Malraux Et L'islam
Malraux Et L'islam
Malraux Et L'islam
La thse de lhostilit de Malraux lIslam mrite dtre nuance. Il est vrai que
Malraux quen juin 1956, dans ses Notes sur lIslam (Valeurs Actuelles, n 3395), avait
attir lattention, la faveur dune comparaison entre lOccident et lOrient, sur la
violence de la pousse islamique , annonc que des formes varies de dictature
musulmane [allaient] s'tablir successivement travers le monde arabe et que ce phnomne
devait toucher aussi lAfrique noire. Reconnaissant la difficult d endiguer le courant de
lislam, il prconisait, alors que lEurope tait en pleine guerre froide, de prendre
conscience de la gravit du phnomne et tenter d'en retarder l'volution. Cet islam que
dnonce Malraux et qui reprsente une menace pour loccident, est moins lIslam en tant que
religion que lIslam politique : Quand je dis musulmane je pense moins aux structures
religieuses qu'aux structures temporelles dcoulant de la doctrine de Mahomet. A ses yeux,
lidologie islamiste qui mobilise les misrables nest pas sans analogie avec lidologie
communiste : () cette monte de l'islam est analogiquement comparable aux dbuts du
communisme du temps de Lnine.
Mais cette condamnation de lIslam politique laquelle la guerre dAlgrie (19541962) nest sans doute pas trangre, ne doit pas occulter la relle sympathie que Malraux
a pour lislam en tant que spiritualit et en tant que source de cration artistique.
En effet, le lecteur sera tonn de voir cet auteur que lon dit hostile lislam, citer
dans crits romanesques et autobiographiques ce quil appelle sourate du destin , la
clbre laylat al-Qadr ou Nuit du destin. Cette sourate 97 du Coran dsigne la 27 e nuit de
Ramadan, considre comme bnie par les musulmans parce cest la nuit o Le Coran a t
rvl Mahomet par lange Jibril (Gabriel).
Malraux a d lire ce verset dans une traduction du Coran antrieure celle de son ami
Jean Grosjean, qui date, elle, de 1979, probablement la traduction de Montet (Payot, 1925),
comme cela est signal dans les notes de la Pliade (OC, I, p. 1402, note de la page 793).
Dans cette sourate, nous lisons : 1) Nous l'avons certes, fait descendre (le Coran) pendant
la nuit d'Al-Qadr. (2) Et qui te dira ce qu'est la nuit d'Al-Qadr ? (3) La nuit d'Al-Qadr est
meilleure que mille mois. (4) Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l'Esprit, par
permission de leur Seigneur pour tout ordre. (5) Elle est paix et salut jusqu' l'apparition de
l'aube.
Cette sourate est cite dans le tableau XXV de ladaptation thtrale de la Condition
humaine. Devant le cadavre de son fils Kyo qui sest sacrifi pour la Rvolution, Gisors dit
May : () Vous allez dans la Chine musulmane ? Pensez moi quand vous entendrez la
fin de Ramadan : Et si cette nuit est une nuit du destin, bndiction sur elle jusqu
lapparition de laurore. (uvres compltes, La Pliade, vol.1, p. 777).
Cest souvent dans une atmosphre de grand dsespoir que ces paroles apaisantes sont
prononces. Dans Le Temps du mpris, Kassner, jet dans les geles nazies, invoque pour
supporter la solitude un monde victorieux de la douleur mme associes ce verset dont
mane un recueillement dternit (p.793). Mais cette fois-ci le verset coranique fusionne
avec le texte de lauteur : Ciel de Mongolie au dessus des chameliers tartares prosterns
dans la poussire du Gobi parmi lodeur des jasmins desschs, leurs hymnes soudains coups
par la psalmodie nocturne ; et si cette nuit est une nuit du destin - Bndiction sur elle
jusqu lapparition de laurore (p.793.) Seuls le substantif psalmodie et les
caractres italiques annoncent la citation.
Cette mme sourate du destin est reprise aussi dans La Reine de Saba (Gallimard,
1993) o Malraux relate son survol en 1934 des ruines du Mareb, au Ymen la recherche du
palais de celle que le Coran dsigne sous le nom de Balkis : Lislam est autour de nous
jusqu'au fond de lAfrique, jusquau Pamir ; et je pense la phrase avec laquelle ses
voyageurs, cette heure mme, font lever les btes de leurs caravanes : Cette nuit-l fut une
nuit du destin. Bndiction sur elle jusqu lapparition de laurore !... (p. 44) Mais ici, la
citation est lgrement altre puisque la structure hypothtique laisse place deux phrases
affirmatives.
Dans dautres uvres, cest le personnage du musulman qui bnficie dune
qualification positive. Cela est vrai pour lEspoir o le personnage de Saidi, un musulman
qui a rejoint les combattants rpublicains bnficie dune caractrisation morale positive :
outre ses qualits de combattant - courage, efficacit, fraternit - il est dot aussi de ce que
nous pourrions appeler lesprit denfance dans lequel le journaliste amricain Shade
avait reconnu comme lme mme de la rvolution espagnole. Sil prend plaisir offrir des
gteaux aux enfants, cest parce quil les aimait par tout ce quil y avait en lui denfance, et
de pit musulmane. (LEspoir, OC, II, p. 361)
La prsence de ce Sadi aux cts des Rpublicains nest pas en effet un fait du
hasard. Cest un choix librement et hroquement assum par Sadi. Interrog par ses
camarades de combat sur les circonstances qui lavaient amen prendre le parti de la
Rpublique contre les Franquistes auxquels allait pourtant la sympathie de ceux quon
appelle les Maures dans le roman, Sadi explique :
Quand jai appris que les Maures combattaient pour Franco, jai dit ma section
socialiste : Nous devons faire quelque chose. Sinon, quest-ce que les camarades ouvriers
diront des Arabes.
(p.362)
Dans un tat antrieur du texte, cest Magnin lui-mme qui reprend cette explication
lintention de la nouvelle femme venue linterroger dune manire insistante sur le mystre
de la prsence de cet Arabe parmi les combattants rpublicains :
Pourquoi quil est venu laviateur arabe ?
Lune des femmes revenait vers lui avec deux autres :
-Parce quil tait rvolutionnaire.
L-haut, les oiseaux tournaient, leurs ailes immobiles comme celles des avions.
-Et parce quil y a des Maures chez Franco.
Par son engagement, Sadi a cherch montrer que les Arabes ne sont pas tous du ct
de Franco et quil existait dans le monde arabe des militants progressistes que la guerre
dEspagne proccupait au plus haut point, et qui ont choisi de se battre pour la Rpublique
qui incarnait leurs idaux moraux et politiques.
Membre de lquipage de lavion pilot par Pujol, Sadi fait preuve dun grand
courage, quand de retour dune mission, lavion sur lequel il se trouve, est attaqu par des
chasseurs allemands. Mcanicien, il nhsite pas prendre la place du mitrailleur Gardet.
Bien que bless par les balles ennemies la cuisse droite , il quitte la tourelle arrire
sans rien dire . Mais au moment o lavion tait sur le point de scraser, cest lui qui
tire les deux manettes de dclenchement (p.397) pour larguer la dernire bombe, sauvant
la vie de ses camarades. Mais Sadi qui est le seul avoir t tu quand lavion sest cras
sur les crtes de la Sierra de Teruel, apparat alors Magnin comme le symbole tragique dune
Espagne martyrise : LEspagne, pense en effet Magnin, ctait cette mitrailleuse tordue
sur un cercueil dArabe [] (p.409)
Dans Le Dmon de labsolu, le colonel Lawrence qui avait lu et admir le livre de
Doughty lArabia deserta (OC, II, p.87) manifeste beaucoup de sympathie pour ses
compagnons arabes dont il apprcie les murs et le caractre : Il avait reconnu dans
quelques uns des Arabes quil avait rencontrs le style incomparable que leur donne la fois
le courage, la foi, la paresse, le dsintressement et le courage. (p.871). Il ressent leur
contact toutes ces vertus qui font tant dfaut aux Europens - lappel de labsolu et un
instinct hroque et sauvage (p.871)- et adoptant la cause des Arabes, il se bat leurs
cts contre les Turcs. Dans ce combat, il dcouvre la force de la foi qui soutient ces
hommes : Et bientt, la guerre avait enseign Lawrence combien il saccordait un
peuple ennemi de la vie, et sobre de tout, hormis dternel (p.10901). A son tour, il se met
rver dun islam qui let complt . Aussi Lawrence vivra-t- trs mal le trait SykesPicot (p.1084) qui trahissait la Rvolte arabe (p.1085).
Lislam est galement prsent dans les crits de Malraux par lart. Dans RoyaumeFarfelu (1928), lauteur fait d'Ispahan l'objet de dsir du Petit Mogol dont l'arme finit par se
disperser, pouvante, devant les remparts de cette ville aux coupoles plus bleues encore
que les montagnes (Oc, t.1, 331), car Ispahan est garde par les btes ? Et dans Le
Miroir des limbes, ne dclare-t-il pas : J'aime Ispahan autant que Stendhal a aim Milan
(Oc, t.3, p.156)? Malraux a t sduit au cours de ses diffrents voyages en Perse par les
qualits de l'urbanisme persan. Il a admir en particulier comme il l'crira plus tard dans la
prface du Dmon de l'absolu, "Le Tchehar-Bag, les Champs-Elyses d'Ispahan, qui fut trac
quand Paris n'avait que des ruelles". (OC, t.II, p.834).
Dans son approche esthtique, Malraux qui a tendance relativiser la place de lart
illusionniste renaissant parmi les arts du monde -- (Quil est facile dimaginer une histoire de
lart o la Renaissance ne serait quun phmre accident humaniste ! ) crit-il dans Les
Voix du silence ( p.181), semploie mettre en valeur les arts orientaux qui nont pas
cherch imiter la nature par des procds illusionnistes, dont en particulier lart islamique
quil associe principalement au tapis et larabesque.
Le terme de tapis nest nullement pjoratif dans son discours. Il incarne ses yeux
cet art deux dimensions et sans ombre lIslam ignore lombre (LIntemporel, chapitre
8, p.237) - auquel semble sappliquer le mieux la dfinition que Maurice Denis a donne de
la peinture et que Malraux cite souvent : Et nous prenons une conscience de notre art non
moins inattendue, en face de l'Islam que de la Chine ou du Japon: les tableaux en face des
tapis. Surfaces planes couvertes de couleurs en un certain ordre assembles.(Ibid., p.236)
PourMalraux,la tapisseriedanslacivilisationislamique nestpasunartmineur,etle
tapisnestpasunsimpleobjetdcoratif,carysontreprislesmmesmotifsetlesmmes
couleurs que les palais ou les difices religieux, et qui constituent la spcificit de lart
islamique.Aussisattachetildansuneapprochecomparativeamenersonlecteuroccidental
saisirlavritablesignificationdutapis:Cheznous,letapisdevenaitdcorparsarelation
aveclemobilier,maisl'Orientignoraitlesmeubles;l'medesestapistaitl'difice,bulbe,
coupole,mihrb,arcades.LaMosqueimprialed'IspahanrgnesurlesrinceauxdePerse,les
coupolesd'IstanbulsurceuxdeTurquie,leTajMahalsurceuxdel'Inde.L'Orientnefaitpas
dediffrencespcifiqueentresesartsmineurs,laciselureparexemple,etsonartleplushaut.
Untapissfvid'Ispahann'estcependantpasplusdcoratifpourlaPerse,quelestableauxdu
PalaisdesDogespournous.Commeceuxcifontpartiedenotrepeinture,celuilfaitpartie
d'unmondechromatique:ilserapporteauxautrestapis,auxmosques,avantdeserapporter
lachambreoonl'tendra.Plaisirdel'il?Sansdoute.Limit,nonparunrled'objet
rlequenousluiprtonsmaisparceluidel'art,del'artiste.(LIntemporel,p.238).
Fidle son approche comparative, - Nous ne pouvons voir que par comparaison
(OC, IV, p. 1170), crivait-il en 1922- Malraux fait de lart islamique un comparant majeur
apte faire surgir la spcificit de lart occidental, car lun est soumission Dieu, lautre,
rvolte promthenne : Il est vain de comparer un tapis un tableau, ce que nous faisons
d'instinct lorsque nous tendons au mur ceux de nos muses. Mais la multitude des tapis crie ce
qui l'unit aux mosques grandes comme des cathdrales, la calligraphie, une plume de
rapace tombe dans une rue d'argile tartare, l'Islam tout entier: islam veut dire abandon.
Notre art devient grouillement, mle; en face, celui de l'Orient tend sa soumission de dsert.
Notre tableau le plus abstrait nous parle encore de son auteur, les tapis sont des abstractions
qui parleraient de Dieu. Un tableau est un tapis rvolt. (Ibid., p.238).