Les Premiers Textes de La Littérature Française
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Essais littraire
Le passage du latin parl aux langues romanes s'est opr spontanment. En revanche, la langue vernaculaire ne pouvait accder l'criture
qu'avec le consentement et la complicit des clercs qui en avaient seuls la comptence. De son propre mouvement, l'Eglise se souciait peu,
sans doute, de mettre cette comptence au service de la jeune langue romane. Mais elle y tait contrainte. Contrainte d'abord de recourir la
langue vulgaire. Les fils de Louis le Pieux s'y taient sentis contraints en 842 pour des raisons politiques. Elle-mme y tait contrainte pour
des raisons pastorales. Le canon du concile de Tours de 813, cit plus haut, d'autres encore tout au long du IXe sicle, concernant d'ailleurs
tout autant la langue germanique que la langue romane, les exposent dans leur simplicit : la prdication au peuple devait se faire dans sa
langue, sous peine de renoncer poursuivre son vanglisation souvent encore imparfaite. Ds avant la sparation du latin et de la langue
vulgaire, le souci explicite de prcher dans une langue simple, accessible tous, et la ncessit de renoncer l'lgance oratoire, si
importante dans les lettres latines, s'taient souvent manifests, par exemple, au tout dbut du VIe sicle dj, dans les sermons de saint
Csaire d'Arles. Dans certaines circonstances particulires et limites, et toujours pour les mmes raisons initiales, la ncessit de recourir la
langue vernaculaire s'tend bientt au domaine de l'crit. Raisons politiques, raisons pastorales : c'est par des choix dlibrs que la langue
romane accde l'criture.
Les serments de Strasbourg n'appartiennent nullement la littrature. Us mritent cependant de retenir un instant notre attention, non
seulement parce qu'ils constituent le premier monument de la langue franaise, mais encore parce qu'ils invitent rflchir sur leur nature de
texte. Prter serment en langue vulgaire est une chose. Reproduire ce serment sous la forme d'un texte en langue vulgaire l'intrieur d'un
ouvrage caractre historico-politique, en latin bien entendu, comme le fait Nithard, en est une autre.
Vainqueurs en 841 Fontenoy de leur frre et demi-frre an l'empereur Lothaire, les deux autres fils survivants de Louis le Pieux, Louis le
Germanique et son demi-frre Charles le Chauve confirment le 14 fvrier 842 Strasbourg leur alliance contre Lothaire. L'anne suivante, le
trait de Verdun sanctionnera les partages territoriaux : Louis la partie germanophone, Charles la partie francophone de l'empire. A
Strasbourg, chacun des deux princes prte serment dans la langue de l'autre, ou plutt dans la langue des pays sur lesquels rgne l'autre, car
Charles le franais tait probablement germanophone aussi bien que francophone . Leurs principaux officiers prtent galement
serment, chaque groupe dans sa propre langue notion aussi thorique dans leur cas que dans celui des princes, car dans chaque arme les
langues taient diverses et en s'adressant au souverain qui n'est pas le sien.
Nithard, grce qui ces serments nous sont connus, est comme les deux rois un petit-fils de Charlemagne n des amours de sa fille Berthc
et du pote Angilbert. C'est un des capitaines et des proches conseillers de son cousin Charles le Chauve. L'Histoire des fils de Louis le Pieux,
qu'il crit chaud au milieu des combats et des intrigues, est pour lui la fois une histoire de famille et une arme politique. Et c'est, bien sr,
un geste politique que de consigner par crit le texte des serments dans la langue o ils ont t prononcs. C'en tait un aussi, et du plus
grand intrt dans la perspective qui est ici la ntre, que d'identifier chaque pays par sa langue, et d'autant plus que cette identification
n'allait pas, on l'a vu, sans quelque artifice.
La transcription des serments que donne Nithard soulignerait et renforcerait encore ce geste s'il tait avr que la langue du serment en
franais ne correspond aucun des dialectes qu'on a cru y reconnatre, mais qu'elle se veut dlibrment et artificiellement syncrtiste et
unificatrice des parlers du nord de l'ancienne Gaule. E est vrai qu'une autre hypothse a t propose. La graphie du serment franais
s'expliquerait par le souci de permettre un lecteur qui a appris lire en latin mais qui ne parle pas couramment le franais autrement dit
Louis le Germanique d'en donner lecture voix haute.
Textes politiques, textes juridiques : les serments de Strasbourg resteront un cas unique, mais on peut considrer que les chartes qui
apparatront date relativement ancienne en franais et en langue d'oc relvent d'un ordre de proccupation analogue. Pas plus que les
serments, pas plus que les coutumiers en langue vulgaire qui voient le jour sensiblement plus tard, elles ne relvent de la littrature ni mme
de sa prhistoire. Il n'en va pas de mme des textes ns du souci pastoral voqu plus haut. Pour la priode antrieure au vritable essor de
la littrature franaise, on a conserv un seul tmoignage crit de l'effort de prdication en langue vulgaire auquel appellent les conciles.
C'est, conserv la bibliothque de Valenciennes, le brouillon fragmentaire, en partie effac, not pour moiti en clair pour moiti en notes
tironiennes, d'un sermon sur le thme de la conversion des Ninivites par Jonas prch Saint-Amand-les-Eaux (NorD) vers 950, l'occasion
d'un jene de trois jours destin obtenir que la ville ft dlivre de la menace des Normands. La pertinence du thme choisi est bien
entendu dans le parallle, implicite dans le fragment conserv, entre la pnitence de trois jours des Ninivites sous le sac et la cendre la suite
de la prdication de Jonas, pnitence qui leur vaut d'chapper au chtiment divin, et celle grce laquelle les habitants de Saint-Amand
peuvent esprer obtenir la protection de Dieu contre le pril viking.
Le texte du sermon, qui se rduit une paraphrase du commentaire de saint Jrme sur le Livre de Jonas, est rdig partie en latin, partie en
franais. L'auteur passe constamment d'une langue l'autre l'intrieur mme de chaque phrase. En un curieux ressassement il cite quelques
mots du Livre de Jonas, quelques mots du commentaire que saint Jrme lui consacre, s'efforce de paraphraser le tout et de le traduire,
retombe dans le latin, et recommence pour la phrase suivante. Il est donc si dpendant de son modle latin que quand il le suit il ne peut
s'empcher de terminer en latin des phrases qu'il a commences en franais. Mais le franais est bien sa langue, car la seule phrase qui soit
entirement de son cru et ne soit pas dmarque de saint Jrme, sur un sujet qui lui tient cur, celui de la conversion ultime des Juifs, est
aussi la seule qui soit entirement en franais. Elle a t rajoute la fin du texte, aprs la formule de bndiction finale, mais on voit trs
bien l'endroit, plus haut dans le sermon, o elle doit s'insrer. Cet auteur tmoigne ainsi du fait que les habitudes et les modles culturels
l'emploi du latin pour tout ce qui touche l'Ecriture sainte l'emportent sur la pure et simple comptence linguistique.
Au demeurant, les humbles homlies au peuple dans sa langue n'taient pas destines tre crites. Le sermon sur Jonas lui-mme ne nous
est parvenu qu' l'tat de brouillon, et par une sorte de miracle : ce brouillon a t not sur parchemin, et non sur une tablette de cire ; ce
parchemin a t remploy ensuite pour relier un autre manuscrit. L'effort vers la langue vulgaire qui se manifeste ainsi ne tend donc pas
rellement en faire une langue de culture crite. Et cet effort purement utilitaire ne suppose aucune attention aux ressources esthtiques et
aux virtualits littraires de cette langue. H n'en va pas de mme avec la conservation par crit des premiers pomes franais, si balbutiants
soient-ils. Le choix et l'agencement des mots, le respect du mtre et de l'assonance montrent que l'on a voulu agir sur les esprits par les
ressources propres de la langue. Et le rsultat a paru digne d'tre crit. Pourtant ces pomes, presque autant que les sermons, refltent le
souci pastoral de l'Eglise. C'est lui qui leur a valu d'tre conservs. Pas plus qu' l'Eglise ils n'chappent aux modles latins. Ils ne sont
nullement, bien entendu, la transcription de ces chansons populaires dont conciles et sermons fltrissaient depuis longtemps le contenu
luxurieux et l'interprtation provocante, le plus souvent par des femmes. Mais ils ne reproduisent pas davantage les chants pourtant pieux,
bien que barbares, dont, Conques, les rustici honoraient sainte Foy. Ce sont des transpositions en langue vulgaire de pomes religieux latins.
C'est le cas du plus ancien d'entre eux - plus ancien d'ailleurs que le sermon sur Jonas, mais originaire sans doute de la mme rgion et
conserv lui aussi Valenciennes, la Squence de sainte Eulalie (vers 881-882). Dans le manuscrit o elle figure, cette brve pice de vingtneuf vers, qui a t attribue, mais sans preuve dcisive, Hucbald de Saint-Amand, fait suite un autre pome, mais un pome latin, en
l'honneur de la mme sainte, et elle prcde un pome allemand de nature toute diffrente, mais copi de la mme main, le Ludwigslied :
indication du milieu trilingue o elle a vu le jour. Est-ce par hasard que ces premiers textes franais apparaissent avec prdilection la
frontire linguistique avec le monde germanique ou en relation avec des textes germaniques ? Aurait-il paru plus naturel d'crire le franais au
contact de l'allemand qui l'tait, au moins un peu, depuis plus longtemps? C'est en tout cas la runion de ces textes qui a permis de dater
notre pome avec une telle prcision. Le culte de sainte Eulalie s'est dvelopp dans la rgion de Saint-Amand la suite de la translation de
ses reliques le 23 octobre 878, et le Ludwigslied a t compos entre la bataille de Saucourt (aot 881) et la mort du roi Louis III (5 aot
882).
Le rle de la Squence de sainte Eulalie est visiblement de faire connatre aux fidles la sainte dont la liturgie du jour clbre la fte. Ce rle
pdagogique transparat jusque dans les diffrences qui la sparent du pome latin. Alors que ce dernier est une sorte de louange rhtorique
de la sainte, et suppose donc que sa vie est dj connue, la squence franaise en fait une sorte de prsentation et offre un bref rcit de son
martyre :
Buona pulcella fat Eulalia, Eulalie tait une jeune fille ver- tueuse, Bel auret corps, bellezour anima. beau tait son corps, plus belle son
me. Uoldrent la ueintre li Deo inimi, Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, Uoldrent la faire diaule seruir. ils voulurent lui taire servir le
diable.
Elle nont cskoltet les mais conseillers, Elle n'coute pas les mauvais conseil- lers Qu'elle Deo raneiet chi maent sus en qui lui disent de renier
Dieu qui est ciel... l-haut, au ciel...
[Squence de sainte Eulalie, v. 1-6).
Mais les deux pices ont en commun leur destination, qui est d'tre insres dans la liturgie du jour. L'une et l'autre sont des squences, c'est-dire des pomes destins tre chants la suite (sequentiA) de la jubilation de l'alleluia grgorien, ou plus exactement entre deux
allluias, et sur le mme air. Les rimes en -ia au dbut et la fin du pome franais comme sa place dans le manuscrit semblent confirmer
qu'il a bien t lui aussi compos pour remplir cette fonction. Le plus ancien monument de la littrature franaise n'est pas seulement un
pome religieux, mais encore un pome liturgique, insr dans le dploiement potique de l'office, une sorte de variante vernaculairc d'un
pome latin.
Ces traits se retrouvent dans tous les pomes romans conservs de la un du IX la fin du XIe sicle. Ce sont des pomes religieux. Ce sont
des pomes dont la forme et la versification sont originales au regard de la posie latine, mais qui restent troitement dpendants de sources
et de modles latins. Seule l'insertion liturgique s'estompe peu peu. Plus longs et diviss en strophes homophones, ces pomes chappent
dsormais au modle de la squence et reoivent une autonomie nouvelle, fis n'en restent pas moins lis pour la plupart aux ftes de l'Eglise.
Un mme manuscrit de Clermont-Ferrand contient une Vie de saint Lger du Xr sicle, sans doute originaire du nord du domaine d'ol bien que
la copie prsente des traits poitevins, longue de deux cent quarante octosyllabes rpartis en strophes de six vers assonances, et un rcit de la
Passion de la fin du mme sicle, d'une langue plus mridionale, mlant des lments occitans et poitevins (516 octosyllabes rpartis en
quatrains assonanceS). La Vie de saint Lger s'inspire de la Vita latine de ce saint crite par un moine de Saint-Maixent nomm Ursinus, la
Passion offre un rcit syncrtique d'aprs les Evangiles canoniques et apocryphes, les Actes des Aptres, des textes liturgiques et exgtiques.
Les sources latines sont donc trs prsentes, nombreuses et complexes. Les deux pomes peuvent certes avoir t intgrs la liturgie le jour
de la fte du saint ou, pour la Passion, pendant la Semaine sainte, mais ils peuvent aussi avoir t chants dans les mmes occasions par des
jongleurs se produisant pour leur propre compte ces chanteurs de vies de saints qu'pargne la condamnation de Thomas de Chobham. Que
l'interprte ait pu tre un jongleur, les nombreuses adresses au public du Saint Lger certaines la premire personne peuvent le
suggrer. Que les deux pomes aient t chantes ne fait aucun doute. La premire strophe du Saint Lger invite deux reprises au chant : ...
cantomps del sanz / quae por lui augrent granz aanz ( chantons sur les saints qui pour [Dieu] endurrent de grandes souffrances , v. 3-4) ;
... et si est bien / quae nos cantumps de sant Lethgier ( et il est bon que nous chantions sur saint Lger , v. 5-6). Quant la Passion, sa
premire strophe porte une notation musicale en neumes.
La Chanson de sainte Foy d'Agen toujours la petite sainte de Conques ! , beau pome en langue d'oc du second tiers du XIe sicle (les
scriptoria de langue d'oc se dveloppent plus tard que ceux de langue d'oL), laisse deviner de faon plus nette encore qu'elle tait interprte
en marge de la liturgie, et interprte par un jongleur. Cette chanson, lit-on au vers 14, est belle en tresque : le mot dsigne d'ordinaire
une sorte de farandole, mais signifie sans doute ici que la chanson doit accompagner une procession peut-tre une sorte de danse
processionnelle en l'honneur de la sainte et qu'elle peut donc avoir une fonction para-liturgique. Elle voisine d'ailleurs dans le manuscrit
avec un office de sainte Foy.
Cependant, elle n'est nullement en elle-mme un pome liturgique, non seulement cause de sa longueur (593 octosyllabes rimes et disposs
en laisses irrgulireS), mais surtout parce qu'elle se place elle-mme dans la bouche d'un jongleur, qui se dsigne comme tel avec quelque
ostentation. D exagre ainsi le foss qui spare la chanson de sa source latine alors mme qu'il souligne quel point elle en est dpendante :
Legir audi sotz eiss un pin J'ai entendu lire sous un pin
Del vell temps un libre Latin. un livre latin du vieux temps.
(Chanson de sainte Foi, v. 1-2).
Une transmission orale sous le pin, qui sera l'arbre des chansons de geste et des romans, celui qui ombragera le trne de Charle-magne, la
mort de Roland, la fontaine d'Yvain. Un vieux livre latin dsign avec une imprcision rvrencieuse. Une chanson dont l'autorit est garantie
par la science des clercs et des lettrs de qui le jongleur la tient :
Eu l'audi legir a elerezons J'ai entendu (cette chansoN) d- chiffre par des clercs Et a gramadis, a molt bons. et par des lettrs excellents.
[Chanson de sainte Foy, v. 27-28).
La chanson est pourtant loin d'tre l'adaptation nave d'un ignorant qui l'a entendu chanter par hasard. Son auteur, qui colore de cette faon le
personnage du jongleur auquel il prte sa voix, utilise en ralit deux rcits latins du martyre de sainte Foy, l'office de la sainte, le rcit de ses
miracles par Bernard d'Angers.
Ce jongleur, suppos chanter la chanson, cherche, comme tous les jongleurs, retenir l'attention de l'auditoire : Tt l'escoltea tro a la fin (
Ecoutcz-la tout entire jusqu' la fin , v. 3). D cherche s'attirer sa bienveillance :
Canczon audi q'cs bella'n tresca J'ai entendu une chanson qui est belle en danse
Qui ben la diz a lei Franccsca, Qui la dit bien la manire franaise Cuig me qe sos granz pros l'en cresca y trouvera, je crois, un grand profit E q'en est segle l'en paresca. qui crotra et se manifestera
[djj en ce monde.
(Chanson de sainte Foy, v. 14-22).
La Chanson de sainte Foy d'Agen offre donc un tmoignage extrmement prcieux. D'une part elle montre, et de faon assez suggestive
malgr les incertitudes de l'interprtation, comment les pomes vernaculaircs prennent leurs distances et leur libert au regard de la liturgie
sans rompre totalement avec elle. D'autre part, comme le chapitre 4 le fera rtrospectivement apparatre, elle donne au jongleur qu'elle met
en scne la pose du rcitant des futures chansons de geste, dont sa versification la rapproche, malgr l'emploi de l'octosyllabe. Enfin
l'expression potique en langue vulgaire atteint avec elle la matrise d'une rhtorique la fois sobre et violente.
Le Sponsus
On observe le mme dveloppement, ou la mme excroissance partir de la liturgie, dans un domaine diffrent, qui deviendra celui du
thtre religieux. Les drames liturgiques sont des paraphrases dramatiques et musicales de vies de saints et d'pisodes de la Bible,
gnralement composes et reprsentes dans les monastres et dans leurs coles pour illustrer la solennit du jour. Beaucoup de ceux qui
nous sont parvenus proviennent de la grande abbaye de Fleury, aujourd'hui Saint-Bcnot-sur-Loire, qui tait l'poque un centre intellectuel et
littraire trs important. Ils sont en latin, bien entendu, mais ds le XIe sicle la langue romane fait son apparition dans l'un d'eux, le
Sponsus. Cet ouvrage, conserv dans un manuscrit originaire de Saint-Martial de Limoges, centre trs fcond et trs novateur dans le
domaine de la musique et de la posie liturgiques, met en scne la parabole des vierges folles et des vierges sages (Matth. 25, 1-13).
L'essentiel du texte est en latin, mais quatre strophes sont en langue romane, ainsi que deux refrains. Ces farcissures vemacu-laires devaient
permettre un public illettr de suivre l'action, mme si tout ce qui se disait ou se chantait en latin lui chappait.
Pendant toute cette priode, on ne trouve aucune trace d'une littrature profane vernaculaire, alors qu'il en existe une en latin, une
exception prs pourtant, minuscule et bizarre, le pome du Xe sicle connu sous le nom de l'Aube bilingue de Fleury. Une aube, comme on le
verra plus loin, est, dans le lyrisme roman, un pome qui voque la douloureuse sparation des amants au matin. Ici il s'agit seulement d'une
vocation de l'aurore qui va poindre, tandis que le veilleur exhorte les paresseux se lever. La seconde strophe, o l'on voit les imprudents
menacs par les ruses des ennemis, suggre que le pome pourrait avoir jou le rle d'une sorte de diane destine rveiller les soldats on
pourrait en ce cas le comparer de trs loin au beau pome carolingien connu sous le nom de Chant des veilleurs de Modnc, moins que ces
ennemis soient les dmons, ce qui donnerait malgr tout la pice une tonalit religieuse. Ce qui a fait la gloire de ce court pome, c'est que
chacune des trois strophes latines de trois vers est suivie d'un refrain de deux vers en langue romane :
Mais quelle est cette langue romane ? On n'a jamais pu l'tablir avec certitude, pas plus qu'on n'a russi vraiment comprendre ces deux
vers, bien que des dizaines de traductions, parfois sans aucun rapport entre elles, aient t proposes. C'est, a rcemment suggr Paul
Zumthor1, qu'ils ne prsenteraient en ralit aucun sens. Quelques mots cls appartenant au registre smantique attendu (aube, tnbres,
soleiL) mergeraient seuls, et d'autant plus reconnaissables que leur forme est latine, d'un sabir qui sonne comme de la langue romane mais
qui ne voudrait rien dire. L'hypothse est audacieuse et sduisante. De toute faon mais plus encore, paradoxalement, si elle est fonde
l'Aube de Fleury est, date aussi ancienne, presque le seul tmoignage d'un intrt prouv par les clercs pour une posie vernaculaire qui
n'est pas une simple transposition de la leur et dont le contrle leur chappe, pour une posie vernaculaire dont ils s'inspirent au lieu de
l'inspirer. Intrt, fascination peut-tre, que manifeste l'introduction de la langue romane dans le refrain, la manire d'une citation, et qu'elle
manifeste plus encore s'il ne faut y voir qu'une imitation phontique d'une langue non assimile et non matrise, ou que l'on prtend telle
pour en conserver intact le pouvoir d'etranget.
Le Boeci
L'Aube de Fleury, qui laisse deviner dans l'crit l'cho d'une posie autonome en langue romane, reste une exception. L'volution gnrale de
nos premiers textes littraires obit jusqu' la fin du XIe sicle la drive dcrite plus haut, qui les loigne peu peu, mais lentement, des
modles liturgiques latins dont ils sont issus. Le point extrme de cette drive est atteint vers cette poque avec le Boeci en langue d'oc et la
Vie de saint Alexis en franais.
Le Boeci, que l'on date du XI' sicle, et vraisemblablement de sa premire moiti, est un fragment d'une paraphrase du De Con-solatione
Philosophie (La Consolation de la PhilosophiE) de Boce. Vers la fin du V sicle, le philosophe Boce, conseiller Ravennc du roi Thodoric,
est, la suite d'intrigues de ses ennemis, brutalement accus par son matre de le trahir au profit de Byzance. Emprisonn, attendant la mort,
il compose, en prose et en vers alterns, la Consolation de la Philosophie. Il y raconte comment Philosophie, sous les traits d'une femme la
beaut imposante, l'a visit dans sa prison et rapporte les consolations qu'elle lui a prodigues. Nous retrouverons plus loin cet ouvrage, dont
l'influence littraire et philosophique sera considrable pendant tout le Moyen Age. Le Boeci n'est que le premier de la longue srie de ses
traductions et de ses adaptations. Adaptation en l'occurrence trs amplifie : les 258 dcasyllabes en laisses rimes du pome en langue d'oc
ne correspondent gure qu' une cinquantaine de lignes de son modle. Si la paraphrase tait complte, elle devrait compter prs de trente
mille vers.
Le pome est originaire du nord du Pcrigord ou du Limousin, peut-tre de Saint-Martial de Limoges mme. B ne semble pas avoir t destin
tre chant. En tout cas, bien que l'auteur soit prsent dans son texte travers les emplois de la premire personne, il ne s'adresse jamais
son public.
Bien que Boce ait parfois t considr comme un saint et un martyr, c'est un esprit plus no-platonicien que profondment chrtien, au
point que certains de ses lecteurs mdivaux en ont t troubls. C'est donc peu de dire que le Boeci est sans rapport avec la liturgie.
Cependant c'est une uvre qui rompt moins que toute autre avec la latinit, puisque c'est une traduction, et avec l'univers clrical, puisque
son modle est un texte philosophique qui joue un rle majeur dans la vie intellectuelle du temps. En outre son intention didactique parat
claire : il vise dtourner un public de jeunes gens, peut-tre de jeunes clercs, de la folie du monde et les inciter cultiver la sagesse et
la vertu.
La Vie de saint Alexis, probablement crite vers le milieu du XIe sicle en Normandie, a une porte bien plus considrable.
Jamais encore le franais n'avait produit un pome aussi long (625 verS), la versification aussi labore, la technique littraire aussi
matrise. Par instants, comme dans la Chanson de sainte Foy d'Agen, le ton et la manire des chansons de geste, dont l'mergence est
dsormais proche, sont dj sensibles, de mme que les strophes de cinq dcasyllabes assonances annoncent la laisse pique.
On connat le sujet de la lgende : dsireux de se consacrer entirement Dieu, Alexis, fils d'un riche patricien romain, s'enfuit de chez son
pre le soir de ses noces, considrant que l'accomplissement du devoir conjugal serait pour lui un pch. B vit d'aumnes Edesse o les
envoys de son pre partis sa recherche ne le reconnaissent pas. Son pre ne le reconnat pas davantage lorsque, des annes plus tard, il se
prsente devant lui. B passe les dix-sept dernires annes de sa vie sous l'escalier de la maison paternelle, vivant de ce qu'on veut bien lui
jeter, objet des railleries et des brimades des serviteurs. Sentant sa fin prochaine, il demande de l'encre et du parchemin et crit l'histoire de
sa vie. Une voix cleste conduit le pape et les deux empereurs son chevet, o ses parents et sa femme le reconnaissent trop tard. Cette
lgende a ses origines au V" sicle en Syrie, mais le saint ne reoit son nom et son histoire sa forme dfinitive que dans un rcit grec du IXe
sicle, qui fera l'objet de plusieurs adaptations en latin. L'une d'elles voit le jour Rome vers la fin du Xe sicle, l'poque o le mtropolite
de Damas Serge, en exil dans la ville sainte, acclimate en Occident le culte du saint. C'est cette version qui est la source du pome franais.
Ce pome dense et vigoureux est bien loin des premiers balbutiements de la littrature franaise et manifeste un art parfaitement matris.
Les dialogues sont vivants, les monologues et les dplorations pathtiques :
On a parfois estim que ce jeune homme de haute naissance qui renonce aux jouissances et la gloire d'une vie aristocratique devait tre
propos en modle la noblesse laque, qui le pome serait destin. Mais il semble tabli (Ulrich MUK) que le public vis est ecclsiastique,
identique celui qui connat le culte latin de notre saint . L'mancipation littraire du franais reste donc relative et ne s'accompagne
mme pas ncessairement de la conqute d'un public nouveau.
Mais ce public, la Vie de saint Alexis finira tout de mme par le conqurir. Elle connatra un succs large et durable, qui ne sera pas
entirement clips par le dveloppement ultrieur de la littrature : on la trouve dans cinq manuscrits, copis entre le XIIe et le XIVe sicle.
C'est pour l'avoir entendu rciter par un jongleur qu'en 1174 un riche bourgeois de Lyon, Pierre Valds, distribua ses biens aux pauvres et se
mit prcher la pauvret vanglique, prcurseur de saint Franois d'Assise, mais prcurseur malheureux, puisque, rejet par l'Eglise, il
devint comme malgr lui le fondateur ponyme de la secte des Vaudois.
La Vie de saint Alexis tmoigne du degr d'laboration et de qualit littraires que pouvait dsormais atteindre la littrature religieuse en
franais. Cette littrature restera extrmement abondante pendant tout le Moyen Age, sous la forme de vies de saints, de rcits de miracles,
de prires en vers, de traits difiants : le prochain chapitre tentera d'en donner une ide. Mais elle se rduit fondamentalement la
transposition en langue vulgaire d'une littrature latine. Le mouvement apologtique, pastoral, missionnaire dont les premiers textes
littraires franais sont le fruit ne pouvait par lui-mme donner le jour une littrature rellement originale. Si la littrature franaise n'avait
connu que cette premire naissance, elle aurait vgt l'ombre des lettres latines. Mais dans les dernires annes du XI sicle se manifeste
une seconde naissance, plus soudaine que la premire, plus surprenante, et dont les suites allaient tre plus fcondes.
Attention! Les
rides lisse, si le
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