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La parole est mon travail

La parole est mon royaume

LA PASSION DUN
DUCATEUR !

VIATOR WEB, no 75
Dcembre 2016

F. Pierre Duvert, c.s.v.


Clerc de Saint-Viateur de la dlgation de France

la demande du Viator Web, Pierre nous fait part de


ses convictions denseignant. Jusqu tout
rcemment, il enseignait la philosophie Lyon en
France.

Chers frres et surs en Christ, 1


la demande qui mest faite de vous exprimer une conviction fondamentale, je voudrais
vous dire, frres et surs, ma foi en lenseignement, car une dimension constitutive de
notre vocation sy trouve ralise. Allez, enseignez Marc XVI, 15
Jenseigne. Quest-ce que je fais quand jenseigne ? Je parle. Je nai dautre gagnepain et je nai pas dautre dignit ; je nai pas dautre influence sur les hommes. La parole
est mon travail ; la parole est mon royaume Je parle seulement pour communiquer la
gnration adolescente ce que sait et ce que cherche la gnration adulte. Cette
communication par la parole dun savoir acquis et dune recherche en mouvement est ma
raison dtre : mon mtier et mon honneur
Paul Ricur La parole est mon royaume
Ce texte est lintroduction dun article publi dans la Revue Esprit en septembre 1955.
1. Enseigner, cest transmettre un hritage qui est fait de mdiations lencontre du
simplisme qui est violence.
Enseignant la philosophie, comme tout enseignant, cest ldification dun discours,
pour transmettre une culture, porteuse dun sens, que je me suis vou pendant 42 ans
Dun discours
qui ne soit pas seulement symbole comme celui du mathmaticien, mais ralit.
qui ne soit plus seulement posie jouant sur la beaut de la forme de la langue, mais
vrit cest dire rapport en qute de ladquation avec ce qui est.
qui ne soit plus seulement le fait des sciences de la nature, ou sciences de lhomme,
mais rflexion sur la condition de possibilit de la connaissance de ces faits
qui ne soit plus rcit de lhistoire dune vie, dune Nation, dune personne, mais ordre
et raison, qute de la finalit de cette existence .
Jai toujours cru que lcole est ducatrice, parce quelle est enseignante, parce quelle
transmet des savoirs et non linverse. Mais tout savoir se transmet travers la rigueur, la
contrainte et la beaut de lusage dune langue. Lappauvrissement massif du vocabulaire
contemporain peut laisser penser un rtrcissement de la sensibilit et de lintelligence,
prives quelles sont alors, dindispensables mdiations. Quand aimer , estimer ,
apprcier , admirer , accorder attention et considration sont invariablement
remplacs par le nouveau verbe kiffer , (dans lactuel argot de nos jeunes) le problme
nest pas seulement que la reprsentation, son expression perdent de leur prcision,
mais surtout que lmotion et plus encore la finesse des sentiments perd sa richesse,
parce que ces sentiments perdent la varit et la prcision des mdiations pour se dire.
Voil pourquoi la parole a t mon travail pendant 42 ans pour transmette la jeunesse
lhritage de mdiations, commencer par celle de la parole elle-mme, afin de pouvoir
accder au monde qui entoure ces jeunes gens et assumer laltrit avec leurs
1

Viator Web a respect la demande de lauteur de respecter intgralement sa mise en page.


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semblables pourtant si diffrents sans que cette relation ne devienne un constant


diffrend.
Lappropriation de ces mdiations est lente acquisition, matrise. Dans le livre, nous
rencontrons, en concentr, lessence de ce quest la mdiation. Rien nest plus fcond,
pour faire crotre une libert nouvelle que la rencontre avec un livre. Lhomonymie du
mot latin liber qui signifie la fois ladjectif, libre et le nom, livre , nest pas
insignifiante. Le livre ouvre ma pense sa propre indpendance, et tout mon tre
sa propre ralisation. Bien sr, toute culture, toute la civilisation, narrachera pas du
cur de lhomme sa capacit de faire le mal. Le plus cultiv des peuples ou des individus
nest pas pour autant prserv de la tentation de la haine et de la violence. La culture
nempche pas dtre inhumain, mais linculture lempche dtre humain.
Tout est uniforme pour celui qui ignore, mais tout est singulier pour celui qui connat.
Ainsi, pour le profane, tous les vins, les fromages se ressemblent, mais pour reprer la
diffrence imperceptible dun grand vin, dun excellent fromage, il faut dvelopper une
exprience. Les diffrences ne sont perceptibles que par la mdiation dune culture.
Le philosophe tchque, Jan Patcka crivait que ce qui gnre la violence, cest
toujours la volont de rduire le sens du monde une vrit, ou une approximation toute
faite. Au contraire, la fonction de lintellectuel, de lenseignant cest de pointer sans
relche la complexit. Parce que la vrit ne se peroit pas souvent du premier coup
dil. Elle est souvent en dessous de ce que nous croyons tre la vrit, captivs que
nous sommes par la violence de la seule relation utilitaire notre entourage .
2. Retrouver le sens de la diffrence.
Enseigner, cest essayer de faire saisir limportance de la culture comme mdiation
entre nous et ltre quest ce monde et que sont les autres, nos semblables.
Un autre exemple tout simple : la diffrence de lhomme et de la femme est bien
relle, mais, de fait, nous avons besoin de la culture pour la voir, pour la comprendre
un peu mieux. Jai fait lire La condition humaine de Malraux, jai prsent de trs
nombreuses gnrations de mes lves, avec minutie, les traits des deux personnages
majeurs de cet ouvrage : Kyo, le hros masculin, et May, la femme bien aime, pour aider
ces lves saisir laltrit du garon, de la fille qui est leur camarade de classe.
Bien sr, notre poque post-moderne est allergique ces diffrences quelle ne
veut plus voir : en tmoigne, entre autres, la thorie du genre qui veut rduire le masculin
et le fminin une construction de la cultureparce que notre poque est incapable
daccepter une dtermination (corporelle, sexuelle, culturelle) qui nous prcderait.
Lorgueil de cette postmodernit qui voudrait ntre prcde par rien, cest le refus
dun hritage Plusieurs ont dj dit que ce monde dinculture et dindiffrence, promesse
de laccomplissement dune libert absolue, pourrait bien tre, en ralit, celui dune
sauvagerie indite
Acqurir une culture pour bien juger :
pour voir le monde sanimer dune infinit de significations,
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meilleur pour lui, cest le signe de lintrt que nous lui portons. Quand bien mme, sa
libert dadulte sloignerait demain des chemins que nous avions imagins pour elle,
pour lui.
Albert Camus, prix Nobel de littrature en 1957, crivait propos de son instituteur :
Dans la classe de M. Germain, pour la premire fois, ils (les lves dont Camus tait)
sentaient quils existaient et quils taient lobjet de la plus haute considration : on les
jugeait dignes de dcouvrir le monde .
Ce que jai essay de redire, sans cesse, mes lves, cest que nous ne sommes pas
faits pour limmdiatet. Nous sommes vous aux mdiations : celle du langage tant
la plus fondamentale Lorsque ces jeunes se rvoltent contre notre condition humaine,
en refusant davoir besoin dune parole qui les claire, ce moment-l, il faut avoir
lhumilit de lautorit qui accepte de ne pas tre aime de ce jeune en croissance,
pour lui offrir ce qui en lui refuse son propre bien : des repres qui laideront smanciper
de limpulsion primaire dun dsir rduit au rang de la pulsion ou du simple besoin.
En ce sens, trs souvent, il mest arriv de monnayer ces jeunes les trs fines analyses
dun Jean-Louis Chrtien, actuel professeur de philosophie la Sorbonne dont les ouvrages
sont traduits dj en de nombreuses langues. Il nous dit que la vrit de lesthtique
(cest--dire, de la soif de sensations sans cesse nouvelles) est dordre thique. Et de
prendre lexemple de ces mdiations que sont le baiser et la caresse. Des mdiations qui
parlent des jeunes.
Dans le premier, ltre humain mime la manducation, pour avouer, reconnatre que
lautre nest pas un objet mangeable au sens de assimilable - rductible au mme de
mon identit. Manire de rappeler le caractre irrductible de laltrit de lautre.
Cest dans cet aveu que senracine le comportement thique dont la rgle premire est
de faire passer lautre avant soi. Notons que la chute originelle, au paradis perdu, nous
est conte comme un acte de manducation, dassimilation. Toujours la volont de se
prendre soi-mme comme unique mesure-mesurante de toute altrit.
Dans la caresse, toujours selon Jean-Louis Chrtien, ltre humain mime lacte de
prhension, pour attester du caractre non prhensible, non objectivable de la chair de
lautre, plus forte raison quand cette chair mapparat comme visage.
Cest en donnant, en promettant ma foi, ma fiance lautre, fiance qui lorsquelle
est partage devient confiance , que jatteste au plus haut point de ma libert. Foi
jure, esprit libre crivait le professeur de Lettres Jean Onimus. tre homme, cest se
sentir oblig crivait dj Kant. Cest lobligation qui libre des courants dair vanescents
des modes et autres caprices des apptits passagers Devant les remerciements de
lautre, ne rpondons-nous pas, dans une forme dhumble retenue comme en train de se
recueillir en soi, pour toucher la vrit de sa propre condition : Je ten prie, cest moi
qui te suis oblig Nous sommes toujours loblig dun autre, porteur dobligations
envers cet autre, quil nous est demand daimer comme soi-mme.
4 - Pour bnir toute croissance vers le Vrai, le Beau et le Bien.
Ces autres noms de Dieu, disaient, dj, nos anctres les Grecs.
Jen terminerai avec cette dernire vocation : le philosophe et trs grand professeur de
philosophie, Vladimir Janklvitch disait que les grandes choses ne senseignent point.
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Cependant, il ninterdisait pas de formuler des vux lintention des jeunes qui lon
enseigne. Permettez-moi de vous livrer les vux que jai souvent formuls et reformuls
pour mes lves :
Je vous souhaite dabord la sant du corps, parce que cest une condition de possibilit
de la libert.
Je vous souhaite lquilibre psychologique, parce que cest prcieux et que cela ne
sachte pas, tout comme la justesse du jugement qui en est le fruit.
Je vous souhaite la maturit affective, parce que cest encore plus rare et plus prcieux
et que cela ne senseigne pas, cela se gagne, en refusant les voies vers les impasses
de la strile effervescence psychoaffective des relations affectives sans lendemain.
Je vous souhaite de bons rsultats sportifs, parce que le sport apprend se dpasser,
tre loyal et courageux ; et que le sport dquipe procure de trs grandes joies lies
leffort et la communion avec lautre dans lesprit dquipe avec lamiti dsintresse.
Je vous souhaite la russite vos examens et concours, parce que le travail et les
efforts ont besoin dtre rcompenss.
Je vous souhaite la joie ; mais noubliez pas que la joie nest pas le simple plaisir elle
sobtient souvent dans un effort qui est capable de renoncer au plaisir ou de le diffrer
Je vous souhaite de vivre tout simplement, mais noubliez jamais que vivre cest
aider quelquun dautre vivre, quelquun dautre que soi ; car ce sont ceux que nous
portons qui, trs souvent, nous donnent de nous tenir debout.
Je vous souhaite de donner un sens votre vie ; mais souvenez-vous que si ltre
humain est sacr, il nest pas pour autant un dieu.
Je vous souhaite davoir des certitudes incertaines,
car la certitude, toute seule, rend fou, fanatique,
et la vellit inconsistante du relativisme, faute de projet tendu vers lhorizon de
labsolu, fait flotter au gr des modes et dissout lexistence dans linsignifiance de la
mdiocrit.
Je vous souhaite de devenir quelquun, mais ceci nest pas possible en ne soccupant
que de soi, ni en bafouant les autres. Je vous souhaite surtout, linstar de Rainer
Maria Rilke, crivant au jeune pote en qute de modle : davoir le courage, la
patience de prendre le temps de devenir quelquun pour quelquun . In Lettres
un jeune pote .
Je vous souhaite des racines qui tiennent bon, de la libert qui souffle fort mme si
cela semble se contredire, car la vrit est souvent paradoxale.
Je vous souhaite des adultes, autour de vous, des vrais qui tiennent debout, sans
raideur, et vous donnent le meilleur deux-mmes.
En rsum, je vous souhaite la justesse dme selon Platon, cest--dire ce rapport
harmonieux, apais, entre le corps, le cur et lesprit. Rappelez-vous que cette justesse ,
cette harmonie, aura toujours quelque chose de la saveur vanglique de ce qui est le
cur des Batitudes , ou du Sermon sur la montagne : accepter de ne pas tre sa
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propre source, accepter de dsarmer devant cet Autre auquel je donne ma fiance . En
cela rside la foi authentique comme en tmoignent Lucile O. dans Les larmes de
cristal , Simone Weil dans La pesanteur et la grce , Claire Ly dans Revenue de
lenfer de Pol Pot , Janne-Haaland Matlary dans Quand foi et raison se rencontrent
et tant dautres. Ce sont les larmes de la joie des bienheureux, dsencombrs
deux-mmes, bienheureux dont parle le Christ qui est Parole de Dieu.
En pensant Anne-Lorraine (1), en plaant si vous le souhaitez sous sa bienveillante
protection vos annes dtudes, vous vous rappellerez ce que le Cardinal Barbarin, disait
aux jeunes, propos dAnne-Lorraine, le 8 dcembre, en la basilique de Fourvire, Lyon,
en la fte de lImmacule Conception : En donnant le tmoignage suprme de la
dignit humaine, en montrant que notre corps est le temple de lEsprit saint , temple
destin glorifier Dieu, la vie dAnne-Lorraine change tout coup de sens. Illumine
depuis toujours par la prsence de Jsus, elle se met rayonner soudain de manire
imprvue et inoue, au-del de toutes les frontires gographiques, culturelles et
historiques. Les mots de lAnge rsonnent propos dAnne-Lorraine qui vivait, avec tant
dardeur, la fidlit au nom de Jsus : Salut, pleine de grce Le Seigneur de lUnivers
est avec toi .
Ma vie nul ne la prend, cest moi qui la donne parce que, un corps ne se prend
pas, il ne peut que se donner de lintrieur.
Oui, toi qui es partie en ce matin de la solennit du Christ, Roi de lUnivers, tu montres
que, deux mille ans aprs son passage sur notre terre, Son Royaume na pas de fin.
Cardinal Philippe Barbarin, Archevque de Lyon.
Ce qui est la rponse vanglique, face lnigme la fois de la radicalit et de la
banalit du mal. Seule faon de ne pas mettre sous le boisseau linextinguible soif de
puret, de beaut, de vrit que tout un chacun porte en soi. commencer par chacune
et chacun de vous.
Sur un tesson de poterie trouv Samarkand, on pouvait lire : Lapprentissage est
amer, au dbut, mais aprs, il est doux comme le miel .
Alors bon courage , un courage port par lenthousiasme de lEsprit, tous mes
frres et surs qui enseignent
(1) Anne-Lorraine Schmidt, 23 ans, assassine Paris, le dimanche 25 novembre 2007, en la fte du Christ-Roi, morte pour avoir refus dtre viole.
(2) Notre archevque a voqu maintes reprises, en public, son souhait de voir des
congrgations enseignantes natre ou renatre au 21e sicle pour enseigner, duquer
la jeunesse actuelle. Et que celles qui enseignent, nabandonnent pas cet enseignement.
Fraternellement en Christ et en saint Viateur.

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