La-monstruosite-Reflexions Sur La Nature Humaine PDF
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Personne ne peut nier, sans hypocrisie, le choc perceptif que lon ressent la vue dun
corps gravement difforme. Nous sommes tous saisis dhorreur la seule vocation de certains
actes de cruaut et de barbarie. Mais la violence de ces affects ne nous apprend rien sur les
monstres eux-mmes. Elle prouve plutt notre difficult porter sur eux un regard objectif.
Le monstre, cest dabord ce qui transgresse nos catgories habituelles et nous laisse sans voix.
Il est alors, dfaut, dsign du doigt et montr. Conformment ltymologie latine, le
monstrum voque donc lexhibition dun phnomne insolite et irrgulier. Inversement, le
spectacle de la monstruosit permet de montrer quelque chose : il sert enseigner la
norme , pour reprendre une formule de Canguilhem. Il est en effet impossible de saisir
directement une norme, conue comme moyenne ou comme idal. Elle ne peut tre rvle
que par la monstration de son contraire. Cest par consquent lexception qui suscite notre
intrt pour la rgle et nous permet den prendre conscience.
La frontire entre le normal et lanormal na cess de se dplacer au cours des sicles. La
figure du monstre, sur laquelle se cristallisent les angoisses collectives, peut servir de fil
conducteur pour comprendre cette volution. Il ne sagit pas simplement de dcrire la
mutation des mentalits et des sensibilits. Ce qui est en cause, plus fondamentalement, cest
notre conception de la nature humaine. La dfinition traditionnelle du monstre comme un tre
contre nature postulait une essence humaine immuable. La pense volutionniste moderne a
rintgr le monstre dans la mcanique des lois naturelles. Mais elle en a fait un dgnr,
dont la structure dvoile un arrt du dveloppement normal. La philosophie contemporaine est
parfois tente de rcuser lide de nature humaine. Serait-ce galement en finir avec la
monstruosit ? Cest peu probable. Labsence dessence de lhomme et sa plasticit totale
louvrent tous les possibles, y compris les pires. Chacun, dans ces conditions, peut se
transformer en bourreau. Ce qui nous fascine aujourdhui, ce nest plus le caractre
exceptionnel de la monstruosit, mais sa banalit. Lhumanisation du monstre nous contraint
peu peu reconnatre la monstruosit de lhomme. Nous avons tent de repousser le
monstre aux confins de lhumanit, puis de lliminer. Il a trouv refuge en nous.
I
La monstruosit physique
Considrons dabord la monstruosit directement visible, cest--dire celle du corps. La
grande difformit physique, crit Canguilhem dans La connaissance de la vie, rvle ce qui se
cache sous notre piderme : La mort cest la menace permanente et inconditionnelle de
dcomposition de lorganisme, cest la limitation par lextrieur, la ngation du vivant par le
non-vivant. Mais la monstruosit cest la menace accidentelle et conditionnelle
dinachvement ou de distorsion dans la formation de la forme, cest la limitation par
lintrieur, la ngation du vivant par le non-viable. Le monstre exhibe nos fonctions
corporelles les plus intimes, que nous cherchons habituellement dissimuler et rprimer.
Lhorreur suscite par cette monstration vient perturber la relation autrui et la
reconnaissance de son humanit.
Seulement, cette synchronisation des corps est perturbe par la monstruosit. La saisie du
corps de lautre est stoppe dans son lan, car le corps propre est alors incapable dy
prolonger ses actions possibles. Il est donc dessaisi de son pouvoir dapprhension spontan.
Cette altration qui touche lautre mempche de me reprer dans son corps, mais galement
dans le mien, car elle a des rpercussions sur ma propre puissance dagir. Dans le troisime
volume de son Histoire du corps, Jean-Jacques Courtine dcrit parfaitement ce phnomne de
distorsion qui touche lobservateur, compltement dsorient dans le corps de lautre :
Lincorporation fantasme de la difformit trouble limage de lintgrit corporelle du
spectateur, elle en menace lunit vitale. Celui qui assiste lexhibition de l artiste-tronc
du boulevard Saint-Martin est ainsi amen, face au corps sans jambe ni bras de Kobelkoff,
faire, dans lintimit de sa chair, quelque chose comme lexprience dun membre fantme
invers : ressentir au sein de limage du corps propre non pas la prsence dun membre absent,
mais labsence dun membre prsent. Cet exemple met en vidence les ressorts
psychologiques du choc qui accompagne la perception de la monstruosit. Regarder un corps
cul-de-jatte, cest comme prouver la perte dune partie de soi, qui reste pourtant prsente.
Lincapacit de recomposer le corps de lautre provoque limpression de perte pour soi.
Courtine compare ce sentiment de mutilation celui de lhomme amput qui ressent
lintgrit de son corps malgr la disparition dun de ses membres. Ces deux sensations, bien
quopposes, sont bien du mme type.
Ces dsordres de lintercorporit sont encore plus manifestes dans le cas des
malformations faciales. Le visage est en effet le lieu privilgi de la reconnaissance et de
lidentification de lautre. Emmanuel Lvinas a montr que le visage est une mdiation vers
autrui, une membrane poreuse que lon traverse habituellement sans sy arrter. On rencontre
vritablement lautre quand on ne remarque pas la couleur de ses yeux ou toute autre
particularit physique objective. Or, quand le visage est gravement dform, il fait cran : il se
transforme en masque et rifie lexpression. La perception ne peut plus aller au-del de la
surface et de lapparence.
Lhumanit voile
Le corps monstrueux semble ainsi voiler lhumanit de lautre. Evidemment, il nest pas
question ici de lhumanit comme espce biologique. La relation autrui ne se construit pas
sur des considrations gntiques. Il sagit plutt dun refus conscient ou inconscient de se
reconnatre en lautre, afin de se protger contre linstabilit de son propre vcu corporel. En
mettant entre parenthses cette appartenance une humanit commune, lobservateur tente en
vain de sarracher lengluement dans le corps dautrui, comme sil voulait se dfaire de
quelque chose dinsupportable qui lui colle la peau.
Mais Pierre Ancet montre que cette tentative a leffet inverse de celui escompt : En
rejetant le monstre, lobservateur ne peut que sexclure lui-mme dun rapport une certaine
humanit prouve. Cest lui-mme qui perd quelque chose de son humanit travers le
monstre. Il se verra comme contamin de lintrieur par le corps monstrueux, incapable de
rsister limpression de limitation et de destruction de lespace corporel. Pour comprendre
ce renversement de perspectives, il faut prendre en compte les enseignements de la
psychologie du dveloppement. A la naissance, la subjectivit nest pas une monade isole,
qui devrait sortir delle-mme pour reconnatre lautre. Au contraire, le visage de lenfant se
confond dabord avec celui de sa mre. Lautre est donc incorpor lespace propre. Pour
sextraire de cette fusion primitive et acqurir une identit singulire, lindividu doit donc
progressivement se distinguer de son environnement naturel et social. Il met peu peu
distance tout ce qui nest pas lui.
Nier lautre, cest donc couper les liens qui nous rattachaient dabord lui. Celui qui refuse
cette continuit initiale tente de prserver son identit, en jugeant inhumain ce quil ne
parvient pas supporter. Par consquent, la difficult nest pas de reconnatre le monstre dans
sa diffrence, mais bien daccepter quil nous ressemble.
II
La monstruosit morale
Poser la question de la reconnaissance du monstre, cest dj situer la rflexion sur un plan
moral. Dans nos socits dmocratiques, lgalisation des conditions interdit dsormais la
ngation de lhumanit des individus atteints dune malformation corporelle. Le terme de
monstruosit est, dans ce domaine, banni de notre vocabulaire : nous prfrons parler
dinfirmit ou de handicap, pour viter au maximum de stigmatiser les personnes concernes.
Le regard ne doit plus sattarder sur lanomalie physique, cense passer inaperue, chacun
tant somm de voir au-del des apparences.
Mais la monstruosit na pas pour autant disparu. Elle semble plutt avoir subi une
mtamorphose. Ce qui nous fait peur, cest moins la difformit du corps que celle de lesprit.
Le problme sinverse alors. Il ne sagit plus de rechercher lhumanit voile par le handicap,
mais de deviner la monstruosit morale sous la normalit de faade. Qui sait si, derrire
lapparence la plus banale, ne se cache pas un tueur en srie ou un gnocidaire ? Les troubles
de la relation autrui semblent donc avoir une origine psychologique.
La rgression psychologique
Cette approche psychogntique est inaugure par Freud, qui rattache les comportements
dviants aux perturbations du dveloppement mental. Dans Linquitante tranget, Freud
tudie une varit particulire de leffrayant lie au retour de complexes infantiles, qui
suscite une fascination mle dhorreur, souvent associe la monstruosit. Cette angoisse
serait lcho dune reprise de phases isoles de lhistoire de lvolution du sentiment du moi,
dune rgression des poques o le moi ne stait pas encore nettement dlimit par rapport
au monde extrieur et autrui. Il sagit donc de la rsurgence de forces et de modes de
pense qui appartiennent notre prhistoire individuelle.
La conception freudienne des perversions illustre cette ide. Les Trois essais sur la thorie
sexuelle dfinissent la perversion comme une fixation exclusive un mode de satisfaction
infantile, que le sujet ne parvient pas dpasser. Cet avatar de la sexualit de lenfant est le
rsultat dune volution perturbe des pulsions. Ceci sapplique en particulier au sadisme. En
1905, Freud considre la recherche du plaisir dans la souffrance inflige autrui comme une
rgression de la phase gnitale la phase sadique-anale. Cette perversion aurait ses racines
dans la cruaut de lenfant. La composante agressive de la pulsion sexuelle se dvelopperait
parfois dune manire excessive et deviendrait autonome, jusqu dominer compltement la
libido de ladulte.
Mais, aprs la premire guerre mondiale, Freud remanie sa thorie de lappareil psychique.
Dans Au-del du principe de plaisir (1920), il met lhypothse dune compulsion de
rptition visant ramener le vivant au repos du monde inorganique. Lide de rgression
psychogntique est reformule dune manire plus radicale : le but des pulsions de mort
serait de rinstaurer un tat antrieur la vie. Le sadisme nest plus considr comme une
composante de la pulsion sexuelle, mais plutt comme une tendance autonome la
destruction. Cette conception est raffirme dans les derniers travaux de Freud. Il soutient,
dans Malaise dans la civilisation, que le penchant la cruaut est une prdisposition
originelle de lhomme : Dans des circonstances qui lui sont favorables, lorsque sont
absentes les contre-forces animiques qui dordinaire linhibent, elle se manifeste dailleurs
spontanment, dvoilant dans lhomme la bte sauvage, qui est trangre lide de mnager
sa propre espce. Le rle de la culture est prcisment de domestiquer ces pulsions
dagression, afin que lhomme sloigne de ses anctres animaux.
La brutalisation
Le psychanalyste Harold Searles sinspire des thses freudiennes pour traiter les individus
qui se prennent eux-mmes pour des animaux et agissent parfois comme tels. Dans
Lenvironnement non humain, il applique le principe de base de lembryologie au
dveloppement du moi de lindividu, qui doit rcapituler la phylognse de lespce humaine.
Cette analogie expliquerait pourquoi les psychotiques en profonde rgression peuvent
sprouver comme infra-humains. Searles sempresse de prciser : Je ne veux pas dire par l
quils perdent objectivement leur humanit, mais que subjectivement, ils semblent avoir
rgress jusqu un stade phylogntique antrieur. La rgression un tat archaque nest
pas relle mais plutt symbolique. Cette thorie doit donc tre prise au sens figur pour tenter
de pntrer lesprit de ces schizophrnes et percevoir ltre humain en eux, sous un masque
parfois monstrueux .
La psychanalyse admet donc une pluralit de niveaux mentaux chez le mme individu. On
serait alors tent de gnraliser cette ide la conscience collective. Cest la dmarche suivie
par Ernst Bloch dans Hritage de ce temps. Pour expliquer le surgissement du Moloch fasciste
dans lentre-deux-guerres, il forge le concept de non-contemporanit. Les temporalits
vcues par les groupes sociaux peuvent tre diffrentes : Tous ne sont pas prsents dans le
mme temps prsent . Les paysans et les petits-bourgeois allemands des annes 1930 gardent
souvent une vision du monde rtrograde, dans une socit qui sindustrialise et souvre la
modernit. Cest pourquoi, cdant la pulsion anticapitaliste , ils adhrent massivement
lidologie du sang, du sol et de la race. Le nazisme a su tirer parti de cette temporalit
schizophrnique pour simposer dans un pays peu peu gagn par ce que Bloch appelle
l ensauvagement .
De mme, lhistorien George Mosse parle de brutalisation pour dcrire la monte de la
violence dans la vie politique des socits europennes de la premire moiti du XXe sicle.
Dans son ouvrage De la grande guerre au totalitarisme, il estime que les combats des annes
1914-1918 ont lch la bride aux antiques instincts de cruaut : le processus de civilisation
ne sortit pas indemne . Les soldats sont devenus indiffrents la souffrance humaine. Quand
ils sont rentrs de la guerre, la brutalit a progressivement envahi toutes les sphres de la vie
quotidienne. Mosse considre que la barbarie nazie est leffet direct de ce processus.
Les limites de linstinctivisme
Ainsi, supposer un instinct de mort inn et phylogntiquement programm permettrait de
conserver une vision globale et cohrente de la monstruosit physique et morale. Il faut
pourtant viter de sacrifier lesprit de systme, en imposant une interprtation exclusivement
instinctiviste une ralit aussi complexe. Lide de rgression psychologique convient sans
doute certains cas de schizophrnie heureusement exceptionnels. Mais peut-on vraiment
souponner en chaque homme une bte assoiffe de sang et prte se dchaner la premire
occasion ? Ce serait renverser compltement les rapports entre la monstruosit et la nature.
Auparavant, le monstre tait considr comme contre nature. Il serait paradoxal den faire
aujourdhui lexpression de la nature profonde de lhomme.
Le concept de brutalisation doit donc tre mani avec prcaution. Durant la grande guerre,
quelques soldats ont pu prendre plaisir tuer. Il sagit cependant dune minorit. Pour la
plupart, ils ont rarement vu face face lennemi sur lequel ils tiraient. Dans cette guerre
industrielle, ce sont principalement les bombardements dartillerie qui ont sem la mort. Ces
combats nont pas oppos des meutes ensauvages mais des troupes disciplines et disposant
dun armement sophistiqu. Cest pourquoi Paul Valry crit en 1919, dans La crise de
lesprit : Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, linstruction la plus solide,
la discipline et lapplication les plus srieuses, adapts dpouvantables desseins. Tant
dhorreurs nauraient pas t possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de
science pour tuer tant dhommes, dissiper tant de biens, anantir tant de villes en si peu de
temps; mais il a fallu non moins de qualits morales.
Il faut galement rester prudent quand on parle de la barbarie des fascistes. Il y avait
certainement des brutes parmi les nazis. Nanmoins, ce serait trop simple de les renvoyer tous
dans les tnbres de linculture, comme le montre lhistorien et diplomate isralien Elie
Barnavi, dans La culture contre les fanatismes : la culture nest pas ncessairement un
antidote au fanatisme et la barbarie. Cest plus compliqu que cela, hlas ! Pis, fanatisme et
barbarie font partie de la culture, prennent appui sur la culture, dressent une culture contre les
autres. Faire marcher les victimes vers les chambres gaz aux sons de Beethoven, ce fut un
acte de culture. Opposer catgoriquement les valeurs de la civilisation la monstruosit
morale permet de se donner bonne conscience. Mais cest une ide nave et rassurante de
croire quelles peuvent nous immuniser dfinitivement contre la barbarie.
Il nest videmment pas question de minimiser lhorreur des crimes nazis. Toutefois,
considrer les fascistes comme des btes sauvages revient les dshumaniser et, finalement,
leur ressembler. On court le risque, trop vouloir combattre les montres, den devenir un soimme. Sartre met en vidence ce paradoxe du double monstrueux dans Les squestrs
dAltona : La bte se cachait, nous surprenions son regard, tout coup, dans les yeux
intimes de nos prochains ; alors nous frappions : lgitime dfense prventive. Jai surpris la
bte, jai frapp, un homme est tomb, dans ses yeux mourants jai vu la bte, toujours
vivante, moi. La thorie de la rgression psychogntique ne doit donc pas tre gnralise
abusivement.
La ncrophilie
Ds lors, peut-on expliquer la propagation de la violence chez de nombreux individus, sans
la rduire au retour dinstincts refouls ? Comment comprendre, en particulier, le progrs de
la destructivit humaine dans des socits hautement dveloppes, au niveau conomique et
technique ?
Linterprtation propose par le psychanalyste Erich Fromm permet dviter les difficults
suscites par la doctrine freudienne des pulsions de mort. Dans La passion de dtruire,
Fromm dfinit lessence de lhomme comme une contradiction inhrente sa condition. Dun
ct, lhomme est un animal et appartient la nature. Mais, dun autre ct, il a conscience de
lui-mme et de son environnement. De ce fait, il transcende toutes les autres formes de vie et
devient, en quelque sorte, tranger au monde. En somme, lhomme est la fois un animal et
un ange. Cest pourquoi son existence est toujours instable et dsquilibre. Chacun cherche
rsoudre ce conflit, pour donner un sens sa vie et trouver une place en ce monde.
Pour Fromm, la destructivit est lune des solutions possibles aux besoins psychiques
enracins dans lexistence de lhomme . Il distingue deux formes dagressivit. La premire
est considre comme bnigne, car elle reste au service de la vie. Il sagit dune pulsion
dfensive que lhomme partage avec lanimal. Elle peut aller jusqu la soif de sang , qui
est lexpression la plus archaque de livresse de la vie. Dans cette fureur homicide, lhomme
III
La monstruosit ordinaire
Fromm rejoint ainsi la thse de la banalit du mal soutenue par Hannah Arendt. Dans La
vie de lesprit, celle-ci affirme propos dEichmann : Les actes taient monstrueux, mais le
responsable tout au moins le responsable hautement efficace quon jugeait alors tait tout
fait ordinaire, comme tout le monde, ni dmoniaque ni monstrueux. De mme, lhistorien
Christopher Browning consacre au 101e bataillon de la police du Troisime Reich, qui fit
83000 victimes en seize mois, un ouvrage intitul : Des hommes ordinaires.
Cette ultime figure de la monstruosit peut nanmoins sembler contradictoire. Lhomme
qui commet des actes dune exceptionnelle gravit reste-t-il vraiment comme tout le
monde ? Comment ter lhorreur son caractre rare, sans se montrer complaisant voire
complice ?
Sductions du bourreau
Charlotte Lacoste constate que les monstres visage humain se multiplient dans la
littrature contemporaine et sur nos crans de cinma ou de tlvision. Dans Sductions du
bourreau, elle considre en particulier le succs mdiatique des Bienveillantes de Jonathan
Littell comme le symptme de cette mode intellectuelle, quelle rsume sous la forme dun
syllogisme : Tous les bourreaux sont des hommes ordinaires. Or les hommes ordinaires,
cest nous tous. Donc nous sommes tous des bourreaux. Ce raisonnement sappuie sur le fait
que le meurtrier de masse nous ressemble physiquement. Ds lors, comment expliquer son
comportement dont personne ne conteste la monstruosit ? Gnralement, on invoque la
nature foncirement mauvaise de tous les hommes. Le bourreau nest donc pas exceptionnel,
puisquen chacun de nous sommeille une bte de proie. Dans certaines circonstances de
guerre ou de crise, les instincts violents des hommes ne sont plus refouls et se librent.
Lindividu le plus ordinaire peut alors se transformer en assassin. Par consquent, cette
banalisation de la monstruosit morale prtend dvoiler notre vrit cache, cest--dire notre
inhumanit intrinsque, que nous feignons le plus souvent dignorer.
Cela revient, en somme, gnraliser le concept de brutalisation. Charlotte Lacoste met
parfaitement en vidence les dangers de cette nouvelle idologie. Le risque est dabord de
disculper les vrais criminels, en diluant leur responsabilit largie lespce tout entire.
Cette naturalisation du mal constitue ensuite une forme de dpolitisation. Comme nous
lavons vu, linstinctivisme masque la propagande qui permet au pouvoir dinciter la
population au crime de masse. Charlotte Lacoste montre galement quen recherchant le
monstre en nous on oublie celui situ au-dessus de nous : La transformation de lhomme en
bte na rien dune mue naturelle ; elle est le rsultat dun processus complexe
dinstitutionnalisation des comportements pervers. Cest prcisment ce que prouve
lexprience de Milgram. Dans La soumission lautorit, le psychosociologue amricain
ntudie pas le mal radical inhrent la nature humaine, comme on le croit trop souvent. Au
contraire, il conteste lide du dchanement de nos instincts primaires. Son interprtation est
davantage politique : Le fait dinfliger une pnalisation douloureuse la victime ne vient
pas des pulsions destructrices des participants, mais de leur intgration dans une structure
sociale dont ils sont incapables de se dgager.
Tous les contresens sur la monstruosit ordinaire proviennent de la confusion entre les
deux formes dagressivit distingues par Erich Fromm. Pour les viter, il faut donc
clairement opposer la rsurgence des instincts vitaux primitifs et la volont de transcender la
condition humaine, par une matrise totale de la vie. Seulement, Charlotte Lacoste se montre
plus radicale. Pour viter tout compromis avec les bourreaux, elle veut les chasser de
lhumanit. Elle estime que cest exactement ce que fait Sartre, dans ses Rflexions sur la
question juive, quand il considre que le dlateur antismite veut tre tout sauf un homme .
Mais cette formule ne signifie pas que Sartre nie lhumanit de lantismite. Il le dcrit plutt
comme lhomme des foules, qui valorise la mdiocrit. Son comportement est un cas typique
de mauvaise foi, puisquil cherche nier sa propre libert et tente de se convaincre quil existe
comme une simple chose. Cest pourquoi Sartre crit : L'antismitisme, en un mot, c'est la
peur devant la condition humaine. L'antismite est l'homme qui veut tre roc impitoyable,
torrent furieux, foudre dvastatrice : tout sauf un homme. On ne peut pas non plus tre
daccord avec Charlotte Lacoste quand elle affirme quHannah Arendt excluait Eichmann de
lhumanit. Ce serait finalement revenir la conception la plus archaque de la monstruosit
morale.
La banalit du mal
Il faut donc dissiper lquivoque qui entoure la thse de la banalit du mal. Dans Eichmann
Jrusalem, Arendt admet que ce responsable de la dportation et de lextermination de
milliers de juifs ntait pas un monstre. Mais elle ajoute que cest justement cela qui est le
plus effrayant : Il et t trs rconfortant de croire quEichmann tait un monstre [].
Lennui avec Eichmann, cest prcisment quil y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et
qui ntaient ni pervers, ni sadiques, qui taient, et sont encore, terriblement et effroyablement
normaux. En considrant Eichmann comme un monstre, on en fait une exception, un
phnomne qui heureusement se rencontre trs rarement. Cest donc tenter de se rassurer. Or,
Conclusion
Le monstre, crit Pierre Ancet, est un miroir laissant voir le pass et lavenir du vivant .
Il nous rappelle les accidents du dveloppement qui prcdent parfois la naissance. Ou bien il
prfigure les dformations physiques qui accompagneront ncessairement notre mort. Cest
pourquoi lhorreur quil suscite affecte le processus de reconnaissance intersubjective.
La relation autrui sinverse dans le cas du monstre moral, qui dshumanise ses victimes.
Mais le rapport au temps reste le mme. Certaines perversions peuvent tre considres
comme une rgression un stade infantile de lvolution psychoaffective. Il faut pourtant
viter de gnraliser cette ide de retour des instincts primitifs. Bien souvent, la violence est
leffet dune rationalit instrumentale et froide, qui touffe tout sentiment dempathie. Les
techniques et les idologies les plus modernes peuvent aboutir un vritable amour de la mort.
La monstruosit, quelle soit physique ou morale, dvoile toujours le travail souterrain de
mtamorphose opr par la vie. Elle montre la prcarit des liens de filiation la fois
biologiques et spirituels. En somme, elle rvle lextrme fragilit de tout ce qui donne un
sens notre existence.