(Adorno, Bourdieu, Sociologie) Histoire Sociale de La Musique Aux USA (1890-1990)
(Adorno, Bourdieu, Sociologie) Histoire Sociale de La Musique Aux USA (1890-1990)
(Adorno, Bourdieu, Sociologie) Histoire Sociale de La Musique Aux USA (1890-1990)
Laurent Denave
Un sicle de cration musicale
aux tats-Unis
Histoire sociale des productions les plus originales du monde
musical amricain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990)
INTRODUCTION
Il est devenu trs difficile de faire le rcit historique dun mouvement moderne face une
socit globalement indiffrente limage dialectique de lhistoire. Pour elle, lhistoire se rsume
une srie daccidents, de ruses imprvisibles o laction cratrice se confond avec une crativit
standardise, o lvnement se substitue lavnement, o la performance de la star lemporte
sur lobjet qui en est le moyen et le terrain dexhibition. Comment, dans ce contexte social,
aborder le phnomne de modernit sans provoquer immdiatement la controverse ?
Clestin Delige (Delige, 2005, p. 89)
Lobjet de notre ouvrage est lhistoire de la cration musicale aux tatsUnis de 1890 1990. Pour viter le pige dune histoire nationaliste, nous ne
parlerons pas de la musique amricaine , mais de la musique aux tats-Unis
ou des productions du monde musical tasunien. Ainsi, nous voquerons les
compositeurs notables ayant uvr aux tats-Unis, quils soient ou non de
nationalit amricaine. linverse, nous avons exclu de notre tude les compositeurs tasuniens vivant principalement ltranger, comme Conlon Nancarrow
(1912-1997). La priode retenue souvre par les premires compositions de
Charles Ives, pionnier de la modernit musicale aux tats-Unis, et sachve
par la reconnaissance du minimalisme1. Le minimalisme, plus particulirement
1. Sagissant dune tude historique de synthse reposant principalement sur des sources secondaires (livres, articles, travaux universitaires, partitions, enregistrements audio et vido) et compte
tenu du manque de documents sur la production moderne des vingt dernires annes (peu de
monographies ont t publies sur les compositeurs modernes toujours en activit), il est plus
raisonnable darrter la chronologie 1990. Prcisons galement que nous navons retenu que
les compositeurs ayant travaill aux tats-Unis plus de dix ans.
la musique rptitive (de Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, etc.), est le
symptme dune possible transformation en profondeur du monde musical
tasunien. En effet, ce courant introduit la logique commerciale dans la sphre
de la musique nouvelle, ce qui menace lautonomie de lespace de la cration
musicale vis--vis du monde conomique. Pour bien comprendre lenjeu de ce
phnomne, que lon pourrait qualifier de rvolution musicale conservatrice, il faut
le resituer dans lhistoire du monde musical tasunien. Rappeler la gense et
lvolution de ce monde social permet en effet de comprendre que lautonomie
de la cration est une conqute historique (entreprise par Charles Ives et ses
successeurs) qui peut toujours tre remise en cause, comme cest le cas depuis
les annes 1970-1980.
Cration, modernit et tradition
Une tude sociohistorique de la musique ne doit pas sinterdire, selon nous,
de discuter de la musique elle-mme et peut prendre position sur la qualit et /
ou loriginalit dune uvre. Cette position nest pas ncessairement subjective,
ou, pour le dire autrement, un jugement esthtique nest pas toujours arbitraire.
Nous devons ainsi distinguer les jugements esthtiques subjectifs, comme
lorsque nous disons jaime Schoenberg ou la musique de Mozart est belle ,
des jugements esthtiques objectifs, cest--dire fonds sur des critres bien
dfinis, comme lorsque lon affirme que luvre de Schoenberg est originale
pour telle ou telle raison . Pour dfendre lobjectivit dun jugement esthtique,
il convient de donner des justifications. Pour une uvre musicale, il est possible
de sappuyer sur lanalyse de la partition (ou, dfaut, de lenregistrement
audio). Il est assez ais de justifier un jugement sur loriginalit dune uvre : il
suffit de relever dans la partition ce qui est nouveau ou, au contraire, conforme
la tradition. En revanche, il est plus difficile de justifier un jugement sur la
qualit dune musique. Pour ce faire, il faudrait dcrire longuement le travail
dinvention et de construction de chaque composition. Cette difficult ne nous
concerne que secondairement car le sujet principal de notre ouvrage nest pas
la qualit dune musique mais son originalit.
Pour Noam Chomsky, tout travail cratif est en soi subversif , il sagit
dun dfi au conformisme :
Nous prenons pour acquis que le travail crateur, dans nimporte quel domaine, met toujours au dfi la pense dominante. Un physicien qui raffine lexprience dhier, un ingnieur
qui ne cherche qu amliorer des dispositifs existants, un artiste qui se borne des styles et
des techniques culs sont, juste titre, considrs comme manquant dimagination cratrice. Les travaux passionnants, que ce soit dans le domaine des sciences, de la technologie
ou des arts, sondent les limites de la comprhension et tentent de crer des alternatives aux
hypothses conventionnelles. (Chomsky, 2010, p. 46).
INTRODUCTION
En toute rigueur, le terme cration devrait tre rserv aux uvres originales, cest--dire modernes. De nos jours, les termes moderne et modernit
sont trop souvent employs tort, comme la not Clestin Delige :
Modernit ! ce concept a-t-il jamais t aussi rpandu dans le pass quil lest aujourdhui ?
Tous crivains, journalistes, philosophes, artistes, savants sy rfrent et en amplifient
leffet mdiatique. Ce concept aurait-il volu ? Autrefois, les modernes taient les acteurs les
plus inventifs et les plus avancs appartenant des secteurs spcialiss ; aujourdhui, il semble
que la modernit incarne un nouvel tat de la conscience collective : serait moderne, ce qui est
le plus prsent dans le monde quelle quen soit lorigine. (Delige, 2007, p. 203).
Selon nous, la modernit est une prise de position par rapport la tradition, prise
de position avant tout critique (remise en cause de certains fondements de la
tradition) mais galement constructive (invention de pratiques ou de principes
entirement nouveaux). Ainsi dfinie, la notion de modernit ne renvoie pas
une priode historique prcise ni un style particulier : comme la soulign
Theodor Adorno, la modernit est une catgorie qualitative et non une
catgorie chronologique (Adorno, 1951, p. 292). Donc, nous ne diviserons
pas, comme on le fait souvent, lhistoire de la musique au XXe sicle en deux
priodes : la musique moderne (avant 1945) puis la musique contemporaine (aprs 1945).
Le compositeur moderne est, nimporte quelle poque, celui qui conteste
certaines rgles de la tradition musicale et propose de nouveaux principes
dcriture. Mais quentendons-nous par tradition ? Il sagit dun ensemble de
normes (ou de rgles) inventes dans le pass et dont lusage fait trs largement consensus : nous pouvons ainsi parler de normes dominantes de composition.
Nous distinguerons les normes relatives au matriau, essentiellement le langage
musical 2, de celles relatives au traitement : rythme, timbre, dynamiques, etc. 3.
Prcisons que les modernes les plus radicaux sattaquent souvent au matriau
alors que les modrs innovent avant tout au niveau du traitement. On peut
ainsi prendre lexemple des deux grandes figures de la modernit du dbut du
XXe sicle, Arnold Schoenberg (1874-1951) et Igor Stravinsky (1882-1971) : le
premier, de loin le plus radical, a profondment renouvel le matriau musical
de son temps en rompant avec le langage tonal, alors que le second est surtout
connu pour ses innovations rythmiques (et, secondairement, pour loriginalit
2. Par langage musical, on entend gnralement le systme de hauteurs (gamme/mode et harmonie). On pourrait aussi inclure dans notre dfinition du matriau les sons dans un contexte
o le paramtre des hauteurs est absent ou secondaire comme les objets sonores dune pice
lectroacoustique.
3. Si cette opposition entre matriau et traitement est fort utile, force est de reconnatre quelle
est un peu grossire : le rythme par exemple relve-t-il toujours du traitement ? Par ailleurs, le
traitement nest-il pas intimement li en principe au matriau ?
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INTRODUCTION
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INTRODUCTION
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PREMIRE PARTIE
CHARLES IVES, EN MARGE
DUN MONDE RELATIVEMENT UNIFI
(1890-1914)
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Charles Ives est souvent considr aujourdhui comme le premier compositeur important de lhistoire des tats-Unis et le pre fondateur de la modernit musicale amricaine. Il est, de fait, le premier qui remet en question les
fondements de lordre musical dominant et se positionne contre lacadmisme
de lpoque, savoir le romantisme. Son uvre, encore inconnue de la plupart
de ses contemporains dans les annes 1910, commencera se faire entendre
partir des annes 1920 et obtiendra progressivement une reconnaissance
exceptionnelle dans le monde de la cration musicale savante partir des annes
1940-1950. Du milieu des annes 1890 au milieu des annes 1910, Ives crit la
plupart de ses uvres majeures. Cette priode dbute par la composition de son
Premier quatuor cordes et de sa Premire symphonie, et prend fin avec sa Quatrime
symphonie. Durant ces vingt annes, il crit de petites pices exprimentales
(notamment des tudes pour piano) et il produit aussi des uvres plus srieuses,
la fois de plus grande dimension et de meilleure qualit : quatre symphonies,
des pices orchestrales (The Unanswered Question, Central Park in the Dark, Holidays
Symphony, Three Places in New England), deux quatuors cordes, quatre sonates
pour violon, deux sonates pour piano et environ deux cents mlodies (art songs)
pour voix et piano. Le style dcriture singulier de Charles Ives se distingue
nettement de la production dominante de son temps, quil sagisse de la musique
savante ou, plus forte raison, de la musique commerciale .
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CHAPITRE I
Un monde musical domin par lindustrie et lacadmie
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la plupart des instruments, imports dEurope, sont destins aux rsidents aiss
de la cte Nord-est. partir de 1825, un march national de pianos (domin
par lentreprise tasunienne Steinway) se dveloppe. Le nombre de pianos
vendus chaque anne augmente trs vite et passe de 9000 par an au milieu du
XIXe sicle environ 100 000 par an vers 1890 et environ 350 000 en 1909
(Crawford, 2001, p. 232), anne record, le nombre diminuant par la suite.
partir du dbut du XXe sicle, on commence vendre des pianos mcaniques
(player piano), instruments qui permettent de jouer des partitions sans savoir
jouer du piano11. Ds les annes 1910, un peu moins de la moiti des pianos
vendus seront des pianos mcaniques.
Le march de la partition est domin par les pices de musique lgre
publies sous forme de morceaux spars (sheet music) : des pices faciles pour
piano, comme les marches et les danses (la valse notamment connat un trs
grand succs), mais aussi, et surtout, des partitions de chansons produites
par des songwriters spcialiss dans ce genre de production. On rencontre aux
tats-Unis des songwriters amateurs, comme Francis Hopkinson (1737-1791),
depuis au moins le XVIII e sicle. Certains obtiennent un franc succs durant la
premire moiti du XIXe sicle comme Oliver Shaw (1779-1848), Henry Bishop
(1786-1855), auteur de Home Sweet Home (1823), ou John Hewitt (18011890) dont la chanson The Minstrels Return from the War (1825) connat
un succs commercial important. Les chansons de John Hewitt et ses confrres
ne se diffrencient pas vraiment de la musique savante de leur temps : on ne
distinguait pas encore la musique savante de la musique populaire . Cette
distinction apparat vers le milieu du XIXe sicle paralllement au dveloppement
du march des partitions. On distingue progressivement un rpertoire srieux
dun autre plus accessible (criture plus simple) que lon appelle populaire .
Des pices seront composes spcialement pour le public sachant lire la musique mais dont les comptences sont trs limites. Stephen Foster (1827-1864)
a ainsi compos des chansons populaires dans une criture trs simple afin
de toucher le public le plus large possible. Cette stratgie est payante : plusieurs
de ses chansons, comme Oh ! Susanna ou Uncle Ned , se vendent dans les
annes 1850 plus de 100 000 exemplaires. Foster est le premier compositeur
tasunien qui russit vivre de sa musique. Dautres songwriters connaissent un
grand succs durant la seconde moiti du XIXe sicle comme George Frederick
Root (1820-1895), qui compose pendant la guerre de Scession Just before the
Battle et The Battle Cry of Freedom , ou Henry Clay Work (1832-1884)
11. Le piano mcanique est un piano qui peut jouer automatiquement des partitions de rouleaux
perfors laide dun systme de soufflerie pdales. On attribue gnralement la paternit de cet
instrument Edwin S. Votey (1856-1931) qui en a dpos le brevet en 1897. Aprs 1923, anne
de vente record de pianos mcaniques (environ 250 000 instruments sont vendus), les ventes vont
baisser. La Aeolian Company a distribu un modle appel pianola qui a eu un tel succs que
lon a fini par dsigner tout piano mcanique par ce nom.
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Tin Pan Alley ne cote pas trs cher, et son prix ne fait que diminuer : il est de
40 cents dans les annes 1890, 25 cents en 1900, 10 cents en 1910 (Buxton,
1985, p. 32). Mais les profits sont tout de mme immenses. Au dbut des annes
1900, pour une chanson vendue plus dun million dexemplaires, un diteur
gagne environ 100 000 dollars et le songwriter, qui touche 5 % de royalties, peut
gagner plus de 10 000 dollars (Ewen, 1964, p. 123). On peut comparer ces
sommes avec le revenu annuel moyen en 1910 dun fermier (environ 340 dollars), dun ouvrier (environ 500 dollars) ou dun fonctionnaire de ltat fdral
(environ 1 100 dollars) (Derks, 1999, p. 98)12.
Les termes Tin Pan Alley font rfrence un mode de production de la
chanson, une vaste entreprise, un trust de la chanson pour reprendre les termes
de David Ewen. Ce nest donc pas simplement un lieu situ New York o se
sont concentrs un grand nombre dditeurs. Les maisons ddition sont de
vritables ateliers dcriture qui regroupent compositeurs, paroliers, musiciens,
chorgraphes ainsi que dessinateurs de couverture (Herzhaft, 2005, p. 196).
Ces entreprises adoptent de nouvelles stratgies pour promouvoir la musique,
comme le song plugging : le song plugger , est un dmonstrateur qui doit jouer
les derniers titres la demande dans les locaux de la maison ddition ou dans
des lieux publics lorsque les clients ne font pas le dplacement. Les anciens diteurs publiaient leurs partitions sans faire vraiment de publicit. Les nouveaux
diteurs ont import dans le monde musical des pratiques courantes dans le
commerce : ce sont moins des musiciens ou des mlomanes que des entrepreneurs.
Les chansons produites par Tin Pan Alley sont dune criture mlodique et
harmonique tonale trs simple. La forme la plus reprise par les songwriters de Tin
Pan Alley est AABA (4 sections de 8 mesures, soit 32 mesures) : le thme principal A (o apparat gnralement le titre de la chanson) est introduit et rpt,
puis un second thme (accompagn par de nouveaux accords) fait son entre
(thme B), il est considr souvent comme un pont (bridge) qui conduit la
section finale (retour du thme A). Certaines chansons succs sont construites
selon une forme strophique verset/refrain, lexemple d After the Ball (1892)
de Charles Harris, o lauteur met laccent ici sur le refrain (le titre de la chanson
apparat dans le refrain) comme on le fera habituellement dans dinnombrables
chansons pop au XXe sicle. La chanson de Tin Pan Alley ne peut pas tre plus
simple et plus rptitive : rythme rgulier, alternance daccords de tonique et
dominante dans une seule tonalit (les modulations sont rares), et notes mlodiques souvent simplement tires des accords de tonique et dominante. Le
genre le plus commercial au tournant du XXe sicle est la ballade sentimentale,
la chanson damour (Anderson, 1997, p. 40-41). La musique produite par Tin
12. Il est vrai que la comparaison dune somme gagne ponctuellement et dun salaire annuel est
discutable, mais cela permet tout de mme de donner une ide de la grandeur des sommes touches
par les songwriters et les diteurs les plus connus. Ainsi, dans notre exemple, un diteur (qui gagne
100 000 dollars) touche lquivalent de deux-cents ans de salaire dun ouvrier.
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Pan Alley sapparente ainsi ce que Carl Dahlhaus appelle musique triviale
(Dahlhaus, 1980, p. 312) dont les traits caractristiques sont la sentimentalit et
des rgles dcriture datant du milieu du XVIII e sicle (harmonie tonale). Dune
part, on recherche une musique mouvante et, dautre part, on rpte toujours
les mmes schmas harmoniques. quelques changements de surface prs,
les caractristiques de la chanson standard diffuse par les entreprises de Tin
Pan Alley seront universellement reprises tout au long du XXe sicle par les
songwriters, quel que soit le style de musique pop.
Les songwriters de Tin Pan Alley qui ont le plus de succs commercial du
dbut des annes 1890 au milieu des annes 1910 sont : Paul Dresser (18581906), Charles Harris (1865-1930), James Thornton (1861-1938), Gus Edwards
(1879-1945), Harry von Tilzer (1872-1946), Albert von Tilzer (1878-1956),
Theodore Morse (1873-1924) et Irving Berlin (1888-1989). Leurs origines
sociales sont relativement modestes (petite bourgeoisie ou classes populaires) :
le pre de Paul Dresser, qui travaille dans lindustrie lainire, doit lutter pour
ne pas tomber dans la pauvret, celui de Charles Harris est le patron dune
boutique de tailleur, celui de Gus Edwards tient un magasin de cigares, celui
des frres Tilzer tient un magasin de chaussures et le pre de Berlin est un
cantor pauvre de New York. Leur niveau scolaire est assez faible : ils entrent tt
sur le march du travail (Dresser 16 ans, Harry von Tilzer 14 ans, Morse
galement 14 ans, Berlin 9 ans), Leur niveau musical est trs faible : ils
nont gnralement pas tudi dans un conservatoire, ignorent mme parfois
le solfge et doivent donc faire appel un musicien professionnel. Leurs plus
grands succs, gnralement des ballades sentimentales, se vendent plus dun
million dexemplaires, exceptionnellement plus de deux ou trois millions
dexemplaires. Cela leur rapporte des sommes considrables, tout spcialement
ceux qui ont la bonne ide de fonder leur propre maison ddition musicale,
cumulant ainsi les gains comme auteur et diteur. Charles Harris est certainement le plus riche dentre eux, notamment grce sa chanson au succs
ddition record After the Ball (1892) qui, tire cinq millions de copies en
un an, dix millions en quelques annes, fait de lui un millionnaire.
1.1.2 La commercialisation dune musique noire : le ragtime
part les chansons de varit des songwriters sous contrat, les maisons
ddition de Tin Pan Alley publient galement des pices instrumentales et des
chansons de ragtime. Cest un style de musique invent par des musiciens noirs
du Sud des tats-Unis, qui connat un immense succs dans tout le pays13 de la
13. Le ragtime nest pas la premire musique noire qui est commercialise aux tats-Unis. Dj
le Negro Spiritual, une musique chorale religieuse, a eu un certain succs durant le dernier tiers
du XIXe sicle. La premire partition de Negro Spiritual, Roll, Jordan Roll , est publie en 1862
(par une maison ddition de Philadelphie). Dautres chants sont publis les annes suivantes, et en
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fin des annes 1890 au milieu des annes 1910. La diffrence culturelle entre
Noirs et Blancs, deux groupes sociaux strictement spars aux tats-Unis, ne
fait que saccentuer tout au long du XIXe sicle. La musique noire devient un
instrument de libration, permettant ce groupe social de saffirmer, et mme
parfois de smanciper (la musique permet ainsi quelques musiciens noirs de
se sortir de leur condition misrable). Mais elle est aussi source dalination en
renforant la diffrenciation entre groupes sociaux : la musique et plus largement
la culture noire est la preuve matrielle quil existe bel et bien des diffrences
entre Noirs et Blancs dans ce pays (Portis, 2002, p. 21 et 31).
Le ragtime est une musique qui trouve ses origines, dune part, dans les
marches et autres pices joues par les fanfares, et, dautre part, dans le cakewalk14. La musique de ragtime est facilement identifiable par son rythme
syncop : le mot ragtime (que lon peut aussi crire rag-time) vient de raggedtime , littralement temps en lambeau , une mtaphore pour dsigner cette
musique syncope. Dans le ragtime instrumental jou principalement au piano,
la main gauche, qui joue la basse, marque chaque temps de faon rgulire,
pendant que la main droite joue la mlodie sur un rythme syncop (accent
sur le contretemps). La forme classique du ragtime instrumental, dbutant
ventuellement par une introduction de 4 ou 8 mesures, prsente une succession de 4 thmes suivant la forme AABBACCDD (chaque section dure 16
mesures), une forme que lon rencontrait dj frquemment dans les marches
joues par les fanfares.
Dans leur livre sur lart moderne de New York, William Scott et Peter
Rutkoff affirment que les pionniers de la musique moderne amricaine sont
Charles Ives et Scott Joplin (1868-1917). Ils crivent que le ragtime de Scott
Joplin est la premire forme de musique moderne urbaine de New York
(Scott & Rutkoff, 1999, p. 33). La musique moderne dsigne donc, selon ces
auteurs, les nouvelles formes de productions musicales dans le domaine pop
comme dans le domaine savant. On met ainsi ces deux types de productions sur
le mme plan. Une position relativiste qui nest pas rare dans lhistoriographie
amricaine, y compris dans les ouvrages spcialiss sur lart (ou la musique)
moderne. Disons-le donc clairement, il sagit dune erreur, voire dune imposture
pure et simple, car le ragtime, comme toute musique pop, na rien de moderne.
En effet, son langage est trs ancien : tonalit harmonique que lon peut dater
1867 on imprime le premier recueil de Spirituals, intitul Slave Songs of the United States. Ce genre de
musique devient vraiment populaire dans tout le pays partir des annes 1870 (Ewen, 1957, p. 58).
14. Le cake-walk est un genre de danse et de musique invent par les esclaves noirs du Sud
des tats-Unis. Lorigine remonte la chalk line walk (littralement marche sur un trait la
craie ), une comptition de danse quorganisaient les matres desclaves : le vainqueur se voyait
rcompens dune part de gteau (cake). Ces concours de danse se sont perptus aprs la guerre
de Scession et se sont propags dans le Nord du pays. Cette danse, pratique sur une musique
syncope, devient trs populaire partout dans le pays au sein de la population (noire et blanche)
vers le dbut des annes 1890.
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approximativement du milieu du XVIII e sicle. Le ragtime napporte pas grandchose de nouveau mme par rapport lhistoire de la musique pop, si ce nest
lusage systmatique de la syncope.
Le ragtime entre dans les circuits commerciaux ds sa naissance. Cest une
musique tout dabord diffuse dans les spectacles musicaux, puis dans les bars,
les dancings15, et joue par les fanfares. Le ragtime est diffus sous forme de
partitions de morceaux spars publies par les maisons ddition de Tin Pan
Alley partir de 1897. On publie, dune part, des pices instrumentales, gnralement pour piano, distribues sous forme de partitions ou de rouleaux pour
piano mcanique, et, dautre part, des chansons de ragtime (ragtime songs).
Le ragtime instrumental est appel classic rag , piano rag ou tout simplement rag . Le compositeur le plus connu du genre est Scott Joplin, auteur
de la partition de ragtime la plus vendue durant cette priode, intitule Maple
Leaf Rag (compose en 1897 ou 1898 et publie en 1899) qui lui rapporte des
revenus non ngligeables. Pour la publication de Maple Leaf Rag, Joplin signe
un contrat qui lui garantit de toucher des royalties (un cent par copie vendue).
En huit ans (de 1901 1909), un demi-million de copies sont vendues, qui
lui rapportent environ 600 dollars par an, cest--dire le salaire moyen dun
ouvrier cette poque. Si on ajoute cette somme les royalties touchs pour
ses autres compositions, plus ce quil gagnait en donnant des cours particuliers,
on peut considrer que Joplin gagnait correctement sa vie et navait nullement
besoin, au contraire des autres musiciens de ragtime, de jouer du piano dans
les saloons ou les maisons de prostitution (Berlin, 1994, p. 56-58). En effet, les
musiciens de ragtime ne font pas fortune avec leur musique. Ils gagnent leur
vie en partie (ou totalement comme dans le cas de Joplin) grce la musique
mais sans toucher des salaires exorbitants cette poque. Tous les membres
de la sphre commerciale ne sont donc pas aussi riches et clbres que les
songwriters les plus en vue du moment.
Les premiers rags succs de Scott Joplin sont publis par un diteur du
Missouri (nomm John S. Stark). Le ragtime est au dpart diffus surtout en
priphrie du monde musical. Il est introduit New York vraisemblablement
par Ben Harney (1872-1938), un pianiste blanc gagnant sa vie dans le vaudeville, qui joue avec succs ses rags au Tony Pastors Music Hall de New
York. La maison ddition musicale Witmark est lune des premires de Tin
Pan Alley sintresser au ragtime. Mais cette maison ne pourra commencer
15. Les salles de bal (ballrooms en anglais) sont remplaces au dbut des annes 1910 par les cabarets et night-clubs. Le ragtime provoque un fort engouement pour la danse. En effet, la simplicit
de cette musique (sur un temps 4/4 ou 2/4) a favoris la production de danses trs simples et
accessibles au plus grand nombre. On parle dune vritable folie de danse (dance craze) au dbut
du XXe sicle. Dans les annes 1910, on ouvre des centaines de dance halls et cabarets dans tout
le pays. On peut galement danser dans les restaurants et les htels des grandes villes. Aprs le
succs du ragtime, de nombreuses musiques de danse apparaissent comme la turkey trot , la
one-step ou la fox-trot .
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dbut des annes 1860. Des musiciens noirs de minstrel remportent mme un
franc succs dans tout le pays, comme James Bland (1854-1911). La naissance
des groupes de minstrel noirs marque en fait le dbut de laccs des Noirs au
monde musical commercial. Cette forme dintgration est particulirement
ambigu : lassimilation des musiciens noirs se fait par leur participation au
renforcement de la sgrgation raciale (en colportant eux-mmes les prjugs
racistes). Dailleurs, cette sgrgation ne fait que saccentuer tout au long du
XIXe sicle. Les minstrel shows deviennent trs rapidement le spectacle de divertissement le plus populaire au Nord comme au Sud. Ils sont donns dans les
thtres mais galement dans les lieux frquents par les classes populaires,
commencer par les saloons. Dans les annes 1890, le minstrel commence
dcliner au profit dautres spectacles comme le vaudeville.
Appel lorigine variety , le vaudeville est une forme de music hall trs
populaire aux tats-Unis durant le dernier tiers du XIXe sicle. Il mlange
diffrents divertissements comme les numros de cirque, les pices de thtre
populaire (chansons et danses) et les pices de thtre savant (extraits de pices
classiques) (Herzhaft, 2005, p. 211). Suivant lexemple de Tony Pastor (19071969), plusieurs entrepreneurs ouvrent des variety house , thtres prsentant
exclusivement du vaudeville, New York et un peu partout dans le pays partir
des annes 1880-1890. Un circuit de vaudeville relie toutes les villes du pays.
Cest un trs bon moyen pour diffuser une chanson, ce que comprennent trs
vite les diteurs de Tin Pan Alley. Le vaudeville rapporte beaucoup dargent,
non seulement aux maisons ddition et aux producteurs (propritaires des
thtres de vaudeville), mais aussi aux artistes de vaudeville eux-mmes qui
touchent en 1900 entre 250 et 1000 dollars par semaine (Lacombe, 1987, p. 31).
Le succs du vaudeville durera jusqu la fin des annes 1910, seffaant devant
la concurrence trop forte des comdies musicales et du cinma.
Reprenant certains lments du vaudeville et du minstrel (chansons et numros comiques), tout en ajoutant un lment rotique (danseuses lgrement
vtues), le burlesque apparat aux tats-Unis en 1869 et sera trs populaire
partir des annes 1870 jusque dans les annes 1920. Le burlesque est trs
proche dun autre type de spectacle prsentant des danseuses dnudes qui
apparat au dbut des annes 1890 : la revue. Au dpart ce terme dsignait un
spectacle o lon passait en revue les principaux vnements de lanne (politiques, artistiques, etc.). Ensuite, la revue dsigne peu peu une succession
de tableaux o lon recherche le spectaculaire avec lintroduction progressive
dun lment rotique, la prsence de femmes peu vtues. La premire revue
amricaine, intitule The Passing Show, est produite en 1894. Le plus clbre
producteur de revues, Florentz Ziegfeld (1867-1932), produit ses Ziegfeld Follies
pratiquement chaque anne de 1907 1931, pour lesquelles il commande de
la musique aux compositeurs les plus en vue de la sphre commerciale. Les
prtentions artistiques de la revue sont plus hautes que celles du burlesque.
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La mise en scne est plus labore, les costumes plus varis et les danseuses
plus nombreuses. Il sagit dun spectacle chic, qui sadresse avant tout un
public bourgeois essentiellement masculin, certainement moins intress par la
musique que par la nudit des danseuses16. Public qui sintresse galement
deux autres types de spectacle musical : la comdie musicale et loprette.
1.2.3 La comdie musicale et loprette
Dans la hirarchie des spectacles musicaux but lucratif, loprette (ou opra
comique) occupe le sommet, au-dessus de la comdie musicale. Ces spectacles
sont bien mieux considrs par le public bourgeois que le minstrel, le vaudeville
ou le burlesque (reprsents dans des lieux peu frquents par la classe dominante, cf. Kenrick, 2008, p. 51-52). The Black Crook (1866, 474 reprsentations) de
Charles Barras est parfois considr tort comme la premire comdie musicale amricaine. Cette pice au cot et au succs record, est produite pour un
public, essentiellement bourgeois ou petit-bourgeois (Kenrick, 2008, p. 62-63),
qui se rend habituellement au thtre pour couter les opra-bouffe franais, les
opras comiques anglais et dautres pices lgres de cette sorte. The Black Crook
est produit par William Niblo (1789-1875) un riche entrepreneur de spectacle.
Il possde depuis le dbut des annes 1820, New York (sur Broadway), un
complexe de divertissement : le Niblos Garden, compos notamment dun
thtre, dun restaurant, dun htel et dun jardin public. Les spectacles produits
par Niblo rapportent habituellement des sommes importantes, mais le succs
de The Black Crook est un record : cette pice rapporte en quelques mois plus
dun million de dollars. La musique de The Black Crook reprend des chansons et
thmes musicaux bien connus du public, ce qui explique en partie son succs17.
Mais cette pice ne marque pas la naissance de la comdie musicale et sinscrit
plutt dans la tradition de spectacles musicaux assez proches de loprette que
lon appelle parfois extravaganza (Knapp, 2005, p. 59).
partir des annes 1890, les termes comdie musicale (musical comedy)
sont utiliss pour dsigner diffrentes productions tant Londres qu New
16. Ce genre de spectacle rotique a certainement dtonn cette poque, le puritanisme aux
tats-Unis tait alors trs fort. Mais on aurait tort de considrer lrotisation du corps fminin
comme une vritable forme de transgression sociale. Ce faux-semblant de libration sexuelle
na nullement fait avancer la cause des femmes. Selon Ilana Lwy, dans nos socits modernes
laccent est mis sur lattrait sexuel pour les hommes comme lment essentiel de lidentit fminine (Lwy, 2006, p. 38). Les rites de beaut fminine, ajoute Lwy, ont hlas une dimension
beaucoup moins agrable quand il sagit de surveillance et dautosurveillance de lapparence
des femmes. Les corps fminins bien plus que les corps masculins sont valus, apprcis et
jugs. Par voie de consquence, les femmes sont invites porter une attention constante leur
apparence (Ibid., p. 116-117).
17. On peut galement rapprocher cette uvre de l opra ballade anglais du XVIII e sicle comme
The Beggars Opera (1728) de John Gay qui reprend des mlodies connues.
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York. Mais les productions que lon peut vritablement considrer comme les
premires comdies musicales apparaissent entre le milieu des annes 1890 et le
milieu des annes 1900. Et lon considre souvent George Cohan (1878-1942)
comme le pre de la comdie musicale. Cohan a grandi dans le milieu du spectacle (ses parents sont des artistes de vaudeville). Il crit plusieurs vaudevilles,
dont certaines pices seront augmentes et lgrement modifies pour constituer ce que lon considre souvent aujourdhui comme les premires comdies
musicales : The Governors Son (1901, 32 reprsentations), Running for Office (1903,
48 reprsentations), Little Johnny Jones (1904, 52 reprsentations). Ses pices lui
rapportent une fortune : en 1910, six pices crites par Cohan, laffiche dans
le pays, lui rapportent 1,5 million de dollars (Morehouse, 1943).
On peut considrer que la comdie musicale est une version simplifie
et amricanise de lopra comique. Il sagit essentiellement de la succession
de pices musicales (des chansons, mais galement des danses les claquettes
notamment et des interludes instrumentaux) suivant une trame dramatique. La
partition des comdies musicales, toujours tonale et trs simple, sinspire souvent
des musiques pop tasuniennes. Grard Herzhaft relve aussi les caractristiques
suivantes : simplicit de lintrigue, multitude de scnes daction, rotisme, sujet
raliste (souvent une histoire damour) inspir de la socit amricaine (Herzhaft,
2005, p. 195). Dans la comdie musicale, les moyens sont plus importants que
les fins (Ewen, 1961b, p. 159) : lhistoire nest souvent quun prtexte pour prsenter des danses ou des chansons interprtes par des vedettes. Une comdie
musicale est crite par un nombre rduit de collaborateurs (un compositeur,
second par un orchestrateur, et un librettiste, aid parfois dun parolier pour
lcriture du texte des chansons), et excute par une troupe dune dizaine
dacteurs, chanteurs et danseurs, et par un orchestre classique dune trentaine
de musiciens. Au fur et mesure du dveloppement de la comdie musicale,
on emploie de moins en moins de chanteurs spcialiss dans le chant lyrique
(travaillant pour lopra comique), mais des chanteurs dont les comptences
sont plus faibles, leur ambitus ne dpassant souvent gure plus dune octave. La
comdie musicale va donc se diffrencier de plus en plus de loprette.
Loprette est trs populaire aux tats-Unis des annes 1870 aux annes
1930, mais, contrairement au vaudeville ou au burlesque, loprette sadresse
un public plus bourgeois. Une oprette que lon appelle indistinctement
aux tats-Unis cette poque oprette ou opra comique 18 est un pur
18. Loprette est issue de lopra comique au milieu du XIXe sicle. Ces deux formes, mme si elles
se rapprochent certains gards, ne se confondent pas. En principe, le sujet et le style dune oprette
sont plus lgers et la dure est plus courte que celle dun opra comique. Mais il semblerait que ces
deux formes se confondent pratiquement aux tats-Unis si bien que les uvres de Victor Herbert et
celles de ses confrres sont appeles tantt oprette tantt opra comique . Cette confusion des
genres est secondaire. Il convient de garder lesprit lopposition plus fondamentale entre lopra
srieux (lopra proprement parler), toujours jou dans les maisons dopra, et lopra lger ( oprette ou opra comique ), surtout jou dans les salles de thtre. Ces deux formes se distinguent
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avec les plus anciennes et menacer leur existence mme. En rgle gnrale, la
menace ne vient pas de lintrieur mais de lextrieur, la sphre de la musique
commerciale tant ouvertement critique et mme combattue par certains
tenants de la sphre de la musique savante.
Victor Herbert
Victor Herbert est n Dublin, il devient citoyen amricain en 1902. Son pre
(qui tait avocat) meurt deux ans aprs sa naissance. Il va vivre avec sa mre
Londres chez son grand-pre, Samuel Lover, un artiste irlandais clbre en
Angleterre. Victor Herbert commence tudier le piano 7 ans avec sa mre,
pianiste de bon niveau. On lenvoie tudier en Allemagne (il passe cinq annes
Stuttgart). Il gagne alors sa vie comme violoncelliste dorchestre et professeur
de musique. Il crit une Suite pour violoncelle et orchestre (1883), dont le quatrime
mouvement ( srnade ) connait un grand succs. Lcriture est romantique,
un style qui sera le sien jusqu la fin de sa vie. En 1886, il dcide dmigrer aux
tats-Unis, o il se fait connatre tout dabord comme violoncelliste virtuose et
compositeur. Il trouve trs rapidement sa place au sein du monde musical savant
tasunien mais, dsireux de vivre confortablement, il met ses talents au service
de la sphre commerciale. En 1893, il prend la tte dune fanfare trs clbre
(la Twenty-Second Regiment Band of New York, plus connue sous le nom de
Gilmores Band) quil dirige travers le pays, et pour laquelle il doit arranger et
composer de la musique. Ce travail lui assure un revenu trs confortable et la
clbrit. Il ne renonce pas pour autant sa carrire de musicien savant et dirige
notamment lOrchestre symphonique de Pittsburgh de 1898 1904. Herbert crit
ses premires oprettes durant la seconde moiti des annes 1890, dont The Wizard
of the Nile (1895), The Serenade (1897) et The Fortune Teller (1898). Il crit finalement
quarante-cinq oprettes de 1894 sa mort en 1924. Herbert est un compositeur
lger succs : il est, avec John P. Sousa (compositeur et musicien de fanfare)
et George Cohan (le pre de la comdie musicale), lun des trois compositeurs
les plus riches du pays. Sil consacre le plus clair de son activit de compositeur
lcriture de ses oprettes, il crit par ailleurs de la musique srieuse qui est
joue dans les salles de concert ou les maisons dopra. Compositeur lger
succs, Herbert nen est pas moins galement une personnalit dominante du
milieu musical savant. Il occupe ainsi une position dominante, la fois dans la
sphre savante et dans la sphre commerciale, position possible un moment
o ces deux sphres ne sont pas encore bien diffrencies.
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en langue anglaise. Il faut mettre des guillemets au mot opra, car il sagit bien
souvent dun mlange de pices diverses, dun ou plusieurs actes dopras
comiques associs diverses chansons et danses (ou tout autre divertissement).
On joue, autour de 1810, dans les thtres et les maisons dopra surtout les
opras ballades anglais du XVIII e sicle. Lorsque lon traduit les opras italiens
en anglais, on les transforme en profondeur : on change le contenu du livret,
on ajoute de nouveaux airs et on en supprime certains (Broyles, 1992, p. 19).
Ce nest que trs progressivement, au cours du XIXe sicle, que se diffrencie
lopra srieux (on parle aux tats-Unis de Grand Opera ), tel quon le connat
en Europe, de la production du thtre musical commercial . Une premire
tape est franchie lorsque lon joue les opras dans la langue originale. partir
de 1825, le Park Theater de New York accueille des troupes dopra venant
dEurope qui donnent des opras italiens en langue originale. En 1833, lItalian
Opera House est tabli dans la ville et ne joue, comme son nom lindique, que le
rpertoire de lopra italien (Rossini ou Bellini). Mais lItalian Opera House na
pas beaucoup de succs : il doit fermer ses portes en 1835. Les opras donns
en italien (parfois en franais) restent lexception dans une scne opratique
trs largement domine par des opras donns en anglais. De 1835 1850
environ, lopra anglais continue de dominer la scne lyrique, et, de temps en
temps, quelques opras franais et italiens sont jous.
Au milieu du XIXe sicle, on construit de nouvelles maisons dopra aux
tailles imposantes, notamment Philadelphie et New York. Le prix du billet
dentre augmente fortement et lon commence jouer plus systmatiquement les opras dans la langue originale. Lopra devient alors nettement
plus litaire. Durant la premire moiti du XIXe sicle, il sagissait dun art
apprci la fois par la bourgeoisie et une frange un peu plus large de la
population urbaine, essentiellement la petite bourgeoisie. partir de la seconde
moiti de ce sicle, lopra devient un art presque exclusivement rserv
la bourgeoisie. Cette hirarchisation des pratiques musicales du thtre se
produit sur fond de polarisation sociale : au cours du XIXe sicle, les ingalits
sociales se creusent, Franois Weil parle mme de tendance lcartlement
social (Weil, 1992, p. 97). Dans son ouvrage intitul Highbrow Lowbrow, The
Emergence of Cultural Hierarchy in America, Lawrence Levine dcrit le processus
de hirarchisation de la culture amricaine . Selon lui, au dbut du XIXe
sicle, les Amricains partageaient une culture commune : lopra tait un
art apprci la fois par une lite et par le reste de la population. Mais, par
la suite, les lites ont pris leurs distances avec le reste de la population et ont
dfendu une culture propre 20. Il ne fait aucun doute que la diffrenciation des
20. Cette diffrenciation sera justifie par de nouveaux vocables, en particulier highbrow (pour
la culture den haut) et lowbrow (pour la culture populaire), deux termes qui renvoient des
proprits physiques, brow signifiant arcade sourcilire. On invente toutes sortes de thories
racistes (cf. Levine, 1988).
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musicales publies dans cette ville (on publie plus de revues musicales Boston
que partout ailleurs dans le pays).
Cest Boston que lon commence considrer la musique comme une
forme de haute culture, et la musique instrumentale (musique considre comme
pure ou absolue ) va incarner ce quil y a de plus haut et de plus sacr en
musique 22. Lawrence Levine parle ce propos de sacralisation de la culture
(Levine, 1988, p. 83-168). Jacques Bouveresse, dans La connaissance de lcrivain,
crit que, de nos jours, la littrature est considre en France comme sacre,
un peu comme si la religion de beaucoup de fidles, au fond deux-mmes
et insensiblement, sest faite littrature ; il ajoute que la relation que nous
entretenons avec elle [la littrature] est reste fondamentalement religieuse et na
jamais t rellement scularise (Bouveresse, 2008, p. 26). Pierre Bourdieu
a galement bien montr tout ce qui rapproche (encore aujourdhui) le monde
culturel du monde religieux. Mais la sacralisation de la culture est peut-tre
une tape ncessaire dans la conqute de son autonomie vis--vis des mondes
politique, conomique et religieux. Il a fallu en effet plusieurs sicles pour voir
natre une diffrence de nature entre croyance religieuse et croyance culturelle.
Dans le domaine de la peinture, on est pass progressivement, partir de la
Renaissance, dun tableau qui tient le rle de reprsentation (du divin ou dun
personnage sacr) une uvre esthtique que lon contemple pour soi. Pierre
Bourdieu rappelle ainsi que lacquisition des catgories ncessaires pour
matriser le code stylistique de luvre implique lacquisition dune disposition
esthtique prsupposant la mise en suspens de la croyance nave dans la chose
reprsente (le visiteur de muse qui sagenouillerait devant une pieta apparatrait
comme un fou) (Bourdieu, 1994a, p. 74). On observe un processus quivalent
celui de la gense sociale de lil dans le domaine musical, avec la gense
de lcoute de la musique pour soi. En Amrique, cest Boston que dbute
la formation de cette disposition trs particulire.
Cest galement Boston, au mme moment, que lon commence dfendre
avec force lopposition stricte entre musique savante et musique populaire .
Cette distinction a toujours exist aux tats-Unis, mais elle se renforce au XIXe
sicle. Le critique musical John Dwight (1813-1893), qui a fond le Dwights
Journal of music en 1852, dfend avec force la musique savante (que lon appelle
en anglais art music ) face la musique populaire . Sa position est trs
controverse. Sopposent alors deux camps : les litistes , autrement dit, ceux
qui dfendent la musique savante (parmi lesquels on confond souvent ceux
22. Une conception qui simposera finalement jusque dans le domaine de lopra : on apprciera
un opra comme une uvre instrumentale, le contenu du livret sera secondaire. Les opras dans
les annes 1820-1830 taient jugs surtout en fonction du livret (si un sujet tait trop immoral
alors il tait svrement critiqu) ; partir de la seconde moiti du XIXe sicle, le public sintresse
plus la musique qu lintrigue, et mme si le sujet est immoral cela passe au second plan, tant
que la musique est bonne.
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qui cultivent lentre soi et mprisent le bas peuple, avec ceux qui dfendent
lautonomie de la cration et conjointement la dmocratisation de laccs
lart), aux populistes clbrant les vertus de la musique commerciale .
Ce dbat, au sein des intellectuels, ne va jamais vraiment cesser. Laccusation
rcurrente d litisme , lencontre des artistes savants et leurs dfenseurs, se
confondra galement aux tats-Unis avec celle d antiamricanisme et dart
antidmocratique . La dfense de la haute culture sera considre comme
antiamricaine : on rpte que la musique savante est une transplantation
de la culture europenne. Elle serait galement antidmocratique , en raison de
ses origines aristocratiques . On aurait tort de croire que la position populiste
est marginale au sein du monde culturel tasunien. De nombreux intellectuels
prennent la dfense des musiques populaires , cest--dire commerciales. On
publie notamment des biographies de compositeurs de musique commerciale,
en particulier de songwriters de Tin Pan Alley, alors quau mme moment (fin
du XIXe-dbut du XXe sicle), il nexiste encore que trs peu douvrages sur les
compositeurs amricains de musique savante. En ralit, ce que les populistes
dfendent, ce sont les musiques effectivement reues par une large partie de la
population, et dont la rception peut donc bien tre qualifie de populaire ,
mais produites par une petite lite de producteurs : patrons de maison ddition,
producteurs de Broadway, artistes riches et clbres, etc.
Toujours est-il que le nombre des partisans de la musique savante augmente
rapidement Boston. Les institutions musicales savantes se multiplient. Tout
spcialement durant la priode dite de lge dor (1865-1896), durant laquelle
les riches se montrent trs gnreux pour financer les activits culturelles dont ils
sont les premiers (et souvent les seuls) profiter, lexemple du conservatoire,
le New England Conservatory (fond en 1867). partir de 1865, lAssociation
Musicale de Harvard organise une srie de concerts de musique dorchestre, qui
sinterrompt en 1882, aprs la fondation (en 1881) de lOrchestre symphonique
de Boston. La vie musicale de Boston sera ensuite domine par les concerts du
Symphonique. Les concerts de musique de chambre sont galement trs priss,
tout spcialement les prestations des Quatuors cordes comme le Quatuor
Kneisel (1885-1917) ou le Quatuor Flonzaley (1903-1929), les deux ensembles
les plus clbres des tats-Unis.
Si Boston un seul orchestre symphonique domine la scne musicale
savante, ce nest pas le cas New York o sont en concurrence plusieurs
orchestres : le Philharmonique de New York (fond en 1842), le plus ancien
orchestre amricain encore en activit, le Symphonique de New York (fond
en 1878) et le Philharmonique de Brooklyn (fond en 1857). Le centre de la vie
musicale new-yorkaise est situ lorigine dans la partie basse de la ville qui
correspond aujourdhui downtown (Wall Street, Lower Broadway et Battery).
la fin du XIXe sicle, le centre dactivit se dplace plus au nord, dans ce que
lon dsigne aujourdhui par uptown. Cest dans ce quartier quest fond le
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Carnegie Hall en 1891, salle de concert dune capacit de 2 780 places environ
qui sera bientt la plus prestigieuse du pays.
Carnegie, les fondations et la reproduction de la domination
Le nom donn au Carnegie Hall est celui du riche donateur Andrew Carnegie
(1833-1919) qui a fait fortune dans lindustrie de lacier. Comme Rockefeller et
les autres nouveaux riches, Carnegie finance des organisations culturelles ou
caritatives par lintermdiaire de fondations. Apparaissent ainsi, la fin du xixe
sicle et au dbut du xxe sicle, les premires fondations. Avec les Carnegie,
Rockefeller, Sage, Mellon etc., explique Nicolas Guilhot, la philanthropie va
prendre la forme de la fondation, vritable bureaucratie de la vertu civique,
gre limage des entreprises par un conseil dadministration et un prsident
[]. Pour la plupart, ce sont des nouveaux riches qui ont su tirer tous les
bnfices du bouleversement du mode de production. Les fortunes colossales
quils ont amasses reposent sur un degr sans prcdent dexploitation dun
nouveau proltariat urbain et sur une concurrence conomique impitoyable.
Face aux rsistances sociales quentrane ce processus dindustrialisation brutal,
aux sanglantes rvoltes ouvrires des annes 1880-1890 et lmergence dune
critique des barons voleurs relaye par une partie de la classe politique et
reprise en chur par les milieux populistes et progressistes, la philanthropie
va rapidement apparatre, aux yeux des lites industrielles les plus claires,
comme une alternative prive au socialisme faisant du secteur priv le garant
de la justice sociale (Guilhot, 2004, p. 9-10). La philanthropie (terme qui dsigne
aux tats-Unis toute entreprise de financement dactivits dsintresses ,
caritatives ou culturelles) permet de donner une meilleure image aux nouveaux
riches, mais pas uniquement. La philanthropie et les fondations jouent un rle non
ngligeable dans la reproduction de la domination. Les organisations philanthropiques finances par la classe dominante organisent des activits rserves
cette classe (comme les bals de charit) favorisant lendogamie au sein du milieu
bourgeois. De plus, linvestissement dans des entreprises culturelles ou caritatives
convertit le capital conomique en capital symbolique, comme le prcise Nicolas
Guilhot : Loin dtre lantithse du processus daccumulation et de reproduction
du capital, on dira quelle [la philanthropie] en est une modalit particulire, o
la circulation du capital prend la forme de sa conversion le capital-argent ne
revient pas ncessairement sous une forme montaire mais il se mue en capitaux dune autre nature (sociale, scientifique, politique, etc.) qui sont nanmoins
ncessaires la reproduction sociale du capital et, ce qui revient au mme, la
lgitimation de son mode de reproduction (ibid., p. 28). La philanthropie est un
mcanisme parmi dautres grce auquel la bourgeoisie assure sa reproduction.
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Le Philharmonique de New York simpose trs rapidement comme lun des trois
meilleurs orchestres du pays (ce que lon appelle le Big Three cette poque),
avec lOrchestre symphonique de Boston et lOrchestre de Philadelphie (fond
en 1900), un moment o le nombre dorchestres aux tats-Unis augmente
trs rapidement : en 1900, il existe dj 37 orchestres (universitaires, amateurs
ou professionnels), il y en aura 137 en 1919 (soit 100 de plus en vingt ans).
2.1.3 LInstitut National et lAcadmie Amricaine des Arts et des Lettres
la fin du XIXe sicle, les Amricains prennent conscience de limportance
de la production culturelle dans leur pays. Les plus hautes personnalits du
monde de lart, de la littrature et de la musique fondent lInstitut National des
Arts et des Lettres en 1898 sur le modle de lAcadmie franaise des Arts et
des Lettres (fonde en 1635 par le Cardinal Richelieu). Au sein de cet Institut,
rserv 150 membres lors de sa cration (250 partir de 1908), est fonde
en 1904 lAcadmie Amricaine des Arts et des Lettres, dont les 50 membres
sont slectionns parmi les lus de lInstitut. Au XXe sicle, tre lu lInstitut
National reprsentera, pour un compositeur, la conscration acadmique,
llection lAcadmie Amricaine tant la cerise sur le gteau.
La fondation de cette institution marque une prise de conscience de
limportance croissante de la production culturelle tasunienne. Elle semble
galement avoir t motive par la volont dautonomiser la culture vis--vis
des mondes de largent et de la politique (mais peut-tre galement du monde
religieux). Cest un processus qui est comparable, bien des gards, celui de
la fondation de lAcadmie franaise, institution qui a contribu, lorigine,
lautonomisation du monde de la culture en France (Sapiro, 1999, p. 251). Walt
Whitman (1819-1892), pote dcd quelques annes avant la fondation de
lInstitut, stait dj engag contre la domination du business et de largent
dans la vie amricaine (Updike, 1998, p. 4). Dans cette institution, tous les
membres ne sont peut-tre pas aussi ouvertement opposs aux milieux politique
et conomique mais cette aversion pour largent, le business , et la commercialisation de la culture, est assez largement partage. Victor Yellin note
qu partir des annes 1890, on condamne ceux qui se laissent tenter par le
commercial et notamment les compositeurs de concerts jugs commerciaux
comme certains festivals ou les foires (cf. Yellin, 1990). Face lmergence dune
industrie musicale, la fondation de lInstitut National contribue instituer au
sein du monde musical une distinction plus nette entre sphre commerciale et
sphre non commerciale.
LInstitut est fond par des membres de lestablishment de la culture
amricaine, tous ns avant la guerre de Scession. Le dpartement de musique est le plus petit de tous. cette poque, on est intimement convaincu
que la musique ne sest pas encore bien dveloppe aux tats-Unis et que les
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compositeurs de haut niveau ne sont pas lgion. Parmi les quatorze membres
fondateurs du dpartement de musique de lInstitut figurent les compositeurs les
plus renomms des tats-Unis : John Paine, George Chadwick, Arthur Foote,
Horatio Parker, Edward MacDowell et Edgard Stillman-Kelley. Ce sont tous
des reprsentants du romantisme, style dominant de lpoque.
2.2 La domination du romantisme
Les orchestres et les maisons dopra amricains jouent, au XIXe sicle,
quasi-exclusivement la musique europenne. Les compositeurs amricains ont
beaucoup de mal simposer. Ils sont ignors, voire mpriss, par les mlomanes
et les musiciens amricains. Il est vrai que leurs uvres sont gnralement
bien pauvres compares celles des meilleurs compositeurs europens 23.
partir des annes 1880-1890, le nombre de compositeurs de haut niveau
augmente sensiblement aux tats-Unis et ils parviennent se faire jouer. Ils
se concentrent surtout Boston, capitale de la cration musicale la fin du
XIXe sicle. Cest l que lon trouve les principaux compositeurs romantiques
dominants, et cest galement dans cette ville que travaille Charles Loeffler,
le seul compositeur reconnu dont le style diffre lgrement de tous les autres
(et que nous traiterons sparment).
2.2.1 Les Romantiques amricains les plus renomms
Durant le dernier quart du XIXe sicle, un groupe trs actif de compositeurs
romantiques vit Boston. Ils forment ce que les historiens tasuniens appellent
la Seconde cole de la Nouvelle-Angleterre (Second New England School ) 24.
Selon Richard Crawford, jusquau dernier quart du XIXe sicle, les compositeurs
sont toujours isols et mnent leur carrire individuellement. Les compositeurs
de Boston forment un vritable groupe ( dfaut dtre une cole) en ce sens
quils se connaissent bien et frquentent les mmes clubs (le Tavern Club ou
le St. Botolph Club). Dans ce groupe figurent : John Knowles Paine (18391906), George Chadwick (1854-1931), Horatio Parker (1863-1919), Arthur
Foote (1853-1937), Amy Beach (1867-1944), Frederick Converse (1871-1940) et
Edward MacDowell (1861-1908). Non loin de Boston, New Haven, enseigne
David Stanley Smith (1877-1949), compositeur romantique qui nest pas
23. Avant la guerre de Scession, quelques-uns russissent se faire jouer, en particulier Anthony
Philip Heinrich (1781-1861), William Henry Fry (1813-1865) et Louis Moreau Gottschalk (18291869).
24. Cette cole de compositeurs romantiques succderait ainsi celle des mlodistes amateurs
qui ont crit de la musique chorale la fin du XVIII e sicle. Son plus clbre reprsentant est William
Billings (1746-1800). Il publie en 1770 The New-England Psalm-Singer comprenant 127 compositions
toutes crites de sa main. Cest la premire compilation de musique entirement amricaine.
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considr comme membre de cette cole mme si son style musical ne sen
distingue gure. Enfin, deux compositeurs originaires de la Nouvelle-Angleterre
mais exerant leur mtier de musicien New York ou ailleurs, Henry Hadley
(1871-1937) et Edgar Kelley (1857-1944), comptent parmi les compositeurs
romantiques les plus connus de leur temps.
Ces dix compositeurs romantiques dominants partagent les caractristiques
sociales suivantes (cf. Annexe 1) : ce sont des WASP (blancs, anglo-saxons et
protestants), de sexe masculin ( lexception notable dAmy Beach, premire
compositrice importante aux tats-Unis), ils sont originaires de la NouvelleAngleterre ( lexception de MacDowell et David Smith), et sont issus de la
petite ou moyenne bourgeoisie. Au moins lun des deux parents pratique la
musique. Deux dentre eux ont la chance davoir un pre musicien professionnel : John Paine et Henry Hadley. Il est dailleurs assez curieux de lire
dans la biographie dHenry Hadley que celui-ci aurait t un self-made man ,
un exemple de trajectoire typiquement amricaine , le produit dun dur
labeur , de courage et dentreprise (Boardman, 1932, p. 152). Comme
souvent, les faits saccordent mal avec cette ide de self-made man . Hadley est
issu dune famille de musiciens : son grand-pre, puis son pre, enseignent la
musique dans les coles de Somerville (une ville situe prs de Boston) et sa
mre est pianiste et chanteuse professionnelle. Henry Hadley est donc, dans
le domaine musical, un hritier.
La plupart de ces compositeurs tudient en Europe (sauf Beach, Chadwick
et Foote). Les conservatoires europens attirent les tudiants amricains la
fin du XIXe sicle, car lEurope est le centre culturel du monde occidental : il
nexiste pas encore aux tats-Unis de conservatoire de haut niveau comme
Berlin, Vienne ou Paris. Un sjour de fin dtudes dans une ville du vieux
continent est le parcours oblig de tout tudiant amricain srieux jusqu la
Seconde Guerre mondiale.
Si certains peuvent gagner leur vie comme musiciens (Beach est pianiste
concertiste, Foote est organiste dglise et Hadley est chef dorchestre), la majorit
sont enseignants : dans un conservatoire (comme le New England Conservatory)
ou luniversit. Harvard est la premire universit des tats-Unis qui propose
un cours de musique ; Yale (o enseigne Horatio Parker partir de 1894) et
Columbia (o enseigne MacDowell partir de 1896) vont suivre cet exemple.
John Paine, qui fait toute sa carrire Harvard, est le premier compositeur
universitaire de lhistoire des tats-Unis, une double activit qui sera de plus en
plus rpandue, et deviendra la norme aprs la Seconde Guerre mondiale. Les
compositeurs tasuniens vont pouvoir compter progressivement sur le soutien
des universits (et des conservatoires), institutions garantes de leur autonomie.
La musique des Romantiques amricains suit les principes dcriture tablis
par les Romantiques europens. Leur musique est influence par le premier
romantisme, en particulier le style de Schumann (John Paine), mais surtout
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Le style romantique
La musique romantique est la musique nouvelle produite tout au long
du xixe sicle par des compositeurs en grande majorit dorigine allemande. On
distingue gnralement une premire phase du romantisme musical, de 1820
1850 environ (dernier Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin, Berlioz), une
seconde phase, que lon appelle romantisme tardif , de 1850 1890 environ
(Wagner, Liszt), et une troisime phase, appele post-romantisme , au tournant
du xixe sicle et du xxe sicle (Richard Strauss, Mahler). Comme le souligne
Rey Longyear (Longyear, 1973), il ny a pas de rupture trs nette entre le style
classique (reprsent par Haydn, Mozart et le premier Beethoven) et le style
romantique. Cette continuit est vidente au niveau de la forme : les Romantiques
reprennent les principales formes classiques (forme sonate, rondo, symphonie,
concerto, quatuor cordes, etc.), mme si ces formes subissent des transformations importantes mesure que le langage volue. La musique romantique, bien
que de plus en plus chromatique,repose toujours sur la tonalit harmonique,
lment structurel fondamental dans la musique romantique comme dans la
musique classique.
Lharmonie est de plus en plus riche : frquence plus grande des harmonies de
quatre sons (accords de septimes, notamment laccord de septime diminue)
et parfois de cinq sons (en particulier laccord de neuvime de dominante),
accords altrs, etc. (Bartoli, 2001, p. 61-86). Lharmonie romantique, comme au
xviiie sicle, est fonctionnelle, les accords de tonique (I) et de dominante (V) tant
toujours les plus structurants, mme si les accords de mdiante (III) et de sousmdiante (VI) acquirent un rle structurel quils navaient point auparavant.
mesure que le xixe sicle avance, les fonctions harmoniques sont de plus en plus
ambigus, certains accords tant utiliss surtout pour leur couleur propre. Les
modulations sont de plus en plus frquentes et brutales (sans prparation). Dans
certains passages, surtout dans le romantisme tardif et le post-romantisme ,
le centre tonal est flou et la tonique est parfois mme absente, bien quelle soit
toujours sous-entendue.
Les autres lments de la musique (rythme, timbre et dynamiques) subissent galement des changements importants au xixe sicle. Les compositeurs
romantiques prennent une plus grande libert avec le rythme : superposition
de rythmes diffrents, mesures complexes et irrgulires, etc. Cette complexit
rythmique est particulirement prise par les post-romantiques et ne fera que
saccentuer au xxe sicle. La musique romantique prsente galement une plus
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grande varit au niveau des dynamiques (de ppppp ffff) et des timbres grce
lamlioration de la lutherie, lintgration de nouveaux instruments et
laugmentation du nombre dinstrumentistes dans lorchestre.
Tout au long du xixe sicle, des compositeurs plus modrs, bien quassez
novateurs par certains aspects, produisent une musique plus simple que le style
romantique et reprenant diffrents procds hrits des xviie et xviiie sicles.
Ces compositeurs, dont Brahms est lun des plus clbres reprsentants,
sont souvent qualifis de noclassicistes . Le noclassicisme (terme qui
napparat quau tout dbut du xxe sicle) est gnralement une raction en
faveur du diatonisme contre le chromatisme (mme si tous les compositeurs
noclassicistes nont pas rejet le chromatisme, lexemple de Franck ou Bruckner) et un retour une harmonie plus clairement fonctionnelle. Il ne sagit pas
dune simple reproduction des rgles du pass. Les noclassicistes explorent
des principes dcriture du pass dans des voies nouvelles en tenant compte
de certains dveloppements du romantisme. Ainsi, pour Rey Longyear, le noclassicisme est la fois une raction contre le romantisme et un prolongement
de ce style (Longyear, 1973, p. 192).
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CHAPITRE II
La trajectoire et luvre de Charles Ives
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et bien rmunr est rserv une minorit dindividus appartenant aux classes suprieures. Ce nest que parce que le travail manuel, indispensable la
vie biologique et sociale de Ives, est effectu par dautres (paysans, ouvriers,
employs, etc.) quil peut entirement se consacrer ses activits intellectuelles
(composition et direction de son agence dassurance vie).
2.1.2 Musique et domination masculine : la femme de Ives
De 1898 1908, Charles Ives partage un appartement Manhattan avec
dautres amis diplms de Yale. Cet appartement (surnomm ironiquement
Poverty Flat ) est en quelque sorte un foyer danciens lves de Yale toujours
clibataires. On ne connat pas prcisment leurs conditions de vie. Il est
probable (mais nous ne pouvons le prouver), quils bnficiaient des services
demploys de maison, comme ils ont bnfici durant leurs tudes universitaires
du travail des employs de service, qui faisaient le mnage ou prparaient les
repas. Par consquent, il est probable quils ne se soient pas trop proccups
des tches mnagres. cette poque (comme aujourdhui), les fils de bonne
famille nont pas sacquitter de ce type de tches ingrates dlgues aux
membres des classes populaires. Toujours est-il qu partir de son mariage en
1908, sa femme prend en partie le relais de ce petit personnel qui lui a rendu
la vie plus facile (possibilit de se consacrer ses tudes et ses loisirs comme
la composition) tout au long de ses tudes et de ses annes de clibat.
Sa future pouse, Harmony Twichell (1876-1969), est la sur de lun de
ses camarades de Yale, David Twichell, et la fille du rvrend Joseph Hopkins
Twichell, un notable de la ville de Hartford. Le couple de jeunes maris sinstalle en 1908 dans un appartement de Manhattan. Par ailleurs, Charles Ives
achte une maison Hartsdale (une banlieue de la ville de New York) o il vit
avec sa femme pendant deux ans (1910-1912) avant de dmnager en 1913
West Redding (prs de sa ville natale Danbury) o ils ont fait construire une
maison quils habiteront environ la moiti de lanne demeurant Manhattan
le restant de lanne. En dehors du travail, Ives sort rarement et ne rencontre
que ses amis proches. Il passe la plupart de ses temps libres (le soir aprs le
travail et pendant les jours de cong) composer.
Harmony Ives semble correspondre au profil traditionnel de la femme au
foyer. Avant de se marier avec Ives, elle tait infirmire. Elle abandonne son
travail en 1907, juste avant de se marier. Elle devient en quelque sorte linfirmire
personnelle du compositeur, qui souffre, il est vrai, rgulirement de problmes
de sant. Elle va finalement se dvouer entirement son mari et aprs la
mort de celui-ci, elle crira Carl et Charlotte Ruggles que sa vie semble
vide de son contenu (Ives, 1972, p. 280). Elle apporte son mari un soutien
dterminant au moins deux niveaux : dune part, elle soccupe des tches
mnagres et, dautre part, elle le soutient dans tout ce quil entreprend. En
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premier lieu donc, elle sacrifie en partie son existence son mari : elle prend
soin de sa sant, gre lespace du foyer et les relations avec lextrieur (elle
rdigera bon nombre de lettres lorsque son mari rencontrera des difficults
pour crire), soccupe de leur fille adoptive, etc. Comme dans toute famille
bourgeoise, une partie du travail assign traditionnellement aux femmes est
dlgue une employe de maison. Ils emploient ainsi une bonne 28 dont
on ignore tout (son existence tant brivement mentionne dans un ouvrage
sur Ives). Cest grce sa femme, aide par lemploye de maison, que Ives
peut consacrer une grande partie de ses temps libres la composition.
Par ailleurs, la femme de Charles Ives lencourage fermement dans ses
activits de compositeur. Dans un texte dj cit, intitul Memories (1932),
Charles Ives reconnat que tout ce qui est bon dans sa musique il le doit son
pre et sa femme. En ce qui concerne sa femme, elle lui a donn de lassurance
en le soutenant dans tout ce quil a entrepris (Ives, 1972, p. 114). Comme le
souligne Ilana Lwy, les femmes investissent une nergie considrable dans
le soutien et laffirmation de lego masculin (Lwy, 2006, p. 55). La femme de
Charles Ives, renforce la confiance en soi, disposition quil hrite de sa famille
paternelle, et dont il a particulirement besoin pour persvrer dans sa voie
de compositeur amateur et isol. Par manque de soutien venant du milieu
musical et de ses amis, Ives pouvait en effet douter de ses comptences et de
la valeur de sa musique.
En conclusion, la domination masculine, comme la domination de classe,
joue un rle dterminant dans les conditions de production de la musique
de Charles Ives. Ce point est systmatiquement ignor par les biographes de
Charles Ives et rarement abord, en gnral, par les historiens de la musique.
En effet, Ives nest pas le seul exemple de compositeur amricain ayant bnfici
du soutien de son pouse (et donc profit des relations de domination entre
hommes et femmes), comme nous le verrons notamment propos dElliott
Carter. Il y a de nombreux contre-exemples de compositeurs trangers aux
rapports de domination masculine, en raison de leur homosexualit, de leur
28. La bonne se substitue partiellement au rle dvolu la femme au foyer : Femme, elle est destine doubler, comme une ombre sans prtention, une autre femme dans un travail (le mnage,
la cuisine, lducation) symboliquement valoris peut-tre (la femme est dit-on, lange du foyer
et la mre ducatrice), mais concrtement et matriellement totalement mpris (Fraisse, 2009,
p. 48). Il fallait dire loppression et lexploitation de celle qui est sans famille, meuble ou bien de
consommation la limite. Employe de maison nourrie et loge, ou femme de mnage libre de
sa vie prive, toutes deux effectuent un service personnel. Si lon ajoute que, traditionnellement,
cest dabord la femme qui en tire bnfice, il ny a quun pas pour dire que cest elle qui est servie
avant toute autre personne. Puisque cest dabord elle qui se fait remplacer ou aider, cest elle aussi
qui donne les ordres et traite avec celle qui vient de lextrieur. Or il ne faut jamais oublier que
l nest pas le vrai pouvoir (mme sil nest pas sans jouissance), car celle qui profite de ce travail
ne peut en tirer aucune gloire : la femme du foyer est, elle aussi, femme tout faire pour le mari
et les enfants (Ibid., p. 251).
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mois plus tard, prive sans doute Charles Ives dune possible reconnaissance
en Europe. Finalement, sa Troisime symphonie sera joue pour la premire fois
en public en 1946.
Lorsquil abandonne son poste dorganiste dglise, Ives perd la possibilit
de jouer sa musique en public. Mais, linverse, il gagne plus de libert pour
crire comme bon il lui semble. Il acquiert ainsi une double autonomie : vis-vis du monde religieux et du monde musical. Ce nest vraiment qu partir
de 1902, quil se consacre entirement ou presque la musique absolue ,
notamment pour le piano (Burkholder, 1985, p. 84). Il ncrira quasiment
plus pour orgue ou pour chur ( lexception de son Psalm 90). Sa musique
devient plus complexe et plus difficile excuter. Aprs avoir test ses exprimentations dans des petites pices usage priv, il les intgre dans ses uvres
plus srieuses. Cest donc dans le plus grand isolement, quil labore un style
dcriture singulier, comme le soulignent Philippe Albra et Vincent Barras :
Dans cet isolement voulu, Ives sinventa une langue personnelle, qui tend
essentiellement linclusion (le style romantique ctoie les exprimentations
les plus tonnantes, le matriau trivial est ml au matriau noble) et
la prospection (sa musique est tourne vers lavenir, vers ses potentialits
infinies) (Albra et Barras, in Ives, 1986, p. 7-8).
Les uvres produites dans cet isolement sont-elles de plus en plus
modernes ? Si elles prsentent une matrise plus grande que tout ce quil a pu
crire auparavant et si la complexit croissante de certaines uvres est vidente,
on ne peut toutefois constater une volution linaire de son langage musical.
La production de Charles Ives ne peut tre dcoupe en priodes successives,
comme le fait remarquer Gianfranco Vinay :
Le caractre particulier de la production musicale de Ives se refuse toute analyse diachronique. Mme si lon constate un affinement progressif de certains moyens dexpression,
on ne saurait isoler diffrentes phases, situes des poques diffrentes et caractrises par
des techniques musicales fondes sur des orientations esthtiques prcises. Le schma qui
rgit le dveloppement de la production musicale de Ives ne correspond gure au principe
qui sous-tend lvolution de la musique europenne (Vinay, 2001, p. 86).
Lcriture de Ives nvolue pas de la tonalit la polytonalit puis latonalit, mais utilise alternativement lun ou lautre de ces principes. Ives peut
trs bien crire une uvre conventionnelle aprs une uvre exprimentale.
Par exemple, la premire sonate pour violon et piano (1906-1914 ?), uvre
conventionnelle, est compose aprs la pice exprimentale From the Steeples and
the Mountains (1901). Au sein dune mme uvre cohabitent lments traditionnels et lments nouveaux, linstar de la Browning Ouverture pour orchestre
(1912 ?-1914) o se suivent passages romantiques et passages aux rythmes
complexes (Ibid., p. 87). Il reprend souvent ses anciennes compositions pour
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certain amateurisme 30. Dautres y voient lun des traits les plus originaux
de Ives.
La musique de Charles Ives est ralise semble-t-il dans la plus complte
ignorance des innovations de son temps. Il ne se tient pas au courant des dernires tendances musicales et se rend rarement au concert (Ives, 1972, p. 137).
Certains commentateurs ont fait le rapprochement entre sa musique et celle de
Stravinsky propos du rythme. Pourtant Ives affirmera, au dbut des annes
1930, quil a entendu Loiseau de feu pour la premire fois vers 1919 ou 1920 et
quil na pas encore cout le Sacre (Ibid., p. 138). Ses recherches rythmiques
doivent plus, selon lui, lenseignement de son pre qu linfluence du compositeur russe (Ibid., p. 139).
2.3 Un compositeur patriote vivant dans une nation culturellement domine
Un trait caractrisant le style de Ives est lusage frquent de la citation
ou limitation de thmes musicaux tasuniens : chants religieux, musique
militaire et patriotique, chansons populaires du XIXe sicle, et ragtime. Il cite
des thmes populaires amricains, notamment dans la Deuxime symphonie, la
Troisime symphonie et la Holidays Symphony. La Deuxime symphonie reprend en
particulier certains thmes de minstrel comme Massas in de Cold Ground ,
Turkey in the Straw ou Campton Races , des chants religieux (gospel hymns)
comme Beulah Land ou Bringing in the Sheaves , et dautres chansons trs
populaires comme Columbia the Gem of the Ocean que lon entend dans
le mouvement final (Magee, 2008, p. 87). Les thmes de la Troisime symphonie
sinspirent tous de chants religieux, comme le premier mouvement qui utilise
lhymne Azmon . Ce thme est cit presque littralement mais il est amput
de sa cadence finale : labsence de rsolution est un trait caractristique de son
style dans les annes 1910 (Ibid., p. 98). Dans les mouvements de la Holidays
30. Pierre Boulez affirme propos de Ives quil a tout dun musicien amateur et que son langage
incarne le type mme de lincohrence : un fort degr dinvention, mais sans cohsion, sans
discipline, sans continuit, sans dduction. Tout cela semble ngatif et indniablement ce lest.
Mais cette incohrence fondamentale la prserv de lacadmisme dans lequel il aurait pu aisment tomber si lon se rfre certains versants de son imagination, un acadmisme sans mtier,
plutt une image de lacadmisme. Quest-ce qui peut donc faire de Ives une personnalit malgr
tout fascinante, mme si les potentialits sont restes inexploites et quil en demeure une uvre
virtuelle, imaginaire, trop virtuelle et trop imaginaire pour influencer directement lhistoire de la
musique ? Je crois que le dilemme de Ives a t dans la prpondrance de la trouvaille par rapport au
langage, dune thmatique trouve par rapport une thmatique reformule, enfin dans les rapports
confus, voire inexistants, entre la trouvaille et la thmatique. Les problmes poss restent donc
intressants, mme sils sont rsolus pisodiquement, voire anecdotiquement et si la plupart du
temps ils restent ltat brut dans des ralisations prcaires (Boulez, 1989, p. 191-192). Boulez
ajoute quIves adopte mais nadapte pas , son vocabulaire nest pas assez fort, assez unifiant
pour absorber, pour englober , il reste la trouvaille et la thmatique comme lhuile et leau ; elles
ont une tendance irrpressible se sparer (Ibid., p. 192-193).
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Symphony, intituls Decoration Day et The Fourth of July, dont les titres voquent
la Rvolution amricaine et la guerre de Scession, Ives multiplie les citations
de thmes patriotiques : on peut ainsi entendre dans The Fourth of July les
thmes de Columbia the Gem of the Ocean , The Battle Cry of Freedom ,
The Battle Hymn of the Republic et Marching Through Georgia . Par
ailleurs, certains thmes de Ives ressemblent beaucoup la musique populaire
amricaine, mme sil ne sagit pas de citation mais dune invention inspire
par ce style de musique.
Lusage de thmes de (ou inspirs par) la musique populaire amricaine
peut sexpliquer tout dabord par lattachement du compositeur une musique
quil a longtemps pratique et quil continue dapprcier. Sociologiquement, il
sagit dune forme de rcupration distinctive de la musique populaire par
un membre de la bourgeoisie. Comme le souligne Pierre Bourdieu, apprcier
et dfendre les productions artistiques populaires peut tre payant pour un
membre de la classe dominante, certaines conditions :
La rhabilitation dobjets vulgaires est dautant plus risque, mais aussi plus payante,
que la distance dans lespace ou dans le temps social est plus faible et les honneurs du kitch
populaire sont plus faciles rcuprer que celles du simili petit-bourgeois, de la mme
faon que lon peut commencer juger amusantes les abominations du got bourgeois
lorsquelles se sont suffisamment loignes dans le pass pour cesser dtre compromettantes
(Bourdieu, 1979, p. 66-67).
Mais ce qui nous intresse ici est moins llment populaire que llment proprement amricain des citations de Ives. Comment expliquer cet
intrt pour la musique de son pays ? Sagit-il dun exemple parmi dautres
de nationalisme, idologie dominante au XIXe sicle ? Nous pensons que cette
pratique est plutt lie la volont de smanciper de la domination culturelle
europenne. Le dsir dmancipation culturelle de Charles Ives rejoint la dmarche de certains compositeurs dits amricanistes qui dfendent lautonomie
de la cration amricaine, une cration qui doit se librer de lemprise de la
musique romantique dominant la production de Boston et plus largement le
monde musical savant tasunien la fin du XIXe sicle et au dbut du XXe sicle
(Tawa, 2001, p. 273).
Mme si la plupart des compositeurs romantiques de premier plan sont
dorigine allemande, le mouvement romantique est international et les compositeurs allemands prsentent rarement leur musique comme spcifiquement
allemande . Certains utilisent des lments du folklore allemand (comme
Schubert, Schumann, Strauss ou Mahler), mais leur musique est reprsentative
dun style international qui se prtend universel. Leur production est qualifie
de musique allemande hors des pays germaniques, et tout spcialement en
France, en Russie et aux tats-Unis, o elle domine les programmes de concert
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et o elle est perue comme une menace pour les compositeurs locaux (Grout
et Palisca, 1988, p. 471). Ces derniers peuvent lui opposer une musique spcifiquement nationale, franaise ou russe par exemple. Le problme qui se
pose eux est alors le suivant : peut-on galer les compositeurs allemands afin
dintresser le public de son pays sans les imiter, et donc produire une musique
de qualit sans perdre, de fait, son caractre national ?
Antonin Dvok, directeur du National Conservatory of Music de New
York entre 1892 et 1895, dfend lide dune musique savante spcifiquement
amricaine . Il sinspire lui-mme de la musique populaire amricaine pour
sa neuvime symphonie ( From the New World ) et incite les compositeurs
amricains faire de mme. Lide de produire une musique distinctement
amricaine avait dj t dfendue dans les annes 1850 par le compositeur
William Henry Fry. Ce dernier stait alors oppos au critique musical John
Dwight qui, au contraire, dfendait luniversalit de la musique et encourageait
les compositeurs amricains poursuivre la voie engage par les plus grands
compositeurs allemands. La proposition de Dvok relance donc ce vieux
dbat. Et comme dans les annes 1850, elle suscite dans les annes 1890 une
raction plutt hostile. John Paine, Horatio Parker et Edward MacDowell ne
sont pas intresss par cette ide. MacDowell soppose au nationalisme musical et notamment lide dorganiser des concerts de musique uniquement
amricaine. Viendra le temps, selon lui, o la musique compose en Amrique
gagnera en qualit et mritera alors dtre joue dans les salles de concert
(Crawford, 2001, p. 376). Paradoxalement, il est considr aujourdhui, par les
historiens amricains, comme lun de ceux dont luvre peut tre clairement
identifie comme amricaine , en particulier pour avoir compos une Indian
Suite pour orchestre (1891 ?) en sinspirant des mlodies amrindiennes. Mais il
semblerait que lidentification de traits spcifiquement nationaux soit moins la
proccupation du compositeur que celle des historiens amricains daujourdhui.
MacDowell se considrait certes comme un compositeur amricain , mais il
pensait que le plus important tait dtre avant tout un bon compositeur. Il
a mme dclar quune musique purement nationale na aucune place dans
lart (Gilman, 1908, p. 83). Dvok repart en Europe sans avoir convaincu
ses collgues amricains. Ce sont des compositeurs plus jeunes, Arthur Farwell
(1872-1952), Henry Gilbert (1868-1928) et quelques autres, qui mettent en
application lide de Dvok partir du milieu des annes 1890.
Arthur Farwell nest pas le premier compositeur qui crit de la musique
distinctement amricaine (il a t prcd par Henry Gilbert), mais cest
lui qui contribue le plus faire connatre ce type de musique. Farwell, n St.
Paul (Minnesota), dbute le violon 9 ans. Il entre au Massachusetts Institute
of Technology en 1889 o il dcroche un diplme dingnieur en 1893. Il
tudie ensuite la musique Boston (1893-1896) puis Paris (1896-1899). De
retour aux tats-Unis, il donne des cours de musique lUniversit Cornell
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Ithaca (tat de New York) pendant deux ans. Il sinstalle Newton Center
(Massachusetts), une petite ville situe prs de Boston o il vit jusqu son
dpart pour New York en 1909. De 1909 1913, il est critique musical New
York, o il travaille pour la revue Musical America. En rponse linvitation
dAntonin Dvok faite aux compositeurs amricains de produire leur propre
musique nationale, Farwell entreprend partir de 1899 des recherches sur
les musiques amrindiennes, afin de sen inspirer. Cest ce quil fait dans
Dawn (1901) une fantaisie pour piano sur des thmes amrindiens. Face
limpossibilit de publier son uvre, il cre en 1901 sa propre maison ddition : la Wa-Wan Press. Cette maison ddition a pour but de publier de la
musique amricaine et plus spcialement celle qui sinspire de la musique
traditionnelle tasunienne. En 1903, Farwell publie un manifeste dans lequel il
invite ses collgues compositeurs se librer de la domination du romantisme
allemand, en crivant une musique inspire par les traditions musicales des
tats-Unis : celles des Amrindiens, des Noirs ou la musique rurale des Blancs.
Il arrange lui-mme certains chants amrindiens dans un style harmonique
europen, et continue dcrire ses propres compositions partir de thmes
amrindiens. Ces pices, comme toute luvre de Farwell, sont dune criture
tout fait traditionnelle, autrement dit romantique, et nintroduisent nulle
autre innovation que les thmes inspirs du folklore de son pays. Farwell se
distingue pour son rle jou dans la dfense dune musique nationale et, par
ailleurs, pour son rle jou dans la promotion de nombre de ses collgues
compositeurs. Il donne un grand nombre de confrences travers le pays
sur la musique amricaine, et fonde en 1907 la National Wa-Wan Society
of America, une institution nationale qui organise des concerts de musique
exclusivement amricaine.
Comme celle de Farwell et ses confrres, la couleur proprement amricaine de la musique de Charles Ives la distingue de la production des
compositeurs dominants de son temps. Mais il ne sagit pas dune forme de
nationalisme musical, comme le souligne Gianfranco Vinay :
Selon lui [Ives], la capacit dune composition exprimer lesprit dune nation ne dpendait
pas de lutilisation de thmes populaires, de lapplication mcanique dune formule (le motif
populaire), mais dune disposition intrieure, spirituelle. () En dernire instance, Ives se rfre
toujours un mme principe universel, transcendant, quil appelle couleur universelle, do
jaillissent toutes les couleurs nationales particulires, comme autant dincarnations rgionales
et de nuances dune mme couleur universelle (Vinay, 2001, p. 98-99).
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lisme , termes qui nont pas tout fait le mme sens, comme lont dfendu
nombre dauteurs dont Jean Jaurs et George Orwell. Ce dernier distingue le
patriotisme du nationalisme ainsi :
Par patriotisme, jentends lattachement un lieu particulier et une manire de vivre
particulire, que lon croit suprieurs tout autre mais quon ne songe pas pour autant
imposer qui que ce soit. Le patriotisme est par nature dfensif, aussi bien militairement que
culturellement. En revanche, le nationalisme est indissociable de la soif de pouvoir. Le souci
constant de tout nationaliste est dacqurir plus de pouvoir et de prestige non pour lui-mme
mais pour la nation ou lentit au profit de laquelle il a choisi de renoncer son individualit
propre (Orwell, 2005, p. 60).
Cette distinction diffre lgrement de celle de Jaurs qui dfinit le patriotisme simplement comme lamour de son pays (sans pour autant le considrer
comme suprieur aux autres). Le patriotisme, position dfensive (ou inoffensive), exprime simplement lamour du pays dans lequel on vit, alors que
le nationalisme est une attitude plus affirmative et gnralement agressive.
Notons toutefois que le patriotisme et le nationalisme ont pour point commun
de dfendre une culture nationale singulire. Cette singularit nest pas le pur
produit de limagination. Il existe bien des diffrences entre cultures nationales.
Mais ce sont de toutes petites diffrences qui prennent souvent une importance
norme aux yeux des citoyens de chacun des pays, pouvant ainsi perdre de
vue lunit du genre humain.
Pour bien comprendre ce qui spare le patriotisme du nationalisme musical, nous pouvons voquer le cas de John Philip Sousa (1854-1932), exemple
presque caricatural de musicien nationaliste. Chef de la fanfare la plus clbre
des tats-Unis (The Sousa Band) et compositeur, Sousa est peut-tre dans les
annes 1900-1910 le musicien le plus clbre au monde. John Philip Sousa,
n Washington, est le fils dun tromboniste servant dans une fanfare de la
marine amricaine. Il travaille dabord comme violoniste et chef dorchestre
dans des orchestres de thtre, puis il dirige la fanfare de la Navy de 1880
1892, avant de former sa propre fanfare civile, The Sousa Band, qui existera
de 1892 sa mort en 1932. Cet orchestre devient trs vite la fanfare la plus
populaire du pays et peut-tre du monde : lensemble tourne continuellement
travers les tats-Unis, mais aussi en Europe, et fait mme une tourne mondiale en 1910-1911 (Bierley, 1973, p. 7). Sil remporte quelques grands succs
avec ses oprettes comme El Capitan (1895), Sousa est surtout connu pour
ses marches de fanfare, commencer par The Stars and Stripes Forever !
(1896). Sousa est un nationaliste pur et dur. Il le clame haut et fort. Certains
titres de ses compositions sont tout fait explicites cet gard, comme The
Invincible Eagle , The Liberty Bell et The Stars and Stripes Forever .
Lorsquun jour on linterroge sur sa profession, il rpond quil est vendeur
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dtre considr comme lun des compositeurs les plus importants de son temps.
Comme le dit trs bien Barbara Tischler, ce sont les compositeurs amricains
engags dans la recherche dune musique nouvelle qui seront admis au sein
du monde musical international (cf. Barbara Tischler, 1986). Ce nest qu
partir du moment o les compositeurs tasuniens vont participer la cration
musicale moderne, quils pourront contester lhgmonie des compositeurs
europens et remettre en cause galement la domination des compositeurs
amricains conservateurs (les tenants du romantisme).
La musique de Charles Ives est donc la fois moderne et distinctement
amricaine . Et lon pourra insister sur lune ou lautre de ces caractristiques
suivant les intrts de ceux qui dfendent sa musique : les jeunes compositeurs
modernes le considreront comme le pre de la musique moderne amricaine
tandis que les nationalistes en feront lun des leurs.
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DEUXIME PARTIE
Admission de la modernit
dans un monde musical plus autonome
(1915-1929)
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Des annes 1890 1914, Charles Ives crit, dans le plus grand isolement,
les premires uvres modernes produites aux tats-Unis. partir de 1915,
il est rejoint par un petit nombre de compositeurs aussi radicaux que lui,
commencer par deux compositeurs dorigine trangre, Leo Ornstein et Edgard
Varse, et trois compositeurs tasuniens : Henry Cowell, Carl Ruggles et Ruth
Crawford. Ils peuvent compter sur le soutien de quelques mcnes et membres
du monde musical : associations de compositeurs, interprtes, critiques, etc.
partir du milieu des annes 1910 et jusqu la fin des annes 1920, la configuration du monde musical tasunien change progressivement. Le monde bien
unifi, domin dun ct par les industries de la musique commerciale et de
lautre par une sphre savante soumise lorthodoxie acadmique, souvre
la musique moderne. La sphre savante se divise ainsi progressivement entre
un ple acadmique et un ple davant-garde.
Peut-on lier cette reconfiguration du monde musical tasunien au contexte
politico-conomique ? La Premire Guerre mondiale renforce la position dominante des tats-Unis dans le monde. Le pays passe au premier rang d peu
prs tous les domaines conomiques et militaires. De 1914 1929, lconomie
tasunienne est en croissance, le chmage baisse et les salaires sont globalement
en hausse, mme sil y a encore un nombre considrable de pauvres. La relative
82
prosprit que connat lAmrique durant ces annes a des retombes directes
sur le monde musical 31. Ce monde continue son expansion. Les industries
musicales continuent daccumuler de trs larges profits : les plus anciennes
(Tin Pan Alley et Broadway) comme les plus rcentes (celles du disque et du
cinma). Le monde savant est galement en expansion : le nombre dorchestres
notamment est en augmentation continue. Mais la reconfiguration du monde
musical ne peut directement sexpliquer selon nous par le contexte conomique trs favorable. Ce contexte est sans doute ncessaire (les tenants de la
modernit sont soutenus par une partie de la bourgeoisie tasunienne), mais
non suffisant pour expliquer des changements qui sont, avant tout, le produit
de luttes internes (luttes individuelles et collectives) pour imposer la musique
moderne au sein du monde savant tasunien.
Le premier chapitre commencera par un tat des lieux de la sphre de la
musique commerciale et ses nouvelles productions. Il se poursuivra par
la description dune sphre savante, certes domine par les tenants de lacadmisme, mais cdant une petite place aux tenants de la modernit, en premier
lieu aux plus modrs, appels modernistes : John Alden Carpenter, Charles
Griffes et Aaron Copland. Dans le second chapitre, il sera question des ultramodernistes , tenants les plus radicaux de la modernit : Leo Ornstein, Edgard
Varse, Henry Cowell, Carl Ruggles, Ruth Crawford. Nous suivrons galement
la deuxime phase de la trajectoire de Charles Ives qui, au contact des jeunes
ultras , se radicalise dans les annes 1920. Enfin, nous conclurons ce chapitre
en voquant la conqute de lautonomie de la cration musicale, entreprise
durant ces annes aux tats-Unis par les tenants de la modernit.
31. Le nombre de chmeurs diminue de moiti entre 1921 et 1927, et le niveau moyen des
salaires des travailleurs augmente. Mais Howard Zinn rappelle que durant ces mmes annes les
ingalits de richesses demeurent trs importantes (Zinn, 2002, p. 433). Les conflits sociaux sont
nombreux : des conflits dordre politique (luttes syndicales, luttes fministes) ou dordre culturel
(racisme, antismitisme, etc.).
83
CHAPITRE I
La production du monde musical se diversifie
Si la modernit fait son entre dans la sphre savante, elle reste totalement
trangre la sphre de la musique commerciale qui, malgr ses prtentions
proposer en permanence des productions nouvelles , ne fait que commercialiser des musiques dont le style tonal trs simple est trs conservateur.
1. Une industrie musicale toujours aussi lucrative et conformiste
Dans le monde musical commercial, les modes se suivent et se ressemblent
au plus grand bnfice des patrons dentreprises musicales (les patrons de
maison ddition ou de maison de disque, les directeurs de studio de cinma
ou de thtre de Broadway, etc.). Un monde commercial o rgne une forte
concurrence entre les entreprises dune mme industrie mais galement entre
industries, en particulier entre anciennes industries (Tin Pan Alley et Broadway) et nouvelles industries (celles du disque et du cinma). Avant daborder
lhistoire de ces industries et leurs productions, nous allons prsenter les
principales musiques dorigine populaire commercialises cette poque :
le jazz, le blues et la country.
1.1 La commercialisation de musiques populaires : jazz, blues et country
On parle souvent propos des annes 1920 de l ge du jazz (Scott
Fitzgerald), car les ensembles de jazz ont un immense succs mais aussi parce
84
que toutes les musiques commerciales sont influences par ce nouveau style,
en particulier la comdie musicale. On oublie peut-tre que durant ces mmes
annes sont commercialises avec succs des musiques dorigine rurale : le
blues et la country.
1.1.1 L ge du jazz
Le jazz est n la Nouvelle-Orlans (Louisiane) et sest ensuite diffus progressivement dans les grandes mtropoles du Nord, en premier lieu Chicago
puis New York. Cest la Nouvelle-Orlans quapparaissent, vers lextrme
fin du XIXe sicle, les premiers jazz bands : fanfares de musiciens de couleur
(noirs ou croles) qui introduisent le swing (manire de jouer lgrement ct
du temps, sans doute pour rendre une musique trs rptitive un peu moins
lassante) et limprovisation de solos dans une musique syncope trs proche, au
dpart, du ragtime. Limprovisation est une pratique nouvelle dans le domaine
de la musique pop (cf. Ewen, 1961a). Mais la musique elle-mme, produite la
Nouvelle-Orlans, ne se distingue pas beaucoup du ragtime. Cest moins une
nouvelle musique quune nouvelle manire dinterprter la musique. Et lon a
continu pendant longtemps parler de ragtime propos de cette musique
(Peretti, 1992, p. 22). Les musiciens amateurs ou semi-professionnels de la
Nouvelle-Orlans apportent deux lments nouveaux (swing et improvisation)
une musique produite par les industries musicales (le ragtime), et lorsque les
industries vont finir par produire massivement, partir des annes 1920, cette
musique nouvelle , la boucle sera boucle.
Comme le rappelle Alex Ross, la fin des annes 1920, certains critiques
prsentent le jazz comme une musique moderne :
Ils prsentent certains artistes populaires souvent issus des classes dangereuses de la
socit non sous les dehors simplistes du divertissement, mais comme des figures majeures
dune culture en devenir. cette poque, et pour la premire fois dans lhistoire de lart, les
compositeurs classiques ntaient plus assurs dtre les seuls acteurs du sacro-saint progrs.
Des innovateurs et des prcurseurs dun genre nouveau mergeaient. Ils taient Amricains,
navaient pas tous reu la formation acadmique des grands conservatoires et, pour une part
sans cesse croissante dentre eux, taient noirs (Ross, 2007, p. 175-176).
85
Adorno : Le jazz, crit Adorno, est une musique qui allie la structure mlodique, harmonique, mtrique et formelle la plus lmentaire un droulement
musical compos essentiellement de syncopes pour ainsi dire perturbatrices,
sans que lunit obstine du rythme de base, les temps scands maintenus
identiques, les noires, soient jamais remis en question (Adorno, 1955, p. 121).
Adorno ajoute que :
Le jazz est un style dinterprtation. Comme dans les modes, lessentiel est dans la prsentation, non dans lobjet ; la musique lgre, les produits les plus sinistres de lindustrie des
chansons sont travestis, sans effort de composition. Les fans, selon labrviation amricaine,
qui sen aperoivent bien, prfrent par consquent invoquer les aspects dimprovisation. Ce
sont l des sornettes. En Amrique, nimporte quel adolescent sait que la routine ne laisse
aujourdhui gure plus de place limprovisation et que ce qui se prsente comme spontan
est soigneusement tudi, avec une prcision mcanique. () Cest pourquoi les prtendues
improvisations se rduisent des paraphrases de formules de base, sous lesquelles le schma
transparat tout instant. Mme les improvisations sont en grande partie standardises et
reviennent sans cesse (Ibid., p. 123).
Un autre lieu commun trs rpandu propos du jazz est son caractre
mtiss . Philippe Hucher par exemple prsente le jazz ainsi : Le jazz est le
mode dexpression artistique dont le langage a russi le plus fabuleux mtissage
culturel de lhistoire. Cela sexplique par lessence mme de cet art qui est mouvement, rencontre, change, nentre dans aucun cadre rigoureux, ne se laisse
rduire aucune dfinition (Hucher, 1996, p. 8-9). Cette vision enchante
de lhistoire de la musique noire ignore les conditions sociales particulires
qui ont donn naissance cette musique. Le jazz, comme toutes les pratiques
culturelles afro-amricaines, est le produit de la sgrgation raciale . Labolition de lesclavage aprs la guerre de Scession (1861-1865) na pas mis fin au
racisme et la sgrgation des Noirs en Amrique. Il y a eu une sgrgation
de fait, qui est devenue une sgrgation de droit en 1896. Le jazz est le produit
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de cette sgrgation des Noirs dans la socit amricaine. Ce nest donc pas un
fabuleux mtissage culturel mais la production dun groupe social stigmatis
dont la seule couleur de peau suffit justifier sa marginalisation.
Ted Gioia rappelle aussi le contexte conomique trs particulier dans lequel
naquit le jazz : la Nouvelle-Orlans, aprs avoir t une ville trs prospre
durant la premire moiti du XIXe sicle, dcline conomiquement aprs la
guerre de Scession. Ce dclin nest dailleurs pas seulement conomique, il
est aussi dmographique : alors que la population a quadrupl entre 1825 et
1875, la population dcline ensuite. Lesprance de vie pour un Noir vivant
dans cette ville est de 36 ans, pour un Blanc, elle est de 46 ans, ce qui est
bien infrieur la moyenne nationale la mme poque (Gioia, 1997, p. 30).
Cest dans cette priode de crise que nat le jazz. Les premiers musiciens de
jazz de la Nouvelle-Orlans, souvent trs pauvres, peuvent esprer gagner
un peu dargent en jouant dans les maisons closes, les saloons, et les salles
de danse (dance hall ). Le jazz est une musique commerciale ds lorigine. Il
est vrai que, dans les premiers temps, les revenus tirs de cette musique ne
permettent pas den vivre (Peretti, 1992, p. 29). Ce nest qu partir des annes
1920, dans les grandes mtropoles du Nord, que les musiciens vont gagner
leur vie grce au jazz.
Le jazz se diffuse assez rapidement dans tout le pays entre les annes 1890
et 1920, du Sud vers le Nord. Cette diffusion du jazz est lie lurbanisation
des populations noires durant le dernier tiers du XIXe sicle et au dbut du
XX e sicle. Entre 1916 et 1930 uniquement, environ un million de Noirs
quittent le Sud et migrent principalement dans les grandes villes du Nord
comme New York, notamment dans le quartier de Harlem. Dans les annes
1920, Harlem nest pas un quartier misrable mais un quartier o vivent des
Noirs appartenant surtout la classe moyenne. Harlem, aprs Times Square,
est alors le lieu qui propose le plus de divertissements. On propose dans les
clubs de Harlem de la musique joue par des Noirs pour un public blanc. La
sgrgation est parfois remise en cause dans le monde musical, par exemple
au milieu des annes 1920, certains ensembles de musiciens blancs jouent pour
un public noir dans les thtres qui leur sont rservs (Gioia, 1997, p. 125).
Mais durant ces annes et encore dans les annes 1930-1940, la sgrgation
reste trs forte.
Au Nord, les musiciens de jazz jouent dans les salles de danse, les thtres
et les night-clubs. Ils gagnent un salaire plus important quau Sud : au Sud, on
peut esprer gagner environ 5 dollars pour une soire (30 dollars la semaine)
alors quau Nord, dans les annes 1920, on peut toucher trois fois plus (100
dollars par semaine), cest--dire que les musiciens de jazz font partie des 10 %
des travailleurs amricains les mieux pays des tats-Unis (Ibid., p. 49). Ce
salaire est videmment irrgulier et surtout il ne concerne quun petit nombre
de musiciens. Certains deviennent de vritables vedettes, comme Jelly Roll
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Morton (1890-1941), Louis Armstrong (1900-1971) ou Duke Ellington (18991974). Mais le succs de ces trois musiciens noirs nest rien en comparaison avec
celui que rencontre le musicien blanc Paul Whiteman (1890-1967) : violoniste
alto, il abandonne sa carrire de musicien dorchestre savant pour former en
1920 le Paul Whiteman and his Orchestra , un orchestre compos de musiciens savants, qui devient lensemble le plus clbre du pays dans les annes
1920. Avec le succs des ensembles symphoniques de jazzmen blancs comme
celui de Whiteman, le jazz devient, partir du milieu des annes 1920, une
musique aussi lucrative que les chansons de Tin Pan Alley. Les jazzband sont
dailleurs trs lis aux maisons ddition et interprtent les dernires chansons
de varit la mode. Ces ensembles vont galement accompagner les chanteuses vedettes de blues.
1.1.2 Le succs du blues
Le blues est une musique dont les origines remontent sans doute aux
chants desclaves noirs travaillant dans le Sud des tats-Unis. Cette musique
peut tre qualifie jusqu la fin du XIXe sicle de populaire, cest--dire produite par (et pour) les classes populaires. Produite par les Noirs pauvres et
pour eux seuls, cette musique na alors aucun lien avec le monde musical. Ce
nest qu partir de la fin du XIXe sicle et du dbut du XXe sicle que le blues
devient un produit commercialis par le monde musical tasunien, autrement
dit, une musique pop. Larry Portis (aprs David Evans) pense que le blues tel
quon le connat aujourdhui est largement une cration du XXe sicle (Portis,
2002, p. 48). La question des origines de cette musique est difficile car il ne
reste plus aucune trace du blues compos avant 1890 (Evans, 1987, p. 32-33).
David Evans distingue le folk blues du popular blues , autrement dit le blues
rural produit hors du monde musical du blues commercial produit par les
industries culturelles. Mais les choses sont en ralit un peu plus compliques
car le folk blues nest pas jou exclusivement par des bluesmen , musiciens
amateurs ou semi-professionnels ne jouant que du blues, il est galement jou
par des songsters , musiciens semi-professionnels ou professionnels, qui interprtent une grande varit de musiques, du ragtime au blues en passant par
les chansons de Tin Pan Alley. Ainsi, les premiers enregistrements de blues
folk dans les annes 1920 ont souvent t raliss par des songsters, et donc
le blues rural, considr comme le plus authentique , a t en ralit interprt par des artistes professionnels (artistes commerciaux). Quant au blues
commercial , il apparat tout dabord dans des spectacles (de vaudeville par
exemple), commencer par ceux de Ma Rainey (1888-1939) qui intgre, en
1902 dans son spectacle itinrant, une chanson quelle intitule The Blues .
On publie des chansons de blues partir des annes 1910 : en premier lieu
celles de songwriters noirs (W. C. Handy, Perry Bradford, etc.) puis celles de
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songwriters blancs. Ces partitions sont interprtes par des chanteuses de blues
accompagnes par un pianiste ou un orchestre de jazz, dans les cabarets, les
thtres et les spectacles itinrants. Il est impossible de savoir vraiment ce qui
a t conserv ou modifi par les premiers songwriters de blues commercialis
par rapport au blues originel.
Le blues se distingue par son rythme ternaire syncop et le mlange
majeur/mineur (laccompagnement est gnralement en majeur, tandis que la
mlodie est en mineur 33). La forme du blues folk enregistr dans les annes
1920, est celle, devenue classique, du blues 12 mesures. Mis part la forme
(12 mesures au lieu de 32 mesures) et quelques traits secondaires, les fondements de la musique blues (musique tonale trs simple et trs rptitive) sont
les mmes que pour toute chanson pop, ce qui est galement vrai pour la
musique country, le blues de lhomme blanc selon lexpression de Larry
Portis (Portis, 2002, p. 68).
1.1.3 La commercialisation de la country
La musique country, que lon appelle au dbut de son histoire Old Time
Music (musique du bon vieux temps) ou, plus frquemment, hillbilly music
(musique de pquenots), est la forme commerciale de la musique pratique par
les couches les plus pauvres de la population blanche vivant dans les campagnes
et les petites villes du Sud des tats-Unis. La musique country est produite au
dpart, et pendant une grande partie de son histoire, par des musiciens issus
des classes populaires : Les grands crateurs de la country Music Jimmie
Rodgers, Bob Wills, Johnny Cash, Hank Williams, Dolly Parton sont
tous issus dun proltariat rural quasi misrable et leur culture livresque sest
en gnral limite la Bible, ouvrage fondamental quils connaissaient certes
parfaitement (Herzhaft, 1984, p. 5). La musique country, comme le blues,
est une musique populaire produite au dpart dans des conditions matrielles
dexistence particulirement difficiles et peu propices la cration. Par la suite,
cette musique a t reproduite (imite) par des milliers de musiciens qui ont
russi en tirer profit :
Ces musiciens taient, au dpart en effet, trs rarement des professionnels mais plutt
gnralement des agriculteurs ou des travailleurs forestiers qui pratiquaient la musique
leurs heures perdues et qui sen servaient pour augmenter un peu leurs revenus. Cest le
33. La mlodie repose gnralement sur une gamme pentatonique (do-r-fa-sol-la), laquelle on
ajoute une tierce mineure (mi bmol) et une septime mineure (si bmol) dont les hauteurs sont
lgrement altres : lintervalle exact de la tierce est situ entre la tierce mineure et la tierce
majeure ; mme chose pour la septime. On appelle cela des blue notes . Leur origine est inconnue. Certains pensent quelles viennent de la musique africaine ou de la musique amrindienne,
mais il sagit de conjectures.
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dveloppement du disque et de la radio dans les annes 1920 qui va leur permettre dexercer
leurs talents plein temps ou, tout au moins, den tirer des revenus suffisants pour relguer
au second plan leur activit conomique dorigine. Ces artistes, vritables pionniers de la
Country Music, nont connu gnralement quune renomme locale et souvent trs limite
dans le temps et sont souvent aujourdhui trs oublis. Cependant, par leurs activits disques,
programmes de radio, tournes , ils ont de toute vidence ouvert la voie au professionnalisme
qui allait se concrtiser ds la fin des annes 1920 avec des artistes comme Jimmie Rodgers
ou la Carter Family (Ibid., p. 25-26).
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Entre 1914 et 1929, outre George Cohan et Irving Berlin, les compositeurs qui dominent la sphre du spectacle musical sont les deux compositeurs
doprette Rudolph Friml (1879-1972) et Sigmund Romberg (1887-1951), qui
crivent dans un style assez proche de celui de Victor Herbert, et les compositeurs de comdie musicale Richard Rodgers (1902-1979), Vincent Youmans
(1898-1946), Ray Henderson (1896-1970), Harry Austin Tierney (1890-1965),
et Jerome Kern (1885-1945). Jerome Kern est lauteur dun nombre immense
de chansons, dont au moins une centaine sont devenues des standards. Il crit
galement plusieurs comdies musicales succs. Il est par ailleurs lauteur de
Show Boat (1927, 572 reprsentations), une uvre hautement considre par les
amateurs du genre. Show Boat inaugure un nouveau type de spectacle : ce nest
pas une comdie musicale mais une pice musicale (musical play). Jerome
Kern, comme dautres aprs lui (notamment Gershwin), tente damliorer la
qualit des pices composes pour Broadway sans oublier, tout de mme, den
tirer un profit financier non ngligeable. Ainsi Show Boat est sa composition la
plus admire mais aussi son plus grand succs commercial. Kern est linitiateur
de ce que lon appelle parfois un nouveau style de comdies, sinspirant
du jazz (ou du blues) et se caractrisant aussi par une criture harmonique
enrichie (accords de septime ou de neuvime, accords altrs, etc.). Un
style que reprend notamment George Gershwin (1898-1937), compositeur
commercial trs clbre dans les annes 1920, qui se fait connatre galement
dans la sphre savante.
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ns New York (ou dans les environs), ils sont issus des classes moyennes ou
suprieures et ont reu une formation musicale savante. Ceci explique sans
doute lamlioration sensible de la qualit des comdies musicales par rapport
aux premires pices de Cohan et ses collgues. Mais la qualit est grandement limite par la nature mme de ce type de production destine un large
public. Noublions pas que la comdie musicale a pour fonction de distraire et
surtout de rapporter de largent. Le but est atteint pour ces compositeurs qui
senrichissent grce leurs chansons et leurs pices. Par exemple, Jerome Kern,
compositeur riche et clbre, vit bourgeoisement dans une luxueuse demeure
New York et se dplace dans une Rolls Royce conduite par un chauffeur. Une
position confortable que partageront galement les compositeurs les plus en
vue de Hollywood, lindustrie du cinma.
1.3.2 La musique pour lindustrie nouvelle du cinma
Le cinma, invent en France la fin du XIXe sicle, a un succs croissant
aux tats-Unis partir des annes 1900. On projette les premiers films dans
des salles de thtre. Le cinma attirant de plus en plus de monde (en 1916, 35
millions de personnes vont au cinma au moins une fois par semaine), de plus
en plus de thtres se reconvertissent en salles projetant des films de cinma.
Les films sont produits en grande partie par un petit nombre de studios dont
les quartiers se situent au dbut sur la cte Est, avant quils ne sinstallent progressivement en Californie, et plus prcisment Hollywood 35. Ces entreprises
gantes contrlent toutes les tapes de la production et de la diffusion des
films (elles sont mme propritaires des salles de cinma). Jusqu la Premire
Guerre mondiale, la production mondiale tait domine par le cinma franais.
partir de 1914, ce sont les productions amricaines qui dominent le march.
Hollywood devient la capitale mondiale du cinma, une position dominante
quelle conservera tout au long du XXe sicle.
Tous les films produits du milieu des annes 1890 la fin des annes 1920
sont muets. Mais la projection est presque toujours accompagne par de la
musique joue en direct dans la salle de cinma. Laccompagnement des films
muets est assur soit par des instrumentistes jouant seuls (le plus souvent sur
un piano ou, plus rarement, sur un orgue), soit par des orchestres de tailles
trs diverses. Pour ces orchestres, un individu est charg darranger un accompagnement pour chaque film. Sil sagit dun musicien soliste qui accompagne
la projection du film, il improvise sur des thmes qui ont t arrangs (thmes
souvent tirs du rpertoire classique) ou crits par des compositeurs. On vend
35. La majorit des 750 longs mtrages produits en 1920 ont t raliss Hollywood (Gauthier,
1995, p. 18-19). Mais Hollywood ne reprsente pas toute la production cinmatographique des
tats-Unis. Il y a aussi des films davant-garde qui sont produits en marge de cette industrie. La
premire avant-garde cinmatographique amricaine merge dans les annes 1920.
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des recueils de thmes classs selon le type daction. Erno Rapee (1891-1945)
et J. S. Zamecnick (1872-1953) ont crit des centaines de thmes musicaux
pour le cinma, du thme indien au thme de Chinatown en passant par
celui des gens qui courent pour attraper un bus (cf. Zaray, 2003). Rapee a
galement crit les partitions entires de plusieurs films dont celles de What
Price Glory ? (Raoul Walsh, 1926) et Seventh Heaven (Frank Borzage, 1927). La
partition du thme Charmaine (tir de What Price Glory ?) se vend plus de
deux millions dexemplaires. Certains thmes de film obtiennent en effet des
succs de vente Tin Pan Alley, et linverse, on prend lhabitude de jouer
des chansons de Tin Pan Alley pour accompagner les films : Hollywood et Tin
Pan Alley sont ainsi trs lis depuis les dbuts du cinma.
Au temps du muet, laccompagnement musical est utilis avant tout pour
couvrir les bruits de la salle de cinma, tout spcialement celui du moteur
du projecteur qui est trs bruyant. La musique daccompagnement est donc
avant tout fonctionnelle. Cependant, certains ralisateurs font appel un
compositeur de mtier pour crire une partition qui deviendra un lment
part entire du film. Si en Europe certains ralisateurs russissent collaborer
avec des compositeurs de musique savante, aux tats-Unis, le cinma est trs
vite considr comme un genre artistique commercial et infrieur , et peu de
compositeurs ne se risquent crire pour ce genre de production. Il y a toutefois
des exceptions. Joseph Breil (1870-1926), compositeur de style romantique,
crit sept partitions pour le ralisateur David Griffith (dont Naissance dune
nation et Intolrance). Victor Herbert, compositeur clbre pour ses oprettes (cf.
Premire partie), crit la partition de Fall of a Nation (Thomas Dixon, 1916).
Une mauvaise exprience pour ce dernier, car Dixon ne lui laisse pas assez
de temps pour achever sa partition. Il sagira dun problme rcurent dans le
monde du cinma commercial o, par souci dconomie, on prend trs peu
de temps pour produire un film.
la fin des annes 1920, une innovation technologique bouleverse lunivers
du cinma : linvention du parlant. En 1927, les studios Warner produisent ce
qui est considr aujourdhui comme le premier film parlant, Le Chanteur de jazz
(Alan Crosland, 1927). Quelques semaines aprs la premire du film tous les
studios dcident de produire un film parlant. Grce cette innovation, on peut
faire entendre au cinma des chansons de varit interprtes par des chanteurs
vedettes. Pendant presque deux ans, les films produits par Hollywood proposent
tous ou presque des chansons enregistres sur la bande son. Les songwriters sont
alors trs demands par Hollywood. Par ailleurs, en 1929, on enregistre sur
la bande son du film de Griffith Naissance dune nation, la musique compose
par Joseph Carl Breil : cest la premire fois que lon enregistre directement
sur la bande une musique daccompagnement. La musique enregistre va
rapidement remplacer laccompagnement en direct dans les salles de cinma,
et nombre de musiciens perdront ainsi leur emploi. Certains se feront toutefois
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littrature, la peinture ou la musique 38. Dans les annes 1920, les compositeurs
de lAcadmie perptuant le style romantique du XIXe sicle, comme John Powell
(1882-1963), sopposent fermement aux compositeurs modernes. Powell dclare
en 1924 que les modernistes ne sont rien de plus ou de moins que des rpliques
bon march des derniers bolcheviks europens (Updike, 1998, p. 65). Dans
ce contexte, llection lInstitut National des Arts et des Lettres en 1918 de
John Carpenter, compositeur moins antipathique aux ides modernistes que
ses confrres, parat donc exceptionnelle. Il fait partie des rares compositeurs
modernes tre soutenu par les institutions dominantes de son pays, un sort
enviable que partage galement Aaron Copland.
2.2.3 Les dbuts exceptionnels dAaron Copland
Aaron Copland (1900-1990), ds la fin des annes 1920 et jusqu la fin
de sa vie, va occuper une position dominante dans la sphre de la musique
savante tasunienne, comme compositeur succs, mais galement comme
critique musical, interprte (pianiste et chef dorchestre) et directeur dinstitutions quil a parfois fondes lui-mme. Sa russite est assez fulgurante. Dans
les annes 1920, il a peine achev ses tudes que sa musique est joue par
des interprtes de premier plan. Mme si sa musique est considre comme
moderniste et mal aime par les membres les plus conservateurs du monde
musical, sa notorit est dj trs grande la fin de la dcennie et il obtient
le soutien dune partie des institutions dominantes. Aaron Copland est n
Brooklyn (New York). Ses parents sont des immigrs juifs dorigine russe. Son
pre tient un commerce Brooklyn qui sera relativement prospre (il emploie
jusqu douze personnes). Sa mre, qui chante et joue du piano en amateur, lui
enseigne les rudiments de la musique (en particulier le piano partir de lge
de 12 ans). Aprs avoir termin le lyce en 1918, il dcide de se consacrer
la musique. Il continue dtudier la musique en priv 39, notamment, de 1917
1921, avec Rubin Goldmark (1872-1936), un traditionaliste pur et dur. Ce
dernier rejette toute musique nouvelle et conseille vivement son jeune lve
de rester loign des modernes. Malgr les conseils du matre, Copland sintresse la musique nouvelle, tout spcialement la musique franaise (Debussy
et Ravel). Cet intrt a motiv sa dcision daller en France, o il tudie de
1921 1924, au Conservatoire de Fontainebleau (fond en 1920) et en priv
38. Par ailleurs, ils sopposent aussi ladmission de femmes lInstitut National des Arts et des
Lettres, alors mme que les femmes amricaines voient leurs droits stendre durant ces annes
(droit de vote en 1920).
39. Ses tudes sont finances en partie par ses parents, en partie par diffrents emplois temporaires, notamment comme pianiste au Finnish Socialist Hall. Cest l quil entre en contact pour la
premire fois avec le milieu politique de gauche. Il sera trs engag politiquement, surtout dans
les annes 1930, cf. Troisime partie.
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40. En 1919, un groupe denseignants libres-penseurs, parmi lesquels figure Thorstein Veblen,
fondent la New School for Social Research (plus connue sous le nom de New School, nom quelle
porte aujourdhui). Cette cole fait construire un btiment dans le Greenwich Village, au cur de
Manhattan, qui devient rapidement un centre dactivit du monde de lart contemporain. Cest
la fois un lieu denseignement et un des rares lieux de concert o lon peut entendre de la musique
moderne la fin des annes 1920 et dans les annes 1930.
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CHAPITRE II
Les compositeurs les plus radicaux se font entendre
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comme traductrice. Cest galement Madame Whitney, seconde par une autre
mcne (Madame Christian Holmes), qui finance lInternational Composers
Guild (ICG). Cette organisation, fonde en 1921 par Varse et lharpiste franais
Carlos Salzedo (1885-1961), a pour objet de faire jouer la musique moderne.
Les concerts sont donns dans un thtre de Greenwich Village. Mme si le
nombre dauditeurs qui se rendent aux concerts de lICG ne sera jamais trs
important, il sera tout de mme non ngligeable et constamment en hausse (lors
du premier concert 300 personnes sont prsentes, il y en aura plus de 1500
pour assister au dernier concert organis en 1927, cf. Ouellette, 1966, p. 76).
LICG joue un rle dcisif dans les annes 1920 pour les compositeurs les plus
radicaux, dont la musique nest pratiquement jamais joue par dautres. Cest
notamment lors des concerts organiss par lICG que sont cres la plupart
des uvres nouvelles de Varse.
La premire composition de Varse joue lors dun concert organis par
lICG est Offrandes (1921), deux mlodies pour soprano et orchestre de chambre, dans lesquelles on trouve dj certains traits caractristiques de lcriture
de Varse, comme le fait remarquer Odile Vivier : notes rptes, extrme
prcision des indications dintensit, modelage dune tenue par le souffle de
lexcutant, effets sonores inusits (Vivier, 1983, p. 38). Ces nouveaux effets
sonores sont produits notamment par lutilisation singulire de la percussion.
Le langage harmonique est aussi assez original, le sentiment harmonique
disparat presque, pour laisser place des accords de timbres (Ibid., p. 40).
Offrandes est cre en 1922 avec succs : elle reoit un excellent accueil auprs
du public et des critiques. Mais la bonne rception faite luvre de Varse
est de courte dure. En effet, la cration en 1923 dHyperprism pour neuf instruments vent et dix-huit instruments de percussion (1922-1923), provoque
un vritable scandale, sans doute le plus grand scandale jamais connu dans
lhistoire de la scne musicale new-yorkaise. Varse, qui dirige luvre, en fait
le compte rendu suivant :
Quand on a donn en premire audition Hyperprim, il y eut une bataille formidable dans
la salle. Et, en Amrique, on ne se donne pas de petites gifles : on cogne les poings ferms
Ds labord, un chahut terrible. Je lai vu ; je le voyais de la scne ; cest moi qui conduisais.
Ensuite, on a flanqu les gens dehors, et lon a tout repris du dbut La bataille a continu
dans la rue. Mais a mest gal. Je men fous compltement quon naime pas ma musique.
Mais que lon donne aux musiciens le droit de respirer, cest--dire daller jusquau bout
(Ibid., p. 48).
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sont demands), joue un rle trs important. Si parfois elle garde sa fonction
classique de support rythmique et dajout de couleurs lorchestre, la plupart
du temps elle fonctionne de faon autonome ( linstar des autres pupitres), et
certains passages laissent entendre la percussion seule (Ibid., p. 110). Cet intrt pour la percussion est lune des constantes de luvre de Varse. La place
prpondrante occupe par les percussions et lusage dune sirne (on peut
en entendre deux dans Amriques), ont souvent t rapprochs de la dmarche
des futuristes qui utilisaient des sons anecdotiques (des bruits ) dans leurs
pices. Mais Varse a pris, ds le dbut, ses distances avec le mouvement
futuriste. Depuis la publication de Lart des bruits (1913) de Luigi Russolo, il
soppose ouvertement ce courant. Comme le souligne Fernand Ouellette :
Varse na jamais voulu utiliser des bruits ou de nouveaux instruments en
dehors dun mouvement de cration et dexpression de son univers musical
intime. En cela, il tait beaucoup plus prs de Debussy, avide de nouvelles
sonorits. Varse voulait exprimer les sons quil entendait intrieurement et
que nulle oreille, avant lui, navait entendus (Ouellette, 1966, p. 49). Tous les
sons deviennent musicaux, et ce que lon considre comme des bruits fait
dsormais partie de la palette sonore du compositeur. Varse poursuit ainsi
lmancipation du timbre, dans la continuit de ce quont entrepris dans ce
domaine Debussy ou Schoenberg. Ce qui est en jeu dans la musique de Varse,
cest une transformation radicale du langage musical : en crivant des passages
pour des instruments sans hauteur fixe, le compositeur conteste la suprmatie
du paramtre de la hauteur. Toute la musique occidentale depuis lAntiquit
repose sur ce paramtre. Composer en le mettant au second plan, voire mme
sans en tenir compte, est lune des innovations du XXe sicle. Et Varse joue
un rle central dans cette innovation. En cela, il peut tre considr comme le
prcurseur de la musique concrte.
Si Amriques na pas t trs bien accueillie par le public en 1926, lanne
suivante, une nouvelle composition pour orchestre, intitule Arcana (19251927), est trs bien reue lors de son excution sous la direction de Stokowski
au Carnegie Hall en 1927. Les critiques sont trs enthousiastes : un critique
parle mme, propos de Varse, de hros , un autre de nouveau dieu
(Oja, 2000, p. 26). Arcana est crite pour orchestre symphonique de trs grande
dimension, linstar des Amriques. Il sagit certainement dun chef duvre mais
lcriture nest pas trs originale par rapport ses compositions prcdentes,
en particulier Hyperprism et Intgrales. Toujours est-il que grce Arcana, Varse
redevient temporairement clbre (Ouellette, 1966, p. 96). Il va jouir la
fin des annes 1920, en Amrique, dun prestige assez exceptionnel pour un
compositeur moderne.
Varse met fin lexistence de lInternational Composers Guild en 1927. Il
pense que la musique moderne est dsormais bien tablie New York et que le
but fix par cette organisation, celui de familiariser le public tasunien avec la
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116
Ives ou dOrnstein), pices quil dcida ensuite dantidater pour sen [le cluster] octroyer le primat
chronologique (Vinay, 2001, p. 197).
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maturit : une Sonate pour violon et piano (1926), les Prludes 6 9 pour piano
(1927-1928) et la Premire suite pour cinq instruments vent (1928). Son criture
prsente des polarits mais pas de tonalit clairement marque. Grce Cowell
et Ruggles, elle se familiarise avec la notion de contrepoint dissonant , et
cela se traduira par une criture de plus en plus chromatique. Comme Ruggles,
elle adopte le principe de non-rptition des mmes hauteurs quelle appliquera
de plus en plus rigoureusement.
Dane Rudhyar
Dane Rudhyar (1895-1985) est un compositeur franais n Paris dont le
nom de naissance est Daniel Chennevire. Il est issu dune famille petite-bourgeoise (son pre tait patron dune petite usine). Ses tudes musicales sont fragmentaires : il prend des cours de piano de 7 13 ans, puis abandonne la musique
pendant plus de trois annes, avant dtudier seul lorchestration, de prendre
quelques cours au Conservatoire National de Paris comme auditeur libre et
un cours de contrepoint par correspondance. Ses premires compositions sont
romantiques. Grce un hritage (dont la somme est plutt modeste) il peut
se rendre aux tats-Unis la fin de lanne 1916. Lanne suivante, il consacre
la plus grande part de son temps la lecture douvrages mystiques (philosophie
orientale et occultisme) et dcide de changer de nom pour celui de Dane Rudhyar.
De 1919 1921, il crit plusieurs pices pour orchestre dont Soul Fire (1920) qui
remporte un prix dans un concours organis par le Los Angeles Philharmonic,
qui finalement refusera de jouer luvre la jugeant trop moderne . Rudhyar
se distingue surtout pour lcriture dune srie de pices atonales pour piano :
Four Pentagrams (1924-1926), sept Tetragrams pour piano (1924-29), Three Peans
(1925) et Granites (1929). Aprs 1930, il crira trs peu de musique et se consacrera surtout la rdaction douvrages dastrologie.
123
Walton, situe Manhattan, qui sert de salon , mais galement de lieu dhbergement pour compositeurs de passage. Comme dans tout salon bourgeois,
chez Madame Walton on discute et on joue beaucoup de musique, celle de
Crawford notamment. Celle-ci fait galement la rencontre de Charles Seeger
qui, aprs avoir longuement hsit (nayant pas une trs haute opinion des
femmes musiciennes), accepte de lui donner des cours de composition. Une
rencontre qui aura des effets dterminants sur la trajectoire de Ruth Crawford
comme nous le verrons dans la Troisime partie.
3. Charles Ives, compositeur ultra-moderne ?
Comme nous lavons vu dans la partie prcdente, Charles Ives poursuit une
brillante carrire dans les assurances. Grce un salaire trs lev (100 000 dollars par an la fin des annes 1920), il peut vivre trs confortablement dans sa
rsidence New York ou sa maison de campagne dans le Connecticut. La vie de
Ives nest pourtant pas toujours trs agrable cause de problmes chroniques
de sant : il souffre de problmes cardiaques et de dpression. Aprs la Premire
Guerre mondiale, il compose toujours plus lentement et irrgulirement pour
cesser compltement de composer la fin des annes 1920. Il en donnera luimme les raisons : La plupart de mon uvre musicale fut compose en vingt
ans, entre 1896 et 1916. 1917 fut lanne de la Premire Guerre mondiale
et je ne composai pratiquement plus rien. Je navais plus le cur a. Ce
fut une priode o nous tions dbords de travail au bureau, sans compter
les campagnes de propagande de la Croix rouge et du prt pour la libert,
et tous les problmes que la guerre a entrans. Ainsi, en regardant derrire
moi, je maperois que, partir de 1917, je ne composai presque plus rien. En
octobre 1918, je contractai une grave maladie qui mobligea rester chez moi
pendant six mois. Depuis, je nai jamais plus retrouv les mmes conditions de
sant, quant ma musique, il me semble quelle ne marcha plus aussi bien
(Vinay, 2001, p. 145). Durant les annes 1920, il consacre beaucoup de temps,
dnergie et dargent la diffusion de ses uvres. Ses uvres commencent
susciter un certain intrt dans le monde musical, tout spcialement auprs
des jeunes compositeurs ultra-modernes .
3.1 Les dernires compositions de Ives
Avant 1914, Charles Ives peut tre considr comme un compositeur
moderne et patriote. Pendant la Premire Guerre mondiale, et surtout aprs
lentre en guerre des tats-Unis, le patriotisme de Ives se renforce. Gayle Magee
parle mme de militarisme musical propos de certaines de ses compositions
(Magee, 2008, p. 125). Ives cite dans sa musique des airs patriotiques et des
marches militaires, comme dans le deuxime mouvement de Three Places in New
124
England pour orchestre (1912 ?-1917, rev. 1919 ?-1921), dont le titre Putmans
Camp, Redding Connecticut voque une bataille de la Rvolution amricaine.
Il compose mme, durant la guerre, plusieurs chants que Magee appelle des
war songs : Tom Sails Away , The Things Our Fathers Loved et In
Flanders Fields (Ibid., p. 126). Mais malgr tout, Ives ne renonce pas la
modernit et mme dans ses war songs , il juxtapose violemment diffrentes
citations distinctement amricaines (Ibid., p. 127), principe que lon trouve
dans toute sa musique, tout spcialement dans ses pices symphoniques o les
citations apparaissent et disparaissent brutalement, et o elles se superposent
et sont accompagnes par une harmonie trs dissonante. Autrement dit, Ives
continue de soumettre ses citations de thmes populaires un traitement des
plus moderne, trait que lon peut entendre galement dans la Concord Sonata
pour piano, lune de ses plus importantes compositions.
Charles Ives a indiqu que sa seconde sonate pour piano, intitule Concord
Sonata, a t crite entre 1911 et 1915, mais selon Geoffrey Block, qui a consacr
une tude cette sonate, elle aurait t compose en grande partie entre 1915 et
1919 (cf. Block, 1996). Le langage de cette composition est dissonant et atonal,
mme si des polarits sont clairement perceptibles et si lon peut galement
entendre par moment des progressions daccords parfaits. Giacomo Manzoni
relve plusieurs innovations dans cette composition :
Quand nous en venons la spcificit de lcriture musicale, une srie dlments absolument rvolutionnaires se prsente : llimination frquente de la mesure (lcriture sur une
porte libre, ouverte) ; lintroduction pour quelques mesures, la fin de la premire partie,
dun second instrument, la flte (la partie dalto manque dans cette dition) ; sil ny a pas
daltration, lindication de toujours excuter les notes naturelles ; lutilisation dun listel en bois
de longueur approprie pour lexcution de larges clusters sur les touches noires ; lutilisation
de clusters sur les touches blanches quil convient dexcuter en utilisant la paume de la main
ou le poing serr () ; dans certains passages, une notation totalement libre, par exemple
une succession de rondes en nombre suprieur la mesure indique (4/4) ; lutilisation de
sons produits comme des harmoniques () ; les rapports entre triples croches et quadruples
croches ne pas prendre trop la lettre (Manzoni, 2006, p. 121).
125
Bref, la Concord Sonata est une uvre trs originale et elle devra attendre
deux dcennies pour tre comprise par le public tasunien.
Aprs la fin de la Premire Guerre mondiale, Ives ne compose plus beaucoup : essentiellement le Third Orchestral Set (1919-1926 ?), les Trois pices en
quart de ton pour deux pianos (1923-1924), le Psalm 90 pour chur, cloches et
orgue (1923-1924), quelques mlodies pour piano et chant, et les esquisses de
sa Universe Symphony quil abandonne vers 1928. Ces nouvelles uvres sont
gnralement trs modernes et trs peu, voire pas du tout, patriotiques. Ives
est dsormais un compositeur moderne universaliste, le titre de sa dernire symphonie, reste inacheve, le montre bien. Le compositeur, comme le contexte,
nest plus le mme, comme nous allons le comprendre en tudiant la rception
de sa musique durant ces annes.
3.2 La rception de la musique de Ives
Au dbut des annes 1910, Charles Ives prend contact avec des musiciens
professionnels, gnralement conservateurs, pour leur montrer des extraits
de ses compositions, mais sans rsultats. partir de 1914, certains membres du monde musical amricain commencent sintresser la musique
moderne. On rencontre New York des partisans de la modernit musicale
comme les critiques Carl Van Vechten, Paul Rosenfeld et Hiram Moderwell,
des mcnes clairs comme Claire R. Reis, et des compositeurs comme Leo
Ornstein, John Alden Carpenter et Charles Griffes. Mais Ives ne prend pas
contact avec eux, et ne fait pas non plus leffort daller la rencontre des
tenants de lart et de la littrature modernes qui ont souvent leurs quartiers
dans le Greenwich Village, deux pas de sa rsidence. Selon Frank Rossiter,
Charles Ives est un bourgeois qui na aucunement lintention de frquenter la
bohme artiste de la ville (Rossiter, 1975, p. 166-167). Il ignore presque tout de
la cration moderne de son temps, que ce soit dans le domaine de la peinture
(il na probablement pas visit lArmory Show en 1913, cf. Ibid., p. 171), de
larchitecture ou de la littrature. Et il nest pas plus au courant de ce qui est
produit de plus novateur dans le domaine musical : il entend pour la premire
126
127
une squence logique. Son plan de travail sous-jacent semble bas sur la grande
unit dune srie daspects particuliers un sujet plutt que sur la continuit de
son expression (Ives, 1986, p. 24). Ce que Carlyle reproche ici Emerson, on
pourrait le dire exactement dans les mmes termes au sujet de Charles Ives.
Si les Essais sont lus avec beaucoup dintrt, en revanche, la rception
de la Concord Sonata est plutt mauvaise : les critiques lui reprochent ses trop
grandes difficults techniques et son langage trop dissonant, certains parlent de
cacophonie et de musique trange (Block, 1996, p. 8). Mais la distribution
de ses uvres, au tout dbut des annes 1920, marque un tournant dans la
trajectoire du compositeur. Cest le point de dpart dun intrt sincre dune
partie des musiciens (compositeurs et interprtes) pour sa musique. Intrt en
premier lieu des partisans les plus radicaux de la modernit cette poque,
cest--dire les ultra-modernistes , comme Varse, Ruggles ou Cowell, quil
ctoie partir des annes 1920. Ives adhre toutes les organisations radicales, comme lInternational Composers Guild, la New Music Society et la Pan
American Association of Composers, organisations qui jouent rgulirement sa
musique. Henry Cowell, tout spcialement, ne mnage pas ses efforts pour faire
connatre luvre de Charles Ives. Ce trs bon accueil fait sa musique par les
ultras peut sans doute expliquer une certaine radicalisation du compositeur
dans les annes 1920. En effet, lors de la rvision de ses uvres, il tend en
complexifier lcriture. Dans les annes 1910, il avait simplifi certains passages
et supprim des dissonances dans certaines compositions, notamment pour la
publication de sa Concord Sonata en 1921. Entre 1921 et 1929, il a tendance au
contraire complexifier sa musique et ajouter (ou rtablir) des dissonances48.
Radicalisation du compositeur qui se traduit non seulement par la rvision de
ses uvres mais galement par la production de nouvelles pices trs modernes voire exprimentales, comme ses pices en quart de ton. Lhistorien Roger
Chartier rappelle que, parfois, la rception de luvre oriente la trajectoire de
lauteur : dans certaines trajectoires, cest finalement lappropriation de luvre
qui transforme lauteur de luvre (Chartier, Sminaire donn lEHESS,
2002). Ives ne craint plus de rebuter les auditeurs avec ses dissonances. Il en
ajoute ainsi dans des uvres anciennes sans prciser la date de rvision ce qui
peut laisser croire quil a t dune trs grande modernit avant tout le monde,
y compris les compositeurs europens.
48. Aprs la publication de la Concord Sonata, entre 1921 et 1926, le compositeur a ajout des
dissonances. Mais, daprs Geoffrey Block, il sagit ici moins dun ajout que du rtablissement de
dissonances, supprimes dans la premire dition (de 1921). Ces dissonances figuraient lorigine
soit dans lEmerson Overture, une pice pour orchestre (inacheve et abandonne vers 1911) dont le
matriau a t rutilis pour la sonate, soit dans la partition manuscrite de 1919 (Block, 1996, p. 4).
128
4. La conqute de lautonomie
Pour conclure ce chapitre, nous voudrions replacer la production des
compositeurs modernes les plus radicaux dans une perspective plus large
afin de mieux voir quelle a t la situation exacte des modernes dans ce pays
entre 1915 et 1929 (quelle place ils occupent exactement dans la production
du monde savant tasunien). Nous nous demanderons galement quelles ont
t les conditions de possibilit dune cration originale dans ce pays durant
ces annes. Ensuite, nous voudrions largir encore la perspective, un niveau
international, pour mettre en relation la conqute dun espace autonome aux
tats-Unis avec la position nouvelle que ce pays occupe dans le monde musical
international : nous pensons, en effet, quil y a une corrlation entre la position
centrale que les tats-Unis commencent occuper au sein du monde musical
international et la conqute de lautonomie de la cration musicale savante
(dont la musique moderne est lexpression) dans ce pays.
4.1 Des compositeurs soutenus et organiss collectivement
Du milieu des annes 1910 la fin des annes 1920, la musique moderne
se fait entendre dans le monde musical tasunien. Nous avons signal que
la musique de certains compositeurs modernes les plus modrs (Griffes,
Carpenter et Copland) tait plutt bien reue par le monde musical tasunien.
Mais, globalement, cette ouverture sopre trs lentement et se limite quelques
privilgis. Les institutions musicales dominantes (orchestres, dpartements
universitaires, maisons ddition et la presse) ne souvrent pas, ou trs peu,
la modernit la plus radicale.
En rgle gnrale, la musique moderne est assez peu joue dans les salles de
concert, dont les programmes sont encore trs largement domins par la musique
classique ou romantique. Seuls quelques rares chefs dorchestre sintressent
la musique moderne : Serge Koussevitzky (qui dirige lOrchestre symphonique
de Boston) joue rgulirement la musique de Copland et de quelques jeunes
compositeurs aussi modrs que lui ; tandis que Leopold Stokowski (chef de
lOrchestre de Philadelphie) joue loccasion les productions modernes radicales,
notamment une uvre dOrnstein en 1925 et de Varse en 1926. Mais ce sont
l des exceptions. Les compositeurs modernes ont autant de difficult se faire
jouer qu se faire publier. Les maisons ddition publient en effet trs rarement
la musique moderne tasunienne. Varse fait partie des rares privilgis tre
publi par des maisons ddition trs prestigieuses (notamment Curwen et Max
Eschig). La plupart des autres compositeurs modernes travaillant aux tats-Unis
devront se contenter des maisons ddition spcialises qui apparaissent dans les
annes 1920 : la Society for the Publication of American Music, fonde en 1922
par la Composers Music Corporation (fonde en 1918 ) ; puis, la fin des annes
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TROISIME PARTIE
Les productions dun monde musical
plus htronome et conformiste
(1929-1945)
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51. Instauration de la scurit sociale (chmage et pension pour les personnes ges ou trs pauvres), salaire minimum, horaires de travail rduits, etc.
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CHAPITRE I
Lordre rgne nouveau dans le monde musical
De 1929 1945, le monde musical tasunien est domin par le conservatisme : dun ct, par une industrie musicale totalement hermtique la modernit et, de lautre, par un monde savant o rgne lorthodoxie acadmique.
Cette situation est lie au contexte de crise sociale que traverse le pays durant
ces annes. Une crise qui touche de plein fouet les industries culturelles, surtout
pendant les premires annes de la Grande Dpression. Il faut ajouter cela que
la concurrence entre industries fait galement des victimes, en particulier Tin
Pan Alley, qui disparat, et Broadway, qui dcline. Cest ce que nous verrons
dans la premire partie de ce chapitre. Nous discuterons ensuite des effets de
cette crise sur la sphre de la musique savante, en particulier la domination sans
partage des mouvements nos (musiques noromantiques et noclassiques)
dans le domaine de la cration.
1. Les productions dune industrie musicale
diversement touche par la crise
La crise de 1929 produit des effets catastrophiques sur une grande partie de
la socit amricaine, et le monde musical ne fait gure exception. Globalement,
la Grande Dpression est une priode difficile pour les compositeurs gagnant
leur vie grce aux industries culturelles, lexception de ceux qui travaillent
pour Hollywood. partir de 1939 (et tout spcialement aprs lentre en guerre
des tats-Unis en 1942) dbute une seconde phase durant laquelle les compositeurs de musique commerciale doivent faire face un autre type de crise
140
La premire star du jazz qui profite de ce nouvel tat du monde commercial est
Benny Goodman (1909-1986), musicien blanc dorigine populaire. Ce dernier
bnficie de laide de son agent artistique John Hammond, un membre de la
famille Vanderbilt (une des premires familles richissimes de lhistoire des tatsUnis), et se fait connatre grce la radio NBC. Lensemble de Goodman est
dsign par lappellation swing band . Cest le dbut du swing , un nouveau
style de jazz qui sera interprt par des orchestres de grande taille (big bands) de
musiciens blancs (comme ceux de Benny Goodman, Artie Shaw, Glenn Miller
ou Tommy Dorsey) ou de musiciens noirs (comme ceux de Count Basie ou
Jimmie Lunceford). Prcisons que les big bands noirs sont plus nombreux mais
moins clbres que les orchestres de musiciens blancs. Le swing est avant tout
une musique de danse, joue dans les dancings et les clubs (dont les plus clbres sont situs sur la 52e rue New York), pour un public gnralement trs
jeune. La fonction de cette musique destine laccompagnement de la danse,
interdit toute complexit rythmique : le rythme est rgulier et trs simple, le
tempo modr.
De la crise de 1929 au milieu des annes 1930, la plus grande part des
musiques enregistres sont des airs de comdies musicales. la fin des annes
1930, la comdie musicale se voit concurrence par un engouement nouveau
pour les orchestres de swing, dont les disques se vendent trs bien. Lindustrie
phonographique est alors en fin de crise. Alors quil se vendait plus de 106
millions de disques en 1921, dix ans plus tard il ne sen vend plus que 16,9
millions (Sanjek, 1991, p. 47). Les choses samliorent progressivement la fin
des annes 1930, notamment grce au juke-box. Il existe 400 000 machines
travers le pays, dans les bars, les restaurants ou les boutiques (Peterson, 1997,
p. 165). En 1942, 130 millions de disques sont vendus, dont 56 millions par
Victor, 39 millions par Columbia, et 35 millions par Decca (Sanjek, 1991,
p. 79-80). Le march est alors domin par les enregistrements de musique
swing. Pour Ted Gioia, la dcennie qui stend de 1935 1945 est sans doute
vritablement l ge dor du jazz, plus encore que les annes 1920 comme on
le dit habituellement. Cest en effet durant cette priode, frquemment appele
Swing Era ou Era of the Big Bands , que jazz et musique pop se confondent
pratiquement (Gioia, 1997, p. 145). Ajoutons que durant cette priode, le monde
du jazz commence tre moins sgrgu quauparavant. la fin des annes
1930, des musiciens noirs et des musiciens blancs commencent travailler
ensemble. Les clubs de jazz noirs sont de plus en plus frquents par des Blancs
(spcialement Harlem). partir de la fin des annes 1930, on a limpression
que le jazz est une arme contre le racisme (Peretti, 1992, p. 184).
Non seulement cette musique connat un succs commercial exceptionnel
mais elle commence galement gagner en lgitimit. Celui qui contribue
le plus dans les annes 1930 donner une certaine respectabilit au jazz est
certainement Duke Ellington. En 1931, il est invit la Maison Blanche par le
142
prsident Hoover, un honneur trs rare pour un musicien noir, et dans les annes
1940, il donne plusieurs concerts au Carnegie Hall. Duke Ellington tente de
produire une musique jazz plus labore, sans pour autant renoncer au succs
commercial. Sa musique est laboutissement dune lgre complexification de
la musique jazz depuis la fin des annes 1920. Une complexification qui a t
rendue possible par ladoption de la notation musicale par les jazzmen. Le jazz
est lorigine une musique orale. La notation musicale simpose progressivement (au Nord partir des annes 1920) aux jazzmen qui esprent travailler
dans un thtre, un night-club ou une salle de danse (Gioia, 1997, p. 116).
Grce la connaissance du solfge, on commence crire des arrangements
un peu plus labors, ds les annes 1920, mais surtout aprs la naissance des
grands orchestres de jazz dans les annes 1930. Benny Goodman joue aussi un
grand rle dans cette lgitimation du jazz, notamment en donnant le premier
concert de jazz au Carnegie Hall en 1938, et en commandant des uvres pour
son ensemble des compositeurs savants minents comme Bartk, Copland
ou Hindemith. Mais cela en fait-il une musique de qualit et dune certaine
originalit ? Le jazz le plus rcent, dans les annes 1930, sinspire notamment
de limpressionnisme : il en reprend certains traits (enchanement parallles
daccords de septime, etc.) mais les intgre dans un cadre toujours aussi rigide
et rptitif. Comme le fait remarquer Theodor Adorno, cet impressionnisme
repris sera en mme temps banalis : les nouveauts tires de la musique de
Debussy sont places sous le joug du schma mtrique et harmonique dune
priode cadentielle normale de huit mesures (Adorno, 2003, p. 80). Adorno
ajoute que : mme les procds qui datent dhier doivent dabord tre dsamorcs par le jazz, rendus inoffensifs et tre dtachs du cours de lhistoire, pour se
conformer au march. Sur ce march, les ingrdients impressionnistes ont une
fonction dappt ; isols comme ils ltaient jusquici dans la salle de concert
ou latelier, ils produisent un air de modernit ; cest la petite nuance dans un
schma grossier, qui parat ose et piquante aux oreilles dun large public, dune
manire que lon peine encore imaginer ; de faon toute abstraite, ils suscitent
lillusion dun langage avanc (Ibid., p. 80-81). Le jazz, comme toute musique
commerciale, peut donc parfois sinspirer des productions modernes mais cette
appropriation se fait, dune part, toujours trs en retard par rapport lhistoire
de la musique moderne (cela fait un bon moment que limpressionnisme nest
plus un courant trs contest dans la sphre savante) et, dautre part, la musique
commerciale appauvrit considrablement ce dont elle sinspire.
La musique swing est une musique purement instrumentale jusqu la fin
des annes 1930. Les big bands engagent ensuite des chanteurs qui obtiennent
un succs tel quils finissent par voler la vedette aux chefs dorchestre. Les
premiers chanteurs vedettes que lon appelle crooners , comme Rudy Vallee
(1901-1986), se sont fait connatre du grand public lors de shows radiophoniques diffuss en direct. Ils se distinguent par lusage du mgaphone (qui est
144
146
Max Steiner
Max Steiner (1888-1971), n Vienne, est le petit-fils du directeur du Theater
an der Wien, le fils dun impresario et organisateur dvnements culturels et le
filleul de Richard Strauss. Musicien aux talents prcoces, il tudie notamment avec
Brahms (en priv) et Mahler ( lAcadmie impriale de musique de Vienne). Il
dbarque New York en 1914, sans argent mais avec des comptences musicales
facilement monnayables dans le monde musical amricain. Pendant quinze ans, il
arrange, orchestre et dirige des comdies musicales Broadway. cause de la
Dpression, il quitte Broadway pour faire carrire Hollywood. Entre 1930 et
1965 (anne de son dpart la retraite), il crit plus de 300 musiques de film. Il
signe un contrat dexclusivit avec les studios Warner Brothers en 1937 et reoit
chaque semaine jusqu 3500 dollars pour crire la musique denviron douze
films par an (Marmorstein, 1997, p. 81). Il est le compositeur le mieux rmunr de Hollywood aprs Erich Korngold et lun des plus honors : il remporte
notamment trois reprises un Oscar, prix dcern chaque anne par lAmerican
Academy of Motion Picture Arts and Sciences, une organisation au nom savant
qui reprsente simplement les intrts des industries du cinma. Ses partitions
les plus remarques dans les annes 1930 sont celles de King Kong (Schoedsack
et Cooper, 1933), Le Mouchard (John Ford, 1935) et Autant en emporte le vent
(Victor Fleming, 1939). La musique de Steiner, qui sinspire des airs populaires
amricains, est marque par le style du romantisme tardif, en particulier celui de
Wagner. Steiner reprend le principe du leitmotiv wagnrien pour accompagner
chaque personnage ou type daction. Une partition hollywoodienne classique,
crit Pierre Berthomieu, repose sur des leitmotive associs aux personnages
et aux lieux, comme dans lopra wagnrien. () La musique de film consistera
dvelopper, croiser et orchestrer ces motifs. Les thmes crits subissent
des transformations, sexpriment de manire reconnaissable sous une forme
brve, en engendrent un dveloppement plus complexe (Berthomieu, 2004,
p. 24-25). Mais la comparaison avec Wagner est sans doute un peu trop flatteuse
car, dans la musique de Steiner, les thmes sont rpts tout au long du film
avec de trs lgres variations, il ny a pas du tout le travail dcriture dun
opra de Wagner. Les conventions de la musique de film, une fois tablies (en
grande partie par Max Steiner), ne vont plus varier : Max Steiner et toute sa
gnration de collgues compositeurs () laborent un style symphonique
fond sur le romantisme europen, qui simpose comme la norme de la musique
hollywoodienne pendant plus de vingt-cinq ans (Ibid., p. 22).
148
est galement responsable de la mort de cette industrie. Une partie des maisons
ddition est rachete par les grands studios de cinma : la Warner par exemple
rachte les maisons ddition Harms, Witmark et Remick. Ces maisons se
mettent au service de lindustrie du cinma. Celui qui slectionne les chansons
nest plus lditeur mais le directeur du studio (Ewen, 1964, p. 322). Bien
entendu, aprs la disparition de Tin Pan Alley comme quartier historique o
se sont concentres les plus grandes maisons ddition musicale, des maisons
ddition de musique pop vont continuer exister et produire des partitions.
Tous les songwriters spcialiss dans le genre de musique que lon produisait
Tin Pan Alley ne disparaissent pas : nombre dentre eux se mettent au service
de Hollywood mais certains continuent galement de gagner leur vie grce
lindustrie du disque, la radio ou Broadway.
1.2.3 Les compositeurs au service de Broadway, une industrie dclinante
Contrairement Hollywood, les choses vont plutt mal Broadway entre
1929 et 1945. Au dbut des annes 1930, le monde de la comdie musicale
subit deux coups durs : la crise conomique et la concurrence de Hollywood.
Broadway, la production de nouvelles pices musicales seffondre aprs le
krach de 1929 : 32 pices sont reprsentes en 1930 et seulement 10 en 1934,
et la plupart sont des checs commerciaux (Ewen, 1977, p. 286). La concurrence
du cinma nest pas nouvelle, dj dans les annes 1920, une grande partie
des thtres du pays sest reconvertie en salles de cinma. Mais elle saccentue
en ces temps difficiles. Alors quen 1932 le prix dune place Broadway cote
jusqu 3 dollars, le ticket de cinma ne cote que 5 cents. Les thtres ferment
les uns aprs les autres (Christopher Palmer affirme quen 1931, 45 % des
thtres de Broadway ont ferm leurs portes, cf. Palmer, 1990, p. 16) et Times
Square, le quartier o se trouve la plus grande concentration de thtres
New York, commence pricliter. Sajoute cela laugmentation constante des
cots de production dune comdie musicale. Le nombre de reprsentations
ncessaires pour faire du profit ne cesse daugmenter : selon David Ewen, alors
quune pice reprsente plus de 200 fois tait un succs commercial dans
les annes 1920, il faut que la pice soit reprsente plus de 300 fois dans les
annes 1930 et plus de 400 ou 500 fois dans les annes 1940 pour gagner des
sommes quivalentes (Ewen, 1987, p. x). Les musiciens, comme les acteurs et
les producteurs, se reconvertissent souvent dans le cinma o lon produit des
comdies musicales. Broadway conserve un public fidle, un peu plus limit
en nombre mais aussi un peu plus exigeant sur la qualit des uvres. Mises
part deux pices au succs record, Pins and Needles (1937, 1108 reprsentations)
dHarold Rome et Hellzapoppin (1938, 1404 reprsentations) de Ole Olsen et
Chic Johnson, les plus grands succs commerciaux des annes 1930-1945 sont
ceux des compositeurs tablis comme Irving Berlin, George Gershwin, Jerome
150
des compositeurs jous est plutt conservatrice. De faon gnrale, dans ces
forums, on a essay de jouer un maximum de compositeurs (plus de 6000
uvres composes par 1600 compositeurs amricains sont prsentes au public),
ce qui favorise, de fait, les compositeurs orthodoxes qui sont largement les plus
nombreux cette poque (Tischler, 1986, p. 150) 55. En outre, ce programme
na dur finalement que quatre annes (de 1935 1939).
Jusqu la reprise conomique en 1939, ltat fdral se substitue partiellement au mcnat priv pour le soutien des activits de concert. Laction publique
vise dmocratiser laccs la musique savante. Des auditoriums sont crs
grce un financement public pour rendre la musique savante (concerts et
opras) plus accessible (lentre est souvent gratuite ou un prix abordable).
La radio va galement largement contribuer la dmocratisation de la musique
savante. Comment expliquer cette politique culturelle des grandes stations
de radio dans les annes 1930 ? On peut penser que le got pour ce type de
musique partag par les dirigeants des grands rseaux (networks) a jou un
rle, mais ce qui parat plus dterminant, cest que ces dirigeants craignaient
une intervention de ltat : Dune certaine manire, la mode de la musique
classique la radio avait t impose au public amricain par la concurrence
effrne entre les grands networks, et ce pour une raison dordre utilitaire :
craignant alors une reprise en main de lindustrie radiophonique par les autorits
fdrales, les grands organismes de radiodiffusion rivalisaient dinitiative en
se dcouvrant des vocations de service public (Ross, 2007, p. 361). En 1938,
88 % des Amricains possdent un poste de radio (Horowitz, 2005, p. 398).
Mme si, en rgle gnrale, la radio est domine par la musique pop, certaines
stations retransmettent rgulirement des missions de musique savante. En
1937 par exemple, CBS diffuse 1231 heures de musique savante, soit environ
3h30 par jour (Tawa, 2009, p. 8). Les plus grandes stations possdent leur propre orchestre symphonique dont le chef devient trs vite une vedette nationale
linstar dAndr Kostelanetz (1901-1980) ou dArturo Toscanini (1867-1957)
dont les concerts diffuss par la radio NBC sont suivis par environ 10 millions
de personnes (Ross, 2007, p. 360). La radio engage galement des compositeurs
pour accompagner certaines missions (comme les sries de fiction) ou pour
certaines missions musicales durant lesquelles on diffuse de la musique savante
accessible , comme celle de Morton Gould.
55. Les compositeurs les plus conservateurs peuvent compter aussi sur le fait que les orchestres de
ce pays jouent de plus en plus frquemment la musique amricaine : une tude des programmes
des 13 plus importants orchestres amricains montre que 5,3 % des compositions joues entre
1919 et 1925 sont crites par un Amricain, ce pourcentage monte 9,7 % en 1939-1940, 15,5 %
en 1940-1941, 17,1 % en 1941-1942 et 20,8 % en 1942-1943 (Tischler, 1986, p. 151).
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Arts et des Lettres), leur musique semble encore intresser le public cultiv ,
elle est parfois joue par les meilleurs orchestres tasuniens, notamment ceux
du Big Three , cest--dire le Philharmonique de New York, lOrchestre de
Philadelphie et lOrchestre symphonique de Boston, les trois plus importants
orchestres cette poque. Ces orchestres interprtent galement certaines
uvres de style noromantique signes par de nouveaux venus : Howard
Hanson (1896-1981), Nicolai Berezowsky (1900-1953), Arcady Dubensky
(1890-1966) ou Paul Creston (1906-1985). Mais aucun ngalera le succs de
Samuel Barber (1910-1981).
Samuel Barber dbute sa carrire de compositeur au milieu des annes 1930,
en pleine dpression conomique. Comme un grand nombre de ses collgues
de la sphre acadmique, il veut crire pour le public le plus large possible.
Mais alors que Copland et dautres veulent sduire le plus grand nombre
en intgrant des lments populaires (jazz, musiques rurales, etc.) un style
noclassiciste, ce nest pas le cas de Barber qui reste fidle au romantisme de
la fin du XIXe sicle. Cela ne lempche nullement dobtenir un succs immense
dans les salles de concert aux tats-Unis. Issu dun milieu ais (son pre est
mdecin), il a accs la pratique de la musique savante trs tt. peine a-t-il
termin ses tudes musicales dans lun des meilleurs conservatoires du pays,
lInstitut Curtis de Philadelphie, quil commence faire parler de lui. Ds 1935,
il est un interprte et compositeur de premier plan au niveau national. Il se fait
connatre la radio comme chanteur soliste et lOrchestre Philharmonique de
New York donne un concert entirement consacr sa musique, retransmis
nationalement la radio par la chane NBC. Barber obtient une conscration
nationale et une premire reconnaissance au niveau international en 1938. En
effet, Arturo Toscanini, le plus clbre chef dorchestre aux tats-Unis, interprte son Essay for Orchestra (1938) et son Adagio for Strings, un arrangement pour
cordes du deuxime mouvement dun quatuor cordes compos en 1936. Le
concert de Toscanini retransmis par la NBC est un vritable triomphe pour
Samuel Barber, g seulement de 28 ans. Toscanini, qui navait jusqualors
pratiquement pas jou de musique amricaine, rejoue la mme anne lAdagio
pour cordes de Barber ltranger, lui assurant ainsi un dbut de reconnaissance
internationale. LAdagio connatra un succs extraordinaire. Il sera jou rgulirement par les plus grands orchestres des tats-Unis : lOrchestre de Philadelphie linterprte quatre-vingt-cinq reprises entre 1943 et 1985 (Heyman,
1992, p. 173). Samuel Barber devient lun des trois compositeurs amricains
les plus jous aux tats-Unis. Sa trajectoire exceptionnelle fait penser celle
de son compagnon Gian Carlo Menotti (1911-2007), compositeur noromantique italien, qui devient nationalement clbre avec son opra Amelia Goes to
the Ball (1936-1937), alors quil nest g que dune vingtaine dannes (aucun
autre compositeur dopra nobtiendra autant de succs de son vivant aux
tats-Unis au XXe sicle).
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the Kid (1938) et Rodeo (1942). Avec ce type de compositions, Copland fera cole
Hollywood (il compose de la musique de film partir du milieu des annes
1930) et rencontrera un trs grand succs daudience. Il devient rapidement
le compositeur amricain le plus jou dans les salles de concert aux tats-Unis
(Mueller, 1951, p. 231). Et, daprs Elizabeth Crist, jamais sa musique ne sera
aussi populaire que durant les annes de guerre (Crist, 2005, p. 148). Priode
durant laquelle il compose trois uvres qui deviendront trs clbres : Lincoln
Portrait pour orchestre et rcitant (1942), Fanfare for the Common Man pour cuivres
et percussions (1942) et Appalachian Spring (1944), une musique pour un ballet
chorgraphi par Martha Graham. Si le Lincoln Portrait et la Fanfare for the Common
Man sont deux pices simplistes qui font largement usage de mlodies proches
des sonneries militaires, la troisime composition est plus srieuse mais reste
tout de mme trs accessible.
La rception de la musique de Charles Ives par Copland et les nationalistes
La rception de luvre de Ives (qui vit une paisible retraite dans sa maison
de campagne) change partir des annes 1930. Dune part, sa musique devient
accessible un plus large public et dautre part, luvre est reue de deux manires opposes : pour les tenants de la modernit musicale, Ives continue dtre le
pre de la musique moderne aux tats-Unis ; pour dautres, en particulier Aaron
Copland et ses amis, la musique de Ives est clbre pour son amricanisme .
Copland fait jouer avec succs sept mlodies pour piano et chant de Ives lors
du Yaddo Festival Saratoga Springs en 1932. Cest le dbut dune diffusion plus
large de la musique de Ives aux tats-Unis. Les annes 1932-1933 marquent un
tournant dans la rception de sa musique. En effet, on en discute dans la presse
et on insiste dsormais sur les rfrences explicites la culture amricaine.
La musique de Ives devient un modle suivre pour les Amricanistes qui
veulent la fois produire une musique complexe et une musique clairement
identifiable leur pays. Mais ceux-l mmes qui se sont intresss sa musique
en 1932-1933, sen dtournent ds 1934-1935. On trouve tout coup la musique
de Ives trop dissonante et trop complexe. Certes on apprcie encore son ct
distinctement amricain mais on en rejette les complexits. Ce dsintrt
soudain pour la musique de Ives sexplique par le retournement spectaculaire
dune partie des modernistes (comme Copland) qui sopposent dsormais
la modernit musicale. Il faudra attendre 1939, pour que le public puisse
nouveau entendre la musique de Ives. Le pianiste John Kirkpatrick interprte
cette anne-l, plusieurs reprises, sa Concord Sonata. Mais encore une fois, ce
que lon remarque surtout ce sont les traits spcifiquement amricains de
cette uvre. Les critiques sont trs enthousiastes : un critique crit dans le
New York Herald Tribune que cette uvre est la plus grande musique jamais
compose par un compositeur amricain (Burkholder, 1996, p. 313) ; un autre
affirme que Ives est tout simplement le plus grand compositeur amricain
(Block, 1996, p. 13). La complexit de lcriture de la musique de Charles Ives est
donc nouveau tolre mais cest surtout le caractre proprement amricain
de sa musique qui est soulign.
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des uvres qui ne sont pas considres comme des chefs-duvre mais, de
surcrot, il crit de la musique commerciale , comme le Tango pour piano
(1940) qui est le dbut du flirt stravinskien avec la musique de grande
consommation (Ibid., p. 269). Il crit quelques uvres plus srieuses comme la
Symphonie en trois mouvements (1942-1945) et lEbony Concerto (1945). Mis part cet
Ebony Concerto, la musique de Stravinsky na pas t influence par les musiques
amricaines. Dans ses premires compositions (ses ballets russes), Stravinsky
sest inspir trs clairement des musiques traditionnelles de son pays. Mais
depuis les annes 1920, il y a renonc et il soppose depuis lors ouvertement
toute forme de nationalisme musical. Son exil aux tats-Unis ne la pas fait
changer de position, et il demeure donc durant la Seconde Guerre mondiale,
un compositeur rsolument universaliste. Une position suivie galement par
Walter Piston et Roger Sessions, deux compositeurs tasuniens influencs par
la musique de Stravinsky et rsolument internationalistes.
Luvre de Walter Piston est, en gnral, assez traditionnelle et les gots
du compositeur assez conservateurs (Pollack, 1982, p. 178). Il a explor de
nouvelles possibilits dcriture mais toujours dans le cadre de la musique
tonale. Le style de ses premires uvres est celui du noclassicisme proche du
Stravinsky des annes 1920, lexemple de Three Pieces pour flte, clarinette
et basson (1925), dont lcriture est galement marque par les styles dHindemith et de Schoenberg (Ibid., p. 30). partir des annes 1930, sa musique
est rgulirement joue par les orchestres de premier rang, en particulier la
version de concert de son ballet The Incredible Flutist (1938). Pendant la Seconde
Guerre mondiale, sa musique prend parfois un caractre plus national, comme
dans le Concerto pour violon (1939) dont certains passages font penser au blues.
Mais, selon Howard Pollack, si Piston se laisse certainement influencer par le
contexte particulier de la guerre, il na jamais eu lintention de composer une
musique spcifiquement amricaine . Son langage au dbut des annes 1940
ne se simplifie pas, bien au contraire. On peut percevoir linfluence croissante
de Schoenberg dans la Sonate pour violon et piano (1939), la Chromatic Study on the
Name of Bach (1940), le Quintette pour flte et cordes (1942) et la Partita pour violon,
violon alto et orgue (1944). Mme si Aaron Copland mentionne le nom de
Piston parmi les membres de son cole amricaine , il nest pas possible de
comparer la musique de Piston, dont le style est celui du noclassicisme international (et qui tend se complexifier) avec le nationalisme musical de Copland.
Ce constat sapplique galement la musique de Roger Sessions.
Appel devenir lun des plus ardents dfenseurs de la modernit musicale et notamment de la musique srielle aprs la Seconde Guerre mondiale,
Roger Sessions est tout dabord dans les annes 1920-1940 un compositeur
assez conservateur. Son style de jeunesse est proche de celui de Wagner. Il se
rapproche ensuite du noclassicisme de Stravinsky, un style qui sera le sien
pendant une vingtaine dannes. Cela est dj assez net dans The Black Maskers
(1923), son uvre la plus connue, et surtout dans sa Premire symphonie (1924),
uvre tonale mais assez dissonante. partir de 1924 et jusquen 1933, Roger
Sessions passe la plus grande partie de son temps en Europe. Durant quatre
annes, il est officiellement co-organisateur, aux cts dAaron Copland, des
Copland-Sessions Concerts (1928-1931), mais cest Copland qui soccupe de
tout ou presque. Lors de ces concerts, on joue parfois la musique des ultramodernistes (mme si, ni Copland ni Sessions, nont beaucoup de sympathie
pour ce groupe de compositeurs) et surtout celle des modernistes modrs. Il
est alors trs proche de Copland mme sil ne partage pas sa volont de fonder
une cole amricaine . Il le lui signifie plusieurs reprises, notamment dans
un texte intitul Music and Nationalism (publi dans la revue Modern Music
en 1934). Contrairement Copland, Thomson ou Harris, Roger Sessions
ne sintresse pas la musique populaire. Il ne se sent pas concern par la
recherche dune musique typiquement amricaine et dfend au contraire une
perspective internationaliste ou universelle de la cration musicale. En partie
pour cette raison (mais peut-tre galement pour des raisons plus personnelles,
cf. Olmstead, 2008, p. 224), Sessions et Copland vont finalement rompre leurs
liens au milieu des annes 1930. Copland considrera ensuite que la musique
de Sessions est trop difficile , et linverse, Sessions jugera facile la musique
de Copland. lcoute de son Premier quatuor cordes (1936) et de sa suite pour
piano intitule Pages from a Diary (1940), lcriture de Sessions semble devenir
de plus en plus dissonante. Il sloigne progressivement du noclassicisme et
rompra dfinitivement avec ce style aprs la Seconde Guerre mondiale.
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CHAPITRE II
Abandon ou marginalisation de la modernit
Dans les annes 1930-1945, certains compositeurs renoncent la modernit pour produire une musique engage , comme Charles Seeger et Marc
Blitzstein, rejoints par le compositeur en exil Hanns Eisler. Dautres ny renoncent pas, ce qui les conduit occuper une position marginale dans le monde
musical amricain, leur musique ntant presque plus joue ni publie. Parmi
ces derniers, outre les compositeurs davant-garde qui staient fait connatre
aux tats-Unis dans les annes 1920, Varse et les ultra-modernistes , figurent
aussi les compositeurs ayant adopt la mthode srielle (Arnold Schoenberg,
Ernst Krenek, Adolph Weiss et Wallingford Riegger) et le compositeur californien John Cage.
1. Labandon de la modernit pour une musique engage
Pour faire face la crise sociale, quelques compositeurs abandonnent
temporairement la musique pour simpliquer totalement dans la lutte politique, lexemple de Conlon Nancarrow (1912-1997) qui part combattre les
partisans fascistes de Franco en Espagne au sein de la brigade Abraham
Lincoln 58 . Dautres essayent de maintenir la distinction entre leur implication dans la politique et leur activit de compositeur comme Wallingford
Riegger dont lengagement pour le communisme na jamais interfr avec
58. Aprs la dfaite des Rpublicains en 1940, il sinstallera au Mexique o il obtiendra la nationalit
mexicaine en 1956. Nancarrow se fera connatre pour ses tudes pour piano mcanique.
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ses activits artistiques. Pour lui, il nest pas question dcrire de la musique
politique, et il considre son adhsion la mthode srielle comme une
forme de rsistance lordre dominant (Straus, 2009, p. 11). Dautres encore
produisent quelques uvres politiques sans renoncer par ailleurs lcriture
dune musique moderne destine au concert, linstar dHenry Cowell. Mais
certains compositeurs refusent de maintenir spares leurs activits politiques
et musicales et renoncent la modernit pour une musique engage plus
accessible, linstar de Charles Seeger et Marc Blitzstein. Avant de retracer le
parcours de ces deux compositeurs engags , nous allons voquer lhistoire
du Collectif des Compositeurs de New York, la plus importante association
de compositeurs proccups par la situation sociale et dsireux dagir sur le
plan musical.
1.1 La position du Collectif des Compositeurs de New York
Le Collectif des Compositeurs de New York (Composers Collective of New
York City), cr en 1931 et dissout en 1938, est un groupe de compositeurs
politiquement de gauche. Initialement, ce groupe est une branche du Pierre
Degeyter Club, un club, compos de musiciens professionnels, qui organise
des cours et des concerts. Le Degeyter Club est lui-mme une branche de
la Workers Music League qui a des sections dans une vingtaine de villes
amricaines. La section de la ville de New York, dont le slogan est la musique pour les masses , fdre entre dix-huit et vingt organisations (churs,
orchestres, fanfares). Le Collectif des Compositeurs a pour projet dcrire de
la musique pour les ouvriers. Ses membres considrent la musique comme un
instrument de la lutte des classes et ils sont dtermins orienter et amliorer le got des ouvriers (Pescatello, 1992, p. 110). Ils se runissent une
fois par semaine dans des lofts de Manhattan. On discute de musique et des
problmes politiques, et certains prsentent de nouvelles compositions que
lon joue sur un piano lou par le Parti Communiste amricain. La plupart
des membres du Collectif ne sont pas inscrits au Parti Communiste, mais
ils ont une certaine sympathie pour les ides dfendues par ce parti politique. Au dpart, ce groupe est compos de Charles Seeger, Ruth Crawford,
Henry Cowell, Earl Robinson (1910-1991), Norman Cazden (1914-1980),
Marc Blitzstein, Elie Siegmeister (1909-1991), Wallingford Riegger, Herbert
Haufrecht (1909-1998), Henry Leland Clarke (1907-1992), Jacob Schaefer,
Robert Gross, Alex North (1910-1991) et, de faon irrgulire, Hanns Eisler,
George Antheil et Aaron Copland. Dautres compositeurs se joignent eux
et entre 1933 et 1935, le Collectif compte vingt-quatre membres. Ce qui est
remarquable, cest la trs grande diversit des compositeurs : participent au
Collectif la fois des conservateurs, des modrs et des radicaux, mme si ce
sont ces derniers qui sont les plus nombreux. La plupart sont jeunes (entre
20 et 40 ans) et ont tudi dans une grande cole de la cte Est (Juilliard,
Eastman ou une universit de la Ivy League 59 ).
La musique du Collectif est destine tre coute (et non interprte)
par les ouvriers. Le Collectif publie deux recueils de chants destins un
chur de bon niveau : The Red Song Book et The New Workers Song Book
(1934). Lorientation initiale du Collectif des Compositeurs est clairement
moderniste (Tischler, 1986, p. 111) : les premires productions du groupe
sont accessibles mais elles prsentent certains traits assez modernes. Mme si
le but affich du Collectif des Compositeurs de New York est d crire pour
les masses , il nest pas question au dpart de sinspirer de la musique rurale
(folk) de leur pays. Dmarche proche de celle du Parti Communiste amricain
qui sintresse, depuis la fin des annes 1920, la production dun art et dune
musique pour les ouvriers, une culture proltarienne . Il soppose alors aux
musiques rurales considres comme mlancoliques et dfaitistes (Pescatello,
1992, p. 112). En 1935, les compositeurs du Collectif reconsidrent leur
position face la musique rurale. Plusieurs pensent que pour toucher un plus
large public, il leur faut sinspirer des musiques rurales de leur pays. Si dans
les deux premiers livres de chants ouvriers publis par le Collectif seulement
trois chants sinspiraient de la musique rurale, dans le troisime livre publi en
1935, la moiti des chants sen inspirent. Cet intrt nouveau pour la culture
rurale nest pas propre au Collectif, il est partag par une grande partie de la
gauche aux tats-Unis, spcialement les communistes.
En 1935, suivant les nouvelles directives de Moscou, la ligne du PC amricain change. En effet, on dfend lide dun Front Populaire, cest--dire une
alliance avec tous les courants de gauche, y compris les courants sociaux-dmocrates svrement critiqus jusqualors. Il sagit de faire front commun contre le
fascisme. Ce Front Populaire va connatre un grand succs aux tats-Unis. Au
dbut des annes 1930, le Parti encourageait les artistes crer une culture
proltarienne en sinspirant notamment de la culture de masse, autrement
dit de la production commerciale (Broadway, Hollywood). Avec le Front
Populaire, et le dsir de sadresser tous les Amricains, nat un intrt pour
la culture rurale (folk) (Lieberman, 1989, p. 34). Dans la seconde moiti des
annes 1930, on passe ainsi dun intrt pour la musique proltarienne un
intrt pour la musique folk (Ibid., p. 35). Cet intrt est galement partag
par le gouvernement de Roosevelt, qui sponsorise les groupes traditionnels
locaux, encourage les gens chanter les airs populaires et finance la collecte
des chants ruraux, activit laquelle participent certains membres du Collectif
comme Charles Seeger. Pour Alan Lomax, le revival de la chanson folk
date du New Deal. Roosevelt et son gouvernement sintressent la culture
59. La Ivy League est le surnom donn aux huit universits les plus prestigieuses des tats-Unis,
toutes situes sur la cte Est : Brown, Columbia, Cornell, Dartmouth, Harvard, Princeton, lUniversit de Pennsylvanie, Yale.
168
rurale dans lespoir de crer une union nationale sur des bases culturelles, de
contribuer la construction de lAmrique selon les termes de Lomax (Ibid.,
p. 38). Dans la sphre savante, les compositeurs sinspirent donc des musiques
rurales, tandis que dans la sphre commerciale apparaissent des chanteurs
(ou des groupes) de musique folk engage, lexemple de Woody Guthrie
(1912-1967) (Ibid., p. 35-36).
La chanson protestataire
Il existe aux tats-Unis une longue et riche histoire des chansons protestataires populaires (cf.Annexe 7). Depuis les premires manifestations de travailleurs
au xviie sicle jusquaux grandes grves ouvrires des annes 1930, des milliers de
chansons ont t composes par des ouvriers, tout spcialement au xixe sicle
(cf. Foner, 1975 ; Halker, 1991). Ces chansons reprennent souvent une mlodie
connue laquelle on adapte un texte de circonstance, appelant par exemple
rejoindre un syndicat ou un piquet de grve. Elles sont publies notamment
dans les journaux ouvriers. Mme si le nombre de chansons tend diminuer
au xxe sicle, on continue toutefois en crire. Le syndicat IWW, tout spcialement, sest distingu en produisant une quantit trs importante de chansons
protestataires au dbut du sicle, dont Solidarity Forever (1915) de Ralph
Chaplin (1887-1961). Durant la Grande Dpression, et tout spcialement lorsque
le mouvement ouvrier redevient puissant aprs 1932, on crit bon nombre de
chansons contestataires, comme Which Side Are You On ? de Florence Reece
(une femme de mineur). Certaines sont publies dans les journaux ouvriers
(comme le Daily Worker ou le United Automobile Worker) ; beaucoup ne sont pas
publies et sont aujourdhui perdues (Lynch, 2001, p. 9). la fin des annes 1930
et surtout dans les annes 1940, des chanteurs protestataires, souvent issus
dun milieu assez favoris et ntant pas ouvriers eux-mmes, comme Woody
Guthrie, commencent gagner leur vie grce leur musique. Cest la naissance
de la chanson protestataire pop (Protest song).
Lintrt nouveau pour la musique rurale est donc le produit, dun ct,
du Front Populaire et, dun autre ct, de la propagande dtat. Dans les deux
cas, il rpond un appel lunit, appel qui conduira la gauche vers le nationalisme. Nationalisme du Parti dmocrate et du gouvernement de Roosevelt
qui pourra sappuyer sur cette idologie pour engager le pays dans la guerre.
Les communistes, appelant lunit de la gauche, dfendent galement une
position nationaliste. Par exemple, lun des slogans du Front Populaire est le
communisme est lamricanisme du XXe sicle (Communism is twentieth-century
Americanism). Ce nationalisme du PC amricain correspond aussi la volont
170
Dans les annes 1930, des compositeurs, et plus largement nombre dartistes, politisent leur art pour un rsultat pour le moins dcevant et pourtant
prvisible si lon en croit les remarques de Carl Dahlhaus propos de la
contradiction entre les moyens et les fins vises par celui qui compose de la
musique savante engage :
Pour changer lordre tabli, il se sent oblig de renouer avec la btise musicale dont il
espre la disparition comme consquence ou comme lment partiel dune rvolution russie. Le moyen, une musique efficace au stade intermdiaire rvolutionnaire, contrarie ou met
en danger la fin, cest--dire lmancipation musicale comme consquence de lmancipation
politique et sociale. Une musique abrutissante et triviale sert de moyen pour sapprocher dun
avenir o elle sera superflue (Dahlhaus, 2004, p. 181).
Carl Dahlhaus est sans doute un peu trop catgorique, car il y aura au XXe
sicle des compositeurs qui russiront produire des uvres politiques dignes
dintrt, lexemple de Luigi Nono (1924-1990) et de quelques autres. Mais ce
seront des exceptions. Et aux tats-Unis, dans les annes 1930, les compositeurs
engags ont effectivement produit une musique de circonstance dans un
langage conventionnel (musique tonale). Ce constat, qui donne raison Carl
Dahlhaus, est valable pour la plupart des membres du Collectif des Compositeurs de New York, y compris Charles Seeger et Marc Blitzstein.
1.2 Seeger et Blitzstein, deux exemples d engagement ou de retournement ?
1.2.1 Le nouveau cheval de bataille de Charles Seeger
Dans les annes 1920, Charles Seeger tait le mentor des compositeurs
ultra-modernistes . La Grande Dpression a sur lui des effets considrables.
Sa situation matrielle devient difficile : il perd son poste la Juilliard School.
partir du moment o il simplique dans la politique, il reconsidre totalement
ses positions passes et finit par renoncer la modernit musicale et mme
sy opposer ouvertement. Seeger semble se rsigner trs rapidement face au
retour en force des mouvements les plus conservateurs : il dclare ds 1933 que
la lutte qui oppose traditionalistes et ultra-modernistes a t remporte par
les premiers. Dans un premier temps, il nattaque pas directement les tenants
de la modernit. Il apprcie encore la musique moderne et dfend certaines
uvres nouvelles comme celles de Copland ou Chostakovitch (Tick, 1997,
p. 195). Il dfend dsormais lide dune politisation de la cration musicale et
pense mme que toute musique est politique. Selon lui, la musique est de la
propagande, toujours de la propagande et de la sorte la plus puissante qui soit
(Ibid., p. 194). La dfense dune musique politique saccompagne dun certain
renoncement la cause de la modernit musicale et dun intrt croissant pour
la musique rurale de son pays.
Charles Seeger quitte le Collectif des Compositeurs de New York la fin
de lanne 1935, aprs avoir accept un poste dans ladministration publique
Washington, au sein de la Resettlement Administration (RA). Cette cration
du gouvernement de Roosevelt a pour objet de combattre la pauvret dans les
milieux ruraux et tout spcialement de soccuper du problme des paysans sans
terre. Les dplacements de populations (les fermiers et leur famille) et leur installation dans des communauts cres artificiellement posent immdiatement
des problmes de cohabitation entre populations dune trs grande diversit
culturelle. Des programmes artistiques sont lancs dans lespoir de nouer des
liens et dimpliquer les gens dans des activits collectives. Seeger est charg
dorganiser des festivals de musique rurale, de financer des ensembles ruraux,
de recueillir et enregistrer les chansons des paysans. Il sagit ainsi de mettre en
valeur le patrimoine national amricain (Pescatello, 1992, p. 162). Seeger est
tout fait conscient que laction quil mne alors est, comme il le dira plus tard,
de la propagande pour le gouvernement (Ibid., p. 142). Toujours est-il que
ce travail remet en question sa position vis--vis de la musique rurale. Alors
quil critiquait svrement la musique rurale jusqualors et pensait quelle ne
convenait pas pour un mouvement rvolutionnaire , tout coup, il commence
la dfendre et considre que les gens doivent jouer et couter la musique
quils aiment (Idem.). Daprs Ann Pescatello, Seeger joue un rle dterminant
dans la lgitimation de la musique rurale luniversit, grce ses articles
musicologiques et ses cours de musicologie et dethnomusicologie.
Cet intrt nouveau se renforce aprs sa nomination en 1937 au Federal
Music Project (FMP), o il occupe un poste de responsable de 1937 1941.
Le FMP, cr en 1935, est un programme daide aux musiciens. Cest la
premire fois dans lhistoire des tats-Unis que le gouvernement fdral aide
financirement les musiciens. Immdiatement se pose le problme du choix
du genre de musique que le gouvernement doit soutenir en priorit : les musiques populaires (rurales ou urbaines) ou la musique savante ? Cela ractive
une vieille controverse sur la lgitimit de la musique savante aux tats-Unis,
considre par beaucoup comme une production culturelle du vieux monde
172
174
New York o il donne des cours la New School, puis Hollywood o il gagne
sa vie en crivant de la musique de film. Il sera victime de la chasse aux sorcires (cf. Quatrime partie) et devra quitter le pays en 1948. Il poursuivra sa
carrire de compositeur en Europe, essentiellement Berlin-Est o il sinstallera
en 1950. Il ne cessera de composer jusqu sa mort en 1962.
176
60. On pourrait nous faire remarquer que la lutte contre le fascisme justifie les positions de Blitzstein. cela, il faut rpondre quil est possible de sengager dans la lutte arme tout en gardant un
esprit critique et sans tomber dans le nationalisme. Composer pour le public cultiv londonien, ou
participer la propagande dtat sans connatre le front, cela na sans doute pas t dune grande
aide pour les soldats luttant contre les fascistes.
178
de cette uvre, qui sera la plus joue de Varse (Vivier, 1983, p. 116). partir
de 1936, Varse et sa femme vivent Santa F (Nouveau-Mexique) o le compositeur donne quelques confrences et fonde une chorale. Cest durant cette
anne 1936 que Varse aurait t le plus tent par le suicide. Il sjourne quelque
temps Los Angeles, esprant collaborer avec des cinastes, et cherche fonder
un studio de cration musicale (une sorte de laboratoire musical), mais sans
rsultats. Du milieu des annes 1930 la fin de la Seconde Guerre mondiale,
la situation financire de Varse devient difficile. Il ne gagne presque plus rien.
Le couple Varse vit grce laide de quelques gnreux donateurs et grce
au travail de traductrice de Louise Varse. Signalons enfin que si Varse est
un homme de gauche, il na jamais cherch crire de la musique politique,
contrairement bon nombre de ses contemporains et particulirement un
compositeur proche de lui, Henry Cowell.
Cowell adhre aux ides dfendues par les communistes et admire ouvertement lUnion Sovitique depuis les annes 1920. Au dbut des annes 1930,
il sinvestit dans diffrentes activits associant musique et politique. Il participe
la fondation du Collectif des Compositeurs de New York et crit six chants
politiques dont Working Men Unite et We Can Win Together . Il dfend un
art rvolutionnaire destin la classe proltarienne en ascension selon ses
propres termes (Tick, 1997, p. 189). Mais, contrairement ses confrres comme
Blitzstein ou Seeger, son engagement politique nimplique aucun renoncement
dordre esthtique et il continue de dfendre la modernit musicale. Dans lune
de ses confrences donnes au Pierre Degeyter Club, il affirme quil faut mettre
des dissonances dans notre musique pour le peuple (Ibid., p. 189). Autrement
dit, pour Cowell, la radicalit dans lordre musical rejoint sa position rvolutionnaire dans lordre politique. Il ne renonce pas la composition duvres
modernes et il crit dans ce style un Concerto pour piano (1928-1929), qui est jou
la Havane (Cuba) en 1929, et Synchrony pour orchestre (1930), qui est cre
par lOrchestre de Philadelphie dirig par Leopold Stokowski en 1932. Dans
ces deux uvres, Cowell applique la technique du cluster lorchestre.
La Dpression nengendre donc aucun changement notable dans les prises
de position de Cowell, tout au moins jusqu un vnement dramatique qui
peut tre considr comme une rupture biographique : en 1936, il est arrt
par la police dans sa rsidence de Menlo Park, pour avoir eu une relation
sexuelle avec un garon g de 17 ans. Il est condamn quinze ans de prison,
une peine qui est rduite dix ans pour bon comportement, et finalement, en
1940, aprs quatre ans de dtention la prison de San Quentin (Californie),
il est libr sur parole. Son incarcration interrompt brutalement sa carrire.
La rvlation de son homosexualit (lhomophobie est trs rpandue cette
poque aux tats-Unis, y compris dans les milieux intellectuels) et de ses pratiques dlictuelles lisole de certains de ses confrres (Charles Ives, considr
par Cowell comme son pre spirituel, refusera de lui parler pendant plusieurs
180
(comme Evocation 3). En rsum, les annes 1930-1945 sont globalement des
annes difficiles pour Ruggles et trs improductives. Une situation quil partage
avec sa collgue Ruth Crawford qui met pratiquement un terme ses activits
de compositrice.
La priode commenait pourtant bien pour Crawford qui peut voyager
en Europe pendant une anne (daot 1930 novembre 1931) grce une
bourse Guggenheim, la premire jamais attribue une femme. Sjour durant
lequel elle crit beaucoup, dont certaines de ses meilleures compositions : la
Piano Study for Mixed Accents (1930), les Three Chants (1930), les quatre duos pour
instruments variables intituls Diaphonic Suites (1930-1931) et son Quatuor cordes
(1931). Le Quatuor cordes est son uvre la plus importante selon Joseph Straus
et la plus joue (Straus, 1995, p. 158). Straus fait remarquer que le troisime
mouvement voque des masses sonores en volution ( masses of sound moving
through space , Ibid., p. 159), cela fait un peu penser la musique de Varse.
La rencontre avec Charles Seeger, qui lui donne des cours en 1929-1930, a t
dterminante dans la radicalisation du style dcriture de Crawford : elle rompt
avec son premier style encore marqu par le romantisme et adopte le principe
du contrepoint dissonant. Elle suit le conseil donn par Seeger dviter tout
prix les mlodies et harmonies qui rappelleraient la tonalit harmonique : tout
ce qui peut voquer la musique du pass doit tre vit. Lcriture de Crawford
tend viter toute rptition : dune mme note, dun mme intervalle, des
mmes figures rythmiques ou des mmes dynamiques (Straus, 1995, p. 123124). Dans Piano Study in Mixed Accents (1930), Joseph Straus a calcul que lon
entend en moyenne 11 notes diffrentes avant quune note ne soit rpte, on
est ainsi trs proche du dodcaphonisme (Ibid., p. 6). Notons galement au
passage que, dans cette uvre, la compositrice propose trois types de dynamiques linterprte : la premire possibilit est de jouer fortissimo tout au long de
la pice ; la seconde est de faire un crescendo progressif jusquau milieu de la
pice puis un decrescendo jusqu la fin ; et la troisime possibilit est de faire
linverse. Il est intressant de noter que, ds cette poque, on tente de donner
plus de libert linterprte.
De retour aux tats-Unis (novembre 1931), Crawford emmnage avec
Charles Seeger puis se marie avec lui la fin de lanne 1932. Une anne
durant laquelle elle compose seulement deux Ricercare for Mezzo Soprano and
Piano (1932) intitules Chinaman, Laundryman et Sacco, Vanzetti . Cette
dernire chanson tente de concilier son style ultra-moderniste avec son intrt
croissant pour la politique (Allen et Hisama, 2007, p. 75) : comme le souligne
Joseph Straus, son engagement politique ninflue pas sur son style dcriture
(Straus, 1995, p. 211). Aprs avoir crit ses deux Ricercare, Crawford cesse
pratiquement de composer pendant vingt ans. Cet abandon de la composition
a plusieurs causes selon Joseph Straus : le reflux de la modernit en temps de
Grande Dpression, ses doutes quant ses comptences de compositrice (son
manque dassurance 62), et la pression des obligations familiales (Ibid., p. 211212). Crawford traverse alors une crise personnelle. Elle comprend que son
espoir de conjuguer son rle dpouse et sa passion pour la composition est
vain. Charles Seeger lui demande de rester au foyer et sengage gagner suffisamment dargent pour pourvoir aux besoins du couple. Finalement, comme
elle le dira elle-mme plus tard, elle compose des bbs : elle tombe enceinte
dun premier enfant un mois aprs leur mariage, cinq ans plus tard elle sera
mre de trois enfants. Ce triste sort est malheureusement partag par quantit
de femmes qui doivent renoncer leurs activits personnelles pour se dvouer
leur famille. Cest dautant plus regrettable dans le cas de Crawford que la
compositrice tait trs talentueuse.
En rsum, la situation des compositeurs les plus radicaux qui staient
distingus dans les annes 1920 (Varse et les ultra ) est globalement catastrophique dans les annes 1930. Lorsquils nabandonnent pas la composition
(Crawford), ni la modernit (Cowell aprs 1940), ils ne produisent presque
plus rien durant ces annes (Varse, Ruggles). Cette situation ne sera pas aussi
dramatique pour les compositeurs sriels mme si, eux aussi, se retrouvent
dans une position marginale et peuvent mme rencontrer une certaine hostilit
durant cette priode.
2.2 Le dveloppement de la musique srielle en terrain hostile
La mthode srielle est invente en 1923 par Arnold Schoenberg, et
applique par lui-mme et ses lves (Alban Berg et Anton Webern) partir
de 1924-1925. Leur musique est donne en premire audition aux tats-Unis
ds la seconde moiti des annes 1920. Mais, en rgle gnrale, elle est assez
peu joue dans ce pays avant 1945. De plus, aux tats-Unis, durant les annes
1930-1945, les compositeurs qui font usage de cette mthode sont trs rares.
Nous allons voquer la production de quatre dentre eux (dont la trajectoire
est rsume dans lAnnexe 3.2) : Arnold Schoenberg, Ernst Krenek, Adolph
Weiss et Wallingford Riegger.
2.2.1 Lexil amricain dArnold Schoenberg
Schoenberg est sans aucun doute le compositeur le plus novateur du dbut
du XXe sicle. Son sjour aux tats-Unis, o il passe les dix-huit dernires annes
62. Crawford avait souvent le sentiment de ntre pas faite pour composer (Ibid., p. 212), un
manque dassurance antrieur sa rencontre avec Seeger. tant donn que lon nencourage pas
les filles crer, arrives lge adulte, elles peuvent avoir le sentiment de n tre pas faites pour
a . De plus, son mari ne fait rien pour lencourager. Si bon nombre de compositeurs masculins
ont bnfici du soutien de leur pouse, ici, au contraire, le mari de Crawford a tout fait pour
quelle renonce ses activits de compositrice.
182
reproduit in Schoenberg, 1977, p. 162-188), Schoenberg nonce les rgles principales de cette mthode : une srie de douze sons diffrents et une seule est
utilise tout au long dune pice avec pour obligation de ne pas rpter une note
avant davoir entendu les onze autres de la srie. Selon Andr Boucourechliev, la
mthode srielle consiste constituer les douze demi-tons contenus lintrieur
dune octave le total chromatique en une srie, selon un ordre discontinu,
librement choisi et toujours le mme , tout en respectant les rgles labores
par Schoenberg : aucun son ne doit revenir avant que tous les douze ne se soient
drouls, afin de nen privilgier aucun et dviter toute rminiscence tonale ; pour
cette mme raison sont interdits lintervalle doctave, ainsi que toute formation
directe dun accord parfait. On voit quavant dtre un systme cohrent de
composition, la srie se pose comme systme de barrage toute nostalgie de
la tonalit () (Boucourechliev, 1993, p. 44-45). Schoenberg applique cette
mthode de composition partir des annes 1923-1924, notamment dans la
Suite pour piano opus 25 (1924), premire uvre entirement srielle.
Schoenberg fait partie des 100 000 personnes (principalement des Europens
de confession juive et des opposants au rgime nazi) fuyant le nazisme qui
sexilent aux tats-Unis entre 1933 et 1940. Lautonomie de la cration musicale
(et plus largement de la production culturelle) en Allemagne, o Schoenberg
enseignait depuis 1926, est rduite nant par les Nazis. Le pays daccueil
de Schoenberg est donc un espace de libert qui lui permet de continuer de
composer et tout simplement de survivre, tant de confession juive.
Limmigration aux tats-Unis est plus facile pour les musiciens que pour
dautres producteurs culturels (en particulier les crivains), mme si les tenants
de la modernit ne sont pas accueillis bras ouverts, comme le fait remarquer
Amaury du Closel :
En ce qui concerne les musiciens, ladaptation fut globalement plus facile : un bon instrumentiste ou a fortiori un grand soliste ne connaissent pas de frontires. Pour les postes
dimportance secondaire, la situation tait rendue plus complexe en raison des mesures
protectionnistes mises en place par les syndicats dans la vague de la dpression conomique
des annes trente. Enfin, laccueil fut beaucoup plus rserv pour les compositeurs, et plus
particulirement ceux au langage musical davant-garde, comme Schoenberg (Closel,
2005, p. 412).
Pour les compositeurs arrivant aux tats-Unis, sils ne peuvent gagner leur
vie comme instrumentistes, deux activits principales soffrent eux : travailler
pour Hollywood ou lenseignement. Les universits tasuniennes accueillent
un nombre non ngligeable de compositeurs europens :
184
aux tats-Unis est, selon elle, un mythe. Toutefois, il est vrai que ce sont surtout
ses uvres tonales qui ont t joues, en particulier : La nuit transfigure, Pellas
et Mlisande, la Premire symphonie de chambre, des extraits des Gurrelieder et ses
arrangements de Bach, Haendel ou Brahms. Pour la musique de chambre,
dont on dnombre plus de 90 excutions dans les annes 1930, cest plutt la
musique atonale qui domine, mais ces concerts ont une audience trs faible
(Ibid., p. 248-249). En outre, ce sont surtout ses anciennes compositions qui
sont joues. Ses dernires uvres ne sont pas immdiatement cres. Ainsi, le
Concerto pour violon, crit entre 1934 et 1936, nest pas cr avant 1940.
Aux tats-Unis, Schoenberg compose tout dabord une Suite pour orchestre
cordes (1934), un Concerto pour violon (1934-1936), un Quatrime quatuor cordes
(1936), et Kol Nidre pour rcitant, chur et orchestre (1938). Il ncrit plus rien
jusquen 1941, puis il crit ses Variations on a Recitative for Organ (1941), lOde to
Napoleon pour rcitant, quatuor cordes et piano (1942), un Concerto pour piano
(1942), ses Theme et variations for Band (1942). Finalement, en douze ans (de
1933 1945), il compose ses opus 36 43a (huit partitions) ainsi que deux
uvres sans numro dopus, soit dix uvres. Sagit-il pour autant dune baisse
de la productivit du compositeur comme on le rpte souvent ? Jean-Claude
Gaillard, qui a consacr sa thse de doctorat au dernier Schoenberg , conteste
cette ide : Considre sous langle du nombre des seules uvres musicales,
la priode de lexil amricain de Schoenberg napparat pas globalement moins
fconde que les prcdentes. Alors que la conception des opus 1 35 se droule
sur une priode de trente quatre ans, avec la longue interruption que lon
connat pendant la gestation de la technique dcriture douze sons, celle des
opus 36 50 stend sur une dure de dix huit ans au rythme moyen dune
uvre par an (). Dans les deux cas, on constate des priodes plus fcondes
que dautres (Gaillard, 2004, p. 108). On pourrait toutefois compter trentecinq opus en vingt-quatre ans en Europe, en tenant compte des dix annes
dimproductivit durant lesquelles il labore sa mthode srielle, et comparer
ce chiffre aux quatorze opus composs en dix-huit ans aux tats-Unis. Ce qui
laisserait penser que la priode amricaine a t lgrement moins fconde
que les prcdentes. Mais laissons cette discussion sur lventuelle baisse de
productivit de Schoenberg, pour aborder un problme bien plus proccupant,
celui du manque doriginalit de ses dernires uvres.
Selon Ren Leibowitz, la Suite pour orchestre cordes marque encore une fois
la recrudescence de lintrt tonal de Schoenberg (Leibowitz, 1969, p. 131).
Un intrt qui date de 1930 et qui ne fera que saccentuer jusqu la fin de sa
vie. Dans ses uvres amricaines, Schoenberg explore les proprits tonales de
certaines sries de douze sons. Il confond parfois srie et thme comme dans
son Concerto pour piano, une uvre dune criture assez conventionnelle, qui se
rapproche du romantisme tardif, spcialement pour le rythme et la texture
(mlodie accompagne par exemple) (Shawn, 2002, p. 261). Charles Rosen
186
que Paris ou Munich (Dobrin, 1970, p. 142). Cela nest certainement pas vrai
dans le domaine de la musique : Aaron Copland, qui sjourne Hollywood
pendant la guerre, constate ainsi que la vie musicale semblait provinciale
(Copland et Perlis, 1989, p. 18). Selon le tmoignage de sa femme, Schoenberg
tait trs isol Los Angeles. Dans cette ville, il lui manque de toute vidence
un milieu musical (et culturel) stimulant comme Vienne au dbut du XXe sicle
ou Berlin dans les annes 1920. Schoenberg a toujours rencontr une grande
hostilit de la part des tenants de lordre dominant. cet gard, la situation aux
tats-Unis, o sa musique fait trs rgulirement lobjet de critiques ngatives,
nest pas plus dplorable quen Europe. Mais ce qui manque dans ce pays (spcialement en Californie), cest une bohme artiste et musicale. Dans les villes
o a vcu Schoenberg jusquau dbut des annes 1930 (principalement Vienne
et Berlin), il y avait un vritable bouillonnement de culture : tous les domaines
de la cration (art, musique, science, philosophie, etc.) taient en effervescence.
Le fait de ctoyer au quotidien les tenants de lavant-garde musicale, artistique
ou littraire, encourage un compositeur moderne persvrer dans sa voie.
Cest peut-tre un tel milieu qui a manqu Schoenberg aux tats-Unis. Il y
a bien dans ce pays quelques enthousiastes de lart et de la musique davantgarde, mais ils sont ultra-minoritaires et disperss dans tout le pays. Certains
membres du monde musical tasunien dfendent luvre de Schoenberg, mais
le soutien nest pas comparable celui dont il a bnfici en Europe, o lon
trouvait, surtout Vienne, bon nombre de compositeurs convertis, dinterprtes
dvous et de critiques acquis la cause de la modernit. La Californie est,
au contraire, lun des centres de lindustrie culturelle amricaine. Schoenberg
frquente ainsi certains tenants de la sphre commerciale : il est trs ami avec
George Gershwin par exemple, et parmi ses lves figurent des compositeurs
travaillant pour Hollywood (Feisst, 2011, p. 116-122). On peut penser que
le changement denvironnement culturel peut expliquer la modration de
Schoenberg cette poque.
2.2.2 Ernst Krenek en Amrique
linstar de Schoenberg, le clbre compositeur sriel Ernst Krenek
(1900-1991) migre aux tats-Unis un moment o la modernit musicale ne
bnficie pratiquement plus daucun soutien dans ce pays. Parvenant tout de
mme gagner sa vie dans lenseignement suprieur, il pourra continuer de
composer et mme un rythme assez soutenu. Jusquen 1920, son style est
tout fait conventionnel. Il adopte le langage atonal pour son Premier quatuor
cordes (1921) et continue de composer dans ce langage jusquen 1923. En 1924,
aprs sa rencontre Paris avec les tenants du noclassicisme (dont Stravinsky),
Krenek abandonne latonalit pour crire quelques compositions noclassiques.
Il se distingue durant les annes 1920 par ses opras, en particulier Jonny spielt
188
auf (1926) qui connat un immense succs. partir de 1928, Krenek et Theodor Adorno, qui se connaissent depuis 1922, se rencontrent et correspondent
rgulirement. Leurs discussions incitent Krenek sintresser la mthode
srielle (Stewart, 1991, p. 109). Selon John Stewart, de 1930 1932, Krenek se
cherche une nouvelle direction (Ibid., p. 122). Il crit ensuite une premire
uvre srielle : son opra Karl V (1932-1933). partir de 1933, Krenek commence rencontrer des problmes financiers rsultant de linterdiction par les
Nazis de sa musique en Allemagne, lieu o elle avait le plus de succs. Dj en
1931, Krenek, dont les parents taient catholiques, et qui a reu lui-mme une
ducation chrtienne, avait t catgoris comme Juif dans le journal nazi
Der Fhrer. Outre sa religion suppose, on lui reproche galement ladoption du
srialisme, musique considre comme dgnre . Ses positions politiques
de gauche nont rien fait pour arranger les choses. Malgr tout, Krenek ne se
laisse pas intimider et continue de composer de la musique dodcaphonique.
En 1936, on lui demande de produire une version raccourcie de lopra de
Monteverdi LIncoronazione di Poppea, pour une tourne de la Salzburg Opera Guild
prvue aux tats-Unis lanne suivante. On lui demande galement de se joindre
la troupe en 1937 car sa renomme mondiale pourrait contribuer au succs de
la tourne. Il est alors lun des compositeurs les plus clbres au monde. Krenek
visite ainsi les tats-Unis de la cte Est la cte Ouest pendant plus de quatre
mois. Il dcide de sy installer en 1938. On lui propose (comme Schoenberg)
un poste denseignant au Conservatoire Malkin de Boston. Sil peut gagner sa
vie dans lenseignement suprieur, on ne lui offre toutefois aucun poste dans un
tablissement de premier rang. Krenek ne trouve pas de position la mesure de sa
rputation. Mais cette situation ne va pas trop nuire sa productivit et il continue
de composer un bon rythme, notamment une uvre pour chur a cappella
intitule Lamentatio Jeremiae prophetae (1941-1942). Krenek est trs influenc par
la lecture de larticle de Richard Hill, Schoenbergs Tone-Rows and the Tonal
System of the Future (1936) dans lequel lauteur sinterroge sur la possibilit
de considrer la srie comme un mode (cf. Hill, 1936). Lide dune musique
srielle modale sera la base de toute la musique srielle de Krenek partir de
la fin des annes 1930. Pour ses Lamentatio Jeremia Prophetae, il divise la gamme
chromatique en deux hexacordes, dont il reprend diffrentes formes (inverses
et transposes), quil traite comme des modes six sons. Le rsultat donne une
musique nomodale, faisant penser la musique de la Renaissance en plus dissonant. On peut donc sinterroger sur lintrt dutiliser la mthode srielle pour
arriver un tel rsultat. Toujours est-il que cette approche modale et thmatique
du dodcaphonisme sera suivie, surtout aprs la Seconde Guerre mondiale, par
des compositeurs amricains comme Ben Weber, Walter Piston, Ross Lee Finney,
Aaron Copland et Roger Sessions (Shaw et Auner, 2010, p. 254)
Krenek a contribu diffuser la mthode srielle aux tats-Unis. Outre ses
cours luniversit et ses nombreuses confrences sur la musique contempo-
190
192
le jeune Cage. Ce dernier expliquera plus tard que, durant ses annes dtude,
il le vnrait comme un dieu (Pritchett, 1993, p. 9). Cest moins sa musique
quil admire que le comportement de son matre et son total dvouement la
musique. James Pritchett tablit un rapprochement intressant entre la vocation
initiale de Cage qui voulait devenir prtre et la figure quasi-religieuse, celle de
guide spirituel, quincarne Schoenberg ses yeux (Ibid., p. 9-10).
Durant ses tudes avec Schoenberg, John Cage sessaye lcriture srielle,
notamment dans Two Pieces for Piano (1935), Music for Wind Instruments (1938)
et Metamorphosis pour piano (1938). Aprs 1938, il abandonne dfinitivement
la mthode srielle pour une musique quil qualifie d exprimentale . Dans
une confrence intitule The Future of Music : Credo donne Seattle en 1937
et en 1938, Cage tente de dfinir ce quest la musique. Il utilise lexpression
organisation de sons , expression emprunte Edgard Varse. Il rejette la
fois Stravinsky et Schoenberg pour emprunter une troisime voie qui serait celle
dune musique exprimentale (Ibid., p. 10). La recherche de nouveaux sons
le conduit sintresser la percussion. Il lexplore notamment avec son ami
Lou Harrison (1917-2003)64 quil rencontre en 1937 et avec qui il donne des
concerts de percussion. Grce Harrison, Cage peut trouver du travail dans
lenseignement : il devient pendant un semestre accompagnateur la UCLA
Elementary School et donne des cours de percussion UCLA. Il se rend ensuite
San Francisco o il travaille pour Bonnie Bird, un danseur anciennement
membre de la compagnie de Martha Graham. partir des annes 1930, la danse
moderne joue un rle non ngligeable dans le soutien de la cration musicale
moderne aux tats-Unis. Les classes de danse moderne font appel aux services
dun musicien pour un accompagnement de percussion. On trouve aussi dans
ces coles de danse des classes de percussion o enseignent des compositeurs
comme Henry Cowell. Cage enseigne donc dans un dpartement de danse
UCLA en 1937 puis la Cornish School de Seattle lanne suivante o il
forme un ensemble de percussionnistes, avec lequel il donne des concerts. Il
donne aussi des concerts de percussion, en collaboration avec Lou Harrison et
quelques musiciens amateurs, durant lesquels il joue sa musique. Ces diffrents
concerts de percussion rencontrent un succs relativement important et attirent
lattention des critiques. Certains lui reprochent un manque de comptence
ou un manque doriginalit, dautres sont plus enthousiastes (Revill, 1992,
p. 76). Ces concerts de percussion reoivent un premier cho national en 1940
64. Lou Harrison, n Portland, dans lOregon, est issu dune famille assez aise. Il tudie la
composition avec Cowell et Schoenberg. Harrison se fait connatre surtout pour ses uvres pour
percussion crites au dbut des annes 1940, parmi lesquelles nous retiendrons : Canticle No. 1
(1940), Canticle no 3 (1941), Fugue for percussion (1941) et Suite for percussion (1942). Aprs une grave
dpression qui dure de 1947 1949 (il sera hospitalis pendant neuf mois), il abandonnera son
style dcriture complexe, mlant criture srielle et complexit rythmique, pour une criture
simplissime, inspire des musiques traditionnelles.
grce un article dHenry Cowell publi dans la revue Modern Music. Cage
compose de la musique pour percussions seules depuis le milieu des annes
1930, notamment un Quartet (1935) et un Trio (1936). Le succs des concerts
de percussion (quil donne la fin des annes 1930) lencourage rcrire pour
ce mdium : il crit notamment la First Construction in Metal pour percussions
mtalliques (1939) et Living Room Music (1939). Cette dernire pice, crite pour
percussion, utilise tous les lments dun salon : livres, tables, chaises, etc. Si les
objets utiliss sont originaux, la musique est en revanche assez conventionnelle
(figures rythmiques simples, rgulires et rptitives). Par ailleurs, Cage continue
de produire des pices plus exprimentales lexemple dImaginary Landscape
no 1 pour lectrophones (1939), qui est parfois considre comme la premire
uvre lectroacoustique ou, tout au moins, fonde sur des sources sonores
lectroacoustiques. En effet, sur deux lectrophones vitesse variable, crit
Jean-Yves Bosseur, sont placs des disques 78t sur lesquels sont gravs des
sons sinusodaux de diverses frquences. Les dures tant contrles en levant
et en abaissant tour tour le bras de llectrophone par rapport au disque
(Bosseur, 1993, p. 15).
Cage dmnage San Francisco en 1940 o il fait une demande de financement auprs du Music Project de la Works Progress Administration (WPA). Il nest
pas reconnu ni comme compositeur ni comme musicien mais on lui propose
toutefois de participer au recreation project , qui finance des ateliers culturels
pour les enfants et les adultes amateurs. Il est charg tout dabord de distraire
les enfants des visiteurs de lhpital de San Francisco (Revill, 1992, p. 72-73),
et il intervient ensuite dans diffrents lieux (des coles notamment). En 1941,
John Cage donne pendant un semestre un cours de percussion au Mills College
de Oakland puis il quitte la Californie pour se rendre Chicago o il donne
un cours de musique nouvelle au Chicago Institute of Design. Durant ces
annes, il continue de produire des pices pour percussion comme Double Music
pour quatuor de percussions (1941), compose avec son ami Lou Harrison
(cest la premire uvre occidentale compose en collaboration), et surtout
il invente, en 1940, le piano prpar , pour accompagner la chorgraphie
intitule Bacchanale dune danseuse de la Cornish School. dfaut de pouvoir
utiliser un orchestre de percussions, faute de place, il a lide dintroduire divers
objets entre les cordes du piano ce qui produit des sons percussifs. Durant les
annes 1940, Cage crira un grand nombre de pices pour piano prpar, dont
une bonne partie sont des commandes pour la danse et avant tout pour le
chorgraphe Merce Cunningham (1919-2009). Quelques pices sont destines
au concert, comme Amores (1943) et The Perilous Night (1943-1944) pour un
piano prpar ; A Book of Music (1944) et Three Dances (1945) pour deux pianos
prpars. Les partitions pour piano prpar crites pendant la guerre marquent
un regain dintrt pour le paramtre des hauteurs et plus particulirement
pour la mlodie. Lcriture est simple, souvent modale : un mode cinq sons
194
dans Tossed As It Is Untroubled (1944), trois sons dans Root of an Unfocus (1944).
Le rythme est simple et rgulier. Autrement dit, le traitement du matriau est
peut-tre original mais le matriau lui-mme est assez conventionnel.
En 1942, Cage dmnage New York o il na ni travail ni logement (il
reoit laide de ses amis artistes). Au bout de quelques mois, il gagne un peu
dargent grce quelques commandes pour des musiques de danse. Lanne
1943 marque un tournant dans sa trajectoire : cest le dbut dune notorit
nationale. Le 7 fvrier 1943, il dirige un concert de musique pour percussions
au Muse dArt Moderne de New York. Ce concert est couvert par la presse,
y compris par le magazine Life. Les critiques sont plutt bonnes. Il est noter
quil sagit dun cas plutt rare de bonne rception dune cration originale
durant les annes 1930-1945. Notons galement que cet vnement a lieu
New York, une ville o se concentraient dans les annes 1920 les compositeurs
les plus novateurs du pays et qui semble avoir t dserte par ces derniers
dans les annes 1930-1945. En effet, pratiquement tous les tenants les plus
importants de la modernit musicale vivent hors de New York durant cette
priode : Cage, Cowell et Schoenberg vivent surtout en Californie, Ruggles
et Varse se baladent dans le Sud des tats-Unis ou ailleurs, Ruth Crawford
habite Washington aprs 1935. Milton Babbit, alors jeune tudiant, tmoigne :
Personne ntait encore venu New York. Jtais venu New York, mais trs
peu de gens pouvaient le faire. Ctait la Dpression (Babbitt, 1986, p. 45).
La marginalit des compositeurs modernes se traduit donc galement par la
dcentralisation de leurs activits et la dispersion de leurs forces. Ils laissent
ainsi le champ libre aux compositeurs acadmiques.
195
196
Cette tendance limposition dun consensus traduit lvolution de la configuration du monde musical tasunien. En effet, ce que nous pouvions dfinir
comme un champ musical dans les annes 1915-1929, tend redevenir un
monde unifi. La structure dualiste de la sphre savante (opposition fortement
marque entre deux ples, le ple acadmique et le ple de lavant-garde) tend
se transformer selon une structure concentrique, avec un centre domin par les
conservateurs et le refoulement des opposants lordre dominant en priphrie
du monde musical. Cette rgression symbolique , pour reprendre les termes
de Philippe Mary 66, cest--dire la tendance la disparition des divisions internes au monde musical, au profit dun monde bien intgr, a t facilite par la
fragilit des bases sur lesquelles reposait le ple le plus autonome. la fin des
annes 1920, la cration moderne tait une production soutenue uniquement
par quelques riches mcnes et des organisations assez instables (associations de
compositeurs dpendantes de la gnrosit de quelques mcnes). La situation
sera bien diffrente aprs 1945, lorsque la modernit retrouvera sa place au
sein de la sphre savante, mais cette fois avec le soutien dinstitutions stables,
les tablissements denseignement suprieur (universits et conservatoires).
66. Mary constate le mme phnomne de perte dautonomie de la cration en France la mme
poque dans le monde du cinma (Mary, 2006, p. 16-20).
197
QUATRIME PARTIE
Radmission de la modernit
dans un monde musical plus autonome
(1945-1968)
198
199
200
la population vivant dans la pauvret baisse 67. Il faut toutefois relativiser cette
interprtation de lhistoire, en prcisant que la socit amricaine nest alors ni
prospre pour tous, les bnfices de cette phase dexpansion conomique tant
trs ingalement rpartis, ni pacifie, les conflits tant nombreux, lextrieur
du pays comme lintrieur 68.
Cest dans ce contexte que la modernit fait son retour dans le monde
musical. Bien entendu, cela ne signifie pas que lensemble du monde musical
se convertit au modernisme. La sphre commerciale est toujours aussi
antagoniste la modernit, mme si elle prtend parfois lincarner. Et dans la
sphre savante, lorthodoxie acadmique conserve bon nombre de ses partisans,
mme si plusieurs compositeurs conservateurs, dont les plus clbres sont
Copland, Barber et Piston, font montre dun certain intrt pour la modernit. Lvolution de la sphre commerciale et le conservatisme de la sphre
savante feront lobjet du premier chapitre. Le second chapitre sera consacr
la reconnaissance et ladoption de la modernit, puis lengouement pour
la musique srielle, et enfin l cole de New York (John Cage et ses amis)
dont on parle de plus en plus durant ces annes.
67. Entre 1947 et 1972, le PNB augmente en moyenne de 3,7 % par an (avec une pousse au-dessus
des 5 % entre 1965 et 1969) et le revenu moyen par habitant de 2,3 % (Du Boff, 1989, p. 111).
Le taux de chmage dpasse les 8 % en 1939, il se stabilise 5,4 % entre 1945 et 1984 (Ibid.,
p. 93). Entre 1960 et 1973, la population vivant dans la pauvret baisse de 22 % 11 % (Ibid.,
p. 106). Alors mme que la population augmente fortement, passant de 140 millions en 1945
204 millions dhabitants en 1970.
68. Cette priode est marque par laffaiblissement du mouvement ouvrier, mais les luttes sociales
sont encore assez nombreuses, en particulier pour mettre fin la sgrgation raciale (Mouvement
des Droits civiques).
201
CHAPITRE I
Un monde musical moins conservateur ?
69. Aux tats-Unis, il ny a pas de distinction nette entre universit et conservatoire comme en
France, car les dpartements de musique sont souvent de vritables conservatoires.
202
RADMISSION DE LA MODERNIT
203
Les boppers inventent leur style en marge du monde musical du jazz, lors
dimprovisations ralises la nuit dans des clubs peu connus du public. Ils
veulent se distinguer de la musique swing qui est leurs yeux une musique
trop commerciale. Ils dfendent lide que le jazz est une musique srieuse
qui scoute, et non une simple musique de divertissement ou une musique
daccompagnement pour la danse. partir de 1944-1945, on enregistre sur de
petits labels comme Guild ou Savoy les premiers disques de be-bop : ceux de
Gillespie et Parker, mais aussi ceux du pianiste Thelonious Monk (1917-1982),
du trompettiste Miles Davis (1926-1991) et du batteur Kenny Clarke (19141985). Et progressivement ce nouveau style simpose dans le monde du jazz,
mais sans jamais obtenir un trs gros succs commercial. Lorsque le be-bop
domine la production du jazz, partir de la fin des annes 1940, plusieurs
tendances sen distinguent : le swing, toujours jou par quelques vtrans du
genre, le jazz traditionnel de la Nouvelle-Orlans, qui connat une renaissance
la fin des annes 1940, et le cool jazz qui apparat quatre ans aprs le be-bop.
Le cool est n sur la cte ouest des tats-Unis, en Californie (on parle aussi
de style West Coast ). Parmi les initiateurs du cool, les noms qui reviennent le
plus souvent sont ceux de Lester Young (1909-1959), Miles Davis, Stan Getz
(1927-1991), Gerry Mulligan (1927-1996), Lee Konitz (n en 1927), John Lewis
(1920-2001) et Dave Brubeck (n en 1920). Ils sont avant tout intresss par
lcriture musicale et non limprovisation. Daprs Lucien Malson, les traits
caractristiques du cool sont dune part une sonorit qui rejette les grondements comme les effets de portamento, sonorit lisse, flottante, peu vibrante,
dautre part une manire de jouer en relaxation, en tension diminue
(Ibid., p. 130-131). Le jazz cool a un succs commercial plus important que
le be-bop. Dave Brubeck, par exemple, vend plus dun million de copies de
son album Time Out (1954), vente record pour un album de jazz. Par ailleurs,
le cool contribue imposer lide que le jazz est une musique srieuse, digne
dtre tudie au conservatoire et luniversit. Une reconnaissance qui doit
beaucoup lentre dans le monde du jazz dindividus sortis de luniversit,
comme le pianiste John Lewis qui est diplm dun master de la Manhattan
School of Music.
Les nouveaux courants du jazz se suivent un rythme trs rapide. Aprs
le jazz cool, apparat au milieu des annes 1950 le hard bop , style sinspirant
du blues et du gospel et dont le langage est plus simple que celui du be-bop :
le rythme est plus lent et plus simple, lharmonie est moins riche, et les thmes
mlodiques sont plus clairs. Par ailleurs, le hard-bop met laccent sur limprovisation. Ses principaux tenants sont les batteurs Max Roach (1925-2007) et Art
Blakey (1919-1990), le pianiste Horace Silver (n en 1928) et le saxophoniste
Sonny Rollins (n en 1930). Puis, merge la fin des annes 1950, le free
jazz , un courant initi par le saxophoniste Ornette Coleman (n en 1930) qui
veut rompre avec la tradition du jazz. Dans certains morceaux, on abandonne la
204
RADMISSION DE LA MODERNIT
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206
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207
Dans les annes 1960, le volume des ventes de disques de rock augmente
rapidement, passant de 15 % 60 % du march du disque entre 1964 et 1969.
Dans le mme temps, ce march est envahi par les groupes de rock anglais,
commencer par les Beatles dont la venue aux tats-Unis en 1964 est lobjet
dune campagne publicitaire massive et trs efficace : le groupe entre trs
rapidement dans le classement tasunien des meilleures ventes de disques. Le
triomphe des Beatles ouvre le march amricain dautres groupes anglais
208
(Rolling Stones, les Who, etc.). Face la domination du rock anglais (on parle
mme dans les mdias tasuniens d invasion des Britanniques ), deux sortes
de musiques amricaines obtiennent un relatif succs : la musique rock ne sur
la cte ouest (les Beach Boys) et la musique folk .
La seconde moiti des annes 1960 est une priode de trs forte contestation
sociale. Cela se traduit dans la sphre commerciale par des formes de culture en
opposition avec la production dominante, cest ce que lon a appel la contreculture : la musique folk contestataire notamment, mais galement la musique
de certains groupes de rock ouest amricains, comme Jefferson Airplane ou
les Grateful Dead, qui tentent de se distinguer de la production rock la plus
commerciale. On dfend galement lide que la musique pop reprsenterait
RADMISSION DE LA MODERNIT
209
210
La tlvision devient rapidement lune des plus grosses industries du pays (les
profits de la tlvision atteignent dj 1,3 milliard de dollars en 1961, cf. Sanjek,
1991, p. 184) et un concurrent srieux pour les autres industries culturelles.
Aux tats-Unis, la tlvision est, au dbut, exclusivement commerciale. La
tlvision non commerciale apparat bien aprs et restera trs marginale faute
dune vritable politique de financement public. John Condry observe que la
tlvision moderne, notamment la tlvision amricaine, na quun seul objectif :
celui de faire vendre. Elle est essentiellement un instrument commercial. Les
valeurs qui sont les siennes, ce sont celles du march ; sa structure et ses contenus
sont le reflet de cette fonction (Popper et Condry, 1994, p. 55). Pour lui, la
tlvision est une voleuse de temps : les Amricains passent en moyenne plus
de quatre heures par jour devant la tlvision, et les programmes diffuss sont
plus souvent abrutissants quinstructifs. Larry Portis va plus loin en affirmant
que la tlvision a jou un rle non ngligeable dans la dpolitisation de la
population tasunienne : Lavnement de la tlvision, crit Larry Portis, est
un lment essentiel du dveloppement des tendances antidmocratiques aux
tats-Unis et du mythe de lAmerican Way of Life (Portis, 2008, p. 195).
La tlvision emploie de nombreux compositeurs pour crire les gnriques
et la musique daccompagnement des sries tlvises (cf. Burlingame, 1996). Au
dbut, il est trs rare que lon commande une musique originale pour chaque
programme. On prfre utiliser des musiques prenregistres, pour la raison
vidente dune diminution des cots de production. Les studios de tlvision
disposent souvent dun fonds de mlodies prenregistres classes par thme. On
utilise les mmes mlodies pour des sries diffrentes. Cette situation est comparable celle du dbut de lhistoire de la musique de film, lorsque les musiciens
jouant dans les salles de cinma pour accompagner les films muets utilisaient
des catalogues de thmes. Les mlodies prenregistres sont utilises avant tout
pour la musique daccompagnement. En revanche, pour le gnrique, les studios
de tlvision commandent souvent une musique originale un compositeur de
musique de film. La plupart de ceux qui se plient lexercice, sont peu rputs
Hollywood. Trs rarement, on demande un compositeur dcrire toute la
musique dune srie, lexemple de la musique de la srie Danger (1950-1955,
CBS) entirement compose par le guitariste Tony Mottola (1918-2004). la
fin des annes 1950, une srie intitule Peter Gunn (1958-1961, NBC/ABC),
dont la musique est signe par Henry Mancini (1924-1994), a un grand succs.
Cela encourage les producteurs de tlvision abandonner leurs catalogues de
thmes pour commander une musique entirement originale.
Si Hollywood sest constitu un groupe de compositeurs spcialiss dans la
musique de film, ce nest pas vraiment le cas la tlvision, o les compositeurs
travaillant exclusivement (ou presque) pour la tlvision comme Hoyt Curtin
(1922-2000) sont plutt peu nombreux, car il suffit de se faire remarquer la tlvision pour attirer les producteurs de Hollywood. Gnralement, les musiques
RADMISSION DE LA MODERNIT
211
composes pour la tlvision depuis les annes 1960 sont le fait de compositeurs
de Hollywood renomms travaillant loccasion pour la tlvision, comme
Alex North (1910-1991), Franz Waxman ou Bernard Hermann (1911-1975),
de compositeurs travaillant rgulirement la fois pour Hollywood et pour la
tlvision, comme Vic Mizzy (1916-2009), Gerald Fried (n en 1928) et Lalo
Schifrin (n en 1932), ou de compositeurs inconnus qui font leurs premires
armes la tlvision avant de se mettre au service de lindustrie du cinma,
lexemple de John Williams (n en 1932).
1.2.2 Les compositeurs dans la tempte Hollywood
Lindustrie du cinma subit la concurrence de la tlvision (tenue pour
responsable de la baisse de frquentation des salles de cinma aprs la guerre),
mais galement diffrents bouleversements conomiques et politiques. Tout
dabord, la Cour Suprme des tats-Unis contraint les studios cder leur
monopole dexploitation des films et vendre leurs salles. Les studios ne sont
donc plus assurs de voir leurs productions sortir dans un nombre suffisant de
salles pour rentabiliser leurs productions. Ils vont alors prendre moins de risque
et produire, dans une formule standardise, un plus petit nombre de films
gros budget pour rendre ces productions plus attrayantes. cela sajoute les
attaques lances par une commission du congrs contre les protagonistes de
lindustrie du film suspects dtre des militants ou sympathisants communistes
[voir encadr page suivante].
Les studios de Hollywood changent progressivement de fonctionnement.
Ce ne sont plus des entreprises auxquelles sont attaches, sous contrat pendant
plusieurs annes, des quipes dartistes et de techniciens, mais des socits de
production qui doivent constituer une nouvelle quipe pour chaque nouveau
film. partir de la fin des annes 1950, les compositeurs travaillant pour
Hollywood deviennent donc indpendants (freelance). Certains essayent de ne
plus dpendre entirement du cinma et travaillent aussi pour la tlvision.
Par ailleurs, les compositeurs de cinma rengocient leurs droits dauteurs avec
lASCAP et imposent quon leur reverse un pourcentage plus important sur
la vente de disques. Dans les annes 1950, des disques de musique de film se
vendent trs bien, et les compositeurs touchent dsormais des droits dauteur
qui compltent leurs revenus dj trs importants.
Durant les annes 1950-1960, lindustrie du cinma est contrainte de
sadapter au succs grandissant du rock, mais elle renouvelle globalement sa
confiance aux compositeurs de musique crite. Ainsi, les compositeurs les plus
cts de Hollywood dans les annes 1930-1945, Max Steiner, Franz Waxman,
Alfred Newman, et Dimitri Tiomkin, continuent leur carrire aprs la guerre.
212
RADMISSION DE LA MODERNIT
213
De nouveaux venus se font galement remarquer aprs 1945. Plusieurs viennent de ltranger, linstar de Mikls Rzsa (1907-1995), Andr Previn (n
en 1929), Ernest Gold (1921-1999), Maurice Jarre (1924-2009), John Barry
(1933-2011) et Ennio Morricone (n en 1928). Mais la plupart sont ns aux
tats-Unis comme Alex North (1910-1991), Bernard Herrmann (1911-1975),
Jerome Moross (1913-1983) et Elmer Bernstein (1922-2004). Tous (ou presque) ont fait des tudes musicales de trs haut niveau, et plusieurs composent
la fois pour le concert et pour le cinma, lexemple de Jerome Moross et
Bernard Herrmann. Leur style musical ne se distingue pas beaucoup de celui
dun Steiner ou dun Copland, cest--dire dune musique tonale trs simple
interprte gnralement par un orchestre symphonique. Ceux qui composent
la fois pour le concert et pour Hollywood ont dvelopp en parallle deux
manires de composer : un style facile pour le cinma et un style plus labor
pour le concert. Ce nest pas le cas de Bernard Herrmann qui est, en principe,
aussi exigeant pour toutes ses compositions. Herrmann (surtout connu pour
sa collaboration avec le ralisateur Alfred Hitchcock), a t trs critique, voire
mprisant, envers ses collgues de Hollywood. Il leur reproche en effet de
cder la facilit. Sil est vrai que sa musique est un peu moins simpliste que
celle de ses collgues, il demeure quelle doit se plier aux contraintes imposes
par le cinma commercial : thmes mlodiques assez courts et rpts souvent
214
textuellement, pas de dveloppement possible. En outre, sa musique est totalement trangre aux dveloppements musicaux de son temps, ce qui ne la
distingue aucunement sur ce point de celle de ses collgues de Hollywood et
des reprsentants de la sphre commerciale, y compris ceux travaillant pour
Broadway.
1.2.3 Les compositeurs les plus en vue de Broadway
Au regard du succs record de certaines pices musicales produites
Broadway dans les annes 1950 et surtout dans les annes 1960 (plusieurs
sont reprsentes plus de quatre ans sans interruption), on pourrait croire que
le monde de la comdie musicale se porte au mieux. En ralit, Broadway
continue de perdre la place dominante que cette industrie occupait dans la
sphre de la musique commerciale jusqu la fin des annes 1920. Cette
industrie semble notamment dpasse par le succs de la musique rock. Alors
que les chansons de Broadway entrent rgulirement dans les classements des
meilleures ventes de disques jusquaux annes 1950, cela devient plus rare par
la suite. Pour rentabiliser une nouvelle production Broadway, il faut quelle
reste laffiche au moins 500 jours dans les annes 1950, 600 jours dans les
annes 1960. Linvestissement dans ce type de production devient donc de plus
en plus alatoire. Malgr tout, des succs Broadway, il y en a encore et des
compositeurs qui gagnent des sommes trs importantes, voire de vritables
fortunes, il en reste.
Aprs 1945, quelques compositeurs vedettes de Broadway continuent de
triompher comme Irving Berlin, Cole Porter et Richard Rodgers. Ces compositeurs gagnent bien leur vie grce leurs contrats passs avec les producteurs
de Broadway. Ils touchent galement des sommes trs importantes grce aux
droits dauteur tirs de leurs chansons interprtes dans les mdias ou enregistres pour le disque. Au dbut des annes 1950, les compositeurs de musique
commerciale les plus connus touchent environ 50 000 dollars par an de
copyrights, le double sils crivent eux-mmes les paroles de leurs chansons
comme Irving Berlin ou Cole Porter (Ewen, 1961a, p. 180).
De nouveaux venus entrent en lisse. Les plus connus sont Leonard Bernstein (1918-1990) dont nous parlerons plus loin, Frank Loesser (1910-1969),
Frederick Loewe (1904-1988), Harold Rome (1908-1993), Meredith Willson
(1902-1984) et Stephen Sondheim (n en 1930). Leurs caractristiques sociales
sont tout fait semblables celles de leurs prdcesseurs : ils sont issus dune
famille de musiciens professionnels (Loesser est le fils dun professeur de piano
allemand rput, le pre de Loewe tait un chanteur doprette) ou dune
famille plutt aise (Rome est le fils du directeur dune trs grosse entreprise
de charbon, le pre de Willson est avocat, celui de Sondheim est couturier) ; ils
apprennent tous jouer du piano assez jeune ; ils font des tudes suprieures.
RADMISSION DE LA MODERNIT
215
lexception de Sondheim qui sest orient aprs la fin de ses tudes directement
vers Broadway, crire une comdie musicale nest pas une vocation pour tous
les autres. Ils ne regretteront toutefois nullement leur nouvelle orientation,
devenant riches et clbres grce leurs comdies musicales. Certaines sont
reprsentes de 1 000 2 000 jours conscutifs, cest--dire pendant trois cinq
ans sans interruption. Quelle est la qualit gnrale de leurs productions ? La
musique de Broadway nest pas aussi simpliste que celle que lon compose pour
les industries de la tlvision ou du cinma. Le genre permet des dveloppements et donc un dbut de travail de composition. En dpit de comptences
musicales tout fait relles, la qualit gnrale de leurs pices est trs faible.
Les contraintes imposes par la sphre commerciale, en particulier lexigence
dune musique trs accessible afin dattirer un public (pas toujours cultiv) le
plus large possible, sont trop fortes pour permettre de voir merger des uvres
dignes de ce nom. Nous allons voir ci-aprs que les conditions de travail dans
le monde savant offrent la possibilit dcrire des uvres de meilleure qualit
(plus srieuses) mais pas toujours dune plus grande originalit.
2. Une sphre savante domine par un ple acadmique conformiste
Avant de prsenter la musique de Leonard Bernstein, le plus clbre
reprsentant des traditionalistes aprs la guerre, puis celle de quelques conservateurs qui sintressent superficiellement la modernit, nous allons voquer
la situation des compositeurs de musique savante dans les annes 1945-1968.
Durant cette priode, le monde musical est en pleine expansion (multiplication
des activits musicales), les compositeurs savants bnficient du soutien de
luniversit, leur garantissant une plus grande autonomie vis--vis du monde
commercial , et ils se dpolitisent presque tous, lexception notable de
Marc Blitzstein.
2.1 Situation des compositeurs savants aprs la guerre
2.1.1 Une sphre savante en pleine expansion
Dans les annes 1930, la musique savante tait soutenue par ltat et les
mdias, et la population amricaine na jamais autant t expose ce type
de musique. Si ltat retire son soutien ds la reprise conomique en 1939,
supprimant de fait nombre dactivits musicales gratuites, on constate toutefois
laugmentation, dans les annes 1940-1960, des activits musicales savantes
prives, notamment lopra et le concert. De plus, les mdias (la presse, la radio
et la tlvision) continuent de soutenir la musique savante.
Lopra, tout dabord, se dveloppe trs rapidement aprs la Seconde
Guerre mondiale. On dnombre environ 200 compagnies dopra amateurs
216
RADMISSION DE LA MODERNIT
217
218
tions indirectes. En outre, ses apports ne sont pas uniquement dordre financier.
En effet, les universits amricaines daujourdhui sont les gales des anciennes
capitales culturelles en tant que centres de production et de consommation
musicale (Paster, 1987, p. 106). Luniversit est un lieu culturel : de nombreux
tablissements, notamment les plus grands, ont un public fidle et fonctionnent
comme des centres culturels rgionaux (Ibid., p. 115). En 1968, une tude
indique que 70 % des concerts donns par des musiciens professionnels aux
tats-Unis ont lieu dans des universits (Ibid., p. 110). On y produit galement
un nombre trs important dopras. Certains jeunes compositeurs produisent
leurs premires uvres luniversit. Cest le cas de Carlisle Floyd (n en 1926),
compositeur noromantique, auteur de douze uvres lyriques, dont certaines,
comme Susannah (1953-1954), ont t cres luniversit.
2.1.3 Des compositeurs dsengags, lexception de Marc Blitzstein
Pour conclure cette partie sur la situation des compositeurs savants entre
1945 et 1968, nous voulons signaler la quasi totale dpolitisation du monde
de la cration. Alors que durant la priode prcdente (Grande Dpression
et Seconde Guerre mondiale), bon nombre des reprsentants de la cration
contemporaine, quelle soit acadmique ou moderne, se sont engags politiquement, aprs 1945, rares sont ceux qui, comme Marc Blitzstein, poursuivent
dans cette voie.
Marc Blitzstein est surtout connu pour son uvre engage The Cradle Will
Rock qui continue dtre rgulirement produite aux tats-Unis aprs la guerre.
Les droits dauteur tirs de cette pice et diffrentes commandes de musique
lgre lui rapportent de quoi vivre correctement. Aprs avoir compos de la
musique patriotique pendant la guerre, il se remet ensuite crire des pices
de thtre musical engag . Par exemple, The Little Foxes (1946-1948) traite du
racisme, des problmes conomiques et de loppression des femmes (Gordon,
2000, p. 304). Son engagement , en particulier au Parti Communiste, auquel il
a adhr la fin des annes 1930, lui attire les foudres des conservateurs en ces
temps de chasse aux sorcires . Il quitte le Parti Communiste en 1949, mais
sans renoncer ses ides de gauche et son implication dans la vie politique.
Il est convoqu en 1958 par la Commission des Activits Antiamricaines,
devant laquelle il reconnat quil a t membre du PC de 1938 1949. la
fin des annes 1950, la Commission rencontre une opposition de plus en plus
forte, Blitzstein ne sera finalement pas plus inquit. Mais il continuera de faire
lobjet dune certaine hostilit dans le monde culturel. Par exemple, le projet dun
opra sur le procs de Sacco et Vanzetti (deux militants anarchistes condamns
mort en 1927, Boston, pour un meurtre quils nont pas commis) provoque
des remous dans la presse, au sein de la Fondation Ford qui a commandit
luvre et au sein du Metropolitan Opera qui doit la produire. Finalement,
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CHAPITRE II
La modernit se fait nouveau entendre
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77. Les compositeurs amricains ne disposent pas encore de machines permettant la synthse
lectronique des sons (oscillateurs ou gnrateurs de signaux sonores). Au dbut, Ussachevsky
et Luening enregistrent leurs instruments : la flte pour Luening, le piano pour Ussachevsky. Ils
vont pouvoir crer des sons lectroniques grce aux nouveaux synthtiseurs invents durant la
seconde moiti des annes 1950 et en premier lieu avec le RCA music synthesizer invent en 1955
(Holmes, 2002, p. 106).
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frquente dans le quatuor, permet une perception parfaite des lignes contrapuntiques et donc des lments thmatiques la composant (Noubel, 2000,
p. 87). Une autonomie assure en partie par des polyrythmes : la fin des
annes quarante, crit Max Noubel, la musique de Carter manifeste une nette
propension pour un contrepoint de temps o des identits instrumentales
aux comportements rythmiques distincts voluent simultanment, chacun sa
propre vitesse (Ibid., p. 110). Par ailleurs, des changements de tempi frquents
provoquent de brusques acclrations ou ralentissements. Cette modulation de
tempo, ou modulation mtrique , est linvention la plus importante dElliott
Carter, qui en a expliqu lui-mme le principe :
La modulation mtrique nest pas trs complique ; elle consiste simplement en un chevauchement de deux vitesses diffrentes, la pice elle-mme se composant ds lors intgralement
dune srie de chevauchements. Dans une uvre comme la Sonate pour violoncelle ou le Premier
quatuor cordes, il existe une sorte de vitesse de base qui intervient, comme une tonique, au
dbut et la fin de la pice partir de l sopre une modulation sans accroc travers les
diffrentes vitesses (Contrechamps no 6, 1986, p. 122).
Pour crire son Premier quatuor cordes, Carter sisole de lautomne 1950
au printemps 1951 dans le dsert dArizona. Les amis de Carter ont parl de
conversion propos de ce sjour dans le dsert qui a conduit Carter se
radicaliser (Schiff, 1998, p. 55). Il faudrait peut-tre un peu relativiser ce qui a
tout lair dtre une rupture biographique. Sil est vrai que Carter est pass du
populisme la modernit, il faut prciser tout dabord que son intrt pour la
modernit nest pas totalement nouveau : il sintresse la musique moderne (en
particulier Ives, Ruggles, Stravinsky, Varse et la Seconde cole de Vienne)
depuis les annes 1920, et il la dfend dans ses critiques musicales publies
durant les annes 1930-1940. De plus, il faut noter que le contexte a chang :
la modernit aprs la Seconde Guerre mondiale nest plus marginalise. La
conversion ce type de musique nimpose plus un trs grand sacrifice : au dbut
des annes 1950, ladhsion la modernit ne condamne plus les compositeurs
occuper une position sociale marginale. Carter obtient dailleurs un succs
plus important avec ses uvres modernes quavec ses uvres populistes. Ses
uvres auront la chance dtre joues aux tats-Unis et en Europe, et seront
trs bien reues par la critique. Cest le cas de son Premier quatuor cordes qui
est interprt par le Quatuor Parrenin en Europe (en 1954), lui assurant
ainsi une renomme internationale. Carter va pouvoir vivre confortablement
dans un appartement situ dans le quartier de Greenwich Village ou dans sa
maison de campagne. On peut donc penser que la conversion de Carter
est moins le produit dun changement de position du compositeur que dune
transformation globale du monde musical. Autrement dit, cest la modernit
qui change de position et non le compositeur. En outre, la musique de Carter
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Arnold Schoenberg crit encore quelques uvres srielles malgr son mauvais
tat de sant : un Trio cordes (1946), A Survivor from Varsaw (1947), Phantasy for
Violin with Piano Accompaniment (1949), De Profondis (1950), et Modern Psalm, No.
1 (1950, inachev). Quant Krenek, bien que plusieurs postes denseignant
lui soient offerts par des institutions europennes et que le public de concert
europen semble plus accueillant que le public tasunien, il prfre rester aux
tats-Unis. Krenek noccupe quune position marginale dans le monde musical
amricain. Position que lon ne peut pas expliquer par la mauvaise rception
faite la musique srielle aux tats-Unis dans les annes 1950-1960, car cette
musique commence tre diffuse et bien reue. Certains compositeurs sriels
tasuniens occupent mme des postes dans des universits de premier rang.
On peut donc se demander sil ne sagit pas dun cas dhostilit vis--vis des
compositeurs europens, les membres du monde universitaire tasunien luttant
contre la domination culturelle europenne et la concurrence des compositeurs
europens sur leur terrain (cf. Troisime partie). Lexemple de Krenek nest donc
pas reprsentatif de lhistoire du srialisme aux tats-Unis aprs la guerre. Le
srialisme reoit en effet une attention de plus en plus grande dans ce pays et fait
de plus en plus dadeptes parmi les compositeurs amricains. Milton Babbitt est
lun des plus importants partisans du srialisme et en particulier du srialisme
intgral. Tous les autres compositeurs voqus dans ce chapitre appliqueront
la mthode dodcaphonique beaucoup moins rigoureusement et souvent en
conservant des lments de la musique tonale. Ceci fait dire Joseph Straus
que le srialisme tonal est caractristique du srialisme amricain (Straus, 2009,
p. 185). Si lon peut distinguer schmatiquement les srialistes qui suivent plutt
la dmarche radicale de Webern (rompant compltement avec la tonalit) et
ceux qui suivent plutt la voie trace par Schoenberg et Berg (rompant moins
radicalement avec la tradition), on trouvera plus de reprsentants de la premire
tendance en Europe et de la seconde aux tats-Unis.
1.2.1 Stravinsky et Sessions abandonnent le noclassicisme pour le srialisme
Plusieurs compositeurs noclassicistes se convertissent au srialisme aprs la
guerre, dont les plus connus sont Roger Sessions et Igor Stravinsky. Aprs une
priode creuse durant la guerre, Stravinsky semble retrouver un peu dinspiration la fin des annes 1940. Il compose un opra, The Rakes Progress (19481951), dernire uvre de style noclassique, avant ladoption de la mthode
srielle. Il se familiarise avec la musique srielle grce son assistant Robert
Craft qui organise les Evening on the Roof , une srie de concerts o lon
joue de la musique moderne, celle des trois Viennois en particulier. Stravinsky,
qui avait t un adversaire acharn aussi bien de latonalit que du dodcaphonisme (Beltrando-Patier, 2004, p. 965), adopte donc la mthode srielle
en 1952. On explique souvent cette conversion par la mort de Schoenberg en
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1951, qui lui aurait fait prendre conscience de son importance historique, ou
par le fait que Robert Craft tait un partisan du srialisme. Ce nest pas lavis
de Serge Gut : Ne peut-on y voir, en fait, de la part de celui qui avait lhabitude
dtre toujours la tte du mouvement musical prpondrant, une volont de
se rallier la technique qui semblait la mieux place ? (Idem.).
Le tournant opr par Stravinsky a lieu avec son Septuor (1953) et plus nettement avec la composition Canticum Sacrum pour tnor, baryton, chur mixte
et orchestre (1956). Il ne changera plus de mthode jusqu Requiem Canticles
pour solistes, chur et orchestre (1965-1966), sa dernire uvre. Il adopte la
mthode srielle mais sans jamais compltement abandonner le principe dune
musique tonale ou polarise. Dans ses premires compositions srielles, il utilise
des sries dfectives (moins de 12 notes), avec un matriau tonal, et produit
ainsi une sorte de srialisme tonal , comme dans Cantata (1952), Septuor (1953)
et Three Songs from William Shakespeare (1954) (Straus, 2009, p. 34). Ses uvres
dont le langage sriel sloigne le plus de la tonalit harmonique sont Threni
pour six solistes, chur et orchestre (1957-1958) et Movements pour piano et
orchestre (1958-1959). Dans ces compositions, on ne peut plus vraiment parler
de musique tonale, mais on peut toutefois entendre des polarits. En outre, dans
les mlodies srielles de Stravinsky, on peut entendre nombre de rptitions
(des mmes notes et intervalles) et on a souvent limpression dentendre des
ostinati (Straus, 2009, p. 38).
Le changement de style de Stravinsky surprend et doit ses adeptes, notamment ceux qui ont admir sa dernire uvre noclassique (The Rakes Progress).
Sa conversion une musique moins accessible a un prix : celui de se couper
dune grande partie du public. Les uvres nouvelles de Stravinsky sduisent
un public beaucoup plus restreint : alors quun nouvel enregistrement du Sacre
peut se vendre 40 000 copies, une uvre srielle ne peut gure se vendre
plus de 4 000 copies (Dobrin, 1970, p. 163). Mais cette dsaffection pour ses
dernires compositions nen fait pas pour autant un compositeur ignor de
tous et sans le sou. Stravinsky continue dtre un compositeur trs clbre et
trs demand dans le monde entier pour diriger ses anciennes uvres. Il dirige
lui-mme sa musique, bien dcid ne pas abandonner cette activit lucrative :
comme le prcise Andr Boucourechliev, lobsession de largent ne steindra
quavec sa vie (Boucourechliev, 1982, p. 387). Sa clbrit na rien voir
avec sa production daprs guerre. La musique srielle aux tats-Unis aprs
la guerre ne fait plus lobjet dun complet rejet, mais elle est trs loin de faire
lunanimit, ce que peut constater galement Roger Sessions.
Aprs la fin de la guerre, Roger Sesssions crit encore quelques pices
relativement accessibles et de style noclassique. partir des annes 1950, il
commence crire des uvres juges difficiles (Prausnitz, 2002, p. 249). Il
sintresse de plus en plus la musique dodcaphonique, un intrt qui produit
des effets sur sa musique, ce dont on peut se rendre compte lcoute de son
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de construire une uvre partir dun matriau atonal. De mme, George Perle
crit dans un systme quil appelle tout dabord systme modal douze sons
(twelve-tone modal system) puis tonalit douze sons (twelve-tone tonality) (Perle,
1990, p. 140-142). Il na pas lintention de rhabiliter la musique tonale du
pass : il veut explorer une autre voie dans lunivers du dodcaphonisme.
Bien que les compositions de Finney, Perle, Weber et Schuller diffrent assez
nettement (certaines sont plus chromatiques que dautres), leur dmarche est la
mme et leur musique reste assez accessible ce qui explique leur succs auprs
du public de concert et de la critique dominante. Ainsi Ross Lee Finney, qui
est un compositeur compltement oubli aujourdhui, a t trs connu pendant
plusieurs dcennies, tout spcialement la fin des annes 1950 et au dbut des
annes 1960 (Straus, 2009, p. 79). De mme, la musique de Gunther Schuller
a t trs bien accueillie par le public de concert dans les annes 1950-1960,
tant aux tats-Unis quen Europe, en particulier les Seven Studies on Themes of
Paul Klee pour orchestre (1959) et son opra The Visitation (1966). Il a eu la
chance dtre jou par le trs conservateur Orchestre philharmonique de New
York, qui assure la cration de Spectra (1958) et Triplum I (1967). Ce mme
orchestre interprte galement plusieurs reprises la musique de Ben Weber,
notamment son Concerto pour piano (1961). Quant George Perle, sa musique
est sans doute la moins accessible de toutes, mais elle est de bien meilleure
facture (en particulier ses quatuors cordes ou ses quintettes vent) et son
succs sera plus durable. Signalons pour finir que Gunther Schuller a fait un
essai de srialisme intgral dans Symphony pour orchestre (1965), la manire
de Milton Babbitt. Ce style sera trs mal reu par le public et il labandonnera
aussitt, contrairement Babbitt qui est rest fidle cette mthode de composition durant toute sa vie.
1.2.3 Milton Babbitt, le plus radical des compositeurs sriels
Milton Babbitt (1916-2011), n Philadelphie, est le fils dun professeur
de mathmatique. Il commence jouer du violon ds lge de 5 ans et de la
clarinette (sans abandonner le violon) partir de 8 ans, mais il sintresse
surtout dans sa jeunesse aux musiques pop. Il entre luniversit de Pennsylvanie en 1931 afin dtudier les mathmatiques, quil quitte rapidement pour
tudier la musique lUniversit de New York, puis Princeton (1938-1942).
Pendant la guerre, il est mobilis dans larme (1942-1943) et il enseigne les
mathmatiques Princeton (1943-1945). Entre 1946 et 1948, Milton Babbitt
tente de gagner sa vie en crivant de la musique commerciale , notamment
une comdie musicale intitule Fabulous Voyage (1946) qui est un chec. partir
de 1948, il enseignera luniversit.
Milton Babbit sintresse la musique de Schoenberg, Berg et Webern
depuis les annes 1930. Mais il adopte la mthode srielle seulement aprs la
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guerre. En 1946, il rdige un texte intitul The Function of Set Structure in the
Twelve-Tone System 81 , dans lequel il propose dappliquer la mthode srielle
dautres paramtres que celui des hauteurs : le rythme, les dynamiques ou le
timbre. Il met ses ides en pratique dans ses premires uvres srielles, crites
entre 1947 et 1957, notamment dans Three Compositions for Piano (1947-1948),
sa premire uvre srielle ; Composition for Four Instruments pour flte, clarinette,
violon et piano (1948) ; Composition for Twelve Instruments (1948) ; Composition for
Viola and Piano (1950) et Partitions pour piano (1957). Il est le premier avoir
utilis une srie de dure ou srie rythmique (Delige, 2003, p. 75-76). Cette
combinatoire des dures, dont on trouve les premiers exemples dans ses deux
uvres composes en 1948 (Composition for Four Instruments et Composition for
Twelve Instruments), est la contribution la plus originale de Babbitt lhistoire de
la musique 82 selon Celestin Delige.
Ses premires uvres srielles, extrmement difficiles jouer, rencontrent
une grande hostilit de la part des interprtes. Cela le conduit sintresser au
synthtiseur et au studio de musique lectronique, grce auxquels il peut appliquer
la mthode srielle tous les paramtres de la musique (hauteur, rythme, timbre
et dynamiques) sans se soucier des problmes dinterprtation. Il fonde, avec
Otto Luening, le Centre de Musique Electronique de Columbia-Princeton en
1959. Cest l quil labore ses compositions pour synthtiseur les plus connues :
Compositions for Synthesizer (1961), Vision and Prayers pour soprano et synthtiseur
(1961), Ensembles for Synthesizer (1962-1964) et Philomel pour soprano et synthtiseur
(1964). Babbitt ne renonce pas pour autant lcriture pour instruments
acoustiques. Il crit notamment Relata I pour orchestre (1965), o lorchestre
est divis en trois familles de douze instruments (les bois en quatre trios, les
cuivres en trois quatuors et les cordes en deux sextuors) et o lorchestration est
conue en appliquant les principes de la mthode srielle. Il sagit dune complexit
supplmentaire dans une criture qui est dj trs riche, trop riche sans doute pour
le public cultiv , peu habitu entendre ce genre de musique et peu dispos
sy intresser. Cette uvre na donc pas contribu faire connatre la musique de
Babbitt au grand public. Babbitt restera un compositeur assez isol et ne sadressera
vritablement quau seul public de connaisseurs que lon trouve surtout, pour la
musique moderne, dans les universits. Cela nous amne aborder la question
de la place occupe par les compositeurs sriels au sein de la sphre savante, place
que lon considre parfois aujourdhui comme dominante, voire hgmonique .
81. Ce travail, rest indit, sera valid comme une thse de doctorat en 1992. Babbitt expose ses
ides musicales dans dautres articles importants, notamment : Some Aspects of Twelve-Tone
Composition (1955), Twelve-Tone Invariants as Compositional Determinants (1960), Set
Structure as a Compositional Determinant (1961), Twelve-Tone Rhythmic Structure and the
Electronic Medium (1962).
82. Les travaux de Babbitt ont t ignors en Europe. Boulez et les autres tenants du srialisme
intgral se sont inspirs des recherches, plus tardives, de Messiaen, en particulier de Mode de valeurs
et dintensits (1949).
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Durant les annes 1950 et 1960, les compositeurs sriels nont donc pas
domin le monde musical. Il faut ajouter quils ne donnaient pas limpression
dimposer leur hgmonie cette poque : les historiens et critiques considraient alors la musique srielle comme une branche de la cration musicale
parmi dautres. On commence trouver des crits dnonant la domination de
la musique srielle partir de 1962, crits qui dnoncent non pas la situation
contemporaine mais celle des annes 1950 (donc il sagit dj en 1962 dune
reconstruction historique inexacte). On continue tout au long des annes 1960
de percevoir la cration musicale aux tats-Unis comme trs diversifie et
non domine par un seul courant (Straus, 2009, p. 230-231 et p. 199-200). Et
parmi les autres tendances les plus importantes de lpoque figure la musique
de lcole de New York .
2. Lavant-garde de downtown : l cole de New York
Dans les annes 1950, les exprimentations de John Cage et ses amis commencent se faire connatre, mais on les prend rarement au srieux (Tawa, 1987,
p. 136). Ce nest vraiment qu partir des annes 1960 que leur dmarche est
mieux considre. John Cage devient la figure centrale de la musique exprimentale, attirant sur lui la fois les haines les plus fortes et les plus tenaces mais
aussi ladmiration la plus inconditionnelle. Autour de lui se forme un groupe de
compositeurs partageant plus ou moins la mme dmarche : Morton Feldman,
Christian Wolff et Earle Brown. Ce groupe damis de Cage , comme les
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appelle Clestin Delige, est souvent nomm par les historiens de la musique
lcole de New York . Mais le terme d cole ne convient pas trs bien selon
Clestin Delige, qui fait remarquer que lorsque Wolff ou Feldman arrivent
chez Cage, ils ny vont pas pour apprendre leur mtier : ils sy rencontrent pour
des raisons daffinit. Cage nest pas un matre mais un partenaire (Delige,
2003, p. 621). James Pritchett souligne aussi labsence de relation de matre
lve entre Cage et ses amis, et prfre le terme groupe celui d cole
(Pritchett, 1993, p. 106). Notons toutefois que Christian Wolff a bien t,
pendant quelque temps, llve de Cage. Mais il est vrai que les relations entre
John Cage, Feldman, Brown et Wollf relvent le plus souvent de la camaraderie.
2.1 John Cage
Dans la Troisime partie, nous avons voqu les dbuts de John Cage,
compositeur bohme qui obtient un dbut de reconnaissance en 1943. En
1945, sa situation personnelle change radicalement : il divorce et partage sa vie
avec le chorgraphe Merce Cunningham. Mais sa situation matrielle demeure
prcaire. La musique de danse contemporaine est toujours lune de ses sources
financires principales (Cage travaille plus de quarante ans comme directeur
musical de la compagnie de Cunningham). Il gagne galement un peu dargent
en donnant des cours luniversit, notamment pendant plusieurs ts au Black
Mountain College83 et occasionnellement la New School for Social Research.
En 1949, il se rend en France, o il rencontre plusieurs compositeurs franais,
notamment Pierre Boulez avec lequel il se lie damiti. Cage y prsente le
principe du piano prpar , principe qui retient le plus lattention la fois
en Europe et aux tats-Unis. Il crit dailleurs beaucoup pour cet instrument
jusqu la fin des annes 1940, notamment ses Sonates et Interludes pour piano
prpar (seize sonates et quatre interludes composs entre 1946 et 1948) dont
la cration en 1949 est bien reue par la critique new-yorkaise. Ces uvres
adoptent un principe comparable celui de certaines uvres pour piano de
Cowell : sont juxtaposs des effets sonores originaux une ligne mlodique
simple et relativement conventionnelle. Autrement dit, le traitement est plus
original que le matriau. Ceci explique en grande partie leur succs (ce seront
les pices de Cage les plus joues et les plus enregistres).
En 1950, Cage loue un appartement sur Grand Street ( New York), qui
devient un lieu de rencontre entre musiciens, artistes (des peintres surtout) et
83. Le Black Mountain College (situ prs dAshville dans la Caroline du Nord) est un tablissement
trs progressiste qui a ouvert ses portes en 1933. Il ny a jamais plus de cinquante tudiants. On
ne distribue aucun diplme et les enseignants sont pratiquement bnvoles (on leur rembourse
simplement leurs frais). Le Black Mountain occupe une position importante dans le monde de
lart contemporain. partir de 1948, il se transforme en une colonie pour artistes jusqu sa
fermeture en 1956.
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Il slectionne ces diffrentes formules au hasard laide du I Ching. La combinaison entre hauteurs, rythmes et dynamiques, ainsi que la succession des
lments, sont le fruit du hasard. La mme mthode de composition sera
utilise pour dautres uvres instrumentales, ainsi que pour deux uvres non
instrumentales : Imaginary Landscape no 4 pour douze postes de radio (1951) et
William Mix pour bande magntique (1952).
En 1952 anne trs importante dans la vie du compositeur Cage
compose et fait jouer 4 33, une pice entirement silencieuse. La premire
est donne au Maverick Concert Hall, par le pianiste David Tudor qui reste
silencieux devant son piano pendant quatre minutes et trente-trois secondes.
Le public est venu pour entendre de la musique moderne, mais il nest nullement prpar ce qui lattend, et la raction est trs hostile. Cage sera ds lors
considr comme le compositeur du hasard et du silence : 4 33 reste pour lui
une pice ftiche. Il ne se passe pas de jour sans que jen fasse usage dans ma
vie et dans mon travail ; jy pense toujours avant dentreprendre une nouvelle
pice. Le silence tant considr par Cage comme lensemble des bruits non
organiss, non matriss la suite dun acte de composition. 4 33 constitue
laboutissement de la non-organisation (Bosseur, 1993, p. 37). Selon John
Cage, cette pice doit nous faire prendre conscience de la beaut du silence,
mais elle nous invite aussi accorder une gale attention tous les sons qui
nous entourent (voir encadr page suivante).
Toujours en 1952, Cage organise son premier happening au Black Mountain College avec Merce Cunningham, David Tudor et Robert Rauschenberg :
Cage ralise une version dImaginary Landscape no 4. Simultanment, Robert
Rauschenberg diffuse de vieux disques et David Tudor joue du piano prpar,
tandis que Merce Cunningham et plusieurs danseurs interviennent dans les
alles (Bosseur, 1993, p. 38). Par ailleurs, tout en conservant le principe de
composition laide de diagrammes, John Cage adopte la notation graphique
(suivant lexemple de son camarade Morton Feldman) : il trace des points sur
du papier graphe dimensionn la taille dune porte musicale, les calque sur
une feuille de porte et les traduit en notes de musique. Cette mthode permet
de dterminer les hauteurs mais pas la dure des notes ni les dynamiques,
paramtres que Cage laisse sans indications (ils seront donc dtermins par
linterprte). Plus tard, il inventera dautres mthodes de notation.
Lanne 1952 ouvre la priode la plus radicale de la vie artistique de Cage.
Ses uvres et ses performances vont rencontrer la fois une grande hostilit
au sein du monde de la musique (surtout pour la notion de hasard) et une
reconnaissance croissante des musiciens et critiques davant-garde. Il est souvent
attaqu (et parfois assez violemment) mais en mme temps il est de plus en
plus demand comme confrencier, enseignant et interprte, aux tats-Unis
comme en Europe. Daprs Cage, lanne 1952 marque un tournant dans sa
carrire, une premire tape vers la conscration : En gros, je dirais que 1952,
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ne se fera pas sans susciter une raction assez violente : raction du public
(nombre dauditeurs quittent la salle durant le concert) et des interprtes dont
certains ont tent de saboter la pice pendant lexcution.
Daprs James Pritchett, la conscration de Cage dans les annes 1960
produit des effets sur le compositeur. Sa productivit diminue nettement :
alors que de 1952 1959, il compose prs de 40 uvres, de 1962 1969 il
nen crit que 15 environ, dont une partie ne sera pas publie (Pritchett, 1993,
p. 143). Au mme moment, il ne sintresse plus vraiment ce que lon appelle
la composition . Il refuse la notion d uvre :
Cage, crit Andr Boucourechliev, considre le phnomne sonore non pas en tant que
termes de rapports, comme lment dune structure, mais comme phnomne isol, percevoir
et contempler (). Dans cette perspective Cage considre que la musique nest plus sa cration ni sa proprit personnelle, mais une activit collective o le compositeur, les interprtes
et surtout les auditeurs participent part entire (Boucourechliev, 2006, p. 233-234).
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dsir de rompre avec les relations des sons entre eux et de crer une absence
totale de prdictibilit possible pour lauditeur (Delige, 2003, p. 145). On
retrouve ici lune des grandes proccupations de John Cage.
Ce qui rapproche galement Feldman de Cage est lutilisation de la notation
graphique, dont il fait usage notamment pour la srie de Projections (1950-1951),
et un intrt pour lindtermination. Feldman utilise, comme Cage, diffrentes
techniques de composition alatoire, mais pendant un temps assez court. Il
prfre garder la matrise du processus de composition. Cela ne lempche
nullement daccorder une certaine libert aux interprtes. Dans Intersection I
pour orchestre (1951), les interprtes choisissent entre trois registres chaque
hauteur jouer, et quel moment ils commencent jouer. Dans certaines pices
datant de la fin des annes 1950 et du dbut des annes 1960, Feldman indique
au contraire chaque hauteur mais laisse libre la dure des notes. Il explore un
principe quil appelle temps non synchrone dans Piece for Four Pianos (1957)
o les quatre pianistes jouent la mme partition en dbutant ensemble mais
en voluant chacun son propre rythme. Enfin, dans Vertical Thoughts V pour
soprano, violon, tuba, percussion et clesta (1963), les interprtes choisissent
quel moment ils font leur entre.
Morton Feldman commence faire parler de lui au dbut des annes 1960,
notamment loccasion dun concert du Philharmonique de New York dirig
par Leonard Bernstein en 1964 lors duquel on joue sa pice pour orchestre Out
of Last Pieces (1961) : En 1964, crit Jean-Yves Bosseur, Leonard Bernstein
inscrit au programme dun concert avec le New York Philharmonique Out of
Last Pieces ; dans le mme concert figuraient des uvres de E. Brown et J. Cage
(Atlas Eclipticalis + Winter Music). Les musiciens de lorchestre se montrrent
particulirement hostiles aux uvres en question, jusqu huer les compositeurs
au moment des applaudissements (Feldman, 1998, p. 52). Sa musique sera
bien mieux reue en Europe (notamment en Allemagne, cf. Beal, 1999) o lon
sintresse beaucoup la musique exprimentale amricaine, celle de Cage
avant tout, mais galement celle de Feldman ou de son ami Earle Brown.
2.2.2 Earle Brown
Olivier Delaigue et Alain Poirier dfendent quEarle Brown est un compositeur un peu part parmi les compositeurs amricains, et que lon a tort de le
rapprocher de Cage : ils parlent ainsi d amalgame, paresseusement entretenu
de nos jours, dune cole amricaine rassemblant Cage, Brown et Feldman
avec le premier pour chef de file, a encore bonne presse (Delaigue et Poirier,
2000, p. 121). Lide dcole, nous lavons dit, est certainement contestable
mais il est clair en revanche que ces compositeurs forment un groupe damis
(se runissant rgulirement New York) partageant certaines positions esthtiques. Il faut ajouter que la rencontre avec Cage a t dterminante dans la
RADMISSION DE LA MODERNIT
249
250
de sa reconnaissance internationale. partir des annes 1960, il reoit plusieurs commandes importantes dinstitutions europennes, notamment celle
dAvailable Forms I pour dix-huit instruments (1961) par la ville de Darmstadt
o la pice est cre en 1961, avant dtre reprise dans plusieurs villes europennes et aux tats-Unis. La partition dAvailable Forms est constitue de
six pages divises en quatre ou cinq colonnes sparant autant de squences
musicales que Brown appelle musical events . Le choix de la succession de
ces squences revient au chef dorchestre qui indique progressivement aux
interprtes, pendant le concert, ce quils doivent jouer. Le principe de forme
ouverte est de nouveau explor dans Available Forms II pour quatre-vingt-dixhuit instruments et deux chefs dorchestre (1962). Comme lexplique Andr
Boucourechliev, lorchestre est divis en deux groupes qui sinterpntrent :
chacun des deux chefs qui dirigent les groupes possde une partition diffrente,
compose de structures fragmentaires. Il appartient au chef den choisir la
succession et de les dsigner au fur et mesure ses musiciens au moyen de
quelques signes conventionnels (Boucourechliev, 2006, p 225). Dans cette
partition, comme dans presque toutes les autres, Earle Brown introduit un
lment dindtermination dans le processus dexcution. Olivier Delaigue et
Alain Poirier rsument bien le rapport de Brown au hasard :
1. Les uvres dEarle Brown ne sont pas alatoires : le hasard nest jamais utilis comme
processus de composition. Tout est crit, quel que soit le systme de notation utilis. 2. Les
uvres dEarle Brown sont presque toujours, quelque niveau que ce soit, indtermines
quant linterprtation, soit par lutilisation de graphismes, soit par les multiples possibilits
de lectures de la partition (Delaigue et Poirier, 2000, p. 135).
Le principe de forme ouverte est une nouvelle fois explor dans Event:
Synergy II pour orchestre dirig par deux chefs (1967-1968). Il sera ensuite
abandonn. Brown restera un compositeur minent mais il fera moins parler de lui que Cage ou Feldman, un sort partag par son collgue et ami,
Christian Wolff.
2.2.3 Christian Wolff
Christian Wolff (n en 1934) est le fils dditeurs. La famille Wolff habite
le quartier new-yorkais de Greenwich Village, entoure dartistes et dintellectuels. Les parents du futur compositeur pratiquent la musique. Le jeune
Christian Wolff se passionne tout dabord pour la pratique du piano avant
de se mettre la composition lge de 15 ans. Il tudie le piano entre 1949
et 1951, et la composition avec John Cage en 1950-1951. Il tudie ensuite la
littrature classique Harvard, Florence (durant lanne 1955-1956) puis de
nouveau Harvard o il obtient son doctorat en 1963. Wolff va faire carrire
RADMISSION DE LA MODERNIT
251
luniversit. Il enseignera la littrature dans deux des plus prestigieux tablissements du pays : Harvard (de 1962 1970) puis au Dartmouth College (
partir de 1971). Sa position sociale et son mode de vie (il se marie et a une vie
familiale des plus traditionnelle) tranche singulirement avec celui du reste des
membres de l cole de New York qui mnent une vie de bohme. Dans une
interview, Christian Wolff se prsentera lui-mme comme un bourgeois qui
se distingue de la vie dartistes dvous que sont Cage, Brown et Feldman
(Duckworth, 1995, p. 187). Moins original que ses amis dans son mode de
vie, il le sera sans doute aussi comme compositeur et restera le moins connu
des membres de ce groupe.
Ses premires compositions se distinguent par lutilisation dun tout petit
nombre de hauteurs diffrentes. Par exemple, dans son Trio pour flte, trompette
et violoncelle (1951), il nutilise que quatre notes diffrentes. For Piano I (1952)
est aussi une pice de son premier style que lon pourrait qualifier de minimal et que Wolff a lui-mme appel protominimaliste (Duckworth, 1995,
p. 192). On notera galement dans cette pice lomniprsence du silence, trait
caractristique du style de Wolff. Aprs avoir termin ses tudes secondaires
(en 1952), ses parents lui offrent un voyage en Europe. Voyage au cours
duquel il rencontre Pierre Boulez, qui apprcie ses compositions mais tente de
le convaincre demployer un plus grand nombre de notes. Wolff suit sagement
le conseil de Boulez et sa musique devient beaucoup plus complexe partir
de For Piano II (1953). Il ne sera pas seulement influenc par Boulez. Il le sera
aussi, et surtout, par ses camarades de l cole de New York et, partir de
la fin des annes 1950, linstar de Cage, Feldman et Brown, il commence
accorder plus de libert aux interprtes. Dans Duo For Pianists II (1958), chaque
pianiste joue une partie musicale dont le matriau nest pas entirement fix
(le choix des hauteurs est souvent laiss libre), et le choix de chaque partie est
dtermin en fonction de ce qui vient dtre jou par lautre interprte. Cette
forme dimprovisation sera explore de nouveau dans les uvres composes
partir du milieu des annes 1960, comme dans Pairs pour deux, quatre, six ou
huit interprtes (1968). Ces compositions ne sont pas sans intrt, mais force
est de reconnatre quelles ne sont pas trs originales par rapport celles des
autres membres de l cole de New York . Une cole qui fait parler delle
au moment o la ville de New York devient lun des plus importants centres
de la cration musicale au monde.
2.3 New York, capitale mondiale de la musique ?
Du milieu des annes 1940 au milieu des annes 1960, la musique moderne
retrouve la place quelle occupait dans les annes 1920 au sein du monde musical tasunien et quelle avait perdue au dbut des annes 1930. Cette position
est dsormais plus stable car elle trouve des appuis au sein des institutions du
252
monde musical, les universits surtout. Mme si, durant ces annes, la musique
acadmique se porte au mieux, la musique moderne russit reconqurir un
espace propre, relativement autonome. Cette reconqute de lautonomie sest
accompagne dune centralisation des activits musicales davant-garde New
York. Alors que la scne davant-garde tait plutt clate durant les annes
1930-1945, les compositeurs modernes ont nouveau converg vers New York
aprs la guerre. Il y a un petit milieu dartistes davant-garde concentrs dans
certains quartiers de Manhattan (en particulier celui de Greenwich Village) o
se rencontrent compositeurs et artistes. Les compositeurs gravitant autour de
John Cage se rencontrent trs rgulirement et frquentent galement presque
quotidiennement les artistes davant-garde de la ville. La cration moderne est
nouveau une entreprise collective, centralise New York.
New York devient, aprs la Seconde Guerre mondiale, la capitale mondiale
de lart de la peinture surtout au dtriment notamment de Paris (Guibault,
1983, p. 49). Le dplacement du centre du monde de lart de lEurope aux tatsUnis, se matrialise par lmergence de lexpressionnisme abstrait qui apparat
dans les annes 1940. Selon Jean-Loup Bourget, avec lexpressionnisme abstrait,
New York se substitue Paris comme capitale de lavant-garde. La modernit
dsormais sera amricaine, ce qui tait dj vrai pour certains dveloppements
techniques (le gratte-ciel), mais non dans le domaine proprement artistique.
Entre les tats-Unis et lEurope, les liens demeurent nombreux et troits, mais
un renversement a eu lieu. Llve a surpass le matre (Bourget, Martin et
Royot, 1993, p. 521).
Dans le domaine de la peinture, New York devient le centre mondial de
lart, mais quen est-il pour la musique ? La cration contemporaine dans les
annes 1950-1960 est domine par la musique srielle dont les plus importants
reprsentants sont europens (en premier lieu Boulez et Stockhausen). Mais
l cole de New York , et tout particulirement John Cage, fait grand bruit
en Europe comme aux tats-Unis. Que lon apprcie ou non la dmarche de
Cage, sa musique exprimentale est un sujet de dbat permanent durant ces
annes. Mieux, le principe de musique alatoire (ou dindtermination) a une
grande influence sur la cration contemporaine europenne, et on considre que
John Cage est le premier compositeur amricain qui a eu une influence sur la
musique europenne. Dautres compositeurs uvrant New York (notamment
Carter, Babbitt et les amis de Cage) participent pleinement la production
internationale de la musique. Et si New York noccupe pas une position comparable dans la Rpublique mondiale de la musique celle quelle occupe dans
le monde international des arts visuels, il est indniable que cette ville est lun
des plus importants centres de la cration musicale contemporaine, rivalisant
dsormais avec les capitales europennes de la musique.
253
Milton Babbitt publie en 1958 un article intitul Who Cares if You Listen ? (Babbitt, 1958, p. 38), qui a provoqu quelques remous dans le monde
musical tasunien. On a cru y voir une forme de mpris caractristique de
lattitude soi-disant litiste des compositeurs davant-garde, alors que ce
ntait nullement lintention de lauteur. Celui-ci voulait simplement dfendre
lautonomie du compositeur savant, autonomie vis--vis des interprtes, des
critiques mais galement du public cultiv . Il ne sagit pas pour Babbitt de se
dsintresser compltement de la rception de sa musique mais de se satisfaire
du public restreint des pairs (ses collgues compositeurs) et du petit nombre de
mlomanes clairs (Duckworth, 1995, p. 85-86). Il faudrait, selon lui, prendre exemple sur la science : le scientifique travaille dans un relatif isolement
et destine ses travaux avant tout ses pairs. Babbitt aimerait dailleurs que la
cration musicale soit reconnue comme une science, intgre dans les dpartements universitaires de recherche scientifique et ses rsultats publis par les
presses universitaires. Lautonomie du compositeur, exactement comme celle du
scientifique, doit donc tre assure par luniversit. Et cest bien ce qui se met
en place partir de 1945. Les compositeurs modernes tasuniens bnficient du
soutien des universits et les choses changent du tout au tout pour eux, comme
en tmoigne Milton Babbitt : ils taient dans une atmosphre diffrente ; ils
avaient un autre type de couche protectrice. Leur relation au monde changea
immdiatement (Babbitt, 1986, p. 46). Contrairement aux compositeurs
acadmiques, les modernes ne peuvent esprer toucher le public cultiv :
ils ont rarement accs aux salles de concert ou aux maisons dopra. Mais ils
peuvent au moins compter sur le public universitaire. Tous les compositeurs
modernes nont pas la chance dobtenir un poste luniversit. Ainsi, parmi
254
les membres de l cole de New York , seul Christian Wolff a un poste fixe
luniversit dans les annes 1950-1960. Les autres doivent se contenter de
donner des confrences. Nanmoins, ils peuvent faire jouer leur musique sur
les campus. Luniversit joue ainsi un rle dterminant dans la possibilit de
diffuser la musique moderne (modre ou radicale) aux tats-Unis.
Il faudrait se demander dans quelle mesure lautonomie de la cration
musicale savante tasunienne na pas galement t conforte par le soutien
des institutions europennes. Ainsi, les compositeurs modernes amricains sont
trs rgulirement jous en Europe o ils reoivent galement des commandes.
Les conditions de possibilit dune cration musicale vritable (autrement dit
moderne) un niveau local sont confortes par la solidarit internationale.
Dans les capitales mondiales de la culture se concentrent la fois les forces
les plus conservatrices mais galement les forces les plus subversives. Et cest
grce une internationale des agents les plus subversifs du monde de la musique quune cration musicale autonome est facilite (ou rendue possible) dans
certains pays, comme aux tats-Unis.
Aprs 1945, la configuration du monde musical tasunien est proche de celle
que lon a pu observer dans les annes 1920 : on peut parler nouveau dun
champ (au sens de Bourdieu) et non plus dun monde relativement unifi
(ou intgr). Et la situation semble beaucoup plus stable que dans les annes
1920, notamment grce au soutien de luniversit. Pourtant, rien nest jamais
dfinitivement acquis et, nouveau, dans les annes 1970-1980, lautonomie
de la cration musicale sera remise en cause.
255
CINQUIME PARTIE
Une rvolution conservatrice dans le monde musical
(1968-1990)
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257
258
souvre par la guerre du Vietnam, dont le cot conomique trs lev a certainement accentu la crise conomique que traverse le pays depuis la fin des
annes 196088. Lconomie amricaine subit laugmentation du cot de lnergie,
une comptition internationale accrue et un march intrieur qui commence
tre satur (lconomie est menace dune crise de surproduction ). Dans
ces conditions, il devient trs difficile pour les entreprises de maintenir un taux
de profit un niveau aussi lev quauparavant. Les entreprises tasuniennes
doivent au mme moment affronter un mouvement ouvrier qui redevient assez
puissant la fin des annes 1960. Face cette double menace, conomique
et politique, les dominants se devaient de ragir. Au niveau conomique, on
compense la baisse des profits par une exploitation plus dure des travailleurs.
Et au niveau politique, on accentue la rpression contre les mouvements
sociaux : lutte antisyndicale, politiques punitives visant principalement les classes
populaires, suppression des aides publiques aux pauvres, etc. Cest le dbut
du nolibralisme , cest--dire la remise en cause de toutes les mesures de
redistribution des richesses et de protections sociales, une raction de la classe
dominante contre toutes les conqutes sociales qui pouvaient limiter ses intrts.
Il ne sagit pas simplement dune politique conomique favorable aux plus
riches89, mais galement dune politique de restauration de lordre qui sera trs
violente, particulirement sous la prsidence de Ronald Reagan (1980-1988)90.
88. Aprs une rcession qui dure de dcembre 1969 novembre 1970, lconomie amricaine est
nouveau en croissance mais pour une courte dure. La balance commerciale devient dficitaire
partir de 1971, cest la premire fois depuis 1893. En 1973, le taux dinflation augmente, puis
le prix du ptrole saccrot fortement durant lhiver 1973-1974. La rcession, qui suit la premire
crise du ptrole et dure dix-sept mois (de novembre 1973 mars 1975), marque la fin du boom
conomique de laprs-guerre (Du Boff, 1989, p. 113).
89. partir de 1973, le revenu moyen de la majorit des Amricains cesse de crotre. Les ingalits
sociales saccentuent. Avant 1973, le revenu des classes les plus dfavorises tendait crotre plus
rapidement que celui des plus aises, lvolution sest inverse depuis. Les carts de richesse ont
particulirement augment sous la prsidence de Ronald Reagan (1980-1988). De 1973 1988,
le revenu moyen des 20 % des familles les moins riches du pays a diminu de 32,3 %, celui de la
tranche suivante (cest--dire des 20 % des familles amricaines lgrement moins pauvres que
les prcdentes) a diminu de 18,4 % (Ibid., p. 131). Le nombre de gens classs comme vivant
en dessous du seuil de pauvret crot de 25 % entre 1979 et 1983 pour atteindre les 35 millions
de personnes (Binoche, 2003, p. 231). linverse, les familles riches sont devenues encore plus
riches. Entre 1983 et 1989, 99 % de laugmentation des richesses a t monopolise par les 20 %
situs au sommet de la pyramide des revenus, 62 % par les seuls 1 % les plus riches. Les gains des
400 personnes les plus riches des tats-Unis ont tripl entre 1980 et 1987 (Zepezauer et Naiman,
1996, p. 11).
90. La mise en place dune politique scuritaire a t trs violente : interventions aussi spectaculaires que violentes de la police dans les quartiers pauvres (au motif de la lutte contre la drogue),
plus grande svrit des peines. Cela a pour consquence directe laugmentation considrable du
nombre de dtenus dans les prisons amricaines. Christian Parenti fait remarquer que la thse de
Michel Foucault dun contrle de ltat qui se ferait de faon de plus en plus invisible, ne marche
pas dans le cas de lhistoire rcente des tats-Unis : ltat a agi par la terreur la plus directe et la
plus visible (Parenti, 1999, p. 135). Voir galement Wacquant, 2004.
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CHAPITRE I
Le monde musical touch par une vague de conservatisme
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264
Parmi les autres styles de musique pop dont les enregistrements se vendent
particulirement bien cette poque figure la musique country. Du milieu des
annes 1950 la fin des annes 1960, les artistes de country qui obtenaient
le plus de succs sont ceux qui jouaient une forme hybride qui se rapproche
de la varit. partir des annes 1970, ce genre de musiciens (comme Kenny
Rogers) rencontre un succs plus grand encore et occupe rgulirement la premire place des classements des meilleures ventes de disques. Le grand public
apprcie les formes hybrides de country mais galement la musique country
pure et dure, dite traditionnelle , comme celle de Merle Haggard (n en 1937)
ou Johnny Cash (1932-2003). En dautres termes, la country se vend aussi bien
que les autres musiques pop. Cette musique, apprcie jusqualors surtout par
les couches populaires blanches, est dsormais coute par dautres couches de
la population, en particulier les classes moyennes. Comme le pensent certains
historiens amricains, il y a certainement un lien entre le succs de cette musique trs conservatrice, clbrant souvent les vertus de la famille, de la religion
chrtienne et du patriotisme, et le contexte politique plus ractionnaire des
annes 1970 et 1980 (Campbell, 1996, p. 254).
Enfin, il nous faut voquer le cas un peu particulier du jazz, dont certains
tenants obtiennent un succs commercial notable. Lhistoire rcente du jazz, une
musique qui tait dj trs loin dtre rvolutionnaire par nature, est marque
par une vague de conservatisme : le monde du jazz est domin par les mlanges de jazz avec dautres styles de musique pop et le retour la tradition. On
mlange en tout premier lieu le jazz avec la musique rock. Aprs 1969, Miles
Davis refuse de jouer pour un public confidentiel et veut sadapter au succs
du rock. Il change de style en sinspirant de cette musique (le rythme binaire
en particulier) et joue avec des musiciens sur des instruments lectrifis. On
parle alors de jazz fusion ou de jazz rock . Son album Bitches Brew (1970)
se vend plus de 400 000 exemplaires en une anne (Gioia, 1997, p. 365),
un succs qui lui ouvre les portes des salles de rock. Miles Davis a gagn le
pari de produire une musique jazz qui reste commerciale, et il sera imit par
des musiciens plus jeunes (Herbie Hancock, Keith Jarrett, Chick Corea, John
McLaughlin, Pat Metheny, etc.). Dautres mlanges sont raliss, notamment
avec les musiques rgionales dAmrique latine, ce que lon appellera le latin
jazz . Toutes ces expriences de fusion se contentent de mlanger ce qui existe
dj. Cette attitude conservatrice nest pas sans rapport avec le retour en force
du jazz traditionnel et lacadmisation du jazz. merge ainsi un jazz tourn vers
son histoire. Le trompettiste Wynton Marsalis (n en 1961) a accompagn un
mouvement de rsurrection et de rnovation (Malson, 2005, p. 235) du jazz
de la Nouvelle-Orlans. Les anciens enregistrements sont rdits et les vieux
standards rinterprts. En outre, le jazz acquiert une respectabilit nouvelle : on
considre dsormais quil sagit dune musique lintersection des musiques
populaire et savante, et on lenseigne luniversit (en 1975, 500 000 tudiants
265
266
92. Pour tre bref, crit Loc Wacquant, un ghetto peut tre caractris de faon idaltypique
comme une constellation sociospatiale borne, racialement et/ou culturellement uniforme, fonde
sur la relgation force dune population stigmatise () dans un territoire rserv, territoire au
sein duquel cette population dveloppe un ensemble dinstitutions propres qui oprent la fois
comme un substitut fonctionnel et comme un tampon protecteur de la socit environnante
(Wacquant, 2006, p. 54).
267
Tandis que Manhattan concentrait les richesses, crit Catherine Pouzoulet, le dveloppement et les emplois les mieux rmunrs, la dsindustrialisation condamna une mort conomique et sociale les espaces obsoltes des boroughs, o ne subsista quun secteur manufacturier
en perte de vitesse et une forme de capitalisme archaque. En dix ans, le Bronx perdit ainsi un
cinquime de sa population et la moiti de ses habitants blancs (Ibid., p. 104).
268
Au dbut des annes 1980, le rap ne se transforme pas dune activit dsintresse en une activit lucrative : cest simplement le contrle de la production
qui change de mains, passant des petits entrepreneurs locaux aux industries
musicales 93. Cest donc moins un changement de nature quun changement
dchelle. Pendant trois ans (1979-1982), ce sont de petits labels indpendants
qui sortent avec succs des titres de rap comme Rappers Delight de Sugar
Hill Gang, un enregistrement qui se vend finalement plusieurs millions de
copies. Ce succs transforme la scne du hip-hop : le nombre de groupes
de rap explosa (Chang, 2006, p. 173) et une partie dentre eux signent un
contrat denregistrement avec de grosses maisons de disques. Le rap devient
rellement source de profits pour les industries musicales au milieu des annes
1980, aprs le succs du groupe originaire du Queens (New York) Run DMC,
dont le second album Rasing Hell (1986) se vend trois millions dexemplaires
(Sanjek, 1991, p. 261). Les Beastie Boys, un groupe de jeunes blancs issus de
la petite bourgeoisie, vendent plus de sept millions de copies de Licensed to Ill
(1987). Si les disques de rap taient jusqualors achets principalement par les
Noirs, le grand public (autrement dit les Blancs) ne sintresse cette musique
qu partir de la naissance dun rap blanc, plus polic, comme celui des Beastie
Boys. Cest souvent la rgle dans le monde musical commercial tasunien : un
style de musique invent par les Noirs obtient un succs auprs du public blanc
condition que les interprtes soient blancs.
Les thmes chants par les rappeurs sont souvent lis la vie quotidienne
mais ils sont rarement politiss. Il y a toutefois quelques artistes ou groupes
de rap engag comme Public Enemy (form en 1982). Dans Night Of The
Living Baseheads (1988), Public Enemy critique le gouvernement, la police, les
mdias et la bourgeoisie noire (Rose, 1994, p. 105). Mais les rappeurs engags
connus restent une petite minorit. Les artistes de rap succs, dans lensemble,
ne sintressent pas beaucoup la politique. Les tenants du gangsta rap , style
le plus commercial la fin des annes 1980, comme le groupe NWA, sintressent plus largent quau sort des Noirs, comme le souligne Mike Davis :
Contrairement leurs anciens homologues new-yorkais Public Enemy, qui
taient des porte-parole du nationalisme noir, les groupes de gangsta rap de
Los Angeles [comme NWA] ne connaissent quune idologie : laccumulation
primitive du capital (). Mettre nu la ralit des rues, dire les choses comme
elles sont, nest plus ds lors quun prtexte pour dbiter sans distance critique
des fantasmes de violence, de sexe et dargent (Davis, 1997, p. 84). Toujours
est-il quune partie du public noir se reconnat dans des paroles qui expriment
leur colre, une raction lgitime face la violence qui leur est faite. En effet,
93. Les rappeurs sapproprient les productions des industries musicales (disques du commerce)
et les modifient grce aux nouvelles technologies (en particulier la table de mixage). Le rap est
donc lappropriation dune production industrielle qui sera bientt produite elle-mme par ces
industries : le cercle est ainsi ferm.
269
dans les annes 1980, les ghettos subissent de plein fouet la politique du gouvernement Reagan, comme lexplique Nicole Bacharan :
De 1977 1988, le revenu moyen des Amricains les plus riches, reprsentant 1 % de la
population, passa de 270 053 404 566 dollars par an. Pour les 10 % les plus pauvres, il chuta
de 4 113 3 504 dollars. Un Amricain sur sept, dont un Noir sur trois, subsistait en dessous
du seuil national de pauvret. Ces quelque 35 millions de dshrits subirent de plein fouet
les consquences des rductions budgtaires. Une bonne part des conomies publiques furent
accomplies aux dpens des subventions aux habitations loyers modrs, des allocations
familiales, des assurances mdicales pour les pauvres, des secours aux personnes ges et
aux handicaps, des programmes de repas gratuits pour les enfants et laide pour les achats
de nourriture () (Bacharan, 1994, p. 245).
Loc Wacquant considre que ce ne sont pas tant les mcanismes impersonnels des forces macroconomiques et dmographiques que la volont politique
des lites de la ville et du pays, i. e. leur dcision dabandonner le ghetto ces forces
(telles quelles ont t politiquement composes), qui rend le plus compltement
compte de limplosion de la Ceinture noire dans les annes 1980 et des sinistres
perspectives offertes ses habitants au seuil du nouveau sicle (Wacquant,
2006, p. 76). Les Noirs sont parmi les premiers touchs par les politiques nolibrales , car ils dpendent des services publics deux titres : cest lun des seuls
secteurs dactivits qui leur est ouvert (depuis les annes 1950 et surtout dans
les annes 1960, le secteur public est lun des secteurs qui a le plus embauch
de Noirs, en particulier larme, les hpitaux, les transports publics et les universits), et les prestations sociales permettent aux plus pauvres dentre eux de
survivre. On peut donc dire que le rap, qui est la voix de ce sous-proltariat
noir (selon lexpression de Larry Portis, cf. Portis, 2002, p. 124), et une voix
qui sexprime certainement de faon brutale, ne fait que traduire verbalement
la violence subie par ce groupe social particulirement touch par les politiques
nolibrales . Cet exutoire napportera sans doute aucun changement dans les
conditions de vie des Noirs aux tats-Unis, part pour certains qui peuvent en
vivre. Mais ce nest pas le rap et sa brutalit quil convient de condamner, comme
le font les mdias dominants, vritablement obsds par la violence du rap et
des rappeurs 94, mais les politiques ( nolibrales ) qui lui ont donn naissance.
94. Selon Tricia Rose, les mdias propagent lide que le jeune noir est dangereux. Alors que ceux
qui critiquaient le hard rock avertissaient du danger dune telle musique sur la jeunesse ; pour
le rap au contraire, on ne considre plus les jeunes comme des victimes mais comme un danger
(Tricia Rose, 1994, p. 126-130). Les mdias sont obsds par la violence verbale des rappeurs et
semblent beaucoup moins choqus par la violence produite par le systme politico-conomique.
propos de la violence des domins, Bourdieu remarque que lon ignore souvent un des effets
les plus tragiques de la condition des domins, linclination la violence quengendre lexposition
prcoce et continue la violence : il y a une loi de conservation de la violence, et toutes les recherches
mdicales, sociologiques et psychologiques attestent que le fait dtre soumis des mauvais
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des artistes pop est Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) dont lenregistrement
distribu par Columbia se vend particulirement bien (Ibid., p. 776). Depuis,
on a utilis pour la bande originale de films produits par Hollywood du rock,
de la soul, de la musique country, etc. Dans les annes 1980, des disques de
musique de film compose et interprte par des artistes pop se vendent
plusieurs millions de copies, lexemple de Purple Rain (Albert Magnoli, 1984)
dont lenregistrement, sign par Prince, se vend dix millions de copies. On
demande aussi aux compositeurs de musique crite de composer une musique
trs proche de la musique pop, ce que feront des compositeurs comme Lalo
Schifrin, Bill Conti ou Henry Mancini. Malgr cette nouvelle mode pour la
musique pop, un compositeur de musique crite obtient un succs norme avec
sa musique symphonique : John Williams (n en 1932 New York), surtout
clbre pour les musiques des films de Steven Spielberg ( commencer par Les
dents de la mer en 1975) et de Star Wars (George Lucas, 1977). Son exemple sera
suivi par des compositeurs plus jeunes comme Hans Zimmer (n en 1957),
Elliot Goldenthal (n en 1954), James Horner (n en 1953), Michael Kamen
(1948-2003), ou Danny Elfman (n en 1953) qui vont russir maintenir une
tradition symphonique dans les films trs gros budget. Hollywood, comme
la tlvision, est envahie par la musique pop, mais cette industrie continue
tout de mme demployer des compositeurs de musique crite. Quen est-il de
Broadway et plus prcisment de la comdie musicale ?
La comdie musicale continue de perdre du terrain dans le monde musical
commercial face aux musiques pop et en particulier face au rock. La vente des
disques de comdie musicale ne rapporte plus beaucoup, si bien que les compagnies de disque refusent denregistrer la plupart des nouvelles pices. Sajoute
cela une hausse rapide des cots de production, qui quadruplent en dix ans,
passant en moyenne de 250 000 dollars en 1970 un million de dollars en 1979.
Pour amortir ces cots, il faut souvent exploiter une pice pendant plus dune
anne, ce qui nest pas trs frquent. Investir dans une production de Broadway
a toujours comport des risques mais ceux-ci augmentent constamment. Il y
a malgr tout quelques trs gros succs commerciaux dans les annes 19701980, et quelques compositeurs parviennent faire fortune grce leurs pices.
Pour concurrencer lindustrie de la musique pop, on tente dadapter le rock
Broadway, parfois avec succs, lexemple de Hair (1968, 1742 reprsentations),
Jesus Christ Superstar (1971, 720 reprsentations) ou Grease (1972, 3388 reprsentations). Certains producteurs misent au contraire sur une comdie musicale
de meilleure qualit, plus proche de lopra. Stephen Sondheim par exemple
crit des pices mi-chemin entre comdie et opra, que lon appelle musical
play , dont certaines auront un succs commercial non ngligeable, linstar
de Sweeney Todd (1979, 557 reprsentations). En rsum, face la concurrence
de la musique pop, plusieurs ractions se font jour Broadway : on continue
de produire des comdies musicales traditionnelles, on imite les musiques
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travailler dans la socit et entrez dans la structure conomique politique du capitalisme, vous
navez plus de temps pour lart. Vous ne vous intressez plus lart, seul un petit nombre de
gens sy intresse encore. Les gens qui sintressent lart, ce sont les tudiants. Cest pourquoi
si je fais une tourne aux tats-Unis, je vais duniversit en universit. Si je fais une tourne
en Europe, o vais-je ? De festival en festival, de station de radio en station de radio, et dune
salle de concert une autre (Kostelanetz, 2000, p. 54).
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sduire un public plus large ne se traduit pas par un succs plus important,
mais il permet au moins de justifier son reniement.
Si tous ces compositeurs sont bien reus par les institutions et les acteurs
les plus acadmiques du monde musical tasunien, ils sont, linverse, svrement critiqus par le milieu davant-garde, lexemple de Del Tredici qui est
trait de rengat par ses anciens collgues modernes (Tawa, 2001, p. 365),
ou de Bolcom dont la composition Sessions III, joue au Festival International
de Musique de Royan (en France), fait scandale : les multiples interventions
du public contraignent les interprtes reprendre luvre depuis le dbut
plusieurs reprises. En Europe comme aux tats-Unis, ce ne sont plus les
modernistes qui scandalisent les traditionalistes, mais au contraire les nouveaux
traditionalistes, rengats de la modernit convertis au noromantisme, qui font
scandale en parvenant se faire jouer dans des concerts de musique moderne.
Il faut prciser quil ne sagit pas dun renversement de situation, car dans le
premier cas (scandale des compositions modernes joues dans les temples de
la tradition), la musique tonale dominait totalement les salles de concert, alors
que dans le second cas (musique notonale joue dans les festivals de musique
contemporaine), la musique moderne est trs loin doccuper une position dominante dans le monde musical savant. Les tenants de la modernit musicale ne
dominent pas la scne musicale, ils ont simplement russi fonder de nouvelles
institutions musicales et se faire une place au sein du monde musical savant.
Autrement dit, tout se passe comme si, non contents de dominer les programmes de concert des institutions dominantes qui nont presque pas ouvert leurs
portes la musique moderne (spcialement aux tats-Unis), les tenants de la
musique la plus conservatrice veulent de surcrot se faire jouer dans les lieux,
plutt peu nombreux, rservs la musique moderne.
3. La dfense, plus ou moins rsolue, de la modernit
Certains lments peuvent laisser croire que la rception de la musique
moderne aux tats-Unis dans les annes 1970-1980 tend samliorer : preuve
les concerts entirement consacrs ce type de musique, la multiplication des
commandes passes aux compositeurs modernes, laccueil des tenants de la
modernit dans le cadre de rsidences au sein dorchestres importants, ou la
fondation dorchestres de chambre spcialiss (comme Speculum Musicae ou
Continuum). Il faudrait vrifier dans chaque cas ce que lon entend par concert
de musique moderne ou nouvelle , termes qui peuvent dsigner aussi bien
la musique de Schoenberg que celle des minimalistes rptitifs. Mais laissons de
ct cette discussion sur la rception de la musique moderne et intressons-nous
plutt la production. L, les choses sont plus claires et le bilan est nettement
moins positif. On constate en effet un certain reflux de la modernit : certains
compositeurs labandonnent purement et simplement comme les tenants du
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reconnaissance internationale pour Crumb. Les uvres crites durant les annes
1970 sont joues et enregistres par des interprtes de premier plan, en particulier Makrokosmos pour piano (1971-1974) et Star-Child pour orchestre (1977)
qui est cre par lOrchestre philharmonique de New York sous la direction de
Pierre Boulez. Les uvres composes par Crumb la fin des annes 1970 et
au dbut des annes 1980 sont de plus en plus consonantes, lexemple de A
Haunted Landscape pour orchestre (1984), cre par le Philharmonique de New
York, qui prsente des passages faisant frquemment usage de la tonalit (Ibid.,
p. 14). Si Crumb est rest fidle la modernit, il est indniable quil dfend
une modernit de plus en plus modre.
3.1.2 La musique mixte de Mario Davidovsky
La musique lectroacoustique retient toujours la curiosit voire lintrt du
monde musical savant tasunien la fin des annes 1960 et au dbut des annes
1970, priode durant laquelle pas moins de trois prix Pulitzer sont attribus
des compositions lectroniques : Quartet no 3 for Strings and electronic Tape (1967)
de Leon Kirchner (1919-2009), Times Encomium (1970) de Charles Wuorinen
et Synchronisms no 6 (1971) de Mario Davidovsky. Ce denier est n Buenos
Aires (Argentine) en 1934. Il dbute le violon 7 ans avec son pre (qui joue
du violon et de la clarinette). Ses uvres de jeunesse sont trs remarques en
Argentine. Il sinstalle aux tats-Unis en 1960, o il va faire carrire luniversit.
Davidovsky dbute la musique lectronique au Columbia-Princeton Electronic
Music Center o il produit ses trois premires Electronic Studies entre 1961 et 1965.
Mais ce sont moins ses uvres purement lectroniques que ses uvres mixtes
(mlant instruments acoustiques et sons lectroniques) qui retiennent lattention
du monde musical. Aprs une premire uvre mixte, Contracts pour cordes et
sons lectroniques (1962), il dbute une srie de pices intitules Synchronisms
pour instrument soliste (ou petit ensemble) et sons lectroniques, notamment
Synchronisms no 1 pour flte (1962), Synchronisms no 5 pour ensemble de percussions
(1969), Synchronisms no 6 pour piano (1970), Synchronisms no 7 pour orchestre (1974)
qui est cre par lOrchestre philharmonique de New York sous la direction
de Pierre Boulez en 1975. Ce sont ces pices qui vont faire la renomme du
compositeur. Davidovsky na sans doute pas rvolutionn lhistoire de la
musique, mais il a produit une uvre assez originale et toujours de qualit.
3.1.3 La musique spatiale dHenry Brant
Henry Brant (1913-2008) est n Montral mais ses parents sont amricains.
Son pre, violoniste professionnel, lui donne ses premiers cours de musique. Il
sintresse trs jeune la composition et, ds lge de 9 ans, il fabrique de petits
instruments pour lesquels il compose de petites pices. Henry Brant entre au
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Pulitzer pour son Troisime quatuor (1971). Ce quatuor est encore plus original
que les deux prcdents au niveau de la texture, de la forme et de la sonorit
(Schiff, 1998, p. 78). Lcriture est particulirement complexe, spcialement au
niveau rythmique : les modulations de tempo par exemple sont trs frquentes.
Le compositeur reprend un principe explor dans ladagio du Premier quatuor en
le poussant plus loin encore : il divise les quatre instruments en deux duos (le
premier violon et le violoncelle dun ct, le second violon et le violon alto de
lautre) jouant une musique sans rapport lune avec lautre, chaque duo se distingue notamment par son criture rythmique et ses intervalles (Ibid., p. 82-83). La
notion de character-patterns (que lon pourrait traduire par types de caractre)
est importante chez Carter : pour individualiser chaque instrument (ou groupe
dinstruments) chaque partie est dote dun caractre propre, notamment un
ou plusieurs intervalles spcifiques et un rythme ou tempo particulier.
Les uvres nouvelles de Carter sont commandes dans les annes 1970 par
des ensembles ou interprtes amricains, souvent de tout premier plan, comme
le Philharmonique de New York qui cre son Concerto pour orchestre (1968-1969)
et A Symphony of Three Orchestra (1976). Depuis les annes 1980, la musique de
Carter reoit un accueil de plus en plus favorable en Europe : la plupart de ses
uvres sont commandes par des institutions ou des interprtes europens,
notamment Pierre Boulez en France, Oliver Knussen en Angleterre, Michael
Gielen en Allemagne. Les uvres de Carter crites partir de ces annes,
comme le Quatrime quatuor cordes (1985-1986) ou le Concerto pour hautbois (19861987), ninnovent plus. Elles approfondissent les principes labors durant les
dcennies prcdentes. La parfaite matrise de son systme de composition
lui permet dcrire plus vite quauparavant, et cela malgr son ge avanc.
Si Carter sest engag dans la voie du noclassicisme dans les annes 1930,
depuis la Seconde Guerre mondiale, il a adhr la modernit sans jamais
sen dtourner. Au moment o nombre de compositeurs ont renonc aux ides
et aux pratiques compositionnelles auxquelles ils adhraient dans les annes
1950-1960, Elliott Carter est au contraire lun des plus ardents dfenseurs de
la modernit musicale.
3.2 La modration progressive des compositeurs sriels
Si la musique srielle avait russi simposer dans le monde de la cration
musicale aux tats-Unis aprs la Seconde Guerre mondiale, il semblerait que,
depuis les annes 1970, lopposition ce type de musique se soit renforce. Selon
Michael Broyles, une seconde Serial War dbute dans les annes 1970 : alors
que la premire guerre srielle (annes 1950-1960) tait offensive et visait
imposer le srialisme dans le monde musical, la seconde (annes 1970-1980) est
dfensive (Broyles, 2004, p. 171). Et, selon Clestin Delige, le srialisme aux
tats-Unis a t vcu comme une mode (Delige, 2003, p. 583) tant donn
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Gunther Schuller, Ernst Krenek, Ross Lee Finney, George Perle et Milton Babbit.
Certains obtiennent mme un succs plus important que dans le pass, comme
Babbitt dont la musique est joue un peu plus souvent depuis 1980 par des
ensembles de premier plan (Ibid., p. 204). Des compositeurs sriels plus jeunes
obtiennent galement un succs important comme Charles Wuorinen (n en
1938). La musique srielle nest donc peut-tre plus la mode aux tats-Unis
depuis les annes 1970, mais lide dune disparition pure et simple de cette
musique depuis quarante ans est un mythe.
En revanche, ce qui est plus caractristique de cette priode, cest la tendance
la simplification du discours musical par une partie des compositeurs sriels :
si leur style dcriture na jamais t trs radical (il sagit bien souvent dun
srialisme tonal), il a tendance tre de plus en plus modr depuis les annes
1970. Cest particulirement vident dans la musique de Schuller et de Wuorinen.
Gunther Schuller, certes, ne sest jamais engag exclusivement dans la modernit
musicale, tant partag entre le srialisme et une musique plus proche du jazz,
mais il semble perdre de sa radicalit dans ses uvres davant-garde partir des
annes 1970. Dans une confrence donne en 1978, intitule Vers un nouveau
classicisme (Schuller, 1986, p. 174-183), il affirme que le public ne sintresse
toujours pas la musique contemporaine aprs plus dun demi-sicle, cause de
la musique elle-mme et de la volont de faire table rase du pass (Ibid., p. 179).
Pour remdier cette situation, il dfend lide dun nouveau classicisme , qui
nest pas, selon lui, un retour la tradition ni une nouvelle forme de conservatisme (Ibid., p. 182) : il sagit de rflchir sur le fait davoir perdu le public
et de chercher une solution pour le reconqurir, sans abandonner les techniques
dcriture inventes au XXe sicle. Il faudrait retrouver, selon lui, un quilibre
entre lancien et le nouveau, le traditionnel et lexprimental (Ibid., p. 182-183).
Et cest ce quil tente de faire dans les annes 1970-1980, avec succs semble-t-il,
compte tenu de la trs bonne rception faite sa nouvelle musique par le public de
concert. Mais avant demprunter sa nouvelle voie, tait-il vraiment un compositeur isol et coup du public ? Il est permis den douter au regard du nombre
dexcutions dans les annes 1960 de compositions de Schuller par des orchestres
de premier rang (le Philharmonique de New York en particulier). On peut ds lors
se demander si la notion de nouveau classicisme ( linstar de celle de nouveau romantisme ) ne sert pas, simplement, justifier une certaine rsignation.
La modration progressive de lcriture concerne aussi Charles Wuorinen,
qui est lun des compositeurs sriels les plus clbres aux tats-Unis et lun
des plus prolifiques (son catalogue comprend aujourdhui plus de deux-cents
opus). Wuorinen, n New York, est le fils dun professeur duniversit. Il se
familiarise trs tt avec la musique savante (il dbute le piano et la composition
ds lge de 5 ou 6 ans), et aprs avoir achev ses tudes musicales (notamment
Columbia), il dbute une carrire universitaire en 1964. Il compose durant
ses tudes dans un style fortement marqu par la musique de Stravinsky et de
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original. Sil est vrai que les activits musicales de Cage se diversifient partir
des annes 1970, il faut toutefois reconnatre quen gnral luvre musicale
de Cage perd en originalit ce quelle gagne en diversit.
3.3.2 Morton Feldman
Dans les annes 1970, Morton Feldman change la fois de style de composition et de conditions de vie. Sa situation matrielle samliore nettement,
grce plusieurs commandes (dinstitutions amricaines ou europennes) et
lobtention dun poste luniversit de Buffalo (o il enseigne de 1972 sa
mort en 1987). Il peut enfin quitter dfinitivement lentreprise paternelle qui
le faisait vivre jusque-l. Feldman nappartient plus la bohme new-yorkaise,
il est dsormais un compositeur consacr. Au mme moment, il commence
crire des uvres plus faciles dcoute, comme le fait remarquer Jean-Yves
Bosseur : Ce retour une criture quasi traditionnelle ne correspond certes
pas, chez lui, une quelconque rgression ; de mme, lorsque, partir des
annes 1970, il rintgre des lments mlodiques ou harmoniques qui sousentendent des allusions tonales ou modales, il ne le fait jamais dune manire
aussi radicale que les compositeurs dits rptitifs ou minimalistes, comme Terry
Riley, Steve Reich ou Philip Glass (Feldman, 1998, p. 39). Sil est vrai que
Feldman ne rgresse pas au point dadopter le style des Minimalistes rptitifs,
il faut reconnatre toutefois que ses uvres tardives marquent un retour une
criture plus conventionnelle et sloignent nettement du type de modernit
musicale quil dfendait dans les annes 1950-1960. Ce tournant sopre, selon
Jean-Yves Bosseur, partir de On Time and the Instrumental Factor pour orchestre
(1969) : Pour On Time and the Instrumental Factor (1969), pour orchestre, Feldman revient la notation conventionnelle. Toute la partition est note en 5/4
(56-66 la noire). Le virage vers une nouvelle priode cratrice sest opr.
On observera notamment un relatif largissement du vocabulaire harmonique,
avec lintgration de certaines consonances, lusage de plus en plus frquent de
motifs rpts et varis avec un sens particulirement minutieux du raffinement
dans lorchestration (Ibid., p. 55). Lcriture nouveau style de Feldman se
caractrise essentiellement par de courtes progressions mlodico-rythmiques
rptes plusieurs reprises sur une pulsation rgulire. La rptition nest pas
un lment totalement nouveau dans la musique de Feldman, le compositeur
en a dj fait usage auparavant. Par exemple, la fin de la pice pour piano
intitule Intermissions 5 (1952) chaque note, ou cellule mlodico-harmonique
(cest--dire une courte mlodie, une progression daccords trs brve, ou un
mlange des deux), est rpte plusieurs fois. Lusage de ce type dcriture est
exceptionnel avant 1970 mais devient systmatique par la suite. Chaque cellule
mlodico-harmonique peut tre longuement rpte mais de faon lgrement
varie, comme lexplique le compositeur lui-mme en 1986 : en ce moment,
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vrai dire, jessaie de rpter simplement le mme accord, et cela par le biais des
renversements. Jaime beaucoup garder vivants les renversements dans le sens
que tout et rien ne change (Contrechamps no 6, 1986, p. 12). Le matriau de ces
nouvelles compositions reste, en rgle gnrale, atonal, cest donc essentiellement le traitement de ce matriau (la rptition) qui est nouveau. Mais parfois
le matriau lui-mme est plus conventionnel : Feldman fait quelquefois usage
de la tonalit harmonique (ou de la modalit) ou, plus frquemment, il rtablit
des polarits. Parmi ses uvres les plus caractristiques de son nouveau style
mentionnons : Piano and Orchestra (1975), Flute and Orchestra (1977-1978), Triadic
Memories pour piano (1981), son Second quatuor cordes (1983), For Philip Guston
pour flte, flte alto, percussion, piano et clesta (1984), For Bunita Marcus pour
piano (1985), Piano and String Quartet (1985), Coptic Light pour orchestre (1986).
Son nouveau style semble ne pas dplaire au monde musical : sa musique
commence tre joue par des ensembles de premier plan et le compositeur
reoit plusieurs commandes importantes partir des annes 1970 : le Cleveland
Quartet et lOrchestre philharmonique de Buffalo lui commandent un Concerto
pour quatuor cordes (1973) et lOpra de Rome commande Neither pour soprano
et orchestre (1976), un monodrame.
On peut se demander pour quelle raison les tenants de lavant-garde
consacre, autrefois les plus radicaux, semblent plus modrs que par le pass.
Serait-ce d tout simplement leur ge avanc et leur position sociale plutt
privilgie ? On sait que les compositeurs en fin de carrire, lorsquils sont
des compositeurs la fois gs et consacrs, ont tendance ne plus innover
et donc se rpter. Mais renoncent-ils pour autant leur radicalit de jeunesse ? Rien nest moins sr. Nous ne sommes pas en mesure de donner des
lments dexplication quant la modration progressive des compositeurs
consacrs, hormis le processus de conscration sociale lui-mme (ce qui, il
faut le reconnatre, est clairement insuffisant). Nous retiendrons toutefois que
ces compositeurs ont plutt accompagn la vague de conservatisme, et lont
parfois lgitime100, dfaut de sy opposer. Cest un fait important permettant
de comprendre pourquoi la rvolution conservatrice, dont le symptme le plus
visible est lapparition du minimalisme rptitif, a pu simposer aussi facilement
dans le monde musical.
100. Comme John Cage vantant les mrites dune musique aussi ractionnaire que celle de Philip
Glass. Dans un entretien accord Daniel Caux en 1986, John Cage dit du bien de la musique
de Glass, en particulier de son opra Satyagraha : le dernier mouvement de cette uvre est merveilleux (Caux, 2009, p. 47).
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CHAPITRE II
Le minimalisme, une musique moderne ou ractionnaire ?
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La musique minimale est une catgorie tendue et diversifie qui inclut, par dfinition, toute
musique fonctionnant partir de matriaux limits ou minimaux ; des uvres qui utilisent
seulement quelques notes, seulement quelques mots, ou bien des uvres crites pour des
instruments trs limits, tels les cymbales antiques, roues de bicyclettes ou verres de whisky.
Cela inclut des uvres qui entretiennent un simple grondement lectronique pendant un long
moment. Des uvres exclusivement constitues denregistrements de rivires et de cours deau.
Des uvres qui voluent dans des cercles sans fin (Bosseur, 1992, p. 91).
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De dcembre 1960 juin 1961, dix concerts organiss par Young se tiennent
dans le loft de Yoko Ono. Cest l que sont donnes certaines de ses pices les
plus exprimentales ou conceptuelles. Young compose en effet quinze pices
conceptuelles entre 1960 et 1961, dont Composition 1960 # 2 (la partition indique
simplement dallumer un feu devant le public et de poser un microphone prs
du feu), Composition 1960 # 3 (la dure de la pice est dtermine librement par
linterprte qui annonce au public que durant cette pice il peut faire ce quil
veut), Composition 1960 # 7 (une quinte, si-fa dise, est joue aussi longtemps que
linterprte le dsire). Ces pices contribuent le faire connatre New York et
hors des tats-Unis, en particulier en Allemagne o certaines pices de Young sont
interprtes par les membres de Fluxus, mouvement initi (en 1961) par George
Maciunas (1931-1978) et dautres artistes influencs notamment par John Cage.
Aprs Death Chant pour voix masculines et percussions (1961), La Monte
Young abandonne la notation musicale, et la distinction entre composition et
improvisation sera chez lui de plus en plus floue. Il improvise et enregistre sa
musique sur cassette, notamment Youngs Aeolian Blues in Bb with a Bridge (en
1961), qui est un blues en mode de la sur si bmol comme lindique le titre. Sur
cet enregistrement, Young accompagne au piano Terry Jennings (1940-1981)
qui joue du saxophone (alto) dans un style proche du jazz. On retrouve les
longues notes tenues mais le langage est clairement modal : on peut parler ici de
musique nomodale. Young dfinit son nouveau style par trois caractristiques :
le statisme, la modalit et le bourdon (drone) (Potter, 2000, p. 57). Cette musique
est nettement moins exprimentale que ses dernires uvres, le langage est plus
conventionnel, serait-ce le dbut dun retournement ? Il est vrai que le matriau
utilis par Young est plus conventionnel, mais son traitement est si radical que
lon ne peut conclure une rupture avec la modernit selon nous.
En 1962, Young se remet jouer du saxophone. Il improvise avec cet
instrument sur des modes, accompagn par un bourdon (drone). Il joue
galement avec un groupe de musiciens qui prend le nom de The Theatre
of Eternal Music. Au dbut, ils sont au nombre de trois : Angus MacLise
et lpouse de Young (Maria Zazeela) chantent un bourdon, Young joue du
saxophone. Ils sont rejoints ensuite par le cinaste et compositeur Tony Conrad
(n en 1940) qui joue du violon, et, en 1963, par John Cale (n en 1942) qui
joue du violon alto pendant deux ans avant dtre remplac par Terry Riley.
partir de 1964, le groupe utilise lamplification et la musique sera joue
trs fort volume. Pendant les rptitions et avant chaque concert, les membres
du groupe prennent de la drogue. Young consomme notamment du cannabis
et du LSD depuis le milieu des annes 1950. Selon lui, la drogue est un outil
cratif (Potter, 2000, p. 66)103. Cest donc laide de drogues quil compose et
103. Pour Keith Potter, la drogue est lie la musique de Young et de Riley (qui dcouvre le
LSD grce Young) comme lalcool est li la musique de Cage et aux peintres expressionnistes.
Mais cette comparaison est trs discutable, car si John Cage et ses amis apprcient de dguster
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interprte The Second Dream of the High-Tension Line Stepdown Transformer from the Four
Dreams of China (1963) o il est demand chaque musicien de ne jouer quune
seule note du dbut la fin. Mais la production de Young nest pas seulement
associe la drogue, elle est galement lie la religion. Studies in the Bowed
Disc (premires improvisations en 1963), par exemple, est une improvisation
(ralise par Young et Zazeela) sur un gong suspendu, qui a toutes les apparences
du rituel sacr. La Monte Young est un mystique qui noublie jamais de prier
avant chaque concert. Peut-on dire alors quil sagit de musique religieuse ? La
musique de Young est-elle encore une musique de concert qui scoute le plus
attentivement possible ou est-ce une musique fonctionnelle ?
la fin des annes 1960 et au dbut des annes 1970, la musique de Young
est diffuse plus largement en Europe et aux tats-Unis : elle est enregistre
sur de petits labels (comme Edition X ou Shandar) et donne en concert. On
peut lentendre aussi dans des galeries et des muses o sont accueillies les
installations que Young appelle Dream House . Une Dream House est un
environnement sonore , un espace trs color et trs lumineux o lon entend
sa musique joue en direct ou enregistre. La premire cration publique dune
Dream House a lieu dans une galerie de Munich en 1969. Dautres seront installes en Europe et aux tats-Unis, notamment New York au Metropolitan
Museum of Art (en 1971) et dans le Mercantile Exchange Building de New York
(entre 1979 et 1985)104. Mises part ces installations sonores, La Monte Young
se consacre presque entirement dans les annes 1970 et 1980 la composition
de The Well-Tuned Piano pour piano accord en intonation juste, systme daccord
remis au got du jour aux tats-Unis par Harry Partch (cf. encadr ci-dessous).
Young a dbut la composition ds 1964 mais ce nest que douze ans plus tard
quil en excute une premire version en public ( Rome en 1976). Le langage
de cette pice est clairement modal : diffrentes lignes mlodiques modales trs
simples se succdent aprs avoir t longuement rptes. Il sloigne ici encore
un peu plus du style minimal qui la fait connatre, sans pour autant tomber
dans la facilit du minimalisme rptitif ni dans ses compromissions.
un bon vin (et peuvent en abuser), il ne semble pas que la prise dalcool soit ncessaire pour la
cration et encore moins pour linterprtation de leur musique : on imagine mal le pianiste David
Tudor boire une forte dose dalcool avant un concert. La musique savante exige un fort degr de
concentration pour son excution, ce qui nest sans doute pas le cas de la musique minimaliste
de Young. Enfin, il est esprer que les auditeurs ayant assist un concert de Young ont eu
la prudence de prendre, eux aussi, une forte dose de drogue, certainement indispensable pour
supporter ce type de musique.
104. Cette installation est finance par la Fondation Dia, fondation dun magnat du ptrole, ce
qui a scandalis le monde de lavant-garde. On a reproch La Monte Young davoir accept le
soutien financier dune fondation lie aux intrts du ptrole. Il semblerait que lon ne se pose pas
beaucoup de problmes de conscience lorsque le soutien provient dune fondation plus ancienne,
comme Rockefeller ou Ford, fondations qui sont pourtant le produit de lexploitation des ouvriers
aux XIXe et XXe sicles.
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dont la cration a lieu en 1977 dans la salle de concert The Kitchen : quarante
musiciens se relayent jour et nuit pendant cinq jours conscutifs pour jouer un
unique do dise un tempo immuable (une note par seconde)105. Une autre
pice du mme type, Gamelan (1975), fait entendre le mme coup de gong
(dun ensemble de gamelan) rpt intervalles rguliers. On pourrait croire
ici quil serait difficile de faire plus minimal, ce serait mal connatre luvre
de son confrre Phill Niblock, certainement le compositeur dont la musique
illustre le mieux le terme minimal.
Mises part quelques semaines de cours de piano en priv durant son
enfance, Phill Niblock na jamais tudi srieusement la musique. Il sintresse
tout dabord exclusivement aux arts visuels (la photographie et le cinma
exprimental), quil enseigne luniversit partir de 1971. Trs intress par
la musique, notamment pour accompagner ses films, il organise rgulirement
des concerts dans son loft et commence composer en 1974. Finalement sa
musique retient plus lattention que ses films : dans les annes 1970, Niblock
gagne plusieurs prix de composition et sa musique est joue aux tats-Unis et en
Europe, notamment dans des galeries et des muses (compositions distribues
par des petites maisons de disques comme Mode, Touch ou XI). Parmi ses
pices les plus notables mentionnons : 3 to 7-196 (1974) pour violoncelle, Cello
and Bassoon (1975), et Voice and Violin (1979). Selon Philippe Robert :
Avec Alvin Lucier, Phill Niblock reprsente certainement lune des figures majeures du
minimalisme. Seules les architectures sonores massives le passionnent et donc tout ce qui
leur est associ, des projections dondes aux microtonalits en passant par le volume sonore et
lespace. Simple, sa mthode na finalement volu quen raison des avances technologiques,
en passant de deux magntophones bandes huit puis vingt-quatre pistes, couples avec
un ordinateur et un logiciel performant. Ce dernier, indispensable la composition, permet
dobtenir des paisseurs de sons presque illimites, dans lesquelles les sources instrumentales
acoustiques sont prfres llectronique (Robert, 2007, p. 222).
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partir de 1982, dbute une priode creuse qui va durer dix ans (jusquen
1992) durant laquelle il compose trs peu. Il reprendra ensuite la composition
et sa musique sera de plus en plus enregistre. Il se prsentera lui-mme comme
le compositeur oubli du minimalisme, un sort quil partage avec Lucier,
Ashley, Corner et Mumma, dont on parle trs peu par rapport aux tenants
du minimalisme rptitif dont nous allons maintenant prsenter la musique.
2. La musique rptitive, la branche ractionnaire du minimalisme
Le principe de variation est au fondement de la musique savante, cest ce qui
la spare de la musique populaire qui est, au contraire, fonde sur la rptition
la plus stricte. Il est vrai que lon trouve dans la littrature classique quelques
exemples dusage systmatique de la rptition par des compositeurs clbres :
cela a donn parfois des rsultats intressants, comme le prlude de Lor du Rhin
de Wagner, ou moins convaincants, comme le Bolro de Ravel. Ces exemples
sont des expriences uniques dans luvre de ces compositeurs, et ils paraissent aujourdhui bien peu rptitifs si on les compare aux pices minimalistes.
Renoncer un minimum de variation est une forme de primitivisme, et cest
sans doute cela qui rapproche la musique minimale dun La Monte Young de
la musique rptitive . Ce qui les spare, cest lusage dun matriau et dun
traitement des plus conventionnels : la tonalit, une pulsation rgulire, des
rythmes simples, etc.
2.1 Terry Riley, pionnier de la musique rptitive
Comme son ami La Monte Young, Terry Riley (n en 1935) est issu des
classes populaires de lOuest rural : son pre est chef dquipe charg de la
restauration des lignes de chemin de fer dans le nord de la Californie. Aucun
des parents de Riley napprcie la musique. Ils lui offrent cependant un violon
lorsquil a 6 ans avec lequel il peut jouer des mlodies populaires. Riley, pas
plus que La Monte Young, na accs la musique savante lorsquil est jeune :
il coute alors exclusivement de la musique pop (surtout du jazz). Il dcouvre
la musique savante au lyce seulement. Terry Riley, qui sest mis au piano pendant la guerre, rve dune carrire de soliste. En arrivant San Francisco (o il
entre luniversit en 1955), il dcouvre son faible niveau en comparaison avec
celui de ses camarades et renonce ses ambitions dinterprte. Il se met alors
la composition. Une fois diplm de lUniversit dtat de San Francisco en
1957, il tudie la composition avec Robert Erickson au Conservatoire de musique de San Francisco. Riley sintresse la modernit musicale ( la musique
srielle en particulier), mais ses compositions dtudiant sont encore tonales.
Son style change partir de 1957 : quelques mlodies pour voix et piano sont
plus chromatiques, et deux pices pour piano composes vers 1958 sont crites
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306
de la musique rptitive, que non seulement le matriau est tout fait traditionnel
mais que le traitement lui-mme, qui reprend finalement le principe du canon,
na rien de trs original. Donc, il convient de relativiser la nouveaut de ce
type de musique et de se garder de conclure trop vite, comme le font nombre
de commentateurs (musicologues, musiciens et mlomanes) que cette musique
mrite dtre considre comme moderne (voire davant-garde ) et quelle
trouve naturellement sa place dans une histoire de la musique.
In C, cre avec succs en 1964 San Francisco, se fait progressivement
connatre dans le monde musical amricain entre 1964 et 1968. Pendant ce
temps-l, Riley et sa famille habitent New York o sa femme a trouv un poste
dans une cole, ce qui permet de complter les maigres revenus du compositeur
qui ne gagne pas grand-chose avec sa musique avant la distribution en 1968 de
lenregistrement de In C (Potter, 2000, p. 116). Alors quil est de plus en plus
connu la fin des annes 1960, il dcide en 1969 de quitter New York pour
retourner en Californie. Il va ainsi sloigner du centre de la scne davant-garde
et se faire clipser par les compositeurs rptitifs tablis New York (Reich et
Glass). Durant les annes 1970, Riley compose trs peu : il se consacre surtout
ltude de la musique indienne, limprovisation et lenseignement. partir de
la seconde moiti des annes 1970, il change progressivement de style et sloigne du minimalisme rptitif tel quil a pu le pratiquer auparavant. Il abandonne
les courtes formules mlodiques pour des mlodies plus labores, comme dans
Shri Camel pour orgue lectronique (1975-1976). Cette pice marque, selon Keith
Potter, la fin de la priode minimaliste pure et dure du compositeur. Par la
suite, Terry Riley ncrira plus grand-chose de notable et restera en marge du
monde musical. Le succs des deux compositeurs de musique rptitive Steve
Reich et Philip Glass sera autrement plus important et durable.
2.2 Steve Reich donne une certaine respectabilit la musique rptitive
On prsente souvent Steve Reich (n en 1936) comme un compositeur
davant-garde , mais le compositeur ne sest jamais vraiment considr comme
tel : La position de Steve Reich est donc paradoxale : reconnu comme un
des chefs de file de la nouvelle musique amricaine, il ne croit pas, en fait,
la musique exprimentale et se rfre constamment la tradition (Reich,
1981, p. 36). Sa position, quil vaudrait mieux qualifier de noconservatrice, est
prsente par le compositeur de la faon suivante : Aprs Schoenberg, Berg
et Webern survint une pause suivie de Stockhausen, Boulez et Berio et aprs
vinrent moi-mme, Riley, Glass, Young et dautres plus tard. Ce groupe de
compositeurs rcemment apparus, dont je fais partie, a engag quelque chose
qui, dune part est tout fait nouveau au niveau de la structure musicale, de la
rptition et de la lenteur du changement harmonique et qui, dautre part est
un processus de restauration. Restauration de la mlodie, du contrepoint et de
307
lharmonie dans un contexte que lon peut reconnatre mais qui est totalement
nouveau (Gaillard, 2004, p. 118). Si loriginalit de luvre de Reich est
tout fait discutable, en revanche le processus de restauration nous semble
bien plus vident.
Contrairement ses deux prdcesseurs minimalistes, Reich est n New
York et il est issu dun milieu ais : son pre est avocat ; sa mre, chanteuse
professionnelle, travaille dans la sphre commerciale (Broadway). Steve Reich
apprend jouer du piano puis de la percussion. Trs bon lve, il entre lge
de 16 ans luniversit de Cornell o il dcroche une licence de philosophie
(en 1957). Ce qui le rapproche de Young et Riley, est sa passion pour le jazz,
une musique quil abandonne, comme eux, lorsquil sera luniversit. Il sintresse la musique moderne, celle de John Cage quil naime pas beaucoup,
et surtout la musique srielle qui retient un moment son attention, avant de
la juger trop complexe (Reich, 1981, p. 21). Il poursuit ses tudes New York
(Juilliard School) puis en Californie (Mills College de Oakland) o il fait la
connaissance de Terry Riley, dont il sinspire pour composer Its Gonna Rain
(1965), une pice lectroacoustique qui fait usage de ce quil appelle le dcalage
de phase (phase shifting) ou dphasage. Le principe du dphasage est trs simple :
on joue le mme fragment musical sur deux canaux diffrents, ou sur deux
instruments diffrents si on applique ce principe la musique instrumentale,
et on dcale lgrement les deux canaux, ou instruments, dune fraction de
seconde, ou dun temps, en augmentant progressivement le dcalage jusqu ce
que lon revienne au point de dpart, cest--dire lunisson. Reich dcouvre
ce principe par accident : il met en marche deux magntophones qui passent la
mme bande (la phrase Its Gonna Rain passe en boucle), mais lun des deux
magntophones avance un peu plus vite que lautre et un dcalage, de plus en
plus important entre les deux, produit des effets intressants. On remarquera
que ce principe est une nouvelle forme de canon. Reich le reconnat lui-mme :
Reich rappelle volontiers que le terme de phase nest quun terme technique
quil a appliqu en analogie avec le travail sur bande, et concde que finalement
le processus de phase nest autre quune nouvelle exploration dune forme
canonique surexploite travers tous les ges de lhistoire de la musique
(Bodon-Clair, 2008, p. 19)106. Toutes les premires uvres rptitives de Reich
appliquent cette technique de dphasage : Its Gonna rain (1965), Come Out pour
bande (1966), Piano Phase pour deux pianos et deux marimbas (1967), Pendulum
Music pour microphones (1968), Four Organs pour quatre orgues lectriques et
maracas (1970), Drumming pour ensemble (1971), et Clapping Music pour deux
interprtes (1971).
106. Il est vrai quil est nettement plus distingu de parler de phasing plutt que de canon. Marc
Mathey parle mme de concept de dphasage (Mathey, 2004, p. 11). En exagrant un peu, on
pourrait dire que ce qui est vraiment nouveau, cest moins la musique elle-mme que les termes
(ou concepts ) utiliss pour la dcrire.
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monde musical tasunien (environ quatre ou cinq ans). Alors que la plupart des
compositeurs modernes nobtiennent une reconnaissance quaprs une longue
priode danonymat, les compositeurs rptitifs, au contraire, sont reconnus
trs rapidement. Ladhsion lordre musical dominant est gnralement bien
rcompense.
Aprs avoir t compositeur en rsidence au sein de lOrchestre symphonique de San Francisco (1982-1985), John Adams dcide consciemment (selon
ses propres termes) de ne pas reprendre lenseignement (quil avait abandonn
en 1982) et de vivre de sa musique (Adams, 2008, p. 132). Il gagne trs confortablement sa vie grce sa musique. Cest plutt rare pour un compositeur
amricain de bien gagner sa vie grce sa musique, mais cest la rgle pour les
compositeurs de musique rptitive les plus connus. Avec le temps, sa musique
semblera sloigner toujours plus du minimalisme rptitif pour se rapprocher
dun noromantisme plus conventionnel. loppos de ce rapprochement avec
le noromantisme, Laurie Anderson va suivre la voie dune musique rptitive
toujours plus proche de la musique pop.
2.4.2 Laurie Anderson, artiste savante ou pop ?
Laurie Anderson (ne en 1947 Chicago) est issue dune famille aise : elle
grandit Glen Ellyn, une riche banlieue de Chicago o ses parents (dont nous
ignorons la profession) possdent une vaste demeure (cf. Goldberg, 2000). Elle
commence pratiquer la musique trs tt (le violon ds lge de 7 ans) mais se
passionne plutt pour lart (arts visuels et sculpture) quelle tudie luniversit
avant de lenseigner dans plusieurs colleges de New York. Elle participe plusieurs
performances artistiques, tout en pratiquant et composant de la musique. Et
elle obtient dj, la fin des annes 1970, une certaine reconnaissance au sein
du monde de la musique contemporaine, aux tats-Unis comme en Europe.
Elle donne par exemple un concert au Festival dAutomne de Paris en 1979 o
elle fait sensation selon Daniel Caux (Caux, 2009, p. 26).
Lanne 1981 marque un tournant dans sa carrire : elle compose et enregistre une chanson intitule O Superman . Le disque, distribu par 110 Records
(tir au dpart mille exemplaires), connat un trs grand succs commercial
aux tats-Unis et en Europe. Il entre mme dans le classement des meilleures
ventes de disques pop en Angleterre (o il occupe la deuxime place) et aurait
rapport plus dun million de dollars (Taruskin, 2010, p. 494). Comme tout
chanteur de musique pop succs, elle signe un contrat avec une grande
maison de disque (Warner Brothers Records) et engage un agent artistique.
Comment expliquer ce succs tonnant dune artiste qui se dit davant-garde
dans le monde de la musique pop ? On imagine mal un disque de John Cage
ou dElliott Carter entrer dans le classement des meilleures ventes de disque
de musique pop en Angleterre ou ailleurs. Le succs de Laurie Anderson a t
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possible car sa chanson est trs proche de la musique rock : la forme est strophique, le rythme est binaire et rgulier, et une harmonie tonale extrmement
simple accompagne le texte quelle rcite. O Superman a aussi beaucoup
plu en raison de son aspect futuriste , savoir lutilisation des technologies
les plus rcentes comme les synthtiseurs et autres appareils deffets sonores
(notamment un vocoder, permettant la transformation de la voix qui ressemble
celle dun robot comme on peut en entendre dans les films de science fiction).
De surcrot, Anderson a adopt les stratgies commerciales propres au monde
de la musique pop, comme le tournage dun clip vido pour la promotion de
son disque.
Son succs commercial la rend suspecte aux yeux dune partie de ses
collgues artistes sans pour autant provoquer son rejet total du monde de la
musique savante. Elle compose une pice pour orchestre Its Cold Outside (1981),
dont lcriture (dune trs grande navet) ne se distingue pas vraiment de ses
chansons. Cette pice est malgr tout interprte par lAmerican Composers
Orchestra lors dun concert intitul New Music America San Francisco et
au Carnegie Hall de New York en 1981 puis Cologne en 1982. Son entre
dans le monde de la musique pop ne lempche donc nullement de continuer
tre prise au srieux par une partie du monde de la musique nouvelle .
Vritable artiste camlon, elle sintgre parfaitement plusieurs univers :
celui des mdias dominants (elle participe diffrentes missions tlvises,
notamment en 1986 au Saturday Night Show ) ; le show business (Anderson
frquente les vedettes de la musique pop comme Peter Gabriel, Paul Simon et
Bruce Springsteen) ; le monde de lart (elle est invite dans les festivals dart
contemporain), et elle joue la fois dans les lieux ddis la haute culture
et ceux rservs la musique pop. On peut donc se demander si elle est une
artiste savante ou pop. Eric Salzman, qui fait remarquer que Laurie Anderson
nest pas facile classer (Salzman, 1988, p. 228), dfinit laccompagnement
musical sur lequel elle rcite ses textes comme un son minimaliste driv du
rock (Ibid., p. 239). Certes, les textes de ses chansons abordent des questions
philosophiques ou politiques rarement voques dans la chanson pop, mais il
ny a pas trop dambigut concernant sa musique qui se distingue peu de la
production pop-rock la plus commerciale. La production de Laurie Anderson
marque donc clairement un pas supplmentaire du minimalisme rptitif en
direction du monde de la musique pop.
3. Un lment central de la rvolution musicale conservatrice
Nous avons pass en revue les productions des minimalistes les plus
clbres, depuis luvre pionnire de La Monte Young jusqu celles des postminimalistes . La plupart des compositeurs dont il a t question ont produit de
la musique rptitive , une forme de minimalisme que lon pourrait qualifier
316
de ractionnaire. Cette musique se caractrise par les points suivants : une indpendance des compositeurs vis--vis de luniversit (do leur opposition ouverte
au monde acadmique ) mais linverse une forte dpendance vis--vis du
march (ils vivent de leur musique), et un rapprochement esthtique avec
lorthodoxie musicale acadmique ou commerciale (langage tonal notamment).
Clestin Delige la considre comme un genre intermdiaire entre les styles
savants et les produits industriels :
Le minimalisme amricain a consacr le rgne du capitalisme sauvage, introduisant une
imagerie et une musique mises, de manire inattendue, en relation avec les traditions savantes
sacralisant les dogmes prioritaires de lconomie mondiale. () Le minimalisme est apparu
en un temps o la notion de musique lgre, encore atteste par Adorno, devenait floue.
Dans le cas de Steve Reich, il serait abusif dainsi la qualifier. Il nen reste pas moins que, par
labondance de traits conventionnels, le minimalisme musical conserve une relle affiliation
aux musiques de divertissement, ce quil pourrait lui-mme difficilement rcuser et qui a
favoris son audience massive (Delige, 2003, p. 631).
Il ajoute [quil] se pourrait que nous soyons amens sous peu considrer
le minimalisme sur un mme plan que la valse ou loprette viennoises, lopracomique ou le ballet du XIXe sicle, cest--dire comme un genre intermdiaire
entre les styles savants et les produits industriels (Ibid., p. 648). Clestin Delige
se demande finalement si cette musique a bien sa place dans une histoire de
la modernit musicale. Il est difficile en effet de considrer la musique rptitive comme une musique moderne . Certains musicologues la prsentent
comme postmoderne , mais ce terme est loin de faire lunanimit au sein des
spcialistes. Clestin Delige a raison de dire que le terme postmodernit
na aucun sens : il nest pas rare de rencontrer dans les crits et les discours
manant principalement de source mdiatique, des gens parfois trs cultivs qui
se croient rellement dans une socit postmoderne sans avoir apparemment
rflchi au fait que, depuis le XII e sicle, on dsigne comme modernes les activits productives le plus rcentes et les plus nouvelles. Comment, partir de
l, le dpassement de cet tat ralis par chaque gnration, pourrait-il produire
davantage quune nouvelle tape de la modernit ? (Delige, 2007, p. 18).
317
318
National des Arts et des Lettres, prix et honneurs) et vaste audience leur offrant
des gains financiers sans prcdent pour des compositeurs davant-garde .
Cette situation nous semble relativement indite dans le monde musical, mais
elle nest pas sans prcdent dans le monde artistique amricain. En effet, Andy
Warhol (1928-1987) et ses compres du Pop Art ont ralis, quelques annes plus
tt, une rvolution conservatrice assez similaire. Warhol commence sa carrire au
sein du monde de lart commercial (comme graphiste publicitaire) o il gagne
un revenu trs lev : ds le milieu des annes 1950, il gagne environ 100 000
dollars par an (Nuridsany, 2001, p. 120). Il est dj clbre comme le rappelle
Michel Nuridsany : En 1960, Warhol est un artiste commercial, clbre dans
le milieu gay de la mode, du design, de la publicit. Une star (Ibid., p. 158).
En principe, il est difficile, en tant que commercial artist , de pntrer le domaine
de lart lgitime et de faire exposer ses uvres dans des galeries. Warhol russit
nanmoins le faire : en 1962, lexposition intitule New Realists , rassemblant
les nouveaux ralistes et les tenants du Pop art, dans la galerie de Sidney
Janis fait scandale dans le monde de lart. Cest le dbut dune seconde carrire
dartiste davant-garde, au cours de laquelle Warhol se distinguera principalement pour ses srigraphies et ses photographies. la fin des annes 1960, ses
uvres dart non commerciales se vendent bien : lune de ses uvres se vend
mme plus de 60 000 dollars dans une salle des ventes, un record pour un
artiste contemporain (Ibid., p. 384). La pntration de la logique commerciale
dans le monde de lart a lieu ds le tout dbut des annes 1960 aux tats-Unis.
La musique rptitive a une histoire assez comparable celle du Pop Art : les
compositeurs rptitifs (Riley, Reich et Glass) importent un style et une logique
propres aux industries musicales dans le monde musical savant. Diana Crane
observe que le Pop Art est un style qui a t reconnu trs rapidement par le
monde de lart, avec un temps de reconnaissance plus court notamment que
celui de lexpressionnisme abstrait : il a fallu dix ans ce dernier courant pour
tre reconnu mais peine quatre ans pour le Pop Art (Crane, 1987, p. 39). En
rgle gnrale, plus un courant est original, plus il faut de temps au monde
artistique pour laccepter. linverse, une production reposant sur des rgles
dj bien admises peut tre immdiatement reue. On ne sera donc pas surpris
de constater quun courant aussi peu original que le Pop Art se fasse connatre
plus rapidement que lexpressionnisme abstrait ou dautres courants artistiques
modernes. De mme, il nest pas tonnant que le temps de reconnaissance des
reprsentants de la musique rptitive ait t trs court : il a fallu aux rptitifs
en moyenne peine trois ou quatre ans pour se faire connatre dans le monde
musical tasunien110.
110. Il suffit de comparer la date de leurs premires pices rptitives et celle dun dbut de reconnaissance : 1961 et 1964 pour Terry Riley, 1965 et 1967-69 pour Steve Reich, 1967 et 1974 pour
Philip Glass (mais Glass avait dj t reconnu auparavant avec son premier style), 1976 et 1980
pour John Adams, 1976 et 1979 pour Laurie Anderson.
319
Dans lhistoire du minimalisme rptitif, nous pouvons distinguer les compositeurs plus respects ou reconnus par leurs pairs, comme Steve Reich et John Adams,
des compositeurs plus dpendants du march et plus ignors (voire mpriss) par
le monde musical savant, comme Terry Riley, Philip Glass et Laurie Anderson.
Plus on avance dans le temps et plus les oppositions sont marques. Dun ct, les
compositeurs les plus respects se rapprochent du monde acadmique. Steve Reich
et John Adams ont t admis dans les institutions musicales acadmiques tasuniennes : ils ont t lus lInstitut National des Arts et des Lettres (Steve Reich en 1994
et John Adams en 1997), alors quaucun des minimalistes plus commerciaux
nont eu, ce jour, cet honneur. Leur musique tend perdre de ses asprits avec
le temps, celle de John Adams, en particulier, se distingue de moins en moins
dune musique noromantique. Dun autre ct, le succs commercial est croissant
pour les rptitifs proches du secteur commercial. Terry Riley obtient un succs
commercial notable mais phmre. Philip Glass se rapproche davantage des
industries culturelles (cinma et musique pop) et ses disques se vendent particulirement bien. Avec Laurie Anderson, on ne sait plus sil sagit de musique savante
ou de musique pop. Les stratgies de la compositrice se confondent avec celles en
usage dans la sphre de la musique pop (composition dun album , tournage
de clips vidos, signature de contrats avec une grosse maison de disques, etc.) et
elle obtient un succs commercial record avec sa chanson O Superman . Philip
Glass a dailleurs tout fait conscience de la proximit esthtique du minimalisme
rptitif avec la musique pop, lorsquil fait la dclaration suivante : Quand jai
entendu Donna Summer [chanteuse amricaine de musique disco] pour la premire
fois, jai simplement ri. Jai dit, Cest exactement ce que nous faisons ! Comment
ne pas le voir ? (Girard, 2010, p.13). Lassimilation dun certain minimalisme
avec la musique pop (et plus particulirement le rock) semble se poursuivre aprs
la fin des annes 1980, si lon en juge par les productions de jeunes compositeurs
postminimalistes comme Paul Dresher (n en 1951) et post- postminimalistes ,
que Kyle Gann appelle totalistes (cf. Kyle Gann, 1997), comme Mikel Rouse (n
en 1957). Ce dernier est considr par Kyle Gann comme un compositeur savant,
mais tout le monde nest pas de cet avis. Par exemple, lalbum de Mikel Rouse
intitul Against All Flags (1988) a t nomm sa sortie Pop Album of the Week
(album pop de la semaine) par le New York Times. En effet, comment peut-on parler
srieusement, propos de Rouse, de musique savante ?
Si cette tendance se confirme, on pourrait se diriger vers une assimilation
des descendants du minimalisme rptitif par le monde acadmique dun ct,
par celui de la musique pop de lautre111. La musique rptitive aura alors moins
111. La confusion des genres (populaire et savant) est clbre par certains critiques comme Alex
Ross : lore du XXI e sicle, la tentation dopposer sempiternellement la musique classique la
culture populaire na plus de sens, ni intellectuellement ni motionnellement. Les jeunes compositeurs daujourdhui ont grandi avec la musique pop et, alternativement, la convoquent ou la
rvoquent au gr de leurs ncessits cratives. Dlaissant la tour divoire de leurs ans, ils se
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321
la modernit de se faire connatre. Il nest pas exclu que lon dcouvre des
compositeurs, aujourdhui inconnus, ayant produit des uvres importantes
depuis les annes 1970-1980. Ton de Leeuw, en conclusion de son trs bel
ouvrage sur la musique moderne (Music of the Twentieth Century), constate que
les jeunes compositeurs ont de plus en plus de mal se faire connatre et quil
serait naf de croire que lon finira naturellement par les connatre (Leeuw,
1964, p. 204). Le processus de reconnaissance ne se fait effectivement pas tout
seul : il est le produit du travail des organisateurs de concerts et de festivals, des
critiques, des musicologues, etc. Si ce travail nest pas fait, il est fort possible que
lon ignore encore pendant longtemps certaines uvres importantes. Il convient
de ne pas ngliger cet aspect de la rvolution musicale conservatrice.
322
La rvolution musicale conservatrice produit les mmes effets que le nolibralisme , mouvement de mise au pas de toute forme de rsistance lordre
dominant, dans le monde politique : il tend supprimer les divisions internes
cet espace social. Le nolibralisme est une entreprise dunification (ou
dimposition dun consensus113) au sein du monde politique ayant pour rsultat
une confusion croissante entre la gauche et la droite. De mme, dans le monde
musical, la rvolution conservatrice sattaque toute forme de rsistance lordre
culturel dominant. La tendance la confusion croissante des positions au sein
du monde musical et donc la marginalisation de toute forme de posture critique, rappelle la rgression symbolique des annes 1929-1945 (cf. Troisime
partie). Le contexte conomique nest pourtant pas le mme. La rvolution
conservatrice des annes 1970-1980 ne sappuie pas sur une crise sociale comme
celle de la Grande Dpression, mais, au contraire, sur un ple commercial en
pleine expansion. Mais cette expansion de la logique commerciale aux tatsUnis produit des effets dvastateurs, comme le constate Alain Accardo :
113. Le nolibralisme a russi imposer lide que le capitalisme est le seul systme conomique
viable (cf. Accardo, 2003). De mme, dans le monde de la musique, le langage tonal simpose
pour beaucoup comme lhorizon musical indpassable de notre temps.
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Le vritable mal dont souffrent la socit amricaine et, dans son sillage, les socits
europennes, nest pas exogne mais endogne. Cest la gnralisation dun mode de vie intimement li lconomie capitaliste, sa violence consubstantielle et sa logique fondamentale : celle
de la transformation de tous les espaces sociaux en marchs conqurir (). Cette logique
impitoyable a progressivement, au fil des gnrations, transform la civilisation occidentale
en paravent respectable labri duquel rgne la loi de la jungle sociale qui snonce : profit
maximal dans un dlai minimal (Accardo, 2011, p. 206-207).
324
325
326
Bref, depuis la fin des annes 1960, les prises de position dans le monde
musical savant sont moins tranches et les positions elles-mmes sont sans doute
moins nettement marques. Lautonomie de la cration savante est remise en
cause par certains (tenants de la rvolution musicale conservatrice) et dfendue
plus timidement quauparavant par dautres (modernes plus modrs). Pierre
Bourdieu souligne que la conqute de lautonomie est un processus qui na
rien dune sorte de dveloppement linaire et orient de type hglien et
que les progrs vers lautonomie pouvaient tre interrompus ; et cest le cas
actuellement : lindpendance, difficilement conquise, de la production et de la
circulation culturelle lgard des ncessits de lconomie se trouve menace,
dans son principe mme, par lintrusion de la logique commerciale tous les
stades de la production et de la circulation des biens culturels (Bourdieu, 2001,
p. 76). Sagit-il dune reconfiguration du monde savant ? Le champ musical
serait-il en train de se transformer en un monde unifi (ou intgr) comme on
a pu lobserver dans les annes 1930-1945 ? Lvolution est sans doute moins
nette mais elle est relle et trs inquitante.
327
CONCLUSION
Le philosophe na pas fournir une ration annuelle de sens pour apaiser les besoins spirituels des contemporains. Lhistorien na pas inventer un pass opportun. Le sociologue na pas proposer des paradigmes
thoriques ajusts aux gots changeants de mdiateurs culturels en qute de nouveaut. Ce quil peut faire, ()
cest porter au jour les structures dune socit, cest dire, mme si cela semble trivial, ce que sont les ingalits et
les conditions de leur reproduction, cest distinguer au sein des innombrables transformations, celles qui offrent de
nouvelles variantes de structures antrieures, celles qui marquent des ruptures, et enfin, cest dcrire la faon dont
certains univers, comme ceux de la science, de lart, de la presse, parviennent, ou non, conqurir et prserver
une autonomie toujours menace
Louis Pinto (Pinto, 2009a, p. 146)
328
CONCLUSION
329
330
ou Perle), Carter, etc. ; et des compositeurs radicaux, comme Ives, les Ultramodernistes (Cowell et Ruggles), Schoenberg, Babbitt, Cage et ses amis, les
reprsentants dune musique lectroacoustique, La Monte Young et les tenants
dune musique minimale. En rgle gnrale, les modrs privilgient la qualit
loriginalit, linverse des radicaux. Dans le milieu davant-garde, surtout
depuis la seconde moiti du XXe sicle, on se mfie beaucoup de lide de qualit. Par exemple, La Monte Young explique en 1960 que peu lui importe si
sa musique est bonne , limportant est quelle soit nouvelle (Potter, 2000,
p. 48). Une position aussi radicale ne fait pas lunanimit parmi les radicaux,
certains produisent une uvre dune grande originalit mais galement dune
trs grande qualit comme Schoenberg ou Varse.
Enfin, au cours de ce sicle de cration musicale aux tats-Unis, on remarquera la faible proportion de compositeurs modernes par rapport au nombre
des tenants de la tradition. Le monde musical tasunien est, en effet, domin
de faon crasante par le ple commercial, et secondairement, par celui de la
sphre acadmique. Lespace de la cration musicale aux tats-Unis est relativement rduit et son autonomie est toujours menace dtre reconquise par
les partisans de la tradition.
Lhistoire de la modernit musicale aux tats-Unis se confond avec celle de
lautonomie de la cration. Cette autonomie saccentue dans les annes 19151929 (Deuxime partie) et 1945-1968 (Quatrime partie), mais, au contraire,
elle est remise en cause dans les annes 1929-1945 (Troisime partie) et 19701980 (Cinquime partie). Si lon exclut le dbut de la trajectoire de Charles
Ives (1890-1914), marquant la naissance (en marge du monde musical) de la
modernit aux tats-Unis (Premire partie), lhistoire de la modernit dans
ce pays est marque par deux priodes durant lesquelles elle est reconnue et
admise par les institutions dominantes (Deuxime et Quatrime parties) et par
deux priodes de reflux durant lesquelles elle devient moins centrale dans la
vie musicale amricaine et cde du terrain face aux conservateurs (Troisime
et Cinquime parties)114. Durant les annes 1930-1945 et depuis 1968, il y a
une tendance limposition dune pratique consensuelle de la composition.
Deux priodes durant lesquelles la modernit cde du terrain face la tradition, non seulement parce quapparaissent certains mouvements ractionnaires
(mouvements nos comme le noclassicisme ou la musique rptitive), mais
galement parce que les tenants de la modernit sont marginaliss ou moins
disposs rsister cette vague de conservatisme. La rvolution musicale
conservatrice (en cours depuis la fin des annes 1960), dont le symptme le plus
visible est la pntration de la logique commerciale dans la sphre de la musique
moderne, menace directement lautonomie de la cration musicale et donc,
114. Du point de vue de lhistoire de la configuration du monde musical tasunien, on observe
durant ces deux priodes une tendance la transformation de ce que Bourdieu qualifie de champ
en un monde bien intgr ou unifi.
CONCLUSION
331
332
XIXe
sicle, depuis
Baudelaire, Flaubert, etc., dans le milieu des crivains davant-garde, des crivains pour
crivains, ou, de mme, parmi les artistes reconnus par les artistes, le succs commercial
immdiat tait suspect : on y voyait un signe de compromission avec le sicle, avec largent
Alors quaujourdhui, de plus en plus, le march est reconnu comme instance lgitime de
lgitimation (Bourdieu, 1996, p. 28).
CONCLUSION
333
334
335
ANNEXES
336
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Amy Beach
(1867-1944)
- Ne Henniker,
New Hampshire
- Pre : importateur
et producteur de
papier
- Mre : musicienne
amateur
- Dbute le piano
trs tt
- Pianiste concertiste
George Chadwick
(1854-1931)
- N Lowell, Massachusetts
- Pre : commerant
puis agent dassurances
- Pre : musicien
amateur
- tudes au New
England Conservatory
- Enseigne au New
England Conservatory
Frederick Converse
(1871-1940)
- N Newton,
Massachusetts
- Pre : commerant
- tudes Harvard
et en Europe
- Enseigne au New
England Conservatory puis Harvard
- Directeur de
lOpra de Boston
(aprs 1908)
Arthur Foote
(1853-1937)
- N Salem,
Massachusetts
- Pre : rdacteur
en chef
- Dbute le piano
14 ans
- tudes Harvard
- Organiste
(1878-1910)
- Enseigne au New
England Conservatory (1921-1937)
Henry Hadley
(1871-1937)
- N Somerville,
Massachusetts
- Pre : enseigne la
musique dans le
secondaire
- Mre : pianiste et
chanteuse professionnelle
- Parents musiciens
- tudes au New
England Conservatory et Vienne
- Directeur musical
dune petite cole
- Chef dorchestre
(aprs 1903)
Edgar Kelley
(1857-1944)
- N Sparta,
Wisconsin
- Issu dune famille
aise
- Mre : pianiste
amateur
- Dbute le piano
8 ans
- tudes en
Allemagne
- Professeur
de musique
luniversit (Yale,
etc.)
Edward MacDowell
(1861-1908)
- N New York
- Pre : commerant
prospre
- Mre : musicienne
amateur
- Dbute le piano
trs jeune
- tudes en Europe
- Pianiste concertiste
et professeur de
musique (Columbia,
etc.)
ANNEXES
Nom
Origines sociales
337
Socialisation
musicale
Positions
John Paine
(1839-1906)
- N Portland,
Maine
- Pre : patron dun
magasin de musique
- Pre : musicien
- tudes dorgue
- tudes Berlin
- Organiste
- Professeur de
musique Harvard
(aprs 1862)
Horatio Parker
(1863-1919)
- N Auburndale,
Massachusetts
- Pre : architecte
- Mre : potesse,
traductrice, et
professeur de lettres
classiques
- Mre : musicienne
amateur
- Dbute le piano et
lorgue 14 ans
- tudes Munich
- Organiste
- Professeur de
musique Yale
(1894-1919)
David Smith
(1877-1949)
- N Todelo, Ohio
- Pre : homme
daffaires
- Parents : musiciens
amateurs
- Dbute le piano
trs tt
- tudes Yale et en
Europe
- Professeur de
musique Yale
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Rudolph Friml
(1879-1972)
- N Prague
- Pre : boulanger
- Pre : musicien
amateur
- Dbute le piano
trs tt
- tudes au
Conservatoire de
Prague
- Pianiste avant de
gagner sa vie grce
sa musique
George Gershwin
(1898-1937)
- N Jacob
Gershowitz
Brooklyn, New York
- Pre : marchand
- Dbute le piano
12 ans
- Cours particuliers
Ray Henderson
(1896-1970)
- N Buffalo, New
York
- Issu dune famille
travaillant dans le
thtre
- Parents: musiciens
amateurs
- tudie lorgue puis
le piano
- tudie notamment
la Juilliard School
338
Nom
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Jerome Kern
(1885-1945)
- N New York
- Pre : entrepreneur
prospre qui possde
plusieurs magasins
Richard Rodgers
(1902-1979)
- N Hammels
Station, Long Island
- Pre : physicien
- Dbute le piano
4 ans
- tudes Juilliard
Sigmund Romberg
(1887-1951)
- N en Hongrie
(naturalis amricain
en 1914)
- Pre : directeur
dune usine
- Mre : crivain
- Pre : pianiste
amateur
- tudie le piano
- Pianiste avant
de travailler pour
Broadway
Harry Tierney
(1890-1965)
- N Perth Amboy,
New Jersey
- Pre : cadre
dentreprise
- Mre : pianiste
concertiste
- Parents musiciens
- tudes au
conservatoire
- Pianiste concertiste
avant de gagner
sa vie grce sa
musique
Vincent Youmans
(1898-1946)
- N New York
- Parents ingnieurs
- Dbute le piano
4 ans
- tudes scientifiques
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Daniel Mason
(1873-1953)
- N Brookline,
Massachusetts
- Pre : patron
dune manufacture
dorgues et de pianos
- Parents : musiciens
amateurs
- Dbute le piano
7 ans
- tudes Harvard
- Enseigne langlais,
puis la musique
Columbia
Charles Cadman
(1881-1946)
- N Johnstown,
Pennsylvanie
- Origines inconnues
- Grand-pre :
compositeur
dhymnes
- Organiste et
critique musical
(1907-1910)
- Gagne sa vie en
enseignant (en priv)
et grce sa musique
(1910-1946)
ANNEXES
Nom
Origines sociales
339
Socialisation
musicale
Positions
Edward Hill
(1872-1960)
- N Cambridge,
Massachusetts
- Pre : professeur
Harvard
- Pre : chanteur
amateur
- tudes Harvard
- Professeur de
musique Harvard
Douglas Moore
(1893-1969)
- N Cutchogue,
New York
- Parents : rdacteurs
pour diffrentes
revues
- Dbute le piano
assez tt
- tudes Yale et
Paris
- Professeur de
musique Columbia
Deems Taylor
(1885-1966)
- N New York
- Pre : enseignant
dans le secondaire
- Parents : musiciens
amateurs
- tudes de piano
- Travaille dans
ldition puis devient
critique musical
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Samuel Barber
(1910-1981)
- N West Chester,
Pennsylvanie
- Pre : mdecin
- Dbute le piano
trs tt
- tudes Curtis
- Gagne sa vie
comme interprte et
grce sa musique
Nicolai Berezowsky
(1900-1953)
- N SaintPtersbourg
(naturalis amricain
en 1928)
- tudes musicales
la Chapelle Impriale
- Violoniste
dorchestre
Paul Creston
(1906-1985)
- N New York
- Pre : peintre en
btiment
- Dbute le piano
8 ans
- Prend des cours
dorgue
Arcady Dubensky
(1890-1966)
- N Viatka, Russie
- Dbute le violon
trs tt
- tudes au
Conservatoire de
Moscou
- Violoniste
dorchestre
Howard Hanson
(1896-1981)
- N Wahoo,
Nebraska
- Pre : patron dun
petit commerce
- Mre : musicienne
amateur
- Dbute le piano
trs tt
- tudie notamment
Juilliard
- Carrire
universitaire
(Eastman, etc.)
340
Nom
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Roy Harris
(1898-1979)
- N Lincoln
County, Oklahoma
- Parents fermiers
- Parents : musiciens
amateurs
- Dbute le piano
trs tt
- tudes avec Farwell
et Paris
- Critique musical
- Enseigne
luniversit (aprs
1932)
- N Cadegliano,
Italie
- Pre : riche commerant
- Parents : musiciens
amateurs
- Dbute le piano
4 ans
- tudes en Italie et
Curtis
Walter Piston
(1894-1976)
- N Rockland,
Maine
- Pre : comptable
- tudes Harvard
et Paris
- Professeur de
musique Harvard
William Schuman
(1910-1992)
- N New York
- Pre : employ puis
vice-prsident dune
entreprise dimprimerie
- Mre : pianiste
amateur
- tudes Juilliard
Roger Sessions
(1896-1985)
- N Brooklyn,
New York
- Pre : avocat puis
diteur
- Parents : musiciens
amateurs
- Dbute le piano
5 ans
- tudes Yale, au
Cleveland Institute
et Paris
Igor Stravinsky
(1885-1974)
- N Oranienbaum,
Russie
- Pre : chanteur
professionnel
- Dbute le piano
9 ans
- Pas dtudes au
conservatoire
Randall Thompson
(1899-1984)
- N New York
- Pre : enseigne
langlais au lyce
- Mre : pianiste
amateur
- Dbute le piano
trs jeune
- tudes Harvard
Virgil Thomson
(1896-1989)
- N Kansas City,
Missouri
- Pre : employ la
poste
- Dbute le piano
5 ans
- tudes Harvard
et Paris
- Organiste, chef
dorchestre et
critique musical
- Enseigne ponctuellement luniversit
( partir des annes
1960)
ANNEXES
341
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Ernst Krenek
(1900-1991)
- N Vienne
(naturalis amricain
en 1945)
- Pre : capitaine
dans larme
- Mre : pianiste
amateur
- Dbute le piano
8 ans
- tudes aux
conservatoires de
Vienne et de Berlin
Wallingford Riegger
(1885-1961)
- N Albany
(Georgie)
- Pre : possde un
moulin puis dirige
une petite entreprise
- Mre : pianiste
professionnelle
- Parents : musiciens
- Dbute trs tt la
musique
- tudes lInstitute
of Musical Art et
Berlin
- Gagne sa vie
comme interprte,
enseignant
luniversit et grce
sa musique
Arnold Schoenberg
(1874-1951)
- N Vienne
(naturalis amricain
en 1941)
- Parents : petits
commerants
- Mre : musicienne
amateur
- Dbute le violon
12 ans
- Pas dtudes au
conservatoire
Adolph Weiss
(1891-1971)
- N Baltimore
(Maryland)
- Pre : ouvrier
- Pre : musicien
amateur
- Dbute trs tt le
basson
- Musicien
dorchestre
(bassoniste)
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Leonard Bernstein
(1918-1990)
- N Lawrence,
Massachusetts
- Pre : patron dune
petite entreprise
- Dbute le piano
10 ans
- tudes Harvard
et Curtis
- Chef dorchestre
Carlisle Floyd
(n en 1926)
- N Latta,
Caroline du Sud
- Pre : pasteur
mthodiste
- Mre : pianiste
amateur
- Dbute le piano
10 ans
- tudes lUniversit
- Professeur
de musique
luniversit
342
Nom
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Alan Hovhaness
(1911-2000)
- N Somerville,
Massachusetts
- Pre : professeur de
chimie
- Dbute le piano
trs tt
- tudie notamment
au New England
Conservatory
- Enseignant et
organiste, puis
gagne sa vie grce
sa musique (aprs
1951)
Peter Mennin
(1923-1983)
- N Erie, Pennsylvanie
- Pre : homme
daffaires
- Pre : trs
mlomane
- Dbute le piano
6 ans
- tudie Eastman
- Professeur de
musique (Juilliard,
etc.)
Vincent Persichetti
(1915-1987)
- N Philadelphie
- Dbute le piano
assez tt
- tudie notamment
Curtis
Ned Rorem
(n en 1923)
- N Richmond,
Indiana
- Pre : professeur
luniversit
- Dbute le piano
assez tt
- tudie notamment
Curtis et Juilliard
- Vit de sa musique,
et enseigne
ponctuellement
luniversit
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
William Bolcom
(n en 1938)
- N Seattle,
Washington
- Pre : petit
commerant
- Mre : enseignante
dans le secondaire
- Mre : pianiste
amateur
- Dbute le piano
5 ans
- tudie luniversit
et Paris
- Pianiste concertiste
et enseignant
luniversit
(Michigan, etc.)
- N Cloverdale,
Californie
- Mre : enseignante
dans le secondaire
- Dbute le piano
12 ans
- tudes Berkeley
et Princeton
- Professeur de
musique (Harvard,
etc.)
Jacob Druckman
(1928-1996)
- N Philadelphie,
Pennsylvanie
- Pre : fabricant
- Pre : musicien
amateur
- Dbute le piano
3 ans
- tudes Juilliard et
Paris
- Professeur de
musique ( Juilliard,
Yale, etc.)
ANNEXES
Nom
343
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
John Harbison
(n en 1938)
- N Orange, New
Jersey
- Pre : professeur
lUniversit
- Parents : musiciens
amateurs
- Dbute le piano
5 ans
- tudes Harvard
et Princeton
- Professeur
de musique au
Massachusetts
Institute of
Technology
George Rochberg
(1918-2005)
- N Paterson, New
Jersey
- Pre : tapissier
- Dbute le piano
10 ans
- tudes Curtis
- Professeur de
musique (Curtis,
etc.)
Origines sociales
Socialisation
musicale
Positions
Robert Ashley
(n en 1930)
- N Ann Arbor,
Michigan
- tudes
lUniversit du
Michigan et la
Manhattan School of
Music
- Dirige le Center
for Contemporary
Music du Mills College (1969-1981)
Philip Corner
(n en 1933)
- N New York
- tudes au City
College de New
York, Paris et
Columbia
- Professeur de
musique (Rutgers,
etc.)
Alvin Lucier
(n en 1931)
- N Nashua, New
Hampshire
- Pre : procureur
- Parents : musiciens
amateurs
- tudie le piano
- tudes Yale,
Brandeis et en Italie
- Professeur de
musique (Brandeis,
Wesleyan)
Gordon Mumma
(n en 1935)
- N Framingham,
Massachusetts
- Pre : fabricant de
matriaux spcialiss
et demballage
- Pre : musicien
amateur
- Dbute la musique
trs tt
- tudes
lUniversit du
Michigan
- Professeur
de musique
luniversit
Phill Niblock
(n en 1933)
- N Anderson,
Indiana
- tudie le piano
pendant quelques
semaines
- tudes dconomie
- Professeur de
cinma et de vido
luniversit
344
Avant-garde
consacre
Modernit
radicale
Acadmie
Modernit
modre
Musique
acadmique
Maisons
dopra
Capital Culturel
Capital conomique +
Industries culturelles
Musique lgre
Musique pop
Broadway Hollywood
Sphre savante
Stades
Sphre commerciale
Bohme
Source : schma directement inspir de la reprsentation du champ littraire franais tablie par
Pierre Bourdieu dans Les rgles de lart, Paris, Seuil, 1992, p. 205 et 207.
ANNEXES
345
PERFORMANCE
1766
Socit Sainte
Ccile, Charleston
1773
Charleston
Theater
1791
Premiers opras
la NouvelleOrlans
1793
Boston Theatre
DIFFUSION
New Theater
Opera House,
Philadelphie
1815
Socit Haendel et
Haydn, Boston
1820
American Musical
Fund Society,
Philadelphie
1825
1829
National Music
Convention of
American music
teachers
1833
1834
Cours de musique
Oberlin College
Italian Opera
House, New York
1842
1850
Troupe dopra de
Chicago, sige au
thtre de la ville
1859
French Opera
House, NouvelleOrlans
1861
Maison ddition
G. Schirmer, New
York
CRATION
346
1862
John Paine
devient directeur
de la musique
Harvard
1863
Conservatoire
National de
Musique, Cooper
Institute (courte
dure de vie)
1865
Conservatoire de
musique dOberlin
1867
New England
Conservatory of
Music, Boston
PERFORMANCE
DIFFUSION
Conservatoire de
Cincinnati
1868
Peabody Institute,
Baltimore
1872
1875
Maison ddition
Carl Fischer, New
York
Dpartement de
musique Harvard [Paine]
1878
1880
1881
1883
Metropolitan
Opera House
(Met), New York
1885
1887
1888
Conservatoire
National de Musique, New York
(ferme dans les
annes 1930)
Maison ddition
Theodore Presser,
Pittsburgh
Boston
Pops Orchestra
Quatuor Kneisel
(1885-1917)
Opra de Chicago
Maison de disques
Columbia
CRATION
ANNEXES
ENSEIGNEMENT
1891
PERFORMANCE
347
DIFFUSION
CRATION
1894
Dpartement de
musique lUniversit de Yale
[Horatio Parker]
1895
1896
Dpartement
de musique
lUniversit de
Columbia [Edward
MacDowell]
Fdration
amricaine des
musiciens, New
York
Orchestre symphonique de Portland
(aujourdhui
Oregon SO)
1897
1898
348
1900
PERFORMANCE
DIFFUSION
CRATION
37 orchestres aux
tats-Unis
Orchestre de
Philadelphie
Orchestre symphonique de Dallas
1901
Wa-Wan Press,
Newton Center
[Farwell]
Maison de disques
Victor (deviendra
RCA Victor en
1929)
1902
1903
Orchestre
symphonique
de Minneapolis
(deviendra Minnesota Orchestra)
Orchestre symphonique de Seattle
Quatuor Flonzaley
(1903-1929)
1904
1905
1907
National Wa-Wan
Society of America
[Farwell]
1909
Boston Opera
House
1911
ANNEXES
ENSEIGNEMENT
PERFORMANCE
1913
1914
349
DIFFUSION
Socit de droits
dauteur American
Society of Composers, Authors
and Publishers
(ASCAP), New
York [Victor
Herbert]
1917
Conservatoire de
San Francisco
1918
CRATION
National Music
Publishers Association, New York
Orchestre de
Cleveland
1919
1920
Cleveland Institute
of Music
1921
The Eastman
School of Music,
Rochester
100 orchestres
fonds entre 1900
et 1919, soit un
total de 137
Maison ddition
E.C. Schirmer,
Boston
Prix amricain de
Rome
American Music
Guild, New York
[Bauer]
International
Composers Guild
[Varse] (19211927)
1922
Detroit Opera
House
1923
San Francisco
Opera
Orchestre Philharmonique de
Rochester
350
1924
PERFORMANCE
DIFFUSION
CRATION
1926
Guggenheim
Fellowship (8
10 bourses par an
pour des compositeurs)
Orchestre
symphonique de
Pittsburgh
1927
1928
Fusion de la
Socit Philharmonique et
de lOrchestre
Symphonique qui
donne naissance
lOrchestre
Philharmonique de
New York
1929
Radio Corporation
of America (RCA)
1930
1931
Collectif de
Compositeurs de
New York [Seeger]
(1931-1938)
1932
Yaddo Festival of
Contemporary
Music [Copland]
San Francisco
Opera House
Maison ddition
Boosey & Hawkes,
New York
ANNEXES
ENSEIGNEMENT
PERFORMANCE
351
DIFFUSION
1933
1934
1935
1936
Orchestre de la
Nouvelle-Orlans
1937
1939
Tanglewood
(Berkshire Music
Festival), Lenox
[Koussevitzky]
Arrow Music
Press, New York
[Copland]
1940
1942
1943
1944
Socit de droits
dauteur Broadcast
Music Inc, (BMI),
New York
Maison de disques
Capital Records
1946
1947
CRATION
352
1952
PERFORMANCE
DIFFUSION
CRATION
Lyric Opera of
Chicago
1954
Maison de disques
Composers Recordings Inc.
1955
National Opera
association (NOA)
Houston Grand
Opera
1956
Opra de Santa Fe
Opra de Washington
1957
Opra de Dallas
1958
Orchestre
symphonique de
Milwaukee
1959
St Paul Chamber
Orchestra
1960
1962
Electronic Music
Center, ColumbiaPrinceton [Luening, Ussachevsky,
Babbitt]
1963
Opra de Seattle
1965
1966
Maison ddition
Peermusic Classical
American Society
of University
Composers
(ASUC), New
York [Wuorinen]
ANNEXES
ENSEIGNEMENT
PERFORMANCE
1967
1970
DIFFUSION
CRATION
Premires attributions de bourses
pour les compositeurs par la Fondation Koussevitzky
1 400 orchestres
aux tats-Unis
1973
1974
353
1975
Opra
dIndianapolis
International
League of Women
Composers
ASCAP Foundation, New York
1976
Opra de Cleveland
1977
1984
1985
American Women
Composers,
McLean, Virginia
[Carl]
Prix international
de composition
Grawemeyer, bas
aux tats-Unis
354
ANNEXES
355
nouveau, en 1837, une crise conomique ruine les efforts des organisations syndicales. Un tiers des travailleurs est au chmage. La plupart des
syndicats disparaissent. Chaque crise est utilise par les patrons pour rduire
toute rsistance, la menace du chmage suffit. Aprs la crise de 1837, les syndicats vont lentement renatre de leurs cendres. On recommence publier des
journaux ouvriers, lexemple de Voice of Industry (publi ds 1845) qui soutient
les organisations syndicales cres dans les usines (depuis les annes 1840) et
publie les chansons de John G. Whittier, James Lowell, William C. Bryant et
tous les auteurs dfendant la cause ouvrire.
Lune des luttes sociales les plus importantes des annes 1840-1850 est
celle pour la journe de travail de dix heures. Grce aux luttes menes durant
ces annes, le temps de travail diminue pour beaucoup et, partir de 1860, la
journe de dix heures sera la norme dans de nombreux secteurs du monde
du travail116. Dans les annes 1850, le nombre de syndicats augmente : huit
des dix plus grands syndicats (exclusivement blancs117) naissent entre 1853 et
1860. Ceci malgr la crise de 1857 qui rduit nant la plupart des syndicats
locaux tablis avant cette date. Durant cette crise, un mouvement se constitue
pour rclamer auprs des pouvoirs publics des protections pour les chmeurs
et pour sopposer la dcision de nombre de patrons de diminuer les salaires
en raison de la crise. Ce mouvement est encourag par des chansons comme
Lines on the Reduction of Pay (anonyme, 1858) (Ibid., p. 70).
1.2 Lge dor de la chanson protestataire populaire (1866-1896)
Lorsque la guerre de Scession clate en 1861, les syndicats perdent une
grande partie de leurs membres qui sengagent dans larme : environ un travailleur sur deux est mobilis. Ceux qui restent dans la vie civile sengagent
partir de 1863 dans une autre sorte de lutte : la lutte sociale. Le nombre dorganisations syndicales locales augmente trs fortement de la fin de lanne 1863
la fin de lanne 1864. Aprs la guerre, les activits syndicales ne diminuent
pas, et en 1866 est cre la premire fdration nationale des travailleurs : la
National Labor Union (NLU). Jusqu cette date ne staient constitus que
des syndicats locaux dont les revendications taient locales et limites une
branche dindustrie. La cration dun syndicat national est une grande nouveaut, mme si sa dure de vie est assez courte (la NLU disparat en 1873).
116. lusine, la dure est toujours suprieure dix heures mais le temps de travail a tout de mme
diminu : par exemple dans le Massachusetts il passe de treize heures onze heures par jour.
117. Avant la guerre de Scession, les syndicats sont composs exclusivement de Blancs. Il existait
pourtant en 1860 un demi-million de Noirs libres (sur 4,5 millions de Noirs), 274 000 au Sud et
234 000 au Nord, dont certains travaillaient dans les usines. Mais les Noirs ntaient pas autoriss
se syndiquer avant la guerre civile et jusqualors, les Noirs nont pas produit de chansons ouvrires
(Labor songs), mais des chants desclave dont il ne reste aucune trace (Ibid., p. 86).
356
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358
1880 mais surtout partir des annes 1890, des centaines de chansons sentimentales qui sont finalement de mauvais plagiats des chansons produites par
Tin Pan Alley (Ibid., p. 199-203). Il est certain que lon compose encore, tout
au long du XXe sicle, des chansons clairement protestataires dans le milieu
ouvrier, mais pas une chelle comparable ce qui sest fait au XIXe sicle.
1.4 Les chansons du syndicat IWW et de la Grande Dpression
Lhistoire de la chanson protestataire populaire au XXe sicle est donc
marque globalement par un certain dclin. Il y a toutefois des renaissances
ponctuelles, en particulier dans les annes 1905-1917, grce aux activits du syndicat Industrial Workers of the World (IWW) et durant la Grande Dpression
(annes 1930). Le syndicat IWW, cr en 1905, est un syndicat rvolutionnaire,
rassemblant travailleurs blancs et noirs, qualifis ou non. Il connat un grand
succs jusquen 1917, priode qui correspond plus globalement un nouvel
essor du mouvement ouvrier amricain119. Ce syndicat produit un trs grand
nombre de chansons protestataires. Plusieurs de ses membres (que lon appelle
wobblies ) deviennent clbres linstar de Ralph Chaplin (1887-1961), auteur
de Solidarity Forever (1914-1915) qui est peut-tre la chanson ouvrire la
plus connue aprs Linternationale , et surtout Joe Hill.
Joe Hill
Joe Hill (1879-1915) est n Joel Emmanuel Hgglund en Sude. Il est issu
dune famille nombreuse (neuf enfants) et pauvre (son pre est conducteur de
train). Il migre avec son frre an aux tats-Unis et voyage travers le pays en
vivant demplois les plus divers. Il semble avoir adhr au syndicat IWW vers
1910. Pendant cinq ans, il est trs actif au sein de ce syndicat. En 1915, il est accus
injustement de meurtre et excut. Aprs sa mort, Joe Hill est devenu une sorte
de mythe et beaucoup de ses chansons sont devenues de vritables classiques
de la culture populaire, connues dinnombrables travailleurs, frquemment
reprises au cours des rassemblements syndicaux ou de manifestations contre la
guerre travers toute lAmrique du Nord et ailleurs (Rosemont, 2008, p. 9).
Ses chansons sont publies par lIWW dans le Little Red Song Book (premire
dition en 1908) qui serait selon Franklin Rosemont la publication ouvrire
amricaine la plus diffuse de tous les temps (Ibid., p. 62). Parmi les chansons
de Joe Hill (publies dans les diffrentes ditions du Little Red Song Book entre
119. De 1914 1920, le nombre de travailleurs syndiqus passe de 2,65 millions plus de 5 millions (Zieger et Gall, 2002, p. 37). Durant cette mme priode, on dnombre plus de 3 000 grves
par an (Idem.).
ANNEXES
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1911 et 1915), les plus connues sont The Preacher and the Slave (connue
aussi sous le titre Long-Haired Preachers ou Pie in the Sky ), chanson la
plus clbre de Joe Hill (qui a crit les paroles sur lair du cantique In the Sweet
Bye ), Casey Jones, the Union Scab , Everybodys Joining It , There Is Power
in a Union (sur lair de gospel There Is Power in the Blood ). La plus grande
partie des chansons de Joe Hill, comme la plupart de celles des songwriters de
lIWW, reprend des airs connus, auxquels sont ajouts des textes originaux.
Les chansons de Joe Hill peuvent tre qualifies de populaires car elles
sont produites par un membre des classes populaires destination des classes
populaires. Il faut bien distinguer ce qui est alors vritablement la chanson
populaire de ce qui sera ensuite la chanson pop (que lon appelle, improprement,
populaire ) : Contrairement ce que lon appelle aujourdhui chanson
populaire, la chanson traditionnelle wobbly ne faisait aucune distinction entre
le chanteur et son public. Chanter tait une affaire collective, quelque chose
quon faisait avec dautres fellow workers (Ibid., p. 419). On chante les chansons
de Hill et ses confrres pendant les grves, les manifestations, lors des runions
et des congrs du syndicat, etc. Ces chansons ont une fonction avant tout sociale
(ou politique) et non pas esthtique : Pour les wobblies, comme pour la grande
majorit des artistes populaires, lesthtique ntait pas le principal objectif de
leurs activits cratives. Ce qui importait, leurs yeux, ctait linformation, la
participation et laffermissement de la solidarit du groupe (Idem.).
Lentre en guerre des tats-Unis (en 1917) marque le dbut dune rpression froce contre la gauche qui dure jusquen 1920. Dans les annes 1920,
le syndicat IWW saffaiblit considrablement, comme tout le mouvement
ouvrier en gnral. Non seulement cause de la rpression mais aussi parce
que, lconomie samliorant, le patronat concde certaines amliorations des
conditions de travail pour assurer la paix sociale . Les premires annes de
la Grande Dpression (1930-1932) accentuent la dmobilisation de la classe
ouvrire. Il y a ensuite une renaissance du mouvement ouvrier entre 1932 et
1939 : priode durant laquelle le nombre de syndiqus passe de 3 millions 9
millions (Zieger et Gall, 2002, p. 67). Durant ces annes, si lon ne produit sans
doute pas autant de chansons protestataires quau XIXe sicle, on en produit tout
de mme encore beaucoup, notamment loccasion des grandes grves que
connat le pays durant ces annes. Timothy Lynch, dans son ouvrage sur les
chansons produites durant trois grves importantes (dans le textile Gastonia
en 1929, dans les mines Harlan County en 1931-1932, et dans lautomobile
Flint en 1936-1937), explique que des douzaines de chansons ont t produites par les ouvriers lors de ces grves (Lynch, 2001, p. 2). Si certaines ont t
publies (notamment dans les journaux ouvriers comme le Daily Worker ou le
360
United Automobile Worker) ou enregistres, bon nombre nont pas subsist. Certaines sont devenues des classiques de la chanson protestataire comme Which
Side Are You On ? de Florence Reece et Sit Down de Maurice Sugar (Ibid.,
p. 9). Outre Florence Reece, femme de mineur qui crit Which Side Are You
On ? loccasion des grves de 1931 Harlan County (Kentucky), plusieurs
femmes se sont distingues dans la chanson protestataire, en particulier Ella
May120, qui crit Mill Mothers Lament loccasion de la grve de Gastonia
(Caroline du Nord), et Aunt Molly Jackson.
Aunt Molly Jackson
Une grande partie des chansons de mineurs ont t crites par des femmes,
pouses ou filles de mineurs (Ibid., p. 50), comme Aunt Molly Jackson (1880-1960),
ne Mary Magdalene Garland, qui est la fille dun mineur trs engag dans lactivit
syndicale (cf. Romalis, 1999). La vie de Aunt Molly Jackson sera trs loin dtre un
long fleuve tranquille : elle grandit dans la pauvret, sa mre meurt lorsquelle a
6 ans, elle se marie lge de 14 ans avec un mineur et sera dj mre de deux
enfants lge de 17 ans. Elle parvient tout de mme faire des tudes dinfirmire et devient sage-femme, un mtier quelle exercera durant vingt-quatre
ans jusqu son accident qui la rend paralyse en 1932. Mineur est un travail
trs prouvant et trs dangereux, Aunt Molly Jackson le sait bien : un accident
la mine tue son mari (aprs vingt-trois ans de mariage), lun de ses frres et
lun de ses enfants, et son pre perd un il galement cause dun accident
de travail. Trs implique dans les activits syndicales, elle participe en 1931
la grve dHarlan County, une grve trs violente,o des changes de coups
de feux causent la mort de quatre personnes. Pour soutenir les grvistes, Aunt
Molly Jackson chante dans ving-huit tats afin de collecter des fonds (elle russit
rapporter 900 dollars pour les mineurs et leurs familles, cf. Lynch, 2001, p. 65).
Certaines de ses chansons seront publies comme Poor Miners Farewell
(publie en 1932 dans le Red Song Book par le Collectif des Compositeurs de
New York) et mme enregistres comme Hungry Ragged Blues .
120. Ella May est devenue un symbole de la lutte ouvrire aprs son assassinat ( bien des gards
on peut la rapprocher de Joe Hill). Ella May est ne en 1900 Sevierville (dans le Tennesse) o
sa famille possde une petite ferme. Elle se marie lge de 16 ans ; aprs la naissance de son
premier enfant, son mari a un accident du travail qui le contraint rester inactif. Elle doit donc
travailler dans le textile pour nourrir sa famille. Elle sinvestit dans le syndicat NTWU (National
Textile Workers Union), et cest en se rendant un meeting, quelle est assassine par des vigiles
de son entreprise.
ANNEXES
361
La Famille Hutchinson
Des annes 1840 aux annes 1890 environ se font connatre des familles
chantantes (singing families), autrement dit des ensembles vocaux exclusivement composs de membres dune mme famille. La plus connue de toutes
est la Famille Hutchinson (cf. Gac, 2007), active de 1839 la fin du xixe sicle.
Le rpertoire des Hutchinson comprend des ballades sentimentales et autres
chansons au thme plutt lger. Ils composent et interprtent galement bon
362
Woody Guthrie
Woodrow Wilson Guthrie (1912-1967), n Okemah (Oklahoma), est
issu de la petite bourgeoisie. Son pre, un homme daffaires (dans le domaine
de limmobilier et des assurances), gagne trs confortablement sa vie (Cray,
2004, p. 5). Lenfance du jeune Woody est heureuse jusquau dbut des annes
1920, lorsque son pre perd tous ses biens ( cause dun mauvais placement)
et sa mre commence souffrir dune maladie psychiatrique trs grave.Woody
abandonne le lyce en 1930 et commence gagner sa vie en faisant de multiples
petits boulots et en chantant (il saccompagne la guitare) des reprises ou des
chansons de sa composition. Son style est celui de la musique country quil entend
la radio. Les thmes abordent souvent les conditions misrables des classes
ANNEXES
363
Les paroles des chansons protestataires populaires des annes 1910, comme
celles de Joe Hill, taient selon Franklin Rosemont souvent agressives et
insolentes , dans un langage argotique (qui tranche singulirement avec la
langue convenable des chansons de varit) et dont le message critique
(anticapitaliste) tait tout fait explicite, ce qui explique pourquoi elles taient
difficilement vendables par lindustrie musicale. Ceci est bien diffrent des
chansons protestataires composes dans les annes 1930 par Guthrie, comme
le fait remarquer Franklin Rosemont :
Le legs de Joe Hill en la matire contraste aveuglment avec ceux de la grande majorit
des auteurs de protest songs ultrieurs. voquons par exemple, le cas de Woody Guthrie, qui
fut parfois considr comme une sorte de Joe Hill moderne. La chanson la plus populaire de
Guthrie, This Land is Your Land, na pas seulement t reprise et enregistre rgulirement par
des non-radicaux voire des antiradicaux comme Bing Crosby, Paul Anka, Connie Francis,
Jay and the Americans et le Mormon Tabernacle Choir, mais elle fut aussi utilise dans des
364
ANNEXES
365
conomique. Cela ne signifie pas que les luttes de travailleurs sont inexistantes.
Il y a toujours des grves dans tout le pays, mais leur nombre est en diminution
durant les annes 1946-1965, lexception de certaines annes comme 1952,
anne durant laquelle on dnombre plus de 5 000 grves, un record depuis
1946 (Zieger et Gall, 2002, p. 215). Durant cette priode, quelques groupes
engags ont un succs commercial, en particulier The Weavers (fond en
1948 par Pete Seeger) qui vend plus de 4 millions de disques entre 1948 et
1952 (Lieberman, 1989, p. 146). Mais ce succs est brutalement interrompu
par la chasse aux sorcires dont ils sont victimes. Aprs lenqute mene
par le Congrs sur les activits communistes aux tats-Unis, les membres de
The Weavers sont mis sur liste noire. Ntant plus convi dans les mdias et
ne parvenant plus trouver de lieu de concert, le groupe doit se dissoudre en
1953. La musique folk cesse brutalement davoir du succs aux tats-Unis.
Et il faudra attendre les annes 1960, pour quelle simpose nouveau dans le
march de la chanson pop.
2.2 Le mouvement folk contestataire des annes 1960
Au dbut des annes 1960, le mouvement ouvrier continue de dcliner.
Le taux de syndicalisation et le nombre de grves diminuent (Larry Portis,
1985, p. 137). Mais, partir du milieu des annes 1960, il semble y avoir
un renouveau du militantisme (Gurin, 1977, p. 166). Le nombre de grves
augmente partir de 1966-1967 et surtout en 1968 (anne durant laquelle on
dnombre plus de 5 000 grves aux tats-Unis, un record depuis 1952). Sil y
a effectivement une renaissance dune certaine forme dactivisme au sein des
classes moyennes et suprieures dans les annes 1960, il ne fait pas vraiment
cho aux revendications des classes populaires. Zieger et Gall parlent dune
nouvelle gauche qui apparat dans les annes 1960 et se dsintresse de la
lutte de classe (Ibid., p. 214). Cette gauche nouvelle se proccupe surtout
des problmes de racisme, dcologie, de pacifisme et de fminisme. Toutes
ces luttes, qui ont obtenu des avances dterminantes, sont bien videmment
lgitimes. Mais il est regrettable que les luttes sociales visant lamlioration
des conditions de vie des domins (ouvriers, petits paysans, petits employs,
etc.) ont t dlaisses (ou mises au second plan) par nombre dactivistes durant
ces annes. Les instruments de luttes traditionnels sont remis en question, tout
particulirement le syndicalisme. Cette mfiance est parfois justifie par la position quasi-collaborationniste de certains syndicats comme lAFL-CIO qui prend
position pour lanticommunisme et soutient la guerre contre le Vietnam.
La musique folk , musique qui connat une renaissance depuis 1958 (avec
le groupe Kingston Trio, form en 1957, dont certains albums se vendent
plus dun million de copies) et surtout partir du milieu des annes 1960, ne
sadresse pas aux classes populaires mais un public plutt universitaire. Un
366
public qui crot trs rapidement depuis le milieu des annes 1950 (3 millions
dtudiants aux tats-Unis en 1954, 4 millions en 1960). Cest avant tout ce
public que sadressent les vedettes de la chanson folk : Joan Baez (ne en 1941),
Phil Ochs (1940-1976) et surtout, le plus clbre, Bob Dylan (n en 1941).
Bob Dylan
Bob Dylan, n Robert Zimmerman Duluth (Minnesota), est issu de la petite
bourgeoisie : son pre est tout dabord employ dans une grande compagnie
de ptrole puis patron dun magasin de meubles et dappareils mnagers. Il
dbute des tudes universitaires ( luniversit de Minneapolis en 1959) mais,
passionn par la musique pop, il se rend rarement en cours, prfrant passer
ses journes pratiquer la musique. Aprs avoir dcouvert en 1959 un disque
de Woody Guthrie, il se convertit la musique folk. Il se rend en 1961 New
York, dans le quartier de Greenwich Village qui est alors la Mecque du folk
(Vanot, 2001, p. 13), o il gagne sa vie en jouant des chansons folks engages
dans les bars. Il enregistre un premier disque (ponyme) chez Columbia, qui se
vend en 1962 5 000 copies (Ibid., p. 16), mais son nom commence vraiment
tre connu lorsque sa chanson Blowin in the Wind (1963) est reprise avec
succs par le trio Peter, Paul and Mary. partir du moment o Dylan reoit une
attention nationale et lorsque la vente de ses disques augmente, il se dsengage
politiquement. Another Side of Bob Dylan (1964), un album dans lequel il y a peu
de chansons protestataires, nest pas bien reu par les amateurs de musique
folk qui lui reprochent de se pencher un peu trop sur son nombril de star
et de ngliger les opprims (Ibid., p. 21). Bringing It all Back Home (1965), qui
entre dans le classement des dix meilleures ventes de disques aux tats-Unis,
sloigne de la musique folk et se rapproche du rock : lutilisation dinstruments
lectrifis choque nombre de ses fans, la musique folk tant toujours joue sur
des instruments acoustiques. Mais finalement ce style folk-rock sduit un
trs large public, ses albums vont trs bien se vendre et Bod Dylan deviendra
un homme riche.
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BIBLIOGRAPHIE
391
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BIBLIOGRAPHIE
393
394
395
INDEX
ASTAIRE, Fred : 90
ATKINS, Chet : 207
Atlanta : 89
AUNT MOLLY JACKSON : 360
AUTRY, Gene : 143
AYLER, Albert : 204
BABBITT, Milton : 94, 137, 184, 194,
227, 231, 234, 237-239, 253, 280,
287-288, 321, 330, 375
BACH, Jean-Sbastien : 58, 162, 185
BAEZ, Joan : 208, 366, 368
BAKSA, Robert : 277
Bandbox Theater : 109
BARBER, Samuel : 150, 154-156, 160,
200, 221-222, 224, 233, 278-279, 339
BARRON, Louis et Bebe : 227
BARRY, John : 213, 272
BARTK, Bla : 118, 131, 186, 224
BASIE, William Count : 141
BAUER, Marion : 101, 105, 129, 150,
159, 176, 189
BEACH, Amy : 46-47, 276, 336
Beastie Boys (les) 268
396
BREIL, Joseph : 96
BRICE, Fanny : 90
Broadway : 10, 12, 14, 18, 21-22,
30-31, 33, 35, 39, 43, 82-83, 91-94,
139, 144-149, 167, 175, 201-202,
209, 214-215, 220, 261, 273, 307
BROWN, Earle : 240, 246, 248-250,
288
burlesque : 21, 30-35
BUSONI, Ferruccio : 101
CADMAN, Charles : 97-98, 154, 338
CAGE, John : 117, 165, 176, 191-194,
200, 227, 233, 240-252, 259, 265,
276, 289-292, 296-297, 307, 312,
314, 325, 330
happening : 243
hasard : 62, 66, 242-243, 245-246,
250, 290, 296
piano prpar : 193, 241, 243
cake-walk : 27
CALE, John : 297
CANTOR, Eddie : 90
capital culturel : 10, 53, 173, 333
Carnegie Hall : 44, 97, 111, 113-114,
118, 142, 177, 179, 220, 223, 279, 315
CARPENTER, John Alden : 82, 97,
100, 103-104, 125, 128, 160-161
CARSON, John : 89
CARTER, Elliott : 177, 224, 230, 232233, 236, 239, 245, 261, 284-285,
288, 290, 312, 314
CARTER Family : 89-90
CASH, Johnny : 88
CASSIRER, Ernst : 327
CAZDEN, Norman : 166
CHABRIER, Emmanuel : 50
CHADWICK, George : 46-47, 60, 276,
336
chanson protestataire : 168, 209,
354-359, 362-365, 367
CHAPLIN, Ralph : 168, 358
INDEX
397
contre-culture : 208-209
contrepoint dissonant : 116-117, 120,
122, 172, 179, 180
CONVERSE, Frederick : 46, 97-98,
336
COPLAND, Aaron : 97, 100, 104-106,
128-129, 142, 150, 155-160, 162163, 166, 171-172, 176, 187-188, 200,
213, 221-222, 231, 233, 277-278,
280, 317
CORIGLIANO, John : 274, 277-278
CORNER, Philip : 259, 293-295, 300,
302, 343
Cornish School : 192-193
Cos Cob Press : 129
country : 83-84, 88-90, 92, 140, 143,
149, 204-207, 209, 262, 264, 271,
273
COWELL, Henry : 81-82, 107, 115118, 120-122, 126-127, 129, 138,
166, 175-176, 178-179, 181, 191-194,
224, 226, 241, 330
CRAWFORD, Ruth : 81, 107, 115-116,
121-123, 166, 180, 194
CRESTON, Paul : 155, 219, 339
CROSBY, Bing : 143, 202, 206
CRUMB, George : 259, 282-283
CUNNINGHAM, Merce : 193, 241,
243, 245-246, 290
Curtis Institute : 172
DAHLHAUS, Carl : 26, 170, 332
DALHART, Vernon : 89
DALLAPICCOLA, Luigi : 236, 279
DAMROSCH, Leopold : 50
DAMROSCH, Walter : 94, 105
DAVIDOVSKY, Mario : 283
DEBUSSY, Achille-Claude : 49, 94, 100104, 107-108, 110-111, 114, 142, 156
DE KOVEN, Reginald : 35
DELIGE, Clestin : 7, 9, 150, 204,
238, 241, 247-248, 285, 311, 316
398
FARWELL, Arthur : 72
FAUR, Gabriel : 50
Federal Music Project : 150, 171
FELDMAN, Morton : 227, 240-243,
246-248, 250-251, 259, 282, 291292, 294, 325, 377
FIELDING, Jerry : 272
FINNEY, Ross Lee : 188, 236-237, 287
FLOYD, Carlisle : 218, 276, 341
FLYNT, Henry : 209
FOOTE, Arthur : 46-47, 336
FOSTER, Stephen : 23, 25
FOUCAULT, Michel : 258
FRANCK, Csar : 49
FRANK, Waldo : 110
FRIED, Gerald : 211
FRIML, Rudolph : 93, 337
Front Populaire : 167-168
FRY, William Henry : 46, 72
futuriste : 108, 110, 114, 315
Genesis : 263
GERSHWIN, George : 90, 93-94, 99,
148, 337
GILBERT, Henry : 72, 105
GILLESPIE, Dizzy : 202
GITECK, Janice : 311
GLASS, Philip : 8, 257, 290-294, 306,
309-313, 317-321, 325
GOLDENTHAL, Elliot : 273
GOODMAN, Benny : 141-143, 202
gospel : 70, 143, 203, 207
GOULD, Morton : 151-152
graffiti : 266-267
GRAHAM, Martha : 158, 190, 192
Grateful Dead : 208
Greenwich Village : 63, 106, 112,
125, 223, 232, 250, 252, 296
GRIFFES, Charles : 100-103, 125,
128, 329
GRIFFITH, David : 96
Groupe de Stieglitz : 110
INDEX
399
400
INDEX
401
402
INDEX
403
SMITH, Bessie : 92
SMITH, David : 46-47, 97, 154, 337
SOKOLOW, Anna : 190
SONDHEIM, Stephen : 214, 273
soul : 207
SOUSA, John Philip : 35-36, 74-75, 77,
90, 92
STEINER, Max : 144, 146-147, 211
STILLMAN-KELLEY, Edgard : 46
STILL, William Grant : 12, 150, 153154, 381
STOCKHAUSEN, Karlheinz : 209, 249,
252, 296, 306, 312
STOKOWSKI, Leopold : 113-114, 128,
178
STOTHART, Herbert : 144
STRAUSS, Richard : 48, 110, 146
STRAVINSKY, Igor : 9, 70, 94, 100101, 103, 106-107, 118, 126, 129,
131, 150, 157, 160-162, 187, 191192, 224, 226, 230, 234-235, 249,
278, 280, 287-288, 340
Sugar Hill Gang : 268
SUGAR, Maurice : 360
syndicalisme : 18, 168-169, 183,
212, 354-360, 364-365, 367
American Federation of Labor : 356
IWW : 168-170, 357-359
Knights of Labor : 356
National Labor Union : 355
TAYLOR, Deems : 98, 154, 339
TCHAKOVSKI, Piotr Illich : 60, 225
tlvision : 201, 206, 209-211, 215217, 229, 261, 270, 272, 278, 302,
311, 322
The Kitchen : 303
The Residents : 263
The Weavers : 208, 365
THOMAS, Theodore : 50
THOMPSON, Randall : 156, 159-160,
340
404
405
INTRODUCTION
7
Cration, modernit et tradition
8
Conditions sociales de possibilit dune musique savante originale aux tats-Unis 11
Remerciements
14
PREMIRE PARTIE
Charles Ives, en marge dun monde relativement unifi (1890-1914)
Introduction de la premire partie
17
21
21
22
22
26
30
30
31
33
37
37
37
406
40
45
46
46
50
53
53
54
56
61
61
61
64
66
70
77
DEUXIME PARTIE
Admission de la modernit dans un monde musical plus autonome
(1915-1929)
Introduction de la deuxime partie
81
83
83
83
84
87
88
90
92
92
95
97
97
97
407
98
100
101
103
104
107
107
108
110
115
115
118
121
123
123
125
4. La conqute de lautonomie
4.1 Des compositeurs soutenus et organiss collectivement
4.2 Lentre des tats-Unis dans la Rpublique mondiale de la musique
128
128
130
133
TROISIME PARTIE
Les productions dun monde musical plus htronome et conformiste
(1929-1945)
Introduction de la troisime partie
137
139
139
140
140
143
144
144
408
147
148
149
150
150
153
154
156
160
165
165
166
170
170
172
176
177
181
181
187
189
191
195
QUATRIME PARTIE
Radmission de la modernit dans un monde musical plus autonome
(1945-1968)
Introduction de la quatrime partie
199
201
201
202
202
204
209
409
209
211
214
215
215
215
217
218
219
221
223
224
224
224
226
230
233
234
236
237
239
240
241
247
247
248
250
251
253
CINQUIME PARTIE
Une rvolution conservatrice dans le monde musical (1968-1990)
Introduction de la cinquime partie
257
261
410
261
262
262
266
270
272
274
274
281
282
282
283
283
284
285
288
289
291
277
278
294
295
300
304
304
306
309
311
311
314
315
325
CONCLUSION
Limites dune analyse sociohistorique de la musique
Le monde musical tasunien est-il propice une cration savante originale ?
Lexportation en Europe du modle tasunien
411
327
328
329
331
ANNEXES
Annexe 1 : Trajectoire des compositeurs romantiques tasuniens
Annexe 2.1 : Trajectoire des compositeurs dominants de Broadway
Annexe 2.2 : Trajectoire de cinq traditionalistes
Annexe 3.1 : Trajectoire des compositeurs nos
Annexe 3.2 : Trajectoire des compositeurs sriels
Annexe 4 : Trajectoire de six compositeurs acadmiques
Annexe 5.1 : Trajectoire des tenants du nouveau romantisme
Annexe 5.2 : Trajectoire de cinq minimalistes
Annexe 5.3 : Structure du monde musical amricain en 1990
Annexe 6 : Chronologie des principales institutions musicales
amricaines
Annexe 7 : Brve histoire de la chanson protestataire aux tats-Unis
336
337
338
339
341
341
342
343
344
345
354
354
354
355
357
358
361
361
365
BIBLIOGRAPHIE
369
INDEX
395
412
413
IMPRIME
RIE MEDE
CINE
HYGIENE
GENEVE
SUISSE
dcembre2011
414
415
416