Anthologie Baudelaire
Anthologie Baudelaire
Anthologie Baudelaire
La destruction
Sans cesse mes cts s'agite le Dmon ;
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l'avale et le sens qui brle mon poumon
Et l'emplit d'un dsir ternel et coupable.
Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,
La forme de la plus sduisante des femmes,
Et, sous de spcieux prtextes de cafard,
Accoutume ma lvre des philtres infmes.
Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et bris de fatigue, au milieu
Des plaines de l'Ennui, profondes et dsertes,
Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vtements souills, des blessures ouvertes,
Et l'appareil sanglant de la Destruction !
L'ennemi
Ma jeunesse ne fut qu'un tnbreux orage,
Travers et l par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voil que j'ai touch l'automne des ides,
Et qu'il faut employer la pelle et les rteaux
Pour rassembler neuf les terres inondes,
O l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rve
Trouveront dans ce sol lav comme une grve
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur ?
- O douleur ! douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cur
Du sang que nous perdons crot et se fortifie !
L'Hautontimoroumnos
J.G.F.
Le Confiteor de l'Artiste
Que les fins de journes dautomne sont pntrantes ! Ah !
pntrantes jusqu la douleur ! car il est de certaines sensations
dlicieuses dont le vague nexclut pas lintensit ; et il nest pas de
pointe
plus
acre
que
celle
de
lInfini.
Grand dlice que celui de noyer son regard dans limmensit du ciel
et de la mer ! Solitude, silence, incomparable chastet de lazur !
une petite voile frissonnante lhorizon, et qui par sa petitesse et
son isolement imite mon irrmdiable existence, mlodie monotone
de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par
elles (car dans la grandeur de la rverie, le moi se perd vite !) ;
elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans
arguties,
sans
syllogismes,
sans
dductions.
Toutefois, ces penses, quelles sortent de moi ou slancent des
choses, deviennent bientt trop intenses. Lnergie dans la volupt
cre un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne
donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.
Et maintenant la profondeur du ciel me consterne ; sa limpidit
mexaspre. Linsensibilit de la mer, limmuabilit du spectacle me
rvoltent Ah ! faut-il ternellement souffrir, ou fuir ternellement
le beau ? Nature, enchanteresse sans piti, rivale toujours
victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes dsirs et mon orgueil !
Ltude du beau est un duel o lartiste crie de frayeur avant dtre
vaincu.
Le tir et le cimetire
la vue du cimetire, Estaminet. Singulire enseigne, se
dit notre promeneur, mais bien faite pour donner soif ! coup sr,
le matre de ce cabaret sait apprcier Horace et les potes lves
dpicure. Peut-tre mme connat-il le raffinement profond des
anciens gyptiens, pour qui il ny avait pas de bon festin sans
squelette, ou sans un emblme quelconque de la brivet de la vie
.
Et il entra, but un verre de bire en face des tombes, et fuma
lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce
cimetire, dont lherbe tait si haute et si invitante, et o rgnait
un si riche soleil.
En effet, la lumire et la chaleur y faisaient rage, et lon et dit que
le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs
magnifiques engraisses par la destruction. Un immense bruissement
de vie remplissait lair, la vie des infiniment petits, coup
intervalles rguliers par la crpitation des coups de feu dun tir
voisin, qui clataient comme lexplosion des bouchons de
champagne dans le bourdonnement dune symphonie en sourdine.
Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans latmosphre
des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous
la tombe o il stait assis. Et cette voix disait : Maudites soient
vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si
peu des dfunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos
ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez
tudier lart de tuer auprs du sanctuaire de la Mort ! Si vous saviez
comme le prix est facile gagner, comme le but est facile toucher,
et combien tout est nant, except la Mort, vous ne vous fatigueriez
pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le
sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le
seul
vrai
but
de
la
dtestable
vie
!