Trahir Michaud Seminaire

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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

Le Sminaire La bte et le souverain de


Jacques Derrida, par quatre chemins
Ginette Michaud*

Pour dire les choses carrment, gros traits anguleux,


et pour mettre le dessin au carr, voici donc quelques
lignes de force : dessiner, dsigner, signer, enseigner.
Na-t-il pas toujours t difficile de dissocier ces quatre
chemins, et deffacer lattrait que ces oprations
exercent lune sur lautre ? Na-t-il pas toujours t
impossible de penser la possibilit du dessin et la
responsabilit du trait sans lattirer dun seul et mme
geste vers celles, conjointes et affines, de tout ce qui fait
signe (vers la chose mme, le designatum de toute
rfrence et de tout dessein), tout en dsignant ou
projetant soi-mme (dans la signature) et surtout vers
lenseignement, savoir la discipline, lexprience
organise de ce qui sapprend, de ce quon apprend soimme ou de ce quon apprend de lautre, lautre, ftce dans le cas dun ductus gnial et mme l o
linstitution nest plus la mesure de lexprience
inventive ?
Jacques Derrida, Le dessin par quatre
chemins , Annali.

Une premire version de ce texte a t prsente lors du colloque Cours


et sminaires comme style de pense. Barthes, Deleuze, Derrida,
Foucault , organis par Guillaume Bellon et Jean-Franois Hamel, dans le
cadre des activits de lquipe de recherche sur limaginaire contemporain
(ERIC LINT) et de Figura, Centre de recherche sur le texte et limaginaire,
Montral, Universit du Qubec Montral, le 23 avril 2010.
* Ginette Michaud ([email protected]) est professeure au
Dpartement des littratures de langue franaise de lUniversit de
Montral.
TRAHIR

Deuxime anne, octobre 2011

Comme toujours, toujours, quand je parle ou quand


jcris, ou faisant lun et lautre, quand jenseigne,
comme toujours, toujours, chaque pas, chaque mot
je sens ou je pressens, au futur antrieur, la figure
imprenablement spectrale dun vnement qui pourrait
aprs coup, se prtant la rinterprtation, remettre en
scne, une scne encore invisible et imprvisible pour
quiconque, remettre en scne, donc, de fond en comble,
tout ce qui maura t dict, souffl, jentends par l
plus ou moins consciemment, ou tlpathiquement, ou
somnambulatoirement, du dedans de moi intim ou de
trs loin dehors enjoint.
Jacques Derrida, Sminaire La bte et le
souverain. Volume II (2002-2003).

Je voudrais, avant de suivre quelques pistes du Sminaire La bte et


le souverain deux volumes dun mme Sminaire et pourtant dj si
contrasts, si diffrents lun et lautre, que cette diffrence mme (de
ton, de rythme, de traitement, dallure de la pense) laisse
entrapercevoir quel point nous ferons des dcouvertes tonnantes
au cours de cet immense projet ddition, si nous pensons aux
quarante annes denseignement de Jacques Derrida, trsor de
lecture venir tel les quarante jarres dAli Baba qui sommeillent et
donnent rver , je voudrais, donc, avant de tirer quelques fils de
cette riche tessiture, commencer par faire cho quelques propos de
Marie-Louise Mallet (qui codite avec Michel Lisse et moi ces deux
volumes du Sminaire), relatifs la question du travail de deuil,
question chaque instant prsente au cur de ce travail ddition de
ce Sminaire en tant que part autre de luvre de Jacques Derrida, en
tant quuvre posthume. Et posthume cest bien dune certaine
faon dj le fil rouge qui traverse tout le second volume de La bte
et le souverain avec cette question de la disposition des restes et de
la partition entre inhumation et incinration est un mot qui mrite
quon sy arrte, car il suppose une ligne, une limite entre avant et
aprs , alors que cette limite se rvle, comme tout seuil,
infiniment instable et divisible. Dune part, le posthume commence
bien avant le posthume, il nattend pas la mort effective pour tre de
la partie et mordre en quelque sorte sur luvre de son vivant.
Comme la bien soulign Jacques Derrida lui-mme du
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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

commencement (De la grammatologie) la fin , dans


Apprendre vivre enfin, le posthume sapplique structurellement
toute trace crite du vivant dj :
Au moment o je laisse (publier) mon livre (personne ne
my oblige), je deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce
spectre inducable qui naura jamais appris vivre. La trace
que je laisse me signifie la fois ma mort, venir ou dj
advenue, et lesprance quelle me survive. Ce nest pas une
ambition dimmortalit, cest structurel. Je laisse l un bout de
papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette
structure, elle est la forme constante de ma vie. Chaque fois
que je laisse partir quelque chose, que telle trace part de moi,
en procde , de faon irrappropriable, je vis ma mort dans
lcriture1.
Le posthume commence donc bien avant le posthume, il est toujours
dj pr-posthume en quelque sorte ( Je posthume comme je
respire [] 2, crivait dj de manire saisissante Derrida dans
1

Jacques Derrida, Apprendre vivre enfin, entretien avec Jean Birnbaum,


Paris : ditions Galile, coll. La philosophie en effet , 2004, p. 33.
2 Jacques Derrida, Circonfession , dans Jacques Derrida, avec Geoffrey
Bennington, Paris : ditions du Seuil, coll. Les contemporains , 1991,
p. 28. De manire significative, car la scne du posthume est troitement
mise en abyme plusieurs reprises dans le propos mme de ce dernier
Sminaire, Derrida commente cette phrase dans la Septime sance. Le 26
fvrier 2003 (cf. Jacques Derrida, Sminaire La bte et le souverain. Volume
II (2002-2003), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (ds),
Paris : ditions Galile, coll. La philosophie en effet , 2010, pp. 249-250.
Dsormais abrg en SBSII, suivi de la page). Il revient galement cette
question du posthume dans la Huitime sance. Le 5 mars 2003 , alors
quil fait une htroautolecture de Pompes funbres de Jean Genet et de
lapothose de luvre en tant que couronnement souverainet
potique donc de la vie, en parlant du [l]ivre idal, livre rv, livre que
jaimerais crire , dit Derrida travers les mots de Genet, ce livre qui
prend des dispositions, est en vrit un ensemble de dispositions pour le
posthume dont nous parlions la semaine dernire, pour ce qui suit la mort,
pour ce qui vient aprs, posterus, en vue de la postrit (SBSII, 312) :
apothose prmdite de luvre posthume, mais qui a bien lieu comme
jouissance au prsent, comme le souligne avec une acuit remarquable
Derrida, l encore pour Genet comme pour lui-mme.
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Circonfession ). Mais dautre part, et cest aussi un effet que nous


avons souvent remarqu lors de la rception immdiate, disons
mdiatique, du premier volume du Sminaire, le posthume, quand il
est vraiment posthume, cest--dire relevant du temps de l aprs ,
a une trange tendance ne pas tre peru comme tel , seffacer
ou tre effac en tant que posthume prcisment. Dngation,
videmment, que Jacques Derrida, plus que tout autre, nous a appris
lire et analyser. On fait alors comme si mais est-ce exactement le
mme comme si, ce puissant levier de fiction et de phantasme, dont
Derrida interroge les effets ? peut-tre le Sminaire La bte et le
souverain tait vraiment un livre de Jacques Derrida, conu et sign
par lui, naturellement et sans mdiation. Effet de rception
rvlateur, symptomatique, et qui appelle rflexion quant la
possibilit de tracer et de maintenir la limite intacte entre le prposthume et le post-posthume Cela dit, si comme lcrit Derrida
dans le Sminaire La bte et le souverain, tous les crits sont
posthumes, chacun sa manire, mme ceux qui sont connus et
publis du vivant de lauteur (SBSII, 294), il reste aussi et cest de
toute vidence notre situation dsormais qu lintrieur de cette
gnralit du posthume, lintrieur de la trace comme
structurellement et essentiellement, et par vocation destinale
posthume ou testamentaire, il y a une enclave plus stricte du
posthume, savoir ce quon ne dcouvre et ne publie quaprs la
mort de lauteur ou du signataire (SBSII, 294).
Dans un texte intitul Pourquoi publier les Sminaires de Jacques
Derrida ? , Marie-Louise Mallet voquait deux reprises, avec une
certaine insistance donc, limage de ces gardiens du deuil venir
que nous sommes devenus et aussi, plus particulirement [] ceux
qui, parmi nous, ont pris la responsabilit de la publication,
posthume, des sminaires 3. Gardiens du deuil (ft-il venir) :
cette expression, cause de sa consonance avec le tout aussi
3

Marie-Louise Mallet, Pourquoi publier les Sminaires de Jacques


Derrida ? , communication donne au colloque Cinq ans aprs ,
organis par Maurizio Ferraris, Naples, du 7 au 10 octobre 2009 ; parue en
franais dans les Actes, dans Annali, Spettri di Derrida , 2009/V, pp. 404405 et p. 407. Lexpression gardiens du deuil venir est de Jacques
Derrida, qui lutilise la toute fin de la dernire sance du second volume
du Sminaire La bte et le souverain (SBSII, 396).
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problmatique devoir de mmoire , reste toujours pour moi une


source de protestation muette. Non pas, videmment, pour nier ou
dnier quil y a bien l deuil (et on reconnat la phrase hante par le
Il y a l du secret 4 de Passions), mais pour interroger plutt cette
garde du gardien en mettant laccent sur le travail justement,
dans cette expression hlas trop fige de travail de/du deuil . Car
on sait quel point Jacques Derrida sest employ rveiller ce
concept mme, en soulignant la force dattraction qui sexerait entre
ces deux mots, comme le montre bien ce passage de force de
deuil :
Quant au travail mais que fait-on quand on travaille ?
Quand on travaille sur le deuil, sur le travail du deuil, quand on
travaille au travail du deuil, on fait dj, oui, dj, un tel travail,
on lendure ds ce premier moment, le travail du deuil, on le
laisse travailler en soi, on sy autorise, on se laccorde, on
laccorde en soi, on se donne cette libert de la finitude, la plus
digne et la plus libre possible.
On ne peut pas tenir un discours sur le travail du deuil sans
y prendre part, sans se faire part de la mort, et dabord de sa
propre mort. [] [O]n devrait pouvoir dire, je my tais risqu
nagure, que tout travail est aussi travail du deuil. Tout travail
en gnral travaille au deuil. De lui-mme. Mme quand il a le
pouvoir de donner naissance, mme et surtout quand il
prmdite de donner le jour et de donner voir. Le travail du
deuil nest pas une espce, parmi dautres possibles, une
activit du genre travail ; ce nest en rien une figure
particulire de la production en gnral5.
Dans ce travail ddition, il sagit donc au premier chef de faire droit
ce travail de deuil au double sens de lexpression et dentre de jeu
on peut souligner la puissance de ce tra- ce sont en quelque sorte
les quatre chemins constamment frays dans ce Sminaire par

Jacques Derrida : traverse, transmission, trajectoire, traduction


ds lors quil est question de lexprience (et cen est bien une, au
sens fort du terme) de lenseignement pour lui. Par ailleurs, Jacques
Derrida a galement soulign plus dune fois, notamment dans
Fichus, quil y allait pour lui dans la veille dune tout autre vigilance
que celle de la seule conscience6. Jaimerais croire que notre travail,
qui vise la transmission et le transfert de cette part si ample et
encore inexplore de son uvre, a lui aussi partie lie avec ce mot,
veille , plus quavec la seule garde de vigile ou de sentinelles. La
veille, crit ailleurs Jean-Luc Nancy, cest ce qui oblige le regard
discrtion, baisser la lampe ou diminuer lclat de lcran , car le
regard de veille nen est pas un de spectacle ni dobservation ni
dinspection 7. En accomplissant ce travail ddition, nous ne
pouvons sans doute pas viter ces risques, inhrents lentreprise,
dexposition indiscrte dun corps dcriture au travail, mais
lessentiel du geste loge devrait loger ailleurs : nous aimerions en
effet que soient sensibles non pas seulement la prcision, la probit,
la sobrit juste titre attendues de nous mais aussi quelque chose
de cette lecture attentive et silencieuse, de cette veille, quand elle
nest pas seulement vigile en alerte et surveillance 8.
Deuxime remarque liminaire : je voudrais galement faire cho ce
que Marie-Louise Mallet dit de la difficult de notre tourment ,
crit-elle dans ce texte qui reste la ntre, mme une fois le travail
effectivement bien entam, quant la lgitimit de ce projet
ddition. Certaines traces inscrites dans luvre mme de Jacques
Derrida laissent penser quil naurait peut-tre mais ce peuttre ne peut faire lobjet daucune assurance son tour pas t
oppos cette dition de son Sminaire, du moins en tant que
question de principe. On peut en effet mentionner cet gard divers
6

4 Cf. Jacques Derrida, Passions. Loffrande oblique , Paris : ditions Galile,


coll. Incises , 1993, pp. 56-61 sq. (Cest Jacques Derrida qui souligne.)
5 Jacques Derrida, force de deuil , dans Chaque fois unique, la fin du
monde, textes prsents et traduits par Pascale-Anne Brault et Michael
Naas, Paris : ditions Galile, coll. La philosophie en effet , 2003, pp. 177178. (Cest Jacques Derrida qui souligne.)

Jacques Derrida, Fichus. Discours de Francfort, Paris : ditions Galile, coll.


La philosophie en effet , 2002, pp. 18, 20.
7 Jean-Luc Nancy, (non troppo) , prface, 2009, indit. Je remercie JeanLuc Nancy de mavoir donn accs ce texte et de mautoriser le citer.
8 Ibid. : La veille est peine un regard, cest seulement ce qui spare du
sommeil, ce qui retient de dormir. Cest--dire de sabsenter, mais sans
pour autant se tourner vers une prsence pleine, une conscience vigilante
comme on dit. La veille nest pas un vigile en alerte. Ce nest pas une
surveillance.

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cas qui semblent aller dans le sens dune telle dcision. Politiques de
lamiti (1994), par exemple, se prsente explicitement comme
lexpansion de la premire sance du sminaire de 1988-1989, et
lon y retrouve en fait la trace dautres sances aussi 9 : Derrida
exprime l clairement le vu de prparer plus tard la publication
dune srie de travaux de sminaires 10. Deux sances du Sminaire
9

Cf. Introduction gnrale , dans Jacques Derrida, Sminaire La bte et le


souverain. Volume I (2001-2002), Michel Lisse, Marie-Louise Mallet et
Ginette Michaud (ds), Paris : ditions Galile, coll. La philosophie en
effet , 2008, p. 11. Dsormais abrg en SBSI, suivi de la page.
10 Jacques Derrida, Politiques de lamiti suivi de LOreille de Heidegger,
Paris : ditions Galile, coll. La philosophie en effet , 1994, p. 11 :
Jespre prparer plus tard la publication dune srie de travaux de
sminaires lintrieur de laquelle celui-ci vint en vrit sinscrire, bien audel de cette seule sance douverture, y prsupposant ainsi ses prmisses
et son horizon. Ceux qui le prcdrent immdiatement, donc, il nest peuttre pas inutile de rappeler ici cet enchanement, avaient concern La
nationalit et le nationalisme philosophiques (1. Nation, nationalit,
nationalisme [1983-84], 2. Nomos, Logos, Topos [1984-85], 3. Le thologicopolitique [1985-86], 4. Kant, le Juif, lAllemand [1986-87]) et Manger lautre
(Rhtoriques du cannibalisme) [1987-88]. Et ceux qui le suivirent
concernaient les Questions de la responsabilit travers lexprience du
secret et du tmoignage [1989-93]. On trouverait peut-tre ici argument
pour restituer par la publication du Sminaire cet enchanement dont
parle Derrida. Mais il poursuit en prcisant aussitt les raisons qui le
motivent publier alors cette sance de Politiques de lamiti : Si
artifice ou abstraction, je dtache ici lune de ces nombreuses sances, et
seulement la premire pour linstant, cest que, pour des raisons
apparemment contingentes, elle donna lieu quelques confrences. De
surcrot, elle se trouve avoir dj t publie ltranger sous des versions
un peu diffrentes et en gnral abrges. (Ibid., pp. 11-12.) Cette phrase
nuance mettrait aussi en mme temps stratgie en cela tout fait
derridienne en garde contre tout dsir de tout publier , comme de
tout dire , et ne dlesterait en tout cas quiconque dciderait, en labsence
de lauteur, dditer et de publier ces sminaires, de sa responsabilit. Le
fait que Derrida se sente tenu de justifier ce dtachement dune sance
souligne bien en outre limportance quil accorde au corpus dont elle
provient en tant que corps textuel ayant sa propre logique, ses propres
impratifs et contraintes. Il sagit donc bien dune sorte de double
injonction : la fois respecter et restituer un enchanement de pense,
suivre cette pense dans son dploiement (dans toute la complexit de son
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sur lhospitalit furent revues par lui et publies en 1997 dans De


lhospitalit11, de mme que deux autres sances du mme sminaire
parues en traduction anglaise dans Acts of Religion en 200212. On
remarquera dailleurs cet gard que Derrida avait rvis trs
soigneusement les sances en franais sur nombre de dtails (la
plupart des phrases furent retouches sur quelque point de langue,
syntaxe, ponctuation, substitutions de dernire minute plus
significatives et nigmatiques aussi), alors que les sances traduites
en anglais ont t laisses par lui dans un tat plus brut ce qui
indique dj deux traitements diffrents selon les langues. Enfin,
troisime exemple loquent, mais il y en aurait sans doute de
multiples autres, Derrida remania plusieurs sances de son
Sminaire sur Le parjure et le pardon dans le Cahier de LHerne.
Derrida (2004), de mme que dans le long texte intitul
Vershnung, ubuntu, pardon : quel genre ? , qui correspond trois
sances de ce mme sminaire, publi dans un numro de la revue
Le Genre humain13, galement paru en 2004, lanne de sa mort. Sans

mouvement et de ses ramifications : l o, pour paratre sous une forme


orale (confrence, entretien) ou crite (livre), elle a d justement
sinterrompre et se couper, s abrger ), mais sans pour autant cder la
tentation gnalogique, gntique ou tlologique (avant-texte, provenance, progrs, etc. : tous aspects remis en question dans le geste
philosophique mme de Derrida). Entre les Sminaires et luvre publie,
souvent issue de lui mais aussi dtache de lui selon des rythmes, des
dcisions ditoriales et des traductions diffrents, il y va de la dunamis
dune articulation indite, vif, permettant de mieux saisir les points
dintersection entre eux et de redessiner le trac et le mouvement
densemble de luvre.
11 Jacques Derrida, De lhospitalit, avec Anne Dufourmantelle, Paris :
ditions Calmann-Lvy, 1997.
12 Jacques Derrida, Acts of Religion, Gil Anidjar (d., avec une introduction),
New York et Londres : Routledge, 2002.
13 Jacques Derrida, Vershnung, ubuntu, pardon : quel genre ? , Le Genre
humain : Vrit, rconciliation, rparation , Barbara Cassin, Olivier Cayla
et Philippe-Joseph Salazar (dir.), Paris : ditions Le Seuil, no 43, novembre
2004, pp. 113-154. Dans la note, Derrida parle dune seule sance,
lgrement retouche, mais il y va plutt de trois sances du Sminaire sur
Le parjure et le pardon (premire, deuxime et troisime sances, 1998-8-

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que ce relev prtende la moindre exhaustivit, il indique bien que


Derrida estimait que son Sminaire constituait une part vivante,
active, de son corpus, et il y puisait abondamment, plusieurs livres
ou entretiens gardant avec cette source, ce vritable lieu
dlaboration de sa pense, un lien vident.
Mais, ceci dit, et mme si lon sait que certaines sances de ses
sminaires ont parfois t reprises par lui dans des colloques ou en
vue de la publication dans Donner la mort, par exemple, ou, pour le
sminaire qui nous occupe plus spcifiquement, quelques sances du
Sminaire La bte et le souverain donnes en confrences (premier
volume), ou encore comme celle qui est consacre Blanchot
(second volume) intgre par Derrida comme punctum final lors de
la rdition de Parages en 2003 , en dpit, donc, de ces prcdents
qui paraissent bien cautionner, voire autoriser le prsent projet
ddition, il nen demeure pas moins quaucun vouloir-dire et
comment pourrait-il en tre autrement dans la logique mme de
lanalyse inlassablement poursuivie par lauteur de La Voix et le
phnomne ? ne saurait assurer la dcision concernant cette
expansion 14 de luvre posthume, qui accrot dj et continuera
daccrotre (de faire pousser, phusis et pulsion) les limites de luvre
publie, une uvre qui a toujours t faite, Jacques Derrida na cess
de nous le rappeler aussi, pour se passer du signataire. Ce
tourment des diteurs de Derrida ne peut donc tre apais,
mme une fois la responsabilit assume seul(e) et plus dun(e) :
il y a bien l, dans ce partage, un legs derridien aussi de mener

bien (disons, le moins mal possible) ce travail. Bien plus : on


pourrait dire que cest la logique aportique mme de luvre
derridienne que nous demeurions dans cette indcision quant au
bien-fond du projet. Car comment, en effet, un auteur (Derrida,
mais aussi tout autre) pourrait-il jamais commander quoi que ce soit
par rapport lavenir de son uvre aprs sa mort ? Nous sommes
bien ici dans lpreuve de la souverainet im-possible : dposition et
conscration la fois. Toute la rflexion mene dans La bte et le
souverain, et non seulement dans les motifs plus explicites de
lincinration et de linhumation et des phantasmes de deuil qui
accompagnent lune et lautre de ces oprations, met ainsi dj en
scne du dedans du Sminaire les questions qui nous agitent dans la
pratique de notre travail15. Mais aussi, et le tourment nest pas

1999), qui prsentent de nombreuses diffrences stylistiques mineures,


mais aussi des variantes et ajouts plus significatifs.
14 lexpression utilise par Marie-Louise Mallet, une extension
indfinie (loc. cit.), je prfre celle d expansion interminable , qui
consonne avec celle du travail de deuil, que Derrida convoque au sujet du
vers de Celan dans Aschenglorie, Niemand/ zeugt fr den/ Zeugen : Je ne
sais pas encore si ce sera ou non une sorte dexergue. Un exergue fini ou un
exergue en expansion interminable. (Jacques Derrida, Tmoignage et
traduction. Survivre en pote , confrence prononce lInstitut franais
dAthnes, le 9 mars 1995, p. 2. Je remercie Vanghlis Bitsoris, qui a traduit
ce texte en grec, de mavoir communiqu la version originale, toujours
indite en franais. Cette phrase a t supprime dans la traduction
anglaise.)

15 Cette hantise quant ce que lautre fera de mes restes, de moi une fois
mort, traverse tout le second volume du Sminaire La bte et le souverain,
comme la aussi relev Marie-Louise Mallet, qui cite ce passage de la
Cinquime sance. Le 5 fvrier 2003 : Quest-ce que lautre ou les
autres au moment o il sagit de rpondre la ncessit de faire quelque
chose de moi, de faire de moi quelque chose ou leur chose ds linstant o je
serai, comme dit le peuple, parti, cest--dire dcd, pass, trpass, cest-dire spar dans lloignement du pas ou du trpas [], quand je ne serai
plus l, da, quand je serai, selon toute apparence, absolument sans dfense,
dsarm, entre leurs mains, cest--dire, comme on dit, pour ainsi dire,
mort ?/ Comment et quoi procderont-ils dans le temps qui suivra le
dcs ? []/ Notez bien que dans la question [] jai dj prsuppos, sans
rien savoir de ce que veut dire mort dans le syntagme quand je serai, etc.,
mort, [jai dj prsuppos] une pr-dfinition de la mort, de ltre-mort,
savoir qutre mort, avant de vouloir dire tout autre chose, signifie, pour
moi, tre livr, dans ce qui reste de moi, comme dans tous mes restes, tre
expos ou livr sans aucune dfense possible, une fois totalement dsarm,
lautre, aux autres. Et si peu que je sache de ce que veut dire laltrit de
lautre ou des autres, jai bien d prsupposer que lautre, les autres, ce sont
prcisment ceux qui peuvent toujours mourir aprs moi, me survivre et
disposer ainsi de ce qui reste de moi, de mes restes. Les autres, quest-ce
que cest ? [] [L]es autres ce sont ceux et celles devant lesquel(le)s je suis
dsarm, sans dfense, lautre cest ce qui pourrait toujours, un jour, faire
de moi et de mes restes quelque chose, une chose, sa chose, quels que
soient le respect ou la pompe, par vocation funbre, avec lesquels il traitera
cette chose singulire quon appelle mes restes. Lautre mapparat comme
autre en tant que tel, en tant que celui, celle ou ceux qui peuvent me
survivre, survivre mon dcs et procder alors comme ils lentendent,

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TRAHIR

Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

moins grand, cette part spectrale de luvre posthume (autrement


spectrale que luvre publie du vivant, qui ltait dj) appelle
pourtant aussi la sur-vie et lhritage. Comment oublier les questions
qui hantaient cet gard Derrida dans Apprendre vivre enfin quand
il voquait cette preuve extrme de lex-appropriation ?
Chaque fois que je laisse partir quelque chose, que telle trace
part de moi, en procde , de faon irrappropriable, je vis
ma mort dans lcriture. preuve extrme : on sexproprie sans
savoir qui proprement la chose quon laisse est confie. Qui
va hriter, et comment ? Y aura-t-il mme des hritiers ? Cest
une question quon peut se poser aujourdhui plus que jamais.
Elle moccupe sans cesse16.
Il est clair que la dcision dditer ces sminaires a tout voir avec
cet apprendre lire infini et interminable (qui le rapproche
encore, mais autrement, du dit travail du deuil ) que Derrida, dans
une parenthse dune porte inoue, a pos comme une exprience
quivalente ou peut-tre mme plus importante que le vivre
mme ( [] le lecteur, lequel apprendra lire ( vivre) cela, quil
ntait pas habitu recevoir dailleurs17 ). Ce Sminaire nous
apprend donc le lire encore autrement18, nous demander ce qui
sapprend et ce qui senseigne ainsi : lire, ou vivre, cela peut-il
sapprendre ? senseigner ? Peut-on apprendre, par discipline ou par
apprentissage, par exprience ou exprimentation 19 lire, ce qui
sappelle lire Jacques Derrida ? Cest peut-tre in fine la seule
question qui motive et justifie vraiment tout ce projet.

souverainement, et souverainement disposer de lavenir de mes restes, sil


y en a./ Voil ce que voudrait dire, ce quaurait toujours voulu dire
autre. (SBSII, 187-189.) (Cest Jacques Derrida qui souligne.)
16 Jacques Derrida, Apprendre vivre enfin, op. cit., pp. 33-34.
17 Ibid., p. 32.
18 [I]l me faut vous apprendre mapprendre me lire depuis les
compulsions [] . (Jacques Derrida, Circonfession , dans Jacques
Derrida, op. cit., p. 119.)
19 Jacques Derrida, Apprendre vivre enfin, op. cit., p. 24. (Cest Jacques
Derrida qui souligne.)
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Ces quelques remarques se tiennent donc au bord, sur la limite ou


sur ce seuil dont Derrida parle si bien dans la Douzime sance
du premier volume du Sminaire et nous pouvons nous demander si
nous le passons jamais, ce seuil, chaque fois que nous prenons une
dcision, petite ou de consquence, virtuellement plus importante
que ce que nous croyons en savoir ce moment et en ce point textuel
du corpus, comme diteurs de ce Sminaire, ou si, au contraire, nous
ne restons pas trs prcisment sur cette arte, continuer de sentir
le sol de cette phrase, de cet enchanement, trembler, bouger sous
nos pas.
Cette question du point dans son rapport au trac est de fait
intressante en elle-mme, car elle porte demble toute la question
du methodos, mthode et chemin, si prsente partout dans tout ce
corpus du Sminaire, constamment proccup, on dirait mieux
travers, transport par ce quil porte, soit cette inquitude quant au
frayage, la progression, louverture dun trac et, dentre de jeu,
il faut souligner que ce nest pas l question secondaire,
subordonne, mais bien lenjeu philosophique mme de la
diffrance, rejou en chacun de ces points. Au sujet de cette
ponctualit dans son rapport au trait densemble, on pourrait
rappeler, avec Jean-Luc Nancy, quelle est toujours luvre dans
toute la topologie/tropologie diffrantielle chez Derrida :
Le point, par dfinition, est sans dimension. Le trac, lui, peut
frayer les voies les plus lointaines, les plus contournes,
enchevtres, brouilles, mme. Mais il est toujours trac
partir dun point, trac du mme point. Un point et un
labyrinthe, voil le secret dune identit. De lun lautre,
contact permanent et dhiscence permanente. On est donc
vou soit perdre lun, soit se perdre dans lautre. Sans
doute, on ne manque pas de quelques repres qui balisent une
continuit, qui permettent de parler dune identit mais il
est entendu a priori quon ne rduira jamais le caractre

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TRAHIR

Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

infinitsimal du point ni le caractre en toute rigueur


infigurable du trac20.
Plus que tout autre aspect, cest sans doute ce point infinitsimal et
ce caractre infigurable du trac qui nous importent dans ce
Sminaire (comme, dailleurs, dans ce qui est luvre dans toute
luvre de Derrida). En tout cas, ce qui fascine dans le cours de ce
dis-cours, cest sa manire de sengager ou de sinterrompre dans
son trajet en tel et tel point prcis, sa faon dtre sensible aux
recoupements et intersections, aux bifurcations et surtout au rythme
de la pense. Je ne donnerai quun exemple de ce souci constant chez
Derrida quant la progression, ce qui nous tient en
mouvement 21 ou en haleine, comme il le dit (ces exemples sont trs
nombreux dans le second volume de La bte et le souverain22 o
Derrida met son pas dans celui de Robinson sur son le, mais
lexemple que je citerai provient plutt du Sminaire sur Le parjure
et le pardon, que jai commenc dexplorer depuis peu : voici un
passage trs rvlateur de la dmarche, au sens double du terme de
Derrida) :
En mexcusant auprs de vous pour le long dtour et surtout
pour le trajet en zigzag ou en slalom, le trajet peut-tre
dlirant (vous savez que dlirer, delirare, cela veut dire sortir
du sillon , scarter de la ligne droite, extravaguer dans
laberration et le pardon est peut-tre une hyperbole
dlirante), en mexcusant donc auprs de vous pour le long
dtour et surtout pour le trajet en zigzag ou en slalom, pour
litinraire sans itinraire et peut-tre dlirant que jimpose

votre patience, je vais plaider les circonstances attnuantes en


indiquant le cap de cette course apparemment errante,
plantaire en vrit (vous savez que le mot plante veut dire
astre errant, dun mot grec pour errance avec lequel nous
avons rendez-vous chez Platon en fin de sance), course
errante, donc peut-tre dlirante et folle en vrit ; je vais
indiquer le cap provisoire de ces dtours, zigzags, digressions,
errements, dlires, affolements par deux repres fixes, deux
piquets, deux rfrences stables. Saint Augustin et Rousseau
seront ces deux piquets . Ils sont dailleurs depuis
longtemps parmi mes piquets prfrs, mes fous moi23.
Ce passage est de fait trs intressant du point de vue
mthodologique o Une folie doit veiller sur la pense 24
comme Derrida la toujours dit et o lon trouve en effet raffirmes
cette ncessit double du point (les deux piquets , repres
fixes ) et du trac ( dtours , course errante , itinraire sans
itinraire ) dcrit par Nancy, de mme que la prdilection de
Derrida pour lvnement, cest--dire pour limprvisible, tout ce
qui ne peut surgir, arriver prcisment, que dans ou grce ces
petite[s] excursion[s] associative[s], un autre cart de slalom ou un
zigzag 25.
Trs peu de penseurs, de philosophes, ou mme dcrivains, et
seulement les plus grands, sont capables de restituer quelque chose
des processus primaires dans le mouvement de leur criture, de leur
pense en mouvement : Derrida, comme Freud qui nhsite jamais
signaler ses incertitudes, ses incompltudes, les impasses ou les

20 Jean-Luc Nancy, Identit. Fragments, franchises, Paris : ditions Galile,


coll. La philosophie en effet , 2010, pp. 42-43.
21 Jacques Derrida, Sminaire sur Le parjure et le pardon (indit, Paris,
EHESS, 1997-1998), dixime sance, le 25 mars 1998, p. 5.
22 En voici un, qui surgit au sujet du dcs : Dcder, procder,
rtrocder, il sagit bien dune dmarche, dun chemin, dun mouvement en
chemin, chemin de dpart ou chemin de retour ; il sagit bien de progrs ou
de rgression, ou de digression, de procs, de processus, de procd et de
procdure, donc dj de dispositifs la fois techniques et juridiques qui ont
eux-mmes quitt lordre de ce quon appelle au sens courant et tardif la
nature. (SBSII, 188) (Cest Jacques Derrida qui souligne.)

23

Jacques Derrida, Sminaire sur Le parjure et le pardon (indit, Paris,


1997-1998), septime sance, le 25 fvrier 1998, p. 2. (Cest Jacques
Derrida qui souligne.)
24 Selon le titre de cet entretien dans Points de suspension. Entretiens,
choisis et prsents par Elisabeth Weber, Paris : ditions Galile, coll. La
philosophie en effet , 1992, p. 374 : Cela doit sinventer chaque instant,
chaque phrase, sans assurance, sans garde-fou absolu. Autant dire que la
folie, une certaine folie, doit guetter chaque pas, et au fond veiller sur la
pense, comme le fait aussi la raison. (Cest Jacques Derrida qui souligne.)
25 Jacques Derrida, Sminaire sur Le parjure et le pardon (indit, Paris,
EHESS, 1997-1998), septime sance, le 25 fvrier 1998, p. 7.

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EHESS,

TRAHIR

Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

points dobscurit qui rsistent son avance, est de ces rares


penseurs-l. De lui comme de Freud, on pourrait dire que la pense
procde ici de louverture une pousse venue de profondeurs
toujours plus nigmatiques et drobes l analyse mme, en
quelque sens quon prenne ce mot 26. Ce qui importe dans le frayage
de la pense chez Derrida, cest quil ne consiste en rien dautre []
quen un frayage daccs, chaque fois singuliers, ceci quil nest pas
daccs quelque dvoilement ou sens primordial 27. En tant que
pense, sa rgle ne peut tre que dans une faon de diffrer sa
propre identit 28 ; lanalyse derridienne, comme la freudienne, na
ainsi, dune certaine manire, ni mthode (si on a en vue que
methodos reste li lide du droit chemin ), ni objet, ni
savoir : elle ne cesse de se dplacer vers des hypothses ou vers
des conjectures toujours plus expressment aventureuses [], vers
des modles moins modlisables ou constructibles 29. Cest mme
ce quelle rend sensible au premier chef et tout particulirement
dans le cours de ce cours, par son cart, sa pousse, sa manire de
tracer, de retracer la leve de ltre, le jeu de forces qui sy
emploient 30. Et cest bien cette pousse qui, plus que tout, importe.
Ce nest dailleurs pas un hasard si, dans tout le travail si intense de
la dernire anne du Sminaire La bte et le souverain alors que
Derrida interroge la pousse du walten heideggrien avant toute
diffrenciation entre tre et tant31, cest prcisment le Trieb, le

treiben, le pulser de la pulsion, qui viendra se conjuguer un autre


verbe allemand capital dans tout ce travail, tragen. Le Trieb
pousse, croissance, pulsation de la pulsion mme est le nom
trouv par Freud et relanc avec force par Derrida ici pour dire cette
ouverture, cet effort, voire ce forage de sens davant et daprs
toute signification , quand la parole sefforce de laisser parler ce
qui prcde la parole mme, la signifiance ltat naissant , comme
lcrit Nancy au sujet de Freud. Et cette pousse o lon est comme
emport par ce quon est charg de porter 32 est aussi celle de la
parole de Derrida dans ce Sminaire.

Par ailleurs, pour aborder ce corpus des sminaires dun autre angle
(vous aurez compris que je suis moi-mme dans cet expos par
quatre chemins une ligne tout en pointills et en zigzags), on
pourrait galement rappeler, non sans pertinence mais avec quelque
inquitude, les propositions derridiennes au sujet de larchive mme.
Car plus et mieux que quiconque, Derrida a thoris avec force les

Jean-Luc Nancy, LAdoration (Dconstruction du christianisme, 2), Paris :


ditions Galile, coll. La philosophie en effet , 2010, p. 141.
27 Ibid.
28 Ibid., p. 142.
29 Ibid.
30 Ibid.
31 Il est tout fait remarquable que le dernier Sminaire de Derrida
dernier non pas par une quelconque vise tlologique, intention ou
dcision dlibre soit ce point aiguill par la poursuite de ce mot,
walten , dont toute la puissance tait demeure en rserve jusqu ce
point de son travail (et jusque dans les toutes dernires pages de la
dernire sance, comme son dernier mot ), et ignor, dit Derrida, de
tous les commentateurs de Heidegger : Comme vous le constatez, tard
dans ma vie de lecture de Heidegger, je viens de dcouvrir un mot qui
semble mobliger tout remettre en perspective. Et voil ce qui arrive et

devrait tre mdit sans fin. Si je navais pas conjoint dans la problmatique
la bte et le souverain, je gage que la force et le pouvoir organisateur de ce
mot allemand si difficile traduire, mais qui informe, qui donne forme
tout le texte heideggrien, ne me serait jamais apparue comme telle. Pas
plus quil nest apparu, ma connaissance, dautres. (SBSII, 383) (Cest
Jacques Derrida qui souligne.) Michel Lisse signale galement la
dconstruction onto-thologico-politique porte par ce mot dans son texte
Chaque homme est une le (Magazine littraire (Paris), Derrida en
hritage , no 498, juin 2010, p. 75). On se rappellera que dans Un ver
soie (Voiles, avec Hlne Cixous, Paris : ditions Galile, coll. Incises ,
1998), Jacques Derrida avait labor une telle scne o, jusquau tout
dernier mot , le mot gardait de la sorte la puissance dune rvlation
ou dune vraison imprvisible. Or cest ce qui arrive effectivement avec
walten , qui ouvre dans ce dernier Sminaire une telle scne de lecture,
dveloppant jusquau dernier mot et jusqu la fin de ce trac de lecture
sa puissance, sa porte, de manire aussi impressionnante que troublante.
32 Jean-Luc Nancy, LAdoration, op. cit., p. 147.

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26

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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

apories lies au mal darchive , dont ce projet ddition ne peut


viter dtre affect lui aussi. Derrida a en effet souvent insist sur la
violence constitutive de larchive, celle-ci (arkh) tant le lieu mme
de lexercice dun pouvoir souverain se manifestant dans chacune de
ses oprations, quil sagisse de la slection, de la conservation ou du
rejet, de la suppression/refoulement, voire de la destruction des
traces archives. Tout en gardant lesprit cette riche rflexion qui
ne devrait pas nous laisser en paix quant chacune des dcisions
que nous sommes amens prendre au nom de rgles ou de normes
ditoriales (et comment les viter ?), on peut nanmoins aussi faire
droit des arguments externes luvre pour questionner le bienfond de ce projet.
Car ce projet ddition du Sminaire se justifie galement de
lextrieur. Quitte aller un peu (pour une fois) contre le gr de
Derrida qui a, on le sait, souvent marqu son aversion lendroit des
effets de gnration et autres amalgames douteux lis
lactualit, la suppose contemporanit33, etc. effets de
gnration que ce colloque induit ds son intitul ( Barthes,
Deleuze, Derrida, Foucault ), en regroupant les noms de ces
penseurs dans une catgorie gnrique , celle des cours et
sminaires , qui leur est suppose commune, faisant ainsi corpus de
singularits irrductibles , il est clair que tout ce pan du travail
philosophique de Derrida en tant quenseignement nous importe
aussi par la mise en rapport avec dautres corpus dcrivains ou de
philosophes. Car lapport de luvre de Derrida, les effets de sa
pense dbordent lvidence ses propres limites et cette part
posthume de son travail comporte un intrt supplmentaire en ce
quelle dpasse en quelque sorte luvre elle-mme, en mettant au

jour de manire privilgie sa fabrique ditoriale 34, selon


lexpression dOlivier Corpet. Ce rapport au genre mme du
sminaire en tant que methodos dis-cours de la mthode, via
rupta et (ds)orientation, Weg et Umweg de la pense est de fait
constamment activ, comme je lai dit plus haut, mis en abyme et
rflchi dans le cours du travail accompli dans ce sminaire mme,
soit par des allusions explicites au Sminaire de 1929-1930 de
Heidegger, o le philosophe allemand enseigne, lui, du haut de sa
chaire, ex cathedra, soit de manire plus discrte ou crypte tout au
long du parcours du Sminaire, notamment travers le comment
sorienter ? kantien ou lexprience de la revenance prouve par
Robinson devant lempreinte, la trace de pied nu qui pourrait tre
le sien ou celui de lautre, sur ce chemin quil peut avoir dj
emprunt ou qui reste le chemin de lautre (SBSII, 85).
Mais comment, en effet, lire cours ou sminaires ? Comme
largumentaire de ce colloque le saisit juste escient en soulignant la
ncessit dinterroger les enjeux tant thoriques que pratiques,
techniques, rhtoriques, dontologiques et thiques, qui valent en
effet dtre traits dans une perspective plus large que celle de la
dynamique propre chaque uvre ou auteurs singuliers, on peut se
demander ce que cette fabrique de luvre, en visant
particulirement lenseignement larchivation, donc, de la parole
vivante , fait apparatre en prennis[ant] lvnement dune
parole . Il faudrait dailleurs dores et dj compliquer cette
proposition puisque, dune part, dans le cas du Sminaire de Derrida,
il sagit non de la transcription dune parole orale (Lacan, Deleuze),
ni de notes ou fiches, ni de leons (Foucault), mais bien dun texte
34

Mais je dteste et conteste limage quon voudrait de plus en plus


rpandre quand, dans la presse, on essaie ou feint de me prendre pour un
survivant, voire le seul survivant dune gnration qui ntait dailleurs
pas exactement la mienne (Lacan, Althusser, Deleuze, Foucault, Lyotard, la
pense 68, quoi). Cest vrai, en un sens, mais en un autre sens, si vous
men donniez la place, je dmontrerais en quoi cest faux et au fond, comme
une pulsion de mort, pernicieux. (Jacques Derrida, Le survivant, le
sursis, le sursaut , La Quinzaine littraire (Paris), no 882, 1er au 31 aot
2004, p. 16.)

Olivier Corpet, Au risque de larchive , dans Questions darchives, textes


runis par Nathalie Lger, Paris, ditions de lIMEC, coll. Inventaires ,
2002, p. 16. voquant ce devenir posthume de luvre , Olivier Corpet
crit : Larchive remet luvre en mouvement, ft-ce parfois au prix dun
profond remaniement comme cela se produit par exemple quand survient
le moment des uvres dite compltes (cet autre fantasme ditorial et
auctorial) avec ses invitables effets de lecture, de rception et de sens.
Larchive devient alors la condition dune re-vie de luvre, mme si,
invitablement, cela en dplace le statut, les lignes (notamment dans la
partition vie prive/vie publique), en modifie les structures et les
classifications. (Ibid., p. 21.) (Cest lauteur qui souligne.)

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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

crit en vue de la parole, donc de sa lecture voix haute dans une


certaine scne ou dispositif tenant troitement compte de lauditeur
(et prcisons quil ny va pas cet gard seulement de la
rhtorique au sens restreint du terme, mais dun corps--corps
avec la langue franaise, un corps--corps turbulent mais primordial,
[] o tout lenjeu se fixe, o lessentiel est en jeu 35). Dautre part, il
faudrait aussi convoquer ici toute la rflexion de Derrida quant
lvnement, lui-mme soustrait une ontologie de la prsence pure,
pour inquiter la limite de ce qui se passe ici entre ce qui est inscrit
ou archiv et lvnement qui est produit par cette archivation
mme et qui ne se confond pas avec le support, le corps, la matire
de larchive mais cela nous entranerait trop loin36. Quil suffise de
35

dire que les choses sont plus compliques et que, quand on parle
dvnement, et plus encore dvnement textuel dans le Sminaire
ou dans le reste de luvre de Derrida, il faudrait garder lesprit
cette proposition, quil a lui-mme archive dans son uvre, et qui
inquite justement cette dlimitation entre performance, prsent et
vnement : Lune dentre elles [ces problmatiques de styles
diffrents], qui me tient de plus en plus cur, concernerait
lantinomie paradoxale de la performativit et de lvnement. []
Ce qui arrive, par dfinition, ce qui advient imprvisiblement et
singulirement, cela se moque du performatif 37.
Comme le soulignent aussi de manire pertinente les organisateurs
du colloque Cours et sminaires comme style de pense dans
largumentaire, en fondant ses choix sur un certain imaginaire de
lauteur dont elle publie lenseignement, lentreprise ditoriale se
rvle partie prenante dune relecture des grands penseurs : cest
l une trs intressante question, en effet, qui devrait galement
nous retenir dautant plus, peut-tre, quil est difficile pour la
partie prenante de garder assez dacuit et de distance pour
sautoanalyser avec quelque efficace Pour linstant, je dirai
seulement que les diteurs de luvre de Derrida, tout comme ses
lecteurs sans doute, font sans cesse lpreuve de laporie dcrite par
lui dans le Sminaire sur Le parjure et le pardon et qui prend la
forme suivante : il sagirait la fois de ne pas toucher et de toucher ;
de ne pas ajouter luvre, dune part, et de ne pas la diminuer,
dautre part ; de respecter sans trahir, de trahir pour rester fidle.
Risque redoutable auquel saffronte lditeur qui se sent lavance
inscrit, voire prescrit dans luvre quil donne lire38. Je cite

Jacques Derrida, De quoi demain Dialogue, avec lisabeth Roudinesco,


Paris : ditions Fayard/ ditions Galile, 2000, pp. 30-31. (Cest Jacques
Derrida qui souligne.) Dans ce passage, Jacques Derrida marque fortement
limportance pour lui de cette attention constante un certain
mouvement de la phrase, un travail, non pas du signifiant, mais de la
lettre, de la rhtorique, de la composition, de ladresse, de la destination, de
la mise en scne. []/ Il sagit l dun rapport la francit de la langue, de la
lettre, de la rhtorique, de la composition, de la scne de lcriture.
36 Cf. entre autres exemples, ce passage dans Le ruban de machine
crire , qui fut dabord labor dans la dixime sance du Sminaire sur Le
parjure et le pardon (indit, Paris, EHESS, 1997-1998), o Derrida semble
proposer une description de ce qui fait vnement dans le Sminaire mme
en soulignant le paradoxe entre lexprience vive du prsent et la mmoire
de luvre quelle institue et constitue : Dire ainsi que luvre institue et
constitue un vnement, cest enregistrer confusment une chose ambigu.
Une uvre est un vnement, certes, il ny a pas duvre sans vnement
singulier, sans vnement textuel, si lon veut bien largir cette notion audel de ses limites verbales ou discursives. Mais luvre, est-ce la trace dun
vnement, le nom de la trace de lvnement qui laura institue comme
uvre ? Ou bien linstitution de cet vnement mme ?/ Je serais tent de
rpondre, et non pour noyer le poisson, les deux la fois. Toute uvre
survivante garde la trace de cette ambigut. Elle garde la mmoire du
prsent qui la institue mais, dans ce prsent, il y avait dj sinon le projet,
du moins la possibilit essentielle de cette coupure de cette coupure en
vue de laisser une trace, de cette coupure dessein de sur-vie, de cette
coupure qui assure parfois la sur-vie mme sil ny a pas dessein de sur-vie.
Cette coupure est la fois une blessure et une ouverture, la chance dune
respiration, et elle tait en quelque sorte dj l luvre. Elle marquait,

telle une cicatrice, le prsent vivant originaire de cette institution comme


si la machine, la quasi-machine oprait dj, avant mme dtre
techniquement produite dans le monde, si je puis dire, dans lexprience
vive du prsent vivant. (Jacques Derrida, Le ruban de machine crire.
Limited Ink II , dans Papier Machine. Le ruban de machine crire et autres
rponses, Paris : ditions Galile, coll. La philosophie en effet , 2001,
p. 112.) (Cest Jacques Derrida qui souligne.)
37 Ibid., p. 128.
38 Je donnerai un exemple qui se trouve dans luvre parue du vivant, mais
qui se trouve aussi dans une des sances indites du Sminaire sur Le
parjure et le pardon, et qui ne fait donc pas le mme effet lorsquon le lit

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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

seulement un passage, tir de ce Sminaire indit, dans lequel


Derrida voque en des termes saisissants ce double cueil qui guette
le lecteur et qui est la fois la promesse et la menace de sa lecture
de notre lecture.
Ceux qui nentendent pas ce tmoignage prophtique, cette
attestation, car cette apocalypse est une attestation, un
serment, un je signe testimonial, ceux qui ne reoivent pas ce
tmoignage, ceux qui ny souscrivent pas, ne le contresignent
pas, ne contresignent pas ce livre et veulent encore y changer
quelque chose, y ajouter ou y retrancher quelque chose, ceux
qui veulent crire, en somme, crire encore autre chose, de
plus ou de moins, leur nom ou en leur nom par exemple, et
donc ne deviennent pas des frres, eh bien, ceux-l, ils seront
punis par Dieu, et punis mort, cest--dire retranchs du
livre, de larbre de vie et de la cit de Dieu, de la ville sainte. Ce
sont mme les derniers ou les avant-derniers mots de cette
terrible Apocalypse, de cette terrifiante rvlation (car
Apocalypse , vous le savez, veut dire dvoilement, rvlation
de la vrit) [].
Cette menace adresse ceux qui en somme crivent autre
chose parce quils manquent de foi, ne font pas foi, ou ajoutent
leurs signes et leur criture parce quil najoutent pas foi au
texte premier, cette menace dun chtiment implacable, sans
pour la deuxime fois comme pour la premire fois. Cet exemple porte sur
une erreur de lecture commise par Paul de Man au moment o, dans sa
traduction du texte de Rousseau quil commente, celui-ci ajoute un ne
expltif, qui introduit, selon Derrida, une confusion qui risque de faire
dire au texte exactement le contraire de ce que dit sa grammaire, sa
machine grammaticale . Attentif cette trs surprenante opration qui
consiste ici ajouter un ne expltif au texte de Rousseau, l omettre de
la citation deux petits mots , Derrida montre bien lincidence de ces
ajouts ou omissions ds lors quil est justement question de ce qui arrive
aux textes, les blessant, les mutilant, leur ajoutant des prothses [] .
(Jacques Derrida, Sminaire sur Le parjure et le pardon (indit, Paris :
EHESS, 1997-1998), dixime sance, le 25 mars 1998, pp. 10-11 ; repris dans
Le ruban de machine crire , dans Papier Machine, op. cit., pp. 116-119,
texte lgrement modifi cit ici. Cest Jacques Derrida qui souligne.)
Comment les diteurs de Derrida pourraient-ils oublier une telle mise en
garde ?
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pardon ni misricorde, est lespace ouvert toutes les


inquisitions venir, puisquil y aurait dans le livre mme,
auquel il faut accorder sa foi comme un tmoignage sous
serment, il y aurait dans ce livre la prescription comme la
description du chtiment quencourent ceux qui ny croient
pas, au livre, et y ajoutent quelque chose. Le chtiment des
incroyants fait partie du livre, il est crit, comme on dit. Il est
au programme de la prescription, et cest lui quil faut aussi
savoir lire39.
Donc, et on lentend bien la lecture de ce passage apocalyptique au
sujet de la lecture (et diter est aussi une forme de lecture, voire
de traduction ou dinterprtation premire et primitive), les
diteurs-lecteurs du Sminaire sont souvent en proie ce phantasme
lui-mme inscrit dans le texte, soit la peur damoindrir, de diminuer
par omission ou activement 40 dit Derrida, denlever quelque
chose cette uvre de pense, de ne pas entendre le tmoignage,
de changer quelque chose au livre, dy ajouter ou dy retrancher ,
alors quil est, ce lecteur, compris analytiquement dans le livre,
compris au sens de inclus, inscrit, prescrit, dcrit. Textuellement 41.
Tel est bien le risque encouru : que ce travail soit une rduction
diminutive de luvre, quil diminue le texte en lisant-crivant ,
quil fasse moins avec plus 42.

Autre srie de questions qui peut et doit tre souleve : comment le


sminaire, ce lieu princeps dlaboration de sa pense, se rapporte-til luvre publie ? Comment la consolide-t-il, la prolonge-t-il, mais
aussi en altre-t-il la perception, la rception, linterprtation ?
39

Jacques Derrida, Sminaire sur Le parjure et le pardon (indit, Paris :

EHESS, 1998-1999), cinquime sance, le 27 janvier 1999, pp. 17-18.


40

Ibid., p. 19.
Ibid.
42 Ibid., p. 18.
41

- 22 -

TRAHIR

Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

Derrida avait dj soulev, au sujet de larchive dHlne Cixous dans


Genses, gnalogies, genres et le gnie, la porte de tels problmes
qui peuvent aussi tre dcrits comme les siens propres alors quil
note quils sont et resteront toujours plus aigus dans ce cas
singulier que nulle part ailleurs, peut-tre jamais insolubles,
cooprant ainsi, de faon dcisive, au cur de lindcidabilit mme,
la problmatisation, llaboration, la transformation et au
renouvellement de toutes ces questions 43. Comment ldition des
Sminaires de Derrida va-t-elle, donc, inflchir, transformer, dplacer
luvre publie ? Visibilit ou oblitration ? Oblitration par
survisibilit ? Il est sans doute trop tt pour le dire et impossible de
le prvoir, mais dans Mal dArchive, Derrida nous a dj bien montr
comment larchive anarchivait en mme temps ce quelle archivait44
et ce projet ddition nchappera sans doute pas ces effets de
refoulement, quoi quil fasse pour les neutraliser ou les diffrer.
Ces questions ont de srieuses implications thoriques et touchent
linstitutionnalisation, la stabilisation, la lgitimit/conservation/conscration de luvre, une uvre qui est, dans le cas qui
nous occupe, crite mais en vue de la situation particulire dune
parole en acte, une parole quil est dautant plus important de ne pas
trahir, en noubliant jamais le statut de cette pense incertaine, en
mouvement, en train de se trouver dans son avance mme, comme
je lai indiqu plus haut. Les questions formules dans
largumentaire du colloque Que peut en outre nous apprendre la
lecture dune pense soffrant ainsi au risque de limprovisation ?
Que vaut une analyse qui ne sastreint plus produire un rsultat
mesurable, thorique (dj thoris ou aisment thorisable), mais
prfre la nuance, l aperu, la description sommaire ? Et que
43

Jacques Derrida, Genses, gnalogies, genre et le gnie. Les secrets de


larchive, Paris : ditions Galile, coll. Lignes fictives , 2003, p. 69.
44 Cf. Jacques Derrida, Mal dArchive. Une impression freudienne, Paris :
ditions Galile, coll. Incises , 1995, pp. 26 sq. Cf. aussi Jacques Derrida,
Le futur antrieur de larchive (dans Questions darchives, op. cit., pp. 4748) : Ds quil y a archivation, il y a non seulement en jeu du pass mais de
lavenir. Lacte darchivation, qui est cens conserver, cest aussi un acte
damnsie. Lamnsie est luvre dans la mmoire garde, dans lacte qui
consigne. Dans la consignation archivistique, il y a autant doubli (actif ou
non) que de mmoire.
- 23 -

peut trouver notre poque dans la confrontation quelle souhaite


avec ces penses parfois avortes ou abandonnes en chemin ?
peuvent certes tre convoques dans le cas du Sminaire de Derrida,
mais on saperoit rapidement lexamen quelles sont toutes
rflchies, sinon battues en brche de lintrieur mme de la pense
de Derrida.
Par exemple, en ce qui a trait limprovisation, parole suppose non
prmdite et sans apprt, dont Derrida a toujours questionn la
dite naturalit en insistant, au contraire, sur sa compossibilit avec
le machinal, le programme, etc. : il est clair que Derrida ne renonce
pas, tant sen faut, limprovisation, demeurant aux aguets,
lcoute de ce qui peut surgir l improviste (littralement : de ce
quil ne voit pas venir), et cest la raison pour laquelle nous avons
dcid de transcrire tous les ajouts oraux significatifs,
improvisations dailleurs souvent prvues dans le texte mme
par les mentions Commenter ou Dvelopper ) ; mais ses
sminaires sont, comme tout ce qucrit et dit Derrida (car la parole
orale de ses entretiens est aussi crite), soigneusement prpars,
nuancs et prudents, constamment en alerte par rapport aux risques
pris. Il faut donc bien voir que limprovisation ne se spare jamais
pour lui simplement de la machine textuelle et que lvnement,
si et quand il y en a, ce nest pas simplement de limprovisation au
sens courant du terme.
Par ailleurs, sans souscrire la conception quelque peu mcaniste de
la thorie formule plus haut (quest-ce au juste quun rsultat
mesurable en matire de pense ?), le travail de Derrida, cest
lvidence mme, na rien dimpressionniste ni de dsorganis, bien
au contraire : quiconque traverse une anne du Sminaire ne peut
qutre frapp par la sret des choix, la diversit des corpus
abords avec minutie, la rigueur et la cohrence des analyses, qui,
loin den rester des aperus ou de laisser des points difficiles en
plant (et mme cet gard minimaliste, il est intressant de
souligner que Derrida crit toujours cette expression, laisser en
plant , selon lorthographe ancienne du Littr, avec un t , comme
pour y laisser sensibles la germination, la croissance venir),
sinscrivent au contraire dorigine dans un ensemble, un agencement
mouvant, voire un plan densemble, mais un plan densemble et
cest l ce qui fascine ici entre le dessein et le dessin du trait
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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

derridien qui nest pas donn davance (mme pas comme horizon,
ou horizon dattente), qui se forme au fur et mesure de son propre
frayage, et qui, tout en empruntant nombre dtours, digressions et
voies de traverse, nest jamais pour autant alatoire ou hasardeux.
Enfin, il serait videmment absurde de prtendre que le Sminaire
de Derrida est dnu dexposition logique : cest au contraire son
constant souci pdagogique de rendre celui-ci le plus apparent
possible. Bref, on le voit : le Sminaire de Derrida questionne de
lintrieur tous les prsupposs menant la conceptualisation des
questions de largumentaire, comme on pourrait le montrer en
examinant de plus prs les trois foyers principaux autour desquels il
se concentre ( Donner prennit lvnement , Une pense
incertaine et Llaboration dune communaut des lecteurs).
Sur chacun de ces points aussi, le Sminaire de Derrida, ni
confidentiel ni magistral, la fois crit et oral, thtralis et mis en
scne, selon un dispositif o la figure du lecteur/auditeur nest pas
simplement externe (adresse, apostrophe, invocation complice ou
adversative), mais galement tendue tout un jeu de voix internes
et intimes au discours mme (objections, dialogue avec soi , etc.),
ouvre autrement ces questions formules en termes de strictes
oppositions et en dplace, en dconstruit si lon veut, les termes
et prsupposs. Le Sminaire La bte et le souverain donne donc un
tour de plus la forme mme de toutes ces questions, les anticipant
et les orientant de lintrieur, comme le laisse bien entendre
lexergue cite en ouverture de ce texte.
Dans H. C. pour la vie, cest dire, Derrida nous aura aura, selon
cette modalit du futur antrieur quil aura tant interroge mis
en garde contre toutes ces tentations de lecture arraisonnantes
(tentation gntique, programmatique, effets de cohrence et de
cohsion homognisantes, tlologie) qui consistent voul[oir]
rtrospectivement lire davance tous les futurs antrieurs de
luvre, (ce quon peut toujours faire mais quon ne peut ni ne doit
jamais faire) [] 45, dit-il dans une parenthse. Ce nest donc pas
cela qui devrait dabord nous retenir la lecture de son sminaire
ni avant-texte , ni brouillon-en-vue-de , ni tlologie, ni

rtrospection , mais bien la manire combien plus unheimlich par


laquelle lavance, le lire davance et toujours davant qui se devance
de Derrida, tient de lvnement, dune puissance performative
autre. Car ce qui est toujours aussi unheimlich chez Derrida, cest la
manire dont programme et ala, calcul et vnement, invention et
dmonstration sont prcisment penser ensemble. Ainsi, comment
peut-il au moment o il amorce le cours du Sminaire avoir une ide
aussi prcise de lentrelacs textuel qui sera le sien alors que celui-ci
nest pas encore form ? Par ailleurs, le mode dexposition de
Derrida, sil est rigoureux, minutieux et complexe, ne relve ni du
sminaire restreint, caractre quasi confidentiel, ni simplement et
seulement du cours magistral, et encore moins du style rgalien de la
leon , comme le suggre le descriptif dune sance consacre en
2009 au Sminaire La bte et le souverain dans le cadre de CITPHILO,
o lon appliquait de manire ludique Derrida lui-mme son
propre objet danalyse :
Lenseignant dramaturge quest Derrida uvre en confrences
tellement magistrales que la question de son propre rle de
souverain, denseignant-souverain ne peut pas ne pas tre
pose, mme si lnergie et la force, parfois presque brute, de
son criture, de ses marquages de territoires, de ses
dplacements ( pas de loup ou pas) nous font sentir que la
bte, lanimal luvre, cest bien lui, en de et au-del de tout
ce qui (n)aura (pas) t dit de la (non) dite bte46.
En mloignant de cette description amusante mais un peu trop
facile qui consiste rabattre la question analyse sur celui qui la
dploie (le philosophe pris , captur en bte de scne ), je dirai
que lapport du Sminaire de Derrida la relance interprtative de
son uvre se fonde plutt, dun point de vue pistmologique [],
sur lclairage du rapport de lauteur son uvre en tant quil
implique un dispositif dcriture qui tmoigne de la construction de

Jacques Derrida, H. C. pour la vie, cest dire, Paris : ditions Galile, coll.
La philosophie en effet , 2002, p. 128.

46 Cf. largumentaire de la table ronde runissant Michel Lisse, Marie-Louise


Mallet, Tom Dutoit et moi-mme, lors de la sance consacre au Sminaire
La bte et le souverain. Volume I (2001-2002), de Jacques Derrida ,
CITPHILO, 13e dition des semaines europennes de la philosophie,
Usages du temps , Lille, le 27 novembre 2009. Une premire version
abrge du prsent texte y avait t prsente. (Cest moi qui souligne.)

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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

la pense elle-mme 47. Cette proposition de Nathalie Lger prend,


me semble-t-il, une rsonance magnifie dans le cas de ces
Sminaires de Derrida, o se trouve confirme chaque pas, dune
semaine lautre et au pas de course, limpressionnante nergie
conceptuelle mobilise jusque dans les ramifications les plus tnues
et les plus raffines de son criture et qui en rouvre toute la
puissance de sa pense, en rvlant la structure de son
laboration 48.

un corps sexpose, sexproprie en laissant (partir) sa marque,


partir de sa marque49.
Ce que le sminaire de Derrida nous offre de plus prcieux loge donc
cette enseigne de lenseignement :
Je nai jamais crit pour le thtre, mais mon sentiment cest
que, quand jcris quelque chose, mme un texte de
philosophie trs classique, ce qui mimporte le plus, ce nest
pas le contenu, le corps doctrinal, cest la mise en scne, cest la
mise en espace. Jaurais limpression que quelquun me lit bien
sil lit les textes les plus universitaires de moi, les plus
acadmiques, en sintressant la mise en espace, la mise en
scne. Cette lecture reste assez rare mais cest cela qui
mintresse, je vous le confie, cest cela qui mimporte.
Beaucoup plus que le contenu de ce que je raconte50.

De fait, ce quon cherche retrouver dans ces sminaires, dans le


cours du cours, dans sa course et son dis-cours, ne serait-ce pas cela,
et peut-tre seulement cela pour lessentiel : le corps, le corps du
corpus, son cur/core ? Encore une fois, cest Derrida qui nous
invite le penser quand il affirme lexprience inventive de sa
propre lecture en ces termes :
[C]e que jessaie de faire, ma manire, sans oublier, si
possible, le texte crit, cest de retrouver le corps. Qui est le
corps de Heidegger ? ou de Nietzsche ? Cest ce qui est en
gnral pass sous silence. Et cette faon de passer sous
silence le corps, est dj le premier geste de qui crit. On crit :
on abandonne la trace au papier, la publication, ce qui est
une manire de retrancher le corps. Il sagit donc de retrouver
le corps le corps du corpus, si lon peut dire. Non pas pour le
sauver ou le rendre nouveau prsent, mais pour le saluer
sans le sauver, le saluer l o il ny a plus de salut pour lui. Car
il nest pas question, bien sr, de retrouver le corps de Platon
ou de Heidegger mais de voir dans le texte, ce qui est dit du
corps, ce qui reste du corps, ce qui symptomatise le corps ou
linconscient. Au fond, corps est ici le mot qui vient la place
de lirremplaable : la place de ce qui ne peut pas laisser la
place. Le mot corps , que je nutilise pas par opposition
lesprit, cest ce qui dans la signature est inimitable,
irremplaable, singulier. Ne se laisse pas remplacer. Alors que
lcriture consiste, tout le temps, remplacer. La question est
donc celle du remplacement de lirremplaable. [] Comment

47
48

Je voudrais, pour finir, donner un exemple trs rapide, mais trs


loquent, de ce souci touchant la scnographie, la mise en espace
discursive de sa parole dans lenseignement. Dans une note
prsentant une sance de son Sminaire sur Le parjure et le pardon,
Derrida attire lui-mme lattention sur le dispositif de son Sminaire,
et non seulement de ce Sminaire mais plus encore dun Sminaire
lautre (chacun des sminaires de lEHESS donns lenseigne des
Questions de responsabilit slabore, rappelons-le, sur au moins
deux, parfois trois ans). Voici ce que Derrida donne lire dans cette
note :
Ce sminaire [il sagit du Sminaire sur Le parjure et le pardon,
1998-1999] tait compos , voire dramatis , mis en
scne un peu comme le lieu thtral dun tribunal o
comparatraient successivement, en tant que tmoins, quatre
hommes (et nulle femme), qui taient aussi des protestants
49

Nathalie Lger, Avant-propos , dans Questions darchives, op. cit., p. 9.


Ibid.

Jacques Derrida, Scnes des diffrences. O la philosophie et la


potique, indissociables, font vnement dcriture , entretien avec
Mireille Calle-Gruber, Littrature (Paris : Larousse/Armand Colin), La
diffrence sexuelle en tous genres , no 142, 2006/2, pp. 25-26. (Cest
Jacques Derrida qui souligne.)
50 Jacques Derrida, Artaud, oui , entretien avec velyne Grossman,
Europe (Paris), Cahier Artaud , nos 873-874, janvier-fvrier 2002, p. 38.

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Ginette Michaud : Le Sminaire La bte et le souverain, par quatre chemins

(Hegel, Mandela, Tutu, Clinton). On reconnatra ici les traces et


justifications de cette mise en scne. Ce sminaire se
prolongea, les annes suivantes, autour de La peine de
mort . Dispositif analogue : quatre tmoins, quatre
condamns mort. Mais cette fois de religions et de sexes de
genres diffrents : Socrate, Jsus, Hallj et Jeanne dArc51.
Dans cette perspective, on peut penser que le Sminaire rpond de
manire exemplaire ce dsir de la mise en espace de la pense
diffrance en marche encore et toujours et ouvre une scne de
lecture aussi rare quoriginale dans le corpus dj si vaste de Jacques
Derrida.

fois (partiellement) dtruit et sauvegard, gardant linscription de


son effacement mme, et il souligne quel point
le document darchive est transformable, altrable, voire
destructible ou, en un mot, falsifiable. Lintgrit authentique
est, dans son corps mme, dans son corps propre et unique,
davance menace. Tt ou tard, virtuellement, le pire peut lui
arriver53.
La grande question, celle qui ne se laisse jamais perdre de vue ici,
cest donc bien celle de son corps, de ce que nous allons faire son
corps, pour diffrer ce tt ou tard le plus tard possible.

En guise de conclusion, jajouterai encore ceci, toujours en pensant


ce que jai dit plus haut au sujet de notre hantise dditeurs devant ce
corpus unique. Dans Le ruban de machine crire , un texte qui
fut lorigine de plusieurs sances du Sminaire sur Le parjure et le
pardon et dont on pourra apprcier les fines modulations entre les
deux tats du texte lorsque le Sminaire sera dit dans son
intgralit, Derrida nous a lavance et de trs loin longuement
prvenus contre le risque deffacement qui peut toujours tre
luvre dans un traitement archivistique ou ditorial. Dans ce texte
magnifique o il rflchit sur la prcarit, la vulnrabilit du
document effaable , vulnrablit de cet artefact [qui] lexpose
prcisment en ce lieu mme o le signataire met en garde, appelle,
conjure, prvient contre le risque de ce qui viendrait, comme il dit,
anantir cet ouvrage 52, il se penche sur la fragilit de ce support
matriel un feuillet coup comportant lavant-premier mot du
manuscrit dit de Genve des Confessions de Rousseau , qui fut la

51 Jacques Derrida, Vershnung, ubuntu, pardon : quel genre ? , Le Genre


humain, loc. cit., p. 154. (Cest Jacques Derrida qui souligne.)
52 Jacques Derrida, Le ruban de machine crire , dans Papier Machine,
op. cit., p. 127.

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Ibid.
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