Abensour - Le Mal Élémental
Abensour - Le Mal Élémental
Abensour - Le Mal Élémental
Le Mal lmental
ISBN 2-7436-0250-3
ditions Payot & Rivages 1997
I
Deux textes, deux dates - 1934-1990 - encadrent en quelque sorte le trajet philosophique
d'Emmanuel Levinas, comme s'ils apportaient rponse une question angoisse, formule en
1987, et qui porte la marque du nant : Ma vie se serait-elle passe entre l'hitlrisme
incessamment pressenti et l'hitlrisme se refusant tout oubli?1
En contrepoint, la ddicace de 1978 qui ouvre Autrement qu'tre ou au-del de l'essence:
la mmoire des tres les plus proches parmi les six millions d'assassins par les nationauxsocialistes, ct des millions et des millions d'humains de toutes confessions et de toutes
nations, victimes de la mme haine de l'autre homme, du mme antismitisme2.
C'est reconnatre le statut exceptionnel du texte de 1934 qui dpasse de loin la dnonciation
de l'hitlrisme pour en livrer une interprtation, ou plutt qui montre in actu qu'une forme
suprieure de dnonciation exige le travail de l'interprtation. D'abord, Emmanuel Levinas
cet article parut suffisamment important - malgr la gne que provoquait en lui le titre o
cohabitaient si trangement, semble-t-il, philosophie et hitlrisme - pour qu'il juget bon d'y
ajouter, dans l'dition amricaine, une page rtrospective. Ainsi le lecteur peut lire ce texte
la lumire du chemin parcouru par son auteur - la prcdence de l'amour sur la libert -
laquelle fait cho cette interrogation que porte le post-scriptum de 1990: On doit se
demander si le libralisme suffit la dignit authentique du sujet humain.
Dans l'uvre abondante d'Emmanuel Levinas, il convient d'y insister, Quelques rflexions sur
la philosophie de l'hitlrisme est l'unique texte qui se risque, par le recours la technique
phnomnologique et ses virtualits critiques, interprter un phnomne socio-historique.
Risque d'autant plus grand que cette interprtation critique fut propose chaud et l'cart
des modes de pense qui prvalaient alors. De surcrot, rares furent les textes philosophiques
qui tentrent de se mesurer l'vnement pour en faire apparatre le caractre sans prcdent.
En France, si l'on retient ce critre, outre le texte de Levinas, on ne rencontre que celui de G.
Bataille, La Structure psychologique du fascisme (Critique sociale, novembre 1933, n 10,
mars 1934, n 11).
" Entretiens Emmanuel Levinas-Franois Poiri ", in Franois Poiri, Emmanuel Levinas, La Manufacture,
1987, p. 83.
2
E. Levinas, Autrement qu'tre ou au-del de l'essence, M. Nijhoff, 1978.
Cette intervention d'Emmanuel Levinas n'eut rien de contingent. Une condition juive assume
sans dtour, une conscience veille aux menaces terrifiantes du national-socialisme, plus
encore alarme par la csure qui s'annonait, animent cette volont d'intelligibilit. S'y fait
jour une sensibilit aigu ce qui se prparait, car Emmanuel Levinas connaissait bien
l'Allemagne pour y avoir sjourn l'anne universitaire 1928-1929 auprs de Husserl et de
Heidegger. C'est Levinas que l'on doit principalement l'introduction de la phnomnologie
en France. En 1930, il publie Thorie de l'intuition dans la phnomnologie de Husserl, en
1932, dans la Revue philosophique, l'tude pionnire, Martin Heidegger et l'ontologie, reprise
dans En dcouvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (Vrin 1967, pp. 53-89). Au coeur
de ce voyage philosophique en Allemagne, il y eut Fribourg la rencontre d'un matre,
Heidegger. Dans l'entretien de 1987, E. Levinas dclare: La grande chose que j'ai trouve
fut la manire dont la voie de Husserl tait prolonge et transfigure par Heidegger. Pour
parler un langage de touriste, j'ai eu l'impression que je suis all chez Husserl et que j'ai
trouv Heidegger... J'ai su aussitt que c'est l'un des plus grands philosophes de l'histoire.
Comme Platon, comme Kant, comme Hegel, comme Bergson3.
Pour percevoir cet blouissement face ce qui se prsentait et se pratiquait comme une
vritable rvolution philosophique, une Renaissance , tournons-nous vers un texte de
Levinas o vibre cet enthousiasme de jeunesse. Fribourg, c'est avant tout la ville de la
phnomnologie. Contre les constructions et les abstractions, contre le psychologisme, il s'agit
de redcouvrir, de sauver le phnomne en l'immergeant dans la vie consciente, dans
l'individuel et l'indivisible de notre exprience concrte . Tout ce qui est conscience n'est
pas repli sur soi-mme, comme une chose, mais tend vers le Monde. Le concret suprme
dans l'homme, c'est sa transcendance par rapport lui-mme. Ou, comme disent les
phnomnologues, c'est l'intentionnalit4. Ce retour aux choses mmes se double d'une
rhabilitation du sentiment, voie d'accs spcifique au monde. Levinas, qui voque quelques
confrences de Husserl, devient presque lyrique ds qu'il parle de son successeur: Sa chaire
a pass Martin Heidegger, son disciple le plus original et dont le nom est maintenant la
gloire de l'Allemagne. D'une puissance intellectuelle exceptionnelle, son enseignement et ses
uvres donnent la meilleure preuve de la fcondit de la mthode phnomnologique. Mais
dj un succs considrable manifeste son extraordinaire prestige... Au sminaire, o seuls les
privilgis taient admis, toutes les nations ont t reprsentes... En regardant cette brillante
assemble, j'ai compris cet tudiant allemand que j'avais rencontr dans le rapide Berlin-Ble,
lorsque je me rendais Fribourg. Interrog sur son lieu de destination, il me rpondit sans
sourciller: je vais chez le plus grand philosophe du monde5. Ce texte de 1931 fait penser
l'article qu'Hannah Arendt crivit en 1969: Martin Heidegger a quatre-vingts ans. On y
peroit le mme blouissement, le mme branlement: La nouvelle le disait tout
simplement: la pense est redevenue vivante, il [Heidegger] fait parler les trsors culturels du
pass qu'on croyait morts... Il y a un matre ; on peut peut-tre apprendre penser6. Il
s'agissait bien d'un matre, de la rencontre d'un matre et du choc non exempt de violence ou
de sduction qu'entrane ce genre de rencontre. Il parlait mes oreilles cach dans sa
grandeur! avoue Levinas. Parole non dogmatique, mais autoritaire qui se tenait l'cart
aussi bien de la maeutique socratique que de la relation thique, parole d'un matre qui ne
restait pas tranger l'ordre de la domination.
3
textes crits la mme priode dans Paix et Droit, la revue de l'Alliance isralite
universelle11. S'y labore une rflexion renouvele sur la gravit du fait d'tre juif en
diaspora . Les questions dcouvertes et nonces dans le langage de la philosophie
rmergent pour y recevoir, sous un clairage nouveau, une confirmation, voire une
aggravation telle que les suscite l'exprience juive affronte une perscution sans pareille.
Par exemple, retenons cette opposition entre paganisme et judasme qui, au regard de la
lecture phnomnologique de l'hitlrisme, se charge du rapport l'tre et la sortie de l'tre.
Le paganisme n'est jamais la ngation de l'esprit, ni l'ignorance d'un Dieu unique... Le
paganisme est une impuissance radicale de sortir du monde. Il ne consiste pas nier esprits et
dieux, mais les situer dans le monde... Dans ce monde se suffisant lui-mme, ferm sur
lui-mme, le paen est enferm. Il le trouve solide et bien assis. Il le trouve ternel. Il rgle sur
lui ses actions et sa destine. Le sentiment d'Isral l'gard du monde est tout diffrent. Il est
empreint de suspicion. Le juif n'a pas dans le monde les assises dfinitives du paen12.
II
Le titre Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme ne laisse pas d'tonner. D'abord
une modestie voulue; seulement quelques rflexions... pour bien marquer que ce texte ne se
donne pas comme une interprtation globale, ni totalisante. Seulement quelques coups de
sonde destins nanmoins faire percevoir l'essence du phnomne. Encore ne s'agit-il pas
directement du phnomne de l'hitlrisme mme, mais de sa philosophie . L'hitlrisme est
abord indirectement, travers le prisme de sa philosophie , en considrant que cette
philosophie est de nature mener au cur du phnomne, point nodal partir duquel il
sera possible d'en dduire, plutt d'en faire apparatre les caractres fondamentaux.
Cette amorce d'explication ne rduit pas l'tranget de l'expression philosophie de
l'hitlrisme qui appelle irrsistiblement les guillemets pour temprer le malaise que suscite
chez le lecteur d'aujourd'hui le rapprochement de la philosophie et de ce qui en tait la
ngation la plus abjecte. J'ai dit la gne de Levinas, qui ce titre forg avant l'vnement, ou
ses dbuts, paraissait sans nul doute inconvenant aprs la Choa. Comment mettre ensemble la
noblesse de la philosophie et l'ignoble du national-socialisme? Tentons cependant d'lucider
cette tranget qui ne contenait aucune ambigut, ni aucune transfiguration philosophique, ni
une esthtisation visant rendre le phnomne plus acceptable -mais qui, vrai dire, rsonnait
comme un pressant appel penser la radicalit de l'vnement, en mesurer
l'incommensurable gravit.
Le but n'est videmment pas d'exposer la philosophie de Hitler, ni celle des hitlriens. Pour
autant que celles-ci existent, en tant que contre-philosophies, elles sont primaires et
misrables. Il ne s'agit donc pas d'une analyse des doctrines ou des reprsentations apparues
dans le national-socialisme. Le isme ne renvoie pas tant une idologisation de la pense de
Hitler (qui est dj de part en part idologie) qu' la dimension collective du phnomne. Loin
d'tudier les reprsentations de sujets particuliers, il s'agit d'orienter le projecteur sur un tat
d'esprit, sur une conscience collective ou plutt impersonnelle. Cet article n'est pas comme
tant d'autres un article d'opinion, ni une construction ingnieuse de plus. Non, c'est une
magistrale leon de phnomnologie, un effort pour atteindre, par-del toutes les explications,
11
L'ensemble de ces textes a t republi dans le Cahier de l'Herne consacr Emmanuel Levinas, Paris, 1991,
avec une introduction de Catherine Chalier, pp. 139-153.
12
" L'actualit de Maimonide ", in Cahier de l'Herne, op. cit., p. 144; galement pp. 150-151.
Cet essai accompagne la rdition de Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme d'Emmanuel Levinas.
la chose mme et du mme coup provoquer chez le lecteur un rveil irrversible - une
insomnie sans rmission.
Une mme tranget apparat dans L'Essence spirituelle de l'antismitisme (d'aprs Jacques
Maritain), article lgrement postrieur aux Quelques rflexions... Levinas y emploie
l'expression mtaphysique de l'antismitisme en reconnaissant aussitt que l'assemblage
de ces termes tonnera. Or, dans l'un et l'autre cas, il s'agit de dvoiler le plus concret parce
que le plus profond, le plus profond parce que le plus concret; si le concret suprme dans l'tre
humain est l'intentionnalit, il s'agit donc de percevoir et d'interprter l'hitlrisme, ainsi que
l'antismitisme, comme un tissu, un enchevtrement d'intentionnalits spcifiques. Plutt que
de s'attacher des reprsentations, des lments doctrinaux, le phnomnologue se donnera
pour tche, ces intentionnalits une fois dgages, d'expliciter ce qui y est implicite. Ainsi le
destin juif peut-il se dfinir comme un tre-tranger au monde, une mise en jeu et en
question du monde qui semble le contenir ; dans ce cas, l'antismitisme pourra tre dploy
comme la rvolte de la Nature contre la Surnature, l'aspiration du monde sa propre
apothose, sa batification dans sa nature 13. ce complexe d'intentions, les sentiments
ouvrent une voie d'accs incomparable. Dj, dans le texte sur Fribourg, Levinas insistait sur
l'importance des sentiments pour les phnomnologues. Leur ide fondamentale consiste
[...] affirmer et respecter la spcificit du rapport au monde que ralise le sentiment [...]
ils soutiennent ferme qu'il y a l rapport, que les sentiments en tant que tels "veulent en venir
quelque chose", constituent, en tant que tels, notre transcendance par rapport nous-mmes,
notre inhrence au monde. Ils soutiennent en consquence que le monde lui-mme - le monde
objectif - n'est pas fait sur le modle d'un objet thorique, mais se constitue au moyen de
structures, beaucoup plus riches, et que seuls ces sentiments intentionnels sont mme de
saisir14. Ces sentiments en tant que porteurs d'intentionnalit tissent un monde ou dessinent
une manire d'tre fondamentale. Tel est bien le point d'observation choisi par Levinas dans
Quelques rflexions...: L'hitlrisme est un rveil des sentiments lmentaires [...] les
sentiments lmentaires reclent une philosophie. Ils expriment l'attitude premire d'une me
en face de l'ensemble du rel et de sa propre destine. Ils prdterminent ou prfigurent le
sens de l'aventure que l'me courra dans le monde15 (p. 7).
Le titre ainsi rapproch de la rgion partir de laquelle Levinas entend interprter l'hitlrisme
- le sentiment de l'existence -, son apparente inconvenance s'efface. Mieux mme, il convient
pleinement cette approche phnomnologique qui, partir d'un sentiment spcifique de
l'existence, va se donner pour objet de manifester l'implicite de l'hitlrisme, de le mettre en
scne dans l'ensemble de ses dimensions. De mme que Husserl se tenait l'cart de tout
psychologisme, de toute construction inspire par la psychologie pour s'ouvrir un accs indit
la conscience dans sa concrtude, de mme Levinas se tient dlibrment distance des
explications sociologiques - aucune analyse des groupes sociaux n'est ici tente - ou des
analyses idologiques - aucun courant, aucun ouvrage, aucun nom d'auteur n'est invoqu - ou
des oppositions logiques. Ncessaire loignement si l'on veut apprhender l'hitlrisme un
niveau de profondeur ingal, dcouvrir la strate sur laquelle viendront se dvelopper et
s'laborer les idologies et les discours plus strictement politiques.
13
Ibid., p. 151.
" Fribourg, Husserl et la Phnomnologie ", in Revue d'Allemagne, op. cit., p. 408.
15
Quand nous citerons dsormais les Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme, nous indiquerons
directement la pagination dans le texte, en l'occurrence p. 7.
14
III
En dpit de sa brivet, le post-scriptum de 1990 insiste: L'article procde d'une conviction
que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque
anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idologique
accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient une possibilit
essentielle du Mal lmental o bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie
occidentale ne s'tait pas assez assure18. C'est reconnatre combien il importe de prendre
l'hitlrisme au srieux. Ni priptie, ni sursaut d'une forme sociale agonisante, pas davantage
rgime destin s'effondrer en quelques semaines, voire en quelques mois, ni folie, ni
contagion, ni mme effet de propagande, l'hitlrisme, en tant qu'expression de sentiments
lmentaires, ou plutt sa philosophie lisible travers ces sentiments, met en question les
principes mmes d'une civilisation, c'est--dire de l'Europe. Autre qu'une formule
16
" E. Levinas, Martin Heidegger et l'ontologie ", in En dcouvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin,
1967, p. 68.
17
M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la mtaphysique, traduction de Daniel Paris, Gallimard, 1992, p.
108.
18
18 Post-scriptum 1990. Cf. p. 25 du prsent ouvrage.
journalistique, cette dclaration est philosophiquement fonde; elle indique en quel lieu
d'observation il convient de se situer pour, de l'hitlrisme, saisir le principe fondamental ,
la source, l'intuition ou encore la dcision originelle . C'est ce niveau matriciel que le
national-socialisme s'inscrit en rupture avec les grandes orientations de la culture europenne:
le judasme, le christianisme, le libralisme issu des Lumires, et mme avec le marxisme, en
dpit de la diffrence que ce dernier introduisit par rapport aux formes spirituelles antrieures.
Rupture avec l'esprit de libert qui certes contient les liberts politiques mais va bien audel, puisqu'il met en jeu une conception de la destine humaine. Entendons que, dans le
rapport conflictuel de l'homme au monde, du Moi son autre, ce que Levinas dsignera en
ouverture de De l'vasion comme le dsaccord entre la libert humaine et le fait brutal de
l'tre qui la heurte , une continuit relie les principales attitudes propres la culture
europenne. Par des voies l'vidence diffrentes s'est poursuivie une mme recherche, une
mme rvolte qui a vis dpasser l'tre grce au jeu de la libert entre le moi et le non-moi.
L'ide d'Europe s'est constitue dans l'esprit de libert, dans un sentiment de la libert
absolue de l'homme vis--vis du monde et des possibilits qui y sollicitent son action.
L'homme se renouvelle ternellement devant l'Univers. parler absolument, il n'a pas
d'histoire (p. 8). Ou encore, les diffrentes figures de la civilisation europenne - de l'esprit
de libert - ont en commun, en dpit de leur diversit, de travailler librer l'homme de
l'inamovibilit du fait accompli, de la tyrannie du temps. En effet, comment convient-il de
considrer le temps, condition de l'existence humaine? Faut-il y voir la condition de
l'irrparable et en tant que telle la manifestation de la brutalit du fait d'tre?
Suspendons provisoirement cette question pour examiner brivement les diffrentes figures de
la civilisation qui sont autant de modes de libration, d'mancipation l'gard de la
domination du temps.
Au judasme revient le pardon. Grce cette attitude, ou plutt ce mouvement, l'homme
trouve dans le prsent de quoi modifier, de quoi effacer le pass. Le temps perd son
irrversibilit mme (p. 9). Dans les dveloppements consacrs au christianisme, Levinas
salue la grandeur de sa rvolte. l'emprise d'un pass brutal et tranger le christianisme
oppose un drame du temps, drame mystique tel que la Croix apporte un affranchissement
continu. Grce la promesse du salut, le christianisme dfait le dfinitif, remet le pass
toujours en question, plus, conduit une inversion extraordinaire du pass et du prsent. La
notion chrtienne de l'me, doue d'une nature noumnale , fait signe vers une libert
infinie l'gard de tout attachement. Pouvoir concret de renouvellement, puisqu'elle est
pouvoir de s'abstraire et de se dtacher, malgr toutes les installations dans le monde, l'me
est ouverture la possibilit de la rsurrection. L encore se conjuguent le triomphe sur le
temps, sur l'oppression du pass et l'accs la libert. Non seulement le choix de la destine
est libre. Le choix accompli ne devient pas une chane (p. 10). Cette surnaturalit - ou cet
accs une surnature - l'emporte en dchirant les couches profondes de l'existence
naturelle et paradoxalement renverse la formule: le mort saisit le vif.
Mme si le libralisme perd en intensit dramatique, il n'en affirme pas moins la souverainet
de la raison, comme non-pesanteur de l'esprit capable, par exemple, dans l'vidence
mathmatique de s'arracher la condition biologique19. l'instar de la philosophie moderne
dont il procde, il tente de s'opposer au fait de l'tre, en plaant l'esprit humain sur un plan
suprieur au rel, en creusant un abme entre l'homme et le monde . L'ide de l'humanit,
19
E. Levinas, " tre occidental " in Difficile libert, Albin Michel, 1976, p. 71.
espce morale, rend illgitime l'application qui lui est faite des catgories valables pour le
monde physique. L'autonomie se substituant la grce, les possibles s'offrent la raison
comme autant de choix logiques face auxquels elle conquiert sa libert en sachant prendre ses
distances. Derrire ce souci de la distance qui se nourrit d'un refus des concidences troubles
s'affirme une volont de s'arracher aux dterminismes, entre autres d'chapper aux
dterminations venues du pass. L'homme du monde libraliste ne choisit pas son destin
sous le poids d'une Histoire (p. 12).
travers ces figures se rpte donc et se renforce le leit-motiv de la libert qui pose l'esprit
humain comme suprieur au rel, au-del du monde implacable de l'histoire concrte et de ses
asservissements.
Contre cette noble ambition librale, Marx n'crivit-il pas en ouverture du 18 Brumaire de
Louis Napolon Bonaparte: Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas
arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement
donnes et hrites du pass. La tradition de toutes les gnrations mortes pse d'un poids trs
lourd sur le cerveau des vivants20. De l, l'exception marxiste, aux yeux de Levinas. Encore
s'empresse-t-il d'ajouter qu'il ne s'agit que d'une exception provisoire. Car, mme si le
marxisme conoit l'esprit en proie aux besoins matriels, mme s'il rinsre la raison, l'esprit
dans les rapports, les situations dtermins qu'impose l'histoire, il n'en renonce pas pour autant
au rgne de la libert . Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx luimme s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte (p. 15). La critique de l'conomie politique
- c'est bien de critique dont il s'agit - n'a pas pour fin d'enchaner les hommes la matrialit
de l'conomie, mais au contraire elle vise les librer des contraintes qui en dcoulent. Bien
plus tard, dans Judasme et Rvolution, Levinas insistera pour dformaliser l'ide de
rvolution et la dfinir par son contenu: il y a rvolution, prononce-t-il, l o on libre
l'homme, c'est--dire l o on l'arrache au dterminisme conomique21.
L'innovation de l'hitlrisme, c'est l'entre en servitude. vnement qui comprend certes la
servitude politique, mais qui s'tend bien au-del, touche au plus profond. Par rapport cette
histoire complexe de la libert, plus spirituelle que politique, Levinas pose l'htrognit
irrductible du national-socialisme. En rupture radicale avec la civilisation europenne surgit
une nouvelle conception de l'homme, de la destine humaine qui consiste essentiellement
dans un nouveau sentiment de l'existence, une nouvelle manire d'exister, c'est--dire de se
rapporter l'tre. Philosophie de l'hitlrisme, car l'analyse phnomnologique de Levinas
travaille faire apparatre la dimension ontologique du phnomne pour mieux permettre d'en
mesurer l'exceptionnelle gravit: une atteinte sans prcdent l'humain. Telle est bien la
conclusion on ne peut plus ferme de l'article de novembre 1934: Ce n'est pas tel ou tel
dogme de dmocratie, de parlementarisme, de rgime dictatorial ou de politique religieuse qui
est en cause. C'est l'humanit mme de l'homme (p. 23). Sous couvert d'une apothose de la
concrtude s'est mise en place une confusion sinistre entre l'orientation vers le concret et la
brutalisation de l'existence.
L'ontologie dans le temporel de l'Allemagne hitlrienne peut se dfinir ainsi: le primat du
corps biologique, l'exaltation consquente du sang et de la race relvent d'une manire
d'exister spcifique; la situation laquelle l'homme est riv constitue dsormais le fond de son
tre et circonscrit paradoxalement ses pouvoirs-tre.
20
21
Autant de diffrences sensibles par rapport Heidegger. Ce dernier pense le Dasein, pour
lequel en son tre il y va de cet tre mme , dans un perptuel tat d'inachvement - une
constante non-totalit - en raison de l'excdent qui lui appartient. La structure du souci, l'tre
du Dasein, ne fait que renforcer cet inachvement. Le " devancement de soi " qui est la
principale caractristique du souci connote une " ouverture " incompatible avec la fermeture
d'un systme [ ... ]. Nous avons pris une " option " pour l'ouverture contre la fermeture 23.
Exister pour le Dasein, en tant qu'tre pour les possibles, consiste se rapporter ses
pouvoirs-tre. De surcrot, le rattachement de la structure du temps celle du souci tient
l'existence loin de l'irrparable, puisque, au sein de l'unit des trois dimensions du temps,
Heidegger accorde un primat l'avenir. Loin d'ignorer le pass, dfini plutt comme tre-t,
l'auteur de tre et Temps pose cette dimension, dans la mesure o elle est comprise sous
forme de l'assomption, comme ne se concevant qu' partir de l'avenir. 65: L'tre-t, d'une
certaine manire, jaillit de l'avenir24. Ajoutons cela la dfinition du Dasein comme trepour-la- mort, au sens o le devancement de soi propre la structure du souci rencontre dans
la mort sa concrtion la plus extrme. Le Dasein, en tant qu'tre des possibles, trouve dans
l'tre-pour-la-mort sa possibilit la plus propre. Selon le 53, La mort est la possibilit la
plus propre du Dasein. L'tre pour celle-ci ouvre au Dasein son pouvoir-tre le plus propre,
o il y va purement et simplement de l'tre du Dasein. Ou encore cette apothose du 50:
La mort est la possibilit de la pure et simple impossibilit du Dasein. Ainsi la mort se
dvoile-t-elle comme la possibilit la plus propre, absolue, indpassable. Comme telle elle est
une pr-cdence insigne25.
En ce sens, Heidegger, dans la mesure o il pense le Dasein comme ouverture l'tre, exister
extatique, le conoit comme capacit de s'arracher toutes les dterminations susceptibles de
porter atteinte sa possibilit de se rfrer ses pouvoirs-tre. Les hommes, qui sont
Dasein, c'est--dire littralement le " l " de l'Etre, l'ouverture l'tre, donc ne sont pas rivs
l'tant dans la qute machinale et imprieuse de la satisfaction des besoins vitaux26. La
formule heideggerienne, si on voulait l'opposer celle de Levinas, pourrait s'noncer ainsi:
Le temps est condition de l'existence humaine et, surtout pour le Dasein, possibilit d'tre en
vue de soi-mme.
D'o vient cette rsistance de Levinas, comment interprter cet cart qui consiste accepter la
structure de la temporalit, mais pour aussitt l'incliner autrement?
Faut-il y percevoir une rminiscence de l'Ecclsiaste, un cho des paroles du Kohelet: Ce
qui a t, c'est ce qui sera; ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera: il n'y a rien de nouveau sous le
soleil! [ ... ] Ce qui vient natre a ds longtemps reu son nom; d'avance est dtermine la
condition de l'homme27. Dans le texte de 1934, lie cette dtermination du temps, allusion
est faite au pch contre lequel se serait dresse la rvolte du christianisme. Mais c'est
davantage du ct des Grecs qu'il faudrait chercher ce rapport spcifique au temps. Levinas
n'invoque-t-il pas les Atrides qui se dbattent sous l'treinte d'un pass tranger et brutal ?
Et n'attribue-t-il pas au tragique de la Mora grecque le sentiment cuisant de l'impuissance
23
naturelle de l'homme devant le temps ? Ce nom fait rfrence la mort, car, selon la religion
grecque, la Mora peut tre une desse qui dtermine le destin de chacun, et notamment la
mort, le lot de tous. La mort serait-elle le visage de l'irrparable?
Levinas est loin de partager cette vision tragique du temps, cette pense du dfinitif et du fait
accompli. Sinon, pourquoi aurait-il salu la civilisation europenne comme rvolte continue
contre la tyrannie du temps? pourquoi s'insurgerait-il contre ce qui en reprsente la rupture?
pourquoi s'interrogerait-il sur un vrai prsent, une vraie libert, c'est--dire un vrai
commencement qui, en tant que tel, s'arrache la domination du temps? C'est prcisment
parce qu'il est sensible au drame du temps, parce qu'il a pris acte de cette domination, que son
uvre cherchera, de faon indite, en briser le cercle, en desserrer l'tau.
Dbut d'explication avec Heidegger, disais-je. En effet, cette insistance de Levinas sur
l'irrparable et cette rfrence la Mora des Grecs ne sont-elles pas dj lies une rticence
essentielle l'gard de la reconnaissance heideggerienne de la mort comme la possibilit la
plus insigne du Dasein? De ce point de vue, dans l'tude de 1932, qui se veut une prsentation
gnrale des grandes orientations de la philosophie de Heidegger et dont, selon Levinas, la
nouveaut tient en ce qu'elle pose la comprhension de l'tre comme un mode d'existence de
l'homme, symptomatique, tonnant mme, est le silence propos de l'tre-pour-la-mort,
mme si l'importance de la finitude y est reconnue. Dans De l'vasion, il refusera la mort la
qualit d'issue ou de solution. Ultrieurement, Levinas opposera la possibilit de
l'impossibilit heideggerienne vnement de libert , l'impossibilit de la possibilit, la
mort comme cessation de tout pouvoir-tre. Dans le Temps et l'Autre (1947), Ce qui est
important l'approche de la mort, crit-il, c'est qu' un certain moment nous ne pouvons plus
pouvoir; c'est en cela justement que le sujet perd sa matrise mme de sujet28.
Peut-tre faut-il percevoir aussi l'aveu d'un soupon? L'uvre heideggerienne est-elle tout
entire oriente vers le pouvoir-tre comme libert? De par le rapport entre la comprhension
et la prcomprhension ontologique, n'est-elle pas affecte par la pesanteur de l'tre? L'ide
mme de fait ne contient-elle pas un rapport au temps tourn du ct du pass? En 1940, dans
L'Ontologie dans le temporel, Levinas estimera: Il s'agit de chercher quelque chose que
nous possdons dj. Ne confondons pas cette situation avec la rminiscence du Mnon. Elle
a un sens rigoureusement anti-platonicien, car il ne s'agit pas d'affirmer la libert absolue du
sujet qui tire tout de lui-mme, mais de subordonner toute initiative la ralisation anticipe
de certaines de nos possibilits. Il y a d'ores et dj de l'accompli en nous, et seul notre
engagement fond dans l'existence nous ouvre les yeux sur les possibilits de l'avenir. Nous
ne commenons jamais entirement neufs devant notre destine29.
Si la philosophie est comprhension de l'existence, l'vnement sans prcdent de l'hitlrisme
- la philosophie de l'hitlrisme au sens o l'entend Levinas - exige du philosophe une
lucidation de ce nouveau mode d'exister, ainsi que des enjeux multiples qui s'y attachent et
qui touchent l'ide mme d'Europe. Erron serait donc de considrer que Levinas adhre
purement et simplement une conception tragique du temps. Ayant pris acte de cette
dimension du temps rapporte au fait d'tre, il entend plutt ouvrir une voie nouvelle qui se
tienne gale distance de la philosophie traditionnelle et de Heidegger. En un sens la
proposition Le temps [...] surtout condition de l'irrparable [...] est le socle partir duquel
28
sens fort du terme, puisqu'il y va de la sincrit de ceux qui s'y livrent, mieux, de leur accs
possible l'authenticit; bref, il y va de l'accs leur tre le plus profond et le plus vrai.
noter qu'une des sources d'attrait les plus fortes de cet enchanement rsiderait dans le refus du
caractre ludique de la socit moderne qui joue aussi bien avec la libert qu'avec la vrit.
Accepter l'enchanement, c'est cesser de jouer, c'est s'enchaner son identit, la vrit de
cette identit, c'est accepter, assumer le srieux de l'histoire et de l'existence. Nul doute
qu'apparaisse ici chez Levinas une critique de la socit moderne librale, bourgeoise, qui la
fois cherche la scurit plutt que la libert et se complat dans un jeu fait d'absence de
conviction et d'irresponsabilit. En ce sens, l'hitlrisme serait une force ractive: C'est une
socit dans un tel tat que l'idal germanique de l'homme apparat comme une promesse de
sincrit et d'authenticit (p. 21). Ainsi, contre-courant des grandes orientations de la
civilisation europenne, l'enchanement se rvlerait-il comme le mode d'exister le plus
authentique. Singulire inversion: alors que traditionnellement l'image des chanes voque la
perte de la libert, une rduction en esclavage, une atteinte l'autonomie du moi, soudain
s'opre un renversement de perspective tel que la question de la libert tant dlaisse,
considre comme un faux problme, liquide, la chane devient le symbole de la concidence
soi, de l'identit enfin reconquise et assume, d'une vrit la saveur sans pareille. De l une
nouvelle dfinition du spirituel o se croisent la rhabilitation du biologique et la glorification
de l'enchanement, o s'effectue sans cesse un passage de l'un l'autre. Le biologique avec
tout ce qu'il comporte de fatalit devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le
cur (p. 18). [...] C'est dans cet enchanement au corps que consiste toute l'essence de
l'esprit. [...] L'essence de l'homme n'est plus dans la libert, mais dans une espce
d'enchanement (p. 19).
La rfrence l'authenticit montre assez que l'explication avec Heidegger se poursuit.
Ce faisant, Levinas reprend la question de Spinoza hrite de La Botie: Comment se fait-il
que les hommes combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut? Question
de la servitude volontaire ractive par les expriences totalitaires du XXe sicle et que
Levinas retrouve spontanment par des voies qui lui sont propres. Non nonce explicitement,
elle n'en pntre pas moins l'ensemble du texte. la question du Comment , les Quelques
rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme rpondent par l'enchanement entendu dans la
multiplicit de ses dimensions. travers cette nouvelle exprience du corps comme
enchanement, ce sentiment du corps spcifique, les hommes cderaient au charme de
l'authenticit, plus encore celui d'une nouvelle forme d'identit ou d'identification. Reposant
sur l'enchanement originel au corps, l'hitlrisme appartient bien l'univers ensorcel de la
servitude volontaire. Il n'est que d'observer la conception du lien social sur laquelle il repose.
Loin de se constituer dans l'accord des volonts libres profess par le libralisme, le social se
noue en exaltant des liens vcus comme plus profonds et plus vrais. Le lien social authentique
est le lien de la communaut de sang.
De l une alternative sous l'emprise des nouvelles valeurs: soit le mensonge du ct d'un ordre
social qui se forme partir d'un affranchissement l'gard du corps , soit la vrit du ct
d'une socit qui s'institue en privilgiant l'enchanement originel au corps. Dsincorporation
du social ou incorporation du social, pourrait-on traduire. L'interprtation levinassienne mrite
d'tre ici confronte l'hypothse de l'image du corps par laquelle Claude Lefort propose
d'apprhender la logique interne du totalitarisme34. L'image du corps qui, dans l'uvre de
Claude Lefort, vaut aussi comme rponse au Comment de la servitude moderne est l'image
que la socit totalitaire se fait d'elle-mme, la figuration du principe directeur par lequel cette
34
C. Lefort, " L'Image du corps et le totalitarisme ", in L'Invention dmocratique, Fayard, 1981, pp. 159-176.
IV
Aprs la lecture de De l'vasion, nous pouvons noncer la proposition suivante:
l'enchanement, en tant que Stimmung propre l'hitlrisme, dispose et dtermine
tonalement le mode d'tre en commun, sous forme de l'tre riv.
Or le terme de riv n'apparat qu'une fois dans le texte de 1934 consacr l'hitlrisme et
encore sous forme d'une proposition hypothtique: Une conception vritablement oppose
la notion europenne de l'homme ne serait possible que si la situation laquelle il est riv ne
s'ajoutait pas lui, mais faisait le fond mme de son tre (p. 15). Il est nanmoins lgitime
de rapprocher les Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme de l'article De
l'vasion, o l'ide d'tre riv fait l'objet d'une vritable lucidation, car des rapports troits,
rversibles relient ces deux textes. La rflexion sur l'enchanement n'appelle-t-elle pas
l'laboration de la catgorie d'vasion? Inversement, la catgorie de sortie n'claire-t-elle pas
en retour le phnomne de l'enchanement? Suffit-il pour autant de confronter ces deux textes
et de recueillir les bnfices de cette mise en regard? vrai dire, il convient bien plutt de
faire l'hypothse d'une vritable constellation thorique comprenant deux parties essentielles,
le texte de 1934 et celui de 1935, comme si ces deux essais, au-del d'un clairage rciproque,
se compltaient, ou plus exactement, comme si De l'vasion apportait un achvement la
rflexion sur l'hitlrisme. En raison des relations patentes entre l'enchanement et l'tre riv,
De l'vasion, en dployant la description d'un mode d'exister spcifique du Dasein,
constituerait en quelque sorte le second volet de l'analyse de l'hitlrisme et exigerait donc de
l'interprte qu'il transpost ces nouvelles analyses l'tre en commun du peuple allemand,
sous l'emprise du national-socialisme.
bien y regarder, les Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme comprennent une
seconde odysse de l'esprit de libert, cette fois en considration du corps. En Europe, l'esprit
de libert se serait constitu en se rvoltant contre deux tyrannies, celle du temps et celle du
corps, qui, mme si parfois elles s'enchevtrent, mritent d'tre distingues.
Plutt que de mettre en lumire un paradoxe du corps, Levinas dcrit un renversement:
comment le corps, l'ternel tranger pour la philosophie traditionnelle, l'obstacle
surmonter, l'autre de l'esprit pour le christianisme et le libralisme, est apparu sous un tout
autre jour au point de devenir un des lieux et des moments possibles de l'identification, du
processus qui permet de venir bout de l'altrit du monde. Revirement, en effet, puisque le
corps relgu du ct de l'altrit - le sentiment de l'ternelle tranget du corps appartient dsormais aux manires du Mme qui travaillent suspendre l'altrit, voire la
vaincre en l'effaant. Inversion de l'altrit en exprience indicible de l'identit, soit dans des
situations risques sous le souffle de la mort , soit dans la douleur. Mtamorphose donc de
l'tranger qui, nigmatique vhicule , apporte un sentiment d'identit incomparable, une
affirmation premire, antrieure l'panouissement du Moi et l'closion de l'intelligence. Si
Levinas reconnat la noblesse des aspirations de la philosophie traditionnelle, il ne saurait
pour autant entrer de nouveau dans ses voies. Mais pas davantage ne consentirait-il donner
son adhsion, si concern ft-il par la concrtude, cette nouvelle exprience du corps sous le
signe de l'identit. On peut voir dans ce revirement, dans cette glorification du corps,
l'analogue politique - et la simplification outrancire - de l'opposition dveloppe au mme
moment par Gabriel Marcel dans sa philosophie de l'incarnation entre avoir un corps et
tre un corps . Mais il y a entre les deux phnomnes un cart essentiel et irrductible. Du
ct de la scne philosophique, Merleau-Ponty crivait en 1936, rendant compte de tre et
Avoir de Gabriel Marcel: [ ... ] ce fait singulier que mon corps est prcisment mon corps. Il
ne m'apparat pas comme un objet, comme un ensemble de qualits et de caractres qu'il
s'agirait de coordonner et de comprendre. [ ... ] Je fais cause commune avec lui, et, d'une
certaine manire, je suis mon corps. Au-del d'une relation avec mon corps, il s'agit plutt
d'une prsence, d'une adhrence, d'une intimit 35. Mais autant Gabriel Marcel et les
phnomnologues sont attentifs redcouvrir notre condition charnelle, lui rendre justice,
autant se gardent-ils de positiviser cette identit du moi et du corps, de glorifier purement et
simplement cette adhrence, soit qu'ils la tournent du ct du mystre en termes de Gabriel
Marcel, soit qu'ils l'accueillent comme une nigme. Comme y insiste Merleau-Ponty, sensible
aux nuances et la complexit de cette nouvelle pense, ce qui dfinit au mieux la condition
humaine, c'est ce mouvement entre l'avoir et l'tre, cet entre-deux... Car si mon corps est
plus qu'un objet, on ne peut dire davantage qu'il soit moi-mme: il est la frontire de ce que
je suis et de ce que j'ai, la limite de l'tre et de l'avoir 36.
Du ct de la scne politique, le sens des nuances vanoui, une pense complexe a disparu
pour laisser place une forme de conscience mystifie et mystifiante, plus prgnante encore
que l'idologie. Cette sensibilit l'adhrence, l'intimit du corps, est devenue affirmation
d'un fait; fait positif d'autant plus brutal qu'il se donne comme biologique, le sentiment
d'identit entre le moi et le corps se rduisant aux liens que le sang tablit. cart essentiel
disions-nous entre une inspiration philosophique moderne et son analogue politique o peut
s'observer, encore une fois, la drive de la recherche du concret, indissociable d'un sens de la
problmaticit, vers la brutalisation de l'existence - une autre forme de l'entre en servitude.
Quoi qu'il en soit, Levinas, sans nul doute sensible au thme de l'incarnation - la suite de son
uvre le montre assez -, pense, cette date, le corps sous le signe de l'ambigut, soucieux
qu'il est de ne pas limiter le corps lui-mme, de ne pas l'absolutiser et de ne pas forclore
ainsi les chances de la libert. Le corps n'est pas seulement cette chaleur unique, l'ouverture
au monde sensible, l'originalit irrductible de sa prsence au moi, il est aussi opacit, le
mcanisme aveugle de notre corps , nudit; adhrence au moi, certes, mais adhrence
irrvocable, laquelle on n'chappe pas, union la saveur tragique de dfinitif, bref la
brutalit du fait d'tre.
35
36
Merleau-Ponty, " tre et Avoir ", in La Vie intellectuelle, octobre 1936, p. 100.
Ibid., p. 102.
Le processus d'identification est un mouvement complexe qui comprend deux moments bien
distincts, la distance soi et le retour soi. La question qui suis-je? ou mme suis-je?
l'inaugure en introduisant de par son nonciation mme une distance entre le moi et le soi, et
c'est seulement dans un second temps que s'effectue un retour soi. Mais l'identification au
corps, de surcrot biologique - l'enchanement originel notre corps -, s'avre spcifique,
elle ne comprend pas de distance soi, elle refuse toute distance soi et, du mme coup, le
processus global est brutalement simplifi, interrompu, pis encore, scotomis. En effet, il
importe de savoir quoi l'on s'identifie; s'identifier une tradition ou une culture est une
chose, s'identifier aux liens du sang tout autre chose. l'oppos de tout cart, de toute
distanciation, le processus d'identification dans ce dernier cas est en son entier orient vers la
concidence immdiate, massive avec les mystrieuses voix du sang . Ni distance, ni
retour; il ne s'agit plus que de rpondre aux appels de l'hrdit et du pass par un
mouvement qui consiste se tourner sur soi, s'immerger en soi, coller au plus prs
soi. En sont exclues donc la lucidit et la lumire qui permettraient un acte de connaissance et
de jugement. Les forces inconnues qui lancent l'appel auquel il faut rpondre perdent leur
nature de problme, elles constituent l'opacit mme devant laquelle on abdique et laquelle
on se soumet. C'est souligner combien l'identification - tre soi-mme - n'est pas tant prise de
conscience qu'acceptation de l'enchanement originel. Ainsi se manifeste une nouvelle figure
de l'identit, enchan son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'chapper soimme , ou encore, de par cette exaltation du sentiment d'identit entre moi et le corps se
noue l'enchanement le plus radical, le plus irrmissible, le fait que le moi est soi-mme
(De l'vasion, p. 73.) ; ainsi se manifeste, travers cette identit-enchanement, un nouveau
mode d'exister, l'tre riv.
On connat les dsastres qu'entrane cette forme d'identification. Ils sont encore nos portes
sous la forme abjecte de la purification ethnique .
De cette traverse par la question du corps, deux lments sont retenir:
C'est dans cette identit unidimiensionnelle, dans cette rduction du corps l'tre, c'est-dire dans l'effacement de l'entre-deux entre l'tre et l'avoir - l'exprience du corps se
mouvant entre ces deux ples , selon Marc Richir -, que l'existant connat en tant qu'existant
une exprience paradoxale37. En effet, le souci d'authenticit, de coller soi, a pour effet de
couper le corps de toute dimension en excs, de le tourner exclusivement vers lui-mme, de le
limiter au point qu'affirmer je suis mon corps produise non pas tant un dfaut d'paisseur
qu'un encombrement du moi par le soi. Paradoxe qui tient dans une inversion des
proprits de l'existant qui renoncerait ainsi son caractre extatique, son ouverture
constitutive pour se rduire un tat de clture.
L'tre riv. Ce nouveau terme labor, plus, cr par Levinas pour dcrire un rapport
spcifique soi et au monde peut tre recueilli dans De l'vasion et considr comme le
complment de l'essai consacr l'hitlrisme, comme si cette nouvelle analyse prcisait,
dterminait la dimension ontologique d'une situation d'enchanement de masse - la rduction
d'un peuple entier l'tre riv. En ce sens, mme si la dimension collective est peine
perceptible dans De l'vasion, sinon sous la forme d'une mise en garde adresse aux
civilisations qui rvrent l'tre, les deux textes sont bien lire d'un seul tenant, car,
l'vidence, c'est dans la mditation de 1935 que l'essai sur l'hitlrisme connat son plein
37
Marc Richir, Le Corps, essai sur l'intriorit, Hatier, 1993, pp. 6-7.
achvement, d'autant plus que cette mditation inclut une rflexion sur la mobilisation et la
rvolte que lui oppose la sensibilit moderne.
l'appui de cette hypothse, l'analyse de la douleur sert de passerelle entre les deux textes.
Dans l'crit sur l'hitlrisme, Levinas fait intervenir la douleur pour dcrire ce nouveau
sentiment d'identit entre le moi et le corps. Et dans l'impasse de la douleur physique, le
malade n'prouve-t-il pas la simplicit indivisible de son tre quand il se retourne sur son lit
de souffrance pour trouver la position de paix? (p. 17). l'analyse phnomnologique
revient ici de faire apparatre l'essence de la douleur - l'chec de la rvolte de l'esprit,
l'enfermement inluctable -, de manifester ses rserves quant la valorisation, au nom de
l'originalit irrductible, de la puret de cette adhrence du corps au moi, et d'mettre plus que
des doutes au sujet de l'interprtation philosophique qui en est propose. Il y aurait dans la
douleur physique une position absolue (p. 17). Le sentiment de l'indivisibilit de l'tre n'a-til pas plutt pour ranon le dsespoir, le fond mme de la douleur ?
Or dans De l'vasion, l'hypothse critique se transforme en affirmation; c'est propos de la
douleur, plus exactement de la souffrance, que Levinas a recours pour la premire fois au
terme d'tre riv. Le jeu aimable de la vie perd son caractre de jeu. Non pas que les
souffrances dont il menace le rendent dplaisant, mais parce que le fond de la souffrance est
fait d'une impossibilit de l'interrompre et d'un sentiment aigu d'tre riv (De l'vasion, p.
70). La douleur est une exprience spcifique de l'tre. L'enfermement de la douleur, dans la
douleur, est rapport l'tre riv.
Quel est alors le climat de cette pense? Pour le percevoir, tournons-nous vers l'autre texte
de 1934, le compte rendu de l'ouvrage de Louis Lavelle, La Prsence totale, o apparat au
mieux ce que Levinas appellera plus tard, voquant cette poque, la fatigue d'tre . La
guerre, crit-il, les sombres pressentiments qui l'ont prcde et la crise qui l'a suivie rendirent
l'homme le sentiment d'une existence que la souveraine et impassible raison n'avait su ni
puiser, ni satisfaire. Une gnration douloureusement consciente de l'importance du temporel
et de la saveur poignante d'une destine enferme dans les limites du temps ne put ignorer
davantage le poids ou la gravit de cette existence. Le rel qui se volatilisait sous le souffle
subtil de l'intelligence, qui se dissipait en un jeu de relations, se dressa brusquement devant
l'homme comme un bloc solide. Le moi se vit accul l'obligation de s'expliquer avec l'tre,
de tirer au clair les liens qui l'y rattachent. Il se vit affreusement insuffisant et incapable de
supporter cette masse du rel dont l'idalisme, bloui par l'uvre scientifique de l'homme,
avait charg ses paules d'un doux fardeau.
C'est l la signification vritable de la renaissance de l'ontologie laquelle nous assistons...
Elle procde avant tout de ce sentiment irrductible qu'il y a de l'tre; c'est--dire que
l'existence a une valeur et un volume que le moi pensant n'est pas son propre appui et que, par
consquent, la notion du sujet ne suffit pas pour rendre compte de l'tre38.
Aussi faut-il entendre l'vasion au sens le plus fort du terme, en pratiquant en quelque sorte ce
que Levinas appellera plus tard une lecture emphatique, passer d'une ide son superlatif
jusqu' son emphase . Cette transfiguration philosophique d'une tendance littraire va bien
au-del des rves du pote, des lans romantiques, de la recherche du merveilleux ou du dsir
de rompre avec les servitudes corporelles. Derrire ces motifs qui sont autant de signes, il
convient de ressaisir un thme plus profond, plus essentiel, qui touche la racine mme. En
38
E. Levinas, Compte rendu de Louis Lavelle, La Prsence totale, in Recherches philosophiques, t. IV, 1934, p.
393.
une phrase sur laquelle nous reviendrons, Levinas creuse emphatiquement l'cart: Car ils
(ces motifs) ne mettent pas encore en cause l'tre, et obissent un besoin de transcender les
limites de l'tre fini. Ils traduisent l'horreur d'une certaine dfinition de notre tre, et non pas
de l'tre comme tel (De l'vasion, p. 71). L'vasion a voir avec cette horreur de l'tre
mme.
Une analyse de la sensibilit moderne claire la spcificit historique du besoin d'vasion.
Cette sensibilit connat une situation paradoxale: elle parat cartele entre la renaissance de
l'ontologie et son contraire, comme si le sentiment qu'il y a de l'tre et qui est l'origine de ce
retour de l'ontologie faisait en mme temps natre la condamnation la plus radicale de la
philosophie de l'tre par notre gnration (De l'vasion, p. 70). Rponse des problmes
nouveaux? La modernit ne serait pas tant l'inachvement de l'autonomie, qui non parvenue
pleine maturit souffrirait d'incompltude, que la mise en place d'un processus indit, plus
difficile dcrypter, comme l'annonce d'une inversion de l'autonomie moderne en
htronomie, sous forme d'une mobilisation universelle, totale , selon les termes de Ernst
Jnger en 1930, au point de ne laisser plus aucun jeu ni la libert ni aux possibilits des
individus. Ce qui est pris dans l'engrenage incomprhensible de l'ordre universel, ce n'est
plus l'individu qui ne s'appartient pas encore, mais une personne autonome qui, sur le terrain
solide qu'elle a conquis, se sent, dans tous les sens du terme, mobilisable (De l'vasion, p.
70). Sous l'emprise de cette mobilisation qui menace, la sensibilit moderne peroit dans l'tre
une tare plus profonde .
Ainsi sommes-nous ports au cur de la problmatique de cette mditation qui tient dans
l'opposition sans cesse reprise, raffirme, retravaille entre, d'une part, une exprience des
limites de l'tre qui concernerait seulement sa nature ou ses proprits (parfait ou imparfait,
fini ou infini) et, d'autre part, une exprience d'une tout autre ampleur qui est exprience de
l'tre mme, du fait qu'il y a de l'tre. la premire forme d'exprience correspondrait le
besoin classique d'aller au-del des limites de l'tre, de les transcender; la seconde, un
besoin nouveau qui viserait non pas transcender les limites de l'tre, mais se librer de
l'tre, de sa pesanteur, bref en sortir. Besoin d'vasion pour lequel Levinas forge un
nologisme - le besoin d'excendance - afin d'en marquer l'originalit irrductible. Ainsi
s'claire pleinement le contraste entre les motifs littraires et leur transfiguration
philosophique. De quoi s'agit-il de s'vader? Du fait mme qu'il y a de l'tre et non de ses
limites. Car ce qui est emprisonnement, enfermement, c'est l'tre mme, la plnitude de l'tre
et non ses limites qui tiendraient ses caractres. Aussi ne s'agit-il pas de repousser plus loin
les limites de l'tre vers un tre meilleur ou vers un refuge o l'on chapperait aux effets de
ces limites, mais il s'agit de sortir de l'tre, non pour aller quelque part, en un autre lieu, mais
seulement pour laisser place et libre cours l'indtermination du but.
l'vidence, l'opposition entre les deux formes d'exprience ne prend tout son sens et toute sa
force que parce qu'elle est l'expression de la diffrence ontologique, de la distinction entre
existant et existence, entre ce qui existe et cette existence mme 39. La tare plus profonde
qu'a su percevoir la sensibilit moderne concerne l'existence mme et non l'existant, l'tre de
ce qui est et non ce qui est. Levinas y revient au moins trois reprises, afin que ce fil directeur
ne soit pas perdu de vue.
Une premire fois, quand il souligne que le besoin de transcender les limites, besoin en luimme limit, vaut pour l'existant et non pour l'existence. Et cependant la sensibilit
39
moderne est aux prises avec des problmes qui indiquent, pour la premire fois peut-tre,
l'abandon de ce souci de transcendance. Comme si elle avait la certitude que l'ide de limite
ne saurait s'appliquer l'existence de ce qui est, mais uniquement sa nature... (De
l'vasion, p. 69).
Une deuxime fois, quand il prcise que les caractres de l'tre, ses proprits ne valent que
pour ce qui existe et non pour l'existence mme. [...] Les notions du fini et de l'infini ne
s'appliquent qu' ce qui est, elles manquent de prcision quand on les attribue l'tre de ce
qui est. Ce qui est possde ncessairement une tendue plus ou moins grande de possibilits
dont il est matre. Des proprits peuvent avoir des rapports avec d'autres proprits et se
mesurer un idal de perfection. Le fait mme d'exister ne se rfre qu' soi. Il est ce par quoi
tous les pouvoirs et toutes les proprits se posent (De l'vasion, p. 75).
Une troisime fois enfin quand il affirme la dimension ontologique de la nause qui nous
rvle la prsence mme de l'tre. Mais la nause n'est-elle pas un fait de la conscience que
le moi connat comme l'un de ses tats? Est-ce l'existence mme ou seulement un existant? Se
demander cela ce serait oublier l'implication sui generis qui la constitue et qui permet de voir
en elle l'accomplissement de l'tre mme de l'tant que nous sommes [...]. Par l la nause ne
se pose pas seulement comme quelque chose d'absolu, mais comme l'acte mme de se poser:
c'est l'affirmation mme de l'tre (De l'vasion, pp. 91-92).
De l le caractre sans prcdent ( pour la premire fois peut-tre , crit Levinas) de
l'aventure contemporaine. Elle procde d'un double mouvement: d'une part, une nouvelle
exprience de l'tre qui acquiert le statut d'une vritable rvlation. La vrit lmentaire
qu'il y a de l'tre - de l'tre qui vaut et qui pse - se rvle dans une profondeur qui mesure sa
brutalit et son srieux [...] Ce qui compte donc dans toute cette exprience de l'tre, ce n'est
pas la dcouverte d'un nouveau caractre de notre existence, mais de son fait mme, de
l'inamovibilit mme de notre prsence (De l'vasion, p. 70). Rvlation, en effet, de l'tre
et de tout ce qu'il comporte de grave et, en quelque manire, de dfinitif (De l'vasion, p.
71). D'autre part, l'exprience d'une rvolte aussi indite que l'exprience de l'tre qui la
suscite. Il ne s'agit plus de la rvolte du moi contre le non-moi qui laissait encore un jeu la
libert et lui permettait de se manifester, mais de la rvolte contre le fait mme qu'il y a de
l'tre et que cette existence ne laisse plus aucun jeu. Quelque chose suit son cours ,
pourrions-nous dire et ce quelque chose nous sommes rivs. Simultanment nat une rvolte
contre ce quelque chose anonyme dont il importe d'avoir raison et de se librer. Et Levinas
d'insister sur la spcificit philosophique du besoin d'vasion - l'vnement fondamental de
notre tre (De l'vasion, p. 79) - dans cette mditation qui appartient intgralement la
rvolte anti-ontologique qu'elle dcrit, mieux encore, qu'elle contribue fomenter par sa
description mme. Horreur de l'tre comme tel, avons-nous dj observ. galement, besoin
spcifique en ce qu'il ne se contente pas de transcender les limites de l'existant, mais pousse la
rvolte jusqu' mettre en cause l'tre comme tel, l'existence mme dont il s'agit de se librer,
de sortir sans briser la trajectoire de l'vasion en s 'arrtant dans un quelconque refuge qui
ferait illusion et serait aussitt retombe dans l'tre. Tel est le caractre fondamental du besoin
d'vasion, une vigilance sans pareille l'gard des fausses sorties, de tout ce qui s'avrerait
pour finir retombe sous l'emprise de l'tre, de tout ce qui participerait de prs ou de loin un
retour l'ontologie. De l la distinction nettement trace entre le besoin d'vasion et l'lan
vital bergsonien. Quelle que soit la volont de cration, de renouvellement de cet lan, son
loignement par rapport la rigidit de l'tre classique, il n'en retombe pas moins dans l'tre,
car le devenir n'est pas le contre-pied de l'tre (De l'vasion, p. 72). Il ne s'agit pas d'aller
quelque part, mais seulement de sortir. Sous la feinte restriction, tout est dit: [...] dans
l'vasion nous n'aspirons qu' sortir. C'est cette catgorie de sortie, inassimilable la
rnovation, ni la cration, qu'il s'agit de saisir dans toute sa puret. Thme inimitable qui
nous propose de sortir de l'tre. L'tre apparat dsormais comme un emprisonnement dont
il s'agit de sortir (De l'vasion, p. 73).
Pour penser cette spcificit philosophique du besoin d'vasion, revenons rapidement la
structure mme du besoin, au fond la catgorie fondamentale de l'existence (De l'vasion,
p. 88). Or un fil dynamique relie le besoin au malaise et le malaise l'vasion. Selon Levinas,
il faut cesser de penser le besoin sous le signe du manque ou de la privation; loin de
manifester une nostalgie de l'tre, ou une dficience d'tre, le besoin exprime une plnitude
d'tre. Le malaise qui innerve le besoin - et inversement le besoin n'est-il pas dfini
comme le malaise mme d'tre - rvle une inadquation de la satisfaction au besoin qui
ne saurait se satisfaire d'un idal de paix, d'un tat d'apaisement, car le malaise est l'exprience
dramatique d'une espce de poids mort au fond de notre tre dont il s'agit de se dlivrer.
Aussi le malaise prfigure-t-il dj un mouvement vers le dehors. Le fait d'tre mal son
aise est essentiellement dynamique. Il apparat comme un refus de demeurer, comme un effort
de sortir d'une situation intenable (De l'vasion, p. 78). Sortie, tentative indtermine c'est une tentative de sortie sans savoir o l'on va -, vasion qui consiste se dtacher de
la pure existence de l'tre qui, en dpit de sa plnitude, est impuissance de l'tre. Ce qui
n'aboutit pas faire retomber le besoin sous le signe du manque, car cette plnitude n'est pas
entendre comme l'tat de ce qui est dans toute sa force (Bossuet, la plnitude de l'tre) mais,
dans son premier sens, comme l'tat de ce qui est plein et donne une sensation de pesanteur,
de lourdeur (la plnitude gastrique), un trop-plein qui constitue une impuissance dont il s'agit
de se dbarrasser. Il y a une imperfection de l'tre qui n'est pas limitation et dont le besoin
cherche prcisment s'vader. Ainsi l'vasion, le besoin d'vasion prend-il sa source dans
l'insuffisance de l'tre, ne pas confondre avec un manque, dans tout ce qu'il y a de
rvoltant dans la position de l'tre (De l'vasion, p. 95). Ds l'origine, le besoin est travaill
par une insuffisance, celle de l'tre, que rien ne saurait pallier. L'excendance, en creux dans la
structure mme du besoin, caractrise au mieux ce besoin d'vasion. On y reconnat un double
mouvement de sortie et de monte (scando). Indtermine, cette sortie n'est pas pour autant
sans direction, car elle est oriente vers le haut; en tant que sortie, elle s'effectue par lvation,
changement de niveau. Cette monte qui a nom excendance n'est-elle pas la rencontre de la
question de l'infini?
L'tre riv, c'est donc une nouvelle exprience de l'tre o l'tre apparat au Dasein comme un
emprisonnement dont - prcision essentielle - il s'agit de sortir. Si l'on accorde crdit notre
hypothse de lecture, l'hitlrisme, de par le primat qu'il attribue au sentiment du corps comme
adhrence du moi soi-mme, serait, quant l'tre en commun, et jusqu' un certain point,
l'analogue de cette nouvelle exprience de l'tre comme tre riv.
Deux malaises, la honte et la nause, permettent de dcrire au plus prs cette exprience.
D'abord la honte. Mme si Levinas n'ignore pas la honte comme phnomne moral qui inclut
dj une impossibilit de ne pas s'identifier avec le moi qui a mal agi, il l'apprhende d'emble
dans une perspective ontologique. La honte n'est pas seulement un tat de la conscience, elle
est ds le dpart inscription dans l'tre. Elle concerne l'tre mme de notre tre et se
constitue dans l'incapacit de rompre avec soi-mme (De l'vasion, p. 85). La dimension
ontologique est d'autant plus forte que le phnomne de la honte se rapporte la nudit;
nudit honteuse que l'on voudrait cacher non seulement aux autres, mais soi-mme, et qui
mme si elle a un lien vident avec le corps ne s'y rduit pas; elle est nudit de notre tre
total , car, de par le rapport l'intimit, notre intimit, c'est notre prsence nous-mmes
qui est honteuse. Elle ne rvle pas notre nant, mais la totalit de notre existence (De
l'vasion, p. 87). Ce phnomne ontologique total est bien une exprience de l'tre comme
tre riv avec les connotations d'enfermement qui s'y attachent. La ncessit de fuir pour se
cacher est mise en chec par l'impossibilit de se fuir. Ce qui apparat dans la honte, c'est donc
prcisment le fait d'tre riv soi-mme, l'impossibilit radicale de se fuir pour se cacher
soi-mme, la prsence irrmissible du moi soi-mme (De l'vasion, p. 87).
La nause est le malaise par excellence qui se manifeste comme un enfermement gnralis
venu, remont de l'intrieur. Comme la honte, preuve de la prsence nous-mmes, la
nause, plus intense en quelque sorte, est prsence rvoltante de nous-mmes nousmmes , mais qui apparat comme insurmontable. L'tat nausabond n'a rien d'un obstacle
qu'il faudrait vaincre ou surmonter dans son extriorit; il est ce point adhrence nousmmes qu'il suscite invitablement un effort dsespr pour rompre cet tat insupportable.
Plus nettement peut-tre que la honte, dans la mesure mme o il s'agit d'une prsence
rvoltante, la nause comprend deux tats contradictoires, l'enfermement soi-mme et le
refus de cet enchanement. Il y a dans la nause un refus d'y demeurer, un effort d'en sortir.
Mais cet effort est d'ores et dj caractris comme dsespr [...] Et ce dsespoir, ce fait
d'tre riv, constitue toute l'angoisse de la nause. Dans la nause, qui est une impossibilit
d'tre ce qu'on est, on est en mme temps riv soi-mme, enserr dans un cercle troit qui
touffe (De l'vasion, p. 90). C'est la rvlation de la brutalit du fait d'tre, l'exprience
mme de l'tre pur (De l'vasion, p. 90). Mais, paradoxe d'une situation-limite, le il n'y a
plus rien faire, tout est consomm engendre, par son caractre irrmissible, le besoin
irrsistible de sortir. Plutt que de se dfinir par des caractres ou des proprits, la nause,
forme d'implication sui generis, concide avec l'existence mme, est l'existence, comme si la
totalit de l'existence tait gagne par l'tat nausabond, pis encore, tait l'tat nausabond. En
elle, on peut voir l'accomplissement de l'tre mme de l'tant que nous sommes. Car ce qui
constitue le rapport entre la nause et nous, c'est la nause elle-mme (De l'vasion, p. 91).
Aussi peut-on dceler une spcificit de la nause au sein de l'tre ri v, comme une gradation
ou une aggravation: il ne s'agit pas seulement d'une absolutisation de l'existence, mais plus
encore de l'acte mme de se poser. ( ... ) c'est l'affirmation mme de l'tre. Elle ne se rfre
qu' soi-mme, est ferme sur tout le reste sans fentre sur autre chose. Elle porte en ellemme son centre d'attraction (De l'vasion, p. 92). Au-del des grands traits qui apparaissent
et constituent l'tre riv, l'incapacit de rompre avec soi-mme, l'impossibilit de fuir, de se
fuir, l'adhrence soi-mme ou la prsence rvoltante qui atteint la totalit de notre existence,
au point de se confondre avec elle, on retiendra dans les deux cas combien cette situation
ontologique (il y va de l'tre de ce qui est) est travaille chaque fois par un dualisme interne.
Dans la honte, l'impossibilit de fuir n'est prouve que parce qu'il y a dsir de cacher la
nudit honteuse, l'existence qui se dcouvre, et dans la nause, plus nettement encore, c'est la
situation-limite du tout est consomm qui indique l'instant suprme o il ne reste qu'
sortir (De l'vasion, p. 90). Double visage ineffaable de l'tre riv qui est
indissociablement, tout au moins dans le cas des deux malaises tudis, exprience de l'tre et
exprience d'une rvolte contre l'tre mme. propos de la nause, Levinas insiste:
L'exprience de l'tre pur est en mme temps l'exprience de son antagonisme interne et de
l'vasion qui s'impose (De l'vasion, p. 90).
Cette prcision essentielle souligne, nul doute que De l'vasion claire en retour l'analyse de
l'hitlrisme de par l'adjonction de l'tre riv l'enchanement, issu du primat accord au corps,
comme si cette mise en regard ontologique dvoilait pleinement le sens du phnomne. Dans
l'hitlrisme, la situation corporelle laquelle l'homme est riv constitue bien le fond de son
tre. Son existence, c'est l'tre riv. Grce cet clairage, on peroit mieux certains des
caractres de l'hitlrisme, notamment l'absolutisation de l'existence qui s'affirme sans se
rfrer rien d'autre qu' elle-mme, sans aucune ouverture sur ce qui serait susceptible
d'excder l'exprience du corps et donc de la relativiser. Le corps, l'identification au corps et
par le corps sont vcus comme l'horizon indpassable de l'tre, et dans le sentiment d'identit
entre le moi et le corps, dans l'indivisibilit qui en rsulte, on reconnat l'adhrence au corps,
l'enchanement qui forment le malaise de la honte et de la nause. Plus proche en cela de la
nause, l'hitlrisme ne se contente pas de porter l'exprience du corps la hauteur d'un absolu,
spar de toute autre dimension; arrim cette exprience, cet enchanement originel qui
apparat comme la source irremplaable de l'authenticit, il se dploie dans l'histoire comme
l'acte mme de se poser; son existence n'est faite que d'une suite d'autopositions avec le mme
cortge d'effets, l'autorfrence et la fermeture l'extriorit, l'autoconstitution dans la
ngation de l'altrit. Assign ce retour sur soi sous forme d'une assomption de
l'enchanement, d'un enchanement dans l'enchanement, l'hitlrisme, telle la nause, porte en
lui-mme son centre d'attraction. Qu'il s'agisse de l'Universit, ou d'une autre institution,
l'auto-affirmation est son destin. Tant l'absolutisation que l'autoposition engendrent une srie
de consquences qui sont dans le droit fil de l'tre riv, l'obsession de la trahison, de la
dgnrescence, l'assomption de la communaut de sang et le racisme, une transformation de
l'ide de vrit qui consiste dsormais coller ce qui a t donn et de l'ide d'universalit
qui se transforme en projet d'expansion illimite d'une nouvelle communaut de matres.
L'hitlrisme serait donc l'analogue, dans le champ politique, de la honte et surtout de la
nause. A l'instar de ces deux malaises qui affectent l'existant d'abord dans la solitude, il serait
en grand , pour ainsi dire, une manifestation de l'tre riv.
Jusqu' un certain point, avions-nous eu la prcaution d'ajouter, seulement jusqu' un certain
point. En effet, abusive serait une application mcanique de la catgorie d'tre riv
l'hitlrisme, phnomne politique. Il convient d'y regarder de plus prs. L'hitlrisme ne
prsente-t-il pas une autre forme de l'tre riv que celle tudie dans De l'vasion? Les
Quelques rflexions sur la philosophie de l'hitlrisme enrichies par la lecture de De l'vasion
n'enrichiraient-elles pas leur tour la mditation de 1935?
Ce n'est pas qu'il soit illgitime de parler de la honte d'un peuple. Dj Marx en 1843, dans
une lettre Arnold Ruge, fustigeait le peuple allemand pour s'tre enracin dans son
patriotisme et sa haine de la Rvolution franaise qui l'empchaient de connatre la honte. "
La honte ne fait pas faire de rvolution. " Je rpondrai: la honte est dj une rvolution; notre
honte c'est en fait la victoire de la Rvolution franaise sur le patriotisme allemand qui l'a
crase en 1813. La honte est une espce de colre, une colre retourne en elle-mme. Et si
une nation tout entire avait effectivement honte d'elle-mme, elle serait comme le lion qui se
ramasse sur lui-mme avant de sauter40. Le peuple allemand des annes 1840 restait en de
de la honte, car il n'prouvait pas le besoin de rvolution.
Le problme est donc ailleurs. Mal lmental , l'hitlrisme n'est pas malaise - le peuple,
sous l'emprise de l'hitlrisme, dans sa presque totalit n'est pas mal l'aise, il est bien dans
sa peau , il colle sa peau. L'hitlrisme n'est pas seulement enchanement, il est acceptation
de l'enchanement, enchanement dans l'enchanement. De mme que Georg Benn parlait,
son propos, d'une ivresse de la fatalit , de mme peut-on le dfinir comme une ivresse de
l'tre riv. L'hitlrisme, pris dans sa dimension ontologique, ne connat pas l'antagonisme
interne qui ne cesse de travailler l'tre riv de l'intrieur. La honte est impossibilit de fuir,
40
K. Marx, " Lettre Ruge, mars 1843 ", in Textes (1842-1847), Spartacus, avril-mai 1970, pp. 35-36.
dans la mesure mme o elle est dsir de s'enfuir pour se cacher. C'est parce que la nause fait
l'preuve de la situation-limite du tout est consomm que surgit, que peut surgir
l'vnement fondamental de notre tre, l'vasion. Ce phnomne politique ignore
systmatiquement, refuse tout ce qui touche de prs ou de loin un dualisme entre le moi et le
corps, attach qu'il est l'enchanement originel, la simplicit indivisible de notre tre, d'un
corps qui resterait l'cart de toute preuve de la scission. L'hitlrisme, la diffrence de la
honte et de la nause, n'est donc pas un malaise, car de ce dernier il ne connat pas la
dynamique propre, savoir le refus de demeurer, l'effort pour sortir d'une situation intenable,
la tentative de sortir sans savoir o l'on va. Aussi ne participe-t-il pas de la sensibilit
moderne qui se forme au sein d'une double exprience, celle de l'tre en tant qu'tre riv et
celle de la rvolte. Au rebours de cette sensibilit, il pratique une auto-affirmation qui est
suffisance, autosuffisance. L'ide d'vasion lui est inconcevable et la rvolte hassable. Il s'agit
d'une civilisation, ou plutt d'une anticivilisation installe dans la brutalit du fait d'tre, dans
la brutalit du fait accompli. Que cela soit! De l l'avertissement final de Levinas dans De
l'vasion: Toute civilisation qui accepte l'tre, le dsespoir tragique qu'il comporte et les
crimes qu'il justifie, mrite le nom de barbare (De l'vasion, p. 98).
De l'tre riv, l'hitlrisme n'a conserv qu'une partie, le fait qu'il y a de l'tre, en vacuant le
besoin de sortir que peut susciter ce fait. Aussi cette exprience de l'tre riv, mutile en
quelque sorte, aboutit-elle un tre riv au second degr, comme si l'hitlrisme avait travers
l'tre riv en en interrompant la dynamique interne, le processus qui fait signe vers la rvolte
et l'vasion, et n'en avait retenu, sous la forme du sentiment du corps, que la brutalit du fait
d'tre. Le peuple allemand sous l'emprise du national-socialisme est au-del de la honte, car,
install dans sa suffisance, l'illusion de sa suffisance, il est inaccessible au besoin d'vasion.
O nous retrouvons par une autre voie la question de l'identification aborde prcdemment.
Simplification, scotomisation, avions-nous montr, puisque le moment de la distance soi
faisait dfaut, puisque l'identification se rduisait une concidence immdiate, massive au
corps biologique. Dj, ce processus nous tait apparu comme retour sur soi, comme le fait de
coller soi, de s'enfermer dans les liens du sang. Or la mutilation de l'tre riv ne fait que
renforcer cette scotomisation. Si nous reprenons la description de l'identit telle qu'elle est
propose par Levinas, propos de l'absolutisation de l'existence, nous comprenons comment
cette nouvelle exprience est en mme temps exprience de l'tre avec tout ce qu'il comporte
de dfinitif et d'irrvocable et exprience de la rvolte dirige prcisment contre cette
irrmissibilit de l'tre. Cette identit qui dpasse la forme logique est travaille par un cart
interne d'autant plus intense qu'il se dploie dans le temps, qu'en ce sens ce travail est drame.
Mais dans cette rfrence soi-mme l'homme distingue une espce de dualit. Son identit
avec soi-mme [...] revt [...] une forme dramatique (De l'vasion, p. 73). L se nouent
indissociablement enchanement le plus radical et besoin de sortir de soi-mme. Dans
l'identit du moi, l'identit de l'tre rvle sa nature d'enchanement car elle apparat sous
forme de souffrance et elle invite l'vasion (De l'vasion, p. 73). L'hitlrisme ignore le
second moment, l'incitation l'vasion, comme si le sentiment d'identit entre le moi et le
corps s'interposait entre l'enchanement et, ce qui lui fait rplique, obturait cette perce qu'est
le besoin de sortir, de briser l'enchanement le plus radical et agissait comme une vritable
forclusion. Le corps, rduit l'tre de par l'effacement de l'entre-deux entre l'tre et l'avoir, de
surcrot rduit l'tre biologique, est le lieu d'une double simplification du processus
d'identification; son commencement, dans l'effacement de la distance soi; son terme,
dans la forclusion de l'vasion. L'identit tant purement bio-logique, on pourrait dire du
corps, vhicule de l'enchanement, que tel les choses, il est, se rfrant uniquement soimme et ne connaissant que l'identit de l'tre, savoir, en termes de Levinas, l'expression
production du politique comme uvre d'art que la rduction abyssale du politique une
biologique, une logique de la vie et de la gnalogie47.
Aussi cette interprtation, dans sa nouveaut, requiert-elle d'tre confronte celle, beaucoup
plus tardive, d'un historien-phnomnologue, Ernst Nolte, disciple de Heidegger. Pour le
Nolte de 1963, l'auteur de l'ouvrage Le Fascisme dans son poque - le seul qui nous intresse
ici et non pas le protagoniste rvisionniste de la querelle des historiens qui en 1986 alla
jusqu' nier la singularit des crimes nazis -, le fascisme analys sur un plan transpolitique
reprsenterait une rsistance contre la transcendance pratique et simultanment un combat
contre la transcendance thorique 48. Par transcendance , Nolte dsigne ce qui en
l'homme l'incite dpasser le rel et qui est capable de transformer en leur essence
mme les ordres humains et les relations humaines 49, bref la facult de l'homme de ne pas se
rduire une unit close sur elle-mme, d'tre plus que lui-mme, d'aller au-del de ce qui
existe. La transcendance thorique est le dpassement par la pense de tout ce qui est donn et
peut tre donn pour que l'homme se libre des limites du monde quotidien et acquiert la
possibilit d'avoir l'exprience de la totalit du monde . Quant la transcendance pratique,
elle dfinit un processus social d'largissement continuel des relations qui existent entre
les hommes et qui libre les individus des liens traditionnels et des forces primordiales d'ordre
naturel et historique, processus orient vers l'universalit au point de tendre vers l'unit du
genre humain. Si, l'instar de tout conservatisme, le fascisme est rsistance la transcendance
pratique - la volont de conserver ce qui existe -, il trouve sa spcificit dans le fait de lutter
galement contre la transcendance thorique, dans la mesure o il s'oppose toute forme de
distanciation philosophique qui, en allant au-del de l'existant, peut le soumettre la critique
et de ce fait accrotre l'incertitude propre la socit moderne.
L'analyse de Nolte, o l'on reconnat sans peine la prgnance des catgories heideggeriennes,
permet de saisir au mieux la diffrence de Levinas et son originalit. Tandis que la description
philosophique de Nolte s'inscrit l'intrieur de l'tre, trahit un attachement foncier l'tre
- la rsistance est rsistance la propension du Dasein aller au-del de soi -, celle de
Levinas, claire maintenant par le rapprochement avec De l'vasion, est concerne au
contraire par la sortie de l'tre. Si l'tre riv, dans le cas de la honte ou de la nause, est le fruit
d'une dissociation entre l'tre jet et le projet, dans le cas de l'hitlrisme, tre riv au second
degr, la dissociation est d'une tout autre nature, puisqu'elle intervient entre l'tre riv et
l'exprience de la rvolte, entre l'tre riv et le besoin d'vasion. Il ne s'agit donc pas tant
d'une rsistance la transcendance thorique et pratique que d'une forclusion de la rvolte que
suscite l'exprience de l'tre, une forclusion du besoin d'excendance.
Lutter en philosophe contre l'hitlrisme - ce qui est le propos de Levinas - ne signifie donc pas
plaider au nom de la socit moderne pour de nouveau laisser libre cours la transcendance,
mais, aprs avoir mesur sans crainte le poids de l'tre et son universalit , concevoir le
besoin d'vasion, la nouvelle voie qu'ouvre le besoin d'excendance et s'interroger propos de
l'excendance sur son originalit et l'idal de bonheur et de dignit humaine qu'elle promet
(De l'vasion, p. 74).
Que retenir, ensuite, quant aux rapports de Levinas Heidegger? Retour l'envoyeur, dbut
d'explication avec Heidegger, disions-nous pour mieux situer les rflexions sur l'hitlrisme.
En effet, on ne peut manquer de percevoir dans ce texte, o Heidegger n'est pas une seule fois
47
Ph. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Le Mythe nazi, ditions de l'Aube, 1991, p. 49.
?????????
49
Ibid., p. 404 et p. 486.
48
mentionn, un tonnement et y entendre comme une question adresse celui qui rallia le
national-socialisme, participa la mise au pas en occupant la charge de recteur de
l'universit de Fribourg d'avril 1933 avril 1934. Interpellation dont le sens serait - si
l'essence de l'hitlrisme est bien celle que fait apparatre l'lucidation phnomnologique,
alors comment avez- vous pu? tonnement lgitime de la part de celui qui place, au centre de
son analyse de l'hitlrisme, le sentiment du corps. Car, on le sait, pour Heidegger, le corps
humain, en tant qu'humain, ne saurait tre rduit ni un tre biologique ni un organisme
animal. Mais il ne reoit pas pour autant le statut d'un existential, faute d'autonomie, pourraiton dire, faute de primaut. Le corps est toujours pris dans autre chose que le corps, c'est--dire
dans des structures plus complexes et plus originelles que lui. Il vient toujours en second. On
ne peut donc l'analyser qu' la lumire de ce qui le prcde et l'excde. Ainsi, c'est la structure
de l'tre-au-monde qui dtermine le rapport du corps la spatialit qui est d'autant moins
matriel que la spatialit du corps est habite, travaille par la transcendance. La mme
analyse vaut pour la perception. Comme Michel Haar le souligne, la capacit de rapporter
directement les donnes des sens des objets extrieurs dpend en ralit de l'tre-aumonde. Elle dpend non du corps mais des modes de l'ouverture que sont comprhension,
tonalit affective et tre jet 50. Le Dasein entend parce qu'il comprend. Le corps n'existe
jamais dans son immdiatet; il est toujours dj entoil dans une Stimmung; tonalit
affective avec laquelle il noue un rapport singulier, au point d'tre compris en elle, envelopp
par elle. La sensibilit corporelle est en quelque sorte subsume dans la Stimmung51. De
mme serait-il totalement erron de rduire la facticit - le fait d'tre jet en gnral - la
seule dimension du corps, la possibilit de fait qu'il porte en lui. Selon l'analyse existentiale,
la facticit recouvre un ensemble de possibilits dtermines qui dpasse de loin le corps
propre. En outre, si Heidegger prend en compte la naissance - l'autre fin , le
commencement , la naissance , - encore convient-il d'observer, comme nous y invite
Michel Haar, que Heidegger efface la spcificit de la limite natale, qu'il tient hors de son
analyse la face antrieure de la naissance , celle qui regarde vers le pass, la longue suite
des parents, l'hrdit biologique. Cet autre ct de la naissance, sa face obscure [...] la
primitivit vitale en nous, l'analyse l'exclut sans mme l'apercevoir. Elle l'ignore52.
Aussi, au regard de la place seconde que Heidegger attribue au corps, de son insistance sur ce
qui le dispose et l'excde, l'tre-au-monde, la Stimmung, de son ignorance de tout ce qui est du
ct du biologique et des puissances obscures, de la subordination du biologique au Dasein,
on comprend la lgitimit de l'interrogation de Levinas. Comment l'auteur d'tre et Temps a-til pu rejoindre un mouvement qui puise son inspiration dans une simplification
outrageusement triviale de notre condition corporelle, qui rduit la complexit de la facticit
la seule facticit du corps, qui de surcrot confond la facticit et la ncessit, la contrainte d'un
fait brut auquel il conviendrait de se soumettre pour atteindre l'authenticit, avec
l'enchanement originel notre corps? Le texte consacr Louis Lavelle, exactement
contemporain des rflexions sur l'hitlrisme, n'apporte pas de rponse cette question. Tel
n'est pas son objet. Il esquisse seulement, propos des philosophes allemands
contemporains , l'amorce d'une interprtation. ces derniers est reconnu d'avoir labor une
pense de la finitude o la rigueur le dispute au dsespoir. Les philosophes allemands
contemporains essayent de rpondre au problme du rapport entre l'homme et l'tre en prenant
dans un sens extrmement fort le caractre fini de l'tre humain. L'homme, tre fini, est limit
absolument, c'est--dire isol, livr lui-mme, mais impuissant de sortir de cet isolement.
Dans son prsent, il est dj projet vers l'avenir, mais cet avenir est dj le dsespoir de la
50
lmental, c'est--dire qui tient l'tre de ce qui est, qui puise ses racines dans l'tre mme,
dans son implication avec l'tre, qui est consubstantiel l'tre tel qu'il se manifeste dans la
structure du souci du Dasein. Mal d'autant plus lmental aux yeux de Levinas que ce dernier,
au rebours de la tradition philosophique, comme le montre Catherine Chalier, ne pense pas le
mal comme un dfaut ou un manque d'tre, mais bien plutt comme un excs de sa
prsence, excs qui fait peur et mme horrifie 56. Qu'il soit pens du ct de la brutalit et de
la pesanteur dans De l'vasion ou du ct de l'abme et du chaos dans De l'existence
l'existant, l'tre est le mal d'tre57. Il y a donc bien une implication du mal dans l'tre, dans
l'lment de l'tre.
Rponse ouverte la question de l'inconcevable, car il ne s'agit pas seulement de rendre
compte de l'hitlrisme autrement, mais d'ouvrir comme une passerelle philosophique qui
puisse, sinon expliquer le ralliement de Heidegger au nazisme, tout au moins mettre sur la
voie de ce qui l'a rendu possible. La comprhension de l'tre comme souci avec la structure du
devancement de soi serait un des lieux de passage possible entre la philosophie de Heidegger
et le nazisme, d'autant plus que ce souci d'tre qui s'impose comme une tche est souci de soi.
Au-del de la problmatique du corps, Levinas invite creuser plus profond, distinguer,
sous l'enchanement au corps, une position de l'tre, de l'homme dans l'tre qui est
enfermement dans la finitude de l'tre - ou l'tre comme enfermement - comme si le souci
d'tre, la tche d'tre soi, constituait l'horizon indpassable du Dasein.
Outre la contestation du primat de la libert qui, vrai dire, renvoie davantage l'idalisme,
son travail de synthse et sa volont de matrise, quitter le climat profond de la philosophie
de Heidegger signifie mettre en question l'attachement l'tre et donc le primat de l'ontologie,
apprendre percevoir, au-del de l'tre, une relation antrieure la comprhension qui
permette de substituer au souci de l'tre le souci pour l'autre homme.
Enfin, quel enseignement tirer de ce texte quant Levinas lui-mme? Nous avons tent
d'clairer en retour les rflexions sur l'hitlrisme par De l'vasion, mais n'est-il pas galement
lgitime de procder en sens inverse, d'clairer De l'vasion par les rflexions sur l'hitlrisme,
mme si aucune rfrence explicite n'est faite au prsent politique dans la mditation de 1935?
N'est-ce pas, en partie, l'vnement de 1933, la csure introduite par le national-socialisme et
l'interprtation indite qu'en a propose Levinas qui ont suscit la radicalit du geste
philosophique de 1935, la rupture avec le privilge de l'tre, l'ouverture d'une voie nouvelle
sous le signe de la sortie de l'tre et du besoin d'excendance? Comme si la suffocation
conscutive l'enchanement originel au corps s'tait soudain mtamorphose en fatigue
d'tre faisant du mme coup natre le besoin d'vasion.
Autant il serait absurde et abusif de prsenter l'uvre de Levinas comme une rplique
l'hitlrisme, autant il parat lgitime de peser soigneusement le traumatisme presque initial qui
a affect cette philosophie, de savoir en prendre la mesure. Comment ce traumatisme a rvl
des structures d'existence de nature provoquer l'horreur de l'tre ; comment cette
rvlation a veill une rvolte contre cette exprience de l'tre; comment cette rvolte antiontologique a ouvert la voie une philosophie de l'vasion.
Quoi qu'il en soit, avec les textes de 1934-1935 qui forment une constellation s'amorce un
vritable virage dans le trajet de Levinas: ce moment spcifique d'un parcours o l'auteur se
dtourne des premiers exposs pionniers et savants de la phnomnologie pour interroger la
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C. Chalier, Levinas l'utopie de l'Humain, Prsence du judasme, Albin Michel, 1993, p. 41.
E. Levinas, De l'existence l'existant, op. cit., p. 28.
" L'tranget l'tre ", in Humanisme de l'autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 97.
Ibid., p. 97.
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E. Levinas, " thique comme philosophie premire ", Le Nouveau Commerce, n84-85, automne-hiver 1992,
pp. 13-14.
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l'avenir, " l'au-devant-de-soi " contenus dans l'lan, marquent un tre vou une course (De
l'vasion, p. 72). L'tranget au monde se comprend en un double sens- l'tre en question, elle
se dploie comme mise en cause de l'tre-au-monde; tre la question, elle exige de l'homme
qu'il rponde de son droit d'tre. Mon tre-au-monde ou ma " place au soleil ", mon chezmoi, n'ont-ils pas t usurpation des lieux qui sont l'autre homme dj par moi opprim ou
affam, expuls dans un tiers monde: un repousser, un exclure, un exiler, un dpouiller, un
tuer [ ... ] Crainte pour tout ce que mon exister peut accomplir de violence et de meurtre [...]
La crainte d'occuper dans le Da de mon Dasein la place de quelqu'un; incapacit d'avoir un
lieu - une profonde utopie. Crainte qui me vient du visage d'autrui61.
O nous retrouvons, mais enrichie par une traverse philosophique, au-del de l'tre ,
l'opposition de dpart entre le paganisme, enferm dans le monde, impuissant le quitter et le
judasme, l'antipaganisme par excellence, car sans assise dfinitive dans le monde. Contraste
d'autant plus significatif qu'il croise l'opposition Heidegger - et aux heideggeriens et tout
ce qui fait la sduction du paganisme, l'attachement l'tre, au monde, au Lieu qui menace
aussitt de se convertir en scission de l'humanit en autochtones et trangers 62.
Enfin, si l'on se tourne vers Autrement qu'tre ou au-del de l'essence, se fait jour une autre
pense du corps dans la fidlit phnomnologique la teneur concrte de notre condition
corporelle qui se tient aussi loin de la dprciation platonicienne du corps que de l'exaltation
barbare du sentiment d'identit. Le sujet incarn n'est pas un concept biologique, affirme
Levinas pour mieux faire apparatre la structure plus haute laquelle est soumis le biologique.
Le corps - non plus l'tre riv, l'acceptation de l'enchanement au point d'tre bien dans sa
peau - mais l'tre expos, le mal-tre dans sa peau, la vulnrabilit, l'preuve de la
vulnrabilit telle que s'ouvre un lieu, au-del de la persvrance dans l'tre, o se rendre
sensible l'appel, la souffrance de l'autre homme. Le corps n'est ni un obstacle oppos
l'me, ni le tombeau qui l'emprisonne, mais ce par quoi le Soi est la susceptibilit mme.
Passivit extrme de l'" incarnation " - tre expos la maladie, la souffrance, la mort,
c'est tre expos la compassion et, Soi, au don qui cote63.
Peut-tre faut-il de surcrot savoir entendre dans ces rflexions sur l'hitlrisme une leon en
sourdine qui vaudrait pour l'ensemble de la modernit et d'autant plus inquite qu'elle mane
d'un phnomnologue attentif aux prils d'une rduction du concret au visible ou
l'empirique, chacune de ces deux rductions entranant l'absolutisation de ce qui est: comment
la recherche du concret, la concrtude, faute d'apercevoir la fonction transcendantale de
toute l'paisseur concrte de notre existence corporelle, technique, sociale et politique est en
permanence menace de driver vers une brutalisation de l'existence64?
61
Ibid., p. 15.
E. Levinas, " Heidegger, Gagarine et nous ", in Difficile Libert, op. cit., p. 301.
63
E. Levinas, Autrement qu'tre ou au-del de l'essence, op. cit., p. 139, note 12.
64
E. Levinas, Humanisme de l'autre homme, op. cit., p. 32.
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