Hommes Domestiques, Hommes Sauvages
Hommes Domestiques, Hommes Sauvages
Hommes Domestiques, Hommes Sauvages
(1979)
HOMMES DOMESTIQUES
ET HOMMES SAUVAGES
Politique d'utilisation
de la bibliothque des Classiques
L'exprience du mouvement. Jean-Baptiste Baliani. Disciple et critique de Galile. Herrmann, Paris, 1967.
Essai sur l'histoire humaine de la nature. Flammarion, Paris, 1968.
La socit contre nature. U.G.E., Paris, 1972.
Hommes domestiques et hommes sauvages. U.G.E., Paris, 1974.
Psychologie des minorits actives. P.U.F., Paris, 1979.
HOMMES DOMESTIQUES
ET HOMMES SAUVAGES
Deuxime texte.
LE MARXISME ET LA QUESTION NATURELLE
Chapitre I. Karl Marx : ceux qui l'ont lu et ceux qui ne l'ont pas lu
1.
2.
3.
Troisime texte.
QUELLE UNIT DE L'HOMME ?
Denis et Pierre
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Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)
QUATRIME DE COUVERTURE
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Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)
PRLIMINAIRES
Comment se fait-il que beaucoup d'entre nous se sentent aujourd'hui concerns par le naturalisme ? Pourquoi est-il toujours la tache
aveugle de notre culture, le passager clandestin de notre histoire ?
Chacun des trois textes ici runis touche ces questions.
Le premier, en essayant de dcrire, d'clairer les traits complexes
et fascinants qui font du naturalisme une force de subversion et de
dcouverte. On le connat, certes, surtout grce l'acharnement mis
discrditer sa vision, aux tentatives rptes de le dtruire ou de le
faire taire. Seule diffre ici ou l l'tiquette - dionysien , cynique , millnariste , romantique , anarchiste , mystique ,
extrmiste - appose pour jeter la suspicion sur son pouvoir et sa
cohrence, face au bon sens, la tradition et au progrs. Pour tout
dire, on le prsente charg de draison, de dmesure et de dsordre.
Le plus souvent, aprs avoir fait donner contre lui la garde de la morale et de la science, on le dissimule, en croyant qu'une fois disparu de
notre regard il finira bien par disparatre de notre mmoire, de notre
sensibilit, de notre ralit. Tirant ainsi le rideau sur la face cache
et sauvage d'une humanit dont le lot est visible et domestique.
Le temps est venu de le reconnatre pour ce qu'il est : le principal
courant antagonique partir duquel et contre lequel se dressent de
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Ensemble, naturalisme et socialisme exaltent la vie en tant que valeur suprme, l'excs en tant qu'ouverture vers une autre faon
d'tre et de produire, le particulier en tant que terrain solide de la
vraie connaissance. Ensemble, ils combattent le sdentaire, l' esprit
misanthrope et dsincarn (Marx) port la rtention, l'universel
qui n'est personne, le grand loup dguis qui drobe dans l'abstraction [11] des concepts le contact au rel, dvore la perception directe
et la violence colore des phnomnes.
Certaines clarts mettent longtemps percer. La propension, qui
fait flors, chantourner le marxisme et le socialisme en un systme
comparable d'autres systmes, le vouloir aussi scientifique, plus
scientifique, suivant la rgle de la science en vigueur, et non pas autrement scientifique, a eu et aura toujours pour effet de produire un
marxisme ddoubl et un socialisme ddoubl. Effet ncessaire - qui
l'ignore ? - puisque cette rgle travaille partout couper la pense et
le rel en deux mondes spars. Dans le premier monde, nous agissons,
nous sentons, nous vivons, nous mourons, nous faisons notre petite et
notre grande histoire. Dans le second monde, on agit, on sent, on
meurt, on est fait par la petite et par la grande histoire, en tant que
pice d'un immense automate. Toutes les choses y ont leur place, les
hommes aucune.
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Ceci a lieu en sciant une branche sur laquelle ils sont assis : le naturalisme. Otez-le du marxisme : ce n'est plus une vrit aux dents longues mais une des thories philosophiques et conomiques qui, depuis
deux sicles, portent le plus beaux rteliers de la raison. Retirez-le du
socialisme : sans son esprit de vertige, de cration immdiate, vous
n'avez plus qu'une formule sociale, une religion du progrs, en cadence,
de l'histoire. Du reste, une fois cette soustraction opre, si la prsence de l'un ou de l'autre cause encore de l'inquitude, elle ne fait
plus de rvolution. La preuve ? Quelles sont les rvolutions qui nous
importent en ce moment ? Toutes celles qui ont ignor les dogmes,
toutes celles qui ont pris des raccourcis au lieu de suivre la ligne gnrale, toutes celles qui ont tir leur savoir et leur efficacit d'une observation particulire des mcanismes collectifs et politiques. La part
du courant naturaliste, ce qu'il a jadis figur et ce qu'il continue figurer dans les rgions de l'Orient ou de l'Occident o ces rvolutions
ont eu lieu, est grande, ses traces durables.
Pourtant, au lieu de le considrer d'un regard neuf la lumire des
expriences rcentes, on couvre d'anathmes sa volont de provoquer
des passions gnralises, d'ancrer la pratique des ides au plus profond et au plus prs de chacun. De quel pass venez-vous ? lui demande-t-on, laissant entendre qu'il est le porte-parole dsordonn
d'hommes et de modes de vie dsuets, en voie de disparition. On ne
veut pas entendre que les hommes en voie de disparition, rejoints par
les hommes en voie d'apparition, dresss contre qui les oblige disparatre et qui les empche d'apparatre, donc tous ceux qui veulent renatre et natre ont clairement pos la question : Vers quel avenir
allez-vous ?
[12] Mieux, on ostracisme le naturalisme, on en fait le repoussoir, le
monde l'envers, parce que son enthousiasme et son inquitude absolue, ses initiatives perturbent, grains de sable tombs dans la machine
du jeu social presse-bouton qui se joue d'isoloir isoloir, sans chercher comprendre d'o il tire son nergie, quelles sont ses raisons
d'tre parmi nous depuis si longtemps.
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civilis, n'a pas plus de raison d'tre maintenue que celle entre le normal et l'anormal. Surtout, la vision de la socit et de la nature comme
deux ordres de ralits allis et non plus ennemis, ouverts l'un vers
l'autre et non plus dissocis, la vision de l'homme et de l'animal possdant en commun nature et socit et diffrant uniquement par les modalits de cette possession, conduit chercher une manire neuve de
comprendre et de vivre ce qu'en termes dsuets mais justes nous
croyons tre la nature humaine. D'y voir un sujet d'tude pour l'anthropologie, galit avec la culture.
En mme temps, les cloisons rigides entre les sciences biologiques
et les sciences sociales chancellent, se trouent, deviennent permables. Le transport des ides, des faits, des mthodes d'un compartiment l'autre, qui avait lieu uniquement par contrebande afin
d'chapper l'oeil svre de la police pistmologique, devient licite
et il est mme encourag. Ce rchauffement d'atmosphre, ce march
commun intellectuel participe coup sr au mouvement gnral d'hybridation et de dcloisonnement des sciences. Mais, dans ce cas prcis, c'est bien l'impossibilit de garder l'ossature des concepts existant depuis environ trois sicles, d'endiguer la vaste mutation en
cours, qui en est le moteur principal. Et qui laisse en panne nos mtaphysiciens, nos sociologues et nos anthropologues, autant dire beaucoup d'entre nous, il n'y a aucune honte le reconnatre.
C'est pourquoi j'ai dress une liste d'hypothses et un tableau de
comparaisons qui pourraient dboucher sur une conception plus riche
de la nature de l'animal et de l'homme, du passage du premier au second. Toutefois, c'est probablement une nouvelle science, mieux apte
saisir un rseau de phnomnes la fois social et biologique, travaillant dans des conditions exigeant davantage de proximit - l'thologie
en est un exemple - davantage de lucidit sur l'interfrence de celui
qui connat avec ce qu'il connat, qui ralisera le panachage des sciences actuellement communiquantes et permettra d'panouir la conception en question.
Il s'agit - dois-je l'ajouter ? - d'un brouillon-projet, faisant cho
d'autres brouillons-projets, crit comme tel, laissant aux interroga-
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tions et aux intuitions plus de place qu'aux rponses et aux dductions. Aussi bien les premires sont l'essentiel, puisque, en matire de
connaissance, c'est au niveau du projet que tout se gagne et tout se
perd.
Mais quoi bon prolonger ces prliminaires ? Entrons tout de suite
dans le vif du sujet.
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Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)
Premier texte
LE MONDE EN OU,
LE MONDE EN ET 1
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Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et
Chapitre 1
Domestiquer la vie,
ensauvager la vie
Qu'est-ce qui fait que l'homme
est l'homme ?
Le fait est l : depuis longtemps, ces deux interprtations s'opposent, et leur opposition a pris mille formes. En chercher le pourquoi
n'importe plus gure maintenant. Chercher par qui l'opposition est entretenue est la seule voie d'accs direct la vrit. D'un ct, le courant orthodoxe, visible, structur, dominant, sr de son emprise sur
les institutions idologiques, religieuses, scientifiques. ses yeux,
l'hominisation quivaut la domestication. Tous ses buts, dans quelque
domaine que ce soit, tiennent dans ces trois mots : domestiquer la
vie . Les attendus et le programme qui appuient cet idal peuvent
tre dcrits, en abrg, comme suit.
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che un groupe qui, par ses qualits, s'est le plus loign du pass brut,
organique. Cette position le met en mesure de savoir, d'agir, d'aider ou
d'obliger les autres groupes se pencher sur le manque qu'il faut
combler, les insuffisances qu'il faut pallier. En mesure donc d'amener
les autres groupes devenir comme lui, parcourir le chemin qu'il a
parcouru, le considrer comme leur avenir. Investi de cette mission,
exemple et pdagogue, il se voit tre, par rapport au reste du monde,
ce qu'un inventeur est sa machine, ce qu'un prince est ses sujets,
et mme ce qu'un pre est ses enfants (Leibniz).
Contrle, en second lieu. Il s'agit vrai dire d'un double contrle
et d'un contrle redoubl. Vers l'intrieur, en neutralisant la menace
de l'animal dans chacun, en renonant l'instinct, la satisfaction intempestive des besoins, en dniant toute valeur positive ce qui est
naturel, spontan. Le propre de l'homme, ce qui fait sa fiert, est
d'arriver se dpouiller de ce fonds qui lui vient de sa propre nature, de se domestiquer, alors que les autres espces ont besoin
d'tre domestiques. L'homme, observait Blumenbach au sicle dernier, est n destin par la nature tre l'animal le plus compltement
domestiqu, les autres animaux domestiques furent primitivement
conduits cet tat de perfection par l'homme. Lui, il est le seul
s'tre conduit lui-mme vers cette perfection. Le progrs de la
culture est-il autre chose ? Freud, dans une lettre Einstein, tablit
le lien : Peut-tre ce phnomne est-il mettre en parallle avec la
domestication de certaines espces animales ; il est indniable qu'il
entrane des modifications physiques ; on ne s'est pas encore familiaris avec l'ide que le dveloppement de la culture puisse tre un phnomne organique de cet ordre. Mais si, on s'tait bel et bien familiaris cette ide ; on l'exprimait cependant de manire moins abrupte. Domestiquer, perfectionner, progresser, que l'on parle de la vie, de
l'homme, de la culture, c'est donc tout un.
[24] Vers l'extrieur, le contrle porte sur l'animal et le matriel,
pour autant que l'homme les met son service, se transformant en
matre et possesseur de la nature, de droit divin, lgitim par la religion judo-chrtienne et la science rationnelle. Avec pour pendant, de
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La voie du retour
contre la voie du dtour.
Retour la table des matires
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et de l'animal pour l'esprit et l'homme, et vous y dcouvrirez une raison plus radicale, un souci plus aigu du rel, un ordre plus exigeant.
Chacun, du reste, est mis en demeure de juger. Lorsque l'ensauvagement demande pourquoi l'on recule la ralisation de promesses faites de si longue date, et la transformation profonde des conditions
[34] de vie prsentes, que lui objecte-t-on ? Quand il interpelle sur le
sens de la rpression des affects et de la sensibilit dans les gestes
et les situations les plus ordinaires, que lui rtorque-t-on ? Lorsqu'il
conteste la ncessit des ingalits et soutient, dur comme fer, que le
problme de la hirarchie est surtout celui des hirarques, qu'un ordre est toujours ordonn par quelques-uns qui se rservent le droit
d'agir et de dcider pour tous, laissant aux autres le devoir d'tre
passifs et de respecter les dcisions prises en leur nom, que lui rplique-t-on ?
Les questions sont sur toutes les langues et dans tous les cerveaux ; pourtant on s'offusque, on parat ne pas comprendre, et on ne
rpond rien de bien net. On lui reproche de mler le rve la ralit,
comme si l'on possdait le moyen infaillible de dissocier les deux et de
savoir, alors que philosophes et savants y ont chou, quand l'on quitte
dfinitivement le domaine du rve pour celui du rel. On fait semblant
de l'avoir entendu prcher l'anarchie et le chaos, parce qu'il s'interroge sur la nature de l'ordre et propose de substituer un ordre de
sgrgation, fond sur le compartimentage des individus et des activits, privilgiant la partie par rapport au tout et le sommet par rapport
la base - principe de hirarchie - un ordre d'alliances, fond sur la
communaut des parties, la mobilit des bases et des sommets suivant
les ncessits - principe d'autonomie. On le dnonce comme antinomique et nihiliste ds l'instant o il demande par qui et non seulement pourquoi et comment une loi est applique, une pense est
pense, un travail est organis ; ds l'instant o se montre sa vraie
vocation de mobilisateur d'nergies mises en veilleuse et d'inventeur
de solutions surprenantes : sa vocation activiste. On lui dmontre enfin savamment que, si l'on admet l'inhrence des ingalits, des rgles,
des limitations de la libert indispensables aux rapports humains, la
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physique, morale, leur seule chance de s'en sortir dpend de leur capacit.
de dtourner le prsent en renonant toute satisfaction immdiate et en accumulant afin de combler manques, dsquilibres et faiblesses. Remettre toujours au lendemain pour en
jouir ce dont on peut jouir aujourd'hui, diffrer chaque action
dont on n'escompte pas un effet long terme soit dans ce monde-ci soit dans l'autre monde, dvier toute pense ayant un rapport avec la ralit proche vers une ralit lointaine, bref se
priver, se retenir et se rflchir dtache de l'emprise de l'immdiat.
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Qu'est-ce que recommencer ? Est-ce revenir vers l'origine, le moment d'une imaginaire rupture avec la nature, le lieu vertigineux d'o
nous sommes absents et qui est absent en nous, le point o surgissent
les nostalgies et les promesses de retour, comblant une lacune de naissance ? Est-ce revivre sur le mode du dsir, sans freins ni obstacles,
ce que nous avons longtemps vcu sur le mode de la peur, rendre
l'homme ce dsir ptri de privations et de dpendance vis--vis des
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autres ? Tout cela est fort possible, mais bien lger et surtout bien
strile. Lorsque l'arbre est battu par la tempte, l'corce craque, les
branches cassent, les feuilles pleuvent, et la racine commence se
dnuder. Celui qui connat la fort s'occupe de la racine, sachant que
branches brises, feuilles tombes vont se rgnrer au cours des
saisons. Qui veut obtenir des fleurs et des fruits doit s'occuper des
racines. Elles prcdent les fleurs et les fruits et continuent crotre
avec eux, pour eux, mme si personne ne les voit, si presque tout le
monde les oublie.
Recommencer, c'est revenir vers les racines qui envoient la sve
dans les sens engourdis, les penses exsangues, les rapports sociaux
[39] routiniers, obligeant chaque individu, chaque collectivit se demander s'il n'a pas t dracin, s'il n'est pas devenu un greffon ou un
hybride non viable, transplant sur d'autres racines - une glise des
pauvres sur l'arbre des riches, une science de la vie, de la paix, de la
nature sur l'arbre d'une science de la mort, de la guerre, de l'antinature, etc. - c'est retrouver ses racines propres.
Rinventer la vie, rchauffer le monde. Faire exister chaque chose
pour sa propre nature, et dans la nature, ici et maintenant, parat excessif. Mais c'est justement dans l'excs, par l'excs, que tout peut
se transformer, que les arbres et les animaux revivent, que les espces se multiplient, que le temps et les tres renaissent. Ce retour, ce
recommencement, tax de ridicule, d'incomprhensible, au point qu'on
l'abandonne aux sauvages et qu'on le mprise comme les sauvages, est
au contraire le mouvement le plus ordinaire, dans un univers qui n'a pas
peur de gaspiller comme il n'a pas peur de crer avec un entrain gal
des cratures sublimes et monstrueuses.
Les hommes ensauvags se voient hommes de la puissance, donc de
la dmesure et de l'auto-affirmation - corps descell, attaches dfaites - se reposant sur eux-mmes, reposants pour les autres. Ils se
conoivent comme cause et auteurs de leurs propres actes, et possesseurs, dans leur for intrieur, d'une richesse que rien ne peut entamer : la certitude de leur propre destin et de leur rigueur la plus intime. Venant leur heure, avec cette aisance parfaite que leur donne la
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nature, non pas la nostalgie des origines mais la volont des racines,
non pas le lieu d'une absence, d'un vide combler, mais celui d'une
plnitude, d'un trop-plein fconder. De l cette vibration violente,
cette lueur destructrice, ce dchanement tumultueux -ce visage dmoniaque - entrevus depuis toujours derrire l'innocence et la navet
sauvages. Et avec raison.
Leur vritable intention n'a jamais t de reconstituer le cercle
harmonieux d'autrefois, mais de briser les sept cercles du dtour, de
dboucler ses sept boucles, de se passer de ses mdiateurs, symboles
et reprsentants, de se mettre purifier et rgnrer sans tarder les
fondements. Ces cercles se sont rvls impuissants maintenir l'intgrit de la nature, de la socit et de l'homme, plus forte raison
incapables de les renouveler. Ils ont multipli les distorsions et les
dchets, accumul les destructions. Cela suffit. Certes, il serait logique de se poser la question : de quoi nous dtournent-ils ? Qui nous
dtourne par leur intermdiaire ? Certes, il faudrait tmoigner de plus
de curiosit envers les rgles de construction de ces cercles et le secret de leur labyrinthe, si l'on veut s'en sortir. Peine perdue, sans [40]
un point de vue pratique. Autant fouetter la mer pour l'apaiser lorsqu'elle est agite. Toutefois les murs de Jricho, ce trs ancien labyrinthe, sont tombs aux accents de la trompette. Ce miracle s'est rpt des milliers de fois. Tout simplement parce que la logique est
sans doute inbranlable, mais un homme qui veut vivre elle ne rsiste
pas (Kafka).
Vouloir vivre, vouloir la vie. La racine, une fois retrouve, suffit
briser les sept cercles et aiguiller les hommes sur une autre voie,
spirale naturelle du coquillage, que l'on traverse de bout en bout.
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l'branler, lui imprimer une direction, la faire circuler au coeur d'actions, de paroles, d'ides, dans un monde de ralits mis la place
d'un monde d'images, d'un monde du spectacle. Jouant sur l'attirance
pour la zone des interdits, pour la puret des premiers temps, purs
et embellis, y puisant des nergies, l'ensauvagement s'en sert pour
subvertir le cours ordinaire des choses, pour se familiariser avec les
termes d'une alternative tenue pour impossible, ce qu'est la stratgie
propre toute cration, dans quelque domaine que ce soit.
L'arbre de la connaissance
et l'arbre de la vie.
Retour la table des matires
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emploie le langage qui lui convient, produit des oeuvres belles et durables, possde un savoir approfondi de ce qui lui est indispensable ou de
ce qui lui plat. Un savoir cr et appris dans ces conditions apparat
comme un organisme vivant : une vie tumultueuse l'anime, le sang circule sous l'corce des lettres et des mots, un systme nerveux relie les
significations. Les livres lus, les ides recueillies, les images dont on se
pntre ne consistent plus seulement en phrases, en abstractions, en
schmas ; ils sont l'incarnation effective d'une ralit qui renvoie
continuellement celui qui l'habite et en est habit. Personne n'est
matre de la connaissance, dlgu penser pour les autres , personne n'est mdiateur, docteur de la loi, dtenteur de principes infaillibles pour penser sur eux.
Donc point de tableaux, de rgles, de frontires et d'interdits qui
font du connatre un monde rserv , hors du commun , part,
auquel seuls certains cerveaux pourraient s'initier. Chacun peut penser
pour soi et avec les autres. Non pas de haut en bas, pour aboutir un discours sotrique qui se suffise lui-mme. Mais, ce qui est
bien plus prilleux, afin de poursuivre une conversation directe, ininterrompue, qui s'tire du bas vers le haut, et, attentive aux vnements, y puise une tension constante, la fois ferme aux notions sches et ouverte sur une foule de possibilits retenues et abandonnes
selon leur importance pour le cercle des interlocuteurs. Soucieuse de
ne pas dissocier la pense rsultante de l'acte de penser, la matire
sur laquelle elle porte de ce qu'on en apprend. Tout comme dans l'art,
autre forme de conversation : tenir ensemble l'objet cr et l'acte
crateur, runir dans une vision unique et une seule excution l'oeil et
la main, l'oeuvre et l'outil, la pierre de le ciseau du sculpteur. Se vouloir et se voir ainsi travailleur et l'oeuvre plutt que spectateur de
l'oeuvre. Conversation d'autres niveaux qui s'attache chaque sujet,
chaque matriau sans lui demander s'il est permis ou interdit, noble
ou vil, gemme ou dchet. La grande conversation qui se poursuit travers le monde et lui donne sa musique.
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transmettre de gnration en gnration les connaissances garanties par les autorits reconnues.
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Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et
Chapitre 2
Bref documentaire sur
les tentatives faites pour nous
ddomestiquer et retrouver
l'homme sauvage
A devil, a born devil, on whose nature
Nurture can never stick.
W. Shakespeare (The tempest).
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Consciences rflchies,
consciences illumines.
Retour la table des matires
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ces dieux est replac dans son entourage. Apollon coudoie la meilleure
socit, il est le protecteur d'Hector et c'est lui qui consacre les talents des athltes. Dionysos n'a jamais frquent que le peuple, c'est
un dieu du peuple. On le nomme lusion, le librateur, et son souvenir se
perptue dans la clbration de ftes immenses, dsordonnes, o
toutes les rgles sont suspendues. Son culte est ekstasis, il aide
l'homme sortir de lui-mme. Des collectivits s'y adonnent, dans
l'ivresse de tous les sens, l'intoxication divine.
Ces cultes, autre point qui nous intresse, ne s'adressent pas des
privilgis ; femmes et esclaves y ont galement part, ainsi que tous
les [48] autres exclus des cultes officiels. Voir ces classes se runir,
danser et tourner autour des lieux d'enfermement, des foyers dserts, suscitait la haine, analogue celle dont nous sommes aujourd'hui
tmoins : elle n'apercevait dans ces dbordements joyeux que symptmes de dsordre, hystrie collective ; ainsi Euripide parlant des
femmes de Thbes :
laissant
Le fuseau et le rouet
Piques de la danse affolante
De Dionysos...
Brutes gueule sanglante
Dfiant Dieu, paisses et lugubres,
Honte de la forme humaine .
(Les Bacchantes.)
D'autant plus honte que l'inceste se glisse souvent dans ces assembles o s'effacent si aisment les barrires de la cit et se mlent
des individus venus d'un peu partout. L'homme et l'animal s'y trouvent
sur le mme plan. Dionysos n'est pas seulement le chasseur sauvage,
mangeur de chair crue , il est aussi mangeur d'hommes ; il abolit les
rgles en usage dans le sacrifice politique , supprime les frontires
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entre btes et humains : humanit et bestialit se confondent, s'associent en lui. Le contact avec lui se fait travers la possession, l'union
qui ensauvage les hommes ensemble.
Le cycle complet des relations qui unissent espces et groupes est
boucl, il va de la tendresse l'agression. Mais au moins la froideur, la
sparation tant dissoutes au cours des clbrations, il y a des relations entre soi : Sous le charme de Dionysos, crivait Nietzsche, non
seulement le lien se noue de l'homme l'homme, mais mme la nature
qui nous est devenue trangre, hostile ou asservie, fte sa rconciliation avec l'homme, son fils prodigue.
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meures, voulaient administrer en commun la cit . Prtention exorbitante, il faut le comprendre, qui perturbe le fonctionnement des institutions, entre en conflit avec l'tat idoine toute majorit, rendue
silencieuse par dfinition. Rsistances et attaques dclenches contre
eux viennent toujours des mmes endroits et ont la mme cause : leur
programme radical, qui donne tous les citoyens l'ligibilit aux magistratures et aux assembles, une responsabilit accrue pour les dtenteurs de charges publiques, soumis au contrle des autres citoyens.
A l'extrieur de la cit, ils prnent le refus de conqurir et de partager des terres prises d'autres cits. L'mancipation des femmes
enfin : c'est peut-tre la premire fois que l'on montre que cette
mancipation passe par l'galit de tous et la dissolution de la famille
dans une association plus large.
Rsultat : comme nous le laissent entendre les chroniqueurs, c'est
l'expulsion de la fraternit, la mise mort de ses membres, l'incendie
de leurs lieux de runion. On pouvait prouver de l'admiration pour
leur science, du respect pour leur courage et de la comprhension pour
leurs ides. N'importe, c'taient des empcheurs de dominer en rond,
briseurs des lois et de la tradition : il fallait qu'ils s'en aillent, qu'ils
reprennent une fois de plus le chemin de l'exil. A Pythagore, le magistrat d'une cit dclare, paroles rvlatrices : Nous entendons dire
que tu es un homme sage et habile, mais, puisque nous n'avons nullement nous plaindre de nos propres lois, nous tenterons de rester ce
que nous sommes ; toi, va ton chemin.
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La cit et le barbare.
Retour la table des matires
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sage ; ils prtendent enseigner l'homme tout ce qu'il a besoin de savoir dans l'existence, et, pour eux, celui qui n'a point reu d'enseignement n'est pas vritablement homme, citoyen, et ne saurait prtendre
aux dignits de la cit. La dmocratie qu'ils prnent inclut les citoyens
- artisans, habitants de la ville, propritaires, hommes, adultes, Grecs
- et exclut tous les autres groupes et individus, Barbares, femmes,
esclaves.
Dans le sein de l'cole, Antiphon fait entendre une voix nouvelle. Il
entame la critique htrodoxe dirige contre ses matres, notamment
contre Gorgias. Ses arguments ont une rsonance familire : vous les
trouverez chez Shakespeare, chez Rousseau, chez Marx, chez ceux de
nos contemporains qui partagent ses proccupations. Tout art, affirme-t-il, s'inscrit dans la nature ; il est une modalit d'tre de la nature et on ne peut le sparer d'elle. C'est pourquoi Antiphon se rebelle
contre l'antagonisme de la nature et de la socit, contre l'autonomie
de la loi, contre la surabondance des lois qui sont autant de coupures
dans la chair vive des hommes, autant de mainmises du pouvoir, donc
de l'arbitraire, sur la cit. O le conduit cette critique, qui n'est nullement abstraite ? dnoncer la diffrence entre matres et esclaves, et la philosophie qui, faisant semblant de sparer la loi et la nature, spare [53] Hellnes et Barbares. coutons-le : Mais si l'homme
est d'humble famille, nous n'prouvons aucun respect pour lui, nous ne
lui portons aucune vnration ; c'est alors que dans nos rapports (sociaux) les uns avec les autres nous nous barbarisons , car par nature
en toutes choses nous avons une origine analogue, aussi bien le Barbare
que l'Hellne.
Antiphon est sans doute le premier philosophe avoir dit ces choses, avoir proclam la libert et la confiance de l'homme en luimme, une confiance que l'on veut atteindre sur-le-champ, dans cette
vie. Non par peur ou pour viter la mort, mais parce que tel est notre
principe essentiel. Ce n'est pas par hasard qu'il a crit : tre vivant
est une condition naturelle. tre vivant, c'est, bien sr, tre en
contact avec les choses qui s'offrent la vue, au toucher ; c'est en
mme temps reconnatre la communaut profonde des tres humains,
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faire voler en clats les sparations qui font des uns des esclaves et
des autres des hommes libres, de ceux-ci des tres cultivs et de
ceux-l des tres barbares. Cet appel venu de loin, Antiphon l'a exprim dans un style direct, ce style de conversation, de non-discours auquel j'ai fait allusion. Antiphon, crit E. Havelock 5 , est un homme en
colre... il ne sait pas organiser un discours socratique sans heurts.
Il ne sait pas, ou il ne veut pas, ce qui est diffrent. Le rsultat est
l : tout le systme de catgories dress par la grande philosophie se
voit mis en pices, vid de son pouvoir. Qu'advient-il, commente Havelock 6 , de ces dfinitions dialectiques fines des "barbares naturels"
(ou "esclaves ") opposs "l'homme naturel libre" (c'est--dire le
Grec) ? Elles se dissolvent en fume la logique de son naturalisme.
Et encore : Son farouche rejet naturaliste des classes et des ordres
de la socit a d renforcer le pouvoir de la thorie galitaire au quatrime sicle 7 .
Mais Antiphon n'est pas un isol parmi les sophistes. Avec une rigueur analogue, Hippias dnonce la rhtorique et la grammaire, tout ce
qui va devenir le fondement de l'ducation et de l'humanisme occidentaux. Ferments de crises et de dsastres, il les dcrit comme autant
d'indices d'une violence contre nature , rptant la violence d'une
division entre les hommes libres et les esclaves, entre les Hellnes,
civiliss, et les autres peuples, barbares. C'est lui que s'oppose Platon. Hippias, crit Mario Untersteiner dans son ouvrage sur les sophistes, est donc un dmocrate convaincu, qui a trouv dans la nature
le fondement de sa doctrine, nature dont manent de vastes lois ralistes non crites. Hippias devait s'opposer Platon. Tout comme
Aristote devait s'opposer d'autres sophistes, notamment Alcidamante qui [54] dclarait : Dieu a accord la libert tous, la nature
n'a fait personne esclave. Et Mario Untersteiner de commenter :
Ainsi Alcidamante s'opposait une des principales institutions ta-
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Si la tlvision avait exist chez les Grecs, elle aurait montr des
personnages troublants et familiers : les cyniques. Mendiants, la besace l'paule, le manteau court, pieds nus, cheveux longs, hirsutes et
dsinvoltes, couchant la belle toile hiver comme t, goinfres et
sobres, mangeant n'importe quoi ou se serrant la ceinture. Dracins
et errants, ils sont des drop-outs , comme ces beatniks et ces
hippies ngligs, chausss de sandales, barbe et cheveux en dsordre, qui se sont rpandus un peu partout et, intervenant de manire
intempestive dans les affaires politiques, artistiques ou intellectuelles
de notre poque, ont fortement secou les assises de la socit.
Diogne est le plus connu des cyniques et le symbole du mouvement.
Questionneur, persifleur quand on ne s'y attendait pas, il se taisait
quand on lui posait des questions. Si la question tait abstraite ou difficile, il donnait un coup de bton au questionneur, ou bien lui dsignait
un aliment, un objet qu'il cassait de ce mme bton. la question :
Qu'est-ce que la philosophie ? Diogne rplique en promenant un
hareng au bout d'une ficelle : moquerie dirige envers ceux - Platon,
coup sr - qui se contentent d'une rponse verbale, prtendent dmontrer ce qui se montre et se pratique. Sa philosophie, sa pense,
semble-t-il dclarer, ne sont pas des oeuvres , des choses d'auteurs ou d'coles , elles participent de l'existence ordinaire, des actes courants, en tant qu'expressions et instruments ncessaires. Si
l'un de ces esprits cultivs ou hypocrites l'avait interrog sur l'essence et la signification de ses ides en les retranchant de leur contexte,
en oubliant sur quoi elles portent et ce qu'elles critiquent, il lui aurait
certainement rpondu ce que Picasso a rpondu un ambassadeur nazi
lui demandant, devant son tableau Guernica ddi tous les morts victimes des bombes fascistes : C'est vous qui avez fait cela ? - Non,
c'est vous !
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Diogne s'tonnait de voir les philosophes se pencher sur les malheurs d'Ulysse, et ngliger les dfauts de leur me ; ou de voir les astronomes tourner leur attention vers le Soleil et les astres, sans un
regard pour la Terre leurs pieds - on l'imagine fort bien raillant les
voyages vers la Lune, alors que tant de problmes urgents restent
rsoudre sur la Terre. Son existence mme tmoignait que l'on peut
vivre autrement, et qu'il convient de remuer les fondements, d'atteindre [55] le mal ses racines. Une tradition que nous a transmise
l'histoire, rapporte O. Gigon 9 , veut que le cynique Diogne soit arriv
personnellement pratiquer constamment une vie uniquement selon
la nature . Il gtait, mangeait, s'habillait et se conduisait absolument
comme un animal , partant du principe que l'animal tait le reprsentant d'une conduite naturelle qui n'avait t touche par aucune
civilisation. Cela fait sourire, car en fait Diogne n'a jamais parfaitement russi. Quand, en effet, il essaya de manger comme les btes de
la viande crue, son organisme se mit en grve.
Le tmoignage semble exact, bien que le commentaire soit peu pntrant. Non seulement beaucoup d'estomacs supportent la viande et
le poisson crus, mais surtout cet accident ne prouve rien - de mme
que ne prouve rien l'aventure, dont on se gausse moins, dont fut victime Platon : voulant devenir le conseiller du prince en appliquant, comme
Diogne, sa philosophie, il se retrouva dans les fers, esclave. Le tmoignage nous renseigne aussi sur une autre chose que le commentateur a
moins bien saisie : le philosophe cynique mange comme un tranger ,
ou mange ce qu'on dit que mangent les trangers, entre autres, la
chair de leur propre espce, crue ou cuite, sans trouver cela contraire
la nature humaine. Il ne trouvait pas si odieux, crit le chroniqueur
ancien Diogne Larce, de manger la chair humaine, comme le font des
peuples trangers, disant qu'en saine raison tout est dans tout et partout.
L'ensauvagement prn par les cyniques ne se limite pas l. Il va
beaucoup plus loin, puisqu'ils s'attaquent tout ce qui constitue l'ar9
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tion, et dtourn l'glise de sa vraie mission pour en faire une institution rigide.
Besoin de retour, mais aussi fringale du prsent. La religion promet
le paradis, ouvre les portes de l'den. Mais pourquoi attendre, s'en
remettre au futur et ses clercs ? C'est tout de suite, sur-le-champ,
qu'il faut entrer dans l'ge d'or. Ds le XIIIe sicle, les Frres du
Saint-Esprit s'y emploient, et leur initiative fait tache d'huile. Le
Haut-Rhin fourmille de leurs adeptes, au point d'inquiter les autorits. Un seul remde : les brler. Qu' cela ne tienne, le mouvement se
reforme ailleurs et trouve de nouveaux sectateurs. Cologne un sicle
plus tard, ils sont assez nombreux pour que l'on allume de nouveau les
bchers. Aprs les inquisiteurs, c'est Calvin qui les condamne en 1545.
[59] D'autres sectes adamites ont surgi, elles foisonnent. Toutes
veulent dlivrer l'homme de la maldiction des interdits, le dcharger
de la culpabilit ; et pour vaincre le pch, disent-elles, le meilleur
moyen est de le commettre, de vivre sans pch en s'enfonant dans
le monde, non pas en le fuyant. Le corps n'est plus pour elles cet objet
de honte qu'il faut cacher, vtir. On le dbarrasse des oripeaux de la
civilisation, des parures du Mal, de tous les habits d'emprunt. Les Turlupins vont nus. On recommande la fornication : se tenir l'acte de
chair sans repentir est le moyen le plus sr d'entrer au paradis, d'y
tre dj. Tant que tu n'as pas accompli ce prtendu pch, affirme
Clarkson, tu n'est pas dlivr de la puissance du pch. Les Blutfreunde de Thuringie semblent avoir cru de mme que leurs unions
transitoires et joyeuses n'avaient rien qui pt offenser. Comme s'ils
n'avaient pas compris pourquoi les biens les meilleurs et les plus levs
de l'humanit doivent s'obtenir par l'expiation d'un crime, d'un pch
dont il faut jusqu' la fin des temps assumer les consquences. Le
comprenons-nous mieux aujourd'hui, aprs tant de sicles de science
et de philosophie claire ?
Toutes ces conduites traduisent une conviction profonde : hommes,
enfants, animaux sont foncirement bons, gnreux. Ils font tous ensemble partie de la nature, dont on exalte la libert : On peut tre
ce point uni Dieu que, quoi qu'on fasse, on ne puisse pcher, soutient
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res situs chaque porte de la ville. Personne ne clt plus sa [62] demeure et chacun peut circuler comme il veut. Toutes choses doivent
tre en commun ; il ne devrait plus y avoir de proprit prive et nul ne
devrait fournir de travail mais seulement faire confiance Dieu.
Ainsi nat la commune, o l'on ne distingue plus entre le tien et le mien,
o il n'y a plus deux poids et deux mesures, o l'on ne voit plus d'un
ct la rgle et de l'autre l'exception. Le travail est dnonc comme
une maldiction. Au bras pesant de la loi, au retour l'ordre rclam
par tous ceux qui ont pouvoir d'ordonner, rpond la fureur de destruction mlange une ubris du retour la nature, du renouveau des choses civiles ou religieuses dans le bonheur et la jouissance. La foi est
aussi forte que la haine pour les institutions et le systme de domination. Seul leur effondrement permet d'aller vers une socit nouvelle
o le pass rgnr prendra sa revanche sur un prsent dgnr,
une socit proche de la nature, rconcilie avec elle, qui rpondra aux
aspirations profondes des hommes, chaque instant.
Ce fut un rve, un rve trahi notamment par le luthranisme qui, en
en profitant et en l'masculant, a ds cet instant cess d'tre un
grand mouvement religieux populaire pour devenir, la place, sous la
surveillance nergique des princes, une institution tout aussi conservatrice sa manire que l'tait l'glise catholique, quoique moins autonome et davantage soumise aux pressions et aux directives des princes 14 . Aventure que, depuis, ont connue d'autres mouvements o
l'lment dmocrate, le ferment de bouleversement profond a t dtourn vers d'autres Rformes, soumises aux intrts des classes dirigeantes. Le rve a nanmoins fait matriellement trembler ceux qui
l'ont reu comme un cauchemar, soulev l'enthousiasme chez ceux qui
l'ont propag comme une promesse. Et aurait-on pu accomplir quoi que
ce soit, alors et depuis, s'il n'y avait eu le rve, un mme rve rpt
des dizaines de fois, dans des gnrations successives ? Si l'homme,
disait Lnine, tait compltement dpourvu de la facult de rver aussi, s'il ne pouvait de temps autre devancer le prsent et contempler
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en imagination le tableau entirement achev de l'oeuvre qui s'bauche entre ses mains, je ne saurais dcidment me reprsenter quel
mobile ferait entreprendre l'homme et mener bien de vastes et
fatigants travaux. En particulier l'homme que l'on a dpouill de sa
ralit. Que d'nergie dans ces visions, pour pousser la roue de l'histoire, et faire clore le destin que l'homme espre tre un jour le sien.
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comme lui. L'homme des bois ne figure plus, vous le constatez, l'horreur d'une humanit diffrente d'une sous-humanit ou de l'tranger
la cit, mais la possibilit d'une harmonie, d'un accord avec une nature que l'on a longtemps fuie et abhorre. L'ensauvagement revt un
aspect dsirable, devient un mode d'existence suprieur. On le voit
l'oeuvre dans le dchanement des pousses rvolutionnaires. Le carnaval l'intgre parmi ses thmes de feu et de danse, certains lieuxdits en perptuent le souvenir, ainsi la rue du Sauvage Mulhouse.
Tout comme les hippies redcouvrent et reprennent son costume et sa
libert d'allures.
Du reste, la dcouverte de l'Amrique et son exploration la Renaissance mettent les Europens en prsence d'un autre type d'homme des bois, qui le restera longtemps, remplaant l'homme des bois
europen dans la fonction qui tait la sienne. Les attitudes, les thories seront transfres, suivant les circonstances, les poques, les
groupes ; on qualifiera les Indiens de sauvages nobles ou ignobles, mais
[64] c'est toujours nos sauvages, nous en tant que sauvages que ce
discours s'applique. Par le truchement des socits dites primitives,
nous avons tabli des barrires, spar l'esprit du corps, le monde civilis de la rgle du monde primitif sans rgle, et discrimin entre
pense suprieure et pense infrieure. On a reconnu chez le sauvage
d'ailleurs ce qui avait t conu propos du sauvage d'ici ; et les savants de se donner l'air d'tudier les groupes humains distance, dans
la plus pure des objectivits, quand ils ne font que plaquer sur leur objet ce qui leur vient de la plus stricte proximit, ce qui exprime leur
entire subjectivit.
Si l'loignement des sauvages autorise toutes les fabulations, il
n'empche pourtant pas la vrit de se faire jour dans les rcits les
plus honntes. Non seulement les Indiens sont aimables, pacifiques, de
moeurs douces, mais encore ce sont des hommes comme nous. Non parce qu'ils ont les mmes organisations culturelles que nous, mais parce
que nous sommes, parce ce que nous avons t des sauvages comme
eux. William Strachey le soutient dans sa relation du voyage en Virginie qu'il a fait en 1609 : Un lopard peut-il changer ses taches ? Un
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sauvage restant un sauvage peut-il tre civil ? Nous-mmes, ne fmesnous pas faits et non pas ns civils l'poque de nos anctres ? Et les
Bretons de Csar n'taient-ils pas aussi brutes que les Virginiens 15 ?
Ainsi, partir de la Renaissance, travers les voyages, l'expansion
coloniale, on n'a pas dcouvert l'homme sauvage, mais on l'a diffus
sur toute la terre. Et avec lui s'est rpandu, plus terrible que le cannibalisme sauvage, ce que Montaigne aurait appel le cannibalisme domestique et que Robert Jaulin qualifie aujourd'hui d'ethnocide : le
principe qui fait de la destruction et de l'exploitation de l'autre la
condition inhrente au progrs.
Il n'y a pas de solution de continuit. Ce qui a t dit, agi dans les
sicles passs, n'a cess d'branler, d'inquiter, d'atteindre les hommes des autres temps au plus secret d'eux-mmes. On peut brler,
dconsidrer les groupes, les communes, les gographies d'un autre
monde : on ne dissout pas les ides, les actes ncessaires. On les comprime, comme on comprime les gaz, mais ils s'chappent, se liqufient,
explosent et se transforment, et se retrouvent toujours. C'est pourquoi les thmes de l'ensauvagement apparaissent dans la pense rvolutionnaire ou philosophique 16 - songez Diderot ou Rousseau - et
plus massivement encore dans le mouvement socialiste, dans ses idaux
comme dans ses pratiques et ses thories. Leur importance n'est pas
moindre dans la philosophie religieuse, car, ainsi que l'crit Jean Servier [65] dans sa rcente Histoire de l'Utopie 17 : Les mouvements
millnaristes ont eu, dans la gense de la pense occidentale, une importance incomparablement plus grande que la doctrine des Rformateurs. Surtout par l'opposition que ces mouvements ont suscite,
mais aussi cause de ce qu'on leur a emprunt.
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S'il n'y a pas de solution de continuit, il n'y a pas non plus d'uniformit. Le courant htrodoxe touche aussi au romantisme, par
exemple. Bien que la protestation contre le monde actuel montre les
dents jusqu' revendiquer la refonte de la socit et la remise l'endroit d'un monde l'envers dont elle dnonce la scheresse, la frigidit, l'arrogance, l'injustice, elle cherche en sous-main sauver ce qui
disparat, ce qui est dtruit, sans que le fer de la critique soit enfonc
l'endroit exact de la plaie, la maladresse ou le sentiment faisant au
dernier instant vaciller l'esprit, trembler la main. Ou du moins le spectre est large : ct de ceux qui rpugnent la dure ralit, qui cherchent une consolation dans les labyrinthes du moi, qui posent, dans
l'abstrait, le problme du mal et du savoir dsincarn, d'autres s'interrogent sur l'illusion religieuse, dnoncent le flau de la misre sociale, mettent en question une science qui se dtourne des intrts
concrets de l'homme vivant dans une nature qu'il fait sienne.
Non seulement des livres et des pomes surgissent, aussitt lus et
appris par coeur, de la musique se joue, des toiles immortalisent des
paysages sombres, fiers, sauvages et dsols comme des mes ; mais la
nostalgie, le costume et jusqu' la pose romantiques tmoignent d'une
attitude qui marque le sicle. la diffrence du millnarisme ou du
socialisme, le romantisme n'est pas un avant mais un aprs : c'est un
mouvement de crpuscule et non d'aube. Orages de la passion, certes,
qui teignent les illuminations de la raison : mais surtout rveil dsenchant aprs une rvolution qui s'achve, comme tant de ses pareilles,
en restauration. l'ordre monarchique a succd la dictature impriale - avec ses gloires, ses faux nobles et ses vrais morts - puis l'ordre
bourgeois, appuy sur son glise positiviste, chantant la litanie du progrs. Les forces bouillonnantes, emportes, de la jeunesse sont frustres de leur victoire, comme le peuple est frustr de la sienne. Celuici dchiffre lentement le nouveau visage de l'oppression, se remet
l'ouvrage de la rvolution future. Celle-l reporte dans l'imaginaire
toute l'ardeur de ses rves, tout son lan vers la justice, la libert,
l'galit, le bonheur. Son temps et son lieu, c'est l'ailleurs : le pass,
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Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et
Chapitre 3
La part sdentaire
et la part nomade
La servitude et lexil
Si l'on demande : pourquoi ces courants htrodoxes, d'o viennent-ils ? Tant que l'on ne donnera pas une rponse cette question
brlante, on ne pourra comprendre les traits dcisifs de notre socit
et de notre histoire. Des pistes existent, bien entendu. Voici celles qui
me paraissent relativement sres et praticables.
Trois indices, entre autres, me frappent. La mauvaise rputation.
On se rfre l'htrodoxie avec gne ou ironie, comme s'il s'agissait
d'un sujet obscne. On a honte d'tre rencontr en si mauvaise compagnie. Le terme pjoratif vient facilement sur la langue et sous la
plume, son propos. preuve le trs pondr Vocabulaire de philosophie de Lalande. On y lit, l'article MILLNARISTE : Par extension
(et dans un sens pjoratif) se dit de toutes les doctrines qui dcrivent
l'avnement d'un ge de bonheur et de perfection. De mme, l'ar-
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monde renvers. A l'exil, tout est interdit de ce qui est permis aux
autres, et tout est permis de ce qui leur est interdit : mtier, savoir,
pratique, territoire ou mode de vie. Faisant ce qu'un homme ne fait
pas, ne faisant pas ce qu'un homme fait, il est trait en consquence.
[73] Exception la loi, il ne connat que la loi d'exception. Pour subsister, mme ce niveau, il lui faut se tenir dans l'absolue diffrence :
sentir que son existence est simplement tolre et susceptible d'tre
interrompue par tout un chacun n'importe quel moment, comprendre
que ses rapports aux autres sont phmres, rvocables sans pravis
ni justification, apprendre que, tout en vivant parmi les membres visibles de la collectivit, il figure parmi ses membres invisibles. Cette
diffrence lui fait dcouvrir sa place : celle de l'tranger, son temps :
le prsent, son espace : un refuge ct de la socit, le ghetto, ou en
dessous, la caverne. Se reproduire, prendre racine, prtendre la vie
de tout le monde, il ne le peut que par inadvertance ou par accident.
Priv de la facult de se reproduire, de s'enraciner, de se normaliser :
la castration, tous les points de vue.
Avoir honte de ce qu'on est, tre ce dont on a honte, voil de quoi
maintenir les exils parmi les dplacs, indiquant ce qui leur est rserv : le no man's land, territoire o mme les lois de la guerre n'ont plus
cours, o aucune protection ne s'exerce. Depuis longtemps, on leur a
signifi rellement et symboliquement ce qu'ils sont : les hommes de
la terre d'aucun homme . Plus concrtement : les hommes de la fort,
du dsert, de la mer, des lieux inhabitables et des lieux d'exode.
L'exil, c'est la sauvagerie, le sauvage, c'est un exil.
L'tat impos aux exils est la dispersion. Fluide, il leur interdit de
s'arrter quelque part ou d'tre retenus par quelques-uns ; il les oblige se tenir sur les grands chemins o l'on circule, se cacher dans
les endroits clandestins. Logs l'enseigne du provisoire, du mouvant,
ils sont hors les murs des cits et des tats, hors la socit, quelle
que soit leur origine, dans la socit de nulle part qu'ils forment. Ils
peuvent alors, ces hors-tout, ces flottants, ces en-sursis, se croire et
se proclamer citoyens du monde, prendre pour cit ce bateau ivre qui
les porte : cri de dsespoir, folie des grandeurs, rumeur bruyante dans
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le trs long voyage, de tous ceux qui ont subi de lourdes preuves, retour dans une cit sans murs, parmi le peuple des hommes sans stigmates.
Expriences opposes, la servitude et l'exil le sont plus d'un titre. Dans l'une, les hommes sont dpossds de leurs fruits, dans l'autre, ils sont arrachs leurs racines ; dans l'une, les matres et possesseurs se rservent les droits en rservant aux soumis et aux dpossds les devoirs, dans l'autre, les proscrits ne connaissent que
l'arbitraire ; dans l'une, la vie doit tre constamment mrite, dans
l'autre, le mrite constant est de devoir vivre, car l'exil est quelquefois, pour les caractres vifs et sensibles, un supplice plus cruel
que la mort (Mme de Stal) ; dans l'une, on est homme entier ou
demi-homme, bien vivant ou survivant, dans l'autre, ncessairement
sub-homme et mort-vivant. L'asservi croit pouvoir compter sur le
temps, mais l'espace lui est mesur ; l'exil voit s'ouvrir devant lui
l'espace, mais le temps lui est refus.
Sur la base de cette opposition se sont constitues indpendamment l'une de l'autre une anthropologie, histoire de l'exil des peuples
lointains, ensauvags, et une histoire, anthropologie de la servitude
[75] des peuples proches, civiliss. Ensemble ces deux expriences
composent le canevas sur lequel ont travaill toutes les philosophies,
tous les arts, toutes les sciences, toutes les religions et toutes les
politiques ; il n'est rien dans la pense, l'imagination ou l'action qui ne
s'y rapporte.
travers leur grille, aussi loin qu'on regarde, on aperoit des hommes la chane et des hommes la crcelle, les uns cherchant allger le poids de la servitude, les autres attnuer le bruit aigre qui les
signale comme exils. Pourtant, dans la mesure o l'on pense, imagine
et agit au nom de ceux qui habitent un lieu, possdent un bien, partagent une loi commune, participent d'un ordre tabli quoique menac,
seule la premire exprience a t vue, comprise et retenue comme
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Les indications contenues dans ce texte sont volontairement rapides et limites au monde occidental. Dans le monde chinois, par exemple, les rvoltes
paysannes et le mouvement des socits secrtes dont la rvolution moderne
est la suite et le couronnement se sont accompagns d'un combat constant
contre le confucianisme et ont propag des ides htrodoxes sur le statut
des hommes et des femmes, le rapport la nature et la signification d'une
connaissance libre de la discipline mandarinale (cf. E. WOLF : Les guerres
paysannes du XXe sicle, Paris, 1974). De mme, le monde juif a t travers
par des mouvements de lutte sculaire contre la structure sociale qu'il s'est
donne, contre l'autorit de la synagogue, et pour l'mancipation du plus dmuni et de tout ce qui porte la marque de l'exil. Les lectures que j'ai pu faire
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renseignent dj sur ce point, les pistes traces sont trs claires. Cependant beaucoup de gens les jugeront tre des dcoupages de ralits sans contrepartie visible ni palpable dans la machinerie sociale.
m'ont convaincu que la plupart des auteurs qui ont crit sur les courants htrodoxes ont soit rpugn les comprendre, tant ils les jugeaient rebelles
leurs catgories de pense et en dsaccord avec leurs reprsentations, soit
cherch une sorte d'vasion malsaine vers une autre pense rpute irrationnelle, obscure, secrte. ce sujet les contradictions abondent et continueront
abonder tant qu'on ne s'avisera pas (a) du caractre cohrent, populaire et
normal de ces courants, (b) de leur porte politique et historique certaine (c)
de la ncessit de leur faire quitter les voies de garage o on les a exils, au
lieu de redoubler, par une mconnaissance dlibre, les perscutions non
moins dlibres dont ils ont t l'objet.
Si l'on veut apprhender en profondeur l'volution de nos socits, il faut
sortir du cadre de ce qu'on est convenu d'appeler la ralit et la raison
- du culturalisme - et regarder en face ce qu'on nous a toujours interdit de regarder et de penser, en le cachant derrire les fausses (parce que spares)
catgories de religion, de mystique, de paysan, de vulgaire, de science, etc.
L'histoire ne se nourrit pas de grandes catgories mais de petits dtails, et
ceux-ci nous apprennent que tous les changements brusques, dans les temps
modernes, (en Orient notamment) ont eu lieu lorsque les empires coloniaux se
sont dfaits et que des nations sont venues leur place, amenes par un mouvement qui relie troitement campagnes et villes, renouant avec des courants
souterrains dont les doctrines constitues dans le cercle de l'Occident, du capital et de l'urbain ont mconnu le sens. Et l'Occident, l'hypothse n'est pas
rejeter, connatra peut-tre de tels soubresauts lorsqu'on assistera la rupture des tats-Nations, avec leurs pouvoirs, leurs lites, leur idologie, et la
reconcentration des groupements ethniques en des rgions o s'instituera un
autre mode de reproduction, un autre mode de rapports sociaux que celui qui a
dtruit le rural pour le remplacer par la polis, et dtruit la polis pour la remplacer par la megalopolis. Une tendance vers le grand, on l'observe souvent,
cre une tendance vers le petit, une force d'homognisation produit, par un
choc en retour, une force d'htrognisation.
Ceci mrite un examen attentif, car il est dans l'histoire bien plus de choses
que n'en contient la boite malice - quand malice il y a - de la philosophie. Ces
ralits peuvent dranger la thorie des anciens combattants de la pratique,
attachs leurs souvenirs et leurs langages. Mais les pratiques des futurs
combattants de la thorie, soucieux de savoir pourquoi leur thorie n'est pas
en accord avec les ralits, et non l'inverse, seront obliges de tenir compte
de ces possibilits, de tenir compte de ces mouvements qui remontent loin, de
reconsidrer les normes qu'on leur applique, sous peine de faillir leur tche.
C'est force de penser et de permettre de penser ce qui est interdit, sur le
versant de cet interdit mme, que nous rencontrons la vrit qui nous guette.
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Regardez toutefois cette machinerie de plus prs, son ddoublement ne peut manquer de vous apparatre. En surface, elle fonctionne
en produisant, en distribuant les richesses produites, en rglant les
rapports de pouvoir entre ses membres. Des partages existent : les
[76] uns excutent, les autres dirigent ; les uns sont organiss et les
autres organisent ; les uns produisent, les autres consomment ; les uns
dlguent et diluent leurs pouvoirs, les autres les reprennent et les
concentrent. Partages des hommes et des demi-hommes dj remarqus par Montaigne : Ils avoyent apereu qu'il y avoit parmy nous
des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que
leurs moitiez estoient mendians leurs portes, dcharnez de faim et
de pauvret ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prinsent les autres la gorge, ou missent le feu leurs maisons 20 .
Tout cela continue de plus belle. La richesse et la pauvret, l'ingalit entre ceux d'en haut et ceux d'en bas, la hirarchie des forts et
des faibles sont les catgories fondamentales d'une logique de la domination que l'on dchiffre sans peine dans nos systmes sociaux. La
dialectique du matre et de l'esclave, l'exploitation de l'homme par
l'homme sont la version avec ou sans philosophie de cette logique. Cependant, dans la mesure o tous se seront rendus ncessaires, les
grands et les petits, les excellents et les misrables, les lus et les
lecteurs, ils se reconnaissent chacun sa place, comme citoyens,
comme producteurs, comme capitalistes ou proltaires, comme serfs
ou seigneurs, comme pres ou hritiers, comme Grecs, Romains ou
Franais. En un mot, ils participent au contrat social, ils existent, ils
entrent dans la dfinition de la cit, de la nation, de l'appareil conomique ou culturel.
En profondeur, la machine social se reproduit, en tant que nombre,
en tant que systme de forces et de ressources ncessaires leur
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et de dsirs d'exister, cette lie de la terre - lumpen-proltaires, lumpen-paysans, lumpen-prtres, lumpen-nobles, lumpen-artistes, lumpenpenseurs, lumpen-femmes, lumpen-scientifiques - se tournent vers le
centre pour l'excentrer, revendiquent le pouvoir et le droit de redfinir les limites du social. Leur problme essentiel n'est pas seulement
d'amliorer un sort difficile, d'en finir avec une exploitation insupportable, de rsoudre les contradictions entre les rapports collectifs et
les mthodes industrielles et commerciales ; en d'autres termes, de
rationaliser ce qui est devenu irrationnel, d'amener maturit une
forme sociale qui se profile derrire l'ancienne (la socit bourgeoise
qui serait contenue en germe dans la socit fodale, etc.). Tout est
dit, dans ce cas, quand on a dit : changer la socit.
Non, leur problme est surtout d'chapper l'asphyxie, de faire
sauter le couvercle, d'vider la structure d'un systme qui, en se reproduisant, fait des morts-vivants et transforme les hommes en subhommes. Le cernant, l'encerclant, n'tant pas parties prenantes un
contrat social au bas duquel on retire leur signature, n'ayant ni ne pouvant partager complicits ou intrts, ils visent la socit tous les
niveaux, comme ordre, comme savoir, comme mode de vie quotidienne,
comme appareil de pouvoir. Ils aspirent la renverser et non pas la
dpasser, la recrer et non pas l'hriter.
En sursis ou entre parenthses, et sans vritable chance de faire
surface, fis transforment en positivit, en modle, ce qui leur est imput comme ngativit, stigmate. Si la sauvagerie est de leur ct, ils
s'ensauvagent. S'ils sont censs manquer le train du progrs, ils s'archasent. Si on les dit sans rgle et sans culture, ils se drglent et se
dcultivent. S'ils n'ont pas de place assigne dans l'espace social, ils
se nomadisent. S'ils sont exclus, ils s'excluent. S'ils ont quelque chose
d'animal, ils s'animalisent. S'ils ne participent pas aux devoirs srieux
du pouvoir et de la richesse, ils montent la fte o ce pouvoir est ridiculis, o le ncessaire est dtruit et consomm comme un luxe.
Mais en mme temps leur action s'ingnie dvaluer les principes
sur lesquels repose le systme social, drgler les rgles du jeu,
les rendre inutiles, et non pas empcher leur application ou leur
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grand feu rvolutionnaire, purificateur de la socit, dont l'embrasement signifie la mutation radicale du monde et de la vie des hommes.
la question : Cela sera-t-il jamais ? ceux-ci ont rpondu sans hsiter : Essayons !
C'est pourquoi, ensuite, si la rvolution est terminable, destruction
qu'il faut savoir arrter avant de retrousser ses manches et de construire, si pour ceux d'en bas elle est la conclusion de la gigantesque bataille mene contre ceux d'en haut , par contre, pour ceux
du dehors , elle est interminable, reconstruction qu'il faut poursuivre et rendre irrversible, mise en oeuvre et excution, avec clart et
prcision, de tous les points du programme immmorial que les peuples
ont enfant dans la confusion et l'improvisation. Et de revenir constamment vers ce programme, veillant sur le vieux serpent qui se dpouille de sa vieille peau, et d'empcher que se reforment le centre et
la priphrie, le haut et le bas, le permis et l'interdit, le sacr et le
profane, avec toutes les squelles que ces divisions entranent, et notamment la servitude et l'exil. Dans ces tours et ces retours, se tenir
au plus prs des fondements : la production et la reproduction de la vie
et des hommes.
C'est pourquoi, enfin, si par la rvolution les uns prtendent accoucher la socit de ce dont elle est grosse, finir son histoire de manire consciente, les autres veulent engrosser la socit, commencer son
histoire de manire consciente, creuser leurs songes dans la matire
de son roc. Ainsi ces derniers, bien que prsents sur tous les champs
de bataille rvolutionnaires - en France, en Espagne, en Amrique latine 22 et partout ailleurs - sont absents au moment du triomphe. De
ces ouvriers de la premire heure, il en reste peu lorsqu'un coup d'arrt est donn la rvolution par les classes autrefois dangereuses
qui rompent avec les classes enrages et, tout leur idal et leur
besogne, ne voient pas le rayonnement des feux de joie devenir peu
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100
peu rougeoiement du feu des bchers. L'veil vient trop tard, quand
dj l'pope est captive dans la prose du monde, la coquille referme
sur le mouvement bris.
Il y a toujours plusieurs rvolutions en une seule, puisque plusieurs
la revendiquent et la font ; lamine, il en demeure une rvolution [84]
plusieurs, qui reste au pouvoir d'un seul. cette fin, dans un premier
temps, on l'immobilise ; dans un second, on carte des forces rvolutionnaires ; ensuite on dchire le pacte conclu dans le feu de l'action ;
puis on laisse s'agrger avec une rapidit surprenante de nouvelles
couches contre-rvolutionnaires et de nouvelles hirarchies extrieures ; en dernier lieu on renoue et se rconcilie avec les forces, les valeurs, l'orthodoxie d'avant : faisant rentrer dans son lit le flot du
peuple souverain, ruinant sa foi d'agitateur en foi de charbonnier qui
croit sur commande, troquant son alliance contre la charte des souverains du peuple.
Tel est le cercle que l'histoire d'Occident fait dcrire chaque
rvolution, prservant la coque de son mythe sans l'amande de sa vrit, aux peuples en ruption pour en fragmenter le destin et les administrer comme autant de volcans teints. Il explique que sa rptition
soit d'autant plus frquente, son retour d'autant plus assur et chaque fois d'autant plus violent. Bon gr mal gr, depuis un millnaire, la
rvolution est devenue dans les faits ce qu'on voulait viter qu'elle
soit : interminable.
Souvenir mauvais, elle hante le sommeil des nuits sans sommeil des
gardiens de la socit, seul sujet de la science historique et phnomne-soleil autour duquel tourne toute la pense politique. De quoi nous
informe, transposant peine et jouant sur les allgories, la grande
masse des crits consacrs l'origine de la socit humaine, au passage de l'tat de nature l'tat de socit , ou la souverainet ?
De quoi donc, si ce n'est des volutions ncessaires qui conduisent
l'ordre, du passage de l'tat de rvolution l'tat d'ordre, des raisons qui poussent le peuple rvolutionnaire se dessaisir du pouvoir
actif de se gouverner et de rvoquer les lois, pour ne conserver que le
pouvoir passif d'tre gouvern et d'invoquer les lois.
101
Mais si les statistiques taient meilleures que mon coup d'oeil intress, elles dcouvriraient quel point, dans ces crits, il est aussi
question des sectes et des mouvements htrodoxes, rivs leur ide
extrme du cours de l'histoire. Lorsqu'ils appellent aux retrouvailles
avec la nature, la scne primitive de la socit, leurs paroles ont un
accent d'innocence, leurs images voquent un temps pastoral et rvolu.
Le bon entendeur est vite dtromp. Elles veillent le souvenir mauvais
d'hommes unis pour se librer, les matires en fusion au coeur de ces
volcans teints sur lesquels la raison et les tats ont dcoup leurs
territoires, la conscience d'un retour possible de tout ce quoi on
avait voulu tourner dfinitivement le dos. Quoi d'tonnant si ces sectes et ces mouvements dclenchent et accompagnent les grands [85]
branlements des moeurs, des organisations politiques, des religions,
des philosophies et des sciences ?
Aprs leur passage, plus rien n'est immobile, rien ne reste comme
avant. Sous cet angle, malgr les apparences contraires, et le refus
d'admettre l'vidence, les coups ports, les processus mis en marche
sont directs et dcisifs.
Est-ce la bonne thorie ? Ai-je suivi une bonne piste ? Pour l'affirmer, il aurait fallu pouvoir mieux scruter l'histoire. Mais seuls des
fragments de celle-ci nous sont accessibles. L'histoire que nous racontent les historiens est celle de Can : sdentaire, regorgeant de
faits conomiques et dmographiques, de traits entre tats, de guerres menes par les classes dsireuses de s'amnager une demeure durable et de clore leur socit. Histoire verticale des conqutes, des
accumulations et de l'appropriation, o l'ordre des causes suprieures
et permanentes sert de modle et de juge, sinon d'alibi, aux effets,
ralits infrieures et secondes. Histoire sans cesse occupe geler
le devenir, enregistrer la faon dont les vnements disparaissent
derrire les structures et dont les structures se transforment les
unes dans les autres. Histoire, encore, qui se tient l'intrieur du systme, fidle ses hritiers et ses traditions, ses propritaires
successifs, et, o seuls les vainqueurs, les constructeurs de pyramides,
les habitants des sarcophages, parce qu'ils vont dans son sens, ont
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mes, lutte des sexes 23 ; la propension reproduire des groupes humains cloisonns et l'obligation de combattre ce cloisonnement, processus de domestication et d'ensauvagement. En un mot, c'est prendre
conscience de cette anti-histoire qui encadre et investit tout ce que
nous appelons l'histoire, tout comme l'antimatire encadre et investit
la matire. Les courants htrodoxes en sont les traces, l'expression,
les porte-parole, c'est travers eux que nous y accdons. cet gard,
les redcouvrir, c'est dcouvrir des vagues profondes venues de loin,
comprendre et ressusciter ce qui a t vigoureux ailleurs et autrefois,
comprendre et susciter ce qui se passe ici et aujourdhui.
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[89]
Texte 1.
Le monde en ou, le monde en et
Chapitre 4
Retour au naturalisme
Quels rapports entretenons-nous
avec le reste de l'univers ?
106
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centuer son originalit 25 , puisque le naturalisme consquent ou humanisme - le jugement est de Karl Marx, un de ses tenants - se distingue aussi bien de l'idalisme que du matrialisme et qu'il est en mme
temps leur vrit 26 .
Non, ce qui oppose les deux courants, ce sont les rapports qu'ils
conoivent entre la socit et la nature. Le culturalisme prend pour
principe et pour ralit la rupture entre la socit et la nature, rpte dans la sparation de l'homme et de la nature, de l'histoire et de
la nature, de l'esprit et de la matire, des sciences de l'homme et des
sciences de la nature. La socit (culture, esprit, etc.) se voit dote de
toutes les qualits, la nature ne conservant que les dfauts. Cette
dernire reprsente soit un fondement biologique invariable qui s'est
manifest ds l'origine (le fondement inn), soit une enveloppe matrielle uniforme (l'environnement, l'univers) qui se dvoile progressivement. Tout l'effort des hommes, et c'est pourquoi ils s'associent,
tend creuser et largir le foss qui les protge du monde naturel.
Ne pas pouvoir en sortir est un malheur, mais, force d'amliorer ins25
26
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L'unit des sciences ne signifie pas que les sciences sociales doivent suivre le
modle des sciences de la nature, mais qu'il faut refaire dans le contexte de
l'unit et de l'intriorit toutes les sciences qui se sont constitues dans le
contexte de la sparation de la nature et de la culture, de l'extriorit de
l'homme et de la nature.
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Le naturalisme ractif
et le naturalisme actif.
Retour la table des matires
110
fait de nous une des rgularits de cet univers sans influence sur son
cours. Nous prouvons cependant notre lien avec lui, nous savons y participer et y jouer un rle, quitte disparatre un jour, non pas pour
basculer dans le non-tre, mais pour nous mtamorphoser et prparer
la venue d'tres diffrents.
Le naturalisme est en pleine mutation. Dans le pass, ractif, il
s'tait conu comme la rplique du culturalisme. Il substituait terme
terme le signe plus au signe moins, proposait le monde l'envers vis-vis d'un monde l'endroit, contrecarrait, par l'attrait des origines, les
effets des fins, restant toujours circonscrit, toujours fascin par le
courant auquel il s'opposait. De l son respect pour l'organisme, pour
l'affect, pour le spontan. Remonter la pente, liminer les blessures
de la violence lgitime, exorciser le spectre du pch, de l'interdit,
reconqurir l'harmonie promise restaient ses aspirations permanentes.
Briser le carcan de la solitude, du monologue, reprendre le dialogue
avec le monde non humain, animal, en raffirmant la participation
l'univers familier, riche de cratures uniques et plein d'allis. Favoriser l'unit tous les niveaux, unit du corps, unit des compartiments
de la vie, unit des groupes auparavant diviss, unit de l'homme qui ne
doit plus tre un collage de parties isoles. En rsum, le retour la
nature tait le projet et la voie suivre.
Le naturalisme, tout en reprenant ce projet, devient prsent actif, soucieux de se donner des fondements propres, de dgager les
savoirs et les pratiques adquates, d'largir le champ de sa critique
radicale en la faisant porter sur l'ensemble nature et socit. Dans
son cadre, trois ides principales s'affirment :
(a)
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112
l'organisme individuel et collectif n'est nullement faire un pas en arrire. C'est reconnatre une erreur, inverser le sens d'une technologie
pour laquelle, jusqu' ce jour, l'organisme devait tre l'appendice et la
projection d'une machine.
Ensuite, rendre positif le rapport homme-nature. Qu'il s'agisse
d'une bche ou d'une charrette, d'une voiture ou d'un calcul, s'il y a
violence, destruction, si leur forme, leur action conduit ruiner notre
monde immdiat, notre communication avec les choses et les tres, la
[94] consquence est la mme : nous exclure d'une relation, obrer
l'change entre collectivit humaine et ensemble animal ou matriel.
La nature est considre comme un rservoir de matires premires
d'o l'agriculture et l'industrie, petites ou grandes, tirent leur nergie ; l'homme, dont le lieu est ailleurs, se donne seulement les moyens
ncessaires pour y puiser. Les sciences et les techniques, servant
l'exclusion, n'chappent plus ce rle de conqurantes, instruments
d'un matre qui possde l'univers.
Dans le sillage d'une reprise en main, d'une autre orientation, le
rapport positif de l'homme la nature pose d'emble qu'au lieu de se
demander si une connaissance est plus ou moins avance, on se
demande pourquoi elle est employe, comment elle entre dans le bilan
des changes avec le monde matriel. Avant tout, il s'agit de considrer l'homme comme une force de la nature, une force parmi les autres.
Son intrt bien compris lui conseille de resserrer les liens, de permettre aux autres forces de se renouveler, de se dvelopper, au lieu
de les puiser dans la recherche sans fin d'nergies exploiter et
d'espces dtruire, d'une abondance qui se transforme constamment
en raret ; de renoncer cette attitude prdatrice si fortement ancre en lui. Alors seulement sa fonction apparatra dans sa vrit, et la
signification de son faire, qu'il s'agisse de travail ou de savoir, se dvoilera. Son vritable rapport sera mis nu comme sa vritable plnitude : tre crateur dans la nature et tre crateur de sa nature.
113
114
La troisime ide renvoie une vidence : dans le rapport la nature, c'est la collectivit qui noue les liens et non pas l'individu. La socit appartient la nature et, par-del, produit le milieu naturel par un
travail d'invention constante. Elle est la fois partie de la nature et
cration de nature. Seul l'ensemble des hommes connat la nature,
[96] seul l'ensemble des humains vit l'humain (Goethe). Pourtant,
depuis le nolithique, avec l'apparition des villes et la constitution des
tats, la socit, tout comme la pense, s'est btie contre nature. Elle
a multipli les discriminations entre les hommes au nom d'une ncessit impose par la lutte contre le monde extrieur. Discriminations entre l'habitant des villes et celui des campagnes, entre producteurs et
consommateurs, entre experts et ignorants, entre citoyens et noncitoyens et ainsi de suite. Dans ce rseau de cloisonnements, non seulement chacun est dfini par la fonction qu'il exerce, la richesse qu'il
115
possde, le territoire qu'il occupe, le pouvoir dont il dispose et le savoir qu'il s'approprie, mais encore, grce au jeu des inclusions et des
exclusions, il se voit dclar vivant ou mort dans un secteur particulier
du systme social. Sujet anim pour ceux qui lui ressemblent, objet
inanim, instrument, pour tous ceux qui ne le reconnaissent pas. L'accroissement constant des discriminations, et par consquent des
condamnations mort rciproques, accentue les traits du tableau
d'une socit de morts-vivants.
Arguant de la ncessit de se protger contre les nergies souterraines incontrles, de lutter contre la nature interne et organique, la
socit a multipli les interdits. Sexualit, nourriture, pense, affectivit sont ainsi verrouilles dans un carcan de rituels, de valeurs hirarchises qui sont leurs sommets et leurs bas-fonds, leurs paradis
convoits et leurs enfers redouts. Par la voix doucereuse de la persuasion et l'autorit sche de la raison, on en vient accrditer l'ide
que l'interdit cre l'homme, comme la fonction cre l'organe. L'homme
n'existerait donc qu'en obissant ce qui l'empche d'exister, il ne
saurait tre homme sans avoir un policier dans la tte, un prtre dans
le coeur et un censeur sur la langue.
La division du travail, de son ct, cense rpondre aux besoins
techniques prcis de la production d'un surplus qui seul nous met
l'abri de la raret des ressources, spare individus et groupes par des
cloisons tanches pour toute leur vie et pour des gnrations. Mettant
d'abord droite les travailleurs intellectuels et gauche les travailleurs manuels, rduisant le corps des uns et la tte des autres, rptant cette opration des milliers de fois, elle les contracte de plus en
plus jusqu' ce qu'il ne reste que des atomes de tte et des atomes de
corps. Par sa permanence et ses symboles, cette division est devenue
la plus grande force de discrimination, qui enferme chacun pendant la
plus grande partie de sa vie veille dans l'tau d'une routine et d'une
profession. Elle a aussi valeur d'interdit puisque, par des sparations
dtailles, des mises en garde contre tout dpassement de comptences, elle dclare [97] illicites l'accs la totalit et la coopration
entre les hommes. Dans une organisation qui fonctionne selon l'axiome
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ne [100] pas s'aventurer assez loin, assez ct. Et s'il y avait une
autre voie ? Et si affronter et rsoudre des problmes c'tait justement faire des hypothses plus folles, en rompant avec ce qui existe,
en explorant des lignes directrices de nouveaux plans et de nouvelles
comtes, au lieu d'extrapoler ce qui existe en tirant des lignes droites
comme autant de plans sur la comte ?
En le suggrant, je risque de choquer les esprits qui opposent aux
ralits des mots peu peu vids de leur substance, comme, par
exemple, la ncessit historique, la croissance conomique, les impratifs de la socit industrielle, la raison scientifique, et bien d'autres.
Toutefois, le naturalisme, vous l'avez constat, n'est ni sans ncessit, ni sans croissance, ni sans impratif, quand vous regardez l'historique, l'conomique, l'industriel, le scientifique dans un horizon largi. Il
entre, en fait, dans le mouvement de bouleversement du monde.
Contre toute fascination, il cherche excentrer le systme social,
clater les notions de centre et de priphrie, ravaler les chelles
hirarchiques un rle secondaire. Il continue tre le mouvement
des grands rveils. Partant, donner libre cours sa vocation et sa
stratgie qui sont de penser et d'exprimenter des avant-systmes et
des avant-cultures, autres et originaux, l'aide de maquettes oprationnelles, de petit format, bien sr - maquettes de sciences, de communauts, de techniques, d'arts nouveaux - mais capables de susciter
des projets varis, de se rpandre et de s'amplifier partout, d'tendre notre vision, notre pratique, au lieu de les concentrer et de les
rtrcir. Des laboratoires, en somme, qui franchissent des limites, ouvrent le spectre des possibilits, rejetant la tentation du repliement
et de l'isolement. Faisant passer travers un univers programm les
fils chargs d'lectricit d'un multivers exprimental. Djouant les
dtours, transformant les chances lointaines, les idaux qui renaissent sans cesse de leurs cendres, en objectifs proches et accessibles.
prouver les ralits venir, lutter pour la nature, notre nature, changer de socit, faire une socit de vivants : la mme chose.
121
Pour conclure.
Retour la table des matires
Sur le fascisme on a beaucoup crit, peu pens. Il est vrai que les structures
du capitalisme ont jou dans son avnement. Non moins vrai que la tche lui a
t facilite. Dans la mesure o ces groupes sociaux, les classes enrages ,
sont rejets non seulement par le haut de l'chelle mais aussi par le bas, et o
les organisations politiques et autres des classes dangereuses s'en dsintressent ou ne tiennent pas compte de ce qu'ils reprsentent, de leur probl-
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[102]
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Venise 1973.
[107]
Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)
Deuxime texte
LE MARXISME ET
LA QUESTION NATURELLE
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[109]
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de naturel ? Selon les uns, aux origines, avant que notre labeur ait profondment mordu sur les processus spontans des rgnes anims ou
inanims. Selon les autres, la fin, lorsque l'intelligence et la science
seront devenues suffisamment vastes pour saisir la plupart des lois
matrielles et dvoiler la ralit ultime qui reprsente aussi le point
suprme de notre matrise de l'univers. Les cris de retour la nature ou de conqute de la nature traduisent chacun une de ces visions.
y regarder de plus prs, ces propositions, communment acceptes, clent d'innombrables paralogismes. Avant tout, il est impossible
de situer un tat normatif de nature l'aube de l'humanit, car nous
ne connaissons aucune parcelle du rel exempte d'intervention humaine, sans contact avec l'art ou la technique. Si l'on projette au contraire cet tat dans un avenir indfini, l'exprience vient dmentir l'espoir d'une nature dfinitive vers laquelle tout nous attire. Chaque fois
que l'on a cru atteindre le mystre dernier des choses et des tres, on
n'a treint qu'un mirage. La perspective tlologique a t, en l'occurrence, aussi peu fconde que dans la connaissance des phnomnes biologiques ou sociaux. De manire positive, nous ne pouvons envisager que
des tats de nature successifs, dont les transformations sont concomitantes de celles de nos rapports aux lments qui les composent.
Les artifices, comme les savoirs, concrtisent ces rapports et figurent
les mdiations entre leurs termes humains et non humains. Les diffrences d'avec les entits dites naturelles sont relatives, volutives.
Historiquement, la mtamorphose d'une totalit artificielle en totalit
naturelle est un processus constant. Trois sicles se sont couls
avant que le mouvement d'une horloge soit institu en tant que mouvement des plantes, et il a fallu presque autant de temps pour que
l'lectricit, jadis effet accidentel d l'homme, soit reconnue comme effet universel existant hors du cercle de notre action. Tout ce
que nous posons comme donn est aussi notre produit.
Ces vidences n'ont pas reu l'attention qu'elles mritent, parce
que l'on confond deux notions qu'il faut distinguer : celle de matire
et celle de nature. La matire signifie les divers corps, les diverses
128
puissances envisages de manire autonome : vgtaux, lments chimiques, forces nuclaires, forces biosociales, etc. La nature exprime
leur organisation, le systme qui rsulte de la combinaison varie de
ces principes matriels. Nous insistons sur la varit, notamment dans
le temps, de ces combinaisons, et sur celle des facteurs qui y participent. [111] On a l'habitude d'exclure l'humanit de cette organisation.
Or il n'est d'autre motif cette exclusion que mtaphysique. Une
puissance matrielle est un pur nant, un non-tre, si elle ne s'articule
pas avec les facults humaines, et ces facults se constituent uniquement eu gard une telle puissance. Plusieurs ordres naturels sont
possibles dans l'univers : le ntre nous pose un ple et pose les forces matrielles l'autre ple. Un ordre qui ne rsulte pas de l'activit
humaine est, pour nous, aussi chimrique qu'une technique qui n'aurait
pas de fondement substantiel indpendant de cette activit. L'homme
joint la matire, voil la dfinition concrte, vritable, de notre nature.
L'histoire humaine de celle-ci s'en dduit immdiatement. Nous la
percevons de manire scinde : volution de l'intelligence, des habilets, des sciences, d'un ct ; accumulation d'nergies, de matriaux,
de l'autre. Cependant on ne peut nier une interdpendance rigoureuse,
ni manquer d'observer l'imbrication de ces deux mouvements apparents. L'homme a repris son compte l'histoire autonome des forces
matrielles et l'a prolonge au-del des limites reconnues en inventant, pour ainsi dire, des espces physiques et biologiques. Rciproquement, les proprits qui sont les siennes, il les a produites travers ce processus de travail qui est aussi un mode de connatre ; elles
se sont inscrites dans ces forces matrielles qui ont assimil l'histoire
humaine. La succession des tats de nature : tat organique, tat mcanique, etc., des combinaisons de pouvoirs humains et non humains,
est la preuve empirique de cette assertion. Renonant l'ide de
l'animal humain et de la nature non humaine pure matrialit, et reconnaissant le fait, indniable, que l'homme social, biologique, tre de nature, est un tre de nature humaine, qui n'est donc ni un produit passif
ni un matre de l'extrieur mais le crateur entreprenant de soi et de
129
son milieu, j'ai tir deux consquences. La premire est que nous ne
sommes intresss que par la nature nature, dont nous sommes partie
et sujet. La seconde vise l'existence d'une histoire humaine de la nature, autonome, et que nous pouvons connatre puisque nous l'avons,
dans une large mesure, faite.
Une fois ces notions admises, on soulve, bien entendu, le problme
de l'activit spcifique grce laquelle la socit humaine institue son
ordre naturel et met en mouvement son histoire. D'emble on se trouve dans l'obligation de diffrencier la production des objets de la production (cration) du travail ou des savoir-faire. La premire transforme les matriaux existants afin de satisfaire les besoins et de
pourvoir divers usages. La seconde se propose d'obtenir des qualits
physiques et intellectuelles, d'tablir les changes avec le monde anim [112] ou inanim dont ces qualits dpendent. L'invention et la reproduction du travail, des facults de l'espce, sont ses processus
spcifiques. Par leur truchement sont engendrs d'une part les ressources et d'autre part les liens interhumains destins assurer la
communication avec et dans l'univers matriel. La production des objets et la production du travail, des savoir-faire, sont des phnomnes
autonomes, irrductibles l'un l'autre.
La proposition essentielle est la suivante : nous difions notre nature non par le fait de travailler mais par le fait de crer du travail. En
d'autres termes, nous nous affirmons sujets de cette nature en employant les habilets engendrer de nouvelles habilets, et non pas en
les appliquant simplement aux oprations que la ncessit nous impose.
Les rsultats de cette cration - savoirs, facults, sciences, arts, etc.
- sont inappropriables socialement, conomiquement. Suivant la formule consacre, il s'agit de dons gratuits de la nature , au mme titre
que l'eau, l'air, la terre, etc. Les relations entre les hommes et avec la
matire, sur ce plan, forment des relations naturelles. Elles ne se
confondent pas avec les relations sociales, conomiques, qui s'tablissent autour de la production et de la consommation. La nature humaine
englobe tout ce qui a trait la gense des talents et des ressources, la
socit humaine se manifeste travers les lois de la proprit, la dis-
130
131
tion, sont spcifiques. L'artisan a pour principale proccupation le modelage des sens, du corps humain, la transmission des savoirs d'un individu ainsi form la force et la facult de travail d'un autre individu. L'ingnieur accorde la priorit l'invention, la transcription des
savoirs organiquement fixs en mouvements, chocs et proportions de
poids. Les facults que chacun de ces groupes crent, et que parfois
une couche savante restructure, s'organisent en systmes de disciplines : arts, philosophies, sciences, techniques. Ces systmes sont les
matriaux vritables, tangibles, de la nature et de son histoire. On
observe une concordance entre certains systmes de disciplines et un
tat de nature : l'art, la philosophie naturelle grecs et la nature organique ; la technique, la philosophie mcanique et la nature mcanique ;
la science, la science applique et ce que j'ai propos d'appeler la nature cyberntique. la lumire de ces hypothses, l'apparition et la
succession des natures humaines s'accompagnent de l'apparition successive des arts, des philosophies, des sciences, ainsi que des groupements humains qui s'y consacrent, et de la transformation des uns
dans les autres. Dans l'ouvrage dont j'ai fait mention, j'ai propos une
thorie, un principe gnral de cette transformation et des concepts
qui en rendent un compte rigoureux. Il est inutile de les rcapituler ici.
En change, il est indispensable de tenir pour tabli que :
132
133
dans cette perspective 32 quelques arguments en faveur d'une nouvelle science, la technologie politique, susceptible d'obvier cet inconvnient, de suppler au manque. La cration de cette discipline aurait
pour effet de systmatiser toute une srie de recherches actuelles
qui convergent vers l'analyse des changes naturels, [115] celle des
rapports entre ceux-ci et la socit, la structure des forces productives rvle au cours de la rvolution scientifique et technique. Elle
redonnerait aussi, certainement, un plus grand lustre l'histoire des
sciences, des techniques, des arts, traite actuellement de manire
accidentelle, en marge de l'histoire du discours philosophique ou de la
civilisation.
Ces vues thoriques trouvent un certain cho dans le matrialisme
historique et clairent, je crois, une srie de tches qu'il s'est fixes
sans les achever. Ne pouvant gure tre la fois juge et partie, je ne
prtends pas au titre de marxiste. Si les conceptions avances sont
objectives, si elles ont une valeur heuristique, leur accord avec la
science marxiste serait une consquence normale sans que l'on doive
recourir immdiatement leur tiquetage, leur classement dans une
catgorie positive ou ngative du savoir. Mes intrts sont plus troitement dlimits par notre situation historique concrte, et le degr
de comprhension auquel j'ai abouti est le seul critre de dcision
ayant validit et fcondit, me semble-t-il. L'adquation pure et simple une doctrine est le souci de ceux qui attendent le crpuscule
pour penser et dorment le jour pour refaire leurs forces, qui, saisissant uniquement les reflets, les derniers rayons du soleil, s'imaginent
que leur penser est un faire, alors que c'est le faire qui est un penser
pour ceux qui s'veillent avec le jour et l'escortent. Je ne suis donc
pas tent par une dmonstration d'orthodoxie et je n'essaierai pas de
suggrer, dans les pages qui suivent, une interprtation particulire du
matrialisme historique. Le Capital n'est pas Hellzapoppin et chacun,
tant son propre guide, peut, en le lisant, y recueillir l'essentiel.
32
134
[117]
Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle
Chapitre 1
Karl Marx : ceux qui l'ont lu
et ceux qui ne l'ont pas lu *.
1) Les mots-papier et les mots-vie.
l'encontre de ce que l'on pourrait supposer, ce titre est inspir par celui du
clbre ouvrage de Pierre DUHEM, tudes sur Lonard de Vinci : ceux qu'il a
lus et ceux qui l'ont lu, et non point par certains travaux plus rcents.
135
se laissent recouvrir par les ides qui sont disponibles dans l'instant.
Nous devons donc les prendre comme telles, au lieu de nous servir d'un
prtexte douteux pour les rcuser.
Les crits de jeunesse de Marx existent, leur importance est capitale. C'est dans ces crits que sa rflexion concernant notre rapport
la nature se prsente de la faon la plus directe. Les rudits l'ont
maintes fois not : ces crits reprsentent un rapprochement lucide
de Feuerbach, un loignement polmique de Hegel. Pour tre bref, je
dirai qu'ils sont dans la mouvance du naturalisme. En effet, pour les
jeunes philosophes allemands, le contact avec la pense de Feuerbach
fut un choc et une rvlation : le choc que produit la lumire lorsqu'elle [118] envahit une pice obscure et confine, la rvlation d'une autre manire de respirer l'air du monde. L'enthousiasme fut gnral,
crit Engels qui s'en souvient encore quarante ans aprs, nous fmes
tous momentanment des feuerbachiens 33 .
Qu'apporte-t-il, sinon d'abord une fringale de concret, une dfense et illustration de l'homme en tant qu'tre physique et non point mtaphysique, un tre dont les sens sont riches de la richesse de l'univers et dominent la raison, une saine rbellion contre le rituel philosophique, religieux et scientifique, une recherche de communication directe, intime avec tout ce qui l'entoure ? Il n'y a pas d'un ct l'homme et de l'autre la philosophie ; la philosophie, du moins la nouvelle, est
l'homme mme qui pense, l'homme qui est et sait qu'il est l'essence
de soi de la nature . Il n'y a pas d'un ct le sujet, de l'autre ct
l'objet ; l'objet trouve son unit dans et par le sujet, qui de ce fait
est un sujet actif, donc dou de la facult de sentir et de penser, de
se laisser pntrer par les stimulations qui lui viennent du dehors et
de projeter au-dehors les visions, le savoir qu'il a labors en dedans.
Il n'y a pas d'un ct l'homme et de l'autre ct les tres transcendants, Dieu, l'Ide, etc. : les tres transcendants sont ses produits et
33
136
34
K. MARX : Les Manuscrits de 1844, Paris, 1962, p. 3. [Livre disponible dans Les
Classiques des sciences sociales, JMT.]
137
[119]
2) La pense manuelle
et la pense frontale
Retour la table des matires
138
35
Idem, p. 147.
36
Idem, p. 64.
139
120
l'mancipation totale de tous les sens et de toutes les qualits humaines ; mais elle est cette mancipation prcisment parce que ces
sens et ces qualits sont devenus humains, tant subjectivement qu'objectivement. L'oeil est devenu l'oeil humain de la mme faon que son
37
Idem, p. 42.
140
Idem, p. 92.
141
l'un par l'autre. Le fait de les poser ou de les abstraire de cette activit grce laquelle ils se constituent n'est qu'un des avatars de
l'alination, d'une conscience de soi idale dont le pendant est une
chosit inerte. Mais quand l'homme rel, en chair et en os, camp
sur la terre solide et bien ronde, l'homme qui aspire et expire toutes
[122] les forces de la nature, pose ses forces essentielles objectives
relles par son alination comme objets trangers, ce n'est pas le fait
de poser qui est sujet ; c'est la subjectivit des forces essentielles
objectives, dont l'action doit tre galement objective. L'tre objectif agit d'une manire objective et il n'agirait pas objectivement si
l'objectivit n'tait pas incluse dans la dtermination de son essence.
Il ne cre, il ne pose que des objets, parce qu'il est pos lui-mme par
des objets, parce qu' l'origine il est Nature. Donc dans l'acte de poser, il ne tombe pas de son activit pure dans une cration d'objet,
mais son produit objectif ne fait que confirmer son activit objective,
son activit d'tre objectif naturel 39 .
Et de continuer par une dclaration qui porte trs loin : Nous
voyons ici que le naturalisme consquent, ou humanisme, se distingue
aussi bien de l'idalisme que du matrialisme et qu'il est en mme
temps la vrit qui les unit. Nous voyons en mme temps que seul le
naturalisme est capable de comprendre l'acte de l'histoire universelle 40 . moins de mal dchiffrer la phrase que l'on vient de lire ou
de croire une rdaction htive, elle signifie une conversion radicale,
et d'abord de la manire de penser, de la conception de l'histoire, du
sens et de la place accorder au matrialisme et l'idalisme. Certes,
il n'est pas ngligeable de considrer que la matire ou l'tre existent
ou non de manire indpendante, en dehors de l'esprit ou de la pense.
Mais s'en tenir cette indpendance ou cette extriorit, la seule
diffrence rside dans le poids accord chacun des termes, le reste
demeurant identique : le matrialisme n'est alors qu'un idalisme retourn. Ds qu'on les envisage - matire et esprit, sujet et objet -
39
Idem, p. 136.
40
Ibidem.
142
3) La chasse au Marx.
Retour la table des matires
Depuis leur dcouverte, leur retour dans notre mmoire, ils n'ont
cess d'intriguer, de gner, comme s'ils contenaient quelque chose
[123] d'incongru et de scandaleux. Ils n'ont pas fini de faire parler
d'eux. Aprs le temps des mites, celui des fourmis ; aprs l'abandon
et l'oubli sont venus les interprtes soucieux de les rtablir dans la
continuit de la pense marxiste, de fixer leur rle dans l'volution de
cette pense. Deux coles se sont dpches, ce travail, de passer
ct du principal. D'une part l'cole humaniste, rebelle la forme systmatique des travaux de la maturit de Marx, choque par la froideur
de son analyse conomique du capitalisme, par l'expos dcharn de la
lutte des classes en tant que moteur de l'histoire, par l'allure scientifique de l'appareil dmonstratif qui les charpente. Dans le style et les
penses chaudes du manuscrit, elle aperut un antidote, retrouva la
chair qui manquait aux concepts, la couleur absente des descriptions
de l'change conomique entre les hommes, la dimension humaine de
l'exploitation, de l'impuissance, de la dpendance souffrantes et sans
recours dans cette socit qui cultive l'exploitation, l'impuissance et
la dpendance de ses membres. La protestation contre la condition
faite la classe ouvrire y est encore proche de l'exprience vcue,
d'un genre d'exprience qui est celle d'un trs grand nombre d'hom-
143
144
145
La deuxime cole comprend qu'il y a dans ces textes ardus, discontinus, rptitifs, et justement cause de cela, quelque chose d'essentiel et de durable dans la formation de la pense marxiste. Sinon,
elle ne se serait pas dpche de les mettre en quarantaine, au nom de
la science. Il y avait pril en la demeure, tant donn que s'y trouvent
146
naturalisme et n'hsite pas le proclamer identique l'humanisme 41 . La racine une fois coupe, et on vient de voir de laquelle il
s'agit, le matrialisme dialectique le plus authentique devient respectable dans le monde du discours, obissant ses critres de cohrence, qui dictent ce qu'est le savoir et comment savoir, il [126] prend ses
tics de langage et se prpare des mariages heureux. Comme un quelconque des discours de ce monde.
Mang la sauce humaniste ou la sauce scientiste, le naturalisme
- avec sa signification exacte et sa porte vritable - a disparu de notre horizon, quand nous considrons la formation et l'ampleur prcises
des ides marxistes. Mais il en va des ides comme des hommes. Du
vivant des grands rvolutionnaires, crivait Lnine, les classes d'oppresseurs les rcompensent par d'incessantes perscutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus
farouche, par les campagnes les plus forcenes de mensonges et de
calomnies. Aprs leur mort, on essaie d'en faire des icnes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine aurole afin de consoler les classes opprimes et de les mystifier.
41
147
[127]
Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle
Chapitre 2
Nature conomique
et nature historique
1) L'art et l'industrie dans la nature.
148
42
C'est l'effort pour matriser le chaos de la ralit qui dtermine non seulement l'histoire de l'humanit mais galement l'histoire de la nature en tant
qu'objet des besoins humains, et c'est seulement sous cette forme que nous
sommes en mesure de la comprendre. L. KOLAKOWSKI : Traktat ber die
Ster-blichkeit der Vernunft, Munich, 1967, p. 55.
149
son double, puisque aucune d'elles n'est terme, moment ou rapport vis-vis de l'autre.
videmment, l'encontre de ses prdcesseurs en philosophie, Karl
Marx ne regarde pas l'homme sous l'espce d'une entit vague. Plus
prs d'eux en socialisme et en politique, ayant trs tt rejet l'ide
d'un sujet transcendantal et d'une ralit transcendantale, il ne se
contente pas d'une ngation aboutissant dans son temps l'individualisme de Stirner et plus tard la mort de l'homme de Nietzsche.
Son rejet dbouche sur la dcouverte du sujet historique et de la ralit historique, dfinis par le travail qui est, pour lui, la fois une activit pratique et intellectuelle, une catgorie fondatrice et pistmologique, une manire d'agir et de saisir le monde. Dans ses manifestations particulires, il dcle les processus expressifs et gnrateurs
de nos tats naturels : L'industrie est le rapport historique rel de
la nature, et, par suite, des sciences naturelles de l'homme ; si elle est
donc comprise comme rvlation exotrique des forces de l'tre humain, l'tre humain de la nature ou l'tre naturel de l'homme est galement compris, les sciences naturelles perdent donc leur tendance
matrielle abstraite ou leur tendance idaliste et deviennent base de
la science humaine comme elles sont actuellement dj devenues quoique sous une forme aline - la base de la vie humaine relle... La
nature qui nat dans l'histoire humaine - dans l'acte gnrateur de la
socit humaine - est la nature relle de l'homme, donc la nature telle
qu'elle devient - bien que sous une forme aline - par l'industrie, la
vraie nature anthropologique 43 .
Je n'ai aucune raison de forcer le texte ou les textes. On reconnat [129] sans difficult que, pour leur auteur, l'ordre naturel s'institue de concert avec l'ordre humain, que celui-l se btit travers
l'change avec celui-ci. Il est aussi un de ses termes. C'est un point de
vue que Marx a exprim si souvent qu'on ne saurait lui disputer, sans
arbitraire, l'intuition de base. savoir, de relier l'histoire des hommes une histoire plus gnrale de la nature, histoire gnrale qui in43
150
2) Une inconnue :
les forces productives.
Retour la table des matires
La place rserve au travail comme savoir et production du travailleur, l'intrt pour le savoir comme travail du et sur le monde matriel, donnent immdiatement un relief particulier au lien qui unit la socit la nature. La solution marxiste n'est pas, on s'en doute, la solution commune, la rupture qui renvoie chacun des termes sa sphre
respective. Antonio Gramsci semble le sous-entendre lorsqu'il crit :
La question de l'objectivit de la connaissance selon la philosophie
de la praxis peut tre labore en partant de la proposition... que les
44
K. MARX : Manuscrits, op. cit., p. 95. [Livre disponible dans Les Classiques des
sciences sociales, JMT.]
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46
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48
153
ct du travail et du capital, les forces productives sont le troisime facteur originel de la production. Ces forces jouent un rle analogue celui de la nature, de son concept, dans l'conomie politique
classique et contemporaine. Celle-ci numre trois agents du processus
productif. Les deux premiers, le travail et le capital, correspondent
des relations sociales, incarnent des groupes concrets : la classe des
travailleurs, l'effort dpens pour produire, d'une part ; la classe des
capitalistes, la direction et l'appropriation des moyens de production,
d'autre part. Le troisime, la nature, symbolise le donn universel, la
somme des ressources : terre, lectricit, lments chimiques, etc.
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richesse, la culture, etc. La situation change ds qu'il s'agit d'expliquer le mouvement historique et que l'on peroit, travers les ressources, les besoins, le travail, les produits de ce mouvement. Le soubassement matriel - la nature au sens dfini auparavant - indiffrent,
contingent, empirique, se convertit en force active, propre inflchir
l'volution des rapports sociaux et des institutions qui les composent.
L'aspect ncessaire, essentiel, des liens avec lui, provient de la reconnaissance du pouvoir qui est le sien d'agir sur les formations socioconomiques, pouvoir sans lequel on ne pourrait comprendre ni leur mtamorphose, ni leur progression : On pourrait les ignorer (les dons de
la nature), remarque Alfred Marshall 59 , sans grand dommage, s'ils
taient toujours les mmes pour tout le monde, mais en fait ils varient
beaucoup d'un lieu l'autre. La plupart d'entre eux sont les lments
de la richesse collective que l'on omet souvent lorsqu'on calcule la richesse individuelle, mais qui deviennent importants lorsqu'on compare
diffrentes parties du monde civilis, plus importants encore lorsque
nous comparons notre poque celles qui l'ont prcde. Ces richesses collectives , si ncessaires pour graduer le dveloppement de
la civilisation, distinguer les collectivits, sont, bien entendu, les savoirs et les ressources matrielles. Elle dnotent les diffrences entre les socits et sont une condition indispensable de la comparaison,
comme elles interviennent obligatoirement pour produire les diffrences relles.
[137] On observe quel est le mouvement de la pense. L'conomie
dlimite la ralit naturelle par une diffrence spcifique : l'abondance des lments et leur perdurabilit. Rendue extrieure, abandonne
l'indiffrence, apparaissant en tant que pure contrainte, cette ralit conserve avec la socit des relations purement contingentes, la
structure de l'une n'ayant aucune correspondance possible, des paramtres quantitatifs prs, avec la structure de l'autre. Le matrialisme historique, en revanche, conoit le dveloppement social dans le
prolongement du dveloppement naturel. Il est normal qu'il accepte les
59
162
diffrences dcrites par les conomistes puisqu'elles expriment clairement le domaine de ce qui est l'objet d'appropriation et le domaine
de ce qui ne l'est pas. Toutefois, dans la mesure o il se proccupe
d'histoire, de devenir, il absorbe la nature des conomistes dans la
substance et les fonctions thoriques des forces productives, qui supposent un rapport ncessaire de la socit sa base matrielle, une
relation rciproque o chacun des ples est tour tour agissant et agi.
Mais le chemin n'a pas t parcouru en entier. En effet, si le processus conomique fait apparatre les forces productives, naturelles, les
forces productives s'y rfrant font apparatre la nature productive,
historique, en soulevant la question de son contenu, des lois propres
son volution qui la transforment en homme. Le retour une nature
more historico et non plus more economico est une consquence aperue d'abord par Antonio Gramsci, qui a not aussi l'opportunit d'une
extension de la thorie marxiste dans cette direction : L'ensemble
des proprits de chaque type de matriel a-t-il jamais t le mme ?
L'histoire des sciences et techniques dmontre que non. Combien de
temps ne fallut-il pas pour qu'on se soucit de la force mcanique de la
vapeur ? Et peut-on dire que cette force existait avant d'tre utilise
par les machines humaines ? Alors en quel sens et jusqu' quel point
n'est-il pas vrai que la nature ne donne pas lieu des dcouvertes, ni
des inventions de forces prexistantes de la matire, mais seulement
des crations qui sont troitement lies aux intrts de la socit, au dveloppement et aux ncessits ultrieures du dveloppement
des forces productives ? Et le concept idaliste selon lequel la nature
n'est rien d'autre que la catgorie conomique ne pourrait-il pas, une
fois pur de ses superstructures spculatives, tre rduit en termes
de philosophie de la praxis (le marxisme) et dmontr comme historiquement li cette dernire et son dveloppement ? 60
J'imagine qu'Antonio Gramsci est arriv cette conclusion quant
au rapport entre la philosophie de la praxis et le concept de nature
[138] qui ne se rduirait pas une catgorie conomique en partant
60
163
des vnements scientifiques et techniques qui ont marqu puissamment les premires dcennies du XXe sicle. S'y ajoutaient les perspectives d'dification de la premire socit socialiste. Se donner les
fondements matriels, concevoir scientifiquement leurs prolongements
sur le plan des institutions sociales, demandait quelque chose de plus
que la comprhension du pass. Critiquer l'ancien et btir le nouveau,
bien que lis, sont nanmoins des tches compltement diffrentes. La
connaissance des forces productives, de l'action des hommes dans le
monde objectif, qui avait suffi un moment est devenue insuffisante
un autre.
4) La socit
et son fondement naturel.
Retour la table des matires
164
ses pratiques, avec ses fonctions de puissance matrielle. Il est le pre, de mme que :
La terre, la mre de la nature, est sa tombe
Et son cercueil est aussi sa matrice profonde 61 .
En mme temps, il est ncessaire de saisir les pratiques humaines et la puissance qu'elles contribuent constituer - de faon plus stricte, puisqu'elles s'articulent avec la production d'un systme social et
ne se rduisent pas une conqute de la nature allusive et ambigu. Du reste, de manire concrte et non mtaphysique, les [139]
changes avec la matire se situent au sein des industries, des arts et
des sciences, comme en autant de lieux de rencontre tangibles des lois
propres aux agents naturels. L'univers matriel est de la sorte rpt
des millions d'exemplaires, reproduit sur toutes ses facettes, cristallis en oeuvres de tout ordre. Celles-ci rpondent aux besoins organiques et spirituels des collectivits humaines : conjointement elles
sont des incarnations du travail destin donner une forme aux substances et aux phnomnes auxquels il s'applique.
Mais la forme acquiert une existence, paralllement aux principes
matriels qu'elle enveloppe, au moment o le travail lui-mme devient
l'objet de notre action. Si matrise de la nature il y a, c'est l
qu'elle se situe. La cration du travail est le processus par lequel les
hommes se donnent leur assiette matrielle et se forgent, en liaison
avec celle-ci, dans un ensemble qui les embrasse. La matire, en
conjonction avec laquelle le travail est cr, n'est pas une table rase,
chaos indiffrent et indiffrenci. Au contraire elle est dj ordonne et doublement ordonne. D'abord par ses lois intrinsques, rsultat d'une interaction entre les forces objectives elles-mmes. Ainsi
les lois des tres vivants proviennent des lois physico-chimiques dont
elles constituent une version entirement originale. Ensuite, les rgles
de l'action humaine imposent aux pouvoirs matriels une conformation
qui les prpare d'autres actions ou les rend capables de les effec-
61
165
166
d'organisation de l'homme, la plus importante des forces de production . Les rapports de production dsignent le mode d'appropriation des produits du travail humain, les modes de pense, la Weltanschauung qui constitue l'atmosphre gnrale de la socit une poque donne 62 , ou encore : L'tat des forces productives dtermin indique les rapports existant dans la production entre les hommes
et le monde extrieur d'autre part 63 .
Les forces et les rapports de production comprennent presque les
mmes termes - puissances matrielles et hommes - cela prs que
ces derniers incluent les liens de proprit, une dtermination diffrente des collectivits, de leurs dimensions politico-idologiques.
Quant aux premires, elles ont, en rsum, un contenu analogue celui
de la nature dans la conception que j'ai esquisse et dans les crits de
Karl Marx ou d'Antonio Gramsci. Loin d'tre une assise abstraite et
contingente de la richesse, des principes qui rgissent l'volution sociale, un fondement totalement extrieur, le milieu naturel est apprhend par son contenu la fois subjectif et objectif, soud et plein de
nos capacits, comme ayant une action essentielle dans l'tablissement
de l'ordre social, historique. Si ce versant du matrialisme historique
est demeur du ressort d'une spculation secrte 64 de son fondateur, c'est que, la seule exception d'A. Gramsci, on a accord peu
d'attention la signification vritable et la ralit que les forces de
production dnotent. Pourtant cette spculation semble avoir t trs
pousse, et nous rencontrons un peu partout dans l'oeuvre de Marx
des remarques qui sont autant de balises jalonnant le trac d'une rflexion qui court dans les profondeurs. Une de ces remarques recoupe
un constat que [141] nous avons fait : la particularit du social clate
propos des produits et de la distribution des richesses, la particularit
62
63
64
P. BARAN, E. HOBSBAWN : Un manifeste non communiste , les Temps Modernes, juin 1962, p. 192.
E. MOSSE : Marx et le problme de la croissance dans une conomie capitaliste, Paris, 1956, p. 4
A. SCHMIDT : Der Begriff der Natur in der Lehre von Marx, Frankfurt a.
Main, 1962, p. 65.
167
65
168
169
approprie au dsir qui les sous-tend ? La mcanique quantique, l'invention des proprits radioactives des forces nuclaires ont donn
naissance l'apptit gnral pour la bombe atomique. L'lectricit a
engendr son industrie, et non pas vice versa. Il ne fait pas de doute
qu'on pourrait numrer beaucoup d'exemples qui dmontrent les rpercussions des savoirs, de la quantit et de la qualit des puissances
matrielles auxquelles ils sont associs, sur les traits principaux de
nos socits. Nanmoins, ces forces productives 66 , l'ordre naturel
considr en rapport avec l'ordre social, ne se confondent pas avec les
systmes d'conomie, de pouvoir qui s'difient sur elles. Si le capitalisme s'est dvelopp en multipliant les techniques mcaniques fondes
sur le choc, l'inertie, le calcul infinitsimal, son caractre marchand,
sa loi de la valeur, ne doivent rien ces techniques ou au calcul. La socit capitaliste a certainement chang avec la grande industrie mcanique, [143] mais on ne saurait dduire ses attributs essentiels de
ceux de l'industrie. La thorie marxiste de l'histoire suppose cette
spcificit qui s'exprime par l'intermdiaire de la distinction entre
rapports et forces de production : Dialectique des concepts de force productive (moyens de production), crit Karl Marx 67 , et rapports
de production, dialectique dont les limites sont dterminer et qui ne
supprime pas leur diffrence relle.
Elle ne supprime pas la ralit, je dirais plutt qu'elle met en vidence le rle jou simultanment par l'homme, la fois crateur de
savoir, de ses ressources, et agent de la production, de l'change et
de la rpartition des richesses. La diffrence relle qui oppose les
forces et les rapports de production a pour cause non seulement leur
composition, leur finalit, mais aussi leurs modalits d'volution : Le
conflit entre les forces et les rapports de production, parfois latent,
parfois aigu, est d une diffrence des lois du mouvement , des
66
67
... les forces de production se dveloppent invitablement, suivant les lois qui
leur sont propres . J. BABY : Principes fondamentaux d'conomie politique,
Paris, 1949, p. 20.
K. MARX : Contribution la critique de l'conomie politique, Paris, 1957, p.173.
[Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
170
forces et des rapports de production 68 . La consquence la plus directe de cet cart est l'existence d'une double histoire, de l'histoire
des socits humaines et de l'histoire humaine de la nature (ou des
forces productives). Celle-ci comprend l'homme social dont l'activit
se reflte dans le dveloppement du monde o il est prsent et se retrouve sous une autre forme. Le rapport sa nature - non pas la nature - n'est pas d'extriorit ; il indique les deux manires d'tre de
notre espce et de la matire. L'cart entre nature et socit se rvle dans les relations qui les dfinissent, et non pas dans les termes
que l'une ou l'autre comprennent. L o l'on n'a vu que des lments
distincts, il faut relever des constellations diffrentes d'lments
analogues. la lumire de ces considrations, s'il y a une histoire des
systmes sociaux, cette histoire, sans tre exclusivement conditionne par les processus naturels, dcoule nanmoins de leur transformation. Le rythme, le degr de progression, l'tendue de ces transformations - les mdiations tant tablir empiriquement dans chaque cas se rpercutent du plan des processus mentionns, des forces productives qui leur correspondent, au plan des rapports de production. Nous
pouvons en dduire que l'histoire sociale est un aspect de l'histoire
des forces productives, qu'elle la prolonge, ou, ce qui revient au mme,
qu'elle est une partie relle de l'histoire humaine de la nature 69 .
coup sr, faute d'une telle histoire, il n'y a pas d'explication scientifique de l'histoire de la socit humaine. Cette vrit a toujours t
approche de biais : Quel que soit l'aspect sous lequel on examine les
formes marchande et non marchande de l'conomie, crit un conomiste marxiste 70 , c'est l'volution en [144] quelque sorte naturelle des
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71
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173
une forme dissimule, imprcise, de figure prsente mais invisible, indique mais non nomme. Une fois l'ide d'autonomie et la diffrence relle acceptes, ces collectivits d'hommes de mtier ou de
science peuvent tre envisages travers leur fonction historique qui,
pour avoir une enveloppe sociale, n'en est pas moins remarquable et
spcifique.
Le second exemple est tout aussi frappant. On s'accorde confrer aux forces productives, au soubassement matriel, une loi de
mouvement . La loi de mouvement des rapports de production est
documente, fait l'objet de dmonstrations varies ; elle a trait la
lutte des classes, la modification structurelle de la socit comme
effet de la contradiction entre rapports et forces de production. Il
est intressant de voir comment sont nonces les lois de ces dernires, lorsqu'elles le sont. On insiste ce propos sur une tendance
l'accumulation, la mobilit et une continuit d'volution qui fait
dfaut aux rapports de production. Tandis que ces rapports sont soumis des [146] pressions contradictoires qui les entravent, les rendent rigides, les forces productives qui synthtisent nos ressources et
nos habilets, en change, se mtamorphosent sans discontinuer au
cours de leur application, ne rencontrant pas d'obstacles internes
puissants propres les figer et les immobiliser. Du moins on le suppose et on le soutient, car les tenants de cette description ne font que
justifier une conception quantitative du dveloppement de ces forces.
En effet, si le seul processus historique qu'ils imaginent est l'addition
cumulative de substances, d'nergies, ce moment-l ils se rabattent
sur l'vidence des indices qui mesurent l'accroissement, ininterrompu,
de la productivit du travail, du volume des matires premires, etc.
Peut-on dire qu'il s'agit de lois au sens strict, thorique du terme ?
Soutient-on qu'une des lois fondamentales de la socit est l'amlioration du niveau ou l'augmentation de la richesse par tte d'individu,
parce que le niveau de vie d'un habitant de la Rome antique ou sa richesse taient plus levs que ceux d'un habitant des cavernes, et
moindres que ceux d'un habitant - moyen, bien sr - de New York ?
Juge-t-on que la multiplication des espces est une loi de l'volution ?
174
Pourquoi alors l'accumulation des ressources, leur augmentation rgulire ou l'conomie du temps de travail exprimeraient-elles des lois
de mouvement des forces productives ? Karl Marx, pour revenir
lui, a constat par exemple une progression du surplus social : il n'a pas
soutenu qu'il s'agit l d'un principe profond de l'histoire, mais il a recherch ce principe dans les processus d'appropriation de ce surplus
qui, simultanment, le produisent. De la mme faon, les mcanismes
d'accumulation quantitative des ressources de tout ordre masquent
des changements qualitatifs importants. Ainsi la productivit ou la
consommation productive en nergie, instruments de travail, d'un travailleur d'aujourd'hui, n'est pas seulement suprieure la productivit, la consommation productive en nergie d'un travailleur de la Renaissance ou de l'Antiquit : elle manifeste aussi l'insertion dans un
univers matriel, un savoir-faire diffrent de l'univers matriel ou du
savoir-faire prdominant de la Renaissance ou de l'Antiquit. Des
transformations qualitatives radicales ont eu lieu, des disciplines naturelles d'un type nouveau sont nes, et des groupes d'hommes ayant
des facults particulires ont surgi, aux divers moments historiques,
pour aboutir cet effet qui semble se traduire par une distance chiffrable, lisible sur une chelle continue. En mme temps, on a tendance
l'oublier, une diminution tout aussi importante se produit : des ressources dcroissent, des espces disparaissent, des nergies s'puisent ou ne sont plus employes, des talents se perdent, des savoirs
[147] sont oublis, des groupes de travailleurs s'teignent avec leur
activit spcifique. Plutt qu'une loi d'accumulation, c'est une loi de
conservation (au sens thermodynamique) que l'on retrouverait en
faisant le bilan exact, vritable, de ces transformations. Les variations cumulatives, l'intensit de la productivit, la diminution du temps
de travail humain, sont les reflets superficiels d'un dveloppement
historique plus dramatique, plus profond ; se borner ces reflets,
c'est s'interdire de regarder les proprits, la dynamique relle des
forces de production, ou encore du fondement naturel de la socit.
Je ne m'arrte pas davantage ici pour dtailler ces dficiences
thoriques. Mon intention tait surtout de mettre en avant le contras-
175
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[149]
Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle
Chapitre 3
La dialectique de la nature
1) Mais de quelle nature ?
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l'histoire ne se distingue de l'histoire de la nature que comme le processus de dveloppement d'organismes conscients 73 .
Peut-on dire que la Dialectique de la Nature devait inclure, ct
de l'analyse logique des phnomnes matriels, une analyse historique
des sciences et des techniques ? Faut-il penser que, dpassant le cadre d'une tude des lois dialectiques du dveloppement matriel, l'ouvrage non compos et comport toute une histoire du contenu de la
nature en tant que runion des puissances humaines et non humaines ?
Sommes-nous en prsence de ce qui aurait d devenir l'histoire des
organes productifs de l'homme social , prconise dans le Capital ?
Une rponse tranche n'est ni possible ni indispensable. La lucidit
intellectuelle et la familiarit de Friedrich Engels avec l'avancement
des sciences de son temps sont dangereusement sous-estimes par
ceux qui le supposent travailler une version matrialiste de l'Encyclopdie hglienne. Ce sont ses juges ou ses commentateurs qui tombent dans le travers de l'anachronisme, pour son temps et pour leur
temps. Lui-mme n'aurait eu garde d'y tomber.
Par ailleurs, il me semble que ses aperus, ses observations sur la
nature ont t envisags sans rapport avec les notions propres aux
premires critiques marxistes de la philosophie et de l'conomie politique. On les a, par consquent, examins comme s'ils avaient trait la
dialectique d'une nature prise au sens scientiste courant du terme,
nature que nous avons vu taxe de rien ou de nant . On les a
surtout lus sans rfrence au naturalisme, qui prcisment met toujours en relation la nature et l'homme, avec son savoir-faire et sa socit, l'homme qui la remplit et en est rempli. En oubliant ce qui partout donne un sens radical. tre radical, disait Marx, c'est prendre
les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine c'est l'homme
[152] lui-mme. Cet oubli a fait des ravages innombrables, chez
Kautsky, chez les marxistes austro-hongrois qui tombent dans le biologisme et le positivisme ambiants, dans une doctrine de type darwinien
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2) Concepts embryonnaires
et thmes rcurrents.
Retour la table des matires
L o je crois discerner une intention cohrente, d'autres ne voudront voir que l'expression exubrante, accidentelle, d'une pense
exceptionnelle. Un fait ne peut tre contest : la perdurabilit de l'intention, la rmanence de la pense. Ne voit-on pas Lnine revenir [153]
avec insistance sur l'urgence d'une conception d'ensemble portant sur
l'volution des disciplines naturelles et productives ? N'est-ce point
l, ses yeux, une suite normale dans le dveloppement du matrialisme historique ? La continuation de l'oeuvre de Hegel et de Marx,
crit-il 74 , doit consister dans l'histoire de la pense humaine, de la
science et de la technique. La proposition n'est pas une simple raction isole de lecteur. D'une part, il y faut approfondir, note Lnine
un endroit diffrent 75 , la connaissance de la matire jusqu' la
connaissance (le concept) de la substance, afin de trouver les causes
des phnomnes. D'autre part la relle connaissance de la cause est
l'approfondissement de la connaissance qui va de la superficie des
phnomnes la substance. Deux sortes d'exemples devraient expliquer cela, pris 1 dans l'histoire de la science de la nature et 2 dans
l'histoire de la philosophie. Plus exactement, il nous faut non des
exemples - comparaison n'est pas raison - mais la quintessence de
ces deux histoires + l'histoire de la technique.
La direction d'un enrichissement possible de la science marxiste
est marque. Il y a davantage : une insistance sur la mise en relation,
le lien organique, entre sciences, philosophies, techniques. L'unit postule et attendue comme rsultat touche l'organisation du monde
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et qui est aussi celle de l'idalisme, lequel en fait ne russit pas unifier l'homme et la nature et les mettre en rapport sinon verbalement.
Mais si l'histoire humaine doit 'tre conue aussi comme histoire de la
nature (et aussi travers l'histoire des sciences), comment la dialectique peut-elle tre dtache de la nature ? 80
Je n'apporterai pas d'autres tmoignages sur ce sujet. Ils concourent tous prouver que les essais destins cerner la notion de nature, son contenu, son histoire, jalonnent l'volution du marxisme. Celuici considre l'analyse de ce pan du rel comme succdant aux analyses
[156] ayant trait la socit, son intelligibilit, sa pratique. La priode o ces analyses ont eu la priorit, et en mme temps la lutte politique, rvolutionnaire qui les a nourries, n'ont pas laiss le rpit ncessaire pour une transformation des essais en une thorie cohrente.
Aussi ceux-ci sont-ils rests l'arrire-plan, tolrant une invasion
par les concepts ou les opinions appartenant au fonds disponible des
philosophies dominantes. Cependant, chaque fois qu'un classique du
marxisme abordait le champ des disciplines naturelles ou productives,
celui de la connaissance, on entendait sonner un timbre diffrent, on
s'loignait des lieux communs. Les activits humaines ayant pour objet
la matire organise (historicise) suivant l'expression d'Antonio
Gramsci, ont toujours t catalogues dans le domaine du dveloppement et non pas de l'application du matrialisme historique. Afin d'y
parvenir, de comprendre les sciences, les techniques, les philosophies,
on dpasse le cadre propre des systmes sociaux pour sonder les processus historiques de notre nature. la limite, on peut soutenir que le
matrialisme historique n'implique pas ce qui est devenu son insu un
dogme, savoir la dtermination univoque de l'histoire des connaissances scientifiques, techniques ou philosophiques, par les conditions conomiques de production. Les fades explications sociologiques
s'cartent de la dfinition d'ensemble du problme.
Je ne voudrais pas tre plus persuasif et plus systmatique que ne
le furent les crateurs du marxisme en ces matires. Les textes sont
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[159]
Texte 2.
Le marxisme et la question naturelle
Chapitre 4
Encore la rvolution
scientifique
1) Un problme vraiment critique.
188
rielles et intellectuelles vis--vis des processus productifs avec lesquels elles ont t jusqu' maintenant confondues. Il arrache, par la
mme occasion, les sciences, la connaissance, la sphre des catgories idologico-pistmologiques pour les associer aux catgories sociales, conomiques, ainsi que le fait voir l'apparition d'une industrie
scientifique, d'une industrie de la dcouverte et de l'ducation.
Une rvolution de cette envergure ne dvoile pas seulement les fissures des conceptions ou des pratiques anciennes, elle annonce pareillement les directions suivre dans la recherche des solutions nouvelles. La premire se dessine travers la volont de prsenter les progrs scientifique et technique pour remdes aux ingalits, [160]
l'oppression et aux conflits sociaux. Le contrle exerc sur la nature
se substituant au contrle exerc sur la socit aboutirait enrichir
celle-ci condition que tous ses membres, oubliant leurs divergences,
concourent dvelopper solidement la conqute de celle-l. Cette
ventualit suppose que l'on rejette toute perspective historique et
que l'on amalgame les facteurs politiques et sociaux aux facteurs matriels. La science et la technologie modernes sont censes difier,
cet gard, un milieu artificiel, obligeant la collectivit se donner un
ordre technocratique, perptuant l'alination organique et psychologique des individus, barrant la route la dmocratie politique et enlevant toute porte majeure une transformation possible des systmes
sociaux. Des critiques anims d'une grande lucidit, d'une sant mentale toute preuve, mus par un dvouement profond de grandes
causes, mais n'ayant malheureusement pas le dsir de regarder de plus
prs les circonstances qui les placent l o ils sont, ni d'aller au-del
de ce qu'ils observent dans leur entourage familier, ont vu dans le
changement de l'univers objectif, dans ses rpercussions, une tentative de fusion de l'homme avec sa matrice naturelle, un nouvel avatar de
la tyrannie des choses 81 . Outre qu'ils se rapportent un concept de
nature banal et erron, et se laissent obnubiler par une vision de la
socit dans laquelle les rgles techniques, scientifiques sont assimi-
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unanime sur le rle dterminant de ce que l'on nomme progrs technique ou forces productives au cours de la transformation des organisations sociales. Comment concevoir leur intervention ? Dans une description cohrente du devenir social, on pose au commencement une
humanit domine par des besoins. Pour les satisfaire, elle agit sur la
nature extrieure . Ce faisant, elle modifie la nature et se transforme elle-mme. Au cours de ce travail, les hommes tablissent entre
eux des liens conomiques, politiques, destins leur assurer l'appropriation des produits et la continuit des modes de production. Alors
que l'on accorde une profonde rationalit la plupart des phnomnes
- de la naissance des besoins la rpartition des richesses - on refuse
ceux qui se trouvent au coeur des pouvoirs productifs cette rationalit qui a trait leur cration. Ceux-l sont jugs automatiques, spontans, voire dpourvus de toute orientation pralable, bien qu'on leur
reconnaisse la proprit de peser sur notre devenir : Les faits montrent, crit-on 82 , que les sources de dveloppement de la production
lui sont inhrentes. C'est ce que Marx a soulign en dfinissant l'histoire sociale comme un processus qui se dveloppe spontanment.
Certes, tous les processus de l'univers ont une spontanit et
une propension atteindre un tat dfini. On considre nanmoins
qu'ils ne l'atteignent pas arbitrairement mais suivant des lois. On ne
voit du reste pas ce qui justifierait l'affirmation d'un dterminisme
de l'volution historique li aux interactions avec le milieu matriel, si
celles-ci n'taient qu'une suite d'actes et de conjonctions spontanes et, la limite, alatoires. Quel sens attribuer la matrise de
la nature dont nous sommes redevables aux efforts productifs, si
l'on postule le caractre extrieur, contingent, de nos rapports avec
elle ? Signifie-t-elle [162] surtout l'amoncellement d'nergies matrielles et d'informations au sujet de l'univers ? Cet amoncellement a
eu lieu de tout temps et ne cessera jamais. Il ne saurait tre un principe historique ; les seules diffrences remarques entre les socits
auraient alors un aspect quantitatif. Quel autre critre utilisons-nous
82
191
pour faire entrer une nation dans la classe, j'allais dire le club, des
nations dveloppes, ou la relguer dans l'enfer des pays sousdvelopps ? Peut-on affirmer que le capitalisme a effac la socit
fodale ou sera dracin par la socit socialiste parce que le volume
des biens, la rapidit des gestes du travailleur ou simplement leur
nombre ont augment ? L'volution des forces naturelles du travail
social, des forces productives, demeurerait, proprement parler, dpourvue de principe intrinsque, si l'on se bornait les percevoir sous
l'angle de la multiplication ou de l'acclration. Enfin, comment peuton croire qu'une collectivit est capable de dominer son avenir, de planifier les tapes successives de son essor si, justement, l'enchanement causal de cet avenir chappe toute connaissance ? On proclame,
un peu partout, un dsir de prparer l'volution du systme social, et il
est normal de commencer par nos ressources, par les forces productives 83 . De telles prvisions, plus que tout le reste, nous font comprendre concrtement la ncessit d'une thorie analytique et l'organisation des forces productives, de leur mtamorphose en relations sociales, qui soit autre chose qu'une extrapolation habile de constantes
statistiques ou d'indices choisis pour leur commodit.
La rvolution scientifique 84 nous oblige ainsi, d'une part dgager
les proprits spcifiques des processus travers lesquels les collectivits humaines produisent leurs savoirs, leurs sciences, l'histoire des
relations avec l'univers matriel, et, d'autre part, concevoir leur
volution, sur ce plan, comme tant fonde sur un principe dfini et
non pas sur la gnralisation automatique, empirique, de situations observes un moment donn. Elle soulve, cette occasion, le problme
des forces productives, du rapport de la socit son soubassement
naturel, problme devenu critique la fois en ce qu'il exprime une la-
83
84
Il est tout fait vident que nous avons besoin de prvisions longue
chance concernant le rapport entre le dveloppement des forces productives
et les rapports de production. S. PERVOUCHINE : Science conomique et politique conomique, traduit dans tudes conomiques, 1932, n 136, p. 4.
H. KOZIOLEK : Aspects conomiques du plan de dveloppement des sciences,
Les Cahiers du C.E.R.M., 1967, n 52, p. 31-43.
192
cune du rseau des propositions thoriques, et en ce que, son endroit, la socit tale ses contradictions, s'expose la mise en question. Dans la socit capitaliste, on touche du doigt les changements
provoqus dans l'organisation politique administrative, financire, par
les transformations des mcanismes usuels d'invention, de reproduction des connaissances et des facults de travail. La socit socialiste
nous permet plus aisment de concevoir les changements qui doivent
tre apports ces mcanismes, aux liens avec les disciplines naturelles et productives, si le corps social souhaite raliser les objectifs
[163] qu'il s'est fixs, en confrontant sa conception du mouvement
historique avec ce qu'il entreprend concrtement pour lui insuffler la
vie.
2) La nouvelle plus-value.
Retour la table des matires
193
Raymond Aron 85 , rien n'empche que toutes les classes aient leur
part de l'augmentation de la richesse (ou quantit de biens disponibles) et que le rgime capitaliste devienne moins, et non plus, insupportable - la seule condition que l'accumulation du capital avec la modification de sa composition organique n'entrane progressivement la
paralysie d'une conomie que la recherche du profit (forme d'apparition de la plus-value) met seule en mouvement.
Heureusement pour cette conomie, l'industrie de la dcouverte,
en ouvrant de nouveaux dbouchs, lui donne rgulirement les coups
de fouet qui la stimulent en empchant la paralysie de s'installer. Cette conomie, dite de croissance, respectant les droits inalinables de
la proprit, consolide derrire le rempart d'une richesse matrielle
plus considrable, paye par toute la socit, les avantages acquis du
capital. L'incitation constante acheter au moyen de la publicit, du
lancement de nouveaux produits, cre cette socit de consommation
qui fait l'admiration de la profession sociologique, tout en permettant
au capital de continuer paisiblement prlever la plus-value, de manire plus indolore et souvent planifie. En filigrane on observe, au
contraire, un mouvement qui accuse la domination, l'exploitation en
question, puisqu'elle a pour champ la socit dans sa [164] totalit.
Pour comprendre le rle jou par la rvolution scientifique, il est opportun de s'arrter sur certains traits qui, loin de lui tre propres,
sont devenus plus prominents avec elle.
194
K. E. BOULDING : The Economics of Knowledge and the Knowledge of Economics, Amer. Econ. Rev. Pap. and Proceed., 1966, p. 1-13.
195
[165] auraient moins d'effet que des dpenses publiques d'un montant
quivalent 87 . Une situation de monopole vaincrait les rticences qui se
manifestent ce sujet. Mais mme alors, en faisant abstraction des
nouveaux problmes qu'elle soulverait, on voit mal les industries duquer leurs savants, leurs techniciens, compte tenu des charges que
cela reprsente et du peu de chances qu'elles ont de se les attacher
indfiniment. La participation de la collectivit au dveloppement
scientifique tant si importante, l'impossibilit de s'approprier ses
fruits si vidente, on doit conclure une augmentation continue de la
fraction publique de la proprit, une refonte de sa composition. Elle
est galement devenue spirituelle , c'est--dire qu'elle est fonde
sur la puissance crbrale, sur la capacit des autorits conomiques
et politiques de subordonner ceux qui en sont les possesseurs. Le
corps matriel de la proprit, clbr par l'ancienne technique industrielle, a perdu de son importance, est devenu accessoire. Il y a l un
changement qui ne doit pas tre sous-estim.
196
du pouvoir politique et, bien sr, militaire. Insidieusement, le fonctionnement habituel du capitalisme se transforme. Un observateur intress et perspicace des liens tisss entre la science et la politique
amricaines crit 88 : Et mme dans le service de fourniture, le rapport contractuel n'est plus la traditionnelle affaire de march ; le
contrat est tabli sur des offres concurrentes, le produit ne peut tre
spcifi, le prix n'est pas fix, le gouvernement fournit une abondante
part de l'quipement et du capital, et le gouvernement a la possibilit
de dterminer ou d'approuver l'tablissement de sous-contrats, le
traitement des dirigeants principaux et nombre d'autres points de
gestion. Une proportion apprciable des affaires du gouvernement (et
de la [166] nation) se traitent de cette faon. Comme une taupe, lente et efficace, en mme temps que gonflent la surface les bnfices
extraordinaires, la science dtruit les racines de l'difice imposant,
mais factice, du march, relgue le capital et l'entreprise prive au
second plan, et accrot le poids des organes politiques qui devraient
tre ceux de la socit dans son entier.
d) Les divers secteurs de la vie sociale ont, du coup, perdu leur autonomie. Le circuit conomique s'intgre troitement au corps de
l'tat, y cherche protection et en reoit des impulsions. Les universits, les sciences, les arts et de nombreux champs d'investigation intellectuelle dbouchent directement sur le processus de production.
Les rapports capitalistes qui taient confins, en grande partie, au
march, aux transactions entre vendeurs et acheteurs de force de
travail ou de marchandises, sont galement devenus diffus. Les propritaires traditionnels du capital entendent imposer leur loi quelles
que soient les circonstances. Leur tche a cependant chang. S'ils sont
les matres prdestins de la richesse, d'o qu'elle vienne, ils doivent
contrler le centre o elle s'agglutine : le gouvernement et ses leviers.
La ventilation de cette richesse, par les obscurs canaux du march,
pour prcieuse qu'elle soit, sert davantage d'alibi que d'instrument
88
197
rel, adapt son appropriation prive. La mainmise sur l'appareil tatique, la constitution, un peu partout, d'un complexe militaroindustriel , est la nouvelle Table de la Loi qui entrane la soumission
sans dtour de l'ensemble des manifestations collectives ses impratifs. Eisenhower, prsident rpublicain des tats-Unis, a vu la menace et dnonc la corruption. son aube, la classe capitaliste a jug
intolrable l'empitement de l'tat sur la socit civile ; ce qui pourrait tre son clatant crpuscule, elle le rclame non sans mauvaise
conscience, mais avec ferveur 89 . L'entrepreneur, marchand aventureux, inventeur chanceux ou mconnu, confiant la libre concurrence
ce que d'autres confiaient au prtre, au policier, au militaire, quitte la
vie au grand air pour l'air conditionn et s'en remet ces personnages
du soin de lui assurer la richesse. Derrire la dmocratie parlementaire, une autre alliance se dessine qui sonne le glas d'une poque.
198
199
lve ses bnfices. Ces choses sont connues. Elles traduisent, tous
les niveaux, une rorientation du systme conomique et une redfinition des mcanismes du profit. Karl Marx a pressenti ces effets provoqus par les nouvelles forces productives et en a dduit les consquences : Avec ce bouleversement, crivait-il 90 , ce n'est ni le temps
de travail utilis, ni le travail immdiat effectu par l'homme qui apparaissent comme fondement principal de la production de la richesse ;
c'est l'appropriation de sa force productive gnrale, son intelligence
de la nature et sa facult de la dominer, ds lors qu'il s'est constitu
en un corps social ; en un mot, le dveloppement de l'individu social
reprsente le fondement essentiel de la production et de la richesse.
Le vol du temps de travail d'autrui sur lequel repose la richesse actuelle apparat comme une base misrable par rapport la base nouvelle, cre et dveloppe par la grande industrie elle-mme. Ds que le
travail, sous sa forme immdiate, a cess d'tre la source principale
de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d'tre sa mesure, et la valeur d'change cesse aussi d'tre la mesure de la valeur
d'usage.
Ce moment historique, attendu, prdit, c'est le ntre. Les industries traditionnelles main-d'oeuvre ne sont plus le coeur de l'activit gnrale. Au fur et mesure que laboratoires, instituts de recherche, universits remplacent usines et comptoirs dans le paysage
urbain ou sub-urbain, le nombre des travailleurs intellectuels techniciens, scientifiques, ingnieurs - s'accrot rgulirement et
change la structure de la classe ouvrire, ou de la classe des salaris
si on prfre cette dernire expression. Le capital, son tour, dpend
de moins en moins, pour ce qui lui est vital, d'une arme de bras et de
jambes, de l'outillage matriel, et repose de plus en plus sur l'effort
des millions d'individus qui partagent et possdent les richesses intangibles, autant que directement collectives, de la science 91 . La coerci90
91
tion politique qu'il exerce, l'exploitation conomique laquelle il continue s'adonner, sont insparables : le seul mcanisme du march,
n'tant plus sa taille, manquant de vigueur, contrarie ses projets.
Des observateurs perspicaces soulignent juste titre les alinations
qui accompagnent l'volution scientifique et la faon dont elle est accapare au profit du pouvoir et de la richesse. Ils ont raison d'incriminer, ce propos, la domination qui s'exerce sur la socit jusque dans
ses recoins les plus intimes, notamment par le truchement de l'appareil politique redevenu, [169] la place de l'appareil conomique, l'instrument privilgi du maintien de l'ingalit sociale. Ils aboutissent et
aboutiront des conclusions vagues ou subjectives tant qu'ils ne dirigeront pas leurs efforts, thoriques et pratiques, vers une comprhension plus assure des assises mmes de la socit capitaliste d'aujourd'hui. Les matriaux les plus prcieux nous sont fournis justement
par les forces productives, les rapports de l'homme avec le monde matriel, la composition bouleverse du travail et leur mode de ralisation sociale. Plus exactement encore, le travail inventif, le travail qui a
pour objectif sa propre cration, la dcouverte et la reproduction des
savoirs, fait apparatre le travail producteur direct de biens comme
une base misrable de la richesse. C'est lui qui provoque le rtrcissement du march, engendre les contradictions, inhrentes la
croissance, entre la forme et le contenu sociaux des investissements
requis par l'activit scientifique et technique, et leur appropriation
par le capital qui, ayant politis l'conomie, engendre une nouvelle conomie politique comme il a cr, de toutes pices, l'ancienne.
Dsormais, la valeur du travail productif, de la force du travail, ne
saurait plus exactement servir de point de dpart au calcul des investissements ou de l'efficacit associs la recherche ou au dveloppement, et la thorie ne s'appliquerait plus que dans des secteurs limits
de l'industrie 92 . sa place ou dans son prolongement, pour pntrer
les arcanes du capitalisme, il faut prendre pour point de dpart le travail inventif - ou le travail gnral selon l'expression de Karl Marx -,
92
201
des hommes, non pas le regard vivant du savoir mais le reflet cach
des orbites de la mort. Paradoxalement, si l'on examine l'histoire dans
le dtail, on observe que les sciences, les techniques sont nes sur les
trteaux des thtres et des foires, ont attir les capitaines d'industrie ou les philosophes, et qu'aucune socit, jusqu' ce jour, ne les a
cultives sans y tre en quelque sorte force. Il y a l un fait qui devrait susciter une vive curiosit chez ceux qui se soucient de notre
destin pour les dcennies venir. L'exprience sovitique porte les
traces de l'encerclement qu'elle a subi et des inerties qu'elle a hrites et produites son tour. Elle est plus importante, pour la thorie
des forces productives, que celle du monde capitaliste, parce que le
matrialisme historique y est impliqu.
Afin de comprendre sa teneur, gardons en mmoire deux tendances
essentielles la politique conomique socialiste :
construire les bases matrielles du communisme, les forces productives partir desquelles on sera en mesure d'riger les rapports de production qui conviendront la socit future.
Ces impratifs suivent assez troitement l'analyse marxiste. La relation de cause effet entre forces et rapports de production dtermine la rpartition des richesses, un taux d'investissement permettant aujourd'hui de voir remplies les conditions d'apparition des relations sociales de demain. La sparation du secteur productif et de celui des biens de consommation, avec la prdominance du premier,
confirme la loi de productivit du travail productif direct en une loi de
sa distribution parmi les activits socialement ncessaires.
Les obstacles pratiques qui ont dernirement surgi, retardant la
[171] ralisation des buts mentionns, ont mis en lumire quelques dficiences de la thorie des forces productives, dficiences dues pro-
bablement son tat, notoire, d'inachvement. Leur contenu, en particulier, n'a pas t clairement conu. On se rfre vaguement aux hommes, aux ressources matrielles, aux instruments technologiques surtout, sans les dfinir conceptuellement et sans avoir une ide prcise
quant leur dynamique historique propre. Deux sries de faits ont
oblig s'en apercevoir. D'un ct, malgr les investissements massifs
dans les industries cls qui ont fait la gloire de la rvolution industrielle, la productivit atteint un palier ou n'augmente pas assez vigoureusement. D'un autre ct, la production ne s'articule pas, ne communique pas correctement avec la recherche scientifique et technique, et
reste moins efficiente lorsqu'on compare la situation en Union Sovitique avec la situation aux tats-Unis. Conscutivement, les observateurs ont, juste titre, not le lien entre ces dysfonctionnements et
une conception troite, voire errone des forces productives. Quelques uns ont insist sur la ncessit d'intgrer les connaissances, la
science et la technique, ces forces. Au terme d'une dmonstration
qui parat mathmatique, I.G. Kurakov 94 commente : La formule
montre qu'il faut classer parmi les forces productives de la socit les
hommes occups la production (T), les connaissances qu'ils utilisent
(N) et les instruments dont ils sont quips (F). Cette formulation des
forces productives diffre quelque peu de celle selon laquelle seuls les
instruments de production et les hommes, avec leurs expriences et
leurs habitudes de travail, constituaient les forces productives.
C'est donc qu'on laissait de ct les sciences et les techniques, les
forces productives tant rduites un ensemble de muscles, machines
et savoir-faire enferms dans l'industrie. La conclusion logique tait
que ces forces s'accroissent proportionnellement au potentiel industriel considr stricto sensu. Cette optique purement cumulative subit
elle aussi une critique rigoureuse, tant contraire la ralit. Le mme
auteur, et il n'est pas le seul, remarque 95 : En parlant du progrs
technique, beaucoup de personnes supposent que le dveloppement de
94
95
l'quipement en capital et des moyens de production est le seul facteur-cl affectant la croissance des forces productives de la socit.
Selon eux, plus est grande la quantit de machines dans les diverses
sortes d'quipement du pays, et plus forte est la productivit du travail. L'quipement en capital a naturellement une forte influence sur le
dveloppement des forces productives de la socit, mais il ne faut
pas surestimer sa signification. D'autres mthodes pour dvelopper
les forces de production, notamment la science, la connaissance, [172]
la technologie et l'organisation de la production peuvent dans certains
cas avoir une signification gale et parfois mme considrablement
plus grande. Pris la lettre, ce texte nous enseigne que les dpenses
consacres aux moyens de production, leur stockage, n'ont pas l'effet escompt. Par ailleurs en emmagasinant les moyens traditionnels
de l'industrie mcanique, on nglige les nouveaux moyens, les nouvelles
forces productives qui ne naissent pas directement au sein de la production. Le bouleversement de ces forces, leur impact prennent au
dpourvu ceux qui s'attendaient une volution, sans rupture, et laissent l'initiative aux processus spontans en croyant que la progression, en ces matires, tait linaire, automatique. Du moins est-ce ainsi
que nous devons entendre les remarques suivantes : La formule [4]
expose, notre avis, la cause fondamentale de la diminution de l'efficacit de la production sociale que l'on observe depuis quelques annes. Elle consiste dans le fait que le rythme d'accroissement de
l'quipement en forces de travail a notablement dpass l'accroissement du niveau des connaissances appliques 96 . Et de rappeler que
la production de ces connaissances est le maillon principal du dveloppement des forces productives.
La torsion que le rel fait subir la thorie est vigoureuse. Les savoirs engendrs par les sciences et les techniques sont remis leur
place, et nous nous rapprochons de la dfinition propose de la nature
historique - et des forces productives - en les y incluant. La cration
du travail est reconnue comme tant le fondement de toute action
96
sens de la dpendance relle entre les termes et surtout de leur dlimitation. Aujourd'hui la production repose sur la recherche ou le dveloppement, l'industrie tout court sur l'industrie de la dcouverte.
En effet, jusqu' il y a environ un demi-sicle, le travail destin
engendrer les forces productives de la socit tait peu diffrenci
quantitativement sinon qualitativement du travail employ pour produire, et les deux taient associs dans le processus productif. Au XIXe
sicle, l'ingnieur, l'industrie mcanique qui produisait les moyens de
production remplissaient aisment ce double rle. Actuellement, les
forces productives naissent l o la science dploie ses pouvoirs, et
l'ensemble des activits diriges vers l'invention et la reproduction
des ressources matrielles et intellectuelles a acquis une personnalit
incontestable. Ceci a pour consquence une subversion de la division
fameuse qui sparait le dpartement I des moyens de production du
dpartement II de la production des biens consommables, le premier
ayant le pas sur le second dans un systme conomique quilibr. La
rvolution des connaissances, ayant submerg la rvolution industrielle, rduit notablement l'importance de la distinction entre les deux
dpartements de l'conomie, et le secteur scientifique et technique
prend la place du secteur industriel lourd dans une nouvelle division
sociale des tches, car c'est lui qui est le laboratoire o se prparent
les forces productives naissantes. Une conception plus historique de
ces forces, de leur contenu et de leur dynamisme, l'aurait prvu avant
que la situation concrte ne vienne l'exiger, en dmontrer la ncessit. On entrevoit cette mutation sur un autre plan. Les conomistes,
les sociologues et les organisateurs du travail sont proccups depuis
une vingtaine d'annes par sa mcanisation et son automation, dans une
direction inaugure la fin du XVIIIe sicle.
[174] Paralllement et quasi indpendamment, ct de l'volution
qui semble l'liminer, a lieu une rvolution qui transforme radicalement
le labeur humain. Comme je l'ai indiqu plusieurs reprises, l'essor des
disciplines naturelles et productives a rendu essentielle une forme de
travail qui est demeure longtemps accessoire, indiffrencie : le travail inventif. Il se substitue au travail productif qui cesse d'tre sp-
cifiquement humain et un agent essentiel au dveloppement de nos savoirs et de nos ressources. De la sorte, un des trois facteurs dits originaux de la production commence apparatre en tant que facteur
rsultant, driv, ce qui aura un retentissement sur la thorie, comme
il en a un sur la pratique. J'insiste sur ce changement, puisque de nombreux savants, et non seulement des savants, raisonnent dans une
perspective inverse, savoir, en admettant que la science reprsente
une partie de la production et le travail scientifique, un lment du
travail productif 98 . Est-ce une querelle, inutile, de mots ? Les mots
n'tant jamais isols, ils sont prisonniers des contradictions plus profondes de la ralit. La propension qu'ils traduisent ici est le maintien
de la prminence des processus productifs sur les processus de dcouverte, l'englobement de ceux-ci par ceux-l. Un technicien sovitique, Stanislavsky 99 , le notait : Le dveloppement de notre entreprise a lieu de faon bancale. La production crot tandis que ce n'est pas
le cas pour la conception exprimentale et les moyens de recherche au
laboratoire. Mais on n'accorde aucune attention aux laboratoires et
aux blocs d'essai. Et aprs tout, c'est l qu'est la base vitale du prsent, et plus particulirement de l'avenir.
Voil exprim dans le langage de l'exprience quotidienne ce que
l'on retrouve dans celui de la thorie, lorsqu'elle expose le dcalage
entre l'quipement en matriel et l'application des connaissances
scientifiques, le ralentissement concomitant de la productivit. Ce
n'est pas tout. Tant que l'on ne voit pas que les catgories de travail
inventif et de travail productif sont devenues les catgories les plus
importantes, conomiquement, socialement, alors le premier se rvle
improductif - puisque l'on conserve les anciens concepts de travail
productif et improductif -, les professions scientifiques et techniques
sont ranges parmi les professions improductives. Les conclusions de
98
99
cette identification seraient particulirement fcheuses. Il s'ensuivrait que les savants et les inventeurs de tout ordre, ne participant
pas la production matrielle du fait de leur assimilation aux travailleurs du secteur des services devraient devenir moins nombreux au
fur et mesure que, pour des raisons bien connues, ou veut dvelopper
l'industrie et sa productivit 100 . L encore la pratique se [175] rattache de faon peu claire au systme conceptuel, l'U.R.S.S. tant un des
pays o le nombre de savants est le plus lev, leur activit la plus intense. Il n'en reste pas moins qu'il y a l une tension entre la production, son mode d'organisation, sa faon d'difier les forces productives, et ce qui prend son essor partir de la science, de la cration du
travail et des forces qui s'y investissent. Le coeur des choses est bien
ici, car c'est ici que quelque chose d'important a chang. Le principal
n'est pas de suivre les voies anciennes, de croire que l'lectrification
suit la mcanisation, que la chimisation suit l'lectrification, et ainsi
de suite, c'est--dire de faire comme si les mcanismes, les lois historiques, les rapports avec le monde matriel restaient les mmes, dans
un contexte invariable, et que seul le contenu changeait. Le principal
est de voir qu'avec l'lectricit et la chimie et plus tard encore avec
la physique atomique, la biologie, l'informatique, etc., le travail, le
mouvement qui anime l'industrie, ses forces productives, et nos changes avec l'univers se rattachent au travail inventif, quel que soit leur
contenu, car celui-ci est continuellement boulevers. cause de cette
mutation, toute tentative destine diriger l'avenir de la socit sans
connaissance vritable des puissances naturelles qui sont les siennes
100
En incluant les scientifiques dans la catgorie des employs (de bureau), nous
sous-entendons pour ainsi dire que cette catgorie de travailleurs ne participe
pas la cration de valeurs matrielles, implication dont on peut tirer un certain nombre de conclusions. Par exemple (on peut en conclure que), en prenant
des mesures pour modifier la composition de la force de travail, en accroissant
le nombre de travailleurs engags dans la production matrielle et en rduisant
celui des travailleurs du secteur administratif, l'tat socialiste devrait aussi
rduire le nombre des travailleurs scientifiques. FED'KIN, cit dans A. G.
KOROL : Soviet Research Development, Cambridge (Mass.), 1965, p. 12.
Rapporter mcaniquement la structure sociale sa base matrielle est contraire la fois un point de vue dialectique et au processus
historique effectif. Soutenir, comme on le fait, que l'on doit construire d'abord les soubassements matriels pour difier ensuite dessus
une socit particulire, la socit communiste notamment, suppose
une certaine neutralit de la socit son fondement, une indiffrence de leur organisation rciproque. Ou que l'une fera mieux ce que
l'autre a fait moins bien et non pas autrement. Pourtant, rien ne nous
enseigne quel est l'indice nous permettant de savoir, le moment venu,
que les forces productives ont atteint le seuil o s'instaurent de nouveaux rapports sociaux. Du reste, suivant Karl Marx, cette instauration se produit par un conflit entre ces forces et ces rapports, d'o la
ncessit urgente de comprendre les caractres de ce conflit et de
savoir quels en sont les acteurs. Faute d'une telle analyse, les concepts
manquent pour apprhender historiquement comment doit changer la
science, et, partant, le systme social destin conduire de l'abolition
de la proprit prive celle de la division du travail en manuel et intellectuel, la troisime ingalit qui, ct de celles de la richesse et
des facults individuelles, est aussi la plus profonde. Le problme,
[176] sous cet angle, n'tant pas d'avoir plus de science mais surtout
d'avoir une autre science. En effet on ne comprendrait pas qu'une
science ne au sein de cette division, marque par elle et la dveloppant, puisse vouloir l'abolir.
Enfin, et l il faut enfoncer des portes ouvertes pour signaler
qu'elles le sont, la base d'une socit ne devient pas la base d'une autre socit parce qu'on passe de cent millions de kw/h cent milliards,
d'une raret relative une abondance galement prcaire des ressources. Les forces productives du capitalisme sont capitalistes, celles
du socialisme, socialistes, et celles du communisme devront tre communistes, parce qu'elles comportent une combinaison des moyens de
production, des instruments techniques, des conduites et des agents
210
101
102
211
V. TRAPEZNIKOV : Le rendement de la science, Pravda, 16 janvier 1967, traduit dans Porisme, juin 1967, 415, p. 74-87.
212
cialise qu'ils ont renouvele, ou qui ne savaient pas que, suivant les
avis autoriss, la dcouverte qu'ils venaient de faire tait impossible.
Lorsque la socit intervient pour inflchir le cours des sciences,
des processus matriels, elle ne planifie gure, elle projette la carte
des possibles. Les forces productives actuelles lui demandent de se
programmer, c'est--dire de se concevoir en tant qu'volutive, de relier clairement ses tats successifs, d'agir sans perdre de vue une
destruction invitable et une rgnration indispensable de ses
moyens et de ses rapports. Programmer, c'est associer et rduire les
oppositions [178] entre la planification - organisation de ce qui est et
transposition d'autres domaines de l'espace et du temps - et la projection - choix dans la recherche finalise de l'imprvu et l'inventaire
mthodique des variantes explorer. Isoles, l'une conduit la
conservation et la stagnation, l'autre mne l'aventure, une perte
collective de substance. Plus que le volume de biens et les quantits
immenses d'nergie, plus que le caractre chimique ou lectrique des
phnomnes concerns, ce sont les conditions de leur cration par la
science qui marquent les forces productives et, au-del, la socit
dans son ensemble.
Petit petit, la conception d'une machine sociale compose uniquement en vue de consommer, produire, distribuer, o les dpenses les
plus importantes en richesses doivent tre faites pour entasser le plus
de ressources et d'artefacts, o la fin de la pnurie est le signe indubitable - au demeurant difficile estimer - de nouveaux rapports sociaux, rencontre ses limites, tombe en dsutude. Pour elle, les sciences sont du ct des instruments et les instruments du ct des
sciences, n'tant jamais vues parmi les fins mais toujours parmi les
moyens. Qu'on le veuille ou non, l'autre facette de la machine sociale,
longtemps cache 104 , commence s'imposer avec prcision, oriente
vers la dcouverte du monde matriel, la gnration des talents aptes
y parvenir, se combiner avec lui, vers l'organisation et l'panouissement des capacits bio-psychiques des individus et des groupes,
104
213
214
107
108
Voir par exemple G. A. LAKHTIN : Operational Research Methods in the Management of Scientific Research, Minerva, 1966, pp. 524-540.)
On constate cette indiffrence l'gard de la spcificit de la science lorsqu'on voit proposer la taylorisation du travail scientifique, ce qui aboutit
la confusion des domaines : L'organisation de la science, considre non
comme un systme de connaissance mais comme un type distinct d'activit humaine, rpte, mais une allure diffrente, l'volution de l'organisation de la
production industrielle. G. A. LAKHTIN : art. cit. p. 524.
215
Ce texte ne prtend pas examiner de manire exhaustive les questions abordes, et mes intentions n'allaient pas dans ce sens. J'ai surtout tenu indiquer les rapports entre
Il est ncessaire d'avoir une vigoureuse conomie de la science. Komsomolskaa Pravda, 13 dcembre 1968.
A. HAUDRICOURT : La technologie, science humaine, la Pense, 1964, n 115, p.
28.
216
Je ne prtends pas non plus avoir embrass cette doctrine au niveau le plus gnral ou le plus profond - du moins, ce n'est pas moi
d'en juger. Mais je crois en avoir assez dit pour prouver l'importance,
thorique et pratique, de la saisie neuf des relations entre l'ordre
social et l'ordre naturel, relations que l'on a cru devoir dfinir par
l'extriorit et pouvoir abandonner la contingence. Cela est non seulement contraire la pense de Karl Marx, son lment rvolutionnaire, mais aussi la ralit. La rvolution scientifique, avec son retentissement gnral et ses effets sur la vie de chacun, a fait ressortir la ncessit de cette saisie. Il s'agit de faire la pleine lumire sur
la socit comme systme de cration de facults, de ressources matrielles ou intellectuelles, ce que nos socits tendent devenir ouvertement. Karl Marx a marqu de faon indlbile notre poque en
levant la dignit pour ainsi dire philosophique le travail, mode de
connatre, l'encontre et la place de la connaissance abstraite et
dtache des actes par lesquels l'homme se produit et se reproduit.
Le moment est venu o la connaissance se transforme en un mode de
[181] travail, dans la ralit des choses comme dans la tte du penseur, et substitue au travail qu'elle invente et reproduit. Le mouvement, par un renversement de direction, parat retourner son origine. Pour cette raison, ce qu'il nous reste achever et que notre poque parachve donne l'impression de reprendre ce qui a t entrepris
au XIXe sicle et notamment par le Capital. En vrit, cette fin du
XXe sicle, dont nous sommes les acteurs et les tmoins, commence
accuser les contrecoups sociaux, idologiques, scientifiques des grandes lames de fond, brutales, et, dans certains secteurs, inattendues,
de son dbut. Aussi devons-nous nous prparer renoncer la plupart
des concepts, images, etc. qui sont les ntres, et combattre pour que
l'alination de la connaissance comme travail ne s'instaure pas dfini-
217
[187]
Hommes domestiques
et hommes sauvages (1979)
Troisime texte
QUELLE UNIT
DE L'HOMME ?
218
219
[189]
L'honneur qui m'choit de commenter un ensemble de communications 111 aussi divers est un honneur prilleux. Le thme de ce colloque
a agi comme un dtonateur, librant des nergies spculatives longtemps domestiques par le rituel propre chaque spcialit. Ressaisir
une telle quantit d'nergie est tche impossible, voire vaine. Mieux
vaut y renoncer d'emble. Ces communications avertissent sur tous les
tons : a change, a doit changer. Pourquoi ? C'est l'vidence mme.
Les choses ne sont plus leur place dans le tableau des catgories intellectuelles : ni la culture ni la nature, ni l'homme ni le primate, ni la
parent ni le mythe, ni l'histoire ni l'anthropologie, ni le structuralisme ni le marxisme, ni l'inn ni l'acquis. Les termes rputs spars
sont associs, et rciproquement. La science n'avait que des problmes : dsormais les paradoxes la submergent. Au temps des phnomnes purs voici que succde le temps des phnomnes hybrides ; au
temps de la slection, celui des croisements. L'impression de flux, de
mouvement, d'incertitude prvaut. Les dcouvertes nouvelles dans le
domaine thologique, anthropologique, gntique, prhistorique y sont
pour une part. Les problmes politiques, pour une autre.
111
La distance de la culture la nature, juge ncessaire la connaissance, se dvoile distance destructive de notre culture aux autres
cultures - ethnocide si l'on peut - de nous notre univers naturel question naturelle et cologique si l'on veut - et quant au fond mconnaissance de l'autre, ambigut, garement de soi. preuve les dclarations des anthropologues franais qui, connus pour tre proches du
matre de la pense sauvage des primitifs, rejoignent les thmes de
l'anti-matre de la sauvagerie pense des civiliss. Tant [190] frappe,
Robert Jaulin ayant donn l'exemple, leur dtermination fltrir mthodes d'enseignement et thories enseignes. L'insistance avec laquelle leurs collgues amricains contestent la logique qui prside
l'analyse de la culture, des cosystmes - appellation prudente et affadie des tats de nature comprenant l'homme - ajoute une vigueur
accrue ces tendances inquitantes pour l'avenir des savoirs coaguls,
figs. Oui, a change, a doit changer. Pour toutes sortes de raisons.
Une telle situation entrane d'habitude des consquences prcises :
elle conduit, individuellement, collectivement, soit vers un cul-de-sac,
soit vers une rvolution. Se contenter d'une position critique qui intgre faits et concepts nouveaux la matrice disciplinaire existante,
travailler fournir des rponses rafrachies au problme - des rapports de la socit la nature, de l'hominisation, etc. - tel qu'il a t
pos, dans un autre contexte, par les prdcesseurs, revient choisir
le cul-de-sac. Accumuler des solutions ad hoc, remettre la rhtorique
au got du jour n'a jamais abouti qu' sauver les apparences : apparence de science, apparence de changement. La plupart d'entre nous, je le
regrette, suivent cette voie.
Cependant, en sous-main, et presque l'insu de tous, un autre horizon se dessine. En surface, la redfinition de l'unit de l'homme avec
la nature prend le pas sur la dfinition, maintes fois ritre, de sa
sparation d'avec la nature. En profondeur, l'ide d'humanit unique
subit une clipse : l'homme , comme l'animal , se rvlent
concepts gnraux et vagues. La ralit est mieux saisie considrer
du point de vue social, naturel, des humanits aux destines diffrentes dans l'espace et dans le temps, ce dont l'volution et l'histoire
221
[191]
Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?
Chapitre 1
Le pass simple
b) L'hypothse de l'identit. La description complte des comportements humains ou non humains est soit sociale soit bionaturelle. La
coprsence effective de ces deux derniers aspects entrane des
contradictions que l'on est oblig de rduire en excluant l'un d'eux ou
en les identifiant. Une version plus image de cette hypothse est la
suivante : tout ce qui concerne l'animal est d'ordre biologique, naturel,
tout ce qui concerne l'homme est d'ordre intellectuel, culturel. Un
grand pan de l'anthropologie est rig entirement sur la premire
tendance - un certain marxisme aussi, du reste - qui expulse de la
sphre supraorganique, socio-culturelle, toute la machinerie organique,
juge tre de peu de poids. A l'inverse, suivant l'expression d'Edgar
Morin, par une simplification symtrique , les thologues rsorbent
les relations [192] sociales dans le cycle de la slection et de la gntique. Le zoomorphisme fait pendant l'anthropomorphisme : une erreur qui en annule une autre ne constitue pas pour l'instant, une vrit.
Les deux erreurs suivent cependant, la lettre, une logique laquelle
adhrent praticiens des sciences sociales et biologiques : ni l'homme ni
l'animal ne peuvent tre envisags simultanment sociaux et naturels,
c) L'hypothse de la ralit dominante. L'homme et la socit constituent une ralit particulire par rapport laquelle l'animal et la nature reprsentent une ralit universelle. Il en dcoule que tout ce qui
est universel chez l'homme ou dans les socits est d'ordre biologique,
et doit tre compris ou interprt en termes biologiques. Ainsi le langage, la pense, les besoins, etc. En fait, on rencontre ici deux sousclasses de thories, les thories de l'enveloppe et les thories du
noyau.
Les thories de l'enveloppe, le relativisme culturel par exemple,
soutiennent qu'il y a unit de base de l'ensemble des espces, donc de
notre nature, et varit des cultures qui dpasse en ampleur la varit
gntique et ne saurait par consquent en dcouler. La cause de la varit rside dans l' enveloppe , c'est--dire dans la diversit des
environnements auxquels les groupements humains ont eu s'adapter.
L'cart discriminant entre l'homme et l'animal est sa capacit d'apprentissage, et toute la fabrique de la socit et de son volution est
une rplique de la nature et de son volution, dans laquelle on produit
uniquement de l'acquis la place de l'inn. On comprend que ces thories n'aient aucun intrt pour l'universel et se proccupent uniquement du particulier et des contraintes la diversit, car c'est seulement l que l'homme est homme, la culture culture.
Les thories du noyau, le structuralisme les illustre, ne voient dans
le foisonnement des socits et des hommes qu'un chatoiement d'apparences, dans la singularit de leurs cultures que des variantes d'une
nature unique. Partant, il s'agit d'en extraire les universaux - ceux du
langage, ceux de la parent, ceux de la pense - avec autant de prcision que possible. Une fois ce stade atteint, le flambeau est pass aux
gnticiens, aux biologistes auxquels il revient d'expliquer les proprits de ces universaux, leur mode de formation, et, pourquoi pas ? leur
diffusion diffrentielle parmi les hommes aussi bien dans le temps que
dans l'espace. Les environnements, les apprentissages sont des contingences, tout comme, la limite, l'homme et la socit. Si cependant
celle-ci et celui-l ont fini par exister, la responsabilit en incombe
l'histoire et la diffrence infranchissable se situe au niveau [193] des
rgles qui prolifrent dans une partie du monde, rgissant changes et
penses. Le non-recouvrement, pour tre discret, des deux sousclasses de thories reflte, l'intrieur de l'anthropologie, l'autonomie relative de la thorie de l'volution et de la gntique qui existe
l'extrieur, dans la biologie.
Par la mme occasion, elles y trouvent une justification et en tirent
leur autorit. Avec un succs si complet qu'on ne remarque plus par o
elles trahissent leur modle. La premire, se rapportant uniquement
l'unit et la variation des cultures, en ngligeant leur volution, leur
histoire, se situe pour ainsi dire au ple oppos de la conception darwinienne qui concerne moins l'unit ou la variation des espces que le
mcanisme de leur volution, de leur histoire. La seconde reconstruit
les codes sociaux par analogie avec les codes gntiques, sans s'arrter aux mcanismes de reproduction, d'change avec le milieu, quand la
biologie suppose ces mcanismes, une slection portant sur les variantes phnotypiques, conues elles-mmes comme des ractions du gnome aux tensions de l'environnement. Cependant, au-del de leurs
divergences -Godelier, Katz, Sperber les soulignent - elles ont en
commun de saisir dans la socit une ralit drive, d'entreposer
dans la nature une ralit premire, de penser qu'on pourra articuler
la statique de l'une avec la dynamique de l'autre.
[194]
Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?
Chapitre 2
Le prsent complexe
tre-mot qui dcrit l'accord entre l'organisme et le milieu. Le comportement des tres organiss n'intervient aucunement dans ces processus. Voil cependant qu'il n'est plus question de tenir le comportement
en si pitre estime. Les espces ne tendent pas exploiter les ressources de leur milieu jusqu' l'puiser. Elles rglent leur volume dmographique et s'organisent afin d'viter une rivalit trop ruineuse.
Leurs comportements impliquent souvent une coopration, qui n'entrane pas ncessairement l'limination du plus faible, et un ordre social qui assure la survie de l'ensemble.
Dans la causalit essentielle de l'volution, le comportement [195]
fortement collectif occupe une place importante entre l'organisme et
le milieu. Quand on en vient aux primates, et a fortiori l'homme, on
remarque une diversit des constellations sociales sans corrlat biologique direct. Jusqu' un certain point, on peut dire que les espces
choisissent ou modifient l'environnement, tout autant qu'elles
en subissent l'influence. Dans ce sens, la notion d'adaptation laquelle
on a si souvent recours est une notion-limite qui, partir d'un certain
degr de complexit, ne veut plus dire grand-chose, se change en explication verbale. Les thories culturalistes et cologiques usent et
abusent de ses vertus tautologiques : raison pour laquelle elles dbouchent sur des banalits. On comprend pourquoi. Le phnomne capital
analyser - et qu'elles se contentent de dcrire - est justement l'anticipation, la pradaptation, l'invention et l'environnement par l'environn.
Le processus travers lequel est form et faonn l'environnement
et qui a pour aboutissement le choix , le modelage - le terme de
mapping d Buckley est suggestif mais ne se rfre qu' un aspect
du phnomne - de l'cologie elle-mme est aussi important considrer que l'action de cette cologie sur le choix et l'automodelage
de l'organisme individuel ou collectif. une vision ractive, il convient
d'opposer une ralit active. Un des aspects essentiels de la vie est
justement sa tendance s'tendre aux dpens du milieu, sa crativit de formes, d'organismes, qui a pour cause et pour effet l'panouissement, dans un milieu toujours plus vaste et plus diversifi, des
changes matriels intensifis. De cette croissance de la matire organique, et sociale, ajouterai-je, accompagne des transformations
profondes de la biosphre, la slection naturelle est loin de rendre
compte.
Le dossier de l'inn et de l'acquis, avec le comportement qui suppose une action en retour - du milieu choisi vers l'organisme dcideur - est entrouvert. Le noyau gntique exprime une srie de virtualits inscrites dans le programme, y compris la virtualit d'un apprentissage et d'une invention. Le milieu trie parmi ces virtualits, les
fixe et indique lesquelles sont le mieux aptes se reproduire. Si la
population s'installe dans un milieu, y dploie une srie d'activits
concertes, elle conditionne simultanment ce qui est trier et reproduire. Le bipdisme, comme certaines potentialits syntactiques,
existe dans les espces prhominiennes. En devenant prdateurs, en
se donnant une organisation sociale qui conduit la dcouverte d'un
nouveau moyen de communication, le langage, les hominiens banalisent
et rendent obligatoire l'ancrage, la diffusion des lments porteurs de
ces virtualits. Il est fort probable que, avant de se faire par la voie
biologique, la transmission des facults a lieu par la voie [196] sociale.
Par l je n'affirme pas qu'il y a une hrdit de l'acquis, mais on peut
supposer que, par le truchement du milieu, une population parvient
influer sur l'tendue de ce qui est inn. Et ouvrir de nouvelles possibilits de variation et de programmation gntiques.
Cette spculation, ou une autre analogue, justifie l'assertion de
Sperber : l'extension du domaine de l'inn va de pair avec celle du domaine de l'acquis, et non pas l'inverse, ainsi qu'on semble le croire. La
reproduction biologique s'insre ainsi dans la reproduction sociale et
constitue pour l'espce une forme d'conomie de transmission de ses
facults. mettre les choses au plus fort : la conception darwinienne
se maintient grce un nombre non ngligeable de suppositions ad hoc.
Mais il y a peu de cas o, ce genre de suppositions prolifrant, un
changement radical ne s'ensuive. Le fait de l'volution est incontestable et ne saurait tre remis en question. Pourtant, de no-darwinisme
en no-lamarckisme, une explication nouvelle se cherche, on en a l'im-
231
lus, mais un phnomne normal et fondamental. Tout ceci est maintenant bien connu. Mais je crois qu'il est opportun d'en tirer les
consquences de la faon la plus ferme.
b) Nous avons laiss aux anthropologues physiques et aux biologistes le soin d'expliquer l'apparition du genre humain. Ils se sont [198]
efforcs de trouver dans les rapports du milieu et de l'organisme les
lments de cette explication. Ont t invoques avec plus ou moins de
bonheur : les mutations gntiques, les catastrophes cologiques, les
modifications anatomo-physiologiques. La slection naturelle a videmment fourni la toile de fond de la plupart des formulations thoriques. La dynamique biologique est cense avoir oeuvr seule jusqu' la
livraison d'un tre anim dou de langage, d'outil ou d'un cerveau complexe. Par la suite, le dveloppement social s'y surajoute et le prend en
charge. Personne ne dcrit cet instant sans ces envoles lyriques propres aux clbrations mmorables. Cependant, nous venons de le voir,
les organisations sociales prexistent au langage, la diffusion de
l'outil, l'homo sapiens et demens. Dans une interprtation que j'ai
expose ailleurs 112 , j'ai essay de montrer que l'apparition en question rsulte d'une closion du potentiel prdateur, fabricateur d'outil,
voire langagier, des primates. closion due aux conflits produits dans
leur organisation sociale par l'existence de mles surnumraires non
reproducteurs. Le dynamisme social dans l'interaction d'une socit
structure sociale et de la culture , a t exauc. Mme si l'interprtation que j'en ai propose est discutable, ce sur quoi je voulais insister ici, c'est l'opportunit d'inverser la dmarche laquelle on continue d'adhrer.
d) Lorsque mergent une substance, un processus matriel nouveaux, ils font tourner l'histoire dans une direction nouvelle. Ainsi,
aprs les volutions proprement chimiques, les volutions biogntiques au-del du stade cellulaire - la reproduction sexuelle notamment ont ajout une dimension indite, ont inaugur un dveloppement dont
l'origine est date. De mme, supposons-le, avec nos espces les forces sociales diffuses ont pris un poids, une consistance susceptibles
d'inflchir le processus naturel gnral. Ce que l'on dcrit d'habitude
comme dformation technique, loignement de la nature, est en fait
une transformation et une expansion, non pas une sortie mais une rorientation du mouvement prexistant. Dans un ouvrage dj
ancien 115 , j'ai prsent systmatiquement les arguments qui nous
autorisent envisager la coexistence et le dveloppement de plusieurs
rapports, tous naturels, dans l'univers. Celui qui nous touche pose
l'homme un ple et les forces matrielles l'autre ple. ( dfaut
d'une telle inclusion dans une nature dont nous sommes le produit tout
autant qu'elle est le ntre, celle-ci est, Freud l'a signal, une abstraction vide, dpourvue de tout intrt pratique . Et c'est bien en
tant qu'abstraction, [200] nom occupant une case vide, qu'elle fonctionne dans nos thories.)
Du coup, en aucun heu et aucun instant, aucune fraction de l'humanit ne saurait tre juge plus proche ou plus loigne que les autres d'un tat purifi de nature. Son essence coule partout, dans le
114
115
travers ces consquences, court une autre consquence sur laquelle je voudrais attirer l'attention. Et qui nous ramne bon gr mal
gr aux paradoxes de Mehler. Fixons un moment notre regard sur les
socits, que j'ai appeles d'affiliation, des primates. Elles sont fort
disparates, tant du point de vue du fonctionnement que du point de vue
de la structure. S'il y a eu, comme je le pense, passage de la socit
la socit, celui-ci a d emprunter des chemins varis et aboutir des
rsultats distincts eu gard la diversit des formations d'origine et
d'arrive. Mutatis mutandis, nous connaissons aussi la pluralit des
espces humaines qui se sont succd, ont disparu et ont dbouch,
dans le cadre de ces formations, sur notre espce actuelle, sur ses
groupements sociaux. L'volution historique a t, ainsi qu'elle l'est
toujours, multilinaire et multidimensionnelle : sur le plan de la socit
et sur le plan de la nature. De plus elle a connu, ses humbles commencements, une diversit certaine. Opposer une unit de nature une
multiplicit de culture, chercher une origine unique un clatement
ultrieur, constitue une dmarche plausible.
Il est cependant devenu plus plausible de supposer une orientation
inverse o les virtualits qui ont pris corps au tournant hominien, virtualits polyvalentes dont tmoigne la gamme des collectivits, des
langues, des traditions primitives , des systmes gntiques avant
l'homo sapiens ou autour de lui, se sont rduites successivement, nos
socits actuelles tant plus uniformes, comportant moins de types
distincts, tout comme a survcu une espce unique. Il y a donc eu, en
un sens, perte de capacit, de virtualits qui sont devenues moins per-
[202]
Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?
Chapitre 3
Projets et prolgomnes en vue
d'une anthropologie gnrale
ou d'une anthropogonie
projets de paix, de science ou de caractristique universelles. On souhaite nanmoins lui voir jouer un rle aussi capital dans l'animation de
cette histoire, le voir accueilli avec le mme srieux, poursuivi avec la
mme dtermination et par des hommes d'une envergure gale ceux
qui ont bauch les projets que je viens de dire. Les complexits du
prsent, succinctement exposes ici, lui fournissent une motivation et
des matriaux.
Les directions dans lesquelles il s'tend sont celles o se recoupent
l'anthropologie, l'histoire et la biologie. S'agit-il uniquement et, en
dfinitive, de marier des doctrines ? Non, certes. On voudrait aussi
tre plus concret, plus prs de ralits neuves, on souhaiterait reprendre contact avec les ralits familires qu'on a fini par ne plus
regarder qu' travers les filtres toujours dformants et limitatifs de
la thorie. Parler, c'est d'abord sortir de soi, rencontrer autrui, et
non pas fabriquer de la grammaire ; se marier, c'est d'abord aimer,
faire l'amour, et non pas appliquer des rgles de parent ; penser,
c'est d'abord dsirer savoir, agir sur le monde, et non pas dclencher
la machinerie logique, etc. Les phnomnes sociaux ne sont ni partiaux
ou totaux, ni structurels ou dialectiques, ni signifiants ou signifis, ils
sont surtout morts ou vivants, dans les choses ou dans les hommes,
hors de nous ou en nous.
Le contenu de cette science nouvelle, renouvele, ses contours
exacts et ses thmes principaux, sont encore mconnus, inconnus. Je
prfre m'arrter sur les cadres imaginaires dans lesquels le projet,
le cas chant, pourrait s'inscrire. Ses prolgomnes, donc. Et, pour
commencer, la question qui le sous-tend : qu'y a-t-il de commun aux
241
3.2. On entrevoit quelques postulats capables de remplacer les anciens, de rordonner les matriaux dont nous disposons, et de guider
les thories qui s'bauchent, en vue d'assortir cette question d'une ou
de plusieurs solutions.
unique parmi ceux que j'ai numrs. Cependant, chaque fois que l'on
a cru tenir solidement un tel trait, il a fallu l'abandonner. peine venait-on de le singulariser, de le proclamer dfinitif, qu'un examen
scrupuleux, des contre-expriences montraient son caractre prcaire, conventionnel. De la sorte, on a successivement renonc aux critres anatomique : volume du cerveau, station debout ; techniques : usage et fabrication des outils ; sociaux : promiscuit, symbolisme animaux - et bientt il faudra renoncer celui du langage.
La totalit se rvle si l'on emprunte la direction oppose celle
qui a t suivie. Les divers critres sont interdpendants, associs
quant leur dveloppement et complmentaires quant leurs fonctions. Ce sont les articulations d'une volution commune : le bipdisme
facilite l'individuation de la main, la main humaine porte les signes de
l'outil et de la prdation ; l'augmentation de volume du cortex, comme
sa dissymtrie, la reproduit et prpare l'invention du langage qui est
son tour repris dans la matrice des relations sociales, des [206] techniques de dfense et d'attaque. La manifestation simultane et la cohrence volutive des capacits organiques et techniques, communicatives, laisse entrevoir l'arrire-plan un systme de conduites, susceptible de les avoir provoques, concertes, accommodes un environnement qu'il a dcoup son avantage.
Ce systme est, on le sait, celui de la chasse. Au cours de plusieurs
millions d'annes, l'homme s'est forg un corps, s'est diffus la surface de la terre ; il a rpercut dans son organisme ses actions sur le
monde extrieur, il s'est rapport aux autres espces en tant que
chasseur. Hors de cela, nous ne comprenons rien, nous nous contentons
de contempler des dbris pars, nous restons prisonniers d'une sociologie ou d'une psychologie de facults qui a fait partout son temps,
sauf dans ce domaine. Si l'on compare ce systme prdateur-chasseur
d'changes entre l'organisme individuel et social et le milieu avec le
systme du fourragement, qui prvaut chez les primates, point n'est
besoin de dresser une liste d'absences ou de prsences ; au contraire,
il est indispensable de chercher l'articulation du premier avec le second pour le trouver la fois l'tat naissant et associ un phno-
gniture, etc. Bref si les rapports du groupe lmentaire sont les mmes que les ntres.
Les rsultats ayant t ambigus, on en est plus ou moins rest l.
Cependant, si, au lieu de saisir ce groupe lmentaire sur le modle de
la famille chez nous, on l'isole l'intrieur de l'univers des primates
et que l'on examine ses fonctions, les changes qu'il favorise ou bloque, on reconnat, au-del des quivalences, une diversit de structure.
Dans les socits de primates, on peut dcouvrir l'existence de deux
couples, le couple reproducteur form par le mle et la femelle, le couple nuclaire form par la femelle et sa progniture. Entre le mle et
sa progniture, il n'y a pas, proprement parler, de lien visible, cohrent, sinon celui des tensions qui opposent les gnrations. En dgageant ces deux couples associs et en les replaant dans les socits
humaines, on est en mesure de voir que, afin de fonctionner, vu notamment les exigences de la chasse, ils ont d s'articuler, dboucher
sur la famille ; celle-ci est en fait l'assemblage de ces deux couples,
crant une relation nuclaire entre le mle et sa progniture, tout en
conservant la hirarchie prsente dans la relation reproductive.
partir de cette constatation, il est possible de revoir comment se
reconstruisent avec des caractres nouveaux dans les socits de parent - celles des hommes - les changes des gnrations et des sexes
connus dans les socits d'affiliation - celles des primates. Ainsi, la
famille humaine ne vient pas d'une famille non humaine : elle provient
de la structure distincte d'un groupe jouant un rle quivalent. Du
reste, elle a toujours eu du mal maintenir dans une unit transforme les doublets d'origine, fermer, sans clater, l'angle ouvert en un
triangle. La paternit, invention de notre espce, n'a eu d'autre but
que d'ajouter cette barre.
Dois-je multiplier les exemples afin de montrer l'utilit d'une recherche des transformations si frquente en mathmatique, en [208]
physique, en linguistique et mme en mythologique (Smith) ? Utilit
que l'on oublie uniquement lorsqu'il est question des origines de
l'volution, du chanon manquant entre l'homme et l'animal, du
passage de la nature la socit. Je suggre d'avoir recours ces
b) L'hypothse de complmentarit des processus sociaux et bionaturels prend acte du fait que toute rduction, dans un sens ou dans
un autre, ne saurait tre pour l'instant que verbale. Partant, elle signifie que :
1) chaque srie de processus a des proprits qui sont exclusives, voire opposes celles de l'autre srie ;
2) les deux sries de processus sont ncessaires ensemble
une analyse complte de la ralit de chaque espce.
un substrat de dispositions innes qu'il revient la biologie de dcouvrir et de comprendre. Le langage est, aucun manuel n'omet de le spcifier, un instrument, voire une institution de communication sociale.
Nanmoins, ds qu'on lui a reconnu des invariants, son examen passe
de la sphre sociale la sphre non sociale, en vertu d'une convention
selon laquelle tout ce qui est particulier, variable, est d un processus social, tandis que tout ce qui est universel, stable, est d un processus bionaturel. Deux problmes se posent cet [209] endroit : 1) la
connaissance des invariants du langage suffit-elle pour mener bien
l'analyse des dispositions innes ? 2) supposer que ces dispositions
soient dtectes, peut-on, comme on le fait, se dispenser d'un examen
de ces invariants en termes sociaux ?
Les tudes rcentes sur les aptitudes communiquer des chimpanzs nous ont montr qu'ils sont en mesure d'apprendre et d'employer
une syntaxe analogue celle des sourds-muets (cf. Gardner). Si tel est
le cas, il s'ensuit qu'ils possdent des dispositions innes similaires
aux ntres sur ce plan. Pourtant ces dispositions ne sont pas identiques : en effet elles ne sont pas exploites couramment, et, malgr
tout, les chimpanzs ne parlent pas. Afin de dceler les carts, il
devient indispensable de se livrer un examen dtaill des systmes
de communication actuels et virtuels des primates.
vrai dire, il faudra revenir une exploration dtaille de tous les
systmes de communication linguistique et non linguistique diffuss
sur l'chelle animale. Non moins importante sera la tche de comparaison d'un systme qui se trouve articul avec un autre : par exemple le
systme de communication verbale avec le systme de communication
non verbale chez l'homme. Je donne l'impression de vouloir mettre en
relief l'ampleur de la tche accomplir, et par l son inutilit ou son
impossibilit. Nullement : ce travail n'est pas plus vaste que d'autres
qui ont t mens bien. Je voulais simplement souligner un fait : la
connaissance des universaux de la communication est un pralable la
recherche de correspondants bionaturels. Ce qui signifie, on l'aura
remarqu, arriver une explication au moins partielle des rgles de
comptence linguistique dans le contexte social de la communication,
sans laquelle on ne saurait dterminer les rapports, les carts, les lois
de transformation des divers systmes.
leur aurait ajout ou permis de plus, pas plus que l'criture dans un
groupe o le jeu des paroles et des silences remplit souhait l'espace
mental et pratique des individus.
Ainsi, pour rendre compte de l'mergence du langage, de ses rgles, des dispositions innes, la description et l'analyse complte devront inclure des propositions ayant trait l'volution des relations
sociales, des changes avec l'environnement, qui a eu pour consquence
la ncessit d'un recours au langage, se prminence sur la communication paralinguistique, laquelle ne s'en est pas moins conserve. L'explication biognique elle seule ne saurait donc suffire, du fait que les
mcanismes et les indices non sociaux sont saisissables, qu'il s'agisse
de pense, de travail, de langage, uniquement travers les indices de
la communication, et que l'inn, de son ct, se manifeste travers
l'acquis ; elle doit tre complte par une explication sociognique.
Le recours des concepts complmentaires s'impose. Nous le
voyons dj l'oeuvre en linguistique - comptence et performance en conomie - valeur d'usage et valeur d'change - par exemple. Leur
emploi pourrait devenir beaucoup plus systmatique. Jusqu' nous
amener constater que le concept de socit humaine lui-mme devrait complter la srie, tre repens en ce sens, librant ainsi les
deux aspects de la ralit qu'il dcouvre.
[211] En effet, d'un ct, elle est socit positive, oprateur de la
nature, puissance matrielle qui s'articule avec les diverses puissances
matrielles, forme que revtent les rapports entre hommes associs
pour crer et perptuer leur environnement. En font partie les moyens
qu'ils ont de modeler et d'tendre leurs facults, organiques et psychiques, de contrler leur dmographie, de conserver et transmettre
les ressources humaines et non humaines. De l'autre ct, la socit
est ngative, organisation autonome, tourne vers elle-mme ; elle
concentre une srie d'intrts, d'entreprises, d'changes ordonns
autour du pouvoir, de la richesse, des hirarchies, des interdits qui
sparent ou superordonnent les classes, les sexes et les gnrations.
Les conceptions modernes de la socit ont mis l'accent sur la prminence de la rgle, de l'conomique, et sous-estim l'importance de la
rgulation que les hommes exercent envers l'cologie, aussi bien qu'elles ont nglig la cration des facults biologiques, productives et
pistmiques. Sous le dcoupage commode de facteurs externes et
internes, ces conceptions ont masqu des rapports plus profonds. Notamment que la socit se dvoile, l'examen, compose, forme et
fond, partie d'un systme cosmique plus vaste et systme autonome,
totalit incluse dans la totalit des ordres naturels et sociaux humains
et non humains ; qu'elle s'efforce de remplir deux fonctions de base :
l'une universelle, commune toutes les espces, visant associer la
matrice organique la matrice physique, l'autre particulire, relative
notre espce, assurant la permanence des liens collectifs qui se tissent autour des richesses distribues, des pouvoirs exercs et des
idologies partages. La complmentarit a mauvaise presse dans certains quartiers pistmologiques. mon avis, elle nous fait accder
une comprhension suprieure du rel.
251
[212]
SOCIT
NATURE
1) La reproduction sociale.
1) La reproduction naturelle.
Elle concerne le maintien et le renouvellement des relations entre le groupe et son milieu, le renouvellement des
capacits innes et acquises cet effet. Au niveau proto-humain, l'invention constitue un lment de cette
reproduction. La distinction entre reproduction individuelle et reproduction collective, entre ce qui rend un
individu apte la survie et ce qui rend
un groupe apte la survie, permet
d'analyser les diverses formes de reproduction naturelle. De mme, la
confusion ou la prminence de la reproduction individuelle et collective
mesure l'importance de la transmission gntique par rapport la transmission non gntique, se manifeste
dans la division des fonctions et des
tches avec les spcialisations qu'elles
requirent.
SOCIT
NATURE
2) Le systme pistmique.
2) Le systme neuro-crbral.
Il concerne tous les processus d'laboration et de communication d'information, de coordination des comportements (les rituels y sont inclus).
Dans ce systme, on doit comprendre,
au niveau de l'homme, ensemble le langage, la pense et l'activit pistmotechnique. Il est peu raisonnable de
croire [213] qu'on puisse les sparer
autrement que de manire artificielle.
Aussi bien le langage que la pense ne
se rduisent ni leur grammaire ni
leur logique, au contraire la grammaire
et la logique s'inscrivent dans des matrices plus vastes qui seules leur donnent un sens et une efficacit.
On souligne juste titre l'importance des inventions des locuteurs.
Des proprits autres que syntactiques ou smantiques (de commande,
de sparation des rles, de validation,
etc.) doivent tre considres dans
une thorie complte du langage. De
plus le langage fonctionne souvent
dans le contexte d'autres formes de
communication (rituels, cinma, techniques du corps, etc.) qui ont certainement un impact sur son profil lexique et prosodique. Il faut encore r-
116
SOCIT
NATURE
d) Enfin, l'hypothse gnalogique redouble et explicite les prcdentes. La ralit dcentre dans l'espace l'est aussi dans le temps.
La transformation des socits humaines partir de celles des primates, la division de la chasse et de la cueillette partir du fourragement sont des processus. Nulle part on ne relve une coupure, une htrognit qui reprsente un minimum de temps social dans un maximum de temps naturel, une structure qui inaugure une histoire sans
117
Le marxisme et le structuralisme se rfrent constamment la totalit. Cependant on constate que leur pratique actuelle, au contraire, s'en loigne pour
s'en tenir toujours des lments (lment production , famille , etc.)
sans rfrence prcise la totalit, la complexit invoques. Pareille contradiction rend leur rapprochement la fois plus facile et plus difficile. Plus facile, parce qu'on en reste des dclarations de principes sans consquences autres qu'idologiques. Plus difficile, parce qu'on ignore la nature des problmes
concrets rsoudre et des contradictions surmonter.
Pourtant comment vouloir, en gardant le srieux, rapprocher, synthtiser ces deux courants, malgr les citations concordantes qu'on
peut glaner ici et l ? Ils sont loigns, en effet, non seulement quant
leur terrain d'tude privilgi, leur vision de la socit, mais encore
opposs l o ils se rencontrent. Car, tout prendre, le fondement de
la thorie d'change qu'anime le structuralisme est, en dernier lieu,
[218] l'conomie marginaliste, l'conomie qui se donne pour objet
l'tude du comportement humain en tant que relation entre des fins
et des moyens rares qui ont des usages alternatifs . Les concepts de
la linguistique structurale, heuristiques dans leur champ spcifique,
n'en pas douter, comme ceux de Malthus l'ont t en biologie, sont
cependant nettement marqus. Ils proviennent en ligne droite de Walras, Pareto, etc. Ayant russi hausser la linguistique au niveau de
science pilote des sciences humaines, le structuralisme a aussi tendu
implicitement l'arrire-plan la trame thorique de l'conomie marginaliste dont on connat l'opposition au marxisme.
En consquence de quoi, les marxistes qui l'ont suivi, sans regarder
de plus prs cet aspect des choses, se retrouvent probablement en
situation d'ambigut. Ainsi, lorsque Godelier crit, dans un esprit de
conciliation : Des problmes fondamentaux comme celui de la prohibition de l'inceste, de l'exogamie et de l'endogamie, du mariage des
cousins croiss, des organisations dualistes, qui taient traits sparment et sans succs, ont t rattachs les uns aux autres et expliqus partir du fait fondamental que le mariage est un change,
l'change des femmes, et que les rapports de parent sont des rapports entre groupes avant d'tre des rapports entre individus , il fait
tat d'un progrs. De l y voir un acquis, une explication acceptable
dans une perspective marxiste, orthodoxe ou non, le pas est trop
grand. Dans cette perspective, les changes ne constituent pas mais
supposent les rapports sociaux, ils apparaissent en tant que produit
historique tardif, prcds par le don et le contre-don, le principe de
partage 118 . Mais sous la crote des changes d'quivalents se cache la
118
dissymtrie de leur sujet et de leur objet, des hommes et des femmes, qui transforme l'change en non-change. Se dvoile ainsi une des
raisons d'tre de l'cart de la socit la nature sur quoi l'anthropologie s'appuie : donner l'ingalit l'apparence de l'galit, la nonrciprocit l'apparence de la rciprocit. Point de doute : si le secret
de l'anthropologie est dans notre nature, alors le secret de notre nature est dans l'anthropologie.
Les inconsistances mritaient d'tre signales : pour tre men
son terme, il faut que le projet soit plus radical. Une science qui s'est
tenue si unanimement l'abri de l'histoire doit tre fouille bien
fond avant qu'on puisse appliquer ses catgories et ses rsultats des
ralits d'un ordre diffrent. Spculons un peu ce propos. L'anthropologie est difie sur une logique de la sparation, autour des hauts
lieux des catastrophes o se sont croules, o ont t dtruites les
collectivits primitives et rurales . L'histoire est [219] btie
sur une logique des contradictions, autour des hauts lieux des rvolutions o se sont affrontes les classes de la socit. Sous cet angle,
l'htrognit semble absolue. A regarder de plus prs les socits
dites primitives, on se convainc de l'imbrication troite des processus
de reproduction naturelle, sociale, et des processus de production. Les
socits dites civilises, par contre, ont nettement spar les deux
sries de processus, se sont focalises sur le processus de production.
La socit capitaliste, tout particulirement, a fait de la production
pour la production son idal et sa pratique favoris.
Quel qu'ait t le gnie des crateurs du marxisme, la partie la
plus acheve de leur oeuvre s'inscrit ainsi dans l'optique de la production. Replace dans le systme de reproduction pour l'analyse duquel
leurs notions sont insuffisantes, cette optique aura besoin d'tre revue. Faute de notions adaptes, d'une vision d'ensemble de la dynamique des forces productives, on se demande quel sera le fondement
commun partir duquel enchaner l'histoire des deux types de socit.
L'chelle du temps a son importance. Disons brutalement que l'histoire
crite, pense jusqu'aujourd'hui est uniquement l'histoire de la civilisation du monde urbain, de la lutte des classes qui s'y rapporte comme
261
[221]
Texte 3.
Quelle unit de lhomme ?
Chapitre 4
De la rvolution kplrienne
elle provoque une coupure ou une rupture thorique ou empirique, faisant permuter les acteurs, modifiant la position de la
source qui claire la scne dont les dimensions et le dcor demeurent inchangs, ainsi que la pice qui s'y joue.
[226] Pour grande que soit la porte de ces rvolutions, leur rle
reste cependant de pure critique : elles ambitionnent de dplacer les
perspectives et proposent une autre lecture et une autre criture des
grands livres (et des systmes) du pass, mais sans toucher au prsent, sans repartir comme si d've et d'Adam. Kepler ne s'y est pas
tromp : Copernic voulut interprter Ptolme plutt que la nature.
Mutatis mutandis, on pourrait en dire autant de presque tous ses imitateurs d'ici ou de l, et de nombre de nos proches contemporains.
Chez tous, on remarque la mme froideur, la mme hte rejoindre la
terre ferme d'une vision close, tous leurs soins se portant obliger les
choses rester dans l'orbite des penses.
D'une rvolution l'autre, la stature de la science se profile plus
grandiose. L'hommage rendu la raison se veut plus clatant, l'impression d'aller vers les formes ultimes et pures de l'univers naturel et
mental accrot sa part de vrit ou de vraisemblance. Chacun clbre,
dans une mystrieuse exaltation, l'abaissement de l'homme, la reconstitution du processus du rel et de la connaissance partir de ce qu'il
n'est pas - pour Kant, un tre capable de connatre la chose en soi,
pour Darwin, une crature part dans la nature - et la dcouverte de
lieux dont il serait absent. Implicite dans les grands retournements de
l'esprit, la bonne nouvelle qu'apportent les sciences, c'est celle du
dmantlement, de l'limination, bref, de la mort de l'homme. La nouvelle qu'au milieu des lois et des phnomnes brille d'un trange clat
un astre refroidi, un sujet inerte, miroir rflecteur des choses et chose rflchie par ses miroirs.
Occasion rve de le rendre toujours plus humble, plus petit et priphrique dans la nature, dans la socit ou dans la science. De draciner la confiance qu'il peut avoir en lui-mme, d'extirper l'admiration
qu'il a conue pour ses oeuvres et celles des autres crateurs, de lui
faire abdiquer la responsabilit qu'il assume vis--vis de ce qu'il
connat. Comme si confiance, admiration, responsabilit taient des
sentiments pernicieux, aux consquences nfastes, rsidus d'une imagination et d'un orgueil tout juste bons tre touffs au plus vite.
Au terme de la route des rvolutions, gravissant une montagne dont le
sommet recule toujours derrire de mystrieux nuages, toutes les rumeurs qui viennent de lui se taisent. Seuls les objets communiquent
entre eux, et travers eux s'entend un discours que nul ne tient et qui
ne s'adresse nul, comme la rose de Rilke, le sommeil de personne
sous tant de paupires .
4. 4. Or, regards par transparence, ces objets parlent un tout autre langage. Ils commencent laisser entrevoir l'empreinte des [227]
sujets qui les ont vids de leur substance propre et placs avec fracas dans les muses, les laboratoires, les rserves, les parcs naturels
et autres prisons, archives de notre civilisation d'ici et de maintenant.
La seule qui produit des biologistes, des sociologues, des anthropologues et des physiciens, entre lesquels elle distribue ses ralits et ses
nigmes.
En ce qui concerne l'anthropologie, on nous avertit, et de plusieurs
cts, de la courbure de son espace : elle fait du primitif son donn, en
tant qu'objet de science, et son rsultat, en tant qu'expression d'une
culture de conqute, la ntre. Ce rapport met en vidence ce qu'il est.
Nous pouvons le considrer comme une partie de notre pass, dtenteur des inconnues qui recouvrent notre apparition, condition de nous
reconnatre comme une partie de son avenir, porteurs des valeurs de
sa disparition. Bon ou mauvais sauvage ? La question est dsormais insparable de cette autre question qui se pose l'anthropologue : Bon ou mauvais civilis ? Cette dernire seule donne un
sens sa prsence parmi ceux qu'il prtend tudier.
Pour sa part, l'thologie rappelle que les biologistes ont fait de
l'animal une pure anatomie et physiologie, un solitaire livr ses instincts. Reprsentation absurde qui se dissipe au premier contact. Elle
les invite prendre conscience de leurs changes vrais avec ces autres
tres que sont les animaux, envisager diffremment les liens qui joignent leur monde au ntre, et les valeurs qu'ils portent ou qui les portent. L'tude du langage conforte ce mouvement partir du moment
o elle insiste sur la ncessit de rattacher le langage la facult du
locuteur d'employer ses rgles et de produire ses propositions et ses
tournures.
Recherche de nouveaux centres, abolition de ceux qui existent, invention de nouveaux soleils, guerre de succession et bouleversement
des hirarques ? Pas question. Tout cela est prim. tous les niveaux, la rentre du sujet dans son atmosphre propre, succdant
sa mise sur orbite cleste, est une exigence manifeste pour quiconque veut comprendre le rel, s'informer compltement de ses problmes et de ses complexits, agir sur lui. et l apparat et se r-
271
des faits, Kepler culbuta les relations et les systmes anciens, transforma de fond en comble la scne et le rpertoire o jouaient les acteurs - les corps clestes qui se mouvaient mais aussi les savants qui
les observaient - du Grand Thtre du Monde. Et pour la premire fois
fit comprendre que s'il est imprudent d'abandonner une tradition la
lgre, il est absurde et criminel de s'y cramponner l'excs.
renaissances et de leurs rgnrations. Tous les jours, tmoins tonns, nous pouvons vrifier que peu d'entre elles ont disparu sans renatre sous une forme ou une autre, et retrouver des nergies extraordinaires pour annoncer :
Je suis l'tre et le non-tre, l'immortalit et la mort (pome
hindou).
raction, l'obligation de penser et d'agir avec d'autres. Si nous dcidons de ne pas sortir du cadre des observations humaines, note Rosenfeld 119 , le seul critre d'objectivit d'une proposition est l'accord de
tous les observateurs son gard ; s'ils ne peuvent en appeler quelque arbitre surhumain, les observateurs n'ont d'autre ressource que
de s'entendre entre eux. Nous constatons ici le lien fondamental du
problme de l'objectivit avec celui de communication.
Dans une perspective complmentaire et inverse, la mcanique
quantique a insist sur la dtermination des dimensions de l'objet :
celui-ci, pas plus que les corps clestes, ne parcourt une orbite fixe ;
sa matrialisation et sa connaissance lui font subir une action. Auparavant, on voyait dans les corps microscopiques des miniatures qui gardaient, une chelle diffrente, toutes les proprits d'espace et de
temps des corps macroscopiques. Cette vue a t contredite par les
moyens d'observation et de mesure dont nous disposons. Comment savoir si nous avons affaire une onde ou un corpuscule, et si ces mots
ont encore un sens exact ? Comment valuer la taille, le volume d'une
particule lmentaire, en principe inscable ? Toutes ces oprations
sont impossibles. De plus, toute intervention ce niveau, toute mesure
se rpercute sur le systme physique mesur, modifie son tat d'quilibre et son bilan nergtique, entrane une raction de sa part. En
fait, c'est prcisment cette raction qui fournit le rsultat, la mesure recherchs. On ne peut pas localiser une particule sans l'clairer :
la quantit de lumire rflchie sert mesurer sa position.
l'chelle de la physique classique, cet effet passe inaperu. On
peut croire une nature de l'objet indpendante de la faon dont il
est observ, la possibilit d'liminer toute intervention de l'observateur par des corrections clairement dtermines. La distance et l'isolement du sujet connaissant en face de l'objet connu correspondent
cette position trangre au courant d'interactions. Il n'y a cependant
119
L. ROSENFELD : Quelques rflexions sur la connaissance, Mmoires de la Socit Royale des Sciences, Lige, 1971, p. 188.
120
121
122
123
changer non pas la place des termes existants mais le systme qu'ils forment ;
sances et d'une autre culture par ses connus, ne sont pas les conditions de l'objectivit de la science mais son illusion. Et, au-del, si telle est l'illusion, il n'y a plus de ralit dernire, de mme qu'il n'y a
plus de commencement premier ; il devient vain de chercher une origine o puiser des structures immuables, vain d'imaginer un futur [235]
auquel raccrocher une histoire qui ait une fin : partout on ne saisit que
des transformations. chaque tape, et dans le concret que chaque
science travaille, o elle forge ses outils, dcrit son horizon, engrange
ses rsultats, elle n'a point besoin d'une ternit assure, ni de ce
qu'elle tudie, ni de l'esprit de celui qui tudie, pour s'intresser avec
la plus grande vigueur des vrits auxquelles on souhaite toujours
une esprance de vie un peu plus longue, mais gure plus.
Fin du texte