Hommes Domestiques, Hommes Sauvages

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Serge MOSCOVICI (1925- )

Directeur du Laboratoire Europen de Psychologie Sociale (LEPS)


Maison des sciences de l'homme (MSH), Paris
auteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences,
en psychologie sociale et politique.

(1979)

HOMMES DOMESTIQUES
ET HOMMES SAUVAGES

Un document produit en version numrique par Rjeanne Toussaint, ouvrire


bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec
Page web. Courriel: [email protected]
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/
Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque
Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Prsident-directeur gnral,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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OUVRAGES DU MME AUTEUR

La Psychanalyse, son image et son public. P.U.F., Paris, 1961.


Reconversion industrielle et changements sociaux. Colin, Paris,
1961.

L'exprience du mouvement. Jean-Baptiste Baliani. Disciple et critique de Galile. Herrmann, Paris, 1967.
Essai sur l'histoire humaine de la nature. Flammarion, Paris, 1968.
La socit contre nature. U.G.E., Paris, 1972.
Hommes domestiques et hommes sauvages. U.G.E., Paris, 1974.
Psychologie des minorits actives. P.U.F., Paris, 1979.

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Cette dition lectronique a t ralise par Rjeanne Toussaint, bnvole,


Courriel: [email protected]
Serge MOSCOVICI
HOMMES DOMESTIQUES ET HOMMES SAUVAGES.
Paris : Christian Bourgeois, diteur, 1979, 238 pp. Collection Cibles.
1 dition : Union Gnrale dditions, 1974.
re

[Autorisation formelle accorde par lauteur le 1er septembre 2007


de diffuser la totalit de ses publications dans Les Classiques des
sciences sociales.]
Courriel : [email protected]
Polices de caractres utilise :
Pour le texte: Comic Sans, 12 points.
dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)
dition numrique ralise le 23 juin 2010 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

Serge MOSCOVICI (1925- )


Directeur du Laboratoire Europen de Psychologie Sociale (LEPS)
Maison des sciences de l'homme (MSH), Paris
auteur de nombreux ouvrages en histoire des sciences, en psychologie sociale et
politique.

HOMMES DOMESTIQUES
ET HOMMES SAUVAGES

Paris : Christian Bourgeois, diteur, 1979, 238 pp. Collection Cibles.


1 dition : Union Gnrale dditions, 1974.
re

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Table des matires


Quatrime de couverture
Prliminaires
Premier texte.
LE MONDE EN OU , LE MONDE EN ET
Chapitre I. Domestiquer la vie, ensauvager la vie
La scne primitive et la scne finale
La voie du retour contre la voie du dtour
L'arbre de la connaissance et l'arbre de la vie
Chapitre II. Bref documentaire sur les tentatives faites pour nous
ddomestiquer et retrouver l'homme sauvage
Consciences rflchies, consciences illumines
La cit et le barbare
La longue attente du plus grand jour
Chapitre III. La part sdentaire et la part nomade
La servitude et l'exil
L'histoire sur ses deux jambes
Chapitre IV. Retour au naturalisme
Deux courants antagonistes
Le naturalisme ractif et le naturalisme actif
Pour conclure

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Deuxime texte.
LE MARXISME ET LA QUESTION NATURELLE

Chapitre I. Karl Marx : ceux qui l'ont lu et ceux qui ne l'ont pas lu
1.
2.
3.

Les mots-papier et les mots-vie


La pense manuelle et la pense frontale
La chasse au Marx

Chapitre II. Nature conomique et nature historique


1.
2.
3.
4.

L'art et l'industrie dans la nature


Une inconnue : les forces productives
La nature, catgorie conomique
La socit et son fondement naturel

Chapitre III. La dialectique de la nature


1.
2.

Mais de quelle nature ?


Concepts embryonnaires et thmes rcurrents

Chapitre IV. Encore la rvolution scientifique


1.
2.
3.

Un problme vraiment critique


La nouvelle plus-value
Les soviets plus l'invention

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Troisime texte.
QUELLE UNIT DE L'HOMME ?

Chapitre 1. Le pass simple


Chapitre 2. Le prsent complexe
Chapitre 3. Projets et prolgomnes en vue d'une anthropologie gnrale ou d'une anthropogonie
Chapitre 4. De la rvolution kplrienne

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Denis et Pierre

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Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)

QUATRIME DE COUVERTURE

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D'un lieu l'autre, de l'Essai sur l'histoire humaine de la nature


(Flammarion) la Socit contre nature (10/18) et de celui-ci au livre
prsent, Serge Moscovici est de plus en plus dramatiquement sensible
la contradiction entre la civilisation du progrs et le territoire qu'elle a conquis et dtruit entre le feu et l'eau. S'loignant un moment
des analyses historiques, il interpelle son public sur un ton la fois
savant et sauvage. Il se penche hors de ses protections professionnelles, se met en dsquilibre pour vivre lui-mme la crise et le renversement qu'il nous appelle voir, objectif parce que engag, intelligent
parce que passionn. De l, l'exubrance d'un livre o il faut se perdre,
labyrinthe d'ides et d'attitudes nouvelles, qui ne donne pas de rponse, o le lecteur souvent proteste, se sentant tir hue et dia, mais
dont il ressort transform, ayant quitt pour toujours la rive des certitudes anciennes.
Alain Touraine

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[9]
Hommes domestiques
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PRLIMINAIRES

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Comment se fait-il que beaucoup d'entre nous se sentent aujourd'hui concerns par le naturalisme ? Pourquoi est-il toujours la tache
aveugle de notre culture, le passager clandestin de notre histoire ?
Chacun des trois textes ici runis touche ces questions.
Le premier, en essayant de dcrire, d'clairer les traits complexes
et fascinants qui font du naturalisme une force de subversion et de
dcouverte. On le connat, certes, surtout grce l'acharnement mis
discrditer sa vision, aux tentatives rptes de le dtruire ou de le
faire taire. Seule diffre ici ou l l'tiquette - dionysien , cynique , millnariste , romantique , anarchiste , mystique ,
extrmiste - appose pour jeter la suspicion sur son pouvoir et sa
cohrence, face au bon sens, la tradition et au progrs. Pour tout
dire, on le prsente charg de draison, de dmesure et de dsordre.
Le plus souvent, aprs avoir fait donner contre lui la garde de la morale et de la science, on le dissimule, en croyant qu'une fois disparu de
notre regard il finira bien par disparatre de notre mmoire, de notre
sensibilit, de notre ralit. Tirant ainsi le rideau sur la face cache
et sauvage d'une humanit dont le lot est visible et domestique.
Le temps est venu de le reconnatre pour ce qu'il est : le principal
courant antagonique partir duquel et contre lequel se dressent de

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grands pans de nos philosophies, religions ou sciences. Au-del des


changements de langage ou de structure, on est frapp par la tnacit
avec laquelle il resurgit et se reforme toutes les poques de la civilisation, la vigueur avec laquelle il les parcourt comme le mouvement le
plus populaire et le plus charnel dont sortent entirement renouvels
l'existence quotidienne, la politique, la connaissance, l'art et les valeurs. Gardant intact son pouvoir d'entraner dans un maelstrm d'expriences [10] concrtes la masse des ides ptrifies et des ralits
ossifies ; de briser le voile de l'apparence en lui posant, chose scandaleuse, les questions qu'on est convenu de ne pas poser ; de rafrachir l'atmosphre psychique et sociale en ouvrant la joyeuse circulation des nergies humaines accapares, verrouilles avec rime et raison, gaspilles toutefois sans rime ni raison dans l'insatiable chaufferie des institutions. Miroir de la vie aperue travers la redcouverte
du corps, des sens et de la socit incarne en chacun, il n'a cess de
devancer son temps, de se rebeller contre son temps, de tenir en veil
les hommes du temps.
Sur le fond de cette reconnaissance, dont l'intrt est tout autre
que rtrospectif, j'irai plus loin, rassemblant ses fragments pour en
extraire la totalit de sa vision du monde et des hommes. Certains ont
beau s'en dtourner avec vhmence, de nombreux autres, en revanche, savent, et ce depuis des millnaires, que si cette vision passait
dans les faits, alors, et seulement alors, le monde et les hommes seraient transforms. Ceci m'amnera prciser la direction neuve qu'il
a prise rcemment et qui, travers flux et reflux, de mineur qu'il
tait, en fait un courant majeur de la socit.
Le deuxime texte, en portant un regard, qui se veut dnu de toute indulgence, sur la part du naturalisme - et la question du rapport
la nature - dans le crot de la thorie marxiste. Et, en parallle, sur les
liens du naturalisme et du socialisme. Cette part est de fondation et
ces liens sont organiques. Leur polmique commune vise toujours les
moyens par lesquels les hommes sont domestiqus, la vie qui leur est
promise, vole, la richesse intellectuelle et matrielle dtourne par le
concept et l'argent. Polmique, donc, contre

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les ingalits, les contraintes tapies dans les rapports sociaux


venus au jour, avec promesse de les effacer ;

la division des travaux physiques et mentaux et la coupure entre


l'existence de travail et le reste de l'existence ;

le penchant la vie spare et la prolifration des interdits qui


isolent et opposent ;

la rupture du lien la nature, l'exubrance du monde sensible


et aux excs du corps, mortifis et refouls vers la zone du
pass, du dangereux, de l'infrieur.

Ensemble, naturalisme et socialisme exaltent la vie en tant que valeur suprme, l'excs en tant qu'ouverture vers une autre faon
d'tre et de produire, le particulier en tant que terrain solide de la
vraie connaissance. Ensemble, ils combattent le sdentaire, l' esprit
misanthrope et dsincarn (Marx) port la rtention, l'universel
qui n'est personne, le grand loup dguis qui drobe dans l'abstraction [11] des concepts le contact au rel, dvore la perception directe
et la violence colore des phnomnes.
Certaines clarts mettent longtemps percer. La propension, qui
fait flors, chantourner le marxisme et le socialisme en un systme
comparable d'autres systmes, le vouloir aussi scientifique, plus
scientifique, suivant la rgle de la science en vigueur, et non pas autrement scientifique, a eu et aura toujours pour effet de produire un
marxisme ddoubl et un socialisme ddoubl. Effet ncessaire - qui
l'ignore ? - puisque cette rgle travaille partout couper la pense et
le rel en deux mondes spars. Dans le premier monde, nous agissons,
nous sentons, nous vivons, nous mourons, nous faisons notre petite et
notre grande histoire. Dans le second monde, on agit, on sent, on
meurt, on est fait par la petite et par la grande histoire, en tant que
pice d'un immense automate. Toutes les choses y ont leur place, les
hommes aucune.

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Ceci a lieu en sciant une branche sur laquelle ils sont assis : le naturalisme. Otez-le du marxisme : ce n'est plus une vrit aux dents longues mais une des thories philosophiques et conomiques qui, depuis
deux sicles, portent le plus beaux rteliers de la raison. Retirez-le du
socialisme : sans son esprit de vertige, de cration immdiate, vous
n'avez plus qu'une formule sociale, une religion du progrs, en cadence,
de l'histoire. Du reste, une fois cette soustraction opre, si la prsence de l'un ou de l'autre cause encore de l'inquitude, elle ne fait
plus de rvolution. La preuve ? Quelles sont les rvolutions qui nous
importent en ce moment ? Toutes celles qui ont ignor les dogmes,
toutes celles qui ont pris des raccourcis au lieu de suivre la ligne gnrale, toutes celles qui ont tir leur savoir et leur efficacit d'une observation particulire des mcanismes collectifs et politiques. La part
du courant naturaliste, ce qu'il a jadis figur et ce qu'il continue figurer dans les rgions de l'Orient ou de l'Occident o ces rvolutions
ont eu lieu, est grande, ses traces durables.
Pourtant, au lieu de le considrer d'un regard neuf la lumire des
expriences rcentes, on couvre d'anathmes sa volont de provoquer
des passions gnralises, d'ancrer la pratique des ides au plus profond et au plus prs de chacun. De quel pass venez-vous ? lui demande-t-on, laissant entendre qu'il est le porte-parole dsordonn
d'hommes et de modes de vie dsuets, en voie de disparition. On ne
veut pas entendre que les hommes en voie de disparition, rejoints par
les hommes en voie d'apparition, dresss contre qui les oblige disparatre et qui les empche d'apparatre, donc tous ceux qui veulent renatre et natre ont clairement pos la question : Vers quel avenir
allez-vous ?
[12] Mieux, on ostracisme le naturalisme, on en fait le repoussoir, le
monde l'envers, parce que son enthousiasme et son inquitude absolue, ses initiatives perturbent, grains de sable tombs dans la machine
du jeu social presse-bouton qui se joue d'isoloir isoloir, sans chercher comprendre d'o il tire son nergie, quelles sont ses raisons
d'tre parmi nous depuis si longtemps.

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Pour rsumer : on lui dessine une figure dconfite ou dgrade, et


puis on le pend en effigie. trange conduite ! Du mme souffle on
l'abat et on le rend possible. Drainer de la mmoire, de l'histoire, de la
pratique des mouvements sociaux ce que le naturalisme a de propre et
de ncessaire prive ces mouvements de leurs lments les plus enracins, ceux qui touchent le plus vivement la majorit des hommes. Prparant, en mme temps, le sol de sa remonte, afin de tarir la scheresse, de recouvrer - le besoin s'en fait vite sentir - cette mmoire, cette histoire, cette pratique o il baigne, sve de la conscience collective. Tenir sur lui un discours vid de ralit, bord de convention - de
nos jours, une certaine science, parlant marxien, s'en arroge le droit dessine sa ralit qui dborde les conventions, creuse le lit o il trouve
sa place et se rpand comme le dsir de vivre. Sa force et sa signification sautent aux yeux, lave bouillante qui noie les monstres froids.
cette phase des sciences, des techniques et des progrs, beaucoup de gens ont du mal se le reprsenter inclus dans l'pure de l'action et de l'histoire venir. Au contraire il est l et bien l pour rajeunir la palette de l'action et rafrachir les couleurs de l'histoire,
provoquer les volutions mme dans les socits qui se croient le plus
l'abri. Que nous le jugions bon ou mauvais, que ses perspectives nous
plaisent ou nous dplaisent, il s'agit d'une force effective. Voil pourquoi nous sommes en situation de rouvrir le dbat son propos et
d'examiner - je me propose de le faire - sur quoi ce dbat porte.
Le troisime texte, enfin, rassemble, sur le terrain rocailleux des
controverses actuelles, les lments avant-coureurs d'une anthropologie, j'ose le dire, naturaliste. La connaissance des phnomnes biologiques, du monde animal, des communications entre les hommes et l'environnement, vient d'tre secoue, sous nos yeux, par des bouleversements d'envergure. Partout o nous avions l'habitude de voir une rupture d'volution, nous constatons une volution de ruptures ; partout
o nous mettions ou , nous commenons mettre et ; les rapports d'inclusion permutent avec les rapports d'exclusion ; partout o
nous tions accoutums de dresser des barrires, nous commenons
jeter des ponts : la barrire, notamment, entre le primitif [13] et le

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civilis, n'a pas plus de raison d'tre maintenue que celle entre le normal et l'anormal. Surtout, la vision de la socit et de la nature comme
deux ordres de ralits allis et non plus ennemis, ouverts l'un vers
l'autre et non plus dissocis, la vision de l'homme et de l'animal possdant en commun nature et socit et diffrant uniquement par les modalits de cette possession, conduit chercher une manire neuve de
comprendre et de vivre ce qu'en termes dsuets mais justes nous
croyons tre la nature humaine. D'y voir un sujet d'tude pour l'anthropologie, galit avec la culture.
En mme temps, les cloisons rigides entre les sciences biologiques
et les sciences sociales chancellent, se trouent, deviennent permables. Le transport des ides, des faits, des mthodes d'un compartiment l'autre, qui avait lieu uniquement par contrebande afin
d'chapper l'oeil svre de la police pistmologique, devient licite
et il est mme encourag. Ce rchauffement d'atmosphre, ce march
commun intellectuel participe coup sr au mouvement gnral d'hybridation et de dcloisonnement des sciences. Mais, dans ce cas prcis, c'est bien l'impossibilit de garder l'ossature des concepts existant depuis environ trois sicles, d'endiguer la vaste mutation en
cours, qui en est le moteur principal. Et qui laisse en panne nos mtaphysiciens, nos sociologues et nos anthropologues, autant dire beaucoup d'entre nous, il n'y a aucune honte le reconnatre.
C'est pourquoi j'ai dress une liste d'hypothses et un tableau de
comparaisons qui pourraient dboucher sur une conception plus riche
de la nature de l'animal et de l'homme, du passage du premier au second. Toutefois, c'est probablement une nouvelle science, mieux apte
saisir un rseau de phnomnes la fois social et biologique, travaillant dans des conditions exigeant davantage de proximit - l'thologie
en est un exemple - davantage de lucidit sur l'interfrence de celui
qui connat avec ce qu'il connat, qui ralisera le panachage des sciences actuellement communiquantes et permettra d'panouir la conception en question.
Il s'agit - dois-je l'ajouter ? - d'un brouillon-projet, faisant cho
d'autres brouillons-projets, crit comme tel, laissant aux interroga-

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tions et aux intuitions plus de place qu'aux rponses et aux dductions. Aussi bien les premires sont l'essentiel, puisque, en matire de
connaissance, c'est au niveau du projet que tout se gagne et tout se
perd.
Mais quoi bon prolonger ces prliminaires ? Entrons tout de suite
dans le vif du sujet.

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[17]

Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)

Premier texte
LE MONDE EN OU,
LE MONDE EN ET 1

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Ce texte dveloppe certaines ides que j'ai prsentes au colloque Hommes


et Btes , organis en 1973 Cerisy-la-Salle par Lon Poliakov.

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[17]

Les hommes vivent l'ingalit et veulent l'galit, ils sont diviss et


aspirent s'unir, ils connaissent le manque et rvent d'abondance.
ceux qui leur conseillent d'accepter l'ordre des choses existant, de
renoncer l'illusion qu'il puisse tre autre, ils ont depuis longtemps
rpondu que c'est s'illusionner plus encore que de croire qu'ils abdiqueront devant les conditions qui leur sont faites, et renonceront un
ordre qui ne soit pas autre que ce qu'il est. Dans cette poursuite, le
choix de la rupture ou de l'alliance avec les animaux, les plantes, les
pierres, les forces contenues dans la matire, bref, avec la nature,
dtermine le sens du devenir vers lequel ils orientent leur action, les
contours de la ralit qu'ils estiment conforme aux ncessits de la
vie collective, aux besoins de l'intelligence et du corps. Le dilemme :
l'homme ou la nature - l'homme et la nature est fondamental et se
pose sans cesse nouveau. Pourtant il a sembl et semble encore devoir tre tranch, non par un coup de force, comme le noeud gordien,
mais par une dmarche logique, comme un problme que l'on peut rsoudre.
Le premier terme de l'alternative s'est impos avec la force de
l'vidence et la rigueur de la raison. La rupture, donc, avec la nature,
la rupture qui consacre le monde exclusivement humain de la socit,
de la culture, au sein duquel le savoir, la communication, le travail naissent contre la nature et se dveloppent pour librer l'homme de son
emprise. Par ce double mouvement de violence et d'arrachement qui
les coupe de toutes les autres cratures pour les entraner dans une
aventure sans retour, les hommes confirment leur situation part et
leur diffrence d'avec le reste de l'univers. La nature subsiste dans la
socit et la culture en tant que rserve de tendresse, de sensualit,
de beaut, mais aussi en tant que menace de dsordre et d'opacit,
pige dans [18] lequel ils risqueraient de retomber si leur vigilance venait se relcher un seul instant. Les tmoignages les plus divers de

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l'anthropologie, de la philosophie, de la religion, mais surtout ceux de


la science, sont recueillis profusion pour nous en persuader. 2 .
L'insistance qu'on y met prouve une conviction profonde. En mme
temps, elle veille justement le soupon. Pourquoi une telle insistance,
si la cause est entendue ? Comment se fait-il que les arguments doivent tre renouvels constamment, rpts sur tous les tons et chaque occasion ? Est-ce parce que s'y exprime une structure de la pense qui tend, de faon irrpressible, distribuer faits, vnements,
tres dans deux domaines mutuellement exclusifs, dont l'un est humain tandis que l'autre ne l'est pas ? S'agit-il d'tablir une vrit que
l'exprience confirme sans cesse quant aux rapports d'exclusion entre
l'homme et l'animal ? Veut-on assurer une base nos sciences qui se
donnent pour fin la rupture de l' ancienne alliance animiste de l'homme avec la nature , dont parle Jacques Monod, condition d'une
connaissance objective ? Ou bien encore est-ce pour apaiser l'inquitude que les hommes prouvent devant la proximit, l'interfrence du
monde animal, vgtal, minral, la crainte de voir se brouiller les frontires et s'estomper les diffrences, que l'on affirme une distance
qu'il ne faut jamais perdre de vue ? Distance qui, devenant trop grande, si elle laisse les hommes enfin seuls, les livre du mme coup aux
dmons de leur propre solitude dans un univers d'autant plus effrayant, plus rigide, que le dialogue avec lui est devenu impossible, une
fois perdus les langages, les sensibilits ncessaires, un univers qui se
parle lui-mme travers des signes ptrifis, tout comme ils se parlent eux-mmes l'aide de rgles et d'instruments artificiels. Monologue, donc, entrecoup d'un autre monologue, qui est la condition et
l'idal de l'ordre, de la socit, de la science.
Mais nous commenons entrevoir une autre raison. Une raison qui
n'a pas de quoi surprendre, car elle n'tait pas vritablement cache ;
plutt, on refusait de la voir. Cependant, une fois reconnue et examine dans ses consquences extrmes, cette raison nous ouvre de bien
2

S. MOSCOVICI : La socit contre nature, Paris 1972. [Livre disponible dans


Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

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curieuses perspectives. La voici. L'insistance mise a prouver notre


loignement de la nature, le renouveau des arguments en sa faveur,
rpondent une insistance et des arguments contraires selon lesquels la vritable connaissance, la vie en communaut, la scurit, la
pleine activit, les hommes ne les prouvent que dans l'alliance avec la
nature. Vous auriez tort en effet de croire que seules sont en jeu la
structure de notre pense, les conditions de la connaissance scientifique ou notre proximit des autres cratures, que seuls les intrts
suprieurs [19] de la science ont guid le choix des prmisses et inspir les conclusions. Vous seriez plus prs de la vrit en regardant en
face les divergences - normes, vous allez le voir - qui existent entre
les groupes humains quant au monde construire, au savoir partager,
aux rapports collectifs instituer, et, par voie de consquence, quant
aux animaux, vgtaux et minraux qu'il est ncessaire de runir et
d'embarquer sur notre moderne Arche de No, la Terre conue comme
vaisseau spatial, l'approche de la tourmente.
L'homme ou la nature , l'homme et la nature sont les ples
d'un antagonisme dont les accs et les recs rongent le coeur de nos
socits avec la tnacit d'un mal incurable. cet antagonisme, je
veux donner un visage, pour en faire saisir l'enjeu et apprcier le
poids. Je voudrais faire sentir combien l'irruption intempestive des
btes, de la nature, des femmes, des jeunes, des courants parallles,
des cultures dviantes, etc. rsulte moins d'un fonctionnement pernicieux de l'cole, de l'industrie, ou de la police, d'une conspiration
contre le capitalisme, ayant pour centre une grande ville d'Europe ou
d'Asie, vnements passagers, ce titre, pour qui sait en attendre la
fin, que du fonctionnement tout court de la civilisation - je parle de
celle de l'Occident - , d'une conspiration qui se trame dans l'histoire
pour rapprendre parler tous ceux qui taient condamns au silence, pour veiller une nouvelle vie tout ce qui paraissait vou, sans recours, une mort lente. Et, ce titre, mouvement promis une longue
dure.

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22

[21]

Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et

Chapitre 1
Domestiquer la vie,
ensauvager la vie
Qu'est-ce qui fait que l'homme
est l'homme ?

La scne primitive et la scne finale.

Retour la table des matires

Le fait est l : depuis longtemps, ces deux interprtations s'opposent, et leur opposition a pris mille formes. En chercher le pourquoi
n'importe plus gure maintenant. Chercher par qui l'opposition est entretenue est la seule voie d'accs direct la vrit. D'un ct, le courant orthodoxe, visible, structur, dominant, sr de son emprise sur
les institutions idologiques, religieuses, scientifiques. ses yeux,
l'hominisation quivaut la domestication. Tous ses buts, dans quelque
domaine que ce soit, tiennent dans ces trois mots : domestiquer la
vie . Les attendus et le programme qui appuient cet idal peuvent
tre dcrits, en abrg, comme suit.

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23

- Le moment initial de l'humanit est une rupture, irrversible et


de grande instauration. L'homme se coupe de l'animal, du matriel, de
l'instinctuel. Il se coupe du dsordre, du variable, du promiscu - appellations laques du pch originel qui a perdu son tranchant - il instaure
l'ordonn, l'invariant, le codifi. D'un ct l'inessentiel et de l'autre
l'essentiel, voil ce qui est dtermin ds l'origine.
L'homme domin par cette origine est un tre imparfait, rong par
le manque, soumis la pression et l'attraction des pulsions biologiques. Compar aux animaux, si bien adapts leur milieu, si compltement quips pour satisfaire leurs besoins, il est en tat d'infriorit,
d'inachvement, condition qu'il lui faut surmonter et dpasser. La mme comparaison rvle cependant une supriorit : la capacit humaine
de changer, d'atteindre la perfection. L'ducation et les institutions y
pourvoient, moyens et prothses servant dvelopper cette capacit,
faire reculer les limites du pass organique pour conduire vers un
avenir [22] o l'essence humaine soit enfin ralise. Perfectionner
l'homme , voil la mission de la socit et du savoir.
- Dans l'intervalle, entre l'hritage inessentiel, commun tous les
tres vivants, et l'essence raliser, apanage de l'homme, existent
des gradations, se dploie la diversit des groupements humains. Ces
gradations rpondent au critre mme dont la prsence ou l'absence
distingue le rgne humain du rgne animal. A un ple, l'homme sauvage
ou naturel, sans famille, sans science, sans religion, sans logique, ou
dtenteur d'un type de pense qualitativement diffrent (pense prlogique, pense sauvage), d'un savoir particulier (mythique, magique),
observant des pratiques sociales et techniques bornes. l'autre ple,
l'homme en pleine possession de ses pouvoirs intellectuels, sociaux,
techniques, scientifiques, homo sapiens, homo loquens, homo docens :
en un mot, l'homme domestique. Le premier est, soit une entit part,
loin de nous, le primitif, mais aussi le paysan, le nomade, l'tranger,
etc., variantes de l' homme des bois , soit prs de nous, la femme,
objet d'change entre les hommes, l'enfant, sauvage provisoire aux
yeux de Platon (le sauvage tant un enfant dfinitif). Le second incarne, bien entendu, la forme et le modle suprieurs de la raison, de la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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culture, du raffinement. Savoir lequel des deux est l'homme, lequel


doit tre trait comme homme, a toujours t une affaire capitale.
Les sciences humaines ont t cres pour trancher ce dilemme.
La socit qui a produit les anthropologues, crit Dan Sperber,
tait intresse montrer que cette diversit (des groupes humains)
tient une altrit qui spare d'abord l'homme 'sauvage' ou 'primitif'
de l'homme 'civilis' ou 'moderne'. Mais l'affaire n'tait pas, n'est
pas purement scientifique. La question, note Tinland dans son beau
livre, L'homme sauvage, n'a pas toujours t thorique : il a fallu, en
1837, une bulle pontificale pour dcider que les Amricains dcouverts
par Colomb taient des hommes part entire et ne devaient pas tre
traits comme des brutes faites pour nous servir.
Nous parlons aujourd'hui de ces matires avec plus de retenue.
Mais grattez un peu les discours thoriques et politiques sur l'cart
entre nations dveloppes et nations sous-dveloppes, examinez les
discours consacrs aux relations entre les civilisations de l'Est et de
l'Ouest, entre les divers systmes sociaux existant aujourd'hui, et
vous dcouvrirez, sans tonnement, que l'affaire est toujours capitale.
Et ceci parce qu'elle sert dfinir les rapports de l'homme l'homme.
Un rapport de domination, d'abord. L'homme sauvage (paysan, primitif,
enfant, etc.) est considr en tant que sujet ngatif (l'ignoble sauvage, la brute, le paysan du Danube, le sous-dvelopp, l'assist, etc.)
par [23] contraste avec l'homme domestique, sujet positif (civilis,
dvelopp, autonome, etc.). Un rapport de distance, ensuite. L'homme
sauvage est pris en tant qu'objet, par exemple en anthropologie, en
politique, vis--vis duquel l'homme domestique joue le rle de sujet
tout court, qui cherche se connatre, se dfinir, se situer. Les
termes de ces rapports se sont constamment dplacs, modifis. Chaque poque cre ses hommes sauvages (ou barbares) dclars et ses
hommes domestiques s'affirmant tels. Mais le principe de la diversit
et de la gradation qui sous-tend les rapports est rest, car il est inhrent au courant en question.
- Ce principe est, bien entendu, celui de domestication. Que signifie-t-il ? Matrise, en premier lieu. Parmi les groupes humains se dta-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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che un groupe qui, par ses qualits, s'est le plus loign du pass brut,
organique. Cette position le met en mesure de savoir, d'agir, d'aider ou
d'obliger les autres groupes se pencher sur le manque qu'il faut
combler, les insuffisances qu'il faut pallier. En mesure donc d'amener
les autres groupes devenir comme lui, parcourir le chemin qu'il a
parcouru, le considrer comme leur avenir. Investi de cette mission,
exemple et pdagogue, il se voit tre, par rapport au reste du monde,
ce qu'un inventeur est sa machine, ce qu'un prince est ses sujets,
et mme ce qu'un pre est ses enfants (Leibniz).
Contrle, en second lieu. Il s'agit vrai dire d'un double contrle
et d'un contrle redoubl. Vers l'intrieur, en neutralisant la menace
de l'animal dans chacun, en renonant l'instinct, la satisfaction intempestive des besoins, en dniant toute valeur positive ce qui est
naturel, spontan. Le propre de l'homme, ce qui fait sa fiert, est
d'arriver se dpouiller de ce fonds qui lui vient de sa propre nature, de se domestiquer, alors que les autres espces ont besoin
d'tre domestiques. L'homme, observait Blumenbach au sicle dernier, est n destin par la nature tre l'animal le plus compltement
domestiqu, les autres animaux domestiques furent primitivement
conduits cet tat de perfection par l'homme. Lui, il est le seul
s'tre conduit lui-mme vers cette perfection. Le progrs de la
culture est-il autre chose ? Freud, dans une lettre Einstein, tablit
le lien : Peut-tre ce phnomne est-il mettre en parallle avec la
domestication de certaines espces animales ; il est indniable qu'il
entrane des modifications physiques ; on ne s'est pas encore familiaris avec l'ide que le dveloppement de la culture puisse tre un phnomne organique de cet ordre. Mais si, on s'tait bel et bien familiaris cette ide ; on l'exprimait cependant de manire moins abrupte. Domestiquer, perfectionner, progresser, que l'on parle de la vie, de
l'homme, de la culture, c'est donc tout un.
[24] Vers l'extrieur, le contrle porte sur l'animal et le matriel,
pour autant que l'homme les met son service, se transformant en
matre et possesseur de la nature, de droit divin, lgitim par la religion judo-chrtienne et la science rationnelle. Avec pour pendant, de

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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l'autre ct, l'univers divis en une partie domestique compose


d'instruments, de cratures rendues semblables l'homme, conformes
ses intrts, et une partie sauvage - animaux, vgtaux, forces physiques - qui continue mener une vie indpendante, rsister la domestication et l'exploitation, voue cependant la soumission ou la
destruction plus ou moins brve chance.
- La conqute est la vrit du contrle. Conqute de l'homme par
lui-mme, pour ne pas dchoir dans la bestialit, le matriel. Conqute
par le savoir de tout ce qui est cens tre ignorant - un des plus beaux
fruits de la science tant l'ignorance - de la nature sous toutes ses
formes, en dfinitive. Dans les grands monuments de la culture, de la
science, souffle toujours un air martial. Conqute veut dire lutte
contre . Dans ces deux vocables est concentre une ide fondamentale. L'univers, l'intrieur comme l'extrieur de l'homme, lui est
hostile. L'homme y mne un combat perptuel. L'adversaire est partout, et sans merci. Une seconde d'inattention, un relchement de son
effort, et voil cet adversaire qui reprend l'avantage. Se protger
contre lui, l'emporter sur lui, par l s'expliquent tous les excs et de
mme se justifient les barrires de l'artifice, de la culture, grce
auxquelles les hommes peuvent isoler leur domaine, se prparer pour
porter les coups dcisifs. L'histoire est une suite de guerres de position et de guerres offensives dont les instruments se nomment art,
science, socit, technique. Si ces instruments sont contre nature,
c'est parce qu'on les faonne en vue de ces guerres, leur but tant,
videmment, de hter la victoire dfinitive : la vrit rvle et la nature vaincue.
- La lutte, la conqute ont une vise : l'homme ultime - de la culture. Au prix d'efforts ininterrompus, ayant limin la contrainte des
besoins d'origine, s'tant compltement vad du monde animal, ayant
accompli avec rigueur les tches de la raison, de l'histoire, de la culture, il sera ce qu'il est en train de devenir, ce pourquoi il a consenti
tous les sacrifices passs et prsents : l'tre suprieur en qui la socit et la nature trouvent leur fin, puisque tous les tres qui les composent obissent sa loi. Chemin faisant, il se sera purifi de tout ce

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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qui reprsente son pass - violence, instinct, folie, injustice - il aura


amen son corps rsipiscence, l'ayant purg de tous les lments
rebelles qui font obstacle une existence harmonieuse et digne.
[25] cette station du progrs, homme de l'avenir pleinement domestiqu, sa vie relle se confondra avec son idal rv.
- Dans chacun de leurs actes productifs, scientifiques, politiques,
religieux - et bien entendu dans les doctrines qui toffent ces actes les hommes anims par cette ambition doivent garder les yeux fixs,
pour s'en inspirer, sur la scne finale. La scne o tout va se jouer, et
en fonction de quoi tout se joue chaque instant. L, une fois surmontes les menaces d'une retombe dans le manque, la draison, la servitude de la nature, tous les sacrifices subis et consentis au cours de la
longue marche trouveront leur rcompense et leur compensation. La
transparence du devenir, la possession du monde et la loi instaure
permettront de la reconnatre et permettent de l'attendre, avant le
dernier lever de rideau, comme une annonce de repos, de libration,
d'harmonie. Mais c'est aussi la scne du pre. Celle du monde et de
l'histoire jamais ordonns, fonds sur eux-mmes, se donnant leur
propre valeur, dlis d'un contenu, de circonstances et de pressions
extrieurs. O la loi et la raison ayant triomph suffisent tout commander dans le coeur et la tte de chacun, en vertu de leur forme. O
la coupure qui spare la culture de la nature aura pris ses quartiers
dfinitifs.

grands traits, que je n'ai aucunement exagrs, ce programme


dessine un monde humain structur par la division et la hirarchie, clos
par des interdits, m par le manque. La division fondamentale de
l'homme et de la nature, reflte dans celle de l'esprit et du corps,
dbouche sur la vision primordiale d'un monde habill et d'un monde
nu. Couvrir le corps, mais aussi vtir les arbres, les animaux, les penses, le verbe, les gestes, les intentions, les dsirs, dans l'espoir
d'aplanir leurs diffrences, de leur retirer l'aiguillon du dissemblable.
Les sublimer dans les crations des arts, des sciences, de l'idologie,
ce qui est encore une faon de les habiller, mais cette fois-ci pour

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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biaiser avec soi, les rendre indiffrencis, inoffensifs en eux mmes,


pour ne les laisser subsister qu'en tant qu'oeuvres humaines. Crer un
secret par ces manoeuvres d'enveloppement et crier ensuite au secret
de l'envelopp. S'vader du monde naturel, d'une manire ou d'une
autre, viter ainsi l'invasion par le monde naturel : d'o la puissance de
l'artificiel, l'attrait du ftichis.
Prolifique production d'apparences - sauver les apparences, disent
les mondains, sauver les phnomnes, disent les philosophes - code des
bonnes manires, qute de la bonne mthode ou du bien penser. Pourquoi cette production ? Tout simplement pour djouer les piges de la
nature, pour maintenir les hommes dans une vigilance sans [26] relche, en leur rptant que ce ne sont que des apparences, et, ce titre,
fugaces, vulnrables, menaces. Mais aussi pour marquer le fait que les
choses les plus leves, les ides, les tres froids dpourvus de chair
et de sang qui ont nom connaissance, loi, langage, etc. ne servent qu'
sparer et opposer les hommes en eux-mmes, les hommes entre
eux, en tant qu'ils sont aptes ou inaptes y accder : savants ou ignorants, civiliss ou barbares, raffins ou brutes. Et par l qu'ils instaurent et lgitiment une hirarchie, de fondation : au sommet, ce qui incarne ces idaux porte la marque de la ncessit, de l'ordre ; au point
le plus bas, portant les stigmates de l'accidentel, du dsordre, se
concentre ce qui a des accointances avec le rgne animal, ce qui est
rebelle la perfection.
Chaque individu, chaque groupe, chaque crature occupe une place
dtermine dans la hirarchie, obit la norme qui, bon gr mal gr,
lui prescrit cette place, lui apprend la reconnatre. C'est pourquoi la
socit ou la culture se dfinissent par les interdits qu'elles dictent,
les discriminations qu'elles imposent, les permissions qu'elles accordent. Hors de ces discriminations, de ces interdits, de ces permissions, il n'y a ni socit ni culture, mais seulement nature.
Qui dit hirarchie, haut et bas, suprieur et infrieur, dit aussi
privilge, en l'occurrence, du discours. Il est d'abord prrogative de
l'arbre de la connaissance sur l'arbre de la vie. La seule existence qui
mrite d'tre vcue est celle qui se conforme la raison et au dis-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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cours de l'esprit, la communication logique sur laquelle se greffent


les moeurs, la morale, le sens. Il se dfinit ensuite comme discours
sur , propos d'un objet loign et extrieur. Celui qui pense, opre, agit, en science, en politique, en religion, pense, opre, agit pour
l'ensemble des hommes. Il incarne l'universel vis--vis de ce qui n'est
pour lui qu'objet, anim ou inanim, humain ou non humain. Bref, dans
tous les rapports, filtrs par le discours, le mdiateur est prsent matre du savoir, instrument de l'histoire, deus ex machina - pour
trancher et guider, pour sparer et ordonner.
La division et la hirarchie, l'interdit et l'ordre s'inscrivent dans la
perspective d'une existence stable des socits, d'une ambition de
longue haleine les dominer, sans que naisse l'envie de rompre les
amarres pour aller ailleurs. Les partis, les coles, les institutions donnent corps cette ambition ; le courant orthodoxe s'y organise et les
organise. Mais parce qu'elle se projette sur la toile de fond d'un manque, d'une humanit qui ne sera elle-mme que dans la scne finale,
l'exprience dans laquelle il entrane pratiquement chaque groupe,
chaque individu, celle qui le symbolise au sens le plus fort, le [27] plus
concret du terme, est la tragdie. Exigence d'absolu, approche de la
perfection, puissance de la mesure se heurtent la rsistance de l'irralisable, dchirent l'apparence si soigneusement fabrique, rencontrent les limites du possible, la blessure du rel. C'est aussi la tragdie qui nous introduit au coeur de ce qui signifie domestiquer la
vie ; distance entre les hommes, changes et relations toujours mdis par des tiers - le savoir, l'argent, la rgle, l'institution, les dieux,
ou, plus prosaquement, un homme auquel on a concd ce rle ou qui se
l'est attribu. Le dnouement rsign, provisoire, de la tragdie annonce la vraie vie, toujours suspendue, toujours remise plus tard, de
l'homme domestique :
On peut s'attendre tout, rien ne tient,
ni le coeur dcid, ni le serment terrible.
Sophocle (Ajax).

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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Le courant htrodoxe, ou hrtique, ne s'est jamais considr ni


n'a t envisag comme ayant une continuit, une cohrence, une porte propres. Il s'est plutt voulu et dfini contre-courant. Il a t
peru comme un faisceau d'clats discontinus, de feux vite allums et
vite teints, d'lans qui montent aussi brusquement qu'ils s'essoufflent, de troues dans la lourde chape, d'chappes brisant la marche
rgulire de la socit et du progrs, l'avance de la modernit. la
rigueur, on y reconnat les traces de ce qui n'a pas t liquid, le sursaut d'un pass qui n'en finit pas de mourir, le cri du coeur des laisss-pour-compte de l'histoire. Mais cette vision est certainement empreinte d'illusion et d'erreur, dforme par le dsir de mconnatre.
Car si le courant htrodoxe n'tait que ce cri du coeur, ce rsidu
d'un pass vivace en chacun de nous, ce scandale aux yeux d'une civilisation mre, on ne comprendrait pas pourquoi il subsiste avec tant de
vigueur et se renouvelle avec une telle obstination. En ralit, courant
ou contre-courant, un projet l'anime, des circonstances le rappellent
la vie, les conditions qui sont les ntres le fortifient. Force et non faiblesse, dans l'histoire et de l'histoire, son action s'appuie sur une
pense claire, se prolonge en une pratique particulire. Pense et pratique portent un nom, l'ensauvagement.
Rester prs de la nature, du monde animal, vgtal, minral, ou y
revenir, transformer le dpart, l'loignement en faux dpart, en
proximit, faire de la rupture entre les hommes et avec l'univers une
[28] alliance, tel en est le premier volet. En finir avec la terreur
qu'inspire le non-humain, mettre fin la phobie que suscite un autre
homme, un homme diffrent, d'autrefois ou d'ailleurs, consacr bestial ou barbare, retrouver la sensibilit, le contact avec ce qu'il y a
d'exubrant dans la fcondit des tres qui peuplent la terre, se librer travers ce contact, se rincarner au sens propre, reprendre de la
chair grce ces hommes autres, diffrents, tel en est le second volet. Ensauvager la vie : ce mot d'ordre rsonne comme un mot de
dsordre. Il est facile de rsumer les thmes et les options de l'htrodoxie.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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- L'tat originaire est un tat de plnitude. L'homme, crature


parmi d'autres cratures, y prouve l'unit indistincte du social et du
naturel, l'harmonie de ses facults intellectuelles et sensorielles, dans
la fertile diversit des individus, des groupes et des formes de vie.
L'invasion des rgles, des hirarchies, des moyens techniques prolifrants, au-del du ncessaire, brise l'unit, spare les hommes, gauchit
les rapports qu'ils entretiennent avec les animaux et le milieu commun,
taille dans le vif de ce qui doit exister et se dvelopper ensemble.
- D'emble, justement parce qu'ils hritent des possibilits de
l'organisme, des tres vivants, et font fructifier ces possibilits, les
hommes sont parfaits : aptes crer, ports par got s'panouir
spontanment. condition qu'on les laisse s'panouir. Les dressages,
les contraintes, en deux mots, l'ducation et l'interdit font obstacle
cet panouissement. L'effort authentique a pour but de combattre ces
dressages, de supprimer les interdits, d'exalter les possibilits qui
existent. Laissant les hommes leur inclinaison ttonnante, questionnante, on leur permet de s'intresser aux vnements du monde immdiat, de s'merveiller devant le quotidien. Du coup, ils retrouvent
leur curiosit, leur intelligence et leur sensibilit propres, sans aucun
artifice, sans le dguisement de l'apparence, tant branchs directement sur leur nature. Ils peuvent alors apprendre de tous ceux, hommes et animaux, qu'ils ctoient et observent couramment. Sauver
l'homme , redcouvrir l'homme dans l'homme et non pas le perfectionner : cette formule engage l'action, montre les chemins suivre.
- L'humanit se dit au pluriel. Pour pouvoir le dire, il faut d'abord
renverser l'chelle qui existe. Chacun, remarque Montaigne, appelle
barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai il semble que
nous n'avons autre mire de la vrit et de la raison que l'exemple et
ide des opinions et usances du pas ou nous sommes. L est tousjours
la parfaicte religion, la parfaicte police, perfect et accomply usage de
toutes choses. Ils sont sauvages, de mesmes que nous appellons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts : [29] l o, la vrit, ce sont ceux que nous avons alterez par

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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nostre artifice et dtournez de l'ordre commun, que nous devrions


appeller plutost sauvages 3 .
Scythe, thiopien, peau rouge ou peau noire, habitant des campagnes ou habitant des bois, l'homme sauvage possde un degr enviable ce caractre de robustesse et d'indpendance, cette simplicit qui
est la marque de l'honnte, cette intimit sans faons avec la nature,
qui n'excluent pas le raffinement de la sensibilit et de la dlicatesse.
La terre, les toiles, les btes et les plantes n'ont pas de secret pour
lui. Ses besoins sont frugaux, ses moeurs empreintes de franchise, sa
vie sociale ignore le superflu et la complication. En regard, l'homme
domestique - lisez urbain - animal rationale prisonnier de ses lois et de
ses demeures, loign de la nature, surcharg de tches mcaniques,
ligot par des habitudes artificielles, barr dans l'expression de ses
sentiments par les convenances et les obligations de la socit, perdu
dans un univers d'apparences et d'emprunts, ne sachant plus sentir,
penser, parler qu' travers ce qu'on lui enseigne et au moyen des livres, a perdu le contact avec le rel et avec lui-mme. Nous, cher
lecteur, vous et moi, crivait D. H. Lawrence, sommes ns cadavres et
sommes des cadavres. Je doute mme qu'un seul d'entre nous ait jamais connu ne serait-ce qu'une pomme, une pomme tout entire. Tout
ce que nous connaissons, ce sont les ombres, mme celle des pommes,
les ombres de tout, du monde entier et mme de nous mmes.
Mais renverser une chelle, mettre le bas la place du haut et vice
versa n'est pas important. L'important est d'abolir toute ide d'chelle, d'ouvrir le champ, de valoriser le divers, d'affirmer que les diffrences videntes, invitables, qui existent entre les hommes, ou entre
les hommes et les animaux, sont des diffrences de modes d'existence et non pas d'essence, signales par des passerelles et non par des
barrires. Le rapport qu'il faut reconstituer est un rapport de proximit et d'association. Ce n'est pas l'union d'un sujet positif et d'un
sujet ngatif, ni d'un sujet et d'un objet ; chacun se veut et peut tre
sujet, interlocuteur et exemple pour l'autre. D'o la recherche pas3

MONTAIGNE : Des Cannibales, Essais, Livre 1, Chap. XXXI.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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sionne de contacts avec les socits loignes d'Amrique, d'Asie ou


d'Afrique, les emprunts qu'on leur fait, la curiosit qu'on leur tmoigne, le dsir de partager leur vie. Nostalgie de l'ailleurs, de l'autrefois, bien sr : communication, change et mlange dans le prsent,
nanmoins, et dans les actes. Effacer les contrastes, lever l'hypothque de l'antagonisme du domestique et du sauvage, provoquer les rencontres entre des fractions varies de l'espce, les grands voyages y
prparent. Les [30] seuls voyages qui comptent : travers la diversit
accepte des socits, des oeuvres, du milieu, en allant vers les hommes reconnus gaux en dignit, particuliers dans leur diffrence.
Somme toute, en se respectant en tant qu'tre vivant parmi d'autres
tres vivants.
- La raison et la culture sparent, le corps et la nature unissent.
Renouer avec les modes de vie, les socits, les peuples dclars tre
le plus prs d'une existence simple, organique, et renouer avec son
propre corps, avec ce qui est simple et organique dans sa propre socit, c'est tout un. Au nom de quoi le non-rflexif devrait-il se soumettre au rflexif, le peru au conu, l'idal au rel, l'inconscient au conscient, le prsent au futur, le simple au complexe, le montr au cach,
le corps l'esprit, et non l'inverse ? Qui a prouv la raison d'tre de
ces subordinations, que le meilleur est d'un ct, le pire de l'autre ?
Qui, sinon ceux qui ont instaur la dualit, dcid de son sens ? Les
prtextes de la dcence, les impratifs et le prestige de la pense, la
primaut de la matrise de soi et de l'me ont fait le vide autour
d'eux, chang le monde en mouroir. Avant et aprs Thomas--Kempis,
on continue rpter que la nature incline vers le monde, vers la
chair, vers la vanit, vers les dsordres ; mais la grce attire vers
Dieu et incite faire le bien ; elle dit adieu toutes les cratures, fuit
le monde, abhorre les dsirs de la chair, s'abstient d'oisive flnerie et
rougit d'tre vue au-dehors .
L'excs porte en soi le remde. Multiplier les sensations, mettre le
corps en mesure de jouir de ses expriences et de ses impulsions,
brancher l'esprit sur la sensation ddaigne, le savoir sur l'humble
pratique, l'envie de penser sur le dsir d'agir, de construire. Ainsi

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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pourrait-on dtailler ce remde destin ddomestiquer l'homme,


l'aider ne pas vivre comme un mort , selon les paroles de D.H. Lawrence. Le but : transformer le monde de chacun en un vivoir.
- Il s'agit donc de librer le corps, de librer la nature, videmment. D'tre libr par eux, en change. Pas de contrle de la nature
interne ou de la nature externe. Elles se contrlent fort bien ellesmmes. Le seul combat qui mrite d'tre men a pour fin de les protger contre les destructions opres par la technique, la violence de la
connaissance mthodique, les atteintes d'une civilisation enivre par
ses rves de possession. Renaturaliser - reboiser, replanter, recultiver
- le monde abstrait, refroidi, est l'autre face du combat. C'est lutter pour la nature, en y redcouvrant la dynamique de l'animal, du
vgtal, du matriel, remis la mesure des individus, la porte des
groupes humains.
- La lutte est aussi pour une communaut ayant fait sauter les [31]
cloisons tanches, affranchie des hirarchies inamovibles, intgre
l'univers qui est le sien. Le courant orthodoxe la voit surgir au terme
d'un long cheminement : collectivit authentiquement libre qui aura
russi exercer sur la nature une domination double de raison. Elle
sera capable de connatre le meilleur, de se donner la vie la plus haute,
de substituer la violence nfaste contre les hommes la violence faste
contre la nature. Une telle collectivit, rpond le courant htrodoxe,
ne saurait tre libre mais tout au plus en libert surveille, garde par
une police raisonne sous le couvert d'une raison police. Car elle a
pour conditions la servitude et la violence. L'exprience prouve que
chercher matriser, ft-ce un caillou, un atome ou une lune, divise les
hommes entre eux, oppose la socit elle-mme et la nature.
Pour qu'il y ait communaut, il faut chasser les trois peurs : peur de
la nature, peur du peuple, peur du pouvoir, briser les sparations
qu'instaurent la proprit, la loi, la connaissance, en laissant la dlibration des groupes intresss le soin de recrer des richesses, des
organisations et des sciences communes. De sicle en sicle, des voix
multiples ont rappel ses bases : libre association des femmes et des
hommes, partage des biens. Le mot phare d'galit jaillit sans cesse

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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son propos. Il claire avant tout la reconnaissance des diffrences, le


droit une prsence active dans la vie collective, l'alternat des hirarchies et des hirarques. Aucun rapport avec les obscurits dont on
l'accuse pour mieux le noyer : l'uniforme, le flou, l'anarchique.
Les programmes maintes fois btis et rebtis sur ces pierres d'assise ont un coeur commun ; (a) mancipation : la femme chappe l'autorit domestique, l'enfant l'autorit parentale, le servant l'autorit possdante ; (b) communisme : dissolution de la proprit prive
et des limites de la proprit en gnral, parce que contraire une
nature familire, gnreuse, disponible, o chaque espce trouve les
ressources ncessaires et jouit de l'abondance ; (c) libert : de mouvement, de satisfaction des besoins, d'habitation sur toute la terre ;
(d) extinction des trois interdits : de l'inceste, du savoir et du cannibalisme. Restaurant les liens rompus de la femme l'homme, de l'ignorant au savant, de l'animal l'homme.
On y a beaucoup insist : ces diverses facettes sont solidaires. Aucune n'est plus essentielle ou plus accessoire que les autres, elles
prennent corps ensemble ou pas du tout. Partout o ce coeur a battu,
o il s'est rvolt, les hommes ont entrevu et vcu, ft-ce dans un
clair, l'tat le plus humain : la communaut des galits, la communaut des liberts et la communaut des justices. Et ils ont voulu sans
[32] attendre, partout, la faire passer dans les faits, dans la vie, comme convenant seule la nature humaine.
- La communaut en question, quand elle se ralise, marche vers une
rconciliation. Rebelle l'artifice des codes sociaux, aux sductions et
aux commandos de l'autorit, l'embargo sur le corps, au dnigrement
des temps passs, l'homme, au prsent, rejoint l'homme proche des
origines, celui qu'il croit tre encore, l'homme primordial - de la nature. Tout a t mis en oeuvre pour l'occulter, le dtruire. On le sait : le
rappel constant de la rupture avec la nature est destin nous faire
oublier l'alliance avec elle, il sert de prtexte cette occultation et
cette destruction. Rappeler cette rupture tout bout de champ,
qu'est-ce d'autre, en effet, que consolider les interdits et les frontires qui divisent individus, groupes, socits, dans l'espace et dans

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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le temps ? L'interdit fondamental tant justement l'interdit de l'unit


des hommes, du dialogue entre eux. Mais ce que cherche le courant
htrodoxe, c'est, au contraire, oublier la rupture, rendre forte l'alliance avec la nature, retrouver ainsi l'unit interdite, reprendre le
dialogue jug impossible. En cela, il ensauvage, et pour cela il demande
aux hommes de s'ensauvager. Il ne suffit pas, dans un monde morcel,
d'affirmer que les hommes sont frres ; il faut aussi qu'ils se voient,
qu'ils se sentent tre, d'abord, depuis toujours et pour toujours, des
hommes.
- Dans ce sens, ensauvager la vie , c'est s'accrocher trs fermement au sol de la socit, de la nature, les interpeller violemment et
provoquer l'histoire. Le regard pos sur ce qui se passe, le jugement
tourn vers la ralit immdiate et vers les vnements qui s'y produisent, sont cependant rapports la scne primitive, celle sur laquelle
sont apparues les premires harmonies, o ont t bauchs les premiers plans, faites les premires promesses ; l a exist la communaut, l toutes les possibilits taient encore intactes - sur cette scne
de la naissance d'une ethnie, d'un art, de la rvolution, d'une religion,
d'un tat de nature. Aprs elle, tout a commenc tourner mal, se
perdre dans le sable des compromis, dans le ddale des trahisons.
Scne dont la recomposition, avec ses beauts, sa chaleur, son innocence, exige tant de temps, requiert tant d'efforts. Scne que l'on
retrouvera telle qu'elle a t, telle qu'on en a gard le souvenir. Scne
de la mre : l'histoire et le monde s'y confondent, la libert et la justice s'y rejoignent, chacun de ceux qui ont t forcs de la quitter est
accueilli au retour avec le pain et le sel de l'amour intact.
Mais si l'on dsire vraiment la retrouver, il ne faut plus attendre,
[33] ne plus se laisser duper par les manoeuvres dilatoires des matres
penser qui exploitent le prsent, par les doctrines asctiques des
prophtes du manque, thsauriseurs des surplus d'autrui. C'est maintenant qu'il faut se mettre btir pour habiter l' Eden ici , sur la
terre, proclamait-on il y a un millier d'annes. C'est maintenant qu'il
faut changer la vie pour tre heureux, le bonheur tout de suite ,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

37

proclame-t-on aujourd'hui. Le meilleur garant de l'avenir est encore le


prsent.

Ne pas connatre en dtail les choses loignes


de nous
Obscures et subtiles, mais connatre
Ce qui se trouve devant nous dans la vie quotidienne,
Est la sagesse primordiale ; tout le reste est fume
Ou vacuit, ou sotte impertinence,
Et nous laisse, dans les choses qui nous concernent
le plus,
Sans pratique, sans prparation, et toujours cherchant.
J. Milton.

La voie du retour
contre la voie du dtour.
Retour la table des matires

L'aura de navet et d'innocence dont s'entoure l'ensauvagement


rpond une intention profonde. Elle est la fois indiffrence devant
l'air d'exprience et de ruse des donneurs de leons de sagesse, imbus
d'eux-mmes, et expression d'une tranquille fermet devant les
lourds compromis qu'on le presse de conclure. Son irrationalisme, son
mysticisme, sa propension au scandale et au dsordre ne sont tels
qu'aux yeux de collectivits effrayes, ayant entrepos, une fois pour
toutes, dans des mains laques ou clricales, leurs actes de proprit,
ceux de leur raison et de leur ordre. Il vous suffit cependant de l'approcher, de prendre le temps de bien l'couter, d'abandonner toute
peur devant la prtendue menace de la nature pour la culture, du corps

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

38

et de l'animal pour l'esprit et l'homme, et vous y dcouvrirez une raison plus radicale, un souci plus aigu du rel, un ordre plus exigeant.
Chacun, du reste, est mis en demeure de juger. Lorsque l'ensauvagement demande pourquoi l'on recule la ralisation de promesses faites de si longue date, et la transformation profonde des conditions
[34] de vie prsentes, que lui objecte-t-on ? Quand il interpelle sur le
sens de la rpression des affects et de la sensibilit dans les gestes
et les situations les plus ordinaires, que lui rtorque-t-on ? Lorsqu'il
conteste la ncessit des ingalits et soutient, dur comme fer, que le
problme de la hirarchie est surtout celui des hirarques, qu'un ordre est toujours ordonn par quelques-uns qui se rservent le droit
d'agir et de dcider pour tous, laissant aux autres le devoir d'tre
passifs et de respecter les dcisions prises en leur nom, que lui rplique-t-on ?
Les questions sont sur toutes les langues et dans tous les cerveaux ; pourtant on s'offusque, on parat ne pas comprendre, et on ne
rpond rien de bien net. On lui reproche de mler le rve la ralit,
comme si l'on possdait le moyen infaillible de dissocier les deux et de
savoir, alors que philosophes et savants y ont chou, quand l'on quitte
dfinitivement le domaine du rve pour celui du rel. On fait semblant
de l'avoir entendu prcher l'anarchie et le chaos, parce qu'il s'interroge sur la nature de l'ordre et propose de substituer un ordre de
sgrgation, fond sur le compartimentage des individus et des activits, privilgiant la partie par rapport au tout et le sommet par rapport
la base - principe de hirarchie - un ordre d'alliances, fond sur la
communaut des parties, la mobilit des bases et des sommets suivant
les ncessits - principe d'autonomie. On le dnonce comme antinomique et nihiliste ds l'instant o il demande par qui et non seulement pourquoi et comment une loi est applique, une pense est
pense, un travail est organis ; ds l'instant o se montre sa vraie
vocation de mobilisateur d'nergies mises en veilleuse et d'inventeur
de solutions surprenantes : sa vocation activiste. On lui dmontre enfin savamment que, si l'on admet l'inhrence des ingalits, des rgles,
des limitations de la libert indispensables aux rapports humains, la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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vie civilise, la conqute de la nature, alors ce qui est et ce qui arrive


dans la socit, la science, l'histoire, obit une logique profonde.
Mais cette logique passe sous silence l'arbitraire des postulats et ne
supprime pas l'irrationalit des fondements, de la domination, de la
conqute, la lutte contre soi-mme et contre les autres, sous le couvert de la ncessit de la nature, la ralit d'une raison bourre d'irrationnel. Or justement parce qu'il ne tolre pas ce silence, cherche
cette suppression et avec elle veut chasser la tristesse qui plane sur
les relations entre les hommes, parce qu'il veut faire rendre gorge la
hirarchie sans esquiver ces consquences par des formules appropries, c'est pour cela que sa raison est si radicale, son souci d'vidence si aiguis, son ordre si exigeant.
D'o la voie choisie : retour la nature. Ces mots fameux une fois
[35] prononcs et entendus, la grande farandole des associations exotiques commence, pousse ses pointes vers les rgions archaques et
primitives d'une gographie imaginaire de l'autrefois et de l'ailleurs.
On croit ainsi avoir tout mis en place, tout compris, tout dfini : la voie
de l'ensauvagement est la voie du retour un tat antrieur. Mouvement de ce qui est ce qui fut , de ce qui est arriv d'o
c'est venu , retrouvailles d'un lieu de lumire heureuse et de joie paisible, d'un temps de productions surabondantes et excessives, d'une
nergie renouvele et renouvelable sans fin, tel veut-on qu'il soit.
Qu'importe s'il est autre chose ? Pourtant, et c'est pourquoi il inquite lorsqu'il clate soudain, l'ensauvagement est autre chose : un mouvement du retour vers le prsent, d'orientation du faisceau des rayonnements vers le pass ou vers l'avenir, autour de ce prsent, leur point
fixe et leur soleil. Nul abandon de ce qui existe, sinon du superflu, nul
rebroussement vers une forme de puret et de simplicit, sinon pour
tmoigner en faveur de la voie de rechange celle du dtour dans laquelle les hommes se sont ou ont t fourvoys. La grande raison qui
les y avait entrans est, dit-on, lmentaire et implacable. Puisque la
condition des hommes est un amalgame de manques, d'incompatibilits
entre leurs besoins et leurs ressources, et de faiblesse intellectuelle,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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physique, morale, leur seule chance de s'en sortir dpend de leur capacit.

de se dtourner du prsent en gardant devant les yeux l'image


de l'avenir vers lequel ils se dirigent,

de dtourner le prsent en renonant toute satisfaction immdiate et en accumulant afin de combler manques, dsquilibres et faiblesses. Remettre toujours au lendemain pour en
jouir ce dont on peut jouir aujourd'hui, diffrer chaque action
dont on n'escompte pas un effet long terme soit dans ce monde-ci soit dans l'autre monde, dvier toute pense ayant un rapport avec la ralit proche vers une ralit lointaine, bref se
priver, se retenir et se rflchir dtache de l'emprise de l'immdiat.

L'impratif du dtour est clair : toute chose doit exister contre sa


propre nature, contre la nature. La richesse en tant pargne, le travail concret en tant rendu abstrait, les sens en tant mousss et
mpriss, le corps en tant ha, le besoin en tant ni ou ajourn, etc.
Et chaque chose se transforme ainsi effectivement en son contraire :
la pauvret en richesse, le travail concret en travail abstrait, les sens
concrets en sens abstraits instrumentaliss, la pense en discours, la
foi en thologie, la souverainet du peuple en pouvoir de l'tat, la
sexualit en tout ce qu'on veut. A la longue devient suspecte la moindre parcelle de sentiment, de rflexion, de travail, de besoin [36] non
dtourne, la joie d'exister simplement, la volupt tire d'une rencontre ou d'un coucher de soleil, le plaisir d'une lecture ou d'une dcouverte.
L'oeil des limites se promne partout, l'intrieur et l'extrieur,
le monde humain et non humain se vide lentement de passion, d'imprvu, de mouvements incongrus, et se refroidit au mme rythme. L'effet
recherch est parfaitement dmontr : le vivre comme un manque
vivre. Rien n'existerait donc sans le dtour : la socit, dtour de la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

41

nature, la pense, dtour du rel, l'esprit, dtour du corps, l'histoire,


dtour des origines, et l'homme, dtour de l'animal. Si sa voie est pnible, si les sacrifices exigs sont trop grands, si l'existence prsente
est calomnie, si l'homme devient homme du dsir - le manque tre
en soi et la plnitude dans l'autre - il n'y a aucun recours : la ncessit
commande. Tout sera retrouv, avec intrts, plus tard, la boucle boucle, et le temps pass et la vie non vcue. En attendant, le mort
continue saisir le vif.
L'ensauvagement ne se lasse pas de dire que cette voie est fausse.
Certains l'apostrophent : Eh, quoi, vous voulez revenir en arrire
quand nous devons tous aller de l'avant ? Il rplique : tes-vous
srs d'avoir choisi le bon chemin et surtout de l'avoir suivi ? Est-ce la
direction - l'avant, l'aprs - qui choisit le chemin ou le chemin qui choisit la direction ? Une pareille inversion de priorits est provocante.
Elle oblige revenir sur les problmes qu'on est convenu de ne plus
poser, qu'on a pris l'habitude de ne plus poser.
D'autres lui disent qu'il n'y a pas de choix l o il y a ncessit,
qu'il faut continuer sur le chemin actuel, se hter de terminer ce qui a
t commenc. Une fois sortie de la nature, une fois lance sur les
rails du progrs, la fin de l'histoire ne peut plus attendre. Le temps
manque, on a intrt l'employer sans le gaspiller par des aller et retour ou mme en pitinant sur place. S'il y a des bavures, des imperfections ou des dviations, les choses s'arrangeront srement, la
longue, car le meilleur est toujours sr. quoi il rpond : Ralentissons le chantier, revenons sur nos pas, faisons en sorte que les choses
s'arrangent ds maintenant. Croyez-vous qu'ainsi il cherche escamoter les difficults au moyen d'une formule passe-partout ? Il tente
plutt de les pntrer dans leur profondeur. D'o viennent-elles ?
Elles tiennent d'abord au fait que, dans toute oeuvre humaine, si
les bavures, les imperfections ou les dviations disparaissent parfois,
bien souvent elles s'accumulent et s'engorgent. Il importe donc de les
saisir au point de dpart, avant de mal tourner. Ensuite, on [37] a beau
imaginer un temps irrversible du point d'origine au point de destination, voir le pass comme le souvenir d'un vnement qui a eu lieu une

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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seule fois et en un seul endroit : la Commune de Paris, la proclamation


des droits de l'homme, la dcouverte de l'Amrique, la rupture du
monde rural et du monde urbain, etc.... il continue de ressusciter et
d'avoir lieu en nous-mmes ; il troque souvent son tat de souvenir
contre la matrialit d'une exprience humaine et historique concrte
actuelle, comme s'il continuait se produire dans le prsent avec ses
exigences et ses jugements passs. Les productivistes du temps, les
presss d'en finir avec l'histoire - ils s'appellent progressistes entre
eux - n'en ont cure. Le pass leur chappe, le prsent les impatiente,
seul le futur les concerne. Mais le futur de qui , le futur de
quoi ?
Quand on en vient se poser ces questions, on sait qu'elles surgissent de ce pass encore et toujours brlant en nous, de la nature reprenant vigueur autour de nous. On voit alors que ce sont eux (le pass, la nature) qui nous retournent vers ce qui fut , vers d'o c'est
venu , et non pas nous qui, par caprice, nous retournons vers lui. Les
forces du commencement, celles que l'on souhaitait tant laisser derrire soi, remontent comme les symptmes d'un embouteillage et d'un
drglement de la marche des choses, du corps ou de la socit, et les
hommes ne peuvent pas ne pas en tenir compte, se prparer des
preuves plus svres. Le retour la nature annonce, en vrit, de manire laconique, le retour de la nature, car c'est de cela qu'il s'agit. Il
nous prpare ne pas le craindre, ni y voir une maldiction, il nous
invite lui faire cortge, l'accueillir comme la dlivrance du jour
aprs une longue, trs longue nuit.
Cela vaut la peine d'tre rpt : l'ensauvagement ne se laisse pas
fasciner par la splendeur des commencements. Il les envisage posment pour tirer avec vigueur la consquence du fait qu'une socit,
une pense, une oeuvre, un tre humain, l'histoire elle-mme ne s'accomplissent ni en un seul jour ni d'un seul coup. Plusieurs jours et plusieurs coups sont ncessaires, l'ouvrage doit tre constamment recommenc. Pourquoi recommencer quand il suffit de rpter, de prolonger le premier coup, le premier jour et de faire ainsi l'conomie des
commencements ?

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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Au contraire, comment ne pas recommencer quand, d'un point


l'autre, aucun chemin n'est vraiment unique ou ncessaire : ce n'est
qu'un des chemins disponibles. Quand rien de ce qui a t accompli par
une gnration, par un individu ou une collectivit ne saurait tre rellement rpt, continu, pas plus qu'on ne peut se baigner deux [38]
fois dans les eaux du mme fleuve. Et comment pourrions-nous savoir
que nous continuons l'uvre commence par nous-mmes ou par d'autres, que nous ne nous trompons pas, si nous renonons ce grand pouvoir de revenir, de commencer nouveau et chaque fois avec l'enthousiasme des fondateurs, la fracheur des guetteurs d'aurore, l'amour
de l'ouvrage bien fait ?
En dfinitive, la question Quelle est la fin de l'histoire - et du
dtour ? n'est pas plus importante que cette autre question Quel
est le commencement de l'histoire ? , Elle est mme moins importante, car bien ou mal commencer une histoire - une oeuvre, un travail,
une vie individuelle - commencer avec conscience et pour la conscience
une deuxime ou une troisime fois ce qui a t commenc sans conscience, dtermine et permet de tenir l'oeil la fin, la manire de finir.
Sur tous les tons et depuis tous les sicles est rappele cette claire
vrit : on a raison de faire et de dfaire le cours des choses, de ne
pas les laisser ni se laisser vieillir, de les rinventer et de les revivifier chaque cycle, chaque gnration. En d'autres mots : on reprend et on continue virtuellement une histoire lorsqu'on est en mesure de la refaire : histoire d'une socit, d'une pense, d'une existence, commencement sans fin qui ne finira jamais de finir et de recommencer. La nature en donne l'exemple et en impose l'obligation.

Qu'est-ce que recommencer ? Est-ce revenir vers l'origine, le moment d'une imaginaire rupture avec la nature, le lieu vertigineux d'o
nous sommes absents et qui est absent en nous, le point o surgissent
les nostalgies et les promesses de retour, comblant une lacune de naissance ? Est-ce revivre sur le mode du dsir, sans freins ni obstacles,
ce que nous avons longtemps vcu sur le mode de la peur, rendre
l'homme ce dsir ptri de privations et de dpendance vis--vis des

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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autres ? Tout cela est fort possible, mais bien lger et surtout bien
strile. Lorsque l'arbre est battu par la tempte, l'corce craque, les
branches cassent, les feuilles pleuvent, et la racine commence se
dnuder. Celui qui connat la fort s'occupe de la racine, sachant que
branches brises, feuilles tombes vont se rgnrer au cours des
saisons. Qui veut obtenir des fleurs et des fruits doit s'occuper des
racines. Elles prcdent les fleurs et les fruits et continuent crotre
avec eux, pour eux, mme si personne ne les voit, si presque tout le
monde les oublie.
Recommencer, c'est revenir vers les racines qui envoient la sve
dans les sens engourdis, les penses exsangues, les rapports sociaux
[39] routiniers, obligeant chaque individu, chaque collectivit se demander s'il n'a pas t dracin, s'il n'est pas devenu un greffon ou un
hybride non viable, transplant sur d'autres racines - une glise des
pauvres sur l'arbre des riches, une science de la vie, de la paix, de la
nature sur l'arbre d'une science de la mort, de la guerre, de l'antinature, etc. - c'est retrouver ses racines propres.
Rinventer la vie, rchauffer le monde. Faire exister chaque chose
pour sa propre nature, et dans la nature, ici et maintenant, parat excessif. Mais c'est justement dans l'excs, par l'excs, que tout peut
se transformer, que les arbres et les animaux revivent, que les espces se multiplient, que le temps et les tres renaissent. Ce retour, ce
recommencement, tax de ridicule, d'incomprhensible, au point qu'on
l'abandonne aux sauvages et qu'on le mprise comme les sauvages, est
au contraire le mouvement le plus ordinaire, dans un univers qui n'a pas
peur de gaspiller comme il n'a pas peur de crer avec un entrain gal
des cratures sublimes et monstrueuses.
Les hommes ensauvags se voient hommes de la puissance, donc de
la dmesure et de l'auto-affirmation - corps descell, attaches dfaites - se reposant sur eux-mmes, reposants pour les autres. Ils se
conoivent comme cause et auteurs de leurs propres actes, et possesseurs, dans leur for intrieur, d'une richesse que rien ne peut entamer : la certitude de leur propre destin et de leur rigueur la plus intime. Venant leur heure, avec cette aisance parfaite que leur donne la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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nature, non pas la nostalgie des origines mais la volont des racines,
non pas le lieu d'une absence, d'un vide combler, mais celui d'une
plnitude, d'un trop-plein fconder. De l cette vibration violente,
cette lueur destructrice, ce dchanement tumultueux -ce visage dmoniaque - entrevus depuis toujours derrire l'innocence et la navet
sauvages. Et avec raison.
Leur vritable intention n'a jamais t de reconstituer le cercle
harmonieux d'autrefois, mais de briser les sept cercles du dtour, de
dboucler ses sept boucles, de se passer de ses mdiateurs, symboles
et reprsentants, de se mettre purifier et rgnrer sans tarder les
fondements. Ces cercles se sont rvls impuissants maintenir l'intgrit de la nature, de la socit et de l'homme, plus forte raison
incapables de les renouveler. Ils ont multipli les distorsions et les
dchets, accumul les destructions. Cela suffit. Certes, il serait logique de se poser la question : de quoi nous dtournent-ils ? Qui nous
dtourne par leur intermdiaire ? Certes, il faudrait tmoigner de plus
de curiosit envers les rgles de construction de ces cercles et le secret de leur labyrinthe, si l'on veut s'en sortir. Peine perdue, sans [40]
un point de vue pratique. Autant fouetter la mer pour l'apaiser lorsqu'elle est agite. Toutefois les murs de Jricho, ce trs ancien labyrinthe, sont tombs aux accents de la trompette. Ce miracle s'est rpt des milliers de fois. Tout simplement parce que la logique est
sans doute inbranlable, mais un homme qui veut vivre elle ne rsiste
pas (Kafka).
Vouloir vivre, vouloir la vie. La racine, une fois retrouve, suffit
briser les sept cercles et aiguiller les hommes sur une autre voie,
spirale naturelle du coquillage, que l'on traverse de bout en bout.

Le retour la nature veut bien dire cela. Exalter le vouloir vivre, la


puissance de l'homme, jeter bas tous les masques de ce qui devait tre
et n'a pas t de ce qui a t et n'a pu continuer tre. Les mots ont
un sens prcis. Si l'on dit vivre en sauvage , rebrousser chemin, arrter le mouvement, on entend ensauvager la vie , la bousculer,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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l'branler, lui imprimer une direction, la faire circuler au coeur d'actions, de paroles, d'ides, dans un monde de ralits mis la place
d'un monde d'images, d'un monde du spectacle. Jouant sur l'attirance
pour la zone des interdits, pour la puret des premiers temps, purs
et embellis, y puisant des nergies, l'ensauvagement s'en sert pour
subvertir le cours ordinaire des choses, pour se familiariser avec les
termes d'une alternative tenue pour impossible, ce qu'est la stratgie
propre toute cration, dans quelque domaine que ce soit.

L'arbre de la connaissance
et l'arbre de la vie.
Retour la table des matires

L'air de l'ensauvagement est l'air de la franchise, de la pense


l'tat dli, de l'expression droite des motions, de la production matrielle directement branche sur les autres activits vitales. Pas de
travail part, pas de dressage, pas d'ducation spare. La transmission des savoirs, des manires de faire et d'agir a pour vhicule l'exprience concrte ; elle se fait par la participation aux divers groupes
et aux diverses occupations communes. En apparence, son attitude vis-vis de l'art et de la science respire la mfiance, le mpris populaire
leur gard. En ralit, l'ensauvagement se rebelle contre la connaissance domestique et ses prceptes : vivre est une chose et connatre en est une autre , ce qui est vital est antirationnel et tout ce
qui est rationnel est antivital , une vrit pour la vie et une vrit
pour la raison , la connaissance commence avec elle-mme , etc. qui
largissent le foss entre la vie concrte et la vie abstraite, [41] entre les hommes qui s'enferment dans l'une et ceux qui s'enferment
dans l'autre.
Il n'y a pas d'arbre de la connaissance : celle-ci est un rameau vigoureux de l'arbre de la vie. Il n'y a pas d'ignorance ni d'ignorant.
Chaque tre, ft-ce un oiseau, a fortiori un paysan ou un Esquimau,

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emploie le langage qui lui convient, produit des oeuvres belles et durables, possde un savoir approfondi de ce qui lui est indispensable ou de
ce qui lui plat. Un savoir cr et appris dans ces conditions apparat
comme un organisme vivant : une vie tumultueuse l'anime, le sang circule sous l'corce des lettres et des mots, un systme nerveux relie les
significations. Les livres lus, les ides recueillies, les images dont on se
pntre ne consistent plus seulement en phrases, en abstractions, en
schmas ; ils sont l'incarnation effective d'une ralit qui renvoie
continuellement celui qui l'habite et en est habit. Personne n'est
matre de la connaissance, dlgu penser pour les autres , personne n'est mdiateur, docteur de la loi, dtenteur de principes infaillibles pour penser sur eux.
Donc point de tableaux, de rgles, de frontires et d'interdits qui
font du connatre un monde rserv , hors du commun , part,
auquel seuls certains cerveaux pourraient s'initier. Chacun peut penser
pour soi et avec les autres. Non pas de haut en bas, pour aboutir un discours sotrique qui se suffise lui-mme. Mais, ce qui est
bien plus prilleux, afin de poursuivre une conversation directe, ininterrompue, qui s'tire du bas vers le haut, et, attentive aux vnements, y puise une tension constante, la fois ferme aux notions sches et ouverte sur une foule de possibilits retenues et abandonnes
selon leur importance pour le cercle des interlocuteurs. Soucieuse de
ne pas dissocier la pense rsultante de l'acte de penser, la matire
sur laquelle elle porte de ce qu'on en apprend. Tout comme dans l'art,
autre forme de conversation : tenir ensemble l'objet cr et l'acte
crateur, runir dans une vision unique et une seule excution l'oeil et
la main, l'oeuvre et l'outil, la pierre de le ciseau du sculpteur. Se vouloir et se voir ainsi travailleur et l'oeuvre plutt que spectateur de
l'oeuvre. Conversation d'autres niveaux qui s'attache chaque sujet,
chaque matriau sans lui demander s'il est permis ou interdit, noble
ou vil, gemme ou dchet. La grande conversation qui se poursuit travers le monde et lui donne sa musique.

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L'ensauvagement, malgr les calomnies, ne se tient pas hors de la


science : il oppose la vision orthodoxe de la science une vision htrodoxe. La premire a, depuis des millnaires, dfini sa philosophie :
[42]

sparer les phnomnes, la pense du rel, la thorie de l'exprience ;

rpudier le vcu dans la recherche du vrai et s'entourer de


froideur ;

- rduire les ralits multiples un seul type de ralit ;


-

transmettre de gnration en gnration les connaissances garanties par les autorits reconnues.

Philosophie intresse, comme vous le voyez, distinguer le vrai du


faux, dmontrer la valeur de cette distinction en s'efforant de saisir les lois d'un univers, conu comme un seul tre, d'un seul ct, vide
et silencieux.
La vision htrodoxe, depuis l'poque la plus ancienne, a pos l'galit : connatre = unir. Elle a lu de ne pas diviser, de ne pas rduire les
ralits une seule ralit, de ne pas transmettre des savoirs que l'on
n'ait prouvs par soi-mme, de ne pas esquiver le vcu mais de runir
(la thorie et l'exprience, la pense et le rel, etc.), de multiplier une
ralit par les autres, de transmettre uniquement les savoirs que l'on
a prouvs par soi-mme, de mettre au coeur de tout le vcu.
Dans la slection des connaissances, seule lui importe leur fcondit ou leur strilit. L'opposition du vrai et du faux, de l'apparent et du
rel, ne lui est pas indiffrente. Mais les connaissances qui lui semblent ncessaires sont celles qui tranchent sur le donn, le dbordent,
le poussent l'extrme. Bref, les connaissances qui changent l'existence, de prfrence celles qui se contentent de la mettre en ordre,
sans la changer. Science du multivers conu partir d'une pluralit de

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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mondes et d'tres, et de plusieurs cts. Regorgeant, ne pas l'oublier,


de passion et de fureur sensuelle de savoir, non pas pour savoir mais
pour vivre, qui provoque le plaisir, la joie et la jubilation de chacun.
Une qute participante, un art et une science partags, en somme,
condition de leur vritable enracinement dans la socit, le corps et le
cerveau humains. Cependant, l'exprience qui, entre toutes, renouvelle
et rintroduit l'existence naturelle, apaise les hommes diviss, resserre les liens distendus de l'homme tout ce qui l'entoure, celle qui fait
voler en clats servitudes et interdits, rtablit et exalte jusqu'au paroxysme notre totalit brise, l'exprience laquelle on reconnat la
volont de s'ensauvager, c'est la fte. Explosion de puissances contenues, dbordement et suspension des rgles et des frontires, mlange des groupes et des ges ordinairement spars, renversement des
rles coutumiers, mise en communication des sphres spares de
l'existence - travail, amour, art, connaissance, loisir, religion, etc.
[43] promesse d'abondance, moment de retrouvailles, sa charge est la
charge de tous les temps rendus prsents.
Elle prend trois formes : prparation de nouveaux rapports = rvolution, pause rparatrice = carnaval, dni du tragique = comdie. Traversant ainsi le temps avec la revendication d'un retournement des
temps. Au coeur des clbrations festives, se sentant soutenus par
des forces extraordinaires, les hommes comprennent, rapprennent le
sens du proche, de la rciprocit, avec ses dons et ses contre-dons, le
sens de la particularit de chaque individu et de chaque acte. Ils rapprennent aussi se passer d'intermdiaires, vivre sans deux ex machina leur nature et leur socit. C'est ce point extrme que la vie
commence tre ensauvage. Et sauve.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

50

[45]

Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et

Chapitre 2
Bref documentaire sur
les tentatives faites pour nous
ddomestiquer et retrouver
l'homme sauvage
A devil, a born devil, on whose nature
Nurture can never stick.
W. Shakespeare (The tempest).

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Du courant orthodoxe, je n'ai pas besoin de dire davantage, ni de


prouver son existence. Il a amplement pris soin de retracer sa gnalogie, de nous convaincre que, hors de lui, il n'y a rien, tout juste des
vestiges des temps primitifs, des vnements phmres, des penses
sans lendemain. On ne connat que lui. Il vaut mieux s'occuper du courant htrodoxe, relever les traces de son apparition ici ou l, retrouver les mouvements de ses flux, les sectes de ses reflux, les communauts qui le composent de tous les temps ; c'est en effet sous ces
formes qu'il se manifeste et prend possession des trteaux de son

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

51

histoire. La tche est cependant voue l'insuccs : presque tous les


documents et tmoignages pouvant jeter une lumire sur lui ont t
dtruits, falsifis ou dtourns de leur sens. Avec la parfaite bonne
conscience des bons serviteurs de la loi et de la raison, les hommes
d'glise, de culture, de religion et de politique ont systmatiquement
dmoli et touff sine ira et studio ces mouvements, leurs oeuvres et
leur hritage. lis n'ont rien mnag pour diminuer leur importance, ridiculiser leurs membres, dpeindre leurs tentatives comme l'affaire
d'esprits excentriques ou de petites minorits parpilles.
Mais ce n'est pas dans notre sicle que l'on s'tonnera ou s'indignera de l'intolrance envers ceux qui professent des opinions diffrentes, de tous les crimes commis au nom de la raison et de la science,
de la dformation systmatique des vrits les plus videntes. Le mtier d'historien consiste retordre dans une gnration ce quia t
distordu dans une autre : cette recherche lui laisse peu de temps pour
l'tude de ce qui se passe effectivement ou de ce qui s'est pass.
Nanmoins, malgr l'acharnement mis ignorer le courant htrodoxe et en effacer les traces, quelques-unes subsistent. On s'tonne
[46] de constater sa vitalit. Politique, philosophie, religion, science
mme : partout il a laiss son empreinte. ce stade, il est difficile
d'en donner un expos dtaill. Le travail solide son propos et propos des hypothses que j'avance, travail d'importance capitale, reste
faire. Ici je procderai plutt quelques sondages, des compositions quasi cinmatographiques, avec des gros plans et des retours en
arrire, pour concrtiser le scnario et mettre en place les acteurs, en
esprant qu'inexactitudes, lacunes et liberts prises avec la ralit ne
trahissent pas trop la vrit.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

52

Consciences rflchies,
consciences illumines.
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Les premires squences pourraient se situer en Chine, aux Indes,


en Grce aussi. Des Grecs surtout nous vient l'hritage d'une conscience rflchie, habile se tourner sur soi, se faonner en son propre objet, se dtourner du monde des objets pour les reprsenter et
en faire une copie conforme. Conscience ddouble et concentre qui
spare les lments - le feu, l'eau, l'air, la terre, l'intelligence, etc. et les matrise en obstruant les canaux des sens, qui ferme les yeux, la
bouche, les oreilles pour mieux voir avec les yeux de l'esprit, laisser
parler l'intelligence, our sa voix intrieure. force d'analyse, d'interrogations dialectiques, d'inspections logiques, elle arraisonne la raison, se donne les mthodes censes dissiper les obscurits de la pense, viter les erreurs de la perception, carter l'arachnenne toile, la
mousse des apparences recouvrant la surface des choses.
Par les Grecs nous vient cependant, en dissonance, la conscience illumine, porte frayer le passage vers les rgions les plus profondes
de l'exprience humaine, sortir l'tre de lui-mme pour l'engloutir
davantage dans le matriel, ouvrir plus grandes les portes faisant
communiquer l'intrieur avec l'extrieur. Exprience d'union avec la
nature, union de soi et de l'autre, mlange des lments, l'eau et le
feu, l'amour et la haine, l'intelligence et le corps, etc., union et mlange qui s'intensifient jusqu' l'impossible. Ses chemins - qui se nomment ekstasis, katharsis, ataraxie - avivent les sens, plongent l'individu dans une excessive ivresse et l'entranent voir plus avec ses yeux,
our davantage avec ses oreilles, profrer des paroles exceptionnelles, bref apercevoir en un clair un faisceau de ralits multiples
et hors du commun.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

53

Transport par cet blouissement, immerg dans le courant des


penses et des sensations, tout lui vient sous forme de dcouvertes
[47] jubilantes, depuis le point o les espaces se pntrent, o les
temps se chevauchent, jusqu'au point o il embrasse d'un coup d'oeil le
dluge du rel dans lequel il est engag et dont il commence participer charnellement. La lumire ensuite l'envahit comme en plein jour,
les obscurits s'vanouissent d'elles-mmes. Lorsque le voile de la vrit se lve, il est prt la regarder dans sa nudit, l'accueillir, admiratif, avec la passion qui convient.
N sur ce sol, l'amour de la vrit en a t chass, mais il ne l'a
jamais quitt. Corde vibrante de la conscience illumine, il la fait rsonner l'excs, draisonne la raison et obstinment la dpouille de
tous ses conditionnements, la pousse aux limites d'elle-mme et au
centre des phnomnes et des choses du cercle extrieur. | l'insu de
tous, cette conscience chauffe blanc la passion de connatre des
lieux interdits, provoque la crise qui emporte les derniers garde-fous :
subversive, parce qu'elle mtamorphose ce qu'on croyait immuable et
proprement impossible.
La conscience rflchie se veut contemplation, conscience du rel ;
la conscience illumine se vit action, conscience dans le rel. Opposition bien plus secrte et plus souterraine que celle du mythique et du
logique, dont la philosophie et la tragdie antiques se sont empares
sans en venir bout. Donnons-lui un point de dpart : Dionysos, un dieu.
Mais les Grecs taient des individus en chair et en os, qui s'exprimaient travers lui. Il les stimulait adopter un mode de vie plus
spontan, plus vrai, plus plein. Apollon, dieu de l'ordre et de la srnit, promet la scurit : Comprenez quelle est votre situation d'hommes ; faites ce que vous dit le Pre, et vous serez en scurit demain. Toujours l'avenir, le sacrifice du prsent, toujours l'obissance.
Dionysos rpond en offrant la libert, ici mme, tout de suite :
Oubliez la diffrence et vous trouverez l'identit, unissez-vous au
collectif et vous serez heureux aujourd'hui. L'un soutient la diffrence, l'autre la suspend. Divergence significative, lorsque chacun de

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

54

ces dieux est replac dans son entourage. Apollon coudoie la meilleure
socit, il est le protecteur d'Hector et c'est lui qui consacre les talents des athltes. Dionysos n'a jamais frquent que le peuple, c'est
un dieu du peuple. On le nomme lusion, le librateur, et son souvenir se
perptue dans la clbration de ftes immenses, dsordonnes, o
toutes les rgles sont suspendues. Son culte est ekstasis, il aide
l'homme sortir de lui-mme. Des collectivits s'y adonnent, dans
l'ivresse de tous les sens, l'intoxication divine.
Ces cultes, autre point qui nous intresse, ne s'adressent pas des
privilgis ; femmes et esclaves y ont galement part, ainsi que tous
les [48] autres exclus des cultes officiels. Voir ces classes se runir,
danser et tourner autour des lieux d'enfermement, des foyers dserts, suscitait la haine, analogue celle dont nous sommes aujourd'hui
tmoins : elle n'apercevait dans ces dbordements joyeux que symptmes de dsordre, hystrie collective ; ainsi Euripide parlant des
femmes de Thbes :

laissant
Le fuseau et le rouet
Piques de la danse affolante
De Dionysos...
Brutes gueule sanglante
Dfiant Dieu, paisses et lugubres,
Honte de la forme humaine .
(Les Bacchantes.)

D'autant plus honte que l'inceste se glisse souvent dans ces assembles o s'effacent si aisment les barrires de la cit et se mlent
des individus venus d'un peu partout. L'homme et l'animal s'y trouvent
sur le mme plan. Dionysos n'est pas seulement le chasseur sauvage,
mangeur de chair crue , il est aussi mangeur d'hommes ; il abolit les
rgles en usage dans le sacrifice politique , supprime les frontires

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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entre btes et humains : humanit et bestialit se confondent, s'associent en lui. Le contact avec lui se fait travers la possession, l'union
qui ensauvage les hommes ensemble.
Le cycle complet des relations qui unissent espces et groupes est
boucl, il va de la tendresse l'agression. Mais au moins la froideur, la
sparation tant dissoutes au cours des clbrations, il y a des relations entre soi : Sous le charme de Dionysos, crivait Nietzsche, non
seulement le lien se noue de l'homme l'homme, mais mme la nature
qui nous est devenue trangre, hostile ou asservie, fte sa rconciliation avec l'homme, son fils prodigue.

la suite viennent l'orphisme et le pythagorisme. Marcel Detienne,


dans un article plein de fracheur, Entre Btes et Dieux 4 , nous
donne un substantiel aperu leur sujet. J'en dtacherai ici quelques
fragments instructifs.
Les orphiques s'adressent aux hommes qui veulent rejoindre la divinit, en dclarant que l'ge d'or est maintenant et tout de suite .
Leurs prceptes, leurs prescriptions alimentaires les opposent aux valeurs, aux habitudes de la cit. Ce sont des librateurs, encore une
fois. L'individu ne saurait se contenter de ce qu'il a, puisqu'il n'a rien.
[49] La seule chose dont il peut tre dpossd, c'est sa rsignation.
Mais ses esprances sont infinies, infinis ses dsirs. La vie est combat,
et il doit soutenir son combat avec courage. Il n'est pas d'homme si
humble, si avili, qu'il ne puisse conqurir la gloire, et devenir un dieu.
Les tmoignages dont nous disposons sur Pythagore et les pythagoriciens concordent. Ce mouvement s'est forg dans l'exil, pour chapper la tyrannie. quarante ans, nous renseigne Aristoxne, Pythagore, voyant la tyrannie de Polycrate se faire plus dure qu'il n'est honnte un homme libre de supporter, quand il a affaire un gouvernement autoritaire et absolu, partit pour l'Italie. L leur fraternit a
pris son essor et connu son clat, elle a marqu le monde grec.
4

M. DTIENNE : Entre Btes et Dieux, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1972.

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Nous savons que les pythagoriciens ont cultiv plusieurs sciences,


sans chercher les sparer et diviser, comme le firent les platoniciens
et les aristotliciens plus tard, sans vouloir constituer l'aide de ces
sciences un domaine part, sans les rduire une suite d'ides dsincarnes et de formules abstraites, inodores et incolores. Au contraire,
leur ambition tait d'enrichir l'exprience humaine, d'associer le savoir l'existence physique, aux besoins immdiats de chacun, de l'enraciner dans la vie, d'ajouter une dimension d'intensit l'homme et
aux mondes qu'il habite. De le dlivrer, en dernire instance, de la
roue des servitudes et des tensions laquelle il est attach. Les dcouvertes et les enseignements sont des formes de purification, participent de cette katharsis qui, par la musique et la danse, produisant
l'extase, transporte l'intelligence et le corps, conduit l'homme retrouver l'harmonie inscrite dans le grand et le petit cosmos, dont ils
furent les premiers prononcer le nom, concrtiser la signification.
Entendons-les bien et ne nous laissons pas drouter par ce que
leurs adversaires ont crit leur sujet et que des professeurs myopes
ont rpt. Leurs penses et leurs pratiques ne sont pas mystiques , au sens bte et vulgaire qui a cours et qui permet de les mettre sur la touche d'un geste press, de les jeter aux poubelles de
l'histoire, aprs tant d'autres penses et tant d'autres pratiques.
Leur but authentique n'est pas de prparer les individus s'vader du
rel, mais l'envahir. Elles sont politiques - mathmaticiens ou non, les
pythagoriciens constituent d'abord une fraternit politique totale. Ils
se proposent en effet de btir un autre type de cit que celui qu'ils
voient autour d'eux. Notamment en partageant leurs biens, en menant
une vie commune, en traitant les femmes en gales. Time disait de
Pythagore : Ses premiers mots furent pour dire qu'entre amis tout
est commun et que l'amiti c'est l'galit ; et ses disciples firent de
leurs biens une masse unique.
[50] Si les pythagoriciens entrent en conflit avec les autres fractions de la cit, c'est bien parce qu'ils ne dlguent pas leur voix, ne
restent pas passifs, confins dans leur vie prive, et comme le rapporte Jamblique, ne se contentant pas de frquenter leurs propres de-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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meures, voulaient administrer en commun la cit . Prtention exorbitante, il faut le comprendre, qui perturbe le fonctionnement des institutions, entre en conflit avec l'tat idoine toute majorit, rendue
silencieuse par dfinition. Rsistances et attaques dclenches contre
eux viennent toujours des mmes endroits et ont la mme cause : leur
programme radical, qui donne tous les citoyens l'ligibilit aux magistratures et aux assembles, une responsabilit accrue pour les dtenteurs de charges publiques, soumis au contrle des autres citoyens.
A l'extrieur de la cit, ils prnent le refus de conqurir et de partager des terres prises d'autres cits. L'mancipation des femmes
enfin : c'est peut-tre la premire fois que l'on montre que cette
mancipation passe par l'galit de tous et la dissolution de la famille
dans une association plus large.
Rsultat : comme nous le laissent entendre les chroniqueurs, c'est
l'expulsion de la fraternit, la mise mort de ses membres, l'incendie
de leurs lieux de runion. On pouvait prouver de l'admiration pour
leur science, du respect pour leur courage et de la comprhension pour
leurs ides. N'importe, c'taient des empcheurs de dominer en rond,
briseurs des lois et de la tradition : il fallait qu'ils s'en aillent, qu'ils
reprennent une fois de plus le chemin de l'exil. A Pythagore, le magistrat d'une cit dclare, paroles rvlatrices : Nous entendons dire
que tu es un homme sage et habile, mais, puisque nous n'avons nullement nous plaindre de nos propres lois, nous tenterons de rester ce
que nous sommes ; toi, va ton chemin.

Va ton chemin... Combien de fois ces mots, poignants et dcisifs,


n'ont-ils pas t rpts par le choeur des magistrats, dans des milliers de cits, des individus et des peuples entiers, les condamnant
un perptuel vagabondage ! Le chemin pythagoricien cependant a
connu des haltes, a t jalonn par des oeuvres et des principes singuliers. Tel est leur refus de manger de la viande, puisque l'homme et
l'animal appartiennent la mme famille. C'est le signe de leur dtermination et de leur rigueur - en cela ils s'loignent du dionysisme. Pour
les vgtariens de stricte obdience, tout sacrifice sanglant est un
meurtre, et, la limite, un acte d'anthropophagie. Leur refus de

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consommer de la chair a une signification claire : il les oppose ceux


qui en consomment, qui acceptent les lois ordinaires de la cit, non
point habitants de contres lointaines mais hommes domestiques qui se
combattent et [51] sacrifient sur les autels en l'honneur des dieux.
Tel est bien le sens de la tradition selon laquelle Pythagore a instaur
le rgime vgtarien afin d'amener ses compatriotes renoncer se
dvorer mutuellement. Elle a un autre sens encore : le monde humain
et le monde animal communiquent, et l'on raconte mme que Pythagore
allait prcher les animaux. La fraternit est donc le vivant.

La cit et le barbare.
Retour la table des matires

Notons quelques traits communs. L'homme, c'est tous les hommes.


Il n'y a pas de degr ni de distinction entre les sexes, les ges, les
classes, pas de recherche de perfection. Ni l'individu ni la cit ne peuvent s'riger en juges pour dcrter qui appartient l'espce et qui
en est exclu. Somm de dclarer qui est homme, qui est animal, on rpond nettement : la question ne se pose pas, la sommation n'a pas
tre faite. Est homme, citoyen, quiconque le veut, quiconque participe
l'enseignement, au culte commun, et s'associe aux autres. Signe important : les femmes, dont Pierre Vidal-Nacquet a analys la situation
subalterne dans la socit grecque, les esclaves, ont part au culte,
l'enseignement, comme les autres hommes. Dans ces collectivits, les
diffrences et les lois tablies sont nies ou inverses, et notamment
les rgles en matire alimentaire ou sexuelle. En refusant la domestication, la sparation de l'homme et de l'animal, on s'ouvre la nature
qui ignore ces rgles, on s'ensauvage.
Partager la proprit, pratiquer la communaut des femmes et des
enfants, commettre l'inceste, goter la chair humaine, se livrer l'anthropophagie - ou plutt en admettre la possibilit - sont des comportements destins restituer aux hommes leur puissance de discorde

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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et de dmesure, de rvolte, donc, reconstituer le lien perdu de


l'homme et de l'animal, du masculin et du fminin, de l'tranger et de
l'autochtone, affirmer la pluralit des mondes, le multivers. (Les
Grecs de l'autre ct du miroir parlaient d' hybris et de chaos .)
C'est, en mme temps, reprendre son compte ce que repoussent et
abhorrent la civilisation et l'animal rationnel, revaloriser ce qu'ils dvalorisent, tous les comportements qu'ils projettent sur les btes ou
sur les mtques, les Scythes, les thiopiens, les sauvages d'alors, en
proclamant : Nous sommes tous ces mtques, ces Scythes, ces
thiopiens - tout comme les tudiants de Paris ont dfil en 1968 en
criant : Nous sommes tous des juifs allemands , parce qu'un de
leurs dirigeants avait t attaqu en tant que juif allemand.
[52] Et que signifie pour un Grec se proclamer Scythe ou thiopien,
manger de la chair, boire du sang, prtendre avoir des relations incestueuses avec sa mre ou sa soeur, dvorer ses frres, sinon que tous
les discours que l'on tient sur les autres n'ont aucun sens, pas plus que
la prtention de se donner pour point de rfrence, de se situer en
haut de l'chelle. Cela signifie, tout bonnement, que l'on abat cette
chelle. Ces ensauvags, ces ennemis supposs des lois et de la culture
nous ont lgu quelques-unes des penses les plus profondes qui survivent au sujet de la nature, de l'homme, et aussi quelques dcouvertes
admirables en physique, en mathmatique, en astronomie. Nul paradoxe
l-dedans : penses et dcouvertes sont dans la droite ligne de l'ensauvagement, des conversations travers lesquelles il vit et agit.
Au sein de la philosophie, ce torso, ce fragment sans dbut ni fin a
recouvr sa plnitude. Chez les sophistes, d'abord, comme polmique ;
chez les cyniques, ensuite, dans la contestation pleinement dveloppe
du courant orthodoxe.
Le sophisme, on le sait, est une transition, des prsocratiques aux
socratiques, philosophes systmatiques - un carrefour, puisqu'il pose
l'opposition entre nature et loi et s'y appuie. Les sophistes se dclarent notamment penseurs de la loi, professeurs de rhtorique, mentors de la cit politique et des arts. Ils sont les premiers avoir fait
de la pdagogie un systme, avoir dgag la doctrine de l'apprentis-

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sage ; ils prtendent enseigner l'homme tout ce qu'il a besoin de savoir dans l'existence, et, pour eux, celui qui n'a point reu d'enseignement n'est pas vritablement homme, citoyen, et ne saurait prtendre
aux dignits de la cit. La dmocratie qu'ils prnent inclut les citoyens
- artisans, habitants de la ville, propritaires, hommes, adultes, Grecs
- et exclut tous les autres groupes et individus, Barbares, femmes,
esclaves.
Dans le sein de l'cole, Antiphon fait entendre une voix nouvelle. Il
entame la critique htrodoxe dirige contre ses matres, notamment
contre Gorgias. Ses arguments ont une rsonance familire : vous les
trouverez chez Shakespeare, chez Rousseau, chez Marx, chez ceux de
nos contemporains qui partagent ses proccupations. Tout art, affirme-t-il, s'inscrit dans la nature ; il est une modalit d'tre de la nature et on ne peut le sparer d'elle. C'est pourquoi Antiphon se rebelle
contre l'antagonisme de la nature et de la socit, contre l'autonomie
de la loi, contre la surabondance des lois qui sont autant de coupures
dans la chair vive des hommes, autant de mainmises du pouvoir, donc
de l'arbitraire, sur la cit. O le conduit cette critique, qui n'est nullement abstraite ? dnoncer la diffrence entre matres et esclaves, et la philosophie qui, faisant semblant de sparer la loi et la nature, spare [53] Hellnes et Barbares. coutons-le : Mais si l'homme
est d'humble famille, nous n'prouvons aucun respect pour lui, nous ne
lui portons aucune vnration ; c'est alors que dans nos rapports (sociaux) les uns avec les autres nous nous barbarisons , car par nature
en toutes choses nous avons une origine analogue, aussi bien le Barbare
que l'Hellne.
Antiphon est sans doute le premier philosophe avoir dit ces choses, avoir proclam la libert et la confiance de l'homme en luimme, une confiance que l'on veut atteindre sur-le-champ, dans cette
vie. Non par peur ou pour viter la mort, mais parce que tel est notre
principe essentiel. Ce n'est pas par hasard qu'il a crit : tre vivant
est une condition naturelle. tre vivant, c'est, bien sr, tre en
contact avec les choses qui s'offrent la vue, au toucher ; c'est en
mme temps reconnatre la communaut profonde des tres humains,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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faire voler en clats les sparations qui font des uns des esclaves et
des autres des hommes libres, de ceux-ci des tres cultivs et de
ceux-l des tres barbares. Cet appel venu de loin, Antiphon l'a exprim dans un style direct, ce style de conversation, de non-discours auquel j'ai fait allusion. Antiphon, crit E. Havelock 5 , est un homme en
colre... il ne sait pas organiser un discours socratique sans heurts.
Il ne sait pas, ou il ne veut pas, ce qui est diffrent. Le rsultat est
l : tout le systme de catgories dress par la grande philosophie se
voit mis en pices, vid de son pouvoir. Qu'advient-il, commente Havelock 6 , de ces dfinitions dialectiques fines des "barbares naturels"
(ou "esclaves ") opposs "l'homme naturel libre" (c'est--dire le
Grec) ? Elles se dissolvent en fume la logique de son naturalisme.
Et encore : Son farouche rejet naturaliste des classes et des ordres
de la socit a d renforcer le pouvoir de la thorie galitaire au quatrime sicle 7 .
Mais Antiphon n'est pas un isol parmi les sophistes. Avec une rigueur analogue, Hippias dnonce la rhtorique et la grammaire, tout ce
qui va devenir le fondement de l'ducation et de l'humanisme occidentaux. Ferments de crises et de dsastres, il les dcrit comme autant
d'indices d'une violence contre nature , rptant la violence d'une
division entre les hommes libres et les esclaves, entre les Hellnes,
civiliss, et les autres peuples, barbares. C'est lui que s'oppose Platon. Hippias, crit Mario Untersteiner dans son ouvrage sur les sophistes, est donc un dmocrate convaincu, qui a trouv dans la nature
le fondement de sa doctrine, nature dont manent de vastes lois ralistes non crites. Hippias devait s'opposer Platon. Tout comme
Aristote devait s'opposer d'autres sophistes, notamment Alcidamante qui [54] dclarait : Dieu a accord la libert tous, la nature
n'a fait personne esclave. Et Mario Untersteiner de commenter :
Ainsi Alcidamante s'opposait une des principales institutions ta-

5
6
7

E. HAVELOCK : The liberal Temper, Londres, 1952, p. 256.


Idem, p. 257.
Idem, p. 381.

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blies par les lois en vigueur dans la polis, et mme au fondement de


l'tat grec 8 .

Si la tlvision avait exist chez les Grecs, elle aurait montr des
personnages troublants et familiers : les cyniques. Mendiants, la besace l'paule, le manteau court, pieds nus, cheveux longs, hirsutes et
dsinvoltes, couchant la belle toile hiver comme t, goinfres et
sobres, mangeant n'importe quoi ou se serrant la ceinture. Dracins
et errants, ils sont des drop-outs , comme ces beatniks et ces
hippies ngligs, chausss de sandales, barbe et cheveux en dsordre, qui se sont rpandus un peu partout et, intervenant de manire
intempestive dans les affaires politiques, artistiques ou intellectuelles
de notre poque, ont fortement secou les assises de la socit.
Diogne est le plus connu des cyniques et le symbole du mouvement.
Questionneur, persifleur quand on ne s'y attendait pas, il se taisait
quand on lui posait des questions. Si la question tait abstraite ou difficile, il donnait un coup de bton au questionneur, ou bien lui dsignait
un aliment, un objet qu'il cassait de ce mme bton. la question :
Qu'est-ce que la philosophie ? Diogne rplique en promenant un
hareng au bout d'une ficelle : moquerie dirige envers ceux - Platon,
coup sr - qui se contentent d'une rponse verbale, prtendent dmontrer ce qui se montre et se pratique. Sa philosophie, sa pense,
semble-t-il dclarer, ne sont pas des oeuvres , des choses d'auteurs ou d'coles , elles participent de l'existence ordinaire, des actes courants, en tant qu'expressions et instruments ncessaires. Si
l'un de ces esprits cultivs ou hypocrites l'avait interrog sur l'essence et la signification de ses ides en les retranchant de leur contexte,
en oubliant sur quoi elles portent et ce qu'elles critiquent, il lui aurait
certainement rpondu ce que Picasso a rpondu un ambassadeur nazi
lui demandant, devant son tableau Guernica ddi tous les morts victimes des bombes fascistes : C'est vous qui avez fait cela ? - Non,
c'est vous !
8

M. UNTERSTEINER : I Sofisti, Rome, 1949, p. 380.

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Diogne s'tonnait de voir les philosophes se pencher sur les malheurs d'Ulysse, et ngliger les dfauts de leur me ; ou de voir les astronomes tourner leur attention vers le Soleil et les astres, sans un
regard pour la Terre leurs pieds - on l'imagine fort bien raillant les
voyages vers la Lune, alors que tant de problmes urgents restent
rsoudre sur la Terre. Son existence mme tmoignait que l'on peut
vivre autrement, et qu'il convient de remuer les fondements, d'atteindre [55] le mal ses racines. Une tradition que nous a transmise
l'histoire, rapporte O. Gigon 9 , veut que le cynique Diogne soit arriv
personnellement pratiquer constamment une vie uniquement selon
la nature . Il gtait, mangeait, s'habillait et se conduisait absolument
comme un animal , partant du principe que l'animal tait le reprsentant d'une conduite naturelle qui n'avait t touche par aucune
civilisation. Cela fait sourire, car en fait Diogne n'a jamais parfaitement russi. Quand, en effet, il essaya de manger comme les btes de
la viande crue, son organisme se mit en grve.
Le tmoignage semble exact, bien que le commentaire soit peu pntrant. Non seulement beaucoup d'estomacs supportent la viande et
le poisson crus, mais surtout cet accident ne prouve rien - de mme
que ne prouve rien l'aventure, dont on se gausse moins, dont fut victime Platon : voulant devenir le conseiller du prince en appliquant, comme
Diogne, sa philosophie, il se retrouva dans les fers, esclave. Le tmoignage nous renseigne aussi sur une autre chose que le commentateur a
moins bien saisie : le philosophe cynique mange comme un tranger ,
ou mange ce qu'on dit que mangent les trangers, entre autres, la
chair de leur propre espce, crue ou cuite, sans trouver cela contraire
la nature humaine. Il ne trouvait pas si odieux, crit le chroniqueur
ancien Diogne Larce, de manger la chair humaine, comme le font des
peuples trangers, disant qu'en saine raison tout est dans tout et partout.
L'ensauvagement prn par les cyniques ne se limite pas l. Il va
beaucoup plus loin, puisqu'ils s'attaquent tout ce qui constitue l'ar9

O. GIGON : Les grands problmes de la philosophie antique, Paris, 1961, p. 158.

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mature du savoir, de la socit. Quand vous regardez au loin, semble


dire Diogne aux philosophes, quand vous dtournez le regard vers le
ciel, vous ne voulez pas voir ce qui est tout prs de vous, de votre
coeur, de vos yeux. Pourtant on ne va trs loin que lorsqu'on part de ce
qui est au plus prs, de ce qui nous touche et dont nous sommes touchs. Vous mprisez, semble-t-il encore leur dire, l'vnement,
l'opinion, le chaud, vous attendez que le temps passe, que les choses se
refroidissent, que vous soyez loin d'elles pour les penser et partager
votre savoir avec les autres hommes. Sachez que c'est dans le flux du
devenir, la proximit du penser ce qui est pens, l'entranement de
l'action, que la philosophie est la plus aiguise, l'intelligence la plus
vive. Et de mettre sa pense en exemples - un tonneau, une volaille
plume lui suffisaient pour illustrer les ides les plus vastes -, de faire
de son exemple tout un systme de pense. Entre autres, l'exemple du
refus. Refus des biens de consommation, recherche d'une vie simple et
dlivre de l'obsession technique, aussi. [56] Mais encore abolition de
la prohibition de l'inceste, ngation de l'autorit du pre, voire de la
famille. Les grands interdits sont jets bas... C'est seulement dans
le contexte d'une mise en question radicale de l'tat civilis que le
cannibalisme peut prendre la valeur pleinement positive que le dionysisme, en tant que mouvement collectif faisant partie de la socit
grecque, ne pouvait lui reconnatre aussi franchement, ni d'ailleurs
aussi gratuitement 10 .
ce degr extrme, paroles et gestes ont une apparence absurde.
Miroirs de l'absurde d'une cit dont le moteur s'est emball, une cit
qui a perdu le sens de ses fins, la mesure de ses moyens, et court sa
ruine. Les checs successifs d'une rforme sans rvolution ont conduit
former le projet d'une rvolution sans rforme. Chercher simplement amender les lois, la rpartition des fortunes, le gouvernement,
se donner des lois quitables, introduire plus de justice, lire un gouvernement plus sage, aider les hommes vivre moins mal, reste du domaine du possible. Encore qu'on remette tout cela au lendemain si les

10

M. DTIENNE : op. cit., p. 244.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

65

circonstances ne pressent pas. Mais quand on se tourne vers la nature,


quand on accuse les matres du savoir de regarder ailleurs, vers les
dieux, vers le ciel, au lieu d'examiner ce qui se passe chez les hommes,
sur la terre, tout prs d'eux, quand on se dclare ennemi de la proprit, de la famille, de tout ce qui implique des rangs, des priorits ou
des prsances, quand on s'attaque aux grands interdits, quand on se
nourrit et se vt simplement, comme les sauvages, en ralit comme
les pauvres, les esclaves, les trangers, la populace des non-citoyens,
des demi-citoyens, quand on a pour habitation un tonneau ou que l'on
affirme, tel Crats de Thbes : Je n'ai pas de cit - mais le monde
entier pour y vivre ma vie , alors on proclame sa fraternit avec
l'animal, avec le Barbare, on manifeste qu'il faut renverser, disloquer
la cit, que son discours est creux, contrefait, sans prise sur le rel.
Bien plus, la vraie transformation dpasse la loi, la richesse et le
gouvernement. Elle n'a de porte que lorsqu'elle touche la nourriture, la sexualit, la relation concrte de chaque individu avec un autre, la terre sur laquelle il marche, l'air qu'il respire, au langage
qu'il parle, la pense qui l'agite, la libert qu'il conquiert, la passion qui l'meut, la vie qu'il a du mal vivre. l' il faut supporter
l'insupportable de sa culture, une seule rponse qu'obligation lui est
faite de donner un jour : il faut insupporter le supportable .
Le complot permanent contre les institutions, l'irrespect pour la
famille, le travail, la cit, le ddain ressenti pour-la science et la religion, [57] reprsents par des actes aussi simples que garder les cheveux longs, porter besace et manteau grossier, manger de la viande
crue ou observer un rgime vgtarien, boire aux ruisseaux, brouter
des herbes sauvages, en disent plus long que cent discours. Une telle
"impudeur", commente O. Gigon 11 , ne pouvait videmment que scandaliser les acadmiciens et les pripatticiens. Et pas seulement eux.
Ce complot, la prtention l'inceste, au cannibalisme, le mlange des
hommes et des femmes, des Grecs et des trangers, le choix de vivre
selon la nature , comme un autre animal , tout cela a pour raison
11

O. GIGON : op. cit., p. 116.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

66

la subversion que ces deux mouvements (le dionysisme et le cynisme)


nourrissent contre le systme politico-religieux, mais de l'intrieur, du
coeur de la cit, l'un sur le plan religieux, l'autre sur le plan sociopolitique 12 . Dans le sens et sous la forme que j'ai dcrits.

La longue attente du plus grand jour.


Retour la table des matires

La squence mdivale est totalement diffrente. Le dcor est


chrtien, la socit fodale, l'esprit ecclsiastique. D'un ct, Dieu,
de l'autre, Satan, l'Antchrist face au Christ. Vu de loin : ordre, scurit, silence. Mais que de mouvements, que d'incertitudes, que de clameurs, vu de prs ! poque sombre, obscurit des jours d'orage, aux
cieux rougeoyants, illumins d'clairs, branls de coups de tonnerre.
Partout bouge, se concentre et se disperse la masse des populations
excdentaires et marginales : indsirables refouls hors des grandes
villes, et attirs par elles, manoeuvres et travailleurs dpourvus de
qualification ou artisans rejets par les corporations, paysans sans
terre, soldats sans guerre, moines dfroqus, coliers curieux.
Brassage des coutumes diverses, des milieux les plus htroclites, de
la cit et du village, vastes multitudes et foules grossires o
se ctoient tisserands et bergers, mineurs et mendiants, vagabonds de
toutes conditions, couches infrieures de la classe intellectuelle, reprsentants, note un historien, du bas clerg, des prtres en rupture
de paroisse, des moines qui avaient fui leur couvent, des clercs issus
d'ordres mineurs, des lacs... qui avaient pu accder une certaine
culture, des artisans surtout, des petits fonctionnaires, et mme des
nobles de rang modeste .
On les rencontre surtout dans la valle du Rhin, au nord de la France, au centre de l'Allemagne, en pays flamand et en pays tchque. Dans

12

M. DTIENNE : op. cit., p. 241.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

67

cette masse instable et errante, des sectes se font et se dfont, sont


dissoutes et rapparaissent. Que sont-elles, que nous disent-elles ?
[58] Leur association la rvolte paysanne est certaine. Leur veine
millnariste, mouvement qui prche l'avnement de la cit cleste sur
terre, avant le Jugement Dernier, ne fait pas de doute. Cependant
d'autres forces s'y mlent, moins lointaines, plus pressantes. Au lieu
de descendre uniquement les grands fleuves de la rvolte paysanne, du
millnarisme, suivons les rivires ou les cours d'eau parallles 13 .
L'glise est la cible universelle. l'image de ses crmonies, elle
incarne l'autorit, la richesse, le pouvoir et la proprit, du pape, des
ordres, des vques et leurs allis. Ayant acquis le monopole du Christ,
s'tant octroy le rle de mdiatrice entre les hommes et leur Dieu,
elle s'arroge aussi le monopole du savoir, le droit inquisiteur de tirer
sur tout ce qui bouge et lui chappe. Purifier l'glise, combattre le
relchement des moeurs, effacer sa trahison, chasser l'intermdiaire
entre les croyants et Dieu, retrouver la simplicit des premiers chrtiens, donc retourner aux sources fraches de la socit religieuse,
voil qui met en branle des milliers et des milliers d'mes chrtiennes.
Les hommes ne se sont jamais consols d'une pareille esprance.
Ils veulent ensemble raliser le salut promis sur terre et collectivement, la transformation radicale du monde profane, le rachat commun
du mal par des moyens sacrs ou non (danse, drogue, rforme des institutions, etc.). Rtablir l'glise primitive ou s'en approcher autant
que possible leur parat un idal ralisable. La religion qu'ils souhaitent
et qu'ils pratiquent ne repose pas sur l'autorit mais sur la dvotion
personnelle. Elle est tout entire, dans les gestes du croyant, empreinte de spiritualit. L'me veut s'lancer librement vers son Matre divin
et communier avec lui dans les actes d'une foi authentique. Pluraliste
pour les uns, mystique et subjective pour les autres, la religion, telle
qu'ils la conoivent, se passe de ces vicaires du Christ, dpositaires de
la vrit ou gardiens du dogme, qui ont introduit le mal et la corrup13

Le trs bel ouvrage de Gilles LAPOUGE, Utopies et Civilisations, Paris, 1973,


me sert ici de guide.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

68

tion, et dtourn l'glise de sa vraie mission pour en faire une institution rigide.
Besoin de retour, mais aussi fringale du prsent. La religion promet
le paradis, ouvre les portes de l'den. Mais pourquoi attendre, s'en
remettre au futur et ses clercs ? C'est tout de suite, sur-le-champ,
qu'il faut entrer dans l'ge d'or. Ds le XIIIe sicle, les Frres du
Saint-Esprit s'y emploient, et leur initiative fait tache d'huile. Le
Haut-Rhin fourmille de leurs adeptes, au point d'inquiter les autorits. Un seul remde : les brler. Qu' cela ne tienne, le mouvement se
reforme ailleurs et trouve de nouveaux sectateurs. Cologne un sicle
plus tard, ils sont assez nombreux pour que l'on allume de nouveau les
bchers. Aprs les inquisiteurs, c'est Calvin qui les condamne en 1545.
[59] D'autres sectes adamites ont surgi, elles foisonnent. Toutes
veulent dlivrer l'homme de la maldiction des interdits, le dcharger
de la culpabilit ; et pour vaincre le pch, disent-elles, le meilleur
moyen est de le commettre, de vivre sans pch en s'enfonant dans
le monde, non pas en le fuyant. Le corps n'est plus pour elles cet objet
de honte qu'il faut cacher, vtir. On le dbarrasse des oripeaux de la
civilisation, des parures du Mal, de tous les habits d'emprunt. Les Turlupins vont nus. On recommande la fornication : se tenir l'acte de
chair sans repentir est le moyen le plus sr d'entrer au paradis, d'y
tre dj. Tant que tu n'as pas accompli ce prtendu pch, affirme
Clarkson, tu n'est pas dlivr de la puissance du pch. Les Blutfreunde de Thuringie semblent avoir cru de mme que leurs unions
transitoires et joyeuses n'avaient rien qui pt offenser. Comme s'ils
n'avaient pas compris pourquoi les biens les meilleurs et les plus levs
de l'humanit doivent s'obtenir par l'expiation d'un crime, d'un pch
dont il faut jusqu' la fin des temps assumer les consquences. Le
comprenons-nous mieux aujourd'hui, aprs tant de sicles de science
et de philosophie claire ?
Toutes ces conduites traduisent une conviction profonde : hommes,
enfants, animaux sont foncirement bons, gnreux. Ils font tous ensemble partie de la nature, dont on exalte la libert : On peut tre
ce point uni Dieu que, quoi qu'on fasse, on ne puisse pcher, soutient

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

69

un Adamite. J'appartiens la libert de la nature, et je satisfais tous


les dsirs de ma nature. L'homme libre a parfaitement raison de faire
tout ce qui lui procure du plaisir. Que le monde entier soit dtruit et
prisse totalement, plutt qu'un homme libre s'abstienne de faire une
seule action que sa nature le pousse accomplir. Satisfaire ses dsirs veut dire que l'on cesse de considrer cette terre comme une valle de larmes, comme un lieu de maldiction jusqu'au Jugement Dernier ; on y voit au contraire un lieu de flicit et de fertilit. L'habiter, y vivre - et l'on reconnat l un thme majeur du courant htrodoxe - c'est croire que la vie est une fte, o les hommes se confient
les uns aux autres, o rgne l'abondance (plthore de mangeaille, boissons intarissables, clbres par Rabelais ou par les peintres flamands).
L'homme doit tre capable d'en jouir, savoir goter et rechercher
tous les moyens d'atteindre cette jouissance. Retrouver la clef du
festin ancien est une tche qui mrite qu'on s'y adonne. C'est cela
qui enrichit, qui libre du remords et convertit l'homme domestique en
homme naturel. L'ensauvagement nie le manque, le recul de la plnitude
naturelle. C'est pourquoi ni les rgles ni les instruments ne lui [60] paraissent s'imposer comme ncessit aveugle, sans choix, ni dlibration, sans que ceux qui les conoivent et les utilisent puissent les remettre en cause.
Affirmation de l'abondance, non comme ngation de la ralit du
rare mais comme refus de l'exploitation faite en son nom. Revendication du corps, de la flicit, du plaisir et de la sexualit. La reconnaissance de la signification politique et sociale du sexuel est dj prsente dans les enseignements adamites. Le discours, sans doute, est religieux. Toutefois lorsque les rvolutionnaires russes, Wilhelm Reich, les
mouvements de jeunes le reprendront leur compte, on dcouvrira des
accents analogues. Ces appels, ces revendications ne sont pas isols, ils
expriment une vision, une action qui touchent au fondement de la socit.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

70

Les peuples somnolaient, mais le destin


prit soin qu'ils ne s'endormissent pas.
Hlderlin.

Ces mouvements htrodoxes oscillent toujours entre un ple


laxiste et un ple puritain. L'excs dans la rigueur est aussi un moyen
d'branler une socit qui a pour rgle d'or la discrimination, qui blme chez les uns ce qui est permis aux autres. Les uns : les petits, les
faibles, les pauvres. Les autres : les grands, les puissants, les riches.
La morale connat deux poids et deux mesures, elle dicte des lois
pour tout le monde et des lois d'exception pour les matres du monde.
Si la socit fait ainsi le partage, s'il y a des classes qui peuvent impunment violer les lois, alors mieux vaut la dmesure : tous violent les
lois, tous sont dans le camp de l'exception, il n'y a plus ni poids ni mesure. Ou alors que personne ne viole les lois, que l'on ne tolre aucune
exception, que l'on rtablisse mme poids et mme mesure pour tous !
Quelle qu'ait t l'option choisie, ce que visent ce sujet les millnaristes - et tous les courants qui s'y rattachent ou s'en inspirent - ,
l'ide majeure qui leur est commune dans leur haine des iniquits,
c'est l'instauration du royaume des gaux. Ils rejettent l'ordre que,
sur le triple plan du symbolique, du social et de la connaissance, leur
imposent le prtre, le prince-policier et le clerc. Ils rclament une cit
des gaux o n'existent ni loi, ni proprit, ni tat, ni discrimination
qui spare, ni richesse qui distingue, ni pouvoir qui opprime. C'est pour
cela que leur violence se dchane et que, dans leur ardeur, ils veulent
dtruire tout ce qui rappelle l'oppression. commencer par [61] la ville, dont ils appellent raser les murailles et les tours. Et aussi la proprit sous toutes ses formes, la possession de biens : De quels malheurs, clame un homme connu sous le nom de Vieillard d'Alsace, l'ambition personnelle n'est-elle pas source ? Il convient donc de rassembler
tous les biens en une proprit unique : alors en vrit il n'existera
plus qu'un seul pasteur, un seul troupeau.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

71

Bhm le Tambourinaire annonce le rgne de l'galit : la terre sera


possde en commun par tous. En 1520, Thomas Mnzer soulve les
mineurs, les tisserands par ses violentes attaques contre la richesse
qui dpouille les humbles. Quelques annes plus tt, Savonarole, pouss
par des forces analogues, inspir par une vision puise aux mmes
sources, voulait faire de Florence la cit lue, dmocratie exemplaire
et centre d'une religion purifie. Allant plus loin, les anabaptistes prtendent abolir l'tat qui profite aux impies. Eux-mmes se considrent comme des lus. La cit qu'ils entendent btir sera celle du peuple, et non plus de ceux qui prtendent imposer des lois justes, dictes
par la raison. C'est au peuple de dcider ce qui lui convient, contre la
volont des princes et de leurs philosophes. Ces sectes, ces mouvements suscitent la peur chez les nantis, les hommes enracins, abrits
derrire les murs de la cit qui tout coup leur paraissent moins solides, lorsque Mnzer apostrophe Nemrod, l'ingnieur de Babel :
Frappez grands coups sur l'enclume de Nemrod, jetez bas leurs
donjons. Tant qu'ils vivront, vous ne pourrez vous dbarrasser de la
peur des hommes.
Il y a de quoi, quand ces masses s'attaquent aux riches monastres
et que les objets du culte tombent sous les coups de leur furie iconoclaste. Sur leur lance, elles pillent, pendent les juifs, violent les femmes, et, avec une me candide, dans leur soif de puret elles appliquent la loi du talion en se livrant toutes les violences que commettent ceux qu'elles excrent. De Jean Ziska, personnage important du
Tabor, on disait au XVle sicle qu'il tait le justicier svre de l'insolence et de l'avarice des clercs . Aucun des symboles respects de
la culture - livres de comptes ou codes de droit, procdures de justice,
etc. - ne trouve grce aux yeux de ces fraternits (nom qu'elles se
donnent).
Mais le signe le plus grave de leur rvolte est sans doute l'instauration du communisme. La fraternit des Taborites, fascine par
l'ide du retour l'glise primitive, rompt tous les liens avec Rome,
elle supprime la proprit et l'impt. Au XVe sicle aussi, Munster en
Allemagne, la nourriture est prise en commun dans de grands rfectoi-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

72

res situs chaque porte de la ville. Personne ne clt plus sa [62] demeure et chacun peut circuler comme il veut. Toutes choses doivent
tre en commun ; il ne devrait plus y avoir de proprit prive et nul ne
devrait fournir de travail mais seulement faire confiance Dieu.
Ainsi nat la commune, o l'on ne distingue plus entre le tien et le mien,
o il n'y a plus deux poids et deux mesures, o l'on ne voit plus d'un
ct la rgle et de l'autre l'exception. Le travail est dnonc comme
une maldiction. Au bras pesant de la loi, au retour l'ordre rclam
par tous ceux qui ont pouvoir d'ordonner, rpond la fureur de destruction mlange une ubris du retour la nature, du renouveau des choses civiles ou religieuses dans le bonheur et la jouissance. La foi est
aussi forte que la haine pour les institutions et le systme de domination. Seul leur effondrement permet d'aller vers une socit nouvelle
o le pass rgnr prendra sa revanche sur un prsent dgnr,
une socit proche de la nature, rconcilie avec elle, qui rpondra aux
aspirations profondes des hommes, chaque instant.
Ce fut un rve, un rve trahi notamment par le luthranisme qui, en
en profitant et en l'masculant, a ds cet instant cess d'tre un
grand mouvement religieux populaire pour devenir, la place, sous la
surveillance nergique des princes, une institution tout aussi conservatrice sa manire que l'tait l'glise catholique, quoique moins autonome et davantage soumise aux pressions et aux directives des princes 14 . Aventure que, depuis, ont connue d'autres mouvements o
l'lment dmocrate, le ferment de bouleversement profond a t dtourn vers d'autres Rformes, soumises aux intrts des classes dirigeantes. Le rve a nanmoins fait matriellement trembler ceux qui
l'ont reu comme un cauchemar, soulev l'enthousiasme chez ceux qui
l'ont propag comme une promesse. Et aurait-on pu accomplir quoi que
ce soit, alors et depuis, s'il n'y avait eu le rve, un mme rve rpt
des dizaines de fois, dans des gnrations successives ? Si l'homme,
disait Lnine, tait compltement dpourvu de la facult de rver aussi, s'il ne pouvait de temps autre devancer le prsent et contempler

14

F. HEIZMANN, in Medievalia et Humanistica, 1970, p. 155.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

73

en imagination le tableau entirement achev de l'oeuvre qui s'bauche entre ses mains, je ne saurais dcidment me reprsenter quel
mobile ferait entreprendre l'homme et mener bien de vastes et
fatigants travaux. En particulier l'homme que l'on a dpouill de sa
ralit. Que d'nergie dans ces visions, pour pousser la roue de l'histoire, et faire clore le destin que l'homme espre tre un jour le sien.

Avec ces mouvements multiformes, face aux hritiers installs de


Can, les vagabonds qui choisissent la vie au lieu de sa contrefaon, la
[63] nature contre la loi, la fte la place du rituel, qui s'ensauvagent,
se drglent, mettent tout en commun, s'toffe et renat la figure de
l'homme des bois, l'homme sauvage ou salvage. Descriptions, gravures,
enluminures mdivales nous le montrent hirsute, sale, quasi simiesque,
marchant parfois quatre pattes, couvert de poils comme une bte.
Vivant, bien sr, comme les btes, partageant leur habitat, leur nourriture, leurs habitudes, buvant aux mmes sources. Ces habitants des
forts, ces hommes supposs retourns l'tat animal sont parfois
des fugitifs, parfois des hors-la-loi, parfois la progniture abandonne
par des indigents - les clbres enfants-loups sont du nombre - qui a
survcu. Au dbut du Moyen ge, l'homme sauvage oppos au chevalier, homme domestique par excellence, sort toujours humili et vaincu
de leur rencontre. La culture se montre ainsi suprieure la nature,
l'armature des rgles est plus forte que la dsordonnance des instincts.
Mais peu peu, sous la pression des courants populaires, des couches paysannes, avec la diffusion de nouvelles ides, la vieille confiance est branle. Dans la socit, dans la religion, dans le psychisme, les
attitudes se modifient. La figure du chevalier va sur son dclin, tandis
que l'homme des bois apparat presque enviable, par sa puret, son
contact intime avec la nature, sa connaissance directe des pouvoirs de
la vie. Il devient le symbole de la spontanit oppose la rgle, de la
joie qui triomphe des tristes conventions morales, des motions fortes
qui submergent la raison. condition de se dlester d'un excs de
culture, d'un superflu de science et de religion, chacun peut devenir

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

74

comme lui. L'homme des bois ne figure plus, vous le constatez, l'horreur d'une humanit diffrente d'une sous-humanit ou de l'tranger
la cit, mais la possibilit d'une harmonie, d'un accord avec une nature que l'on a longtemps fuie et abhorre. L'ensauvagement revt un
aspect dsirable, devient un mode d'existence suprieur. On le voit
l'oeuvre dans le dchanement des pousses rvolutionnaires. Le carnaval l'intgre parmi ses thmes de feu et de danse, certains lieuxdits en perptuent le souvenir, ainsi la rue du Sauvage Mulhouse.
Tout comme les hippies redcouvrent et reprennent son costume et sa
libert d'allures.
Du reste, la dcouverte de l'Amrique et son exploration la Renaissance mettent les Europens en prsence d'un autre type d'homme des bois, qui le restera longtemps, remplaant l'homme des bois
europen dans la fonction qui tait la sienne. Les attitudes, les thories seront transfres, suivant les circonstances, les poques, les
groupes ; on qualifiera les Indiens de sauvages nobles ou ignobles, mais
[64] c'est toujours nos sauvages, nous en tant que sauvages que ce
discours s'applique. Par le truchement des socits dites primitives,
nous avons tabli des barrires, spar l'esprit du corps, le monde civilis de la rgle du monde primitif sans rgle, et discrimin entre
pense suprieure et pense infrieure. On a reconnu chez le sauvage
d'ailleurs ce qui avait t conu propos du sauvage d'ici ; et les savants de se donner l'air d'tudier les groupes humains distance, dans
la plus pure des objectivits, quand ils ne font que plaquer sur leur objet ce qui leur vient de la plus stricte proximit, ce qui exprime leur
entire subjectivit.
Si l'loignement des sauvages autorise toutes les fabulations, il
n'empche pourtant pas la vrit de se faire jour dans les rcits les
plus honntes. Non seulement les Indiens sont aimables, pacifiques, de
moeurs douces, mais encore ce sont des hommes comme nous. Non parce qu'ils ont les mmes organisations culturelles que nous, mais parce
que nous sommes, parce ce que nous avons t des sauvages comme
eux. William Strachey le soutient dans sa relation du voyage en Virginie qu'il a fait en 1609 : Un lopard peut-il changer ses taches ? Un

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

75

sauvage restant un sauvage peut-il tre civil ? Nous-mmes, ne fmesnous pas faits et non pas ns civils l'poque de nos anctres ? Et les
Bretons de Csar n'taient-ils pas aussi brutes que les Virginiens 15 ?
Ainsi, partir de la Renaissance, travers les voyages, l'expansion
coloniale, on n'a pas dcouvert l'homme sauvage, mais on l'a diffus
sur toute la terre. Et avec lui s'est rpandu, plus terrible que le cannibalisme sauvage, ce que Montaigne aurait appel le cannibalisme domestique et que Robert Jaulin qualifie aujourd'hui d'ethnocide : le
principe qui fait de la destruction et de l'exploitation de l'autre la
condition inhrente au progrs.
Il n'y a pas de solution de continuit. Ce qui a t dit, agi dans les
sicles passs, n'a cess d'branler, d'inquiter, d'atteindre les hommes des autres temps au plus secret d'eux-mmes. On peut brler,
dconsidrer les groupes, les communes, les gographies d'un autre
monde : on ne dissout pas les ides, les actes ncessaires. On les comprime, comme on comprime les gaz, mais ils s'chappent, se liqufient,
explosent et se transforment, et se retrouvent toujours. C'est pourquoi les thmes de l'ensauvagement apparaissent dans la pense rvolutionnaire ou philosophique 16 - songez Diderot ou Rousseau - et
plus massivement encore dans le mouvement socialiste, dans ses idaux
comme dans ses pratiques et ses thories. Leur importance n'est pas
moindre dans la philosophie religieuse, car, ainsi que l'crit Jean Servier [65] dans sa rcente Histoire de l'Utopie 17 : Les mouvements
millnaristes ont eu, dans la gense de la pense occidentale, une importance incomparablement plus grande que la doctrine des Rformateurs. Surtout par l'opposition que ces mouvements ont suscite,
mais aussi cause de ce qu'on leur a emprunt.

15
16
17

W. STRACHEY : True Reportory of the Wracke, in Purchas His Pilgrimes,


1625.
Pour le XVIIIe sicle, Michle Duchet, Anthropologie et Histoire au sicle des
lumires, Paris, 1971, est un des guides les meilleurs et les plus sensibles.
J. SERVIER : Histoire de l'Utopie, Paris, 1967, p. 112.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

76

S'il n'y a pas de solution de continuit, il n'y a pas non plus d'uniformit. Le courant htrodoxe touche aussi au romantisme, par
exemple. Bien que la protestation contre le monde actuel montre les
dents jusqu' revendiquer la refonte de la socit et la remise l'endroit d'un monde l'envers dont elle dnonce la scheresse, la frigidit, l'arrogance, l'injustice, elle cherche en sous-main sauver ce qui
disparat, ce qui est dtruit, sans que le fer de la critique soit enfonc
l'endroit exact de la plaie, la maladresse ou le sentiment faisant au
dernier instant vaciller l'esprit, trembler la main. Ou du moins le spectre est large : ct de ceux qui rpugnent la dure ralit, qui cherchent une consolation dans les labyrinthes du moi, qui posent, dans
l'abstrait, le problme du mal et du savoir dsincarn, d'autres s'interrogent sur l'illusion religieuse, dnoncent le flau de la misre sociale, mettent en question une science qui se dtourne des intrts
concrets de l'homme vivant dans une nature qu'il fait sienne.
Non seulement des livres et des pomes surgissent, aussitt lus et
appris par coeur, de la musique se joue, des toiles immortalisent des
paysages sombres, fiers, sauvages et dsols comme des mes ; mais la
nostalgie, le costume et jusqu' la pose romantiques tmoignent d'une
attitude qui marque le sicle. la diffrence du millnarisme ou du
socialisme, le romantisme n'est pas un avant mais un aprs : c'est un
mouvement de crpuscule et non d'aube. Orages de la passion, certes,
qui teignent les illuminations de la raison : mais surtout rveil dsenchant aprs une rvolution qui s'achve, comme tant de ses pareilles,
en restauration. l'ordre monarchique a succd la dictature impriale - avec ses gloires, ses faux nobles et ses vrais morts - puis l'ordre
bourgeois, appuy sur son glise positiviste, chantant la litanie du progrs. Les forces bouillonnantes, emportes, de la jeunesse sont frustres de leur victoire, comme le peuple est frustr de la sienne. Celuici dchiffre lentement le nouveau visage de l'oppression, se remet
l'ouvrage de la rvolution future. Celle-l reporte dans l'imaginaire
toute l'ardeur de ses rves, tout son lan vers la justice, la libert,
l'galit, le bonheur. Son temps et son lieu, c'est l'ailleurs : le pass,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

77

l'histoire, l'Antiquit ou le Moyen ge, les [66] autres continents ou


les autres mondes, et encore la nuit, la folie et la mort.

Mais quand un tel courant qui, depuis l'Antiquit, laboure et tenaille


les imaginations, ouvre les yeux des individus sur des horizons diffrents, quand il contient tant de menaces en lui, on peut l'exorciser en
le jouant, le corrompre en le diluant, se familiariser avec lui grce
des simulacres. Les bergeries, les pastorales, comme les dmiurgies y
pourvoient. Elles s'efforcent de reproduire sur le plan de l'artifice ce
qui existe sur le plan de la nature. La bonne socit contemporaine de
Rousseau s'amuse prendre soin de moutons enrubanns, en feignant
de ne voir dans le travail du berger qu'un divertissement champtre.
Pourtant la pastorale rend hommage la nature en anoblissant le berger, comme on anoblit le sauvage dans le masque du carnaval. Reprsentation et travesti attestent la distance, mais aussi la tentative de
se rapprocher d'une nature dont on reconnat la toute-puissance et la
primaut, laquelle l'art n'est pas ncessaire, tandis qu'il ne saurait
se passer d'elle. Et l'agriculture, art de l'innocence et de la vertu ,
ravit les esprits toujours prts discourir sur de nombreux sujets, les
paysans inclus.
Au sicle suivant, ce sont les mtiers d'art qui fascinent ; au dclin
dramatique des artisans limins ou happs par les usines, ces arts
and crafts servent d'antidote et d'exutoire, compltant le spectacle
de la socit par celui de la nature. Naturalisme patricien, si l'on peut
dire, comme il existe une dmocratie ou un socialisme patriciens : de
thtre. Mais on aurait tort de minimiser l'importance du thtre, ou
celle de l'exotisme, de ne pas voir qu'ils contribuent, en mme temps
qu' inoculer un ferment d'inquitude, ancrer dans la conscience
commune une certaine attitude, propager un certain langage, une
certaine vision de l'homme et de son rapport l'univers, et par l,
dans une mesure non ngligeable, conforter et consolider ce courant.
Il n'tait pas dans mes intentions, je l'ai dit, d'crire une histoire,
de faire le tour de la question. Je voulais seulement procder quel-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

78

ques sondages pour attester la consistance, la virulence, l'ampleur du


courant htrodoxe. Tout reste encore comprendre et explorer.
Je tenais montrer qu' travers les mouvements politiques organiss,
les mouvements de jeunes, les efforts de dfense de la nature, de
contre-culture, de critique de l'cole et de la socit actuelles, et
souvent travers ce qu'on appelle du vague nom d' extrmisme religieux ou politique, il refait surface, il amplifie sa voix, dlivre ce qui
tait enferm, sauve de l'asphyxie ce qui touffait. Et, encore une
[67] fois, il proclame que les hommes, qui sont tous lus, n'ont que cette vie-ci, elle seule, que leur royaume est sur cette terre, et que si
l'on veut l'den, il faut ds maintenant et ici mme l'instaurer.

L'ensauvagement, c'est l'exigence de cette vrit brlante, de ces


retrouvailles intenses avec le noyau pur de la vie sociale, avec le milieu
redevenu proche, familier, amical, avec l'animal. Et aussi avec l'autre,
celui d'ailleurs, l'Indien, l'Africain, l'homme des bois, et l'autre d'ici
qui vit ct de nous en invisible, en paria, en dviant, que ce soit
l'emprisonn, la femme, l'enfant, l'intellectuel et l'artiste, et encore
les masses sans feu ni lieu, sous-dveloppes, ballottes d'un endroit
l'autre, prives de droits et de parole, les races incultes et les couches arrires de la population (qui) s'accroissent dans de plus fortes
proportions que les catgories raffines , comme l'crivait Freud
Einstein. Ainsi tmoigne-t-on que poser cet homme naturel part, autrefois, ailleurs, distance, en Amrique ou en Afrique, c'est poser
distance ce qui est proche, actuel, le paysan comme Indien, l'enfant
comme primitif, la femme comme objet d'change dans la culture.
Le courant orthodoxe s'est employ trancher ces catgories.
cette fin, il a mis au centre de la science, de la philosophie, de la vie, le
problme de l'existence de l'autre et du mme, de ce que nous sommes, de ce qu'ils sont : ou bien Hellnes ou bien Barbares, ou bien
hommes ou bien btes, ou bien civiliss ou bien sauvages, ou bien savants ou bien ignorants. Pour lui, ces alternatives reprsentent une
menace, appellent l'exclusion : nous ou les autres. Seul le tiers inclus,
le grand dominateur commun - Dieu, tat, matre - qui feint de n'tre

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

79

ni nous ni les autres, apporte la solution, maintient ensemble, apaise la


menace, unit sans mlanger et mlange sans unir. Au cri de l'enfer,
c'est les autres , profr l'extrmit domestique, l'extrmit
sauvage on parat avoir rpondu : L'enfer, c'est nous. Du coup a
t avoue la vrit de la solution. Le reste n'est qu'une question
d'amnagement de cet enfer, jusqu' la disparition de l'autre, ou des
hommes en gnral.
Le courant htrodoxe lui oppose la solution de rechange d'un nouvel ge, du paradis. L'existence du mme et de l'autre, de ce que nous
sommes et de ce que sont les hommes d' ct, Barbares, Hellnes,
noirs, blancs, pcheurs, vertueux, pour lui ne fait pas problme, il les
accepte dans leur diversit. Il se reconnat ce trait fondamental.
Son principe moteur est de conjoindre le monde des hommes et le
monde des femmes, le monde des autochtones et le monde des trangers, le [68] monde des humains et le monde des animaux et des plantes, que le courant contraire spare violemment.
Mais ce qui fait pour lui problme, et il y insiste, c'est le lien qu'il y
a entre nous, entre le mme et l'autre. Ce lien est-il ou, est-il et ?
L'enfer, c'est nous ou les autres ; le paradis maintenant, c'est nous et
les autres, le lieu du tiers exclu, du plus grand dominateur commun dpri. Et si, l'extrmit o se situe la culture, les hommes domestiqus disent : Nous ou les autres , l'autre extrmit, celle o se
situe la nature, les hommes sauvages rpliquent : Nous et les autres. Voil pourquoi ce qui fait problme pour l'un des courants ne
fait pas problme pour l'autre courant ; leurs solutions s'excluent.
Voil pourquoi leurs lignes de pense et d'action sont tel point opposes.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

80

[69]

Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et

Chapitre 3
La part sdentaire
et la part nomade
La servitude et lexil

Retour la table des matires

Si l'on demande : pourquoi ces courants htrodoxes, d'o viennent-ils ? Tant que l'on ne donnera pas une rponse cette question
brlante, on ne pourra comprendre les traits dcisifs de notre socit
et de notre histoire. Des pistes existent, bien entendu. Voici celles qui
me paraissent relativement sres et praticables.
Trois indices, entre autres, me frappent. La mauvaise rputation.
On se rfre l'htrodoxie avec gne ou ironie, comme s'il s'agissait
d'un sujet obscne. On a honte d'tre rencontr en si mauvaise compagnie. Le terme pjoratif vient facilement sur la langue et sous la
plume, son propos. preuve le trs pondr Vocabulaire de philosophie de Lalande. On y lit, l'article MILLNARISTE : Par extension
(et dans un sens pjoratif) se dit de toutes les doctrines qui dcrivent
l'avnement d'un ge de bonheur et de perfection. De mme, l'ar-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

81

ticle CYNISME : Cette acception du terme rsulte de ce fait que les


philosophes cyniques tablissaient une opposition radicale entre la loi
et la convention et la nature laquelle ils prtendaient revenir, et
qu'ils conformaient leur conduite pratique ce principe. Le terme a en
ce sens une acception presque toujours pjorative.
Ensuite, le constat que, pris dans leur ensemble, ces courants ont
des complicits avec la subversion. Si l'on y repre des dtournements
ou des glissements conservateurs, la rbellion contre l'ordre - de la
socit, de l'glise, de l'tat, des valeurs - prdomine. De l'ensauvagement, tous les sicles, on peut dire ce que dit Jean Erhard de sa
forme au XVIIIe sicle, savoir qu'il n'est jamais aussi sincre,
aussi pathtique que lorsqu'il traduit le besoin des petits , les rancurs [70] et la misre de ceux qui la naissance, la pauvret ou le
destin refusent le droit d'exister 18 .
Des expressions, enfin, telles que l'homme des bois , le sauvage , vous en donnent presque la cl, dsignant ces fugitifs, expulss
de la socit, ces enfants qu'on garait parce qu'on ne pouvait pas les
nourrir. Des vagabonds, des en-trop.
Ces indices obscurs et disperss pointent vers deux expriences
primordiales dont les preuves dterminent, dans notre civilisation, la
condition humaine : la servitude et l'exil.
La premire de ces expriences nous est connue par sa fin - dominer - son moyen - dpossder - son principe - faire la guerre. La guerre qu'un homme impose un autre homme, nul n'y chappe : car, tant
que le premier n'a pas soumis son adversaire, il peut toujours redouter
que celui-ci ne le soumette. C'est tout l'un ou tout l'autre : asservir ou
bien tre asservi. Certes, les vainqueurs assurent les vaincus que, dans
cette lutte, ils ont cd la peur de la mort ; affrontant la mort, la vie
a t laisse en change de leur soumission. Ils le disent afin de paratre quitables, de consoler, d'apaiser leurs propres craintes. En fait,
c'est de la vie que les vaincus ont eu peur ; ils ont affront les puis-

18

J. RHARD : L'ide de nature en France, Paris, 1963, t. II, p. 747.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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sances de la vie et on leur a laiss la mort dans une soumission sans


contrepartie qui les livre la crainte. La paix qui arrte cette guerre
et consacre leur ingalit est celle de la servitude.
La servitude se perptue du fait qu'un homme satisfait les besoins
d'un autre la place de celui-ci. Il agit et parle en son nom, l'oblige
se contenter du ncessaire en se rservant pour sa part le superflu,
lui impose le travail comme prix et issue de sa misre. La servitude
fait de l'homme possd un objet - bte de somme, outil anim, machine - elle en fait l'objet de l'autre - esclave, salari, clerc. Un objet
instruit chaque instant de la place qui est la sienne : celle d'un animal
domestique, d'une force matrielle domestique, d'un processus physique ou intellectuel domestiqu.
Lui ou eux : la nature lui apparat ainsi comme le lieu de sa lutte, les
lments naturels comme ses adversaires. L'asservi a tout intrt se
rendre ncessaire, sortir victorieux de la lutte. Bref, comprendre
qu'il est vivant dans la socit exactement pour autant qu'il est survivant dans la nature. cet effet, ses impulsions sont rprimes, ses
initiatives bornes, ses penses dvies : la seule latitude qu'on lui
laisse est celle de se reproduire, identique pour le nombre et le rang,
d'assurer la perptuit de sa condition, reconnue de temps immmorial
un indice rel ou symbolique : la chane.
L'espace normal de la servitude est clos, il a pour fonction le [71]
confinement. Dans ses limites, l'homme est autoris travailler, aimer, se dplacer, connatre. Hors de ces limites, il n'y a que vide, indfini, nant. Matrialis dans la cit, l'cole ou la caserne, l'espace se
pose comme solide, immuable, fait pour durer. Au degr visible, il est
habitat, au degr invisible, patrie. Des liens tels que devoirs, honneurs,
rglements, passeports, uniformes, etc. attachent les individus, de gr
ou de force, leur foyer, identifient pour eux le bien avec la patrie.
Ne pouvant reculer les parois, les efforts de l'asservi tendent les lui
faire oublier : la dcoration, c'est l'homme.
L'exprience du confinement est aussi exprience de la ncessit.
Elle enseigne observer les frontires, respecter les rgles en vi-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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gueur dans l'enceinte, se soumettre aux contraintes matrielles de


la construction. La libert n'tant gure plus qu'une fentre dans le
mur, un allgement de la clture rendue moins paisse ou moins visible.
son plus haut degr, Hegel l'a parfaitement dmontr, elle est ncessit comprise, c'est--dire une clture lgre, transparente, acceptable et accepte.
Le parti pris de la servitude, enfin, est le parti pris du rel. Dans
toutes ses entreprises et ses penses, le rapport des forces et la
charte qui les rgit, constamment prsents, dterminent la nature des
problmes qui se posent l'asservi et celle des solutions lgitimes.
Outrepasser la mesure, sortir des voies prescrites, c'est attirer sur
soi les sanctions dfinies dans la charte, dclencher l'hostilit des
forces en rapport, concevoir des projets que la raison interdit. Devant
la voix de la raison et celle de la ncessit qui imposent l'obissance, il
convient de faire taire les autres voix, de consentir en ne disant mot.
C'est le silence qui sied, signe du consensus social, o seuls les faits
parlent, o un petit nombre d'hommes, aptes les dchiffrer, rpondent au nom de tous. Toute action est alors conue dans les limites des
possibilits existantes ; elle prouve son efficacit en dgageant les
choses du pige des mots, en vitant de s'engager raliser des buts
pour l'heure jugs impossibles ou paradoxaux : l'galit et le progrs,
l'ordre et la libert, produire et supprimer la division du travail manuel
et intellectuel, etc.
En somme, le parti pris de la servitude signifie : tout ce qui est rel
est rationnel. Horizon d'avances mnageant des lenteurs et des pauses, devenir confin fait de calcul et d'humilit, ordre qui courbe l'infrieur devant le suprieur : la majeure partie de l'humanit, corps et
cerveaux entravs, y endure que l'invivable soit sa vie.
La seconde exprience, celle de l'exil, se rsume en trois mots familiers et terribles : dracinement, terreur, errance. Volontaires ou
forcs, [72] les exils lancs sur les routes, voyageurs aux lgers bagages, jeunes et vieux, hommes et femmes, puissants d'hier et cadets
d'aujourd'hui, esclaves blanchis sous le harnais qu'ils refusent de por-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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ter plus longtemps et esclaves ayant perdu leur harnais, penseurs


ayant pens trop haut et citoyens n'ayant pas parl trop bas, bannis
de bien d'autres sortes, n'ont ni espoir de retrouver leur foyer ni la
possibilit de s'tablir ailleurs durablement. Sans oublier ceux qui,
parmi les leurs, sur leurs terres, vivent exclus, en trange pays dans
mon pays lui-mme (Aragon).
Condamns, les uns et les autres, l'impossible repos, rays des
tables d'une famille, d'une cit, d'une classe ou d'une nation, marqus
par un stigmate - accent tranger, couleur de la peau, longueur des
cheveux, gestes paysans, coutumes surannes, insigne infamant, pratiques particulires - qui les dsigne et, telle la crcelle des lpreux, par
son grincement, sa dissonance, loigne d'eux - ces intouchables ,
ces ne pas toucher -la majorit, les plonge dans une situation de
dlaissement o se perptuent crainte et anxit, o se ravivent toutes les blessures d'un tre arrach son sol natal, son milieu nourricier, sa langue maternelle.
Pour les siens, l'exil est mort, vivant au milieu d'autres morts, de
morts-vivants. Lorsqu'il n'est plus qu'un cadavre, le droit la spulture lui est refus, son corps inhum part, hors de l'enceinte sacre o
reposent les lus. Mme sous terre, sa crcelle continue tourner et
bruire. Pour les autres, se trouve hors des confins de l'humanit,
parmi les tres qui ne sont pas tout fait nous , pas tout fait
hommes : barbares, animaux, etc. Le rapport avec l'exil prolonge
et rpte le rapport au barbare, l'animal, permet de le traiter comme le non-humain, de le rpudier, de le chasser, de l'exterminer, ou
seulement de ne pas tenir compte de ses besoins, de ses sentiments,
de ses ides. Pas plus qu'on ne tient compte de ceux des tres qui attendent, aux frontires de l'humanit, aux portes de la socit, l'autorisation d'entrer subordonne aux preuves indispensables - initiation pour les jeunes, mariage pour les femmes, etc. - en somme l'achvement de leur domestication.
Sevrage, migration, emprisonnement, excommunication, dportation : l'exil a encore bien d'autres causes. Un seul effet : draciner.
Crer une situation prcaire, une position en marge, mais surtout un

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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monde renvers. A l'exil, tout est interdit de ce qui est permis aux
autres, et tout est permis de ce qui leur est interdit : mtier, savoir,
pratique, territoire ou mode de vie. Faisant ce qu'un homme ne fait
pas, ne faisant pas ce qu'un homme fait, il est trait en consquence.
[73] Exception la loi, il ne connat que la loi d'exception. Pour subsister, mme ce niveau, il lui faut se tenir dans l'absolue diffrence :
sentir que son existence est simplement tolre et susceptible d'tre
interrompue par tout un chacun n'importe quel moment, comprendre
que ses rapports aux autres sont phmres, rvocables sans pravis
ni justification, apprendre que, tout en vivant parmi les membres visibles de la collectivit, il figure parmi ses membres invisibles. Cette
diffrence lui fait dcouvrir sa place : celle de l'tranger, son temps :
le prsent, son espace : un refuge ct de la socit, le ghetto, ou en
dessous, la caverne. Se reproduire, prendre racine, prtendre la vie
de tout le monde, il ne le peut que par inadvertance ou par accident.
Priv de la facult de se reproduire, de s'enraciner, de se normaliser :
la castration, tous les points de vue.
Avoir honte de ce qu'on est, tre ce dont on a honte, voil de quoi
maintenir les exils parmi les dplacs, indiquant ce qui leur est rserv : le no man's land, territoire o mme les lois de la guerre n'ont plus
cours, o aucune protection ne s'exerce. Depuis longtemps, on leur a
signifi rellement et symboliquement ce qu'ils sont : les hommes de
la terre d'aucun homme . Plus concrtement : les hommes de la fort,
du dsert, de la mer, des lieux inhabitables et des lieux d'exode.
L'exil, c'est la sauvagerie, le sauvage, c'est un exil.
L'tat impos aux exils est la dispersion. Fluide, il leur interdit de
s'arrter quelque part ou d'tre retenus par quelques-uns ; il les oblige se tenir sur les grands chemins o l'on circule, se cacher dans
les endroits clandestins. Logs l'enseigne du provisoire, du mouvant,
ils sont hors les murs des cits et des tats, hors la socit, quelle
que soit leur origine, dans la socit de nulle part qu'ils forment. Ils
peuvent alors, ces hors-tout, ces flottants, ces en-sursis, se croire et
se proclamer citoyens du monde, prendre pour cit ce bateau ivre qui
les porte : cri de dsespoir, folie des grandeurs, rumeur bruyante dans

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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un vaste pays silencieux. En ralit citoyens de nulle part, on ne se fait


pas faute de le leur rappeler, citoyens part nulle, ce qui donne
l'exacte mesure de la grandeur de leur folie. Tout simplement des
tres sans place et sans avenir dans le monde.
Hommes trangers, trangers l'homme, les exils sont aussi
trangers la guerre et la paix qui sont affaires de citoyens. Traits
par la violence, ils y rpondent quelquefois par la violence. Le plus souvent, ils la refusent dans son principe, cherchant le bien et la fraternit comme remises en question radicales de tout ce qui les exclut, de
tout ce dont ils sont exclus. Pour ceux dont l'errance est le but, qui
l'on dnie le bien avec la patrie, la patrie se trouve partout o est [74]
le bien, la chance d'une fraternit retrouve, puisque l'gosme et la
haine ont seuls une patrie, la fraternit n'en a pas (Lamartine).
Le parti pris de l'exil est forcment l'idal. Le dracinement et la
dispersion liminent l'exil du cadre des rapports de forces, d'une
charte qui le proscrit, du calcul d'un jeu social et politique o il est
tout au plus enjeu, jamais partie prenante. Alors, vouloir l'impossible,
agir sans se soucier des limites et des murs, faire fi des rgles dictes dans l'enceinte, braver la rsistance des constructions, ce pari
correspond l'exprience d'une existence impossible, d'une russite
dans l'improbable, la conqute patiente d'un dsert aux lignes d'horizon fuyantes, avec de rares oasis et le souffle mortel du vent de sable.
Pour l'homme n l'exil, la ralit n'est pas, comme pour l'homme
n la servitude, une origine, un donn extrieur : c'est un produit,
une chose qu'il doit crer nouveau pour qu'elle soit sienne et qu'il y
soit inclus. Ralit produite et cre par sa propre puissance et sa
propre raison : tout ce qui est rationnel est rel. Partant, les penses
et les mots sont investis d'une efficacit, ne serait-ce que parce qu'ils
rompent le silence, annoncent une intention, proposent une solution de
rechange. Sous cet angle, ils sont menace, brche dans l'ordre tabli.
Le parti pris de l'idal mise sur cette brche, sur ce cheval de Troie
d'o sortent des forces inconnues, quittant leur cachette pour envahir
les lieux confins, les labyrinthes interdits, prparant le retour, aprs

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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le trs long voyage, de tous ceux qui ont subi de lourdes preuves, retour dans une cit sans murs, parmi le peuple des hommes sans stigmates.

Expriences opposes, la servitude et l'exil le sont plus d'un titre. Dans l'une, les hommes sont dpossds de leurs fruits, dans l'autre, ils sont arrachs leurs racines ; dans l'une, les matres et possesseurs se rservent les droits en rservant aux soumis et aux dpossds les devoirs, dans l'autre, les proscrits ne connaissent que
l'arbitraire ; dans l'une, la vie doit tre constamment mrite, dans
l'autre, le mrite constant est de devoir vivre, car l'exil est quelquefois, pour les caractres vifs et sensibles, un supplice plus cruel
que la mort (Mme de Stal) ; dans l'une, on est homme entier ou
demi-homme, bien vivant ou survivant, dans l'autre, ncessairement
sub-homme et mort-vivant. L'asservi croit pouvoir compter sur le
temps, mais l'espace lui est mesur ; l'exil voit s'ouvrir devant lui
l'espace, mais le temps lui est refus.
Sur la base de cette opposition se sont constitues indpendamment l'une de l'autre une anthropologie, histoire de l'exil des peuples
lointains, ensauvags, et une histoire, anthropologie de la servitude
[75] des peuples proches, civiliss. Ensemble ces deux expriences
composent le canevas sur lequel ont travaill toutes les philosophies,
tous les arts, toutes les sciences, toutes les religions et toutes les
politiques ; il n'est rien dans la pense, l'imagination ou l'action qui ne
s'y rapporte.
travers leur grille, aussi loin qu'on regarde, on aperoit des hommes la chane et des hommes la crcelle, les uns cherchant allger le poids de la servitude, les autres attnuer le bruit aigre qui les
signale comme exils. Pourtant, dans la mesure o l'on pense, imagine
et agit au nom de ceux qui habitent un lieu, possdent un bien, partagent une loi commune, participent d'un ordre tabli quoique menac,
seule la premire exprience a t vue, comprise et retenue comme

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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matire de l'histoire, la seconde tant repousse hors de ses limites,


parmi ses accidents et ses ombres, matire du mythe.
On a tranquillement substitu, encore une fois, la partie au tout,
sous couvert d'une hirarchie subordonnant l'essence l'apparence,
sans avouer pourquoi l'essence est essence et l'apparence apparence.
La ralit n'a pas manqu de se venger de cette esquive et de surprendre, en donnant au mythe la possibilit de faire l'histoire et d'en
composer les plus beaux chants, en laissant l'histoire le soin de reprsenter le mythe sur ses trteaux et de lui fournir ses meilleurs
interprtes. Nous dfiant, par ce moyen, de remettre les choses leur
place, de rafrachir un regard bien dfrachi, de redevenir entirement attentifs ces mouvements qui, au vu d'un oeil exerc ne pas
les voir, au su d'un esprit conditionn ne pas les entendre, crent
l'vnement, entrent dans le cours ml du dveloppement des peuples
et se htent de l'accomplir.

L'histoire sur ses deux jambes.


Retour la table des matires

Nos socits combinent donc des hommes, des demi-hommes et des


sub-hommes. Et la meilleure rponse la question pose est de chercher auquel de ces groupes les courants htrodoxes correspondent le
plus exactement 19 . Les expriences de la servitude et de l'exil nous
19

Les indications contenues dans ce texte sont volontairement rapides et limites au monde occidental. Dans le monde chinois, par exemple, les rvoltes
paysannes et le mouvement des socits secrtes dont la rvolution moderne
est la suite et le couronnement se sont accompagns d'un combat constant
contre le confucianisme et ont propag des ides htrodoxes sur le statut
des hommes et des femmes, le rapport la nature et la signification d'une
connaissance libre de la discipline mandarinale (cf. E. WOLF : Les guerres
paysannes du XXe sicle, Paris, 1974). De mme, le monde juif a t travers
par des mouvements de lutte sculaire contre la structure sociale qu'il s'est
donne, contre l'autorit de la synagogue, et pour l'mancipation du plus dmuni et de tout ce qui porte la marque de l'exil. Les lectures que j'ai pu faire

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

89

renseignent dj sur ce point, les pistes traces sont trs claires. Cependant beaucoup de gens les jugeront tre des dcoupages de ralits sans contrepartie visible ni palpable dans la machinerie sociale.
m'ont convaincu que la plupart des auteurs qui ont crit sur les courants htrodoxes ont soit rpugn les comprendre, tant ils les jugeaient rebelles
leurs catgories de pense et en dsaccord avec leurs reprsentations, soit
cherch une sorte d'vasion malsaine vers une autre pense rpute irrationnelle, obscure, secrte. ce sujet les contradictions abondent et continueront
abonder tant qu'on ne s'avisera pas (a) du caractre cohrent, populaire et
normal de ces courants, (b) de leur porte politique et historique certaine (c)
de la ncessit de leur faire quitter les voies de garage o on les a exils, au
lieu de redoubler, par une mconnaissance dlibre, les perscutions non
moins dlibres dont ils ont t l'objet.
Si l'on veut apprhender en profondeur l'volution de nos socits, il faut
sortir du cadre de ce qu'on est convenu d'appeler la ralit et la raison
- du culturalisme - et regarder en face ce qu'on nous a toujours interdit de regarder et de penser, en le cachant derrire les fausses (parce que spares)
catgories de religion, de mystique, de paysan, de vulgaire, de science, etc.
L'histoire ne se nourrit pas de grandes catgories mais de petits dtails, et
ceux-ci nous apprennent que tous les changements brusques, dans les temps
modernes, (en Orient notamment) ont eu lieu lorsque les empires coloniaux se
sont dfaits et que des nations sont venues leur place, amenes par un mouvement qui relie troitement campagnes et villes, renouant avec des courants
souterrains dont les doctrines constitues dans le cercle de l'Occident, du capital et de l'urbain ont mconnu le sens. Et l'Occident, l'hypothse n'est pas
rejeter, connatra peut-tre de tels soubresauts lorsqu'on assistera la rupture des tats-Nations, avec leurs pouvoirs, leurs lites, leur idologie, et la
reconcentration des groupements ethniques en des rgions o s'instituera un
autre mode de reproduction, un autre mode de rapports sociaux que celui qui a
dtruit le rural pour le remplacer par la polis, et dtruit la polis pour la remplacer par la megalopolis. Une tendance vers le grand, on l'observe souvent,
cre une tendance vers le petit, une force d'homognisation produit, par un
choc en retour, une force d'htrognisation.
Ceci mrite un examen attentif, car il est dans l'histoire bien plus de choses
que n'en contient la boite malice - quand malice il y a - de la philosophie. Ces
ralits peuvent dranger la thorie des anciens combattants de la pratique,
attachs leurs souvenirs et leurs langages. Mais les pratiques des futurs
combattants de la thorie, soucieux de savoir pourquoi leur thorie n'est pas
en accord avec les ralits, et non l'inverse, seront obliges de tenir compte
de ces possibilits, de tenir compte de ces mouvements qui remontent loin, de
reconsidrer les normes qu'on leur applique, sous peine de faillir leur tche.
C'est force de penser et de permettre de penser ce qui est interdit, sur le
versant de cet interdit mme, que nous rencontrons la vrit qui nous guette.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

90

Regardez toutefois cette machinerie de plus prs, son ddoublement ne peut manquer de vous apparatre. En surface, elle fonctionne
en produisant, en distribuant les richesses produites, en rglant les
rapports de pouvoir entre ses membres. Des partages existent : les
[76] uns excutent, les autres dirigent ; les uns sont organiss et les
autres organisent ; les uns produisent, les autres consomment ; les uns
dlguent et diluent leurs pouvoirs, les autres les reprennent et les
concentrent. Partages des hommes et des demi-hommes dj remarqus par Montaigne : Ils avoyent apereu qu'il y avoit parmy nous
des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que
leurs moitiez estoient mendians leurs portes, dcharnez de faim et
de pauvret ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prinsent les autres la gorge, ou missent le feu leurs maisons 20 .
Tout cela continue de plus belle. La richesse et la pauvret, l'ingalit entre ceux d'en haut et ceux d'en bas, la hirarchie des forts et
des faibles sont les catgories fondamentales d'une logique de la domination que l'on dchiffre sans peine dans nos systmes sociaux. La
dialectique du matre et de l'esclave, l'exploitation de l'homme par
l'homme sont la version avec ou sans philosophie de cette logique. Cependant, dans la mesure o tous se seront rendus ncessaires, les
grands et les petits, les excellents et les misrables, les lus et les
lecteurs, ils se reconnaissent chacun sa place, comme citoyens,
comme producteurs, comme capitalistes ou proltaires, comme serfs
ou seigneurs, comme pres ou hritiers, comme Grecs, Romains ou
Franais. En un mot, ils participent au contrat social, ils existent, ils
entrent dans la dfinition de la cit, de la nation, de l'appareil conomique ou culturel.
En profondeur, la machine social se reproduit, en tant que nombre,
en tant que systme de forces et de ressources ncessaires leur

20

MONTAIGNE : loc. cit.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

91

production 21 , en liaison avec le milieu. A cet effet, elle encourage et


prserve les hommes, les savoirs qui lui conviennent, les espces et les
forces matrielles qui correspondent sa ncessit. Par des procds
divers qui vont de l'infanticide la rglementation des productions et
des enseignements, cette machine contrle l'entre et le remplacement des groupes humains, distingue les reproduits et les reproducteurs de ceux qui ne le sont pas. En mme temps, elle inhibe, limine
les individus, les matriaux, les savoirs, les formes de vie qui l'encombrent, qu'elle ne peut ni capter ni assimiler, les surplus et les dchets
de toutes sortes, tout ce qui doit rester non reproduit, non reproducteur, de son point de vue. Le goudron en bas de la colonne de distillation sociale, en somme.
Le couteau de la division traverse les classes. Il retranche l'excdent d'hommes, de talents, les migrants vivant sur les franges, mais
aussi les paysans qui savent, on le leur a dit, leur forme de travail
condamne, [77] les artisans en instance d'tre expulss de leur atelier et remplacs par des machines, les hommes dj machines en attente de se voir jeter au rebut par d'autres machines, les jeunes sans
mtier ni hritage, les paves de toutes sortes choues dans les villes ; tous ceux-ci et bien d'autres, s'ils ne peuvent tre pongs
brve chance, sont obligatoirement vidangs vers la priphrie,
marginaliss comme inutiles, proscrits comme dangereux. Leur seule
chance, c'est de crer une nouvelle donne, de dcouvrir une nouvelle
terre sous leurs pieds et un nouveau ciel au-dessus de leur tte, non
plus dviant d'une collectivit qui les rprouve mais initiateurs d'une
collectivit qu'ils approuvent, noyaux ngligemment jets au loin d'o
germent les arbres d'une fort vigoureuse.
Morts sociaux en sursis (extra-sociaux, dit le jargon scientifique),
ils rencontrent hors circuit et s'identifient ceux qui n'ont pas accd et n'accderont jamais une vie sociale pleine (les pr-sociaux, dit

21

Certains sociologues et conomistes ont tendance confondre la reproduction


du systme social et de ses rapports l'environnement qu'il cre et maintient
avec la simple transmission des rapports existant l'intrieur du systme.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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le mme jargon), femmes qui ne franchiront pas les limites de leur


foyer pour sortir sur la place publique, mtques des dmocraties anciennes ou modernes, qui la socit refuse l'existence politique et
culturelle, jeunes qui n'ont pas encore droit cette existence, toutes
sortes d'individus incapacits par la rgle et la raison, fous, ignorants
ou prisonniers.
En bref, tous ceux qui, bien qu'ayant t appels, ne seront jamais
lus. Des invisibles aux yeux des propritaires, du travail, du normal,
du national. Des tres ignorant les manires de table de l'art et de la
science, dpourvus des insignes du civilis. Qu'ils soient sortis de la
socit par le bas ou par le ct, ou qu'ils y fassent antichambre, peu
importe ; ils y figurent seulement comme des catgories de la nature,
n'ayant d'existence externe que non sociale suivant des critres biologiques - ge, sexe, race, etc. - et qui ne pourront jamais tisser avec
la collectivit des liens semblables ceux qui unissent ses membres
entre eux. tres de nature, assimils par consquent l'animal, au
primitif, l'impie, chasss au besoin par les hommes et les chiens domestiques, refouls, sinon vers la fort, du moins vers les multiples
lisires, rserves, ghettos, quartiers spciaux, prisons, etc. Rcemment encore, Dennis Gabor, Prix Nobel, auteur d'une de ces utopies
librales qui pullulent de nos jours, proposait de transformer les communes de jeunes en rserves o, isols, ils feraient moins de mal que
s'ils devaient former un noyau de dsordre .
La logique de la sparation oppose ces groupes d'exclus ou de noninclus aux autres groupes, non pas comme un bas un haut mais
comme un dehors un dedans . Elle les oblige refluer en [78]
tant qu'tres privs et privatifs vers les priphries conomique, politique, religieuse et idologique de la socit, en tant que dviants de
tout poil : improductifs, attards, retards, sous-dvelopps, dropouts, dfroqus, hors-la-loi, etc. De faon consquente, leur lieu rel
ou imagin est cette nature qui entoure la socit, o elle vacue ses
problmes et ses sub-hommes, contre laquelle elle se dfend et qu'elle
veut matriser. Ainsi une socit bien organise a ses animaux et ses
hommes domestiques, le mot est riche de sens, qui la sustentent, la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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servent, connaissent l'obissance et la mesure, assurent sa tranquillit


et veillent son ordre, et puis elle a ses animaux et ses hommes sauvages qui la hantent, rdent alentour, menacent ses institutions, que
l'on cherche carter, parquer ou dtruire, et avec lesquels il
n'est point de mlange. La logique de la sparation le dmontre : sur
son versant thorique, elle est dialectique du domestique et du sauvage ; sur son versant exprimental, elle est pratique de l'expulsion de
l'homme par l'homme.
tous les coups on a tort de faire de telles rductions manichennes. Il faudrait cependant en faire plus souvent. Ainsi la vrit, si elle
parat moins correcte, est plus visible. Ce paralllisme entre le niveau
de la production et le niveau de la reproduction, aussi simplifi qu'il
soit, aussi peu acceptable encore parce qu'il scinde le social en deux,
est dterminant. Vous pouvez le comparer au paralllisme dans le vivant, dvelopp autrefois par Bichat, entre le vgtatif et l'animal,
entre les dispositifs organiques qui, dans notre corps, concernent l'intrieur et les dispositifs qui concernent l'extrieur et nous tournent
vers l'extrieur. Si l'on passe lgrement sur le paralllisme du productif et du reproductif - soit qu'on ne l'ait pas reconnu ou parce que
l'habitude de passer lgrement a t prise - on tombe dans la confusion. C'est pourquoi il n'est pas inutile d'y insister cet endroit, avant
de s'approcher de la conclusion.

La reproduction, n'tant jamais rptition, n'est pas non plus sans


failles. Les dviations et les dviances s'amorcent trs tt, ici ou l,
chez les dpourvus aux abois, chez les visionnaires l'afft, elles sont
combattues ou dtruites, mais pas entirement et rarement de faon
les empcher de renatre. Par des rcuprations frquentes, on inocule contre elles le corps social, en mobilisant des armes d'anticorps ;
cela aussi a ses limites. Dviations et dviances s'organisent et
s'agrgent, menacent et innovent, constituent des courants et des
groupes, continuent s'accumuler comme le gaz dans le cylindre, sous
une grande pression, attendant ou devanant le moment de la dflagration. [79] Mises l'cart, les multitudes d'nergies, d'intelligences

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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et de dsirs d'exister, cette lie de la terre - lumpen-proltaires, lumpen-paysans, lumpen-prtres, lumpen-nobles, lumpen-artistes, lumpenpenseurs, lumpen-femmes, lumpen-scientifiques - se tournent vers le
centre pour l'excentrer, revendiquent le pouvoir et le droit de redfinir les limites du social. Leur problme essentiel n'est pas seulement
d'amliorer un sort difficile, d'en finir avec une exploitation insupportable, de rsoudre les contradictions entre les rapports collectifs et
les mthodes industrielles et commerciales ; en d'autres termes, de
rationaliser ce qui est devenu irrationnel, d'amener maturit une
forme sociale qui se profile derrire l'ancienne (la socit bourgeoise
qui serait contenue en germe dans la socit fodale, etc.). Tout est
dit, dans ce cas, quand on a dit : changer la socit.
Non, leur problme est surtout d'chapper l'asphyxie, de faire
sauter le couvercle, d'vider la structure d'un systme qui, en se reproduisant, fait des morts-vivants et transforme les hommes en subhommes. Le cernant, l'encerclant, n'tant pas parties prenantes un
contrat social au bas duquel on retire leur signature, n'ayant ni ne pouvant partager complicits ou intrts, ils visent la socit tous les
niveaux, comme ordre, comme savoir, comme mode de vie quotidienne,
comme appareil de pouvoir. Ils aspirent la renverser et non pas la
dpasser, la recrer et non pas l'hriter.
En sursis ou entre parenthses, et sans vritable chance de faire
surface, fis transforment en positivit, en modle, ce qui leur est imput comme ngativit, stigmate. Si la sauvagerie est de leur ct, ils
s'ensauvagent. S'ils sont censs manquer le train du progrs, ils s'archasent. Si on les dit sans rgle et sans culture, ils se drglent et se
dcultivent. S'ils n'ont pas de place assigne dans l'espace social, ils
se nomadisent. S'ils sont exclus, ils s'excluent. S'ils ont quelque chose
d'animal, ils s'animalisent. S'ils ne participent pas aux devoirs srieux
du pouvoir et de la richesse, ils montent la fte o ce pouvoir est ridiculis, o le ncessaire est dtruit et consomm comme un luxe.
Mais en mme temps leur action s'ingnie dvaluer les principes
sur lesquels repose le systme social, drgler les rgles du jeu,
les rendre inutiles, et non pas empcher leur application ou leur

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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fonctionnement. Ils rendent ainsi plus vive la dchirure par laquelle la


somme des dviations entrane une division entre les hommes et font
sentir que le systme bascule l'instant et dans le geste mme o l'on
s'apprtait le glorifier. Ils rappellent que ce qui a t dvers dans
la nature, repass la nature, est du fait et du ressort de la socit ;
que [80] c'est pur artifice de comptabilit si, dans le bilan gnral, un
problme ou une catgorie d'individus - par leur sexe, leur ge, la partie du corps avec laquelle ils travaillent, bras ou cerveau - apparat
dans une rubrique ou dans l'autre. Ils rintroduisent, parmi les proccupations manifestes de la socit, ce qui, repouss vers le priv, vers
le surnumraire, la met en question dans le dtail de son tissu, dans le
microcosme de son existence.
De ce nombre sont les tentatives, par exemple, de trouver un mode
de vie simple et frugal, l'intrt pour le corps, l'air, l'eau et la lumire, le refus de l'ide de pch, d'interdit. Si la revendication de la vie
les accompagne, si on l'entend aussi souvent, c'est qu'elle est le cri du
coeur du condamn, et non parce qu'on s'ennuie dans un monde mcanis, parce que les instincts sont rprims, ou encore qu'une obscure
nergie s'efforce de faire entendre une voix d'outre-raison. Librer,
se librer, dsengloutir l'englouti, c'est rapprocher et faire parler ce
qui est tenu distance et rduit au silence, largir d'un seul coup, sur
un cran panoramique, les dimensions de la conscience et les limites de
l'univers collectif.
la longue, les effets se sont rvls radicaux. Clamant tout haut
ce qui se murmure tout bas, s'adressant chacun dans le langage sans
dtours que chacun possde et entend, avec l'exemple qui convient et
en provoquant les expriences qu'il faut, ces groupes priphriques et
actifs dsaffectent, dsinvestissent, dsenchantent et dcapent
l'difice social, montrent que le colosse a des pieds d'argile, et stimulent les nergies vives se porter ailleurs. Conscutivement, cet difice commence ressembler une ruine dont les pierres, ronges de
maladie, se dlitent ou s'effritent, au moteur dont chaque pice est en
place et qui tournerait si la rouille n'avait pas attaqu le mtal. Alors,
il ne faut pas rparer mais rebtir l'difice, reconstruire le moteur

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

96

avec d'autres matriaux, refaire la socit civile, politique, idologique


sur d'autres bases, tablir des relations entirement nouvelles entre
les hommes. Socit globale de tous les vivants, et non pas socit
partielle d'individus coopts par la loi, la richesse ou le pouvoir ; lieu
ouvert vers la nature, et non pas forteresse dresse contre la nature
et donc aussi contre d'autres hommes.
En dfinitive, tout porte ces classes enrages vouloir changer
de socit. Vous venez de voir pourquoi. Changer la forme de la socit, la manire de produire et les relations qui se nouent autour de la
production ne suffit pas, si l'on continue la reproduire, la doubler
et redoubler dans l'espace et dans le temps, copie conforme de celle
qui l'a prcde. Ce qu'il faut, c'est lui tracer un autre contour, [81] la
produire nouveau, donc la rinventer, en transformant son mode de
se reproduire et le contenu humain de ce qu'elle reproduit, son dedans
et son dehors. De mme, une ville ne se renouvelle pas lorsqu'on btit
des maisons neuves la place des anciennes, lorsque des habitants diffrents viennent s'installer la place des occupants d'autrefois. Une
ville est vritablement neuve, elle rpond des fonctions originales,
elle appelle s'installer des catgories sociales nouvelles lorsqu'elle se
construit sur un plan diffrent. En raccourci, ct d'une manire
d'tre de la socit, il s'agit de chercher une autre manire de faire
la socit : bouleversement de ses coordonnes non seulement du
bas vers le haut , mais de la priphrie vers le centre .
On l'a souvent dit, et il y a de fortes raisons de le croire : l'accumulation des contradictions et la lutte des classes sont le moteur de
l'histoire. On voit ici que l'accumulation des dviations et la division
des classes sont l'histoire de ce moteur. Des matriaux et des plans
de sa construction, veux-je dire. Ainsi tourne la roue, double effet.
Elle porte un jour au sommet les hommes qui se trouvaient en bas le
jour d'avant. Son mouvement centrifuge projette vers la priphrie
ceux qui ne sont pas solidement accrochs au centre, et son mouvement centripte ramne ces expulss, enrichis d'une nouvelle exprience. Tout le monde est entran dans sa rvolution. Mais elle tourne
plus lentement pour ceux qui sont prs du moyeu et plus vite pour ceux

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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qui s'loignent vers la jante. Donc les premiers se renouvellent un


moindre degr que les seconds : aux uns, la conscience de ce qui se
passe vient toujours trop tard, et aux autres trop tt. Aussi les socits avancent-elles par leur priphrie, et s'croulent par leur centre.
L'histoire progresse, nous en avons la certitude, sur deux terrains,
elle marche sur deux jambes. Certains, il est vrai, la font claudiquer
sur une seule, les relations avec la nature lui servant uniquement de
bquilles. Voil que les enrags veulent la faire marcher de nouveau
sur ses deux jambes. Leurs actes et leurs ides sont subversifs de ce
fait mme ; ils varient perptuellement, sont intempestifs et dcals,
en opposition et en rupture voulues avec tout ce qui existe : c'est
normal. Eux-mmes, tant hors circuit, tenus l'cart des voies de
communication habituelles, transforment leur esprit et leur corps en
radars ultrasensibles. Les mouvements du temps, qui chappent la
plupart des hommes et les traversent sans rien veiller en eux, les
enrags les captent leur profit et en extraient une substance
neuve : cela va de soi.
Leur rle est d'investir la socit par une autre tactique que les
classes dangereuses : partir de sa priphrie, en reprenant ce
qu'elle a rejet hors de ses limites et exclu de son jeu. La force la
[82] plus grande n'tant pas de leur ct, ils peuvent cependant
branler ses murailles, la vider de sa substance, la surprendre en mobilisant les ports disparus - mauvaises ttes et mauvais sujets - de
son histoire, et entonner les chants librateurs qui l'abattront au milieu des pleurs, des fracas et des enthousiasmes. Et proposer l'exemple, cr l'extrieur, d'une avant-socit parallle, rptition gnrale qui antagonise la socit existante et montre brutalement le
gouffre sparant son organisation et sa pratique des principes qu'elle
dclare tre les siens. Ces actes ont souvent t appuys par des actes venus d'en bas et du centre, une temprature suffisante pour
qu'ensemble expulss et exploits, classes enrages et classes
dangereuses se fondent en cet alliage extraordinaire qui se nomme
le peuple et qui durcit ou s'amollit suivant que ces classes s'unissent
ou se sparent.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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On ne le voit jamais mieux qu' l'heure des rvolutions : l tout se


rvle. La science et la sagesse veulent chaque chose en son temps,
fruits qui tombent parce qu'ils sont mrs. Mais partout o les rvolutions sont venues, ce n'tait ni quand on les attendait, ni comment on
s'y attendait, et les hommes qui les ont faites n'taient pas non plus
exactement ceux qu'on attendait. Choses et classes brusquement mries, ou cueillies et croques vertes, fentres qui s'ouvrent grandes,
lumire qui ravive les forces demeures invisibles dans l'ombre ou que
l'on avait crues mortes (celles de la campagne, celles de l'Orient, etc.).
Partout ces rvolutions jaillissent de l'accumulation explosive des
dviances, des luttes dans les classes dsunies ; surplombant l'accumulation intensive des contradictions, la lutte entre les classes, elles
branlent de l'extrieur ce qui a tendance se figer l'intrieur, soulvent ensemble exploits et expulss contre les dominateurs et les
sgrgateurs. Elles font confluer les moins-existants et les nonexistants, les demi-hommes luttant pour une vie meilleure et les subhommes luttant pour la vie tout court, une classe qui veut consacrer
son pouvoir sur la socit et une classe qui cherche dsacrer le pouvoir dans la socit.
Partout s'y croisent et s'y opposent un parti du progrs, port
domestiquer les lans de l'histoire, changer les formes de la socit
pour les mettre en accord avec son fond suppos, et un parti de la rvolution, tantt band comme le lutteur qui ne remue le corps qu'
l'instant de la lutte, tantt dchan rveiller toutes les nergies,
celles qui bouleversent et celles qui crent, faonnant un autre fond
pour des formes venir.
Elles sont la fois bataille suprme, le grand soir, pour la classe qui
s'est forge travers les guerres et les paix civiles successives, et
[83] catastrophe salvatrice, le grand jour, pour le peuple qui s'est alli
au cours des rvoltes discontinues et des trves consenties : la fin de
la servitude et la fin de l'exil. C'est pourquoi, d'abord, si les uns ne
craignent rien tant que la dfaite et cherchent par tous les moyens la
victoire, remporte l'instant o la matrise de la socit politique et
civile change de mains, les autres s'efforcent surtout d'attiser le

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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grand feu rvolutionnaire, purificateur de la socit, dont l'embrasement signifie la mutation radicale du monde et de la vie des hommes.
la question : Cela sera-t-il jamais ? ceux-ci ont rpondu sans hsiter : Essayons !
C'est pourquoi, ensuite, si la rvolution est terminable, destruction
qu'il faut savoir arrter avant de retrousser ses manches et de construire, si pour ceux d'en bas elle est la conclusion de la gigantesque bataille mene contre ceux d'en haut , par contre, pour ceux
du dehors , elle est interminable, reconstruction qu'il faut poursuivre et rendre irrversible, mise en oeuvre et excution, avec clart et
prcision, de tous les points du programme immmorial que les peuples
ont enfant dans la confusion et l'improvisation. Et de revenir constamment vers ce programme, veillant sur le vieux serpent qui se dpouille de sa vieille peau, et d'empcher que se reforment le centre et
la priphrie, le haut et le bas, le permis et l'interdit, le sacr et le
profane, avec toutes les squelles que ces divisions entranent, et notamment la servitude et l'exil. Dans ces tours et ces retours, se tenir
au plus prs des fondements : la production et la reproduction de la vie
et des hommes.
C'est pourquoi, enfin, si par la rvolution les uns prtendent accoucher la socit de ce dont elle est grosse, finir son histoire de manire consciente, les autres veulent engrosser la socit, commencer son
histoire de manire consciente, creuser leurs songes dans la matire
de son roc. Ainsi ces derniers, bien que prsents sur tous les champs
de bataille rvolutionnaires - en France, en Espagne, en Amrique latine 22 et partout ailleurs - sont absents au moment du triomphe. De
ces ouvriers de la premire heure, il en reste peu lorsqu'un coup d'arrt est donn la rvolution par les classes autrefois dangereuses
qui rompent avec les classes enrages et, tout leur idal et leur
besogne, ne voient pas le rayonnement des feux de joie devenir peu
22

La rvolution cubaine, avec les destins dissemblables de Fidel Castro et de Che


Guevara, constitue en notre temps l'illustration d'un phnomne constant dont
toute pense sur la rvolution, sans moralisme de mauvais aloi, doit tenir compte et tirer la leon.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

100

peu rougeoiement du feu des bchers. L'veil vient trop tard, quand
dj l'pope est captive dans la prose du monde, la coquille referme
sur le mouvement bris.
Il y a toujours plusieurs rvolutions en une seule, puisque plusieurs
la revendiquent et la font ; lamine, il en demeure une rvolution [84]
plusieurs, qui reste au pouvoir d'un seul. cette fin, dans un premier
temps, on l'immobilise ; dans un second, on carte des forces rvolutionnaires ; ensuite on dchire le pacte conclu dans le feu de l'action ;
puis on laisse s'agrger avec une rapidit surprenante de nouvelles
couches contre-rvolutionnaires et de nouvelles hirarchies extrieures ; en dernier lieu on renoue et se rconcilie avec les forces, les valeurs, l'orthodoxie d'avant : faisant rentrer dans son lit le flot du
peuple souverain, ruinant sa foi d'agitateur en foi de charbonnier qui
croit sur commande, troquant son alliance contre la charte des souverains du peuple.
Tel est le cercle que l'histoire d'Occident fait dcrire chaque
rvolution, prservant la coque de son mythe sans l'amande de sa vrit, aux peuples en ruption pour en fragmenter le destin et les administrer comme autant de volcans teints. Il explique que sa rptition
soit d'autant plus frquente, son retour d'autant plus assur et chaque fois d'autant plus violent. Bon gr mal gr, depuis un millnaire, la
rvolution est devenue dans les faits ce qu'on voulait viter qu'elle
soit : interminable.
Souvenir mauvais, elle hante le sommeil des nuits sans sommeil des
gardiens de la socit, seul sujet de la science historique et phnomne-soleil autour duquel tourne toute la pense politique. De quoi nous
informe, transposant peine et jouant sur les allgories, la grande
masse des crits consacrs l'origine de la socit humaine, au passage de l'tat de nature l'tat de socit , ou la souverainet ?
De quoi donc, si ce n'est des volutions ncessaires qui conduisent
l'ordre, du passage de l'tat de rvolution l'tat d'ordre, des raisons qui poussent le peuple rvolutionnaire se dessaisir du pouvoir
actif de se gouverner et de rvoquer les lois, pour ne conserver que le
pouvoir passif d'tre gouvern et d'invoquer les lois.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

101

Mais si les statistiques taient meilleures que mon coup d'oeil intress, elles dcouvriraient quel point, dans ces crits, il est aussi
question des sectes et des mouvements htrodoxes, rivs leur ide
extrme du cours de l'histoire. Lorsqu'ils appellent aux retrouvailles
avec la nature, la scne primitive de la socit, leurs paroles ont un
accent d'innocence, leurs images voquent un temps pastoral et rvolu.
Le bon entendeur est vite dtromp. Elles veillent le souvenir mauvais
d'hommes unis pour se librer, les matires en fusion au coeur de ces
volcans teints sur lesquels la raison et les tats ont dcoup leurs
territoires, la conscience d'un retour possible de tout ce quoi on
avait voulu tourner dfinitivement le dos. Quoi d'tonnant si ces sectes et ces mouvements dclenchent et accompagnent les grands [85]
branlements des moeurs, des organisations politiques, des religions,
des philosophies et des sciences ?
Aprs leur passage, plus rien n'est immobile, rien ne reste comme
avant. Sous cet angle, malgr les apparences contraires, et le refus
d'admettre l'vidence, les coups ports, les processus mis en marche
sont directs et dcisifs.
Est-ce la bonne thorie ? Ai-je suivi une bonne piste ? Pour l'affirmer, il aurait fallu pouvoir mieux scruter l'histoire. Mais seuls des
fragments de celle-ci nous sont accessibles. L'histoire que nous racontent les historiens est celle de Can : sdentaire, regorgeant de
faits conomiques et dmographiques, de traits entre tats, de guerres menes par les classes dsireuses de s'amnager une demeure durable et de clore leur socit. Histoire verticale des conqutes, des
accumulations et de l'appropriation, o l'ordre des causes suprieures
et permanentes sert de modle et de juge, sinon d'alibi, aux effets,
ralits infrieures et secondes. Histoire sans cesse occupe geler
le devenir, enregistrer la faon dont les vnements disparaissent
derrire les structures et dont les structures se transforment les
unes dans les autres. Histoire, encore, qui se tient l'intrieur du systme, fidle ses hritiers et ses traditions, ses propritaires
successifs, et, o seuls les vainqueurs, les constructeurs de pyramides,
les habitants des sarcophages, parce qu'ils vont dans son sens, ont

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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voix au chapitre. De la vie de chaque poque, de chaque individu, de


chaque groupe, elle retient uniquement la ligne droite du temps flch
vers le haut qui n'en finit pas de finir, de traverser les tapes ncessaires, restant au seuil de la scne finale o tout sera dfinitif, stable,
transparent : tableau de l'utopie, ou prdiction de la science enfin ralise.
Au-del du contenu emprisonn dans cette histoire, pour tout ce
qui est concret - l'air que l'on respire, le ciel que l'on regarde, ceux
avec qui on mange ou fait l'amour, la faon dont on insupporte les interdits, la curiosit pour le corps ou la terre, le dsir de l'enfant, le
besoin de la femme ou de l'homme, la plante que l'on soigne, l'animal
que l'on aime, etc. - il n'y a que nature : de l'individuel, de l'organique,
du psychique. Si ces choses tombent dans la nature, ce n'est pas parce
qu'elles sont des piphnomnes sans importance, phmres ou bien
hors du temps, situes dans la non-histoire. Mais parce qu'elles sont
dissimules, parce qu'elles se trouvent dans les interstices de la vie
sociale, au niveau de tension courant. Lorsque ce niveau monte, des
lacunes se produisent, de grandes nergies pressent, et ce qui ressortit [86] notre nature interne et externe, ses formes sociales,
merge, mare grossissante, comme anti-histoire la surface de l'histoire. De mme, de trs hautes nergies, travers les lacunes, l'antimatire se profile et double la matire.
En vrit, cette anti-histoire sous le signe d'Abel, est l'histoire
nomade, celle des hommes expulss, la lutte des enrags , des
groupes sans voix ni droits, des errants sans cesse en voyage, arpentant une terre indivise qui leur appartient tout entire puisque rien ne
leur appartient. Histoire horizontale des croisements, des dons et
contredons, de la dpropriation, qui ne cache rien, qui ne peut rien cacher, faisant bouger les rgles de la collectivit par des pressions
sournoises, souterraines, ou renversant, la faveur de vastes bousculades contre lesquelles on ne peut pas grand-chose, les normes difices respects. Sa passion est de mettre nu ce qui, tout en se donnant pour dfinitif - institution, loi, politique - cherche se voiler et
passer inaperu, et pour cela elle drange, dsorganise, dplace, en

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

103

mme temps qu'elle dcomprime, remue, rafrachit. Car, dans toute


structure, elle ne voit qu'un vnement, et de chaque vnement en
veut tirer un autre qu'elle clbre comme une fte inoubliable. Le mois
de mai 1968 lui revient, tout comme elle revendique les bchers, la
Commune de Munster y a quatre sicles.
Les nomades ne sont pas thsauriseurs de monuments, ni collectionneurs de trophes. Leur chronique est une chronique de gurillas
incessantes pour camper, parmi les installs, une suite de souvenirs
d'hommes vivant en sursis, adosss au nant. Es n'ont pas t l, ils ne
sont pas l pour veiller, attendre que le temps se droule, car le temps
ne les attend pas. Pourtant, de ces impatiences, de ces errances, de
cette avidit se mettre tout de suite l'ouvrage, transformer en
exprience tangible le concept abstrait ou la tragdie cache, le paradis imagin, la cit des gaux ou des lus annonce, notre socit et
notre nature portent la marque.
Chacune de ces histoires joue son jeu et trouve son symbole dans
un jeu. La distance et le contraste qui les sparent sont du jeu
d'checs - espaces symtriques, pices ordonnes sur une chelle sociale, cohorte de rgles destines fonder le jeu, en diriger chaque
mouvement et commander la tactique du joueur, logique de conqute
de territoires - au jeu de go - espaces asymtriques, pices de valeur
gale, distingues par leur degr de libert, stratgies modles la
disposition des joueurs dont le but, constituer, conserver des territoires, est atteint par des mouvements subtils partir d'une priphrie
qui dplace constamment le centre.
[87] L'histoire sdentaire s'est affirme avec le nolithique. L'histoire nomade plonge ses racines un peu plus loin. En prendre mieux
conscience signifie abandonner ce qui, force de rptitions, est devenu platitude superficielle, pour aborder le fond des choses : l'antagonisme de la ville et de la campagne, processus d'urbanisation ; la manire dont tous les Orients sont conquis par l'Occident, processus de
civilisation qui condense les socits un ple pour les disloquer l'autre ; l'cart qui spare la socit des femmes de la socit des hom-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

104

mes, lutte des sexes 23 ; la propension reproduire des groupes humains cloisonns et l'obligation de combattre ce cloisonnement, processus de domestication et d'ensauvagement. En un mot, c'est prendre
conscience de cette anti-histoire qui encadre et investit tout ce que
nous appelons l'histoire, tout comme l'antimatire encadre et investit
la matire. Les courants htrodoxes en sont les traces, l'expression,
les porte-parole, c'est travers eux que nous y accdons. cet gard,
les redcouvrir, c'est dcouvrir des vagues profondes venues de loin,
comprendre et ressusciter ce qui a t vigoureux ailleurs et autrefois,
comprendre et susciter ce qui se passe ici et aujourdhui.

23

L'expulsion de la femme du domaine social obscurcit notre comprhension de


bien des phnomnes. Ainsi le sadisme et le masochisme, au lieu d'tre compris
uniquement dans l'univers masculin, s'ils taient envisags comme squences et
syndromes des rapports l'univers fminin - Deleuze y a touch lgrement nous rvleraient bien des aspects inconnus des perversions sociales. Ainsi le
systme de parent et de mariage, au lieu d'tre observ au niveau du consensus entre hommes, du discours officiel de la gnalogie, une fois replac au niveau des actes et des transactions usuels, nous introduit au cur de la lutte
entre le sexe dominateur et le sexe domin, travers leurs enfants, non moins
sociale que d'autres luttes. Une lumineuse tude de P. BOURDIEU, dans Esquisse d'une thorie de la pratique, en fournit des preuves clatantes.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

105

[89]

Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et

Chapitre 4
Retour au naturalisme
Quels rapports entretenons-nous
avec le reste de l'univers ?

Deux courants antagonistes.

Retour la table des matires

En parcourant les zones d'ombre et de lumire qui entourent le


double couple form par l'homme avec la socit et avec la nature,
vous touchez aux couches profondes d'une exprience qui se poursuit
et se renouvelle, sans jamais perdre de son intensit, depuis trs longtemps. Cette exprience est celle d'une opposition irrductible 24 entre le courant orthodoxe et le courant htrodoxe, autrement dit,
entre le culturalisme et le naturalisme. L'opposition recoupe toutes les
24

Le rapport du naturalisme au culturalisme n'est pas un rapport de critique qui


corrige, nuance, vite les erreurs, redfinit une meilleure vrit et une meilleure ralit partir, des mmes fondements. C'est un rapport de polmique,
qui dnonce, ressuscite les carts, aiguise les oppositions, insiste sur les incompatibilits, se situe au coeur des conflits, montre une autre vrit et une
autre ralit, affirme la diffrence des fondements.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

106

autres et constitue bien des gards le paradigme - modle de pense


et modle d'action - de l'univers o nous sommes tablis, du corps que
nous nous sommes donn, de l'histoire que nous faisons. chaque instant, propos de chaque vnement, et de chaque changement dcisif,
on semble se demander : Qui, de la nature et de la socit, l'emportera ?
Cependant l'opposition ne se trouve pas, comme on le suppose, dans
l'importance relative que l'un ou l'autre courant attribue l'une des
sphres de l'existence humaine. Dans ce cas, le culturalisme s'appuierait sur la socit, la culture, l'histoire ; il verrait dans le dsir de la
culture une aversion pour la nature et ferait de la nature la maladie de
l'homme, une menace laquelle la culture servirait de dfense, de thrapeutique. l'inverse, le naturalisme, se rclamant de la nature, de
l'organique, soutiendrait que le dsir de la nature traduit une aversion
pour la socit et la culture ; voyant dans la socit la maladie, la prison de l'homme, il dresserait en face d'elle la nature comme sa thrapeutique, sa dlivrance.
les concevoir ainsi, la sparation de la socit et de la nature
n'est [90] pas mise en discussion, on se contente d'en discuter les raisons. On se prcipite trop retourner les signes, substituer des
termes pour obtenir le naturalisme partir du culturalisme. On fait de
celui-ci le porte-parole de la connaissance, de l'art, du corps social et
des intrts suprieurs de l'humanit ; on rduit celui-l au primitif,
au matriel, au biologique, aux naves nostalgies de l'ge d'or.
Les deux courants - ou plutt les deux galaxies - n'ont pas grandchose en commun. Leurs rapports sont polmiques, puisqu'ils parlent
deux langages fort distincts. Leurs problmes, leur tonalit, leur vision
et leur projet diffrent sur tous les points. Si ceci chappe l'attention, c'est parce que le naturalisme se voit dnier, chaque poque,
toute valeur intellectuelle, toute profondeur : consquence du mpris
dont il est objet et du silence dans lequel on l'enferme. Son pass et
son contenu authentique invitent au contraire, et de plus en plus, ac-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

107

centuer son originalit 25 , puisque le naturalisme consquent ou humanisme - le jugement est de Karl Marx, un de ses tenants - se distingue aussi bien de l'idalisme que du matrialisme et qu'il est en mme
temps leur vrit 26 .
Non, ce qui oppose les deux courants, ce sont les rapports qu'ils
conoivent entre la socit et la nature. Le culturalisme prend pour
principe et pour ralit la rupture entre la socit et la nature, rpte dans la sparation de l'homme et de la nature, de l'histoire et de
la nature, de l'esprit et de la matire, des sciences de l'homme et des
sciences de la nature. La socit (culture, esprit, etc.) se voit dote de
toutes les qualits, la nature ne conservant que les dfauts. Cette
dernire reprsente soit un fondement biologique invariable qui s'est
manifest ds l'origine (le fondement inn), soit une enveloppe matrielle uniforme (l'environnement, l'univers) qui se dvoile progressivement. Tout l'effort des hommes, et c'est pourquoi ils s'associent,
tend creuser et largir le foss qui les protge du monde naturel.
Ne pas pouvoir en sortir est un malheur, mais, force d'amliorer ins25

26

Les rapports entre le culturalisme et le matrialisme antiques sont nombreux


et ramifis (voir par exemple Th. COLE, Democritus and the Sources of Greek
Anthropology, Western Reserve University, 1967). Les rapports entre le culturalisme et le matrialisme aujourd'hui le sont bien davantage. Les analyser et
les mettre au jour serait un travail d'une grande importance thorique et pratique.
Sur le naturalisme de Marx et sur les rapports en gnral entre le mouvement
naturaliste et le mouvement socialiste, il y aurait plus dire que je ne puis le
faire ici. Deux constatations cependant : le socialisme moderne s'est spar de
ses origines naturalistes et s'est associ au culturalisme. La pratique sociale,
idologique, scientifique et artistique le montre (le seul art vraiment socialiste
serait plutt naturaliste que raliste). tel point qu'on ne saisirait plus exactement leur spcificit s'il ne nous tait rappel priodiquement qu'ils en ont
une. Le passage du socialisme au communisme suppose un rtablissement des
rapports avec le naturalisme pour des raisons d'affinit historique et pour des
raisons concrtes tenant aux liens entre la production et la reproduction sociales. Il est vident ds lors que ce passage, s'il a lieu, et quand il aura lieu, n'aura rien de pacifique mais sera ncessairement l'effet d'une rvolution, comme
tout passage d'une forme sociale une autre. L'vacuation du naturalisme est
cet gard le signe que les contradictions des socits socialistes ne pourront
tres surmontes que par une mthode exceptionnelle.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

108

titutions, lois, langages, pouvoirs productifs, les hommes arriveront


mettre entre ce monde et eux une distance suffisante pour se sentir
en scurit. L'volution n'est rien d'autre que cet loignement qui les
entrane hors de la nature, au-del d'elle. Vision qui aboutit la dualit
des logiques, des ralits, des relations humaines, et la mdiation
invoque pour coordonner, associer, faire communiquer les termes disjoints. Dualit et mdiation dans lesquelles baignent les systmes intellectuels, politiques et sociaux de notre civilisation.
Le naturalisme affirme l'unit de la socit et de la nature. Il postule [91] l'unit de l'homme, de l'histoire, et ainsi de suite, avec la nature, l'unit des sciences de l'homme et des sciences de la nature 27 .
Les divers dsaccords, les dissonances de la socit et de la nature
touchent des aspects partiels de ces deux ralits, mais les liens
restent toujours troits. Le dveloppement des ressources, des productions, des formations sociales, des savoir-faire, ne s'ajoute ni ne
se superpose une nature vierge, il ne va pas l'encontre de l'unit en
question. Il reproduit et transforme les hommes, leurs besoins et
leurs comportements, modifie les milieux naturels et rgnre cette
unit en lui confrant des directions et des sens nouveaux. Qu'elle
l'avoue ou non, la socit s'y trouve incluse et s'y ralise, avec tout ce
qu'elle contient (science, philosophie, religion, etc.).
Quoi qu'on fasse ou dise, la relation objective qui la fonde ne peut
tre ni dpasse ni abolie. On ne peut pas sortir de la nature : cette
impossibilit n'a rien d'inquitant ni d'anormal, elle n'entrane aucune
privation de ce quoi nous pouvons lgitimement aspirer ; elle ne fait
de nous ni des victimes ni des prisonniers. La nature est toujours la
prsence des prsences, terrain dans lequel les hommes associs,
comme tous les tres vivants autour d'eux, inventent leur existence,
et levier de reprise en main d'une vie qui se dilue et leur chappe. Elle
27

L'unit des sciences ne signifie pas que les sciences sociales doivent suivre le
modle des sciences de la nature, mais qu'il faut refaire dans le contexte de
l'unit et de l'intriorit toutes les sciences qui se sont constitues dans le
contexte de la sparation de la nature et de la culture, de l'extriorit de
l'homme et de la nature.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

109

n'est pas un milieu extrieur auquel on s'adapte aprs l'avoir reni, ni


une terre d'exil, le purgatoire de notre espce. L'homme est nature,
et la nature est son monde.
On voit clairement les lignes de dmarcation. D'un ct les liens inter-humains sont incompatibles avec la nature, la socit est ferme
vis--vis de celle-ci ; de l'autre ct, il y a compatibilit de ces liens et
de la nature, ouverture sur celle-ci. De ce point de vue, la menace, souvent dnonce, du naturalisme ne se situe pas dans sa tendance dvaluer, aplatir la socit pour la remplacer par la nature, solution purement abstraite. Le naturalisme est menaant parce qu'il postule,
exige la prise en considration de leurs rapports, rendant la sparation
sans objet, tmoignant contre les interdits et la domination qui
s'exerce en son nom.

Le naturalisme ractif
et le naturalisme actif.
Retour la table des matires

Le culturalisme pntre notre socit de part en part. Nous parlons


son langage, nous pensons sa pense, ses reprsentations s'interposent
entre nous et les choses. Il prtend nous faire voyager dans des mondes loigns ou futurs, nous inclure dans une histoire qui se ferait toute seule, indpendamment de nous ; il carte de nous des substances
[92] prcieuses - le rel que nous faisons et qui nous fait, le milieu
proche qui baigne tous nos sens, les savoirs ordinaires qui sont autant
d'vnements de notre intelligence toujours prte s'merveiller, le
monde avec lequel nous tentons de communiquer, et mme l'histoire
dont nous sommes les acteurs, prsence subjective en nous qui rend
les lois comprhensibles et notre comprhension efficace. En outre,
altrant continuellement le dialogue avec la nature en un monologue sur
la nature, le culturalisme pousse l'extrme la ngation de notre lien
l'univers. Il nous place dans l'indiffrence mlancolique et l'isolement,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

110

fait de nous une des rgularits de cet univers sans influence sur son
cours. Nous prouvons cependant notre lien avec lui, nous savons y participer et y jouer un rle, quitte disparatre un jour, non pas pour
basculer dans le non-tre, mais pour nous mtamorphoser et prparer
la venue d'tres diffrents.
Le naturalisme est en pleine mutation. Dans le pass, ractif, il
s'tait conu comme la rplique du culturalisme. Il substituait terme
terme le signe plus au signe moins, proposait le monde l'envers vis-vis d'un monde l'endroit, contrecarrait, par l'attrait des origines, les
effets des fins, restant toujours circonscrit, toujours fascin par le
courant auquel il s'opposait. De l son respect pour l'organisme, pour
l'affect, pour le spontan. Remonter la pente, liminer les blessures
de la violence lgitime, exorciser le spectre du pch, de l'interdit,
reconqurir l'harmonie promise restaient ses aspirations permanentes.
Briser le carcan de la solitude, du monologue, reprendre le dialogue
avec le monde non humain, animal, en raffirmant la participation
l'univers familier, riche de cratures uniques et plein d'allis. Favoriser l'unit tous les niveaux, unit du corps, unit des compartiments
de la vie, unit des groupes auparavant diviss, unit de l'homme qui ne
doit plus tre un collage de parties isoles. En rsum, le retour la
nature tait le projet et la voie suivre.
Le naturalisme, tout en reprenant ce projet, devient prsent actif, soucieux de se donner des fondements propres, de dgager les
savoirs et les pratiques adquates, d'largir le champ de sa critique
radicale en la faisant porter sur l'ensemble nature et socit. Dans
son cadre, trois ides principales s'affirment :

(a)

L'homme produit le milieu qui l'entoure, il est lui-mme son


propre produit.

(b) La nature fait partie de l'histoire, les transformations de la


nature et celles de l'histoire vont de pair.
(c)

La socit n'est plus hors ou contre nature, elle est dans la


nature, par la nature.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

111

[93] La premire de ces ides conduit considrer comme normale


l'intervention des hommes dans le cours des phnomnes et des cycles
naturels, l'instar de toute espce qui, selon ses facults, agit journellement sur les substances, les nergies et sur la vie des autres espces. Ce qui soulve des problmes, ce n'est pas le fait mais la manire d'intervenir dans la nature. Ce qui contrarie celle-ci, ce n'est pas le
fait que l'homme y soit impliqu, mais le but qu'il y poursuit. Une nature pure, que nous n'avons pas faonne, est un muse, une rserve, un
artifice de la culture parmi d'autres. C'est une illusion de croire que la
sensibilit puisse se dvelopper d'elle-mme, en toute simplicit. Il
est vrai que le naturalisme ractif y a cru. C'est une illusion aussi de
prtendre substituer des techniques molles , traditionnelles ,
naturelles , une technique dure , progressive , forcment
destructrice de par son mode d'emploi et ses dimensions et les attributs de toute-puissance qu'on lui confre. La conception d'un environnement indpendant de l'environn, d'une hirarchie superposant
biosphres, technosphres, techno-natures, co-systmes et autres
sphres galement factices qu'il suffit de dbarrasser de leurs pollutions pour que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles n'est gure qu'un passe-temps l'usage des comits et des
confrences. Elle lude la question, s'carte du point de rfrence
simple et oblig : le rapport homme-nature.
Dans la perspective de ce rapport, les tches ne sont pas quivoques. D'abord rendre leur dignit aux techniques du corps. Choisir et
associer les techniques en fonction de l'activit discipline des sens.
Trop souvent, on imagine que puisse se faire de lui-mme l'panouissement des facults sensorielles en une libert d'allures assurant le
contact avec les lments. Et de donner, tort et travers, l'exemple
des hommes vivant proches des plantes et des animaux. Mais ceux qui
les connaissent mieux savent ce que l'acuit, la souplesse, la beaut du
geste, le coup d'il primitifs doivent l'entranement, la vigilance de chaque instant. Recrer, dans le contexte qui est le ntre, le lien
qui transforme tout instrument, toute activit en une projection de

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

112

l'organisme individuel et collectif n'est nullement faire un pas en arrire. C'est reconnatre une erreur, inverser le sens d'une technologie
pour laquelle, jusqu' ce jour, l'organisme devait tre l'appendice et la
projection d'une machine.
Ensuite, rendre positif le rapport homme-nature. Qu'il s'agisse
d'une bche ou d'une charrette, d'une voiture ou d'un calcul, s'il y a
violence, destruction, si leur forme, leur action conduit ruiner notre
monde immdiat, notre communication avec les choses et les tres, la
[94] consquence est la mme : nous exclure d'une relation, obrer
l'change entre collectivit humaine et ensemble animal ou matriel.
La nature est considre comme un rservoir de matires premires
d'o l'agriculture et l'industrie, petites ou grandes, tirent leur nergie ; l'homme, dont le lieu est ailleurs, se donne seulement les moyens
ncessaires pour y puiser. Les sciences et les techniques, servant
l'exclusion, n'chappent plus ce rle de conqurantes, instruments
d'un matre qui possde l'univers.
Dans le sillage d'une reprise en main, d'une autre orientation, le
rapport positif de l'homme la nature pose d'emble qu'au lieu de se
demander si une connaissance est plus ou moins avance, on se
demande pourquoi elle est employe, comment elle entre dans le bilan
des changes avec le monde matriel. Avant tout, il s'agit de considrer l'homme comme une force de la nature, une force parmi les autres.
Son intrt bien compris lui conseille de resserrer les liens, de permettre aux autres forces de se renouveler, de se dvelopper, au lieu
de les puiser dans la recherche sans fin d'nergies exploiter et
d'espces dtruire, d'une abondance qui se transforme constamment
en raret ; de renoncer cette attitude prdatrice si fortement ancre en lui. Alors seulement sa fonction apparatra dans sa vrit, et la
signification de son faire, qu'il s'agisse de travail ou de savoir, se dvoilera. Son vritable rapport sera mis nu comme sa vritable plnitude : tre crateur dans la nature et tre crateur de sa nature.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

113

La nature fait partie de notre histoire, telle est la seconde ide.


Elle a pour effet de souligner la double impossibilit d'un retour un
tat antrieur sur le plan de la ralit, ce que l'on savait dj, et sur
le plan de la thorie, ce que l'on semble encore ignorer. Point d'harmonie pr-tablie entre nous et l'univers qui nous entoure, point de privilge d'une nature vraie, dans le pass. De toute manire, quand vous
pensez retrouver le pass perdu, vous ne mettez rien en danger
(Paul Nizan). Plus illusoire encore est le privilge de cet tat futur,
d'une nature unique, fixe, enfin rendue transparente et domine. La
nature est toujours historique, l'histoire toujours naturelle. L'ide de
cet tat futur vacue l'histoire, introduit la vision d'une volution mcanique, d'un progrs conforme des lois objectives et universelles.
Elle implique que nous nous dsintressions totalement de ses rsultats, parce que son mouvement nous chappe, tant positif et ncessaire.
La nature est une dimension de notre histoire, et nous lui avons
donn une histoire. Seul son prsent nous est accessible. Il n'y a pas
des tats de nature retrouver ou conserver ; il y a des tats [95]
transformer, constituer, et chaque poque a le sien. Dans ce prsent,
plusieurs tches nous attendent. D'abord, mettre un terme aux bifurcations de la nature. Celle de la nature interne - pression des instincts,
besoins du corps, fonctions organiques - et de la nature externe - ensemble de matires et de forces inanimes - ; bifurcation en deux natures trangres dont l'une est proche, sentie, et l'autre loigne,
abstraite, indiffrente. Sortir de la longue chane des habitudes et
des comportements qui ont dcoup la ralit en tranches nombreuses,
vidant chacune de sa substance, de son intrt, de sa couleur et, pis,
de sa signification. Refaire l'unit au lieu de parfaire la division : en
finir avec la diaspora des natures.
Ensuite, faire converger les savoir-faire qui s'y rapportent : art,
science, technique. Chacun dvoile un aspect, dfinit une nature diffrente : pour les sens, pour l'intelligence, pour l'action. La beaut, la
vrit, la pratique paraissent sans lien entre elles, isoles, antagonistes. Pourtant par le canal de chacun de ces savoir-faire, s'coulent

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

114

beaut, vrit et pratique, sans que nous soyons en mesure de relier


les fils qui les unissent, de dcouvrir les filires de passage. Cette
convergence a longtemps t un voeu pieux. Elle devient possible, elle
devient une affaire vitale, ds que l'on dnonce l'autonomie et l'automatisme du progrs, ds que l'on restitue l'homme son rle rel
d'acteur et de rgulateur de la nature.
Aujourd'hui peut donc se poser le problme de trouver l'tat de
nature le meilleur ou le plus conforme notre situation historique,
tout comme s'est pose jadis la question de savoir qu'elle tait la
meilleure cit ou celle qui correspondait le mieux aux forces politiques
en prsence. Problme politique, problme de politique. Ainsi abolies la
distance et l'tranget qui sparent l'ordre naturel du corps individuel
et social, cet ordre ne peut plus tre envisag en termes neutres,
comme un pur objet de conqute. Et avec la familiarit, l'association,
vient une rciprocit du sensible et du peru, de l'imaginaire et du
pens, du multivers projet et du multivers ralis, la place du vide
et de l'abstraction d'un monde indiffrent l'homme. Le cri du retour
la nature est devenu illusoire. Dans la ralit, l'volution nous met au
seuil d'un effectif retour dans la nature.

La troisime ide renvoie une vidence : dans le rapport la nature, c'est la collectivit qui noue les liens et non pas l'individu. La socit appartient la nature et, par-del, produit le milieu naturel par un
travail d'invention constante. Elle est la fois partie de la nature et
cration de nature. Seul l'ensemble des hommes connat la nature,
[96] seul l'ensemble des humains vit l'humain (Goethe). Pourtant,
depuis le nolithique, avec l'apparition des villes et la constitution des
tats, la socit, tout comme la pense, s'est btie contre nature. Elle
a multipli les discriminations entre les hommes au nom d'une ncessit impose par la lutte contre le monde extrieur. Discriminations entre l'habitant des villes et celui des campagnes, entre producteurs et
consommateurs, entre experts et ignorants, entre citoyens et noncitoyens et ainsi de suite. Dans ce rseau de cloisonnements, non seulement chacun est dfini par la fonction qu'il exerce, la richesse qu'il

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

115

possde, le territoire qu'il occupe, le pouvoir dont il dispose et le savoir qu'il s'approprie, mais encore, grce au jeu des inclusions et des
exclusions, il se voit dclar vivant ou mort dans un secteur particulier
du systme social. Sujet anim pour ceux qui lui ressemblent, objet
inanim, instrument, pour tous ceux qui ne le reconnaissent pas. L'accroissement constant des discriminations, et par consquent des
condamnations mort rciproques, accentue les traits du tableau
d'une socit de morts-vivants.
Arguant de la ncessit de se protger contre les nergies souterraines incontrles, de lutter contre la nature interne et organique, la
socit a multipli les interdits. Sexualit, nourriture, pense, affectivit sont ainsi verrouilles dans un carcan de rituels, de valeurs hirarchises qui sont leurs sommets et leurs bas-fonds, leurs paradis
convoits et leurs enfers redouts. Par la voix doucereuse de la persuasion et l'autorit sche de la raison, on en vient accrditer l'ide
que l'interdit cre l'homme, comme la fonction cre l'organe. L'homme
n'existerait donc qu'en obissant ce qui l'empche d'exister, il ne
saurait tre homme sans avoir un policier dans la tte, un prtre dans
le coeur et un censeur sur la langue.
La division du travail, de son ct, cense rpondre aux besoins
techniques prcis de la production d'un surplus qui seul nous met
l'abri de la raret des ressources, spare individus et groupes par des
cloisons tanches pour toute leur vie et pour des gnrations. Mettant
d'abord droite les travailleurs intellectuels et gauche les travailleurs manuels, rduisant le corps des uns et la tte des autres, rptant cette opration des milliers de fois, elle les contracte de plus en
plus jusqu' ce qu'il ne reste que des atomes de tte et des atomes de
corps. Par sa permanence et ses symboles, cette division est devenue
la plus grande force de discrimination, qui enferme chacun pendant la
plus grande partie de sa vie veille dans l'tau d'une routine et d'une
profession. Elle a aussi valeur d'interdit puisque, par des sparations
dtailles, des mises en garde contre tout dpassement de comptences, elle dclare [97] illicites l'accs la totalit et la coopration
entre les hommes. Dans une organisation qui fonctionne selon l'axiome

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

116

chacun sa place et chacun suivant sa place , les individus et les


groupes qui outrepassent ces divisions du travail, des sciences, sont
des empcheurs de produire et de penser en rond. Des candidats
l'expulsion, des marginaux en acte ou en puissance.
Discriminations et interdits combins, congels en institutions, surimposent leur grille aux parcelles d'ides, d'initiatives, d'changes de
paroles, qui entrent dans leur rayon d'action. La liste des limitations
et des permissions, des formules et des conventions, des codes et des
rgles s'allonge et se diversifie de manire prodigieuse. Elle multiplie
les procds de slection et de cooptation dans les diverses sphres
qu'elle dcoupe, transforme le numerus clausus en principe gnral des
relations sociales. Sous le prtexte d'une menace de la nature, d'une
raret persistante, la socit, qu'elle soit religieuse ou laque, coupe
tout lien direct, personnel ou collectif, avec Dieu, le rel, le savoir ou
l'histoire, interposant ses rgles, ses crmonies et la liturgie de ses
grands corps intermdiaires. Elle assume pour ses membres - la mritocratie, la technocratie et la bureaucratie en tmoignent aujourd'hui
comme autrefois la thocratie - la forme d'une socit sacre dans un
monde sacr.
En ressoudant la socit et la nature, en faisant en sorte que les
transformations de la socit se reconnaissent dans le cycle des
transformations de la nature et des rapports que nous avons avec elle,
le naturalisme limine au moins le prtexte de cette sacralisation. Une
socit pour laquelle la nature est un lieu d'panouissement, une ralit non enclose qu'elle peut contribuer dvelopper, est ncessairement une socit dlivre du premier maillon de la chane des peurs.
Ce qu'elle dcouvre dans la nature, n'est pas une harmonie placide, un
quilibre parfait, l'uniformit, en un mot. C'est au contraire la diversit, la cration constante de diversits, la possibilit d'une existence
complmentaire de chaque force et de chaque espce, la discrtion
dans les relations qui permet ces existences autonomes de se poursuivre au bnfice mutuel de tous. La divergence est la rgle, et l'volution se fait sous le signe de la divergence.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

117

Ceci incite donner la parole chaque culture, chaque rgion et


chaque collectivit, laisser chacun avoir la disposition de ce qu'il
produit. Travail, langage, coutumes, techniques, sciences s'empruntent
et s'changent au lieu de s'imposer. Ils ne figurent plus des moyens
servant une fin unique, venue de l'extrieur : ce sont des instruments que leurs utilisateurs recrent des fins voulues et dcides
par eux. Avec ces lments, l'histoire individuelle ou collective n'est
plus une [98] histoire emprunte ou subie : elle se vit, elle se communique. Des actions s'y ajoutent.
En premier lieu, simplifier le rseau des discriminations et des interdits. Est-ce dire que tout devient possible, que tout se fait ou est
faire ? La question n'est pas l. La vraie question est dans le fait que
nos socits entretiennent soigneusement les prohibitions sans pouvoir
expliquer - Alain Touraine l'a montr - pourquoi elles diffrencient les
rles des femmes et des hommes, pourquoi elles dfendent la famille
traditionnelle, pourquoi elles maintiennent le monopole des connaissances, etc. Lorsqu'on les interroge ce propos, prises de terreur, elles
ragissent avec violence, rptent que les choses sont ce qu'elles
sont , sans chercher savoir ce que sont les choses . Sous couvert
de tolrance la critique, la rponse, rgne le tabou de la question,
du vouloir toucher l'intouchable. Mais pour en venir bout, le problme est d'examiner si discriminations et interdits correspondent
un besoin effectif, s'ils ont une raison d'tre actuelle, s'il faut continuer les recevoir comme inhrents une soi-disant nature humaine.
Ceci veut dire, s'agissant des rapports entre hommes - qui mange avec
qui, qui habite avec qui, qui produit avec qui, qui fait l'amour avec qui,
traits essentiels, comme dirait Robert Jaulin - que les interdits cessent d'tre les critres de rencontre entre individus, groupes et gnrations, que leur ombre porte ne s'tend plus sur toute la vie sociale. A la place d'une confiscation mutuelle des hommes et des femmes,
des jeunes et des adultes, la place de l'miettement des activits,
des penses, des sentiments, on tente nouveau l'exprience de fonder une collectivit sur autre chose que la sgrgation et la prohibition. Et de retrouver par la mme occasion le got de ce monde.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

118

galiser, en deuxime lieu. La tendance point de mien ni de


tien 28 , inscrite dans la charte du naturalisme, donne cette exprience un caractre radical. En apprenant chacun qu'il peut dire
non , rcuprant ainsi la force explosive du mot, qu'il a la facult de
prcder le courant ou d'aller contre-courant, le droit d'accepter et
le droit de refuser s'quilibrent. En renonant dfinir les hommes et
les femmes par les fonctions qu'ils exercent, en dnonant le racisme
quotidien des asiles, des prisons, des coles et du langage, en abolissant les classements gnrateurs de morts-vivants, fonds sur la loi, la
science et la technique, on ouvre une brche.
Que chacun soit ce qu'il est, ose penser sans attendre que d'autres
s'arrogent le droit de lui dire ce qui est bon ou mauvais, vrai ou faux,
voil qui galise les initiatives. Tout penser et tout dire. cet effet, jouer avec les rgles du jeu social et politique, faire clater les
[99] consciences prises par des prises de conscience, sous-organiser,
pr-organiser, suivant les circonstances. Et en vrit maintenir toute
structure l'tat effervescent, nomade, non cristallis. Ceci est
moins surprenant qu'il n'y parat. Dans la science et l'conomie, la rvolution, jadis vnement rare et catastrophique, s'est banalise,
symptme d'une acclration historique ; elle devient dans la culture
un mode courant de rsoudre les problmes, de d-ordonner et dhirarchiser institutions et hirarchies, de rgnrer les rapports
sociaux. Brisant ainsi le cercle d'un ordre sacr, on y substitue une
socit profane dans un monde profane. Nous sommes tous lus, il n'y
a ni pcheur ni pch, le meilleur garant d'un avenir radieux est un
prsent radieux ; l'den maintenant, voil ce que signifie l'espoir que
l'on peut mettre dans une telle socit. Et dans une histoire en actes,
juge sur ses actes.
Le naturalisme actif ne se contente pas d'tre la mouche du coche
du culturalisme, d'appeler au grand refus de l'inacceptable. Donc de

28

J'ai dj mentionn l'aspect collectiviste, communautaire du naturalisme. A


cet gard, il met l'accent sur la collectivit des propritaires plutt que sur le
caractre collectif de la proprit qui n'est pas un but en soi.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

119

viser un monde renvers, de contester ce qui le fascine, de se retirer


la priphrie du systme social et culturel comme antisystme et
anticulture 29 .
Dans un temps o l'on a ralis tant de projets longtemps tenus
pour irralisables, o l'on a tant dcouvert et dmenti tant de proverbes - mme celui qui affirme que les paroles s'envolent et que seuls les
crits restent - je ne vois pas pourquoi on devrait demeurer incrdule
quant aux chances du naturalisme de prendre corps et de prendre
pied, solidement. Parmi les changements que la marche du temps opre,
ce serait un des plus radicaux. Surprenant, je vous l'accorde. Les surprises ne doivent cependant pas nous surprendre. La transformation
de la matire en nergie a bien eu lieu quand elle ne devait pas avoir
lieu, le socialisme est bien apparu l o il tait le moins attendu. Aussi
calculateurs et scientifiques que nous soyons devenus, l'histoire, dans
tous les domaines, reste une conqute de l'inconnu, un inconnu que l'on
ne domine jamais entirement et qui rsiste jusqu'au bout. Aussi certains que nous soyons de nos prvisions et assurs de nos moyens, nous
finissons par faire, pour une bonne part, des choses auxquelles nous
n'avions pas pens ou que nous cherchions viter ou exclure.
Mais le naturalisme, direz-vous, ne peut figurer parmi ces choses :
ses ides sont trop aberrantes. Voire. Le physicien Niels Bohr avait
coutume de dire que le seul reproche que l'on puisse faire une hypothse, une thorie, ce n'est pas de s'loigner du rel tel qu'on le
connat mais de pas s'en loigner assez, de ne pas tre assez folle. La
grande erreur des hommes et des socits est peut-tre de s'en tenir, la plupart du temps, des hypothses trop prudentes, qui deviennent rapidement caduques, toute raison s'en tant vapore. Donc de

29

Malgr tout ce qu'on a dit et crit, le naturalisme n'est pas un mouvement


utopique, avide d'habiter des lieux exceptionnels, de raliser des harmonies
impossibles dans des temps indtermins. Il est plutt un mouvement topique,
allant vers des lieux ordinaires, portant son action sur des points dtermins,
se situant dans un temps dfini. On a mme l'impression que l'utopie de l'poque moderne, comme la tragdie dans l'antiquit, est ne en rponse et en raction ce qu'il fait et ce qu'il reprsente.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

120

ne [100] pas s'aventurer assez loin, assez ct. Et s'il y avait une
autre voie ? Et si affronter et rsoudre des problmes c'tait justement faire des hypothses plus folles, en rompant avec ce qui existe,
en explorant des lignes directrices de nouveaux plans et de nouvelles
comtes, au lieu d'extrapoler ce qui existe en tirant des lignes droites
comme autant de plans sur la comte ?
En le suggrant, je risque de choquer les esprits qui opposent aux
ralits des mots peu peu vids de leur substance, comme, par
exemple, la ncessit historique, la croissance conomique, les impratifs de la socit industrielle, la raison scientifique, et bien d'autres.
Toutefois, le naturalisme, vous l'avez constat, n'est ni sans ncessit, ni sans croissance, ni sans impratif, quand vous regardez l'historique, l'conomique, l'industriel, le scientifique dans un horizon largi. Il
entre, en fait, dans le mouvement de bouleversement du monde.
Contre toute fascination, il cherche excentrer le systme social,
clater les notions de centre et de priphrie, ravaler les chelles
hirarchiques un rle secondaire. Il continue tre le mouvement
des grands rveils. Partant, donner libre cours sa vocation et sa
stratgie qui sont de penser et d'exprimenter des avant-systmes et
des avant-cultures, autres et originaux, l'aide de maquettes oprationnelles, de petit format, bien sr - maquettes de sciences, de communauts, de techniques, d'arts nouveaux - mais capables de susciter
des projets varis, de se rpandre et de s'amplifier partout, d'tendre notre vision, notre pratique, au lieu de les concentrer et de les
rtrcir. Des laboratoires, en somme, qui franchissent des limites, ouvrent le spectre des possibilits, rejetant la tentation du repliement
et de l'isolement. Faisant passer travers un univers programm les
fils chargs d'lectricit d'un multivers exprimental. Djouant les
dtours, transformant les chances lointaines, les idaux qui renaissent sans cesse de leurs cendres, en objectifs proches et accessibles.
prouver les ralits venir, lutter pour la nature, notre nature, changer de socit, faire une socit de vivants : la mme chose.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

121

Pour conclure.
Retour la table des matires

Les mouvements sociaux discordants, mieux entendus travers ce


qu'ils ont du mal dire qu' travers ce qu'ils disent, travers ce qu'ils
font ct qu' travers ce qu'ils font de ct, mais aussi les mouvements respectueux de la tradition, engoncs dans une pense et une
action orthodoxes dont fis sont obligs de sortir quelquefois, en [101]
lchant du lest, tmoignent du retour en force du naturalisme. La plupart se contentent pour l'instant de dgeler les habitudes, de fluidifier les institutions, de brouiller les circuits des grandes machineries
intellectuelles dconnectes du rel tel qu'on le voit, tel qu'on le sent.
force de dfaire, les yeux se dessillent sur les vrais supports de la
loi, de l'autorit, de la science, du progrs, de l'ordre et des autres
accessoires de la panoplie culturelle.
Les malaises de la civilisation ne proviennent plus exclusivement de
l'hostilit de l'environnement, de la pression des instincts, de la raret des ressources et des pouvoirs ; ils tiennent au fait qu'elle est une
civilisation du malaise. Puisqu'elle provoque cette hostilit envers l'environnement, exerce cette pression sur les instincts, suscite la raret
des ressources et des pouvoirs. Le monde qui se domestique n'accrot
pas sa part sdentaire. Au contraire : plus il se barde de divisions, de
rgles, de filtrages et de barrires, plus il multiplie les espces
d'hommes qui ne sont pas comme lui, les dracins, en dehors de sa loi
(trangers de toutes classes et races, de tous sexes, de tous ges),
plus gonfle sa part nomade 30 . L'explosion du sauvage - actes, groupes,
30

Sur le fascisme on a beaucoup crit, peu pens. Il est vrai que les structures
du capitalisme ont jou dans son avnement. Non moins vrai que la tche lui a
t facilite. Dans la mesure o ces groupes sociaux, les classes enrages ,
sont rejets non seulement par le haut de l'chelle mais aussi par le bas, et o
les organisations politiques et autres des classes dangereuses s'en dsintressent ou ne tiennent pas compte de ce qu'ils reprsentent, de leur probl-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

122

savoirs - sous des nez tonns, s'employant laguer, dpouiller ce


monde de ses compartimentages, du superflu, pour n'en garder que
l'important, le surprenant, le brut, confirme, s'il le fallait, qu'il n'est
ni la cause ni le mal de la domestication mais sa consquence et son
antidote.
ces vidences s'ajoutent les recherches enfivres de nouvelles
solutions de base dans la socit, retournements violents contre la
sparation homme-nature et ce qu'elle charrie, pressentiment de quelque chose d'autre qui s'annonce et puisse tout changer, conviction et
volont d'une direction neuve qui surgit dans une poque incertaine et
harasse. Mais il fallait replacer le naturalisme dans la perspective
d'un pass que l'on prfre ignorer pour voir combien ses formes et
ses pousses prsentes, juges pidermiques, scandaleuses, sans lendemain, relancent un courant profond d'ides, d'actes et de buts.
Contre le culturalisme et ce qu'il reprsente.
Et encore ceci. Il faut pousser trs loin la mconnaissance pour refuser d'apercevoir combien, au coeur des projets politiques, des initiatives communautaires, cologiques, des aspirations des rapports
sociaux authentiques, libres, il est question de lui. Mais bien davantage
encore dans

la critique du scientisme et le dsir d'une science nouvelle ;

l'clatement et l'interpntration des disciplines scientifiques


(de la biologie la sociologie, en passant par la physique) ;

la fusion des genres artistiques (musique et posie, peinture et


sculpture) ;

[102]

me spcifique, ou encore le traduisent dans un langage et une action qui n'ont


pas de rapport avec ce problme, une rupture se produit, l'alliance qui aurait
t possible ne peut pas se constituer. C'est dans cette brche, la faveur
des circonstances, que nat notamment le fascisme, et au lieu d'une rvolution
progressive, on assiste une rvolution conservatrice.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

123

l'intrt tmoign aux matriaux bruts, y compris les lettres


isoles des mots, aux restes et aux rebuts dlaisss ou pollus
de la vie matrielle et humaine : pop'art et action painting en
sont un exemple frappant, tout comme la science des dchets,
ou la musique l'coute des sons vulgaires ;

l'actualisme des thmes et des proccupations tirs du monde


quotidien, des bidonvilles et des villes-bidon.

En un mot, la politique, l'art et la science se font naturalistes.


Pourquoi avance-t-on reculons pour arriver la hauteur du naturalisme, au lieu de lui faire face, de sauter enfin le pas, de le rebtir
avec les matriaux de notre temps ? Comment expliquer le fait qu'on
touche sa force, incomprhensible beaucoup de gens et jaillie d'un
langage tranger, qu'on y touche sans en avoir l'air, sinon par une longue tradition d'interdit et de mfiance son gard ? On le veut fragmentaire, irrationnel et archasant. On prdit sa fin aussi rgulirement qu'on prdit la fin de la matire, de l'homme ou de la guerre.
En vrit, comme toutes les vastes hypothses - l'atomisme pour la
matire, l'volutionnisme pour les tres vivants, le socialisme pour la
socit, etc. - que l'humanit invente un moment donn et passe le
reste de son existence rver, prouver et raliser, il est encore
dvelopper. Il rvle notre aujourd'hui (c'est pourquoi j'ai crit ce
texte) et aussi, dans son unit profonde, il participe de notre avenir.
Alors que se prpare une des plus grandes mutations intellectuelles,
sociales et psychologiques de tous les temps, il est dans le courant
principal. Sans lui, sans sa marque, et mutations et rvolutions -un coup
d'oeil vers le pass rcent nous en assure - seront vides d'un lan
essentiel, resteront des coquilles bantes, des carcasses de machines
collectives, des pyramides pharaoniques sur le sable tourment de
l'histoire. Son volution, sa vision qui ressemblent tout et ne se comparent rien jettent une lumire crue sur ces perspectives. Courant
d'aube, on le croise et le recroise chaque fois que savoirs, pratiques et

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

124

socits sont mis en chantier, que s'bauche le procs de leur formation.


Ainsi aujourd'hui, en cette fin de sicle. S'il ensauvage la vie, c'est
afin de la recommencer et la recommencer en la prenant tout prs de
ses racines.

Venise 1973.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

[107]

Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)

Deuxime texte
LE MARXISME ET
LA QUESTION NATURELLE

Retour la table des matires

125

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

126

[109]

Peu d'entreprises intellectuelles qui, de nos jours, intressent


l'homme, la socit, se conoivent sans rfrence au marxisme * . La
comparaison des zones d'interfrence avec lui est un travail salutaire
parce qu'elle donne accs une source ingale de renouvellement, de
mise l'preuve de ses propres opinions ou analyses scientifiques. Ce
sont les rsultats d'un tel travail que je prsenterai ici. Prenant pour
point de dpart ce qu'il est convenu d'appeler la rvolution scientifique et technique, j'ai t amen montrer, dans un ouvrage rcent 31 ,
qu'elle nous oblige changer nos ides sur la nature et sur les rapports de celle-ci avec la socit. plus d'un titre, les conceptions que
j'y ai avances, les conclusions auxquelles je suis arriv, peuvent tre
juges proches des thses du matrialisme historique propos des
mmes questions et appropries l'tude des forces productives.
Avant de procder cette mise en relation, un bref rappel des
conceptions auxquelles je fais allusion ne me parat pas inutile.
Les incertitudes lies la notion de nature, que nous partageons
tous, tiennent tantt au contenu qu'elle embrasse, tantt la forme
qu'elle revt. On a coutume d'opposer la nature la technique ou l'art,
opinion taye par la conviction profonde qu'il existe un ordre indpendant de l'homme. La prsence de celui-ci, son faire, dtermine l'art
ou la technique ; la nature prcde ce faire ou reprsente le domaine
qui le dpasse. L'antagonisme des phnomnes artificiels et des phnomnes naturels, la csure entre les deux, est un postulat qui a pour
corollaire la liaison entre la multiplication des premiers [110] et le recul des seconds. Ainsi le monde humain est-il obligatoirement un monde
d'artifices qui ne cesse de s'tendre. O convient-il de situer le mon*
31

Une premire version de ce texte a t publie dans la revue Hommes et


Socits .
S. MOSCOVICI : Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, 1968. [Livre
disponible dans Les Classiques des sciences sociales, JMT.]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

127

de naturel ? Selon les uns, aux origines, avant que notre labeur ait profondment mordu sur les processus spontans des rgnes anims ou
inanims. Selon les autres, la fin, lorsque l'intelligence et la science
seront devenues suffisamment vastes pour saisir la plupart des lois
matrielles et dvoiler la ralit ultime qui reprsente aussi le point
suprme de notre matrise de l'univers. Les cris de retour la nature ou de conqute de la nature traduisent chacun une de ces visions.
y regarder de plus prs, ces propositions, communment acceptes, clent d'innombrables paralogismes. Avant tout, il est impossible
de situer un tat normatif de nature l'aube de l'humanit, car nous
ne connaissons aucune parcelle du rel exempte d'intervention humaine, sans contact avec l'art ou la technique. Si l'on projette au contraire cet tat dans un avenir indfini, l'exprience vient dmentir l'espoir d'une nature dfinitive vers laquelle tout nous attire. Chaque fois
que l'on a cru atteindre le mystre dernier des choses et des tres, on
n'a treint qu'un mirage. La perspective tlologique a t, en l'occurrence, aussi peu fconde que dans la connaissance des phnomnes biologiques ou sociaux. De manire positive, nous ne pouvons envisager que
des tats de nature successifs, dont les transformations sont concomitantes de celles de nos rapports aux lments qui les composent.
Les artifices, comme les savoirs, concrtisent ces rapports et figurent
les mdiations entre leurs termes humains et non humains. Les diffrences d'avec les entits dites naturelles sont relatives, volutives.
Historiquement, la mtamorphose d'une totalit artificielle en totalit
naturelle est un processus constant. Trois sicles se sont couls
avant que le mouvement d'une horloge soit institu en tant que mouvement des plantes, et il a fallu presque autant de temps pour que
l'lectricit, jadis effet accidentel d l'homme, soit reconnue comme effet universel existant hors du cercle de notre action. Tout ce
que nous posons comme donn est aussi notre produit.
Ces vidences n'ont pas reu l'attention qu'elles mritent, parce
que l'on confond deux notions qu'il faut distinguer : celle de matire
et celle de nature. La matire signifie les divers corps, les diverses

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

128

puissances envisages de manire autonome : vgtaux, lments chimiques, forces nuclaires, forces biosociales, etc. La nature exprime
leur organisation, le systme qui rsulte de la combinaison varie de
ces principes matriels. Nous insistons sur la varit, notamment dans
le temps, de ces combinaisons, et sur celle des facteurs qui y participent. [111] On a l'habitude d'exclure l'humanit de cette organisation.
Or il n'est d'autre motif cette exclusion que mtaphysique. Une
puissance matrielle est un pur nant, un non-tre, si elle ne s'articule
pas avec les facults humaines, et ces facults se constituent uniquement eu gard une telle puissance. Plusieurs ordres naturels sont
possibles dans l'univers : le ntre nous pose un ple et pose les forces matrielles l'autre ple. Un ordre qui ne rsulte pas de l'activit
humaine est, pour nous, aussi chimrique qu'une technique qui n'aurait
pas de fondement substantiel indpendant de cette activit. L'homme
joint la matire, voil la dfinition concrte, vritable, de notre nature.
L'histoire humaine de celle-ci s'en dduit immdiatement. Nous la
percevons de manire scinde : volution de l'intelligence, des habilets, des sciences, d'un ct ; accumulation d'nergies, de matriaux,
de l'autre. Cependant on ne peut nier une interdpendance rigoureuse,
ni manquer d'observer l'imbrication de ces deux mouvements apparents. L'homme a repris son compte l'histoire autonome des forces
matrielles et l'a prolonge au-del des limites reconnues en inventant, pour ainsi dire, des espces physiques et biologiques. Rciproquement, les proprits qui sont les siennes, il les a produites travers ce processus de travail qui est aussi un mode de connatre ; elles
se sont inscrites dans ces forces matrielles qui ont assimil l'histoire
humaine. La succession des tats de nature : tat organique, tat mcanique, etc., des combinaisons de pouvoirs humains et non humains,
est la preuve empirique de cette assertion. Renonant l'ide de
l'animal humain et de la nature non humaine pure matrialit, et reconnaissant le fait, indniable, que l'homme social, biologique, tre de nature, est un tre de nature humaine, qui n'est donc ni un produit passif
ni un matre de l'extrieur mais le crateur entreprenant de soi et de

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

129

son milieu, j'ai tir deux consquences. La premire est que nous ne
sommes intresss que par la nature nature, dont nous sommes partie
et sujet. La seconde vise l'existence d'une histoire humaine de la nature, autonome, et que nous pouvons connatre puisque nous l'avons,
dans une large mesure, faite.
Une fois ces notions admises, on soulve, bien entendu, le problme
de l'activit spcifique grce laquelle la socit humaine institue son
ordre naturel et met en mouvement son histoire. D'emble on se trouve dans l'obligation de diffrencier la production des objets de la production (cration) du travail ou des savoir-faire. La premire transforme les matriaux existants afin de satisfaire les besoins et de
pourvoir divers usages. La seconde se propose d'obtenir des qualits
physiques et intellectuelles, d'tablir les changes avec le monde anim [112] ou inanim dont ces qualits dpendent. L'invention et la reproduction du travail, des facults de l'espce, sont ses processus
spcifiques. Par leur truchement sont engendrs d'une part les ressources et d'autre part les liens interhumains destins assurer la
communication avec et dans l'univers matriel. La production des objets et la production du travail, des savoir-faire, sont des phnomnes
autonomes, irrductibles l'un l'autre.
La proposition essentielle est la suivante : nous difions notre nature non par le fait de travailler mais par le fait de crer du travail. En
d'autres termes, nous nous affirmons sujets de cette nature en employant les habilets engendrer de nouvelles habilets, et non pas en
les appliquant simplement aux oprations que la ncessit nous impose.
Les rsultats de cette cration - savoirs, facults, sciences, arts, etc.
- sont inappropriables socialement, conomiquement. Suivant la formule consacre, il s'agit de dons gratuits de la nature , au mme titre
que l'eau, l'air, la terre, etc. Les relations entre les hommes et avec la
matire, sur ce plan, forment des relations naturelles. Elles ne se
confondent pas avec les relations sociales, conomiques, qui s'tablissent autour de la production et de la consommation. La nature humaine
englobe tout ce qui a trait la gense des talents et des ressources, la
socit humaine se manifeste travers les lois de la proprit, la dis-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

130

tribution des richesses et des pouvoirs. Cette opinion s'accorde avec


une vue constante de l'conomie politique. Je retrace ici la frontire
qui spare les activits naturelles de l'homme de ses activits proprement sociales en accentuant gros traits l'individualit qu'elles
constituent.
L'tat naturel, dans cette optique, n'est pas un repre servant
dfinir, surtout par contraste, des ralits d'un autre genre - artifices, socits, etc. - ni une dnomination commode du champ des sciences, des arts ou des techniques. De plus l'analyse laquelle j'ai eu recours commande de le regarder comme tant la fois indpendant et
historique, compos de facteurs humains et non humains. Assurment,
les contours d'un modle adapt ces impratifs, les parties et les
rapports qu'il comporte, se trouvent parmi les thories qui ont t
avances jusqu' ce jour. J'en ai pouss les consquences jusqu' leur
terme, et j'y ai ajout les corollaires qui me paraissaient importants.
L'ide d'histoire humaine de la nature s'inscrit clairement dans la
chane de ces dductions. Pour la rendre plus concrte, il faut rattacher ces processus d'invention et de reproduction des savoirs, des
facults, qui lui fournissent un contenu.
coup sr, ce ne sont ni les mmes hommes ni les mmes ressources [113] qui agissent tout au long de l'histoire qui nous occupe. Continuellement surgissent des humanits et des matrialits distinctes. Le trait remarquable est que les collectivits se diffrencient
en fonction de leurs habilets, de leurs savoir-faire respectifs et de
la manire dont ils les crent, c'est--dire s'adjoignent les talents, en
incorporant par ce moyen leur tre profond les attributs matriels.
Corrlativement, l'organisation de la matire se diversifie. L'homme,
loin de demeurer une notion abstraite, une entit idale, s'y dcouvre
en tant qu'agriculteur, artisan, ingnieur, scientifique, etc. Le domaine
d'action d'une de ces catgories historiques est associ, un moment
dtermin, des puissances matrielles caractristiques : vgtaux et
animaux, forces mcaniques, phnomnes chimiques et lectriques,
etc. Les relations entre ces groupements humains et leurs correspondants matriels, du point de vue de leur invention et de leur reproduc-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

131

tion, sont spcifiques. L'artisan a pour principale proccupation le modelage des sens, du corps humain, la transmission des savoirs d'un individu ainsi form la force et la facult de travail d'un autre individu. L'ingnieur accorde la priorit l'invention, la transcription des
savoirs organiquement fixs en mouvements, chocs et proportions de
poids. Les facults que chacun de ces groupes crent, et que parfois
une couche savante restructure, s'organisent en systmes de disciplines : arts, philosophies, sciences, techniques. Ces systmes sont les
matriaux vritables, tangibles, de la nature et de son histoire. On
observe une concordance entre certains systmes de disciplines et un
tat de nature : l'art, la philosophie naturelle grecs et la nature organique ; la technique, la philosophie mcanique et la nature mcanique ;
la science, la science applique et ce que j'ai propos d'appeler la nature cyberntique. la lumire de ces hypothses, l'apparition et la
succession des natures humaines s'accompagnent de l'apparition successive des arts, des philosophies, des sciences, ainsi que des groupements humains qui s'y consacrent, et de la transformation des uns
dans les autres. Dans l'ouvrage dont j'ai fait mention, j'ai propos une
thorie, un principe gnral de cette transformation et des concepts
qui en rendent un compte rigoureux. Il est inutile de les rcapituler ici.
En change, il est indispensable de tenir pour tabli que :

l'humanit est engage dans un double mouvement historique,


celui des tats naturels, et celui des tats sociaux ;

la socit et la nature traduisent deux formes diffrentes de


rapports entre les mmes termes, et non pas des termes diffrents d'un mme rapport qui poserait d'un ct les hommes et
de l'autre [114] les puissances matrielles externes. Le lien entre ces ralits singulires est ncessairement un lien historique.

L'articulation de l'ordre social et de l'ordre naturel fait partie du


petit nombre de questions qui s'imposent nous de manire insolite et

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

132

renouvele. On y rpond souvent en cherchant dlimiter strictement


les contours de la substance biologique de notre espce, laquelle
s'ajoute ou se surajoute l'univers des rgles, des contraintes dues
l'interaction entre ses membres. Dans mon enqute, cette solution
n'avait pas de place, car elle prsuppose ce que je nie, savoir une
nature de l'homme et du monde, invariables, prcdant leur rencontre. Au contraire, pour autant que l'humanit engendre et fait fusionner la nature subjective et la nature objective, lors de la cration
de ses facults, elle est socialement engage dans l'ordre naturel et
naturellement prsente l'institution de l'ordre social. On pourrait
avancer l'hypothse que depuis longtemps elle a consacr une partie
de ses forces de travail au premier, en inventant et reproduisant ses
facults, se rservant l'autre partie pour le second, notamment pour
produire, changer, consommer. Jusqu' une poque rcente, la sparation de ces deux genres de travaux, inventifs et productifs, n'a pas
t visible, elle commence de l'tre de plus en plus, ainsi que nous le
dmontre l'essor de la science.
Chemin faisant, une dimension nouvelle s'est ajoute mon analyse.
Si vritablement, comme l'ont prouv de nombreux savants, les transformations conomiques, historiques, continuent les transformations
des rapports l'univers matriel, ce que je situe au coeur des tats de
notre nature se rvle tre proche, sinon identique, du ct de la socit, aux forces productives. Une tude faite en ce sens montre que
c'est le cas, et que leur mouvement concide avec celui de nos systmes de disciplines, des groupements humains gnrateurs de ces systmes, et des ressources qui les accompagnent. Ds lors, claircir les
processus qui prsident l'histoire humaine de la nature revient, ipso
facto, approfondir l'histoire des socits, puisque ces forces ont t
utilises des fins explicatives sans avoir t elles-mmes, comme on
va le voir, lucides. Leur tude, comme celle de la formation de nos
ressources et de nos facults, le contenu et l'histoire de notre nature,
chappe l'conomie ou aux sciences qui lui sont proches. J'ai avanc

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

133

dans cette perspective 32 quelques arguments en faveur d'une nouvelle science, la technologie politique, susceptible d'obvier cet inconvnient, de suppler au manque. La cration de cette discipline aurait
pour effet de systmatiser toute une srie de recherches actuelles
qui convergent vers l'analyse des changes naturels, [115] celle des
rapports entre ceux-ci et la socit, la structure des forces productives rvle au cours de la rvolution scientifique et technique. Elle
redonnerait aussi, certainement, un plus grand lustre l'histoire des
sciences, des techniques, des arts, traite actuellement de manire
accidentelle, en marge de l'histoire du discours philosophique ou de la
civilisation.
Ces vues thoriques trouvent un certain cho dans le matrialisme
historique et clairent, je crois, une srie de tches qu'il s'est fixes
sans les achever. Ne pouvant gure tre la fois juge et partie, je ne
prtends pas au titre de marxiste. Si les conceptions avances sont
objectives, si elles ont une valeur heuristique, leur accord avec la
science marxiste serait une consquence normale sans que l'on doive
recourir immdiatement leur tiquetage, leur classement dans une
catgorie positive ou ngative du savoir. Mes intrts sont plus troitement dlimits par notre situation historique concrte, et le degr
de comprhension auquel j'ai abouti est le seul critre de dcision
ayant validit et fcondit, me semble-t-il. L'adquation pure et simple une doctrine est le souci de ceux qui attendent le crpuscule
pour penser et dorment le jour pour refaire leurs forces, qui, saisissant uniquement les reflets, les derniers rayons du soleil, s'imaginent
que leur penser est un faire, alors que c'est le faire qui est un penser
pour ceux qui s'veillent avec le jour et l'escortent. Je ne suis donc
pas tent par une dmonstration d'orthodoxie et je n'essaierai pas de
suggrer, dans les pages qui suivent, une interprtation particulire du
matrialisme historique. Le Capital n'est pas Hellzapoppin et chacun,
tant son propre guide, peut, en le lisant, y recueillir l'essentiel.

32

Voir op. cit., Conclusion, p. 563 et seq.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

134

[117]

Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle

Chapitre 1
Karl Marx : ceux qui l'ont lu
et ceux qui ne l'ont pas lu *.
1) Les mots-papier et les mots-vie.

Retour la table des matires

La nature, son histoire et leur concept sont, dans la perspective


que j'ai propose, associs d'autres contextes qu' ceux auxquels on
les amalgame et par rapport auxquels on a l'habitude de les fixer.
Dans les divers crits de Karl Marx, publis de son vivant ou posthumes, on rencontre des intuitions et des analyses voisines de notre
monde naturel et de ses liens avec l'histoire sociale. Des esprits svres y subodorent probablement un relent de mtaphysique et, de ce
fait, se croient tenus de s'en carter, refusant de s'intresser aux
choses qu'enveloppe un tissu d'ides approximatives. Mais il se trouve
que les choses sont mtaphysiques , c'est--dire fondamentales, et

l'encontre de ce que l'on pourrait supposer, ce titre est inspir par celui du
clbre ouvrage de Pierre DUHEM, tudes sur Lonard de Vinci : ceux qu'il a
lus et ceux qui l'ont lu, et non point par certains travaux plus rcents.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

135

se laissent recouvrir par les ides qui sont disponibles dans l'instant.
Nous devons donc les prendre comme telles, au lieu de nous servir d'un
prtexte douteux pour les rcuser.
Les crits de jeunesse de Marx existent, leur importance est capitale. C'est dans ces crits que sa rflexion concernant notre rapport
la nature se prsente de la faon la plus directe. Les rudits l'ont
maintes fois not : ces crits reprsentent un rapprochement lucide
de Feuerbach, un loignement polmique de Hegel. Pour tre bref, je
dirai qu'ils sont dans la mouvance du naturalisme. En effet, pour les
jeunes philosophes allemands, le contact avec la pense de Feuerbach
fut un choc et une rvlation : le choc que produit la lumire lorsqu'elle [118] envahit une pice obscure et confine, la rvlation d'une autre manire de respirer l'air du monde. L'enthousiasme fut gnral,
crit Engels qui s'en souvient encore quarante ans aprs, nous fmes
tous momentanment des feuerbachiens 33 .
Qu'apporte-t-il, sinon d'abord une fringale de concret, une dfense et illustration de l'homme en tant qu'tre physique et non point mtaphysique, un tre dont les sens sont riches de la richesse de l'univers et dominent la raison, une saine rbellion contre le rituel philosophique, religieux et scientifique, une recherche de communication directe, intime avec tout ce qui l'entoure ? Il n'y a pas d'un ct l'homme et de l'autre la philosophie ; la philosophie, du moins la nouvelle, est
l'homme mme qui pense, l'homme qui est et sait qu'il est l'essence
de soi de la nature . Il n'y a pas d'un ct le sujet, de l'autre ct
l'objet ; l'objet trouve son unit dans et par le sujet, qui de ce fait
est un sujet actif, donc dou de la facult de sentir et de penser, de
se laisser pntrer par les stimulations qui lui viennent du dehors et
de projeter au-dehors les visions, le savoir qu'il a labors en dedans.
Il n'y a pas d'un ct l'homme et de l'autre ct les tres transcendants, Dieu, l'Ide, etc. : les tres transcendants sont ses produits et

33

F. ENGELS : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,


Paris, 1961, p. 23.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

136

la transcendance de ces tres, le rsultat de sa mconnaissance et de


son alination.
Ce sont l quelques lments d'une mise en demeure bouleversante
de l'humanisme abstrait et sacr des grandes doctrines fondes sur la
ngation de la nature relle au profit d'une nature idale, du corps au
profit de l'esprit, sur l'inquitude devant la jouissance et la mfiance
envers la connaissance sensible, tout coup infrieure, source d'erreurs et d'garement. Lui est oppos un humanisme concret et profane, voire profanateur, pour lequel l'affirmation de la nature, de son
propre corps, la confiance envers la connaissance sensible est glorifie
en tant qu'ultime critre de la vrit. C'est seulement de Feuerbach
que date, crira Marx 34 , la critique humaniste et naturaliste positive. Une critique veille nouveau par la volont de sortir des
grands cimetires de l'esprit, des chteaux en papier, par la volont
de se retremper dans le courant de la vie et des ralits qui sont de
l'homme et pour l'homme. Vrit est l'homme et non pas la raison,
lisait-on dans l'Essence du Christianisme, vrit est la vie et non la
pense qui reste sur le papier, qui trouve sur le papier l'existence qui
lui convient. Le glas qui sonne la fin de la philosophie allemande classique sonne en mme temps la fin de la philosophie papelarde. Feuerbach le philosophe rustique, le philosophe de l'cart, tire la corde pour
annoncer que le temps de cette fin est arriv.

34

K. MARX : Les Manuscrits de 1844, Paris, 1962, p. 3. [Livre disponible dans Les
Classiques des sciences sociales, JMT.]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

137

[119]

2) La pense manuelle
et la pense frontale
Retour la table des matires

La rvolte des masses populaires, la pratique de cette rvolte o se


nouent de nouvelles solidarits, o se dbouchent de nouveaux horizons, o se rveillent de vieux dmons qui dressent priodiquement
l'oreille (d'eux se rclament les millnaristes, mais aussi les sansculottes), cette rvolte apporte le message d'une autre fin. La fin de
l'oppression dans un monde que l'on voudrait voir envelopper du linceul
tiss par des milliers et des milliers de bras. Ces masses ne sont nullement muettes : elles parlent d'elles-mmes et pour elles-mmes. Ces
masses ne sont nullement engourdies : leurs mains pensent, d'une pense qui va de la main la main, manuelle en somme, dnonant partout
les ruses et les distorsions d'une pense frontale passant de cerveau
cerveau, prenant les vessies de la thorie pour les lanternes de la ralit, ses constructions de concepts pour des reflets des pratiques.
Une pense non pas avec la tte mais sur la tte, qu'il faut, l'expression est reste clbre, remettre sur ses pieds. Ces masses l'ont
bien compris puisque leurs philosophes d'tabli ou nomades - tailleurs,
tanneurs et colporteur -, leurs conomistes autodidactes, leurs penseurs manuels formulent fort clairement, et chacun peut le comprendre et en tre frapp, les descriptions et les polmiques de la socit,
les attendus des solutions qu'ils proposent. travers leurs chansons
et leurs mots d'ordre, on peroit aussi le cri du coeur tromp, l'image
du corps mutil, l'amertume du temps, donc de la vie, vol. Malgr les
rouages de l'exploitation, les lois couches sur le papier et violes
dans le brassage quotidien, l'espoir renat d'une existence digne, d'un
coeur purifi et d'un corps redress, d'une socit de justice et d'un
univers rconcili auquel on n'a jamais cess de rver : la socit

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

138

communiste. Le naturalisme de rvolution et de socialisme d'idal


cheminent indistinctement dans l'esprit de ces masses luttant pour
une autre existence, pour un autre monde. Fourier ou Weitling ne sont
que l'cume du mouvement qui chemine ainsi.
Dans les crits de jeunesse de Marx se runissent ces deux veines
naturalistes, l'une tourne contre la philosophie de la raison abstraite
et de l'esprit spar, l'autre tourne contre la socit d'oppression
concrte et de travail alin. Il a reconnu la faille politique de la premire, preuve cette lettre du 13 mars 1843 Runge : Les aphorismes de Feuerbach ne me conviennent pas sur ce seul point qu'il renvoie
trop la nature et pas assez la politique. Or c'est la seule alliance
qui peut permettre la philosophie de devenir une vrit. Il cherche
donner une cohrence thorique la seconde, en [120] prouver la
ncessit. Dans le sillage de Feuerbach, il s'en tient cependant, et ce
sera un de ses points fermes, l'unit de la socit et de la nature.
Pourquoi paraphraser ce qu'il a exprim fort clairement comme suit :
Mais mme la nature prise abstraitement, isole, fixe dans la sparation de l'homme n'est rien pour lui 35 . Elle commence, au contraire, avoir une existence en rapport avec les oeuvres humaines, comme
oeuvre humaine. Le travail du corps et de l'intelligence est l'artisan du
lien nou entre la nature subjective de l'homme et la nature objective
du monde, l'accoucheur de leur devenir commun. L'homme, en travaillant, se reproduit biologiquement, socialement, fabrique des outils,
reconstitue sur un mode diffrent son animalit et son univers. Il se
confirme de la sorte dans son tre organique et son savoir rationnel,
pratique, il prouve le caractre gnrique de son tre et le caractre
gnrique de son savoir : C'est prcisment dans le fait d'laborer
le monde objectif que l'homme commence donc faire rellement ses
preuves d'tre gnrique. Cette production est sa vie gnrique active. Grce cette production, la nature apparat comme son oeuvre et
sa ralit'. 36 Et Marx de s'insurger contre ceux qui nient cette

35

Idem, p. 147.

36

Idem, p. 64.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

139

vidence, contre tous ceux qui s'installent dans la quite dissociation


de l'homme et de la nature, du sujet et de l'objet, divisant par ce
moyen la connaissance de la vie : Dire qu'il y a une base pour la vie et
une autre pour la science est de prime abord un mensonge . Mais, audel, il vise la sparation, sur laquelle il est maintes fois revenu, de la
socit et de la nature, l'opposition, qui en dcoule, de l'histoire et de
la nature, sparation propre aux conceptions philosophiques et religieuses : Les rapports entre les hommes sont de ce fait exclus de
l'histoire, ce qui engendre l'opposition entre la nature et l'histoire 37 .
L'alination dans et par le travail est une des facettes de cette
exclusion. Sa division qui l'emprisonne, sa sparation des autres activits vitales qui le morcelle, sa fixation au ple de la pauvret dont il est
devenu la maldiction, son vacuation du ple de la richesse dont il est
devenu la jouissance, sont les manifestations palpables d'une existence rendue trangre elle-mme, au corps qui est sa substance, au
monde qui est son produit et au produit qui est son monde. Cette existence, celle de l'ouvrier en dfinitive, est le prototype de toutes les
existences rendues trangres leur socit, des socits humaines
rendues trangres leur nature. Seules l'abolition de la proprit
prive et l'instauration du socialisme jettent les fondements d'une
transformation de tels modes d'exister, de la reconnaissance du lien
l'univers, de l'mancipation de l'tre psychique et physique : L'abolition de la proprit prive est donc

120

l'mancipation totale de tous les sens et de toutes les qualits humaines ; mais elle est cette mancipation prcisment parce que ces
sens et ces qualits sont devenus humains, tant subjectivement qu'objectivement. L'oeil est devenu l'oeil humain de la mme faon que son
37

Idem, p. 42.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

140

objet est devenu un objet social, humain, venant de l'homme et destin


l'homme. Les sens sont donc devenus directement dans leur praxis
des thoriciens. Ils se rapportent la chose pour la chose, mais la
chose elle-mme est dans un rapport humain objectif elle-mme et
l'homme et inversement. Le besoin et la jouissance ont perdu de ce
fait leur nature goste et la nature a perdu sa simple utilit, car l'utilit est devenue l'utilit humaine 38 .
La relation de l'homme et de la femme apparat ici primordiale. Elle
est dans la logique du courant dont Marx suit la veine. Prototype et
idal de toutes les autres relations, elle permet de jauger le niveau
auquel est arrive la socit humaine. Ce qui est dit semble familier
premire coute mais prend, mieux l'entendre, une rsonance beaucoup plus profonde et plus gnrale : Le rapport immdiat, naturel,
ncessaire de l'homme l'homme est le rapport de l'homme la femme... Dans ce rapport gnrique naturel, le rapport de l'homme la
nature est immdiatement son rapport la nature, sa propre dtermination naturelle. Dans ce rapport apparat donc de faon sensible, rduite un fait concret, la mesure dans laquelle, pour l'homme, l'essence humaine est devenue nature, ou celle dans laquelle la nature est devenue essence humaine de l'homme. En partant de ce rapport on peut
donc juger tout le niveau culturel de l'homme. Du caractre de ce rapport rsulte la manire dans laquelle l'homme est devenu pour luimme tre gnrique, homme, et s'est saisi en tant que tel ; le rapport
de l'homme la femme est le rapport le plus naturel de l'homme
l'homme... Dans ce rapport apparat aussi dans quelle mesure le besoin
de l'homme est devenu un besoin humain, dans quelle mesure l'homme
autre en tant qu'homme est devenu pour lui un besoin, dans quelle mesure, dans son existence la plus individuelle, il est en mme temps un
tre social.
Dans l'acte de connatre aussi, le sujet et l'objet sont en rapport,
dveloppent leur rapport non pas parce qu'ils sont poss en tant que
tels, mais parce qu'ils sont d'une certaine faon l'un dans l'autre et
38

Idem, p. 92.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

141

l'un par l'autre. Le fait de les poser ou de les abstraire de cette activit grce laquelle ils se constituent n'est qu'un des avatars de
l'alination, d'une conscience de soi idale dont le pendant est une
chosit inerte. Mais quand l'homme rel, en chair et en os, camp
sur la terre solide et bien ronde, l'homme qui aspire et expire toutes
[122] les forces de la nature, pose ses forces essentielles objectives
relles par son alination comme objets trangers, ce n'est pas le fait
de poser qui est sujet ; c'est la subjectivit des forces essentielles
objectives, dont l'action doit tre galement objective. L'tre objectif agit d'une manire objective et il n'agirait pas objectivement si
l'objectivit n'tait pas incluse dans la dtermination de son essence.
Il ne cre, il ne pose que des objets, parce qu'il est pos lui-mme par
des objets, parce qu' l'origine il est Nature. Donc dans l'acte de poser, il ne tombe pas de son activit pure dans une cration d'objet,
mais son produit objectif ne fait que confirmer son activit objective,
son activit d'tre objectif naturel 39 .
Et de continuer par une dclaration qui porte trs loin : Nous
voyons ici que le naturalisme consquent, ou humanisme, se distingue
aussi bien de l'idalisme que du matrialisme et qu'il est en mme
temps la vrit qui les unit. Nous voyons en mme temps que seul le
naturalisme est capable de comprendre l'acte de l'histoire universelle 40 . moins de mal dchiffrer la phrase que l'on vient de lire ou
de croire une rdaction htive, elle signifie une conversion radicale,
et d'abord de la manire de penser, de la conception de l'histoire, du
sens et de la place accorder au matrialisme et l'idalisme. Certes,
il n'est pas ngligeable de considrer que la matire ou l'tre existent
ou non de manire indpendante, en dehors de l'esprit ou de la pense.
Mais s'en tenir cette indpendance ou cette extriorit, la seule
diffrence rside dans le poids accord chacun des termes, le reste
demeurant identique : le matrialisme n'est alors qu'un idalisme retourn. Ds qu'on les envisage - matire et esprit, sujet et objet -

39

Idem, p. 136.

40

Ibidem.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

142

dans le contexte concret, dans le contexte de leurs relations sur une


terre bien ronde , le fait qu'ils soient externes ou internes l'un
l'autre, spars ou unis, la diffrence devient capitale ; on reconnat
leur vrit, et si cette vrit est de l'histoire, le naturalisme est seul
capable de comprendre . Je ne rappellerai pas davantage ici les
textes passionns crits sur cette trame. De plus rudits que moi les
ont comments depuis bientt un demi-sicle dans tous les sens, rarement dans le bon. Je crois cependant avoir fait ressortir un de leurs
aspects essentiels.

3) La chasse au Marx.
Retour la table des matires

Depuis leur dcouverte, leur retour dans notre mmoire, ils n'ont
cess d'intriguer, de gner, comme s'ils contenaient quelque chose
[123] d'incongru et de scandaleux. Ils n'ont pas fini de faire parler
d'eux. Aprs le temps des mites, celui des fourmis ; aprs l'abandon
et l'oubli sont venus les interprtes soucieux de les rtablir dans la
continuit de la pense marxiste, de fixer leur rle dans l'volution de
cette pense. Deux coles se sont dpches, ce travail, de passer
ct du principal. D'une part l'cole humaniste, rebelle la forme systmatique des travaux de la maturit de Marx, choque par la froideur
de son analyse conomique du capitalisme, par l'expos dcharn de la
lutte des classes en tant que moteur de l'histoire, par l'allure scientifique de l'appareil dmonstratif qui les charpente. Dans le style et les
penses chaudes du manuscrit, elle aperut un antidote, retrouva la
chair qui manquait aux concepts, la couleur absente des descriptions
de l'change conomique entre les hommes, la dimension humaine de
l'exploitation, de l'impuissance, de la dpendance souffrantes et sans
recours dans cette socit qui cultive l'exploitation, l'impuissance et
la dpendance de ses membres. La protestation contre la condition
faite la classe ouvrire y est encore proche de l'exprience vcue,
d'un genre d'exprience qui est celle d'un trs grand nombre d'hom-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

143

mes, et, partant de l'homme en gnral. Derrire la classe, on voyait


enfin l'humanit ; derrire la lutte des classes, la dpossession conomique, la dgradation dans et par l'industrie, effets de l'alination.
l'inverse de Marx, aux yeux de qui l'alination des travailleurs concentrait en elle l'alination de l'homme en faisant de ceux-l les librateurs de celui-ci, l'cole humaniste aperut l'alination de l'homme
comme tant la racine de l'alination des travailleurs, fit de la libration de celui-l la condition de la libration de ceux-ci. Dans cette
perspective, revaloriser les sens, le corps, les instincts, les rapports
avec la nature, amnager le travail, modifier les relations entre individu et groupes revient dsaliner l'homme, carter les oppressions
dont il est victime, les rpressions dont il est complice. La transformation des structures de classe, des formes de pouvoir viennent pour
ainsi dire par surcrot. Par ce biais, celui de la critique de l'alination
et d'une conception marxiste de l'homme en chair et en os, gnrique , qu'on croit trouver dans ces manuscrits, une certaine continuit
est rtablie avec la matrice hglienne, avec les valeurs d'une philosophie de toujours. Au Karl Marx de la maturit, des oeuvres publies et
consacres, s'ajoute un supplment d'me, est rinsuffl l'enthousiasme de la jeunesse, des intuitions qui n'ont pas encore t essores
par la machine de la science. Bref, il est dilu dans le grand tableau de
l'humanisme, et par la vertu de la rnovation des textes son naturalisme se mue en une varit d'humanisme.
[124] L'cole scientiste (Kautski, Althusser), notamment en France,
a pris le mme couloir, mais contre-poil. Intraitable quant la rigueur de la raison scientifique, asctique dans le maniement des ralits et des concepts, prisant l'orthodoxie en matire de mthode, elle
n'a vu dans ces oeuvres de jeunesse que les bauches d'une thorie
encore saoule de philosophie, les indices d'une ivresse de la pense,
d'un engouement malsant pour le ct subjectif de l'homme et de la
socit, d'un laisser-aller prsocratique. La Schwrmerei des descriptions, le sentiment qui accompagne les analyses et les jugements sont
ses yeux le mal et l'obstacle qui s'opposent une vision claire et un
savoir assur. Paroles chappes en pleine gestation, mtaphores pro-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

144

lifrantes avant le nettoyage par la mthode dialectique et l'analyse


conomique. Transformant un bon mot en mauvais concept, les tenants
de cette cole dclarent qu'avec cette mthode et cette analyse est
tombe la coupure pistmologique qui partout marque le passage vers
la science, et que, de ce fait, ces crits de jeunesse sont de la jeunesse, que le vrai marxisme commence seulement lorsque, dans la maturit
de son auteur, il a pris la forme d'un systme cohrent, conforme
une logique stricte proche de celle des mathmatiques.
En vrit, l'cole scientiste coupe et divise. D'abord elle approfondit la rupture, rejetant dans les tnbres, fltrissant comme indigne
et mal venu tout ce qui a trait l'homme, au sujet, l'histoire, la
socit, aux travailleurs en rapport avec la nature, tous ces rsidus
prscientifiques. C'est avec la mme vhmence, mais avec bien plus
de verve que son matre Bachelard a rejet du ct suppos prscientifique, irrationnel, les ides et les expriences des alchimistes et des
chimistes avant Lavoisier. Ensuite, elle met part d'un ct Marx et
de l'autre ct Engels, qui, entre autres pchs, est revenu sur ses
vieux jours vers la dialectique de la nature, vers le processus par lequel les hommes sont produits et produisent leur univers naturel. Le
rsultat de cette coupure et de cette division ne pouvait tre que ce
qu'il a t : le sujet limin de la connaissance, science oblige, l'homme
spar de la nature, anthropologie exige, le dveloppement de la socit prenant l'aspect d'un immense automate auquel la lutte des classes
fournit l'nergie et la thorie, le programme des oprations et des
fins poursuivre. Ds lors, Karl Marx - celui de la maturit, bien entendu - est rentr dans la tradition dominante du culturalisme. Le naturalisme, matriel ancien ou chafaudage, promptement dblay ou
dmoli, ne fait plus partie du continent scientifique que veulent habiter ces marxistes ayant fait leurs armes dans l'anthropologie structurale et la psychanalyse.
[125] Ensemble, ces deux coles qui, d'une certaine manire, se rptent et renaissent priodiquement depuis que le marxisme est marxisme, conspirent ne pas faire l'entire lumire sur un de ses aspects essentiels. La premire, en prenant la lgre sa rflexion sur

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

145

la nature, son naturalisme, en ne voulant y voir que les rverbrations


dulcores de ce courant, au lieu d'en reconnatre l'enracinement lointain dans les groupes sociaux, dans la recherche d'une certaine manire de vivre, en n'y percevant que l'cho de la voix de tel ou tel auteur,
Rousseau ou Hess, le crissement de leur plume sur le papier, et non pas
le mouvement des masses. N'ayant donc pas compris ce qu'il y a de
fondamental, je veux dire de rvolutionnaire, dans ces travaux polmiques, inauguraux, de jeunesse, il est normal que cette cole se rabatte
sur des effets de surface, sur l'appel l'mancipation de l'homme, sur
l'indignation qui s'y exprime, pour y retrouver une partie disjointe de
l'humanisme. Et mette ainsi sur la tte ce qui tait sur ses pieds. Car
pour Marx, et probablement pour Feuerbach, ce n'est pas l'humanisme
qui est un naturalisme, mais c'est le naturalisme qui est un humanisme
vrai.

La deuxime cole comprend qu'il y a dans ces textes ardus, discontinus, rptitifs, et justement cause de cela, quelque chose d'essentiel et de durable dans la formation de la pense marxiste. Sinon,
elle ne se serait pas dpche de les mettre en quarantaine, au nom de
la science. Il y avait pril en la demeure, tant donn que s'y trouvent

les mises en question les plus radicales de la connaissance scientifique


et de la culture telles qu'elles se perptuent, et, par la mme occasion,
de la pense marxiste assimile par cette connaissance et cette culture. Mais en prtextant l'immaturit, la non-scientificit, la coupure
pistmologique ncessaire, on coupe aussi l'arbre de la pense en
question d'une de ses racines les plus rvolutionnaires, celle qui est la
plus inacceptable, voire la plus inassimilable par la plupart des conceptions laques et religieuses. L'glise catholique, orfvre en la matire,
ne s'y est pas trompe ; elle serait prte admettre une bonne part
de la doctrine de Marx, mais pas son naturalisme : Mais il (le matrialisme dialectique) n'y chappe pas cependant ( la condamnation de
l'glise) puisqu'il s'est accommod finalement d'une dialectique de la
nature dont les traits sont clairement relevs ici, et encore plus parce
que le matrialisme dialectique le plus authentique n'chappe pas au

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

146

naturalisme et n'hsite pas le proclamer identique l'humanisme 41 . La racine une fois coupe, et on vient de voir de laquelle il
s'agit, le matrialisme dialectique le plus authentique devient respectable dans le monde du discours, obissant ses critres de cohrence, qui dictent ce qu'est le savoir et comment savoir, il [126] prend ses
tics de langage et se prpare des mariages heureux. Comme un quelconque des discours de ce monde.
Mang la sauce humaniste ou la sauce scientiste, le naturalisme
- avec sa signification exacte et sa porte vritable - a disparu de notre horizon, quand nous considrons la formation et l'ampleur prcises
des ides marxistes. Mais il en va des ides comme des hommes. Du
vivant des grands rvolutionnaires, crivait Lnine, les classes d'oppresseurs les rcompensent par d'incessantes perscutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus
farouche, par les campagnes les plus forcenes de mensonges et de
calomnies. Aprs leur mort, on essaie d'en faire des icnes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine aurole afin de consoler les classes opprimes et de les mystifier.

41

Y. CALVEZ : La pense de Karl Marx, Paris, 1956, p. 348.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

147

[127]

Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle

Chapitre 2
Nature conomique
et nature historique
1) L'art et l'industrie dans la nature.

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Il est dommage qu'on ne l'ait pas suffisamment compris. Mais


d'emble, avec Karl Marx, le naturalisme s'engage dans une voie diffrente.
En 1840 comme en 1969, l'tat de nature est, pour la plupart d'entre nous, pour notre langage et nos reprsentations, le lieu des entits, des processus qui chappent au contrle de l'homme et qui existent sans lui. Il est aussi, du moins on le suppose, manifeste travers
l'homme grce ses sens, aux mcanismes de la pense et aux nergies psychobiologiques. La nature externe est, de la sorte, somme
de phnomnes, substances, forces, tandis que la nature interne
comprend les montages instinctuels, organiques, qui font que nous
avons un cerveau, que nous voyons ou que nous nous dplaons. Des
deux cts il y a un donn constamment prsent, partir duquel sont
labors les instruments, les activits - besoin, travail - non naturels.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

148

la suite de quoi, triomphateurs entours du silence le plus total, les


hommes se proclament matres et possesseurs de la nature.
Feuerbach et les naturalistes franais, voire les saint-simoniens, se
situent dans le cadre de cette reprsentation et de ce langage. La socit, l'art humains sont exclus du rapport, de la dfinition de notre
univers naturel.
Karl Marx adopte un point de vue radicalement diffrent. Pour lui,
l'homme lui-mme et son industrie sont partie intgrante de la nature,
et une nature humanise est une nature transforme par l'industrie
humaine, associe au corps et au cerveau humains. En d'autres termes,
une nature sans l'industrie et sans l'art de l'homme est une illusion
logique, une pure ide. Il soutient, bon droit, qu'il n'y a pas de sens,
[128] de mcanisme de pense, qui ne soit le produit de l'industrie, du
commerce social humains. L'oeil rel, le toucher rel, le cerveau rel
sont oeil, toucher, cerveau humains, engendrs au cours des oprations
par lesquelles les hommes inventent, reproduisent leur vie dans le
monde matriel, et non pas des appareils sensoriels premiers et originaux. Les qualits des objets, les coordonnes spatiales et temporelles
des systmes matriels soumis au scrutin de notre perception ou de
notre intelligence sont galement les rsultats d'un effort dirig vers
un but pratique et non pas les simples quivalents extrieurs des prtendues catgories de l'entendement. Hors de cette confrontation, de
cette influence, la nature est chaos indiffrenci et indiffrent, sans
mouvement discernable, et, strictement parler, un nant 42 . Nous
sommes enclins l'imaginer, la penser en tant que non-humanit, nonsocit, soustraite une relation interne, troite, avec ce qu'elle nie
et qui la nie. Mais ce qui est spar, dlimit par le moyen d'une htrognit si fermement affirme, c'est une abstraction en face de

42

C'est l'effort pour matriser le chaos de la ralit qui dtermine non seulement l'histoire de l'humanit mais galement l'histoire de la nature en tant
qu'objet des besoins humains, et c'est seulement sous cette forme que nous
sommes en mesure de la comprendre. L. KOLAKOWSKI : Traktat ber die
Ster-blichkeit der Vernunft, Munich, 1967, p. 55.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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son double, puisque aucune d'elles n'est terme, moment ou rapport vis-vis de l'autre.
videmment, l'encontre de ses prdcesseurs en philosophie, Karl
Marx ne regarde pas l'homme sous l'espce d'une entit vague. Plus
prs d'eux en socialisme et en politique, ayant trs tt rejet l'ide
d'un sujet transcendantal et d'une ralit transcendantale, il ne se
contente pas d'une ngation aboutissant dans son temps l'individualisme de Stirner et plus tard la mort de l'homme de Nietzsche.
Son rejet dbouche sur la dcouverte du sujet historique et de la ralit historique, dfinis par le travail qui est, pour lui, la fois une activit pratique et intellectuelle, une catgorie fondatrice et pistmologique, une manire d'agir et de saisir le monde. Dans ses manifestations particulires, il dcle les processus expressifs et gnrateurs
de nos tats naturels : L'industrie est le rapport historique rel de
la nature, et, par suite, des sciences naturelles de l'homme ; si elle est
donc comprise comme rvlation exotrique des forces de l'tre humain, l'tre humain de la nature ou l'tre naturel de l'homme est galement compris, les sciences naturelles perdent donc leur tendance
matrielle abstraite ou leur tendance idaliste et deviennent base de
la science humaine comme elles sont actuellement dj devenues quoique sous une forme aline - la base de la vie humaine relle... La
nature qui nat dans l'histoire humaine - dans l'acte gnrateur de la
socit humaine - est la nature relle de l'homme, donc la nature telle
qu'elle devient - bien que sous une forme aline - par l'industrie, la
vraie nature anthropologique 43 .
Je n'ai aucune raison de forcer le texte ou les textes. On reconnat [129] sans difficult que, pour leur auteur, l'ordre naturel s'institue de concert avec l'ordre humain, que celui-l se btit travers
l'change avec celui-ci. Il est aussi un de ses termes. C'est un point de
vue que Marx a exprim si souvent qu'on ne saurait lui disputer, sans
arbitraire, l'intuition de base. savoir, de relier l'histoire des hommes une histoire plus gnrale de la nature, histoire gnrale qui in43

. MARX : Oeuvres philosophiques, Paris, 1934, t. VI, p. 36.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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clut, d'vidence, notre espce en ce qu'elle se produit et se reproduit.


La substance de cette histoire - l'histoire humaine de la nature suivant la terminologie que j'ai employe - est la substance de nos oeuvres, le travail incarn ou vivant des groupes humains. Nous sommes
avertis, incits apprhender les sciences, les arts, les techniques
dans ce contexte. De la sorte, on vitera d'imiter historiens et philosophes qui ne se rfrent aux sciences de la nature qu'en passant,
comme un dveloppement des lumires, d'utilit, qu'illustrent quelques dcouvertes 44 .
Mais avant de dcider si j'ai forc ou non les textes, il ne serait
pas mauvais de voir jusqu' quel point ces esquisses, concernant l'enracinement naturel de l'homme, auxquelles j'ai fait allusion, sont ou
non accidentelles, et si les questions souleves sont ou non marginales
par rapport au noyau solide de la doctrine. Nous constaterons de la
sorte qu'elles sont l'intrieur de ce noyau, au coeur de la doctrine
telle qu'elle s'est dveloppe par la suite.

2) Une inconnue :
les forces productives.
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La place rserve au travail comme savoir et production du travailleur, l'intrt pour le savoir comme travail du et sur le monde matriel, donnent immdiatement un relief particulier au lien qui unit la socit la nature. La solution marxiste n'est pas, on s'en doute, la solution commune, la rupture qui renvoie chacun des termes sa sphre
respective. Antonio Gramsci semble le sous-entendre lorsqu'il crit :
La question de l'objectivit de la connaissance selon la philosophie
de la praxis peut tre labore en partant de la proposition... que les

44

K. MARX : Manuscrits, op. cit., p. 95. [Livre disponible dans Les Classiques des
sciences sociales, JMT.]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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hommes deviennent conscients (du conflit entre les forces matrielles


de production) sur le terrain idologique des formes juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques. Mais une telle conscience est-elle
limite au conflit existant entre les forces matrielles de production si l'on s'en tient la lettre du texte - ou bien a-t-elle trait toute
connaissance consciente ? Voil la question laborer, et qui peut
l'tre avec tout l'ensemble de la doctrine philosophique de la valeur
des superstructures. Que signifiera, dans ce cas, le terme monisme ? [130] Non pas le monisme idaliste, mais l'identit des contraires dans l'acte historique concret, c'est--dire activit humaine (histoire-esprit) au sens concret et lie indissolublement une certaine
matire organise (historicise), la nature transforme par
l'homme... 45
Au don d'une criture particulirement suggestive, Antonio Gramsci joint une grande sensibilit ce qui est vraiment essentiel. De l
vient la libert avec laquelle il a soulev le problme d'une certaine
matire organise (historicise) en dsignant une direction d'investigation pour la philosophie de la praxis. Ce faisant, il montre que la
production de notre nature, l'enqute sur le principe de son histoire,
ne contrarie pas notre intelligence de la socit ; elle en est, sous un
certain clairage, le complment. C'est en saisissant ce principe que le
matrialisme historique ralise une partie de ses virtualits, introduit
les concepts embryonnaires la vie concrte des faits. L'histoire sociale y gagnerait en intelligence puisqu'elle est, au dire de Karl Marx,
une partie relle de l'histoire naturelle, de la transformation de la
nature en homme 46 .
Un concept, pourtant, est moins embryonnaire et exprime cette
transformation : le concept de force productive. En synthtisant des
notions latentes et en les condensant en des termes qui sont aujour-

45

A. GRAMSCI : Oeuvres choisies, Paris, 1959, p. 68 et p. 69. [Voir les uvres


de Gramsci disponibles, en franais, dans Les Classiques des sciences sociales.
JMT.]

46

K. MARX : Oeuvres philosophiques, op. cit., p. 36.

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d'hui connaissance courante, la thorie de Karl Marx a confr aux


forces productives le rle moteur dans la gense des systmes sociaux. Toute institution conomique, politique, idologique manifesterait un aspect de leur volution. Le mouvement historique, le renouvellement des structures sociales, les distances qui les sparent refltent l'antagonisme des rapports de production ces forces. Leur utilit conceptuelle est indiscutable ; sans elles, les transformations des
relations entre classes sociales, du mode d'appropriation des richesses, apparatraient, du point de vue marxiste, incomprhensibles. Pour
Karl Marx, les forces productives reprsentent la notion explicative,
comme la force gravitationnelle pour Newton ; l'un et l'autre ont tudi les effets du mcanisme envisag et donn la forme du principe
sur lequel il s'appuie. Toutefois, il faut le regretter, ni l'un ni l'autre
n'ont imagin d'hypothse, propos une interprtation scientifique du
mcanisme retenu. En ce qui concerne les forces productives, leur emploi parat avoir dispens les thoriciens de les expliquer leur
tour 47 . l'instar du progrs scientifique et technique, elles courent
le risque de se muer en un deus ex machina qui prtend jeter une lueur
sur la ralit, tout en restant envelopp dans la plus impntrable des
obscurits. Une lacune persiste leur sujet : Le concept marxiste de
force de production, crit-on 48 , n'a cependant jamais t trs clair
et il est souvent devenu pour le marxisme un boulet positiviste.
[131] La thorie de ce fondement par rapport auquel se forme la
socit humaine qui en mme temps est un de ses ples n'a pas encore
t faite. Il n'en reste pas moins qu'une telle thorie, si elle veut
mettre jour le contenu et le dynamisme des forces productives, part
de l'lmentaire, c'est--dire de la gense du travail et de la connaissance, de leur organisation concrte. Ultrieurement, son dessein serait de comprendre la socit du point de vue des transformations des
47

48

Malheureusement, l'tude des forces productives n'a pas t suffisamment


dveloppe... A. ZVORIKINE : Technology and the laws of its development,
Technology and Culture, 1962, 3, p. 451.
L. MAGRI : Le modle de dveloppement capitaliste et le problme de l'alternative proltarienne, les Temps Modernes, 1962, septembre-octobre, p. 602.

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changes entre les hommes et le monde matriel pour difier celui-ci.


Je voudrais montrer qu'il en est bien ainsi en tablissant

l'quivalence entre la nature, catgorie conomique, sociale et


les forces productives d'abord,

le caractre historique de cette nature considre en relation


avec la socit ensuite.

En somme, ds l'instant o les sciences, les techniques, l'industrie


sont introduites dans la culture, celle-ci se rvle historique, partie de
l'histoire. cet endroit, l'analyse des forces productives continue
l'analyse de la formation et de la succession de nos tats naturels, car
ils participent du mme ordre de ralits. Comment pourrait-on d'ailleurs prtendre connatre pleinement l'histoire de la socit humaine,
partie relle de l'histoire humaine de la nature, si cette dernire,
ses dimensions productives, nous demeuraient inconnues ? Mais venons-en ce qu'il s'agit de montrer.

3) La nature, catgorie conomique.


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ct du travail et du capital, les forces productives sont le troisime facteur originel de la production. Ces forces jouent un rle analogue celui de la nature, de son concept, dans l'conomie politique
classique et contemporaine. Celle-ci numre trois agents du processus
productif. Les deux premiers, le travail et le capital, correspondent
des relations sociales, incarnent des groupes concrets : la classe des
travailleurs, l'effort dpens pour produire, d'une part ; la classe des
capitalistes, la direction et l'appropriation des moyens de production,
d'autre part. Le troisime, la nature, symbolise le donn universel, la
somme des ressources : terre, lectricit, lments chimiques, etc.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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La diffrence entre la nature, qu'elle englobe ou non les nergies


humaines, et le capital et le travail, est immdiate, essentielle. Les
lments matriels, les connaissances scientifiques, techniques, sont
des richesses abondantes, inpuisables, et la disposition de la plupart
d'entre nous, comme le sont l'eau, l'air, la chaleur du soleil dont nous
[132] pouvons jouir sans aucun effort. Ces lments et ces connaissances se renouvellent spontanment, et leur consommation n'entrane
pas leur puisement ni leur usure. Chacun a accs ce stock infini s'il
en ressent le besoin. La loi d'Einstein, le thorme de Pythagore, les
rgles des quatre oprations et celles de la grammaire, la discrimination entre la droite et la gauche, prsentent des avantages analogues
ceux attribus l'air, la lumire, etc. Les employer ne les fait pas
diminuer, et les hommes, quel que soit leur nombre, ont la possibilit
de se les approprier. Abondantes, ces richesses sont aussi gratuites.
Les individus, d'aprs l'conomie politique, ne sauraient les accumuler
de faon permanente, ni se diffrencier socialement l'aide de la lumire, de l'air, de la couleur des fleurs ou de l'action de la gravit. Les
sciences, les techniques non plus ne sauraient tre une substance
d'change, une marchandise ayant une valeur et pouvant, de par ses
qualits intrinsques, permettre le profit. Elle participent de ces richesses objectives, permanentes, susceptibles de se reproduire indfiniment, chappant toute transaction, que personne ne paie, ou, ce
qui revient au mme, que tout le monde paie. En dfinitive, ce qui tablit la diffrence de la nature vis--vis du capital et du travail 49 est
de l'ordre de la norme conomique et sociale (gratuit, consommation
sans privation d'autrui, etc.) et non pas du contenu, puisque l'homme,
ses facults physiques et mentales de travail, les puissances matrielles enfin, sont susceptibles d'apparatre dans la composition des trois
facteurs.
49

La seule diffrence (de la science) par rapport aux autres lments de la


production est que le produit scientifique, matrialis dans les moyens de production ou incarn dans la production en tant qu'lment de la reproduction de
la puissance du travail, c'est--dire quant sa ralit dans l'esprit des travailleurs eux-mmes, peut tre considr dans la production matrielle comme don
de la nature. S. STRUMILINE, in World Marxist Review, 1963, 6, p. 40

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

155

Les forces productives, pour revenir de l'conomie classique


l'conomie marxiste, sont dpeintes dans des termes analogues, obissent aux mmes critres, et sont en quelque sorte naturelles : On a
vu, lit-on dans le Capita1 50 , que les forces productives rsultant de la
coopration et de la division du travail ne cotent rien au capital. Ce
sont les forces naturelles du travail social. Les forces physiques appropries la production, telles que l'eau, la vapeur, etc., ne cotent
rien non plus. Mais de mme que l'homme a besoin d'un poumon pour
respirer, de mme il a besoin d'organes faonns par son industrie
pour consommer productivement les forces physiques. Il faut une scie
hydraulique pour exploiter la force motrice de l'eau, une machine
vapeur pour exploiter l'lasticit de la vapeur. Et il en est de la science comme des forces naturelles. Les lois des dviations de l'aiguille
aimante dans le cercle d'action d'un courant lectrique, et de la production du magntisme dans le fer autour duquel un courant lectrique
circule, une fois dcouvertes, ne cotent pas un liard. Mais leur application la tlgraphie, etc., exige des appareils trs coteux et de
dimension considrable. La coopration, la rpartition des tches,
[133] les sens humains, la capacit de parler, ainsi que les sciences, les
lois matrielles, ne cotent pas un liard au capital. Tout en tant le
rsultat de l'effort social, pass et prsent des hommes, ils appartiennent une catgorie commune, avec l'eau, la vapeur, l'lectricit,
qui est celle des forces naturelles. On le sait, la nature est ce qui ne
cote rien, du moins elle ne cote rien au capital. Et, paradoxalement,
c'est dans l'industrie mcanique, o la division sociale du travail, l'application des connaissances sont les plus pousses, que les forces productives, le labeur cristallis en choses, se rvlent le plus proches
des forces naturelles 51 . Le simple nombre des travailleurs, la taille de
la population des individus susceptibles d'investir leur nergie, nombre
et taille qui sont fonction du savoir-faire, le dveloppement des arts
50
51

K. MARX : Le Capital, Paris, 1947, t. I, p. 71.


Ce n'est que dans l'industrie mcanique que l'homme arrive faire fonctionner sur une grande chelle les produits de son travail pass comme forces naturelles, c'est--dire gratuitement. K. MARX : Le Capital, op. cit, p. 82.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

156

et sciences appliqus, correspondent une dimension, naturelle, du


travail social : Au demeurant, crit Karl Marx 52 , l'accroissement de
la population augmente la force productive du travail, ne serait-ce
qu'en permettant une division et une coopration plus grandes du travail. L'accroissement de la population est une force naturelle du travail, elle ne se paie pas. ce niveau, nous appelons force naturelle la
force sociale. Toutes les forces naturelles du travail en socit sont
des produits historiques.
Les parallles sont nombreux entre la nature, catgorie conomique, et les forces de production, agents du systme social. Cette correspondance est loin d'avoir t compltement lucide, et surtout
d'avoir dtermin une attitude scientifique cohrente. Le fondement
naturel ou les forces productives sont apprhends comme des entits
relativement autonomes partir desquelles la socit se construit et
auxquelles elle s'adapte. On n'a gure dpass cette description intuitive, les lois du fondement, de son volution - les forces naturelles du
travail en socit sont des produits historiques, affirme l'auteur du
Capital - n'ayant pas t analyses, ni les diffrences du point de vue
de l'organisation du contenu avec la structure conomique, sociale, explores thoriquement.
De l une double incertitude, courante aujourd'hui, quant ce qui
ressort l'ordre naturel et ce qui ressort l'ordre social. Ainsi, d'un
ct, on qualifie notre socit industrielle de scientifique ou
post-industrielle , tandis que les rgimes sociaux, le rgime capitaliste et le rgime socialiste, sont dfinis comme des variantes de la
mme
socit
industrielle :
scientifique
ou
postindustrielle 53 . Certes, il y a l une contradiction logique recourir

52
53

K. MARX : Les fondements de la critique de l'conomie politique, Paris, 1967, t.


I, p. 356.
Or, cette manire de considrer les socits modernes implique que toutes
les socits actuelles appartiennent un mme type social, c'est ce type social
que j'ai appel socit industrielle (...). C'est--dire on peut prfrer un autre
mot, on peut prfrer socit technique ou socit scientifique ou socit ra-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

157

deux critres diffrents pour dcrire une seule et mme chose. Le


critre historique [134] oppose la socit industrielle ou scientifique
la socit pr-industrielle, non scientifique, sur la base des rapports
entre les hommes et la matire, l'ampleur des forces matrielles et la
polyvalence de nos connaissances. Le critre structurel distingue la
socit socialiste de la socit capitaliste du point de vue de la proprit et des institutions politiques. Ce n'est cependant pas le point
qui retient mon attention. Je suis plus sensible au fait que la variante
socialo-capitaliste ou socialiste - dans le langage de Raymond Aron apparat en tant que forme d'un fond naturel , qui est dnomm
scientifique, industriel ou technique, selon la manire de crer les ressources qui y prdomine 54 .
D'un autre ct, une optique contraire accorde aux rapports socioconomiques une ralit majeure et pleine, conoit les diffrentes
structures naturelles comme des reflets idologiques de ces rapports.

tionalise. R. ARON in R. ARON, G. KENNAN, R. OPPENHEIMER : Colloques


de Rheinfelden, Paris, 1960, p. 79 et 94.
54

Dans la mme veine, le progrs technique deviendra une explication du cycle


actuel des crises conomiques, comme si ce progrs ne devait pas prendre
des formes sociales particulires pour tre justement un progrs. Pour d'autres, le couple technique-science rsout automatiquement toutes les difficults de la socit, et le niveau de vie devient une fonction directe de l'tat
des dcouvertes techniques. Or, le niveau de vie, qui n'est qu'un autre nom
donn la rpartition des richesses, dpend de faon au moins aussi troite
des rapports de forces entre les catgories sociales que de ce facteur de
progrs. La nature est identifie avec la socit galement lorsqu'on prtend,
sur la base de faits isols, que telle classe sociale produit une science qui lui
est particulire, bourgeoise ou proltarienne, ou que la socit socialiste, du
fait qu'elle est vraiment progressive , a dj russi dpasser toute autre
forme sociale dans ses capacits de matriser la nature. Bien que ce lien
entre la socit et la nature soit vident et qu'il faille, par la suite, tudier son
contenu concret, il n'est pas aussi automatique qu'on le veut. Car une telle proposition suppose une rversibilit : si d'autres formes sociales moins progressives arrivent aux mmes rsultats scientifiques, techniques, doit-on les
considrer comme aussi progressives socialement ? De telles affirmations,
si frappantes et si confortables soient-elles pour l'imagination, n'en sont pas
moins le rsultat de cet tat thorique o l'on considre plutt une multiplicit
d'tres autonomes qu'un mouvement qui les englobe comme des moments.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

158

Devant la socit omniprsente, l'tat naturel vient signifier la


fois un rceptacle de matires premires et une construction de thories conformes ses intrts : coup sr, crit le philosophe Ernest
Bloch 55 , le concept de nature exprime aussi en premier lieu la socit
dans laquelle il apparat, son ordre et son dsordre, les formes variables de sa dpendance. Ces formes reparaissent titre de superstructure dans le concept de nature ; ainsi le concept originel, le concept
magique, le concept qualitativement gradu, et enfin le concept mcanique doivent tre saisis en grande partie en tant qu'idologie. La
science mcanique de la nature tait mme, dans une mesure particulire, l'idologie de la socit bourgeoise de son poque, en dernire
analyse l'idologie de la circulation des marchandises. Autant dire
que l'tat de nature est l'expression ou plutt le phantasme de l'tat
social, celui-ci ayant seul la cohrence et le rle fondateur.
Ces options impliquent toutes deux une croyance une relation univoque de la socit la nature, cette dernire tant l'assise contingente passive, de l'activit humaine.
Passive, la nature l'est d'abord aux yeux de l'conomiste qui ne la
place ct du travail et du capital que pour la mettre entre parenthses : le terme non social qui complte la description du processus
social. Sans le travail alinable et le capital, la nature est nant : La
nature ne produit rien pour la nature, affirmait d'Holbach, dans le
sens conomique ses produits l'gard de l'homme ne sont pas encore
des produits. Si l'on poursuit ce raisonnement, qui exprime un sentiment gnral, ni l'intelligence ni la science ne sont des produits
l'gard de l'homme , puisqu'ils ne le sont pas dans le sens conomique . clipses par ce voisinage, les puissances constitutives de notre
nature sont de purs fantmes de la socit, adjuvants indiffrents
[135] de l'apptit, de la commodit ou de la richesse, non-entits oprantes et prsentes sous des masques varis, signes d'un langage sans
rgles propres avant qu'on lui en ait impos quelques-unes. Partant, la
nature est toujours le troisime terme de toute combinaison, dont les
55

E. BLOCH : Erbschaft dieser Zeit, Zurich, 1935, p. 202.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

159

lois lui sont trangres, ce dont la socit se diffrencie, plate-forme


inerte fournissant une substance aux ncessits de la pratique, ou
lment indiffrent prompt remplir le vide du canevas logique d'une
thorie.
Ds que l'initiative humaine apparat, ses effets ne peuvent tre
que spcifiquement sociaux. Le faire de l'homme se concentre uniquement dans la socit, sa manifestation est exclue de partout ailleurs.
Loin que l'action humaine aboutisse fonder un tat autonome, sa pleine signification le situant dans la socit, la runion des pouvoirs humains et des forces matrielles peut passer pour une opration idologique, la construction d'une superstructure . Qu'il soit sa propre
abstraction socialise, ou une abstraction de la socit, l'tat naturel
manque d'impetus propre, se ddouble constamment en un univers matriel passif et une enveloppe active, rendue trangre elle-mme.
La base est ce qui est dtermin et matris, non pas ce qui dtermine
et matrise. Le rapport cette base est relativement contingent. En
effet, si la mme socit scientifique peut avoir, suivant la conception dveloppe par Raymond Aron, deux variantes - socialiste et capitaliste - force est de conclure que l'ampleur et le caractre des puissances matrielles, leur apparence productive, peuvent s'accommoder
d'institutions collectives diverses sans que des liens spcifiques les
unissent entre elles ou cette base. Les traits qui leur sont communs
comptent seuls, puisqu'elles se diffrencient uniquement par un accident arbitraire en regard de l'assise naturelle.
Inversement, si la nature est cet difice idologique dont parle Ernest Bloch, elle manque de justification propre, elle peut tre ceci ou
cela suivant les exigences internes d'une structure sociale. Nos besoins lui assignent une place et nous amnent nous y rfrer en tant
que relation fondamentale de notre histoire et... dtermination
contingente de notre relation univoque la matrialit 56 . Sans ces
besoins, sans cette disproportion entre leur volume et le volume des
biens propres les satisfaire, l'humanit pourrait renoncer ses at56

J.-P. SARTRE : Critique de la raison dialectique, Paris, 1960, p. 202.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

160

taches matrielles pour voguer vers une libert indiffrente ce


fonds auquel seule la situation accidentelle de notre espce permet
d'empiter sur notre inhrence sociale : Certes, quels que soient les
hommes et les vnements, poursuit J.-P. Sartre 57 , ils apparaissent
jusqu'ici dans le cadre de la raret, c'est--dire dans une socit encore (je [136] souligne) incapable de s'affranchir de ses besoins, donc
de la nature, et qui se dfinit par l mme par ses techniques et ses
outils.
La nature est ainsi fige dans le rle de rservoir d'nergies et
d'instruments. La socit, quels que soient ses traits, son degr d'volution, est conue comme l'hritire d'un rapport invariant au monde,
qui consiste en extraire une quantit croissante d'nergies et de
ressources. Les limites qui les sparent deviennent fluctuantes, puisqu'elles dpendent uniquement de la dfinition de la socit. Tantt
celle-ci recouvre l'ensemble du rel o l'homme est prsent, et ds
lors, pour paraphraser Hegel, tout ce qui est social est naturel ; tantt
elle s'attribue mme les proprits de la nature, et de ce fait, tout ce
qui est naturel est social. L'conomie politique - et la philosophie existentielle de J.-P. Sartre 58 - peuvent tolrer l'arbitraire des rapports
du systme social son soubassement objectif. Cet arbitraire est parfaitement son affaire tant que, en comparant strictement un terme
l'autre, on se proccupe de l'abondance ou de la raret des ressources, de la satisfaction des besoins, et que l'on regarde le processus du
travail comme un simple moyen pour atteindre des fins suprieures : la

57
58

J.-P. SARTRE : Ibidem.


J.-P. SARTRE, mconnaissant, mon avis, le sens et l'importance du concept de
nature dans la thorie marxiste, l'envisageant uniquement dans la perspective
de l'conomie politique classique, croit pouvoir affirmer que : Au niveau de la
socit humaine et pour comprendre celle-ci, il n'est pas ncessaire de considrer les forces naturelles (ici : le froid) autrement que comme des forces
d'extriorit passive (J.-P. SARTRE, Marxisme et existentialisme, Paris,
1962, p. 10). Doit-on en conclure que le matrialisme historique serait en mesure d'expliquer la transformation des systmes sociaux sans faire intervenir les
forces productives ? Mais alors la nature dont parle J.-P. SARTRE est un
nant , la fois conceptuel et rel.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

161

richesse, la culture, etc. La situation change ds qu'il s'agit d'expliquer le mouvement historique et que l'on peroit, travers les ressources, les besoins, le travail, les produits de ce mouvement. Le soubassement matriel - la nature au sens dfini auparavant - indiffrent,
contingent, empirique, se convertit en force active, propre inflchir
l'volution des rapports sociaux et des institutions qui les composent.
L'aspect ncessaire, essentiel, des liens avec lui, provient de la reconnaissance du pouvoir qui est le sien d'agir sur les formations socioconomiques, pouvoir sans lequel on ne pourrait comprendre ni leur mtamorphose, ni leur progression : On pourrait les ignorer (les dons de
la nature), remarque Alfred Marshall 59 , sans grand dommage, s'ils
taient toujours les mmes pour tout le monde, mais en fait ils varient
beaucoup d'un lieu l'autre. La plupart d'entre eux sont les lments
de la richesse collective que l'on omet souvent lorsqu'on calcule la richesse individuelle, mais qui deviennent importants lorsqu'on compare
diffrentes parties du monde civilis, plus importants encore lorsque
nous comparons notre poque celles qui l'ont prcde. Ces richesses collectives , si ncessaires pour graduer le dveloppement de
la civilisation, distinguer les collectivits, sont, bien entendu, les savoirs et les ressources matrielles. Elle dnotent les diffrences entre les socits et sont une condition indispensable de la comparaison,
comme elles interviennent obligatoirement pour produire les diffrences relles.
[137] On observe quel est le mouvement de la pense. L'conomie
dlimite la ralit naturelle par une diffrence spcifique : l'abondance des lments et leur perdurabilit. Rendue extrieure, abandonne
l'indiffrence, apparaissant en tant que pure contrainte, cette ralit conserve avec la socit des relations purement contingentes, la
structure de l'une n'ayant aucune correspondance possible, des paramtres quantitatifs prs, avec la structure de l'autre. Le matrialisme historique, en revanche, conoit le dveloppement social dans le
prolongement du dveloppement naturel. Il est normal qu'il accepte les

59

A. MARSHALL : Principles of Economics, Londres, 1961, 5e ed., p. 111.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

162

diffrences dcrites par les conomistes puisqu'elles expriment clairement le domaine de ce qui est l'objet d'appropriation et le domaine
de ce qui ne l'est pas. Toutefois, dans la mesure o il se proccupe
d'histoire, de devenir, il absorbe la nature des conomistes dans la
substance et les fonctions thoriques des forces productives, qui supposent un rapport ncessaire de la socit sa base matrielle, une
relation rciproque o chacun des ples est tour tour agissant et agi.
Mais le chemin n'a pas t parcouru en entier. En effet, si le processus conomique fait apparatre les forces productives, naturelles, les
forces productives s'y rfrant font apparatre la nature productive,
historique, en soulevant la question de son contenu, des lois propres
son volution qui la transforment en homme. Le retour une nature
more historico et non plus more economico est une consquence aperue d'abord par Antonio Gramsci, qui a not aussi l'opportunit d'une
extension de la thorie marxiste dans cette direction : L'ensemble
des proprits de chaque type de matriel a-t-il jamais t le mme ?
L'histoire des sciences et techniques dmontre que non. Combien de
temps ne fallut-il pas pour qu'on se soucit de la force mcanique de la
vapeur ? Et peut-on dire que cette force existait avant d'tre utilise
par les machines humaines ? Alors en quel sens et jusqu' quel point
n'est-il pas vrai que la nature ne donne pas lieu des dcouvertes, ni
des inventions de forces prexistantes de la matire, mais seulement
des crations qui sont troitement lies aux intrts de la socit, au dveloppement et aux ncessits ultrieures du dveloppement
des forces productives ? Et le concept idaliste selon lequel la nature
n'est rien d'autre que la catgorie conomique ne pourrait-il pas, une
fois pur de ses superstructures spculatives, tre rduit en termes
de philosophie de la praxis (le marxisme) et dmontr comme historiquement li cette dernire et son dveloppement ? 60
J'imagine qu'Antonio Gramsci est arriv cette conclusion quant
au rapport entre la philosophie de la praxis et le concept de nature
[138] qui ne se rduirait pas une catgorie conomique en partant

60

A. GRAMSCI : op. cit., p. 172.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

163

des vnements scientifiques et techniques qui ont marqu puissamment les premires dcennies du XXe sicle. S'y ajoutaient les perspectives d'dification de la premire socit socialiste. Se donner les
fondements matriels, concevoir scientifiquement leurs prolongements
sur le plan des institutions sociales, demandait quelque chose de plus
que la comprhension du pass. Critiquer l'ancien et btir le nouveau,
bien que lis, sont nanmoins des tches compltement diffrentes. La
connaissance des forces productives, de l'action des hommes dans le
monde objectif, qui avait suffi un moment est devenue insuffisante
un autre.

4) La socit
et son fondement naturel.
Retour la table des matires

Ainsi les forces de production possdent les caractres et sont


l'quivalent de la nature, catgorie conomique : son tour, celle-ci,
envisage historiquement manifeste les caractres, est l'quivalent de
celles-l. Voil une proposition qui mrite qu'on s'y arrte plus longuement pour en soupeser l'enjeu et en mesurer les consquences.
Ds l'instant o la nature apparat engage dans le processus historique, le sien et celui de la socit, nous n'avons plus le loisir de l'identifier la masse compacte des lments accumuls et distribus gographiquement, au climat ou la terre, une entit dpourvue de tensions internes. Les dons gratuits qu'elle nous dispense le sont uniquement aux yeux du propritaire, du marchand ou d'une gnration ;
la socit dans son ensemble les paie nanmoins pour les dcouvrir, les
dvelopper et les rpandre. Son volution remplit l'office d'une action
causale et ne saurait plus tre abandonne la spontanit ni dissocie du fait que s'y exprime une organisation qui affecte l'ensemble
du monde rel. Pour dcouvrir le sens de ces remaniements, et celui
des vnements observs, il est indispensable d'y intgrer l'homme et

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

164

ses pratiques, avec ses fonctions de puissance matrielle. Il est le pre, de mme que :
La terre, la mre de la nature, est sa tombe
Et son cercueil est aussi sa matrice profonde 61 .
En mme temps, il est ncessaire de saisir les pratiques humaines et la puissance qu'elles contribuent constituer - de faon plus stricte, puisqu'elles s'articulent avec la production d'un systme social et
ne se rduisent pas une conqute de la nature allusive et ambigu. Du reste, de manire concrte et non mtaphysique, les [139]
changes avec la matire se situent au sein des industries, des arts et
des sciences, comme en autant de lieux de rencontre tangibles des lois
propres aux agents naturels. L'univers matriel est de la sorte rpt
des millions d'exemplaires, reproduit sur toutes ses facettes, cristallis en oeuvres de tout ordre. Celles-ci rpondent aux besoins organiques et spirituels des collectivits humaines : conjointement elles
sont des incarnations du travail destin donner une forme aux substances et aux phnomnes auxquels il s'applique.
Mais la forme acquiert une existence, paralllement aux principes
matriels qu'elle enveloppe, au moment o le travail lui-mme devient
l'objet de notre action. Si matrise de la nature il y a, c'est l
qu'elle se situe. La cration du travail est le processus par lequel les
hommes se donnent leur assiette matrielle et se forgent, en liaison
avec celle-ci, dans un ensemble qui les embrasse. La matire, en
conjonction avec laquelle le travail est cr, n'est pas une table rase,
chaos indiffrent et indiffrenci. Au contraire elle est dj ordonne et doublement ordonne. D'abord par ses lois intrinsques, rsultat d'une interaction entre les forces objectives elles-mmes. Ainsi
les lois des tres vivants proviennent des lois physico-chimiques dont
elles constituent une version entirement originale. Ensuite, les rgles
de l'action humaine imposent aux pouvoirs matriels une conformation
qui les prpare d'autres actions ou les rend capables de les effec-

61

W. SHAKESPEARE : Romo et Juliette, II, iii.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

165

tuer. Les mouvements et les forces mcaniques se trouvaient inclus


dans les procds de construction des horloges, le mouvement du
joueur de billard ou du porteur de fardeaux ; les lois newtoniennes de
la gravitation offraient un modle intellectuel aux lois de l'lectricit ;
les rayons X prfiguraient les proprits de la radio-activit.
La dcouverte d'habilets, de qualits naturelles, dpend de cette
double dtermination des forces objectives, et c'est sur elle qu'il est
indispensable d'avoir prise. Cela signifie qu'en agissant sur la matire,
l'homme agit simultanment sur lui-mme, que toute rorganisation
des rapports avec les puissances du milieu rel est une rorganisation
de ses rapports avec lui-mme. Le savant qui nonce les lois de l'optique ou de la mcanique, ayant quitt l'empyre de la spculation, oblige
l'artisan ou l'ingnieur cooprer avec lui. L'agriculteur qui domestique les plantes oblige le pasteur s'unir avec lui ou se rfugier sur
d'autres terres. C'est de cette manire que l'humanit se dveloppe
et se transforme.
Le rsultat en est un ordre naturel et non seulement, comme on dit,
une nature humanise. Celle-ci serait une nature transforme par l'activit humaine, une ralit subsistant sur un autre mode dans des
[140] conditions diffrentes et qui aurait pris une forme nouvelle surtout pour rpondre aux exigences d'un sujet qui lui resterait extrieur. Dans la cration du travail, des savoirs qui le composent, l'essentiel n'est pas l'acte transformateur mais l'acte constitutif, la
combinaison particulire et la gense des proprits de la matire et
de celles de notre intelligence ou de notre organisme. En l'occurrence,
l'homme ne prolonge pas une autre histoire : il engendre sa propre histoire matrielle qui est un processus original et non pas driv.
En quoi consistent ces forces productives qui animent le mouvement historique, le renouvellement des structures sociales, et en faonnent les traits particuliers ? Prcisment dans l'alliage des facteurs matriels et de l'homme arm de ses facults. Soyons srs que
ni les forces productives ni les rapports de production ne sont
de pures entits. Les forces de production dsignent l'tat actuel
de la pense rationnelle, de la science et de la technique, le mode

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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d'organisation de l'homme, la plus importante des forces de production . Les rapports de production dsignent le mode d'appropriation des produits du travail humain, les modes de pense, la Weltanschauung qui constitue l'atmosphre gnrale de la socit une poque donne 62 , ou encore : L'tat des forces productives dtermin indique les rapports existant dans la production entre les hommes
et le monde extrieur d'autre part 63 .
Les forces et les rapports de production comprennent presque les
mmes termes - puissances matrielles et hommes - cela prs que
ces derniers incluent les liens de proprit, une dtermination diffrente des collectivits, de leurs dimensions politico-idologiques.
Quant aux premires, elles ont, en rsum, un contenu analogue celui
de la nature dans la conception que j'ai esquisse et dans les crits de
Karl Marx ou d'Antonio Gramsci. Loin d'tre une assise abstraite et
contingente de la richesse, des principes qui rgissent l'volution sociale, un fondement totalement extrieur, le milieu naturel est apprhend par son contenu la fois subjectif et objectif, soud et plein de
nos capacits, comme ayant une action essentielle dans l'tablissement
de l'ordre social, historique. Si ce versant du matrialisme historique
est demeur du ressort d'une spculation secrte 64 de son fondateur, c'est que, la seule exception d'A. Gramsci, on a accord peu
d'attention la signification vritable et la ralit que les forces de
production dnotent. Pourtant cette spculation semble avoir t trs
pousse, et nous rencontrons un peu partout dans l'oeuvre de Marx
des remarques qui sont autant de balises jalonnant le trac d'une rflexion qui court dans les profondeurs. Une de ces remarques recoupe
un constat que [141] nous avons fait : la particularit du social clate
propos des produits et de la distribution des richesses, la particularit
62
63
64

P. BARAN, E. HOBSBAWN : Un manifeste non communiste , les Temps Modernes, juin 1962, p. 192.
E. MOSSE : Marx et le problme de la croissance dans une conomie capitaliste, Paris, 1956, p. 4
A. SCHMIDT : Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx, Frankfurt a.
Main, 1962, p. 65.

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167

du naturel propos de la formation des ressources et des savoirs.


Chacune implique une finalit et une rpartition spcifique du travail.
Partant, j'ai montr qu'il est opportun de distinguer dans l'ensemble
de l'activit humaine ce qui a trait aux objets, la production, de ce
qui a trait au travail, sa cration et donc celle de notre tat de nature. Karl Marx a discrimin de manire analogue ce qu'il a appel le
travail collectif et le travail gnral (ou universel) : Remarquons en
passant, crit-il 65 , qu'il y a lieu de faire une diffrence entre le travail gnral et le travail collectif. Les deux catgories ont leur rle
dans le processus de production, l'un se fonde sur l'autre et rciproquement, mais elles ont aussi leurs diffrences. Le travail gnral,
c'est tout le travail scientifique, ce sont toutes les dcouvertes, toutes les inventions. Il a pour condition, en partie, la coopration avec les
hommes vivants, en partie l'utilisation des travaux de nos prdcesseurs. Le travail collectif suppose la coopration directe des individus.
Le poids de l'analyse du Capital portant sur le travail collectif, dpens dans la production change sur le march, cette observation a
t faite vraiment en passant . Si elle avait t poursuivie, et si la
catgorie du travail gnral avait t dveloppe, une nouvelle dimension du travail aurait pris du relief, celle de l'invention et de la reproduction des forces productives, plus exactement encore des processus
dterminant les changes entre l'homme et les puissances matrielles.
Mme en acceptant l'assimilation que je fais entre le contenu, l'organisation des forces productives et notre nature, le parallle entre les
catgories que j'ai proposes du travail inventif et travail productif
d'une part, et celles du travail gnral et travail collectif de l'autre,
on m'objectera que je mconnais le rle de la socit, les facteurs
conomiques. La naturalisation des activits humaines serait la consquence la plus dangereuse et la plus oppose l'esprit du matrialisme
dialectique. J'admets la critique, je conteste qu'elle s'applique aux
opinions exposes ici. Voyons pourquoi.

65

K. MARX : Le Capital, op. cit., t. V, p. 121.

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La socit qui s'difie au cours du processus par lequel s'instaure


et volue la nature humaine, qui reprend et parachve son mouvement,
assure la transposition du monde dans son propre cadre. Donc tout ce
qui est naturel prend une forme sociale en se soumettant, ce titre,
aux normes sociales, conomiques. Le travail acquiert aussi des qualits correspondant ces normes. Les quantits de force de travail, les
modalits selon lesquelles il se dpense, les individus porteurs de telle
ou telle habilet sont dtermins par les conventions et les structures
[142] de la collectivit. Cette ralit sociale ne demeure pas extrieure la cration du travail, l'intervention de l'homme dans la gense
de son tat naturel. L'impulsion de la socit figure l'inventaire des
motifs qui associent l'humanit la matrialit. La recherche du profit, la soif de pouvoir et de prestige, la vente quotidienne du talent, les
proccupations politiques de la communaut aiguisent le sens de la dcouverte, commandent l'innovation. Les guerres et les prparatifs militaires ont toujours acclr les inventions et facilit, avec le commerce, leur diffusion. On ne doit toutefois pas sous-estimer le fait
que la cration et l'exercice du travail, des savoir-faire, contiennent
leur propre raison et leur rcompense. En effet, l'activit des hommes, l'emploi de leur intelligence, de leurs organes, est un besoin important qui suscite des changes continuels entre les hommes et avec
les lments non humains. Les nouvelles habilets et connaissances, les
nouveaux phnomnes, se stimulent mutuellement par les dsquilibres
provoqus et les exigences de perfectionnement des relations existantes ; les progrs qui se dessinent suivant les lignes de force caractristiques d'un tat de nature, mcanique, ou cyberntique, par exemple, provoquent des effets indits qui ne sont pas de simples ractions
aux impratifs collectifs. C'est grce au subterfuge d'un finalisme
rebours que l'on explique chaque invention par son adquation passive
une structure sociale et historique : le perfectionnement des instruments mathmatiques au XVIIe sicle par l'essor de la navigation et
du commerce, l'expansion de la chimie par celui du capitalisme industriel, etc. Ne voit-on pas cependant que les besoins sociaux peuvent
tre formuls et sont rendus possibles parce que les arts et les sciences les suscitent et leur fournissent un contexte matriel, une langue

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169

approprie au dsir qui les sous-tend ? La mcanique quantique, l'invention des proprits radioactives des forces nuclaires ont donn
naissance l'apptit gnral pour la bombe atomique. L'lectricit a
engendr son industrie, et non pas vice versa. Il ne fait pas de doute
qu'on pourrait numrer beaucoup d'exemples qui dmontrent les rpercussions des savoirs, de la quantit et de la qualit des puissances
matrielles auxquelles ils sont associs, sur les traits principaux de
nos socits. Nanmoins, ces forces productives 66 , l'ordre naturel
considr en rapport avec l'ordre social, ne se confondent pas avec les
systmes d'conomie, de pouvoir qui s'difient sur elles. Si le capitalisme s'est dvelopp en multipliant les techniques mcaniques fondes
sur le choc, l'inertie, le calcul infinitsimal, son caractre marchand,
sa loi de la valeur, ne doivent rien ces techniques ou au calcul. La socit capitaliste a certainement chang avec la grande industrie mcanique, [143] mais on ne saurait dduire ses attributs essentiels de
ceux de l'industrie. La thorie marxiste de l'histoire suppose cette
spcificit qui s'exprime par l'intermdiaire de la distinction entre
rapports et forces de production : Dialectique des concepts de force productive (moyens de production), crit Karl Marx 67 , et rapports
de production, dialectique dont les limites sont dterminer et qui ne
supprime pas leur diffrence relle.
Elle ne supprime pas la ralit, je dirais plutt qu'elle met en vidence le rle jou simultanment par l'homme, la fois crateur de
savoir, de ses ressources, et agent de la production, de l'change et
de la rpartition des richesses. La diffrence relle qui oppose les
forces et les rapports de production a pour cause non seulement leur
composition, leur finalit, mais aussi leurs modalits d'volution : Le
conflit entre les forces et les rapports de production, parfois latent,
parfois aigu, est d une diffrence des lois du mouvement , des
66

67

... les forces de production se dveloppent invitablement, suivant les lois qui
leur sont propres . J. BABY : Principes fondamentaux d'conomie politique,
Paris, 1949, p. 20.
K. MARX : Contribution la critique de l'conomie politique, Paris, 1957, p.173.
[Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

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170

forces et des rapports de production 68 . La consquence la plus directe de cet cart est l'existence d'une double histoire, de l'histoire
des socits humaines et de l'histoire humaine de la nature (ou des
forces productives). Celle-ci comprend l'homme social dont l'activit
se reflte dans le dveloppement du monde o il est prsent et se retrouve sous une autre forme. Le rapport sa nature - non pas la nature - n'est pas d'extriorit ; il indique les deux manires d'tre de
notre espce et de la matire. L'cart entre nature et socit se rvle dans les relations qui les dfinissent, et non pas dans les termes
que l'une ou l'autre comprennent. L o l'on n'a vu que des lments
distincts, il faut relever des constellations diffrentes d'lments
analogues. la lumire de ces considrations, s'il y a une histoire des
systmes sociaux, cette histoire, sans tre exclusivement conditionne par les processus naturels, dcoule nanmoins de leur transformation. Le rythme, le degr de progression, l'tendue de ces transformations - les mdiations tant tablir empiriquement dans chaque cas se rpercutent du plan des processus mentionns, des forces productives qui leur correspondent, au plan des rapports de production. Nous
pouvons en dduire que l'histoire sociale est un aspect de l'histoire
des forces productives, qu'elle la prolonge, ou, ce qui revient au mme,
qu'elle est une partie relle de l'histoire humaine de la nature 69 .
coup sr, faute d'une telle histoire, il n'y a pas d'explication scientifique de l'histoire de la socit humaine. Cette vrit a toujours t
approche de biais : Quel que soit l'aspect sous lequel on examine les
formes marchande et non marchande de l'conomie, crit un conomiste marxiste 70 , c'est l'volution en [144] quelque sorte naturelle des
68
69

70

P. BARAN, E. HOBSBAWN : op. cit., p. 1922.


Dans la mesure o toute la nature est socialement mdiatise, dans une mesure gale mais inverse, il est vrai, la socit en tant que composante de la ralit totale est mdiatise par le cours de la nature. Ce ct de la connexion
caractrise la spculation secrte de la nature chez Marx. Les diverses formations conomiques de la socit qui se succdent historiquement sont tout autant de modalits d'automdiation de la nature. A. SCHMIDT : op. cit., p. 65.
BOCCARA : Quelques hypothses sur le dveloppement du capital, conomie et
Politique, 1961, mai, p. 4 8.

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forces productives matrielles et aux rapports pratiques entre les


individus qu'il faut toujours revenir (je souligne).
Revenir, oui, l'on y consent, mais non aller de l'avant. Concevoir un
processus historique de notre nature, qui interfre ouvertement avec
le processus historique de notre socit et en tudier les lois, cela
aurait signifi rompre cet imprialisme sociologique auquel notre
conscience moderne est si profondment attache. Toutefois, nous
l'avons vu, l'histoire sociale tmoigne et rsulte d'une histoire naturelle sui generis et dont elle est pour ainsi dire une transposition. L
se trouve le fondement essentiel actif. On s'est content d'en remarquer l'existence, de le saluer en termes gnraux. On ne s'est jamais
aventur au-del du discours, sur la voie qui mne la connaissance.
L'aurait-on fait, on se serait rendu compte qu'il n'est point question
de naturalisation. Les deux histoires et les ralits auxquelles elles se
rfrent sont, j'ai suffisamment insist sur ce point, autonomes. La
nature, dans cette perspective, est concerne par le ct du systme
social dirig vers le monde objectif lorsqu'il reproduit et invente les
ressources matrielles et intellectuelles, et non pas lorsqu'il produit
et rpartit richesses et pouvoir, satisfait les besoins de ses membres.
Les forces productives, qui sont pour moi en partie synonymes de la
notion d'ordre naturel historique, reprsentent le premier ct du
travail social. Si la comprhension de leur histoire passe par celle de
l'histoire humaine de la nature, possible parce que spcifique, ceci clarifie leur statut qui baigne actuellement dans la confusion. On se
demande parfois : les forces productives font-elles galement partie
de la formation conomique et sociale ? Certains ont tendance y rpondre par la ngative. Pourtant il est incontestable que toute formation conomique et sociale possde sa base matrielle et technique,
ses forces productives qui la caractrisent 71 . Voil tranch par une
image ce qui aurait d l'tre par un argument thorique. L'argument
que j'ai avanc, on l'a vu, ne va pas l'encontre des thses fondamentales du matrialisme historique ; il me parat plutt rejoindre les vues

71

G. GLESERMAN : Les lois de l'volution sociale, Moscou , s. d. p. 177.

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172

de cette doctrine sur la diffrence relle entre les forces et les


rapports de production. Mais s'il y a concordance sur tant de points,
et si la conception marxiste a bien dfini le cadre de l'histoire qui
nous proccupe ici, elle n'a pas, je l'ai mentionn au dbut, parachev
la tche qu'elle s'est assigne. L'examen des forces productives, de
leur dveloppement, a t laiss en friche. Un signe ne trompe pas
cet gard : le dcalage pistmologique entre la rigueur qui rgne dans
l'tude des processus sociaux et le caractre approximatif des propositions portant [145] sur le fondement naturel, productif, de la socit. Pour l'illustrer, je me contenterai de deux exemples.
Prise la lettre, si la diffrence des forces et des rapports de
production est le parallle de la nature et de la socit - ce parallle
mriterait lui seul qu'on s'y arrte -, alors l'homme parat jouer simultanment le rle de sujet naturel et de sujet social. Apprhend
dans le contexte des rapports de production, du systme social, on le
sait tre esclave, proltaire, seigneur fodal, capitaliste, etc. Le matrialisme historique ayant donn cong la notion vague ou transcendantale d'homme, d'humanit, lui a substitu le concept relativement
prcis de classe sociale, la figure concrte de tel ou tel groupe conomique, politique. En revanche, s'agissant des forces productives, de la
nature anthropologique, on continue parler abstraitement, ahistoriquement, des hommes, du travail, ou de leurs objectivations,
science, industrie. Ne devrait-on pas nommer clairement, saisir
conceptuellement, les acteurs - artisans, agriculteurs, scientifiques,
ingnieurs - qui, aux diverses tapes de l'volution, ont engendr les
puissances matrielles et les savoirs solidifis en forces productives,
institu les rapports au monde matriel ? Cela n'est pas possible tant
que l'on n'a pas procd une analyse suffisante des mcanismes de
formation de ces forces, de la signification que prend l'autonomie de
leur histoire. Le maintien d'une notion vague rsulte de l'incompatibilit logique pour ceux qui, n'ayant pas pris au srieux la diffrence
relle de Karl Marx, se sont cantonns uniquement dans l'histoire
sociale. Le sujet, l'agent de cette histoire tant la classe sociale, il n'y
avait gure de place pour un autre sujet, un autre agent, sinon sous

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

173

une forme dissimule, imprcise, de figure prsente mais invisible, indique mais non nomme. Une fois l'ide d'autonomie et la diffrence relle acceptes, ces collectivits d'hommes de mtier ou de
science peuvent tre envisages travers leur fonction historique qui,
pour avoir une enveloppe sociale, n'en est pas moins remarquable et
spcifique.
Le second exemple est tout aussi frappant. On s'accorde confrer aux forces productives, au soubassement matriel, une loi de
mouvement . La loi de mouvement des rapports de production est
documente, fait l'objet de dmonstrations varies ; elle a trait la
lutte des classes, la modification structurelle de la socit comme
effet de la contradiction entre rapports et forces de production. Il
est intressant de voir comment sont nonces les lois de ces dernires, lorsqu'elles le sont. On insiste ce propos sur une tendance
l'accumulation, la mobilit et une continuit d'volution qui fait
dfaut aux rapports de production. Tandis que ces rapports sont soumis des [146] pressions contradictoires qui les entravent, les rendent rigides, les forces productives qui synthtisent nos ressources et
nos habilets, en change, se mtamorphosent sans discontinuer au
cours de leur application, ne rencontrant pas d'obstacles internes
puissants propres les figer et les immobiliser. Du moins on le suppose et on le soutient, car les tenants de cette description ne font que
justifier une conception quantitative du dveloppement de ces forces.
En effet, si le seul processus historique qu'ils imaginent est l'addition
cumulative de substances, d'nergies, ce moment-l ils se rabattent
sur l'vidence des indices qui mesurent l'accroissement, ininterrompu,
de la productivit du travail, du volume des matires premires, etc.
Peut-on dire qu'il s'agit de lois au sens strict, thorique du terme ?
Soutient-on qu'une des lois fondamentales de la socit est l'amlioration du niveau ou l'augmentation de la richesse par tte d'individu,
parce que le niveau de vie d'un habitant de la Rome antique ou sa richesse taient plus levs que ceux d'un habitant des cavernes, et
moindres que ceux d'un habitant - moyen, bien sr - de New York ?
Juge-t-on que la multiplication des espces est une loi de l'volution ?

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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Pourquoi alors l'accumulation des ressources, leur augmentation rgulire ou l'conomie du temps de travail exprimeraient-elles des lois
de mouvement des forces productives ? Karl Marx, pour revenir
lui, a constat par exemple une progression du surplus social : il n'a pas
soutenu qu'il s'agit l d'un principe profond de l'histoire, mais il a recherch ce principe dans les processus d'appropriation de ce surplus
qui, simultanment, le produisent. De la mme faon, les mcanismes
d'accumulation quantitative des ressources de tout ordre masquent
des changements qualitatifs importants. Ainsi la productivit ou la
consommation productive en nergie, instruments de travail, d'un travailleur d'aujourd'hui, n'est pas seulement suprieure la productivit, la consommation productive en nergie d'un travailleur de la Renaissance ou de l'Antiquit : elle manifeste aussi l'insertion dans un
univers matriel, un savoir-faire diffrent de l'univers matriel ou du
savoir-faire prdominant de la Renaissance ou de l'Antiquit. Des
transformations qualitatives radicales ont eu lieu, des disciplines naturelles d'un type nouveau sont nes, et des groupes d'hommes ayant
des facults particulires ont surgi, aux divers moments historiques,
pour aboutir cet effet qui semble se traduire par une distance chiffrable, lisible sur une chelle continue. En mme temps, on a tendance
l'oublier, une diminution tout aussi importante se produit : des ressources dcroissent, des espces disparaissent, des nergies s'puisent ou ne sont plus employes, des talents se perdent, des savoirs
[147] sont oublis, des groupes de travailleurs s'teignent avec leur
activit spcifique. Plutt qu'une loi d'accumulation, c'est une loi de
conservation (au sens thermodynamique) que l'on retrouverait en
faisant le bilan exact, vritable, de ces transformations. Les variations cumulatives, l'intensit de la productivit, la diminution du temps
de travail humain, sont les reflets superficiels d'un dveloppement
historique plus dramatique, plus profond ; se borner ces reflets,
c'est s'interdire de regarder les proprits, la dynamique relle des
forces de production, ou encore du fondement naturel de la socit.
Je ne m'arrte pas davantage ici pour dtailler ces dficiences
thoriques. Mon intention tait surtout de mettre en avant le contras-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

175

te que l'on observe entre le traitement scientifique approfondi des


rapports de production et la manire beaucoup plus schmatique dont
on traite les forces productives. Certes, par-ci par-l j'ai grossi le
trait, toutefois aucun instant je ne l'ai dform pour parvenir cette conclusion. Dans l'Essai auquel je me suis rfr au dbut de ce
travail, j'ai dgag la dynamique manquante du monde naturel humain et par l des forces productives - en montrant que le dveloppement
de nos ressources matrielles et intellectuelles, des catgories
d'hommes qui se consacrent la production de ces ressources, aux
sciences, aux techniques, aux arts qui la rendent possible, obit un
principe de division naturelle. Ce qui, pour tre expos, a demand un
gros livre, ne saurait tre condens en quelques pages, afin de persuader le lecteur que la thorie propose de l'histoire humaine de la nature constitue aussi la base trs labore d'une thorie des forces productives, qui fait actuellement dfaut. Mais le situer ici par rapport
cette lacune est une faon de comprendre l'affirmation de Karl Marx
que je rappelle : Nous voyons en mme temps que seul le naturalisme
est capable de comprendre l'acte de l'histoire universelle. En d'autres termes, le plus simple acte d'existence par lequel l'homme se
produit et se reproduit, produit et reproduit son univers concret.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

176

[149]

Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle

Chapitre 3
La dialectique de la nature
1) Mais de quelle nature ?

Retour la table des matires

Des manuscrits de jeunesse au Capital, l'volution est manifeste.


Les analyses des rapports de classe, des mcanismes d'exploitation se
droulent de plus en plus l'intrieur de l'conomie politique, de l'histoire du capitalisme. Le point de vue est toujours le point de vue du
quatrime tat, c'est--dire de la classe ouvrire, celle qui souffre
et n'est le vritable porteur de cet instrument (la facult de penser) que dans la mesure o les couches sociales dominantes, du fait de
leur intrt de classe, sont incapables de reconnatre l'universel 72 .
Pourtant, dans la mesure o c'est ces couches dominantes que sont
pris le langage, les procds du discours scientifique, langage et procds entrent dans l'laboration de la thorie nouvelle, laissent des
traces, surchargent les concepts authentiques de significations d'emprunt. Les traces sont lgres tant qu'on reste proche de ce moment
o la pense manuelle de la classe ouvrire, qui continue tre vivante,
72

J. DIETZGEN : L'essence du travail intellectuel humain, Paris, 1973, p. 45.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

177

s'exprimer vigoureusement, et la pense frontale des intellectuels


qui se placent de son ct communiquent et se compltent. La convergence des recherches de Marx et de celles de Dietzgen, du savant et
du tanneur, en est un exemple. Au fur et mesure qu'on s'loigne de
ce moment, l'cart se creuse, les philosophes de l'tabli se rarfient,
tandis que se multiplient les philosophes et les conomistes tablis ; la
classe ouvrire parle de moins en moins, alors qu'on parle de plus en
plus en son nom, on pense sur elle et pour elle, et non pas avec elle ; les
traces en question s'accentuent de plus en plus, tandis que la porte
des formules et des concepts d'origine est de moins en moins reconnaissable. Tout devient affaire de spcialistes. Et [150] les spcialistes ont toujours du mal comprendre ce qui s'est produit antrieurement ou en dehors du ressort de leur comptence. Mais mme les spcialistes doivent se rendre l'vidence : au cours de cette volution
vers le marxisme de la maturit, les travaux d'histoire de la technologie, l'intrt pour les informations scientifiques, pour la gense des
forces productives de l'homme, ont continu de plus belle. Toutefois,
les matriaux sont organiss et surtout publis en visant l'objet principal : livrer au proltariat une arme thorique toute prte, dmasquer
les ruses de la raison capitaliste. coup sr, lorsqu'il est question de
nature, et il en est souvent question, on use de notions communment
reues, avalises. Ce serait cependant une erreur de croire que le fil
tnu de l'inspiration naturaliste a t rompu. Il est intressant de
voir, au contraire, qu'elle constitue, en particulier propos des sciences et des techniques, un fond auquel les penseurs marxistes sont
continuellement ramens.

La Dialectique de la nature de Friedrich Engels est le premier essai


de retour vers ce fond dont je viens de parler. Il est de bon ton aujourd'hui de l'opposer Marx, en chargeant son auteur de tous les
pchs scientifiques et mme politiques. Ce qui est mauvais dans le
matrialisme historique est attribu Engels, ce qui est bon lui est
retir. On lui impute, entre autres, le gauchissement de la dialectique,
la naturalisation de l'humain, du social. Je ne me laisserai pas dtour-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

178

ner par cette cuisine idologique, et, au risque de choquer le lecteur


trs prvenu, je rappellerai le sens de ce livre qui est plutt un assemblage de notes, de rflexions, sur la science, la matire, les lois dialectiques, etc. L'auteur, on le devine, voulait retrouver le caractre dialectique des phnomnes naturels, complter les tudes entreprises
par Marx, ainsi qu'en tmoigne la Correspondance.
Le projet d'une Dialectique de la nature tait gigantesque. Nous ne
sommes pas suffisamment renseigns sur les dtails pour savoir quelles en auraient t les lignes directrices si Friedrich Engels avait pu le
mener bonne fin. Les matres-concepts sont peine bauchs. Une
chose est certaine : Engels voulait propager la doctrine de l'historicit
des processus matriels, grce une rinterprtation de la thermodynamique et de la biologie. Le transformisme darwinien l'y autorisait, le
succs du matrialisme dialectique lui en faisait, vraisemblablement,
un devoir.
Les incertitudes commencent poindre ds l'instant o l'on tente
de saisir ce qu'il entend par nature. On songe, au vu de ces notes,
quelque Naturphilosophie allemande, dont l'auteur chercherait [151]
mettre les acquisitions de la science en accord avec les principes dialectiques connus (passage de la quantit la qualit, etc.). Cette supposition, qui est tenue pour tre la bonne, est corrobore par une partie des textes : elle est insuffisante pour rendre compte de leur totalit.
En effet, si tel en tait le dessein initial, on ne comprend pas pourquoi on trouve dans cet ouvrage des tudes pousses sur le rle de la
main dans l'volution humaine, sur la succession chronologique des inventions, ainsi que des remarques sur le comportement des hommes
l'gard du monde matriel, ou la faon dont les instruments techniques, les sciences, interviennent pour modifier les fondements de la
socit. Les rfrences l'volution des sciences sont nombreuses.
Des rflexions sur l'historicit de la nature ne manquent pas non plus :
Maintenant, la nature entire se rsout elle-mme en histoire et

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

179

l'histoire ne se distingue de l'histoire de la nature que comme le processus de dveloppement d'organismes conscients 73 .
Peut-on dire que la Dialectique de la Nature devait inclure, ct
de l'analyse logique des phnomnes matriels, une analyse historique
des sciences et des techniques ? Faut-il penser que, dpassant le cadre d'une tude des lois dialectiques du dveloppement matriel, l'ouvrage non compos et comport toute une histoire du contenu de la
nature en tant que runion des puissances humaines et non humaines ?
Sommes-nous en prsence de ce qui aurait d devenir l'histoire des
organes productifs de l'homme social , prconise dans le Capital ?
Une rponse tranche n'est ni possible ni indispensable. La lucidit
intellectuelle et la familiarit de Friedrich Engels avec l'avancement
des sciences de son temps sont dangereusement sous-estimes par
ceux qui le supposent travailler une version matrialiste de l'Encyclopdie hglienne. Ce sont ses juges ou ses commentateurs qui tombent dans le travers de l'anachronisme, pour son temps et pour leur
temps. Lui-mme n'aurait eu garde d'y tomber.
Par ailleurs, il me semble que ses aperus, ses observations sur la
nature ont t envisags sans rapport avec les notions propres aux
premires critiques marxistes de la philosophie et de l'conomie politique. On les a, par consquent, examins comme s'ils avaient trait la
dialectique d'une nature prise au sens scientiste courant du terme,
nature que nous avons vu taxe de rien ou de nant . On les a
surtout lus sans rfrence au naturalisme, qui prcisment met toujours en relation la nature et l'homme, avec son savoir-faire et sa socit, l'homme qui la remplit et en est rempli. En oubliant ce qui partout donne un sens radical. tre radical, disait Marx, c'est prendre
les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine c'est l'homme
[152] lui-mme. Cet oubli a fait des ravages innombrables, chez
Kautsky, chez les marxistes austro-hongrois qui tombent dans le biologisme et le positivisme ambiants, dans une doctrine de type darwinien
73

F. ENGELS : La dialectique de la nature, Paris, 1952, p. 239. [Livre disponible


dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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de la lutte pour la vie , sans se rendre compte jusqu' quel point,


sous le couvert de la science qu'ils prtendent s'assimiler et apporter
la classe ouvrire, ils pousent aussi l'attitude profondment antinaturaliste insparable de cette science.
Nous n'avons cependant aucune raison de croire qu'Engels a commis
une mprise identique, celle de vouloir rcrire, un sicle de distance,
un ouvrage de philosophie naturelle, ou de donner, ainsi qu'on a tent
de le faire aprs lui, un lustre scientifique au matrialisme historique.
L'approbation de Karl Marx son entreprise suffit prouver qu'elle
va beaucoup plus loin et beaucoup plus profond. Seule la saisie de ses
fragments et de ses concepts hors d'un courant dans lequel il tait
profondment enracin explique les contresens et le sort fait son
travail. Ce rapprochement entre les manuscrits inauguraux de Karl
Marx et les tudes tardives de Friedrich Engels permet de mesurer
l'insistance avec laquelle les sciences, les techniques, la puissance
cratrice du travail social, notre nature, son histoire se dcoupent
comme un domaine thorique part, une de ces brches que toute
grande acquisition intellectuelle laisse derrire elle sans l'avoir comble. Pour Darwin, l'hrdit, pour Einstein, l'unit des champs matriels, ont reprsent un point de fuite, un inachvement analogue
celui que je dcris chez les fondateurs du matrialisme historique.
Avec le temps, les notions rajeunissent, se clarifient la suite de
quelque dcouverte ou sous l'influence d'une situation nouvelle. Tant
que ce revirement n'a pas eu lieu, on y revient de manire rcurrente,
sans avancer peut-tre, mais sans oublier non plus qu'une perce existe, qu'il faut maintenir et largir. Et au lieu de s'efforcer en vain de
mettre une tonne de mots dans un gramme de pense, il est plus raisonnable de mettre le gramme de pense dans la tonne de mots, pour
rappeler qu'il est l, prt la perfusion.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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2) Concepts embryonnaires
et thmes rcurrents.
Retour la table des matires

L o je crois discerner une intention cohrente, d'autres ne voudront voir que l'expression exubrante, accidentelle, d'une pense
exceptionnelle. Un fait ne peut tre contest : la perdurabilit de l'intention, la rmanence de la pense. Ne voit-on pas Lnine revenir [153]
avec insistance sur l'urgence d'une conception d'ensemble portant sur
l'volution des disciplines naturelles et productives ? N'est-ce point
l, ses yeux, une suite normale dans le dveloppement du matrialisme historique ? La continuation de l'oeuvre de Hegel et de Marx,
crit-il 74 , doit consister dans l'histoire de la pense humaine, de la
science et de la technique. La proposition n'est pas une simple raction isole de lecteur. D'une part, il y faut approfondir, note Lnine
un endroit diffrent 75 , la connaissance de la matire jusqu' la
connaissance (le concept) de la substance, afin de trouver les causes
des phnomnes. D'autre part la relle connaissance de la cause est
l'approfondissement de la connaissance qui va de la superficie des
phnomnes la substance. Deux sortes d'exemples devraient expliquer cela, pris 1 dans l'histoire de la science de la nature et 2 dans
l'histoire de la philosophie. Plus exactement, il nous faut non des
exemples - comparaison n'est pas raison - mais la quintessence de
ces deux histoires + l'histoire de la technique.
La direction d'un enrichissement possible de la science marxiste
est marque. Il y a davantage : une insistance sur la mise en relation,
le lien organique, entre sciences, philosophies, techniques. L'unit postule et attendue comme rsultat touche l'organisation du monde

74
75

V. I. LNINE : Cahiers philosophiques, Paris, 1955, p. 131.


V. I. LNINE : op. cit., p. 121.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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objectif, notre manire de le rendre soi et nous. Elle n'exprime


pas un voeu, l'amour de l'harmonie ou du rapport universels. La fonction du travail, catgorie anthropologique et pistmologique dans la
thorie de Karl Marx, empche d'envisager les sciences, les techniques ou les philosophies, poses les unes ct des autres ou dcoupes selon des classifications extrinsques o leur originalit disparat
et o leur unit, cessant d'exister, ne manifeste plus son efficacit.
La pense, rduite une de ses figures, la plus frappante, dtache du
mouvement auquel elle participe, apparatrait purement abstraite, devant une ralit indiffrente, comme broderie de concepts, signes plutt qu'lments thoriques, abandonne la subjectivit. Les domaines de la connaissance sont des galaxies bien plus que des systmes
plantaires, ils sont anims par une vie intense et non pas enclos dans
les orbes cristallins. C'est l une des implications des remarques de
Lnine : le travail du savoir est un travail de transformation, une
transformation du savoir travers les systmes de disciplines intellectuelles, productives. En arrachant un des anneaux de la chane, on
fait disparatre la trace qui, seule, nous permet d'accder la vrit.
Tous les jours, nous apprenons le contraire. Les prceptes qu'on
nous inculque sont tellement consonants avec le bon sens , que [154]
nous en sommes immdiatement persuads et heureux de l'tre. Nous
nous montrons mme tonns que quelqu'un puisse prtendre l'inverse,
troubler les esprits par des assertions qui contestent ce qui s'impose
avec force. L'instinct scientifique, alerte, nous avertit que souvent il
s'agit plutt de rhtorique que de logique, de consensus plutt que de
vrit. Si par hasard nous nous demandons pourquoi les matres s vidences prennent la peine de fixer noir sur blanc ce que nous distinguons dj comme blanc ou noir, nous acceptons nanmoins, reconnaissants, leur geste destin nous satisfaire, nous apaiser, comme nous
prenons plaisir rpter un mouvement et nous reposons couter
encore la musique des sons et des mots. Avec eux, le chemin de la
connaissance n'est pas escarp et ne requiert jamais, pour tre parcouru, un effort harassant. Comme dans un rve : nous sommes dj
arrivs avant d'tre partis. Les Cahiers philosophiques de Lnine, bien

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

183

qu'ils ne soient pas d'un professionne1 76 , coupent le courant qui porte


ce ronron d'une culture o la philosophie, entourant, enveloppant frileusement l'esprit, se le rserve, pour laisser aux sciences et aux
techniques les dsordres de la matire. Leur rejet d'une dissociation
artificielle, le refus d'illustrer plutt que de dmontrer, font cho aux
Manuscrits de Karl Marx.
Le philosophe - lui-mme forme abstraite de l'homme alin - se
donne pour la mesure du monde alin. C'est pourquoi toute l'histoire
de l'alination et toute la reprise de cette alination ne sont pas autre
chose que l'histoire de la production de la pense abstraite, c'est-dire absolue, de la pense logique spculative 77 . Je ne puis me rsoudre quitter dfinitivement ce thme sans rappeler qu'il est fort
important, et qu'il touche une des opinions les plus dcisives du matrialisme historique. J'ai eu recours au tmoignage de Lnine pour
indiquer ce qui est en jeu travers la mise en relation incongrue - pour
son temps et pour le ntre
des disciplines thoriques, naturelles,
productives. Notamment qu'une histoire de la connaissance limite la
production de concepts, confondant thorie et philosophie, comme si
les sciences n'avaient pas la leur, est une histoire mutile, aline,
puisqu'elle vt dans la flure du savoir en tant que mesure et savoir de
cette flure. Cette dernire histoire est soutenue avec vigueur par
l'arche des traditions qui ont rsist l'assaut des penseurs marxistes successifs. Parmi eux, Antonio Gramsci, confirmant en quelque sorte les affirmations de Lnine 78 en y ajoutant des lments nouveaux,
retourne non seulement l'unit que j'ai souligne, mais reprend une
notion, une faon de voir qui ont t esquisses l'aube de la philosophie de la praxis , du matrialisme historique. [155] Dans ses ma-

76
77
78

L. ALTHUSSER : Lnine et la philosophie, Paris, 1969.


K. MARX : Manuscrits, op. cit., p. 130.
De mme, c'est de multiples faons que l'individu entre en rapport avec la
nature, car par la technique il faut entendre non seulement cet ensemble de
notions scientifiques appliques industriellement, comme on le fait gnralement, mais aussi les instruments mentaux , la connaissance philosophique.
A. GRAMSCI, op. cit., p. 52.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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nuscrits de prison, on retrouve des accents des manuscrits de Marx :


S'il en est ainsi, ce qui intresse la science, c'est donc moins l'objectivit du rel que l'homme qui labore ses mthodes de recherche,
qui rectifie constamment ses instruments matriels qui renforcent les
organes sensoriels et les instruments logiques (les mathmatiques
compris) de discrimination et de vrification, c'est--dire la culture,
c'est--dire la conception du monde, c'est--dire le rapport entre
l'homme et la ralit par la mdiation de la technologie. Dans la science aussi, chercher la ralit en dehors des hommes, ceci entendu au
sens religieux ou mtaphysique, apparat n'tre qu'un paradoxe. Sans
l'homme, que signifierait la ralit de l'univers ? Toute la science est
lie aux besoins, la vie, l'activit de l'homme. Sans l'activit de
l'homme, cratrice de toutes les valeurs, des valeurs scientifiques
aussi, que serait l'objectivit ? Un chaos, c'est--dire rien, le vide, si
l'on peut dire, parce que, si l'on imagine que l'homme n'existe pas, on
ne peut imaginer la langue et la pense. Pour la philosophie de la praxis,
l'tre ne peut tre disjoint du penser, l'homme de la nature, l'activit
de la matire, le sujet de l'objet ; si l'on fait cette sparation, on
tombe dans une forme de religion ou d'abstraction dpourvue de
sens 79 . Parce qu'il partage cette vision d'une science du dedans
et non pas du dehors de la nature, de l'homme en tant que partie
prenante et constitutive de l'une et de l'autre, il lui arrive de dfendre la dialectique de la nature .
La boucle est pour ainsi dire boucle. Antonio Gramsci et Friedrich
Engels ont une autre vue de l'ordre naturel, de l'histoire, que les critiques d'une entreprise qui n'avait mme pas dbut, et il est normal
que le premier attire l'attention sur le sens des tentatives du second.
Le commentaire du rejet, par George Lukacs, du principe d'une dialectique de la nature est rvlateur : Il (George Lukacs) peut avoir tort
et peut avoir raison. Si son affirmation suppose un dualisme entre
l'homme et la nature, il a tort, car il tombe dans une conception qui est
prcisment celle de la religion et de la philosophie grco-chrtienne,
79

A. GRAMSCI : Il materialismo storico e la ilosofia di Benedetto Croce, Milan,


1952, p. 55.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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et qui est aussi celle de l'idalisme, lequel en fait ne russit pas unifier l'homme et la nature et les mettre en rapport sinon verbalement.
Mais si l'histoire humaine doit 'tre conue aussi comme histoire de la
nature (et aussi travers l'histoire des sciences), comment la dialectique peut-elle tre dtache de la nature ? 80
Je n'apporterai pas d'autres tmoignages sur ce sujet. Ils concourent tous prouver que les essais destins cerner la notion de nature, son contenu, son histoire, jalonnent l'volution du marxisme. Celuici considre l'analyse de ce pan du rel comme succdant aux analyses
[156] ayant trait la socit, son intelligibilit, sa pratique. La priode o ces analyses ont eu la priorit, et en mme temps la lutte politique, rvolutionnaire qui les a nourries, n'ont pas laiss le rpit ncessaire pour une transformation des essais en une thorie cohrente.
Aussi ceux-ci sont-ils rests l'arrire-plan, tolrant une invasion
par les concepts ou les opinions appartenant au fonds disponible des
philosophies dominantes. Cependant, chaque fois qu'un classique du
marxisme abordait le champ des disciplines naturelles ou productives,
celui de la connaissance, on entendait sonner un timbre diffrent, on
s'loignait des lieux communs. Les activits humaines ayant pour objet
la matire organise (historicise) suivant l'expression d'Antonio
Gramsci, ont toujours t catalogues dans le domaine du dveloppement et non pas de l'application du matrialisme historique. Afin d'y
parvenir, de comprendre les sciences, les techniques, les philosophies,
on dpasse le cadre propre des systmes sociaux pour sonder les processus historiques de notre nature. la limite, on peut soutenir que le
matrialisme historique n'implique pas ce qui est devenu son insu un
dogme, savoir la dtermination univoque de l'histoire des connaissances scientifiques, techniques ou philosophiques, par les conditions conomiques de production. Les fades explications sociologiques
s'cartent de la dfinition d'ensemble du problme.
Je ne voudrais pas tre plus persuasif et plus systmatique que ne
le furent les crateurs du marxisme en ces matires. Les textes sont
80

A. GRAMSCI : Oeuvres choisies, ed. cit., p. 153.

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clairs, incisifs et n'appellent pas la toilette que les commentateurs


rservent aux documents ranims pour les besoins de la cause. J'espre avoir fait clairement entrevoir une squence. Les prmisses d'une
nouvelle vision de l'histoire, d'abord, prennent corps dans le combat
contre la sparation de l'homme et de la nature, du savoir et de la vie,
de la raison et des sens, et contre le travail alin et la proprit prive, pour l'unit de ces ralits spares et l'mancipation des hommes, en chair et en os, alins sur une terre bien ronde . Ces prmisses ont pour nom : le naturalisme et le communisme. Ensuite, le naturalisme sort transform par son association, en devenant ouvertement politique et en changeant de contenu. Les rapports de l'homme
la nature sont dfinis comme tant raliss par l'industrie, l'art, la
science et non plus comme biologiques, directs, la nature comme un
ensemble d'tres actifs et non pas comme un rceptacle passif. Au
lieu d'une harmonie prtablie c'est une harmonie historiquement tablie qui se manifeste travers ces rapports productifs et cette nature humaine. Enfin, le dveloppement de cette vision, [157] notamment
de la thorie de l'histoire et de la lutte des classes, a touch seulement une fraction de la problmatique initiale, des relations entre la
socit et le monde matriel, notamment en ce qui concerne les forces
productives. La ncessit de lui donner une forme scientifique a inflchi ce dveloppement dans un sens plus proche de la tradition, encore
que, pour Marx, l'idal ait t un nouveau type de science, ayant surmont la division des sciences sociales et les sciences naturelles. Malgr cette drive, on voit priodiquement des tentatives destines
renouer avec les fragments non dvelopps, aller au-del, ou plutt
en de, de l'tat des choses intellectuelles auxquelles on s'tait arrt. Donc rafrachir, rendre sa porte actuelle la vieille association, un instant refoule, suspendue, du naturalisme et du communisme.
Ces tentatives n'ont pas eu les consquences recherches probablement parce que les ralits qu'elles visaient n'avaient pas d'urgence
thorique ou pratique.

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187

[159]

Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle

Chapitre 4
Encore la rvolution
scientifique
1) Un problme vraiment critique.

Retour la table des matires

Ce qui commande de faon si imprieuse une nouvelle prise en


considration de l'tude des forces productives, de nos changes avec
le monde matriel, du dveloppement des savoirs, ce ne sont pas les
vides combler dans la thorie marxiste, mais c'est la rvolution
scientifique et technique.
Si brutal que soit l'vnement, tout porte dsormais son empreinte. Nous sommes confronts une rvolution radicale, parce que le
rythme de renouvellement des sciences assure leur expansion dans
l'ensemble du systme circulatoire de la socit et que leur capacit
de constituer des espces chimiques ou physiques qui n'existeraient pas sans leur intervention impose une nouvelle relation de savoir
au rel. Ce bouleversement dont nous sommes les acteurs ou les tmoins confre une ampleur inconnue auparavant, une physionomie nouvelle aux activits par lesquelles nous formons nos ressources mat-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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rielles et intellectuelles vis--vis des processus productifs avec lesquels elles ont t jusqu' maintenant confondues. Il arrache, par la
mme occasion, les sciences, la connaissance, la sphre des catgories idologico-pistmologiques pour les associer aux catgories sociales, conomiques, ainsi que le fait voir l'apparition d'une industrie
scientifique, d'une industrie de la dcouverte et de l'ducation.
Une rvolution de cette envergure ne dvoile pas seulement les fissures des conceptions ou des pratiques anciennes, elle annonce pareillement les directions suivre dans la recherche des solutions nouvelles. La premire se dessine travers la volont de prsenter les progrs scientifique et technique pour remdes aux ingalits, [160]
l'oppression et aux conflits sociaux. Le contrle exerc sur la nature
se substituant au contrle exerc sur la socit aboutirait enrichir
celle-ci condition que tous ses membres, oubliant leurs divergences,
concourent dvelopper solidement la conqute de celle-l. Cette
ventualit suppose que l'on rejette toute perspective historique et
que l'on amalgame les facteurs politiques et sociaux aux facteurs matriels. La science et la technologie modernes sont censes difier,
cet gard, un milieu artificiel, obligeant la collectivit se donner un
ordre technocratique, perptuant l'alination organique et psychologique des individus, barrant la route la dmocratie politique et enlevant toute porte majeure une transformation possible des systmes
sociaux. Des critiques anims d'une grande lucidit, d'une sant mentale toute preuve, mus par un dvouement profond de grandes
causes, mais n'ayant malheureusement pas le dsir de regarder de plus
prs les circonstances qui les placent l o ils sont, ni d'aller au-del
de ce qu'ils observent dans leur entourage familier, ont vu dans le
changement de l'univers objectif, dans ses rpercussions, une tentative de fusion de l'homme avec sa matrice naturelle, un nouvel avatar de
la tyrannie des choses 81 . Outre qu'ils se rapportent un concept de
nature banal et erron, et se laissent obnubiler par une vision de la
socit dans laquelle les rgles techniques, scientifiques sont assimi-

81

H. MARCUSE : L'homme unidimensionnel, Paris, 1968.

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les aux rgles politiques et conomiques, tout en dcrivant le drame


de l'individu face une collectivit qui l'oblige la fois se soumettre
et assumer sa sparation, ces critiques se rabattent sur le refus de
ce qui leur apparat tre la ralit et sur la condamnation morale au
nom des valeurs permanentes de l'homme. C'est ce qui rend leurs illusions si proches de notre exprience vcue, si communes et si illusoires leurs expriences vcues et leurs pratiques, puisqu'ils acceptent
comme dmontrs et impratifs les postulats qu'ils cherchent combattre : le dterminisme technologique, la domination absorbante des
sciences. Se battre face au mur et non pas dos au mur, s'engager dans
l'histoire, mais contresens, voil ce qu'ils conseillent ceux qui, attachs au monde d'hier, aspirent au monde de demain en passant pardessus celui d'aujourd'hui. En suivant cette voie, on se prive de la possibilit de dceler ce qui arrive vraiment sur le plan de la socit, de
relever les contradictions nouvelles qui s'y font jour. Pour sortir de la
confusion entretenue autour d'un modle naturalis du systme social,
une sparation nette, la renaissance de l'autonomie du mouvement historique particulier nos interactions avec le monde matriel - aux forces productives - parat ncessaire. l'abri de la diffrence relle dont parlait Karl Marx, en la prenant [161] au pied de la lettre, une
analyse serre de ces interactions, de leurs caractres relatifs la
science, aux facults qu'elle exige et aux ressources matrielles qu'elle propose, et surtout des agents humains qui s'y consacrent, permettrait de localiser ses effets l'intrieur du champ strictement social.
En refusant de dcouvrir, d'examiner une rgularit intrinsque aux
pouvoirs qui naissent cette occasion - ce qui invite tablir leur domaine propre - on s'interdit toute recherche qui clairerait le devenir
des socits.
La seconde direction recoupe les dclarations sur la rupture avec la
nature ou sa conqute, grce aux sciences et aux techniques comme
super-objets techniques, conformment aux aspirations ou aux prtentions de la socit humaine matriser son histoire, et au constat
des faibles lumires dont nous disposons pour mener cette entreprise
bonne fin. Je vais m'expliquer sur ce point. L'accord est presque

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

190

unanime sur le rle dterminant de ce que l'on nomme progrs technique ou forces productives au cours de la transformation des organisations sociales. Comment concevoir leur intervention ? Dans une description cohrente du devenir social, on pose au commencement une
humanit domine par des besoins. Pour les satisfaire, elle agit sur la
nature extrieure . Ce faisant, elle modifie la nature et se transforme elle-mme. Au cours de ce travail, les hommes tablissent entre
eux des liens conomiques, politiques, destins leur assurer l'appropriation des produits et la continuit des modes de production. Alors
que l'on accorde une profonde rationalit la plupart des phnomnes
- de la naissance des besoins la rpartition des richesses - on refuse
ceux qui se trouvent au coeur des pouvoirs productifs cette rationalit qui a trait leur cration. Ceux-l sont jugs automatiques, spontans, voire dpourvus de toute orientation pralable, bien qu'on leur
reconnaisse la proprit de peser sur notre devenir : Les faits montrent, crit-on 82 , que les sources de dveloppement de la production
lui sont inhrentes. C'est ce que Marx a soulign en dfinissant l'histoire sociale comme un processus qui se dveloppe spontanment.
Certes, tous les processus de l'univers ont une spontanit et
une propension atteindre un tat dfini. On considre nanmoins
qu'ils ne l'atteignent pas arbitrairement mais suivant des lois. On ne
voit du reste pas ce qui justifierait l'affirmation d'un dterminisme
de l'volution historique li aux interactions avec le milieu matriel, si
celles-ci n'taient qu'une suite d'actes et de conjonctions spontanes et, la limite, alatoires. Quel sens attribuer la matrise de
la nature dont nous sommes redevables aux efforts productifs, si
l'on postule le caractre extrieur, contingent, de nos rapports avec
elle ? Signifie-t-elle [162] surtout l'amoncellement d'nergies matrielles et d'informations au sujet de l'univers ? Cet amoncellement a
eu lieu de tout temps et ne cessera jamais. Il ne saurait tre un principe historique ; les seules diffrences remarques entre les socits
auraient alors un aspect quantitatif. Quel autre critre utilisons-nous

82

Les principes du marxisme-lninisme, Moscou, 1961, p. 142.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

191

pour faire entrer une nation dans la classe, j'allais dire le club, des
nations dveloppes, ou la relguer dans l'enfer des pays sousdvelopps ? Peut-on affirmer que le capitalisme a effac la socit
fodale ou sera dracin par la socit socialiste parce que le volume
des biens, la rapidit des gestes du travailleur ou simplement leur
nombre ont augment ? L'volution des forces naturelles du travail
social, des forces productives, demeurerait, proprement parler, dpourvue de principe intrinsque, si l'on se bornait les percevoir sous
l'angle de la multiplication ou de l'acclration. Enfin, comment peuton croire qu'une collectivit est capable de dominer son avenir, de planifier les tapes successives de son essor si, justement, l'enchanement causal de cet avenir chappe toute connaissance ? On proclame,
un peu partout, un dsir de prparer l'volution du systme social, et il
est normal de commencer par nos ressources, par les forces productives 83 . De telles prvisions, plus que tout le reste, nous font comprendre concrtement la ncessit d'une thorie analytique et l'organisation des forces productives, de leur mtamorphose en relations sociales, qui soit autre chose qu'une extrapolation habile de constantes
statistiques ou d'indices choisis pour leur commodit.
La rvolution scientifique 84 nous oblige ainsi, d'une part dgager
les proprits spcifiques des processus travers lesquels les collectivits humaines produisent leurs savoirs, leurs sciences, l'histoire des
relations avec l'univers matriel, et, d'autre part, concevoir leur
volution, sur ce plan, comme tant fonde sur un principe dfini et
non pas sur la gnralisation automatique, empirique, de situations observes un moment donn. Elle soulve, cette occasion, le problme
des forces productives, du rapport de la socit son soubassement
naturel, problme devenu critique la fois en ce qu'il exprime une la-

83

84

Il est tout fait vident que nous avons besoin de prvisions longue
chance concernant le rapport entre le dveloppement des forces productives
et les rapports de production. S. PERVOUCHINE : Science conomique et politique conomique, traduit dans tudes conomiques, 1932, n 136, p. 4.
H. KOZIOLEK : Aspects conomiques du plan de dveloppement des sciences,
Les Cahiers du C.E.R.M., 1967, n 52, p. 31-43.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

192

cune du rseau des propositions thoriques, et en ce que, son endroit, la socit tale ses contradictions, s'expose la mise en question. Dans la socit capitaliste, on touche du doigt les changements
provoqus dans l'organisation politique administrative, financire, par
les transformations des mcanismes usuels d'invention, de reproduction des connaissances et des facults de travail. La socit socialiste
nous permet plus aisment de concevoir les changements qui doivent
tre apports ces mcanismes, aux liens avec les disciplines naturelles et productives, si le corps social souhaite raliser les objectifs
[163] qu'il s'est fixs, en confrontant sa conception du mouvement
historique avec ce qu'il entreprend concrtement pour lui insuffler la
vie.

2) La nouvelle plus-value.
Retour la table des matires

La progression es sciences et l'accroissement de la productivit


ont eu pour effet visible, dans une grande partie du monde capitaliste,
une amlioration des conditions de vie, une nette diminution de la misre physique et, peut-tre, intellectuelle, de chacun. Ces changements sont dus en partie l'expansion du march intrieur recherche
par les entreprises elles-mmes, au sous-dveloppement des pays autrefois coloniss fournisseurs de matires premires, au souci d'viter une intensification des crises et de la lutte des classes, tant donn l'existence d'tats socialistes. Toutefois, ce sont bien les possibilits engendres par les dcouvertes scientifiques et techniques qui
demeurent dcisives, Elles ont cr l'apparence d'une distribution entre les classes sociales, mais il s'agit seulement d'une apparence. En
effet, quoique le manque de ressources essentielles la vie soit moins
ressenti, le partage entre capital et travail est rest ce qu'il tait :
Dans la mesure o le taux d'exploitation demeure constant, crit

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

193

Raymond Aron 85 , rien n'empche que toutes les classes aient leur
part de l'augmentation de la richesse (ou quantit de biens disponibles) et que le rgime capitaliste devienne moins, et non plus, insupportable - la seule condition que l'accumulation du capital avec la modification de sa composition organique n'entrane progressivement la
paralysie d'une conomie que la recherche du profit (forme d'apparition de la plus-value) met seule en mouvement.
Heureusement pour cette conomie, l'industrie de la dcouverte,
en ouvrant de nouveaux dbouchs, lui donne rgulirement les coups
de fouet qui la stimulent en empchant la paralysie de s'installer. Cette conomie, dite de croissance, respectant les droits inalinables de
la proprit, consolide derrire le rempart d'une richesse matrielle
plus considrable, paye par toute la socit, les avantages acquis du
capital. L'incitation constante acheter au moyen de la publicit, du
lancement de nouveaux produits, cre cette socit de consommation
qui fait l'admiration de la profession sociologique, tout en permettant
au capital de continuer paisiblement prlever la plus-value, de manire plus indolore et souvent planifie. En filigrane on observe, au
contraire, un mouvement qui accuse la domination, l'exploitation en
question, puisqu'elle a pour champ la socit dans sa [164] totalit.
Pour comprendre le rle jou par la rvolution scientifique, il est opportun de s'arrter sur certains traits qui, loin de lui tre propres,
sont devenus plus prominents avec elle.

a) Ds la naissance d'une science de la socit et de son conomie,


le problme a t pos de savoir si les techniques, la connaissance et le
capital intellectuel en gnral devaient y tre inclus ou non. L'impossibilit de quantifier ces facteurs, de les soumettre aux lois des
transactions commerciales, la part mineure des investissements inventifs eu gard aux investissements productifs, ont eu pour consquence
lgitime d'inclure les arts et les sciences, leurs rsultats, parmi les
dons gratuits qui n'entrent pas dans la dfinition de la richesse. En
85

R. ARON : D'une sainte famille l'autre, Paris, 1969, p. 202.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

194

effet, tout ce qui accrot notre intelligence et largit notre monde


matriel a des rpercussions si disproportionnes son cot et suit un
cheminement si particulier que le calcul exact de sa rentabilit reste
malais et, la limite, inutile. C'est parce que le devenir-marchandise,
l'appropriation des dcouvertes et des capacits acquises par l'ducation restent passagres, voire impossibles, que l'entrepreneur capitaliste se sent l sur un terrain mouvant o l'application de sa loi, le profit, est incertaine 86 .

b) Les investissements ncessaires la recherche scientifique et


intellectuelle ne peuvent tre que sociaux. On en connat les raisons.
L'ampleur des moyens requis pour raliser un programme d'tudes
thoriques et exprimentales est sans mesure avec les moyens ordinaires d'un groupe financier priv. Que l'on songe la construction
des fuses, aux vols interplantaires, la conception de certains
avions gants, et l'on entreverra le volume des ressources mobiliser.
Paralllement, la formation d'un grand nombre de spcialistes invite
recourir au financement collectif. La recherche scientifique, comme
l'enseignement, exige un laps de temps trs long avant que ses rsultats deviennent tangibles. Les alas sont nombreux et les risques estims considrables. Dans ces conditions, les dpenses engages, leur
lente ralisation, dpassent l'horizon temporel par rapport auquel une
industrie particulire fixe ses buts, suppute ses bnfices. Si l'on acceptait les limites que le profit ou la productivit lui imposent, on irait
l'encontre des intrts politiques, conomiques, prsents ou futurs
de la socit. Les dtenteurs de fonds privs, les cadres dirigeants
dsireux d'agir efficacement ne sauraient investir une grande partie
de leurs disponibilits dans l'activit cratrice. Le feraient-ils, en
prenant les mesures pour s'assurer la possession des produits scientifiques - mainmise sur un domaine scientifique, non-dissmination des
dcouvertes -, ils ralentiraient l'effort exig et leurs investissements
86

K. E. BOULDING : The Economics of Knowledge and the Knowledge of Economics, Amer. Econ. Rev. Pap. and Proceed., 1966, p. 1-13.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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[165] auraient moins d'effet que des dpenses publiques d'un montant
quivalent 87 . Une situation de monopole vaincrait les rticences qui se
manifestent ce sujet. Mais mme alors, en faisant abstraction des
nouveaux problmes qu'elle soulverait, on voit mal les industries duquer leurs savants, leurs techniciens, compte tenu des charges que
cela reprsente et du peu de chances qu'elles ont de se les attacher
indfiniment. La participation de la collectivit au dveloppement
scientifique tant si importante, l'impossibilit de s'approprier ses
fruits si vidente, on doit conclure une augmentation continue de la
fraction publique de la proprit, une refonte de sa composition. Elle
est galement devenue spirituelle , c'est--dire qu'elle est fonde
sur la puissance crbrale, sur la capacit des autorits conomiques
et politiques de subordonner ceux qui en sont les possesseurs. Le
corps matriel de la proprit, clbr par l'ancienne technique industrielle, a perdu de son importance, est devenu accessoire. Il y a l un
changement qui ne doit pas tre sous-estim.

c) L'essor de la science, vu sa nature, et le contexte de la guerre


obligent une intervention gouvernementale massive et constante. La
source des investissements tant sociale, seul l'instrument politique
peut mener ou contraindre des dpenses qu'aucun individu ou groupe
particulier ne serait dispos faire. Conscutivement, les entreprises
dpendent chaque jour un peu plus des commandes de l'tat et se
voient forces de suivre ses injonctions concernant la substance de
leur production, le contrle de la gestion et, probablement, l'organisation du travail. Les prix chappent au jeu de l'offre et de la demande,
les rsultats sont apprcis plus pour leur conformit aux exigences
techniques que pour la comptitivit de leur cot. Les industries de
pointe sont souvent celles qui ont pour unique client le gouvernement
et lui sont subordonnes. Les universits qui, surtout aux tats-Unis,
disposaient parfois de moyens privs importants, entrent dans l'orbite
87

R. NELSON : The simple Economics of Basic Scientific Research, Journ. of


Polit. Economy, 1967, 67, p. 306.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

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du pouvoir politique et, bien sr, militaire. Insidieusement, le fonctionnement habituel du capitalisme se transforme. Un observateur intress et perspicace des liens tisss entre la science et la politique
amricaines crit 88 : Et mme dans le service de fourniture, le rapport contractuel n'est plus la traditionnelle affaire de march ; le
contrat est tabli sur des offres concurrentes, le produit ne peut tre
spcifi, le prix n'est pas fix, le gouvernement fournit une abondante
part de l'quipement et du capital, et le gouvernement a la possibilit
de dterminer ou d'approuver l'tablissement de sous-contrats, le
traitement des dirigeants principaux et nombre d'autres points de
gestion. Une proportion apprciable des affaires du gouvernement (et
de la [166] nation) se traitent de cette faon. Comme une taupe, lente et efficace, en mme temps que gonflent la surface les bnfices
extraordinaires, la science dtruit les racines de l'difice imposant,
mais factice, du march, relgue le capital et l'entreprise prive au
second plan, et accrot le poids des organes politiques qui devraient
tre ceux de la socit dans son entier.

d) Les divers secteurs de la vie sociale ont, du coup, perdu leur autonomie. Le circuit conomique s'intgre troitement au corps de
l'tat, y cherche protection et en reoit des impulsions. Les universits, les sciences, les arts et de nombreux champs d'investigation intellectuelle dbouchent directement sur le processus de production.
Les rapports capitalistes qui taient confins, en grande partie, au
march, aux transactions entre vendeurs et acheteurs de force de
travail ou de marchandises, sont galement devenus diffus. Les propritaires traditionnels du capital entendent imposer leur loi quelles
que soient les circonstances. Leur tche a cependant chang. S'ils sont
les matres prdestins de la richesse, d'o qu'elle vienne, ils doivent
contrler le centre o elle s'agglutine : le gouvernement et ses leviers.
La ventilation de cette richesse, par les obscurs canaux du march,
pour prcieuse qu'elle soit, sert davantage d'alibi que d'instrument
88

D. K. PRICE : The Scientific Estate, Cambridge, (Mass.) 1965, p. 37.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

197

rel, adapt son appropriation prive. La mainmise sur l'appareil tatique, la constitution, un peu partout, d'un complexe militaroindustriel , est la nouvelle Table de la Loi qui entrane la soumission
sans dtour de l'ensemble des manifestations collectives ses impratifs. Eisenhower, prsident rpublicain des tats-Unis, a vu la menace et dnonc la corruption. son aube, la classe capitaliste a jug
intolrable l'empitement de l'tat sur la socit civile ; ce qui pourrait tre son clatant crpuscule, elle le rclame non sans mauvaise
conscience, mais avec ferveur 89 . L'entrepreneur, marchand aventureux, inventeur chanceux ou mconnu, confiant la libre concurrence
ce que d'autres confiaient au prtre, au policier, au militaire, quitte la
vie au grand air pour l'air conditionn et s'en remet ces personnages
du soin de lui assurer la richesse. Derrire la dmocratie parlementaire, une autre alliance se dessine qui sonne le glas d'une poque.

La fortune des armes et la fortune tout court ont pris un visage


diffrent et ne sauraient s'accomplir qu'en suscitant ou en amplifiant
des antagonismes nouveaux. L'cart entre les possibilits cres par
les dcouvertes scientifiques et techniques et leur degr ou leur mode
d'utilisation frappe d'abord. Le coup d'oeil le plus rapide jet sur les
inventions dj commercialises et sur celles qui dorment dans les
[167] laboratoires suffirait prouver que le flau de la malnutrition,
celui de la carence ducative, pourraient tre enrays rapidement.
L'amnagement des villes et du territoire, la lutte contre la pollution
de l'atmosphre et des eaux, un meilleur quilibre entre les divers
facteurs de l'environnement, offriraient des champs de recherche
suffisamment importants et absorbants pour des milliers de cerveaux
qui sont actuellement occups imaginer un gadget ou concevoir une
arme encore plus meurtrire. Malgr le nombre croissant des savants,
l'impression prvaut que le dveloppement scientifique reste en de
du souhaitable ou du ralisable, tant en ce qui concerne l'application
des savoirs acquis que des savoirs acqurir. Ensuite, les membres de
89

A. TOURAINE : La socit post-industrielle, Paris, 1969, p. 13.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

198

la socit, leurs intrts scientifiques, intellectuels, leur ducation


sont mobiliss au service des intrts d'une seule classe. Elle dicte ou
essaie de dicter, directement ou par le truchement des institutions
politiques qu'elle influence, la manire d'utiliser les talents disponibles, les sujets de recherche, et la part qu'il convient d'attribuer la
recherche fondamentale ou applique. Bien plus, son ambition est de
faire partager ses buts l'ensemble de la collectivit scientifique, de
l'intgrer l'industrie et d'assimiler son mode de penser. Quant
l'organisation du travail scientifique, du moins c'est ce que l'on a cru,
il devrait se soumettre aux principes de rentabilit communs toutes
les activits conomiques. Inversement, cette forme de travail est
compltement dvalue lorsque l'entreprise conoit les laboratoires
de recherche comme un moyen d'obtenir des subventions ou de diminuer ses frais d'exploitation.
Le conflit entre le code thique, la formation et les conditions de
fcondit scientifiques et le contexte de l'emploi, social, conomique,
des scientifiques eux-mmes, est notoire, et il s'est parfaitement exprim travers les rvoltes tudiantes de ces dernires annes. Quels
que soient les obstacles, la classe capitaliste n'a pas le choix, car elle
tire la substance de ses richesses de la force crbrale, de la crativit des savants, des techniciens, et non plus de l'effort physique des
millions d'individus disponibles sur le march. Quand je dis que cette
force crbrale est indispensable l'enrichissement du capital, j'entends qu'elle y contribue en partie, mais qu'elle permet l'appropriation
des connaissances, du talent, donc des investissements sociaux par un
groupe particulier. L'exploitation ne touche pas tant l'individu, vendeur de sa force de travail, que la collectivit qui voit ce groupe grer
les fonds qui appartiennent tout le monde et lui drober le fruit de
ses sacrifices. Les procds sont familiers.
Ainsi une invention, un programme de recherche au stade naissant,
[168] et pendant longtemps, sont financs au moyen des deniers publics. En cas d'chec, la perte est collective. En cas de russite, une
fois le stade d'application atteint, les rsultats scientifiques ou techniques sont repris dans le circuit industriel normal, l o le capital pr-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

199

lve ses bnfices. Ces choses sont connues. Elles traduisent, tous
les niveaux, une rorientation du systme conomique et une redfinition des mcanismes du profit. Karl Marx a pressenti ces effets provoqus par les nouvelles forces productives et en a dduit les consquences : Avec ce bouleversement, crivait-il 90 , ce n'est ni le temps
de travail utilis, ni le travail immdiat effectu par l'homme qui apparaissent comme fondement principal de la production de la richesse ;
c'est l'appropriation de sa force productive gnrale, son intelligence
de la nature et sa facult de la dominer, ds lors qu'il s'est constitu
en un corps social ; en un mot, le dveloppement de l'individu social
reprsente le fondement essentiel de la production et de la richesse.

Le vol du temps de travail d'autrui sur lequel repose la richesse actuelle apparat comme une base misrable par rapport la base nouvelle, cre et dveloppe par la grande industrie elle-mme. Ds que le
travail, sous sa forme immdiate, a cess d'tre la source principale
de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'tre sa mesure, et la valeur d'change cesse aussi d'tre la mesure de la valeur
d'usage.
Ce moment historique, attendu, prdit, c'est le ntre. Les industries traditionnelles main-d'oeuvre ne sont plus le coeur de l'activit gnrale. Au fur et mesure que laboratoires, instituts de recherche, universits remplacent usines et comptoirs dans le paysage
urbain ou sub-urbain, le nombre des travailleurs intellectuels techniciens, scientifiques, ingnieurs - s'accrot rgulirement et
change la structure de la classe ouvrire, ou de la classe des salaris
si on prfre cette dernire expression. Le capital, son tour, dpend
de moins en moins, pour ce qui lui est vital, d'une arme de bras et de
jambes, de l'outillage matriel, et repose de plus en plus sur l'effort
des millions d'individus qui partagent et possdent les richesses intangibles, autant que directement collectives, de la science 91 . La coerci90
91

K. MARX : Les fondements de la critique de l'conomie politique, op. cit., t. II,


p. 221.
H. G. JOHNSON : The Political Economy of Opulence, The Canadian Journal of
Economics and Political Science, 1960, 26, p. 552-564.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 200

tion politique qu'il exerce, l'exploitation conomique laquelle il continue s'adonner, sont insparables : le seul mcanisme du march,
n'tant plus sa taille, manquant de vigueur, contrarie ses projets.
Des observateurs perspicaces soulignent juste titre les alinations
qui accompagnent l'volution scientifique et la faon dont elle est accapare au profit du pouvoir et de la richesse. Ils ont raison d'incriminer, ce propos, la domination qui s'exerce sur la socit jusque dans
ses recoins les plus intimes, notamment par le truchement de l'appareil politique redevenu, [169] la place de l'appareil conomique, l'instrument privilgi du maintien de l'ingalit sociale. Ils aboutissent et
aboutiront des conclusions vagues ou subjectives tant qu'ils ne dirigeront pas leurs efforts, thoriques et pratiques, vers une comprhension plus assure des assises mmes de la socit capitaliste d'aujourd'hui. Les matriaux les plus prcieux nous sont fournis justement
par les forces productives, les rapports de l'homme avec le monde matriel, la composition bouleverse du travail et leur mode de ralisation sociale. Plus exactement encore, le travail inventif, le travail qui a
pour objectif sa propre cration, la dcouverte et la reproduction des
savoirs, fait apparatre le travail producteur direct de biens comme
une base misrable de la richesse. C'est lui qui provoque le rtrcissement du march, engendre les contradictions, inhrentes la
croissance, entre la forme et le contenu sociaux des investissements
requis par l'activit scientifique et technique, et leur appropriation
par le capital qui, ayant politis l'conomie, engendre une nouvelle conomie politique comme il a cr, de toutes pices, l'ancienne.
Dsormais, la valeur du travail productif, de la force du travail, ne
saurait plus exactement servir de point de dpart au calcul des investissements ou de l'efficacit associs la recherche ou au dveloppement, et la thorie ne s'appliquerait plus que dans des secteurs limits
de l'industrie 92 . sa place ou dans son prolongement, pour pntrer
les arcanes du capitalisme, il faut prendre pour point de dpart le travail inventif - ou le travail gnral selon l'expression de Karl Marx -,
92

J. HABERMAS : Technik und Wissenschaft als Ideologie , Frankfurt a.


Main, 1968, p. 79.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

201

dmonter les mcanismes par lesquels, en crant ces facults et nos


ressources, il produit la plus-value, bienfait qu'obtiennent les matres
du capital de ceux qui sont ses servants. Une connaissance approfondie
des processus d'invention et de reproduction de nos forces productives en est la propdeutique. Faute d'une telle connaissance, les blmes
alternaient avec les louanges dcernes aux progrs scientifiques et
techniques, le rve d'une justice idale avec son substitut, l'injustice
relle, le dadasme politique avec son corollaire, le libralisme technocratique, l'appel au retour impossible de l'tat de socit l'tat de
nature avec l'appel la fusion improbable de l'tat de nature l'tat
de socit 93 .

3) Les soviets plus l'invention.


Retour la table des matires

Le rang que la socit capitaliste et la socit socialiste concdent


la science doit beaucoup la lutte sans merci qu'elles poursuivent
sur tous les plans. Leur commun dsir d'atteindre la suprmatie, leur
[170] mobilisation permanente l'chelle mondiale, contrefait l'mulation intellectuelle ordinaire en une guerre impitoyable. Les dpenses
normes qui en rsultent ont certainement eu pour fruit d'innombrables dcouvertes ; le secret qui entoure les travaux qui y ont conduit a
entran l'effet contraire, ralentissant l'avancement scientifique en
raison de la non-communication des informations recueillies. Derrire
chaque conqute de la vrit, derrire chaque invention, derrire
chaque parole qui les clbre ou glorifie l'intelligence humaine, se profilent les armes, les ordres militaires, la volont de puissance. La voix
est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d'sa. Cela, nous le
savons tous, et pour cette raison cette voix sonne creux. Le labeur
intense des millions de savants, leur lan sincre vers la comprhension
des phnomnes ou du monde apparaissent tre, aux yeux de la plupart
93

J. K. GALBRAITH : Le nouvel tat industriel, Paris, 1968.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 202

des hommes, non pas le regard vivant du savoir mais le reflet cach
des orbites de la mort. Paradoxalement, si l'on examine l'histoire dans
le dtail, on observe que les sciences, les techniques sont nes sur les
trteaux des thtres et des foires, ont attir les capitaines d'industrie ou les philosophes, et qu'aucune socit, jusqu' ce jour, ne les a
cultives sans y tre en quelque sorte force. Il y a l un fait qui devrait susciter une vive curiosit chez ceux qui se soucient de notre
destin pour les dcennies venir. L'exprience sovitique porte les
traces de l'encerclement qu'elle a subi et des inerties qu'elle a hrites et produites son tour. Elle est plus importante, pour la thorie
des forces productives, que celle du monde capitaliste, parce que le
matrialisme historique y est impliqu.
Afin de comprendre sa teneur, gardons en mmoire deux tendances
essentielles la politique conomique socialiste :

dvelopper, en priorit, les moyens de production et maintenir


l'quilibre entre les divers secteurs de l'appareil conomique ;

construire les bases matrielles du communisme, les forces productives partir desquelles on sera en mesure d'riger les rapports de production qui conviendront la socit future.

Ces impratifs suivent assez troitement l'analyse marxiste. La relation de cause effet entre forces et rapports de production dtermine la rpartition des richesses, un taux d'investissement permettant aujourd'hui de voir remplies les conditions d'apparition des relations sociales de demain. La sparation du secteur productif et de celui des biens de consommation, avec la prdominance du premier,
confirme la loi de productivit du travail productif direct en une loi de
sa distribution parmi les activits socialement ncessaires.
Les obstacles pratiques qui ont dernirement surgi, retardant la
[171] ralisation des buts mentionns, ont mis en lumire quelques dficiences de la thorie des forces productives, dficiences dues pro-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 203

bablement son tat, notoire, d'inachvement. Leur contenu, en particulier, n'a pas t clairement conu. On se rfre vaguement aux hommes, aux ressources matrielles, aux instruments technologiques surtout, sans les dfinir conceptuellement et sans avoir une ide prcise
quant leur dynamique historique propre. Deux sries de faits ont
oblig s'en apercevoir. D'un ct, malgr les investissements massifs
dans les industries cls qui ont fait la gloire de la rvolution industrielle, la productivit atteint un palier ou n'augmente pas assez vigoureusement. D'un autre ct, la production ne s'articule pas, ne communique pas correctement avec la recherche scientifique et technique, et
reste moins efficiente lorsqu'on compare la situation en Union Sovitique avec la situation aux tats-Unis. Conscutivement, les observateurs ont, juste titre, not le lien entre ces dysfonctionnements et
une conception troite, voire errone des forces productives. Quelques uns ont insist sur la ncessit d'intgrer les connaissances, la
science et la technique, ces forces. Au terme d'une dmonstration
qui parat mathmatique, I.G. Kurakov 94 commente : La formule
montre qu'il faut classer parmi les forces productives de la socit les
hommes occups la production (T), les connaissances qu'ils utilisent
(N) et les instruments dont ils sont quips (F). Cette formulation des
forces productives diffre quelque peu de celle selon laquelle seuls les
instruments de production et les hommes, avec leurs expriences et
leurs habitudes de travail, constituaient les forces productives.
C'est donc qu'on laissait de ct les sciences et les techniques, les
forces productives tant rduites un ensemble de muscles, machines
et savoir-faire enferms dans l'industrie. La conclusion logique tait
que ces forces s'accroissent proportionnellement au potentiel industriel considr stricto sensu. Cette optique purement cumulative subit
elle aussi une critique rigoureuse, tant contraire la ralit. Le mme
auteur, et il n'est pas le seul, remarque 95 : En parlant du progrs
technique, beaucoup de personnes supposent que le dveloppement de
94
95

I. G. KURAKOV : La science et l'efficacit de la production sociale, traduit


dans Les Cahiers du C.E.R.M., 1968, n 58, p. 30.
I. G. KURAKOV : Science, Technology and Communism, Londres, 1966, p. 99.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 204

l'quipement en capital et des moyens de production est le seul facteur-cl affectant la croissance des forces productives de la socit.
Selon eux, plus est grande la quantit de machines dans les diverses
sortes d'quipement du pays, et plus forte est la productivit du travail. L'quipement en capital a naturellement une forte influence sur le
dveloppement des forces productives de la socit, mais il ne faut
pas surestimer sa signification. D'autres mthodes pour dvelopper
les forces de production, notamment la science, la connaissance, [172]
la technologie et l'organisation de la production peuvent dans certains
cas avoir une signification gale et parfois mme considrablement
plus grande. Pris la lettre, ce texte nous enseigne que les dpenses
consacres aux moyens de production, leur stockage, n'ont pas l'effet escompt. Par ailleurs en emmagasinant les moyens traditionnels
de l'industrie mcanique, on nglige les nouveaux moyens, les nouvelles
forces productives qui ne naissent pas directement au sein de la production. Le bouleversement de ces forces, leur impact prennent au
dpourvu ceux qui s'attendaient une volution, sans rupture, et laissent l'initiative aux processus spontans en croyant que la progression, en ces matires, tait linaire, automatique. Du moins est-ce ainsi
que nous devons entendre les remarques suivantes : La formule [4]
expose, notre avis, la cause fondamentale de la diminution de l'efficacit de la production sociale que l'on observe depuis quelques annes. Elle consiste dans le fait que le rythme d'accroissement de
l'quipement en forces de travail a notablement dpass l'accroissement du niveau des connaissances appliques 96 . Et de rappeler que
la production de ces connaissances est le maillon principal du dveloppement des forces productives.
La torsion que le rel fait subir la thorie est vigoureuse. Les savoirs engendrs par les sciences et les techniques sont remis leur
place, et nous nous rapprochons de la dfinition propose de la nature
historique - et des forces productives - en les y incluant. La cration
du travail est reconnue comme tant le fondement de toute action
96

I. G. KURAKOV : La science et l'efficacit de la production sociale, art. cit. p.


30.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 205

conforme leur dveloppement. Bien plus, on assiste une remise en


question du principe d'accumulation qui disloque le placage machinal de
concepts dats sur des phnomnes actuels. Pourtant, malgr leur utilit lorsqu'elles amendent les concepts pour les adapter aux faits, de
rares exceptions prs 97 , ces observations manquent la cible, faute de
fracheur ou d'nergie pour dpasser le constat ou rapiage d'un systme ferm d'ides et de comportements. La transposition de l'vidence dans l'enclos du discours ne divulgue gure ni le secret ni l'essence de ce que chacun, l o il se trouve, remarque.
Justement, nous sommes tous enclins nous persuader que la nouvelle pratique conomique, les nouveaux rapports sociaux, les nouvelles
forces productives, restent foncirement analogues aux anciens, cela prs que dans le puzzle ordinaire s'ajoute une pice supplmentaire : la science. Nous nous abusons gravement, ce sujet, puisque cette
pice, loin d'tre rapporte, affecte par le dedans l'organisation du
circuit de production, les changes avec le monde matriel, la constitution du travail et ses capacits vitales. Reprenons chacun de ces aspects au ralenti.
[173] Avec la rvolution scientifique, les objectifs et les proprits
de la science sont assimils parmi les objectifs et les proprits de la
socit. Entre autres, la recherche qui s'en inspire se propose surtout
la formation des connaissances, la dcouverte de ressources suivant un
rythme et des lois spcifiques. La production a son allure, ses rgles,
et c'est suivant ses besoins et ses capacits qu'elle absorbe les talents et les dcouvertes crs. La confusion des deux champs d'action,
la subordination de l'un l'autre entranent une gne mutuelle, une
tension, la recherche tant contrainte d'abandonner les voies les plus
aventureuses et donc les plus fructueuses, les agents productifs forcs de se constituer uniquement en fonction de l'acquis scientifique
existant. Ces frictions et ces rsistances sont invitables : elles deviennent plus fortes lorsqu'on ne tient pas suffisamment compte du
97

Voir notamment la remarquable synthse due R. RICHTA : La civilisation au


carrefour, Paris, 1969.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 206

sens de la dpendance relle entre les termes et surtout de leur dlimitation. Aujourd'hui la production repose sur la recherche ou le dveloppement, l'industrie tout court sur l'industrie de la dcouverte.
En effet, jusqu' il y a environ un demi-sicle, le travail destin
engendrer les forces productives de la socit tait peu diffrenci
quantitativement sinon qualitativement du travail employ pour produire, et les deux taient associs dans le processus productif. Au XIXe
sicle, l'ingnieur, l'industrie mcanique qui produisait les moyens de
production remplissaient aisment ce double rle. Actuellement, les
forces productives naissent l o la science dploie ses pouvoirs, et
l'ensemble des activits diriges vers l'invention et la reproduction
des ressources matrielles et intellectuelles a acquis une personnalit
incontestable. Ceci a pour consquence une subversion de la division
fameuse qui sparait le dpartement I des moyens de production du
dpartement II de la production des biens consommables, le premier
ayant le pas sur le second dans un systme conomique quilibr. La
rvolution des connaissances, ayant submerg la rvolution industrielle, rduit notablement l'importance de la distinction entre les deux
dpartements de l'conomie, et le secteur scientifique et technique
prend la place du secteur industriel lourd dans une nouvelle division
sociale des tches, car c'est lui qui est le laboratoire o se prparent
les forces productives naissantes. Une conception plus historique de
ces forces, de leur contenu et de leur dynamisme, l'aurait prvu avant
que la situation concrte ne vienne l'exiger, en dmontrer la ncessit. On entrevoit cette mutation sur un autre plan. Les conomistes,
les sociologues et les organisateurs du travail sont proccups depuis
une vingtaine d'annes par sa mcanisation et son automation, dans une
direction inaugure la fin du XVIIIe sicle.
[174] Paralllement et quasi indpendamment, ct de l'volution
qui semble l'liminer, a lieu une rvolution qui transforme radicalement
le labeur humain. Comme je l'ai indiqu plusieurs reprises, l'essor des
disciplines naturelles et productives a rendu essentielle une forme de
travail qui est demeure longtemps accessoire, indiffrencie : le travail inventif. Il se substitue au travail productif qui cesse d'tre sp-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 207

cifiquement humain et un agent essentiel au dveloppement de nos savoirs et de nos ressources. De la sorte, un des trois facteurs dits originaux de la production commence apparatre en tant que facteur
rsultant, driv, ce qui aura un retentissement sur la thorie, comme
il en a un sur la pratique. J'insiste sur ce changement, puisque de nombreux savants, et non seulement des savants, raisonnent dans une
perspective inverse, savoir, en admettant que la science reprsente
une partie de la production et le travail scientifique, un lment du
travail productif 98 . Est-ce une querelle, inutile, de mots ? Les mots
n'tant jamais isols, ils sont prisonniers des contradictions plus profondes de la ralit. La propension qu'ils traduisent ici est le maintien
de la prminence des processus productifs sur les processus de dcouverte, l'englobement de ceux-ci par ceux-l. Un technicien sovitique, Stanislavsky 99 , le notait : Le dveloppement de notre entreprise a lieu de faon bancale. La production crot tandis que ce n'est pas
le cas pour la conception exprimentale et les moyens de recherche au
laboratoire. Mais on n'accorde aucune attention aux laboratoires et
aux blocs d'essai. Et aprs tout, c'est l qu'est la base vitale du prsent, et plus particulirement de l'avenir.
Voil exprim dans le langage de l'exprience quotidienne ce que
l'on retrouve dans celui de la thorie, lorsqu'elle expose le dcalage
entre l'quipement en matriel et l'application des connaissances
scientifiques, le ralentissement concomitant de la productivit. Ce
n'est pas tout. Tant que l'on ne voit pas que les catgories de travail
inventif et de travail productif sont devenues les catgories les plus
importantes, conomiquement, socialement, alors le premier se rvle
improductif - puisque l'on conserve les anciens concepts de travail
productif et improductif -, les professions scientifiques et techniques
sont ranges parmi les professions improductives. Les conclusions de
98

Et mesure que l'on dveloppera un nombre toujours croissant de nouvelles


lignes de production (y compris celles qui ont un avenir prometteur), le travail
du chercheur augmentera en importance jusqu' devenir la force dominante du
travail productif. S. STRUMILINE, art. cit. p. 42.

99

Izvestia, 19 dcembre 1965.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 208

cette identification seraient particulirement fcheuses. Il s'ensuivrait que les savants et les inventeurs de tout ordre, ne participant
pas la production matrielle du fait de leur assimilation aux travailleurs du secteur des services devraient devenir moins nombreux au
fur et mesure que, pour des raisons bien connues, ou veut dvelopper
l'industrie et sa productivit 100 . L encore la pratique se [175] rattache de faon peu claire au systme conceptuel, l'U.R.S.S. tant un des
pays o le nombre de savants est le plus lev, leur activit la plus intense. Il n'en reste pas moins qu'il y a l une tension entre la production, son mode d'organisation, sa faon d'difier les forces productives, et ce qui prend son essor partir de la science, de la cration du
travail et des forces qui s'y investissent. Le coeur des choses est bien
ici, car c'est ici que quelque chose d'important a chang. Le principal
n'est pas de suivre les voies anciennes, de croire que l'lectrification
suit la mcanisation, que la chimisation suit l'lectrification, et ainsi
de suite, c'est--dire de faire comme si les mcanismes, les lois historiques, les rapports avec le monde matriel restaient les mmes, dans
un contexte invariable, et que seul le contenu changeait. Le principal
est de voir qu'avec l'lectricit et la chimie et plus tard encore avec
la physique atomique, la biologie, l'informatique, etc., le travail, le
mouvement qui anime l'industrie, ses forces productives, et nos changes avec l'univers se rattachent au travail inventif, quel que soit leur
contenu, car celui-ci est continuellement boulevers. cause de cette
mutation, toute tentative destine diriger l'avenir de la socit sans
connaissance vritable des puissances naturelles qui sont les siennes

100

En incluant les scientifiques dans la catgorie des employs (de bureau), nous
sous-entendons pour ainsi dire que cette catgorie de travailleurs ne participe
pas la cration de valeurs matrielles, implication dont on peut tirer un certain nombre de conclusions. Par exemple (on peut en conclure que), en prenant
des mesures pour modifier la composition de la force de travail, en accroissant
le nombre de travailleurs engags dans la production matrielle et en rduisant
celui des travailleurs du secteur administratif, l'tat socialiste devrait aussi
rduire le nombre des travailleurs scientifiques. FED'KIN, cit dans A. G.
KOROL : Soviet Research Development, Cambridge (Mass.), 1965, p. 12.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 209

reste incertaine. supposer que l'on possde une telle connaissance,


encore faudrait-il en tirer toutes les consquences.

Rapporter mcaniquement la structure sociale sa base matrielle est contraire la fois un point de vue dialectique et au processus
historique effectif. Soutenir, comme on le fait, que l'on doit construire d'abord les soubassements matriels pour difier ensuite dessus
une socit particulire, la socit communiste notamment, suppose
une certaine neutralit de la socit son fondement, une indiffrence de leur organisation rciproque. Ou que l'une fera mieux ce que
l'autre a fait moins bien et non pas autrement. Pourtant, rien ne nous
enseigne quel est l'indice nous permettant de savoir, le moment venu,
que les forces productives ont atteint le seuil o s'instaurent de nouveaux rapports sociaux. Du reste, suivant Karl Marx, cette instauration se produit par un conflit entre ces forces et ces rapports, d'o la
ncessit urgente de comprendre les caractres de ce conflit et de
savoir quels en sont les acteurs. Faute d'une telle analyse, les concepts
manquent pour apprhender historiquement comment doit changer la
science, et, partant, le systme social destin conduire de l'abolition
de la proprit prive celle de la division du travail en manuel et intellectuel, la troisime ingalit qui, ct de celles de la richesse et
des facults individuelles, est aussi la plus profonde. Le problme,
[176] sous cet angle, n'tant pas d'avoir plus de science mais surtout
d'avoir une autre science. En effet on ne comprendrait pas qu'une
science ne au sein de cette division, marque par elle et la dveloppant, puisse vouloir l'abolir.
Enfin, et l il faut enfoncer des portes ouvertes pour signaler
qu'elles le sont, la base d'une socit ne devient pas la base d'une autre socit parce qu'on passe de cent millions de kw/h cent milliards,
d'une raret relative une abondance galement prcaire des ressources. Les forces productives du capitalisme sont capitalistes, celles
du socialisme, socialistes, et celles du communisme devront tre communistes, parce qu'elles comportent une combinaison des moyens de
production, des instruments techniques, des conduites et des agents

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

210

qui contribuent constituer les savoirs, la facults correspondantes


en vue d'objectifs bien particuliers. La rvolution scientifique nous
rend plus sensibles cela. Ayant boulevers les rapports de l'homme
l'univers physique, mis en avant le travail inventif, impos la priorit
des processus d'invention et de reproduction des savoirs et de leurs
correspondants matriels, elle oblige la collectivit adopter d'autres
attitudes et d'autres institutions que celles qui lui semblaient adquates lorsque la production constituait l'lment moteur de son expansion. L'ducation, la gestion des ressources, les normes intellectuelles,
le contrle social et, la limite, le dispositif politique de dcision, doivent se remodeler, tant donn la conversion de l'industrie tout court
en une industrie de la science et de la dcouverte et leurs relations
avec l'universit, les organismes de recherche, etc. Vikent'y 101 insiste sur cette spcificit, sur un plan limit, et s'insurge contre la tendance ne pas en tenir compte : Il faudrait certainement prendre en
considration les caractres de la science lorsqu'on dtermine la
structure des institutions scientifiques. Malheureusement on trouve
des insuffisances criantes dans ce secteur. A maint gard, la structure de certaines institutions scientifiques double mcaniquement la
structure de l'appareil tatique, qui a des tches diffrentes ; l'appareil tatique exige des subdivisions de structure permanentes. Dans
les institutions scientifiques, l'existence de dpartements, secteurs
permanents, etc., n'est pas ncessaire non seulement en gnral, mais
elle est mme nuisible dans notre perspective. L'cart signal par
Kapitza 102 entre le rendement de l'effort scientifique sovitique et
l'effort scientifique amricain est certainement li ces rigidits,
ces inadquations.

On peut aller plus loin et se demander si la science, devenue force


productive, autorise l'existence de subdivisions de structure [177]

101
102

A. G. KOROL : op. cit., p. 72.


P. L. KAPITZA : Problems of Soviet Scientific Policy, Minerva, 1966, 4, p. 391397.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

211

permanentes dans l'appareil de l'tat ou les autres secteurs de la


vie sociale. L'adoption des dcouvertes, avec l'obsolescence constante
des talents et des instruments de production, appelle une organisation
institutionnelle ayant une grande fluidit et provoque une mortalit
accrue des institutions elles-mmes. Toute inertie, tout biais imposs
la circulation libre et rapide des informations, l'existence d'une
pluralit de centres de recherche, leur mulation et ventuellement
leur dsaccord polmique sont un frein la pleine utilisation des
normes investissements consentis par la collectivit, donc un gaspillage. Le dveloppement conomique, social, intellectuel en dpendant, il
est normal que l'on en vienne se demander quels sont les traits de la
socit qui, en se transformant, le favorisent. La planification est,
bien sr, la premire vise. Elle a t conue pour se substituer au
march, liminer ses inconvnients, matriser le chaos et les risques
qu'il engendre. La fonction et le principe planificateurs ont t conus
en vue de la production et de la consommation au sein d'une socit qui
a instaur la proprit collective et aboli l'exploitation par le capital.
L'activit scientifique les rclame et les pratique constamment. Toutefois elle leur assigne une place subordonne. Sur ce terrain, celui de
la science, le but est surtout d'augmenter les chances d'une combinaison entre savoirs acquis et dcouvertes, d'amliorer les mcanismes
qui y concourent. Bref, de rendre probable l'improbable et mme l'impossible. D'o une certaine imprvision , un certain alatoire
implant dans le systme scientifique, la ncessit d'amorcer souvent
plusieurs recherches parallles, redondantes 103 , avant de savoir laquelle est la plus fconde ou capable d'atteindre des rsultats vraiment inattendus. Les intervalles de temps sont infiniment suprieurs
ceux qu'exige la reproduction des moyens techniques productifs. la
limite, il faut arriver tolrer l'incertitude, les destructions de substance conomique dans d'innombrables essais et un marginalisme
social, car on constate que souvent les dcouvertes importantes ont
t faites par des individus qui n'appartenaient pas la branche sp103

V. TRAPEZNIKOV : Le rendement de la science, Pravda, 16 janvier 1967, traduit dans Porisme, juin 1967, 415, p. 74-87.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

212

cialise qu'ils ont renouvele, ou qui ne savaient pas que, suivant les
avis autoriss, la dcouverte qu'ils venaient de faire tait impossible.
Lorsque la socit intervient pour inflchir le cours des sciences,
des processus matriels, elle ne planifie gure, elle projette la carte
des possibles. Les forces productives actuelles lui demandent de se
programmer, c'est--dire de se concevoir en tant qu'volutive, de relier clairement ses tats successifs, d'agir sans perdre de vue une
destruction invitable et une rgnration indispensable de ses
moyens et de ses rapports. Programmer, c'est associer et rduire les
oppositions [178] entre la planification - organisation de ce qui est et
transposition d'autres domaines de l'espace et du temps - et la projection - choix dans la recherche finalise de l'imprvu et l'inventaire
mthodique des variantes explorer. Isoles, l'une conduit la
conservation et la stagnation, l'autre mne l'aventure, une perte
collective de substance. Plus que le volume de biens et les quantits
immenses d'nergie, plus que le caractre chimique ou lectrique des
phnomnes concerns, ce sont les conditions de leur cration par la
science qui marquent les forces productives et, au-del, la socit
dans son ensemble.
Petit petit, la conception d'une machine sociale compose uniquement en vue de consommer, produire, distribuer, o les dpenses les
plus importantes en richesses doivent tre faites pour entasser le plus
de ressources et d'artefacts, o la fin de la pnurie est le signe indubitable - au demeurant difficile estimer - de nouveaux rapports sociaux, rencontre ses limites, tombe en dsutude. Pour elle, les sciences sont du ct des instruments et les instruments du ct des
sciences, n'tant jamais vues parmi les fins mais toujours parmi les
moyens. Qu'on le veuille ou non, l'autre facette de la machine sociale,
longtemps cache 104 , commence s'imposer avec prcision, oriente
vers la dcouverte du monde matriel, la gnration des talents aptes
y parvenir, se combiner avec lui, vers l'organisation et l'panouissement des capacits bio-psychiques des individus et des groupes,
104

Voir S. MOSCOVICI : op. cit. Troisime partie, Chapitres I, II, III.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

213

puisque les investissements dans le travailleur manuel ou intellectuel


redeviennent prpondrants. Simultanment, le lien oubli, non pens,
de la socit la nature, se revivifie et se rappelle l'attention justement des esprits soucieux d'efficacit : C'est un domaine qu'on ne
connat pas encore suffisamment... constate P. Fedoseiev 105 , pour
ajouter ensuite que : L'tude des passages qualificatifs du naturel
au social a une immense importance pour le dveloppement de la production, l'lvation de la productivit du travail, le dveloppement des
capacits physiques et mentales de l'homme... 106 .
C'est dans ce contexte, de la socit concerne par les savoir-faire
des hommes, les sciences tant la fois moyens et fuis, qu'il est possible d'entamer leur examen minutieux en relation avec les impratifs
d'un systme social donn, d'exercer une influence sur leurs techniques, leurs objectifs et leurs concepts, afin que se ralise plutt une
version communiste qu'une version capitaliste, etc. Car, aprs tout, ce
n'est pas la mme chose d'inciter les sciences oeuvrer dans la direction d'une multiplication des biens, des services, et dans celle d'une
disparition de la troisime ingalit, celle du travail manuel et intellectuel, et c'est un leurre de croire que l'on atteindra l'un par [179] l'autre ou que les connaissances devraient voluer de manire identique
pour atteindre les deux buts. Or l'obscurit qui masque, surtout dans
une socit socialiste, ces deux lignes potentielles de dveloppement,
peut devenir une source de tensions, d'antagonismes, ou, au contraire,
de blocage.
Sur tous ces points, seule une analyse franche et approfondie, le
dpassement de prtendues thses longtemps ressasses et qui se
sont croules la premire occasion, une conception claire des forces
productives, du rapport entre l'histoire de la socit et celle de notre
nature sont susceptibles d'claircir et de critiquer la source des
contradictions qu'ils rsument. Depuis quelques annes, les travaux sur
l'organisation du travail inventif, l'optimisation des dpenses de la
105
106

P. FEDOSEIEV : La nouvelle revue internationale, 1964, 10, p. 105.


Idem, p. 106.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

214

science, les relations entre connaissance applique et productivit se


multiplient. Tous ces travaux sont d'une importance extrme et ils ne
sauraient tre que bnfiques, compte tenu de l'empirisme qui prdominait auparavant sous la vacuit d'un discours prtendu cohrent et
thorique. Les savants sovitiques, l'instar de leurs collgues amricains, s'intressent aux mthodes qui permettent de poursuivre fructueusement la rvolution scientifique. Ensemble, ils penchent cependant trop vers une optique de taylorisation de la recherche, en vue
de rsoudre non pas toutes les questions qui se posent la socit
dans son ensemble, mais celles qui se posent aux administrateurs de la
science et des entreprises 107 . la longue, cette attitude se rvle
borne, parce qu'elle part des demandes, forcment partielles, de
l'appareil conomique et tatique, aux proccupations limites, et non
pas d'un examen des phnomnes 108 .
Pour la socit socialiste, comme pour toute socit, l'emploi rationnel - encore que ce terme soit ambigu et trompeur - de ses richesses vient au premier rang de ses intrts. Pourtant, dans un sens, les
entraves que nous avons numres sont le fruit de l'application de
concepts conomiques au-del de leur champ de validit, et, par consquent, chappent la dimension historique. Donc, pour rtablir la cohrence scientifique, les forces productives ou, plus gnralement les
processus de cration de travail, qui ne sont pas sous la juridiction des
catgories conomiques, il convient - et j'invoquerai cet endroit la
comptence de la plupart des conomistes, celle de Marx et Lnine
incluse - de les traiter suivant les principes qui leur sont particu-

107
108

Voir par exemple G. A. LAKHTIN : Operational Research Methods in the Management of Scientific Research, Minerva, 1966, pp. 524-540.)
On constate cette indiffrence l'gard de la spcificit de la science lorsqu'on voit proposer la taylorisation du travail scientifique, ce qui aboutit
la confusion des domaines : L'organisation de la science, considre non
comme un systme de connaissance mais comme un type distinct d'activit humaine, rpte, mais une allure diffrente, l'volution de l'organisation de la
production industrielle. G. A. LAKHTIN : art. cit. p. 524.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

215

liers 109 . En Union Sovitique, comme partout ailleurs, la science des


forces productives est encore loin d'tre reconnue comme science autonome et d'avoir la place qu'elle mrite 110 . Faute d'une telle science, on rechute dans l'conomisme simplificateur, le positivisme calculateur, [180] aveugles la ralit objective du savoir, de ses rvolutions, du contenu historique qui le caractrise en tant qu'il est aussi
notre travail, aveugles encore aux rapports qu'il cre entre les hommes, tous contenus et rapports que nous savons tre ceux de notre
nature. L'exprience socitique montre d'abondance qu'il est important d'ouvrir les yeux sur eux, de leur rserver, ainsi que je l'ai propos, une science, la technologie politique. On vient de voir que le matrialisme historique appliqu, et le matrialisme historique avant lui,
rencontrent le mme problme, chacun sur son mode. Sa rsolution est
celle de la socit socialiste, de la forme qu'elle prend, et non pas seulement la continuation de Marx et de Hegel .

Ce texte ne prtend pas examiner de manire exhaustive les questions abordes, et mes intentions n'allaient pas dans ce sens. J'ai surtout tenu indiquer les rapports entre

a) le naturalisme et la formation de la thorie marxiste, la place


fondamentale qu'il y occupe ;
b) la question naturelle telle qu'elle se pose nous aujourd'hui
(pollution, division du travail manuel et intellectuel, utilisation de
la science et transformation des forces productives, etc.) et le
sens dans lequel il serait souhaitable de dvelopper l'analyse
pour y rpondre ;
109
110

Il est ncessaire d'avoir une vigoureuse conomie de la science. Komsomolskaa Pravda, 13 dcembre 1968.
A. HAUDRICOURT : La technologie, science humaine, la Pense, 1964, n 115, p.
28.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

216

c) une conception de la nature, de l'histoire des sciences et des


techniques, voire des philosophies en tant que termes de l'histoire humaine de la nature, et le matrialisme historique.

Je ne prtends pas non plus avoir embrass cette doctrine au niveau le plus gnral ou le plus profond - du moins, ce n'est pas moi
d'en juger. Mais je crois en avoir assez dit pour prouver l'importance,
thorique et pratique, de la saisie neuf des relations entre l'ordre
social et l'ordre naturel, relations que l'on a cru devoir dfinir par
l'extriorit et pouvoir abandonner la contingence. Cela est non seulement contraire la pense de Karl Marx, son lment rvolutionnaire, mais aussi la ralit. La rvolution scientifique, avec son retentissement gnral et ses effets sur la vie de chacun, a fait ressortir la ncessit de cette saisie. Il s'agit de faire la pleine lumire sur
la socit comme systme de cration de facults, de ressources matrielles ou intellectuelles, ce que nos socits tendent devenir ouvertement. Karl Marx a marqu de faon indlbile notre poque en
levant la dignit pour ainsi dire philosophique le travail, mode de
connatre, l'encontre et la place de la connaissance abstraite et
dtache des actes par lesquels l'homme se produit et se reproduit.
Le moment est venu o la connaissance se transforme en un mode de
[181] travail, dans la ralit des choses comme dans la tte du penseur, et substitue au travail qu'elle invente et reproduit. Le mouvement, par un renversement de direction, parat retourner son origine. Pour cette raison, ce qu'il nous reste achever et que notre poque parachve donne l'impression de reprendre ce qui a t entrepris
au XIXe sicle et notamment par le Capital. En vrit, cette fin du
XXe sicle, dont nous sommes les acteurs et les tmoins, commence
accuser les contrecoups sociaux, idologiques, scientifiques des grandes lames de fond, brutales, et, dans certains secteurs, inattendues,
de son dbut. Aussi devons-nous nous prparer renoncer la plupart
des concepts, images, etc. qui sont les ntres, et combattre pour que
l'alination de la connaissance comme travail ne s'instaure pas dfini-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

217

tivement, de mme que d'autres ont combattu l'alination du travail au


sein de la connaissance.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

[187]

Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)

Troisime texte
QUELLE UNIT
DE L'HOMME ?

Retour la table des matires

218

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

219

[189]

L'honneur qui m'choit de commenter un ensemble de communications 111 aussi divers est un honneur prilleux. Le thme de ce colloque
a agi comme un dtonateur, librant des nergies spculatives longtemps domestiques par le rituel propre chaque spcialit. Ressaisir
une telle quantit d'nergie est tche impossible, voire vaine. Mieux
vaut y renoncer d'emble. Ces communications avertissent sur tous les
tons : a change, a doit changer. Pourquoi ? C'est l'vidence mme.
Les choses ne sont plus leur place dans le tableau des catgories intellectuelles : ni la culture ni la nature, ni l'homme ni le primate, ni la
parent ni le mythe, ni l'histoire ni l'anthropologie, ni le structuralisme ni le marxisme, ni l'inn ni l'acquis. Les termes rputs spars
sont associs, et rciproquement. La science n'avait que des problmes : dsormais les paradoxes la submergent. Au temps des phnomnes purs voici que succde le temps des phnomnes hybrides ; au
temps de la slection, celui des croisements. L'impression de flux, de
mouvement, d'incertitude prvaut. Les dcouvertes nouvelles dans le
domaine thologique, anthropologique, gntique, prhistorique y sont
pour une part. Les problmes politiques, pour une autre.
111

Ce texte reprend les commentaires sur les communications suivantes, faites au


colloque Unit de l'homme organis par Edgar Morin Royaumont en 1972 :
Edgar MORIN : Le paradigme perdu : la nature humaine ;
Dan SPERBER : Contre certains a priori anthropologiques ;
Michael CHANCE : The Dimensions of Human Behaviour ;
Maurice GODELIER : Une anthropologie conomique est-elle possible ?
Heinz von FOERSTER : Notes on a Semantics for Biology ;
Salomon h. KATZ : Unity and Diversity of Man from the Point of View of Social
and Cultural Anthropology ;
Jacques MEHLER : Knowing by Unlearning ;
Walter BUCKLEY : On the Possibility of a Fundamental Anthropology and Sociology.
Pierre SMITH : La Nature des mythes.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 220

La distance de la culture la nature, juge ncessaire la connaissance, se dvoile distance destructive de notre culture aux autres
cultures - ethnocide si l'on peut - de nous notre univers naturel question naturelle et cologique si l'on veut - et quant au fond mconnaissance de l'autre, ambigut, garement de soi. preuve les dclarations des anthropologues franais qui, connus pour tre proches du
matre de la pense sauvage des primitifs, rejoignent les thmes de
l'anti-matre de la sauvagerie pense des civiliss. Tant [190] frappe,
Robert Jaulin ayant donn l'exemple, leur dtermination fltrir mthodes d'enseignement et thories enseignes. L'insistance avec laquelle leurs collgues amricains contestent la logique qui prside
l'analyse de la culture, des cosystmes - appellation prudente et affadie des tats de nature comprenant l'homme - ajoute une vigueur
accrue ces tendances inquitantes pour l'avenir des savoirs coaguls,
figs. Oui, a change, a doit changer. Pour toutes sortes de raisons.
Une telle situation entrane d'habitude des consquences prcises :
elle conduit, individuellement, collectivement, soit vers un cul-de-sac,
soit vers une rvolution. Se contenter d'une position critique qui intgre faits et concepts nouveaux la matrice disciplinaire existante,
travailler fournir des rponses rafrachies au problme - des rapports de la socit la nature, de l'hominisation, etc. - tel qu'il a t
pos, dans un autre contexte, par les prdcesseurs, revient choisir
le cul-de-sac. Accumuler des solutions ad hoc, remettre la rhtorique
au got du jour n'a jamais abouti qu' sauver les apparences : apparence de science, apparence de changement. La plupart d'entre nous, je le
regrette, suivent cette voie.
Cependant, en sous-main, et presque l'insu de tous, un autre horizon se dessine. En surface, la redfinition de l'unit de l'homme avec
la nature prend le pas sur la dfinition, maintes fois ritre, de sa
sparation d'avec la nature. En profondeur, l'ide d'humanit unique
subit une clipse : l'homme , comme l'animal , se rvlent
concepts gnraux et vagues. La ralit est mieux saisie considrer
du point de vue social, naturel, des humanits aux destines diffrentes dans l'espace et dans le temps, ce dont l'volution et l'histoire

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

221

portent tmoignage. Aucun doute n'est possible ce sujet : si un jour


la rencontre des sciences qui tudient les processus bionaturels avec
les sciences qui tudient les processus sociaux provoque les bouleversements attendus, l'horizon auquel je fais allusion est le seul possible.
Dans son cadre commencent tre reformuls les problmes essentiels. Je me propose de prendre le risque de donner plus de relief ce
qui a t bauch ici ou l par les divers auteurs. Donc en faire le point
et dfaire le point, obissant ainsi la loi de tout travail, travail scientifique inclus. Encore que je ne prtende pas que nous soyons positivement dans la science, mais sur le seuil d'un de ses recommencements
primitifs, entre la terre des faits surabondants et le ciel des mtaphores exubrantes.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 222

[191]

Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?

Chapitre 1
Le pass simple

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1.1. Des concepts transparents, rods, formant systme, sont au


coeur de toutes nos discussions. Les passer en revue, brivement,
permet de mieux savoir de quoi on parle et ce qu'on cherche rfuter.
De savoir, tout le moins, si, lorsqu'on affirme, dans les diffrentes
sciences, tourner le dos ces concepts, c'est bien le mme dos que
l'on tourne aux mmes concepts. La question laquelle ils sont censs
rpondre, l'accord ici semble unanime, est connue : Qu'est-ce qui
fait l'unicit de l'homme ?

1.2. Les thories anthropologiques, sociologiques ou biologiques se


rencontrent sur leurs points de fate et s'cartent partout ailleurs. En
ce qui concerne les rponses cette question, elles ont cependant
adopt une srie d'hypothses que je vais noncer, lesquelles commencent faire problme.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 223

a) L'hypothse de la diffrence spcifique. L'homme ou la socit


se distinguent de l'animal ou de la nature par un trait unique qui les
rend exclusifs les uns des autres. Sa dfinition, par le genre maximum
et la diffrence spcifique, permet de saisir une sorte d'essence sur
laquelle portent les controverses et repose l'immense superstructure
thorique que l'on btit. Le volume du cerveau, le systme nerveux,
l'volution supraorganique, la technique, le langage, l'apprentissage, la
pense, au gr des auteurs et des disciplines, sont successivement ou
alternativement choisis ou recherchs pour rendre compte la fois du
point d'arrive de l'volution, sa perfection la plus haute, et du point
de dpart de l'homme, ses humbles dbuts. L'analyse du processus
d'hominisation n'est rien d'autre que l'analyse, sur le mode aristotlicien, d'un tel trait, et l'on a pu dcrire autant de processus qu'on a
imagin de traits.

b) L'hypothse de l'identit. La description complte des comportements humains ou non humains est soit sociale soit bionaturelle. La
coprsence effective de ces deux derniers aspects entrane des
contradictions que l'on est oblig de rduire en excluant l'un d'eux ou
en les identifiant. Une version plus image de cette hypothse est la
suivante : tout ce qui concerne l'animal est d'ordre biologique, naturel,
tout ce qui concerne l'homme est d'ordre intellectuel, culturel. Un
grand pan de l'anthropologie est rig entirement sur la premire
tendance - un certain marxisme aussi, du reste - qui expulse de la
sphre supraorganique, socio-culturelle, toute la machinerie organique,
juge tre de peu de poids. A l'inverse, suivant l'expression d'Edgar
Morin, par une simplification symtrique , les thologues rsorbent
les relations [192] sociales dans le cycle de la slection et de la gntique. Le zoomorphisme fait pendant l'anthropomorphisme : une erreur qui en annule une autre ne constitue pas pour l'instant, une vrit.
Les deux erreurs suivent cependant, la lettre, une logique laquelle
adhrent praticiens des sciences sociales et biologiques : ni l'homme ni
l'animal ne peuvent tre envisags simultanment sociaux et naturels,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 224

ne peuvent entretenir des rapports sociaux et naturels la fois. Leur


essence est non seulement diffrente, elle est d'un ct ou de l'autre.

c) L'hypothse de la ralit dominante. L'homme et la socit constituent une ralit particulire par rapport laquelle l'animal et la nature reprsentent une ralit universelle. Il en dcoule que tout ce qui
est universel chez l'homme ou dans les socits est d'ordre biologique,
et doit tre compris ou interprt en termes biologiques. Ainsi le langage, la pense, les besoins, etc. En fait, on rencontre ici deux sousclasses de thories, les thories de l'enveloppe et les thories du
noyau.
Les thories de l'enveloppe, le relativisme culturel par exemple,
soutiennent qu'il y a unit de base de l'ensemble des espces, donc de
notre nature, et varit des cultures qui dpasse en ampleur la varit
gntique et ne saurait par consquent en dcouler. La cause de la varit rside dans l' enveloppe , c'est--dire dans la diversit des
environnements auxquels les groupements humains ont eu s'adapter.
L'cart discriminant entre l'homme et l'animal est sa capacit d'apprentissage, et toute la fabrique de la socit et de son volution est
une rplique de la nature et de son volution, dans laquelle on produit
uniquement de l'acquis la place de l'inn. On comprend que ces thories n'aient aucun intrt pour l'universel et se proccupent uniquement du particulier et des contraintes la diversit, car c'est seulement l que l'homme est homme, la culture culture.
Les thories du noyau, le structuralisme les illustre, ne voient dans
le foisonnement des socits et des hommes qu'un chatoiement d'apparences, dans la singularit de leurs cultures que des variantes d'une
nature unique. Partant, il s'agit d'en extraire les universaux - ceux du
langage, ceux de la parent, ceux de la pense - avec autant de prcision que possible. Une fois ce stade atteint, le flambeau est pass aux
gnticiens, aux biologistes auxquels il revient d'expliquer les proprits de ces universaux, leur mode de formation, et, pourquoi pas ? leur
diffusion diffrentielle parmi les hommes aussi bien dans le temps que

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 225

dans l'espace. Les environnements, les apprentissages sont des contingences, tout comme, la limite, l'homme et la socit. Si cependant
celle-ci et celui-l ont fini par exister, la responsabilit en incombe
l'histoire et la diffrence infranchissable se situe au niveau [193] des
rgles qui prolifrent dans une partie du monde, rgissant changes et
penses. Le non-recouvrement, pour tre discret, des deux sousclasses de thories reflte, l'intrieur de l'anthropologie, l'autonomie relative de la thorie de l'volution et de la gntique qui existe
l'extrieur, dans la biologie.
Par la mme occasion, elles y trouvent une justification et en tirent
leur autorit. Avec un succs si complet qu'on ne remarque plus par o
elles trahissent leur modle. La premire, se rapportant uniquement
l'unit et la variation des cultures, en ngligeant leur volution, leur
histoire, se situe pour ainsi dire au ple oppos de la conception darwinienne qui concerne moins l'unit ou la variation des espces que le
mcanisme de leur volution, de leur histoire. La seconde reconstruit
les codes sociaux par analogie avec les codes gntiques, sans s'arrter aux mcanismes de reproduction, d'change avec le milieu, quand la
biologie suppose ces mcanismes, une slection portant sur les variantes phnotypiques, conues elles-mmes comme des ractions du gnome aux tensions de l'environnement. Cependant, au-del de leurs
divergences -Godelier, Katz, Sperber les soulignent - elles ont en
commun de saisir dans la socit une ralit drive, d'entreposer
dans la nature une ralit premire, de penser qu'on pourra articuler
la statique de l'une avec la dynamique de l'autre.

d) L'hypothse ontologique. Il y a un point singulier o la socit se


substitue la nature, o l'volution sociale prend le pas sur l'volution
bionaturelle. A cet endroit les deux chanes de ralit se sparent
tout en se continuant, comme la recherche du temps perdu se termine
et se prolonge dans le temps retrouv. Mais ce n'est pas cette sparation qui importe, ce sont ses consquences. D'abord on prsuppose que
se rvle, cet endroit, l'essence nue, perdurable, de l'homme et de
la socit. Ensuite, que les phnomnes ayant pris corps expriment un

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 226

maximum de structures et un minimum de temps : si les collectivits


qui en conservent le souvenir ne sont pas sans histoire, cette histoire
est toutefois contingente, le devenir biologique ayant t rsorb
dans la permanence sociale. Enfin, comme elles sont plus proches de
l'tat de nature, on y voit l'oeuvre les quilibres fondamentaux de
l'espce, les relations authentiques entre les hommes, entre l'homme
et le monde. Du privilge dont jouit ce passage, avec la socit qui le
reprsente nos yeux, dcoule le privilge de l'anthropologie, qui l'a
pris en charge, d'tre une science non pas du particulier, d'une socit
particulire parmi les socits humaines, ni de leurs universaux, puisque l'tude de ceux-ci est rserve en dernire instance la biologie,
mais une science du singulier, des socits qui, entre les socits, ont
ce double caractre [194] d'tre la fois quelconques et de manifester l'essence de toutes.

1.3. En combinant de faon experte ces hypothses, on retrouve


toutes les explications dj proposes de l'unicit de l'homme, de la
socit. Prises en vrac, on leur trouverait de srieuses limitations.
les numrer on perdrait du temps. tant donn que nous avons affaire
des postulats, les preuves tout autant que les rfutations sont inutiles. la vrit, ce ne sont pas les trous pistmologiques, ravaudables
souhait, qui ont fini par refouler ces hypothses dans le pass : c'est
le vent du large, le souffle de l'histoire qui change, les faits qui clatent profusion l o l'on s'y attendait le moins. Le retour joyeux de
l'oubli, en somme. D'un autre oubli galement : l'animal, le noncivilis, le naturel, la femme.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 227

[194]

Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?

Chapitre 2
Le prsent complexe

Retour la table des matires

2.1. Une banalit mrite d'tre rappele : l'esprance de vie des


vrits les plus fermes est limite. Rien n'est essentiel, l'histoire des
sciences nous l'enseigne, indfiniment. Le monde organique d'Aristote
comme le monde mcanique de Newton ont t entrans dans le flux
des ralits donnes pour ultimes. C'est moins la dmonstration de
leur caractre incohrent ou erron qui a eu cet effet que la dmonstration de leur caractre d'illusion ou d'apparence. Le destin de nos
conceptions actuelles de la socit et de la nature sera probablement
identique. On entrevoit dj de quel ct viennent les forces de subversion. Faisons-en l'inventaire.

2.2. Les phnomnes d'volution obissent, on le sait, au principe


de slection naturelle. La lutte pour la vie est l'image qu'il donne de
l'univers animal, de l'tat pur de nature. L'organisme est envisag en
rapport direct avec le milieu ; les variations du matriel gntique inn
sont tries en fonction de l'environnement, les variations phnotypiques, acquises, leur demeurant extrieures. L'adaptation est le ma-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 228

tre-mot qui dcrit l'accord entre l'organisme et le milieu. Le comportement des tres organiss n'intervient aucunement dans ces processus. Voil cependant qu'il n'est plus question de tenir le comportement
en si pitre estime. Les espces ne tendent pas exploiter les ressources de leur milieu jusqu' l'puiser. Elles rglent leur volume dmographique et s'organisent afin d'viter une rivalit trop ruineuse.
Leurs comportements impliquent souvent une coopration, qui n'entrane pas ncessairement l'limination du plus faible, et un ordre social qui assure la survie de l'ensemble.
Dans la causalit essentielle de l'volution, le comportement [195]
fortement collectif occupe une place importante entre l'organisme et
le milieu. Quand on en vient aux primates, et a fortiori l'homme, on
remarque une diversit des constellations sociales sans corrlat biologique direct. Jusqu' un certain point, on peut dire que les espces
choisissent ou modifient l'environnement, tout autant qu'elles
en subissent l'influence. Dans ce sens, la notion d'adaptation laquelle
on a si souvent recours est une notion-limite qui, partir d'un certain
degr de complexit, ne veut plus dire grand-chose, se change en explication verbale. Les thories culturalistes et cologiques usent et
abusent de ses vertus tautologiques : raison pour laquelle elles dbouchent sur des banalits. On comprend pourquoi. Le phnomne capital
analyser - et qu'elles se contentent de dcrire - est justement l'anticipation, la pradaptation, l'invention et l'environnement par l'environn.
Le processus travers lequel est form et faonn l'environnement
et qui a pour aboutissement le choix , le modelage - le terme de
mapping d Buckley est suggestif mais ne se rfre qu' un aspect
du phnomne - de l'cologie elle-mme est aussi important considrer que l'action de cette cologie sur le choix et l'automodelage
de l'organisme individuel ou collectif. une vision ractive, il convient
d'opposer une ralit active. Un des aspects essentiels de la vie est
justement sa tendance s'tendre aux dpens du milieu, sa crativit de formes, d'organismes, qui a pour cause et pour effet l'panouissement, dans un milieu toujours plus vaste et plus diversifi, des

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 229

changes matriels intensifis. De cette croissance de la matire organique, et sociale, ajouterai-je, accompagne des transformations
profondes de la biosphre, la slection naturelle est loin de rendre
compte.
Le dossier de l'inn et de l'acquis, avec le comportement qui suppose une action en retour - du milieu choisi vers l'organisme dcideur - est entrouvert. Le noyau gntique exprime une srie de virtualits inscrites dans le programme, y compris la virtualit d'un apprentissage et d'une invention. Le milieu trie parmi ces virtualits, les
fixe et indique lesquelles sont le mieux aptes se reproduire. Si la
population s'installe dans un milieu, y dploie une srie d'activits
concertes, elle conditionne simultanment ce qui est trier et reproduire. Le bipdisme, comme certaines potentialits syntactiques,
existe dans les espces prhominiennes. En devenant prdateurs, en
se donnant une organisation sociale qui conduit la dcouverte d'un
nouveau moyen de communication, le langage, les hominiens banalisent
et rendent obligatoire l'ancrage, la diffusion des lments porteurs de
ces virtualits. Il est fort probable que, avant de se faire par la voie
biologique, la transmission des facults a lieu par la voie [196] sociale.
Par l je n'affirme pas qu'il y a une hrdit de l'acquis, mais on peut
supposer que, par le truchement du milieu, une population parvient
influer sur l'tendue de ce qui est inn. Et ouvrir de nouvelles possibilits de variation et de programmation gntiques.
Cette spculation, ou une autre analogue, justifie l'assertion de
Sperber : l'extension du domaine de l'inn va de pair avec celle du domaine de l'acquis, et non pas l'inverse, ainsi qu'on semble le croire. La
reproduction biologique s'insre ainsi dans la reproduction sociale et
constitue pour l'espce une forme d'conomie de transmission de ses
facults. mettre les choses au plus fort : la conception darwinienne
se maintient grce un nombre non ngligeable de suppositions ad hoc.
Mais il y a peu de cas o, ce genre de suppositions prolifrant, un
changement radical ne s'ensuive. Le fait de l'volution est incontestable et ne saurait tre remis en question. Pourtant, de no-darwinisme
en no-lamarckisme, une explication nouvelle se cherche, on en a l'im-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 230

pression, qui serre de plus prs les phnomnes de diffrenciation des


espces, la nature des changes entre l'organisme et le milieu, tout en
faisant sa place au comportement social. En tout cas, vu cette situation mouvante, les psychologues, les sociologues, les anthropologues,
qui ont tendance reprendre de manire non critique et appliquer automatiquement leurs objets les notions et les modles de la biologie,
sont invits y puiser de faon plus libre et plus originale.

2.3. Nous tions heureux : y avait d'un ct l'animal et la nature,


de l'autre ct l'homme et la socit. Le passage du premier couple au
second a t la grande affaire de l'anthropologie sociale et physique.
Depuis une dizaine d'annes, les informations affluent d'un peu partout, recenses et analyses avec beaucoup de soin par les chercheurs.
Elles prouvent que les tres non humains sont outills pour accomplir
des tches que l'on s'imaginait tre exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Les primates, les dauphins, les oiseaux
fournissent des exemples incontestables. Contrairement au strotype
d'une maturation biologique individuelle, les animaux isols, pas plus
que les enfants sauvages, n'ont un dveloppement normal : la relation
avec la mre et les congnres est capitale. Les sociologues philanthropes du sicle dernier taient fiers de dmontrer par l'exemple
des enfants-loups, que l'tre humain coup de la socit n'est qu'un
animal, priv de langage et de pense.
Des expriences concluantes montrent qu'il en va de mme pour
bien des espces. Faute de vivre avec sa mre, avec son groupe - la
mtaphore du sein est parlante - l'individu rechute dans son animalit
comme l'homme tait cens rechuter dans la sienne. Bien plus, la [197]
plupart des espces se donnent une organisation collective destine
rgler la reproduction sexuelle, la transmission de quelques caractres
spcifiques, ou attnuer les dsquilibres avec le milieu habituel.
Cette organisation est un lment intgrant du processus de survie, et
non pas un simple appendice exosomatique surimpos l'organisation
gntique : La sociabilit, crit W. C. Allen, n'est pas un accident
apparaissant sporadiquement chez quelques animaux hautement vo-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

231

lus, mais un phnomne normal et fondamental. Tout ceci est maintenant bien connu. Mais je crois qu'il est opportun d'en tirer les
consquences de la faon la plus ferme.

a) Le pass de notre socit n'est pas dans une nature interne ou


externe : il est enracin dans une autre socit. Rcemment Franois
Jacob a clairement rpondu ceux qui voulaient dfinir les critres du
commencement de la vie : ... il est bien vident maintenant que la vie
ne commence jamais. Elle continue. (Le Monde, 20 novembre 1972.) A
ceux qui ont cherch des critres analogues pour fixer le dbut de la
socit, nous pouvons faire une rponse analogue : la socit ne commence jamais, elle continue depuis des millions d'annes. Quelle que
soit l'espce envisage, les socits qui ont prcd la ntre ont eu
leurs conventions, leurs hirarchies, leurs formes de communication,
leur dveloppement historique, singuliers certes, mais quivalents.
Personne ne le conteste : le rle des sexes, des gnrations, des catgories sociologiques, a t transform, rparti diffremment sur la
carte des comportements, des normes, avec leurs prolongements intellectuels, dans la chane des collectivits qui se sont relayes jusqu'
maintenant. Dans cet enchanement, aucune socit n'est plus socit qu'une autre, ni celles des peuples contemporains compares
celles des peuples dits sauvages, ni celles des hommes compares
celles des primates, de mme qu'une langue europenne n'est pas plus
langue qu'une langue amrindienne. L'inclination les classer du ct
de la nature, en les niant, ou du ct de la culture, en les affirmant,
procde d'un jugement de valeur qui n'a rien de scientifique. Du point
de vue scientifique, l'avnement de nos premires conditions d'existence ne doit pas tre examin comme un passage de la nature la socit, mais comme un passage de la socit la socit, des socit de
primates aux socits humaines. Otons-lui donc son caractre presque
sacr. Envisag sobrement, ce passage n'est probablement pas diffrent du passage des socits hirarchie base sur le statut aux socits bases sur la diffrence de classe.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 232

b) Nous avons laiss aux anthropologues physiques et aux biologistes le soin d'expliquer l'apparition du genre humain. Ils se sont [198]
efforcs de trouver dans les rapports du milieu et de l'organisme les
lments de cette explication. Ont t invoques avec plus ou moins de
bonheur : les mutations gntiques, les catastrophes cologiques, les
modifications anatomo-physiologiques. La slection naturelle a videmment fourni la toile de fond de la plupart des formulations thoriques. La dynamique biologique est cense avoir oeuvr seule jusqu' la
livraison d'un tre anim dou de langage, d'outil ou d'un cerveau complexe. Par la suite, le dveloppement social s'y surajoute et le prend en
charge. Personne ne dcrit cet instant sans ces envoles lyriques propres aux clbrations mmorables. Cependant, nous venons de le voir,
les organisations sociales prexistent au langage, la diffusion de
l'outil, l'homo sapiens et demens. Dans une interprtation que j'ai
expose ailleurs 112 , j'ai essay de montrer que l'apparition en question rsulte d'une closion du potentiel prdateur, fabricateur d'outil,
voire langagier, des primates. closion due aux conflits produits dans
leur organisation sociale par l'existence de mles surnumraires non
reproducteurs. Le dynamisme social dans l'interaction d'une socit

avec le milieu met en lumire ce que l'mergence de l'homme a de particulier.


Le fait capital est la sparation l'intrieur d'une organisation collective fonde sur le fourragement, et non pas la spciation des primates ; c'est la constitution, l'intrieur d'un groupe de collecteurs,
d'un groupe de prdateurs-chasseurs ayant son propre mode d'change entre les individus et avec les forces matrielles. Le processus
d'hominisation n'est qu'une consquence du processus de cyngtisation de l'espce, accompagn d'un remodelage de la socit de primates l'intrieur de la socit humaine. Il me semble ainsi que le voeu
de Buckley : Il devient ncessaire de s'opposer toute conception
qui admet que l'influence causale dominante s'exerce partir de la
biologie en direction de la psychologie et de l en direction de la
112

S. MOSCOVICI : La socit contre nature, Paris, 1972. [Livre disponible dans


Les Classiques des sciences sociales. JMT,]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 233

structure sociale et de la culture , a t exauc. Mme si l'interprtation que j'en ai propose est discutable, ce sur quoi je voulais insister ici, c'est l'opportunit d'inverser la dmarche laquelle on continue d'adhrer.

c) La coupure effective de la socit vis--vis de la nature est une


illusion. Un fait me frappe, ce propos. Toutes les fois que l'on est
all regarder de plus prs ces natures , on a dcouvert une socit.
Il en a t ainsi de la horde primitive, qui reprsentait au XIXe
sicle la socit, l'conomie naturelles ; il en est ainsi de nos jours
des hordes animales. Les tentatives successives de couper, sous cet
angle, la socit de la nature, ou de poser la nature vis--vis de la socit comme un tat antrieur ou comme son double htrogne, ont
[199] toujours chou et abouti la dcouverte d'une socit diffrente, d'une organisation sociale, celle du sauvage, celle de l'animal.
Alors pourquoi cette sparation est-elle maintenue, sinon comme ralit, du moins comme hypothse, ainsi que le suggrait Hume ? Je vois
cela deux raisons : dfinir l'autre comme objet, conserver le prime de
l'individu. D'une part, pour une collectivit particulire, ceci revient
justifier la soumission, l'exclusion, voire la destruction d'une collectivit diffrente 113 . Si sa place est bien trace dans notre logique,
c'est parce qu'il s'agit d'une logique de la domination. D'autre part,
aux yeux des savants, la sparation permet de concevoir la socit
comme une ralit seconde, drive, propre pallier la raret et les
dficiences de la nature, ou canaliser son nergie dbordant travers les pulsions et les instincts. On s'en tient toujours cette vue.
Pourtant il convient de prendre les dcouvertes thologiques au srieux et la lettre, tout comme, en son temps, Darwin a pris l'existence des espces au srieux et la lettre. Dans cette optique, soustraite aux sortilges d'une sparation hypothtique, la socit apparat
comme une ralit positive et primaire, analogue la matire, l'ato113

S. MOSCOVICI : Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, 1968. [Livre


disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT,]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 234

me, etc. En somme nous sommes incits renouveler, et, de ce fait,


gnraliser l'essence du social, tout comme, dans un autre domaine,
Freud a gnralis l'essence du sexuel, en montrant qu'il dborde le
champ des activits sexuelles. Cela est non seulement ncessaire, mais
possible, et j'ai indiqu ailleurs dans quel sens 114 .

d) Lorsque mergent une substance, un processus matriel nouveaux, ils font tourner l'histoire dans une direction nouvelle. Ainsi,
aprs les volutions proprement chimiques, les volutions biogntiques au-del du stade cellulaire - la reproduction sexuelle notamment ont ajout une dimension indite, ont inaugur un dveloppement dont
l'origine est date. De mme, supposons-le, avec nos espces les forces sociales diffuses ont pris un poids, une consistance susceptibles
d'inflchir le processus naturel gnral. Ce que l'on dcrit d'habitude
comme dformation technique, loignement de la nature, est en fait
une transformation et une expansion, non pas une sortie mais une rorientation du mouvement prexistant. Dans un ouvrage dj
ancien 115 , j'ai prsent systmatiquement les arguments qui nous
autorisent envisager la coexistence et le dveloppement de plusieurs
rapports, tous naturels, dans l'univers. Celui qui nous touche pose
l'homme un ple et les forces matrielles l'autre ple. ( dfaut
d'une telle inclusion dans une nature dont nous sommes le produit tout
autant qu'elle est le ntre, celle-ci est, Freud l'a signal, une abstraction vide, dpourvue de tout intrt pratique . Et c'est bien en
tant qu'abstraction, [200] nom occupant une case vide, qu'elle fonctionne dans nos thories.)
Du coup, en aucun heu et aucun instant, aucune fraction de l'humanit ne saurait tre juge plus proche ou plus loigne que les autres d'un tat purifi de nature. Son essence coule partout, dans le
114
115

S. MOSCOVICI : La socit contre nature, Paris, 1972. [Livre disponible dans


Les Classiques des sciences sociales. JMT,]
S. MOSCOVICI : Essai sur l'histoire humaine de la nature, Paris, 1968. [Livre
disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT,]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 235

pass prhominien ou sauvage tout comme dans le prsent sauvage, ou


alors elle n'est nulle part. Le lieu de sa concentration - dans le pass
animal - que l'on continue privilgier se banalise. Autant se dispenser
de l'hypothque d'une telle essence et d'un tel lieu singulier o notre
espce, afin de devenir sociale, aurait fauss compagnie la nature, le
monde humain se coupant du monde animal. Ce qui enlve toute consistance la muraille de Chine dresse entre l'entreprise anthropologique et l'entreprise historique.

travers ces consquences, court une autre consquence sur laquelle je voudrais attirer l'attention. Et qui nous ramne bon gr mal
gr aux paradoxes de Mehler. Fixons un moment notre regard sur les
socits, que j'ai appeles d'affiliation, des primates. Elles sont fort
disparates, tant du point de vue du fonctionnement que du point de vue
de la structure. S'il y a eu, comme je le pense, passage de la socit
la socit, celui-ci a d emprunter des chemins varis et aboutir des
rsultats distincts eu gard la diversit des formations d'origine et
d'arrive. Mutatis mutandis, nous connaissons aussi la pluralit des
espces humaines qui se sont succd, ont disparu et ont dbouch,
dans le cadre de ces formations, sur notre espce actuelle, sur ses
groupements sociaux. L'volution historique a t, ainsi qu'elle l'est
toujours, multilinaire et multidimensionnelle : sur le plan de la socit
et sur le plan de la nature. De plus elle a connu, ses humbles commencements, une diversit certaine. Opposer une unit de nature une
multiplicit de culture, chercher une origine unique un clatement
ultrieur, constitue une dmarche plausible.
Il est cependant devenu plus plausible de supposer une orientation
inverse o les virtualits qui ont pris corps au tournant hominien, virtualits polyvalentes dont tmoigne la gamme des collectivits, des
langues, des traditions primitives , des systmes gntiques avant
l'homo sapiens ou autour de lui, se sont rduites successivement, nos
socits actuelles tant plus uniformes, comportant moins de types
distincts, tout comme a survcu une espce unique. Il y a donc eu, en
un sens, perte de capacit, de virtualits qui sont devenues moins per-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 236

tinentes. L'universalisation de l'histoire est, tout compte fait, devant


nous et non point derrire nous. En revanche, la confluence de ces units diffrentes, videmment plus simples, vers une unit [201] englobante, obligatoirement plus complexe, la diversit extrieure se reproduisant l'intrieur du systme, est en mme temps la source de la
fragilit, de l'instabilit qu'il nous est donn de vivre et d'observer. A
l'instar de notre cerveau triunique, nos socits sont galement pluriuniques. Et ds lors leur mouvement est plutt cyclique que linaire.
Les origines prsumes figurent des points qui ferment et ouvrent un
cycle, et l'humanit - elle n'est probablement pas seule dans ce cas en a travers et vcu plusieurs.

2.4. On voit pourquoi notre prsent est complexe. L'univers de la


biologie est en expansion : il est aussi devenu plus riche, plus mouvant.
Le monde social a outrepass les bornes habituelles : nos thories y
ont rencontr leurs bornes. La conviction selon laquelle notre espce
est passe par un tat bionaturel propre aux animaux pour migrer
dans son tat social - d'o leur opposition - repose sur un effet d'optique.
Si rupture il y a eu, celle-ci s'inscrit dans le cadre d'un bouleversement de comportements, d'outils, hautement sociaux, des anthropodes. Nous sommes l dans le domaine du constat. On a trop tard
l'accepter, sinon dans les descriptions concrtes, du moins sur le plan
de la rvision des concepts qu'il appelle. Le tenant pour dfinitif, les
sciences sociales, et en tout premier lieu l'anthropologie et l'histoire,
cessent d'tre les sciences du devenir social de l'humain, quoi elles
s'intressaient d'habitude, fascines par le dsir de dcouvrir, dans la
nature, le lieu de naissance de la socit, forcment ntre : elles deviennent les sciences du devenir humain du social. l'inverse, rien ne
nous oblige de nous en tenir une image du pass : tout nous invite
en finir avec la vision d'une nature non humaine et d'un homme non
naturel. L'mergence d'un trait unique marquant la formation de nos
espces, les distanciant des autres espces, ne tmoigne pas d'une
suppose rupture avec la nature : cette rupture n'a jamais eu lieu.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 237

Dans le passage, si avidement cherch, de l'animalit l'humanit, elle


marque la transition d'une premire histoire naturelle de l'homme, o
celui-ci serait un produit, une seconde, l'histoire humaine de la nature, o il est son propre produit.
Libre du caractre exclusif de ces deux ordres de ralit, de la
discontinuit radicale dans le temps postule leur propos, la dichotomie se dplace du plan horizontal au plan vertical. Elle n'est plus entre nature et socit, elle est la fois dans celle-ci et dans celle-l,
prolongement des mtamorphoses que nous y avons opres. Il est opportun de ne plus la considrer, privilgie, la hauteur de l'homme.
Mieux vaut y saisir un des points d'intersection d'un rseau de [202]
phnomnes sociaux et naturels qui en connat d'autres, de moindre
complexit certes, mais d'importance et de formation quivalentes.
Les problmes ayant t partout les mmes, seules les solutions ont
revtu des formes distinctes. Les diffrences se situent au niveau des
combinatoires, et non pas celui de l'ordre de ralit dans lequel vivent les espces : nature ici, socit l. Ds lors, la comparaison peut
choisir n'importe quelle chelle, n'importe quelle rfrence ; l'essentiel est qu'elle soit systmatique, qu'elle porte sur des totalits. A son
terme, ou mme dans sa substance, seule cette attitude peut liminer
radicalement l'ethnocentrisme de nos sciences sociales, le balancement entre les bons sauvages et les mauvais civiliss ou rciproquement - le fait est que les civiliss dtruisent chaque jour un
peu plus les sauvages , de l'intrieur ou de l'extrieur.
De la force de cet ethnocentrisme, personne ne doute : Il se peut
qu'avant tout le ferment intellectuel, suscit par le dveloppement de
la thorie de l'volution et l'application l'homme qu'en ont fait Alfred Russel Wallace et plus tard Charles Darwin et Thomas Huxley, ait
eu une influence considrable sur les modes selon lesquels a t conu
l'homme. Jusqu' cette poque, le concept d'chelle de la nature s'appliquait toutes les cratures vivantes, l'homme inclus. L'chelle mettait en vidence les diffrentes tapes de la progression humaine,
avec l'homme occidental au sommet. Bien sr, on n'ignore pas que
la thorie darwinienne de l'volution elle aussi s'est entrelace

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 238

l'ethnocentrisme qui tait la base de l'chelle de la nature, et a eu


pour rsultat un darwinisme social sur lequel s'est appuy en grande
partie le colonialisme de l'Occidental (Katz). Le cas n'est pas unique : la plupart des conceptions qui ont trait l'homme ont t prises
dans le mme tourbillon. Il n'y a plus d'ethnologues heureux , avoue
Balandier. Il n'y aura plus de sociologues ni de psychologues heureux,
tant que la dcentration laquelle je fais allusion ne pntrera pas
profondment les racines de nos sciences lorsqu'elles touchent
l'homme. Ce n'est pas sa dissolution abstraite ou sa fin mythique qui
est en jeu, mais au contraire sa place relle, diffrencie, parmi les
sujets ordinaires, qui se sont produits eux-mmes, dans le temps.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 239

[202]

Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?

Chapitre 3
Projets et prolgomnes en vue
d'une anthropologie gnrale
ou d'une anthropogonie

Retour la table des matires

3.1. Us poques d'effervescence - la ntre en est-elle vraiment


une ? - engendrent des projets profusion, s'adonnent des [203]
combinatoires incontinentes, recherchent le minerai intellectuel ou
matriel brut, tant dsireuses de rompre la tyrannie des codes dvitaliss, de laisser couler les savoirs jusqu'alors fermement endigus.
Peu de ces projets ont des chances de survivre. Du moins c'est l'avis
des hommes sages, qui se tiennent l'cart de cette effervescence,
et sourient, pensant au retour du calme aprs l'orage. Mais ceux qui
sont prs du centre du tourbillon et observent le mouvement qui subvertit toutes choses prouvent la palpitation, la volont irrpressible
d'une renaissance. Le projet d'anthropologie fondamentale ou gnrale, qui fascine les auteurs auxquels je consacre ces commentaires, rejoindra peut-tre dans les cimetires de l'histoire les innombrables

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 240

projets de paix, de science ou de caractristique universelles. On souhaite nanmoins lui voir jouer un rle aussi capital dans l'animation de
cette histoire, le voir accueilli avec le mme srieux, poursuivi avec la
mme dtermination et par des hommes d'une envergure gale ceux
qui ont bauch les projets que je viens de dire. Les complexits du
prsent, succinctement exposes ici, lui fournissent une motivation et
des matriaux.
Les directions dans lesquelles il s'tend sont celles o se recoupent
l'anthropologie, l'histoire et la biologie. S'agit-il uniquement et, en
dfinitive, de marier des doctrines ? Non, certes. On voudrait aussi
tre plus concret, plus prs de ralits neuves, on souhaiterait reprendre contact avec les ralits familires qu'on a fini par ne plus
regarder qu' travers les filtres toujours dformants et limitatifs de
la thorie. Parler, c'est d'abord sortir de soi, rencontrer autrui, et
non pas fabriquer de la grammaire ; se marier, c'est d'abord aimer,
faire l'amour, et non pas appliquer des rgles de parent ; penser,
c'est d'abord dsirer savoir, agir sur le monde, et non pas dclencher
la machinerie logique, etc. Les phnomnes sociaux ne sont ni partiaux
ou totaux, ni structurels ou dialectiques, ni signifiants ou signifis, ils
sont surtout morts ou vivants, dans les choses ou dans les hommes,
hors de nous ou en nous.
Le contenu de cette science nouvelle, renouvele, ses contours
exacts et ses thmes principaux, sont encore mconnus, inconnus. Je
prfre m'arrter sur les cadres imaginaires dans lesquels le projet,
le cas chant, pourrait s'inscrire. Ses prolgomnes, donc. Et, pour
commencer, la question qui le sous-tend : qu'y a-t-il de commun aux

tres vivants, l'homme inclus, leurs rapports sociaux et naturels ?


Nous croyons le savoir, nous ne le savons plus, tant la redcouverte
du monde animal, du monde des socits dites primitives, a branl les
prsupposs les plus tenaces. Nous ne savons mme pas ce qu'il y a de
[204] commun aux socits anthropologiques et aux socits historiques. La dtermination des diffrences est une tche subordonne
propre mettre en lumire les transformations, les rapports entre ce
qui est devenu diffrent. Donnez-moi un point et je soulverai l'uni-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

241

vers, s'criait Archimde dans l'Antiquit. Non, il ne suffit pas d'un


point, il faut aussi avoir un lien, rpondirent les mcaniciens modernes,
et sur cette rponse ils fondrent la mcanique. Donnez-nous un point
unique (l'homme, la socit, l'outil, le langage, etc.), une diffrence
spcifique, et nous expliquerons tout, n'ont cess de clamer anthropologues, biologistes, historiens. Non, il vous faut aussi un lien pour y
parvenir, doit-on leur rpondre. C'est le sens de la question qui se pose
avec force.

3.2. On entrevoit quelques postulats capables de remplacer les anciens, de rordonner les matriaux dont nous disposons, et de guider
les thories qui s'bauchent, en vue d'assortir cette question d'une ou
de plusieurs solutions.

a) L'hypothse de la transformation, en premier lieu : tout trait


lmentaire doit tre envisag l'intrieur d'une totalit, et toute
totalit distincte ou nouvelle est une reconstitution de la totalit qui
lui a donn naissance. Je vais m'expliquer plus en dtail afin de donner
un corps cette formule abstraite. examiner le langage et la dmarche emprunts dans les divers travaux concernant la naissance de
l'homme ou les relations entre collectivits animales et collectivits
humaines et mme entre ces dernires, certaines habitudes de pense
nous frappent. Trois notamment. D'abord l'ambition de dfinir un lment qui, isol de l'ensemble, rende compte de la spcificit de
l'homme vis--vis de ses prdcesseurs, explique la dissemblance radicale entre culture humaine et proto-culture hominienne ou animale.
Bref, un lment qui reprsente la racine : A la racine de la culture
humaine, crit-on par exemple, se trouve la communication linguistique (Katz). Ensuite, le choix de cet lment se situe constamment
un endroit de manque ; il s'tablit au moyen d'un constat de prsence
ou d'absence, l'volution consistant combler ce manque. Alors on
compare l'homme au primate sur le mode de l'en avoir ou pas : langage

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 242

verbal, rgulation des unions sexuelles, capacit fabriquer des outils,


soins paternels, etc.
Dans la mise en rapport des divers types de socit, nous observons une propension analogue. Les socits sont dites sans ou
avec criture, sans ou avec histoire, tout comme on
contraste la communication non humaine avec la communication humaine, et ainsi de suite. Comme si les tres anims autres que nous,
comme si les socits diffrentes des ntres n'avaient aucune existence positive, [205] aucune plnitude interne, et comme s'il tait licite, fcond, de les saisir uniquement par rapport un seul point de rfrence. En sous-main, ce que l'on parat vouloir dceler, c'est moins
une histoire, une volution, qu'un ordre de perfection. Enfin, le choix
de ce gu o s'oprent les retournements reste largement arbitraire.
Personne ne se consacre srieusement l'analyse du cadre de dpart
pour constater ou justifier l'importance du facteur autour duquel ont
lieu les grands changements. Lorsque de tels changements se produisent, nous avons l'impression qu'ils prennent leur dpart dans un phnomne central de la totalit qu'ils affectent, et non pas n'importe o.
Or les alles et venues ininterrompues entre les divers indices techniques, intellectuels ou collectifs, leur mlange clectique, rvlent le
peu d'intrt que l'on a accord ce choix, en le confiant l'a priori
de chacun. Le postulat que je souligne propose qu'au lieu de chercher
tablir ces diffrences - et les identits corrlatives - on cherche
examiner des transformations, des invariants qui changent et des
changements invariants.
En termes pratiques, ceci signifie que l'on prend en considration
des ensembles, des totalits, en examinant la loi interne qui rgit leurs
lments, leurs actions, leurs contraintes, de manire pouvoir dceler celui de ses domaines d'application qui aurait pu servir de point de
passage vers un ensemble diffrent. Vouloir tudier une volution de
ces totalits en ignorant les lois ou les configurations individuelles est
pire qu'une erreur, c'est un non-sens. En voici une illustration. La plupart des travaux poursuivis dans le cadre de l'anthropologie physique,
de la palontologie, sont anims par la volont de dcouvrir un trait

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 243

unique parmi ceux que j'ai numrs. Cependant, chaque fois que l'on
a cru tenir solidement un tel trait, il a fallu l'abandonner. peine venait-on de le singulariser, de le proclamer dfinitif, qu'un examen
scrupuleux, des contre-expriences montraient son caractre prcaire, conventionnel. De la sorte, on a successivement renonc aux critres anatomique : volume du cerveau, station debout ; techniques : usage et fabrication des outils ; sociaux : promiscuit, symbolisme animaux - et bientt il faudra renoncer celui du langage.
La totalit se rvle si l'on emprunte la direction oppose celle
qui a t suivie. Les divers critres sont interdpendants, associs
quant leur dveloppement et complmentaires quant leurs fonctions. Ce sont les articulations d'une volution commune : le bipdisme
facilite l'individuation de la main, la main humaine porte les signes de
l'outil et de la prdation ; l'augmentation de volume du cortex, comme
sa dissymtrie, la reproduit et prpare l'invention du langage qui est
son tour repris dans la matrice des relations sociales, des [206] techniques de dfense et d'attaque. La manifestation simultane et la cohrence volutive des capacits organiques et techniques, communicatives, laisse entrevoir l'arrire-plan un systme de conduites, susceptible de les avoir provoques, concertes, accommodes un environnement qu'il a dcoup son avantage.
Ce systme est, on le sait, celui de la chasse. Au cours de plusieurs
millions d'annes, l'homme s'est forg un corps, s'est diffus la surface de la terre ; il a rpercut dans son organisme ses actions sur le
monde extrieur, il s'est rapport aux autres espces en tant que
chasseur. Hors de cela, nous ne comprenons rien, nous nous contentons
de contempler des dbris pars, nous restons prisonniers d'une sociologie ou d'une psychologie de facults qui a fait partout son temps,
sauf dans ce domaine. Si l'on compare ce systme prdateur-chasseur
d'changes entre l'organisme individuel et social et le milieu avec le
systme du fourragement, qui prvaut chez les primates, point n'est
besoin de dresser une liste d'absences ou de prsences ; au contraire,
il est indispensable de chercher l'articulation du premier avec le second pour le trouver la fois l'tat naissant et associ un phno-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 244

mne important. Ce qui, en un sens, ruine une comparaison obsde par


les diffrences et les identits, enrichit une comparaison soucieuse de
transformations. Et, de fait, on trouve dans bien des socits de primates des bauches de prdation qui entranent la posture debout, la
prhension des animaux, la consommation de la viande, l'usage et mme
la fabrication d'instruments, notamment agonistiques. Il faut mettre
en relation ces bauches et leur banalisation avec les tensions l'intrieur des groupes de mles, la division entre individus reproducteurs
et non reproducteurs, si gnrale, et qui oblige ces derniers rechercher des ressources complmentaires de celles du groupe.
Mais la considration des ensembles au lieu des lments n'est
qu'une dmarche prliminaire. Lui faisant suite, la seconde tape
consiste reprer un de leurs rapports ou sous-ensembles, l'analyser en lui-mme et revoir sa signification d'une totalit l'autre,
comme si l'on reconstituait la totalit de dpart dans celle d'arrive
et rciproquement. De la sorte, on s'assure de leur cohrence respective, et on se proccupe de voir dans l'une la gnralisation de l'autre,
tout autant que la nouveaut qui s'y glisse.
Prcepte moral pour commencer : chaque ralit, chaque groupe,
chaque espce mrite d'tre envisag dans sa plnitude, dans sa
concrtion, avec le respect que l'on doit son originalit. Les tres,
quels qu'ils soient, ne sont pas le pass, les prcurseurs, les rats des
autres : [207] ils sont surtout eux-mmes, leur clatant prsent. Si
nous tenons les penser, les saisir dans la diffrence, ne les pensons, ne les saisissons pas, eux, dans le manque, dans la ngation, mais
pensons-nous, saisissons-nous alors comme une de leurs mtamorphoses, c'est--dire restons dans l'affirmation conjointe. Prcepte thorique par consquent : l'identique vient du diffrent, le diffrent
vient de l'identique. Par exemple, l'ouverture vers les socits animales a ranim l'intrt pour la famille, sa fonction quasi religieuse de
building block , d'lment de base de tout ce qui est socit. Des
tudes nombreuses ont t entreprises pour savoir s'il y a un comportement paternel chez les primates, comment on y prend soin de la pro-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 245

gniture, etc. Bref si les rapports du groupe lmentaire sont les mmes que les ntres.
Les rsultats ayant t ambigus, on en est plus ou moins rest l.
Cependant, si, au lieu de saisir ce groupe lmentaire sur le modle de
la famille chez nous, on l'isole l'intrieur de l'univers des primates
et que l'on examine ses fonctions, les changes qu'il favorise ou bloque, on reconnat, au-del des quivalences, une diversit de structure.
Dans les socits de primates, on peut dcouvrir l'existence de deux
couples, le couple reproducteur form par le mle et la femelle, le couple nuclaire form par la femelle et sa progniture. Entre le mle et
sa progniture, il n'y a pas, proprement parler, de lien visible, cohrent, sinon celui des tensions qui opposent les gnrations. En dgageant ces deux couples associs et en les replaant dans les socits
humaines, on est en mesure de voir que, afin de fonctionner, vu notamment les exigences de la chasse, ils ont d s'articuler, dboucher
sur la famille ; celle-ci est en fait l'assemblage de ces deux couples,
crant une relation nuclaire entre le mle et sa progniture, tout en
conservant la hirarchie prsente dans la relation reproductive.
partir de cette constatation, il est possible de revoir comment se
reconstruisent avec des caractres nouveaux dans les socits de parent - celles des hommes - les changes des gnrations et des sexes
connus dans les socits d'affiliation - celles des primates. Ainsi, la
famille humaine ne vient pas d'une famille non humaine : elle provient
de la structure distincte d'un groupe jouant un rle quivalent. Du
reste, elle a toujours eu du mal maintenir dans une unit transforme les doublets d'origine, fermer, sans clater, l'angle ouvert en un
triangle. La paternit, invention de notre espce, n'a eu d'autre but
que d'ajouter cette barre.
Dois-je multiplier les exemples afin de montrer l'utilit d'une recherche des transformations si frquente en mathmatique, en [208]
physique, en linguistique et mme en mythologique (Smith) ? Utilit
que l'on oublie uniquement lorsqu'il est question des origines de
l'volution, du chanon manquant entre l'homme et l'animal, du
passage de la nature la socit. Je suggre d'avoir recours ces

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 246

transformations, de les prendre pour guide constant, au lieu de s'en


tenir la version aristotlicienne : celle-ci est, en fait, recherche et
classement des qualits, dont on retient empiriquement l'une l'exclusion des autres, en la chargeant de signifier l'essence de l'objet.

b) L'hypothse de complmentarit des processus sociaux et bionaturels prend acte du fait que toute rduction, dans un sens ou dans
un autre, ne saurait tre pour l'instant que verbale. Partant, elle signifie que :

1) chaque srie de processus a des proprits qui sont exclusives, voire opposes celles de l'autre srie ;
2) les deux sries de processus sont ncessaires ensemble
une analyse complte de la ralit de chaque espce.

On peut, certes, dans ce cas dboucher sur des contradictions,


donc sur un manquement aux dmarches usuelles : ce n'est pas le signe
d'un chec, mais d'une impuissance surmonte. Nous ne russissons
pas affirmer et nier simultanment une mme chose : c'est un
principe exprimental et subjectif qui n'exprime nullement une ncessit, mais une simple impuissance , a dit Nietzsche. Les deux attitudes prdominantes jusqu'ici, soit maintenir le social et le naturel dans
l'indiffrence rciproque ou part l'un de l'autre, soit exiger que l'un
soit traduit en termes de l'autre, donc expliquer le biologique par le
social ou expliquer le social par le biologique , sont intenables en
tant que termes d'une opposition.
Le postulat de la complmentarit a t si contest en physique
qu'une justification s'impose. Restant sur le terrain qui nous importe
ici, j'emprunterai la linguistique les matriaux de cette justification.
Ainsi que le mentionnent Mehler et Sperber, l'analyse des rgularits
et du fonctionnement des capacits linguistiques conduit isoler des
universaux de la langue. Ces universaux doivent avoir, par hypothse,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 247

un substrat de dispositions innes qu'il revient la biologie de dcouvrir et de comprendre. Le langage est, aucun manuel n'omet de le spcifier, un instrument, voire une institution de communication sociale.
Nanmoins, ds qu'on lui a reconnu des invariants, son examen passe
de la sphre sociale la sphre non sociale, en vertu d'une convention
selon laquelle tout ce qui est particulier, variable, est d un processus social, tandis que tout ce qui est universel, stable, est d un processus bionaturel. Deux problmes se posent cet [209] endroit : 1) la
connaissance des invariants du langage suffit-elle pour mener bien
l'analyse des dispositions innes ? 2) supposer que ces dispositions
soient dtectes, peut-on, comme on le fait, se dispenser d'un examen
de ces invariants en termes sociaux ?
Les tudes rcentes sur les aptitudes communiquer des chimpanzs nous ont montr qu'ils sont en mesure d'apprendre et d'employer
une syntaxe analogue celle des sourds-muets (cf. Gardner). Si tel est
le cas, il s'ensuit qu'ils possdent des dispositions innes similaires
aux ntres sur ce plan. Pourtant ces dispositions ne sont pas identiques : en effet elles ne sont pas exploites couramment, et, malgr
tout, les chimpanzs ne parlent pas. Afin de dceler les carts, il
devient indispensable de se livrer un examen dtaill des systmes
de communication actuels et virtuels des primates.
vrai dire, il faudra revenir une exploration dtaille de tous les
systmes de communication linguistique et non linguistique diffuss
sur l'chelle animale. Non moins importante sera la tche de comparaison d'un systme qui se trouve articul avec un autre : par exemple le
systme de communication verbale avec le systme de communication
non verbale chez l'homme. Je donne l'impression de vouloir mettre en
relief l'ampleur de la tche accomplir, et par l son inutilit ou son
impossibilit. Nullement : ce travail n'est pas plus vaste que d'autres
qui ont t mens bien. Je voulais simplement souligner un fait : la
connaissance des universaux de la communication est un pralable la
recherche de correspondants bionaturels. Ce qui signifie, on l'aura
remarqu, arriver une explication au moins partielle des rgles de
comptence linguistique dans le contexte social de la communication,

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 248

sans laquelle on ne saurait dterminer les rapports, les carts, les lois
de transformation des divers systmes.

Mutatis mutandis, tous les universaux dcels dans une socit,


dans une culture, ceux de la pense, de la parent, de l'conomie, de la
technique, doivent tre d'abord compris et explicits du point de vue
des rapports sociaux ou culturels sous-jacents, au lieu d'tre renvoys, une fois dfinis, une biologie ou une gntique futures, qui
on laisse le soin de se dbrouiller. De mme que la mcanique classique
et la physique atomique ont eu lucider pour leur propre compte aussi compltement que possible leurs phnomnes respectifs, avant de
pouvoir se livrer des oprations de jonction et de traduction, de
mme les sciences intresses par le langage, la communication, etc.,
ont spcifier presque exhaustivement les dimensions et les processus sous-jacents leurs objets respectifs. L'explication du social
par le social , loin de constituer une barrire, est au contraire une
condition [210] la formulation des indices et des mcanismes bionaturels corrlatifs, l'explication par le biologique des proprits
qu'on a dtermin rigoureusement devoir tre ainsi lucides.
Imaginons pour l'instant, ce qui nous amne au deuxime problme,
que des biologistes ont repr les dispositions innes du langage, suivant la mthode - mon avis, de facilit - qui a actuellement cours, et
que ces dispositions nous clairent sur les raisons pour lesquelles une
proposition-noyau est forme d'un nom et d'un verbe, pourquoi notre
comptence langagire est ce qu'elle est. Serait-il alors superftatoire ou contradictoire de recourir une analyse en termes de socit ou
de communication ? Certes non. Manifestement, les chimpanzs ni ne
connaissent ni n'utilisent la syntaxe des sourds-muets, bien qu'ils
aient les capacits cognitives correspondantes. En revanche, ils s'en
tiennent fermement leur mode de communication par gestes et mouvements, au paralangage qu'ils ont mis au point et qui leur suffit. Pourquoi donc ? Quiconque est un peu familiaris avec ce qui a t crit
leur sujet observe que ce paralangage s'accorde leurs relations sociales, sexuelles, leurs changes avec l'environnement et avec les
autres espces. On ne voit pas ce que la communication linguistique

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 249

leur aurait ajout ou permis de plus, pas plus que l'criture dans un
groupe o le jeu des paroles et des silences remplit souhait l'espace
mental et pratique des individus.
Ainsi, pour rendre compte de l'mergence du langage, de ses rgles, des dispositions innes, la description et l'analyse complte devront inclure des propositions ayant trait l'volution des relations
sociales, des changes avec l'environnement, qui a eu pour consquence
la ncessit d'un recours au langage, se prminence sur la communication paralinguistique, laquelle ne s'en est pas moins conserve. L'explication biognique elle seule ne saurait donc suffire, du fait que les
mcanismes et les indices non sociaux sont saisissables, qu'il s'agisse
de pense, de travail, de langage, uniquement travers les indices de
la communication, et que l'inn, de son ct, se manifeste travers
l'acquis ; elle doit tre complte par une explication sociognique.
Le recours des concepts complmentaires s'impose. Nous le
voyons dj l'oeuvre en linguistique - comptence et performance en conomie - valeur d'usage et valeur d'change - par exemple. Leur
emploi pourrait devenir beaucoup plus systmatique. Jusqu' nous
amener constater que le concept de socit humaine lui-mme devrait complter la srie, tre repens en ce sens, librant ainsi les
deux aspects de la ralit qu'il dcouvre.
[211] En effet, d'un ct, elle est socit positive, oprateur de la
nature, puissance matrielle qui s'articule avec les diverses puissances
matrielles, forme que revtent les rapports entre hommes associs
pour crer et perptuer leur environnement. En font partie les moyens
qu'ils ont de modeler et d'tendre leurs facults, organiques et psychiques, de contrler leur dmographie, de conserver et transmettre
les ressources humaines et non humaines. De l'autre ct, la socit
est ngative, organisation autonome, tourne vers elle-mme ; elle
concentre une srie d'intrts, d'entreprises, d'changes ordonns
autour du pouvoir, de la richesse, des hirarchies, des interdits qui
sparent ou superordonnent les classes, les sexes et les gnrations.
Les conceptions modernes de la socit ont mis l'accent sur la prminence de la rgle, de l'conomique, et sous-estim l'importance de la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 250

rgulation que les hommes exercent envers l'cologie, aussi bien qu'elles ont nglig la cration des facults biologiques, productives et
pistmiques. Sous le dcoupage commode de facteurs externes et
internes, ces conceptions ont masqu des rapports plus profonds. Notamment que la socit se dvoile, l'examen, compose, forme et
fond, partie d'un systme cosmique plus vaste et systme autonome,
totalit incluse dans la totalit des ordres naturels et sociaux humains
et non humains ; qu'elle s'efforce de remplir deux fonctions de base :
l'une universelle, commune toutes les espces, visant associer la
matrice organique la matrice physique, l'autre particulire, relative
notre espce, assurant la permanence des liens collectifs qui se tissent autour des richesses distribues, des pouvoirs exercs et des
idologies partages. La complmentarit a mauvaise presse dans certains quartiers pistmologiques. mon avis, elle nous fait accder
une comprhension suprieure du rel.

c) L'hypothse de la ralit dcentre complte la prcdente. Elle


exprime simplement l'ide que ni l'un ni l'autre des deux ordres de
ralit, le social et le naturel, n'est plus profond que l'autre, ou que
tous deux sont galement profonds. Partant, il faut reprendre ab initio
l'tude des invariants des formations sociales et des formations naturelles (cologiques). La dcouverte de ces invariants, par une comparaison des formations indiques travers toutes les espces, formerait le cadre d'une vritable sociologie ou anthropologie et d'une vritable bionomie gnrales. Pour y parvenir, une telle comparaison devrait porter sur les processus de sociation et de naturation, d'expression de la socit dans la nature et de la nature dans la socit. Je
tenterai d'en faire l'inventaire dans un tableau qui les met en regard.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

251

[212]

SOCIT

NATURE

1) La reproduction sociale.

1) La reproduction naturelle.

Elle concerne la rgulation du volume


des collectivits (les pressions exerces sur une population mendlienne),
leur rpartition cet gard. La distinction entre sous-groupes reproducteurs et non reproducteurs, diffremment dfinie et ralise dans les
diverses socits, parat tre gnrale.

Elle concerne le maintien et le renouvellement des relations entre le groupe et son milieu, le renouvellement des
capacits innes et acquises cet effet. Au niveau proto-humain, l'invention constitue un lment de cette
reproduction. La distinction entre reproduction individuelle et reproduction collective, entre ce qui rend un
individu apte la survie et ce qui rend
un groupe apte la survie, permet
d'analyser les diverses formes de reproduction naturelle. De mme, la
confusion ou la prminence de la reproduction individuelle et collective
mesure l'importance de la transmission gntique par rapport la transmission non gntique, se manifeste
dans la division des fonctions et des
tches avec les spcialisations qu'elles
requirent.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 252

SOCIT

NATURE

2) Le systme pistmique.

2) Le systme neuro-crbral.

Il concerne tous les processus d'laboration et de communication d'information, de coordination des comportements (les rituels y sont inclus).
Dans ce systme, on doit comprendre,
au niveau de l'homme, ensemble le langage, la pense et l'activit pistmotechnique. Il est peu raisonnable de
croire [213] qu'on puisse les sparer
autrement que de manire artificielle.
Aussi bien le langage que la pense ne
se rduisent ni leur grammaire ni
leur logique, au contraire la grammaire
et la logique s'inscrivent dans des matrices plus vastes qui seules leur donnent un sens et une efficacit.
On souligne juste titre l'importance des inventions des locuteurs.
Des proprits autres que syntactiques ou smantiques (de commande,
de sparation des rles, de validation,
etc.) doivent tre considres dans
une thorie complte du langage. De
plus le langage fonctionne souvent
dans le contexte d'autres formes de
communication (rituels, cinma, techniques du corps, etc.) qui ont certainement un impact sur son profil lexique et prosodique. Il faut encore r-

Son dveloppement est capital, point


n'est besoin d'y insister. On s'est
beaucoup occup jusqu'ici de ses aspects volumtriques et de la spcification des parties qui correspondent
au langage, la pense, la motricit,
etc. Les dimensions les plus significatives, mon avis, ont trait l'volution [213] vers la complexit et vers
l'asymtrie. L'volution vers la complexit est associe (Morin) l'apparition d'un cerveau triunique o les
tendances persvratrices, motives
et cognitives, relativement autonomes,
sont tant bien que mal coordonnes
les unes aux autres (Mc Lean). La propension l'asymtrie du cerveau a t
mise en vidence rcemment par les
expriences sur les split brain patients . Le cerveau comme le corps
de la plupart des vertbrs prsente
une symtrie bilatrale. Les deux moitis du cerveau, la droite et la gauche,
sont des images-reflets l'une de l'autre, chaque moiti commandant les
appareils sensorimoteurs de la partie
oppose du corps. Chez l'homme, une
spcialisation est intervenue et cette
symtrie est devenue bien imparfai-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 253

frer les grandes crations intellectuelles, les mythes, par exemple,


leur mode de transmission, notamment
orale. Les conditions de cette transmission exigent une grande facult de
mmorisation, des techniques mnmoniques appropries (phrases courtes,
cadences accordes la respiration,
etc.) qui ont certainement eu une influence sur la structure de ce qui est
transmis. Les socits dites sans criture sont des socits parole, qui
accordent, pour des raisons [214] objectives, une puissance celle-ci, et
qui, pour la partager, la retenir de gnration en gnration, ont cr des
automatismes 116 . On pourrait aussi
les appeler des socits rythmiques ou
musicales, tant le rythme y joue un
rle partout, dans le langage, dans les
activits quotidiennes, dans la coordination au cours des processus de travail. On sera certainement en mesure
de trouver des quivalents entre cette rythmicit et des coordinations
analogues dans les socits de primates. La distinction essentielle se situe
entre systmes pistmiques ayant
une capacit de crativit finie et
systmes ayant une capacit de crativit infinie au sens de la thorie gnrative.

116

te : la partie gauche serait prdominante pour tout ce qui a trait la


fonction verbale, et la partie droite
pour les processus non verbaux, le matriel spatio-temporel. Or il faut attribuer la gense de cette dissymtrie autant aux facteurs techniques
(maniement et fabrication des outils,
perfectionnement de la capacit de
prhension) qu'aux facteurs de communication et de traitement des informations provenant d'un monde extrieur [214] lui-mme diffrenci. Le
cerveau est donc non seulement triunique mais aussi tripolaire (technique,
langage, pense). Le contraste symtrie / asymtrie pourrait bien dfinir
une sorte d'chelle de comparaison
des systmes neuro-crbraux.

P. VERGER : Automatisme verbal et communication du savoir chez les Yoruba,


l'Homme, avril-juin 1972, 5-45.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 254

SOCIT

NATURE

3) Les processus de reconnaissance


sociale

3) Les processus d'exploration et de


cration des ressources

3) Les processus de reconnaissance


sociale, enfin, m'apparaissent comme
tant les plus lmentaires et les plus
gnraux. Ils ont trait aux rapports
entre individus et groupes la cration des types d'individus par le
moyen de la coopration, de la rivalit,
de la rpartition des tches, et au
maintien de la cohsion collective parle moyen du prestige, de la sanction,
etc. Un double courant se dessine ainsi : il distribue les potentialits organiques, les besoins, les pulsions, et
tient ensemble les catgories institues en [215] donnant la possibilit
d'induire une pluralit de relations
avec le milieu, et en filtrant les effets
du milieu sur les divers organismes. En
mme temps, la socit inhibe ce
qu'elle stimule, tempre et excite les
propensions agressives, sexuelles,
pistmiques, accrot et diminue leur
satisfaction, introduit des interdits et
imagine leur transgression, suivant les
catgories qui la composent. Les processus de reconnaissance sociale ont
pour fonction de maintenir un quilibre entre ces actions contradictoires
et de les rendre acceptables tous
(on les voit l'oeuvre dans l'pouillage
des animaux comme dans nos rgles de
politesse).

3) Les processus d'exploration et


de cration des ressources, d'organisation de l'Umwelt ou de la Mitwelt,
cologiques, en somme, s'imposent
notre attention d'eux-mmes. Aprs
tout ce qu'on a crit leur propos ces
dernires annes, il n'y a rien ajouter. Sinon que nous ne les connaissons
pas, faute d'analyse systmatique.
Dans le dveloppement des espces,
nous pouvons hypothtiquement distinguer deux types extrmes de processus : les processus slectifs et les
processus divisifs. Les processus
[215] slectifs sont caractriss par
la tendance perptuer les modes
d'exploration des ressources, perfectionner cette exploration, les
changements internes ou externes se
traduisant par une sparation corrlative des organismes et des milieux.
L'adaptation est ici la rgle-limite.
Les processus divisifs sont caractriss par une tendance l'extension qui
requiert une diffrenciation du systme socio-organique et du milieu, une
restructuration en sous-systmes qui
sont amens se rendre de plus en
plus indpendants les uns des autres,
avec une perte correspondante du
pouvoir de rgulation de l'ensemble
sur les parties. La croissance est une

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 255

rgle-limite. Les premiers processus


sont commands par la slection naturelle et semblent rpandus dans le
monde animal jusqu'au niveau des primates (ceux-ci occupant une situation
intermdiaire). Les seconds processus
sont commands par ce que j'ai appel
la division naturelle et reoivent leur
pleine expression chez l'homme.

Ce tableau se veut uniquement illustratif. D'autres tableaux sont


concevables. Un examen thorique approfondi liminerait les redondances et permettrait d'tablir des catgories plus globales et surtout plus simples. J'insiste cependant sur la ncessit d'en tablir un,
afin de donner aux efforts actuels, trs disperss, une plus grande
cohrence. En tant que biologiste tudiant le comportement social
des mammifres, crit Michael Chance, je suis profondment mcontent [216] de l'absence de cadre d'ides gnrales capable d'englober le comportement de l'homme et celui des autres mammifres
dans un domaine unique. Nous autres tres intelligents vivant l're
spatiale devrions essayer de remdier ce manque. On ne peut que
partager ce souci, en ajoutant que ce cadre devrait avoir trait toutes les formes de comportement.
Les rticences cet gard demeurent et demeureront nombreuses.
Les unes sont d'ordre philosophique : la place exceptionnelle de
l'homme est mise en question, place laquelle on tient de manire
consciente ou inconsciente. Les autres sont d'ordre thorique : ainsi,
par exemple, les comportements rituels que l'on observe chez l'animal
n'clairent nullement les comportements humains. Ou, comme le remarque Godelier, les processus de travail, donc de reproduction,
d'change entre organisme et milieu, ne sont pas dterminants eu
gard aux rapports de production qui s'instaurent dans la socit humaine. Ses arguments ne sont pas sans valeur, loin de l. Toutefois il
n'est pas moins vrai que, selon Marx, la reproduction et la produc-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 256

tion des socits humaines est au coeur de l'histoire, de l'histoire


effective comme de l'histoire comprise. Or notre reproduction ne saurait tre analyse sans une rfrence la reproduction des autres
espces, sans une thorie gnrale du processus de reproduction. L
encore Marx a vu trs loin : L'histoire est elle-mme une partie de
l'histoire naturelle, de la transformation de la nature en homme. Mais
les sciences naturelles engloberont par la suite la science de l'homme,
tout comme la science de l'homme englobera les sciences naturelles : il
n'y aura plus qu'une science.
C'est un projet, une perspective d'avenir : mais les projets doivent
un jour subir l'preuve de la ralit. Les rticences manifestes ont
toutefois un ct positif qu'il convient de souligner. Le biologisme les
alimente. Le combat se droule effectivement sur deux fronts. Sur le
front des sciences sociales, pour leur faire reconnatre la dimension
naturelle des phnomnes, des dynamismes sociaux. Sur le front des
sciences naturelles, pour les amener se pntrer de la spcificit du
social, abandonner le mpris dans lequel elles tiennent l'acquis dans
ce domaine et renoncer aux simplifications, parfois puriles - elles
abondent en thologie - de leurs spculations. Mais n'est-ce pas cela
que nous tendons en ce moment ? Les discours parallles trouveront
toujours de quoi se justifier. Ils ne convergeront gure dans le flux
d'change de politesses et d'emprunts discutables sens unique : seule la confrontation autour d'un programme thorique donne quelques
chances un tel miracle d'avoir lieu.
[217]

d) Enfin, l'hypothse gnalogique redouble et explicite les prcdentes. La ralit dcentre dans l'espace l'est aussi dans le temps.
La transformation des socits humaines partir de celles des primates, la division de la chasse et de la cueillette partir du fourragement sont des processus. Nulle part on ne relve une coupure, une htrognit qui reprsente un minimum de temps social dans un maximum de temps naturel, une structure qui inaugure une histoire sans

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 257

tre de l'histoire. La chronologie est, l comme ailleurs, chronophagie.


L'volution et l'involution, la cration et la destruction, la gense des
organisations et l'organisation de la gense sont des phnomnes auxquels aucune socit ne se soustrait, et aucune science ne saurait se
dcouper une sphre hors de leur atteinte. Pour l'avoir tent, soutient
Godelier, l'anthropologie a toujours t, parmi les sciences humaines, un des hauts lieux, sur le plan thorique, de production de ftiches idologiques, et d'ambigut, d'inconfort sur le plan pratique .
C'est donc explorer la rintroduction de la dimension historique
dans un champ d'o elle a t systmatiquement limine qu'il nous
convie. Les travaux d'ethno-histoire, ceux d'Haudricourt entre autres, en prouvent la possibilit. Ainsi se ferait le mariage de l'anthropologie et de l'histoire, complmentaires bien des gards : l'une posant l'universel au dbut de l'histoire, l'autre sa fin ; l'une se donnant pour toile de fond une nature hors de la socit, l'autre une socit hors de la nature : l'une visant un inconscient qui annule le temps,
l'autre un supraconscient qui l'engendre ; l'une voyant dans le mythe le
paradigme de la pense, l'autre dans un quivalent, l'idologie, la perversion de cette mme pense, etc. Si l'on comprend bien, c'est par le
truchement d'une telle complmentarit et le rapprochement du
structuralisme et du marxisme que l'alliance pourra tre conclue.
Alliance qui a certes des raisons publiques, voire universitaires,
mais qui ne manque pas de rebondissements et de quiproquos dignes de
ces comdies de boulevard o les mariages les plus inattendus se
concluent pour le grand amusement des acteurs et des spectateurs,
complices 117 .

117

Le marxisme et le structuralisme se rfrent constamment la totalit. Cependant on constate que leur pratique actuelle, au contraire, s'en loigne pour
s'en tenir toujours des lments (lment production , famille , etc.)
sans rfrence prcise la totalit, la complexit invoques. Pareille contradiction rend leur rapprochement la fois plus facile et plus difficile. Plus facile, parce qu'on en reste des dclarations de principes sans consquences autres qu'idologiques. Plus difficile, parce qu'on ignore la nature des problmes
concrets rsoudre et des contradictions surmonter.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 258

Pourtant comment vouloir, en gardant le srieux, rapprocher, synthtiser ces deux courants, malgr les citations concordantes qu'on
peut glaner ici et l ? Ils sont loigns, en effet, non seulement quant
leur terrain d'tude privilgi, leur vision de la socit, mais encore
opposs l o ils se rencontrent. Car, tout prendre, le fondement de
la thorie d'change qu'anime le structuralisme est, en dernier lieu,
[218] l'conomie marginaliste, l'conomie qui se donne pour objet
l'tude du comportement humain en tant que relation entre des fins
et des moyens rares qui ont des usages alternatifs . Les concepts de
la linguistique structurale, heuristiques dans leur champ spcifique,
n'en pas douter, comme ceux de Malthus l'ont t en biologie, sont
cependant nettement marqus. Ils proviennent en ligne droite de Walras, Pareto, etc. Ayant russi hausser la linguistique au niveau de
science pilote des sciences humaines, le structuralisme a aussi tendu
implicitement l'arrire-plan la trame thorique de l'conomie marginaliste dont on connat l'opposition au marxisme.
En consquence de quoi, les marxistes qui l'ont suivi, sans regarder
de plus prs cet aspect des choses, se retrouvent probablement en
situation d'ambigut. Ainsi, lorsque Godelier crit, dans un esprit de
conciliation : Des problmes fondamentaux comme celui de la prohibition de l'inceste, de l'exogamie et de l'endogamie, du mariage des
cousins croiss, des organisations dualistes, qui taient traits sparment et sans succs, ont t rattachs les uns aux autres et expliqus partir du fait fondamental que le mariage est un change,
l'change des femmes, et que les rapports de parent sont des rapports entre groupes avant d'tre des rapports entre individus , il fait
tat d'un progrs. De l y voir un acquis, une explication acceptable
dans une perspective marxiste, orthodoxe ou non, le pas est trop
grand. Dans cette perspective, les changes ne constituent pas mais
supposent les rapports sociaux, ils apparaissent en tant que produit
historique tardif, prcds par le don et le contre-don, le principe de
partage 118 . Mais sous la crote des changes d'quivalents se cache la
118

S. MOSCOVICI : La socit contre nature, Paris, 1972. [Livre disponible dans


Les Classiques des sciences sociales. JMT,]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 259

dissymtrie de leur sujet et de leur objet, des hommes et des femmes, qui transforme l'change en non-change. Se dvoile ainsi une des
raisons d'tre de l'cart de la socit la nature sur quoi l'anthropologie s'appuie : donner l'ingalit l'apparence de l'galit, la nonrciprocit l'apparence de la rciprocit. Point de doute : si le secret
de l'anthropologie est dans notre nature, alors le secret de notre nature est dans l'anthropologie.
Les inconsistances mritaient d'tre signales : pour tre men
son terme, il faut que le projet soit plus radical. Une science qui s'est
tenue si unanimement l'abri de l'histoire doit tre fouille bien
fond avant qu'on puisse appliquer ses catgories et ses rsultats des
ralits d'un ordre diffrent. Spculons un peu ce propos. L'anthropologie est difie sur une logique de la sparation, autour des hauts
lieux des catastrophes o se sont croules, o ont t dtruites les
collectivits primitives et rurales . L'histoire est [219] btie
sur une logique des contradictions, autour des hauts lieux des rvolutions o se sont affrontes les classes de la socit. Sous cet angle,
l'htrognit semble absolue. A regarder de plus prs les socits
dites primitives, on se convainc de l'imbrication troite des processus
de reproduction naturelle, sociale, et des processus de production. Les
socits dites civilises, par contre, ont nettement spar les deux
sries de processus, se sont focalises sur le processus de production.
La socit capitaliste, tout particulirement, a fait de la production
pour la production son idal et sa pratique favoris.
Quel qu'ait t le gnie des crateurs du marxisme, la partie la
plus acheve de leur oeuvre s'inscrit ainsi dans l'optique de la production. Replace dans le systme de reproduction pour l'analyse duquel
leurs notions sont insuffisantes, cette optique aura besoin d'tre revue. Faute de notions adaptes, d'une vision d'ensemble de la dynamique des forces productives, on se demande quel sera le fondement
commun partir duquel enchaner l'histoire des deux types de socit.
L'chelle du temps a son importance. Disons brutalement que l'histoire
crite, pense jusqu'aujourd'hui est uniquement l'histoire de la civilisation du monde urbain, de la lutte des classes qui s'y rapporte comme

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 260

son horizon. Les historiens ont adopt vis--vis du monde rural la


mme attitude que les anthropologues vis--vis du monde primitif : ils
se sont placs distance, ils ont contempl un pass et dcrit un progrs qui devait aboutir l o il a abouti de nos jours. Or l'antagonisme,
l'Occident en tmoigne, du monde rural et du monde urbain, qui ne se
rduit pas celui des classes, n'a pas trouv d'cho dans les thories
historiques, le marxisme notamment qui, sous l'aspect de l'antagonisme de lutte des classes passant pour le caractriser, ne l'puise gure.
Il est intressant de noter - et il conviendrait d'explorer les choses plus fond - que la plupart des rvolutions qui ont secou nos socits depuis plusieurs sicles (y compris les rvolutions bourgeoise et
socialiste) ont un fort substrat rural qui, en un sens, a t tourn
l'avantage des classes urbaines, canalis l'intrieur de leur cadre.
Aux yeux de Karl Marx, le monde des campagnes tait un monde passif, peu apte se soulever. N'crivait-il pas en 1870 Kugelman :
Seule l'Angleterre peut agir comme levier d'une rvolution conomique srieuse. C'est le seul pays o il n'y ait pas de paysans. Pourtant,
regarder du ct de la Chine, on a vu s'laborer une thorie suivant
laquelle la lutte des campagnes contre les villes reprsente la meilleure stratgie de la rvolution, la forme moderne de la lutte des classes.
Ainsi, travers toutes les rvolutions, l'antagonisme [220] villecampagne court-il comme un fil rouge, un courant souterrain qui fait
surface priodiquement. On serait presque tent de dire que la lutte
des classes s'est greffe dessus, que l'histoire se rvle non seulement travers des processus de contradiction, mais aussi travers
des processus de division, celle de la ville et de la campagne, du travail
intellectuel et du travail manuel, entre autres.
une plus grande profondeur, on pourrait dceler, en tant que
phnomne historique important, l'expansion des socits tatiques
aux dpens des socits non tatiques, l'asphyxie lente des collectivits non civilises , naturelles , par les collectivits civilises ,
culturelles , qui a commenc il y a bien longtemps et a reu sa
conscration dans l'ethnocide, les traits de la paix blanche. Le problme que l'on se pose ainsi n'est pas seulement de savoir si la famille

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

261

incarne des rapports de production ici et cesse d'en incarner l : c'est


celui d'un dploiement et redploiement de l'histoire sur un terrain
qui lui est interdit. L, au coeur de l'anthropologie, elle fait voir que la
nature - le monde primitif, le monde rural, voire animal - c'est l'autre,
tout comme l'anthropologie, au coeur de l'histoire, fait voir que la nature, c'est aussi soi, le monde ni ou appel tre ni. Bref, que l'inconscient de la culture est structur comme un primitif, comme un rural, comme une femme, comme un animal, nos semblables. Mais on ne
saurait uniquement reconstituer l'anthropologie et l'histoire avec
leurs sphres, leurs concepts revus et corrigs. Leur mise ensemble et
leur clatement ne font qu'un. Ainsi s'entend la phrase de Godelier :
On comprend donc pourquoi une telle dmarche thorique, libre de
tout prjug, peut tre l'instrument tout autant de rvolutions thoriques que de rvolutions sociales. Dmarche ayant intgr son
programme le temps concret de la lutte, de la mort des individus et
des groupes, force de dboucher sur une anthropogonie, une science
de la formation des mondes humains, et non pas seulement des lois de
leur constitution.
Voil donc les quatre hypothses, le projet qui en dcoule. Au modle actuel que la littrature savante pourrait appeler le modle du
tout ou rien (tout l'universel dans le biologique, rien dans le social ;
tout le culturel chez l'homme, rien chez l'animal, etc.) elles conduisent
substituer, pour des raisons videntes, le modle du tout et quelque chose . remplacer un bon sens par un autre bon sens, en somme.
Je ne crois pas que, pour l'instant, il soit dcent de prtendre davantage.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 262

[221]

Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?

Chapitre 4
De la rvolution kplrienne

Retour la table des matires

4.1. Une vritable rvolution est souhaitable, possible, imminente.


Qu'est-ce qui nous en donne l'assurance ? Ni le dsir d'en finir avec
un pass qui n'a que trop dur, ni les dcouvertes originales, ni les
thories bauches leur propos ne suffisent justifier notre sentiment, nous rapprocher de l'vnement maintes fois invoqu et voqu. La communication de von Foerster, ouvrant mystrieusement sur
le problme du rapport entre l'observateur et ce qu'il observe, nous
met sur la voie d'une rponse. Avec un dlai que certains jugent excessif, la biologie, les sciences humaines, l'pistmologie viennent de
faire leur rvolution copernicienne. Donc ce sont des rvolutions de
mme type dont on attend la venue ? Pour le savoir, je rappelle brivement ses traits distinctifs, et j'en tirerai les conclusions ncessaires.
On sait que Copernic, par un effort de rflexion considrable, a rordonn les plantes autour du soleil suivant leurs distances ; il a reconstitu leur systme commun en liminant les mouvements plantai-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 263

res surnumraires introduits pour sauver les apparences empiriques.


Dans sa nouvelle position, plac au centre, le soleil, astre unique et solipsiste, luminaire et monarque de l'univers, claire les corps clestes
et rgne sur eux. Par contre, aucun de ceux-ci n'agit sur lui ni ne subit
son action, chacun continuant d'tre vhicul par son orbite qui tourne, comme la terre, en vertu de sa forme sphrique. D'autre part, en
tant qu'il est le centre, le soleil se change en une pure fiction gomtrique et optique, sans rapport avec la ralit physique ; le centre effectif du systme des plantes demeure aprs comme avant celui de
l'orbite de la terre. Aucun lien rel n'unit le corps central aux autres
corps, rien ne passe ni ne se passe entre eux.
S'appliquant corriger les imperfections de l'astronomie antique,
renverser la position relative du soleil et de la terre, Copernic a d
vaincre de grandes rsistances ; c'est sur ce point qu'il rompt avec
ses devanciers. Partout ailleurs et pour l'essentiel, il conserve des
principes et des relations conformes la tradition ; perfection du
mouvement circulaire des plantes, hirarchie et sparation du monde
cleste et du monde terrestre, vision statique des phnomnes cosmiques. Sur la scne inchange de l'univers, seule la position des acteurs
est modifie, pour un spectateur qui a, lui aussi, chang de place.

4.2. Par sa porte et sa grandeur, cette rvolution n'a cess de


stimuler et de provoquer des bouleversements analogues. La biologie
dtrne l'homme et le dpouille de sa spcificit concrte sur l'chelle [222] des cratures, pour faire monter l'animal sa place. Elle le
dote de lois strictes, qui ont pour centre fixe le substrat gntique,
pour enveloppe mouvante l'environnement. Toutefois, d'un autre point
de vue, l'animal n'est qu'un centre de comparaison abstrait, l'espce
humaine restant, d'une faon ou d'une autre, le couronnement d'une
volution qui la porte maintenant hors de la nature ; c'est partir de
la socit et de la pratique humaines qu'est dfinie la slection naturelle des espces. Cette permutation limine la finalit, les cratures
non humaines en tant juges dpourvues ; elle la maintient nanmoins
sous une forme dguise grce au concept d'adaptation. De mme, Co-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 264

pernic prtendait exclure certains mouvements surnumraires mais en


rintroduisait d'autres de caractre tout aussi artificiel. Au-del, la
biologie prserve soigneusement l'opposition et la hirarchie de l'hrditaire et de l'volutif, du monde biologique et du monde social, la
sparation de l'organisme et de l'environnement, lointain hritage
dont elle rpugne se dessaisir.
De son ct l'anthropologie, adoptant le modle propos, dfinit un
univers humain permanent et intemporel qui tourne autour de la culture comme la sphre des corps clestes autour du soleil. Elle dsigne
ainsi un centre spar, fictif par construction - la langue, la parent,
l'esprit, la technique et ainsi de suite - distance duquel s'ordonnent
les parties de cet univers (sauvages, primitifs, sous-dvelopps, ruraux, etc.) qui circulent sur leur propre orbite, sans la quitter, en vertu de leur forme ou de leur structure intrinsque. Elle pose du mme
coup un centre effectif dont la langue, l'esprit, la technique, etc. sont
destins clairer et gouverner tout le reste - ce reste auquel on dclare vouer une si grande estime, en louant sa subtilit sociale, sa cohrence logique et ses capacits pratiques.
Ce centre est notre culture, d'Occident et de capital, celle qui fait
de l'anthropologie ; le reste, ce sont les autres cultures, places
bonne distance et dans une position excentre, ce qui nous permet
nous d'avoir une science et les rduit, elles, au statut d'objets de
connaissance quand ce n'est pas d'objets tout court. Si l'on met part
ces innovations, le tableau demeure inchang : sparation de la socit
et de la nature, rapports d'exclusion entre l'homme et l'animal, entre
le civilis et le sauvage, entre notre socit et les autres socits. La
situation des peuples dits primitifs demeure elle aussi inchange : ravags, vous une extinction inexorable, nous nous htons de leur dpcher les prtres de la science pour recueillir les dernires paroles
des mourants, bribes de notre enfance, au lieu de leur envoyer les aides et les mdecins qui pourraient les rgnrer et [223] les ramener
parmi les vivants, compagnons de route de notre maturit.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 265

4.3. Toute une pistmologie, une faon de concevoir le sens et la


fabrique de la science est l'oeuvre dans ces constructions ; elle pose
face face, sans possibilit de cooprer ou de s'enrichir mutuellement, un homme immuable dans sa manire de penser et d'tre et une
nature, matrielle ou sociale, aux proprits prdtermines : deux
sphres qui ne communiquent pas. Le premier, se dgageant du marcage de l'empirisme, de la contrainte des lieux et des circonstances,
repoussant dans leur sous-bois les motions, les instincts, les besoins
du corps, transcende le domaine o il vit et meurt pour s'identifier
sa part la plus leve, aux lois de la raison (mathmatique ou logique)
et devenir le sujet et le porteur d'une connaissance pure. L'esprit
scientifique, crivait Bachelard, doit se former contre la nature,
contre ce qui est en nous et hors de nous impulsion et instruction de la
nature.
Un mouvement parallle dcoupe la seconde en fragments, abolit
ses rapports avec l'homme et la ravale au rang d'objet. Seules ressortent certaines dimensions privilgies - espace, temps, vitesse de raction, nombre, etc. - de sa facticit nue. Un test infaillible garantit la
ralit du sujet et de l'objet : comme pour les deux personnages du
baromtre naf, le gage de la prsence de l'un est l'absence de l'autre.
La subjectivit, transcendantale ou non, quivaut l'effacement de
l'objet ; l'objectivit, scientifique ou non, prsuppose la disparition
des dernires traces du sujet. D'ailleurs la distance qui les spare est
la condition mme de la connaissance. Plus cette distance est grande,
plus la connaissance est parfaite. Ceci signifie : celui qui connat a
d'autant mieux dissoci ses aptitudes intellectuelles et ses instruments de ses impulsions et de ses appareils sensoriels, donc diminu en
lui la part de l'objet. Il est d'autant moins intervenu dans la structure
et le dveloppement de cet objet. Michel-Ange disait Franois de
Hollande : On ne peint chez vous que pour tromper la vue. Nous
pourrions dire de mme : On ne connat chez nous que pour tromper
les sens et la nature. C'est au prix de cet effort, de cette tromperie, que l'on devient un penseur pur ou un observateur pur, dot d'instruments de rflexion et de mesure qui permettent d'agir sur l'objet

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 266

et d'en dcouvrir les dimensions principales sans pour cela interfrer


avec ses proprits, son organisation, sans que la rponse dpende de
la manire dont on a pos la question.
En contrepartie, le rel apparat comme une donne immdiate qui
se droule indpendamment de la voie suivie pour la saisir, des oprations [224] effectues sur elle. Et cette indpendance s'atteint d'autant plus srement que l'on a mieux isol ce rel de son rseau habituel d'changes, qu'on l'a confin dans un lieu conu cette fin - zoo,
rserve, laboratoire, muse - ramen ses composantes essentielles,
donc rendu plus abstrait. Qu'il soit tre physique, biologique, social ou
esthtique, dans chaque cas, l'isolement et le confinement, la passivit
en somme, sont les conditions pralables ncessaires son entre dans
le monastre pistmologique. Rciproquement, isols, confins, ces
tres - animaux captifs, peuples primitifs, oeuvres d'art, chacun dans
sa cellule - cessent d'avoir une existence autonome, accdent une
existence bizarre, pistmologique, et, pour tout dire, sont faits objets de science.
Ainsi prpar, dans son cart, le sujet distant, dtach de son
corps et de son ancrage historique ou sociologique singuliers, comme le
soleil de Copernic ou comme Dieu, claire le rel de ses lois abstraites
et y projette la lumire de sa raison ; il le gouverne en propritaire et
dominateur de la nature, mais n'intervient ni dans sa structure ni dans
son volution, pas plus qu'il n'introduit ce rel dans sa structure et
son volution lui, sujet. Garant dans l'ordre de la vrit, spectateur
impartial dans celui de la ralit, il est lieu de rfrence, point de vue
absolu sur tout ce qui se droule dans l'orbite de la science - mais en
mme temps, tache blanche, centre clips : tout ce qui se droule
dans l'ordre de sa nature et de la nature chappe cet oeil aveugle.
La science ralise au degr suprme cet idal. Le monde qu'elle dcrit n'est pas regard d'un point de vue particulier et ne conserve pas
le souvenir de celui qui l'a produit. La description est faite pour des
tres aptes saisir d'emble l'essence la plus cristalline de la ralit
ultime, et non pour des tres obligs d'apprendre dans le temps la diversit des apparences, en se rjouissant de leurs progrs ; elle est

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 267

faite par une sorte d'architecte suprieur muni de plans et de compas,


et non par des humains destins vivre et se dplacer dans ce monde. Ayant pos ces conditions, dissoci de mille faons la pense du
rel, et fait de l'homme un tranger dans une nature o il n'a plus aucune place assigne ni ncessaire, la philosophie ne dmord pas de ses
interrogations sculaires : comment peut-on connatre, et quel est le
contenu de vrit de la connaissance ? Elle accrot sans relche la rigueur des contrles et des vrifications et glorifie une critique de
tous les instants qui organise l'exprience individuelle et celle des laboratoires suivant des principes cohrents et rationnels, dans les limites du donn qu'elle confronte.
Parmi les sciences elles-mmes, il est une science-soleil qui exprime
dans toute sa perfection la puret du sujet et de l'objet, leur sparation [225] et leur indpendance : suivant les cas, la mathmatique ou la
thermo-dynamique, la linguistique ou l'anthropologie, la physique ou la
biologie, et ainsi de suite. Autour d'elle s'ordonnent toutes les autres
selon une hirarchie qui traduit leur proximit ou leur loignement, la
parcelle de lumire plus ou moins grande qu'elles ont reue de la science assise au centre du systme des sciences, quelle que soit par ailleurs leur constitution ou la particularit des phnomnes qu'elles embrassent. Elles aspirent devenir des branches modestes du savoir
pur (linguistique, mathmatique, anthropologie, etc.) force de rationalit, en se dpouillant des incertitudes foisonnantes et des singularits exubrantes, de la luxuriance de leur histoire et de leur domaine
propres. Pour les faire accder au zodiaque des vrits universelles
que la science-soleil rige en normes de pense et de conduite, des
gnrations de chercheurs leur confrent une vie diurne en classant et
thsaurisant ce qui surgit et bourgeonne dans leur existence nocturne.
Cet effort se prsente comme un mouvement vers l'unit de ce savoir scientifique dont on clbre les mrites ou dont on annonce la venue mais dont nul n'a prouv la possibilit ou la ncessit. Il n'est que
le rsultat d'un processus de centralisation pouss, d'un esprit d'hgmonie au rayonnement douteux, du monothisme dont la science reprend le flambeau des mains de la religion dfaillante.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 268

Mais travers ses traits modernes et au-del, cette pistmologie


prserve la coupure du monde intelligible - celui de la rgle, de la certitude, du mathmatique - et du monde sensible - celui du devenir, de
l'imparfait, de l'incertitude relative -, soutient la positivit du premier et la ngativit du second. Sans parler de sa prfrence pour la
dmonstration et la mthode dductive au dtriment de l'invention et
des dmarches hypothtiques, pour la connaissance du stable au dtriment de la connaissance du mouvant, qu'elle a puise un fonds trs
ancien.
Toute rvolution copernicienne mettant le soleil , quel qu'il soit,
la place de la terre , se droule donc de manire identique :

elle renverse les termes d'une relation connue (l'animal prend la


place de l'homme, la structure celle de l'histoire, le langage se
substitue l'conomie, et ainsi de suite) ;

elle fixe la connaissance ou le rel autour du nouveau centre


(l'animal, la structure, le langage...) ;

elle provoque une coupure ou une rupture thorique ou empirique, faisant permuter les acteurs, modifiant la position de la
source qui claire la scne dont les dimensions et le dcor demeurent inchangs, ainsi que la pice qui s'y joue.

[226] Pour grande que soit la porte de ces rvolutions, leur rle
reste cependant de pure critique : elles ambitionnent de dplacer les
perspectives et proposent une autre lecture et une autre criture des
grands livres (et des systmes) du pass, mais sans toucher au prsent, sans repartir comme si d've et d'Adam. Kepler ne s'y est pas
tromp : Copernic voulut interprter Ptolme plutt que la nature.
Mutatis mutandis, on pourrait en dire autant de presque tous ses imitateurs d'ici ou de l, et de nombre de nos proches contemporains.
Chez tous, on remarque la mme froideur, la mme hte rejoindre la

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 269

terre ferme d'une vision close, tous leurs soins se portant obliger les
choses rester dans l'orbite des penses.
D'une rvolution l'autre, la stature de la science se profile plus
grandiose. L'hommage rendu la raison se veut plus clatant, l'impression d'aller vers les formes ultimes et pures de l'univers naturel et
mental accrot sa part de vrit ou de vraisemblance. Chacun clbre,
dans une mystrieuse exaltation, l'abaissement de l'homme, la reconstitution du processus du rel et de la connaissance partir de ce qu'il
n'est pas - pour Kant, un tre capable de connatre la chose en soi,
pour Darwin, une crature part dans la nature - et la dcouverte de
lieux dont il serait absent. Implicite dans les grands retournements de
l'esprit, la bonne nouvelle qu'apportent les sciences, c'est celle du
dmantlement, de l'limination, bref, de la mort de l'homme. La nouvelle qu'au milieu des lois et des phnomnes brille d'un trange clat
un astre refroidi, un sujet inerte, miroir rflecteur des choses et chose rflchie par ses miroirs.
Occasion rve de le rendre toujours plus humble, plus petit et priphrique dans la nature, dans la socit ou dans la science. De draciner la confiance qu'il peut avoir en lui-mme, d'extirper l'admiration
qu'il a conue pour ses oeuvres et celles des autres crateurs, de lui
faire abdiquer la responsabilit qu'il assume vis--vis de ce qu'il
connat. Comme si confiance, admiration, responsabilit taient des
sentiments pernicieux, aux consquences nfastes, rsidus d'une imagination et d'un orgueil tout juste bons tre touffs au plus vite.
Au terme de la route des rvolutions, gravissant une montagne dont le
sommet recule toujours derrire de mystrieux nuages, toutes les rumeurs qui viennent de lui se taisent. Seuls les objets communiquent
entre eux, et travers eux s'entend un discours que nul ne tient et qui
ne s'adresse nul, comme la rose de Rilke, le sommeil de personne
sous tant de paupires .

4. 4. Or, regards par transparence, ces objets parlent un tout autre langage. Ils commencent laisser entrevoir l'empreinte des [227]

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 270

sujets qui les ont vids de leur substance propre et placs avec fracas dans les muses, les laboratoires, les rserves, les parcs naturels
et autres prisons, archives de notre civilisation d'ici et de maintenant.
La seule qui produit des biologistes, des sociologues, des anthropologues et des physiciens, entre lesquels elle distribue ses ralits et ses
nigmes.
En ce qui concerne l'anthropologie, on nous avertit, et de plusieurs
cts, de la courbure de son espace : elle fait du primitif son donn, en
tant qu'objet de science, et son rsultat, en tant qu'expression d'une
culture de conqute, la ntre. Ce rapport met en vidence ce qu'il est.
Nous pouvons le considrer comme une partie de notre pass, dtenteur des inconnues qui recouvrent notre apparition, condition de nous
reconnatre comme une partie de son avenir, porteurs des valeurs de
sa disparition. Bon ou mauvais sauvage ? La question est dsormais insparable de cette autre question qui se pose l'anthropologue : Bon ou mauvais civilis ? Cette dernire seule donne un
sens sa prsence parmi ceux qu'il prtend tudier.
Pour sa part, l'thologie rappelle que les biologistes ont fait de
l'animal une pure anatomie et physiologie, un solitaire livr ses instincts. Reprsentation absurde qui se dissipe au premier contact. Elle
les invite prendre conscience de leurs changes vrais avec ces autres
tres que sont les animaux, envisager diffremment les liens qui joignent leur monde au ntre, et les valeurs qu'ils portent ou qui les portent. L'tude du langage conforte ce mouvement partir du moment
o elle insiste sur la ncessit de rattacher le langage la facult du
locuteur d'employer ses rgles et de produire ses propositions et ses
tournures.
Recherche de nouveaux centres, abolition de ceux qui existent, invention de nouveaux soleils, guerre de succession et bouleversement
des hirarques ? Pas question. Tout cela est prim. tous les niveaux, la rentre du sujet dans son atmosphre propre, succdant
sa mise sur orbite cleste, est une exigence manifeste pour quiconque veut comprendre le rel, s'informer compltement de ses problmes et de ses complexits, agir sur lui. et l apparat et se r-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979)

271

pand un autre mode d'aborder la science, de cristalliser ses lments


percutants, d'activer le savoir.
C'est une rvolution kplrienne que l'on invoque. Son original, on
s'en souvient, rintroduisit le soleil parmi les corps physiques, chercha
dterminer sa place effective, et le reconnut pour un des foyers des
trajectoires non plus fixes mais variables que les plantes dcrivent
autour de lui. Du coup, il paraissait agir de manire effective [228] sur
les corps clestes, les faire tourner dans un systme plantaire dsormais dcentr mais dont les parties sont lies entre elles par des
rapports d'action et de raction. Un univers d'ellipses, de forces et de
liens tait mis en place, relguant les orbes tranges parmi les vieilles
lunes ; et le rgime des horloges commena au firmament toil.
Avant Kepler, on cherchait uniquement donner une reprsentation
gomtrique et cinmatique des mouvements des plantes, en dgager les effets et la structure. partir de Kepler, il devient ncessaire
de dcouvrir la physique et la dynamique de ces mouvements, d'analyser les causes et les modes d'action. Le soleil y joue le rle d'un principe moteur qui anime les rvolutions des corps clestes, et non plus
celui d'un astre singulier qui rgne sur eux et les claire de haut et de
loin. L'astronomie est mre pour poser la question essentielle :
Qu'est-ce qui fait mouvoir les plantes ?
Question inoue, en vrit, veillant une explication des processus
physiques profonds pour remplacer la description des phnomnes,
tandis que l'invention d'hypothses sur la nature des causes se substitue l'inventaire exact des positions et des trajectoires des plantes.
Une pense et une ralit pntrent de concert dans un domaine de la
connaissance et du rel vou, depuis des millnaires, aux lenteurs et
aux stabilits. Dans la foule furent dfinitivement mises au rancart qui l'a regrett ? - la sparation du monde cleste et du monde terrestre, l'ide de perfection du mouvement circulaire, la hirarchie des
plantes et autres notions connexes. Donnant l'exemple d'une science
qui dcouvre dans l'enthousiasme les vrits les plus aventureuses,
n'hsitant pas avouer ses erreurs et conter l'histoire sinueuse de
ses hypothses, subornant son imagination par la recherche du dtail

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 272

des faits, Kepler culbuta les relations et les systmes anciens, transforma de fond en comble la scne et le rpertoire o jouaient les acteurs - les corps clestes qui se mouvaient mais aussi les savants qui
les observaient - du Grand Thtre du Monde. Et pour la premire fois
fit comprendre que s'il est imprudent d'abandonner une tradition la
lgre, il est absurde et criminel de s'y cramponner l'excs.

4.5. Libre et somptueux dploiement de problmes et d'hypothses


partout o elle se manifeste, la rvolution kplrienne restitue leur
substance concrte aux phnomnes qui ont t envisags sous leur
forme abstraite, cherche dfinir le lieu rel de ce qui a t situ
dans un lieu fictif. A preuve la linguistique : l'opposition de la langue et
de la parole, aspects d'un discours saisi en soi, fait place la relation
entre la comptence et la performance qui sont attributs d'un locuteur, [229] crateur de langue et de parole. preuve encore l'thologie : elle ne dcoupe plus l'animal en appareils, instincts, rflexes, parties abstraites d'une carte simplifie, permettant de le traiter distance comme un moyen de comparaison et de manipulation au laboratoire ; elle y voit une crature entire, vivant parmi les siens ou avec
l'homme, aimant, attaquant, dfendant son territoire, adaptant son
mode de vie un milieu dtermin. Elle le comprend et pour ce faire le
peroit comme une fin, un terme auquel on se compare, un tre avec
lequel on cohabite. preuve, toujours, l'anthropologie : le contraste
du primitif et du civilis a fait long feu. Et disparue aussi la signification claire qu'il pouvait garder dans une table de valeurs et une histoire uniques. Partout elle discerne une crativit d'actes et de collectivits humaines, aussi pleins et chargs de sens que les ntres ; une
logique et une efficacit indniables les animent, compte tenu de leur
volution, de leurs milieux et de leurs diffrences, et ils mritent
d'tre connus pour eux-mmes et par rapport leurs auteurs. Son
domaine d'exploration ? Ce n'est pas le lieu d'origine, forcment illusoire : c'est la galaxie des cultures engendres. Ce n'est pas la mort
des civilisations, qui ne sont pas mortelles, elles le savent prsent de
science sre, transmigrant comme les mes : c'est le cycle de leurs

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 273

renaissances et de leurs rgnrations. Tous les jours, tmoins tonns, nous pouvons vrifier que peu d'entre elles ont disparu sans renatre sous une forme ou une autre, et retrouver des nergies extraordinaires pour annoncer :
Je suis l'tre et le non-tre, l'immortalit et la mort (pome
hindou).

4.6. Ensuite, cette rvolution projette sa lumire sur les actions et


les productions dans lesquelles sont engags les termes d'un systme,
quel qu'il soit : physique, intellectuel ou social. Le sujet connaissant - il
faut en parler plus longuement - sort ncessairement de soi, affecte
et modifie les phnomnes qui se droulent autour de lui et ceux qu'il
provoque. La relativit nous a montr l'importance du cadre de rfrence pour un observateur qui ne peut effectuer une mesure sans que
celle-ci dpende prcisment de ce cadre particulier et de sa capacit
se coordonner avec d'autres observateurs, l'intrieur d'un rseau
d'changes et de signaux dont chacun est un des foyers. C'est seulement au cours d'un tel change que l'on peut tablir la simultanit de
deux vnements dans l'espace-temps o elle prend un sens bien dfini. L'objet en tant que tel - et, par extension, l'univers - n'existe pas
pour un seul sujet mais pour plusieurs dont chacun joue en alternance
le rle de l'observateur et celui de l'observ, il n'existe pour eux que
dans la mesure o ils communiquent entre eux [230] de faon cohrente. Ce qui revient dire : il n'y a plus de sujet individuel, isol : le processus de connaissance est li un sujet collectif et une communication. Relativit et solipsisme, disait Milne, sont incompatibles : la
relativit est la ngation du solipsisme.
La rflexion sur soi, l'effort asctique de dpasser ses propres limitations, la lutte acharne contre ses prjugs, ses penchants, ses
motions, l'vasion d'un lieu et d'un temps, la folle ambition d'acqurir
un point de vue surhumain, absolu, impermable aux mouvements et aux
sollicitations externes, tous ces phantasmes de la solitude copernicienne, les voil rendus drisoires. leur place, la ncessit de l'inte-

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 274

raction, l'obligation de penser et d'agir avec d'autres. Si nous dcidons de ne pas sortir du cadre des observations humaines, note Rosenfeld 119 , le seul critre d'objectivit d'une proposition est l'accord de
tous les observateurs son gard ; s'ils ne peuvent en appeler quelque arbitre surhumain, les observateurs n'ont d'autre ressource que
de s'entendre entre eux. Nous constatons ici le lien fondamental du
problme de l'objectivit avec celui de communication.
Dans une perspective complmentaire et inverse, la mcanique
quantique a insist sur la dtermination des dimensions de l'objet :
celui-ci, pas plus que les corps clestes, ne parcourt une orbite fixe ;
sa matrialisation et sa connaissance lui font subir une action. Auparavant, on voyait dans les corps microscopiques des miniatures qui gardaient, une chelle diffrente, toutes les proprits d'espace et de
temps des corps macroscopiques. Cette vue a t contredite par les
moyens d'observation et de mesure dont nous disposons. Comment savoir si nous avons affaire une onde ou un corpuscule, et si ces mots
ont encore un sens exact ? Comment valuer la taille, le volume d'une
particule lmentaire, en principe inscable ? Toutes ces oprations
sont impossibles. De plus, toute intervention ce niveau, toute mesure
se rpercute sur le systme physique mesur, modifie son tat d'quilibre et son bilan nergtique, entrane une raction de sa part. En
fait, c'est prcisment cette raction qui fournit le rsultat, la mesure recherchs. On ne peut pas localiser une particule sans l'clairer :
la quantit de lumire rflchie sert mesurer sa position.
l'chelle de la physique classique, cet effet passe inaperu. On
peut croire une nature de l'objet indpendante de la faon dont il
est observ, la possibilit d'liminer toute intervention de l'observateur par des corrections clairement dtermines. La distance et l'isolement du sujet connaissant en face de l'objet connu correspondent
cette position trangre au courant d'interactions. Il n'y a cependant

119

L. ROSENFELD : Quelques rflexions sur la connaissance, Mmoires de la Socit Royale des Sciences, Lige, 1971, p. 188.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 275

[231] pas de raison de croire que ces interactions ne se produisent


pas, et de les masquer.
Sur un plan pistmologique gnral, le sujet et l'objet ne sont plus
des entits donnes qui se constituent chacune de son ct, mais des
produits de l'exprience et de la thorie qui les dfinissent l'un par
l'autre ; ils se forment l'un par l'autre et sortent transforms de leur
rencontre. De par leur structure, ce sont des mixtes. Alors on ne
cherche plus atteindre un tat de puret : on vise un tat de mixit
parfaite o chacun se rvle mieux vis--vis de l'autre, son partenaire.
Leur diffrence et leur coupure n'a pas tre remise en question dans
une unit molle et conciliante, puisqu'elle est la condition ncessaire
de toute science. Cependant, il convient d'en cerner un sens nouveau :
le sens d'une affirmation simultane du sujet et de l'objet - au lieu de
la ngation du sujet par l'objet et vice versa -le sens d'une relation
changeante des poids respectifs, suivant l'chelle et le caractre de la
ralit comprendre, la prcision des vrits obtenir.
L'objectivit peut se dfinir comme une fonction d'action sur le
monde extrieur : voil l'vidence forte - certains ont du mal s'y
accoutumer - dont la mcanique quantique a redcouvert les vertus
roboratives. La cyberntique l'a rejointe rcemment en remarquant
que l'on ne saurait obtenir une information sur quoi que ce soit dans
l'univers sans dpenser une certaine quantit d'nergie, de manire
profiter des dsquilibres existants. Elle en a conclu aussitt qu'une
exprience parfaite reste pour toujours un idal inaccessible, parce
qu'elle fournirait une quantit d'information infinie et appellerait une
dpense infinie d'entropie ngative. Autant la tenir pour un luxe fort
coteux et inutile.
Reprenons le fil qui a pu sembler un instant rompu. Repenss du
point de vue concret, situs dans le processus scientifique, le sujet se
manifeste par les dcisions qu'il prend d'un instant l'autre sur ce
qu'il veut, doit ou peut connatre, l'objet par sa raction ou contreaction traduisant tantt une proprit, tantt une autre, imposant ses
contraintes volutives aux concepts, aux calculs, aux instruments destins le saisir. Cependant il est clair qu'ils ne prexistent pas : on ne

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 276

peut parler de sujet et d'objet qu' partir de l'instant o ils entrent


en rapport, o ils sont entrans dans l'aventure qui les cre aux deux
extrmits de la chane des communications, des questions et des rponses qu'ils ont se poser et se donner. Pas plus qu'il n'y a de soleil
avant les plantes, ni les particules lmentaires ne prexistent au
processus de leur cration et de leur annihilation, ni les classes sociales la lutte qui les cristallise et les oppose.
[232] Que faut-il entendre par l ? Rien d'autre que ce qui est dit :
ce tournant, la science conoit une ralit compose d'actions et de
processus, et non plus de choses. Et j'ajouterai ceci qui n'est pas spculatif mais appelle davantage d'imagination et de changement d'habitude. A la suite du retournement copernicien, la science, je rcapitule,
insiste sur (a) sa capacit de reprsenter et reflter (lire) le rel,
d'abord, et (b) la ncessit de distancier et sparer celui qui connat
de ce qui est connu, ensuite. Ce qu'elle rsume dans son postulat d'objectivit en l'opposant au postulat de subjectivit. Seulement, voil, il
ne s'agit plus de cela. Faire de la science consiste (a) savoir communiquer et agir avec le rel, d'abord, et (b) procder aux interactions
et aux interfrences indispensables, ensuite.
En somme, c'est un postulat d'activit qu'il convient de faire remonter la chane des raisons, auquel s'oppose un postulat de passivit,
quel qu'en soit le terme passif, l'homme ou la matire. Ce qui n'a rien
de mtaphysique. Nous savons maintenant mettre en nombre et quation cette activit, la dceler travers la surprise que provoque la
rencontre d'un tre en qute d'information avec un autre tre capable
d'en fournir, nous avons appris dpister la passivit derrire la redondance, rencontre strile, sans surprise et sans effet. L'indpendance tant recherche et clbre du sujet et de l'objet nous parat
mme venir d'un autre ge : elle n'est pas seulement problmatique,
une faon de parler, mais, pour parler sans faon, un obstacle norme
sur le chemin de la connaissance. On pourrait plus justement se rfrer une dpendance ncessaire, puisque c'est une question de degr,
et la thorie de l'information nous donne le moyen de savoir dans un
grand nombre de circonstances quel degr nous nous trouvons.

Serge Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. (1979) 277

La question que nous nous posons propos de nos connaissances


n'est donc plus : quel est leur degr de certitude ? mais bien : quel est
leur degr d'incertitude ? Et encore : quel genre de connaissance pouvons-nous produire, celle qui rpte le connu et demeure dans le cercle
de l'identit ou celle qui drange le connu et rentre dans le cercle de
la diffrence ? Sans exagrer la porte des quations et des raisonnements cyberntiques, qui sont souvent retombs dans des ornires
et ont pris une drle d'allure mcanique, on y trouve nanmoins de quoi
rpliquer ces questions d'une manire plus digne et plus belle qu'on
ne le faisait jusqu'ici. En sorte que tout le discours sur la science, droul comme un tapis rouge partir du postulat d'objectivit, de plus
en plus solennel et creux, de plus en plus prtentieux et surcharg, on
serait heureux de le voir, aprs tant de bons et [233] loyaux services,
remis au vestiaire pour faire place nette ce dont il a permis la venue, son corps dfendant : cette pice nouvelle dont le texte s'invente mesure qu'elle est joue par des acteurs qui sont aussi ses
spectateurs, ce spectacle du monde qui est action et fte.
En attendant cet avenir, dans les diverses sciences s'instaure une
srie d'articulations actives : de l'instrument du physicien et du systme physique, de l'homme et de l'animal, de l'anthropologue et du
sauvage , etc. - rapport de connaissance qui est un rapport de forces et non pas de distances. D'o les questions d'chelle d'nergie
lorsqu'il s'agit d'un corps physique, de domination lorsqu'il s'agit de
corps sociaux, et ainsi de suite. Aucun sujet ni objet ne peut dsormais prtendre une quelconque extra-territorialit ou extratemporalit ; ce rapport les engage dans le faonnement du rel et de
soi en tant que facteur de ce rel.

4.7. Enfin, la rvolution dcentre, laisse entrevoir des relations,


substitue une vision axe sur la disjonction (des centres et des priphries, de l'intrieur et de l'extrieur) une vision axe sur leur
conjonction. Puisque connatre c'est transformer et se transformer,
puisque c'est interagir au lieu de dtacher, alors toute loi, toute thorie, toute mthode ne concerne plus un terme unique, exclusif : l'ob-

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jet, le naturel, le primitif, le soleil, mais une relation : la relation de


l'observateur et de l'objet observ, de la socit et de la nature, de
l'homme et de l'animal, du civilis et du primitif. Les sciences qui s'y
rapportent sont les sciences de cette relation. En un mot comme en
cent, du point de vue kplrien, la science sans sujet que certains rclament est une absurdit aussi grande que la science sans objet, toute de dductions, d'axiomes et d'universalits que d'autres prtendent avoir trouve. Au contraire, l'instar du soleil, le sujet est constamment prsent dans la science ; son rle n'est pas d'clairer ou de
rgner, mais il est de mettre la main la pte, de dpenser son nergie mouvoir les phnomnes errants dans son espace ; ce n'est pas sa
position, c'est son action qui fait de lui le principe moteur.
C'est pourquoi la question, chaque fois inoue, se renouvelle :
Qu'est-ce qui fait mouvoir les plantes ? et nous l'entendons fort
bien travers ses diverses versions rcentes : Qu'est-ce que crer
du langage 120 ? Qu'est-ce que crer du savoir 121 ? Qu'est-ce
que crer du sauvage ou du civilis 122 ? Qu'est-ce que crer de la
folie ou de la normalit 123 ? Donc, dans chaque cas, mettre au jour
le processus qui produit et aller au-del de la mise en ordre de ce qui
est.
Les rvolutions kplriennes ont donc un tronc commun :
[234]

120
121
122
123

renverser les relations dominantes de part en part ;

changer non pas la place des termes existants mais le systme qu'ils forment ;

N. CHOMSKY : La linguistique cartsienne, Paris, 1969 ; Aspects de la thorie


syntaxique, Paris, 1971.
S. MOSCOVICI : Essai sur l'histoire humaine de la nature, op. cit. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT,]
R. JAULIN : La paix blanche, Paris, 1970.
G. DELEUZE et F. GUATTARI : L'anti-Oedipe, Paris, 1972.

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mtamorphoser le pass en en extrayant les vrits d'avenir,


au lieu de s'puiser en d'imaginaires coupures qui laissent intacts le contexte et les obstacles d'autrefois.

Leur propension la polmique les montre presses de sortir du


cadre, de transformer le monde et la science o elles clatent et de
poursuivre cette transformation jusqu' ses dernires consquences.
Elles veulent constituer le rel de l'homme partir de ce qu'il est animal, crateur capable de connatre uniquement l'apparence des choses, tre engag dans une histoire dtermine, etc. Elles veulent le
renouveler et reconnatre sa productivit et sa puissance, si contestes. Porter les sens, les instruments, les intrts humains toujours
plus avant, les faire rayonner aux deux extrmits de l'chelle naturelle - le grand et le petit - et aux deux bouts de l'chelle humaine - le
naturel et le social. Au lieu de l'asscher, apporter au moulin de la raison le dbit d'eau dont il a besoin pour moudre en toute saison.
Les sciences, entranes dans cette aventure, la ntre, le sont pour
rafrachir tout ce qu'elles touchent et rchauffer tout ce qu'elles pntrent, la terre sur laquelle nous vivons et les vrits qui nous font
vivre. A chaque tournant on entend, non pas l'cho d'une fin, le glas
d'une disparition, mais la voix d'une renaissance et d'un commencement, nouveaux frais, de l'humanit et de la matrialit un instant
figes dans leur phmre permanence. C'est pourquoi les grandes
dcouvertes ne sont pas, comme celle de Copernic, drobes sur un lit
de mort, mais offertes, comme celle de Kepler, sur le chemin des songes veills et des passions bien vivantes.
Dans l'univers humain comme dans l'univers animal, suivant la
conception que j'bauche ici, la nature est susceptible d'occuper un
foyer et la socit l'autre. Leur volution dpend des forces qui
s'exercent entre elles, sans que l'on voie ces changes et ces rapprochements quoi que ce soit de contradictoire ou d'incident. La distance, la non-interfrence de l'observateur et de l'observ, de l'tre
rationnel et de l'tre sensoriel, la saisie d'une culture par ses connais-

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sances et d'une autre culture par ses connus, ne sont pas les conditions de l'objectivit de la science mais son illusion. Et, au-del, si telle est l'illusion, il n'y a plus de ralit dernire, de mme qu'il n'y a
plus de commencement premier ; il devient vain de chercher une origine o puiser des structures immuables, vain d'imaginer un futur [235]
auquel raccrocher une histoire qui ait une fin : partout on ne saisit que
des transformations. chaque tape, et dans le concret que chaque
science travaille, o elle forge ses outils, dcrit son horizon, engrange
ses rsultats, elle n'a point besoin d'une ternit assure, ni de ce
qu'elle tudie, ni de l'esprit de celui qui tudie, pour s'intresser avec
la plus grande vigueur des vrits auxquelles on souhaite toujours
une esprance de vie un peu plus longue, mais gure plus.

Fin du texte

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