilate de telle sorte les corpuscules odorants, que
je sens mon coeur dfaillir.... D
Bien que la fin de cette phrase -ft du ressort de la
physique , et consquemment inintelligible pour mon
hte l'alcade, le geste de dgot et le jeu de physionomie
dont je l'accompagnai la lui rendirent si claire et si saisissable, qu'il se leva et alla accrocher au fond de la
chambre l'paule de mouton dont le fumet commenait
m'incommoder. Ce soin pris, il revint s'asseoir prs
du feu, qu'il alimenta de bchettes, pendant qu' l'aide
d'une cuiller de boisje faisais fondre ma citrouille, tout

1. Jatropha Manihot

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
eu retournant mes racines sur les braises incandescentes.
Aprs une heure d'attente, je jugeai ma soupe paissie point et, l'ayant retire du feu, j'en versai la moiti
dans une cuelle que j'offris mon hte. Je partageai
galement, avec lui mes tubercules, et tout en mangeant
et l'interrogeant sur lui-mme, je ne lui cachai pas mon
tonnement de n'avoir trouv sous son toit ni pouse, ni
gouvernante, ni mozita quelconque qui semt quelques
fleurs sur son existence et ft des reprises perdues ses
pantalons.
a J'ai eu deux femmes lgitimes, me dit-il avec un
soupir, et pas une ne m'est reste....
Mortes toutes les deux! exclamai-je.
Hlas 1 fit-il.
- Conte-moi donc ton histoire, mon hte; cela fait
tant de bien d'pancher son coeur dans le coeur d'un ami
et tu ne peux douter que je ne sois le tien, aprs avoir partag fraternellement avec
toi ma soupe au giraumont
et mes patates douces.
Voil la chose, me
dit-il. Ma premire pouse
avait le got des liqueurs
fortes. Comme elle s'enivrait du matin au soir et
prtait rire aux autres
femmes du village, j'imaginai, pour la corriger de
ce dfaut, de la btonner
rudement. Elle s'entta, je
tins bon. ,Un jour qu'elle
avait bu plus que de coutume, je la cognai si fort
qu'elle ne se releva plus.
Diable ! tu as eu la
main malheureuse; il est
vrai que l'ivrognerie est
un triste dfaut ! Nanmoins, s'il fallait assommer tous les gens qui s'enivrent, plus des trois quarts du
genre humain y passeraient. Enfin le mal est fait ; n'y
songeons plus. Et comment perdis-tu ta seconde
femme ?
Un de mes voisins lui faisait la cour, et la malheureuse le laissait faire. Plusieurs fois je l'avais battue
et raisonne ce sujet, mais ni coups ni raisonnement,
n'avaient de pouvoir sur elle; c'tait une de ces natures
de mules qui s'enttent et se laisseraient assommer sur
place plutt que de cder. Comme elle rentrait au logis
aprs un jour d'absence, ayant oubli de me laisser de
quoi manger, je lui lanai une cruche la tte etl'borgnai. C'tait peu de chose en comparaison des avanies
qu'elle m'avait faites; mais elle m'en garda rancune et
disparut le lendemain, aprs avoir fait un paquet de ses
hardes. Depuis, je ne l'ai plus revue.
Une femme borgne est assez facile reconnatre
dans la foule; en cherchant la tienne, tu la retrouveras.

123

La chercher, Dieu m'en prserve ! c'est bien assez


de deux essais de mariage 1 Qui sait si la troisime femme
que je pourrais prendre ne me jouerait pas quelque tour
pendable! Non, non; mieux vaut pour moi rester veuf
et tranquille dans ma maison; pour une goutte de miel
que vous donne la femme, elle vous fait avaler une outre
de fiel! u
Je gardai le silence par politesse. L'opinion de mon
hte pouvait tre errone, mais je m'abstins de la discuter. Toutes les opinions sont libres.
Au bout d'un moment que j'employai fumer une
cigarette, voyant que l'alcade imitait mon mutisme et
semblait absorb dans les souvenirs de son pass, je
l'arrachai sa mditation en lui parlant du guide qu'il
m'avait promis pour continuer mon voyage. Il sortit
pour l'aller chercher.
Rest seul, je pris la torche rsineuse qui nous servait de luminaire et j'inspectai minutieusement l'intrieur du logis. A la salet
repoussante qui caractrise
au Prou la chaumire de
l'indigne , s'ajoutait le
tohu-bohu que prsente en
tous lieux le mnage de
l'homme vou au clibat.
A l'aide d'une fourche et
d'un rteau de bois que je
dcouvris dans un coin, je
parvins dblayer un espace de quelques pieds carrs que je recouvris avec
le tapis et les pelions de
mes deux selles. J'achevais
peine de dresser cette
couche du voyageur, que
l'alcade rentra accompagn
d'un homme d'un certain
ge, proprement vtu et
dont la physionomie me
revint assez.
Comme je l'examinais de la tte aux pieds avant d'entamer la ngociation :
a Tu peux avoir une entire confiance en Miguel, me
dit l'alcade; c'est un brave garon, actif, diligent, et qui
connat tous les dtours des trois valles de Lares, d'Occobamba et de Santa-Ana. u
Si mon hte disait vrai, un pareil homme tait une
vritable trouvaille. Mais la mauvaise ide me vint qu'en
cette circonstance l'alcade pouvait jouer le rle de compre et me donner, pour m'accompagner, un mozo quelconque avec lequel il tait convenu de partager le prix
du voyage. De pareils marchs entre les fonctionnaires
et leurs administrs m'taient connus depuis longtemps.
Craignant d'tre pris pour dupe et d'avoir affaire un
guide ignorant des localits, je ne vis qu'un moyen de
sortir d'embarras, c'tait de lui faire subir pralablement un examen en rgle.
Puisque tu connais si bien le pays, dis-je l'homme,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


124

LE TOUR DU MONDE.

fais-moi le plaisir de m'apprendre quel endroit de la


valle de Lares correspond ce village d'Occobarnba?
En prenant travers les cerros et marchant tout
droit, vous arriverez au village de Quillca.
Et du ct de la valle de Santa-Ana?
-- Vous tomberez juste entreYanamanchi et PabellonPata.
Mon intention est de longer, jusqu' sa dernire
estancia habite, cette valle d'Occobamba que je ne con-

nais pas encore, puis ensuite d'entrer dans la valle de


Santa-Ana. Combien trouverai-je d'estancias en chemin?
Sept, partir de ce village.
Et la distance du trajet?
Vingt-cinq lieues jusqu' l'hacienda de la Lechuza,
soit deux jours de marche.
Est-ce l que nous prendrons la route de SantaAna?
C'est l; au del de la Lechuza on ne trouve plus

d'endroit habit, et vous seriez oblig de passer la nuit


en plein air. Donc, en quittant la Lechuza, nous monterons vers les hauteurs qui sparent Santa-Ana d'Occobamba, et nous descendrons avec la rivire d'Alcusama au village de Chaco. A
Dcidment, pensai-je, l'alcade a eu raison de me
vanter son protg. Cet homme est un vritable dictionnaire gographique.

A demain de bonne heure, dis-je l'Indien en lui


donnant deux raux de llapa ou bonne-main, qui me valurent force remercments accompagns de rvrences.
L'homme se retira, me laissant en tte--tte avec
l'alcade. Comme nous n'avions rien d'intressant nous
dire, aprs avoir chang quelques monosyllabes et quelques billements, chacun de nous alla s'tendre sur son
grabat. J'ignore si le sommeil de mon compagnon fut

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

125

LE TOUR DU MONDE.
troubl par l'apparition de ses deux pouses, mais le
mien fut calme et profond comme celui du juste, et je
me rveillai au petit jour sans avoir chang de posture.
Fidle h la consigne que je lui avais donne la veille,
mon guide m'attendait devant la porte. L'alcade alla
chercher les mules et sella lui-mme celle que je montais, pendant que Miguel harnachait la bte qui, aprs
avoir servi Jos Benito, allait lui servir lui-mme.
Je pris cong de mon hte et partis charg de ses voeux
pour mon bonheur futur.
Le soleil ne tarda pas dpasser la chane des cerros
qui forment droite la borne naturelle de la valle. Les
touffes d'arbres et les buissons des escarpements, illu-

mins par ses premiers rayons, formaient, avec les anfractuosits de terrains encore plongs dans une ombre
bleutre, des oppositions d'une grce et d'une fracheur
idales. Entre deux croupes de montagnes boises, reluisait comme un trait d'argent la rivire d'Occobamba
descendue des hauteurs. Son murmure, ml ces rumeurs confuses que le jour veille dans la plaine ou
dans les forts, et qui sont comme l'hymne matutinal
que la cration chante au Crateur, ce murmure caressait doucement l'oreille et faisait passer dans l'esprit
mille visions charmantes, mille choses ailes que la
plume ou le pinceau est inhabile retracer. Devant ces
splendides tableaux de la nature, le vritable pote sera

toujours celui qui sentira le plus et qui exprimera le


moins.
Aprs un certain temps de marche travers des sites
tantt arides et tantt dcors d'une maigre vgtation,
nous nous rapprochmes de la rivire, qui coulait ou
plutt roulait dans la direction du nord-est sur un lit
de cailloux qu'elle entre-choquait bruyamment. Nous la
passmes avec de l'eau jusqu' la sangle de nos btes,
bien que devant nous, peu de distance, il se trouvt
un pont destin faciliter le transit entre les deux rives.
Mon guide, qui je demandai pourquoi il prfrait cette
voie l'autre, me rpondit que les pieux du pont que
j'apercevais taient plus qu' demi pourris, et qu'en pas-

sant dessus nous eussions couru le risque de le voir s'abmer sous nous. Je remerciai vivement Miguel de l'intrt qu'il portait nos deux personnes ; une chute de
quinze pieds, au milieu d'un courant rapide encombr
de pierres, ayant un ct pittoresque, mais pouvant tre
dangereuse.
Le pays que nous traversions n'avait ni chemins ni
sentiers apparents, et nous rglions notre marche sur le
cours de la rivire, rasant la berge ou nous en cart:int
selon les accidents du site ou les mouvements du terrain.
La vgtation, presque nulle sur la rive gauche, du pt
de Santa-Ana, n'offrait rien de bien remarquable sur la
rive droite, du ct de Lares. Mais en voyage il faut sa-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

126

LE TOUR DU MONDE.

voir se contenter de ce que Dieu vous donne, et j'acceptai volontiers comme distractions botaniques les plantes
grles, les buissons rabougris et les maigres arbustes
qui dfilaient successivement sous mes yeux.
Miguel, qui je fis part des tiraillements d'estomac
que je ressentais, et qui par apptit ou par sympathie en
ressentait d'exactement pareils aux miens, me dit que
nous rparerions nos forces Mayoc, une mtairie dont
la propritaire, veuve encore jeune et sans enfants, lui
tait particulirement connue.
La vue de cette mtairie de Mayoc, o nous arrivmes
sur les onze heures, n'veilla pas chez moi un grand enthousiasme artistique, mais elle redoubla ma faim.
Quand la matresse du logis, grosse matrone vtue d'une
simple chemise et d'un jupon de laine, apparut sur le
seuil, pour disposer son esprit la bienveillance je lui
souris eu m'informant de sa sant et lui demandant si
son sommeil de la nuit passe n'avait pas t troubl par
de mauvais rves. Pareille demande de la part d'un
homme qu'elle voyait pour la premire fois la surprit
un peu.et la fit sourire, et comme des gens qui j'abordent en souriant sont tout prs de s'entendre, mon guide
avait peine fait part son amie de notre envie de djeuner, que la digne femme se mettait en mesure de
nous satisfaire.
Bientt accroupi prs du feu que j'alimentais debranchages, j'entendais avec une motion difficile rendre
le bruit que faisait la marmite en terre dans laquelle
trois cochons d'Inde, entours de lgumes, s'levaient,
s'abaissaient et tourbillonnaient au milieu des remous
d'cume forms par le bouillonnement de l'eau. 0 posie
de l'estomac, pour n'tre pas d'une nature thre, tu n'en
es pas moins admirable, et tes ravissements ne le cdent
gure ceux de l'esprit ! Parfois, en crivant ces lignes,
le souvenir de mes fringales du dsert me revient l'ide
et me donne, avec des retours de jeunesse, des vellits
d'apptit! Je me sens libre, fier, ardent, enthousiaste et
dispos manger, sans les faire cuire, de vulgaires trognons de choux! Mais ces lans de l'estomac et de la
pense durent peu, etjeretombe sur moi-mme, ramen
par la loi des choses au sentiment d'une amre ralit!
La chup aux cochons d'Inde que notre htesse ne
tarda pas nous servir me parut plus substantiel que
ma soupe au giraumont de la veille. Tout en mangeant
et regardant la bonne femme qui s'empressait autour de
nous, il me vint une ide que je communiquai Miguel
entre deux bouches. Cette ide, que je croyais lumineuse, le fit rire aux clats. Craignant que la veuve, qui
ne nous quittait pas des yeux, n'attribut quelque remarque inconvenante de ma part l'hilarit intempestive
de mon guide, je priai celui-ci de lui en expliquer la
cause, ce qu'il fit, mais non sans rire sur nouveaux frais.
A peine la digne femme eut-elle su que j'avais eu
l'ide qu'en qualit de veuve elle aurait d se remarier
avec un homme veuf, et que le veuf que je croyais devoir
lui convenir tait l'alcade d'Occobamba, que sa figure,
jusque-l souriante, prit subitement une expression de
colre mlange de ddain.

Je ne suis pas assez embarrasse de ma personne,


dit-elle, pour pouser un monstre, un excommuni, qui
a tu sa premire femme et dfigur sa seconde!
Raison de plus pour qu'il devnt l'esclave de sa troisime, insinuai-je adroitement; cet homme, chre htesse, sait qu'il a beaucoup se faire pardonner, et vous
seriez pour lui l'ange de la misricorde.
Je ne suis pas un ange, me rpliqua schement la
commre; les anges sont au ciel avec le bon Dieu ! A
Je crus prudent de borner l cette conversation et
d'expdier au plus vite mon djeuner. Le baromtre humoristique de la patronne venait de descendre tempte,
et soit que ma proposition l'et blesse comme femme,
soit qu'elle lui rappelt avec amertume que le veuvage
ou le clibat n'est pas prcisment, comme le prtend
saint Franois de Sales, l'tat par excellence de la nature
humaine, son air tait devenu aussi rogue, qu' notre
entre il m'avait paru bienveillant. Le diable, pensai-je,
nous punit toujours de nos bonnes penses, quand il ne
nous chtie pas de nos bonnes actions. J'achevai de djeuner et demandai notre htesse combien se montait la dpense.
C'est deux piastres, n me rpondit- elle en allongeant
la main et dtournant la tte.
Je dposai dans cette main la somme demande et qui
reprsentait six fois la valeur de mon djeuner; puis j'ajoutai mentalement : Paul Marcoy, mon ami, tu n'es
qu'un imbcile. On ne doit jamais parler d'hymne aux
veuves qu'on ne connat pas.
L'ombre de dpit qu'avait pu m'occasionner cet incident se dissipa aprs quelques minutes de marche; en
tournant le dos la colline de Mayoc, nous entrmes sous
le couvert d'une oasis, dont la fracheur, entretenue par
le voisinage de la rivire, me parut d'autant plus apprciable, que la plnitude de mon estomac redoublait pour
moi la chaleur et l'clat du jour. A travers cette oasis,
forme par des massifs de bambusaces, des robiniers et
des plantes grimpantes, serpentait un de ces chemins
qu'on aimerait suivre le soir sous un rayon de lune, en
rvant ce qu'on dsire ou en jouissant de ce qu'on possde.
L'endroit semblait avoir t trac d'aprs les cartons
de Thocrite ou de Virgile, et dgageait un parfum
d'glogue qu'on respirait avec plaisir. On n'y voyait, il
est vrai, ni bergres dans le genre de Glycre et d'Amaryllis, ni Corydon dialoguant avec un Alexis, l'aide de
dactyles et de spondes; les violettes non plus n'y croissaient pas ct des narcisses, et j'y cherchai vainement
l'ombre d'une amaranthe. Mais l'herbe drue, maille
de fleurettes, les roches tapisses de mousse, la rigole
courant sans bruit sur un lit de sable, s'y mlaient et
s'y combinaient de faon produire d'heureux motifs.
Une admirable symphonie gayait cette solitude o,
dfaut de Philomle, des oiseaux du pays qu'on ne
voyait pas, faisaient assaut de vocalises et brodaient, sur
la basse continue de la rivire qui grondait vingt pas,
de ravissantes fioritures. L'immense futaie tait la fois
une volire et un orchestre. Un instant j'eus l'ide de
faire un croquis de ce lieu choisi, mais quel trait du

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

129

LE TOUR DU MONDE.
crayon ou quel ton de la palette et rendu ce murmure,
cette fracheur, cette harmonie, ce voile de posie enfin,
qui, pareil au ventus textilis de Ptrone, l'enveloppait
comme une gaze. Je remis donc dans mes sacoches l'album que je venais d'ouvrir, comprenant que le gracieux
paysage n'tait qu'un de ces souvenirs charmants qu'on
conserve dans la mmoire, comme on garde un parfum
subtil dans un flacon scell.
Pendant le temps que nous passmes dans ce chemin
couvert, je m'imaginai voyager en rve, et, pour complter l'illusion, je fermai les yeux demi, laissant les
dtails se fondre dans les masses et me contentant de
prter l'oreille au chant des oiseaux. Soit que l'orchestre
invisible me bert doucement, soit que le demi-jour,
imprgn de fracheur, invitt au sommeil, je commenai par m'assoupir et finis bientt par dormir tout fait.
Un faux pas de ma monture me rveilla en sursaut. En
ouvrant les yeux, je ne pus retenir une exclamation de

surprise : le site avait totalement chang d'aspect, les


arbres avaient disparu, les oiseaux avaient pris leur vol;
et de grands espaces sablonneux, couverts par les derniers dbordements de la rivire, alternaient avec des
trapzes de gazon jauni et de grosses roches demi enfouies dans le sol. Ces changements de dcors vue sont
frquents dans les valles de Lares, d'Occobamba et de
Santa-Ana. Ils n'ont d'autre cause que la direction de
ces mmes valles, qui se droulent paralllement la
Cordillre, au lieu de s'en sparer brusquement, comme
les valles de l'est, comprises entre Paucartampu et les
Yungas de la Bolivie.
Nous cheminmes pr s d'une heure travers ce site,
qui, par son aridit, me rappelait les punas de la Cordillre, comme, par la puret du ciel et l'clat du soleil,
il nie r.portait en ide dans les gorges de la cte du Pacifique. Je reconnus bientt, aux pentes brusques des
terrains, que nous approchions d'une autre zone. La r-

gion morne finit en effet par rester derrire nous, et le


rveil de la vgtation nous fut annonc par quelques
lantanas aux feuilles visqueuses et par des buissons de
mimosas, dont les petites fleurs en boules, d'une nuance
rose-lilas, avaient l'odeur pntrante du patchouly.
Comme nous franchissions un dernier groupe de collines qui forment comme la limite nord-nord-est de ce
dsert, nous vmes, dans une perspective lumineuse, se
dresser devant nous un piton conique demi revtu de
vgtation; sa teinte, d'un vert sombre, se dtachait admirablement sur l'outremer du ciel. Mon guide, qui je
demandai le nom de cette montagne isole, me dit qu'elle
s'appelait la Cuesta d'Unupampa, et me montra en
mme temps droite, demi cache dans les arbres, une
maisonnette qui portait galement le nom d'Unupampa.
La mtairie d'Un u pampa, ombrage par des rythrinas
centenaires, tait close et muette quand nuis passmes
devant elle; seules, quelques poules noires, crte rouge,

qui gloussaient et picoraient dans les broussailles, animaient le paysage et gayaient un peu les abords du
logis. Je regrettai que leur propritaire ne ft pas l
pour lui en acheter quelqu'une, l'emporter suspendue
par les pattes l'aron de ma selle, et, le soir venu, lui
tordre le cou pour en faire un bouillon. Mais Miguel
m'ayant assur que l'hacienda d'Uchu, o nous terminerions l'tape, abondait en volatiles de toutes sortes, je
laissai les poules d'Unupampa leurs affaires et n'emportai qu'un croquis du logis auquel elles appartenaient.
De nouveau nous nous dirigemes vers la rivire, que
nous traversmes sur une passerelle dont un aquarelliste
et tir un excellent parti ; rien n'y manquait : ni les
pieux verdis et. tortus, mi-partis d'ombre et de lumire,
ni les lentilles d'eau et les conferves simulant un gazon
pais, ni les touffes de plantagos et d'arodes, talant
au fil de l'eau leurs feuilles lustres que le courant lutinait, froissait et submergeait incessamment.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

128

LE TOUR DU MONDE.

Une fois sur la rive gauche, Miguel crut devoir m'avertir que le soleil n'tait plus au znith et qu'il nous
restait encore huit lieues faire pour arriver Uchu.
C'tait me dire clairement qu'au lieu de bayer aux
corneilles ou de m'amuser ramasser des cailloux et
cueillir des fleurs, je ferais mieux de piquer ma monture pour que la nuit ne nous surprit pas en chemin.
L'avis, tout indirect qu'il ft, me parut judicieux, et
j'eus d'autant moins de peine le suivre, que la valle
n'offrait, en cet endroit, rien de curieux ou seulement
d'intressant. Nous marchmes bon train jusqu' l'hacienda de los Camotes (Batela convolvulus), o, sur la foi
de cette appellation, je m'attendais voir des champs
ensemencs de ces patates douces dont la corolle rgulire est d'un violet si doux l'oeil et les tubercules si
sucrs au got; mais je n'aperus, au sommet d'un mon-

ticule, qu'une maisonnette en pis, compose de deux


pignons coiffs de chaume et relis par une varanda. Un
jardinet plant d'oignons, de choux et de citrouilles se
rattachait la bicoque et compltait sa physionomie. Je
fis une moue de ddain et passai outre.
A cent pas de l, j'eus l'ide de demander Miguel
d'o venait, l'hacienda de los Camotes, son nom de.
patates douces.
C'est peut-tre parce qu'on y lve beaucoup de
moutons, u me rpondit-il.
La rponse, on en conviendra, tait assez saugrenue
pour motiver de ma part un clat de rire. Si je gardai
mon srieux, ce fut uniquement pour ne pas dsobliger
mon guide et lui faire comprendre qu'il venait de dire
une niaiserie.
Des Camotes Tiocuna (le berceau de l'oncle), nous

La Cuesta d'Unupampa.

mmes trois heures de marche. En atteignant ce dernier


point, nos mules, un peu surmenes, soufflaient et renaclaient si bruyamment, que nous nous arrtmes un
moment pour les laisser reprendre haleine. Pendant
qu'elles se reposaient, je donnai un coup d'oeil d'amateur
la ferme de Tiocuna et au site qui l'encadrait. La ferme
ou la maison offrait deux parties trs-distinctes : une,
dmantele, avec son toit effondr et ses pieux debout
sur un soubassement en ruine ; l'autre, intacte, pourvue
d'une porte et d'une fentre, et couverte d'un toit de
chaume peu prs neuf. Toutefois cette opposition de
vieux et de neuf n'avait rien de bien pittoresque, et le
site n'tait pas de nature le mettre en relief. Un cerro
d'une pente roide, avec quelques buissons accrochs
et l, un goyavier tortu, pench sur la maison, en for-

maient les traits principaux. L'air de tristesse rpandu


sur cette demeure s'augmentait encore de la prsence de
ses propritaires, deux vieillards, homme et femme,
bistrs de teint, hves, tanns, dcrpits, conjugalement
assis cte cte sur un banc de bois, et paraissant rchauffer au soleil leur sang glac par l'ge. Je crus voir
Philmon et Baucis de mythologique mmoire. Comme
je n'tais pas Jupiter, pour mettre l'essai l'humeur
hospitalire de ces deux tres vnrables, je me contentai de leur adresser de la main un geste d'adieu, et,
remontant sur ma bte, je m'loignai du berceau de
l'oncle sans daigner m'enqurir de la cause laquelle
le logis devait ce nom singulier.
Paul MARCOY.
(La suit la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

129

LE TOUR DU MONDE.

PI 111^1UU' {^ vrT

III

VOYAGE DE L'OCAN PACIFIQUE A L'OCAN ATLANTIQUE,


A TRAVERS L'AMRIQUE DU SUD,
PAR M. PAUL MARCOY'.
1846-1860. TEXTE ET DESSINS INDITS.

PROU.
CINQUIME TAPE.

DE CUZCO A ECHARATI.
Sta, viator! L'hospitalit d'une picire. Portrait au pastel d'une grande dame. L'hacienda de Tian-Tian et son majordome.
Dissertation sur le Theobroma cacao. Ornithologie. Faute d'une chemise blanche, l'auteur dit un adieu dfinitif aux illusions
qu'il caressait. Aspects varis du paysage. O le voyageur, en cherchant l'me d'une fleur, se sent saisir le nez par des tenailles.
L'hacienda de la Chouette. L'hibiscus mutabilis. Conversation travers les lames d'une persienne. La femme abandonne.
Une fleur blanche le matin, rose midi, pourpre le soir. Biographie et physiologie de quatre jeunes filles. Le voyageur soupe
en famille chez le gouverneur de Chaco. Arrive Echarati. L'hacienda de Bellavista.

Jusqu'ici j'avais eu me louer si peu de mon ide de


visiter le val d'Occobamba, que, chemin faisant, et sans
en rien dire Miguel, que la chose et bless dans sa
vanit d'autochthone, je m'tais compar au chien du
1. Suite. Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273; t. VII, p. 225,
241, 257, 273, 289; t. VIII, p. 97 et la note 2, et 113.
VIII. 191^ LIV.

fabuliste qui lche sa proie pour l'ombre. En prenant, au


contraire, par des routes dj connues, j'aurais pu trouver mille distractions. Les curiosits naturelles qu'autrefois j'avais admires dans les valles voisines, ces belles
plantes, ces fleurs charmantes et ces brillants oiseaux,
merveilles de la cration qui sollicitent le regard, coin-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


130

LE TOUR DU MONDE.

mandent l'enthousiasme, et semblent chaque pas vous


crier, du fond des forts o elles se cachent : Sta, viator!
toutes ces merveilles , plus jeunes, plus vivaces, plus
fraches que jamais, taient encore la mme place;
pourquoi l'ide de les revoir une dernire fois ne m'taitelle pas venue? Maudite valle d'Occobamba! me
disais-je en manire de conclusion; maudite soif de l'inconnu! l'homme, ici-bas, en croyant t'tancher, ne fait
que courir sa perte; depuis ve mordant la pomme
fatale pour satisfaire ce besoin fivreux, cette ardeur insense qui pousse la crature franchir les bornes du
rel pour empiter sur les domaines de l'irralisable, que
d'tres qui tendaient au ciel d'un vol ambitieux, ont vu,
comme Icare, fondre la cire de leurs ailes et sont retombs lourdement sur la terre !
Ce thme psychologique que je rsume ici en quelques
lignes, mais que mon esprit, inoccup pour le quart
d'heure, avait dvelopp convenablement et enjoliv
d'une multitude de festons
et d'astragales, ce thme
occupa le temps que nous
mmes accomplir le trajet de Tiocuna Uchu. Le
soleil avait disparu quand
nous y arrivmes.
Le soir approchait ; le
ciel tait magnifique. Au
fond, devant nous, la valle
disparaissait demi sous
un rideau de vapeurs violettes, pareil un camail
d'vque. Derrire nous,
les ttes chauves des cerros
et le squelette de quelques
arbres se dessinaient en
noir sur un fond de pourpre orange. Un calme
ineffable rgnait dans l'espace. Sans la voix de mon
estomac qui criait famine
et me rattachait impitoyablement la terre, j'eusse
essay d'lever mon esprit Dieu par l'extase ou par la
prire.
Uchu, que mon guide avait appel une hacienda, ne
me parut, aux dernires clarts du jour, qu'une modeste
chacara; mais soit que l'ide qu'elle abondait en volailles
de toutes sortes, ainsi que l'avait dit Miguel, me dispost
en faveur de cette maisonnette, ou que sa situation ft
rellement agrable, mes sympathies lui furent acquises
premire vue.
Nous fmes reus au dbott par une femme coiffe
d'un chapeau de bergre rubans roses et vtue d'une
jupe de basin blanc, qui me parurent jurer un peu avec
son ge critique, son embonpoint voisin de l'obsit et
ses cheveux dj gris. Mon guide, en la saluant avec
courtoisie et accolant son prnom de Manuela les titres
de senora, doa, me fit comprendre que je n'avais pas affaire une personne ordinaire. La faon dont l'inconnue

nous invita entrer chez elle, acheva de me le prouver.


Comme on ne voyait goutte dans la pice o nous nous
trouvions, le premier soin de la senora doa Manuela fut
d'allumer une chandelle, dont la lueur me permit d'apercevoir un comptoir carr pourvu de balances et des tagres garnies de bocaux, de flacons, de bouteilles tiquetes et d'objets divers. Cette dam, pensai-je, est une
pulpera ou picire, et, comme telle, sa cave et son gardemanger doivent tre bien approvisionns; ici, je ferai
chre lie. Je ne m'tais pas tromp sur la qualit de l'inconnue; aprs quelques politesses changes avec mon
guide, elle se plaignit lui de la duret des temps et du
manque de dbouchs de son commerce. Les habitants
des estancias voisines continuaient bien d'acheter chez
elle quelques bagatelles, mais les articles de premire
ncessit et d'une consommation journalire, tels que
l'eau-de-vie, la coca, le piment, taient tirs par eux des
valles limitrophes de Lares et Santa-Ana, o on les
leur vendait meilleur
compte qu'elle n'et pu les
donner elle - mme. Sans
cette concurrence dsastreuse, elle et fait des affaires d'or. Jusque-l je
n'avais trouv rien que
d'ordinaire ces lamentations commerciales en usage chez les piciers de tous
sexes et de tous pays, et je
les avais coutes sans en
tre mu ; mais quand la
seiora doa Manuela ajouta, avec un soupir qui souleva les cavits de sa forte
poitrine, que le manque
de dbouchs l'obligeait
ne s'approvisionner que
du strict ncessaire, j'eus
une vague apprhension
du malheur qui me menaait. Cette apprhension devint une certitude, quand
Miguel, ayant rclam de son obligeance le vivre et le
couvert, elle lui eut rpondu qu'elle pourrait nous cder
sa boutique pour y dormir, mais qu'en fait de vivres il ne
lui restait plus que du chuno (patates geles) et quelques
pis de mas. Que faire en pareille occurrence ? offrir
Dieu cette nouvelle croix, accepter avec un semblant de
reconnaissance le chuno et le mas de notre htesse, et
c'est ce que je fis.
Une heure aprs cette conversation, la doa Manuela,
qui avait dpouill son accoutrement prtentieux pour
faire la cuisine, nous servait sur une table basse une assiette de son chuno bouilli l'eau et des pis de mas
rtis sur les braises. Quel rgal pour un homme qui,
depuis le matin, se flattait, sur la foi de son guide, de
souper Uchu de poules et de poulets gras! Comme,
aprs tout, il n'y avait pas de la faute de Miguel ,
je m'abstins de lui tmoigner mon mcontentement.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Notre maigre repas achev, l'picire nous offrit,
titre de dessert, un verre de curaao de sa composition,
simple tafia sans sucre, dans lequel trempaient des zestes
d'orange. Aprs avoir trinqu avec nous, elle se retira
dans une autre pice, nous abandonnant sa boutique,
o Miguel dressa deux lits jumeaux avec les tapis de
nos selles. Malgr la fatigue d'une journe de marche et le besoin de sommeil qu'elle m'occasionnait, je
ne pus dormir qu' la condition d'avoir toujours un
il ouvert. Une fois la chandelle teinte, un bataillon
de rats avait envahi la boutique, cherchant partout
des provisions absentes. Je les entendais trotter sur le
comptoir, grimper le long des tagres, et, furieux de
ne rien trouver grignoter, entre-choquer les casser les bouteilles et les flacons. La nuit que je passai
me garantir des attaques de ces rongeurs, que je
comparais aux revenants qui hantent les chteaux dserts, cette nuit fut digne du souper qui l'avait prcde.
Le lendemain, aprs
avoir rgl nos comptes
avec la Manuela, bu cavalirement avec elle le coup
de l'trier et quitt sa demeure, Miguel, devinant
mes yeux bouffis et la
prostration de tout mon
tre que l'hospitalit d'Uchu m'avait t pesante,
entreprit de relever mon
courage abattu par la perspective du bon gte et du
bon souper que je ne pouvais manquer de trouver
l'hacienda de la Lechuza
(chouette) o nous finirions la journe. Comme
je ne semblais qu' demi
convaincu, l'homme se hta d'ajouter que la propritaire de l'hacienda en
question n'tait pas une picire comme doa Manuela,
mais une grande dame, una alla seitora, qui depuis
quatre ans qu'elle habitait la valle d'Occobamba, vivait
dans une retraite absolue. Tout ce qu'on savait de son
histoire, c'est qu'elle tait ne Lima, d'o elle tait venue s'tablir sur l'hacienda de la Chouette, qu'elle avait
hrite d'un de ses parents; habituellement elle restait
enferme pendant le jour, ne sortait que la nuit et toujours voile.
J'avoue qu'en coutant mon guide, ma premire ide
fut qu'il me faisait un conte dormir debout; mais je le
regardai et lui trouvai l'air si srieux, que je finis par
croire ce qu'il me disait. Sans lui rpondre, je me mis
rver au sens de ses paroles. Mes tudes physiologiques
l'endroit des femmes de Lima taient assez compltes.
Depuis longtemps je connaissais les gots changeants,
l'humeur volage, les fantasques caprices de ces charmantes indignes, gots, humeur et caprices qui font

131

d'elles de vritables oiseaux-mouches, voltigeant et bourdonnant sur toutes les fleurs, passant de l'une l'autre
et ne se fixant sur aucune, pompant leur miel avec la
mme avidit, et, aprs l'avoir puis, les lacrant
coups de bec avec la mme indiffrence. Quelle exception la rgle faisait donc l'inconnue de la Lechuza, qui
appartenant, au dire de mon guide, l'aristocratie de la
ville des Rois, avait fui le monde pour venir habiter un
recoin perdu de la valle d'Occobamba, o elle ne recevait ni ne voyait personne? Un tel mystre tait affriandant; aussi mis-je tant d'ardeur le pntrer, que ce fut
seulement hune lieue d'Uchu que je m'aperus que nous
avions travers la rivire, et qu'au lieu de longer sa rive
gauche que nous suivions depuis Unupampa, nous ctoyions maintenant sa rive droite.
La contre qui spare l'picerie d'Uchu de l'hacienda
de Tian-Tian, o nous arrivmes entre onze heures
et midi, offre, comme les valles limitrophes de Lares
et de Santa-Ana sous le
mme parallle, des espaces arides alternant avec
des sites plantureux qui
rappellent le dualisme de
l'art classique et de l'art
romantique. Ici c'est la
pierre et la scheresse qui
dominent; l, c'est la vgtation, l'ombre et la
fracheur. Cette opposition
constante, que sur la foi
de nos lignes on pourrait
croire rjouissante l'oeil
et divertissante l'esprit,
finit la longue par fatiguer horriblement. A chaque lieue, c'est comme un
soufflet donn par la prose
la posie ; un coup de
ciseau dans les ailes de
l'enthousiasme.
L'hacienda de Tian-Tian prsentait le touchant accord
des deux genres. Sa vue me remit en mmoire certains
potes de notre poque, dont la muse trop timide ou
trop faible pour monter jusqu'aux astres, et trop prcieuse en mme temps pour se rsoudre aller pied,
volette et sautille entre terre et ciel l'aide des moignons
qui lui servent d'ailes. Je ne hais pas ce lyrisme de juste
milieu, mais j'en jouis avec modration, et n'ai pour lui
ni points d'exclamation ni mtaphores dlirantes.
En entrant dans la cour de Tian-Tian, o nous fmes
reus par un majordome, le propritaire de cette hacienda habitant Calca et ne venant visiter son domaine
qu'une fois l'an, mon premier soin fut de demander
l'individu s'il ne me serait pas possible, en change
d'espces, de faire chez lui un repas quelconque. Il me
rpondit que rien n'et t plus facile, si, pour le moment, le garde-manger de l'hacienda ne se ft trouv en
piteux tat.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

132

LE TOUR DU MONDE.

R Dans notre valle, ajouta-t-il, on tue un boeuf tous


les dimanches. Chacun en achte un morceau. Ce morceau, vous comprenez, dure ce qu'il dure : trois jours,
quatre jours : cela dpend du nombre des membres de la
famille et de leur apptit. Habituellement quand vient
le jeudi, il ne nous reste que des os ronger. Or, vous
passez ici un vendredi. Depuis hier nos os sont rongs,
sucs, nettoys; mais, si vous voulez attendre jusqu'
dimanche, vous aurez djeuner d'excellente viande de
boucherie.
Attendre deux jours sans manger! exclamai-je avec
indignation.
Eh! non, fit l'homme en riant, je ne vous parle
pas de rester deux jours sans manger; je vous dis seulement d'attendre jusqu' dimanche, si vous tenez avoir
de la viande frache.
Auriez-vous donc autre chose m'offrir?
J'ai du chuno et du mas.
Cela tombe mal; j'ai soup hier de mas et de
chuno. Mais n'importe ; donnez toujours; avec cela on
ne meurt pas de faim.
Le majordome dit quelques mots une ehola que notre
colloque avait attire au seuil de la maison. La femme
disparut et, pendant qu'elle allait s'occuper de mon djeuner, l'individu me proposa de faire avec lui un tour
de promenade dans le cacahual de la proprit, o l'appelait en ce moment quelque dtail de surveillance.
Cette plantation de cacao tait mal tenue et mme un
peu en dsordre, remarque que je me gardai bien de
faire haute voix, la vrit sonnant toujours trs-mal
l'oreille d'un homme, surtout quand cet homme vous demande votre opinion. Aussi rpondis-je au majordome
qui me questionnait cet gard, que je n'avais vu dans
les valles de Paucartampu, ni dans celles de Soconuzco,
renommes pour leurs cultures en ce genre, un cacahual
mieux conduit que le sien. C'tait justement le contraire
de ce que j'aurais d lui dire; mais le mensonge a un
charme nul autre pareil, et ma phrase laudative
tait peine formule, que le visage du majordome s'panouissait doucement. a Diablesse de nature humaine,
me dis-je part moi, c'est donc en flattant tes dfauts
ou tes vices, plutt qu'en te faisant entendre le langage
de la vrit, qu'on acquiert ton estime et qu'on se concilie ton affection?
En atteignant un rond-point de la plantation, couvert
de hautes herbes et de loranthes parasites, j'aperus
quelques femmes assises sur leurs talons et caquetant
comme des perruches. Chacune d'elles, arme d'un maillet en bois, cassait la capsule ligneuse du cacao, en retirait le grain et le dposait sur une banne, aprs l'avoir
pralablement dpouill de sa pulpe glaireuse. Cette
pulpe, d'un got exquis quand deux jours de fermentation ont ajout ses qualits saccharines une pointe
d'acide, tait rejete par chaque travailleuse dans un
baquet plac ct d'elle.
La rcolte du thobrome, qui se fait l'poque o ses
capsules, parvenues leur maturit, ont pris une belle
teinte de minium, tient les pons sur pied pendant plus

d'un mois, chaque arbre ne donnant la fois que cinq


ou six fruits mrs. Une visite de ces arbres est donc ncessaire chaque semaine, pour faire la cueillette de leurs
produits. Cette cueillette emploie peu de bras, il est vrai,
mais elle ncessite une surveillance continuelle, surtout
si la saison des pluies arrive avant l'achvement de li
rcolte.
Aprs avoir mang la pulpe de deux ou trois capsules
et chang un bonjour amical avec les travailleuses, je
revins l'habitation en compagnie du majordome. On
me servit mon djeuner dans un saladier de faence.
J'appelai Miguel pour qu'il en prit sa part. Lorsque
chacun de nous eut expdi sa pitance, je remerciai le
majordome de son chuno bouilli et de sa complaisance
me promener travers son domaine ; puis, ce tribut pay
la politesse, je satisfis l'intrt en soldant ma dpense
et m'loignant de Tian-Tian au grand trot de ma bte.
Le tian-tian sous le patronage duquel tait place
cette hacienda de cacao, est un oiseau de la famille des
conirostres, dont Latreille a fait un corbeau, et Buffon
un geai. Le doute cet gard est d'autant moins permis,
que le premier appelle son sujet cornus, et le second
gracus. Par malheur pour le systme de ces illustres ornithologues, le tian-tian dont il s'agit n'est ni un geai ni
un corbeau, c'est une pie; une pie svelte, mignonne,
dlicate, petite-matresse, qui n'a rien de commun avec
notre affreuse margot europenne, qui tous les vices de
l'homme sont chus en partage. La pie tian-tian du Prou
n'est ni effronte, ni pillarde, ni taquine, ni gourmande,
ni voleuse, et, considration plus grave, elle ne jacasse
pas. On l'lve en cage en la nourrissant de fruits et de
graines, et, comme une rcompense des soins qu'on
prend d'elle, elle est susceptible de siffler un air du pays
si on s'est donn la peine de le lui apprendre.
Sa taille est celle d'une grive; son oeil est jaune paille
et son bec d'un beau noir lustr. La base de ce bec est
entoure d'un bleu de cobalt qui s'tend sur la tte et
s'arrte au cou, o il se termine brusquement; le dos est
d'un cendr bleutre ; la poitrine et la gorge sont de velours noir; le ventre est jonquille jusque sous la queue,
qui est longue et cuniforme; l'aspect gnral de l'individu est d'une rare lgance.
Cet oiseau habite, au revers des Andes orientales, la
rgion vgtale connue sous le nom de zone des quinquinas. Comme le coq de roche pruvien (tunki), il aime le
couvert des grandes forts, fuit l'clat du jour et se hasarde rarement dans les plaines.
Tout en consignant ces dtails dans l'album d'o je les
extrais cette heure, je songeais cette hacienda de la
Chouette onous devions terminer la journe, et, malgr
moi, le portrait idal de la femme inconnue se mlait au
portrait rel que je faisais de la pie tian-tian. Si cette
chtelaine, que ma pense dotait de mille charmes, vivait
dans une retraite absolue et n'admettait chez elle aucun
visiteur, ainsi que l'assurait mon guide, il est plus que
probable qu'elle me fermerait sa porte et me refuserait non-seulement le vivre et le couvert, mais me
priverait du plaisir que je sentais que j'aurais eu

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

133

LE TOUR DU MONDE.

lui prsenter mes hommages. Rien ne dispose l'enthousiasme potique comme un voyage dos de mule;
l'ide seule de la mystrieuse Limnienne m'inspirait b.
cette heure des sentiments chevaleresques dignes des
Amadis et des Galaor. Sur un signe d'elle, je me sentais capable de tenter l'ascension du plus haut pic de la
valle, de dfier l'un aprs l'autre les ours et les jaguars
de ses forts, et d'accomplir sur nouveaux frais les antiques travaux d'Hercule.
Comme je passais en ce moment prs d'un ruisseau
limpide qui se rendait la rivire, j'arrtai ma mule et
laissai tomber dans l'eau cristalline, l'aide d'un boutde
ficelle, le gobelet de fer-blanc qui me servait, selon le

piqres de puces! dcidment la chose tait impossible;


elle rirait au nez d'un pareil chevalier, et, quant moi,
je sens que j'en mourrais de honte ! Renonons donc, me
dis-je, jouer le rle brillant que je caressais, et donnons-nous simplement pour ce que nous sommes, pour
un pauvre diable de voyageur traversant la contre et dispos se montrer reconnaissant de ce qu'on aura fait
pour lui. '
Cette dtermination prise, je me sentis en paix avec
moi-mme, et, sans m'inquiter si ma chevelure et ma
barbe hrissaient leurs mches rebelles ou retombaient
en grappes d'hyacinthe comme celles des lgants d'Homre, je continuai d'avancer. Comme dans la partie de

cas, de tasse caf et de verre boire. Cette action n'avait d'autre but que le besoin d'tancher ma soif; mais,
en me penchant sur le miroir liquide qui me renvoya
mon image, une ide dsolante m'assaillit tout coup:
c'est que, pour me produire aux regards de la dame de
mes penses, supposer que je parvinsse la flchir et
m'introduire chez elle, la chemise que je portais depuis
quatre jours, sans compter les nuits, tait bien sale et
bien fripe. Ce fait, si simple en apparence, suffit
renverser le chteau de cartes que j'tais en train
d'difier. Comment, en effet, aborder une Limnienne,
une grande dame, dposer Vases pieds mes hommages
avec un devant de chemise froiss, crasseux et tiquet de

la valle que nous laissions derrire nous, les sites


taient tantt arides et tantt couverts de vgtation. Aux
endroits o la couche d'humus avait une certaine profondeur, de beaux arbres entours de massifs de plantes
grimpantes dcoraient le paysage. Une lieue plus loin,
cette mme couche s'amincissait et devenait insuffisante nourrir les racines des grands vgtaux. Alors
arbres et plantes disparaissaient, comme ceux d'un
thtre au coup de sifflet du machiniste. Des croupes de
grs rougetres et peles, des espaces sablonneux ou
couverts d'une gramme sche et cassante, venaient de
nouveau attrister les regards. Ces alternatives se reproduisirent pendant une partie de la journe.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

13't

LE TOUR DU MONDE.

A l'extrmit d'une de ces zones ptres que nous venions de traverser, j'aperus quelques pas de la rivire,
sur une ampoule du terrain, un de ces daturas fleurs
violettes, assez rares au Prou, et que rappelle imparfaitement le datura stramonium qu'on trouve dans certaines parties du midi de la France. Cet arbre, d'environ
dix pieds de hauteur, avec ses feuilles condiformes et un
peu velues, ses belles campanules d'un violet noirtre,
faisait un admirable effet. Je m'approchai pour le considrer plus mon aise. Une de ses fleurs pendait ma
porte et tournait vers le sol l'orifice de sa corolle; je la
relevai et, plongeant mon visage jusqu'au fond de son
cne, j'aspirai voluptueusement, les yeux ferms, son
odeur, mlange ineffable de benjoin et d'amande amre.
Au moment o je me demandais, demi pm, si le parfum, cette partie insaisissable et volatile de la fleur, n'est
pas son me immatrielle, une paire de crocs ou de tenailles me saisit brusquement le nez et le pina si fort,
que je poussai un cri de douleur en me rejetant en arrire. Miguel, qui ne me prcdait que de quelques pas,
accourut aussitt et, me voyant empoigner mon nez
deux mains, me demanda la cause de ce mouvement
insolite. Je lui montrai la fleur avec un geste d'pouvante. Il la cueillit, la tourna et la retourna en tous sens.
Mais je ne vois rien, me dit-il.
Je n'ai rien vu non plus, mais j'ai senti. Regardez
mon nez!
Le mozo regarda : un point sanglant, me dit-il, tait
marqu sur chaque aile de mes narines. Comme je l'assurais que j'prouvais une pre cuisson dans cette partie
et craignais d'avoir eu affaire quelque monstre venimeux, il tenta de me rassurer en m'apprenant que le
prtendu monstre devait tre une cucaracha ou un mascardon tapi dans la fleur et que j'avais troubl dans son
sommeil. La blessure que cet insecte m'avait faite se cicatriserait promptement en la bassinant avec de l'eau
frache. Heureusement le remde tait sous ma main. Je
pris de l'eau la rivire et, le nez enfonc dans mon gobelet, je me remis en marche, jurant une haine immortelle au datura arborea fleurs violettes.
Sur les cinq heures de l'aprs-midi, une maison
blanche, demi voile par des touffes d'arbres, se dessina sur un de ces coteaux bas appels lomas, qui longent
la rivire.
C'est l'hacienda de la Chouette, n me dit Miguel.
Mon premier soin fut de demander au mozo si mon
nez tait rouge et gardait la trace de sa double blessure;
et comme il m'assura que rien n'y paraissait, je me sentis un peu tranquillis.
Quelques minutes de marche nous suffirent pour atteindre l'hacienda, petite chartreuse blanchie la chaux,
aux volets peints en vert et d'une propret scrupuleuse.
Les arbres qui la protgeaient de leur ombre taient des
sapotiliers, des orangers et des genipahas.
Au bruit de nos montures, deux personnes parurent
la fois sur son seuil : un homme en poncho, aux cheveux
dj gris, et une cholita, galamment attife, dans laquelle
je reconnus une de ces camristes que les femmes du

monde emploient leurs commissions secrtes et leurs


messages dlicats. La chola avait l'air railleur et effront
d'une Dorine de comdie ; le masque de l'homme tait
insignifiant, mais srieux.
En me voyant mettre pied terre, il s'avana, et, me
saluant avec la politesse automatique d'un domestique
de bonne maison, il me demanda quelle affaire m'amenait en ces lieux. Je lui rpondis, en levant la voix
dessein, que j'tais tranger et me rendais Chao, dans
la valle de Sauta-Ana; que le jour tirant sa tin et
l'hacienda de la Lechuza tant le dernier endroit habit
de la valle, j'avais pris la libert de m'y arrter, dans
l'ide que son propritaire ne me refuserait pas l'hospitalit pour une nuit. Comme l'homme semblait assez
embarrass de me rpondre, n'osant prendre sur lui,
ce qu'il me parut, d'accorder la faveur que je demandais,
la chola s'clipsa et reparut presque aussitt.
a Vous pouvez rester, monsieur, me dit-elle.
L-dessus elle parla bas son compagnon, qui vint
aider Miguel desseller nos mules.
Cependant la soubrette m'avait invit la suivre dans
la maison. J'entrai sur ses pas dans une pice carre,
pourvue d'un canap avec son matelas piqu et sa housse
d'indienne, de quatre chaises et d'une console en bois de
jacaranda, sur laquelle s'talait, dans sa niche de verre,
un enfant Jsus couch sur un lit de coton; quatre tableaux l'huile, d'un aspect assez rbarbatif sous leur
couche de crasse noire, dcoraient les murailles : ces
toiles reprsentaient la Vierge, saint Joseph, sainte Rose,
patronne du Prou, et saint Torribio de Mogrobejo, archevque de Lima, n en Espagne en 1536, mort au
Prou en 1606, et canonis Rome en 1727.
Avant de me quitter, la cholita, dont le sourire quivoque et les regards fripons s'harmoniaient peu la
dcoration religieuse qui nous entourait, et je ne sais
quelle manation suave et mystique qui semblait flotter
dans l'air de la chambre, la cholita me dit, qu'en attendant
le repas qu'elle allait me prparer, j'tais libre de me
reposer dans le salon ou d'aller faire un tour de jardin.
J'optai pour une promenade dans le jardin et sortis, la
laissant vaquer ses affaires.
Une fois dehors, je feignis d'examiner en amateur le
ciel, l'horizon, les montagnes; mais, en ralit, je me
rendis compte de la coupe et de la division du logis, qui
me parut avoir cinq pices, sans prjudice des communs.
Un vague instinct me rvlant que la chambre de l'inconnue devait donner sur le jardin, j'allai prendre mon
album pour me donner une contenance, et, taillant un
crayon, je longeai la maison et me trouvai dans l'enclos
rserv 1 Une persienne, encadre dans des massifs de
daturas et de jasmins d'Espagne, fut la premire chose
que j'aperus en y entrant; au-dessous de cette persienne se trouvait un banc de pierre. C'est l que doit
habiter l'inconnue, me dis-je en vitant de regarder de
ce ct, et portant toute mon attention sur des platesbandes qui gayaient ce petit coin de terre merveilleusement dispos pour la rverie ; leurs fleurs n'taient ni
rares ni brillantes: c'taient des pois de senteur, des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
coropsis, des nothoeres odorantes, des ornithogales et
des mauves. Mais le soin avec lequel leurs tiges faibles
taient attaches des tuteurs et tales selon l'habitus
de la plante, prouvait chez la personne qui les cultivait,
en mme temps qu'une certaine entente de l'horticulture, une sollicitude extrme pour ces fragiles existences.
Un jardinier de profession et peut-tre fait mieux, mais
une femme seule pouvait faire aussi bien.
Tournant le dos la persienne dont j'avais remarqu
que les lames taient baisses, je m'avanai au fond du
jardin. Tout coup je fis une exclamation de surprise.
Au milieu d'une corbeille entoure de ces scylles naines
hla corolle rouge et verte, qui croissent dans les terrains

vins pas lents vers la maison. A mon approche les


lames de la persienne retombrent avec le bruit lger
d'un oiseau qui se pose. Je m'assis sur le banc de pierre,
j'ouvris mon album et me mis faire un croquis du
jardin, quej'embellis h l'aide de vigueurs guaches. Tout
en dessinant, il me passait parla tte une foule d'ides;
je devinais que deux yeux bleus ou noirs taient fixs
sur moi. Mais par quel regard rpondre ces deux yeux
que je ne voyais pas! Si je chantais une ariette de circonstance,me dis-je tout coup; c'est une faon comme
une autre de converser avec quelqu'un, tout en ayant
l'air dene parler qu' soi seul. Que chanterai-je bien ?Eh!
pardieu, la chanson des fleurs! Seulement, tchons de

135

pierreux, se dressait un hibiscus mutabalis, couvert de


larges roses que la dure et la chaleur du jour avaient
dj fltries et fait passer du blanc pur, qu'elles avaient
eu le matin, au pourpre violac qu'elles offraient en ce
moment.
Pendant que j'admirais le dlicieux arbuste qui portait, ct de ses fleurs fanes, de nombreux boutons
sur le point d'clore, j'entendis relever doucement les
lames de la persienne. Bien vite je me penchai sur
l'hibiscus et feignis d'examiner de prs la structure d'une
de ses feuilles quinquilobes. Quand je fus las de ma
posture ou que je jugeai qu'on avait eu le temps de
prendre un signalement dtaill de mon individu, je re-

chanter le moins faux possible. Je commenai h dem


voix : Samos hijas del fuego ocuito.... Mais je songe que
la lectrice, qui me fait l'honneur de parcourir ces lignes,
ne comprend peut-tre qu' demi la langue de Cervantes,
et, pour lui viter l'ennui de recourir h un traducteur,
je reprends dans la langue de notre Acadmie franaise:
Nous sommes les filles du feu secret,
Du feu qui circule dans les entrailles de la terre;
Nous sommes les filles de l'aurore et de la rose,
Nous sommes les filles de l'air,
Nous sommes les filles de l'eau ;
Mais nous sommes avant tout les filles du ciel.
Les hommes nous souillent et nous tuent en nous aimant.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

136
Nous tenons la terre par un fil.

Ce fil, c'est notre racine, c'est--dire notre vie.


Mais nous levons le plus haut que nous pouvons nos bras
vers le ciel.
C'est que le ciel est notre patrie,
Notre vritable patrie, puisque de lui vient notre me,
Puisqu' lui retourne notre me :
Notre me, c'est--dire notre parfum.

J'achevais le dernier vers de la chanson en mme


temps que l'hibiscus que j'avais plac au milieu de ses
scylles rouges et vertes, comme un roi dans son cercle
de courtisans.
Quel ennui, dis-je alors haute et intelligible voix,
de ne pas savoir en espagnol le nom de ce charmant arbuste, je l'aurais crit ct de son nom latin !
On l'appelle mudadera, me dit une voix de femme
dont le timbre grave et un peu voil tait empreint de
douceur.
Merci, qui que vous soyez, p rpondis-je en levant
brusquement la tte.
Mon mouvement, si rapide qu'il et t, fut dpass
en promptitude par la personne qui venait de parler, et
quand mon regard se porta sur les lames de la persienne,
elles taient dj baisses. Le premier pas est fait, me
dis-je, voyons faire le second.
Pardon, repris-je, madame ou mademoiselle, car je
ne sais comment je dois vous appeler, mais seriez-vous
assez bonne pour me dire comment cet hibiscus ou cette
mudadera, comme vous la nommez, se trouve dans la
valle d'Occobamba! c'est la premire fois que je vois
au Prou cet arbuste qui, je crois, est originaire des
Indes orientales.
C'est un souvenir que m'a laiss d'elle une personne
qui.... n'est plus, dit la voix avec une certaine hsitation.
Je comprends alors que vous puissiez y tenir. Le
souvenir, c'est comme un parfum de l'objet aim qui lui
survit et s'attache notre me, comme le parfum d'une
fleur s'attache nos mains et continue de nous rappeler
cette fleur alors qu'elle n'est plus. Mais la valle d'Occobamba est bien proche de la Cordillre pour n'en pas
ressentir l'influence, et il suffit d'un abaissement subit
de la temprature pour faire prir cet arbuste, accoutum
aux ardeurs d'un climat brlant.
Que faire alors? soupira la voix.
L'entourer de soins assidus; le prserver de la
fracheur des nuits certaine poque de l'anne, et, si
c'est possible, le garantir des grandes pluies de l'hivernage, qui ne pourraient que lui tre nuisibles. Si le
destin, au lieu de me condamner errer sans cesse travers le monde, m'et fait votre voisin de campagne,
j'aurais t heureux de partager vos soins et vos apprhensions l'gard de l'arbuste que vous aimez; peuttre qu' deux fussions-nous parvenus le prserver
d'une mort certaine.
Vous le croyez donc destin prir?
Tout ce qui nat ici-bas doit mourir, madame ou
mademoiselle.... excusez-moi si je ne vous donne pas la
qualication qui vous est due..., mais vous ne m'avez

pas fait l'honneur de me dire comment je devais vous


appeler....
Pardon, monsieur, si je vous interromps; mais la
chanson que vous chantiez il y a un instant et que j'ai
entendue.... sans le vouloir, vos observations au sujet de
la mudadera que vous condamnez prir, prouvent que
vous vous occupez des fleurs..., que vous les aimez.... on
ne parle avec enthousiasme que des choses qu'on aime....
J'aime les fleurs, en effet, madame, mais non
comme le vulgaire, pour le luxe matriel, le plaisir des
yeux ou la volupt des sens qu'elles peuvent ajouter
notre existence; j'aime les fleurs pour elles-mmes; leur
nature mystrieuse me charme et m'attire invinciblement. Si je croyais la mtempsycose, je vous dirais
qu'avant d'tre homme je dus vgter dans le bulbe d'un
orchis ou l'oignon d'une liliace ; de l l'irrsistible
sympathie qui m'entrane vers ces familles. Les fleurs
ont je ne sais quoi d'immatriel et de quasi cleste qui
manque l'homme, ce prtendu roi de la cration; en
elles, tout est posie et grce suave. Elles aspirent l'air,
comme le disait ma chanson de tout l'heure; elles
s'abreuvent de rose; elles tiennent peine la terre et
se tournent sans cesse vers la lumire qui mane du
ciel; et puis elles se montrent si humblement touches,
si doucement reconnaissantes de l'affection et de la sollicitude qu'on leur tmoigne ! L'homme ne rpond au
dvouement de son semblable que par l'oubli, l'indiffrence ou l'ingratitude. La fleur, au contraire, aime et
se souvient, et vous rend en beaut, en clat, en parfum,
tous les soins que vous prenez d'elle. Voil pourquoi
j'aime les fleurs !
Ah! fit l'inconnue, comme si une douleur aigu
l'et atteinte au cur.
Son exclamation fut rpte instantanment par une
autre voix comme par un cho. Je me retournai. Cette
voix tait celle de la chola qui, enme voyant assis sur le
banc et m'entendant parler avec sa mystrieuse matresse, n'avait pu retenir ce cri de surprise.
Senor, votre souper est servi, D me dit-elle.
Comme j'hsitais, la voix de l'inconnue me dit tout
bas:
Allez.
Je suivis la camriste, et dans la pice d'entre, sur
une petite table, je vis mon couvert mis. Rien n'y manquait: ni l'argenterie, ni le cristal, ni la serviette brode
de guipure; pour un homme qui, depuis longtemps,
mangeait, assis sur ses talons, dans des cuelles de bois
ou des platsde terre, et se servait de ses cinq doigts en
mode de fourchette, ce luxe potique du couvert, qui
ajoutait au mrite du repas, exaltait l'imagination en
mme temps qu'il triplait l'apptit. Aussi fut-ce d'un air
d'ogre affam que j'attaquai la poule au riz dont se composait le premier service, et que j'expdiai l'omelette au
sucre qui formait le second. Une tasse de chocolat fouett
au molinillo et couronn d'un panache d'cume, complta ce repas de prince, l'issue duquel la chola plaa
devant moi des cures-dents et un rince-bouche dans lequel trempaient des feuilles de menthe.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Mes grces dites, en homme qui sent toute l'importance de l'acte qu'il vient d'accomplir, j'eus l'ide de
retourner au jardin pour reprendre avec l'inconnue ma
dissertation sur les fleurs au point o je l'avais laisse.
La crainte d'tre indiscret m'en empcha ; et puis l'air

137

tait si pur, le ciel si serein, la soire si douce, qu'il


me sembla qu'une promenade et un cigare couronneraient dignement mon souper. On ne peut pas toujours parler fleurs et psychologie, et pass trente ans
toute extase est prjudiciable aprs un repas copieux.

Conversation a travers les lames d'une persienne.

Je sortis donc et marchai au hasard jusqu` ce que l


nuit ft tombe.
Quand je revins, la chola tait en faction au seuil de la
porte. En m'apercevant elle vint moi:
Ma matresse veut vous parler, me dit-elle.
Je la suivis dans le jardin, o elle me laissa aprs m'a-

voir montr de la main le banc de pierre. A peine taisje assis, que les lames de la persienne se soulevrent.
a Monsieur, me dit l'inconnue de sa belle voix de
contr'alto, laquelle la nuit prtait un charme singulier,
j'ai pens qu'avant de partir, vous ne refuseriez pas de
me rendre un petit service,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

138

LE TOUR DU MONDE.

Mon cur, mon esprit, ma personne sont votre


disposition.
J'ai besoin seulement de votre pinceau....
Mon pinceau?
Oui; ne m'avez-vous pas dit que l'arbuste de mon
jardin pouvait prir un jour ou l'autre? Eh bien! soyez
assez bort pour me peindre une de ses fleurs sous les divers aspects qu'elle prend certaines heures de la journe; si je viens perdre l'original, il me restera la
copie. n
Pareille demande me surprit si fort, que je tardai un
peu y rpondre.
a Vous hsitez, monsieur? me dit l'inconnue.
Mille pardons, madame; non, je n'hsite pas....
mais permettez-moi de vous parler avec une entire franchise. C'est plus qu'un dessin, plus qu'une peinture que
vous me demandez, c'est un jour de mon temps, et ce
temps m'est mesur avec une telle parcimonie, que c'est
peine si, en marchant jour et nuit comme Isaac Laquedem, je pourrai arriver l'poque fixe un rendez-vous
qui m'est assign au del de cette Amrique.
Alors n'en parlons plus.
Parlons-en, au contraire, rpliquai-je, car le ton
de reproche de l'inconnue m'avait mu; oubliez les paroles qui viennent de m'chapper et qui m'taient dictes
par une imprieuse ncessit. Demain, au jour, je peindrai les fleurs de votre hibiscus, puisque tel est votre
dsir; mais, votre tour, ne ferez-vous rien pour moi?...
Que puis-je faire?
Une chose qui vous cotErait peu, et qui serait
pour moi d'un prix inestimable. Levez le voile qui vous
cache. Ne me laissez pas partir d'ici sans vous avoir vue,
afin que j'emporte avec le souvenir de vos traits celui de
la gnreuse hospitalit que j'ai reue de vous.
Ce que vous demandez est impossible, me dit l'inconnue; except les gens qui me servent, personne ne
verra plus mon visage jusqu'au jour o Dieu m'appellera lui. C'est un voeu que j'ai fait et que rien au monde
ne pourrait m'engager rompre. Pour qu'une femme
ait pris la rsolution de s'ensevelir dans cette solitude et
d'y rester cache tous les yeux, croyez, monsieur, qu'il
a fallu qu'elle et de bien puissants motifs!
a Le court sjour que vous aurez fait ici, ajouta-t-elle,
ne saurait laisser dans votre esprit des traces bien durables; dans quelques jours, vous aurez probablement
oubli l'hacienda de la Lechuza et la pauvre femme qui
est venue y cacher sa vie. Mais elle se souviendra toujours de la sympathie que vous lui avez tmoigne. Et
maintenant puis-je compter sur votre obligeance?
Ds demain, comme je vous l'ai dit, je me mettrai
l'oeuvre.
Que Dieu vous bnisse et vous rende au centuple
ce que vous aurez fait pour moi! Recevez ds prsent,
avec l'expression de ma sincre gratitude, l'assurance
que mes prires vous suivront en chemin....
Ne pourrai-je donc avant mon dpart changer encore quelques paroles avec vous?
Hlas! quoi bon? Excusez-moi, si je vous laisse,

et recevez de nouveau mes remercments et mon dernier adieu. b


L'inconnue abaissa les lames de la persienne et je
l'entendis refermer sa fentre.
Le majordome m'attendait en conversant avec mon
guide. Aprs m'avoir montr dans la pice d'entre un
matelas proprement couvert qui m'tait destin, et fait
ses offres de service, il me remit de la part de sa seftora une bouteille d'eau-de-vie de Pisco', dont la fabrication remontait une douzaine d'annes et dont le
parfum et le got, me dit-il, ne laissaient rien dsirer.
A son air enthousiaste et profondment convaincu, je jugeai qu'en bon Limnien il professait une estime particulire pour cette espce d'eau-de-vie inconnue Occobamba, et que sa vue lui rappelait le temps heureux o
il en buvait en rasades dans quelque bodegon de la cit
des Rois. Faire de ce majordome un Tantale et t de
ma part une cruaut vritable. Je dbouchai done la bouteille, j'emplis d'eau-de-vie mon gobelet et le lui prsentai. Il le vida d'un trait et fit claquer sa langue en
signe de contentement. Miguel, tmoin muet de cette
scne, eut aussi sa part du gteau. Seulement, pourdes
raisons de convenance que chacun saura apprcier, au
lieu de remplir mon gobelet jusqu'au bord, comme je
l'avais fait pour le majordome, je me contentai d'y verser deux doigts de liquide. Quand il eut bu je le priai
de reboucher la bouteille et de la mettre dans mes sacoches de voyage. Il sortit accompagn du majordome qui
semblait tout regaillardi. Rest seul, je pris possession
de ma couche et m'endormis bientt de ce voluptueux
sommeil qu'ont pu goter ceux dont la conscience tait
calme, sur un matelas douillet et entre des draps blancs
et parfums.
Rveill de bonne heure, je m'habillai et sortis pour
respirer l'air du dehors. L'aube commenait faire revivre les arbres, les buissons et les fleurs baigns d'une
blanche rose. Un vague souffle parfum flottait sur les
coteaux encore noirs. Vers l'orient, l'extrmit nord
de la lueur crpusculaire, tout prs du bord de l'horizon,
dans un milieu limpide, bleu, sombre, blouissant, mlange ineffable de perle, de saphir et d'ombre, Vnus
resplendissait et son rayonnement magnifique versait
sur les montagnes, les plaines et les bois, confusment
entrevus, une srnit, une grce et une mlancolie inexprimables. C'tait comme un il cleste amoureusement ouvert sur ce beau paysage encore endormi.
Personne n'tait lev dans la maison. J'allai au fond
du jardin revoir l'arbuste que je devais peindre. Une de
ses fleurs s'entr'ouvrait doucement aux approches du
jour. Sa blancheur lacte rappelait celle du coton que le
gossypium laisse fuir par ses capsules trilobes. Il importait de se hter si on voulait reproduire la fleur de
l'hibiscus sa premire phase. Je rentrai pour choisir
1. Cette eau-de-vie, dsigne dans le pays sous le nom d'Italia,
est fabrique dans les valles de Pisco, Canete, etc., voisines de
Lima, avec le raisin gros grains dit de Malaga, et qu'au Prou
on appelle ura de Italia, ou raisin d'Italie. Elle peut tre compare pour le got une vieille eau-de-vie d'Armagnac, dans laquelle on aurait fait infuser des fleurs d'oranger.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
dans le plus grand de mes albums une feuille sans tache
et mettre de l'ordre dans mes couleurs un peu bouleverses par les cahots de ma monture. Une assiette que je
trouvai me servit de palette, et je n'eus plus qu' remplir d'eau mon gobelet.
A six heures, j'tais assis en face du merveilleux arbuste et occup tracer mon esquisse. Sur une branche
de convention, entoure de feuillage, j'avais plac cinq
fleurs panouies, bien que l'arbuste n'en offrt qu'une en
ce moment. Ces cinq fleurs, dessines sous divers aspects,
devaient rappeler cinq tons des plus tranchs de la
gamme colore que parcourt la fleur de l'hibiscus mutabilis depuis l'heure de sa naissance jusqu' celle de sa
mort. Aprs deux heures de travail, ma branche, mon
feuillage et ma premire fleur d'un blanc laiteux taient
peu prs termins. A dix heures, une seconde fleur
d'un rose ple venait s'ajouter la premire. A midi, ma
troisime fleur, d'un rose vif, s'panouissait sur la branche. Une quatrime fleur, d'un carmin brillant, tait
acheve trois heures; enfin six heures, je finissais de
peindre la cinquime fleur dont les ptales dj flasques
et la couleur d'un pourpre violac annonaient la mort
prochaine et la dcomposition rapide qui allait s'ensuivre. Quand j'eus mis ce travail la dernire main,
fait quelques retouches, donn les vigueurs ncessaires,
j'crivis au bas, sous la date du jour et la dsignation de
l'anne, ces trois mots : Data fata secutus, et je donnai
mon aquarelle la chola pour qu'elle la portt sa
matresse. Elle revint au bout d'un moment, et, en me
transmettant les remercments chaleureux de cette dernire, elle me remit de sa part, en me priant de la garder pour l'amour d'elle, une tige de huccho fane, qui,
dans le langage figur des Quechuas, exprime la dfaillance du cur. Cette fleur-momie, que je plaai entre
les feuillets d'un album etqui survcut toutes les vicissitudes de mon voyage, gt aujourd'hui chez moi dans un
sachet de satin blanc bord d'une dentelle d'or.
Je puis avouer maintenant que cette journe, consacre la peinture d'une fleur et divise en cinq sances,
me parut interminable et me divertit peu. L'ide seule
que je causerais une sensation douce la captive volontaire de ce logis put contenir mon impatience et m'engager aller jusqu'au bout. Aussi fut-ce avec un plaisir
vritable que, le soir venu, je pris possession de mon matelas en me disant, comme Titus, que j'avais gagn ma
journe. Le lendemain, ce plaisir fut plus vif encore
quand je vis nos mules selles, et un instant aprs les
murs blancs de l'hacienda de la Chouette disparatre derrire nous.
Quelle insensibilit de cur ! dira tout bas peut-tre
une lectrice cet aveu naf de mes impressions. -- Hlas !
madame ou mademoiselle, lui rpondrai-je, vous qui
daignez me suivre depuis le port d'Islay sur la cte du
Pacifique, vous savez, et mieux que personne, que mon
temps ne m'appartient pas, et que toute heure que j'en
distrais, mme au profit de la charit, est une perte irrparable.
.... Nous marchions cte cte, chacun de nous garQ

139

dant le silence et s'entretenant avec ses propres penses.


Le paysage travers lequel nous cheminions prenait
chaque lieue un caractre d'aridit sauvage qui s'harmoniait assez notre humeur mutuelle, s'il ne contribuait
pas la rembrunir. Nous avions laiss derrire nous la
rivire et les terrains plats qu'elle fertilise, et nous montions par des sentiers de plus en plus abrupts vers la
chane des Lomas, qui spare la valle d'Occobamba
de celle de Santa-Ana. Ces apophyses de la Cordillre
qui vont s'amoindrissant jusqu' ce qu'elles aient atteint
le pays plat, portent le nom de Cuchillas, cause de
leurs sommets amincis qui rappellent le tranchant d'un
couteau. La flore de ces rgions participe de celle des
plateaux andens et des versants orientaux de la chane
des Andes. Les grands arbres y sont rares; les arbres
de quatrime hauteur et les arbrisseaux qui la composent sont des capparis, quelques laurines, des actinophylum, des myrtus et des baccharis. Parmi les
fleurs qu'on trouve et l figurent au premier rang
un befaria roses naines, des lysipomias, deux ericas
du genre vaccinium, l'une d'un jaune orang, l'autre
d'un blanc verdtre, une andromde d'un rose ple, une
gentiane d'un beau bleu et un berberis pourpre.
A. mesure que nous nous levions, la vivacit de l'air,
en donnant du ton ma fibre, me creusait singulirement, l'estomac. Miguel, qui je fis part de ces dispositions purement animales de mon individu, m'apprit
que nos sacoches taient bourres rompre, et que je
pourrais djeuner o et quand bon me semblerait. Je
mis immdiatement pied terre et m'assis l'ombre
d'un de ces capparis rudifolia, dont les feuilles rugueuses comme du papier de verre, pourraient servir
polir du bois.
Les provisions que Miguel tala devant moi taient
de nature satisfaire le gourmet le plus exigeant. Un
poulet rti, du pain frais, du beurre, des fruits et deux
bouteilles de vin couleur de topaze, qu'aprs l'avoir
dgust, je reconnus pour tre du vieux vin d'oranges',
m'arrachrent malgr moi ce sourire goste et bat de
l'homme affam qu'on met face face avec un bon repas.
Quand nous emes suffisamment rpar nos forces,
nous nous remmes en route, continuant une ascension
que l'tat des chemins rendait assez pnible pour nos
mules. Au coucher du soleil, nous descendmes le revers
oppos de la loma et nous atteignmes bientt le village
de Chaco, pittoresquement assis sur le versant d'une
1. La fabrication de ce vin d'oranges a lieu de la faon suivante :
On cueille les oranges la main et avec prcaution, au lieu de les
gauler, comme on fait d'habitude, et on les expose au soleil pendant trois ou quatre jours. On les coupe ensuite par tranches et
sans les peler, puis on en exprime le jus qu'on coule plusieurs
reprises au travers de tissus de laine, et qu'on laisse reposer pendant vingt-quatre heures. L'huile essentielle qui surnage est enleve avec une cuillre ou un tampon de coton, Ce jus est pes, et
chaque arrobe (vingt-cinq livres) de liquide, on ajoute vingt
livres d'eau-de-vie dix-huit degrs de preuve et douze livres de
sirop de sucre. On remue violemment le tout, puis on verse ce
mlange dans des pots ou des jarres qu'on lute avec du bois et de
la chaux, et qu'on enterre deux pieds de profondeur. Au bout
de deux mois, le vin d'oranges peut tre bu; mais le temps ne fait
qu'ajouter sa qualit.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

140

LE TOUR DU MONDE.

montagne boise. De cet endroit, la vue embrasse dans


leur majestueux ensemble l'Aputinhia et l'Urusayhua,
deux montagnes gantes, d'une rgularit parfaite et
qui, places droite et gauche de la valle de SantaAna, font l'effet de sentinelles prposes sa garde.
J'avais arrt ma monture pour jouir du coup d'oeil
qu'offrait cette heure l'immense valle droule mes
pieds, comme une carte en relief peinte des couleurs
naturelles. A partir de la base de la montagne apparaissait, aussi loin que le regard pouvait s'tendre, un enchevtrement confus de croupes boises, de cours d'eau
et de forts, borns dans trois aires de vent par les neiges
de la chane de Huilcanota. Quelques villages avec leurs
tours carres et leurs clochers pointus, force cultures
et force chaumes, et l de rousses fumes, lentement
pousses par le vent, et qui indiquaient soit un dfrichement, soit un feu de ptre ou de charbonnier, se faisaient remarquer dans cet ensemble. A mesure que le
soleil baissait, montagnes
et forts, villages et cultures s'entouraient d'une atmosphre de plus en plus
dense et bleutre. Des
bandes de nuages envols
du fond des ravins, flottaient au-dessus des rivires et s'abattaient sur elles
comme des vols de cygnes.
Les lointains s'estompaient dans les brumes
violettes, et le ton des verdures se refroidissait par
degrs. La nature sur laquelle l'ombre et le sommeil tendaient dj leurs
voiles, semblaient sourire
et prier et bnir avant de
s'endormir comme l'oiseau, la tte sous son aile.
Un moment, je considrai ce vaste horizon plein d'un charme mlancolique
et d'une paix profonde, puis, comme le jour finissait,
j'entrai dans le village de Chaco, o Miguel m'avait prcd pour annoncer au gobernador mon arrive, et l'avertir en mme temps que je dormirais sous son toit.
Ce gouverneur et sa famille m'taient connus depuis
longtemps. Nos relations avaient t fort amicales, et
j'tais peu prs certain que la dcision que je prenais
sans le consulter serait agre par son pouse et ses
quatre filles.
Je ne m'tais pas tromp dans mes prvisions. Mon
entre au logis fut salue par un concert de voix joyeuses, qui me prouva bien mieux que de vaines paroles
tout le plaisir qu'on avait me revoir aprs une absence
de cinq annes. Le gouverneur alla lui-mme desseller
nos mules, pendant que Miguel le regardait faire en se
croisant les bras. La gouvernante, grosse matrone, au
teint un peu fonc, interrompit le savonnage qu'elle

tait occupe faire, pour me prparer souper, lais


sant ses filles me faire les honneurs du logis, ou plutt
m'accabler de questions sur moi-mme, sur les incidents
de mon voyage et mes intentions ultrieures, enfin sur
l'emploi de mon temps pendant ces cinq annes.
La plus jeune des filles du gouverneur comptait dixhuit printemps peine et la plus ge vingt-quatre,
mais la timidit n'tait ni la vertu ni le dfaut de ces
demoiselles. leves par un pre dont la bont dgnrait en apathie, et par une mre dont la tendresse
tait pousse jusqu' l'aveuglement, ces jeunes filles
avaient grandi sous l'oeil de Dieu, comme la plante,
et comme la plante aussi elles s'taient tournes de bonne
heure du ct d'o leur venaient l'air et la lumire:
Leurs parents, loin de contrarier leurs inclinations naturelles, y avaient aid de leur mieux par suite de la
tolrance qui faisait le fond de leur caractre. L'ge
n'avait fait qu'accrotre chez nos fillettes cette indpendance d'esprit et cette humeur avantureuse qui faisaient d'elles de vritables
amazones. Souvent elles
quittaient ensemble ou sparment le logis paternel
et n'y rentraient qu' la
nouvelle lune. Une visite
faire quelque amie tait
la cause de ces absences.
Le bon gobernador s'inquitait peu de leur disparition momentane, et attendait tranqu illement qu'il
leur prit fantaisie de rentrer au logis.
Aux personnes qui pourraient trouver redire
ces us et coutumes et concevoir des doutes malsants
l'endroit des filles de
mon hte, je dirai que ces
us et coutumes sont ceux des cits capitales de l'Amrique espagnole et des villes, villages ou hameaux
compris dans leur juridiction; qu'au lieu de s'en
formaliser, de leur crier rata et de les mettre en fuite,
chacun leur sourit, leur fait bon accueil et les encourage. De l l'intrt, voire l'affection qu'on tmoignait
ostensiblement aux quatre demoiselles de notre gouverneur: n Ce sont de bonnes filles, e disaient d'elles tous
les planteurs, rgisseurs et majordomes de la valle de
Santa-Ana. Ces simples mots font leur plus bel loge.
Aprs avoir puis la srie de leurs questions et cout
les rponses que je jugeai convenable d'y faire, elles
aidrent leur mre prparer le souper; le gouverneur
tait all frapper aux portes des maisons du village et rclamer de ses administrs, litre de subsides, quelques
provisions qu'on pt ajouter au repas. Il revint au bout
d'une demi-heure, rapportant de sa tourne huit oeufs
et un morceau de lard, qui furent consacrs d'une com-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

142

LE TOUR DU MONDE.

mune voix la prparation d'une omelette dont je surveillai la cuisson.


Quand tout fut prt, nous nous accroupmes autour
d'une natte qui tenait lieu de table. Un chup, compos
de mouton sec et de racines, fut plac au centre, et chacun de nous, muni d'une cuiller, d'une fourchette, d'un
morceau de bois affil, manceuvrade son mieux. Comme
j'tais assisentre Ins et Carmen, les anes des fillettes,
j'tais servi par elles au lieu de les servir, selon la cou-
turne ando-pruvienne. Elles avaient soin de choisir les
meilleurs morceaux et me les portaient la bouche,
tantt avec leur fourchette, tantt avec leurs doigts, dtail qui satisfaisait la fois ma paresse et mon apptit.

Quand vint le tour de l'omelette, les bonnes filles m'en


firent les honneurs avec tant de grce et d'empressement, qu'en rcapitulant le nombre de bouches qu'elles
m'avaient offertes, je vis que j'avais mang ma portion
et la leur. En guise de dessert, nous bmes une bouteille du vin d'oranges que je tenais de la munificence
de Sor Maria de los Angeles. Ce vin capiteux mit les
filles de mon hte de si belle humeur, que lorsque la
bouteille fut acheve, elles me proposrent un air de
guitare et un petit bal sans faon; j'acceptai l'air par
politesse, mais refusai nettement le bal, objectant ma
fatigue et le besoin de sommeil qui en tait la consquence. Elles insistrent, mais je tins bon; alors voyant

m Alllil!IIIIIIIIII

que leurs instances taient inutiles, elles me laissrent


la libre disposition de mon individu. Je priai Miguel de
dress 3r ma couche dans un rduit treilliss qui se
trouvait au fond de la pice et qui jadis avait servi
de poulailler; puis quand ce fut fait, je pris cong de
la famille et m'allai coucher, laissant les fillettes surexcites par le vin d'oranges, danser entre elles, faute
ee cavalier.
Le lendemain de bonne heure, je quittai Chaco, suivi
de mon guide. Nous descendmes vers la valle par des
sentiers en zigzag et d'une pente roide. Aprs avoir
travers la rivire d'Alcusama, un des affluents du rio
de Santa-Ana, et ctoy la ferme de Salamanca, nous

arrivmes sur, les neuf heures au village d'Echarati; j'y


fis halte un instant, pour prier l'a'cade de m'adresser
l'hac:enda de Bellavista, o je me rendais, les colis,
bagages et paquets qui devaient m'tre expdis de
Cuzco. Ces formalits remplies, je n'eus plus qu' tourner bride et suivre la belle alle d'agaves qui conduit du
village l'hacienda en question, que j'atteignis aprs
dix minutes de marche.
L'hacienda de Bellavista, plus communment dsigne
par le nom d'hacienda d'Echarati, cause de la proximit de ce village, est une des plus renommes de la
valle de Santa-Ana. Le cacao qu'on y rcolte est suprieur en qualit celui de Pintobamba, n'en dplaise aux

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

143

faiseurs de mercuriales du march de Cuzco, qui s'obs- partag les mmes fatigues, subi les mmes privations;'
tinent coter celui-ci un prix plus lev que l'autre. nous prouvmes un plaisir vritable en nous revoyant
Aux lecteurs du genre positif, que de pareils dtails aprs une absence de huit annes. Instruit de mon propourraient intresser, nous dirons que cette supriorit jet de voyage, par une lettre que je lui avais adresse de
du thobrome d'Echarati, que nous sommes le premier Cuzco et qu'il avait reue la veille au soir, il attendait
signaler publiquement et sans avoir l'ide de faire une mon arrive. Son premier soin, aprs m'avoir fait rafrarclame son propritaire, n'a d'autres causes que la
chir, fut de me demander si j'tais fatigu et si je voulais
taille et la culture intelligentes des arbres qui le pro- faire un somme. Comme je lui rpondis que j'avais bien
duisent, et l'lvation de temprature qui le mrit. A dormi, et me sentais frais et dispos, il donna des ordres
Pintobamba, cette temprature ne dpasse gure vingt- pour le djeuner et me proposa, en attendant, de visiter
trois degrs, tandis qu' Echarati elle s'lve jusqu' en amateur le domaine de Bellavista, qu'il possdait devingt-huit degrs.
puis trois ans. Nous parcourmes le cacahual, les planLa situation de l'hacienda entre les deux montagnes tations de caf, de coca, de manioc, dont la tenue ne
boises de l'Urusayhua et de l'Aputinhia est des plus mritait que des loges. Tout en marchant pas compts,
pittoresques, et dans toute la valle on chercherait vaiafin de me laisser examiner chaque chose mon aise, le
nement un site qui allit avec tant de bonheur la beaut compatriote m'entretenait de ses oprations commeret la splendeur des masses l'lgante varit des dtails. ciales, escomptait complaisamment leur succs futur,
A chaque pas le point de vue se dplace et charme auquel, par affection, j'ajoutai quelques chiffres. Insenl'oeil par un attrait nousiblement notre conversaveau : l'artiste y trouve
tion passa du prsent au
foison des sujets d'tudes;
pass, et nous en vnmes
le pote y cueille loisir
nous rappeler l'un l'autre
des sonnets tout faits ; le
les incidents de tout genre
botaniste des plantes et
qui l'avaient signal. Nous
des fleurs sans nombre, et
nous tions connus dans
le zoologiste peut y collecles valles de Carabaya,
tionner assez de quadrupque je parcourais le fusil
des, d'oiseaux et d'insectes,
sur l'paule et o mon hte
pour en remplir des caisexploitait alors un lavadero
ses et en encombrer des
sur lequel il avait fond de
cartons.
magnifiques esprances.
L'alle d'agaves qui reL'esprance, a dit quelque
lie comme un trait d'union
part l'auteur des Natchez,
le village l'hacienda,
est une plante dontla fleur
vient aboutir, du ct de
se forme, mais ne s'pacette dernire, une cour
nouit jamais. Le comd'un arpent carr, coupe
patriote avait pu juger de
en deux par un ruisseau
la vrit de cette pense;
d'eau vive; des gramines
ses esprances taient conde toute espce y croissent
stamment restes en boulibrement et forment un tapis moelleux. Cette cour est ton, et ce bouton, venant se desscher, avait entran
borne au nord par une suite de btiments en pis, de pour lui une perte de cent cinquante mille francs, c'esthangars et de granges; au sud, par la cuisine, la dis- -dire tout ce qu'il possdait et qu'il avait expos dans
tillerie et les demeures des pons, humbles cabanes son entreprise. Ce rude chec l'avait courb sans l'abat-,
pans treillisss et toit de chaume; l'est, par un jar- tre. Sa nature, vigoureusement trempe, avait bien vite
din sans bornes, et l'ouest, par des taillis sans fin. De repris le dessus. Du revers oriental des Andes, il tait
grands et beaux arbres, les uns pourvus de leur seul pass sur leur revers occidental, et quatre ans d'interfeuillage, les autres couverts de magnifiques fleurs, ar- valle je le retrouvais dans le val de Tambo, cultivant
rondissent leurs masses travers cet ensemble.
le coton et la canne sucre. A cette poque nous avions
Mon arrive fit aboyer les chiens de garde enchans explor de conserve la rgion sablonneuse du littoral
aux poteaux d'un hangar et lever de la table devant la- comprise entre le seizime degr et le dix-huitime, chaquelle il tait assis, sous ce mme hangar, le propri- cun, il est vrai, dans un but diffrent, mais bravant
taire de l'hacienda, un compatriote venu tout jeune en conjointement la faim, la soif et la chaleur. Que de fois,
Amrique. Il accourut ma rencontre, et comme je sau- faute d'aliments convenables, nous avions soup avec
tais bas de ma mule, ses mains s'emparrent des des coquillages crus et une poigne de fucus recueilli
miennes et les serrrent affectueusement. Notre connais- sur la plage ! que de soires et que de nuits nous avions
sance mutuelle datait de loin; nous avions voyag en- passes tendus sur le sable, coutant le bruit de la
semble, mang au mme plat, bu au mme verre, mer et bayant aux toiles, ou dormant du sommeil des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

144

LE TOUR DU MONDE.

justes, avec un tronc de bois flott pour oreiller ! A ces


privations et ces misres, entremles d'ailleurs de
folles saillies et de joyeux rires, se rattachaient bon
nombre d'pisodes gais ou tristes, srieux ou charmants, qu'en ce moment nous nous rcitions l'un l'autre en les faisant prcder de la formule accoutume :
Vous rappelez-vous?...
Cette conversation toute rtrospective absorbait si bien
mon attention, que je suivais mon guide travers buissons et halliers, insensible aux piqres de leurs pines
qui me labouraient rudement les jambes. En qualit de
propritaire rural, il tenait me promener dans tous les

coins de son domaine, sans songer que j'en connaissais


aussi bien que lui les moindres dtours. Par gard pour
nos anciennes relations, je me laissai remorquer docilement pendant une bonne heure; puis, voyant mon hte
diriger ses pas vers les fourrs qui s'tendent l'ouest de
la proprit, je l'arrtai court en lui demandant si son
intention tait que nous prissions un bain avant de
djeuner.
Un bain ! fit-il; est-ce que vous voudriez vous
baigner?
Moi I pas le moins du monde; je remarque seulement que nous prenons le chemin de la baignoire

Gaspard, c'est--dire du trou de six pieds carrs qu'avait


fait creuser un de nos compatriotes qui, autrefois, rgissait cette hacienda au nom du sieur Hermenegildo Bujanda, qui vous l'avez achete.
C'est vrai! fit mon hte avec un geste de dsappointement, j'oubliais que vous avez vcu deux mois sur
ce domaine, gravi jusqu'au sommet de la montagne
Urusayhua et plant sur son fate un drapeau glorieux !
Un simple drap de lit ; et ce fut Gaspard, qui
m'accompagnait dans cette ascension, qui voulut l'attacher l-haut pour faire la nique aux gens du village.

Vieux et jeunes avaient prtendu que nous resterions


en chemin.
A propos de ce Gaspard, me dit mon hte, il a
couru dans le pays d'assez vilains bruits sur son compte.
Je tiens de don Hermenegildo Bujanda des dtails....
Votre Bujanda n'est qu'un drle, rpliquai-je froidement ; je puis vous en donner la preuve I .
Paul MARCOY.
(La suite et une autre livraison.)
1. Cette preuve se trouve clans le livre de l'auteur intitul
Scnes et paysages dans les Andes (deuxime srie) , p. 325.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

III!IlliIII,

'

145

.'1"1

ggl^l^^^^^^^^pIj
I

ft
11

I I II 11
I

^li ^

Il^lli llll

III' '

Intrieur d ' un harem. Dessin de Mettais d'aprs le tableau de Mme Henriette Browne.

MOEURS TURQUES.
I
LES FEMMES TURQUES, LEUR VIE ET LEURS PLAISIRS.
PAR M. F. JRUSALMY.
1862. TEXTE ET DE:SINS INDITS.

On se fait, chez les nations de l'Occident, une bien


fausse ide de la condition des femmes turques, et on
leur applique volontiers cette exclamation de Diderot :
n Femme, que je te plains ! v On se les imagine victimes de la tyrannie ou de la jalousie maritale, condamnes pour la vie la reclusion dans de tristes appartements, gardes vue par d'pouvantables moricauds
arms de btons et de fouets, sevres de plaisirs et de
distractions, prives de toute socit extrieure, rduites, en un mot, ne voir d'autres figures humaines que
celles de leurs compagnes de reclusion, souvent leurs
VIII. - 192^ LIV.

rivales, et celle plus ou moins rbarbative de leur n seigneur et matre. n


Que de fois n'avons-nous pas entendu des dames parisiennes plaindre charitablement le sort de leurs surs
de Constantinople, et maudire la force, personnifie dans
le mari turc, opprimant la faiblesse rsigne, sous la
figure de ses femmes. Touchante compassion, noble
indignation, qui prouvent la justice et la bont de vos
curs, mesdames, mais qui n'ont pour origine qu'un
prjug 1 Oui, vraiment, un prjug, car nous doutons
qu'il y ait en Europe un pays o les femmes, dsceu10

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

146

LE TOUR DU MONDE.

vres, curieuses, indolentes, avides de plaisir et de distractions, comme l'est la hanoum' , sortent, flnent, courent aprs l'amusement, satisfassent leurs caprices et se
donnent, autant qu'elle, du beau et bon temps, aussi
bien au harem' qu'au dehors. C'est ce point que nous
croyons que beaucoup d'Europennes, tous avantages
et inconvnients bien considrs, n'hsiteraient pas
changer leur sort et leur libert relative contre le prtendu esclavage de la femme orientale, si elles la connaissaient mieux.
Nous ne parlons ici, bien entendu, qu'au point de vue
matriel : au point de vue moral et intellectuel, c'est
autre chose, et si l'on veut se tourner de ce ct-l, nous
comprenons et nous approuvons aussi ce mot : Femme,
que je te plains !
La femme levantine est, avons-nous dit, la plus dsuvre du monde ; elle l'est non-seulement par suite de
son indolence inhrente sa nature, de l'insouciance de
son caractre presque enfantin, de l'horreur qu'elle a de
l'tude et de toute occupation srieuse ou suivie, mais
fatalement et par la force des choses.
Le dsoeuvrement absolu, considr, dans les pays
avancs en civilisation, comme une exception honteuse,
est gnral en Turquie, et, sous ce rapport, toutes les
femmes y sont gales. L'ducation qui dveloppe le got
des arts et des choses de l'esprit, o l'amour du prochain
qui porte s'occuper de lui, font presque compltement
dfaut la vraie hanoum. Une jeune fille qui, l'ge
de treize quatorze ans, terme ordinaire de ses tudes,
joint la connaissance de quelques travaux d'aiguille'
celle de la lecture, passe pour une personne instruite,
et pour une savante si elle en arrive savoir crire fort
mdiocrement et les deux premires rgles de l'arithmtique ; enfin une kiz (jeune fille musulmane) sera
cite comme un modle de perfection si, avec tant de
savoir, elle peut chanter de routine quelques romances
et chansons, ou jouer du santour 4 , du tambour', ou de
la flte simple. Mais des sujets aussi accomplis sont
bien rares, rares comme des prodiges !
D'autre part, les murs ne permettant pas la femme
des classes moyennes de se livrer au commerce, elle est
aussi oisive que la femme riche ou de haut rang.
1. Hanoum, dame. En Turquie, comme en Amrique, la femme
la plus pauvre rclame ce titre de par la fraternit musulmane.
2. Harem, partie de la maison occupe par les femmes. On
donne aussi le nom de harem l'ensemble du personnel fminin
d'une maison.
3. Ces travaux consistent broder au tambour et au mtier horizontal fixe, tricoter ( cinq aiguilles au bout lgrement crochu)
des bas avec dessins jour, faire des bordures de mouchoirs et
de devants de chemises en oijas, ou ce que nous appellerions point
de Levant; ce sont de petites pyramides, trfles et autres formes
varies, obtenus en coulant les uns par-dessus les autres des noeuds
doubles, triples, etc., du fil ou de la soie au moyen de l'aiguille.
4. Santour. Imaginez en petit une caisse harmonique de piano,
compose d'environ trois gammes chromatiques. Le joueur pose
l'instrument plat sur ses genoux croiss et en tire les sons au
moyen de deux baguettes, espce de clefs de serrure allonges
en bois et fort lgres, dont il passe les anneaux aux index de ses
mains; il frappe avec les marteaux sur les fils mtalliques.
5. Tambour. L'instrument ainsi appel en turc est simplement
une mandoline hmisphrique manche trs -allong et not;
le son en est agrable et se prte au chant.

La femme pauvre elle-mme ne travaille que par exception et ses heures, surtout Stamboul, le mari ne
poussant jamais le despotisme jusqu' l'y forcer, et lui
associant souvent une ngresse, sur laquelle elle ne
manque point de rejeter presque tout le fardeau du
travail et du mnage.
Toutes les femmes turques, quelque condition
qu'elles appartiennent, sont donc pour ainsi dire perptuellement condamnes au far fiente. Or, l'ennui, ce
monstre hideux qui nat de l'oisivet, voil le grand, le
terrible ennemi qu'il leur faut incessamment combattre !
Aussi, toutes leurs penses, toutes les ressources de leur
esprit ne tendent-elles qu' ce seul but : chasser l'ennui, en d'autres termes, s'amuser, se divertir : et comment ne parviendraient-elles pas en dcouvrir les
moyens, n'y mettant pas moins d'application et de persvrance que l'homme le plus exerc par l'tude et la
mditation la solution des 'problmes les plus ardus
de la science.
D'abord dans les harems riches, o chaque hanoum
en titre possde en propre son appartement, quelquefois
tout un corps de logis, son personnel et un train de
maison complet, ces dames se runissent, toujours sur
invitation, tantt chez l'une, tantt chez l'autre ; les
amusements de ces intrieurs sont les petits et les grands
jeux, les causeries et les contes, dans la douce paix
du tandour' , pendant les rigueurs de l'hiver ; il y a
la musique instrumentale et les chants l'unisson, les
danses et les pantomimes danses sur les dalles luisantes
des vastes salles basses ; les bains en commun et leurs
jeux spciaux ; les promenades et les courses dans les
jardins et sur les terrasses, les motions de l'escarpolette
ou l'agrable balancement du hamac, le tout avec accompagnement de tchiboucs et narguilhs incessamment
renouvel et de petits repas dlectables ; enfin et surtout
il y a l'incomparable amusement des tours, quelquefois
cruels et toujours effet comique, jous aux ngres et
aux ngresses dont les grognements; les grimaces et les
contorsions grotesques provoquent des clats bruyants
d'hilarit.
Du reste, il n'est pas besoin, pour subvenir aux frais
de ces plaisirs, qu'un harem soit riche. Le toutounn
( tabac ), les doundourmas (sucreries), les fruits ne sont
pas des prix inabordables, et d'ailleurs on se cotise
sans faon.
Les dames d'un mme harem sont souvent nombreuses ; les voisines le sont bien plus encore, et chacune
d'elles peut et doit mme organiser quelqu'une de ces
matines, journes ou soires, ce qui permet de renouveler trs - frquemment ces distractions de l'intrieur.
Mais les plaisirs du dehors ont encore de plus puissants attraits, et la hanoum les recherche et les gote
bien autrement que ceux de la maison, parce qu'ils
satisfont davantage sa mobilit, sa curiosit et sa vanit
1. Voir la gravure. Sous la table un brasero couvert de cendres
entretient la temprature du Candour un degr lev.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
sans pareilles; et comme rien absolument n'entrave sa
libert d'action ( quoi qu'en pensent chrtiennes et chrtiens ), elle se le donne le plus souvent qu'elle peut.
numrons ces plaisirs. Il en est quelques-uns qu'aucune relation de voyage n'a pu rvler ni nos lectrices
ni nos lecteurs.
Les bazars.

Les hanoums. ne se plaisent sortir qu'en compagnie.


On les rencontre souvent par groupes de douze ou
quinze, sans compter les enfants de tout ge qu'elles
mnent par la main ou portent sur leur dos, comme un
sac de voyage.
Elles vont ainsi dans les bazars de Tcharchi, qu'elles
parcourent en tous sens durant une grande partie de la
journe, branlant les votes de bois des clats de leurs
voix et de leurs rires bruyants. Elles sont l'effroi des
marchands rayas et des marchands turcs eux-mmes.
Les hanoums nous en exceptons, pour ce qui suit et
dans toutes les autres circonstances analogues, les femmes des classes leves dont le langage, la tenue et les
manires sont des plus dignes et pleins de distinction
les hanoums ne se contentent pas, comme quelques Parisiennes, de s'installer des heures entires dans les
boutiques et d'y faire dplacer et dployer les unes
aprs les autres toutes les marchandises qui s'y trouvent,
pour s'en aller ensuite sans rien acheter ou aprs avoir
offert des prix drisoires ; elles s'introduisent de gr ou
de force dans les arrire-boutiques, dont elles mettent
sans faon les propritaires la porte, pour y consommer leur aise, et visage dcouvert, les friandises et
les rafrachissements qu'elles ont achets aux marchands
ambulants qui circulent en grand nombre dans Tcharchi.
Enfin, tranant leurs babouches et le pan flottant de leurs
frdjs' sur les dalles des bazars ou les pavs des rues,
semblables ces docteurs bouffons et ces polichinelles
ricaneurs du Corso ou des Lagunes pendant les folles
journes du carnaval, elles s'en vont jetant brlepourpoint la face des gens, des boutiquiers aussi bien
que des passants, des compliments nafs ou tourdissants, ou des quolibets mordants et des pithtes mortifiantes. Si quelque marchand leur rpond trop vivement,
gare sa barbe ou ses cheveux ! tout est permis ces
enfants terribles.
La place d'Ett-Meydann (esplanade de la viande ) 2 est
l'un des lieux ordinaires de rendez-vous ou de halte des
hanoums au sortir des bazars. Des espces de marchs
ou foires s'y tiennent de temps en temps, et rien ne sau1. Frdj, vtement indispensable de sortie de toute femme
levantine, hormis la grecque. C'est une sorte de long et ample
pardessus en toffe chaude ou lgre, suivant la saison, et assez
semblable une robe d'avocat. Du collet de ce vtement pend, le
long du dos jusqu'aux pieds, une basque volante un peu plus large
que les paules.
2. Voy. p. 149. Cette place, une des plus vastes et des plus pittoresques du monde, est clbre dans les annales de Constantinople; c'est l que le sultan Mahmoud, second par la trahison de
quelques chefs des janissaires, triompha dfinitivement, le 26 juin
18'26, de cette terrible corporation en en faisant, par le fer et le
feu, une pouvantable boucherie d'hommes!

147

rait rendre alors l'aspect curieux et agit qu'elle prsente et l'effet assourdissant des mille clameurs confuse s
qui s'en lvent de toutes parts.
Les visites.

Il y a des visites de trois sortes : les visites demandes ou annonces, les visites par surprise et les visites l'aventure.
Lorsqu'une ou plusieurs dames de la mme maison
veulent visiter des amies d'un autre harem, elles leurs
envoient deux djarihs (demoiselles de compagnie), suivies d'un ngre, ou simplement un de ces monstres, qui
annoncent la hanoum dsigne que leurs matresses
viendront passer la journe chez elle (ces visites sont rarement moins longues). Les usages et la civilit exigent
que les visites annonces, sauf les cas d'empchement
majeur, soient toujours accueillies avec empressement
et le sourire sur les lvres, toutes affaires cessantes,
tous projets ajourns.
Ainsi avertie ds le matin, la hanoum expdie ses
gens mles et femelles auprs de ses amies et connaissances pour les prier de venir en l'honneur de la dame
qui s'est invite elle-mme. Quoique l'acceptation de
ces invitations ne soit point de rigueur, bien rares sont
les hanoums, les coconas (dames chrtiennes) et les
boulitzas (dames juives) qui s'en excusent ; encore ne
le font-elles jamais qu'avec un chagrin trs-rel, tant
le got des runions et des causeries est dvelopp chez
les Levantines.
Les habits de gala sont de rigueur. La runion, commence d'ordinaire vers midi, ne se termine gure avant
la tombe de la nuit, tout l'intervalle se passant fumer
force tchiboucs et narguilhs, absorber quantit de
tasses de caf, de verres de limonade et de sirops, de
fruits, de confitures et autres friandises, jouer aux
cartes ou au jacquet, jaser bruyamment de mille choses plus banales les unes que les autres, surtout mdire cordialement du prochain.
Otez de la visite annonce l'avertissement qui la prcde, les invitations en grand qui en sont la suite, la
recherche des toilettes, et vous aurez une visite par surprise, laquelle toutefois n'exclut ni la contrainte impose la visite, ni la dure, ni les bombancs de
rigueur.
Les visites l'aventure paratraient extraordinaires
en France. Plusieurs dames se runissent en groupe et
s'en vont par les quartiers et les faubourgs de la ville
frapper aux portes de maisons inconnues et offrir visite
des personnes qu'elles n'ont jamais vues. Les coconas
et les boulitzas demandent l'hospitalit navement et le
sourire la bouche, comme des enfants timides qui
convoitent un objet, mais les hanoums ne demandent
pas, elles entrent bon gr mal gr ; pareilles certains
intimes, n elles s'imposent comme en pays conquis et
avec le sans-gne d'un seigneur honorant de sa prsence
la demeure de ses vassaux. Cependant il arrive bien rarement qu'une matresse de maison se refuse recevoir
ces sortes de visites ; son accueil peut seulement se res-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1118

LE TOUR DU MONDE.

sentir de l'opportunit ou du contre-temps de la surprise,


et avant tout de son caractre et de son ducation.
Les promenades.

Ce sont plutt de vritables parties de campagne, les


lieux de runion en plein air tant fort loigns de la
ville et des principaux faubourgs qui l'environnent. On
s'y rend, les dimanches et les vendredis, pendant la belle
saison, en arabas ou en cals avec toutes sortes de provisions de bouche. La plupart ont t choisies sur les
charmantes rives europennes et asiatiques du Bosphore'.
Sur quelques-unes des ces promenades publiques les
sultans ont fait lever, pour l'usage des hanoums, des

1I!!IIIIi1

terrasses superposes en gradins, dominant des pices


d'eau et un espace aplani o les djambaaes et les peylevanns (acrobates et prestidigitateurs), les musiciens et les
danseurs ambulants donnent des reprsentations publiques. Lepatichach vient parfois avec ses courtisans passer
une partie de la journe et blouir un instant de sa personne les yeux des ses charmantes sujettes qui le rcompensent de cette haute faveur par leurs acclamations enthousiastes et leurs ferventes bndictions. Des beys, des
pachas, de jeunes Musulmans riches circulent cheval.
M. de Lamartine a fidlement et admirablement dcrit ces prairies mailles de groupes innombrables de
femmes levantines aux blancs yaschmacs', aux fredjs

i 11 1 '1 111111il 1111 Ill'!!1 11 1!1!!! ! N111111111111 11111111111P


IIII!iil};!1Il1 iili
I

i1 ^^1 l1t,ll ^ t ^ ^^^^li


l lllll
^llll
1,,,! Ill'll
,I^ ! I^ ^Ilili
111^ ,
III, i l
kld 1 l llll l ' I
lll ;; !^I

0111lll1I4
II III,I
l Gi ll l,li^ ;l 11'1111111 i l

l..

^^

li^li

1!1I IIIII^

_Ill

Le tandour (voy. p. 146). Dessin de Pasici d'a )rs le tableau de Mine Henriette Browne.

de mille nuances, et d'hommes aux costumes les plus


varis ; il en a peint toute la posie et tous les brillants
plaisirs ; nous ne pouvons que conseiller aux lecteurs de
relire ces belles pages du Voyage en Orient. C'est une
ferie. Aucune de nos ftes n'en a le prestige.
Au milieu de ces divertissements de toute sorte : spectacles, pantomimes, chants, danses, courses cheval,
cortges, luttes, etc., quand viennent les heures des repas, les cercles des hanoums assises se resserrent, et
baissant la partie infrieure de leurs yaschmacs, d-

Bien que dans presque chaque quartier il existe un


tablissement de bains publics l'usage des femmes, ou
que, du moins, celui des hommes leur soit cd deux

1. Tchamlidja, au fond du grand port; Trapia ou Biyouk-Der,


eu Dohna-Bakhtch, sur les rives du Bosphore, ou les charmantes
Iles des Princes, l'entre de la mer de Marmara.

1. Mousseline trs-fine encadrant en haut et en bas la figure,


dont elle ne laisse dcouvert que le nez seul; en regardant les
visages de prs, il est ais d'en distinguer les traits.

gustent plusieurs services de mets dlicats, tandis que


les ngres ou leur dfaut les jeunes gens de la famille, les protgent contre toute indiscrtion des infidles. Elles voient tout sans tre vues, du moins de trop
prs.
Les bains.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

La place d'Ett-Meydan, Constantinople (voy. p. 147). Dessin de Thrond d'aprs un dessin de M. Brest.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

150

ou trois fois par semaine, les hanoums aiment beaucoup


mieux se transporter aux bains des quartiers et des faubourgs les plus loigns. Elles se concertent d'avance
sur le jour et le choix de l'tablissement, et passent
une partie de la veille prparer des ptisseries et des
mets succulents. Contrairement leurs habitudes paresseuses, elles se lvent avec le soleil pour se parer de
leurs plus riches atours. Bientt les arabas ou les caiks,
retenus plusieurs jours d'avance, les emportent cahincaha l'tablissement convenu, o la plus grande partie
de la journe s'coule dans des alternatives d'ablutions
d'eau bouillante (c'est une sorte de bravoure hyginique),
de bombances de toutes sortes, de fumeries, de jeux, de
rires, de chants, voire mme d'altercations et de vraies
. batailles coups de tasses et de galoches entre baigneuses de religions diffrentes !
Plerinages aux Turbs et aux Tkihs.

Les turbs sont les monuments funraires des sultans,


des sultanes Valids (mres des souverains), des princes
et des princesses de leur famille. Chaque sultan a sa
turb particulire, de mme que les cheikhs-u'-islam
(grands pontifes des croyants).
Ces tombeaux s'lvent dans les divers quartiers de
Stamboul.
Pour les femmes turques la visite des turbs les plus
loignes, dont elles obtiennent facilement l'accs, a un
triple but de curiosit, de promenade et de pit.
Elles vont aussi, par parties de plaisir, aux tkihs ou
couvents, surtout ceux des nnevlevis (derviches tourneurs). Chaque tkhi.h a ses crmonies publiques, joie
et orgueil des vrais croyants ! Quelques-uns sont clbres pour leur musique, leurs danses ou leurs exercices furieux. Quel plaisir mouvant pour les hanoums
de voir, par exemple, les Bektachis, aux torses et aux
jambes nus, aux figures horriblement contractes, se
percer les chairs avec de grandes aiguilles de fer, se frapper avec le tranchant effil de coutelas et de yatagans,
se couvrir le corps de serpents et de couleuvres, se tirer
les yeux hors de leurs orbites et se livrer cent autres
extravagances effroyables ! Comme les curs de ces dames sont agits ! quels cris d'enthousiasme, quels soupirs d'admiration, quels sanglots de pit I... Certes aucun spectacle, aucune fte n'a le privilge de les attirer
avec autant d'empressement, ni en plus grand nombre,
ni plus irrsistiblement.
La Khalva ydjdssi ou soire du Ielgava.

Une soire dans un harem est un vnement assez


rare, les runions de nuit tant contraires aux habitudes
musulmanes. Aucun homme n'y assiste'.
Les soires du Khalva (ainsi appeles du nom de certaine pte dure, friable et mielleuse qu'on y sert aux
invites) n'ont lieu que dans les riches harems, l'occasion d'une naissance, d'un mariage, d'une lvation en
1. Seuls le pre, les frres du mme lit et les jeunes gens imberbes (peu importe leur ge) ne sont pas compris dans cette rigoureuse prescription.

dignit du seigneur mari, ou d'une rconciliation de


deux hanoums, cohabitantes, parentes ou amies.
Quelques jours avant la fte, des djarihs (suivantes)
vont porter des invitations verbales aux dames dsignes.
Quelques-unes de ces invitations sont faites par la matresse de maison en personne dans ses visites, d'autres
par l'entremise des effendis. Notez que les musulmanes
ne sont pas seules invites : des dames chrtiennes,
franques (occidentales) ou indignes, dont les chefs sont
en rapport d'affaires ou d'amiti avec le matre de la
maison, peuvent aussi venir ces soires'.
Environ une heure aprs le coucher du soleil, les harems commencent arriver, pied, prcds, dans les
rues obscures (Stamboul n'est jamais claire la nuit),
de ngres ou simplement d'un domestique portant une
lanterne deux ou trois chandelles. Les djarihs de la
maison, souriantes et aimables, viennent au-devant des
invites dans le vestibule, leur adressent, avec de gracieux tntnas 2 , le khosch yeldiniss (paroles de bienvenue) d'usage , et les conduisent dans une salle basse
qui sert de vestiaire. L elles les dbarrassent de leurs
frdjs et de leurs yaschmacs, de leurs tchlecs et de
leurs papoutchs (double chaussure de sortie).
Du vestiaire, les djarihs conduisent les invits au
premier tage , en les prcdant le long de l'escalier
droit, ou, si elles sont d'un rang lev, en les soutenant
aux coudes et aux aisselles.
Dans les srails et les riches harems, aprs avoir travers plusieurs galeries, corridors, et pices de toutes
formes et de toutes dimensions, le tout d'une nudit absolue, on arrive la salle o la fte a lieu; c'est la plus
vaste et la plus riche. Un divan de pourtour, hauts
matelas, coussins rembourrs de laine, long effil
de soie ml de fils d'or, occupe trois cts de cette
salle ou, si elle est par trop vaste, deux divans en fer
cheval se font face ses deux bouts, tandis que l'espace
qui les spare n'est garni des deux cts que par des
tehits ou matelas carrs, des tabourets, des escabelles et
des bandes de tapis, ou encore par des chaises, fauteuils
et canaps, si la mode franque a pntr dans la maison.
Des lustres en cristal taill facettes, dont un trs-grand
au milieu, des branches en bronze ou en porcelaine, de
gros cierges fixs sur de riches pidestaux et placs de
distance en distance, clairent magnifiquement de leurs
mille flammes la salle de rception dont le parquet est
tendu d'une fine natte d'gypte enjolive de dessins et
d'arabesques. En hiver, comme il serait trs-difficile de
chauffer une salle de cette dimension, les chemines et
les calorifres tant inconnus dans les maisons turques,
la rception se fait dans une ou plusieurs autres pices
1. C'est grce une de ces invitations et un ge o nous nous
trouvions en droit de faire valoir le dernier des motifs d'exception
mentionns dans la note prcdente, que nous devons l'avantage
de pouvoir raconter ces curieux dtails qu'il est interdit un voyageur ordinaire de connatre.
2. Tmna, salut qui consiste porter la main ouverte la
bouche, puis sur le front, accompagnant ce mouvement d'une inclinaison de la partie suprieure du corps. Ce salut a t trs-finement et trs-gracieusement rendu par Mme Browne (voy. p. t53).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

151

moins grandes dont la temprature est adoucie par de cours aux angles des divans. La matresse de la maison
grands brasiers en cuivre placs au centre, et des tan- I reste assise l'un des lciochs (angles du divan), place

Un rcit dans l'intrieur d'un harem. Dessin de Mettais d'aprs un dessin de Bida.

d'honneur, ainsi que celle qui est sa droite. Les invites, introduites dans la salle de rception, s'avancent
sans tre annonces vers la matresse, qui leur dit invariablement, avec un aimable sourire : Sfd yeldiniss,

khosch yeldiniss', change avec elles tmnas et compliments, ou donne sa main baiser aux kiz, aux toutes

1. Vous tes les agrables venues, les dlicieuses venues.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

152

LE TOUR DU MONDE.

jeunes hanoums, et aux femmes du peuple qui se prsentent souvent sans invitation pour assister la soire
et auxquelles on ferme rarement la porte. En Turquie,
l'galit est la rgle, mais elle n'est pas absolue.
Sur le bouyourounn' de la hanoum matresse, les
arrivantes vont s'asseoir successivement et cte cte,
droite et gauche, sur le divan, les jambes croises ou
un genou lev. La seconde place d'honneur est rserve
la plus riche ou la plus respecte des invites, ou
celle dont l'on fte la rconciliation.
Si le nombre des invites est trop grand pour que
toutes puissent trouver place sur les divans, les kiz et
les hanoums d'un rang infrieur sont pries de s'asseoir
sur les tchits et les tapis qui garnissent le ct de la
pice dpourvu de divan.
Des djarihs servent immdiatement le tchibouc allum, bouquin d'ambre plus ou moins riche, et le
caf ou le cherbett (eau sucre colore et bouillante) dans
des fildjanns ou petites tasses en porcelaine, sans anse,
plongeant demi dans une espce de coquetier nomm
zar/f, en mtal prcieux ou commun, artistement cisel
jour. De la confiture ou de la gele de fruits, range
par petites portions dans un plat d'argent aux bords cisels, est servie aprs le caf. Chacune des invites, en
commenant par la plus considre, aprs s'tre fait
longuement prier, porte sa bouche l'unique cuiller qui
est dans le plat et qui sert tout le monde. Avec la
mme fraternit, toutes les lvres se collent, pour boire
une gorge, au mme grand verre d'eau qui suit le plat
de confiture.
La soire dbute par une conversation gnrale ,
bruyante, anime, joviale; les questions et les rponses
se croisent en tous sens, les provocations et les reparties
bondissent de divan en divan, les plaisanteries volent d'un
bout l'autre de la salle, les perfides insinuations se
heurtent entre deux groupes, et les exclamations et les
rires remplissent l'air de leurs clats argentins. Aprs
le premier feu, la conversation de gnrale devient partielle, sans cesser d'tre creuse, banale et mdisante.
Soudain, un signal de la matresse de maison, ses
filles ou celles de ses djarihs qui possdent des talents
en musique s'asseyent en ligne sur un tapis, de manire
tre vues de tout le monde, et se mettent chanter en
chur des romances et des chansons, en s'accompagnant
du santour, de la mandoline, de petites timbales et du
tambour de basque, le tout l'unisson. Les plus jolies
voix et les instrumentistes les plus habiles excutent des
soli qui arrachent des soupirs et des exclamations de
contentement l'auditoire. Sur un autre signal, au moment o excutantes et auditrices sont transportes par
la musique, d'autres jeunes filles se placent vis--vis, au
centre de la salle, et se livrent une sorte de pantomime
danse, se rapprochent, s'loignent, s'enlacent ou se
fuient, se penchent langoureusement sur les cts, ou
renversent en arrire leurs flexibles tailles, ou secouent
mollement leurs paules, accompagnant toute l'action
1. Commandez-nous; c'est le

farorisca des Italiens.

de claquements rpts des pouces contre les doigts du


milieu en guise de castagnettes.
Pendant que s'excute cette espce de divertissement,
les tchiboucs sont renouvels sans cesse et remplissent
d'un nuage bleutre l'atmosphre de la salle; les rafrachissements solides et liquides, les confitures et les
tranches roses de pastque, le caf ou le salep dfilent
devant les invites qui se font beaucoup moins prier.
Aprs la musique et les danses, la hanoum-matresse
propose la compagnie des parties de cartes et de jaquet. Les invites qui dsirent se livrer au jeu vont
prendre place autour des tables qu'on apporte aux encoignures des divans ou croisent les jambes sur la natte
pour la partie de trie-trac. Les jeux sont toujours intresss; les Levantines s'y passionnent comme nos joueuses de Hombourg, mais sans y risquer autant d'argent.
On fait des paris. Celles des dames qui n'y prennent pas
part continuent la conversation ou s'entre-narrent des
contes tour de rle. Quelquefois, lorsque dans la runion se trouvent des personnes possdant le talent de
bien conter, on arrte le jeu; mais il est indispensable
que la conteuse ait reu au suprme degr le don de
patience, car elle sera infailliblement interrompue
chaque instant par les mais, les pourquoi et les
comment de ses auditrices, quand bien mme elles
auraient dj vingt fois entendu raconter l'histoire.
Si la soire n'est pas trop avance, les musiciennes
excutent de nouveaux morceaux, ou bien des kiz ou de
jeunes femmes improvisent des pantomimes non danses, si peu intelligibles, malgr la vhmence de l'action, que presque toujours les actrices sont obliges de
les expliquer aprs coup la compagnie.
Cependant la matresse de la maison, ayant interrog
du regard les yeux de ses invites, frappe trois coups de
sa main droite sur la paume de sa main gauche; cet
appel qui, chez les Turcs, remplace la sonnette ou le
timbre, la premire djarih accourt et lui fait une profonde tmna.
Khalva yel (viens Khalva), lui dit sa matresse.
La djarih se retire aprs une nouvelle salutation.
Bientt des suivantes viennent former un cercle de
cierges au milieu de la pice, puis d'autres filles dposent au centre un cirai ou immense plateau rond d'argent, contenant la fameuse pte qui a la forme d'un
gigantesque plum-pudding aplati. Pendant cette exposition, d'autres cirais en mtal plus ou moins prcieux,
aux bords repousss, couverts de sucreries, de gteaux
chauds et froids, de fruits savoureux et d'autres friandises recherches, sont poss les uns sur les tables de
jeu ou les tandours, les autres terre, et l, et flattent agrablement la vue et l'Odorat de ces dames.
Sur l'invitation plusieurs fois ritre de la hanoummatresse, elles vont prendre place autour des cinis, et
se transmettant mutuellement le bonyourounn, elles attaquent enfin les mille bonnes choses dont ils sont couverts et qui disparaissent avec une rapidit merveilleuse.
Une troite et longue bande de fine toile, lisre d'or,
sert de serviette commune chaque cercle. Autant que

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

III^I 'I
''i,l ^il

I,

I^'''1iR111

I1

u
'

II

^^ 9

z 11
^ I{ I ,^
I
1 i 1,ll!111f11111f1rl ' ,I ^1f,i, l'

l
I111 fc '

l,!iliV^
l
Illul'l' 1111IIil" 1 ' 1 IVIPl^ p ll ! I^{IIIIIII^IIII p 1IIIRilI I 'I^Il+'I III, Illulli g iljllllLi6`Vil l l l lllil ll ll I ' 1 II l I! .11II ill ll,
l , L'i'' I IiI 1 F 11 I 11 I III '' 1
1 I I IIi I jl l
,IE

II ^ II I I
^
I 4
'
411 I
,I
I
' I I I I I'I
! III I
1 1 1 ,1111 I Il I It I I ,I iI 1 I I I1 III I
II ^^
l
VIII
1 1

1
I (' I 1 I I
III II I I , I,IIiijl
I
I I I II Ia I, Ill ll l III I I II I'
11
II
II

I
p111
III (III II I I
1111I1, 1
l
;
1 1 i 1 II ' l III I II I II''
i
III
II
.
1^I

I '
I

Ig


I I

L
I,Lill! !

1111{I1 "411i1,11,

^ '' i llff

lf 1.
II II

l' IIi

^,^
y 11P 1ll "i ^I
il,I11!I,LI III^IVIIIl.1,1^9yl^lll11 II^U1II ^I

^I

111

I ,

I I I i I II

Illlll

1
^p

III

I^

lli)lil''

hl

II I I I Ii'

III

III

II I I
I
p

4^II, ulll
II IUV
1

I l

I
l'

II'

II11Iul
IPI
( I I I ^^ II iIl1I
h I III I,.,
111 1 I
I ^ 1 1
IIIL III."

I UI

II

III

'

111

I. l'

I , Ih

II

^^'
IP

,j
up1

I I
11111

l llll

dl

p ^

fIl! l'
Iol
I

IIII'I

'l

IIII!

III I IVII ^'l


dlle

IIII,


Illgl I I

i,11

IIi

l "

I I I II I

Ill lll

l' 1 VI11'1
IIII
II,I I I

Ill jl l

II II ,'p,^ f1
dull I11II l
II
IIII
IIII

Ij

II

'I

1111I

, I, II

II

III
I I I III (IIIII I

I11"4p 4 J11
j11
I

1 I I
j 1II,'1^ I' ei
Ii ^ I ^ Ilpllij
II! I111'
I , iII
I l '

III

II ,,

I
I
III

I;

Il^l^+^t'IIII^ '
I III I

1II^
11111111,11,11,11111,1111111'11,11

IIIII I III"1
11!I

Une visite

HIIII'iI ^i' "f'

I I ' ll ' I
I I IIII
r


I11'11111111
I ^
1VIUIp

I II

I
111

IIII

^I

IIII

'III''

l'

I l

1. 1I
I I ,,

I'

^11,;
1

IIII
^

ill


,^
, II
II ^
III I

II

l'

I1 11 I 1
1'11,111111 I^

I I I In

II^

1.

li

II^

' 1 lud^
1
II'I I I II

II

II

I III

II T

III III1111 IC

III

II'I

II

l
'

I I

11414111

tll

I1 Il1'

1111

IIII

^^
1
III
I `
^1 1j II 1

!II

II I11I 1

7137117
I ' 1'
I
Ii 11111 1

au harem. Le tmna (v. p. 150 et 157).

Dessin

Iilol'11

de Mettais d'aprs le tableau de Mme Henriette Browne.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

,i?i'li Iil11

LE TOUR DU MONDE.

154

faire se peut, une demoiselle ou une parente de la maison s'assied chaque cini et en fait les honneurs.
Le vin, ou toute autre boisson fermente ou alcoolique, tant expressment dfendu par le Coran, l'eau
claire et le cherbet froid sont les seuls breuvages servis
ces soupers.
Pendant que les plateaux s'allgent de leur agrable
contenu, des djarihs armes de grands couteaux dpcent le khalva et le rpartissent en autant de portions
qu'il y a de cercles au milieu desquels orties porte dans
des plateaux d'argent.... On apporte ensuite les lpans', et les invites , aprs s'tre lav et essuy les
mains et les lvres , vont reprendre leurs places sur le
divan, o le tchibouc et le caf leur sont servis de rechef.
Tandis qu'elles se livrent une nouvelle conversation
gnrale, les jeunes personnes et les enfants, dont la
matresse de maison a eu soin de remplir les poches de
bonbons et de fruits confits, s'en vont les grignoter en
se promenant ou en jouant dans les jardins ou les galeries du harem.
Cependant il est tard, la conversation languit et tombe
insensiblement, les paupires s'appesantissent, quelques
bouches s'ouvrent toutes grandes sans faons , et les ttes, troubles par les vapeurs du repas et du sommeil,
excutent des volutions fantastiques...; plusieurs enfants, tendus sur la natte ou accroupis sur les genoux
de leurs mres, dorment dj profondment, et plus

d'une invite subalterne se dit part elle qu'il serait


bien temps de s'en aller; mais c'est aux hanoums qu'on
respecte pour leur ge ou leur position, qu'appartient
l'initiative.
Par Allah ! s'crie enfin l'une d'elles, en regardant
sa montre, savez-vous, mesdames, qu'il est plus de
quatre heures du matin? Il faut partir.
Oui , partons , partons ! s'crie-t-on de toutes
parts, et on se lve, nonobstant les protestations, les serments et les prires de crmonie de la matresse de
maison qui seule reste assise dans son kiosch, pour recevoir les adieux , les bndictions et les baise-mains
des invites auxquelles elle rpte le hhosch yeldiniss de
politesse, en change de force gentils tmnas.
Dcrire le brouhaha des souhaits d'amiti et des
adieux, des appels de ngres pour chaque harem, de la
demande des effets de sortie, des pleurs des enfants
qu'on a arrachs leur sommeil, des clats de rire des
joyeuses kiz; rapporter tous les propos et les compliments qui s'entre-croisent de toutes parts et se confondent sur les escaliers et dans les salles basses, ce serait
chose impossible; la franque qui n'en serait pas ahurie,
assourdie, serait assurment doue d'un sang-froid rare,
et pourrait assister impunment, vers deux heures de
releve, au plus infernal de tous les vacarmes humains,
la Bourse de Paris'.

F. JRUSALMY.

II
LE CYDARIS,
P

A R M.

ANTONIN PROUST.

1862. - TEXTE ET DESSINS INDITS.

A MADAME LA COMTESSE STEPHEN DE V....

Stamboul, le 3 e jour du Baram.

Il faut que je vous rende compte, madame, de la visite que nous fmes hier l'Armnien Djezerli.
L'autre soir, sa maison de Pra, il fut question du
merveilleux kiosque qu'il a fait lever rcemment sur les
bords du Cydaris. Mme Beretta lui dit qu'elle entendait
parler trop souvent des splendeurs de ce yali, pour ne
pas dsirer le voir.
Eh bien, madame, lui rpondit l'Armnien, si vous
voulez venir en compagnie de ces messieurs y faire le
kieff, le deuxime jour du Baram, je serai heureux de
vous y recevoir.
Faire le kieff veut dire, en bon franais, digrer ;
1. Le lguenn est une espce de grand et profond plat barbe,
sans chancrure, en mtal fin, garni intrieurement d'un couvercle perc jour, au sommet duquel est un cercle saillant contenant une savonnette ou des morceaux de citron exprim. Le domestique tient le plat-cuvette d'une main et de l'autre verse l'eau
d'une aiguire de mme mtal que le lguenn, goulot troit et
arrondi en col de cygne, sur les mains de la personne servie.

mais en turc cela signifie prendre une collation, car,


pour jouir du kieff, il faut avoir ncessairement fait
un regalo.
Un repas la turque ! la chose n'tait pas d'un mdiocre intrt pour deux Parisiens affams de couleur
locale, et vous devez penser si nous accueillmes la proposition avec enthousiasme, et si notre enthousiasme fut
au comble quand Djezerli ajouta :
Vous verrez la hanoum.
Hanem ou Hanoum, madame, signifie femme; les
Osmanlis, qui en pousent religieusement trois, sans
compter les odalisques, dont le Coran ne limite pas le
nombre, disent les hanoums, ou plutt ils ne disent rien,
car ils n'en parlent jamais; mais Djezerli, qui est un
homme modeste et un causeur civilis, se contente d'une
seule femme et dit, sans scrupule, la hanoum, voire ma
hanoum, ainsi qu'un simple Gaulois.
Ce mot magique lectrisa mon ami Jacques, et pendant
1. Une partie de ce dernier chapitre a dj t publie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

155

LE TOUR DU MONDE.
les jours qui prcdrent notre visite, il ne fut question
que de l'Armnienne.
Comment tait-elle? brune, blonde, grasse, maigre?
et surtout comment se vtirait-il, lui Jacques , pour lui
tre prsent? en Turc; en Persan, en Grec ou en
simple giaour? Il voulait plaire. Son imagination dansait, comme vous le voyez, une folle sarabande.
La veille, enfin, tout bien calcul, il dcida qu'il ne

changerait rien son costume et comprimerait, comme


par le pass, son cur sous l'troite redingote nationale. Pauvres gens que nous tous !
Le lendemain, ds l'aube, Boulgaris, notre drogman
que nous avons lev pour les besoins de la cause la
dignit de bath-lciatibi, entra dans notre chambre.
Jacques tait dj lev et, tendu sur le sofa, aspirait
petites bouffes la fume d'un long tchibouk. Selam-

liminal ou portefaix turc. Dessin de M. A. Proust.

na-Alecum, me dit-il; dcidment, mon ami, je mettrai

mon pantalon de nankin; qu'en penses-tu, Boulgaris?


--Allait kerim (Dieu est grand !), s rpondit le drogman.
Jacques s'habilla en marmottant une chanson que
nous avions entendue la veille au cahven (caf) :
Hamman u m capussi ketchehl
Itzunden tchicar bir petchelfi.
La porte du hamman (bain) est double de soie,
De ce hamman sort une femme voile.

a Il me vient une ide, fit-il en s'interrompant ; si je


prenais un pantalon blanc; Boulgaris !
Effendi !
Que dis-tu de cette ide ?
Allah kerim!
Va pour le pantalon blanc, reprit Jacques en fouillant dans sa malle.... Mais, s'cria-t-il aprs avoir parpill tous les objets au milieu de la chambre, voyez o
cet imbcile a mis mes vtements de coutil! Boulgar 1

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

156

LE TOUR DU MONDE.

Effendi !
O sont mes pantalons blancs?
Ils sont chez la blanchisseuse, Effendi.
Allah kerim! soupira Jacques.
Voyons, mon ami, lui dis-je, blanc ou jaune, coutil ou nankin, habillez-vous, car j'entends le hammal qui
amne les chevaux.
Aprs de nombreuses digressions, Jacques acheva sa
toilette et nous partmes. Le hammal suivait en courant
les chevaux que nous devions laisser l'embarcadre de
u

Kacim-Pacha.
Le dicton, fort comme un Turc, est, madame, tout

l'honneur des hammals (portefaix); ils sont d'une vigueur extraordinaire.


J'en ai vu quelques-uns gravir, avec un piano sur les
paules , la pente de Galata, qui peut passer pour une
des plus rudes chelles du Levant, et l'Inde n'a pas de
coureurs plus agiles
Ces btes de somme se recrutent dans les Turcs
pauvres de l'intrieur, qui viennent la ville bekiars
( clibataires) s'amasser un petit pcule pour prendre
femmes. Leur esnaf (corporation) est une des plus importantes de Constantinople; elle est divise par odas
(chambres) et obit un chef lu (hammal-bachi).
Celui qui nous sert, Kara-oglou (le fils du noir) , est
d'un dvouement au-dessus de tout loge ; il est surtout
rempli d'attentions pour Jacques, qui, grce une lgre teinture de la langue turque, passe ses yeux pour
un taleb (un lettr).
En traversant le cimetire de Pra, nous fmes hurler
quelques chiens perclus et grogner un vieux derviche
endormi dans les hautes herbes du champ des morts, et
je vous assure que, sans interrompre sa course, Karaoglou sut dire chacun d'eux son fait et gourmander
vertement les malotrus qui se permettaient d'aboyer
aprs des tchelebis de notre importance.
De chien en derviche , nous arrivmes KacimPacha.
Les caques taient nombreux, les calgjis loquents;
aprs examen, Boulgaris choisit une embarcation monte par quatre Arisantes ; mais au moment d'y mettre
le pied, Jacques s'aperut qu'il avait une barbe de deux
jours, et demanda un quart d'heure pour se faire accommoder,
Nous allmes donc jusqu'au cahven voisin.
Aller au caf y faire faire la barbe, peut vous sembler, madame, assez extraordinaire; mais dans l'empire
du soleil c'est ainsi que cela se pratique, et cet usage
est loin d'tre dplaisant. J'ajoute de suite qu'il n'a pas
les inconvnients que vous lui pourriez supposer, et
que la mme main qui fait mousser le savon de Candie
et cumer la crme du moka, met entre ces deux actes
une ablution.
La dcoration de ces officines est au reste d'une simplicit et d'une propret trs-grandes ; des murs, blanchis la chaux, recouverts jusqu' hauteur d'appui d'une
boiserie autour de laquelle circule une estrade garnie de
nattes.

Quand nous entrmes dans le cahven de KacimPacha, un jeune homme se faisait piler.
Nous prmes, en attendant, une tasse de caf, et fmes
apporter un tchibouck, le narguilh exigeant des poumons herculens et un got pour le tombeki, que nous
n'avons ni l'un ni l'autre, mon ami el; moi.
Jacques ras de frais, nous regagnmes le caque, qui
se tenait frmissant sous les rames, et la mer gmit bientt sous les coups redoubls.

Rien n'est plus gracieux que ces yoles longues et


troites qu'on appelle des caques; rien aussi n'est plus
lgant que le costume des caqjis, vtus d'une simple
chemise en soie de Brousse et d'un large pantalon flottant.
Pensez en outre, madame, que la Corne-d'Or, que
nous traversions, est une des merveilles de ce merveilleux coin de terre o s'lve la ville de l'Islam; que ce
lac, calme, limpide, refltait dans ses eaux embrases
par le soleil levant les minarets, les mosques, les faces
peintes des turbs, les touffes de platanes et toutes ces
tranges fantaisies de l'architecture orientale., et vous
aurez une ide de cet harmonieux tableau au milieu duquel notre vtement terne devait faire sans nul doute un
trs-pitoyable effet.
En quelques coups d'aviron nous emes gagn le
Barbyzs, et aprs un kilomtre de navigation sous une
vote de sycomores aux cimes larges et touffues, nous
atteignmes l'embouchure du Cydaris. A partir de l, la
rivire se rtrcit, les prairies deviennent plus vertes et
plus tendues, les ombrages plus frais et plus doux; on
se trouve l presque l'extrmit des eaux douces, loin
du souffle toujours desschant de la mer, au milieu
d'une valle qu'on croirait normande, n'tait la transparence de l'atmosphre et l'accent de la vgtation.
Derrire un bosquet de sumaks et de peupliers, apparut bientt la faade du kiosque de Djezerli.
La construction est entirement faite de ce marbre de
Marmara vein de bleu, trs-employ sur le Bosphore.
I1 me serait assez difficile de vous dire quel ordre
d'architecture appartient ce yali, arabe par l'ornementation des fentres et des balcons, renaissance par le dveloppement de la base, et mongol par la toiture en
cuivre dor; toujours est-il que ce produit hybride est
d'une tournure agrable.
Trois marches, faites d'onyx rose d'gypte , baignant
moiti dans l'eau,.donnent accs sur Un pristyle octogone, muni au centre d'une large vasque en porphyre
sanguin; des guipures de stuc colories, discrtement rehausses d'or, dcorent la balustrade de cette enceinte
et relient les tons froids du marbre aux notes plus
chaudes de la verdure environnante.
Djezerli, vtu d'un ample machlak persan, nous attendait l.
Le banquier armnien a, soit dit en passant, le bon
got de ne pas adopter le costume des modernes Osmanlis, costume qui les fait ressembler des bouteilles
de vin de Bordeaux cachetes de rouge, ou, plus justement, aux flacons pansus des crus de Bourgogne, car

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

157

Les convives runis, on passa dans le selamlick.


Cette salle est toute boise de bois de cdre relev
de baguettes de rosiers ; sur le sol, une natte ; le long
des murs, une estrade garnie de tapis du Koraan, reprsentant des oiseaux imaginaires.
L'habitude de brler des parfums avait imprgn
l'ameublement d'une odeur de benjoin tellement fade
et dsagrable qu'il nous sembla pntrer dans le laboratoire d'un parfumeur, et j'avoue que ce ne fut pas

les sujets de la Sublime-Porte sont gnralement obses.


Allaha emanet aloun! muafir, me dit-il quand je
mis pied terre (que Dieu soit avec toi, mon hte) ; puis
il nous fit force tmnas'.
Tchibouch ! glyco, cria-t-il en frappant dans ses
mains. Deux serviteurs parurent, apportant les luls garnis d'ambre et le plateau aux confitures. Nous prmes
place autour du pristyle. Mme Beretta ne tarda pas
arriver avec son frre et le mdecin grec Plessa.
1117
I

li
illl444.

IQ111I1^^^11

^^
^ ^\\\,
It

timP!

lIV
-

IIIp

III
1^11 6hIIl,

Wb tilt I_

/,. 1 s'il1"III

i1111111^111^IN JIIIpID1111111111111i11111

I^li'.cJLiIIIIIIII^IIIIIP,II I

IWINI

Nillil

II I ,,III I

^IIIIH

^'^

Illlu

1111- IpuIIN lilt tilll


DIIIIIII 0111111 Itill 111111i

-^

_^^ 11111 ^^I1i


pll(I1

wlYl l irl ^llfll

IGi;l^itl ^b ^
j I

sans satisfaction que j'entendis un des oghlaus prvenir


( la franaise) que le repas tait servi.
Mon ami Jacques, qui jetait de temps autre un regard inquiet vers les ouvertures, esprant chaque in1. Il a dj t question plus haut de ce salut qui se fait en
portant la main successivement au cur, la bouche, au front,
en montrant la paume de la main pour tmoigner de la puret
et de la franchise de ses intentions.

^^^ Iiu Pl111^

lu

l _

^IIIII
Il li^l

p^^

Illlllllle^iml
^--_

slant voir entrer la hanoum, se leva comme m par un


ressort. Djezerli offrit la main Mme Beretta, et nous
entrmes dans une seconde salle soutenue par des colonnettes supportant des arceaux en cur, une vritable
salle arabe, orne d'azulejos, et garnie la vote de
pendentifs formant stalactites.
La table, charge d'une quantit considrable de
mets, tait dresse un des angles.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

158

LE TOUR DU MONDE.

Je n'entreprendrai pas, madame, de vous faire le dtail du menu. Brillat-Savarin y perdrait sa langue.
Le dner turc est une succession incohrante de viandes haches et de sucreries qu'on porte sa bouche avec
une petite cuiller en caille ou plus souvent avec ses
doigts ; le tout trs-parfum, la violette, l'orange, au
limon, la menthe ; les Turcs mangent beaucoup par le
nez. Les plats de rsistance sont le pilaf (riz bouilli au
jus de viande), le kebab (tranches de mouton qui voient
le feu, mais n'y touchent pas, selon le prcepte du Coran), le yaourt (lait caill), le kaimak (crme fine, dlicate, exquise avec les fraises du Bosphore), le baklava
(tarte aux confitures), etc., etc....
Toutes ces prparations se succdaient rapidement ;
la crme la rose faisait place la crme la violette,
les cailles au jasmin remplaaient le poulet au jus de cerise, mais la hanoum n'arrivait pas.
Enfin, l'instant o on apportait le cherbet' , dernier
acte du dner oriental, elle entra.
a Allah kerim ! me dit Jacques l'oreille. Cette apparition venait de lui rendre la parole.
Aprs que nous emes t admis lui baiser la main,
Jacques se rpandit en onomatopes admiratives, et devint franchement insupportable ; il rdita toutes les
comparaisons tombes en dsutude : les lvres de corail,
les dents de perles, etc., etc., ; il n'oublia que les yeux
de faence, et il eut tort, car rien n'tait plus en situation ; le regard fixe des femmes du Levant a en effet
quelque chose d'trange et d'immobile, qui ferait douter de leur me ; l'clat de la faence, en un mot, qui
brille et ne reflte pas.
Nourmahal (c'est le nom de la femme de Djezerli) est
grande ; l'ensemble de sa physionomie est d'une douceur rsigne, mais d'une expression intrieure peu
saisissable. Selon l'usage, ses yeux sont rehausss d'une
teinte de surmeh' qui les agrandit et leur donne de l'clat; ses cheveux sont noirs, son teint d'un blanc mat;
l'arte du nez est indcise, la lvre paisse, la forme du
visage plus romaine que grecque, les extremits fines et
dlicates. Elle tait vtue d'une longue robe de soie,
forme empire, retenue la taille par un simple noeud
de ruban.
Sur les instances de Mme Beretta, elle trempa ses lvres dans une coupe de cherbet et mordit une tranche de pastque. Une pareille invitation est un grand
honneur, en Turquie, pour la femme qui ne se considre
pas comme digne de prendre place la mme table que
son matre et que ses htes.
Djezerli fit signe d'apporter les aiguires et l'Armnien nous emmena dans une galerie haute donnant
sur le Cydaris, pour prendre le caf et fumer.
Toutes les femmes turques chantent, madame ; don
Juan l'affirme et je le crois, car le chant est une distraction l'ennui, et elles s'ennuient.
Jacques, qui a lu Byron, pria donc Nourmahal de
1. Le cherbet est un compos d'eau et de miel, mlang de divers ingrdients.
2. Surmeh, prparation d'antimoine et de noix de galle.

charmer les douceurs du kieff par sa voix enchanteresse,


et, sans se faire beaucoup prier, l'Armnienne se dirigea vers un gros meuble recouvert d'une tenture.
Je pourrais vous donner en cent, en mille, deviner
ce qu'tait ce meuble, mais j'aime mieux vous le dire de
suite : ce meuble tait un piano, et quel piano, Buyuk
Allah ! une vritable pinette. Aux premiers accords, il
y eut un frmissement gnral ; chacun de nous venait
de reconnatre une romance de notre ami Nibelle.
J'avais vu jouer du Scribe dans la patrie d'Eschyle ; niais
entendre une ritournelle franaise au pays de Mahomet,
cela me reporta plus brutalement encore en plein Occident, au milieu de l'pope bourgeoise, dans un de ces
raouts de cucurbitaces, o la demoiselle de la maison
glapit de sa voix qui mue l'ode coeurante. 0 civilisation !
Je sais bien que beaucoup de gens (et ceux-l n'ont
jamais entendu monter en une spirale harmonieuse votre
voix touchante et sympathique) me diront : Mais qu'estce donc que le pouvoir d'un son ? Je ne leur rpondrai
rien, car je ne parle pas pour les sourds; mais ce que je
vous affirme, c'est qu' ces notes tioles et vulgaires,
je me retournai pour voir si Djezerli avait un habit
queue de morue, un gilet trop court et un pantalon trop
troit; je crus voir dans le panorama splendide qui se
droulait sous nos yeux la vue des buttes Montmartre,
et il me sembla entendre....
Jacques m'affirma le soir que Nourmahal avait une
voix dlicieuse, que le piano tait excellent, la romance
adorable, et que mon cauchemar n'tait d qu' la dose
d'opium que contient le tabac du Levant, opinion potique qui prouve une fois de plus aux incorrigibles matrialistes que nos yeux et nos oreilles ne sont que les
humbles serviteurs de notre imagination.
Ds que la grande chaleur fut passe, Djezerli fit amener des chevaux et un talika (voiture un cheval), et nous
suivmes la prairie de Hiaat-Han.
La soire tait admirable et la lumire plus douce
baignait de ses ondes argentes l'immense paysage au
fond duquel se dentle la mosque d'Eyoub.
Nous marchions au pas dans l'troit sentier charg de
promeneurs. Guarda! criaient de temps en temps les
havas et les sais, et ce cri les frdjs des femmes
turques se rangeaient lentement avec ces allures d'oies
grasses qui leur sont particulires ; sur les bas cts, les
arabas, lourdement trans par des boeufs et secous par
les ingalits du terrain, rendaient des sons plaintifs.
C'tait un ple-mle charmant, franchement oriental.
Nourmahal fit arrter le talika devant un groupe de
musiciens, qui, arms d'un rebec, d'une petite flte et
d'un tambourin, faisaient entendre un chant nasillard,
miaulement barbare et mlancolique.
Nous tions cette fois bien loin de l'Europe, et nous
pouvions rciter la strophe du pote allemand ;
Adieu, salons polis!
Hommes polis ! Dames polies !
Je viens voir les pays inconnus
Et laisser bien loin sous mes pieds votre fourmilire.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

159

Mme Beretta, pour nous ramener en Occident, proposa d'aller voir l'glise de Baloukli et ses poissons miraculeux.
Le projet adopt, notre petite caravane s'branla,
traversa Eyoub, longea les vieux murs de Constantin et
mit pied terre l'entre du couvent byzantin.
Ce monastre est moiti ruin ; les longs rameaux de

la vigne et les bras nerveux du lierre s'entrelacent pour


soutenir ses murailles chancelantes ; on soulve, pour
entrer, ce rideau de verdure comme une portire, et on
sent, dans la cour, trembler sous ses pas les dalles
disjointes.
Je ne pntre jamais, madame, sans motion dans un
difice dmantel ; mais mon motion vient moins de

l'impression cause par la ruine, que de la crainte en


apparence purile d'y trouver des rparations. J'ai horreur des raccommodages. Pourquoi, en effet, mettre
des pices aux vieilles choses qui n'ont plus de raison
d'tre??
Laissons les vieux difices tomber d'eux-mmes ; admirons-en la posie, mais n'essayons pas de les relever.
C'est l le dfaut du couvent de Baloukli , comme de bien
d'autres ; la croyance s'en va ; on fait des miracles pour
la retenir. Triste charlatanisme

Le miracle de Baloukli est l'Agiashma, la source


sainte.
Au moment ois Mahomet II entrait dans la ville des
Empereurs, dit la lgende, un moine de Saint-Basile
faisait frire des poissons, et une voix, une voix d'en
haut, lui dit :
n Laisse l ta pole, moine, car la ville est prise
par les Turcs.
Quand ces poissons ressusciteront, quand ils sauteront hors de la pole, je le croirai, rpondit le moine.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

160

LE TOUR DU MONDE.

Ladite lgende cote deux piastres avec une image,


et le moine crasseux qui la vend ajoute, en vous menant prs de la fontaine : e Idos psari, effendi (vois

les poissons, effendi). Mais ces poissons sont d'intelligents poissons, et ils ne montrent leur ct rouge,
le ct grill, que si vous jetez dans le bassin une pice
d'argent.
Ce petit commerce rapporte chaque anne une somme
assez ronde, qui ne sert pas dcrasser les moines, mais

surcharger d'ornements grotesques la Panagia, la


vierge, la toute sainte.
Quand nous sortmes de Baloukli, le soleil descendait
rapidement vers l'horizon. De grandes bandes violaces
traversaient le ciel au-dessus de Constantinople, les coupoles des mosques tincelaient sous les derniers rayons;
nous prmes cong de nos htes et gagnmes Pra.

Aujourd'hui, c'est du caf des triakis (fumeurs


d'opium) que je vous cris cette lettre.
Jacques dguste un sorbet au hatchich. Puisse ce
breuvage prolonger ses doux rves !
Quant moi, permettez, madame, que je vous adresse
mes meilleurs tmnas.
Ant. PROUST.

Les poissons ressuscitent, les poissons sautent hors


de la pole et se mettent h nager dans la fontaine de Baloukli.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

161

Fort et place de Gryville. Dessin de 14 i. de Lajolais.

VOYAGE DANS LE SAHARA ALGRIEN,


DE GRVVILLE A OUARGLA,

PAR M. LE COMMANDANT V. COLOM]EU.


1862. -- TEXTE ET DESSINS INI.LITSI.

I
Ouargla, la sultane des oasis, surnomme l'Oasis aux
Sultans, tait autrefois la capitale prtentieuse d'un
royaume microscopique. Perdue dans l'immensit du
Sahara, au milieu de sables, comme un lot de verdure
dans un ocan de feu, dfendue par une enceinte en pis
que protgeait un foss 'bien entretenu, la fire cit se
targuait de son isolement et de ses murailles pour jouer
la royaut. Les prtendants au trne ne manquaient
pas; les parvenus se succdaient rapidement. Leur rgne
phmre commenait presque toujours par une lutte
fratricide, pour finir par un assassinat. Un peu de bruit,
du sang, et enfin la tombe, tous les rgnes se ressemblaient.
Lorsque le vent du sud apportait jusqu'au littoral mditerranen un cho d'Ouargla, on coutait avec anxit,
presque avec charme. N'tait-ce pas la ville du lointain,
de l'inconnu? A ct des sombres rcits, on croyait entendre le murmure des palmiers pouss par la brise du
dsert. On voyait, travers le mirage, la cit mystrieuse entoure de sa ceinture de jardins et de dattiers,
orne de son diadme de reine des oasis, luxuriante de
1. Les auteurs des dessins sont MM. Alfred Couverchel et de
Lajolais, qui tous deux ont fait le voyage de GCryville Ouargla
avec l'expadition (voy. p. 166).

verdure et de fracheur. Les quelques taches de sang jetes sur sa robe verte taient comme des lambeaux de
pourpre qui seyaient bien la ville aux Sultans. Les
hardis caravanistes qui en revenaient, conduisant de
longues files de chameaux chargs de dattes, et poussant
ple-mle des troupeaux de ngresses et ngrillons, ne
manquaient pas d'en raconter une foule de merveilles.
Le teint fortement bazan, des gutres de laine aux
jambes, le burnous jauni par les sables, le fusil en bandoulire, ces voyageurs du dsert avaient un aspect qui
prtait leur narration quelque chose de fantastique et
d'attrayant la fois. Tantt ils racontaient un combat
sanglant de quartier quartier, tantt le massacre des
Mozabites, tantt une bataille entre Ouargla et N'goussa;
d'autres fois ils vous menaient travers les fouillis de la
fort de palmiers, dans les sentiers ombrags et sinueux
qui conduisent aux portes de la casbah royale, vous montraient pars, dans ces labyrinthes de chemins qui s'entre-croisent, ces kobbas aux dmes blanchis, pieux monuments levs la mmoire des marabouts vnrs, sur
lesquels viennent s'battre des nues de palombes et de
tourterelles; ou bien encore ils vous faisaient entendre
les chants de la nuit dans les jardins, aux bords des ruisseaux s'coulant des puits arftsiens. On se taisait pour

VIII. 153' LIv.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

11

[email protected]

152

LE TOUR DU MONDE.

couter encore, quand dj depuis longtemps le voyageur ne parlait plus. C'est que, malgr nous, notre imagination a toujours un fond de posie dont elle se plat
revtir l'inconnu, soit pour le parer de riantes couleurs,
soit pour l'assombrir et le rendre sauvage. Que de fois,
dans les voyages que j'ai faits dans le Sahara, j'ai pass
la nuit l'oreille tendue aux rcits des chameliers et des
dellils, ces pilotes du dsert pour qui l'immensit semble
n'avoir point de mystres! Accroupis autour d'un feu
d'herbes sches ou de broussailles, une tasse de caf la
main, l'toile du matin nous surprenait attentifs encore
l'histoire de quelque lointain voyage. Que ne puis-je
mettre dans mes lignes ces gestes loquents que les conteurs arabes savent si bien approprier leurs rcits?
C'est surtout dans le Sahara que la puissance du geste
ajoute la parole. Au milieu de cette terre morte, o pas
un arbrisseau n'agite une branche, o pas un oiseau ne
fait entendre un cri, o pas un cho ne reflte la voix,
l'oeil coute pour ainsi dire autant que l'oreille.
Un de ces conteurs arabes me disait un jour, propos
d'Ouargla, cette phrase caractristique : Le ksar'
d'Ouargla ne fait pas ses sultans, il les dfait. Ce mot
dpeint bien, mon avis, la tradition politique de la
vieille cit royale et les tiraillements continuels de ce petit peuple grouillant dans un limon d'indpendance.
Dans les derniers temps, les souverains d'Ouargla
taient nomms l'lection pour un an. Les abus, les
conflits ne firent qu'augmenter avec les Syllas annuels.
Un beau jour, quelques annes aprs la conqute d'Alger, la casbah des sultans fut dmolie et l'anarchie reprit
tous ses droits. L'anarchie a ses adorateurs, on le sait,
mais elle conserve peu de temps la majorit ; il suffit,
le plus souvent, d'un homme nergique pour la faire
cesser; cet homme nergique rclame pour lui la majorit qui ne lui fait pas dfaut, et en obtient la dictature. C'est l'histoire du dernier sultan d'Ouargla, le
chrif Mohamed-Ben-Abdallah, aujourd'hui prisonnier
Perpignan'.
Mohamed-Ben-Abdallah, marabout important des
Traras, avait jou un certain rle politique dans la subdivision de Tlemcem. En 1843, prsent au gnral Bedeau par un chef influent de notre maghzen, comme un
homme assez puissant pour contre-balancer la puissance
d'Abd-el-Kader. On l'avait nomm khalifa de Tlemcen
avec tin traitement annuel de dix-huit mille francs. On
s'aperut bientt de la nullit de son action au point de
vue de l'intrt de notre occupation, et, tout en tolrant
l'homme, on n'attendit qu'une occasion pour carter le
chef. Quelques difficults qu'il crut de son devoir de nous
susciter, firent qu'on l'engagea se rendre la Mecque.
L'ex-khalifa partit pour le plerinage, emportant pour
principal bagage les plus haineuses rancunes contre
Ksar signifie : ville fortifie; ksour au pluriel. Les oasis sont
gnralement entoures de murs. Ces places fortes servent de magasins d'entrept pour les tribus nomades qui y mettent leurs
grains et leurs richesses a l'abri quand elles vont au loin chercher
des pturages pour leurs troupeaux.
2. Intern actuellement Bne, sur la proprit du gouverneur
gSnral de l'Algrie.

l'autorit qu'il avait si mal servie, et laquelle il avait,


son point de vue, sacrifi la fleur de ses croyances
religieuses. Purifi devant le dieu de l'islam par son
voyage la terre sainte de Mahomet, il jura guerre
mort aux chrtiens en expiation de sa vie passe.
De retour en 1848, Tripoli, il rva la conqute de
l'Algrie sur les Franais et s'apprta mettre excution ses projets de nouvel Abd-el-Kader. Notre occupation compacte dans le Tell algrien ne lui laissait aucune
chance de russite prs du littoral, au dbut. Il fallait
d'abord s'organiser loin de notre atteinte. Originaire de
la clbre famille des Ouled-Sidi-Chikh, toute-puissante
dans le sud, connaissant admirablement le Sahara, il
jeta les yeux sur Ouargla pour y jeter les bases de sa
grandeur future. Le bton de plerin la main, son chapelet au cou, la robe verte de sectateur de Mahomet sur
les paules, l'ex-khalifa vint frapper la porte du petit
ksar de Rouissat, du district d'Ouargla, et situ une
lieue environ de cette dernire ville.
Le bruit de nos succs, de nos excursions dj lointaines s'tait fait entendre dans ces parages, notre nom
de chrtien y tait maudit. Les prdications forcenes du
nouveau derviche trouvrent un retentissant cho dans
les fidles accourus de tous les points du district entendre
le pieux marabout. La rputation de saintet qu'il cherchait s'tablir fut vite cre. Appel rgler des questions litigieuses, des querelles, des conflits, il y apporta
tout son zle. En moins d'un an, il tait dj une autorit sacre. Profitant alors habilement de sa position, il
fit l'inspir et s'adjoignit de fervents adeptes auxquels il
confia qu'il avait reu la mission de rgnrer l'Algrie.
Il devait commencer par tre nomm sultan d'Ouargla,
organiser son entourage choisi parmi ses fidles et se
prparer ensuite exterminer les infidles. C'tait le
programme qui lui avait t rvl. On n'eut garde d'y
faillir; l'anarchie qui rgnait dans Ouargla trouva sa
fin sous l'autorit d'un tranger que Dieu imposait. Le
derviche fut proclam sultan. En homme habile, il n'alla
point dans la cit des souverains pour en faire sa capitale. Une casbah lui fut btie Rouissat, en dehors des
murs de cette oasis. Autour de son chteau fort, se grouprent les casbah de sa cour : c'taient les demeures de
son kodja ou secrtaire, de son khrasnadji ou trsorier,
de son cadhi ou justicier, de son porte-tendard, de son
chaouch, de son maghsen.
Quand il se crut assez fort, le nouveau sultan commena la lutte. Profitant des divisions qui s'taient formes dans les quelques grandes familles du Sahara
l'occasion des incursions franaises, il attira lui les
mcontents, et, encourag par quelques razzia s heureuses,
essaya de nous tenir tte dans l'oasis de Laghouat dont
il tait parvenu s'emparer. On connat notre beau lait
d'armes de 1852 contre cette ville. Le chrif, chapp
par miracle, crut pouvoir aller pleurer en paix sa dfaite
dans sa casbah de Rouissat. Mais Si-Amza, notre khalifa du sud de la province d'Oran et chef de la famille
des Ouled-Sidi-Chikh, dont Mohamed-Ben-Abdallali
avait accueilli les frres dissidents, lui avait vou une

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

_ -le

Ilr
C I JV^
6,

.1/

IMO `^S
I m

r!!

.itndhrly'

lit'

^.^, .
e
Ra mil .

.An Sad.

1
II

1%r ma?

^'

zi I e d/1- ^3 +
a

{
""L`/mu
'-'._._. 11ai elnz

E,l^ a ' ,
r

,'

C a
--

'.^

711 .yC

de

de

A C

I
I

,a

(hag Ras

^
^

\-

lafsin. '"

Zne
o u

se

\\e/

hradd r

y^

\h

'!

/Ruiner,

.n^

^^ Let ___
pN;gourv

'

e s
IA AN.
``s. a b le
d
e
s
s e t

Rowcra//

Da

eo,^ran't.^

^9p

/h..
^"_._._.uJJgY-loio ^ ooo Bis[.Ooou
.674.1444"a

_ , ct

`^^-

bas-Fond
de
eau x
perden E les

TFnnnefiv

el ehera4

DaNti Zoabrai

Ex

'4`

iz

- _

TorufgourL

'^^_

---

harvfnfa'

el Mad/

iflika

oi :

Tonome+o,a,
'
did/Au/id

aG,14.

ESQUISSE
de laregion.des

Tarf

OASIS ALGERIEIMNES

et de la route de

Di

ie

` \
in

^ERYVILLE A OUARGLA

Om elHa e
z
Grave chez Eirored..R Bonaparte 42

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

ouF

\\ \

,(^ N

^ ^

^'

!7 PL ^u.IlClifi

\I,

"_

2.

Herrian
v

el Awl
Awl.

Dsiaaun o

``\

^,

^^`_^^

--

Ttyhrne

Sah

d ^/ %7 i y

i r

-'_ ""__-'

ir

P
P

RI

.`

anyerma

.\

r54

^
--.`1;-I ^`^

bied

"'Meli

cl

Qu
"

DAM1 ellidlch

EL-/Nai^

/-'

(hot

J^

uC

EC Ay/mun /

ouara

[email protected]

164

LE TOUR DU MONDE.

haine implacable. Dj, pendant que le chrif fuyait de


Laghouat, ce chef enlevait les troupeaux des tribus qu'il
avait entranes sa suite. Non content de ce succs, SiHamza demanda poursuivre encore Mohamed-BenAbdallah, dont la prsence Rouissat l'inquitait. De
brillants succs obtenus dans le sud des trois provinces
de l'Algrie firent admettre ses demandes, et, en 1853,
appuy par des sorties franaises, notre khalifa se porta
contre le chrif, le chassa de Rouissat, le battit compltement Areg-bou-Seroual et le fora aller chercher
refuge Insalah, dans le Tidikelt, cent soixante lieues
sud-ouest d'Ouargla. Les casbah de Rouissat furent dmolies, Ouargla fut proclame ville franaise, l'antiqu e
royaume prit le nom d'Aghalik sous le commandement
de Sid-Zoubir, frre de Si-Hamza, et l'impt qui formait les revenus de l'ancienne couronne fut englob
dans celui du cercle de Gryville, cercle nouvellement
fond, en mme temps que nos troupes s'installaient dfinitivement Laghouat.
La cration de Gryville et de Laghouat, en 1852, fut
un coup d'audace. Jeter hardiment nos officiers des affaires arabes dans le dsert, avec une poigne d'hommes,
pour y rglementer des populations nombreuses, aguerries et d'une extrme mobilit, tait une tmrit. Cette
tmrit,fut des plus heureuses. C'tait le dernier appoint
donn comme conviction dans 'notre force, comme tmoignage de notre volont bien arrte de faire de l'Algrie
une terre franaise.
Honneur, aux hommes de guerre et d'intelligence qui
ont prsid et travaill cette extension de nos limites.
L'occupation de Laghouat et les fondations de Gryville
taient le signal de la chute de la Kabylie, dont nous devions forcment avoir raison quelques annes aprs,
sous peine d'un contre-sens. C'tait toute l'Algrie
nous, sans restriction, sans exception.
Mohamed-Beu-Abdallah dtrn, pourchass, se rfugia, avons-nous dit, Insalah, chef-lieu du groupe
d'oasis du Tidikelt, quinze journes d'Ouargla. L'exsultan se refit marabout, avec ce stocisme fataliste qui
est l'apanage des vrais croyants de l'islamisme. Dvorant
en silence ses douleurs et ses regrets, sa foi ne l'abandonna jamais. 1 piant avec une patiente rsignation toutes
les occasions, il se tenait constamment en relations avec
nos possessions par les caravanes, et se mnageait des
intelligences de tous cts, dans l'espoir d'une revanche.
Huit ans se passrent ainsi nous guetter. Pendant ce
temps nos progrs ne ralentissaient point; ces progrs
eux-mmes furent l'occasion attendue. Exploitant adroitement l'espce d'inquitude seme dans les populations
du Touat, du Tidikelt et des Touaregs, par l'extension
de notre conqute, par l'influence de nos officiers sur
les populations nomades et quelques explorations lointaines qu'il reprsentait comme des reconnaissances prcdant un envahissement prochain, il parvint se faire
couter et persuader un certain nombre de fanatiques et d'aventuriers de venir nous menacer dans nos
possessions. Huit annes de paix Ouargla taient d'ailleurs un miracle. Les intrigues traditionnelles avaient

repris leurs cours. Notre agha avait lutter contre des


tiraillements incessant,,; son autorit, quoique reconnue
et inconteste, trouvait sans cesse des rsistances passives surmonter. Des plaintes organises contre l'agha
d'Ouargla et son frre Si-Hamza avaient t portes
Alger par une runion de brouillons mcontents. SiHamza, appel pour rpondre aux accusations portes
contre son frre Sid-Zoubir, tait mort subitement en
arrivant Alger, laissant comme hritier de sa puissance
religieuse un jeune fils peu connu, jusque-l annul par
lui et auquel la voix publique refusait toutes les qualits
ncessaires pour succder son pre. Ce fils tait SiBou-Beker, que quelques jours suffirent grandir et
lever la hauteur du rle qui lui incombait.
Renseign sur tous ces vnements, sur toutes ces intrigues, Mohamed-Ben-Abdallah crut le moment opportun de rdifier sa fortune. Arrivant la tte de quelques
centaines'd'hommes des Touaregs et du Touat, le marabout d'Insalah vint camper sous les murs d'Ouargla,
aprs avoir recrut en route les Chamba-hab -er-rib,
tribu de pirates que l'on surnomme les Touaregs blancs,
et qui dpendaient de l'aghalik. Cette premire dfection
tait d j un succs. Les oasis de l'aghalik se htrent
de se ranger sous l'autorit de leur ancien sultan, qui
fut de nouveau proclam. Sans perdre de temps, Mohamed-Ben-Abdallah se hta d'attaquer nos tribus voisines
pour tenir les promesses faites aux pillards qui le suivaient. Les troupeaux de nos tribus furent surpris, des
pointes heureuses dans toutes les directions produisirent
un butin considrable et'compromirent gravement la fidlit de nos nomades, toujours disposs se ranger du
ct du plus fort. Cependant quelques combats livrs
contre les goums de Laghouat et de Touggourt furent le
signal d'un point d'arrt dans sa marche vers le nord de
nos possessions sahariennes. Les hommes qui l'accompagnaient se souciaient peu de lutter contre nos forces ;
leur unique but, le pillage, tait atteint, et ils songeaient
abriter le butin dj fait. Se retirant sous Ouargla pour
protger ses prises et procder au partage, le chrif se
vit abandonn des Touaregs et des hommes du Touat
aprs les parts faites. Au mme instant on annonait la
marche de Si-Bou-Beker la tte de Forces considrables. Impuissant retenir les Touaregs, MohamedBen-Abdallah voulut fuir avec eux, mais les Chamba,
qu'il avait compromis, le suppliaient de rester leur
tte et lui juraient fidlit. Toutefois, dcid ne pas
attendre Si-Bou-Beker dont il connaissait l'influence religieuse sur les Chamba eux-mmes, il s'enfona dans
les sables au sud d'Ouargla. C'est l que Si-Bou-Beker
et Sid-Lala, son oncle, le rejoignirent en suivant les
traces laisses sur le sable par sa troupe, et le firent
prisonnier, les armes la main, aprs l'avoir bloqu
pendant deux jours sur une dune de sable. Les Chamba, aprs une rsistance assez vive, demandrent et obtinrent l'aman de notre jeune chef.
Si-Bou-Beker, victorieux, revint Ouargla avec sa
capture. Il trouva cette ville en proie 1 anarchie la plus
complte et aux plus grands dsordres. A la surexcita-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

165

LE TOUR DU MONDE.
lion produite par les succs d'un jour du chrif, avait
succd une sombre consternation. Vainement essaya-t-il
de remettre un peu de calme dans les esprits, il ne fut
point cout, chacun s'isola; tous ceux qui avaient un
peu d'influence ou d'autorit s'taient ou se croyaient

compromis, et craignaient pour leur personne. En prtsence de ce vide qu'on lui opposait, Si-Bou-Bekers'al stint et attendit des instructions.
L'autorit franaise crut avec raison, devoir faire procder une enqute avant de prendre une mesure

Ordonnance et bagage de M. Alfred Couverchel. Dessin de M. Alfred Couverchel.

quelconque. Avant tout il fallait bien connatre le mal


pour appliquer le remde. Pendant que Si-Bou-Beker
recevait l'ordre de ramener son prisonnier, le chef du
bureau arabe de Gryville, M. le capitaine Burin, se
rendait Ouargla et procdait de minutieuses investi-

gations sur les faits passs, leurs causes, et sur les


moyens de prvenir leur retour l'avenir.
La suite donne au rapport de cet officier fut une
rorganisation de l'aghalik. L'ancien agha Sid-Zoubir,
fut remplac par son frre Sid-Lala, dont l'nergie avait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

166

LE TOUR DU MONDE.

puissamment contribu capturer le chrif. Un maghzen


sold fut mis la disposition du nouvel agha. Un service
de correspondance par meharis, organis entre Ouargla
et Gryville, etc. Enfin, le commandant suprieur du
cercle de Gryville reut l'ordre d'aller, la tte de
quelques forces, assurer le fonctionnement du nouvel
ordre de choses, installer l'agha, prlever l'impt, s'assurer des hommes de dsordre, et faire connatre
chacun ses devoirs et les limites de ses droits.
C'est l'itinraire suivi par la petite colonne du commandant suprieur de Gryville que nous avons en vue
de faire connatre.
II
Les potes ont souvent compar le dsert l'ocan et
les caravanes aux flottes qui le traversent. A cette comparaison pleine de justesse, il faudrait ajouter que l'ocan est connu, ses cueils sont signals, les atterrissements dcrits et clairs de phares, tandis que la carte
du dsert n'existe pas, que les rcifs y sont nombreux,
que les pirates le sillonnent en tous sens. Une carte du
dsert existerait-elle, que quel que
ft le soin apport l'tablir, elle
serait insuffisante guider le voyageur d'une manire efficace. Il est
indispensable d'avoir des guides,
non-seulement connaissant admirablement le pays, mais ayant leurs
points de repre eux. Pour faire
comprendre cette ncessit, nous citerons une petite anecdote qui nous
est personnelle.
En 1860, nous tions au milieu
des sables qui sparent les possessions africaines du Touat. Ce jourl, la marche tait pnible cause.
de la mobilit extrme des sables,
la chaleur tait accablante. Il y avait six jours que nous
avions quitt les dernires eaux et que nous buvions
celle de nos outres. Nous devions coucher le soir sur un
puits rput excellent et abondant. Vers quatre heures
de l'aprs-midi, les guides de la caravane nous signalrent dans le lointain une haute dune derrire laquelle
se trouvait un petit plateau : au centre du plateau tait le
puits tant dsir. Devanant la caravane avec quelques
cavaliers, nous arrivmes sur le plateau indiqu une
grande heure avant les guides. Tout aussitt nous mmes
pied terre, esprant boire. Malheureusement, aucun
des Arabes qui nous accompagnaient ne connaissait la
position du puits; nous emes beau chercher, gratter,
flairer le sol, rien, et toujours rien ; nous attendmes, et
quand nos guides arrivrent, ils ne purent se dfendre
d'un accs d'hilarit : nous tions assis sur l'ouverture
mme qu'une couche de sable masquait.
Une traverse dans le Sahara exige, au dpart, une
foule de minutieuses prcautions. Tout oubli devient irrparable. Nous croyons qu'il y aura un certain intrt
donner ici quelques dtails suries prparatifs de notre

voyage et sur l'organisation de notre colonne. Cela


donnera une ide de la puissance des moyens mettre
en uvre pour rendre possible un trajet pareil, moyens
qui doivent tre en rapport avec les difficults surmonter, et dont se proccupent gnralement fort peu
les hommes qui journellement crivent sur les relations
tablir avec l'Afrique centrale, sur l'envoi d'expditions ou de caravanes au Soudan, sur l'organisation
d'une correspondance terrestre avec le Sngal et autres
questions analogues.
L'tat-major de notre petite expdition comprenait :
Le commandant suprieur du cercle de Gryville,
commandant V. Colomieu;
Un officier des affaires arabes de Gryville, M. Villot;
Deux officiers de spahis, l'un Franais, M. de la Valette, l'autre indigne;
L'ingnieur en chef des mines de la province, M. Rocard, charg d'tudes relatives aux nappes d'eau souterraines ou autres;
Le garde-mines d'Oran, M. Poule!, qui est en mme
temps un botaniste et un palontologue distingu ;
Un jeune peintre d'histoire,M Couverchel, charg par le gouvernement
de faire un tableau de la prise du
chrif Mohamed-Ben-Abdallah;
M. Louvier de Lajolais, venu en
touriste ;
Le Bach-Agha Si-Bou-Beker et
son frre Si-Selirnan.
La troupe rgulire se composait
d'un peloton de trente spahis du bureau arabe, deux ordonnances et un
cuisinier. A ce personnel, il faut
joindre deux domestiques indignes.
L a troupe irrgulire se composait
d'un goum de cent chevaux y compris
la suite du Bach-Agha.
Hommes et chevaux durent se munir de vivres pour
deux mois. Quatre chameaux furent affects chaque
cavalier pour emporter les provisions et l'eau ncessaire
sa personne et sa monture; il fut prescrit qu'on emporterait six peaux de bouc par cheval et deux par
homme.
En outre, cent chameaux furent affects au transport
d'un matriel de rserve comprenant cent dix barils de
cinquante litres, deux cents peaux de bouc de vingt litres,
six caisses de cartouches, trente outils du gnie, huit
atatichs ou palanquins destins aux malades ou blesss
(voy. p. 177), une caisse de mdicaments, six rouleaux
de cordes puits. Cette rserve fut place sous une garde
spciale et la disposition uniqua du commandant.
Un troupeau de moutons et un autre de cent chameaux haut-le-pied, destins aux rechanges, marchait avec cette rserve. Les conducteurs des chameaux
taient au nombre d'environ un chamelier par trois
animaux. Chacun d'eux emportait, outre ses vivres et
ses deux peaux de bouc qu'il mettait en surcharge sur
le convoi, une faucille, une corde fourrages, une

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
corde bagages et un aron de bt de rechange. Ces
chameliers taient tous arms.
En rsum, nos effectifs taient
150 cavaliers.
280 chameliers fantassins.
160 chevaux y compris ceux en main.
860 chameaux.
La runion eut lieu le 24 fvrier 1862 Gryville. Une
inspection fut faite des vivres de chacun, et ceux dont les
provisions furent reconnues insuffisantes furent immdiatement mis en demeure de les complter. Peaux de bouc et
tonnelets furent compts et essays: Le convoi fut organis enpelotons de chameaux,
placs chacun sous la
surveillance d'un chamelier chef, rendu
responsable des objets
qui lui taient confis, et dont la liste
fut dresse. Il fut cie
mme dress des listes des cavaliers et de
leurs chameliers. Les peaux de bouc de la rserve furent marques. Les chameaux de toute la colonne reurent aussi une marque gnrale laquelle chacun
ajouta en outre un signe distinctif. C'est une prcaution
indispensable pour qui connat les habitudes arabes.
Le 25, la pointe du jour, eut lieu le dpart. Le convoi se mit en marche le premier. La cavalerie ne partit
qu' huit heures, afin de donner le temps aux animaux
de transport de franchir le col de Sitten, situ trois
lieues de Gryville. On alla coucher Ain-Farch, belle source
d'eau excellente qui coule au
pied d'une montagne rocheuse,
garnie de thuyas et trbinthes.
De grands feux gayrent le
bivac. On fit une petite provision d'eau, sachant que le
lendemain la source o l'on
devait boire tait un peu saumtre. Les barils furent tous
remplis, afin d'viter leur dessiccation, et l'ordre fut donn de faire en route le lendemain provision de bois et d'alfa.
Le 26, notre bivac fut install sous le ksar de BouAlem. C'est une pauvre oasis perche sur un mamelon
l'entre d'une large valle dnude.
Le 27, nous couchions au pied de la montagne de Sel,
aprs avoir travers le petit ksar de Sidi-Tifour qui barre
l'autre extrmit de la valle de $ou-Alem. Les gens de
Sidi-Tifour sont des marabouts qui exploitent la commisration des passants au moyen d'une koubba o est
enterr le marabout Sidi-Tifour, quelque saint homme

167

qui continue ainsi faire le bien aux uns aux dpens


des autres. Les oukils (curateurs) de la koubba nous
attendaient, la bannire du saint dploye, avec forte
provision de souhaits et de bndictions notre adresse,
ce qui leur valut quelques poignes d'orge ou de bl,
et quelque menue monnaie. Notre camp fut install prs
de Ain-Teiba, source d'eau saumtre qui est l'entre du
Kheneg-el-Mel'h (dfil du Sel) et au pied de la montagne de Sel. La montagne donne son nom la rivire
qui contourne sa base et vient s'y imprgner fortement
de sa substance. Le
lit de cette rivire
forme le dfil que
nous avions franchir le lendemain et
l'entre duquel nous
tions bivaqus, sur
les eaux encore douces. De nos tentes
nous apercevions toutes les hautes pentes
de la montagne de
Sel ; de larges fondrires blanches alternent sur ses flancs
avec des plaques rocheuses d'un vert bleutre bien accentu, et d'autres d'un
violet tendre. Ces mlanges de couleurs donnent la
montagne une physionomie toute bizarre laquelle on
a de la peine s'habituer, d'autant plus qu'elle domine
de tous cts une chane de montagnes ordinaires dont
la couleur n'a rien de saillant. Nos jeunes peintres admiraient; quant notre ingnieur et son collaborateur,
vos savants, comme nous les nommions avec juste raison, leur admiration se reportait l'poque recule o
le soulvement salin avait eu
lieu, et ils se promettaient une
moisson de cailloux pour le lendemain.
Le 28, nous nous engagions
dans le dfil du Sel, Khenegel-Mel'h, pour dboucher ensuite dans le grand Sahara, car la
chane traverse par le dfil est
la dernire srie de montagnes
sparant le petit dsert ou Dahara du grand dsert ou Sahara.
Kheneg-el-Mel'h est clbre chez les Sahariens.
Outre que c'est un des rares passages conduisant de la
province d'Oran dans le grand dsert, et qu'il est par
suite trs-frquent, c'est le point o une foule de tribus viennent faire leurs provisions de sel. A l'entre,
on voit encore les rampes par o M. le gnral Plissier
fit passer les canons qui battirent en brche les mu: s
de Laghouat. On voit les anciens bivacs d' Abri-et=Kader ; on vous montre des mamelons auxquels est rest
le nom de bandits clbres qui dtroussaient autrefois
les voyageurs : tel rocher se nomme le rocher du sang.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

IIVII;I'I'lll

III I
I

I
I'(d
'

L,

'I

1,[,.'111.

I
I

II
,

^i

^
I

!'

^V^1

i^

\\

^ 0

^1

U ,,11

I
^

{^^

\,1\1^

II

^1

AP`i

^.

I11h1',6111 1

I^^^^^^p1,^h

^^ I^^^^I^^1ull^11 l

11,

^1.

111 i ^I ,1 I d1 41i1

I(11'

II 11 111

'

'';!1

,II I Ip!'

1 I i1 1 i
11

li l l l l l ' IIIII.Ij11,;1i

V I II

111111111111111
1111 11111111111111111111

li - 1.

11

1 111111

I,

11116''111, 1111111

III;,;
,II , III;I1

,1

11111 1 1 11 1i.11.,.

11

11111111111'

I II

1
1111111 1
11

11

1',IP

1 1'1 1 . 1 j 1111 11111 11/1111 111.111'11.111111111111,11'i11

^^1^

11

n^;1

11

_l tv 111

I pl l ^
1
1 11

II 1 1

'1,.
II'l1^II^J.It

1^^414'',

171

iI I

^^u^l,'li^l'^^^11^^IIIf^Iu^IV1111

111,

^11,

1.

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

169

LE TOUR DU MONDE.
A chaque pas des tas de pierres surmonts de quelques
chiffons en loques, indiquent qu'un homme est tomb
l sous une tratreuse balle ; enfin, la lgende fait du
Kheneg la demeure de Djenoun ou esprits nocturnes,
les uns bienveillants, les autres horriblement cruels.
Tous ces souvenirs forment un cortge lugubre au voyageur isol qui le traverse la nuit, et lui font de la traverse un pouvantail. Nul ne s'y risque sans s'tre
assur des amorces de ses armes. La longueur du dfil
est d'environ quatre lieues. On marche presque constamment dans le lit de la rivire ou sur les accote-

ments, au milieu de bouquets de tamarins et de lauriersroses. De distance en distance le mince filet d'eau qui
coule pendant les mois d'hiver forme de grandes flaques
o s'battent des nues de canards et d'oiseaux aquatiques. Quand on arrive au pied de la montagne du Sel,
que la rivire vient laver sur une longueur d'enviror
trois kilomtres, on sent une odeur prononce de mare.
La montagne, en partie fendue et effondre de ce ct,
se dresse presque pic, gigantesque, talant mille
nuances cristallines et irises, qui font ressortir encore
les couches vert bleu des roches transversales et les

grandes ravines blanches. A mesure qu'on avance, le lit


de la rivire se recouvre sur ses rives de dpts salins,
et la vgtation des berges devient maritime, il semble
que l'on approche de la mer, et en effet bientt l'hori7011 se dcouvre et l'immensit apparat dans toute sa
splendeur. On dbouche dans le grand Sahara.

l'arrive d'un personnel europen, s'tait piqu de courtoisie et avait fait provision Laghouat de pain frais et
de vin. Sa dlicate attention fut apprcie dignement.
Nous ne perdmes ni une goutte de vin ni une miette de
pain. Nous savions trop bien que nous avions devant
nous une perspective de longues journes de privations
pour ne pas prendre en bonne part cette galanterie saharienne.
Nous restmes deux jours Tadjerouna. Nous y fmes
rejoints par le Bach-Aga Si__ Bou-Beker, qui nous avait quitts en route pour aller dire un
dernier adieu sa smala. Pauvre Si-Bou-Beker! Nous ne
nous doutions pas que nous allions enlever sa famille une
bonne partie des quelques jours
qui lui restaient encore vivre.
Ag de vingt-cinq ans seulement, officier de la Lgion
d'honneur pour son beau fait
d'armes de la prise du chrif,
Si-Bou-Beker tait appel par sa position, sa bravoure
chevaleresque et son amour des voyages, se faire un
nom europen. Faonn nos usages et nos habitudes, il connaissait l'importance que nous attachions
des relations avec l'intrieur de l'Afrique, et il rvait d'ouvrir un jour, au moyen de son influence religieuse et de son sabre, la route du Soudan par Insalah.
Venu avec nous jusqu'au Touat, il avait pu juger par
lui-mme de la puissance de son nom, et se croyait
assez fort pour aller avec les Chamba demander compte
aux gens du Tidikelt et aux Touaregs de leur agression

III
Aprs une marche de six heures, nous arrivmes au
ksar de Tadjerouna, oasis sans
verdure et sans palmiers, qui
s'est loge dans une dpression
en forme de conque au milieu
des plaines. La richesse de cette
oasis consiste en quelques labours que les crues de l'OuedMelh arrosent. Un barrage dans
cette rivir permet, lors des
grosses pluies, d'inonder toute
la conque de Tadjerouna; la
terre imbibe est aussitt mise
en culture, et deux mois font
germer et jaunir les moissons. Outre cette ressource,
les habitants de Tadjerouna sont les magasiniers des
Ouled-Yagoub, tribu puissante avec laquelle ils sont
allis par l'intrt et le sang. Pendant que le ksar conserve le grain des nomades, moyennant une faible redevance, ceux-ci font pacager les troupeaux de leurs
allis avec les leurs.
Les Ouled-Yagoub taient camps sous les murs de
l'oasis Iors de notre arrive. Une diffa abondante, compose de moutons rtis, de lait et de dattes, fut offerte
toute la colonne. Le cad de Tadjerouna, prvenu de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

di

[email protected]

170

LE TOUR DU MONDE.

contre Ouargla. Il cares sait cette ide et nous


en entretenait souvent.
Quelqdes jours de fivre
ont suffi pour anantir
tous ces projets, en nous
enlevant un des hommes
les plus brillants de l'aristocratie indigne et des
plus dvous nos vues
humanitaires et commerciales.
Le 2 mars, veille de
notre dpart, nous emes
le spectacle d'un de ces
pisodes annuels qui tiennent une recommandation du Koran : c'est la
recherche de la nouvelle
lune. Nous tions la fin
du mois qui prcde celui
du Rhamadan. On sait
que les musulmans comptent par armes lunaires
dans toutes les prescriptions religieuses. Faute
d'astronomes pour fixer
en tous pays les jours
exacts des nouvelles lunes, le lgislateur musulman fait commencer les
mois du moment o la
nouvelle lune apparat, et
charge ses fidles de cette
recherche pour le mois
de Rhamadan. Aussi, ds
que l'apparition devient
possible, c'est--dire ds
que l'astre est dans la priode que l'on nomme
lune perdue, les vrais
croyants attendent le coucher du soleil pour se
mettre en observation. Le
premier qui aperoit le
croissant dans le reflet
crpusculaire est tout aussitt assailli parles autres
qui demandent vrifier
la grande nouvelle. Bientt l'image devient plus
distincte, des coups de feu
sont tirs, le mois est
commenc; ds le lendemain le terrible jene
sera observ.
Autrefois les pachas envoyaient l'avance des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

cavaliers dans toutes les


directions, et surtout dans
le sud, l'approche du
Rhamadan , de crainte
qu'au jour voulu des nuages n'obscurcissent l'atmosphre. L'affirmation
sous serment de deux
croyants qui avaient vu et
bien vu l'astre signal suffisait pour que le canon
annont tous l'ordre de
jener ds le lendemain.
A Tadjerouna, ds le
coucher du soleil, des
groupes de chercheurs de
lune se formrent sur les
terrasses du ksar et sur
le devant des tentes de
notre camp. Nous nous
mmes de la partie avec
nos lunettes. Une grosse
demi-heure se passa ainsi, personne ne voyait
rien, quand tout coup
on entendit crier : la voil! et tous aussitt d'accourir. L'oeil de lynx qui
avait le premier aperu le
petit trait blanchtre du
croissant ne put russir
convaincre les autres
qu'en prenant un fusil et
indiquant par la vise le
point o il distinguait
l'astre; bientt aprs il
n'y avait plus de doute
pour personne, et le jene
tait dcrt pour le lendemain.
La nuit se passa en ftes et en prparatifs de
dpart. Les chameaux,
blesss et fatigus par nos
quatre premires journes de marche, furent
confis aux habitants du
ksar. Nos provisions d'eau
furent faites, chameaux
et moutons furent bien
abreuvs, et des claireurs
furent envoys dans la
nuit pour aller en avant
se renseigner auprs des
bergers ou des voyageurs
de l'tat des pturages
sur les divers points
proximit de notre direc-

[email protected]

171

LE TOUR DU MONDE.
tion. Il arrive souvent qu' quelques lieues de la route
que l'on se propose de suivre, un orage a fait pousser
l'herbe et a laiss des flaques d'eau. On comprend donc
combien il est important d'tre renseign. Une lgre
dviation de la ligne droite n'a aucun inconvnient dans
ces immenses tendues, tandis que la prsence sur son
chemin de pturages abondants et surtout de redirs (ou
de flaques d'eau laisses par les orages) pourvus d'eau
est une providence.
IV
Le 3 mars, ds l'aube, le convoi se mettait en route.
L'ordre tait donn de se diriger sur Dayet-el-Roumel.
La marche devait continuer tous les jours jusqu' l'arrive Metlili, dont nous tions spars par une distance
de cinquante-trois lieues sans autre eau potable que celle
d'An-Massin, source sulfureuse et nausabonde, dix
lieues de Metlili. La cavalerie ne se mit en marche qu'
dix heures, aprs avoir fait boire ses chevaux sur les
puits de Tadjerouna.
Cette premire journe fut marque par un de ces

outres demi dessches les unes dans les autres, de manire complter les plus grandes et les meilleures; on
abrite ces dernires en les enveloppant de plantes et les
plaant au fond de grands sacs de laine que l'on nomme
gharas, et qui servent au transport dos de chameau.
Malheureusement il est arriv souvent que cela n'a
point suffi', et qu'aprs avoir gorg les chameaux pour
boire l'eau de leurs intestins, cette ressource suprme a
t insuffisante pour atteindre les eaux les plus voisines,
et alors les hommes sont tombs sous les treintes de la
soif, le naufrage a t complet, et les sables, soulevs
par le vent, en s'amoncelant sur les cadavres, les ont
engloutis. On le voit, la cause relle des dsastres, c'est
la soif. Sous ces zones torrides, avec un sol jaune et
ardent, au milieu de tourbillons d'un vent et d'un sable
brlants, la soif tue en quelques heures. Lisez plutt les
pages contemporaines d'un illustre voyageur, vous y verrez que le docteur Barth, gar une aprs-midi et surpris
par la soif saharienne, cette angine de plomb fondu,
1. Cette assertion, bien que frquemment reproduite par les conteurs arabes, ne saurait tre accepte d'une manire srieuse. Eu
tout cas, elle donnerait l'occasion de rpter, avec le pote, que
Le vrai peut quelquefois n'tre pas vraisemblable.

ouragans sahariens que Flicien David a si bien dpeints. Nous emes un coup de simoun, ce que les Arabes
appellent el-azedje. Le simoun, pour le dsert, c'est le
typhon pour le grand Pacifique. Ce n'est point (du
moins pour les sables sahariens), comme on l'a cru longtemps, un vent pestilentiel qui touffe et tue par sa nature pernicieuse, ou bien qui vous engloutit sous des
avalanches de sable. Ses dangers sont d'une nature que
l'homme peut combattre. Le simoun n'est qu'un coup
de vent trs-violent; au milieu des sables, il se produit.
une infinit de tourbillons qui tiennent ce que les
dunes brisent le courant. Outre que le vent est violent,
il est brlant et charg de sable au point d'obscurcir
l'air. Les peaux de bouc suintent toujours, et ce suintement est considrablement activ par la couche de sable
dont le vent les entoure en un clin d'oeil. Voil le grand
danger du simoun; une demi-journe suffit, pendant
l't, par un azedje intense, pour desscher une outre.
Les Arabes le savent bien. Ils ont, pour lutter contre
l'azedje, des procds eux, mais trs-imparfaits. On
emploie des rcipients en peau de chameau, on vide les

s'ouvrit les veines pour sucer son sang et se dsaltrer.


Les Arabes ont appel le simoun le vent de la peste ;
ils vous disent que les sables qu'il soulve enterrent les
caravanes; ils ont raison; mais le voyageur srieux n'aime
point les fictions, et c'est pour cela que j'ai cru devoir
ici mettre le lecteur en garde contre une opinion gnralement admise. La ralit pure est dj bien assez
terrible; la soif tue, et le sable recouvre les cadavres.
Le moyen de lutter contre le simoun ou plutt contre
l'azedje est trs-simple : tre muni d'une rserve de tonnelets d'eau hermtiquement ferms. Nous l'avons expriment plusieurs fois. Plusieurs fois j'ai d procder
moi-mme, entour d'hommes dvous, la distribution
des rserves de mes tonnelets, et viter le pillage par des
mesures nergiques. Chacun venait boire tour de rle
dans des gamelles, et nul ne pouvait emporter d'eau que
clans son estomac. Nous aurons occasion du reste de raconter un fait pareil dans notre voyage Ouargla.
A notre dpart de Tadjerouna, dix heures du matin,
l'horizon tait charg de lourdes nues blanchtres, aux
rebords arrondis et tranchs. Vers quatre heures du
soir, au moment o, dpassant la tete de notre convoi,
que nous avions rejoint, nous arrivions au lieu du bi-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

172

LE TOUR DU MONDE.

vac, Dayet-el-Roumel (la mare aux sables), l'air tait


lourd et la chaleur suffocante; l'horizon se rembrunissait, et des roulements lointains grondaient en se rapprochant de nous. Les chameliers, voyant venir l'orage,
pressaient leurs animaux et serraient les groupes de
chameaux, afin d'viter leur dispersion pendant la bourrasque. Au moment o la tte du convoi arrivait au
bivac, quelques tourbillons de sable traversrent la
longue colonne de notre caravane : c'taient les avantcoureurs de la tempte. Une masse rougetre, ressemblant un immense flot arien, s'avanait menaante en
droulant des ondes de sable. Les chameaux furent agenouills et rangs. Une premire rafale passa comme
un clair. Les hommes s'abritrent la hte derrire
les animaux, se couvrant la tte du pan de leur burnous.
Les chevaux tournrent la croupe au vent. Une seconde
aprs l'ouragan nous enveloppait et nous nous trouvmes
tout coup dans l'obscurit. Le sable tait tellement
pais dans l'air que nous ne pouvions distinguer
deux pas de nous. Un coup de foudre effrayant quelques
chevaux ajouta encore ce chaos au milieu duquel la
position aveuglait tous les yeux qui cherchaient voir.
La tourmente continua furieuse pendant cinq longues
minutes ; nous tions immobiles. L'orgueil du plus superbe s'inclinait devant cette impuissance de l'homme
en face des lments dchans. Aprs cet espace de temps
quelques larges gouttes d'eau se mlrent aux grains de
sable et commencrent claircir le nuage sec qui nous
touffait. Nous secoumes la couche de poussire qui
nous avait recouverts, et bientt une grosse averse mle
d'eau et de grle vint nous rendre la vue, tout en nous
inondant et rafrachissant l'atmosphre. La pluie, en
lavant nos outres, maintint nos provisions d'eau intactes.
Nos chevaux mouills supportrent mieux la soif ; ayant
bu le matin vers neuf heures, ils devaient attendre jusqu'au lendemain six heures du soir avant d'tre abreuvs,
car dans le Sud l'habitude et la ncessit font une loi de
ne les dsaltrer qu'une fois par jour.
Notre camp s'installa Dayet-el-Roumel'. Ce point
est assez fourni de drinn, gramine qui ne pousse que
dans les sables et vient par grosses touffes hautes et
paisses. La paille du drinn constitue un assez bon
fourrage pour ies animaux. Cette plante est la providence
des sables. Son pi donne un grain tnu et long que les
Arabes nomment le lout, et que les nomades des rgions
sablonneuses rcoltent pour leur propre nourriture. Les
Chamba, les Touaregs, les Mharza du Gourara, les
Khenafsa du Touat rcoltent le loul et le mangent faute
de mieux. Outre le drinn, nous trouvmes Dayet-elRoumel quelques gros trbinthes qui nous permirent
avec leurs branches mortes de faire de grands feux pour
nous scher.
Nos claireurs revinrent dans la nuit et nous amenrent un courrier que nous expdiait l'agha d'Ouargla,
1. Paya signifie : mare, bas-fond sans issue pour les eaux. La
plupart des dayas n'ont jamais d'eau; quelques-unes en ont cependant lors des grosses pluies, et offrent alors une ressource prcieuse aux nomades et aux voyageurs.

ainsi qu'un autre venu de N'goussa, envoy par son


cad. Nous apprmes que l'orage qui nous avait assaillis
avait surtout clat dix lieues notre est, et que dans
la direction de Metlili, la route la plus fournie en pturages tait celle de l'Oued-Maguen.
V
Le 4, ds trois heures du matin, le camp tait lev et
le dpart avait lieu. Vers huit heures nous dbouchmes
dans l'Oued-Maguen au point du confluent de l'OuedMenchar (rivire de la Scie, ainsi nomme cause des
dentelures de ses berges). Ce point de jonction se nomme
Bel-laddin cause d'un rocher debout que la lgende
dit tre la ptrification d'un nomm Bel-Iaddin.
L'Oued-Maguen ne roule jamais d'eau, mme pendant les gros orages. Son lit, large d'environ deux kilomtres, forme une dpression d'une trentaine de mtres
au-dessous des plateaux adjacents. Ce lit va se perdre
dans une immense daya qui touche aux Aregs ou grands
sables. L'Oued-Maguen est totalement sablonneux, et
pour cette raison abondamment pourvu de vgtation.
Les Arabes aiment avec juste raison marcher dans ces
oued, qui sont en grand nombre dans les plateaux ; nonseulement leur direction bien connue vite des erreurs
de route, mais ils n'offrent pas la monotonie des grandes
plaines ; ils sont toujours garnis de plantes pour les animaux et de bois pour les feux de bivac.
Nous nous arrtmes pour camper dans la rivire une
heure avant le coucher du soleil. Notre convoi fut allg
de six mille litres d'eau, que consommrent hommes et
chevaux, ce qui nous permit de prescrire pour le lendemain une longue tape, afin d'atteindre l'Oued-el-Loua.
Le 5, nous continumes cheminer dans le lit de la
rivire jusqu' dix heures du matin, pour grimper ensuite sur les plateaux notre gauche, au point nomm
Seba-Redjem, les sept tas de pierres. En ce point,
l'Oued-Maguen tourne au sud-out st, tandis que notre
direction tait sud-est. Les sept tas de pierres qui
signalent le point o l'on quitte la rivire recouvrent,
dit-on, sept malheureux qui furent tus par une troupe
de voleurs.
Le plateau sur lequel nous arrivmes est d'une dsolante nudit; pour s'y diriger, les guides s'orientrent
sur la direction de l'Oued-Maguen, et l'on marcha ensuite dans la ligne qu'ils tracrent. Ce plateau est uni
comme la surface d'un tang ; son sol est form de petites
pierres cassures vives, qui rendent la marche extrmement pnible. De quelque ct que l'oeil se tourne, on
n'aperoit que l'immensit sans bornes. Pour juger si la
direction dviait ou non, les guides employrent un
moyen assez simple, analogue au sillage; il consiste
marcher de manire maintenir rectiligne la queue forme par la longue caravane. Notre convoi avait environ
une lieue de longueur, nos pelotons de vingt-cinq
trente chameaux marchant espacs d'environ cent mtres
l'un de l'autre, de telle sorte qu'il tait facile de s'apercevoir des fluctuations de la marche. Aprs quatre heures
d'un pnible trajet sur la Gada (c'est le nom que les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

173

LE TOUR DU MONDE.
Arabes donnent ces plaines hautes) de Seba-Redjem,
nous apermes la Chebka du Mzab, soulvement rocheux dont la vue nous fit tressaillir d'aise : nous devions
camper une lieue en de de ses pentes. La direction
nouvelle donne par les guides fut un promontoire de
soulvement, o l'on distingue de loin une raie blanche
horizontale ; ce promontoire se nomme Chab-Rassou
(tte blanche). Malgr toute notre bonne volont, nous
n'arrivmes qu' la nuit au bivac, fix d'avance; il tait
indispensable de pousser jusque-l, attendu l'absence
totale de bois et de fourrages sur la Gada. La journe
avait t accablante; plusieurs groupes de chameaux ne
nous rejoignirent que vers dix heures du soir : un grand
nombre de ces animaux avaient d tre dchargs afin de
pouvoir suivre, et une quarantaine avaient t abandonns
en arrire sous une garde particulire ayant mission de
les amener petites journes Metlili, o nous devions
faire sjour. Heureusement le soir notre convoi tait
encore allg de six mille. litres d'eau ncessaires aux
hommes et chevaux. Le lit de l'Oued-el-Loua etait bien
pourvu de drinn et de retem (gent fleurs blanches),
ce qui permit aux chameaux de se repatre, la Gada nue
ne leur ayant pas offert en route un seul brin de fourrage.
Le 6, le dpart n'eut lieu qu' six heures du matin,
afin de donner un peu plus de repos tous. Nos savants
se dirigrent la recherhe de pierres, vers le ChabRassou (le cap la tte blanche), pendant que nous longions ce promontoire pour aller chercher une ravine
rocheuse qui, moins esparpe que les berges du soulvement, permet d'arriver sur les plateaux de la Chebka.
Chebka signifie un filet en arabe; la Chebka du Mzab
doit probablement son nom la forme particulire des
ravines qui sillonnent dans tous les sens le soulvement
rocheux qui la compose. Ce soulvement est plat; il se
prolonge, au dire des Arabes, avec une direction sudsud-ouest, jusqu' Goliah, c'est--dire sur une tendue
de cinquante soixante lieues, et forme, l'est, une
barrire aux grands sables qui sparent la province d'Oran du Gourara.
Rien de triste comme les plateaux de la Chebka. Le
sol est un parquet de roches glissantes et noires, parsem de dbris de pierres brises : on dirait un sol de
lave; l'oeil, en parcourant l'infini de l'horizon, ne trouve
pas une plante verte pour s'y reposer; le soleil, en clairant cette tendue noirtre, semble perdre de son clat
et donne au paysage une teinte lugubre : on se croirait
dans les domaines de la mort. Tout coup les sombres
plateaux s'entr'ouvrent, et de riantes valles apparaissent
encaisses dans des berges pic, talant au milieu d'une
couche de sable jaune la verdure des touffes paisses de
leurs plantes et de leurs arbrisseaux. Quelques dunes
flanquent le pied des escarpements, et forment un cadre
dor et plein de lumire autour des bas-fonds. Tout cela
se prsente l'improviste, comme un lever de rideau.
C'est ainsi que se montra la valle d'An-Massin, gigantesque crevasse dans l'immense table rocheuse de la
Chebka; elle ne se montra nos yeux qu'au moment o

nous arrivions au sommet de la berge abrupte qui y conduit par un escalier de Titans.
La valle d'An-Massin doit son nom une mare ftide flanque de trois puits, que le mme filet d'eau souterraine alimente. La nappe d'An-Massin coule entre
deux bancs, l'un de sel gemme, l'autre de pltre. Ce sont
ces bancs qui, mis nu Chab-Rassou, forment la tte
blanche de ce cap. An-Massin est signal au voyageur
par quelques palmiers du bon Dieu que chacun respecte.
Qui les a plants? nul ne le sait : des noyaux de dattes,
reste de quelque frugal repas, ont germ sans doute prs
de l'eau, et les arbres ont pouss. L'eau d'An-Massin
est mauvaise, purgative et fortement saumtre. En dpit
de ces qualits ngatives, elle n'en est pas moins une
providence pour les voyageurs; btes et gens ne sont pas
difficiles, dans le pays de la soif. Quoique notre provision d'eau ft encore assez complte, nous fmes boire
aux animaux tout ce qu'ils voulurent, afin de diminuer
d'autant la distribution d'eau (lu soir.
Aprs une halte de quelques heures faite par la cavalerie, pour laisser le temps nos savants d'analyser l'eau,
de prendre les hauteurs baromtriques et de faire leurs
observations scientifiques, nous nous remmes en marche pour atteindre la tte de notre convoi, qui avait dj
presque totalement dbouch dans la valle, et aller installer notre bivac Mader-Ben-Messaoud, quatre lieues
plus loin, toujours dans la valle de Massin. Ce point
est abondamment fourni en drinn, gent et autres plantes des sables; les lefa ou vipres cornes y abondent.
Nous remes l la visite des cads de Metlili et des
Chamba. Nous n'tions plus qu' une journe de l'oasis;
aussi fmes-nous des largesses avec l'eau de nos tonnelets,
bien autrement agrable et pure que celle des peaux de
bouc. Nous ne gardmes que vingt tonnelets pleins, pour
le djeuner du lendemain et pour le cas d'un accident.
Le 7, ds trois heures du matin , la cavalerie et le
goum prenaient la tte de colonne et se dirigeaient sur
Metlili. La route continua pendant trois lieues dans le
bas-fond de Massin, jusqu' Argoub-Sbah'. Nous trouvmes sur notre chemin plusieurs douars des Chamba,
ainsi que leurs troupeaux; les chefs vinrent brler un
peu de poudre en l'honneur de la colonne et nous prier
d'accepter une diffa, que nous refusmes. Arrivs Argoub-Sbah, nous emes escalader une berge rocheuse
d'une difficult inoue, pour aller reprendre nos sombres plateaux de la veille et retomber, aprs quelques
heures de marche, dans le bas-fond de Metlili, o nous
conduisit un ravin nomin Chaba-Lekahl, le ravin noir.
VI
Comme l'Oued-Massin, l'Oued-Metlili est garni de pturages et enclav dans des berges rocheuses, ardues et
leves. Aprs une heure de marche dans le bas-fond de
l'oasis, et au dtour d'une grosse dune qui barre la valle, la fort de palmiers de l'oasis se dessina tout coup
un kilomtre de nous. Un hourra de joie accueillit
1. Argoub-Sbala signifie : colline du lion.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

t s 4

L E 'l' O n k DU MONDE.

cette apparition ; toutes les fatigues taient oublies. Les


gens de la ville et des jardins, bannires en tte et le
fusil la main, nous attendaient pour nous faire fte.
Une premire dcharge de leurs armes fut le signal de
bienvenue; les tambours et les fltes se firent aussitt
entendre. Nos cavaliers ripostrent en masse au salut.
On se rejoignit bientt, et les premiers moments de la rencontre furent un tohu-bohu inexprimable. Les
groupes d'hommes pied organiss
pour la fantasia venaient, en courant
et poussant de grands cris, tirer entre
les jambes de nos chevaux; les fltes
et tambourins s'escrimaient de leur
mieux; les cavaliers passaient comme
des clairs, en dchargeant leurs armes; les vieux amis s'embrassaient;
nos jeunes peintres s'extasiaient :
chacun avait son rle. Aprs ces premires expansions, l'ordre se fit un
peu. Nous n'tions qu' la tte de la
fort de dattiers, et nous comptions
camper sous la ville mme. Des dispositions furent prises pour que les grands bassins d'arrosage des jardins situs sur la route fussent remplis
d'eau, afin d'abreuver les chameaux de la caravane leur
passage, remplir les tonnelets, etc. ; et, aprs un repas
d'une heure, nous nous enfoncions
dans un des plus jolis chemins qu'on
puisse rver au milieu des palmiers,
pour arriver notre bivac sous
l'oasis. Des groupes de femmes et
d'enfants , perchs sur les murs
d'enceinte des jardins, nous accueillaient par des you-you frntiques; nos cavaliers faisaient les
beaux, les uns cabrant leurs chevaux, les autres chantant tue-tte;
les fantassins de l'oasis nous accompagnaient, tirant de temps autre
des coups de feu, et tout cela sous
une vote de palmes, au milieu de
pchers, d'abricotiers, de grenadiers
en fleur, dans un air dlicieusement embaum, et enfin l'ombre,
aprs de si longues journes sous
un soleil de plomb.
Pendant que notre camp s'installait, nous parcourmes l'oasis et ses
environs. Metlili offre au premier
abord un aspect trange, comme
un contraste avec ce qu'on attendait. Son nom doux et mignon nous faisait rver une
coquette petite cit blanche et pare, et nous ne trouvions qu'un petit amas de maisons parsemes de ruines
et se pressant sur un petit mamelon, autour d'une mosque mal entretenue, place au sommet. Toutefois, nous
ne tardmes gure revenir de notre impression pre-

mire. Une fois habitus ces maisons de ange et de


pierres, l'emplacement de la cit nous parut trs-heureux. Le petit piton sur lequel s'lve l'oasis est pittoresquement situ au centre d'un carrefour de valles. En
amont comme en aval, ces valles sont couvertes de jardins, et du minaret l'oeil peut contempler leur riante verdure. Deux cours d'eau, que les
pluies font couler une ou deux fois
l'an, se runissent au pied de la petite cit. Ces ruisseaux sont la richesse de l'oasis. Les jardins sont
disposs de telle manire que, lors
d'une crue, toutes les eaux sont rparties aux pieds des dattiers. Les
jours d'orage sont des jours de fte.
L'arrive des eaux est signale par
des hommes cheval : chacun se hte
d'aller revoir les barrages et les trous
qui laissent pntrer l'eau dans les
jardins. Quand les premiers bouillonnements du torrent se montrent,
des coups de feu retentissent; les
femmes et enfants poussent des youyou de joie. Un orage, Metlili, c'est le repos pour
quinze jours, c'est la rcolte assure; malheureusement
ils sont fort rares, et, quand Dieu ne se charge pas de
l'arrosage, il faut y suppler. L'irrigation des jardins,
Metlili, est un labeur trs-ardu et
presque continuel. Le systme employ mrite une description; il
donnera une ide des fatigues journalires de la population de l'oasis,
et fera comprendre l'intrt qu'elle
attache une irrigation par les eaux
pluviales.
Il n'existe Metlili qu'une nappe
souterraine, une profondeur qui
varie entre quinze et vingt mtres.
Chaque jardin possde son puits et
un grand bassin servant l'arrosage. Il est indispensable d'arroser
les palmiers au moins tous les deux
ou trois jours; il en est de mme des
arbres fruitiers. Quant aux lgumes
et aux crales, ils sont cultivs en
planches et irrigus deux fois par
jour. Le remplissage des bassins
d'irrigation de chaque jardin ncessite un travail presque continu.
Nuit et jour, on entend grincer les
poulies des puits : hommes, femmes, enfants, btes de somme, tout
est employ tirer l'eau; les relais sont organiss pour
viter le chmage. L'appareil de traction et le rcipient puiser l'eau sont d'une simplicit primitive,
mais d'un emploi trs-facile et trs-ingnieux. Le rcipient est un grand vase en peau de bouc, qui se termine b la partie infrieure par un long col ouvert, lui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Procd employ Metlili pour retirer l'eau des puits. Dessin de M. Alfred Couverchel.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

176

LE TOUR DU MONDE.

aussi, et en peau. Ge col est assez long pour que l'on


puisse le relever et faire arriver son ouverture au niveau de la grande ouverture du vase, de manire
former ainsi un siphon renvers. On comprend que
la double poche de ce siphon tant remplie d'eau, le
liquide est parfaitement maintenu. C'est l la position
que l'on donne au vase quand il a t rempli au fond du
puits pour le hisser 'Arriv en haut, il suffit de lcher
la corde qui maintient la petite branche du siphon, pour
que tout le vase se vide. On dirige donc cette branche du
siphon vers le bassin, pour y verser l'eau.
Pour faire remplir le vase, on le retourne au moment
o il arrive au niveau de l'eau, et il se remplit alors absolument comme un entonnoir renvers.
A chacune des branches du vase-siphon est attache
une corde qui sert au hissage et la manoeuvre du vase,

soit pour le faire vider, soit pour le remplir. Ces cordes


passent sur deux poulies qui sont places l'ouverture
du puits, des diffrences de hauteur telles que, par la
simple traction des deux cordes, le vase se vide seul dans
le bassin.
A chaque opration on lve ainsi de quarante cinquante litres d'eau. Pour que la traction sur les cordes
soit plus facile, un plan inclin est dispos ct du
puits, et les travailleurs, attels aux cordes, descendent
sur ce plan inclin et lvent ainsi l'eau. On emploie
souvent des chameaux ce travail, et, pour les y habituer, des femmes et des enfants, placs aux deux extrmits du plan inclin, leur donnent chaque voyage une
pelote d'herbe ou une poigne de noyaux de dattes.
C'est au moyen de ce pnible procd que tout le terrain de l'oasis est irrigu ; aussi le travail est-il incessant,

Dessin de M. de Lajolais.
Malgr ces difficults, pas un pouce de terre n'est
perdu. Tout ce qui fait vivre est utilis, et, devant ce
sentiment du besoin, tous les autres ont d se taire.
Afin de ne rien perdre du sol productif, on a d mme
refuser aux morts, dans le terrain de la valle, cette modeste et minime part de terre qui est dvolue nos
corps, lorsque nous ne sommes plus. La ncropole de
Metlili, ce sont les gradins rocheux des montagnes qui
l'entourent. Ces gradins forment une srie de corniches
sur l'entablement desquelles on couche les trpasss,
pour leur btir ensuite un spulcre qui les enveloppe. La
montagne se trouve ainsi recouverte d'une couche humaine, aligne et maonne sur ses escaliers; elle ressemble ces mamelons ardus de nos pays vignobles, o
l'on a tag des murs pour soutenir les terres ; seulement, au lieu de ceps de vignes, on ne voit dominer que
les sommets de pierres places debout, qui, chez les

musulmans, signalent la tte et les pieds de chaque


tombe.
Metlili n'a point de murailles et n'en a pas besoin. Sa
protection consiste dans le voisinage des nomades qui
sont allis de l'oasis, les Chamba Berazga. Une autre
protection, c'est celle du patron de la ville, le grand
marabout Sidi-Chikh, qui a dfendu, il y a plus d'un
sicle, aux nomades d'attaquer Metlili, prdisant malheur
ceux qui s'y risqueraient. Il prescrivit en mme temps
aux Metliliens de ne jamais se btir de murailles, s'ils
voulaient conserver ses bons offices. Prdictions et prescriptions durent depuis ce temps, et rien ne les a dmenties. Il faut dire que la plupart des nomades sont
propritaires des jardins de l'oasis, et que les habitants
sdentaires ne sont que leurs fermiers.
V. C0L0MIEU.
(La suite ci la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

12

V 111. ! y 1 LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

178

LE TOUR DU MONDE.

VOYAGE DANS LE SAHARA ALGRIEN,


DE GRYVILLE A OUARGLA,
PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU'.
1862.-TEXTE ET DESSINS INDITS.

VI (Suite.)

Le commandement de la ville de Metlili et des nomades qui en dpendent ne fait qu'un. Les Ghamba-Berazga
forment deux fractions ayant chacune leur cad, et ces
deux chefs sont sous l'autorit plutt nominale que relle
d'un cad des cads. Ce petit trio vit en bonne harmonie.
Le cad des cads se nomme Mohamed-Ben. Sman ;
et pour un chef de Chamba il a des allures et des
gots qui, au premier abord, surprirent beaucoup nos
jeunes artistes. Le mot de l'nigme, c'est que Mohamed-Ben-Smain n'est autre que le chambi que tout le
monde a connu Paris, le chambi du gnral Daumas. Fier du peu de franais qu'il connat, de quelques
mots d'anglais qu'il a rapports de Londres, le chambi
jouait son rle de vieil habitu du boulevard avec un
aplomb qui nous amusait beaucoup, trouvant le moyen
de nous questionner sur son Paris, sur les Champslyses, le Chateau-des-Fleurs, et placer tant bien
que mal son franais. Il prenait surtout un air indfinissable quand on lui parlait de Mabille, et sa bouche
s'ornait alors d'un sourire d'une finesse extrme. Sa prsence Metlili tait pour nos jeunes artistes une aubaine
excellente. Faonn nos habitudes, il se prtait de
bonne grce toutes les demandes qui lui taient faites,
et c'est par son intermdiaire qu'il fut possible de dessiner des intrieurs, et mme de faire d'aprs nature le
portrait d'une jeune fille. Celle-ci consentit de bonne
grce laisser faire son portrait, la condition d'tre pare de ses atours. Nos coquettes parisiennes souriraient
de piti de tout cet attirail de breloques dont les habitantes des oasis s'embellissent; mais je suis sr qu'elles
n'auraient pas le mme ddain pour les yeux de gazelle
de ces belles et brunes filles, et pour leur taille, qui se
balance gracieusement en marchant, comme un palmier
que le vent agite, suivant l'expression des potes du dsert. Nous tions, Metlili, dans la patrie mme de la
belle Messaouda, que le gnral Daumas nous montre
comme une colombe de bonne augure, saluant la caravane
du Soudan, et faisant flotter son charpe de soie en signe
d'adieu. La dlicieuse narration de l'auteur du Voyage
au pays des ngres tait l vivante au milieu de nous; et
le jour du dpart, quand nous quittmes Metlili pour
nous enfoncer encore dans le pays de la soif, nos yeux
cherchrent instinctivement dans les sentiers, le long
des jardins, une Messaouda d'heureux prsage.
Pendant les trois jours que nous restmes Metlili
1. Suite. Voy. page 161.

pour nous reposer et laisser reposer la caravane, pas une


minute ne fut perdue; les jeunes peintres dessinaient;
nos savants faisaient leurs observations et exploraient les
montagnes ; nos cavaliers faisaient des excursions au
M'zab, dont nous tions rapprochs de quelques lieues
seulement; nos chameliers taient occups rparer les
bts des chameaux, mettre les outres en tat, remplir les
rcipients d'eau pour le voyage. Une centaine d'entre
eux taient alls avec vingt-cinq chevaux garder les chameaux, en pturage six lieues au sud de Metlili.
Nos derniers prparatifs consistrent dans l'puration
de nos animaux de transport : une centaine et plus de
chameaux fatigus fut laisse aux Chamba de Metlili,
sous la responsabilit de la tribu et la garde d'une trentaine de nos chameliers, auxquels furent adjoints des
Chamba. Le 10 au soir nos chameaux revinrent du
pturage; une partie de la soire fut employe. les
abreuver et les bter. Nous avions quarante-cinq lieues
franchir sans eau, pour toucher Ouargla; aussi
primes-nous des dispositions en consquence.
VII
Ds trois heures du matin, le convoi fut charg et mis
en route. Pour viter des transports inutiles, nous laissmes Metlili l'orge qui nous tait ncessaire pour le
retour de ce point Gryville, n'emportant que pour
vingt-cinq jours de vivres Ouargla. Malgr cette prcaution, il ne nous resta environ que quarante animaux
de rechange : chacun avait fait sa petite provision de
dattes ou d'achats au M'zab; en outre, nous emes
fournir des transports aux nouveaux guides.
La cavalerie ne se mit en marche qu' dix heures,
aprs avoir fait boire ses chevaux. Notre route, en quittant Metlili, continua dans le bas-fond de cette oasis
pendant environ quatre heures. A mesure que nous avancions, les berges diminuaient de hauteur, tout en gardant leur nature escarpe. Nous arrivmes ainsi insensiblement des plaines faisant suite aux plateaux adacents l'Oued-Metlili, et vers six heures du soir nous
rejoignmes le convoi, au moment o il arrivait au bivac,
indiqu d'avance et nomm El-Mekam-Sid-El-HadjBen-Hafs. On appelle Mekam un tas de pierres lev, en
signe religieux, la mmoire d'un personnage. Sid-ElHadj-Ben-Hafs est un marabout des Ouled-Sidi-Chikh,
qui entreprit autrefois le plerinage par terre de son
pays, situ prs de Gryville, jusqu' la Mecque. mir
de la caravane sainte, il voulut laisser sur le sol des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

179

traces de son passage, et sa premire tape, ea partant


de Metlili, fut marque par sa suite au moyen de pierres
en nombre considrable, que les passants non-seulement
respectent depuis cette poque, mais augmentent encore
en jetant chacun au passage un caillou sur le tas.
Le 11, notre campement fut install sur des dunes de
sable, riches en drinn et bois. Nos animaux de transport
non-seulement purent se repatre, mais leur couchage
moelleux les reposa bien.
Nous emes ce jour-lh vingt chameaux remplacer.

Ds deux heures du matin, le signal du lever fut donn.


Ce n'est point un spectacle ordinaire que le dpart d'une
caravane ; la scne est pittoresque et remplie d'un charme
sauvage pour le voyageur qui se trouve, comme nous,
forcment ml l'action. Ce sont d'abord les feux qui
s'allument de toutes parts : on assure les bts qui se seraient drangs pendant la nuit par le vautrage des animaux; cette opration est le dbut des grognements des
chameaux. Le chargement commence ensuite, pendant
que les tentes s'abattent, que le caf chauffe et que l'on

selle les chevaux. Tout le monde est alors occup, et un


tohu-bohu gnral en est la consquence. Les chameaux
font un vacarme horrible par leurs cris; les chevaux hennissent, quelques-uns se dtachent. Les guides viennent
prendre les ordres. Les chameliers chefs viennent rendre
compte des petites misres qui leur arrivent : c'est un
chameau fatigu qui ne veut pas se lever, et pour lequel
il faut un rechange ; c'est un chameau qui a eu peur, a
pris la fuite en semant sa charge, et qu'il faut retrouver;
quelques disputes ont lieu, et il faut les rprimer. Les

ordres multiples se succdent et sont ports par des cavaliers qui passent au galop, le burnous flottant, au milieu de ce dsordre. Bientt cependant on distingue des
masses noirtres qui commencent se mouvoir : ce sont
les premiers groupes du convoi qui sortent du camp
pour se masser; les guides les attendent et commencent
la marche. Le calme renat peu peu, et bientt il ne
reste plus que les retardataires, que l'on presse. Quand
tout est parti, les chefs du goum viennent faire leur rapport et prendre les ordres pour la route. Enfin la cava-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

180

lerie se range son tour, et quelques minutes aprs il


ne reste plus, l'endroit o nagure il y avait tant de
bruit et de mle, que quelques tisons mourants dont la
lueur se perd insensiblement.
Le 12, nous allmes coucher El-Gholga, aprs une
marche de huit heures et demie pour nos chevaux, travers une plaine sans vgtation et sans fin. El-Gholga est
un bas-fond faisant suite l'Oued-Metlili. Il y a l des
dunes de sable et, par suite, du drinn et du bois. Nous
emes l'occasion de poursuivre en route quelques autruches, mais sans pouvoir les tirer. A El-Gllolga, un de
nos chameliers fut mordu par une vipre cornes,
l'index de la main droite. Le malheureux, en fauchant
du drinn, avait choisi une touffe qui cachait le reptile;

RU Lo

wi le

heureusement nous tions prs de lui, et une prompte


opration le garantit de tout danger. Pendant que l'on
liait fortement son doigt, on chauffait une lame de fer
blanc, et, aprs l'avoir cautris jusqu' l'os, nous mettions sur la plaie un peu de charpie imbibe de zem ou
graisse d'autruche. On fit boire ensuite au patient, d'aprs les conseils arabes, un demi-litre de beurre fondu,
et la gurison la plus complte couronna l'oeuvre.
Une partie de la soire fut employe remplir de
drinn les filets fourrage, pour la journe du lendemain.
Le 13 fut notre journe la plus fatigante : toujours
les steppes unies et sans fin parcourir. Nous nous ar
rtmes au coucher du soleil, quelques minutes aprs
avoir aperu l'horizon les hautes dunes nommes El-

Le Bach-Agha Si-Bou-Beker.

^ (^ ti,^

c.ii i

Nami.

Eurma. La marche de la cavalerie avait dur neuf heures


et demie, ce qui donne cinquante-six cinquante-sept
kilomtres pour la distance franchie. Les chameaux n'avaient rien trouv broutiller en route : on leur fit leur
part du drinn des filets; mais, malgr nos soins, nous
emes le lendemain une soixantaine de ces animaux qui
refusrent de se lever. Nous fmes la provision d'eau
d'une vingtaine d'hommes, qui furent chargs de les
amener tout doucement aux dunes d'El-Eurma pour les
placer ainsi au milieu des pturages, et les charges furent rparties sur le restant de la caravane.
Le 14, aprs trois heures de marche, nous arrivions
aux grandes dunes d'El-Eurma. C'est une longue colline
de sable qui se dresse au centre d'une immense daya
nue; la dune peut avoir trois lieues de longueur; la daya

;''i^.^'ll !l' i A'' ' '

Si-Lalla, cad de Ouargla. Dessin de M. Alfred Couverchel.

o elle se trouve, environ quatre cinq lieues. Quand


nous quittmes les steppes pour entrer dans la daya, nous
emes serpenter dans un terrain tout bistourn par les
eaux. Nous nous dirigemes au sud de la dune, afin de
la contourner sur les sables moins levs qui en forment
le pied.
Le point o nous franchimes les sables se nomme
Bot-Teboul (frappe-tambour). Ce nom est donn un
petit mamelon en forme de cne tronqu qui sert de sjour une foule d'esprits frappeurs qui adorent le tambour et se livrent la nuit de joyeux bats. Plusieurs
de nos guides nous affirmrent avoir entendu, la nuit, le
tambour, quand ils passaient prs de Bot-Teboul. Nous
emes garde de les dissuader, car il nous sembla que,
par la conformation accidente du terrain en ce point, il

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

181

devait en effet se produire une srie d'chos rpercutant le bruit du vent dans les dunes, et pouvant produire
un bruit analogue celui d'un tambour.
Pendant que nous faisions une halte El-Eurma, l'aghad'Ouargla, Sid-Lalla, vint nous rejoindre, entour de

son maghzen. La joie clatait sur sa mle figure ; la nouvelle de l'arrive de notre colonne avait chang son
gard les dispositions des esprits des oasis; les cavaliers
les moins compromis avaient demand l'accompagner;
les djema (assemble des villages) avaient dcid qu'on

irait au-devant de nous, pour nous faire honneur : c'tait


un revirement complet.

nulle, et depuis sa nomination, rcente il est vrai, il n'avait os pntrer dans la ville d'Ouargla, Notre prsence
venait de tout modifier. Aussi, pour ne pas perdre le
fruit du bon accueil qui venait de nous tre fait, nous
nous dirigemes, aussitt le camp trac, vers la ville aux
Sultans, guids par Sid-Lalla et son maghzen. Nous
tions accompagns de SiBou-Beker et son jeune
frre, monts sur leurs magnifiques chevaux, et ruisselants d'or et de soie. Nos
jeunes peintres et nos savants taient de la partie.
Notre premier soin fut
de conduire Si-Bou-Beker
et ses gens la mosque,
o une diffa improvise
nous fut immdiatement offerte. Pendant les prparatifs
de la diffa, nous escaladmes le minaret le plus lev, afin
d'embrasser toute la cit du regard. Cette ascension n'est
pas une opration facile pour qui n'en a pas l'habitude.
La tour du minaret est une pyramide quadrangulaire,

VIII
Vers deux heures de l'aprs-midi, nous dbouchmes
en bon ordre dans l'immense bas-fond o se trouve
Ouargla. La fort de palmiers s'tendait perte de
vue ; la lisire des dattiers nous trouvmes, rangs en bataille, les fantassins de l'oasis, drapeaux et
musique en tte. Une dcharge gnrale de leurs
armes fut le signal de notre
bienvenue. Nous rpondmes au salut par une
fantasia effrne. Une revue de ces fantassins eut lieu,
aprs laquelle hommes de pied et hommes de cheval se
mlrent, et nous allmes installer notre bivac prs du
bordj de l'agha.
Jusque-la ce chef n'avait eu qu'une autorit peu prs

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

182

LE TOUR DU MONDE.

construite en briques de terre cuite au soleil; l'escalier,


form de marches irrgulires et d'une hauteur d'environ
cinquante centimtres par gradin, est construit au moyen
de troncs de palmiers s'appuyant sur le mur extrieur et
sur un gros pilier central en briques cuites pareillement
au soleil; le couloir, o il faut se hisser et qui contourne
en limaon ce pilier central, n'a pas plus de quarante
quarante-cinq centimtres de largeur; il faut marcher

fou. C'est sur cette plate-forme que nous nous logemes


au nombre de huit pour observer la ville. Nous tions
ainsi perchs vingt-cinq mtres au-dessus du sol. Le
vent faisait osciller le minaret, ce qui ne laissait pas que
de nous causer une certaine motion. Nous avions, il est
vrai, en compensation, une vue magnifique. On domine,
de l, tous les palmiers; la ville tale au pied sa vaste
enceinte circulaire , dans l'intrieur de laquelle on
distingue, malgr les ruines, les trois quartiers distincts

courb, de peur de se heurter la tte contre le dessous


des marches suprieures, et tout cela dans une obscurit
presque totale. Une fois parvenus au sommet, nous nous
installmes sur la plate-forme qui entoure un ornement
form parle sommet du pilier central; cette plate-forme
n'a pas plus de vingt-cinq centimtres entre le garde-fou
et le pilier. La tour elle-mme n'a pas, au sommet, plus
de un mtre cinquante centimtres, y compris le garde-

qui la composaient. Ces trois quartiers portent les noms


des fractions qui les habitent; ce sont les :
Beni-Sissin.
Beth- Ouaggin.
Beni-Brahim.
Chacun de ces quartiers constitue une ville dans la ville,
et est spar des autres par des murailles et des portes.
La poudre parlait souvent autrefois de quartier quar-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

vue de Ouargla. Dessin de M. de Lajolais.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

184

LE TOUR DU MONDE.

tier, et le sultan tait quelquefois impuissant ramener


sont pas assez satures d'oxygne. Il est recommand
l'ordre. Le palais de ce souverain nominal, plac sur une
expressment de ne boire jamais que l'eau qui a pass
petite minence, dans la grande enceinte aussi, n'tait une nuit se refroidir, et de ne pas manger de dattes
qu'une citadelle, une casbah fortifie dont il sortait rare- sans boire de lait. La recommandation relative l'eau
ment. Cette casbah, adosse au grand rempart, avait n'est point particulire Ouargla, mais toutes les oasis
une entre d'honneur nomme encore Bab-El-Sultan, et du Touat.
une porte secrte. L'intrieur de la citadelle avait tout le
Les eaux artsiennes d'Ouargla sont tides ; il en est
confortable que pouvait raisonnablement exiger un sul- de mme de celles du Touat. Ingurgites au moment
tan d'Ouargla, c'est--dire les logements de sa suite et de leur sortie, leur digestion est difficile, mme pour
de sa garde, les magasins, curies, mosque, etc., le tout les animaux, et il y a cela de particulier, que ce
formant, avec les appartements de Sa Majest, un mas- sont les animaux les plus robustes, les plus forts, qui
sif compacte couvrant environ un hectare et entour de en souffrent le plus, probablement parce qu'ils boivent
fosss au del des remparts. Hlas! il ne reste plus que davantage.
des ruines de tout cet attirail de royaut : un petit miPour nous, la recommandation de laisser refroinaret debout, quelques chambres servant d'asile des dir l'eau quivaut celle-ci : la laisser arer. Son
malheureux, et des inscriptions sur quelques murs dont influence malsaine ne s'exerce pas au mme degr
le pltre n'est pas encore tomb. Du haut du minaret, toutes les poques, et cela se comprend. C'est surtout
l'aspect gnral d'Ouargla, vu ainsi vol d'oiseau, est lorsque la transpiration est abondante et l'absorption
celui d'une ville bombarde et dmantele.
plus considrable, que les maladies arrivent; d'ailleurs,
Aprs avoir pris une faible part la diffa improvise, les chaleurs affaiblissent , les manations du sol sont
consistant en lait, dattes et vin de dattes, nous visitmes plus grandes, et toutes ces causes runies font de l't
une saison redoutable pour les voyasuccessivement les diverses parties
de la ville, pour rentrer ensuite nogeurs dans les oasis.
tre camp. Les rues sont troites, et
IX
dans bien des points il serait imposIl existe, dans tout le bas-fond
sible un cavalier de tourner bride.
de la valle, deux nappes d'eau :
Les maisons sont presque toutes sans
l'une dormante, et quelques pieds
tages; elles sont construites en brisous le sol; l'autre jaillissante, et
ques de terre chauffes au soleil.
une profondeur moyenne de quaNombre de portes de maisons sont
rante quarante-cinq mtres.
garnies d'ornements grossiers en plLa nappe stagnante est saumtre,
tre et d'une inscription tire du Copresque salie, et sert peu l'arroran. Les habitants, en sortant, emsage, par la grande raison qu'il faut,
portent gnralement la clef de leur
pour cela, puiser, et qu'avant tout
chambre particulire o sont enferl'habitant des oasis est paresseux. Il
mes leurs provisions et leurs riImpasse, a
Dessin de M. de Lajo:ais
n'y a que quelques malheureux mouchesses. Ces clefs sont en bois et
d'une forte dimension ; elles consistent en un gros car- rant de faim qui utilisent cette nappe, se servant, pour
tirer de l'eau des puits dormants, d'une bascule en bois
relet garni de clous saillants destins soulever les cheanalogue celle de nos jardins marachers.
villes qui retiennent le pne galement en bois de la
La nappe artsienne est celle qui est la plus gnralegrossire serrure.
ment
utilise pour l'arrosage des quinze cent mille palLa place du march d'Ouargla fixa notre attentiorf. Ce
miers
de l'oasis. Ses eaux sont amenes la surface par
march n'est autre que la boucherie; aussi l'odeur du
sang y prdomine-t-elle. Les viandes sont tales en prs de quatre cents puits que les indignes appellent
des sources. Le forage de ces derniers est tout fait priplein soleil et disparaissent sous une nue de mouches.
La chair de chameau s'y vend communment, quelque- mitif; on y va bonnement comme pour un puits ordifois aussi la viande de chien. Toutefois il faut faire, au naire trs-large.
La seule difficult consiste dans l'puisement consujet de cette dernire, une rserve : tort ou raison,
le bouillon fait avec de la viande de chien passe pour un stant oprer des eaux de la couche stagnante, afin de
remde infaillible contre la fivre, cette maladie qui svit pouvoir s'enfoncer. On arrive ainsi mettre nu la
dernire crote rocheuse qui recouvre la nappe jaillis Ouargla depuis mai jusqu'en septembre, et ce n'est
gure que comme mdicament que cette chair se vend sante; quelques coups de pic percent cette crote; aussitt un torrent s'chappe de l'ouverture, comble rapicette poque.
Ouargla est loin d'tre salubre; les trangers y sont dement le puisard, et ses eaux, parvenues la surface
sujets des fivres terribles; les habitants eux-mmes du sol, trouvent des rigoles qui vont les distribuer aux
palmiers altrs.
souffrent, tous les ans, de cette maladie, mais un degr
Tel est le procd de forage autrefois employ; nous
bien moindre. Nous croyons que la cause de cette insalubrit est due la mauvaise qualit des eaux, qui ne
disons autrefois, car depuis longtemps les Ouargliens ne

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

85

forent pas de puits nouveaux; ils se contentent de rparer les puits morts et d'entretenir les anciens qui fonctionnent encore.
Il y a bien deux cents puits effondrs qu'un peu de
travail ferait revivre, et dus aux anctres de l'oasis
l'poque o la ville tait florissante; mais la race des
oasis a suivi la mme marche rtrograde que toutes
les populations musulmanes en contact avec la civili-

sation; elle est sur cette pente fatale de dcadence, o,


une fois engag, un peuple se laisse aller jusqu' ce
qu'il tombe.
Si les puits artsiens d'Ouargla offrent de grandes
facilits pour l'arrosage, ils offrent aussi de graves inconvnients pour leur entretien en bon tat. L'un des plus
frquents est l'obstruction de l'oeil souterrain (nom que
les Arabes donnent au trou pratiqu dans la roche super-

artsienne) par les sables provenant soit de la couche


aquifre que le courant d'eau vertical entrane, soit des
coups de vent de la surface du sol. Il faut alors descendre
au fond du puits et dblayer le passage rocheux qui met
le puisard en communication avec la nappe. C'est une
opration d'une difficult et d'un pril extrmes, et
qu'une corporation de plongeurs que l'on dsigne sous le
nom de kertassa se charge d'excuter. La profondeur

moyenne, avons-nous dit, est de cent vingt cent trente


pieds. Les hommes vous ce pnible travail forment
des brigades ayant chacune son chef; chaque plongeur
va son tour remplir un couffin de sable, et reste, pour
cela, trois ou quatre minutes sous l'eau ; s'il reste davantage, le plus hardi se hte d'aller le chercher, et le
plus souvent ne ramne qu'un cadavre.
Le trajet des plongeurs s'effectue au moyen d'une

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1&6

LE TOUR DU MONDE.

corde fixe qui leur sert se haler, soit pour descendre, ordinairement ce travail se paye prix fix et convenu
soit pour monter; ils n'emploient point de lest pour des- d'avance. Les rparations consistent rtablir le blindage en troncs de palmiers. Ce blindage ne va pas une
cendre plus vite, ils se laissent couler le long de la corde.
Avant de plonger, le kertassa s'assure que le couffin grande profondeur et dpasse rarement sept huit mqu'il va remplir est bien au fond et plac sa conve- tres au-dessous du sol ; plus bas les parois sont ronance ; il vrifie que la corde de ce panier n'est point en- cheuses.
tortille dans celle qui sert son voyage. Ces vrifications
X
faites, il entre brusquement dans l'eau, se frotte vigoureusement la tte, appuie, sur la cire qui bouche hermLe systme employ Ouargla pour l'arrosage est suivi
tiquement ses oreilles, et reste ensuite immobile pour dans les sept oasis qui font partie de ce district, et accuse
attendre que l'oppression produite par la fraicheur du chez les habitants d'autrefois une industrie puissante
bain ait totalement disparu. Il prie avec ferveur et voix dont leurs descendants n'ont conserv que peu de chose.
Il n'en est pas de mme dans les oasis plus mribasse. Le plus grand silence rgne autour de lui. Ce
dionales, au Gourara, au Touat et au Tidikelt, o les
gouffre, o va s'engloutir un tre plein de vie et de
habitants actuels ont encore une nergie de travail et de
courage, rendra-t-il o gardera-t-il sa proie?
cration que nous ne retrouvons pas au nord de l'Afrique,
Le moment approche, le plongeur a essay ses poumons par de longues aspirations; on le voit: jeter un der- quoique cependant ils soient dj bien dgnrs de ce
qu'ils taient autrefois. Le procd pour se procurer de
nier regard vars le ciel , on entend le nom d'Allah
l'eau courante la surface du sol dans les oasis du Goucomme suprme invocation, et il se laisse couler.
Chacun suit alors avec anxit ses mouvements au rara, du Touat et du Tidikelt est assez curieux pour que
moyen des deux cordes qui vont au fond du puits; on nous en donnions rapidement une description ici. Les
oasis sont places sur des pentes reliant les bas-fonds de
juge de l'instant o il est arriv, il travaille, il a rempli
le couffin, il remonte.... Il y a dj trois minutes et grands bassins ou chotts avec des plateaux suprieurs.
quelques secondes; enfin il apparat, on le saisit moiti Ces chotts sont probablement d'anciens lits de lacs ou
tangs ayant servi de rceptacles aux dernires eaux di asphyxi et tourdi, on le soutient dans l'eau afin qu'il
luviennes. Les sables pousss par les vents ont raccord
respire quelques instants, puis on le retire en le complimentant. Le couffin plein de sable est enlev, et invaria- les berges de ces chotts avec les bas-fonds. Les habitants
blement on flicite celui qui l'a si bien rempli. Pendant des oasis ont creus des puits sur les plateaux suprieurs
ce temps, il va rchauffer ses membres et ses poumons et ont amen l'eau par des conduits souterrains sur les
auprs d'un bon feu, et attendre que son tour revienne. points de ces pentes places un niveau infrieur celui
Nous avons suivi avec le plus vif intrt le travail de l'eau des puits des plateaux, et ont ainsi obtenu de
excut ainsi par diverses brigades de kertassa. Nous vritables ruisseaux.
Ordinairement on creuse sept huit puits sur le plaavons remarqu que les jeunes de chaque brigade sont
teau, ct les uns des autres, et on les relie ensemble
forts et vigoureux, mais les vieux sont des squelettes.
Comme dans tout, l'habitude forme les plus habiles, et au moyen de conduits souterrains. Chacun de ces puits
les vieillards sont ceux qui restent le plus longtemps devient une source. Il faut ensuite amener le dbit total
sous l'eau et semblent le moins souffrir de cet asphyxiant sur les pentes de la berge. pour cela, on creuse de dix
voyage aquatique. Les plus jeunes descendent et re- en dix mtres et suivant la ligne de la plus grande pente
montent plus vite; ils sont plus forts, mais leurs mouve- un puisard servant de regard, dont on relie le fond avec
ments htifs les essoufflent plus vite. Il nous est arriv celui du prcdent par un conduit souterrain pour les
eaux. La profondeur des puisards diminue mesure que
plusieurs fois de les voir revenir la surface le visage
ple, malgr leur couleur de caf brl, le sang sortant l'on descend vers le chott, jusqu' ce que l'eau arrive
de leurs oreilles, du nez et de la bouche ; les vieux les ainsi au niveau du sol o des rigoles vont la distribuer
grondaient alors et leur reprochaient leur prcipitation, aux palmiers.
Tout un systme pareil porte le nom de Feggara.
qui avait activ le besoin de respirer. Nous avons conIl n'est pas rare de voir une Feggara compter jusqu'
stat que les pulsations du cur taient profondment
modifies par chaque immersion ; pour l'un d'eux, nous cent vingt et cent cinquante puits. A Timimoun leur
avons compt quatre-vingt-six battements la minute moyenne compte trente-cinq quarante puits. Dans
avant l'opration, et son retour, nous n'en avons re- l'Aouguerout, elle est de soixante-dix environ. Si l'on
compte pour l'Aouguerout, que ce petit groupe d'oasis
trouv que cinquante-cinq.
Chaque brigade de kertassa comprend de six huit possde lui seul une soixantaine de Feggara, on verra
hommes. Leur travail est pay raison de cinquante que les puits creuss se dnombrent par milliers.
centimes par couffin rempli. Chaque plongeur n'enlve
Ce nom de Feggara a donn lieu une lgre erreur
gure que cinq ou six couffins au plus dans sa journe. de traduction dans l'excellent ouvrage de M. le gnral
Les puits ont gnralement besoin d'un curage tous les Daumas, le Voyage au pays des ngres. L'auteur raconte
trois ou quatre ans. On en retire en moyenne 250 qu'arrivs l'Aouguerout les gens de la caravane du
Soudan allrent boire An-El-Fankkara ou Fekkara, la
300 couffins de sable.
Les kertassa sont chargs aussi de rparer les puits; fontaine des pauvres. Il nous a t facile de nous con-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

li':^li^ nll^;

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

188

vaincre sur les lieux qu'il n'y a pas de fontaine des pauvres et que la caravane du Soudan a d boire comme
nous la source d'une Feggara, au point o l'eau arrive
couler ciel ouvert et que l'on nomme
An-El-Feggara.
XI
Notre sjour Ouargla dura une quinzaine de jours, qui s'coulrent rapidement au milieu d'occupations et d'tudes
varies, malgr les inconvnients d'une
installation de bivac sous un ciel embras et humide tout la fois. Le basfond dans lequel est situ Ouargla est un
de ces immenses lits de rivire comme
on en rencontre tant dans le Sahara et
qui sont dus probablement des mouvements d'eaux diluviennes. La largeur de
l'Oued-Ouargla est de trois quatre
lieues; des dunes de sable recouvrent en
grande partie le bas-fond. et l se
trouvent d'immenses lits de daya fonds salins
stamment humides; l'air est toujours imprgn
peurs. Des nues de moustiques voltigent de tous
cts et martyrisent surtout les trangers ; le drinn
et le bois, communs dans
l'oued, font totalement dfaut jusqu' une distance
de quatre cinq lieues des
palmiers cause de la consommation journalire des
habitants de l'oasis et des
caravanes. Nous fmes obligs d'envoyer nos chameaux
sous une garde particulire six lieues au sud dans la
rivire. Tous les quatre jours on amenait
ces animaux pour les abreuver, et ils nous
apportaient en venant les provisions de
bois pour nos cuisines et les fourrages
pour nos chevaux.
Nous ne tardmes pas ressentir les
effets du climat meurtrier dans lequel
nous vivions. Des fivres se dclarrent
parmi nos convoyeurs, surtout parmi ceux
des tribus campes ordinairement dans
les hauts plateaux. Les coups de vent
nous amenant des tourbillons de sable
furent aussi la cause de nombreuses maladies d'yeux. Il nous fut facile de comprendre combien il serait important qu'un
mdecin ft toujours attach ces petites
colonnes dans le sud. Malgr l'imperfection de notre science mdicale et l'exigut de nos moyens curatifs, les indignes n'avaient
confiance qu'en nous pour leurs maladies. Nous fmes
usage d'une soixantaine de grammes de sulfate de quinine et nous emes la consolation de ne perdre aucun

homme de la colonne. Quant aux maladies d'yeux, notre


procd invariable, qui du reste fut infaillible, consista dans des cautrisations au moyen d'une dissolution
faible de sulfate de cuivre. Ce dernier procd que nous avons expriment dans
tous nos voyages dans les sables, est celui qui nous a toujours donn les meilleurs rsultats. L'emploi du sulfate de
cuivre a t maintes fois compar dans
nos voyages avec celui du nitrate d'argent, du sulfate de zinc et autres caustiques, et nous a toujours sembl mriter
la prfrence; nous ne pouvons que le
recommander aux futurs voyageurs.
Nos relations avec les habitants d'Ouargla furent ce que leur accueil nous avait
fait pressentir. Chaque jour l'aurore et
au coucher du soleil les musiques des
trois quartiers de la ville vinrent tour
de rle nous rendre les honneurs dus
autrefois aux sultans. Une diffa nous fut
offerte chaque jour et servit nourrir les hommes compromis dans les derniers vnements et arrts ds le
lendemain de notre arrive. Ces arrestations, loin
de compromettre nos relations amicales avec les oasis, n'avaient fait que les
activt;r. Les prisonniers
taient les chefs de la rsistance oppose SidLalla; ils taient redouts
de leurs compatriotes
cause de leur rle pass,
de leur position de fortune et de leur caractre nergique.
Leur arrestation fut difficile, mais porta un coup terrible
l'esprit de dsordre. Le jour de notre
brusque entre dans Ouargla, pas un
homme n'avait salu Sid-Bou-Beker et
son oncle Sid-Lalla. Les faibles hommages des habitants avaient t pour le seul
reprsentant de l'autorit franaise. Ds
le lendemain, alors que le maghzen et nos
spahis s'taient empars des ttes de partis, les marques de soumission et de repentir taient incessantes, et la froideur
calcule d'autrefois avait fait place une
obsquiosit fatigante. En quelques jours
les impts et les amendes furent verss.
Les nouveaux chefs nomms furent investis et reconnus, en un mot la soumission devint complte. Quelques excursions dans les petites oasis faisant partie
du district furent le couronnement de
la mission politique de notre petite colonne. Chacune
de ces oasis fut visite, de bonnes mais fermes paroles furent adresses aux djema ou assembles de ces
villages, qui rpondirent par les protestations les plus

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Prisonniers (chefs arabes et ngres) dans le bordj du kaid de Ouargla. Dessin de M. Vlfred Couverchel.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

190

LE TOUR DU MONDE.

entires d'obissance, rejetant tous leurs torts sur les


hommes que nous avions faits prisonniers, et dont les
oasis avaient subi l'influence. Chacune de ces oasis
avait encore ses souvenirs rcents de la dernire commotion produite par le chrif Mohamed-Ben-Abdallah.
A Rouissat nous visitmes les ruines de l'ancienne Casbah du chrif; c'est Hadjadja que les chefs de la pe-

tite cit avaient forc la djema lui offrir le drapeau


de guerre sainte que Si-Bou-Beker enleva le jour de la
capture de cet agitateur. En face de An-Ameur, nous
retrouvmes encore les squelettes des animaux tus dans
le combat livr au chrif sous les murs de cette oasis;
enfin N'goussa nous fmes accueillis avec l'esprit d'orgueil d'une cit qui a rsist aux sommations de l'en-

nemi et dont l'nergie a t couronne de succs. Cette


dernire excursion mrite une mention particulire.

nous fait pas dfaut, le nom du royaume de Ngusse


eut jadis, mme en Europe, une celbrit dont Yvetot
pourrait se montrer jaloux. Quoi qu'il en soit, cette cit
a eu l'honneur d'imposer plusieurs fois ses souverains
Ouargla. La dynastie des rois de N'goussa avait des
droit hrditaires. Le domaine de la couronne se composait de douze jardins, de douze mille palmiers et d'un palais encore occup par l'ancienne famille rgnante. Cette
famille est celle des Bahia. Elle est de race ngre pur
sang, comme tous les habitants de N'goussa. Les privi-

XII
Des sept oasis qui font partie du district d'Ouargla,
N'goussa est la plus importante ; elle est aussi la plus
loigne du chef-lieu, dont la spare une distance de
cinq six lieues, tandis que les palmiers des autres
sont contigus ceux d'Ouargla. N'goussa tait autrefois
comme Ouargla un royaume, et si notre mmoire ne

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

191

LE TOUR DU MONDE.

lges de la couronne n'taient point autrefois une fiction. p aient cause du rhamadan. Nous n'avions pas les
Chaque fois que le Babia rgnant montait cheval et mmes raisons d'abstention et notre route matinale
dpassait la ligne des palmiers, il avait droit une rede- nous avait affams; aussi fmes-nous les plus grands
vante assez considrable pour ses frais
honneurs au repas de notre amphitryon.
d'excursion; quand il paraissait en pu-

= = ^--__ Parmi les galanteries dont nous fmes
l'objet, je ne veux pas oublier celle de

blic il avait sa garde d'honneur et sa
l'offre d'une vritable bouteille de bor
musique. Tout change ici-bas; un beau=
-_
deaux; rien qu'une, il est vrai, retrouve
jour le souverain, un Babia, je ne sais - =
=
au
fond des archives du garde-meuble

quel numro, se rveilla simple cad de



dans
une peau de bouc ayant servi . conpar l'autorit franaise et apprit que son
-- -
tenir
du beurre rance. Cependant le conroyaume tait englob dans 1 aghalik
1
tenu
de
la bouteille ne se ressentait nuld'Ouargla. Mais peu lui importait, il res
? > =^ -<-=
;.:
..'
;
>:;',,;v
,
lement
du
mode particulier de mise en
tait le premier de l'oasis, et chez les Ara ` `'
.;,.-._:
,^,;:cave.
Nous
tions huit Europens, tous
bes le premier est toujours sultan._
;
="
':
militaires
ou
artistes
qui n'aiment gure
Le cad actuel Bahous-Ben-Babia nous s;'
ti . , " boire dans des ds coudre, surtout
a paru fort peu soucieux de la couronne i^'' . ;^^ `' '`*^
au pays de la soif :une bouteille pour
de ses anctres et trs-jaloux de son titre
p y
A
huit, c'tait modeste ; mais outre que
de cad. Il jouit d'un embonpoint remar-
l
+
"J nous n'aurions jamais os compter sur
quable qui semble tmoigner du calme
= i
goussa, nous
une pareille aubaine 'a N'goussa,
de ses passions et de sa conscience.
Marabout de Sidna-No, a N'goussa.
Lors de notre visite, il vint au-devant Dessin de M. de Lajolais. emes la consolation de nous donner
de nous avec sa musique et ses sujets en armes. Nous de cette exigut une explication sinon vraie, du moins
fmes rgals de tous les exercices pdestres de sa po- saine au point de vue historique, et laquelle nous
tions loin de nous attendre.
pulation noire. Tambourins et
Aprs le djeuner, pendant que
musettes taient infatigables.
toute notre escorte musulmane
Pendant prs d'une lieue les
se livrait aux douceurs de la
fantasias pied et les danses ne
sieste , nous allmes parcourir
discontinurent pas. A notre arles jardins et nous fmes une
rive prs des portes de la ville
trouvaille inespre, une koubba
les you-you glapissants des femdlicieuse , dans une position
mes accourues en foule sur les
charmante, et ddie Sidnaterrasses occasionnrent un acNo, notre seigneur No. Ce
cs frntique chez les danseurs
respect des anctres nous meret les hommes de poudre. Ce fut
veilla;
le bordeaux aidant, nous
une immense clameur de tambours, de cris, de musique, de dtonations. Bahous-Ben- nous rappelmes que Sidna-No planta le premier la
Babia tait rayonnant. Quant notre jeune bath agha, vigne, et but de son vin, qu'il en but mme trop certain
jour, ce qui aurait pu nous arriver si le
Sid-Bou-Beker, il y avait dans ses traits
cellier du cad nous l'avait permis : de l
une expression indfinissable. Affectant un
une explication plausible de la parcimocalme plein de dignit, on sentait bouil
nie de Bahous-Ben-Babia, dont nous
lonner son impassibilit. Mont sur un
nous fmes part, notre commune satisde ces magnifiques coursiers du sud dont
faction.
les grandes familles seules ont conserv
la race pure, son regard calme et souXIII
riant planait autour de lui, pendant que
Nous n'avons rien dit encore des
son cheval se cabrait furieux, mais mainmoeurs et coutumes des habitants d'Ouartenu par un poignet de fer.
gla, et si nous avons rserv jusqu'ici
Notre entre dans la ville se fit solennellement.
nos apprciations, c'est pour suivre les
rgles de l'ordre chronologique. Ce traAprs avoir parcouru une assez lonvail est d des notes prises journellegue rue arcades transversales, que
ment sur les lieux, et nous avions atnous appelmes rue de Rivoli, nous
tendu dans ces notes d'avoir bien vu et
arrivmes au chteau des Souverains.
bien tudi pour nous prononcer en conBahous-Ben-Babia nous fit les honneurs
naissance de cause.
de son palais avec une courtoisie muette
disant
La
population
d'Ouargla
provient d'origines diverses.
pleine de charmes, veillant tout quoique ne
rien.
On peut distinguer quatre races distinctes : les Arabes,
Une diffa copieuse nous attendait. Les Arabes je- les Mozabites, les Aratins et les ngres.

^ =
-= j,
^ 1.

.,..

^^_

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

192

LE TOUR DU MONDE.

Les Arabes sont de la mme race que les nomades


qui dpendent de l'oasis. Ils sont gnralement peu
fortuns.
Les Mozabites sont des rfugis du M'zab venus depuis des sicles s'installer Ouargla pour y commercer.
Ils sont pour la plupart riches. Ils n'habitent que dans
deux quartiers de la ville, chez les Beni-Sissin et BeniOuaggin. Leur absence totale du quartier des Beni-Brahim tient un vnement terrible que les annales font.
remonter 1652. Autrefois les Mozabites habitaient
dans les trois quartiers. Devenus trsriches, ils talaient un luxe insolent
et des prtentions aristocratiques bases sur leurs richesses. Fort intrigants par leur nature , ils taient
mls aux questions politiques. Un
complot fut form pour punir leur
conduite ; le motif avou de la conspiration tait leur dissidence religieuse. On sait que les habitants du
M'zab sont aux vrais mahomtans ce
que les protestants sont aux cathoL'
liques apostoliques romains. Une
AL
Saint-Barthlemy fut dcrte d'un
Bahous-Ben-Babia,
commun accord. La nuit fixe pour la Dessus de M.
terrible sentence, les Beni-Brahim se levrent comme
un seul homme et massacrrent tous les Mozabites de
leur quartier jusqu'au dernier. Les Beni - Sissin et
Beni-Ouaggin hsitrent d'abord, puis s'abstinrent.
Depuis cette poque pas un originaire du M'zab n'a
habit chez les Beni-Brahim.
Les Aratins sont une race part; ils sont les autochthones autrefois dpouills
par l'invasion musulmane
et assujettis la glbe
titre de fermiers. On les
retrouve surtout dans les
oasis centrales de l'Algrie; leur histoire est encore faire. Quant leur
origine autochthone, nos
convictions, que nous ne
pourrions dvelopper ici 'a
cause des longueurs que cela exigerait, sont bien arrtes. Nous avons dj formul cette opinion dans un
travail officiel, non livr la publicit. Les signes caractristiques de leur race sont di , tincts, et leurs moeurs
tmoignent d'une sujtion bien dfinie un peuple
conqurant, dans des conditions diffrentes de l'esclavage et tenant un pacte entre vaincus et vainqueurs.
Les Aratins sont noirs, mais d'un noir bleu particulier
qui n'est pas celui du Soudanien import.
Enfin, les ngres sont d'origine soudanienne; ils pro-

viennent de l'importation par la traite terrestre. La traite


par caravane n'amne que des femmes et des enfants.
La condition de la femme en Nigritie n'est pas des plus
fortunes, et le changement que lui apporte l'esclavage
est par suite bien minime. Quant aux enfants ils prennent vite les habitudes de leur position nouvelle, et d'ailleurs chez les musulmans, l'esclavage est loin d'avoir les
rigueurs que nous lui supposons. L'esclave est un serviteur aim et choy, il est de la famille, on le traite
avEc gard, et pour un exemple de duret d'un matre
envers un esclave il y a mille exemples d'ingratitude de ces derniers envers leurs propritaires. Les ngres
d'Ouargla connaissent bien nos lois
qui les affranchissent, et pas un ne
demande en profiter. Que feraientils de leur libert dans un pays o il
faut s'ingnier pour travailler et vivre? ils en seraient embarrasss, ils
prfrent rester ce qu'ils sont, ayant
ici-bas une famille qui est pour ainsi
dire la leur et ne les abandonne
Ta
mais.
^
Telles sont les quatre races princicad de tk
N'goussa.
de Lajolais.
pales que nous trouvons Ouargla,
en dpit des mlanges qui ont un peu confondu et les
traits et la couleur.
Tout le monde vit des produits du sol et des changes
que ces derniers procurent. Quelques Mozabites font bien
un peu de commerce, mais point de ce trafic cherch par
nos commerants et consistant en denres de l'intrieur
de l'Afrique. Leur ngoce consiste en achat et vente de
laines, crales, dattes,
1111111 l
pices, cotonnades. C'est
le M'zab qui fournit les
importations coloniales et
celles du Tell algrien ;
ce sont les caravanes des
hauts plateaux qui emportent l'excdant des produits
des jardins, en change de
crales, beurre et viande
sur pied.
L'habitant d'Ouargla n'a qu'une occupation, celle de
ses jardins. S'il est riche, il surveille ses ngres ou ses
fermiers aratins; s'il est pauvre, il cultive lui-mme son
terrain. Le gros travail des jardins est l'arrosage. Les
canaux des puits artsiens rendent la besogne facile.
Prs des rigoles conductrices de l'eau, on sme un peu
de bl, quelques lgumes, carottes, navets, pastques et
melons.
ja-

^\

V. COLOM1EU.

(La fin la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

SCg
nUclIAR,P, SC-

Touareg en tenue de combat. Dessin, de M. Alfred Couverchel.


VIII. !SP Lilt.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

13

[email protected]

194

LE TOUR DU MONDE.

VOYAGE DANS LE SAHARA ALGRIEN,


DE GRYVILLE A OUARGLA,
PAR M. LE COMMANDANT V. COLOMIEU'.
1862. - TEXTE ET DESSINS INSDITS.

XIII
Quelques indignes font du vin de palmier. Le procd
consiste enlever, au sommet d'un palmier mle, le
chou, c'est--dire le coeur qui tend faire grandir
l'arbre. On opre une vritable dcapitation. Tout autour
de la section horizontale ainsi obtenue, on fait, avec de
la glaise, un bourrelet ayant une gouttire par oit la sve
qui arrive sous forme liquide est dverse dans un vase
suspendu ct. Un palmier peut donner ainsi, chaque
jour, plusieurs litres de vin. Au moment o cette liqueur
est recueillie, elle est blanchtre et ressemble du lait
tendu d'eau; le got est analogue celui de l'orgeat.
Quelques heures suffisent, quand il fait chaud, pour
amener la fermentation, et donner alors un liquide aigrelet possdant de grandes qualits alcooliques et produisant l'ivresse. Les indignes fabriquent aussi du miel de
dattes ; le procd consiste placer des dattes fraches
et molles dans un panier, d'o dcoule naturellement une
liqueur visqueuse qui a tout fait l'apparence et le got
du miel des abeilles.
Les hommes seuls sont admis au travail des palmiers
et des jardins. Les femmes sont charges des soins intrieurs et du tissage des toffes. Les caravanes qui viennent acheter les dattes emportent peu d'argent monnay,
mais des denres d'change, crales et laines; ces laines
sont ouvrages par les femmes, qui non-seulement fournissent ainsi aux vtements de la famille, mais produisent encore des vtements pour la vente , que les
caravanistes achtent et exportent. Le M'zab commerce
aussi sur ces tissus, qui consistent en burnous, habayas,
charchias, haks. Quelques Mozabites sont tanneurs et
apprtent les peaux de mouton que leur vendent les nomades; ils fabriquent aussi des sandales, des dessus de
selle, des cartouchires, des bottes arabes, des souliers, etc. En rsum, les occupations de la majorit des
habitants consistent en travaux de culture qui sont peu
de chose et laissent de grands loisirs une population
que le climat dispose dj la paresse. Aussi le farniente
est-il l'tat normal de la cit, surtout pendant l't et
pendant le rhamadan. A l'poque de notre voyage, commenait la floraison des dattiers ; le seul travail agricole
consistait dans l'arrosage, c'est--dire la distribution de
l'eau des rigoles intarissables et la fcondation artificielle
des arbres. Le repos le plus absolu semblait planer sur
l'oasis. Pendant le jour, les couloirs sinueux de chacune
des portes de la ville, couloirs pleins de recoins munis de
1. Suite et fin. Voy. pages 161et 177.

(Suite.)

larges bancs de pierre, taient garnis d'oisifs et de dormeurs, qui venaient chercher l une obscurit prcieuse
et un faible courant d'air. Dans les fourrs des jardins,
l'ombre des koubbas, sur les revers des dunes abrites
du soleil, ngres et aratins faisaient une sieste continuelle, oubliant ainsi les tiraillements du jene ; les
femmes dormaient dans les maisons, dont toutes les
portes restaient closes pendant la chaleur.
Dans notre camp, l'immobilit tait presque complte ; on y respirait le sommeil. Tout notre monde ne
se rveillait qu' la tombe du soleil. En ce moment les
feux s'allumaient et les impatiences commenaient; chacun attendait le signal du muezzin de la colonne, dont
l'appel la prire du soir, prire du maghreb, indiquait la fin du jene de la journe. A sa voix, les affams, les altrs, les fumeurs se htaient de prendre qui
sa bouche, qui sa gorge, qui sa bouffe, comme premier acte de la libert de satisfaire ses apptits. Les
hommes graves et jaloux de leur dignit reportaient
leur pense vers le Dieu de l'islam, et avant de rompre
le jene s'inclinaient avec une fire ostentation . pour
la prire. Aprs le premier repas du soir, nous arrivaient de nombreux visiteurs d'Ouargla; les groupes de
fumeurs se formaient en divers points ; les joueurs de
flte attiraient les chanteurs, et bien souvent les danses
s'organisaient; les Vestris de renom taient recherchs,
on les accueillait avec enthousiasme, on les poussait au
centre des groupes en leur mettant un sabre la main,
et pendant qu'ils trpignaient un pas la fois guerrier et
lascif, on les excitait en chantant et battant des mains en
cadence. La nuit se passait ainsi en jeux, en ftes et en
visites. A Ouargla et dans les oasis de l'Afrique centrale,
l'habitude de faire de la nuit le jour, et inversement, n'est
point seulement particulire l'poque du rhamadan,
mais toute la saison de l't. Pendant les grosses chaleurs, tout dort le jour, et ce n'est que le soir que le
mouvement se fait. On va courir alors les jardins pour
voir l'arrosage et humer le frais ; les femmes sont de la
partie, les groupes voisins se rejoignent et des cris joyeux
volent dans les airs de tous cts. Les ris et les danses se
prolongent assez avant dans la nuit; puis tout ce monde
se dispose aller dormir au frais, les riches et leurs
femmes sur leurs terrasses, les ngres et aratins sur le
sable dans les jardins, porte de leurs travaux. Le calme
rgne alors jusqu' l'appel matinal du muezzin : les
hommes profitent de la fracheur matinale pour vaquer
leurs affaires, pendant que les femmes ont repris leurs

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

195

et de la galette. Les jardins donnent quelques


lgumes, surtout des carottes, navets et oignons ;
il est regretter que les
habitants ne sment pss
de riz dans les rigoles qui
sillonnent les jardins : ce
serait pour eux une ressource prcieuse que nous
leur avons fait connatre.

travaux de tissage et que


le djeuner se prpare.
Aprs le repas du matin,
chacun va chercher le
coin le plus frais pour la
sieste ou mguiil'.
Les habitants d'Ouargla
sont gnralement bons,
hospitaliers, probes, trsdvots, au moins ostensiblement, et, avec cela,
trs-amis des plaisirs sensuels. Il y rgne une plus
grande facilit de moeurs
que dans le nord de nos
possessions algriennes :
ce qu'il faut attribuer
l'oisivet de la population
en gnral, la condition
et l'ducation misrable
des femmes, et enfin aux
agrments des jardins qui
invitent aux promenades.
Les femmes des riches
ne sortent que rarement,
et toujours accompagnes
de leurs ngresses et voiles de noir, ou des femmes de leurs aratins. Elles
se tiennent le plus souvent sur leurs terrasses et
vaquent aux soins de leur
intrieur; aussi le reproche de lgret s'applique-t-il rarement elles :
il s'adresse aux malheureuses femmes d'aratins,
surtout aux veuves et orphelines, et enfin aux ngresses. Misre et malheur sont de mauvais conseillers en tous pays.
La nourriture des habitants consiste surtout
dans les dattes et le lait.
Chaque famille possde
quelques chvres; les caravanes apportent de l'orge en change des dattes,
et cela permet de faire
quelquefois du couscous

Quinze jours aprs notre arrive Ouargla, la


mission politique de notre
colonne tait accomplie,
l'impt tait vers et les
hommes de dsordre en
notre pouvoir. Les maladies commenaient svir
parmi nos gens. Le dpart fut fix au 28 mars,
dans le but d'arriver
Metlili la veille de la fin
du rhamadan et de passer
la fte dans cette oasis.
La veille du dpart,
pendant que les derniers
prparatifs se faisaient,
le bath- agha Si- BouBeker, voulant donner
M. Couverchel, charg
par le gouvernement de
faire un tableau de la
prise du chrif, une ide
assez exacte de son beau
fait d'armes, fut autoris
aller, avec le goum et
quatre cents fantassins,
oprer dans les hautes
dunes, situes une lieue
du camp, un simulacre de
la lutte qu'il avait eu
soutenir. Je ne raconterai
qu'un pisode assez original de cette petite guerre.
Pour tre entirement
dans le vrai, le jeune
bath - agha costuma un
bon diable de sa suite

1. MM. de Lajolais et Couverchel, qui ont pass toutes les journes fouiller le
ksar, pntrant partout, devinant tout, mme ces intrieurs
iusqu'ici impntrables, ont
rencontr l'accueil le plus sympathique et le plus dsint-

ress. Ils m'ont rpt plusieurs


fois depuis que c'est Ouargla
qu'ils ont trouv le plus de facilits pour leurs travaux et
de bienveillance dans la population. Plusieurs Ouargliens
leur ont mme demand leur
portrait.
.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

XIV

[email protected]

196

LE TOUR DU MONDE.

charg de reprsenter le chrif, et lui donna les instructions voulues pour la rsistance factice qu'il devait
opposer ; on l'entoura, comme l'tait le chrif, de ngres, de Touaregs, etc. Tout tant dispos, l'attaque
eut lieu. Le groupe du chrif fut poursuivi, cern, et on
se jeta sur le chef pour le faire prisonnier. Fidle la
consigne donne, le chrif fictif
fit semblant de rsister; en un
clin d'oeil on le saisit, on le terrassa, et alors, pour de bon, chacun le gratifia d'un vrai coup de
poing, de bourrades, de coups
de plat de sabre, au milieu d'clats de rire fous. En vain le
malheureux se dbattait contre
l'avalanche, criant : a Assez 1
assez! u les coups pleuvaient toujours et les rires continuaient,
jusqu' ce qu' la fin il se mit hurler qu'il n'tait pas
le chrif et qu'il demandait grce. On le laissa, il tait
moulu. Il jura qu'on ne l'y reprendrait plus, mais s'arrta au milieu de son serment en se voyant mettre dans
la main une poigne de douros par M. Couverchel.

Le 28 mars, le dpart eut lieu ds la pointe du jour.


Suivant l'habitude prise en quittant les points o il y
avait de l'eau, la cavalerie se mit en marche dix heures,
aprs avoir abreuv ses chevaux. Les guides reurent
l'ordre de nous conduire de manire aller couper
l'Oued Metlili plus en avant, afin de trouver des campements nouveaux, o le drinn et
le bois seraient par suite plus
abondants.
Nous ne ferons pas l'itinraire de ce retour; nous n'en
raconterons que les faits saillants. Par suite de l'insolation
et des fatigues de la route, plusieurs hommes furent pris du
dlire et nous maintinrent en
veil pendant les nuits de bivac par leurs cris furieux.
Le 30, aprs 'avoir forc notre marche, notre bivac fut
install six lieues de Metlili seulement. Pendant les
trois jours prcdents, la chaleur avait t inoue, et des
coups de siroco avaient dessch une grande partie de nos
outres. Lorsque le camp fut install, l'eau manquait

tout le monde ; il fut ncessaire de faire usage de nos rserves, et de rationner hommes et chevaux. Des prcautions militaires furent prises pour empcher le pillage
de l'eau par les convoyeurs altrs, mais nos efforts
furent vains pour garder les peaux de bouc; heureusement nos barils nous sauvrent d'un dsastre. Les
peaux de bouc de la rserve, qui conservaient un peu
d'eau , furent enleves en
un clin d'il; on se les disputait, on se les arrachait
malgr nos efforts. Nos barils, trop lourds pour tre
enlevs aisment, purent
tre dfendus. La rpartition se fit ensuite avec calme, et chaque homme put
boire. Les chevaux n'eurent chacun que quinze litres
d'eau, ce qui tait loin d'tre suffisant, mais leur permettait d'attendre au lendemain matin.
Le 31, le dpart du goum eut lieu deux heures du

matin, et sept heures tous nos chevaux taient abreuvs aux premiers puits de Metlili.
Ces quatre jours nous avaient horriblement fatigus ;
nous avions prs de soixante malades dans la colonne ;
il nous tait mort prs de quarante chameaux en rout et
des meilleurs. Cette mortalit devait tre attribue,
d'aprs nos Arabes, aux
eaux d'Ouargla. Outre cette
perte, deux cents chameaux
taient rests en arrire.
L'influence de la maladie
nous poursuivait. Cette influence , aggrave par le
jene, par le soleil et par
notre marche de quatre
jours, menaait de nous encombrer davantage de malades et de nous enlever encore nombre de chameaux.
Aussi, un repos de quatre jours pleins Metlili fut-il
rsolu.
Avec quel bonheur nous retrouvmes nos ombrages

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

197

frais et l'eau de notre premier sjour! L nous attendait


la cessation du jene, ce martyre qui tuait nos malheureux chameliers. Nos animaux de transport devaient
trouver s'abreuver dans des eaux salubres et pturer
dans des valles abondantes en drinn ; nos malades
taient enlevs ce climat malsain des chotts d'Ouargla,
ces milliers de moustiques qui les tracassaient, et
cette proccupation rsultant de leur loignement de leur
tribu. La route de Metlili Gryville est souvent sillon-

ne par des voyageurs du M'zab; elle est sre ; les gens


de Metlili sont connus dans nos tribus, chacun y possde un ami ; bref, nos gens n'taient pas dpayss.
Aussi, ds le jour de notre arrive, les fatigues paraissaient-elles oublies, il semblait que nous tions arrivs
la terre promise. On se prpara clbrer le lendemain
la fte de l'Ad-el-Seghir, la fin du rhamadan, et la nuit
se passa gaiement dans cette attente.
Ds le lever de l'aurore, nos cavaliers taient revtus

de leurs plus beaux vtements, leurs chevaux taient richement caparaonns ; chacun allait voir ses amis pour
leur souhaiter une ad-mebrouk, une heureuse fte.
Bientt arrivrent les gens de l'oasis en habits de gala et
arms, avec leurs marabouts leur tte, leurs tendards,
leur musique. Aprs les compliments, les flicitations
mutuelles, un signal donn tout le monde tait cheval et se rangeait pour la fantasia sous les murs de l'oasis

et dans le lit de la rivire, afin que les femmes et les


enfants pussent jouir de la vue de dessus les terrasses.
Je ne vous dcrirai pas la fantasia, quoique du reste
elle ft brillante. Nos cavaliers firent, comme d'ordi naire, une foule de charges fond par petits groupes, en
tirant de nombreux coups de fusil au moment o ils passaient en vue des femmes qui les accueillaient par leurs
cris de joie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

198

LE TOUR DU MONDE.

Le reste de la journe se passa en promenades dans


montraient dans un sourire une range de perles, et
les jardins, visites aux koubbas voisines; femmes et endont les grands yeux blancs s'animaient d'clairs, penfants avaient mis leurs plus fins haks, tous les colliers dant que leurs corps souples et lgants se tordaient
et bracelets de leurs cassettes. Le soir, des offrandes refrmissants, comme dans un dlire. Nos Arabes admiligieuses, composes de couscous et de viande, furent
raient avec passion, nos jeunes peintres trouvaient que
faites la mosque pour les pauvres; une diffa nous fut
c'tait.... nature. Nos savants philosophaient sur la naapporte, compose de couscous, moutons rtis, dattes et ture de la femme. Bref, cette journe de fte avait
gteaux de miel; nos prisonniers ne furent pas oublis. jet dans le camp une animation qui contrastait avec la
Aprs le repas du soir, les joueurs de flte et de haut- tristesse et les fatigues du voyage, et le lendemain nous
bois se mirent l'oeuvre, accompagnant les chanteurs en retrouva tout joyeux encore de la veille.
rputation de la colonne. Leur rhythme
Pendant les trois jours qui nous resplaintif et monotone fut bientt intertaient passer Metlili, nous remes la
rompu par une musique infernale qui
visite des djemas du M'zab, qui avaient
s'avanait vers notre camp. C'taient les
quelques menus litiges pendants avec les
ngres et ngresses de l'oasis qui vechambas de Metlili et les gens de l'oasis,
naient en grande pompe nous gratifier
et qui profitrent de l'occasion de notre
du spectacle de leurs danses. Leur orprsence pour rgler tous les diffrends.
chestre se composait de tambourins et de
Ces djemas nous invitrent aller les
grosses castagnettes en fer, dont l'horvisiter, ce que nous regrettmes de ne
rible tapage suivait en mesure une psalpouvoir faire; mais nous avions hte de
modie bizarre chante par tout leur
rentrer Gryville.
groupe. C'tait un concert trange ; chanLes chameaux fatigus que nous avions
teurs et orchestre dansaient en marchant.
laisss en route, depuis Ouargla, taient
Les hommes, vtus les uns de burnous
rentrs le lendemain de notre arrive
blancs, les autres de haks ou de hanous les fmes partir d'avance petites
bayas de couleur; les femmes habilles
journes. Ceux que nous avions laisde sayes bleues et de foulards rouges,
ss Metlili notre premier passage
saut
de l'Arou. Dessin
Le
de M. de Lajolais.
s'escrimaient qui mieux mieux. Les
s'taient remis de leurs fatigues ; aussi
plus agiles bondissaient en faisant des contorsions et tions-nous en mesure pour nos transports d'eau.
poussant des cris rauques. En voyant tous ces corps
Notre dpart eut lieu le 5 avril ; la route prescrite
tte noire s'agiter ainsi, on et dit un ballet de damns.
tait celle de l'aller. Nous n'emes d'autre pisode reAprs avoir visit successivement les tentes des prin- marquable qu'un furieux orage, le 6 avril, qui couvrit
cipaux personnages pour y recueillir quelques douros, le sol de grlons et nous permit de boire la glace ce
le groupe noir s'installa au milieu du camp, prs d'un jour-l.
grand feu destin clairer la scne. De nombreux
Depuis notre premier passage, quelques pluies taient
spectateurs accourus vinrent former le cercle, au centre tombes; l'Oued-Maguen avait reverdi : aussi nos aniduquel les danses continurent
maux purent-ils bien se rejusque vers le milieu de la nuit,
patre.
sans interruption. Les femmes
Aprs cinq jours de marche,
surtout taient infatigables. Parnous arrivmes au ksar d'Elmi ces dernires, se trouvaient
Maia, petite oasis qui se trouve
quelques lieues l'est de Taddeux jeunes filles, jolies pour
des ngresses, et dont le majerouna, et sur laquelle nous
nge de coquetterie nous amusa
nous dirigemes le dernier jour
de notre marche, en suivant
beaucoup. Excites par les appour cela L'Oued-Maguen.
plaudissements et Ies encouNous sjournmes deux jours
ragements qui se traduisaient
Vue du ksar Brzina'. Dessin de AI. de Lajolais.
presque toujours en libralits,
El-XIaia, combls d'attentions
elles se livraient pour ainsi dire un assaut chorgraphi- par le cad de Tadjerouna, qui nous apporta, entre auque o les contorsions les plus hardies, les poses les tres choses, du pain et du vin de Laghouat. Il y avait
plus voluptueuses succdaient aux plus fringantes mi- un grand mois que nous ne mangions que du biscuit;
nauderies, aux plus agaantes chatteries. Habitus que aussi le pain fut-il accueilli comme une prcieuse friannous tions voir des ngres, nous trouvions de la dise, et celui qui nous l'apportait avec des bndictions.
beaut dans ces figures jeunes, h traits rguliers, qui
A El-Maia, o nous ne restmes que deux jours, le
goum fut licenci, et nous ne gardmes de nos trans1. M. Couverchel n'a pas suivi, pendant les dernires journes,
ports que le strict ncessaire pour arriver Gryville.
la mm route que le convoi, ce qui explique comment les sites
Nous arrivions dans le pays des Djadje-Elma, c'est-figurs aux pages 196 et 198 ne sont l'objet d'aucune mention dans
dire des poules d'eau : c'est le nom que les Sahariens
le rcit. Voy. la carte, p. 163.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
donnent au petit dsert dans leurs plaisanteries. Nos
tonnelets ne devaient plus nous servir, non plus que nos
peaux de bouc.
Nos savants et nos artistes partirent le 12 avril pour
Birizina, avec Si-Bou-Beker, qui tenait leur montrer

199

son pays et leur faire les honneurs de sa maison, pendant que les spahis et les prisonniers rentraient Gry,
ville par la route de la rivire du Sel, et y arrivaient
le 15, aprs cinquante jours d'absence.
V. COLOMIEU.

r
EXCURSION AUX ENVIRONS DE GONDOKORO,
PAR M.

GUILLAUME LEJEAN'.

1862. -

TEXTE INDIT.

N'ayant rien faire Gondokoro, je voulus pousser


plus loin et aller au Redjef. Il fallut y renoncer : mes
hommes avaient peur, les eaux taient basses, et je ne
pouvais aller seul en avant avec mon drogman, qui montra d'ailleurs beaucoup de zle et de rsolution. La lchet de mes Barbarins tait telle que j'eus toutes les
peines du monde obtenir qu'ils me suivissent cinq
heures de l, Belegnn, que je tenais beaucoup tudier. Je parvins enrler une demi-douzaine de ngres
pour porter les vivres et quelques objets de campement,
et le 27 fvrier, la tombe du jour, nous nous mimes en
marche sur Belegnn, tous arms jusqu'aux dents, sauf
moi qui avais peine la force de me tenir baudet; j'avais pass ma carabine Hessein, qui la portait en bandoulire, fier de son lourd fardeau. C'tait par parenthse une fort belle arme qui provenait de la vente de
feu. Malzac, arme encore vierge d'homicide, car elle ne
portait pas la marque significative du terrible aventurier.
Il faut savoir que quand M de Malzac avait tu un ngre, il faisait un cran sur la crosse de sa carabine, et ses
armes favorites taient toutes rayes de ces sinistres
chevrons dont il tirait une vanit assez bizarre.
Le pays que je traversai en quittant le fleuve me
frappa tout d'abord par un aspect de prosprit que je
n'avais pas encore vu jusque-l. C'tait une plaine nue,
avec quelques tamariniers montrant leur grosse tte
feuille parmi des villages en terre, proprement btis,
entours de haies vives d'euphorbes : l'ensemble tait
monotone, mais doux la vue, comme certaines parties
de la Beauce ou de la Picardie. La terre, compose en
quelques endroits d'une argile noirtre fendille par la
scheresse dans les endroits o les eaux avaient sjourn,
tait partout lgre et sablonneuse ; c'tait une couche
de dtritus granitique recouverte d'une vgtation rase
qui devait former au kharif les plus belles pelouses du
monde. Deux petites mares ou foulas offraient au voyageur une eau assez bourbeuse : un sentier facile suivre,
mme sans guide, traversait la plaine et se dirigeait au
S. S. E. vers les montagnes. Je remarquai dans ce sentier, une lieue environ de Godokoro, un tronon
d'arme fich en terre, et qui me parut marquer la limite
des cultures ou des pturages d'un village.
1. Voy. tome V, page 397.

A la nuit tombante, nous traversmes quelques lits


desschs de torrents analogues aux khar de Nubie : et
vers la quatrime heure, nous descendmes dans un ravin assez profond, aux berges coupes pic, o nos
hommes trouvrent un filet d'eau courante dont ils s'abreuvrent ec dlices. C'est une surprise laquelle
les basses terres sablonneuses du Soudan n'habituent
gure le voyageur. On appelle ce ruisseau Naboulon.
Une demi-heure plus tard, nous nous arrtions Belegnn, vraie prononciation du nom que Ies premiers
voyageurs ont crit Belenia. Je m'attendais voir un
gros village assez compacte, comme j'en avais vu quelques-uns chez les Bary : je ne vis qu'une plaine seme
de nombreux groupes d'habitations, peu prs comme
les habitations rurales de la Bretagne ou du Perche.
Rien qui indiqut une demeure de chef; mais quelquesunes de ces espces de fermes indiquaient, par une apparence plus belle que le commun des cases, l'habitation
des riches et des notables. Aprs une courte ngociation, nous entrmes dans un de ces enclos et nous bivaqumes au milieu, sur la terre, pralablement balaye
avec soin. Le lendemain matin, j'eus le loisir de mieux
tudier la bourgade que j'tais venu visiter. Je fis d'abord une observation tout l'avantage des noirs : c'est
qu'ils entendent bien mieux que les Arabes et les Nubiens la propret et le confortable de leurs logis. Celui
que j'occupais se composait d'un grand toukoul toit
conique pour les hommes, d'un autre pour les femmes,
d'une table btail et d'un magasin grains juch sur
quatre pilotis et recouvert d'un abri : construction fort
bien entendue que je ne puis mieux comparer qu'aux
blockhaus qui servent, en Turquie, d'observatoire aux
gendarmes ou d'affts pour la pche. Ces quatre cases
entouraient une petite cour bien balaye, et pave, chose
curieuse, de cailloux ou de coquilles formant d'une porte
l'autre de curieuses arabesques qui tmoignaient de la
fantaisie et de la patience des artistes noirs. Ces impressions favorables furent du reste de courte dure. Pendant que Hessein prparait le caf dans une vieille
bourme casse, les gens du village nous entourrent avec
une curiosit bruyante dont j'eus bientt le mot. Nos
verroteries excitaient la cupidit des indignes, et on
commena par nous rclamer un prix exorbitant pour
la petite cour o nous avions bivaqu ; puis vinrent

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

200

LE TOUR DU MONDE.

d'autres demandes ridicules sous mille prtextes qui


tmoignaient plutt de l'loquence et de l'ingniosit
de ces braves gens que de leur bonne foi. Pour chapper toutes ces importunits, je me dirigeai vers
la montagne voisine, nomme Porok, sommet rocheux,
bois, fires artes, mais pentes assez douces. J'tais
dans un tel tat d'puisement que je dus m'arrter au
tiers de la pente, ce qui me suffit pour embrasser du regard toute la plaine jusqu' Niekanje, qui profilait au
nord sa pointe noye dans les brumes. La plaine tait
dcouverte, profondment raye de quelques ravins dont
le plus important me fut dsign sous le nom de Loupeiti. Ce nom me fit dresser l'oreille, car je me rappelais que Brun Rollet, qui connaissait bien Belegnn,
avait plac un lieu du nom de Lupeyt sur les bords du
Saubat, et je pouvais esprer avoir trouv le point de
partage de ce dernier bassin et de celui du Nil Blanc.
J'ai appris plus tard du Dr Peney que ce cours d'eau se
rendait au Nil Blanc mme au rapport des indignes,
et je n'ai pas eu d'autre renseignement sur les cantons
voisins. Tout ce que j'ai appris, c'est que les montagnes
de Belegnn ont pour prolongement la chane de Lokaa,
habite par une tribu qui parle bary. En 1841, l'expdition d'Arnaud avait entendu parler de cette peuplade,
qui passait pour cannibale. Ce renseignement parat
erron; du moins les Lokaa ne se vantent pas de manger de la chair humaine, et leurs villages, rangs le long
de la montagne paralllement au fleuve, offrent l'aspect
heureux qui distingue leurs voisins. Ils vendent aux
escales du fleuve des gteaux d'un tabac fort estim.
Derrire le Sarok, j'ai vu se dvelopper perte de
vue une plaine couverte d'paisses forts : on m'a dit que
de ce ct taient les Liria, population belliqueuse qui
a eu en 1859 ou 60 quelques dmls avec les blancs.
Une troupe de huit ou neuf traitants tait alle Liria,
et avait t massacre par les noirs. Les traitants de
Gondokoro rsolurent de faire une vendetta contre Liria,
et y envoyrent une petite arme compose de contingents fournis par les diffrents corps stationnant sur le
fleuve. Les blancs brlrent un village, mais ils furent
battus, et de cent cinquante-cinq hommes quatre-vingtseize restrent sur le pr. Debono y perdit, je crois, vingtcinq hommes, et les autres l'avenant. On n'a pas depuis inquit Liri
aller d'Utibo Lokaa, m'ont dit les ngres, on
passe une rivire appele Naroue. Plus l'est est un

peuple nomm Legh : c'est tout ce que j'ai pu apprendre. Il est bien difficile d'avoir des informations srieuses
des ngres du Nillaud, et en voici la raison. Dans tout
ce pays il n'y a pas de grands tats : chaque village est
lui-mme un tat indiffrent ou hostile ses voisins.
Gnralement un ngre ne sort de son village que pour
faire la guerre ou ngocier un mariage au village voisin :
aussi ai-je vu une foule de noirs cheveux gris qui
n'taient jamais sortis du rayon de trois lieues au plus
formant la circonscription de leur village. Les seuls voyageurs sont les malfaiteurs chasss de leur zeriba, et
ayant droit, dans chaque village tranger o ils passent,
tre nourris et hbergs trois jours : cet exil est pour
eux un supplice terrible, et il est peu prs le seul, car
:a peine de mort n'existe pas dans les usages du Fleuve
Blanc. Je m'explique toutefois : elle existe en thorie,
mais ne s'applique jamais. Un mari a le droit rigoureux de se saisir du sducteur de sa femme et de le
faire tuer par ses propres parents runis, mais il n'use
jamais de son droit : les parents ngocient une indemnit en btail, et le tout finit le plus souvent par un
banquet o le mari offens prouve sa philosophie en se
grisant avec le pre de sa volage pouse.
La chose se passe moins prosaquement en cas de sduction d'une jeune fille. On runit un conseil de famille, on interroge la coupable et on lui demande le
nom de son complice : en cas de refus elle est fustige
et enferme. Si elle avoue, le complice n'a qu' choisir
entre un mariage de rparation et la fuite : mais il est
rare qu'il choisisse l'exil. Si la jeune fille s'obstine
se taire, elle est chasse au dsert, ou plutt vers cette
lisire de fort qui spare le dsert de la zone cultivable
du fleuve. Elle y mourrait en vingt-quatre heures de
faim ou sous la griffe des lions ou des panthres, si l'amant, averti par la rumeur publique, ne s'empressait de
la rejoindre. Le code de la galanterie indigne veut qu'il
lui construise une hutte, qu'il s'y installe prs d'elle, la
nourrisse et la protge, jusqu' ce que les parents, irrits pour la forme, jugent qu'il a fait un assez rude apprentissage de la vie de mnage, et consentent rgulariser ce qu'ils n'ont pu empcher.
Tout cela m'a men assez loin de Belegnn : aussi bien
n'ai-je plus rien en dire. Je me htai de quitter ces
ngres cupides et inhospitaliers, et j'arrivai sans autre
incident Gondokoro.
G. LEJEAN.

UNE SCNE EN AUSTRALIE2.

M. Fitzmaurice faisait partie de l'quipage du Beagle,


lors du troisime voyage de ce navire si clbre dans
I. Voy. le Voyage au Saubat, par M. Andrea Debono, t. II,
1860, p. 348.
2. Voy. sur l'Australie, t. II, 1860, p. 182, et t. III, 1860, p. 81.

l'histoire des circumnavigations et des dcouvertes gographiques de notre sicle'. Il tait parti avec le titre de
En 1826, le Beagle partit d'Angleterre avec l'Aventure et
explora le dtroit de Magellan, les ctes ouest de la Patagonie, la
Terre de Feu. Les deux navires revinrent en Angleterre vers la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


..... .. ,, : x

. i..

AII\
a\ ,
OVINME Va.r q.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

202

LE TOUR DU MONDE.

mate (second) : ses connaissances scientifiques, son ta-

rire aux clats. Il se livrait une des gigues Ies plus


lent d'artiste, son esprit et son activit, l'avaient bientt vives et les plus fantastiques des matelots anglais.
Dansez, dansez donc, rptait-il M. Keys.
fait reconnatre pour l'un des membres les plus utiles de
A tout hasard, M. Keys suivit son exemple : il sauta
l'expdition. Pendant l'exploration de la cte septentrionale de l'Australie, l'ouest du golfe de Carpentarie, en- de son mieux ; quant rire ou chanter, ce fut pour lui
tre les terres d'Arnhem et de Van Diemen, il remplit avec chose impossible.
Ce spectacle inattendu surprit les Australiens. Quelsuccs plusieurs missions et reconnut notamment le cours
d'eau que l'on nomma la rivire Adela'ide, en l'honneur ques-uns baissrent leurs armes, d'autres se penchrent
de la reine douairire d'Angleterre, et qui se d- pour regarder. Les plus irrits d'entre eux continuaient
verse dans le dtroit de Clarence, au-dessous de l'le murmurer et diriger la pointe de leurs javelines vers
Ies deux Europens ; mais on ne les coutait qu' demi.
Melville.
Un jour, dans ces parages, il tait venu en barque au Ces sauvages sont de grands enfants. Ils cherchaient
fond d'une petite baie, avec un autre membre de l'ex- comprendre. Que faisaient l ces Anglais ? Que signipdition, M. Keys, pour comparer les boussoles et en fiaient ces sauts, ces trpignements, ces agitations des
noter les dclinaisons. Il avait d'abord voulu se placer sur jambes, ces chants bizarres de M. Fitzmaurice ? Ils se
de petites collines nommes Escape-Cliffs, mais le fer tmoignaient les uns aux autres leur tonnement et leur
contenu dans ces roches faisant dvier les aiguilles, il curiosit par de petits cris plus doux ; peu peu ils
avait pris le parti de s'tablir au-dessous, sur un banc rirent eux-mmes et plusieurs s'assirent sur le roc. Les
de sable. Il avait travaill assidment avec M. Keys Australiens sont trs-passionns de danses, et celle-ci
pendant plusieurs heures : la nuit commenait venir, avait pour eux tout l'attrait de la nouveaut. Tandis
la lune s'levait, il fallait songer au dpart. M. Keys qu'ils taient ainsi demi captivs, M. Fitzmaurice,
s'tait loign de quelques centaines de pas pour trans- qui ne perdit pas une minute son sang-froid, jetait,
travers sa chanson, quelques mots d'interrogation
porter un des instruments la barque, lorsque tout
coup il entendit derrire lui de grandes clameurs : en M. Keys
O sont nos fusils?
se retournant, il aperut sur les Escape-Cliffs, au
A trente pas vers la gauche.
dessus de M. Fitzmaurice, une troupe nombreuse d'Australiens arms de javelines et qui paraissaient prts
Tant pis, c'est l'oppos de notre barque.
les lancer sur son compatriote. M. Keys pouvait fuir et
Dois-je aller les prendre?
se mettre en sret : il n'eut pas un seul instant cette
N'en faites rien. Dansez toujours. Approchonsmauvaise pense : il se hta de revenir vers M. Fitzmau- nous peu peu des fusils. Pas si vite : prenez garde.
rice, dcid lutter et mourir avec lui. Plus il appro- Essayons d'une ronde.
chait, plus le pril lui paraissait imminent. Un indigne,
Les indignes, ds que les deux Anglais s'loignaient
figure froce, haranguait avec des gestes anims ses de quelques pas, paraissaient souponner leur intention.
compagnons. Ceux-ci s'exaltaient de plus en plus. Ils Leurs murmures avertissaient M. Fitzmaurice.
frappaient bruyamment le sol de leurs pieds, roulaient
Revenons nos instruments, dit-il, patience.
des yeux farouches, comme des enfants en colre, seM. Keys tait en nage.
couaient leurs crinires en tournant leurs ttes en cercle,
Keys, si nous nous tirons d'ici, je suis sr que vous
crachaient, mordaient l'extrmit de leur barbe, signes vous rappellerez notre danse !
de la plus violente irritation chez ces sauvages. Ils n' Je puis bien le jurer, quel divertissement ! Mais
taient qu' la distance d'une douzaine de pieds des deux nous ne nous en tirerons pas. Je suis tout fait puis.
Anglais, et avec leur adresse et leur nombre, ils ne
Encore un peu de courage. N'avez-vous pas laiss
pouvaient manquer de les accabler et de les tuer du une fiance Newport, Keys? Dansez pour votre fianpremier jet de leurs armes. Si la troupe hsitait encore, ce. Et la reine, dansez pour la reine. Et notre cher
ce ne pouvait tre que par la crainte des reprsailles pays, dansez, dansez pour la vieille Angleterre !
En ce moment, on entendit au loin une sourde dtode l'quipage anglais ; mais leurs cris redoublaient :
nation. C'tait un officier qui, plus d'un kilomtre de
leurs bras taient levs.
Escaladons, combattons ou fuyons, dit rapidement
l, tirait sur un megapodus tumulus, ce singulier oiseau
qui, avec de la terre et des coquillages, construit des tuM. Keys.
Non pas ! tout au contraire, dansons et rions, mulus, quelquefois longs de vingt-cinq pieds et hauts de
quatre ou cinq, pour y dposer ses ufs.
rpondit M. Fitzmaurice.
Il y eut un mouvement parmi les sauvages. MM. FitzM. Keys a dclar depuis qu'il tait persuad, en ce
maurice et Keys s'lancrent sur leurs fusils et coumoment, que son compatriote devenait fou.
rurent vers le bateau. Trois ou quatre javelines sifM. Fitzmaurice se mit en effet danser, chanter et
flrent prs d'eux. On les poursuivit : ils s'chapprent
fin de 1830. Le Beagle repartit au mois de dcembre 1831, et ex force de rames. M. Keys avait bien envie d'envoyer
plora l'Amrique mridionale, les principaux groupes d'les du
Pacifique, notamment les fies de la Socit et une partie de
une balle aux spectateurs qu'il avait tant amuss conl'Australie. I1 tait de retour en Europe dans l'automne de 1835.11
tre-coeurM. Fitzmaurice le dtourna de ce premier
partit de nouveau pour l'Australie, en 183'7. Ce troisime voyage
mouvement : t'et t peut-tre un commencement
s'est termin en 1843.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
d'hostilits funestes l'expdition ou tout au moins
ses travaux.
M. Fitzmaurice a dessin lui-mme la scne trange
que nous venons de raconter, et c'est son dessin, plac
comme frontispice en tte de la narration de ce voyage
crite par le commandant Lord Stockes 1 , qui a servi de
modle notre gravure.
Il ne faudrait rien conclure de ce rcit contre le caractre des habitants indignes de cette partie de l'Australie.
Quelques jours auparavant, le commandant du Beagle
avait rencontr un vieillard, sa femme et leurs quatre
enfants. Sa prsence avait paru leur causer quelque
frayeur. Il tait parvenu les rassurer, et il avait offert
la femme un mouchoir : elle lui avait donn en change
une grande feuille de palmier. Elle portait au cou un
panier, en forme de bouteille, contenant des terres blanche et rouge avec lesquelles les Australiens se teignent le
corps. Elle et son mari n'avaient pas toutes leurs dents :
c'est la coutume d'en arracher plusieurs lors de la crmonie du mariage; mais les dents des quatre enfants
taient au complet. L'an, g d'environ quinze ans,
portait un petit bton travers le cartilage de son nez.
Le vieillard regardait avec une curiosit pleine de bon-

203

homie le costume et les armes de l'officier anglais; il exprima aussi un tonnement naf la vue de la barque et
des rames dont les formes taient si diffrentes des pirogues australiennes ou des bateaux des Malais. Le commandant eut l'ide de le conduire dans sa barque jusqu'au
navire, et dj le vieillard se prtait son dsir, lorsque
les vives prires de sa femme le retinrent au rivage. Le
fils an allait prendre sa place, mais une troupe d'indignes vint passer, et l'un d'eux adressa des paroles
nergiques l'adolescent, qui se retira aussitt prs de
son pre. D'aprs la description que le commandant avait
faite de cet homme, M. Fitzmaurice eut la conviction
que c'tait ce mme sauvage qui avait excit la colre
de ses compagnons contre lui et contre M. Keys.
Les indignes australiens de cette contre sont bien
faits. Ils sont ordinairement nus et ne se ceignent les
reins de branchages que lorsqu'ils vont aux endroits o
ils veulent se mettre en rapport avec les Europens.
Pendant les nuits les plus froides, ils se couchent sous
le sable, d'o l'on est trs-tonn de les voir sortir le
matin. Parmi leurs instruments de musique, la narration du Beagle signale une sorte de flte dont ils jouent
avec le nez et qu'ils appellent ebroo.
E. C.

NAUFRAGE DU LIEUTENANT KRUSENSTERN

DANS LES GLACES DE LA MER DE KARA.


(VOYAGE D'EXPLORATION AUX COTES SEPTENTRIONALES

DE LA

SIBRIE.)

1862. TEXTE ET DESSINS INDITS 3.

I
Dpart de Kouia. Orage. L'le Varandei. L'le Dogat. L'le 'Vaigatz. Samoydes. La mer de Kara. Iles et montagnes
de glaces. Chocs. L'Iermak et l'Embrio emprisonns. Dangers; preuves. Anniversaire de la fondation de la Russie.

Le lieutenant Krusenstern partit du village de Kouia


sur la Petchora le l e '/12 aot 1862. Il avait sous ses
ordres la golette Iermak de cent cinquante tonneaux,
qu'il montait, et un bateau pont de dix-sept tonneaux,
nomm l'Embrio. Avec ces deux navires arms de trente
hommes d'quipage et approvisionns pour une navigation de seize mois, il allait la recherche du fleuve ibrien Tenissei.
Il mit quatre jours sortir de la Petchora et vrifia la
marche de ses chronomtres dans la journe du 4, qu'il
passa au mouillage, prs de la balise qui marque l'en1. Discoveries in Australia with an account of the coasts and
rivers explored and surveyed during the voyage of H. H. S. Beagle,
in the years 1837-113, by Lork Stockes, commander, R. U. London, 1856.
2. Ce nom est illustre dans la navigation. Le voyage d'exploration et de dcouverte des deux navires russes Aradeshda et iVeva,
commands par le capitaine Krusenstern, a t l'un des plus remarquables et des plus utiles de tous ceux qui ont t entrepris au
commencement de ce sicle.
3. 'fous les dessins de cette relation ont t composs par
M. Foulquier d'aprs des croquis joints au manuscrit.

tre de cette rivire. Le temps tait magnifique et le


voyage commenait sous les plus heureux auspices. Il
appareilla le soir huit heures, ayant l'Embrio la remorque. Dans la nuit, le vent, favorable jusque-l, passa
graduellement vers l'est et se fixa au nord-est, prcisment dans la direction qu'il fallait suivre. On se mit
louvoyer, et l'Embrio fut abandonn lui-mme. Le
soir un courant violent qui rentrait dans la rivire fora
mouiller.
Le 6, il y eut un orage, le vent d'est soufflait en rafales et des grains de pluie violente tombaient par intervalles. La temprature de l'air tait de plus de huit
degrs Raumur; celle de l'eau de plus de cinq degrs.
Le baromtre marquait 29,29.
Le 7, le vent souffla en tempte jusqu' quatre heures
du soir; quoique les deux navires fussent abrits sous le
cap Tcherni, la mer tait si grosse que l'cume volait
jusque dans la mture.
Le 9, on appareilla. La brise avait tomb, mais elle
n'avait pas chang de direction. On continua louvoyer

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

204

LE TOUR DU MONDE.

vers l'le Varenide. A une heure de l'aprs-midi, les


glaces apparurent pour la premire fois. C'tait une banquise peu serre qui fut traverse sans difficult. Cependant on mouilla de nouveau sous l'le Varan dei pour y
attendre un changement de vent. Les glaces n'taient
pas paisses, il est vrai, mais en louvoyant, il tait difficile de ne pas se heurter quelques-unes d'entre elles.
Le calme ou les vents contraires retinrent les navires jusqu'au 13; ce jour-l une lgre brise s'leva
du sud, et l'Iermak reprit sa course avec l'Embrio la
remorque.
La brise frachit, la golette fila sept noeuds. A six
heures et demie, nouvelle barrire de g'ace , mais
celle-ci plus paisse ; cependant du haut des mts on
voyait la mer libre peu de distance. L'Iermak largua
sa conserve et entra dans la banquise. Les manuvres
taient incessantes, il fallait constamment changer de
direction pour suivre les canaux troits que laissaient

entre eux les glaons. La brise tait frache, et la golette marchait trs-vite. Il n'y eut pas cependant de
choc trop rude, et au bout d'une heure les deux navires
se retrouvrent dans la mer libre.
Deux heures plus tard, nouvelle banquise; la nuit
s'avanait, mais le mouillage tait pris, il valait mieux
passer la nuit l'abri qu'au milieu de tous ces lots en
mouvement : les succs prcdents enhardissaient d'ailleurs.
La golette et l'Embrio entrrent rsolment dans le
premier canal qui se trouva devant eux. Le vent tait
fort, on avait diminu de toile autant que possible. Cependant les navires marchaient toujours trs-vite, et si
l'on vitait les grosses glaces on abordait souvent les petites. Il y eut de rudes chocs. Deux fois la golette s'arrta court, tressaillant dans toute sa membrure, puis elle
reprit sa course. L'Embrio, plus petit, suivait sans trop
d'obstacles le chemin ouvert. Aprs une heure et demie

de cette rude navigation, la mer redevint libre. On passa


la nuit sous l'le Doga.
Le 14 aot au matin, les deux navires reprirent leur
route; ils rencontrrent de nouvelles banquises : l'Embrio resta en arrire; cependant neuf heures il rejoignit. On le voyait de loin, polissant avec des gaffes, puis
nageant avec des avirons, se halant la touline sur les
glaces plates; enfin il arriva. La golette le prit la remorque, et l'bn gouverna sur le dtroit de Vaigatz.
A midi, on apercevait la grande terre et l'extrmit sud
de l'le. En approchant, on reconnut que le dtroit n'tait point obstru par les glaces, que la cte de l'le de
Vaigatz paraissait galement dgage, mais qu'il y en
avait des masses immenses tout le long de la grande
terre.
On sondait frquemment. La golette tait pourvue
d' un appareil particulier, employ dans les sondages de
la mer Caspienne, et au moyen duquel on rapportait des

spcimens du fond, des coquilles de mollusques et quelquefois mme de petits poissons.


Voyant le dtroit dgag, on fora de voiles pour le
traverser dans la nuit. Au moment o les navires passaient dans la partie la plus troite, des Samoydes,
camps sur l'le Vaigatz, montrent sur les toits de leurs
iourtes et poussrent des hourras ; ils agitaient leurs
bras et semblaient exprimer leur profond tonnement.
A sept heures du soir, on aperut la mer de Kara, elle
parut couverte de glaces bien plus grandes et bien plus
leves que celles que l'on avait vues jusqu' ce moment. Afin de ne pas se trouver au milieu de l'obscurit
dans un voisinage dangereux, les deux navires s'approchrent de la cte de l'le Vaigatz et trouvrent un
mouillage qui parut trs-bon sous le cap Kaninn. Le
fond tait de roches la vrit, mais il n'y en avait pas
d'autres aussi bien la grande terre que dans l'ouest de
la Nouvelle-Zemble. La pointe s'avanait trs au large

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

205

et devait les protger. Il n'y avait aucun courant, la mer


tait parfaitement calme. Une heure plus tard, tout
changea d'aspect : la mare entra rapidement par le dtroit de Vaigatz, et avec elle des masses de glaces de
toutes formes et de toutes grandeurs; la pointe qui
abritait les navires, contourne par le courant, le fut
aussi par ces glaces qui tombrent sur eux. Ce fut une
lutte terrible o les deux quipages dployrent une
grande nergie. Une glace arrivait sur l'avant du navire, la chane roidissait, l'ancre chassait, les hommes
poussaient avec des anspects, brisaient la glace avec des
haches et des pinces. On parvenait se dbarrasser;
dix minutes plus tard, une autre le flottante les entranait encore , elle fut de nouveau repousse ; mais il tait
vident que rester l'ancre tait impossible et qu'il fallait driver avec les glaces si on voulait ne pas tre
cras par elles. Une fois l'Embrio fut assailli par un
norme glaon; sa mture se droba sous lui, puis dis-

parut tout fait : on le crut perdu. l'Iermack mit sous


voile; mais la brise du sud tait trs-faible, et la golette, entrane par le courant, s'en allait rapidement
vers ces montagnes de glaces qui avaient t aperues la
veille. Une tendue libre se rencontra sur sa route, elle
mouilla de nouveau, filant une grande quantit de chanes pour pouvoir lancer d'un bord sur l'autre et viter
de cette faon les glaces qui passaient. Au jour, on vit
les avaries causes par les chocs de la nuit. Le doublage
en mlze, que, pour cette campagne, on avait ajout
la golette, tait dchir en beaucoup d'endroits, mais il
n'y avait pas de dommage srieux.
A cinq heures du matin, la golette appareilla pour
aller la recherche de l'Embrio qu'on n'avait pas revu.
Le lieutenant Krusenstern voulait aussi trouver un
mouillage convenable, entre l'ile Sokolei et la grande
terre, pour y rester jusqu'au moment o le vent favorable lui permettrait de repasser le dtroit de Vaigatz,

dans le cas qui semblait probable o le passage par la


mer de Kara serait jug impossible. Mais la brise tait
molle et l'le restait environ deux milles au vent. La
golette entrait de plus en plus dans la mer de Kara. On
espra, mais en vain, que le courant sortirait avec la
mme vitesse qu'il tait entr: la mer fut sans mouvement pendant quelques heures, les glaces s'arrtrent,
puis le violent courant de la nuit reprit sa course, amenant avec lui des les de glaces qui remplissaient tout le
dtroit de Vaigatz. Que faire? Mouiller, c'tait la destruction immdiate; si la chane tenait, le navire devait
sombrer sous l'effort de la premire glace qui l'aborderait. Rester sous voile, c'tait driver de plus en plus
vers cette immense banquise qui s'tendait perte de
vue de tous cts dans la mer de Kara, et le danger
qu'elle prsentait, pour tre plus loign, n'en tait pas
moins certain.
On aperut tout coup la voilure de l'Embrio qui fai-

sait de grands efforts pour rentrer dans le dtroit de


Vaigatz. La brise avait un peu frachi. L'Iermak filait
deux noeuds. Il se dirigea vers la conserve pour la secourir, si elle en avait besoin. A ce moment on vit de
la mture un canal qui semblait aller jusqu' la grande
terre au sud. L'Embrio avait un trou au-dessus de la
flottaison et d'ailleurs aucune autre avarie. Comme la
mer tait parfaitement unie, il ne courait aucun danger
pour le moment. Les deux btiments entrrent dans le
canal. Il devenait de plus en plus vident que le passage
par la mer de Kara tait impossible, et que la banquise
allait s'emparer des navires, s'ils ne russissaient
regagner le dtroit de Vaigatz : c'est vers ce but qu'taient dirigs tous leurs efforts. On pourrait ensuite
tenter le passage entre la Nouvelle-Zemble et l'le de
Vaigatz.
Vers onze heures, du haut de la hune de misaine, on
vit l'extrmit du canal; ce n'tait point la cte qu'il

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

206

LE TOUR DU MONDE.

aboutissait, mais une muraille de glaces qui le barrait


compltement. La brise tomba. Les deux navires se sparrent, cherchant chacun de son ct regagner le
dtroit. Les canots prirent la remorque de l'Iermak, et
tout son quipage resta aux avirons une partie de la
journe. A une heure, voyant que les dtours sinueux
entre les glaces empchaient la golette d'avancer, elle
s'amarra sur une montagne de glace qui paraissait immobile. Pendant ce temps, l'Embrio, poussant avec ses
gaffes et tran par ses hommes dbarqus sur les glaces
plates, avait notablement gagn.
La glace sur laquelle l'Iermak tait amarr n'tait pas
touche comme on l'avait pens : elle s'en allait avec les
autres dans la mer de Kara. On trouva soixante-dix
brasses de profondeur, fond de vase molle; l'inclinaison
de la ligne de sonde indiquait que l'on tait entran
vers le nord-est. La journe tait magnifique, le temps
clair et doux, le thermomtre marquait plus de quatre

degrs Raumur. Une forte rfraction levait les montagnes de glace des hauteurs fabuleuses et leur donnait
les aspects les plus fantastiques : chteaux et forteresses
avec donjons et clochers, immenses palais d'albtre surmonts de coupoles et de minarets. Les glaces commencrent emprisonner la golette, il fallut l'entourer de
pices de bois pour la dfendre; une petite clairire restait encore par le travers o la chaloupe tait flot; elle
se ferma bientt et l'embarcation fut mise sec : la
golette tait compltement prise.
Il y avait de grandes flaques d'eau souvent profondes
sur les glaces qui l'entouraient, elles furent utilises par
l'quipage : dans l'une on allait laver le Linge, dans
l'autre les matelots faisaient leurs ablutions du matin,
une troisime fournissait l'eau pour la cuisine.
Le calme continuait; le matin on aperut pour la dernire fois l'Embrio pris aussi dans les glaces deux ou
trois milles plus terre. Toutefois ce btiment russit

se dgager et rentra Kouia le 13 septembre. Son capitaine, le courageux Korotki, raconta qu'aprs avoir
t envelopp pendant trois jours par la brume, il ne
revit plus la golette. Plusieurs fois enclav dans la banquise, il russit toujours s'en dgager et gagna le dtroit de Vaigatz o il attendit pendant deux semaines le
retour de son commandant; n'apercevant rien, il expdia sur des traneaux plusieurs hommes de son quipage,
qui parcoururent la cte jusqu' la rivire de Kara sans
recueillir aucun renseignement. Son navire tait gravement avari, il ne lui restait que pour deux mois de
vivres. Aprs avoir signal aux Samoydes de la cte la
prsence de l'Iermak dans les glaces de la mer de Kara
et leur avoir fait promettre de lui porter tous les secours
en leur pouvoir, il se dcida retourner Kouia.
Mais revenons la golette immobile au milieu de la
banquise. Elle ne l'tait que par rapport aux glaces qui
l'environnaient, car la sonde, par la direction de la ligne

et la profondeur qui augmentait sans cesse, indiquait


parfaitement qu'elle tait emporte avec une assez grande
vitesse vers le nord-est. Le 17, on trouva cent vingt-six
brasses; le plomb rapporta une vase bleue molle; la
temprature tait assez douce, le thermomtre marquait
plus de trois degrs Raumur.
Les ctes de l'le Vaigatz et de la grande terre diminuaient dans l'ouest; partout ailleurs, l'horizon ne prsentait que glaces sous tous les aspects.
Jusqu'au 19, brume complte, on ne voyait pas cinquante pas autour du navire. Une petite brise s'leva du
sud-sud-ouest. Le capitaine fit mettre toutes voiles au
vent pour voir si la glace ne cderait pas sous un effort
continu et n'ouvrirait l'avant de la golette quelque
passage qui lui permt de lutter encore pour sortir de
sa prison : ni la glace ni le navire ne bougrent.
Le 20, le navire se dgagea un peu. On vit la grande
terre dans le sud-est, environ quinze milles. La sonde

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

207

donna cent seize brasses; la temprature tomba zro.


Jusqu'ici aucun mouvement ne s'tait manifest dans la
glace, la golette tait tranquille et ne paraissait pas
souffrir.
Le 21, par une faible brise de sud-ouest, la glace remua violemment; la dernire heure de l'Iermak sem-

blait arrive; elle craquait et s'inclina sur le ct : de


grandes glaces qui se heurtrent devant et derrire elle
l'empchrent d'tre broye; elle resta penche sur
bbord.
Le 22, huit heures du malin, la glace se mit de nouveau en mouvement avec un grand fracas. Cette fois, la

golette reut deux chocs violents; au second sa sousbarbe en chane se rompit. On dbarqua la hte des
provisions et chacun se prpara quitter le navire ; les
embarcations avaient t hales sec. Toutefois, le
mouvement s'arrta et le dchargement fut suspendu.
La profondeur tait descendue` cent douze brasses, on

allait rapidement vers l'est. La neige tombait, il gelait ;


le soir, il venta en tempte.
Le 23 aot au matin, le temps fut clair. La grande
terre parut dans le sud-est ; la sonde donna quatre-vingts
brasses; on tait toujours port vers l'est. Comme rien
n'indiquait le moment o les glaces allaient se mouvoir

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

208

LE TOUR DU MONDE.

et qu' chaque minute le navire pouvait tre cras, les


hommes reurent l'ordre d'avoir leurs sacs prts et de
sauter sur la glace un signal donn.
Le 24, le temps fut abominable : brume et neige
fondue ; la profondeur tomba soixante-cinq brasses.
Le 25, on dcouvrit avec terreur que le navire tait
dfonc tribord par le travers du grand mt; mais audessus de la flottaison, les caissons du faux pont taient
rentrs en dedans de plus d'un pied. La golette heu-.
reusement tait penche sur bbord et il n'y eut pas de
voie d'eau. On rpara l'avarie aussi bien que l'on put.
Le 26, la glace se mit en mouvement. Un glaon qui
passa sous la quille du navire le renversa compltement
de bbord sur tribord. La sonde marqua soixante bras-.
ses pour la premire fois; on aperut la terre dans le

nord-est, mais elle se trouvait encore une distance


beaucoup plus grande que la cte que l'on voyait
au sud.
Le 27, la profondeur augmenta; on tait emport au
nord; la golette craquait tellement sous l'effort des glaces, que plusieurs fois les matelots saisirent leurs sacs pour
dbarquer. Pendant toute la journe, on travailla briser la glace : on parvint vers le soir redresser le navire,
qui fut entour de toutes les dfenses qui purent tre
places le long du bord. La profondeur tait de soixantetrois brasses; les glaces avaient repris leur mouvement
vers l'est.
Le 28, les vents passrent au sud-est ; le navire
fut de nouveau emport vers le large ; la sonde donna
quatre-vingt-cinq brasses; on vit la terre dans l'est.

Le 29Ale vent devint plus f,tt; la profondeur resta la


mme; l'inclinaison de la ligne indiquait que le navire
tait emport vers le nord.
Le 30 aot, le vent passa l'ouest et devint nordouest trs-fort; dans l'aprs-midi, pluie et brume. A
huit heures du soir, la sonde donna soixante-quatorze
brasses. On allait vers la cte. Il y eut une aurore borale. Dans la nuit, la glace s'agita violemment : tout le
inonde se tint sur le pont prt dbarquer. La golette
craquait, les cloisons du faux pont se brisrent et l'avant fut soulev d'un pied; cinq heures, elle fut si
serre que sa largeur diminua d'un pied et son front se
courba compltement. Pendant toute la nuit, elle fut
porte l'est. A. six heures du matin, la profondeur
n'tait plus que de trente-cinq brasses.
Le 31 aot fut magnifique ; on fit des observations. La
latitude se trouva de 69 54', la longitude de 65 06' 30"
de Greenwich : le vent fut trs-variable ; huit heures du

soir, on trouva vingt-huit brasses. A minuit, la pluie


tomba torrents et le vent frachit sud-sud-ouest.
Le l er septembre, il fit une tempte horrible; le navire tait emport au nord-est avec une vitesse d'un
mille l'heure. La sonde donna vingt-six brasses. La
cte n'tait pas loin dsormais; il fallait s'attendre, d'un
instant l'autre, voir les glaces s'arrter brusquement;
le contre-coup devait invitablement craser la golette :
on s'y prpara. Une tente fut dresse et remplie de provisions diverses ; on dbarqua du bois feu et du charbon.
Ce jour-l, malgr la position critique dans laquelle
il se trouvait, l'quipage de l'Iermack clbra le millime anniversaire de l'existence de la Russie; on avait
donn une double ration d'eau-de-vie; le punch fut allum, et des refrains joyeux se joignirent au craquement
des glaces et aux sifflements du vent.
Traduit par H. DE LA PLANCHE.
(La fin la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE

209

Traverse d'un chenal d'eau libre sur un fragment de glace (voy. p. 21.4).

NAUFRAGE DU LIEUTENANT KRUSENSTERN


DANS LES GLACES DE LA MER DE KARA.
(VOYAGE D'EXPLORATION AUX CTES SEPTENTRIONALES
1852. TEXTE ET DESSINS INdDITS.

DE

LA SIBRIE.)

(Suite.)

Conseil. On dcide qu'on abandonnera la golette.

Le 2, la brise tomba : profondeur de vingt brasses;


deux heures du matin la glace commena sentir le
fond. La golette comprime violemment s'inclina de
trente degrs sur bbord, son avant s'leva de cinq
pieds. Elle craquait horriblement ; on annona deux
pieds d'eau dans la cale arrire.
L'ordre fut donn de quitter le navire et d'aller sous
la tente; mais la glace cessa de se mouvoir, la voie
d'eau n'augmenta point, et, comme on tait mieux
bord que sous la tente, tout le monde se rembarqua
quelques instants aprs. Le mouvement d'ailleurs tant
arrt, il y avait maintenant pour quelques heures de
tranquillit.
Au jour, on vit avec tonnement que la grande glace
laquelle le navire tait amarr depuis son entre dans
la banquise tait fendue de part en part. C'tait pourtant une des plus fortes; si dans un choc elle se brisait
ainsi, que serait-ce dans les temptes de l'hiver? Le
lieutenant Krusenstern, qui avait un moment pens
hiverner dans la banquise, au cas o la golette viendrait prir, modifia ses ides; il reconnut que la seule
1. Suite et fin. Voy. page 203.

esprance de salut tait de chercher gagner la cte,


et, ds lors, il se prpara peu peu ce chanceux
voyage.
Dans la journe, il fit beau; on put faire des observations qui dmontrrent que la terre n'tait pas plus
de dix-huit ou vingt milles; le thermomtre marquait
-f 1 du thermomtre de Raumur.
Le 3, on commena dgrer le navire et vider la
cale; huit heures du matin, la glace se mit en mouvement ; la membrure gmissait tristement, plusieurs
barreaux furent rompus, le pont se courba tout fait.
On dbarqua tous les instruments; le reste des provisions, les effets de l'quipage, tout fut arrim sous la
tente ou dans les embarcations. A quatre heures, le
mouvement s'arrta; la golette tait entirement sur
le ct, son avant sec et l'arrire dans l'eau jusqu'au
tableau.
Le 4, on continua vider le navire.
Le 5, la temprature se refroidit brusquement : le
thermomtre marqua moins cinq degrs Raumur. Il y
eut dans la nuit une manifique aurore borale. La golette ne bougeait plus, la ligne de sonde restait perpendiculaire et marquait toujours la mme profondeur. Le

VIII. 196 8 LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

14

[email protected]

210

LE TOUR DU MONDE.

commandant envoya deux hommes en reconnaissance


pour tcher d'apercevoir la cte.... Ils firent environ
vingt verstes l'est et ne virent rien; l'endroit d'o
ils revinrent sur leurs pas, la profondeur tait de dixsept brasses : aucune clairire ne les avait arrts, la
glace semblait partout trs-serre. Le rsultat de cette
reconnaissance fortifia Krusenstern dans son projet de
chercher gagner la terre.
La golette fut compltement dgre; avec ses voiles,
on leva une vaste tente, qui fut consolide par des tais
attachs sur les ancres que l'on plaa en divers endroits,
et entoure par le cble- chane, afin d'empcher le vent
de se glisser sous la toile.
On avait apport une chaloupe de la Petchora, pouvant aller sur la glace et sur l'eau; cette chaloupe fut
installe et double en cuivre pour la mieux consolider. Dans la nuit, les mares d'eau gelrent de plus
d'un demi-pouce d'paisseur. La saison avanait, la
position de la golette tait dsespre; depuis prs
d'une semaine, elle restait la mme place. Il fallut
songer au salut de l'quipage. Un conseil fut provoqu, auquel prirent part le commandant, le lieutenant
M. Maticen, le second master, le matre d'quipage
et trois matelots dsigns cet effet par leurs camarades. On y dveloppa les considrations suivantes ; on
n'avait plus que pour quatre mois de combustibles ; si
la golette restait flot, dans quatre mois, poque la
plus froide de l'anne, on serait oblig de la brler ou
de mourir de froid. De plus, la glace sur laquelle on
avait song hiverner s'tait brise en une nuit de tempte : pouvait-on esprer qu'elle rsisterait aux coups
de vent de l'automne et de l'hiver? Ce n'tait pas probable !
A la suite de ce conseil, Krusenstern prit la rsolution
d'abandonner son navire et d'essayer avec son quipage
d'atteindre la cte qui se trouvait l'est.
En consquence, la chaloupe fut charge; on y mit
deux cent cinquante kilogrammes de biscuit, quelques
jambons, une dizaine de litres de rhum, une caisse
renfermant les instruments, les livres et les cartes ncessaires pour la route, quatre grandes couvertures de
peau de mouton. Chaque homme s'tant fait un sac
en toile voile, y mit une chemise et trente-cinq livres
de biscuit, plaa au-dessus une grande pelisse samoyde, appele malitza, et prit la main une pique
pour sonder la glace et s'aider franchir les crevasses. Tout le inonde se vtit de ses meilleurs effets ; et,
autant que possible, emporta une paire de bottes de rechange.
Jusqu'ici, nous n'avons donn qu'un extrait, aussi
exact que possible, du rapport de M. Krusenstern, afin
d'viter au lecteur des dtails techniques et des rptitions qu'il et peut- tre trouves monotones ; mais au
moment o le courageux officier, avec sa petite troupe,
va s'engager dans son douloureux voyage, nous lui rendons la parole pour en dcrire les terribles pripties et
.a dlivrance inespre qui couronna ses nergiques
efforts.

II
RECIT DU LIEUTENANT KRUSENSTERN.
L'quipage abandonne la golette l'[ermack dans les glaces. En
route on abandonne aussi la chaloupe et les traneaux. Prire.
Le forgeron Sitnikov. Accident. Clairires. Navigation sur des morceaux de glace. Vue de la terre. Morses.
La faim. Espoir tromp. Les tombeaux. Un renard.
Vol. Le matelot I'onowa. On atteint la terre. Tente
des Karachins. Hospitalit de Setch-Sirdetto, Le fleuve Obi.
Le chef Egor. Obdorsk. Tempt de neige. Retour
Kouia.

Le 8 septembre, il faisait une faible brise du sud;


les hommes se disposrent au dpart, cotisant leurs sacs
et prparant les sangles pour traner la chaloupe. Je renfermai les instruments et mis l'abri les provisions sches, partie dans la dunette, partie sous la tente. Je ne
laissai rien dans la cale. Le rhum blanc, le sucre, le th,
et deux grands barils d'eau-de-vie, avec beaucoup d'autres provisions, furent placs dans le carr. J'avais l'intention de me mettre en route de bonne heure-le lendemain; c'est pourquoi j'envoyai l'quipage se coucher
plutt qu' l'ordinaire; je donnai l'ordre au coq de prparer djeuner pour quatre heures du matin.
Le 9, le thermomtre marquait 4 Raumur, le vent
ayant pass dans la nuit par le nord-ouest du nord-nordest. Je fis veiller l'quipage quatre heures, aprs un
bon djeuner o le cambusier n'avait pas pargn les vivres ; chaque homme s'habilla de ses plus chauds vtements, et six heures et demie tout le monde fut prt
se mettre en route. Je laissai sur la table de ma chambre, comme document, une courte description de notre
position, l'poque laquelle j'abandonnai mon navire,
par quelles latitudes et longitudes, avec combien d'hommes, leurs noms et le but que nous nous proposions.
A sept heures du matin, le 9 septembre, aprs avoir
implor la protection de Dieu, je me mis en route la
tte de mon quipage, laissant la golette par 69 57'
de latitude nord et 66 2' de longitude est de Greenwich ,
me dirigeant vers la cte orientale de la mer de Kara. Je
marchais le premier, portant le compas. Aprs moi, sous
la direction de M. Maticen, mon second, seize hommes
tranaient la chaloupe; ensuite venaient le docteur et le
matre commis avec un petit traneau charg de bois et
de provisions; enfin deux jeunes volontaires conduisaient
un autre traneau auquel ils avaient attel les chiens de.
M. Maticen. Au bout de deux heures, il devint vident
que nous ne pouvions continuer de cette faon; nous
avions constamment traverser des crevasses ou gravir des escarpements: plusieurs hommes taient tombs dans l'eau, les traneaux se brisaient, la chaloupe
tait moiti dmolie dix heures, du matin : je rsolus
d'abandonner traneaux et chaloupe.
Chacun mit dans son sac du biscuit pour vingt jours.
Je donnai en outre porter aux plus forts le journal du
bord, une longue-vue, un anrode, la carte des lieux o
nous nous trouvions, et un plomb de sonde avec sa ligne ; en outre une petite thire et une livre de th. Pou r
nous protger contre les ours blancs et pouvoir au be-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

212

LE TOUR DU MONDE.

soin de notre subsistance, je distribuai quatre carabines,


un fusil deux coups, trois revolvers, deux pistolets, de
la poudre, des balles et du plomb. Je fus oblig d'abandonner les deux chronomtres qui m'avaient t envoys
de Saint-Ptersbourg. C'et t un lourd fardeau pour
ceux que j'en eusse chargs, et je prvoyais qu'ils tomberaient l'eau, ou seraient briss dans les chutes invitables sur la route que nous suivions; d'un autre ct, j'esprais pouvoir revenir avec des traneaux pour les sauver
ainsi que les autres instruments, si nous avions eu le
bonheur d'atterrir prs d'un lieu habit. Avant de quitter la chaloupe, nous mangemes copieusement pour la
dernire fois, et je permis chacun des hommes de boire
un verre de rhum blanc.
A dix heures un quart, aprs avoir de nouveau pri
Dieu, nous nous remmes en route. On n'apercevait dj
plus que la mture de la golette.
Le temps tait assez clair, le ther.r.om re ma- -;trait

d'quipage, Pankratov, d'en faire autant, et arms de pi .


gus et de carabines, nous partmes la recherche de
l'absent. Aprs avoir parcouru environ trois verstes,
nous trouvmes Sitnikov qui dormait. Je l'veillai et lui
dis de me suivre, mais il tait compltement dmoralis.
Au moment de quitter la chaloupe, il avait bu en cachette trois verres de rhum et s'tait enivr. Pour tcher
de lui faire reprendre ses sens, je le secouai violemment,
mais it ne put se lever. Il pleurait, et me dit : a Votre
Honneur, laissez-moi; il est crit que je dois mourir en
ce lieu. ' Je vis qu'il fallait qu'il dormit encore; pour le
dgriser plus tt, je lui enlevai sa malitza, que je jetai
loin de l, et le laissai avec sa seule, chemise, lui faisant
promettre d'essayer de nous rejoindre ds qu'il se rveillerait; je le quittai bien persuad que je l'avais vu pour
la dernire fois. Aussitt que j'eus rejoint l'quipage, je
repris mon sac et nous partmes. Les hommes marchaient en silence; il tait visible que la perte de leur

5 Raumur. Malgr qu'il fut trs-pnible d'escalader les


escarpements et de franchir les crevasses, nous avancions assez rapidement vers l'est. Je marchais en avant
le compas la main; cherchant de l'oeil la route la plus
facile, et sondant avec ma pique les obstacles cachs. Au
bout d'une heure l'quipage tait dispers sur une tendue de plus de deux verstes; les derniers se tranaient
avec peine; je m'arrtai pour un moment au pied d'une
montagne de glace. Quand les derniers tranards furent
arrivs au lieu de la halte, ils racontrent que le forgeron, nomm Sitnikov, s'tait arrt en route, et qu'il
n'avait pu suivre parce qu'il tait ivre. Il y avait dj
longtemps qu'on l'avait perdu de vue. Je fis sur-le-champ
appel des hommes de bonne volont pour sauver leur
camarade; mais le silence gnral me prouva que chacun pensait beaucoup plus conserver ses forces, pour
les fatigues qu'on allait endurer, qu'au salut du malheureux. Alors jetant mon sac de ct, j'ordonnai au matre

camarade les affectait vivement. De temps autre, l'un


d'entre eux s'approchait de moi et disait : Votre Honneur, dites la vrit : Sitnikov est mort prsent? u
Le vent devint plus vif, et la neige commena
tomber.
Ver s deux heures je fus arrt brusquement par un
nouvel incident; le matelot Besanov, qui se trouvait prs
de moi, jeta son sac et s'lana au secours du nomm Gregori Vichniakov, qui, tomb dans une mare d'eau douce,
allait se noyer s'il n'et t rattrap. Quand nous arrivmes au lieu de la halte, le malheureux tremblait tellement qu'il ne put enlever ses vtements mouills. Nous
fmes obligs de l'habiller avec nos propres effets, et ce
ne fut que le soir seulement qu'il parvint se rchauffer.
L'anrode, tomb l'eau avec lui, fut perdu.
L'quipage, peu habitu marcher, trouvait la route
trs-rude avec un poids pareil sur les paules. Quelquesuns eurent des vomissements; mais l'unique moyen de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

^^^^i1^11id1^ljlll VIII

f _ + .,.,, ^

mnnm Illllllilllllllll^^^fllll^

Vue d une chaire de montagnes de glace.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

214

LE TOUR DU MONDE.

salut tait de gagner la terre au plus vite, et chacun


serrant les dents marchait en silence. Vers le soir nous
rencontrmes une crevasse d'eau libre que nous longemes longtemps sans trouver un lieu favorable pour la
traverser: la fin, la nuit arrivant, nous campmes au
pied d'une montagne de glace.
Le baron Budberg, l'un des volontaires que j'avais
charg du thermomtre, tomba dans une crevasse, et l'instrument fut bris dans sa chute. Quand nous quittmes
nos sacs, nous ressentmes tous une vive douleur dans
les paules ; quelques-uns ne pouvaient plus remuer les
bras. Tour tour chacun fit la faction pendant une demiheure ; des carabines charges taient prtes en cas d'attaque des ours blancs. Nous dormions bien dans nos
malitza; seulement la chaleur du corps fit fondre la glace,
et nous nous rveillmes dans des mares d'eau.
Le matin du 10, au moment o nous mangions le morceau de biscuit qui nous servait de djeuner, nous emes
une grande joie : Sitnikov, le forgeron, nous rejoignait;
il avait march toute la nuit en suivant nos traces, ce qui
dans l'obscurit n'avait pas d tre toujours facile. C'est
un exemple frappant de ce que peut accomplir le sentiment de conservation qui est en nous.
A six heures et demie nous nous mmes en route. Il
fallait d'abord traverser la crevasse qui nous avait arrts la veille; nous trouvmes un endroit plus resserr
o, l'aide d'un petit glaon et de la ligne de sonde,
nous pmes installer un va-et-vient; le passage dura
environ une heure; le glaon portait deux hommes la
fois. Nous reprmes aussitt aprs notre course l'est,
bien persuads que nous n'avions plus d'autre clairire
traverser.
A midi, nous rencontrmes des traces fraches d'ours
blancs se dirigeant vers une haute montagne de glace,
de laquelle nous ne passmes pas plus d'une demiverste; mais personne n'tait en humeur de chasser. La
fatigue devint insupportable ; beaucoup commencrent
laisser sur la route tout ce qu'ils ne jugrent pas indispensable : leurs cabans, des chemises de laine; plusieurs
mme jetrent du biscuit. A chaque halte nous laissions
des tmoignages de notre sjour: des chemises des bottes; il y en avait mme qui se dbarrassaient de leurs
petites pipes, se figurant, aprs chaque sacrifice, qu'ils
marchaient bien plus aisment. Le matre d'htel, Lurionov, jeta presque tout son biscuit, tanCil tait dj
harass de fatigue; quant moi, je marchais encore
facilement, et la seule chose que je laissai en route fut
ma chevelure, devenue trop longue ; elle gelait et m'empchait de voir devant moi en me tombant sur les yeux.
Plus nous avancions et plus nous rencontrions d'espaces
libres. Quand la clairire tait assez troite, nous la
traversions avec un va-et-vient, commej'ai racont plus
haut. Quand elle tait trop large, nous choisissions une
glace dtache assez paisse pour nous porter tous, et
nous la poussions vers le bord oppos de toutes nos
forces; alors ramant avec nos piques et les crosses de
nos fusils, mettant au vent nos pelisses tendues, nous
t raversions lenteuent, puis nous reprenions notre route.

Vers le soir M. Maticen eut un violent mal d'estomac


et des vomissements.
Les mmes symptmes se montrrent chez le docteur
Lichen; tout le monde se tranait avec la plus grande
difficult. A sept heures trois quarts, je trouvai un lieu
favorable pour passer la nuit. crass de fatigue, nous
nous jetmes tous tendus sur la glace, et nous restmes pendant quelque temps dans cette position, sans
dire un mot.
La profondeur dcroissait trs-lentement; le 10, au
soir, elle tait de quatorze brasses. Quelqu'un prtendit
avoir aperu la cte; mais l'obscurit tombait et l'on
ne distingua rien avec la longue-vue. Chacun s'enveloppa dans sa malitza, o il dormit mieux qu'aucune
belle sur un lit d'dredon ; les fonctionnaires se relevrent toutes les demi-heures. Ce jour-l, nous avions
march treize heures un quart, nous reposant de temps
en temps dix minutes pour respirer.
Nous fmes sur pied au point du jour; le 11, comme
la veille, nous nous tions recueillis dans l'eau. J'escaladai aussitt la montagne de glace au pied de laquelle
nous avions camp ; je vis la terre dans l'est-nord-est.
La vue de la cte lectrisa l'quipage, et l'espoir de se
sauver, qui commenait l'abandonner la veille, revint
plus ardent. Quant moi, j'avais vu l'eau de tous cts
et je ne savais pas comment nous pourrions la traverser
sans embarcation.
Avec quelle rapidit les hommes mirent leurs sacs
sur le dos 1 quels airs triomphants 1 comme ils allaient
en avant, ne me donnant mme pas le temps de prendre
mon poste !
a Votre Honneur, maintenant qu'on voit la cte nous
pouvons marcher, nous ne sommes plus fatigus.
Mais, hlas ! au bout d'une heure nous rencontrmes l'eau, et quand nous l'emes traverse, nous
vmes devant nous une grande tendue de glace brise
qui paraissait infranchissable: en mme temps, on distinguait trs-bien le sable rouge des falaises de la cte.
Que faire? Je m'lanai en avant, rompant ici, sautant
l, passant de glaon en glaon l'aide de ma pique;
l'quipage me suivait. Dieu eut piti de nous. Au bout
d'une heure et demie, nous atteignmes de nouveau la
glace ferme. M. Budberg fut le plus prouv dans cette
traverse; n'ayant pas le pied marin, il glissa plusieurs
fois, et se ft noy s'il n'et t rattrap par les hommes. Nous fmes ce jour-l tout ce qu'il nous fut possible pour atteindre la cte ; mais nous rencontrions
l'eau chaque instant, et parfois les clairires avaient
plus de cent cinquante brasses de largeur. Nous les
franchissions tantt avec la ligne de sonde; tantt serrs
tous ensemble sur une glace nous tendions au vent nos
malitza dployes et nous allions la volont de Dieu.
Aprs le dner, vers quatre heures, nous nous trouvions au milieu d'une large clairire, quand subitement,
quelques pas de notre le flottante, six morses parurent
sur l'eau se dirigeant droit sur nous. Je lanai un coup
de pique, mais sans succs, au plus voisin; les autres
s'arrtrent, examinant le rsultat de l'attaque de leur

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

215

LE TOUR DU MONDE.

camarade. Celui-ci, plantant ses dfenses dans la glace, souffrant d'une violente douleur d'estomac, parlait de
commena escalader notre lot dj surcharg. Notre sa mort prochaine durant toute la journe du 11; il
avait vomi sur la route et il avait fallu son nergique
position tait critique si deux ou trois nous eussent assaillis la fois, notre glaon et certainement chavir volont pour traner son corps malade jusqu' la troiou coul; je pris une carabine et russis loger une sime tape.
Le 12 septembre, au jour, je grimpai sur le sommet
balle clans l'oeil du monstre; le morse lcha prise et
de notre glace; la mer tait libre autour d'elle; dans la
tomba l'eau, les autres disparurent.
Nous avanmes sur l'eau, o, sur la glace jusqu' 'nuit le vent avait pass l'est et soufflait assez fort. A
huit heures du soir, l'obscurit nous fora de nous ar- huit heures, une brume paisse nous enveloppa. L'rter, et nous campmes sur une grosse glace qui tait quipage perdait toute esprance et tomba dans une dchoue, mais tournait sur elle-mme; la sonde donna moralisation complte. Nous tions silencieusement asonze brasses. La cte tait sept ou huit verstes. Nous sis sur nos sacs onze heures, au changement de mare;
commenmes ressentir les douleurs de la faim; nous les glaces revinrent; l'une d'elles passa prs de nous;
n'osions manger que trs-peu; les vnements de la nous y abordmes successivement l'aide de la ligne de
sonde et d'un petit glaon. Tchernousov et moi, rests
journe nous avaient prouv que nous pouvions encore
longtemps rester sur la glace; le froid nous rveillait les derniers, faillmes tre spars pour toujours de nos
compagnons. Le transbordement avait dur longtemps
chaque instant; nos forces diminuaient rapidement.
M. Maticen, n'ayant rien mang depuis deux jours, et et la glace allait toujours, quand le glaon revint pour

la dernire fois; la ligne de sonde tait trop courte; j'y


nouai mes bretelles, mes jarretires, ma ceinture; de
l'autre ct, les hommes y ajoutrent ce qu'ils purent
et le glaon tait presque rendu jusqu' nous; il restait
encore cinq pieds quand il fallut lcher; nous les franchmes avec une pique. Je dois dire que c'est surtout
l'adresse et la force du matelot Resanov que nous
dmes notre salut en cette occasion.
L'esprance reparut; nous marchmes joyeusement
vers la cte qui se rapprochait vue d'oeil, mais bientt une clairire nous arrta pendant que nous cherchions les moyens de la traverser; le vent frachit, et
malgr le courant la distance qui nous sparait de la
cte augmenta. Du haut d'une glace leve, je pus voir
avec la longue-vue que l'eau qui nous arrtait tait la
dernire, et qu'au del s'tendait jusqu' la cte une
masse de glace solide. La distance de terre (tait d'environ quatre verstes. Combien nous tions prs de la dli-

vrance!.:. La sonde nous prouva que nous allions au


large, tous nos efforts pour traverser furent vains. Alors
dsesprs, nous nous enveloppmes dans nos malitza
et attendmes le sort que nous n'avions pu conjurer; le
vent d'est augmentait; la glace sur laquelle nous tions
tait plate et n'offrait aucun abri : elle avait cent cinquante brasses de largeur et cinq six d'paisseur. En
peu de temps la cte disparut, et nous perdmes tout
le chemin que nous avions fait si pniblement. Par
une cause inconnue, les glaces qui nous environnaient.
allaient plus vite que la ntre. ;Quelques instants aprs,
nous ne vmes plus rien, et la lame vint bientt secouer
notre lot. Il gelait fort; nous avions grand'peine nous
rchauffer. Vers le soir le vent souffla en tempte. Nos
malitza nous empchrent de prir de froid; nous tions
groups plusieurs ensemble, les ttes renfonces sous
nos pelisses et les pieds abrits sous la malitza du voisin. A onze heures, un morceau de notre glace se rom-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

216

LE TOUR DU MONDE.

pit, et nous sauvmes avec peine quatre de nos hommes


couchs dessus. M. de Budberg tait de ce nombre; la
lame devint trs-forte et arriva jusqu' nous; nous ne
pouvions nous en garantir.
Le 13 septembre, sept heures du matin, notre glace
se brisa en deux avec un fracas semblable au bruit du
canon; la mer balayait le morceau sur lequel nous tions
rests. M. Maticen, dont la sant dclinait toujours, me
transmit ses dernires volonts et me chargea d'adieux
pour ses parents. J'essayais de relever le courage de mes
hommes par des rcits de naufrages o les matelots s'taient sauvs dans des positions aussi dsespres que la
ntre; mais mes efforts furent infructueux.
Le temps s'adoucit, la temprature tait peu prs de
un degr.
A six heures du matin, une neige paisse avait commenc tomber; elle se changea en pluie vers neuf
heures. Nous tions tremps jusqu'aux os et nous avions
grand'peine nous rchauffer : une heure de gele
comme la veille aurait mis fin toutes nos souffrances.
A midi, le vent et la mer tombrent compltement;
une lgre brise du sud-sud-ouest s'leva et nous pmes
esprer que notre glaon rsisterait. Le temps devint
superbe, mme chaud; nous nous mmes faire scher
nos vtements; la brise frachit, et nos coeurs s'ouvrirent
encore une fois l'esprance en voyant que nous tions
ports avec rapidit vers la cte. Nous l'apermes
promptement; nous vmes aussi revenir du large les
masses de glaces au milieu desquelles nous nous trouvions quelques jours auparavant; elles s'avanaient plus
vite que la ntre et nous eurent bientt entours.
Le coucher du soleil fut magnifique; huit heures,
un immense champ de glace arriva droit sur nous; nous
nous prparmes y passer au moment o il heurterait notre glaon. Nous accomplmes heureusement ce
mouvement, et un quart d'heure plus tard nous avions
trouv un excellent gte. Dans ce court trajet, M. Budberg et le commis Larionov se perdirent dans l'obscurit; nous emes quelque peine les retrouver. La profondeur diminuait sensiblement; neuf heures elle tait
de douze brasses : toutes nos esprances se ranimrent.
La nuit du 14 septembre fut extrmement froide;
nous avions heureusement russi dans la journe scher nos vtements. Le temps s'annonait magnifique;
la cte tait voisine; on trouva dix brasses de profondeur; le vent soufflait droit du sud et la ligne de sonde
indiqua que nous tions ports vers l'est-nord-est.
M. Maticen se trouva un peu mieux; le beau temps
dura tout le jour et la temprature s'leva. Notre lot
drivait lentement vers la cte; mais nous ne pouvions
pas encore tenter de passer sur l'immense champ de
glace qui semblait aller jusqu'au rivage. Vers le soir, le
vent frachit, passa au sud-est, et nous fmes entrans
au nord-ouest. L'esprance rentrait peine dans nos
coeurs qu'elle tait due! Le dsespoir s'empara de
nous. Plusieurs n'avaient dj plus de biscuit. Les hommes se mirent btir de petites huttes qu'ils appelaient
leur tombeau.

Le 15 septembre, de trois neuf heures du matin, il


tomba une pluie violente mle de neige fondue; nous
fmes encore horriblement mouills. La cte disparut.
Vers dix heures, le temps s'claircit; nous fmes scher
un peu nos effets. Un renard passa sur une glace, cinquante pas de nous; je lui envoyai une balle qui ne l'atteignit pas. Nos chiens taient devenus si maigres qu'ils
n'avaient que la peau et les os; mon pagneul ne marchait plus en travers du vent sans une drive considrable.
Le mme jour, le matre d'htel Paul Larionov se
rendit coupable de vol; il droba du biscuit et fut pris
en flagrant dlit. Je lui pardonnai pour cette fois. A la
grande joie de tout l monde, M. Maticen se trouva
beaucoup mieux, et se dclara prt se mettre en route.
Dimanche 16 septembre, les vents de l'ouest-sudouest; du haut des glaces les plus leves on ne voyait
aucune clairire dans la direction de la cte. Quoique ni
les uns ni les autres nous ne crussions plus gure la
possibilit de l'atteindre, aprs les dceptions que nous
avions prouves, nous nous mmes cependant en route
six heures du matin. La pluie tombait torrents. Pendant les deux premires heures, le chemin fut extrmement dangereux au milieu des dbris qui fuyaient sous
nos pieds; enfin, huit heures, nous arrivmes la glace
ferme et l'on aperut la terre quinze ou dix-huit verstes : l'espoir revint. Sans perdre un instant, nous marchmes trs-vite jusqu' onze heures et demie; nous
fmes alors une halte; la cte ne paraissait pas plus de
huit ou neuf verstes, mais la moiti de l'quipage tait si
puise, que je fus forc d'accorder une demi-heure de
repos.
M. Budberg ne pouvait plus ouvrir la bouche et tombait mme en chemin plat.
Pour nous donner des forces, on mangea double ration de biscuit. Quelques hommes s'taient bless les
jambes en tombant et se tranaient avec peine. Jusqu' cinq heures, nous marchmes sans dtourner la
tte, ne rencontrant aucune clairire. Vers deux heures,
je fus moi-mme trs-fatigu; j'avais peine mettre un
pied devant l'autre : la poitrine et les paules me faisaient un mal affreux; mais cette faiblesse ne dura pas :
six heures je marchais aussi vite et aussi lgrement
qu'auparavant. La dernire verste fut extrmement
rude; la cte ne se donna pas nous sans une terrible
lutte, et je ne sais si nous l'eussions jamais atteinte sans
le matelot Ponova. Il allait en avant dans les derniers
temps, et j'admirais son intrpidit et l'entrain avec lequel il surmontait tous les obstacles; les autres regardaient la terre et la glace avec une gale indiffrence
et suivaient machinalement; ils n'avaient qu'une pense : s'asseoir et se reposer.
Pour arriver jusqu' terre, il y avait traverser urne
tendue d'eau seme de grosses glaces choues et l
sur les bancs; nous allmes de l'une l'autre sur de
petits glaons.
A sept heures, nous n'tions plus qu' cinquante
brasses du rivage, mais nous ne trouvions plus de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

217

moyens pour traverser. L'obscurit tait venue. Rester


ruisselants d'eau comme nous l'tions, c'tait la mort; il
fallait plutt tout risquer. J'ordonnai donc mes hommes de gagner la terre, comme ils le pourraient, allant
autant que possible deux ou trois ensemble pour retirer
de l'eau celui qui viendrait y tomber. Nous nous sparmes. Notre devise en ce moment fut chacun pour soi,
Dieu pour tous.
Le matre d'quipage Pankrator et deux matelots gagnrent les premiers la terre, et leur hourra clatant
retentit dans la nuit, rpt par les chos des montagnes. A huit heures, nous tions runis sur la cte,
mouills, affams, sans rien pour faire du feu, mais dj
rchauffs par la certitude que nous n'avions plus
craindre d'tre emports au large. Nous couchmes serrs les uns contre les autres sur une petite hauteur, la
plaine tant couverte de neige. Un fort vent d'ouest et
le froid ne nous permirent pas de clore l'oeil, malgr la

fatigue. Au jour, quand nous nous levmes, les pierres


qui nous avaient ports n'taient pas plus glaces que
nos corps. Aussitt qu'il fit un peu clair, chacun se mit
chercher du bois; on parvint ramasser quelques buissons rabougris qui prirent feu avec difficult, et je fis du
caf dans la thire : le caf brlant, quoique sans sucre, nous ranima un peu.
Le jour tait venu. M. Maticen prit la longue-vue et
examina l'horizon; tout coup il tressaillit et s'cria :
n Des tentes en vue! a
Je saisis la lunette, et vis en effet quatre ou cinq
verstes de notre campement les sommets de deux tentes.
A l'instant mme, j'envoyai quatre hommes et le matre
Pankrator, arms de carabines, de piques et de revolvers, avec ordre d'entrer en communication avec ces
gens par tous les moyens possibles. Heureusement, nos
envoys purent se dissimuler dans la valle la plus
grande partie du chemin, si bien qu'ils ne furent aper-

us des tentes qu'au moment o ils escaladrent la hauteur. Ds que les Karachins les virent approcher, ils
coururent de tous cts pour runir leurs rennes et fuir
avec eux; mais on ne leur en donna pas le temps.
Pankrator et les siens se mirent courir malgr leur
faiblesse et purent les rejoindre temps. Par signe, il
leur ordonna d'atteler trois traneaux et d'aller la mer
notre rencontre, ce qui fut excut immdiatement
avec beaucoup de bonne volont. Ces traneaux nous
rencontrrent mi-chemin, et je puis vous avouer que
jamais je n'ai fait sur un vhicule de ce genre course qui
me ft plus agrable.
Ce fut une chance trs-heureuse pour nous d'avoir atterri comme nous l'avions fait. Quoiqu'il y et quelques
autres tentes sur cette cte, comme nous l'apprmes plus
tard, elles taient peu nombreuses et plus avances dans
l'intrieur; nous aurions eu peut-tre encore dix ou
quinze jours de marche avant de trouver une habitation,

car j'avais l'intention de suivre le bord de la mer, et


dans cet intervalle il est probable que plus de la moiti
de mes hommes eussent pri.
Pour tous, il tait grand temps, sinon de trouver un
abri, du moins d'avoir une nourriture plus substantielle.
Un des Karachins fut dpch la recherche d'un interprte, qui arriva quatre heures plus tard. Par lui,
j'appris que notre hte tait un trs-riche habitant de
ces contres, et que, ce qui tait plus important pour
nous, c'tait un homme trs-loyal et trs-bon; son nom
tait Setch-Sirdetto; il possdait trois femmes, sept
mille rennes et six tentes. Il se montra tout dispos
nous conduire la ville la plus voisine, c'est--dire
Obdorsk, qui tait, d'aprs lui, mille verstes du lieu o
nous nous trouvions, et l'instant mme il commena
prparer les traneaux et les provisions qui nous taient
ncessaires pour ce long voyage. Ds notre arrive, les
Karachins nous prodigurent leurs mets les plus dlicats,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


218

LE TOUR DU MONDE.

tels que chair de rennes, crue ou bouillie, langues et


cervelles de rennes, du poisson cru, de la graisse d'oie
fondue, etc. Ils avaient aussi un peu de th et de sucre.
Aprs avoir termin notre festin de Lucullus, nous nous
couchmes dans la tente, bien chauffe, sur de.moelleuses peaux de renne, et tous nos maux furent oublis;
il nous sembla que nous tions dans le paradis.
Nous nous mmes en route seulement le 19 septembre,
et nous continumes, sans nous arrter, nous diriger
au sud; chaque jour nous appareillions six heures du
matin et nous dressions la tente le soir sept ou huit
heures.
Enfin le 1 Qr octobre, la chiite du jour, nous arrivmes au bord du fleuve Obi; mais, notre grand dsappointement, il n'tait pas encore gel et charriait d'normes glaons : le traverser tait impossible. Nous le
ctoymes jusqu' une bourgade ostiak, appele les
Iourtes de Jonderski, o nous fmes trs-cordialement
reus par le chef Egor, de la famille de Salender.
Pendant mon sjour dans sa iourte, il ne songea qu ' me
rgaler. Bon gr, malgr, six fois par jour il me fallut
boire du th, et au moins six tasses chaque fois. Le lendemain de notre arrive, il s'imagina de me faire avaler
un mlange d'eau-de-vie et de jus de tabac; stupfait
de voir un aussi grand chef refuser un breuvage aussi
distingu, il se grisa avec les anciens du village et les
Karachins qui nous avaient conduits et tomba dans une
grande chaudire pleine d'eau, enfouie au milieu de la
iourte, o il et pri sans notre secours.
Je fis connaissance chez lui du prince des Ostiaks.
Le 5 octobre, nous traversmes l'Obi et nous arrivmes Obdorsk, accompagns d'une multitude d'Ostiaks
de la suite du prince et du chef Egor, qui nous avaient
suivis.
Je sjournai douze jours Obdorsk. Le prince m'avait
offert de nous conduire travers l'Oural jusqu'au poste
de Ziranski; il vint nous prendre le 17 octobre. Le
voyage travers l'Oural fut extrmement difficile; sur
le sommet de la chane, nous fmes assaillis par une

tempte de neige qui manqua de nous engloutir; pendant sept heures je dsesprai de notre salut. Heureusement le vent diminua, et nous pmes descendre vers la
plaine.
Le 2 novembre, j'arrivai avec tout mon quipage
Yma. Aprs quarante-huit heures de halte, nous partmes, en passant par Tset-Tsilma, pour Kouia, l'embouchure de la Petchora. Je fis faire en ce lieu tout ce
qui tait ncessaire pour l'hivernage de mes hommes
que je laissai sous les ordres du lieutenant, M. Maticen,
auquel j'adjoignis le baron Budberg; puis je me dirigeai
en traneau vers Archangel.
En terminant ce rapport de notre infructueux voyage,
je crois devoir ajouter que la pense que j'avais eue de
retourner vers l'Iermacic en traneau, pour sauver les
instruments, se trouva impossible raliser. La seule
chose que j'aie pu faire a t de dclarer aux Karachins
que, s'il venait terre des objets de la golette, ils
pourraient se regarder comme lgitimes possesseurs de
l'eau-de-vie, de la poudre, du plomb, des effets, et de
tous les dbris du navire; mais que s'ils recueillaient un
coffre renfermant des objets dont ils ne comprendraient
pas l'usage, ils devraient l'envoyer au chef d'Obdorsk,
ce coffre tant la proprit du tzar. Ils m'ont promis de
se conformer mon dsir. Les Karachins sont des hommes loyaux et bons, je ne doute pas qu'ils ne tiennent
parole. Pendant la dure de mon voyage, j'ai recueilli
beaucoup de renseignements sur les moeurs et les coutumes de ces populations, bien moins corrompues que
les Samoydes, du gouvernement d'Archangel , parce
qu'elles n'ont pas encore de rapports avec nos marchands, qui apportent chez ces peuplades la civilisation europenne sous la forme de l'eau-de-vie. Vraisemblablement, avant de longues annes, la richesse
des Karachins, c'est--dire leurs troupeaux de rennes,
aura pass dans les mains des Russes, comme les troupeaux des indignes du district de Mzne sont dj
dans celles des gens d'Yma.
Traduit par H. DE LA PLANCHE.

L'lermark abandonn dans les glaces.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

219

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS.
1858-1881. TEXTE ET DESSINS INEIITS.

AVANT PROPOS.

a Les vastes rgions qui, sous la figure d'une double


pninsule s'tendent entre le golfe du Bengale et la
mer de Chine, ne sont gure connues que par leurs ctes, l'intrieur prsentant un champ de conjectures inutiles et fastidieuses'.
1. Prcis de la gographie universelle, livre CLl. Premire dition, 1813.

Il y ajuste cinquante ans que Malte-Brun crivait les


lignes prcdentes sur les contres o nous allons faire
pntrer nos lecteurs. Le savant gographe entrevoyait
bien que toute la charpente de cette rgion tait forme
par quatre chanes de montagnes sorties du Thibet, conrant vers le sud et encadrant entre leurs escarpements
parallles trois longues et superbes valles, arroses par

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

220

successives entre l'empire des Birmans et la dfunte


Compagnie des Indes ont pouss les Anglais dans la valle de l'Irrawadi; ils l'ont explore en conqurants, et
en ont rduit la moiti mridionale en provinces anglaises. Toutes les grandes sectes chrtiennes ont eu et

de grands fleuves; mais il ajoutait que n les sources et


le cours mme de ceux-ci taient peu prs inconnus. a
Le demi-sicle, si fcond en dcouvertes, qui a pass
sur l'ouvarge de Malte-Brun, a soulev une bonne partie des voiles qui couvraient l'Indo-Chine. Deux guerres

II

la

,1

01

h=.

^y

r...

.
:

67l

^y

"Ci

III

u`I L

^1

P.

fit

av

_
F

d
3

"

^^

^/ o

....

8
`.^

3
bfYVy 3

^m^y^

4 , Q

^/.

Ob ,

'

{I

.i

.Ily Jb
b

y I r

^.

^^

^:

,4, ,1 . a

ln

I
i

'_

fi

sliAlikr.

I p^\"

6^

pp
~ `tl

I IIIII

,.:

oq
o [^
F

Da

pJ
tl
`

^1

ont encore des missionnaires dans l'Indo-Chine, et plusieurs mme possdent des temples Siam. Le meilleur
livre qu'on ait crit sur ce denier pays est l'oeuvre d'un
1. Description du royaume Thay ou Siam,

III I I ;
I II

IIIIIIL; II I I I II III I- I I

''11I1IIIIII
1

par Mgr Pallegoix.

Il
II
l'

III

ii

I'

III

I,

i II

II I

11 111

I1

I NI
i

II I ' gI I 1 1 111

IIII

^,

I I

f II
I IIIi 1!!!

I
I II

IIII

I IIIIII

''I II-I
1 I I I I li
I II I il 'I

I I I I I I ^ ^II,

I lllr

II I II I

I I I I I

l'

i'I

IIII I

11 III I l i Ij^(

11 1I11

11 III I ; II I I
I I
III IIII
I^.dG1p1
III I LlI 1
`..

III,
I

Illll

1 1
II I I II

II,

11

LhYG
ll a^
l
1I

III I

II I

III III I I I
III IIII
I I II 1
II Ihi; I'I1 I1 I I I I ]
;'I
I
I I
'
III
I11 III
I

Ib
^! 1j 1

I i

I ,

II

III i I

I IM,':;

^c

11I 1

'

. ^^

Oo

i l I

11

'1 I

.,III

III,,

II I

I I
III I I

^
.Rliq:.

tl ^.

~
p

^.

?,'L

^ Ir

\^

;I
I^

II

I I.

I I I

1,

1I
II
l j p

1 I 1I ^ I

:.I

.y_
^^p

IIIII

9-4!

.d

M, I i

A^^

^17

UU

I I

II

,'

II

11Ir

III 1 1 II
IiI I . ^
'IIIIII,I I I

11 -

{^ '
i, l l ^

I II II .:

II I II

^jl1

II

1 I1 1 I I I'

1.

11

lI

IIIIII
IIIIIIIIII I
11

,III
IIII I ^ I I I II L.
.I II
l I
I:II I II1IIIIII;'
III I^;I
III I

I 1

III I I li

1
^ '

^;

cn

III
IIII

lu

III

MII I I I

II

11

/
O

I I

^%i
W

II
1
III I WxN

III

1 1

I 1

t.1,

^^

_,
Rr

.^..

I.

,II I

11

11

a^^

Wl^

w1

IV

,
I iI 1'II,_I

I^ ^ ^'I
..
I

si

^y

Paris, 1854.

A.

II,
I

II I Ilrn'.l
I p IiI

; Pon Y

^
- g^_

I .^ 9
ff

Yj

-^
:^"^

S Y

e^

4^l

p^ .,^m

5/k

Id

VlllI.m I

,^, , , ,, d

I-

','

(..11 ^M^` N
\\^.3

-.

.f8
1

'.

{ ~

!rvm`

IaTV^,^^,^a,^a

^ioa
`C'

I
p ^P..
,^

.v0.

,'I

^.

^^

^t
oi
//d

Z,

^+

')

y..

Mr

r9

^^

^
^
^
^
^Y/,

^ Vlwl l

vw

I 1

g.

..`c

e 1
F
,

'.`

.ae. ,.
R .
Glr
\^

ti
C

4^Y

d',,,.d

:^^

i..

'

:^

^
Yn

.4 iii-

\'^

l^ o,.
^c

iI

"y^

,^

a
o

III I +^,
C
d `^
..0,.: Z
I1
.Ut.

'11 '
1

^^n%r mr'.

.R^

.F

Y /^
N
.

c)

edU wa ..`^

car,+

^q ^
S
^^U!/i
r ^
-

fig,

Y,

I I1

^
y

r 1^

II

II

Il!

1 II ji11 I lu' II
II! Il
II1^ I

I IIIII

I I III
I I I I I II
^I
l

II111II I I

_
oc
-

I
^-+

N
r-'

C
'.
F^

z
E-, -

II I

vque catholique. Les pages les plus intressantes et


les plus douloureuses des Annales de la Propagation de
la foi sont consacres laCochinchine et au Tonquin. De
courageux missionnaires se sont tablis depuis une douzaine d'annes dans les marches sauvages de l'Annam et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
du Cambodge; ils ont navigu sur le grand fleuve Mkong, l'artre de la grande valle orientale de l'IndoChine, et ont signal la gographie le vaste lac TouliSap et les ruines antiques qui dorment sur ses bords.
L'honneur de relier ensemble toutes ces dcouvertes,
de dcrire, de dessiner ces ruines, de traverser la chane
qui spare les deux bassins du Mnam et du Mkong,
et de remonter ce dernier fleuve jusqu'aux frontires de
la Chine tait rserv un de nos compatriotes, M. Mouhot, choisi pour cette mission par les socits scientifiques de Londres. Il a pay cet honneur de sa vie, et

221

nous remplisons tout la fois un devoir envers sa mmoire et un vu de sa famille en offrant nos lecteurs
la primeur du journal de voyage et du portefeuille vraiment artistique de ce jeune et regrettable savants.
I
La traverse. Premier coup 'd'oeil sur le royaume de Siam
et sur Bangkok la capitale.

Le 27 avail 1858, je m'embarquai Londres sur le


Kusrovie, navires voiles de trs-modeste apparence,
pour mettre excution un projet que je mrissais de-

La barre du Mnam, vue prise du pont du Kusrovie. Dessin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

puis quelque temps, celui d'explorer le royaume de


Siam, le Cambodge, Laos et les tribus qui occupent le bassin du grand fleuve Mkong. J'pargne
au lecteur les dtails du voyage et de la vie bord; je
me borne dire que l'encombrement du btiment et la
conduite du capitaine, dont la sobrit laissait beaucoup dsirer, me firent traverser une srie de jours

assez difficiles. Enfin, j'arrivai Singapoure le 3 septembre. Je n'y fis qu'une courte halte pour m'orienter sur les pays que j'allais visiter. Le 12 du mme
mois, aprs une traverse bien monotone dans le large
golfe qui spare l'lndo-Chine en deux pninsules, nous
arrivmes la barre de Siam. Le Mnam, fleuve qui
traverse la ville de Bangkok, est obstru son em-

Sucrerie de paklat sur le bras du Mnam qui conduit Bangkok (voy. p. 222). Dessin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

bouchure par un vaste banc de sable qui barre le passage aux navires d'un fort tonnage, et c'est huit
ou neuf milles, dans le golfe et avec des frais assez
considrables, qu'ils doivent oprer une partie de
leur dchargement, s'ils veulent remonter jusqu' la
capitale. Le ntre ne tirant que douze pieds d'eau,
'passa sans grandes difficults et vint jeter l'ancre
Paknam, en face de la demeure du gouverneur chez
lequel le capitaine et moi nous nous rendmes aussitt,
afin d'obtenir la permission de poursuivre notre route.
Cette formalit remplie, je m'empressai de visiter les

forts, le march et quelques rues de la ville. Les premiers sont construits en briques et crnels. Paknam
est le Sbastopol ou le Cronstadt du roide Siam; cependant je crois qu'une escadre europenne s'en rendrait
facilement matresse, et que son chef, aprs y avoir djeun, pourrait le mme jour aller dner Bangkok.
Sur un petit lot, au milieu de la rivire, s'lve une
pagode fameuse et d'un travail remarquable; elle con1. L'dition anglaise . que prpare Londres l'diteur John
Murray, pour la fin de cette anne, formera un volume grand in-8
illustr avec les gravures mmes de notre recueil.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

222

LE TOUR DU MONDE.

tient, m'a-t-on dit, les restes des derniers rois. L'effet


que produit cette pyramide, en se refltant dans les eaux
profondes et limpides et se dessinant sur un fond de
verdure tropicale, est vraiment saisissant.
Quant la ville, ce que j'en ai vu tait d'une salet
repoussante. A huit ou dix kilomtres plus haut, nous
passmes devant une autre ville fortifie nomme Paklat,
et peuple d'environ sept mille habitants, presque tous
originaires du Pgou. Deux citadelles resserrent ici le
fleuve, et de l'une l'autre on peut tendre une sorte de
chane forme de cbles en fil de fer et de poutres armes
d'perons. Cet obstacle, formidable peut-tre pour une
jonque chinoise ou annamite, ne soutiendrait pas un seul
instant le choc d'une de nos chaloupes canonnires cuirasses; et la vue de cet impuissant engin de guerre
m'intressa bien moins que celle d'un hameau voisin, o
l'industrie locale a tabli une raffinerie de sucre.
On ne peut refuser au Mnam u le beau nom qu'il

porte (Mre des eaux), car sa largeur, aussi bien que sa


profondeur, permettent aux navires du plus fort tonnage d'effleurer ses rives sans danger; les vergues s'accrochent aux branches, les oiseaux foltrent en chantant
au-dessus de votre tte, et les insectes, en quantit prodigieuse, bourdonnent nuit et jour sur le pont; le paysage est, en outre, des plus pittoresques et des plus
beaux. De distance en distance des maisons s'lvent
sur les deux rives, et dans le lointain on aperoit de
nombreux villages. Nous rencontrons un grand nombre de canots, et c'est avec une dextrit incroyables
qu'hommes, femmes ou enfants dirigent ces lgres
embarcations.
Dj lors de ma visite au gouverneur de Paknam, j'avais pu remarquer l'troite familiarit qui existe en ce
pays entre l'enfance et l'humide lment. J'ai vu les
enfants de ce fonctionnaire, de vrais marmots, se jeter
dans la rivire, nager et plonger comme des poissons.

C'tait un spectacle curieux et ravissant, surtout par le


contraste qu'offrent les enfants avec les adultes. Ici
comme dans toute la plaine de Siam que j'ai parcourue
depuis, j'ai partout rencontr des enfants charmants que
je me sentais port aimer et caresser, tandis qu'arrivs un certain ge, ils s'enlaidissent par l'usage du
btel qui noircit leurs dents et grossit leurs lvres.
La situation mme du pays tend un peu rendre amphibies ses habitants. Toute la partie centrale du bassin
de Mnam n'est qu'une plaine alluviale, coupe de canaux, et noye annuellement pendant plusieurs mois;
nous tions dj arrivs au centre de la cit populeuse
que je me croyais encore la campagne ; il me fallut
la vue de plusieurs constructions europennes et celle
des bateaux vapeur qui sillonnent cette majestueuse
rivire, dont les bords sont garnis de maisons et boutiques flottantes, pour me rappeler la ralit locale.
Nous jetmes l'ancre en face de la cathdrale de la

Mission franaise et du modeste palais de Mgr Pallegoix,


ce digne archevque qui, pendant prs de trente ans,
sans autre assistance que celle de quelques missionnaires
dvous comme lui, a su faire respecter dans ces rgions
lointaines le signe rvr du chrtien et le nom de la
France.
La vue de la croix surtout, dans ces pays loigns, fait
le mme bien au cur que la rencontre d'un ami de
vieille date. A sa vue, on se sent soulag, on 'sait qu'on
n'est plus seul. Le dvouement, l'abngation de ces
pauvres et bons missionnaires, providence des voyageurs, modestes pionniers de la science et de la foi, sont
dignes d'admiration, et ce serait de l'ingratitude que de
ne pas leur rendre l'hommage qui leur est d.
Depuis quelque temps, surtout depuis les guerres de
Chine et de Cochinchine, on a fait grand bruit de Siam
en Europe, et sur la foi des traits de commerce et de
paix, et d'ampouleuses descriptions, plusieurs reprsen-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

223

tants de France et d'Angleterre y ont fond des maisons


de commerce. Malheureusement il y a eu beaucoup de
dceptions, et cette heure, c'est une plainte gnrale.
Le fait est que les ngociants ont des concurrents dangereux dans les mandarins, et mme dans les princes
qui accaparent la plus grande partie du riz et du sucre,
branches principales du commerce, et l'expdient sur
leurs jonques et leurs nombreux navires ; de plus, le
pays n'tait pas prpar au changeaient qui s'est opr
tout coup dans ses lois, et n'a encore gure cultiv
que pour sa propre consommation; en outre, la population est peu nombreuse et le Siamois est paresseux.
La culture est en grande partie entre les mains des
Chinois, gens plus laborieux, mais dont l'immigration
s'est dtourne depuis quelques annes pour se porter

en Australie, en Californie, Singapoure et dans quelques autres contres florissantes.


Le royaume de Siam mrite certainement toute la
rputation de beaut dont il jouit, cependant c'est particulirement dans les montagnes que la nature porte
un vritable cachet de grandeur.
Les environs de Bangkok sont, perte de vue, aussi
plats que les polders de la Hollande. La ville elle-mme
repose sur un archipel d'lots vaseux que le bras principal, ou thalweg du Mnam, dcoupe en deux sections.
Celle de droite n'a gure droit qu'au titre de faubourg,
car les huttes du peuple, les jardins et les marais y dominent. Les pagodes et les demeures des grands y sont
rares. Sur la rive gauche du fleuv e , au contraire, la ville
proprement dite, entoure de murailles crneles et flan-

ci ncles de loin en loin de tours et de bastions, couvre un


espace de deux lieues de circuit. Entre les deux sections,
des milliers de boutiques, flottant sur des radeaux, s'allongent sur deux rangs en suivant les sinuosits du fleuve
que sillonnent en tous sens d'innombrables embarcations. L'animation qui rgne sur les eaux est la premire chose qui frappe le voyageur pntrant au sein de
cette capitale par la voie du Mnam. Bientt, son attention est attire par la vue des palais royaux et des pagodes, projetant dans les airs, au-dessus de l'ternelle
verdure de la vgtation tropicale, leurs flches dores,
leurs dmes vernisss, leurs hautes pyramides sculptes
jour, dcoupes en guipures et refltant tous les rayons
du soleil, toutes les couleurs du prisme sur leur revtement de cristaux et de porcelaines. Cette architecture des
Mille et une Nuits, la varit infinie des difices et des
costumes, indiquant la diversit des nationalits grou-

pes sur ce point du globe, le son incessant des instrumen! s de musique et le bruit des reprsentations scniques, tout cet ensemble est, pour l'tranger, un spectacle
aussi nouveau qu'agrable au premier abord.
En outre ici, autre impression trange; pas de bruit
de voiture ni de chevaux; pour vos affaires ou vos plaisirs, vous tes oblig de descendre ou remonter la rivire
en bateau. Bangkok est la Venise de l'Orient; on n'y
entend que le bruit des rames, celui des ancres, le chant
des matelots ou les cris des rameurs qu'on nomme Cipayes. Le rivire tient lieu de cours et de boulevards,
et les canaux remplacent les rues. Un observateur n'a
de choix dans ce pays qu'entre deux positions; s'accouder sur son balcon, ou glisser mollement sur l'eau,
couch au fond de son canot.
Henri MOLHOT.
(La suite la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

^^;fyjlnirnrnn^^ II;C^;w^t^f:

l'/^

^^ 4^^./1 1 1 :^ C
VY11J

--^^
h!I ,L IM1III'.I

M+

1ih

i+4

^11

w..:;!..:11,114Nt hdllllflll IIIIIYII


a
II i' TuIA Lalll

a /

,i.

ses,
les

V^

Portail de la grande pagode de Wat-Chan, Bangkok. Dessin de Thrond d'aprs une photographie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU

MONDE.

225

'

^^^

IUNllijlulm i

"Yfj^I^q,I^
!^
^((j

Yael plluYlnYllnl lij^^l I

Le roi de Siam et la dfunte reine. Dessin de E. Bocourt d'aprs une photographie.

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET

AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,

PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.


1858-1861. TEXTE ET DESSINS INGDITS.

II
Population de I'.angkok. Les Siamois. Hommes, femmes, enfants, Esprit de famille. tranges contrastes. Superstitions.

Bangkok, ville toute moderne, a succd comme capitale du royaume de Siam deux autres cits qui, ellesmmes, ne remontent pas une haute antiquit: Ajuthia
et Nophabury. En hritant de leurs prrogatives, elle a
J. Suite. Voy. page 219.

aussi hrit de leurs titres officiels, et tout bon Siamois


voit en elle Krung-thpha-maha-nakhom-si-Ayuthajamaha-dilok-raaihani, c'est--dire : a la grande ville
royale des anges, la belle et inexpugnable cit, s etc., etc.
Cesqualificationssontbrillantes, mais sont- elles mrites?
Inexpugnable ! hlas ! Bangkok ne l'est pas plus qu'Aju-

VIII. 157' LIv

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

15

[email protected]

226

LE TOUR DU MONDE.

thia, qui a t, plusieurs reprises, prise et pille par ques, il faut se dcouvrir; les premiers fonctionnaires
les Pgouans et les Birmans. Belle ! elle a certaine- de l'Etat sont alors tenus de fermer leurs parasols,
ment droit cette pithte quand, vue du milieu du ou tout au moins de les incliner respectueusement du
fleuve, elle tale aux regards ses palais et ses temples; ct oppos la demeure sacre; les innombrables
mais elle la perd rapidement ds qu'on pntre dans les
rameurs des milliers de barques qui montent ou desruelles fangeuses, dans les mille canaux secondaires, cendent le fleuve doivent s'agenouiller, tte nue, justroits et nausabonds qui dcoupent ses lots chargs de qu' ce qu'ils aient dpass le pavillon royal, le long
huttes sales et misrables, blessant l'oeil autant que l'oduquel des archers, arms d'une sorte d'arc qui ddorat. Quant la population de cette royale cit, po - coche fort loin des balles de terre fort dure, se tienpulation dont il est presque
nent en sentinelles, pour
impossible de savoir le chiffaire observer la consigne
fre exact, vu l'imperfection
et chtier les dlinquants.
des recensements orienAjoutons, comme dernier
taux, mais qui grouille certrait, que ce peuple, toutainement, au nombre de
jours plat ventre, dont
trois ou quatre cents milun grand tiers au moins, la
liers de cratures, dans un
moiti peut-tre, si l'on en
espace o cinquante mille
excepte la colonie chinoise,
Franais auraient peine
est esclave de corps et de
se mouvoir et respirer,
biens, se donne luibien loin de rappeler en
mme le nom de Thai, qui
quoi que ce soit le type
signifie hommes libres!!!
anglique, tel du moins
La population du royauque nous nous le reprsenme de Siam s'lve, suivant
tons d'aprs les traditions
Mgr Pallegoix, six milartistiques et religieuses ,
lions , quatre et demi
elle forme certainement un
seulement, suivant sirBowdes groupes sociaux les plus
ring; mais, quel que soit
nervs au physique et au
son chiffre, elle n'est pas,
moral qui existent sur ce
beaucoup prs, homogne.
globe sublunaire.
Une colonie chinoise, trsPendant de longues anrespectable dans ce pays,
nes j'ai sjourn en Rusen forme au moins un cinsie ; j'y ai t tmoin des
quime; deux autres cineffets affreux du despotisme
quimes sont composs de
et de l'esclavage. Eh bien.!
Malais, de Cambodgiens, de
ici j'en vois d'autres rsulLaotiens, de Pgouans, etc.
tats non moins tristes et dLes Siamois proprement
plorables. A Siam, tout indits comptent donc peine
deux millions. Chaque pofrieur rampe en tremblant
devant son suprieur, ce
pulation a ses usages, ses
n'est qu' genoux ou promoeurs elle; et bien que
toutes appartiens nt cette
stern et avec tous les signes
(11V
Tfil
d Of1
branche du tronc humain
de la soumission et du resque les classificateurs appect qu'il reoit ses ordres.
pellent larace mongole, touLa socit tout entire est
tes ont un type propre. Les
dans un tat de prosternaSiamois se reconnaissent
tion permanente sur tous
Jeune prince royal wuy. p. aae) . Dessin de E. Bucourt
d'aprs une photographie.
sans peine leurs allures
les degrs de l'chelle sociale : l'esclave devant son matre, petit ou grand,
molles et paresseuses, leur physionomie servile. Ils ont
celui-ci devant ses chefs civils, militaires ou religieux, presque tous le nez un peu camard, les pommettes des
et tous ensemble devant le roi. Le Siamois, si haut joues saillantes, l'oeil terne et sans intelligence, les naplac qu'il soit, ds qu'il se trouve en prsence du
rines largies, la bouche trop fendue, les lvres ensanmonarque, doit demeurer sur ses genoux et sur ses glantes par l'usage du btel, et les dents noires comme
coudes aussi longtemps que son divin matre sera vi- de l'bne. Ils ont tous aussi la tte compltement rase,
sible. Le respect au souverain ne se borne pas sa
l'exception du sommet, o ils laissent crotre une espersonne, mais le palais qu'il habite en rclame une
pce de toupet. Leurs cheveux sont noirs et rudes, ils
part; toutes les fois qu'on passe en vue de ses porti- figurent assez exactement la brosse ; les femmes portent
^i

II

I . ^

-_

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
le mme toupet, mais leurs cheveux sont fins et tenus
soigneusement. On regrette, les voir, qu'elles les rasent impitoyablement ds leur naissance. Le costume des

227

hommes et des femmes est peu compliqu : une pice


d'toffe qu'ils relvent par derrire et dont ils attachent
les deux bouts leur ceinture, est leur unique vtement.

Types siamois : Femmes de Bangkok._ Dessin de E. Bocourt d' aprs une photographie.

On lui donne indiffremment le nom de pagne ou de


langouti. Les femmes portent, en outre, une charpe
d'une paule l'autre. Nous reconnaissons, du reste, volontiers, qu'ici, le type fminin, tant qu'il peut s'tayer

de la jeunesse, est de beaucoup suprieur au type de


l'homme, et que, la finesse des traits part, la Siamoise de douze vingt ans a peu envier aux modles
convenus de notre statuaire.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

228

LE TOUR DU MONDE.

Depuis le prince jusqu'au mendiant, tout le monde


mche le btel Siam : c'est un des besoins de la vie.
Aussi, les Chinois tablis dans ce royaume cultivent-ils
avec soirs le btel et le vendent-ils avantageusement. Ces
Chinois migrs sont d'habiles cultivateurs, des commerants intelligents ; ils parlent le siamois comme s'ils
taient ns Siam, mchent le btel comme les indignes; comme eux, ils rampent devant les mandarins et le
roi; mais, en revanche, ils font fortune, et avec l'argent
viennent les honneurs.
Une des grandes qualits du peuple siamois est l'esprit de famille. Chez l'esclave, comme chez le seigneur,
vous verrez donner les mmes soins et les mmes ca-

resses aux enfants. Qu'il arrive un malheur un membre de la famille, frre, cousin, etc., tous les parents
l'envi viendront s'unir, se cotiser, pour prvenir l'accident, s'il en est temps encore, ou pour l'allger, dans
le cas contraire. Il m'est arriv vingt fois d'entrer dans
une case d'esclaves, ou dans le palais du premier ministre, de prendre un enfant sur mes genoux et de le
caresser; aussitt je voyais la joie se peindre sur le visage du pre et de la mre; tous deux me remerciaient
avec effusion : Kopliai, hopliai, merci, merci, me rptaient-ils, et, une autre fois, si je passais devant leur
demeure, Viens donc chez nous, tranger, e me criait
la mre. Ces petits dtails indiquent clairement, il me

Portail de la salle d'audience au palais royal de Siam. Dessin de Thrond d'aprs une photographie.

semble, que ce peuple a du ceeur; et si, un jour, il s'claire et se civilise notre contact, il retrouvera, j'en
ai la conviction, ses autres facults intellectuelles, qui
ne sont qu'endormies.
Enfants du berceau jusqu' la tombe, les Siamois
adorent les bijoux, n'importent les quels, vrais ou faux,
pourvu qu'ils brillent; ils couvrent leurs femmes et leurs
enfants d'anneaux, de bracelets, d'amulettes et de plaques d'or ou d'argent; aux bras, aux jambes, au cou,
aux oreilles, sur le torse, sur les paules, partout o il
peut en tenir, on est sr d'en trouver. J'ai vu un charmant enfant de six huit ans, fils du roi, si charg de
ces objets, de clinquant et de broderies en pierres fines,

qu'il ne pouvait bouger, le poids de ses vtements et de


ses bijoux l'emportant de beaucoup sur celui de son pauvre petit corps. (Voy. p. 226.)
Ne devant cacher ni le bien ni le mal, l o nous les
trouvons existants, sparment ou runis, nous rpterons qu'un tiers au moins de cette population vit dans
l'esclavage. C'est donc un total de quinze dix-huit cent
mille cratures humaines passes l'tat de marchandises. Elles forment trois catgories: 1 les prisonniers
de guerre, captifs distribus aux nobles selon le caprice
du roi, et dont la ranon peut aller en moyenne quarante-huit ticaux ( peu prs cent cinquante francs) ;
2 les esclaves rachetables, ou individus privs de leur

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

229

LE TOUR DU MONDE.
libert pour cause de dettes, et dont les services acquis
leurs cranciers sont supposs payer les intrts de la
somme due ; 3 enfin les esclaves non susceptibles de
rachat. Cette dernire classe, le caput mortuum de la
misre, est entirement recrute d'enfants vendus par
leurs parents la suite de procs, de gne ou de famine,
et qu'un contrat crit met corps et me la disposition
de l'acqureur.
Nous trouvons dans Pallegoix (t. I, p. 234) un spcimen d'un contrat de ce genre ; le voici : a Le mercredi, sixime du mois, vingt-cinquime jour de la lune
de l're 1211, moi, le mari, accompagn de Mme Kol,
l'pouse, nous amenons notre fille Ma pour la vendre

M. Luang-si, moyennant quatre-vingts ticaus (deux


cent quarante francs), pour qu'il la prenne son service
en place des intrts. Si notre fille Ma vient s'enfuir,
que son matre me prenne et exige que je lui trouve et
ramne la jeune Ma, moi, sieur Mi, j'ai appos ma signature comme marque.
Qui donc a prtendu que la lecture d'un acte de vente
tait monotone et sans intrt?
Aprs le droit pour les parents de disposer commercialement de leurs enfants, vient pour le chef de famille
celui de disposer pareillement de sa moiti. S'il l'a
achete, ce qui est le cas gnral dans les basses classes,
la chose ne souffre pas la plus petite difficult, il peut

Les gardiens de la porte de .a salle d'audience, statues en granit (voy. p. 231). Dessin de n. Clerget d'aprs une photographie.

la revendre quand il lui plat. Mais il ne peut agir si


lestement l'gard de celle qui lui a apport une dot; il
ne lui est loisible de vendre celle-ci qu'autant qu'ayant
lui-mme contract des dettes du consentement de sa
compagne, elle a rpondu de l'engagement sur sa libert.
A part ces transactions plus ou moins dramatiques et
frquentes, la plus grande union semble rgner sous le
toit conjugal siamois. La femme, presque toujours bien
traite par son poux, conserve un ascendant non contest autour du foyer domestique, elle y est honore et
jouit d'une grande libert ; loin d'tre relgue dans
l'intrieur, comme en Chine, elle se montre en public,
va au march, rend et reoit des visites, tale la pro-

menade, en ville, la campagne, dans les pagodes, les'


toilettes de luxe, les bijoux dont la surchargent la vanit
et l'affection de son mari, et fait bien rarement repentir
celui-ci de l'aveugle confiance qu'il lui accorde.
Ainsi voil de pauvres cratures qui possdent un
haut degr l'esprit de famille; voil des parents qui aiment tendrement leurs petits, qui tremblent et gmissent en les voyant souffrir et pleurer, et qui s'en dfont,
comme d'une denre vulgaire, avec un merveilleux sangfroid, la premire incitation du besoin! Voil des
poux modles, vivant dans le calme de l'union la plus
exemplaire, et sur lesquels surtout plane incessamment
la pense qu' un moment donn le mari pourra liquide.'

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

230

LE TOUR DU MONDE.

quelque compte usuraire avec la libert, la personne


mme de sa compagne 1... Ah 1 la philosophie a beau
tudier le coeur humain et fouiller ses replis, elle ne
saura jamais combien de contrastes il recle et quelle
pte mallable il offre aux institutions sociales, surtout
aux mauvaises.
Ns de la rencontre de deux courants de population
venus de l'occident et du nord, les Siamois ont conserv
intactes toutes les superstitions des Indous et des Chinois, en dpit des prescriptions du bouddhisme, qui a
cherch en vain les en dlivrer. Ils croient tous les
dmons crochus, cornus, chevelus de la mythologie du
Cleste Empire; ils ont la foi la plus complte dans l'existence des sirnes, des ogres, des gants, des nymphes
des bois et des montagnes, des gnies du feu, de l'eau
et de l'air, et enfin de tous les monstres fabuleux de l'antique panthon, ou plutt pandmonium brahmanique,
depuis les naghas ou serpents divins qui vomissent des
flammes, jusqu' l'aigle garouda qui enlve les hommes.
Ils croient galement aux amulettes, qui rendent invulnrables, qui donnent la sant, la fcondit, ou cartent
le mauvais sort et le mauvais oeil; aux philtres qui inspirent l'amour et la haine, etc., etc., et enfin petits
et grands, peuple et roi font vivre leurs dpens une
foule d'astrologues et de devins qui prdisent la pluie
ou la scheresse, la paix ou la guerre, les bonnes ou
les mauvaises chances du jeu et des transactions commerciales, et qui indiquent les jours et les heures favorables pour la naissance, le mariage, le dpart et
le retour d'un voyage, la construction d'une maison,
en un mot pour tous les vnements, pour toutes les
oprations de quelque importance de la vie domestique ou sociale.
Une superstition moins innocente, s'il faut en croire
l'vque missionnaire Bruguieri j, serait celle qui
exige du sang humain pour arroser les fondations de
toute nouvelle porte construite dans l'enceinte d'une cit.
Des voyageurs modernes ont constat l'existence de cette
horrible coutume dans le centre de l'Afrique 2 ; Siam,
elle ne peut tre considre que comme une effluve tout
la fois morbide et vivace; une irradiation dltre venant, jusqu'aux jours actuels, des profondeurs des sicles, et dont il faut chercher l'origine dans cette poque
de barbarie primitive, o la race couchite dominait dans
l'orient et le midi de l'Asie. L'vque Pallegoix, qui
avoue pourtant avoir lu quelque chose de semblable dans
les Annales de Siam, n'ose affirmer le fait tel que le raconte son collgue, dont voici le rcit textuel :
a Lorsqu'on construit une nouvelle porte aux remparts
de la ville, ou lorsqu'on en rpare une qui existait dj,
il est fix, je ne sais par quel article superstitieux, qu'il
faut immoler trois hommes innocents. Voici comment
on procde cette excution barbare. Le roi, aprs avoir
tenu secrtement son conseil, envoie un de ses officiers
1. Annales de la Propagation de la foi, 1832.
2. Voir entre autres dans liaf enel, Voyage dans le pays des ngres, la terrible lgende que ce voyageur a emprunte l'Histoire
moderne de Sgo.

prs de la porte qu'il veut construire. Cet officier a


l'air, de temps en temps, de vouloir appeler quel-.
qu'un; il rpte plusieurs fois le nom que l'on veut donner cette porte. Il arrive plus d'une fois que les passants, entendant crier aprs eux, tournent la tte;
l'instant, l'officier, aid d'autres hommes aposts tout
auprs, arrtent trois de ceux qui ont regard. Leur
mort est ds lors irrvocablement rsolue; aucun service, aucune promesse, aucun sacrifice ne peut les d livrer. On pratique dans l'intrieur de la porte une
fosse, on place par-dessus, une certaine hauteur, une
norme poutre; cette poutre est soutenue par deux cordes et suspendue horizontalement, peu prs comme
celle dont on se sert dans les pressoirs. Au jour marqu
pour ce fatal et horrible sacrifice, on donne un repas
splendide aux trois infortuns. On les conduit ensuite
en crmonie la fatale fosse. Le roi et toute la cour
viennent les saluer. Le roi les charge, en son particulier, de bien garder la porte qui va leur tre confie, et
de ne pas manquer d'avertir si les ennemis ou les rebelles se prsentaient pour prendre la ville. A l'instant
on coupe les cordes, et les malheureuses victimes de la
superstition sont crases sous la lourde masse qui
tombe sur leur tte. Les Siamois croient que ces infortuns sont mtamorphoss en ces gnies qu'ils appellent phi. De simples particuliers commettent quelquefois cet horrible homicide sur la personne de leurs
esclaves, pour les tablir gardiens, comme ils le disent,
du trsor qu'ils ont enfoui.

III

Le roi de Siam. Son rudition. -- Son palais.

Je faisais mes prparatifs de dpart le 1 6 octobre pour


pntrer dans le nord du pays et visiter le Cambodge et
les tribus sauvages qui en dpendent, quand je reus une
invitation du roi de Siam, pour assister un grand diner
que ce monarque donne chaque anne aux Europens
habitant Bangkok, le jour de sa fte. Je lui fus prsent
par Mgr Pallegoix, et l'accueil de Sa Majest fut plein
de douceur et d'affabilit.
Prenons la hte quelques notes sur son costume :
large pantalon et courte jaquette bruntre d'une toffe
lgre, pantoufles pour chaussure, et pour coiffure une
petite casquette de cuir comme celles que portent nos
officiers de marine. Le roi avait aussi un riche sabre
au ct. La plupart des Europens prsents Bangkok
assistaient ce dner, o des toasts chaleureux furent
ports la sant de Sa Majest, qui assistait au repas,
debout et circulant autour des tables, tout en chiquant
le btel et adressant un mot agrable chacun. Le repas tait servi dans une vaste salle ou plutt de pristyle
d'o l'on pouvait voir un peloton de la garde royale, avec
drapeau et tambour en tte, rang en ligne dans la cour.
Lorsque j'allai prendre cong de Sa Majest, elle
daigna m'offrir un petit sachet de soie verte contenant
les pices de monnaie d'or et d'argent en usage dans le
pays, courtoisie laquelle j'tais loin de m'attendre et
dont je lui tmoignai toute ma gratitude.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

231

LE TOUR DU MONDE.

Sa Majest Phra-Bard-Somdetch-Phra-Pharamendr- presque sans livres la langue anglaise, qu'il parle et


Maha-Mongkut, aujourd'hui rgnante Siam, est, de crit couramment. Comme un vritable orientaliste, il
fait, matresse absolue des tres et des choses de son ne se rsigne que difficilement s'carter des usages
royaume. Le sol mme, fonds et trfonds, comme dirait traditionnels du pays. Les coutumes siamoises ne perun notaire, est sa proprit; nul ne peut y possder, y
mettent, en aucune circonstance, un tranger de pavivre mme sans sa permission. Chef infaillible de l'ar- ratre en armes devant le roi de Siam, et on raconte
me, de la loi et du culte, il nomme tous les emplois encore, parmi les rsidents europens de Siam, avec
civils, militaires et religieux. Il peut, son gr, crer des quelles difficults sir John Bowring, et, aprs lui, M. de
princes de talapoins et des chefs de pagodes; il peut Montigny, ministre de France, parvinrent conserver
aussi les rvoquer. S'il use peu de ce dernier droit, c'est leurs pes devant Sa Majest siamoise, en dpit de l'tiquette de sa cour.
moins par respect pour son clerg que pour ses propres
J'emprunte l'vque Pallegoix, qui a pass de Ionsouvenirs. Il a longtemps vcu de la vie des talapoins
avant d'tre roi. Passer par la filire monacale est une ' gues annes dans l'intimit, pour ainsi dire, de ce mo
condition, la seule peut-tre que l'usage exige Siam de nargue, la description de sa demeure royale.
Le palais est une enceinte de hautes murailles, qui
la royaut.
a
plusieurs
kilomtres de tour, Tout l'intrieur de cette
Quel que soit son pass, le roi de Siam affiche des
enceinte est pav de belles dalles de marbre ou de graprtentions l'administration et la politique ; il donne,
dans ce but, deux audiences par jour ses mandarins et nit; il y a des postes militaires et des canons braqus
de distance en distance; on voit de tous cts une multi ses ministres. La premire commence dix heures du
matin et finit deux ou trois heures de l'aprs-midi; la tude de petits difices lgants, orns de peintures et de
seconde se tient entre onze heures du soir et se termine dorures. Au milieu de la grande cour s'lve majestueusement le Mahaprasat quatre faades, couvert en tuiles
deux heures aprs minuit.
En quatre heures bien employes, on peut faire bien vernisses, dcor de sculptures magnifiques et surdes choses utiles, mais celles-ci se passent presque tou- mont d'une haute flche dore. C'est l que le roi rejours en conversations trangres aux motifs qui ont pro- oit les ambassadeurs; c'est l qu'on place le roi dfunt
voqu le conseil. Phra-Bard-Somdetch-Mongkut rap- dans un urne d'or, pendant prs d'un an, avant qu'il
pelle, par plus d'un point, Jacques I" d'Angleterre. soit brl; l aussi viennent prcher les talapoins; la
Sexagnaire, il a plus d'rudition que de srieux dans reine et les concubines entendent la prdication, caches
l'esprit, plus de faconde que de logique dans le raisonne- derrire les rideaux. A quelque distance de l s'lve la
ment; sans aucune ide arrte sur quoi que ce soit, il grande salle o le roi donne ses audiences journalires,
a le jugement d'un enfant dans le corps d'un vieillard. en prsence de plus de cent mandarins prosterns la face
Persuad que son rgne fera poque, il veut tout orgacontre terre; aux portes sont des statues gigantesques
niser, tout rgnrer dans son royaume, et ne trouve ni
de granit apportes de Chine (p. 229) ; les murailles et
en lui, ni autour de lui un point d'appui pour ses desles colonnes de la salle sont ornes de peintures et de
seins mal digrs. En tout pays, ce serait un savantv- dorures magnifiques; le trne, qui a la forme d'un autel,
ritable, nulle part un vritable roi.
est surmont d'un dais sept tages. Les appartements
Il a fait dresser ses soldats l'europenne, il a fait du roi sont attenants la salle d'audience; puis viennent.
creuser des canaux, btir des forteresses, ouvrir des rou- le palais de la reine, les maisons des concubines et ('es
tes, construire des navires, command des bateaux va- dames d'honneur, avec un vaste jardin qu'on dit tre
peur; bien plus, il a fond Bangkok une imprimerie magnifique. Il y a, en outre, de vastes btiments qui
royale et a accord la libert de l'enseignement religieux
renferment les trsors du roi, savoir : l'or, l'argent,
aux diverses nations qui vivent sous sa domination. Tout les pierreries, les meubles et les toffes prcieuses.
cela, c' est beaticoup pour un roi d'Orient. Ses intentions
Dans cette vaste enceinte du palais, il y a un tribusont videmment bonnes et lui font honneur ; mais le nal, un thtre pour les comdies, la bibliothque royale,
champ qu'il veut fconder est rest tant de sicles en jad'immenses arsenaux, des curies pour les chevaux de
chre que sa culture fatiguerait un plus rude laboureur prix et des magasins de toute sorte de choses ; on y voit
que Phra-Somdetch-Mongkut : aussi se contente-t-il aussi une superbe pagode dont le pav est recouvert de
d'ordonner et passe son temps tudier le pali et les nattes d'argent, et dans laquelle sont deux idoles ou
statues de Bouddha, l'une, en or massif, de quatre pieds
vieux livres canoniques, et laisse assez gnralement les
rnes de l'tat et l'excution de ses ordres des mains de haut, l'autre, faite d'une seule meraude, d'une coude
plus habiles, plus fortes que les siennes, mais aussi de haut, value par les Anglais deux cent mille piastres
souvent moins honntes.
(plus d'un million).
Le pali, le sanscrit mme, n'ont rien de cach pour
Les pagodes royales sont d'une magnificence dont on
lui; il en a rsolu toutes les difficults, en a sond toutes ne se fait pas une ide en Europe; il y en a qui ont
les profondeurs, et, dans son innocente vanit d'ru- cot jusqu' deux cents quintaux d'argent (plus de quadit, il aime faire parade de son savoir philologique. tre millions de francs). On en compte onze dans l'ennos savants pourraient recourir avec avantage sa bi- ceinte des murs de la ville, et une vingtaine en dehors
bliothque et ses connaissances. Il a appris seul et des murs. La pagode Xetuphon renferme une statue de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

232

LE TOUR DU MONDE,

Bouddha dormant, longue de cinquante mtres, et parfaitement dore; dans celle de Borovanivet on a employ en feuilles d'or (pour les dorures seulement)
plus de quatre cent cinquante onces d'or. Une pagode
royale est un grand monastre o logent quatre ou cinq
cents talapoins avec un millier d'enfants pour les servir.
C'est un vaste terrain, ou plutt un grand jardin, au
milieu duquel s'lvent quantit de beaux difices, sa-

voir: une vingtaine de belvdres la chinoise, plusieurs grandes salles ranges sur les bords du fleuve,
une grande salle de prdication, deux temples magnifiques, dont l'un pour l'idole de Bouddha, l'autre pour les
prires des bonzes; deux ou trois cents jolies petites
maisons, partie en briques, partie en planches, qui sont
la demeure des talapoins; des tangs, des jardins; une
douzaine de pyramides dores et revtues de porcelaine,

IE

Palais du roi de Siam : Pavillon de plaisance cu des rcrations royales (p. 234). Dessin de Tnrond
d'aprs une photographie.

dont .quelques-unes ont de deux trois cents pieds de


haut; un clocher, des mts de pavillon, surmonts de
cygnes dors, avec un tendard dcoup en forme de
crocodile ; des lions et des statues de granit et de marbre apportes de Chine, et, aux deux extrmits du terrain, des canaux revtus de maonnerie, des hangars
pour les barques, un bcher pour brler les morts, des
ponts, des murs d'enceinte, etc. Ajoutez cela que dans

les temples tout est resplendissant de peintures et de


dorures; l'idole colossale y apparat comme une masse
d'or orne de mille pierreries. Ce peu de lignes suffira
peut-tre pour faire concevoir ce que sont Siam un
palais et une pagode royale 1.
Nous devons ajouter que la plus belle pagode de
1. Mgr Pallegoix,

Description du royaume Thai

p. 62-66.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

ou

Siam, t. Y,

o
b

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

234

LE TOUR DU MONDE

Bangkok, celle de Watt-Chang, n'est cependant pas renferme dans l'enceinte du palais, mais s'lve vis--vis,
sur la rive droite du Mnam. Sa flche, haute de deux
cents pieds, est le premier indice de la capitale qu'aperoit le voyageur qui remonte le fleuve en venant de
la mer.
Depuis la publication du livre de l'vque Pallegoix,
un nouveau pavillon entirement dans le style italien,
avec colonnade et pristyle, a t lev proximit

du Mahaprasat. Le roi, qui nous en fit lui-mme les


honneurs aprs le diner dont j'ai parl, nous fit remarquer l'inscription bilingue (anglaise et sanscrite) qu'il a
fait graver sur le frontispice du portique et que l'on
peut traduire par ces mots : rcrations royales. La distribution intrieure de ce pavillon offre un appartement
complet, distribu et meubl dans le got europen,
avec glaces, pendules, tentures lgantes et de haut
prix. Seulement l'amnagement de ce riche mobilier

Portrait du deuxime roi de Siam. Dessin de E. Boeourt d'aprs une photographie.

laisse dsirer, et l'on est assez surpris d'y voir figurer


ple-mle des statuettes et des portraits des souverains
et personnages clbres de notre Europe, des porcelaines
de toutes les fabriques de l'Orient et de l'Occident, des
rayons chargs de livres et de manuscrits en toutes les
langues, des cartes de gographie, des globes et des
sphres, des instruments de prcision et de physique,
des tlescopes, des bocaux remplis d'chantillons d'histoire naturelle, des keepsakes anglais, des bronzes de

Barbedienne, des milliers de ces colifichets luxueux


avec lesquels la fabrique de Paris fait concurrence
aux chinoiseries de Canton, des laques du Japon, des
miniatures indiennes, des cristaux de Baccarat et des
cornues de laboratoire, des appareils de photographie et
des lanternes magiques. Le tohu bohu de ce mobilier
refoule, quoi qu'on en ait, la pense sur la tte encyclopdique, mais un peu confuse, de son royal propritaire.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

235

LE TOUR DU MONDE.
IV
Le second roi. Hirarchie et corruption des grands. Femmes
et amazones du roi.

Comme si ce n'tait pas assez pour leur malheureux


pays d'avoir entretenir et supporter un roi, une cour
et un srail royal aux innombrables rejetons, les Siamois
possdent la doublure de ces institutions. Derrire
le premier roi, il y en a un second, qui, lui aussi, a son
palais, ses mandarins, son arme. On lui rend les honneurs souverains, et cependant il ne remplit qu'une charge
purement honorifique. Il n'est que le premier sujet du
vritable roi de Siam. La seule prrogative relle la41 II I ' l'IF'llj1"1,11

'I'r

I'

il

III I^

II i

Jl
iifil0^^ii

^Pi

quelle sa haute position lui donne.droit est de s'asseoir


dans un fauteuil au lieu de s'accroupir devant son collgue, dont il est comme l'ombre. Il a bien le droit
de puiser dans le trsor royal chaque fois qu'il en
a besoin, mais sa demande doit cependant tre pralablement revtue du visa du premier roi, qui se garde
bien de le refuser jamais. On a prtendu que cet alter
ego du monarque commandait ordinairement les armes
siamoises, mais c'est une allgation errone, car dans les
dernires guerres contre les Laotiens et les Annamites,
les guerriers de Siam eurent d'abord pour chef un
frre cadet du roi, revtu des fonctions krom-luang,
et, aprs lui, un gnral indigne dont le nom m'est

III
IP

II

Femmes du roi de Siam dans leur intrieur. Dessin de H. Rousseau d'aprs une photographie.

inconnu. C'est cette mme erreur qui a donn naissance au bruit gnralement rpandu en France qu'il y
a deux rois Siam, celui de la paix et celui de la guerre.
Le droit de faire la guerre ou de conclure la paix
appartient au premier roi seulement. Les deux collgues couronns sont en ce moment frres consanguins,
mais la mdisance prtend que leur position difficile a
considrablement refroidi entre eux l'affection fraternelle. En effet, le second roi ne se rend chez le premier
que dans les occasions o il lui est impossible de faire
autrement. Et comme il est l'hritier dsign du trne, il
ne prend peut-tre pas aussi grand intrt la sant de
son frre que l'exigeraient les liens du sang. Tout ce que

je sais du second roi, c'est que, non moins instruit] que


son frre, parlant admirablement l'anglais et le franais,
aimant l'Europe et sa civilisation, il possde un bien
plus haut degr que son an le sens pratique des choses,
l'esprit d'organisation et les facults administratives, et
que, sentant fort bien sa supriorit sur ce point, plus
que personne il gmit de la mauvaise direction des affaires. En dfinitive, cultivant les arts, les lettres, aimant
les chevaux, et en levant de fort beaux, il a les gots
et l'existence d'un grand et riche seigneur europen.
Entre les deux rois et le peuple, s'tagent douze ordres diffrents de princes, ni plus ni moins, plusieurs
classes de ministres, cinq ou six de mandarins, puis

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

236

LE TOUR DU MONDE.

pour les quarante et une provinces du royaume, une


srie sans fin de gouverneurs et sous-gouverneurs, dont
l'incapacit et les rapines dpassent tout ce qu'on peut
imaginer en ce genre et semblent vouloir justifier le
missionnaire Bruguieri, qui prtend que le mot siamois
sarenival, que nous traduisons par celui de gouverner,
signifie littralement dvorer le peuple. Les fonctionnaires sont pays d'une manire insuffisante, mal contrls et jamais surveills; la consquence est facile
saisir, ils sont tous concussionnaires ; le roi le sait et
ferme les yeux, soit cause du grand nombre de
coupables qu'il faudrait punir, ou bien parce que de
telles affaires ne valent pas la peine d'absorber un seul

de ses instants. Les provinces sont des vaches lait


pour les gouverneurs, qui leur font rendre tout ce
qu'elles peuvent donner. Le menu peuple est divis
Siam en esclaves, gens corvables et gens payant le tribut. Que le tribut entre dans les coffres du roi, le
reste lui importe peu. Les mandarins peuvent le prlever et le prlvent plutt trois fois qu'une. Les mandarins ont-ils besoin de faire btir une maison, la maind'oeuvre ne leur cote rien : ils requirent le peuple de
la construire, le rotin est l pour assurer l'activit du
travail. Les provinces et la capitale fourniront les matriaux, la maison du voisin mme y pourvoira; au besoin, on la dmolira ; rien n'est plus facile. Un manda-

Artistes dramatiques siamois. Dessin de E. Bucourt a apses une photographie.

sin dsire-t-il votre fille pour en faire l'ornement de


son harem, ou votre fils pour en recruter la troupe de
ses comdiens, il vous le fait savoir, et tout bon Siamois sait qu'entendre c'est obir.
Au sujet des caprices qui naissent comme des miasmes des profondeurs insondables o croupissent, cte
cte, l'esclavage et l'arbitraire absolu, on m'a cont que
Phra-Somdetch lui-mme, ce roi si dbonnaire, ayant
appris, il y a quelques annes, que le roi de Cambodge,
son vassal, avait une fille d'une grande beaut, la lui fit
demander, et sur le refus de ce dernier, il garda en
otage ses fils venus par hasard Bangkok. Or, le roi de
Siam n'a pas moins de six cents femmes ; qu'avait-il

besoin d'une six cent unime? Il est vrai que, dans le


nombre, une seule a droit au titre de reine. Pour ce sujet encore, nous ne pouvons mieux faire que de recourir
Mgr Pallegoix : il n'est pas de meilleure autorit.
... Ce n'est pas la coutume que le roi demande pour
reine une princesse d'une nation trangre : mais il choisit une princesse du royaume qui, le plus souvent, est
sa proche parente, ou bien une princesse des tats qui
lui sont tributaires. Le palais de la reine est attenant
celui du roi; il consiste en plusieurs grands btiments
lgants et bien orns. Ce palais a une gouvernante,
dame ge et qui a la confiance du roi. C'est elle qui
est charge de tout ce qui concerne la maison de la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

238

LE TOUR DU MONDE.

au moyen d'une centaine de dames qui sont sous au bataillon des amazones, qu' l'exemple de ses collses ordres, elle exerce une surveillance exacte sur la gues le nizam d'Hyderabad et le roi de Dahomey, Phrareine elle-mme et sur les concubines du roi, qui sont Somdetch-Mongkut, a recrut parmi les plus belles filles
des princesses de diverses nations ou des filles de grands de son peuple. Les femmes-hommes, comme on les apmandarins que leurs pres ont offertes au prince; elle pelle ici, forment incontestablement le corps militaire le
commande en outre environ Lieux mille femmes ou jeu- mieux tenu de l'arme siamoise; mais les voir voluer
nes filles employes au service du palais. La gouvernante firement, avec leur bret cossais, leurjupe de tartan, le
de la maison de la reine est encore charge de veiller sabre au ct, le pistolet la ceinture, arc et carquois sur
sur les filles du roi et sur toutes les princesses, qui sont l'paule, on les prendrait volontiers pour des chappes
du corps de ballet de l'Acacomme clotres et ne peudmie impriale de musique.
vent jamais se marier.
Toute cette troupe de femV
mes passent leur vie dans
Jeux et spectacles.
la triple enceinte de murs
Comme toutes les popuo elles sont enfermes, et
lations serviles, celle de
ne peuvent sortir que rareSiam donne une bonne
ment pour aller faire quelpart de son existence, la
ques achats ou pour almeilleure devrais-je dire,
ler porter des offrandes aux
aux
jeux et aux divertissepagodes. Toutes, depuis la
ments. Le jeu sous toutes
reine jusqu'aux portires,
ses formes est, immdiatereoivent leur solde du roi,
ment aprs le pain quotiqui les entretient, du reste,
dien, dont, au reste, elle
avec beaucoup de luxe et de
n'a souci que quand elle a
gnrosit. On dit que,
faim, sa proccupation dodans la troisime enceinte,
minante. Il lui faut des
se trouve un jardin dlicieux
amusements, des hochets,
et fort curieux; c'est un
pour toutes les heures et
vaste enclos qui contient en
pour tous les ges. Aux enminiature tout ce que l'on
fants du matin au soir, le
trouve en grand dans le
palet, la cligne-musette, le
monde. L, il y a des monsaute-mouton, les barres,
tagnes factices, des bois, des
le colin-maillard, la tourivires, un lac avec des
pie
et bien d'autres invenlots et des rochers, des petions
que nos marmots
tits vaisseaux, des barques,
croient marques du caun bazar ou march tenu
chet europen. Aux hompar les femmes du palais,
mes faits, le trictrac, les
des pagodes, des pavillons,
checs, les ds, les cartes
des belvdres, des statues,
chinoises, et mme le cerfet surtout des arbres Heurs
volant, rserv chez nous
et fruits apports des
l'enfance. Le joueur apporpays trangers. Pendant la
tera ces combinaisons de
nuit, ce jardin est illumin
l'adresse ou du hasard un enpar des lanternes et des
train si passionn qu'il exlustres; c'est l que les
posera en enjeu ou en pari
dames du srail prennent
Amazone
de
la
garde
du
roi
de
Siam.

uessin
de
R.
tout son avoir, et qu'ayant
leur bain et se livrent
d'aprs une photographie.
tout perdu il jouera jusqu'
toutes sortes de divertissements pour se consoler d'tre sequestres du monde. u sou langouti, ce pauvre caleon, seul voile de sa nudit !
La passion des Siamois pour les combats de 'coqs est
Des portraits photographis de quelques habitantes de
encore plus forte ; aussi, malgr les dfenses du roi et
ce gynce tant aujourd'hui parvenus en Europe, nous
devons nous empresser de dclarer qu'ils ont t ex- l'amende dcrte contre les dlinquants, ces combats se
cuts sous les yeux du roi, quand ils ne l'ont pas t de sa renouvellent journellement. Ds qu'un spectacle de ce
propre main; car Sa Majest, qui ne doit rien ignorer, genre est annonc, la foule y court et prend part aux
prtend que l'art des Niepce et des Daguerre n'a point de paris avec tant d'empressement qu'il en rsulte toujours
secrets pour elle. Quant aux sentinelles qui veillent le des disputes et des rixes entre les spectateurs; de sorte
plus frquemment autour du palais, elles appartiennent que la lutte qui a commenc par des coups de bec et
reine;

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

,^I^,^il hl ^,ld ^ ^h^^ ^` ul^,'^^ii(^Ilu

1 li

1,0IIII

Dtails et clocheton de la pagode de Wat-Chang. Dessin de E. Bocourt d'aprs une photographie.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

239

des plumes arraches, finit par des coups de poing et l'honneur d'tre convi un spectacle la cour. Le
thtre s'lve dans une cour attenante la salle d'audes yeux pochs.
Le gouvernement, qui cherche interdire les combats dience Des draperies de soie rouge et blanche, des
de coqs aux parents, permet aux enfants les combats de boiseries sculptes et un nombre infini de ces immenses
fourmilions, de grillons, de sauterelles, et mme de deux dcoupures en carton dans lesquelles excellent les Siaespces de petits poissons querelleurs et rageurs, qui se mois, en forment les dcors. Une vaste tribune, situe
livrent des assauts acharns au grand plaisir de la mar - droite de la scne, que de riches tentures dsignaient
maille; en ceci, comme en beaucoup d'autres choses, le nos regards, tait destine Sa Majest elle-mme.
Tous les grands mandarins
gouvernement semble peu
logique : mais que vouleztaient prosterns au bas
vous? il cde cette consides degrs qui y conduisaient.. Une grande estrade
dration suprme : il faut
que le peuple s'amuse! Les
situe en avant de la scne
et de plain-pied avec elle,
combats de buffles et d'lphants sont trs-gots de
tait garnie de chaises et
lui, mais cotent beaucoup;
de fauteuils l'intentiondes
on ne peut les lui offrir que
Europens. Le roi nous
rarement, de mme que les
ayant prcds de quelques
minutes, nous dmes aller
grandes rgates et les joutes
sur l'eau: Heureusement,
le saluer et lui prsenter
nos respects avant de gopour remplir les entr'actes
ter les charmes de la rede ces reprsentations extraordinaires, onpeutcomp-'
prsentation si pompeusement annon.e. Une muter sur les grandes funsique tourdissante servit
railles, qui ont touj ours pour
intermdes obligs la lutte,
d'ouverture 'a la pice,
le pugilat, les danses sur la
L'orchestre se distingua par
corde, les feux d'artifice,
un bruit pouvantable et
les marionnettes, les omune absence complte d'harbres chinoises et la comdie
monie, plutt que par la
en plein vent.
varit de son rpertoire.
De tous les amusements
La mme phrase musicale
que l'on jette en pture au
nous fut joue pendant cinq
bon peuple siamois, celuiheures d'horloge, au grand
contentement du roi et de
ci est le plus de son got;
le thtre cependant ne
ses courtisans. Je croirais
volontiers que toute la
consiste gure qu'en une
salle ouverte de tous cts,
science musicale de Siam
sorte de trteau sur lequel
se borne ce terrible air;
des acteurs et des actrices
car les autres reprsentaau corps frott de poudre
tions auxquelles j'ai t
blanche, aux longs bonnets
condamn d'assister ailleurs
pointus, aux longues oreilm'ont toujours fait entendre
les postiches, aux vtements
ces notes uniques et discorde polichinelles et aux bidantes. Enfin la pice comjoux de clinquant, chantent
mena; une foule d'acteurs
et crient, tour de rle ou
et d'actrices s'lancrent sur
en chur, des histoires fala scne, vtus des costuComdienne de la troupe du roi. Dessin de E. Bocourt
c'apis une photographie.
buleuses et des scenarios
mes les plus bizarres qu'on
fantastiques, en s'accompagnant d'une pantomime bi- puisse imaginer. Les soieries brodes d'or dans leszarre. Eh bien! tel est l'attrait irrsistible de ce spec- quelles ils se drapeaient, les bonnets coniques orns de
tacle sur la foule qui le contemple et l'entend, qu'elle ne pierres fausses et de verroteries qu'ils portaient firele quitte pas un instant du regard et de l'oue pendant
ment sur leur tte, offraient un coup d'il saisissant
les vingt-quatre heures qui forment la dure moyenne et curieux. Quant leur jeu, on ne peut rien imaginer
d'une reprsentation de ce genre.
de plus simple; il consiste presque uniquement en une
A Siam, chaque grand personnage possde un thpantomime originale sans doute, mais assez disgratre et entretient une troupe d'acteurs. Sa Majest na- cieuse, que rvle un chur criard, plac peu de disturellement a les siens, dont je puis parler, ayant eu
tance des acteurs. Ce que l'on joua, je ne puis le dire :

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


240

LE TOUR DU MONDE.

tout ce que je compris fut une chasse au cerf des plus


puriles. Un acteur coiff d'une tte de cerf s'lance
sur la scne; on le poursuit pendant quelques secondes, on l'atteint, on le tue, on l'emporte, on le fait cuire
et on le mange sur la scne; tout cela en moins de
temps que je n'en mets l'crire. La msaventure de cet

Acton siamois n'tait cependant pas la catastrophe


dernire du drame ; la reprsentation durait depuis
six heures, lorsque, profitant du dpart de Sa Majest, qui nous avait fauss compagnie sans mot dire,
je me retirai non moins discrtement, et parfaitement difi sur l'art dramatique parmi les Siamois.

Il faut l'avouer, ils ne dploient un art vritable que


dans la mise en scne de l'acte qui clt le passage de
l'homme sur la terre, dans la mise en scne des funrailles. C'est un crmonial qui dure au moins trois jours
pour le mandarin ou bourgeois un peu riche, trois jours
remplis de feux d'artifices, de sermons de talapoins, de
comdies nocturnes, de jeux varis, et surtout de festins.

Quand il s'agit d'un cadavre ayant port couronne, c'est


bien autre chose 1... les infimes, les esclaves, les vils cheveux, les animaux de Sa Majest (traductions siamoises
de f clles sujets) peuvent compter alors sur six mois de
spectacles et sept grands jours de liesse et bombance.
Henri MouxoT.
(La suite la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

241

Dbarcadre d'une pagode moderne d'Ajuthia. Dessin de Thrond d'apres une photographie.

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARUES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858 - 1861, - TEXTE ET DESSINS INHDITS.

VI
Remonte du Mnam. Rives, riverains et embarcations. Ajuthia ancienne et moderne.

Un fragment d'histoire

par une plume royale.

Ayant termin, ou peu prs, mes observations et


mes visites Bangkok, je m'empressai d'arrter mes
dispositions de voyage. Je fis l'achat d'une lgre petite
barque qui pt contenir toutes mes caisses, un troit
espace couvert pour ma personne et un autre pour les
bipdes ou quadrupdes composant toute ma famille
d'adoption: deux rameurs, un singe, un perroquet et
un chien. L'un de mes domestiques tait Cambodgien,
l'autre Annamite, chrtiens tous deux et connaissant
quelques mots de latin e et d'anglais, qui, joints au peu
de siamois que j'avais dj pu apprendre, devaient me
suffire pour me faire gnralement comprendre.
Le 19 octobre je quittai Bangkok et remontai le Mnam
dans ma barque avec mes deux rameurs, dont l'un tait
en mme temps mon cook ou cuisinier. Le courant est
toujours trs-fort en cette saison, et nous mmes cinq
jours pour faire soixante-dix milles peu prs. La nuit
nous avions terriblement souffrir des moustiques, et
mme pendant le jour je faisais une chasse incessante
1. Suite. Voy. pages 219 et 225.
2. Le latin est en honneur chez les indignes chrtiens, grace
au rituel des missions.
VIII. 198 LIV.

coups d'ventail ces terribles petits vampires. Comme


la campagne tait entirement inonde, nous ne pouvions mettre pied terre nulle part; et quand prs des
habitations mmes je tuais un oiseau, il tait trs-souvent perdu pour moi. C'tait l un vrai supplice de Tantale, car les bords du fleuve sont si riants et si gais!
la nature si belle et si riche !
Dans cette saison de l'anne les pluies cessent entirement et pour plusieurs mois; depuis quelques jours la
mousson du nord-est commenait h souffler; le temps
tait constamment beau et la chaleur tempre par la
brise. Les eaux allaient galement se retirant. C'tait
l'poque des ftes religieuses des Siamois, et la rivire
tait presque sans cesse sillonne par une foule de longues et belles barques, charges de banderoles, et conduisant en plerinage des dvots des deux sexes dans
leurs costumes d'apparat. Beaucoup de ces barques, armes de plus de cinquante rameurs, couverts de vtements neufs et clatants, luttant de vitesse et s'excitant
par de longues clameurs et des cris perants, voguaient
aux sons d'instruments dont l'harmonie, amortie par
celle de l'onde, ne manquait point de charme. Des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

16

[email protected]

242

LE TOUR DU MONDE.

lignes interminables d'embarcations escortaient un mandarin dont la barque, ou, suivant l'appellation locale,
le ballon, clatant de dorures et couvert de sculptures,
brillait dans la flottille comme un cygne au milieu d'une
troupe de canards. Ce magistrat allait offrir des prsents
aux pagodes des environs et des toffes jaunes aux talapoins.
Le roi se montre rarement en public : deux ou trois
fois par an seulement, une fois en bateau et une fois
sur la terre ferme, dans le courant du mois d'octobre.
Sur le fleuve, il est toujours accompagn par trois ou
quatre cents barques, contenant souvent plus de douze
cents personnes, et l'aspect de cette procession nautique,

^^^IIpi1,P^I

dont les rameurs sont couverts d'habillements aux couleurs clatantes, et les barques de banderoles, est
rellement d'une splendeur indescriptible et telle que
l'Orient seul sait en dployer encore.
Chemin faisant, je ne cessais de m'tonner de la
g.liet et de l'insouciance du peuple siamois, malgr le
joug qui pse sur lui et les impts exorbitants dont il
est surcharg; mais la morbidesse du climat, la douceur native des indignes et le pli de la servitude, creus
de gnration en gnration, font oublier ceux-ci les
soucis privs et les amertumes insparables du rgime
oppresseur. Partout aussi sur mon passage on faisait
des prparatifs pour la pche, car le moment o les

New!

^V urlU!Ill r tll

I^

^i^,blp^

%'t^^,

eaux se retirent des champs est aussi celui- o l'on


prend le poisson, qui, sch au soleil, fournit la
consommation de toute l'anne, et s'exporte mme en
assez grande quantit. Ma barque tait tellement encombre de caisses, de botes et d'instruments que
l'espace qui me restait tait trs-restreint; j'y souffrais
de la chaleur et du manque d'air, mais surtout des moustiques, si nombreux, qu'on pouvait les prendre la
poigne et que leur bourdonnement tait comparable
celui d'une ruche. C'est la plaie des pays tropicaux; mais
c'est ici particulirement qu'ils pullulent d'une manire
effrayante, cause des marcages immenses, de la vase
et du limon que les eaux, en se retirant, laissent d-

couvert et oit la chaleur du soleil en fait clore en peu


de temps des nues. Mes jambes surtout taient une
chair vive.
Le 23 octobre j'arrivai Ajuthia, et mes deux rameurs
me conduisirent directement chez l'excellent P. Larnaudy, missionnaire franais, 'qui m'attendait. Je fus
parfaitement bien reu par ce bon prtre, qui mit
ma disposition, pour le temps que je dsirais, ce qu'il
avait de mieux offrir, c'est--dire sa petite maison de
bambou.
Le bon pre est aussi naturaliste et chasseur dans
ses moments de loisir; il voulut bien de temps en temps
m'accompagner, et tout en courant les bois, nous par-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

243

lions du charmant pays de France. Aprs une longue


chasse ou une promenade en bateau, nous rentrions
la case, o nous trouvions notre repas prpar par les
soins de Niou qui excelle dans la cuisine siamoise, et
que la fatigue nous faisait apprcier peut-tre plus que
de droit. Du riz avec une omelette ou du poisson cuit au
carry, b des tiges de bambous, des haricots crpus et
autres lgumes sauvages entraient dans la composition
de nos menus avec des poulets pour rti ou du gibier
quand la chasse avait t fructueuse. Trois poulets se
vendent un fuand (trente-sept-centimes).
Ajuthia est aujourd'hui la seconde ville du royaume.
Comme elle est presque entirement situe sur les bords

d'un canal qui relie le principal fleuve un autre cours


d'eau qui remonte vers Pakpriau et Korat, sur la route
du Laos, les voyageurs qui se dirigent vers ces lieux
s'arrtent d'ordinaire Ajuthia pour visiter les diffrents
temples de l'le o tait l'ancienne cit.
Le nombre actuel des habitants est de vingt trente
mille, parmi lesquels se trouvent beaucoup de Chinois,
quelques Birmans et des t.aturels de Laos. Ils s'occupent
gnralement de commerce, d'agriculture et de pche,
car ils ne possdent pas de manufactures importantes.
Les maisons flottantes forment la plupart des habitations, parce que les Siamois les regardent comme plus
saines que les maisons construites sur la terre ferme.

Le sol est admirablement fertile. Le principal produit


est le riz, qui, bien que d'une excellente qualit, ne se
vend pas aussi bien au march que celui qui crot plus
prs de la mer, parce qu'il est moins dru et que ses
grains sont plus petits. On fabrique aussi beaucoup
d'huile et de toddi, sorte de boisson enivrante et
sucre.
On tire ces deux produits du palmier, qui crot en
abondance dans ces parages. J'ai vu dans les jardins des
lgumes europens qui avaient atteint d'assez belles dimensions. Les fruits du pays sont aussi beaux que bons,
cependant la vgtation n'est pas tout fait la mme que
celle des environs de Bangkok. Le coco et la noix de pal-

mier deviennent de plus en plus rares en montant vers


le nord et fond place au bambou.
Ajuthia est naturellement considre comme une des
plus importantes de la contre, mais elle n'est dfendue
par aucune fortification. Elle a un gouverneur, un dput et quelques officiers en sous-ordre.
Le roi vient gnralement passer huit ou quinze jours
chaque anne dans la capitale de ses anctres. Il y possde un palais construit sur une des rives du fleuve, sur
l'emplacement de l'ancienne habitation de ses pres;
mais cet difice, construit en bambou et en bois de teck,
a peu l'aspect d'une rsidence royale.
La plupart des principaux marchands de Bangkok ont

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

244

LE TOUR DU MONDE.

Ajuthia des maisons qui leur servent la fois de magasin et de pied--terre; ils viennent s'y reposer une semaine ou deux pendant les chaleurs.
Les seuls restes visibles de l'antique sont un grand
nombre de watt ou temples plus ou moins ruins. Ils
occupent une surface de plusieurs milles d'tendue et
sont cachs par les arbres qui ont pouss tout alentour.
Comme la beaut d'un temple siamois ne consistepas dans
son architecture, mais bien dans la quantit d'arabesques
qui recouvrent ges murs de brique et de stuc, il cde
bientt l'action du temps et devi3nt, s'il est nglig,
un amas informe de bois et de briques recouvert de
toutes sortes de plantes parasites. Il en est ainsi des mo-

numents d'Ajuthia. Un monceau de briques et de terre,


que surmontent encore quelques sommets, marque la
place o, dans un temps, des milliers de croyants sont
venus se prosterner devant l'autel de Bouddha. Les
angles de cet immense quadrilatre de dcombres, dont
j'ai suivi en tous sens, mais non sans peine, les murailles bouleverses et franges de broussailles, sont encore
indiqus par des dmes brchs et des pyramides croules, dont les gravures ci-jointes reprsentent fidlement
l'aspect actuel. Au centre d'une niche antique, dmantele, dont la base seule rsiste encore aux outrages du
temps et de l'atmosphre, j'ai mesur une statue de
Bouddha (ou de Gautama, comme on l'appelle ici). Elle

a dix-huit mtres de hauteur et parat de bronze au premier coup d'oeil ; mais j'ai constat que, tout entire maonne en brique l'intrieur, elle tait simplement
revtue de plaques d'airain de trois centimtres d'paisseur. Mgr Pallegoix prtend que les ruines d'Ajuthia reclent d'inpuisables trsors et qu'on y fouille toujours
avec succs. Selon lui, une seule des statues qui dorment aujourd'hui sous les boulis des temples antiques
avait exig, pour sa confection, 25 000 livres de cuivre,
2000 livres d'argent et 400 livres d'or! Aujourd'hui le
vautour et l'orfraie nichent dans la couche de dcombres
qui les a ensevelis.
Au centre d'une plaine, quatre milles environ de la

ville, il y a une pyramide sacre d'une hauteur et d'une


largeur immenses; elle sert en quelque sorte d'asile
et le roi vient encore parfois la visiter. On n'y arrive
qu'en bateau ou dos d'lphant; car il n'y a, en fait
de route, pour aller jusque-l, qu'un canal ou des terrains marcageux. Cet difice est trs-clbre chez les
Siamois cause de sa hauteur; mais le seul attrait qu'il
puisse avoir pour un tranger, c'est la vue magnifique
qu'on a de son sommet. Ainsi que tous les autres monuments du mme genre, celui-ci est compos d'une succession de degrs partant de la base pour arriver au
fate ; quelques images mal faites viennent distraire la
monotonie de cet difice de brique. Il n'a aucun de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

245

ces ornements de faence dont les temples et les pyramides de Bangkok sont si abondamment recouverts.
Au troisime tage de ce monument, quatre corridors,
formant la croix, aboutissent dans l'intrieur du dme,
aux pieds d'une colossale statue dore de Bouddha, qu'entourent, assigent et souillent incessamment des tourbillons de chauves-souris et de chats-huants. Les ftides
excrments des oiseaux nocturnes sont dsormais le seul
encens du dieu abandonn, leurs cris aigus et sinistres
son seul cantique t Sic transit gloria mundi.
L'histoire d'Ajuthia se liant celle du dveloppement
et de la dcadence du royaume de Siam, nous ne pouvons mieux faire que de l'emprunter un rcit succinct

des destines de la monarchie siamoise, rcit qui n'est


pas sorti d'une plume moins rudite que celle de PhraSomdetch lui-mme'.
a Ajuthia est situe 15 19' de latitude nord, et
98 13' de longitude est de Paris; elle couvre l'emplacement de plusieurs autres villes qui reconnaissaient l'autorit cambodgienne. Vers l'an 1300 les habitants qui
occupaient toutes ces localits taient de beaucoup dcims par les guerres frquentes avec les Siamois du nord
et les Pgouans ou Moas, de sorte que ces cits furent
vacues ou dlaisses en dcombres : il n'en est rest
que les noms. Au mois d'avril 1350, le roi U-Tong,
prince plus puissant qu'aucun de ses prdcesseurs, cher-

chant une localit salubre pour sa rsidence, arrta son


choix sur le district d'Ajuthia, et fonda la ville de ce
nom, qui ds lors s'tendit et s'embellit graduellement;
sa population s'accrut non-seulement par l'augmentation
naturelle, mais par l'affluence de familles du Laos, du
Cambodge, du Pgou, d'habitants de la province chinoise
d'Yunnam, qui y taient amens captifs, puis de Chinois et de musulmans de l'Inde qui y venaient trafiquer
Quinze rois de la dynastie d'U-Tong rgnrent Ajjuthia;
aprs quoi le puissant souverain du Pgou, Chamnadischop, rassembla une arme nombreuse o l'on
comptait des Pgouans, des tribus de Birmans et du
nord de Siam, et il vint attaquer Ajuthia. Les ennemis,

aprs un sige de trois mois, prirent cette capitale ,


mais ne dtruisirent ni ne massacrrent ses habitants; le monarque pgouan se contenta de faire prisonniers le roi et la famille royale pour les emmener
la suite de son char de triomphe au Pgou; et il laissa
comme gouverneur de sa nouvelle dpendance Mathamma-raja, dont il emmena le fils an comme otage
au Pgou : ce fils s'appelait Phra-Naret. Ceci se passait
en 1556.
1. Cet opuscule, publi d'abord par M. Dean dans le Chinesse
repository, a t reproduit in extenso par M. John Bowring dans sa
belle compilation sur le Royaume et le peuple de Siam (the Kingdown and people of Siam, London, J. W. Parker and Son, 1857).

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

246

LE TOUR DU MONDE.

Cet tat de dpendance et de soumission ne dura toutefois que peu d'annes. Au milieu de la confusion que
l'on vit natre la cour du Pgou, au sujet de l'avnement
d'un nouveau roi, le prince Naret s'chappa avec sa famille, et, avec l'aide de plusieurs Pgouans influents,
il s'aventura reprendre le chemin de son pays. Le nouveau roi du Pgou envoya des troupes sa poursuite;
mais le prince Naret s'attaquant leur chef, lui lana un
de ses traits, qui le fit tomber mort de son lphant. Le
prince arriva ensuite sain et sauf Ajuthia.
a Une guerre s'alluma avec le Pgou, et le Siam redevint tat indpendant. Six gnrations aprs, sous le roi
Nara, plusieurs marchands europens s'tablirent dans
le pays, et parmi eux se trouvait Constance Phaulcon,
qui ses services valurent le gouvernement de toutes les
provinces du nord du Siam. Il conut le projet d'tablir
un fort d'aprs le systme europen pour la dfense de
la capitale; le roi ayant accueilli trs-favorablement ce
plan, Constance fit choix d'un terrain sur un canal prs
de Bangkok, ville qui tire son origine de cette construction.
Le mme clbre Europen amena le roi Nara
restaurer l'ancienne ville de Nophaburi (Louvo), et y
construisit un palais royal magnifique d'aprs les principes de l'architecture europenne ; il y tablit ensuite
une demeure spacieuse pour lui-mme, puis une glise
catholique dont les inscriptions se reconnaissent mme
de nos jours. Ces btiments, tombs en dsutude,
offrent encore le spectacle de ruines imposantes. Constance avait commenc ou projet bien d'autres travaux,
des aqueducs, des exploitations de mines, etc., lorsque
la jalousie des nobles siamois vint l'arrter dans sa carrire et causer sa perte. Accus d'avoir tremp dans un
complot, il fut assassin sur un ordre du roi. (C'est du
moins la tradition reue; les annales crites de Siam
cependant prtendent qu'il a t tu par un prince rebelle, qui comprenait bien que Constance en vie, il ne
pouvait rien contre l'autorit du roi.) On montre encore
quelques vestiges des travaux utiles du malheureux favori,
tels qu'un canal, qui devait aller de Nophaburi au lieu
sacr, dit Phrbat, et un aqueduc dans les montagnes.
La mort de Nara fut le signal de nouvelles rsolutiens de srail; un fils illgitime tua son successeur,
donna d'abord la couronne son tuteur, se rservant
pendant quinze ans les fonctions de premier ministre,
jusqu' ce qu'enfin, la mort de son tuteur, il prit luimme le sceptre. Il s'appelait Nai-Dua. Deux de ses fils
et deux de ses petits-fils rgnrent successivement
Ajuthia; un de ces derniers ne rgna que peu de temps
et entra dans les ordres religieux aprs avoir cd la
couronne son frre. Pendant ce rgne, en 1759, une
invasion formidable eut lieu; le roi des Birmans, la
tte de trois corps de troupes nombreuses, pntra dans
le pays et concentra ses forces devant la capitale Ajuthia
qu'il cerna. Le roi siamois (Chaufa-Ekadwat-AurakMoutri) n'opposa point une rsistance rflchie, et ses
grands dignitaires ne lui prtrent nulle assistance. Il
appela bien tous les habitants des petites villes voisines

au sein de sa capitale et concerta des plans pour sa dfense, mais la division et la jalousie rendirent tous les
efforts infructueux. Le sige se prolongea deux ans; les
assigs parpillrent leurs forces dans de petits combats
et des sorties o, pour la plupart, les Birmans taient
victorieux. Leur gnral Maha-Noratha mourut en vain;
ses principaux officiers choisirent un autre chef, qui,
profitant de la saison de scheresse, franchit les fosss, ouvrit des brches, enfona les portes et se rendit
matre de la ville. Les provisions des Siamois taient
puises, la confusion tait son comble, et l'ennemi
victorieux mit le feu la ville. A peine le roi, grivement bless, put-il s'chapper avec les flots de fuyards;
il mourut bientt des suites de ses blessures et de ses
fatigues, compltement dlaiss; ce n'est que plus tard
qu'on a trouv et enterr son corps. Son frre, le grand
talapoin, et alors le personnage le plus considrable de
son pays, fut emmen prisonnier par les Birmans.
Ceux-ci s'apercevant que le Siam tait trop vaste et trop
loign pour y tablir leur gouvernement, se rsolurent
y porter partout le pillage et l'incendie; ils massacrrent impitoyablement les habitants pour leur extorquer
le secret de leurs trsors supposs. Cette uvre de destruction et de carnage dura deux mois ; les officiers birmans s'enrichirent des dpouilles des malheureux habitants, dont ils emmenrent un grand nombre captifs;
non satisfaits encore de ces actes de cruaut et de brigandage, ils laissrent un chef pgouan, nomm PhayaNackong, pour administrer le pays selon son bon plaisir,
et avec la charge spciale de runir encore des esclaves
et du butin, pour transporter le tout en temps opportun
dans le pays des Birmans.
a Ainsi prit Ajuthia, en mars 1767, aprs quatre cent
dix-sept ans d'existence, sous trente-trois rois et trois
dynas ties.
o Et tout le pays des Thai tomba dans l'anarchie, parcouru en tous sens par des bandes armes et dchir par
ses propres enfants autant que par ses ennemis. Les forts, les dserts mme les plus inaccessibles cessrent
d'tre un asile pour les opprims, et se changrent en
repaires de bandits qui s'gorgeaient les uns les autres
pour s'arracher leur butin.
a Un homme aussi habile que brave entreprit de mettre un terme ce triste tat de choses. Pin-Tak, Chinois
d'origine, n en 1734 daus le nord du Siam, avait su
obtenir, sous le dernier roi, d'abord un poste secondaire, puis celui de gouverneur de sa ville natale, Tak;
il y prit, de son chef, le titre magnifique de Phaya : de l
vient le nom qu'il a gard dans l'histoire. Il avait t
appel une espce de vice-royaut des provinces occidentales peu de temps avant l'invasion des Birmans;
ayant d cder devant le nombre, il se retira sur Ajuthia ; mais s'apercevant que le gouvernement n'tait
pas capable de rsister l'ennemi, il se rfugia avec sa
troupe Chantaburi (Chantaboun), ville situe sur le
bord est du golfe de Siam. Il en fit le centre de la rsistance l'tranger et l'asile de braves compagnons qui
dsertaient les drapeaux des bandes de brigands pour

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE

TOUR DU MONDE.

247

les siens. Phaya-Tak se trouva bientt la tte de dix


Tels sont les traits rapides du travail historique crit,
mille hommes, et fit des traits avec les chefs du nord il y a peu d'annes, par le premier roi de Siam. Comet du sud-est du Cambodge et de l'Annam ou Cochin- pltons ce rcit d'aprs d'autres donnes. Le terme du
chine. Usant tantt de ruse, tantt de force, il s'em- rgne de Phaya-Tak ne fut nullement heureux. Tomb,
para des districts du nord et surprit Phaya-Nackong, le dans les dernires annes de sa vie, dans une noire mgouverneur des Birmans, Bangkok, le tua et s'empara lancelie, il devint cruel et perdit sa popularit. Un de
de tout le butin de l'ennemi : argent, provisions et muses gnraux, Chakri, qui commandait dans le Camnitions de guerre. Toutefois, ne jugeant pas ses forces bodge, se prvalut de ces circonstances pour ourdir concapables de rsister une nouvelle invasion qui tait tre lui un complot; il surprit le roi Bangkok, le mit
probable, il se dcida se retirer plus au midi et ta- aux fers et peu aprs mort (1782). Alors Chakri luiblir le centre de son pouvoir Bangkok : cet endroit,
mme prit le sceptre ; toutefois il mourut peu de temps
plus rapproch de la mer, tait aussi plus favorable aprs et eut pour successeur son fils, sous lequel les
une retraite si la fortune lui devenait contraire. Il y ar- anciennes querelles avec les Birmans se ravivrent, surriva la tte de ses troupes, y tablit sa capitale, et btit tout propos de quelques districts du nord, aux frontison palais sur le bord occidental du fleuve, prs du fort res indcises. Deux fois le roi de Siam sortit vainqueur
qui est rest debout jusqu' prsent.
de ces luttes; lorsque les Birmans revinrent la charge
a Poursuivant son oeuvre avec une rare persistance, il
pour la troisime fois, le roi perdit la partie occidentale
eut encore plusieurs rencontres avec les Birmans, et les
du pays, qui depuis relve de la Birmanie. Le roi mouvainquit surtout au moyen d'une flottille qui multipliait rut en 1811; son fils et successeur, craignant ou feignant
ses forces. Une fois il s'empara de tout leur camp et de craindre de nouveaux complots, fit dcapiter cent dixd'une partie du butin qu'ils avaient ramass ; enfin il dsept nobles siamois, parmi lesquels il y avait plusieurs
livra compltement le pays de ces ennemis, qui y avaient gnraux qui avaient vaillamment combattu ct de
port la dsolation et la terreur. Le peuple, le reconnaisson pre contre les Birmans; un de ses cousins, trssant comme son sauveur, ne s'opposa nullement son aim du peuple, tomba galement victime parmi ces supdsir de ceindre la couronne; il envoya de Bangkok des
plices multiples qui alinrent au prince l'affection de
ordres, des gouverneurs et des colonies mme pour re- ses sujets. Sous d'autres rapports, son rgne portait cepeupler le pays dans diverses directions. Ainsi, la fin pendant le cachet d'une certaine habilet. Il avait rede 1768, il se voyait le souverain absolu de toute la pouss avec succs les attaques incessantes des Birmans
partie mridionale de Siam et de la province orientale et rprim plusieurs rvoltes. 11 emmena tous les pribaigne par le golfe. Profitant d'une guerre acharne de
sonniers de guerre captifs Bangkok, leur donna des
la Chine avec les Birmans, il reconquit la province du terres cultiver, et contribua ainsi d'une manire effinord ou de Korat. Deux autres provinces qui, pendant cace la prosprit de sa rsidence. Il sut matriser aussi
l'invasion trangre, s'taient affranchies compltement, l'humeur inquite des Malais.
furent recouvres encore par Phaya-Tak; au bout de
C'est sous son rgne que parut Bangkok la mission
trois ans, il tait le matre incontest du Siam, et il con- anglaise dirige par sir John Crawfurd, diplomate aussi
solida de plus en plus son autorit, rtablissant partout estimable que savant distingu.
l'ordre et la paix. Ayant rorganis compltement le
Quand ce souverain mourut, en 1824, son fils Choroyaume, il lui fut facile de rsister une nouvelle atFa-Mongkut n'avait gure que vingt ans; en sa qualit
taque des Birmans en 1771; l'anne suivante, il dirigea de fils an de la reine , le trne lui appartenait; mais
une expdition contre la pninsule malaie, dans l'inten- un de ses frres, fils d'une concubine et plus g que
tion de prendre possession de Ligor, la capitale, dont le lui, s'empara du pouvoir en disant au prince : a Tu es
gouverneur, ancien sujet des rois d'Ajuthia, s'tait re- encore trop jeune, laisse-moi rgner quelques annes,
vtu lui-mme de la royaut et avait montr des dispo- et, plus tard, je te remettrai la couronne. n 11 se fit
sitions hostiles contre le nouveau roi de Siam, qu'il donc proclamer roi, sous le nom de Phra-Cho-Prasattraitait d'usurpateur. Aprs quelques rencontres assez Thong. Une fois assis sur le trne, il parat que l'usurvives, le gouverneur de Ligor se rfugia chez le chef de pateur, s'y trouvant bien, ne songea plus remplir :a
Patawi, autre ville de la pninsule malaie; cependant il promesse. Cependant le prince Cho-Fa, craignant que
fut livr aux affids de Phaya-Tak, qui, dans l'inter- s'il acceptait quelque charge dans le gouvernement, tt
valle , tait entr Ligor et y avait saisi toute la famille ou tard, et sous quelque spcieux prtexte, son frre ne
du gouverneur et tous ses trsors. Parmi ls membres vnt attenter sa vie, se rfugia prudemment dans une
de cette famille quasi royale se trouvait la fille du gou- pagode, et se fit talapoin. Il se passa deux vnements
verneur rebelle, personne d une grande beaut, la- mmorables sous le rgne de Phra-Cho-Prasat-Thong
quelle le roi de Siam daigna donner une place dans son le premier fut la guerre qui eut lieu en 1829 contre le roi
harem; grce son intervention, son pre et tous les laotien de Vieng-Chang; ce monarque, fait prisonnier,
membres de sa famille eurent la vie sauve, et mme fut amen Bangkok, mis dans une cage de fer, expos
plus tard (en 1776) le gouverneur de Ligor fut rint- aux insultes de la populace, et ne tarda pas succomber
gr dans la vice-royaut de cette contre, gouverne jus- aux mauvais traitements qu'il endurait. Le second fut
qu'aujourd'hui par ses descendants.
, une expdition dirige contre les Cochinchinois, par

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

248

LE TOUR DU MONDE.
et il expira le 3 avril 1851. Ce jour-l mme, malgr les
complots des fils du roi dfunt, que le premier ministre
sut habilement comprimer, le prince Cho-Fa quitta
son monastre et ses habits jaunes, et fut intronis sous
le nom dj connu de nos lecteurs de Somdetch-PhraParamander-Mah-Mongkut, etc. J'abrge : l'numration de tous les titres de Sa Majest siamoise tiendrait
plus d'une page. Vingt-six annes d'tudes solitaires

terre et par mer, et qui n'eut d'autre rsultat que de procurer Siam des milliers de captifs.
Au commencement de 1851, le. roi, tant tomb trsmalade, rassembla son conseil, et proposa un de ses fils
pour successeur. On lui rpondit : a Sire, le royaume a
dj son matre. Atterr par cette rponse, le monarque rentra dans son palais et ne voulut point reparatre
en public; le chagrin et la maladie le minrent bien vite,

Ci '. o

a> '^-

_ _

:.

F , ,;

Ruines du temple et d'une statue de Bouddha, Ajuthia (voy. p. 244). Dessin de Catenacci d'aprs une photographie.

n'avaient pas t sans fruits pour l'me honnte de ce


monarque. Il avait vu, pendant ce quart de sicle, grandir irrsistiblement la puissance des Anglais sur cette
terre de l'Inde, berceau des plus antiques traditions et
des dieux de son peuple, et la domination nerlandaise
sur le grand archipel malais, auquel les intrts commerciaux d'une grande partie de ses tats sont entirement lis. Dans le mme temps il avait t tmoin de la
chute et du dpcement du royaume birman, si longtemps

le rival et la terreur du sien; enfin les signes manifestes


de la dcadence du Cleste-Empire, modle et rgulateur sculaire de tous les tats de l'extrme Orient, n'avaient pu lui chapper. Salutaires spectacles pour des
yeux intelligents !... Phra-Somdetch y puisa, sinon une
conviction bien arrte, du moins une tendance se tourner vers l'Occident pour y chercher des conseils et des
appuis, puisque c'est de l que rayonne aujourd'hui la
lumire. Il sortit de sa retraite claustrale avec un grand

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
fonds de tolrance. Une de ses premires mesures fut la
rvocation d'un arrt d'exil qui frappait plusieurs missionnaires. Dans l'audience qu'il accorda h l'vque Pallegoix, partant pour l'Europe en 1852, il lui remit pour
le pape une lettre autographe crite en langue anglaise,
et dans laquelle il exprimait sa haute considration pour
le chef du culte catholique, et lui communiquait en mme
temps sa rsolution d'accorder cette religion, dans ses

249

tats, toutes les liberts dont elle pourrait avoir besoin.


Il ajoutait qu'il agissait en harmonie avec l'esprit de ses
anctres en assurant ses sujets -one libert de religion
complte. Dans ce but il fit recueillir des renseignements
sur les travaux des missionnaires catholiques, afin de
protger les indignes convertis au christianisme contre
les exactions des fonctionnaires paens. A dater de cette
poque les relations d'amiti avec la France et l'Europe

Pyramides ruines d'Ajuthia. Dessin de Catenacci d'aprs une photographie.

n'ont pas discontinu et sont devenues de plus en plus


intimes. Ces rsultats dj acquis et ces bonnes intentions
devront rendre l'histoire indulgente pour les faiblesses
du caractre de Phra-Somdetch, et pour son impuissance
cautriser les plaies sculaires de son pays.
Les limites du Siam ont beaucoup vari diverses
poques de son histoire; et aujourd'hui mme, l'exception de la frontire occidentale, les autres lignes de dmarcation ne sauraient tre traces d'une manire bien

exacte, la plupart des frontires tant occupes par


des tribus plus ou moins indpendantes. Toutefois ces
limites, en y faisant entrer la pninsule malaie, s'tendent aujourd'hui du quatrime au vingtime degr de
latitude nord, et du quatre-vingt-douzime au centime
mridien. D'aprs cette valuation, la longueur des
tats siamois atteindrait peu prs quatre cent cinquante lieues; sa largeur varierait depuis quelques kilomtres jusqu' cent soixante-dix lieues.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

250

VII
Pakpriau. Le mont Phrbat. Le prince-abb. Temple et
monastre. Le pied de Bouddha. Empreintes gologiques.

La chaleur est quelquefois accablante Ajuthia; pendant huit jours nous avons prouv trente-deux degrs
centigrades l'ombre nuit et jour, mais peu de moustiques, ce qui tait un grand soulagement. Mes courses
m'ont ramen plus d'une fois vers les grandes ruines qui
se trouvent au milieu des bois, et j'y ai fait une collection de beaux papillons et plusieurs insectes nouveaux.
En quittant Ajuthia, je me dirigeai vers Pakpriau, qui
est quelques jours de marche, au nord, sur la frontire
du Laos; c'est un pays de montagnes qui me promettait
une ample rcolte d'insectes et de coquilles terrestres.
La grande comte (1858) que j'avais dj observe
pendant mon voyage sur mer brillait maintenant sur le
fleuve de tout son clat; sa queue tait vraiment splendide. Il est difficile de ne pas croire que c'est cet astre
que nous devons les fortes chaleurs qui ont marqu l't
et l'automne de cette anne.
Jusqu' prsent ma sant est reste excellente; je ne
me suis jamais mieux port, mme dans le nord de la
Russie. Depuis l'arrive des vaisseaux anglais et d'autres
navires europens Bangkok, tout y a doubl de prix;
nanmoins tout est encore ici trs-bon march relativement aux prix d'Europe. Je ne dpense pas plus d'un
franc par jour pour mon entretien et celui de mes hommes. Le peuple vient en masse pour voir mes collections, et il ne peut s'imaginer ce que je puis faire avec
tant d'animaux et d'insectes.
Quel contraste entre cette nature-ci et celle de notre
Europe! Compar ce globe enflamm, ce ciel tincelant, que notre soleil est ple, que notre ciel est
froid et sombre! Qu'il est doux, le matin, de se lever
avant ce soleil clatant! Et qu'il est plus doux encore,
le soir, de prter l'oreille ces mille sons, ces cris stridents et mtalliques, qui s'lvent de tous les points du
sol, comme si une arme d'orfvres et de batteurs d'or
taient l'ouvrage ! De silence, de repos, nulle part;
partout et toujours on ne voit, on n'entend que le bouillonnement de la vie dans cette nature exubrante.
Je reste tonn chaque fois que je vois de petits bambins de deux trois ans dirigeant des barques de toute
dimension et nageant et plongeant sans cesse au milieu
de ce fleuve rapide et profond comme une mer. Rptons-le, ils vivent en amphibies. Je m'amuse souvent
voir ces petits tres fumer mes bouts de cigares, pour
lesquels ils courent aprs les papillons et me les rapportent sans les endommager.
J'ai dcouvert, chemin faisant, cette espce d'araigne
que l'on trouve aussi, je crois, au Cap, et que l'on pourrait lever pour en tirer la soie; en saisissant le bout
de celle-ci qui lui sort du corps, l'on n'a qu' dvider,
dvider toujours; le fil est trs-fort, lastique, et ne se
rompt jamais pendant l'opration.
Que le peuple, dans ce pays, serait heureux s'il ne croupissait pas dans l'esclavage le plus abject 1 La nature l-

tonde, cette excellente mre, le traite en enfant gt :


elle fait tout pour lui. Les arbres des forts sont chargs
de lgumes et de fruits exquis ; les rivires, les lacs et les
tangs abondent en poissons; quelques bambous suffisent
pour la construction d'une maison. Le dbordement priodique des eaux se charge dans la plaine de rendre la
terre d'une fertilit extraordinaire. Ici l'homme n'a qu'
semer et planter; il abandonne le soin du reste au soleil, et il ne connat ni ne sent le besoin de tous ces
objets de luxe qui font partie de la vie de l'Europen.
Le 13 novembre nous arrivmes un village nomm
Arajiek; le terrain y tait dj plus lev, et pouvant
enfin mettre le pied sur la terre ferme et battre la campagne, je tuai plusieurs cureuils blancs que je n'avais
pas rencontrs dans les environs de Bangkok. Plusieurs
semaines de courses et de voyages ne m'ont pas encore
habitu ce cri perant que font entendre pendant toute
la nuit des milliers de cigales et d'autres insectes qui
semblent ne dormir jamais. C'est sur les deux rives un
mouvement et un bruit continuels.
A peine le soleil commence-t-il dorer la cime des
arbres que les oiseaux, toujours alertes et gais, entonnent chacun leur hymne du matin; c'est un concert enchanteur, une varit de sons sans fin. Ce n'est que
dans la solitude et dans la profondeur des bois qu'on
peut rellement admirer et observer l'espce d'accord ou
d'ensemble du chant des nombreux oiseaux qui retentit
de manire former comme un choeur symphonique;
ainsi la voix de l'un est rarement touffe par celle de
l'autre; on jouit en mme temps de l'effet que produit
l'ensemble et du charme du musicien ail que l'on prfre. Les martins, les fauvettes, les drongos, les dominicains , rpondaient aux tourterelles roucoulant au
sommet des plus hauts arbres, tandis que des grues,
des hrons, des martins-pcheurs et une quantit d'autres espces d'oiseaux aquatiques ou de proie poussent
de temps en temps quelque cri rauque ou perant.
Je me fais conduire chez le mandarin du village, qui
m'accueille avec affabilit et m'offre, en retour de quelques petits prsents, un djeuner compos de riz, de
poisson frais et de bananes. Je lui demande de me faciliter les moyens de visiter le mont Phrbat, plerinage
fameux o les Siamois vont en grand nombre adorer tous
les ans le vestige du pied de Bouddha; v il m'offre de
m'accompagner, proposition que je reois avec reconnaissance. Le lendemain, sept heures du matin, mon hte
m'attendait la porte avec des lphants monts par
leurs cornacs et les hommes ncessaires notre excursion. Le mme soir, sept heures, nous tions rendus
notre destination.
Peu d'instants aprs notre arrive, tous les habitants
du mont en taient instruits , et talapoins et montagnards ne purent rsister au dsir de voir l'tranger; u
je distribuai aux principaux d'entre eux quelques petits
prsents qui les enchantrent, mais mes armes taient
surtout l'objet de leur admiration.
Je me rendis la demeure du prince de la montagne,
qu'une maladie retenait dans sa maison; il me fit servir

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
djeuner, me tmoignant du regret de ne pouvoir
m'accompagner en personne, mais il eut la gracieuse
prvenance de m'envoyer quatre hommes pour me servir de guides et d'aides. En retour de son amabilit et
de l'empressement qu'il mit me rendre service, je lui
prsentai un petit pistolet, qu'il accepta avec les marques
de la plus grande joie.
Le mont Phrbat et la plaine qu'il domine huit lieues
la ronde forment le fief de ce dignitaire, dont l'existence
est tout fait celle des princes-abbs de l'Europe fodale. Il a des milliers de vassaux taillables et corvables
sa merci, et en emploie autant qu'il veut au service de
son monastre, o rien ne rappelle le voeu de pauvret

transport et entass les uns sur les autres tous ces blocs
erratiques? A la vue de ce ple-mle, de ce chaos, j'ai
compris comment l'imagination de ce pauvre peuple,
rest enfant en dpit des sicles qui ont pass sur lui, a
cru retrouver l des traces du passage de ses fausses divinits. On dirait qu'un rcent dluge vient de se retirer.
La vue seule de ce tableau me rcompensa de mes fatigues. Jusqu'au sommet de la montagne, dans les valles,
dans'les crevasses des rochers, clans les grottes, partout,
je rencontrai des empreintes d'animaux, parmi lesquelles celles d'lphant et de tigre sont les mieux
marques et les plus communes; mais j'ai pu me convaincre que plusieurs de ces empreintes provenaient d'a-

251

de son ordre; il ne sort jamais qu'en magnifique palanquin, tel qu'en ont les plus grands princes, et la suite de
pages qui l'entoure, ainsi que la troupe de jouvencelles
alertes qui est charge du soin de son rfectoire, ne m'ont
pas paru affects de la plus lgre teinte d'asctisme.
Je me rendis, de sa demeure, sur le versant occidental
de la montagne o se trouve le fameux temple qui renferme l'empreinte du pied de Samonakodom, le Bouddha
de l'Indo-Chine. Je fus saisi d'tonnement et d'admiration
en arrivant cette partie de la montagne, et je me sens
incapable d'exprimer convenablement la grandeur du
spectacle qui s'offrit ma vue. Quel bouleversement de
la nature 1 Quelle force a soulev ces roches immenses,

nimaux antdiluviens et inconnus. Tous ces tres, selon


les Siamois, formaient le cortge de Bouddha son passage sur la montagne. Quant au temple lui-mme, il
n'a rien d'admirable; car il est comme presque toutes les
pagodes du Siam : inachev d'un ct, et dgrad de
l'autre. Il est construit en briques, quoique les pierres
et le marbre abondent Phrbat, et l'on y arrive par une
suite de larges degrs. Les murs, couverts de petits
morceaux de verre de couleur, forment des arabesques
d'une grande varit, et resplendissent au soleil avec des
reflets chatoyants qui ne sont pas sans charme. Les panneaux et les corniches sont dors; mais ce qui surtout
attire l'attention par la finesse et la beaut du travail, ce

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

lottnow *ix saJdr,p Toornam ap ulssaa inqviqd ap alsmppnoq 0.12stuour up an&

LE TOUR DU MONDE.

253

Dans tout le district de Pakpriau, depuis les rives du


sont les portes massives en bois d'bne, incrustes de
nacre de diverses couleurs qui forment des dessins d'un fleuve, l'est comme l'ouest, tout le terrain, jusqu'aux
fini admirable. L'intrieur du temple ne rpond pas montagnes qui commencent une distance de huit ou
l'extrieur, toutefois le sol est recouvert de nattes d'ar- dix milles, ainsi que sur toute cette chane, du somgent, les murs portent encore des traces de dorure, mais met la base, est' couvert de fer hydroxyd et de
noircies par le temps et la fume ; un catafalque est lev fragments d'arolithes ; aussi la vgtation y est-elle
au milieu de la salle, entour de lambeaux de serge do- chtive, et les bambous en forment la plus grande parre; c'est l que l'on conserve la fameuse empreinte du tie ; mais partout o les dtritus ont form une couche
pied de Bouddha. La plupart des plerins la couvrent de d'humus un peu paisse, elle est au contraire d'une grande
leurs offrandes : de poupes, de grossires dcoupures richesse et d'une grande varit. Les arbres, hautes et
en papier, de tasses et d'une quantit immense de bim- innombrables futaies, fournissent des gommes et des
beloterie ; plusieurs de ces objets sont en or et en argent. huiles qui seraient prcieuses pour le commerce et l'industrie, si on pouvait engager les habitants paresseux et
Aprs un sjour d'une semaine sur ce mont, d'o je
rapportai, avec d'intressantes collections, des reliques insouciants les recueillir. Les forts sont infestes
de tigres, de lopards et de
ptries avec les cendres
chats-tigres. Deux chiens
d'anciens rois, je fus reconet un porc furent enlevs
duit par les lphants de
prs de la chaumire des
mon hte d'Arajiek, qui ne
chrtiens gardiens de nom'avait pas quitt, et par
tre barque pendant notre
un guide que le prince de
sjour Pakpriau. Le lenPhrbat m'obligea d'accepdemain j'eus le plaisir de
ter. Nous remes encore
faire payer au lopard le
l'hospitalit dans la maison
vol commis ces pauvres
de ce dignitaire, et le lengens, et sa peau me sert
demain la rivire nous rade natte. O le sol est humenait Sarabcri, chefmide et sablonneux, je
lieu de la province de Paktrouvai en grand nombre
priau et rsidence d'un
des traces de ces animaux;
gouverneur.
mais celles du tigre royal
Sarabiiri, ville d'une assont beaucoup plus rares.
sez grande tendue et peuPendant la nuit ies habiple de cultivateurs siatants n'osent pas s'avenmois, chinois et laotiens,
turer hors de leurs habiest compose, comme toutations; mais dans la jourtes les villes et villages de
ne ils savent que ces aniSiam, de maisons faites en
maux, repus du fruit de
bambous et demi caleurs chasses, se retirent
ches sous le feuillage le
dans leurs antres au fond
long de la rivire. Au del
des bois. tant all explosont les champs de riz; puis
rer la partie orientale de
plus loin sont d'immenses
la chane de Pakpriau, il
forts o habitent seuls les
sommet du mont Phrbat. Dessin de Catenacci
m'arriva de m'garer en
animaux sauvages.
d'aprs M. ntouhot.
pleine fort la poursuite
Le 26 au matin nous passmes devant Pakpriau, village prs duquel commen- d'un sanglier qui se frayait un passage dans le fourr avec
cent les cataractes; les eaux tant encore hautes, nous beaucoup plus de facilit que mes gens et moi, chargs
emes beaucoup de peine lutter contre le courant. A de fusils, de haches, de botes, etc. ; nous manqumes
peu de distance au nord de ce bourg, je Trouvai une sa piste ; cependant, par les cris d'effroi des singes et
autres animaux , nous savions ne pas tre loigns de
pauvre famille de chrtiens laotiens dont le bon P. Larnaudy m'avait parl'. Nous amarrmes notre barque
quelque tigre ou lopard, digrant sans doute sa proie
auprs de leur habitation, esprant qu'elle y serait plus du matin. La nuit arrivait, il fallait songer regagner
en sret qu'ailleurs pendant le temps que j'emploierais le logis sous peine de quelque affaire dsagrable; mais,
l'exploration des montagnes des environs et visiter
en dpit de nos recherches, nous ne pmes trouver de
Patawi, qui est le plerinage des Laotiens, comme Phr- sentier, et nous dmes, trs-loigns du bord de la fobat est celui des Siamois
rt, passer en consquence la nuit sur un arbre, o,
avec des branches et des feuilles, nous nous fmes des
espces de hamacs; le lendemain seulement, au grand
1. Le P. Larnaudy tait l'interprte de l'ambassade siamoise qui
jour, nous pmes reconnatre notre chemin.
a visit la France en 1860-1861.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

254

LE

TOUR

VIII
Patawi. Vue magnifique. Retour Bangkok.

Ayant fait inutilement chercher des bufs ou des


lphants pour porter nos bagages et explorer cette
partie du pays, dont tous les cultivateurs sont occups
la rcolte du riz, je laisse ma barque et son contenu
la garde de nies htes laotiens, et nous partons
pied, comme des plerins, pour Patawi par une belle
matine et un temps lgrement couvert, le temps des
chasseurs, n et qui me rappelle les agrables journes
d'automne de mon pays; je suis accompagn seulement
de Ke et de mon jeune guide laotien. Nous suivons
pendant trois heures un sentier au milieu des forts infestes de btes sauvages, et croisons ensuite la route
de Krat; enfin nous arrivons Patawi. Comme Phrbat, au pied de la montagne et l'entre d'une longue et
large avenue qui conduit la pagode, se trouve une cloche
que frappent les plerins leur arrive, afin d'informer
les bons gnies de leur prsence et les disposer couter
leurs prires. Le mont, isol, de cent cinquante mtres de
hauteur, est de mme formation que celui de Phrbat,
mais d'un aspect diffrent, quoique aussi grandiose. Ici
ce n'est plus cet amas de blocs rompus, superposs,
comme si des gants les avaient bouleverss en se livrant
un combat pareil ceux dont parle la fable; Patawi
semble compos d'un seul bloc, d'une immense roche,
qui s'lve presque perpendiculairement comme une
muraille, l'exception de la portion du milieu, qui, du
ct sud , surplombe comme un toit et s'avance de six
sept mtres sur la valle, qu'on domine comme du haut
d'une plate-forme. Au premier coup d'oeil, on reconnat
l'action de l'eau sur un sol qui n'tait primitivement
que de l'argile.
Il y a beaucoup d'empreintes semblables celles de
Phrbat, et en plusieurs endroits des troncs entiers d'arbres couchs sur le sol et ptrifis ct d'arbres existants et pareils; on dirait que la hache vient seulement
de les abattre, et ce n'est qu'en essayant leur duret
avec le marteau que l'on peut s'assurer de ne pas commettre de mprise. Aprs avoir franchi plusieurs larges
degrs en pierre, je trouvai main gauche la pagode et
droite l'habitation des talapoins, qui, au nombre de
trois, un suprieur et deux hommes pour le servir,
gardent et honorent les prcieux rayons de Somanakodom. Les auteurs qui ont crit sur le bouddhisme ignorent-ils la signification du mot a rayons, n employ
par les sectateurs de Bouddha? Or, en siamois, le mme
mot qui signifie rayon, A veut dire galement ombre;
et c'est par respect pour leur divinit que la premire
acception est gnralement reue.
Le talapoin et ses deux hommes furent trs-surpris
de voir arriver un farang n tranger, dans la pagode.
Quelques petits prsents ne tardrent pas me mettre
dans leurs bonnes grces. Le suprieur surtout fut enchant d'un morceau de fer aimant que je lui donnai; il s'amusa longtemps avec ce jouet et poussa des
cris d'admiration chaque fois qu'il le voyait attirer et

DU MONDE.
soulever tous les petits instruments qu'il mettait sa
porte.
Je me rendis l'extrmit nord de la montagne, o
quelque tre gnreux, pour faire une oeuvre mritoire,
a eu la bonne ide de construire une salle pareille celles que l'on trouve sur beaucoup de chemins et auprs
des pagodes pour abriter les voyageurs.
La vue dont on jouit de cet endroit est d'une splendeur indescriptible, dans toute la valeur significative de
ce mot. Je n'ai pas la prtention, on a pu le voir du reste,
de dpeindre avec toutes leurs couleurs ces spectacles
grandioses qui vont dsormais se multiplier sous mes
yeux; peine ma plume et mon crayon ont-ils pu en
saisir les contours et quelques dtails, mais ce dont on
peut tre sr, c'est que nies esquisses n'admettent que
ce que j'ai vu et rien de plus. Je n'avais rencontr jusqu'alors au Siam que des horizons trs-restreints;maisici
la beaut du pays se montre dans toute sa splendeur.
Je voyais se dessiner mes pieds, comme un riche et
moelleux tapis velout, aux nuances clatantes, varies
et fondues, une immense ligne de forts, au milieu desquelles les champs de riz et les autres lieux non boiss
paraissent comme de petits filets d'un vert clair, puis
peu peu s'levant comme en gradins, des monticules,
des monts, et enfin l'est, au nord et l'ouest, sous la
forme d'un demi-cercle, la chane de montagnes de
Phrbat, puis celles du royaume de Muang-Lm , et
enfin celles de Krat jusqu' plus de soixante milles au
del. Toutes se relient les unes aux autres et ne forment pour ainsi dire qu'un seul massif, d au mme
bouleversement. Mais comment dcrire la varit de
formes de toutes ces sommits? Ici ce sont des pics qui
se confondent avec les teintes vaporeuses et rostres de
l'horizon; l des aiguilles o la couleur des roches fait
ressortir l'paisseur de la vgtation; puis des mamelons
aux fortes ombres, tranchant sur l'azur du ciel ; plus loin
des crtes majestueuses; enfin ce sont surtout les effets
de lumire brillants, les teintes dlicates, les tons chauds
qui font de ce spectacle quelque chose d'enchanteur, de
magique, que l'oeil d'un peintre pourrait saisir, mais
que son pinceau, tant de secrets et-il, ne saurait jamais rendre qu'imparfaitement.
A la vue de ce panorama inattendu, un cri d'admiration sortit en mme temps de toutes les bouches. 1Vles
pauvres compagnons, gnralement insensibles aux beauts de la nature, prouvaient cependant un moment
d'extase devant ce tableau sublime et grandiose. 0111
di! di (beau) ! u s'criait mon jeune guide laotien; et demandant Ke, qui restait silencieux, ce qu'il pensait
de cette vue : Oh I master, me rpondit-il dans son
jargon ml de latin, d'anglais et de siamois, les Siamois voir Bouddha sur une pierre et ne pas voir Dieu dans
ces grandes choses; moi content d'tre venu Patawi.
Du ct oppos, c'est-dire au sud, le tableau est diffrent; c'est une plaine immense qui s'tend de la base
de Patawi et des monts voisins jusqu'au del d'Ajuthia,
dont on aperoit mme les hautes tours qui se confondent
avec l'horizon plus de cent vingt milles de distance. Du

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

premier coup d'il on voit quel tait le lit de la mer


une poque peu recule, o toute cette vaste plaine du
sud du Siam formait un golfe : de nombreux coquillages
marins que je trouvai sur le sol et dans la terre, et parfaitement conservs, en sont une autre preuve, tandis
que les empreintes, les roches, les coquilles fossiles
prouvent galement un bouleversement de beaucoup antrieur cette poque.
J'eus Patawi, avec les bons montagnards laotiens,
une rptitiondesveilles que j'avais eues Phrbat; tous
les soirs, aprs le travail des champs, plusieurs venaient
pour voir le farang. Ces Laotiens diffrent un peu des
Siamois, ils sont plus grles et ont les pommettes un
peu plus saillantes; ils sont gnralement aussi plus bruns
et portent les cheveux longs; tandis que les autres se
rasent la moiti de la tte, ne laissant crotre de cheveux
que sur le sommet. On ne peut refuser aux Laotiens le
courage du chasseur, s'ils n'ont pas celui du guerrier.
Arms d'un coutelas ou d'un arc avec lequel ils lancent
adroitement plus de cent pas des balles d'une argile

hi.lFlLtFALLI.

255

durcie au soleil, ils parcourent leurs vastes forts, malgr les lopards et les tigres dont elles sont infestes.
La chasse est leur principale amusement, et lorsqu'ils
peuvent se procurer un fusil et un peu de poudre chinoise, ils vont traquer le sanglier, ou attendre le tigre
et le daim l'afft, perchs sur un arbre ou dans une
petite hutte qu'ils lvent sur des pieux de bambou.
Leur pauvret approche de la misre; mais, comme
presque toujours, elle provient de leur excessive paresse, car ils ne cultivent que le riz ncessaire leur entretien. Ce point atteint, ils passent le reste de leur
temps 'a dormir, flner dans les bois, faire de longues courses aux villes et villlages voisins, et se visiter
chemin faisant.
A Patawi j'entendis beaucoup parler de Krat, qui est
la capitale d'une province du mme nom situe au nordest de Pakpriau, cinq journes de marche de cet endroit (cent ou cent vingt milles) et que j'ai l'intention de
visiter plus tard. Il parat que c'est un pays riche et qui
produit surtout beaucoup de soie d'une bonne qualit; il

Reliques en argile mle de cendres royales et trouves au mont Phrbat. Dessin de Catenacci d'aprs M. Mouhot.

s'y trouve galement et en grande quantit un arbre


caoutchouc; mais les habitants ngligent cette gomme,
ignorant sans doute sa valeur. J'en ai rapport un magnifique chantillon qui a t trs-admir Bangkok par
les ngociants anglais. La vie y est, dit-on, d'un bon
march fabuleux. On peut y acheter six poules ou poulets pour un fouang (37 centimes ; cent ufs pour le
mme prix, le reste proportion. Mais, pour y arriver,
il faut traverser pendant cinq ou six jours la vaste et profonde fort du Roi-du-Feu que l'on voit du sommet de
Patawi, et ce n'est que pendant la saison sche que l'on
peut s'y aventurer; durant celle des pluies, l'eau et l'air
y sont mortels. Les Siamois, gens superstitieux, n'osent
pas non plus y tirer des coups de fusil, dans la crainte
d'y attirer les mauvais gnies qui les feraient prir.
Pendant le temps que je passai sur la montagne, le
suprieur des talapoins redoubla de soins et d'gards
pour moi; il fit transporter mon bagage dans sa chambre et tendre ma natte sur les siennes, dont il se
privait pour moi. Les talapoins se plaignent beaucoup du froid qu'il fait Patawi dans la saison des

pluies, des torrents qui tombent du sommet de la montagne, et aussi des tigres, qui, chasss de la plaine par
l'inondation, se rfugient sur les montagnes, et viennent
jusque contre leurs habitations enlever leurs poules et
leurs chiens. Toutefois ce n'est pas seulement en cette
saison qu'ils leur rendent visite, car la seconde nuit que
nous passmes sous leur toit, vers dix heures, les chiens
poussrent tout coup des hurlements plaintifs :
Un tigre ! D s'cria mon Laotien, couch prs de moi.
Je m'veillai en sursaut; saisissant mon fusil, j'entr'ouvris la porte, mais la profonde obscurit ne me permit ni de le voir ni de sortir sans m'exposer inutilement;
je me contentai de dcharger mon arme en l'air pour
effrayer l'animal. Ce n'est que le lendemain que nous
nous apermes de l'absence d'un de nos chiens.
Aprs avoir parcouru cette intressante localit pendant une semaine, nous revnmes lever l'ancre de notre
barque pour regagner Bangkok, o j'avais mettre en
ordre mes collections et les expdier.
Les lieux qui, deux mois auparavant, taient recouverts de six mtres d'eau, taient sec, et partout autour

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


256

LE TOUR DU MONDE.

des habitations on bchait les potagers et on commenait la plantation des lgumes; mais les horribles moustiques avaient reparu en essaims plus formidables encore, et aprs avoir ram tout le jour, mes pauvres
domestiques ne pouvaient mme goter de repos pendant la nuit. Pendant le jour, surtout prs de Pakpriau,
la chaleur tait excessive. Le thermomtre tait ordinairement quatre-vingt-dix degrs Fahrenheit (trente-deux
degrs centigrades) l'ombre, et cent quarante degrs
Fahrenheit (soixante degrs centigrades) au soleil. Heureusement nous n'avions plus lutter contre le cou-

rant, et, quoique passablement charge, notre barque


filait rapidement. Nous n'tions plus qu' trois heures
de Bangkok, lorsque j'aperus deux canots europens
amarrs au bord du fleuve, et dans une salle de voyageurs,
auprs d'une pagode, trois capitaines anglais de ma connaissance qui, avec leurs femmes, faisaient un joyeux
pique-nique. L'un des trois tait celui qui m'avait amen
Singapore; il vint au-devant de moi et m'entrana partager leur djeuner.
Le mme jour j'arrivai Bangkok, et je ne savais encore o descendre, lorsque M. Wilson, l'aimable consul

du Danemark, vint au-devant de moi et m'offrit gracieusement l'hospitalit dans sa magnifique demeure. Je dois
considrer la partie du pays que je viens de parcourir
comme trs-saine, sauf peut-tre l'poque des pluies;
il parat qu'alors l'eau qui dcoule des montagnes, aprs
avoir pass sur une foule de dtritus vnneux et s'tre
imprgne de substances minrales, donne naissance
des miasmes dltres d'o s'chappe la terrible fivre
des bois (jungle fever), qui, si elle ne vous emporte pas
au premier accs, ne vous quitte qu'aprs plusieurs annes de souffrances
Mon voyage a eu lieu la fin de la saison des pluies,

lorsque les terrains qui avaient t inonds commenaient se desscher ; il s'en levait quelques miasmes,
et j'ai vu plusieurs indignes atteints de fivres intermittentes; cependant je n'ai pas cess un instant de me bien
porter. Dois-je l'attribuer au rgime que je suivais et qui
m'a souvent t recommand, c'est--dire de ne boire
que du th, jamais ou trs-rarement de vin ni de spiritueux, et jamais d'eau frache? Je le pense, et je crois
qu'en agissant toujours ainsi on ne courrait aucun danger srieux dans les localits les plus malsaines.
Henri MOUHOT.
(La suite o la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

257

La roche du Lion, devant le port de Chantaboun. Dessin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE ,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858-1860.

TEXTE ET DESSINS INDITS

IX
Dpart pour le Cambodge. Voyage en barque de pcheurs. Chantaboun. Produits. Commerce. Physionomie du pays.
Archipels du golfe de Siam. Manire dont les crocodiles attrapent les singes.

Mon intention tait de visiter le Cambodge, mais je


ne pouvais m'y rendre avec ma lgre barque de rivire ;
or, comme on ne voit gure circuler entre Bangkok et
Chantaboun que de petites jonques chinoises ou des barques de pcheurs charges de poisson pour la capitale,
je dus m'embarquer sur une de ces dernires, le 23 dcembre, avec un nouveau domestique appel Niou et
d'origine annamite. lev au collge des Pres, Bangkok, il connaissait assez bien le franais pour m'tre trsutile surtout comme interprte. Notre embarcation tait
trop petite pour son contenu; car, outre moi et Niou,
elle portait deux hommes et deux enfants de treize quatorze ans. L'aspect de toutes les petites les du golfe est
d'un effet enchanteur et pittoresque. Notre traverse fut
plus longue que nous n'avions pens. Trois jours suffisent en temps ordinaire; il nous en fallut huit, tellement
le vent tait violent et contraire. Nous emes aussi un accident qui fut fatal l'un de nous et qui aurait pu l'tre
tous. C'tait dans la nuit du 31 dcembre au 1 'r janvier.
Notre barque filait rapidement sous une brise violente
et frache. J'tais assis sous le petit toit de feuilles et de
bambous entrelacs qui me protgeait contre la pluie et
la fracheur des nuits, disant adieu l'anne qui venait
de s'couler et souhaitant la bienvenue la nouvelle;
priant pour qu'elle me ft favorable, et surtout qu'elle
rpandit pleines mains la coupe de bonheur sur tous
ceux qui me sont chers. La nuit tait obscure. Nous n'tions qu' deux milles de la cte, dont les montagnes
I. Suite. Voy. pages 219, 225 et 241.

nous apparaissaient comme un sombre bandeau. La mer


seule brillait de cette lueur phosphorescente si bien connue de ceux qui ont navigu longtemps. Depuis plusieurs
heures, deux requins n'avaient cess de nous suivre en
traant l'arrire comme un sillon de feu tortueux. Tout
tait silencieux sur notre bateau; l'on n'entendait que le
vent si fflant dans nos voiles et le bruit des vagues. Je
sentais en moi-mme, cette heure de la nuit, seul et
loin de tous ceux que j'aimais, une tristesse que je cherchais inutilement soulever, et une inquitude dont je
ne pouvais me rendre compte. Tout coup nous prouvons un choc violent, suivi presque aussitt d'un second, et notre barque reste dans l'immobilit la plus
complte. Tout le monde bord pousse un cri de dtresse, les matelots sautent l'avant avec Niou; en un
instant la voile est plie, les torches allumes; mais,
malheur 1 un de nous manque l'appel.... Un des jeunes garons qui tait assoupi sur le bord du bateau avait
t, par le choc, prcipit la mer. Inutilement nous
cherchmes le corps de ce malheureux; il tait indubitablement devenu la proie d'un des requins. Fort heureusement pour nous, la barque n'avait touch que de
ct contre la pointe d'un rocher et s'tait ensuite
choue sur le sable, de sorte qu'aprs l'avoir dgage
nous pmes aller jeter l'ancre prs de la cte.
Le 3 janvier 1859, ayant travers le petit golfe de
Chantaboun par une mer excessivement houleuse, nous
vmes apparatre la fameuse roche du Lion qui forme
comme la pointe d'un cap l'entre du port. De loin,
on dirait un lion couch, et l'on a peine croire que

VIII. 195' LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

17

[email protected]

258

LE TOUR DU MONDE.

la nature seule ait moul ce colosse avec des formes


aussi curieuses, et cependant c'est l'eau qui l'a arrondi
et model de la sorte. On comprend que les Siamois
aient pour ce rocher, comme pour toutes les choses qui
leur paraissent extraordinaires ou merveilleuses, une
espce de vnration. On raconte qu'un jour un navire
anglais tant venu jeter l'ancre dans le port de Chantaboun, le capitaine, en voyant le lion, proposa de l'acheter, et que le gouverneur ayant refus de le lui vendre,
l'Anglais, sans piti, fit feu de toutes ses pices sur le
pauvre animal. Le fait a t racont par un pote siamois dont l'oeuvre est une plainte touchante contre la
duret des barbares de l'Occident.
Le 4 janvier, huit heures du matin, nous arrivions
la ville de Chantaboun proprement dite. Cette dernire
est btie le long du fleuve, six ou sept milles des montagnes. Les Annamites chrtiens forment le tiers peu
prs de la population de cette localit ; le reste est compos de marchands chinois, de quelques Annamites
paens et de Siamois. Les seconds sont tous des pcheurs,
descendant d'Annamites de mme profession, qui, venus
de Cochinchine pour pcher au nord du golfe de Siam,
s'tablirent peu peu Chantaboun. Tous les jours,
tant que dure la saison froide et que la mer n'est pas
trop forte, ils vont tendre leurs filets dans les petites
baies du littoral ou dans les bassins que forment les les
entre elles.
Le commerce de cette province n'est pas considrable,
comparativement ce qu'il pourrait tre ; mais les
nombreuses taxes, les corves continuelles imposes au
peuple par les chefs, puis l'usure et les 'prvarications
des mandarins, ajoutes l'esclavage, accablent, ruinent
les familles et strilisent le travail. Cependant, quoique la
population ne soit pas nombreuse, on exporte Bangkok
une assez grande quantit de poivre que les Chinois
principalement cultivent au pied des montagnes, un peu
de sucre et de caf d'une qualit tout fait suprieure,
et enfin des nattes faites de joncs, trs-jolies, et qui se
vendent trs-avantageusement en Chine; du tabac, une
quantit de poisson sec et sal, ainsi que des bichosdi-mar ou holothuries de mer sches et de l'caille de
tortue que pchent les Annamites paens.
Tout sujet siamois, ds qu'il a atteint la taille de trois
coudes, est soumis un impt ou tribut annuel quivalant 6 ticaux (18 francs); les Annamites de Chantaboun le payent en bois d'aigle, les Siamois en gommegutte. Le tribut des Chinois se paye en gomme laque,
et seulement tous les quatre ans; il n'est que de 4 tieaux. C'est la fin de la saison des pluies que les
Annamites chrtiens se runissent en troupes de quinze
vingt, et partent sous la conduite d'un homme expriment, qui devient le chef de l'expdition et indique
d'ordinaire aux autres les arbres qui renferment du bois
d'aigle, car tous ne sont pas galement habiles reconnatre ceux qui en contiennent, et il faut, pour bien
russir et s'viter un travail inutile et pnible, une exprience que l'on n'acquiert qu'avec le temps. Les uns
restent dans les montagnes environnantes, les autres

vont aux grandes les de Ko-Xang ou da Ko-Khut, situ


au sud-est de Chantaboun.
Le bois d'aigle est dur, mouchet, ut rpand une forte
odeur aromatique lorsqu'on le brle. Il sert brler,
aprs leur mort, le corps des princes et des hauts dignitaires que l'on conserve pralablement pendant une
anne dans un cercueil. Les Siamois l'emploient galement en mdecine. Le bois de l'arbre qui le produit est
blanc et trs-tendre, et il faut l'abattre et le fendre en
entier pour trouver le bois d'aigle qui est rpandu dans
l'intrieur du tronc. Les Annamites font une espce de
secret des indices auxquels ils reconnaissent l'arbre qui
en contient. Le peu de renseignements qu'ils ont voulu
me donner m'a cependant mis sur la voie. Je fis abattre
sur la montagne plusieurs arbres que je jugeais devoir
en contenir, et le rsultat de mes observations est que
ce bois se forme dans les cavits de l'arbre, et que plus
celui-ci est vieux, plus il en contient. On frappe le tronc
de l'arbre, et s'il rend un son creux et laisse chapper
par les noeuds une odeur plus ou moins forte de bois
d'aigle, on est assur qu'il en contient.
La plupart des Chinois marchands se livrent l'opium
et au jeu; les Annamites chrtiens ont en gnral une
conduite plus rgle, mais leur caractre est tout l'oppos
de celui des Siamois qui sont mous, paresseux, insouciants et lgers, mais gnreux, hospitaliers, simples
et sans orgueil. L'Annamite est petit, maigre, vif, actif,
mais prompt et colrique. Il est sombre, haineux, vindicatif et surtout orgueilleux; entre parents mme, ce
sont des dissensions et une jalousie continuelles. Sans
piti pour le pauvre ou pour le malheureux, il est serviteur-n du puissant. L'attachement de ceux qui sont
catholiques pour leurs prtres et les missionnaires fait
seul exception; ils s'exposent pour eux aux plus grands
dangers_ De leur ct, les paens tiennent fortement
leur idoltrie par respect pour leurs anctres. Dans les
rapports que j'ai eus avec les uns et les autres, tant
Chantaboun que dans les les, o j'en rencontrais frquemment, venus de ce premier endroit ou de Kampot,
port du Cambodge, je n'ai eu qu' me louer de la gnrosit et de la bont des paens.
Les missionnaires de Bangkok m'ayant donn une
lettre d'introduction pour leur confrre de Chantaboun,
je descendis chez lui et j'eus le plaisir de rencontrer un
digne homme qui me reut avec la plus grande cordialit et mit ma disposition une chambre de sa modeste,
habitation. Depuis plus de vingt ans ce bon pre se trouve
Chantaboun avec les Annamites qu'il a baptiss, content et heureux au milieu de l'indigence et de la solitude.
A mon arrive, il tait au comble du bonheur; il voyait
s'lever rapidement de jour en jour une nouvelle chapelle qu'il fait construire, et pour laquelle il a trouv le
moyen d'conomiser sur son modeste viatique. Construite
en briques, elle remplacera bientt la chapelle de planches dans laquelle il officie. Je passai seize jours heureux sous son toit, tantt chassant sur le fleuve et les
canaux, tantt sur le mont Sabah. Le pays me rappelait
beaucoup la province de Pakpriau. La plaine est peut-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
tre encore plus dserte et plus inculte ; mais au pied de
la montagne s'ouvrent de charmantes valles, o quelques centaines de Chinois se livrent la culture du
poivre.
J'achetai au prix de 25 ticaux une bonne petite barque
pour visiter les les du golfe, trs-intressantes sous
tous les rapports, quoique sur plusieurs d'entre elles les
tigres soient nombreux. La premire que je visitai porte
le nom de Ko-nam-sao (buste de jeune fille). Elle a la
forme d'un pic et prs de deux cent cinquante mtres
de hauteur. D'origine volcanique comme toutes les autres les de cette partie du golfe, elle n'a seulement que
deux milles de circonfrence. Les roches qui l'entourent
presque partout en rendent l'accs difficile, mais l'effet
qu'y produisent une vgtation puissante et une verdure pleine d'clat et de fracheur est ravissant. La saison
de la scheresse, si agrable dans les voyages en Europe,
cause de la fracheur des nuits et des matines, est au
Siam un temps de mort et de dsolation pour toute la
nature. Malgr une vgtation encore assez frache, la
vie semble s'arrter, les oiseaux ont fui vers les lieux o
ils trouvent se dsaltrer et recherchent de prfrence
le voisinage des habitations et les bords des rivires o
les insectes, en nombre immense, leur fournissent une
abondante nourriture. Rarement un chant vient charmer
l'oreille; l'aigle pcheur seul fait entendre son cri rauque
et perant chaque fois que le vent change. Les fourmis
en essaims innombrables surgissent , au contraire, de
partout; le sol, les arbres, tout en est couvert, et elles
paraissent tre, avec les moustiques et quelques grillons,
les seuls insectes qui aient chapp la destruction.
En poursuivant les troupes de singes qui s'enfuyaient
mon approche, ou bien en suivant les traces des
daims ou des lopards, dont plusieurs tombrent frapps de mes balles, nulle part je ne trouvai dans ces les
la moindre trace de sentier, ni source, ni ruisseau;
je n'avanais que trs-difficilement travers les masses
de lianes et de branches entrelaces, la hache 'a la main,
et ce n'est qu'puis par la chaleur et la fatigue que je
revenais au rivage.
La plupart des roches de ces montagnes, comme celles
des les, sont mtamorphiques, c'est--dire d'anciennes
roches sdimentaires qui ont conserv beaucoup de
traces de leur ancien dpt sous les eaux, mais qui ont
subi un changement dans leur structure et dans leur
composition par l'action des volcans. Toutes renferment
un grand nombre de filons et d'amas auxquels en gologie on donne le nom de gtes de contact, c'est-dire des gtes mtallifres qui, encastrs dans des roches stratifies ou des roches massives, ont t pntrs
de leur substance.
Le 26, nous fmes voile pour la premire des les
Ko-Man, car il y en a trois qui portent ce nom et qui
sont rapproches les unes des autres. La plus grande
n'est loigne de la cte que d'une dizaine de milles.
Quelques aigles pcheurs, une espce de pigeons blancs
et des coucous noirs sont peu prs les seuls habitants
ails que j'y rencontrai; mais les iguanes y sont trs-

259

nombreuses, et lorsque le soir elles sortent de leurs retraites, le bruit qu'elles font en marchant pesamment
sur les feuilles sches et les branches mortes, ferait facilement supposer qu'il est produit par des animaux de
plus grande taille.
Vers le soir, la mare ayant baiss, nous laissmes
chouer notre barque dans la vase; j'avais dj remarqu pendant le jour que la boue, semblable celle des
tourbires, tait imprgne de matires volcaniques;
mais pendant toute la nuit il s'en chappa une si forte
odeur sulfureuse, que je me crus sur un volcan sousmarin. Le 28 , nous passmes la seconde le des Patates, qui est plus leve et plus pittoresque que la prcdente; les rochers qui la bordent produisent un effet
grandiose. Le coup d'oeil dont on jouit en traversant les
deux les par un beau soleil et mare basse est surtout
magnifique. Les les des Patates doivent leur nom aux
nombreux tubercules sauvages qui s'y trouvent.
Je passai plusieurs jours au cap Liaut, tantt sur la
cte, tantt dans les nombreuses les qui en sont trsrapproches; c'est la plus belle partie du golfe, et comparable pour sa beaut au dtroit de la Sonde prs des
ctes de Java. Il y a deux ans, le roi tant venu visiter
Chantaboun, on lui btit sur la plage, l'extrmit du
cap, une maison et un kiosque. En mmoire de sa visite
on a aussi rig au sommet de la montagne une petite
tour d'o l'on jouit d'une vue trs-tendue.
Je visitai aussi Ko-Kram qui est la plus belle et la
plus tendue de toutes les les qui se trouvent au nord
du golfe entre Bangkok et Chantaboun. Toute l'le n'est
qu'une suite de montagnes boises, mais cependant d'un
accs assez facile et renfermant beaucoup 'de fer oligiste.
Les singes et les daims qui l'habitent viennent tous les
soirs boire au rivage, car elle manque d'eau douce.
Le 29 au matin, mesure que le soleil s'levait
l'horizon, la brise diminuait, et nous n'tions plus qu'
trois milles du dtroit qui spare l'le de l'Arec de celle
des Cerfs, lorsqu'elle tomba tout fait. Depuis une demiheure, nous n'avancions qu' force de rames, et exposs
toute l'ardeur d'un soleil brlant, quoiqu' une heure
matinale, sans le moindre souffle dans l'air, devenu
lourd et suffoquant. Tout coup et mon grand tonnement la mer s'agita, se souleva, et ballotta en tOus sens
notre lgre embarcation. Je ne savais que penser d'un
phnomne tout nouveau et inconnu pour moi, et d'o
pouvait peut-tre rsulter, d'un instant l'autre, quelque danger ou accident srieux, lorsque notre pilote s'cria tout coup : Voyez comme l'eau de la mer bout..
En effet, je me retournai du ct indiqu, la mer semblait tre en bullition et peu d'instants aprs un immense jet d'eau et de vapeur fut lanc dans les airs et
dura pendant plusieurs minutes. Je n'avais jamais t
tmoin d'un pareil phnomne et je ne suis plus tonn
maintenant de la forte odeur de soufre qui me suffoquait
dans l'le Ko-Man. C'tait donc un volcan sous-marin qui
faisait ruption prs d'un mille de distance de l'endroit o trois jours auparavant nous avions jet l'ancre.
Le ler mars, nous arrivmes Ven-Von, sur le Pak-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

260

LE TOUR DU MONDE.

nam-Ven ; sorte d'estuaire o se dverse un fleuve large


de plus de trois milles son embouchure et form par
plusieurs cours d'eau qui dcoulent des montagnes et
se joignent un bras de rivire de Chantaboun, qui,
faisant l'office d'un canal, relie ces deux localits.
Les crocodiles sont plus nombreux dans le fleuve de
Paknam-Ven que dans celui de Chantaboun. Continuellement je les voyais ou les entendais s'lanant de
la rive dans l'eau, et il arrive assez frquemment que des
pcheurs imprudents ou des gens endormis prs de la rivire, ont t dvors par eux ou sont morts des blessures
qu'ils en ont reues. Ce dernier cas s'est renouvel deux
fois depuis mon sjour dans la province de Chantaboun ;
mais une chose amusante, pour l'homme qui se plait
tudier les murs intressantes de toutes les cratures
dont Dieu a parsem la surface du globe et que nous
emes le plaisir d'observer Ven-Ven, c'est la manire
dont ces amphibies attrapent les singes qu'une mali-

cieuse fantaisie pousse les taquiner. Au bord du rivage,


le crocodile, le corps enfonc dans l'eau, ne laisse dpasser que sa gueule grande ouverte, afin de saisir tout ce
qui passera sa porte. Une troupe de singes vient-elle
l'apercevoir, ils semblent se concerter, s'approchent peu
peu et commencent leur jeu, tour tour acteurs et spectateurs. Un des plus agiles ou des plus imprudents arrive
de branche en branche jusqu' une distance respectueuse du crocodile, se suspend par une patte, et avec
la dextrit de sa race, s'avance, se retire, tantt allongeant un coup de patte son adversaire, tantt feignant
seulement de le frapper. D'autres, amuss du jeu, veulent
se mettre de la partie, mais les autres branches tant
trop leves, ils forment.1a chane en se tenant les uns
et les autres suspendus par les pattes; ils se balancent
ainsi, tandis que celui qui se trouve le plus rapproch
de l'animal amphibie le tourmente de son mieux. Parfois la terrible mchoire se referme, mais sans saisir

Village d'Annamites chrtiens, Chantaboun ou Chantabury. Dessin de Sabatier d aprs M. Muuhot.

l'audacieux singe : ce sont alors des cris de:joie et:des


gambades; mais parfois aussi une patte est saisie dans
l'tau et le voltigeur entran sous les eaux avec la promptitude de l'clair. Toute la troupe se disperse alors en
poussant des cris et des gmissements; ce qui ne les
empche pas de recommencer le mme jeu quelques
jours, peut-tre mme quelques heures aprs.
X
La vie des montagnes (mont Sabab). Chasses. Tigres.
Serpents, etc. Riche vgtation de Chantabury.

De retour Chantaboun de mes excursions maritimes,


j'allai m'installer chez un bon vieux Chinois, planteur
de poivre, qui, deux mois plus tt, lors de ma premire
visite, m'avait dj donn l'hospitalit. Il se nomme Ihi$oit, mais en siamois nous l'appelions Apait, ce qui
veut dire oncle. Apat est veuf; il a deux fils, dont l'un
est g de dix-huit ans ; celui-ci est un bon enfant, labo-

rieux, vif, courageux et infatigable; il m'est dj fort


attach et a grande envie de m'accompagner au Cambodge. N dans ces montagnes et trs-intelligent, il
n'est pas d'animaux et trs-peu d'oiseaux dont il ne connaisse les murs et les habitudes, puis il n'a peur ni
des tigres, ni des lphants; toutes ces qualits runies
jointes sa douceur font que Phrai (c'est le nom du
jeune homme) serait un vritable trsor pour moi.
Apat a aussi deux frres qui, devenus catholiques,
sont alls s'tablir Chantaboun, afin de se rapprocher
de l'glise; quant lui, il n'a jamais eu le moindre
penchant changer de religion, parce que s'il devenait
chrtien, il faudrait, dit-il, qu'il oublit ses parents trpasss, auxquels il a le plus grand soin de faire de temps
en temps de petits sacrifices. Ses affaires ne sont pas brillantes, car il y a dix ticaux d'intrt payer pour la petite
somme de cinquante ticaux qu'il a emprunte, l'intrt
tant, Siam, de vingt et de trente pour cent. En outre, il

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

X62

LE TOUR DU MONDE.

a les impts acquitter : douze ticaux pour ses deux fils,


huit pour son champ de poivre, un pour son porc, quatre pour sa maison, un pour son foyer, un pour le btel
qu'il cultive, deux shellungs pour ses cocotiers, deux pour
ses arbres dourions, un tical pour ses arquiers; total,
trente-neuf ticaux. Le revenu de sa terre tant de quarante, tous frais pays, que peut-il faire avec le tical
unique (deux francs cinquante centimes) qui lui reste?
Les malheureux cultivateurs dans le genre de celui-ci,
et ils sont nombreux, vivent de riz qu'ils obtiennent
des Siamois en change de l'arec, puis de quelques lgumes.
J'prouvai beaucoup de plaisir, de bonheur, pourraisje dire, dans le sjour de ces lieux si beaux et si tranquilles, et en mme temps si riants et si imposants. Ces
montagnes sont entrecoupes, ici par des vallons o
murmurent des ruisseaux l'eau frache et limpide, l,
par de petites plaines parsemes de quelques modestes
cases, appartenant de laborieux Chinois, tandis qu'
peu de distance s'lve la vraie montagne avec ses rochers grandioses, ses grands arbres, ses torrents et ses
cascades.
Nous avons dj eu quelques orages, car la saison des
pluies s'approche, la vgtation redevient frache et la
nature anime; le chant des oiseaux et le bourdonnement
des insectes se font entendre partout. Apat m'a cd son
lit, si toutefois on peut appeler lit quelques lattes d'arquier poses sur quatre pieux de bambous. J'y ai tendu
ma natte, et j'y ferais un long somme, si plusieurs fois
pendant la nuit je n'tais rveill par des armes de
fourmis qui me passent sur le corps, s'introduisent sous
ma couverture, dans mes vtements, s'tablissent confortablement dans ma barbe et finiraient sans doute par
m'entraner hors de mon lit, si de temps en temps je
ne secouais ma couverture. D'autres fois ce sont des cancrelas ou d'autres vilaines btes de la mme espce qui
prennent leurs bats sous le toit, et se laissent maladroitement tomber sur ma figure, en m'inspirant toujours
du dgot et souvent l'apprhension que ce ne soit quelque tre plus venimeux ou plus rpugnant encore. La
chaleur en ce moment est trs-supportable, le thermomtre marque ordinairement quatre-vingts degrs Fahrenheit le matin et quatre-vingt-dix degrs au milieu du
jour (vingt-neuf trente-deux degrs centigrades); mais
l'eau des ruisseaux est si frache, que deux bonnes ablutions par jour, une le matin et une autre le soir, tout
en entretenant et fortifiant ma sant, me procurent un
bien-tre pour plusieurs heures.
Hier soir, le petit Phra tant all avec Niou Chantaboun pour acheter quelques provisions, rapporta pour
un demi-fuang de bonbons chinois son pre ; le pauvre
vieillard ne se sentait pas de joie, et ce matin la pointe
du jour, il se vtit de ses meilleurs habillements, de
sorte qu'en le voyant si beau, je me demandai ce qu'il
pouvait y avoir de nouveau au logis. Aprs avoir nettoy
une planche fixe en guise de table au-dessous d'un
dessin qui, sous la forme d'un pantin tirant la langue,
ayant des griffes aux pieds et aux mains et une longue

queue de singe, reprsente le pre d'Apat, celui-ci prit


trois petites tasses, les emplit de th, mit les bonbons
dans une autre et plaa le tout sur la planche qui fait
fonction d'autel. Il alluma ensuite deux morceaux d'un
bois odorifrant, et commena ses prires : c'tait un
sacrifice qu'il faisait aux mnes de ses parents, avec l'espoir que leur me viendrait goter aux bonnes choses
qu'il leur offrait.
A l'entre du jardin d'Apat, en face de sa case, j'ai
fait avec quelques btons et des branches d'arbres une
espce de schoir, couvert d'un toit de feuilles, o je
sche les grosses pices, comme singes gibbons, blancs
et noirs, chevrotins, buses, calaos, ainsi que mes botes
d'insectes; cela attire une foule de curieux siamois et chinois qui viennent voir le farang et admirer ses curiosits.
Nous venons de passer le premier jour de l'an des Chinois, qu'ils ont ft pendant trois jours. Plusieurs d'entre
eux demeurant une grande distance ont profit de ce
temps pour nous faire visite, et par moments, la maison
d'Apat, le vaste terrain battu qui est devant son jardin,
tout tait rempli de visiteurs en habits de fte. Beaucoup me demandaient des mdicaments, car la vue de
mes instruments, de ma trousse de naturaliste et de mes
bocaux, ils me prenaient pour un grand mdecin. Hlas ! mes prtentions ne sont pas si leves; cependant
je les traite au systme Raspail, et une petite bote de
pommade camphre ou une fiole d'eau sdative sont peuttre retournes dans quelque muse d'Europe sous la
forme d'un insecte ou d'une coquille quelconque, que
ces braves gens m'auront rapporte en retour du bien
que j'avais l'intention de leur faire.
Il est bien agrable pour moi, aprs une journe de
chasse fatigante, par monts et par vaux et dans l'intrieur des forts o l'on ne se fraye un chemin que la
hache la main, de me reposer le soir sur le banc de
notre bon Chinois, devant sa case ombrage de'cocotiers,
de bananiers et d'autres beaux arbres. Depuis quatre
jours, un vent du nord trs-violent et frais, malgr la
saison, n'a cess de souffler, brisant et dracinant une
quantit d'arbres au sommet de la montagne. Ce sont
ses adieux. Le vent du sud-ouest soufflera dornavant
pendant plusieurs mois.
Aujourd'hui, la soire m'a paru encore plus belle et
plus agrable qu' l'ordinaire ; les toiles scintillaient au
ciel, et la lune brillait de tout son clat. J'tais assis
ct d'Apat, tandis que son fils nous jouait des airs chinois sur sa flte de bambou. Je songeais quel degr
de prosprit cette province pourrait atteindre, si, dj
une des plus belles et des plus florissantes du pays, elle
tait sagement et intelligemment gouverne, ou si quelques Europens venaient y jeter les fondements d'une
colonie civilisatrice.
Proximit de la mer, communications faciles et susceptibles de perfectionnement, climat sain, temprature
supportable et surtout inpuisable fcondit du sol qui
permet la culture des plus riches productions, rien ne
manque cette contre pour assurer le succs des
planteurs industrieux et entreprenants.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Ma ngociation est enfin arrive un rsultat heureux, c'est--dire que le bon vieux Apat a consenti
laisser son fils Phra entrer mon service, pourvu
que je lui donne trente ticaux, la moiti de ses gages
d'une anne, en avance; puis il vendra sa case et son
champ de poivre, payera sa dette et se retirera dans un
autre endroit de la montagne. Le petit Phra est enchant de me suivre et de pouvoir courir les bois du
matin au soir. Je ne suis pas moins content que lui, car
avec sa connaissance du pays, son activit, son intelligence et son dvouement pour moi, il est d'un prix inestimable. Les chaleurs deviennent de plus en plus fortes.
Le thermomtre est mont un jour cent deux degrs Fahrenheit (trente-neuf centigrades) l'ombre;
aussi les longues chasses deviennent pnibles et quelquefois impossibles ailleurs que dans les forts. Je
profitai, il y a quelques jours, d'un temps couvert et par
consquent moins chaud, pour visiter une chute d'eau
dont on m'avait parl et qui se trouve dans le district
presque dsert de Priou, douze milles de Kombau.
Au mois de janvier, lors de mon premier passage ici,
j'avais dj eu le dsir de m'y rendre, mais le Chinois qui s'tait propos pour nous y conduire, s'tait
gar et nous avait fait marcher une journe tout
entire pour nous conduire un endroit oppos. De
Kombau, nous longemes pendant une heure et demie
une charmante valle unie presque partout comme une
pelouse, et riante comme un parc. Elle aboutit une
fort o en suivant le bord d'un torrent qui, encaiss
entre deux monts et hriss de blocs de granit, augmente
de largeur mesure que l'on approche de sa source,
nous ne tardmes pas arriver la chute. Dans la saison des pluies, ce doit tre un spectacle de toute beaut;
une norme nappe d'eau tombe alors de tous les cts
du haut d'immenses roches perpendiculaires, tailles
pic et dcrivant comme un cirque de prs de trente mtres de diamtre; pendant la scheresse, l'eau de la
source seule sort de dessous d'immenses blocs de granit,
mais avec une telle abondance qu'elle alimente plusieurs
ruisseaux. D'une hauteur de plus de vingt mtres, le
torrent, Iarge de deux sa source, tombe avec fracas et
presque d'aplomb sur les rochers, d'o il rejaillit en
se dtournant pour former une nouvelle chute de trois
mtres de hauteur seulement, mais qui se dverse dans
un vaste bassin profond de plus de quinze pieds, et qui
reflte comme un miroir les rochers et les arbres qui
l'entourent. Mes deux domestiques, chauffs par une
longue course, se plongrent dans cette eau si froide,
mon grand tonnement; et quand je voulus leur exposer
le danger qu'ils couraient en agissant ainsi, ils me rpondirent que c'est quand on a chaud qu'on doit se baigner; et tous les indignes font de mme.
Un voyageur ne doit ignorer aucun mtier; un jour je
dus me faire tailleur de pierre pour dtacher une empreinte d'un animal inconnu, de la surface d'un large
bloc de granit enfoui au fond d'un torrent de la montagne ; au mois de janvier, un Chinois me demandait un
prix si lev pour ce travail que je pensais me contenter

263

d'une empreinte de cire; mais Phra m'ayant propos


de se charger de ce travail, nous l'avons entrepris, et
nous l'avons men bonne fin. Beaucoup de Siamois
eussent prfr que je ne touchasse pas leur pierre,
de mme que par superstition ils sont scandaliss de me
voir tuer des gibbons blancs, bien que, lorsque l'animal
est une fois abattu et dpouill, comme ce ne sont pas
eux qui ont commis ce pch mortel leurs yeux, ils
soient trs-heureux d'obtenir une ctelette ou un bifteck
de ma victime, car ils attribuent la chair de ce singe
de grandes vertus mdicinales.
La saison des pluies approche, les orages deviennent
de plus en plus frquents et le tonnerre gronde parfois
avec un fracas pouvantable; les insectes deviennent
aussi plus nombreux, mais les fourmis qui cherchent
s'abriter pour cette saison envahissent les habitations et
deviennent un vritable flau pour moi et mes collections,
sans parler de mes vtements ; j'ai eu dj plusieurs
livres et cartes presque entirement mangs dans une
seule nuit. Heureusement les moustiques ont disparu,
c'est donc une souffrance de moins, mais en revanche,
il y a une espce de petite sangsue, qui, lorsqu'il pleut,
quitte les ruisseaux, se rpand dans les bois et les rendent, sinon impraticables, au moins fort dsagrables
traverser; c'est par douzaines qu'il faut tout moment
les arracher de dessus soi; mais comme on ne peut ni
les voir ni les sentir toutes, c'est toujours couvert de
sang que l'on revient au logis; quelquefois mon pantalon, de blanc qu'il tait en partant, prend la couleur
garance, si chre au troupier franais.
Le gibier commence devenir rare, au grand dsappointement de nous tous, car Phra et Niou faisaient
bombance avec la chair des gibbons, et commerce de
leur fiel qu'ils vendaint un shellung ou 75 centimes de
notre monnaie aux mdecins chinois de Chantaboun;
les calaos sont aussi devenus trs-farouches, de sorte
que nous ne pouvons plus gure compter que sur des
chevrotains pour approvisionner la cuisine.
Il y a bien aussi sur la montagne de grands cerfs,
mais ce n'est qu'en passant la nuit l'afft qu'on peut les
approcher d'assez prs pour les tirer. Les oiseaux en gnral ne sont pas communs; l'on ne voit ni cailles , ni
perdrix , ni faisans; et les quelques poules sauvages qui,
de temps en temps, font leur apparition, sont si farouches, que ce serait perdre un temps prcieux de leur
faire la chasse. Dans cette partie du pays , les Siamois
prtendent qu'ils ne peuvent cultiver de bananes
cause des lphants, qui, certaines poques, viennent
du versant oppos de la montagne et dvorent les feuilles
de cette plante, dont ils sont friands. Les tigres aussi sont
nombreux, le tigre royal aussi bien que celui de la petite
espce; toutes les nuits ils passent prs des habitations,
et le matin on peut voir l'empreinte de leurs larges pattes
profondment marque dans l'argile auprs des ruisseaux ou sur le sable des sentiers ; le jour, ils se retirent sur la montagne, dans des fourrs pais et presque
inaccessibles. Rien n'est plus rare que de les tirer
au gte, car gnralement ils fuient l'approche de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

264

LE TOUR DU MONDE.

l'homme, moins qu'ils ne soient pousss par la faim. que c'est un remde contre tous les maux. C'est ici le
J'ai rencontr un jeune colon chinois qui porte sur le cas de dire que c'est la foi qui nous sauve : bien des
corps dix-neuf cicatrices faites par un de ces animaux.
pilules sont administres chez les peuples civiliss qui
Un jour il tait l'afft sur un arbre, une hauteur n'ont certainement pas plus de vertus curatives que la
de trois mtres, lorsqu'un tigre de la plus grande es- poudre de granit absorbe par le vieux Apat.
pce s'approcha d'un jeune chevreau qui, attach un
Ce pauvre bonhomme a vendu sa proprit pour
arbre trs-peu de distance de l'afft du Chinois, 60 ticaux ; sa dette paye, il lui reste, avec l'argent
l'attirait par ses cris. Le chasseur ayant tir sur le qu'il a reu de moi pour son fils, 40 ticaux. Il n'en faut
carnassier, bien que mortellement bless, le tigre runit pas davantage ici pour qu'il se croie riche jusqu' la fin
toutes ses forces, fit un bond norme, et saisissant son en- de ses jours; il pourra de temps en temps rgaler l'me
nemi avec ses griffes et ses dents, l'arracha de son sige de ses aeux de bonbons et de th, et lui-mme vivre en
et lui dchira les chairs en roulant avec lui sur le sol ; vrai mandarin campagnard. Avant de s'loigner de Komheureusement pour le malheureux Chinois, ce fut l bau, le bon vieillard m'a procur un autre domicile au
le dernier effort du monstre; il expira presque aussitt. prix de deux ticaux (cinq francs) par mois; je n'ai rien
Dans les montagnes de
perdu au change sous le
Chantaboun et non loin de
rapport du confort. Pour
un appartement meubl, je
notre demeure actuelle ,
pense que ce n'est pas
on trouve des pierres pr- `!`-i cher. Voici l'inventaire des
cieuses d'une assez belle
meubles : dans le salon,
eau ; il y a mme l'est
rien, dans la chambre
du bourg une minence
coucher, une vieille natte
que l'on appelle la monsur un lit de camp. Cetagne des Pierres - Prpendant cette case-ci est
cieuses; il paratrait, d'aplus propre, plus spacieuse
prs ce que dit Mgr Palleet mieux couverte que l'angoix, qu'il fut un temps
tre, o l'eau filtrat de tou o elles taient trs-comtes parts, puis j'ai un large
munes, puisque dans l'eslit de camp pour me repopace d'une demi - heure ,
ser de mes lorgues chasses.
il en ramassa une poigne,
En outre mon nouveau
c'est--dire autant que les
propritaire me fournit de
habitants de la province
bananes et de lgumes
en trouvent actuellement
que nous lui payons en
dans une anne. Ce qui
gibier, quand la chasse a
prouve du reste qu'elles
t fructueuse.
sont devenues trs-rares,
Les fruits dans cette proc'est que l'on ne trouve
vince sont aussi bons que
plus en acheter, mme
nombreux: ce sont la man un prix lev.
gue, le mangoustan, l'anaIl parat que j'ai grave _ =

nas, si odorifrant et qui
ment offens les pauvres
fond dans la bouche, et
Thais de Kombau, en enRocher perc de Thoulou, v& olfe de Siam. Dessin de Sabatier
d'apres M. Mouhot.
surtout, ce qui est bien sulevant les empreintes dont
prieur

tout
ce
que
j'avais
pu imaginer avant d'en
j'ai parl plus haut; je viens d'en rencontrer plusieurs
qui mrite juste
avoir
got,
le
fameux
dourion,
qui, me disent-ils, ont les a bras casss; n ils ne pourtitre
d'tre
appel
le
roi
des
fruits.
Toutefois,
pour bien
ront plus travailler et seront toujours pauvres. Dsormais ils auront une bonne excuse pour leur paresse, et l'apprcier, il faut quelque temps; il faut surmonter le
moi j'aurai me reprocher et rpondre de leur misre, dgot qu'inspire son odeur lorsqu'on n'en a jamais
puisqu'en enlevant cette pierre, j'ai irrit contre eux tous mang ; cette odeur est telle qu'au premier abord, j'tais
les gnies de la montagne. Les Chinois pensent autre- oblig de m'loigner du lieu o il s'en trouvait. La prement, leurs ides ne sont pas moins amusantes. Ils mire fois que j'en gotai, il me semblait tre prs de
prtendent que sous l'empreinte il doit se trouver un quelque animal en putrfaction; ce ne fut qu' la quatrsor dans le roc, et que le bloc que j'ai enlev doit trime ou la cinquime tentative que je sentis cette odeur
avoir de grandes vertus mdicinales; de sorte qu'Apat et se changer en un arome des plus agrables. Le dourion
ses amis frottent tous les matins le dessous de la pierre atteint en grosseur peu prs les deux tiers du jacquier,
contre un autre morceau de granit, puis recueillent et comme ce dernier il est entour d'une corce trsprcieusement dans de l'eau la poussire qui en tombe paisse et pineuse, qui le protge contre la dent des
et avalent le tout, jeun, avec la ferme persuasion cureuils et des autres rongeurs ; en l'ouvrant, on trouve

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Vue intrieure de la baie de Chantaboun. De,sin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


266

LE TOUR DU MONDE.

l'intrieur dix cellules dans chacune desquelles est un


certain nombre de noyaux plus gros qu'une datte et
entours d'une sorte de crme blanche, quelquefois
jauntre, d'n.n got exquis. Quel bizarre caprice de la
nature ! de mme qu'il en a cot plus que de la rpugnance pour y goter, l'on est bien puni si l'on en
mange souvent ou que l'on s'oublie une seule fois en
prendre plus que l'extrme modration ne l'autorise,
car c'est un fruit tellement chauffant, qu'on se trouve
couvert de rougeurs et de boutons le lendemain d'un
excs de dourion, comme si l'on avait la rougeole. Ce fruit
cueilli n'est jamais bon, car il tombe de lui-mme lorsqu'il a atteint son degr parfait de maturit; si on l'ouvre, on doit le manger de suite, autrement en peu de
temps il est gt; dans son corce on peut le conserver
prs de trois jours. A Bangkok, un seul de ces fruits
cote un shellung; Chantaboun on peut en avoir neuf
pour le mme prix.
J'tais sur le point d'crire, dans mon journal, qu'ici
il y a peu de danger courir les bois, et que souvent
nous chassons aux papillons et aux insectes sans prendre
d'autres armes qu'une hache et un couteau de chasse, et
que Niou s'est aguerri au point d'aller de nuit avec Phra
attendre le cerf l'afft, lorsqu'une panthre s'est prcipite sur un chien couch deux pas de ma porte. La
pauvre bte a pouss un cri de douleur vraiment dchirant qui nous fit tous sortir ainsi que les Chinois mes
voisins, chacun une torche la main. Ceux-ci se trouvrent face face avec la panthre, et leur tour ils se
mirent tous jeter les hauts cris; mais il tait dj trop
tard pour moi de saisir mon fusil, l'animal en quelques
secondes fut hors de porte.
Grce la proximit de la mer et au voisinage des
montagnes, le moment des fortes chaleurs a pass inaperu; aussi je fus fort surpris en recevant, il y a quelques jours, une lettre de Bangkok, dans laquelle on me
dit que depuis plus de trente ans on n'avait pas eu de
pareilles chaleurs. Beaucoup d'Europens qui habitent
cette ville sont malades; cependant je ne crois pas le
climat de Bangkok plus malsain que celui des autres
villes de l'Asie orientale situes sous le tropique; je
serais mme port croire le contraire , mais l'exercice
qui est ncessaire l'entretien de la sant y est pour
ainsi dire impossible, et il n'y a aucun doute que ce
manque d'action contribue beaucoup aux maladies.
Depuis longtemps je m'tais propos de pntrer dans
une grotte qui se trouve sur le mont Sabab, michemin entre Chantaboun et Kombau, et si profonde,
qu'elle s'tend, dit-on, jusqu'au sommet de la montagne. Je partis donc accompagn de Phra et de Niou,
munis de tout ce qu'il nous fallait pour notre excursion.
Arrivs l'entre de la grotte, nous allummes nos
torches, et aprs avoir escalad les blocs de granit qui
sont prs de l'entre, nous y descendmes. Des milliers
de chauves-souris, rveilles par la lueur de nos flambeaux, se mirent voltiger en rond autour de nous,
teignant nos torches chaque instant et nous fouettant
e visage de leurs ailes. Phra marchait le premier, son-

dant le terrain de la lance dont il tait arm. Nous


avions fait ainsi une centaine de pas peine lorsque tout
coup il se rejeta sur moi en s'criant avec toutes
les marques du plus grand effroi : Un serpent! retirezvous ! n et au mme instant j'aperus un norme boa qui,
une quinzaine de pas tout au plus, la tte leve, la
gueule ouverte et dardant sa langue fourchue, paraissait
prt s'lancer sur mon guide. Mon fusil tait charg
d'un ct de deux balles et de l'autre de gros plomb. Je
mis en joue et lchai la dtente des deux coups la
fois; un pais nuage de fume nous enveloppa, et nous
ne vmes plus rien. Le plus prudent pour nous tait
de battre en retraite, ce que nous fmes aussitt. Nous
attendmes pendant quelque temps l'entre de la grotte
avec anxit, prts combattre l'ennemi s'il se prsentait, mais rien n'apparut. Mon bon guide donna ici la
preuve de son courage : ayant rallum une torche , il
se munit de mon fusil fortement recharg, d'une longue
corde, et pntra de nouveau, mais seul dans la grotte.
Nous tenions un des bouts de la corde afin de pouvoir,
au moindre signal, voler son secours. Pendant quelques instants, qui nous parurent d'une longueur immense, notre anxit fut terrible; mais quels ne furent
pas notre tonnement et notre joie en voyant revenir
Phra tirant aprs lui la corde au bout de laquelle tranait un norme boa. La tte du reptile avait t fracasse par mes deux coups de feu, et il tait mort sur place.
Nous ne cherchmes pas, ce jour-l, pntrer plus
avant dans la grotte, nous tions satisfaits du succs de
notre excursion.
J'avais appris qu'une grande fte allait tre clbre
par les Siamois , une pagode situe une lieue dans
la montagne, en l'honneur d'un suprieur de talapoins
mort l'anne dernire, et dont on devait brler les restes,
selon la coutume du pays. Je m'y. rendis avec l'espoir
que cette curieuse crmonie m'apprendrait connatre
les murs de ce peuple la fois dans leurs rites funraires et dans leurs amusements. Il tait huit heures du
matin quand nous y arrivmes, c'tait le moment du
Kin-Kao, ou de la consommation du riz. Prs de
deux mille Siamois des deux sexes, venus de Chantaboun
et des villages environnants, les uns en chariot, les autres pied, taient disperss dans l'enceinte de la pagode.
Tous portaient, comme aux jours de grande fte, des
ceintures et des langoutis neufs aux couleurs clatantes,
et le coup d'il qu'offrait distance cette foule bariole
tait des plus gais. Sous un vaste toit de planches soutenu par des colonnes formant une espce de hangar et
bord par des lambris couverts de peintures grotesques
reprsentant des hommes et des monstres dans les attitudes les plus bizarres, s'levait une imitation de rocher
fait de carton peint, sur lequel on avait plac un catafalque charg de dorures, de peintures et de sculptures, et
contenant une urne dans laquelle les prcieux restes du
talapoin taient renferms. et l quelques morceaux
d'toffe et de papier disposs en forme de bannire servaient de dcoration. En face du catafalque et l'extrieur de la salle se trouvait un bcher, et quelque

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
distance, sur une estrade leve, un orchestre tait tabli, jouant des divers instruments de la musique siamoise. Plus loin, quelques femmes avaient tabli un
march o elles dbitaient des fruits, des bonbons et des
noix d'arec, tandis que d'un autre ct des Chinois et des
Siamois jouaient, sur un petit thtre mont pour cette
occasion, des scnes dans le genre de celles de nos thtres ambulants qui courent les foires. Cette fte , qui
dura trois jours, n'avait rien qui rappelt une crmonie
funbre, et il s'y fit une consommation norme de poudre et d'arack. Je m'y tais rendu, pensant y voir quelque
chose de nouveau et de curieux, car la crmation n'existe
que chez trs-peu de peuples, et on ne la pratique ici
que pour les souverains, les princes et les personnages
de rang lev, sans songer que je serais moi-mme un
objet de curiosit pour la foule, ce qui arriva cependant.
A peine tais-je dans l'enceinte de la pagode, suivi
de Phra et de Niou, que de tous les cts j'entendis
rpter le mot farang; venez voir le farang; D puis
aussitt Siamois et Chinois quittrent leurs bols de riz
pour se porter de notre ct. J'esprais qu'une fois leur
curiosit satisfaite, ils me laisseraient circuler paisiblement; mais loin de l, la foule grossissait de plus en plus
et me suivait de quelque ct que j'allasse, au point de
devenir gnante, insupportable, et d'autant plus que la
plupart de ceux qui y affluaient taient dj ivres d'opium ou d'arack, et peut-tre de tous les deux. Je m'loignais de cet endroit quand, en 'passant devant une
baraque en planches construite pour la circonstance,
j'aperus plusieurs chefs de la province qui prenaient
aussi leur djeuner. Le plus g vint directement moi,
me prit la main et me pria d'une manire civile d'aller
,m'asseoir auprs d'eux; je profitai de sa bonne invitation pour trouver un refuge contre les importuns.
On me combla d'honntets ainsi que de ptisseries, de
fruits naturels et confits, etc. ; mais la foule qui m'avait
suivi se pressait de plus en plus autour de la maison et
avait fini par en envahir tous les abords, jusqu'au toit
qui tait couvert de curieux. Tout coup un sourd craquement se fit entendre, et toute la partie antrieure de
l'habitation, cdant sous le poids des spectateurs, s'croula avec eux, et ils roulrent au milieu des talapoins
et des laques : ce fut une confusion des plus comiques.
J'en profitai pour m'chapper, jurant, mais un peu
tard, qu'on ne m'y prendrait plus. D
XI
Retour Chantaboun. 11es Ko-Khut, Koh-Kong, etc. Superbe
perspective du golfe de Kampdt. Le Cambodge. Commerce
de ces contres. Etat misrable du pays. Audience chez
le roi du Cambodge.

De retour Chantaboun, dans l'hospitalire demeure


du bon abb Ranfaing, missionnaire franais, tabli en
ce lieu, mon premier soin fut de prendre des renseignements, et de me mettre la recherche des moyens de
transport pour gagner Battambang, chef-lieu d'une province de ce nom, qui, depuis prs d'un sicle, a t enle-

267

ve au Cambodge par l'empire siamois. Je fis prix avec


des pcheurs annamites paens pour me conduire d'abord
de Chantaboun Kampt, port du Cambodge, raison
de trente ticaux. Les Annamites chrtiens m'en demandaient quarante et leur nourriture pour aller et retour.
Aprs avoir pris cong de l'abb Ranfaing qui m'avait
combl de bonts et d'attentions chaque fois que j'tais
venu Chantaboun, je m'installai de nouveau dans une
barque avec mon Chinois et mon Annamite, et voulant
profiter de la mare haute, nous partmes midi, malgr une pluie battante. Arrivs au port sept heures du
soir, nous y fmes retenus jusqu'au surlendemain par
un vent contraire et trop violent pour nous permettre
sans danger de le quitter.
Deux jours plus tard nous arrivmes Ko-Khut, o
de nouveau des pluies torrentielles et un vent contraire
nous retinrent une centaine de mtres du rivage, dans
une anse qui tait loin d'offrir beaucoup de scurit
notre modeste embarcation.
Notre position n'tait pas agrable, notre chtive
barque, rudement secoue par les flots en fureur, menaait chaque instant d'tre jete la cte contre les
rochers. Aux trois quarts remplie par notre bagage auquel nous avions donn la meilleure place pour le prserver de l'eau de mer comme de la pluie, elle contenait encore cinq hommes serrs les uns contre les autres
l'avant, et n'ayant pour abri que quelques feuilles de
palmier cousues ensemble travers desquelles l'eau
filtrait et nous tenait constamment mouills. La pluie
continuait tomber avec une telle abondance que nous
ne pouvions entretenir de feu pour cuire notre riz. Pendant quatre jours, il nous fallut rester demi couchs
dans notre barque, les membres fatigus de la position
laquelle nous condamnaient le dfaut d'espace et nos
effets et notre linge tremps et colls sur notre corps.
Enfin, le cinquime jour, j'eus le plaisir de voir le ciel
s'claircir et le vent changer. Vers les deux heures de
l'aprs-midi, prvoyant une belle nuit, et ayant remont le moral de mes hommes qui commenaient
faiblir, par une bonne dose d'arack, nous levmes l'ancre
et nous nous loignmes de Ko-Khut pousss par une
bonne brise. J'tais heureux d'avancer et de pouvoir
enfin respirer pleins poumons, aussi je restai une
partie de la nuit sur ma petite tente de palmier, jouissant de la beaut du ciel et de la marche rapide de
notre bateau. A la pointe du jour, nous apermes la
premire le Koh-Kong notre gauche, une distance d' peu prs dix milles. C'est une le dserte,
mais on y recueille de la gomme-gutte ; elle est moins
grande que Koh-Xang ou Koh-Chang et n'offre pas un
aspect aussi imposant, ni une suite de pics aussi majestueux. C'est Compong-Sm, prs de Kampt, que l'on
recueille la plus grande partie de la gomme-gutte et le
beau cardamome qui se trouvent dans le commerce ; les
indignes renferment la premire dans des bambous,
qu'ils fendent lorsqu'elle est durcie.
Nous emes bientt oubli les petites misres de la
premire partie de notre voyage et nous fmes bien d-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

268

LE TOUR DU MONDE

dommags par la beaut des sites et l'aspect enchanteur


du groupe d'les et d'lots que nous ctoyions une
courte distance. Nous arrivions dans des parages infests
par les pirates de Kampt. Placs sur les hauteurs, ils
observent la mer, et ds qu'ils aperoivent une voile, ils
s'apprtent l'attaquer au passage. Nous avancions
paisiblement, sans souci des forbans, car nous n'avions
avec nous aucune marchandise qui pt les tenter, et du
reste, nous tions bien arms et en tat d'arrter en
chemin ceux d'entre eux qui auraient essay de nous attaquer. Vers cinq heures du soir, nous jetmes l'ancre
dans l'anse d'une petite le afin de faire cuire le riz du
soir et d'accorder mes hommes un peu de repos, car
ils n'avaient pas dormi la nuit prcdente. Nous tions
une journe et demie de Kampt. A minuit nous levmes
l'ancre et nous vogumes, doucement bercs par les flots,
nos voiles peine enfles. Lorsqu'on a dpass la pointe
nord-ouest de la grande le Koh-Dud qui appartient la
Cochinchine, le coup d'oeil devient de plus en plus beau;
la terre forme cadre de tous cts, et il semble qu'on
vogue sur un lac aux contours arrondis et verdoyants.
A l'est, s'tendent les ctes et les les de la Cochin-

chine jusqu' Kankao, l'ouest et au nord, celles


du Cambodge, couronnes par une belle montagne de
neuf cents mtres de hauteur. Celle-ci rappelle si bien
le mont Sabab, que Phra cria au pilote : n Mais vous
nous ramenez Chantaboun, voil le mont Sabab.
Nous ne pmes jouir longtemps du superbe tableau qui
se droulait nos yeux, car peu d'instants aprs notre
entre dans le golfe, d'normes nuages noirs s'amoncelrent au sommet de la montagne, et par degrs la voilrent entirement. Ils furent bientt sur nos ttes, le
tonnerre grondait avec force, et un vent pouvantable
faisait filer notre barque, couche sur le flanc, avec la
vitesse d'un bateau vapeur. Le pilote mme tremblait
au gouvernail et me demandait de l'arack pour soutenir
ses forces et son courage. Aprs une demi-heure de cette
course effrne, les nuages crevrent et une pluie torrentielle nous transpera, mais elle fit tomber le vent;
nous tions alors arrivs dans le lit de la rivire qui
conduit Kampt. Il parat que le roi devait passer en
revue, le jour de notre arrive, les navires qui se trouvaient dans la rade, mais le gros temps l'avait retenu depuis onze heures dans une espce de salle qu'on lui avait

Vue nes lies du golfe prises du cap Liant (voy. p. 259). Dessin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

leve sur des pilotis dans un endroit peu profond. Au ment par la basse Cochinchine, dont les ports ont t
moment o nous dpassions la douane, nous apermes jusqu'ici presque constamment ferms aux Europens, de
le cortge royal quise dirigeait vers une grande jonque sorte que les navires qui y arrivent ne trouvent gure
que Sa Majest faisait construire afin de pouvoir aussi charger que du riz qui leur est amen par des bateaux, et
presque comme contrebande, de la basse Cochinchine
se livrer au commerce, et avoir quelque chose de mieux
envoyer Singapour que les mauvais bateaux qui, par Itatienne, le Cancao des cartes, ou d'autres petits
ports du voisinage. Hormis quelques tonnes de gommejusque-l, avaient compos toute sa marine.
La rivire qui conduit la ville a prs de cent cin- gutte, un peu d'ivoire, du poisson pch dans le grand
quante mtres de largeur, mais son cours est trs-born ; lac par des Annamites, du bois d'bnisterie et de conelle prend naissance dans les montagnes voisines. Le struction pour lequel il est clbre, et du coton, le Camprincipal avantage qu'elle offre, c'est de pouvoir amener bodge ne fournit rien au commerce, et j'ose mettre
la mer les magnifiques bois de construction qui abon- l'opinion que le jour o les ports d'Annam seront oudent dans les forts de ses deux rives, et dont les Chinois verts aux Europens, les marchands chinois tablis
Kampt abandonneront cette ville ; cependant, mieux
ne peuvent se passer pour la mture de leurs jonques.
Il y a continuellement de six sept navires en charge gouvern, ce district pourrait alimenter le commerce
dans la rade, de sorte que l'on voit souvent des bateaux d'un grand nombre de produits dont nous parlerons plus
chinois ou europens monter et descendre le fleuve. tard.
Ce qui reste de ce malheureux pays ne tardera sans
Quoique Kampt soit actuellement l'unique port de Cambodge, il est loin d'avoir le mme mouvement que le doute pas tomber sous la domination de quelque autre
port de Bangkok, car la ville compte au plus trois cents puissance; qui sait ? Peut-tre la France a-t-elle. les
maisons et une population peu prs gale celle de yeux fixs sur lui et se l'annexera comme elle fait en ce
Chantaboun; en outre, tout son petit commerce est ali- moment de la Cecl.inchine.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

269

LE TOUR DU MONDE.

Le peu d'impts et de taxes que les Cambodgiens ont


supporter, comparativement aux Siamois, me faisait
penser que je trouverais ce peuple vivant dans l'abondance et le bien-tre ; aussi ma surprise fut grande d'y
rencontrer, trs- peu d'exceptions prs, presque tous
les vices, sans aucune des qualits que l'on trouve chez
les autres peuples, ses voisins : la misre, l'orgueil,
la grossiret, la fourberie, la lchet, la servilit et
une paresse excessive sont l'apanage de ce misrable
peuple.
On a rpt souvent que l'on ne devait pas juger d'un
pays o l'on n'a fait que passer, que ceux-l seuls pourraient le faire qui y ont sjourn longtemps. J'admets
que dans un sjour rapide on est sujet commettre des
erreurs; mais, je le rpte ici, je mentionne ce que je
vois, et donne mes impressions telles que je les reois :
libre d'autres voyageurs plus expriments de me
dmentir, si ces impressions ou mon jugement ont t
fausss. Je ferai remarquer en outre que la premire
impression est souvent ineffaable, et que frquem-

ment je ne me fie pas mon propre jugement et parle


d'aprs l'exprience d'autrui.
Il est peu de voyageurs en Europe, en Amrique et
sans doute sur plusieurs autres points du globe, qui
n'aient eu se plaindre de la manire offensante dont les
reprsentants des lois douanires exercent leurs devoirs
et souvent les outre-passent. Ces braves gens, en Europe,
gagnent leur pain quotidien en faisant supporter le plus
de vexations qu'ils peuvent aux voyageurs des deux
sexes; ici, c'est le contraire, ils le gagnent en le demandant; ce sont des mendiants commissionns : Du
poisson sec, de l'arack et un peu de btel, s'il vous plat. e
Plus vous donnez, plus la perquisition est courte.
Aprs avoir remont la jolie rivire qui devait nous
conduire notre but, l'espace de prs d'un mille, nous
apermes une maison couverte de feuilles, et surmonte
du symbole de la religion chrtienne, de la consolante
croix. Ce ne pouvait tre que celle de l'abb Hestrest,
missionnaire apostolique de la congrgation des Missions
trangres. Vous qui lisez ces lignes, avez-vous voyag

Dessin de E. Bocourt d' aprs M. Mouhot


au loin ? avez-vous jamais t pendant un temps plus ou
moins long priv de votre socit habituelle? avez-vous
t maltrait par le temps ou par les hommes? avezvous jamais chapp quelque grand danger? avez-vous
quitt vos parents ou vos amis pour une longue absence ? avez-vous perdu un tre bien-aim? enfin avezvous jamais souffert? Eh bien, vous saurez ce que peut
sur le voyageur errant loin de sa patrie ce signe divin
de la religion. Une croix pour lui, c'est un ami, un consolateur, un appui. L'me entire se dilate la vue de
cette croix; devant elle on s'agenouille, on prie, en oublie. C'est ce que je fis.
J'avais pour l'abb Hestrest des lettres de plusieurs
missionnaires de Siam; je fis amarrer notre barque devant sa demeure et je mis pied terre; mais les neuf
jours de stagnation force auxquels j'avais t oblig de
me soumettre m'avaient fait perdre pour un instant
l'usage de mes membres, et j'eus peine marcher.
L'abb Hestrest m'accueillit en frre et m'offrit un
abri dans sa modeste case jusqu' ce que je pusse
me loger ailleurs. La premire nouvelle qu'il m'apprit

fut que la France tait en guerre avec l'Autriche. J'ignorais mme qu'il y et quelque diffrend entre les
deux gouvernements. L'Italie allait natre de ce conflit!
A peine tais-je dbarqu qu'on nous annona le passage du roi qui revenait de son excursion. L'abb Hestrest me conduisit au bord de la rivire. Ds que le roi
eut aperu un tranger ct du missionnaire, il donna
l'ordre ses rameurs d'accoster le rivage, et quand il
fut porte de la voix, il s'adressa l'abb :
Quel est l'tranger qui est avec vous?
Sire, c'est un Franais.
Un Franais! b rpondit-il avec vivacit.
Puis, comme s'il doutait de la parole du missionnaire,
il ajouta en s'adressant moi :
Vous tes Franais?
Franais, sire, lui rpondis-je en siamois.
M. Mouhot vient de Paris, dit l'abb en donnant , sa rponse un ton mystrieux; mais il a t tout
rcemment au Siam.
Et que vient-il faire dans mon royaume ?
Il est en mission particulire, dit l'abb d'un ton

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


270

LE TOUR DU MONDE.

mystrieux, mais qui n'a rien de commun avec la politique ; c'est uniquement pour voir le pays ; du reste ,
M. Mouhot ne tardera pas rendre une visite Votre
Majest.
Aprs quelques minutes de silence de part et d'autre,
le roi salua de la main et nous dit :
Au revoir..
Le cortge s'loigna.
Je craignis un instant que l'abb ne m'et fait passer
pour un personnage moins humble que je ne le suis
rellement, et que, par suite, on ne m'interdt l'entre du royaume. Le nom seul de la France cause une
peur mortelle ces pauvres rois. Celui-ci s'attendait
chaque jour voir flotter le pavillon franais dans la
rade. Le roi du Cambodge a prs de soixante ans; petit
de taille et replet, il porte les cheveux courts : sa physionomie annonce l'intelligence, beaucoup de finesse, de
la douceur et une certaine bonhomie'. Il tait mollement couch l'arrire de son bateau de construction
europenne, sur un large et pais coussin; quatre rameurs seulement et une douzaine de jeunes femmes le
remplissaient. Parmi celles-ci, j'en remarquai une dont
les traits taient dlicats et mme distingus; vtue moiti l'europenne, moiti l'annamite, et portant releve toute sa longue chevelure noire, elle aurait pass
pour une jolie fille en tous pays. C'tait , je pense, la
favorite du roi; car, non-seulement elle tait mieux mise
que les autres et couverte de bijoux, mais elle occupait la
premire place auprs du roi et prenait grand soin que
rien ne blesst le corps de son vieil adorateur. Les autres femmes n'taient que de grosses filles la figure
bouffie, aux traits vulgaires et aux dents noircies par
l'usage de l'arack et du btel. Derrire le bateau du roi
venaient, sans ordre et de longues distances, ceux de
quelques mandarins que je ne pouvais distinguer du
vulgaire ni par la mine ni par la tenue. Une barque
seule, monte par des Chinois et commande par un gros
personnage de la mme nation qui tenait leve une espce de hallebarde surmonte d'un croissant, attira mon
attention; elle marchait en tte de l'escorte. C'tait le
fameux Mun-Suy, le chef des pirates et l'ami du roi.
Voici ce que j'appris au sujet de cet individu :
A peu prs deux ans auparavant, ce Chinois , oblig,
par des mfaits que l'on ne connat pas trs-bien, de
s'enfuir d'Amoy, sa patrie, arriva Kampt avec une
centaine d'aventuriers , cumeurs de mer comme lui.
Aprs y avoir pass quelque temps, faisant trembler
tout le monde, extorquant, la menace la bouche, tout
ce qu'ils pouvaient aux gens du march , ils conurent
le projet de s'emparer de la ville, de tout y mettre feu
et sang, et de se retirer ensuite avec le fruit de leurs
vols s'ils n'taient pas en force pour rester en possession du terrain. Mais leur complot fut rvl, les Cambodgiens furent appels de tous les environs et arms
'mit bien que mal, et le guet-apens avorta. Mun-Suy,
L Depuis le voyage de M. Mouhot au Cambodge, ce roi est mort,
et c'est le second roi, dont il est question plus loin, qui lui a suc-

cd.

craignant alors que les choses ne tournassent mal pour


lui, s'embarqua sur sa jonque avec ses complices et
tomba l'improviste sur Itatienne. Le march fut saccag
en un moment, mais les Cochinchinois, revenus de leur
surprise, repoussrent les pirates et les forcrent se
rembarquer aprs leur avoir tu plusieurs hommes.
Mun-Suy revint Kampt, gagna le gouverneur de la
province, puis le roi lui-mme par de beaux prsents,
et se livra des actes de piraterie tels que son nom devint redout partout la ronde, et cela impunment.
Des plaintes s'levrent des pays voisins, et le roi, soit
par crainte, soit pour se l'attacher et tre protg contre
les Annamites en cas de besoin, le nomma garde-ctes.
Depuis ce temps, ce pirate est devenu brigand commissionn et titr, et les meurtres et les vols n'en sont
que plus frquents, h un point tel que le roi de Siam a
envoy des navires Kampt pour s'emparer de ce malfaiteur et de sa troupe ; mais deux des brigands seulement furent arrts et excuts sur-le-champ; quant
Mun-Suy, il fut cach, dit-on, dans le palais du roi
mme.
Quelques jours aprs mon arrive, je m'installai dans
une maison construite par les ordres et aux frais du roi
pour abriter les ngociants europens, qui rarement
viennent Kampt. L'abb Hestrest me fit les honneurs
de la ville : le march, tenu en majeure partie par les
Chinois, est compos de cabanes faites en bambous et
couvertes en chaume. On y voit exposs une quantit de
verroterie, de faence et de porcelaine chinoise, des haches et couteaux, des parasols chinois et d'autres produits de ce pays et d'Europe. Les marchands de poisson,
de lgumes et les restaurants chinois en plein air, se
disputent la rue en concurrence avec des porcs, des
chiens affams et des enfants de tout sexe et de tout ge,
tels qu'ils furent crs par la nature, et barbotant dans
la fange; avec des femmes indignes d'une laideur repoussante, et des Chinois au corps dcharn, l'oeil hagard et terne, tranant pniblement leurs sandales chez
le marchand d'opium, le barbier ou quelque maison
de jeu, trois choses sans lesquelles le Chinois ne peut
vivre.
Le commerce est tout entier entre les mains de ces
derniers et l'on rencontre dix de ceux-ci pour un indigne.
Je fus prsent par l'abb Hestrest dans plusieurs maisons chinoises o nous fmes reus avec politesse et affabilit. Le roi attendait et comptait sur ma visite, car
plusieurs fois il envoya de ses gens pour s'informer si
je n'tais rellement pas un officier dtach de l'arme
franaise, alors en Cochinchine et venant prendre des
renseignements sur ce pays. Je priai M. Hestrest de
m'accompagner chez Sa Majest. Nous remontmes le
fleuve l'espace d'un mille et demi, et nous arrivmes
Kompong-Bae qui est la partie cambodgienne de la ville ;
c'est l que rside le gouverneur de la province et que
campaient le roi et sa suite, qui n'taient Kampt qu'en
visite. Quand nous arrivmes, Sa Majest donnait audience dans une maison construite en bambous avec assez

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
d'ltgance et recouverte en tuile rouge. L'intrieur tait
plutt celui d'une salle de thtre forain que celui de la
demeure d'un souverain. Ne trouvant la porte ni suisse
ni factionnaire, nous entrmes sans nous faire annoncer.
Sa Majest trnait sur une vieille chaise de fabrication europenne. De chaque ct de sa personne, et rampant sur
les coudes et les genoux, deux officiers de sa maison lui
offraient de temps en temps une cigarette allume, de l'a-

271

rack ou du btel dont ils tenaient toujours une chique


la disposition du souverain. A quelques pas se tenaient
quelques gardes dont les uns taient arms de piques
ornes d'une touffe de crins blancs au sommet, les autres
de sabres dans leurs fourreaux qu'ils brandissaient
deux mains. A quelques degrs au-dessous de Sa Majest, les ministres et les mandarins se tenaient dans la
mme position que les garde-chiques. A notre arrive,

Favorite du roi de Cambodge. Dessin de Pelcoq d'aprs M. Mouhot.

et sur un signe du roi, nous allmes nous asseoir ct


de lui sur des siges pareils au sien qui furent apports
par une espce de page. Le roi, comme ses sujets, ne
porte ordinairement qu'un langouti; celui-ci tait de soie
jaune retenu la taille par une magnifique ceinture d'or
dont la plaque tincelait de pierres prcieuses.
Au Cambodge, comme au Siam, si l'on veut obtenir
les bonnes grces du roi ou des mandarins, il faut commencer par donner des prsents. J'avais donc apport

une canne fusil anglaise d'un beau travail, avec l'intention de l'offrir Sa Majest. Ce fut la premire
chose qui attira son attention :
Veuillez me montrer cette canne, D dit-il en cambodgien. Je la lui prsentai.
Est-elle charge? ajouta-t-il en voyant que c'tait
une arme.
Non, sire. D
Alors il l'arma, me demanda une capsule et la fit

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

272

LE TOUR DU MONDE.

partir; puis il dvissa le canon qui tait balle force et


et examina le travail avec attention.
Si elle peut tre agrable Sa Majest, dis-je
M. Hestrest, je serais heureux de la lui offrir. D L'abb
traduisit mes paroles.
a Qu'a-t-elle cot ? v rpondit le roi.
Et comme l'abb, mon instigation, lui faisait une rponse vasive, il me pria de lui faire voir ma montre :
je la lui prsentai, et quand il l'eut examine avec attention, il m'en demanda aussi le prix. L'abb, aprs
le lui avoir dit, lui parla de mon intention d'aller
Udong, la capitale du Cambodge, et de parcourir le pays.

Allez Udong, c'est trs-bien, promenez-vous, promenez-vous, me dit-il en riant.


Puis il demanda mon nom, et comme il cherchait
l'crire, je tirai mon portefeuille et lui prsentai ma
carte. Ceci lui inspira le dsir d'avoir mon portefeuille.
Je m'empressai de le lui offrir.
Sire, dit alors M. Hestrest, puisque M. Mouhot va
Udong, Votre Majest daignera sans doute lui faciliter
le voyage.
Mais volontiers; combien voulez-vous de chariots ? s
J'en aurais demand dix, que je les aurais obtenus.

M. Mouhot navigant entre les les du golfe de Siam. Dessin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

a Trois me suffiront, sire, rpondis-je.


Et pour quel jour?
Aprs-demain matin, sire.
Prenez note de cela et donnez vos ordres, dit le
roi son mandarin secrtaire; puis il se leva, nous
donna une poigne de main et se disposa sortir.
Nous fmes de mme et retournmes notre htel.
Je dis htel, car c'est le seul endroit o peuvent loger
les trangers, et M. de Montigny, lors de son passage
Kampt comme ministre plnipotentiaire, y tait descendu aussi bien que nous, et si on ne me l'avait pas

dit, je l'eusse devin rien qu' voir les magnifiques inscriptions charbonnes sur le mur par les marins de sa
suite, telles que celles-ci :
e Htel du roi et des ambassadeurs. Ici on loge
pied, cheval et lphant gratis pro Deo. Bon lit,
sofa et table manger.... sur le plancher. Bains d'eau
de mer.... dans la rivire. Bonne table.... au march,
Bon vin.... Singapour....
Rien.... pour la servante. u
Henri MotmoT.
(La suite d la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

273

Mission catholique Pinhal (Cambodge). Dessin ;de Sabatier d'aprs M. Mouhot.

VOYAGE DANS . LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858. 1861. TEXTE ET DESSINS INDITS.

XII
Dtails ultrieurs sur le Cambodge. Udong, sa capitale actuelle. Audiences chez le second roi, etc.

Dans la matine du jour fix pour mon dpart, et lorsque tous mes prparatifs furent termins, l'abb Hestrest vint me chercher pour me faire partager avec lui
son modeste djeuner et me conduire ensuite avec son
bateau jusqu' Kompong-baie, o je devais trouver les
chariots.
Arrivs cet endroit, point de chariots. Nous nous
rendmes chez le premier mandarin, qui, tout en chiquant du btel, nous montrait ses dents noires et son
rire stupide; je vis que j'tais le jouet de ces individus
faux partout et toujours, ne cdant qu' la force et dtestant avant tout le nom d'Europen. Aprs maintes
rclamations auprs des mandarins de tous grades, on
m'amena enfin trois chariots! Les voitures chiens qui
sont en usage en Hollande auraient mieux fait mon affaire. J'envoyai donc promener les trois brouettes du
roi du Cambodge avec mes compliments pour cette majest, et j'en louai d'autres mes propres frais.
Udong, la capitale actuelle du Cambodge, est situe
au nord-est de Kampt, deux lieues et demie de l'affluent du Mkong, qui vient du grand lac, et cent
1. Suite. Voy. pages 219, 225, 241 et 247.

trente-cinq milles peu prs de la mer, distance prise


vol d'oiseau.
On compte huit stations et huit jours de marche jusque-l, en voyageant avec des boeufs ou des buffles; les
lphants font facilement deux stations par jour, ce qui
abrge le temps de moiti; mais il n'y a que le roi, les
mandarins et les riches particuliers qui puissent possder et nourrir de ces animaux. Les chariots que nous
loumes pouvant peine contenir nos bagages, moi et
mes hommes nous fmes forcs de partir pied.
Aprs avoir travers une plaine marcageuse o nous
abattmes quelques oiseaux aquatiques communs, nous
entrmes dans une belle fort, qui, sans la moindre
claircie, se prolonge jusqu'aux portes d'Udong. Pour
traverser la partie marcageuse, j'avais d me chausser
de mes bottes de chasse que je n'avais pas portes depuis
quelque temps et dont le cuir s'tait durci. Aprs deux
heures de marche sous un soleil de feu, je sentis mes
pieds s'corcher dans plusieurs parties. Je fus oblig de
me dchausser et de continuer la route pieds nus. Heureusement elle tait presque partout unie et belle
cause de la scheresse et des frquentes communications
entre Kampt et la capitale. La chaleur tait excessive,

VIII. 200 LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

18

[email protected]

274

LE TOUR DU MONDE.

et nos chariots d'une lenteur dsesprante. Enfin nous


arrivmes la premire station, o je fus cas dans une
vaste salle en bambous couverts de chaume, qui avait t
rcemment construite pour loger le roi et sa suite. La
nuit, j'eus des gardes ma porte envoyes par les autorits afin de me garer de tous risques et victions, et
grce la lettre du roi, que je prsentai, je fus respectueusement trait. Le lendemain, je parvins louer un
lphant pour me conduire la prochaine station, ce qui
me cota un franc de notre monnaie.
Le jour suivant, je dus continuer ma route pieds nus.
Ce que nous emes souffrir de la chaleur dpasse
tout ce que je m'tais imagin jusque-l de l'effet du soleil dans la zone torride. Le soleil tait alors au znith,
et ses rayons brlants, rpercuts par le terrain sablonneux, devenaient intolrables dix heures du matin;
c'tait ce point que Jes indignes, qui ont la plante
des pieds fort dure, ne pouvaient supporter le contact
du sol et cherchaient les touffes d'herbe pour y poser le
pied; les boeufs ne marchaient qu'en pitinant continuellement et donnaient tous les signes de la douleur
et de l'puisement; malgr l'aiguillon et le rotin, ils refusaient souvent d'avancer. L'eau des mares tait non
pas tide, mais chaude; l'atmosphre semblait embrase, tous les tres sans force, et la nature languissante
et accable. Au milieu du jour, nous faisions halte pour
nous remettre en route trois heures. Sur tout notre
parcours il n'y avait pas une goutte d'eau potable, mme
pour nos animaux qui souffraient de la soif plus encore
que nous-mmes; et pour cuire notre riz et faire notre
th nous n'avions d'autre ressource que celle des mares
et des bourbiers imprgns de noix vomiques tombes
des arbres environnants. Le lendemain, je trouvais de
nouveau un lphant louer, mais ce fut le dernier, et
les quatre jours suivants, je fis la plus grande partie du
chemin pied, l'autre, assis sur le coin d'une des charrettes. Du reste, le manque d'eau et les tourbillons de
fine poussire qui s'lvent de la route sont les seuls
inconvnients qu'aient subir les voyageurs. Dans la
saison sche, le terrain, quoique sablonneux, est dur et
bien foul, au milieu de la voie, par le frquent passage
des chariots et des lphants ; le reste de la chausse,
large de vingt-cinq trente mtres, est revtu de gazon
et mme de hautes herbes, puis peu de distance s'offre
la fort avec ses arbres huile de distance en distance,
aux troncs levs, au port droit et majestueux, et couverts leur sommet seulement d'un bouquet de larges
feuilles d'un vert fonc. C ' est comme une magnifique et
immense avenue, et on pourrait croire que l'art y a
mis la main.
Les stations sont toutes situes une distance peu
prs gale, douze milles environ. A toutes, outre les
anciens caravansrails servant abriter les voyageurs
et les hommes de corve, qui sont changs tous les cinq
jours, je trouvai d'autres nouvelles maisons beaucoup
plus vastes et plus belles, construites pour le passage
du roi ; de plus, entre les stations, on rencontre souvent
d'autres salles o l'on peut se reposer au milieu du

jour, avantage et confort qui ne sont nullement ddaigner.


Jusqu' la distance de vingt-cinq milles, en partant
de Kampt, j'aperus sur ma droite une chane de montagnes peu leve, derniers contre-forts de la chane qui
spare le bassin du grand lac Touli-Sap du golfe de
Siam; mais je ne rencontrai, sur tout le parcours de
mon voyage de Kampt Udong, qu'un terrain sablonneux, sauf en un seul endroit, o je le trouvai rocailleux, avec du minerai de fer. On ne voit qu'un seul
petit village sur ce parcours, et l seulement quelques
traces de culture; partout ailleurs je n'aperus aucun
sentier ni aucune trace pouvant faire supposer que l'intrieur de le fort ft habit. Autour de la capitale
seulement les champs de riz commencrent se montrer, ainsi que de petites maisonnettes entoures de jardins fruitiers, maisons de campagne de l'aristocratie
cambodgienne, qui y vient chaque soir humer un air
plus pur que celui qu'on respire la cour et la ville.
En arrivant aux portes d'[Jdong, je me trouvai en
face d'un large foss, surmont d'un parapet et entour
d'une palissade de trois mtres d'lvation. Je pensais
entrer dans une villa de guerre fortifie, et comme je
savais mes compatriotes occups en ce moment donner
une leon aux Cochinchinois, je m'attendais tre reu
par un factionnaire la baonnette croise, avec le terrible :
On ne passe pas! mais celui-ci ne se montrant pas, je
donnai un coup de crosse de fusil la porte et j'entrai.
J'tais dans l'enceinte du palais du second roi, palais
prcd d'une sorte de cage tenant le milieu entre une
gurite et un pigeonnier, ayant chacune de ses quatre
faces une lucarne d'o l'on peut observer, en cas d'invasion, l'approche de l'ennemi, et donner le signal de
la fuite avant son arrive. J'arrivai au centre d'une
grande place autour de laquelle se prolongent les remparts, ferms de deux portes dont l'une donne accs sur
le march, la seconde conduit la campagne. Dans l'intrieur de cette enceinte, d'un ct se trouve le palais
du second roi, de l'autre celui d'un plus jeune prince,
son frre, et une pagode avec son couvent, le tout recouvert en chaume.
J'esprais trouver l, comme Kampt, un o htel
du roi et des ambassadeurs; mais, ne voyant aucune
enseigne, je me dirigeai vers un endroit o je voyais
entrer et sortir beaucoup de inonde. C'tait la salle de
justice, o les juges tenaient audience. J'envoyai Niou,
mon domestique, en a dputation, D demander ces
magistrats s'ils voudraient bien donner asile un voyageur. La rponse ne se fit pas attendre; juges et plaideurs
vinrent au-devant de moi et me conduisirent dans la salle
de justice, o je commenai immdiatement mon installation sous les yeux de toute la foule accourue pour voir
l'tranger et lui demander ce qu'il vendait..
La nouvelle de mon arrive parvint bien vite au palais du roi, et deux pages me furent envoys pour me
demander si je n'irais pas de suite voir Sa Majest.
Mon bagage n'tait pas encore arriv; j'objectai que je
ne pouvais me rendre auprs du roi en costume de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
a Oh ! cela ne fait rien; le roi n'a pas de costume du tout, et il sera enchant de vous voir. A peine
mes chariots taient-ils arrivs, qu'un chambellan en
langouti, suivi d'un page, accourut pour me dire que le
roi m'attendait. Je me rendis donc au palais. La cour
qui le prcde tait dfendue par une douzaine de canons
veufs de leurs affts, jets au hasard et dans la gueule
desquels nichaient les moineaux. Plus loin, une nue
de vautours dvoraient les restes du repas du roi et des
gens du palais. Je fus conduit dans la salle d'audience,
qui communique avec les appartements particuliers du
roi; elle est pave de larges carreaux chinois, et les
murs sont blanchis la chaux. Une foule de pages, tous
Siamois, beaux jeunes hommes de vingt-cinq trente
ans, vtus uniformment
d'un langouti de soie rouge, se tenaient groups et
assis l'orientale en attendant Sa Majest. Quelques minutes aprs mon
arrive, le roi parut. Aussitt tous les fronts se
courbrent jusqu' terre.
Je me levai, et sa Majest
s'avana fort gracieusement prs de moi, d'un air
tout la fois dgag, distingu et digne.
Sire, lui dis-je, j'ai
en l'honneur de voir S. M.
le premier roi Kampt
et d'en obtenir une lettre
pour me rendre Udong.
tes-vous Anglais
ou Franais? dit le prince
en m'examinant attentivement.
JesuisFranais, Sire,
Vous n'tes pas marchand; que venez - vous
donc faire au Cambodge?
J'y suis venu pour visiter votre pays et chasser.
C'est trs-bien. Vous avez t Siam; moi aussi,
j'ai t Bangkok. Vous viendrez me voir encore?
Toutes les fois que ma prsence pourra tre agrable Votre Majest. D
Aprs quelques instants de conversation, le roi me
tendit la main, je le saluai et sortis. A peine tais-je
rentr que plusieurs de ses officiers accoururent chez
moi en me disant : Q Le roi est enchant de vous, il dsire vous voir souvent.
Le jour suivant je parcourus la ville, dont les maisons
sont construites en bambous et quelques-unes en planches; le march, tenu par des Chinois, est, par sa salet,
l'gal de tous les autres dont j'ai dj parl. La plus longue rue, je pourrais dire l'unique, a prs d'un mille de
longueur. Dans les environs habitent les cultivateurs et
voyage.

275

les gens de corve, ainsi que les mandarins et autres


employs du gouvernement. La population de cette ville
est d'une douzaine de mille mes peu prs.
Le grand nombre de Cambodgiens de la banlieue,
des provinces, et surtout des chefs qui s'y rendent pour
le commerce ou pour d'autres affaires, contribue donner de l'animation cette capitale. A chaque instant je
rencontrais des mandarins en litire ou en filet, suivis
d'une foule d'esclaves portant chacun quelque chose:
les uns le parasol de couleur carlate ou jaune, dont la
dimension plus ou moins dveloppe indique le rang ou
la qualit du personnage; d'autres la bote d'arec, de
btel, etc. Je rencontrais souvent aussi des cavaliers
monts sur de jolis petits chevaux vifs et lgers, richement caparaonns, couverts de grelots et allant
admirablement l'amble,
tandis qu'un troupeau
d'esclaves, couverts de
sueur et de poussire,
s'efforaient de les suivre
comme une meute d'animaux. Ailleurs passaient
de lgres carrioles tranes chacune par deux
petits bufs trottant rapidement et non moins
bruyamment. Quelques rares lphants, s'avanant
majestueusement les oreilles et la trompe en mouvement, s'arrtaient devant
de nombreuses processions
se rendant aux pagodes au
son d'une musique bruyante, et plus loin des talapoins se suivaient la file,
qutant leur pitance, draps dans leur manteau
jaune et la sainte marmite
sur le dos.
Le troisime jourde mon
arrive Udong, la sance
de la cour de justice avait t bruyamment ouverte
huit heures du matin, et les cris des juges et des avocats
retentissaient encore cinq heures du soir sans avoir
cess un instant, lorsque tout coup deux pages sortirent
de la cour du palais en criant : Le roi! La foudre serait tombe dans la salle qu'elle n'et pas produit un
effet pareil 'a, ces mots; ce fut l'instant un sauve qui
peut gnral. Juges, accuss et curieux s'enfuirent plemle, se cachant dans tous les coins la face contre terre
et comme ptrifis. Je riais encore au souvenir de ces juges et de ces avocats en langoutis, ds ces Chinois longues queues fuyant, se poussant, se culbutant les uns
les autres l'approche de leur matre, lorsque le roi
parut, pied, sur le seuil de la porte et suivi de ses pages. Sa Majest me fit un petit signe de la main comme

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

276

LE TOUR DU MONDE.

pour me saluer, puis m'appela prs d'elle. Aussitt deux grande faveur. Le lendemain matin, des pages vinrent
pages apportrent des chaises qu'ils placrent sur le m'offrir, de la part du roi, des chevaux pour me promegazon en face l'une de l'autre. Sa Majest m'en offrit ner; mais la chaleur tait accablante. Vers quatre heures
une, et la conversation commena dans ce salon impro- le roi m'envoya un cheval pour me rendre au palais.
vis, tandis que toute l'escorte, ainsi que les passants, J'tais en habit, pantalon et gilet de toile d'une blandemeuraient prosterns. Aussi loin que la vue pouvait cheur clatante; un casque de lige la faon des anciens
s'tendre, elle ne rencontrait aucun homme debout.
Romains et recouvert de mousseline blanche t compl Comment trouvez-vous ma ville? dit le roi en em- tait ma singulire toilette. Je fus introduit par le chamployant ce mot pour dsigner son palais avec ses dpen- bellan dans un des appartements particuliers du roi.
dances et les fortifications.
C'tait un trs-joli salon, meubl l'europenne. Sa
Sire, elle est splendide et offre un aspect que je Majest m'attendait en fumant un bouri, assise ct
n'avais vu nulle part ailleurs.
d'une table charge de mets. Ds que j'entrai, elle se
Tous ces palais et ces pagodes que vous voyez d'ici leva, me tendit la main en souriant, et me pria immdiadans cette cour ont t construits dans une anne, depuis tement de prendre place et de commencer mon repas.
mon retour de Siam ; dans une autre anne tout sera Je vis qu'il se proposait, selon l'usage du pays, de me
achev, et il n'y aura plus
faire honneur en assistant
au repas sans y prendre
alors que des briques. Japart lui-mme. Aprs m'adis, le Cambodge s'tenvoir prsent, avec une
dait trs-loin, mais les Anamnit et une grce parnamites nous ont enlev
beaucoup de provinces.
faites, son frre cadet,
Sire, le moment est
jeune prince de quatorze
peut-tre arriv pour vous
quinze ans, prostern
ct de lui, le roi ajouta:
de les reprendre. Les Franais les attaquent d'un ca J'ai fait rtir ce poulet et ce canard la mat, attaquez-les de l'autre.
nire europenne , vous
Sa Majest ne rpondit
me direz s'ils sont votre
pas, mais elle me tendit
un cigare en me demangot.
En effet, tout tait exdant mon ge.
Je venais de me faire
cessivement bien prpar;
le poisson surtout tait exapporter une jolie petite
quis.
carabine Mini que les officiers du roi taient venus
Good brandy ! s me dit
le roi en anglais, les seuls
examiner dans la matine;
mots de cette langue qu'il
je la lui prsentai en le
connt, en me montrant
priant de bien vouloir l'acune bouteille de cognac.
cepter si elle lui plaisait.
Il me dit de la charger. Je
Prenez et buvez.
On me servit des geles
levai la bascule et poussai
une cartouche dans le ca- Portrait du deuxime roi de Cambodge, en 1859, aujourd'hui premier roi. et des fruits confits exDessin de Janet Lange d'aprs M. Mouhot.
quis, des bananes du Camnon. a C'est fait, Sire.
Comment donc? ce n'est pas possible; tirez alors. bodge et des mangues excellentes, puis le th, que le
IL choisit lui-mme pour but un poteau assez loign roi prit avec moi en m'offrant un cigare de Manille.
et m'indiqua l'endroit o je devais frapper; je tirai, et Enfin, il plaa une bote musique sur la table et la fit
aussitt Sa Majest et ses pages coururent s'assurer que jouer.
le coup avait port juste.
Le premier air qui en sortit me fit un plaisir d'autant
Quand pensez-vous quitter Udong?
plus grand que je ne m'attendais pas l'entendre dans
Sire, mon dsir est de partir aprs-demain pour le palais d'un roi.... rgnant. C'tait la Marseillaise. Le
Pinhalu et les provinces d'au del.
roi prit mon mouvement et mon sourire d'tonnement
-- Si vous pouviez rester un jour de plus, vous me
pour de l'admiration.
feriez plaisir; demain vous dinerez chez moi, le jour
Connaissez-vous cet air?
suivant je vous conduirai voir la ville du premier roi,
Un peu, Sire.
et le soir je ferai jouer la comdie.
Puis vint un autre, non moins bien connu, l'air des
La comdie ! pensai-je, cela doit tre curieux ;, et pour Girondins: Mourir pour la patrie! etc.
la comdie je restai. Aprs avoir remerci le roi de ses
1. Coiffure excessivement lgre, fralche, commode et abritant
faveurs et de ses bonts pour moi, nous nous sparmes
bien du soleil le cou et la face. Je la recommand fort aux voyaavec une poigne de main. videmment, j'tais en geurs dans ces pays.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

277

a Le connaissez-vous aussi? me dit-il.


qui, pour garant de sa fidlit, a toujours gard un ou
J'accompagnai l'air avec les paroles.
deux de ses fils en otage. C'est ainsi que ce jeune roi a
a Et Votre Majest, comment aime-t-elle cette air?
pass plusieurs annes Bangkok. Sans doute on lui
Un peu moins que le premier l Les souverains de apprit l l'art de rgner, et on ne l'a laiss retourner
l'Europe font-ils jouer souvent ces deux airs?
dans son royaume qu'aprs s'tre assur qu'on aurait
Sire, ils les rservent, comme choses solennelles, en lui un tributaire soumis et obissant.
pour les grandes circonstances seulement.
Son jeune frre vint aussi me faire une visite, mais
. Mon Annamite tait ct de moi et remplissait les pendant la nuit, afin que son frre et son pre l'ignorasfonctions d'interprte avec un tact parfait qui plut au sent, car il dsirait avoir quelque cadeau; trs-enfant
roi. Le jeune prince demanda la permission de se reti- pour son ge, il manifestait le dsir d'avoir tout ce qui
rer. Il salua son frre en se prosternant profondment et lui frappait la vue. Il est au reste doux, aimable, poli, et
en levant ses mains runies au-dessus de la tte. Le roi a l'air distingu.
lui recommanda de ne pas manquer de revenir le lendeLe lendemain, dix heures du matin, le roi me manda
auprs de lui. Je le troumain matin, afin de nous
vai dans la salle de rcepaccompagner au palais du
tion, assis sur son divan
premier roi. Le prince
passa alors dans la cour,
et distribuant des ordres
ses pages pour rgler l'oro un page le mit califourchon sur une de ses
dre de marche qu'il voupaules et l'emporta dans
lait qu'on observt pour
son palais. Le roi me fit
l'aller et le retour. Le roi
alors admirer ses meubles
monta dans une jolie chaid'Europe : des tables d'ase porteurs, magnificajou couvertes de vases
quement peinte et sculpen porcelaine, des fleurs
te, avec de beaux pomsous cylindres et d'autres
meaux d'ivoire. Il s'y assit
ornements d'un got vulnonchalamment, une jamgaire. Il me fit surtout rebe dessus, l'autre penmarquer deux vieilles gladante, le coude appuy sur
ces entoures de cadres
des coussins de maroquin.
dors, un divan et des choIl avait la tte et les pieds
ses semblables.
nus, les cheveux coups
a Je commence seulela mode siamoise, et pour
ment , dit-il ; dans quelvtement un superbe lanques annes mon palais
gouti de soie jaune entour
sera beau. b
d'une large ceinture de paIl me conduisit ensuite
raille toffe, mais plus
dans son jardin, O, parmi
claire. Le cortge se mit
de rares et curieuses plan en marche : quatre pages
tes, s'lve un rocher arportaient le palanquin sur
tificiel en miniature. En
leurs paules ; un autre
me ramenant au salon il
soutenait un immense paUn page du roi (Siam et Cambodge). Dessin de Janet Lange
me fit passer devant toutes
rasol rouge dont le mand'aprs une photographie.
ses femmes (il y en avait
che dor avait prs de quaau moins cent), que la curiosit avait attires hors du
tre mtres de long; le prince cadet portant. le sabre
srail.
du roi, marchait ct de lui, et sur la mme ligne.
a Vous tes le premier tranger qui soit jamais entr J'tais de l'autre ct. Sa Majest se tournait souvent de
ici, me dit-il ; au Cambodge comme Siam, personne,
mon ct pour me faire remarquer les objets les plus
sauf les gens de service, ne peut pntrer dans les apparfrappants en traversant la rue, et pour lire aussi sur
tements particuliers du roi..
mon visage l'impression que me causait l'effet que sa
prsence produisait sur le peuple. A l'approche du corJe le remerciai de l'honneur qu'il daignait m'accorder,
et en prenant cong de lui, je le priai de me donner une tge, toute la population accourue pour le voir se proslettre pour les chefs des provinces de son royaume et un
ternait. En tte marchaient trois licteurs, l'un devant,
ou deux lphants pour continuer mon voyage. Il me les deux autres quelques pas derrire, portant deux
promit d'acquiescer ma demande. Ce jeune souverain, mains des faisceaux de rotins; symboles de la puissance;
qui porte le titre de second roi, est l'hritier prsomptif derrire le palanquin, suivaient, deux deux, les chamde la couronne. Son pre ne doit son trne qu'au roi de beIlans et les pages, au nombre de plus de trente, tous
Siam, qui l'a. retenu longtemps captif dans ses tats, et
en langouti rouge et portant sur l'paule des piques, des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

278

LE TOUR DU MONDE.

sabres et des fusils dans des tuis. Nous arrivmes ainsi


la porte de l'enceinte du palais du premier roi.
Sa Majest mit pied terre, et, tout en conservant le
mme ordre de marche, nous suivmes une charmante
avenue d'un demi-mille peu prs de largeur, plante de
jeunes arbres et entoure d'une muraille de planches.
De l'avenue, le terrain va en dclinant, couvert de
pelouses et de jardins, et bord d'une ligne d'une centaine de petits cottages aux murs d'argile et aux toits de
chaume.
n Toutes ces maisons sont habites par les femmes
de mon pre: il n'y a pas un seul homme, A me dit le
jeune roi.
Plus loin s'tend un large bassin entour de verdure
et rpandant la fracheur et la gaiet dans cet enclos. Sur
un des cts de ce petit lac, encadrs dans le feuillage
de ses bords et rflchis dans sa nappe d'eau, s'tendent
les btiments royaux, les uns blanchis la chaux, les
autres construits en simples bambous.
Nous traversons quelques chambres ou ateliers o de
pauvres femmes annamites filent et tissent de la soie,
puis nous passons devant le trsor et les magasins du
roi, et nous arrivons dans une vaste salle construite
l'entresol et qui constitue ce que l'on nomme spcialement le palais. L'intrieur ne rpond certes pas l'extrieur. Cette salle est encombre, comme un bazar, de
bocaux, de vases de fleurs artificielles recouverts de globes, de coussins de toutes les couleurs et de toutes les
dimensions; sur les tables, sur les rayons, sur le plancher, on a entass des botes, des cadres chinois, des
pantoufles, et une foule d'objets et d'instruments d'Europe, de vieux divans, des glaces, des lavabos, etc., etc.
Aprs m'avoir fait de nouveau parcourir les jardins, le
jeune roi, qui devait passer la journe chez son pre, me
fit reconduire par un de ses chambellans.
Peu aprs le coucher du soleil, le peuple accourut en
foule pour assister au spectacle, qui devait commencer
sept heures, au retour du roi. La multitude tait si
compacte, qu'il n'y avait pas dans la cour un seul pouce
de terrain inoccup, les murs mmes taient couverts de
monde. Sans doute qu' ces rjouissances il est permis
de droger l'usage gnral et que le peuple n'est pas
tenu de se prosterner, car tout le monde, l'intrieur
comme l'extrieur du palais, tait assis l'orientale.
Ce spectacle tait tout simplement une pasquinade fantastique assez bien reprsente et accompagne d'une
musique plus bruyante qu'harmonieuse, mais qui parut satisfaire compltement la curiosit publique. En
somme, la mise en scne et les auteurs taient fort infrieurs ce que j'avais vu en ce genre Bangkok.
XIII
Dpart d'Udong. Train d'lphants. Pinhal. Belle conduite des missionnaires. Le grand lac du Cambodge. Le
fleuve Mkong.

Le 2 juillet, aprs avoir mang le riz ordinaire du matin, nous tions prts nous mettre en route; nous n'attendions, pour cela, que les lphants et les chariots que

le roi m'avait promis. Les uns et les autres ne tardent


pas arriver, et nous traversons la ville au milieu d'une
foule immense accourue de tous les points de la ville
pour nous voir. Monts sur nos lphants, suivis de notre bagage et de plusieurs pages du roi qui nous accompagnent jusque sur la route de Pinhaln, nous
voyons toute la population prosterne sur notre passage, sans doute parce qu'elle m'a vu la veille avec Sa
Maj est.
Nous cheminons ainsi majestueusement au train d'une
lieue l'heure, sur une trs-belle chausse leve en
certains endroits de plus de dix pieds au-dessus de la
plaine boise, mais marcageuse, qui s'tend jusqu'au
grand canal de jonction du Touli-Sap au Mkong.
Parfois nous traversons de beaux ponts en bois et en
pierre, qui donnent certainement une meilleur et 'plus
haute ide de l'administration du Cambodge que de celle
de Siam, car Bangkok mme les ruisseaux et les canaux sont franchis sur des planches troites et minces,
ou simplement sur des troncs d'arbres jets en travers
par les soins des habitants et non par les autorits ellesmmes.
A deux kilomtres peu prs d'Udong s'lve une espce de rempart en terre, de la forme d'un fer cheval,
qui entoure une partie de la ville, et que l'on a eu pour
but d'opposer, au besoin, l'invasion des Annamites,
qu'on s'attend chaque anne voir paratre l'poque
des grandes eaux.
Nous rencontrons sur la route une quantit de pitons allant la ville ou en revenant, sans doute pour l'approvisionnement du march. Elle est borde de misrables cabanes en bambous, sur pilotis, semblables
des poulaillers, et qui servent de demeures aux malheureux Thimes que le roi fit transporter l, il y a un an,
des plaines situes l'est du Mkong, pour les punir
d'une tentative de rvolte.
Nous arrivons de bonne heure le mme jour Pinhaln,
village situ sur la rive droite du fleuve et assez considrable. Plusieurs de ses habitants descendent de Portugais et d'Annamites rfugis.
La ville de Pinhaln est la rsidence d'un vque franais, Mgr Miche, vicaire apostolique de la mission du
Cambodge et du Laos.
Mgr Miche tait absent pour le moment, mais je trouvai chez lui trois bons et aimables missionnaires qui me
prirent d'attendre son retour et me reurent avec cette
cordialit et cet empressement affecteux, qu'il est si
doux de rencontrer l'tranger, et surtout de la part
de compatriotes. M. Fontaine, le plus g des trois,
quoique jeune encore, compte prs de vingt annes de
mission. Il faisait autrefois partie de la mission de Cochinchine. Je l'avais vu Bangkok, o il avait sjourn
temporairement avant d'aller au Cambodge; il tait
faible et souffrant alors; je le retrouvai avec plaisir plus
vigoureux et plein de gaiet. J'prouvais beaucoup de
sympathie pour ce digne homme ; il ne peut y avoir
assez de missionnaires comme lui.
Un de ses collgues, M. Arnoux, tait non-seulement

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
mon compatriote comme Franais, mais comme enfant
du mme dpartement : il est n dans le canton du
Russey et moi dans celui de Montbliard (Doubs). Il
avait donc double titre ma sympathie. Il appartient
la. mission de Cochinchine, et tait venu de chez les sauvages Stings pour renouveler ses provisions; mais il
s'tait trouv atteint de la dyssenterie par suite de la
fatigue du voyage, et n'avait pu retourner son poste
avec ses gens. En entendant ces braves et dvous soldats de l'glise raconter leur misre passe et prsente,
j'tais quelquefois autant amus qu'mu, tant ils le faisaient gaiement. C'est le propre des enfants de notre
vaillante nation de savoir souffrir et mourir le sourire
sur les lvres. Quatre jours s'coulrent promptement
dans l'aimable compagnie de ces bons prtres, qui ne
tenaient pas moins me procurer l'occasion de voir leur
vque que moi 'a faire sa conaissance. Je savais que
je trouverais en lui un homme suprieur sous tous les
rapports, mais je ne m'attendais
pas trouver dans ce hros des
missions une simplicit et une humilit gales son instruction
et la force de son caractre.
Mgr Miche est trs-petit de taille,
mais sous une enveloppe chtive
il concentre une vitalit et une
nergie extraordinaires. Les annales de la mission de Cochinchine
qui tait la mme que celle du
Cambodge il y a peu de temps encore, doivent compter de belles
pages consacres aux actes de ce
glorieux soldat du Christ.
N'tant encore que simple missionnaire, il fut emprisonn avec
un de ses confrres et frapp de
verges, affreux supplice qui chaque coup fait jaillir le sang et entame les chairs. La sentence excute, ou les ramenait dans leur cachot afin de renouveler le supplice le lendemain lorsque les plaies commenceraient se cicatriser.
e Cela fait horriblement souffrir, dit l'autre missionnaire Mgr Miche, et je crains de n'avoir pas la force de
supporter une nouvelle preuve.
Soyez tranquille, lui rpondit celui-ci, je demanderai recevoir les coups pour vous.
Et il en fut comme il l'avait dit !
Ici le missionnaire est tout pour ses pauvres catchistes, mdecin de l'me et mdecin du corps, juge, etc.
Chaque jour, il passe plusieurs heures entendre leurs
diffrends et remettre la paix l o elle est trouble.
Et elle l'est souvent dans une contre oh un dbiteur
qui ne peut payer son crancier devient, lui et sa famille, l'esclave de cet homme.
Tu es mon esclave, dit un individu une jeune
fille qu'il rencontre par hasard.
Comment cela? je ne vous connais pas.

279

Ton pre me devait; il ne m'a pas pay.


Je n'ai jamais connu mon pre, il est mort avant
ma naissance.
Veux-tu plaider? Nous plaiderons.
L'homme en appelle quelque mandarin, dbute par
offrir un prsent, lui en promet un autre; son procs
est gagn, et la malheureuse, sans appui, devient l'esclave de son perscuteur. Cette antique histoire d'Appius et de Virginie se renouvelle frquemment au Cambodge. Les Virginius seuls font dfaut.
Depuis que j'avais mis le pied dans ce pays, la peur
s'tait empare de mes domestiques, elle fut son comble quand je leur annonai qu'il fallait partir pour visiter les tribus sauvages de Stings, au del du grand
fleuve. Le Cambodge est certainement trs-redout des
Siamois; les montagnes et surtout les forts habites
par les Stings, ont, cause de leur insalubrit, auprs
des Cambodgiens et des Annamites, une rputation
analogue celle dont Cayenne
jouit parmi nous.
Ces craintes ne pouvaient m'arrter, et ds que j'eus reu du roi
de Cambodge la lettre qu'il m'avait promise, lje quittai Pinhal
dans une petite barque conduite
par deux rameurs, et me dirigeai vers le Mkong.
En descendant le cours d'eau
qui y conduit, large d' peu prs
douze cents mtres, je fus tonn
de voir le flot remonter du sud
au nord au lieu de descendre
vers le fleuve dont il semble le
tributaire.
Pendant prs de cinq mois de
l'anne, le grand lac du Cambodge, le Touli-Sap, couvre un
espace immense , mais aprs ce
temps il diminue de profondeur
tout en conservant peu de chose prs la mme dimension. A l'poque des pluies, ce ne sont pas seulement les eaux issues des montagnes qui le bordent
l'ouest, qui le gonflent, mais le trop plein du Mkong
arrte l'coulement du lac, et finit par y dverser une
partie de son excdant.

XIV
Dpart de Pinhald. Le grand bazar du Cambodge. PenomPenh. Le fleuve Mkong. L'91e Ko Sutin. Pemptilan.
Les confins du Cambodge. Voyage Brelum et dans la contre des sauvages Stings.

Partis onze heures de Pinhal, la nuit tombante


nous tions rendus Penom-Penh, le grand bazar du
Cambodge. La distance qui spare les deux localits est
de dix-huit milles au plus. J'avais peu de chose h acheter, car Mgr Miche et M. Arnoux avaient absolument
voulu charger ma barque d'une provision de riz et de
poisson sec suffisante, non-seulement pour toute la du-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

280

LE TOUR DU MONDE.

re de mon voyage, mais pour tout le temps que je me


proposais de passer chez les Stings.
Je m'arrtai un jour entier, afin de voir la ville et faire
emplette de verroterie, de fil de laiton et de cotonnade,
qui devaient m'tre utiles comme objets d'change avec
les sauvages.
Penom-Penh, situ au confluent de deux grands cours
d'eau renferme une dizaine de mille d'habitants, presque tous Chinois, sans compter une population flottante

au moins du double. Celle-ci est compose de gens venus


du Cambodge et surtout de Cochinchine, et vivant dans
leurs bateaux. C'tait l'poque o beaucoup de pcheurs,
de retour du grand Lac, s'arrtent Penom-Penh pour
y vendre une partie de leur poisson, et o une foule
d'autres petits commerants y sont attirs pour acheter
du coton, dont la rcolte se fait avant les pluies. Aprs
avoir parcouru la ville, longue et sale, j'arrivai sur une
minence au sommet de laquelle on a bti une pagode

Artiste funambule siamois et cambodgien. Dessin de E. Bocourt d'aprs une photographie.

sans beaut ni intrt, mais d'o la vue s'tend sur une


grande partie du pays.
D'un ct se droule, comme deux longs et larges
rubans, le Mkong et son affluent, au milieu d'une inmense plaine boise; de l'autre c'est la plaine encore, et
encore des forts, mais bordes au sud et au nord-ouest
par de petites chanes de montagnes.
Quoique Penom-Penh serve souvent de passage aux
missionnaires, ma prsence ne manqua pas d'exciter la

curiosit du peuple. La guerre de Cochinchine tait le


sujet de toutes les conversations et la proccupation de
tous ici. Une quantit de malheureux pcheurs chrtiens,
qui revenaient du grand Lac, n'osaient rentrer dans leurs
foyers, parce qu'ils savaient qu' chaque douane on les
obligerait fouler la croix aux pieds, et ils attendaient
l des nouvelles de la paix que l'on tait, disait-on, en
train de conclure. D'un autre ct, ce que rapportaient
les Chinois et les Annamites qui avaient vu la prise de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
la ville de Saigon aurait peut-tre peu flatt l'orgueil
d'un Francais. Je n'avais pas vu les glorieux bulletins
de l'amiral, j'avais la douleur d'entendre l'ennemi nous
traiter de -barbares, et, faisant retomber sur nous la
responsabilit de faits partiels, sans doute invitables
en temps de guerre, et surtout dans un pays o le soldat souffre du climat et de privations de toute espce,
s'tonner, lui, le peuple le plus corrompu peut-tre de
tout l'Orient, de ne pas trouver en nous des hommes
d'une supriorit morale aussi incontestable que notre
supriorit intellectuelle et physique.
Le jour suivant, en descendant le fleuve jusqu' l'extrmit sud de la ville, nous longemes comme une autre

281

ville flottante, compose de plus de cinq cents bateaux,


et pour la plupart d'assez grande dimension. Ils servent
d'entrept certains marchands et de rsidence
d'autres. Par prudence ils y laissent tout leur argent
et la plus grande partie de leurs marchandises afin
d'tre, en cas d'alerte, toujours prts prendre le
large.
Quelque temps aprs nous voguions dans les eaux du
Mkong, qui commenait seulement grossir, car dans
tout le pays la scheresse avait t extrme et retarde
de plus de deux mois.
Ge grand fleuve dont le nom signifie a mre des fleuves, n me rappelait beaucoup le Mnam, quelques

Confluent du fleuve Mekong et du coenal du lac Touli-Sap. -- Dessin de Sabatier d'apres M. Mouhot.

lieues au nord de Bangkok; mais son aspect est moins


gai, quoiqu'il y ait quelque chose de trs-imposant dans
sa masse d'eau plus grande et courant avec la rapidit
d'un torrent. De rares embarcations, peine distinctes
d'un bord l'autre, le ctoient pniblement; ses rives,
leves de six sept mtres en temps ordinaire paraissent peu prs dsertes, et les forts ne se dessinent
qu' plus d'un mille par del.
Le long du fleuve de Siam, l'lgant feuillage des
bambous et des palmiers se dtache et se dessine gracieusement sur le ciel bleu, et le chant des oiseaux retentit de l'une l'autre rive ; des troupes de marsouins
bondissant hors de l'eau et courant le nez au vent, des

plicans s'battant sur ces eaux profondes, ou bien des


cigognes et des hrons que notre approche fait fuir silencieusement dit milieu des roseaux, viennent seuls
nous distraire de notre pnible navigation.
Nous passons devant la grande le de Ko-Sutin, distante de quarante milles au plus de Penom-Penh, et que
nous n'atteignons qu'aprs cinq jours d'une marche diffi
cile et laborieuse. Le courant est si fort qu' chaque dtour du fleuve nous sommes obligs, tout en redoublant
d'efforts avec nos rames, de nous cramponner aux joncs
de la rive pour ne pas tre entrans en arrire.
Plus on remonte vers le nord, plus on trouve le
courant rapide ; c'est au point qu' l'poque des grandes

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


282

LE TOUR DU MONDE.

eaux l'on ne fait gure qu'un ou deux milles par jour,


et que les rameurs vont souvent le soir chercher pied
du feu l'endroit o ils ont fait cuire le riz le matin.
A vingt-cinq ou trente lieues au nord de Ko-Sutin,
sur les confins du Laos, commencent les rapides et les
cataractes; il faut alors quitter les bateaux pour prendre
des pirogues que l'on est souvent oblig de transporter
dos d'homme, ainsi que tout le bagage, pour franchir
ces passages. Je ne m'arrtai Ko-Sutin que quelque
heures, et seulement afin de serrer la main un autre
pionnier de la civilisation. M. Cordier, prtre de beaucoup de mrite, provicaire de la mission du Cambodge et
dont cette le forme la rsidence.
Ds mon entre dans la pauvre chapelle qu'il a fait construire lui-mme, j'prouvai une certaine compassion
pour ce digne homme en voyant la misre et le dnment qui rgnaient autour de moi. Depuis trois ans le
pauvre missionnaire souffre d'une dyssentrie qui est
passe l'tat chronique ; cependant il ne se plaint ni
de sa misre ni de ses maladies; la seule chose qui le
peine, c'est le peu de chrtiens qu'il est appel baptiser,
car les Cambodgiens sont fort attachs leurs idoles.
Mais vous, me dit-il, savez-vous o vous allez? Je
suis tonn qu'on vous ait laiss dpasser Pinhal. Demandez aux Cambodgiens ce qu'ils pensent des forts des
Stings, et proposez quelqu'un d'ici de vous accompagner, personne ne vous suivra. Les pluies ont commenc,
et vous allez au devant d'une mort presque certaine,
sinon d'une fivre qui vous fera souffrir et languir des
annes. J'ai eu cette fivre, la fivre des djungles, c'est
quelque chose d'affreux, de terrible ; jusqu'au bout des
ongles je ressentais une chaleur que je ne puis appeler
autrement qu'infernale, puis succdait un froid glacial
que rien ne pouvait rchauffer; le plus souvent on y
reste, comme tant de mes collgues que je pourais
nommer.
Ces paroles taient peu rassurantes ; cependant j'avais
trac mon itinraire, je savais que cette dangereuse rgion renferme des coquilles terrestres et fluviales que je
ne trouverais nulle part ailleurs', et que cette tribu
de sauvages presque inconnue m'offrirait une tude curieuse et intressante; il n'en fallait pas davantage pour
me pousser en avant. Je me confiai en la bonne Providence et continuai ma route en recevant ces dernires
bonnes paroles de M. Cordier.
Que Dieu accompagne le pauvre voyageur!
Douze milles plus haut, je dus laisser ma barque pour
prendre la voie de terre. Je partis deux heures de
l'aprs-midi, esprant arriver le mme jour Pemplilan,
grand village o rside le mandarin auquel la lettre du
roi tait adresse; cependant ce ne fut que le lendemain
matin, onze heures, que nous y parvnmes; nous passmes la nuit au pied d'un arbre, ct d'un grand feu
Je me rendis aussitt auprs du mandarin qui administre toute cette partie du pays. Il me reut fort bien,
1. C'est de l que viennent les beaux Bulimus Cambogiensis n
et l'Hlix Cambogiensis et aussi l'Hlix-Mouhoti. .^
(Note de Ch. )fouhot.)

malgr le peu de valeur qu'avaient les prsents que je


lui offris. Il donna immdiatement l'ordre qu'on me prpart des chariots, puis m'offrit une provision de tabac,
d'arec et de btel. C'tait un homme doux et assez distingu dans ses manires pour un Camdodgien; il me
demanda des nouvelles de la guerre de Cochinchine,
quelques renseignements sur l'Europe, le temps qu'il
faut pour s'y rendre, etc.
En sortant de Pemptilan, nous nous engagemes,
pour n'en sortir qu' de rares intervalles, dans d'paisses
forts, et nous dmes passer les premires heures qui
suivirent notre dpart dans des bourbiers o nos misrables chariots enfonaient jusqu'aux essieux, et d'o les
boeufs ne purent nous tirer qu' l'aide de nos hommes.
La dernire partie de la route fut beaucoup plus agrable;
mesure que nous nous levions, le chemin devenait
sec et uni, l'aspect de la nature beaucoup plus vari.
Nous n'avions pu faire que vingt lieues en cinq jours,
et il nous en restait prs de trente jusqu' Brelum. Ce
qui me fatiguait le plus tait le mauvais vouloir des
habitants des villages qui me louaient des boeufs et la
lenteur de ceux-ci. Quand nous n'avions pas d'abri pour
la nuit, nous avions beaucoup souffrir de la pluie et .de
l'humidit. Nous gardions presque constamment nos habits humides sur le corps, et, pour comble de misre,
mes deux domestiques furent atteints de fivre intermittente; l'Annamite surtout eut une fivre tierce que je ne
russis couper qu'au bout de dix jours.
Nous arrivmes Pump-ka-Daye, srok ou hameau
l'extrme frontire, habit par une vingtaine de Stings
qui se sont rapprochs du Cambodge afin d'chapper
l'esclavage dans leur tribu. Nos chariots s'arrtrent devant un petit caravansrail ouvert tous les vents, et aussitt aprs avoir dgag nos bagages, mes conducteurs s'enfuirent beaucoup plus lestement qu'ils n'taient venus.
Le chef du srok ne tarda pas se prsenter, suivi de
quelques hommes. II avait du sauvage dans la physionomie et du Cambodgien dans le caractre. Je lui prsentai
ma lettre ; il me la rendit en disant qu'il ne savait pas
lire.
En voici peu prs le contenu, lui dis-je :
C'est l'ordre du roi tous les chefs de village o je
m'arrterai, de me fournir des chariots pour continuer
mon voyage, et je vais Brelum.
Nous n'avons pas de chariots, fut toute sa rponse.
Brefs. nous nous installmes aussi bien que nous
pmes en attendant le lendemain. Un nouvel entretien
avec ce chef me fit voir que je n'aurais pas d'aide de lui.
Je pris le parti d'envoyer Niou, avec deux Cambodgiens,
porter Brelum une lettre M. Guilloux, et d'attendre
sa rponse. Celle-ci arriva le soir du quatrime jour; le
pre Guilloux m'assurait, dans les termes de la plus
franche cordialit, que je serais le bienvenu, qu'il s'intressait moi et m'aimait dj sans me connatre, seulement parce que j'avais eu le courage de venir jusque-l. Ce bon pre m'envoyait trois des chariots de la
Mission et quelques-uns de ses Annamites, ainsi que

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

283

deux Stings pour m'aider gagner son poste. Sa lettre


NV
me rassura compltement sur la crainte que je ressentais
Sjour
de
trois
mois
parmi
les
sauvages Stiengs. Moeurs de
d'tre peut-tre un hte importun et malencontreux
cette tribu. Produits du pays. Faune. Moeurs des Annapour le pauvre ermite que je venais surprendre ainsi.
mites.
Je partis donc avec confiance et plaisir. Nous avions
Depuis prs de trois mois je me trouve au milieu des
deux grandes journes de marche pour arriver Brelum;
sauvages
Stings, au sein des bois et des btes sauvages
nous campmes une nuit prs d'un torrent, sur nos
de
toutes
les espces, et nous vivons presque comme
nattes, autour d'un bon feu, pour loigner les htes fdans
une
place
de guerre assige. A chaque instant nous
roces qui abondent dans ces forts, et la seconde dans
craignons une attaque de l'ennemi, nos fusils sont conune cabane abandonne quelques milles de Brelum;
enfin le 16 aot, neuf heures du matin, nous dbouch- stamment chargs; mais beaucoup pntrent dans la
mes dans une claircie de deux cent cinquante trois place en rampant sous les herbes et arrivent ainsi jusque
sous nos couvertures. Ces forts sont infestes d'lcents mtres carrs. Nous tions entre deux minences
dont toute la base plonge dans un profond marcage ; sur phants, de buffles, de rhinocros, de tigres et de sangliers;
la terre autour des mares
la hauteur oppose, j'aest couverte de leurs traperus deux longues maices; on ne peut s'avancer
sons de bambous rede
quelques pas dans la
couvertes de chaume et
profondeur
des bois sans
entoures d'un jardin;
les
entendre
; cependant,
puis se dessinant sur le
gnralement,
ils fuient
ciel, au-dessus des bamtous

l'approche
de l'hombous du voisinage, la
me, et pour les tirer, il
modeste croix plante defaut les attendre l'afft
puis deux ans au milieu
auprs des endroits o
de ces effrayantes solitudes
d'habitude ils viennent s'apar deux nobles Franais.
breuver, post sur un arC'tait la Mission de Brebre ou dans une hutte de
lum.
feuillage. Les scorpions,
Notre apparition fut sales centipdes, et surtout
lue par plusieurs dcharles serpents, sont les enges de mousqueterie ; nous
nemis que nous redoutons
y rpondmes de notre
le
plus et contre lesquels il
mieux, tandis qu'au milieu
faut
prendre le plus de prde ce vacarme de feux roucautions, de mme que
lants, rpercuts par l'cho
d'autre parties moustiques
de la fort et propres faire
et les sangsue s sontles plus
rentrer au fond de leurs
incommodes et les plus
repaires tous les monstres
acharns. Pendant la saison
du voisinage, le pauvre
des pluies notamment, l'on
pre Guilloux, les jambes
ne peut tre trop sur ses
couvertes de plaies envegardes, autrement, en se
nimes, rsultat des courHutte cambodgienne. Dessin de Sabatier d'aprs M. Mouhot.
couchant comme en se leses o l'entranait son zle
et qui l'avaient retenu sur le grabat pendant plus de vant, on risquerait de mettre le pied ou la main sur quelsix mois, s'avanait en chancelant ma rencontre sur que serpent venimeux des plus dangereux. J'en ai tu
les troncs d'arbres jets en guise de pont en travers plusieurs dans la maison, soit d'un coup de fusil, soit
du marais.
d'un coup de hache. En crivant ces lignes, je suis oblig
de faire le guet, car je m'attends en voir reparatre
Salut toi, noble enfant de notre chre et belle
patrie! A toi, qui braves la misre, les privations, les faun sur lequel j'ai march ce soir, mais qui s'est enfui
tigues et les souffrances, et mme la mort, pour apporter sans me mordre. De temps en temps je m'interromps
ces sauvages les bienfaits de la religion et de la civili- aussi pour couter le rugissement d'un tigre qui rde
sation. Que Dieu te rcompense de tes nobles et pni- autour de notre demeure, guettant les porcs travers
leur clture de planches et de bambous, tandis que d'un
bles travaux, car les hommes sont impuissants le faire,
autre ct j'entends le bruit d'un rhinocros brisant les
et, du reste, ta rcompense n'est pas de ce monde!
La case de l'oncle Apat tait plus lgante que l'hum- bambous qui s'opposent son passage, pour venir dide presbytre de Brelum au toit d'herbes sches, aux vorer les ronces qui entourent notre jardin. Les sauvages Stings qui habitent ce pays sortent proparois de roseaux, parquet de terre nue ; mais j'y fus
reu en ami.
bablement de la mme souche que les tribus des pla-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

284

LE TOUR DU MONDE.

teaux et des montagnes qui sparent les royaumes de


Siam et de Cambodge de celui d'Annam, depuis le
11 de latitude nord jusqu'au del du 16, entre les
104 et 116 20' de longtitude orientale du mridien de
Paris. Ils forment autant de communauts qu'il y a
de villages, et semblent tre d'une race bien distincte
de tous les peuples qui les entourent. Quant moi, je
suis port les croire les aborignes ou les premiers
habitants du pays et supposer qu'ils ont t refouls
jusqu'aux lieux qu'ils occupent aujourd'hui par les
invasions successives des Thibtains qui se sont rpandus sur le Laos, le Siam et le Cambodge, etc. En
tout cas, je n'ai pu dcouvrir aucune tradition contraire.
Ces sauvages sont si attachs leurs forts et
leurs montagnes , que les
quitter, pour eux, c'est
presque mourir ; et ceux
qui sont trans en esclavage dans les pays voisins
y languissent et tentent tous
les moyens de s'enfuir, souvent avec succs.
Les Stings ont toujours
paru redoutables leurs
voisins, et la peur qu'ils
inspirent a fait exagrer,
dans l'Annam et le Cambodge, leur extrme adresse
au tir, l'arbalte, ainsi
que la malaria de leurs forts. Le fait est que les fivres y svisssent d'une manire terrible ; beaucoup
d'Annamites et de Cambodgiens y sont morts, et l'on
m'assure que je suis l'unique tranger de tous ceux
qui y ont pntr jusqu'
prsent, qui n'ai pas eu
plus ou moins en souffrir.
Le Sting aime l'ombre
et la profondeur des bois;
il vit pour ainsi dire avec les animaux sauvages; il ne
trace aucun sentier, et il trouve plus court et plus facile
de passer sous les arbres et les branches, que de les couper. Du reste, s'il tient son pays du haut, comme il
l'appelle, il est peu attach son champ natal; car, pour
peu qu'il ait un voisinage importun ou que l'un des siens
vienne mourir des fivres dans le village, il lve son
camp, met sa hotte sur le dos, y place ple-mle ses calebasses et ses enfants, et va s'tablir ailleurs; le terrain
ne manque pas, et la fort se ressemble partout.
On pourrait dire que ces peuplades sont tout fait indpendantes; cependant les Cambodgiens d'un ct, les
Laotiens et les Annamites de l'autre, en tirent ce qu'ils
peuvent et prlvent arbitrairement, sur les villages

rapprochs d'eux, un tribut qui se paye tous les trois


ans, et consiste en cire et en riz. Le roi de Cambodge
surtout a fort envie de faire aux Stings ce qu'il fit aux
Thimes, afin de peupler quelques-unes de ses provinces
dsertes.
Le ternaire inscrit sur nos difices publics en 1848
est ici, nonobstant l'esclavage, la devise du Sting, et il
la met en pratique. Nous nous servons des mots, eux font
usage du fait. Quand il y a abondance chez l'un, tout le
village en jouit; mais aussi, quand il y a famine, ce qui
est souvent le cas, ce qu'il n'y a pas chez l'un, on est sr
de ne pas le trouver chez l'autre.
Ils travaillent le fer admirablement, ainsi que l'ivoire.
Quelques tribus du nord
sont renommes, mme en
Annam, pour la fabrication
de leurs sabres et de leurs
haches. Les vases dont ils
se servent sont grossiers,
mais ils les doivent leur
industrie, et leurs femmes
tissent et teignent toutes les
longues charpes dont ils se
couvrent.
Enfin, outre la culture
du riz, du mas et du tabac,
ainsi que des lgumes, comme les courges et les pastques, etc., ils s'adonnent
celle des arbres fruitiers
tels que bananiers, manguiers et orangers. Hormis
quelques esclaves, chaque
individu a son champ, toujours une assez grande
distance du village, et entretenu avec beaucoup de
soin. C'est sur ce champ
que, blotti dans une petite
case leve sur pilotis, il
passe toute la saison des
pluies, poque o le mauvais temps ainsi que les
sangsues, qui, comme dans
les forts de Siam, pullulent ici d'une manire prodigieuse, l'empchent de se livrer la chasse et la pche.
Leur manire de prparer un champ de riz diffre
beaucoup de celle que nos cultivateurs emploient pour un
champ de bl ou d'avoine : aussitt que les premires
pluies commencent tomber, le sauvage choisit un emplacement et un terrain convenable et de grandeur proportionne ses besoins; puis il s'occupe du dfrichement. Ce serait une rude besogne pour .un Europen ;
cependant le sauvage ne s'y prend pas l'avance. Avec sa
hachette emmanche une canne de bambou, en quelques jours il a abattu un fourr de bambous sur un
espace de cent cent cinquante mtres carrs; s'il s'y
trouve d'autres arbres trop gros pour tre coups, il les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

285

laisse en place, et au bout de quelques jours, lorsque


ce bois est peu prs sec, il y met le feu : le champ
est ouvert et fum tout la fois. Quant aux racines, on
s'en occupe peu, et de labourage il n'en est pas question ;
sur ce terrain vierge il ne s'agit que d'ensemencer. Notre.
homme prend deux longs bambous qu'il couche en travers de son champ en guise de cordeau ; puis, un bton de chaque main, il suit cette ligne en frappant de
gauche et de droite, pour faire de distance en distance
des trous d'un pouce un pouce et demi de profondeur.
La tche de l'homme est alors acheve, et c'est la
femme faire le reste. A demi courbe, elle suit l'espce de sillon trac par son mari, prend dans un panier qu'elle porte au ct gauche une poigne de riz,
en glisse une soixantaine au moins dans sa main qui les
dverse dans les trous avec rapidit et en mme temps
avec une telle adresse que rarement il en tombe ct.

En quelques heures la besogne se trouve acheve, car


il n'est pas plus besoin de herse que de charrue. La bonne
mre nature enverra avant peu quelques fortes ondes
qui, en lavant le terrain, couvriront les graines. Alors,
le propritaire s'tablit dans sa case, du haut de laquelle,
tout en fumant sa cigarette faite de tabac roul dans une
feuille quelconque, il dcoche quelques flches aux sangliers, aux singes ou aux chevrotins, et s'amuse tirer de
temps en temps une corde de rotin qui met en branle
deux bambous placs au milieu du champ ou au bott
d'une perche au sommet de sa case, de manire s'entre-choquer au moindre mouvement, et dont le bruit
pouvante les colombes et les perruches, qui, sans cela,
mangeraient toute la semence. La moisson se fait la
fin d'octobre.
Gnralement deux mois avant les rcoltes la misre
et la disette se font sentir. Tant qu'il y a, on fait born-

bance, on trafique, on partage sans jamais songer au


lendemain, et quand arrive la famine, on est rduit
manger des serpents, des crapauds, des chauves-souris
(ces dernires se prennent en quantit dans le creux des
vieux bambous); puis on ronge quelques graines de mas,
des pousses de bambous, des tubercules de la fort et
d'autres productions spontanes de la terre.
Tous les animaux domestiques des pays voisins, tels
que boeufs, porcs, poules, canards, etc., se retrouvent
chez les Stings, mais en petit nombre. Les lphants y
sont rares, tandis que plus au nord, dans la tribu des
Relisais, il n'y a pas de village, dit-on, qui n'en possde un certain nombre.
Les ftes commencent aprs la moisson et lorsque le
riz a t entass au milieu du champ en meules oblongues
d'o tous les matins on extrait ce qu'il faut pour la
consommation du jour.
Un village en invite un autre, et, selon sa richesse,

tue souvent jusqu' dix boeufs. Tout doit disparatre avant


la sparation; jour et nuit on boit et on mange au son
du tamtam chinois, du tambourin et du chant. L'excs
aprs de longues privations amne des maladies: les plus
communes parmi eux sont la gale et certaines maladies
cutanes et honteuses; plusieurs proviennent du manque
de sel, quand ils ne peuvent s'en procurer.
Pour tous les maux internes tels que maux d'estomac,
d'entrailles, etc., le remde gnral est, comme au Cambodge, un fer rougi au feu que l'on applique sur le
creux de l'estomac. Il est peu d'hommes qui ne portent ainsi un grand nombre de cicatrices sur cette partie
du corps.
Ces sauvages connaissent divers remdes tirs des
simples; ils ne recouvrent jamais une plaie ou une blessure ; ils s'exposent au soleil avec des ulcres profonds
qu'ils gurissent cependant gnralement. Ils paraissent
exempts de la lpre, si commune parmi les Chinois; du

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


286

LE TOUR DU MONDE.

reste ils ont beaucoup de propret; ils se baignent par


tous les temps, et souvent trois fois par jour.
Le Sting n'a pas plus de rapport dans les traits avec
l'Annamite qu'avec le Cambodgien; comme le premier cependant il porte la chevelure longue, tourne en torchon,
mais fixe plus bas par un peigne de bambou ; trs-souvent il y passe pour ornement un bout de fil de laiton
surmont d'une crte de faisan. Sa taille est un peu audessus de la moyenne; sans tre fort, il est bien propor tionn et a une apparence robuste. Ses traits sont gnralement rguliers ; d'pais sourcils et une barbe assez
bien fournie quand il ne s'arrache pas les poils des joues,
lui donnent un air grave et sombre.
Son front est gnralement bien dvelopp et annonce
une grande intelligence qui effectivement est fort au-dessus de celle du Cambodgien. Ses moeurs sont hospitalires, et l'tranger est toujours certain d'tre bien accueilli et mme ft chez lui. Quand il en reoit un, on
tue un porc, ou on met la poule au pot et on boit le vin.
Cette boisson ne se prend ni dans des verres ni dans des
vases, mais on la suce dans une grande jarre, l'aide
d'un tube de bambou; elle est tire du riz, fermente,
mais rarement distille. Lorsqu'on vous offre le tuyau de
bambou, le refuser est une grande impolitesse, et plus
d'un sauvage l'a paye d'un coup de couteau. Le mme
usage veut que l'on mange en entier le morceau qui
vous est chu en partage.
Leur unique vtement est une longue charpe qui,
lorsqu'elle est sur leur corps, ne parat pas avoir plus
de deux pouces de largeur; je les surpris souvent tout
fait nus dans leurs cabanes; mais alors ils se recouvraient aussitt qu'ils m'apercevaient.
La plus grande libert est laisse aux esclaves, et ils
n'infligent jamais de peine corporelle un homme :
pour vol, on condamne le fripon tuer un porc ou un
boeuf et une ou plusieurs jarres de vin ; tout le village
prend part au festin, et lorsque l'individu ne se soumet
pas cette condamnation, sa dette augmente promptement, et il ne tarde pas en tre pour quinze ou vingt
buffles; alors il est vendu comme esclave.
Les Stings n'ont ni prtres ni temples ; cependant ils
reconnaissent l'existence d'un tre suprme auquel ils
rapportent tout bien et tout mal ; ils l'appellent Brel
et l'invoquent dans toutes les circonstances. Les mariages se font par-devant les chefs de la tribu et sont toujours accompagns de rjouissances.
Les funrailles se font solennellement ; tout le village
y assiste ; les proches parents du dfunt seuls restent
quelquefois la maison; tous les assistants, tristes ou
non, poussent des cris lamentables. On inhume les
morts prs de leurs demeures, on recouvre la tombe
d'un petit toit de feuilles, puis on y dpose des calebasses pleines d'eau, des flches, quelquefois de petits
arcs, et tous les jours un des membres de la famille y
sme quelques grains de riz, afin que le dfunt puisse
se nourrir et continuer vivre comme jadis. Sous ce rapport, ils ont les mmes habitudes que les Chinois. Avant
chaque repas, ils ont soin de rpandre terre un peu de

riz pour alimenter l'me de leurs anctres ; dans les sentiers frquents autrefois par eux, dans leurs champs,
ils font les mmes petits sacrifices. Au bout d'un long
bambou plant en terre, ils suspendent des panaches
arrachs aux roseaux; plus bas, ils attachent de petits
bambous qui contiennent quelques gouttes d'eau et de
vin ; et enfin, sur un petit treillage lev au-dessus du
sol, ils dposent un peu de terre, y plantent une flche, y jettent quelques grains de riz cuit, un os, un
peu de tabac et une feuille.
Selon leurs croyances, les animaux ont aussi une me
qui continue errer aprs la mort; aussi, quand ils en
ont tu un, dans la crainte que cette me ne vienne les
tourmenter, ils lui demandent pardon du mal qu'ils lui
ont fait et lui offrent de petits sacrifices proportionns
la force et la grandeur de l'animal. Pour un lphant,
la crmonie est pompeuse : on dresse des couronnes
pour orner sa tte, le tam-tam, le tambourin et les chants
retentissent pendant sept jours conscutifs. Tout le village, appel au son de la trompe, accourt et prend part
la fte, et chacun a droit un morceau.
Les Stings fument la chair des animaux qu'ils veulent conserver longtemps; mais comme d'ordinaire tous
ceux qu'ils tuent ou prennent la chasse sont mangs
sur le terrain mme dans l'espace de deux ou trois jours,
ils se contentent de les faire roussir en entier et sans
les dpouiller; plus tard, ils les dpcent et les cuisent
soit dans le creux d'un bambou vert, soit sur des charbons.
Il est rare de rencontrer un sauvage sans qu'il ait
son arbalte la main, son couperet sur l'paule et
une petite hotte sur le dos, qui lui sert de gibecire et
de carquois.
La chasse et la pche occupent tout le temps que ne
rclament pas le champ. Ils sont infatigables la course,
et ils glissent dans les bois les plus pais avec la vlocit
du cerf. Ils sont vifs, lgers, et supportent la fatigue
sans paratre la ressentir; les femmes paraissent aussi
agiles et aussi robustes que les hommes. Leurs arbaltes
ont une grande force, et ils s'en servent trs-adroitement, mais rarement une distance de plus de cinquante pas. Le poison qui sert envenimer leurs flches pour la chasse des gros animaux est d'une activit
trs-rapide lorsqu'il est nouvellement employ. Si
l'animal, lphant, rhinocros ou tigre, a t atteint de
manire pntrer un tant soit pen dans les chairs et
communiquer le poison au sang, on est presque sr de
le trouver quelques centaines de mtres de l'endroit o
il a t frapp.
La manire de chasser le tigre est bien diffrente chez
les Annamites qui confinent au territoire des Stings.
L, ds qu'un tigre a enlev quelqu'un dans une localit, tous les hommes accourent des environs au son du
tam-tam pour se mettre aux ordres d'un chasseur dnomm et traquer l'animal.
Comme d'ordinaire, le tigre se couche toujours prs
de l'endroit o il a laiss les restes de son repas ; lorsqu'on trouve ceux-ci, on est presque sr que n le sei-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

287

danger, un vacarme effroyable. Dans l'occasion dont il


gneur n n'est pas loin. Ce titre ou celui de a grandpre est toujours employ pour dsigner l'animal, qui s'agit, ils battirent du tam-tam, poussant des cris saua l'oue fine et prendrait en mauvaise part une qualifi- vages et lanant des flches dans l'air, jusqu'au moment
o le soleil reparut.
cation moins respectueuse.
Un de leurs amusements favoris est de lancer des
Lorsque l'on a donc dcouvert le gte du tigre, tous les
chasseurs qui s'avanaient en groupe se forment en cer- cerfs-volants auxquels ils attachent un instrument de
cle aussi grand que le comporte le nombre d'hommes musique assez semblable un arc. Pendant la nuit,
prsents, qui s'espacent de faon ne pas se gner mu- lorsque le cerf-volant plane dans les airs agit par le
tuellement dans leurs mouvements. Cela termin, le chef vent, il produit des sons doux et agrables qu'ils coutent
s'assure si la fuite est impossible l'animal; quelques- avec plaisir.
Leur mmoire est courte, et ils ont grand'peine
uns des plus braves pntrent dans l'intrieur du cercle,
apprendre
calculer. Lorsqu'ils ont une centaine d'pis
et, sous la protection d'autres individus arms de piques,
de
mas

vendre,
ils les disposent par dizaines et mettent
coupent les broussailles autour d'eux.
un
temps
infini
pour
s'assurer que le nombre est exact.
Le tigre, press de tous cts, se retire lchement
Ils
ont
des
guerres
frquentes, mais jamais trs-sdans les broussailles qui n'ont pu tre coupes. Roulant
ses yeux sanglants autour de lui, et lchant ses pattes rieuses, suites de reprsailles entre les villages voisins;
d'une manire agite, comme pour se prparer la lutte, ils cherchent se surprendre dans leurs champs ou sur
il pousse un effroyable hurlement et prend son lan; mais les chemins ett se faire prisonniers. Le captif est alors
aussitt les hallebardes sont releves, et l'animal, perc conduit la cangue au cou et vendu comme esclave aux
de coups, tombe sur le terrain, o on l'achve. Parfois, Laotiens et aux Cambodgiens. On peut dire que leur
cependant, des accidents ont lieu dans ces sortes de caractre est doux et timide ; la moindre alerte, ils se
chasses, et plusieurs hommes sont mis hors de combat; retirent dans les bois et enfoncent dans les sentiers des
mais les armes feu tant prohibes dans le pays, l'An- dards de bambous aigus et taills comme des stylets,
namite est forc d'avoir recours sa pique, car la nces- qui trs- souvent percent de part en part les pieds de
sit l'oblige poursuivre partout a le grand-pre , qui ceux qui les poursuivent.
Il y a une diffrence trs-notable entre les moeurs des
ne lui laisse pas de repos, force les cltures et enlve
trs-souvent des animaux et mme des hommes, non- sauvages de Brelum et ceux des villages environnants, et
seulement sur les chemins et la porte des maisons, on doit cela la prsence de la croix, aux bons et coumais jusque dans l'intrieur des habitations.
rageux missionnaires qui, rduits n'oprtr que bien
Les Stings aiment beaucoup la parure, et leurs orne- peu de conversions, la plus grande de leurs peines, ont.
ments de prdilection sont les fausses perles de couleur au moins la consolation de pouvoir, par leur prsence
brillante, dont ils font des bracelets; la verroterie et le continuelle, leurs bons exemples et leurs conseils, adoufil de laiton sont pour eux une monnaie courante. Un cir les moeurs, clairer l'intelligence, en un mot, civibuffle ou un boeuf est estim six brasses de gros fil de liser ces malheureuses cratures.
laiton ; un porc est presque aussi cher ; mais pour une
La faune de ce pays ne diffre pour ainsi dire pas de
coude d'un numro fin ou pour un collier de perles, on celle du royaume de Siam. Ainsi, sauf quelques belles
peut avoir un faisan ou cent pis de ruais. Les hommes coquilles terrestres, de beaux insectes, dont plusieurs
ne portent gnralement qu'un bracelet au-dessus du spcimens nouveaux dans ces deux genres, et un trscoude ou au poignet, tandis que les femmes s'entourent petit nombre d'oiseaux intressants, je ne rapporterai
les bras et les jambes des mmes ornements.
de mon excursion que le plaisir d'avoir pu tudier les
Les individus des deux sexes ont les oreilles perces murs de ce peuple curieux, et contribu le faire
d'un trou qu'ils agrandissent chaque anne en y intro- connatre ; si toutefois mes notes de voyage, prises la
duisant des morceaux d'os ou d'ivoire de trois pouces de
hte et sans autre prtention que celle d'une exactitude
longueur.
scrupuleuse, sont appeles voir le jour mon retour,
La polygamie est en usage chez les Stings, quoisoit que Dieu me rserve le bonheur de revoir ma patrie,
qu'il n'y ait gure que les chefs qui soient assez riches soit que tomb victime des fivres ou d'un tigre affam,
pour se permettre le luxe de plusieurs femmes.
je laisse quelque banne me le soin de recueillir ces
Je me trouvais chez les Stings au moment d'une feuilles, barbouilles le plus souvent la lueur d'une
clipse totale de soleil qui, je pense, fut visible en torche au pied d'un arbre, au milieu d'un tourbillon
Europe ; comme les Cambodgiens, ils prtendent que ce
d'affreux moustiques.
phnomne est caus par un tre puissant qui engloutit
Henri MOULUT.
la lune ou le soleil, et ils font, pour 'secourir l'astre en
(La suite ci la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

il

llu,` ^hl

II

'i

ii

^,,i ^L ,^,j;i ;' I:l!I

viII,

dl I

1llil

14, i4'^Ist ^^

,x

..lkll ^I^IIII^I IIIIIIIlII ^1^Ihi^i^^

^h,^ll^^1

tl

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

LE TOUR DU MONDE.

289

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858-1861. TEXTE ET DESSINS INDITS.

xv'
Retour Pinhalu et Udong. Le grand lac Touli-Sap. Rencontre de neuf lphants. Oppression du peuple.
Sur la rgnration ventuelle du Cambodge.

Je passai trois mois Brelum, rayonnant de cette


localit hospitalire partout o m'entranait l'ardeur de
la chasse ou les exigences de l'tude. Celles-ci me poussrent au nord, dans la valle du grand fleuve, jusqu'
mi-chemin de Bassac, dans un district mtallurgique o
d'excellent minerai de fer attend l'industrie europenne.
La chasse m'entrana souvent au sud-ouest, dans la zone
forestire que les haines de races ont mnage entre Ies
tribus du Mkong et l'empire annamite ; sorte de marche dserte dont les tigres seuls font la police.
Pendant ces trois mois, mes deux pauvres serviteurs
furent presque constamment malades des fivres. Je
m'estime fort heureux d'avoir eu jusqu'ici la chance de
conserver ma sant; mme dans ces forts je n'ai pas eu
une seule attaque de fivre. Dans la saison des pluies
l'air est d'une humidit et d'une pesanteur extrmes; au
milieu des forts les plus paisses et oil le soleil pntre peine, on se croirait dans une tuve, et au moindre exercice un peu violent je rentrais mouill de transpiration. Pendant les mois de septembre et d'octobre,
1. Suite. Voy. pages 219, 225, 241, 257 et 273.
VIII. 201' LIv.

les pluies torrentielles tombrent sans interruption le


jour et la nuit. En juillet et aot nous n'avions gure eu
que quelques violents orages clatant tous les deux ou
trois jours. Au commencement de novembre, le vent
changea, et nous amena quelques nuits fraches qui
firent tomber le thermomtre douze degrs centigrades. De midi trois heures, la temprature variait peu,
c'est--dire de trente trente-trois degrs centigrades.
Le 29, je quittai mon aimable compatriote et ami
M. Arnoux notre commun regret, j'ose le dire, et me
mis en route accompagn du P. Guilloux, qui avait
quelques affaires terminer Pinhalu. Tous deux auraient bien voulu que je restasse en leur compagnie
jusqu' ce que la Cochinchine ft ouverte et que je
pusse la traverser. Je l'aurais dsir si j'avais prvu une
fin prochaine la guerre; mais dans l'tat o taient
les choses, c'tait de toute impossibilit.
Jusqu' Pump-ka-Daye, qui est, ainsi que je l'ai
dj dit, le premier village que l'on rencontre en venant
de Brelum, j'eus la socit et l'aide des missionnaires
et du vieux chef des Stiengs, qui me fournirent trois
chariots pour mon bagage, tandis que Phra et les An-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

19

[email protected]

290

LE TOUR DU MONDE.

namites de la suite du P. Guilloux se chargrent de


mes botes d'insectes qui n'auraient pu supporter sans
se briser les cahots de la route.
Les pluies avaient cess depuis trois semaines, et je
fus agrablement surpris en retrouvant la nature, dans
les endroits que nous traversions plus riante qu'au mois
d'aot; les sentiers taient secs; et je n'avais plus
braver des mares fangeuses et des nuits de pluie.
Arrivs une des stations o nous devions passer la
nuit, nos domestiques allumaient du feu pour cuire le
riz et loigner les animaux sauvages, quand nous vmes
nos beeufs, notre chien et notre singe tmoigner galement une sorte d'anxit et donner les signes du plus
grand effroi; presque aussitt nos oreilles furent frappes d'un rugissement semblable celui du lion. Notre
premier mouvement fut de sauter sur nos arms, toujours charges et d'attendre. Plusieurs rugissements
semblables se faisant entendre une distance trs-rapproche augmentrent l'effroi de nos animaux, et ne laissrent pas que de nous faire prouver nous-mmes
une certaine motion. Je propose d'aller au-devant de
l'ennemi, proposition aussitt accepte, et nous nous
engageons dans l'intrieur de la fort du ct d'o nous
venait le bruit, tous arms de fusils et de piques. Nous
tombons sur les traces que les animaux, perturbateurs
de notre repos, venaient de laisser sur leur passage, et
dans une petite claircie de la fort, au bord d'un marcage, reste des pluies, neuf lphants, conduits par un
vieux mle d'une taille monstrueuse, s'offrent 'a nos
regards, la tte tourne de notre ct.
A notre vue, le chef de la troupe poussa un rugissement plus formidable encore que les autres, et tous s'avancrent gravement au-devant de nous. Nous nous tenions baisss et en partie cachs par des arbres et des
herbes, mais ces arbres huile taient tous trop gros
pour qu'il ft possible d'y grimper. J'armai mon fusil et
me prparais viser la tempe du mle conducteur de la
bande, seul endroit vulnrable, quand l'Annamite qui
tait ct de moi, et qui est un ancien chasseur, releva
mon arme , me suppliant de ne point tirer, car, dit-il,
si vous blessez ou tuez un de ces animaux, nous sommes
perdus; et si mme nous russissions personnellement
nous chapper, nos boeufs, nos voitures et leur contenu, tout sera rduit en pices par les autres lphants
devenus furieux. S'ils n'taient que deux ou trois, ajoutat-il, j'aurais dj moi-mme descendu le premier, et
peut-tre parviendrions-nous tuer les autres, mais en
prsence de neuf, dont cinq de la plus grande espce, il
est plus prudent de les loigner. u Au mme moment
le P. Guilloux, qui ne se fiait pas la vitesse de ses jambes, dchargeait son arme en l'air pour effrayer l'ennemi. Le moyen russit parfaitement; les neuf colosses
s'arrtrent tonns sur la mme ligne, firent brusquement demi-tour droite et s'enfoncrent dans la fort.
Arrivs Pemptilan, nous descendmes chez le mandarin dont l'autorit s'tend sur toute cette partie du
Cambodge, et contre l'usage du pays il nous offrit l'hospitalit sous son propre toit. A peine installs, il vint nous

visiter et me demanda le meilleur de mes fusils. Voyant


que je ne pouvais m'en sparer, il me demanda quelque autre chose, nous donnant comprendre que nous
aurions d dbuter par des cadeaux. Je lui fis prsent
d'un habillement europen complet, d'une poudrire,
d'un couteau de chasse, de poudre et de quelques autres
petits objets; alors pour se montrer reconnaissant, il me
donna une trompe de cornac en ivoire, nous offrit deux
lphants pour continuer notre route et expdia nos gens
avec une excellente lettre pour les chefs de son district.
Nous reprmes notre route le lendemain, l'abb sur
un lphant, lisant tranquillement son brviaire, et moi
sur un autre, jouissant de la beaut des paysages de ce
district. C'est ainsi que nous traversmes les belles plaines occupes par les pauvres Thimes lors de mon
premier passage; mais, au lieu de riches moissons, je
fus tonn de n'y plus trouver que de grandes herbes;
leurs villages taient abandonns , les maisons et les
cltures tombaient en ruine. Voici ce qui tait arriv :
Le mandarin de Pemptilan, excutant ou dpassant les
ordres de son matre le roi du Cambodge, tenait ces
malheureux dans un esclavage et sous une oppression
tels qu'ils tentrent de soulever leur joug. Privs de
leurs instruments de pche et de culture, sans argent,
sans vivres, ils taient abandonns une misre si affreuse que beaucoup d'entre eux moururent de faim.
Ces malheureux, au nombre de plusieurs milliers et
sous la conduite d'un de leurs chefs dont la tte tait
mise prix, et qui tait revenu secrtement de l'Annam,
se levrent en masse. Ceux des environs de PenomPenh remontrent jusqu' Udong pour protger la fuite
de leurs compatriotes tablis sur ce point, puis une fois
runis, ils descendirent le fleuve et passrent en Cochinchine. Le roi donna des ordres pour arrter la marche
des Thimes, mais toute la population cambodgienne,
mandarins en tte, s'tait enfuie dans les bois la seule
nouvelle du soulvement.
Outre l'intrt que les malheurs de ce pauvre peuple
inspirent, leur conduite, quand tout fuyait devant eux,
et que Udong, Pinhalu et Penom-Penh taient sans
un seul dfenseur, fut des plus nobles.
Nous n'en voulons pas au peuple, disaient-ils sur
leur passage; qu'on nous laisse partir et nous respecterons les proprits; mais nous massacrerons quiconque
cherchera h s'opposer notre fuite. Et de fait, ils ne
touchrent pas mme une seule des larges embarcations qui taient amarres sans gardiens prs des marchs, et ils s'abandonnrent au fleuve dans leurs troites
et misrables pirogues.
En passant devant l'le de Ko-Sutin, nous nous y arrtmes pour voir le P. Cordier. Ce pauvre missionnaire
tait dans le plus triste tat ; sa maladie s'tait aggrave,
et ce n'tait qu'avec peine qu'il pouvait se traner de son
lit sa chaise. Cependant il tait l, sans secours,
n'ayant que du riz et du poisson sec pour toute nourriture.
Deux enfants d'une dizaine d'annes taient seuls pour le
soigner et le servir. Nous le primes de venir Pinhalu
avec nous, mais il refusa cause de son tat de faiblesse.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

291

LE TOUR DU MONDE.
Tout ce que je regrette, disait-il, ce sont mes pauvres
parents que je ne reverrai plus; je vois venir la mort
avec calme, presque avec joie. Toutes nos instances
pour l'emmener furent inutiles, et il nous fallut poursuivre notre route, profondment attrists de le Iaisser
dans cette pnible position sans pouvoir rien faire pour
le soulager.
Le 21 dcembre, nous tions enfin rendus Pinhalu.
C'est par le 103 03' 50" de longitude mridien de
Paris, vers le 11 37' 30 " de latitude nord et deux ou
trois lieues seulement de la frontire de la Cochinchine,
que se trouve Penom-Penh, ce grand march du Cambodge. C'est le point o le Mkong se divise; le grand
fleuve remonte au nord-est d'abord, puis au nord-ouest
jusqu'en Chine et aux montagnes du Thibet o il prend
sa source. L'autre bras, qui ne porte aucun nom et qu'il
serait bon, pour le distinguer, d'appeler M-Sap, du
nom du lac Touli-Sap, remonte an nord-ouest. Vers le
12 25' de latitude, commence le grand lac, qui s'tend
jusqu'au 1353'; sa forme est celle d'un violon. Tout l'espace compris entre ce dernier et le Mkong est une plaine
peu accidente, tandis que le ct oppos est travers par
les hautes chanes de Poursat et leurs ramifications.
L'entre du grand lac du Cambodge est belle et grandiose. Elle ressemble un vaste dtroit; la rive en est
basse, couverte d'une paisse fort demi submerge,
mais couronne par une vaste chane de montagnes dont
les dernires cimes bleutres se confondent avec l'azur
du ciel ou se perdent dans les nuages; puis, quand peu
peu l'on se trouve entour , de mme qu'en pleine
mer, d'un vaste cercle liquide dont la surface, au milieu
du jour, brille d'un clat que l'oeil peut peine supporter, on reste frapp d'tonnement et d'admiration comme
en prsence de tous les grands spectacles de la nature.
Au centre de cette mer intrieure est plant un grand
mt qui indique les limites communes des royaumes de
Siam et de Cambodge; mais, avant de quitter ce dernier pays, disons tout ce qui nous reste en dire.
L'tat prsent du Cambodge est dplorable et son avenir charg d'orages'.
Jadis cependant c'tait un royaume puissant et trspeupl , comme l'attestent les ruines splendides qui se
trouvent dans les provinces de Battambng et d'Ongkor,
et que nous nous proposons de visiter; mais aujour-

d'hui cette population est excessivement rduite par les


guerres incessantes que le pays a d soutenir contre ses
voisins, et je ne pense pas qu'eIle dpasse un million
d'mes, d'aprs mon apprciation propre comme aussi
d'aprs les recensements de la population. On y compte
trente mille hommes corvables, libres et en tat de porter les armes, car l'esclave, au Cambodge comme Siam,
n'est sujet ni l'impt ni la corve.
Outre un nombre de Chinois, relativement considrable, il s'y trouve plusieurs Malais tablis depuis des
sicles dans le pays, et une population flottante d'Annamites que l'on peut estimer deux ou trois mille.
Comme les dnombrements de la population ne se rapportent qu'aux hommes corvables , ni le roi ni les
mandarins ne peuvent donner de chiffres plis exacts.
La domination europenne, l'abolition de l'esclavage,
des lois protectrices et sages, et des administrateurs fidles, expriments et d'une honntet scrupuleuse, seraient seuls capables de rgnrer cet tat, si voisin de
la Cochinchine, o la France cherche s'tablir et o
elle s'tablira sans aucun doute; alors il deviendrait
certainement un grenier d'abondance, aussi fertile que
la basse Cochinchine.
Le tabac, le poivre, le gingembre, la canne sucre,
le caf, le coton et la soie y russissent admirablement;
je note particulirement le coton, cette matire premire
qui constitue les trois quarts de celle employe dans la
confection des toffes, non-seulement en France, ou
mme en Europe, mais je pourrais dire sur toute la
surface du globe 1 Aujourd'hui que, par suite d'un jugement de Dieu, l'Amrique va se trouver plonge dans
une guerre civile dont nul ne saurait prvoir les consquences et le terme, il est vident que nous ne pourrons
dsormais compter sur ce pays pour la production de
cette matire premire ? Donc le coton peut nous faire
dfaut, sinon entirement, du moins en partie, et le
pain manquer des millions d'ouvriers qui ne vivent
que de cette industrie. Quel beau et vaste champ s'ouvrirait ici l'activit, au travail, au capital!
L'Angleterre, cette nation colonisatrice par excellence,
aurait bien vite fait de la basse Cochinchine et de ce
pays une vaste plantation de coton ; il n'est pas douteux,
si elle s'en occupe, qu'avant peu d'annes elle aura le
monopole de cette prcieuse substance, comme l'Am-

1. Cette prdiction s'est dj en partie ralise par une insurrection en faveur du jeune roi contre le vieux, peu de temps aprs le
dpart de M. Mouhot. Mais cette rvolution de palais n'a fait que
multiplier l'anarchie dans le royaume, comme le tmoigne le passage suivant d'une lettre de Mgr Miche, provicaire du Cambodge,
publie dans le numro de septembre 1863 des Annales de la Propagation de la foi.
a Voil huit mois que nous sommes en pleine rvolution trois
princes se disputent un trne vermoulu, sans qu'on puisse prdire
qui l'obtiendra. La cause de cette anarchie persvrante, c'est
l'incurie de la cour de Siam, qui nous envoie chaque mois un ou
deux petits mandarinets sans autorit, lesquels expdient Bangkok des rapports contradictoires en embrouillant les affaires de
plus en plus. Il est vrai que le roi de Siam a dirig un gnral sur
Battambang avec trois mille hommes ; mais Battambang est en
paix et se trouve plac huit journes de marche du thatre de la
guerre. C'est ici qu'il devrait tre. Ce soldat au coeur de poule a
peur d'une poigne de rebelles, qu'il pourrait facilement cerner

et craser. En attendant que les choses s'arrangent d'elles-mmes,


il reoit les prsents de tous les farcis, fait bonne mine tout le
monde, et se repose le soir au milieu de sa troupe de comdiens.
Comme dans les ventes l'encan, je suis convaincu que la couronne sera adjuge au plus haut et dernier enchrisseur.
Je traais ces lignes lorsqu'on m'a appris que quatre bateaux
vapeur siamois venaient d'arriver Kampot, amenant le prince
rebelle pour le placer sur le trne! Je puis peine en croire mes
oreilles. Nous attendions le roi lgitime dans la huitaine, et la
mme nouvelle porte qu'on va le conduire de Battambang Bangkok. C'est tout juste le contraire de ce qu'il fallait faire,
s D'aprs les dtails qui prcdent et tout ce que vous avez appris d'ailleurs sur l'tat du Cambodge, vous comprendrez, sans que
je le dise, que l'administration de la mission, dans le courant de
la prsente anne, se rduit peu de chose. Pendant les six premiers mois de 1861, le Cambodge a eu la guerre avec l'tranger,
et pendant les six autres mois il a t en proie aux horreurs de la
guerre civile. n

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

292

LE TOUR DU MONDE.

rique l'a maintenant, avec ses colonies d'Australie, des


XVII
Indes, de la Jamaque, de la Nouvelle-Zlande,-etc.; et Traverse du lac Touli-Sap. La rivire, la ville et la province
de Battambang. Population et ruines. Voyage aux ruines
nous serons peut-tre obligs d'acheter d'elle, de mme
d'Ongkor. Leur description.
qu'elle et nous aujourd'hui nous achetons l'tranger.

Il me fallut trois grandes journes de navigation pour


Pourquoi ne deviendrions-nous pas nous-mmes nos propres fournisseurs ? Les terres de la seule le de Ko-Sutin, traverser, dans son grand diamtre, la petite Mditercomme toutes celles des rives du Mkong sont, titre de rane du Cambodge, vaste rservoir d'eau douce, et on
proprits royales, loues aux planteurs de coton raison pourrait dire, de vie animale, tant les poissons abondent
d'une livre d'argent en
en son sein, tant les palpoids et par lots d'un hecmipdes de toute taille et
tare h peu prs, donnant
de toutes couleurs pulluun revenu de plus de.
lent sa surface.
douze cents francs. Les
A l'extrmit nord du
forts situes sur les terlac, des milliers de plirains levs donnent de
cans cinglent en troupes
beaux bois de construcserres dans toutes les
tion, clbres juste tidirections, tantt rentrant,
tre; on y trouve galetantt allongeant leur cou
ment des arbres gomme
pour saisir quelque proie;
et rsine trs-recherchs
des nues de cormorans
dans le commerce, le bois
fendent l'air quelques
d'aigle et plusieurs esppieds au-dessus de l'eau :
ces de bois de teinture.
la teinte de leur sombre
Les montagnes renfermanteau tranche avec la
ment des mines d'or, de
couleur claire des pliplomb argentifre , de
cans, parmi lesquels ils se
zinc, de cuivre et de fer;
confondent , et sui tout
ces dernires surtout sont
avec l'clatante blancheur
trs-communes.
des aigrettes qui, groupes sur les branches des
On s'tonne de voir une
arbres de la rive, ressemproduction minime, une
blent d'normes boules
industrie nulle dans ces
de neige.
contres si fertiles et si riEn entrant dans la riches, mais on ignore gvire de Kun-Borye, fornralement que les rois et
me de plusieurs cours
les mandarins s'enrichisd'eau, dont l'un porte le
sent parla spoliation et la
nom de Battambang, le
concussion , et tous les
mme spectacle se contiabus qui ruinent le peuple
nue sur une scne plus
et arrtent le progrs. Que
resserre ; partout c'est
ce pays soit administr
une animation extraordiavec sagesse et prudence,
naire
de cette gent volatile
avec loyaut et protection
et pcheuse.
pour le peuple, et tout y
Et nous, son exemple,
changera d'aspect avec une
nous cherchons mettre
merveilleuse rapidit.
d profit les heures de noToutes les taxes psent
tre navigation.
sur le producteur, le culLe soleil est sur son dtivateur; plus il produit,
Monument religieux des Chinois de Bangkok. Dessin de Thrond
d'aprs une photographie.
clin, vite il faut corcher
plus il paye; donc, port
la paresse par l'influence du climat, il a une autre raioiseaux et animaux, que la chaleur peut gter en trs-peu
son pour caresser ce vice : moins il produira, moins il
de temps; nous serrons nos rames; les domestiques alpayera, et par consquent moins il aura travailler. lument le feu pour cuire le riz, et tout en nous laissant
Non-seulement on retient la plus grande et la meilleure bercer par la vague et fumant quelques bons houris,
partie de la population en esclavage, mais toute espce nous coutons mon petit Chinois Phra nous racontant
d'extorsions, de concussions sont employes par les hauts quelque histoire dans son langage ml de franais, de
mandarins, les gouverneurs, les ministres, les princes,
siamois et de chinois.
les rois eux-mmes.
A la pointe du jour, tandis que les premiers rayons

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

293

bres plongeaient dans notre bateau; et d'normes singes accrochs aux rameaux discontinuaient leurs jeux
pour nous regarder passer. De temps autre, quelque
alligator, veill en sursaut par le bruit des rames ou
les chants de nos rameurs, bondissait de la rive, o il
dormait sur le sol humide, et s'enfonait sous l'eau.
Enfin nous apercevons devant nous une bourgade domine par les murailles en terre de ce qu'on appelle ici

de lumires et le lger souffle d'une frache brise emportent nos ennemis acharns les moustiques, de nouveau
les avirons se mettent en mouvement. Arrivs un endroit o la rivire se divise, nous entrons dans un troit
ruisseau qui vient du sud-est et qui, tortueux comme
un serpent, coule avec la rapidit d'un torrent. Ce cours
d'eau, sur lequel s'lve Battambang, n'a parfois que
douze quinze mtres de largeur; les branches des ar-

II'

l,l
1 1 n^

j ^^

lilhl^(^I

I^I1111ityi';
1^I

@^

i!u;,Ti11i ^1r 111^ 4141'11


'pl i l
I
ll
LL
^_^_
f1111'
Jl ,. 41^1, m
il[nao 1 1
^^c;^1i
I^li>O^i^III ti9 ^ a4vtill16 i l ' 1
^df
l
p;>
I iI(^ l .il ^^ h^
r^
`^u
^11^r
lit a
1^4 ^1 11 ^II^1II 1{llulli

1111 ^
i^I 11^^^1^'^'^
r
@^ i
1^!^
1 1111Ih1L111 ^ ',I^^.II,^`
^ 1 p 8II11i1^a^>L
i IdPll
,
G(
-1u^^^^rd^^ ^;ll ^
^^
11itary
lf(dt^
Ii,1
--111011111111'
14^10111i
ui n

LLp1^^fi
I^ lillliI
1fl^l^ll^u^
^ ^frP4116difi
111 11^^ 1^1 Iillif^^i i
40.
II^I11l i1
M4M

@Pl^t
'

11111111 kNI iuul
I

i N) 6NI 6p111a111
I
Nit^iii i
1! i 11
^
1
1^
I1
ink
Il
+

I+I+

NI^

--ViII I^ltll
I^

_+I1
i 4p

r wv

aj^

^11II
'

l'

Illi

11

' i^ 2^ ^^

w4

111X11

IRi;

s R ^-G,lum
^p
^^^p^4
litlNl^llll `^^j^"dl%1

511^111i1 i I n^ , ^^
^
^^^"^.
^^I^ I 11, I 1 { ;''
1
^7^I 1 ,
I III I

^^11^1^1A,o,t is , ^ l 1 j, ,, 1 I
U(0b^(^^0:^
_Y p
ypN^ p3`lnlllll ll^^ 1 ql 11 ';^k^ 1111^^^i1'1 ^^ I:; I ^^^^
1t

vtgy
suc r c st 1
, i[ ^j ^1'(tWt pli 1 1" I
(I ^^^i; ' I ^ ^
I^f1U1 i^^ l 0pd^^ii^11^
lI I
^^11 ^Yl,. hn a !^l}5 1'' lV'tl5o1
IPs^vl

ll
>^
;'^^V^^^1111^^i^i1^
1i,Il"p1^4
P
^^ I ^I^ 1 G
fl Il lt I<' ^ f1' ^1
1

sol;

y ^^

l^

UIs^

Tour de Banome, prs de Battambng. Dessin de Thrond d'aprs M. Mouhot.

pompeusement une citadelle; nous sommes Battambang, et comme partout c'est un prtre franais qui vient
nous offrir l'hospitalit. Que M. Sylvestre reoive ici l'expression de ma gratitude pour son bienveillant accueil
et pour l'aide qu'il a prte mes recherches de naturaliste et d'archologue.
Il y a prs d'un sicle que la province de Battambang
est soumise au Siam; depuis ce temps, plusieurs fois

elle a cherch se soulever et mme se donner aux


Annamites qui s'taient empars, il y a une vingtaine
d'annes, de tout le Cambodge; mais ceux-ci furent re pousss par les Siamois jusqu'au del de Penom-Penh.
Depuis ce temps le Cambodge n'a pas prouv d'autre
attaque des Cochinchinois, mais il est rest tributaire
de Siam.
Sans la guerre que depuis deux ans la France fait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

294

LE TOUR DU MONDE.

l'empire d'Annam, il est probable qu'aujourd'hui la dernire heure aurait sonn pour le petit royaume de Cambodge, dont la destine peu douteuse est de s'teindre et
d'tre assimil aux peuples voisins.
Toutes les habitations construites sur les bords de
cette petite rivire sont entoures de belles plantations
de bananiers, et perdues au milieu de leur feuillage rubann et de la verdure intense de superbes manguiers.
La majorit de la population de Battambng est cambodgienne; les cultivateurs ont leurs rizires derrire
leurs demeures; et quoique soumis l'tranger depuis
prs d'un sicle, ils ont conserv les murs et les usages
de leur pays, et le gouvernement actuel, par une politique
habile, leur laisse toute la libert qui rgne au Cambodge, et les exempte des impts et des taxes qui ruinent
les autres provinces. Cette faveur cre une prosprit
relative Battambng, dont les habitants jouissent
d'un certain bien-tre qui apparat au premier abord.
La vie y est d'un bon march extraordinaire. La ville
actuelle ne date que de l'poque de la prise de la province par les Siamois; l'ancienne ville tait situe
trois lieues plus l'est, sur le bord de la rivire que
l'on a barre et dtourne de son cours.
Tous les anciens habitants ont t alors conduits au
Siam et au Laos, de sorte que la nouvelle population s'est
forme de gens venus de Penom-Penh, de Udong et
d'autres points du Cambodge.
Quelle que soit leur origine, les Battambonais sont de
vrais Siamois par leur amour pour le jeu et les amusements les plus purils. Ils sont passionns surtout pour
les courses de chevaux qui ont lieu chaque anne, et
dans lesquelles on engage des paris qui montent parfois jusqu' onze naines (prs de 1100 fr.), somme
assez considrable pour ce pays. On trouve l des poneys d'une vlocit extraordinaire et que l'on recherche pour la chasse aux daims et aux buffles. Lancs
dans la plaine, ils devancent les animaux sauvages les
plus rapides la course, ce qui permet aux chasseurs de
les tuer coups de pique. Pour les combats de coqs et
de tortues, il se fait aussi des paris considrables. Ces
derniers sont trs-curieux : deux tortues sont places
entre deux planches resserres dans un troit espace ;
une autre planche les spare, de manire ce qu'en s'avanant en mme temps vers la seule sortie qu'on leur
mnage, ce ne soit que par le recul de l'une d'elles que
l'autre puisse sortir de la cage. On fait alors sur leur
carapace un petit foyer d'argile, on prend du charbon
que l'on divise en deux parties trs-gales, on le place
allum sur le dos des animaux en l'attisant avec un ventail. Ds que la chaleur commence pntrer les chairs,
les pauvres btes font tous leurs efforts pour s'vader et
se pressent vers l'ouverture jusqu' ce que la plus faible,
puise par ses efforts, finisse par cder.
La province de Battambng est seme de ruines d'une
poque inconnue. Elles forment tout autour de l'extrmit septentrionale du grand lac un demi-cercle immense. Commenant aux sources de la petite rivire de
Battambng, il se prolonge et se perd dans les forts

dsertes qui se droulent l'est, entre le Touli-Sap et


le Mkong. Sur tout ce parcours, le voyageur rencontre
chaque pas les vestiges irrcusables d'un empire
croul et d'une civilisation disparue.
Dans le voisinage mme de Battambng se trouvent
les monuments de Bassette, de Banone et de Wat-Ek.
Nous avons visit Bassette deux reprises, avant
d'aller Ongkor et notre retour; mais tout ce que
nous avons pu en rapporter est le dessin d'un bas-relief
parfaitement conserv et sculpt sur un bloc de grs de
un mtre cinquante centimtres de long, qui forme le
dessus de la porte d'une tour en briques.
Tout le monument a tellement t maltrait par le
temps, que sa vue fait natre la pense d'un ennemi jaloux qui se serait acharn le dgrader et le dmolir.
Une vgtation excessivement touffue , repaire d'animaux redoutables, a tout envahi, et l'on peut peine
se figurer que la main de l'homme seul ait pu causer un
bouleversement pareil celui que l'on y remarque, et
qu'un tremblement de terre n'y ait pas aussi contribu.
Des galeries ont disparu sous le sol ; on en voit des
soubassements fragments et des dessus de porte plus
de deux mtres au-dessus du niveau du terrain actuel et
de celui des parties du monument qui sont restes debout.
Le seul difice dont la base soit encore plus ou
moins intacte est un btiment de vingt-cinq mtres de
long sur six de largeur, spar en deux par un mur intrieur et dont les extrmits sont en forme de tour.
Il est tout en grs taill; l'extrieur offre des traces
de belles sculptures sur des frontons de portes et des corniches d'un travail qui devait galer ceux des plus antiques monuments d'Ongkor; l'intrieur, les murs sont
nus, mais il n'est gure de pierre qui ne porte la marque des coups de pic et de marteau.
Les fentres taient ornes de barreaux tourns dont
il ne reste plus qu'un tronon ou deux.
Les sujets reprsents sur le dessus des portes des
autres tours et des btiments crouls sont d'abord un
personnage longue barbe, assis, portant une haute
coiffure conique et les mains reposant sur la poigne
d'un poignard ou places l'une sur l'autre, un lphant quatre ttes et quelques autres figures de fantaisie.
Un peu au del on remarque de magnifiques colonnes, les unes encore debout, les autres penches ou
renverses, des portes dont le sommet seul dpasse le
sol, c et l des monceaux de pierres tailles, des tours
presque entirement boules, des pans de murs de galeries, enfin un magnifique bassin sec, de dix-huit mtres carrs, profond encore de deux mtres, et dont
chaque ct forme des escaliers en concrtions ferrugineuses, qui occupent toute la largeur du rservoir.
La tradition fait de Bassette un palais de plaisance
o les souverains du pays sjournaient de temps en
temps.
Battambng est d'origine assez rcente; il n'y a gure
qu'un sicle qu'autour des ruines de Bassette se groupait encore une nombreuse population cambodgienne

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
qui a disparu en entier la suite des guerres ritres
que ce pays a eu soutenir contre Siam.
Les habitants de cette province furent emmens captifs par les vainqueurs, qui peuplrent de la sorte plusieurs parties dsertes de leur pays.
C'est ainsi que l'on voit Siam et au Laos des
provinces entires , dont la plupart des habitants sont
d'origine cambodgienne.
Dpeupler une province pour en peupler une autre,
est, peu prs, toute l'conomie politique de l'Orient
moderne. Engourdi par la mollesse et la servitude, il
dort insoucieux sur les ruines de l'Orient antique, ruines
qui n'ont dsormais d'loquence et de leons que pour
les fils de l'Occident.
En remontant la rivire de Battambng l'espace de
douze treize lieues, dans la direction du sud, on arrive
un des premiers monts dtachs d'une des ramifications de la grande chane de Poursat. A ses pieds est une
misrable pagode d'origine rcente; dans les environs
sont disperss quelques hameaux, tandis que sur le
sommet aplani du mont mme se trouve le monument
en ruine de Banone. Huit tours sont relies par des galeries et communiquent de deux cts, par un mur de
terrassement, une tour centrale qui a plus de huit
mtres de diamtre et vingt d'lvation.
L'difice est de plain-pied, bti en pierre de grs, et
doit remonter la mme poque que Bassette. Quoiqu'il n'y ait rien de particulirement remarquable, ce
qui est rest debout des tours et des galeries n'en indique
pas moins un travail imposant, beaucoup de got dans
l'ensemble, d'habilet dans la construction et d'art dans
les dtails. Ce monument, de mme que tous ceux de
la province d'Ongkor, contraste autant, par la nature
de ses matriaux, avec les constructions de briques et
de faence de l'architecture siamoise, qu'avec les fragiles
et purils monuments de l'art chinois (voy. p. 292).
Banone devait tre un temple; on voit encore dans la
cour centrale et aux deux petites tours opposes qui sont
relies par une galerie, un grand nombre d'normes
idoles bouddhiques, probablement aussi anciennes que
l'difice lui-mme, et entoures d'une infinit d'autres petites divinits qui paraissent dater de toutes les poques.
Au pied du mont voisin se trouve une profonde caverne aux votes leves, sombres, et aux roches de
calcaire desquelles pendent de belles stalactites. On n'y
pntre qu'en rampant l'espace de plusieurs mtres.
Comme l'eau qui dcoule de ces stalactites est regarde
comme sainte par les Cambodgiens, qui lui attribuent,
entre autres vertus et proprits, celle de possder la
connaissance du pass, du prsent et de l'avenir, et d'en
rflchir les images comme une glace, les dvots s'y
rendent encore de temps en temps en plerinage pour
demander ces eaux de leur rendre la sant ou de jeter
des lumires sur leur sort ou celui du pays, et pour
adresser quelques prires aux nombreuses idoles que l'on
trouve partout parses dans les anfractuosits des rochers ou entasses sur le sol.
Le temple de Wat-Ek se trouve dans la direction op-

295

pose celle de Banone, et deux lieues de Battambng.


C'est un difice assez bien conserv, probablement de
l'ge du prcdent.
XVIII
Province d'Ongkor. Notions prliminaires. Ongkor. Ville,
temple, palais et pont.

Aprs avoir visit les ruines dont nous venons de


parler, le 20 janvier, au lever de l'aurore, M. Sylvestre
et moi nous partmes pour Ongkor, situ au nord-est
du lac, et le 22 nous arrivmes l'embouchure d'un
petit cours d'eau que dans la saison des pluies nous
aurions pu remonter presque jusqu' la nouvelle ville.
A deux milles au-dessus de son embouchure, nous
quittmes notre bateau pour suivre pendant un peu plus
d'une heure une ancienne chausse encore praticable, et
nous traversmes une longue plaine aride, sans arbres,
sablonneuse et couverte de hautes herbes.
Au sud, elle est borde par la chane de montagnes
des Somrais, qui est une ramification de celle de Krat;
l'ouest par le joli mont Chrme, dans le voisinage duquel on voit de loin une haute tour en pierres qui est
avec la chausse le premier vestige que l'ou trouve de
l'ancienne civilisation de ces lieux.
Arrivs Ongkor, nous fmes halte dans un petit caravansrail moiti dtruit par les voyageurs de toute
espce, qui en ont arrach tout ce qu'ils ont pu de bois
pour faire cuire leur riz. Le Cambodgien n'est pas hospitalier, et il n'admet que rarement un tranger dans son
intrieur; s'il le fait, ce n'est que pour un temps trslimit, contrairement aux usages des pays voisins.
Nokhor ou Ongkor tait la capitale de l'ancien royaume
du Cambodge, ou de Khmer, si fameux autrefois parmi
les grands Etats de l'Indo-Chine que la seule tradition encore vivante dans le pays rapporte qu'il comptait cent vingt rois tributaires, une arme de cinq millions de soldats, et que les btiments du trsor royal
couvraient eux seuls un espace de plusieurs lieues.
Dans la province qui a conserv le mme nom et qui
est situe l'est du grand lac Touli-Sap, vers le quatorzime degr de latitude et le cent deuxime de longitude l'orient de Paris, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d'un travail tellement prodigieux, qu' leur
aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et
que l'on se demande ce qu'est devenu le peuple puissant, civilis et clair, auquel on pourrait attribuer ces
uvres gigantesques.
Un de ces temples surtout, qui figurerait avec honneur ct de nos plus belles basiliques, et qui l'emporte pour le grandiose sur tout ce que l'art des Grecs
ou des Romains a jamais difi, fait un contraste tonnant et pnible avec le triste tat de barbarie dans
lequel est plong ce qui reste des descendants de ce
grand peuple.
Malheureusement le temps qui ne respecte rien, les
invasions de barbares venus de tous les points de l'horizon, et dernirement des Siamois modernes, peuttre aussi les tremblements de terre, ont boulevers

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

296

LE TOUR DU MONDE.

la plus grande partie de ces somptueux monuments.


L'oeuvre de destruction continue mme pour ceux qui
s'lvent encore, imposant et majestueux, ct d'amas de dcombres, et c'est en vain que l'on cherche
d'autres souvenirs historiques de tous les rois qui ont d
se succder sur le trne de l'auguste royaume MahaNolrhor-Khmer, que celui d'un roi lpreux auquel quelques-uns attribuent la fondation du grand temple. Tout
le reste est totalement oubli, les quelques inscriptions
qui couvrent certaines parois sont indchiffrables pour
les lettrs du pays, et lorsque l'on interroge les indignes sur les fondateurs d'Ongkor-Wat, ils font invariablement une de ces quatre rponses : C'est l'ouvrage
du roi des anges, Pra-Enn, n ou bien : c'est l'oeuvre
des gants, b ou encore : on doit ces difices au fameux
roi lpreux,. ou enfin : a ils se sont crs d'eux-mmes..
Un travail de gants! L'expression certainement serait

juste si on l'employait au figur pour parler de ces travaux prodigieux dont la vue seule peut donner une juste
ide, et dans lesquels la patience, la force et le gnie
de l'homme semblent s'tre surpasss, afin de confondre
l'imagination et laisser des preuves de leur puissance aux
gnrations futures.
Chose trange, cependant, aucun de ces monuments
ne semble avoir t cr en vue de servir d'habitation ;
tous semblent porter le cachet des ides du bouddhisme.
Dans le palais mme, statues et bas-reliefs ne reprsentent que des sujets exclusivement civils ou religieux ;
c'est une suite de rois entours de leurs femmes, la tte
et le corps chargs d'ornements, tels que bracelets et
colliers, et vtus d'un troit langouti.
Partout ailleurs l'on dcouvre des monceaux de dbris
de porcelaine et de poterie, beaucoup d'ornements, des
instruments de fer, des lingots d'argent, pareils ceux

en usage comme monnaie en Cochinchine et appels

ports, c'est sans doute la position centrale qu'elle occupe, car le minerai d'or dont nous avons reconnu l'existence dans une roche de quartz du voisinage ne doit entrer que pour peu dans ce choix, je le suppose du moins.
Situ quinze milles du grand lac, dans une plaine
en grande partie sablonneuse et aride, sous tous les rapports en un mot, moins que la nature du terrain n'ait
chang, la mtropole d'un grand empire aurait trouv
sur les rives du grand fleuve, un autre emplacement plus
abondant en ressources, et offrant surtout des communications faciles.
Quoique sans la moindre prtention en science architecturale, non plus qu'en archologie, j'essayerai cependant de dcrire ce que j'ai vu et senti Ongkor, dans le
seul espoir de contribuer, selon mes faibles capacits,
enrichir d'un nouveau champ le terrain de la science,
et d'attirer sur une scne nouvelle l'attention des savants
qui font de l'Orient l'objet de leurs tudes spciales.

naines, mais beaucoup plus gros.

Les naines actuelles psent trois cent soixante-dix-huit


grammes.

Monnaies nouvelles de Siam.

Ce qui a pu faire choisir cette localit de prfrence


d'autres peut-tre plus avantageuses sous bien des rap-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Chausse et entre principale d'Ongkor-Wat. Dessin de Guiaud d'aprs M. Mouhot.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


298

LE TOUR DU MONDE.

Nous commencerons notre tude par le temple d'Ongkor, qui est le plus beau et surtout le mieux conserv
de tous ces monuments; c'est aussi le premier qui sourit au voyageur, lui fait oublier les fatigues du voyage
lorsqu'il arrive d'Ongkor la nouvelle, le transporte
d'admiration et le remplit d'une joie bien plus vive encore que ne le serait la rencontre de la plus riante oasis
au milieu du dsert. Subitement, et comme par enchantement, on se croit transport de la barbarie la civilisation, des profondes tnbres la lumire.
Avant d'aller plus loin, toutefois, nous sentons le besoin d'exprimer ici notre profonde gratitude envers le
digne missionnaire de Battambng, M. l'abb E. Sylvestre, qui, avec une complaisance sans bornes et une
ardeur infatigable, a daign nous accompagner depuis
sa rsidence, nous guider partout au milieu des paisses
forts qui couvrent une partie des ruines, et auquel
nous devons d'avoir pu recueillir bon nombre de matriaux dans un espace de temps assez court.
Lorsque de Battambng on se rend Ongkor, aprs
avoir coup le grand lac de l'embouchure de l'un
l'autre des cours d'eau qui traversent ces deux localits,
on s'engage dans un ruisseau que l'on remonte l'espace
de deux milles dans la saison sche, puis l'on arrive
un endroit o il s'largit quelque peu et forme un petit
bassin naturel qui tient lieu de port. De l une chausse
en terre, assez leve, praticable encore et qui s'tend
jusqu' la limite que les eaux atteignent l'poque de
l'inondation actuelle, c'est--dire sur un espace de
trois milles, conduit Ongkor la nouvelle, bourgade
insignifiante, chef-lieu de la province actuelle et situe
h quinze milles nord-nord-ouest des bords du lac.
Le vice-roi de la province de Battambng se trouvait
h Ongkor au moment de notre visite; il venait de recevoir l'ordre du gouvernement siamois d'enlever un des
plus petits, mais en mme temps un des plus jolis monuments d'Ongkor et de le transporter h Bangkok.
Nous trouvmes dans la personne du gouverneur
d'Ongkor un homme beaucoup plus affable et beaucoup
mieux lev sous tous les rapports que celui de Battambng. Je lui offris pour tout prsent un pain de savon,
et M. Sylvestre deux feuilles lithographies reprsentant
des militaires franais, et nous fmes aussitt dans les
bonnes grces de Son Excellence.
Il s'approcha de moi et passa sa main dans ma barbe
avec une sorte d'admiration.
Que dois-je faire pour faire crotre la mienne ainsi?
dit-il. Je dsirerais en avoir une pareille. Ne connatriez-vous pas un moyen pour la faire pousser?
Enfin il nous promit un chariot pour faire conduire
nos bagages Ongkor-Wat, ainsi qu'une lettre pour
nous recommander au chef du district et lui ordonner de
nous accorder tout ce que nous lui demanderions. Le
lendemain, nous nous mmes en route. Nous traversmes d'abord le chef-lieu moderne qui ne compte pas
beaucoup plus de mille habitants, tous cultivateurs, et
h l'extrmit duquel se trouve un fort d'un mille carr :
c'est une muraille crnele, construite en beaux blocs de

concrtions ferrugineuses tirs des ruines. Enfin, aprs


trois heures de marche dans un sentier couvert d'un lit
profond de poussire et de sable fin qui traverse une
fort touffue, nous dbouchmes tout coup sur une
belle esplanade pave d'immenses pierres bien jointes
les unes aux autres, et borde de beaux escaliers qui en
occupent toute la largeur et ayant chacun de ses quatre
coins deux lions sculpts dans le granit.
Quatre larges escaliers donnent accs sur la plate-forme.
De l'escalier nord, qui fait face l'entre principale,
on longe, pour se rendre cette dernire, une chausse
longue de deux cent trente mtres, large de neuf, couverte ou pave de larges pierres de grs et soutenue par
des murailles excessivement paisses.
Cette chausse traverse un foss d'une grande largeur qui entoure le btiment, et dont le revtement
qui a trois mtres de hauteur sur un mtre d'paisseur,
est aussi form de blocs de concrtions ferrugineuses,
l'exception du dernier rang, qui est en grs, et dont
chaque pierre a l'paisseur de la muraille.
puiss par la chaleur et une marche pnible dans
un sable mouvant, nous nous disposions nous reposer
l'ombre des grands arbres qui ombragent l'esplanade,
lorsque, jetant les yeux du ct de l'est, je restai frapp
de surprise et d'admiration.
Au del d'un large espace dgag de toute vgtation
forestire s'lve, s'tend une immense colonnade surmonte d'un fate vot et couronne de cinq hautes
tours. La plus grande surmonte l'entre, les quatre autres les angles de l'difice; mais toutes sont perces,
leur base , en manire d'arcs triomphaux. Sur l'azur
profond du ciel, sur la verdure intense des forts de
l'arrire-plan de cette solitude, ces grandes lignes d'une
architecture la fois lgante et majestueuse me semblrent, au premier abord, dessiner les contours gigantesques du tombeau de toute une race mortel
Les ruines de la province de Battambng, quoique
splendides, ne peuvent donner une ide de celles-ci, ni
mme laisser supposer rien qui en approche.
En effet, peut-on s'imaginer tout ce que l'art architectural a peut-tre jamais difi de plus beau, transport
dans la profondeur de ces forts, dans un des pays les
plus reculs du monde, sauvage, inconnu, dsert, o h
chaque pas on rencontre les traces d'animaux sauvages,
o ne retentissent gure que le rugissement des tigres,
le cri rauque des lphants et le brame des cerfs.
Nous mmes une journe entire h parcourir ces lieux,
et nous marchions de merveille en merveille, dans un
tat d'extase toujours croissante.
Ah! que n'ai-je t dou de la plume d'un Chateaubriand ou d'un Lamartine, ou du pinceau d'un Claude
Lorrain, pour faire connatre aux amis des arts combien
sont belles et grandioses ces ruines peut-tre incomparables, seuls vestiges malheureusement d'un peuple qui
n'est plus et dont le nom mme , comme celui des
grands hommes, artistes et souverains qui l'ont illustr,
restera probablement toujours enfoui sous la poussire
et les dcombres.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

299

J'ai dj dit qu'une chausse traversant un large


Ce monument, ainsi qu'on peut le voir par le plan
foss revtu d'un mur de soutnement trs-pais con- de la page 302, qui en donnera une ide plus claire
duit la colonnade, qui n'est qu'une entre, mais une que la description technique la plus dtaille, se comentre digne du grand temple. De prs, la beaut, le
pose de deux carrs de galeries concentriques et traverfini et la grandeur des dtails l'emportent de beaucoup
ses angle droit par des avenues aboutissant un pavilencore sur l'effet gracieux du tableau vu de loin et sur lon central, couronnement de l'difice, saint des saints,
celui de ses lignes imposantes.
pour lequel l'architecte religieux semble avoir rserv
Au lieu d'une dception, mesure que l'on approche,
les dtails les plus exquis de son ornementation. Dans
on prouve une admiration et un plaisir plus profonds. ce tabernacle, une statue de Bouddha, prsent du roi
Ce sont tout d'abord de belles et hautes colonnes car- actuel de Siam, trne encore, desservie par de pauvres
res, toutes d'une seule pice ; des portiques, des chapi- talapoins disperss dans la fort voisine, et attire de
teaux, des toits arrondis, tous composs de gros blocs loin en loin ses pieds quelques fidles plerins. Mais
que sont ces dvotions compares aux solennits d'auadmirablement polis, taills et sculpts.
A la vue de ce temple, l'esprit se sent cras, l'ima- trefois, alors que les princes et rois de l'extrme Orient
gination surpasse; on regarde, on admire, et, saisi de venaient, en personne, rendre hommage la divinit
tutlaire d'un puissant empire ; que. des milliers de
respect, on reste silencieux; car o trouver des paroles
pour louer une oeuvre qui n'a peut-tre pas son quiva- prtres couvraient de leurs processions les gradins et les
terrasses de ce temple immense ; que du haut de ses
lent sur le globe, et qui n'aurait pu avoir sa rivale que
vingt-quatre coupoles le son des cloches rpondait au
dans le temple de Salomon !
L'or, les couleurs ont presque totalement disparu de carillon des innombrables pagodes de la capitale voisine;
l'difice, il est vrai; il n'y reste que des pierres; mais de cette Ongkor la Grande, dont l'enceinte de quarante
que ces pierres parlent loquemment, qu'elles disent
kilomtres de pourtour a pu, certes, contenir autant
bien haut quels taient le gnie, la force, la patience, d'habitants que les plus peuples mtropoles de l'Ocle talent, la richesse et la puissance des Kmer-dm L
cident ancien ou moderne!
ou Cambodgiens d'autrefois!
XIX
Qu'il tait lev le gnie de ce Michel-Ange de l'ORuines
de
la
province
d'Ongkor.
Mont-Ba-Khng.
rient qui a conu une pareille oeuvre, en a coordonn
toutes les parties avec l'art le plus admirable, en a surA deux milles et demi au nord d'Ongkor-Wat, sur
veill l'excution et a obtenu, de la base au fate, un le chemin mme qui conduit la ville, un temple a t
fini dans les dtails digne de l'ensemble et qui, non con- lev au sommet du mont Ba-Khng, qui a cent mtent encore, a sembl chercher partout des difficults tres peu prs de hauteur.
pour avoir la gloire de les surmonter et de confondre
Au pied du mont, au milieu des arbres, s'lvent
l'entendement des gnrations venir !
deux magnifiques Iions de deux mtres vingt centimQuelle force a soulev ce nombre prodigieux de blocs tres de haut, ne formant qu'un avec les pidestaux.
normes jusqu'aux parties les plus leves de l'difice,
Des escaliers en partie dtruits conduisent au somaprs les avoir tirs des montagnes loignes, quarris, met du mont, d'o l'on jouit d'une vue si tendue et si
polis et sculpts ?
belle, que l'on n'est pas surpris que ce peuple qui a
Lorsqu'au soleil couchant mon ami et moi nous par- montr tant de got dans la disposition de ses magnificourions lentement la superbe chausse qui joint la co- ques difices , dont nous cherchons donner une ide,
lonnade au temple, ou qu'assis en face du superbe mo- ait couronn cette cime d'un splendide monument.
nument principal, nous considrions, sans nous lasser
D'un ct, l'oeil aprs avoir plong sur la plaine boijamais ni de les voir ni d'en parler, ces glorieux restes se et contempl le pyramidal temple d'Ongkor et sa
d'une nation claire qui n'est plus, nous prouvions au riche colonnade, autour desquels ondule le feuillage des
plus haut degr cette sorte de vnration, de saint res- cocotiers et des palmiers, va se perdre l'horizon sur
pect que l'on ressent auprs des hommes de grand gnie
les eaux du grand lac, aprs s'tre arrt encore un moou en prsence de leurs crations.
ment sur une nouvelle ceinture de forts et sur le petit
Mais en voyant, d'un ct, l'tat de profonde barba- mont dnud nomm Crme qui est au del de la nourie des Cambodgiens actuels, de l'autre, les preuves de velle ville.
la civilisation avance de leurs anctres, je ne pouvais
Du ct oppos se droule la longue chane de monme figurer les premiers autrement que comme les des- tagnes qui a fourni, dit-on, les riches carrires d'o l'on
cendants des Vandales, dont la rage s'tait porte sur a extrait tant de beaux blocs de grs; puis, un peu plus
les oeuvres du peuple fondateur plutt que la postrit l'ouest et toujours au milieu d'paisses forts qui en
de celui-ci.
drobent une partie, un joli petit lac apparat comme
Que n'aurais-je donn pour pouvoir voquer alors un ruban d'azur tendu sur un tapis de verdure.
une des ombres de ceux qui reposent sous cette terre,
Cette belle nature ait aussi muette et dserte aujouret couter l'histoire de leur longue re de paix et celle d'hui qu'elle devait tre vivante et anime autrefois; le
de leurs malheurs! Que de choses n'et-elle pas.rvcri des animaux sauvages et le chant d'un petit nombre
les qui resteront toujours ensevelies dans l'oubli !
d'oiseauitroublent presque seuls ces profondes solitudes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

300

LE TOUR DU MONDE. .

Triste fragilit des choses humaines ! Que de sicles


et de milliers de gnrations ont pass l, dont rien probablement ne nous dira jamais l'histoire ; que de richesses et de trsors d'art demeureront jamais enfouis
sous ces ruines; que d'hommes illustres, artistes, souverains, guerriers, dont les noms dignes de passer
l'immortalit ne sortiront jamais de l'paisse couche de
poussire qui recouvre leurs tombeaux!
Tout le sommet du mont est couvert d'une crote de
calcaire qui a t taill de manire offrir une vaste surface plane. A des espaces rgls, se trouvent quatre
rangs de trous carrs assez profonds et en face les uns
des autres; dans quelques-uns sont encore debout des

LL

-L.

I.. ^.,.. 1

colonnes carres galement, qui devaient supporter


deux toits, et former une galerie qui conduisait de l'escalier l'difice principal et dont deux bras transversaux
reliaient galement quatre tours avances. Ces dernires
sont construites, partie en briques, partie en grs. A en
juger par le travail des dtails, et surtout par l'tat de
vtust de la pierre qui se rduit en poussire sous les
doigts en maints endroits b l'extrieur, cet difice aurait
une origine de beaucoup antrieure celle de quelques
autres monuments; l'art tait alors dans son enfance
comme la science; les difficults taient surmontes,
mais on voit que ce n'tait pas sans de grands efforts de
travail et d'intelligence. Le got tait dj grand et beau,

P,...:^I n

i...71.^11^1 il

mais le gnie, la volont et la force faisaient un peu dfaut; en un mot, le temple du mont Ba-Khng parat
avoir t un des prludes de cette civilisation comme
Ongkor.Wat en aurait t plus tard le couronnement.
A six ou sept kilomtres au nord-ouest du temple,
gisent les ruines d'Ongkor-Thm, l'ancienne capitale.
Un bout de chausse, en partie dtruite, cache sous un
pais lit de sable et de poussire et traversant un large
foss bord de dbris de pierres, de blocs, de colonnes,
de lions et d'lphants, conduit la porte de la ville,
qui a la forme et les proportions d'un arc de triomphe.
Ce monument, assez bien conserv, est compos d'une
tour centrale haute de dix-huit mtres, entoure de qua-

tre tourelles et flanqu de deux autres tours avec galeries se reliant ensemble.
Au sommet se trouvent places quatre normes ttes
dans le got gyptien.
Tout le reste est charg de sculptures. Le pied de la
grande tour est perc d'une vote qui permet le passage
aux chars et de chaque ct de laquelle on a mnag
dans les murs deux ouvertures pour les portes et les
escaliers qui ont communiquer les tours entre elles et
avec les murailles. L'difice tout entier est construit en
pierre de grs. La grande muraille d'enceinte est forme de blocs de concrtions ferrugineuses, et s'tend
droite et gauche de la porte.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

302

LE TOUR DU MONDE.

Cette muraille a de dveloppement prs de vingt- ses cts une cour de femmes. Toutes ces figures sont
quatre milles; sa largeur est de trois mtres quatre-vingts charges d'ornements, tels que pendants d'oreilles excentimtres. Haute de sept mtres, elle sert d'appui cessivement longs, colliers et bracelets. Elles n'ont pour
un glacis qui partant presque du sommet, s'tend sur costume qu'un lger langouti, et toutes ont la tte surune distance de quinze mtres de sa base.
monte d'une coiffure termine en pointe que l'on dirait
Aux quatre points cardinaux se trouvent des portes compose de pierreries, de perles et d'ornements d'or et
pareilles; le ct de l'est en compte deux.
d'argent. Les bas-reliefs d'un autre ct reprsentent
Dans cette vaste enceinte, aujourd'hui couverte de
des combats; on y remarque des enfants portant la chetous cts d'une fort presque impntrable, on dcouvre velure longue, noue en torchon, ainsi que l'troit lan chaque pas des difices plus ou moins ruins, mais qui gouti des sauvages de l'est.
tous tmoignent de l'anToutes ces figures le cPLAN DU TEMP LE D'ONDKOR.
cienne splendeur de cette
dent cependant en beaut
chelle e n mtres.
's
ville.
wo
,eo la statue dite du roi lEn quelques endroits efpreux, dont la tte, type
Est.
fondrs par les pluies ou
admirable de noblesse, de
F7
7
F7
3
3
creuss par les mineurs
rgularit, aux traits fins,
qui recherchent sans doute
doux et au port altier, a
des trsors enfouis sous
d tre l'oeuvre du plus
ces dcombres, on voit
habile des sculpteurs d'une
sous une paisse couche
poque qui en comptait un
s
d'humus , des lits pais
grand nombre dous d'un
d'un mtre et forms de
rare talent. Une moustaporcelaine et de poterie.
che fine recouvre la lvre
Trois murs d'enceinte
suprieure, et une longue
assez loigns les uns des .
chevelure boucle retombe
autres et bords chacun z
g sur les paules ; mais tout
d'un foss, entourent ce
le corps est nu et n'est requi reste du palais des ancouvert d'aucun ornement.
ciens rois.
Un pied et une main ont
Dans la premire ent briss.
ceinte sont deux tours reLe type de cette statue
3
lies par des galeries, et
est essentiellement celui
qui forment de quatre cdes Arians de l'Inde antits comme un arc de triomque; cette circonstance,
phe. Les murs sont btis
jointe au caractre d'une
en concrtions ferrugineuportion du moins des basses dont chaque gros bloc
reliefs des temples et des
forme sur sa longueur l'palais d'Ongkor, et qui
paisseur du mur; les tours
semblent inspirs de la
et les galeries sont en grs
mythologie et des comcomme dans les difices
bats chants dans le Raprcdents.
mayna, nous reporte la
A une centaine de mplus haute civilisation de
tres de l'angle du carr qui
l'Inde; l'poque qui a
Oues .
se trouve form du ct
prcd
la scission de ses
I. Esplanade en forme de croix menant au portique d'entre 2. 3 Galerie
nord par le mur d'enceinte
extrieure. 4 et c Pristyle entre les deux galeries. 5 Pavillons.
croyances et les luttes de
6 Galerie intrieure. 9 Terrasse leve portant le pavillon central.
se trouve un singulier didix sicles entre le brahmafice consistant en deux hautes terrasses carres avec nisme et le bouddhisme. Toujours est-il que la tradition
angles rentrants, et relies au mur d'enceinte par une locale confond l'original de cette statue avec le fondateur
autre muraille; le tout ruin demi.
d'Ongkor.
Dans une cavit creuse rcemment par des mineurs
Cette ville garde encore, dans son voisinage, de la susont de gros blocs travaills et sculpts qui remplissent priorit de ses premiers architectes sur tous ceux de
l'intrieur et paraissent provenir de la partie suprieure l'Indo-Chine moderne, un tmoignage non moins irrqui se serait croule.
cusable que ses temples et que ses palais. C'est un pont
Les murs, encore intacts, sont couverts sur toutes leurs de trs-ancienne date, en assez bon tat de conservation
parois de bas-reliefs, formant quatre sries superposes sauf le parapet et une partie du tablier qui ne prsentent
et dont chacune reprsente un roi assis l'orientale, les plus aux yeux qu'un amas de ruines en dsordre. Les
mains reposant sur la moiti d'un poignard, et ayant piles, les arches et les votes qui les forment, construites
,o .3

20 ZS

qn

ZOO

7,0

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

303

ve au point le plus culminant, et l'abjection de la bardans le mme systme que les toits en vote des temples,
restent encore debout. Les piles sont formes de blocs barie actuelle. On n'en rencontrerait aujourd'hui aucune
de grs, les uns longs, les autres carrs poss en assises autre aussi compltement prive de souvenirs, de tradiirrgulires; on en voit quelques-uns qui sont sculpts tions, de documents quelconques sur son histoire. A
et qui, s'ils n'ont pas t pris d'autres monuments, part les rcits fabuleux des historiens chinois et quelques
devaient tre des rebus rejets cause de quelques d- lgendes plus probablement composes par les prtres
qui dominent les esprits de ce peuple superstitieux, que
fauts, car ils sont souvent poss contre-sens.
Ce pont, avec ses quatorze arches troites, peut avoir transmises de gnration en gnration, le monde ne
quarante-deux quarante-trois mtres de long et qua- possde aucune relation sur ce pays autrefois si puissant,
aujourd'hui si dgrad.
tre cinq mtres de large.
Le roi actuel du Cambodge, a prtendu avoir trouv
La rivire, au lieu de passer sous les arches, coule
des
documents assez positifs pour pouvoir tablir l'hismaintenant ct ; son lit ayant t modifi depuis la
d'Ongkor jusqu' une poque qui prcde l're
toire
construction du pont par les sables qu'elle charrie, et qui
chrtienne ; il y a quelse sont accumuls au pied
ques annes, en interdisant
des arches et autour des
la monnaie sphrique pour
pierres boules, de mala remplacer par une monnire cacher la moiti des
naie plate, il saisit l'occapremires.
sion de perptuer le souSous le pont mme, il y
venir d'Ongkor-Wat et de
a trs-peu de sable.
sa grandeur, en faisant reIl devait servir faire
prsenter une vue de l'communiquer la cit d'Ongdifice sur la monnaie. Le
kor la grande avec la haute
souverain rgnant de Siam,
et large chausse qui, couqui a t pendant plusieurs
pant la province de l'ouest
annes chef d'un temple, et
l'est sur un espace d'une
qui porte un grand inttrentaine de milles, se dirt cette question, soit
rige ensuite vers le sud.
cause des associations
Presque chaque ruine,
d'ides de son ancienne
sur ce sol boulevers, est riprofession, soit parce que
che en inscriptions graves
le fondateur de sa dynastie
en divers caractres dont
tait originaire de Camles uns sont employs assez
bodge, assure que toute
gnralement et les autres
l'histoire de l'Inde au del
fort rarement. Les caracdu Gange , remontant
tres les plus usits parmi
plus de quatre cents ans,
les Cambodgiens sont ceux
est indigne de foi et remde l'alphabet pali ; mais
plie de fables ridicules.
personne , Siam ou au
Dans
un des livres canoniCambodge, n'a encore pu
ques bouddhistes, le Camtraduire ces inscriptions,
quoiqu'on puisse les distinbodge, cit comme la seizime des seize nations les
guer facilement. Les naturels prtendent qu'il y aune
plus puissantes de la terre,
Statue du roi lpreux. Dessin de Thrond d'aprs
est signal comme un pays
clef trouver pour dchiffrer ces caractres; mais ils ne l'ont pas encore dcou- o les ides librales ont un grand essor, car on n'y converte. Ils montrent une pierre qu'ils prtendent com- nat ni aristocratie ni servitude hrditaire. Suivant le
muniquer sous terre jusqu' la mer; ils affirment que,
mme document, ce serait au troisime sicle de l're
lorsque les vagues sont hautes, la pierre remue ; leurs chrtienne qu'aurait vcu le fondateur d'Ongkor-Wat. Il
connaissances gologiques ne sont pas assez avances
s'appelait Bua-Sivisithiwong; le premier, il a fait venir
pour qu'ils puissent expliquer ce fait. A. trois jours de des prtres bouddhistes du Ceylan dans son pays, imdistance de Ongkor, on voit, suivant les rcits des indi- portation qui s'est souvent renouvele depuis. Ces exils
gnes, les ruines de trois cits ct d'un vaste sanc- volontaires apportrent avec eux leurs travaux dogmatuaire, et de tous les cts il existe des vestiges d'difices tiques, et, dans le but de prserver ces documents saqui prouvent que cette contre, aujourd'hui dserte, a crs, le roi fit construire tout exprs un monument de
t autrefois trs-peuple et trs-florissante. Il y a peu pierre o l'on prtend qu'ils sont rests intacts. Ces livres
de nations qui prsentent un contraste aussi tonnant taient faits avec les matriaux ordinaires cette poque,
que le Cambodge, entre la grandeur de leur pass, arrides feuilles de palmiers.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

304

LE TOUR DU MONDE.

Et vous pensez qu'ils dureraient encore? a


D'aprs une autre lgende d'gale valeur, sur l'emplaTelle a t l'observation du roi actuel, lorsqu'on lui cement du lac Touli- Sap, s'tendait autrefois une plaine
a rapport cette circonstance. Cette rponse indique le
fertile, au milieu de laquelle florissait une superbe cit.
doute : elle est, jusqu' plus ample inform, le dernier Un roi, pour s'amuser, levait de petites mouches, tanmot de la science sur le sujet en question. Voici main- dis que l'instituteur des jeunes princes, ses fils, levait
tenant la lgende :
lui-mme des araignes. Il arriva qu'une des araignes
Bua-Sivisithiwong tait, nous pouvons dire heureuse- mangea les mouches du roi, qui entra dans une grande
ment, un lpreux, et c'est pour obtenir des dieux la colre et fit mettre le prcepteur mort. Ce dernier
sant, qu'il fit btir ce temple. Cette uvre acheve, le
s'envola dans les airs, maudissant le roi et sa ville. A
roi n'tant pas guri, perdit confiance dans ses divinits l'instant la plaine fut submerge par le lac. La tradition ajoute que la statue de
et recourut aux soins des
jaspe de Bouddha, qui est
simples mortels. Il fit donc
la gloire du temple, dans
une proclamation et offrit
le palais du roi, Bangune grande rcompense
kok , fut retrouve, flotcelui qui pourrait le gurir. ==
tant, la surface du lac,
Ce qui eut lieu cette
entoure de lotus et porte

poque est laiss aux conpar un yak ou buf thibjectures de chacun; mais
tain.
s'il ne s'est pas alors
Elle fut retire de l'eau
trouv plus qu'aujourd'hui
par les Siamois Chieugau Cambodge et Siam
Rai, ville situe au nord
d'hommes capables de gude Laos, et on construisit
rir cette maladie, nous ne
pour elle une pagode, aunous en tonnerons pas.
tour de laquelle s'leva plus
Seul, un brahmane illustard
la capitale actuelle dn
tre, djogui ou fakir, osa
royaume
de Siam.
entreprendre cette cure. Il
Voil
les rcits qu'incroyait fermement aux efspire

la
Clio de l'Indofets de l'hydropathie, mais
Chine
l'aspect
de monuil prfrait que le liquide
ments plus grandioses que
ft en tat d'bullition et
ceux de Ninive et de Perproposa son client royal
spolis !
de le tremper dans un
A cette pense amre,
i I
bain d'eau-forte , liquide
f
n.
^`
cette preuve ironique du
assez corrosif. Le roi hnant des grandeurs husitant naturellement devant
maines , que de fois me
un pareil procd, exsuis-je senti comme treint
prima le dsir de voir d'apar les rameaux de l'bord faire l'exprience sur
paisse fort qui encombre,
un tiers; mais personne
presse, ensevelit les palais
ne se prsenta pour la suPavillon central d'Ongkor-Wat. Dessin de Thrond d'aprs M. Mouhot.
et les temples d'Ongkor,
bir, et le fakir proposa de
la tenter sur un criminel. Le roi, qui au fond tait jaloux et quand le dclin du jour me surprenait au milieu de
du pouvoir surnaturel du brahmane, lui demanda s'il mes tudes et de mes rflexions, j'tait entran, comme
un de mes devanciers en ce lieu comparer les teintes
voulait essayer sur lui-mme. Je le veux bien, rpliqua le fakir, si Votre Majest veut me promettre solen- que la nuit efface dans le paysage, celles de la vie des
peuples quand la gloire et l'esprance cessent de lui
nellement de jeter sur moi une certaine poudre que je
rais vous laisser. Le roi promit et le malheureux m- prter la magie de leurs couleur
decin, trop crdule, entra dans la chaudire bouillante.
MOUEOT.
Le roi lpreux la fit enlever et jeter avec celui qu'elle
(La fin d la prochaine livraison.)
contenait dans le fleuve.
C'est, dit-on, cette trahison quia amen sur cette ville
1. Voyage dans l'Indo-Chine, par M. C. E. Bouillevaux, ancien
la dcadence et la ruine.
missionnaire apostolique. Paris, 1858.
IwWIII,JIId umll

1od^ Iu

Sau l I SJI

I101 UMINI w 1IIIIJ

r m 1 1111A^D5WJ INIailU1! !' ^^

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

305

Halte du voyageur dans les jungles, entre Battambng et Bangkok. Dessin de Catenacci d'aprs M. Mouhot.

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, ;DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858-1861. TENTE ET DESSINS INDITS.

XX
Quelques remarques sur les ruines d'Ongkor et sur l'ancien peuple du Cambodge.

La connaissance du sanscrit, celle du pali et de quelques langues modernes de l'Indoustan et de l'IndoChine, ainsi qu'une tude des inscriptions et bas-reliefs
d'Ongkor, compars avec un grand nombre d'pisodes
des antiques pomes hroques de l'Inde, pourraient
seules aider trouver l'origine de l'ancien peuple du
Cambodge, qui a laiss, d'une civilisation avance, les
imposants vestiges que nous venons d'admirer, et celle
du peuple suppos conqurant qui, en lui succdant, parat n'avoir su que dtruire sans jamais rien difier.
Jusqu' ce que quelques savants en archologie se
vouent cette uvre, il est probable que l'on n'tablira
que des systmes contradictoires, et croulant les uns
sous les autres.
Si donc, ne pouvant faire mieux pour le moment que
des suppositions, nous nous permettons ici d'mettre
notre avis, c'est humblement et avec toute rserve.
Ongkor a t le centre, la capitale d'un tat riche,
puissant et civilis, et nous ne craignons pas d'tre contredit par aucun de ceux qui auront tudi ses grands
monuments dans nos imparfaites esquisses.
Or, tout tat puissant et riche suppose ncessairement
1. Suite. Voy. pages 219, 22b, 241, 257, 273 et 289.
VIII. 202 LIV.

une production relativement grande et un commerce


tendu. Tout cela pouvait-il rellement exister autrefois
au Cambodge?
A cette premire question, nous pouvons rpondre
avec assurance : Oui ! et tout cela existerait probablement
encore, si le pays tait gouvern par des lois sages, si le
travail et l'agriculture y taient encourags, honors, au
lieu d'y tre mpriss et le peuple pressur, si le gouvernement n'y exerait pas un despotisme aussi absolu; et
surtout si, sur ce sol fcond, ne prvalait pas ce malheureux tat d'esclavage qui y arrte tout dveloppement,
qui place l'homme au niveau de la brute, et qui l'empche de produire au del de ses besoins, car plus il
produit, plus il doit payer d'impts'.
La terre, dans la plupart de ses provinces anciennes
ou'actuelles, y est d'une fertilit surprenante ; le riz de
la province de Battambng est d'une qualit suprieure
celui de la basse Cochinchine; les forts reclent partout des gommes prcieuses, telles que la gomme-gutte,
la gomme-laque, la cardamome et beaucoup d'autres,
ainsi que des rsines utiles.
Ces mmes forts produisent des bois de tabletterie et
1. Ceci soit dit pour le Cambodge comme pour le Siam, car le
premier est tributaire du second.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

20

[email protected]

306

LE TOUR DU MONDE.

de construction incomparables. Les fruits et les lgumes


de toute espce y abondent, et le gibier y est en pro fusion.
Enfin, le grand lac lui seul est une source de richesse
pour une nation entire; il est si rempli de poissons qu'
l'poque des eaux basses on les crase sous les embarcations; le jeu des avirons est souvent gn par leur
nombre, et les pches qu'y viennent faire tous les ans
une foule d'entrepreneurs co:hinchinois sont littralement des pches miraculeuses.
La rivire de Battambng ne fourmille pas moins
d'tres anims, et j'y ai vu prendre jusqu' deux mille
individus de diverses espces d'un coup de filet.
Il ne faut pas omettre non plus les nombreuses cultures qui feraient la richesse d'une nation, et qui russiraient ici au del des meilleures esprances. Avant
toute autre, et celle qui aurait le plus de chance de succs, sous le double rapport de sa culture et de son placement, ce serait, comme je l'ai dj dit, celle du coton;
nous rangerons immdiatement aprs le cafier, le mrier, le muscadier, le giroflier, l'indigo, le gingembre
et le tabac; toutes ces plantes, sur ce sol nglig, donnent
dj des produits reconnus d'une qualit suprieure. A
l'heure qu'il est, on y plante suffisamment de coton pour
en fournir toute la basse Cochinchine et en exporter mme
en Chine. La rcolte de la seule petite le de Ko-Sutim,
situe dans le Mkong, s'lve la charge de cent navires
pour la part fournie par les planteurs fermiers du roi de
Cambodge. Que ne ferait-on pas, si ces colonies appartenaient un pays comme l'Angleterre, par exemple, gouvernes comme le sont les colonies de cette grande nation?
Battambng et Korat sont renomms pour leur langoutis de soie aux couleurs vives et varies, et dont la
teinture est tire des arbres du pays, comme la matire
premire est rcolte et tisse sur place.
Un coup d'il sur la carte du Cambodge (voy. p. 220)
suffit pour faire voir qu'il communique avec la mer par
les nombreuses embouchures du Md-Kong et les innombrables canaux de la basse Cochinchine, qui lui
tait autrefois soumise; avec le Laos et la Chine par le
grand fleuve'.

Toutes ces choses tablies, de quel ct est venu le


peuple primitif de ce pays?
Est-ce de l'Inde, ce berceau de la civilisation, ou de
la Chine?
La langue du Cambodgien actuel ne diffre pas de celle
du Cambodgien d'autrefois ou Khmerdom, comme on
dsigne dans le pays le peuple qui vit retir au pied des
montagnes et sur les plateaux; et cette langue diffre
trop de celle du cleste empire pour qu'on puisse s'arrter la dernire supposition.
On ne peut pas mme admettre que le mme flot qui
poila une population la Chine se soit tendu jusqu'ici.
Mais que ce peuple primitif soit venu du nord oude l'occident, par mer en suivant les ctes et en remontant les
fleuves, ou par terre en descendant ces derniers, il semble qu'il y a d avoir, bien avant notre re, d'autres courants successifs, et entre autres ceux qui ont introduit,
dans le grand royaume de Khmer, le bouddhisme, et qui
y ont continu avec succs la propagande civilisatrice. Il
semblerait qu'ensuite un nouveau courant aurait amen
un peuple barbare, comme dans ces derniers sicles sont
venus les Siamois, lequel aurait refoul bien avant
dans l'intrieur les premiers occupants, et se serait
acharn sur la plupartt de leurs monuments.
En tous cas, nous croyons que l'on peut sans exagration valuer plus de deux mille ans l'ge des plus vieux
difices d'Ongkor la grande, et peu prs deux mille,
celui des plus rcents.
L'tat de vtust et de dgradation de plusieurs d'entre
eux ferait plutt supposer plus que moins, si, pour le
plus grand nombre, qui paraissent tre des temples, mais
quin'en taient peut-tre pas, on tait conduit les supposer un peu postrieurs l'poque de la sparation qui
s'opradans les grands cultes de l'Inde, plusieurs sicles
avant notre re, et qui fora l'expatriation des milliers,
des millions peut-tre d'individus.
Tout ce que l'on peut dire du peuple actuel de la
plaine du Cambodge, peuple cultivateur, qui montre encore un certain got pour les arts dans les ornements de
sculpture dont il orne les barques des riches et des puis-

1. Au moment de mettre sous presse, le courrier de SaIgon nous


apporte les nouvelles suivantes, dates de septembre 1863, et qui,
confirmant la justesse de vue de feu Henri Mouhot, ralisent une
partie de ses prvisions et de ses esprances :
.... L'amiral la Grandire, qui n'a cess de montrer, depuis sa
prise de possession du gouvernement de la Cochinchine, une activit qui s'tend sur tous les intrts, vient de se rendre auprs du
roi de Cambodge. Nous avions dj quelques rapports avec ce souverain, ennemi dclar de Tu-Duc, mais qui, tout en applaudissant aux checs que nous infligions celui-ci, paraissait prouver
pour nous plus d'effroi que de sympathie. Il s'agissait de dissiper
cette mfiance et de lui prouver que nous sommes venus en Asie,
non pour nous imposer par la violence, mais pour tablir entre ces
contres lointaines et l'Occident des relations avantageuses aux uns
et aux autres.
Le voyage de l'amiral a amen le plus beau rsultat que nous
pussions souhaiter : un trait qui nous donne le protectorat du
royaume de Cambodge. En vertu de ce trait, nous sommes ds
maintenant en possession du droit de commercer dans cette vaste
et riche contre. Nous sommes autoriss .y exploiter gratuitement les immenses forts, si c'est pour le service du gouvernement franais, et, moyennant une redevance insignifiante, si c'est
pour le commerce priv. Nous instituons Oudong un rsident

franais. Ces fonctions sont confies un de nos compatriotes les


plus au courant des moeurs de ces pays, un chirurgien de marine,
qui exercera une double influence et par l'application de sa science
chirurgicale et par ses relations diplomatiques. Une circonstance
qu'il est bon de rappeler, c'est que le Cambodge est la seule contre de l'extrme Orient o le christianisme ait toujours t tolr.
L'vque de ce vaste diocse, Mgr Miche, assure qu'il n'a jamais
eu se plaindre de la conduite des mandarins, chefs de canton.
a Le roi, moins rserv pour le reprsentant de la France que
S. M. Tu-Duc, a reu plusieurs fois l'amiral et s'est entretenu diverses reprises avec lui en termes qui tmoigneraient de plus de
sincrit que nous n'en rencontrons chez son voisin.
a Ce souverain est install et log d'une manire qui rappelle
assez exactement celle des grands rois ngres. Il n'a pas plus de
vingt-cinq vingt-six ans, offre le type de la race jaune, avec une
expression de vive intelligence.
Le groupe de maisons qui composent sa rsidence, je n'ose
dire son palais, est bti sur pilotis, usage gnral clans le Cambodge. Le toit est couvert en piille, sauf quelques annexes couvertes d'ardoises, par un luxe royal ici. Ce monarque a plus de
femmes que d'annes; il n'en a pas moins de quarante, mais il n'a
qu'un petit nombre d'enfants.
Lei polygamie, dont le prince n'est pas le seul user, est une

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
sants, c'est que, tant au physique qu'au moral, il n'a
rien de caractristique qu'un orgueil dmesur.
Il n'en est pas de mme des sauvages de l'est que les
Cambodgiens appellent encore leurs frres ans; nous
avons sjourn parmi eux pendant prs de quatre mois,
et, au sortir du Cambodge, il nous semblait avoir pass
dans un pays comparativement civilis. Une grande
douceur, une certaine politesse, des convenances et mme
un got de sociabilit, toutes choses qui pourraient bien
tre les germes perptus d'une civilisation teinte, nous
ont frapp dans ces pauvres enfants de la nature perdus
depuis des sicles au milieu de leurs profondes forts
qu'ils croient tre la plus grande partie du monde, et
qu'ils chrissent au point que rien ne peut les en dtacher.

307

En visitant les ruines d'Ongkor, nous avons t singulirement tonn de retrouver dans la plupart des basreliefs de ses monuments des traits frappants de ressemblance avec le type du Cambodgien et celui du sauvage.
Rgularit du visage, longue barbe, troit langouti, et,
chose caractristique, peu prs mmes armes et mmes
instruments de musique.
Dous d'une oreille excessivement dlicate et d'un
got extraordinaire pour la mlodie, ce sont Ies tribus
des montagnes qui confectionnent les tam-tams de forme
antique, trs-priss des peuples voisins, et qui ont
une grande valeur. Ils marient, en les variant, les sons
de plusieurs de ces instruments celui d'une grosse
caisse, et obtiennent une musique assez harmonieuse.

et encore en usage parmi les Cambodgiens et les tribus des montagnes.

Leur usage est encore d'enterrer et non de brler les


morts, et l'on voit Ongkor Thtm des pierres telles que
celles dont nous avons parl, en mentionnant les esplanades qui se trouvent dans l'enceinte de la grande ville
et qui ont l'air de mausoles.
L'criture leur est inconnue; ils mnent par ncessit
une vie un peu nomade, et toute tradition sur leur antiquit s'est teinte depuis longtemps. Les seuls renseignements que nous ayons pu tirer des vieux chefs

des Stings, c'est que, bien au del de la chane de montagnes qui traverse leur pays du nord au sud, se trouvent
aussi des gens du haut (tel est le nom qu'ils se donnent,
celui de sauvages les blesse fort), parmi lesquels ils ont
beaucoup de parents, et ils citent mme des noms de villages ou de bourgades situs jusque dans les provinces
occupes actuellement par les envahisseurs annamites.
Au retour de mon excursion chez les sauvages stings
je rencontrai, Pinhalu, M. C. Fontaine, ancien mis-

des causes principales et fatales du chiffre restreint de la population, sur un territoire aussi tendu et aussi favoris par la nature.
Un navire de guerre franais surveille la capitale et les Etats
du Cambodge.
., L'amiral la Grandire a visit avec un extrme intrt et aussi
en dtail que possible les mines de la province d'Ongkor. Elles
sont au-dessus de l'ide que l'on avait pu s'en faire, et de beaucoup

suprieures tout ce qu'on peut voir en Eufpe. Elles se trouvent


1 quinze milles du grand lac Touli, au milieu d'une fort dont les
arbres se font remarquer par leur lvation et par la rgularit
merveilleuse de leurs tiges. Le gisement en exploitation, irrgulier'
d'ailleurs, a neuf lieues de tour. Ces mines appartiennent au
royaume de Siam, dont nous sommes devenus les voisins depuis
notre installation dans la basse Cochinchine.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

30s

LE TOUR DU MONDE.

sionnaire en Cochinchine, et qui a visit un grand


nombre de tribus sauvages, durant vingt annes de missions. Je lui dois les remarques suivantes sur les dialectes d'un grand nombre de peuplades chelonnes dans
le bassin du Mkong, entre la Cochinchine et le Cambodge au sud, le Tonquin et le Laos au nord; je rapporte textuellement ses paroles :
La plupart de ces dialectes, surtout ceux des Giraes,
des Redais, des Candiaux et des Penongs, ont entre eux
des rapports si frappants, qu'on ne peut les considrer
que comme des rameaux d'une mme souche.
a Aprs un sjour de plusieurs annes dans ces tribus,
ayant t oblig, pour cause de sant, de faire un voyage

Singapour, je fus tonn, aprs quelque peu d'tude


du malais, d'y trouver un grand nombre de mots djiaraies, et un plus grand nombre encore, comme les noms
de nombre par exemple, qui ont dans les deux langues
la plus frappante analogie.
a Je ne doute pas que ces rapports se soient trouvs
plus frappants encore par quiconque ferait une tude approfondie de ces langues, dont le gnie grammatical
est identiquement le mme.
Enfin, une dernire observation sur la ressemblance de la langue des Chams ou Thimes, anciens
habitants de Tsiampa, aujourd'hui province d'Annam,
avec celle des tribus du nord, me porte fortement

Vue du port et des docks de Bangkok, prise d'un bateau en face de l'glise des Missions. Dessin de Sabatier d'aprs M. Moubot.

croire que ces diverses tribus sont sorties d'une mme


souche. u
Les renseignements que m'ont fournis les Stings
s'accordent parfaitement avec les remarques de M. Fontaine. a Les Thimes, nous ont-ils dit, comprennent
trs-bien le giarae; notre langue, nous, a moins de
ressemblance avec celle-l; mais les Kous, qui se trouvent en amont du grand fleuve, parlent absolument la
mme langue que nous. u Cette opinion est aussi
celle de M. Arnoux, autre missionnaire en Cochinchine,
qui a rsid longtemps au milieu des tribus sauvages du
Nord et qui se trouve actuellement chez les Stings.
Suivant ce prtre rudit, auquel nous devons la lati-

tude exacte de plusieurs points qui ont servi tablir


notre carte, aussi bien qu'un grand nombre de renseignements topographiques sur le royaume de Cochinchine et les pays des sauvages, le siamois, le laotien
et le cambodgien semblent tre des langues soeurs; plus
du quart des mots, surtout ceux qui expriment des choses
intellectuelles, sont les mmes pour chacune d'elles.
Ajoutons, et ceci est assez caractristique, que le mot
lao signifie ancien et anctre.
En 1670, le Cambodge s'tendait encore jusqu'au
Tsiampa, mats toutes les provinces de la basse Cochinchine, qui lui appartenaient, telles que Bien-hoa, DigneTheun, Vigne-Laon, Ann-Djiann, et Ita-Tienne, envahies

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
et soumises successivement, sont depuis plus d'un sicle
tout fait perdues pour le Cambodge; la langue et
l'ancien peuple cambodgien y ont mme totalement disparu. Les deux tats actuels ont leurs limites et leurs
rois entirement indpendants l'un de l'autre. Le Cambodge est bien jusqu' un certain point tributaire de

309

Siam, mais nullementde l'Annam; aussi nousne pouvons


comprendre qu' notre poque, et dans les circonstances
actuelles (1860), quelques journaux de France, et mme
des officiers de l'expdition,'aient confondu ces deux pays;
nous ne saurions trop relever cette erreur.
Les montagnes de Domre, qui s'lvent une assez

Dner de dames siamoises. Dessin de E. Bocourt d'aprs une photographie.

petite distance au nord de Ongkor, sont habites par des


Khmer-Dm, gens trs-doux et inoffensifs, quoique
considrs un peu comme des sauvages par leurs frres
de la plaine.
Leur nom de tribu est Somrais : leur langue est celle
des Cambodgiens de la plaine, mais prononce un peu dif-

fremment. Tout autour d'eux s'tendent les provinces cidevant cambodgiennes, aujourd'hui siamoises, de Sourne, de Samrou-Kao, de Cou-Khan, d'Ongkor-Eith ou
de Korat, danslesquelles s'est maintenue jusqu' ce jour
cette croyance que le roi ne pourrait traverser le grand
lac sans tre sr de mourir dans l'anne.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

310

LE TOUR DU MONDE.

Le souverain actuel s'tant rendu Ongkor, lorsqu'il


Ce sabre est gard dans une maison particulire, o
n'tait encore que prince hrditaire, voulut voir les personne ne peut aller le voir sans mourir subitement,
Somrais et les fit venir de la montagne: a Voil mes l'exception d'Eni, qui seul a le privilge de le revrais sujets et les gens d'o ma famille est sortie, v dit- garder et de le toucher sans qu'aucun mal lui arrive.
il en les voyant. Il parat qu'effectivement la dynastie
Chaque habitant du village, tour de rle, est tenu de
actuelle du Cambodge viendrait de l, mais qu'elle n'est faire sentinelle prs de cette maison.
plus celle des anciens rois.
Eni ne fait la guerre personne, et personne ne la lui
Selon les Cambodgiens modernes, voil de quelle fait, car toutes les tribus du bassin du grand fleuve,
manire le bouddhisme leur serait venu:
depuis les forts de Stiengs jusqu'aux frontires de la
Chine, le respectent et le vnrent; aussi ses gens ne
Samonakodom, sorti de Ceylan, alla au Tibet, o
on l'accueillit fort bien; de l il se rendit chez les portent aucune arme quand ils vont en tourne pour
sauvages; mais ceux-ci ne voulant pas le recevoir, il recueillir les offrandes dans tous les villages la ronde.
Donne qui veut: piochette, cire, serpe, langouti, les
passa au Cambodge, o on lui fit un trs-bon accueil.
quteurs acceptent tout.
Une chose digne de reC'est cette ombre de
marque, c'est que le nom
souverain,
spirituel plus
de Rome est connu de
que
temporel,
qu'aurait
presque tous les Cambodchu
la
succession
des angiens; ils le prononcent
ciens rois de Kmer, des
Rouma, et le placent l'exfondateurs d'Ongkor 1!! ...
trmit occidentale de la
En traant la hte ces
terre.
quelques lignes sur le
Il existe au sein de la
Cambodge au retour d'une
tribu des Giraes deux
longue chasse, la lueur
grands chefs nominaux ou
blafarde d'une torche, entitulaires, appels par les
tre la peau d'un singe
Annamites Hoa - Sa et
frachement corch et une
Thoui-Sa, le roi du feu et
bote d'insectes classer
le roi de l'eau.
et emballer, assis sur
Les souverains du Camma natte ou ma peau de
bodge, comme ceux de Cotigre, dvor des moustichinchine, envoient tous les
ques
et souvent des sangquatre ou cinq ans au presues,
mon seul but, bien
mier un lger tribut, homloin
de
vouloir imposer
mage de respect sans doute
telle ou telle opinion, a t
plutt que ddommagesimplement de dvoiler
ment pour l'ancienne puisl'existence des monuments
sance dont leurs anctres
les plus imposants, les
l'auraient dpouill.
plus grandioses et du got
Le roi du feu, qui parat
le plus irrprochable que
tre le plus important de
nous offre peut - tre le
ces deux chefs, est appel
F
s`
monde ancien, d'en dEni ou grand-pre par les
blayer un peu les dcomTour de l'Horloge, Bangkok. Dessin de Catenacci d'aprs
sauvages; le village qu'il
une photographie.
bres, afin de montrer en
habite porte le mme nom.
Quand ce grand-pre meurt, on en nomme un autre, bloc ce qu'ils sont, et de runir tous les lambeaux
de traditions que nous avons pu rassembler sur cette
soit un de ses enfants, soit mme quelque autre personnage tranger la famille, car la dignit n'est pas n- contre et les petits pays voisins; esprant que ces doncessairement hrditaire; l'lu ne s'appelle plus que Eni, nes serviront de jalons de nouveaux explorateurs, qui,
dous de plus de talent et mieux seconds de leur gouet tout le monde le rvre.
vernement
et des autorits siamoises, rcolteront abonCe personnage doit sa puissance extraordinaire, dit
damment
l
o il ne nous a t donn que de dfricher.
M. Fontaine, une relique nomme Beurdao, vieux sa D'ailleurs, et avant tout, notre principal objet c'est
bre rouill qui est envelopp d'un rouleau de chiffons; il
l'histoire naturelle; c'est de son tude que nous nous
n'a pas d'autre fourreau. Ce sabre, au dire des sauvages,
provient de sicles fort loigns et renferme un Giang occupons spcialement. Ces essais archologiques, bau(esprit, gnie) puissant et renomm, qui du reste doit chs devant la flamme du bivac, sont ce que nous appelavoir de trs-bonnes facults digestives pour consommer lerions volontiers nos dlassements, le repos du corps
tous les porcs, toutes les poules et autres offrandes qu'on aprs les fatigues de l'esprit; tout au plus avons-nous
l'ambition de trouver grce pour eux, si toutefois ces
lui apporte de fort loin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

311

'i'ant que je l'avais gard dans ma chambre et qu'il


s'amusait avec la foule d'enfants et de curieux qui venaient le visiter, il avait t d'une grande douceur ; mais
pour la route, ayant t plac l'attache derrire une
des voitures, la peur lui rendit sa sauvagerie, et il fit
tous ses efforts pour briser sa chane, se frappant, cherchant se cacher, pleurant et jetant des cris perants.
Cependant, peu peu, il s'habitua sa chane et redevint aussi doux et aussi tranquille qu'auparavant.
Le fusil sur l'paule, moi et mon jeune Chinois Phra,
nous suivions ou devancions nos quipages, tout en
chassant sur la lisire des forts. quant mon autre domestique, saisi du mal du pays en arrivant Pinhalu, il
avait manifest le dsir de'
retourner Bangkok par le
mme chemin que nous
avions pris notre arrive.
Je ne cherchai pas le retenirmalgr lui, etje lui payai
son voyage de retour en lui
souhaitant bonne chance.
A peine avions-nous parcouru un mille que notre
voiturier nous demanda la
permission de nous arrter
pour souper, afin qu'apis
ce repas important nous
pussions repartir et voyager une partie de la nuit.
J'y consentis pour ne pas
heurterl'habitude des Cambodgiens, qui, lorsqu'ils se
mettent en route pour un
long voyage, ont toujours
XXI
une halte prs de leur vilVoyage de Battambng Banglage afin d'avoir le plaisir
kok, travers la province de
Kao-Samrou ou de Petchade retourner au logis verbury.
ser une dernire larme et
boire une dernire goutte.
A ! .rs avoir sjourn
trois semaines dans les murs
Les boeufs n'taient pas
d'Ongkor-Wat pour en
encore dtels que toute la
famille de nos voituriers
excuter les dessins et les
tait accourue, chacun pa rplans principaux, nous relant
la fois et me priant
vnmes Battambng.
Caverne prs de Petchabury. Dessin de E. Bocourt
d'aprs une photographie.
de bien soigner ses parents,
L, je me mis en qute
des moyens de transport ncessaires pour me ramener de les protger contre les voleurs, et de leur donner des
Bangkok; mais sous diffrents motifs ou prtextes, mal- remdes pour prvenir ou gurir le mal de tte. Ils
gr l'aide du vice-roi, je fus retenu prs de deux mois prirent donc leur repas du soir tous ensemble, en l'arrosant de quelques verres d'arack que je leur donnai, puis
Battambng avant de pouvoir m'loigner de cette ville.
Enfin, le 5 mars, je pus me mettre en route avec deux nous nous remmes dfinitivement en route par un machariots et deux paires de buffles vigoureux, qui ont gnifique clair de lune, mais en pitinant dans un prot pris sauvages, mais levs en domesticit, et sont fond lit de poussire qui s'levait en pais nuages auassez robustes pour rsister la fatigue de ce voyage en tour de nos bufs et de nos chariots.
cette saison.
Nous campmes une partie de la nuit prs d'une
Cette fois je ramne une mnagerie complte; mais mare et d'un poste de douaniers, pauvres malheureux
de tous mes prisonniers, un jeune et gentil chimpanz, qui ont pour mission, pendant les quatre jours qu'ils
que nous avons russi attraper vivant aprs l'avoir l- sont de garde, d'arrter les voleurs de buffles et d'grement bless, est le plus amusant.
lphants qui viennent continuellement du lac et des

lignes sont appeles voir le jour, auprs de ceux


qui aiment suivre du fond de leur cabinet, ou dans
les veilles de famille, le pauvre voyageur qui, souvent dans l'unique but 'd'tre utile ses semblables,
de dcouvrir un insecte, une plante, un animal inconnu,
ou de vrifier un point de latitude d'une contre loigne, traverse les mers, sacrifie sa famille, son confort, sa sant et trop souvent sa vie.
Mais il est bien doux pour le zlateur fidle de la
bonne mre des tres et des choses, de penser qu'il n'a
pas pass en vain ici-bas, que ses travaux, ses fatigues, ses dangers porteront leur fruit et serviront
d'autres, sinon lui-mme. L'tude de la terre a ses
jouissances que peuvent
seuls apprcier ceux qui
les ont savoures, et nous
avouons sincrement que
nous n'avons jamais t
plus heureux qu'au sein de
cette belle et grandiose nature tropicale, au milieu
de ces forts, dont la voix
des animaux sauvages elle
chant des oiseaux troublent
seuls le solennel silence.
Ah ! duss-je laisser ma vie
dans ces solitudes, je les
prfre toutes les joies,
tous les plaisirs bruyants
de ces salons du monde
civilis, o l'homme qui
pense et qui sent se trouve
si souvent seul.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

312

LE TOUR DU MONDE.

provinces voisines exercer leur industrie aux alentours


de Battambng. Je ne sais si les douaniers apportent
rprimer ces bandits l'activit que je leur vis dployer
pour attraper des tourterelles au pige.
Ayant chemin pendant trois jours dans la direction
du nord, nous arrivmes Ongkor-Borge, chef-lieu
d'un district du mme nom, et l, surpris par un violent orage et l'obscurit, nous dmes camper une petite distance des premires habitations. Ceux d'entre
nous qui avaient des nattes les tendirent sur la terre
pour y passer la nuit; ceux qui n'en avaient pas arrachrent un peu d'herbe et des feuilles aux arbres pour
n faire leurs lits. n
Le lendemain, comme nous sortions de ce village,
nous rencontrmes une caravane de vingt-trois chariots
qui se disposait conduire du riz Muang-Kabine, o
nous nous rendions nous-mmes. Aussitt mes Cambodgiens coururent fraterniser avec leurs compatriotes de

la caravane; ils djeunrent ensemble, et deux grandes


heures s'coulrent avant que, prenant la tte de cette
ligne de chariots, nous pussions nous remettre en route
C'est presque un dsert que l'immense plaine qui se
droule de ce point vers l'est et le nord. On ne peut la
traverser en moins de six jours avec des lphants, et
en moins de douze dans la meilleure saison, avec des
chariots.
Enfin, le 28 mars nous arrivmes prs de MuangKabine; mais, hlas! que de souffrances et d'ennuis! que
de chaleur, de moustiques ! et en revanche combien peu
d'eau potable, dans ce trajet; sans compter les bris de
roues, d'essieux, et autres accidents quotidiens arrivs
nos chariots; les pieds en marmelade, la fin du voyage,
je pouvais peine me traner et suivre le pas lent, mais
rgulier des buffles.
Quelques jours avant d'arriver notre destination,
nous traversmes un petit fleuve gu, le Bang-Chang,

large comme un ruisseau, mais roulant un peu d'eau potable; jusque-l nous n'avions eu boire que de l'eau
des mares, terreuses, infectes, servant de baignoires et
d'abreuvoirs aux buffles des caravanes. Pour la boire
ou la faire servir aux besoins de notre cuisine et de notre
th, je la purifiais avec un peu d'alun, dont je recommande l'usage prfrablement au filtre, qui retient les
corps trangers, mais qui ne purifie rien.
A notre arrive Muang-Kabine, il rgnait une
grande excitation dans cette ville cause des riches
mines d'or qui ont t dcouvertes depuis peu dans son
voisinage, et qui ont attir une foule de Laotiens, Chinois
et Siamois. Les mines de Battambng, moins riches, sont
aussi moins frquentes que celles-ci. Aprs une tude
rapide de leur gisement, je me dirigeai sur Paknam, o
je louai un bateau qui pt me conduire Bangkok.
Le premier jour de notre navigation fut pnible; les

eaux du fleuve s'taient retires et avaient laiss des


bancs de sable dcouvert. Le deuxime jour, nous pmes laisser les perches pour prendre les avirons, et tout
alla bien jusqu'au moment o nous arrivmes un
coude, qui subitement prend sa direction vers le sud
pour aller se jeter dans le golfe, un peu au-dessus de
Petrin, district qui produit peu prs tout le sucre de
Siam qui est vendu Bangkok. A ce coude dbouche un
canal reliant le Mnam et le Bang-Chang, qui alors
prend le nom de Bang-Pakong; il a t creus, et fort
habilement, sur un parcours de prs de soixante milles,
par un gnral siamois, le mme qui reprit, il y a une
vingtaine d'annes, Battambng aux Cochinchinois, et
qui fit aussi construire une trs-belle chausse de terre
depuis Paknam jusqu' Ongkor-Borge, l'endroit o
cessent les grandes inondations. Je regrette de n'avoir
pu profiter de cette belle voie pour mon voyage de re-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

e
photograpine,
Petchabury. Dessin de E. Bocourt d'aprs une
Femmes de race laotienne, vivant prs de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

314

LE TOUR DU MONDE.

tour, mais dans cette saison je n'y aurais trouv ni eau


ni herbe pour nos attelages.
Sur les bords de Bang-Pakong, l'on rencontre plusieurs villages cambodgiens peupls d'anciens captifs rvolts de Battamhng, puis le long du canal, sur les
deux rives, une population, nombreuse pour ce pays,
de Malais de la pninsule et de Laotiens transports
de Vien-Chan, ancienne ville situe au nord-est de Krat sur les bords du Mkong, et que les rvoltes et les
guerres ont entirement dpeuple.
A en juger par leurs demeures propres et confor
tables, par un certain air d'aisance qui rgne dans les
villages, par leur industrie et le voisinage de Bangkok,
ils doivent, quoique grevs d'impts, jouir d'un certain
bien-tre, surtout depuis l'impulsion que les blancs tablis dans la capitale ont donne au commerce.
Les herbes qui recouvrent la surface de l'eau dans ce
canal entravrent notre marche au point de la rendre un
peu pnible. Nous mmes trois jours le traverser ; tandis que, du mois de mai celui de fvrier, il ne faut que
ce mme temps pour remonter de Paknam Bangkok.
Le 4 avril, j'tais de retour dans cette capitale aprs
quinze mois d'excursions. Pendant la plus grande partie
de ce temps, je n'ai pas connu la jouissance de coucher
dans un lit, n'ayant en voyage que de mauvaise eau
boire et une nourriture compose de riz et de poisson
sec, ou, pour varier, de poisson sec et de riz. Je suis
tonn moi-mme d'avoir pu conserver ma sant aussi
bonne, surtout dans l'intrieur de ces forts, o souvent,
tremp jusqu'aux os, sans pouvoir changer de linge, bivaquant les nuits devant un feu au pied des arbres, je
n'ai pas eu une seule atteinte de fivre, et j'ai toujours
conserv mon sang-froid et ma gaiet, surtout quand
j'avais le bonheur de faire quelque dcouverte. Une coquille indite, un insecte nouveau me transportaient de
joie, et jamais je n'prouvai autant de jouissances que
dans ces profondes solitudes, loin du bruit des villes
et des intrigues, vivant libre au milieu de cette puissante, grandiose et imposante nature. C'est l, je le rpte, que j'ai connu les plus pures et les plus douces
jouissances de la vie; les naturalistes ardents et passionns seuls peut-tre le comprendront; comme moi, ils
comptent pour peu les fatigues, les nuits de bivac dans
les bois, les privations de toute espce supportes en vue
des progrs de leur science favorite. Et puis n'ai-je pas
contempl des ruines grandioses, peut-tre uniques dans
le monde; n'ai-je pas t favoris de petites dcouvertes
en archologie, entomologie et conchyliologie qui pourront sans doute tre utiles la science et aux arts, justifier l'appui et les encouragements des socits savantes
de l'Angleterre qui m'ont patronn, et me faire connatre
de ma terre natale, qui a ddaign mes services?
Une autre grande joie, aprs ces quinze mois de voyage
et de privation absolue de nouvelles d'Europe, fut, en
arrivant Bangkok, de trouver un norme paquet de
lettres m'apprenant une infinit de choses intressantes de la famille et de la patrie loignes. Qu'il est
doux, aprs tant de mois de solitude et d'absence de

nouvelles, de relire les lignes traces par les mains bienaimes d'un vieux pre, d'une femme, d'un frre! Ces
jouissances, je les compte aussi parmi les plus douces
et les plus pures de la vie.
Nous nous arrtmes au centre de la ville, l'entre
d'un canal d'o la vue s'tend sur la partie la plus commerante du Mnam; il tait peu prs nuit, et le silence ne tarda pas rgner autour de nous; mais lev
avec le jour, ds que j'aperus ces beaux navires dormant sur leurs ancres au milieu du fleuve, les toits des
palais et des pagodes, rflchissant les premiers rayons
du soleil, qui rveillaient la vie et le mouvement sur le
fleuve, il me sembla que jamais Bangkok ne m'avait paru
aussi beau.
Ge fleuve est sillonn presque constamment par des
milliers de bateaux de diffrentes grandeurs et de diffrentes formes. Le port de Bangkok est certainement un
des plus beaux et des plus grands du monde, sans en excepter celui de New-York si justement renomm : il peut
contenir des milliers de navires en toute sret.
La ville de Bangkok s'accrot en population et en tendue chaque jour, et il n'est pas douteux qu'elle deviendra une capitale trs-importante, si la France russit
s'emparer de l'Annam, car alors le commerce deviendra
plus considrable entre ces deux pays. Cette ville, qui
compte peine un sicle d'existence, contient peu prs
un demi-million d'habitants, et parmi eux beaucoup de
chrtiens: le drapeau de la France, flottant dans la basse
Cochinchine, favorisera encore les tablissements religieux de tous ces pays environnants, et nous avons lieu
d'esprer que le nombre de chrtiens s'augmentera dans
une proportion plus forte que par le pass.
Cependant la vie ici ne pourrait jamais me plaire; je
ne puis rester condamn un mode de locomotion pnible pour moi. La vie active, les chasses, les bois, voil
mes lments.
J'avais form le projet de visiter la partie nord-est du
pays, le Laos, en traversant Dong Phya Phale (la fort
du roi de feu), et remontant jusqu' Hieng Naie sur les
frontires de la Cochinchine, arriver aux confins du Tonquin, et redescendre le M-Kong jusqu'au Cambodge,
puis revenir par la Cochinchine si la France y domine.
Cependant les pluies ayant commenc, tout le pays est
inond et les forts sont impraticables. J'avais donc quatre mois a attendre avant de mettre ce plan excution.
Je m'empressai de mettre en ordre ma correspondance,
d'emballer et d'expdier toutes mes collections, et, aprs
un sjour de quelques semaines Bangkok, je me remis
en route pour la province de Petchabury, situe vers le
13 de latitude nord, et au nord de la pninsule malaise.
XXII
Excursion Petchabury.

Le 8 mai, cinq heures du soir, je quittai Bangkok


dans une magnifique embarcation couverte de dorures
et de sculptures, appartenant an Khrme Luang, un
des frres du roi. Ce prince avait bien voulu la prter
un membre de la colonie europenne de Bangkok qui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

315

LE TOUR DU MONDE
s'est montr . mon gard un ami, dans toute l'acception
de ce mot dont on fait un si banal usage. Cet ami, dont
je n'ai aucune raison pour taire le nom (mais auquel, au
contraire, je dsire tmoigner ici toute la reconnaissance
que je lui dois), est M. Malherbes, ngociant franais,
qui voulut absolument m'accompagner quelque distance; et le plaisir que j'prouvai pendant les quelques
jours qu'il passa avec moi fut bien doux.
Le courant nous tait favorable, et, avec nos quinze
rameurs, nous remontmes le fleuve avec rapidit. Notre
bateau, pavois de toutes sortes d'insignes, queues de
paon, pavillons rouges flottant l'arrire, etc., attirait
l'attention de tous les rsidents europens dont les maisons sont bties sur les rives du fleuve, et qui, de leurs
balcons couverts (varandas), nous envoyaient leurs salutations de la voix et du geste. Trois jours aprs notre dpart de Bangkog nous tions Petchabury.
Le roi devait y arriver le mme j our pour visiter le palais qu'il a fait construire au sommet d'un mont voisin
de la ville; le Khrme Luang, le Kalahom, ou premier
ministre, et une grande suite d'autres mandarins l'y
avaient dj devanc. En nous voyant arriver, le Khrme
Luang, qui se trouvait dans une jolie petite habitation
qu'il possde en ce lieu, nous appela. Ds que nous emes chang notre tenue nglige contre une plus prsentable, nous nous rendmes prs du prince, et nous
causmes avec Son Altesse jusqu' l'heure du djeuner.
C'est un excellent homme, et de tous les dignitaires du
pays celui qui tmoigne le moins de hauteur et de rserve
aux Europens. Pour la culture de l'esprit, ce prince et
ses frres, les deux souverains, sont trs-avancs, surtout si l'on considre l'tat de barbarie dans lequel ce
pays a t tenu depuis si longtemps; mais quant aux manires, ils ne diffrent que peu de la a vile multitude.
Je lis chez lui la connaissance d'un noble et savant
Siamois, Kum-Mote, qui n'est infrieur aucun homme
de sa nation par l'esprit, l'rudition et le caractre.
Notre premire promenade fut pour le mont le plus
rapproch de la ville, et au sommet duquel se trouve le
palais du roi. De loin, l'apparence de cette construction,
d'architecture europenne, est charmante, et sa situation
sur la hauteur est des mieux choisies. Une magnifique
chausse y conduit depuis le fleuve, et le sentier sinueux
qui mne l'difice a t parfaitement mnag au milieu des roches volcaniques, basaltes, scories qui couvrent toute la surface de cet ancien cratre.
Du sud au nord s'tend, vingt-cinq milles seulement,
une chane de montagnes nomme Deng, et habite par
les tribus indpendantes des primitifs Kariens, domine
par des pics plus levs encore. Au pied de ces montagnes se droule la plaine avec ses forts, ses nombreux
palmiers, ses beaux champs de riz, puis viennent des
monts dtachs, aux formes pittoresques, aux tons riches et varis, quoique sombres. Enfin l'est et au sud,
et au del d'une autre plaine, s'tend le golfe, dont
la teinte vaporeuse se confond avec celle de l'horizon,
et que croisent quelques navires peine perceptibles.
C'est un de ces paysages qu'on ne peut oublier, et le

roi a fait preuve de got en y faisant construire un palais. Rien n'est moins potique que l'imagination des
Indo-Chinois ; leur coeur ne se ressent nullement des
rayons brlants de leur soleil ; cependant cette sublime
nature ne les trouve pas tout fait insensibles, puisqu'ils profitent des sites les plus beaux, les plus grandioses, pour y lever des chteaux et des pagodes.
En quittant le sommet de ce mont, nous descendmes
dans les profondeurs d'un antre trois milles de distance, et qui est galement un volcan teint ou un cratre
de soulvement. Ici se trouvent quatre ou cinq.grottes,
dont deux surtout sont d'une largeur et d'une profondeur
surprenantes, et surtout d'un pittoresque extrme. A. la
vue d'un dcor qui les reprsenterait avec fidlit, on les
croirait l'oeuvre d'une riche imagination, et on nierait
qu'il soit possible de rien voir d'aussi beau dans la nature. Ces roches, tenues longtemps en fusion, ont pris
par le refroidissement ces formes curieuses particulires
aux scories et au basalte, puis plus tard la mer se retirant, car tous ces monts ont surgi du sein des eaux, et
l'humidit de la terrre continuant suinter, ces mmes
rochers se sont teints de couleurs si riches, si harmonieuses; ils se sont orns de si imposantes, si gracieuses
stalactites, dont les hautes et blanches colonnades semblent soutenir les votes et les parois de ces souterrains,
que l'on croit assiter une de ces belles scnes feriques
qui font Nol la fortune des thtres de Londres.
Si le got de l'architecte qui a construit le palais du
roi en ville a chou l'intrieur, ici du moins il a tir
le meilleur parti possible de tous les avantages qu'offrait la nature, et heureusement sans leur nuire en
rien. Pour peu que le marteau et touch aux roches,
il les et dfigures ; on n'a donc eu simplement qu'
niveler le sol, et pratiquer quelques beaux escaliers
pour aider descendre dans l'intrieur des grottes et les
faire paratre dans toute leur beaut
plus vaste et la plus pittoresque des deux cavernes a t convertie en temple; elle est borde sur toute
son tendue d'un rang d'idoles, dont la plus grande,
reprsentant Bouddha, dans le sommeil, est toute dore.
Nous descendions de la montagne juste au moment
de l'arrive du roi, qui commenait la gravir. Quoique
venu dans ce palais de campagne pour deux jours seulement, des centaines d'esclaves le devanaient portant
une quantit innombrable de coffrets, de botes, de paniers, etc. Un troupeau de soldats en dsordre prcdaient et suivaient Sa Majest, affubls des plus singuliers et des plus ridicules costumes qu'il soit possible
d'imaginer. L'empereur Soulouque lui-mme en et
probablement ri, car coup sr sa vieille garde devait
avoir un air plus glorieux que celle de son confrre des
Indes orientales : c'tait un assortiment de dguenills
incroyable, dont rien ne peut donner une ide meilleure
1. Le Tour du inonde doit la vue de cette grotte et celle de la
plaine de Petchabury (p. 311 et 312) l'obligeance de M. Bocourt
an, naturaliste du jardin des Plantes, qui a mis notre disposition l'album d'aquarelles et de photographies qu'il a apport de
Siam en 1861.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

316

LE TOUR DU MONDE.

que les singes habills qu'on voit si souvent danser sur au diable l'amour maternel de ces tres intressants.
les orgues des Savoyards. Ils taient vtus d'habits d'un Dans les environs de Petchabury, je trouvai, une disgrossier drap rouge, imitant la coupe de l'arme anglaise,
tance d'une dizaine de milles peu prs, plusieurs villaissant voir une partie du corps nu, toujours trop larges lages habits par des Laotiens qui, tablis l depuis
ou trop troits, trop longs ou trop courts, coiffs de shakos
deux ou trois gnrations, sont venus du nord-est du
blancs et des pantalons omnicolore. Quant des sou- grand lac Sap et des bords du Mkong.
liers, c'est un luxe dont peu
Leur costume consiste en
usaient; jamais suite de
une longue chemise et panprince ne mrita mieux la
talons noirs de la mme couqualification de vann-pieds.
pe que celle des CochinchiQuelques chefs, d'une tenois. Leur coiffure, du moins
nue en rapport avec celle de
celle des femmes, est galeurs hommes, taient chelement la mme que celle
val conduisant cette bande
des femmes de ce pays ; les
de guerriers, tandis que le
hommes portent le toupet
roi avanait lentement dans
siamois. Leurs chants et leur
une petite calche attele
manire de boire, l'aide de
d'un poney, souleve et portuyaux de bambous, dans des
te en mme temps par d'augrandes jarres, une liqueur
tres esclaves.
fermente faite de riz et de
J'ai visit plusieurs des
diffrentes plantes, me rapmonts dtachs de la grande
pelaient ce que j'avais vu chez
chane Khao-Deng, qui n'est
les sauvages stings; je requ' quelques lieues, et ces
trouvai galement chez eux
courses ont t effectues
les hottes et quelques petits
Portrait du hhrme Luang, frre des deux rois de Sian,.
sous des torrents de pluie.
instruments pareils ceux
Dessin de E. Bocourt d'aprs une photographie.
Depuis mon arrive ici, il
de ces sauvages.
pleut presque continuellement; mais j'ai lutter conLes jeunes filles ont la peau blanche, comparativestamment contre un plus cruel et plus odieux ennemi, ment aux Siamois, et des traits trs-agrables, mais
qui ne m'a jamais tant fait souffrir qu'ici; rien ne peut qui de bonne heure grossissent et perdent beaucoup
contre lui : coups d'ventail, coups de poing, coups de leur charme. Isols dans leurs villages, ces Laotiens
ont conserv leur langue et leurs
de fusil ; il se fait tuer avec un
courage digne d'un tre plus nousages, et ils ne se mlent jamais
ble. Je veux parler des moustiaux Siamois.
ques. Des milliers de ces cruelles
XXIII
btes sont occups jour et nuit
me sucer le sang; mon corps, ma
Retour k Bangkok. Prparatifs pour
une nouvelle expdition au nord-est
figure et mes mains ne sont que
du Laos. dpart.
plais et qu'ampoules.
Je prfre de beaucoup avoir
Aprs un sjour de quatre mois
affaire aux animaux sauvages
dans les montagnes de la province
des bois ; par moments c'est
de Petchabury, dont quelqueshurler de douleur et d'exaspunes, connues sous les noms de
ration ; on ne peut s'imaginer
Nakhou Khao, Panom Kuot, Khao
quel flau pouvantable sont
lamoune et Khao Samroun, sont
ces affreux dmons auxquels le
leves de dix-sept cents dix-neufDante a oubli de donner un
cents pieds au-dessus du niveau de
rle dans son Enfer. C'est avec
la mer, je revins Bangkok, d'apeine que je puis me baigner, car
bord pour faire les prparatifs
avant d'avoir puis un seau d'eau
ncessaires la nouvelle expdile corps en est couvert. Le naturation que je mditais depuis longBun Mote, noble et savant siamois.
Dessin de H. Rousseau d'aprs une photographie.
liste philosophe, qui nous montemps et devant me conduire de
tre ces petits vampires comme engendrs par la nature Bangkok dans le bassin du Mkong, vers la frontire de
pour servir d'exemple de prvoyance et d'amour pa- Chine; puis, je dois l'avouer, pour me gurir de la gale
que j'avais attrape Petchabury; comment? je n'en
ternel l'humanit, n'tait sans doute pas couvert de
piqres et de sang au point d'en tre presque aveu- sais vraiment rien, car tous les jours, et malgr les affreux
gl comme je le suis, lorsqu'il crivait ces charman- moustiques, je renouvelais mes ablutions deux et soutes remarques; et quant moi, je ne cesse d'envoyer vent trois fois; quelques jours de frictions de pommade

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

317

cour. Chacun des mandarins tait dans une de ces splensoufre et de bons bains devaient, m'en dbarrasser.
Ceci est une de ces petites contrarits insparables de dides pirogues dont les rameurs taient couverts d'tofla vie de voyage, et petite en comparaison du malheur fes aux couleurs brillantes. Beaucoup d'embarcations
taient charges de soldats en habits rouges; celle du roi
que je viens d'apprendre; le bateau vapeur sur lequel
la maison Gray, Hamilton et Cie de Singapour avait se distinguait surtout parmi toutes les autres par un trne
surmont d'une petite tour
charg toutes mes dernires
se terminant en flche, et par
caisses de collections, vient
la masse de dorures et de
de sombrer l'entre de ce
sculptures
dont elle tait
port. Voil donc mes pauvres
charge. Le roi, qui avait
insectes qui me cotent tant
ses pieds quelques jeunes
de peines, de soins et tant de

princes, ses enfants, saluait
mois de travail jamais perde la main les Europens
dus!... Que de choses rares
qui se trouvaient sur son
et prcieuses je ne pourrai
passage.
sans doute pas remplacer,
Tous les navires ]'ancre
hlas!
taient pavoiss, et chaque
Il y a deux ans, la mme
maison flottante avait son
poque, au dbut de mes
entre un petit autel couvert
prgrinations dans ce pays,
de diffrents objets, o fuje me trouvais peu prs
maient des btons odorifl'endroit o je suis aujourrants.
d'hui, sur le Mnam, quelAu milieu de toutes ces
ques lieues au nord de Bangbelles
pirogues, celle du
kok. Les dernires boutiKhrme
Luang, le frre du
ques flottantes des environs, Le mandarin, chef des chrtiens Bangkok. Dessin de E. Bocourt
d'aprs une photographie.
roi,
homme
trs-intelligent,
avec leur population presque exclusivement chinoise, commencent devenir plus affable, bon et serviable envers les Europens, en
rares et mme disparaissent; la vue des rives basses du un mot, prince et gentleman accompli, se faisait surfleuve est un peu monotone, quoique de distance en tout remarquer par la simplicit et le bon got de ses
ornements et la ;livre de ses
distance, travers le feuilrameurs : vestes de toile
lage des bananiers et des
blanche avec collets et poibroussailles surmontes des
gnets rouges. Toutes les aupalmes de l'arquier ou des
tres livres taient gnracocotiers, apparaissent les
lement d'un rouge cramoisi.
toits de quelques cabanes, ou
La plupart de ces dignidans des emplacement toutaires, chargs d'embonpoint,
jours heureusement choisis,
sont mollement appuys sur
les murs blancs d'une pagode,
des coussins brods et trianentoure des modestes habigulaires, au milieu de leurs
tations des bonzes.
magnifiques embarcations ,
C'est l'poque des ftes; le
sous une espce de dais lev
fleuve est sillonn de magniet lgant. Une foule d'offifiques et immenses pirogues,
charges et dcores avec ce
ciers, de femmes et d'enfants
luxe d'hommes, de dorures,
accroupis ou prosterns les
entourent, prts leur tende sculptures et de couleurs
que l'Orient seul sait ddre l'urne d'or qui leur sert
ployer, et qui s'entre-croisent
de crachoir, des botes d'arec
avec Ies lourds bateaux des
ou des thires faites du mmarchands de riz, des cultime prcieux mtal, et chefsvateurs et des pauvres femd'oeuvre des orfvres du Laos
mes qui vont brocanter quelou du Ligor. Chacune de ces
ques noix d'arec ou des baembarcations est monte par
nanes. Ce n'est gure qu' cette poque et dans une ou quatre-vingts et mme cent rameurs, la tte et le corps
deux autres occasions que le roi, les princes et les grands nus, les reins ceints d'une l'arge charpe blanche tranmandarins dploient ainsi leurs richesses et leur imchant sur le bronze de leur peau, et sur leur langouti
portance. Le roi se rendait une pagode o il allait rouge, ils lvent ensemble simultanment leurs pagaies
offrir des prsents, prcd, escort et suivi de toute la
et frappent l'eau en mesure, tandis qu' la proue et la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

318

LE TOUR DU MONDE.

poupe, releves en courbes lgres et gracieuses, se


tiennent deux autres esclaves, l'un maniant avec dextrit une longue rame qui lui sert de gouvernail, l'autre
prt prvenir tout abordage.
Continuellement un cri d'excitation sauvage se fait entendre : Ouah...! ouah ! tandis que, par intervalles,
l'homme de l'arrire en pousse un autre plus prolong et
plus fort qui domine tous les autres ; puis viennent des pirogues charges de musiciens, de rameurs et de prsents,
de femmes et mme de nourrices avec leurs nourrissons.
Tout cela passe rapidement, et dj on n'entend plus
que les cris lointains et les sons touffs des instruments,
on ne voit plus que d'autres embarcations mon tant et descendant le fleuve, presque aussi longues que les premires, quoique galement
tailles dans un seul tronc
d'arbre, n'ayant d'autre ornement que des banderoles, beaucoup plus lgres
et luttant de vitesse. Les
hommes, les jeunes filles,
les enfants, chaque ge,
chaque sexe a la sienne;
mais que d'efforts , que
de mouvement, et surtout
quel bruit de voix confus !
Le coup d'oeil est certainement charmant et relev par l'clat des plus
vives couleurs. De temps
en temps on voit aussi apparatre, parmi cette foule
bruyante et pittoresque, la
barque de quelque Europen, celui-ci se faisant
remarquer par l'norme
tuyau de chemine qu'il a
adopt pour coiffure sur
tous les points du globe.
Par l'insouciance que le
peuple montre, il est ais
de reconnatre qu'il ne
souffre pas de cette affreuse
misre qu'on rencontre trop souvent, hlas! dans nos
grands centres de population. Quand son apptit est
satisfait, et il faut pour cela un bol de riz et un morceau de poisson assaisonn d'un peu de piment, le Siamois est gai et heureux, et s'endort sans souci du lendemain ; c'est une autre espce de lazzarone.
Ainsi que je l'ai dit, je quittai Bangkok avec M. Malherbes, qui voulut m'accompagner jusqu' quelques
heures en amont de cette ville. Nous nous sparmes en
nous donnant une chaude et bonne poigne de main, et,
l'avouerai-je, en essuyant chacun une larme, abandonnant la destine le droit de nous runir ici ou ailleurs.
La lgre enbarcation de mon ami redescendit rapidement le fleuve, et fut en quelques instants hors de , vue.
J'tais de nouveau seul avec moi-mme pour un temps

incertain; et ce fut le coeur gonfl que je fis reprendre


ma barque sa marche pnible. Je ne me permettrai pas de longues suggestions ce sujet : mais c'est toujours un dur moment pour l'homme, pour le voyageur qui a laiss derrire lui tout ce qu'il y a de plus cher
au monde, famille, patrie et amis, de quitter une
tape hospitalire pour pntrer seul dans un pays souvent dangereux et mortel ou priv tout au moins de
confort. Ceux-l seuls qui ont travers ce moment peuvent comprendre cette' angoisse. Je sais ce qui m'attend;
les missionnaires et les indignes m'ont prvenu. Depuis
vingt-cinq ans, du moins ma connaissance, un seul
homme, un missionnaire franais a pntr au coeur du
Laos, et il a eu juste le temps de revenir mourir dans
les bras de ce bon et vnrable prlat, Mgr Pallegoix. Je connais la misre, les fatigues , les
tribulations de toute sorte
auxquelles je m'expose,
parmi lesquelles le dfaut
de route, et la difficult
de me procurer des moyens
de transport ne sont pas
les moindres. Je puis payer
d'une maladie dangereuse
ou d'une fivre mortelle la
moindre imprudence , et
qu'est-ce que la prudence
dans ces rgions, dans ces
climats dangereux? N'eston pas oblig de se soumettre aux dures circonstances, aux inconvnients
de la vie des bois et aux
intempries des saisons ?
Cependant ma destine me
pousse; je sens qu'il me
faut obir et marcher; je
me confie en la bonne Providence qui a veill sur
moi jusqu' prsent; donc,
en avant!
Quelques heures seulement avant mon dpart de
Bangkok la malle est arrive, et j'ai eu enfin de bonnes
nouvelles de ma chre famille.
Elles m'ont apport quelque consolation un malheur
qui, au premier moment, m'a fort affect; je veux parler
de la perte de mes belles collections bord du Sir
John Brooke, qui a sombr quarante milles seulement de Singapour. Il y avait l de bien belles choses
qui auraient fait grand plaisir mes correspondants,
et j'aurai sans doute beaucoup de peine les remplacer.
Mais l'expression de la tendre et continuelle affection
des miens me fait oublier ces pertes. C'est un encouragement mieux faire qui m'arrive au moment opportun,
au moment du dpart. Merci, mes bons amis ! Je continuerai, pendant ce voyage, prendre note de mes pe-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
tites aventures, bien rares, hlas! Je ne suis pas un de
ces voyageurs qui tuent un lphant et un tigre du mme
coup de fusil, le moindre petit insecte ou coquillage
inconnu fait bien mieux mon affaire; b cependant,
l'occasion, je ne recule pas devant les terribles htes de
ces bois, et plus d'un individu de diffrentes espces sait
combien loin porte ma carabine et de quel calibre sont
mes balles. Tous les soirs, enferm sous ma moustiquaire, soit dans quelque cabane, soit au pied d'un arbre, au milieu des jungles ou au bord d'un ruisseau,
je veux causer avec vous; vous serez les compagnons
de mon voyage, et mon plaisir sera de vous confier toutes
mes impressions et toutes mes penses.
A peine tais-je loign de l'excellent M. Malherbes,
que je dcouvris dans le fond de ma barque une caisse
qu'il avait fait glisser parmi les miennes; Petchabury dj il m'en avait envoy trois, aujourd'hui il me
comble encore de ses faveurs. Quelques douzaines de
bouteilles de bordeaux, autant de cognac, des biscuits
de Reims, des botes de sardines, enfin une foule de

313

choses qui me rappelleraient, si jamais je pouvais l 'oublier, combien, si loin de la terre natale, l'amiti- dlicate et attentive d'un compatriote fait de bien au coeur.'
J'emporte galement de doux et agrables souvenir s
d'un autre excellent ami, le docteur Campbell, de la
marine royale, attach au consulat britannique. Je- dois
galement citer avec des sentiments de gratitude Sir
R. Schomburg, consul anglais, qui m'a tmoign beaucoup d'intrt et de sympathie; Mgr Pallegoix et son
provicaire; les missionnaires protestants amricains
et la plupart des consuls et rsidents trangers, principalement M. de Istria, notre nouveau consul, et
enfin le mandarin charg spcialement de l'administration et des intrts de la population chrtienne de Bangkok. Ce magistrat a dans les veines du sang portugais
de la bonne poque, et il le rvle par ses traits et par
son caractre. (Voy. p. 317.)
Les rives du Mnam sont couvertes perte de vue de
superbes moissons ; l'inondation priodique les rend
d'une fertilit comparable celles du Nil, si fameux

Nourrica siamoise et son nourrisson. Dessin de E. Bocourt d'aprs une photographie.

pourtant ds l'antiquit. J'ai quatre rameurs laotiens;


l'un d'eux, il y a deux ans, a dj t mon service
pendant un mois, et il m'a pri avec instance de le garder durant mon voyage travers son pays, prtendant
qu'il me serait fort utile. Un homme de plus comme domestique (jusqu'alors je n'en avais eu que deux) me
convenait beaucoup, et, aprs quelque hsitation, je
finis par l'engager. Mon bon et fidle Phra ne m'a pas
quitt, heureusement pour moi, car j aurais de la peine
le remplacer, et puis j'aime ce garon qui est actif,
intelligent, laborieux et dvou. Son compagnon Deng
ou le rouge, a est un autre Chinois qui n'a encore fait avec moi que la campagne L de Petchabury. Il connat assez bien l'anglais, non pas cet incomprhensible jargon de Canton, mais un assez bon anglais; il m'est utile comme interprte, et surtout quand
il s'agit de comprendre ces individus ayant entre leurs
dents une norme chique d'arec. En outre, en sa qualit
de cuisinier, il est d'une grande ressource quand nous
ajoutons un plat de plus notre ordinaire, ce qui arrive
de temps en temps lorsqu'un cerf, un pigeon, voire

mme un singe, a la mauvaise chance de se laisser surprendre et approcher porte de mon fusil. J'avoue
que ce dernier gibier ne possde pas toute mon estime,
mais il fait les dlices de mes Chinois avec le chien sauvage et les rats. Chacun son got. Il a aussi son
petit dfaut, ce pauvre Deng (mais qui n'en a pas dans
ce monde ?) ; de temps en temps il aime boire un petit
coup, et je l'ai souvent attrap aspirant, l'aide d'un
tuyau de bambou, l'esprit-de-vin des flacons dans lesquels
je conserve mes reptiles, ou buvant au goulot de quelque bouteille de cognac, largesse de mon ami Malher=
bes. Dernirement, pris d'une soif dvorante, pendant
que j'tais sorti pour quelques instants seulement, il
profita de mon absence pour ouvrir ma caisse, et saisissant, dans la prcipitation de la crainte, la premire
bouteille qui lui tomba sous la main, il but tout d'un
trait une partie de son contenu; je rentrais comme il.
s'essuyait la bouche avec la manche de sa chemise.
Vous dire les grimaces et les contorsions du pauvre diable, c'est impossible; il criait de toutes ses forces qu'il
tait empoisonn ; il avait rpandu une partie du liquide

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


320

LE TOUR DU MONDE.

sur sa chemise, et en avait la figure toute barbouille;


le malheureux avait eu la mauvaise chance de tomber
sur ma bouteille d'encre. Ce sera, je pense, une bonne
et profitable leon pour sa gourmandise.
Les gages mensuels de mes gens sont prsent
de dix ticaux, ce qui me fait, avec le change, prs
de quarante francs par mois. Ce serait bien pay dans
tout autre pays que celui-ci, et cependant je trouverais trs-difficilement d'autres domestiques pour parcourir l'intrieur, mme raison d'un tical par jour.

Enfin me voil encore une fois en route, et voici


qu'apparaissent les montagnes de Nophabury et de Phrabat; l'atmosphre est pure et sereine, le temps agrable
et le vent frais. Tout dans la nature me sourit, et je me
sens rempli d'animation et de joie. Autant j'touffais et
me sentais cras Bangkok, ville qui n'a nullement
mes sympathies, autant mon cur se dilate en chemin ;
il nie semble que j'ai grandi d'une coude depuis que je
me trouve en vue des bois et des montagnes : ici, au
moins, je respire, je vis, tandis que l-bas je suffoque,

la vue de tant d'tres rampants runis sur un seul point


me froisse comme penseur et m'humilie comme homme.
L'inondation qui couvre tout le delta du Mnam nous
a permis, ds le premier jour du voyage, de couper
travers champs et de naviguer au milieu de belles rizires; tout le pays, bien en amont d'Ajuthia, est inond;
prs des montagnes seulement le rivage commence
s'lever d'un pied au-dessus du plus haut point qu'atteignent les eaux. Dj, en plusieurs endroits, on commence couper le riz, que l'on charge ainsi en herbe, et
dans une couple de semaines toute la population de la
campagne, mle et femelle, sera occupe moissonner.

Pour le moment, les paysans profitent encore gnralement du peu de temps qui leur reste pour jouir du
e far fiente, pour aller aux pagodes porter aux bonzes
des prsents qui consistent principalement en fruits et
en toile jaune, afin que ces derniers soient vtus proprement pendant le temps de la bonne saison qu'ils
passeront courir le pays, car pour plusieurs mois ils
sont libres de quitter leurs monastres et d'aller oh bon
leu r semble.
Henri MOUHOT.
(La suite d la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

321

Habitation d'un chef de talapoins, Nophabury. Dessin de Th_ror.d d'aprs une photographie.

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858-1860. TEXTE ET DESSINS INDITS.

XXIV
Nophabury. La procession annuelle de l'inondation. Les talapoins, prtres, moines, prdicateurs et instituteurs. Le parc
aux lphants d'Ajuthia. Grande battue. Dpart pour le nord-est. Saohae et la province de Petchaboune.

Avant de quitter dfinitivement les plaines de Siam,


je voulus profiter des facilits que leur inondation donnait la navigation d'une barque comme la mienne
pour pousser une pointe jusqu' Nophabury, la Louvo
des crivains du dernier sicle, o les rois de Siam,
avant la ruine d'Ajuthia, avaient leur rsidence d't et
venaient chasser l'lphant pendant les hautes eaux.
Situe la limite des basses et hautes terres du bassin
du Mnam, cette ville, quoique bien dchue, est encore
le chef-lieu d'une des plus riches provinces du royaume,
de la plus agrable peut-tre. Dominant au midi les
1. Suite. Voy. pages 219, 225, 241, 257, 273, 289 et 305.
VIII. 203 Ltv.

plus fertiles rizires du Delta, elle s'appuie au nord sur


des collines couvertes de plantations de corossols et de
bananiers, et que domine l'horizon bleutre un vaste
demi-cercle de montagnes boises. Tel est, du moins,
l'ensemble du paysage que j'embrassai du haut d'une
petite pagode, qui fut autrefois un temple catholique,
ainsi que le constatent son architecture et l'inscription
Jesus hominum salvator, grave en lettres d'or sur le
baldaquin d'un autel colonnes canneles dans le got
du dix-septime sicle.
Ce temple tait la chapelle mme du palais de Constance, cet aventurier de gnie qui le premier rva la
rnovation de l'Orient par l'Occident, invoqua pour ses

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

21

[email protected]

312

LE TOUR DU MONDE.

desseins l'appui de Louis XIV, fit concder aux Franais


les places de Bangkok et de Mergui, et prit victime de
la haine et des intrigues du vieux parti conservateur
siamois. Les ruines de sa demeure princire jonchent
aujourd'hui la terre; mais le portique ogival encore
debout et les pans de murs rests intacts indiquent de
vastes proportions, tandis que les nombreux fragments
de marbre, gisant parmi les dbris, tmoignent du got
et de la magnificence du fondateur de l'difice. C'est bien
l l'architecture contemporaine des splendeurs de Versailles, et l'on croira sans peine que retrouver quatre
mille lieues de distance, mme sous des dcombres
amoncels, des traces du gnie de la terre natale, n'est
pas une faible source d'motions pour le voyageur.
Sur le trajet aquatique que je venais de parcourir
depuis Petchabury, j'avais rencontr surtout des talapoins. Monts sur toutes les embarcations en usage dans
la contre, depuis la simple pirogue jusqu' la grande et
brillante barque couverte, qu'on nomme ici ballon, ils
voguaient en toute hte vers Ajuthia, rendez-vous dsign de la procession nautique (un ancien Grec aurait
dit la thorie) qui, chaque anne, lors de l'apoge de
l'inondation, se rend en grande pompe au sommet du
Delta, pour signifier au Mnam que sa crue est suffisante et qu'il ait, en consquence, baisser le niveau
de ses eaux.
Il y a en cette occasion, de la part des saints personnages, un grand dploiement de chants et d'exorcismes,
dont la vertu ne saurait tre mise en doute; car si mauvaise volont que montre le fleuve, il finit toujours, un
peu plus tt , un peu plus tard, par rentrer dans son lit.
Les talapoins usent des mmes pratiques contre
toutes les calamits venant du fait de la nature, telles
que scheresses ou pluies prolonges, passages de sauterelles, pidmies, etc. On raconte que lors de la premire invasion du cholra (venu de Java, selon l'opinion
commune), ils n'imaginrent rien de mieux que de rejeter
le terrible flau la mer, qui semblait l'avoir vomi. Les
pauvres Phras se dployrent donc en lignes serres et parallles, sur tous les bras du fleuve qui mnent de Bangkok l'Ocan, et les descendirent en chantant, objurguant et anathmatisant avec un zle ardent, digne d'un
meilleur sort que celui qu'prouva plus de la moiti
d'entre eux, foudroye dans un court trajet de huit lieues,
par l'invisible ennemi qu'ils pourchassaient. Nanmoins
comme au bout d'un certain temps le cholra, suivant
sa marche habituelle, perdit de sa violence et finit par
disparatre, les survivants de cette hroque quipe ne
manqurent pas de s'attribuer la victoire.
Au moment de m'loigner, peut-tre pour n'y jamais
revenir, des centres de population o s'exerce la plus
haute influence de cette grande corporation, je crois
indispensable d'esquisser ici les principaux traits de sa
physionomie; plusieurs annes d'observations personnelles, fortifies par les aveux d'un grand dignitaire de
l'ordre, dont je fus l'hte Nophabury, m'ayant mis
mme de contrler, ou d'affirmer sur ce sujet, les tmoignages de mes devanciers les mieux informs.

Les Europens dsignent gnralement les prtres


bouddhistes de Siam sous le nom de talapoins, qui drive
sans doute de celui du palmier talapat, dont la feuille
fournit la matire premire de l'ventail que ces religieux portent constamment la main ; mais leurs compatriotes leur donnent le titre de Phra, qui a conserv
sur les rives du Mnan les mmes significations qu'il
avait jadis sur les bords du Nil : celles de grand, divin
et lumineux.
Quant l'ordre pris en masse, il est difficile de le
qualifier d'aprs nos ides prconues. Ce n'est point
une caste, car ses rangs sont ouverts tout le monde,
mme aux esclaves autoriss de leurs matres, et en
cela seulement l'ordre est rest fidle aux prceptes de
son fondateur'. On ne peut gure plus l'appeler un clerg
rgulier, car, bien que les talapoins assistent et mme
prsident toutes les phases principales de la vie sociale,
la naissance, la tonte du toupet, au mariage, la
mort, et enfin aux funrailles, ils n'admettent en aucune manire que la sanction religieuse qu'ils apportent
ces actes profite d'autres qu' eux-mmes. Le mrite de leurs uvres n'est que pour eux, non pour ceux
qui les emploient. Ils n'ont point charge d'mes; en
un mot, ils ont un public, mais point d'ouailles.
Ce n'est pas que ce public leur marchande jamais le
prix de leurs services. Bien loin de l, il les traite avec
la plus grande vnration; il leur concde les prrogatives les plus flatteuses, les titres les plus pompeux.
Les gens du commun se prosternent devant eux, mm
au milieu des rues, en joignant les mains la hauteur
du front; les mandarins, les princes mmes, les saluent
des deux mains; et si le roi ne les salue que d'une
seule, il les fait asseoir auprs de sa personne. Chaque
jour il distribue lui-mme l'aumne plusieurs centaines d'entre eux, et cet exemple est suivi dvotement
par la reine et les principales femmes du palais.
Car bien qu'il soit crit parmi les deux cent vingt-sept
articles de la rgle austre des talapoins :
Ne regardez pas les femmes;
Ne pensez elles ni veill, ni endormi;
Ne leur adressez pas la parole en particulier;
Ne recevez d'elles aucune offrande de la main la
main;
Ne touchez 'pas une charpe de femme, ou mme
de petite fille au berceau;
I. Si l'on ne peut affirmer que le prince indou Siddharta le Gotamide, ou akia Mouni, comme l'appelrent plus tard les bouddhistes, ait attaqu de front le systme des castes, on ne peut
nier du moins qu'en appelant tous les hommes, sans distinction
de rang et de naissance, la vie asctique et au salut qui en drive, il n'ait sap par la base le systme lui-mme. En prchant
l'galit des devoirs, en promettant l'galit dans la fin suprme,
il mancipa moralement les petits et les humbles du joug des forts
et des puissants, et renversa de fait les barrires que le brahmanisme multipliait entre les hommes. Quoi qu'on puisse objecter
contre le synchrtisme grossier qui a greff ses doctrines, expulses de l'Inde, sur les superstitions primitives de l'extrme Orient
et du nord de l'Asie, on doit reconnatre qu'elles n'en ont pas
moins prserv quatre cents millions d'hommes de la destine
des vieilles races de l'gypte et de l'Inde, parmi lesquelles la notion troite et mortelle de la caste a touff en germe celles de la
patrie et de la nationalit.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

323

LE TOUR DU MONDE.

Ne vous asseyez pas sur une natte de femme ;


c N'entrez pas dans une barque qui aurait servi une
femme, etc., etc. D
C'est certainement parmi cette moiti du genre humain que les talapoins trouvent le plus solide appui de
leur institution.
Dans les familles pauvres, c'est la femme, ou la fille,
qui, tous les matins, assise respectueusement devant la
porte du logis, distribue l'aumne aux frres quteurs de
la pagode voisine, et glisse discrtement dans leur marmite, toujours bante, le meilleur morceau qu'elle a pu
dmer sur le modeste ordinaire des siens. Trois ou
quatre fois par mois, en outre, sous prtexte de porter
des fleurs l'idole de ladite pagode, elles vont dposer
des prsents aux pieds de ses prtres, et encourager
pendant de longues heures par d'incessants satu ! satu !
(bravo ! bravo 1) les rcits inintelligibles, ou dormir
debout, de l'officiant du jour.
Dans les familles riches, les matresses de maisons
tiennent honneur d'offrir leurs amis et connaissances une prdication, de mme que parmi nous elles
donneraient un bal ou un concert; et en ces occasions
leur vanit de fortune ou de position se donne un libre
cours dans le choix et dans l'talage des objets qui doivent rmunrer le prdicateur et qui sont rangs avec
ostentation dans la salle de rception. Ce sont de belles
coupes pied, des urnes de prix, contenant, les unes de
l'or et de l'argent monnay formant une somme suprieure aux appointements annuels d'un mandarin, les
autres de belles toffes jaunes en soie et en coton,
d'autres encore des noix d'arec, du btel ou du tabac,
des paquets de th, du sucre candi, des cierges, du riz,
des fruits, des comestibles de toutes sortes, enfin un assortiment vari, digne de former la base d'un fonds d'picerie, et capable de charger pleins bords la barque
du pieux marchand de paroles.
N'aurait-il que cette industrie, le mtier de talapoin
serait, on le voit, assez lucratif, mais il y joint bien d'autres privilges.
Exonrs de toutes corves, de tout service civil ou
militaire, de tout tribut ou impt, les phras sont de plus
exempts de tous droits de douanes. Pour eux, pour eux
seuls existe le laisser faire, laisser passer! et ils ne se
font faute d'en profiter, car jamais contrebandier espagnol
n'a mis au service du libre change un zle aussi ardent
que celui des talapoins se procurant et colportant , sous
le couvert franc de leurs habits jaunes, toutes sortes de
marchandises, mme les plus prohibes. Les trentime
et trente et unime prescriptions de leur rgle disent,
il est vrai : c Ne trafiquez pas; ne vendez rien; n'achetez
rien. Mais les bons phras ne sont pas ngociants, pas
plus que ne l'tait le pre de M. Jourdain. Seulement,
de mme que ce pseudo-gentilhomme, ils se connaissent
en marchandises et se plaisent, moyennant une juste
rtribution, faire profiter de leur science pratique leur
parent et leurs amis. Oh! Molire! tu n'as pas crit
uniquement pour ton sicle et tes compatriotes, mais
pour tous les temps et pour tous les pays!...
R

Si tant d'avantages , dj numrs , on ajoute le


casuel toujours trs-productif, surtout aux funrailles
et cette crmonie de la tonte du toupet', qui est

pour le Siamois adolescent ce qu'est la premire communion pour l'Europen, et ce qu'tait pour le jeune
Romain la prise de la robe virile; si, en outre , l'on tient
compte du droit que possdent les phras d'hriter, de
tester et d'acqurir, en dehors du contrle ordinaire des
lois, on concevra facilement comment cet ordre de mendiants se compose, pour le seul royaume de Siam, de
plus de cent mille frres bien nourris, et de plusieurs
milliers de vicaires, provicaires, lgats, prieurs et
princes-abbs $, jouissant de l'existence la plus confortable et des positions les plus sres que puisse offrir
l'ordre social siamois.
On ne peut donc s'tonner que les Siamois vivent dans
le respect de l'habit jaune et dans la persuasion qu'en le
revtant on acquiert de grands mrites, non-seulement
personnels, mais mme applicables aux mes des anctres. Aussi n'est-il pas de bon bourgeois qui n'exige de
son fils d'entrer dans la sainte congrgation, du moins
pour quelque temps. Rien n'est plus facile du reste. Les
rangs des talapoins s'ouvrent quiconque se prsente
au conseil d'admission d'une pagode, vtu de blanc et
suivi d'un cortge suffisant de parents, d'amis, de musiciens, et enfin d'honntes offrandes. Le postulant n'a
qu' dclarer devant l'assistance qu'il n'a jamais t
attaqu de la lpre ou da la folie, que nul magicien ne
lui a jet un sort, qu'il n'a pas contract de dettes et
qu'il possde le consentement de ses parents, vingt ans
accomplis, le langouti jaune, la ceinture jaune, le manteau jaune, l'charpe jaune et la marmite de fer battu.
Ses ngations et ses affirmations oues du conseil, on lui
fait lecture de la rgle de l'ordre, et, ipso facto, voil le
rcipiendaire lev de l'humble condition de laque
l'tat parfait de phra, dans lequel il doit se maintenir
au moins durant trois mois. Ce temps coul, il est libre
de rentrer dans le monde, de reprendre l'habit sculier
et de se marier : il a pay sa dette ses ascendants.
Mme parmi ceux qui se consacrent entirement la
vie monastique, il en est trs-peu qui s'astreignent
passer chaque anne dans leur couvent respectif au del
des trois ou quatre mois de la saison des pluies, tout le
reste du temps ils l'emploient vagabonder d'un bout
l'autre du royaume, plus occups des soins terrestres
que des affaires du ciel, eu dpit des prescriptions les
plus formelles de leur rgle.
Comme c'est de pareilles mains que l'ducation de
la jeunesse masculine est livre par la loi siamoise, on ne
devra pas s'merveiller non plus qu'il faille sept ou
huit ans d'tudes monacales pour inoculer un lve,
privilgi sur dix fruits secs, la science complte de l'criture et de la lecture, ni plus, ni moins.
J'tais de retour 'a Ajuthia, vers le milieu d'octot. Voyez la planche de la page 325.
2. Voici, rangs dans le mme ordre, les titres siamois correspondants : Chao-Khun-Samu , Chao-Khun-Balat , Raxa-Khna,
Somdet-Chao, et enfin Sang-Karat.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

324

LE TOUR I)U MONDE.

bre. Malgr mon intention bien arrte de ne passer


dans cette vieille capitale que le temps ncessaire pour
changer une poigne de main avec le bon P. Larnaudy, qui se trouvait alors au milieu de sa petite chrtient, cependant j'y fus retenu plusieurs jours par l'attrait inattendu que m'offrit un des pisodes les plus
curieux de l'inondation.
Les lphants abondent dans les forts et les jungles

qui entourent Ajuthia ; ils y vivent, non pas tout fait


l'tat sauvage, mais dans cette espce de libert dont
jouissent les chevaux et les boeufs de la Camargue, et
les buffles des Marais-Pontins. Tous sont la proprit
du souverain, et c'est un crime que d'en tuer ou d'en
blesser un, mme surpris en flagrant dlit de dprdation. Une fois par an seulement, on les traque officiellement pour en amener le plus qu'on peut dans le kraal,

Construction leve pour les funrailles de la rei ne Dessin de H. Catenacci d'aprs une photographie.

ou parc construit pour eux prs d'Ajuthia, et qui forme


le dpt de remonte le plus vaste et le mieux organis du
royaume.
C'est un grand quadrilatre, ferm de deux enceintes

concentriques et parallles. La premire, ou l'intrieure,


est en maonnerie de deux mtres d'paisseur; la seconde se compose d'une palissade en troncs massifs de
teck, ou ciste des Indes, profondment enfoncs dans le

1. Cette planche reprsente l'appareil des funrailles de la reine


de Siam, celle dont nous avons donn le portrait. Elle mourut dans
l'automne de 1861, peu prs la mme poque que M. H. Mouhot
et pendant que les ambassadeurs siamois se trouvaient en Europe.
La crmonie funbre n'eut lieu que six mois plus tard, ce long

dlai ayant t tout entier absorb par les prparatifs. Enfin, le


15 avril 1862, le corps de la dfunte, plac sur un char flanqu
de talapoins chantant des hymnes palis, et escort de soldats
marchant nu-pieds, mais costums tant bien que mal d'uniformes
anglais et franais, fut tran par des Siamois vtus de blanc,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

fL//

^^^^///,^

//

^j

^^

K.

rbil

wl:

(l'
^W ,
r c

4A,

\1

^/

^''

///

``

- '

..

44^
^,

r. l f

^ I r

,,

,idd`',e.
Wr

% r
i . ,,

^((j
I I^^

/ ' }

\ yl

^^ I

^^

,(

,11^^

I^

\\I.

,1

p1

i ^

'

^^ u\,^^

I 1

,0

t
,

1^

\I

I1151111u '

1 I
^I\ fl'

I ^I

l'.. ^ ,t1^+ 1
111 S'
1 I ^\^I1j

0,49

III
s

11

d4^

I' II'
I,/

4f3/

o
E
E

j
m

'3

cu
^ ' P

2
, ^. :

1iI

I \\

:'\'

r c^ \
to r

'I ^ ^ ^

YdV II

r
'r ^ 41

1 , ^t

+ ^:I^ tt, ^^ V
^

^I

I., ili l
I 4'`

YYY

,^^r I

I
Aiii114'f1,116,,V

^ ^ I I+U II' ' 'I


1^ :I^ ^1^111^I0,!1i 41' ^.
1

qi/ 1,/ , y)\''4,


,
f `

`^t}1 ^g r^

Y l^

1^ i i, ^^1 ,f ' ^^^^^;1^'r 11^t1^ r


^a;IH111 1^ p1l p.
,+ I i '

(u 1 ^ , r Il l `^ ^I
lo' r
,';,,,,4
^ ^'I^^} I1 0 111
'1s:
d
^^' ^ IA ^'

Ii
^^.I I I ,1,, /

,^

,\i'l

'1 1

- --

. '.
II

- ^IiVV^pp

si + l,Y 'd' 1 ^ I^ /
_ ,1''
ill
1 ,^^/
r )l ' la1Il,

Ir.

. - . '

^^^^^^
14 IA I^^
^11^

IIi!I(II\I/I

N0

4 11

'I

1\ \ i

i1 ,
^I+^IfilI 111 ^d 1 1Y,^1 r \
1, 1 ,^
lA
g16 l ,II
/ ,, l i lir ,. ,'i
II
l^,'1 ^ 1\Vl,\\

^^^ I I^^^^, pa

^^I^'

`^ "'

-",, ^ l

'''

u111i^

^^^ I,I
I^1 I I I I =

\\\ I\

\ ..i
\ , \o.

JL 1 ^' ^I I A
'l l a l fl ^ ^ I I
^,
,1
,1 / I
Ilr
^;
11
^
I ' 1 17 1
^I

^YI 0 I l eI,,.^
I'.,, r . ul'
1
il,II 1sm\\ 1

rr

- {^r )

''\ __" ,,

.1

1 I I

- '

-! s r

I II

^. , I I

,. I II

IIIIII\1A 1
^ ^a

1I II ^)II

/
Af

'^^/''
i

,,

' "..
k __

1 , Illl

1^ .

^""*^ _

I,V'

^ '^

H-----=

-
^

-
I.

^^

I F ^
1 Il I
r
riiI _ I'1 )
^^
I I , I
t Ir

_
11

ti

, _.
^^

0 iii ,%' /^y }4


;,*4

lie

\ I 1

/ l^
I-

ii\

l'\\!\ ^^\. i ^ ^,0 P',^"


' , \ I I I, \
,,L I I '1t(1
r

,
I.
1
'it
}I
^ II,1^^^
^ ^ I
1^^ k1 I P^Q , 1 Q yiu,1t
!
1^I , s
4'I ' I ^I ^ , 0,
//"///^^ ^ 1
ki
,,,fk 11 ''

`r!
^r:., .+

.;')')

i./

/ a,"-

y r7y ,3..

i^ ,\.,^ v

/ 4 /,/,/, 4

^^/^^

/ es
r
,.--_f

i. /voY/

ii

^;

:t !

I^, ^ p^

1' ild I ,

^ 11b'1hl^ I ^i,ill . ^ ii i tli


f

ei^,

Jr')


rI

,
.."^

r, i
^rp%/^i^/(, 4
, \ /)

^^ '

x , ' -

^i^

^/ .

//

,^ ..,^

/r '--^
/

// ,^^^^{{^^/ /(^/
/^

^ ^ -

/7

// //^/

//^ ^^

////' ' 0
/' ^//%1///i1
'(/ i/Il/00/I@

/ %/
%

,,,, /77- /2-4 .,

%^%%%/%/
/%/^/^ %oo r
///
>}. -- r/
/;..
{
Sp
//
S,

, /,//
^/f
/
///
`"///

^
/ /^^/^%// ,/,
/^
/ /

// /
_

//^^^'%: /' ///. /^^^^ L/^^^1

//

^/

/'

^ JJ ^l
/'

^^/f/

/ /%

/.
/^
/ ////a
/ 7
j

/-/-///,

/,-)

..7.:
1
/


i.

// //

,,,,,,////,

// ' / ' / //i//^ 00 ,;i/

/^ / f^ ^iirnr

__

/
/^^

c,^'/^^

^//lhor^r ^r s'IftiCyj^

^,^/'

r^ o

,_^ ^

/ /

N-
I
/,/
\''
l /^ ct/- / ^
^ /
1li II I

7
/
// '10'1/ ///
/ / )// ff__ L /_//// "
-- --_------------7//7,
11111ai
ll1111111
-?7/
e
/
L
i
r
7
,/
/
/
/
/_,_-1
1
1111111111111
---.'

----,_ _ ---1111110111
1 __ iiiiiit\ \\ \ E-t,

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

326

LE TOUR DU MONDE.

sol et n'offrant entre eux qu'un intervalle de quelques


pouces.
Chaque enceinte n'a qu'une entre, sorte de traquenard qui s'ouvre ou se ferme par le jeu de deux normes
poutres, glissant facilement dans de profondes rainures.
Ds que la bande d'animaux pourchasss est engage
tout entire entre les deux enceintes, et que le seuil de
la premire s'est referm sur elle, on procde au: triage
des lphants propres au service. Cette opration se
fait sous la direction d'un jury d'examen, compos des
plus grands personnages de l'tat, prsid ordinairement par le roi en personne, et sigeant sur une large
plate-forme leve sur un des cts du kraal.
Les qualits recherches Siam, dans un lphant,
sont : une couleur approchant du brun ple ou de l'isabelle cendr; des ongles bien noirs, et enfin des dfenses
bien intactes et une queue non mutile. Ces deux derniers points sont difficiles concilier dans un mme
individu; car si un ivoire sans cornure dnote chez
l'animal qui en est porteur un caractre paisible et peu
querelleur, une queue en bon tat indique clairement
que son propritaire n'a jamais tourn le dos l'ennemi.
Ds que, du haut de leur estrade, les membres de la
commission d'examen ont remarqu dans la bande sauvage un animal remplissant, ou peu prs, les conditions requises, ils le signalent l'attention et la poursuite des cornacs-chasseurs aposts cet effet. Ceux-ci
font entourer immdiatement le pachyderme dsign,
par de vigoureux lphants privs, qui le pressent, le
poussent et l'amnent plus ou moins doucement dans
l'enceinte intrieure. Si la pauvre brute regimbe trop,
ou cherche s'enfuir, un nud coulant jet autour
d'une de ses jambes ne tarde pas la faire trbucher;
puis un de ses congnres civilis, s'appuyant sur elle
de tout son poids, la fait tomber lourdement sur le sol,
d'o elle ne se relve que bien et dment garrotte et
captive.
Cette dernire phase de la chasse est la plus dangereuse pour les chasseurs et amne parfois mort d'homme.
On me l'a dit, du moins, mais le cas doit tre rare;

d'autant plus qu'on a mnag , au centre mme du


kraal intrieur, un fort blockhaus d'un accs trs-facile
l'homme, mais dont les normes palissades sont
l'preuve de la charge fond de l'lphant le plus
dsespr.
Une fois ces animaux enferms dans le kraal, il suffit
pour les dompter de quelques jours d'une dite absolue,
suivie d'un rgime abondant de cannes sucre et d'herbages frais. L'habitude quotidienne de l'aspect et de la
voix de leurs gardiens achve de les apprivoiser.
Ces rudes colosses sont, du reste , plusieurs gards,
d'une timidit extraordinaire. Ils ont des nerfs de jolie
femme; il leur faut longtemps pour s'habituer, sans
trembler, la vue d'un cheval et la dtonation d'une
arme feu. Quand la vie du kraal les a bien soumis
la domesticit, on transporte Bangkok ceux que le
service du roi y rclame, dans des curies tablies sur
d'immenses radeaux qui descendent lentement et surtout
tout doucement le fleuve.
J'avoue que j'emprunte la plupart des dtails qui prcdent, plutt des rcits de personnes dignes de foi qu'
mes propres observations; car la chasse ou battue dont
j'ai t tmoin, avait bien moins pour objet d'amener
la domesticit un certain nombre d'lphants, que de
mettre temporairement sous les verrous quelques centaines de ces quadrupdes, qui, chasss par l'inondation
de leurs pacages habituels, taient venus chercher un
asile et une pitance dans les vergers et jardins d'Ajuthia.
Pour dpister ces htes indiscrets, les gardiens du
kraal ne trouvrent rien de mieux que de glisser nuitamment dans la bande un certain nombre de femelles
prives, habitues revenir l'table au son d'une
trompe ; en arrire on forma un cercle de rabatteurs
renforcs de gros lphants mles, chargs de couper la
retraite leurs camarades sauvages; puis la battue commena. Je n'en ai jamais vu d'aussi mouvante.
A celui qui n'a jamais assist qu' une chasse d'Europe ; qui n'a jamais vu fuir devant les cris , les cors,
les chiens et les chevaux, que le gibier timide et chtif
de nos forts rabougries, rien ne donnera jamais l'ide

jusqu'au lieu marqu pour la crmation des personnes royales;


c'est une vaste place quadrangulaire mnage derrire le palais. Au
centre s'levait le bcher, norme machine dont la base, figurant
une montagne, tait surmonte d'une pyramide dont la forme et
les dtails rappelaient, sur une chelle immense, les dcorations
fantastiques d'un gteau mont de confiseur. L fut dpose la
dpouille mortelle de la dfunte, aprs avoir longuement dfil
devant le roi et ses enfants, placs dans un petit pavillon lev
cet effet.
On avait dispos tout autour de la place une galerie ouverte du
ct du catafalque, et divise en compartiments tout fait semblables aux boutiques de nos ftes populaires. L tait tal, dans
des vitrines ou sur des rayons, tout ce que le garde-meuble de la
couronne, ou mme les habitations des grands mandarins, pouvaient avoir fourni de plus rare ou de plus curieux. C'tait un
assortiment des plus bizarres et du plus mauvais got : de petits
meubles de toute sorte et de toute provenance, des paysages en
miniature, de petits soldats anglais en carton, des sants et des
monstres de paravents, des bijoux, des pierreries, de belles pices
d'toffes et de riches tentures. Derrire cette galerie on reprsentait
dans une grande salle de spectacle les transformations de Bouddha,
et, quelques pas plus loin, de vastes htelleries, construites et
dfrayespar les princes frres du roi et par le kalahoum ou ministre

de la guerre, offraient des tables toujours servies et des cuisines


toujours fumantes, tous les trangers et indignes qui s'y pressrent sans relche trois jours durant. Vers la fin du troisime
soir, une troupe de talapoins vint remettre l'un des plus jeunes
princes, fils de la dfunte, me dit-on, une torche allume, non
un feu ordinaire, mais un foyer enflamm jadis par un coup de
tonnerre, et entretenu depuis non moins soigneusement que le feu
de Vesta. L'enfant, entour des talapoins, alla appliquer-cette
torche au bcher, compos de bchettes de sandal et de copeaux
rsineux, et qui ne fut bientt qu'un brasier ardent. Quand tout
fut consum, les talapoins refroidirent les cendres avec de l'eau
lustrale, et recueillant prcieusement celles qui leur parurent de
provenance humaine, et non moins dvotement les mtaux prcieux et les pierreries provenant des bijoux qui ornaient le cadavre,
mirent les unes dans une urne d'or qu'ils portrent dans une des
pagodes du palais, et les autres dans leurs poches, comme leur
part du butin funbre.
L'urne funraire peine disparue, on s'empressa de mettre en
sret tous les objets contenus dans la galerie d'exposition, de dmolir toutes les constructions qui remplissaient la place, et d'en
remiser soigneusement les pices et les charpentes pour une autre
occasion. ( Note communique avec la photographie de la scne
par M. Bocourt atn.\

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

de cette scne. Il pourra bien s'imaginer, dans un espace


troit, une lieue carre peut-tre, aux trois quarts submerge par l'inondation, deux ou trois cents lphants,
diviss en autant de troupeaux que le sol prsente d'lots
ou de massifs d'arbres, et mis tout coup en veil par
des bruits discords, s'levant de trois cts de l'horizon.
Il pourra se les reprsenter, au fur et mesure que le
cercle de menaces se resserre autour d'eux, reculant peu
peu et se concentrant enfin en une seule masse norme,
qui, bientt folle de terreur, s'lance tout entire, sur
les pas des femelles prives, dans la seule direction o ne
retentissent ni dtonation d'armes feu, ni clameurs
humaines, ni vibrations de tam-tam. Oui! l'imagination
et le savoir aidant, il pourra graver dans son cerveau
une image plus ou moins colore de ces choses; mais le
sol branl sous les pieds de ces colosses effarouchs,
mais les taillis, les cpes, les futaies mme disparaissent
crass sous leurs flancs; mais le clapotis et le remous
des eaux souleves par leur passage, qui lui en rendra
jamais les saisissants effets? Pour leur trouver des termes
de comparaison, il faut avoir prouv la commotion d'un
tremblement de terre, avoir suivi la course d'une trombe,
avoir contempl face face une grande mare d'automne !
D'ailleurs, pour bien comprendre ce que les leons
de l'homme peuvent obtenir de l'intelligence des animaux, il faut avoir t tmoin, comme je l'ai t en cette
occasion, et du calme sang-froid des lphants privs,
chargs de ctoyer, travers bois et fondrires, ruisseaux
et torrents dbords, les flancs de la bande fugitive, afin
de la maintenir dans la ligne prescrite, et des ruses
calcules des femelles, qui, leur besogne de guides accomplie, et toutes les victimes de leur mange masses
devant les murailles du kraal, font prestement demitour, et vont fortifier le cercle de leurs camarades, qui,
coups de trompes et de fronts et de flancs, forcent les
pauvres sauvages franchir la porte de la prison, jusqu' ce qu'elle se ferme enfin sur le dernier d'entre eux.
Parti d'Ajuthia le 19 octobre 1860, dans la mme embarcation qui m'avait amen jusque-l, j'tais le 20
Tharua-Tristard, o je dus bivaquer l'entre du village, cause de l'heure trop avance de la nuit ; mais
le matin, de bonne heure, j'allai dbarquer devant la
maison de Khun-Pakdy, le complaisant petit chef qui
m'a accompagn il y a deux ans Phrabat. Le brave
homme ne fut pas peu surpris en me voyant sortir de
ma barque; il en croyait peine ses yeux, car il avait entendu dire que j'tais mort Muang-Kabin. Nous renouvelmes bien vite connaissance, et je vis avec plaisir comment son amiti, qu'un verre de cognac acheva d'exalter,
avait rsist l'preuve du temps. Pauvre Khun-Pakdy
si j'tais roi de Siam (ce qu' Dieu ne plaise!), je te nom-.
merais prince de Phrabat, ou mieux je te cderais ma place.
A peine m'eut-il aperu, qu'il donna immdiatement
l'ordre qu'on me prpart djeuner; puis, ds qu'il sut
que je me dirigeais sur Korat, il se ressouvint qu'il
m'avait promis de m'y accompagner si jamais je lui rapportais un fusil de Bangkok. Ne ft-il que de trois

327

ticaux, cela ferait mon affaire, avait-il dit; mais ne


me voyant que des fusils capsule comme par le pass :
Vous ne m'avez pas apport de fusil, observa-t-il;
mais cela ne fait rien, j'irai avec vous quand mme. Vive
Korat ! l, nous ne mourrons pas de faim comme nous
avons manqu de faire Phrabat; on y a cent ufs pour
un fuang, un porc pour un couple de ticaux. A Ce ne fut
que lorsque je lui eus dit que je ne m'arrterais probablement que trs-peu de temps Korat, et que j'irais
plus loin dans des lieux o il faudra sans doute serrer
le ceinturon, e et que je ne souffrirais pas que par amiti
pour moi il s'expost perdre son embonpoint de mandarin, que je parvins mettre un frein son dvouement
enthousiaste; enfin quand il entendit que souvent nous
serions obligs de coucher la belle toile au milieu
des forts, il dtourna la conversation.
Ds qu'on eut djeun, je fis reprendre les rames pour
chapper aux caresses trop dmonstratives et aux loges
bruyants dont le gnreux Khun-Pakdy continuait me
gratifier.
En ce moment cette charmante petite chane qui s'tend depuis Nophabury ici, et doit se rattacher vers le
nord celles de la Birmanie, et vers l'est aux monts
Deng qui coupent et longent la pninsule, m'apparat
une distance de quinze milles au plus, et rveille en
moi une foule de souvenirs agrables. Dcidment, je
crois la bonne saison tablie : l'air est pur, le ciel serein,
et le soleil brille tous les jours presque constamment.
Saohae, 22 octobre. Je n'ai pas encore atteint Pakpriau, et je commence dj rencontrer et souffrir de
ces petites contrarits invitables dans un pays comme
celui-ci, inond une partie de l'anne, et o les moyens
de communication manquent surtout pour qui trane une
certaine quantit de bagage avec soi. Depuis deux jours
je suis ici, log dans la barque d'un Chinois qui tout d'abord a craint de me donner asile dans sa cabane, et je puis
me 'considrer heureux d'avoir au moins un gte quelconque ; je pourrais bien n'en pas avoir du tout. Hier je
suis all rendre visite au gouverneur qui rside dans une
vieille masure d'une salet repoussante, deux milles
au-dessous du lieu o j'ai dbarqu. De tout le chef-lieu
de la province de Saraburi, cet tablissement, avec quelques chaumires de cultivateurs parses et l, est
tout ce que j'ai remarqu; il n'y a ni bazar, ni boutiques
flottantes; de temps 'a autre, de petits marchands viennent en ce lieu vendre ou changer du sel, des objets de
premire ncessit, et quelques Chinois trafiquants ont de..
petits dpts de langoutis, d'arec, de toile et de vestes
siamoises, qu'ils vont troquer contre des peaux, des cornes et du riz, dans le haut de la rivire qu'ils remontent
parfois jusqu' Petchaboune.
Le courant tait si fort, qu'en un quart d'heure nous
fmes entrans la rsidence du mandarin que je connaissais dj pour l'avoir vu lors de mon premier voyage,
et lui avoir fait un prsent en retour duquel il m'avait
promis que si j'allais Krat et que j'eusse besoin d'une
centaine d'hommes mme, il me les donnerait. Je lui
annonai mon intention d'aller 'a Khao-Khoc, lieu choisi

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

328

LE TOUR DU MONDE.

depuis deux ans par les rois de Siam pour y fonder


une place forte o ils comptent se rfugier, si jamais les
Europens, qui les fatiguent de leur bruyante activit,
s'emparaient de leur capitale; ce qui, disons-le tout bas,
serait chose trs-facile. Il ne faudrait pour cela qu'une
poigne de nos chasseurs, zouaves ou turcos habitus au
soleil d'Afrique.
Je fus d'autant mieux reu du fonctionnaire siamois,
que je n'avais lui demander aucun service, ayant dj
engag une barque qui retourne avec son propritaire
Khao-Khoc sous peu de jours. J'avais eu l'intention de
me rendre Patawi; mais en cette saison les chemins
qui y mnent sont tellement impraticables, que je dus
abandonner cette ide. Un grand nombre d'habitants
de cette province sont originaires du Laos et sont gnralement d'anciens captifs amens de Vien-Chang aprs
le soulvement de cette province. Les provinces de Boatioume et de Petchaboune sont peuples de Siamois,

car le Laos proprement dit ne commence qu' M'Lm.


Toutes ces provinces, de mme que celles qui les confinent l'est et au nord, sont gouvernes par des mandarins siamois, d'un rang plus ou moins lev, c'est-dire que quelques-uns d'entre eux ont droit de vie et.
de mort, et sont alors considrs comme vice-rois. Les
provinces plus loignes, quoique simplement tributaires, relvent du royaume de Siam et en font intgralement partie.
La province de Petchaboune est surtout renomme
pour son tabac, considr comme le meilleur de Siam,
et dont il se fait un certain commerce avec Bangkok,
malgr l'extrme difficult des communications ; car
l'poque des grandes eaux, lorsque les barques d'une
certaine grandeur peuvent s'y rendre, il faut un mois de
lutte pnible contre un courant qui a la force d'un torrent pour atteindre le centre de production. Dans la saison sche, il n'y a que les barques d'une trs-petite di-

Kraal ou parc aux lphants, Ajuthia (vue extrieure). Dessin de Thrond d'aprs une photographie.

mension qui puissent tre employes ce voyage; car,


de frquents intervalles, on est oblig de les traner sur
le sable ou de les transporter au del des roches, qui
forment en maints endroits des rapides obstruant la
navigation. Ce commerce est, en grande partie, entre
les mains des Siamois de Petchaboune, qui arrivent
Pakpriau vers la fin de la saison des pluies pour changer
ce produit contre des noix d'arec ou d'autres objets.
Les cantons nord de la province de Saraburi sont
presque dserts, tandis que la partie sud, assez bien cultive, est trs-riche en riz, qui, bien que de qualit un
peu infrieure celui de Petchaburi, est considr comme
un des meilleurs du pays. C'est un objet d'changes continuels et de transactions permanentes avec Bangkok.
Quant la population, qui est rpandue d'une manire
trs-clair-seme sur les rives du fleuve, elle ne peut tre
que difficilement estime, de mme que celle de toutes
les autres parties du pays.

Saohae est le point de dpart des caravanes qui se


rendent Korat; un autre chemin conduit de Bangkok
cette ancienne ville du Cambodge, c'est celui de
Muang-Kabin, mais il n'est gure frquent que par
les Laotiens de cette localit.
Je viens d'tre interrompu par la visite inattendue du
gouverneur, qui, tout en passant pour aller faire une
offrande de fruits confits aux bonzes de sa pagode, s'est
arrt prs d'une heure dans ma cabine. Il tait dans
une de ces lgantes et immenses pirogues, de plus de
trente mtres de long, portant leur centre un charmant pavillon, et pour laquelle j'aurais donn tout son
chteau fort avec ses dpendances. Le gouverneur fit
appeler le propritaire de la barque qui doit me conduire Khao-Khoc, et lui donna quelques instructions
pour le chef de cet endroit, en ajoutant : a Je n'ai pas
fait de lettre, parce que je sais que M. Mouhot n'en a pas
besoin, car il y a deux ans il a su se faire respecter ici; il

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

330

LE TOUR DU MONDE.

en sera de mme l-bas. Je ne pus me dispenser de lui


offrir quelques petits prsents pour ce lger service qui
sans doute ne me sera d'aucune utilit, et je lui offris
une paire de lunettes montes en cailles, un flacon d'essence, une bouteille de cognac et une autre d'eau sdative que je lui prparai, sur ses instances, pour obtenir
quelque remde souverain contre ses douleurs rhumatismales. Heureux Raspail! dont le systme n va
soulager les souffrances humaines jusqu'au fond des provinces les plus recules de l'Asie. En retour, le mandarin promit de me donner un poney quand je partirais pour Krat, puis diffrentes choses trs-utiles, dit-il;
toutefois il a le loisir d'oublier sa promesse , car ici il est
d'usage qu'un riche peut tout accepter, mme des plus
pauvres; mais qu'il donne, c'est plus rare. Du reste, de
quoi vivraient ces mandarins, si ce n'tait de concussions
et de la gnrosit de leurs administrs, car avec leurs
honoraires seulement, quand ils en ont, ils seraient condamns une maigreur qui causerait leur dsespoir en
les faisant passer pour des hommes ineptes.
Les malheureux ne touchent qu'une fois l'an leurs
appointements, dont voici le tarif :
Les princes et les ministres ont droit annuellement
vingt livres siamoises d'argent, galant 7000 francs.
Les mandarins de la premire la troisime classe
une somme variant de 3600 500 francs.
Ceux de quatrime et de cinquime classe une solde
descendant de 360 180 francs. Les employs infrieurs
ne reoivent que 120 ou mme 50 francs, et enfin les
soldats, les satellites, les mdecins, les ouvriers, etc.,
sont pays raison de 30 36 francs. Autant, ni plus ni
moins, que l'impt rclam au plus infime Siamois. La
distribution de ces magnifiques allocations se fait la fin
de novembre et de la main mme du roi. C'est encore
l'occasion d'une mise en scne et d'un crmonial qui
ne durent pas moins de douze jours.
XXV
Voyage Khao-Khoc. Traverse de la Dong Phya Phae, ou
fort du roi du feu. Le mandarin et l'lphant blanc. Observations de moraliste, de naturaliste et de chasseur.

Depuis hier je suis en route pour Khao-Khoc dans la


barque d'un Chinois trafiquant, et fort bon homme, du
reste, et, qualit tout aussi agrable pour moi, ne s'enivrant ni d'opium ni de samchou. Il se propose de remonter jusqu' Boatioume; mais le courant est si fort
que je crois bien qu'il ne pourra dpasser Khao-Khoc,
car malgr ses quatre rameurs, et l'aide des deux hommes qui nie restent (j'ai d congdier mon Laotien, qui
trouvait trop fatigant de ramer, et prfrait fumer et dormir), nous manquons d'tre entrans, chaque dtour
de la rivire, dans les rapides forms par des roches dcouvertes dans la saison sche.
Le temps que je croyais tout fait au beau fixe a
chang depuis trois jours ; chaque aprs-midi, vers les
quatre ou cinq heures, nous avons une forte onde. Hier
soir j'ai t pris d'un mal de tte plus violent qu'aucun

de ceux que j'avais encore eus depuis que je parcours ce


pays, et j'ai cru un instant tre atteint de la fivre, si redoute pendant la saison des pluies dans tout le voisinage
de la terrible Dong Phya Phae; mais il provenait de l'ardeur du soleil auquel j'tais rest expos toute la journe, et il s'est dissip aprs une nuit passe au grand
air sur l'avant de la barque ; le lendemain j'tais, comme
d'habitude, frais et dispos.
On me fait esprer pour demain le plaisir de voir
Khao-Khoc; je n'en serais pas fch; notre petite barque
est tellement encombre par mon bagage, et celui de tant
d'hommes, que j'y subis la torture d'une vritable incarcration, forc que je suis de garder les positions les plus
gnantes. Ces douze jours de lente navigation m'ont dj
cruellement fatigu.
En outre, l'air qu'on respire ici est humide, malsain
et d'une pesanteur extrme; intrieurement on a froid,
on est saisi de frissons, tandis que la tte brle et que le
corps ruisselle de sueur.
Aprs quatre journes d'une fatigue excessive, nous
entrions hier soir dans une gorge creuse par la rivire
qui, mme cette poque, n'a pas plus de quatre-vingtdix mtres de largeur, lorsqu'une pluie torrentielle vint
subitement fondre sur nous, et nous contraignit nous
arrter, et chercher un abri sous notre toit de feuilles.
La pluie dura toute la nuit, nuit affreuse pour mes
pauvres hommes qui m'ayant cd l'avant se trouvaient
entasss l'intrieur, et gmissaient sans pouvoir goter
un seul instant de sommeil aprs tant de fatigues, tourments qu'ils taient par une chaleur suffocante et par
des lgions de moustiques.
A la pointe du jour, aprs une centaine de coups de
rame et un nouveau coude de la rivire franchi, nous nous
trouvons en face de Khao-Khoc. Ce lieu a t trs-mal
choisi, selon mon humble avis, par les rois de Siam pour
y lever une place forte, dans l'intention de s'y retirer si
jamais les blancs, envahissant le sud, ils taient obligs
d'abandonner Bangkok leur dvorante ambition. Pauvre
calcul de la peur! car la possession de Bangkok entranerait celle de tout le Delta , et personne ne songerait
venir inquiter la royaut fugitive dans une pareille
solitude.
A deux ou trois milles au-dessous de Khao-Khoc, je.
vis une espce de dbarcadre, et une habitation de m. diocre apparence portant le nom prtentieux de palais;
elle n'est compose que de feuilles et de bambous: c'est
Prabat-Moi. Quant Khao-Khoc, quoique depuis trois
ans le deuxime roi y soit venu trs-souvent pendant la
bonne saison, non-seulement il n'y a point de dbarcadre, mais pas mme un escalier creus dans la terre
pour faciliter l'escalade de la rive qui est haute et escarpe.
Aussitt arriv, je mis pied terre et me disposai
faire un choix parmi les nombreuses habitations vacantes
de mandarins que l'on m'avait dit se trouver sur les
bords de la rivire, mais j'eus beau battre les broussailles
et les taillis avec mes hommes, enfonant jusqu'aux genoux dans un sol dtremp et fangeux, je ne pus dcou-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

II.' L.
,, ..,1 ' 1" 111, 1

11

.1

. 1iI

'

11

f,

,..,

1' 1 1.1

'

11

1 1'

:
., f ic
1, 11 1 1 11,'1 '1.

, '.' , ,',, .

I 1 11

II111

1111'
1.1
'111

1111) 1111
),
.1
11'1

' I 1...11 1 1 ,1,


'1

1 1 0111:1

.,

1)11111,1
1

Ill

,1

I',

111.111.,1ii'',Il

1, 1 ,

i b 1 1 1 11.1
I

1. ; 1) .';'

, I,
11/il 11'1'
l' I'll li 1

1, i; fl i,' '
1 1 11111 ,' Iii II,. '''' ' ' ' 1 1 r, I ,,,' '.1 '' 'l '. 1 Jr,,4

11 I'l

'' 1 .

..

II

1 H

I,

' .',11i1,1

ll'i

'

li

11
1
'

I,. '() 11111 .


11
1 11 loll

:I

II
ii

aill'ili'lll

1 1; 1 , ilil

J'

',II

I.
111,1,.

h'.11:,:iilll i l .i .,1.111 .1 !

11, 11/ 1/ 11 '/I 'r

11.1 11 111il.

ill.

11

i'
'111111'1
' Ill'
ii
ll...I
'

1111 11 '

. 1

ill

il i l "
'

' l i 0 i.

111'1

l',

/11111111'1,'

Li

,1,111
111,1111j,
.1
' 11

II I I .

1,11 1 1,1 1 1i111

I HI'

'

1 1.. 1
.111 1.
il.,,
, . i , ,

4
Ill

Li

illll
'i
u
,

1,1111111

11111
il
' I

i n

l 'i l i

i
:
1 1 ,, ll'I ll
1,,I

li
l l
I l l

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

LE TOUR DU MONDE.
vrir que sept ou huit chaumires de Laotiens qui forment le noyau de cette population de la citadelle future,
cultivateurs paisibles et hospitaliers qui seraient bien
affligs, et encore plus pouvants si jamais leurs chos
rptaient un jour de sinistres bruits de guerre, s'ils
voyaient luire au loin des baonnettes europennes, ou
s'ils entendaient tonner des canons rays. Quant aux habitations royales, je ne pus y atteindre. Tout l'espace au
del d'une zone de cinquante pas comprise entre la montagne et les bords du fleuve n'est encore qu'un marcage, et tous les troits sentiers sont obstrus par des
broussailles et de hautes herbes qui ont eu le temps de
crotre pendant les six ou huit mois couls depuis la
dernire visite du roi.
Ne pouvant trouver une seule cabane o nous pussions loger, nous nous mmes en devoir d'abattre des
bambous pour nous en construire une ; ce qui ne fut
pas long, plusieurs hommes du hameau s'tant joints
nous, et c'est dans cette hutte ouverte tous les vents
que nous nous sommes installs.
Dans l'intervalle, j'appris qu'un lphant blanc venait
d'tre pris dans le Laos et qu'il tait en route pour
Bangkok sous la garde d'un mandarin.
Cette grande nouvelle a t apporte ici par un messager, charg par le vice-roi de Korat de faire prparer
la route et les tapes pour la bte sacre. M'tant trouv
chez le premier magistrat de Khao-Khoc au moment
de l'arrive dudit messager, je me suis empress de
reporter sur mon journal les principaux dtails de cette
entrevue et du dialogue qui s'ensuivit, dans l'espoir
qu'ils auront au moins, pour mes lecteurs, si j'en ai jamais, le piquant de la nouveaut.
La scne se passe dans le prtoire de la localit, ou
ce qu'en France on appellerait l'htel de la prfecture.
Pauvre prtoire qui ne diffre gure de la plupart des
huttes cambodgiennes, dont j'ai donn le dessin (voir
p. 283), et dans la construction complte desquelles,
pilotis, charpente, cloisons, plancher et toiture, gros et
petit mobilier compris, il n'entre d'autres matriaux que
ceux que peut fournir un pied de gramine, gigantesque
il est vrai, une touffe de bambou.
Sur le plancher vacillant de cette espce de cage, le
mandarin, les jambes croises la faon d'un tailleur,
occupe une estrade de quinze dix pouces de hauteur
et roule dans la bouche, d'un air grave, quelques pinces de btel ; devant lui, plutt tendu que prostern,
le messager, fonctionnaire de l'ordre des nai-mouets ou
sergents de police, fait son rapport, tandis que sur les
degrs de l'chelle qui donne accs la salle d'audience,
des volailles indiscrtes se perchent et caqutent, et que
des tonquins, l'abdomen distendu, se vautrent et grognent dans la vase charge d'immondices du sous-sol de
cette demeure officielle.
Le message dbit et ou, le mandarin se lve avec
transport, dpose sa chique, joint les mains et s'crie :
Heureux vnement ! Avez-vous, Nai-Mouet ! t
favoris de la vue du saint lphant?
LE MESSAGER. Illustre seigneur, que n'en est-il

331

ainsi ! Mais je ne le connais que par la proclamation de


l'auguste Chao-Phaja de Korat, dont je reois les ordres,
moi, cheveu. L'auguste Chao-Phaja s'est transport
jusqu' Pimaie pour vrifier si la chose tait telle que
l'annonait le roi de Louang-Prabang, et son retour il
a dclar avoir reconnu un lphant mle, de noble
race, marqu de tous les signes divins.
LE MANDARIN. Bien! trs-bien! Alors sa couleur
peut tre compare la couleur d'une marmite de terre
neuve?
LE MESSAGER. Illustre seigneur ! je reois vos ordres, il en est ainsi.
LE MANDARIN. Parfaitement ! Et quelle est sa
taille?
LE MESSAGER. Illustre seigneur ! il a au moins
quatre coudes de hauteur.
LE MANDARIN. Ah! Il est jeune encore? et a-t-il
une bonne apparence ?
LE MESSAGER. Illustre seigneur ! je reois vos
ordres, il est majestueux.
LE MANDARIN. Et quand devons-nous l'attendre en
ces lieux?
LE MESSAGER. -- Illustre seigneur ! si je puis noncer
une opinion cet gard, moi cheveu, il sera ici vers le
milieu de la prochaine lune.
LE MANDARIN. Bien ! trs-bien! tout sera prt pour
sa rception.
Et tandis que le Nai-Mouet se glisse reculons vers
l'chelle pour aller porter ailleurs la bonne nouvelle,
l'illustre seigneur aux soixante ticaux d'appointements
annuels (180 fr.), auquel il vient de la communiquer,
se frotte les mains avec une vigueur inaccoutume et
rpte, avec une animation croissante :
a Heureux vnement ! heureux vnement !
Le digne magistrat ne put me cacher longtemps que
ce qu'il prisait le plus dans l'vnement, ce qui le rendait
si joyeux, c'tait la facult que l'ouverture et la rparation des routes allait lui donner d'imposer des corves
ses administrs. Il m'avoua humblement, pleurant d'un
il et riant de l'autre, qu'il en imposerait beaucoup plus
que la chose ne l'exigeait absolument, et que tous ceux
qui voudraient s'en racheter le trouveraient dispos
traiter avec eux au prix modique de seize ticaux par tte,
et que cette petite ngociation , mene bonne fin, le
mettrait l'abri du besoin dans sa vieillesse.
C'est, ajouta-t-il en terminant, ce que mes collgues,
grands et petits, appellent proverbialement tham na bon
limg phra (faire sa moisson sur le dos du peuple). N'avez-vous pas, vnrable tranger! quelque expression quivalente dans les langues europennes?
Tous les habitants du village , une cinquantaine
peu prs, sont venus me prsenter leurs enfants et me
demander des remdes, les uns contre la fivre, d'autres
contre la dyssenterie ou les rhumatismes, etc. Je n'ai
pas entendu dire qu'il y et des lpreux ici comme
Khao-Tchioula, mais les enfants sont d'une salet rvoltante ; ils sont littralement couverts d'une couche
de crasse qui les fait ressembler des ngrillons ; la

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

332

LE TOUR DU MONDE.

plupart de ces pauvres petits tres tremblent de la fivre.


Le lieu que j'habite est dans une valle forme par une
ceinture de montagnes venant de Nophabury et de Phrbat, contre-forts de la chane qui, contournant le bassin
du Mnam, se relie celles de la pninsule et de la
Birmanie. Le mont Khoc s'tend un kilomtre de la
rive gauche de la rivire, autour d'un espace demi-circulaire, puis se rattache aux montagnes qui courent
l'est vers Korat et au nord vers le M'Lm et le Thibet.
En face du mont Khoc, d'autres monts s'lvent en pente
abrupte partir de la rive droite qu'ils dominent un
instant pour se prolonger l'est o ils se runissent
d'autres chanes. C'est dans cette troite valle et sur
les bords de la rivire qu'est situ le hameau que j'habite. Toute la contre est dans un tat sanitaire affreux;
cepen lant, comme tous les pays montagneux, elle recle
des choses admirables.
Les pluies qui deviennent de plus en plus rares et qui

ont mme fini de tomber au nord ont dj fait baisser le


lit de la rivire de plus de vingt pieds. On me dit qu'
Boatioume elle est si troite que les branches des arbres
des deux rives se touchent et forment une vote audessus de la tte des voyageurs. Ces montagnes, composes de calcaire, sont couvertes d'une puissante vgtation, mais portent partout les traces de l'eau qui les
recouvrait une poque gnalogiquement rcente. De
leur sommet on peut se reprsenter les limites qu'avait
alors la mer; on reconnat du premier coup d'il qu'elle
envahissait la plaine qui se droule au sud, et que tous
les perons des massifs montagneux formaient des caps,
des golfes ou des les. J'ai trouv peu de distance de
leur base, sous une couche d'humus, des bancs de corail fossile et des coquillages marins en fort bon tat de
conservation e.
Ds que ma hutte fut acheve, ce qui ne fut ni long
ni coteux, nous y tablmes trois hamacs, nous nous

Elpbants sauvages amens au kraal d'Ajuthia pendant l'inondation. Dessin de E. Bocourt d'aprs M. Bocourt an.

mmes en devoir de nous prparer un terrain de chasse


pour les insectes, qui ne sont jamais plus abondants
"qu' la fin et au commencement de la saison des pluies,
et nous abattmes une quantit d'arbres d'une grosseur
raisonnable. Le mtier de bcheron est dur et pnible
sous cette latitude, o le soleil, pompant l'humidit de
la terre et des marcages dont nous sommes environns,
nous enveloppe d'une atmosphre d'tuve ou de serre
chaude ; mais nos peines ont t largement compenses
par une chasse abondante et fructueuse : les longicornes
abondaient, et aujourd'hui j'ai une bote pleine de plus
de mille insectes rares et nouveaux ; j'ai mme t assez
heureux pour remplacer un certain nombre des rares
espces de Petchaburi qui ont t dtruites ou dtriores par l'eau de mer dans ma collection naufrage avec
le Sir J. Brooke,
Les habitants du village et des environs, et jusqu'aux
talapoins des pagodes voisines, viennent chaque jour

m'apporter des btes, comme ils disent; les uns des sauterelles, les autres des scorpions; qui des serpents, qui
des tortues, etc., et le tout accroch au bout d'un bton.
1. a ....Lorsque j'tais Ajuthia, ayant eu occasion de faire des
fouilles, pour chercher les vases sacrs qui furent enfouis lors de
l'invasion des Birmans, en 1769, j'observai, partout o je fis creuser,
qu' la profondeur d'environ trois mtres on rencontrait une couche
de tourbe noire d'un pied d'paisseur, dans laquelle s'taient forms
quantit de beaux cristaux transparents de sulfate de chaux. (Disons en passant que les Siamois recueillentces cristaux, les calcinent, et en obtiennent une poudre extrmement fine et trs-blanche, dont les comdiens et les comdiennes se frottent les bras et
la figure.) Dans cette couche de tourbe on trouve, en outre, des
troncs et des branches d'un arbre dont le bois est rouge, mais si
fragile, qu'il se rompt sans effort. D'o je. conclus que c'tait l
le niveau primitif du terrain, qui se sera lev peu peu par le
sdiment qu'y dposent les eaux chaque anne, l'poque de
l'inondation, aussi bien que par le dtritus des feuilles et des
plantes.
' Il est dit dans les Annales de Siam, que sous le rgne de PhraRung (environ l'an 650 de notre re), les jonques chinoises pouvaient remonter le )lf-Nam jusqu'. Sangkhalk, qui est aujour-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

334

LE TOUR DU MONDE.

Leur but, ce faisant, est d'obtenir en retour un ou deux


boutons de cuivre, quelques grains de verroterie, ou un
peu de toile rouge.
Le vent du nord se fait trs-souvent sentir, cependant
ceux du sud-est et du sud-ouest reprennent quelquefois
le dessus et nous ramnent de la pluie; mais la chaleur
des nuits diminue chaque jour, au point que maintenant
aprs trois heures du matin je puis supporter une couverture ou m'envelopper de mon burnous. Mes deux
serviteurs ont de temps en temps quelques atteintes de
fivre intermittente ; ils se plaignent souvent du froid
l'estomac. La mort nous dresse tant d'embches dans ces
lieux humides que celui qui y chappe peut se considrer comme privilgi
L'air avait commenc frachir la fin de novembre ;
avec dcembre nous entrons en plein hiver; une bonne
brise, pareille notre bise+de mars, souffle du nord
toute la journe, et la nuit ' le thermomtre baisse dj
jusqu' quinze degrs centigrades. Le soir je me promne
au bord de la rivire envelopp d'un chaud burnous, le
capuchon relev ; c'est un plaisir que je n'avais pas got
depuis ma visite Phrbat il y a deux ans. Il faut avoir
pass tant de nuits d'insomnies, suffoquant de l'extrme
chaleur, pour se figurer le bien-tre que l'on prouve
dormir ttifin'sous une bonne couverture de laine et surtout sans faire une guerre incessante ces affreux moustiques. Phra et Deng ont toute leur garde-robe sur le
dos, le jour et la nuit ; je les ai mme vtus d'une double flanelle rouge et de chapeaux de feutre ; on les
prendrait pour des garibaldiens, leur costume seulement, car ils n'ont nullement l'air tapageurs ni guerriers ; cependant ils ne manquent pas d'un certain courage qui a aussi son mrite. Ils dansent en chantant
autour d'un bon feu, et ils ouvrent de grands yeux quand
je leur dis que j'ai vu des fleuves et des rivires plus
larges que le Mnam, gels et sur lesquels les chars les
d'hui plus de cent vingt lieues de la mer; ce qui fait supposer
que la plaine de Siam a prouv un changement considrable dans
ce laps de douze cents ans, puisqu' prsent les jonques ne remontent pas au del de Juthia, distante de la mer de trente lieues
seulement.
En creusant des canaux, on a trouv, dans plusieurs endroits,
des jonques ensevelies dans la terre quatre ou cinq mtres de
profondeur. Plusieurs personnes m'ont rapport que quand le roi
fit creuser les puits pour les plerins, sur la route de Phrd-Bat,
une profondeur de huit mtres, on trouva un gros cble d'ancre
en rotin.
A l'extrmit nord de Bangkok, onze lieues de la mer, je vis
des Chinois creusant un tang ne rapporter du fond que des coquillages concasss, ce qui me confirma dans mon opinion, que
cette plaine avait t mer autrefois. Voulant donc rsoudre la
question de manire lever tous les doutes, je fis creuser dans le
terrain de notre glise Bangkok un puits de vingt-quatre pieds
de profondeur; l'eau qui se rassemblait au fond tait plus sale que
l'eau de mer; la vase molle qu'on ramenait du fond tait mle
de plusieurs sortes de coquillages marins, dont un bon nombre
taient en bon tat de conservation; niais, ce qui finit par lever
tous les doutes, fut une grosse patte de crabe et des concrtions
pierreuses auxquelles adhraient de jolis coquillages.
La mer s'est donc retire et se retire encore tous les jours; car
dans un voyage au bord de la mer, mon vieux pilote me montra
un gros arbre qui tait un kilomtre dans les terres, en me disant : a Voyez-vous cet arbre l-bas? Quand j'tais jeune, j'y ai

plus lourds pouvaient circuler' et d'autres o l'on rtit


quelquefois des bufs entiers et que souvent, dans ces
contres-l, des hommes et des animaux meurent de
froid.
Mon petit Tine-Tine ne dit mot, il s'enfonce sous
ma couverture et y dort son aise; cependant si Phra
le tourmente en drangeant sa literie, il lui montre
les dents. Ingrat que je suis, je ne vous ai pas encore
parl de ce petit compagnon qui m'est si fidle et si attach, de ce joli et mignon King-Charles que j'ai
amen avec moi, et dont toutes les Siamoises, surtout
celles qui n'ont point d'enfants, sont prises, malgr
l'aversion que les Siamois tmoigent aux chiens gnralement; aversion n'est peut-tre pas le mot propre,
mais ils ne caressent jamais ces animaux, qui d'ailleurs
demeurent presque tous demi sauvages. Je crains bien
pour ce pauvre chien une triste fin , qu'il ne soit foul
aux pieds par un lphant ou qu'un tigre n'en fasse une
bouche.
Depuis deux jours nous faisons bombance; au moment o les vivres commenaient nous manquer, le
poisson s'est avis de remonter la rivire, et c'est par
centaines qu'on les prend la trouble; ils ne sont gure
plus gros que des sardines, il est vrai, mais en une
heure nous en avons pris de quoi remplir six ou huit
paniers , et mes deux serviteurs ont assez a faire couper les ttes et saler.
Tous les enfants du voisinage, dont la plupart sont
encore la mamelle, viennent constamment m'apporter
des insectes pour avoir un bouton de cuivre ou une cigarette. Oui, une cigarette 1 ces bambins quittent le sein
de leur mre pour la pipe et alternativement; s'ils n'taient pas si sales, ils seraient gentils, et je serais port
les caresser ; mais depuis que j'y ai t pris, je crains
les affections cutanes.
Le Laotien est aussi superstitieux que le Cambodgien,
et plus peut-tre que le Siamois. Si quelque personne
tombe malade de la fivre ou seulement de quelque lgre
indisposition, coup sr c'est le dmon qui est entr dans
son corps. Si quelque affaire ne russit pas, ce ne peut
tre que la faute du dmon ; si quelque accident arrive
la chasse ou la pche, ou en coupant du bois dans la
fort, c'est le dmon et toujours le dmon. Dans les maisons ils conservent prcieusement un talisman, gnralement un simple morceau de bois, ou une plante parasite dont la forme possde quelque ressemblance avec
%,

souvent attach ma barque; et aujourd'hui, voyez comme il est


loin.
Voici la cause qui fait crotre si vite la terre au bord de la
mer. Pendant trois mois de l'anne, quatre grands fleuves charrient, jusqu' la mer, une quantit incalculable de limon; or, ce
limon ne se mle pas l'eau sale, comme je m'en suis convaincu
par mes propres yeux, mais il est ballott et refoul par le flux et
reflux sur les rivages oft il se dpose peu peu, et peine s'est-il
lev au niveau de l'eau qu'il y croit des plantes et des arbres vigoureux qui le consolident par de nombreuses racines. J'ai tout
lieu de croire que la plaine de Siam s'est accrue de vingt-cinq
lieues en largeur sur soixante en longueur, ce qui ferait une tendue de quinze cents lieues carres. (Pallegoix, t. I", ch. tv.)
1. En Russie, sur la Nva.
2. Sur la Tamise, Londres.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

335

LE TOUR DU MONDE.
une partie quelconque du corps humain, et qui doit
cette circonstance de devenir le dieu lare du foyer, le
protecteur qui en carte tous les mauvais gnies.
Tous les jours nous organisons une nouvelle chasse
dans les forts; cependant ici, quand on ne croit chasser
qu'aux insectes ou aux oiseaux, il arrive que le bruit de
la voix, ou la dtonation de nos fusils dans ces profondes solitudes, rpts par les chos de la montagne,
fait sortir les animaux froces de leurs repaires. Hier,
aprs une chasse assez longue et fatigante dans laquelle
nous avions tu quelques oiseaux et un ou deux singes,
nous revenions fatigus, lorsque , arrivs une petite
claircie de la fort, je dis mes deux boys 1 u de prendre un peu de repos au pied d'un arbre pendant que
j'irais, de ma personne, la recherche des insectes, etc.
Tout coup mon attention est veille par un bruit suspect, comme le pitinement d'un animal se glissant dans
l'pais feuillage. Je relve aussitt la tte, saisissant et
armant en mme temps mon fusil, et je me glisse lgrement derrire le grand arbre au pied duquel dorment
mes hommes. Il tait temps! En ce moment mme un
beau et grand lopard prenait son lan pour franchir les
broussailles et s'lancer sur un de mes domestiques, qui
tous deux sommeillaient aussi paisiblement que s'ils
eussent t dans notre hutte. Je n'eus pas une seconde
moi pour viser et presser la dtente de mon arme, et
l'animal frapp de ma balle l'paule droite alla rouler
plusieurs pas de distance, dans un inextricable buisson, aprs avoir dcrit en l'air un bond d'une hauteur
prodigieuse. Il n'tait que bless, et nous avions tout
craindre, si je ne russissais le tuer, ou tout au moins
lui briser l'autre paule pour le mettre dans l'impossibilit de nous faire du mal. Une seconde dcharge,
qui le frappa dans la rgion du coeur, l'acheva presque
instantanment.
L'effroi, la crainte et l'motion de mes deux pauvres
garons rveills en sursaut par la premire dtonation
de mon arme, si prs de leurs oreilles, ne peuvent se
comparer qu'au plaisir qu'ils prouvrent en voyant l'animal tendu sans vie leurs pieds.
Je pouvais regarder cette aventure comme une trenne
de nouvel an, car nous sommes au dernier jour de dcembre.
Encore une anne coule , anne seme pour moi,
comme pour tous, de joies, d'inquitude et de peines, et
aujourd'hui plus encore que les autres jours, mes penses se reportent sur le petit nombre d'tres qui me sont
chers. Plus d'un coeur ami, cette heure, rpond aux
battements du mien; j'en suis sr, des voeux pour le
pauvre voyageur s'lvent la fois et identiques des
foyers de mon pre, de ma femme et de mon frre, quelle
que soit la distance qui les spare. Tous dsirent mon
retour , m'crit mon frre dans sa dernire lettre que
mes amis de Bangkok viennent de m'envoyer, et pourtant
je ne suis qu'au dbut de ma nouvelle campagne : serait-ce d'un bon soldat de prendre son cong la veille
1. Le mot boy, qui veut dire garon, est gnralement employ
en Angleterre pour dsigner les domestiques mles.

d'une bataille? Je suis aux portes de l'enfer comme appellent cette fort les Laotiens et les Siamois. Tous les
tres mystrieux de cet empire de la mort sem des ossements de tant de pauvres voyageurs, dorment profondment sous cette vote paisse. Je n'ai rien qui pourrait effrayer les dmons qui l'habitent, ni dents de tigre,
ni cornes de cerf rabougries, aucun talisman enfin, que
mon amour pour la science et ma croyance en Dieu. Si
je dois mourir ici, quand l'heure sonnera, je serai prt.
Il y a dans le repos de cette fort, dans le calme de
cette puissante nature tropicale, quelque chose d'une majest indfinissable qui cette heure de la nuit (minuit)
fait sur moi une impression profonde. Le ciel est serein,
l'air frais, les rayons de la lune ne pntrent qu' travers les branches et les feuilles des arbres, et n'clairent
et l que quelques coins du sol, qu'on dirait des lambeaux de papier disperss par le vent ; pas le moindre
souffle ne fait bruire les arbres, et rien ne troublerait
ce silence imposant sans quelques feuilles mortes qui
tombent de branche en branche avec un petit bruit
sec, le murmure d'un ruisseau qui coule mes pieds
sur un lit de cailloux, quelques grenouilles qui se rpondent de distance en distance, et dont le coassement ressemble l'aboiement rauque d'un chien ; puis de temps
en temps quelque oiseau de la nuit, des chauves-souris,
attires par la flamme de la torche qui brle attache
une branche de l'arbre sous lequel j'ai tendu ma peau
de tigre ; puis, de longs intervalles, le cri plus ou
moins rapproch d'une panthre qui appelle son mle, et
auquel rpondent par des grognements du sommet des
arbres des chimpanzs dont elles troublent le repos.
Un sabre d'une main et une torche de l'autre, Pra
poursuit des poissons dans le ruisseau; son ombre reflte sur les rochers et dans l'eau, pendant qu'il s'escrime et crie tour tour : Manqu ! touch ! u le ferait
prendre pour un dmon par les gens du pays. Je ne sais
pourquoi, mais je ne puis me dfendre d'un sentiment
de tristesse que quelques heures de sommeil et une longue chasse demain parviendront dissiper ; comment
finira cette anne pour nous? Atteindrai-je mon but,
et aurai-je le bonheur de conserver cette sant sans
laquelle il me serait impossible de rien faire, et pourrai-je surmonter tous les obstacles et les difficults qui
m'attendent, et dont les moyens de transport, si difficiles se procurer, ne sont pas les moindres ?
Cependant, malgr tout, que ceux qui pensent moi
cette heure, par del les continents et les mers, au
foyer de famille, ne soient pas trop inquiets sur mon
sort, et conservent cet espoir et cet amour en Dieu qui
seuls font l'homme grand et fort. Avec l'aide de la protection divine le jour de notre runion viendra, et notre
persvrance et nos efforts seront recompenss ! Et toi,
fil magntique invisible qui, malgr les distances, runit
les curs amis , porte les bndictions du voyageur
tous ces tres chris, inspire-leur ces penses qui font
ma force de toutes les heures, et ma consolation dans
les plus tristes et les plus pnibles moments. A tous
donc une heureuse anne ! Puiss-je aussi ramener sain

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


336

LE TOUR DU MONDE.

et sauf ce pauvre jeune Phra, compagnon fidle de mes


travaux, de mes fatigues, et dont le dvouement semble
l'preuve de la mort. Mes deux serviteurs sont un peu
puiss par la fivre et un commencement de dyssenterie, mais ils ne m'en suivent pas moins pleins d'entrain
et de gaiet, et me montrent un attachement de tous les
instants....
A cinq ou six lieues au nord de Khao-Khoc se trouve
le mont Sake, et deux milles au del toute trace d'habitation cesse jusqu' Boatioume. Les bords solitaires de
la rivire gagnent en charme et en pittoresque; tantt
ce sont de belles roches de calcaire couvertes en maints
endroits d'une crote de matires ferrugineuses, et d'o

dcoulent des sources bruyantes qui, doues de la proprit d'incrustation, laissent partout sur leur passage des
dpts de formes curieuses ; tantt des monts qui s'lvent abruptement une grande hauteur, et renferment
des grottes plus ou moins profondes et ornes de stalactites; enfin de gracieux lits de sable, et des lots o s'tendent pour se chauffer au soleil une foule d'iguanes ;
partout c'est une riche vgtation entremle d'lgantes
touffes de bambous. L s'battent et se querellent des
troupes de chimpanzs sur lesquels s'exerce l'adresse de
Phra, et qui lui procurent des repas dlicieux.
Nous mordicus une pirogue trs-lgre, de sorte que
le premier jour nous dpassmes des bateaux de Pet-

chaboune qui l'avant-veille taient partis de Khao-Khoc;


car le courant est encore assez rapide, lors mme que
les eaux sont dj si basses qu'en maints endroits il faut
traner les embarcations sur le sable, et que les perches
remplacent partout les avirons.
Les tigres, assez rares Khao-Khoc, sont beaucoup
plus communs aux environs de Boatioume o ils dtruisent beaucoup de btail. Les crocodiles y sont galement en beaucoup plus grand nombre. Avant-hier, de
notre barque, j'en tuai un d'une grosseur norme, le
plus grand que j'eusse vu jusqu' prsent. Un Laotien,
ancien chasseur renomm pour son adresse et son courage, m'a racont, au sujet de ces amphibies, l'anecdote

suivante : a Un alligator dormait sur le sable, tout prs


de la rivire, la gueule ouverte, Un tigre, venu l pour
se dsaltrer, s'approche et y fourre sa patte ; le croc se
referme et le tigre est aussitt entran sous l'eau. A
force d'efforts, il parvient cependant ramener au rivage
son adversaire, qui son tour l'entrane une seconde
fois. De nouveau le tigre regagne la rive, et le crocodile
l'emporte encore. La lutte dura ainsi quelque temps,
jusqu' ce qu'enfin la balle du vieux chasseur ayant
frapp le tigre, les deux adversaires disparurent, ne laissant la surface de l'eau qu'un filet de sang.
Henri Mouxor.
(La fin cl la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

Ruines

337

de Panbrang, district de Tchaapoune, province de Krat. Dessin de Catenacci d'aprs M. Mouhot.

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS


ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'1NDO-CHINE,
PAR FEU HENRI MOUHOT, NATURALISTE FRANAIS'.
1858-1861. TEXTE ET DESSINS INDITS.

XXVI
La

ville de Tchaapoune. Retour Bangkok. L'lphant blanc. Encore la fort du Roi du Feu.
ISrat et sa province. Penom-Wat.

fvrier
je me prsentai au gouverneur pour lui demander de l'aide et le prier de me louer des lphants ou des
beeufs pour continuer mon voyage. Je lui prsentai mon
passe-port franais, la lettre du Khrme Luang, puis une
autre du gouverneur de Krat; mais tout fut inutile. Il me
fut rpondu que, si je voulais des boeufs ou des lphants,
il y en avait dans la fret. J'aurais pu me passer de l'assistance de ce fonctionaire en langouti, et louer d'autres animaux chez les habitants de la ville ; mais ceux-ci
me les auraient fait payer deux ou trois fois plus cher
que le prix ordinaire, et ma bourse est trop lgre pour
me permettre un pareil sacrifice, qui se renouvellerait
probablement chaque station. La seule chose qui me
restait faire, c'tait de retourner sur mes pas, laisser
un de mes domestiques Krat avec mes bagages, et
revenir avec 1 autre, Bangkok, rclamer prs de notre
consul, des ministres ou du roi lui-mme ; car il y a un
trait conclu par M. de Montigny, entre la France et
le roi de Siam, qui oblige donner aide et protection
Avant atteint la ville de Tchaapoune le 28

1861,

1. Suite et lin. Voy. pages 219, 225, 241, 257, 273, 289, 305
et 321.
Vlll.

aux Franais, et surtout aux missionaires et aux naturalistes. C'tait 1k une perte de temps bien regrettable et.
qui pouvait m'occasionner de trs-srieux inconvnients,
car, si par suite de ces dlais je venais tre surpris
par la saison des pluies au milieu des forts, ou mme
avant mon arrive dans un lieu sain, ma sant et ma
vie pouvaient tre compromises.
Heureusement, depuis Krat, j'eus le plaisir de voyager en compagnie de cet lphant blanc pris dans le
Laos, dont j'ai parl plus haut, et qu'un dignitaire de
Bangkok, avec lequel je liai connaissance et qui me
prit en amiti, tait venu chercher en grande pompe.
La caravane tait magnifique : elle comptait plus de
soixante lphants de couleur normale, dont deux furent
mis mon service, un pour moi-mme et un autre pour
mon domestique.
Me trouvant donc dans les bonnes grces du mandarin charg d'escorter le pachyderme ftiche, je lui contai mon aventure, et il me promit de me faire obtenir
tout ce que je dsirais. A notre arrive Saraburi,
nous trouvmes les administrateurs du Laos et les premiers mandarins de Bangkok runis en cette ville pour
22

704 e LI\'.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

338

LE TOUR DU MONDE.

prendre soin de l'lphant. Les Siamois, gens superstitieux avant tout et pleins de foi dans la mtempsycose, croient que l'me de quelque prince ou de quelque roi passe dans le corps de ce pachyderme, comme
aussi dans le corps des singes blancs et de tout autre
animal albinos : c'est pourquoi ils ont pour ces cratures
maladives la plus grande vnration, non pas qu'ils les
adorent, car les Siamois, en vrais disciples des premiers
aptres du bouddhisme, ne reconnaissent aucun Dieu,
pas mme Bouddha, mais ils ont la croyance que ces
tres anormaux portent bonheur au pays.
Pendant le trajet, des centaines d'hommes coupaient
les branches devant l'animal et lui prparaient un chemin facile. Deux mandarins lui servaient ses repas des
gteaux de diffrentes espces dans des plats d'or, et le
roi lui-mme, sorte de philosophe rationaliste, vint jusqu' Ajuthia au-devant-de lui.
Grce ce ftiche et l'aide de quelques prsents de
valeur, je russis obtenir des lettres un peu plus favorables pour les gouverneurs des provinces du Laos et
je quittai de nouveau Bangkok, o pendant une quinzaine
de jours je reus la gracieuse et gnreuse hospitalit
de mon ami Dr Campbell, un des meilleurs hommes que
j'aie rencontrs jusqu' prsent, et dont la bont, l'affabilit et la loyaut ont gagn mon coeur et mou estime.
Enfin, aprs une double dpense d'argent et de temps,
celui-ci plus irrparable que celui-l, je pus reprendre
la route du nord.
En me parlant de son voyage Krat, le Dr House, le
plus hardi des missionnaires amricains de Bangkok et
le seul blanc qui et pntr jusque-l depuis un grand
nombre d'annes, me disait qu'il n'avait prouv sous
tous les rapports qu'une dception. J'en dirais autant, si
j'tais comme lui parti avec beaucoup d'illusions; mais
j'avais une ide de la fort du roi du Feu, que j'avais dj
traverse sur une foule de points, comme Phrbat,
Khao-Khoc et Kenne-Kho, et sous les ombrages dltres de laquelle j'avais dj pass plus d'une nuit.
Quant des cits, je ne m'attendais point non plus h en
trouver au milieu de ces bois, presque impntrables,
ei o l'oeil mme ne peut plonger plus de quelques
pas devant soi. Dernirement encore, je viens d'y passer dix nuits successives. Durant la traverse de cette immense et paisse fort, tout ce qu'il y avait de Chinois
dans la caravane, heureux chaque halte de se trouver
encore au nombre des vivants, s'empressaient de tirer de
leurs paniers une abondance de provisions capable de
satisfaire l'apptit le plus exigeant; ils choisissaient,
dfaut d'autel, quelque gros arbre, ils disposaient leurs
plats, allumaient des bougies, et brlaient force papier
dor, en marmottant des prires genoux. A l'entre et
la sortie de la grande fort, ils jetaient des feuilles et
dposaient des btons parfums dans des espces de chapelles leves sur quatre pieux de bambous, ces tranges
offrandes devant, selon eux, conjurer les dmons et
carter la mort.
Quant aux Laotiens, quoique superstitieux, je les trou-

vai trs-aguerris, surtout ceux qui ont huit ou dix fois


ce voyage par an. Ils n'ont mme pas peur d'veiller le
roi du Feu en tirant sur les voleurs et le gibier qui se prsentent. La mort cependant recrute journellement, et
mme dans la bonne saison, un ou deux individus sur dix
nouveaux venus qui traversent cette fort. Je suppose
que le nombre de ceux qui payent leur tribut dans ce
terrible passage, soit la maladie, soit la mort, doit
tre considrable dans la saison des pluies. Lorsque
tous les torrents dbordent, que la terre est partout dtrempe, que d'une extrmit l'autre le chemin n'est
que fondrires, que les rizires sont couvertes de plusieurs pieds d'eau, et qu'aprs cinq ou six jours de marche dans la vase, le voyageur ne cesse de transpirer au
milieu d'une atmosphre d'une puanteur extrme, chaude
comme une tuve et charge de miasmes putrides, que
de victimes doivent succomber!
Deux Chinois de notre caravane arrivrent Krat
avec une fivre affreuse. Je pus en sauver un, parce
que, prvenu temps, je lui administrai de la quinine;
mais l'autre, celui qui paraissait cependant le plus robuste, tait mort presque aussitt que j'appris qu'il tait
malade.
Notre premier bivac dans le Dong-Phya-Phaye avait
t sur le revers occidental de la montagne. Nous campmes sur un coteau o nos pauvres boeufs, faute d'herbe,
durent apaiser leur faim avec quelques feuilles arraches
aux arbustes. La rivire qui descend de ces hauteurs
est celle qui passe prs de Krat. Sur la colline de la rive
oppose, campait une autre caravane de plus de deux
cents boeufs.
Dans une gorge de cette montagne, et sur des hauteurs presque inaccessibles et excessivement fivreuses,
j'ai trouv une petite tribu de Kariens qui nagure habitait les environs de Patawi. Pour conserver leur indpendance, ils vivent peu prs squestrs, car la crainte
des fivres empche les Siamois de pntrer chez eux. Ils
n'ont ni temples ni prtres; ils cultivent un riz magnifique et plusieurs espces de bananes qui ne se retrouvent que chez les tribus de mme origine. Beaucoup
d'individus, quoique assez rapprochs d'eux, ignorent
mme leur existence; il est vrai qu'ils sont un peu nomades. D'autres prtendent qu'ils payent annuellement un tribut consistant en rake, qui n'est autre chose
que la gomme laque ou lake du Japon. Cependant, chose
assez contradictoire, le gouverneur de la province de
Krat et plusieurs chefs de la province de Saraburi
m'ont paru dans une complte ignorance ce sujet.
Le jour suivant, une heure avant le lever du soleil,
aprs avoi compt les boeufs morts d'puisement et devant servir de pture aux animaux sauvages, aprs avoir
charg les marchandises sur d'autres bts, nous nous
remimes en marche; et vers onze heures nous entrmes
dans de longs bois couverts de taillis et de hautes herbes, o fourmillent les daims et o l'on ne tarda pas
faire halte auprs d'une source.
Le lendemain, aprs un dtour de quelques milles au
nord pour trouver un passage, on gravit une nouvelle

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
chane qui court paralllement la premire, mais couverte de blocs de grs ; la vgtation y reparat avec toute
sa force. L'air est pur et frais ; et grce des bains ritrs dans des sources d'eau vive, les pieds qui n'taient
que plaies et ampoules au dbut du voyage, commencent

dl;

se raffermir. Les gibbons et les calaos font de nouveau


entendre leurs cris. Je tuai plusieurs faisans, des paons
et un aigle qui, aprs avoir t corch, fit les dlices de
nos conducteurs. Au del de ce mont, le terrain redevient
sablonneux et la vgtation plus maigre. Nous campons
,11[1111

os
..

.
l

339

III I'

III

IfI

^!

I q' I II
yr^
II

/^

M1

p'

^',
.F

II I

11 :I

11 II

I^

I I Il' I I

I
I I II I I

1 II I I
11,!II

1[

, 1

I I

I III I

';I

II ' ^ II'f" 1,
III
I ^I 5 I
III 1
mn

c,
u

11

I,

ll
"l l l l

!I

1 1

-r

'

Ili

lg '

l;
'I

1'

'I^

H^,, ^,
[ '

l q
II

l a

L,

_ ,:

Ai

I m

41-.

:..
1 1

l'j:

-.

IIII I I

4q
P

.3
'4 gN^n>`^`

N
o,

1yv

V\

))3',4\-

-_

C \\11

li1H^

.,,1,\c

,5\t ti
E1

^^

ses

\^

',

'3 :. n l

\\t`ir

^Illl

g.

dl5

p,fi10'
0t I l ltr Ae'IIL^ ///

'.11111 0f^

"0

z'
rr//ilr

I r

.,,,.

411ry4pd^
n^.
udP^

`ld

^.y

a+l
c

e
>

vi---

r 5

.^ ,,,^* : rt.- ,hTm'<s.. m

3_

66

^t

'

nAV

a
ta

i
e

1 x, t ^ F

^^^i^ v

11

! ,,ilk ,

.^i

t,

4
y@

. .i

fi

^^ .^
WY///

^Odll

af
s

a
d

.y

cs

\ ie
r
.^f (.

s^

. Vv

a
.

p1 :1111 pv

atr,-

d.v

,Cr- .,

rlul
^^

'

V!/'(//,>

',

'

^ C

"C

i ..

/4,to

`
?

v^

'rin

;i

yD

ir

oc
Zi

[
a

P/

.
o

cl

de nouveau sur les bords de la petite rivire de Krat,


trois cents mtres d'un village dcor du nom de cheflieu de district.
La dernire chane que nous venons de traverser se
droule alors une lieue de nous comme un sombre rempart, surmont des dmes et des crtes de la premire.

Nos conducteurs sont tous des Laotiens des environs de


Krat ; leur vieux chef est plein d'gards et d'attentions
pour moi ; tous les soirs, il prpare ma place pour la nuit,
aplanit la terre, coupe des branches et les recouvre d'un
petit toit de feuilles pour me prserver de la rose. La
vie de ces braves gens est dure ; tous les jours et par

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

340

LE TOUR DU MONDE.

toutes les saisons ils pitinent le sol de ces affreux sentiers, ayant peine le temps, matin et soir, d'avaler quelques boulettes de riz gluant, et passant la plupart de
leurs nuits, avec trs-peu de someil, tourments par
les fourmis blanches et tenus en alerte par les voleurs.
Tous les jours nous croisions une ou deux caravanes
de quatre-vingts cent boeufs, transportant des peaux de
daim, de cerf, de panthre, beaucoup de soie crue,
venant du Laos oriental, des langoutis de coton et de soie,
des queues de paon, de l'ivoire, des os d'lphant, du
sucre, mais ce dernier produit en petite quantit.
Les quatre jours suivants, le terrain conservait le
mme aspect. Nous traversmes plusieurs villages considrables, dont un, Sikiou, nourrit un troupeau de
plus de six cents boeufs appartenant au roi. Nous avons
mis dix jours pour aller de Keng-Ko Krat, o je fus
parfaitement reu par l e gouverneur, qui, en outre de
mes autres lettres, m'en donna une pour les fonction-

naires des provinces sous ses ordres, les obligeant me


louer ma premire rquisition, autant de boeufs et
d'lphants que j'en mentionnerais. La plus grande partie de la population de cette ville vint au-devant de moi,
avec Phra en tte, et plusieurs habitants me comblrent
de prsents : des sacs de riz, du poisson, des fruits, du
tabac, le tout en abondance.
Le quartier chinois de cette ville compte soixante
soixante-dix maisons bties avec des larges briques sches au soleil, et entoures de palissades de neuf pieds
de hauteur et fortes comme celles d'un rempart.
Toutes ces prcautions sont de la plus grande ncessit, car Krat est un nid de voleurs et d'assassins, le
repaire de l'cume des deux races siamoise et laotienne,
bandits et gens sans aveu, chapps d'esclavage ou de
prison, et attirs l sur une scne plus digne d'eux,
comme les corbeaux et les loups qui suivent les armes
et les caravanes. Ce n'est pas qu'ils jouissent d'une im-

Caravane d'lphants traversant les montagnes du Laos. Dessin de E. Bocourt d'aprs M. Mouhot.

punit complte ; le gouverneur de Krat, fils du badine


ou gnral qui soumit Battambang etles provinces rvoltes du Cambodge, est vice-roi de ce tout petit Etat. Il a
droit de vie et de mort, et il en use, dit-on, avec un
sang-froid implacable ; il coupe une tte et un poignet
sans y mettre beaucoup de faons. C'est toujours la
justice siamoise, justice sommaire, mais peu logique.
Il n'y a ni gendarmes ni police : c'est au vol arrter
le voleur, s'il peut, et l'amener devant le juge; son
voisin mme ne lui prterait pas main-forte.
Il s'agissait de me caser. Je m'adressai aux Chinois
pour avoir un abri un peu plus grand que celui o Phra
s'tait d'abord log avec mes bagages. En peu de temps
nous trouvmes mon affaire.
A l'extrmit du quartier chinois, qui est le bazar,
commence la ville proprement dite, renferme dans une
enceinte carre d'un demi-mille de ct, forme de blocs
de concrtions ferrugineuses et de grs tirs des mon-

tagnes loignes, et que je reconnus au premier aspect


pour tre l'ouvrage des Khtnerdm.
Dans l'ntrieur se trouvent la rsidence du gouverneur, celle de toutes les autres autorits, quelques pagodes, un caravansrail ; en outre, un assez grand
nombre d'autres habitations ne sont pas comprises dans
l'enceinte. Un filet d'eau de huit mtres de large, qui
traverse la ville, est bord de petites plantations d'arquiers et de cocotiers.
La ville de Krat proprement dite ne doit pas contenir
plus de cinq six mille habitants, et dans ce nombre on
compte six cents Chinois, en partie venus directement
du Cleste-Empire, en partie dpendants de parents rsidant dj dans le pays. Tous rayonnent de Krat travers la province ou sur la route de Bangkok pour leur
commerce.

Autant je trouvai les Siamois venus du dehors impudents, autant je rencontrai d'affabilit et de cur mme

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

ocd
C

Ul

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

342

LE TOUR DTJ MONDE.

clans les Chinois. C'tait le contraste qui existe entre la


civilisation et la barbarie, entre la masse de vices qu'enfante la paresse et les qualits que donne l'habitude du
travail. Malheureusement, l'aisance que le commerce
donne tous ces infatigables marchands et traficants
leur procure aussi le moyen de satisfaire leurs terribles
passions : le jeu et l'opium. On n'en voit que trop couchs
sous un hangar, leur longue et maigre chine courbe,
leurs doigts crisps sur leurs affreuses cartes, ou bien
plongs dans une espce de lthargie, au fond de leurs
sombres et sales rduits infects, qu'claire seulement la
faible lumire de leur lampe de fumeur d'opium. L'argent sort pleines mains de leurs bourses, mais finit
toujours, comme Bangkok, par retourner aux mandarins. Joueurs ou non, le commerce enrichit le plus grand
nombre; et quoiqu'ils commencent pauvres et avec des
marchandises d'emprunt confies, sur la simple recommandation d'un ami, par quelque compatriote dont les
magasins regorgent, un petit nombre de voyages suffit,
il parat, pour leur donner un capital.
C'est de tout le Laos oriental, d'Oubone, de Bassac,
de Jasoutone, ainsi que des villages laotiens de la province de Krat, que les marchandises, dont la soie, quoique d'une qualit tout fait infrieure, fait le principal
article, descendent ce march. L, comme ailleurs et
comme le dit le Siamois avec une fiert vraiment castillane, le Siamois ne sait produire que son riz.
Si la ville de Krat est peu populeuse, la province entire, qui compte une foule de villages et plus de onze
petites villes ou chefs-lieux de districts, espacs quatre, six et huit journes de distance, doit compter de
cinquante soixante mille habitants. Ce petit tat est
simplement tributaire de Siam, mais la condition de
fournir la premire et la plus considrable leve d'hommes, en cas de guerre.
Le tribut consiste en or ou en sa valeur en argent, et
monte annuellement, dans plusieurs districts, entre autres dans ceux de Tchaapoune et de Poukiau, huit
tigaux par individu. D'autres le payent en soie qui est
pese avec la balance des mandarins; et ceux-ci, comme
je le leur ai vu faire pour la cardamome Poursat et
pour les langoutis Battambng, surfont le poids et
achtent pour leur propre compte, et aux prix qu'ils daignent fixer, la meilleure marchandise.
Les lphants . y sont nombreux; on en tire un grand
nombre de l'est, du Cambodge et de tout le Laos septentrional jusqu' Muang-Lang. Il se tient Krat un march de ces animaux, dont la province entire doit compter plus d'un millier. Les bufs et les buffles y taient
autrefois d'un bon march excessif, mais les pizooties
qui depuis quelques annes ont ravag les troupeaux en
ont fait doubler et tripler le prix. C'est des extrmits
du Laos oriental et mme des frontires du Tonkin
qu'on les amne au sud.
J'ai visit neuf milles de Krat, l'est, un temple
nomm Penom-Wat, trs-remarquable, quoique bien
moins grand et moins beau que ceux d'Ongkor. Le
deuxime gouverneur me prta un poney et un guide,

et aprs avoir travers d'immenses rizires sous un soleil


vertical et de feu, reflt par une terre jauntre, j'arrivai au lieu o ma curiosit m'attirait, et qui, tel qu'une
oasis, se reconnaissait dans le lointain aux panaches ariens de ses cocotiers et la fracheur de sa verdure. Ce
ne fut pas cependant sans avoir pris un bain forc. En
traversant le Telcon, profond de quatre pieds d'eau peu
prs, je voulus, pour viter d'tre mouill, renouveler
les tours de force de l'enfance imprudente, et, imitant
Franconi, je me mis debout sur ma selle; mais, selon
l'usage siamois, deux petites ficelles retenaient seules la
sangle, non boucle, si bien qu'au milieu du courant,
celle-ci tourna et me fit piquer une tte qu'aurait envi
le plus clbre nageur des bains de l'cole. J'en fus
quitte pour rester une demi-heure vtu la Siamoise, et,
ce temps coul, il ne restait aucune trace de l'accident.
Penom-Wat est un charmant temple de trente-six mtres
de long sur quatorze de large, et dont le plan figure assez bien une croix. Il est compos de deux pavillons ou
chapelles avec toit de pierre en vote et portiques de la
plus grande lgance. La hauteur des votes est de sept
huit mtres ; la galerie en a trois de largeur intrieurement et deux de plus avec les murs. A chaque faade
de la galerie, se trouvent deux fentres garnies de barreaux tourns. Du grs rouge et gris d'un grain assez
grossier est entr en entier dans sa construction, et
dans plusieurs endroits il commence se dcomposer.
Sur une des portes se trouve une longue inscription.
Les frontons de toutes sont couverts de sculptures reprsentant les mmes sujets peu prs que les temples
d'Ongkor et du Bassette. Dans un des pavillons sont
plusieurs idoles du Bouddha en pierre, dont la plus
grande a deux mtres cinquante centimtres de haut et
est actuellement couverte de haillons. Les murs du pavillon ont prs de deux mtres d'paisseur. Quand on
parvient au sommet, on croirait se trouver au milieu
des ruines d'Ongkor : c'est la mme architecture ; le
mme art, le mme got, ont prsid la construction de
l'un et de l'autre. Ici comme l, ce sont des blocs immenses, polis comme du marbre, se joignant comme s'ils
taient ciments, ou plutt comme deux planches soigneusement rabotes et colles. Barreaux, toiture, tout l'difice en un mot est l'oeuvre des Khmerdm et non une
imitation, et doit remonter aux rgnes illustres qui ont
laiss sur divers points de l'empire des traces de leur
grandeur. L'intrieur, cependant, est loin de rpondre
l'extrieur. Pnom tait le temple de la reine, disent
les Siamois; celui du roi son poux est Pimaie, district
situ une trentaine de milles l'est de Krat.
XXVII
De Srat Luang-Prabang. Versant occidental du bassin
du Mkong.

Consulter les quelques cartes existantes de l'IndoChine pour me guider dans l'intrieur du Laos et t une
sottise, aucun voyageur, ma connaissance du moins,
n'ayant encore pntr dans le Laos oriental ou publi
des donnes authentiques sur ce pays. Interroger les indi-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

gnes pour des renseignements sur les lieux loigns de


plus d'un degr et t inutile. Mon but tait de gagner
Luang-Prabang par terre, d'explorer les tribus dpendantes de cet tat au nord, et de redescendre le Mkong jusqu'au Cambodge. En partant de Krat, j'avais
me diriger vers le nord tant que je trouverais des chemins praticables et des lieux habits; indubitablement
j'arriverais sur les bords du fleuve, et si je ne tombais
pas directement sur Luang-Prabang, je n'aurais qu'
me diriger l'est, lorsque je le jugerais ncessaire.
J'prouvai de nouveau un dlai de plusieurs jours
mon arrive Krat avant de pouvoir obtenir des lphants; enfin le vice-roi, qui par son absence m'occasionnait ce retard involontaire, revint, me reut trsamicalement, me donna une excellente lettre pour les
gouverneurs de ses provinces, deux lphants pour moi
et mes domestiques, deux autres pour mes bagages, et je
me mis enfin en route pour Tchaapoune. Avant de quitter Krat, le Chinois chez lequel je logeais me donna le
conseil suivant :
Achetez un tam-tam, et partout o vous vous arrterez, faites-le rsonner. Aussitt on dira : Q Voil un officier du roi 1 D Les voleurs s'loigneront, et les autorits
auront aussitt de la considration pour vous. Si cela
ne suffit pas, la chose indispensable, si vous voulez lever
les obstacles que les chefs laotiens ne manqueront pas
de mettre partout sur votre route, c'est un bon rotin;
le plus long sera le meilleur, et essayez-le sur le dos de
tous les mandarins qui feront la moindre rsistance ou
n'obtempreront pas de suite vos ordres. Mettez votre
dlicatesse de ct, le Laos n'est pas le pays des Francs;
suivez mon conseil, et vous verrez que vous vous en
trouverez bien. D
Arriv Tchaapoune, je fus cette fois beaucoup mieux
reu et j e n'eus nullement besoin du tam-tam ni du rotin,
la vue des lphants et l'ordre du vice-roi de Krat rendirent notre mandarin souple comme un gant ; il me
donna d'autres lphants pour aller visiter les ruines de
Pan-Brang, trois lieues au nord de cette ville, au pied
d'une montagne. Les Laotiens superstitieux prtendent
aussi qu'elles renferment de l'or, mais que tous ceux
qui ont os y faire des recherches ont t comme frapps
de folie.
Deux chemins conduisent de Tchaapoune Poukiau ;
le premier, travers les montagnes, est excessivement
difficile, et, dans la crainte de briser mes instruments,
nous prmes le second, qui est cens tourner le mauvais pas, mais qui prend le double de temps. Le premier jour, partis une heure, nous atteignmes un
village nomm Nam-Jasiea, o nous fmes surpris par
un orage pouvantable. Nous tant abrits aussi bien
que nous pmes, nous gagnmes l'entre d'une fort
pour y passer la nuit: Depuis ce moment, la pluie ne
cessa de tomber pendant plusieurs heures durant le jour
et toutes les nuits suivantes; pendant cinq jours nous
ne quittmes plus la fort et ne vmes aucune habitation.
Il est vrai que nos jeunes lphants taient trs-chargs,
et nous ne pouvions gure faire plus de trois cinq lieues

343

par jour. Les torrents avaient dbord, et la terre ne


prsentait plus qu'un lit de fange et d'eau; aussi je
passai l les nuits les plus pnibles de ma vie , contraint
que je fus de rester constamment avec mes habits
mouills sur le dos. On ne peut imaginer ce que nous
emes souffrir. C'tait regretter les chasse-neige,
ces ouragans de neige, trs-frquents en Russie, au
milieu desquels je manquai mouiir plus d'une fois.
Mon pauvre Phra fut saisi d'une horrible fivre deux
jours avant d'arriver Poukiau, et moi-mme je me
sentis trs-indispos. Le passage de la montagne est
facile, l'ascension presque insensible ; des blocs de grs
obstruent le sentier en divers endroits, mais les lphants et les boeufs, les premiers surtout, s'y frayent facilement un passage. A deux ou trois reprises seulement,
je fus oblig de descendre de cheval : car j'ai achet un
de ces animaux Krat, comptant bien m'en servir pendant une grande partie de mes voyages futurs.
La vgtation est belle. sans tre paisse ; peu d'arbres aux fortes proportions ; ils sont en gnral d'un
diamtre de un ou deux pieds, et souvent d'une hauteur
de vingt-cinq, trente et mme quarante mtres; parmi
eux, on remarque beaucoup d'arbres rsine. Sous
leur ombre, les daims sont en grande quantit ainsi que
les tigres; dans la montagne, il y a beaucoup d'lphants
et de rhinocros. Nous trouvmes d'immenses couches
de grs. En quelques endroits, nous rencontrmes de
petits monuments insignifiants, faits en brique, et contenant des idoles en pierre taille. Pendant la route,
une de mes caisses s'est dtache par les secousses de
l'lphant; elle fut brise, et toute la charge, consistant
en instruments et en des flacons d'esprit-de-vin contenant des serpents et des poissons, eut le mme sort.
Poukiau est un village moins considrable encore que
Tchaapoune. Nous trouvmes un bon homme dans le
gouverneur de cet endroit ; la veille de notre arrive, il
revenait de Krat, o il avait t inform de mon passage
dans son district. Il me fit bonne rception. La pauvret
et la misre rgnent ici : nous ne trouvmes pas un poisson acheter, pas un pot de graisse, rien que du riz
gluant. Aussi, ds que mon pauvre Phra sera sur pied,
je me remettrai en route.
Dsormais c'est Tine-Tine qui attire le plus l'attention des indignes ; il a le pas sur moi ; on ne crie pas :
a Un blanc ou un farang I quand nous passons, mais :
Un petit chien I et tout le monde d'accourir pour
voir cette curiosit ; notre tour ne vient qu'aprs. Dans
ces montagnes, les Laotiens font aux gnies locaux des
offrandes de pierres et de btons.
Les pluies avaient commenc lors de ma seconde entre dans le Dong-Phya-Phaye, o je reus pour baptme un dluge pouvantable ; elles ont continu depuis, parfois avec des interruptions d'un ou de deux et
quelquefois de trois jours; mais elles ne m'ont pas arrt
un instant, quoique j'eusse 'a traverser une rgion plus
redoute encore des Siamois que cette fort du roi du
Feu, et o aucun d'eux ne s'engage volontairement.
C'est la mme chane qui, des bords du Mnam,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


341e

LE TOUR DU MONDE.

dans la province de Saraburi, s'tend au sud le long du


golfe de Siam, entoure le Cambodge comme d'une ceinture, longe toutes les ctes du golfe, et y forme une centaine d'les et d'lots, tandis que de l'autre elle court directement au nord, toujours grandissant et tendant
l'est ses ramifications, qui forment mille valles troites
et dversent toutes leurs eaux dans le Mekong.
Dans cette rgion de montagnes, les lphants seuls
servent aux transports; il n'est pas de village qui n'en
possde un certain nombre, et plusieurs petites villes ou
bourgs en comptent de cinquante cent ; j'appellerais
volontiers cet intelligent animal la frgate des jungles et
des montagnes tropicales; sanslui, aucune communication

ne serait possible pendant sept mois de l'anne ; tandis


qu'il n'est pas de lieu, quelque pouvantable qu'il soit,
que l'on ne puisse' traverser avec son secours. Il faut
l'avoir vu dans ces chemins que je ne puis appeler que
d'un nom, chemins du diable, qui ne sont que des ornires
de deux et trois pieds de profondeur, de vritables ravins
pleins de vase. Tantt se laissant glisser, les pieds rapprochs, sur l'argile ptrie et molle des pentes escarpes
et leves ; tantt demi plonge dans la fange, et l'instant d'aprs debout sur des roches aigus d'o l'on penserait qu'un Blondin seul pourrait se dgager, il franchit
des troncs normes, brise les jeunes arbres et les bambous qui s'opposent sa marche, et se couche plat

Un chef laotien chassant le rhinocros (voy. p.351). Dessin de Janet-Lange d'aprs M. Mouhot.

ventre pour aider aux cornacs replacer le bt qui glisse


de son dos ; puis, mille fois dans un jour, passant sans
les heurter entre des troncs qui ne lui livrent que juste
l'espace ncessaire, sondant avec sa trompe la profondeur
de l'eau et celle des bourbiers pour assurer sa marche,
s'accroupissant et se relevant tour tour, jamais il ne
bronche ou ne fait un faux pas. Il faut, dis-je, l'avoir vu
l'oeuvre dans sa patrie, dans les lieux qu'il hante de
prdilection, l'tat de libert, mais dress, pour se faire
une ide de son intelligence, de sa force, de sa docilit, de
son adresse, et surtout de la manire admirable dont
fonctionnent toutes les articulations dont on a cru pourtant
pendant tant de temps ce colosse dpourvu, pour se con-

vaincre qu'il n'est pas une grossire bauche de la nature, mais une crature faite, non pas pour confondre
l'esprit de l'homme, mais pour lui donner souvent des
leons de bont, de patience et de prvoyance. Il ne faut
pourtant pas exagrer son utilit, ou bien les bts employs par les Siamois et les Laotiens sont susceptibles de
perfectionnement ; mais la charge de trois petits boeufs,
c'est--dire de deux cent cinquante h trois cents livres, est
tout ce que j'ai vu les plus gros lphants transporter aisment en plaine comme dans les montagnes, et dix-huit
milles sont les plus grandes distances qu'ils puissent
parcourir avec un poids modr , tandis que de dix
douze milles sont les journes ordinaires.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

4113144 1 L',IIiI'i lf. *11'1^

iteoeption uu voyageur par tes rois du Laos. Lessin de Janet-Lange d'aprs M. Mouhot.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

346

LE TOUR DU MONDE.

C'est ainsi qu'avec quatre, cinq et jusqu' sept lphants, je traversai toute cette mer de montagnes qu'
partir de mon entre dans le Laos, jusqu' Luang-Prabang, je ne cessai de monter et descendre, c'est--dire
sur un espace de prs de cinq cents milles.
Tout ce versant oriental, l'exception de quelques villages de sauvages ventre noir s enclavs dans cet tat,
est habit par le mme peuple, les Laos ou Laotiens
ventre blanc, qui s'appellent eux-mmes Lao, et que
les Siamois, les Chinois et tous les autres peuples environnants ne connaissent que sous ce nom.
Les Laotiens ventre noir, ou occidentaux; sont appels par leurs frres de l'est du nom qu' Siam et
au Cambodge on donne aux Annamites : Zune, LaoZune. La seule chose qui les distingue, c'est qu'ils se
tatouent la partie infrieure du corps, principalement les
cuisses, et portent souvent les cheveux longs nous en
torchon au sommet de la tte. Leur langue est la mme
quant au fond, et ne diffre gure du siamois et du lao
oriental que par la prononciation et l'acception de certaines expressions qui ne sont plus en usage chez le premier de ces peuples.
Je ne tardai pas tre convaincu que sans la chaude
lettre du gouverneur de Krat j'aurais eu partout des
chefs le mme accueil qu' Tchaapoune; mais celle-ci
est trs-explicite : n'importe o je passerais on devait me
fournir des lphants et m'apporter toutes les provisions
ncessaires comme si j'tais un envoy du roi. Aussi
je me rjouissais grandement voir ces petits chefs de
provii.,;es marchant aux ordres de mes domestiques et
craignant chaque instant que, suivant l'usage siamois,
je n'usasse dr. rotin. Un de mes hommes, pour se donner un certain relief de dignit et de pouvoir, avait attach un de ces pouvantails aux armes dont il tait porteur, et cette vue seule suffisait, avec le son du tam-tam,
pour inspirer la crainte, tandis que de petits prsents distribus propos et de bons pourboires aux cornacs
m'attiraient la sympathie du peuple.
La plupart des villages se trouvent situs une journe de distance les uns des autres; cependant il faut
quelquefois marcher trois ou quatre journes avant de
rencontrer une seule habitation; on est alors forc de
coucher dans le jungle. Dans la bonne saison, je le trouverais peut-tre agrable; mais dans celle des pluies,
rien ne peut donner une ide des souffrances que les
voyageurs prouvent la nuit sous un mauvais abri de
feuilles lev la hte au-dessus d'un lit de branchages,
assaillis qu'ils sont par des myriades de moustiques attirs par la lumire des torches et des feux, des lgions
de taons qui, la tombe du jour aussi bien que lorsqu'on met le pied l'trier, s'attaquent l'homme autant qu' sa monture, des pucerons presque imperceptibles qui vous entourent par essaims et dont la piqre,
excessivement douloureuse, vous cause d'normes ampoules; je ne parle pas des sangsues qui, la moindre
pluie, sortent de terre, sentent l'homme plus de vingt
1. Ainsi appels cause du tatouage qu'ils se font la partie
suprieure des cuisses.

pas, et de tous les cts viennent avec une vitesse incroyable lui sucer le sang. Se couvrir les jambes de
l'paisseur d'une ligne de chaux est le seul moyen de les
empcher d'envahir tout le corps pendant la marche.
Le 12 avril, j'avais quitt Bangkok; le 16 mai, j'arrivai
Leuye, chef-lieu d'un district relevant tout la fois de
deux provinces, de Phetchaboume et de Lme, et situ
dans une valle troite comme tous les villages et villes
que j'ai rencontrs depuis Tchaapoune jusqu'ici. C'est le
district de Siam , le plus riche en minerai. Un de ses
monts renferme des gtes immenses d'un fer magntique
d'une qualit remarquable; d'autres de l'antimoine, du
cuivre argentifre et de l'tain.
Le fer seul est exploit , et cette population, moiti
agricole, moiti industrielle, fournit d'instruments de
labour et de coutelas toutes les provinces qui l'entourent
jusqu'au del de Krat. Cependant il n'y a ni usines ni
machines vapeur, et il est vraiment curieux de voir
combien peu il en cote un forgeron pour son installation : dans un trou d'un mtre et demi carr creus
proximit de la montagne , il entasse et fond le minerai
avec du charbon; le fer, liqufi, se dpose dans le fond
de la cavit et s'y creuse un lit d'o on le retire, lorsque l'opration est acheve, pour le transporter la
forge.
L, dans une nouvelle cavit en terre, on tablit un
feu qu'un enfant avive au moyen de deux soufflets qui
sont simplement deux troncs d'arbre creux enfoncs en
terre et dans lesquels jouent alternativement deux tampons entours de coton, fixs une planchette et emmanchs de longs btons, tandis qu' la base des troncs
d'arbre sont adapts deux tubes de bambou qui conduisent l'air sur le foyer enflamm.
Dans plusieurs localits, je dcouvris des sables aurifres, mais aucun gte abondant ; dans quelques villages,
les habitants font temps perdu le mtier d'orpailleurs,
mais ils gagnent peine cette besogne, disent-ils, le
riz qu'ils mangent. J'ai travers, dans ce voyage, plus de
soixante villages comptant de vingt cinquante feux, et
six bourgades appeles villes et ayant une population de
quatre cents six cents habitants.
J'ai fait une carte de toute cette contre. Depuis Krat j'ai travers cinq rivires considrables qui se jettent dans le Mkong, et dont le lit est plus ou moins
rempli, selon les saisons. La premire a trente-cinq
mtres de largeur, c'est le Menam-Tchie, latitude 15 45';
la seconde, le Menam-Leuye, quatre-vingt-dix mtres,
latitude 18 3 ' . Le Menam-Ouan, Kenne-Tao, cent
mtres, latitude 18 35 ' ; le Nam-Pouye, soixante mtres,
latitude 19; le Nam-Houn, 20 de latitude, de quatrevingts cent mtres de largeur.
Le Tchie est navigable depuis la latitude de Krat
jusqu' son embouchure, du mois de mai au mois de
dcembre. Le Leuye, le Ouan et le Houn, ne le sont que
sur une tendue restreinte cause de leurs nombreux
rapides, et, malgr nos vieilles gographies, il n'existe
pas de communication par eau entre le Mnam et le
Mkong; les hauteurs considrables qui sparent ces

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
fleuves sont des obstacles insurmontables pour le percement de canaux.
Les Laotiens ressemblent beaucoup aux Siamois ; une
prononciation diffrente, une accentuation lente est la
seule diffrence que je remarque dans leur langage. Les
femmes portent les cheveux longs et une jupe pendante,
ce qui leur va bien quand elles sont jeunes et qu'elles
sont peignes. Elles sont mieux que celles des bords
du Mnam; mais un ge un peu avanc, leur chignon
ngligemment jet sur une tempe ou l'autre, et les goitres
d'une grosseur norme dont elles sont affectes, les
rendent d'une laideur repoussante.
Le commerce, dans toute cette partie du Lao, est peu
considrable, les Chinois habitant Siam ne pouvant pntrer chez eux, cause des frais normes que leur occasionnerait le transport de leurs marchandises en lphant. A peu prs chaque anne, il vient une caravane
du Yunnan et de Quanglee, compose d'une centaine
d'individus et de quelques centaines de mulets. Les uns
vont jusqu' Renne-Thae ; d'autres gagnent M. Nne et
Tchieng-Mae. Ils arrivent en fvrier et repartent en
mars ou avril.
Le mrier ne russit pas dans ces montagnes; mais,
par contre , dans plusieurs localits on lve en quantit
l'insecte qui produit la laque, et on cultive cet effet l'arbuste dont les feuilles servent sa nourriture.
C'est de l'extrmit nord de la principaut de LuangPrabang, et d'un district tributaire de la Cochinchine
comme de Siam, et peupl par des Tonkinois plutt que
par des Loatiens, que vient toute la gomme benjoin qui
est vendue Bangkok.
Le 24 juin, j'arrivai Paklae (lat. 19 16' 58"), qui
est la premire bourgade de cette principaut situe sur
le Mkong, que l'on rencontre en venant du sud. C'est
un charmant village, trs-riche, et plus grand et plus
beau que ceux que j'ai rencontrs jusqu'ici dans ce
pays; les maisons y sont lgantes et spacieuses, et tout
y annonce une aisance et un bien-tre que depuis j'ai
remarqus dans toutes les localits o je me suis arrt.
Le Mkong y est beaucoup plus large que le Mnam
Bangkok, et c'est avec un bruit pareil celui de la mer
et l'imptuosit d'un torrent qu'il se fraye un chemin entre de hautes montagnes qui semblent avoir peine le
contenir dans son lit.
Les rapides se succdent de distance en distance depuis Paklae jusqu' Luang-Prabang, que l'on n'atteint
qu'aprs dix quinze jours d'une marche pnible.
La vue de ce beau fleuve fit sur moi le mme effet que
la rencontre d'un ami; c'est que j'ai bu longtemps ses
eaux; c'est une vieille connaissance; il m'a longtemps
berc et tourment. Aujourd'hui, il coule maje. '.ueux,
pleins bords, entre de hautes montagnes dont il a rong
la base pour creuser son lit ; ici, ses eaux sont boueuses et
jauntres comme l'Arno Florence, mais rapides comme
un torrent; c'est un spectacle vraiment grandiose.
J'tais fatigu de cette longue marche dos d'lphants, et je dsirais prendre un bateau; mais le chef et
les habitants du village, craignant qu'il ne m'arrivt quel-

347

que malheur, me conseillrent de continuer ma route de


la mme manire. J'allai donc par terre jusqu' Thodua, quatre-vingt-dix milles plus au nord; et pendant huit jours je passai comme prcdemment de valle en valle, franchissant des montagnes de plus en
plus leves, et o nous fmes encore davantage tourments par les sangsues. Mais, au moins, je n'eus plus
coucher dans les jungles : tous les soirs, nous atteignions
un hameau ou un village o nous trouvions pour abri
le toit d'un caravansrail ou celui d'une pagode. Mais,
hlas 1 dans ce dernier et saint asile, nous ne pouvions
goter gure plus de repos qu'en rase campagne. Les
prtres laotiens sont continuellement en prires dans
les cours de leurs pagodes; ils font, jour et nuit, un
charivari affreux en psalmodiant sur tous les tons. Si le
salut de l'me se conquiert par le bruit, ils doivent ncessairement aller directement en paradis.
Je n'ai rencontr qu'un village o les tigres commissent de srieux ravages. Mais un autre danger, qui peut
devenir srieux quelquefois dans ces lieux escarps, c'est
que souvent il se trouve parmi les lphants de la caravane une ou deux femelles suivies de leurs petits; et
comme ceux-ci trottent et courent de ct et d'autre pour
brouter et foltrer, s'il arrive quelquefois qu'un d'entre
eux trbuche et tombe dans un ravin , aussitt toute
la troupe s'y jette aprs lui pour l'en retirer.
Dans le journal que j'ai tenu lors de mon voyage
au Cambodge, j'ai dpeint le Mkong comme un fleuve
imposant, mais monotone et manquant presque totalement de pittoresque. Ici, la diffrence est grande. Dans
les endroits les plus resserrs, il a encore plus de
mille mtres de largeur, et partout il se trouve encaiss
entre de hautes montagnes d'o dcoulent des torrents
qui, de cascade en cascade, lui apportent leur tribut :
c'est comme un excs de grandeur et de richesse. Sur
tout le parcours de ce fleuve immense, l'oeil se repose
constamment sur des monts couverts d'un riche et pais
manteau de verdure.
Le 25 juillet, j'arrivai Luang-Prabang, charmante
petite ville qui, s'tendant sur un espace d'un mille
carr, compte une population, non de quatre-vingt mille
habitants, comme le dit Mgr Pallegoix dans son ouvrage
sur Siam, mais de sept huit mille seulement. La situation est des plus agrables; les montagnes qui ressers
rent le Mkong au-dessus comme au-dessous de cette
ville,'forment une valle circulaire, dessinant une arne
de neuf milles de largeur, qui a d tre jadis un lac, et
encadrent un tableau ravissant, qui rappelle les beaux
lacs de Cme ou de Genve.
Si ce n'tait le soleil de la zone torride qui brille constamment sur cette valle, ou si une douce brise temprait la chaleur accablante qui y rgne pendant le jour,
je l'appellerais un petit paradis.
La ville est btie sur les deux rives du fleuve; mais la
partie droite ne compte que quelques habitations. La
partie la plus considrable entoure un mont isol qui a
cent et quelques mtres de hauteur, et au sommet duquel on a tabli une pagode. Si ce n'tait par crainte des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

348

Siamois, et surtout des montagnes couvertes de jungles


o rside la mort, cette principaut tomberait vite entre
les mains des Annamites, qui n'osent s'avancer qu' sept
journes de marche l'est.
Une charmante rivire de cent mtres de largeur opre
sa jonction avec le fleuve l'extrmit nord-est de la ville,
et conduit quelques villages de Laotiens sauvages qui
portent ici le nom de Tif. Ces derniers ne sont autres
que ces tribus appeles
Penonns par les Cambodgiens, Khds par les Siamois, Mos par les Annamites ; mots qui n'ont
d'autre signification que
celle de sauvages.
Toute la chane de montagnes qui s'tend du nord
du Tonkin au sud de la
Cochinchine, une centaine de milles au nord de
Sagon, est habite par ce
peuple tout fait primitif, divis en tribus qui
parlent divers dialectes,
mais dont les moeurs sont
partout les mmes. Tous
les villages qui ne sont
pas une trs-grande
distance du Mkong sont
tributaires : les plus rapprochs de la ville travaillent aux constructions du
roi et des princes, et ont
toutes les corves pnibles; les autres payent leur
tribut en riz. Leurs habitatiot,s sont situes dans
les endroits les plus touffus
des forts et o ils savent
seuls se frayer un sentier.
Leurs cultures se trouvent
sur le penchant et au sommet des montagnes. En
un mot, ils emploient les
mmes moyens que les
animaux sauvages pour
chapper leurs ennemis sans les combattre,
et conserver la libert et
l'indpendance, qui sont pour eux, comme pour toutes
les cratures de Dieu, des biens suprmes.
XXVIII
Luang- Prabang. Notes de voyages l'est et au nord de cette
ville. Derniers traits du journal. Mort du voyageur.

Le 5 aot, aprs dix jours d'attente, j'ai t enfin prsent au roi de Luang-Prabang avec une pompe mirobo-

lante. Tout le monde tait sous les armes ; la salle du


Trne, aorte de hangar comme ceux qu'on lve dans nos
villages aux jours de fle, mais de plus grande dimension, tait tendue de toutes les couleurs qu'on avait pu
runir. Sa Majest, le roi des Ruminants, u un triste
sire et un sire bien triste, trnait une extrmit de cette
salle, mollement demi-couch sur un divan, ayant sa
droite quatre gardes accroupis tenant chacun un sabre ;
derrire lui, une kyrielle
de princes prosterns ; plus
loin, les snateurs tournant
le dos au public, le nez
dans la poussire, rangs
sur deux files de chaque
ct du paralllogramme ;
puis en face de Sa Majest, mon humble personne, tout habille de
blanc, tranquillement assise sur un tapis, ayant
sa droite des bassins, des
thires et crachoirs d'argent, contemplait cette
scne et avait beaucoup de
peine tenir son srieux,
tout en fumant son bouri
et songeant combien il et
t facile de faire un mauvais calembour sur toute
cette basse-cour.
Cette visite me cota un
fusil pour le premier roi,
une quantit d'autres petits
prsents pour les princes :
car on ne peut voyager
dans tous ces pays sans
tre bien muni de cadeaux
pour les souverains, prini
ces, mandarins et autres
espces du mme genre.
Heureusement, ici ce
n'est plus comme Siam,
je trouve de l'aide dans les
indignes. Avec deux, trois
et tout au plus quatre pouces de fil de laiton, je me
procure un beau longicorne, ou tout autre insecte;
Mouhot.
on m'en apporte de tous
les cts ; c'est ainsi que j'ai russi, en route, recueillir
des richesses inapprciables, si bien que cinq pices de
toile rouge y ont pass ; j'ai renouvel ma provision ici
avec les conomies faites en route, et j'en ai pour six
mois. Tout ira de mieux en mieux, surtout chez les bons
sauvages que je vais visiter.
Le lendemain de ma premire audience, j'en eus une
autre du deuxime roi, qui voulait aussi des cadeaux ; je
fouillai dans ma caisse de bimbeloterie, qui ailleurs me

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
ferait passer pour un marchand de bric--brac, et j'y
dcouvris une loupe, une paire de lunettes du vieux
style, c'est--dire verres ronds, avec lesquels Sa Majest en second a l'air d'un gorille sans poil, un petit
pain de savon marbr ( elle en avait besoin), un flacon d'eau
de Cologne et une bouteille de cognac. Cette dernire fut
ouverte sance tenante et par ma foi juge fort bonne.
Je me mis donc en frais ; mais il fallait bien rcompenser ces pauvres gens;
car enfin le roi est complaisant et bon pour moi ; il
se charge de mes lettres ;
c'est lui-mme qui les portera Bangkok, o il va,
je crois, prter son serment
d'allgeance et de vassalit. Il est donc bien heureux qu'il ne comprenne
pas le franais, car si le
lche abus b du systme
de curiosit postale transmis ses descendants
a par le grand roi qui trahit la Vallire.... A avait
pntr jusque dans ce
pays, je risquerais fort
d'tre pendu au sommet
du plus grand arbre qu'on
pourrait trouver, sans mme recevoir un premier
avertissement.
Je distribuai ensuite aux
princes des estampes dont
j'avais fait provision
Bangkok, de beaux cavaliers la lance au poing, des
Napolon le Grand deux
sous, des batailles de Magenta, des Victor-Emmanuel, des Garibaldi, trsenlumins de blanc, de
bleu et de rouge, des zouaves, des clous tte dore,
de l'eau-de vie camphre,
etc. Il fallait voir comme
ils taient heureux et contents, ne regrettant tous
qu'une chose : mon dpart
de la capitale avant d'avoir puis en leur faveur le fond de mon sac jouets.
Mon troisime domestique song, que j'avais engag
Pakpriau, m'a demand avec instance de le laisser
retourner Bangkok la suite du roi de Luang-Prabang. J'ai tout fait pour le retenir, mais il parait opinitre et dcid. Je ne puis le contraindre rester. Je
lui ai pay ses gages jusqu' ce jour et lui ai donn une
lettre pour Bangkok, o il touchera ce qui sera d
pour tout le temps qu'il mettra retourner.

349

Je crois qu'il avait le mal du pays. J'prouvais moins


de sympathie pour lui que pour mes autres serviteurs.
Il est vrai que je ne l'avais que depuis peu. Il devait
ou beaucoup souffrir, ou ne pas se plaire avec moi,
peut-tre tous les deux. Je l'ai beaucoup pri de rester,
mais en vain ; il fallait se presser, le roi devait partir le
surlendemain. Je louai donc un bateau pour le conduire
la ville ; le bon petit Phra, ce matin, l'a conduit et recommand de ma part un
vieux bonhomme de mandarin de ma connaissance.
Je lui ai donn tout ce
qui lui sera ncessaire
pour son voyage, mme
s'il dure trois mois ; il ne
manquera de rien, et son
arrive Bangkok il se
trouvera possesseur d'un
petit pcule. Au moment
de partir, il est venu me
saluer en se prosternant;
je l'ai relev en lui prenant les mains : alors les
pleurs, puis les sanglots,
sont venus, et c'est ainsi
qu'il a pass de la rive au
bateau. A mon tour, lorsque je me suis trouv seul
dans ma hutte, mon coeur
s' est gonfl et un torrent

de larmes s'est chapp de


mes yeux.
Quoique soulag, je ne
sais quand je retrouverai
le calme complet, car je
verrai souvent, et le jour
et la nuit, ce pauvre garon dans le bois, malade
peut-tre et au milieu de
gens indiffrents ou durs.
Si c'tait recommence' ,
je m'opposerais . son dpart, et pour rien au monde
je ne cderais son obstination ; et cependant, s'il
tait tomb malade ici,
s'il tait mort, quels reproches ne me serais-je pas
adresss ! Il m'tait confi
par le bon P. Larnaudy. Que Dieu l'accompagne, ce
pauvre enfant, et le prserve de tout accident et de
toute maladie durant ce pnible voyage.
Les Laotiens sont paisibles, soumis, patients, sobres,
confiants, crdules, superstitieux, fidles, simples et
nafs. Ils ont naturellement le vol en horreur ; on raconte qu'un de leurs rois faisait frire les voleurs dans
une chaudire d'huile bouillante ; mais depuis les ravages des dernires guerres, on commence trouver

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

350

LE TOUR DU MONDE.

narrai eux un certain nombre de voleurs pousss la


rapine par la misre ou par l'esprit de vengeance.
Outre la culture du riz et du mas, les Laotiens s'adonnent celle des patates, des courges, du piment
rouge, des melons et autres lgumes. A cet effet, ils
choisissent un endroit fertile dans la fort voisine, en
abattent tous les arbres et y mettent le feu, ce qui donne
la terre une fcondit surprenante. Ils vendent aux
Chinois de l'ivoire, des peaux de tigre et d'autres animaux sauvages; ils troquent aussi de la poudre d'or,
des minerais d'argent et de cuivre, la gomme gutte, le
cardamome, la laque, de la cire, des bois de teinture,
du coton, de la soie et autres produits de leur sol contre
de la grosse porcelaine, des verroteries et autres petits
objets de l'industrie chinoise.
Les Laotiens ne sont pas faits pour la guerre ; soumis
ds le principe aux rois voisins, jamais ils n'ont su secouer ce joug pesant, et s'ils ont tent quelques rvoltes,
ils n'ont pas tard rentrer dans le devoir, comme un
esclave rebelle quand il voit son matre irrit s'armer
d'une verge pour le punir.
La mdecine est trs en honneur parmi eux; mais
c'est une mdecine empirique et superstitieuse. Le
grand remde universel, c'est de l'eau lustrale qu'on
fait boire au malade, aprs lui avoir attach des fils de
coton bnits aux bras et aux jambes, pour empcher
l'influence des gnies malfaisants. Il faut avouer cependant qu'ils gurissent, comme par enchantement, une
foule de maladies avec des plantes mdicinales inconnues en Europe, et qui paraissent doues d'une grande
vertu. Dans presque tous leurs remdes il entre quelque chose de bizarre et de superstitieux, comme des os
de vautour, de tigre, de serpent, de chouette ; du fiel
de boa, de tigre, d'ours, de singe ; de la corne de rhinocros, de la graisse de crocodile, des bzoards et autres
substances de ce genre auxquelles ils attribuent des
proprits mdicales surminentes.
Leur musique est trs-douce, harmonieuse et sentimentale; il ne faut que trois personnes pour former un
concert mlodieux. L'un joue d'un orgue en bambou,
l'autre chante des romances avec l'accent d'un homme
inspir, et le troisime frappe en cadence des lames d'un
bois sonore, dont les cliquetis font bon effet. L'orgue
lao est un assemblage de seize bambous fins et longs,
maintenus dans un morceau de bois d'bne, munis
d'une embouchure o le souffle de l'excutant, tour
tour expir et aspir, fait vibrer de petites languettes
d'argent appliques une ouverture pratique chaque bambou, et obtient des sons harmonieux pendant
que les doigts se promnent avec dextrit sur autant
de petits trous qu'il y a de tuyaux. Leurs autres instruments ressemblent ceux des Siamois.
Le 9 aot, je quittai Luang-Prabang pour visiter les
districts l'est et au nord de cette ville.
Toute cette contre n'est qu'une interminable succession de montagnes et de valles ; celles-ci se creusent
de plus en plus, celles-l s'escarpent davantage au fur
et mesure qu'on remonte vers le nord. Sur les som-

mets s'tendent d'pais jungles o retentit sans relche


le cri plaintif du gibbon, et souvent aussi le rauquement
du tigre. Sur les pentes s'lvent des futaies d'une essence rsineuse, dont l'exploitation, industrie particulire du Laos, rappelle les procds des rsiniers des
landes. Enfin, dans les concavits du sol, o rgne le
climat torride, l'arbre le plus commun est le palmier
lan dont les feuilles, depuis des milliers d'annes, tiennent lieu de papyrus, de parchemin et de papier aux
potes sanskrits et aux thologiens de l'Indo-Chine.
Le 15 aot, par une nuit splendide, je vins camper
sur les bords du Nam-Kane ; la lune brillait d'un clat
extraordinaire, argentant la surface de cette charmante
rivire, que bordent de hautes montagnes comme un
immense et sombre rempart. Le cri des grillons troublait
seul le calme et le silence dans lesquels mon petit cottage tait plong. De ma fentre, je dominais un paysage
ravissant tout diapr de teintes opales; mais depuis
quelque temps je ne puis apprcier ces choses ou en
jouir comme autrefois; je me sens triste, pensif et malheureux. Je regrette le sol natal. Je voudrais un peu de
vie.,tre toujours seul me pse.
Parvenu seize cents kilomtres au moins de l'embouchure du Mkong, je puis constater, par la masse
norme d'eau qu'il roule travers les contre-forts des
grandes chanes sur lesquelles s'appuie la pninsule
indo-chinoise, que ce fleuve, loin de prendre ses sources
sur leur versant mridional comme l'Irrawady, le Salien et le Mnam , vient de fort au del et sans doute
des hauts plateaux du Thibet. Me sera-t-il donn de
faire plus ?
L'habillement des Laotiens de ces montagnes diffre
peu de celui des Siamois ; les gens du peuple portent le
langouti et une petite veste en coton rouge, et souvent
point du tout. Hommes et femmes vont nu 2pieds. Ils
sont coiffs comme les Siamois. Les femmes sont gnralement mieux que celles de ce dernier pays. Elles
portent une seule courte jupe de coton et un morceau
d'toffe de soie sur la poitrine ; le plus souvent elles n'en
ont point. Elles nouent leurs cheveux noirs en torchon
derrire la tte. Les petites filles sont souvent fort gentilles, avec de petites figures chiffonnes et veilles ;
mais, avant qu'elles aient atteint l'ge de dix-huit ou
vingt ans, leurs traits s'largissent, leur corps se charge
d'embonpoint; trente-cinq ans, ce sont de vraies sorcires, presque toutes affectes de goitres, comme les
femmes du Valais et des Grisons. Quant aux hommes, qui
sont pour la plupart exempts de cette infirmit, j'ai remarqu parmi eux un grand nombre d'individus btis
comme des athltes et d'une force herculenne. Quel
beau rgiment de grenadiers le roi de Siam pourrait
recruter dans ces montagnes.
En somme , toute cette population, hommes, femmes
et enfants, me rappelait les types du nord de la Polynsie, tels qu'ils sont reprsents dans les grandes publications des marins franais de 1820 1840. Certes, s'il
avait t donn l'illustre Dumont-d'Urville d'explorer
les rives du Mkong, il aurait t fix sur les origines

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

351

des Carolins, des Tagales de Luon et de ces Haraforas srent des cris sauvages pour forcer le rhinocros
quitter sa retraite. Peu d'instants aprs, l'animal, fude Clbes, qui lui ont apparu comme les anctres des
rieux d'tre drang dans sa solitude, venait droit
Tongas et des Tahitiens.
On ne trouve dans leurs habitations ni chaises, ni nous ; c'tait un mle de la plus grande taille. Sans la
tables, ni lits, pas mme de vaisselle de terre ou de por- moindre crainte, au contraire avec tous les signes de la
plus grande joie, comme s'il tait assur de sa victoire,
celaine ; peu d'exceptions prs, ils mangent leur riz
l'intrpide chasseur s'avana au-devant du monstre, et,
gluant, faonn en boulettes, dans la main ou dans un
petit panier tress avec du rotin, et dont quelques-uns la lance croise, l'attendit une certaine distance et
comme le dfiant. L'animal avanait toujours, baissant
sont artistement travaills.
et relevant alternativement son norme tte, la gueule
L'arbalte et la sarbacane sont leurs armes de chasse,
ainsi qu'une espce de lance en bambou, et quelque- grande ouverte. Arriv la porte de l'homme, celui-ci
lui enfona sa lance dans l'intrieur du gosier une
fois, mais plus rarement, le fusil, dont ils se servent avec
profondeur de plus d'un mtre et demi, et aussi tranbeaucoup d'adresse.
quillement que s'il et charg une pice d'artillerie.
Dans le hameau Na-L, o j'arrivai le 3 septembre,
Cela fait, il abandonna son
j'eus le plaisir de tuer une
arme
dans le corps de l'atigresse qui, avec son
nimal
et vint nous rejoinmle, causait de grands
dre.
Nous
nous tenions
ravages dans la contre,
une
distance
respectueuse,
Le lendemain, le chef des
de
manire
assister
chasseurs de ce village orl'agonie
de
la
brute sans
ganisa en mon honneur
avoir craindre pour nousune chasse aux rhinocros,
mmes. Elle poussait des
animal que je n'avais pas
mugissements affreux et
encore rencontr dans touse roulait sur le dos, en
tes mes courses travers
proie des convulsions
ces forts. La manire
pouvantables, tandis que
dont les Laotiens font cette
nos hommes poussaient
chasse est fort curieuse,
des cris de joie. Quelques
fort intressante, en raison
instants aprs, nous pmes
de sa simplicit et de l'hanous en approcher, elle
bilet qu'ils y dploient.
vomissaitdes flots de sang.
Nous tions huit hommes,
Je donnai une poigne de
moi compris. J'tais arm
main au chef en le flicid'un fusil, ainsi que mes
tant de son adresse et de
domestiques; j'avais plac
son
courage. Il me dit
au bout du mien ma lonalors
qu' moi seul appargue baonnette bien effitenait
l'honneur d'achever
le ; les Laotiens ne porl'animal, ce que je fis en
taient que de solides bamlui perant la gorge de ma
bous emmanchs dans une
longue baonnette.
lame de fer, tenant le miLe chasseur ayant retir
lieu entre une baonnette et
sa lance du corps du. Bun long poignard, tandis
que la lance du chef tait une sorte d'espadon, longue, hmoth, me la prsenta en me priant de l'accepter
comme souvenir. Je lui donnai, en retour, un magnieffile, forte et souple, mais ne brisant pas, ce qui fait
fique poignard europen....
la qualit de cette arme dangereuse.
Henri MOUHOT.
Ainsi arms nous nous mmes en route dans le plus
pais de la fort, dont notre chef connaissait tous les dtours et tous les gtes gibier. Aprs y avoir pntr
A la date du 5 septembre finit le journal de voyage de
peu prs de deux milles, tout coup nous entendmes le
M.
Mouhot. Jusqu'au 25 du mois d'octobre, il a toutecraquement des branches et le froissement des feuilles
fois
continu de tenir fidlement son registre mtorolosches. Le chef prit les devants, nous faisant signe de la
main, sans se retourner, de ralentir notre pas et nous gique ; mais les dernires notes inscrites sur son carne
de route se bornent aux suivantes :
tenir arms et prts.

Le 20 septembre, dpart de B.....p.


Bientt un cri perant se fit entendre : c'tait le signal
Le 28, ordre du Snat de Luang-Prabang envoy
de notre chef, pour nous prvenir que l'animal n'tait
pas loign ; puis il se mit frapper l'un contre l'autre B...., enjoignant aux autorits de ne pas me laisser ddeux tuyaux de bambou, et tous ses compatriotes pous- passer celte limite.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

352

LE TOUR DU MONDE.

Le 15 octobre, dpart pour revenir Luang-Prabang.


Le 18, halte H....
Le 19, je suis atteint de la fivre.
Le 29 : Ayez piti de moi, mon Dieu !...
Cette exclamation suprme, trace d'une main tremblante, est la dernire que le voyageur ait confie au papier. De violentes douleurs cphalalgiques et une prostration toujours croissante semblent lui avoir fait tomber
la plume des mains. Cependant l'intrpide naturaliste

avait une telle confiance en ses forces, qu'il ne parat pas


avoir eu conscience de sa fin prochaine, en juger du
moins par la rponse invariable qu'il faisait son fidle
Phra, chaque fois que celui-ci lui demandait s'il n'avait
rien crire sa famille : Stop ! stop ! Attends ! attends ! As-tu peur? Le 7 novembre, le malade tomba
dans un coma entrecoup de dlire. Le 10, sept heures
du soir, il n'tait plus ! Vingt-quatre heures plus tard,
et contrairement l'usage du Laos, qui est de suspendre
les cadavres au sommet des arbres et de les y abandonner, la dpouille mortelle de notre compatriote fut

Cimetire protestant, Bangkok. Dessin de Catenacci d ' aprs une photographie,

inhume, selon le rite europen, par les soins de Phra


et de Dong, son compagnon, qui tous deux, trois mois
plus tard, rapportaient Bangkok, avec les dtails qui
prcdent, les collections, les effets et les papiers de leur
matre.
Qu'ils soient bnis pour leur fidlit! C'est le voeu de
la veuve, du frre, de la famille entire d'Henri Mouhot.
Puisse-t-il tre aussi celui des lecteurs de ce rcit 1
En terminant, il nous en reste un encore formuler.
Henri Mouhot repose cinq mille lieues de sa terre natale, trois cents lieues au moins du point le plus rap-

proch qu'habite un Europen. N'y aurait-il pas justice


ce que l'Angleterre, dont les muses ont reu les collections qui lui ont cot la vie, ce que la France,
laquelle il a montr et ouvert le chemin du Cambodge,
lui levassent frais communs un modeste mais durable monument dans le cimetire chrtien de Bangkok,
o sans doute il est all rver plus d'une fois, et dont la
brillante vgtation runit sous une ombre propice la
plupart des objets spciaux de ses tudes : les fleurs, les
insectes et les oiseaux des tropiques ?
F. DE L.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

353

VOYAGE EN ESPAGNE,
PAR MM. GUSTAVE DOR ET CH. DAVILLIER'.

DE VALENCE A ALCOY.
1862. DESSINS INDITS DE GUSTAVE DOR. TEXTE INDIT DE M. CH. DAVILLIER.

L'Albufra de Valence. La pche et la chasse; les batidas; les phnicoptres. Alcira et Carcagente. Les oranges du royaume
de Valence. La huerta de Gandia. La pita et son emploi. Denia. Alcoy.

Les corridas de la saison d'automne venaient d'tre


termines Valence; chacun avait quitt ses habits de
fte; les habitants de la huerta regagnaient le chemin
de leurs villages ou de leurs cabanes de chaume, et on
n'apercevait plus qu'un petit nombre de retardataires:
les rues de la ville, si bruyantes hier, avaient dj repris
leur calme habituel.
Le Tato et sa glorieuse cuadrilla n'attendaient, pour
se rendre Barcelone, que le passage du bateau vapeur
venant d'Alicante; impatients de jouir des nouveaux
succs qui les attendaient dans la capitale de la Catalogne, ils employaient leurs loisirs forcs rouler entre
leurs doigts des papelitos sans nombre, tout en arpentant les trottoirs de la talle de Zaragoza, le boulevard
italien de Valence.
L'entre des toreros dans les cafs faisait sensation,
1. Suite. Voy. t. VI, p. 289, 305, 321 et 337.

car on ne s'entretenait gure que des incidents varis


des deux superbes combats de taureaux qui venaient de
mettre la ville en moi. Chacun des journaux de la
localit en publia un compte rendu trs-dtaill,
chose qui ne manque jamais en Espagne, le lendemain
d'une corrida.
Les mrites divers des toreros et de leurs victimes
furent examins et discuts, comme on et fait pour
un tnor ou pour un acteur, le lendemain d'un concert ou d'une reprsentation dramatique. Mais aucun
article n'gala celui du Diario de Valencia : ce chefd'oeuvre, qui n'occupait pas moins de huit colonnes
tait en vers de diffrentes mesures, et reprsentait un
nombre vraiment formidable de quatrains ; ce genre
de posie n'est pas moins la mode dans la Pninsule
que ne l'est le sonnet en Italie, et aprs de brillantes
courses, les potes espagnols ne sont pas moins fconds
que leurs confrres italiens, qui ne manquent jamais de

VIII. 205 c LIV.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

23

[email protected]


354

LE TOUR DU MONDE.

clbrer par une vritable pluie de sonnets l'apparition


d'une prima donna.
Chaque taureau fut donc pass en revue l'un aprs
l'autre, et, grce au dploiement inou de priphrases et
de synonymes, le pote-aficionado fit un vritable tour
de force en trouvant un moyen de mentionner toutes les
chutes des picadores, sans oublier les paires et les demipaires de banderillas, et les moindres piqres faites par
l'espada.

Quant nous, les motions tauromachiques de ces


deux journes nous suffisaient amplement, et l'heure
tait venue de songer au dpart; cependant ce ne fut pas
sans regrets que nous nous dcidmes dire adieu la
vieille ville du Cid Campeador : sous l'influence d'un
merveilleux climat qui nous invitait au doux far niente,
nous commencions dj prendre les habitudes d'une
vie contemplative et demi orientale : nous allions, aux
diffrentes heures du jour, chercher l'ombre et la fracheur sous les palmiers, les bambous et les bananiers de
la Glorieta et de l'Alameda, ou bien faire la sieste sous
les arches du Puente de Serranos, endroit propice la vgtation du gazon, qui remplace, dans le lit du Guadalcanal', l'eau si souvent absente.
Cependant un Valencien de nos amis, Nemrod intrpide, nous prparait des loisirs bien diffrents : il nous
avait beaucoup vant les magnifiques chasses qui se font
sur l'Albufera de Valence, et avait exig de nous la promesse de l'y accompagner. Un jour que nous avions
visit avec lui le beau muse d'histoire naturelle de
l'Universit, il nous avait fait remarquer la nombreuse
collection d'oiseaux empaills conserve dans les vitrines
de cette galerie, et qui appartiennent pour la plupart
la province. Les oiseaux aquatiques tus sur l'Albufra
reprsentent plus de soixante espces diffrentes, parmi
lesquelles figure le superbe chassier au plumage couleur de feu, appel flamant ou phnicoptre. L'ide
de faire la chasse au phnicoptre souriait beaucoup
Dor, aussi nous laissmes-nous entraner facilement.
L'Albufra, dont le nom signifie en arabe lac ou
lagune, n'est loigne de Valence que de trois lieues
environ, et en a plus de quatre de longueur, du nord au
sud; nous ne la connaissions que pour l'avoir aperue
du haut de la tour du Miquelete, sous la forme d'une
immense nappe bleue se confondant avec la mer, dont
elle n'est spare que par une longue et troite bande
de sable qu'on appelle la Dehesa. On sait que ce lac, et
les terres qui en dpendent, formant un domaine valu
la somme assez ronde de sept ou huit millions de
francs, furent donns par Napolon au marchal Suchet,
avec le titre de duc, l'occasion de la capitulation de
Valence, que le gnral Blake rendit, en 1812, au commandant franais, avec vingt mille hommes et trois cent
quatre-vingt-dix canons.
Depuislongtemps l'Albufra est redevenue la proprit
de la couronne d'Espagne, qui en afferme la chasse, la
pche, et les diffrents autres produits : seulement, en
vertu d'un ancien usage, on permet au public d'y chasser
et d'y pcher librement deux fois chaque anne, le jour

de la Saint-Martin, qui tombe le 11 novembre, et celui


de la Sainte-Catherine, le 25 du mme mois.
Ces chasses sont l'occasion de vritables ftes populaires : notre ami nous assurait que, ces jours-l, dix
douze mille personnes se donnaient rendez-vous, tant
sur le lac que sur ses bords, et qu'on y voyait ordinairement quatre ou cinq cents barques de diffrentes dimensions charges de chasseurs.
Le jour de la Saint-Martin n'tait pas loign, et
nous n'avions pas de temps perdre pour faire nos prparatifs : notre ami s'tait charg de nous procurer des
fusils, mais il voulut auparavant nous conduire la
Pechina, pour nous faire la main. La Pechina est un
endroit o les Valenciens vont s'exercer au tir des
pigeons, et tiro de las palomas; c'est un de leurs plaisirs favoris, et beaucoup s'y montrent fort habiles.
Le moment de partir tait enfin venu; nous avions eu
la prcaution de retenir plusieurs jours l'avance une
tartane la posada de Teruel, car les vhicules de toute
espce taient mis en rquisition pour le grand jour.
Avant le lever du soleil, notre tartanero nous attendait
la porte de la fonda; peu de temps aprs, nous sortions
de Valence, en jetant un regard d'adieu sur ses clochers : nous passmes sous la superbe puerta de Serranos, la porte des montagnards, rare construction
du quatorzime sicle, dont les deux tours mchicoulis, claires en rose par les premiers rayons du soleil,
ressemblaient tout fait une dcoration d'opra. Bientt aprs nous traversmes le tuadalaviar, et nous
entrmes dans la huerta.
Notre tartanero, qui se nommait Vicente, comme les
trois quarts des Valenciens, nous fit passer par des chemins abominables, sous prtexte de prendre le plus
court, et notre vhicule, entirement dnu de ressorts,
se mit faire des bonds effrayants, auxquels, fort heureusement, notre voyage de Barcelone Valence avait
commenc nous habituer. Je dois dire cependant que
Vicente ne nous fit pas verser, bien qu'il voult dpasser les quipages de tout genre qui portaient de nombreux chasseurs; il savait traverser les fondrires avec
une rare adresse : il en tait du reste trs-fier, et
tenait beaucoup, nous disait-il, justifier devant des
trangers la rputation qu'on a faite ses compatriotes
d'tre les plus habiles caleseros de toute l'Espagne.
Les environs de Valence sont parsems de jardins fruitiers qu'on nomme glorietas, et dont les arbres, courbs
et tordus de cent manires, suivant la mode en usage au
sicle dernier, prsentent les formes les plus baroques ;
ces enjolivements sont d'un got trs-contestable, que la
richesse de la vgtation fait oublier facilement. Au
bout d'une lieue, nous quittmes les jardins pour entrer
dans les tierras de arroz, c'est--dire les terres riz :
tout le ct nord et ouest de l'Albufera est entour de ces
rizires, qu'on appelle galement arrozales. Dans cette
partie de la huerta, le nombre des canaux d'irrigation
est tellement considrable, que nous n'tions pas cinq
minutes sans en traverser plusieurs : j'ai vu une carte
des environs de Valence sur laquelle tous ces canaux,

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

1rt//1,,i,
f

1i/0//// '/o
q

1:1(11/(Irilir,If/V111(1)

JI,Illiojirrirliv)11141):
/fil
rot.
"'
I'lii-VA

lI i i ii

' 1 1Vp0%itir

1,111!,/riii

,ra

\(//1(if fl Hi

'

odw,Itilti,,,
1 I f it
II
ifllw i y
I I I

I i t i i fti, f ! IHIflk
I ' (( 1Hiitl f(iiii )111(tAt

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

356

LE TOUR DU MONDE.

figurs exactement, taient tellement rapprochs, et langue limousine. Quant aux noms de localits, la pluoffraient l'oeil un enchevtrement si confus, que la part, dans le royaume de Valence, rappellent bien plus
carte ressemblait assez une toile d'araigne. C'est que une origine arabe que valencienne ou espagnole : il sufla culture du riz, qui ne peut avoir lieu que dans des fit, pour en donner une ide, de citer les noms de Benichamps submergs une bonne partie de l'anne, exige Muslem, Beni-Mamet, Beni-Parrell, Beni-Farraig,
une abondance d'eau extraordinaire : on lve autour Alfafar, Algemeci, et tant d'autres qui n'ont pas vari
de chaque rizire un rebord de terre assez lev pour depuis plus de huit sicles.
Nous venions de traverser le grand canal appel Aceempcher cette eau de s'chapper, et au moyen d'une
quia del rey, dont
petite vanne, on
les eaux vont se
peut volont en
perdre dans l'Albuexhausser ou en
fra; bientt aprs,
abaisser le niveau.
le magnifique lac
Tout le monde
nous a assur dans
nous apparat dans
le pays que les ritoute son tendue,
zires taient d'un
encadr l'horizon
rapporttrs-producpar la Sierra escartif ; malheureusepe de la Falconera
ment les exhalaiet par la montagne
sons marcageuses
de Monduber, qui
sont des plus malpasse pour une des
saines, et font tous
plus leves du
les ans de nomroyaume de Vabreuses victimes,
lence.
ce qui est facile
Rien ne saurait
comprendre dans
peindre l'animation
un pays o la chaextraordinaire qui
leur est excessive.
rgnait surles bords
Il est peu de ladu lac : il faut avoir
boureurs qui ne
vu cette fte popusoient sujets aux
laire pour se faire
fivres intermittenune ide de l'entes, et nous ne
train et de la gaiepouvions, sans tre
t du caractre des
pris de piti, les
Valenciens. Malgr
voir travailler du
l'heure peu avanmatin au soir les
ce, la foule tait
pieds dans l'eau et
dj compacte : de
la tte expose un
nombreux groupes
soleil brlant. Il est
s'taient forms
trange qu'on ne
et l; les uns cherleur enseigne
chaient un peu
prendre aucune des
d'ombre sous les
prcautions qui sont
tartanas; d'autres
en usage ailleurs.
s'taient bravement
C'est autour de
installs en plein
la petite ville d'Alsoleil, et faisaient
bric qu'on voit le
honneur, mais avec
Musiciens ambulants.
la frugalit tradiplus d'arrozales; un
proverbe bien connu dans le pays fait allusion aux pro- tionnelle des Espagnols, un djeuner champtre arros
de vin noir, qui sortait des outres de cuir sous la forme
fits en mme temps qu' l'insalubrit de la culture du riz :
d'un mince filet. Les petits marchands ambulants dbie Si vols vivre poc, y fer te rie,
taient leur orchata de chufas, ou leur agua de cebada,
a Ves ten a Alberic.
eau d'orge refroidie dans la neige, et d'autres rafraC'est--dire : si tu veux vivre peu, et te faire riche, chissements, accessoires invitables de toute fte espava-t'en Albric. Je cite ce proverbe en valencien, afin gnole. Pendant ce temps-l, les aveugles faisaient bourde donner une ide de l'analogie qui existe entre donner les guitares et grincer les citaras, soit pour acnotre langue et ce dialecte, qui drive de l'ancienne compagner quelque complainte larmoyante, soit pour

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Les bords du Guadalaviar.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


358

LE TOUR DU MONDE.

servir d'orchestre quelques groupes de danseurs, en


marquant le rhythme saccad de la Jota aragonesa, ou
de la Rondalla valencienne.
Quant aux chasseurs, on les voyait et l occups
prparer leurs armes, car on entendait dire de tous
cts que la grande battue, batida, n'allait pas tarder
commencer. Vers le milieu du lac, nous apercevions de
place en place comme de grandes taches noires qui s'tendaient sur plusieurs centaines de mtres de longueur;
c'taient des bandes d'oiseaux aquatiques, tels que des
canards sauvages, des macreuses, qu'on appelle ici des
cercetas, et une quantit d'autres volatiles d'espces plus
ou moins rares, qui se reposaient tranquillement sur la
surface de l'eau, sans se douter de la guerre acharne
qu'on allait leur faire.
Le signal de monter en bateau nous fut enfin donn ;
toutes les embarcations se mirent en mouvement avec
beaucoup d'ordre, et commencrent se diriger vers le
centre du lac en formant une ligne immense. A mesure
que nous avancions, les bateaux qui formaient les deux
extrmits de la ligne se rapprochaient peu peu, en
dcrivant une courbe, de manire envelopper le gibier. Une des bandes, compose de plusieurs milliers
d'oiseaux, s'leva d'abord en l'air, et s'tendit comme
un grand nuage noir qui se dtachait sur le bleu du
ciel. Des dcharges rptes, semblables des feux de
tirailleurs, ne tardrent pas se faire entendre dans
plusieurs directions et devenir de plus en plus nombreuses mesure que le cercle form par les embarcations allait se rtrcissant. Les oiseaux continuaient
s'envoler par milliers, et notre tour de les saluer au
passage arriva enfin. Notre premire dcharge abattit
quelques macreuses au plumage d'un noir brillant et
quelques canards sauvages. Bientt le gibier, pourchass
de tous cts et oblig de forcer la ligne des chasseurs,
devint encore plus abondant; nous avions peine le
temps de ramasser les victimes et de recharger nos
fusils.
Aprs une fusillade longtemps prolonge, les oiseaux
avaient fini par chercher un refuge vers les extrmits
opposes du lac; mais leur repos ne fut pas de longue
dure : les embarcations se formrent de nouveau en
ligne et se dirigrent vers les points o s'taient abattus
les volatiles, qui n'en pouvaient mais. La petite guerre
recommena de plus belle, et la mme manoeuvre plusieurs fois rpte, fora de nouveau le gibier passer
porte de nos coups. Mais un incident inespr qui
marqua une des dernires battues, fut la mort d'un
phnicoptre qui tomba sous le plomb de Dor, et qui
mesurait plus d'un mtre de longueur. Ce beau succs
lui valut beaucoup de flicitations de tous nos voisins,
qui s'empressrent de le proclamer un trs-adroit chasseur, muy diestro cazador (p. 361).
En somme, notre chasse avait t trs-fructueuse : un
nombre respectable d'oiseaux de passage, dont plusieurs
nous taient tout fait inconnus, taient rangs au fond
de notre barque. La plus grande partie des embarcations
avait dj gagn le rivage, et c'tait qui rejoindrait le

plus vite sa tartane, car le jour commenait baisser.


Quant nous, qui avions obtenu pour le lendemain la
permission de continuer notre chasse sur les bords du
lac et d'y joindre une partie de pche, nous avions
rsolu d'aller coucher Cilla, petit bourg peu de distance. Arrivs la posada, nous nous empressmes de
remettre notre posadero notre gibier, sur lequel nous
comptions pour faire un excellent souper; il nous le
servit, en effet, nageant dans des flots de sauce l'huile
rance. Aussi ce repas nous est rest dans la mmoire
comme un des plus dtestables qu'il nous soit arriv de
faire en Espagne.
Le lendemain, ds le point du jour, Dor vint nous
rveiller. Ses succs de la veille l'empchaient de dormir, et nous l'avions surnomm le tueur de phnicoptres; mais il lui tardait de se mesurer avec les lapins,
qu'on nous avait dit tre assez abondants entre l'Albufera
et la mer. Nous nous remmes donc en marche, et nous
ne tardmes pas arriver au bord du lac, qui avait repris sa tranquillit si trouble la veille. De nombreuses
bandes d'oiseaux se dessinaient et l sur sa surface
bleue, comme de longues lignes noires, et personne ne
se ft dout qu'on en et tant dtruits la veille. Chemin
faisant je racontai Dor un genre de chasse pratiqu
autrefois sur 1'Albufera.
Suivant le rcit d'un voyageur allemand, nomm
Fischer, imprim Leipsick vers le commencement de
ce sicle, les fusils taient alors ingnieusement remplacs par des obusiers qu'on dchargeait sur les voles
d'oiseaux qui s'levaient en l'air. Nous regrettmes infiniment de ne pouvoir mettre en pratique le moyen la
fois si simple et si expditif indiqu par le compatriote
du baron de Munchausen.
Une des plus ravissantes promenades qu'on puisse
faire dans les environs de Valence, c'est de suivre les
bords de l'Albufera; seulement cette excursion n'est
gure praticable qu'en hiver ou en automne.
La chaleur qui rgne pendant l't est vraiment
tropicale, et en outre, les innombrables moustiques qui
pullulent pendant cette saison rendent alors ces parages tout fait inhabitables. Aussi les maisonnettes
aux murs blanchis la chaux, casas de recreo, qui servent de rendez-vous de chasse aux habitants de Valence et des villes environnantes, sont-elles toujours
abandonnes pendant les mois les plus chauds de l'anne : les pcheurs eux-mmes sont obligs, l'poque des
grandes chaleurs, d'aller coucher dans des villages
quelque distance, sous peine d'tre dvors par des
nues de mosquitos.
Tout en longeant les bords du lac, et en tirant et
l les bcassines, sarcelles, et autres oiseaux que nous
forcions quitter les roseaux touffus o ils se cachaient,
nous arrivmes la dehesa, o notre ami qui nous servait de guide nous avait promis que nous trouverions
quelques lapins. Cette langue de sable, qui a tout au
plus une demi-lieue de large sur une longueur de plus
de trois lieues, sert de sparation entre les eaux de l'Albufera et celles de la Mditerrane, et peut se comparer

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Le lac d'Albufra.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

360

LE TOUR DU MONDE.

exactement au Lido, qui s'lve entre l'Adriatique et les


lagunes de Venise.
La dehesa, leve de quelques pieds seulement audessus du niveau de la mer, est un terrain compltement
inculte, comme l'indique son nom, qui sert ordinairement dsigner les terres abandonnes qu'on rencontre dans certaines parties de l'Espagne. Les pins
rabougris, les lentisques, les trbinthes, les daphns
sauvages aux fleurs embaumes y croissent en abondance au milieu de joncs appels alfalfa, et de ronces
paisses qui servent d'abri au gibier, et font de cet endroit un des meilleurs terrains de chasse qu'on puisse voir.
Nous suivmes la dehesa
dans toute sa longueur, et
nous fmes ainsi quatre bonnes lieues en comptant les
dtours, tirant de temps autres quelques lapins que nous
faisions lever, ainsi que les
bcasses et les perdrix rouges
sur lesquelles tombait en arrt notre unique chienne, qui
avait nom Paloma. Nous approchions de l'extrmit du
lac, et nous avions dpass
le canal au moyen duquel il
communique avec la mer.
Depuis quelque temps dj
nous marchions en silence
quand nous entendmes retentir deux coups de fusil,
plusieurs fois rpts par les
chos voisins; au bout d'un
instant nous apermes Dor
qui accourait vers nous d'un
air triomphant, tenant un la
pin chaque main. Il venait
de terminer notre chasse par
un coup double superbe, que
Charles X lui-mme n'et pas
dsavou.
Ce bel exploit le ddommagea un peu de l'absence
des phnicoptres, qu'il cherchait en vain depuis le matin, et dont il avait grande envie de tuer quelques-uns
pour continuer mriter le surnom que nous lui
avions dcern.
En outre, voulant nous ddommager du souper nausabond que nous avions fait la veille, il s'tait promis de nous faire servir un plat compos de langues
de cet oiseau, mets si estim chez les Romains, et qui
figurait, nous dit-on, dans les repas d'Apicius, de Caligula et d'liogabale.
Fatigus par plusieurs heures de marche et par la chaleur qui, malgr la saison avance, commenait devenir suffocante, nous terminmes notre journe en assistant une partie de pche, pour laquelle nous avions

donn rendez-vous un pescador de Sueca, petite ville


situe la pointe mridionale du lac.
La pche de l'Albufra n'est pas moins abondante que
la chasse : elle approvisionne le march de Valence
d'une quantit de poissons, et particulirement d'anguilles; nous en prmes un assez grand nombre, ainsi
que des poissons appels llobarros, qui nous parurent
tre les mmes que les loups qu'on pche sur les ctes
de Provence. Mais c'est pendant les nuits sombres que
se font les plus belles pches, d'aprs ce que nous assura notre brave pescador, et principalement lorsqu'un
vent d'est vient se joindre l'obscurit de la nuit : alors
les anguilles se prennent par
centaines, et les misas, espces de grands rservoirs ovales en osier, dans lesquels on
conserve les poissons, ne sont
pas assez larges pour les contenir.
Il tait temps de dire adieu
aux plaisirs du sport valencien; je proposai donc mes
compagnons d'aller passer la
nuit Cullera, jolie petite
ville prs de l'embouchure du
Jucar. De l nous devions
nous rendre Alcira et
Carcagente, et nous reposer
de nos fatigues l'ombre de
leurs bois d'orangers, si clbres dans le pays. Ce plan
fut adopt l'unanimit; nous
montmes de bon matin dans
une tartane que nous avions
frte la veille, et aprs avoir
chemin pendant quelques
heures en vue de Jucar, dont
les eaux apportent la fertilit
dans toute la contre, nous vmes les bois d'orangers dessiner l'horizon leur grande
masse d'un vert sombre, et
nous entrmes dans Alcira.
Les environs de cette ville,
ainsi que ceux de Carcagente,
autre petite ville qui n'est qu' une petite distance, ont
le privilge d'approvisionner Paris de la plus grande
partie des oranges qui s'y consomment, et que les petits marchands vont criant dans les rues de la capitale
sous le nom de la belle Valence!
Du reste on se tromperait bien si on croyait que,
sous un si beau climat, la culture des orangers n'exige
pas des soins trs-attentifs et presque de chaque instant.
D'abord, ces arbres ne prosprent pas dans tous les terrains indistinctement: les champs qui leur conviennent
le plus particulirement sont ceux d'une nature sablonneuse et lgre. Des arrosages assez frquents sont ncessaires : ils doivent avoir lieu environ tous les vingt

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

362

LE TOUR DU MONDE.

jours pendant la belle saison, c'est--dire depuis la fin


de fvrier jusqu' la fin de novembre. Ces arrosages,
qui se font au moyen de canaux d'irrigation et d'un trsgrand nombre de norias, ne sont pas pratiqus pendant
l'hiver, moins qu'il n'y ait, pendant cette saison, des
scheresses exceptionnelles. Une grande abondance d'engrais est galement indispensable la terre, qui doit tre
fume au moins trois fois par an. Les vents trop forts
sont redouts des cultivateurs, et, pour abriter les orangers trop exposs, ils lvent des remparts au moyen de
cyprs plants trs-drus, ou de ces grands roseaux si
communs en Espagne, qu'on appelle canas. Du reste les
propritaires du pays savent parfaitement par exprience
que les arbres ne rendent qu'en proportion des soins
qu'on leur donne.
Les orangers cultivs en plein air dans le royaume de
Valence sont de deux espces diffrentes : ceux qu'on
obtient en semant les pepins, et qu'on appelle naranjos
de semilla; puis les naranjos enjertados, c'est--dire
greffs. On assure que ces derniers produisent des fruits
beaucoup plus savoureux; mais qu'ils vivent beaucoup
moins longtemps, et qu'ils n'atteignent pas une hauteur
gale celle des naranjos de semilla. Ceux-ci s'lvent
quelquefois jusqu' vingt-cinq pieds et durent, dit-on,
jusqu' une centaine d'annes, et quelquefois mme bien
davantage. Du reste, les orangers qu'on cultive chez
nous, dans les serres tempres, peuvent dpasser cet
ge. Je citerai comme exemple celui de Versailles, connu
sous le nom d'oranger de Francois 1er, ou du GrandConntable, qu'on dit avoir t sem Pampelune en
1421, puis achet par le conntable de Bourbon, et
transport successivement Chantilly, Fontainebleau
et Versailles.
On prend comme boutures, pour les orangers qu'on
destine tre greffs, des tiges de citronnier ou de poncire, parce qu'elles prennent trs-facilement. On les
greffe en cusson, depuis le mois d'avril jusqu'au mois
de juin, quand les sujets ont atteint peu prs la grosseur du pouce. Les orangers qu'on obtient par ce moyen
ne vivent gure au del d'une trentaine d'annes, mais
en revanche ils sont un peu plus prcoces que les autres.
Il est rare que les orangers commencent donner des
fruits avant l'ge de cinq ans; quand ils sont arrivs
la priode de leur plein rapport, ils donnent tous les ans
jusqu' deux mille oranges; un naturaliste espagnol, qui
a publi un trs-beau livre sur l'histoire naturelle du
royaume de Valence, Cavanilles, assure mme qu'on en
a compt jusqu' cinq mille sur un seul arbre. Ordinairement les fruits acquirent d'autant plus de grosseur
que l'arbre est plus jeune, et en produit moins. Ceux
qu'on cueille sur des orangers dj vieux ont, en gnral, la peau beaucoup plus mince, et donnent un jus plus
sucr.
Les oranges ne commencent gure prendre leur
belle couleur jaune avant le mois de novembre; cependant, il s'en faut bien qu'alors elles soient arrives
leur maturit. Celles qu'on nous envoie, et dont il se
consomme une si grande quantit en France au mois

de janvier, ne supportent le transport que parce qu'elles


ne sont pas encore mres, autrement elles arriveraient
en grande partie gtes.
Pour manger des oranges vritablement savoureuses,
il faut les cueillir soi-mme sur l'arbre au printemps,
et surtout au mois de mai. Les gourmets savent choisir,
comme les meilleures, celles dont l'corce prsente,
vers le point oppos la queue, un petit cercle d'un
jaune ple, d'o suinte une espce de suc lgrement
visqueux : c'est un signe certain pour reconnatre que
le fruit est arriv une parfaite maturit.
C'est principalement pendant les mois d'avril et de
mai, qu'il faut visiter les beaux naranjales de Carcagente et d'Alcira. Alors les orangers, qui conservent
encore une partie de leurs fruits, sont en mme temps
couverts de ces fleurs auxquelles un pote florentin du
seizime sicle, Luigi Alamanni, donne la palme sur
toutes les autres fleurs, dans le pome de la Coltivatione,
qu'il ddia au roi Franois Ier :
Il for d'Arancio, che d'ogni fore e il re.

On ne peut se faire une ide de l'intensit du parfum


que rpandent les orangers ; c'est surtout pendant les
soires tides qu'il se fait sentir avec le plus de force,
et des distances vraiment incroyables; suivant un
proverbe connu dans le pays, on sent leur odeur bien
avant que l'oeil puisse les apercevoir. Les fleurs sont
tellement abondantes que lorsqu'un vent un peu fort
les a fait tomber, elles couvrent la terre d'une paisse
couche blanche, semblable de la neige. On les recueille
sur de grands draps de toile, et elles reprsentent encore un produit assez important, car chaque oranger
fournit en moyenne douze ou quinze kilogrammes de
fleurs.
La culture des orangers constitue donc la principale
occupation des habitants, et elle est pour le pays une
vritable source de prosprit. Un des plus riches propritaires de Carcagente, nous assurait qu'il existe, tant
sur le territoire de cette ville que sur celui d'Alcira,
plus de six cents naranjales ou jardins d'orangers, et
que le produit des annes ordinaires s'lve plus de
deux cent cinquante mille arrobas, qui reprsentent
environ trois millions cent vingt-cinq mille kilogrammes.
Or, comme il faut en moyenne six ou sept fruits pour
former un kilogramme, ces deux villes runies produisent annuellement plus de vingt -millions d'oranges,
ce qui fait un total des plus apptissants.
Les oranges une fois cueillies, il s'agit de les classer
suivant leur grosseur : on se sert pour les mesurer,
d'anneaux de diffrents calibres, et on les range dans
tel ou tel choix, suivant le diamtre des anneaux travers lesquels elles peuvent passer. Ce classement opr,
on les met dans des caisses de bois blanc de forme
allonge, en ayant soin qu'elles dpassent un peu la
surface, de manire qu'elles bombent lgrement au
milieu; ensuite on ajoute le couvercle, et pendant qu'un
ouvrier est occup le clouer, un autre se tient debout
sur la caisse, afin que les oranges, fortement comprimes, soient tasses autant que possible, et qu'il ne se

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

364

LE TOUR DU MONDE.

produise pas de ballottage pendant le trajet. Cette opration termine, on envoie les caisses au chemin de fer
qui les transporte Valence, et de l elles sont expdies Marseille par les bateaux vapeur; d'autres
sont embarques dans les petits ports du littoral.
Bien que le feuillage des orangers forme une vote
paisse, peu prs impntrable aux rayons du soleil, on
ne laisse pas de cultiver dans les naranjales toutes sortes
de lgumes, et mme des crales comme le bl, l'avoine
et le mas, qui croissent parfaitement l'ombre sous
cet admirable climat.
Chaque jardin est ordinairement accompagn d'une
petite casa de recreo, simplement meuble, qui sert au
propritaire pour les djeuners ou les rendez-vous de
campagne. Une particularit qui nous frappa, c'est que
les pourceaux, lorsqu'on les laisse pntrer au milieu
des naranjales, ne se montrent nullement friands des
oranges, qui se trouvent presque toujours sous les arbres
en assez grande abondance. Un pareil ddain nous
tonna beaucoup de la part de ces animaux, qui ne
passent pourtant pas pour tre des plus difficiles sous
le rapport de la nourriture ; on aurait bien pu leur
confier en toute scurit la garde des pommes d'or du
jardin des Hesprides.
La cte de la Mditerrane, entre Valence et Alicante,
se trouvant tout fait en dehors des itinraires consacrs,
n'est que trs-peu connue; cependant elle mriterait
d'tre plus souvent visite par les touristes : les montagnes boises, les valles la vgtation presque tropicale des environs de Gandia, de Denia et de Javea n'ont
rien envier Castellamare, Amalfi, Sorrente, et
aux autres sites si vants de la cte napolitaine.
C'est par la huerta de Gandia que nous commenmes
notre excursion dans cet l.'den des potes espagnols, dans
ce paradis terrestre des Arabes d'Occident. Beaucoup
moins tendue que celle de Valence, cette huerta offre
peut-tre une vgtation encore plus luxuriante, et le
climat y est, dit-on, plus tempr. Cette contre tait
renomme pour la culture de la canne sucre ds le
temps des rois arabes de Valence, et il y existait alors
beaucoup de moulins sucre. Aujourd'hui mme on y
voit encore quelques champs o sont cultives les canas
de azucar, qui acquirent sous ce beau climat tout leur
dveloppement et une complte maturit. Les orangers,
les figuiers, les grenadiers et une infinit d'autres arbres
^ fruit y forment d'pais ombrages; les caroubiers, trsnombreux dans le pays, sont cultivs principalement sur
les coteaux, et dpassent quelquefois la grosseur des plus
gros chnes : leur feuillage, d'un beau vert fonc, contraste d'une manire trs-heureuse avec la teinte gristre
et un peu triste de celui des oliviers.
Mais une plante qu'on remarque souvent dans les environs de Gandia, o elle atteint des proportions extraordinaires, c'est l'alos ou agave d'Amrique, qu'on retrouve du reste dans tout le sud de la Pninsule. Ici la
pita, ainsi que l'appellent les Espagnols, ne sert pas
seulement, comme partout ailleurs, pour la clture des
champs, dont ses feuilles acres interdisent l'entre aux

bestiaux, mieux que ne le ferait la meilleure barrire ;


cette plante se multipliant d'une manire vraiment prodigieuse, surtout dans les terrains secs, les habitants
utilisent les feuilles pour en extraire les filaments trstenaces qu'elles contiennent. On les coupe trs-prs de
la racine, en ayant soin de choisir celles du dehors, qui
deviennent trs-dures; car celles de l'intrieur sont trop
tendres pour qu'on puisse les employer.
Nous fmes tmoins de cette prparation, qui est des
plus simples, et dont Dor put son aise faire un croquis, au grand tonnement des braves paysans, qui ne
pouvaient comprendre que_nous prissions tant d'intrt
leur travail (p.368). Ils commencent d'abord par craser
les feuilles sur une pierre; ensuite ils en runissent quelques-unes en un faisceau, qu'ils lient au moyen d'une
ficelle. L'ouvrier a devant lui une espce de table de
forme allonge, dispose comme un plan inclin : la
partie suprieure se trouve un crochet de fer auquel il
accroche le paquet de feuilles; il commence ensuite,
l'aide d'une barre de fer, les presser avec force, pour
sparer la partie filamenteuse de la partie charnue.
Cette pression renouvele plusieurs fois, il lave les fibres
plusieurs reprises pour les dbarrasser de tous les
corps trangers; il n'a plus ensuite qu'il les faire scher
au soleil.
Le fil d'alos est employ des usages trs-varis; on
en fait surtout des cordes qui servent au harnachement
des chevaux; on les emploie galement pour les alpargntas ou espardines, espces de sandales tresses que
portent les paysans.
Les feuilles d'alos, coupes en petits morceaux, servent encore la nourriture des bufs; elles atteignent
quelquefois prs de deux mtres de longueur, et l'espce
de hampe ou de tige lance qui s'lve au milieu de la
plante et qui se termine par une large pyramide de
fleurs jaunes, arrive souvent jusqu' quatre ou cinq
mtres de haut. Les tiges transversales, qui supportent
les fleurs, sont disposes d'une manire trs-lgante,
comme les branches d'un lustre, et rappellent assez
exactement l'aspect du fameux chandelier sept branches
du temple de Jrusalem qu'on voit sur un bas-relief de
l'arc de triomphe de Titus, Rome.
La petite ville de Gandia tait autrefois la capitale
d'un duch qui fut donn aux Borgia, en 1485, par Ferdinand le Catholique. On sait que cette clbre famille,
qui compta parmi ses membres deux papes et un saint,
tait d'origine espagnole; elle doit son nom la petite
ville de Borja, en Aragon, et s'appelait ainsi avant de
s'tre fixe en Italie.
L'ancien palais des ducs est le seul monument remarquable que renferme Gandia: c'est une vaste construction, qui n'a conserv d'autres traces de sa splendeur
passe que des restes de dorures et quelques azulejos
ou carreaux de revtement en faence, peints Manises,
prs Valence, et reprsentant des fleurs et des oiseaux.
Grce la gnrosit du duc actuel de Gandia, vingtcinq familles sont loges gratuitement dans ce palais.
De Gandia Denia, la distance est trs-courte, et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

366

LE TOUR DU MONDE.

nous voulmes faire cette promenade pied. Nous avions


la Mditerrane notre gauche, bleue et calme comme
un lac; droite, le paysage offrait les aspects les plus varis, et aurait inspir des chefs-d'oeuvre Franais et
Thodore Rousseau. Denia doit son nom un temple
qui tait consacr la clbre Diane d'phse : les souvenirs de l'antiquit sont encore trs-vivants dans toute
cette contre : le nom de Sertorius y est presque populaire; on nous fit voir une tour en ruine; elle porte encore, depuis tant de sicles, le nom du clbre gnral
romain, qui avait fait de Denia une de ses principales
stations navales.
Au-dessus de la ville s'lve presque pic une montagne rocheuse de plus de trois mille pieds de haut, appele el lllongo; on nous recommanda beaucoup d'en
faire l'ascension: en effet, la vue sur la mer et sur la
huerta, dont les vignobles s'tendent perte de vue, est
rellement splendide; le petit port de Denia, vu vol
d'oiseau, avec ses barques aux voiles latines blanches et
effiles, nous faisait l'effet d'un plan en relief.
Ce port serait presque abandonn sans les denias, qui
constituent la richesse, et peu prs le seul commerce
du pays. Ces denias sont d'normes raisins secs provenant des ceps plantureux de la huerta, et qu'on exporte
dans diffrents pays, o ils sont quelquefois vendus
comme raisins de Malaga. La manire dont on les prpare est assez curieuse : on les trempe trois reprises
dans de la lessive bouillante en ne les laissant chaque fois
qu'un temps trs-court, opration qui a pour rsultat de
les faire gonfler; aprs quoi on les suspend simplement
au soleil pour les faire scher. Les raisins ainsi prpars
sont appels lejias, d'un mot espagnol qui signifie les=
sive; ils sont moins estims que ceux qu'on appelle
pasas del sol, et qu'on fait scher au soleil sur la plante
mme ; pour cela, on coupe la queue moiti, de sorte
que la grappe reste suspendue, et se dessche sans que
la sve puisse y arriver. C'est la mthode gnralement
employe Malaga. Les environs de la ville produisent
galement des oranges et des grenades en abondance :
lors de notre passage, le port tait encombr de ces
fruits, qu'on entassait dans de grandes barques prtes
faire voile pour Marseille.
En quittant Denia pour nous rendre Alcoy, -- toujours en tartane, car ici on ne voyage gure autrement,
nous traversmes la petite ville d'Oliva, et, laissant sur
notre gauche la haute chane de montagnes qui spare
en deux la province d'Alicante, nous continumes notre
excursion travers une contre aussi riche que celle que
nous venions de traverser, et ne formant jusqu' Alcoy
qu'un immense verger : de temps en temps, quelques
palmiers lvent leurs cimes lgantes au-dessus des
orangers, des mriers et des grenadiers ; la rcolte des
caroubes venait d'avoir lieu, et on en voyait des guirlandes suspendues aux murs blanchis la chaux des barracas, qu'un soleil africain faisait briller au milieu de
la verdure. Les barracas, habitations des paysans, n'ont
qu'un rez-de-chausse, et sont couvertes de chaume ou
de joncs provenant des bords de l'Albufra : il n'y en

a pas une dont le toit ne soit surmont de la Cruz de


Caravaca. Cette croix, si fameuse dans le pays, et
laquelle on attribue de si grands miracles, tient son
nom d'un lieu de plerinage trs-frquent, qui se
trouve dans la province de Murcie : elle est deux traverses de grandeur ingale, et a tout fait la forme de
la croix de Lorraine.
Alcoy est une assez grande ville, trs-agrablement
situe au pied des montagnes, dans une contre des plus
accidentes : il y rgne une grande activit, qui contraste
singulirement avec le calme auquel on s'habitue Va- .
lence. Les manufactures d'toffe de laine doivent y tre
trs-nombreuses, si on en juge par le nombre d'ouvriers
qu'on rencontre, la figure et les mains barbouilles de
teinture de couleurs; mais la grande industrie d'Alcoy,
industrie populaire par excellence et vraiment nationale,
c'est la fabrication du papel de hilo: il est bien peu de
gens en Espagne, jeunes ou vieux, riches ou pauvres,
qui ne roulent entre leurs doigts le papelito; offrir
quelqu'un le cigarillo ou cigarro de papel, c'est la manire la plus naturelle d'entrer en conversation. Le
papel de Alcoy jouit donc de la plus grande rputation, et
se rpand dans les parties les plus recules de l'Espagne, et mme l'tranger. On nous assura que les
diverses fabriques de la ville en produisaient chaque
anne environ deux cent mille rames, ce qui reprsente
un total de plus de cent millions de cahiers de papier
cigarettes. Ces libritos de fumar, comme on les appelle
ici, sont dcoups trs-rapidement au moyen d'une machine trs-ingnieuse, invente par un habitant d'Alcoy.
Les libritos les plus estims des amateurs portent la
marque du caballito, petit cheval reprsent sur la couverture. Les autres fabriques de papier cigarettes mettent galement leur marque sur la couverture des libritos; assez souvent cette marque se compose de noms
d'animaux, tels que le chat-angora, la panthre, et
mme le mgathrium. D'autres ont pour enseigne la
Libertad, la !lloralidad, la Independencia espanola; nous
en avons remarqu qui reprsentaient O'Donnell et Espartero se donnant la main, avec cette lgende au-dessous : Union liberal de Espana.
Parmi les infiniment petites industries qui s'exercent
en Espagne, celle des vendeurs de libritos peut tre signale comme une des plus pittoresques. Ces industriels
en plein vent sont presque toujours des enfants ou des
vieillards, et leur mise de fonds, aussi peu complique
que celle de leurs confrres les marchands d'eau et les
marchands de feu, se compose simplement d'une petite
bote suspendue au cou avec une ficelle, et dans laquelle
s'talent quelques cahiers la couverture jaune, rouge
ou blanche.
Le jour de notre arrive Alcoy, la ville prsentait un
aspect tout fait inaccoutum : les habitants allaient et
venaient d'un air affair; et l des groupes se formaient, et on y causait avec une animation qui annonait qu'il se prparait quelque chose d'extraordinaire.
Des tartanes, des galres et des carros s'arrtaient aux
posadas, et nous voyions de nombreux paysans sortir des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

368

LE TOUR DU MONDE.

vhicules o ils taient empils; l'paisse couche de


poussire qui blanchissait leurs vtements nous faisait
supposer que le voyage avait t long. En effet, il y en
avait parmi eux qui portaient le costume des paysans de
la huerta d'Alicante, et nous reconnmes mme des
, Murciens la peau bronze, coiffs de la montera de
velours noir, et portant, comme les Valenciens, de
larges caleons flottants de toile blanche.
Tout cela donnait la ville d'Alcoy un air d'entrain
et de gaiet dont
nous ignorions la
cause : curieux de
savoir le mot de l'nigme, nous nous
approchmes d'un
groupe et nous demandmes d'o venait tout ce mouvement. a Comment,
nous rpondit un
des habitants, vous
ignorez donc que
c'est la fte de saint
Georges, et que
c'est demain que
commence la foire
d'Alcoy? Levez les
yeux et lisez ce cartel, et vous verrez,
par le dtail des divertissements qui
doivent avoir lieu,
qu'il y a peu de
villes qui puissent
se vanter d'en offrir de pareils aux
trangers.
Nous commenmes alors la lecture d'une immense
affiche imprime
sur papier bleu tendre, qui pouvait bien avoir prs
de deux mtres de hauteur; en tte se lisaient ces mots
en capitales normes : Feria de Alcoy, puis venait le dtail des funciones ou crmonies.
En Espagne le mot funcion est d'une lasticit extraordinaire, et s'applique aux crmonies du genre le plus
diffrent: une course de taureaux, une excution capitale, un enterrement somptueux, /union ; s'il y a dans

une glise quelque grande fte en honneur d'un saint,


si un thtre donne une reprsentation extraordinaire,
c'est encore une funcion.
La premire funcion annonce sur l'affiche tait une
corrida de novillos: une fte espagnole ne serait pas complte sans une course de taureaux. Bien que cette corrida ne ft pour nous que d'un intrt mdiocre`aprs
les deux beaux combats que nous venions de voir Va-_ __ =`_ lente, nous nous
proposmes cependant d'y assister ;
car aprs avoir vu
l'lite des toreros
se mesurer avec les
plus terribles bichos
des pturages de
l'Andalousie, nous
n'tions pas fchs
de voir aussi des
comparses de la tauromachie combattre
de jeunes taureaux
peine forms.
Le programme
de la fte comprenait encore un feu
d'artifice, castillo de
fuego; mais ce qui
nous parut le plus
intressant tait
l'annonce d'un simulacre de combat
entre les Mores et
les chrtiens, combat qui devait durer plusieurs jours.
Nous prmes donc
sans tarder nos dispositions pour ne
rien perdre de cette
crmonie, qu'on
nous avait recommande comme une
des plus curieuses et des plus attrayantes parmi les rjouissances populaires de l'Espagne.
Ch. DAVILLIER.
(La suite une autre livraison'.)
1. Des travaux considrables commencs, entre autres l'illustration du Don Quichotte (2 vol. in-fol., librairie Hachette), n'ont
pas permis M. Gustave Dor d'avancer beaucoup, en 1863, sa part
de collaboration du Voyage en Espagne; mais il promet aux lecteurs du Tour du monde plusieurs livraisons pour 1864.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

369

Chasse l'hippopotame sur la rivire Sainte-Lucie (voy. p. 374). Dessin de Janet-Lange d'aprs Baldwin.

CHASSES EN AFRIQUE.
DE PORT NATAL AUX CHUTES DU ZAMBSE,
PAR WILLIAM - CHARLES BALDWIN',
Membre de la Socit de gographie de Londres.

1852-1860. -- TRADrCTION

INDITE

PAR MADAME H. LOREAC.

Vocation de l'auteur. Pourquoi il va en Afrique. Son arrive Port-Natal. 11 va chasser l'hippopotame. Aventures avec les
crocodiles. Rsultats dsastreux de l'expdition. Retour Durban.

Lorsque dans une hutte sauvage ou au fond d'un chariot, j'crivais mon frre les pages suivantes, quelquefois avec de l'encre, souvent au crayon, frquemment
avec un mlange de poudre et de th, ou de caf, j'tais
loin de penser qu'elles seraient un jour imprimes.
Si maintenant je me dcide les publier, ce que je fais
avec dfiance, c'est pour rpondre aux sollicitations de
mes amis, et tenir la promesse que j'en ai donne
ceux qui, dans le Natal, ont vu avec intrt mes courses
d'abord restreintes, s'tendre graduellement jusqu'au
1. Extraits du livre publi Londres, chez Richard Bentley, en
1863 African hunting.
VIII. 206 0 Liv

'Lambse, sur un espace de deux mille milles peu prs


inexplors.
L'hospitalit que j'ai reue depuis mon retour en
Angleterre, et mon aversion naturelle pour un travail suivi, me rendent peu capable de racheter par la
forme, l'invitable monotonie d'un journal de chasse, et
l'gosme apparent d'un homme qui raconte un voyage
o il tait seul; enfin, d'autres chasseurs ont parcouru
cette rgion avant moi, et je n'ai pas le bnfice de la
priorit. Je me prsente nanmoins au public avec l'espoir, si je retourne dans mou pays d'adoption, de reprendre mes courses l'endroit o je les ai laisses, et

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

24

[email protected]

t*..\

C _0_ N T R E,. D E S

ALA
A R_ "A S

,\ \1 ^\\^ \\

,..

CRA:Dti
7I A Q

As .r'.

Cdpran

46

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
de produire ensuite quelque chose qui soit plus digne
de lui.
Je crois devoir expliquer mes amis d'Afrique par
quelle raison je suis all au Natal. Il faut pour cela que
je parle de mon enfance; je le ferai en quelques lignes,
que le lecteur indiffrent pourra passer.
L'amour du sport, des chevaux, des chiens tait inn
chez moi. Ds l'ge de six ans, je suivais sur mon poney
les lvriers du voisin, et cela deux fois par semaine. Il
en fut ainsi jusqu'au jour nfaste o l'une de mes
prouesses valut mon pre un avertissement du digne
squire, avertissement qui me fit mettre en pension. J'y
restai comme tant d'autres. Lorsque j'en sortis, ayant
l'humeur vagabonde , je fus plac dans la maison de
commerce d'un ex-membre du Parlement, afin, plus
tard, d'tre envoy aux colonies. Je travaillai; mais les
bassets, les bigles, le canotage, les meetings taient
contraires la discipline du bureau. Le plus jeune des
associs et moi, nous
en tirmes cette conclusion que je n'tais
pas n pour le mtier
de scribe, et il fut
rsolu que j'irais
dans le Forfarshire
apprendre l'agriculture. J'en partis bientt pour une ferme
du West - Highland,
o sur treize milles
carrs de montagnes,
de ruisseaux , d'tangs, de rivires et
quelque deux acres
de terre labourable,
auxquels s'ajoutaient
deux distilleries de
whiskey, mon excellent pre ne doutait
pas que son fils, accabl de travail, ne ft initi tous
les mystres de la culture cossaise. Toujours est-il
qu'avec la chasse, la pche, les gens de la ferme, les
chiens, les flneries, les promenades, j'tais dans une
position magnifique ; mais n'ayant dans ma patrie ni
bruyres, ni lacs, ni chevaux de race en perspective, je
cherchai quelque pays lointain o l'on et la libert de
se mouvoir.
Tandis que je balanais entre le Haut-Canada et les
prairies du Far-Ouest, deux de mes amis intimes, qui
partaient pour le Natal, me conseillrent de choisir cette
colonie; et l'ouvrage de Gordon Cumming, venant paratre, me dcida immdiatement. J'eus bientt pris mes
dispositions, le peu que j'emportais se composant de
fusils, de rifles, de selles, et id genus orme. La seule
partie dispendieuse de ma cargaison tait forme de sept
chiens courants; une dpense inutile : car deux des
meilleurs ne tardrent pas mourir, et les autres succombrent peu de temps aprs.

371

Arriv Port-Natal en dcembre 1851, mon premier


embarras fut de me faire prsenter M. White, qui prparait une expdition chez les Zoulous. Heureusement
qu'alors cette formalit n'tait pas ncessaire dans la colonie ; j'avais, du reste, dans mes chiens une recommandation plus que suffisante auprs d'un vieux chasseur. Je
fis des offres ridicules pour tre admis dans la bande, on
les accepta d'emble. Il y avait deux chariots, bourrs
jusqu' la toile. Au sommet de l'un d'eux tait plac le
bateau, la quille en l'air. Je sautai de joie lorsqu'on me
proposa de coucher sous l'une des machines roulantes
qui portaient les bagages; j'aurais pass les nuits dans
ta rivire plutt que de manquer la partie. Le but de
l'expdition tait de chasser l'hippopotame, qui abonde
dans la baie de Sainte-Lucie, prcisment l'poque la
plus malsaine de l'anne. Nous voil donc en route :
neuf chasseurs, une compagnie d'indignes et trois chariots. On se trouvait en t, la saison des grandes pluies,
les routes taient
mauvaises, les rivires dbordes; nous
marchions avec lenteur. On tuait des antilopes, des canards,
des outardes; je travaillais comme un
cheval pour gagner
l'estime de White;
les autres me laissaient volontiers le
soin d'approvisionner
la broche. Le premier
hippopotame fut tu
le 7 janvier; c'tait
un jeune ; une viande
excellente , ayant
peu prs le got du
veau.
Le 14, nous tions
l'embouchure de l'Omlilas. Arrivs la mare montante, il nous fallut rester sur le bord en attendant le
reflux. Ce fut l'occasion d'un grand plaisir : des oiseaux
d'eau en masse, et pas du tout farouches; j'en ramassai
autant que j'en pus mettre ma ceinture.
Comme le soleil baissait, je vis les chariots sur les
collines de l'autre rive ; le gu tait loin, j'entrai dans la
rivire l'endroit o je me trouvais, bien que j'y eusse
aperu files crocodiles nombreux. Je gagnai une espce
d'lot; peine si mes genoux taient mouills; mais en
face de moi courait une eau profonde ayant une largeur
de trente yards. J'avais de grosses bottes , mon fusil,
mes munitions, tous les oiseaux que je venais de tuer;
mon costume, il est vrai, n'tait pas lourd : une chemise
et une paire de gutres; bref, je risquai l'aventure. Je
nageais avec une sage lenteur, craignant de perdre mon
fusil, qui tait sous mon menton, et j'allais russir,
quand je vis la tte d'un norme crocodile qui se dirigeait vers moi. Je n'ai pas besoin de dire avec quel lan

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

372

LE TOUR DU MONDE.

je me prcipitai vers le bord, o j'arrivai suffoquant et


sans arme. Le lendemain matin , mes compagnons et
moi nous revnmes pour chercher mon fusil qui tait
parfait; mais nous plongemes inutilement tour tour;
en vain la rivire fut drague au moyen de branches
pineuses ; il fallut me rsigner cette perte.
Les crocodiles sont l'un des graves inconvnients de
cette rgion; ils n'empchent pas le bain d'tre salutaire; mais leur prsence cause un certain malaise qui
en diminue le charme. Ce n'est pas la seule aventure
dsagrable que j'aie eue avec eux.
Le 18 janvier, les chariots se sparrent; il y en eut
deux qui allrent au march du roi, tandis que l'autre
accompagnait les chasseurs la baie de Sainte-Lucie.
On dtela au bord de 1'Inseline, petite rivire o nous
fmes demi dvors par les moustiques.
C'est l que pour la premire fois je trafiquai avec les
naturels; j'y achetai un buf au prix de quatre houes,
dont se servent les indignes pour ouvrir la terre
l'poque des semailles, et qui, dans le Natal, se vendent
un shilling six pence (un franc quatre-vingt-cinq centimes).
Arrivs l'Omvelouse-Noir 1, le chariot fut confi au
chef de l'endroit, et les boeufs furent renvoys sur leurs
pas une distance de vingt milles, le pays o nous entrions tant fort malsain pour le btail. Il l'est galement
pour les hommes; mais nous ne le savions pas alors.
On dlogea le bateau, cause innocente des trempes
nocturnes que nous avions subies, et nous prmes sa
place dans le wagon. Il y avait tant de moustiques au
bord de la rivire que nous faisions brler des bouses
sches dans des pots, et que nous emportions ceux-ci au
fond de notre asile. Pas moyen d'chapper cette alternative : dvor ou suffoqu. Ce dernier supplice avait la
prfrence, et comme on ne pensait pas mme dormir,
chacun appelait de ses vux la venue du jour qui faisait
disparatre les moustiques.
Je donnai au bateau une couche de blanc de cruse
et de vernis, je fabriquai une voile, j'essayai des balles
de fer que j'avais apportes; elles ne rpondirent pas
mon attente ; beaucoup trop lgres, elles dcrivaient
une courbe trs-forte, et je finis par m'en dbarrasser;
nanmoins elles pntraient une grande profondeur.
24 janvier. Nous lanons le premier bateau qu'ait
jamais port l'Omvelouse-Noir, et nous essayons de
dormir dans une hutte indigne; c'est tomber de Charybde en Scylla. Une chaleur intolrable, des nues de
moustiques; de la bire cafre, du lait aigre, pas une
bouche de viande : tel est notre menu.
25 janvier. Nous cherchons nous rafrachir en
prenant un bain. Deux d'entre nous restent sur la rive,
poussent des cris, jettent de grosses pierres dans l'eau,

tirent deux ou trois coups de fusil pour effrayer les crocodiles. Bien que fort nombreux ces derniers sont trstimides, et je ne crois pas qu'avec les prcautions dont
je viens de parler nous ayons les craindre; mais ils
diminuent le plaisir du bain.
26 janvier. Nous tirons au sort pour savoir qui accompagnera Monies dans le bateau; c'est Gibson qui est
dsign ; on nous dpose sur l'autre rive , car l'eau est
haute, et Price, Arbuthnot et moi nous allons battre le
pays avec nos guides.
Aprs avoir fait quelque vingt-cinq milles, nous nous
arrtons pour passer la nuit. Comme nous avons oubli
de prendre des grains de verre ou du fil de cuivre, je
dchire mon foulard, j'en fais des lanires qui peuvent
avoir deux pouces de large, c'est un ornement de tte,
en manire de bandelette ; les indignes nous donnent
en change du lait caill, de la bire et de la farine
d'amobella, dont nous faisons de la soupe.
Le lendemain nous tions de retour deux heures de
l'aprs-midi ; Monies et Gibson n'arrivrent que sur les
huit heures. Ils revenaient sans le bateau, les crocodiles
leur avaient bris leurs pagaies et leurs rames.
Comme ils descendaient la rivire , Monies avait
aperu un lphant dans les roseaux, il avait ram du
ct de la bte, et quinze pas l'avait tue d'une balle
entre l'oeil et l'oreille. Nos deux amis enlevrent les dfenses ut l'oreille coups de hache, mirent le tout dans
le bateau et continurent leur promenade. L'odeur du
sang exaspra sans doute les crocodiles, et bien que
Monies en et tu cinq, et trois hippopotames, la victoire
finit par leur rester. N'ayant plus que le manche d'une
rame pour godiller la barque, Monies et Gibson dposrent leur cargaison sur un banc de sable, la couvrirent
du bateau, et reprirent le chemin du camp.
Nous allmes dans le fourr; Price, Arbuthnot et
Monies, qui taient fort adroits, fabriqurent des rames,
des godilles, et, accompagns de huit indignes. , s'en
furent chercher la barque ; ils la trouvrent telle qu'ils
l'avaient laisse, et partirent le 30 pour la baie de
Sainte-Lucie.
Les chasseurs firent plus de vingt milles travers une
belle rgion ; ils rencontrrent des oiseaux d'eau en
masse et une foule d'hippopotames. Vers le milieu du
jour ils furent obligs de prendre terre, ayant contre eux
vents et mare; non-seulement ils n'avanaient plus,
mais les vagues emplissaient la barque. La partie n'en
tait pas moins bonne; courir vent debout, manger de
l'oie sauvage et des melons d'eau; excellentes choses
par la chaleur. Il passrent la nuit confortablement,
prs de leurs feux, sans couverture aucune, et arrivrent
le lendemain midi leur destination, aprs avoir tu
deux hippopotames.

1. L'auteur crit Umveloose; nous avons prfr l'initiale 0m,


l'u franais n'existant pas en anglais, il est probable que, dans
cette circonstance, on doit prononcer Eum. Cette rivire est d'ailleurs l'Om-Philos-Mouniama de Delegorgue; elle rejoint, dix-huit
lieues de la mer, l'Om-Philos-Om-Schlopu (0m-Philos-Blanc), et
forme, avec ce dernier, l'Omphilozie des indignes, la SainteLucie de nos cartes, qui va se jeter dans la baie de Sainte-Lucie.

Elle doit son nom de rivire Noire aux galets noirtres dont son lit
est jonch au point d'influer sur la couleur apparente de ses eaux.
L'autre Om-Philos roule au contraire sur du sable qui l'a fait
nommer rivire Blanche. Toutes les deux prennent leur source
dans les monts Quathlambnes, parcourent d'abord une contre
nue, puis, moiti de leur cours, entrent dans une fort paisse et
giboyeuse dont l'lphant occupe le centre. (Note du traducteur.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

373

Pendant ce temps-l, Gibson et moi nous tions avec


les Cafres ; je n'entendais pas un mot de ce que disaient
ceux-ci; mais je conclus, d'aprs leur pantomime, que
je devais me placer prs d'un petit arbre pineux, situ
la rive d'un lac rempli de roseaux.
Les Cafres s'loignrent, et je m'endormis profond-

ment. Tout coup je fus rveill par Gibson, qui se


htait d'escalader la colline et me criait vivement de le
suivre. J'ouvris les yeux et je vis un norme buffle, que
poursuivaient nos Cafres, et qui se dirigeait vers moi.
Il arrivait tte baisse, franchit encore vingt yards avant
de m'apercevoir, hsita un moment, plongea dans les

roseaux, entra dans le lac, et faisant jaillir autour de


lui, comme une onde de cristal, l'eau qui lui arrivait
aux genoux, passa d'un trop rapide vingt-cinq pas de
l'endroit o je me trouvais. Ma balle lui cassa l'chine,
par hasard, et il tomba en mugissant comme un bouvillon.

Les Cafres survenant ple-mle, lui lancrent une


vingtaine d'assgayes qui l'achevrent, et parurent me
complimenter beaucoup de ma prouesse. C'tait me
faire trop d'honneur; car ne sachant pas pourquoi on
m'avait plac l, et rveill en sursaut, l'imprvu de la
situation m'avait saisi, je le confesse, et j'avais mal tir.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

374

LE TOUR DU MONDE.

Un jour nous chassions dans la baie de Sainte-Lucie;


on m'avait dbarqu sur un lot couvert de roseaux, la
chaleur tait extrme, je venais d'avoir mon premier
accs de fivre , et me trouvais fatigu. Je coupai un fagot d'herbe, m'y assis, les pieds trempant dans l'eau, et
ne tardai pas m'endormir.
Pendant ce temps.l, Monies et Arbuthnot poursuivaient des hippopotames ; ceux-ci fuyaient, montrant de fort belles ttes, et mes amis ne pouvaient
comprendre pourquoi je ne tirais pas. Monies m'appelait vainement et se demandait o je pouvais tre, lorsqu'il remarqua les alles et les venues de quatre normes crocodiles qui passaient et repassaient devant un
lot et semblaient y guetter quelque chose. Il poussa le
bateau de ce ct-l, et me trouva dormant quinze
,mtres de ces aimables compagnons, qui s'apprtaient
djeuner de ma personne. Toute la sympathie que devait inspirer cette situation prilleuse se traduisit par

une semonce qui m'tait adresse pour avoir dormi au


lieu de tuer une couple d'hippopotames; mais j'tais
trop reconnaissant pour me fcher de l'algarade.
A quelque temps de l, toujours l'embouchure de
la Sainte -Lucie, j'avais tu une oie sauvage; drivant
merveille, elle se dirigeait de mon ct, lorsque je la vis
disparatre. Je supposai que, n'tant pas morte, elle
avait plong, et ne m'en occupai plus. Les oies taient
nombreuses, j'en tuai une seconde, elle disparut de la
mme faon. J'en tirai une troisime ; mais dtermin
cette fois garder ma pice, car je n'avais pas djeun,
j'allai sa rencontre, arm d'une pesante baguette de
fusil. J'avanais avec fracas, me dmenant et criant
pour effrayer les crocodiles, quand, juste au moment
o j'allongeais la main afin de ramasser mon oie, celle-ci
plongea comme les deux autres. Criant plus fort, je
saisis mon oie par la patte; elle se divisa immdiatement : les cuisses, le dos et quelques intestins m'chu-

rent, tandis que le crocodile gardait la meilleure part et


recevait trois coups violents sur le nez. Je regagnai
prestement le rivage; mais ce n'est que plus tard que
je sentis combien je l'avais chapp belle.
On ne fait de ces choses-l qu' une certaine poque
de la vie, et le bonheur avec lequel on s'en tire est merveilleux. Les annes vous donnent ensuite de l'exprience et vous rendent non moins prudents que ceux qui
autrefois vous paraissaient timides. Vieux ou jeune, il
est galement difficile d'atteindre ce juste milieu, qui,
la chasse, comme en tout le reste, est le plus sr
moyen d'arriver au but, c'est--dire de ramasser la
proie.
Il n'est pas tonnant, avec la vie que nous menions,
que je sois tomb malade; je fus pris le I0 fvrier d'un
horrible mal de tte accompagn de vertiges; on me
laissa dans un kraal (village) avec mon Cafre et un petit
sac de riz. Je passai huit jours tendu sur l'aire glace

d'une hutte, puis j'allai retrouver la bande, qui avait tu


pendant ce temps-l une vingtaine d'hippopotames.
Un jour, le 21 fvrier, il s'en fallut de peu que, pendant une de ces expditions, nous ne fussions jets
l'eau. Monies avait bless d'un coup de feu un petit
hippopotame qui vint se dbattre, en poussant d'affreux
beuglements, tout prs de nous. La mre accourut, se
rua avec fureur sur notre bateau, en mordit vigoureusement le bord, et le secoua avec tant de violence que
l'eau commena entrer et nous mettre en danger
de chavirer. Monies visa le monstre et de sa balle lui
traversa les poumons (voy. p. 369).
La chasse continua au mme endroit jusque dans les
premiers jours de mars.
Le 12 de ce mois, nous levmes le camp, c'est--dire
qu'on y mit le feu; puis nous partmes, accompagns de
trente porteurs. Je n'arrivai que le 15, et respirant
peine : le voyage m'avait puis; j'tlis.de nouveau trs-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

375

LE TOUR DU MONDE.
malade, ainsi qu'Edmonstone et Gibson. Il faut que je
sois rest longtemps sans connaissance; tout ce que je
me rappelle, c'est qu'Arbuthnot et Monies nous rejoignirent aprs avoir chass l'lphant pendant cieux
jours; Arbuthnot se disait trs-malade ; il se laissa
tomber en entrant dans la hutte et ne se releva plus :
le lendemain il tait mort. On se hta de revenir, afin
de soigner les autres ; mais Price mourut quarante
milles de Port-Natal. Monies, qui jusque-l n'avait rien
eu, fut saisi tout coup, et mourut le jour suivant. Mac
Queen arriva jusqu' Durban, o il expira quelques jours
aprs, tandis qu'Hammond, Etty et Purver mouraient
chez les Zoulous. Des neuf chasseurs que nous tions
au dpart, tous pleins de vigueur et d'espoir, nous revnmes seuls, Gibson et moi, et nous restmes prs d'un
an avant de recouvrer la sant.
Seconde excursion au pays des Zoulous. Visite au kraal de
Panda. Moment dsagrable. Rveills par les lions.
Chasse magnifique.

Les forces ne me revinrent que sur les hauteurs de


l'Inanda, o je passai deux ans vendre aux Cafres les
bestiaux que White se procurait chez les Zoulous. J'y
ai fait des livraisons de quarante et quelques boeufs en
un jour, et il m'est arriv d'avoir plus de six cents ttes
de gros btail la fois. Mais c'tait une vie monotone,
excdante, horrible. Il tait rare que je pusse dcider
quelqu'un venir me voir; il fallait pour rester avec
moi qu'on ft sans gte et sans argent. Bref, la continuit de cette existence me parut si effrayante, que je
repris mes courses aventureuses; et le 15 juillet 1853,
je repartais avec Gibson pour le pays des Zoulous. Quelques jours aprs nous avions rejoint White et ses compagnons, et le 12 du mo s suivant, nous nous arrtions
un mille du kraal de Panda, que nous avions le projet
d'aller voir le lendemain.
Sa noire Majest ne daigna pas paratre; c'est par
l'entremise de son premier ministre que nous lui adressmes les couvertures et les grains de verre que nous
lui apportions.
La pluie tomba du matin au soir pendant les journes
suivantes; on en profita pour raccommoder les chaussures, on se fit des souliers neufs, et l'on tua quelques
buffles en attendant qu'il plt Sa Majest de nous - recevoir.
Notre audience fut enfin fixe pour le 31 aot; mais,
partis de bonne heure, nous arrivmes trop tt : le roi
dormait encore, et ceux qui l'entouraient n'osaient pas
troubler son sommeil. Au bout de quelques minutes on
nous prie d'aller la porte du kraal, attendre jusqu'
nouvel ordre. Mcontents, nous partons, mais c'est
pour revenir au camp; on met le feu aux cases de nos
hommes, et nous poursuivons notre voyage.
A peine avons-nous fait deux milles, que nous voyons
arriver l'un des capitaines du roi ; il est en fureur et
jure par les os de Dingaan, de Chah et d'autres guerriers clbres, que si l'instant mme nous ne revenons
pas au kraal, un impi (rgiment de cinq cents hommes)

fondra sur notre bande et nous tuera immdiatement. Il


n'admet point de retard, nous montre un cours d'eau
situ vingt pas, et dit que le premier d'entre nous qui
en franchira le bord donnera le signal de l'attaque.
Nous sommes en leur pouvoir, et, persuads que le
courage ne doit pas exclure la prudence, nous nous soumettons l'Ordre qui nous est donn. Au fond, Panda
s'est toujours oppos au dsir que nous avions de suivre cette ligne, et de la part de White, il y avait folie
choisir prcisment la route qui nous tait dfendue.
De retour la porte du kraal, nous passons entre
une double haie, d'environ deux cents yards, compose
d'hommes superbes, arms d'assgayes, de boucliers,
de couteaux et de massues, presss les uns contre les auIres, et n'attendant qu'un signe de leur chef pour nous
exterminer. C'est un moment d'motion; pour ma part,
je le trouve fort dplaisant. Tous nos Cafres sont glacs
d'effroi, chacun est silencieux; le pauvre White parat
terriblement vex; je crois que s 'il avait prs de lui
quelqu'un d'entre nous, il aimerait beaucoup mieux
tirer sur ces gens-l, quitte prir lui-mme, que de
voir des blancs rduits plier devant un sauvage.
Cependant le premier ministre vient notre rencontre ;
c'est un homme gros et gras, un bon vivant; l'affaire
se termine 'a l'amiable. Mais il faut nous contenter de la
chasse que Panda condescend nous octroyer, et nous
en tenir la fort de Slakatoula; le vieux renard sait
bien qu'on y trouve rarement un lphant qui vaille la
peine d'tre tir. Le 4 septembre, nous quittons donc la
route afin de nous rendre ce fourr de Slakatoula, o,
forcs de nous ouvrir un chemin coups de hache, nous
avanons lentement.
Le 7, on nous annonce une bande d'lphants; je
pars avec deux Cafres et deux Hottentots; nous soupons
d'un morceau de buffle, et couchons la belle toile;
nous dormons en dpit de quelques averses, nous chassons ds le lever du soleil, et nous revenons au camp,
persuads que nous avons t victimes d'une mystification.
Le 10 -mars, nous nous trouvons en face de l'Omvelouse-Noir, que nous traversons le lendemain. On nous
dit que les lions ont escalad la nuit prcdente la palissade du kraal. Plusieurs de nos camarades nous quittent pour affaires de commerce. Clifton et moi, nous restons au village au moins pour toute la semaine. Nous
tuons des lans et des buffles; la chasse est accidente.
Je suis plusieurs jours sans savoir dans quelle position
me mettre, en raison de l'tendue des coups de soleil;
pas un atome de peau ne m'est rest sur le corps; je
n'ai jamais plus souffert.
Nanmoins, le temps passait vite; il fallait non-seulement approvisionner notre propre table et rassasier nos
Cafres, mais alimenter les indignes qui venaient nous
dire qu'ils avaient faim ; puis il y avait les btes fauves
qui taient souvent importunes. Le 27, un fusil-pige
fut plac l'intention des hynes, qui nous empchaient
de dormir, et un vieux mle reut toute la charge en
pleine tte.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

376

LE TOUR DU MONDE.

Dans la nuit du 29, les mugissements des boeufs, les


aboiements des chiens nous rveillrent. Il ne faisait pas
trs-noir; je saisis le fusil ray de Clifton et m'lanai
au dehors. Je courais l'aventure, lorsque j'aperus
notre conducteur de chariot. Il tait au sommet d'une
case de six pieds d'lvation, et demandait une capsule
grands cris. Au moment o j'arrivais prs de lui, expirait la voix de l'un de nos boeufs, couverte par le grondement de lions qui taient peine quinze pas de nous,
mais que l'obscurit empchait de voir. Je tirai dans la
direction des rugissements, juste au-dessus de la masse
du buf qui s'entrevoyait dans l'ombre; Diza, le conducteur, suivit mon exemple, et comme les lions ne semblaient pas s'en tre aperus, je leur envoyai mon second coup.
J'tais en train de recharger, quand je sentis que la
bte arrivait; ce fut un clair. Au mme instant, j'tais

lanc en bas de la cabane par la tte du lion, qui m9


frappait en pleine poitrine, et me faisait faire une demidouzaine de culbutes.
Je fus debout immdiatement, et franchis une palissade qui se trouvait derrire moi; j'avais bien mon fusil,
mais le canon tait bouch avec de la terre. Je courus
alors au chariot et sautai sur le sige; j'y trouvai tous
mes hommes suspendus comme des singes, et Diza perch au-dessus d'eux tous. Par quel miracle celui-ci, qui
tait tomb avec moi, tait-il arriv l ? Je me le demande encore.
Deux minutes aprs, un lion emportait l'une des cinq
chvres qui taient entraves au pied de la cabane dont
nous avions t si rapidement conduits. Croyant tre
plus heureux cette fois, Diza tira de son poste lev, et
le recul l'ayant rejet en arrire, il tomba sur la tente,
qu'il crasa dans sa chute, nous donnant le plus singulier

des spectacles. Ce dernier pisode ayant mis le comble


notre dfaite, nous laissmes les lions achever tranquillement leur repas, qui nous sembla d'une assez longue
dure, et pendant lequel ils ne cessrent de rugir. Nous
restmes sur notre perchoir, grelottant de froid, car nous
tions nus, jusqu'au moment o l'approche du jour fit
battre l'ennemi en retraite.
J'avais regagn mes couvertures avec bonheur, et je
commenais me rchauffer, quand un coup double
m'ayant arrach cette batitude, j'appris que notre
conducteur et l'un de ses camarades pensaient avoir tu
le lion. Rendus sur les lieux, nous trouvmes en effet
une lionne superbe; les ctes taient traverses par la
balle du compagnon de Diza; coup d'adresse, car la
distance tait au moins de cent cinquante yards'. Une

autre balle avait pntr derrire la nuque et, longeant


l'pine dorsale, ne s'tait arrte que prs de la naissance de la queue. C'tait l'une de celles que j'avais
tires avec le fusil ray de Clifton; j'avais par consquent droit la bte, qui appartient toujours celui
qui l'a touche le premier.
Diza, qui se trouvait avec moi sur la hutte, avait reu
un coup de griffe dans la cuisse au moment o nous
avions t renverss, et la crosse de son fusil tait laboure d'une manire effrayante : l'ennemi tait dangereux. Une vieille Zouloue n'en resta pas moins dans la
cabane, sans mme avoir une porte qui la spart des
lions, et ne bougea pas plus qu'une souris jusqu' la fin
de la crise.
Tandis que je dpouillais ma bte, trois coups doubles retentirent successivement; je courus, mon fusil
la main, et j'apercus Clifton prs de l'un de nos boeufs

1. Le yard est de trois pieds anglais quivalant quatre-vingtonze centimtres.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

378

LIS: TOUR DU MONDE.

qui expirait; les lions avaient tellement effray celui-ci


qu'il en tait devenu fou; il avait fallu l'abattre.
6 octobre. Nous traversons l'Omvelouse, mais non
sans peine, le gu n'ayant pas moins de quatre pieds
d'eau sur une couche de sable mouvant. Perdu l'un de
nos bufs. Mon pauvre Hopeful manque aussi l'appel;
un chien parfait ! Nous avons battu les environs sans dcouvrir sa trace ; les lopards l'auront emport. Craft n'a
pas cess d'aboyer toute la nuit, mais comme j'entendais
en mme temps la voix des hynes, je ne m'en suis pas
proccup. Les chevaux avaient pris la fuite; ds le
matin, nos Cafres sont partis leur recherche et n'ont
pas tard les runir.
La chasse se continua jusqu' la fin d'octobre; nous
tumes des buffles, des lans; un de ces derniers, entre
autres, fournit Billy, mon poney, l'occasion de faire
des merveilles; une bte superbe, dont la dpouille mesurait dix pieds, non compris la tte, et qui sous le rapport de la chair se trouvait du premier ordre. Le 23,
White et le reste de la bande reprirent le chemin du
Natal, les munitions leur manquaient. Le 27, nous rencontrmes Shadwell et ses compagnons; ils revenaient
galement et n'avaient pas tu moins de cent cinquante
hippopotames et de quatre-vingt-onze lphants; une
chasse magnifique; mais ils formaient deux partis nombreux et avaient une masse de fusils.
Quelque temps aprs, Clifton et moi nous avions rejoint nos camarades, et nous nous sparions Durban,
la plupart d'entre nous pour ne jamais nous revoir.
Cette esquisse pourra donner au lecteur un aperu de
l'existence qu'on mne dans ces expditions. Parfois on
y est assez misrable ; mais cette vie errante, pleine d'aventures et d'insouciance, a de grands charmes pour moi.
On ne fait que sa volont, on s'habille comme on veut;
quand je suis pied, une chemise raies bleues et
blanches, de grandes gutres, une paire de souliers et
un chapeau forment tout mon costume.
Dpart pour le pays des Amatongas (1x54). Inyalas. Hippopotames. Chasse avec les indignes.

Parti de nouveau le 10 avril 1854, je repris encore le


chemin qui conduit chez les Zoulous; mais avec l'intention de dpasser leurs frontires. Le 18 juin, aprs d'assez nombreuses vicissitudes (nous avions manqu de
mourir de faim sur les rives du Tougula, et failli moisir sous des pluies diluviennes), j'arrivais au bord de
l'Inyelas. Cinq jours aprs, ne voyant pas venir la
bande laquelle je devais me joindre, et apprenant que
son dpart tait encore diffr, je me mis en marche
avec Fly, l'un de mes chiens, et deux serviteurs cafres.
Nous traversmes d'abord une contre plate, sur un bon
sentier sablonneux, o la moiti du temps je marchai
pieds nus. On voyait des gnous, des couaggas, des coudous et des waterbucks (antilopes qui se tiennent au bord
de l'eau). Le soir, je donnai mes Cafres la moiti de
ma couverture, qui heureusement tait double; ils se
pelotonnrent mes pieds comme une balle de laine, et
la nuit se passa bien, malgr un vent trs-fort et un froid

assez rude. Les lions et les hynes s'entendirent jusqu'au jour, mais ne vinrent pas nous inquiter.
On m'avait dit que je me perdrais; il n'en fut rien.
Levs avec le soleil, nous marchmes pendant sept heures .au milieu d'un fourr trs-pais, compos d'arbres
et de buissons rabougris, et nous arrivmes un dfrichement o s'apercevaient des terrains cultivs; nous
tions chez les Amatongas. Le capitaine me fit trs-bon
accueil et mit une cabane ma disposition. Je passai les
jours suivants chercher des inyalas, espce d'antilope
que je n'avais pas encore vue, et dont je finis par tuer
un beau mle que je ne me lassai pas d'admirer.
Reparti le lendemain matin, et m'arrtant de kraal en
kraal, je me dirigeai vers le Pongola, que je traversai le
2 juillet. Peu de temps aprs l'avoir franchi, nous trouvmes de grands tangs couverts d'oiseaux d'eau, et servant d'asile quelques hippopotames qu'il me fallut tirer
de trs-loin. J'en tuai deux qui taient dans des conditions de graisse et de dlicatesse peu communes. Un
chasseur qui viendrait l avec une habile mnagre serait sr de ne pas mourir de faim. Je venais de me procurer environ cinq tonnes de viande parfaite, et une
quantit incalculable d'une graisse dlicieuse.
Ne me dcidant pas quitter une aussi bonne station,
j'y passai quelques jours; puis je me remis en route, et
le 12, je traversais l'Omsoutie, jolie rivire qui se jette
dans la baie Delagoa : ses eaux profondes renferment de
nombreux hippopotames, et les crocodiles y pullulent; j'en
ai compt vingt-deux sur un petit banc de sable situ au
milieu du courant. J'avais atteint le but que je m'tais
propos, et n'avais plus qu' revenir sur mes pas ; je regagnai le dernier kraal, et m'y tablis pour quelques jours.
Le 17 juillet, un parti de quinze hommes, y compris
le chef du village, plus trois cantiniers chargs d'abouti
inyouti', se mirent en chasse avec moi ; les couvertures
avaient t prises pour la nuit. On marcha longtemps sans
rien voir; la fin, un vieux buffle mle bondit mes
cts; ma balle l'atteignit derrire l'paule et le fit tomber sur les genoux; il se releva bientt et prit la fuite ;
je le tirai une seconde fois, mais sans aucun rsultat.
Un peu plus loin, je vis un gros hippopotame endormi
prs de la rive, derrire cm bouquet de roseaux. Je me
dirigeai vers lui en rampant. Juste au moment o je me
dcouvris (j'avais de l'eau jusqu' la ceinture) la bte,
au lieu de s'enfuir, comme je l'avais pens, se prcipita
vers moi; quand l'hippopotame ne fut plus qu' une
vingtaine de mtres, il s'arrta une seconde pendant laquelle je tirai; le coup l'atteignit sous l'oreille et le fit
pirouetter sur lui-mme comme une toupie. Deux balles
lui entrrent dans le corps sans produire aucun effet.
Une troisime, destine la tte, le manqua; il parut
se remettre, s'loigna peu peu du bord, gagna l'eau
profonde, et je craignis de le voir m'chapper.
Le soleil frappait directement sur lui, au point de
m'blouir; le fond de l'eau tait bourbeux, glissant;
1. Bire amatonga, faite avec du sorgho, estime des Europens quand on n'y a pas ml une racine amre, dont les indiH. L.
gnes recher,hentles proprits enivrantes.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Grands tangs prs da Pongola. Dessin de Janet-Lange d'aprs Baldwin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

380

LE TOUR DU MONDE.

j'enfonais dans la vase, quand une dernire chance se


prsenta. La balle, cette fois, pntra exactement entre
l'oeil et l'oreille et tua la bte sur le coup.
Le jour allait finir; les Cafres attirrent l'hippopotame vers la rive, on en fit griller un morceau, et
chacun soupa; mais c'tait un vieux mle horriblement
coriace.
La nuit fut humide, la rose abondante : je me levai
le lendemain matin avec des symptmes de fivre; il me
fallut nanmoins faire vingt-cinq milles pied, et en
plein soleil. Trs-impatient d'atteindre de nouveau le
Pongola, o j'esprais trouver de la quinine et du caf,
je partis aussitt que j'en eus la force. Le 24, j'arrivai
au kraal de Moputa, o je reus une hospitalit gnreuse. Une marche force me fit gagner la rivire; je
n'y trouvai ni mdicaments ni chariot. Mais Tom arriva
le jour suivant; il apportait des provisions, me rendit
courage, et les forces commencrent revenir. A la fa-

veur d'un temps frais et couvert, je franchis avec un succs inespr vingt milles d'un terrain sablonneux, entirement dpouill d'arbres, n'offrant pas une goutte
d'eau, et fis encore six milles travers bois.
Le 2 aot, je me sentis assez bien pour prendre mon
fusil; j'avais promis quelques rangs de perles mon
chasseur s'il me faisait voir un inyala. Il m'emmena
dans la fort, o nous marchmes longtemps au milieu
des broussailles. Tout coup, les yeux de mon Cafre
tincelrent, il dbucha et courut vers un tang. Aux
gestes qu'il m'adressait, je compris qu'il fallait le rejoindre, mais suivre la route oppose celle qu'il avait
prise. Je fis donc le tour en avanant avec prcaution,
ne me doutant pas de ce que j'allais voir, et je dcouvris
soixante ou quatre-vingts pas un superbe inyala qui
s'loignait tranquillement, aprs s'tre dsaltr. Il se
dtourna, reut une balle dans l'paule, fit en l'air un
bond prodigieux et disparut sous bois. Lgers et rapides,

les Amatongas, le suivant travers les buissons avec


une sagacit merveilleuse, finirent par le rejoindre et par
l'acculer dans un endroit o mon Cafre, qui j'avais
donn un fusil, ne tarda pas l'achever'.
Le surlendemain, j'tais en route; le 8, je traversais
la Sainte-Lucie; le 15, j'apprenais la mort d'Harris,
avec qui, l'automne suivant, je devais aller chez les Matbls.
Toujours malade, puis par la marche, que de fois,
pendant cette route accablante, j'ai fait le voeu de ne

plus revenir dans le pays; et cependant, arriv PortNa tai, le 9 septembre, je m'arrangeais de faon repartir le 31 mars pour cette contre maudite.

1. L'inyala est une antilope (l'un gris brun reflets argents, parente du bushbuck (tragetaphzus sylraticus), mais beaucoup plus
grande que celui-ci, et paraissant n'habiter que les forts de la cte
occidentale. De mme que le bushbuck, le mle est arm de cornes
en spirale, et revtu de longs poils sur la poitrine et la partie infrieure du corps; il pse de deux cent cinquante trois cents livres,
et, selon toute apparence, vivrait solitaire au moins une partie de
l'anne. Les femelles, de moiti plus petites, et d'un poil brun marqu de raies et de taches blanches, ressemblent au daim ; elles n'ont
pas de cornes on les voit souvent runies en troupeau.

Troisime excursion chez les Zoulous. Crocodile tu sur la rive.


Rencontre de plusieurs rhinocros. Hynes. Un lion et
deux lionnes.

Un conducteur de chariot et un oreloper', auquel je


donnais une gnisse pour venir seulement jusqu'au Tougula, composaient toute ma suite. Notre premire action d'clat fut de chavirer le wagon et d'en parpiller le
contenu; il en rsulta un dlai de plusieurs jours, pendant lesquels je parvins engager trois Cafres. Nous
arrivmes sans encombre Grey-Town; la pluie nons
y arrta pendant trois autres jours.
Je quittai Grey-Town le 7 avril, et aprs nous tre
1. Homme qui ouvre la marche.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

381

embourbs sur la plus horrible des routes, nous gagnmes, le 10, la demeure d'un missionnaire norvgien
appel Lawson. Arrivs lh, nous nous trouvmes en face
d'une descente qui, h premire vue, nous fit tressaillir.
Le rvrend nous conseilla d'enrayer trois roues, et de
maintenir le chariot avec des courroies pour l'empcher
de culbuter, car cette descente abrupte nous offrait encore une certaine pente latrale. Enfin passant de la
thorie la pratique, M. Lawson nous prta un ancien
trait, que j'avoue ne lui avoir jamais rendu.
Grce au conseil, au trait, aux courroies, nous arrivmes au bas de la cte sans accident. Mais nous fmes
moins heureux deux jours aprs. A. force de crier et de
frapper sur l'attelage, nous avions gagn le sommet d'une
montagne dsesprante, dont le versant oppos commenait presque aussitt; l'homme qui marchait h la
tte du convoi n'avertit pas assez vite pour qu'on pt
enrayer, et nous voil descendant avec une rapidit

effroyable. Trouvant la situation peu rassurante, je me


jetai sur un gros arbre prs duquel passait le chariot,
et m'en tirai sans autre mal que d'avoir mis ma chemise en loques.
A peine avais-je accompli ce saut prilleux que j'entendis le wagon s'arrter subitement; je courus l'endroit o je l'apercevais : dix de nos boeufs entouraient
un arbre, et, bondissant comme un possd; notre conducteur criait d'une voix rugissante : Mammo,mammi,
mammi mammo! tandis que le foreloper, l'oeil farouche comme celui d'un faucon, gisait couvert de sang;
il avait le crne fendu sur la gauche, et, selon toute apparence, l'une des roues lui avait pass sur le bras
droit.
Je lui fis respirer des sels, lui coupai les cheveux et
lavai ses blessures. Les Cafres me regardaient en silence,
avec un aspect ml de crainte ; mais lorsqu'ils me
virent prendre une aiguille et du fil pour recoudre la

plaie, ils poussrent des cris affreux auxquels se joignirent ceux du patient. 11 fallut renoncer ma suture,
et me contenter d'un bandage que je serrai le plus possible; je fis un bon lit dans le wagon pour y tendre le
bless ; mais rien ne put dcider celui-ci se remettre
en route; et ses deux compagnons refusrent galement
de partir.
Ma position tait assez embarrassante; je n'avais plus
qu'un homme pour conduire quatre chevaux et quatre
bufs de rechange, en surplus du wagon. Nanmoins
je fis contre fortune bon cur, et au bout de quelques
milles, j'eus la chance de mettre la main sur un garon
qui voulut bien venir avec nous jusqu'au Tougula pour
une demi-couronne.
Le soir, nous fmes rejoints par deux boers que mes
Cafres avaient chargs d'une commission pour moi;
ceux-ci voulaient scarifier le bless entre les deux
paules et frictionner les scarifications avec de la pou-

dre, qui chez eux est un remde frquemment employ;


ils n'en avaient pas et m'en faisaient demander. J'ai
peur qu' eux tous ils n'aient tu ce malheureux.
Le 14, nous arrivions la frontire du Natal o, faute
d'un passe-port vis par un magistrat rsident, je fus
retenu pendant une quinzaine, Trois de mes chevaux
moururent en quelques jours de la maladie. Je perdis
entre autres ma pauvre Bessie laquelle je tenais tant,
bien moins pour l'argent qu'elle reprsentait que pour
ses nombreuses qualits, surtout cause de son affection
pour moi et de sa rsistance la fatigue. Je lui ai vu
faire soixante-dix milles en un jour, et dans quels chemins ! n'tre desselle qu'une fois pendant cette longue
traite, et ne pas manifester la moindre lassitude.
Quelques jours aprs, l'un de mes chiens, mon pauvre
Fly, avait disparu; je suppose qu'il fut mordu par un
serpent; la veille, j'avais tu un mamba d'une longueur
de sept pieds. Je gagnai cependant l'Omlilas. Les Cafres

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

382

m'ayant dit qu'il s'y trouvait des hippopotames, je dtelai, j'attendis que le soleil et baiss l'horizon et je
me rendis au bord d la rivire. Quel battement de
coeur en entendant ce souffle bien connu! J'cartai les
roseaux avec prcaution, et je vis trois hippopotames qui
remontaient le fil de l'eau. Ils taient sur leurs gardes
et ne laissaient apercevoir qu'une trspetite portion de leurs
ttes.
Je fis un dtour,
me plaai en amont
sans qu'ils m'eussent
dcouvert , et tirai
sur l'un d'eux.
C'tait un vieux
mle ; il ne montrait
que son oeil; j'en tais
cinquante pas; la
balle frappa juste au
milieu; une balle numro sept avec mon
fusil de Burrow.
Trois jours aprs,
revenant de chasser
un buffle, j'aperus
un crocodile chou
quelque distance de
la rive et qui dormait profondment. Je ne vis d'abord
qu'une masse informe, ne distinguai pas le museau
d'avec la queue, et fus sur le point de le tirer l'envers.
Quand la halle l'eut frapp, il releva la tte, ouvrit ses
formidables mchoires, et je compris que je lui avais
bris l'pine dorsale. Il aurait nanmoins gagn la
rivire, si un nouveau
coup dans la gorge et
un troisime dans la
poitrine ne l'avaient
achev.
Pendant une heure,
je restai sur l'autre rive, prt lui envoyer
une quatrime balle
dans le cas o il redonnerait signe de vie.
Lorsque je fus certain qu'il tait bien
mort, je me htai d'aller au wagon prendre
une hache, et revins
en toute hte avec mes
hommes, afin de couper
la tte du monstre que je voulais emporter. Quelle ne
fut pas ma surprise de ne plus voir mon animal; ses pareils avaient profit de mon absence pour le traner dins
l'Omlilas. Je fus vivement contrari; car il est rare de
tuer un crocodile terre, et dans l'eau il coule fond
ds qu'il est mort.

Je gagnai ensuite les hauteurs, passai une triste journe la crte des Omgowies, et changeai de route par
le conseil d'un nomm Joubert'.
Le 22, nous traversions l'Omvelouse-Noir, et le lendemain nous avions pass l'Inyoni. Un jour que nous
tions occups nous ouvrir un chemin travers de
grandes herbes mouilles, o s'levaient
des arbres pineux et
chtifs, apparut une
femelle de rhinocros
qui me regarda d'un
air tonn et marcha
lentement vers moi.
Je n'avais qu'un fusil
ray de petit calibre;
mon porteur d'armes
tait vingt pas en
arrire avec mon numro neuf. Je lui faisais les signes les plus
pressants, mais il paraissait peu dcid
m'obir. A la fin cependant ( c'tait un
garon de coeur), il
accourut, me jeta le
fusil avec l'tui et le
reste, et grimpa sur un arbre aussi lestement qu'un
singe. J'arrachai le fusil de son enveloppe et envoyai au
rhinocros une balle en pleine poitrine. La bte se retourna, partit en soufflant comme un marsouin et disparut.
Les chiens, pendant ce temps-l, avaient dpist un
autre rhinocros qu'ils
ramenaient de mon
ct. L'animal arrivait
au grand trot, la tte
haute, la queue roule
sur la croupe, avanant
d'une allure superbe,
la fois puissante et
rapide. Il avait l'air
trs-dispos me charger; mais une balle qui
l'atteignit derrire l'paule, et qui le fit tomber sur les genoux, modifia ses intentions; il
se releva et partit.
Convaincu de l'avoir
frapp mortellement,
je me mis sa poursuite; nous trouvmes en effet un
rhinocros couch dans l'herbe; mais son dernier soupir
remontait quelques heures : c'tait le premier que
j'avais tir. J'enlevai les cornes et la langue, je taillai
I. Citoyen de la rpublique transvaalienne chez qui, plus tard,
nous verrons Baldwin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

383

LE TOUR DU MONDE.
dans la peau quelques chamboks t , suspendis le tout
un arbre, et je me mis la recherche de l'autre bless.
A peine tions-nous partis, que nous rencontrmes
un nouveau rhinocros; il n'tait gure plus de vingt
pas, nous regardait avec inquitude et paraissait vouloir
se cacher; c'tait une femelle. J'attendis qu'elle se ft
dtourne et la frappai derrire l'paule; elle revint immdiatement sur moi; mais une balle au milieu du front
l'arrta dans sa course;
elle tomba morte dix
pas. Ce fut un coup de
bonheur, car je ne savais o tirer et n'avais
pas de temps perdre,
si je l'avais manque,
elle m'embrochait avec
sa grande corne.
Derrire elle tait
un jeune qui se battait contre les chiens
en poussant des cris
vigoureux. Cet animal
ressemblait beaucoup
un tonquin bien
nourri, avait les oreilles droites, la peau fine
et luisante, comme si on l'et vernie avec du noir de
plomb. Dsirant l'emmener vivant, j'cartai la meute
et envoyai chercher quatre ou cinq hommes pour le conduire au chariot. Mais pendant que j'tais avec John,
voulant tuer un gnou, afin que ce dernier et quelque
chose emporter, mon petit rhinocros fut dvor par
les hynes, qui l'avaient prfr sa
mre.
Ce n'est pas la seule
fois qu'en chasse, et
au grand jour, nous
emes nous plaindre
de cette odieuse engeance. Plus tard,
chez les Amatongas,
j'avais bless une femelle d'inyala qui s'tait fait poursuivre
longtemps, et qui s'chappa en fin de compte ; l'espce est trs-farouche, trs-prudente,
et ne peut tre approche qu'avec une extrme prcaution. Quelques instants
aprs, je vis un mle et lui cassai la jambe. Il fut bientt rejoint par Ragman et Juno; et, blant avec force, il
les entrana dans le fourr, o il les conduisit trs-loin.
Les chiens furent admirables; nous les suivmes la
voix travers les broussailles, et je finis par arriver prs
1. Cravaches la fois souples et rsistantes qui ont parfois trois
mtres de longueur.

de Ragman, que je trouvais couvert de sang. Il avait renonc la bte, ce qui me surprit tout d'abord ; mais,
entendant aux environs une lutte violente, je me dirigeai de ce ct, et vis trois hynes qui dchiraient l'inyala, expdiant la peau et la chair si prestement que
trois minutes plus tard il n'en serait pas rest une parcelle.
Juno avait pris la fuite et ne revint qu'au bout d'une
heure. Quant aux hynes, elles s'loignrent
mon approche ; guid
par leurs grognements,
je me mis les poursuivre; mais bien que
j'aie fait une assez longue course derrire
elles, il me fut impossible de leur envoyer
une balle.
Nous tions alors en
novembre; le surlendemain, nous sortmes
pour aller tuer un hippopotame. Un des indignes qui nous accompagnaient s'cria :
a Voici une bte morte; il la prenait pour une antilope ; moi-mme je crus apercevoir une femelle d'inyala.
Je me dirigeai vers le cadavre, mes gens y coururent,
et, lorsqu'ils arrivrent trente pas de l'animal, ils dcouvrirent que c'tait un beau lion crinire noire, lequel se leva et disparut dans le fourr voisin.
Les Cafres les plus
rapprochs de la bte
s'vanouirent comme
de la fume; Ragman,
au contraire , donna
sur la piste en aboyant.
Tout coup, nous vmes dbucher deux
lionnes qui poussaient
des rugissements furieux. Le reste des
indignes s'enfuit
toutes jambes.
Les lionnes s'arrtrent pour me regarder .; elles n'taient
y
gure plus de trente
pas. Supposant qu'elles
allaient fondre sur moi, je cherchais des yeux un arbre
qui pt me servir de refuge; mais elles rentrrent dans
les buissons, et je ne les revis plus.
C'tait l'poque des grandes ondes : chaque jour des
averses diluviennes; un sol comme une ponge, entirement satur d'eau, et la pluie commenait s'infiltrer
dans ma tente. Ce genre de vie est suffisamment dur par
le beau temps; mais dans cette saison d'averses conti-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

384

LE TOUR DU MONDE.

nues, il devient intolrable et finit par donner des accs


d'humeur noire l'tre dou du caractre le plus joyeux.
Il fallait nanmoins approvisionner la marmite ou plutt la broche, car, une bouilloire composant toute ma
batterie de cuisine, je faisais rtir ma viande au moyen
d'une baguette.
19 aot. Chaleur dvorante; le vent le plus chaud
qui ait souffl depuis que j'habite la colonie; je suis
rest dans l'eau une partie de la journe ; il est rare que
nous ayons de ces vents torrides.
20 aot. Juste aussi froid qu'il faisait chaud hier ;
une pluie torrentielle; heureusement qu'on m'a prt
Martin Chuzzlewit' pour quelques jours. Sorti le soir,
j'ai tu un koran 2, un steinbuck s et un dikkop $.
19 septembre. Pass quelque temps avec Riley,

Forbes et les autres. Nous avons eu de la pluie, et fait


en somme une assez triste chasse, malgr cinq buffles
qui nous ont donn quelque plaisir. J'ai vu des lions
diverses reprises; mais j'tais seul et n'ai pas engag le
combat. J'aurais pu occire pas mal de rhinocros noirs,
mais ils ne valent pas un coup de fusil. Un soir, je suis
tomb dans l'ombre sur trois de ces animaux; ils me
chargrent et me poursuivirent longtemps avec toutes
les dmonstrations d'une mauvaise humeur vidente,
labourant le sol, renclant, etc. La nuit tait devenue
plus paisse; je fis la sottise de prendre deux hippopotames pour deux de ces nasicornes, et perdis une occasion superbe; c'tait en plaine; vingt-cinq yards au plus
entre moi et les deux btes, et le vent en ma faveur. Si
j'avais su qui j'avais affaire, je pouvais approcher de

mes deux hippopotames jusqu' les toucher et les tuer


sur le coup; mais n'ayant pas de papier blanc au bout
de mon fusil, il m'tait impossible de tirer avec certitude, mme cette faible distance. La pluie, un vrai dluge, me fit gagner un kraal, o je soupai merveille :
canard sauvage, bire, amas et caf ; je m'tais fabriqu
du pain que j'avais fait cuire entre les deux tessons d'une
marmite indigne; ma tente, o ne pntra pas une goutte

d'eau, fut plante sur un sable qui absorbait la pluie


mesure, et je passai la meilleure nuit du monde, alors que,
selon toute apparence, je devais en avoir une dtestable.
25 septembre. J'ai voulu atteler un jeune boeuf;
la lutte a dur plusieurs heures; jamais je n'ai vu d'animal plus furieux; il rugissait de la faon la plus sauvage,
chargeait tout ce qu'il voyait, et donnait d'affreux coups
de tte son compagnon de joug. Enfin, matris par
une courroie de buffle qui dfia tous ses efforts, il se
coucha, mais hlas! pour ne plus se relever. J'avais
espr le dompter en le faisant traner par les autres
pendant l'espace de quelques yards; mais quand nous
nous arrtmes, il avait le cou rompu.

1. Roman de Charles Dickens.


2. Oiseau de la famille des outardes; on en connat trois espces de l'Afrique Australe : l'otis melanogaster, qui vit dans les
bois, et que nous verrons plus tard; l'otis a[fra, et le koran hupp
(otis rufricresta), qui tous deux habitent la plaine.
3. Tragulus rupestris.
4. Littralement grosse-tte, tedicmne du Cap, dont la chair
est trs-estime des colons.
H. L.

BALDWIN.
(La suite la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

385

CHASSES EN AFRIQUE.
DE PORT NATAL

AUX

CHUTES DU ZAMBSE,

PAR WILLIAM- CHARLES BALDWIN',


Membre de la Socit de gographie de Londres.

1852 1860. TRADUCTION INDITE

PAR MADAME

II. LOREAU.

Lutte prolonge avec un buffle. Sabbat. Ce qu'il faut pour chasser la grosse bte. Episode de chasse. Aventures
avec des buffles.
a Le dimanche 16 novembre, j'tais sous ma tente,
je savourais un pome de Byron et comptais sur un jour
de repos, lorsque les Amatongas vinrent me supplier de
leur tuer quelque chose, disant qu'ils avaient grand'faim. Ils s'taient fait accompagner d'une masse de jolies filles pour appuyer leur supplique, et m'apportaient
de petits prsents : un peu de riz, de la farine, de labire
et des oeufs. Je finis par me laisser toucher. Ils eurent
bientt dcouvert la trace de deux buffles, qui, au point
du jour, taient venus pturer dans la plaine.
Les meneurs relevrent brillamment la passe au travers d'un bois pais, sombre comme la nuit, et tellement
silencieux que la chute d'une feuille en troublait le repos. Tous les Amatongas, sans exception, m'ouvraient
le chemin avec une politesse remplie d'gards, et, sans
rien dire, m'indiquaient la piste du doigt.
Seulement alors je commenai prendre intrt la

1. Suite. Voy. page 369.


VIII. 207 LIV.

chasse; j'enlevai mon fusil deux coups des mains de


celui qui le portait, je dfis mes souliers etj'avanai lentement. J'avais fait ainsi peu prs cent yards, lorsqu'
un dtour du sentier, je me trouvai face face avec un
vieux buffle endormi, qui gisait dix pas. Je mis un genou en terre, j'armai le canon gauche en retenant la dtente pour l'empcher de craquer ; sitt que je sentis le
point d'arrt je visai au milieu du front; j'appuyai sur
la gchette, mon fusil s'abaissa, mais le chien s'arrta
au repos.
Le buffle ouvrit immdiatement les yeux; il se levait
dj, lorsqu'il reut la balle de mon deuxime coup. Je
m'lanai au milieu de la fume quinze pas en arrire,
et m'accroupis derrire un buisson pour juger de l'effet
produit. Tout craquait dans le hallier ; c'tait mon buffle
qui, debout cette fois et la tte haute, aspirait l'air pour
dcouvrir o je pouvais tre. Il ne tarda pas le sentir,
et plongea au milieu de mes broussailles. J'vitai sa
charge par un bond de ct; il se retourna immdia-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

25

[email protected]


386

LE TOUR DU MONDE.

tement et me livra un nouvel assaut. La moiti d'un buisson nous sparait peine : il tait dix pas, le regard
plein de rage, la face inonde de sang. Je l'avais frapp
entre les deux yeux, mais trop bas pour que la blessure
ft mortelle. Il me chargea de nouveau, et je ne lui
chappai cette fois littralement que de l'paisseur d'un
cheveu. Pendant tout ce temps-l, quelques minutes, qui
pour moi furent des heures, pas un Cafre, pas mme
l'un de mes chiens ne vint mon secours en dtournant
son attention. Ils savaient pourtant ce qui se passait,
ils devaient l'entendre.
Il ne restait plus entre nous que les dbris crass du
buisson ; j'avais l'oeil riv sur les yeux du buffle ; celui-ci
recula d'un pas, baissa la tte comme s'il voulait charger,
etpendantdeux minutes cette mince broussaille de quatre
pieds de haut fut laseule chose qui me spara de l'ennemi.
C'est peine si je peux dire comment j'vitai sa dernire attaque. Je jetai mes deux bras en avant, me repoussai moi-mme de
son corps, et m'enfuis
aussi vite que possible , l'entranant sur
mes pas; son haleine
me brlait le cou ;
deux enjambes de
plus et rien ne pouvait me sauver ; mais
le sentier tournait
droite, et passant prs
de moi comme la foudre , le buffle alla
tomber dans un effroyable hallier, d'o
il dbucha , portant
sur les cornes une
demi - charrete d'pines.
Il arrivait dans une
clairire : je me couchai sur le dos, au milieu du fourr, pour l'empcher
de me voir ; et juste au moment o il sortait du bois, je
lui envoyai la balle de mon premier coup que je n'avais
pas pu tirer. Elle l'atteignit l'extrmit suprieure de
la dernire cte du flanc gauche, en face de la hanche.
Il releva la queue, fit un bond effrayant, se prcipita
dans un tissu d'pines, tellement fort et serr que je ne
comprends pas comment il y pntra; il y pratiqua nanmoins une troue de deux cents yards et tomba mort,
en exhalant ce mugissement touff si doux l'oreille
du chasseur.
Mes fidles Amatongas descendirent aussitt des arbres o ils s'taient rfugis et m'accablrent d'loges.
Peu sensible leurs compliments, je voulus en retour
leur reprocher leur couardise; mais il se trouva que j'avais perdu la parole. Ce n'est que longtemps aprs que
je recouvrai le libre usage de ma langue, et je fis voeu de
ne plus chasser le dimanche en connaissance de cause.
J'tudi ,e.ensuite diffrents coups sur mon buffle. Aprs

examen, je lui trouvai le cerveau tellement troit qu'il y


a trs-peu de chances d'y atteindre, et, dans ce cas-l,
vous ne blessez pas la bte. Ma balle s'tait loge entre
les yeux, deux pouces environ de la cervelle : nous la
retrouvmes au sommet du crne, un pouce du trou cervical, et ce n'en tait pas moins un coup manqu.
A cinq ou six jours del , en poursuivant un rhinocros
blanc qui finit par m'chapper, j'en trouvai un noir qui
fut tu sur le coup, d'une balle derrire l'paule. Je fis
dresser ma tente auprs de lui avec l'espoir de coucher
bas un lopard, lorsque la nuit serait venue ; mais l'obscurit fut trop profonde pour qu'on pt rien distinguer,
et les loups, les chacals et les hynes firent un sabbat
que je n'ai jamais eu le dsir de rentendre. Ils se disputaient chaque bouche, se battaient, se pourchassaient
avec rage ; les coups que je tirais sur eux ne produisaient
aucun effet. Dans la lutte, ils roulaient sur les cordes
qui fixaient ma tente, et me rveillaient en sursaut du
mauvais sommeil o
je tombais par instants. Mes Cafres m'avaient bien dit de ne
pas coucher l ; ils
avaient t dormir
trois ou quatre cents
mtres, et si j'avais
pu le faire dans l'ombre, j'aurais t les rejoindre.
Le lendemain matin, le rhinocros avait
disparu ; les hynes
et les loups n'en
avaient rien laiss.
Un buffle , cinq rhinocros noirs et un
sanglier pturaient
paisiblement trois
cents pas de ma tente.
Je me gardai bien de troubler leur repas, car nous
avions plus de viande qu'on ne pouvait en consommer;
les chiens devenaient obses, et mes Cafres eux-mmes
ne touchaient qu'aux morceaux friands.
Le 22 novembre je gagnai la Sainte-Lucie travers
un pays dchir, tout montagnes et rocailles. Aprs
avoir t grill par le soleil, au point de craindre une
fivre crbrale, en attendant qu'une femelle de coudou,
la sentinelle de la troupe, et disparu sur l'autre versant,
je fondis tellement l'improviste sur la bande, que, bien
que les coudous s'enfuient d'ordinaire la moindre
alerte, ceux-ci restrent clous sur place; et je tirai de
mes deux coups deux mles superbes, moins de vingtcinq pas.
J'entendis les balles frapper et produire le bruit d'une
bouteille qui se dbouche; mais, voulant avoir les deux
btes, je manquai l'une et l'autre. C'tait mortifiant; je
me sentis rabaiss mes propres yeux. Je n'avais plus
de chapeau, le soleil me dvorait; pour comble d'infor-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

387

LE TOUR DU MONDE.

tune, je manquai le plus beau rhinocros que j'aie vu.


Il tait enfonc jusqu' mi-corps dans un trou vaseux,
me tournait le dos, rien ne m'empchait de lui envoyer
une balle; mais aprs ma dconfiture je ne voulais plus
agir qu'avec certitude; et pendant que je prenais mes
prcautions, mon rhinocros dcampa, ne me laissant
d'autre alternative que de le tirer dans la culotte, ce qui
est compltement inutile. Enfin, je m'tais perdu et n'arrivai que trois heures aprs la nuit close, guid par les
cris de mes hommes.
Chasser pied la grosse bte, le faire avec succs, est
une science complte et demande beaucoup d'adresse :
il faut reconnatre le pays, en relever les moindres dtails, tudier le vent avec une exactitude rigoureuse; si
l'on est vu des animaux, il faut suivre la direction contraire celle qu'ils ont prise, remarquer l'endroit o ils
se trouvent, s'en rapprocher peu peu en dcrivant un
cercle, sans jamais s'arrter pour les regarder, moins
qu'on ne soit parfaitement couvert. On ne saurait y
mettre assez de patience ; j'ai entendu dire un vieux
chasseur que lorsque
dans sa journe , il
tait parvenu tuer
une pice, il tait satisfait. C'est le lever
du soleil qui est l'heure la plus favorable
pour commencer la
chasse ; et un bon tlescope est d'un immense secours.
Au moment de clore
ce chapitre, je tiens
raconter quelques av entures qui me sont arrives propos de buffles pendant que j'tais chez les Zoulous.
Un soir je revenais au camp, aprs avoir fait une
bonne journe : trois caamas, un lan, un buffle mle.
J'avais en main une belle jument grise, charge de la
dpouille des caamas, lorsque j'aperus en face de moi
une bte norme, tellement enfonce dans la vase, que
je la pris pour un rhinocros. Je lchai la jument et courus derrire elle, de manire n'tre pas vu. Il se trouva
que l'animal en question tait un grand buffle, qui, pour
premier avis de ma prsence, reut une balle dans les
ctes.
Je ne dirai pas comment il fit voler les pierres sur sa
route, et avec quel fracas il descendit la montagne. Je
rechargeai mon fusil, vins retrouver la jument, qui tait
toujours au mme endroit (tout cheval sud-africain dress
pour la chasse, attend son matre une demi-journe,
s'il le faut), et je suivis la direction que le buffle avait
prise, sans toutefois esprer de le revoir, car la nuit arrivait.
Tout coup j'entrevis l'ombre d'un mimosa une
masse informe qui s'avanait vers moi. Je cherchai du

regard un arbre qui pt me donner asile; je pensai


bondir sur le dos de la jument; il n'y avait pas moyen,
en raison des peaux dont elle tait charge. Mon bras
tait pass dans la bride; le buffle avanait, je mis le
fusil l'paule; la jument s'effraya, fit un bond en arrire, la balle frappa l'ennemi la poitrine sans le dtourner le moins du monde.
De plus en plus terrifie, la jument se cabra, perdit
l'quilibre, retomba sur le dos et m'entrana dans sa
chute; le buffle, passant au-dessus de nous, enleva de
son sabot la paupire de ma bte et poursuivit sa course.
Je le retrouvai deux cents pas, o il tait mort de ma
seconde balle, qui l'avait frapp en pleine poitrine.
Un autre jour, sur les bords du Pongola, nous vmes
un troupeau de buffles; mes compagnons me supplirent de leur tuer une femelle grasse. Je me rendis dans
une grande plaine, qui se trouvait entre la bande et le
hallier qui lui servait de retraite, et me cachai derrire
un petit buisson, plac contre le vent. J'tais arm de
deux fusils coup double, etje dis ceux qui m'accompagnaient de faire le
tour, afin de me renvoyer la troupe. Ds
qu'elles eurent flair
mes rabatteurs, les
trois cents btes, dont
elle pouvait se composer, arrivrent droit
moi, d'un trot peu rapide, rr ais qui faisait
trembler le sol et soulevait un nuage de
poussire.
J'tais couch au
ras de la plaine, comme
un livre dans sa forme ; pour seul abri,
j'avais ce petit buisson
de trois pieds de haut et de quatre pieds de circonfrence. Lorsque les chefs de la bande, n'tant plus qu'
trois longueurs, menacrent de me passer sur le corps,
je bondis aussi haut que possible en jetant un cri effroyable. Le troupeau tout entier s'arrta comme frapp
de stupeur, et resta clou sur place pendant quinze ou
vingt secondes. Je visai une femelle au poil luisant, aux
formes arrondies, et j'appuyai sur la dtente. Jamais je
n'ai produit une pareille commotion. Je fus assourdi par
le torrent, aveugl par la poussire. C'est peine si je
saisis la dtonation des trois coups que je tirai au milieu
du nuage.
Quand ce voile poudreux se fut clairci, j'aperus,
trois cents mtres, la bande qui dtalait, poursuivie par
Smoke, ma petite chienne favorite. Cette dernire eut
bientt spar de la troupe la femelle que j'avais blesse,
la conduisit un mille du point de dpart, et ne la quitta
qu'aprs l'avoir vue mourir. Smoke revint alors prs
de moi; tandis que nous cherchions retrouver la piste
sanglante, elle se mit trotter devant nous, et arriva

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

388

LE TOUR DU MONDE.

droit la bte que j'avais tire d'abord, la seule qui,


probablement, et t frappe. J'ai racont ce fait pour
montrer qu'il y a peu de risque courir de la part d'un
troupeau nombreux.
C'est parce qu'il est excessivement rapide que le buffle
est si redoutable. Une fois je m'tais approch, en rampant, de quelques-uns de ces animaux qui taient couchs dans l'herbe. A force de prcautions, mettant
profit tous les avantages que les lieux pouvaient m'offrir,
j'avais gagn un arbre fourchu qui se trouvait vingt
pas de ces quelques buffles. Arriv l, je sifflai pour
veiller leur attention, mais tout bas pour ne pas les
alarmer. Ils se levrent lentement. Je tirai la plus belle
bte en pleine poitrine, c'tait une femelle, et d'un bond
je gagnai les branches, d'o je fus lanc avant de les
avoir saisies, par le choc furieux de la bte, qui, rapide
comme la foudre, s'tait presque bris le crne en se
heurtant contre mon arbre; elle roula morte au pied
de celui-ci, le coeur
travers d'une balle.
Dpart pour l'intrieur de
l'Afrique. Chasse la
girafe. Traverse du
dsert. Rhinocros.
Harrisbuck. Arrive
chez Slossilikatsi. Mis
en quarantaine. Souvenirs de chasse : babouins, panthre, colre
d'un lphant. Perdu
au milieu du fourr.
Dpart du territoire de
1lIossilikatsi. Poursuite
d'un serpent. Buffles
et girafes. Nol au dsert.

Baldwin tait parti


(''
au mois de mai 1857
avec l'intention de
chasser dans l'intrieur de l'Afrique ; il
avait franchi les Drakensbergs, travers la rpublique d'Orange, et s'tait
arrt chez un hoer du Transvaal, qui autrefois il
avait rendu service. Arriv l, notre chasseur vit ses
bufs et ses chevaux en si mauvaise condition, l'herbe
si rare, la route si longue, qu'il se dcida remettre
ses projets l'anne suivante, confia ses chevaux et son
attelage au boer qui l'avait reu, et partit pour regagner
le Natal.
Chemin faisant, il rencontra par hasard un M. Vermaas, qui allait dans le Mrico ; il le suivit avec l'intention de chasser la girafe sur les confins de la rpublique
transvaalienne. Mais le fils de M. Vermaas arrivait du
centre; il y avait tu vingt lphants superbes; la vue
du bel ivoire qu'il rapportait, Baldwin rsolut de partir
immdiatement pour le pays o l'on se procure cette
matire prcieuse. Il s'entendit avec un boer nomm
Swartz, qui se prparait gagner les bords du Limpopo,
alla sur l'heure chercher ses quipages, revint en toute
hte, et se dirigeait le 15 septembre avec ses nouveaux

compagnons vers la rgion lointaine o se sont retirs les


lphants.
Avant d'arriver l, il fallut chasser pour vivre. Le
19, crit notre hros, John et Swartz taient de bonne
heure en qute d'un tsessb ou d'autre chose. Ils nous
rejoignirent l'endroit o nous avions dtel, mais ils
n'apportaient rien, et il ne se trouvait pas une bouche
de viande au camp. Je pris une tasse de caf, un biscuit
et nous partmes ; il nous fallait une girafe. Je montais
Bryan, un grand cheval troit, d'une longueur remarquable, ayant un cou de brebis, le poil bleu, une allure
dgingande, beaucoup de ressemblance avec la bte
que nous allions poursuivre. Il pse la main, a la
bouche extrmement dure ; mais la poitrine profonde,
l'paule trs-large, et certaines qualits qui font oublier
sa laideur. Six indignes que nous rencontrmes bientt
nous dirent qu'ils avaient crois la piste frache d'une
troupe de girafes, et rebroussrent chemin pour nous la
montrer. Nous suivmes les traces pendant
quatre milles, sur un
terrain pierreux, couvert de broussailles,
gravissant toutes les
hauteurs pour dcouvrir la bande, et revenant sur la piste o
nous marchions aussi
vite que le pas des
Cafres le permettait.
Le premier de tous je
reconnus cinq cents
pas un dtachement de
sept ou huit btes ;
mais ayant siffl pour
en avertir Swartz, je
les vis dtaler avec
une vitesse prodigieuse. Nous partmes
toute bride, et franchissant les buissons et les pierres,
je finis par gagner les fugitives. Je n'en tais pas
vingt yards, lorsque Bryan s'arrta court, tremblant
de tous ses membres, ayant peur de ces grandes
btes l'allure maladroite. Je l'peronnai d'une faon
vigoureuse, et lui fis tenir le dessus du vent pour l'empcher de sentir la girafe, dont les manations trs -prononces effrayent les chevaux qui n'en ont pas l'habitude. Nous dbouqumes dans la plaine , Swartz
quarante ou cinquante pas de la bande, moi derrire lui,
peu prs la mme distance. A la vue d'un autre cheval, Bryan reprit courage; il bondit, fut immdiatement
ct de celui qui le distanait, prit la tte et allait fondre sur les girafes, quand elles se rembuchrent. Peu
de temps aprs, Swartz dtournait une femelle et je fixais
mon choix sur un mle superbe. Celui-ci, la queue en
spirale, fuyait en bondissant, parcourant d'un saut l'espace que je ne pouvais franchir qu'en trois pas. Bryan
se prcipitait, sans souci des pines, crasant tout devant

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

389

mon fusil d'une main, n'tant plus qu' deux mtres de


la girafe, celle-ci fut tire droit l'paule. Le recul me
lana mon fusil par-dessus la tte, et faillit me briser le
doigt. La girafe, dont l'paule tait pulvrise, tomba
roide, avec un fracas pouvantable. J'avais charg au hasard et mis sans doute une norme quantit de poudre;
Bryan fut arrt du coup. Je devais avoir fait plus de
cinq milles, toujours en ligne droite, franchissant les rochers, traversant les halliers, et pendant le dernier mille,
suivant l'animal vingt pas, au milieu de cailloux qu'il
faisait jaillir et qui me sifflaient au-dessus de la tte.
Le 21 septembre, la caravane arrivait Kolobeng, o
sont les ruines de la maison de Livingstone, que les
boers ont saccage en 1852. Le 23, elle recevait la visite
de Schl, un beau Cafre, bien vtu, l'air intelligent, dit Baldwin, mais qui a trop bonne opinion de
lui-mme. Il ne veut pas que l'on chasse sur son territoire et commena par nous prier de dguerpir.

lui, me mettant les mains et la chemise en lambeaux.


Arriv cependant au niveau de la bte, je lui adressai
une balle qui l'atteignit dans le haut du cou, mais ne
produisit aucun effet. Je modrai l'allure de Bryan et
rechargeai mon fusil. J'avais conserv le petit galop, et
quelques instants me suffirent pour reprendre notre ancienne position. Au moment o je pesais sur la bride,
afin de mettre pied terre, mon cheval se heurta contre
un hallier, ce qui lui fit faire un mouvement de recul; la
girafe, pendant ce temps-lb, prit une avance de cent yards.
J'eus bientt regagn le terrain perdu. Je voulais tourner la bte, mais elle filait comme un vaisseau pleines
voiles, battant l'air de ses pieds de devant, dont elle me
rasait presque l'paule. J'aurais eu cent occasions de
tirer si j'avais pu descendre; mais impossible d'arrter
Bryan, dont la bouche ne sentait rien du mors; toutefois
chez lui pas le moindre signe de dfaillance, toujours la
mme ardeur. Je le rapprochai de l'animal, et tenant
s'

Le 27, un magnifique orage fit esprer aux chasseurs


que les citernes auraient un peu d'eau, chose importante pour eux, qui allaient s'engager dans la terre de la
Soif. Dsormais, la recherche des rservoirs devint
l'objet de leurs proccupations, le but principal de leurs
courses.
Arrivs au bord du lit sableux d'une rivire ou d'un
tang, ils prenaient la pioche et la pelle : on creusait,
on dblayait; parfois l'eau tait profonde; on coupait
un arbre dont on laguait les branches quelques pouces
du tronc; les hommes s'chelonnaient sur ces degrs, le
seau passait de main en main, tait vers dans une fosse
que l'on avait faite d'abord, et o les animaux taient

amens deux deux. Que de mal pour empcher ces


pauvres btes*d'entrer dans l'abreuvoir, dont elles
auraient transform le liquide en boue paisse! Quelquefois on rencontrait une source filtrant par une fente
de rocher; on buvait, on emplissait les jarres, les bouteilles, les ufs d'autruche, les cornes de buf, les
panses d'antilopes, tout ce qui pouvait contenir de l'eau:
puis on brisait la pierre pour que les btes pussent se
dsaltrer. C'est ainsi qu'on abreuvait, goutte goutte,
huit chevaux, qui passaient d'abord; cinq chiens et quarante boeufs. Souvent ceux-ci, qui, flairant l'eau d'un ou
deux milles, l'avaient gagne la tte haute et aspirant la
brise, n'en trouvaient plus quand venait leur tour, et ils

1. Harrisbuck (aigocre noir), dcouvert en 1837 , par le capitaine Harris, au retour d'une expdition commence en 1837,
et qui avait eu lieu chez les Mathlis, o prcisment se rendait
Baldwin l'poque dont nous parlons.
Le capitaine poursuivait un lphant bless, quand un point
noir attira ses regards; il prit son tlescope et vit un groupe

d'animaux qui lui semblrent inconnus. Il se mit aussitt la recherche de cette petite bande qui tait compose de neuf femelles
et de deux mles; ceux-ci formaient l'arrire-garde. ' M'tant approch, dit le capitaine, je mis pied terre; la bande s'arrta pendant quelques secondes et me regarda d'un air surpris; je n'en
tais pas cinquante yards. Mon rifle malheureusement s'tait

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

390

LE TOUR DU MONDE.

reprenaient leur joug sans mme pouvoir mugir, tant ils


avaient la gorge sche et la langue enfle. Malgr cela,
on avanait, on chassait avec courage. La soif, le soleil,
les buissons, qui lui dchiraient les membres, n'arrtaient
pas Baldwin; rien ne diminuait son nergie, n'altrait
sa bonne humeur. Son fusil est fauss dans une chute

qu'il fait avec Bryan, il le redresse; le canon est fendu,


il le rogne. a Ce pauvre fusil, dit-il, est maintenant
d'un court ridicule ; mais il y a gagn d'tre plus maniable quand je suis cheval, et ne m'en parat pas moins
juste. Une antilope nouvelle excite chez lui toujours
la mme ardeur : a Hier, crit-il le 9 octobre, j'ai vu le

harrisbuck pour la premire fois, mais de trs-loin, et


sur le flanc d'une montagne pic. Au roulement du

chariot sur les pierres, il s'loigna d'un pas majestueux


et s'arrta lorsqu'il fut hors de pril. J'ai parcouru le

forc dans une chute que j'avais faite avec mon cheval, et c'tait
un mauvais fusil pierre que j'avais la main. Trois fois le chien
s'abaissa bruyamment sans faire partir le coup, et la bande, pendant ce temps-l, gravit une montagne escarpe o mon cheval

usa ses forces en essayant de la suivre. Maudissant ma mauvaise


toile, je revins au camp, je rparai mon rifle, pris un cheval
frais, et retournai l'endroit o j'avais laiss les antilopes. Arrivs
l, nous primes la piste et nous la relevmes, au milieu de mon-

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

391

LE TOUR DU MONDE.
buisson pour l'examiner, mais il avait disparu, ou plutt les buissons, les arbres, les quartiers de roche qui
encombraient la ravine me l'avaient cach.
Le 25, ils avaient enfin dtel au bord d'une eau
limpide : Nous y attendions la rponse de Mossilikatsi, dit Baldwin; il y avait dj trois jours qu'il tait
prvenu de notre arrive. Marquons tout de suite que
ce grand chef, persuad que nous tions des espions des
boers, nous laissa l pendant deux mois; non-seulement
il ne voulait pas que nous missions le pied dans ses
tats, mais il avait envoy une troupe assez forte pour
surveiller nos mouvements. Ne sachant rien de tout
cela, nous esprions qu'il rpondrait notre message.
En attendant, je profitais de la rivire. Le 27, vers le
coucher du soleil, j'tais en train de nager, quand deux
coups de fusil retentirent du ct des wagons; au mme
instant, je vis passer toute vitesse un rhinocros noir,
serr de prs par les chiens, qui ne tardrent pas le
mettre aux abois. Neuf coups de feu, tirs par six individus, furent adresss
la bte, et l'auraient N -.;)
tous frappe derrire
l'paule, s'il avait fallu
en croire leurs auteurs ; mais, aprs la
mort dudit rhinocros,
on ne lui a pas trouv
plus de quatre balles,
dont l'une tait dans
la culotte. Le pauvre
Smouse a t secou
d'une rude faon ; il
pse au moins cent livres, et le rhinocros
s'en est jou comme
'
d'un ftu. Il devait
tre broy, mais il ne
s'en porte pas plus
mal ; toutefois, aprs sa chute, il avait l'air terriblement grognon, et s'est abstenu de reprendre part au
combat.
Ce mme jour, qui tait un mardi, j'ai tu mon
premier tsessb, et le lendemain soir mon premier
harrisbuck. Ils taient quatre au. milieu d'une foule de

couaggas; John, qui le dcouvrit avant moi, m'appela


d'un signe, et la chasse commena. Je courus au large
fond de train, pendant que John les suivait. Ils s'arrtrent pour le regarder; je sautai de cheval; le coup
de John, qui les avait manqus, les fit bondir, et, au
moment o ils repartaient, ma balle traversa la croupe
du dernier, que je vis s'abattre avec la joie la plus vive.
C'tait un noble animal. Je me suis appliqu en prparer la peau; malheureusement, je n'avais que du sel
pour la conserver, et il a plu avant qu'elle ft sche. Le
soleil se couchait lorsque j'ai tu cette magnifique antilope; nous tions loin du camp, mais je tenais la
dpouiller tout de suite. John m'a t d'un grand secours; la peau fut lestement enleve, attache sur Croppy,
et nous sommes revenus sans encombre, ayant par bonheur un peu de lune, et le lit dessch d'une rivire pour
nous guider.
Chacun de nous se porte bien, mais voudrait voir
des lphants; l'impatience nous gagne. Je viens de
prendre , pour crire,
un trognon de plume
Pt'
d'autruche qui servait
de boucle d'oreille
l'un de nos Cafres, et
je trace ces lignes avec
un mlange de vinaigre
et de poudre : une
encre dtestable. Nous
attendons toujours la
\y` rponse de Mossillikatsi; rien ne se prsente ; nous sommes en
quarantaine. Le gibier est rare, d'une
approche si difficile
qu'on ne peut chasser
qu' cheval, et je suis
compltement dmont; John m'a pris Luister et Crafty, que je lui avais
promis quand j'tais riche; mon pauvre Jack est mort,
Bryan est malade, et Veichman, que je viens d'acheter,
est non-seulement d'une maigreur effrayante, mais il a
une plaie sur le dos et la sole use jusqu'au vif. Je lui ai
fait des bottines ; il s'en trouve merveille, mais il ne

tagnes, jusqu'au soir et toute la journe suivante, sans que rien


nous rvlt l'objet de nos recherches; mais le troisime jour, vers
midi, regardant arec prcaution par-dessus la rampe qui nous
abritait, nous apermes les deux mles qui passaient tranquillement dans une valle pierreuse. Nous disposant de manire dfendre l'entre d'un lacis de ravins, o s'emmlait une vgtation
puissante, nous commenmes l'attaque. Un premier coup brisa
la jambe de l'un des mles, un second coucha la bte. Nanmoins
se relevant aussitt, elle me conduisit plus d'un mille, sur des
pierres aigus; puis, se retournant tout coup, elle fit deux charges
vaillantes, s'affaissa sur elle-mme, et fut tue immdiatement. J'essayerais en vain de dcrire la sensation que j'prouvai lorsque, aprs
ces trois jours de course fivreuse, je me vis en possession de ce
trophe superbe qui allait augmenter nos richesses scientifiques.
Ma conqute appartenait videmment au sous-genre aigocerus;
ses cornes, de trois pieds de longueur, taient aplaties et se recourbaient gracieusement en forme de cimeterre; sa crinire,
paisse et noire, s'tendait jusqu'au milieu du dos, partir des

oreilles, qui taient d'un chtain vif; et le manteau, d'un noir de


jais, contrastait avec le blanc de neige de la face et du ventre. Je
ne pouvais me lasser de l'admirer. Cependant aprs avoir dessin
et dcrit mon antilope sur le lieu mme , j'en enlevai la peau
et l'ayant plus tard apporte au Cap, o elle arriva sans dommages, elle y fut monte par M. Verreaux, le naturaliste franais.
J'avais remarqu le premier jour que les femelles ont les cornes
parailles celles du mle, que leur robe est varie de mme, que
leur taille est seulement un peu moins grande (mon buck avait
cinquante-quatre pouces au garrot), et que, chez elles, un brunmarron fonc remplace le noir de jais.
Depuis lors, la possession de cette antilope a t l'un des rves
de tous les chasseurs en Afrique; elle parat peu nombreuse, et son
habitat est d'un accs difficile. Le capitaine Harris l'a trouve dans
les monts Cashan; Delegorgue et Vahlberg dans ceux de Draken;
prolongation de la mme chane; c'est au flanc d'un prcipice que
Baldwin l'a vue pour la premire fois, et c'est toujours dans la montagne qu'il l'a surprise, ainsi quo G. Cumming.
(Note du trad.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

393

LE TOUR DU MONDE.

peut pas courir. Son ancien matre a bien mrit qu'on


lui appliqut la loi Martin.
Puisque je n'ai rien faire, rveillons nos souvenirs.
Pendant mon sjour au bord de l'Inanda, je m'amusais,
pour tuer le temps, chasser des babouins avec de
puissants limiers. Un grand nombre de ces quadrumanes
habitaient une ligne de rochers surplombant la rivire,
et en descendaient au point du jour pour aller manger le
millet des Cafres. J'ai vu souvent Hopeful et Crafty courir un jeune, tre chasss leur tour par les vieux mles
qui arrivaient la rescousse, cartaient les chiens, enlevaient le jeune et l'emportaient dans leur fort en aboyant
d'une manire froce. Un jour, un de ces effrayants

compres vint passer en vue de la maison; je lanai


immdiatement les chiens, qui le poursuivirent avec ardeur. Aprs une course de deux milles, se voyant serr
de prs, il essaya de se brancher, mais trop tard; les
chiens le saisirent et le forcrent descendre. Se retournant alors, et adoss contre l'arbre, il fit une dfense si
vigoureuse, que les assaillants reculrent et attendirent
mon arrive pour fondre sur lui. La victoire leur resta;
mais elle cota cher plusieurs d'entre eux, qui eurent
d'effroyables morsures.
Une autre fois, je poursuivais un caamas, j'tais
cheval; une panthre se trouvait sur ma route, elle se
rasa ds qu'elle m'eut aperu. J'avais alors peu d'exp-

rtiU
Baldwin chassant pied dans la fort d'Entumni. Dessin de Janet-Lange d'aprs Baldwin.

rience, mon compagnon n'tait pas moins novice, etj'envoyai chercher un vieux chasseur qui avait l'habitude de
ces rencontres. Pendant ce temps-l., j'piais la bte.
J'avanai; elle bondit en pleine vue de la meute, cent
cinquante pas de distance. Nous trouvant en lieu dcouvert, la chasse fut magnifique. Lorsque la panthre
sentit que les chiens allaient la rejoindre, elle se retourna, et fondit sur eux de manire les disperser aux
quatre vents. Ils revinrent la charge et finirent par
l'acculer contre des rochers, o elle les tint de nouveau
distance respectueuse. Soit que la course et t trop
rapide, soit qu'il et fait un dtour pour viter les fondrires, notre homme se fit attendre; il arriva cependant,

et aprs avoir reu de lui un bon conseil, relativement


ce qu'il y aurait faire dans le cas o la bte chargerait, nous descendmes de cheval. Le vieux chasseur mit
un genou en terre, visa au milieu de la poitrine et frappa
l'animal, qui fut tu roide. J'esprais en avoir la peau,
et je ressentais une vive reconnaissance pour les soins
que le chasseur mettait l'enlever, lorsque je vis que
c'tait pour son propre compte qu'il se donnait cette
peine. J'ignorais alors que, pour possder la bte, il fallait qu'elle ret de vous la premire balle.
Quelque temps aprs, chassant pied, dans la fort
d'Entumni, je fus en butte la colre d'un vieil lphant que j'avais bless; cette fois-l je l'chappai belle.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

Nous allions un train d'enfer. Dessin de Janet-Lange d'aprs Baldwin.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


394

LE TOUR DU MONDE.

Poursuivi par la bte, mon unique ressource fut de gravir le fond de la gorge o elle m'avait accul : un sol
glissant, dtremp, des monceaux de feuilles mortes,
pas de talon mes chaussures, que j'avais faites d'une
peau de blesbuck non tanne, et qui, sature d'eau,
avaient doubl de dimension. Je reculais chaque fois
que je voulais avancer, et me retrouvais en bas, puis
de l'effort que j'avais fait. Ne voyant pas que mon assaillant ft dispos la retraite, je changeai de tactique;
je grimpai sur un arbre afin de reprendre haleine, et,
d'un bond, franchissant dix yards angle droit (l'animal n'tait pas quatre longueur), je tournai la colline
toute vitesse. L'lphant, sonnant la charge, s'lana
derrire moi; quelques enjambes et il me saisissait,
lorsque, par un saut de ct, je me mis en dehors de sa
route; il passa, crasant tout devant lui, incapable de
s'arrter : la colline tait roide, et son lan furieux.
J'prouvais un soulagement indicible, car c'tait ma dernire ressource; et je pris la rsolution de ne m'aventurer l'avenir que dans un endroit o je pourrais, en
pareille circonstance, avoir le secours tout-puissant d'un
bon cheval : rsolution laquelle je n'ai pas manqu de puis lors.
Samedi, j'ai quitt le camp de bonne heure avec
Donna et l'un de mes hommes. Un effroyable orage a
clat peu de temps aprs, et s'est accompagn d'une
pluie froide et torrentielle. J'avais, pour tout vtement,
un lger pantalon de toile, et une vieille chemise des
plus minces. Comptant sur mon Cafre, je marchais
l'aventure, et quand je dis celui-ci de reprendre en
toute hte le chemin des wagons, il ne put jamais le reconnatre.
Nous continumes errer au hasard, marchant le
plus vite possible afin de nous conserver un peu de
chaleur.
Lorsque le soleil fut son dclin, nous cherchmes
quelque saillie de rocher, qui pt nous servir d'asile, et
nous trouvmes un vieil appentis que nous nous mmes
rparer. Bien que le bois ft ruisselant, nous parvnmes faire du feu ; et la nuit ne se passa pas trop mal,
Au point du jour, le brouillard tait si pais qu'il n'y
eut pas moyen de s'orienter. Nous allions vite et en silence, gravissant les collines, montant sur les arbres,
mais sans rien voir qui clairt la situation. Mon Cafre
me mettait hors de moi en me dsignant l'ouest comme
le point o se levait le soleil. C'est une chose affreuse
que d'tre perdu au milieu de ce fourr; vous grimpez sur un arbre pour vous reconnatre, et quand vous
en tes descendu, vous tournez dans un labyrinthe o
vous suivez presque toujours la direction contraire celle
que vous vouliez prendre. Vers midi, n'en pouvant plus,
je me couchai sous une roche avec l'intention de me reposer un instant; mais les penses les plus tristes
me vinrent en foule. Je me prouvai surabondamment
qu'une fois gar dans ces lieux on n'avait plus qu'
mourir ; et bien que, depuis quarante heures, je n'eusse
rien pris, je n'avais pas la moindre faim. L'eau tait
voisine,je resserrai ma ceinture, et m'abreuvai copieu-

sement. J'aurais pu avoir du gibier, mais je gardais


mes balles pour l'avenir. Mon pauvre Cafre tait au dsespoir; c'tait son enttement qui nous avait perdus;
mais il n'avait tenu son opinion que parce qu'elle lui
semblait bonne. Maintenant que sa confiance l'avait
abandonn, il sanglotait se briser la poitrine; qu'avais-je dire? je ne pensai mme pas lui adresser un
reproche. A la fin, nous tombmes sur un sentier o
s'apercevaient encore de vieilles traces de btail; nous le
suivmes. Peu de temps aprs, notre immense joie,
nous dcouvrmes les pas rcents d'un homme; cela
nous fit supposer que nous tions prs d'un kraal. Mais
au bout de quatre ou cinq heures, ayant en effet rencontr le village, nous le trouvmes inhabit. Nous poursuivmes notre course, et nous arrivmes une trappe
o du gibier avait t pris rcemment; la chose tait
certaine.
Jamais je n'oublierai la joie de mon pauvre Matakit
lorsque je lui montrai au loin quelques objets d'un brun
noir. a Ce sont des chvres, p me dit-il, et nous pressmes le pas ; mais il se trouva que c'taient des souches
carbonises. Nos figures s'allongrent; nous continumes
marcher rapidement. Il y avait une heure que nous
avions dpass les prtendues chvres lorsque, rompant
le silence, Matakit s'cria qu'il apercevait un chien ; celui-ci, hlas ! n'existait que dans son imagination. Nanmoins, le sentier portait rellement des empreintes qui
avaient t faites depuis qu'il avait plu. A la fin une
voix d'homme fut saisie par Matakit; cette fois il ne se
trompait pas, et nous emes bientt gagn un village,
tellement dissimul par les rochers que nous aurions pu
trs-bien ne pas le voir. J'avoue sans scrupule n'avoir
jamais prouv de joie plus grande; celle de Matakit
s'panchait sans la moindre rserve; dans son ivresse,
le pauvre garon parlait avec tant de volubilit, que les
Cafres n'en comprenaient pas un mot. Nous avions
tourn sur nous-mmes, et ce village n'tait pas plus
de quatre heures de marche de nos wagons.
C'tait bien l'endroit le plus bizarre qu'on pt imaginer : le Ben Venue de Walter Scott; chaque fissure,
chaque saillie du rocher servait d'abri un troupeau de
chvres. Les habitants nous firent bon accueil; ils me
donnrent une case, y tendirent une couche de feuilles
vertes, et m'apportrent du grain bouilli. C'tait la premire fois qu'ils voyaient un blanc; ils venaient tous
m'examiner. Ma barbe les plongeait dans un tonnement profond; ils la croyaient postiche, et ne furent
convaincus de sa ralit qu'aprs me l'avoir tire euxmmes diverses reprises. J'enviais Donna qui se trouvait l comme chez elle, et qui pendant cette effroyable
course, avait battu les buissons, le nez au vent, la queue
frtillante, sans se douter de notre poignant embarras,
ferme l'arrt, comme si elle et t dans un parc; et
jouissant de la vie, pauvre bte ! dans toute la plnitude
de ses moyens. Le lendemain, vers midi, nous tions
de retour au camp.
26 novembre. Voulant en finir, Swartzapris le parti
d'aller trouver Mossilikatsi ; le despote n'a pas voulu le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

395

recevoir, pas mme souffert qu'il approcht de la rsi- bientt loin des buffles; je tirai la girafe; Swartz arriva
dence royale ; et furieux de l'audace de cet intrus, qu'il sur ces entrefaites, et acheva la bte que j'avais blesse
un peu trop bas. Je tirai ensuite une grande femelle de
prend toujours pour un espion, il a envoy sa rencontre des hommes chargs de le ramener ses chariots, rhinocros, qui fuyait au plus vite, et la roulai dans le
et de lui enlever son cheval et ses armes. Je crains bien bon style : le coup lui brisa l'pine dorsale, chose qui
arrive trs-rarement.
que cet incident ne nous ait fait perdre le peu de chance
25 dcembre. Quel contraste avec les jours de Nol,
qui nous restait; nous saurons cela demain. En attensi gaiement passs dans ma vieille Angleterre, au sein
dant, je me rgale d'une bire cafre de premier choix;
de ma famille et de mes amis ! la comparaison m'attriste.
c'est vraiment une chose excellente.
Je suis en pleine solitude; j'ai march sous un soleil dJe suis fatigu comme un chien de ne rien faire; sije
n'avais pas un petit volume de Byron, que j'ai appris vorant (nous sommes en t) depuis l'aurore jusqu' la
par coeur, je ne sais pas ce que je deviendrais. Nous chute du jour, et je n'en peux plus. Un morceau de rhijouons au petit palet avec les rondelles de cuir de nos nocros, tellement gras que l'estomac le plus ferme en
roues; aprs la partie, je m'exerce lancer des pierres: est soulev, une petite ration de pte, moiti cuite, en
cela fait passer le temps.
guise de pain, tel a t notre menu. Ce repas est loin
9 dcembre. Le camp est lev; nous partons enfin, du festin traditionnel de la christmas anglaise. Mais si
sans plus attendre. Six indignes sont l pour nous ai- l'existence du chasseur a parfois de ces mcomptes, elle
der sortir du territoire. Swartz a tu dans le chariot a aussi des plaisirs qui ddommagent amplement des
un serpent de neuf' pieds de long, un mamba, le plus privations qu'elle inflige. Aprs tout, la chose est mieux
venimeux des ophidiens de ce pays-ci. J'ai manqu hier telle qu'elle est; si nous tions largement abreuvs et
de marcher sur un de
nourris comme un heuces reptiles, qui avait
reux de la Grandeenviron douze pieds ;
Bretagne, nous ne seil chappa aux assrions gure en haleine
et ferions de triste begayes, aux btons, et
finit par gagner un
sogne. J'avoue cetrou dans lequel il dispendant que j'aimerais
parut comme par ma boire un verre de
gie. Nous l'avons frapbire la sant de
p plusieurs fois ;
mes amis, et le faire
mais il s'aplatissait
suivre d'une bouteille
tellement qu'il n'en
de vieux porto. Ne difut pas bless, et n'en
sons rien du pt ; j'en
devint que plus fuai compltement ourieux.
bli le got depuis que
I8 dcembre. Ayant
j'ai quitt la maison
renonc l'espoir de
pour frayer avec les
trouver des lphants,
htes des forts. C'est
nous avons depuis quelques jours fait une marche ra- gal; je porterai la sant des amis avec une tasse de caf,
pide; l'un de nos essieux qui tait fendu, s'est dcid- le breuvage le plus capiteux que j'aie ma disposition..
ment bris. La charge est si pesante que nous somIls marchaient nuit et jour afin de sortir du dsert; la
mes tous obligs d'aller pied. Rude besogne que de
lune tait dans son plein, et c'est peine s'ils dormaient
marcher de ce temps-ci depuis l'aurore jusqu'au cou- deux ou trois heures, quand l'occasion s'en prsentait.
cher du soleil! On ne s'arrte que deux fois pour abreu- Bref, le 6 janvier 1858, la caravane dbarquait chez
ver les boeufs, et pour prendre la hte quelques rafra- Swartz, o elle arrivait sans autre accident; et trois ou
chissements.
quatre jours aprs, Baldwin reprenait le chemin de la
Nous avons rencontr hier une quantit de gibier, tu Terre de Natal.
deux girafes, quatre rhinocros, et eu la chasse la plus
amusante que nous ayons faite depuis notre dpart du Premire visite au lac Ngami'. Une girafe dans un arbre.
Abandon et solitude. Chasse l'oryx. Indigne poursuivi
Mrico. Une troupe de buffles, d'une centaine de btes
par un buffle. L'auteur chass par un lphant.
au moins, se leva sur la droite, en avant de la girafe
Aprs avoir t rejoindre Swartz Mrico, j'ai fait
que j'avais spare; la bande fut bientt distance,
route avec lui pendant quatorze jours. Le 17 avril 1858,
car nous allions un train d'enfer. Ma girafe prit sur la
gauche, et continuant la suivre, j'eus cinquante pas nous nous sommes spars Ltloch;.il retourne chez
derrire moi les buffles qui arrivaient toute vitesse. Mossilikatsi, et je me dirige vers le lac. Me voici comLa position tait peu rassurante ; si mon cheval ft tomb, pltement livr moi-mme; seul en plein dsert de
la masse me passait sur le corps et j'tais mis en poudre.
1. Ce lac d'eau douce, situ par vingt et un degrs de latitude sud,
Mais grce la rapidit de notre course, nous fmes a t dcouvert en 1849 par MM. Livingstone, Oswell et Murray. H. L.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]


396

LE TOUR DU MONDE.

l'Afrique australe avec trois Cafres, deux Hottentots, un


homme de suite, un wagon et son conducteur, sept chiens,
dix-huit boeufs de trait, une vache et son veau, et cinq
chevaux de selle. J'ai des munitions, des grains de verre,
du fil de cuivre, des pices, de la farine, etc., au moins
pour un an; plus une douzaine de bouteilles d'eau-devie, et un tonneau de bon madre du Cap. Enfin il y a
l une forte provision de viande, qui est en train de scher. Depuis notre dpart, une foule d'lans et de girafes
sont tombs sous nos balles. Il m'est arriv de dcouvrir
du chariot une petite troupe de cinq lans et, je le dis
regret, nous les avons tus tous. Mais cette boucherie
avait une excuse; nous n'avions pas moins de cent cinquante Cafres nourrir, et pas un atome de cette masse
de viande n'a t perdu. Hier, deux magnifiques girafes
sont restes pendant une demi-heure quatre cents pas
du wagon ; mais ayant manger pour les hommes et
pour les chiens, je
les ai laisses tranquilles.
Je voudrais, s'il est
possible , aller jusqu'aux rives du Chob; malheureusement
i'ai un chariot qui ne
m'inspire pas de confiance ; il y a vingtsept ans qu'il est fait,
et sa membrure est
passablement disjointe. On peut encore la
faire tenir au moyen
de cuir vert de rhinocros ; mais nous
avons assez de maux
supporter dans ce
pays sans y ajouter la
crainte de voir notre
chariot nous laisser
ledmua
l, en plein dsert.
A part ce contre-temps, je crois avoir tout ce qu'il
faut pour explorer cette rgion : la sant, la force, l'habitude du climat, un fonds inpuisable de bonne humeur, et un certain art de gagner les indignes : Cafres
et Hottentots sont toujours disposs faire ce que je
leur demande. Cela tient sans doute ce que je prends
ma part de toute les fatigues, et me proccupe de leur
bien-tre au moins autant que du mien. Je n'ai ici aucun
lien de famille ou d'amiti qui me retienne ; pas de larmes
au dpart, de regrets nervants, d'inquitude qui pressent
le retour. Je suis heureux partout, m'arrange de tout ce
qui arrive, et m'intresse tout. J'ai un rifle de Witton,
double rayure, l'arme la plus parfaite que j'aie jamais
possde ; quelle que soit la charge, elle est d'une justesse rigoureuse ; et avec une balle conique et six drachmes de poudre fine (vingt-deux grammes environ), je n'ai
rien vu d'gal sa puissance; mais elle a un recul tellement fort que j'ai peur d'en tre dsaronn. L'anne

prochaine, si je suis encore de ce monde, j'espre bien


me mettre en campagne avec trois chariots solides, des
bufs, des chevaux, des fusils, des munitions, tout
l'avenant, et je me rendrai o m'appellent mon humeur
vagabonde et ma passion des aventures; il faudra alors
que je sois bien malheureux pour ne pas faire bonne
chasse. En attendant prenons une tasse de th.
2 mai. Hier j'ai poursuivi une girafe qui m'a fait
faire une trs-longue course; j'tais mal mont; j'avais
pris Manche, un cheval court et trapu, sans vitesse aucune ; j'ai eu cependant la bte qui est tombe au cinquime coup. Mes perons, j'en suis tout confus, taient
bourrs du poil de mon cheval au point de n'tre plus
d'aucun service. En mettant pied terre je vis avec indignation que cet affreux Manelle n'tait pas mme essouffl ; c'tait paresse et non manque de vigueur. Aujourd'hui, je montais Broon, une grande et forte bte de
seize palmes, et bien
autrement trempe
que Manelle. Cette
fois la girafe a t tue
du premier coup
aprs une poursuite
F
s
d'environ mille mtres, une vitesse ef^'^^,;'
frayante; John, mon
after-rider , qui est
excellent cavalier e
7 s
s
dont le cheval estloin
T
d'tre mauvais, n'a jamais pu soutenir l'als
^^
, lY
ifiY
lure;
il a t distanc
lure;
en un clin d'il.
La girafe se fait
parfaitement chasser :
une poursuite entrai^
nante; c'est un beau
's.wf
,so`;^3
sport; mais ici elle
st d'un farouche qui
permet rarement de
l'approcher plus de cinq ou six cents yards. Il est
vrai que, si elle part cette distanc, elle n'a recours
toute sa vitesse que lorsque vous n'tes plus qu' une
soixantaine de pas. Vous la voyez alors tordre la queue
et fuir avec la rapidit du vent. Il y a quelques jours,
une femelle, qui ma balle avait travers le cur, lance fond de train, alla se jeter dans la triple enfourchure d'un bauhinia, o elle demeura prise par le cou
douze pieds de hauteur, et mourut ainsi enclave.
Nous sommes depuis quinze jours sur les bords de la
Zouga, une rivire trs-large; pas moyen de la traverser ; j'ignore la direction du courant, et aussi loin que
la vue peut s'tendre, on n'aperoit que des roseaux tellement pais qu'il est impossible de s'y frayer un passage. Il y a l une remise assure pour tout le gibier
sud-africain. Je n'ai jamais rien vu de pareil, et mes
hommes prtendent qu'il en est partout de mme, d'ici
au lac Ngami.
_

^`'

r , ,

^^r i

yG

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR
Le 17 mai, j'ai vu des lchs pour la premire fois;
trs-dsireux d'en avoir un, j'ai essay de les rejoindre
la rampe, mais sans aucun succs. Le lendemain, de
trs-bonne heure, j'avais repris ma chasse, et, mon
immense satisfaction, je tuai du premier coup un beau
mle, trois cents pas. Le mme jour, ayant troqu un
vieux fusil contre un petit Masara, j'ai nomm celui-ci
Lch. C'est un bambin qui n'a pas plus de deux ans,
un beau petit garon vif et rjoui, la figure intelligente, et pas encore dcharn par la faim; je l'aime de
tout mon coeur. Des Bamangouatos, revenant de chasser
le lynx, le chacal, le chat sauvage, tous les animaux
fourrure du pays, avaient ramass ce pauvre bb;

397

DU MONDE.

celui qui s'en disait propritaire me le proposa. Il y


avait gros parier qu'on l'abandonnerait en plein dsert
au premier jour de disette ou de fatigue ;je savais d'ailleurs ce qui l'attendait, en supposant mme qu'on le
rament au kraal; bref, j'eus compassion du pauvre
petit et l'achetai son matre.
La journe du 24 mai restera longtemps grave dans
ma mmoire. N'ayant pas l'intention de me mettre en
route ce jour-l, je me levai un peu plus tard que d'habitude et remarquai chez mes gens un silence qui ne
prsageait rien de bon. Comme je prenais mon caf,
Raffler, le conducteur du chariot, s'avana, et, parlant
au nom de ses camarades : Nous avons l'intention, me

C' est ainsi que nous passmes la nuit. Dessin de Janet-Lange d'aprs Baldwin.
dit-il, de chercher le sentier qui ramne au pays. n
Tous, en effet, semblaient prts partir ; mais je ne pris
pas la chose au srieux, et je rpondis Rafflers : Trsbien, faites ce que vous voulez. Immdiatement cinq
de mes hommes se levrent et me rendirent en grande
pompe les munitions que je leur avais confies, s'excusant beaucoup de la perte qu'ils avaient faite d'une ou
deux balles. Le conducteur me fit en outre la remise de
son fouet, des jougs, des traits du chariot, etc., puis ils
rclamrent leurs gages.
e Vous n'aurez pas, leur dis-je, un demi-penny ; je
regrette mme de vous avoir donn quelque chose d'avance. b

Ils parurent satisfaits de ce raisonnement, firent leurs


adieux Matakit et Inyous, et je les vis se mettre en
marche.
Ces deux derniers revinrent auprs de moi; ils pleurrent d'abord en silence, puis ils me dirent qu'avant
deux jours nous serions perdus, et que les Masaras et
les Makoubas nous tueraient.
La situation tait claire; je me trouvais deux mois
de ma dernire rsidence, au milieu d'une fort compltement inconnue, ayant le souvenir vivant de cette
terre de la Soif, devenue plus affreuse que jamais, puisque nous tions dans la saison sche. Il n'y avait pas
hsiter; mon orgueil se rvoltait, mais je finis par le

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

398

LE TOUR

vaincre et me dcidai rejoindre les fugitifs, m'enqurir de leurs griefs, et leur offrir toutes les rparations qui taient en mon pouvoir. Sous l'influence de ce
bon mouvement, je donnai l'ordre Matakit de runir
les chevaux ; mais on ne les trouva nulle part.
Cette pense me frappa tout 'a coup : ils taient cinq,
ils en auront pris chacun un. Je dis Inyous de venir
les chercher avec moi. Nous nous sparmes, sachant
bien que les larrons avaient d s'carter du chemin pour
dissimuler leurs traces, et Inyous finit par tomber sur
les doubles empreintes des hommes et des chevaux.
Nous les suivmes jusqu' l'endroit o l'on ne voyait
plus que ces dernires, c'est--dire o les fugitifs taient
monts cheval. Deux pitons poursuivant cinq cavaliers 1 l'entreprise tait folle. Je restai pendant quelques
minutes dans une rverie profonde, puis je me rappelai
qu'il n'y avait personne au wagon, et que je pouvais
perdre mes vingt boeufs tout aussi bien que mes chevaux.
J'appelai Inyous pour
retourner au camp :
pas de rponse. Je fis
retentir le bois de
mes cris; je tirai un
coup de fusil destin
l'lphant : la dtonation fut effroyable ;
toujours le silence.
Ils taient tous partis;
l'abandon tait complet.
Je revins au camp
le plus vite possible,
et n'y retrouvai que
mon petit Lch, en dormi sous un arbre, au milieu de ses
pleurs. Aprs avoir
consol de mon mieux
le pauvre enfant, je
me mis la recherche des boeufs qui s'taient chapps; je finis par les
runir, me htai de regagner le kraal, allai chercher de
l'eau et du bois, lavai les plats et la marmite que mes
gens avaient laisss pleins de graisse. Je dcouvris alors
qu'il y avait une grande diffrence entre faire une chose
et la commander aux autres.
Jusque-l je n'avais pas eu le temps de rflchir. Mais
quand j'eus couch le bambin et que je me trouvai seul
devant le feu, ma situation m'apparut dans toute sa
gravit.
Je maudis mille fois mon fol orgueil; j'aurais d tout
accorder mes hommes plutt que de m'exposer leur
abandon; je n'avais pas mme essay de le conjurer.
La nuit fut horrible : quatorze heures de tnbres, car
nous tions en hiver ; je n'en souhaite pas une pareille
mon plus mortel ennemi. Quand par hasard quelques
minutes d'un sommeil agit venaient interrompre mes
rflexions, ce n'tait que pour me sentir plus seul, plus

DU MONDE.

dsol au rveil. Je pensais me rendre au lac; j'y serais all pied; mais il fallait suivre la rivire, pas
d'autre moyen d'y parvenir ; la tche tait difficile, et
comment abandonner Lch, le laisser mourir de faim
et de soif ? Je ne supportais pas cette ide-l. Si vous
l'aviez vu, chancelant sur ses petites jambes, arm d'un
bton deux fois grand comme lui, m'aider runir les
boeufs et les faire entrer dans le kraal! Si vous saviez tout le chemin qu'il avait fait pour aller chercher le
veau, et sans que je le lui eusse dit; j'en avais les yeux
pleins de larmes. Il tait couch devant moi, pauvre
bb 1 lui aussi avait de l'inquitude ; il comprenait que
les choses allaient mal; il se rveillait en sursaut, cherchait nies pieds, les touchait bien doucement, et retournait sa place. C'est ainsi que nous passmes la
nuit. Le jour vint paratre; j'allai chercher de l'eau et
du bois, je me fis du caf, donnai djeuner l'enfant,
et dtachai les boeufs. Tout coup j'entendis parler sur la
rivire ; j'appelai et
dchargai mon fusil.
Au bout de quelques
instants une pirogue
traversait les roseaux,
et j'y voyais trois Cafres. Hlas! je n'avais
que quatre mots dans
mon vocabulaire :
bonjour, marche, verroterie et wagon ; il

n'y eut pas moyen de


nous entendre, mme
par signes. Je les
quittai dsespr.
Nanmoins , toute
chose arrive au pire
s'amliore ncessairement. Comme je ramenais mes boeufs,
qui s'taient disperss
au bord de larivire, et
avaient remont une assez grande distance, je tombai
au milieu d'un parti de Bamangouatos, hommes et femmes, garons, filles et chiens, qui se rjouissaient autour
du cadavre d'un royeiluck. Je n'ai jamais t plus heureux qu'en serrant la main de ces braves gens; ils savaient quelques mots de hollandais, et me prirent de
leur donner de la viande. Cinq minutes aprs, dans un
fourr, les chiens mettaient aux abois un vieil lan mle
que je tuai sur le coup, l'inexprimable satisfaction des
Bamangouatos.
Bien que j'eusse perdu tout espoir de chasser l'lphant, je bondis de joie en apprenant que mes compagnons se rendaient auprs de leur chef, qu'ils me prteraient volontiers leur assistance moyennant quelques
munitions, plus une gnisse pour l'homme qui nous
frayerait la voie, et pour celui qui veillerait sur les
boeufs. Mes inquitudes furent immdiatement dissipes
et je leur abandonnai tout l'lan. Mon projet tait de

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
gagner le lac, de m'entendre avec Wilson, un Anglais
qui s'est fix l-bas, et d'y tuer le temps jusqu' ce que
l'occasion se prsentt de me rendre la baie de Walvish. Je ruminais tout cela, en mangeant avec apptit
un morceau de langue de buffle, quand je vis arriver un
homme qui avait les pieds dchirs et qui n'en pouvait.
plus. C'tait mon pauvre Inyous ! Je me levai d'un bond
et l'aurais volontiers embrass. Aprs m'avoir quitt,
lui et Matakit avaient march toute la nuit, plus par
instinct qu'autrement, puisqu'ils ne voyaient pas ; ils
avaient rejoint les fugitifs, les avaient dcids revenir,
et ils arrivaient tous avec les chevaux, qui ressemblaient
des lvriers. Je leur demandai les motifs de leur conduite ; ils me rpondirent qu'en prenant les chevaux ils
s'taient pays eux-mmes, puisque je leur refusais
leurs gages; que s'ils taient partis, c'tait cause de
ma vivacit; que je leur avais parl anglais, dont ils
n'entendaient pas un
mot, et qu'ils avaient
cru que je leur disais
des injures. C'tait,
je crois, la faute du
vieux chariot, qui, tout
disloqu, avait failli
tomber en pices.
Bref, le dernier verre de grog fut aval,
et matre et serviteurs
promirent de faire dsormais tous leurs efforts pour vivre en
bonne intelligence.
27 mai. Nous
avons eu le malheur
d'craser Lou , un
jeune chien qui promettait normment;
il est rest surla place;
et deux autres, Bull
et Falk, ont t grivement blesss hier par un oryx. Je montais Broon ; la
plaine s'tendait perte de vue, nous la traversions aux
grandes allures, distanant tous les chiens, qui cependant avaient faim, taient rposs, et qui d'abord nous
prcdaient. Broon, en cette circonstance, prouva qu'il
tait franc et n'avait pas moins de vitesse que de fond.
L'oryx tait devant nous mille yards; il piquait droit
dans le vent, rasant le sol, rapide et nerveux, superbe de formes. Quand il sentit que nous approchions,
il se retourna, nous fit tte, bondit et pirouetta d'un
ct l'autre avec une rapidit surprenante; mais Broon
tait partout; il suivait tous ses mouvements, on et dit
un limier de race. Je tirai sans mettre pied terre;
l'oryx fut bless. Ltant dans une position difficile, je ne
lui donnai pas le coup de grce; les chiens arrivrent;
la bte aux abois transpera le pauvre Bull, atteignit
Falk au-dessus de l'oeil, et les laissa tous deux sur le
terrain.

399

Nous avons march toute la matine dans un sable


profond, couvert d'acacias dont les boeufs n'affrontent
les pines qu' leur corps dfendant. Nous allons au lac
Ngami ; une boussole de poche et un tlescope me seraient
bien ncessaires; j'avais ce dernier instrument; je ne l'ai
pas pris cette fois, et je le regrette.
Auguste, l'un de mes Cafres, a bless hier une femelle
de buffle, qui, accompagne d'une gnisse de belle
taille, l'a charg vigoureusement. Il a escalad un arbre
peu lev, dont les pines lui ont labour les jambes;
tandis que la gnisse et la mre lui lchaient la plante
des pieds, il a recharg son fusil, et les a tues toutes les
deux. Heureusement qu'il avait jet son arme dans les
branches avant d'y sauter lui-mme, sans quoi l'ennemi
aurait pu l'y retenir pendant deux jours et plus. Il es
trs-fier de son exploit.
29 mai. Camps au bord de la Zouga, non loin
d'un endroit o les
lphants sont venus
boire cette nuit mme.
Nous avons rencontr hier la fille de
Schl , qu'avait
pouse Wilson , le
marchand anglais qui
s'est fix au bord du
lac; elle retourne chez
son pre avec son
enfant, un petit multre de quelques mois.
Est-ce Wilson qui l'a
renvoye? est-ce elle
qui est partie, je n'en
saisrien. Pauvre crature 1 c'est une fort
belle fille. Gomment
franchira-t-elle le dsert? elle m'a fait
vraiment piti ; je lui
ai donn de la farine,
du th, du sel. Non pas qu'elle soit toute seule; un
corps nombreux l'accompagne; des Baquouains, sujets
de son pre. Elle est suivie d'un trs-grand nombre de
vaches, de moutons, de boeufs et de chvres, mais le
voyage n'en sera pas moins pnible. C'est une malheureuse affaire : il est certain que la rputation des
Anglais en souffrira, et, probablement Schl nous dfendra son territoire, qui est la clef des provinces de
l'intrieur.
6 juin. Mardi matin, nous dcouvrmes au bord
de la rivire, dans un fourr d'attends-un-peu, une
troupe de onze ou douze lphants mles qui partirent
notre approche, crasant tout sous leurs pas. Je les
suivis la hte en poussant des cris vigoureux, sparai
le plus gros de la bande et le serrai de prs, grce au
sentier qu'il voulait bien m'ouvrir. Il se retourna pour
voir qui avait l'audace de lui marcher sur les talons,
car les naseaux de Broon lui touchaient la culotte. Je lui

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

400

LE TOUR DU MONDE,

envoyai ma balle derrire l'paule, en me jetant dect;


il passa, et je le perdis de vue pendant que je rechargeai. Suivant ses traces au galop, je me retrouvai en
face de lui au dtour d'un chemin, o il faillit me saisir

avant que je l'eusse aperu. Il m'attendait, fondit sur


moi en criant avec fureur. Mon cheval pirouetta et s'enfuit, mes deux perons dans les flancs, m'ayant sur le
cou, et la trompe de l'lphant sur la croupe. Nous tra-

versmes un hallier que de sang-froid j'aurais dclar


impntrable, mais d'o je ne sortis pas sans blessures;
j'ai les mains affreusement laboures, et mon pantalon,
bien qu'en peau de chvre, est littralement en pices.

L'lphant reut encore deux balles et n'en fut pas moins


perdu ; jamais les chiens ne voulurent aller sa poursuite.
BALD W IN.

(La fin la prochaine livraison.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

401

CHASSES EN AFRIQUE.
DE PORT NATAL AUX CHUTES DU ZAMBSE ,
PAR WILLIAM - CHARLES BALDWIN,
Membre de la Socit de gographie d Londres.
1812-1860. TRADUCTION INDITE PAR MADAME H.

LOREAU ^.

Diner chez l'un des chefs des bords du lac. Marche au clair de lune. Incendie de la fort. A propos de lions.

15 juin. J'arrive des bords du lac; il m'a fallu,


cheval, peu prs deux heures et demie pour atteindre
le point le plus rapproch du kraal. Lchulatb, le chef
de l'endroit, m'accompagnait et m'a donn avec la plus
grande obligeance tous les renseignements qu'il a pu me
fournir. Je ne pense pas que ce soit un mchant homme,
mais c'est un terrible mendiant ; tout lui fait envie. Il ne
parat pas croire qu'on puisse lui refuser quoi que ce
soit; ne vous donne rien en retour, achte aux conditions
qui lui pl.isent, et demande un prix extravagant de ce
qui lui appartient. Il est jeune, actif, chasse l'lphant,
est bon tireur et possde des fusils Wilkinson, de
Nock et de Manton. Comme nous revenions du lac, il
m'a invit dner. Le repas eut lieu en plein air et, fut
servi par les plus jolies filles du kraal, qui, agenouilles
devant nous, tenaient les assiettes dans lesquelles nous
mangions. Elles n'avaient pour tout vtement qu'une
1. Suite et fin. Voy. pages 369 et 385.
VIII, 208' LIV

charpe de peau souple, drap au-dessus de la hanche.


Des grains de verre de toute espce, des bracelets
d'ivoire, de cuivre, de fil de laiton leur dcoraient la
poitrine, le cou, les jambes et la taille.
Je ne crois pas qu'on puisse trouver de jeunes filles
mieux faites que les Cafrines lorsqu'elles sont bien
nourries. Elles ont de petits pieds, de petites mains, les
bras ronds et bien models, les poignets et les chevilles
d'une extrme dlicatesse; leurs yeux et leurs dents ne
sauraient tre surpasss, et leur taille est flexible et
mince comme une baguette de saule.
On dit que le bonheur parfait n'existe pas sur terre;
mais de tous les mortels celui qui en approche le plus
est certainement un chef de peuplade cafre; l'opposition lui est inconnue : il a le droit de vie et de mort sur
tout ce qui l'entoure, peut avoir autant de femmes qu'il
en veut, et les rpudier quand bon lui semble. On veille
sur lui comme sur un entant, tous ses vux, tous ses
caprices sont satisfaits; en lui apporte de tous cts des

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

26

[email protected]

402

LE TOUR

plumes d'autruche, des karosses, de l'ivoire qu'il peut


cder aux marchands pour des objets qui le sduisent
et qui dpassent tous ses rves.
Notre dner se composa d'un rti de girafe, nageant
dans la graisse. Les entrailles de la bte sont ici les
morceaux de choix, et, prjug part, je vous assure
que les Anglais ne savent pas ce qu'il y a de meilleur
dans l'animal. A Rome, j'ai toujours fait comme
Rome, toujours mang (quand je l'ai pu) ce qui m'a t
servi, fermant les yeux si l'estomac se soulve, et pour
la saveur, le fumet, la richesse du got, rien n'approche
des parties que recherchent les Cafres. Nous faisons rire
ceux-ci en jetant ce qu'il y a de plus fin dans le gibier.
Toujours est-il que le dner me parut excellent. Nous
l'arrosmes d'un grand verre de Xrs, me rservant de
prendre le th quand je reviendrais au wagon.
Peut-tre une femme dlicate se serait-elle offusque
des moyens en usage pour fixer les couvercles sur les
diffrents plats ; mais l'ide est trs-bonne; de cette
manire tout est servi chaud et rien n'est rpandu. Chaque objet tait d'une
propret scrupuleuse,
et une foule d'esclaves,
armes d'une queue de
chacal, nous prservaient des mouches. Le
repas termin, je troquai mon chapeau avec
le chef contre un large
pantalon de cuir ; puis
il fallut y ajouter de la
verroterie, un couteau,
une fourchette et une
cuiller. Le sclrat tait
sans conscience; aprs
m'avoir extorqu la promesse de lui donner
une seconde fois du
th (je lui avais envoy une livre en arrivant), il commanda aussitt d'aller chercher une norme jarre qui
en aurait contenu au moins deux caisses, et il ne put retenir son indignation en voyant le peu que j'y avais mis.
Ce fut alors de la farine qui devint l'objet de ses demandes; et quand je lui dis que j'en changerais volontiers contre du grain, il me rpondit qu'il n'y en avait
pas dans ses tats. Il ment avec audace, et ne fait qu'en
rire lorsqu'on dcouvre ses mensonges. On ne peut
nanmoins lui refuser un excellent caractre; mais tous
les Cafres ont beaucoup d'empire sur eux-mmes; il
est bien rare que dans leurs disputes ils en viennent aux
coups. n
Peu de temps aprs il fallut partir. L'un des boeufs
du chasseur venait d'tre frapp de la maladie, et Lchulatb, craignant pour son btail, ne voulut pas permettre Baldwin de rester davantage. Il y eut de beaux
jours, et tant que la petite caravane ctoya la rivire, la
marche fut un plaisir: mais une fois qu'on eut dit adieu
la Zouga, la soif revint torturer les voyageurs. Nous
R

DU MONDE.

ne sommes plus qu' trois journes des Bamangouatos,


crivait Baldwin quarante jours aprs son dpart du lac
Ngami; mais nous ne sommes point au bout de nos
peines ; on m'assure que d'ici l nous n'aurons pas
boire. C'est la plus mauvaise saison de l'anne pour
franchir ce dsert; il y a bien des mois que la pluie n'y
est tombe. Depuis le 17, nous voil au 31, nous avons
trouv cinq fois de l'eau; mais nos boeufs n'ont pas pu
boire toutes les fois. Il est arriv mes hommes, partis
d'avance pour retrouver d'anciennes fosses, de creuser
jusqu'au roc, et de n'obtenir qu'une flaque d'eau boueuse
d'un demi-pouce de profondeur. Le temps a t frais, le
vent lger; nous avons march toute la nuit quand il y
avait de la lune et fait ainsi beaucoup de chemin. J'ai
pris l'orient, o, dit-on, les rservoirs sont moins desschs; mais cela nous dtourne beaucoup. L'excs de
fatigue, joint une inquitude incessante, a ramen la
fivre ; j'ai t fort malade pendant trois jours. Il fallait
nanmoins avancer, et les cahots, le grincement du vieux
wagon rendaient tout sommeil impossible. Malgr ma
faiblesse, j'ai tu ce
matin le plus beau mle
d'une bande considrable d'lans ; une bte
magnifique, plus pesante que le boeuf le
plus gras; elle a fourni
autant de viande qu'il
en faudrait pour me
nourrir jusqu'au Natal; mais avec tous mes
noirs, cela ne durera
pas huit jours.
11 aot. Il s'en
est fallu de bien peu
aujourd'hui que nous
ne fussions brls ; nous
traversions une fort
de bauhinias, tapisse d'une couche paisse de grandes
herbes sches et blanches; le feu avait t mis derrire
nous cinquante places diffrentes, et dans la direction
du vent. Pouss par une forte brise, l'incendie courait
avec une rapidit effroyable ; dj depuis quelque temps
la fume nous enveloppait, lorsque je vis des lueurs
rouges percer le nuage, et l'on entendit bientt les
flammes rugir et petiller. Devant nous s'ouvrait une
clairire, deux cents pas environ ; j'y courus avec la
vitesse que donne le pril, et mis le feu aux grandes
herbes dix ou douze endroits. Immdiatement le nouvel incendie gronda, et les chariots, traversant la fume
d'un pas rapide, atteignirent la place que j'avais faite.
A peine y taient-ils, que les flammes se rejoignaient
dans une treinte suprme et s'teignaient faute d'aliment. La chaleur du sol tait si grande, que les semelles de nos souliers furent en partie brles ; nos pauvres
boeufs levaient chaque pied tour tour, ne pouvant pas
y tenir, en dpit du sable que nous jetions sur le
brasier.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

403

LE TOUR DU MONDE.
Le moment fut critique; je ne me rappelle pas avoir
jamais ressenti d'inquitude aussi vive. Il est certain
que si le feu nous avait gagns nous tions tous perdus.
18 aot. Nous avons travers aujourd'hui une rivire o il se trouvait deux pieds et demi d'eau vaseuse,
plus de fange que de liquide, mais elle tait remplie de barbeaux; en cinq minutes mes gens out plis
quinze de ces poissons, pesant en moyenne deux ou trois
livres ; il y en avait de quatre cinq. Petits et gros
taient maigres et avaient la chair molle ; nanmoins
nous les avons mangs avec beaucoup de plaisir.
Un oiseau du miel' a conduit tantt mon Masara
presque dans la gueule d'un lion; il n'en tait plus
qu' cinq pas, lorsqu'il aperut le terrible animal, ramass sur lui-mme, et tout prt bondir. Mon homme,
faisant preuve d'un grand sang-froid, au moins d'aprs
ce qu'il nous raconte, se mit crier d'une voix forte
Regarde l-bas ! regarde l-bas ! dsignant en mme
temps un point oppos l'endroit o il se trouvait. Ldessus le lion s'tant
dtourn afin d'obir,
l'Africain en profita
pour faire une prompte retraite.
Avec l'existence de
ces Bakalahari qui vivent en plein air depuis qu'ils sont au
monde, n'ayant aucune espce de hutte,
ces rencontres imprvues doivent tre assez communes.
Pour ce qui est de
l'indicateur, que l'on
a dj accus de pareilles mprises, Baldwin a rpondu plusieurs fois son appel,
en des localits bien diffrentes, et c'est toujours auprs
d'une ruche qu'il a t conduit. En certaines saisons, il
lui est bien arriv d'y trouver fort peu de chose, la
fin de l'hiver, par exemple, ou quand il avait plu longtemps de suite. Nanmoins, crit-il aprs une de ces
recherches peu fructueuses, j'ai eu beaucoup de plaisir
suivre le pauvre petit; il y a dans cette course amusante un intrt qui vous passionne.
Quand je suis arriv, Joubert et ses fils, qui sont de
trs-grands chasseurs, taient court de munitions,
Franz avait tu, mirabile dictu, avec la mme balle, trois
ou quatre mles de caama, l'espce la plus farouche, la
plus difficile rallier de toute la famille des antilopes;
et qui par surcrot, a la vie dure.
Il tait dehors au point du jour, n'pargnant ni son
temps, ni sa peine, se tranant dans l'herbe jusqu' ce
qu'il ft bien sr du coup; il n'avait dans son fusil que
1. Coucou indicateur.

juste la quantit de poudre suffisante pour que la balle


pt traverser la peau et arriver l'endroit o elle donnait la mort. Il ouvrait la bte, reprenait sa balle et rechargeait son fusil. Chaque dpouille de caama, une fois
tanne, lui valait de douze quinze shellings.
Quant aux lions, il est rare qu'ils sortent de leur retraite la clart du soleil; et leur rencontre est peu dangereuse pour l'homme, dont ils vitent la prsence. Baldwin, qui les a souvent troubls dans leur repos, les a
toujours vus s'loigner; mais leur colre est terrible,
quel que soit le moment auquel on les provoque. Les
lions, chose tout fait exceptionnelle, dit notre chasseur
en parlant d'un jeune boer, lui avaient tu son cheval
en plein jour, et il promit d'en tirer vengeance. Peu de
temps aprs, lui et son frre John, ayant aperu trois
lions, ils les poursuivirent. Tous deux taient pied;
Franz, celui dont je parle, parvint, en se tranant au milieu des broussailles, se placer au-dessous du dernier
de la bande, qui se trouvait tre une lionne. Il se releva,
l'attendit de pied ferme , appuya sur la
dtente, mais sans aucun rsultat; et, au
moment o son arme,
un fusil pierre, ratait pour la seconde
fois, la lionne sauta
sur lui, et, le dchirant, le mordant avec
fureur, le mutila pour
toujours. Elle lui
broyaitla cuisse, lors
qu'une balle de John
la lui tua sur le corps.
Il y avait peu de
jours que le fait s'tait pass lorsque le
brave enfant me le
raconta. Je l'aurais
tue, me disait-il avec le plus grand calme, si mes deux
coups n'avaient pas rat; et le seul regret qu'il exprimt tait de n'avoir pas eu un fusil percussion.
Cependant l'attaque n'est pas toujours aussi dangereuse. Une fois- apprenant par un Masara qu'il y avait
un lion dans le voisinage, je partis immdiatement.
L'homme qui m'avait averti refusait de m'accompagner,
puis il se dcida, prit la piste, la suivit pendant un demimille, et s'enfuit tout coup en gesticulant comme un
possd. Le lion, qui le vent portait mes effluves, tait
demi couch sous d'paisses broussailles situes une
soixantaine de pas. J'allai droit lui : il me guettait d'un
oeil attentif; mais avant que j'eusse mis pied terre, il
me tourna le dos et s'loigna. Il marchait paisiblement :
j'aurais eu plus d'une fois l'occasion de le tirer, si je ne
m'tais dit qu'il valait mieux l'attaquer en face. Jusque
l, Frus tait bien dispos, il avait suivi la bte sans
rpugnance; ds qu'il fut sous le vent du lion, il se
mit rencler et se cabra violemment. De son ct, en

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE

404

TOUR

l'apercevant, le lion rugit avec fureur et se jeta dans un


hallier, son vritable fort, o sans chien t'et t folie de
le poursuivre.
NOUVELLE CHASSE DANS L 'INTRIEUR DE L'AFRIQUE.
1859.

Dpart et projets de Baldwin. Dception. Pnurie de gibier. Petites outardes. -- Une chienne parfaite. Retour.
Passage du Tougula.

Bien que ces deux dernires tournes, entreprises


pour chasser l'lphant, n'eussent pas rpondu son
attente, Baldwin repartait en 1859 pour une nouvelle
expdition.
Le 15 mai, il tait camp dans le voisinage de Schl; cette fois, il avait deux compagnons, treize serviteurs, huit chevaux, quarante-sept boeufs, cinq vaches
avec leurs veaux, six chiens et trois wagons. Il y a deux
mois et demi que j'ai quitt le Natal, crivait-il cette
date, et jusqu' prsent cela va bien, nous sommes tous
en bonne sant. Deux de mes boeufs ont t perdus par
la ngligence des Cafres; six chevaux sont morts de la
maladie, plusieurs chiens ont t crass sous les roues;
on a vers deux fois, tout cela n'empche pas l'avenir de
paratre sous un jour favorable. Mon quipement a t
dispendieux; mais la contre o je dois me rendre est
excellente et chaque jour me ddommagera des frais de
route. b Son intention tait d'aller droit au nord, afin de
gagner les rives du Chob, laissant le lac au sud-ouest,
et Mossilikatsi au levant. Mais aprs avoir encore une
fois subi les fatigues, les privations qu'impose la traverse du dsert, il crivait la date du 31 juillet:
Dception complte ! Nulle autre chose inscrire.
Nous avons fini par gagner la rivire. Certes, elle est
belle et sa vue est rafrachissante ; mais au lieu des bords
que nous rvions, j'ai retrouv la Zouga, cette ancienne
connaissance que j'avais jur de ne plus revoir, et qui,
tous les inconvnients qui m'avaient dict cette rsolution, joint cette anne les ravages que l'pidmie fait
sur ses rives. Le gibier, non-seulement y est rare, mais
encore trs-farouche; et le nombre des espces, dont la
varit fait la joie du chasseur, est des plus restreint.
Je me plaignais dj l'anne dernire ; cette fois, la
scheresse ayant fait prir les rcoltes, n'a laiss aux indignes d'autre moyen d'existence que la chasse; et les
piges, les trappes, les mousquets, les flches empoisonnes ont tout dtruit.
La semaine dernire, j'ai t oblig de tuer un boeuf.
Si je n'avais pas ma petite Juno, il m'arriverait souvent de dner par cur. Je viens de courir dans les halliers aprs une espce d'outarde qu'on appelle ici koran
des bois un oiseau dlicieux pesant de trois cinq livres et qui, par ses habitudes, est rellement une bte
de chasse. L'herbe est tellement dessche qu'elle tombe
en poussire; la terre est craquele partout, on supposerait qu'il n'y a pas l vestige d'un arome quelconque,
1. Bush-horon, otis melanogaster.

DU MONDE.

et cependant Juno a dpist aujourd'hui trois de ces korans, et les a chasss d'une faon merveilleuse. Ces petites outardes fuient comme des rles de gent, souvent
plus de huit cents pas ; il est difficile de les mettre au
vol, et dans les fourrs o elles se tiennent, la poursuite
en est hasardeuse. Mais quand Juno est sur la piste,
elles ont beau faire : dtours, feintes, crochets, marches
et contre-marches, rien ne la droute ; vous n'avez besoin
ni de l'encourager, ni de la retenir; elle est aussi parfaite que possible. Il va sans dire que j'ai eu les trois
korans. Nous avons ici des canards, des oies, tous les
genres de rmipdes. La bcassine, le faisan et la perdrix se voient en fort grand nombre, ainsi que le dikkop, oiseau qui rappelle le courlis par la taille et le
plumage, a le bec trs-court et la chair excellente'.
Vous n'avez qu' lui jeter le mot sar, et Juno part
comme un lvrier; elle fond sur la proie et tombe au
milieu de la bande. Tout en accourant, je tire n'importe quelle distance pour parpiller la troupe ; Juno
revient alors d'elle-mme, arrte chaque fuyard l'un
aprs l'autre avec la fermet d'un roc, et j'abats autant
de pices qu'il me convient, jusqu' faire plier un de
mes Cafres sous la charge.
10 aot. Hier, des buffles s'aperurent dans un bois trop
clair-sem pour offrir un abri au chasseur. Nanmoins,
prenantle dessous du vent, j'approchai sans que la bande
s'en doutt. Elle se composait de dix mles et se tenait
dcouvert; deux buffles taient debout, les autres taient
couchs. Arriv quatre-vingts pas de l'un des premiers,
dont la position tait excellente, je le tirai d'une main
ferme: la balle frappa; le chocretentit suprieurement.
Toutefois, j'avais le fusil d'Arlington; et le peu de recul,
ainsi que la faiblesse de la dtonnation me firent penser
qu'il n'y avait qu'une demi charge de poudre. Naturellement, les dix buffles partirent, et je les aurais abandonns sans Juno qui suivit les traces du bless. Quelques
instants aprs, j'entendis ma chienne tenir la bte aux
abois; elle n'tait gure plus de quatre cents pas,
et lorsque j'arrivai, le buffle rendait le dernier soupir :
la balle l'avait frapp juste au bon endroit et n'avait pas
dvi d'une ligne. Juno pargna ainsi une rude fatigue h
mon cheval; sans elle, le buffle aurait t perdu, et il
m'aurait fallu trouver une girafe ou un lan; car j'ai tous
les jours dix-huit affams nourrir. Maigre d'ailleurs
comme une vieille corneille, et certes plus dur, ce malheureux buffle tait dtestable. Je m'empressai de revenir une outarde au carry d'une qualit exquise ; et je me
sentis heureux, bien avec moi-mme et avec le genre
humain.
Bachoulfourou, 12 octobre. Nous avons fait au
moinscentvingtmilles partirdela Zouga. De belles nuits
claires par la lune ont favoris notre marche. Les matines et les soires ont t fraches, et, en quittant la
rivire, nous avons, Dieu merci! vu notre dernier moustique; mais l'eau est devenue rare. La semaine prochaine nous trouvera probablement chez Sicomo; huit
1. Dikkop, littralement grosse-tte : ccdicn,ne du Cap.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
jours aprs, nous arriverons, je l'espre, au kraal de Schl, o treize boeufs nous attendent et nous seront d'un
immense secours. La marche est si pnible dans ces
sables mouvants! Quatorze boeufs, tirant tous merveille, suffisent bien juste traner le chariot sur le pied
de deux milles l'heure.
17 novembre. Une hyne m'a pris cette nuit une
belle chvre qui tait fixe par la jambe la roue du wagon dans lequel je dormais; cinq hommes taient couchs sous ce mme wagon, et deux chevaux se trouvaient
attachs la roue de derrire. Ce fut aussitt un branlebas gnral, une leve de massues, d'assgayes et de tisons flambants, accompagns de cris infernaux. La bande
tait guide par les gmissements de la pauvre chvre;
mais les plaintes s'loignaient mesure qu'on avanait,
et la bte ravisseuse disparut avec sa proie. Les blements s'teignirent, les chiens s'effrayrent, la nuit tait
sombre, les hommes n'avaient plus rien qui les guidt,
et la chasse fut abandonne.
Je reprochai amrement l'hyne le
souper qu'elle faisait
nos dpens; car de
mes trois chvres, elle
avait pris la meilleure. Si je ne l'avais pas
vu, je n'aurais jamais
cru cet animal capable d'emporter une
bte aussi lourde (au
moins soixante-dix livres), et avec une pareille vitesse.
L'expdition avait
t plus heureuse que
Baldwin ne l'avait espr; il ramenait deux
wagons chargs d'ivoire , et se retrouvait, le 11 dcembre, la frontire de la rpublique
d'Orange. Le Vaal coulait pleins bords ; on tait dans
la saison pluvieuse, les rivires grandissaient rapidement et, aprs avoir failli mourir de soif', notre chasseur allait tre arrt par l'inondation. Plusieurs fois,
dj, il avait manqu prir par suite de la crue des eaux.
Un jour, dit-il, j'avais franchir le Tougula, je le
trouvai dbord. Nanmoins, craignant les Bushmen,
qui, tous voleurs de chevaux, taient nombreux dans les
environs, je rsolus de conduire mes chevaux sur l'autre
rive, et j'y russis- en les faisant nager parmi les boeufs
de rechange. Restait passer la voiture, une charrette
couverte et suspendue que j'avais fait faire assez longue
pour pouvoir y coucher. L'entreprise tait srieuse; elle
fut discute avec mes Cafres, et, aprs avoir entendu le
pour et le contre, je dis mes hommes qu'ils ne souperaient que sur la rive droite. Ils n'hsitrent plus gagner l'autre bord. Je fis attacher toutes les courroies dis-

1405

ponibles au bout les unes des autres, afin d'en composer


une grande longe pour guider les boeufs ; et nous attelmes immdiatement. La charrette fut leste avec de
grosses pierres que Matakit se chargea de maintenir en
s'asseyant dessus. Je fixai la toile de chaque ct aux essieux, puis l'avant et l'arrire, et je montai sur le
sige, mon grand fouet la main. Inyous et Mick saisirent l'extrmit de la longe et s'en allrent quelques
vingt pas des premiers boeufs qui avaient de l'eau juste
au point o ils allaient tre forcs de nager. Le sol tait
bon, je donnai le signal et nous partmes. Les boeufs
avanaient, la charrette flottait bien, tout se passait
merveille; j'prouvais une vive satisfaction.
Lorsque les boeufs eurent rejoint nos conducteurs, je
criai ceux-ci de leur rendre la longe et de s'carter de
la voie; mes hommes se troublrent, sentirent qu'ils
s'engravaient, tirrent sur l'attelage qui dcrivit une
courbe, et dont les premiers boeufs, entrans parle courant, ne se trouvrent
plus qu' deux pieds
de mes genoux.
Comprenant que
nous allions chavirer,
je me lanai dans la
rivir:; le plus loin
possible, et me mis
sur le dos pour voir
ce qui tait arriv. La
charrette avait disparu; Inyous et Mick,
perchs sur les boeufs
du centre, et prisd'une
horrible frayeur, se
laissaient aller la
drive ; mais pas vestige de Matakit. Le
pauvre garon tait
enferm dans la charrette; les grosses pierres sur lesquelles il
tait assis devaient lui avoir cras la tte.
J'essayai d'aller son aide, mais le courant s'y opposait, et mes forces commenaient s'puiser, quand,
ma joie bien vive, j'aperus mon Cafre peu de distance. Il battait l'eau vigoureusement ; et bien qu'il et
dclar jusqu'ici ne pas savoir nager, il se tira d'affaire
merveille. Bref, l'exception d'un seul qui se noya,
tous les boeufs finirent par aborder ; et btes et gens se
trouvrent sur la rive droite, o ils arrivrent sains et
saufs. Mais de tous les objets qui taient contenus dans
la charrette, il ne me resta que mes deux fusils que
j'avais solidement attachs aux parois : tout le reste fut
perdu.
Une autre fois, je passais la mme rivire, j'tais
cheval, le gu tait peu profond ; c'est tout au plus si
l'eau mouillait les sangles de ma selle. J'tais couch
sur le dos, mon fusil la main, les pieds la hauteur
du cou de la bte, et sottement dans les triers, lorsque

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

496

LE TOUR DU MONDE.

mon cheval tomba sur de grosses pierres. Renvers par


le courant, il fit un effort, se releva, et je restai le pied
gauche dans l'trier, la tte et les paules au fond de
l'eau. Mon cheval continuait paisiblement sa route, me
tranant sur les cailloux, et je me noyais au plus vite.
Heureusement qu'il avait une longue crinire, et qu'tant parvenu lui serrer fortement la jambe au-dessus
du genou avec la main droite, je pus me soulever de
manire saisir une poigne de crins. J'arrivai de cette
faon mettre la tte hors de l'eau, jusqu' ce que
l'animal, ne se pressant pas davantage, finit par aborder. J'avais bu large dose, et les maux de cur, les
vertiges, les bourdonnements dans les oreilles me rendirent trs-malade pendant quelque temps, sans parler d'une blessure que je m'tais faite au cou-de-pied.
Il est fort heureux que mon cheval ait eu ce caractre
paisible qui distingue la plupart des chevaux cafres. Je
me promis bien dsormais de quitter mes triers chaque
fois que j'aurais passer l'eau; et je me suis
tenu parole.
J'ai ramass il y a
quelques jours deux
Allemands qui veulent gagner le Natal.
L'un d'eux avait un
fusil d'assez mauvaise
apparence ; je le priai
de vouloir bien dcharger cette arme
suspecte avant d'entrer dans le wagon. Le
fusil clata; l'homme
eut trois trous dans
son chapeau, un dans
la tempe, et les deux
yeux brls. Il tomba
inond de sang ; j'ai
cru qu'il tait mort.
Nous l'avons lav,
pans, band de notre mieux, et aujourd'hui il ne parat
pas beaucoup plus mal qu'avant cet accident.

ter cheval d'ici quelques jours; mais pendant les dix


premires minutes j'ai cru que c'tait fini. Depuis notre
dpart, nous avons eu bonne table : canards sauvages
korans et gangas que m'a fait tuer ma petite Juno ; c'est
toujours une bte inapprciable. Cette anne, d'ailleurs,
je suis bien mont en chiens; Ponto, un vieux madr
plein d'exprience, est presque aussi bon que Juno ; et
Painter, Gyp, Wolf et Captain sont parfaits pour la
grosse bte. Avec cela j'ai cinq chevaux, six Cafres, un
Hottentot, cent livres de poudre et cinq cent livres de
plomb ; me voil en mesure d'aller n'importe o ; je n'ai
plus qu' suivre mon humeur aventureuse.
18 mai. Nous entrerons demain dans une rgion
nouvelle; pas un de nous qui en ait mme entendu parler, Mon projet est d'aller droit au nord; chaque fois
que j'en trouverai l'occasion, je m'emparerai d'un indigne qui nous servira de guide. C'est une vie mouvante,
pleine d'espoir et de dceptions, de plaisirs et d'angoisses, de succs et
de revers ; elle a des
charmes irrsistibles;
mais elle exige un esprit rsolu, de l'nergie et de la persvrance.
J'ai achet du grain
tant que j'ai pu en
emporter, une quantit de chvres, et j'ai
fait une masse de saucissons.
Avant-hi erj 'ai frapp deux tssessbs du
mme coup ; l'un a t
tu raide, le second a
eu la jambe casse;
a pris l'eau, et les
chiens l'ont abattu.
Aujourd'hui,
un
rivire (voy._p. 405).
lan superbe, une femelle grasse, a t rduite aux abois. Je suis revenu peu
de temps aprs avec January et sept indignes ; une piste
rcente fut bientt dcouverte et nous fit dcrire un cercle rgulier. Malgr le profond silence que nous avions
DU NATAL AU ZAMBSE.
gard,
les lans avaient senti notre approche et s'taient
1860.
enfuis toutes jambes, comme le tmoignaient leurs emChute de cheval. Personnel de l'expdition. Rgion nouvelle.
preintes. January mit son cheval au galop, conserva cette
Poursuite de trois lans.Tu un oryx.Charg par un lallure, autant que le permit l'tat du fourr, et suivit les
phant. Ce qu'est la chasse l'lphant. Poursuite d'une
girafe au milieu des rochers. Cataractes du Zambse.
traces d'une faon miraculeuse pendant trois ou quatre
A l'afft. Srnade. Chasse au lion.
milles. J'tais derrire lui, mont sur Frus, qui com17 avril. Je suis actuellement quatre cent cin- menait respirer bruyamment; January galopait touquante milles du Natal. Jusque-l tout s'tait bien pass ; jours, malgr l'paisseur du bois, et je finis par avoir
aujourd'hui, en chassant le zbre, mon cheval a mis le trois femelles en vue.
pied dans un trou, et m'a fait deux ou trois culbutes sur
Mes compagnons avaient fait leur devoir; c'tait mainle corps. Je suis tout meurtri; mon couteau et mes tenant moi de prendre la tte. Je me contentai d'abord
balles, que le poids de Midnight m'avaient enfonces de suivre de loin mes trois lans pour que mon cheval
dans les ctes, sont ce qui m'a fait le plus souffrir. Nanreprit haleine; puis, arrivant une claircie, je lchai
moins, rien de tout cela n'est grave, et j'espre remonla bride Frus, qui partit comme une flche.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

447

Conduit par les trois btes au milieu des trappes


gibier, creuses par les naturels, je dirigeai mon cheval
du ct o la palissade tait le plus paisse; c'tait celui
qui offrait le moins de danger. Frus, bondissant comme
un cerf travers une lande couverte de broussailles,
alla droit la meilleure des trois femelles qu'il spara
des autres, et que je tuai sans quitter l'trier.
4 juin. -- Hier, en cherchant des harrisbucks, dont
j'avais aperu les traces, le hasard m'a fait dcouvrir un
tang o viennent boire d'immenses troupes de buffles,
et auquel aboutissaient vingt pistes au moins de rhinocros et d'autres animaux. J'aurais aim faire une
veille sur ses bords; mais j'tais dj en arrire des
wagons; il a fallu partir; sans cela quel plaisir j'aurais eu!
13 juin.Belle et bonne chasse! deux beaux chantillons d'espces rares : un oryx' et une antilope rouane,
plus une girafe grasse. C'est mon cheval que revient
tout l'honneur de la
chasse l'oryx, antilope qui a la vitesse
et le fonds d'une machine h vapeur. J'tais
dans une plaine immense, et ne pensais
pas le rejoindre la
bande, lorsque je
m'aperus qu'videmment les antilopes
perdaient haleine.
Mon cheval , au
contraire, tait vigoureux et frais; je le
mnageai pour le
coup dcisif, cherchai
les plus belles cornes,
jetai mes vues sur
une femelle d'une
beaut splendide et
qui, au moment o je
lchai la bride Frus, tait au moins mille pas. L'allure fut effrayante ; je tirai et faillis piquer une tte

par- dessus mon oryx, qui tomba tout coup sous les
naseaux de mon cheval.
Ramshua, 29 juin. J'ai vu enfin cinq lphants.
Ayant choisi le plus gros, je l'ai spar des autres, et lui
ai tir mes deux coups. Peu de temps aprs il s'est retourn ( peine tait-il quarante pas) et a charg d'une
manire terrifiante. Kbon, un nouveau cheval que je
montais pour la premire fois, resta ferme comme un
roc. Je voulais envoyer l'lphant une balle dans la
poitrine, mon coup de prdilection; mais ds que j'essayais de mettre le fusil l'paule, Kbon encensait et
m'empchait de viser.
Tandis que je m'efforais de le calmer, l'lphant
chargea de nouveau; je tirai l'aventure, et soit que la
balle lui eut siffl dsagrablement l'oreille, soit un
motif que j'ignore, mon cheval secoua la tte avec tant de
force, que la rne gauche passa du ct oppos, la gourmette se dtacha, et le mors lui tourna dans la bouche.
Le colosse n'tait
plus qu' vingt yards;
il avanait, les deux
oreilles dresses et
mouvantes, et sonnait
de la trompe avec fureur. Ne pouvant conduire mon cheval qu'avec mes perons, je
lui labourai les flancs
d'une manire sauvage. Au lieu de se dtourner, Kbon s'lana vers le monstre,
et je me crus ma
dernire minute. Je
me rejetai aussi loin
que possible, fus effleur par la trompe,
et je tirai bout portant. Nouveaux coups
d'perons, nouvel lan
de mon cheval, qui s'arrta devant trois bauhinias, formant un triangle : je lui creusai la chair; il passa, me

1. Oryx du Cap, gemsbok des Hollandais, belle antilope, de la


taille de l'ne, dont elle a presque la nuance, disent Cumming et
Harris. Toutefois, sa robe d'un buffle vineux (Smith), a quelque
tendance virer aux zbrures; ume bande noire s'tend de la nuque la croupe, o elle s'largit angulairement, et la tte est
raye de manire figurer un licol; une large raie noire, place
au-dessus du genou, remonte sur le bras, traverse le flanc et se
termine sur la cuisse par une plaque angulaire, la hauteur du
jarret. Une tache noire se voit en outre sur les jambes, dont la
partie infrieure est blanche. La poitrine, le ventre, une portion.
de la tte et les oreilles sont galement de cette dernire couleur.
La queue, paisse et noire, balaye la terre; la crinire est droite,
suivant Cumming, renverse, d'aprs Smith et Harris (ce qui
prouverait que l'une et l'autre se rencontrent), et un bouquet de
poils noirs et flottants orne la gorge. Les cornes, d'un mtre de
longueur, s'incurvent lgrement en arrire et s'effilent avec lgance; elles portent de vingt-cinq trente anneaux la base, et
sont tellement parallles, que, vues de profil, elles se recouvrent
entirement, d'o certains auteurs ont suppos que l'oryx avait
donn lieu la fable de la licorne. L'oryx fait bon usage de ces

armes dfensives, et plus d 'une fois on l'a trouv mort ct du


lion qu'il avait transperc, et dont il n'avait pu retirer ses dagues.
Chose trange, la femelle est non-seulement arme ainsi que le
mle, ce qui est rare, mais c'est elle qui a les cornes les plus longues. Habitant du dsert, l'oryx du Cap se trouve principalement
dans les karrous et les plaines dcouvertes du pays des Namaquois.
Il prospre dans ces lieux arides, o parfois, dit Cumming, il
semblerait qu'une sauterelle ne pourrait pas vivre. Ce chasseur est
persuad que l'oryx ne boit jamais; il est probable que l'extrme
vitesse de cette antilope lui permet d'aller gagner les tangs ou les
rivires toutes les fois qu'elle est presse par la soif. Trop dfiant,
trop rapide pour tr approch, vivant de plus en des lieux o
il est difficile au chasseur de dissimuler sa prsence, l'oryx n'est
jamais stalked (chass la rampe). On le poursuit cheval ; et
on le force rarement, car sa vigueur est gale sa vitesse. Je
ne me rappelle pas, dit Cumming, avoir atteint l'oryx plus de
quatre fois, quand j'tais seul, et je montais alors la fleur de mon
curie. Le plan que j'avais adopt, et que suivent gnralement les
bors, consistait placer mes Bushmen (excellents jockeys, petits
et lgers) sur des chevaux d'un grand fond, et de les convertir en

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

408

LE TOUR DU MONDE.

heurta l'paule avec tant de violence contre l'un des arbres, qu'il s'en fallut de bien peu que je fusse dsaronn; et mon bras droit, lanc derrire le dos, vint
me frapper le ct oppos. Je ne sais pas comment j'ai
pu conserver mon fusil, un poids de quatorze livres,
n'ayant pour le tenir que le doigt du milieu, pass dans
la garde de la dtente. La bride m'tait reste dans la
main gauche, o elle se trouvait heureusement lorsque
j'avais tir.
Nous allions ainsi, galopant toute vitesse travers
une fort emmle, dont le sous-bois, compos presque
entirement d'attends-un-peu, tait franchi par Kbon,
qui sautait comme une chvre. L'lphant nous suivait
toujours de prs; je finis cependant par l'loigner; il se
retourna et s'enfuit d'un pas rapide.
Aussitt que je pus arrter mon cheval, ce quoi je
ne parvins qu'aprs lui avoir fait dcrire deux ou trois
cercles, je mis pied terre, rebridai Kbon, et courus
somme le vent la poursuite de la bte qui avait une
longue avance, et que je craignais de ne plus retrouver.
Aprs avoir subi trois nouvelles charges, dont la dernire fut longue et silencieuse, d'autant moins plaisante
que mon cheval essouffl conservait grand'peine la distance qui le sparait de l'lphant, celui-ci, auquel j'avais envoy dix balles, tomba enfin pour ne pas se relever. J'tais bout de force depuis longtemps, et ne
pouvais mme plus amorcer mon fusil.
Couvert d'pines et de meurtrissures, demi mort de
soif, je dessellai Kbon, lui attachai son licol au genou,
et m'tendis sous un arbre. J'ignorais compltement o
je pouvais tre : en vain criai-je de toutes mes forces et
tirai- je des coups de fusil dans l'espoir de faire arriver
les Masaras, je ne vis personne. Pour comble d'infortune, mon cheval s'chappa, il me fallut suivre ses traces,
faire un mille avant de le retrouver, et revenir sur mes
pas, chose difficile. Enfin apparut January, accompagn
des Masaras; il prit la tte de la bande, et, trottant d'un
pied leste, il me ramena aux chariots, o nous arrivmes
au coucher du soleil.
Chasser l'lphant est la vie la plus dure qu'un homme
puisse se crer. Deux jours de suite cheval pour se
rendre un tang o l'on vous a dit que la bande est
alle boire, coucher dans la fort, n'avoir rien manger, s'abreuver le matin d'une eau vaseuse puise dans
une carapace de tortue, qui sert d'cuelle et qui est
grasse. Remettre le pied l'trier, suivre la piste, par
une chaleur dvorante, derrire trois Masaras demi
morts de faim, mal vtus des haillons graisseux d'une
peau de bte, chargs d'une panse de couagga renfermant le peu d'eau qui doit vous faire supporter la soif
lvriers, avec lesquels je courais l'oryx, comme en cosse, nous
poursuivons le cerf avec de rudes limiers. Lorsqu'on est familiaris
avec le pays, et que l'on sait la direction que prendra la bande, on
peut la cerner en faisant un circuit de plusieurs milles tandis que
l'after rider (cavalier de suite) reste au point on la troupe doit
arriver. Quand elle approche, l'homme appost la rabat violemment
du cot du chasseur, et celui-ci tire au passage l'un des oryx haletants et drouts. Ce moyen est aussi employ l'gard de l'au(Note du traducteur.)
truche, qui habite les mmes lieux.

(tout ce qu'il y a de plus nauseux), et souvent ne rien


voir. S'estimer heureux lorsque, n'en pouvant plus, on
trouve un kraal, c'est--dire un camp de Masaras : des
hangars provisoires, demi couverts de chaume, d'une
ignoble salet, quelques fagots d'pines dresss contre
le vent, des tranches de venaison, demi putrfies, schant au soleil, des vases remplis d'eau, des lambeaux
de pelleterie suspendus aux branches voisines. Votre
fidle after rider apporte deux ou trois brasses d'herbe,
les tend dans un coin, il pose votre selle en guise d'orreiller, et l, couch tout prs d'un feu de bois vert,
dont la fume vous passe au-dessus du corps et tient les
moustiques distance, vous courtisez le sommeil jusqu' la venue du jour. Si, aprs une nouvelle course du
mme genre vous apercevez la bte, et que la chasse soit
heureuse, tout s'est pass dans les meilleures conditions
possibles.
8 juillet. Aprs en avoir longuement dlibr, je
suis rsolu marcher droit au nord, en dpit de la soif,
de la tsst, des buissons vnneux qui abondent dans
la fort, en dpit de tous les obstacles. J'ai un tel dsir
de gagner le Zambse et de voir la grande chute, qu'il
n'y a pas de difficults qui me retiennent. Je ne me dissimule aucun des dangers qui m'attendent, je risque
mes chevaux, mes bufs, mes chiens, et cependant je
veux partir; quelque chose m'entrane; je suivrai ma
destine bonne ou mauvaise; voil dj trois jours que
nous marchons dans cette voie prilleuse, et sans le
moindre accident.
Pass la nuit au bord de l'eau et fait bonne chasse.
Les buffles arrivrent en foule ; j'tais dans une fosse
situe contre le vent; j'ai bien tir; cinq btes magnifiques sont restes sur le terrain; une sixime est alle
mourir un mille, et beaucoup d'autres se sont rembches qu'on aurait pu avoir aujourd'hui. Toutefois,
comme il y en a suffisamment, je ne me suis pas donn
la peine de courir aprs eux.
Ce n'est pas une simple boucherie, ainsi qu'on pourrait le croire ; la rcolte a manqu par suite de la scheresse; les Malakakas meurent de faim, et c'est joindre
la charit au plaisir que de leur procurer de la viande;
rien n'est perdu, pas mme un dbris de peau.
2 aot. Hier, aprs tre sorti depuis le matin sans
rien voir , j'aperus, au coucher du soleil , une girafe
mle qui dbouchait un demi mille du camp. Aussitt
Badwin fut sell et nous partmes. La chasse fut un cassecou perptuel au milieu de blocs erratiques o m'entranait la bte. Je fis ainsi trois milles au clair de lune,
pressant mon cheval le plus possible; mais il ne galopait qu'en tremblant. A la fin, la girafe elle-mme fut
oblige de ralentir ses bonds normes, tant les quartiers
de roche devenaient difficiles franchir. Me trouvant au
contraire dans un endroit plus pratiquable, je lanai Batwin, fus ct de la bte avant qu'elle et repris sa
vitesse, et la tuai raide, ma vive satisfaction. J'avais la
plus grande envie de partir, et ne pouvais pas m'loigner du camp sans y laisser de la viande.
11 aot. J'arrive des cataractes du Zambse, je les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

410

LE TOUR DU MONDE,

ai vues, examines de tous les cts, contemples pen- '


dant troisjours; rien ne saurait exprimer leur grandeur.
Charles Livingstone, qui a longtemps habit l'Amrique,
affirme qu'elles sont bien suprieures de tout point
celles du Niagara. J'en tais plus de dix milles, que je
les entendais rugir; bientt j'ai aperu les immenses colonnes de vapeur dont la masse blanche est couronne
d'arcs-en-ciel. O je me suis arrt, le Zambse n'a pas
moins de deux milles de large ; des les nombreuses
l'maillent de verdure. La plus grande est boise jusqu'
la rive : un bouquet de baobabs (des tiges de quatrevingts pieds de circonfrence), d'o s'lvent des palmyras et des dattiers sauvages. Mais revenons aux cataractes : un saut perpendiculaire de plusieurs centaines
de pieds, effectu par trente ou quarante nappes de diffrentes largeurs, qui s'engouffrent dans une crevasse
d'au moins deux mille pas, et dont l'issue n'en a pas plus
de quarante. Les courants se rejoignent, tourbillonnent,
s'entrechoquent et se ruent avec furie au travers de la
passe. Vue d'en haut, l'endroit de cette formidable
rencontre, la gorge prsente le plus magnifique tableau. Des torrents de flammes sulfureuses s'elvent de
l'abme jusqu'aux nuages. Une pluie incessante arrose
la hauteur qui domine l'autre bord ; les rochers y sont
glissants; la terre, dtrempe, y est revtue d'une herbe
toujours verte o viennent patre l'hippopotame, le buffle
et l'lphant.
J'ai suivi le dfil o bondit le Zambse en aval des
chutes : une succession de ravins, de montagnes, d'boulis de rochers, tout ce qu'il y a de plus affreux pour la
marche. Au fond de cette effroyable gorge, le fleuve ne
parat pas plus large qu'un torrent gonfl des Highlands;
qu'on juge de sa profondeur ! Il n'y a bien qu'une issue,
et il est merveilleux qu'un pareil volume d'eau puisse
s'couler par un si petit espace.
J'ai canot sur le fleuve, pendant trois jours, dans
toutes les directions; j'y passerais la moiti de ma vie.
Un arbre de l'le qui touche aux cataractes porte les initiales du docteur Livingstone , j'ai eu l'honneur de graver mon chiffre immdiatement aprs le sien, tant, si
j'en excepte les compagnons du clbre missionnaire, le
second Europen qui ait vu ces chutes, et le premier qui
m'y sois rendu de la cte orientale.
Dans la description qu'il en a faite, Livingstone est
rest bien au-dessous de la vrit; la crainte d'exagrer
l'a induit en erreur; il avoue, du reste, qu'il est mauvais juge en fait d'espace. Chez moi, au contraire, le
coup d'oeil est exact; pour acqurir cette rectitude, j'ai
constamment tudi,les distances depuis de longues annes, mettant profit tout ce qui pouvait m'en fournir
l'occasion. Je n'ai presque jamais tir en plaine sans estimer d'abord le nombre de pas qui me sparaient de la
pice, nombre que je vrifiais ensuite; et je suis arriv
de la sorte me faire une ide juste de l'loignement. Il
est tonnant de voir quelle distanc, en dehors de la
porte des balles, ceux qui n'ont pas cette habitude attaquent le gibier de ce pays-ci; l'atmosphre, dans cette
rgion, est tellement transparente, que . les objets loin-

tains y paraissent beaucoup plus prs qu'ils ne le sont


rellement.
Tout s'est bien pass pendant mon absence. La veille
de mon dpart, vers le soir, je tombai sur une troupe
d'lphants; il ne restait plus qu'une heure de soleil, je
n'avais pas de temps perdre, cette rgion n'ayant
presque pas de crpuscule. J'tais bien mont, je partis
toute bride, et, tirant avec fougue et de trs-prs, je
tuai cinq btes avant que la nuit ft close. Toutefois la
mieux arme m'a chapp ; elle a reu ma balle exactement l'endroit voulu, et je ne crois pas qu'elle soit
alle bien loin ; mais elle est morte sans bnfice pour
moi. Je me promettais bien, en revenant, de faire de
nouvelles conqutes ; mais je suis rest deux jours cheval sans rien trouver ; les lphants sont peu communs,
on doit en profiter quand par hasard, on en rencontre,
Il est rare, nanmoins, d'en tuer cinq en moins d'une
heure. Un chacal gris, dont la queue orne mon chapeau,
et un superbe mle d'antilope rouane ont complt cette
chasse, la plus belle que j'aie faite de l'anne.
9 septembre. Me voil tout dmont; Snowdon est
mort, Kbon a le pied tellement plat qu'il ne vaut rien
dans les pierres, et il bote ne pouvoir courir. Enfin
mon pauvre Frus, le meilleur de mes chevaux, est
tomb dans une fosse o un pieu lui a travers la poitrine. Que de services ne m'a-t-il pas rendus! Un buffle
que j'essayais de ramener vers le camp, aprs l'avoir
bless, fondit sur moi avec rage. Frus tait le seul qui
pt me sortir de l sain et sauf; il eut, pendant cent
yards, la bte furieuse sur les talons. Quand cette bte
enrage ne fut plus qu' six pieds de la croupe de mon
cheval, profitant d'une claircie, je me retournai demi
sur la selle; j'envoyai au buffle un coup de fusil qui lui
pera l'oreille droite et lui rasa l'chine sans lui faire
aucun mal. Nanmoins il abandonna la poursuite, je rechargeai, mis pied terre, et cette fois, ma balle lui
traversant les poumons, le buffle tomba pour ne plus se
relever.
Tout cela s'tait pass dans le fourr d'attends-unpeu, et mes habits me furent littralement arrachs.
Mais il n'y avait pas de viande au camp, il n'tait pas
probable qu'on pt s'en procurer bientt, et c'est pour
cela que je ne renonais pas mon buffle, chose tmraire, car c'est un animal qui ne se laisse pas poursuivre.
20 septembre. L'autre jour la chemine de mon
fusil est reste dans le tourne-vis, j'ai eu beaucoup de
peine l'en faire sortir; mais enfin j'y suis parven sans
l'avoir endommage. Pendant que j'tais en train j'ai
coul trois livres de plomb dans la crosse, afin d'amoindrir le recul; j'ai la joue droite en capilotade, y compris
la mchoire; tous les coups, le sang me ruisselle dans
la bouche. Il faut des charges normes pour le gibier
sud-africain; six drachmes (vingt-deux grammes) sont
la plus faible dose, et cette anne ma poudre est excellente.
Cette nuit j'ai veill au bord de l'eau, moins avec l'esprance de tuer quelque chose, que pour rassurer Boccas.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

Le pauvre homme avait eu si grand'peur la nuit prcdente, qu'il en tait presque fou. Il s'tait creus une
fosse de neuf pieds de long sur deux et demi de large,
qu'il avait recouverte de grosses branches, d'une masse
d'herbe, d'une couche de terre, et s'y tait fourr pour
attendre les lphants qui viendraient boire. Une femelle
l'ayant senti se prcipita vers l'ouverture de la fosse, y
passa la trompe et fouilla de tous les cts pour le saisir.
Blotti l'autre bout du couloir il ne fut pas atteint;
mais si la bte, au lieu de se tenir l'entre de la cachette, avait cart les branches qui la recouvraient, c'en
tait fait du chasseur. Boccas affirme que cette fouille a
dur cinq grandes minutes; et malheureusement il ne
pouvait tirer la bte qu'au pied ou la trompe, seuls
points qu'il apert.
Pour moi, j'ai t plus heureux; entendant boire l'lphant, je sortis de ma cachette avec prcaution ; la bte

41(

se retourna lorsqu'elle se fut dsaltre, et je lui envoyai, douze pas, une balle qui l'atteignit derrire
l'paule avec tant de force qu'elle en fut traverse. Nous
l'avons retrouve ce matin mille pas du bord de l'eau.
J'ai le visage tellement noir et meurtri, que mon ami
le plus intime aurait de la peine me reconnatre. C'est
de votre faute, me dira-t-on; mais que voulez-vous?
dans ces chasses nocturnes vous n'avez qu'un seul coup
tirer ; si vous n'en profitez pas, vous avez fait cette longue
veille pour rien ; autrement elle peut tre fort productive. Un chef makalaka est venu me prier l'autre jour
de tuer quelques btes pour lui et ses sujets ; ils fuient la
colre de Mossilskatsi et meurent de faim. Boccas leur a
tu vingt-trois pices, dont trois antilopes noires d'une
seule balle, fait extraordinaire au clair de lune, et moi
dix-sept, parmi lesquelles deux lphants, quatre rhinocros et quatre buffles ; il n'en reste plus vestiges. Ces

Oryx ou gemsbok (voy la note de la p. 4l7).

pauvres gens se sont rassasis, et sont partis avec une


bonne provision de beultong (viande sche au soleil).
C'est ainsi que les riverains de la Zouga et du lac
Ngami ont dtruit le gibier dans leurs parages, en allant
se placer, chaque fois qu'il fait de la lune, aux diffrents endroits o les animaux vont boire, maintenant
que de la baie de Walvish on leur apporte des fusils et
des munitions.
Je n'aime pas l'afft, moins que les circonstances
ne l'exigent; il est rare que j'approvisionne ma bande
autrement que par une chasse loyale, au grand jour, et
travers plaine et bois. L'afft, d'ailleurs, n'est pas
toujours heureux. J'tais, dans la nuit du 14, prs d'une
fontaine appele Zebizna, o l'on m'assurait que des
lphants venaient boire. Je n'y ai trouv que de
pauvres gens qui mouraient de faim, et depuis lors j'ai
toujours t malade. Ce n'est pas que les lphants

aient manqu au rendez-vous; il y avait longtemps que


j'entendais un bruit sourd; la fin les branches se sont
casses, et la troupe est arrive d'un pas rapide et retentissant, compose d'individus qui marchaient la file
les uns des autres. Elle s'est arrte , quarante pas de
ma cachette; les colosses ont puis l'eau avec leur trompe
et l'ont verse dans leur gosier, o elle est descendue
avec un glouglou sonore. J'ai envoy mes deux balles
au plus gros de la bande, et tous ont disparu en un clin
d'oeil. Il vint alors une foule innombrable d'hynes, et
ce furent des cris de dmons, des luttes acharnes, des
courses folles, un sabbat infernal. Jamais je ne les ai
vues dans un pareil dlire; je ne devine pas quelle en
tait la cause. Des lions rugissaient peu de distance ;
j'esprais les voir, mais ils s'loignrent sans paratre.
Nanta, 19 octobre. Il y avait ici une bande de dixsept macreuses ; je les ai tellement perscutes, que les

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

412

LE TOUR DU MONDE.

quatre qui restent sont d'une dfiance peu commune; au


moindre bruit elles se jettent sous la berge oppose au
vent et disparaissent avec la rapidit de l'hirondelle.
N'oublions pas de noter quelques chasses au lapin,
qui, plus que toute autre chose, m'ont rappel l'Europe.
Les lapins sont les mmes sur toute la terre, et la chasse
en est partout fort amusante. Ceux que je tue ici ne diffrent en rien de l'espce anglaise, mais ils n'ont pas
de terrier; je les ai toujours vus gter dcouvert. Il m'a
d'abord t difficile de les atteindre; j'ai fait chou-blanc
les deux premire fois, je leur donnais trop d'avance;
mais la troisime j'en ai tu dix.
Pontac, un boeuf que j'avais dress moi-mme et qui
tait mon favori, a reu une assegaye de quelque Marara;
j'ai recousu les bords de la plaie, et j'espre le gurir,
moins que le fer n'ait t empoisonn. Lui et Claret., son
camarade, ainsi nomm de la couleur de son poil', for-

ment bien la plus belle paire de zoulous que j'ai jamais


vus; il est impossible d'avoir de meilleures btes de trait.
Quelque mornes et solitaires qu'elles soient, je viens
bout des journes ; mais les nuits sont affreuses. Le
vent dcline en mme temps que le soleil, il cesse avec
le jour; vous ne respirez plus, et l'atmosphre est envahie
par des nues de moustiques. On ade la peine supporter la moindre guenille , et je suis l, couch sur le
dos, frappant droite, gauche, en avant, en arrire,
partout, les crasant poignes sans diminuer le bourdonnement et les piqres ; implorant le ciel pour que
le vent se lve, n'aspirant qu' tre au matin, et sortant
du chariot pour regarder les toiles et savoir quand la
nuit doit finir. Alors mme que je me rsigne touffer, je ne suis l'abri de cette engeance, dont le suoir traverse l'toffe, qu'en soulevant la couverture
avec les genoux et les coudes. Les nuits calmes sont ce

que je redoute le plus ad monde; il y a des instants o


je donnerais tout ce que je possde pour un coup de
vent qui nous dbarrasserait des moustiques.
Il y a une heure et demie environ, January est
accouru en me disant : Monsieur ! une autruche qui
arrive! J'ai jet la plume, pour prendre mon rifle, et
rampant sous la berge, dans l'esprance que l'animal
viendrait boire, je l'ai suivi paralllement pendant trois
milles peu prs; mais je suppose qu'il avait bu, car il
est rest plus de six cents pas de la rivire....
24 octobre. Pas de nouvelles du chariot; voil plus

de trois semaines que j'attends; je n'ai plus ni boire


ni manger, et les moustiques me privent de sommeil.
Je suis tout dfait, tout rid; si j'en crois mon tlescope,
qui me sert de miroir, j'ai la figure d'un vieillard. Presque plus d'pices; je garde le peu de caf qui .me reste
pour me tenir veill pendant les chasses de nuit. Il
faut bien aller l'afft; impossible de parcourir dans le
jour la plaine ardente; un vent qui vous dessche, un
soleil qui vous grille, des sables qui vous brlent. L'eau
devient de plus en plus sale, rpugnante pour l'odorat,
aussi bien que pour le got ; et le gibier qui restait a
fini par dguerpir.
A force de persvrance j'ai rduit deux le chiffre
des macreuses, et j'ai tu, au point du jour, le dernier
lapin qu'il y et dans un rayon de huit milles.
La pluie ne vient pas ; les nuages qui me donnaient
un peu d'espoir ont disparu.

1. Roux vineux (claret signifie : vin de Bordeaux), nuance qui


est celle de presque tous les boeufs zoulous. Cette race dont les cornes, de moyenne grandeur, dcrivent la moiti d'une ellipse, et
redressent leur pointe aigu, est infrieure, pour la taille, aux boeufs
dits afrikanders (africains); elle est d'une vivacit qui arrive la
ptulance, a la culotte ronde, et fut introduit en 1840 dans la colonie du Cap.
(Note du traducteur.)

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

q^.:_^,;:
^^ ^ ^^lllll.l

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

4 1 4

LE TOUR DU MONDE.

27 octobre. J'ai poursuivi hier une autruche, mais


sans le moindre succs; la rverbration du soleil par le
sable tait trop forte; les yeux me cuisaient et je me sentais pris de vertige. Malgr cela j'approchai de la bte,
mais je tremblais comme un paralytique; je l'ai manque, cela va sans dire. Il tait deux heures, je n'avais
encore rien pris. J'ai djeun d'un talo cru, espce de
tubercule ayant la pulpe molle, douce et acqueuse, et
l'ai arros d'eau claire, tire d'une panse de couagga.
Horrible chose que de boire pareil vase, et qui exige
beaucoup d'adresse; mais grce l'vaporation l'eau y
est d'une fracheur remarquable, et par le soleil le plus
ardent.
4 novembre. Par une chance inattendue, car je ne
croyais pas qu'ily et dans les environs une seule pice de
gibier, nous avons tu, depuis quelques jours, six antilopes, dont un lan, une rouane et un gnou bleu, deux

vait tre destin blanchir au mme lieu; toutefois je


ne permis pas cette pense d'branler mes nerfs, et
je continuai ma route. Le lion avait dcamp; les Masaras prirent ses traces, et le firent dboucher deux
milles environ du point de dpart. Je ne le vis pas d'abord ; mais ayant pris la direction que m'indiquaient
les dpisteurs, je ne tardai pas le dcouvrir. Il se laissa
poursuivre pendant environ mille yards, car il tait loin
de moi; puis s'arrta dans un pais hallier. Je mis pied
terre, lorsqu'il n'y eut plus entre nous qu'une soixantaine de pas, et tirai sur lui ; je n'apercevais que la ligne
suprieure de son corps, et il tomba si instantanment,
que je pensai l'avoir tu raide. Je remontai cheval,
rechargeai, dcrivis un demicercle, et me levai sur les
triers pour voir ce que le lion tait devenu. Je l'avais
manqu ; ses yeux baillaient d'un tel clat, il tait couch
si naturellement, n'ayant de dress que les oreilles, d'un

rhinocros et un couagga ; plus un lion, dont la chasse


vaut la peine d'tre raconte et que j'ai garde pour la
fin.
Vendredi le vieux capitaine des Masaras vint me faire
une visite; il avait vu un lion sur sa route et avait laiss
une partie de ses gens pour le surveiller. Je travaillais
au soleil depuis le matin, faire un timon de chariot ; je
n'en pouvais plus, j'tais boiteux, j'avais la main tremblante, et ne me sentais pas dispos faire un coup
d'adresse. Nanmoins je donnai l'ordre de seller Frus
qui lui-mme n'tait pas des plus frais, ayant dans la
matine couru, fond de train, derrire un lan maigre.
J'aperus bientt vingt-cinq Masaras qui, chargs de
leurs assgayes et de leurs boucliers, taient accroupis
dans la plaine ; au mme instant mon regard fut attir
par un crne humain dont la vue me frappa comme un
sinistre prsage; il me vint l'esprit que le mien pou-

noir sombre vers la pointe, que cela ne faisait pas le


moindre doute.
Je me trouvais quatre-vingts pas de lui, une immense fourmillire tait devant moi, quinze yards; je
pesai les chances que pouvait me donner ce monticule, et
je venais d'branler mon cheval pour m'en rapprocher,
lorsque le lion, rugissant avec fureur, et venant bondir, fit pirouetter Frus qui s'enfuit ventre terre.
Mon cheval tait rapide ; il avait forc l'oryx; mais
l'allure du lion tait effrayante.
Pench en avant, les perons dans les flancs du cheval qui volait sur un terrain ferme, uni, excellent pour
la course, je jetai les yeux derrire moi. Le lion avanait : deux bonds pour un des miens ; je n'ai rien vu de
pareil, et ne dsire pas le revoir. Me retourner sur la
selle et tirer me vint l'esprit; trois enjambes nous sparaient, Au lieu d'appuyer sur la dtente, j'imprimai

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

416

LE

TOUR

DU MONDE.

une vive secousse la rne gauche, en mme temps


que j'enfonais l'peron du ct droit. Frus fit un violent cart, et le lion passa, me heurtant l'paule avec
tant de force que je fus oblig de saisir l'trivire pour
me retrouver en selle.
Immdiatement le lion ralentit sa course. Ds que je
put arrter Frus, chose malaise dans son tat d'excitation, je sautai 'a bas, et fis un coup digne d'loges.
Il ne m'appartient pas de le dire ; cependant c'tait
beau si l'on considre l'preuve laquelle je venais
d'tre soumis; je brisai la patte gauche du lion cent
cinquante pas juste la lisire du fourr.
Craignant de le perdre, les Masaras fuyaient, le
bouclier sur la tte, et pour rien au monde ils n'auraient
voulu reprendre la piste, je ressautai cheval, et

partis d'une allure folle. Le lion bondissait rapidement


sur trois pattes; je le gagnai nanmoins, et quittai la
selle quarante pas derrire lui. Mon coup l'ayant
frapp la naissance de la queue, lui brisa l'pine dorsale ; il se trana sous un buisson, rugit d'une manire
effrayante, et je lui mis encore deux balles dans la poitrine avant de le rduire au silence.
C'tait un vieux lion, gras et froce; dont les normes
griffes jaunes taient mousses et rduites quatre aux'
deux pattes de devant.
Le noir pressentiment qu'avait fait natre en moi la
vue de ce crne avait t bien prs de raliser.
Pourquoi l'homme risque-t-il sa vie sans y avoir
aucun intrt? C'est un problme que je n'essayerai
pas de rsoudre. Tout ce que je peux dire, c'est qu'on

trouve dans la victoire une satisfaction intrieure qui


vaut la peine de courir tous les risques, alors mme qu'il
n'y a l personne pour y applaudir.
Je voudrais avoir la puissance descriptive du Masara
qui fit ses camarades le rcit de l'aventure; jamais
acteur ne m'a fait assister pareille fte. Je ne comprenais pas un mot de son discours ; mais ses attitudes, ses
gestes, sa physionomie taient d'une prodigieuse loquence. Ses yeux lanaient des clairs, des flots de sueur
l'inondaient, et j'eus le frisson quand il se mit rugir.
Impossible de mieux peindre l'effroi du cheval, sa course
effrne, ma pose, mes coups d'perons, l'cart de Frus,
tous les incidents de la chasse. J'eus le plaisir de voir
qu'il me plaait au plus haut de son estime; les Masaras, depuis lors, me comblent d'attentions; ils m'apporlent de l'eau et du bois sans que je leur demande.
La route se continua au milieu de privations et de fa-

tigues plus grandes que jamais. Une partie de la bande


tait reste en arrire pour chasser l'lphant : on ne
savait ce qu'elle tait devenue, et les plus vives inquitudes se joignaient aux souffrances du voyage. Vers la
mi-novembre, Kbon et Frus, guri de son affreuse
blessure, taient dvors par les lions; Gyp, la compagne de Juno, avait t enleve par un lopard, et 'a
mesure qu'on avanait, les quelques hommes qui restaient au chasseur rentraient dans leurs foyers.
Malgr cela Baldwin atteignait le Mrico en temps
voulu, arrivant Durban au mois de fvrier 1861, y recevait bientt ses fidles chasseurs, qui ne s'taient fait
attendre si longtemps que pour lui rapporter plus d'ivoire, et s'embarquait pour l'Angleterre un mois aprs
leur retour.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

BALDWIN.

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

417

REVUE GOGRAPHIQUE,
1863
(DEUx1LME SEMESTRE.)

PAR M. VIVIEN DE SAINT-MARTIN.


TEXTE INDIT.

Activit des explorations africaines. Les sources du Nil : Vue nouvelle de la question. Les dames touristes dans la rgion du
fleuve Blanc. La Nubie, l'Abyssinie, le Sahara, la Guine. Les montagnes neigeuses de la zone orientale. Madagascar. Que
nous vient-il de la Cochinchine? de la Chine? du Japon ? du Mexique? M. Mouhot dans le Cambodge et le pays de Siam.
Publications sur la gographie ancienne et actuelle de notre propre sol.

I
A l'heure nous traons ces lignes, la relation avidement attendue du capitaine Speke n'a pas encore paru;
mais sur plusieurs points notables, des communications
ont t faites la Socit de gographie de Londres qui
permettent dj d'apprcier quelques-uns des grands
rsultats de l'expdition. Le Tour du Monde consacrera
h ce voyage mmorable la place que son importance rclame; nous voulons seulement aujourd'hui nous arrter
un ou deux points parmi ceux qui apportent la gographie de l'Afrique les donnes les plus nouvelles, ou
qui soulvent dans la science des questions controverses.
Quelques mots d'abord sur le climat des contres parcourues.
Les anciens, qui ont cru si longtemps qu'une zone
torride absolument inhabitable formait, sous l'quateur,
une infranchissable barrire entre les deux zones tempres du globe , auraient t bien tonns si un de
leurs voyageurs avait pu leur affirmer que la temprature de l'Afrique quatoriale est beaucoup plus modre
et plus aisment supportable qu'un t de Rome ou de
Naples; et aujourd'hui encore, la srie d'observations
faites durant une anne entire par MM. Speke et Grant,
sous l'quateur mme ou trs-peu de distance, est de
nature rectifier bien des ides populaires sur les tempratures quatoriales. Dans l'espace de cinq mois passs Karagou, un degr et demi au sud de la ligne,
du mois de dcembre 1861 au mois d'avril 1862 (ce qui
comprend le double passage vertical du soleil au-dessus
du lac), la temprature oscilla entre vingt-cinq et vingtneuf degrs du thermomtre centigrade, et atteignit
une seule fois vingt-neuf degrs et demi. Les nuits apportaient invariablement une impression de fracheur.
A neuf heures du soir, le thermomtre se maintenait
entre seize et vingt-deux degrs, et l'heure la plus froide
de la nuit entre quatorze et dix-huit degrs. Une constitution europenne s'accommoderait admirablement d'un
pareil climat, qu'explique suffisamment l'lvation de la
contre au-dessus du niveau de la mer. On sait combien
la hauteur du plateau ibrique, qui n'est cependant que
de six cents mtres, influe sur la temprature de la

Castille et de Madrid; or, l'altitude de la localit o ont


t suivies ces observations thermomtriques de nos
deux voyageurs africains est au moins de neuf cent cinquante mtres.
Ce qui convient moins l'Europen, c'est la continuit presque incessante des pluies. La division si nettement tranche d'une saison sche et d'une saison
pluvieuse aux approches des tropiques n'existe plus
proximit de l'quateur. La saison pluvieuse, c'est l'anne tout entire. Il n'y a pas de mois sans pluie ; seulement il y a des mois plus constamment pluvieux,
d'autres moins. Les mois qui comptent le plus grand
nombre de jours de pluie sont avril et mai, octobre et
novembre, c'est--dire les deux poques de l'anne o
le soleil plane pic sur les contres voisines de la ligne
des quinoxes. Au total, le relev d'une anne donne
deux cent quarante jours, ou huit mois pleins, de pluies
plus ou moins violentes.
Ce qui fait bien sentir l'influence prdominante de
l'lvation du pays sur sa temprature, c'est qu' mesure
que, descendant des hauteurs du plateau du Nyanza,
on s'loigne de l'quateur, en suivant la large valle o
les eaux du lac s'coulent vers le nord, le thermomtre
s'lve de plus en plus. A Gondokoro (altitude, six cent
vingt-huit mtres), la temprature des mois de fvrier
et de mars oscille non plus entre vingt-cinq et vingtneuf degrs, comme au Nyanza, mais entre trente-trois
et trente-neuf. A Khartoum, par quinze degrs et demi
de latitude nord, les chaleurs extrmes de l't dpassent
quarante-cinq degrs.
Un des grands services que le capitaine Speke aura
rendus la gographie de cette rgion de l'Afrique, est
d'avoir enfin fix d'une manire certaine, par de bonnes
observations de latitude et de longitude, la position de
ce point de Gondokoro sur laquelle rgnait une trange
incertitude. Gondokoro est un tablissement fond en
1850, sur la rive droite du fleuve Blanc, par les missionnaires catholiques d'Autriche, quelques heures
du village intrieur de Blnia, o rside le chef des
Bari, une des plus fortes peuplades de ces cantons. Jusqu' ces derniers temps, la station de Gondokoro tait

Vllt.

27

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

418

le point extrme que les Europens venus de Khartoum


eussent atteint en remontant le fleuve Blanc. M. d'Arnaud , un ingnieur franais qui dirigeait la seconde
expdition envoye par Mhmet Ali, en 1840, pour reconnatre le fleuve, avait cru pouvoir fixer la position de
l'le Tchankr (vis--vis de laquelle on fonda plus tard
Gondokoro) par 4 42 ' 42" de latitude nord, et 29 10 ' de
longitude l'est du mridien de Paris. Cette position,
qui fut considre comme incertaine , tait en ralit
trs-rapproche des chiffres vrais ; mais ce fut une bien
autre perplexit, lorsqu'en 1850 le P. Knoblecher annona que Gondokoro devait tre recul de prs de
trois degrs l'ouest de la position donne par M. d'Arnaud ! Comme les lments du calcul du P. Knoblecher
n'avaient pas t publis, on n'avait pu les vrifier,
non plus que ceux de M. d'Arnaud, et on dut attendre
que de nouvelles observations, contrles par un astronome, vinssent dbrouiller cette inextricable confusion.
Ce n'tait pas seulement le point extrme des reconnaissances europennes, c'tait le trac tout entier du
fleuve Blanc , qui flottait dans un espace de plus de
soixante-dix lieues entre le sud et le sud-est, attendu
qu'il n'avait pas t fait d'autre observation entre Gondokoro et Khartoum.
C'est cette incertitude que le capitaine Speke a fait
enfin disparatre. Ses dterminations, vrifies et calcules par M. Airy, de l'tablissement royal de Greenwich, donnent pour la position dfinitive de Gondokoro :
Latitude nord, 4 54' 5",
Longitude est de Paris, 29 25' 16".

II
du Nil est-elle dcouverte?
Grande question, fort agite dans le monde gographique, mais qui ne nous parat pas avoir t pose dans
ses vritables termes.
On nous permettra d'y insister un moment.
Pour la Socit de gographie de Londres, en tant
qu'on peut la regarder comme reprsente par son honorable prsident, sir Roderick Murchison, la dcouverte est un fait acquis, certain, hors de discussion.
17:contons la voix si pleine d'autorit de l'minent gologue :
Dans sa rcente expdition avec le capitaine Grant,
a dit sir Roderick, le capitaine Speke a prouv que le
grand lac d'eau douce qu'il a nomm Victoria Nyanza
est la source principale du Nil Blanc, et cette grande dcouverte est un des plus beaux triomphes gographiques
de l'histoire. Les sicles ont succd aux sicles; depuis les temps antiques des prtres gyptiens et des Csars jusqu' nos temps modernes, nombre de voyageurs
ont essay de remonter le Nil jusqu' ses sources : tous
ont chou. En attaquant la mme recherche par une
route oppose, en partant de Zanzibar, sur la cte orientale d'Afrique, pour gagner la rgion des sources par
les hautes plaines du plateau central qui forme, sous ce
La source

mridien, la ligne de partage des eaux entre le nord et


le sud de l'Afrique, nos deux braves officiers de l'arme
de l'Inde sont arrivs au vritable rservoir d'o s'panche le Nil. De l ils ont descendu le cours du noble
fleuve en se portant au nord jusqu'en gypte, et dmontr ainsi que le fleuve Blanc, qu'ils ont suivi, est le corps
du Nil, tandis que le fleuve Bleu n'est qu'un simple tributaire, de mme que l'Atbara et les autres affluents.
Telles sont les paroles que M. Murchison a fait entendre au sein de l'Association britannique pour l'avancement de la science.
Nul plus que nous ne se joint de grand cur cette
acclamation chaleureuse d'une gloire si bien conquise; il
convient cependant de dominer ce premier lan d'enthousiasme, et, dans la rigueur scientifique, de laisser h
la dcouverte des deux explorateurs son vrai caractre
et ses vritables limites. Que le Nyanza soit le rservoir
principal du haut Nii, aliment la fois par les pluies
diluviennes de la zone quatoriale et par les nombreux
courants qui descendent des montagnes neigeuses, cela
est certainement trs-prsumable, d'autant plus prsumable que cet ensemble de circonstances physiques est
en parfaite harmonie avec les informations que le gographe Ptolme avait recueillies sur l'origine du fleuve,
et qu'il nous a transmises. Mais enfin, si forte qu'elle
soit, ce n'est qu'une prsomption; et le savant prsident
de la Socit de Londres ne pourra nier qu'avant de
prendre rang dfinitif dans la science, cette prsomption
a besoin d'tre constate par une vrification directe.
La question, d'ailleurs, se complique de considrations dont il importe de tenir compte. Que l'on veuille
dterminer, sur la carte ou sur le terrain, la source d'un
simple courant, d'une rivire de peu d'tendue, cela ne
souffre aucune difficult; il n'y a l ni voile mystrieux
ni complication physique. Mais il en est autrement
quand on veut reconnatre l'origine de ces vastes artres
fluviales qui recueillent les eaux de la moiti d'un continent. Peut-on dire avec certitude, parmi les torrents qui
descendent du flanc neigeux des Alpes des Grisons, lequel est la vraie source du Rhin? Est-ce le Mittel, est-ce
le Hinter, est-ce le Vorder-Rhein ?A vrai dire, c'est seulement Coire que le Rhin commence rellement. Il y a
beaucoup de hasard dans l'application qui s'est faite du
nom des fleuves leur origine, et il s'en faut bien que les
applications consacres soient toujours d'accord avec la
raison physique. C'est ainsi, pour ne pas sortir de notre
rgion alpine, que la vraie tte du Danube, c'est l'Inn,
comme la vraie tte du P, c'est le Tessin; car le Tessin,
l'Inn, le Rhin et le Rhne, c'est--dire les quatre fleuves
les plus importants de l'Europe occidentale, rayonnent
d'un mme groupe de montagnes, d'un massif qui est le
nud central de la chane des Alpes.
Si le point initial d'un grand fleuve est un problme
si compliqu et d'une solution si difficile mme au cur
de l'Europe, que sera-ce donc au fond des contres barbares et peine connues de l'Afrique intrieure?
Ce problme, MM. Speke et Grant l'ont-ils rsolu?
Ont-ils mme cherch le rsoudre?

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
Assurment non. Les deux courageux explorateurs
ont travers de part en part une rgion centrale o nul
Europen avant eux n'avait pntr. Ils ont vu les premiers la rgion mystrieuse o le fleuve d'gypte a son
origine; ils en ont aplani la route ceux qui viendront
aprs eux. L sont la gloire du voyage et l'ternel honneur de leur nom. Mais la source du fleuve, ils ne l'ont
ni cherche ni dcouverte.
Je dirai plus : certains gards cette recherche et t
prmature.
N'oublions pas ce qu'est le Nil dans la partie extrme de son bassin, o se trouvent ses origines.
Ce n'est plus, comme en Nubie et en Egypte, un canal unique contenu dans une valle sans affluents; c'est
un vaste rseau de branches convergentes venant de
l'est, du sud et du sud-ouest, et toutes ensemble se dployant probablement en un immense ventail qui embrasse peut-tre la moiti de la largeur de l'Afrique
sous l'quateur. Quelle sera, parmi ces branches suprieures, celle que l'on devra considrer comme la branche mre? l est la question. Il est de fait que l'opinion
Iocale, et nous avons sur ce point des tmoignages
fort anciens, a toujours regard notre fleuve Blanc,
la Bahr el-Abyad des Arabes, comme le corps principal
du fleuve; mais en admettant cette notion comme physiquement exacte, et nous la croyons telle, il reste encore
constater, par des reconnaissances directes, l'importance respective des branches suprieures dont se forme
le Bahr el-Abyad. C'est alors qu'il sera possible de se
prononcer en connaissance de cause sur la question du
Caput Nili.

Ce n'est pas au hasard, ni avec prcipitation, qu'un


tel problme, soulev depuis tant de sicles, doit tre
rsolu. Puisque la solution a t rserve notre ge,
elle doit avoir un caractre rationnel et scientifique. Elle
doit tre base uniquement sur la raison physique.
Je m'explique.
Si incomplte que soit encore en ce moment notre
connaissance des parties intrieures de l'Afrique australe, et en particulier de la zone qui s'tend presque
d'une mer h l'autre, sur une largeur de plusieurs degrs, aux deux cts de l'quateur, les explorations rcentes du Dr Livingstone dans le sud, du Dr Barth au
nord-ouest, et de MM. Burton et Speke dans la rgion
des grands lacs, sans parler des reconnaissances mmes
du Bahr el-Abyad et de quelques-uns de ses tributaires,
suffisent dj pour mettre en vidence ce fait trs-important, que l'origine de tous les grands fleuves de l'Afrique,
le Zambz, le Binou, le Chari, aussi bien que le Nil,
converge vers la zone quatoriale.
Cette disposition est un trait caractristique de la configuration africaine. Les dtails nous sont encore inconnus, mais nous pouvons nous rendre compte de l'ensemble. La consquence vidente, c'est que cette zone
centrale, d'o rayonnent tous les grands cours d'eau qui
vont aboutir aux trois mers environnantes, est la partie
la plus leve du continent. Il doit y avoir l un systme
d'alpes africaines, dont les pics neigeux du Knia et du

419

Kilimandjaro, au-dessus des plages du Zanguebar, et les


groupes de montagnes leves aperus par le capitaine
Speke l'ouest du Nyanza, nous donnent une premire
ide.
Or, c'est une loi gnrale des pays d'alpes, qu'il s'y
trouve un noeud, un massif culminant, d'o sortent les
plus grands cours d'eau dans toutes les directions.
J'en ai cit tout l'heure un exemple pour nos Alpes
d'Europe ; il est prsumable qu'il doit y avoir quelque
chose d'analogue en Afrique. Je ne dis pas que cela soit
ncessairement; je dis que cela est prsumable. C'est un
beau champ d'investigations ouvert aux explorateurs.
Une consquence naturelle se tire de ces considrations : c'est que s'il existe en effet, comme tout l'indiques
un massif culminant au cur de la zone quatoriale analogue au massif du Saint-Gothard dans les Alpes helvtiques, celle des branches dont se forme le fleuve Blanc
qui sortirait de ce massif devrait tre regarde, l'exclusion de toutes les autres, comme la vraie tte du Nil.
Ceci loigne tout arbitraire et coupe court toute controverse.
III
C'est une chose bien remarquable que l'ardeur d'investigation qui s'est dploye dans ces derniers temps
sur une terre o le pied d'un Europen ne s'tait jamais
pos avant 1 840. La dvorante activit de notre gnration aura fait en vingt-cinq ans ce qui avait dfi les efforts de vingt-cinq sicles. Cette ardeur va s'accrotre encore par l'heureuse issue de l'expdition anglaise, en
mme temps que le champ d'explorations se sera immensment agrandi. Le voyage du capitaine Speke est de
ceux qui donnent aux entreprises scientifiques une puissante impulsion.
Dj l'influence s'en fait sentir, et de prochaines entreprises se prparent. En attendant, le haut Nil nous
offre le spectacle peu ordinaire de voyageurs dilettantes,
de ceux qu'on tait habitu voir suivre les sentiers depuis longtemps battus, organiser grands frais des
courses diriges vers les parties les plus sauvages et les
moins connues de ces contres nouvelles; et ce qui rend
le fait plus singulier, c'est que ce spectacle nous est
donn par des femmes, des femmes d'une trs-haute
position.. J'ai dj fait, il y a six mois, quelque allusion
ce voyage; je puis aujourd'hui en faire connatre la
suite et entrer dans un peu plus de dtails.
Nos hrones sont des Hollandaises, et c'est la plus
jeune, assure-t-on, Mlle Alexandrina Tinn , qui est
l'me de ces courses aventureuses. Sa mre et sa tante,
qui l'accompagnent, sont les filles de l'amiral Van Capellen, et l'une d'elles est attache comme dame d'honneur la maison de la reine de Hollande. Entranes
par l'insatiable ardeur de miss Alexandrina ( son pre
est Anglais), ces dames ont dj parcouru plusieurs
reprises l'gypte et la rgion des cataractes. Elles ont
tent de remonter le cours inexplor du Sobat (le premier affluent du Nil en venant de Khartoum), qu'elles
reprsentent comme un courant mdiocre, si ce n' est au

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

tr

LE TOUR DU MONDE.

20

temps des pluies. Elles taient Gondokoro quelques


semaines avant l'arrive du capitaine Speke. Elles ont
depuis organis une nouvelle excursion, plus difficile et
plus hasardeuse. Plusieurs voyageurs, actuellement prsents dans ces contres lointaines, entre autres M. de
Heuglin et le D r Steudner, s'engagrent avec empressement dans ce bataillon d'honneur. Mlle Tinn et ses
volontaires marchent entours d'une vritable flottille.
Des barques charges de provisions et d'objets d'change
accompagnent le petit vapeur qui porte le pavillon
amiral. On a laiss le canal pratiqu du haut fleuve
Blanc, pour se porter plus l'ouest par le Bahr el-Ghazal. C'est l que les dernires nouvelles laissent la caravane, bien dcide s'avancer dans cette direction aussi
avant que possible.
La saison est dcidment bien avance, crivait du
Bahr el-Ghazal, la date du 21 mars dernier, la mre
de miss Alexandrine, et il peut se faire que nous nous
embourbions dans les pluies et la bene; mais ne vous
alarmez pas. Nous avons deux savants pour nous conduire, soixante-dix ou quatre-vingts soldats bien arms
pournous garder, sans compter la renomme qui nous
prcde, et l'ide que c'est la fille du sultan qui voyage
sur un vaisseau de feu!
Les deux savants de Mme Tinn ne l'ont pas suivie seulement en curieux; l, comme partout, ils voyagent en observateurs. Mais, hlas ! des deux guides de
l'expdition il n'en reste qu'un aujourd'hui; au milieu
de cette troupe pleine de courage et d'entrain, la mort a
saisi sa proie. Le docteur Steudner, attaqu par ce mal
terrible qu'on nomme les fivres paludennes, vritable
empoisonnement par les miasmes de l'atmosphre, a
succomb le 10 avril, au moment o les voyageurs,
sortis des marcages du Bahr el-Ghazal, allaient entrer
dans une rgion plus leve et moins insalubre. M. de
Heuglin lui-mme avait t fort prouv. Ses dernires
lettres sont du 5 juillet ; il se regardait alors comme
hors d'inquitude. Mais les grandes pluies taient arrives, et le dbordement des rivires ne permettait plus
d'avancer. Il n'en faut pas moins attendre du zle du
voyageur d'importantes observations sur des contres
qui n'ont t vues jusqu' prsent que par les traitants
de gomme et d'ivoire, dont les informations, en ce qui
touche la gographie, sont ncessairement vagues et
fort imparfaites.
IV
Il est fort regretter, assurment, que la mission
organise Gotha, il y a trois ans, pour la recherche
des traces de Vogel et la poursuite des explorations du
Soudan, se soit dissoute et disperse presque en touchant le sol d'Afrique, montrant ainsi par un nouvel
exemple, aprs l'entreprise avorte du comte d'Escayrac
de Lauture, combien il est difficile de maintenir l'unit
dans les lments d'une expdition collective; mais la
mission allemande, malgr sa dissolution prcoce, n'en
aura pas moins marqu son passage par des travaux qui
laisseront leur trace. M. de Heuglin, son premier chef,

accompagn du naturaliste de l'expdition, le docteur


Steudner (celui-l mme qui vient de succomber dans
les marcages du Bahr el-Ghazal), aprs avoir revu une
partie de l'Abyssinie, a tudi de nouveau' les territoires de la Haute-Nubie qui bordent au nord les derniers gradins du plateau abyssin; et nous l'avons laiss
tout l'heure sur la flottille des dames Tinn, l'entre
des pays inexplors qui s'tendent au loin vers l'intrieur l'ouest du haut fleuve Blanc. Son successeur dans
la conduite de la mission, M. Werner Munzinger, avant
de se diriger sur Khartoum et le Kordofan avec l'astronome Kinzelbach, avait aussi consacr une longue
tude aux populations nubiennes limitrophes du Tigr,
et leurs territoires dans la direction de Soukn; et il
a pu dire sans prsomption que ses courses dans le
Baza (entre le haut Atbara et la mer Rouge) s avaient
donn la gographie une nouvelle terre, et l'ethnographie un nouveau peuple. Des dterminations astronomiques, de nombreux relevs, des vocabulaires, des
tudes linguistiques, des informations de toute sorte,
en un mot, sont sortis de ces investigations locales dont
il n'y a de publi jusqu' prsent qu'une faible portion;
elles enrichiront singulirement ce coin de la carte
d'Afrique, o elles rpondent en partie au royaume
de Mro des auteurs classiques.
A ces informations nouvelles on peut joindre ds
prsent la riche moisson de renseignements que renferme la belle et savante relation des courses de feu
M. le baron de Barnim dans le Senna'ar et la haute
Nubie, que vient de publier son compagnon de voyage,
le docteur Hartmann. Ce livre remarquable, qui est la
fois une oeuvre d'art et de science, mriterait ici un
espace que je ne puis lui donner; mais sans doute le
Tour du Monde le fera connatre ses lecteurs d'une
manire plus spciale et tout fait digne de la double
importance de l'ouvrage. Disons enfin qu' cette masse
de prcieux renseignements sur des pays peine connus
de nom il y a vingt-cinq ans, notre compatriote Guillaume Lejean a joint tout rcemment sa part d'informations, recueillies avec l'intelligence et le zle dont il
a donn dj tant de preuves.
Le nom de M. Lejean est bien connu de nos lecteurs. Nomm, l'anne dernire, aprs son retour du
fleuve Blanc, au poste d'agent consulaire en Abyssinie, il a pris la route de Khartoum pour se rendre
Gondar. Ses lettres, comme toujours, sont nourries de faits et pleines d'intressants aperus. L'une
d'elles, imprime au cahier de septembre du journal
gographique du docteur Petermann 2, donne des indi cations nouvelles sur le cours de l'Atbara au voisinage
de la source, et sur la vraie forme du grand lac Tzana,
mal figur sur nos meilleures cartes; puis, avec son ardeur habituelle, le voyageur numre une srie de cour1. M. de Heuglin avait dj vu une partie de ces territoires peu
connus, dans un premier voyage (1852) dont il a publi la relation sous le titre de Voyages dans le nord-est de l'Afrique (Reisen
in Nord-Ost Afrika, 1867).
2. Mittheilungen, 1863, n 9.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.
ses en perspective, tant au nord qu'au sud des provinces
du Ngous. Malheureusement, depuis la date de cette
lettre (elle est du 22 fvrier), il est survenu pour M. Lejean des circonstances extrmement fcheuses, qui compromettent fort la ralisation de ses excellents projets.
Par des motifs jusqu' prsent assez mal expliqus,
l'empereur Thodore, aprs avoir fait notre compatriote un accueil des plus flatteurs, revenant tout coup
sur ces bonnes dispositions, fit saisir M. Lejean qui fut
jet en prison.
Mais dans ce malheureux pays, dont on pouvait croire
les destines mieux assises depuis les vnements qui
avaient mis le pouvoir souverain aux mains de Thodore, une nouvelle rvolution est survenue qui a tout
remis en question. Cette rvolution, du moins, a eu
pour M. Lejean l'heureux rsultat de le rendre la
libert. Voici ce que l'on rapporte. Un soulvement formidable aurait clat dans le Choa ( dont le Raz a t
dpossd il y a deux ou trois ans); et l'empereur Thodore , accouru pour rprimer le mouvement, aurait t
compltement dfait. Selon un usage assez habituel en
Abyssinie l'gard des prisonniers d'importance, Thodore avait fait amener M. Lejean la suite de son arme; si bien que dans la droute notre compatriote est
tomb aux mains du vainqueur, qui l'a trait , assuret-on, avec toutes sortes d'gards. Les lettres du voyageur
lui-mme ne sauraient manquer de nous apporter bientt de plus complets renseignements.
V
Nous avons t arrts longtemps dans ces rgions du
haut bassin du Nil, o se concentrent tant d'efforts et
de persvrance nergique : c'est que l est le grand intrt actuel des explorations africaines. Nous pouvons
passer plus rapidement en revue les entreprises qui se
prparent ou se poursuivent dans les autres parties de
l'Afrique, bien que plusieurs ne manquent ni d'importance ni d'avenir.
De sinistres nouvelles sont arrives du Soudan; la
mort de M. de Beurmann, annonce depuis un certain
temps et dont on s'efforait de douter, parat maintenant
trop certaine. Il tait parti de Kouka, le 26 dcembre
1862, pour tenter la route du Ouady par le nord du
lac Tchad; c'est dans cette tentative qu'il a succomb.
Les dtails manquent encore. C'tait sur le docteur
Beurmann que reposaient les dernires esprances
du comit de Gotha pour les explorations du Soudan
oriental.
Sur notre territoire algrien et ses oasis du sud, rien
de considrable signaler, si ce n'est la relation officielle
des commissaires envoys Gh'adams, dans les derniers mois de 1862, pour conclure avec les Toureg une
convention commerciale, et la publication prochaine d'un
volume de M. Henry Duveyrier, avec une grande et belle
carte o sont tracs tous les itinraires de ses trois annes de voyages dans les parties inexplores du Sahara algrien et dans le pays des Toureg. Le livre de
M. Duveyrier sera une acquisition prcieuse pour la

421

gographie de ces contres sahariennes, o tant d'intrts considrables s'ouvrent aujourd'hui pour nous, et,
en attendant, la relation des commissaires de Gh'adams
nous apporte des donnes d'une grande valeur pour
l'tude physique et conomique du Sahara tripolitain et
de ses populations.
A l'autre extrmit de la rgion de l'Atlas, un voyageur allemand, M. Gerhard Rohlf de Brme, est parvenu l'anne dernire, sous les dehors d'un Arabe
musulman, visiter les oasis de Tafilelt et de Fighig,
dont nous n'avons jusqu' prsent aucune relation
europenne, et le rcit de cette excursion vient d'tre
publi dans les blittheilungen'. Dans les conditions
o il a fait cette traverse de caravane , M. Rohlf
n'avait avec lui aucun instrument et n'a pu faire aucune observation , pas mme avec la boussole ; nanmoins sa notice a pour nous le vif intrt d'une course
accomplie travers un pays inconnu. On y prend au
moins une ide gnrale de la nature et de la disposition du pays, avec des dtails tout fait neufs sur les
localits principales. C'est, au total, une bonne acquisition pour la gographie. M. Rohlf, revenu dans la province d'Oran, se disposait entreprendre la traverse
du grand dsert jusqu' Timbouktou. Un un, tous les
voiles qui nagure encore nous drobaient ces vastes
contres du nord-ouest de l'Afrique s'cartent devant
nous, et la carte se couvre rapidement de dtails qui
nous montrent le Sahara sous un aspect tout nouveau.
Au Sngal, le retour de M. Faidherbe au poste de
gouverneur, dont on l'avait vu s'loigner avec tant de regret il y a un an, est d'un heureux prsage tout la fois
pour le rapide dveloppement de la colonie et l'extension
de nos connaissances sur les contres et les tribus environnantes. M. Grard, le clbre tueur de lions, a ambitionn une gloire plus haute que celle d'intrpide chasseur; il a pens, sans doute, que les sauvages n'taient
pas plus rudes affronter que les lions de l'Atlas , et il
a voulu, lui aussi, devenir un explorateur. Aprs plusieurs projets conus et abandonns, il a trouv Londres les moyens d'organiser un voyage de dcouvertes
dans la haute Guine, au-dessus de l'Achanti. Il y a l
toute une rgion inconnue entre les pays de la cte et le
bassin suprieur du Dhioliba; si M. Grard peut y porter ses reconnaissances et y utiliser les instruments dont
il a d se rendre l'emploi familier, il aura bien mrit
de la science.
Le Gabon est aussi un pays nouveau pour la gographie. Les excursions que Du Chaillu y a pousses en
deux ou trois directions ont t, en Angleterre, le sujet
de vives controverses, o il y a eu souvent moins de justice que de passion ; il est du moins un honneur qu'on
ne peut lui refuser : c'est d'avoir appel l'intrt sur des
contres jusqu'alors inconnues, et d'en avoir provoqu
une tude de plus en plus agrandie. Plusieurs notices
intressantes en ont t adresses depuis un an aux socits
savantes par les missionnaires amricains qui y ont des
1. Au n 10 de 1863, cahier d'octobre.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

422

LE TOUR DU MONDE.

tablissements; et notre marine y a opr de nouvelles


reconnaissances dans le Gabon mme ou ses affluents,
et sur le bras principal d'un fleuve un peu plus mridional, l'Ogovai. Un voyageur qui pourrait remonter au
loin ce dernier fleuve y serait certainement conduit
des dcouvertes importantes. L'embouchure de l'Ogovai
est un degr au sud de l'quateur, prcisment sous le
parallle central du Nyanza, dont un intervalle de vingtdeux degrs, ou cinq cent cinquante lieues vol d'oiseau,
la spare. Quel explorateur comblera ce vide immense ?
Cette gloire prilleuse, Du Chaillu a le dsir honorable d'y entrer au moins pour une part. Aprs avoir
complt Londres son ducation gographique sous
de bonnes directions, il est parti, dans les premiers jours
d'aot, muni d'instructions et d'instruments, avec la
ferme intention de pousser aussi avant que possible, et
de vrifier par des observations prcises ses premires
reconnaissances.
Un de nos officiers de marine les plus distingus ,
M. Vallon, a publi tout rcemment, sur les parties de
l'Afrique occidentale qui commencent au Sngal et
finissent au Congo, une tude extrmement remarquable'.
Ce morceau, fruit d'une longue et solide exprience,
est ce qui, depuis longtemps, a t crit de plus substantiel et de plus instructif pour l'tude la fois gographique, conomique et ethnologique d'une rgion
qui prend chaque jour pour nous plus d'importance et
d'intrt.
Non loin du Gabon, au fond du golfe de Guine, une
clbrit clatante de nos explorations contemporaines
poursuit obscurment quelques entreprises isoles. Le
capitaine Burton s'est spar du capitaine Speke, par je
ne sais quelle triste question de prsance , aprs leur
commune expdition de 1858 aux grands lacs de l'Afrique
australe; et pendant que l'un retournait avec ardeur au
coeur de l'Afrique conqurir une nouvelle illustration
par de plus grandes dcouvertes, l'autre, exil volontaire, allait se confiner dans le poste de consul Fernando Po. Mais, selon notre proverbe, bon sang ne peut
mentir, M. Burton a bientt senti fermenter le vieux
levain. Des courses sur les ctes avoisinantes et des
excursions vers l'intrieur ont rempli, depuis trente
mois, le vide de ses fonctions officielles. Il a gravi le
premier les cimes difficilement accessibles du mont
Cameroun, qui domine la cte en vue de Fernando Po ;
il a pntr sur le territoire des Fan, ce peuple anthropophage dont on a tant parl depuis deux ou trois ans,
et confirm ce que Du Chaillu et d'autres ont rapport
de leurs habitudes ; il a runi, en un mot, les matriaux d'un nouveau livre sur l'Afrique occidentale, dont
on annonce la prochaine apparition, mais qui ne remplacera pas celui qu'il nous aurait donn s'il tait retourn avec Speke dans la rgion des sources du Nil.
Il est un autre voyageur dont on attendait beaucoup
d'aprs la vigueur de ses dbuts : c'est le baron de Decken. M. de Decken est un compatriote du docteur Barth
1. Dans la Revue maritime et coloniale,

novembr 1863.

(tous deux sont ns Hambourg), qui runit, ce qui


n'est pas commun, la fortune l'amour, plus encore,
la pratique de la science. En 1860, il partit pour la cte
orientale d'Afrique, dans l'intention d'y rejoindre le docteur Roscher, un autre de ses compatriotes, qui avait
essay plusieurs reprises de pntrer dans la rgion
des grands lacs intrieurs, et dont les tentatives avaient
chou, faute de ce qui est le nerf des voyages aussi bien
que de la guerre, l'argent. Rien n'gale la rapacit de
ces peuples africains , et surtout des chefs , vis--vis des
blancs ; leurs exigences sont devenues telles, qu'un
voyage dans ces contres barbares est maintenant
plus coteux qu'un sjour de mme dure au milieu des
raffinements de nos capitales. Le malheureux Roscher
avait t victime de cette avidit effrne; faute d'avoir
pu s'entourer d'une escorte suffisante, il se trouva la
merci d'un noir qui l'assassina pour le dpouiller. M. de
Decken arriva dans ces parages pour apprendre la catastrophe. Elle avait eu lieu la hauteur de Quiloa. Sa
pense alors se tourna vers une entreprise qui tait
aussi au nombre de ses projets : c'tait de gagner Mombaz, sur la cte du Zanguebar, et de s'avancer de l dans
l'intrieur jusqu'aux montagnes neigeuses de Kilimandjaro et du Knia. Quoique signale depuis treize ans
par les missionnaires de Mombaz, l'existence de ces
montagnes et de leurs neiges ternelles avait t conteste par un hypercritique anglais, M. Desbourough Cooley, qui semble avoir pris tche de s'inscrire en faux
contre les dcouvertes des explorateurs africains'. M. de
Decken s'adjoignit un gologue, le docteur Thornton,
qui avait accompagn Livingstone dans ses dernires
reconnaissances du Zambz, et tous deux arrivrent au
Kilimandjaro. La montagne fut gravie jusqu' la hauteur de huit mille pieds, moins de la moiti de sa
hauteur totale, et la prsence des neiges permanentes
y fut directement constate. D'autres observations
furent rapportes de cette course , que la saison des
pluies obligea de discontinuer.
L'anne suivante (au mois d'octobre 1862), M. de
Decken est all pour la seconde fois au Kilimandjaro,
qui a t de nouveau gravi jusqu' cinq mille pieds
au del de la premire station; mais des difficults imprvues n'ont pas permis au voyageur de s'avancer plus
avant dans l'ouest, ni de se diriger au nord vers le mont
Knia. Il y a l, cependant, de belles dcouvertes faire,
surtout si l'on peut redescendre l'ouest la pente de cette
1. On jugera de la rectitude d'apprciations de M. Cooley par
un seul fait encore tout rcent. Par une de ces tristes bizarreries
que rencontrent les esprits enclins au paradoxe, le critique anglais
venait d'imprimer un long mmoire dans l'Athenxum pour tablir
que la position de Gondokoro, sur le haut fleuve Blanc, devait tre
porte pour le moins au neuvime degr de latitude, lorsque le
capitaine Speke publia, il y a quelques mois, ses observations vrifies par un des astronomes de Greenwich, qui fixent la position
de Gondokoro, comme on l'a vu plus haut, 4 54' 5" de latitude!
Si ces excentricits venaient d'un homme inconnu dans la science,
elles resteraient ensevelies dans l'oubli qui leur appartient; mais
M. Cooley a publi autrefois des travaux qui tmoignent d'un savoir srieux, et qui ont attach son nom, au moins en Angleterre, une sorte d'autorit, aujourd'hui un pou compromise, il
est vrai.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

LE TOUR DU MONDE.

423

haute rgion qui verse srement ses eaux au lac Nyanza.


Au moment o nous traons ces lignes, le voyageur est
de retour en Europe, mais seulement, annonce -t-il,
pour se procurer un bateau vapeur, avec lequel il veut
tenter de remonter, au-dessus de Mombaz, quelqu'une
des rivires inexplores qui dbouchent la cte et qui
ont leur source, selon toute probabilit , dans le massif
que couronnent les sommets du mont Knia.
On ne saurait trop louer cette persvrance du voyageur, tout en regrettant qu'il n'ait rendu publics jusqu'
prsent (sauf des lettres d'une nature trs-gnrale
adresses au docteur Barth, et qui ont t publies dans
le journal gographique de Berlin) aucune des observations, aucun des matriaux ni des cartes qui sont le
fruit de ses deux voyages. Mais sans doute M. de Decken
ne quittera pas l'Europe avant d'avoir pay sa dette au
monde gographique.
Parlerons-nous de Madagascar et des projets d'exploration qu'on y avait forms? Ici, ce sont des empchements d'une autre nature, des empchements dont la
cause est bien connue, qui ont arrt les tudes dont
l'le allait tre l'objet. A la suite du trait de commerce
conclu en 1862 avec le nouveau roi Radama II, une
commission scientifique s'tait constitue pour en relever
la gographie et en explorer les richesses naturelles,
qui sont immenses. Cette commission allait quitter la
France, lorsque est arrive, au mois de juillet 1863 , la
nouvelle foudroyante de la sanglante rvolution qui
venait de mettre mort notre ami le roi Radama, et
de relever la politique de la vieille reine Ranavalo, politique dont le dernier mot est la proscription des blancs
et de toute influence des murs trangres. C'est la
barbarie, avec ses instincts froces, qui se dresse contre
toute ide de civilisation. Au point de vue de la science,
le seul o nous ayons l'envisager, ce triste vnement
est profondment regrettable; car Madagascar, chose
assez singulire pour une contre qui a t regarde
longtemps comme une terre presque franaise, est encore aujourd'hui une des parties de l'Afrique les plus
imparfaitement connues. Les notions que nous en avons
sont vagues, trs-incompltes et sans contrle srieux.
Les dtails topographiques dont les faiseurs de cartes la
couvrent l'envi sont en trs-grande partie des dtails
de pure fantaisie, dont personne n'a srieusement vrifi
la source'. Mme sur les peuples de l'le, on n'a que
des ides gnralement fausses, en juger par ce qui est
imprim; entre les Hovas, la population dominante
peau claire, celle dont Radama tait le chef, entre les
Hovas, disons-nous, et les autres populations de l'ouest
et de l'est (les Sakalaves et les Malgaches), on tablit
des distinctions absolues qui, sans aucun doute, n'existent pas; car chez tous la langue est au fond la mme,
et si les traits diffrent, ce doit tre par suite d'un mlange plus ou moins intense de la race suprieure avec
un fond ngre probablement aborigne, et aujourd'hui

Nous avons pu nous arrter longtemps en Afrique,


parce qu'en dehors de ce grand thtre des explorations
actuelles nous n'avons gure noter aujourd'hui de faits
importants. En Australie, o depuis quelques annes
les explorations ont t si actives, il s'est fait un temps
d'arrt; en attendant la reprise des reconnaissances, on
liquide les rsultats acquis et on prpare les publications. Deux ou trois ont dj vu le jour; mais ce ne sont
pas les plus importantes. Les relations qui nous viennent de ce ct ont, au surplus, et cela est invitable,
un singulier caractre d'uniformit. Dans la triste monotonie de ces espaces immenses, au milieu de ces
plaines intrieures d'un aspect aride et nu, sans chanes
de montagnes, sans larges valles, sans forts, sans
rivires permanentes, sans autre vgtation que des arbustes rabougris arms de redoutables pines , sans
autre verdure qu'une herbe temporaire qui apparat
avec les pluies tropicales et disparat avec elles; lorsque
durant des semaines et des mois entiers le voyageur
n'a rencontr rien qui ait vie travers ces solitudes dsoles, ou que dans les rares tribus qu'il aura trouves
et l aux approches des zones littorales il n'a sous
les yeux que le dernier degr de l'abrutissement et la
dgradation physique et morale la plus absolue o
puisse descendre un tre face humaine, quelle varit
pourrait-il rpandre dans ses rcits? Toujours les mmes
fatigues, les mmes prils, les mmes privations; toutes
les journes se ressemblent et aussi tous les voyages. Il
ne faut rien moins qu'une catastrophe comme celle de
Burke et de Wills, ou les anxits causes par la disparition d'un voyageur tel que Leichhardt, pour relever un
peu la pesante monotonie de ces relations australiennes.
Et puis, au total , la science y a peu de part; ce ne sont
pas des observateurs proprement dits que les colonies
du sud ou de l'est envoient vers l'intrieur , mais des
hommes vigoureux, des bushmen, rompus la vie du
dsert, et qui doivent tre avant tout en tat de supporter
longtemps les rudes preuves de ces terribles courses.
La science gagne toujours quelque chose, sans doute,
ces voyages qui nous apportent peu peu des donnes
positives sur la nature des parties centrales du continent
australien; mais ce n'est pas l ce que les voyageurs de

1. 11 faut excepter un homme, un seul peut-tre, M. Eugne


de Froberville, qui a fait de Madagascar pour ainsi dire l'tude
de sa vie ; mais M. de Froberville n'a rien publi, parce qu'il

sait mieux que personne sur quelles faibles bases (le contour
hydrographique except) reposent les donnes que nous possdons.

compltement absorb. Enfin c'est une opinion reue


que les Hovas sont d'origine malaise, ce dont il y a de
trs-fortes raisons de douter, pour ne pas dire plus.
Tout cela tait un champ d'tude, important sous plus
d'un rapport , qui s'ouvrait nos explorateurs et qui
s'est violemment referm devant eux. M. de Decken luimme avait eu un moment l'ide, quand il a d quitter
le Zanguebar, d'entreprendre une excursion dans l'intrieur de l'le. Esprons encore que les vnements reprendront un aspect plus favorable, et que l'on pourra
revenir aux investigations interrompues.
VI

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

424

LE TOUR DU MONDE.

ces dernires annes ont cherch. Leur proccupation


principale, comme aussi leur principal intrt, est de
trouver, dans les espaces inexplors de l'intrieur, des
pacages o les colons puissent tendre et multiplier l'levage de leurs troupeaux. Le surplus, c'est -dire l'extension des notions gographiques et des sciences qui s'y
rapportent, est une affaire accessoire et de second rang.
Si maintenant nous tournons les yeux vers les pays
que la politique ou les armes ont, dans ces derniers
temps, ouverts l'investigation europenne ; si nous demandons ce que les vnements nous ont valu de connaissances nouvelles sur la Chine, sur les pays d'Annam,
sur le Japon, sur le Mexique, pour cette fois il nous
faudra rpondre : Rien, ou peu de chose. Nous en sommes encore la priode des promesses et des esprances.
Mais le temps marche, notre activit est en veil, et srement les esprances seront ralises, dpasses peuttre. L'intrieur de la Chine, tout un monde conqurir pour nos explorateurs, ne sera pas toujours
livr aux horreurs de la guerre intestine; et avec la
Chine s'ouvriront pour nous les portes des contres centrales de la haute Asie. Au Japon, la course littorale
dont un consul anglais, Rutherford Alcock, a publi l'intressante relation, et les communications d'un de nos
compatriotes, M. Robert Lindau, nous donnent un avantgot de ce que seraient pour notre instruction des voyages l'intrieur. C'est au Mexique surtout que le champ
est large et que la moisson sera belle. Il y a l raliser d'immenses conqutes scientifiques, en mme temps
qu'une grande rgnration sociale. Mme aprs les
travaux d'Alex. de Humboldt, aprs les publications pr cieuses de Ternaux Compans et l'ouvrage historique de
Brasseur de Bourbourg, il y a l encore, dans ce pays si
longtemps ferm aux recherches savantes, des investigations poursuivre dans les archives publiques, des tudes reprendre sur les constructions gigantesques dont
les anciennes races ont couvert le sol depuis le centre
de l'isthme jusqu'au fond de la Californie, sur l'criture
idographique des Azteks, sur les idiomes encore vivants des Indiens et sur les Indiens eux-mmes, sur les
rapports de ces langues entre elles et avec celles des
populations du sud, et sur bien d'autres questions qui
touchent aux vieux temps du Mexique en mme temps
qu'aux origines amricaines. L'histoire, l'archologie,
la linguistique, l'ethnologie, rservent nos investigateurs une foule de problmes scruter, sinon rsoudre, sans parler des questions conomiques sur lesquelles
repose l'avenir du pays, et de la topographie si imparfaite encore qui appelle toute l'activit de nos ingnieurs.
La tche est vaste, mais il sera glorieux de l'avoir remplie. Notre prsence dans ce pays rgnr doit tre
marque par un monument scientifique comparable ou
suprieur celui qu'a enfant, il y a soixante-cinq ans,
notre expdition d'gypte.

Le temps, ai-je dit, n'est pas venu encore o les nouveaux rapports de commerce ou de guerre avec l'extrme Orient et l'Amrique aient pu ajouter notablement la somma de nos informations scientifiques;
quelque exception, cependant, pourrait tre faite pour
l'Indo-Chine. Les reconnaissances de nos officiers de
marine dans notre rcente colonie de Cochinchine sont
une bonne acquisition pour la gographie positive. Le
vice-amiral Bonnard, au mois de septembre 1862, remonta le grand fleuve du Kambodje jusqu' cent vingt
lieues de ses embouchures ; et prs d'un large lac que le
fleuve traverse cette distance il put contempler les magnifiques ruines de l'ancienne cit d'Ongkor', restes
d'un tablissement bouddhique dont les Siamois ne parlent qu'avec admiration comme de l'ouvrage des gnies.
Les constructions d'Ongkor ont une grande analogie
avec les monuments bouddhiques de l'le de Java; elles
sont, comme ceux-ci, l'oeuvre d'une civilisation importe. L'poque n'en est indique par aucune donne prcise; mais il est bien probable qu'elles doivent appartenir la priode de la grande prosprit du bouddhisme
de l'Inde, qui fut aussi le temps de la grande propagation extrieure du culte de kyamouni, ce qui nous conduit au troisime ou au deuxime sicle avant l're chrtienne. Les statues colossales du Bouddha tailles dans
les rochers d'Ongkor ont une frappante analogie avec
les colosses bouddhiques de Bamyn, dans l'Asie centrale, qui remontent incontestablement des temps voisins de notre re. Deux ans avant la visite de l'amiral
Bonnard, le site d'Ongkor avait t vu et dcrit par un
voyageur franais, M. Mouhot, dont le Tour du Monde
a publi la relation. M. Mouhot voyageait surtout en
naturaliste, et ses collections, que la mort a interrompues, sont d'une extrme richesse; mais il savait aussi
voir et dcrire ce qu'un pays peu connu offre de curieux
l'observateur. Nos lecteurs ont pu juger de l'intrt
de ses journaux en mme temps que de la beaut des
dessins dont il avait form un riche portefeuille. Ses
courses dans le Kambodje et les provinces de Siam ne
prsentent pas un dveloppement de moins de huit cents
lieues dans l'espace de trois annes; c'est, au total, un
des voyages les plus importants et les plus instructifs
que possde aujourd'hui l'Europe sur la pninsule indochinoise.
J'avais inscrit dans mon programme quelques-uns
des travaux dont notre propre sol est l'objet; j'aurais
voulu signaler les publications djt nombreuses qui
promettent la France, si le zle de nos provinces se
soutient, les matriaux d'un beau monument gographique. L'espace me manque aujourd'hui; mais ce n'est
qu'une occasion remise.
VIVIEN DE SAINTMARTIN.
1. Noklior, selon M. Pallegoix.

FIN DU HUIT1I ME VOLUME.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

GRAVURES.

DESSINATEURS.

DOM. GRENET

PANORAMA DE L'ISTHME DE SUEZ

DOM. GRENET

M. DE LESSEPS

H. ROUSSEAU . .

VOITURE DE LA COMPAGNIE DU CANAL DE SUEZ

DOM. GRENET

LE CHTEAU DE TELL-EL-KEBIR

DOM. GRENET

LE VILLAGE DE TELL-EL-KEBIR

DOM. GRENET

UNE TRANCHE DANS LE CANAL DE SUEZ

DOM. GRENET. .

GROUPE DE CHAMELIERS PRS DU CANAL DE SUEZ

DOM. GRENET

VUE DE ZAGAZIG . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

0 . . 0 . . . . . .

9
12

OUVRIERS TERRASSIERS DU CANAL DE SUEZ TRAVAILLANT A LA COUFFE

DOM. GRENET

13

VUE PRISE PRS DU LAC TIMSAH

DOM. GRENET

16

CAMPEMENT A EL-GUISR

DOM. GRENET

17

CARRIRES DE GEBEL-GNEFF

DOM. GRENET

19

CANAL DE NCOS , ANCIEN CANAL

DOM. GRENET

20
21

VUE DE LA VILLE DE SUEZ

DOM. GRENET

DUNES D 'EL-FERDANE

DOM. GRENET

22

KANTARA. - PONT SUR LA ROUTE DE SYRIE

DOM. GRENET

23

BARQUES DU LAC MENZALEH

DOM. GRENET.

24

VILLAGE ARABE PRS DE PORT-SAD

DOM. GRENET

25

TOUSSOUM. -^ TOMBEAU DU CHEIK ENNEDECK

DOM. GRENET

26
28

PORT-SAID. - CHANTIERS SUR LE BORD DU CANAL , A SA SORTIE DU LAC MENDOM. GRENET

VUE GNRALE DE PORT-SAD

DOM. GRENET

29

DRAGUE AU MONTAGE

DOM. GRENET

32

ZALEH

LA MAISON DU GOUVERNEUR, A PANGIM OU NOVA-GOA , CTE DU MALABAR.

GUTAUD. .

UNE VUE DE MAHE SUR LA CTE DE MALABAR

GUTAUD. .

UNE VUE DU QUAI DE MAH SUR LA CTE DE MALABAR

GUTAUD. . .

ENTREE DES GROTTES, A ELPHANTA

THROND. .

33

..

36

37

40

INDOUES DE BASSES CASTES, A BOMBAY

THROND. . .

MARIAGE DE SIVA ET DE PARVATI. - BAS-RELIEF DES GROTTES D ' ELPHANTA. .

THROND. ..

44

LA GROTTE DES LIONS, A ELPHANTA

THROND. . .

45

GRANDE GROTTE, A ELPHANTA.

THROND.

48

UN ORAGE SUR LE BROCKEN

STROOBANT.

49

LES MINEURS DU HARZ

STROOBANT.

52

DESCENTE AUX CHELLES DANS LES MINES DU HARZ.

STROOBANT.

53

LE BROCKEN

STROOBANT.

56

HTEL DE VILLE ET PLACE DU MARCH, A WERNIGERODE

STROOBANT. .

LA ROSSTRAPPE

STROOBANT. .

LES CHARBONNIERS DU HARZ. .

STROOBANT. .

60

LE PLATEAU DE LA DANSE-DES-SORCIRES OU L 'HEXEN-TANTZ-PLATZ

STROOBANT.

61
64

41

57
59

CLOTRE DE LA CATHDRALE DE HALBERSTADT

STROOBANT.

HTEL DE VILLE DE HALBERSTADT

STROOBANT.

65

INTRIEUR DE LA CATHDRALE DE HALBERSTADT

STROOBANT.

68

EGLISE SOUTERRAINE DU CHTEAU DE QUEDLINBOURG

STROOBANT.

69

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TABLE DES GRAVURES.

426

DESSINATEURS.

STROOBANT.

71

LE REGENSTEIN, CHTEAU DE HENRI L 'OISELEUR


STROOBANT. .

72

LES ROCHERS DE L 'ERMITE

UN GUIDE DANS LE HARZ.

STROOBANT. . 73
STROOBANT. . 76

LE ROCHER DU MOINE

STROOBANT. .

LE SPECTRE DU BROCKEN, VU ET DESSIN PAR M. STROOBANT, DANS L 'T DE 1862.


77

LOUISVILLE DANS LE KENTUCKY

STROOBANT. . . . 80

LE RAMMELSBERG.
UNE COLE D 'ENSEIGNEMENT MUTUEL DANS L 'ETAT DE VIRGINIE (ETATS - UNIS).

GUTAUD.. . . . .

81

JANET-LANGE. .

83

JANET-LANGE. . 85

UNE AUBERGE OU MAISON DE BOIS DANS LE KENTUCKY ETATS-UNIS)

88

LES GROTTES DE MAMMOUTH. LA CAVERNE TOILE

GAMBARD.

LES GROTTES DE MAMMOUTH. LA TONNELLE MERVEILLEUSE.

GAMBARD. . . . . 89

CYPRINODONS, POISSONS AVEUGLES DES GROTTES DE MAMMOUTH

ROUYER . . . . . 90

GAMBARD. . . . . 91

GROTTES DE MAMMOUTH. STYX-RIVER

92

GROTTES DE MAMMOUTH. L 'ABYME SANS FOND


GAMBARD. . . .

UNE VENTE D 'ESCLAVES AUX ETATS-UNIS.

93
G. DOR. . . . .
E. DE BRARD. 96

VALLE DE YUCAY-URUBAMBA

RIOU

97
100

URUBAMBA, LA CIT MRITANTE

RIou

101

LE RAVIN D' OCCOBAMBA

RIOU

105

GROTTES DE MAMMOUTH. LA MER MORTE


VILLAGE DE MARA

RIOu

CARRIRES ET TAMPU D' OLLANTAY


RIOu

107

PONT DE MIMBRES, ENTRE URUBAMBA ET OLLANTAY-TAMPU

RIOu

108

MONTE D 'HABASPAMPA

RIOU

109

FORTERESSE EN PIS RIVE GAUCHE DU HUILCAMAYO-URUBAMBA) . . .

RIOU

111

VILLAGE D ' OLLANTAY-TAMPU

RIOU

112

PASSAGE DE LA CORDILLRE D ' OCCOBAMBA

Riou

113

FERME DE LACAY (VALLE D ' OCCOBAMBA)


Riou

117

RIOU

119

RIOu

120

MTAIRIE DE SAYLLAPLAYA.

DFIL DE LA VALLE D ' OCCOBAMBA

VILLAGE D ' OCCOBAMBA


RIOU

121

RENVOI DE JOS BENITO


RIOu

122

UNE FONTAINE A OCCOBAMBA.

RIOU

123

L'AUTEUR FAISANT UNE SOUPE , A OCCOBAMBA


RIOU

124

MTAIRIE DE MAYOC

RiOU

125

itou.

127

RIOU

128

MTAIRIE D' UNUPAMPA


LA CUESTA D ' UNUPAMPA
HACIENDA DE LOS CAMOTES.

LA FERME DE TIOCUNA (LE BERCEAU DE L ' ONCLE))

RIOU

129

RIOU

130

Riou

131

HACIENDA DE TIAN-TIAN. PLANTATION DE CACAO.

RIOU

133

HACIENDA DE LA LECHUZA

RIOU

135

CONVERSATION A TRAVERS LES LAMES D ' UNE PERSIENNE

RIOU

137

RIOU.

. . . . . 140

RIOU

141

UN SOUPER EN FAMILLE CHEZ LE GOUVERNEUR DE CIIACO

Riou

142

VILLAGE D 'ECHARATI

RIOU

143

RIOU.

. 144

L' PICERIE D' UCHU

VUE DU VILLAGE DE CHACO.

ASPECT GNRAL DE LA VALLE DE SANTA-ANA

HACIENDA DE BELLAVISTA.

METTAIS .. . . 145

INTRIEUR D 'UN HAREM

PASINI... . . . 148

LE TANDOUR

LA PLACE D 'ETT-MEYDAN, A CONSTANTINOPLE


UN RCIT DANS L ' INTRIEUR D ' UN HAREM . . . . . . . . .


. . . . . . . . .

THROND. . . .

149

METTAIS . . .

151

UNE VISITE AU HAREM

METTAIS .. .

153

HAMMAL OU PORTEFAIX TURC


A. PROUST.

155

A. PROUST.

157

UNE DAME ARMNIENNE

A. PROUST.

159

MOINES DU COUVENT DE BALOUKLI

A. PROUST.

160

UN BARBIER TURC

FORT ET PLACE DE GRYVILLE


ORDONNANCE ET BAGAGE DE M. ALFRED COUVERCHEL.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

A. DE LAJOLAIS . 161

A.

COUVERCHEL. 165

[email protected]

TABLE DES GRAVURES.

427
DESSINATEURS.

SI-SELIMAN, FRRE DE SI-BOU-BEKER .

. . . . . . . . . . . .

. , . . . . .

LE KSAR BOU-ALEM . . . . . . . . . . . . . . . . .

. , ..

..

LE MARABOUT DE SIDI-TIFOUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
LE U DE L ' OUED-ZERGOUN . . . . . . . . . . . . .

. .

LE KSAR DE TADJEROUNA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
UNE HABITATION DANS LE KSAR DE TADJEROUNA . , . . . . , , . .
DPART DU KSAR DE TADJEROUNA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
AN-MASSIM . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . .

. . . . .

UNE DES ENTRES DE METLILI . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . .

UNE RUE DE METLILI . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


PROCD EMPLOY A METLILI POUR RETIRER L ' EAU DES PUITS.
METLILI, VUE PRISE DE L ' EST . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
ATTATICH


. . . , .

JEUNE FEMME DE METLILI. .

LE BAC-AGHA SI-BOU-BEKER; NAEMI; SI-LALLA, CAD DE OUARGLA.


RADJEL-EL-HACHEM

(marabouts quteurs). . . . . . . ,
. . . . . . . .

UNE DES PORTES DE OUARGLA . . . . . . . . . . . . . .


UNE SENTINELLE A LA PORTE DE OUARGLA . . . . . . .
VUE DE OUARGLA . . . . . . . . . . . . . . . , . . ,

, . . . . . . . . .

IMPASSE, A OUARGLA.
LA PLACE DE LA BOUCHERIE, A OUARGLA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
KERTASSA CURANT UN PUITS, A OUARGLA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
UNE DJEMA

LE KSAR EL-ROUISSAT

PORTE D ' ENTRE DU KSAR ROUISSAT


PRISONNIERS CHEFS ARABES ET NGRES) DANS LE BORDJ DU CAD DE OUARGLA.


LE KSAR EL-HADJADJA

MARABOUT DE SIDNA-NO, A N ' GOUSSA


PLACE DU KSAR AN-AMEUR

BAB-EL-SULTAN, A N ' GOUSSA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . .

BAHOUS-BEN-BABIA, CAD DE N 'GOUSSA.


PETITE PLACE DU QUARTIER NGRE , A OUARGLA
TOUAREG EN TENUE DE COMBAT
PRIRE DU SOIR OU DU MAGHREB . .


. . . . . . . .

. . .

. .

LE KSAR EL MADHY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , . . .

. .
. ,

LE KSAR RAOUL

LA TOUR ET L ' INTRIEUR DES MURAILLES DU KSAR

RAOUL

CHAMBRA EN PRIRE
LE SAUT DE

L'AROU

VUE DU KSAR BRZINA


A. DE LAJOLAIS 166
A. DE LAJOLAIS . 167
A. DE LAJOLAIS . 167
A. DE LAJOLAIS . 168
A, DE LAJOLAIS . 169
A. DE LAJOLAIS . 169
170
A. COUVERCHEL
A. DE LAJOLAIS . 171
A. DE LAJOLAIS . 174
A. DE LAJOLAIS . 174
A. COUVERCHEL . 175
A. DE LAJOLAIS . 176
A. COUVERCHEL . 177
A. COUVERCHEL 179
A. COUVERCHEL . 180
A. COUVERCHEL . 181
A. DE LAJOLAIS . 181
A. COUVERCHEL . 182
A. DE LAJOLAIS . 183
DE LAJOLAIS . 184
A DE LAJOLAIS . 185
A. COUVERCHEL . 187
A. DE LAJOLAIS . 188
A. DE LAJOLAIS 188
A. DE LAJOLAIS . 188
A. COUVERCHEL . 189
A. DE LAJOLAIS . 190
A. DE LAJOLAIS . 191
A. DE LAJOLAIS . 191
A. DE LAJOLAIS . 191
A. DE LAJOLAIS 192
A. DE LAJOLAIS . 192
A. COUVERCHEL . 193
A. COUVERCHEL . 195
A. DE LAJOLAIS . 196
A. DE LAJOLAIS . 196
A. DE LAJOLAIS . 196
A. COUVERCHEL . 197
A. DE LAJOLAIS . 198
A. DE LAJOLAIS 198

MM. FITZMAURICE ET KEYS DANSANT DEVANT LES INDIGNES AUSTRALIENS POUR


SAUVER LEUR VIE . . . . . . . . . . . . . . . . .
LA GOELETTE

l'Iermak

ET

. . . . . , . . .

l'Embryo

SAMOYDES CAMPS SUR L ' LE WAIGATZ



TRAVERSE D ' UN CHENAL D ' EAU LIBRE SUR UN MORCEAU DE GLACE . . . . , . . .


L ' QUIPAGE DE

l'Iermak

RFUGI SUR UN GLAON

LE FORGERON SITNIKOV REFUSE DE MARCHER


VUE D ' UNE CHANE DE MONTAGNES DE GLACE.


UN MORSE CHERCHANT A ESCALADER L ' LOT DE GLACE QUI PORTE L ' QUIPAGE , . ,
L ' QUIPAGE DCOUVRE UN CAMPEMENT DE KARACHINS

L'Iermak ABANDONN DANS LES GLACES


M. HENRI MOUHOT

LA BARRE DU MNAM, VUE PRISE DU PONT DU

V FOULQUIER

L'Iermak CHOU SUR LA GLACE.


L'Iermak RENVERS

Kulrovie

SUCRERIE DE PAKLAT, SUR LE BRAS DU MNAM QUI CONDUIT A BANGKOK..


VUE DE PAKNAM

VUE GNRALE DE BANGKOK

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

201
204
V. FOULQUIER . 205
V. FOULQUIER . 206
V. FOULQUIER . 208
V. FOULQUIER . 209
V. FOULQUIER . 211
V. FOULQUIER 212
V. FOULQUIER. 213
V. FOULQUIER . 215
V. FOULQUIER . 217
V. FOULQUIER . 218
H. ROUSSEAU. 219
SABATIER. . . . . 221
221
SABATIER. . . .
222
SABATIER. . . .
223
E. BOCOURT. .
CASTELLI .....

[email protected]

TABLE DES

428

GRAVURES.
DESSINATEURS.

THROND. . . . . 224

PORTAIL DE LA GRANDE PAGODE DE WAT-CHANG

LE ROI DE SIAM ET LA DFUNTE REINE

225

E. BOCOURT .

TYPES SIAMOIS : FEMMES DE BANGKOK

E.

JEUNE PRINCE ROYAL.

BOCOURT. . . 226

E. BOCOURT . . 227
THROND. . . . . 228

PORTAIL DE LA SALLE D 'AUDIENCE AU PALAIS ROYAL DE SIAM

LES GARDIENS DE LA PORTE DE LA SALLE D 'AUDIENCE, STATUES EN GRANIT. .

H. CLERGET . . . 229

PALAIS DU ROI DE SIAM : PAVILLON DE PLAISANCE OU DES RCRATIONS ROYALES.

THROND. . . . . 232

JARDINS DU PALAIS : PAVILLON CONTENANT LES CENDRES DU DERNIER ROI DE


SIAM

THROND. . . . . 233

E. BOCOURT . 234

PORTRAIT DU DEUXIME ROI DE SIAM

H. ROUSSEAU 235

E. BOCOURT . 236

FEMMES DU ROI DE SIAM DANS LEUR INTRIEUR


ARTISTES DRAMATIQUES SIAMOIS.

E. BOCOUBT. 237

DTAILS ET CLOCHETON DE LA PAGODE DE WAT-CHANG

H. ROUSSEAU 238

AMAZONE DE LA GARDE DU ROI DE SIAM . . . . . . . . . . .


COMDIENNE DE LA TROUPE DU ROI

E. BOCOURT. . 239

CATAFALQUE POUR LES FUNRAILLES ROYALES

THROND. . . . . 240

DBARCADRE D ' UNE PAGODE MODERNE D 'AJUTHIA


CANAL D 'AJUTHIA

THROND.

241

THROND. . . .

242

PAGODE MODERNE, A AJUTHIA

THROND. . . .

243

RUINES, A AJUTHIA

THROND. . . .

244

RUINES, A AJUTHIA

THROND ....

245

RUINES DU TEMPLE ET D ' UNE STATUE DE BOUDDHA, A AJUTHIA

H.
H.

248

CATENACCI
CATENACCI .

249

SABATIER. . . .

251

H. CATENACCI.
H. CATENACCI.

252

RELIQUES EN ARGILE MLE DE CENDRES ROYALES ET TROUVES AU MONT PHRABAT.

H. CATENACCI .

255

VUE DES MONTAGNES DE KARAT, PRISE DE PATAWI

H.

CATENACCI .

256

SABATIER. . . .

257

SABATIER. . .

260

E. BOCOURT. .

261

PYRAMIDES RUINES, A AJUTHIA

RIVES DU MNAM

VUE DU MONASTRE BOUDDHISTE DE PHRABAT


ROCHER AU SOMMET DU MONT PHRBAT

LA ROCHE DU LION, DEVANT LE PORT DE CHANTABOUN


VILLAGE D 'ANNAMITES CHRTIENS, A CHANTABOUN OU CHANTABUBY

SINGES JOUANT AVEC UN CROCODILE, DANS LA RIVIRE DE CHANTABOUN.

253

ROCHER PERC DE THOULOU, GOLFE DE SIAM


SABATIER. . . .

264

VUE INTRIEURE DE LA BAIE DE CHANTABOUN

SABATIER.. . .

265

VUE DES YLES DU GOLFE, PRISE DU CAP LIAUT

SABATIER. . . .

268

E. BOCOURT .

269
271

PCHEURS D 'HOLOTHURIES DANS LE GOLFE DE SIAM


FAVORITE DU ROI DE CAMBODGE

PELCOQ. . . . .

M. MOUHOT NAVIGUANT ENTRE LES LES DU GOLFE DE SIAM

SABATIER. . . .

272

SABATIER. . . .

273

SABATIER. . . .

275

PORTRAIT DU DEUXIME ROI DE CAMBODGE, EN 1859, AUJOURD 'HUI PREMIER ROI.

JANET-LANGE. .

276

JANET-LANGE. .

277

H.

ROUSSEAU .

279

E.

BOCOURT . .

280

SABATIER. . . .

281

MISSION CATHOLIQUE A PINHALU

(Cambodge)

CHARIOT CAMBODGIEN
UN PAGE DU

ROI (Siam et Cambodge)

UN CHEF DE VILLAGE STING

ARTISTE FUNAMBULE SIAMOIS ET CAMBODGIEN.


CONFLUENT DU FLEUVE MKONG ET DU CHENAL DU LAC TOULI-SAP .


HUTTE CAMBODGIENNE

JANET-LANGE. . 284

E. BOCOURT285

SAUVAGE STING
LABOUR ET SEMAILLES CHEZ LES SAUVAGES STINGS

LES JUNGLES (PAYS DES STINGS)

SABATIER

VUE DE BATTAMBANG
MONUMENT RELIGIEUX DES CHINOIS DE BANGKOK.. . . . . . . . .

SABATIER. . . . 283

CATENACCI. 289
THROND. . . . . 292

. . . 293

TOUR DE BANOME, PRS DE BATTAMBANG ......

THROND

FAADE ORIENTALE DU GRAND TEMPLE D ' ONGKOR . . . . . . . . . . . . . . . . .

GUTAUD. .

NAINES OU LINGOTS SERVANT DE MONNAIES .. . . . . . . . . . . . .

296

296

.
.

MONNAIES NOUVELLES DE SIAM . . . . . . . . . . . . . .

GUTAUD. . . . . . 297

CHAUSSE ET ENTRE PRINCIPALE D 'ONGKOR-WAT . . .


FAADE SEPTENTRIONALE D ' ONGKOR-WAT . . . .

. 296

GUTAUD. . . . . . 300

PORTIQUE CENTRAL D ' ONGKOR-WAT

THROND

STATUE DU ROI LPREUX


THROND. . . . . 303

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TABLE DES

429

GRAVURES.
DESSINATEURS.

PAVILLON CENTRAL D'ONGKOR-WAT

THROND. . . .

HALTE DU VOYAGEUR DANS LES JUNGLES, ENTRE BATTAMBANG ET BANGKOK. . .


ARMES, ORNEMENTS ET USTENSILES SCULPTS SUR LES PAROIS D ' ONGKOR-WAT. .

CATENACCI . . . .

304
305
307

VUE DU PORT ET DES DOKS DE BANGKOK , PRISE D ' UN BATEAU EN FACE DE L'GLISE
SABATIER. . . .

DES MISSIONS

E.

DNER DE DAMES SIAMOISES

BOCOURT . . .

CATENACCI . . . .

TOUR DE L' HORLOGE, A BANGKOK

E. BOCOURT . .
E. BOCOURT . .
E. BOCOURT . . .
E. BOCOURT . . .
H. ROUSSEAU.. .
E. BOCOURT . . .
E. BOCOURT . . .

CAVERNE PRS DE PETCHABURY


VUE DE LA MONTAGNE ET DU MONASTRE DE PETCHABURY
FEMMES DE RACE LAOTIENNE S VIVANT PRS DE PETCHABURY
PORTRAIT DE KHRME LUANG, FRRE DES DEUX ROIS DE SIAM
KUN MOTE , NOBLE ET SAVANT SIAMOIS
LE MANDARIN , CHEF DES CHRTIENS A BANGKOK
DOMESTIQUE SIAMOIS
TALAPOIN DANS SA BARQUE.

SABATIER. . . . .

NOURRICE SIAMOISE ET SON NOURRISSON

E.

SCNE D 'INONDATION DANS LE DELTA DU MNAM.

SABATIER. . . . .

HABITATION D ' UN CHEF DE TALAPOINS, A NOPHTABURY.

SABATIER. . . . .

CONSTRUCTION LEVE POUR LES FUNRAILLES DE LA RELUE


KRAAL OU PARC AUX LPHANTS, A AJUTHIA Vue extrieure)

H. CATENACCI . .
E. BOCOURT . . .
E. BOCOURT . . .

INTRIEUR DU PARC AUX LPHANTS D ' AJUTHIA . . . . . . . . . . .

JANET-LANGE.. .

LPHANTS SAUVAGES AMENS AU KRAAL D ' AJUTHIA PENDANT L 'INONDATION .

E.

VUE DE LA VALLE DE KHAO-KO C

SABATIER. . . . .

UNE VISITE PENDANT LA SIESTE

M. MOUHOT BIVAQUANT DANS LES BOIS DU LAOS

E. BOCOURT . . .
H. CATENACCI . .
E. BOCOURT . . .
E. BOCOURT . . .

UN CHEF LAOTIEN CHASSANT LE RHINOCROS

JANET-LANGE. . .

RCEPTION DU VOYAGEUR PAR LES ROIS DU LAOS

JANET-LANGE. . .

HOMME DU LAOS

JANET-LANGE.. .

FEMME DU LAOS

JANET-LANGE.. .

CRMONIAL DE LA TONSURE DU TOUPET

RUINES DE PANBRANG , DISTRICT DE TCHAAPOUNE , PROVINCE DE KRAT . .


CARAVANE D' LPHANTS TRAVERSANT LES MONTAGNES DU LAOS

BOCOURT . . .

BOCOURT . . .

CABANE LAOTIENNE

SABATIER. . . . .

CIMETIRE PROTESTANT, A BANGKOK. . .

H. CATENACCI .
G. DOR. . . . .
G. DOR . . . . .
G. DOR. . . . .
G. DOR. . . . .
G. DOR. . . . .
G. DOR.
G. DOR. . . .
G. DOR. . . .
G. DOR. . . .
G. DOR. . . .
G. DOR. . . . .

LES TOREROS DANS LA talle de Zaragoza


LE RCIT DU TORERO APRS LA VICTOIRE

................

MUSICIENS AMBULANTS . . . . . . . . . .
LES BORDS DU GUADALAVIAR
LE LAC D'ALBUFRA
MARCHAND D 'CUELLES , A ALCIRA
CHASSE AUX PHNICOPTRES SUR LE LAC D'ALBUFRA
PAYSANS DES ENVIRONS DE CARCAGENTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
LES ORANGES DE CARCAGENTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
LA FORT D 'ELCHE, PRS D 'ALCOY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
PRPARATION DE L'ALOS.
CHASSE A L' HIPPOPOTAME SUR LA RIVIRE SAINTE-LUCIE. .

JANET-LANGE.. .

JE ME PRCIPITAI VERS LE BORD . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

CLICH ANGLAIS .

W. C. BALDWIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

JANET-LANGE.. .

BALDWIN ENDORMI SUR UN LOT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

JANET-LANGE.. .

RETOUR FORC AU KRAAL DE PANDA. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


AVENTURE NOCTURNE.

. . . . . . . . . . .

. . . . . .

CLICH ANGLAIS .
JANET-LANGE..

GRANDS TANGS PRS DE PONGOLA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

JANET-LANGE.. .

BALDWIN CHASSANT A L ' HIPPOPOTAME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

JANET-LANGE.. .

INYALAS.

JANET-LANGE. .

DESCENTE TROP RAPIDE

CLICH .ANGLAIS .

CROCODILE ENLEV PAR SES COMPAGNONS

CLICH ANGLAIS .

UN COUP HEUREUX

CLICH ANGLAIS .

LES LIONNES S 'ARRTRENT POUR ME REGARDER

CLICH ANGLAIS .

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

308
309
310
311
312
313
316
316
317
317
318
319
320
321
324
325
328
329
332
333
336
337
340
341
344
345
348
349
351
352
353
355
356
357
359
360
361
363
365
367
368
369
271
373
374
377
377
379
380
381
382
382
383
384

43x1

GRAVURES.

TABLE DES

DESSINATEURS.

385

INYALA DVOR PAR DES HYNES

CLICH ANGLAIS

LE BUFFLE PASSA AU-DESSUS DE NOUS

386
387
388
CLICH ANGLAIS
391
CLICH ANGLAIS
389
JANET-LANGE. .
390
JANET-LANGE..
395
CLICH ANGLAIS
392
JANET-LANGE..
393
JANET-LANGE. .
395
CLICH ANGLAIS
CLICH ANGLAIS
396
397
JANET-LANGE..
CLICH ANGLAIS
398
CLICH ANGLAIS
499
400
JANET-LANGE..
CLICH ANGLAIS . 401
CLICH ANGLAIS
402
403
CLICH ANGLAIS
405
CLICH ANGLAIS
CLICH ANGLAIS
406
407
CLICH ANGLAIS
JANET-LANGE. .
409
CLICH ANGLAIS
410
412
CLICH ANGLAIS
JANET-LANGE..
413
414
CLICH ANGLAIS
415
JANET-LANGE. .
416
JANET-LANGE..
CLICH ANGLAIS

LA MOITI D 'UN BUISSON NOUS SPARAIT A PEINE

CLICH ANGLAIS

ATTENDANT QUE LA SENTINELLE DE LA TROUPE ET DISPARU


JE TENAIS MON FUSIL D ' UNE MAIN
CHASSE A L'HARRISBUCK
CHASSE AU RHINOCROS.
JE M'AMUSAIS A CHASSER DES BABOUINS
BALDWIN CHASSANT A PIED DANS LA FORET D ENTUMNI

Nous ALLIONS UN TRAIN D'ENFER


CHASSE AUX SERPENTS
ELLE DEMEURA PRISE PAR LE COU
C ' EST AINSI QUE NOUS PASSMES LA NUIT. . . . . . . . .
LTANT DANS UNE POSITION DIFFICILE
IL ESCALADA UN ARBRE.
IL FONDIT SUR MOI.
DNER CHEZ UN CHEF CAFRE
MARCHE AU CLAIR DE LUNE.. .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . .

JE MIS LE FEU AUX GRANDES HERBES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L'HYNE DISPARUT AVEC SA PROIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
JE M'LANAI DANS LA RIVIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L'LPHANT
CONCERT INFERNAL
GEMSBOK (Orix du Cap) . . . . . . . . . . .

CHASSE A L'AUTRUCHE.
CHASSE DE NUIT
POURSUIVI PAR UN BUFFLE
LE LION ME HEURTA L ' PAULE . . . . . . . . . . . .

C OUDOUS.

......

CARTES ET PLANS.
CARTE DE L ' ISTHME DE SUEZ ET DES TRAVAUX DONT IL EST LE THTRE . . . . . . . . . . . . . . .
ESQUISSE DE LA RGION DES OASIS ALGRIENNES ET DE LA ROUTE DE GRYVILLE A OUARGLA

3
162

CARTE D ' UNE PARTIE DE LA MER GLACIALE AVEC L'INDICATION DE LA ROUTE SUIVIE PAR LA GOLETTE

Iermak

207

M. HENRI MOUHOT (Premire partie) . .


CARTE ITINRAIRE DES VOYAGES DE M. HENRI MOUHOT (Deuxime partie). . . .
CARTE ITINRAIRE DES VOYAGES DE

CARTE DES VOYAGES DE BALDWIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Co

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

.. .

220
339
.

370

TABLE DES MATIRES.

UNE EXCURSION AU CANAL DE SUEZ , par M. PAUL MERRUAU. (1862. Texte et dessins indits.) (Dessins de
M. Dom. Grenet, tirs de l'album indit de M. Berchre.)
La traverse. Alexandrie et le Caire. Dpart pour l'isthme, par Zagazig. Sir Henry Bulwer.
L'Ouady, domaine de la Compagnie dans le dsert. Le chteau de Tell-el-Kbir

Le tombeau d'un compagnon de Mahomet. Fte religieuse. Justice sommaire. Rhamss. Carrires
de Gebel-Gneff. Les terrassiers indignes. Le lac Timsah. Une voiture trange. La ville d'Ismalia. El-Guisr. Le kiosque de Sald-Pacha. Le Serapeum. Toussoum. Tombeau du cheik
Ennedeck. La chane de l'Attaka. Suez. Navigation sur le canal. Le campement de Kantara.
Le lac Menzaleh. Port-Said

17

VOYAGE AU MALABAR, par M. le contre-amiral FLEURIOT DE LANGLE. (1859. Texte et dessins indits.)
Description de la cte du Malabar. Chemin de fer indien. Idiomes et populations de la cte de Malabar.
Les Mahrates, les Bihls, les Gondes. Les parias et les gens sans castes. tablissements franais de
la cte du Malabar. Mah. Sa prosprit. Sa rivire. Races et religions. Sainte-Thrse.
Saint-Sbastien.. tablissements portugais de la cte de Malabar. Goa. Iles Saint-Georges.
Mouillage de l'Aguada. Phare. Barre de la rivire. La ville neuve Pangim. Le comte de Torres
Novas. Le clerg catholique. Vieux Goa. Reliques de saint Franois-Xavier. Les glises de
Goa. L'arsenal. Le couvent del Cabo. Marmagon. Ctes du Concan. Savant wadi. Pirates
savaji. Tulaji angria. Fondation de l'empire mahrate. Conqute des places de Savaji et d'Angria
par l'Angleterre. Bombay. Commerce. Les Daubachis. Arsenal de la Compagnie pninsulaire et
orientale. Mazaghan. Le fort et la Ville-Noire. Maisons de plaisance. Douceur des animaux.
Les temples. Temples souterrains. Caractre de Siva. Description du temple d'lphanta. Choeur
de la Trimourti. Ravana tentant d'escalader le Kailassa. Naissance de Sakti. Ardinaths-Eshwar
Mariage de Siva. Vira Bhadra. Bhairava. Conclusions

33

VOYAGES DANS LE HARZ.


VISITE AUX MINES DU HARZ, par M. ADOLPHE CARNOT. (1862. Texte et dessins indits)
PROMENADES DANS LE HARZ, par M. STROOBANT. (1862. Texte et dessins indits.) Aspect gnral du pays
Caractre et moeurs des habitants. Les gardiens des champs. Rivires. Halberstadt. Maisons
anciennes. Place du March. Costumes. Htel de ville. Cathdrale ; tombeaux anciens. . . .

Cathdrale de Halberstadt (suite). glise de Notre-Dame. Ovation faite un duc. Environs de Quedlinbourg. Blankenburg. Le Teufelsmauer; le chteau de Blankenburg. Le Regenstein. Le Hoppelberg ; panorama. Montagnes volcaniques. Rochers de l'Ermite. Le Rosstrappe. Effet d'un
beau jour. Lgende. Descente de la montagne. Valle des sorcires. Superstition des paysans du
Harz. L'Hexen-tanz-platz. Symphonie imaginaire. Retour Thale. Une dernire visite Halberstadt. Un intrieur de famille. Une patache. Wernigerode. Htel de ville. Place du March
Chteau du comte de Stolberg-Wernigerode. Elbingerode. Arrive Ilsenburg. Un guide du
Broken. Dpart. L'Ilsenstein. Description de l'Ise. Orage dans la montagne. Effet imposant
Le Brokenhaus. Hauteur du Broken. Contes populaires. Spectre du Broken. Descente.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

62

TABLE DES MATIRES.

432

Charbonniers du Harz. Harzbourg. Goslar. Chapelle ; portail. Ancien palais des empereurs.
Le Kaiserworth. Palais du roi de Hanovre. Excursion aux mines du Rammelsberg. Aspect du pays.
Descente dans les mines; leurs produits. Effets de lumire la sortie. Travaux extrieurs. Mines
de Clausthal. Murs des mineurs. Valle de l'Ocker. Viennebourg. Brunswick

C5

VISITE AUX GROTTES DE MAMMOUTH , DANS LE KENTUCKY ( TATS-UNIS ), par M. POUSSIELGUE. (1859. Texte et
dessins indits.)
De New-York Liberty. Une cole mutuelle dans un bois. Christianburg. Le coneylure vert.
Paysages. Une singulire auberge. Le vol est rare. Pourquoi? Cattlesburg. Une mauvaise diligence. Lexington. Francfort. Louisville. Mammouth-Hotel. Visite aux grottes. La Rotonde
L'glise gothique. La chambre des revenants. Poissons singuliers. Le fauteuil du diable. Le
puits des Andes. La mer morte. Styx-River. Le vignoble de Marthe. Le puits terrible. Retour
l'htel

81

NOTE SUPPLMENTAIRE SUR LES GROTTES DE MAMMOUTH.

9'4

VOYAGE DE L 'OCAN PACIFIQUE A L 'OCAN ATLANTIQUE, A TRAVERS L 'AMRIQUE DU SUD, par M. PAUL MARCOY.
(1848-1860. Texte et dessins indits.)
PROU. Cinquime tape. DE Cuzco A ECHARATI. - Quelques mots sur le chemin qui conduit de Cuzco
la pampa d'Anta. Qu'un domestique de confiance peut tre la fois fripon, gourmand et imposteur.
Les nuages du ciel. A quoi songeait le voyageur en arrivant Mara. O Arimane et Oromase interviennent propos d'une bille de chocolat. Qui traite du pardon et de l'oubli des offenses. La desse de
Pintobamba. Souvenirs et silhouettes. Le ravin d'Occobamba. Ci-gt un noble coeur. Les ruines
d'011antay-Tampu vues vol d'oiseau. La chronique et la tragdie

94

Cinquime tape. DE CUZCO A ECHARATI. - La chronique et la tragdie ( suite). O le voyageur, qui


comptait taler des confitures sur le pain de son djeuner, se voit rduit manger ce pain sec. =- Le port
de la Cordillre d'Occobamba. Monologue potique interrompu par un coup de foudre. Rveries philosophiques dans un sentier couvert. Arrive Occobamba. Le voyageur invoque l'appui de la justice,
reprsente par un alcade. Jugement et excution de Jos Benito. Jusqu'o peut aller l'amour d'une
mre. Description d'une fontaine. Une paule de mouton. O l'auteur de ces lignes se voit contraint
de faire sa soupe lui-mme. -- Les deux moitis d'un fonctionnaire. Essai sur la topographie locale.
Un djeuner Mayec. La carte payer. Ce qu'il en cote de parler mariage aux veuves d'un certain
ge. Idylle d'aprs Thocrite. Le logis et les poules d'Unupampa. La ferme des patates douces.
tymologie au rebours du bon sens. Qui rappelle Philmon et Baucis de mythologique mmoire. . . . .

117

Cinquime tape. DE Cuzco A ECHARATI. - Sta Viator. L'hospitalit d'une picire. Portrait au pastel
d'une grande dame. L'hacienda de Tian-Tian et son majordome. Dissertation sur le Theobroma cacao
Ornithologie. Faute d'une chemise blanche, l'auteur dit un adieu dfinitif aux illusions qu'il caressait
Aspects varis du paysage. O le voyageur, en cherchant l'me d'une fleur, se sent saisir le nez par
des tenailles. L'hacienda de la Chouette. L'hibiscus mutabilis. Conversation travers les lames
d'une persienne. La femme abandonne. -- Une fleur blanche le matin, rose midi, pourpre le soir.
Biographie et physiologie de quatre jeunes filles. Le voyageur soupe en famille chez le gouverneur de
Chaco. Arrive Echarati. L'hacienda de Bellavista

129

MOEURS TURQUES.
LES FEMMES TURQUES, LEUR VIE ET LEURS PLAISIRS, par M. F. JRUSALMY. (1862. Texte et dessins indits.)
Les bazars. Les visites. Les promenades. Les bains. Plerinages aux Turbs et aux Tkihs.

145

154

La Khalva ydjssi ou soires du Khalva


LE CYDARIS, par M. Antonin PROUST. (1862. Texte et dessins indits.
VOYAGE DANS LE SAHARA ALGRIEN, DE GRYVILLE A OUARGLA, par M. le commandant V. COLOMIEU. (1862. Texte

161

199

et dessins indits.)
EXCURSION AUX ENVIRONS DE GONDOKORO, par M. Guillaume LEJEAN. (1862. Texte indit)

200

UNE SCNE EN AUSTRALIE


NAUFRAGE DU LIEUTENANT KRUSENSTERN DANS LES GLACES DE LA MER DE KARA (VOYAGE D 'EXPLORATION AUX CTES
SEPTENTRIONALES DE LA SIBRIE. (1862. Texte et dessins indits.)
Dpart de Kouia. Orage. L'le Varandei. L'le Dogat. L'ile Vaigatz. Samoydes. La mer de
Kara. Iles et montagnes de glaces. Chocs. L'Iermak et l'Embryo emprisonns. Dangers ; preuves.
Anniversaire de la fondation de la Russie

203

Conseil. On dcide qu'on abandonnera la golette. L'quipage abandonne la golette

l'Iermak dans les

glaces. En route on abandonne aussi la chaloupe et les traneaux. Prire. Le forgeron Sitnikov.
Accident. Clairires. Navigation sur des morceaux de glace. Vue de la terre. Morses. La faim.

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

TABLE DES

433

MATIRES.

Espoir tremp. Les tombeaux. Un renard. Vol. Le matelot Ponowa. On atteint la terre.
Tente des Karachins. Hospitalit de Setch-Sirdetto. Le fleuve Obi. Le chef Egor. Obdorsk.
Tempte de neige. Retour Kouia

209

VOYAGE DANS LES ROYAUMES DE SIAM, DE CAMBODGE, DE LAOS ET AUTRES PARTIES CENTRALES DE L'INDO-CHINE,
par feu Henri MouHOT, naturaliste franais. (1858-1861. Texte et dessins indits.)
Avant-propos. La traverse. Premier coup d'oeil sur le royaume de Siam et sur Bangkok la capitale. .

219

Population de Bangkok. Les Siamois. Hommes, femmes, enfants. Esprit de famille. tranges contrastes. Superstitions. Le roi de Siam. Son rudition. Son palais. Le second roi. Hirarchie
225

et corruption des grands. Femmes et amazones du roi. Jeux et spectacles


Remonte du Mnam. Rives, riverains et embarcations. Ajuthia ancienne et moderne. Un fragment


d'histoire par une plume royale. Pakpriau. Le mont Phrbat. Le prince-abb. Temple et monastre. Le pied de Bouddha. Empreintes gologiques. Patawi. Vue magnifique. Retour Bangkok.

241

Dpart pour le Cambodge. Voyage en barque de pcheurs. Chantaboun. Produits. Commerce.


Physionomie. Archipel du golfe de Siam. Manire dont les crocodiles attrapent les singes. La vie
des montagnes ( mont Sabah). Chasses. Tigres. Serpents, etc. Riche vgtation de Chantabury
Retour Chantaboun. Iles Ko-Khut, Kho-Khong, etc. Superbe perspective du golfe de Kampt. Le
Cambodge. Commerce de ces contres. tat misrable du pays.Audience chez le roi du Cambodge.

257

Dtails ultrieurs sur le Cambodge. Udong, sa capitale actuelle. Audience chez le second roi, etc.
Dpart d'Udong. Train d'lphants. Pinhalu. Belle conduite des missionnaires. Le grand lac du
Cambodge. Le fleuve Mkong. Dpart de Pinhalu. Le grand bazar du Cambodge. Penomg-Peng
Le fleuve Mkong. L'ile Ko-Sutin. Pemptilan. Les confins du Cambodge. Voyage Brelum
et dans la contre des sauvages Stings. Sjour de trois mois parmi les sauvages Stings. Moeurs de
cette tribu. Produits du pays. Faune. Moeurs des Annamites.

273

Retour Pinhalu et Udong. Le grand lac Touli-Sap. Rencontre de neuf lphants. Oppression
du peuple. Sur la rgnration ventuelle du Cambodge. Traverse du Lac Touli-Sap. La rivire,
la ville et la province de Battambang. Population et ruines. Voyage aux ruines d'Ongkor. Leur description. Province d'Ongkor. Notions prliminaires. Ongkor. Ville, temple, palais et pont.
Ruines de la province d'Ongkor. Mont-Ba-Khng

289

Quelques remarques sur les ruines d'Ongkor et sur l'ancien peuple du Cambodge. Voyage de Battambang
Bangkok travers la province de Kao-Samrou ou de Petchabury. Excursion Petchabury. Retour
Bangkok. Prparatifs pour une nouvelle expdition au nord-est du Laos. Dpart

305

Nophabury. La procession annuelle de l'inondation Les talapoins, prtres, moines, prdicateurs et instituteurs. Le parc aux lphants d'Ajuthia. Grande battue. Dpart pour le nord-est. Saohale et
la province de Petchaboune. Voyage Khao-Khoc. Traverse de la Dong Phya Parie, ou fort du roi
du Feu. Le mandarin et l'lphant blanc. -- Observations de moraliste, de naturaliste et de chasseur. .

3. 1

La ville de Tchaiapoune. Retour Bangkok. L'lphant blanc. Encore la fort du roi du Feu. Krat
et sa province. Penom-Wat. De Krat Luang-Prabang. Versant occidental du bassin du Mkong
Luang-Prabang. Notes de voyages l'est et au nord de cette ville. Derniers traits du journal.
Mort du voyageur

337

VOYAGE EN ESPAGNE, par MM. GUSTAVE DORE et CH. DAVILLIER. (1862. Texte et dessins indits.)
VALENCE. L'Albufra de Valence. La pche et la chasse, les batidas; les phnicoptres. Alcira et Carcagente. Les oranges du royaume de Valence. La huerta de Gaudia. La pita et son emploi. Denia
Alcoy

353

CHASSES EN AFRIQUE. DE PORT-NATAL AUX CHUTES DU ZAMBESE, par WILLIAM-CHARLES BALDWIN, membre de
la Socit de gographie de Londres. (1852-1860. Traduction indite par Mme H. LOREAU.)
Vocation de l'auteur. Pourquoi il va en Afrique. Son arrive Port-Natal. Il va Chasser l'hippopotame.
Aventure avec les crocodiles. Rsultats dsastreux de l'expdition. Retour Durban. Seconde excursion au pays des Zoulous. Visite au kraal de Panda. Moment dsagrable. - Rveills par les lions.
Chasse magnifique. Dpart pour le pays des Amatongas (1854). Inyalas. Hippopotames. Partie
de chasse avec les indignes. Troisime excursion chez les Zoulous. Crocodile tu sur la rive.
Rencontre de plusieurs rhinocros. Hynes. Un lion et deux liom es

369

Lutte prolonge avec un buffle. Sabbat. Ce qu'il faut pour classer la grosse bte. pisodes de chasse :
Aventures avec des buffles. Dpart pour l'intrieur de 1',1 frique. Chasse la girafe. Traverse du
dsert. Rhinocros. Harrisbuck. Arrive chez Mossil:katsi. Mis en quarantaine. Souvenirs de
chasse : Babouins, panthre, colre d'un lphant. Perdu au milieu d'un fourr. -- Dpart du territoire
de Mossilikatsi. Poursuite d'un serpent. Buffles et girafes. Nol au dsert. Premire visite au lac
Ngami. Une girafe dans un arbre. Abandon et solitude. Chasse l'oryx. Indigne poursuivi par
un buffle. L'auteur chass par un lphant
v 111.

28

2007 Lyon  Editions les passerelles du temps

[email protected]

385

Vous aimerez peut-être aussi