Histoire Litteraire
Histoire Litteraire
Histoire Litteraire
La littrature puise dans la Bible comme dans un vaste rservoir dimages et de mtaphores
mythiques. La transformation, le recyclage et la ractualisation des grands thmes, des
structures narratives sinscrit dans un mouvement de feed back. La Bible fonctionne ainsi
comme une matrice gnratrice du sens qui de la Genese lApocalypse offre des thmes
universels que la littrature reprend, ractive, remodle litteralement ou allusivement et leur
donne sa structure spcifique. Donc, il sagit du passage, de la transformation du mythe
traditionnel au mythe littraire . Cette rflexion de W. Blake reprsente le point de dpart de
la thorie de Northrop Frye sur les relations entre la Bible et la littrature Grand Code
(Son titre est emprunt William Blake qui notait dans son Laocon :"The Old & New
testament are the Great Cod of Art"). Ainsi, daprs N. Frey, la Bible dfinie comme
littrature dans la litterature universelle se voit attribuer dun statut particulier pour
lcriture littraire qui trouve sa source dinfluence importante dans la mythologie biblique
qui procure aux rcits littraires un modle de structuration spatiale et temporelle.1 Ainsi, le
langage littraire qui se confond avec le langage biblique, tout en articulant son propre
discours universel lintrieur du texte littraire, forme, tisse un mtatexte mythique, une
structure verbale qui existe, se dveloppe indpendamment. Dans cette perspective, la notion
du mythe pense travers la littrature est vue comme une unit suffisante , une structure
sur laquelle repose une uvre. Le mythe perd son statut de social construct , il nest plus
ni vrai ni faux, mais il est ce qui organise, fonde ce qui autrement resterait dans le chaos
primordial . Dans ce sens, toute invention (littraire, philosophique, scientifique) est
lexpression dune nouvelle forme, dune forme qui nexistait pas avant, elle est donc un
nouveau mythe.
En bref, si pour Andr Jolies le mythe biblique reprsente une des formes simples de la
littrature, Northrop Frye voit dans l'tude des mythes une des branches essentielles de la
critique littraire . Selon lui, la mythologie et la Bible sont considres comme une
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Gilbert Durand, Le dcor mythique de la chartreuse de Parme. Paris Corti 1961, page 12
Jacques Derrida, Marges de Za Philosophie, Ed. de Minuit. Collection Critique, Paris, 1972
dun rseau infini. Quant J. Derrida, il la dfinit comme la dissmination des textes
antrieurs dans un nouveau texte4, alors que B. Dupriez parle de la prsence en tout
discours de tant de textes consomms 5. O. Ducrot et T. Todorov donnant leur dfinition du
concept de lintertextualit, affirment que le discours est loin dtre une unit clos .Tout
texte est absorption et transformation dune multitude de textes 6 tandis que pour Ph.
Sollers : Tout texte se situe la jonction de plusieurs textes dont il est la fois la relecture,
laccentuation, la condensation, le dplacement et la profondeur 7, alors que pour L. Jenny,
lintertextualit dsigne non pas une addition confuse et mystrieuse dinfluences, mais le
travail de transformation et dassimilation de plusieurs textes, opr par un texte centreur8.
Contrairement la dfinition de Kristeva, celle de Genette
Palimpsestes, Genette envisage la notion dintertextualit dans une optique diffrente : elle
nest plus considre comme un lment central, mais comme une relation parmi dautres. Il
intgre cette notion dans un systme de relation qui dfinit la littrature dans sa spcificit :
la transtextualit . G. Genette sattache avec exhaustivit tudier tous les faits dintertextualit, quil a rebaptise du nom plus large de transtextualit. La potique, selon lui, ne
doit pas se borner au texte, mais tudier la transtextualit qui inclut cinq types de relations,
dont celle de lintertextualit ( La citation, le plagiat, lallusion). Avec ce changement
terminologique Genette nettoie en quelque sorte le champ de lintertextualit afin de le
rendre plus opratoire. Elle nest pas un lment central mais une relation parmi dautres9.
Lintertextualit a bien fait ds le dbut la rupture trs nette avec les notions de source et
dinfluence qui jusqualors reprsentaient les notions cls pour ltude des relations entre les
textes. Ce nest plus le point de dpart qui compte (source), mais le point darrive (texte dans
son immanence). Autrement dit, seuls importent laval et les transformations que le texte
subit lamont . Alors, on se opte plutt de parler de lintertextualit en termes de rseaux
des rapports que la faire positionner parmi les notions issues tout simplement des diffrents
types dinfluences ou dimitations et cest au lecteur de les identifier, de les interprter10. A ce
propos, Umberto Eco parle de la perte dinnocence du lecteur par rapport aux textes quil
consomme . En effet, pour lui : Aucun texte nest lu indpendamment de lexprience que
le lecteur a dautres textes , faisant ainsi accent la capacit hermneutique de tout individu
face un texte11.
Cest justement M. Riffaterre qui explore depuis la fin des annes 70 sa thorie de
lintertextualit, dans le cadre dune thorie de la rception. Michal Riffaterre ne considre
plus lintertextualit comme un lment produit par lcriture, mais comme un effet de lecture
: cest au lecteur quil appartient de reconnatre et didentifier lintertexte. Ainsi, dans la
pratique concrte de tous les critiques, on constate deux tendances gnrales plutt opposes:
certains, linstar de M. Riffaterre, focalisent leur tude sur un vers, un mot, dont la
dissonance avec le reste du texte ncessite le recours un intertexte. Ils restent donc dans la
microstructure. Dautres, sur le modle de G. Genette, plutt que dtudier les
microstructures, les fragments, privilgient les macrostructures : les structures ou les traits
gnriques dun texte12.
Un largissement du concept dintertexte, sest opr vers les domaines mythique et
historique dans les annes 80. A ce sujet Marc Eigeldinger prcise : Mon projet est de ne
pas limiter la notion dintertextualit la seule littrature, mais de ltendre aux divers
domaines de la culture. Elle peut tre lie lmergence dun autre langage lintrieur du
langage littraire ; par exemple celui des beaux-arts et de la musique, celui de la Bible ou de
la mythologie, ainsi que celui de la philosophie 13. La notion dintertextualit, de relation
entre diffrents textes crits , se dissout ainsi dans une dfinition plus large de simple
rfrence culturelle ou artistique. De fait, ce serait donc maintenant toute allusion culturelle
qui relverait de lintertextualit.
Lanalyse intertextuelle de linsertion des mythes dans le texte littraire, des modifications
qu'ils y subissent et la mise en avance du rle du lecteur, ont donn lieu une nouvelle
tendance critique. Danile Chauvin en analysant Palimpsestes de Genette pose ainsi la
question de larticulation de la mythocritique avec lintertextualit: cest bien
lhypertextualit qui cre le mythe, notamment le mythe littraire .
Ne dans les annes soixante-dix, la mythocritique sinscrit dans le champ de la nouvelle
critique . Au contraire de la mythanalyse qui se rfre au mythe originel et inclut les
domaines psychologique et sociologique propres telle ou telle poque dans telle ou telle
culture, la mythocritique vise plutt mettre en vidence, dans une uvre littraire, les
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MauriceDomino, La rcriture du texte littraire Mythe et Rcriture, Semen[En ligne], 3 | 1987, mis en ligne le 12
dcembre 2007, http://semen.revues.org/5383
12
Michel Riffaterre, La trace de lintertexte, in La Pense, n 215, 1980, pp. 4-18.
13
Marc Eigeldiner, Lumires du mythe, Presses Universitaires de France, Paris,1983
Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de luvre. De la mythocritique la mythanalyse, Berg inter., Paris, 1979
Claudia Jullien, Dictionnaire de la Bible dans la littrature franaise, article Can , Vuibert, p. 117
16
Ccile Hussherr, LAnge et la Bte, Can et Abel dans la littrature, Cerf, 2005
Saramango met en scne un Can qui renonce la soumission aveugle et exerce sa libert de
choix et de pense.
Dautres auteurs encore vont plus loin. De la confrontation intrieure ou de lopposition due
la divergence, on passe lopposition globale en associant Can et Abel un symbole de
Guerre/Paix. Les haines fratricides sont voques dans le roman dun crivain espagnol Ana
Maria Matuta Los Abel . Le thme repris par Martin Grey Au Nom de Tous les Miens livre qui raconte lhistoire du meurtre fratricide de Can et Abel. C est la fois le combat entre
le bien et le mal et le combat intrieur du moi.
XXe sicle complte ainsi limage de Can en le rendant relativement profond. Il ne sagit
plus de la prdominance, de lexclusivit narrative de Can, mais cest un couple Can/Abel
qui est mis en avance. Dans cette multitude dimages de CA, le symbolisme du conflit entre
deux frres se dveloppe, en gros, autour de deux axes thmatiques :
dune part, la littrature moderne se focalise sur la relation Can/Abel en attribuant
cet pisode un caractre global ;
dautre part, faisant accent sur la rversibilit des rles, cest le jeu entre des deux
frres aux deux faces opposables et complmentaires d'une seule et mme personnalit
qui est mis en relief.
La diachronie du double qui trouve son dveloppement au XX sicle fait cho aux paroles de
Ch. Baudelaire qui dclare : Il y a dans tout homme deux postulations simultanes, lune
vers Dieu, lautre vers Satan . Il sagit bien du conflit universel qui symbolise le combat
ternel du bien et du mal lintrieur de chaque homme.
La confrontation de deux frres trouve dailleurs un autre prolongement: lopposition entre
Abel et Can nest plus uniquement extrieure ; le monde ne se divise pas simplement entre
justes et criminels, des bons et des mchants, mais chaque individu est en lutte perptuelle
avec son Can qui est en nous. A ce propos, le choix fait par S. Beckett dans En attendant
Godot (1952) est bien significatif : il inverse les rles de bourreau et de victime, et dclare
que Abel et Can cest toute lhumanit :
Pozzo, tour tour matre cruel puis esclave malheureux de Lucky est tomb par terre et ne se
relve plus. Estragon appelle alors : Abel ! Abel ! et Pozzo gmit : A moi ! Estragon
essaie lautre nom : Can ! Can ! . Et Pozzo gmit de mme : A moi ! Estragon conclut
alors : Cest toute lhumanit. (acte I)
Cest justement sur la dualit intrieure, sur le dialecte du double que R.L. Stevenson btit son
LEtrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde . Le personnage joue avec deux moi , deux
faces opposables dune mme personnalit il se transforme tantt en un docteur, tantt en un
monstre (Ainsi que le personnage de Dorian Grey chez O. Wilde).
4. Trois Can et Abel - M. de Unamuno, H. Hesse, M. Tournier
Le double qui souffre - V. Lonard-Roques remarque quau dbut de XX sicle, les
rcritures du mythe de Can et Abel doivent beaucoup la pense de Schopenhauer . La
rivalit qui aboutit la confrontation
Hesse poursuit cette problmatique dauto dcouverte si prsent chez Unamuno, mais pour lui
se dcouvrir ne se limite pas uniquement par lidentification des simples frontires du
Bien et du Mal. Le processus didentification dpasse des simples relations Abel/Can
(Damian qui se prsente comme un rvlateur, un initiateur de Sinclair) et met accent sur la
question de Mal qui est mise en avance : le Mal ne mrite pas le nom quon lui attribue,
on - cest--dire, les petits Abel . Connaitre le Mal, a signifie dcouvrir sa personnalit
relle. Etre soumis au Mal, au Diable, signifie pour Sinclair dtre lu, de ne pas faire partie
de ces mdiocres, des faibles (Les Abel). Pour lui cest une sorte de symbole de la libert
humaine. Etre Can cest pouvoir dire non , ne pas accepter la soumission linjustice.
Mais pour Damian la diffrenciation le Mal/le Bien nest pas aussi vident. Mme Hesse parle
du caractre ncessaire, mais illusoire de telle opposition. A la diffrence dAbel Sanchez,
chez Hesse Can ne tue pas Abel, il labsorbe17.
6. Can - symbole de renouvellement
Outre la question de la qute, de la recherche intrieure, Hesse et Unamuno donne leur Can
une autre dimension celle dun agent de renouvellement . Le Mal comme un dbouch
sur quelque chose de nouveau . Une rflexion qui se rfre au statut de meurtriercrateur fort prsent mme la Bible. La littrature moderne reprend cette oppositions
oxymorique comme un itinraire vers le progrs la lumire de la clbration hglienne de
la contradiction . Face un monde ablien autoritaire, Can se fait le symbole dune mise
en question et dun changement de valeurs, une nouvelle vision sur les valeurs reconnues (le
Mal a-t-il rellement le statut quon lui attribue ?) Dans un contexte de dclin mais de
possible renouveau, Can, le civilisateur, sert la stigmatisation du modernisme
contemporain. Hesse et Unamuno transfre, de leur part, cet oxymore du Mal/Bien dans le
contexte dun dclin de spiritualit. Chez lauteur dAbel Sanchez, le canisme devient une
forme de quichottisme face Abel le matrialiste, Joaquin le spiritualiste constitue une
figure de l'ternel dsespoir hroque18. Oppos Abel Sanchez qui peint comme une
machine , il apparat comme le vritable crateur de luvre. Can survit comme agent de sa
propre cration.
La contradiction sert au renouvellement. La contradiction provoque la confrontation et
leur ensemble, leur alliance se met au service du progrs. Chez Hesse comme chez Unamuno
17
Vronique Lonard-Roques, Can, figure de la modernit (Conrad, Unamuno, Hesse, Steinbeck, Butor, Tournier), Paris, Honor
Champion, "Bibliothque de Littrature gnrale et compare" vol. 35, 2003
10
Can est une figure belliqueuse ; mais celle-ci, loin dtre ivre de violence , se met au
service de la fcondit de la guerre, de lavnement dune nouvelle humanit. Can fut le
fondateur de lEtat [], lEtat, fils de la guerre, crit Unamuno. Pour Hesse, il appartient
Can de traverser les ruines du monde ancien et doprer une canalisation positive des
pulsions destructrices en vue de nouvelles partitions, offrant ainsi sa stature la figure de
lHomme nouveau qui hante limaginaire de lpoque (mme thme chez Butor
L'Emploi du temps ).
7. Can - figure du dictateur et du meurtrier au XXe sicle : Roi des Aulnes de M.
Tournier.
La confrontation entre deux ples divergents, le problme de la subjectivit et la transposition
de cette opposition dans le contexte sociopolitique notamment celle de la Seconde Guerre
mondiale, constitue des points de base du roman de M. Tournier. Il ractualise le mythe de
Can et Abel en crant un protagoniste qui passe de la relation extrieur Can/Abel la
relation intrieur. Un combat et un choix de lcrivain qui fait dAbel Tiffauges un
personnage hybride. Tournier fait runir en un seul personnage toute une symbolique du
mythe et invite le lecteur au jeu du puzzle. Abel Tiffauges est un tre complexe : il se rve
Abel, mais est Can. Une lutte perptuelle qui se joue en lui, le dsoriente. Nestor qui en fait
son esclave et son porte-symbole, devient pour lui un Can inconscient. Avec sa mort, il a
perdu son double, son Can : Nestor nest pas mort. Moi, je suis Nestor. Il revit en moi. Abel
est la recherche de son Nestor perdu. Tournier qui distribue le rle dAbel et Can soit entre
deux protagonistes, soit au sein la mme personne, donne toujours un libre choix Tiffauges :
choisir sa propre image, son propre statut. Lide si chre la conception de Kierkegaard :
Homme choisis toi ! . C'est seulement quand on agit et surtout lorsque l'on fait des choix
significatifs quon a pleinement conscience de notre existence .
Dans le symbolisme du mythe de CA, M. Tournier va plus loin, gnralisant le fratricide
biblique en le mettant dans le contexte du nazi. Cest ainsi que M. Tournier fait de Can et
Abel les symboles des bourreaux et victimes lors de ce second conflit mondial. Abel
reprsente les nomades perscuts, Gitans ou Juifs, et Can les sdentaires perscuteurs, les
nazis. Can, le premier assassin de lhistoire humaine devient archtype des figures
imaginaires ou historiques et notamment de celle de Hitler. Tournier prsente donc le portrait
dun Can technocrate et dictateur , selon lexpression de Lonard-Roques. Les nazis sont
donc de nouveaux Can et Auschwitz devient sous sa plume la grande mtropole de
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