Les Sophistes - Romeyer Dherbey Gilbert

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QUE SAIS-JE ?

Les Sophistes
GILBERT ROMEYER-DHERBEY
Professeur mrite de la Sorbonne
S eptime dition mise jour

28e mille

Introduction
Gorgias crivit un loge dHlne et un Plaidoyer pour Palamde. Il entendit par l renverser
lopinion dfavorable attache leur mmoire, Hlne tant accuse dadultre, et Palamde de
trahison. Ne conviendrait-il pas de mme aujourdhui, sans aucun souci de prouesse rhtorique, mais
avec un simple dsir de vrit historique et scientifique, dcrire, sinon un loge de la sophistique,
du moins un Plaidoyer pour les sophistes ? En effet, les crits des sophistes ont presque entirement
disparu, et nous connaissons leurs doctrines essentiellement par les philosophes qui les rfutent,
savoir par Platon et Aristote. La fortune historique de la pense platonico-aristotlicienne, qui
constitue lossature de la mtaphysique occidentale, a rejet dans lombre les tmoignages qui
eussent t plus favorables aux sophistes. Comme il y a des potes maudits, il y eut des penseurs
maudits et ce furent les sophistes.
Le nom mme de sophiste , qui signifie savant , dtourn de son sens originel, est devenu
synonyme de possesseur dun faux savoir, ne cherchant qu tromper, et faisant pour cela un large
usage du paralogisme. Aristote, en suivant le verdict de son matre Platon, nommera le sophiste
celui qui a de la sagesse lapparence, non la ralit [1], et le sophisme sera synonyme de faux
raisonnement.
Non seulement le nom mme de sophiste a t discrdit, mais encore on a trop souvent expos
les thses matresses des sophistes seulement daprs la rfutation quen oprait le platonisme ; ainsi
limage de la sophistique nous est-elle apparue travers une distorsion polmique, o les sophistes
figurent ces ternels battus davance, qui ne sont l que pour avoir tort.
Les sophistes possdent, comme nous le verrons, des personnalits et des doctrines trs diffrentes.
Quels sont donc les traits communs qui valent aux sophistes une dnomination semblable ? Peut-tre
un certain nombre de thmes, comme lintrt port aux problmes concernant le langage, la
problmatique des rapports entre la nature et la loi par exemple. Mais l nest pas le plus important.
La ressemblance qui relie les individualits distinctes est plutt ici celle dun moment historique et
dun statut social.
Avant les sophistes, les ducateurs de la Grce taient les potes. Cest lorsque la rcitation
dHomre ne constituera plus le seul aliment culturel des Grecs que la sophistique pourra natre ; ce
moment concidera, comme le montre Untersteiner, avec la crise de la civilisation aristocratique [2].
Mais ce sont les institutions dmocratiques qui permettront lessor de la sophistique en la rendant
en quelque sorte indispensable : la conqute du pouvoir exige dsormais la parfaite matrise du
langage et de largumentation ; il ne sagit plus seulement dordonner, il faut aussi persuader et
expliquer. Cest pourquoi les sophistes qui, comme le note Jaeger, sortaient tous de la classe
moyenne [3], furent en gnral plutt favorables, semble-t-il, au rgime dmocratique. Bien sr,
leurs plus brillants lves furent des aristocrates, mais cest parce que la dmocratie a souvent choisi
ses chefs parmi les aristocrates, et les jeunes nobles qui frquentaient les sophistes taient ceux qui
acceptrent de se soumettre aux rgles des institutions dmocratiques ; les autres boudaient la vie

politique.
Dautre part, les sophistes furent des professionnels du savoir ; les premiers, ils firent de la science
et de son enseignement leur mtier et leur moyen de subsistance ; en ce sens, ils inaugurrent le statut
social de lintellectuel moderne. Ils semblent stre intresss toutes les branches du savoir, de la
grammaire aux mathmatiques, mais ces philomathes ne cherchaient pas la transmission dun
savoir thorique : ils visaient la formation politique de citoyens choisis.
Ils furent enfin des penseurs itinrants, trouvant nanmoins Athnes le thtre le plus prestigieux de
leurs succs. Enseignant de cit en cit, ils retirent de leur errance un sens aigu du relativisme, le
premier maniement de la pense critique. Leur statut en quelque sorte international les fait sortir du
cadre contraignant de la cit et explique leur dcouverte de lindividualisme. Ils favorisent, en
quelque sorte physiquement, la circulation des ides, et cest peut-tre ce travail de mise en
circulation qui fait que Platon pour les caractriser emploie de prfrence des mtaphores
commerciales et montaires. L. Gernet note justement que, parmi les dfinitions platoniciennes du
sophiste dans le Sophiste, il y en a trois, cest--dire la moiti, qui ont rapport lactivit
mercantile [4]
Lextriorit de ces ressemblances lgitime le parti que nous avons pris dexposer successivement la
pense de chaque sophiste, daprs les fragments, parfois bien minces, que la tradition nous a
conservs [5].
En ce qui concerne la rception de la sophistique, la postrit a suivi en gnral le diagnostic svre
port son encontre par Platon. Le premier qui rvisa ce jugement dfavorable fut sans doute Hegel,
dans ses remarquables Leons sur lhistoire de la philosophie ; mais, malgr le succs de la
philosophie hglienne, cette rhabilitation demeura, en son temps, isole. La protestation en faveur
des sophistes de lhistorien anglais G. Grote eut, paradoxalement, plus de retentissement ; bien
accueillie dans les pays anglo-saxons, elle neut pas un cho trs favorable en France, comme le
montre par exemple louvrage quA. Fouille consacrait Socrate [6] ; en revanche, en Allemagne,
Nietzsche citait avec approbation, dans ses cours de Ble, le travail de lrudit anglais [7]. La
critique universitaire renonce peu peu ritrer simplement, en ce qui concerne les sophistes, le
verdict ngatif du platonisme : Duprel consacre aux quatre grands sophistes cits par Platon un livre
quitable, parfois aventureux en ce qui concerne Hippias. Mais cest lItalien Mario Untersteiner qui
publiera sur les sophistes, vers le milieu du sicle, une vritable somme drudition, qui nexclut pas
les analyses philosophiques originales et les intuitions brillantes. Une rdition augmente des
Fragments des sophistes suivra cet ouvrage de synthse et de reconstruction des doctrines. Nous
devons beaucoup au travail de Mario Untersteiner, mme quand nous navons pas cru pouvoir le
suivre dans ses interprtations.

Notes
[1] Rfutations sophistiques, 1, 165 a 21 ; voir aussi Topiques, I, 100 b 21
[2] I Sofisti, II, p. 240.
[3] Paidia, trad. fran., I, p. 368.

[4] Anthropologie de la Grce antique, Flammarion, coll. Champs , 1982, p. 237.


[5] Nous avons en gnral nous-mme traduit les textes cits ; dans le cas contraire, nous avons
indiqu en note le nom du traducteur.
[6] La Philosophie de Socrate Paris, Baillire, 1874, 2 vol ; t. II, p. 323 sq.
[7] Cf. Dodds, Plato, Gorgias, a Revised Text, p. 388.

Chapitre I
Protagoras
I. La vie et les uvres
Protagoras est n Abdre, vers 492 pense-t-on actuellement [1] ; il tait fils de Mandrios.
Plusieurs tmoignages en font un disciple de Dmocrite ; le crdit quon peut leur accorder dpend de
la chronologie que lon adopte pour Dmocrite : soit celle dApollodore qui le fait natre en 460, soit
celle de Diodore qui le fait natre en 494. Il semble que lon accepte plutt aujourdhui la
chronologie dApollodore, si bien que linfluence serait au contraire de Protagoras sur Dmocrite, le
second critiquant le premier [2].
Philostrate prtend que Protagoras fut initi aux doctrines secrtes des mages perses. Son pre
Mandrios, tant trs riche, put recevoir chez lui le roi Xerxs qui, pour le remercier, ordonna aux
mages de livrer au jeune Protagoras un enseignement dordinaire exclusivement rserv aux sujets
perses. Le contenu de lenseignement reu expliquerait lagnosticisme de Protagoras : en effet, les
mages tiennent secrte leur croyance. Cette histoire est un tissu dinvraisemblances ; elle sort du
dsir dexcuser le scepticisme religieux de Protagoras par linvocation dune influence trangre. On
invente Protagoras un pre trs riche afin dexpliquer lintervention du Grand Roi lui-mme, alors
que plusieurs autres tmoignages font tat de la condition modeste de la famille de Protagoras, qui
commence lui-mme par exercer un mtier manuel [3] et qui, lorsquil devient sophiste, le premier
inventa de rpondre aux questions contre salaire [4]. Si les sophistes en effet furent des
professeurs rtribus, ce nest pas parce quils taient mus par une cupidit sans bornes, comme on
la cru aprs Platon, mais tout simplement parce quils en avaient besoin pour vivre, tout comme un
enseignant moderne. En ce qui concerne le premier mtier de Protagoras, nous avons une indication
trs sre, puisquelle provient dune uvre de jeunesse dAristote, intitule Sur lducation. Dans
cet ouvrage, Aristote nous apprend que Protagoras le premier inventa ce quon appelle la tul, sur
laquelle on porte les fardeaux [5]. Tul dsigne en gnral un matelas, une natte rembourre ou un
coussin bourrelets, mais Janine Bertier, sappuyant sur un passage dpicure et sur un passage
dAulu-Gelle, pense que linvention de Protagoras en fait consistait en une mthode pour emboter
des branches de faon telle que le fagot tienne tout seul sans lien extrieur. Ce qui lui permet de
conclure que la trouvaille de Protagoras pourrait bien avoir t plus gomtrique que mcanique,
en tout cas plus mathmatique quartisanale [6]. Une difficult cependant demeure pour cette
interprtation subtile de la nature de la tul, cest que Diogne Larce, qui parle de la tul comme
dun coussin, connat lui aussi laffaire de lagencement des branches du fagot : il nous dit que cest
cause de lhabilet de Protagoras fagoter que Dmocrite aurait remarqu lintelligence du futur
sophiste [7]. Il y aurait donc non pas une invention de Protagoras, mais deux : lembotement des

charges et la tul, ce qui permettrait de conserver ce dernier mot, prsent chez Diogne Larce, son
sens propre. Linvention de la tul par Protagoras nous semble donc plus technique que
mathmatique, ce qui saccorde avec sa conception du savoir, plus pratique que spculative, que lon
retrouvera dans lidal ducatif de son disciple Isocrate (fr. A 3).
Les origines sociales de Protagoras, que nous venons dvoquer, expliquent peut-tre ses sentiments
politiques favorables la dmocratie [8]. Nous savons en effet quil fut lami du grand leader de la
dmocratie athnienne, Pricls, et suffisamment familier avec lui pour discuter en sa compagnie une
journe entire sur un problme de responsabilit juridique (fr. A 10). Dautre part et surtout, ce fut
Protagoras que Pricls et le rgime dmocrate athnien choisirent en 444 pour tablir la Constitution
de Thurium [9]. Thurium tait une colonie que les cits grecques, sous limpulsion dAthnes,
avaient dcid de fonder pour remplacer Sybaris, dtruite par Crotone. Untersteiner affirme que cette
constitution ntait pas desprit spcifiquement dmocratique, cause de lesprit panhellnique qui
avait prsid son tablissement [10]. Nous pensons pouvoir carter cet argument en soulignant que,
comme nous lapprend Diodore de Sicile, Sparte avait refus de participer au lancement de cette
colonie [11]. Les cits qui avaient coopr lentreprise devaient donc tre des cits satellites
dAthnes, et la constitution de Thurium ne pouvait tre quune constitution de type dmocratique
[12].
Les sympathies dmocratiques de Protagoras sont encore rvles par laffaire du procs en impit
qui lui fut intent Athnes. Protagoras en effet professait lagnosticisme et avait commenc ainsi son
dveloppement Sur les dieux :
Au sujet des dieux, je nai aucun savoir, ni quils sont, ni quils ne sont pas, ni quelle est leur
manifestation. Nombreux sont en effet les empchements le savoir : leur caractre secret et le fait
que la vie de lhomme est courte. [13]
Or, laccusateur de Protagoras tait un nomm Pythodore, un des Quatre-Cents [14], cest--dire un
partisan de loligarchie ; lagnosticisme ne fut sans doute quun prtexte. Le sophiste fut invit
quitter Athnes, et lon se borna brler ses ouvrages sur la place publique [15]. Protagoras fut
linitiateur du mouvement sophistique. Il inaugure en effet les leons publiques payes et codifie
mme lestimation de ses honoraires (A 6). Ce quil veut par son enseignement, cest former les
futurs citoyens, et de ce fait il revendique hautement son titre de sophiste (A 5). Il est aussi un
professeur itinrant, qui fit plusieurs sjours Athnes, o il frquenta notamment Euripide [16], et
qui alla jusquen Sicile (A 9). Il meurt vers 422, 70 ans, aprs avoir exerc pendant quarante
annes sa profession (A 8). Son influence fut profonde sur toute la culture grecque ultrieure, et mme
sur la philosophie moderne ; cest lui que pense Nietzsche lorsque, renversant les vues
traditionnelles sur la philosophie et la sophistique, il crit : On ny insistera jamais assez : les
grands philosophes grecs reprsentent la dcadence de toute valeur grecque inne [] . Le moment
est trs singulier : les sophistes effleurent la premire critique de la morale, la premire vue
pntrante sur la morale. [17]
En ce qui concerne les uvres de Protagoras, Diogne Larce nous a transmis une liste douvrages en
vrac [18] o il omet trois titres importants : Sur les dieux, La Vrit et De ltre. Untersteiner a fait
lhypothse selon laquelle les titres donns par Diogne Larce sont les titres des diffrentes parties
constituant une des deux grandes uvres de Protagoras : Les Antilogies ; lautre sintitule La Vrit,

ou les Renversements (Kataballonts) ; ce dernier ouvrage sera encore nomm, plus tardivement, Le
Grand Trait (Mgas Logos) [19].
La structure que lon doit donner lexpos de la doctrine de Protagoras est spcialement importante,
car cest elle qui en dtermine lintention et la signification. On interprte en gnral cette doctrine
comme un relativisme sceptique [20], en omettant den montrer le caractre constructif, parce que
laffirmation de lhomme-mesure nest pas correctement situe dans le cheminement de la pense du
sophiste. Celle-ci comprend au moins trois moments, dont lordre de succession nest pas indiffrent,
et qui consiste en la mise en lumire des antilogies, puis en la dcouverte de lhomme-mesure, et
enfin en llaboration du discours fort. Le premier de ces moments est un moment ngatif ; les deux
suivants sont constructifs.

II. Les Antilogies


Diogne Larce affirme au sujet de Protagoras que le premier il dit que sur toute chose il y a deux
discours qui se contredisent lun lautre [21]. Le thme du discours double tait le thme principal
des Antilogies, et par l Protagoras exprime un sentiment profondment enracin dans lhellnisme.
Ce sentiment nest pas sans rapport avec la nature de la religion grecque, qui est un polythisme ; or,
le principe mme du polythisme est celui dun parpillement du divin, dune pluralit de dieux qui
souvent saffrontent et contrebalancent leurs pouvoirs. Lindividualisation nette de chacun des dieux
rvle une diffrenciation des forces de lunivers ; lesprit qui pense un monde pluriel et
polycentrique dira donc volontiers le clivage, la brisure. Ainsi, le temps ne sera pas senti comme un
milieu homogne, uniformment fragment ; lhorloge mcanique nexiste pas encore, qui dbitera la
dure en fragments gaux et commensurables ; le temps est au contraire celui de loccasion favorable
() [22], qui parat et disparat arythmiquement, donne tantt lun tantt lautre, ntant
donc jamais bonne pour tout le monde. Le dhanchement du temps, qui heurte ce qui vient temps et
ce qui vient contretemps, saggrave dune dissmination des lieux. Lespace homogne nexiste pas
plus que le temps homogne ; le monde politique grec est form dinnombrables cits-tats, atomes
de pouvoir parpills et qui perptuellement sentrechoquent et saffrontent. Le sophiste nomade,
aller de lune lautre, prouve une perptuelle sensation de dcentrement ; comment tre le
rhapsode de leurs discours par trop dcousus ? Untersteiner, dautre part, a fortement soulign le
rapport qui existe entre le concept protagoren dantilogie et le climat de la tragdie eschylienne.
Laction tragique se dveloppe lintrieur dune situation o le hros se trouve pris en tenaille, o
lunilatral est impossible parce que les seules actions quil peut choisir sont la fois prescrites et
dfendues. Ainsi, dans Les Chophores, Oreste, pour satisfaire le vouloir divin, doit la fois
accomplir et ne pas accomplir le matricide ; sentant monter la tension tragique, il scrie alors :
Ars sen prend Ars, Dik Dik ! [23] Le sentiment de la contradiction dont est susceptible
tout discours a pu encore tre confort chez Protagoras par la pratique de la dmocratie athnienne.
La dcision politique est en effet, devant lAssemble du peuple, toujours discute ; on la sent donc
toujours discutable, cest--dire rversible et modifiable ; cette versatilit sera mme lun des
principaux reproches quAristophane adresse au dmos. Une assemble nombreuse est rarement
unanime ; les avis sont en gnral partags et le propre dun rgime dmocratique est de comporter
une opposition, cest--dire daccepter la lgitimit possible dun discours contraire celui du
pouvoir en place. Le dbat politique lui-mme, o le peuple coute les discours opposs des deux

partis qui saffrontent, montre bien que sur toute chose il y a deux discours qui se contredisent lun
lautre . Lorigine polmique et conflictuelle de ce partage se rvle par le fait que Protagoras parle
de deux discours, et non pas dune pluralit de discours possibles. En effet, toute guerre noppose
toujours que deux camps : bellum = duellum. Ce caractre polmique dailleurs se retrouve dans
linstitution judiciaire grecque, o tout procs prend figure de combat : lespace judiciaire est moins
espace de participation que de lutte o saffrontent les plaidoyers contraires des deux parties ; le mot
mme qui dsigne le procs () signifie aussi la bataille.
La pense protagorenne de lantilogie sexplique aussi par le fait quelle se dveloppe en terrain
hracliten. Tout comme Hraclite, Protagoras est un Ionien ; or, la vision dun rel contradictoire et
laffirmation de limmanence rciproque des contraires constituent le centre de la pense dHraclite
beaucoup plus srement que celle de la mobilit laquelle on la rduit trop souvent. Cest pourquoi,
pour elle, le fond mme de lunivers est conflit : Le combat est le pre de toutes choses, de toutes le
roi. [24]. La liaison des doctrines dHraclite et de Protagoras a t souligne la fois par Platon,
dans le Thtte, et par Aristote, au livre IV de la Mtaphysique. Mais une diffrence subsiste entre
elles au niveau de leur mode dexpression : alors quHraclite, par la suppression du verbe tre,
exhibe dans lnonciation mme la contradiction interne toute ralit [25], la rhtorique de
Protagoras, renonant rendre limmdiatet de la contradiction, la scinde en une antilogie, cest-dire en deux discours, chacun en soi-mme cohrent, mais lun lautre incompatibles. Tout rel,
quand il se dit, coupe ncessairement en deux tout discours et affronte le langage lui-mme en une
insurmontable opposition de thses contraires. Cette scission du langage ne recouvre pas du tout la
scission parmnidienne entre langage de lopinion et langage de la vrit ; une telle distinction, en
donnant la vrit le pas sur lopinion, supprime en fait toute scission de la parole pensante.
Protagoras ne peut se satisfaire de lontologie parmnidienne parce que celle-ci, sacrifiant le
multiple, tombe dans le malheur de la gnralit ; le discours de lontologie devient discours vide,
aussi Protagoras refuse-t-il toute distinction entre lopinion et la vrit ; il rhabilite la doxa, dont les
perptuels dmentis constituent la loi mme de la vie, et les faces dune ralit miroitante. Platon
voque cette dmonstration de Protagoras propos du problme du Bien et lui fait dclarer que le
Bien est quelque chose de bigarr () [26]. Protagoras a donc introduit la contradiction
dans ltre de Parmnide, et ce titre mrit ladmiration de Hegel [27].
Le plan des Antilogies nous est vraisemblablement livr par un passage du Sophiste de Platon o
celui-ci dfinit le sophiste comme tant essentiellement le manieur de la contradiction ()
[28]. Ltranger invite Thtte examiner les domaines en lesquels le sophiste rompt ses lves
la contradiction (232 b) et, la fin de lexpos, Thtte reconnat lallusion aux crits de Protagoras
(232 d). Il y a dabord le domaine de linvisible et ensuite le domaine du visible. Dans le premier
domaine se pose le problme du divin (232 c). Dans le second, celui de la cosmologie (Protagoras y
tudiait la terre et le ciel), celui de lontologie (il y examinait le devenir et ltre), celui de la
politique (il exposait les diffrentes lgislations), et enfin celui de lart (techn) et des arts. Cette
grille permet de disposer assez bien les diffrents fragments ou titres de Protagoras que nous
possdons.

1. Linvisible
Les Antilogies commenaient donc par un livre Sur les dieux, dont nous avons cit lexorde

[29]. Lagnosticisme de Protagoras est peut-tre ici la rsultante, le point neutre entre les deux
discours opposs qui, au sujet des dieux, saffrontent, celui de la croyance et celui de lincroyance.
Si les deux discours ici sannulent au lieu de laisser lun lemporter sur lautre, cest parce quil
sagit du domaine de linvisible et du cach ; le sophiste rserve sa rponse, ou la diffre, faute de
pouvoir oprer une phnomnologie du divin, ou de vouloir laborer une thologie du secret. En tout
cas, cet agnosticisme prpare et permet le moment suivant de la pense de Protagoras, laffirmation
de lhomme-mesure : si les dieux ne se laissent pas affirmer, alors reste lhomme. La preuve en est
que Platon, dans les Lois, substituera la formule protagorenne de lanthrpos mtron celle-ci :
Le dieu est la mesure de toutes choses. [30] Protagoras prpare ainsi, par la ngation de tout
recours labsolu, un humanisme radical. La rponse donne au problme du divin permet de
conjecturer celle que Protagoras donnait celui de lexistence aprs la mort, et quil tudiait dans un
chapitre intitul Sur ce qui se passe dans lHads . Protagoras, sans nier radicalement toute
possibilit dune immortalit de lme, devait souligner notre totale impuissance connatre avec
certitude ce quil advient de lhomme dans lau-del. La prsence tutlaire du dieu disparat donc de
lhorizon de lhomme, avant la naissance de celui-ci comme aprs sa mort. Lhomme se retrouve seul
dans un monde biseaut.

2. Le visible
A)
Les spculations cosmologiques de Protagoras ont t perdues ; une vague allusion seulement y est
faite par Eustathios [31].

B)
Lontologie de Protagoras se dveloppait dans une section qui sintitulait De ltre et qui sen
prenait essentiellement aux lates. Platon connaissait bien ce trait puisque, au dire de Porphyre, il
ne fait que reprendre la rfutation que Protagoras donnait de la thse parmnidienne selon laquelle
ltre est un [32] Cette rfutation de lontologie latique tait, bien entendu, la condition sine qua
non de la vision antilogique du monde, pour qui le rel est bilatral et la parole rversible.
Lontologie ne manque pas de tomber elle-mme dans la contradiction quelle veut expulser, puisque,
ct du discours de la vrit, elle est oblige de tolrer lexistence du discours de lopinion et de
lui faire sa place comme on peut le voir dans le pome de Parmnide ; elle ne peut parvenir au
monisme complet de la vrit.

C)
La politique et le droit constituent un champ privilgi pour la vision antilogique des choses.
Lambigut rgne dans le domaine anthropologique, et cest dans cette section des Antilogies que
devait trouver place la discussion sur la mort dpitime de Pharsale voque par Plutarque : En
effet quelquun, dans le pentathlon, ayant frapp du javelot sans le faire exprs pitime de Pharsale et
layant tu, Pricls consacra un jour entier se demander si ctait, selon largumentation la plus
correcte, le javelot, ou plutt celui qui lavait lanc, ou les organisateurs des Jeux quil fallait tenir

pour causes du drame. [33]


Cette discussion ne visait pas instaurer une hirarchie dans les niveaux de responsabilit (on a fait
valoir que, pour le droit archaque, un objet peut tre dclar coupable), mais, selon linterprtation
de G. Rensi [34], devait montrer limpossibilit o lon se trouvait de la fixer, sinon arbitrairement.
Trois causes de la mort dpitime peuvent tre invoques, et tout aussi lgitimement selon le point de
vue adopt : pour le mdecin, cest le javelot qui a caus la mort ; pour le juge cest celui qui la
lanc ; pour lautorit politique, cest lorganisateur des Jeux [35]. La leon de ce fragment est donc
celle dun perspectivisme qui tend montrer quil nexiste pas de juste absolu et en soi, permettant
de trancher dans le vif et coup sr dans les cas juridiques concrets.

D)
Sil est une discipline qui ne saccommode pas du perspectivisme, cest bien la mathmatique qui,
aux yeux de Protagoras, est un art (techn). Aussi tente-t-il de montrer quelle aussi est antilogique et,
tout comme les autres arts, se contredit. En effet, la gomtrie nous apprend que la droite tangente au
cercle touche ce cercle en un point, mais si nous traons le cercle et la droite sensibles, nous nous
apercevons que la droite touche toujours le cercle en plusieurs points et que jamais nous ne pourrons
obtenir une figure conforme aux dfinitions mathmatiques. Or, la gomtrie ne peut, pour raisonner,
se passer de la considration des figures, dont le trac dment le discours que le mathmaticien tient
sur elles : En effet, le cercle touche la tangente non pas en un point, mais comme la dit Protagoras
dans sa rfutation des gomtres. [36] Si la mathmatique est antilogique, a fortiori les autres arts
le seront aussi. Au terme des Antilogies se pose donc de faon urgente le problme de la vrit.

III. Lhomme-mesure
Les deux autres moments de la pense protagorenne appartiennent lautre grand ouvrage de
Protagoras intitul La Vrit ; ce sont des moments constructifs.
Les Antilogies nous ont montr une nature instable, indcise, jouant toujours le double jeu ; or, une
mesure surgit qui va arrter ce mouvement de bascule, dcider dun sens et annoncer la couleur. Cette
mesure, cest lhomme. Cest pourquoi lcrit sur La Vrit commenait par la clbre formule :
Lhomme est mesure de toutes choses, des choses qui sont, quelles sont, des choses qui ne
sont pas, quelles ne sont pas. [37].
La formule, dans sa brivet, reste nigmatique. Notons tout dabord que Protagoras nutilise pas,
pour dsigner la chose dont lhomme est la mesure, le mot de (pragma), mais celui de
(chrma), qui dsigne plus particulirement une chose dont on se sert, une chose utile. Bien
sr, chrma peut tre parfois synonyme de pragma, comme chez Anaxagore par exemple, mais tant
donn le rle fondamental de lutilit chez Protagoras (Platon, Thtte, 167 c), et tant donn aussi
la parent de chrma avec chrsis (action de se servir de, usage, emploi), on peut penser que la
nuance introduite par ce terme est significative. Le terme de (mtron) est traditionnellement
traduit par mesure , et on lui donne, depuis Sextus Empiricus, le sens de critre . Untersteiner

rejette ce sens et traduit est la mesure par domine [38]. En effet, il existe selon lui un sens de
mtron o le mot signifie, surtout quand il est suivi du gnitif, la matrise sur quelque chose , et
qui est fondamental ; il se rfre, pour le montrer, des exemples o mtron apparatrait avec ce
sens-l chez Sophocle, Pindare, Xnophon, Hraclite [39]. En effet, le feu toujours vivant est dit par
Hraclite, quil soit ardent, mesure, quil soit teint, mesure [40]. Or, cette mesure est une norme
rectrice du monde, une loi qui exerce son mtron, cest--dire sa domination sur le devenir [41].
Ce sens de mtron serait confirm par ltymologie du mot, qui driverait du verbe , je prends
soin de, je protge, je rgne sur [42].
Cette traduction de mtron nanmoins peut sembler un peu force dans la mesure o le rgir
quexerce le mtron prcisment toujours garde la mesure, reste mesur, cest--dire fuit lhybris
dans laquelle toute domination a toujours tendance tomber. Le mtron prend en garde sans pour
autant prendre sous sa coupe ; lhomme selon Protagoras rgle plutt quil ne rgne ; toute violence
est exclue de son entreprise. Cest pourquoi la traduction traditionnelle, moins offensive que celle
dUntersteiner, nous semble en fin de compte prfrable.
Reste le problme de lextension donner au terme homme (anthrpos), problme pos, pour la
premire fois semble-t-il, par Hegel [43]. Les Anciens, la suite de Platon, ont entendu le mot
homme dans la formule de Protagoras comme dsignant lhomme singulier, lindividu avec ses
particularits propres [44]. Mais on peut largir lextension du terme homme et comprendre quil
dsigne non pas la singularit contingente, mais luniversel, lhumanit dont lessence appartient
tout homme. Homme dsigne alors la nature humaine ; telle est linterprtation qui se fait jour au
xixe sicle. Mais, aprs avoir distingu ces deux sens possibles de la formule protagorenne, Hegel
estime que cette distinction de sens na pas encore t faite par Protagoras, qui amalgame les deux
significations sans les dgager lune de lautre. Hegel crit, en effet : Chez eux (les sophistes),
lintrt du sujet dans sa particularit nest pas encore distingu de lintrt du sujet dans sa
rationalit substantielle. [45]
Nous nous trouvons donc devant trois interprtations possibles. La premire conduit tout droit,
comme la reconnu Platon, au relativisme sceptique, doctrine qui se dtruit elle-mme en mettant tous
les tmoignages sur le mme plan : Protagoras devrait avouer en effet quil nest suprieur en
jugement je ne dis pas seulement aucun autre homme, mais mme pas un ttard de grenouille
[46]. Lenseignement devient inutile si vraie est la vrit de Protagoras [47], car lopinion du
matre na aucune prsance sur celle de llve. Selon cette premire interprtation, Protagoras
aurait donc affirm, en quelque sorte bien avant Pirandello : chacun sa vrit. La fortune de
cette lecture, qui ne tient mme pas compte des rectifications de Platon dans la suite du Thtte
[48], sexplique sans doute par sa concidence avec limage dfavorable que lon sest faite des
sophistes qui, traditionnellement, ne sont l que pour servir de repoussoir facile.
La deuxime interprtation est prfrable et permet de laisser subsister, au sein du phnomnisme,
une objectivit scientifique ; une convergence des jugements est possible dans lapparatre, et par
suite un dpart entre la vrit et lerreur. Ainsi, lon a noy la pense de Protagoras dans
lindividualisme et dans le scepticisme alors que prcisment tout ce quelle tente cest den sortir ;
depuis des sicles, on linterprte contresens des intentions de son auteur.

Mais cest sans doute la troisime lecture de la formule de Protagoras quil faut choisir, condition
pourtant de modifier quelque peu le jugement hglien son endroit. En effet, pour Hegel, si
lextension du terme homme nest pas prcise dans la clbre formule, cest parce que le
sophiste na pas encore distingu [49]. les deux moments du concept ; larchasme de Protagoras
ne peut encore les penser que dans la confusion. Or, Mario Untersteiner estime, juste titre cette fois,
que, si la double extension du terme homme est bien prsente dans la formule de Protagoras, il
sagit non pas dune confusion involontaire, mais dune fusion voulue. Cette double extension donne
en effet la formule une plasticit qui lui permet de jouer tous les niveaux de gnralit plus ou
moins restreinte ou plus ou moins large qui se superposent entre lunicit singulire et la totalit
universelle. Lhomme individuel et lhomme universel sont, crit Untersteiner, deux moments dun
processus dialectique [50] ; la vrit gt prcisment dans le passage du premier au second sens :
lopinion personnelle se vrifie par son accord avec les opinions des autres. Lopinion singulire se
fortifie de lapport des autres opinions qui lui sont adquates ; leur rencontre forme la vrit. Si
lopinion singulire nest conforte par aucune autre, ou par trop peu, elle sextnue et ne peut
prtendre au vrai, du moins tant quelle demeure marginale. Le concept dhomme, parce quil est si
lon peut dire extension variable, entre en tension avec lui-mme : il soppose soi lorsque les avis
particuliers divergent, et reprend son unit lorsque les particularits se concilient. Le moment de la
particularit, bien que rel, demeure un moment ngatif, qui tend replonger du ct des antilogies ;
le moment de luniversalisation est positif et constitue le fondement de ce que Protagoras nomme le
discours fort. Nous sommes ainsi conduit lexamen de la troisime thse de Protagoras.

IV. Le discours fort

Chaque individu est certes la mesure de toutes choses, mais il en est une mesure bien faible sil reste
seul de son avis. Le discours impartag constitue le discours faible (httn logos) ; peine est-il un
discours, dailleurs, puisque dire, cest communiquer, et que toute communication suppose quelque
chose de commun. Lorsquun discours personnel au contraire rencontre ladhsion dautres discours
personnels, ce discours se renforant de tous les autres devient discours fort (kreittn logos) et
constitue la vrit. Celle-ci serait donc semblable lveil hracliten, qui instaure un monde
commun, alors que lunivers particulier constitue la prison o sont enferms ceux qui vivent comme
des endormis [51]. La thorie du discours faible et du discours fort ne constitue donc nullement
lacte de naissance de lristique, comme laffirme Aristote [52] ; elle ne consiste pas faire
voyager lvidence au gr de la faconde dun habile avocat, selon les besoins de la cause et selon
lintrt de sa partie, comme la fait croire une tradition tenace. En ralit, cette thorie semble en
rapport troit avec une certaine pratique politique, prcisment celle de la dmocratie athnienne.
Certains indices peuvent tout dabord nous mettre sur la voie dune telle interprtation. Nous avons
vu Platon souligner quaux yeux de Protagoras le Bien ne peut tre seul et unique comme doit ltre le
Bien en soi ; Protagoras ne peut penser quun Bien facettes, chamar, chatoyant, bref un Bien
bigarr [53] (). Or, ce mot de pokilon est repris par Platon dans La Rpublique pour
caractriser la dmocratie : la constitution dmocratique est comme un manteau bigarr [54].
Autre indice. Dans le Protagoras de Platon, Protagoras montre que la loi de la Cit sapplique
tous, elle oblige ceux qui commandent et ceux qui obissent sy conformer [55]. Or, cette
expression
est utilise par Aristote pour caractriser la dmocratie. Ce rgim
pense assurer la libert des citoyens par la rotation du pouvoir : le citoyen est en effet tour tour

gouvern et gouvernant ( ) [56]. Cest par la rotation du pouvoir,


caractristique de la dmocratie, que la loi de la cit peut effectivement sappliquer indistinctement
tous, et aussi bien aux gouvernants quaux gouverns. voquons maintenant un troisime argument,
qui est plus quun indice. Dans le mythe dpimthe et de Promthe, Protagoras tablit une
diffrence nette entre lart politique et tous les autres arts ; alors que ces derniers sont affaire de
spcialistes, Herms, sur le conseil de Zeus, rpartit entre tous les hommes la vertu politique, dont
les deux composantes sont justice et respect (). Que tous laient en partage, dit Zeus ; en effet
les Cits ne pourraient crotre si seuls quelques-uns dentre eux y avaient part, comme cest le cas
pour les autres arts. [57]. Cest pourquoi, conclut Protagoras, les Athniens et les autres cits
dmocratiques font une diffrence entre problmes techniques et problmes politiques : pour les
premiers, ils nadmettent que lavis des spcialistes, pour les seconds, ils pensent que tout homme
peut se prononcer valablement. Sans la possession unanime de la vertu politique, les cits ne
pourraient exister [58]. Laffirmation de la comptence politique partage par tous caractrise le
rgime dmocratique ; elle sera, notons-le, rcuse par Platon qui, pour cela prcisment, alignera
lart politique sur les autres arts et en fera aussi une affaire de spcialiste.
Or, si chacun est capable de possder la vertu politique, cela signifie que dans la cit peut se
constituer un discours unanime, ou du moins majoritaire, qui constitue le discours fort, le discours
isol et marginal reprsentant alors le discours faible. La conception du discours fort a donc pour
fondement une exprience politique, et cette exprience, loin dtre celle du despotisme ou de la
dictature, est celle de la dmocratie ; ce qui donne au discours sa force, cest le consensus quil
provoque. La vrit de la personne prive est alors le citoyen, et dans lgalit dmocratique, on ne
pse pas les voix, on les compte. Cest pourquoi, dans un premier temps du moins, la constitution du
discours fort est une entreprise essentiellement collective ; chacun privilgie en lui ce quil a de
commun avec autrui, ce qui est universalisable. Lducation est alors coducation ; si la vertu
politique est bien laffaire de tous, cest quelle vient de tous, et Protagoras, pour convaincre
Socrate, prend une comparaison clairante :
Tout le monde enseigne la vertu de son mieux, et il ne te semble pas quil y ait personne
lenseigner ; cest comme si tu cherchais le matre qui nous a enseign parler le grec : tu
ne le trouverais pas. [59]
La vertu politique est donc dans la cit la chose la mieux partage ; le discours tyrannique est un
discours violent, mais non pas un discours fort ; aussi la dimension proprement politique
disparat-elle dans lassujettissement.
Voyant dans lhomme essentiellement un citoyen qui, vis--vis du pouvoir, est partie prenante,
Protagoras est de ce fait sans doute le crateur de la culture gnrale. La division du travail ne
permet pas la constitution du discours fort parce quelle dtruit tout espace dchange ; on comprend
alors la raison de la mfiance de Protagoras devant les diverses techniques (technai) quil oppose
la politique [60]. La condition de possibilit de la vertu politique sera un ensemble de
connaissances possdes par tous les citoyens leur permettant de se retrouver sur une plate-forme
commune, ou plutt dans la place forte du discours partag. On comprend aussi que Protagoras ait
consacr son existence lducation du citoyen, et qu ses yeux toute ducation soit ducation
politique. Cest que la padia a pour effet de substituer aux dviances particulires un modle

culturel consistant, qui englobe les individus non seulement dans lespace, gographiquement, mais
aussi dans le temps, historiquement. La culture est un discours fort, car lhistoire la renforce de toute
lunanimit des gnrations passes. Dans cette optique, il est normal que Protagoras ait eu, comme
nous lapprend Aristote, grand soin de la grammaire [61]. La grammaire, en effet, rgit la langue
afin den faire le langage de tous ; ses rgles universalisent lemploi des signes. Elle est donc ce par
quoi la parole prend force, alors que le cri est discours faible, tant radicalement individuel.
Nanmoins, si le discours fort tire bien sa force de la masse des suffrages quil attire, cela ne signifie
pas que Protagoras professe une galit radicale de toutes les opinions et une identit de sagesse chez
tous les individus [62]. Les hommes les meilleurs en effet savent proposer aux autres les discours
capables dentraner leur adhsion ; le discours dun seul devient alors discours fort de par sa
capacit intrinsque duniversalisation. La sagesse consiste savoir remplacer, par la persuasion et
largumentation, un discours inconsistant parce que local par un discours plus plein parce que global.
Lesprit suprieur sait donc remplacer un apparatre pauvre, dont limpact est limit, par un
apparatre riche, cest--dire capable de rallier les consentements et de construire une rpublique des
esprits. Lducation est donc possible et lgitime, pourvu quelle soit le fait dun tel esprit suprieur
qui sait faire le partage entre lopinion qui vaut moins et lopinion qui vaut mieux, et sait faire
partager la seconde et dlaisser la premire, tout comme le mdecin, par ses remdes, remplace les
symptmes de la maladie par les symptmes de la sant [63]. De mme, il y a en politique des
gouvernants plus ou moins sages ; le plus sage est celui qui, au moyen de son discours, fait adopter
par ses concitoyens, cest--dire universalise, les dispositions les plus utiles la communaut. Le
leader politique, en polarisant sur son nom les votes, cre le discours fort de la cit, et lui donne par
l sa vrit et sa justice [64], puisque son discours librement partag devient le discours commun.
Le discours en question peut dailleurs tre dautant plus loquent quil est muet, et consister en une
simple attitude significative, un comportement dont lexemplarisme est contagieux ; tel semble tre le
sens dun fragment, rapport par Plutarque, o Protagoras voque lattitude de Pricls aprs la mort
de ses deux fils Paralos et Xanthippos, tus huit jours de distance sans que leur pre laisse
apercevoir sa peine :
En effet, tous ceux qui le voyaient supporter avec force ses deuils personnels jugeaient
quil tait magnanime et courageux et plus fort queux-mmes, connaissant tout fait le
dsarroi qui tait le sien en de telles preuves. [65]
Ainsi, mme si pour mesurer le discours fort on compte les voix plus quon ne les pse, il nen reste
pas moins que certaines voix psent plus que les autres dans la mesure o elles sont capables de
rallier ces autres voix autour delles, cest--dire en fin de compte de contenir des affirmations et des
dcisions gnralisables. La thorie du discours fort chez Protagoras nous semble donc prsenter une
inspiration politique certaine, et cette inspiration nest pas celle du machiavlisme, cest celle de la
dmocratie telle quAthnes la connue la brillante poque de Pricls.

V. Nature de la Vrit
Prenons maintenant quelque recul afin de dgager la signification densemble de la philosophie de
Protagoras. Nous avons dj vu que sa conception, correctement comprise, de la vrit ne nous

engage en aucun type de scepticisme ; comment alors la caractriser ?

1. Interprtation hglienne
Que la vrit des choses se trouve en lhomme plutt que dans les choses elles-mmes, voici une
affirmation qui caractrise, aux yeux de Hegel, la dcouverte de la puissance de la subjectivit.
Grande est donc la modernit de Protagoras qui, avec lhomme-mesure, opre cette conversion trs
remarquable que tout contenu, tout lment objectif nest que relativement la conscience, le penser
tant nonc alors comme moment essentiel pour tout vrai ; par l labsolu prend la forme de la
subjectivit pensante [66]. Le principe fondamental de la philosophie de Protagoras est donc
laffirmation que ltre de lobjet est phnomnalit, et que tout phnomne est dtermin par la
conscience qui le peroit et le pense. Ltant nest donc pas en soi, mais existe par lapprhension de
la pense par laquelle seul quelque chose apparat, et apparat tel. Ltre pensant, cest--dire
lhomme, donne leur mesure aux choses parce que leur tre consiste en un apparatre et parce que le
sujet humain est la source de cet apparatre. Cest pourquoi lme se dfinit, chez Protagoras, par ce
qui, dans la pense prsocratique, dsigne tout pouvoir dapparatre lhomme : le sentir, ou plutt
le percevoir : Lme nest rien, disait-il, except des perceptions. [67] Ce mouvement, qui
ramne la vrit du ct de la subjectivit et de la conscience, caractrise selon Hegel lidalisme ou
du moins, corrige Hegel, le mauvais idalisme des temps modernes [68], dont Protagoras serait
ainsi le prcurseur. La critique de Protagoras par Platon et par Aristote signifierait alors le rejet par
ces deux penseurs de lidalisme subjectif, des degrs divers puisque Platon refuse le principe
subjectif alors quAristote refuse lidalisme lui-mme.
Il y a nanmoins un thme de la pense de Protagoras que linterprtation hglienne ne prend pas
en compte, cest celui de la valeur plus ou moins grande de lapparatre selon son degr dutilit. Or,
l e Thtte montre que ce thme est essentiel pour Protagoras : de mme que le mdecin par ses
remdes remplace les symptmes de la maladie par ceux de la sant, de mme que lagriculteur par
ses engrais permet aux plantes de spanouir au lieu de rester malingres [69], de mme le savant
saura, par les discours (logoi), remplacer un apparatre sans valeur et sans utilit par un autre
meilleur (beltion), cest--dire qui rend service et que lon peut utiliser (chrstos) [70]. Cette utilit
plus ou moins large dfinit alors le degr plus ou moins grand de vrit de lapparatre.

2. Interprtation nietzschenne
Le pragmatisme vital tel que le prsente Nietzsche semble trouver sa source dans la pense de
Protagoras. Luvre de lhomme suprieur est de crer ce que Nietzsche nomme la valeur, et qui
nexiste pas comme un donn naturel ; or, lhomme vit dans un monde de valeurs, et lhomme
suprieur est donc lauteur du monde tel que lhomme le vit. Nietzsche aurait donc pu crire que le
surhomme est la mesure de toutes choses sans sortir de la pense de Protagoras, puisque chez ce
dernier, cest le plus sage qui sait laborer le discours fort que partageront les autres hommes. De
mme, le surhomme, cest--dire pour Nietzsche lhomme contemplatif, donne en partage
lhumanit le monde des valeurs dont il est le pote :
Nous qui pensons et qui sentons, cest nous qui faisons et ne cessons rellement de faire ce

qui nexistait pas avant : ce monde ternellement croissant dvaluations, de couleurs, de


poids, de perspectives, dchelles, daffirmations et de ngations. [] Rien qui ait tant soit
peu de valeur dans le monde prsent ne possde cette valeur en soi-mme, par nature la
nature na jamais de valeur ; cette valeur lui a t donne, cest un prsent, cest un cadeau
quon lui a fait, et ceux qui lont fait ctaient nous. Cest nous qui avons cr le monde qui
concerne lhomme. [71]
Or, la vrit est du nombre de ces valeurs que le surhomme cre pour le reste de lhumanit. Et cette
cration nest pas arbitraire : elle proclame vrai ce qui sert les intrts et les besoins de
lhomme, ce qui est requis par sa ncessit vitale. On se trouve donc en prsence de ce que Jean
Granier nomme la vrit utile [72], et qui nest rien autre chose que lexpression de la vie. Mais
nous avons vu que ce thme de lutile est central dans la pense de Protagoras ; lutile est le critre
qui hirarchise les diffrentes apparitions et qui fait que lune est prfrable lautre. Le
rapprochement entre Nietzsche et Protagoras nest pas arbitraire, car il semble bien que Nietzsche le
suggre lui-mme ; il dtermine en effet la pense comme fixation des valeurs et la valeur comme
expression de lutile, et en mme temps, il caractrise lhomme comme ltre qui par excellence
mesure : On sait que le mot homme signifie celui qui mesure ; il a voulu se dnommer daprs la
plus grande dcouverte ! [73]
Cela dit, une diffrence importante subsiste entre Nietzsche et Protagoras ; en effet, Nietzsche
interprte cette vrit utile comme erreur utile et lui oppose une vrit vraie, alors que Protagoras
semble bien avoir nomm Vrit lestimation selon lutilit que donne lhomme. Les deux thmes de
la Vrit et de lutilit ne sont pas incompatibles condition de ne pas concevoir la vrit comme
tant ncessairement absolue. Protagoras ne nie pas la vrit, il nie la vrit absolue ; il conoit un
vrai non absolu, ou alors un vrai dont labsolu est comme lhorizon inaccessible. La thorie du
discours fort nous rappelle en effet que luniversel nest pas donn, quil est faire et faire par
lhomme. On ne pourrait atteindre une vrit absolue que si un discours universel humain tait
effectivement tabli ; encore faudrait-il que ce discours se maintienne dans le temps, possibilit que
le thme de lutile, joint celui du karos, rend douteuse. La vrit non absolue de Protagoras
pourrait peut-tre sappeler vrit critique. Il interprte en effet, nous lavons vu, le vrai comme
valeur ; or, la question critique par excellence, cest bien la question de la valeur. On ne peut en effet
poser la valeur sans mettre aussitt en question le fondement mme de cette position, sans demander :
quelle est la valeur de la Valeur ? La valeur ne se lgitime pas du fait mme quelle se pose ; au
contraire, du fait mme quelle se pose, elle se met en question et immdiatement sinterroge sur la
lgitimit de son territoire.
On sent que Platon et du respect pour Protagoras, tout comme Nietzsche en aura pour Platon. Quand
on minimise ladversaire en effet, la victoire que lon remporte sur lui est petite.

Notes
[1] Et non 486-485, comme on le pensait ; cf. Untersteiner, I Sof., II, 15 et tf, 1, 14, note.
[2] Voir Duprel, Les Soph., p. 28 sq.

[3] Fr. A 1, A 3.
[4] Fr. A 2, 4.
[5] Fr. A 1, 53.
[6] Voir Aristote, Fragments et tmoignages, par divers, publi sous la direction de P.-M. Schuhl,
puf, 1968, p. 146.. Cette affirmation se heurte nanmoins la mfiance que Protagoras semble avoir
nourrie vis--vis des mathmatiques : cf. fr. B 7 et un fr. B 7 a que donne Untersteiner, tf, I, 84, texte
de Simplicius o Protagoras affronte Znon dle.
[7] Fr. A 1, 53.
[8] Nous nous accordons sur ce point avec A. Bayonas, Lart politique daprs Protagoras, dans
Revue philosophique, 157 (1967), p. 43.
[9] Fr. A 1, 50.
[10] tf, 1, 15, note. Untersteiner en effet ne veut pas affaiblir la thse dveloppe dans lappendice de
son ouvrage I Sofisti t. II, p. 233-283, sur Les origines sociales de la sophistique : ce mouvement
fut selon lui essentiellement li lidologie aristocratique. Il sappuie au p assage sur les analyses
dA. Rostagni (p. 257), qui voit un rapport troit entre pythagorisme et sophistique, et de C. Corbato
(p. 273, n. 24).
[11] Voir Guthrie, Les Soph., trad. fran., p. 270.
[12] Dans le mme sens, voir Bayonas, op. cit.,, p. 46, n. 9.
[13] Fr. B 4.
[14] Fr. A 1, 54. La ralit du procs est atteste par le tmoignage dAristote.
[15] Fr. A 1, 52 ; A 3 ; A 4.
[16] Fr. A 1, 54.
[17] Fragments posthumes t. XIV, des uvres philosophiques compltes, trad. fran., Gallimard,
1977, p. 83.. Voir le dveloppement du passage cit la p. 84 o Nietzsche ajoute : Chaque
progrs de la connaissance pistmologique et morale a rtabli les sophistes... Notre mode actuel de
pense est, un haut degr, hracliten, dmocriten et protagorien...
[18] Fr. A 1, 55.
[19] I Sof., I, p. 30-37.
[20] Cest ce que fera encore Husserl, dans Philosophie premire puf, coll. pimthe , trad.
L. Kelkel, 1970, t. I, p. 82 sq..
[21] Fr. B 6 a.
[22] Ce thme, cher Protagoras, (fr. A 1 ; D. L., IX, 52), se trouve aussi chez Pindare ; voir ce
sujet notre ouvrage, La Parole archaque, puf, 1999, p. 5-13.
[23] Ars est le dieu de la Guerre, Dik est la Justice ; v. 461, cit par M. Untersteiner, I Sofisti, I,
51.
[24] Fr. B 53 dk.
[25] Fr. B 8 dk, B 60, B 62, B 67 ( le dieu, jour nuit, hiver t, guerre paix, satit famine ). Voir
sur ce point notre tude : Hraclite avant ltre , dans Aristote thologien et autres tudes de
philosophie grecque, Paris, Les Belles Lettres, coll. Encre marine , 2009, p. 25-48.
[26] Prot., 334 b. Voir, dans le mme sens, Duprel, Les Sophistes, p. 38-41.
[27] Leons sur lhistoire de la philosophie, trad. Garniron, Vrin, II, p. 272. : Les sophistes
prenaient donc pour objet la dialectique..., aussi taient-ils de profonds penseurs.
[28] 232 b. Ce texte, donn non entirement par dk (fr. B 8), a t complt par Untersteiner, tf, 1, 85
sq.
[29] Fr. B 4. Voir aussi fr. A 3, A 12.

[30] 716 c.
[31] Fr. A 11.
[32] Fr. B 2.
[33] Fr. A 10.
[34] Reprise par Untersteiner, I Sofisti, I, p. 59.
[35] Ibid., p. 60.
[36] Fr. B 7 (Aristote, Mt., B 2, 998 a 3). Untersteiner ajoute dans son dition un fragment B 7 a qui
ne figure pas dans dk : il sagit dune discussion entre Protagoras et Znon sur le problme de
linfinitsimal, qui annonce la problmatique leibnizienne des petites perceptions.
[37] Fr. B I.
[38] I Sofisti, I, p. 77.
[39] Ibid., p. 132
[40] Fr. B 30 dk.
[41] Untersteiner, ibid.
[42] Ibid.
[43] Leons sur lhistoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Vrin, t. II, p. 262.
[44] Thtte, 152 a sq.
[45] Leons..., II, 262.
[46] Thtte, 161 d, trad. A. Dis,
[47] Tht., 162 a.
[48] Voir 166 d sq.
[49] Leons..., II, 262 ; cest nous qui soulignons. Voir notre tude Protagoras, sa rception
hglienne , dans Aristote thologien, p. 49-60.
[50] I Sofisti, I, p. 78.
[51] Fr. B 89 dk.
[52] Fr. A 21.
[53] Prot., 334 c.
[54] VIII, 557 c : . Le mot est repris trois fois en quelques lignes :
, , .
[55] 326 d, trad. A. Croiset, Les Belles Lettres.
[56] Politique, VI, 2, 1317 b 2.
[57] Prot., 322 d.
[58] Ibid., 322 d-323 a.
[59] Ibid., 327 e-328 a.
[60] Prot., 318 e-319 a.
[61] Fr. A 27-29.
[62] A. Bayonas, a justement soulign ce point dans son article Lart politique daprs Protagoras
, Revue philosophique, n 157(1967), p. 49.
[63] Tht., 167 a.
[64] Ibid., 167 c.
[65] Fr. B 9.
[66] Hegel, Leons sur lhistoire de la philosophie, trad. P. Garniron, Vrin, t. II, p. 262. Voir aussi
p. 267. : En tant que Protagoras affirme la relativit ou le non-tre-en-soi de tout tant, celui-ci
nest que relativement, et relativement la conscience.
[67] Fr. A 1, 51. Cest pourquoi sans doute Protagoras situe lme dans la poitrine ; cf. fr. A 18 ;

Unterst., tf, I, p. 48 et p. 17, note.


[68] Op. cit., p. 240. Hegel crit aussi, p. 239 : Ainsi commence lre de la rflexion subjective, la
position de labsolu comme sujet. Le principe de lpoque moderne commence dans cette priode.
[69] 167 a-b.
[70] 167 c, o le mot est rpt trois fois par Platon.
[71] Le Gai Savoir, 301, trad. A. Vialatte, Gallimard, 1950, p. 245.
[72] Le Problme de la Vrit dans la philosophie de Nietzsche Le Seuil, 1966, p. 487. Voir p. 470,
une citation loquente de la Volont de puissance : Les catgories sont des vrits en ce sens
seulement quelles sont pour nous des ncessits vitales (t. I, liv. I, 193).
[73] Le Voyageur et son ombre, 21 ; cit par J. Granier, op. cit.,p. 480.

Chapitre II
Gorgias
I. La vie et les uvres
Gorgias est n en Sicile, Lontium, entre 485 et 480. Son frre Hrodicos tait mdecin, et il fut
disciple dEmpdocle dAgrigente, lui-mme aussi mdecin [1][1] Fr. A 2, A 3. . En 427, il est
charg, par sa cit natale, de conduire Athnes une mission charge de demander du secours aux
Athniens ; Lontium tait en effet menace par Syracuse. Gorgias plaide la cause de sa patrie devant
lAssemble du peuple et remporte un grand succs par son loquence. Son style est si personnel que
les Grecs forgeront le terme de gorgianiser pour dire parler la manire de Gorgias , et
gorgianiser deviendra une mode. Le sophiste gagne son enseignement plusieurs Athniens de haut
rang comme Critias, Alcibiade et Thucydide [2] ; Gorgias parcourt ensuite la Grce, sans se fixer
nulle part. Il enseigne en Thessalie, o il a pour disciple Mnon et Aristippe [3], et surtout Isocrate,
qui fondera Athnes une cole rivale de lAcadmie [4]. Puis, il exerce en Botie, o il a pour
disciple Proxne [5]. Le gnie oratoire de Gorgias le fait choisir par les Grecs rassembls
Delphes pour prononcer le discours des Pangyries (Discours pythique) ; Olympie, il exhorte les
Grecs cesser leurs discordes et se tourner, unis, contre les Barbares [6] ; il prononce le un
loge des lens [7] et Athnes une Oraison funbre pour les hros morts au combat [8]. Gorgias
semble avoir pass la fin de sa vie en Thessalie, o il meurt plus que centenaire. Son secret de
longue vie fut, disait-il selon Clarque, de navoir jamais rien fait en vue du plaisir , mais il aurait
dit plutt, selon Dmtrius de Byzance, de navoir jamais rien fait en vue de faire plaisir un autre
[9]. Gorgias semble tre rest clibataire [10].
Laudience et la clbrit de Gorgias furent immenses en Grce, au point quune statue en or massif
lui fut consacre Olympie, au dire dEumolpe, descendant de la sur de Gorgias [11]. Platon met
en scne Gorgias dans son dialogue intitul prcisment Gorgias. Si lon en croit Athne, Gorgias
lut le Gorgias et ne se reconnut pas dans le portrait trac par Platon quil estima caricatur : On dit
que Gorgias, ayant lu lui-mme le dialogue portant son nom ses proches, dit : Comme Platon sait
bien se moquer ! [12] Le caractre polmique des rapports entre Gorgias et Platon est soulign
aussi par Hermippe, qui rapporte lanecdote suivante. Ayant vu arriver Gorgias et faisant allusion
la statue dor de celui-ci, Platon scria : Voici venir vers nous le beau Gorgias en or ! Et
Gorgias de rpliquer : Il est beau, certes, et tout neuf, cet Archiloque que les Athniens ont produit !
Mais la phrase signifie aussi, par un jeu de mot intraduisible : Que les Athniens ont la force de
supporter ! [13] Cest sans doute cause de son immense clbrit que les fragments qui nous
restent de Gorgias sont beaucoup plus nombreux et fournis que ceux des autres sophistes. Nous
possdons mme, fait unique en ce qui concerne les sophistes, certaines uvres in extenso, comme
lloge dHlne et le Plaidoyer pour Palamde.

On peut ranger les uvres de Gorgias en trois groupes : le premier comprend les textes dont la teneur
est essentiellement philosophique, le deuxime les textes qui tmoignent surtout dun souci
dloquence, le troisime les crits ayant trait la technique rhtorique.
Nous faisons figurer, dans le premier groupe :
1. Sur le non-tre ou sur la nature . Nous possdons deux rsums de cette uvre ; le
premier est donn par Sextus Empiricus [14], le second par le pseudo-Aristote, dont nous
possdons trois monographies intitules Sur Mlissos, Xnophane et Gorgias [15]. Les deux
exposs, qui divergent parfois, peuvent se complter mutuellement.
2. L loge dHlne . Gorgias fait lloge paradoxal de ladultre, en sefforant de prouver
linnocence dHlne de Troie dans un style plein de prestiges et typiquement gorgianesque.
3. Le Plaidoyer pour Palamde . crit parallle au prcdent, o Gorgias tente de dmontrer
limpossibilit de condamner Palamde, gnral tratre son pays. Le problme du jugement y
est trait de faon encore plus nette que dans lloge dHlne.
Dans le deuxime groupe, nous rassemblons :
1. L Oraison funbre . On sest demand si ce discours, destin honorer les morts la
guerre, tait une illustration de ce genre oratoire ou sil avait t prononc pour une occasion
prcise. La seconde hypothse semble aujourdhui prfre, et lon peut penser soit aux victimes
de la guerre du Ploponnse, soit celles de la guerre de Corinthe.
2. Le Discours olympique . Untersteiner pense que ce discours, prononc Olympie, laurait
t vers 392 [16]. Gorgias y exhortait les Grecs au panhellnisme, qui leur permettrait de
joindre leurs forces contre les Barbares [17]. Cette ligne politique, trs diffrente du
cosmopolitisme dHippias et dAntiphon, sera reprise par Isocrate.
3. Le Discours pythique . Ce discours a t perdu ; nous savons simplement quil a t
effectivement prononc [18].
4. L loge des lens . Nous ne possdons plus que les trois premiers mots de ce discours,
cits par Aristote comme exemple deffet rhtorique par attaque brusque du sujet : lis ! ville
heureuse [19]
5. L loge dAchille . On a suppos lexistence dun tel discours partir dun tmoignage
dAristote [20], mais ce tmoignage est loin dtre formel et nous navons plus aucun fragment
de ce discours, sil a exist.
Le troisime groupe des crits de Gorgias comprendrait :
1. LArt oratoire . Il sagissait soit dune rflexion sur la technique oratoire, comme le sera la
Rhtorique dAristote, soit dun recueil de discours modles, soit plus vraisemblablement des
deux ; Gorgias aurait alors donn une mthode et son illustration [21]

2. L Onomastique . Cet ouvrage tait non pas un dictionnaire proprement parler, mais un
recueil o le classement tait effectu par sujets ou si lon veut par matires [22]

II. Lautodestruction de lontologie


Le Trait du non-tre vise renverser lontologie latique et sen prend aux noncs fondamentaux
du Pome de Parmnide : Ltre est et le non-tre nest pas , et cest la mme chose penser et
tre . La particularit de la critique de Gorgias est quelle ne se situe pas lextrieur de la doctrine
conteste, mais se dploie lintrieur mme de lontologie, en lui appliquant ses propres principes
et en la prenant pour ainsi dire au mot. Barbara Cassin, dans son dition commente du trait
pseudoaristotlicien Mlissos, Xnophane, Gorgias, a bien mis en lumire ce point : Gorgias ne
contredit Parmnide que par fidlit. [23] Souligner que lentreprise de Gorgias est critique nous
permet de comprendre quelle ne constitue pas, comme on la dit souvent, un nihilisme intgral.
Gorgias ne veut pas prouver que rien nexiste ; il veut montrer linanit de ltre parmnidien, et ce
qui est ruin dans laffaire, cest lontologie, ontologie ruineuse puisquelle sautodtruit quand elle
va au bout delle-mme. Gorgias dresse simplement le tableau des antinomies de lontologie pure.
Or, en niant une ontologie qui se nie elle-mme, Gorgias opre une ngation de la ngation, donc
retrouve une affirmation.
Le Trait du non-tre sorganise en trois thses, elles-mmes disposes selon ce que Barbara Cassin
nomme une structure de recul [24] : rien nest ; et mme si ltre est, alors il est inconnaissable ;
et mme sil est connaissable, alors cette connaissance de ltre est incommunicable autrui.
Envisageons maintenant les dmonstrations successives des trois thses :
Premire thse . Si lon applique au non-tre le principe didentit qui commande laffirmation
ltre est , on doit dire que le non-tre est le non-tre , de sorte que le non-tre est alors tout
aussi bien que ltre, et quinversement ltre est non-tre. Si bien que pas plus les choses sont
quelles ne sont pas. [25] Gorgias sattache ensuite montrer que, mme si ltre est, il ne peut
tre ni engendr, ni non engendr (979 b 20), ni un ni multiple (979 b 35), ni en mouvement (980 a 1).
Donc rien nest conformment ltre tel que le dfinit lontologie.

Deuxime thse. Mais mme si un tel tre tait, les choses seraient inconnaissables, pour nous du
moins (980 a 18). En effet, les choses que nous voyons et entendons sont parce quelles sont
reprsentes ( ). Or on peut se reprsenter ce qui nest pas, par exemple, un combat de chars
en pleine mer ; donc, la reprsentation de ltre ne nous livre pas ltre et la connaissance est
impossible.
Il semble que cette thse sur limpossibilit de la connaissance sclaire parfaitement si on la met en
rapport avec la thorie de la perception que professait Gorgias et sur laquelle Platon nous renseigne.
De chaque chose irradient ce que Gorgias, la suite dEmpdocle, nomme des effluves () ;
chaque sens est constitu par des pores dune certaine dimension, qui slectionnent les effluves qui
lui sont proportionns par la taille [26]. Ce mcanisme explique la diversit des messages sensoriels
quune mme chose peut produire sur les diffrents sens. Ds lors, ce que lme saisit dans la

perception, ce sont les effluves dune chose et non cette chose, et mme une partie des effluves de
cette chose, quelle ne peut donc connatre dune manire adquate. La perception est
phantasmatique, et le subjectivisme de Gorgias sappuie ici sur une interprtation particulire de la
perception. Cest contre une position de ce type que polmique Aristote quand il affirme que, dans la
connaissance, lme est en quelque faon tous les tres [27].
Troisime thse . Mme si ltre tait connaissable, il ne serait pas communicable autrui. On en
prend connaissance en effet par la perception, et on le communique par le langage. Or, perception et
langage sont htrognes ; une apparition ne peut adquatement sarticuler, et il ny a point vraiment
passage de la phase la phrase. Parler, ce nest pas voir : Ce quil a vu, en effet, comment
quelquun lexprimerait-il par le langage ? [28] Le langage sadresse loue, et loue est inapte
percevoir les couleurs, qui sont lapanage de la vue ; de mme, tout ce qui constitue une chose, part
le son, est insaisissable par loue, donc inexprimable par le langage : Le disant dit, mais (ne livre)
ni une couleur ni une chose [29] ; en effet, il ne dit pas une couleur, mais un discours [30].
Parler des couleurs un aveugle ne linstruit en rien ; par consquent, le langage ne transmet pas
lexprience par laquelle le rel se livre ; celui-ci est donc, en toute rigueur, incommunicable parce
que les choses ne sont pas des discours [31]. On pourrait objecter que le langage a pour mission
de rveiller des expriences identiques chez les locuteurs, et ainsi dassurer une relle
communication. cela Gorgias rpond quil ny a pas deux expriences parfaitement identiques
puisque prcisment il y a deux sujets diffrents ; si cela tait, il ny en aurait quun seul. Le
Plaidoyer pour Palamde se rfrera implicitement au Trait du non-tre lorsquil expliquera toute
la difficult quil y a juger justement une cause : Si donc il tait possible par le moyen des
paroles de rendre la vrit des faits pure et vidente aux auditeurs, le jugement serait sans
embarras [32]

III. La posie de lillusion ()


De cette ruine de lontologie, Gorgias ne va pas dduire un nihilisme ni un scepticisme, mais une
pense non ontologique ou antimtaphysique qui nest pas sans anticiper, sur certains points, celle de
Nietzsche.
La premire consquence de la critique de Parmnide est la rhabilitation des apparences et
laffirmation de lidentit entre le rel et la manifestation. Une condamnation de larrire-monde
platonicien sonne dj dans la frappe du fragment 26 : Ltre sclipse si ne lui choit pas le
paratre, le paratre sextnue si ne lui choit pas ltre. [33] Si le paratre est changeant, ltre le
sera aussi ; cela na rien de scandaleux puisque la ralit est contradictoire, le principe didentit
nengendrant quune ontologie qui se contredit aussitt elle-mme. Lopposition qui constitue le rel
ne se surmonte pas ; les contraires ne viennent jamais consonance dans une synthse dialectique,
mais saffrontent dans un irrductible assaut. La conception que Gorgias se fait de la ralit nest
donc pas une conception logique mais une conception tragique, et en tant que telle elle demeure
philosophiquement lgitime ; en effet, note Schelling dans Les ges du monde, faire au philosophe
le reproche de commencer la science par une contradiction, cest comme si lon disait un pote
tragique, aprs avoir entendu lintroduction de son uvre, quun pareil commencement ne peut
comporter quune fin terrible [34]. Les contradictions ne sapaisent jamais, et leur neutralisation

est impossible ; on ne peut donc que prendre parti pour lune ou lautre branche de lalternative en y
convertissant lhomme par la douceur persuasive du langage. On comprend ainsi que Gorgias puisse
malgr tout opposer lhsitante opinion au savoir sr [35] : la doxa est ltat de lesprit dchir par
les contraires ; le savoir, ltat de lesprit arrt sur laspect du rel dont le discours consacre la
lgitimit. Le discours est en effet le matre des apparences et cest lui qui cre celles qui constituent
la ralit humaine en choisissant laspect du rel qui doit faire surface. Gorgias na pas daccent trop
logieux pour chanter ce pouvoir dmiurgique de la parole : Le langage est un grand potentat, qui
avec un corps minuscule et imperceptible accomplit les uvres les plus divines. Car il a le pouvoir
de calmer la peur, dter le chagrin [36], de produire la joie, daccrotre la piti. [37] Gorgias a
le sentiment aigu que le langage nvoque quune apparence, mais que cette apparence est lgitime.
Prenons pour exemple lloge dHlne. Hlne, coupable, non coupable ? Le cas dHlne est
ambigu, cest le moins que lon puisse dire, et son nom mme symbolise son cas [38]. Mais le choix
de Gorgias lve lambigut et tranche. Hlne est blanche comme neige, le discours la montr.
Celui-ci met en quelque sorte un cran darrt au double tranchant du rel. Le langage est alors le
mdecin des mes divises ; la vie est comme ce que nous montrent les tragdies dEschyle, elle est
pleine dArs [39]. ces mes malades de la vie, lhomme de lart rhtorique vient apporter le
remde du discours apaisant, du discours dont la puissante architecture logique ne laisse subsister
que le bon ct des choses, refoule le mauvais : Identique est le rapport entre la puissance du
langage sur la disposition de lme et la prescription des remdes sur la nature des corps. [40] Le
langage mdecin est donc gurisseur et salvateur. Il ne supprime pas la contradiction, parce quelle
est relle donc insurpassable, mais il la pacifie au niveau linguistique qui est le sien en ralisant
lviction dun des contraires et en le maintenant lextrieur. Le rel tant dchir par les
contradictions, le monde humain exige un parti pris et ce monde humain est faire, et cest,
conformment ltymologie, la posie que Gorgias sadresse pour ce faire. Le parti pris en faveur
dun des contraires nest pas un coup de force [41] mais une pacification par la posie au sens large
du terme, nous dirions aujourdhui par lart. Gorgias en effet voque lexemple du peintre qui est
capable lui aussi dapaiser le conflit des contraires par la rduction de la pluralit : Et les peintres
rassasient la vue lorsque, partir de maintes couleurs et de maints corps, ils achvent la perfection
un seul corps, une seule figure. [42]
Le plaisir que nous procure lart est donc celui dun accs consonance qui cre un monde habitable
par lhomme : en ce sens, le raisonnement logique, que Gorgias manie en matre [43], nexprime pas
la ralit, na pas de porte ontologique, mais fait partie de la posie et de lart : il cimente la vision
unilatrale o lesprit trouve son repos. Luvre de la posie est donc de crer l illusion ( ),
illusion parce que cette uvre nest pas conforme au rel, mais illusion souhaitable et bonne parce
quelle cre une cohrence mentale que Gorgias nomme justice et sagesse. La tragdie dEschyle est
une uvre dart et en ce sens elle est une illusion, mais cest cette illusion, cette potisation quest la
tragdie qui nous permet de supporter le tragique vcu, cest--dire de le justifier et de le
comprendre. En effet, la tragdie cre
une illusion telle que dun ct celui qui cre lillusion est plus juste que celui qui ne cre
pas lillusion, et que dun autre celui qui est sous le charme est plus sage que celui qui ne
sen laisse pas conter. Lun en effet est plus juste parce que ce quil avait promis, il la fait ;
lautre, celui qui cde au charme, est plus sage : en effet, se laisse prendre par le plaisir des
mots celui qui nest pas priv de sens [44]

Lart du sophiste, cest--dire de lhomme sage, est donc pour Gorgias ce qutait la posie tragique
pour Eschyle, une illusion justifie ( ) [45]. Le discours sophistique, bien quil soit
exprim en prose, fait nanmoins partie de la posie puisque, dclare Gorgias, la posie dans son
ensemble, je la juge et je la nomme une parole habite par le rythme [46]. Lillusion justifie,
cre par la posie du discours, est dautant plus justifie quelle est partage par un plus grand
nombre dauditeurs : elle finit par laborer le monde culturel humain. Mais, dira-t-on, Gorgias
navait-il pas dmontr lincommunicabilit du connaissable ? Certes, mais cette incommunicabilit
ne joue que lorsque le langage se targue de mettre les choses en mots ; or, ce que la posie transmet,
ce nest prcisment pas les choses, puisquelle est cratrice dillusion, mais lmotion que
produisent les choses ou que le sophiste veut produire :
Ceux qui lcoutent reoivent en eux le frisson de la peur, la piti des larmes et le regret
qui morfond. Face aux prosprits et aux revers de causes et de personnes qui lui sont
trangres, lme prouve une passion bien elle, grce aux discours. [47]
Lintersubjectivit est donc tout fait possible pour Gorgias : si le langage ne transmet pas une
connaissance adquate des choses, il vhicule en revanche fort bien lmotion. Ce qui assure la
communication entre les hommes, cest lmotion partage au moyen du langage, et peut-tre pourraiton rapprocher en ce sens le style motif de Gorgias du style clinien. Le langage na pas dsigner le
rel en seffaant devant lui, mais toucher lme ; cest pourquoi Gorgias prfre appeler les
vautours des tombeaux vivants [48]. Ds lors, si lon na affaire quaux mots, impossible de
rester court, et le sophiste de se vanter que le discours ne lui a jamais fait faux bond [49].
Lillusion justifie est donc essentiellement le fruit du langage potique, qui agit sur lauditeur de
faon le suggestionner. Le problme central des pouvoirs du langage va donc dboucher sur ltude
de la rceptivit de lme, sur une psychologie de lhomme captiv par la petite musique des mots.
Cette tude, les Anciens lont nomme psychagogie , art de conduire lme, par la persuasion, o
lon veut la mener.

IV. La psychagogie
Il faut souligner tout dabord que, pour la psychologie de Gorgias, lme est essentiellement passive,
tout entire livre ce quelle reoit du dehors. La premire forme de cette passivit est la
perception sensible, que Gorgias interprte, nous lavons vu, comme le transport dans lme dune
empreinte ou dune image des choses que lme subit : En effet, les choses que nous voyons
possdent une nature, non pas celle que nous voulons, nous, mais la nature particulire qui leur est
chue. Donc lme aussi, par le moyen de la vue, reoit lempreinte de leurs tournures. [50] Cette
prsence de limage en lme aura pour consquence le fait que la perception peut devenir
hallucinatoire et entraner des ractions violentes. On a trop pris lhabitude en effet dopposer actif
passif alors que le vritable contraire de la passivit nest pas lactivit mais limpassibilit, et le
vrai contraire de lactivit non la passivit mais le repos. La passion de lme la meut et lmeut, et
Gorgias prend lexemple de la peur qui vient de la vue [51] Que lon donne des armes de guerre
en spectacle aux yeux, alors la vue est bouleverse et bouleverse lme [52] ; quoique aucun
danger rel ne les menace, bien des spectateurs de ces engins guerriers sont alors en proie la

panique tel point la vue a dessin dans leur esprit les images ( ) des choses quils ont
perues [53]
La seconde forme de la passivit de lme est son ouverture au langage. Mais il semble que la
passion du langage soit moins forte que la passion sensible, et que pour la faire jouer il faille au
pralable mettre lme en tat de rceptivit, la sduire. Le nom de cette sduction par le moyen des
paroles constitue un des concepts majeurs de la pense de Gorgias et de la sophistique : cest
(peith), la persuasion.
Le discours seul ne peut rien sil ne reoit le renfort de la persuasion ; la persuasion peut agir non
seulement sur les sens, comme chez Homre quand il dit : Cdons lappel de la nuit noire [54],
mais aussi sur lme, et cest alors quelle intresse Gorgias : La persuasion, quand elle est jointe
aux discours, modle sa guise lme aussi. [55] Persuader consiste crer une sorte de climat
affectif propre entraner ladhsion ; cest ce climat qui donne leur poids aux arguments en crant la
rception psychique des auditeurs : Gorgias disait quil fallait dtruire la gravit des adversaires
par lironie, et leur ironie par la gravit. [56] Comme le notera Hume, un raisonnement peut ne
souffrir aucune rfutation et nentraner aucune conviction ; la persuasion, en rejetant toute contrainte,
fait accepter la ncessit du raisonnement.
Quelle est la nature profonde de cette persuasion qui seule donne au discours son tranchant ? Est
potique la parole rythme, disait Gorgias ; on pense alors au rapport de cette parole avec la
musique. Les figures de style inventes par Gorgias [57] le montrent attentif tout ce qui scande,
martle lexpression, et il faut se souvenir que la posie antique tait chante. Plus prcisment,
Gorgias, originaire de Grande-Grce, subit linfluence pythagoricienne et lon sait que cette secte
tudia les effets de la musique : chaque mode musical exerce une action particulire sur lme et
possde par l une connotation thique dtermine. Mais, par-del la musique, le vocabulaire mme
employ par Gorgias pour dire laction de la parole persuasive nous renvoie aux pratiques de la
magie quexerait dailleurs dj son matre Empdocle [58]. Jacqueline de Romilly a insist,
juste titre, sur cet aspect magique constitutif, selon Gorgias, du pouvoir de la posie [59]. La
persuasion du discours procde par envotement ; son dire lapparente aux formules incantatoires des
rites et des vocations magiques ; le sophiste est sorcier, il possde le mot juste qui jadis faisait
mouvoir les pierres et maintenant ouvre les curs, les fascine, les gurit. Le discours de Gorgias
opre donc comme la magie qui, elle aussi, se sert du langage : En effet, les incantations sacres
qui utilisent des paroles attirent le plaisir, retirent le chagrin. Car, mle lopinion de lme, la
puissance de lincantation la fascine, persuade, mtamorphose par ensorcellement. [60] La
mdecine tait lpoque de Gorgias bien proche de la magie, aussi cette magie linguistique na-telle pour lui rien de pervers : la persuasion est au discours ce que le remde est au mdecin. Par son
art, le sophiste est le mdecin des mes.
Mais peut-on en rester cette vision consolante ? Il ne le semble pas. En effet, lillusion justifie,
que lon fait partager par Peith, servait, on sen souvient, passer de lopinion au savoir en
vinant lun des deux aspects contraires dun rel toujours double. Or, constate Gorgias, lambigut
chasse par Peith se retrouve au sein de Peith elle-mme, tout comme le remde peut se rvler
poison, parfois gurir et parfois tuer :
Comme en effet certaines drogues expulsent du corps certaines humeurs, dautres drogues

dautres humeurs, et que les unes suppriment la maladie, les autres la vie, ainsi en est-il des
discours aussi : les uns affligent, les autres rjouissent, dautres effraient et dautres
ramnent la confiance les auditeurs, dautres enfin empoisonnent et ensorcellent lme par
une persuasion mauvaise ( ) [61]
Ce nest videmment pas la persuasion en elle-mme qui est mauvaise : elle est bonne ou mauvaise
selon lusage qui en est fait, de mme que la potion mdicale est bonne ou mauvaise selon la dose
que lon absorbe. Ici Gorgias, bien avant le Phdre de Platon, joue sur le double sens du terme
(pharmakon) qui signifie la fois remde et poison . On retrouve en Peith
lambigut redoutable du pharmakon ; ne nous replonge-t-elle pas alors dans les contradictions du
rel do elle devait nous tirer ? Lambivalence de la ralit se reflte dans le logos. cet endroit
prcis du discours de Gorgias, Platon sembusquera pour dnier la rhtorique toute prtention la
sagesse et la justice [62] : elle aussi est double tranchant. Mais de ce pige Gorgias stait dj
sorti, par sa conception du temps non comme dure mais comme karos, comme moment opportun.

V. Le temps comme moment opportun ()


Le sentiment que le temps nest pas un milieu homogne et indiffrent, o tout instant est gal tout
autre, mais prsente des occasions favorables pour laction qui vient propos, ce sentiment est dj
aigu dans lhellnisme avant Gorgias ; on le rencontre par exemple chez Thognis, Bacchylide,
Pindare surtout. Mais Gorgias fut le premier, nous dit-on [63], crire sur le karos et en faire la
thorie.
La conception logique du monde, le principe de non-contradiction reposent entirement sur le
postulat dun temps continu, dun temps qui dure et qui permet, par sa dure continue, de comparer
les instants les uns aux autres et de dnoncer leur non-alignement. Ce qui vritablement est doit tre
dans un temps align, cest--dire doit tre identique soi au cours de la dure. La mtaphysique
platonicienne en tirera la ncessit, pour ltre pleinement tre, dtre ternel ; ltre nest pas
seulement la faveur de telle ou telle circonstance, il est en soi toujours.
Or Gorgias, de mme quil avait rejet ltre parmnidien, refuse cette conception qui fait de
lternit la vrit du temps et consacre dans le temps la royaut du toujours. Il conoit un temps
essentiellement discontinu, fait d-propos et de contretemps, qui ne se laisse pas mettre en
perspective ; par suite, la valeur dun contenu ne se laissera pas estimer sa perdurabilit : le
meilleur peut tre feu de paille ! Cette conception du temps vient lgitimer la thorie de la tromperie
justifie telle que nous lavons expose plus haut. La ralit est contradictoire et la posie de
lillusion soustrait lhomme au dchirement en privilgiant lun des contraires par un parti pris
unilatral ; or, ce choix de lun des deux contraires nest point arbitraire et gratuit : il est fait selon le
karos. Il exige un esprit parfaitement dli, un doigt dune grande finesse, dune lgret extrme ;
quoi de plus dlicat manier que le temps ? Quoi de plus difficile saisir que loccasion ? Comme
le dit la chanson du marin Elpnor dans Giraudoux :
Loccasion na quune mche,/Quune mche de cheveux.

Il faut une sagesse authentique pour choisir point nomm juste laspect que la situation requiert, et
occulter lautre ; ainsi le karos implique, outre la sagesse, la justice : il est juste comme ce qui vient
juste point. La justice est justesse, et cest toujours de justesse que lon saisit, selon la belle
expression de Gorgias, les choses pleines de sve et de sang [64]. Il ne faut pas dire que le
sophiste se livre des volte-face, il ne fait que suivre des sautes de temps.
Par l, Gorgias est le premier penseur dune temporalit essentiellement pratique, et se trouve
habilit former les hommes politiques, les futurs gouvernants. Comme lcrira Balzac dans Louis
Lambert : La politique est une science sans principes arrts, sans fixit possible ; elle est le gnie
du moment, lapplication constante de la force suivant la ncessit du jour. Lhomme qui verrait
deux sicles de distance mourrait sur la place publique charg des imprcations du peuple. [65] Le
karos a valeur politique aussi dans la mesure o il est karos rhtorique, et o la rhtorique est dans
la dmocratie athnienne un instrument de pouvoir. Le karos intervient aussi dans la formation des
chefs militaires : Carl von Clausewitz lappellera plus tard le coup dil et en fera lune des
composantes du gnie guerrier. Mais cest dans la vie thique que la connaissance du karos est
essentielle. Si, au lieu dtudier les vertus particulires et les circonstances prcises o elles sont
vritablement des vertus, cest--dire des excellences , on tente de dfinir une essence unique de
la vertu en gnral, on se trouve alors en possession dun universel malcommode et inapplicable dans
la vie concrte ; toutes les spcifications fines qui rendent une analyse maniable dans une situation
donne sont gommes par la dtermination de lessence valable pour tous, en tous lieux et en tous
temps. Dfinir la vertu selon le karos, cest dire la variation de lexcellence selon les diffrents
tats du sujet moral : autres seront lexcellence de lenfant et celle du vieillard, du citoyen ou du noncitoyen, de lhomme en temps de guerre ou en temps de paix, etc. Il est remarquable quAristote ait
apprci la conception que se faisait Gorgias de la vertu (art) au point de la prfrer celle des
platoniciens ; son ralisme ne lui semblait donc pas se confondre avec lopportunisme :
En effet, ceux qui parlent en gnral se font eux-mmes illusion quand ils disent que la
vertu est la bonne disposition de lme ou laction correcte ou quelque chose de ce genre ; en
effet, ceux qui numrent les vertus, comme Gorgias, en parlent beaucoup mieux que ceux qui
les dfinissent ainsi. [66]
Lerreur serait donc de tenir lart du karos pour une habilet de profiteur : son idal est au contraire
de rendre la vie morale praticable, et Aristote sen souviendra dans son thique [67]. Mais sa porte
est plus vaste : le karos ne dsigne pas seulement le moment favorable dans la vie pratique et lart
de le cueillir, ou encore la matrise de limprovisation rhtorique, il dcide de la nature du temps et
le conoit comme atomis. Ce qui exclut la valorisation de la dure, du long terme, de lternit,
valorisation lie lontologie combattue par Gorgias.
La cohrence des vues de Gorgias ne nous permet pas de croire que celui-ci, loin dtre un penseur,
se serait simplement livr des divertissements rhtoriques sans autre consquence que celle de
montrer son talent oratoire. Bien sr, il nomme lloge dHlne un jeu [68], mais Platon a lui
aussi nomm son Parmnide un jeu denfant , ce qui ne suffit pas lui dnier tout srieux si lon
comprend bien le sens et la valeur du jeu dans lhellnisme. Logicien implacable, blouissant artiste
et penseur profond, Gorgias, comme labondance de ses fragments en tmoigne, exera sur ses
successeurs une influence profonde. Mais son meilleur titre de gloire reste peut-tre que Platon

trouva en Gorgias un jouteur qui ntait pas indigne de lui.

Notes

[1] Fr. A 2, A 3.
[2] Fr. A 1.
[3] Fr. A 19.
[4] Fr. A 32.
[5] Fr. A 5.
[6] Fr. A 1.
[7] Fr. B 10.
[8] Fr. A 1.
[9] Fr. A 11. Nous suivons ici le texte des manuscrits ( ) et linterprtation de C. Ritter,
adopte par Untersteiner, Sofisti, tf, II, p. 19-20.
[10] Fr. A 18. Ce tmoignage dIsocrate est cependant contredit par Plutarque, fr. B 8 a, mais
Isocrate, disciple direct de Gorgias, semble plus crdible.
[11] Fr. A 7. Daprs dautres tmoignages, la statue se trouvait Delphes.
[12] Fr. A 15 a. Athne prcise : ayant lu lui-mme parce qu lpoque de Gorgias lhabitude
tait non pas de lire soi-mme un texte, mais den couter la lecture faite par un serviteur. Le fait de
lire soi-mme tait une particularit remarquable?; cest encore en ce sens que Platon appellera
Aristote le liseur .
[13] Fr. A 15 a. En effet, , parfait du verbe , signifie ont produit , mais aussi,
dans un autre sens du verbe, ont russi supporter . On pourrait peut-tre rendre la pointe en
traduisant : que les Athniens ont su porter . Le fragment est donn incompltement dans dk : voir
le passage complet dans Untersteiner, Sofisti,tf, II, 22. Archiloque tait un pote satirique.
[14] Fr. B 3.
[15] Le texte du mxg nest pas donn dans dk, mais Untersteiner le rajoute dans son dition, Sofisti,tf,
II, 57-74. On se rfrera avec profit aussi ldition critique, avec traduction et commentaire, du mxg
par Barbara Cassin, sous le titre, Si Parmnide, Presses universitaires de Lille, 1980?; on trouvera la
monographie sur Gorgias aux p. 429-565. Signalons au passage que, pour Untersteiner, le mxg
consisterait non pas en la juxtaposition de trois monographies distinctes, mais serait un texte ayant
une unit, et produit par lcole mgarique?; cf. I Sofisti, I, p. 159-160, et 166-167. n 95
[16] I Sofisti, I, p. 157.
[17] Fr. A. 1.
[18] Fr. A 1.
[19] Fr. B 10.
[20] Fr. B 17.
[21] Fr. B 12, 13, 14.
[22] Voir fr. B 14 a, rajout dk par Untersteiner, Sofisti, tf, II, p. 209.
[23] Si Parmnide pul, 1980, p. 57. Voir aussi p. 452-454. Cette ide explique le titre du livre, Si
Parmnide, alors Gorgias
[24] Op. cit., p. 46.
[25] mxg, 979 a 27. Nous traduisons le texte tabli par B. Cassin, d. cite.

[26] Fr. B 4; Platon, Mnon, 76 a sq.


[27] De Anima, III, 8, 431 b 21. Nous avons analys cette formule dans La Parole archaque , puf,
1999, p. 253-269.
[28] Op. cit., 980 a 20.
[29] 980 b 3.
[30] 980 b 7.
[31] 980 b 18.
[32] 35. Sur lantiralisme de Gorgias, voir lexcellente analyse de Duprel, op. cit., p. 72-73.
[33] Tmoignage de Proclus ;
.
[34] Trad. S. Janklvitch, Aubier, p. 161.
[35] Palamde, 22 ; Hlne, 11.
[36] Gorgias emploie ici le mot de ; ce sera aussi le terme employ par Antiphon pour sa
techn alupias (art dter le chagrin), qui elle aussi se conduit au moyen du langage. Antiphon sur ce
point a donc repris un thme et une pratique propres Gorgias.
[37] loge dHlne, 8.
[38] Hlne ( ) pourrait driver d , aoriste d , et signifier, tymologiquement,
la fois ravissante et ravie .
[39] Cf. fr. B 24 : .
[40] loge dHlne, 14.
[41] On pourrait opposer cette interprtation le 6 de lHlne o Gorgias voque la puissance du
dieu sur lhomme. Mais la porte du passage est, comme le note Untersteiner, essentiellement
religieuse : On ne doit donc pas voir ici le motif de la loi du plus fort qui domine le plus faible,
entendue dans le sens strictement politique? (I Sofisti, I, 176 ; voir aussi Sofisti,tf, II, 96).
[42] loge dHlne, 18.
[43] Dans le Palamde surtout.
[44] Fr. B 23. La mme ide est prsente dans le fr. B 23 rajout dk par Untersteiner, Sof., tf, 11, p.
142.
[45] Fragment dEschyle, cit par Untersteiner, I Sof., 1, p. 183.
[46] ... : loge dHlne, 9.
[47] Hlne, 9.
[48] Fr. B 5 a.
[49] Fr. B 17.
[50] Hlne, 15.
[51] Ibid., 16.
[52] Ibid.
[53] Ibid., 17.
[54] (Iliade, VIII, 502).
[55] Hlne, 13.
[56] Fr. B 12.
[57] Fr. A 1, A 2 et A 4.
[58] Fr. A 3.
[59] Gorgias et le pouvoir de la posie, The Journal of Hellenic Studies, vol. XCIII, (1973), p. 155162.
[60] Hlne, 10.

[61] Ibid., 14.


[62] Gorgias, 455 a.
[63] Fr. B 13.
[64] Fr. B 16 :X
( est la leon exacte ; cf. Untersteiner,
Sof., tf,
II, p. 138, note)
[65] d. du Club franais du livre, I, p. 98 ; cest nous qui soulignons.
[66] Fr. B 18 (complt par Untersteiner) ; Aristote, Politique, I, 13, 1260 a 27.
[67] Nous nous permettons de renvoyer sur ce point notre ouvrage : Les Choses mmes. La pense
du rel chez Aristote, Lge dHomme, 1983, p. 48 sq..
[68] 1. 21 : .

Chapitre III
Lycophron
De la vie et des uvres de Lycophron nous ne savons rien, si ce nest quil frquenta la cour de
Denys le Jeune [1] en 364 ou 360. On pense quil fut disciple de Gorgias. Il nous reste de Lycophron
seulement six courts fragments ou tmoignages, tous rapports par Aristote. Le tmoignage dAristote
nous permet de nous faire une ide, malheureusement bien incomplte, de deux aspects de sa pense :
sa thorie de la connaissance, sa thorie politique.

I. La connaissance
Les sophistes, la suite dHraclite, staient aperu que la grammaire ntait pas neutre, que la
manire de dire impliquait une manire de penser. La structure du parler philosophique sarticule
selon les prsupposs de la mtaphysique classique, et le nud de ce pacte se trouve dans le verbe
tre qui est la jonction du logique (comme thorie du langage) et de lontologique (comme thorie
de ltre). Ce pacte avait t pass par la pense parmnidienne ; or, cest llatisme que prend
pour cible la critique de Gorgias qui, dans le Trait du non-tre, prend plaisir dtraquer la logique
de Parmnide et en montrer linanit. Cest prcisment en prenant appui sur la copule est dans la
proposition le non-tre est le non-tre que Gorgias provoque limplosion de lontologie
parmnidienne : le non-tre est donc, et par suite ltre nest pas. Il est vain de reprocher Gorgias
une confusion du logique et de lontologique, car leur fusion prcisment caractrise la pense de
Parmnide. Or, Lycophron est, nous lavons vu, un disciple de Gorgias ; conscient des difficults de
la logique ontologique, il va tenter de les surmonter. Son remde est radical : pour supprimer
lontologie, il supprime le verbe tre. En mme temps, il vite linconsquence majeure de la
structure propositionnelle de la phrase, celle qui organise le discours en la mise en rapport dun sujet
et dun prdicat par le moyen de la copule. Si je dis : lhomme est blanc , je fais rsider ltre de
lhomme dans celui de la blancheur, je trouve la vrit du mme dans lautre, je fais que ce qui est un
devient multiple. Pour la logique propositionnelle et son ontologie, le sujet se transvase dans le
prdicat, et par l se multiplie en autant de prdicats quon peut lui trouver. Cest pourquoi
Lycophron et dautres comme Alcidamas peut-tre suppriment le est [2].
Ici nous ne pouvons tre daccord avec une glose de Thmistius [3], selon laquelle Lycophron aurait
accept lemploi du verbe tre lorsquil sagissait daffirmer lexistence dune substance ( Socrate
est ), la rejetant sil sagissait de lemploi simplement copulatif ( Socrate est blanc ). Une telle
attitude, en effet, suppose lacceptation de la mtaphysique que prcisment Lycophron rcuse : la
distinction de la substance et de laccident, la distinction entre le est substance et le est copule, cest-dire entre lontologique et le logique. Or, prcisment, si ces distinctions sont acceptes, le
problme pos par Gorgias Parmnide est rsolu. On ne peut prter Lycophron les concepts de la

mtaphysique dAristote, dabord parce quil les ignorait, ensuite parce que, les et-il connus, il les
aurait rejets. Il faut comprendre, pensons-nous, cette suppression du verbe tre par Lycophron dans
un contexte hracliten. Laffirmation de limmanence rciproque des contraires conduit Hraclite
nier par avance toute conception pouvant ressembler quelque chose comme la substance, et
refuser le langage propositionnel autant que faire se peut. Cest pourquoi la langue dHraclite a
coutume de juxtaposer les contraires en court-circuitant le verbe tre, vitant ainsi de les faire entrer
dans la structure dune proposition. Sil est absurde de dire : Les immortels sont mortels, les
mortels sont immortels , cest parce que lon coule le immortels mortels, mortels immortels
dHraclite dans le moule dune logique et dune ontologie que prcisment Hraclite naccepte pas.
Et avec ce refus labsurdit disparat [4].
Peut-tre sommes-nous maintenant en mesure de comprendre pourquoi Lycophron use (et abuse aux
yeux dAristote) dexpressions composes et parle par exemple de ciel-aux-maints-visages
( ) et de terre-aux-hauts-sommets ( )[5]. Il ny a pas
l manirisme ou prciosit, mais volont dlaborer une rhtorique o le verbe tre slide, o la
proposition prdicative se disloque. Lycophron bloque par l en un seul nom ce que la logique
distinguera en sujet et prdicat, la mtaphysique en substance et accident. Ds lors, ladjectif nest
plus adjacent ; la ralit surgit telle quelle, toute pare de qualits qui lui sont inhrentes et non pas
rapportes aprs coup. Ce que le discours du sophiste refuse, cest de mettre en relation des
abstractions dautres abstractions ; ce quil veut, cest livrer les choses dun seul jet dans leur
gerbe daspects.
Le rejet du discours logique nentrane pas, pour Lycophron, limpossibilit de la connaissance ; il
est rejet du discursif au profit dune conception intuitive du savoir. Lycophron affirme en effet que
la science est communion entre le savoir et lme [6]. Le mot de communion (sunousia)
indique que lunit me-savoir est immdiate, quelle ne fait pas intervenir le dlai propositionnel.
La sunousia montre, et la logique dmontre, mais dmontrer revient passer ct des choses car on
dmontre lun par le multiple, cest--dire la chose elle-mme par autre chose.

II. La politique
Lycophron sest lui aussi ml au grand dbat sur les rapports entre nomos et physis, entre loi et
nature. Comme Antiphon et Hippias, et parce quil met en question sans doute le caractre troit de la
polis, il te la loi tout caractre sacr, toute valeur thique. Elle est une cration purement humaine,
une convention () ; elle na donc aucun fondement en nature. Sa lgitimit se trouve dans la
simple utilit quen retirent les citoyens, dont elle est garante des droits rciproques [7].
Lycophron, pour mieux traduire sa pense, prenait une mtaphore et disait que la communaut
politique (koinnia) tait semblable une alliance : de mme que les tats font alliance pour se
porter secours le cas chant, de mme chaque citoyen passe alliance avec tout autre en vue dun
secours mutuel et dun respect rciproque [8]. On se trouve en face dune conception purement
pragmatique des rapports sociaux.
Quelle est au juste la porte de cette thorie ? Karl Popper linterprte comme tant un
protectionnisme , cest--dire une conception selon laquelle le rle de ltat est de protger le

faible contre lagression du fort. La thorie contractuelle ne se prsente pas chez lui sous une forme
historiciste [9]. Il y a chez Lycophron une thorie contractuelle de la communaut dans la mesure o
celle-ci nest pas spontane (naturelle), et trouve son origine dans un pacte dalliance (loi
conventionnelle). Le prsuppos de la thorie est laffirmation de lindividualisme, ce qui nest pas
pour nous tonner chez un sophiste. Lindividu existe par nature, la Cit est une construction. Cette
construction na que la porte limite dune alliance, limite dans le temps, limite par la condition
du respect par autrui des termes de lalliance. Ceci explique que la loi ne morde pas vritablement
sur la nature profonde de lhomme et soit impuissante la changer : Elle nest pas capable de
rendre bons et justes les citoyens. [10][ La politique ne peut donc combler lespoir que Platon
mettra en elle : marcher main dans la main avec la morale, le gouvernant intgre laborant de bonnes
lois, les bonnes lois formant des gouverns intgres. Cette inefficacit thique des lois nempche pas
pour autant le problme politique dtre rsolu : il suffit que le citoyen clair saperoive quil a
intrt respecter, au moins extrieurement, le droit. On pense Kant disant plus tard que le
problme politique est soluble mme au sein dune congrgation de dmons, pourvu quils aient le
sens commun.
La nature cre donc, non pas des citoyens, mais des individus. Ces individus naturels sont tous gaux,
et par suite la noblesse (que lon appelle improprement naissance ) nest quun effet de socit et,
comme celle-ci, une pure convention. Si la convention sociale se justifie par utilitarisme, la noblesse
ne le peut mme pas et nest ds lors quune notion compltement vide car, en vrit, rien ne
distingue les non-nobles des nobles [11]. Dans son crit perdu De la noblesse, Aristote cite
littralement Lycophron, nous donnant ainsi un chantillon prcieux de sa manire dcrire :
Invisible la beaut de la noblesse, parole que sa majest ! [12]. La position politique de
Lycophron est par l fixe : il est un partisan de la dmocratie, tout le moins un adversaire des
oligarques. En ce sens, il sintgre parfaitement au courant sophistique tel quil nous apparat.
travers ces rares et courts fragments, on devine la stature dun penseur imposant, qui nous parle du
fond dun injuste oubli.

Notes
[1] Platon, Lettre II, 314 d.
[2] Fr. 2 : .
[3] 6, 28, cite par Untersteiner, Sofisti, tf, fasc. XI, p. 151, note
[4] Pour plus de prcisions sur ce point, nous renvoyons notre tude, Le discours et le contraire ,
dans La Parole archaque puf, 1999, p. 169-199, et une autre tude plus rcente, Hraclite avant
ltre , dans notre ouvrage Aristote thologien et autres tudes de philosophie grecque , Les Belles
Lettres, 2009, p. 25-48.
[5] Fr. 5.
[6] Fr. 1.
[7] Fr. 3.
[8] Ibid.
[9] The Open Society and its Enemies, p. 114-115.

[10] Fr. 3.
[11] Fr. 4. Voir ltude de Jacques Brunschwig, sur le De la noblesse dAristote , dans Aristote,
Cinq uvres perdues, publ. sous la direction de P.-M. Schuhl, puf, 1968.
[12] Fr. 4 : , .
Nous ne pensons pas quil faille rtablir dans la traduction de ce passage un verbe tre sous-entendu
; nous voyons ici au contraire un exemplaire de lcriture antiontologique dont Aristote parlait au fr.
2 et dont nous avons montr limportance.

Chapitre IV
Prodicos
I. La vie et les uvres
Prodicos est n Ioulis, dans lle de Cos, qui fait partie de larchipel des Cyclades. On ignore sa
date de naissance ; une conjecture communment admise la place entre 470 et 460. Savant et habile
dans lart de parler, il est envoy par sa Cit natale comme ambassadeur Athnes, o il est apprci
par lAssemble du peuple (fr. A 1 a, A 3). Il donne Athnes leons et confrences, et devient assez
connu pour quAristophane le nomme dans ses comdies (fr. A 5) ; il est aussi enseignant itinrant et
se produit dans plusieurs cits grecques (fr. A 4).
Le portrait que donne Platon de Prodicos est ma-nifestement un portrait-charge ; on ne sait donc
jusqu quel point faire fond sur les traits que nous prsente de son caractre le Protagoras. Prodicos
a peut-tre t disciple de Protagoras (fr. A 1) et matre de Thramne (fr. A 6), dIsocrate (A 7),
dEuripide (A 8) et de Thucydide (A 9). On y ajoute parfois Socrate, daprs le tmoignage du
Cratyle (A 11), mais lironie du passage laisse penser quil sagit dune boutade ; en effet Socrate
dclare tre dans lembarras au sujet de ltude des noms pour navoir suivi que la leon une
drachme de Prodicos, et non celle 50 drachmes. Plaisant disciple qui ne connatrait pas la pense
du matre ! Il reste que mme si Socrate na pas t, proprement parler, llve de Prodicos, il
semble connatre fort bien sa pense morale et sen inspirer, comme la montr E. Duprel [1]. On
doit dautre part noter que, parmi les sophistes dont parle Platon, il est le plus mnag [2].
Quant aux uvres de Prodicos, on se demande si les titres dont nous parlent les tmoignages anciens
sont autant dcrits diffrents, ou sils constituent des parties distinctes dun crit unique [3], auquel
il faudrait ajouter des discours dapparat (pideixeis) dont nous avons perdu le titre. Nous croyons
quUntersteiner a maintenant fortement tabli la seconde hypothse. Ainsi, outre ses pideixeis,
Prodicos aurait produit un grand ouvrage, Les Saisons (Hrai) composes dune section intitule
De la nature (fr. B 3), laquelle se divisait en deux parties dont lune traitait De la nature de
lhomme (fr. B 4). Reste le texte sur le choix dHracls, dont le contenu est expos par Xnophon ;
il devait prendre place, selon Untersteiner, dans la dernire partie des Saisons [4]. Xnophon, il est
vrai, semble dire que la fable sur le choix dHracls constituait un discours public [5], mais il est
contredit par le scoliaste dAristophane, qui rattache expressment la fable dHracls aux Saisons
[6]. Le titre mme de luvre de Prodicos est nigmatique ; on peut traduire Hrai par Les Heures,
qui taient Cos les desses de la fcondit naturelle, ou par Les Saisons ; nous optons, avec J.-P.
Dumont, pour la seconde solution [7]. En ce qui concerne ltude des synonymes, dont Prodicos tait
le spcialiste, on saccorde maintenant dire quelle ne constituait pas un trait spar, mais se
trouvait dveloppe loccasion des analyses philosophiques de Prodicos.

II. La thologie naturelle


Le grand ouvrage de Prodicos semble avoir commenc par un tableau de la gense de la civilisation,
troitement relie par lui une rflexion sur la nature et sur laction du divin qui, conformment
linspiration du polythisme, intervient sans cesse dans les affaires humaines. Cette histoire de
lhomme est une histoire naturelle : pour Prodicos le dveloppement de la civilisation se fait
essentiellement par tout ce qui se rapporte la terre et lagriculture. Par cette religion de la terre,
Prodicos noue troitement culte et culture ; il noppose donc pas nomos et physis, mais fait sortir, en
continuit lun avec lautre, la loi de la nature.
Un tmoignage dpiphanius, rajout la collection de Diels-Kranz par Untersteiner, dclare que
Prodicos appelle dieux les quatre lments, et en outre le soleil et la lune. En effet, il disait que de
ceux-ci sort pour tous le principe vital. [8]. Que le soleil soit le responsable de toute gnration,
Aristote sen souviendra, qui aura coutume daffirmer que lhomme engendre lhomme, le soleil
aussi . Quant la lune, Louis Mnard nous rappelle que le polythisme antique a toujours attribu
la lune une action sur la vgtation, sur la vie et sur la mort. [] On sait quEschyle avait fait
Artmis fille de Dmter [9]. Mais ce nest pas seulement ces tout-puissants trangers que sont
les astres que lon a tenus pour divins, cest aussi lensemble de la nature dans ses manifestations
varies, comme les fleuves, les lacs, les prs, les fruits [10]. Or le divin, selon le sentiment
religieux polythiste dont Prodicos se fait ici lcho ou le psychologue, peut tre encore plus humble
et plus proche, et devenir la substance mme de la vie de tous les jours : divins sont le pain et le vin,
leau et le feu, puisque respectivement nomms Dmter, Dionysos, Posidon et Hphastos [11]. Le
dnominateur commun de toutes ces divinits est leur rapport troit la survivance de lhomme, ce
qui peut lui servir [12]. Prodicos se place ici dans le droit-fil de la religion grecque pour qui le dieu
est troitement uni aux phnomnes naturels, ou plutt les constitue : Zeus pleut , dit Alce. Ce
sentiment de la nature est bien tranger aux modernes, qui la conoivent comme un monde objectif
radicalement distinct dun Dieu transcendant. Aujourdhui, crit L. Mnard, le monde nest plus le
sige dune vie divine, il nest quune matire inerte, bien infrieure, malgr sa beaut, lesprit
humain qui le conoit [13]. Au contraire, le paganisme grec a puissamment prouv les Dieux
vivants, les Dieux visibles, qui se rvlaient dans la beaut du monde, qui se manifestaient lesprit
par les sens, qui pntraient lhomme par tous les pores [14].
Mais les dieux ne se contentent pas dtre la nature, et par l de faire subsister lhomme ; ils vont
aussi dcouvrir lhomme ce qui, dans cette nature, peut lui tre le plus utile. Prodicos parle en effet
des dcouvreurs de nourritures, ou dabris, ou dautres arts, comme Dmter et Dionysos [15].
Ces dcouvertes visent peut-tre la transformation du bl en farine, du raisin en vin ; les arts
pourraient dsigner lusage du feu pour la cuisson des aliments [16]. Un autre tmoignage ajoute que
Prodicos dclare accueillis parmi les dieux ceux qui, au cours de leurs voyages, les moissons tant
dcouvertes depuis peu, contriburent lutilit des hommes. [17]
Le problme que posent les fragments que nous venons de citer est celui de lidentification de ces
dcouvreurs . Il faut reconnatre que les tmoignages de Philodme, de Cicron et de Sextus (fr. B
5) tirent bel et bien les thses de Prodicos sur le sentiment religieux du ct de lvhmrisme ; mais
nous pensons quil sagit l de leur part dune illusion rtrospective, dune lecture de Prodicos

travers vhmre, qui est postrieur Prodicos. Lvhmrisme est un athisme ; il pose que ceux
quon appelle les dieux ne sont lorigine que des hommes diviniss par la croyance populaire. Nous
ne croyons pas que Prodicos fut athe ; nous navons contre lui aucune charge daccusation publique
dimpit, alors que les crits de Protagoras furent brls en place publique simplement pour avoir
profess lagnosticisme. Dautre part, le Choix dHracls fera aux dieux des invocations dont on na
pas de raisons de dire quelles sont de pure convention [18]. Cest la conjonction entre le sentiment
religieux et le thme de lutilit, mise au jour par Prodicos, qui a pu tre lorigine de la
msinterprtation et de la lecture rductive de ceux qui lont cit sur cette question, peut-tre daprs
une source unique. Au contraire, les rapports semblent troits entre la doctrine de Prodicos et les
cultes initiatiques, les mystres dleusis notamment, qui se vouaient surtout au culte de Dmter,
desse de lAgriculture, principe du travail civilisateur [19]. Les dcouvreurs dont parle
Prodicos ne seraient donc pas des hommes, qui inventent ce qui auparavant nexistait pas et que la
reconnaissance de leurs semblables divinise ensuite ; ils dsignent plutt ceux qui mirent en
lumire tout ce qui existe dutile pour lhomme dans la nature [20]. Les voyages dont parle le texte
de Minucius Felix [21] pourraient mme faire allusion lerrance de Dmter la recherche de sa
fille Kor [22]. La figure de Dmter est tout fait centrale dans cette conception de Prodicos, qui
rattache tout sacrifice religieux accompli par lhomme, les mystres et les initiations aux faveurs de
lagriculture [23]. Le rattachement du thme de lutilit la croyance ne peut sembler inclure un
scepticisme religieux que dans un contexte de maigre sentiment du divin en gnral , pour
reprendre une expression hglienne [24]. Dans un contexte lui-mme religieux, le dieu-utile
sappelle plutt la providence ; les Grecs de cette poque opposent moins les athes aux croyants
que, lathisme tant une position extrme, ceux qui croient que les dieux ne se soucient pas des
affaires humaines, comme Thrasymaque, ou au contraire sen occupent comme, semble-t-il, Prodicos.
Celui-ci est donc le premier avoir crit une philosophie de la mythologie ; il labore, mais dans un
sens particulier de lexpression, une thologie naturelle.

III. Lthique hroque


Nous ne partageons pas le mpris de Guthrie pour lapologue dHracls la croise des chemins,
o il ne voit que des banalits morales lmentaires [25]. Dans le genre particulirement
prilleux de la fable morale, Prodicos a su trouver le ton juste et ne tomber aucun moment dans ce
que Hegel nommera la fadeur de ldification . Cet apologue est rapport par Xnophon, non dans
ses termes mmes, mais dans son contenu (fr. B 2).
Hracls, dans sa prime adolescence, se retire en un lieu solitaire afin de dlibrer sur lorientation
quil doit donner sa vie. Surgissent alors deux femmes, qui chacune lui vantent le genre dexistence
quelle reprsente : lun consacr la recherche de la volupt, lautre la recherche de lexcellence.
La premire voie est attrayante et facile ; la seconde exige un effort de tous les instants dans tous les
domaines, mais attire estime et loge ceux qui sy engagent. Lexcellence est rcompense sur terre
par la possession de biens solides et durables ; elle permet au valeureux daccder au comble du
bonheur. Les deux voies sont donc orientes vers le bonheur, mais lune sous la forme du plaisir
sensible immdiat, lautre sous la forme de la jouissance raisonnable, qui sait se garder de lexcs et
de la perversit. Tel est le cadre gnral de cette allgorie, qui entrelace quelques-uns des thmes
majeurs de la sagesse antique. Bornons-nous quelques remarques sur certains points particuliers du

texte.
Ce qui dramatise laffrontement entre Excellence (Art) et Mauvaiset (Kakia), cest lhsitation du
jeune homme plac devant la croise des routes : que se pose le problme du choix, cest--dire de la
dcision personnelle, montre cette poque lveil de lindividualit. Lhomme ne suit plus
aveuglment les normes et les tabous tribaux ; il compare les valeurs et tranche par une volont libre.
Cest l une des conqutes de lhumanisme antique que rsumera le Quod iter sectabor vitae
dAusone et dont se souviendra encore Descartes.
Le deuxime thme de lHracls est celui du volontarisme hroque. Lexcellence nest pas
dacquisition facile, do lexaltation de la peine et de leffort. Prodicos est ici un jalon sur le
chemin qui part dHsiode [26] pour aboutir, en passant par Antisthne [27], au pome quAristote
consacre Art [28], et bien sr au stocisme. Il faut souligner nanmoins que cette apologie du
labeur et de la fatigue ne constitue en rien un dolorisme : les preuves que simpose lexcellence
pour se raliser la conduisent au bonheur, celui qui contient la plus grande batitude [29]. Le but de
lexistence reste, comme plus tard dans lthique Nicomaque, leudmonie.
Un troisime thme important de lHracls est celui de la dtermination nette des genres de vie .
Lidal de vie thortique napparat pas ici, ce qui nous montre que Prodicos vise avant tout une
formation la vie pratique. Cest pourquoi cette fable constituera un modle thique de la virilit,
cher lAntiquit, qui est le rsultat de lducation () [30], laquelle montre ici toute son
importance. Mauvaiset promet Hracls quil naura en premier lieu se soucier ni de la guerre
ni de la chose publique [31] ; on pense ici tout de suite Aristote, qui avouera encore que la
mise en uvre des vertus pratiques se fait dans le champ de la politique ou de la guerre [32]. Le
grand reproche adress Socrate, dans les dialogues platoniciens, par les adversaires du philosophe
thoricien, est prcisment de ne pas faire de politique, et donc de ne pas tre un homme vraiment
accompli.
Au paragraphe 30 de lapologue dHracls, Prodicos passe condamnation de lhomosexualit :
Art stigmatise le fait duser des hommes comme sils taient des femmes [33]. On voit donc
combien il est faux de dire que lhomosexualit est gnrale dans la Grce antique ; elle tait plutt
propre laristocratie dorienne, et restreinte cette caste guerrire [34]. On peut donc dduire de ce
passage lloignement de Prodicos vis--vis des murs et traditions aristocratiques, puisque,
partout en Grce, les aristocrates subirent trs fort linfluence de la noblesse dorienne [35]. Cette
nuance se trouve confirme par une autre connotation politique du texte sur le choix dHracls.
Aprs avoir dclar : Je suis honore plus que toute autre [36], Excellence (Art) trace le
champ de son activit ; elle est collaboratrice aime des artisans , compagne bienveillante des
serviteurs [37]. Reconnatre quartisans et serviteurs ont part la vertu, cest--dire
lexcellence, rvle lampleur de lhumanisme de Prodicos et traduit des tendances politiques plutt
dmocratiques, ou tout le moins non oligarchiques. Le souci politique ntait pas absent de
lenseignement de Prodicos, qui dfinit le sophiste comme quelquun d intermdiaire entre le
philosophe et le politicien [38] ; il se vouait donc la formation de citoyens se destinant
participer activement aux affaires publiques, et ses auditeurs devaient tre ou des dmocrates, ou des
aristocrates acceptant de jouer le jeu de la dmocratie et de se plier ses rgles. Le champ de sa
doctrine ne manquait pas dampleur, puisquil couvrait au moins, nous lavons vu, le phnomne

religieux et le phnomne thique.

Notes
[1] Les Sophistes, Neuchtel, Le Griffon, 1948, p. 121 sq..
[2] Ibid., p. 117.
[3] On reconnat ici lhypothse dUntersteiner, I Sof., II, p. 8-9.
[4] Op. cit., II, 24.
[5] Voir ce sujet Guthrie, Les Sophistes, trad. fran., p. 285. n 1, qui soppose Untersteiner.
[6] Fr. B 1. Untersteiner souligne bien que lappartenance de lHracls aux Saisons nest que
probable (op. cit., II, 9 et 24) ; pour cette probabilit, il sappuie sur les analyses dAlpers (p. 10, n.
24).
[7] Voir sa note (4), dans Les Sophistes, tf, puf, p. 121.
[8] Fr. B 5 ; Unt., tf, II, p. 194.
[9] Du polythisme hellnique 2e d., Paris, Charpentier, 1863, p. 286..
[10] Fr. B 5, Sextus Empiricus.
[11] Ibid.
[12] Fr. B 5 ; Cicron, De nat. deor., I, 37, 118
[13] Op. cit., p. 349.
[14] Ibid., p. 350.
[15] Fr. B 5 ; Philodme. Le fragment est tronqu.
[16] Fr. B 10.
[17] Fr. B 5 ; Minucius Felix. Pour ce passage dlicat, nous suivons linterprtation dUntersteiner
comme la plus plausible (tf, II, 192-193).
[18] Fr. B 2 ; 27.
[19] Louis Mnard, op. cit., p. 287.
[20] Untersteiner, I Sofisti, II, p. 17. Cette position est aussi celle de Nestle et de H. Gomperz ;
Guthrie trouve chez Untersteiner une contradiction entre son affirmation du non-vhmrisme de
Prodicos et un membre de phrase de I Sofisti, II, 16, o lauteur parle des inventeurs qui furent
reus parmi les dieux (furono accolti fra gli di). Mais Guthrie na pas vu que ce membre de
phrase nexprime pas lopinion de Mario Untersteiner, mais celle de Minucius Felix, dont
Untersteiner vient de citer un fragment. Il traduit mme exactement le dbut du tmoignage de
Minucius Felix, dbut non cit par Untersteiner p. 16, mais que nous trouvons dans tf, II, p. 192-193 :
adsumptos in deos = che sono stati accolti fra gli di = qui ont t reus parmi les dieux . (La
pagination que nous donnons est diffrente de celle que donne Guthrie parce quil se rfre la
traduction anglaise de louvrage dUntersteiner par K. Freeman.)
[21] Fr. B 5 ; Unterst., tf, II, 192.
[22] Elle est voque par le texte de Thmistius, fr. B 5, dont le dbut, donn par Untersteiner (tf, II,
194), est omis par dk.
[23] Fr. B 5 ; Thmistius. Ce rapport religion/agriculture peut encore sillustrer avec les
considrations de L. Mnard sur la mantique : Tout ce quon sait de loracle de Dodone, le plus
ancien des oracles de la Grce, prouve que la Mantique ntait lorigine quune Mtorologie
instinctive [], science qui intresse le plus directement lagriculture et par consquent la vie

humaine (op. cit., p. 251-252). On peut penser aussi au rapport entre le sacrifice religieux et le
repas (ibid., p. 236).
[24] Phnomnologie de lesprit Prface, trad. J. Hyppolite, Aubier, I, p. 11.
[25] Op. cit., p. 283 de la trad. fran.
[26] Untersteiner, tf, II, 178-179, fait commencer la citation de Xnophon, Mm., II, 1, au 20, o
Xnophon cite Hsiode et picharme.
[27] D. L., VI, 2 (fr. 19 Caizzi) ; voir aussi fr. 111 A, 111 B, 113.
[28] Et o il mentionne expressment Hracls : Cest pour toi (Art) que les fils de Zeus,
Hracls et les enfants de Lda affrontrent leurs labeurs, alors que par leurs travaux, ils voulaient
conqurir ton excellence (D. L., V, trad. P. Boyanc, Le Culte des muses chez les philosophes
grecs Paris, De Boccard, 1937, p. 301)
[29] 33, 1. 151 (Unterst., tf.
[30] Ibid., l. 153.
[31] 24, l. 57 : .
[32] th. Nic., X, 7, 1177 b 6.
[33] L. 114 ; cest une rponse au discours de Mauvaiset, 24, l. 60, qui promettait Hracls le
commerce avec les jeunes garons .
[34] Voir lexcellente mise au point de W. Jaeger, Paidia, I, p. 237. de la trad. fran., qui note que
cette habitude (du paidikos ers) demeura plus ou moins trangre au sentiment populaire ionien et
athnien .
[35] Jaeger, ibid.
[36] 32, l. 132, Unterst.
[37] L. 133-135.
[38] Fr. B 6.

Chapitre V
Thrasymaque
I. La vie et les uvres
Thrasymaque est originaire de Chalcdoine, en Bithynie [1]. Untersteiner fixe en 459 le terminus
post quem de sa naissance [2] et naccorde aucune foi la rumeur selon laquelle il se serait pendu
[3]. On ne connat pas la date de sa mort, mais son Discours pour les Larissiens na pu tre crit
quentre 413 et 399. Il exerce Athnes, ds avant 427, le mtier davocat, comme nous lapprend
Aristophane dans sa comdie des Banqueteurs [4]. Thrasymaque revendique hautement le titre de
sophiste ; sur sa tombe on lit, en dessous de son nom : Savoir est ma profession. [5] Il a donc
connu la guerre du Ploponnse et a t, Athnes, le spectateur de la lutte des partis ; il semble
avoir pris part indirectement la vie politique, en rdigeant des discours pour autrui, ntant pas luimme citoyen dAthnes [6] et ne pouvant parler lAssemble du peuple. Mais il intervient dans
les tribunaux et, en croire Platon et Aristote, se rvle un matre de lloquence pathtique [7]
Ses uvres semblent avoir consist en des Discours dlibratifs [8], un Grand trait de rhtorique
[9], dont les diffrent arties ne seraient autres, selon Untersteiner [10], que les Exordes [11], les
Apitoiements, les Discours victorieux [12] ; des Ressources oratoires [13], des Discours
dapparat [14] qui, selon Blass, sont identiques aux Discours fantaisistes [15]. De tout cela, il ne
nous reste que des miettes : essentiellement lexorde dun discours dlibratif [16], une phrase dun
discours non identifi [18]. La clbre scne o Thrasymaque affronte Socrate, au livre I de La
Rpublique de Platon [19], pose plus de problmes quelle nen rsout : il est trs difficile de
savoir, dans ce texte polmique, ce qui revient exactement au Thrasymaque historique, et quelles sont
les distorsions que Platon fait subir sa pense.
Ces fragments posent deux problmes : le problme de la Constitution qui est historique ; le problme
de la justice qui est philosophique.

II. Le dbat constitutionnel


Untersteiner lit le morceau De la Constitution la lumire de la Constitution des Athniens du
Vieil Oligarque [20]. Il y voit une dnonciation du systme majoritaire de la dmocratie ; celle-ci
spuise en discussions contradictoires et en luttes intestines, alors que le pril se fait urgent. Il
conclut : La solution que Thrasymaque propose concide avec le mot dordre du parti oligarchique,
cest--dire avec le retour la Constitution des pres ( ). [21]

Nous ne voyons pas, pour notre part, dans ce texte la marque dun esprit partisan, mais au contraire
un effort du sophiste pour slever au-dessus de la mle. Lorateur commence par sexcuser
dintervenir, malgr sa jeunesse, dans les affaires publiques [22], mais les malheurs qui frappent
aujourdhui la Cit ont une cause politique, et il faut prendre la parole [23]. Ces malheurs sont
de deux ordres : conflit lextrieur (guerre du Ploponnse), discorde lintrieur (lutte entre
oligarques et dmocrates) [24]. Le remde que propose Thrasymaque se rsume en un mot :
homonoia, la concorde. Cette entente peut se raliser un double niveau, dans la pense et dans
laction ; elle est dailleurs dautant plus facile produire quelle existe dj. En effet, les
adversaires croient [25] seulement sopposer et ne sentent pas que, dans le domaine pratique, ils
veulent faire les mmes choses, et que, dans le domaine thorique, laffirmation des autres est
contenue dans leurs affirmations eux [26]. Cette dernire formule est remarquable par la
dialecticit quelle laisse prvoir ; bien loin de se camper en professionnel de lristique, le sophiste
jette ici les bases dun vritable logos de la rconciliation. Thrasymaque soppose de ce fait
Protagoras et sa thse de lantilogie : les contradictions se rsolvent par implication mutuelle des
discours, lesquels ne sont contraires quen apparence. Ce thme de lhomonoia se retrouve trs actif
chez Antiphon (fr. B 44) et, un moindre degr, chez Hippias (fr. C 1) : on note une fois de plus
combien il est faux de voir, chez les sophistes, des matres intellectuels de la violence.
Le recours la Constitution des anctres intervient dans le cadre de cette recherche par Thrasymaque
dun terrain commun entre les partis. Cest son propos quils sopposent, alors quelle est le bien
commun de tous les citoyens [27]. Cette neutralit de Thrasymaque se retrouvera dans sa thorie
du pouvoir, qui est une thorie gnrale, dont lanalyse vaut aussi bien pour la dmocratie que pour la
tyrannie ou pour tout autre rgime [28]

III. Justice et justification


Grote est sans doute le premier avoir souponn que le Thrasymaque du livre I de La Rpublique
ntait pas conforme au Thrasymaque historique. II fait valoir que la sanctification de la violence que
Thrasymaque oppose avec emportement aux thses de Socrate naurait pas t accepte par un
auditoire athnien ; de mme, lloge de la tyrannie quil prononce (344 a sq.) aurait violemment
choqu lopinion de la dmocratique Athnes et naurait pas t tolr [29]. Nous pouvons ajouter
que, bien que la position de Thrasymaque soit diffrente de celle de Callicls en ce sens quelle est
moins absolue, le reproche que Platon adresse au sophiste rel et llve (sans doute fictif) des
sophistes est le mme : leur conception de la justice aboutit une apologie de la force qui scandalise
fortement le sens moral et qui semptre dans des contradictions. Dj se trouve port contre la
sophistique le diagnostic que rsumeront les Lois de faon frappante : La sophistique consiste en
vrit vivre en dominant les autres au lieu de les servir comme le voudrait la loi (890 a). Ce
diagnostic est illustr par lagressivit de Thrasymaque qui, nous dit La Rpublique, se prcipite sur
Socrate comme une bte froce (hsper thrion, 336 b) ; Platon a sans doute exploit ici un jeu
de mots dHrodicos sur le nom de Thrasymaque, qui signifie audacieux dans la bataille [30].
On trouve donc dans les analyses de Platon une systmaticit qui fait des textes du Gorgias et de
Rpublique I une dmonstration antisophistique et non un tmoignage historique. Ce sont des textes
de polmique philosophique, et seule lautorit de Platon a pu les faire prendre pour argent comptant
par certains historiens.

Le tmoignage de Rpublique I ne doit pas nanmoins tre rejet en bloc ; ce quil faut essayer de
dterminer, cest le moment o intervient au juste la distorsion platonicienne. Nous possdons par
bonheur un fragment de Thrasymaque sur la justice qui nest pas tir de La Rpublique, mais dun
discours du sophiste o il dit ceci : Les dieux ne regardent pas les choses humaines ; en effet, ils ne
manqueraient pas de prendre en garde le plus grand des biens chez les hommes la justice. Or, nous
voyons que les hommes ne la pratiquent pas. [31] Thrasymaque constate, non sans une profonde
amertume, que le monde comme il va est abandonn de Dieu, et que la justice ne rgne pas en
souveraine dans la ralit de tous les jours. Ds avant Sade, il a constat les malheurs de la vertu et
les prosprits du vice, et lon trouve un cho de son propos dsabus dans un passage de La
Rpublique : Naf Socrate, tu nas qu remarquer que lhomme juste a partout le dessous vis--vis
de linjuste. [32] Mais Thrasymaque va plus loin encore, et cest l ce qui provoque le sursaut de
Platon. Il se livre, comme Antiphon, comme Lycophron, comme Alcidamas, une critique acerbe du
nomos, une vritable dmystification de la loi qui, loin de servir de rempart contre linjustice,
comme on le croit, se trouve contamine par elle et pervertie ; la loi est instrument de pouvoir et non
lnonc rationnel quelle prtend tre. Cest pourquoi elle est toujours en fait partisane et ne
respecte pas la neutralit quexigerait la justice au sens non politique du terme, laquelle soppose la
justice lgaliste que Thrasymaque dfinit ainsi :
Tout gouvernement tablit toujours les lois dans son propre intrt, la dmocratie, des lois
dmocratiques ; la monarchie, des lois monarchiques, et les autres rgimes de mme ; puis,
ces lois faites, ils proclament juste pour les gouverns ce qui est leur propre intrt, et, si
quelquun les transgresse, ils le punissent comme violateur de la loi et de la justice. Voil,
mon excellent ami, ce que je prtends quest la justice uniformment dans tous les tats :
cest lintrt du gouvernement constitu. Or, cest ce pouvoir qui a la force ; do il suit
pour tout homme qui sait raisonner que partout cest la mme chose qui est juste, je veux dire
lintrt du plus fort. [33]
La loi est devenue lexpression mme de linjustice, car elle est violence faite lindividu et
instrument de la volont de puissance des hommes au pouvoir ; elle ne peut donc plus tre ce quelle
tait jadis, le garant de la moralit. La conscience dchire de Thrasymaque sattaque la bonne
conscience qui toujours lgitime les rgimes en place ; le sophiste donne la parole lesprit du temps
dans une priode de crise profonde et de dsarroi. Thrasymaque cherche la justice et ne trouve sous
ses yeux que la justification, cest--dire leffort pour lgitimer aprs coup une puissance de fait
bref, pour transformer une force en droit. Les pouvoirs tablis scrtent non pas des normes mais des
normalisations, lappareil des codes et des lois recle des intrts particuliers camoufls en intrt
gnral. La forme de la justice que veut atteindre la pense critique de Thrasymaque, cest la
justification.
Nous sommes ds lors en mesure de dire o intervient au juste la distorsion platonicienne ou, comme
lcrit E. L. Harrison, la manipulation de Thrasymaque dans Rpublique I [34]. Thrasymaque
dnonce un tat de fait, dont lamertume de ses propos montre bien quil ne se rjouit pas, et Platon
feint de croire quil rige ce fait en droit, et se pose en champion du droit du plus fort [35], jusqu
faire lapologie de la tyrannie (344 a). Or, nous ne possdons pas le moindre fragment de
Thrasymaque o celui-ci justifie la force ; nous avons au contraire un fragment o celui-ci traite avec
le plus grand mpris le tyran de Macdoine, Archlaos : Nous, Grecs, servirons-nous desclaves

Archlaos, un barbare ? [36]. Platon finit par faire de Thrasymaque le justificateur de la


justification alors que celui-ci en fut prcisment le dnonciateur passionn. Thrasymaque dsespre
de la politique ; lopposition de Platon na peut-tre pas dautre source puisque son uvre entire est
un credo en faveur dune solution politique de la crise athnienne, solution dont La Rpublique
prcisment constitue la charte. Pour lui, la justice peut triompher au niveau mme du fait et se
montrer plus forte que linjustice (351 a) ; elle est une ncessit du monde, et son efficacit pratique
doit tre reconnue par lhomme injuste lui-mme, comme le montre Socrate par un argument clbre :
Crois-tu quun tat, une arme, une troupe de brigands, de voleurs ou toute autre bande de
malfaiteurs associs pour quelque mauvais coup pourraient tant soit peu russir, sils violaient
lgard les uns des autres les rgles de la justice ? [37] Il ne faut donc pas dsesprer du nomos,
qui peut tre bon pourvu quil soit luvre de la raison. Platon identifie thique et politique ; il veut
faire une politique thique et une thique politique. Au contraire, Thrasymaque fut sans doute lun des
premiers opposer aussi nettement lthique la politique et les tenir dissocies ; l est la source
de son dchirement, et aussi de sa modernit. Thrasymaque a-t-il trouv, comme Antiphon et Hippias,
dans la nature la norme universelle capable de dpasser les lois partisanes des innombrables et
minuscules Cits-tats de la Grce antique ? Nous ne possdons aucun fragment de lui qui aille en ce
sens [38]. Thrasymaque a-t-il dcouvert le lieu o lthique puisse se tenir lorsquelle a dsert la
Cit ? Lorsque le champ du politique se trouve entirement gagn par limmoralit, la justice en effet
garde un refuge : la conscience de lindividu ; cette conscience doit pouvoir se dfinir comme
intriorit thique et constituer labri de la valeur bafoue. Si les sophistes sont bien les dcouvreurs
de lindividu et de ses droits, sont-ils alls avec Thrasymaque jusqu le dfinir comme intriorit
thique ? Non sans doute, car si le volet ngatif de la pense de Thrasymaque, la critique de la loi
politique, avait t jouxt dun volet positif, linterprtation platonicienne de sa pense neut pas t
possible. Thrasymaque en est sans doute rest au moment du dchirement entre lthique et la
politique ; la pense de lintriorit ntait pas mre, do son pessimisme, son dsespoir.

Notes
[1] Fr. A 1.
[2] Sof., II, 175.
[3] Fr. A 7.
[4] , fr. A 4.
[5] Fr. A 8.
[6] Cf. Untersteiner, Sof.,tf, III, p. 24, note.
[7] Fr. B 6, B 5.
[8] Fr. A 1.
[9] Fr. B 3.
[10] I Sof., II, 176.
[11] Fr. B 4.
[12] Fr. B 7.
[13] Fr. A 1.
[14] Fr. A 13
[15] Fr. A 1. Cf. Untersteiner, tf, III, 3, note.

[16] De la Constitution , fr. B 1.


[17] Fr. B 2.
[18] Fr. B 8.
[19] Fr. A 10. Untersteiner, tf, III, p. 8 sq., allonge considrablement la citation donne par dk.
[20] I Sof., II, 195 ; voir aussi p. 197. Mme position dans tf, III, p. 24, note. Untersteiner date le
Discours de 411 ou 403.
[21] Ibid., p. 196.
[22] T (tf, III, 24, l. 21).
[23] Ibid., 1. 27.
[24] Ce sont les champions de ces partis que lorateur traite de gens borns aimant la querelle (l.
44).
[25] Ibid., 1. 45.
[26] Ibid., 1. 46-47.
[27] L. 49-50. Voir le commentaire que donne Untersteiner du terme , tf, III, 29, et qui
contredit quelque peu son affirmation selon laquelle la Constitution des Anctres est le mot dordre
du parti oligarchique .
[28] Rp., 338 e.
[29] George Grote, A History of Greece London, J. Murray, 1869, nouv. d., t. VIII, p. 194-197.
[30] En le dcomposant en thrasus et mach ; fr. A 6, tmoignage dAristote.
[31] Fr. B 8.
[32] 343 d ; trad. Chambry, Les Belles Lettres.
[33] Rp., 338 e 339 a, ibid.
[34] Platos Manipulation of Thrasymachus , dans Phoenix, 1967, p. 27-39.
[35] Conclus, Socrate, que linjustice, pousse un degr suffisant, est plus forte, plus digne dun
homme libre, plus royale que la justice (344 c). Voir aussi 348 e et, au livre VIII, 545 a-b.
[36] Fr. B 2.
[37] 351 c, trad. Chambry.
[38] Cicron attribue Thrasymaque un Sur la nature (fr. A 9), mais ne donne aucun renseignement
sur son contenu.

Chapitre VI
Hippias
I. La vie et les uvres
Hippias est n lis, cit proche dOlympie. Nous ignorons la date de naissance du sophiste.
Untersteiner la fixe en 443 ; cette date repose sur le fait quil attribue Hippias le texte du prambule
des Caractres de Thophraste, dont lauteur dclare quil est g de 99 ans [1] ; or, nous avons de
bonnes raisons de tenir lanne 343 pour la date de la mort dHippias [2]. Nous hsitons suivre
Untersteiner sur ce point, car si le prambule en question semble bien appartenir lpoque
sophistique plutt qu lpoque byzantine, son attribution Hippias repose sur dassez faibles
indices. Dautre part et surtout, il nous semble difficile daffirmer quHippias soit mort centenaire et
voici pourquoi. Tertullien nous apprend quHippias fut tu alors quil complotait contre sa cit,
savoir lis [3] ; cela nous renvoie probablement la guerre que les exils dmocrates lens firent
aux oligarques dtenant le pouvoir lis, en 343, sous la conduite de Phaleucos. Or, on voit mal
Hippias, quelque vigoureux quil ait t, tramer des complots politiques et participer des coups de
main arms lge de 100 ans ; il semble donc que sa date de naissance se situe un peu plus tard que
ne le dit Untersteiner [4]. Ce que nous apprend cette discussion, cest le fait de lengagement
politique actif dHippias dans le parti dmocratique, qui claire dailleurs, comme nous le verrons,
sa conception des rapports entre nomos et physis. Cest pourquoi Hippias ne ddaigne pas de
sinitier aux mtiers manuels, alors quil aurait pu, comme Gorgias par exemple, se contenter du
noble art de la rhtorique ; Platon numre longuement, en effet, les fabrications que ne craint pas
deffectuer pour lui-mme Hippias : tout dabord lanneau quil porte au doigt, mais aussi ses
chaussures, son manteau et sa tunique [5]. Exceller dans le travail du tisserand, du cordonnier, voil
qui traduit, pour les mtiers populaires, une considration qui parat Platon quelque peu dplace et
ne pouvoir relever que de la vantardise.
Hippias eut une activit double dhomme politique et denseignant. Son talent oratoire et son doigt
le font choisir comme ambassadeur par sa cit natale ; il est ainsi un homme itinrant qui est envoy
plusieurs fois en mission Sparte ; il vient aussi Athnes (fr. A 6) et en Sicile (A 7). L se bornent
nos tmoignages, mais Hippias a d parcourir non seulement la Grce et ses colonies, mais visiter
aussi les peuples dits barbares, dont il semble mme, pour certains dentre eux, avoir appris la
langue (B 6). Cela tait trs rare ; le parler des peuples trangers semblait en effet, un Grec de
lpoque, ne pas tre un langage proprement dit, mais un patois, un sabir incomprhensible.
Ltymologie mme du mot barbare signifiait celui qui ne sait pas parler . Aristote et son cole
hriteront sur ce point de la largeur de vues dHippias, en rdigeant une collection de Nomima
Barbarika.

Nous savons enfin, en ce qui concerne la vie dHippias, quil fut mari une femme du nom de
Plathan, et quil eut trois fils.
Des nombreux crits dHippias (fr. A 1), il nous reste fort peu de choses. On peut diviser ses
ouvrages en trois catgories : dabord les discours dapparat, ensuite les ouvrages savants, enfin les
uvres potiques. Parmi les pideixeis, nous connaissons lexistence dun Dialogue troyen, qui
mettait en scne deux personnages, Nestor et Noptolme, fils dAchille. Parmi les ouvrages savants,
une enqute sur les Noms des peuples, qui pouvait tre un des premiers ouvrages dethnologie ; une
Liste des vainqueurs aux jeux dOlympie, ouvrage dhistoire dun grand intrt pour fixer la
chronologie [6], et une Collection, recueil de faits historiques (fr. B 4) et de doctrines religieuses et
philosophiques (B 6, B 7) [7] ; malgr son inspiration clectique, cette uvre parvenait slever
une synthse nouvelle (B 7). Enfin, Hippias crivit des lgies, comme celles quil compose pour
des enfants de Messne morts en mer (B 1) ; il aurait aussi, daprs Platon, crit des pomes piques,
des tragdies, des dithyrambes (A 12).
Aux fragments retenus par Diels-Kranz, Mario Untersteiner a ajout des textes nouveaux quil attribue
Hippias. Tout dabord l Anonyme de Jamblique [8], qui fait dj partie de la collection des textes
sophistiques, mais quUntersteiner attribue nommment Hippias ; ensuite un passage que lon trouve
dans Thucydide (III, 84) mais qui serait inauthentique et de la mme veine que lAnonyme de
Jamblique ; il consiste en des rflexions sur les vnements de Corcyre, et constituait peut-tre une
pice du grand ouvrage intitul Noms des peuples. Enfin, il faut clairer la pense dHippias par les
Dissoi Logoi, uvre dun auteur sans doute sicilien, et o linfluence dHippias est crasante,
comme aujourdhui les commentateurs saccordent le reconnatre. Quant au prologue des
Caractres de Thophraste quUntersteiner croit tre de la plume dHippias, nous avons dj
exprim nos rserves.
Tous ces ouvrages sont loin de reprsenter lactivit entire dHippias, puisquon ne voit pas
lesquels pouvaient contenir les spculations mathmatiques pousses dHippias, et ses essais
esthtiques ; Philostrate parle assez vaguement ce sujet des Discussions dHippias (A 2), mais ce
titre ne rapparat pas dans les autres tmoignages ou fragments.

II. Nature et totalit


On oppose parfois les anciens physiologues et les sophistes, les uns stant vous ltude de la
nature, les autres ayant inaugur celle de lhomme. En fait, les sophistes se sont souvent beaucoup
appuys sur les physiologues, comme Protagoras sur Hraclite, et certains dentre eux, comme
Antiphon et Hippias, ont exalt la nature face au nomos, lequel reprsente la tradition et larchasme
[9].
Peut-on avoir une ide de la conception quavait Hippias de la nature ? Il semble que lide de
totalit ait jou un rle fondamental dans cette conception ; la nature est nature du tout [10]. Mais
cette totalit naturelle nest pas pour Hippias totalit monolithique, comme celle des lates ; le
sophiste conoit lunivers comme constitu dtres multiples particulariss et qualifis [11] quil
appelle ta pragmata, les choses. Ces choses, et Hippias soppose ici Gorgias, existent

indpendamment de la connaissance que lhomme en prend et de lexpression linguistique quil en


donne ; la connaissance vraie est possible et consiste dcalquer les mots sur les choses. Ce thme
est plusieurs fois repris dans les Discours doubles, qui affirment que ce qui est diffrent quant au
nom lest aussi quant la chose [12].
Concevoir la nature comme une totalit tout en la tenant compose de choses distinctes exige que lon
porte une attention spciale la continuit qui les unit. Cest ce que fait Hippias tout dabord en
sopposant la dialectique, dissolvante selon lui parce quexclusivement analytique, de Socrate. Il
commence par reprocher Socrate ses vues troites, spcialises : Tu nexamines pas les choses
dans leur totalit. [13]. Ces conceptions fragmentaires se traduisent par la dislocation de son
discours ; ce sont l, dit Hippias des discussions de Socrate, des pluchures et des rognures de
discours mis en miettes [14]. Puis il lui oppose son idal dune connaissance attentive la
concatnation universelle, apte saisir la continuit qui fait de chaque chose un corps et de tous les
corps une nature ; or, Socrate et ceux qui le frquentent ne disposent que dune dialectique
sparatrice, dune mthode qui scinde et divise : Cest pourquoi vous chappent les ensembles
naturels, si vastes et continus, de ltre. [15] Ce sentiment de la continuit des tres, unis comme
par symphyse, explique lintrt quHippias porte Thals ; pour Thals, en effet, on a tort de parler
dtres inanims, opposs aux tres dots dune me, cest--dire vivants ; les objets que lon dit
inertes sont eux aussi parcourus par la vie universelle, cest--dire possdent une me, un principe
interne de mouvement par lequel ils saccrochent aux autres tres : Aristote et Hippias disent que
Thals attribuait une me aux tres inanims, tirant une preuve de laimant et de lambre. [16] Que
tout absolument soit vivant explique lattraction rciproque des lments du monde ; cette attraction,
qui qualifie la physis, se traduira au niveau anthropologique par lamiti (philia) qui lie les hommes
entre eux par le simple fait quils sont hommes.

La dmonstration de la quadrature du cercle laide de la quadratrice est donne par Pappus


dAlexandrie, dans La Collection mathmatique, IV, 30, mais il ne lattribue pas Hippias. Quoi
quil en soit, en voici le principe. De la construction prcdente, on tire par hypothse la relation :

Larc
tant troisime proportionnelle des droites BA et AG, il peut tre ramen une droite ;
le rectangle ayant pour largeur BED et pour longueur le diamtre du cercle a mme superficie que le
cercle de rayon AD, puisque :

reprsentant BED linaris et 2R le diamtre du cercle).


Le moment dlicat de la dmonstration est videmment la dtermination de la grandeur AG ; Pappus
la dtermine au moyen dun raisonnement par labsurde montrant que AG ne peut tre ni plus grand ni
plus petit.
Le caractre non probant de la dmonstration vient du fait que la quadratrice est une courbe
mcanique.
L'intuition du grand tout qui vibre lunisson explique aussi le rejet par Hippias de toute forme de
sparatisme, et notamment la scission entre ltre concret et lessence que professe le Socrate de
Platon dans une discussion sur la nature de la beaut. On se souvient qu la question : quest-ce que
la beaut ? Hippias rpond : cest une belle fille, et que Socrate tourne en ridicule la rponse en
demandant pourquoi pas alors une belle marmite ? Dans lesprit du Socrate platonicien, la beaut
doit se concevoir part des choses belles, et en elle-mme ; pour Hippias, le beau est une ralit
immanente et non pas abstraite ; il faut donc le dfinir, comme le note Duprel, non en soi et par
soi, mais dans son troite liaison avec des termes consistants dont il saffirme [17]. Cest dans
cette optique quil faut situer, pensons-nous, la fameuse mnmotechnique pratique par Hippias. Elle
procde en effet par voie de mtaphorisation, cest--dire par liaison utilisant la ressemblance entre
une ide abstraite et sa souche ou son illustration concrte ; dans le cas des noms propres, cette
ressemblance sobtient par le biais du jeu des mots : pour se souvenir de Chrysippe , il faut penser
cheval dor (-o) ; de Pyrilampe , feu clatant (-) [18].
Enfin, lintuition de la continuit des tres sexprime, chez Hippias, par ladoption du grand principe
empdoclen de la similitude (homoisis). Le recours ce principe a lieu dans un passage contexte
anthropologique, mais le principe avait sans doute aussi chez Hippias, comme chez Empdocle, une
porte cosmologique : Le semblable en effet est par nature apparent au semblable [19], lui fait
dire Platon, et le mot sungns dont il se sert reprend la sungnia tou pragmatos dEmpdocle
[20]. La ressemblance joint les tres et suture lunivers, mais il faut voir que lhomoisis est aussi
un principe de connaissance : la connaissance, intellectuelle autant que sensible, est une rencontre, et
cest parce que lunivers est continu que lon peut savoir. Le savoir vrai sera donc, limage et la
ressemblance du cosmos, un tout ; lencyclopdisme est, pour le savant, un devoir et pas du tout une
coquetterie. Le discours savant tisse pour lesprit une trame qui est celle du monde ; il sera donc
discours totalisateur, et sa totalisation ne figurera pas la morne ritration dun rel ramen au mme,
mais un pouvoir de faire voir la complexit et dintgrer sans les perdre les infinies varits par
lesquelles le rel apparat toujours nouveau. Hippias lui-mme nous donne un aperu de sa mthode
au seuil dun discours o il dclare :
Ces problmes ont t abords peut-tre, certains par Orphe, dautres par Muse, en bref,
par lun dune manire et par lautre dune autre ; dautres par Hsiode, dautres par
Homre, dautres par des potes dpoques diffrentes, dautres dans des uvres historiques,
soit des Grecs, soit des Barbares. Moi, par la synthse des plus importants et homognes de
tous ces lments, je ferai un discours neuf et multiface. [21]

Rcollection non rptitive, totalisation diffrenciante qui renouvelle en reprenant, qui complique en
expliquant, le savoir selon Hippias apparat comme teint de baroquisme. Par son encyclopdisme,
par son principe de continuit, son sens du complexe et son art de faire miroiter le multiple dans lun,
le sophiste nest pas sans annoncer, sur tous ces points, Leibniz. Dautre part, en tant que philomathe
et polyspcialiste, il serait lintellectuel idal pour la science moderne en qute dinterdisciplinarit.
La connaissance pour Hippias se dcalque donc adquatement sur la structure de la ralit. Aussi
restaure-t-il, en opposition trs consciente Protagoras et surtout Gorgias, un ralisme ontologique
et un optimisme pistmologique que, bien tort, on refuse souvent la sophistique : le savant est
capable de savoir la nature des choses [22] et par suite de connatre la vrit des choses
[23] parce quil peut saisir la nature du tout [24]. La rationalit retrouve avec Hippias un
fondement ; par l, dit Duprel, Hippias se prsente comme un prcurseur de laristotlisme
[25].

III. Nature et loi


Lanthropologie dHippias est dans le prolongement direct de sa thorie de la nature. Il instaure une
opposition tranche entre la nature (physis) et la loi (nomos) au bnfice de la premire, la loi
positive tant durement remise en question.
Constater que le nomos est incapable de faire rgner une vritable justice, cest tout dabord, pour
Hippias, exprimer sur le plan du concept la violente crise qui branle la socit grecque la fin du
vesicle et au dbut du ive. Edmond Lvy a minutieusement analys cette crise idologique
athnienne, lie la dfaite de 404 [26]. La guerre a montr que les dieux ne dfendent pas les
justes, puisquils sont frapps aussi bien, et mme souvent plus, que les autres [27] ; des doutes
slvent alors quant lide de providence divine, ouvertement exprims par certains hros
dEuripide. La chute de la croyance en la providence entrane celle de la croyance dans les valeurs
traditionnelles, dont la principale tait la justice : celles-ci, crit E. Lvy, se rduisent des
onomata kala [28]. Dautre part, les discordes politiques, laffrontement interne la cit entre
dmocrates et oligarques et leur passage successif au pouvoir font clairement voir que les lois quils
promeuvent sont lexpression dguise de leurs intrts de parti. La loi est dsacralise ; elle a perdu
la neutralit du droit [29] ; elle est un dguisement pour la puissance, et lobissance la loi ne
pourra plus dfinir la justice. Enfin, nous savons quHippias est lun des crateurs de lethnologie ;
en tant quambassadeur et que professeur itinrant, il a pris contact avec de multiples lgislations
positives, il en a prouv les dsaccords et les contradictions. Nul plus que lui ne pouvait avoir le
sentiment de la relativit de ce que les diffrentes cultures nomment juste et bon .
Cest pourquoi Hippias dtrne le nomos et appelle la loi le tyran des hommes [30]. Le sophiste
emploie ici dessein le mot tyrannos quil distinguait du mot basileus ( roi ) [31] ; il soppose
ainsi Pindare, qui exaltait le nomos basileus [32], expression de la justice, alors quil nest, pour
Hippias, que lexpression dune violence contre nature. En effet, si la loi est un tyran, qui tyrannise-telle ? Hippias rpond : la nature [33]. Ce concept de nature est ambigu, aussi faut-il porter grande
attention au contenu prcis que lui donne Hippias. Par nature , Hippias nentend pas le rgne de la

violence et des purs rapports de force, comme le fait le Callicls du Gorgias en parlant du juste
selon la nature ; bien au contraire, la nature joue le rle dune norme morale universelle, qui
surmonte le particularisme du nomos. Dans le Protagoras, on voit Hippias se poser en arbitre entre
Protagoras et Socrate, il commence par faire appel la fraternit qui, ses yeux, lie entre eux tous
les hommes ici prsents : Moi je pense que vous tes tous de mme naissance, parents et
concitoyens par la nature et non par la loi. [34] Il existe donc une bienveillance spontane de
lhomme pour son semblable, et cest peut-tre en pensant Hippias quAristote dira dans lthique
Nicomaque que quiconque a voyag sait combien lhomme est sympathique lhomme. Par une
sorte de paradoxe que retrouvera Rousseau, la nature aux yeux dHippias cre une sociabilit que
prcisment la socit dtruit : les petits groupes sociaux ferms sont en effet ravags par la
calomnie, alors que la nature conseille lamiti rciproque. Ici encore, les lois montrent leur
insuffisance en ne punissant pas les calomniateurs linstar des voleurs ; en effet, les calomniateurs
volent lamiti qui est un bien dentre les meilleurs [35]. La nature nest en aucun cas une cole de
brutalit. Dans le mme esprit, Hippias stigmatise aussi lenvie, bien quil reconnaisse que lune de
ses deux formes est juste [36] ; cette restriction sexplique si on linterprte politiquement : lesprit
dmocratique, qui vise une stricte galit des citoyens, ne permet pas quun individu slve trop
au-dessus des autres. La dmocratie, conforme au principe de similitude, se trouve donc avoir un
fondement naturel. Laffectivit joue un rle important dans lanalyse dHippias : elle est lapparition
dans la nature humaine de ce qui peut fonder une socit bonne. Auguste Bill oppose en ce sens
Antiphon Hippias : pour le premier, le fondement de la communaut humaine est lidentit des
besoins ; pour le second, il est trouver dans les rapports affectifs [37]
Mais cest propos du problme de la justice quapparat le mieux le rle normatif de la nature.
Dans les Mmorables de Xnophon, Socrate sentretient avec Hippias sur ce problme ; il faut voir,
comme la montr Duprel, que le fond de la discussion est emprunt la doctrine dHippias, mme
lorsque cest Socrate qui lexpose [38]. On part de la dfinition des lois positives ; elles sont, dit
Hippias, celles que les citoyens ont dcrtes, stant mis daccord sur ce quil faut faire et sur ce
quil faut fuir [39]. Cest pourquoi ces lois sont ployables tous sens ; elles manquent de stabilit
et duniversalit ; devant leur versatilit, qui peut penser que les lois sont une affaire srieuse
[40] ? Et cest cette raction qui est catastrophique. En effet, sans obissance aux lois, point de
concorde (homonoia) ni dans les cits ni dans les familles ( 16) ; les affaires publiques comme les
affaires prives sont en pril [41]. Or, les lois positives ne sont pas, heureusement, les seules
manifestations de la lgalit. Il y a aussi ce que les Grecs nommaient les lois non crites
(agraphoi nomoi, 19), quAntigone invoque contre Cron et que nous nommerions aujourdhui le
droit naturel. Dans lentretien de Xnophon, cest Socrate qui les invoque, mais Hippias va les
dfinir trs bien et il approuve chaudement Socrate ; il sagit donc ici de ce quHippias avait dire
de nouveau ( 6) sur la justice [42]. Les lois non crites sont valables dans tout pays ; ce qui leur
te leur particularisme et leur relativit, cest quelles nmanent pas des hommes. Mais do
viennent-elles ? Des dieux, dit le Socrate de Xnophon, mais il y a tout lieu de croire quHippias
rpondait plutt : de la nature. En effet, les exemples donns pour illustrer ce que sont ces lois non
crites sont la prohibition de linceste, cause de la dgnrescence qui en rsulte ( 20), le dsaveu
de lingratitude, parce que lingrat ne peut avoir de vrais amis et quil est ha de son bienfaiteur (
24). Le ressort commun de ces exemples est celui de la sanction naturelle ; il sagit donc bien dune
justice immanente, qui rconcilie norme et effectivit, puisque les lois par elles-mmes incluent des
chtiments pour qui les transgresse [43]. L est la supriorit des lois non crites sur les codes

lgislatifs : on ne peut les enfreindre impunment ; elles sont donc unanimement tenues pour
respectables, toujours et partout.
La justice est donc luvre du droit naturel ; cette notion doit tre prise ici dans le sens quAristote
donnera plus tard son physikon dikaion, et non au sens de Hobbes ou de Spinoza. Hippias concilie
nature et thique ; son rejet du nomos politique est fait au nom dune loi plus grande et plus large,
plus stricte aussi. Linvocation de la nature il faut y revenir encore na pas pour effet chez
Hippias de permettre lillgalit et de lavaliser en quelque sorte : lAnonyme de Jamblique, rendu
par Untersteiner Hippias, insiste sur lexigence de lgalit. Prenons un des exemples quil cite : la
loi de nature, qui tablit linterdpendance des hommes, exige la lgalit comme condition de la
solidarit conomique [44]. La justice consiste donc bien obir la loi, mais la loi non crite de
la nature ; le nomos est ainsi dpass, et en mme temps que lui le cadre troit de la cit qui lui
donnait naissance. La thorie hippienne du droit naturel dbouche alors sur le cosmopolitisme, qui
saccorde pleinement avec lencyclopdisme du sophiste. Hippias appelait lAsie et lEurope toutes
deux filles dOcan (B 8), marquant ainsi une identit entre ces deux continents quon avait
coutume dopposer pour montrer le clivage entre Barbares et Grecs [45]. Par ce cosmopolitisme,
Hippias soppose par avance ce quUntersteiner appelle le nationalisme inhumain de Platon
[46] ; il annonce la philanthropie stocienne, et dans un certain sens la catholicit chrtienne. On
pense en effet la rponse dEudore Cymodoce dans Chateaubriand, lorsque Eudore couvre de
son manteau un esclave rencontr au bord du chemin ; Cymodoce lui dit : Tu as cru sans doute que
cet esclave tait quelque dieu ? Non, rpondit Eudore, jai cru que ctait un homme. [47]
Si le cosmopolitisme est m par cette ide que le groupe humain doit intgrer et non pas exclure, on
comprend que politiquement parlant Hippias ait t favorable au rgime dmocratique. Il naccepte
pourtant pas tel quel le systme dont Athnes avait donn le modle ; il se veut le rformateur de la
dmocratie. En effet, il a protest contre son systme daccs aux magistratures, qui pouvait donner
temporairement le pouvoir des incomptents ; une telle procdure est dmagogique [48] et absurde
: pourquoi ne pas faire jouer de la cithare au joueur de flte et de la flte au joueur de cithare [49] ?
Hippias est malgr tout ici trs loin de Socrate qui condamnait le tirage au sort et la dmocratie du
mme coup ; Hippias rejette le tirage au sort parce que, devait-il dire, moi jestime quil nest pas
du tout dmocratique [50]. Les partisans du tirage au sort sont des ennemis objectifs de la
dmocratie ; il existe en effet dans les cits des hommes ennemis du peuple ; si un sort aveugle les
dsigne, ils dtruiront le gouvernement populaire [51]. Lintellectualisme dHippias plaide donc
en faveur dune dmocratie claire, tant ainsi Socrate et Platon leur meilleur argument contre le
gouvernement du peuple. En tant quhomme universel rompu toutes les techniques (A 12), Hippias
prouve que la possession de mtiers particuliers ne nuit pas forcment aux connaissances
intellectuelles gnrales, voire la polymathie ; il rfute ainsi par avance largumentation
platonicienne selon laquelle les artisans, rivs la spcialit de leur art, ne pouvaient valablement
juger des affaires de la Cit, faute de connaissances dans le domaine beaucoup plus vaste de la
politique.
Pour conclure, nous voyons quHippias ntait en aucune manire le touche--tout superficiel que
lon a cru parfois voir en lui ; esprit vaste et systmatique, il construit une doctrine dont on ne peut
malheureusement, travers les pauvres fragments qui nous ont t transmis, quentrevoir les amples
perspectives et loriginalit.

Notes
[1] Unterst., B 19 a, 2 ; tf, III, p. 94.
[2] Cf. fr. A 15, sur lequel nous reviendrons.
[3] Fr. A 15. Diels prtend quil ne sagit pas ici dHippias le sophiste, mais dHippias fils de
Pisistrate ; cela est impossible, remarque Untersteiner (tf, III, 74), parce que, dans le contexte,
Tertullien ne parle que de philosophes.
[4] Nous savons dautre part quIsocrate a adopt le plus jeune des fils dHippias (fr. A 3) ; si celuici tait mort centenaire, on peut penser raisonnablement que son fils naurait pas eu besoin dun pre
adoptif.
[5] Cf. fr. A 12. Nous avons peut-tre ici lillustration de lidal dautarcie prt au sophiste au fr. A
1.
[6] Fr. B 3. Rappelons quAristote ne ddaignera pas, aid de son neveu Callisthne, dtablir une
liste semblable pour les vainqueurs des jeux de Delphes.
[7] Si toutefois ces tmoignages se rfrent bien la Collection.
[8] Le Protreptique du noplatonicien Jamblique est un pot-pourri de textes de ses prdcesseurs.
Cest ainsi que lon a pu reconstituer une grande partie du Protreptique dAristote avec des passages
de celui de Jamblique, et que lon a dcel en outre dans ce dernier un morceau de tonalit
sophistique dont on ignore lauteur. Do lexpression : l Anonyme de Jamblique .
[9] Voir, Jaeger, Paidia, I, p. 373. : La nature devenait maintenant la somme de tout ce qui tait
divin.
[10] Diss. Log., VIII, 1.
[11] Ibid., V, 15.
[12] I, 11 : o , o . Mme formule en III, 13, et en
6.
[13] Fr. C 2, Unterst., tf ; Hip. maj., 301 b : o o.
[14] Fr. C 3, ibid. ; Hip. maj., 304 a, trad. A. Croiset, Les Belles Lettres.
[15] Fr. C 2, Unterst. ; Hip. maj., 301 b. Voir un excellent commentaire de ce passage dans Duprel,
op. cit., p. 317. Un peu plus loin, Socrate montre quil a compris le reproche du sophiste en voquant
lessentielle continuit de ltre chre Hippias (trad. A. Croiset, bl).
[16] Fr. B 8.
[17] Cette quadratrice tait une courbe mcanique, obtenue de la faon suivante. Soit un quart de
cercle BD de centre A et le carr ABCD. Supposons le rayon mobile AE anim dun mouvement
constant de AB AD, et la droite B'C' se dplaant la mme vitesse de BC AD. Le lieu de
lintersection F du rayon et de la droite est la quadratrice. Elle coupe le rayon AD en G :

[18] 306 b, trad. Tricot.


[19] Op. cit., p. 202 ; voir la suite de lanalyse, p. 203.
[20] Diss. Log., IX, 4-5.
[21] Fr. C 1 ; Unterst., l. 4-5.
[22] Apparentement la chose ; dk, 31 B 109.
[23] Fr. B 6.
[24] Fr. C 1, 1. 7, Unterst. : .
[25] Diss. Log., VIII, 1 : .
[26] Ibid., mme expression au 2.
[27] Op. cit., p. 213. Voir aussi, dans le mme sens, p. 211.
[28] Athnes devant la dfaite de 404. Histoire dune crise idologique, Paris, De Boccard, 1976.
[29] Op. cit., p. 83, 85-87.
[30] Belles paroles : la formule est de Thucydide, V, 89 ( op. cit., p. 96). d. Lvy nanmoins ne
se rfre pas Hippias, mais Antiphon.
[31] Voir encore Lvy, p. 95, qui renvoie la Rpublique des Athniens, du Vieil Oligarque
(Pseudo-Xnophon).
[32] Fr. C 1, Prot., 337 c 5 : .
[33] Fr. B 9.
[34] Fr. 169, Schroeder.
[35] Souvent elle fait violence la nature (C 1, 1. 6).
[36] Ibid., 1. 3-4.
[37] Fr. B 17.

[38] Fr. B 16.


[39] La Morale et la loi dans la philosophie antique Paris, 1928, p. 61-62 ; repris par Untersteiner,
I Sofisti, II, p. 131.
[40] Op. cit., p. 218. La citation de Xnophon, Mmor., IV, 4, 5 sq. ; fr. A 14, est interrompue la
fin du 7 dans dk ; or, les renseignements les plus intressants sur la thorie dHippias sont contenus
dans les paragraphes suivants, de 8 25 ; ceux-ci sont rtablis dans ld. Untersteiner, tf, III, p. 6075, laquelle nous nous rfrons.
[41] 13, l. 226-227.
[42] 14, l. 236 : .
[43] On retrouve cette distinction, chre Hippias, dans lHippias majeur de Platon, 281 d.
[44] Voir sur ce point, outre Duprel invoqu plus haut, Adolfo Levi, cit par Untersteiner, tf, III, p.
69, note.
[45] 24, l. 338-340.
[46] Fr. A 7, 2. Voir le 8 pour la contrepartie.
[47] On pourrait de ce point de vue rapprocher Hippias dAntisthne, qui dmontrait que la
souffrance est un bien par lexemple du valeureux Hracls et de Cyrus, tirant ainsi ses preuves la
fois des Grecs et des Barbares (D. L., VI, 2 ; trad. L. Paquet, fr. 15 de son dition des Cyniques
grecs Ottawa, 1975, p. 31. (fr. 19 Caizzi))
[48] I Sofisti, II, p. 131.
[49] Les Martyrs, liv. I.
[50] Diss. Log., VII, 1.
[51] Ibid., 4.
[52] Ibid., 5.
[53] Ibid..

Chapitre VII
Antiphon
I. Lidentit ; les uvres
De nombreux commentateurs des sophistes, dont les plus minents furent Luria, Bignone et
Untersteiner, ont propos de distinguer, la suite du grammairien de lAntiquit Didyme, deux
Antiphon. Dun ct, Antiphon de Rhamnunte, orateur, logographe et homme politique et, de lautre,
Antiphon le sophiste, dont les fragments sont prsents dans les recueils de Diels-Kranz [1] et
dUntersteiner [2] sans tre accompagns par les discours et les ttralogies attribus lorateur.
Cest surtout lexistence du fragment B 44 qui semblait rendre ncessaire la distinction de deux
Antiphon ; ce fragment parat en effet rvler un partisan de lgalit qui fondait la communaut
humaine sur luniversalit des besoins, alors que lorateur tait un partisan de laristocratie, engag
politiquement dans loligarchie des Quatre-Cents o il se montra lun des plus extrmes adversaires
de la dmocratie ; aussi, la chute des Quatre-Cents, fut-il accus de complicit avec Sparte et
condamn mort.
Mais linterprtation du fr. B 44 reposait, pour une part, sur la reconstitution, par Wilamowitz, dune
partie trs lacunaire du texte livr par le P. Oxy. Or, cette reconstitution, accepte par DielsKranz et
Untersteiner, a t remise en question par Maria Serena Funghi qui, se fondant sur la dcouverte dun
nouveau papyrus, tablit un autre texte donnant tout le passage un clairage diffrent. Nous ne
pouvons entrer ici dans les dtails de la discussion philologique ; disons simplement quaux yeux
dun certain nombre dinterprtes, comme H. C. Avery, M. IsnardiParente et F. D. Caizzi,
lhypothque de la divergence de position politique entre lorateur et le sophiste se trouve leve, et
que par suite rien ne soppose ce quil sagisse dun seul et mme individu. Lenjeu de cette
identit est videmment dimportance puisque ce que nous savons de la personnalit politique de
lorateur ne peut que peser dun poids trs lourd sur linterprtation du fr. B 44 ; il faut donc viter le
cercle hermneutique qui nous ferait partir du dogme de lunit de lorateur et du sophiste pour
interprter ensuite le fr. B 44. Mais le problme de lidentit dAntiphon a rebondi avec la parution
dune nouvelle dition des Fragments de Gerard J. Pendrick [3]. Dans lintroduction [4] de son
ouvrage, lauteur, avec de bons arguments, revient la thse de la distinction entre deux Antiphon,
lorateur et le sophiste. Cest pourquoi nous nous bornerons ici lexamen des fragments
traditionnellement attribus Antiphon le sophiste.
Luvre principale dAntiphon est un trait intitul Vrit, en deux livres ; en faisaient sans doute
partie les importants fragments du papyrus Oxyrhynchus. On lui attribue aussi un Sur la concorde, de
style plutt gnomique, et un Politique dont il ne nous reste pratiquement rien. cela, il faut ajouter un
ouvrage particulirement intressant, que nous appellerions aujourdhui psychologique, intitul De

linterprtation des rves. On sest demand si lAntiphon onirocrite tait bien notre sophiste ; on
faisait valoir en effet quon ne pouvait nier la providence, comme le fait le sophiste [5], et se livrer
la divination par les songes ; mais Untersteiner a fait justice de cette objection en montrant que le
caractre de linterprtation antiphonienne des rves est non pas religieux, mais dj scientifique et
rationnel [6].

II. Les figures et leur fond


Un tmoignage dAristote, au second livre de la Physique (fr. B 15), nous place demble au cur de
la pense dAntiphon. On sait que pour Aristote les tres sensibles sont des composs de matire et
de forme et quau sein du compos la forme joue le rle essentiel, attendu que cest elle qui confre
lessence. Laffirmation de la supriorit ontologique de la forme sera dcisive pour le destin de la
mtaphysique occidentale ; or, Antiphon dcernait cette supriorit non pas la forme, mais ce
quAristote nomme la matire ; cest elle qui constitue lessence et la nature des tres. Antiphon
nemploie pas, comme Aristote, le terme de matire (hyl), mais un concept qui semble bien lui tre
propre, savoir celui darrythmiston ; cest larrythmiston qui constitue la nature profonde des
tres, leur vraie ralit. Le premier problme que nous avons rsoudre est dabord de savoir
comment comprendre et traduire ce concept. arrythmiston signifie ce qui est priv, ou plutt
affranchi [7], de tout rhythmos, de tout rythme . Si nous ne sommes gure clairs par cette
remarque, cest parce que nous donnons de nos jours au terme de rythme un sens tout diffrent de
celui que possde le rhythmos des penseurs prsocratiques. Si notre rythme nous renvoie plutt
au domaine de la musique, donc de lexprience auditive, le rhythmos au contraire se rfre
lexprience visuelle des formes. Le retour au sens primitif du rythme passe par une recherche sur
ltymologie du mot. Influencs par sa connotation musicale, les grammairiens lavaient fait venir du
verbe rhen, qui signifie couler . Jaeger, lun des premiers, a dnonc ltymologie classique
[8] en analysant une srie dapparitions de rhythmos (ou rhysmos) o le contexte prouve que ce mot
na aucun rapport avec couler , mais dsigne plutt le contraire, savoir larrt entre des limites
qui bouclent un trac [9]. Aristote nous apprend que les atomistes employaient rhythmos pour
dsigner le contour des atomes et il donne pourtour (schma) comme terme quivalent [10]. .
Benveniste a consacr un article La notion de rythme dans son expression linguistique [11] o
il recense les apparitions de rhythmos et des termes apparents depuis lorigine jusqu la priode
attique , en concluant que le sens constant est : forme distinctive, figure proportionne,
disposition [12]. Benveniste ajoute quAristote, sur rhythmos, forge arrythmistos, non rduit
une forme, inorganis (Mt., 1014 b 24) [13]. Nous croyons que ce nest pas Aristote qui a forg
arrythmiston, mais bien Antiphon, comme le montre le texte de la Physique (II, 1, 193 a 9 sq.) o le
mme problme de ltre de la nature est abord. Le rhythmos, cest donc ce que lon pourrait rendre
par le model, la tournure ou encore la structure, lorganisation ; il est trs proche dun autre concept
antiphonien, celui de diathsis, disposition, ordonnancement [14]. L arrythmiston, cest, pour
reprendre une traduction heideggrienne, le libre de structure [15] ou encore peut-tre le
fond au sens de Schelling (Grund).
Cela dit, nous pouvons aborder le texte du fragment B 15, daprs le tmoignage, dAristote :
Certains croient que la nature et lessence des tres qui existent par nature sont le

constituant premier de chacun, par lui-mme libre de structure ; par exemple, la nature du lit
est le bois, de la statue le bronze. La preuve en est, dclare Antiphon, que, si quelquun
enterrait un lit et que la putrfaction ait la puissance de faire pousser un rejeton, il ne
deviendrait pas lit mais bois : lun existe par accident, cest lordonnancement qui dpend de
la loi [16] et de la fabrication, tandis quest essence celle qui subsiste continuellement en
subissant ces models.
Au fond de ce fragment, il y a peut-tre moins une opposition entre fabrication et nature quune
opposition entre figure et fond (rhythmos/arrythmiston). Ce qui dissiperait le paradoxe signal par
Ross [17] de lexemple des objets fabriqus pris pour illustrer lessence des tres qui existent par
nature : le jeu entre rhythmos et arrythmiston a lieu aussi bien dans la fabrication (techn) que dans
la nature au sens troit ; le but principal dAntiphon, dans lexemple du lit quon enterre, nest pas
tant de montrer la supriorit de la nature sur la fabrication que de montrer la prvalence de
larrythmiston (le libre de structure, le fond) sur le rhythmos (la structure, la figure). Lexemple dun
objet fabriqu y est spcialement appropri parce que dans lart la forme est encore plus dbile et
fugace que dans la nature.
Laffirmation dAntiphon est donc que ce quil y a de fondamental dans un tre, sa nature profonde,
cest ce dont il est primitivement constitu, la pte lmentaire do tout le reste sort par voie de
faonnements divers. Cette pte lmentaire dont tout est fait recevra chez Aristote le nom de
matire premire ; Antiphon ne la nomme pas encore matire (hyl) mais arrythmiston libre de
structure . Toutes les figures de lunivers ne sont que les diverses tournures (rhythmoi) quil
emprunte ; il les emprunte seulement car il nen garde aucune ; il se prte au jeu des formes mais se
reprend bien vite en lui-mme. Il est entirement passif et subit lempreinte du rythme , mais
seulement en surface ; en tant que fond, il est totalement amorphe au sens propre du terme, cest-dire rebelle la forme. Le fond retourne au fond, il se retire en soi et saffranchit ainsi de la structure
qui, ne structurant plus rien, sanantit. La vraie ralit est donc dans le support dli de structure ;
comme les nues qui vont de forme en forme, les figures particulires sont labiles et passent
facilement lune dans lautre. Cest ce que devait tenter de prouver la solution antiphonienne de la
quadrature du cercle [18] ; la ralisation de la rectification de la courbe montre en effet la
possibilit du passage dune forme gomtrique lautre, leur vraie ralit tant lhomognit de
lespace dans lequel elles se rsorbent. Ce qui est fondamental, cest donc le fond, et il faudrait
viter de le dire en termes privatifs, comme la mtaphysique platonicoaristotlicienne a une tendance
invincible le faire. La passivit est libert parce quelle est totale et, dans le mme mouvement o
elle cde la structure, elle sy drobe aussi. L arrythmiston est positif parce quil refuse toute
particularit, toute dtermination ; Antiphon aurait pu dire, comme Spinoza plus tard, La
dtermination est ngation [19] Le dli de structure est donc un universel : face la pauvret du
particulier, il constitue toute la richesse du monde ; il est la rserve dans laquelle les rythmes
puisent pour organiser tout ce qui fait figure et prend tournure, cest--dire parade dans la beaut. Il
ne faut donc pas oublier que, dpouille de ses rserves (la nature) aurait mal organis beaucoup
dtres beaux [20]. L arrythmiston est rserve au double sens du terme : celui de rservoir
o lon puise, mais aussi celui que dit lexpression tre sur la rserve , cest--dire se refuser
faire figure ; tout rhythmos nest finalement, pour Antiphon, quun figurant. Lindtermination reoit
ici un sens positif que lhellnisme dominant, celui des philosophies de lessence, ne nous a pas
prpars accueillir. Cest pourquoi les commentateurs nont pas vu que le sujet sous-entendu du

fragment B 10 tait de toute vidence larrythmistos, et non pas le dieu ou encore ltre latique
[21]. Au premier livre de la Vrit, et sans doute aprs avoir rvl le mystre du libre de
structure , Antiphon ajoutait : Cest pourquoi il na besoin de rien ni ne reoit rien dautre en plus,
mais est indtermin ( ) et sans manque [22]. Le concept daperon, repris dAnaximandre
et figurant dans un contexte que celui-ci ne dsavouerait pas, se rfre clairement larrythmiston
dont il est presque lquivalent ; au contraire les dieux du polythisme, dont le nom signifie les
visibles , reprsenteraient plutt la suprme dtermination. Le libre de structure est autosuffisant
et nemprunte rien ailleurs, puisque cest lui que tout est emprunt. Ainsi se trouve battu en brche
le privilge de lachev ; linachvement pour Antiphon va de pair avec la suffisance. Cette
consquence inhabituelle a t retrouve de nos jours par Gombrowicz : lhomme nest pas m par la
soif dabsolu, il a un but plus secret sans doute, en quelque sorte illgal : son besoin de Nonachev, de lImperfection, de la Jeunesse [23]. Ce quil y a dtonnant, cest que la jeunesse
nest pas caractrise par Gombrowicz dun point de vue psychologique, mais reoit une porte en
quelque sorte cosmologique, cette jeunesse dont linsuffisance, linachev, se transformait en une
puissance lmentaire [24]. On peut trouver chez Proust une analyse semblable lorsquil lucide la
posie que lon pourrait dire arrythmique , de la jeune fille en fleurs : Ladolescence est
antrieure la solidification complte et de l vient quon prouve auprs des jeunes filles ce
rafrachissement que donne le spectacle des formes sans cesse en train de changer, de jouer en une
instable opposition qui fait penser cette perptuelle recration des lments primordiaux de la
nature. [25]
Larrythmiston est donc, pourrait-on dire, la jeunesse de la nature. En effet, lautosuffisance du
libre de structure a pour consquence de le soustraire au temps : si jamais rien ne sadjoint lui,
il reste identique soi-mme, cest--dire inaltrable, la diffrence des diverses tournures
(rhythmoi) quil prend et qui, elles, nexistent que tour tour et ne sont que des configurations
transitoires. L arrythmiston est stable et permanent, indestructible et immortel ; tant substrat, il est
hors du temps et inversement le temps, qui est passage, ne peut tre substrat. Cest pourquoi le temps
na de ralit que pour ltre limit qui est mesur par lui et pour lindividu particulier qui le pense,
parce que cet individu a une naissance et une mort. Le fragment B 9 exprime cette soustraction au
temps de larrythmiston, qui est substrat (hypostasin) : Le temps est pense et mesure, non
substrat. [26] Cest dans cette atmosphre datemporalit quil faut comprendre ce que nous
disions de la jeunesse du dli de structure : il est jeune dans la mesure o, chappant au
vieillissement et la mort, il lest toujours. Cire qui brise toutes ses empreintes en se retirant delles,
il est indestructible parce quil est la destruction. Le rythme a le sort contraire. Ronsard est
antiphonien sans le savoir lorsquil crit : La matire demeure et la forme se perd. Le changement
ainsi conu est plutt, comme le note Nicolas Grimaldi, de lordre de la mtamorphose. Dans
lexprience telle quelle est dtermine par la mtaphysique classique, cest la matrialit des
choses qui change et lordre formel de leur succession qui demeure. Mais, dans la mtamorphose,
cest la matire qui demeure et les formes qui changent [27]. La consquence de loctroi de la
vraie ralit larrythmiston, cest, pour les configurations particulires quil revt, cest--dire
pour tous les tants, le statut de la prcarit et lurgence de la mort. Lindividu, manquant de
consistance ontologique, est par essence un tre pour la mort ; do le pathtique de tout destin
individuel, portant en lui la dissolution comme sa promesse la plus certaine, ne durant que pour
prouver sa fugacit, nmergeant au soleil qui fait prendre tournure que lespace dun matin. Tout
aussi bien la mort est-elle prsente dans les fragments dAntiphon ; le fr. B 50, qui est peut-tre ce

que lhellnisme nous a laiss de plus poignant, dit cette prcarit de lhomme :
Cest une veille dun jour que la vie, et la longueur de lexistence une seule journe :
haussant les yeux vers la lumire, nous laissons leur tour aux autres qui viennent aprs.
Lhomme est un veilleur de jour et, tant ltre du jour, il est aussi ltre dun jour. Mais le mot
tragique du fragment est sans doute celui d autres (htrois) : les figures nayant aucune
consistance ontologique, elles se dissolvent sans retour. Antiphon refuse lindividu la consolation
des ternels retours par lesquels, chez Aristote, le pre se ritre, spcifiquement parlant, en son fils
en une rptition synonymique. Chez Antiphon, le remplaant est vraiment un autre et non pas un autre
moi. Le dli de structure reste toujours le mme, mais il ne reprend jamais un masque identique ;
nulle figure (rhythmos) ne sattarde, nulle non plus ne se ritre, ce qui serait encore une faon de
sattarder. Ds lors, pour lindividu, chaque point du temps est un point de non-retour, et lattitude
qui en dcoule lgard de la vie est double : la vie est mesquine et faible, ayant courte dure et
grandes peines (fr. B 51) bref, elle nest presque rien, mais cest justement parce quelle nest
presque rien quelle est prcieuse, tout comme un liard est un trsor pour un pauvre. La vie nest rien,
mais ce rien est tout. Il ne faut donc pas passer sa vie prparer une autre vie qui nexiste pas et qui
nous drobe le temps de la vie prsente (fr. B 53 a). La mort nest pas, comme au thtre, une mort
pour rire, aprs laquelle le mme acteur rentre en scne avec un nouveau rle ; la mort pour de bon
donne la vie un srieux absolu. La vie nest pas un jeu ; Antiphon laffirme dans un autre fragment
dcisif : Pas question, comme aux ds, de jouer deux fois la vie. [28] Les conceptions ludiques
de la vie sont lies lide de rptitivit ; pour elles la mort est une apparence et la vraie vie
ailleurs. Pour Antiphon, la vraie vie cest bien la ntre ; nous sommes irrmdiablement des
individus, des configurations passagres qui outre-tombe ne gardent pas leur forme propre et qui, par
suite, ne reviennent plus jamais. Ce srieux de lexistence pose en termes aigus le problme du
bonheur de lindividu, bonheur au sein de la cit et bonheur personnel.

III. La loi contre nature


Le bonheur de lhomme est menac par la loi (nomos) dont toute lentreprise est de rprimer les
vux de la nature. Pour le montrer, Antiphon commence par une dnonciation de la conception
traditionnelle qui dfinit la justice, dun point de vue purement lgaliste et formel, comme
lobissance aux lois de la cit dont on est citoyen. Cest en effet rcompenser le plus habile
tourner la loi, ce qui est absurde :
La justice est de ne pas transgresser les lois de la cit dont on est citoyen. Un homme
pratiquera donc la justice au mieux de ses intrts si devant tmoins il fait grand cas des lois,
mais seul et sans tmoins, des vux de la nature. [29]
Le rgne du nomos a donc pour consquence dencourager lhypocrisie et la dissimulation. Mais
pourquoi celui qui en public prise si fort les commandements de la loi les trahit-il en priv ? Parce
que ceux-ci briment la nature, commencer par celle de leurs prtendus sectateurs. Et Antiphon se
livre une opposition systmatique entre nature et loi, confrontation o elles se trouvent
caractrises par des couples de concepts antithtiques. De mme que dans la cosmologie dAntiphon

larrythmiston reprsentait le rel et le profond, le rhythmos le superficiel et lapparent, la nature


reprsente en anthropologie la ncessit interne et la vrit, et la loi lextriorit accidentelle et le
conventionnel. Cest ce que montre la suite du fragment B 44 A :
En effet, les prescriptions de la loi sont surajoutes, celles de la nature sont ncessaires. Et
celles des lois issues dun pacte ne sont pas naturelles, alors que celles de la nature sont
naturelles et non issues dun pacte.
Le transgresseur des prescriptions de la loi donc, sil passe inaperu de ceux qui ont pass
le pacte, chappe la honte et la condamnation ; sil est vu, il ny chappe pas. Mais quant
aux prescriptions nes avec la nature, si on leur fait violence plus quil nest possible, que
lon passe inaperu de tous les hommes, le mal nen est pas moindre, et que tous le voient, il
nen est pas plus grand. Le tort est prouv en effet non pas en opinion, mais en vrit.
[30]
Les injonctions de la nature sont fondes, celles de la loi ne le sont pas, do la force de la premire,
la faiblesse de la seconde. Ltre de la loi est tout dopinion, donc il nest rien ; celui de la nature
existe indpendamment de lide quon en a, donc il est vrit. Un accord conjoncturel ne peut
lemporter sur ce qui est toujours, le contingent sur le ncessaire, le facile tromper sur ce qui ne
pardonne pas. Or, malgr cette disproportion des forces, la loi ose sopposer la nature ; elle se
dfinit mme par l : La plupart des dcrets, justes selon la loi, sont tablis pour faire la guerre la
nature. [31] Ce en quoi la loi jette le masque et rvle son vrai projet : ce quelle vise cest
interdire, ce quelle veut cest rpri-mer, ce quelle cherche faire, cest faire mal ; par elle, on va
souffrir plus quand on peut souffrir moins, jouir moins quand on peut jouir plus, ptir cruellement
quand on peut ne point ptir [32]. Mais le combat rpressif est, pour la loi, un combat perdu
davance, condition de ne pas faire semblant de croire quelle va gagner ; cest pourquoi Antiphon
substitue aux concepts svres de lthique hroque ceux plus chantants de la morale nouvelle :
lutile, la vie, la libert, la joie :
Vivre en effet relve de la nature, et aussi mourir, et la vie des hommes dpend de lutile,
leur mort du nuisible.
Or, en ce qui concerne les choses utiles, les prescriptions tablies par les lois sont des
entraves la nature ; celles qui sont issues de la nature librent. Cest pourquoi ce qui
produit la souffrance nest pas, raisonner droitement du moins, profitable la nature plus
que ce qui produit la joie. Cest pourquoi ce qui navre (ta lupounta) ne serait en rien plus
utile que ce qui jouit. [33]
Souvenons-nous que les injonctions de la nature taient qualifies par Antiphon de ncessaires ;
elles sont ici lies la libert ; le paradoxe antiphonien est donc dtablir une liaison troite entre
ncessit naturelle et libert. Pour lhomme, la libert est de pouvoir obir aux ncessits de la
physis, dire oui la nature ; sy opposer ne signifie pas sen affranchir, mais simplement souffrir. Les
lois rpressives sont inutiles, et mme nuisibles, car elles crent de la souffrance, cest--dire en fin
de compte de la mort. Il faut naturaliser la loi afin de remplacer la souffrance par la joie, la mort par
la vie. Lhomme est accabl par une manie lgislatrice qui le poursuit dans les moindres dtails de sa
vie, le ligote, le muselle et laveugle ; il succombe sous les tabous qui psent sur son corps et sur son

esprit :
On a lgifr en effet sur les yeux, les choses quils doivent voir et celles quils ne doivent
pas. Et sur les oreilles, les choses quelles doivent entendre et celles quelles ne doivent pas.
Et sur la langue, les choses quelle doit dire et celles quelle ne doit pas. Et sur les mains, les
choses quelles doivent faire et celles quelles ne doivent pas. Et sur les pieds, sur les lieux
o ils doivent aller et sur ceux o ils ne doivent pas. Et sur lesprit (nos), ce quil doit
dsirer (pithumen) et ne pas dsirer. [34]
On aimerait nanmoins savoir ce que recouvre au juste cette brillante apologie antiphonienne de la
nature. Demande-t-elle une fougueuse libration des instincts, qui ne saurait sachever que dans le
dlire de lgosme et de la violence ? Cest la conclusion laquelle arrive Platon avec son
personnage de Callicls dans le Gorgias. Mais le penser serait se mprendre entirement sur les
intentions relles dAntiphon. Lun des grands ouvrages de celui-ci en effet sintitulait De la
concorde (Pri Homonoias) et, comme lamiti selon Hippias, la concorde a pour Antiphon un
fondement naturel [35]. La nature, rappelons-nous, constitue le domaine du ncessaire ; or, lamiti
est une ncessit : Les amitis nouvelles sont ncessaires, mais les anciennes plus ncessaires
encore. [36] Antiphon, dautre part, a vu que les membres dun groupe naturel simitent les uns les
autres, et cette similitude, gnratrice de concorde, est aussi qualifie par lui de ncessaire : Qui
vit la plupart du jour avec quelquun ncessairement lui devient semblable de caractre. [37] Le
vu de la nature est donc celui dune entente, et pour viter tout cart de lindividu et toute rupture de
lharmonie sociale, Antiphon pense pouvoir sappuyer sur la connaissance. Une fausse
comprhension de la nature des choses ferme les hommes les uns aux autres et les empche de
sentendre ; mais quand ils connaissent lorganisation (diathsis) (de la nature), alors ils coutent
[38]. Il faut donc rpandre le savoir chez tous les hommes afin de raliser la concorde. Le recours
la nature servait aussi Antiphon fonder luniversalit humaine sur la communaut des besoins : les
besoins vitaux eux aussi sont de lordre de la ncessit. De ce point de vue, les hommes naissent
gaux, et il ny a pas oprer de discrimination entre nobles et roturiers, et mme entre Barbares et
Hellnes. La nature enseigne le cosmopolitisme et invite dpasser le cadre troit des petites cits
du monde grec et leurs hirarchies sociales :
Ceux qui descendent de pres illustres, nous les respectons et nous les honorons, mais ceux
qui ne sont pas dune illustre famille, nous ne les respectons ni ne les honorons. En cela nous
nous comportons les uns envers les autres en barbares, puisque par nature nous sommes ns
tous pareils en tout, que nous soyons barbares ou grecs. Il convient de prendre garde aux
ralits naturelles qui sont ncessaires tous les hommes. [] En effet, tous nous tirons
notre souffle de lair par la bouche et les narines, et tous nous mangeons avec les mains.
[39]

IV. Linterprtation des


thrapeutique des chagrins

rves

et

la

Nous avons vu, dans les analyses politiques, Antiphon affirmer que lesprit est dsir ; nous y avons

vu apparatre la notion de chagrin (lup) produit par les lois rpressives. Or, cette notion intervenait
dans la dsignation dune entreprise originale dAntiphon, l art dter le chagrin (techn
alupias), qui son tour se rattache au thme de la concorde puisque lhomonoia dsigne aussi
lunit desprit de chaque individu avec soi-mme [40]. Le peu que nous savons de cet art nous
permet nanmoins de conjecturer quil sagissait l dune thrapeutique dj scientifique, qui nest
pas sans faire penser au freudisme [41]. Elle est mettre en rapport avec lactivit donirocrite
dAntiphon, cest--dire dinterprte des rves. Nous allons tout dabord voquer les fragments qui
nous semblent justifier une inspiration prpsychanalytique de linterprtation antiphonienne des rves
et de lart dter les chagrins, que nous voquerons ensuite.
Antiphon a vu toute limportance des causes psychiques de la maladie ; il nonce en toute clart le
principe de ce que nous appellerions aujourdhui la mdecine psychosomatique : Pour tous les
hommes en effet la pense gouverne le corps en ce qui concerne la sant et la maladie. [42] Il sait
que les symptmes physiologiques ont une signification, et que par exemple la maladie peut constituer
un refuge : La maladie est une fte pour les paresseux. [43] La psychologie dAntiphon devait
tre une psychologie dynamique, qui conoit lhomme comme partag entre des forces internes qui
saffrontent et quil doit quilibrer : la sagesse nest pas un tat de calme dtente, mais une lutte
contre un principe oppos : Ce qui est honteux et mauvais, celui qui ne la ni dsir ni touch nest
pas un sage : rien de a en effet contre quoi tirer victoire et se montrer soi-mme en ordre.
[44] Enfin, une remarque sur les dangers de la satisfaction immdiate des dsirs laisse prsager la
distinction freudienne entre principe de plaisir et principe de ralit [45].
Mais le rapport avec Freud se fait plus troit quand on aborde la mthode antiphonienne
dinterprtation des rves [46]. Dans lAntiquit, la mantique se divisait en une divinatio naturalis
et une divinatio artificiosa [47]. Linterprtation pratique par Antiphon se range dans la seconde
catgorie [48]. La divination naturelle consiste penser que, si lon rve un vnement heureux,
cest un prsage de bonheur envoy par le dieu, et inversement. La divination qui rsulte dun art
scientifique , dit Untersteiner, se donne le droit, par une interprtation plus subtile, dinterprter
comme prsage favorable un songe de catastrophe, et inversement. voquons quelques exemples
rapports par Cicron. Un coureur se prpare pour la course de chars des Jeux dOlympie ; il rve
quil conduit un quadrige. Il va voir un devin qui pratique linterprtation naturelle et qui lui promet
la victoire ; il se rend ensuite chez Antiphon, qui pratique linterprtation scientifique, et qui voit
dans le rve un prsage de dfaite : Ne comprends-tu pas que quatre courent devant toi ? [49] Un
autre coureur sest vu en songe chang en aigle ; le premier devin le donne vainqueur ; Antiphon le
donne battu : Lourdaud, dit-il, ne vois-tu pas que tu es vaincu ? En effet, cet oiseau, parce quil
poursuit et pourchasse les autres oiseaux, est lui-mme toujours le dernier. [50] Nous voyons par
ces exemples quAntiphon semble connatre lexistence de ce que Freud nommera la distorsion et le
travail du rve ; il a en tout cas nettement fait la diffrence entre le contenu manifeste et le contenu
latent du rve. Ce qui frappe dans cette pratique antiphonienne de linterprtation, cest sa vise
rationaliste, qui le distingue de la mantique de son poque. Il ne justifie pas la divination par
linspiration divine ou lextase, mais la dfinit comme la conjecture de lhomme sage [51]
Mais Antiphon nest pas seulement onirocrite ; il fut aussi sans doute ce que nous nommerions
aujourdhui psychiatre et cherche mettre au point un art dter le chagrin (techn alupias). Nous
navons que peu de renseignements sur cet art, qui semble avoir t une psychothrapie : Antiphon se

disait capable de soigner par le moyen de la parole (fr. A 6) les gens qui prouvent des chagrins ;
il apaisait ainsi les malades, une fois inform des causes (ibid.) de ces chagrins. Le texte du
tmoignage reste ambigu : on ne sait si la parole dont on utilise ici la vertu thrapeutique est la parole
du malade ou celle du mdecin, donc sil sagit dune analyse ou dune consolation ; on ne sait pas
non plus si les causes dsignent les raisons conscientes avances par le malade ou celles qui sont
dcouvertes par une hypothse du mdecin. tant donn quAntiphon, comme on la vu, tait capable
de distinguer entre contenu latent et contenu manifeste du rve, on peut penser que l information
dont fait tat le tmoignage tait le rsultat dune enqute active du mdecin cherchant dpister les
causes latentes du trouble. En ce qui concerne la parole , on serait tent de rattacher la catharsis
antiphonienne la tragdie et notamment llectre de Sophocle o Clytemnestre, effraye par un
songe, le raconte au soleil levant ; ctait, dit le scoliaste, la coutume des Anciens, pour chapper
laccomplissement des mauvais rves [52]. La parole dsignerait donc le discours du malade.
Nanmoins, ce que nous savons de la confiance sophistique en la puissance incantatoire du discours
[53] et surtout des recherches antiphoniennes sur le langage pourrait lgitimer une interprtation
inverse. Lun des traits originaux dAntiphon est en effet son entreprise de refonte du langage ; il
exprime la plupart de ses concepts majeurs par des mots quil invente, en gnral par voie de
composition : ainsi, alupia est un terme forg par Antiphon [54], de mme, semble-t-il bien,
quarrythmiston. Ou alors Antiphon se sert des mots en en dtournant le sens : ces particularits de
vocabulaire ont frapp les Anciens, qui en ont signal plusieurs [55] ; ses contemporains lavaient
mme surnomm pour cette raison le cuisinier des discours [56]. Pourquoi cette pratique des
nologismes, cette restructuration du langage ? Antiphon insiste beaucoup sur laspect conventionnel
des noms, qui doivent seffacer devant les ralits, ou du moins se dcalquer le plus troitement
possible sur elles :
Il est absurde en effet de penser que les choses visibles naissent des noms ; de plus, cest
impossible. En effet, les noms sont les rsultats de la convention, alors que les choses visibles
ne sont pas des rsultats de la convention, mais des produits de la pousse naturelle. [57]
Or, nous lavons vu pour sa pense politique, Antiphon veut dtruire la convention pour faire place
la nature ; de mme, il veut dfaire le langage conventionnel et, donnant un sens plus pur aux mots de
la tribu, livrer ainsi passage ce qui est dire. Le nouveau langage doit pouvoir dire la nature,
exprimer la pulsion, en sarrachant aux strotypes, aux clichs, aux expressions toutes faites. La
langue conventionnelle est celle de tout le monde ; elle ne peut formuler le drame essentiellement
individuel du trouble et de la maladie. La catharsis rejoint alors la posie, seule capable de dire la
nature en sa profondeur.
De tous les sophistes, Antiphon est peut-tre le plus grand. Une profonde unit dinspiration traverse
les fragments qui de lui nous restent ; dans tous les grands domaines de son analyse, on trouve ce que
lon pourrait nommer une pense du soubassement, de la force du soubassement. Les figures des tres
de la nature tentent de donner tournure et de fixer le chaos germinateur de larrythmiston, mais celuici reprend sans cesse sa libert de structure. Les lois tentent de brider les mouvements naturels, mais
ceux-ci souterrainement font clater la carapace des lois. Les mots veulent prendre barre sur les
ralits perceptibles de faon dcrter que nexiste que ce quils nomment, mais celles-ci
parviennent rompre le rseau verbal qui les enserre, dfaire le langage en en faisant un autre. Tel
est le secret de la vie naturelle, de la vie politique, de la vie individuelle, un ternel combat entre la

surface et le fond [58].

Notes
[1] Die Fragmente der Vorsokratiker Zurich-Berlin, 1964, t. II, chap. LXXXVII, p. 334-370.
[2] Sofisti Firenze, fasc. IV, 1967, p. 3-211.
[3] Antiphon the Sophist. The Fragments, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
[4] P. 1-26.
[5] Fr. B 12.
[6] I Sof., II, p. 80-82, et p. 107, n. 206.
[7] Dire priv serait se placer au point de vue dAristote, qui valorise la forme, et pour qui
labsence de forme est un manque. Or, pour Antiphon, cest le contraire qui est vrai.
[8] Paidia, trad. fran., t. I, p. 517. n 53
[9] Jaeger cite, entre autres, Archiloque : Sache comment le rythme enserre lhomme (fr. 67 a, 7 ;
Diehl), et Eschyle, Promthe enchan, vers 241 sq. ; voir Paidia, I, p. 162. Le Bas et Fix, pour
leur part, proposent de traduire le hd errhythmismai du vers 245 par : voyez comme il ma
arrang (Paris, Hachette, 1867, p. 126, n. 25 de leur traduction).
[10] Mt., I, 4, 985 b 16 ; voir aussi Physique, VII, 3, 245 b 10.
[11] Repris dans Problmes de linguistique gnrale, I, Gallimard, coll. Tel , chap. XXVII, p.
327-335.
[12] P. 332. Il faut noter que Benveniste ne met pas nanmoins en question, comme Jaeger,
ltymologie qui fait driver rhythmos de rhen mais, analysant les modifications de sens du terme,
pense que Platon est linitiateur de son sens moderne (p. 333-335). Voir une critique de Benveniste,
dans Michel Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrce, d. de Minuit, 1977, p.
190.
[13] Op. cit., p. 232.
[14] Cf. fr. B 14, 24 a, 63. Le sens de ce dernier fragment est trs discut ; Untersteiner linterprte
ainsi : Mais ceux qui connaissent lordre de lunivers peuvent en couter (la loi dharmonie) (tf,
IV, 151).
[15] Ce quest et comment se dtermine la physis , dans Questions, II, Gallimard, 1968, trad. F.
Fdier, p. 219. Nous prfrons cette expression celle de manque de structure (p. 217) pour la
raison invoque plus haut.
[16] Lexpression ici employe montre bien la possibilit dappliquer ce jeu entre forme
et informe la pense politique dAntiphon telle quelle apparat dans le fr. B 44. La loi est du ct
de lartificiel, et donc du non-fondamental ; cosmologie et politique sont penses par Antiphon
partir du mme schma conceptuel.
[17] Aristotles Physics, Oxford, 1936, p. 502.
[18] Voici le principe de cette rectification, attribue Antiphon par Aristote, tel quil est expos par
Simplicius (fr. B 13).
Soit un cercle et un carr ABCD inscrit dans ce cercle. Soit la perpendiculaire la corde AB et son
intersection E avec la circonfrence. On joint AE et EB. On procde de mme pour les autres cts
du carr ; on obtient un octogone inscrit. On procde encore de mme pour les cts de loctogone,

puis avec les cts du polygone obtenu, etc., jusqu exhaustion complte.
Cette mthode, objecte Aristote, est extragomtrique, car gomtriquement on ne peut atteindre
lexhaustion complte ; en ce sens, elle na pas besoin dtre rfute, se situant delle-mme en
dehors de la science.
Cette dmonstration nanmoins ne mrite pas le mpris que lui voue Aristote, car peut-tre quitte-telle le terrain de la mathmatique classique afin de lagrandir. En ce sens, elle anticiperait le calcul
infinitsimal. En effet, Lazare Carnot part de la dmonstration antiphonienne pour exposer La
Mtaphysique du calcul infinitsimal. Suivons sa dmarche.
Soit un cercle de rayon R ; soit un polygone inscrit, dun nombre de cts aussi lev quon voudra.
CH est la perpendiculaire mene du centre sur un ct du polygone, P le primtre du polygone, S sa

surface, dont la formule est :

Soit x la quantit infiniment petite qui manque au primtre du polygone pour tre gal celui du
cercle ; soit y la quantit infiniment petite qui manque CH pour tre gal R.

La surface du polygone est alors :


Mais x et y reprsentent lerreur infinitsimale volontairement introduite pour traiter le cercle comme
un polygone nombre de cts infiniment croissant. Le principe du calcul rside donc dans
lacceptation dune erreur minime, tendant vers 0. Mais la pratique du calcul nous permet de rduire
cette erreur minime jusqu en faire une erreur nulle. Lazare Carnot crit : Lhypothse do lon
est parti tant fausse puisque, si minime que soit lerreur, elle demeure toujours, il y aura moyen de
compenser lerreur en ngligeant dans le calcul la quantit infinitsimale dont on avait introduit la
considration. Ngliger finalement les quantits de telle nature est non seulement permis en pareil
cas, mais il le faut ; cest la seule manire dexprimer exactement les conditions du problme. Le
signe qui annonce que la compensation a eu lieu, cest labsence dans les quations finales de ces
quantits arbitraires.

Donc, dans la formule


je fais comme si x et y nexistaient pas,
cest--dire ne manquaient pas. Sils ne manquent pas, je peux identifier P 2 R et CH R et

substituer ces quantits lune lautre. Nous avons alors :

ce qui donne :

, do :

Nous obtenons bien ainsi la formule exacte de la surface du cercle.


[19] Lettre 50 : determinatio negatio est.
[20] Fr. B 14.
[21] Untersteiner, dhabitude si pntrant, sous-entend lui aussi le dieu (TF, IV, p. 43, note). De
plus, interprter ici comme il le fait aperos dans son double sens dillimit et de sans exprience
nous semble singulirement forcer le texte (I Sofisti, II, p. 58). K. Gbel suppose que le sujet du
fragment est cosmos (cf. Untersteiner, op. cit., 11, p. 85-86, n. 10).
[22] Fr. B 10.
[23] La Pornographie Paris, Christian Bourgois, 1960, p. 7.. Voir aussi, p. 11, lanalyse de
Ferdydurke, le premier roman de Gombrowicz.
[24] Ibid., p. 82 ; voir aussi p. 158.
[25] lombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, coll. La Pliade , t. I, p. 906.
[26] Nous ne traduisons pas hypostasis par hypostase pour viter la confusion avec le concept
plotinien, ou par substance pour viter la confusion avec la substance aristotlicienne.
[27] Alination et libert, Paris, Masson, 1972, p. 46.
[28] Fr. B 52.
[29] FR. B 44 A, col. I, 1. 7 sq..
[30] Ibid., col. I, l. 23, col. II, l. 25.
[31] Ibid., col. II, l. 26-30.
[32] Ibid., col. V, l. 18-24.
[33] Ibid., col. III, l. 25, col. IV, l. 18.
[34] B 44 A, col. II, l. 30, col. III, l. 18. noter au passage que le fond mme de lesprit est, pour
Antiphon, dsir?; le rapport est donc troit entre sa pense politique et ce que nous apprendra sa
psychologie des profondeurs.
[35] Il ny a pas se demander si cette concorde antiphonienne sapplique au consensus social ou
lharmonie intrieure : tant donn la liaison troite entre la psychologie dAntiphon et sa pense
politique, elle sapplique bien sr aux deux (voir fr. B 44 a, le passage de Jamblique ; notons que le
passage de Xnophon est attribuer non pas Antiphon, mais Hippias ; cf. Untersteiner, tf, IV, 111,
note).
[36] Fr. B 64.
[37] Fr. B 62.
[38] Fr. B 63. Nous suivons ici Untersteiner, I Sofisti, II, p. 103, n. 170, pour qui diathsis a le mme
sens que dans la Vrit savoir, celui de diakosmsis (ordonnancement de lunivers ; cf. fr. B 24
a).
[39] Fr. B 44 B, col. I, l. 35, col. II, l. 35. Le dbut de ce passage devient, dans la restitution du
texte donne par M. S. Funghi : ... nous les connaissons et nous les vnrons ; mais ceux dentre eux
qui vivent loin, nous ne les connaissons ni ne les vnrons, etc.
[40] Fr. B 44 a, Jamblique. Le dfaut de concorde le met au contraire en guerre avec soi-mme

(ibid.).
[41] Le rapprochement a dj t fait par J.-P. Dumont, op. cit., p. 161-162, note.
[42] Fr. B 2.
[43] Fr. B 57.
[44] Fr. B 59.
[45] Fr. B 58, fin.
[46] On sait que Freud lui-mme faisait grand cas de lonirocritique des Anciens. Nous rappelons
ce propos que le livre dArtmidore, La Clef des songes, a t traduit en franais par A.-J.
Festugire, Paris, Vrin, 1975.
[47] Voir Untersteiner, I Sof., II, 81.
[48] Fr. B 79, tmoignage de Cicron.
[49] Fr. B 80.
[50] Ibid., Untersteiner donne la suite du passage de Cicron, qui ne se trouve pas dans dk, et qui
contient un troisime exemple o Antiphon interprte le rve dune femme enceinte. Cf. tf, IV, p. 160161.
[51] Fr. A 9.
[52] Louis Mnard, Du polythisme antique, p. 257.
[53] Le tmoignage de Philostrate nous entranerait de ce ct : il lie en effet la puissance persuasive
dAntiphon sa mthode de gurison mentale (fr. A 6).
[54] Comme le remarque Untersteiner, tf, IV, 29, note.
[55] Cf. fr. B 4, 6, 7, 8, 11, 16, 17, 18, 22, 24 a, etc.
[56] Fr. A 1 : logomageiros.
[57] Fr. B 1, fin.
[58] Nous renvoyons, pour complter ce chapitre, notre tude Cosmologie et politique chez
Antiphon , dans La Parole archaque, Paris, puf, 1999, p. 40-55.

Chapitre VIII
Critias
I. La vie et les uvres
La vie de Critias nous montre quil a t homme daction plus que thoricien. N vers 455, il
appartient une famille noble, aux tendances oligarchiques affirmes puisque son pre fit partie des
Quatre-Cents [1] ; il est lui-mme mis en cause dans laffaire des Herms, en 415 ; il est emprisonn
puis relax grce Andocide [2]. Il semble ne pas stre compromis sous le gouvernement des
Quatre-Cents, et sa tactique parat tre, comme celle de certains jeunes nobles, de jouer le jeu de la
dmocratie en flattant le peuple et en en dirigeant le vote par le prestige de son verbe. Cest ainsi
quil demande la profanation des restes de Phrynichos, partisan de loligarchie [3]. Untersteiner
suppose quil est ensuite entran dans la chute de ce dernier ; il se retrouve condamn lexil en
Thessalie [5]. Chez les Thessaliens, quelle fut son action ? Nous nous trouvons devant deux
tmoignages contradictoires, celui de Xnophon et celui de Philostrate. Daprs Philostrate, Critias
rendit plus lourdes leurs oligarchies [6] ; selon Thramne, invoqu par Xnophon, Critias en
Thessalie constituait une dmocratie [7]. Untersteiner suppose dabord une brouille entre Critias
et les oligarques thessaliens, et explique ensuite ce revirement de Critias par les contradictions
internes de son temprament [8] Il nous semble beaucoup plus logique de rejeter le tmoignage de
Thramne, que dailleurs Xnophon ne reprend pas explicitement son compte. Thramne, en effet,
est accus par Critias de vouloir trahir loligarchie ; son discours est donc un discours de dfense,
qui ne sembarrasse pas dobjectivit : il veut persuader que cest Critias, et non pas lui, qui doit tre
suspect de sympathies pour la dmocratie. La condamnation de Thramne semble bien montrer
dailleurs que ses accusations semblrent sans fondement au reste des Trente.
La victoire de Sparte sur Athnes en 404 consacre la droute de la dmocratie. Critias qui est,
comme la plupart des oligarques, prolacdmonien, et qui rdigea une Constitution des
Lacdmoniens trs logieuse [9], revient Athnes pour tablir un gouvernement oligarchique. Ce
gouvernement va en fait bientt devenir une tyrannie collgiale, celle des Trente Tyrans qui, soutenue
pourtant par le Spartiate Lysandre, ne durera que quelques mois. Critias se signale comme lun des
plus enrags oligarques et se rend coupable datrocits. Tout dabord, nous lavons vu, il obtient la
condamnation mort de Thramne, lun des Trente, qui prnait une politique plus modre [10].
Ensuite, avec Charicls et Charmide, il limine par la force les opposants au rgime oligarchique en
faisant rgner une vritable terreur qui, souligne Karl Popper, fit plus de victimes en huit mois que
la guerre du Ploponnse en dix ans [11]. Il fit aussi, selon Philostrate, dtruire les Longs Murs qui
reliaient Athnes au port du Pire, et qui taient lun des symboles de la dmocratie commerante et
de sa force navale [12].

Mais la rsistance des dmocrates sorganisa et se renfora par lhorreur que suscitrent les
massacres. Thrasybule concentre des combattants Phyl et investit Le Pire. Au cours des combats,
Critias est tu en 403, peu avant le renversement du rgime oligarchique et le rtablissement de la
dmocratie.
Nous navons des uvres de Critias quune cinquantaine de fragments, dimportance trs ingale, en
prose et en vers. En vers, Critias avait crit essentiellement des lgies, une Constitution de
Lacdmone, plus trois tragdies : Tenns, Rhadamante, Pirithos, et un drame satirique : Sisyphe,
parfois aussi attribus Euripide.
En prose, nous avons perdu ses Prologues de discours politiques, sa Constitution des Athniens et
s a Constitution des Thessaliens, mais nous avons conserv des fragments de sa Constitution des
Lacdmoniens, qui est distincte de celle crite en vers. On a attribu aussi Critias la Constitution
des Athniens du Vieil Oligarque, mais elle ne lui appartient peut-tre pas plus qu Xnophon. Par
ces constitutions en prose, Critias semble prluder aux recherches du mme type dAristote et de son
cole. Critias crivit aussi, le premier dans le genre, pense Untersteiner [13], des Aphorismes, ainsi
que des Conversations, et un trait perdu De la nature de lamour ou des vertus.

II. Lanthropologie
La cl de la pense de Critias se trouve peut-tre dans le fragment qui a sembl, bien des
interprtes, paradoxal : Les bons le sont bien plus par exercice que par nature. [14]. On pense en
effet gnralement, en se rfrant Pindare, quun aristocrate ne pouvait que faire dpendre lart
de la nature, cest--dire de la naissance. Il nous semble au contraire que, dans ce fragment, Critias
rpond Antiphon pour qui la nature enseigne lgalit des hommes [15] : si les hommes sont gaux
par nature, ils diffrent grandement par culture. Ce qui distingue laristocrate, cest la longue et
pnible formation ducative quon lui donne et quil se donne. Cette thse oriente la pense de Critias
vers un volontarisme que va confirmer sa gnosologie. Critias trace une ligne de dmarcation nette
entre le sentir et le connatre ; pour cela il oppose la pense () qui connat et les diffrentes
instances corporelles qui sentent [16]. Pense et sensations sopposent comme lunit la
multiplicit [17]. Un autre fragment nous permet de relier le premier thme de lascse la thorie
de la pense :
Si toi-mme tu tentranes afin dtre de pense pntrante, ainsi tu subiras de leur fait le
moins de dommage. [18]

De leur fait ( ) dsigne vraisemblablement ici les sensations : ainsi par lexercice
devient plus forte et plus acre la gnm, qui est alors capable de dominer les multiples
sollicitations du sentir. Cette distinction pense-sensations nannonce pas la distinction ultrieure
me-corps parce que, pour Critias, comme nous lapprend Aristote, lme est essentiellement
puissance de sentir ; or, la sensation se produisant grce au sang, il sensuit que lme est le sang
[19]. Lme, puissance de vie, est donc indistincte du corps. Cette doctrine de lme-sang ne suffit
pas faire taxer cette anthropologie de matrialiste, puisque, au-dessus de lme et diffrente delle,
il y a, nous lavons vu, la gnm.

Untersteiner propose de relier gnm tropos (), le caractre , qui en serait la


manifestation concrte [20]. La thorie du caractre apparat alors chez Critias comme le point de
suture entre sa conception de lhomme et sa conception politique ; elle explique son idoltrie pour
Sparte et son ducation guerrire, ses coutumes, sa Constitution.

III. La pense politique


Antiphon opposait la faiblesse de la loi la force de la nature. Critias, dont nous avons vu quil
exalte leffort de la formation volontaire aux dpens de la spontanit naturelle, oppose la fragilit de
la loi que lon peut retourner en tous sens par la rhtorique au caractre qui, lorsquil existe chez
quelquun, est inbranlable. Un fragment du Pirithos laffirme en toute clart :
Un noble caractre est plus solide que la loi ;
Lui, en effet, nul orateur ne pourrait jamais le retourner,
Tandis quelle, il peut la malmener souvent,
La bouleversant de fond en comble par des discours. [21]
Il faut voir que le nomos dont il est ici question dsigne la loi dmocratique, celle qui est issue des
dbats de lAssemble et qui est vote par le peuple. Le prsent fragment possde ainsi une
dimension politique et une porte polmique ; on pense aux attaques de Socrate dont Critias suivit
lenseignement contre le gouvernement par la fve [22] : les incertitudes de la loi traduisent le
manque de caractre de la masse ployable tous sens.
Le caractre (tropos), sil ne peut appartenir la foule, est bien le propre dun individu, homme
suprieur qui se trouve au-dessus des lois et qui ds lors ne reoit sa loi que de lui-mme. A.
Battegazzore va jusqu dire que dans la bouche de Critias ces vers reprsentent lannonce ouverte
du coup dtat de 403 [23]. Est-ce dire que Critias entend que lhumanit revienne ce que lon
appellera ltat de nature ? Non pas : la loi est ncessaire la socit [24], mais cette loi est la loi
impose par laristocrate dont le caractre inflexible en garantit la stabilit.
On doit souligner enfin une dimension antisophistique de ce fragment du Pirithos ; Critias conteste
implicitement lide, chre Gorgias, de la toute-puissance de la parole : son charme incantatoire ne
peut rien contre un vrai caractre, cest--dire rien contre le vouloir clair de lhomme noble ; la
marque de lexcellence du tropos est mme de savoir lui rsister. La quincaillerie de la rhtorique
nest bonne que pour le peuple [25]
La critique de la loi se poursuit dans le fameux passage du Sisyphe o Critias analyse la ruse de la
religion inventant les dieux afin dobtenir de chaque homme son autorpression. Ce fragment tonnant
semble une rponse lanalyse antiphonienne de la valeur respective de la nature et de la loi [26].
Antiphon proclamait sans ambages la supriorit de la nature, dont les impratifs sont ncessaires,
sur la loi, dont les commandements sont conventionnels. Critias montre subtilement qu ce compte la
vie sociale ne serait pas possible, car la loi ne peut surveiller chaque citoyen chaque instant, et les

mchants alors agissent en cachette [27]. Or, il faut dompter lhybris humaine [28]. Critias
dcouvre alors que la loi est plus forte que ne limaginait Antiphon et quelle peut dompter la nature ;
un jour, en effet :
Un homme avis et sage de pense
Inventa pour les mortels la crainte des dieux. [29]
Pour lomniscience divine, lhomme est toujours nu : point de cachette possible ; tant quil craint
les dieux, le mchant retient son mfait. Certes, on ne peut encore parler dintrojection au sens
freudien du terme ; le discours mythique situe le daimn divin en quelque sorte lextrieur de
lhomme puisquil entend et voit [30], mais il y a dj, par lintermdiaire du sentiment de la peur
[31], une intriorisation de la loi qui donne lanalyse de Critias un ton trs moderne.
Cette prise de position, en apparence claire, nest pas sans poser au moins deux problmes, celui du
statut de la religion, celui de lidentit de linventeur des dieux.
Le texte de Critias est souvent cit pour illustrer les manifestations dathisme dans lAntiquit ; il
traduit bien videmment un scepticisme complet quant lexistence relle des dieux [32].
Nanmoins, on ne peut dire quil condamne sans appel la religion, ne voyant en elle, comme le fera
Marx, que lopium du peuple ; il souligne au contraire la ncessit sociale de la croyance aux dieux
et ses effets bnfiques [33]. Les dieux sont une fiction, mais une fiction utile, et par ce thme de la
fiction utile Critias anticipe directement Nietzsche. La religion est donc la fois dtrne et prne ;
servante de la politique et, mme vide de tout contenu proprement religieux, elle est indispensable.
Mais qui est linventeur des dieux ? Un sophiste sans doute, puisquil donne le plus doux des
enseignements (v. 25) et ainsi persuade (v. 41) sans rien imposer, cachant la vrit avec un
discours faux (v. 26) ; cest pourquoi on a rapproch juste titre ce passage de la doctrine de
Gorgias [34]. Mais les sophistes historiques ont-ils employ leur talent susciter ou ressusciter la
croyance aux dieux ? Protagoras en tout cas professait lagnosticisme [35] ; Prodicos, sans doute le
plus religieux des sophistes, conoit des dieux inventeurs plutt quinvents. Linventeur des dieux
utilise donc la technique sophistique, mais il est lui-mme plutt un politique, proche de lidal de
Critias puisquil possde la fameuse gnm (v. 12).
Ce texte nest donc pas du tout contradictoire ; sil semble plaider pour et contre la religion, cest
parce quil se place tour tour du point de vue du peuple et du point de vue du gouvernant, parce que
le sophiste doit persuader le peuple de lexistence du dieu, et le politique nen rien croire.
La pense de Critias nous apparat pour finir comme moins ptrie de contradictions quon ne la dit
[36]. Le parti pris aristocratique de sa pense va de pair avec lengagement pro-oligarchique de sa
vie. Certes, Critias semble professer une vision antilogique du rel quand il dclare : Chez les
mles le plus bel aspect est laspect fminin ; chez les femmes au contraire cest linverse. [37]
Mais ce fragment naffirme pas explicitement la duplicit radicale de ltre ; il suggre plutt,
daprs ce que nous savons de Critias, lide dune domination : ce qui est beau, cest lhomme
dominant les traits fminins qui sont en lui, la femme les traits masculins, de mme que sont belles la
domination des sensations par la pense et celle des bons sur les mauvais, cest--dire (daprs

Critias) des oligarques sur le peuple. Sans tension point de beaut, mais un mlange sans grce.
Pense de la contradiction certes, mais dune contradiction stabilise dans le mme sens par la
victoire dun des contraires victoire, comme le montre le fragment sur les Spartiates et les Hilotes
[38], toujours affirme par une vigilance sans faille.

Notes

[1] Voir Untersteiner, I Sofisti, t. II, p. 179.


[2] Fr. A 5.
[3] Fr. A 7.
[4] Fr. B 5.
[5] Op. cit., II, p. 180.
[6] Fr. A 1.
[7] Fr. A 10.
[8] Op. cit., II, p. 181.
[9] Fr. B 6 et B 32-37.
[10] Voir Xnophon, Hellniques, II, 3, 56.
[11] La Socit ouverte et ses ennemis, trad. fran., p. 157. Popper, n. 48, p. 251, chiffre ces
excutions prs de 1 500, soit environ 8 % du nombre total des citoyens ayant survcu la guerre
.
[12] Fr. A 1.
[13] Op. cit., II, p. 185.
[14] B 9 : .
[15] B 44, B, col. II.
[16] Aphorismes, fr. B 39 : ... ni ce qui se peroit par le corps ni ce qui se conoit par la pense.
[17] Conversations, fr. B 40 : , distinguant des sensatio
la pense .
[18] Fr. B 40.
[19] De an., A 2, 405 b 5 ; fr. A 23.
[20] I Sofisti, II, p. 204.
[21] Fr. B 22.
[22] Xnophon, Mmorables, 1, 2, 9.
[23] Op. cit., fasc. IV, p. 301, note.
[24] Cf. fr. B 25, dbut.
[25] Cf. fr. B 52.
[26] Fr. B 44 A.
[27] Fr. B 25, v. 11.
[28] Ibid., v. 7.
[29] Ibid., v. 12-13.
[30] Ibid., v. 17-18.
[31] Ibid., v. 37.
[32] On pourrait mettre en rapport lirrligion qui sen dgage avec limplication de Critias dans
laffaire de la mutilation des Herms.

[33] V. 40.
[34] J.-P. Dumont, op. cit., p. 212, n. 3.
[35] Fr. B 4.
[36] Untersteiner par exemple, I Sofisti, II, p. 208.
[37] Fr. B 48.
[38] Fr. B 37.

Conclusion
La diversit des doctrines dont nous venons de tenter la reconstruction, leur nette originalit ne nous
permettent pas de caractriser un systme de pense unique, dont le nom serait sophistique et qui
sopposerait philosophie . On ne peut scientifiquement raliser lamalgame de Protagoras et de
Gorgias, de Prodicos et de Thrasymaque, dHippias et dAntiphon pour obtenir une essence de la
sophistique, puisque les sophistes historiques se sont trs souvent opposs entre eux sur le plan
doctrinal.
Lunit du mouvement sophistique est bien plutt une unit extrieure, qui trace une sorte de
statut social : les sophistes se veulent des ducateurs et des savants qui changent leurs services
contre rmunration directe avec lutilisateur. Du point de vue de la pense, la sophistique nest
pas un genre ; peut-on ds lors encore lopposer monolithiquement la philosophie, elle-mme
aussi entendue monolithiquement ? Cette opposition globale nest au fond propre qu la
philosophie platonicienne, et valable pour elle, mais la position de Platon nest en rien celle
dun impartial historien de la philosophie.
Les sophistes doivent donc, tout comme les autres penseurs prsocratiques, tre tudis
individuellement et rintgrs dans lhistoire de la philosophie proprement dite. Bien des thses
professes par eux seront dailleurs reprises par des philosophes ultrieurs, et nous pensons avoir
montr que leur effort de pense ne nous permet pas de taxer les sophistes de purs charlatans,
fabricants et marchands dillusions [1]. On ne peut voir en eux les matres de lirrationalisme, mme
si leurs conceptions sont souvent diffrentes de celles de la philosophie platonico-aristotlicienne.
Cest sans doute grce une ide plus large et plus comprhensive de la raison que la philosophie
moderne fera sortir les sophistes de la marginalit o ils furent tenus. Aristote blme Homre davoir
dit quHector, terrass par un coup reu, gisait raisonnant autrement [2]. Aristote ne veut voir
dans lallophronen quun paraphronen, cest--dire dans la pense autre quune pense aline,
une non-pense. Mais cette conception dune raison absolue est-elle essentiellement grecque ?
Lexemple dHomre [3] semble prouver le contraire ; une pense homrique aurait tenu les
conceptions sophistiques pour une raison autre que la raison platonico-aristotlicienne, non pour une
draison ou une dmence. Antisthne pensait quon ne pouvait pas ne rien dire, mais simplement dire
autre chose que ce qui tait requis ; mme si lhellnisme des sophistes dit autre chose que celui des
philosophes postsocratiques, sa parole nest pas nant, il nest pas linquitant vagabond du non-tre
qui nous garerait bien loin de la vrit. Lhellnisme nest pas compact, bien des courants opposs
le traversent, et la conservation de certains textes, la disparition des autres ont contribu nous en
donner une vision qui privilgie exclusivement tel aspect au dtriment de tel autre. Il convient donc
de corriger nos perspectives en redonnant la parole, autant que faire se peut, aux voix qui chuchotent
au travers dcrits dsastreusement fragmentaires. Ainsi peut soprer un rquilibrage dans la
lecture de la pense grecque, rquilibrage que le patient travail de la philologie et de la philosophie
modernes rend maintenant parfois possible. Ce travail est loin dtre clos, tel point quil
napparatrait pas prsomptueux de dire : la Grce est encore loin !

Notes
[1] Cf. Platon, Sophiste, 231 d.
[2] , Mt., IV, 5, 1009 b 28 sq. Homre ne parle pas en fait dHector mais dEuryale
(Il., XXIII, 698).
[3] Suivi par Dmocrite ; cf. Aristote, De Anima, I, 2, 404 a 29.

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