Poetique de La Prose
Poetique de La Prose
Poetique de La Prose
AUX MMHS
mitions
Thorie de la littrature,
textes des formalistes ntsscs
c011. Tel Quel)
Potique de la prose
(coll. Potique)
Potique
(cati. Points)
Thories du symbole
(c011. Potique)
Symbolisme et Interprtation
(c011. Potique)
0m32.
nvmmas nimuns
Grammaire du Dcamron
(Mouton)
Tzvetan Todorov
d...
Potique
de la
(choix)
suivi de
ditions du Seuil
clans
W
335 /
7%
M7?
EN COUVERTURE
et turques,
151m
2-02-005693-3
examens nu
SEJIL,
1971,
19mm
LessmG.
i
ii
historiquement diffrentes.
Boileau-Narcejac l.
i
ii
1964. p. 1B5.
1o
l1
promet donc dtre relativement facile. Mais il faut pour cela commencer par la description des espces n, ce qui veut dire aussi par leur
dlimitation. Je prendrai comme point de dpart le roman policier
classique qui a connu son heure de gloire entre les deux guerres,
et quen peut appeler roman nigme. Il y a dj eu plusieurs essais
de prciser les rgles de ce genre (je reviendrai plus tard sur les vingt
rgies de Van Dine); mais la meilleure caractristique globale me
semble celle quen donne Michel Butor dans son roman PEmpIoi
du temps. Le personnage George Burton, auteur de nombreux romans
policiers, explique au narrateur que <4 tout roman policier est bti
sur deux meurtres dont le premier, commis par l'assassin, nest que
Poccasion du second dans lequel il est la victime du meurtrier pur
et impunissable, du dtective , et que le rcit... superpose deux
sries temporelles zles jours de Penqute qui commencent au crime,
et les jours du drame qui mnent lui .
A la base du roman nigme on trouve une dualit, et cest elle
qui va nous guider pour 1e dcrire. Ce roman ne contient pas une mais
deux histoires : l'histoire du crime et Phistoire de Penqute. Dans
leur forme la plus pure, ces deux histoires nont aucun point commun.
Voici les premires lignes dun tel roman a pur :
<< Sur une petite carte verte, on lit ces lignes tapcs la machine :
Odell Margeret
184, Soixante-et-onzime, rue Ouest. Assassinat. tranglc vers vingt.
trois heures. Appartement saccag. Bijoux vols. Corps dcouvert par
Amy Gibson, femme de chambre.
(S.S. Van Dine, ltlssassinai du Catiori.)
12
i3
directement
leurs
les
mots, le narrateur ne peut pas nous transmettre
rpliques des personnages qui y sont impliqus, ni nous dcrire
gestes : pour le faire, il doit ncessairement passer par l'intermdiaire
d'un autre (ou du mme) personnage qui rapportera, dans la seconde
la
histoire, les paroles entendues ou les actes observs. Le statut
seconde est, on l'a vu, tout aussi excessif : c'est une histoire qui n'a
aucune importance en elle-mme, qui sert seulement de
entre 1e lecteur et l'histoire du crime. Les thoriciens du roman pohcier se sont toujours accords P0111 dire que 13 Style
[1
littrature, doit tre parfaitement transparent, pour ainsi
inexistant; la seule exigence laquelle il obit est d'tre simple, clair,
On a mme tent -- ce qui est signi catif de supprimer entirement cette seconde histoire : une maison d'dition avaiupulbli
de vritables dossiers, composs de rapports de police imaginaires,
de m5311
dnterrogatoires, de photos, d'empreintes dgGS:
authentiques devaient amener le
de cheveux; ces documents
lecteur . la dcouverte du coupable (en cas d'chec, une enveloppe
ferme, colle sur la dernire page. donnait la rponse du jeu par
exemple, le verdict du juge).
dont
Il s'agit donc, dans 1e roman nigme, de
l'une est absente mais relle, l'autre prsente mais m lgll almCette prsence et cette absence expliquent l'existence des deux dans
i3
la continuit du rcit. La premire est -si arti cielle,911
tant de conventions et de procds littraires (qui ne sont rien d autre
que l'aspect sujet du rcit) que l'auteur ne peut les laisser
types essenhell explication. Ces procds sont, notons-le, de
ment, inversions temporelles et visions particulires : la
qui
chaque renseignement est dtermine par la personne de
[auteur
le transmet, il n'existe pas d'observation sans
le
ne peut pas, par d nition, tre omniscient, comme il 1 est
roman classique. La seconde histoire apPaat dm Mme m 11
o l'on justifie et naturalis tous ces procds pour leur
Et G est
un air naturel l'auteur doit expliquer qu'il crit un
de peur que cette seconde histoire ne devienne elle-mm 013ml:
ne jette une ombre inutile sur la premire, qu'on a tant
de garder le style neutre et simple, de le rendre imperceptible.
l'intrieur dl! roman
Examinons maintenant un autre genre
policier, celui qui s'est cr aux Etats-Unis peu avant et Sultlt
de
mdiateur
dan?
fie
dire
direct.
m-
l'ultime
_ _
deux histoires
ufe
deux
sans
teneur de
celui
observateur;
dans
donner
livre!
recommand
l4
l5
et de moeurs particuliers; autrement dit, sa caractristique constitutive est thmatique. C'est ainsi que le dcrivait, e11 1945, Marcel
Duhamel, son promoteur en France : on y trouve de la violence
sous toutes ses formes, et plus particulirement les plus honnies
du tabassage et du massacre . I immoralit y est chez elle tout
i5
l7
g
I8
sont habituellement
classs comme des romans noirs cause du milieu quils dcrivent
mais on peut voir ici que leur composition en fait plutt des romans
suspense.
Le second type de 1'oman suspense a prcisment voulu se
dbarrasser du milieu conventionnel des professionnels du crime, et
revenir
au crime personnel du roman nigme, tout en se conformant
la
nouvelle structure. Il en est rsult un roman quon pourrait appeler
1 histoire du suspect-dtective . Dans ce cas, un crime
saccomplit
dans les premires pages et les soupons de la police se portent sur
une certaine personne (qui est le personnage principal). Pour prouver
son innocence, cette personne doit trouver elle-mme le vrai coupable,
mme si elle risque, pour ce faire, sa vie. On peut dire que, dans ce cas,
ce personnage est en mme temps le dtective, le coupable (aux yeux
de la police) et la victime (potentielle, des vritables assassins). Beaucoup de romans de Irish, Patrilc Quentin, Charles Williams sont
btis sur ce modle.
Il est assez di icile de dire si les formes que je viens de dcrire
correspondent des tapes dune volution ou bien peuvent exister
simultanment. Le fait que nous pouvons les rencontrer chez un
mme auteur, prcdant le grand panouissement du roman policier
(tels Conan Doyle ou Maurice Leblanc) nous ferait pencher pour
la
seconde solution, doutant plus que ces trois formes coexistent paru
faitcment aujourdhui. Mais il est assez remarquable que l'volution du roman policier dans ses grandes lignes a plutt suivi la succession de ces formes. On pourrait dire qu partir dun certain moment
le roman policier ressent comme un poids injustifi les
contraintes
qui constituent son genre et sen dbarrasse pour se former un
nouveau code. La rgle du genre est perue comme une contrainte
g-I-
palogie du ramer: policier
19
par t'r du moment o elle ne se justi e plus par la structure de PenAinsi dans les romans de Hammett et de Chandler le mystre
tait devenu plu prtexte, et le roman noir qui lui a. succd
33; dbarrass, pour laborer davantage cette autre
tl- t, qu'est le suspense et se concentrer autour de la description
dun milieu. Le roman suspense, n aprs les grandes
roman noir, a ressenti ce milieu comme un attribut inutile, et n a
gard que le suspense lui-mme. Mais il a fallu en mme temps
t eer Pintrigue et rtablir l'ancien mystre. Les romans qui ont
de se passer aussi bien du mystre que du milieu propre la
srie noire >> - tels par exemple Prmdttations de Francis Iles ou
Mr. Rzjpiey de Patricia Highsmith sont trop peu nombreux pour
quon puisse les considrer comme formant un genre , part.
J arrive ici une dernire question : que faire des romans i111
rfentrent pas dans rua classi cation? Ce nest pas un hasard, me
sembIe-t-il si des romans comme ceux que je viens de mentionner
'
s habituellement par le lecteur comme situs en marge du
sont Jug
ne forme intermdiaire entre le roman policier et le
genre
Si toutefois cette forme (ou une autre) devient le
genre de livres policiers, ce ne sera pas l un
contre la classi cation PIPS? mm je dj dit le
partir de la ngan
nouveau genre ne se constitue pas
complexe
tion du trait principal de Pancien, mais partlr d
proprits ditrent, sans souci de former avec le premier 1m 6036m 3
logiquement harmonieux.
l13?
56111:
sln
form dinannes du
lea
{iomt baulrt
rof?
gumentclin nouveau
ncessairement
un
2. Le crait primitif :
l dysse
On parle parfois dun rcit simple, sain et naturel, dun rcit primitif, qui ne connatrait pas les vices des rcits modernes. Les romanciers actuels scartent du bon vieux rcit, ne suivent plus ses rgles,
pour des raisons sur lesquelles Paccord ne s'est pas encore fait : est-cc
par perversit inne de la part de ces romanciers, ou par vain souci
d'originalit, ce qui revient cependant une obissance aveugle
la mode?
On se demande quels sont les rcits concrets qui ont. permis une
telle induction. Il est fort instructif, en tous les cas, de relire dans cette
perspective Pdysse, ce premier rcit, qui devrait a priori certespondre le mieux Pimage du rcit primitif. Rarement on trouvera,
dans les uvres plus rcentes, tant de perversits u accumules, tant
(le procds qui font de cette uvre tout sauf un rcit simple.
L image du rcit primitif n'est pas une ction fabrique pour les
besoins de la discussion. Elle est implicite autant . des jugements
sur la littrature actuelle, qu certaines remarques rudites sur les
uvres du pass. En se fondant sur [esthtique qui serait propre au
rcit primitif, les commentateurs des testes anciens dclarent tran
gre au corps de Puvre telle ou telle de ses parties; et, ce qui est pire,
ils croient ne se rfrer aucune esthtique particulire. Prcisment,
propos de POdysse, o on ne dispose pas de certitude historique,
cette esthtique-l dtermine les dcisions des rudits sur les << insertions et les interpolations .
Il serait fastidieux dnurnrer toutes les lois de cette esthtique.
_
Je rappelle les principales :
La loi du vraisemblable : toutes les paroles, toutes les actions d'un
personnage doivent s'accorder selon une vraisemblance psychologique -- comme si de tout temps on avait jug vraisemblable la mme
22
Le rcit primitif
23
L'odysse
bon droit
t couper
Cnan Ipedlturratd ine,
une bonne moiti de Pclysse comme
bors
ignqre
.
il y a aussi une suspicion plus gnrale formuler : c qu il n a P33
rcit. nest matin-cl,
de rcit primitif.
prsidcront
truction
face
n ne srie vnemcnts. n exis e pas
3g
I111? Q1131
gurs; tous les rcits sont
du rcit propre; et en fait, il dcrit un rcit doublement gur . a
gureobligatoire est seconde par une autre, que
lait le correctif : une gurequi est l. P0111" dissimule a p sen
des autres gures.
'
de
. .
diffrent.
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prlnmpa
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(Pari! Larousse).
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24
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Le rcit primitif
LE CHANT
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L'odysse
25
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26
Le rcit primitif
rmmme
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'
L'odysse
27
cas de la parole-action que le procs dnonciation prend une importance primordiale et devient le facteur essentiel de Pnonc; la parolercit voque une chose qui n'est pas elle. La transparence va de pair
avec le performatif, Popacit, avec le constatif.
Le chant des Sirnes n'est pas le seul qui vienne brouiller cette con guration dj. complexe. Il s'y ajoute un autre registre verbal, trs
rpandu dans l'odysse, quon peut appeler la parole feinte . Cc
sont les mensonges profrs par les personnages.
Le mensonge fait partie dune catgorie plus gnrale qui est celle
de toute parole inadquate. On peut dsigner ainsi le discours o un
dcalage visible r opre entre la rfrence et le rfrent, entre le sens
et les choses. A ct du mensonge, on trouve ici les erreurs, le fantasme,
le merveilleux. Ds qucn prend conscience de ce type de discours,
on saperoit combien fragile est la conception selon laquelle la signication d'un discours est constitue par son rfrent.
Les di cultscommencent si nous cherchons quel type de parole
appartient la parole feinte dans Ptdysse. D'une part, elle ne peut
appartenir qu'au constatit : seule la parole constative peut tre vraie
ou fausse, le performatif chappe cette quali cation. De Poutre,
parler pour mentir ngale pas parler pour constater, mais pour agir :
tout mensonge est ncessairement performant. La parole feinte est
la fois rcit et action.
Le constatif et le performant snterpntrcnt sans cesse. Mais cette
interpntration ifannule pas Pcpposition elle-mme. A Pintricur de
la parole-rcit, un voit maintenant deux ples distincts bien que le
passage soit possible entre les deux : il y a dunc part le chant mme
de Pade; on ne parlera jamais de vrit et mensonge a son propos;
ce qui retient les auditeurs est uniquement Pnonc en lui-mme.
Dautre part, on lit les multiples brefs rcits que se font les personnages
tout au long de Phistoire, sans qufils deviennent ades pour autant.
Cette catgorie de discours marque un degr dans le rapprochement
avec la parole-action : la parole reste ici constative mais elle prend
aussi une autre dimension qui est celle de Pacte; tout rcit est profr
pour servir un but prcis qui nest pas le seul plaisirdes auditeurs. Le
constatif est ici enchss dans le performant. Del rsulte la profonde
parent du rcit avec la parole feinte. On frle toujours le mensonge,
tant quon et dans le rcit. Dire des vrits, cest presque dj mentir.
On retrouve cette parole tout au long de POdysse. (Mais S111
23
Le rcit primitif
pas
ncessairement la vrit.
Tlmaque demande : Mais voyons, rponds-moi sans feinte,
point par point; quel est ton nom, ton peuple, et ta ville, et ta race I... a
Athna, la desse aux yeux pers, rplique : Oui, je vais l-dessus te
rpondre
Je me nomme Montes : j'ai l'honneur d'tre lsdu
sage Anclnalos, et je commande nos bons rameurs de Taphos n, etc.
Tlmaquc lui-mme ment au porcher et sa mre, pour cacher
l'arrive d'Ulysse Ithaque; et il accompagne ses paroles de formules
931105 C1116 << l'aime mon antparler, voici, tout au long, mre, la
vrit.
Ulysse dit : Je ne demande, Eume, qu' dire tout de suite la
lledIcare, la sage Pnlope, toute la vrit. Vient un peu plus tard
le rcit dUlysse devant Pnlope, tout en mensonges. De mme,
Ulysse rencontrant son pre Laerte : Oui, je vais l-dessus te rpondre sans feinte. Suivent de nouveaux mensonges.
la vrit est un signe de mensonge. Cette loi semble
IIIVOGaiLlOII Eume,
s1' bien
le porcher, en dduit un corrlat z la vrit a
qu
pour lui un air de mensonge. Ulysse lui raconte sa vie; ce rcit est
entirement invent (et prcd videmment de la formule : je vais
te rpondre sans feinte ), sauf sur un dtail : c'est qu'Ulysse vit
tout mais ajoute : a Il n'est qu'un point, vois-tu,
toujours.
qui me semble invent. Non! Non! je ne crois pas aux contes sur
Ulyssel En ton tat, pourquoi ces vastes mcnteries? Je suis bien
renseign sur le retour du matre! C'est la haine de tous les dieux qui
l'aimable... La seule partie du rcit qu'il traite de fausse, est la seule
qui ne le soit pas.
scnsfinte.
tablie
de
EumeUcroit
L'odysse
29
30
Le rcit primitif
dpart qui est le seul lment xe.L, un pas en avant est un pas dans
l'inconnu, la direction suivre est remise en question chaque
____.___
{fodyrse
31
trouvent
verra les
ou
32
Le rcit primitif
met
Pintrieur
3. Les hommes-rcits :
les Mille et une nuits
Quest-ce quun personnage sinon la dtermination de l'action? Qu'est-ce que Faction sinon lil1ustration du personnage?
Qt est-ce qu'un tableau ou un roman qui rfest pas une description de caractres? Quoi d'autre y cherchons-nous, y trouvonsnous? I)
Ces exclamations viennent dHenry James et elles se trouvent dans
son article clbre The Art of Pctiah (1884). Deux ides gnrales se
font jour travers elles. La premire concerne la liaison indfectible
des diffrentes constituantes du rcit : les personnages et l'action. Il
ny a pas de personnage hors de Faction, ni faction indpendamment
du personnage. Mais, subrepticement, une seconde ide apparat dans
les dernires lignes : si les deux sont indissolublement lis, l'un est
quand mme plus important que l'autre :ies personnages. Cast--dire
les caractres, cest-dire la psychologie. Tout rcit est une description de caractres .
Il est rare quon observe un cas si pur gocentrisme qui se prend
pour de l'universalisme. Si Pidal thorique de James tait un rcit
o tout est soumis la psychologie des personnages, il est di icile
dignorer Pexistence de toute une tradition littraire o les actions
ne sont pas l pour servir d illustration au personnage mais o,
au contraire, les personnages sont soumis Faction; o, dautre
part, le mot personnage signi etout autre chose quune cohrence.
psychologique ou description de caractre. Cette tradition dont
l Odysse et le Dcamron, les Mille et une nuits et le Manuscrit trouv
Saragosse sont quelques-unes des manifestations les plus clbres,
peut tre considre comme un cas-limite a-psychologisme litttaire.
Les hommes-rcits
34
ouvre
cela
mire
E l fif-S:
des
Cours
livres
35
36
Les hommes-rcits
sa femme parce qu'il est cruel; mais il est cruel parce qu'il tue sa
femme. L'analyse causale du rcit ne renvoie pas une origine,
premire et immuable, qui serait le sens et laloi des images ultrieures;
autrement dit, l'tat pur, il faut pouvoir saisir cette causalit hors
"du temps linaire. La cause n'est pas un avant primordial, elle
n'est qu'un des lments du couple cause-effet sans que l'un soit
par l mme suprieur, ouantrieur l'autre.
Il serait donc plus juste de dire que la causalit psychologique double
la causalit vnementielle (celle des actions) plutt quclle n'interfre
avec celle-ci. Les- actions se provoquent les unes les autres; et, de
surcrot, un couple cause-effet psychologique apparat, mais sur un
plan di rent. C'est ici que peut se poser la question de la cohrence
psychologique : ces supplments caractriels peuvent former ou
non un systme. Les Mille et une nuits en olrent nouveau un exemple
extrme. Prenons 1c fameux conte dAli Baba. La femme de Cassim,
frre d'Ali Baba, est inquite de la disparition de. son mari. Elle
passa la nuit dans les pleurs. >> Le lendemain, Ali Baba apporte le corps
de son frre en morceaux et dit, en guise de consolation : Bellesceur voil un sujet d'a liction pour vous d'autant plus grand que
vous vous y attendiez moins. Quoique le mal soit sans remde, si
quelque chose nanmoins est capable de vous consoler, je vous offre
de joindre le peu de bien que Dieu m'a envoy au vtre, en vous
pousant... Raction de la belle-sur : Elle ne refusa pas le parti,
elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes, qu'elle avait commenc de verser en
abondance, en supprimant les cris perants ordinaires aux femmes
qui ont perdu leurs maris, elle tmoigna su isamment Ali Baba
qu'elle acceptait son offre... >> (Galland, III). Ainsi passe du dsespoir
la joie la femme de Cassim. Les exemples similaires sont innombrables.
videmment, en contestant l'existence d'une cohrence psychologique, on entre dans 1e domaine du bon sens. Il y a sans doute une
autre psychologie o ces deux actes conscutifs forment une unit.
Mais les Mille et une nuits appartiennent au domaine du bon sens (du
folklore); et l'abondance des exemples su t pour se convaincre
qu'il ne s'agit pas ici d'une autre psychologie, ni mme d'une antipsychologie, mais bien d-psychologie.
Le personnage n'est pas toujours, comme le prtend James, la
3?
hommes-rcits.
Ce fait affecte profondment la structure du rcit.
DIGRBSSINS T ENCHSSEMENTS
Les
38
hommes-rcits
llzfiile
deux
39
et o tous les degrs. part le premier, sont troitement lis et incomprhensibles si on les isole les uns des autres 1.
Mme si l'histoire enchsse ne se relie pas directement l'histoire
enchssante (par l'identit des personnages), des passages de personnages sont possibles d'une histoire fautre. Ainsi le barbier intervient
dans l'histoire du tailleur (il sauve la vie du bossu). Quant Frasquetta, elle traverse tous les degrs intermdiaires pour se retrouver
dans l'histoire dAvadoro (c'est elle la matresse du chevalier
de Tolde); et de mme Busqueros. Ces passages d'un degr l'autre
ont un effet comique dans le Manuscrit.
Le procd enchssement arrive son apoge avec l'autoenchssement, cst--dire lorsque l'histoire enchssante se trouve,
quelque cinquime ou sixime degr, enchsse par elle-mmecette
dnudation du procd est prsente dans les Mille et une nuits
et on connat le commentaire que fait Berges ce propos : Aucune
[interpolation] nest plus troublante que celle de la six cent deuxime
nuit, magique entre les nuits. Cette nuit-l, le roi entend de la
bouche de la reine sa propre histoire. Il entend l'histoire initiale, qui
sembrassc
embrasse toutes les autres, qui - monstrueusement
elle-mme... Que la reine continue et le roi immobile entendra
pour toujours l'histoire tronque des Mille et une nuits, dsormais
in nie et circulaire... Rien n'chappe plus au monde narratif,
40
Les hommes-rcits
.-
41
derviche
rien d'crit :
42
Les hommesnrcits
la
rcit
A
tue.
libre
derviche
salutaires
soeurs
llc
Chine.absence
ls.vouloir
la
ne
sauve de
aussi courir
lentrane.
43
exist.
_..,?
44
Les
hammesi-rctrs
Pour que les personnages puissent vivre, ils doivent raconter. C'est
ainsi que le rcit premier se subdivise et se multiplie en mille et une
nuits de rcits. Essayons maintenant de nous placer au point de vue
oppos, non plus celui du rcit enchssant, mais celui du rcit enchss,
et de nous demander : pourquoi ce dernier a-t-il besoin d'tre repris
dans un autre rcit? Comment s'expliquer qu'il ne se suffise pas
lui-mme mais qu'il ait besoin d'un prolongement, d'un cadre dans
lequel il devient la simple partie d'un autre rcit?
Si l'on considre ainsi le rcit non comme englobant dautres rcits,
mais comme s'y englobent lui-mme, une curieuse proprit se fait
jour. Chaque rcit semble avoir quelque chose de trop, un excdent,
un supplment, qui reste en dehors de la forme ferme produite par
le dveloppement de l'intrigue. En mme temps, ct par l mme,
ce quelque chose de plus, propre au rcit, est aussi quelque chose de
moins; le supplment est aussi un manque; pour suppler ce manque
cr par le supplment, un autre rcit est ncessaire. Ainsi le rcit du
roi ingrat, qui fait prir Doubane aprs que celui-ci lui a sauv la vie,
a quelque chose de plus que ce rcit lui-mme; c'est d'ailleurs pour
cette raison, en vue de ce supplment, que le pcheur le raconte;
supplment qui peut se rsumer en une formule : il ne faut pas avoir
piti de Piugrat. Le supplment demande tre intgr dans une
autre histoire; ainsi il devient le simple argument qu'utilise le pcheur
lorsqu'il vit une aventure semblable celle de Doubane, vis--vis du
djinn. Mais l'histoire du pcheur et du djinn a aussi un supplment
qui demande un nouveau rcit; et il n'y a pas de raison pour que cela
s'arrte quelque part. La tentative de suppler est donc vaine : il y
aura toujours un supplment qui attend un rcit venir.
Ce supplment prend plusieurs formes dans les Mille et une nuits.
L'une des plus connues est celle de l'argument comme dans l'exemple
prcdent : le rcit devient un moyen de convaincre l'interlocuteur.
D'autre part, aux niveaux plus levs enchssement, le supplment
se transforme en une simple formule verbale, en une sentence, destine autant l'usage des personnages qu' celui des lecteurs. En n
une intgration plus grande du lecteur est galement possible (mais
elle n'est pas caractristique des Mille et une nuits) : un comportement provoqu par la lecture est aussi un supplment; et une loi
?._......_
45
Les Mille et une nuits
,. tame plus ce supplment est consomm . l'intrieur du rcit,
5
m-S
moins ce r t ovo ne de raction de la part de son lecteur. On pleure
Lescaur mais non celle des Mille et une nuit-S' la
exemple de sentence morale. Deux amis se disputent sur
de la richesse : suffit-il d'avoir de l'argent audpart?
stoirequi illustre une des thses dfendues; plus vient cplle qui
pas
illustre l'autre thse; et la non conclut : L argent n
toujours un moyen sr pour en amasser d'autre et devenir riche
(<4 Histoire de Cogia Hassan Alhabbal , Gallaild, QDe mme que pour la cause et l'effet psychologiques, s imposerde
Le
penser ici cette relation logique hors du temps
dans e
mcme,
la
De
fois.
les
deux
ou
maxime,
la
suit
ou
rcde
illustrer une mtacamron certaines nouvelles sont cres pour
ho (pal-exemplc u racler le tonneau ) et en mme temps elles
crent. Il est vain de se demander aujourd'hui si c'est la mtaphore
qui a engendr le rcit, ou le rcit qui a engendr la mtaphore. Berges
a " a propos une explication inverse de l'existence du
a cette invention [les rcits de Cliahrazade]... est. Parat-IL
au titre et a t imagine P011! 1 justifie L? CIUBS"
de Po gmene se pose pas; nous sommes hors de l'origine et incapables
mgm l i113 1 16
de la penser. Le rcit suppl n'est P515
supplant; ni l'inverse; chacun d'eux renvoie un autre, dans 1111B
srie de re ets qui ne peut prendre nque si elle devient ternelle :
ainsi par auto-enchssement.
Tel est le foisonnement incessant des rcits dans cette
doit
machine raconter que sont les Mille e: une nuits. Tout
rendre explicite son procs d'nonciation; mais pour cela
nessaire qu'un nouveau rcit apparaisse o ce procs
.651; plus quune partie de Pnonc. Ainsi l'histoire racontante
toujours aussi une histoire raconte, en laquelle la nouvelle histoire
se r chitet trouve sa propre image. D'autre part, tout rcit doit en
crer de nouveaux; l'intrieur de lui-mme, P0111 if-w 535 P37
lui, pour y faire
sonnages puissent vivre; et
OOIIODp
Les ,m
nvlmblemmt
supplment
le
mer
C1137 WPT
.68
traducteurs des Mille et une nuits semblent tous avoir subi la pulssance de cette machine narrative : aucun 1333 P11 53 003mm -ne
traduction simple et dle de lbfigin l 9h34 tradwteu a ajout
et supprim des histoires (ce qui est aussi une manire de cre! de
louiir
cdepiilann
POe
Suit
est
il
linaire.
rcct
ina
recueil
me?
dte-rieure
"
Pli-li
l'extrieur de
merveilleuse
rcit
il est
d'nonciation
devient
46
'
Les hommes-rcits
4. La grammaire du rcit :
le Dcamron
48
Le grammaire du rcit
la linguistique ami-universaliste : Lapparition des concepts grammaticaux les plus fondamentaux dans toutes les langues doit tre
considre comme la preuve de l'unit des processus psychologiques
fondamentaux >> (Handbook, I, p. 7l). Cette ralit psychologique rend
plausible l'existence de la mme structure ailleurs que dans la langue.
Telles sont les prmisses qui nous autorisent a chercher cette mme
grammaire universelle en tudiant des activits symboliques de
Phomme autres-que la langue naturelle. Comme cette grammaire reste
toujours une hypothse, il est vident que les rsultats (Furie tude sur
une telle activit seront au moins aussi pertinents pour sa connaissance que ceux d'une recherche sur le franais, par exemple. Malheureusement, il existe trs peu Texplorations pousses de la grammaire
des activits symboliques; un des rares exemples quon puisse citer est
celui de Freud et son tude du langage onirique. D'ailleurs, les linguistes n'ont jamais essay d'en tenir compte lorsqu'ils snterrogent
sur la nature de la grammaire universelle.
Une thorie du rcit contribuera donc aussi la connaissance de
cette grammaire, dans la mesure o le rcit est une telle activit
symbolique. Il s'instaure ici une relation . double sens : on peut
emprunter des catgories au riche appareil conceptuel des tudes sur
les langues; mais en mme temps il faut se garder de suivre docilement
les thories courantes sur le langage : il se peut que l'tude de la
narration nous fasse corriger l'image de la langue, telle qu'on la
trouve dans les grammaires.
Je voudrais illustrer ici par quelques exemples les problmes qui se
posent dans le travail de description des rcits, lorsque ce travail est
situ dans une perspective semblable 1.
49
Le Dcamron
etc.); mais en mme temps il me permet ddenti erune unit spatiatemporelle, de lui donner un nom (en particulier. i013 Pal Vaficl llangue :
Ces deux fonctions sont distribues irrgulirement dans
les noms propres, les pronoms (personnels, dmonstratif? m3.
Particle servent avant tout la dnomination, alors que le nom commun,
le verbe, l'adjectif et Padverbe sont surtout descriptifs. Mais il ne
s'agit l que d'une prdominance, cest pourquoi il est utile de
concevoir la description et la dnomination comme dcales, WS
sont
du nom propre et du nom commun; ces parties du
quune forme presque accidentelle. Ainsi sexplique le fait quc les
noms communs peuvent facilement devenir propres (Htel << Avenir )
et inversement (un Jazy ) : chacune des deux formes sert les de!!!
processus mais des degrs diffrents.
Pour tudier la structure de l'intrigue d'un rcit, nous (GVHS
d'abord prsenter cette intrigue sous la forme d'un rsum, P
chaque action distincte de l'histoire correspond une pr losltmno
L'opposition entre dnomination et description apparatra de manire beaucoup plus nette si nous donnons ces propositions une
forme canonique. Les agents (sujets et objets) des propositions seront
toujours des noms propres idaux (il convient de rappeler que le _
sens premier de nom propre n'est pas nom qui appartient
quclquun mais nom au sens propre n, nom par excellence p).
Si l'agent d'une proposition est un nom commun (m1 substantif),
nous devons le soumettre une analyse qui distinguera, Pintrieur
du mme mot, ses aspects dnominatit et descriptif. Dire, comme le
fait souvent Boocace, s le roi de France ou la veuve ou le
valet , c'est la fois identi er une personne unique, et dcrire certaines de ses proprits. Une telle expression gale une proposition
entire : ses aspects descriptifs forment le prdicat de la proposition.
ses aspects dnominatifs en constituent le sujet. << Le 1'01 de
part en voyage contient en fait deux propositions: X est roi de
France et <4 X part en voyage, o X joue le rle du nom propre,
mme si ce nom est absent de la nouvelle. Ijagentlne sera pourvu
(Paucune proprit, il sera plutt comme une forme vide
viennent
qu un pronom
remplir des diffrents prdicats. Il na pas plus
comme celui dans celui qui court ou
qurest courageux
Le sujet grammatical est toujours vide de proprits internes,
ne peuvent venir que dune jonction provisoire avec un prdicat.
la.
discoursnen
France
de sens
celui
que
s:
celles-ci
50
La grammaire du rcit
identiques.
Il y a par consquent deux types d'pisodes dans un rcit : ceux qui
dcrivent un tat (d'quilibre ou de dsquilibre) et ceux qui dcrivent
le passage d'un tat l'autre. Le premier type sera relativement
statique et, on peut dire, itratif : le mme genre d'actions pourrait
tre rpt ind niment. Le second. eu revanche, sera dynamique et
ne se produit, en principe, qu'une seule fois.
Cette d nitiondes deux types d'pisodes (et donc de propositions
les dsignant) nous permet de les rapprocher de deux parties du
discours, l'adjectif et le verbe. Comme on l'a souvent not, l'opposition entre verbe et adjectif n'est pas celle d'une action sans commune
mesure avec une qualit, mais celle de deux aspects, probablement
itratif et non-itratif. Les << adjectifs narratifs seront donc ces
prdicats qui dcrivent des tats d'quilibre ou de dsquilibre, les
verbes , ceux qui dcrivent le passage de l'un l'autre.
On pourrait s'tonner de ce que notre liste des parties du discours ne
comporte pas de substantifs. Mais le substantif peut toujours tre
rduit un ou plusieurs adjectifs, comme l'ont dj remarqu certains
linguistes. Ainsi H. Paul crit : L'adjectif dsigne une proprit
simple ou qui est reprsente comme simple; le substantif contient un
complexe de proprits (Prinzipien der Sprachgeschichte, (j 251).
Les substantifs dans le Dcamron se rduisent presque toujours un
adjectif; ainsi gentilhomme (II, 6; Il, 3; III, 9), roi (X, 6;
X, 7), ange (IV, 2) re tent tous une seule proprit qui est tre
de bonne naissance . Il faut remarquer ici que les mots franais par
lesquels nous dsignons telle ou telle proprit ou action ne sont pas
pertinents pour dterminer la partie du discours narratif. Une proprit peut tre dsigne aussi bien par un adjectif que par un substantif ou mme par une locution entire. Il s'agit ici des adjectifs ou
des verbes de la grammaire du rcit et non de celle du franais.
...-
51
Le Dcamran
de 13
rjW
06
temps
ramant fait l'amour a Peronnclle qui a pass sa tte et ses bras dans
l'ouverture du tonneau et l'a ainsi bouche (VII, 2).
Peronnelle, l'amant et le mari sont les agents de cette histoire. Tous
les trois sont des noms propres narratifs, bien que les deux derniers ne
5013111; pas nomms ;_nous pouvons les dsigner par X, et Z.
(l'amant et de mari nous indiquent de plus
uncertain tat _(c es a
lgalit de la relation avec Peronnelle qui est ici en cause); ils
tiennent donc comme des adjectifs. Ces adjectifs dcrivent lquilibre
initial : Peronnelle est l'pouse du maon, elle n a pas le droit de faire
l'amour avec d'autres hommes.
Ensuite vient la transgression de cette loi : Peronnelle reoit son
amant. Il s'agit l videmment d'un verbe qu'on pourrait dsigner
comme : enfreindre, transgresser (une loi). Il amne un tat de dsquilibre car la loi familiale n'est plus respecte.
A partir de ce moment, deux possibilits existent pour rtablir
Pquibre_ La premire serait de punir l'pouse in dle; mais cette
action aurait servi nous ramener . l'quilibre initial. Or, la HOUVGG
(ou tout au moins les nouvelles de Boccace) ne dcrit jamais une telle
rptition de l'ordre initial. Le verbe << punir est donc prsent __
trieur dc la nouvelle (c'est le danger qui guette Pcronnelle) mais i ne
se ralise pas, l1 reste l'tat virtuel. La seconde possibilit consiste
c6 que T|_P11"
trouver un moyen pour viter la punition;
nelle; elle y parvient en travestissant la situation de dsquilibre (la
transgression de la loi) en situation d'quilibre (l'achat d'un tonneau
ne viole pas la loi familiale). Il y a donc ici un troisime verbe, traun adjectif :
vestir . Le rsultat nalest nouveau un tat,
une nouvelle loi est instaure, bien qu'elle ne soit pas explicite,
selon laquelle la femme a le droit de raliser ses dsirs.
qui
Ainsi l'analyse du rcit nous permet d'isoler des
prsentent des analogies frappantes avec les parties du
propre, verbe, adjectif. Comme on ne tient pas compte ici c
Les mtclts
foncu
lila-
c'est
donc
unitsformelles
discours Quoi:
52
La grammaire du rcit
matire verbale qui supporte ces units, il devient possible den avoir
une perception plus nette qu'on ne peut le faire en tudiant une langue.
2. On distingue habituellement, dans une grammaire, les catgories
primaires qui permettent de d nirles parties du discours, des cat
gories secondaires qui sont les proprits de ces parties : ainsi la voix,
l'aspect, le mode, le temps, etc. Prenons ici l'exemple de l'une de ces
dernires, le mode, pour observer ses transformations dans la grammaire du rcit.
Le mode d'une proposition narrative explicite la relation qu'entretient avec elle le personnage concern; ce personnage joue donc le rle
du sujet de l'nonciation. On distinguera d'abord deux classes :
l'indicatif, d'une part, tous les autres modes, de l'autre. Ces deux
groupes s'opposent comme le rel l'irrel. Les propositions nonces
. Pindicatif sont perues comme dsignant des actions qui ont vritablement eu lieu; si le mode est dilrent, c'est que laction ne s'est
pas accomplie mais existe en puissance, virtuellement (la punition
virtuelle de Peronnelle nous en a fourni un exemple).
Les anciennes grammaires expliquaient l'existence des propositions
modules par le fait que le langage sert non seulement dcrire et
donc se rfrer la ralit, mais aussi exprimer notre volont. De
l aussi l'troite relation, dans plusieurs langues, entre les modes et le
futur qui ne signi e habituellement qu'une intention. Nous ne les
suivrons pas jusqu'au bout : on pourra tablir une premire dichotomie entre les modes propres au Dcamran, dont on retiendra quatre,
en nous demandant s'ils sont lis ou non une volont. Cette dichotomie nous donne deux groupes : les modes de la volont et les modes
de l'hypothse.
Les modes de la volont sont deux : Pobligatif et Poptatil. Uobligat
est le mode d'une proposition qui doit arriver; c'est une volont
code, non-individuelle qui constitue la loi d'une socit. Pour cette
raison, Pobligatif a un statut particulier : les lois sont toujours
sous-entendues, jamais nommes (ce n'est pas ncessaire) et elles
risquent de passer inaperues pour le lecteur. Dans le Dcamran, la
punition doit tre crite au mode obligatif : elle est une consquence
directe des lois de la socit et elle est prsente mme si elle n'a pas lieu.
Lptatzjf correspond aux actions dsires par le personnage. En un
certain sens, toute proposition peut tre prcde par la mme proposi-
Le Dcamron
53
54
La
ai: rcit
Le Dcamron
Les relations qui s'tablissent entre propositions peuvent tre de
trois sortes. La plus simple est la relation temporelle o les vnements
se suivent dans le tente parce qu'ils se suivent dans le monde imaginaire
du livre. La relation logique est un autre type de relation; les rcits
sont habituellement fonds sur des implications et des prsuppositions,
ou encore sur l'inclusion. En n, une troisime relation est de type
spatial >), dans la mesure ou les deux propositions sont juxtaposes
cause d'une certaine ressemblance entre elles, en dessinant ainsi
un espace propre au texte. Il s'agit, on le voit, du paralllisme, avec
ses multiples subdivisions; cette relation semble dominante danslcs
textes de posie. Le rcit possde les trois types de relations, mais
dans un dosage toujours diffrent et selon une hirarchie qui est
propre chaque texte particulier.
On peut tablir une unit syntaxique suprieure la proposition;
appelons-la squence. La squence aura des caractristiques diffrentes
suivant le type de relation entre propositions; mais, dans chaque cas,
une rptition incomplte de la proposition initiale en marquera la
n.D'autre part, la squence provoque une raction intuitive de la
part du lecteur : savoir qu'il s'agit l d'une histoire complte,
d'une anecdote acheve. Une nouvelle concide souvent, mais non
toujours avec une squence : la nouvelle peut en contenir plusieurs,
ou ne contenir qu'une partie de celle-ci.
En se plaant au point de vue de la squence, on peut distinguer
plusieurs types de propositions. Ces types correspondent aux relations
logiques d'exclusion (ou-ou), de disjonction (et-ou) et de conjonction
(et-et). On appellera le premier type de propositions alternatives car
une seule d'entre elles peut apparatre un point de la squence;
cette apparition est, d'autre part, obligatoire. Le second type sera
celui des propositions facultatives dont la place n'est pas d nie et
dont l'apparition n'est pas obligatoire. En n, un troisime type sera
form par les propositions obligatoires; celles-ci doivent toujours
apparatre une place d nie.
Prenons une nouvelle qui nous permettra d'illustrer ces diffrentes
relations. Une dame de Gascogne se fait outrager par << quelques
mauvais garons pendant son sjour en Cnypre. Elle veut s'en
1. Pour plus de dtails, on peut se rfrer ma Potique, Paris, Seuil (coll.
55
La
du rcit
plaindre au roi de l'le; mais on lui dit que cela serait peine perdue
car le roi reste indiffrent aux insultes qu'il reoit lui-mme. Nanmoins, clic le rencontre et lui adresse quelques paroles amres. Le
roi en est touch et il abandonne sa veulerie (I, 9).
Une comparaison entre cette nouvelle et les autres textes qui forment
le Dcamron nous permettra d'identi er le statut de chaque proposition. Il y a d'abord une proposition obligatoire : c'est le dsir de
la dame de modi er la situation prcdente; on retrouve ce dsir
dans toutes les nouvelles du recueil. D'autre part, deux propositions
contiennent les causes de ce dsir (l'outrage des mauvais garons
et le malheur de la dame) et on peut les quali er de facultatives :
il s'agit l d'une motivation psychologique de l'action modi ante
de notre hrone, motivation qui est souvent absente du Dcamron
(contrairement ce qui se passe dans la nouvelle du xrx sicle.)
Dans l'histoire de Peronnelle (VII, 2), il n'y a pas de motivations
psychologiques; mais on y trouve galement une proposition facultative : c'est le fait que les deux amants font denouveau Pamourderrire
le dos du mari. Qu'on nous entende bien : en quali antcette propo
sition de facultative, nous voulons dire qu'elle n'est pas ncessaire
pour qu'on peroive l'intrigue du conte comme un tout achev. La
nouvelle elle-mme en a bien besoin, c'est mme l le << sel de
l'histoire ; mais il faut pouvoir sparer le concept d'intrigue de
celui de nouvelle.
Il existe en n des propositions alternatives. Prenons par exemple
l'action de la dame qui modi ele caractre du roi. Du point de vue
syntaxique elle a la mme fonction que celle de Peronnelle qui cachait
son amant dans le tonneau : les deux visent tablir un quilibre
nouveau. Cependant ici cette action est une attaque verbale directe
alors que Peronnelle se servait du travestissement. a Attaquer i)
et travestir >> sont donc deux verbes qui apparaissent dans des propositions alternatives; autrement dit, ils forment un paradigme.
Si nous cherchons tablir une typologie des intrigues, nous ne pouvons le faire quen nous fondant sur les lments alternatifs : ni les
propositions obligatoires qui doivent apparatre toujours, ni les
facultatives qui peuvent apparatre toujours ne sauraient nous aider
ici. D'autre part, la typologie pourrait se fonder sur des critres
purement syntagmatiques : nous avons dit plus haut que le rcit
consistait en un passage d'un quilibre un autre; mais un rcit
Le Dcamron
57
.i
5. La qute du rcit:
le Grau!
.i
l
l
50
La qute du rcit
Le Grau!
61
La
RCIT SIGNIFIANT
62
La qute du rcit
Le Grau!
G3
l'aventure
64
La
du rcit
parfois des vnements qui appartenaient au premier groupe apparaissent par la suite dans le second. Ainsi, en particulier, d'un rve trange
que fait Gauvain, o il voit un troupeau de taureaux la robe tachete.
Le premier prud'homme trouv lui explique qu'il s'agit l prcisment
de la qute du Graal, laquelle lui, Gauvain, participe. Les taureaux
disent dans le rve : Allons qurir ailleurs meilleure pture , ce qui
renvoie aux chevaliers de la Table Ronde qui dirent le jour de Pente
cte : Allons la. qute du Saint-Graal s, etc. Or le rcit du vu fait
par les chevaliers de la Table Ronde se trouve dans les premires pages
de la Qute, et non dans un pass lgendaire. Il n'y a. donc aucune
diffrence de nature entre les rcits-signi ants et les rcits-signi e,
puisqu'ils peuvent apparatre les uns la place des autres. Le rcit est
toujours signi ant; il signi e un autre rcit.
Le passage dun rcit l'autre est possible grce l'existence d'un
code. Ce code n'est pas l'invention personnelle de l'auteur de la
Qute, il est commun tous les ouvrages de l'poque; il consiste
relier un objet un autre, une reprsentation une autre; on peut
facilement envisager la constitution d'un vritable lexique.
Voici un exemple de cet exercice de traduction. Quand elle t'ont
gagn par ses paroles mensongres, elle ttendre son pavillon et te
dit : Perceval, viens te reposer jusqu' ce que la nuit descende et
te-toi de ce soleil qui te brle". Ces paroles ne sont pas sans une
grande signi auce, et elle entendait bien autre chose que ce que tu pus
entendre. Le pavillon, qui tait rond la manire de "l'univers, reprsente le monde, qui ne sera jamais sans pch; et parce que le pch y
habite toujours, elle ne voulait pas que tu fusses log ailleurs. En te
disant de t'asseoir et de te reposer, elle signi ait que tu sois oisif et
nourrisses ton corps de gourmandises terrestres. (...) Elle Vappelait,
prtendant que le soleil allait te brler, et il n'est point surprenant
qu'elle l'ait craint. Car quand le soleil, par quoi nous entendons
Jsus-Christ, la vraie lumire, embrase l'homme du feu du SaintEsprit, le froid et le gel de PEnnemi ne peuvent plus lui faire grand
mal, son cur tant xsur le grand soleil.
La traduction va donc toujours du plus connu au moins connu,aussi
surprenant que cela puisse paratre. Ce sont les actions quotidiennes :
s'asseoir, se nourrir, les objets les plus courants : le pavillon, le soleil,
qui se rvlent tre des signes incomprhensibles pour les personnages
et qui ont besoin d'tre traduits dans la langue des valeurs religieuses.
Le Grau!
55
66
La qute du rcit
Le Grau!
67
La qute du rcit
68
STRUCTURE
DU RCIT
Pauphilct crit :
<< Ce conte est un assemblage de transpositions dont chacune,
prise part, rend avec exactitude des nuances de la pense. Il faut les
ramener leur signi cationmorale pour en dcouvrir l'enchanement.
L'auteur compose, si l'on peut dire, dans le plan abstrait, et traduit
ensuite.
L'organisation du rcit se fait donc au niveau de l'interprtation
et non celui des vnemcnts--interprter. Les combinaisons de ces
vnements sont parfois singulires, peu cohrentes, mais cela ne veut
pas dire que le rcit manque d'organisation; simplement, cette
organisation se situe au niveau des ides, non celui des vnements.
On pourrait parler ce propos de l'opposition entre causalit vne-
Le Grau!
459
70
La qute du rcit
[.2
Graal
7l
L'articulation de ces deux logiques se fait partir de deux conceptions contraires du temps (et dont aucune ne concide avec celle qui
nous est la plus familire). La logique narrative implique, idalement,
une temporalit qu'on pourrait quali ercomme tant celle du prsent perptuel . Le temps est constitu ici par l'enchanement d'innombrables instances du discours; or celles-ci d nissentl'ide mme
du prsent. On parie tout instant de l'vnement qui se produit
pendant l'acte mme de parole; il y a un paralllisme parfait entre la
srie des vnements dont on parle et 1a srie des instances du discours. Le discours n'est jamais en retard, jamais en avance sur ce qu'il
voque. A tout instant aussi, les personnages vivent dans le prsent, et
dans le prsent seulement; la succession des vnements est rgie
par une logique qui lui est propre, elle n'est in uence par aucun
facteur extrieur.
En revanche, la logique rituelle repose, elle, sur une conception
du temps qui est celle de 1' a ternel retour . Aucun vnement ne se
produit ici pour la premire ni pour la dernire fois. Tout a t dj.
annonc; et on annonce maintenant ce qui suivra. L'origine du rite
se perd dans l'origine des temps; ce qui importe en lui, c'est qu'il
constitue une rgle qui est dj. prsente, dj 1s. Contrairement au
cas prcdent, le prsent pur ou a authentique , que l'on ressent
pleinement comme tel, n'existe pas. Dans les deux cas, le temps est en
quelque sorte suspendu, mais de manire inverse : la premire fois,
par l'hypertrophie du prsent, la seconde, par sa disparition.
La Qute du Graal connat, comme tout rcit, l'une et l'autre
logiques. Lorsqu'une preuve se droule et que nous ne savons pas
comment elle se terminera; lorsque nous la vivons avec le hros
instant aprs instant et que le discours reste coll l'vnement : le
rcit obit videmment la logique narrative et nous habitons le
prsent perptuel. Lorsque, au contraire, l'preuve est engage et
qu'il est annonc que son issue a t prdite depuis des sicles, qu'elle
n'est plus par consquent que l'illustration de la prdiction, nous
sommes dans l'ternel retour et le rcit se droule suivant la logique
rituelle. Cette seconde logique ainsi que la temporalit du type
ternel retour sortent ici vainqueurs du con it entre les deux.
72
La qute du rcit
advenue telle
astres: Dits
de Quitte
troisime
GHCI
gin OFG.
mon
hLe
avant
de
Boliort
Le Grau!
73
74
La qute du rcit
'
Le Grau!
75
interprtations et des rcits enchsss indique que les deux ont une
fonction semblable. La signi ance du rcit se ralise maintenant
travers les histoires enchsses. Lorsque les trois compagnons et la
sur de Perceval montent sur la nef, tout objet s'y trouvant devient le
prtexte d'un rcit. Plus mme : tout objet est l'aboutissement d'un
rcit, son dernier chanon. Les histoires enchsses supplent un
dynamisme qui manque alors dans le rcit-cadre z les objets deviennent hros de l'histoire, tandis que les hros smmobilisent comme des
objets.
La logique narrative est battue en brche tout au long du rcit.
Il reste cependant quelques traces du combat, comme pour nous
rappeler son intensit. Ainsi de cette scne effrayante o Lyonnel,
dchan, veut tuer son frre Bohort; ou de cette autre, o la demoiselle, soeur de Perceval, donne son sang pour sauver une malade.
Ces pisodes sont parmi les plus bouleversante du livre et il est en
mme temps difficile d'en dcouvrir la fonction. Ils servent, bien sr,
caractriser les personnages, renforcer l << atmosphre ; mais on a
aussi 1e sentiment que le rcit a repris ici ses droits, qu'il parvient
merger, par-del les innombrables grilles fonctionnelles et signi antes,
dans la non-signi cation qui se trouve aussi tre la beaut.
Il a comme une consolation de trouver, dans un rcit o tout
est organis, o tout est signi ant, un passage qui af che audacieusement son non-sens narratif et qui forme ainsi le meilleur loge possible
du rcit. On nous dit par exemple : << Galaad et ses deux compagnons
chevauchrent si bien qu'en moins de quatre jours ils furent au bord
de la mer. Et ils auraient pu y arriver plus tt, mais ne sachant pas
trs bien le chemin, ils n'avaient pas pris le plus court. a Quelle
importance? Ou encore, de Lancelot z 1l regarda tout autour,
sans y dcouvrir son cheval; mais aprs l'avoir bien cherch, il le
retrouva, le sella et monta. Le dtail inutile est peut-tre, de tous,
le plus utile au rcit.
LA QUTE DU GRAAL
76
La qute du rcit
Le Grau!
77
Saint-Graal...
'18
La qute du rcit
Le Graal
79
habituels.
L'intgration du rcit dans ces chanes d'quivalence; et d'oppositions a une importance particulire. Ce qui apparaissait comme
un signi irrductible et dernier l'opposition entre Dieu et le
dmon, ou la vertu et le pch, ou mme, dans notre cas, la virginit
et la luxure n'est pas tel, et ceci grce au rcit. Il semblait premire
vue que Pcriture, que le Livre Saint constituait un arrt au renvoi
perptuel d'une couche de signi cations l'autre; en fait cet arrt
est illusoire car chacun des deux termes qui forment l'opposition
de base du dernier rseau dsigne, son tour, le rcit, le texte, c'est-dire la toute premire couche. Ainsi la boucle est ferme et le
recul du <4 sens dernier ne s'arrtera plus jamais.
De ce fait, le rcit apparat comme le thme fondamental de la
Qute du Graal (comme il l'est de tout rcit, mais toujours diffremment). En d nitive, la qute du Graal est non seulement qute d'un
code et d'un sens, mais aussi d'un rcit. Signi cativement, les derniers
mots du livre en racontent l'histoire : le dernier chanon de l'intrigue
est la cration de ce rcit mme que nous venons de lire. Et lorsque
Bohort eut narre les aventures du Saint-Graal telles qu'il les avait
vues, elles furent mises en crit et conserves dans la bibliothque
de Salebires, d'o Matre Gantier Map les tira; il en tson livre
30
La qute du rcit
C6 BHBEU... D
6. Le secret du rcit:
Henry lames
les romans
On connat mieux bien qu'en France pas assez
de Henry lames, alors que les nouvelles constituent une bonne
moiti de son uvre (ce n'est pas l un cas exceptionnel : le public
prfre le roman la nouvelle, le livre long au texte court; non
pas que la longueur soit considre comme critre de valeur, mais
plutt parce quon na pas le temps, la lecture d'une uvre brve,
d'oublier que ce n'est l que de la littrature et non la <4 vie ).
Si presque tous les grands romans de James sont traduits en franais,
un quart seulement des nouvelles l'est. Ce ne sont cependant pas de
simples raisons quantitatives qui me poussent vers cette partie de
son uvre : les nouvelles y jouent un rle particulier. Elles {apparentent en quelque sorte des tudes thoriques : lames y pose les
grands problmes esthtiques de son uvre, et il les rsout. Par ce
fait, les nouvelles constituent une voie privilgie, que j'ai choisie
pour nfintroduire dans cet univers complexe et fascinant.
Les exgtes ont presque toujours t drouts. Les critiques contemporains et postrieurs se sont trouvs d'accord pour affirmer que
les uvres de Jaines talent parfaites du point de vue << technique n.
Mais tous se sont mis d'accord aussi pour leur reprocher le manque
de grandes ides, Pabsence de chaleur humaine; leur objet tait trop
peu important (comme si le premier signe de l'oeuvre dart n'tait
prcisment de rendre impossible la sparation des techniques
et des <4 ides ). James tait rang parmi les auteurs inaccessibles au
lecteur commun; on laissait aux professionnels le privilge de goter
son uvre par trop complique.
Le secret du rcit
B2
Il
Dans la clbre nouvelle PImage dans le tapis (1896) Jamcs raconte
qu'un jeune critique, venant d'crire un article sur un des auteurs
qu'il admire le plus Hugh Vereker , le rencontre par hasard
peu aprs. L'auteur ne lui cache pas qu'il est du par l'tude qui lui
est consacre. Ce n'est pas qu'elle manque de subtilit; mais elle ne
parvient pas nommer le secret de son oeuvre, secret qui en est la fois
le principe moteur et le sens gnral. Il y a dans mon uvre une
ide, prcise Verclcer, sans laquelle je ne me serais pas souci le moins
du monde du mtier d'crivain. Une intention prcieuse entre toutes.
La mettre en oeuvre a t, me semble-t-il, un miracle d'habilet et de
persvrance... Il poursuit sa carrire, mon petit tour de passe-passe,
travers tous mes livres, et le reste en comparaison n'est que jeux en
surface. Press parles questions de son jeune interlocuteur, Vereker
ajoute : Tout l'ensemble de mes efforts lucides n'est pas autre chose
- chacune de mes pages et de mes lignes, chacun de mes mots. Ce
qu'il y a trouver est aussi concret que Poiseaudans la cage, que
l'appt de Phameon, que le bout de fromage dans la sonricirc.
C'est ce qui compose chaque ligne, choisit chaque mot, met un point
sur tous les i, trace toutes les virgules.
Le jeune critique se lance dans une recherche dsespre (<4 une
obsession qui devait jamais me hanter ); revoyant Vcreker, il essaie
d'obtenir plus de prcisions : Je hasardai que ce devait tre un lment fondamental du plan d'ensemble, quelque chose comme une
image complique dans un tapis d'orient. Vereker approuva chaleuw
reusement cette comparaison et en employa une autre : C'est le l,
dit-il, qui relie mes. perles".
Relevons le d de Verelcer au moment o nous approchons l'oeuvre
de Henry James (celui-l disait en effet : C'est donc naturellement
ce que devrait chercher le critique. c'est mme mon avis,... ce que le
Henry Jamais
83
34
Le secret du rcit
des
comme
lames
qrdre
de
et
crits. Ainsi
continue
une
dit
toiialits
III
85
Henry lames
vertes.
35
Le secret du rcit
87
Henry Jamcs
terme
-
ce
appliquer
tlgraphiste et son amie, Mrs. Jordan. Le futur poux de cette
dernire, Mr. Dralce, a t pris au service de lady Bradeen; ainsi
aider son amie a
Mrs. Jordan pourra - quoique bien faiblement
comprendre le destin de lady Bradeen et du capitaine Everard. La
comprhension est rendue particulirement difficile par le fait que la
tlgraphiste fait semblant de savoir beaucoup plus qu'elle ne sait.
pour ne pas shumilier devant son amie; par ses rponses ambigus
elle empche certaines rvlations :
Comment, vous ne connaissez pas le scandale? [demande Mrs. Jordan] (...) Elle prit un instant position sur la remarque suivante : Oh!
il n'y a rien eu de public. Il ne faut pas cependant surestimer les
connaissances de l'amie : lorsqu'elle est interroge lit-dessus, Mrs. Jordan continue :
Eh bien, il s'est trouv compromis.
Son amie s'tonna :
Comment cela?
Je n'en sais rien. Quelque chose de vilain. Comme je vous l'ai
dit, on a dcouvert quelque chose.
1l n'y a pas de vrit, il n'y a pas de certitude, nous en resterons
quelque chose de vilain >>. La nouvelle une fois termine, nous ne
pouvons pas dire que nous savons qui tait le capitaine Everard;
simplement, nous Pignorons un peu moins qu'au dbut. L'essence n'est
pas devenue prsente.
Lorsque le jeune critique, dans IImage dans le tapis, cherchait le
secret de Vereker, il avait pos la question suivante : Est-ce quelque
chose dans le style? ou dans la pense? Un lment de la forme? ou
du fond? Vereker avec indulgence me serra de nouveau la main et
ma question me tl'effet d'tre bien balourde... On comprend la
condescendance de Vereker et si l'on nous posait 1a mme question
propos de l'image dans le tapis de Henry lames, nous aurions autant
de di cults donner une rponse. Tous les aspects de la nouvelle
participent du mme mouvement; en voici la preuve.
On a relev depuis longtemps (Jamcs lui-mme l'avait fait) une
proprit technique s de ces rcits : chaque vnement est dcrit ici
travers la vision de quelqu'un. Nous nzpnrenons pas directement
33
Le secret du rcit
la vrit sur sir Dominick Ferrand mais par le biais de Peter Baron;
en fait, nous, lecteurs, ne voyons jamais rien d'autre que la conscience
de Baron. Il en est de mme pour Dans la cage le narrateur ne met
aucun moment devant les yeux du lecteur les expriences d'Everard et
de lady Bradcen, mais seulement l'image que s'en fait la tlgraphiste.
Un narrateur omniscient aurait pu nommer l'essence; la jeune lle
n'en est pas capable.
James chrissait par-dessus toufcette vision indirecte, that magnicentand masterly indirectness , comme il l'appelle dans une lettre,
et avait pouss l'exploration du procd trs loin. Il dcrit ainsi
lui-mme son travail : << Je dois ajouter la vrit que tels qu'ils taient
[les Moreens, personnages de la nouvelle PIvcg] ou tels qu'ils
peuvent apparatre prsent dans leur incohrence, je ne prtends pas
les avoir rellement rendus "; tout ce que jai donn dans Plve,
c'est la vision trouble que le petit Morgan avait d'eux, re te dans
la vision, suffisamment trouble elle aussi, de son dvou ami. On ne
voit pas directement les Moreens; on voit la vision que X a de la vision
d'Y qui voit les More-eus. Un cas plus complexe encore apparat la
nde Dans la cage nous observons la perception de la tlgraphiste,
portant sur celle de Mrs. Jordan, qui elle-mme raconte ce qu'elle a
tir de Mr. Drake qui, son tour, ne connat que de loin le capitaine
Everard ct lady Bradeenl
Parlant de lui-mme la troisime personne, lames dit encore :
<< Port voir au travers" -- voir une chose travers une autre,
en consquence, puis d'autres choses encore travers celle-l
il
s'empare, trop avidement peut-tre, chaque expdition, d'autant de
choses que possible en chemin. >> Ou dans une autre prface : << Je
trouve plus de vie dans ce qui est obscur, dansce qui se prte l'interprtation que dans le fracas grossier du premier plan. >> On ne sera
donc pas tonn de ne voir que la vision de quelqu'un ct jamais
directement l'objet de cette vision; ni mme de trouver dans les pages
de James des phrases du genre : Il savait que je ne pouvais vraiment
pas l'aider, et que je savais qu'il savait que je ne le pouvais pas , ou
encore : Oh, aidez-moi prouver les sentiments que, je le sais, vous
savez que je voudrais pi-ouvert...
Mais cette technique des visions, ou des points de vue, dont on a
tant crit, n'est pas plus technique que, disons, les thmes du texte.
Nous voyons maintenant que la vision indirecte s'inscrit chez James
.-
Henry lames
39
synecdoque.
James reste pendant assez longtemps dans le sillage de Flaubert.
Lorsque je parlais de ses annes d'exercice . c'tait pour voquer
ces textes prcisment o il conduit l'emploi de la synecdoque sa
perfection; on trouve des pages semblables jusqu' la nde sa vie.
Mais dans les nouvelles qui nous proccupent, lames a fait un pas
de plus : il a pris conscience du postulat sensualiste (et anti-essentialiste) de Flaubert et, au lieu de le conserver comme un simple
Le secret du rcit
Restant
dessin semblable
situation
la
la
elleunime.
et
Henry lames
9l
92
Le secret du rcit
change over the counter, the peuple, she had fallen into the habit of
remembering and tting together with others, and of having her
theories and interprtations of, kept of before her their long procession and rotation. s) Si l'on extrait de cette phrase enchevtre la
proposition de base, on obtient : Il y avait des moments cules gens
ne cessaient de d lerdevant elle. ( There were times when... the
people... kept of before her their long procession and rotation. a)
Mais autour de cette vrit banale et plate s'accumulent d'innombrables particularits, dtails, apprciations, bien plus prsents que le
noyau de la phrase principale, qui, cause absolue, a provoqu ce
mouvement mais ne reste pas moins dans une quasi-abscisse. Un stylisticien amricain, R. Ohmann, remarque propos du style de James :
<< La grande partie de sa complexit rsulte de cette tendance l'enchssement; (...) les lments enchsss ont une importance in niment
plus grande que la proposition principale. a La complexit -du style
jamesien, prcisonsde, tient uniquement ce principe de construction,
et nullement une complexit rfrentielle, par exemple psychologique.
Le style et les sentiments , la forme et le fond disent tous
la mme chose, rptent la mme image dans le tapis.
IV
Cette variante du principe gnral nous permet de percer le secret
jour : Peter Baron apprend, la fin de la nouvelle,ce dont la recherche
constituait le ressort du rcit; 1a tlgraphiste aurait pu, la rigueur,
connatre la vrit sur le capitaine Everard; nous sommes donc dans
le domaine du cach. Il existe cependant un autre cas o 1 absence
ne se laisse pas vaincre par des moyens accessibles aux humains :
la cause absolue est ici un fantme. Un tel hros ne risque pas de passer
inaperu, si l'on peut dire : le texte s'organise naturellement autour de
sa recherche.
On pourrait aller plus loin et dire z pour que cette cause toujours
absente devienne prsente, il faut queile soit un fantme... Car du
fantme, assez curieusement, Henry lames parle toujours comme d'une
prsence. Voici quelques phrases, tires au hasard des dilrentes
nouvelles (il s'agit toujours dun fantme) z << Sa prsence exerait
93
Henry lames
Il a une
une vritable fascination. a Il a. une prsence totale.
prsence remarquable. "prsence aussi formidable... a A ce
moment, il tait, au sens le plus absolu, une vivante, une dtestable,
une dangereuse prsence. n << Il eut un froid dans le dos ds que disparut la dernire ombre du doute quant l'existence cet endroit d'une
autre prsence que la sienne propre. n Quelle que ft cette forme de
1a prsence qui attendait 1a son dpart, elle n'avait jamais t
sensible ses nerfs que lorsqu'il atteint le point o la certitude
dit venir. N'tant-il pas maintenant en la prsence la plus directe
de quelque activit inconcevable et occulte? >> a jetait Pombre, a
surgissait de la pnombre, ctait quelqu'un, le prodige d'une prsence
personnelle. >> Et ainsi de suite, jusqu' cette formule lapidaire et
faussement tautologique : <4 La. prsence devant lui tait une prsence.
lfessenee n'est jamais prsente sauf si elle est un fantme, cst--dire
l'absence par excellence.
Une quelconque nouvelle fantastique de James peut nous prouver
l'intensit de cette prsence. Sir Edmiand Orme (1891; traduit
Histoires de fantmes) raconte l'histoire d'un jeune homme qui
voit soudain apparatre, aux cts de Charlotte Martien, la jeune
lle qui1 aime, un trange personnage ple qui passe curieusece
ment inaperu pour tous sauf pour notre hros. La premire
visible-invisible sassoit ct de Charlotte dans l'glise. <4 Ctait un
jeune homme ple, habill en noir, qui avait l'air dun gentleman.
Le voici ensuite dans un salon : Sa tenue avait quelque chose de
distingu, et il semblait diffrent de son entourage. (...) Il restait sans
parler, jeune, ple, beau, ras de prs, correct, avec des yeux bleus
extraordinairement clairs; il y avait en lui quelque chose de dmod,
la manire d'un portrait des annes passes : sa tte, sa coiffure. Il
tait en deuil... l) Il s'introduit dans la plus grande intimit, dans les
tte--tte des deux jeunes gens : Il restait l, me regardant avec une
attention inexpressive qui empruntait un air de gravit sa sombre
lgance. Ce qui amne le narrateur conclure z << De quelle essence
trange il tait compos, je l'ignore, je nai aucune thorie l-dessus.
C'tait un fait aussi positif, individuel et d nitifque n'importe lequel
.
d'entre nous (autres mortels).
Cette a prsence a du fantme dtermine, on sen doute, Pvolution
des rapports entre le narrateur et Charlotte, et, plus gnralement, le
dveloppement de l'histoire. La mre de Charlotte voit aussi le fantme
-
aussi
aurait
dans
fois
94
Le secret du rcit
et le reconnat bien : c'est celui d'un jeune homme qui s'est suicid
lorsqu'il s'est vu rejet par elle, objet de son amour. Le fantme
revient pour s'assurer que la coquetterie fminine ne jouera pas un
mauvais tour au soupirant de la llede celle qui a provoqu sa mort.
A la n,Charlotte dcide d'pouser le narrateur, la mre meurt et le
Henry lames
95
'
96
Le secret du rcit
par celui des autres {c Est-il possible d'avoir une si horrible prvention, mademoiselle! Mais o voyez-vous la moindre chose?
s'exclame la gouvernante; et la petite Flora, l'un des enfants : Je ne
sais pas ce que vous voulez dire. Je ne vois personne. Je ne vois rien.
Je n'ai jamais rien vu. s) Cette contradiction va si loin qu' la n
un soupon terrible s'lve mme chez l'institutrice : tout coup, de
ma piti mme pour le pauvre petit surgit l affreuse inquitude
de penser qu'il tait peut-tre innocent. Pour "le moment, l'nigme
tait confuse et sans fond.
car s'il tait innocent. grand Dieu.
qwtais-je donc, moi?
Or il n'est pas di icile de trouver des explications ralistes aux
hallucinations de l'institutrice. C'est une personne exalte et hypersensible; d'autre part, imaginer ce malheur serait l'unique moyen
d'amener la proprit l'oncle des enfants dont elle est secrtement
amoureuse. Elle-mme prouve le besoin de se dfendre contre une
accusation de folie : sans paratre douter de ma raison, elle accepta
la vrit , dit-elle de la gouvernante, et plus tard : << je sais bien
que je vous parais folle... Si l'on ajoute cela que les apparitions
se produisent toujours l'heure du crpuscule ou mme la nuit
et que d'autre part certaines ractions des enfants, autrement
tranges, s'expliquent facilement par la force suggestive de l'institutrice elle-mme, il ne reste plus rien de surnaturel dans cette
histoire, nous nous trouvons plutt en face de la description d'une
nvrose.
Cette double possibilit d'interprtation a provoqu une interminable discussion parmi les critiques : les fantmes existent-ils vraiment
dans le Tour d'cran, oui ou non? Or la rponse est vidente : en
maintenant l'ambigut au cur de l'histoire, James n'a fait que se
conformer aux rgles du genre. Mais tout n'est pas conventionnel
dans cette nouvelle : alors que le rcit fantastique canonique, tel que
le pratique le x1119 sicle, fait de Phsitaton du personnage son thme
principal et explicite, chez James cette hsitation reprsente est
pratiquement limine, elle ne persiste que chez le lecteur : aussi bien
le narrateur de Sir Edmund Orme que celui du Tour d'cran sont
convaincus de la ralit de leur vision.
En mme temps, on retrouve dans ce texte les traits du rcit jamesien que l'on a dj observs ailleurs. Non seulement toute l'histoire
est fonde sur les deux personnages fantomatiques, Miss Jessel et
Henry
Jaunes
97
Le secret du rcit
98
aussi.
-- Vous me vtcs?
Je le vis.
-Il vous tait apparu. (...)
I! ne 1n'est pas apparu.
Vous vous tes apparu vcuemme. s
Cependant, la dernire phrase rai rme la di rence : Et il n'est
pas - non, il n'est pas vous, murmure Alice Staverton. Le dcentrement s'est gnralis, le moi est aussi incertain que l'tre.
Henry James
100
Le secret du rcit
Henry James
101
Au dbut, Marma
duite ne fait qu admirerles parents de la jeune llequi se comportent
comme si elle n'tait pas morte; ensuite il commence penser comme
eux pour conclure la n(selon les paroles de son ancienne amie
Lavinia) : Il croit l'avoir connue. Un peu plus tard encore, Lavinia
dclare : <4 Il a t amoureux d'elle. >> Suit leur mariage s, aprs
quoi Maud-Evelyn meurt ( I1 a perdu sa femme , dit Lavinia
pour expliquer son habit de deuil). Marmaduke mourra son tour,
mais Lavinia conservera sa croyance.
Comme habituellement chez lames, 1e personnage, central et absent,
de Maud-Evelyn n'est pas observ directement mais travers de
multiples re ets. Le rcit est fait par une certaine lady Emma, qui
tire ses impressions des conversations avec Lavinia, laquelle son
tour rencontre Marmaduke. Celui-ci ne connat cependant que les
parents de Maud-Evelyn, les Dedriclc, qui voquent le souvenir de
leur lle; la << vrit est donc dforme quatre fois! De plus, ces
visions ne sont pas identiques mais forment galement une gradation.
Pour lady Emma, il s'agit simplement d'une folie (s tait-il compltement assott, ou entirement vnal? n) : elle vit dans un monde o
l'imaginaire et le rel forment deux blocs spars et impermables.
Lavinia obit aux mmes normes mais elle est prte accepter l'acte
de Marmaduke qu'elle juge beau : Ils sllusionnent eux-mmes,
certes, mais par suite d'un sentiment qui (...) est beau quand on en
entend parler , ou encore : <4 Bien sr, ce n'est l qu'une ide, mais
il me semble que l'ide est belle. Pour Marmaduke lui-mme, la
mort n'est pas une aventure vers le non-tre, elle n'a fait, au contraire,
que lui donner la possibilit de vivre l'exprience la plus extraordinaire
(<4 La moralit de ces mots semblait tre que rien, en tant quexprience des humaines dlices, ne pouvait plus avoir d'importance
particulire ). En n les Dedriclr prennent l'existence de MaudEvelyn tout fait . la lettre : ils communiquent avec elle par l'intermdiaire des mdiums, etc. On a l une exempli cation de quatre
attitudes possibles envers l'imaginaire ou, si l'on prfre, envers le
sens gurd'une expression : l'attitude raliste de refus et de condamu
nation, l'attitude esthtisante d'admiration_ _mle (l'incrdulit,
l'attitude potique qui admet la coexistence de l'tre et du non-tre,
en nl'attitude nave qui consiste prendre le gur la lettre.
On a vu que dans leur composition, les nouvelles de lames taient
102
Le secret du rcit
tournes vers le pass : la. qute d'un secret essentiel, toujours vaneseent, impliquait que le rcit soit une exploration du pass plutt
qu'une progression dans le futur. Dans Maud-Eveban, le pass devient
un lment thmatique, et sa glori cation,une des principales a rmatiens de la nouvelle. La seconde vie de Maud-Evelyn est le rsultat
de cette exploration : a C'est le rsultat graduel de leur mditation du
pass; le pass, de cette faon, ne cesse de grandir. L'enrichissement
par le pass ne connat pas de limites; c'est pourquoi les parents de
la jeune lleempruntent cette voie : Voyez-vous, ils ne pouvaient
pas faire grand-chose, les vieux parents (...) avec l'avenir; alors, ils
ont fait ce qu'ils pouvaient, avec le pass. Et il conclut : Plus nous
vivons dans le pass, plus nous y trouvons de choses. Se limiter
au pass signi e : refuser l'originalit de l'vnement, considrer
qu'on vit dans un monde de rappels. Si l'on remonte la chane des
ractions pour dcouvrir le mobile initial, le commencement absolu,
on se heurte soudain la mort, la npar excellence. La mort est
l'origine et l'essence de la vie, le pass est le futur du prsent, la
rponse prcde la question.
Le rcit, lui, sera toujours l'histoire d'un autre rcit. Prenons
une autre nouvelle dont un mort constitue le ressort principal, la
Note du temps (1900; traduit dans le Dernier des Valerii). De mme
que dans les Amis des amis on tentait de reconstruire le rcit impossible dun amour au-del de la mort, ou dans Maud-Eveiyn, celui de
la vie d'une morte, on essaie dans la Note du temps de reconstituer
une histoire qui a eu lieu dans le pass et dont le protagoniste central
est mort. Non pour tous, cependant. Mrs. Bridgenorth garde le
souvenir de cet homme qui tait son amant, et dcide un jour de
commander son portrait. Mais quelque chose l'arrte dans son dessein
et elle demande, non son portrait, mais le portrait d'un gentleman
distingu, de n'importe qui, de personne. La femme peintre qui doit
excuter la commande, Mary Tredick, connaissait, par concidence,
ce mme homme; il vit pour elle aussi mais di remment : dans
le ressentiment, dans la haine qui ont suivi le geste par lequel elle a
t abandonne. Le portrait, magni quement russi, non seulement
continue la vie de cet homme jamais nomm, mais lui permet aussi
d'entrer nouveau en mouvement. Mrs. Bridgenorth triomphe :
clle le possde ainsi doublement. L'atmosphre autour de nous.
toute vivante, attestait que par une brusque amberefoule elle s'tait
'
Henry lames
103
104
Le secret du rcit
Henry Jantes
105
Alors Stransom peut con er son amie sa propre vie dans la mort
et il expire entre ses bras, tandis qu'elle ressent une immense terreur
s'emparer de son cur.
VI
Nous voici confronts- la dernire variante de cette mme image
dans le tapis : celle o la place qubccupaent successivement le cach,
le fantme et le mort se trouve prise par l'uvre d'art. Si d'une
manire gnrale la nouvelle a tendance devenir, plus que le roman,
une mditation thorique, les nouvelles de James sur l'art reprsentent
de vritables traits de doctrine esthtique.
La Chose authentique (1392; traduit dans le Dernier des Valeru)
est une parabole assez simple. Le narrateur, un peintre, reoit un jour
la visite d'un couple qui porte tous les indices de la noblesse. L'homme
et la femme lui demandent de poser pour des illustrations de livres,
qu'il pourrait faire, car ils sont rduits un tat d'extrme pauvret.
Ils sont srs de convenir bien ce rle car le peintre doit reprsenter
prcisment des gens des classes aises auxquelles ils appartenaient
106
Le secret du rcit
non-authentique.
Lart nest donc pas la reproduction d'une ralit , il ne vient
pas la suite de celle-ci en limitant; il demande des qualits toutes
diffrentes et tre authentique peut mme, comme dans le cas
prsent, nuire. Dans le domaine de Part, il n'y a rien qui soit pralable
l'oeuvre, qui soit son origine; c'est l'oeuvre d'art elle-mme qui est
originelle, c'est le secondaire qui est le seul primaire. D'o, dans
les comparaisons de Jaunes, une tendance expliquer la nature
par 1 art , par exemple : un ple sourire qui fut comme une
ponge humide passe sur une peinture ternie , un salon est toujours, ou devrait tre, une manire de tableau u, elle ressemblait
Henry lames
107
Libre
Le secret du rcit
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Henry lames
109
l'anecdote.
dans
lmentaires.
Nous
Le secret du rcit
110
l'attraper.
Il reste une ultime tape franchir et Gedgc n'hsite pas : r: En fait,
il n'y a pas d'auteur; cast--dire, pas d'auteur dont on pourrait traiter.
Il y a tous ces gens immortels dans l'uvre; mais il n'y a personne
d'autre. Non seulement l'auteur est un produit de l'uvre, c'est
aussi un produit inutile. L'illusion de l'tre doit tre dissipe; une
telle Personne n'existe pas a.
L'intrigue de cette nouvelle reprend la mme ide (que l'on trouvait
jusque-l dans les rpliques de Gedge). Au dbut, le conservateur
du muse avait essay de dire au public la vrit; cela lui avait valu la
menace d'tre renvoy de son poste. Gedge choisit alors une autre
voie : au lieu de rduire son discours au minimum que les faits
permettent, il Pampli e jusqu' l'absurde, en inventant des dtails
inexistants mais vraisemblables sur la vie du Pote dans sa maison
natale. << C'tait une faon comme une autre, en tout cas, de rduire
l'endroit l'absurde : le dbordement a le mme sens que l'effacement. Les deux moyens se distinguent cependant par une proprit
importante : alors que Ie premier n'tait que l'nonciation de la vrit,
ic second a pour lui les avantages de l'art : le discours de Gedge est
admirable, c'est une uvre d'art autonome. Et la rcompense ne tarde
pas : au lieu d'tre renvoy, Gedge voit, la nde la nouvelle, son
salaire doubl cause de tout ce qu'il a fait pour 1e Pote...
Les toutes dernires nouvelles de J arnes se gardent d'une formulation
aussi catgorique de quelque opinion que ce soit. Elles restent dans
Pindcision, dans l'ambigut, des nuances attnuent les couleurs
franches de jadis. Le Gant de velours (1909; traduit dans le Dernier des
Valerii) reprend le mme problme de la relation entre 1' art i) et la
u vie , mais pour donner une rponse beaucoup moins nette. John
Berridge est un crivain succs; dans un salon mondain, il rencontre
deux personnages admirables, le Lord et la Princesse, qui incarnent
-
Henry Jantes
111
tout ce dont il a toujours rv, qui sont des Olympiens descendus sur
terre. La Princesse joue l'amoureuse avec Berridge ct il est prt
perdre la tte lorsqu'il s'aperoit qu'elle lui demande une seule chose :
Le secret du rcit
112
sublime et lui-mme ressemble aux lointaines cratures romanesques ; la Princesse ne saurait vivre une aventure si celle-ci n'a pas
<4 l'attrait total du romanesque . Croyant que la Princesse l'aime,
Berridge ne peut comparer son propre sentiment autre chose qu'aux
livres z <1 C'tait un terrain sur lequel il s'tait dj risqu dans ses
pices de thtre, sur scne, sur le plan artistique, mais sans jamais oser
rver qu'il obtiendrait de telles ralisations sur le plan mondain. a
Ce n'est donc pas la vie qui est a irmcface au roman, mais plutt
le rle du personnage par rapport celui de l'auteur.
D'ailleurs, John Bcrridgc russit aussi peu devenir un avenant
berger , que la Princesse, une romancire gros tirage. De mme que
Clare Vawdrey, dans la Vie prive, ne pouvait tre la fois grand
crivain et homme du monde brillant, ici Berridgc doit retourner sa
condition non romanesque de romancier - aprs un geste romanesque
(il embrasse la Princesse) destin prcisment . empcher celle-ci de
se comporter en romancire! L'art et la vie sont incompatibles, et
c'est avec une amertume sereine que Berridge rfexclamera la n:
<4 Vous tes le Roman (Romance) mmemi Que vous faut-il de plus?
lames laisse au lecteur de dcider de quel ct se porteront ses prfrences; et on commence percevoir l un renversement possible de
l image dans le tapis .
VII
Le secret essentiel est ie moteur des nouvelles de Henry Jaunes, il
dtermine leur structure. Mais il y a plus : ce principe d'organisation
devient le thme explicite d'au moins deux d'entre elles. Ce sont, en
quelque sorte, des nouvelles mtalittraires, des nouvelles consacres
au principe. constructif de la nouvelle.
J'ai voqu la premire au dbut mme de cette discussion : c'est
I'Image dans le tapis. Le secret dont Vereker avait rvl l'existence
devient une force motrice dans la vie du narrateur, ensuite dans celle
de son ami George Corvick, de la ancect femme de celui-ci, Gwendolen Erme; en n, du second mari de cette dernire, Drayton Deane.
Corvick a irme un moment qu'il a perc jour le secret, mais il
Henry James
113
,,P
114
'
Le secret du rcit
P____,__
115
Henry lames
l'existence d'un secret, comment se faitil qu'aujourd'hui nous pouvons nommer lc secret, rendre l'absence prsente? Ne trahissons-nous
VIII
Henry Jamcs est n en 1843 New York. Il vit en Europe depuis
1875, d'abord Paris, ensuite Londres. Aprs quelques brves
meurt
visites aux tats-Unis, il devient citoyen britannique
Chelsea en 1916. Aucun vnement ne marque sa vie; 1l la passe
crire des livres : une vingtaine de romans, des nouvelles, des pices de
thtre, des articles. Sa vie, autrement dit, est parfaitement insigniante (comme toute prsence) : son uvre, absence essentielle,
s'impose d'autant plus fortement.
et
118
Les
transformations narratives
LECTURE
Les
l 19
fournir des renseignements soit sur les tats, soit sur les procs concer-
leurs
ces
enfremte.
120
Les
transformations narratives
quteur accepte de ragir, ou s'y dcide. 1l. I..e hros quitte la maison n, etc. Comme on sait, le nombre total de s fonctions est de 31,
et, selon Propp, chacune d'elles est indivisible et incomparable aux
autres.
Il snf tcependant de comparer deux par deux les propositions cites
pour s'apercevoir que les prdicats possdent souvent des traits
communs et opposs; qu'il est donc possible de dgager des catgories
sous-jacentes qui d nissent la combinatoire. dont les fonctions de
Propp sont les produits. On retournera ainsi contre Propp le reproche
qu'il adressait lui-mme son prcurseur Veselovski : le refus de
pousser l'analyse jusqu'aux plus petites units (en attendant qu'on le
retourne contre nous). Cette exigence n'est pas nouvelle; LviStrauss crivait dj : a Il n'est pas exclu que cette rduction puisse
tre pousse encore plus loin, et que chaque partie, prise isolment,
soit analysable en un petit nombre de fonctions rcurrentes, si bien que
plusieurs fonctions distingues par Propp constitueraient, en ralit,
le groupe des transformations d'une seule et mme fonction. Je
suivrai cette suggestion dans la prsente analyse; mais on verra que
la notion de transformation y prendra un sens assez di rent.
La juxtaposition de 1 et 2 nous montre dj une premire diffrence.
1 dcrit une action simple et qui a rellement eu lieu; 2, en revanche,
voque deux actions simultanment. Si l'on dit dans le conte : Ne dis
rien Baba Yaga, au cas o elle-viendrait (exemple de Propp), il y
a, d'une part, l'action possible mais non relle d'information de
Les
transformations
narratives
121
renseigner; mais dans le premier cas, elle est dcrite comme une
intention, dans le second, comme chose faite.
5 et 7 prsentent le mme cas : d'abord, on tente de tromper, ensuite
on trompe. Mais la situation est ici plus complexe, car en mme temps
qu'on passe de l'intention . la ralisation, on glisse du point de vue
de l'agresseur celui de la victime. Une mme action peut tre prsente dans dilfrentes perspectives : l'agresseur trompe ou a la victime tombe dans le panneau ; elle n'en reste pas moins une seule action.
9 nous permet une autre spci cation. Cette proposition ne dsigne
pas une nouvelle action mais le fait que le hros en prend connaissance. 4 dcrivait d'ailleurs une situation semblable : l'agresseur tente
de se renseigner; mais se renseigner, apprendre, savoir, est une action
de deuxime degr, elle prsuppose une autre action (ou un autre
attribut) que l'on apprend, prcisment.
Dans l0 on rencontre une autre forme dj note : avant de quitter
la maison, le hros dcide de quitter la maison. Encore une fois, on ne
peut pas mettre la dcision sur 1e mme plan que le dpart, puisque
l'une prsuppose l'autre. Dans le premier cas, l'action est un dsir, ou
une obligation, ou une intention; dans le second, elle a rellement lieu.
Propp ajoute aussi qu'il s'agit du commencement de la raction ;
mais <4 commencer u n'est pas une action part entire, c'est l'aspect
(inchoatif) d'une autre action.
Il n'est pas ncessaire de continuer pour illustrer le principe que
je dfends. On pressent dj la possibilit, chaque fois, de pousser
l'analyse plus loin. Notons cependant que cette critique fait surgir des
aspects diffrents du rcit, dont je ne retiendrai qu'un seul. On ne
s'attardera plus sur le manque de distinction entre motifs statiques et
dynamiques (adjectifs et verbes). Claude Bremond a insist sur une
autre catgorie nglige par Propp (et par Dundes) : on ne doit pas
confondre deux actions diffrentes avec deux perspectives sur la mme
action. Le perspectivisme propre au rcit ne saurait tre rduit s, il en
constitue, au contraire, une des caractristiques les plus importantes.
Ou comme l'crit Bremond : <4 La possibilit et l'obligation de passer
ainsi, par conversion des points de vue, de la perspective d'un agent
celle d'un autre, sont capitales... Elles impliquent la rcusatioxt, au
niveau de l'analyse o nous travaillons, des notions de Hros , de
Villain , etc, conues comme des dosards distribus une fois pour
toutes aux personnages. Chaque agent est son propre hros. Ses
122
Les
tranvormations
narratives
123
DESCRIPTION
le notcrai d'abord, par souci terminologique, que le mot <4 transforapparat chez Propp, avec le sens d'une transformation
smantique, non syntaxique; qu'on le retrouve chez Cl. Lvi-Strauss
et Aw]. Greimas, dans un sens semblable au mien mais, comme nous
allons le voir, beaucoup plus restreint; qu'on le rencontre en ndans la
thorie linguistique actuelle dans un sens technique, qui n'est pas
exactement le mien.
On dira que deux propositions sont en relation de transformation
lorsqu'un prdicat reste identique de part et d'autre. On se verra
aussitt oblig de distinguer entre deux types de transformations.
Appelons le premier transformations simples (ou spcifications) :
elles consistent modi er(ou ajouter) un certain oprateur spci ant
le prdicat. Les prdicats de base peuvent tre considrs comme
tant dots d'un oprateur zro. Ce phnomne rappelle, dans la
langue, le processus dkuxiliation, entendu au sens large : cist-a-dire
le cas o un verbe accompagne le verbe principal, en le spci ant
(a X commence travailler ). Il ne faut pas oublier toutefois que
je me place dans la perspective d'une grammaire logique et universelle, non de celle d'une langue particulire; on ne s'arrtera pas sur
le fait qu'en franais, par exemple, cet oprateur pourra tre dsign
par des formes linguistiques diverses : verbes auxiliants, adverbes,
particules, autres termes lexicaux.
Le deuxime type sera celui des transformations complexes (ou
ractions) caractrises par l'apparition d'un second prdicat qui
se greffe sur le premier et ne peut exister indpendamment de lui.
Alors que dans le cas des transformations simpies il n'y a qu'un
prdicat et par consquent un seul sujet, dans celui des transformations complexes 1a prsence de deux prdicats permet l'existence
d'un ou deux sujets. <4 X pense qu'il a tu sa mre est, de mme
que Y pense que X a tu sa mre , une transformation complexe
de la proposition a X a tu sa mre n.
Notons ici que la drivation dcrite est purement logique, non
psychologique : je dirai que X dcide de tuer sa mre est la transformation de X tue sa mre, bien que psychologiquement la rela-
mation
124
Les
transformations narratives
Les
I.
transformations narratives
[25
Transformations simples.
1. Transformations de mode.
126
Les
narratives
Transformations complexes.
I. Transformations d'apparence.
2.
Les
transformations narratives
127
un crime .
3. Transformations de description. Cc groupe se trouve galement
dans un rapport complmentaire avec les transformations de connaissance; il runit les actions qui sont destines provoquer la connais
sauce. Ce sera, en franais, un sous-ensemble des verbes de parole n
qui apparatra le plus souvent dans cette fonction z les verbes constatifs,
les verbes performatifs signi ant des actions autonomes. Ainsi :
raconter, dire, expliquer. Ucxemple sera alors : X (ou Y) raconte
que X a commis un crime n.
4. Tronmrmarions de supposition. Un sous-ensemble des verbes
descriptifs se rfre des actes non encore advenus, ainsi prvoir,
presscntir, souponner, s'attendre: nous sommes l en face de la
prdiction : par opposition aux autres transformations, Faction
dsigne par le prdicat principal se situe au futur, non au prsent
ou au pass. Remarquons que des transformations diverses peuvent
dnoter des lments de situation communs. Par exemple, les transformations de mode, dntention, dapparence et de supposition impliquent toutes que l'vnement dnote par la proposition principale
na pas eu lieu; mais chaque fois une catgorie diffrente est mise en
jeu. Uexemplc est devenu ici : <4 X (ou Y) pressent que X commettra
un crime .
5. Transformations de subjectivotion. Nous passons ici dans une
autre sphre : alors que les quatre transformations prcdentes
traitaient des rapports entre discours et objet du discours, connaissance et objet de la connaissance, les transformations suivantes se
rapportent Pattitude du sujet de la proposition. Les transformations
de subjectivation se rfrent des actions dnotes par les verbes
croire, penser, avoir l'impression, considrer, etc. Une telle transformation ne modi e pas vraiment la proposition principale, mais
Pattribue, en tant que constatation, un sujet quelconque : X (ou Y)
Les
123
transformations MPFGVGS
a.
Les
transformations
narratives
129
130
Les
transformations
narratives
Les
l)
2)
3)
4)
5)
6)
prdiction
nigme pose
fausse accusation
prsentation dforme des faits
motif
13]
-- rapport
132
Les
transformations
Ouvrages cits
R. Barthcs, et L, Potique du rcit, Paris, Seuil, 1977.
C. Brernond, Logique du rcit, Paris, Seuil, 1973.
A.-J. Greimas, Smantique structurale, Paris, Iarousse, 1966.
Cl- LV-SFEHBS, << La structure et la forme s), Arathrapologte structurale
deux, Paris, Plou, 1973.
"
V. Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970.
Thorie de la lttrratttre, Textes des Formalistes russes, Paris, Seuil, 1965.
8. Le jeu de Paltrite :
Notes dne souterrain
livrclet
le
dans
livre
de
lura
Dcstoevkl.
se
intress
134
Le jeu de l zltrit
cette passion ses personnages et elle est prsente dans ses livres.
Du coup. il est rare que les critiques parlent de s Dostoevski-Pcrivain , comme on disait nagure : tous se passionnent pour ses
ides n, oubliant qu'on les trouve l'intrieur de romans. Et d'ailleurs, a supposer qu'ils changent de perspective, le danger n'aurait
pas t vit, on n'aurait fait que Pinverser : peut-on tudier la
technique a chez Dostoevski, faisant abstraction des grands dbats
idologiques qui animent ses romans (Chklovslci prtendait que
Crime et Chtiment tait un pur roman policier, avec cette seule
particularit que l'effet de suspense tait provoqu par les interminables dbats philosophiques)? Proposer aujourd'hui une lecture
de Dostoevski, c'est, en quelque sorte, relever un d : on doit
parvenir . voir simultanment les ides )> de Dostoevski et sa technique sans privilgier indment les unes ou l'autre.
L'erreur courante de la critique d'interprtation (comme distincte
de celle d'audition) a t (est toujours) d'affirmer l) que Dostoevski
est un philosophe, faisant abstraction de la << forme littraire , et
2.) que Dostoevslci est un philosophe, alors que mme le regard le
moins prvenu est immdiatement frapp par la diversit des concep-
135
UIDOLOGIB DU NARRATEUR
136
Le jeu de l'altrit
venger parce qu'il trouve cela juste... Or moi je n'y vois aucune
justice, je n'y trouve aucune vertu, et par consquent, si j entreprenais
de me venger, a ne pourrait tre que par mchancet. videmment,
la mchancet pourrait l'emporter sur tout, sur tous mes doutes, et par
consquent me servir avec un succs certain de cause premire, prcisment parce que ce n'est pas une cause du tout. Mais que faire si je
ne suis mme pas mchan ... Ma hargne et une fois de plus par
suite de ces maudites lois de la conscience est susceptible de dcomposition chimique. Hop! Et voil l'objet volatilis, les raisons vapores, le coupable disparu; l'offcnse cesse d'tre une offense pour
devenir fatalit, quelque chose comme une rage de dents dont personne n'est responsable, ce qui fait qu'il ne me reste toujours que la
seule et mme issue : taper encore plus douloureusement contre le
'
mur.
Le narrateur commence par dplorer cet excs de conscience
(<4 je vous en donne ma parole, messieurs : l'excs de conscience est
une maladie, une vritable, une intgrale maladie. Pour les usages de
la vie courante, l'on aurait plus qu'a-usez d'une conscience humaine
ordinaire, dest--dire de la moiti, du quart de la portion qui revient
l'homme volu de notre malheureux xrx sicle ); mais au bout
de son raisonnement il s'aperoit que c'est tout de mme la un moindre
mal : Bien que j'aie, au dbut, port votre connaissance que la
conscience tait, mon avis, le plus grand malheur pour l'homme,
je sais cependant quil y tient et quil ne Pabandonnerait contre
aucune satisfaction. << La ndes ns, messieurs, est ne rien faire
du tout. Mieux vaut l'inaction consciente!
Cette af rmation a un corrlat : la solidarit entre conscience et
souffrance. La conscience provoque la sonlrancc, condamnant
l'homme l'inaction; mais en mme temps elle en est le rsultat :
La souifrance... mais voyons, c'est l'unique moteur de la conscicnce! Ici intervient un troisime terme, la jouissance, et nous nous
trouvons en face d'une ailirmation trs dostoevskienne ; contentons-nous pour l'instant de l'exposer sans chercher . l'expliquer. A
plusieurs reprises, le narrateur a irme qu'au sein de la plus grande
sou rancc, condition d'en prendre bien conscience, il trouvera
une source de jouissance, une jouissance qui atteint parfois le
comble de la volupt . En voici un exemple : <4 J'en arrivai au point
d'prouver une jouissance secrte, anormale, une petite jouissance
r?
137
ignoble . rentrer dans mon coin perdu par une de ces nuits particulirement dgotantes, que l'on voit Ptersbourg, et me sentir
archi-conscient d'avoir, cc jour-l, commis une fois de plus quelque
chose de dgotant, qu'une fois de plus ce qui tait fait tait fait,
et au fond de moi-mme, en secret, me ronger, me ronger belles
de l'homme souterrain.
Sans liaison visible (mais peut-tre n'est-ce l qu'une apparence),
le narrateur passe son deuxime grand thme : celui de la raison,
de sa part dans l'homme et de la valeur du comportement qui veut
138
Le jeu de l'altrit
139
140
La
Le jeu de Palrrit
DRAME
on
LA PAROLE
Notes d :m souterrain
141
[e
C'est lui aussi qui fait rver un autre personnage (Vra Pavlovira)
au palais de cristal, ce qui renvoie, indirectement, au phalanstre
de Fourier et aux crits de ses continuateurs russes. A aucun moment
donc, le texte des Notes nest simplement Pexpos impartial (Pane
ide; nous lisons un dialogue polmique dont Pautre interlocuteur
tait bien prsent lesprit des lecteurs contemporains.
A ct de ce premier rle, qu'on pourrait appeler ils (= les discours
antrieurs), surgit un second, celui de vous, ou Pinterlocntcur reprsent. Ce vous apparat des la premire phrase, plus exactement,
dans les points de suspension qui sparent << Je suis un homme malade
de u Je suis un homme mchant : le ton change de la premire
la deuxime proposition parce que le narrateur entend, prvoit une
raction apitoye la premire, qu'il refuse par la seconde. Aussitt
aprs, le vous apparat dans le texte. << Et a, jc suis sr que vous ne
me faites pas Phonneur de le comprendre. <4 Cependant, ne croyezvous pas, messieurs, que je bats ma coulpe devant vous, que jai 1air
de m'excuser de je ne sais quelle faute?... Cest cela que vous croyez,
jen suis certain... Si, agacs par tout ce verbiage (et je le sens dj,
quil vous agace), vous vous avisoz de me demander t), etc.
Cette interpellation de l'auditeur imaginaire, la formulation
de ses rpliques supposes se poursuivent tout au long du livre; et
Pimage du vous ne reste pas identique. Dans les six premiers chapitres
de la premire partie, le vous dnote simplement une raction moyenne,
celle de M. Tout-le-Monde, qui coute cette confession vreuse, rit,
se m e, se laisse agacer, etc. Dans le chapitre vu, cependapt, et jusquau chapitre x, ce rle se modi e : le vous ne se contente plus dune
raction passive, il prend position et ses rpliques deviennent aussi
longues que celles du narrateur. Cette position, nous la connaissons,
c'est celle de ils (disons, pour simpli er, celle de Tchernychevslci).
Cest eux que sadresse maintenant le narrateur en a irmant :
Car, autant que je sache, messieurs, tout votre rpertoire des avan-
142
Le jeu de l'altrit
paroles que je vous fais dire, c'est moi qui viens de les inventer. a
aussi, c'est un produit du souterrain. Je les ai pies par une petite
fente quarante ans de suite. C'est moi qui les ai inventes, c'est
tout ce que j'avais faire...
En n, le dernier rle dans ce drame est tenu par le je : par un je
ddoubl bien siir car, on le sait, toute apparition du je, toute appellation de celui qui parle, pose un nouveau contexte d'nonciation,
o. c'est un autre je, non encore nomm, qui nonce. C'est l le trait
la fois le plus fort et le plus original de ce discours z son aptitude
mlanger librement le linguistique avec le mtalinguistique, contredire l'un par l'autre, rgresser jusqu' l'in nidans le mtalinguistique. En eiet la reprsentation explicite de celui qui parle permet
une srie de gures. Voici la contradiction : J'tais un fonctionnaire mchant. Une page plus loin : En vous disant que j'tais un
fonctionnaire mchant tout l'heure, je vous ai racont des bourdes. p
Le commentaire mtalinguistique : << J'tais grossier et j'y prenais
plaisir. C'est que je ne me laissais pas graisser la patte, moi! Alors,
j'avais bien droit cette compensation. (La blague ne vaut pas cher,
mais je ne la biiferai pas. En Pcrivant, je croyais que a ferait trs
piquant; maintenant, je m'aperois que je ne cherchais qu' faire
bassement le malin, mais je ne la biiferai pasl Exprs l) Ou : << Icpoursuis tranquillement mon propos sur les gens aux nerfs solides...
Rfntatiort de soi-mme : Car je vous jure, messieurs, que je ne crois
pas . un seul, mais alors l, pas un tratre mot de ce que je viens de
gribouiller. La rgression l'in ni(exemple de la deuxime partie) :
Au fait, vous avez raison. C'est vulgaire et ignoble. Et le plus ignoble
de tout, c'est que je sois en train de me justi erdevant vous. Et plus
ignoble encore, que j'en fasse la remarque. Ahl Et puis cela suf t,
dans le fond, autrement on n'en nirajamais : les choses seront
toujours plus infmes les unes que les autres... Et tout le onzime
chapitre de la. premire partie est consacr au problme de l'criture :
pourquoi crit-il? pour qui? L'explication qu'il propose (il crit
143
Le drame que Dostoevski a mis en scne dans les Notes est celui
de la parole, avec ses protagonistes constants : le discours prsent,
le ceci; les discours absents des autres, ils; le vous ou le tu de l'allocutaire, toujours prt se transformer en locuteur; le je en ndu sujet
qui n'apparat que lorsqu'une nonciation
de l'nonciation
l'norme. L'nonc, pris dans ce jeu, perd toute stabilit, objectivit,
impersonnalit : il n'existe plus d'ides absolues, cristallisation
intangible d'un processus jamais oubli; celles-ci sont devenues
aussi fragiles que le monde qui les entoure.
Le nouveau statut de l'ide est prcisment l'un des points que l'on
trouve clairs dans l'tude de Bakhtine sur la potique de Dostoevski (et qui reprend des remarques de plusieurs critiques russes
antrieurs : Viatcheslav Ivanov, Grossman, Aslcoldov, Engelgardt).
Dans le monde romanesque non dostoevskien, que Bakhtine nomme
monologiquc, l'ide peut avoir deux fonctions : exprimer l'opinion
de l'auteur (et n'tre attribue un personnage que pour des raisons
de commodit); ou bien, n'tant plus une ide laquelle l'auteur
apporte son adhsion, servir de caractristique psychique ou sociale
au personnage (par mtonymie). Mais ds que l'ide est prise au
srieux, elle n'appartient plus personne. c Tout ce qui, dans les
consciences multiples, est essentiel et vrai, fait partie du contexte
unique de la conscience en gnral et est dpourvu d'individualit.
Par contre, tout ce qui est individuel, ce qui distingue une conscience
de l'antre et des autres, n'a aucune valeur pour la cognition en gnral,
et se rapporte l'organisation psychologique ou aux limites de la
personne humaine. En fait de vrit, il n'existe pas de consciences
individuelles. Le seul principe d'individualisation cognitive reconnu
par l'idalisme est l'erreur. Un jugement vrai n'est jamais rattach
une personne, mais satisfait un seul contexte unique fondamentalement monologique. Seule l'erreur rend individuel.
La rvolution copernicienne de Dostoevski consiste prcisment, selon Bakhtine, avoir annul cette impersonnalit et solidit
de l'ide. Ici l'ide est toujours interindividuelle et intersubjective , et sa conception cratrice du monde ne connat pas de vrit
impersonnelle et ses uvres ne comportent pas de vrits susceptibles
d'isolement . Autrement dit, les ides perdent leur statut singulier,
144
Le jeu de l'altrit
145
146
Le jeu de Pairrit
7*"
147
le doute n'tait
larmes, et pourtant, au mme moment, je savais
que tout a, je l'avais tir de Sylvio et de Mascarade
pas permis
de Lermontov. s
148
Le jeu de l'altrit
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150
Le jeu de Pultrit
151
s'tait
maintenantx.
cher
dlimi-
retrouver
Fia-?!
il dcouvre
infrieure!
de
potentiel.
On comprend maintenant que les rveries romantiques ne sont
la
pas extrieures la logique du matre et de l'esclave z elles
version rose de ce dont le comportement du matre est la version
noire. Le rapport romantique d'galit ou de gllist Puplwse
la supriorit, tout comme la bagarre prsupposait Pg lls
commentant devant Lisa leur premire rencontre, le
rend pleinement compte. On m'avait bafou, je voulais bafoue! 3
sont
i
i
l
l
a
4
narrateur en
1S2
Le jeu de l'altrit
mon tour; on m'avait trait en chilfe molle, j'ai voulu mon tour
exercer mon empire... Voil l'affaire. Et toi, tu t'es imagin que
j'tais venu exprs pour te sauver, oui? C'est de puissance que
j'avais besoin, ce jomla, j'avais besoin de jouer, de te pousser jusquaux larmes, de te rabaisser, de provoquer tes sanglots
voil de
quoi j avais besoin ce jour-lai La logique romantique est donc non
seulement constamment battue en brche par celle du matre et de
Yesclave, elle n'en est mme pas di rente; c'est d'ailleurs pourquoi
les rves roses peuvent alterner librement avec les rves << noirs .
Toute l'intrigue dans la seconde partie des Notes d'un souterrain
n'est rien d'autre qu'une exploitation de ces deux gures fondamentales dans le jeu du matre et de l'esclave : la vaine tentative d'accder
l'galit qui se solde par l'humiliation; et l'effort tout aussi vain car ses rsultats sont phmres - de se venger, ce qui n'est, dans le
meilleur des cas, qu'une compensation : on humilie et on mprise.
pour avoir t htnniii et mpris. Le premier pisode, avec l'officier,
prsente un condens des deux possibilits; ensuite elles alternent,
obissant la rgle du contraste : l'homme- souterrain est humili par
Zverlcov et ses camarades, il humilie Lisa, ensuite il est de nouveau
humili par son serviteur Apollon, et se venge encore une fois sur. Lisa;
l'quivalence des situations est marque soit par l'identit du personnage soit par une ressemblance dans les dtails : ainsi Apollon
chuintait et zzayait sans arrt, alors que Zverkov parle << en zozo
tant, chuintant et tirant les mots, ce qui ne lui arrivait pas nagure .
L'pisode avec Apollon, qui met en scne une relation concrte entre
matre et serviteur, sert afemblme l'ensemble de ces pripties si
peu capricieuses.
Berna ar n'auras
Lhomn1e souterrain sera sans cesse conduit assumer le rle
d'esclave; il en souffre cruellement; et pourtant, apparemment, il le
recherche. Pourquoi? Parce que la logique mme du matre et de
l'esclave n'est pas une vrit dernire, elle-mme est une apparence
pose qui dissimule un prsuppos essentiel, auquel il faut maintenant
accder. Ce centre, cette essence laquelle nous parvenons nous
rserve cependant une surprise : elle consiste a irmer le caractre
153
l'autre, nous dire que le simple est double, et que le dernier atome,
indivis, est fait de deux. L'homme souterrain n'existe pas en dehors
de la relation avec autrui, sans le regard de l'autre. Or ntre pas est
un mal plus angoissant encore qu'tre un rien, qu'tre esclave.
L'homme n'existe pas sans le regard de l'autre. - On pourrait se
mprendre, pourtant, sur la signi cation du regard dans les Notes
d'un souterrain. En effet, les indications le concernant, trs abondantes, semblent premire vue s'inscrire dans la logique du matre
et de l'esclave. Le narrateur ne veut pas regarder les autres, car, le
faire, il reconnatrait leur existence et, par l mme, leur accorderait
un privilge qu'il n'est pas sr d'avoir pour luinmme; autrement dit,
lc regard risque de faire de lui un esclave. a A la chancellerie o je
travaillais, je meflorais mme de ne regarder personne. Lors de
sa rencontre avec les anciens camarades d'cole, il vite avec insistance
de les regarder, il reste a les yeux baisss sur son assiette n. 3e
me suis surtout efforc de ne pas les regarder. Lorsqu'il regarde
et
quelqu'un, il essaie de mettre dans ce regard toute sa dignit
donc un d . Je les regardais avec rage, avec haine , dit-il de l'ailicier, et des camarades d'cole : Je promenais insolernment . la
ronde mon regard hbt. >> Rappelons que les mots russes prezirot
et nenavidet, mpriser et har, trs frquents dans le texte pour la
description de ce sentiment prcisment, contiennent tous deux la
racine voir ou regarder.
Les autres en font exactement autant, avec plus de succs la plupart
du temps. L'officier passe ct de lui comme s'il ne le voyait pas,
Simonov vite de le regarder , ses camarades une fois ivres refusent
de le remarquer. Et lorsqu'ils le regardent, ils le l'ont avec la mme
agressivit, en lanant le mme d .Fer tchkine<< plongeait dans mes
yeux un regard furibond , "Froudolicubov << louchait sur moi avec
mpris , et Apollon, son serviteur, se spcialise dans les regards
mprisants : Il commenait par xersur nous un regard extraordinairement svre qtifil ne dtachait pas avant plusieurs minutes,
surtout lorsqu'il venait m'ouvrir ou m'acccmpagnait jusqu' la
sortie. (...) Soudain, sans raison apparente, il entrait d'un pas souple
et feutr dans ma chambre, tandis que j'y dambulais ou que je
lisais, s'arrtait prs de la porte, passait une main derrire son dos,
avanait la jambe et braquait sur moi un regard o la svrit avait
154
Le jeu de Ihltrit
155
exprs, que m'encourager me fourrer dans des situations quivoques . Un regard, mme un regard de matre, vaut mieux que
Pabseuce de regard.
Toute la scne avec Zverkov et les camarades d'cole explique
de la mme manire. Il a besoin de leur regard; sil prend des poses
dgages, cest parce quil attend << avec impatience qu'ils madressent
la parole les premiers . Ensuite, je voulais toute force leur montrer
que je pouvais Parfaitement me passer deux; et cependant, je martelais exprs le plancher, faisais sonner mes talons . De mme avec
Apollon : il ne tire aucun pro tde ce serviteur grossier et paresseux
mais il ne peut pas non plus se sparer de lui. Je ne pouvais pas le
chasser, croire quil tait chimiquement li mon existence. (...) Je
me demande bien pourquoi, mais il me semblait quApollon faisait
partie intgrante de ce logement dont, sept annes de rang, jai t
incapable de le chasser. Voil Pexplieation du masochisme
irrationnel, rapport par le narrateur dans la premire partie et dont
les critiques ont tant ra bl z il accepte la souffrance parce que l'tat
desclave est nalement le seul qui lui assure le regard des autres;
or sans lui, Ptre nexiste pas.
En fait, la premire partie contenait dj explicitement cette affirmation, faite . partir dun postulat dfchec : Phomme souterrain nest
rien, prcisment, il nest mme pas un esclave, ou, comme il dit,
mme pas un insecte. Non seulement je uai pas su devenir mchant,
mais je uai rien su devenir du tout : ni mchant ni bon, ni crapule
ni honnte homme, ni hros ni insecte. Il rve de pouvoir sai rmer
ne serait-ce que par une qualit ngative, ainsi la paresse,
dactions et de qualits. a Je me respecterais, justement parce que je
serais capable dabriter au moins de la paresse; je possderais au
moins un attribut en apparence positif dont, moi aussi, je serais sr.
Question : qui est-il? Rponse : un paresseux; mais ccst que ce serait
diantrement agrable entendre. Donc, je possde une d nition
positive, donc on peut dire quelque chose de moi. >> Car maintenant
il ne peut mme pas dire quil n'est rien (et circonscrire la ngation
dans Pattribnt); il rfest pas, cest jusquau verbe dexistcnce lui-mme
qui se trouve ni. tre seul, cest ne plus tre.
Il y a un grand dbat, quasi scienti que, qui occupe presque toutes
les pages des Notes, portant sur la conception mme de l'homme. sur
sa structure psychique. Uhomme souterrain cherche prouver que la
Pabsence
156
'
Le jeu de l'altrit
JEU
svnroouous
157
'
158
Le jeu de l'altrit
cur s'est retourn. Alors, elle s'est jete contre ma poitrine, m'a
entour le cou et a fondu en larmes. Lisa refuse aussi bien le rle du
matre que celui de l'esclave, elle ne veut ni dominer ni se complaire
dans sa souffrance : elle aime l'autre pour lui. C'est ce jaillissement
de lumire qui fait des Notes un ouvrage beaucoup plus clair qu'on
n'est habitu le penser; c'est cette mme scne qui justi el'achvement du rcit, alors qu' la surface, celui-ci se prsente comme un
fragment tranch par le caprice du hasard : le livre ne pouvait se
terminer plus tt, et il n'y a pas de raison pour qu'il continue; comme
le dit Dostoevski dans les dernires lignes, on peut s'en tenir l .
On comprend aussi un fait qui a souvent inquit les commentateurs
de Dostoevski : nous savons par une lettre de l'auteur, contemporaine
du livre, que le manuscrit comportait, . la nde la premire partie,
l'introduction d'un principe positif : le narrateur indiquait que la
solution tait dans le Christ. Les censeurs ont supprim ce passage
lors de sa premire publication; mais, curieusement, Dostoevski ne
l'a jamais rtabli dans les ditions postrieures. On en voit maintenant
la raison : le livre aurait compt deux nsau lieu d'une; et le propos
de Dostoevski aurait perdu beaucoup de sa force tant plac dans la
bouche du narrateur plutt que dans le geste de Lisa.
Plusieurs critiques (Skaftymov, Frank) ont dj remarqu que,
contrairement une opinion rpandue, Dostoevski ne dfend pas
les vues de l'homme souterrain mais lutte contre elles. Si le malentendu
a pu se produire, c'est que nous assistons deux dialogues simultans. Le premier est celui entre l'homme souterrain et le dfenseur
de l'gosme rationnel (peu importe si on lui attache le nom de Tchernychevski, ou celui de Rousseau, ou un autre encore); ce dbat porte
sur la nature de l'homme et il en oppose deux images, l'une autonome,
l'autre duelle; il est vident que Dostoevski accepte la seconde comme
vraie. Mais ce premier diaiogue ne sert en fait qu' balayer le malen
tendu qui cachait le vritable dbat; c'est l que s'instaure le deuxime
dialogue, cette fois entre l'homme souterrain, d'une part, et Lisa,
ou, si l'on prfre. a Dostoevski u, de l'autre. La di cult majeure
dans l'interprtation des Notes rside dans l'impossibilit de concilier
l'apparence de vrit, accorde aux arguments de l'homme souterrain,
avec la position de Dcstoevslci, telle que nous la connaissons par
ailleurs. Mais cette dii cultvient du tlescopage des deux dbats en
un. L'homme du souterrain n'est pas le reprsentant de la position
_---_
n,_a
159
160
Le jeu de Paltrit
corps (nous avons tous perdu, disait le narrateur des Notes, notre
corps propre ); elle interrompt le langage mais instaure, avec
d'autant plus de force, le circuit symbolique. Le langage sera dpass
non par le silence hautain quincarne <4 Phomme de la nature et de
la. vrit , Ihomme d'action, mais par ce jeu symbolique suprieur
qui commande le geste pur de Lisa.
Le lendemain de la mort de sa premire femme, les jours mmes
o il travaille sur les Notes dun souterrain, Dostoevski crit dans son
carnet (note du 16.4.1864) : Aimer Phomme comme soi-mme
est impossible, dapres le commandement du Christ. La loi de la
personnalit sur terre lie, le moi empche... Pourtant, aprs Papparition du Christ comme idal de l'homme en chair, il est devenu clair
comme jour que le dveloppement suprieur et ultime de la P f a
lit doit prcisment atteindre ce degr (tout fait la ndu dveloppement, au point mme o lon atteint le but), o Phomme trouve,
prend conscience et, de toute la force de sa nature, se convainc que
Fusage suprieur qui1 peut faire de sa personnalit, de la plnitude
du dveloppement de son moi, cest en quelque sorte anantir ce
moi, le donner entirement tous et chacun sans partage et sans
rserve. Et cest le bonheur suprme.
Je pense que, cette fois-ci. on peut laisser la11teur 1e dernier mot.
9. Connaissance du vide :
Cur des tnbres
162
Connaissance du vide
163
pour comprendre, non pour agir. C'est sans doute la raison pour
laquelle Marlow ira chercher Kurtz aprs la fugue de celui-ci, alors
qu'il dsapprouve par ailleurs son enlvement par les plerins : c'est
que Kurtz aurait chappe ainsi son regard, son oreille, il n'aurait
pas permis d'tre connu. La remonte du euve est donc une accession la vrit, l'espace symbolise le temps, les aventures servent
comprendre. Remonter le fleuve, c'tait se reporter, pour ainsi dire,
aux premiers ges du monde... a << Nous voyagions dans la nuit des
premiers ges.
Le rcit d'action ( mythologique s) n'est l que pour permettre
le dploiement dun rcit de connaissance ( guosologique ).
L'action est insigni ante parce que tous les efforts se sont Purts sur
la recherche de l'tre. (Conrad crivait ailleurs : << Rien de plus futile
sous le soleil qu'un pur aventurier. ) L'aventurier de Conrad - si
l'on veut encore l'appeler ainsi - a transform la direction de sa
qute : il ne cherche plus vaincre mais savoir.
De nombreux dtails, dissmins tout au long de l'histoire, con rment la prdominance du connatre sur le faire, car le dessin global
se rpercute sur une in nit de gestes ponctuels qui vont tous dans
la mme direction. Les personnages ne cessent de mditer le sens
cach des paroles qu'ils entendent, la signi cation impntrable des
signaux qu'ils peroivent. Le Directeur termine toutes ses phrases
par un sourire qui << avait l'air d'un sceau appos sur ses paroles,
a nde rendre absolument indchiffrable le sens de la phrase la plus
triviale . Le message-du Russe, qui doit aider les voyageurs, est,
Dieu sait pourquoi, crit dans un style tlgraphique qui le rend
incomprhensible. Kurtz connat. la langue des Noirs mais la question : Vous comprenez cela? s, il ne fait apparatre qu'un <4 sourire
au sens ind nissable : sourire aussi nigmatique que Ptaient les
paroles prononces dans une langue ignore.
Les mots exigent Pinterprtation; plu-s forte raison, les symboles
non verbaux quchangent les hommes. Le bateau remonte le fleuve :
Quelquefois, la nuit, un roulement de tam-tams, derrire le rideau
des arbres, parvenait jusqu'au euveet y persistait faiblement, comme
s'il et rde dans l'air, au-dessus de nos ttes, jusqu' la pointe du
jour. Impossible de dire s'il signi aitla guerre, la paix ou la prire. u
Il en va de mme dautres faits symboliques, non intentionnels :
vnements. comportements, situations. Le bateau a chou au fond
164
Connaissance du vide
du euve : Je ne saisis pas sur-Ie-champ la signi cation de ce naufrage. Les plerins restent inactifs au poste central : Je me demandais parfois ce que tout cela voulait dire. D'ailleurs la profession de
n'est rien d'autre qu'une capacit
Marlow guider un bateau
d'interprter les signes : <4 Il me fallait deviner le chenal, discerner
d'inspiration surtout - les signes d'un fond cach. J avais pier les
roches recouvertes (ces): Et il me fallait avoir l'oeil sur les signes de bois
mort qu'on coupcrait pendant la nuit pour s'assurer la vapeur du
lendemain. Quand vous avez . vous appliquer tout entier . ces sortes
oui, la ralit
de choses, aux seuls incidents de surface, la ralit
plit. La vrit profonde demeure cache... Dieu
elle-mme!
merci! La vrit, la ralit et l'essence restent intangibles; la vie
s'puise en une interprtation de signes.
Les rapports humains ne sont rien d'autre qu'une recherche hermneutique. Le Russe est, pour Marlow, <4 inexplicable , un de ces
problmes qu'on ne rsout pas n. Mais Marlow lui-mme devient
objet d'interprtation de la part du brlquetier. Et ie Russe, son tour,
doit reconnatre, parlant des rapports entre Kurtz et sa femme
Je ne comprends pas. La jungle mme se prsente Marlow aussi
sombre, aussi impntrable la pense humaine (remarquons-le :
la pense et non au corps) qu'il croit y dceler la prsence d'un
m-
charme muet .
Plusieurs pisodes emblmatiques indiquent aussi qu'il s'agit d'un
rcit o prdomine l'interprtation des symboles. Au dbut, la
porte de la socit, dans une ville europenne, on trouve deux femmes.
Souvent, quand je fus la-bas, je revis ces deux cratures, gardiennes
de la porte des Tnbres, tricotant leur laine noire comme pour en
faire un chaud linceul, l'une introduisant, introduisant sans trve
dans l'inconnu, l'autre scrutant les visages joyeux et insouciants de ses
vieux yeux impassibles. L'une cherche (passivement) connatre;
l'autre conduit une connaissance qui lui chappe : voici deux gures
de la connaissance qui annoncent le droulement du rcit venir.
Tout fait la nde l'histoire, on trouve une autre image symbolique :
la Fiance de Kurtz rve ce qu'elle et pu faire si elle s'tait trouve
prs de lui : J'aurais jalousement recueilli le moindre de ses soupirs,
ses moindres paroles, chacun de ses mouvements, chacun de ses
regards : elle aurait fait une collection de signes.
Le rcit de Marlow s'ouvre d'ailleurs sur une parabole, o il n'est
165
w-
'
166
Connaissance du vide
167
153
Connaissance du vide
169
[70
Connaissance du vide
rest de Kurtz outre son souvenir, mais ce souvenir est faux. Lorsqu'elle s'exclame Que c'est vrai! Que c'est vrai! , c'est qu'un
mensonge vient d'tre profr. Ses paroles, au moins, ne sont pas
mortes , se console-t-elle; et un instant aprs elle arrache Marlow
un mensonge sur les derniers mots de Kurtz. : Le dernier mot qu'il
ait prononc : ce fut votre nom. Je le savais, j'en tais sre!
rplique la Fiance. Est-ce pour cela que, au cours de cette conversation entre elle et Marlow, chaque parole qui tait prononce, la
pice se faisait plus sombre ?
Que la connaissance soit impossible, que le cur des tnbres soit
lui-mme tnbreux, le texte tout entier nous le dit. Ce voyage va
bien au centre ( tout juste au centre ), l'intrieur, au fond : << Il
me parut qu'au lieu de partir pour le cur d'un continent, jtais sur
le point de m'enfoncer au centre de la terre ; le poste de Kurtz
sappellc bien Poste Intrieur; Kurtz est bien au fond l-bas . Mais
le centre est vide : << Un euve dsert, un grand silence, une fort
impntrable. D'aprs le Directeur, les gens qui viennent ici ne
devraient pas avoir dentrailles ; cette rgle s'avre tre strictement
suivie. Voyant le briquetier, Marlow se dit : << Si je l'avais essay,
j'aurais pu le transpercer de mon index sans rien trouver l'intrieur. u
Le Directeur lui-mme, on se souvient, imprime . tout un sourire
nigmatique; mais peut-tre son secret est-il impntrable parce
que inexistant : Jamais il ne livra son secret. Peut-tre aprs tout n'y
avait-il rien en lui.
L'intrieur n'existe pas, pas plus que le sens ultime, et les expriences de Marlow sont toutes inconcluantes . Du coup, c'est
l'acte mme de connaissance qui se trouve mis en question. Quelle
chose baroque que la vie : cette mystrieuse mise en oeuvre d'impi
toyable logique pour quels desseins drisoires]... Le plus qu'on
puisse attendre, c'est quelque lumire sur soi-mme, acquise quand il
est trop tard et, ensuite, il n'y a plus qu' remcher les regrets qui ne
meurent pas. a La machine tourne parfaitement bien
mais vide,
et la meilleure connaissance d'autrui ne renseigne que sur soi. Que le
processus de connaissance se droule de manire irrprochable ne
prouve nullement qu'on puisse atteindre l'objet de cette connaissance;
on est tent de dire mme : bien au contraire. C'est ce que ne parvenait pas comprendre E. M. Forster qui remarquait propos de
Conrad, perplexe : Ce qu'il y a de particulirement fuyant dans son
l7!
cas, c'est quil est toujours en train de nous promettre quelques dclan
rations philosophiques gnrales sur le monde, et qu'ensuite il se
rfugie dans une dclamation revche... Il y a chez lui une obscurit
centrale-m quelque chose de noble, hroque, inspirateur, une demidouzaine de grands livres - mais obscurs! Obscurs! Nous savons
dj quoi nous en tenir pour ce qui est de l'obscurit. Et Conrad
crivait ailleurs : <4 I_.e but de l'art n'est pas dans la claire logique d'une
conclusion triomphante; il n'est pas dans le dvoilement d'un de ces
secrets sans cur qu'on comme Lois de la Nature.
La parole, on l'a vu, joue un rle dcisif dans le processus de connaissance : elle est cette lumire qui devait dissiper les tnbres mais qui
n'y parvient nalement pas. C'est ce que nous a appris l'exemple de
Kurtz. Entre tous ses dons, celui qui passait les autres et imposait
en quelque sorte l'impression dune- prsence relle, c'tait son talent
de parole, sa parole! ce don troublant et inspirateur de l'expression,
le plus mprisable et le plus noble des dons, courant de lumire frmissant ou ux illusoire jailli du cur dmpntrables tnbres.
Mais ceci n'est qu'un exemple de quelque chose de beaucoup plus
gnral, qui est : la possibilit de construire une ralis, de dire une
vrit l'aide de mots; l'aventure de Kurtz est en mme temps une
parabole du rcit. Ce n'est nullement un hasard si Kurtz est aussi,
comme il est peintre et musicien. Ce n'est pas un
ses heures, pote
hasard surtout si de nombreuses analogies s'tablissent entre les deux
rcits, encadrant et encadr, entre les deux euvesici et l, en nentre
Kurtz et Marlow le narrateur (les deux seuls avoir des noms propres
dans cette histoire; tous les autres se rduisent leur fonction : le
que l'on rencontre d'ailleurs aussi bien
Directeur, le comptable
dans l'histoire encadre que dans le cadre), et, corrlativement, entre
Marlow le personnage et ses auditeurs (dont nous, les lecteurs,
jouons le rle). Kurtz est une voix. << Je sl'trange dcouverte que
je ne me l'tais jamais reprsent agissant, mais discourant. Je ne
me dis pas : Je ne le verrai pas ou : Je ne lui serrerai jamais la.
main , mais : Je ne Pentendrai jamais! L'homme so 'rait moi
comme une voix. Mais n'en va-t-il pas de mme de Marlow-narra
teur? Depuis longtemps dj, assis l'cart, il n'tait plus pour nous
qu'une voix. l) Ce qui n'est rien d'autre qu'une d nition de l'crivain : << L'artiste... est ce point une voix que pour lui le silence est
comme la mort, crivait Conrad dans un article. C'est Marlow qui
Connaissance du vide
172
de la lune.
173
Ainsi l'histoire de Kurtz symbolise le fait de la ction,la construction partir d'un centre absent. Il ne faut pas se mprendre : l'criture de Conrad est bien allgorique, comme en tmoignent des faits
multiples (ne serait-ce que l'absence de noms propres, moyeu de gn
ralisation), mais toutes les interprtations allgoriques du Cur des
tnbres ne sont pas aussi bien venues. Rduire le voyage sur le euve
une descente aux enfers ou la dcouverte de Pinconscient est une
a irmation dont l'entire responsabilit incombe au critique qui
Pnonee. Uallgorisme de Conrad est intratextuel : si la recherche
de l'identit de Kurtz est une allgorie de la lecture, celle-ci son tour
symbolise tout processus de connaissance dont la connaissance de
Kurtz tait un exemple. Le symbolis devient son tour le symbolisant de ce qui tait auparavant symbolisant; le. symbolisation est
rciproque. Le sens dernier, la vrit ultime ne sont nulle part car
il n'y a pas d'intrieur et le coeur est vide : ce qui tait vrai pour les
choses le reste, plus forte raison, pour les signes; il n'y a que le
renvoi, circulaire et pourtant ncessaire, d'une surface l'autre, des
mots aux mots.
l0.
La lecture
comme construction
On ne peroit pas Pomniprsent. Rien de plus commun que Pexprience de la lecture, et rien de plus ignor. Lire : cela va tellement de
soi quil semble, premire vue, quil ny ait rien en dire.
Dans les tudes sur la littrature, on a parfois
rarement envisag le problme de la lecture, de deux points de vue trs diffrents:
1un prend en compte les lecteurs, dans leur diversit historique ou
sociale, collective ou individuelle; Pautre, Pimage du lecteur, telle
quelle se trouve reprsente dans certains textes : le lecteur comme
personnage, ou encore comme << narrataire . Mais il reste un domaine
inexplor, celui de la logique de la lecture, qui nest pas reprsente
dans le texte et qui pourtant est antrieure . la diffrence indivi
duelle.
Il existe plusieurs types de lecture. Je ne mrrterai ici que sur un
seul dentre eux, non le moindre : la lecture des textes de ction
classiques, plus exactement des textes dits reprsentatifs. Cest cette
lecture, et elle seule, qui s'effectue comme une construction.
Bien que nous ayons cess de considrer Part et la littrature
comme une imitation, nous avons du mal nous dbarrasser d'une
manire de voir, inscrite jusque dans nos habitudes linguistiques, qui
consiste . penser le roman en termes de reprsentation, de transposition dune ralit qui lui serait prexistante. Mme si elle ne cherche
dcrire que le processus de cration, cette vision fait dj problme;
elle est franchement dformante si elle se rapporte au texte mme.
Ce qui existe, dabord, cest le texte, et rien que lui; ce n'est quen le
soumettant un type particulier de lecture quenous construisons,
partir de lui, un univers imaginaire. Le roman n"imite pas la ralit,
il la cre : cette formule des prromantiques nest pas une simple
innovation terminologique; seule la perspective de construction nous
176
reprsentatif.
La question de la lecture se rtrcit donc de la manire suivante :
comment un texte nous conduit-il la construction dun univers
imaginaire? Quels sont les aspects du texte qui dterminent la construction que nous produisons lors de la lecture, et de quelle faon?
Commenons par le plus simple.
La nrscouns Iotrsnnurrsr.
attarder longuement.
La. comprhension est un processus dilrent de la construction.
Prenons ces deux phrases dddolphe : Je la sentais meilleure que moi;
je me mprisais dtre indigne delle. Cfest un a reuxmalheur que de
n'tre pas aim quand on aime; mais c'en est un bien grand dtre
aim avec passion quand on n'aime plus. a La premire de ces deux
phrases est rfrentielle : elle voque un vnement (les sentiments
dAdolphe); la seconde ne Pest pas : c'est une sentence. La diirence
des deux est signale par des indices grammaticaux : la sentence exige
le prsent, la troisime personne du verbe et elle ne comporte pas
anaphores.
Une phrase est rfrentielle ou non; il ny a pas de degr intermdiaire. Cependant, les mots qui la composent ne sont pas tous semblables cet gard; le choix que Facteur fera dans le lexique provoquera des rsultats fort diffrents. Deux oppositions indpendantes
semblent particulirement pertinentes ici : celle du sensible et du
non-sensible; et celle du particulier et du gnral. Par exemple,
Adolphe se rfrera ainsi son pass : au milieu dune vie trs
dissipe n; cette expression voque des vnements perceptibles, mais
un niveau extrmement gnral; on imagine facilement des centaines de pages qui dcriraient exactement le mme fait. Alors que
dans cette autre phrase : Je trouvais dans mon pre, non pas un
censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d'abord
de piti, et qui nissaitbientt la conversation avec impatience , on
177
1'78
La construction de la conversation entre Phte et le domestique, galement voque, est beaucoup moins dtermine; nous disposons donc
dune libert plus grande si nous voulons la construire dans ses
dtails. En nles conversations et les autres activits communes du
domestique et dAdolphe sont entirement indtermines; seule une
impression globale nous en est. transmise.
La parole du narrateur peut galement tre considre comme tant
du style direct, bien que dun degr suprieur; en particulier si
(comme dans le cas CPdOPhE, par exemple) ce narrateur est reprsent
dans le texte. La sentence, exclue auparavant de la lecture comme
non plus comme nonc mais
construction, sera rcupre ici
comme nonciation. Qudolphe le narrateur ait formul une telle
maxime sur le malheur dtre aim nous renseigne sur son caractre,
et donc sur l'univers imaginaire auquel il participe.
Sur le plan temporel : le temps de Punivers imaginaire (le temps de
Phistoire) est ordonn chronologiquement; or les phrases du texte
nobissent pas, et ne peuvent pas obir, cet ordre; le lecteur procde
donc, inconsciemment, un travail de remise en ordre. De mme,
certaines phrases voquent plusieurs vnements distincts mais
comparables (rcit itratif); lors de la construction, nous rtablissons
m-
la pluralit.
La vision que nous avons des vnements voqus est videmment dterminante pour le travail de construction. Par exemple,
lors dune vision valorisante, nous faisons la part a) de l'vnement
rapport; b) de Pattitude de celui qui voit Pgard de cet vnement. Ou encore, nous savons distinguer Pinformaticn quune
phrase nous apporte. sur son objet de celle qui concerne son sujet;
ainsi << Pditeur dridolphe peut ne penser qu la seconde, en
commentant ainsi le rcit que lon vient de lire : Je hais cette vanit
qui soccupe delle-mme en racontant le mal quelle a fait, qui a la
prtention de se faire plaindre en se dcrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s'analyse au lieu de se repentir. >> Lditeur construit donc le sujet du rcit (Adolphe le narrateur), non son
objet (Adolphe le personnage et Bllnore).
On se rend mal compte, habituellement, combien le texte ctionnel
est rptitif ou, si l'on veut, redondant; on pourrait avancer sans
crainte de se tromper que chaque vnement de Phistoire est rapport
au moins deux fois. Ces rptitions sont modules, la plupart du
179
commencer.
SIGNIFICATION
svnmousarrou
180
2. Univers imaginaire
voqu par l'auteur
3. Univers imaginaire
construit par le lecteur
181
sur le processus de lecture lui-mme, et ce sont elles qui nous proccuperont ici au premier chef.
Il m'est difficile de dire si l'tat de choses que j'observe dans les
exemples les plus divers de ction est un fait universel ou s'il est
conditionn historiquement et culturellement. Il reste que, dans tous
les exemples, la symbolisation et l'interprtation (le passage du stade 2
au stade 3) impliquent l'existence d'un dterminisme des faits. Peuttre la lecture d'autres textes, par exemple des pomes lyriques, exiget-elle un travail de symbolisation qui repose sur d'autres prsupposs
(l'analogie universelle)? Je l'ignore; toujours estil que, dans Ie texte
de ction,la symbolisation repose sur Padmission, implicite ou explicite, d'un principe de causalit. Donc les questions qu'on pose aux
vnements qui constituent l'image mentale du stade 2 sont de l'ordre
de : quelle en est la cause? et : quel en est l'effet? Ce sont leurs
rponses qu'on ajoutera l'image mentale telle qu'on la trouve au
stade 3.
Admettons que ce dterminisme est universel; ce qui ne l'est
assurment pas, c'est la forme qu'il prendra dans tel ou tel cas. La
forme la plus simple, mais peu rpandue dans notre culture en tant
que norme de lecture, consiste en la construction d'un autre fait de
mme nature. Un lecteur peut se dire : si Jean a tu Pierre (fait
prsent dans la ction), c'est que Pierre couchait avec la femme de
Jean (fait absent de la fiction). (Je raisonnement, typique de l'enqute
judiciaire, n'est pas appliqu srieusement au roman : on admet
tacitement que l'auteur ne- triche pas et qu'il nous a transmis (il a
signi ) tous les vnements pertinents pour la comprhension de
l'histoire (le cas cldrmance est exceptionnel). De mme pour les
consquences : il existe bien des livres qui prolongent d'autres livres,
qui crivent les consquences de l'univers imaginaire reprsent par le
premier texte; mais le contenu du deuxime livre n'est pas considr
habituellement comme tant inhrent l'univers du premier. L
encore, les pratiques de la lecture se sparent de celles de la vie
quotidienne.
C'est selon une autre causalit que l'on procde habituellement
lors d'une lecture-construction; les causes et les consquences de
l'vnement sont chercher dans une matire qui ne lui est pas homogne. Deux cas semblent tre les plus frquents (comme le remarquait
aussi Aristote) : l'vnement est peru comme la consquence (et/ou
182
133
184
le mme trait de caractre, ou le personnage peut avoir un comportement contradictoire, ou il peut changer l'aspect circonstanciel de sa
vie, ou il peut subir une modi cation profonde de caractre... Les
exemples viennent trop facilement Pesprit pour quil soit ncessaire
de les rappeler; ici encore, les choix sont dicts par l'histoire des styles
plutt que par Pidiosyncrasie des auteurs.
Le caractre, donc, peut tre un effet de la lecture; il existe une
lecture psychologisante laquelle on pourrait soumettre tout texte.
Mais en ralit ce nest pas un e etarbitraire; ce nest pas un hasard
si nous trouvons des caractres dans les romans du xvn1 et du
Xlx sicle, et si nous n'en trouvons pas dans les tragdies grecques ni
dans le conte populaire. Le texte contient toujours en loin-mme une
notice sur son mode d'emploi.
..
..__._...._..
--.--
..=.;.z._._..-,-..
4=.___""
.. ..
mana
LA CONSTRUCTION courra
4=.___""
..=.;.z._._..-,-..
--.--
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..
.. ..
185
186
l'apprendre.
L'ignorance, Pimagination, Pillusion, la vrit : le processus de
connaissance passe par trois degrs au moins avant de conduire le
personnage une construction d nitive. les mmes stades sont
videmment possibles dans le processus de lecture. Habituellement,
la construction reprsente dans le texte est isomorphe . celle qui
prend ce texte mme comme point de dpart. Ce que les personnages
ignorent, le lecteur Pignore aussi; bien sr, d autres combinaisons
sont galement possibles. Dans le roman policier, cest le Watson qui
construit comme le lecteur; mais le Sherlock Holmes construit mieux :
deux rles galement ncessaires.
Les AUTRES LECTURES
Les dfaillances de la lecture-construction ne mettent nullement en
cause son identit : on ne cesse pas de construire parce que Piuformation est insuffisante ou errone. De telles dfaillances, au contraire, ne
font qtfiutensi er le processus de construction. Il est cependant
possible que la construction ne se produise plus, et que dautres types
de lecture viennent la relayer.
Les diffrences dune lecture lautre ne sont pas forcment l o
137
nous
188
schizophrnique. Tout en
en dehors de la littrature : cest le discours
rend la construction
prservant son intention reprsentative, celui-ci
(rpertoris au.
appropris
impossible, par une srie de procds
chapitre prcdent).
marqu la place de ces autres
Il aura suffi pour Pinstant davoir
La reconnaissance
lectures ct de la lecture comme construction.
que le lecteur
ncessaire
plus
de cette dernire varit est dautant
exempli e,
quil
thoriques
nuances
les
individuel, loin de souponner
fois, ou successivement. Son
lit le mme texte de plusieurs manires laimperceptible.
I1 faut donc
activit lui est si naturelle qu'elle reste
construction
comme
soit
ce
que
construire la lecture
apprendre
ou comme
dconstruction.
Table
21
33
47
59
8l
l1?
133
161
175