La Construction de L'histoire Chez Walter Benjamin

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Centre de Philosophie du Droit

UCL Universit catholique de Louvain

Les Carnets
du Centre de
Philosophie du Droit

Titre:

La construction de l'histoire chez Walter Benjamin.


L'hritage de Fichte et des Romantiques d'Ina.

Auteur:

lise Derroitte

148

Anne :

2009

CPDR, Louvain-la-Neuve, 2009


This paper may be cited as :Elise Derroitte , La construction de lhistoire chez Walter
Benjamin. Lhritage de Fichte et des Romantiques dIna. , in Les Carnets du Centre de
Philosophie du Droit, n148, 2009.

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La construction de lhistoire chez Walter Benjamin.


L hritage de Fichte et des Romantiques dIna

La question de la critique est une question centrale dans luvre de


Benjamin. Dabord objet dtude dans sa thse sur le romantisme allemand,
elle devient ensuite une vritable mthode pistmologique de sa philosophie.
Cette mthode comporte deux enjeux distincts : dune part, la lutte contre
lontologisation de lart et, dautre part, la construction dune philosophie de
lhistoire base sur un principe de cration.
Afin de comprendre comment la critique benjaminienne sattribue ces
prrogatives, nous allons en premier lieu tenter de reconstruire la gense de ce
concept dans luvre de Benjamin en nous intressant ses premiers travaux.
Initialement fonde sur le concept fichten de rflexivit, la critique, telle
que Benjamin va la construire, sappuie sur lappropriation quen feront les
Romantiques dIna dans leur thorie esthtique. Afin de reconstruire son
progrs dans les uvres de Benjamin, nous devons montrer comment ce
concept intervient dans ses premiers crits.
Pour commencer, Benjamin sintresse la question de la rflexion chez
Fichte qui sert damorce la thorie critique des Romantiques. Pour le
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philosophe idaliste, la rflexivit dtermine la forme du penser. Dans la


premire Wissenschaftslehre1, la rflexion est la forme de lintelligence qui
faisant retour sur elle-mme prcde la connaissance objective de la science.
Elle est lopration de la libert par laquelle la forme fait retour sur elle-mme,
en tant que forme de la forme et devient ainsi le contenu de la rflexion
suivante. Ainsi, chez Fichte, la connaissance qui mane de la rflexion est donc
la pure autoconnaissance de la mthode par laquelle lintelligence opre. Cette
connaissance est donc purement formelle et tend linfini.
Alors que Fichte sattelle empcher cette infinit par la position, les
Romantiques tenteront de maintenir linfinit de la rflexion. Pour Schlegel et
Novalis, linfinit ne doit pas tre endigue car elle nest pas purement
formelle : elle contient un contenu immanent son processus, la ralit du Soi,
matrialise dans la production des uvres dart. Le processus historique mis
en place dans la rflexion part donc dun fait tabli (Tatsache), il concerne
lautopotentiation de lobjet dans le mdium-de-la-rflexion. La rflexion peut
donc, travers luvre dart qui est son mdium, se potentier jusquau retour
la rflexion absolue.
Cette thorie de lautopotentiation de lobjet participe dune construction de
lhistoire propre aux Romantiques dans laquelle le sujet de lhistoire devient la
puissance agissant au sein de lobjet. Lhistoire y est un pur processus de
potentiation.
Dans la seconde partie de cet article, cette thorie esthtique romantique ne
nous semblant pas faire droit la manire dont la rflexivit agit sur le sujet,
nous avons voulu montrer comment Benjamin va sattacher sappliquer luimme, dans son travail de critique littraire, une mthode critique potentiante
pour le sujet et comment partir de ces textes nous pouvons tracer les lignes
pistmologiques de cette mthode.
A la suite de cette structure que nous pourrions qualifier de dialectique, qui
part de la rflexivit applique au sujet chez Fichte vers la rflexivit applique
lobjet chez les Romantiques, nous esprons aboutir une construction de la
critique dart chez Benjamin qui tienne compte de lhistoire en tant que
processus de potentiation mutuel du sujet et de lobjet.
1. Le concept de critique construit partir du Romantisme allemand
Je souhaiterais commencer cette tude sur la place de la critique dans
luvre du premier Benjamin par une analyse de sa thse de doctorat, le
Concept de Critique esthtique dans le Romantisme allemand2. Cette lecture
1

FICHTE J. G., ber den Begriff der Wissenschaftslehre (1794), in Smmtliche Werke, Band I, Hrsg
von I. H. Fichte, Berlin, 1845-1846. (Dsormais WL). Nous employons la version franaise suivante :
FICHTE J. G., uvres choisies de philosophie premire, Doctrine de la science (1794-1797), trad. de
lallemand par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1999. (Dsormais DS).
2
Trad. de lallemand par Ph. Lacoue-Labarthe, Paris, Champs Flammarion, 1986. (Dsormais CCE).
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est centre sur linterprtation que Benjamin fait de lhritage fichten dans le
Romantisme allemand, en particulier chez Friedrich Schlegel et chez Novalis.
Il ne sagira donc pas pour nous de tenter dexposer lintgralit de la premire
Wissenschaftslehre, ni desquisser les nuances des positions romantiques dans
leurs contradictions. Lenjeu de ce travail est plutt de montrer comment au
travers dune lecture de Fichte et des Romantiques, Benjamin tente dassigner
sa philosophie une mthode, celle de la critique3. Pour prendre la mesure de sa
porte, nous avons besoin des ressources pistmologiques de la thorie
esthtique des Romantiques et de leur conception de la rflexivit.
Ce texte, un des premiers que Benjamin ait publi, est relgu au second
plan dans les commentaires et textes critiques qui concernent la philosophie de
cet auteur. Beaucoup voient en lui une dissertation acadmique produite dans
luniversit suisse mais peu estiment que ce travail claire ou facilite la lecture
de ses textes ultrieurs. Lenjeu de ltude ici prsente est donc de poser les
bases dune comprhension du geste critique benjaminien qui permette une
nouvelle lecture de ses textes ultrieurs. Pour nous, ce texte est le premier o
Benjamin construit la possibilit dune philosophie de lhistoire au sein de lart.
Cette lecture historique de lesthtique peut sappliquer la plupart des textes
de Benjamin, du Trauerspielbuch4 au livre des Passages5.
Pour montrer lintrt de ce texte dans le parcours de Benjamin, il nous faut
dabord poser la question de la raison du recours Fichte dans le cadre dune
recherche sur le rle de la critique. Dans le cadre de la lecture qui nous occupe,
la critique est cette mthode de pratiquer la philosophie, celle de la rflexivit.
Benjamin va donc tenter de comparer les concepts fichten et romantique de
rflexion pour dresser les diffrences mthodologiques qui existent au sein de
ces deux philosophies et pouvoir poser, partir de ces constructions, une voie
qui lui est propre.
Dans cet article, nous allons devoir mettre en vidence le passage qui
sopre de la thorie transcendantale de lautoralisation du Moi chez Fichte
la thorie rflexive de lautopotentiation de lobjet chez les Romantiques. Cette
thorie rflexive est la base de la conception de la critique chez Benjamin.

Elle implique une triple dtermination : dabord, la critique nimplique pas un jugement sur les
uvres (philosophiques ou esthtiques), elle a une fonction thorique, elle produit la vrit, elle
possde ensuite un mode de prsentation qui lui est propre. Cette modalit de prsentation est la
rflexivit qui merge du processus immanent de manifestation des uvres dart. Enfin, la critique a
une fonction destructrice et prophtique : elle fait advenir la forme suivante.
4
BENJAMIN W., Origine du drame baroque allemand, trad. de lallemand par S. Muller, Paris
Champs Flammarion, 1985. (Dsormais ODBA).
5
BENJAMIN W., Paris, Capitale du XIXe sicle, Le livre des passages, trad. de lallemand par J.
Lacoste, Paris, Cerf, 2006.
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1.1.

Le passage de lidalisme au romantisme

Lhritage de Fichte
La premire partie de notre expos vise montrer la ncessit du recours
la philosophie fichtenne de la rflexion dans lesthtique romantique. Cette
parent entre ces deux philosophies va nous permettre de montrer o ces deux
constructions se sparent. Pour commencer, il nous faut rappeler que, chez les
Romantiques, la thorie de lart est une thorie de la connaissance part
entire. En effet, pour les Romantiques, le Moi est une instance infrieure du
Soi ; lart, la religion, la nature participent au Soi au mme titre que le sujet.
Chercher dans la Doctrine de la science des lments de comprhension de
lart participe cette conception particulire de lart comme lment constitutif
du Soi dans la pense de Schlegel et Novalis tel que nous allons tenter de le
montrer plus loin.
De Fichte, les Romantiques dIna retiennent la structure rflexive de la
pense et la possibilit dune connaissance immdiate de lobjet. Llment
central de leur thorie esthtique sera ce concept fichten de rflexion. Pour
Schlegel, comme nous le rappelle Benjamin, la pense a cette proprit de
naimer rien tant, aprs se penser elle-mme, que ce quoi elle peut penser
sans fin 6. La rflexion est le noyau de la thorie romantique de la
connaissance. La rflexion est le style de pense 7.
Avant de poursuivre le dveloppement de lhritage ambigu que les
Romantiques feront de Fichte, nous allons montrer comment ce concept de
rflexion intervient chez Fichte.
Ce philosophe, ds la premire Doctrine de la science de 1794, va lier
ncessairement connaissance immdiate et pense rflexive8. Ce texte nest pas
seulement ltude du contenu de la science mais aussi de sa forme. Cela
signifie que lon y tudie lopration de lintelligence qui prcde toute
objectivation, la forme pure de lintelligence. Fichte tente avant tout dtudier
le mode doprer de la conscience, opration qui est en soi dj forme9, nous
dit-il. Cette forme est ensuite le contenu dune nouvelle forme, celle du savoir
de la conscience. Lopration de la libert par laquelle la forme devient, en
tant que son contenu, forme de la forme et fait retour sur elle-mme sappelle
rflexion 10. Telle est la dfinition de Fichte dans la premire
Wissenschaftslehre. La rflexion est lopration transformatrice sur une forme.
6

SCHLEGEL F., Lucinde, p. 83, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 47.
CCE, p. 48.
8
CCE, p. 49.
9
FICHTE J. G., WL, pp. 71 sq., cit par BENJAMIN W., CCE, p. 50.
10
FICHTE J. G., WL, p. 67, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 50.
7

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La forme de lopration de lintelligence, quand elle fait retour sur elle-mme,


devient, en tant que contenu, la forme de la forme, la rflexion. La
connaissance est ici construite comme la corrlation de deux formes de
conscience : le mode doprer libre de lintelligence et la rflexion sur son
mode doprer, la forme et la forme de la forme.
Cette construction de la nature rflexive de la pense est le point dancrage
de la philosophie de lhistoire romantique. Ces philosophes seront trs attachs
cette premire version de la doctrine de la science car elle insiste sur le lien
entre rflexion et connaissance immdiate, alors que les versions postrieures
de ce texte remplaceront la connaissance immdiate par lintuition. Avec
lintuition, Fichte parviendra endiguer la tendance infinie de la rflexion au
sein de sa fonction pratique, nous le verrons dans la seconde partie de cet
article, tendance infinie qui est maintenue chez les Romantiques.
Lopration de rflexion, telle que Fichte la dveloppe, se rapporte un
sujet, le sujet absolu immdiatement connaissable. Cette connaissance
immdiate ne pouvant tre lobjet dune intuition, elle doit tre
lautoconnaissance dune mthode, dun lment formel (le sujet absolu ne
reprsente rien dautre nous dit Benjamin11). Les seuls objets de la
connaissance immdiate sont donc les formes de la conscience et leur caractre
rflexif.
Les distinctions entre Fichte et Schlegel et Novalis
Nous devons maintenant comprendre pourquoi les Romantiques se sont
passionns pour le concept de rflexion fichten. Pour eux, la rflexion est la
garantie de deux conditions pistmologiques majeures : dune part la rflexion
permet de penser limmdiatet de la connaissance ; dautre part, elle construit
la connaissance comme un processus infini. Infinit et immanence sont les
deux axes sur lesquels les Romantiques vont construire leur thorie de lart.
Malgr limportance que nous avons accorde la philosophie de Fichte
pour la construction de la thorie de la connaissance des premiers
Romantiques, il nous faut maintenant souligner, afin de pouvoir poursuivre la
lecture que Benjamin propose du parcours critique des Romantiques, les
diffrences qui persistent entre les concepts fichten et schlglien de
rflexion12.
Pour commencer, nous lexposions, Fichte scarte trs vite de la
conception trs chre aux Romantiques de connaissance immdiate au profit
dune thorie de lintuition intellectuelle13 qui diffre, nous le verrons, dune
11

CCE, p. 51.
CCE, p. 49.
13
Cf. CCE, p. 64. Notons que pour les Romantiques, la connaissance est immdiate car elle est laccs
non mdi au Soi auquel le sujet dj participe.
12

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conception de lautoconnaissance du monde rsidant dans le Soi chez les


Romantiques.
Par ailleurs, la diffrence principale entre Fichte et les Romantiques est que
le philosophe sest attel rejeter de sa philosophie thorique cette infinit de
laction du Moi dans la rflexion. Cette infinit existe mais dans la philosophie
pratique de Fichte. Alors que chez les Romantiques, au contraire, linfinit de
la rflexion est le fondement de la connaissance.
Comment Fichte pense-t-il donc lactivit infinie ? Selon lui, il y a deux
activits infinies du Moi : la position et la rflexion. Lactivit relle
(Tathandlung) du Moi rsulte de la combinaison de ces deux activits, qui,
isoles, demeurent purement formelles. Lactivit relle, nous dit Fichte est un
se poser en tant que se posant, mais en aucun cas un simple poser14. Nous
avons montr comment se produit la rflexion, montrons maintenant comment
agit la position. La position du Moi par lui-mme est la pure activit de celuici. Le Moi se pose lui-mme, et il est en vertu de ce simple poser de soi par
soi ; et inversement : le Moi est, et il pose son tre, en vertu de son pur tre. Il
est en mme temps le sujet de lacte et le produit de lacte ; il est laction et
leffet de lactivit. 15. Benjamin poursuit son expos de la thorie fichtenne
de lactivit de la position. Cette activit procde comme suit : le Moi se pose
(A) et soppose dans limagination un Non-Moi (B) 16. Limagination agit
dans la sphre thorique en dterminant le Moi pos et fini. La raison met en
uvre (une rflexion se dveloppe ce faisant) et dtermine limagination
inclure B dans le A dtermin (le Sujet) : mais alors le A pos comme
dtermin, doit nouveau se limiter par un B infini, avec lequel limagination
procde exactement comme ci-dessus ; et ainsi de suite jusqu la complte
dtermination de la raison [thorique] par elle-mme, o il nest alors plus
besoin daucun B limitatif hors de la raison, dans limagination ; cest--dire
jusqu la reprsentation du sujet qui reprsente 17.
La position permet ainsi Fichte de bloquer linfinit de la rflexion dans la
sphre thorique par la reprsentation. Benjamin insiste sur cette situation de la
position dans la sphre thorique car en elle rside lenjeu de la rponse
romantique. En effet, si nous poursuivons lexpos de Fichte, nous voyons que
dans le domaine de la pratique, limagination poursuit ce processus linfini
jusqu lide absolument indterminable18 de lunit la plus haute, qui ellemme ne pourrait tre dtermine que dans linfini achev, ce qui est chose
impossible 19. Le Non-Moi (B) a donc une double fonction : dans la thorie, il
14

FICHTE, WL, p. 528, cit par BENJAMIN, CCE, p. 52.


FICHTE, DS, p. 20.
16
CCE, p. 52.
17
FICHTE J. G., WL, p. 217, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 52 ; voir aussi FICHTE J.G., DS, p.
101 (tr. fr.).
18
Je souligne.
19
FICHTE J.G., WL, p. 217, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 53 ; voir aussi FICHTE J.G., DS, p.
101 (tr. fr.).
15

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dtermine le Moi, il ramne son unit, et dans la pratique, il tend vers linfini.
Notons que les Romantiques retiennent de lhritage fichten cette tendance du
Non-Moi vers linfini mais la dplacent dans le cadre de la thorie.
La rflexion est donc la forme (laspect formel de connatre) de la position
infinie, elle est la position dans la thse absolue20. Ds que le Moi se pose luimme, dans la thse absolue, il soppose un Non-Moi et surgit la rflexion.
La position est donc demble dtermine par lopposition un Non-Moi. Le
risque est de la voir tendre linfini par un retour au Moi absolu. Pour endiguer
linfinit de la position, Fichte recourt la reprsentation qui limite lactivit de
poser. Nous pouvons donc dire que, pour quil y ait rflexion, il faut une limite
la position. La dtermination du Moi, sa rflexion sur lui-mme () nest
possible qu la condition quil se limite lui-mme par un oppos 21. La
rflexion redevient donc un processus infini. Pour rompre cette infinit, Fichte
doit rompre avec le processus selon lequel chaque conscience devient lobjet de
la conscience suprieure, o le sujet ne peut jamais avoir conscience de luimme. Il lui faut donc fonder une conscience de soi qui serait immdiatement
prsente. Fichte la trouve dans limmdiate conscience de penser, lintuition.
Pour Benjamin donc, il parvient ainsi surmonter les deux illimitations des
activits du Moi : linfinit de la rflexion est surmonte dans le Moi absolu
(lintuition de la conscience de (se) penser) et linfinit de la position est
surmonte dans le Non-Moi (la reprsentation). Ds lors, lcart entre les
Romantiques et Fichte consiste en la rponse apporter linfini prsent dans
la rflexion. Les Romantiques et, leur suite, Benjamin feront de linfinit de
la rflexion leur mthode dapprhension des uvres dart.
Nous avons insist sur le fait que les Romantiques ne veulent pas,
contrairement Fichte, recourir larrt des tendances infinies de la rflexion.
La raison pour laquelle ils ne cherchent pas limiter le processus de la
rflexion est que, contrairement la place quelle prend dans le systme
fichten, la rflexion nest pas purement formelle, elle comporte un contenu
immanent son processus, la production des uvres dart. Il est important de
prendre ici la mesure du passage que Benjamin opre dans son expos de
lesthtique romantique (de manire implicite) entre une philosophie
transcendantale des conditions de possibilit de la constitution de la conscience
individuelle, conditions envisages du point de vue du sujet chez Fichte et une
philosophie rflexive des conditions de potentiation envisages du point de vue
de lobjet dans la thorie de la connaissance romantique. Dans la philosophie
fichtenne, laction est lautoposition du sujet, son autoralisation alors que
chez les Romantiques, hritiers de Schelling, laction est lautopotentiation de
lobjet. Chez les Romantiques, lobjet est le mdium de son autopotentiation.
Lart, qui est le mdium-de-la-rflexion par excellence, est donc la puissance
20

CCE, p. 54.
FICHTE J.G., WL, p. 218, cit par BENJAMIN W., CCE, p. 54 ; voir aussi FICHTE J.G., DS, p.
100 (tr. fr.).

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qui permet ce processus de sintensifier. Nous passons donc dune


philosophie de la conscience qui postule lidentit soi du sujet une
philosophie rflexive qui postule lidentit soi de lobjet. Il sagit donc dun
passage dun plan transcendant o le sujet se dtermine par la position dune
opposition (le Moi nest pas le Non-Moi) un plan de limmanence o lIde
de lart se construit travers ses manifestations, ses objets. Chez les
Romantiques, lobjet produit la rflexion alors que chez Fichte, ce sont la
rflexion et la position qui produisaient lobjet. La philosophie de Fichte
procde donc dune activit relle (Tathanldung) alors que la pense
romantique part dun fait tabli (Tatsache)22.
Quest ce donc que la rflexion pour les Romantiques ? Sa matire est le
simple penser avec son corrlat, ce qui est pens 23. Il y a donc deux degrs
de la rflexion, ce que Schlegel appelle le sens (la forme, le pens de quelque
chose) et le pens du pens comme second niveau, la raison (la forme de la
forme). Ce deuxime niveau merge, pour les Romantiques, spontanment du
premier.
Nous pouvons alors comprendre en quoi les Romantiques sloignent de
Fichte. Tandis que le philosophe veut penser (poser !) la rflexion comme
originaire, comme la position de ltre, les Romantiques relvent (selon la
formulation de Benjamin aufheben) tre et position par la rflexion. Pour les
Romantiques, ds lors, la rflexion est lattribut du tout en tant quil retourne
au Soi -qui diffre du Moi fichten-, le penser soi-mme est leur point de
dpart. Le Soi leur permet de contrecarrer la ncessit de la position la base
de la conscience chez Fichte. Alors que pour Fichte, la rflexion se rapporte au
Moi, pour les Romantiques, elle se rapporte au simple penser, penser qui
touche la totalit du Soi, donc la totalit du monde comme unit. Pour Fichte,
nous ne pouvons sparer, nous lavons expos, rflexion et position. La
rflexion est interne la position, elle est lintuition intellectuelle de la
position. Cest lintuition intellectuelle qui engendre lobjet (la forme de la
forme en tant que contenu), alors que la rflexion romantique engendre la
forme, la mthode infinie du vritable penser.
Schlegel, refusant la limite de la rflexion, pense un troisime niveau de
rflexion : penser le penser du penser. Ce troisime niveau peut sapprhender
du cot du sujet pensant (le penser du penser ; du penser) ou du point de vue de
lobjet (le penser ; du penser du penser). Pour comprendre comment
limmdiatet de la connaissance nest pas perdue dans cette conception de la
rflexion infinie, il nous faut comprendre les prsupposs de Schlegel. Nous
lavons compris, la rflexion ne peut se perdre car elle nest pas un lment
formel vide mais elle est en soi substantielle (contenu) et accomplie.

22
23

CCE, p. 61.
CCE, p. 59.
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Schlegel distingue alors deux niveaux de rflexion (la rflexion absolue et


la rflexion originaire) qui contiennent chacun toute la ralit effective mais
des degrs de clart diffrents. La rflexion est un processus dintensification
de ces niveaux de clart jusqu labsolu.
Nous pouvons donc dire, la suite de Benjamin, que chez Fichte, la ralit
effective rside dans les positions, alors que chez les Romantiques, elle rside
dans la rflexion. La rflexion ne peut pas tre lorgane de lintuition car elle
est celui de la conception. Elle nest plus la mthode que la science viendrait
remplir, elle est laccomplissement mme de labsolu. La ralit devient donc
le mdium-de-la-rflexion par lequel le monde se potentie pour retourner
labsolu. Ce mouvement est ce que les romantiques appellent romantiser, il
sagit dune potentialisation du Moi qui fait retour sur lui-mme, lopration
par laquelle le Moi infrieur sidentifie au Moi suprieur24. Le mdium-de-larflexion est la transposition dans un vocabulaire romantique de la puissance
schellingienne. Le mdium-de-la-rflexion est donc ce qui potentie la rflexion
dans sa progression. Lart est une de ces puissances, de ces mdiums-de-larflexion, qui permettent au soi de sabsolutiser.
1.2.

Lesthtique Romantique

Le renversement radical des Romantiques consiste en le fait de faire du


penser le sujet de la rflexion et non plus le Moi. Cela leur permet de mettre
lart au centre de la rflexion. Lintuition romantique de lart repose sur ceci
que dans le penser du penser nest comprise aucune conscience du Moi 25
nous dit Benjamin. Le concept de mdium-de-la-rflexion est donc la base du
concept de critique esthtique. Les Romantiques reprennent ici lide
fichtenne de la rflexion comme une forme26 mais ils la concrtisent dans la
forme esthtique.
Nous allons maintenant tcher de comprendre les implications de cette
thorie de lart du point de vue de lobjet et du point du vue du sujet pour
comprendre comment, travers notre lecture de Benjamin, les Romantiques
vont dplacer les attributions rflexives du sujet fichten lobjet esthtique.
Suite aux dplacements que nous avons mis en vidence, nous pensons que
lesthtique romantique opre une subjectivation de lobjet et induit par cette
transformation une ambigit au sein de la tche du sujet de la critique
esthtique.

24

SCHLEGEL F., Schriften, pp. 305 sq, cit par BENJAMIN W., CCE, pp. 70-71. Notons quici les
Romantiques dplacent le concept de Moi fichten. Pour les Romantiques, ce Moi en transformation
par le mdium-de-la-rflexion est dtermin par le Soi de la nature. Il ne sagit donc pas dune thorie
de la conscience mais bien dune thorie immanente de lautopotentiation de lobjet.
25
CCE, p. 73.
26
Cf. supra, p. 3.
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10

Les Constellations
La premire dtermination de la thorie esthtique envisage du point de
vue de lobjet rside dans llaboration dun systme progressif de
dtermination de lIde de lart au moyen de connexions entre les uvres dart.
En effet, le dplacement des attributions du sujet lobjet implique une
position ambigu face lobjet. Si lon se positionne, comme tente de le faire
Benjamin, du point de vue de lhistoricit, cela implique une dtermination
paradoxale de lobjet : dune part, lobjet en tant quobjet est toujours une trace
dun temps qui lui prcde, dautre part, il doit, dans la pense romantique,
prendre en charge la potentiation du devenir. Ds lors, lobjet doit perdre son
identit une forme temporelle particulire. Luvre dart romantique doit tre
rflexive et devenir ainsi le contenu de la rflexion suivante, de luvre dart
qui va suivre. La potentiation consiste donc faire advenir la forme suivante.
Cette mortification27 de la forme particulire de luvre en vue de son
dpassement est le noyau de la construction benjaminienne de la critique28.
La rflexion dans la thorie esthtique des Romantiques est une infinit de
la connexion29. Ds le commencement de ses recherches, Schlegel dfinit lart
comme la connexion de deux ples, de deux Ides qui deviendront
lenchanement rciproque entre la rflexion simple originaire et la rflexion
simple absolue. Dans la circularit, la philosophie de lart intervient au milieu,
ni vrit originaire, ni connaissance absolue, elle est le mdium qui relie les
deux rflexions lune lautre, elle est la mthode de la connexion. La
philosophie nidentifie pas lobjet une vrit originaire, elle voit en lui un
moyen terme dans le mdium-de-la-rflexion.
Nous trouvons ici encore la diffrence pistmologique entre Fichte et les
Romantiques. La rflexion nest plus une activit transcendantale permettant de
penser lactivit relle (Tathandlung) du Moi, elle devient en tant que mdium
un fait tabli (Tatsache), les uvres dart concrtes30.
Nous devons maintenant comprendre quel type de connaissance est
mobilis par la conception schlgelienne de la critique. La critique prsuppose
la connaissance de lobjet en tant que lobjet est dans le mdium-de-la27

ODBA, p. 195.
Cette conception trouve ses ultimes dterminations dans le texte sur les Affinits lectives de Goethe.
29
CCE, p. 58.
30
Par ailleurs, les Romantiques ne tentrent pas de systmatiser labsolu. La consonance mystique de
leur pense vient notamment du fait que, dans leur systme, le transcendantal ne fait pas lobjet dune
analytique, il est un donn parmi lunit du donn. En insistant sur la prpondrance du systme
comme unit synthtique du tout, Schlegel veut permettre labsolu de se faire connatre de manire
immdiate, de manire non communicable. Quoiquil nait pas pens les implications ultimes de cette
position mystique, linfluence de Jacobi est centrale dans cette construction. Schlegel postule donc
quil y a un sujet transcendantal qui unit la diversit de lexprience mais que le sujet nest pas
lindividu mais le Soi. En tant quunit ultime, il ne pose pas un Non-Moi qui permettrait de penser le
transcendantal. La connaissance est donc toujours lautoconnaissance dun systme.
28

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rflexion. La rflexion du penser devient ltalon de la rflexion car elle


combine les deux moments fondamentaux dune rflexion : dune part une
connaissance et dautre part une auto-activit. En effet, ce qui est pens est
avant tout le penser lui-mme. Le mdium-de-la-rflexion est ainsi rempli dun
penser matriel : le sens. Benjamin opre ici un dplacement : le mdium-dela-rflexion devient un systme et la rflexion qui tait une mthode daccs
la connaissance devient une ontologie31 de lobjet - ontologie qui peut
sappliquer lart, la nature, la religion32, etc. En effet, pour les Romantiques,
le Moi fichten nest quune des occurrences moindre du Soi33. Le Soi absolu
incorpore en lui toutes les ralits mondaines qui deviennent dans le Soi des
sujets de la rflexion. Pour rsumer, nous pouvons dire que tout ce qui est dans
labsolu pense, se pense. Toute connaissance ne peut donc tre que
lautoconnaissance dun tre pensant. Elle est subordonne
lautoconnaissance que lobjet a de lui-mme en tant que partie de la totalit du
Soi. Cette autoconnaissance sintensifie afin de retourner dans labsolu du Soi.
La connaissance ainsi expose est la manifestation des connexions immanentes
dans labsolu34. Ce mode de connaissance est qualifi dironique par les
Romantiques car cette manire de savoir qui ne sait rien en dehors delle-mme
est le plus grand savoir. Comment cette critique immanente se produit-elle
concrtement au sein de lexprience esthtique ? Nous allons tenter de le
montrer dans le dveloppement qui va suivre. Pour Walter Benjamin, malgr
limportance quil accorde dans son texte la thorie des objets esthtiques, la
place de la critique est centrale car elle dtermine la mthodologie particulire
quil assigne sa philosophie. Il tche donc de trouver chez les Romantiques la
place assigner au sujet de lexprience, que ce soit le philosophe, le
spectateur ou le lecteur. Voyons comment il le dveloppe.

31

CCE, p. 92. Le passage de labsolu mthodique de la rflexion fichtenne en absolu ontologique


chez les Romantiques vient du fait que, nous lavons vu, les Romantiques ont rempli le penser
originaire dun contenu matriel (stfflich) : le sens. Nous pensons que la tche de Benjamin sera de
maintenir dans sa construction de lesthtique un processus dintensification mais en lui sacrifiant ce
penser matriel a priori, source de lontologie de lart. Dans la thorie de lart benjaminienne, le
penser matriel est la corrlation de la teneur intuitionne par le sujet et de la forme matrielle de
lobjet.
32
Cf. BENJAMIN W., Correspondance, Tome I, 1929-1940, G. Scholem et T. Adorno (ds.), trad. de
l'allemand par G. Petitdemange, Paris, Aubier, 1979, p. 128.
33
CCE, p. 93.
34
Cette thorie fonde lpistmologie critique benjaminienne dveloppe dans lOrigine du
Trauerspiel. En effet, Benjamin y expose la structure de la connaissance comme la connexion des
Ides sur un plan transcendantal. Dans ce texte, Benjamin relie ainsi les deux hypothses du Concept
de critique esthtique : dune part la mdiation des ides sous forme de constellation et dautre part la
thorie goethenne du phnomne originaire.
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La tche de la critique romantique


Le vritable enjeu que notre auteur trouve dans cette construction de la
connaissance pour les Romantiques se trouve dans le concept de critique
esthtique.
Pour comprendre le rle particulier de la critique, il nous faut encore aller
plus avant dans la comprhension de lpistmologie de lart romantique.
Suivant les dveloppements qui prcdent, nous sommes prpars penser que
la critique est la connaissance objective, en tant que lobjet rside dans le
mdium-de-la-rflexion. La critique est le mouvement au sein des objets, qui
fait sintensifier la rflexion.
Ds lors, la vise de la critique est datteindre labsolu. Pour ce faire, sa
seule possibilit est dobserver le processus de la pense en cours dans luvre
dart. Cest luvre dart qui est le rel sujet de la rflexion qui fait se dployer
la rflexion dans sa formation. Luvre est donc avant tout le lieu dun
autojugement. La critique est donc le fait de lart lui-mme : la posie ne peut
tre critique que par la posie. Un jugement sur lart qui nest pas lui-mme
une uvre dart na pas droit de cit dans le royaume de lart 35. La tche de
la critique ne consiste donc pas en llection de critres transcendants
dvaluation des uvres ; au contraire, dans le cadre des critres tablis par
luvre de manire immanente, elle doit tenter de mortifier le contenu de
luvre en vue de son dpassement dans une nouvelle formation jusqu
lachvement du mdium-de-la-rflexion qui est lart dans son absolu : lIde
de lart. La critique agit selon la mthode de la rflexion, mthode selon
laquelle la forme de la rflexion premire devient toujours le contenu de la
rflexion suivante. Le jugement se fait donc selon trois critres : sa mdiation
travers le mdium-de-la-rflexion, son absence de valeurs positives de
hirarchie et la non-critiquabilit de ce qui est mauvais et qui ne participe alors
pas au mdium-de-la-rflexion.
La mthode de la critique est donc la destruction de la spcificit de
luvre36 pour mettre en vidence son caractre indestructible, la manifestation
de lIde de lart et conduire labsolu. Cette mortification est ce que les
Romantiques appellent lironie.

35

CCE, p. 112.
Cette mthode de la critique est dveloppe selon toutes ses implications dans les Affinits lectives
de Goethe (trad. de lall. par M. de Gandillac et R. Rochlitz, in uvres I, Paris, Gallimard, 2000, pp.
274-396 [dsormais AEG]) et dans le Caractre destructeur (trad. de lall. par R. Rochlitz, in uvres
II, Paris, Gallimard, 2000, pp. 330-332).

36

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LIde de lart
Nous comprenons dsormais pourquoi Benjamin qualifie dhistorique
lesthtique romantique : dune part, la critique sinscrit dans lhistoire en tant
que processus dintensification et, dautre part, la production esthtique se fait
de manire progressive selon des critres tablis a posteriori de manire
immanente. Cette conception de lIde de lart introduit une dimension
prophtique, messianique lart dans le Romantisme : luvre annonce
toujours lIde de lart, la vrit sur ce qui le concerne. Cette tendance
prophtique de limmanence est ce qui intresse le plus Benjamin dans la
thorie de lart romantique.
Labsolu qui marque la fin de la progressivit de lart, lIde de lart, est le
continuum des formes, il sagit dune unit en devenir. Cette unit est forme
des traces indestructibles mergeant des uvres mortifies par lironie.
Nous pensons, grce cette lecture que propose Benjamin de lhritage
fichten dans la thorie romantique de lart, avoir pos les bases dune
philosophie de lhistoire dans lesthtique. Nous pouvons articuler maintenant
cette hypothse sur trois moments. En premier lieu, les Romantiques
dtournent la construction de la Doctrine de la science afin de dvelopper un
concept de rflexion illimite au niveau thorique. Nous avons donc montr
que nous passions dune philosophie transcendantale, sur les conditions de
possibilit de la connaissance, une philosophie rflexive qui analyse a
posteriori les rsultats de la progression de la rflexion de la pense dans le
monde. Renversement d la conception mme du monde chez les
Romantiques qui ne distinguent pas le sujet et lobjet dans le Soi absolu qui
englobe toute la ralit.
En second lieu, cette transposition de la thorie fichtenne a permis aux
Romantiques de penser une philosophie de lart sous les modalits de la
potentiation immanente des objets esthtiques. En partant du postulat que tout
est sujet, que tout ce qui est dans le Soi pense, la progression historique ne peut
se faire dans lopposition. Les Romantiques ont donc exclu de leur pense la
position fichtenne et avec elle la limitation thorique de la rflexion.
Enfin, en troisime lieu, la seule possibilit des Romantiques pour penser
lhistoire la suite de ce dplacement est laffectation mutuelle du spectateur et
de luvre dans la critique. A la suite de ce que nous voulons appeler une
subjectivation de lobjet, autrement dit le fait de donner lobjet les conditions
de potentiation, luvre dart ne peut tre fixe dans un moment dans le temps,
elle doit tre en progrs. Pour contrer le caractre fig de lobjet, sa
contingence, et maintenir la subjectivation, les Romantiques ont donc d
sacrifier, mortifier les manifestations individuelles de lart par la critique afin
dtablir un concept progressif et immanent dIde de lart. La critique, telle
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que nous lavons dveloppe partir de la lecture que Benjamin fait de


Schlegel, est le processus qui prolonge luvre dart inacheve, le Roman ; elle
fait partie intgrante du Roman lui-mme en permettant son dpassement.
Lcueil de la position romantique de lart consiste donc dans le
renversement du sujet et de lobjet dans la critique. Ce renversement aboutit
ce que les Romantiques ont appel lironie sans pour autant parvenir la
dpasser. Le dfi pour penser lart aujourdhui partir de Benjamin est donc de
pouvoir penser cette progressivit immanente dans lart, issue de la potentiation
provoque par lexprience esthtique sans dvelopper une rification du sujet
regardant.
2. Lappropriation de la mthode critique par Benjamin
Notre tche est maintenant de comprendre comment, partir de la pense de
Benjamin, nous pouvons tenter de relever ce duel entre le sujet et lobjet, cette
confrontation de lidalisme et du romantisme.
Pour comprendre pourquoi une esthtique entirement axe sur
lautopotentiation de lobjet biaise le rapport que le sujet a de lart en ne tenant
pas compte de la question de ce qui dans le sujet se potentie, nous devons
retracer lvolution que la notion de critique a subie dans les travaux ultrieurs
de Benjamin. La notion de Soi englobant tel que Benjamin la dveloppe
partir des Romantiques occulte le premier moment de lidentit soi du sujet
dans la position fichtenne. Le moment de la potentiation du sujet nest pas
alors distingu du moment de la potentiation du Soi en tant que tout. Ce
passage ne permet donc pas de comprendre la tche rellement critique du sujet
dans la conception romantique que Benjamin nous livre. Dans lexpos que
nous avons donn de la critique, le sujet nest que le tmoin de la puissance
luvre dans lIde de lart.
A la suite de ce travail, nous pensons que le philosophe va tenter de
rengager le sujet dans le processus de cration. Son travail va alors se
centrer sur la position du sujet dans la critique et particulirement dans la
critique littraire.
Cette nouvelle conception est principalement dveloppe dans son texte sur
les Affinits lectives de Goethe et dans le Trauerspielbuch. Dans ces textes,
Benjamin opre un dplacement de son concept de critique de lobjet
lintervenant. Il ne sagit donc plus dune description dune pistmologie de
lhistoire de lart mais dune mthodologie de la pratique de la critique. Ce
passage est important car il permet de prendre la mesure des limites de la
conceptualisation de la critique dans le Concept de critique esthtique dans le
Romantisme allemand. Construire le moment critique comme un concept
implique de rester dans une conception thorique37 de la philosophie de lart,
37

Cf. supra, pp. 7-8.


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domaine qui devient alors une thorie sur lart. Penser des implications
gntiques de lesthtique ncessite dlargir le concept de critique pour le
transformer en un acte de lipsit.
Dans la thorie esthtique que Benjamin dveloppe partir des
Romantiques, laccent est entirement mis du ct de lhistoire de lobjet. Cette
lecture ne permet donc pas de comprendre en quoi cette histoire contient une
puissance dynamique pour le sujet. Pour comprendre comment le sujet peut se
dplacer partir de sa confrontation avec lobjet sautopotentiant, pour
comprendre donc comment la forme de la forme sapplique aussi au sujet, il
nous faut pousser plus avant le geste de la rflexivit mis en branle par la
thorie esthtique du Romantisme.
Deux lments doivent nous guider dans cet largissement : dune part, la
rflexivit doit nous apparatre comme un acte subjectif de cration de
lhistoire, et, dautre part, cette rflexivit transforme en premier lieu
lintervenant qui peut crer ensuite une nouvelle forme mergeant de cette
rflexivit.
2.1.

Le passage de Schlegel et Novalis Goethe

La rflexion que Benjamin nous livre sur la pratique de la critique envisage


du ct du sujet intervient principalement dans ses textes de critique littraire.
Dans ces textes, des Affinits lectives de Goethe Sur quelques thmes
baudelairiens38, Benjamin se donne la tche de comprendre comment la
rflexion mue par la critique sapplique lui-mme.
Cette seconde mouture de la conception benjaminienne de la critique est
due un dplacement paradigmatique que ce dernier a opr entre une thorie
de la potentiation de la forme chez Schlegel et une thorie de la rfraction du
contenu archtypal dans luvre chez Goethe. Ce passage dun romantisme
lautre est dj prsent dans lappendice du texte que nous avons analys39.
Dans cette annexe, Benjamin revient sur les limites que nous avons montres
quant une potentiation axe sur limmanence de lobjet qui nintroduirait pas
dans son processus lactivit relle du sujet. Dans la conception des
Romantiques dIna, le sujet est un lment du Soi, il nest en progrs qu
lintrieur de lintensification absolue du Soi.
La conception goethenne de lart renverse cette structure de limmanence
telle que nous lavons dveloppe jusqualors. Pour Goethe, le processus
dintensification mane non de lIde en tant que fin de lhistoire mais de
lIdal en tant que son origine.

38

BENJAMIN W., Sur quelques thmes baudelairiens, trad. de lallemand par M. de Gandillac, revue
par J. Lacoste, in Charles Baudelaire, Paris, Payot, 2002, pp. 149-207.
39
CCE, pp. 165-177.
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La catgorie sous laquelle les Romantiques40 saisissent lart est lIde. Car lunit
romantique est une infinit. Tout ce qunoncent les Romantiques sur lessence de lart
est dtermination de son Ide la forme aussi bien, qui, grce la dialectique de lautolimitation et de lauto-lvation qui lui est propre, permet la dialectique de lunit et
de linfinit de trouver son expression dans lIde. Par Ide il faut entendre dans ce
contexte la priori dune mthode, quoi correspond alors lIdal en tant qua priori de
la teneur qui lui est affecte41.

Lappropriation par Benjamin des thmes goethens dans son esthtique lui
permet de dpasser une aporie de lesthtique des Romantiques. Goethe
introduit dans sa conception de lart la question de lorigine de luvre. LIdal
de lart est lunit conceptuelle la plus leve, la teneur. Il diffre du paradigme
de mdium qui englobe la suite continue des formes que les Romantiques
attribuaient lart, il sagit dune unit impossible apprhender directement et
qui nest rendue visible que dans ses manifestations discontinues. Nous voyons
que Benjamin tente ici de dconstruire laspect progressif de lhistoire de lart
telle que les Romantiques lenvisageaient42. Chez Goethe, lIdal se manifeste
dans lvnement dune uvre. Il est prsent dans luvre non pas comme un
mdium mais comme un reflet. Les purs contenus prsents dans les
phnomnes originaires, archtypes, ne sont jamais directement apparents dans
luvre. Ils nexistent que par une rfraction partielle et discontinue dans les
uvres singulires. Leffort de Goethe, traduit par Benjamin, est donc de
produire une thorie de lart base sur lunit originaire de la nature. Dans cette
construction de lart, le sujet occupe une place diffrente de celle qui tait la
sienne dans la progressivit immanente de luvre. Il relie par son intuition la
manifestation particulire dune uvre son archtype, son phnomne
originaire. Cette conception du phnomne originaire comme pur contenu de
lart laisse momentanment de ct la thorie de la forme. Si le pur contenu
nest accessible que par la forme particulire o il sincarne, cette forme nest
dtermine que par la perceptibilit ncessaire43 du pur contenu, lIdal de lart.
Pourtant, ce pur contenu reste imperceptible en tant que tel. Dans cet
appendice, Benjamin abandonne donc temporairement la prise en charge du
processus de potentiation de la forme de luvre dart.
Nous pensons donc que cette conception goethenne de lart ne fait plus
droit une relle thorie de la forme. Dans la thorie des purs contenus, Goethe
semble recourir la forme comme la matrialisation ncessaire du processus
imitatif de lIdal de la nature. Mme si ce processus imitatif excde une
simple thorie de la mimsis en imitant de la nature lIdal, sa tendance
40

Dans cette seconde partie de notre texte et la suite de Benjamin, nous emploierons Romantiques
pour dsigner Schlegel et Novalis. Il sagit ici de montrer lcart entre ce romantisme et celui de
Goethe.
41
CCE, p. 166.
42
Dans lIde de lart comme somme du continuum des formes.
43
CCE, p. 168.
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crative et non la nature elle-mme, Goethe ne semble pas parvenir


comprendre comment la forme de lart peut possder sa loi propre qui
dtermine son historicit. Labsence dattention la forme dans cette lecture
benjaminienne de Goethe implique le rejet de toute forme de critique des
uvres dart. En effet, luvre dart concrte tant le seul lieu dans lequel
larchtype peut se rfracter, cette forme doit tre paradoxalement maintenue
dans sa manifestation particulire. En supprimant une rflexion sur la loi de la
forme, cette thorie des archtypes supprime aussi le rapport que lart peut
entretenir avec le procs de lhistoire. Dans ce contexte, la forme ne sert qu
classer une uvre selon un style mais pas dterminer son processus de
devenir historique. Cette structure de lhistoire de lart est base sur une thorie
de lvnementialit des uvres dart. Goethe supprime alors la tche de
lironie romantique qui visait lintensification de lIde de lart travers la
mortification des uvres. Les uvres dart sont des manifestations de lorigine
mais elles ne le sont que figes dans un moment du temps, elles sont toujours
inacheves, fragments. Alors que pour les Romantiques dIna, cet
inaccomplissement devait tre relev (aufheben) par la critique, pour Goethe, il
nen est rien. Luvre est demble la prsentation (Dartsellung) contingente
de labsolu.
Dans la construction que nous avons mise en vidence de luvre comme
prsentation de lIdal de lart, le sujet na pas non plus despace de
potentiation.
A la suite de linsuffisance de la thorie de la pure forme chez les
Romantiques et de celle de la thorie du pur contenu chez Goethe, Benjamin va
tenter dtablir une synthse de ces deux romantismes dans ses textes
ultrieurs, en particulier dans le texte sur les Affinits lectives de Goethe que
nous allons analyser maintenant et dans le Trauerspielbuch.
2.2.

Le commentaire et la critique

Cette association de la thorie de lart schlgelienne la thorie de lart


goethenne va permettre Benjamin dintroduire une distinction entre les deux
attitudes rceptives dun texte littraire. Larchtype goethen comme support
de la progressivit schlgelienne de la critique permet de penser luvre en
rupture avec sa limitation temporelle et donc de dpasser laporie que nous
avions analyse dans la fin de la premire partie de notre expos dune
dialectique indpassable entre la matrialit fige de luvre et son progrs.
Lattention que Benjamin porte au contenu de luvre se place deux
niveaux : lun est historique et lautre ontologique. Ces deux niveaux
impliquent deux attitudes du lecteur face au texte : la critique et le
commentaire.
Lunion des romantismes inien et goethen chez Benjamin assumant
lassociation dun pur contenu (lIdal de lart ou la teneur de vrit) et dune
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pure forme (lIde de lart) produit un dplacement des thories romantiques


lendroit de la critique de lobjet au sujet. La critique devient donc lacte cratif
par lequel le sujet parvient produire une nouvelle uvre. Il sagit dun acte du
sujet. Nous voulons montrer ici que le geste critique benjaminien renoue avec
les hypothses de lactivit cratrice du Moi de la WL de Fichte. Quand le Moi,
pour reprendre ici le vocabulaire fichten, fait retour sur lui-mme la suite de
la rflexion produite par la confrontation au Non-Moi. Cette rflexion redfinit
le Moi qui peut alors reposer un Non-Moi. Nous voyons ici que le processus
critique est donc une activit transformatrice sur le sujet et sur lobjet. Le sujet,
se transformant par sa rflexion, produit un nouvel objet.
Comment Benjamin dveloppe-t-il cette activit de la critique ? Pour
dvelopper la spcificit de la tche critique, Benjamin commence par
lopposer la tche du commentateur. Dans les Affinits lectives de Goethe,
Benjamin dveloppe les deux attitudes que le lecteur peut adopter dans sa
rception dun texte. Pour montrer la spcificit de ces deux attitudes,
Benjamin diffrencie dans le texte deux teneurs consubstantielles de celui-ci :
teneur de vrit (Wahrheitsgehalt) et teneur chosale (Sachgehalt)44. La teneur
de vrit du texte est le lien que cette uvre entretient avec lIdal de lart. La
teneur de vrit ne peut donc, dans cette perspective critique, tre comprise
comme limposition transcendante dune vrit substantielle. La vrit de
luvre dart est ce qui continue tre en elle en mouvement45, ce qui est en
ternelle croissance46 au sein de lobjet esthtique. Elle est le support de la
rflexion du sujet.
Par ailleurs, la suite de linsertion de motifs iniens dans la thorie de
lIdal de lart goethen, cette teneur est insparable de la forme dans laquelle
elle se manifeste. Cette teneur de vrit nest donc pas une spcificit de
luvre dart elle-mme mais ce qui permet au sujet dentretenir le lien avec
son origine cratrice.
Le concept dorigine chez Benjamin subit ce moment une transformation
issue de la condensation des motifs goethens et iniens. Cette transformation
est dfinie dans lOrigine du drame baroque allemand. Dans ce texte,
Benjamin dfinit lorigine comme suit :
Lorigine, bien qutant une catgorie tout fait historique, na pourtant rien voir
avec la gense des choses. Lorigine ne dsigne pas le devenir de ce qui est n, mais ce
qui est en train de natre dans le devenir et dans le dclin. () Chaque fois que lorigine
se manifeste, on voit se dfinir la figure [une rflexion] dans laquelle une ide ne cesse
de se confronter au monde historique, jusqu ce quelle se trouve acheve dans la
totalit de son histoire. Par consquent, lorigine nmerge pas des faits constats, mais
elle touche leur pr- et post-histoire47.
44

AEG, p. 274.
AEG, p. 276.
46
AEG, p. 276.
47
ODBA, pp. 43-44.
45

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Avant daller plus loin dans notre analyse de la transformation de la thorie


de la critique benjaminienne, il nous faut ici attirer lattention sur lapport de
cette construction de la critique. Contrairement aux Romantiques dIna et
Goethe, Benjamin ne peut plus envisager le rapport lart comme un moment
de passivit du sujet lobjet. Chez les Romantiques, le sujet tait le tmoin de
la progressivit de la critique produite par lart et chez Goethe, il tait le
spectateur qui reconnaissait dans son intuition larchtype de lart. Dans ces
deux attitudes centres sur le contenu ou sur la forme, lexprience esthtique
du sujet intervient en second face au rapport que luvre entretient lhistoire
(rapport lIde de lart dans la progressivit romantique et rapport lIdal de
lart dans lintuition esthtique de larchtype chez Goethe). Leffort tent
maintenant par Benjamin est donc de trouver quelle place le sujet doit occuper
dans le processus historique. Nous pensons que cet effort de Benjamin sinscrit
dans la ligne de leffort fichten dhistorisation de lipsit, lactivit relle48
du sujet du premier principe de la WL. Pour Benjamin, en effet, cest le sujet
qui, en dfinitive, est lacteur de la critique, cest lui qui, par sa confrontation
avec luvre, va se transformer pour produire une nouvelle uvre dart. En
plaant lhistoire du cot du sujet, Benjamin rompt avec la passivit primitive
du sujet au monde chez les Romantiques. Lorigine chez Benjamin devient,
comme chez Fichte lactivit du sujet et non la puissance luvre dans la
nature.
Ds lors, nous pouvons dire que le contenu de vrit est le mode de vise
par le sujet (progressivit) de lIdal de lart (lart dans sa forme absolue)49. Le
contenu de vrit est donc avant tout une production de lactivit subjective
quest la critique. Nous pensons donc que ce contenu de vrit rompt avec
lobjectivisme de la critique romantique. En effet, chez Benjamin, la vrit
nest pas prsente en puissance dans luvre, elle est sans cesse recrer par le
sujet qui critique luvre existante.
Lapport de Walter Benjamin dans ce texte est donc dintroduire dans son
concept de critique lhistoricit de lipsit. Le sujet reconnat lIdal ou la
teneur de vrit de lart dans une uvre particulire mais cet Idal est toujours
dj dpass dans lobjet. Lobjet est toujours en retard50 par rapport la vise
48

FICHTE J.G., DS, p. 20.


Cette conception de larchtype dans lIdal de lart est une transposition esthtique de la conception
du Nom dans le texte de Benjamin Sur le langage en gnral et sur le langage humain en particulier
(in uvres I, Paris, Gallimard, 2000, pp. 142-165). Le Nom est le pur contenu de la vrit de la nature
que le langage humain tente de traduire.
50
Andrew Benjamin, dans son expos du lien entre lart et la philosophie, montre que ces deux
disciplines interrogent la question de la prsentation de lAbsolu. Or, The presence of the Absolute
can never take place in a single instance. There cannot be the instantiation of the Absolute (Cf.
BENJAMIN A., Philosophys literature, Manchester, Clinamen Press, 2001, p. 15). Ds lors, une
uvre dart, considrer quelle permette une potentiation du sujet, ne peut le faire quen sacrifiant sa
manifestation particulire et temporelle et devenir le support de la rflexion mise en mouvement par
lattitude cratrice critique.
49

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que le sujet fait de lIdal. La tche du critique est donc de crer une nouvelle
forme qui achve temporairement dans le prsent la rflexion du sujet et
devienne le contenu de la rflexion suivante51. La critique est donc rendue
ncessaire par lhistoricit de la conscience dans lexprience de luvre. Pour
pouvoir faire lexprience dune uvre, le sujet doit faire retour sur lui-mme
par la rflexion afin de pouvoir poser un nouvel objet qui englobe cette
nouvelle rflexion du sujet sur lui-mme.
A loppos, la teneur chosale du texte est sa signification conceptuelle, son
contenu concret52. Cest elle que sattache le commentateur, son travail est
avant tout philologique : il sintresse au contenu temporel du texte. Cette
attitude de rception dun texte est caractrise par sa passivit. Dans cette
perspective, le commentateur ne se voit pas comme un intervenant. Il reoit le
texte de manire passive et le restitue sans avoir port attention laction que
le texte a pu avoir sur lui. Dans le commentaire, nous pouvons donc dire que
nous sommes sous le rgime de la ngativit du processus historique. Nous
employons le qualificatif de ngatif car cette dmarche est avant tout rgressive
dun point de vue historique. Il sagit pour le commentateur de faire une
archologie de tous les lments dextriorit qui pourraient avoir une
incidence sur la matrialit du texte. Cette dmarche est ngative en ce sens
quelle ne cherche pas relever (aufheben au sens de porter plus loin)
positivement le texte de son ancrage temporel dans sa manifestation. Cette
attitude commentative sappuie sur ce que Benjamin appelle la teneur chosale
du texte. Nous pourrions donc dire que la teneur chosale est une forme sans
finalit.
Le commentaire est ds lors une attitude qui se positionne demble en
dehors de lhistoire du sujet qui rceptionne luvre. Luvre nest pas pense
en lien avec son processus historique dapparition. Le commentateur pose
luvre quil analyse et se pose lui-mme hors du processus historique. Il
refuse daccepter sa place dintervenant. Le commentateur considre luvre
comme une monade. Ce type de rapport lart est celui que nous avons qualifi
dontologique : cette attitude considre que lart est un tre fig dans une forme
particulire. Cette conception de lart ne permet pas de penser la spcificit
dune exprience historique de lart car elle ne pense pas luvre et le sujet
51

Cf. BENJAMIN A., op. cit., p. 16: Critique seeks the particulars already present relation with the
Absolute, and the Absolutes already present relation to the particular .
52
Dans les Fragments (Fragment 138, in Fragments philosophiques, politiques, critiques, littraires,
Paris, PUF, 2001, pp. 212-213), un texte sur la tche du critique prcise la consistance de cette teneur
chosale : il sagit de la fonction que luvre occupe par rapport un champ qui lui est extrieur. La
teneur chosale est donc la partie du texte qui peut tre entirement englobe dans une comprhension
cognitive. Il peut sagir de lengagement politique de lartiste dans son uvre, de la vocation cultuelle
de luvre ou de sa dtermination conomique. Pour Benjamin, la teneur chosale du texte permet la
forme de prendre une matrialit dans un moment prcis de lhistoire qui lui est extrieure. La
comprhension de luvre ne tient donc pas compte de lhistoire du sujet qui se rapporte luvre.
Du point de vue de la teneur chosale, le sujet est une entit neutre dtache dune capacit de
transformation.
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comme ancrs dans un processus historique de potentiation. Pour Benjamin, ce


processus est encore plus fort. Il estime en effet que lhistoire de luvre en
prpare la critique car la teneur chosale de luvre, de plus en plus en dcalage
au vu du vcu du sujet, finit par sestomper et laisse apparatre de plus en plus
clairement la teneur de vrit de luvre.
Nous pouvons donc conclure en disant que la dmarche critique est
construite de la manire oppose la dmarche commentative. Dans la critique,
le lecteur est acteur de son exprience du texte et est responsable de son
historicit. Ayant conscience que sa lecture du texte est dtermine par son
propre vcu et que cette lecture fait partie de son vcu, le critique accepte
dtre transform par son vcu du texte. Cette transformation de lintervenant
critique, acte par lui, lui permet de produire une nouvelle forme qui tienne
compte de ce dplacement. Cette construction de la critique est donc
minemment positive en ce quelle est tourne sur laspect progressif du texte.
Contrairement lattitude commentative qui tait caractrise par un
mouvement rgressif de restitution, lattitude critique est caractrise par un
mouvement progressif de transformation de la forme par le dplacement de
lintervenant et la cration dune nouvelle forme qui tienne compte de ce
dplacement. Dans la critique, la forme de la forme sapplique dabord au sujet
pour devenir ensuite le contenu dune nouvelle forme, luvre que le critique
va construire partir de sa rflexion.
2.3.

La cration comme processus historique

Cette reformulation de la mthodologie critique doit tre comprise comme


une thorie de la crativit. Le concept benjaminien de cration53 est donc
avant tout un processus historique dont lart est une des manifestations
concrtes. Pour Benjamin, la critique, linstar des Romantiques, ne peut se
faire que dans lactualisation dun objet, dans une action sur le monde. En
effet, le rapport du sujet son activit relle ne peut tre atteint directement, de
manire abstraite. Au contraire, il ne peut se faire que dans la transformation
crative du prsent du sujet et de lobjet.
Lhistoricit doit donc tre prise en charge par le sujet. Benjamin revient
ainsi sur lambigit que nous avons montre chez les Romantiques pour qui
lobjet devant prendre en charge la transformation dans lhistoire devait en
mme temps rompre avec sa nature fige. Dans Wider ein Meisterwerk54, nous
pouvons lire : Das echte Bild mag alt sein, aber der echete Gedanke ist neu.
Er ist von heute. (...) Eine, die nichts als Schau ist, verliert sich, bringt die
53

Cf. MAESSCHALCK M., Lanthropologie politique et religieuse de Schelling, Paris/Bruxelles,


Vrin/Peeters, 1991, p. 54.
54
BENJAMIN W., Gesammelte Schriften, Band III,, Frankfurt, Suhrkamp, pp. 252-259. (Dsormais,
pour les uvres compltes de Benjamin, nous utiliserons le sigle GS).
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Dichtung um die Deutung, die sie ihr schuldet, und um ihr Wachstum 55. Nous
voyons ici que cest la critique qui permet luvre de se potentier, dadvenir
sous une nouvelle forme. Benjamin expose donc ici la vise de sa
reconstruction de la critique en introduisant le sujet dans le processus. La
critique est donc anime dune tche infinie propre lactivit de lipsit. Le
sujet na de cesse de faire retour sur lui-mme par la rflexion et de relancer la
position dune altrit qui produit une rflexion ultrieure. Cette infinit de la
tche est propre lactivit transcendantale de lipsit. Linterdiction de
prendre luvre comme une monade56 et linjonction de la critique sont les
conditions ncessaires une philosophie historique de lart57.
Pour Benjamin, en effet, [Les uvres dart] apprennent [au dialecticien
historique] comment leur fonction est capable de survivre leur crateur et de
smanciper de ses intentions ; comment laccueil par les contemporains est un
aspect de linfluence que luvre dart exerce aujourdhui sur nous, et
comment cette influence ne repose pas seulement sur la rencontre avec luvre
mais sur lhistoire qui lui a permis de venir jusqu nous 58. Nous voyons que
pour Benjamin luvre dart ne comporte pas une vrit ontique qui survolerait
lhistoire sans y pntrer. Au contraire, luvre na de place que parce quelle
participe au processus de potentiation de lhistoire. Elle est donc en tension
constante avec son devenir et donc avec sa fin. Cest une image irrcuprable
du pass qui risque de svanouir avec chaque prsent qui nest pas reconnu
vis par elle 59.
A la suite de lexpos qui prcde, nous voyons comment le concept de
critique chez les Romantiques devient chez Benjamin la mthode de la pratique
de la philosophie de lart elle-mme. Cette mthode, se dtachant de la stricte
pense de Schlegel et de Novalis, y associe des thmes goethens. Benjamin,
quand il reprend la question de la critique la suite de sa thse de doctorat, va
suppler aux notions de Selbstheit et de phnomne originaire (Ur-Phnomen)
une construction de lorigine partir de lactivit du sujet (une
Urphnomenalisation). Il dplace ainsi lapplication de la critique de la nature
lhistoire60. Ce recentrement implique un dplacement de la philosophie
55

GS, III, p. 259. (Limage authentique peut tre ancienne mais la pense authentique [la critique]
est neuve. Elle est daujourdhui. () Une (critique) qui nest que regard, se perd, elle prive luvre
littraire de linterprtation quelle lui doit et de sa croissance). Notre traduction.
56
Cf. BENJAMIN W., Eduard Fuchs, collectionneur et historien, in uvres III, trad. de lallemand
par R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 2000, pp. 170-225. (Dsormais Fuchs).
57
Ce thme est repris dans le texte Sur quelques thmes baudelairiens, dans lequel Benjamin
dveloppe une thorie de la cration potique base sur le vcu que lcrivain fait de lactualit dans
laquelle il vit.
58
Fuchs, p. 174.
59
Fuchs, p. 175.
60
GS, I, pp. 953-954. Bei dem Studium von Simmels Darstellung des goetheschen Wahrheitsbegriffs
(), insbesondere an seiner ausgezeichneten Erluterung des Urphnomens (...) wrde mir
unwidersprechlich deutlich, da mein Bergiff des Ursprung im Trauerspielbuch eine strenge und
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romantique de la nature comme tout une construction philosophique de


lhistoire centre sur son potentiel crateur. Ce renversement implique une
lecture de lhistoire comme processus daffectation mutuelle du sujet et de
lobjet. En intgrant la question de la critique subjective dans sa conception de
lesthtique, Benjamin redfinit la place de lart dans le processus historique de
la construction de lipsit. Laporie de la thorie de la pure immanence de la
critique dans lobjet est releve par lintgration de la double activit cratrice
(rflexive et expansive) du sujet comme processus de transformation.
Conclusion
En parcourant les volutions de la thorie de la rflexion dans les premiers
crits de Benjamin, nous voyons que ce dernier opre un dplacement dune
thorie de la rflexivit influence par Fichte comme autoconnaissance dune
mthode une thorie de la rflexivit prise en charge par lobjet, luvre dart
dans la critique romantique.
A partir de ce dplacement, Benjamin tente de runir les deux rflexivits
axes sur le sujet et sur lobjet dans sa propre conception de la critique
littraire. Pour ce faire, Benjamin dveloppe une mthode historique de la
critique dart dans laquelle le sujet se potentie en contact avec lobjet et agit,
partir de cette transformation en crant une nouvelle forme.
Le passage du Romantisme dIna au Romantisme de Goethe permet
Benjamin de comprendre comment une conception progressive de lart chez les
premiers romantiques dtermine ontologiquement la forme de lart et quelles
sont les incidences de cette potentiation de lobjet vis--vis du sujet. Pourtant,
la solution goethenne de la teneur archtypale ne lui semble pas faire droit la
radicalit de la forme dans lart. Benjamin tente alors de concilier ces deux
thories dans sa conception de la thorie critique.
La critique devient alors pour Benjamin la thorie de lart qui englobe
lexprience que le sujet fait de lobjet esthtique. Lart nest plus ds lors
envisag comme une monade fige dans le temps. Lart devient au contraire le
domaine par excellence o les deux activits cratives du sujet par rapport
lui-mme et par rapport au monde se rejoignent.
Nous pensons donc que Benjamin ne peut se contenter dune thorie
esthtique qui se construirait sur un premier moment de passivit du sujet au
monde. Ce premier moment de passivit, tel que le dcrivent les deux
romantismes que nous avons analyss et, leur suite, Schelling, doit tre relev
par une conception radicale de la cration que Benjamin construit dans sa
thorie esthtique critique.

zwingende bertragung dieses goethenschen Grundbegriffs aus dem Bereich der Natur in das der
Geschichte ist .
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Le geste critique benjaminien est donc pour nous une rception du geste
fichten dans sa construction de lipsit historique. Pour Benjamin, il faut
renoncer un premier moment de passivit du sujet au monde qui serait le rel
sujet de lhistoire. Au contraire, lhistoire ne peut advenir que par lattitude
cratrice mise en branle dans la critique benjaminienne. La critique esthtique
est donc une dtermination radicale de la structure subjective active du premier
rapport au monde. Cette attitude cratrice comme premier moment permet
Benjamin de penser le sujet et le monde dans leur transformabilit. Nous
pensons qu la suite de cet expos sur le geste critique comme moment initial
du rapport du sujet laltrit, nous pouvons tendre cette thorie aux efforts
successifs de Benjamin pour tenter dappuyer une transformation des
conditions de vie sur une attitude subjective de crativit.

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