La Joie Des Âmes
La Joie Des Âmes
La Joie Des Âmes
Suivi de
SOMMAIRE
TRANSCRIPTION UTILISE
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Syllabes longues : , , et .
Aprs La Plume, la Voix et le Plectre, paru en 2008 aux ditions Barzakh Alger,
nous poursuivons notre priple potico-musical avec ce deuxime ouvrage sur le
thme des Fleurs et Jardins dans la posie andalouse chante. L'importance de ce
sujet dans les azdjl appartenant la Nawba maghrbo-andalouse est telle que
nous avons eu la curiosit d'aller visiter l'univers potique floral prsent dans ces
pomes.
Nous reprenons dans ce livre, en l'enrichissant, la formule adopte dans le
prcdent ouvrage :
1. Une tude approfondie du thme choisi qui offrira quelques cls de lecture d'une
posie souvent mal comprise.
2. Une traduction en franais des pomes appartenant au thme floral. Nous
donnons une large place ce volet avec plus de cinquante pices dans leurs
versions compltes et intgralement traduites. Ainsi cet ouvrage est de tous les
recueils de chansons andalouses celui qui runit le plus grand nombre de pices
traduites. Un index des termes dorigine arabe et leurs dfinitions se trouve la fin
de ce texte.
4. Des photographies ralises par Saadane Benbabaali au cours de ses nombreux
voyages en Andalousie et appartenant sa collection personnelle. Elles permettent
dillustrer et de donner voir la beaut des jardins andalous.
3. Un CD-audio live d'un concert donn par Beihdja Rahal l'Institut du Monde
Arabe Paris en Fvrier 2010.
4. En bonus, un DVD de prs de 40 minutes du concert du 5 Fvrier 2010.
Nous esprons que le lecteur trouvera dans ce livre la joie de l'me que prdit le
titre que nous avons choisi. Nous esprons surtout avoir men bien notre mission
de transmetteurs d'un pan important de la culture maghrbo-andalouse qui est
un hritage commun au Maghreb et l'Europe.
Remerciements :
Je remercie dabord Beihdja Rahal qui a accept de poursuivre avec moi cette
aventure musico-littraire et davoir uvr avec dtermination sa ralisation. Un
grand merci mes amis Nadji, Mokrane, Noureddine et Hocine, les musiciens
inspirs de lEnsemble Beihdja Rahal, qui ont donn ce livre une dimension
musicale de haut niveau.
Nous remercions vivement M. Wahid Bouabdellah, Prsident directeur gnral d'Air
Algrie qui a cru en notre projet et l'a soutenu ainsi que M. Ahmed Boucenna,
Prsident directeur gnral de l'ANEP qui a accept notre proposition et contribu
sa ralisation. Nos remerciements vont galement Amel Meddour pour les
photos de Beihdja Rahal.
Ce texte doit beaucoup tous ceux qui m'ont encourag le raliser par l'intrt
qu'ils ont port au sujet trait. Je n'oublierai pas non plus mes enfants Samy, Yanis
et leur maman ainsi que mon collgue Mostefa Harkat qui ont lu le texte en franais
et m'ont permis d'en amliorer tant la forme que le contenu.
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Enfin, ce livre n'aurait pas vu le jour sans le soutien quotidien et la patience de mon
pouse Fatiha durant les longs mois de conception et d'criture qui ont prcd sa
parution. Quelle trouve ici lexpression de ma profonde reconnaissance.
PRAMBULE
Les potes et musiciens qui se sont succd depuis le 9e sicle en terre dal-Andalus et au Maghreb nous
ont lgu un fabuleux trsor : des centaines de muwashshaht et azdjl (1) et de trs belles mlodies
appartenant au systme des nawbt. Ce prcieux hritage constitue ce quon appelle dsormais le
rpertoire maghrbo-andalou . Malgr les vicissitudes du temps et les limites de la mmoire des
transmetteurs, ce prcieux rpertoire est aujourdhui en grande partie sauv de loubli.
En effet, des artistes de plus en plus nombreux linterprtent et lenregistrent, des Associations dans toutes
les grandes villes du Maghreb et dEurope lenseignent et des musicologues et des poticiens ltudient.
Les Hritiers de Ziryab, chacun avec sa personnalit et ses particularits, participent au sauvetage et
la mise en valeur de cette richesse. Ils redonnent la musique maghrbo-andalouse et la posie qui est
chante dans ses nawbt la place qui est la leur dans le patrimoine culturel mondial.
Il faut reconnatre que si cet hritage ancestral millnaire a t sauv de loubli, son tude, tant potique
que stylistique, en est encore ses dbuts. Jusquici la priorit a t accorde, juste titre, la
prservation de ce que la mmoire des gnrations prcdentes nous a transmis. Laccueil chaleureux qui
a t rserv notre premier ouvrage (2), dont la 1re dition est puise, nous a encourag poursuivre
notre recherche dans le domaine thmatique. Nous avons choisi dtudier le rapport la nature dans les
pomes andalous chants. Al-Andalus fut - rellement ou de faon mythique un paradis terrestre que les
potes ont magnifi dans les uvres qui nous sont parvenues.
Malgr le ton souvent grave et laustrit qui caractrisent certaines interprtations (3) de ce rpertoire
musical, cest la joie de vivre qui domine dans les azdjl chants. Dans ces pomes, on ne parle ni de la
guerre ni de la mort. Ces sujets ont fini par tre dfinitivement abandonns la posie de facture classique
dont les auteurs assument la tche dvoquer tous les dsagrments de la vie sociale et les moments
pnibles de lhistoire dal-Andalus. Quand le washshh et le zadjdjl traite de la souffrance, ils la
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prsentent comme une preuve valorisante qui ennoblit lamant et llve parfois au rang de martyr de
lamour . Dans ces pomes, les hommes et les femmes qui sont en qute damour vivent dans une sorte
de printemps ternel parmi les fleurs et les plantes odorantes. Cest cet univers potique que nous voulons
explorer et dont nous voulons montrer la particularit et la beaut.
Cependant, une prcision simpose : ce livre nest ni un prcis de botanique, ni un essai sur le mtier de
jardinier. Cest avant tout le travail dun poticien qui tente de saisir le fonctionnement dun thme
particulier dans la posie strophique andalouse appele muwashshah et zadjal. Il est vrai que le botaniste,
le jardinier et le poticien peuvent occasionnellement travailler sur le mme sujet : les jardins et les fleurs.
Mais leurs activits sont totalement diffrentes. Le premier sintresse aux fleurs en tant qu'espces
vgtales et en tudie laspect "scientifique", le jardinier, quant lui, connat les gestes et les techniques
qui permettent de cultiver de belles espces de fleurs ou de plantes et den amliorer certains aspects. Le
poticien, quant lui, nest pas oblig de connatre la botanique ni le jardinage. Il parle des fleurs et des
jardins en tant que mots, images et mtaphores dans les pomes. Mais ceci ne lempche pas, bien
sr, de reconnatre les diffrentes varits de roses et de savoir les admirer pour leurs couleurs et leurs
senteurs.
De notre point de vue, lappellation de djannn (jardinier ou botaniste) ne convient pas tout fait aux
potes qui ont crit sur les jardins, les fleurs et les phnomnes de la nature. Quelles que soient leurs
connaissances dans le domaine floral ou en arboriculture, ce sont avant tout des potes crateurs
dimages. Quand ils parlent des arbres et des fleurs, ce nest point pour les dcrire comme des objets tels
que les saisit le regard du commun des mortels. Leurs pomes transfigurent les roses et les amandiers
ainsi que les parfums printaniers en leur assignant une fonction potique. Cest ainsi que lon doit peuttre comprendre ces vers dal-Sanawbar (4) lorsquil affirme que :
Celui qui respire le jasmin du printemps dit :
Ni le musc nest musc ni le camphre nest camphre en ralit.
Le pote est celui qui a accs un autre monde, il est celui qui, tournant le dos au rel tel quil
apparat, accde au rel tel quil est. Cest ce que proclame le pote Roland Gaspar (5) quand il affirme
que :
Le rel total , le seul rel vritable, nest accessible qu lintuition potique
(les grands philosophes, les grands mystiques et quelques grands scientifiques
sont des potes), qui par une approche sans cesse renouvele, par des chemins si
diffrents, jette, dans ses meilleurs moments, une lumire instantane,
inexplicable sur ce qui na pas de visage
La question qui nous proccupe nest pas de savoir si les potes andalous avaient une connaissance
scientifique de la flore du pays o ils avaient vcu. Cest un sujet qui peut intresser les historiens ou les
sociologues. Notre but est de comprendre comment des magiciens du verbe se sont saisis des couleurs
des fleurs pour crer une esthtique littraire florale.
Chaque aspect de la nature devenant mtaphore du sentiment intrieur : la
douceur triste de la lumire, la fltrissure des fleurs, le froid hivernal constituent
les images d'un paysage moral et affectif. La description de la nature prend un tour
psychologique. (6)
Nous cherchons montrer comment des potes andalous et maghrbins ont su nous rvler avec
simplicit et dlicatesse, la ralit esthtique que lon peut percevoir derrire lapparence dune rose
ou dun jasmin. Leur posie se distingue par la place primordiale accorde aux jardins dans lesquels ils
ont situ les scnes bachiques et amoureuses qui constituent leurs thmes favoris. Il demeure nanmoins
que, longtemps avant eux, tant dautres potes arabes (shuar) avaient aussi chant la nature avec ses
arbres et ses fleurs. Afin de renouer le fil invisible - et pourtant si solide - qui relie la posie orientale sa
jumelle de lOccident musulman, nous allons remonter le fleuve jusqu sa source.
Sans nous attarder sur la posie florale depuis les origines, nous essayerons den donner les principaux
jalons. Le voyage que nous proposons aux lecteurs ne comporte que des tapes agrables parmi une flore
odorante dans des lieux de plaisir lumineux et colors. Et notre priple commence avec Labd un barde
du dsert (7). Sa clbre muallaqa (afati ad-diyyru) comporte un superbe tableau o les pluies
orageuses apportent fracheur et vie nouvelle la terre brle du dsert. Les torrents imptueux rvlent
nos regards mduss les vestiges autrefois enfouis sous la poussire comme les mots du pote qui
redonnent vie ce qui a t oubli :
Les constellations printanires ont vers
Sur ces campagnes dsertes leurs roses fcondes
Et les nues orageuses de lt
Les ont inondes de leurs torrents
Ou rafrachies de leurs douces ondes ()
L, la roquette sauvage se couvre
De rameaux longs et vigoureux ()
Les torrents, entranant la poussire
Qui couvrait les traces de ces demeures abandonnes,
Les ont rendues la lumire ;
Ainsi la plume dun crivain
Renouvelle les traits des caractres
Que le temps avait effacs.
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LA POESIE DE LA NATURE
I. Premier jardin :
Du dsert dArabie aux jardins dAndalousie (8)
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Cette divergence est sans doute due aussi au fait que ces critiques appartenaient des priodes historiques
diffrentes. Les genres littraires ne constituant pas une ralit fige, stable et dfinitive, certains dentre
eux se dveloppent alors que dautres disparaissent. Ils laissent alors la place de nouveaux genres qui
naissent du fait dune nouvelle situation conomique et sociale. Mme si une tude complte de la posie
classique arabe fait encore dfaut, nous en connaissons la principale tendance : celle qui a men des
compositions multi-thmatiques des pomes consacrs un thme unique.
Ainsi la khamriyya (pome voquant le vin et livresse) tait lorigine rduite un simple nonc
insr dans les clbres pomes prislamiques que l'on dsigne sous le nom de Muallaqt. L'auteur
consacrait quelques vers seulement au thme du vin et de l'ivresse dans une longue composition o divers
sujets taient traits comme nous lvoquions plus haut (12). La posie bachique n'atteindra sa pleine
maturit qu'avec Ab Nuws. Ce pote lui donnera ses lettres de noblesses et une signification
existentielle qui ne se rduit pas au simple plaisir de boire, selon lexpression de J. E. Bencheikh.
Une analyse globale et approfondie de la posie florale (rawdiyya) consacre aux fleurs, aux jardins et au
printemps reste encore faire. Les tudes qui auraient permis de dterminer limportance et de prciser
lvolution de ce genre de posie (13) font encore cruellement dfaut. Cependant, grce aux lments
dont nous disposons dj, nous savons que le genre floral a connu un dveloppement naturel lors du
passage de la socit bdouine limite des Arabes de la Djahiliyya celle dun vaste empire o la vie
citadine a pris une place trs importante.
la suite des conqutes et du contact avec lancienne Perse qui avait de grandes traditions dans le
domaine, et la dcouverte de sa civilisation millnaire on assistera la naissance dun genre autonome
consacr principalement aux fleurs et aux jardins. Les pomes traitant de ces thmes prendront alors les
noms de rawdiyyt (pomes campagnards), nawriyyt, zahriyyt (pomes floraux), ou rabiyyt (pomes
sur le printemps).
Ds lpoque prislamique, les potes de la cour dal-Hra (14) dvelopprent une posie citadine qui
donna une place, certes limite, mais perceptible aux thmes floraux. Cependant le genre natteindra pas
le statut dautonomie avant la fin du deuxime sicle de l'Hgire (8e sicle ap. JC) durant "lge dor" de
la dynastie abbaside. Au dbut, les potes se contentent de perptuer la tradition des Anciens consistant
voquer la dcoration florale dans des scnes bachiques se droulant souvent lintrieur des tavernes.
Il faudra attendre Ab Nuws pour que la nature vienne occuper une place plus marque dans les pomes
bachiques. Mme si Ab al-Hindi (15) peut tre considr comme le prcurseur dans le domaine, le
vritable crateur de la khamriyya en tant que genre autonome reste Abu Nuws.
La description des jardins o se tiennent les banquets donnera loccasion ce pote hors du commun
dvoquer un certain nombre de fleurs dans ses compositions sur le vin. La nature et les fleurs ont surtout
pour fonction de valoriser les jardins qui se sont dvelopps dans les nouveaux centres urbains et
dironiser sur la vie fruste dans le milieu dsertique et hostile de lancienne posie. Au thme des pleurs
sur les atll (vestiges des campements abandonns par la bien-aime) va se substituer celui de la joie de
livresse dans un dcor urbain :
Accours, car les jardins de Karkh sont lgants
Pour te charmer
12
Crateur :
Cest un jardin
Remerciant le Protecteur de Ses bienfaits
Louant le Ciel
Avec une brise pntrant les mes
Comme les mes sinsinuent dans les corps.
Mais c'est un pote syrien de la cour hamdanide de Sayf ad-Dawla Alep qui a donn la place la plus
large lvocation des paysages, des plantes et des fleurs. Mme sil eut comme prdcesseur le clbre
Ibn al-Rm, le premier grand pote de la nature dans laire arabophone reste Ab Bakr al-Sanawbari
(mort vers 334/945) (22). Il est considr comme le reprsentant principal et mme le crateur de ce
genre, par limportance qualitative des nawriyyt dans son Anthologie (Dwn). Avant lui, la posie
florale entrait dans le cadre du wasf, la description insre dans la qasda multithmatique et ne constituait
pas encore un genre autonome.
Ayant vcu durant la mme priode qual-Mutanabb, mme sil fut son an de quelques annes, alSanawbar apparat toutefois comme un pote mineur dans les autres genres de posie comme le
souligne Gaston Wiet (23). Son Dwn (24), contient des pangyriques, des pomes damour, des pomes
cyngtiques (sur la chasse), des thrnes, etc Mais cest le rle exceptionnel quil a jou comme
chantre de la nature qui lui a sans doute permis dchapper loubli. Cest lui qui donna vraiment ce
genre sa pleine identit. Malheureusement, une grande partie de son uvre a t perdue. Cependant son
Dwn comporte toutefois 40 pomes appartenant aux rabiyyt, zahriyyt, rawdiyyt et mme
thaldjiyyt (pomes sur la neige).
Al-Sanawbari chante dans ses pomes les villes de Raqqa et dAlep et les jardins fleuris de Damas,
lancienne capitale omeyyade. La posie florale prend avec lui une dimension tout fait nouvelle.
Ce serait donc dans la littrature arabe le premier pote qui se soit rendu clbre
par son amour des joies de la nature, trouvant dailleurs des accents nouveaux par
rapport ses devanciers de lAntislam.(25)
Les pomes floraux dal-Sanawbar ne sont aucunement un artifice littraire ; ils sont composs pour
tre lus dans des occasions comme les assembles de plaisir qui se tenaient en pleine nature (26). Cest un
pote unique dans son genre pour dcrire les fleurs et les scintillements des lumires, pour peindre le ciel,
la lumire et latmosphre. Parmi les joyaux de la posie florale qual-Sanawbari nous a laisss, on cite
souvent lextrait suivant :
Lternit nest quun printemps illumin,
Lorsquarrive le printemps, tinondent fleurs et lumire,
Rubis devient la terre, perle est latmosphre,
Turquoise est lherbe, et leau devient cristalline.
En lui, les roses sont harmonieusement disposes
En bonne compagnie et les girofles parpilles.
Celui qui respire le jasmin du printemps dit :
Ni le musc nest musc ni le camphre nest camphre en ralit .
Dans laire musulmane persane on ne trouve pas dexemples donner sur la posie florale avant al14
Sanawbar. Cest pour cette raison quil apparat paradoxalement comme linspirateur dun grand pote
persan, Ab Nadjm Ahmad (27), qui simposa comme " Le peintre de la Nature ". Il est lauteur dun
clbre hymne au printemps, lors de Nawrz (28), la fte traditionnelle persane. Son pome fait penser au
style d'al-Sanawbar et constitue un cho fidle bien des azdjl floraux andalous que nous prsenterons
plus loin :
Norouz vint,
Ds laube Joie !
Du nuage noir sur lherbe parfume,
Lhiver meurt et le printemps renat,
Et le monde devient berceau de paix.
Les roses sattifrent,
Les haies se coiffrent,
Et sur les cimes du platane,
Les grives formrent orchestre.
Fleurissant dans les haies,
Les coquelicots,
Et, ornant les fleurs,
La rose.
Sur le chef des coquelicots,
Un voile de musc,
Et sur la face des fleurs,
Un manteau de perles.
Les petites tourterelles apprirent jouer de la flte,
Et, de part et dautre du ruisseau,
Les peupliers se firent coudre de nouveaux habits.
Et les amoureux perdirent me et cur
Nous dchirmes nos curs du chagrin de lamour() (29)
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Les posies de lOrient ont retenu si longtemps notre attention quelles ont cess
de nous attirer et de nous sduire de leurs joyaux. Dailleurs nous pouvons nous
en passer, car il nest pas ncessaire davoir recours elles quand les Andalous
possdent des morceaux de prose tonnants et des pomes dune beaut
originaleLes Orientaux, malgr le soin quils ont apport composer des vers,
crire leur histoire, servis quils taient par la longue priode pendant laquelle ils
ont parl larabe, narrivent pas trouver dans leurs uvres des comparaisons
(tashbht) relatives aux descriptions que je relve dans les compositions de mes
compatriotes (ahl balad)
LAnthologie dal-Himyar comporte des morceaux, pour la plupart en vers, dont les thmes sont le
printemps, les fleurs et les jardins. Ils ont tous t composs par des lettrs de Sville. Louvrage qui a t
conserv est assez important et laisse imaginer ce quaurait pu tre une Anthologie qui aurait recueilli
tous les pomes floraux dans lEspagne entire.
Parmi les compositions recueillies par al-Himayr, nous avons choisi quelques exemples afin de donner
une ide du gnie andalou dans ce domaine. La technique de personnification de la nature, que nous
avions voque prcdemment propos dIbn al-Rm, est souvent utilise par ces potes. Mais ce qui
distingue ces derniers, cest lambiance joyeuse et festive qui habite leurs pomes comme celle que l'on
constate dans cet extrait qui appartient Ab Ayyb ibn al-Battl. Ce dernier tresse des mtaphores
subtiles qui animent dune vie intense les arbres et leurs branches, les fleurs et les insectes du jardin. Dans
cet univers miniature, en tat deffervescence, tous les lments sont pris dune ivresse juvnile et
exhibent leur beaut sductrice. On a rarement uni avec autant de bonheur la nature, lamour et livresse
que dans ces vers :
La terre nous apparut dans toute sa fiert,
Drape dans ses splendides habits
Ses fleurs taient des coupes
Que tenaient les doigts des buveurs;
Ses branches taient des bras
Auxquelles servaient boire dautres branches;
Les insectes, bahis par la beaut des fleurs,
Fredonnaient dans une suprme extase ;
Et quand le vent du sud soufflait, elles sembrassaient
Comme des jeunes filles changeant des baisers;
Et la rose qui brillait dans leurs corolles
tait comme des larmes verses
Par des amis lors de la sparation.(32)
LAnthologie dal-Himyar comporte parfois des pices uniques comme cet extrait o un homme de
religion (faqh) Ab al-Hasan Ibn Al dcrit une varit de narcisse nomme al-nardjis al-kabr (33).
Selon H. Prs, il sagit du narcisse porillon qui nest dcrit que par ce seul pote :
Il a une coupe (kas) dont le fond est troit, mais svase vers le haut
Et quil montre pour tre admir
Cest un bouquet de parfums lorsque lon flaire sa fleur
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son art quil nous a lgue. De plus, issu dun milieu ais, nayant besoin de flatter aucun mcne, il fut
pote par amour de la posie. Ibn Khafdja s'est distingu par la description des paysages, des fleuves et
des jardins de sa rgion natale qu'il considrait comme la fleur d'al-Andalus.
Chez lui lvocation dun paysage est un jeu potique raffin o ont t composs des bouquets dimages
vivantes comme dans cet extrait du pome qui commence par :
Huththa l-mudmata fa-n-nasmu allu(38)
Quon apporte du vin ! Car la brise est l, si odorante !
Les fleurs, leur veil, sont des yeux en larmes
Et leau coule souriante, scintillant comme un sabre poli ;
Sous leffet de livresse, les flancs de larak (39) ploient,
Et ses rameaux murmurent et chantent ()
Savourant les bienfaits (de la pluie), le jardin frmit sous son manteau
Et, sous la caresse du vent dEst, titube divresse.
Cet extrait est assez reprsentatif de la posie dite florale : il contient les thmes essentiels qui la
dfinissent et prsentent les figures de style les plus courants dans ce domaine. Le lecteur y trouve
associes livresse humaine et celle - imagine - de la nature comme est associe limage au miroir qui la
reflte. Le vin que rclame le locuteur au lever du jour, au dbut du pome, trouve son quivalent dans la
pluie bienfaisante qui arrose les parterres et "enivre" arbres et plantes. Quant "aux parfums de la brise et
la caresse du " Vent dEst ", ils suggrent avec une grande discrtion un rotisme raffin.
Le pote offre ses lecteurs un double plaisir : celui qui relve de la beaut des mots et celui de l
rotisme quil suggre limagination du lecteur. La posie florale, comme nous le verrons plus loin, vise
rarement dpeindre un paysage naturel pour lui-mme. Elle unit, comme dans une tresse, le corps de la
bien-aime et les multiples facettes que prsentent les fleurs et les jardins. Ibn Khafdja nous en donne
encore une fois la preuve dans ces vers magnifiques :
Wa kimmatin hadara s-sabhu qina-h
----------------------------Vers 1
----------------------------Vers 2
----------------------------Vers 3
----------------------------Vers 4
----------------------------Vers 5
----------------------------Vers 6
----------------------------Vers 7
----------------------------Vers 8
Sur le plan smantique, la tradition consiste donner chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit se
suffire lui-mme et porter un sens complet mme sil participe avec ce qui le prcde et/ou le suit une
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La strophe reprsente ici (qui n'est qu'un exemple de combinaison possible) comprend deux parties: un
ghusn ( reprsent par les 3 premires lignes ) et un qufl (reprsent par les 2 dernires lignes). Le ghusn a
des rimes en AB AB AB et le qufl des rimes en CD CD. Un muwashshah ou un zadjal peuvent
comprendre plusieurs strophes (de cinq plus de dix). Et c'est le dernier qufl de la dernire strophe
(appel khardja) qui comporte parfois un mlange d'arabe et d'espagnol ou de langue populaire.
Les muwashshaht et azdjl ont dabord t ignors par les tenants de la posie traditionnelle qui ont
refus den faire tat dans leurs recueils et leurs Anthologies potiques. On considrait comme un
sacrilge non seulement de remettre en question les anciennes rgles de la qasda concernant la structure
du pome, mais aussi doser introduire une langue non-arabe dans ce genre de posie. Car si les
washshhn composaient leurs pomes en arabe classique (fusha), ils avaient introduit une innovation
importante dans la dernire strophe. En effet, certaines muwashshaht se terminent par une pointe finale
appele khardja utilisant soit larabe parl andalou, soit un mlange darabe et de romance (espagnol
ancien). Pour les gardiens de la puret du langage potique, toujours sous linfluence de lOrient, une telle
hrsie tait inacceptable.
Cette posie strophique qui a boulevers les rgles anciennes de l'unit du mtre et de la rime finit par
simposer comme forme d'expression typiquement andalouse. Elle devint un genre trs cultiv non
seulement par les potes dorigine populaire qui furent ses premiers adeptes, mais mme dans les milieux
aristocratiques. lpoque nasride, le souverain Ab al-Hajjj Ysuf (1408-1417) lui-mme composa des
muwashshaht sans parler du rle dun personnage hors du commun : Lisn al-Dn Ibn al-Khatb (Loja
21
1313- Fs 1374). Ce dernier est dabord connu pour son fameux Djaysh al-tawshh grce auquel nous
sont parvenues des dizaines de muwashshaht qui nexistent dans aucune autre source connue. Cet
ouvrage fut crit dans la deuxime moiti du 8 e/14e sicle, par souci de sauver de loubli ou de la
disparition un patrimoine inestimable (42). Il constitue le recueil le plus important de muwashshaht
connu ce jour aprs Uddat al-Djals dIbn Bushr. (43)
Hormis son statut de ministre et de conseiller du sultan Mohammed V, Ibn al-Khatb fut aussi un grand
pote. Il est connu dans tout le monde arabe pour avoir compos un pome devenu trs clbre qui
commence par cette prire mouvante et pleine de nostalgie :
Djda-ka al-ghaythu idh al-ghaythu ham
y zamna al-wasli bi-l-Andalusi
lam yakun waslu-ki ill hulum
f-l-kar aw khulsati l-mukhtalisi
temps de nos amours en terre dal-Andalus
Que la pluie qui tombe te soit bnfique ;
Nos amours de jadis ne sont plus quun rve vanescent,
phmre comme linstant que lon ravit furtivement.
Dans ce pome, la nature magnifie par Ibn al-Khatb nest pas seulement un lment dcoratif. Lauteur
la personnifie et en fait un tmoin complice qui participe la joie des amants. La troisime strophe de sa
longue muwashshaha donne voir une petite scne trs banale des couples damants dans un jardin
parsem de roses o coule un ruisseau- mais quIbn al-Khatb anime avec humour et dlicatesse :
fa-idh al-mu tandj wa-l-has
Alors que leau du ruisseau conversait en toute intimit avec les galets
Chaque amant se retira avec sa bien-aime
Tu verrais alors comment les roses, mcontentes et jalouses,
Se couvraient comme elles pouvaient pour cacher leur dpit ;
Et le myrte, comprhensif, intelligent et raffin
Prtait son oreille si fine aux confidences des amoureux
Ce pome appartient la priode o lart du tawshh se pratiquait en Espagne musulmane avant quil ne
franchisse le Dtroit de Gibraltar la conqute non seulement du Maghreb mais aussi de lOrient. De
cette poque originelle nous sont parvenues prs de six cents compositions dont les auteurs sont connus
pour la plupart. Ce qui nest pas le cas pour les pomes chants dans la tradition andalou-maghrbine qui
sont presque tous anonymes.
Nous projetons de consacrer prochainement une tude permettant de situer les pomes chants dans les
coles andalouses maghrbines tant sur le plan historique que gographique. En attendant, nous
prsentons dans cet ouvrage une tude comparative des pomes strophiques andalous et maghrbins du
point de vue de la forme et du contenu thmatique.
Un examen attentif permet de constater une grande diffrence entre les uvres des potes primitifs
andalous et ceux qui semblent dater dune poque plus rcente et pourraient appartenir des auteurs
22
maghrbins ou immigrs andalous installs au Maghreb. Ces dernires nous sont parvenues sous forme de
strophes isoles sur lesquelles plane un grand mystre. Nous ne savons pas si ces pices sont dorigine
limites une seule strophe ou si elles constituent des extraits parpills de pomes plus longs.
Ce qui est sr, cest que les chanteurs qui utilisent ces pomes dans la tradition musicale andaloumaghrbine ont des besoins diffrents selon la partie de la nawba quils interprtent. En effet, si une
seule strophe suffit dans les mouvements lents comme le msaddar, btayh et le dardj il faut parfois deux
ou trois strophes dans les mouvement plus rapides comme linsirf et le khls. Ce genre de posie se
serait-il adapt au rpertoire musical dans lequel il est chant ? Les potes composaient-ils leurs
chansons en fonction des besoins des munshidn (chanteurs solistes) ? Ou est-ce que les strophes
uniques chantes ont appartenu un mme pome avant davoir t spares pour les besoins spcifiques
du chant ? Une analyse thmatique et mtrique qui permettrait de retrouver la structure originelle de
certains dentre eux reste encore faire.
2. Fleurs et jardins dans le rpertoire chant
Comme notre analyse porte sur la posie florale appele rawdiyya et nawriyya appartenant au rpertoire
chant au Maghreb, nous avons tudi lensemble des textes chants dans les diffrentes coles musicales
dites andalouses. Nous avons accord une attention particulire aux pomes chants en Algrie, mais
nous avons galement consult les textes appartenant au rpertoire marocain.
Parmi les ouvrages de rfrence dans ce domaine, nous nous sommes servis dabord de linestimable
document quest lAnthologie intitule Al-muwashshaht wa-l-azdjl, de lInstitut National Algrien de
Musique (44). Nous avons ensuite consult les recueils publis par A. Serri, K. Darsoun et M. Hadj
Slimane afin de comparer les diffrentes versions chantes dans les trois principales coles algriennes
(45). Enfin, nous avons parcouru le livret constitu par le regrett cheikh Abdelkrim Ras sous le titre :
Min wahyi al-rabb (46). De ce fait notre analyse concerne la quasi-totalit du patrimoine potique
chant au Maghreb dans les diffrentes coles, soit prs de 600 chansons.
Nous avons examin la manire dont les auteurs de ces muwashshaht et azdjl ont trait le sujet qui nous
proccupe. Nous nous sommes intresss la manire dont procdaient leurs auteurs pour peindre la
nature. Nous avons aussi tent de savoir le rle que jouent les fleurs et les jardins dans des pices
appartenant souvent au genre amoureux et bachique.
Pour cela, nous avons dabord recens systmatiquement tous les passages voquant les fleurs et les
jardins. partir des extraits ainsi slectionns, nous avons dress un tableau assez exhaustif des
expressions utilises traitant des thmes floraux. Nous avons trouv plus de cent pomes comportant des
expressions lies lvocation des fleurs et des jardins. Il sagit du 1/5 e de lensemble du corpus des
pomes du rpertoire chant.(47)
Voici les premires observations que nous pouvons faire :
1. Il apparat dabord que ces expressions peuvent tre classes selon deux catgories nettement
distinctes :
o La premire regroupe les expressions florales utilises pour voquer certaines parties du corps de
la femme : les joues, les lvres, les dents, le cou, la poitrine et la taille essentiellement. Dans cette
catgorie, la femme apparat comme un jardin rassemblant toutes varits de fleurs.
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o La seconde est celle o les fleurs et les jardins sont personnifis. Ils se prsentent comme de jolies
femmes exhibant leurs charmes. Les potes les ont aussi anims de mouvements et dots de
comportements qui accentuent leur fminit : les jardins se pavanent, se balancent et talent de
superbes parures. Des oiseaux prennent la parole et chantent la fois pour distraire les
promeneurs amoureux et prodiguer de sages conseils aux protagonistes de la scne dcrite.
2. Mme si tous les pomes analyss appartiennent aux genres dnomms rawdiyyt et nawriyyt ou
zuhriyyt, deux observations peuvent cependant tre dj faites :
o Les auteurs de ces pomes consacrs la nature parlent galement damour et divresse et
inscrivent ainsi leurs oeuvres dans les genres amoureux (ghazal) et bachique (khamriyya). La
diffrence entre les diffrentes compositions rside surtout dans les images cres et la manire de
combiner les trois principaux thmes voqus: la nature, l'amour et l'ivresse.
o En outre, les auteurs de ce genre de posie, malgr des diffrences dinspiration, appartiennent
tous au mme univers potique. Mme si les potes manifestent leur originalit par des trouvailles
personnelles, ils le font dans un cadre qui semble bien dtermin. Ceci montre que pour faire partie
dun univers potique, il faut respecter ses rgles fondamentales et se conformer des conventions
collectivement adoptes. Celles-ci concernent aussi bien le lexique (al-mudjam) que la thmatique
ou la vision des rapports mis en scne entre les amants et la nature.(48)
Ce sont ces aspects particuliers que nous nous proposons danalyser dans cet essai. Le but tant de mettre
en valeur ces textes que lon chante souvent sans en saisir toute la beaut. Celle-ci rside aussi bien dans
des formulations souvent mal comprises (48) que dans lapparente simplicit qui pousse les spcialistes
de la posie considrer ces textes comme des pomes mineurs. Or nous savons que les plus belles
compositions ne sont pas forcment les plus complexes ni les plus obscures, exception faite peut-tre, des
Muallaqt ou de certains pomes de Mallarm. Nous aurons loccasion de prsenter nos lecteurs des
pomes dune simplicit droutante et qui nen sont pas moins de vritables joyaux de la posie arabe.
Pour ne pas scarter du but ultime atteindre (la ville dAlep et son protecteur Sayf al-Dawla), AlMutanabbi proclamait :
L aqamn al maknin wa in tba
Nous ne mettrons pas fin notre marche mme si le lieu est excellent (...)
Chaque fois quun beau jardin nous souhaitait la bienvenue, nous lui disions :
Alep est notre but et tu nes que le chemin ;
Tu nes quun pturage pour nos coursiers et nos montures
Cest vers elle que nous allons au galop comme pas lents.
Dans notre cheminement travers les nombreuses crations potiques que nous avons russi glaner,
nous adopterons, en ce qui nous concerne, une dmarche diffrente. Nous prendrons le temps de nous
promener dans chaque jardin, dadmirer chacune de ses fleurs, de humer chaque parfum, de jouir de
chaque forme et de chaque couleur.
Chaque pome est porteur, par ses images, dun sens mtaphorique ; il est son tour port par une
mlodie que les amateurs de musique andalouse peuvent couter et mme chanter. Cest pour cela que le
lecteur est convi partager le plaisir total que lauteur de ces lignes a got. Plaisir des mots, bien sr,
pour la fracheur des images et lharmonie de latmosphre mais aussi plaisir du cur et de lesprit au
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al zaman inqad(54)
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Nous avions pass des soires auprs de ceux qui ne mavaient jamais dlaiss;
Nous avions got de dlicieuses nuits Grenade
Dans cette ville des rjouissances et de la gat, tant de belles jai rencontres ;
Puis elles mont boud
ma peine dtre spar des demeures dal-Andalus !
Mon Dieu, par Ta Grce, permets-moi
De revoir un jour ces lieux de flicit
Dtre enfin uni celle que je dsire
Et de vivre auprs d'elle un instant de bonheur ;
ma peine dtre spar des demeures dal-Andalus !
Mais le cri le plus dchirant, sans doute, est celui quun pote inconnu lance dans un pome clbre
intitul Min tilka d-diyr. Dans ce pome quinterprta, avec son inoubliable voix de tnor, le regrett
Mahieddine Bachtarzi (55) transparat lattachement indfectible des anciens habitants dal-Andalus pour
leur patrie perdue. Chaque brise est porteuse pour eux des senteurs du Firdaws al-mafqd. Toute la magie
des assembles de plaisir (madjlis al-uns) se trouve ravive par la dlicate messagre venue de la patrie
que pleurent ses enfants.
Lauteur anonyme de ce pome dpeint son personnage comme un amant qui a quitt la terre de ses
anciennes amours aprs y avoir laiss son cur. Qui na pas frmi, parmi les amateurs des chants
andalous, aux paroles mouvantes de ce zadjal ? :
De nos demeures dantan mest parvenu un parfum subtil
Et tant nos mes y ont t sensibles
Que livresse a failli faire choir les turbans de nos ttes.
" Nobles gens, me suis-je cri, quest-ce donc que cette joie
Qui nous surprend dans cette assemble de convives de choix ?
Nous avons la nostalgie de nos runions de plaisir en Andalousie ".
La flamme de ma passion sest rallume et la plaie sest rouverte,
Les larmes ont inond nos joues, le corps est dsormais sans me ;
On ma dit alors : puisse le Consolateur qui allge toute peine,
Mettre fin au tourment de lattente.
Je venais alors de quitter Malaga, vid de mon tre
Car javais abandonn mon cur Grenade,
Que faire, mon Dieu ?
B. Djanna et djinn
Mme si la pluie et la vgtation ont toujours t plutt rares dans certaines rgions du sud de la
Pninsule ibrique, limage dal-Andalus est souvent celle dun jardin verdoyant . Malgr lt torride
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dans ces zones arides et lhiver glacial des zones montagneuses, les potes nvoquent dans leurs pomes
que la saison des fleurs ! Un ternel jardin printanier, telle est la reprsentation dal-Andalus qui domine
dans les muwashshaht et azdjl !
Cest un jardin noy dans leau de pluie que dpeint lauteur dun pome chant en tant quinsirf dans le
mode Mdjanba.(56) Ce tableau bucolique dpeint les fleurs du jardin, toutes trempes aprs la pluie, et le
pote y invite profiter dun moment de bonheur fugace :
Qum tara z-zahar gharq yim
Viens voir ! Les fleurs sont toutes trempes des larmes des nues !
Sur les parterres des jardins, leurs ptales sont parsems ;
Et la brise souriante, aux fleurs exhalant leurs parfums, communique son sourire.
Lvetoi, pauvre malheureux, fais tourner les coupes et profite de cet instant !
toi, juge des croyants et des amants, quas-tu donc dire sur cette affaire ?
Dans ces pomes, les jardins sont tout la fois potagers et sont appels djanna, jardins de plaisirs et sont
nomms rawd, vergers et prennent le nom de bustn (57). la diffrence des deux premiers noms
dorigine smitique, le troisime est un mot persan compos de b odeur ou parfum et du suffixe de lieu
estn ; il signifie donc littralement le lieu o lon vient humer les parfums des fleurs et des plantes
odorantes.
Sil semploie communment dans le sens du jardin potager, nos andalous
lutilisent plus frquemment pour dsigner le verger, peut-tre en souvenir de
lIran, patrie de la plupart de nos fruits, pays par excellence des plantations
irrigues et des cultures arbustives auquel le monde musulman doit son initiation
lart des jardins. (58)
Ainsi le jardin (djinn ou djanna) partage d'abord avec le Paradis cleste (Djanna) une proximit
tymologique et une identit phonique: le mme mot (djanna) servant les dsigner tous les deux. En
outre, le jardin que dpeignent les pomes andalous partage avec lden Cleste beaucoup de traits
communs. Dans Le Coran, les croyants sont souvent dcrits en train de se prlasser au milieu dune
luxuriante vgtation. En compagnie de sublimes houris aux yeux noirs, ils dgustent un vin paradisiaque
que leur servent boire de sduisants phbes :
Entre eux circuleront des chansons terniss,
avec des jattes, des aiguires, une coupe de jaillissement
qui ne leur cause migraine ni draison;
et puis des fruits leur choix,
des chairs d'oiseau leur apptit.
Il y a de celles aux yeux noirs,
Telles les semblances de la perle cache,
en rcompense de leurs actions passes
Ils nentendront l propos frivole
non plus quincitation au pch. (59)
Comme les bienheureux cits dans Le Coran, les amants trouvent dans les jardins toutes sortes de
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bienfaits. Ils sadonnent la boisson en compagnie d'agrables compagnons avec lesquels ils partagent
des moments de plaisir. Ils ne cessent de se servir mutuellement de nombreuses coupes. Mais leur
ivresse, comme dans le Paradis promis par Le Coran, ne provoque pas de maux de tte et noccasionne
pas de disputes entre les commensaux.
Cependant, dans la posie amoureuse, les amants sont loin de connatre lharmonie dont parle Le Coran:
ils vivent sous la surveillance permanente dun ennemi redoutable : le raqb (lespion). Ce personnage
malfaisant est charg par le pre ou le mari dempcher la jeune fille courtise de droger aux rgles qui
rgissent les liens du mariage.
Mais ce qui surprend cest que, dans une socit rgie par les lois de lIslam, ce personnage - qui est
cens veiller sur le respect des murs - a toujours le mauvais rle. Son image est toujours ngative
comme celle du adhl (le censeur), ou du hasd (le jaloux envieux). Les potes adoptent souvent un ton
libre et se mettent toujours du ct des amants mme si leurs relations sont condamnables du point de vue
de la morale sociale. Dans le combat entre les fuqah et les adeptes de lamour ce sont toujours ces
derniers qui sortent vainqueurs. Le plus tonnant enfin est que, face la perscution des censeurs , les
amants sen remettent toujours Dieu dont ils implorent le secours et la clmence.
Dans le Paradis cleste, Ibls est lange dchu qui incite le couple originel goter au fruit dfendu afin
daccder limmortalit et la connaissance (60) :
Votre Seigneur ne vous a interdit cet arbre, dit-il, que pour vous empcher dtre deux
anges ou des ternels ; et de leur jurer : Je suis pour vous le meilleur des conseillers
Ainsi perfidement les faisait-il dvaler. Alors ds quils eurent got larbre, ils
dcouvrirent leur sexe et commencrent par tresser dessus des feuilles du Jardin . (61)
Dans les pomes andalous, lincitation sadonner la vie de plaisirs est prsente comme une action
positive et louable. Les Andalous, la suite du pote latin Horace, ont dvelopp toute une philosophie du
carpe diem consistant profiter de chaque instant de chaque jour. C'est un thme rcurrent dans les azdjl
chants o mme les oiseaux appellent profiter de linstant qui passe invitant les amants sadonner
lamour et livresse. Dans un dcor champtre, ils participent, par leurs chants, lallgresse qui prvaut
dans les jardins. Ils sont personnifis par les potes qui leur attribuent des paroles de sagesse que les
hommes sont appels mettre en pratique.
Aucun sentiment de transgression nexiste dans cette posie qui apparat toujours comme un hymne la
vie et la joie, dons du Crateur et du Misricordieux. Les oiseaux chantent des psaumes la gloire
de Celui qui a cr les jardins o foisonnent des fleurs que leau du Ciel arrose gnreusement. Lamour,
livresse et les prires cohabitent dans un univers potique o Dieu est dabord glorifi en tant que
Dispensateur de tous les biens et de toutes les jouissances terrestres. La chanson trs connue, Whd alghuzayyal, est le meilleur exemple de cet tat desprit :
Fiq y mudallal
Hdh s a haniyya
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Les fleurs ouvrent leurs couronnes, et les roses rouges sont sublimes !
Remplis les coupes et sers donc boire de ce vin vieux et vermeille !
Pourquoi me livres-tu la piti de mes ennemis ?
Je promets que lorsque mes yeux te verront, je me repentirai
Et je proclamerai : quel instant de bonheur, que le Seigneur soit remerci !
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III.Troisime jardin :
Ton corps est un jardin damour
Ne vas pas au Jardin des fleurs!
mon amie, ny vas pas!
En toi est le Jardin des fleurs .
Kabir, pote indien (1398-1440)
Dans le dernier ouvrage que nous avions publi sur les chants et pomes andalous, nous crivions :
Les potes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentr dans le corps de la
femme un univers miniature avec ses minraux, vgtaux et animaux. Ils y ont uni
aussi les plaisirs du monde terrestre aux dlices du Paradis promis aux bienheureux
dans lAu-del. (63)
Dans ces pomes, les femmes sont reprsentes comme la rplique humaine de la nature dont les lments
deviennent leur tour un miroir de la condition humaine. Les potes personnalisent les arbres et les fleurs
en leur attribuant motions et sentiments humains. Jamais la nature et les hommes ne sont apparus aussi
lis et solidaires que dans ces pomes o les nuages pleurent et les narcisses rient , jamais ils ne sont
aussi dlicatement peints que dans ces tableaux o les visages des belles sont un jardin o
spanouissent roses et jasmins . Ils deviennent les prolongements les uns des autres, relis en
permanence par les joies quils savourent et les peines quils endurent.
Ce procd qui consiste utiliser en posie les lments de la nature pour parler du corps du bien-aim est
trs ancien. On le retrouve dj dans ce chef-duvre biblique quest Le Cantique des Cantiques :
Moi, l'amaryllis du Sharn, le lotus des valles.
Comme un lotus parmi les vinettiers,
Telle est ma compagne parmi les filles.
Comme un pommier parmi les arbres de la fort,
Tel est mon amant parmi les fils.
Je dsirais son ombre, j'y habite; son fruit est doux mon palais.()
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Les roses viennent toujours parfaire le charme de la belle qui a la clart de la lune quand elle est pleine :
Y badr f sad as-sud ()Wardu-h tilka-l-khudd (59).
lune dans sa plnitude () ses roses, ce sont ses joues !
Un pote inspir nous a laiss deux superbes hmistiches qui expriment la soif damour de lamant devant
le refus de la belle :
Asqayta-n kasa z-zam
wa manata-n warda l-khudd (221)
Tu mas servi la coupe de la soif
Et tu mas refus les roses de tes joues !
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Un rapprochement original nous est propos dans un hmistiche o les roses sont galement associes au
vin. Du trait commun, que constitue la couleur, nat une image bachique insolite :
Qad farrash al-wardu khadda-k bi-l-mudm (31)
Les roses ont tal sur tes joues un vin vieux.
Les roses ont ici le rle de lchanson qui empourpre les joues de la belle en lui servant le vin. La beaut
et livresse contribuent ensemble aiguiser lexcitation de lamant dont parle ce pome chant comme
insirf dans le mode Dl.
Les joues prennent ainsi la couleur des roses (ward) (28) ou mme celle des braises (djamr) (125). Elles
en deviennent empourpres (muwarradn) :
La-h khudd muwarradn (163)
Dans les muwashshaht, le dsir sexuel, pourtant omniprsent, n'est jamais mentionn directement alors
que cela se fait dans d'autres genres de posie rotique. Cependant, pour l'voquer sans choquer ni
provoquer , les potes oprent une double translation lorsqu'ils parlent des joues de la bien-aime :
1. La premire consistera en faire le lieu de cristallisation du dsir;
2. La seconde se servir de comparaisons et des mtaphores o la couleur rouge des roses qui
clate dans les joues des belles va suggrer la passion amoureuse.
Toutes ces formules mettent en vidence un rapport symbolique. Et quelle meilleure vocation de lamour
passionn que celle quun pote a su crer dans cet hmistiche :
Wa-l-khudd yashaq-h al-ward (189)
Elle a des joues dont les roses sont amoureuses.
Le ishq est en arabe un des nombreux noms de lamour signifiant lenchevtrement des mes des deux
amants imbriqus lun dans lautre au point de devenir insparables. Le lien troit cr par le pote
entre les roses et les joues des belles, suggre celui qui relie les deux tres qui saiment.
Les roses sont le plus frquemment voques pour donner voir la beaut de la bien-aime, mais elles
ne sont pas les seules. En effet, toute une varit de fleurs ont pris le visage de la femme pour jardin. Elles
y trouvent le milieu, non pas naturel mais potique, o va clater leur magnificence.
Parmi les fleurs qui prtent leurs couleurs aux joues des belles, il y a celles du grenadier (al-djullinr) :
Khaddu-h ka-l-djullinr (50)
Ses joues sont comme les fleurs du grenadier.
Dans cette comparaison, le pote utilise la fleur du grenadier dont la superbe couleur rouge orang
apporte une nuance chromatique particulire. Cette fleur occupe dans les pomes chants du rpertoire
andalou une place particulire. On ne connat pas vraiment la raison qui la impose dans le lexique floral
des azdjl. Est-ce lmerveillement des potes devant la beaut relle du djullinr ou alors leur besoin des
caractristiques sonores du signifiant qui sert nommer cette fleur ? En effet, le terme djullinr runit
dabord les trois voyelles fondamentales de la langue arabe (u, i et a). Leur voisinage dans le mme mot
donne une sonorit trs riche lhmistiche o il est employ. En outre, djullinr se termine par la syllabe
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nr trs prise par les versificateurs. Ceci parce quelle rime avec des mots-cls du lexique amoureux :
nr (feu, flamme), intizr (attente), idhr (duvets sur la joue), masrr (charmant) comme dans cet
extrait :
Rt al-djullinr
f khadd itikr (166)
Jai vu des fleurs de grenadier
sur des joues carlates.
On peut observer ici, sur le plan phonique, un renforcement sonore grce une rime trs riche due aux
deux dernires syllabes (linr/tikr) de djullinr et ditikr. En mme temps, la fleur de grenadier vient
renforcer le teint carlate naturel de la joue. Ainsi les aspects phonique et smantique contribuent la
magie potique qui donne la fois entendre des sons harmonieux et voir des images et des couleurs
trs intenses. Cest dans cet agencement subtil que rside le gnie de ce genre de posie qui parvient avec
des mots simples, mais bien agencs, produire un effet esthtique certain.
En prtant ses couleurs la joue de la belle, la fleur de grenadier la rend encore plus sduisante. Elle lui
octroie galement deux autres traits importants : la fracheur et la jeunesse comme dans cet extrait :
Y qawm btult bi-hubbi tafla
La-h khaddun yahk l-djullinr (218)
mes amis, je suis afflig par lamour dune jouvencelle
Dont les joues sont semblables aux fleurs du grenadier !
De toutes les images qui prcdent, ce qui ressort essentiellement cest une insistance sur les couleurs.
Mais curieusement, les potes nvoquent presque jamais les fragrances qui pourraient exciter lodorat.
Cette omission est comprhensible en ce qui concerne les fleurs de grenadier qui ne sont pas
particulirement odorantes, mais il nen est pas de mme pour les roses qui se distinguent prcisment
autant par leurs couleurs que par leurs parfums.
Comment expliquer alors labsence dallusion cette qualit ? O est le parfum de lamant qui fait dire
lamante dans Le Cantique des Cantiques :
Ton parfum est d'une odeur suave, ton nom est un baume rpandu,
C'est pourquoi les jeunes filles t'aiment
La rponse de lamant vient alors comme un cho :
Qu'il est beau ton amour, ma Sur, mon pouse !
Il est meilleur que le vin, ton amour !
Et l'odeur de ton parfum prfrable tous les aromates
Dans nos pomes, les essences qui parfument le corps de laime ne sont pas absentes mais suggres.
Elles se diffusent partir de limage des roses qui souvrent, comme nous lavons vu prcdemment dans
les hmistiches :
Al-wardu fatah f khudd al-milh (170)
et al-wardu yaftah f-l-khudd (57)
La rose qui souvre offre la fois son clat, sa nouveaut (naissance et jeunesse) et libre aussi sa
fragrance trs vive au moment de lclosion.
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y ghazl (64)
Cet exemple montre encore une fois que la qualit mise en relief est la souplesse et la flexibilit rendues
par le qualificatif amlad -pl. muld ( souple). Leffet est encore plus accentu par la virginit de la belle qui
fait penser la jeunesse de la bien-aime et donc la souplesse du corps et la douceur de la peau.
Souple, flexible, tendre, et douce au toucher, telles sont les qualits conventionnelles de la taille et de la
peau de la femme dans ce genre de pomes. Mais elles ne sont pas les seules puisque dautres attributs
sont clairement mentionns dans les autres exemples que nous allons prsenter.
Les rameaux et les branches (67) fournissent au pote les lments de comparaison pour voquer une
silhouette lance, droite et harmonieusement proportionne ainsi que le balancement des hanches.
Ghusnu bn istaw ()
Malikun fawqa th-thar
f-hi dun wa daw (133)
Cest un rameau de bn bien droit
Un roi qui rgne sur la terre entire,
Qui est la fois (mon) mal et (mon) remde.
Dans cet exemple, cest la forme rectiligne du rameau de larbre qui est utilise comme trait de
comparaison. Ailleurs, cest litidl (la juste proportion) qui est mise en avant deux reprises dans le
mme pome :
Wa qaddu-hu ka-l-ghusni f tidl ()
qadbu bn mutadil al-aghsn (152)
Sa taille est comme un rameau aux justes proportions
Cest une branche de bn aux rameaux bien proportionns.
Les derniers exemples concernent le mouvement du corps et la dmarche de la belle. Ceux-ci entrent,
comme on peut le deviner, dans la panoplie des moyens de sduction utiliss par la femme. Les branches
se balanant sous la brise voquent, dans ces pomes, le dandinement de la belle :
Qadbu bn
maa n-nasmi mla
Sanu r-Rahmn
subhnuhu tal (151)
Cest un rameau de bn ployant sous la brise ;
Le Misricordieux la cr, quIl soit glorifi.
Le saule dgypte nest pas le seul arbre utilis dans ce genre de comparaisons. Les potes ont lhabitude
de se servir aussi dans leurs descriptions des roseaux des sables (ghusn n-naq) pour la flexibilit de leurs
tiges et leurs mouvements suggestifs lorsque le vent les fait danser.
Ghusnu n-naq yaml wa yuhd la-ka z-zahar (189)
Le roseau des sables, en ployant, toffre des fleurs.
La personnification opre dans cet exemple, comme dans ceux qui ont t prsents prcdemment,
permet de parler de la femme sans la nommer. Ce procd est conforme lesprit qui dfinit un genre de
posie que lon dsigne sous le nom de udhrite. Dans les pomes de lamour pur et chaste , on peut
tout dire de la bien-aime condition de ne pas divulguer son nom.
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Le rapport tabli par les potes entre la nature et les humains est double sens comme nous lavons
nonc plus haut. Les mtaphores servent dabord intgrer la femme dans lordre vgtal comme la fait
un Malherbe dans ces vers clbres :
Et rose, elle a vcu ce que vivent les roses
Lespace dun matin.
Elles servent aussi personnifier la nature en lui confrant des comportements humains. Cest ainsi que le
sentiment de jalousie et les mfaits quil suscite chez celui qui en est affect peuvent tre attribus au
rameau de larbre devenu jaloux de la taille de la bien-aime. Cest souvent loccasion de construire de
belles scnes limage de celle que nous avions prsente dans le prcdent ouvrage. On nous pardonnera
de reprendre ce passage, ce moment de lanalyse, autant pour son utilit dmonstrative que pour le
plaisir de le relire. Il sagit de ce pome quinterprte admirablement le regrett Dahmane Benachour, un
grand chanteur de la tradition andalouse algrienne :
Saraqa l-ghusnu qadda mahbb wa-khtaf f-l-waraq
Qutia l-ghusnu shati l-atyr
dh djaz man saraq (68)
Le rameau a vol la taille de mon bien-aim,
Et parmi les feuillages sest cach,
Mais le rameau a t coup
Et les oiseaux se sont cris :
Tel est le chtiment de celui qui a vol !
La mme image se retrouve dans un autre passage qui utilise le terme (istara) employ prcisment en
posie pour dsigner lusage de mtaphores. voquant les qualits physiques de la belle, venue lui rendre
une visite nocturne, lamant dclare :
Zran l-badru wa ind nazala
Wa f qurbi s-subhi ann afal ()
Wa stara l-ghusnu min qmati-hi
wa ada l-hayya hna lalaa (99)
La lune ma rendu visite et, dans ma demeure, elle a pass la nuit,
Puis, lapproche du matin, elle a disparu.
Quand elle est arrive dans toute sa splendeur
Elle a illumin ma nuit avec son front clair ;
Le rameau lui a emprunt sa taille ;
Et quand elle apparut, tout le campement fut illumin.
Lvocation de la taille de la belle est galement une occasion pour le pote de parler de la poitrine de la
bien-aime et des seins qui attisent le dsir de lamant. Mais loin de donner lieu une description
rotique, le thme va tre trait avec une dlicatesse et une pudeur extrmes. Les seins deviennent de
beaux fruits , ce qui contribue faire du corps de la femme un bel arbre o poussent :
Tuffhatayn, h ! rummanatayn ()
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penser que nos pomes floraux dcrivent plus vraisemblablement un milieu ouvert. On imagine
difficilement les amants, surveills par le raqb, se laissant aller au plaisir de la sduction dans un espace
ferm et limit. Les jardins de la tradition andalouse diffrent ainsi des pardes persans plus enclins la
mditation mystique qu leffusion amoureuse ou les joyeuses libations.
Ensuite, de toutes les saisons, seul le printemps est voqu. La raison nest certainement pas dordre
esthtique car, autant Espagne quau Maghreb, lautomne est aussi une trs belle saison avec les
feuillages dors que revtent les arbres ou les plantes grimpantes et les superbes couchers de soleil la fin
du jour. Cest aussi la saison de fruits comme les grenades ou les pommes pouvant inspirer des images
magnifiques aux auteurs de rawdiyyt. On sait aussi quen t apparaissent des fleurs magnifiques qui
pourraient trouver naturellement leur place dans des zahriyyt.
Malgr tout cela, le printemps reste la saison des fleurs par excellence. Cependant si nos potes
nvoquent que lui ce nest pas seulement pour ce quil est en ralit. La raison qui en a fait la saison
prfre des auteurs de pomes floraux est, notre avis, essentiellement symbolique. Le printemps est le
moment de la rsurrection : les arbres sont en bourgeons, des fleurs de toutes sortes closent et les oiseaux
gayent de leurs chants les jardins fleuris comme on peut le constater dans ce superbe zadjal :
F rawdin bh dh-dhawnib wa-t-tayru min fawqi l-qadb
Wa ummu l-hasan f r-tifa tafkhur al djam at-tuyr
Dans un jardin o tout rayonne,
Avec des oiseaux sur les branches
Et le rossignol qui domine et chante
Une mlodie si belle et si envotante
Quelle te distrait de la coupe qui tourne.
La joie ne dure quun moment
Profite de ta vie avant quelle ne passe.
Dans ces jardins, quand le printemps arrive, tout renat et appelle la vie, la joie sempare de toutes les
cratures. Tout dans la nature invite lallgresse, tout exhorte admirer la beaut et lharmonie dans
luvre du Crateur. Lveil de la nature aprs lhiver incite les hommes sortir de leur lthargie et
profiter de chaque instant qui se prsente. Nombreux sont les pomes qui souvrent avec limpratif :
Qum ! (Lve-toi !). Parfois, cest un appel destin attirer lattention des hommes distraits qui ouvre la
chanson comme dans ce pome, chant dans le mode Hsn :
Nd al-mund y ahl al-riqqa
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NOTES
1. Muwashshah ou muwashshaha, pl. at, est le nom donn la posie strophique apparue en Espagne
musulmane (al-Andalus) vers la fin du 3 me / 9me sicle. Le muwashshah possde un schma de rimes
particulier et une partie finale spciale, la khardja. Le corps du pome est toujours compos en arabe
classique, tandis que la partie finale dans la plupart des pomes est en arabe dialectal ou en langue
espagnole ancienne (appele romance) mle plus ou moins au parler populaire andalou. Les strophes (au
nombre de cinq la plupart du temps) sont construites sur le mme modle et prsentent une alternance
rgulire de deux lments le ghusn et le qufl. Le zadjal (pl. azdjl) identique en tous points sur le plan de
la structure ne se distingue du muwashshah que par lusage de larabe populaire (ammiyya ) au lieu de
larabe littral ( fusha ) dans le corps mme du pome.
2. Benbabaali, S. et Rahal, B., La plume, la voix et le plectre, d. Barzakh, Alger, 2008.
3 Surtout dans les coles musicales andalouses dites gharnati de Tlemcen et de la sanaa dAlger.
Dans la la marocaine et le malouf constantinois et tunisien linterprtation est plus festive et enjoue.
4. Sur ce pote, voir le chapitre qui suit.
5. La Revue Europe a consacr ce pote, habitant de lespace , ce flneur du mouvement
ternel son numro 918 dOctobre 2005.
6. Laurent Jenny, Mthodes et problmes : la description, Universit de Genve, 2004, chap. IV. 2.
7. In Dermenghem, E., Les plus beaux textes arabes, d. Les introuvables, 1980, p.16.
Labd ibn Rabia (mort vers 660) est lun des auteurs de muallaqat. Ses odes constitues souvent par des
descriptions du dsert, montrent une trs grande matrise de la langue et constituent de vritables russites
potiques.
8. Titre en rfrence et en hommage lAnthologie potique publie par le grand arabisant Andr Miquel,
Du dsert dArabie aux jardins dEspagne, Paris,1992.
9. Ab Muhammad Abdallh b. Muslim b. Qutayba al-Dnawar (mort en 889 ap. J.-C.) est lun des plus
grands polygraphes du IXme sicle. Il est lauteur de Kitb al-shir wa-sh-shuar (Le Livre de La
Posie et des potes).
10. On dsigne par qasda la forme la plus ancienne de la posie arabe. Apparue sous une forme orale au
moins deux sicles avant le dbut de lIslam, elle se compose de vers (allant de sept plusieurs dizaines)
comportant deux hmistiches chacun et se terminant tous par la mme rime. Tous les vers obissant au
mme mtre. La forme qasda se maintiendra au cours des sicles et constituera mme la norme dans la
posie arabe.
11. Ibn Rashq, Al-Umda f mahsin ash-shir.
12. J. E. Bencheikh, article khamriyya, Encyclopdie de lIslam, vol. III, pp. 1030-41.
13. Sur cette question, voir larticle Nawriyya de Teresa Garulo, in Encyclopdie de lIslam, T. VII.
14. Capitale des Lakhmides, proximit de lEuphrate, au Sud-est de lactuelle Nadjaf (Irak), al-Hra
atteignit son apoge sous le rgne du clbre Mundhir III (503-54 ap. JC). Carrefour des trois cultures,
persane, arabe paenne et byzantine, la ville attira de nombreux potes parmi lesquels Abd, Tarafa et alNbigha.
42
15. Nous avons peu dinformations sur ce pote mort vers 180/796 qui a connu la fin de la priode
omeyyade. Il vcut dans le Khorasan, en Perse, et fut souvent dsign du doigt cause de son
comportement peu compatible avec les murs musulmanes. Il consacra toute sa posie la description du
vin et des assembles de plaisir et fut le premier avoir donn au genre khamriyya une vritable identit.
Il soccupa trs peu de son uvre potique, cest sans doute la raison pour laquelle trs peu de ses
compositions nous sont parvenues.
16. Trad. Ren Khawwam, La posie arabe des origines nos jours, Paris, Marabout 1967 p. 117.
17. Voir art. Nawriyya cit ci-dessus.
18. Boustany S., Ibn ar-Rm, sa vie et son uvre, Beyrouth, 1967, p. 335.
19. De caractre enclin la satire, Ibn al-Rm sattira une haine farouche des victimes de ses pamphlets
dont le clbre al-Buhtur (821-897). Par ailleurs, ses ides proches des positions chiites, le tinrent
lcart de la cour (Cf. ses deux thrnes ddis Yahya Ibn Umar, un zaydite oppos au pouvoir
abbaside). Selon la lgende, il mourut empoisonn cause de son caractre difficile.
20. Plante servant teindre en jaune rougetre.
21. Texte arabe cit par Hanna al-Fkhr, Al-Djmi f trkh al-adab al-Arab, Beyrouth, 1986, p. 770.
22. Voir Montgomery, J. E., article al-Sanawbar, Encyclopdie de lIslam.
23. G. Wiet, Introduction la littrature arabe, Maisonneuve et Larose, Paris, 1966, p. 148.
24. Dwn al-Sanawbar, d. Ihsn Abbs, Beyrouth, 1970.
25. G. Wiet, Introduction la littrature arabe, p.148.
26. Lorsque le calife ou quelque grand personnage invitait les habitus de son salon un Sans-souci
dans les jardins au bout de la ville selon G. E. Grnebaum.
Voir son article : Aspects of Arabic urban literature, dans Islamic studies,VIII, 1969, p. 293.
27. Ibn Ghaws Ibn Ahmad Manoutchehri Dmghni naquit vers la fin du 4e sicle de lHgire. Il mourut
jeune, moins de 40 ans, en 432/1040. N dans une rgion dsertique, il alla se fixer dans le Tabaristan au
Nord de la Perse o il sattacha la cour du roi ziaride Falak al-Mal. Cest dans les montagnes
verdoyantes de cette rgion, quil composa ses plus beaux hymnes la nature.
28. Le nom de cette fte qui tombe le premier jour du printemps signifie en persan : nouveau (nov) jour
(rouz).
29. Hedjazi A., Le pote de la nature, in La revue de Thran, Avril 2007.
30. Henri Prs, La Posie andalouse en arabe classique au XIe sicle, ses aspects gnraux, ses
principaux thmes et sa valeur documentaire, Paris, 1953, p.161.
31. Al-Himyar al-Ishbl (Ab al-Wald), Al-Badi' fi Wasf Ar-Rabi', Prface, p. 2
32. Al-Badi' fi Wasf Ar-Rabi', op. cit p. 9.
33. Nomm al-qads dans la langue populaire.
34. Op. cit , p. 72 ; traduction de H. Prs, La posie andalouse, op. cit, p. 173.
35. Idem, p. 15, labisa ar-rabu.
36. Sur Ibn Khafdja (1058-1138), voir:
- H. Hadjadji et A. Miquel, Ibn Khafdja, Lamant de la nature, Paris, 2002.
- H. Hadjadji, Le pote vizir Ibn Khafdja, lamateur des jardins andalous, Beyrouth, 2006.
37. Ibn Khafdja, Lamant de la nature, op. cit, p. 9.
38. Idem, p.9 ; la traduction de cet extrait est de lauteur du prsent ouvrage.
39. Le nom scientifique de larak est le Salvadora Persica.
40. Ibn Khafdja, Lamant de la nature, op. cit, pp. 32-33
41. Sur la naissance et lvolution de la posie strophique andalouse, voir La plume, la voix et le plectre,
op. cit, pp. 19-26
42. Ibn al-Khatb tait trs conscient de lincertitude qui pesait sur al-Andalus qui, de dfaite en dfaite, a
t rduite, comme une peau de chagrin, une enclave vivant sous la menace chrtienne.
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43.The Uddat al-Djals of Al ibn Bishr (sic), an Anthology of Andalusian Arabic muwashshaht, d.
Alan Jones, Cambridge, 1992.
44. Al-muwashshaht wa-l-azdjl, Institut National de Musique, 3 t., Alger, 1972. Cest le 1 er recueil de
chansons dites arabo-andalouses publi en Algrie et le plus complet aussi. Il contient prs de 660
pices dont prs de 500 sont encore chantes de nos jours. Les compositions restantes sont des pomes
dont les mlodies ont t perdues. Nous avons consacr une page entire la prsentation de cette
Anthologie dans notre prcdent ouvrage. Louvrage sera dsormais mentionn Muw. I, Muw. II et Muw.
III.
Voir : S. Benbabaali et B. Rahal, La plume, la voix et le plectre, d. Barzakh, Alger, 2008, pp. 37-38.
45. Serri, Sid Ahmed, Chants andalous, recueil des pomes des noubates de la musique Sanaa, Alger,
1997. Nouvelle dition, ENAG, Alger, 2006. Louvrage sera dsormais mentionn Chants 1 (pour la 1re
dition) et Chants 2 (pour la 2e dition).
Darsouni, K., Recueil des pomes de la musique andalouse Malouf de Constantine, Dr al-Bath,
Constantine, s.d.
Hadj Slimane, M., La musique andalouse Tlemcen, 2001.
46. Le titre complet est : Min wahyi al-rabb, madjmuat ashr wa azdjl msq al-la, texte
polycopi, s. d.
47. Nous avions dress pour cela un tableau de toutes les expressions et motifs traits.
48. Nous reprenons en partie notre compte ce constat fait par Marcel Balu dans son Anthologie sur la
posie rotique o il crit : Si profondes et instinctives que soient les sources de linspiration, elles
nchappent pas aux lois du langage. Les forces de la vie recherchent ncessairement leur expression dans
ce creuset quest lesprit du temps . In La posie rotique, Seghers, 1971, p. 5.
49. Cette incomprhension est due principalement deux raisons : la premire est la dformation qui a
affect beaucoup de termes dans ces pomes transmis oralement ; la seconde est la prsence dun lexique
appartenant un univers avec lequel nous avons perdu tout contact.
50. Le Paradis perdu. Le mot firdaws trouve son origine dans le mot persan pairi daiza signifiant jardin,
et le mot en sanskrit "pardis" ou jardin d'den. Le jardin persan est divis en quatre parties quivalentes
par des canaux disposs en croix, symbolisant les quatre fleuves du paradis terrestre (Nil, Euphrate, Tigre,
Indus), avec au centre un bassin ou une fontaine.
Le Pards, littralement "le verger", qui donnera ensuite le paradis, dsigne, dans la tradition de la
Kabbale juive, un lieu o l'tudiant de la Torah peut atteindre un tat de batitude.
51. Voir La plume, la voix et le plectre, op. cit, p. 23.
52. Musulmans d'Espagne convertis de force au catholicisme, la suite des dits de conversion de 1502.
53. L'inqilb (ou neqlb) se caractrise par sa grande diversit rythmique. Plusieurs inqilbt peuvent tre
runis dans la Nba des niqlbt, qui enchane tous les modes (tub) fondamentaux sur un tempo
constant.
54. Chants 1, p. 197; Chants 2, p. 268.
55. Un dardj dans le mode Raml al-maya. Chants 1, 80.
56. Muw., I, p. 241, Chants 1., p.45 ; Chants 2, p. 48.
57. Sur les diffrentes fonctions des jardins en Andalousie mdivale et leurs multiples dnominations,
voir Lagardre, V., Campagnes et paysans dAl-Andalus, VIIIe-XVe s., Maisonneuve et Larose, p. 65.
58. Article bustn, E. I (2), de Marais, G, pp. 1385-1388
59. Le Coran, sourate L'chante, LVI ; v.17-25, trad. de J. Berque, Sindbad, Paris, 1990.
60. Dans La Bible, Gense, 3.5 : le jour o vous en mangerez, vos yeux souvriront, et que vous serez
comme des dieux, connaissant le bien et le mal.
61. Le Coran, sourate Al-A'rf, VII ; v. 20 22, trad. de J. Berque, Sindbad, Paris, 1990.
62. Chants 1, pp. 167-168.
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ANNEXES
sa place dans le monde civilis. Au lieu dtre un simple consommateur, je partage depuis des annes,
avec tous les amateurs de cette tradition musicale, les rsultats de mon travail de chercheur en posie
andalouse et ma pratique de cette musique. Jexprime cette occasion ma gratitude tous les amis qui
mont permis de percer quelques secrets de la nawba. Jai dabord contribu la diffusion de la posie
andalouse en introduisant son enseignement la Sorbonne o jexerce mon mtier. Ensuite jai fait
connatre la richesse du muwashshah et de la nawba et le travail des Associations de musique grce aux
confrences que jai donnes sur le sujet au Portugal, en Espagne, en Angleterre, en Syrie et rcemment
lUniversit dAlger. Jai traduit des dizaines de pomes chants par Nassima, Sid Ahmed Larinouna,
Omar Benamara et surtout Beihdja Rahal avec qui je travaille depuis de longues annes. Enfin, avec La
Plume, la Voix et le Plectre, jentame, en collaboration avec Beihdja Rahal, une srie de publications
concernant des potes et des interprtes de lart arabo-andalou-maghrbin.
Kalila : Vous tes en France et il existe plusieurs associations qui travaillent pour faire connatre cette
musique savante dans lHexagone. Quelle apprciation apportez-vous leur travail, noble en soi, et quelle
est la place de cette musique dans le paysage culturel en France, au moment o la diversit, mais sur
dautres plans, est dans l'air du temps ?
S. B. : Il faut absolument saluer le travail de tous les acteurs - musiciens, interprtes, enseignants, diteurs
- qui oeuvrent en France la prservation et la transmission de ce patrimoine musical. Par leur travail,
ils contribuent la visibilit de la communaut maghrbine par ce quelle a de plus raffin et de plus
valorisant : la posie, le chant et la musique. Jai ctoy pendant plus de trois dcennies des femmes et
des hommes dont jai pu constater quils sont les dignes hritiers de Ziryab . Paris est devenue une
capitale de la nawba andalouse avec des Associations comme El Mawsili, Amel, As-Safina, Les Airs
Andalous et Al-Andalousiyya de Paris etcsans parler de lenseignement discret mais combien efficace
de Beihdja Rahal ainsi que dautres personnes: je ne peux pas toutes les citer. Ces Associations
transmettent lhritage andalou dans toute sa diversit avec des approches diffrentes mais
complmentaires. Grce elles, la musique andalouse a maintenant un public nombreux et fidle que lon
retrouve tous les concerts donns dans les salles parisiennes du Centre Culturel Algrien de Paris, de
lInstitut du Monde Arabe, du Thtre de la Ville, etc La Plume, la Voix et le Plectre est ddi tous les
artistes et amateurs de la musique andalouse. Sa publication en Algrie, par les ditions Barzakh, grce au
soutien de lONDA, est notre faon de partager avec nos compatriotes ce que nous avons appris en France
et de maintenir les liens avec notre patrie dorigine.
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Beihdja, est-ce un nom commun, un nom propre, un toponyme, ou tout la fois ? Plutt un
sentiment dans le monde euphorique de la joie et lallgresse ; on peut dire mme un bon prsage qui
prend naissance en ce juillet pas comme les autres. Car ce juillet de lanne 1962 est exceptionnel,
glorieux. Il est celui du recouvrement de la souverainet nationale, celui o le peuple venait dtre
rhabilit dans ses droits la libert et lindpendance.
Et, dans cette ambiance de liesse populaire, qui nous donnait droit des spectacles quotidiens faits
de klaxon, de zorna, de youyou, de dploiement et dexhibition demblme national, dans cette
dmonstration extatique dune fiert ingale dun peuple appartenant dsormais au monde libre, le pre
Rahal, petit fonctionnaire de lEGA, travailleur inlassable, exauc par deux trennes : lindpendance de
son pays et la venue au monde dune future hritire, sacheminait vers la mairie du Champ de
manuvre aujourdhui Sidi Mhamed pour ajouter, au nombre de cette population joyeuse, un petit
ange qui sera promu au rang des intellectuels productifs.
Mais comment lappeler pour marquer cette double circonstance ? Khedaoudj, Mriem, Zineb,
Badia, Fettouma, Houria, Lylia ou par un autre prnom parmi ceux qui font trop algrois ? Ilhem, peuttre, qui annonce l'inspiration, l'illumination ? Cest beau, mais rien de cela, car le prnom est tout
dsign. Il sest impos de lui-mme dans cette atmosphre de jours radieux et sest attach, tout
simplement, ce petit ange qui le gardera pendant toute sa vie. Elle sappellera Beihdja, a dcid le pre,
parce quelle est arrive dans la joie, le bonheur, lespoir, lexultation, et surtout dans Djezar Beni
Mezghenna, quon appelle communment El Bahdja, la joyeuse, ou El Mahroussa, la bien-garde,
ou encore Alger la Blanche. Autant de qualits et de symboles par lesquels on peut parer cet ange qui
vient dans un ciel serein, charg de mille atours, en ce mois qui nous rconcilie avec la vie, la libert.
Ntait-ce pas autant de signes prcurseurs, en ce juillet 1962, qui nous annonaient, sous forme de
prmonition, que Beihdja sera compte parmi les noms illustres de lAlgrie de demain ces grands noms
de la musique classique algrienne et que, par ailleurs, son souvenir restera vivace, dans l'esprit des
gnrations futures, pour le srieux de son travail et pour sa modestie ? En effet, une fois lcole
primaire, la petite fille de lindpendance, accompagne de ses frres, va forcer son destin, un ge o
ses camarades de classe jouaient encore la poupe. Elle va droit au conservatoire dEl-Biar, sy installe
comme une grande, sans complexe aucun, gratte sur sa mandoline, apprend les rudiments de lAndalou,
et montre cet ge prcoce quelle se passionne pour cette musique des anctres qui nous vient des belles
contres de la pninsule Ibrique.
Elle a de qui tenir. Sa maman dj plus que son pre tait l, tout prs delle et de ses autres
enfants qui sadonnaient affablement cet art sublime que la famille Rahal affectionne particulirement.
Ctait le Violon dIngres de Beihdja qui, sans jeu de mots, soriente directement vers la mandoline
puis la kouitra, aide en cela par le regrett Zoubir Kakachi, le premier qui la initie poser ses doigts
sur cet instrument et lui a appris interprter le rpertoire andalou avec un timbre chaleureux et une belle
tenue rythmique. A cet ge-l, elle ne pensait qu agrmenter ses moments de loisirs, aprs les cours
astreignants du lyce o il fallait bosser trs dur, srieusement, pour assurer son avenir. Mais, au fait,
pourquoi ai-je dit pour agrmenter ses moments de loisirs ? Eh bien, tout simplement, parce que la jeune
Beihdja na jamais eu cette ide de faire carrire dans le chant et la musique et, de plus, ses parents ne la
voyaient pas monter sur scne. Ctait une chose exclue ! Aller au conservatoire, cest bien, il y a de la
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morale, de la dignit, de la grandeur; dailleurs cela reste dans les cordes de la traditionnelle socit
algroise, cest mme dans ses valeurs culturelles. Sans plus, vraiment !
Le papa est derrire, toujours bienveillant et affectueux, quelquefois complaisant, mais intransigeant
sur lavenir de ses enfants. Il faut quils arrivent faire de bonnes tudes, ressassait-il en son for intrieur.
Aprs ? Cest leur problme, car ils auront assez de force et ils seront plus aguerris, pour donner un
sens leur vie. En dautres termes, voulait-il dire, en une formule elliptique : ainsi, soit-il !
Elve modle, bien duque, elle russit ses tudes secondaires. Et comment ne russirait-elle pas,
alors quelle partait au conservatoire, chaque jour ou presque, adoucir ses murs avec ce mtissage
culturel d'une grande richesse ? Oui, elle a eu le baccalaurat, cet examen difficile et prouvant pour tout
le monde, grce son assiduit, sa volont daller jusquau bout de ses forces. Et de l, elle a fait mentir
cette apprhension qui lui pesait et lui faisait peur jusqu lui prdire lchec sinon de mauvais rsultats
invitables. Avec ce visa pour entamer des tudes suprieures, elle ne veut pas sarrter en si bon chemin.
Elle a des prtentions raisonnables, elle sinscrit en biologie pour dbuter ce voyage universitaire qui lui
donnera autant de fatigue que de satisfaction dappartenir cette gent intellectuelle du pays.
Et la musique ? Pourra-t-elle sen sparer, ne serait-ce que momentanment ? Pourra-t-elle se
soustraire cette atmosphre quelle a si longtemps partage avec dautres adeptes de la Nouba
andalousia dans laquelle la musique est au service de la posie ? Pourra-t-elle dlaisser tout ce quelle a
appris de si ingnieux en matire de mlodies, aux influences cosmogoniques et aux symbolismes
mtaphysiques ? Pourra-t-elle se dtourner compltement, en un sentiment dlibr, de cette suave Nouba
Ghrib ou de lautre, exquise et non moins mlodieuse, la Nouba Sika, reprsentant ces restes fabuleux
dposs sur les rivages mridionaux de la Mare Nostrum aprs la chute de Grenade en 1492 ? Pourra-telle enfin, balayer du revers de la main limposante stature du grand matre Mohamed Khaznadji, avec
lequel elle a tudi le chant, le matre Abderrazak Fakhardji, ainsi que le virtuose professeur Noureddine
Saoudi futur chef dorchestre ou les Associations Fakhardjia et Essoundoussia avec lesquelles
elle a eu beaucoup de plaisir en se perfectionnant et en saccrochant davantage cet art venu dune
civilisation prestigieuse dont ses anctres ont t les prcurseurs ?
Non, car Beihdja Rahal nvoque jamais ses souvenirs denfance, ses annes dapprentissage et de
formation, sans que la joie et le bonheur ne lenvahissent. Dailleurs elle ne se serait jamais accommode
de loubli, de ce prisme dformant le pass, effaant les souvenirs, elle qui a su allier ses tudes de
biologie la cration artistique, lamour de cette musique qui a suivi sa propre volution, aprs stre
mancipe et affranchie de celle de lcole classique orientale. Que lon revisite lHistoire de
lAndalousie ou celle de la civilisation arabo-islamique, dune faon gnrale, et lon comprendra que la
plupart des hommes de science ont t soit de grands mlomanes voire de grands musiciens pratiquants.
Aucune incompatibilit. Bien au contraire, la musique qui est une cole de logique, va de pair avec la
philosophie et les sciences. Par exemple, en Andalousie, le philosophe, mdecin, astronome, gomtre et
homme politique, Ibn Badja, quon nomme Avempace en Europe, a t un grand musicien, qui ne se
contentait pas dinterprter des textes, mais les composait lui-mme. Il tait lexemple rel et pratique de
cette polyvalence, mieux encore de cette symbiose. Il a t selon lexpression de lhistorien et polygraphe
andalou Ibn Said : Le philosophe dal-Andalus et son matre en musique. Dailleurs, en son temps,
lAndalousie et le Maghreb ont eu apprcier le trait de musique quil a crit et les chansons
populaires quil a composes.
Ainsi, comme disait lEspagnol Jeronimo Pez Lopez : Mais la vie ne suspend pas sa fonction
ternelle. Les causes qui mnent vers le dclin de la vieillesse croisent les chemins qui grimpent vers la
jeunesse. En termes familiers, plus lmentaires et plus explicites, ladage dit : une gnration pousse
lautre, et ainsi Beihdja Rahal, sur ses vingt ans, toute frache, toute belle, toute anglique, va dans sa
candeur au devant de son destin. Certes, lUniversit est l pour lui assurer son avenir, mais la musique
laccompagne, forcment, dans une parfaite communion dun bonheur ineffable et dun bien-tre sans
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limite. Alors, l-bas au loin, un smaphore brillant de sa lueur bienveillante, semble lui indiquer son
chemin dans le monde mirifique de la musique, dans ce monde de la perfection du rve et de lespoir,
labri de toutes les contrarits. Elle saisit lopportunit, elle accepte le dfi. Etait-ce par innocence,
tait-ce par crdulit excessive en ce monde o dautres nont pas eu la chance darriver lhyacinthe
andalouse ? Cest selon. En tout cas, la voil sessayant en solo dans un btayhi de la nouba Hsine, Ya
morsili.Un examen de passage russi pleinement, du premier coup. Il faut dire, avant mme de parler de
la chance dans ce domaine difficile, laborieux, quelle a excell en son genre, quelle a t sublime et que
sa valeur intrinsque, rvle en un bout dessai, tait pour quelque chose. Bel ouvrage de rflexion qui
va la mener loin ! En tout cas plus loin quelle ne le pensait, cause de sa voix pleine de chaleur, de
promesse et, on ne le dira pas assez, charge dmotion dans toutes ses interprtations
En effet, ce prlude la notorit, la conscration, voire mme aux gards, va se rpter et, un
mois plus tard, Beihdja Rahal passera en duo avec Hamid Belkhodja, excutant ce fameux btayhi qui
lui a permis de mettre, assurment, le pied ltrier. Une anne aprs, sur ses vingt deux printemps, elle
sera admise en tant que membre, part entire, dans lAssociation Fakhardjia. Cest un grand honneur,
pour cette tudiante en sciences biologiques, qui aura loccasion aprs lamphithtre o elle prenait des
cours prouvants mais ncessaires, de goter aux charmes de cette posie qui lui murmure les mots les
plus doux, les plus loquents, dcrivant lpanouissement des fleurs aprs le passage des nuages
printaniers ou le murmure de laverse qui ranime les tendres corolles, ou encore llgance des beaux
chteaux entours de verdure. Cette description parle du Wal, dans Tawq el Hamama ou Le
collier de la colombe de notre matre Ibn Hazm El Andaloussi, et Beihdja Rahal ne men voudra pas
davoir voqu pour elle ce grand lettr avec lequel la posie damour atteignit son apoge.
L enfin, notre artiste saffirme et confirme sa prsence parmi ceux qui vont briller dans le ciel de la
musique classique algrienne. Elle signe son premier contrat avec ce noble art qui se trouve tre exalt,
glorifi, par une communaut qui nest plus la recherche de son identit, puisquelle la connat, cette
identit qui va dans les profondeurs de lHistoire et qui la place parmi ces peuples qui ont fait la
civilisation dans le Bassin mditerranen. Elle y est maintenant, bien en place, la jeune Beihdja Rahal !
Ce nest plus la mlomane, qui vient par plaisir ou pour agrmenter ses moments de loisirs, en
considrant la musique comme un plus dans sa vie universitaire. Non ! Elle dcide de sintresser
davantage, den faire une activit permanente peut-tre, en tout cas en parallle avec la biologie quelle
compte poursuivre en post-graduation.
Et comment ne va-t-elle pas saccrocher la Sana, et ses drivs, lorsque son matre,
Abderrazak Fakhardji, la sollicite pour conduire linterprtation de la Nouba Rasd al-dil ? Comment
nest-elle pas comble, mme aprs cet incontournable trac, lorsquelle est aux commandes dun
ensemble qui a le plaisir de la suivre rvrencieusement, car subjugu par celle qui sera demain une voix,
un style et un nom ?
Et la lgende Beihdja continue, de la belle lgende, dans ce paysage grandiose, en compagnie de
musiciens et de potes, dans un envotement o les mots pleins de couleurs ajoutent du charme cette
magnifique musique dont la structure en a t trop influence. Oui, elle continue et, en 1986, elle est
membre fondateur de lAssociation musicale Essoundoussia en mme temps que professeur dans cette
mme formation.
Ainsi de1986 1992, elle saffirme dans son pays. Elle enseigne les Sciences naturelles au lyce,
aprs avoir obtenu sa licence en biologie lUniversit dAlger en 1988. Mais ne pouvant continuer ses
tudes en post-graduation, faute de spcialit postule, elle sadonne fond la musique, en tant
quartiste interprtant le patrimoine classique algrien, en particulier la Nouba andalouse, reprsente par
la Sana, propre lcole dAlger. Elle se donne fond cette tche, et ce nest pas inutile de le
rpter, parce quelle corrige, elle purifie le jeu de cette musique en lpoussetant, en mme temps quelle
simpose comme une chanteuse classique qui reprend les meilleurs tableaux de cette Andalousie
50
admirable, joyeuse, o Zyriab sest donn cur joie pour exhiber ses talents de virtuose dun art ramen
de Bagdad et qui allait avoir une influence dcisive sur l'avenir de la musique andalouse. Ainsi, Beihdja
Rahal, qui nest pas une autodidacte ce qui nest pas ddaignable, le cas contraire , mais une
scientifique, dans le vrai sens du terme, double dune artiste passionne, donne la valeur chaque image
travers le rythme, laccent, lassonance, le balancement, en fait travers un savoir-faire qui joue un rle
apparent dans la puret de son interprtation. Elle fait partie de ceux qui essayent de se perfectionner en
donnant notre musique des airs qui sont en accordance avec le style musical. Cela devait permettre aux
diffrentes coles de se rencontrer et denrichir, par le biais de leurs expriences, leur rpertoire dans ce
chapitre du patrimoine.
Elle restera dans son pays quelle aime tant, jusquen 1992, date laquelle elle va en France pour
sy installer et continuer sa prodigieuse aventure dans la musique. Dailleurs, aujourdhui, elle ne fait que
a, l-bas, dans ce quappellent certains Diar el Ghorba, une expression quelle refuse parce quelle la
trouve maladroite et inlgante. Elle se consacre entirement son enseignement, son groupe, ses
tournes et ses contacts professionnels, car Beihdja Rahal est comme ce poisson qui ne peut vivre hors
de leau.
Aujourdhui, en France o elle se trouve, elle est corps et me dans sa musique. Cest une battante,
leve dans la tradition du don de soi, de lengagement et du sacrifice, dans un milieu dj qui favorise les
valeurs fondamentales, ne permet pas les atermoiements et autres subterfuges quand il sagit de montrer
du srieux dans un projet qui reprsente notre culture, notre patrimoine. Cest pour cela, galement, que
toute modeste quelle est, est en train de faire de grands efforts pour nous faire revenir lauthenticit,
cette qualit qui nous permet dapprcier notre position combien digne dans le concert de la musique
arabo-andalouse, la vraie, prodigieuse et fascinante.
Beihdja Rahal volue dune faon trs ascendante, limage de ce monde qui est constamment
tourn vers le progrs, notamment dans les socits cultives qui vont dans le sens de lessor
civilisationnel, do le dveloppement de lart et de la culture. Pour cela, elle a son actif cette cration,
essentielle, voire indispensable allions-nous dire, dun orchestre en 1993 qui porte son nom et celui de sa
ville natale El Beihdja. Une appellation donc double sens qui symbolise, en plus de lamour quelle
porte cette capitale baigne par la Mditerrane, les charmes de la musique classique algrienne,
notamment de la Sana, cette belle forme algroise qui est ne jadis Cordoue, chez de grands matres,
dans les belles demeures fastueuses de Madinat az-Zahra.
Beihdja, qui refuse dtre considre comme une migre nous lavons dit , parce quelle ne lest
pas, est une vritable ambassadrice de la musique classique de son pays en Europe, et en France
particulirement, o il y a une importante communaut algrienne. Alors, elle ralise un travail dorfvre,
admirable, impressionnant, et elle a lenthousiasme, la volont, surtout la comptence et le courage, qui
lui permettent dtre constamment derrire ce projet digne dintrt, un projet qui, malgr les vicissitudes
du temps et quelquefois lindiffrence des hommes, russira selon les prvisions traces par cette dame
qui ne dsempare devant aucun obstacle.
Beihdja, aujourdhui, a mri, et ce style et ce nom, les siens, quon voquait dans un prcdent
paragraphe, nous obligent en parler aisment au prsent. Car, au prsent, elle simpose, elle rayonne
dans tous les pays du Maghreb, et en Europe, o elle se produit assidment avec son ensemble au talent
exceptionnel. Bien connue galement dans Bild al mouwashshahat, au Liban, en Jordanie, en Egypte
et ailleurs, elle a sduit ces rputs mounchidine, aux oreilles attentives, qui ne vivent que de leur art et
dont la voix vous retourne l'me et vous chavire le cur. Avoir lagrment de ces spcialistes louie trs
fine, est une srieuse attestation pour les postulants la gloire dans ce vaste Moyen-Orient. Et Beihdja a
su tre la hauteur dans tous les examens que lamour de la musique lui a imposs.
Oui, Beihdja a mri, et de sa voix suave, limpide, elle joue avec sa gorge, en mettant des sons
harmoniques, comme si elle jouait avec sa mandoline. Le chant, chez cette Diva de landalou nous
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insistons sur cette qualit mme si elle la refuse exprime ses tats dme et libre ses motions. Elle
interprte de grandes posies en mettant tout son cur pour nous envoter, nous sduire et nous entraner
dans ce havre de paix aux sonorits harmonieuses. Elle possde cette volont de se dpasser en qualit qui
lui commande une gymnastique difficile travers lmission simultane de deux sons en mme temps qui
donnent plus de beaut son interprtation de morceaux choisis. Ainsi, face Beihdja Rahal, en
spectateur assidu et en mlomane convaincu, lon peroit en ses uvres cette forte personnalit et cette
vigueur dans lexcution qui font, comme disait un spcialiste de la voix, que son nergie se transforme,
sa vitalit saccrot, ses sens et son mental tendent leurs champs de perception, son tre rintgre sa
place dans lunivers. Et comment nest-elle pas tout cela ? Comment nest-elle pas la posie et le chant
qui sexpriment travers elle ?
Imposante sur scne, elle inspire du respect dabord et de la confiance ensuite. Ce respect et cette
confiance, elle nous les offre, spontanment, mais aussi intentionnellement, parce quelle souhaite, par
ailleurs, que ce quelle chrit le plus, cet art andalou ancestral, doit voluer constamment pour
combattre une certaine tendance qui nous fait glisser vers une phase dcadente cause de compositions
musicales lemporte-pice, signes inquitants dun divorce entam avec lauthenticit et lidentit
culturelle de notre pays.
En effet, Beihdja Rahal est l, plus prsente que jamais. Elle produit beaucoup, et son palmars est
loquent : elle en est son vingtime album dans tous les modes connus de la Sanaa andalouse. Elle est
l, elle se refuse dtre en marge de cette bullition culturelle et scientifique. Elle brille par son
ingniosit et sa comptence, limage de ces femmes que lHistoire voque et clbre en lettres
indlbiles, pour les faire connatre et les immortaliser. Elles sont nombreuses, et notre mmoire,
quelquefois dfaillante, nose les nommer une une, au risque doublier peut-tre les plus importantes
parmi elles.
Cest a Beihdja Rahal, une femme de caractre qui fait de son engagement, dans la musique
classique algrienne, une ducation qui pousse de toutes ses vigoureuses racines. Et l, o elle se produit,
elle laisse quelque chose, qui vous accroche, qui vous meut et qui vous rappelle ces parfums dune
poque autrement plus conviviale, plus dynamique, o lart et la culture vivaient en totale symbiose avec
la beaut de la nature qui inspirait aux gens des ardeurs exceptionnelles. Cette Dame et l, le terme lui
sied convenablement , dune certaine prestance lorsquelle interprte ses classiques, qui ont fait
autorit antan, pendant cette priode de noblesse culturelle, veut chaque occasion nous communiquer,
pour nous la faire aimer davantage, cette posie qui est pure, directe, suave et pleine de sensibilit. Cest
ainsi, que dans ce dernier ouvrage, intitul : La joie des mes dans la splendeur des paradis andalous,
Beihdja, par ses chants lors dun concert live et Saadane Benbabaali, par un essai sur la
posie florale et ses traductions de plus de cinquante azdjl, nous invitent
revisiter l'univers parfum et color du paradis perdu, le Firdaws al-mafqoud.
Beihdja a entrepris depuis sa rencontre, il y a plus dune dcennie, avec Saadane
Benbabaali, matre de confrences Paris III, spcialiste de littrature arabo-andalouse, un
long travail de dfense et dillustration de lart potique et musical andalou. Le professeur a sign les
traductions de toutes les pices chantes par Beihdja dans les sept derniers albums. Co-auteurs dun
premier ouvrage, La plume, la voix et le plectre paru en 2008, ces deux passionns de lhritage de Ziryab
et des washshhoun andalous poursuivent leur chemin avec un nouveau bouquet potico-musical : Fleurs
et jardins dans la posie andalouse . Comment alors, Beihdja, luniversitaire, exigeante quant au sens
prcis des mots quelle chante et consciente de leur juste valeur, ne tenterait-elle pas, avec ce poticien
inspir, de saisir le fonctionnement dun thme particulier dans la posie strophique andalouse appele
muwashshah et zadjal ?
Que dire enfin, dans ce modeste propos qui fait le portrait dune artiste, dune grande, vraiment
grande ? Que nous avons de nobles sentiments de respect et de considration lgard de cette dame qui
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nous rconcilie avec le bel art, l'authenticit, et nous promet un meilleur avenir pour la Nouba andalouse
qui retrouve, avec elle, toute sa fracheur. Mais, travers ces mots sincres et sans complaisance aucune,
je lavoue, daucuns verront peut-tre dans ce texte un pangyrique, une apologie, ceci nest point vrai.
Ce nest que la juste rponse, un travail assidu, un engagement courageux, volontaire, de celle qui
sest voue une merveilleuse cause : celle de purifier et de mettre en valeur un patrimoine qui a t,
malheureusement, longtemps soumis lindiffrence des hommes et, le plus souvent, leur ignorance de
ces trsors valeureux qui tmoignent de notre remarquable culture.
Nest-ce pas beau, aujourdhui, dapprcier Beihdja Rahal, dans un concert, auguste et
impressionnante au milieu de son orchestre, nous livrer de sa voix tendre et douce, de sa voix
andalouse comme lcrivait Sofiane Hadjadj, les meilleures noubas de ce patrimoine des anctres ?
Kamel Bouchama,
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BIBLIOGRAPHIE
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Munshid pl. munshidn : chanteur soliste dans les ensembles de musique andaloumaghrbine.
Muwashshaha pl. muwashshaht : pome strophique comportant une alternance de
rimes et utilisant parfois plusieurs mtres. Il fut invent en Espagne musulmane la
fin du 10e sicle.
Nasb : prologue amoureux dans la posie monorime traditionnelle.
Nawba : elle dsigne, dans la musique savante andalou-maghrbine, une suite de
pices vocales et instrumentales.
Nawriyya pl. nawriyyt : un des termes dsignant un pome floral.
Qadd : taille d'une femme ou d'un homme.
Qma : autre terme dsignant la taille.
Qfiya : rime dans un pome.
Rahl : partie de la qasda antique monorime consacr l'vocation et la
description du paysage parcouru par le cavalier en chemin vers la bien-aime ou le
bienfaiteur.
Raqb : lespion charg par l'poux ou un membre de la famille de surveiller la
femme courtise par le 'shiq : l'amant.
Rawd : terme dsignant le jardin.
Riad : au Maroc ce terme dsigne une demeure avec un jardin intrieur.
Rabiyya : pome printanier.
Rawdiyya pl. Rawdiyyt : terme form partir de rawd (jardin) et servant dsigner la posie des jardins.
Shir pl. shuar : pote.
Shatr pl. ashtr : hmistiche(s).
Tawshh : art de la composition de muwashshaht.
Udhrite (posie) : posie de "lamour pur et chaste".
Warda pl. wurd : la rose.
Washshh pl. washshhn : nom dsignant les auteurs de muwashshaht.
Zadjal pl. azdjl : pome strophique diffrent du muwashshah par l'usage de l'arabe parl dans le corps
mme du pome.
Zadjdjl pl. Zadjdjln : auteurs des pomes strophiques de langue dialectale appels azdjl dont le plus
clbre fut Ibn Quzmn (Cordoue 1078 -1160).
Zahriyya pl. zahriyyt : nom form partir de zahr (fleurs) et dsignant les pomes floraux.
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