Baudlaire Les Deux Horloge
Baudlaire Les Deux Horloge
Baudlaire Les Deux Horloge
Daichi HIROTA
LHorloge en prose est un des pomes peu mentionns parmi les 50 pomes
en prose de Baudelaire. Les diteurs des Petits Pomes en prose, ou du Spleen de
Paris ne parlent souvent dans les notes de ce pome que de la source possible
de lanecdote chinoise ou de la relation avec une personne relle de Fline .
Les critiques, qui nous ont signal le dveloppement de la posie baudelairienne
travers linvention dun genre nouveau, le pome en prose, ne sattardent pas
sur celui-ci . Curieusement, mme dans les monographies sur Petits Pomes en
prose, on trouve, quelques exceptions que nous citerons plus loin, peu de
rfrences ce pome. Alors que les trois autres pomes en prose qui ont leurs
rpliques en vers, Le Crpuscule du soir, La Chevelure (Un Hmisphre dans une
chevelure) et LInvitation au Voyage, font lobjet de frquentes analyses au cours
des trois dernires dcennies, nous navons comme tude prcise de LHorloge
en prose que celle de Steven Rubenstein .
Cette infortune est sans doute due la particularit du processus de
composition de ce pome ; tandis que les autres premiers pomes en prose sont
composs sur la base des pomes en vers, celui-ci ne possde pas son modle en
vers, au contraire il prcde le pome en vers de mme titre : cela est lunique
phnomne de cette sorte chez Baudelaire, sauf La Chevelure dont la
chronologie reste encore ambigu. Il serait utile de clarifier le processus avant
de commencer tudier la problmatique immanente de ce pome. LHorloge en
prose a dabord paru dans Le Prsent le 24 aot 1857 avec cinq autres pomes en
prose : Le Crpuscule du Soir, La Solitude, Les Projets, La Chevelure et
LInvitation au Voyage. Ensuite, avant la parution de la nouvelle version de
Il sagit surtout : Suzanne Bernard, Le Pome en prose de Baudelaire jusqu nos jours, Nizet,
1959 ; Barbara Johnson, Dfigurations du langage potique : la seconde rvolution
baudelairienne, Flammarion, 1979 ; Martine Bercot, La seconde esthtique de Baudelaire, thse
prsente en 1983, rsume in LInformation littraire, 36-5, novembre-dcembre 1984, pp. 204211.
Steven Rubenstein, The figuration of genre : Baudelaires prose poem LHorloge, Romantic
Review, n 82, 3, 1991, pp. 331-345. Cet article vise plutt rvler le sous-entendu qui
sopposerait la galanterie apparente de ce pome en prose. Dans ce sens lintention de lauteur
est analogue celle de Barbara Johnson. Nous parlerons plutt de limportance chronologique
de ce pome en prose dans sa relation aux autres pomes en prose ainsi quaux pomes en
vers.
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LHorloge en prose, on voit celle du pome en vers qui porte le mme titre, dans
LArtiste, le 15 octobre 1860 avec sept autres nouveaux pomes versifis. Et ce
pome en vers est inclus dans la deuxime dition des Fleurs du Mal publie en
er
fvrier 1861. Puis la Revue fantaisiste, le 1 novembre 1861, prsente LHorloge
en prose avec quelques modifications. Enfin le 24 septembre 1862, dans La
Presse, parat la troisime version en prose. En somme, nous avons trois versions
de LHorloge en prose publies en 1857, 1861 et 1862 et deux versions en vers
publies en 1860 et 1861.
Parmi les diverses tapes du processus, quelques tudes ont mentionn le
changement en 1862 de LHorloge en prose, en insistant parfois sur linfluence
trs probable de LHorloge en vers. Il sagit du dernier paragraphe ajout dans
cette version :
Nest-ce pas, madame, que voici un madrigal vraiment mritoire, et aussi
emphatique que vous-mme ? En vrit, jai eu tant de plaisir broder cette
prtentieuse galanterie, que je ne vous demanderai rien en change.
Tandis que dans la version prcdente le locuteur voyait lheure ternelle dans
les yeux de sa chre amante avec latmosphre rveuse comparable celle de La
Chevelure et LInvitation au Voyage, dans cette version parue en 1862, il dtruit
le monde ternel du madrigal et renvoie le lecteur la ralit. Certains
insistent sur ce changement dynamique sans mentionner le rapport avec les
autres pomes, comme Lemaitre , Hiddleston et Murphy ; dautres,
comme Kitamura , Labarthe et Steinmetz , traitent cet ajout en faisant
attention la chronologie par laquelle Baudelaire a cr ses pomes en vers et
en prose. Labarthe par exemple, explique : Quant lironique madrigal de
LHorloge en prose, on peut lire comme renvoyant dialectiquement au
memento solennel de LHorloge en vers. La tendance la rcriture dont
tmoignent ces doublets en prose est lindice, comme chez Nerval, dune hantise
de linfcondit, mais aussi bien confirme-t-elle le sentiment dtre un
carrefour o interroger, voire dplacer les limites assignes la Posie .
Leur remarque nous semble trs juste et importante lgard du
Petits Pomes en prose, d. Henri Lemaitre, Garnier, 1962, pp. 80-82.
J. A. Hiddleston, Baudelaire and Le Spleen de Paris, Oxford University Press, 1987, p. 78.
Steve Murphy, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du Spleen de Paris , Champion, 2003,
p. 28.
Takashi Kitamura, Le processus de la cration des pomes en prose chez Baudelaire, 18551862, en japonais, Gallia, n 25, 1985, pp. 31-41.
Jean-Luc Steinmetz, Notes sur Le Spleen de Paris , LAnne Baudelaire, n 9-10, Honor
Champion, 2007, p. 295.
Patrick Labarthe, Petits Pomes en prose de Charles Baudelaire, Gallimard, Foliothque, 2000,
p. 37.
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effet, daprs ce qua rvl Van Roosbroeck, cette anecdote est trs
probablement tire dun ouvrage dinspiration journalistique14. Cependant dans
le paragraphe suivant, ce pome anecdotique se transforme au bout de
quelques lignes en un hymne extatique ddi la bien-aime15, cette Fline
qui, dans la premire version ntait quun chat :
Pour moi, quand je prends dans mes bras mon bon chat, mon cher chat,
qui est la fois lhonneur de sa race, lorgueil de mon cur et le parfum de
mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumire
ou dans lombre parfaite, au fond de ses yeux adorables je vois toujours
lheure distinctement, toujours la mme, une heure vaste, solennelle,
grande comme lespace, sans divisions de minutes ni de secondes, une
heure immobile qui nest pas marque sur les horloges, et cependant
lgre comme un soupir, rapide comme un coup dil.
Ce paragraphe qui se compose, tout au contraire des paragraphes prcdents,
d une phrase longue et rythmique , reprsente, aux yeux de Kaplan, une
posie de parfum et des rveries infinies et nous sommes apaiss par son style
trs charg16. La rcurrence des mots mon bon chat, mon cher chat
rappellerait aux lecteurs fervents des Fleurs du Mal un passage rptitif du
Chat : chat mystrieux, / Chat sraphique, chat trange ou un autre passage
de lautre Chat : mon beau chat . Pour Milner, au rythme des expressions que
ce soit la nuit, que ce soit le jour , on pourrait trouver un mouvement analogue
dans Que diras-tu ce soir, pauvre me solitaire... 17 ; sans doute pourrait-on
galement rapprocher ces expressions du style musical dEnivrez-vous.
Rubenstein remarque son tour que les deux mtaphores qui ferment le
paragraphe sont des clichs potiques ;18 elles sont donc des lments
emprunts comme lanecdote au dbut, mais emprunts non pas dans le
domaine journalistique, mais dans le rservoir potique. Le contraste apparat
ainsi trs net par rapport aux trois premiers paragraphes.
Le discours motif continue dans la dernire partie, compose aussi dune
seule phrase. Mais nous pouvons y trouver de nouveau le rapprochement du
14Gustave Van Roosbroeck, The Source of Baudelaires Prose Poem LHorloge, Romantic
Review, 20, 1929, pp. 356-359. Selon cet article, la source de lanecdote est : Abb Huc, LEmpire
chinois, Imprimerie impriale, 2 vol, 1854.
15Le Spleen de Paris : Petits Pomes en prose, d. Max Milner, Imprimerie nationale, 1979, p. 46.
16Nous traduisons. Le texte original est en anglais : One long, rythmical sentence weaves a
poem of fragrances, boundless reveries, and we are lulled by its florid style. (Edward K.
Kaplan, Baudelaires prose poems. The Esthetic, the Ethical and the Religious in The Parisian
Prowler, Athens and London, University of Georgia Press, 1990, p. 81.)
17Milner (d.), op. cit., p. 255.
18Rubenstein, op. cit., p. 335.
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style journalistique :
Et si quelque importun venait me dranger pendant que mon regard
repose sur cet aimable cadran, si quelque Gnie malhonnte et intolrant
venait me dire : Que regardes-tu l avec tant de soin ? que cherches-tu
dans les yeux de cet tre ? Y vois-tu lheure, imbcile ? je rpondrais sans
hsiter :
Oui, je vois lheure ; il est lEternit !
Le terme Gnie avec majuscule et laspiration finale lternit
appartiendraient plutt au registre potique, mais on pourrait considrer que le
style du dialogue qui apparat ici de nouveau est proche de celui en usage dans
le discours journalistique, surtout si lon confronte ce passage une critique de
J. Habans, dans Le Figaro, environ deux semaines aprs la publication de
LHorloge, qui raille ce pome en prose :
M. Baudelaire publie dans le Prsent une srie de dcouvertes tout aussi
surprenantes. Dans les yeux de son chat, orgueil de son cur et le
parfum de son esprit, il a dcouvert... lEternit.
Et cest dj fort joli19.
Litalique sur les mots cits parfum de son esprit et Eternit marque bien
lintention qua le journaliste de ridiculiser la logique du pote qui a dcouvert la
relation secrte de synesthsie unissant des ralits diffrentes. Une autre
technique de la raillerie consiste citer des phrases de ladversaire. Le
guillemetage veut signaler lirresponsabilit de lauteur relativement aux mots
cits ; lauteur peut utiliser les mots sans ncessairement les approuver. Lironie
tient aussi la brivet de phrases comme Et cest dj trs joli , qui rappelle
celle des phrases au dbut de LHorloge. Cependant une telle critique semblait
avoir dj t prvue par le pote ; le discours de Habans ne fait que rpter le
discours imaginaire du quelque importun dans LHorloge, qui viendrait
demander ce que fait le locuteur en le traitant d imbcile . Et cette distance
irrconciliable entre les deux positions du journaliste et du pote sera souligne
davantage par des guillemets dans la deuxime version du pome en prose
parue en 1861. Ainsi, le pome semble anticiper le discours de celui qui
ressentirait de lantipathie pour le pome lui-mme.
Dans LHorloge les discours rapports marquent un autre parallle : le
dialogue imaginaire de limportun et du narrateur la fin se superpose au
19Larticle par J. Habans dans le numro du 10 septembre 1857 du Figaro.
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et aussi celui entre le nombre et le vers, en affirmant : Trois mille six cent fois
la seconde / Chuchote [...] et en se composant de vingt-quatre vers dont le
nombre correspond celui des heures dune journe. Au moment de la
composition de LHorloge en vers, cest--dire vers 1859-1861, le nombre apparat
dune autre faon dans les vers baudelairiens et toujours sous le signe du cadre :
le chiffre romain (I, II, III...) dsigne les parties de plusieurs nouveaux pomes
de ces annes ; par exemple Un Fantme, dont la partie III sintitule justement
Le Cadre, se divise en quatre parties, ou Le Voyage, dont les cinq parties dabord,
se changent finalement en huit28. Rappelons que ce dernier pome contient
aussi plusieurs discours rapports et que le mot cadre dabord au singulier,
devient pluriel dans la dernire version.
Dans le pome en prose, il ne sagit pas forcment du nombre , mais
plutt de la relation entre la voix , le temps et les yeux qui sont aussi une
des composantes essentielles du cadre baudelairien. Baudelaire crira en
1859, dans Le Peintre de la vie moderne : Quant au noir artificiel qui cerne lil
[...] ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne lil une
apparence plus dcide de fentre ouverte sur linfini29. Dans ce passage, lil
est dcrit comme lorgane qui met en communication avec linfini, tout de mme
que le narrateur de LHorloge en prose voit dans les yeux du chat lternit, soit
linfini qui souvre dans la dimension du temps. Le cadre, la fentre et lil sont
trois mtaphores interchangeables que Baudelaire a utilises plusieurs
reprises dans ses dernires annes pour suggrer lide de linfini dans le
fini 30. Il est trs remarquable que le personnage de LHorloge en prose de 1857
dcouvre dj lespace dans le cadran des yeux, mot de la mme famille que
cadre . Le cadran de lhorloge ne montre que le temps rduit aux minutes et
aux secondes, mais lautre dlicieux cadran que sont les yeux du chat montre
lternit. Ne pourrait-on tenter de faire correspondre lopposition de lhorloge et
des yeux aimables celle des deux discours rapports de l importun et du
narrateur ? Car si, dune part, le discours rapport use dune simple citation de
ladversaire critiquer, dautre part, il laisse comme un cadre entrevoir aux
lecteurs les penses inpuisables du personnage. En effet, dans les versions
daprs 1861, les guillemets encadreront littralement les voix de l importun
et du narrateur .
La relation qui joue entre les notions prcdentes reste essentielle dans les
pomes en prose suivants ; mme dans Les Projets et Le Crpuscule du soir, qui
28Voir notre article : Daichi Hirota, Le blanc dans le vers baudelairien dveloppement et
amplification dans ldition de 1861, tude de langue et littrature franaises, Japon, n 91,
2007, pp. 35-51.
29OC II, p. 717.
30On trouve plusieurs mentions dans ses lettres, aphorismes, critiques dart et pomes crits
aprs 1859. Cf. Compagnon, Les deux infinis , in op. cit., pp. 75-99.
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ne les comportaient pas dans leur version davant 1861, apparaissent le discours
rapport et la description de la fentre ; de surcrot, les fentres deviennent
elles-mmes dans Le Crpuscule du soir le locuteur du discours rapport.
Limagination du narrateur en qui les lecteurs peroivent le double du pote,
trouve dans lespace limit par le cadre des fentres une rverie inpuisable.
Nanmoins, la diffrence lemporterait sur la parent dans ces deux pomes en
prose et en vers ; en lisant ces deux pomes, il serait difficile de trouver
quelques affinits plus concrtes : mais cela est naturel, puisquils sont crits en
deux genres littraires distincts, bien quils entendent sorganiser autour du
mme thme de lhorloge. Il nous semble plutt que leur diffrence rvle
lintention de Baudelaire qui commence penser distinctement le
fonctionnement de chaque genre.
Enfin, venons-en au dernier point commun : nous avons dit que LHorloge
en prose sinspire dun ouvrage journalistique ; la version en vers est cense tre
crite partir dun pome de Gautier31. Il ne sagit plus alors dun dialogue
entre les personnages du pomes, mais dun dialogisme qui se joue entre
lauteur du pome et ses prdcesseurs littraires. Et plus important est le
dialogisme entre ces deux pomes crits presque au mme moment dans deux
genres diffrents. Aprs lachvement de LHorloge en vers, Baudelaire ajoute,
dans sa deuxime version, LHorloge en prose de 1861, quelques expressions qui
suggrent la relation avec LHorloge en vers : lune est le mot prodigue , utilis
dans le vers, lautre est lexpression Dmon du contretemps , qui reprsente,
comme lexplique Compagnon, le thme et la forme de LHorloge en vers. De
plus, dans la troisime version en 1862, ainsi que nous lavons signal plus haut,
un paragraphe sera ajout la fin du pome, de sorte que LHorloge en prose
renforce son aspect de soubresaut , sans doute sous linfluence de son doublet
en vers. Les deux Horloges, ns de cette relation rciproque, tmoigneraient le
plus nettement de la faon dont Baudelaire distingue les deux genres potiques.
e
tudiant en 3 anne du Cours de Doctorat lUniversit dOsaka
31Pour lanalyse comparative de ces pomes, voir surtout, John E. Jackson, Baudelaire lecteur
de Thophile Gautier : les deux Horloges , Revue dHistoire Littraire de la France, vol. 84,
n 3, 1984, pp. 439-449. Dailleurs, Jacques Dupont indique lintertextualit avec le pome en
prose intitul Les Horloges de Jules Lefvres-Deumier (voir LAtelier de Baudelaire, Honor
Champion, 2005, t. I , pp. 433-434.