La Construction de L'histoire Chez Walter Benjamin
La Construction de L'histoire Chez Walter Benjamin
La Construction de L'histoire Chez Walter Benjamin
Les Carnets
du Centre de
Philosophie du Droit
Titre:
Auteur:
lise Derroitte
148
Anne :
2009
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FICHTE J. G., ber den Begriff der Wissenschaftslehre (1794), in Smmtliche Werke, Band I, Hrsg
von I. H. Fichte, Berlin, 1845-1846. (Dsormais WL). Nous employons la version franaise suivante :
FICHTE J. G., uvres choisies de philosophie premire, Doctrine de la science (1794-1797), trad. de
lallemand par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1999. (Dsormais DS).
2
Trad. de lallemand par Ph. Lacoue-Labarthe, Paris, Champs Flammarion, 1986. (Dsormais CCE).
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est centre sur linterprtation que Benjamin fait de lhritage fichten dans le
Romantisme allemand, en particulier chez Friedrich Schlegel et chez Novalis.
Il ne sagira donc pas pour nous de tenter dexposer lintgralit de la premire
Wissenschaftslehre, ni desquisser les nuances des positions romantiques dans
leurs contradictions. Lenjeu de ce travail est plutt de montrer comment au
travers dune lecture de Fichte et des Romantiques, Benjamin tente dassigner
sa philosophie une mthode, celle de la critique3. Pour prendre la mesure de sa
porte, nous avons besoin des ressources pistmologiques de la thorie
esthtique des Romantiques et de leur conception de la rflexivit.
Ce texte, un des premiers que Benjamin ait publi, est relgu au second
plan dans les commentaires et textes critiques qui concernent la philosophie de
cet auteur. Beaucoup voient en lui une dissertation acadmique produite dans
luniversit suisse mais peu estiment que ce travail claire ou facilite la lecture
de ses textes ultrieurs. Lenjeu de ltude ici prsente est donc de poser les
bases dune comprhension du geste critique benjaminien qui permette une
nouvelle lecture de ses textes ultrieurs. Pour nous, ce texte est le premier o
Benjamin construit la possibilit dune philosophie de lhistoire au sein de lart.
Cette lecture historique de lesthtique peut sappliquer la plupart des textes
de Benjamin, du Trauerspielbuch4 au livre des Passages5.
Pour montrer lintrt de ce texte dans le parcours de Benjamin, il nous faut
dabord poser la question de la raison du recours Fichte dans le cadre dune
recherche sur le rle de la critique. Dans le cadre de la lecture qui nous occupe,
la critique est cette mthode de pratiquer la philosophie, celle de la rflexivit.
Benjamin va donc tenter de comparer les concepts fichten et romantique de
rflexion pour dresser les diffrences mthodologiques qui existent au sein de
ces deux philosophies et pouvoir poser, partir de ces constructions, une voie
qui lui est propre.
Dans cet article, nous allons devoir mettre en vidence le passage qui
sopre de la thorie transcendantale de lautoralisation du Moi chez Fichte
la thorie rflexive de lautopotentiation de lobjet chez les Romantiques. Cette
thorie rflexive est la base de la conception de la critique chez Benjamin.
Elle implique une triple dtermination : dabord, la critique nimplique pas un jugement sur les
uvres (philosophiques ou esthtiques), elle a une fonction thorique, elle produit la vrit, elle
possde ensuite un mode de prsentation qui lui est propre. Cette modalit de prsentation est la
rflexivit qui merge du processus immanent de manifestation des uvres dart. Enfin, la critique a
une fonction destructrice et prophtique : elle fait advenir la forme suivante.
4
BENJAMIN W., Origine du drame baroque allemand, trad. de lallemand par S. Muller, Paris
Champs Flammarion, 1985. (Dsormais ODBA).
5
BENJAMIN W., Paris, Capitale du XIXe sicle, Le livre des passages, trad. de lallemand par J.
Lacoste, Paris, Cerf, 2006.
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1.1.
Lhritage de Fichte
La premire partie de notre expos vise montrer la ncessit du recours
la philosophie fichtenne de la rflexion dans lesthtique romantique. Cette
parent entre ces deux philosophies va nous permettre de montrer o ces deux
constructions se sparent. Pour commencer, il nous faut rappeler que, chez les
Romantiques, la thorie de lart est une thorie de la connaissance part
entire. En effet, pour les Romantiques, le Moi est une instance infrieure du
Soi ; lart, la religion, la nature participent au Soi au mme titre que le sujet.
Chercher dans la Doctrine de la science des lments de comprhension de
lart participe cette conception particulire de lart comme lment constitutif
du Soi dans la pense de Schlegel et Novalis tel que nous allons tenter de le
montrer plus loin.
De Fichte, les Romantiques dIna retiennent la structure rflexive de la
pense et la possibilit dune connaissance immdiate de lobjet. Llment
central de leur thorie esthtique sera ce concept fichten de rflexion. Pour
Schlegel, comme nous le rappelle Benjamin, la pense a cette proprit de
naimer rien tant, aprs se penser elle-mme, que ce quoi elle peut penser
sans fin 6. La rflexion est le noyau de la thorie romantique de la
connaissance. La rflexion est le style de pense 7.
Avant de poursuivre le dveloppement de lhritage ambigu que les
Romantiques feront de Fichte, nous allons montrer comment ce concept de
rflexion intervient chez Fichte.
Ce philosophe, ds la premire Doctrine de la science de 1794, va lier
ncessairement connaissance immdiate et pense rflexive8. Ce texte nest pas
seulement ltude du contenu de la science mais aussi de sa forme. Cela
signifie que lon y tudie lopration de lintelligence qui prcde toute
objectivation, la forme pure de lintelligence. Fichte tente avant tout dtudier
le mode doprer de la conscience, opration qui est en soi dj forme9, nous
dit-il. Cette forme est ensuite le contenu dune nouvelle forme, celle du savoir
de la conscience. Lopration de la libert par laquelle la forme devient, en
tant que son contenu, forme de la forme et fait retour sur elle-mme sappelle
rflexion 10. Telle est la dfinition de Fichte dans la premire
Wissenschaftslehre. La rflexion est lopration transformatrice sur une forme.
6
SCHLEGEL F., Lucinde, p. 83, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 47.
CCE, p. 48.
8
CCE, p. 49.
9
FICHTE J. G., WL, pp. 71 sq., cit par BENJAMIN W., CCE, p. 50.
10
FICHTE J. G., WL, p. 67, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 50.
7
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CCE, p. 51.
CCE, p. 49.
13
Cf. CCE, p. 64. Notons que pour les Romantiques, la connaissance est immdiate car elle est laccs
non mdi au Soi auquel le sujet dj participe.
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dtermine le Moi, il ramne son unit, et dans la pratique, il tend vers linfini.
Notons que les Romantiques retiennent de lhritage fichten cette tendance du
Non-Moi vers linfini mais la dplacent dans le cadre de la thorie.
La rflexion est donc la forme (laspect formel de connatre) de la position
infinie, elle est la position dans la thse absolue20. Ds que le Moi se pose luimme, dans la thse absolue, il soppose un Non-Moi et surgit la rflexion.
La position est donc demble dtermine par lopposition un Non-Moi. Le
risque est de la voir tendre linfini par un retour au Moi absolu. Pour endiguer
linfinit de la position, Fichte recourt la reprsentation qui limite lactivit de
poser. Nous pouvons donc dire que, pour quil y ait rflexion, il faut une limite
la position. La dtermination du Moi, sa rflexion sur lui-mme () nest
possible qu la condition quil se limite lui-mme par un oppos 21. La
rflexion redevient donc un processus infini. Pour rompre cette infinit, Fichte
doit rompre avec le processus selon lequel chaque conscience devient lobjet de
la conscience suprieure, o le sujet ne peut jamais avoir conscience de luimme. Il lui faut donc fonder une conscience de soi qui serait immdiatement
prsente. Fichte la trouve dans limmdiate conscience de penser, lintuition.
Pour Benjamin donc, il parvient ainsi surmonter les deux illimitations des
activits du Moi : linfinit de la rflexion est surmonte dans le Moi absolu
(lintuition de la conscience de (se) penser) et linfinit de la position est
surmonte dans le Non-Moi (la reprsentation). Ds lors, lcart entre les
Romantiques et Fichte consiste en la rponse apporter linfini prsent dans
la rflexion. Les Romantiques et, leur suite, Benjamin feront de linfinit de
la rflexion leur mthode dapprhension des uvres dart.
Nous avons insist sur le fait que les Romantiques ne veulent pas,
contrairement Fichte, recourir larrt des tendances infinies de la rflexion.
La raison pour laquelle ils ne cherchent pas limiter le processus de la
rflexion est que, contrairement la place quelle prend dans le systme
fichten, la rflexion nest pas purement formelle, elle comporte un contenu
immanent son processus, la production des uvres dart. Il est important de
prendre ici la mesure du passage que Benjamin opre dans son expos de
lesthtique romantique (de manire implicite) entre une philosophie
transcendantale des conditions de possibilit de la constitution de la conscience
individuelle, conditions envisages du point de vue du sujet chez Fichte et une
philosophie rflexive des conditions de potentiation envisages du point de vue
de lobjet dans la thorie de la connaissance romantique. Dans la philosophie
fichtenne, laction est lautoposition du sujet, son autoralisation alors que
chez les Romantiques, hritiers de Schelling, laction est lautopotentiation de
lobjet. Chez les Romantiques, lobjet est le mdium de son autopotentiation.
Lart, qui est le mdium-de-la-rflexion par excellence, est donc la puissance
20
CCE, p. 54.
FICHTE J.G., WL, p. 218, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 54 ; voir aussi FICHTE J.G., DS, p.
100 (tr. fr.).
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23
CCE, p. 61.
CCE, p. 59.
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Lesthtique Romantique
24
SCHLEGEL F., Schriften, pp. 305 sq, cit par BENJAMIN W., CCE, pp. 70-71. Notons quici les
Romantiques dplacent le concept de Moi fichten. Pour les Romantiques, ce Moi en transformation
par le mdium-de-la-rflexion est dtermin par le Soi de la nature. Il ne sagit donc pas dune thorie
de la conscience mais bien dune thorie immanente de lautopotentiation de lobjet.
25
CCE, p. 73.
26
Cf. supra, p. 3.
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Les Constellations
La premire dtermination de la thorie esthtique envisage du point de
vue de lobjet rside dans llaboration dun systme progressif de
dtermination de lIde de lart au moyen de connexions entre les uvres dart.
En effet, le dplacement des attributions du sujet lobjet implique une
position ambigu face lobjet. Si lon se positionne, comme tente de le faire
Benjamin, du point de vue de lhistoricit, cela implique une dtermination
paradoxale de lobjet : dune part, lobjet en tant quobjet est toujours une trace
dun temps qui lui prcde, dautre part, il doit, dans la pense romantique,
prendre en charge la potentiation du devenir. Ds lors, lobjet doit perdre son
identit une forme temporelle particulire. Luvre dart romantique doit tre
rflexive et devenir ainsi le contenu de la rflexion suivante, de luvre dart
qui va suivre. La potentiation consiste donc faire advenir la forme suivante.
Cette mortification27 de la forme particulire de luvre en vue de son
dpassement est le noyau de la construction benjaminienne de la critique28.
La rflexion dans la thorie esthtique des Romantiques est une infinit de
la connexion29. Ds le commencement de ses recherches, Schlegel dfinit lart
comme la connexion de deux ples, de deux Ides qui deviendront
lenchanement rciproque entre la rflexion simple originaire et la rflexion
simple absolue. Dans la circularit, la philosophie de lart intervient au milieu,
ni vrit originaire, ni connaissance absolue, elle est le mdium qui relie les
deux rflexions lune lautre, elle est la mthode de la connexion. La
philosophie nidentifie pas lobjet une vrit originaire, elle voit en lui un
moyen terme dans le mdium-de-la-rflexion.
Nous trouvons ici encore la diffrence pistmologique entre Fichte et les
Romantiques. La rflexion nest plus une activit transcendantale permettant de
penser lactivit relle (Tathandlung) du Moi, elle devient en tant que mdium
un fait tabli (Tatsache), les uvres dart concrtes30.
Nous devons maintenant comprendre quel type de connaissance est
mobilis par la conception schlgelienne de la critique. La critique prsuppose
la connaissance de lobjet en tant que lobjet est dans le mdium-de-la27
ODBA, p. 195.
Cette conception trouve ses ultimes dterminations dans le texte sur les Affinits lectives de Goethe.
29
CCE, p. 58.
30
Par ailleurs, les Romantiques ne tentrent pas de systmatiser labsolu. La consonance mystique de
leur pense vient notamment du fait que, dans leur systme, le transcendantal ne fait pas lobjet dune
analytique, il est un donn parmi lunit du donn. En insistant sur la prpondrance du systme
comme unit synthtique du tout, Schlegel veut permettre labsolu de se faire connatre de manire
immdiate, de manire non communicable. Quoiquil nait pas pens les implications ultimes de cette
position mystique, linfluence de Jacobi est centrale dans cette construction. Schlegel postule donc
quil y a un sujet transcendantal qui unit la diversit de lexprience mais que le sujet nest pas
lindividu mais le Soi. En tant quunit ultime, il ne pose pas un Non-Moi qui permettrait de penser le
transcendantal. La connaissance est donc toujours lautoconnaissance dun systme.
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12
35
CCE, p. 112.
Cette mthode de la critique est dveloppe selon toutes ses implications dans les Affinits lectives
de Goethe (trad. de lall. par M. de Gandillac et R. Rochlitz, in uvres I, Paris, Gallimard, 2000, pp.
274-396 [dsormais AEG]) et dans le Caractre destructeur (trad. de lall. par R. Rochlitz, in uvres
II, Paris, Gallimard, 2000, pp. 330-332).
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LIde de lart
Nous comprenons dsormais pourquoi Benjamin qualifie dhistorique
lesthtique romantique : dune part, la critique sinscrit dans lhistoire en tant
que processus dintensification et, dautre part, la production esthtique se fait
de manire progressive selon des critres tablis a posteriori de manire
immanente. Cette conception de lIde de lart introduit une dimension
prophtique, messianique lart dans le Romantisme : luvre annonce
toujours lIde de lart, la vrit sur ce qui le concerne. Cette tendance
prophtique de limmanence est ce qui intresse le plus Benjamin dans la
thorie de lart romantique.
Labsolu qui marque la fin de la progressivit de lart, lIde de lart, est le
continuum des formes, il sagit dune unit en devenir. Cette unit est forme
des traces indestructibles mergeant des uvres mortifies par lironie.
Nous pensons, grce cette lecture que propose Benjamin de lhritage
fichten dans la thorie romantique de lart, avoir pos les bases dune
philosophie de lhistoire dans lesthtique. Nous pouvons articuler maintenant
cette hypothse sur trois moments. En premier lieu, les Romantiques
dtournent la construction de la Doctrine de la science afin de dvelopper un
concept de rflexion illimite au niveau thorique. Nous avons donc montr
que nous passions dune philosophie transcendantale, sur les conditions de
possibilit de la connaissance, une philosophie rflexive qui analyse a
posteriori les rsultats de la progression de la rflexion de la pense dans le
monde. Renversement d la conception mme du monde chez les
Romantiques qui ne distinguent pas le sujet et lobjet dans le Soi absolu qui
englobe toute la ralit.
En second lieu, cette transposition de la thorie fichtenne a permis aux
Romantiques de penser une philosophie de lart sous les modalits de la
potentiation immanente des objets esthtiques. En partant du postulat que tout
est sujet, que tout ce qui est dans le Soi pense, la progression historique ne peut
se faire dans lopposition. Les Romantiques ont donc exclu de leur pense la
position fichtenne et avec elle la limitation thorique de la rflexion.
Enfin, en troisime lieu, la seule possibilit des Romantiques pour penser
lhistoire la suite de ce dplacement est laffectation mutuelle du spectateur et
de luvre dans la critique. A la suite de ce que nous voulons appeler une
subjectivation de lobjet, autrement dit le fait de donner lobjet les conditions
de potentiation, luvre dart ne peut tre fixe dans un moment dans le temps,
elle doit tre en progrs. Pour contrer le caractre fig de lobjet, sa
contingence, et maintenir la subjectivation, les Romantiques ont donc d
sacrifier, mortifier les manifestations individuelles de lart par la critique afin
dtablir un concept progressif et immanent dIde de lart. La critique, telle
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domaine qui devient alors une thorie sur lart. Penser des implications
gntiques de lesthtique ncessite dlargir le concept de critique pour le
transformer en un acte de lipsit.
Dans la thorie esthtique que Benjamin dveloppe partir des
Romantiques, laccent est entirement mis du ct de lhistoire de lobjet. Cette
lecture ne permet donc pas de comprendre en quoi cette histoire contient une
puissance dynamique pour le sujet. Pour comprendre comment le sujet peut se
dplacer partir de sa confrontation avec lobjet sautopotentiant, pour
comprendre donc comment la forme de la forme sapplique aussi au sujet, il
nous faut pousser plus avant le geste de la rflexivit mis en branle par la
thorie esthtique du Romantisme.
Deux lments doivent nous guider dans cet largissement : dune part, la
rflexivit doit nous apparatre comme un acte subjectif de cration de
lhistoire, et, dautre part, cette rflexivit transforme en premier lieu
lintervenant qui peut crer ensuite une nouvelle forme mergeant de cette
rflexivit.
2.1.
38
BENJAMIN W., Sur quelques thmes baudelairiens, trad. de lallemand par M. de Gandillac, revue
par J. Lacoste, in Charles Baudelaire, Paris, Payot, 2002, pp. 149-207.
39
CCE, pp. 165-177.
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La catgorie sous laquelle les Romantiques40 saisissent lart est lIde. Car lunit
romantique est une infinit. Tout ce qunoncent les Romantiques sur lessence de lart
est dtermination de son Ide la forme aussi bien, qui, grce la dialectique de lautolimitation et de lauto-lvation qui lui est propre, permet la dialectique de lunit et
de linfinit de trouver son expression dans lIde. Par Ide il faut entendre dans ce
contexte la priori dune mthode, quoi correspond alors lIdal en tant qua priori de
la teneur qui lui est affecte41.
Lappropriation par Benjamin des thmes goethens dans son esthtique lui
permet de dpasser une aporie de lesthtique des Romantiques. Goethe
introduit dans sa conception de lart la question de lorigine de luvre. LIdal
de lart est lunit conceptuelle la plus leve, la teneur. Il diffre du paradigme
de mdium qui englobe la suite continue des formes que les Romantiques
attribuaient lart, il sagit dune unit impossible apprhender directement et
qui nest rendue visible que dans ses manifestations discontinues. Nous voyons
que Benjamin tente ici de dconstruire laspect progressif de lhistoire de lart
telle que les Romantiques lenvisageaient42. Chez Goethe, lIdal se manifeste
dans lvnement dune uvre. Il est prsent dans luvre non pas comme un
mdium mais comme un reflet. Les purs contenus prsents dans les
phnomnes originaires, archtypes, ne sont jamais directement apparents dans
luvre. Ils nexistent que par une rfraction partielle et discontinue dans les
uvres singulires. Leffort de Goethe, traduit par Benjamin, est donc de
produire une thorie de lart base sur lunit originaire de la nature. Dans cette
construction de lart, le sujet occupe une place diffrente de celle qui tait la
sienne dans la progressivit immanente de luvre. Il relie par son intuition la
manifestation particulire dune uvre son archtype, son phnomne
originaire. Cette conception du phnomne originaire comme pur contenu de
lart laisse momentanment de ct la thorie de la forme. Si le pur contenu
nest accessible que par la forme particulire o il sincarne, cette forme nest
dtermine que par la perceptibilit ncessaire43 du pur contenu, lIdal de lart.
Pourtant, ce pur contenu reste imperceptible en tant que tel. Dans cet
appendice, Benjamin abandonne donc temporairement la prise en charge du
processus de potentiation de la forme de luvre dart.
Nous pensons donc que cette conception goethenne de lart ne fait plus
droit une relle thorie de la forme. Dans la thorie des purs contenus, Goethe
semble recourir la forme comme la matrialisation ncessaire du processus
imitatif de lIdal de la nature. Mme si ce processus imitatif excde une
simple thorie de la mimsis en imitant de la nature lIdal, sa tendance
40
Dans cette seconde partie de notre texte et la suite de Benjamin, nous emploierons Romantiques
pour dsigner Schlegel et Novalis. Il sagit ici de montrer lcart entre ce romantisme et celui de
Goethe.
41
CCE, p. 166.
42
Dans lIde de lart comme somme du continuum des formes.
43
CCE, p. 168.
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Le commentaire et la critique
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AEG, p. 274.
AEG, p. 276.
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AEG, p. 276.
47
ODBA, pp. 43-44.
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que le sujet fait de lIdal. La tche du critique est donc de crer une nouvelle
forme qui achve temporairement dans le prsent la rflexion du sujet et
devienne le contenu de la rflexion suivante51. La critique est donc rendue
ncessaire par lhistoricit de la conscience dans lexprience de luvre. Pour
pouvoir faire lexprience dune uvre, le sujet doit faire retour sur lui-mme
par la rflexion afin de pouvoir poser un nouvel objet qui englobe cette
nouvelle rflexion du sujet sur lui-mme.
A loppos, la teneur chosale du texte est sa signification conceptuelle, son
contenu concret52. Cest elle que sattache le commentateur, son travail est
avant tout philologique : il sintresse au contenu temporel du texte. Cette
attitude de rception dun texte est caractrise par sa passivit. Dans cette
perspective, le commentateur ne se voit pas comme un intervenant. Il reoit le
texte de manire passive et le restitue sans avoir port attention laction que
le texte a pu avoir sur lui. Dans le commentaire, nous pouvons donc dire que
nous sommes sous le rgime de la ngativit du processus historique. Nous
employons le qualificatif de ngatif car cette dmarche est avant tout rgressive
dun point de vue historique. Il sagit pour le commentateur de faire une
archologie de tous les lments dextriorit qui pourraient avoir une
incidence sur la matrialit du texte. Cette dmarche est ngative en ce sens
quelle ne cherche pas relever (aufheben au sens de porter plus loin)
positivement le texte de son ancrage temporel dans sa manifestation. Cette
attitude commentative sappuie sur ce que Benjamin appelle la teneur chosale
du texte. Nous pourrions donc dire que la teneur chosale est une forme sans
finalit.
Le commentaire est ds lors une attitude qui se positionne demble en
dehors de lhistoire du sujet qui rceptionne luvre. Luvre nest pas pense
en lien avec son processus historique dapparition. Le commentateur pose
luvre quil analyse et se pose lui-mme hors du processus historique. Il
refuse daccepter sa place dintervenant. Le commentateur considre luvre
comme une monade. Ce type de rapport lart est celui que nous avons qualifi
dontologique : cette attitude considre que lart est un tre fig dans une forme
particulire. Cette conception de lart ne permet pas de penser la spcificit
dune exprience historique de lart car elle ne pense pas luvre et le sujet
51
Cf. BENJAMIN A., op. cit., p. 16: Critique seeks the particulars already present relation with the
Absolute, and the Absolutes already present relation to the particular .
52
Dans les Fragments (Fragment 138, in Fragments philosophiques, politiques, critiques, littraires,
Paris, PUF, 2001, pp. 212-213), un texte sur la tche du critique prcise la consistance de cette teneur
chosale : il sagit de la fonction que luvre occupe par rapport un champ qui lui est extrieur. La
teneur chosale est donc la partie du texte qui peut tre entirement englobe dans une comprhension
cognitive. Il peut sagir de lengagement politique de lartiste dans son uvre, de la vocation cultuelle
de luvre ou de sa dtermination conomique. Pour Benjamin, la teneur chosale du texte permet la
forme de prendre une matrialit dans un moment prcis de lhistoire qui lui est extrieure. La
comprhension de luvre ne tient donc pas compte de lhistoire du sujet qui se rapporte luvre.
Du point de vue de la teneur chosale, le sujet est une entit neutre dtache dune capacit de
transformation.
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Dichtung um die Deutung, die sie ihr schuldet, und um ihr Wachstum 55. Nous
voyons ici que cest la critique qui permet luvre de se potentier, dadvenir
sous une nouvelle forme. Benjamin expose donc ici la vise de sa
reconstruction de la critique en introduisant le sujet dans le processus. La
critique est donc anime dune tche infinie propre lactivit de lipsit. Le
sujet na de cesse de faire retour sur lui-mme par la rflexion et de relancer la
position dune altrit qui produit une rflexion ultrieure. Cette infinit de la
tche est propre lactivit transcendantale de lipsit. Linterdiction de
prendre luvre comme une monade56 et linjonction de la critique sont les
conditions ncessaires une philosophie historique de lart57.
Pour Benjamin, en effet, [Les uvres dart] apprennent [au dialecticien
historique] comment leur fonction est capable de survivre leur crateur et de
smanciper de ses intentions ; comment laccueil par les contemporains est un
aspect de linfluence que luvre dart exerce aujourdhui sur nous, et
comment cette influence ne repose pas seulement sur la rencontre avec luvre
mais sur lhistoire qui lui a permis de venir jusqu nous 58. Nous voyons que
pour Benjamin luvre dart ne comporte pas une vrit ontique qui survolerait
lhistoire sans y pntrer. Au contraire, luvre na de place que parce quelle
participe au processus de potentiation de lhistoire. Elle est donc en tension
constante avec son devenir et donc avec sa fin. Cest une image irrcuprable
du pass qui risque de svanouir avec chaque prsent qui nest pas reconnu
vis par elle 59.
A la suite de lexpos qui prcde, nous voyons comment le concept de
critique chez les Romantiques devient chez Benjamin la mthode de la pratique
de la philosophie de lart elle-mme. Cette mthode, se dtachant de la stricte
pense de Schlegel et de Novalis, y associe des thmes goethens. Benjamin,
quand il reprend la question de la critique la suite de sa thse de doctorat, va
suppler aux notions de Selbstheit et de phnomne originaire (Ur-Phnomen)
une construction de lorigine partir de lactivit du sujet (une
Urphnomenalisation). Il dplace ainsi lapplication de la critique de la nature
lhistoire60. Ce recentrement implique un dplacement de la philosophie
55
GS, III, p. 259. (Limage authentique peut tre ancienne mais la pense authentique [la critique]
est neuve. Elle est daujourdhui. () Une (critique) qui nest que regard, se perd, elle prive luvre
littraire de linterprtation quelle lui doit et de sa croissance). Notre traduction.
56
Cf. BENJAMIN W., Eduard Fuchs, collectionneur et historien, in uvres III, trad. de lallemand
par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, pp. 170-225. (Dsormais Fuchs).
57
Ce thme est repris dans le texte Sur quelques thmes baudelairiens, dans lequel Benjamin
dveloppe une thorie de la cration potique base sur le vcu que lcrivain fait de lactualit dans
laquelle il vit.
58
Fuchs, p. 174.
59
Fuchs, p. 175.
60
GS, I, pp. 953-954. Bei dem Studium von Simmels Darstellung des goetheschen Wahrheitsbegriffs
(), insbesondere an seiner ausgezeichneten Erluterung des Urphnomens (...) wrde mir
unwidersprechlich deutlich, da mein Bergiff des Ursprung im Trauerspielbuch eine strenge und
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zwingende bertragung dieses goethenschen Grundbegriffs aus dem Bereich der Natur in das der
Geschichte ist .
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Le geste critique benjaminien est donc pour nous une rception du geste
fichten dans sa construction de lipsit historique. Pour Benjamin, il faut
renoncer un premier moment de passivit du sujet au monde qui serait le rel
sujet de lhistoire. Au contraire, lhistoire ne peut advenir que par lattitude
cratrice mise en branle dans la critique benjaminienne. La critique esthtique
est donc une dtermination radicale de la structure subjective active du premier
rapport au monde. Cette attitude cratrice comme premier moment permet
Benjamin de penser le sujet et le monde dans leur transformabilit. Nous
pensons qu la suite de cet expos sur le geste critique comme moment initial
du rapport du sujet laltrit, nous pouvons tendre cette thorie aux efforts
successifs de Benjamin pour tenter dappuyer une transformation des
conditions de vie sur une attitude subjective de crativit.
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