La Lacune
La Lacune
La Lacune
Le thtre de l'absurde
Dans les ruines de l'aprs guerre nat un thtre qui se moque allgrement de toutes nos tragdies. Aux antipodes de l'engagement. Tiens, il est neuf heures, remarque Mme Smith au tout dbut de la Cancatrice chauve, au moment o la pendule vient de frapper dix-sept coups. Une chose au moins est sre, en ce dbut des annes 50, les petites anti-pices de thtre de Ionesco, Adamov et Beckett vitent soigneusement d'tre de leur temps. Issue de la Rsistance, de ses espoirs et de ses aigreurs, la IVme Rpublique est vite entre dans la guerre froide, la crise de l'empire colonial, la peur nuclaire. Le parti de Moscou et celui de Washington se partagent les esprits. Les idologies sont en pleine forme et le dsespoir lui-mme est solidement structur. Au Quartier latin, les dbats entre chrtiens, marxistes et existentialistes font salle comble, dbordant souvent sur les trottoirs... A ceux qui sortent de l'exprience de la guerre (Auschwitz, Hiroshima) avec un violent sentiment de l'absurdit de la condition humaine, Camus et Sartre proposent des modles de comportement : une attitude de dignit grise pour le premier, un engagement quand mme pour le second. Sur scne, dans un cas comme dans l'autre, le dialogue permet au moins de continuer clbrer la puissance des mots face au chaos des choses. Ionesco, Adamov et Beckett rompent en faisant remonter ce chaos du monde jusque dans la parole et le jeu des acteurs, en liant la drision de l'poque" une drision du langage et de la scne. Tout, au dpart, dconcerte dans cet antithtre : pas de personnage au sens classique du terme, pas de psychologie, pas de caractres, pas d'intrigue, peu de motivations dans les alles et venues et les actes des personnages. La parole est mise plat par des lieux communs, dsarticule par des coq--l'ne, obscurcie par des ellipses. Passent alors la trappe la vrit, l'tre, la logique, le discours, l'action et le sujet. Le thme de la vie, rappelle Ionesco, c'est le rien , et les personnages de En attendant Godot ont pour leitmotiv qu' il n'y a rien faire . Mais trve de philosophie : ces pices d'avant-garde sont d'abord des spectacles et ne rencontrent le succs que dans la mesure o, rompant avec des codes ralistes puiss, elles renouvellent le plaisir du spectateur. Les dramaturges du nouveau thtre font leur le bon vieux principe de la thologie : credo quia absurdum j'y crois parce que c'est absurde . Une fois balays le ralisme, la vraisemblance et les rgles de la psychologie, la place est libre pour de nouvelles formes de langage et de gestes : ainsi cette entre inattendue dans En attendant Godot, d'un homme, la corde au cou, tenu en laisse par un autre. Ce jeu la fois inopin et si vident, si dconcertant et si plausible, en dit soudain plus long sur la condition humaine que bien des grands monologues.
On rit du dcalage entre les mots et les conduites, le naturel des conduites se heurte drlement la sottise des mots : on rit ainsi du naturel, de la sottise, mais bientt galement de la sottise d'un naturel qu'on ne peut renier. C'est alors que le rire se transforme en malaise : le spectacle est sur la scne, certes, mais n'est-il pas d'abord, tous les jours, en nous et autour de nous ?
Jean Pouillon, essayiste et philosophe, Les Temps moderne
1 0 JANVIER 1 9 6 0 Je me suis souvenu d'avoir t frapp au cours de ma vie par ce qu'on pourrait appeler le courant d'opinion, par son volution rapide, sa force de contagion qui est celle d'une vritable pidmie. Les gens tout coup se laissent envahir par une religion nouvelle, une doctrine, un fanatisme, enfin parce que les professeurs de philosophie et les journalistes oripeaux philosophiques appellent le moment ncessairement historique . On assiste alors une vritable mutation mentale. Je ne sais pas si vous l'avez remarqu, mais, lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu'on ne peut plus s'entendre avec eux, on a l'impression de s'adresser des monstres... des rhinocros? Par exemple. Ils en ont la candeur et la frocit mles. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. Et l'histoire nous a bien prouv au cours de ce sicle que les personnes ainsi transformes ne ressemblent pas seulement des rhinocros, ils le deviennent vritablement. Or, il est trs possible, bien qu'apparemment extraordinaire, que quelques consciences individuelles reprsentent la vrit contre l'histoire, contre ce qu'on appelle l'Histoire. II y a un mythe de l'histoire qu'il serait grand temps de dmythifier >> puisque le mot est la mode. Ce sont toujours quelques consciences isoles qui ont reprsent contre tout le monde la conscience universelle. Les rvolutionnaires eux-mmes taient au dpart isols. Au point d'avoir mauvaise conscience, de ne pas savoir s'ils avaient tort ou raison. Je n'arrive pas comprendre comment ils ont trouv en eux-mmes le courage de continuer tout seuls. Ce sont des hros. Mais ds que la vrit pour laquelle ils ont donn leur vie devient vrit officielle, il n'y a plus de hros, il n'y a plus que des fonctionnaires dous de la prudence et de la lchet qui conviennent l'emploi ; c'est tout le thme de Rhinocros. - Parlez-nous un peu de sa forme. Que voulez-vous que je vous en dise? Cette pice est peut-tre un peu plus longue que les autres. Mais tout aussi traditionnelle et d'une conception tout aussi classique. Je respecte les lois fondamentales du thtre: une ide simple, une progression galement simple et une chute. 1961 [...] Il s'agissait bien, dans cette pice de dnoncer, de dmasquer, de montrer comment le fanatisme envahit tout, comment il hystrise les masses, comment une pense raisonnable, au dpart, et discutable la fois, peut devenir monstrueuse lorsque les meneurs, puis dictateurs totalitaires, chefs d'les, d'arpents ou de continents en font un excitant haute dose dont le pouvoir malfique agit monstrueusement sur le peuple qui devient foule, masse hystrique. [...] JANVIER 1 9 6 4 [...] Je me demande si je n'ai pas mis le doigt sur une plaie brlante du monde actuel, sur une maladie trange qui svit sous diffrentes formes, mais qui est la mme, dans son principe. Les idologies devenues idoltries, les systmes automatiques de pense s'lvent, comme un cran entre l'esprit et la ralit, faussent l'entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l'homme et l'homme qu'elles dshumanisent, et rendent impossible l'amiti malgr tout des hommes entre eux; elles empchent ce qu'on appelle la coexistence, car un rhinocros ne peut s'accorder avec celui qui ne l'est pas, un sectaire avec celui qui n'est pas de sa secte. [...]
In IONESCO, Eugne, Les faces et prfaces de Rhinocros In Ionesco: Rhinocros, cahier de la compagnie Madeleine Renaud Jean-Louis Barrault n97, 1978, p 67-92
de thtre?
produit de la Rvolution franaise, de la civilisation industrielle, du capitalisme. N'importe quel colier vous le dira. Pouvez-vous prtendre, par exemple, que...
EGO. Je prtends qu'Abraham lui-mme tait bourgeois. N'levait-il pas des brebis? Il devait certainement avoir des fabriques de textiles. ALTER EGO. Le salaud! EGO. Pour en revenir mes Rhinocros aprs ce tour d'horizon historique dont je m'excuse... ALTER EGO. C'tait trs instructif... EGO .......Je tiens vous dire que j'ai su viter magistralement le thtre de la participation. En effet, les hros de ma pice, sauf un, se transforment, sous les yeux des spectateurs (car c'est une oeuvre raliste) en fauves, en rhinocros. J'espre en dgoter mon public. Il n'y a pas de plus parfaites sparations que par le dgot. Ainsi, j'aurai ralis la distanciation des spectateurs par rapport au spectacle. Le dgot c'est la lucidit.
participation; nous savons tous aussi que les sauvages sont des intellectuels bourgeois. Le thtre gyptien aussi tait un thtre de la participation. Et toute la prhistoire tait bourgeoise! ALTER EGO. Je pense qu'il est risqu d'affirmer que le bourgeois vienne de si loin... il est le
ALTER EGO. Vous dites que dans votre pice un seul des personnages ne se transforme pas. EGO. Oui, il rsiste la rhinocrite . ALTER EGO. Faut-il penser que les spectateurs ne doivent pas s'identifier avec le hros qui demeure humain? EGO. Au contraire, ils doivent absolument s'identifier avec lui. ALTER EGO. Alors vous retombez vous-mme dans le pch de l'identification. EGO. C'est vrai... Mais comme il y aura aussi la vertu de la non participation ou de la sparation, nous pourrons considrer que cette pice aura ralis la synthse d'un thtre la fois bourgeois et antibourgeois, grce une habilet instinctive qui m'est propre... ALTER EGO. Vous me dites des sottises, mon cher. EGO. Je sais! Mais je ne suis pas le seul.
In Cahiers du Collge de Pataphysique (mars 1960), d'aprs France-Observateur de janvier 1960 In IONESCO, Eugne, Notes et contre-notes, collection Pratique du Thtre, ditions Gallimard, 1962, p 178-182
concevez-vous et comment les metteurs en scne et comdiens conoivent-ils cette mtamorphose. N'avez-vous pas rencontr des problmes de ce ct-l ?
Eugne Ionesco Il y a plusieurs faons de concevoir la mtamorphose. Barrault et les Allemands aussi ont fait voir des rhinocros. J'avais indiqu ce truc simple de thtre: le personnage qui se transformait passait dans la pice ct. De sa chambre, il allait dans sa salle de bain, sortant de scne, il revenait et il avait une corne. Comme c'tait le matin et qu'il devait faire sa toilette, il allait et venait entre la scne (sa chambre) et la coulisse (la salle de bain); chaque fois qu'il rapparaissait, il avait une corne plus grande, sa peau devenait plus verte, etc. Ce sont l des moyens de la machinerie. D'autres metteurs en scne en Suisse, en Amrique, en Roumanie, n'utilisaient ni ces masques, ni ces accessoires. Ils prfraient obtenir une transformation intrieure. C'est beaucoup plus difficile mais quand cette transformation plutt morale est russie cela devient angoissant. Ce qui est curieux c'est que lorsqu'on n'emploie pas d'accessoires, la pice devient plus noire, plus tragique; lorsqu'on les emploie, c'est comique, les gens rient. Barrault a choisi le comique parce qu'il pense qu'en France les pices les plus tragiques sont les plus comiques: il cite Tartuffe, Le Misanthrope, L'Avare. C'est une faon de concevoir le tragique et de le faire passer. les idologies C. B. Revenons votre vie Bucarest. E. I. Ce qui a t trs intressant tout de mme, ce fut cela, ces conflits violents avec un milieu dans lequel je me sentais mal l'aise, ce conflit, non pas avec des ides, mais avec des sentiments que je n'admettais pas. En effet, avant de devenir idologiques, le nazisme, le fascisme, etc., ce sont d'abord des sentiments. Toutes les idologies, marxisme inclus, ne sont que les justifications et les alibis de certains sentiments, de certaines passions, d'instincts aussi issus de l'ordre biologique. Ensuite, le conflit est devenu plus grave. Je m'tais fait un certain nombre d'amis. Or beaucoup d'entre eux c'tait en 1932, 1933, 1934, 1935 passaient au fascisme. De mme aujourd'hui, tous les intellectuels sont progressistes , comme ils disent, parce que c'est la mode. cette poque l, la mode tait d'tre droite. En France aussi, c'tait cela avec Drieu La Rochelle, les Camelots du Roi, etc. Je n'aime pas les clichs progressistes comme je dtestais les clichs fascistes et j'ai l'impression que les progressistes d'aujourd'hui sont un peu les fascistes d'hier. C'est un peu vrai, ce sont les fils des anciens fascistes qui sont progressistes maintenant. En France, c'est dans la bourgeoisie des intellectuels que se recrutent les rvolts sociaux... en retard d'une rvolte. Etre la page, c'est dj le retard : il faut tourner vite la page, il faut tre la page d'aprs. Bucarest la dchirure tait l. Je me sentais de plus en plus seul. Nous tions un certain nombre de gens ne pas vouloir accepter les slogans, les idologies qui nous assaillaient. Il tait trs difficile de rsister, non pas sur le plan de l'action politique (ce qui aurait t trs difficile videmment), mais aussi sur le simple plan d'une rsistance morale et intellectuelle, mme silencieuse, parce que lorsque vous avez vingt ans, que vous avez des professeurs qui vous font des thories et des exposs scientifiques ou pseudo-scientifiques, que vous avez les journaux, que vous avez toute une ambiance, des doctrines, tout un mouvement, contre vous, il est vraiment trs dur de rsister, c'est--dire de ne pas se laisser convaincre ; heureusement ma femme m'a beaucoup aid.
E. I. Exactement. Je me suis toujours mfi des vrits collectives. Je crois qu'une ide est vraie lorsqu'elle n'est pas encore affirme et qu'au moment o elle est affirme, elle devient excessive. A ce moment-l, il y a un abus, une exagration dans l'affirmation de cette ide qui la rende fausse. Je puis penser ce que je viens de vous dire, grce un autre matre que j'ai rencontr un que, que j'ai lu plus souvent: Emmanuel Mounier. Mounier faisait constamment cet effort extraordinaire de lucidit, consistant voir ce qu'il y a de vrai et ce qu'il y a de faux dans chaque affirmation historique. Cet effort pour dmler le vrai du faux, cet effort de lucidit, il tait le seul le faire. Maintenant, cela ne se fait plus. Les gens sont emports par leurs passions qu'ils refusent d'lucider parce qu'ils veulent les garder. Plus les gens sont considrables plus ils contribuent l'aggravation de la confusion et du chaos.
In BONNEFOY, Claude, Entretiens avec Eugne Ionesco, ditions P. Belfond, 1966, p 118-119 et 24-26
Quand on me pose la question: Pourquoi crivez-vous des pices de thtre? je me sens toujours trs embarrass, je ne sais quoi rpondre. II me semble parfois que je me suis mis crire du thtre parce que je le dtestais. Je lisais des oeuvres littraires, des essais, j'allais au cinma avec plaisir. J'coutais de temps autre de la musique, je visitais les galeries d'art, mais je n'allais pour ainsi dire jamais au thtre. Lorsque, tout fait par hasard, je m'y trouvais, c'tait pour accompagner quelqu'un, ou parce que je n'avais pas pu refuser une invitation, parce que j'y tais oblig. Je n'y gotais aucun plaisir, je ne participais pas. Le jeu des comdiens me gnait: j'tais gn pour eux. Les situations me paraissaient arbitraires. II y avait quelque chose de faux, me semblait-il dans tout cela. La reprsentation thtrale n'avait pas de magie pour moi. Tout me paraissait un peu ridicule, un peu pnible. Je ne comprenais pas comment l'on pouvait tre comdien, par exemple. II me semblait que le comdien faisait une chose inadmissible, rprobable. Il renonait soi-mme, s'abandonnait, changeait de peau. Comment pouvait-il accepter d'tre un autre? de jouer un personnage? C'tait pour moi une sorte de tricherie grossire, cousue de fil blanc, inconcevable. Le comdien ne devenait d'ailleurs pas quelqu'un d'autre, il faisait semblant, ce qui tait pire, pensais-je. Cela me paraissait pnible et, d'une certaine faon, malhonnte. Aller au spectacle, c'tait pour moi aller voir des gens apparemment srieux, se donner en spectacle. Pourtant, je ne suis pas un esprit absolument terre terre. Je ne suis pas un ennemi de l'imaginaire. J'ai mme toujours pens que la vrit de la fiction est plus profonde, plus charge de signification que la ralit quotidienne. Le ralisme, socialiste ou pas, est en de de la ralit. Il la rtrcit, l'attnue, la fausse, il ne tient pas compte de nos vrits et obsessions fondamentales: l'amour, la mort, l'tonnement. Il prsente l'homme dans une perspective rduite, aline; notre vrit est dans nos rves, dans l'imagination ; tout, chaque instant, confirme cette affirmation. [...] La fiction ne me gnait pas du tout dans le roman et je l'admettais au cinma. La fiction romanesque ainsi que mes propres rves s'imposaient moi tout naturellement comme une ralit possible. Le jeu des acteurs de cinma ne provoquait pas en moi ce malaise indfinissable, cette gne produite par la reprsentation au thtre. Pourquoi la ralit thtrale ne s'imposait-elle pas moi? Pourquoi sa vrit me semblait-elle fausse? Et le faux, pourquoi me semblait-il vouloir se donner pour vrai, se substituer au vrai? tait-ce la faute des comdiens? du texte? la mienne? Je crois comprendre maintenant que ce qui me gnait au thtre, c'tait la prsence sur le plateau des personnes en chair et en os. Leur prsence matrielle dtruisait la fiction. [...] C'est avec une conscience en quelque sorte dsacralise que j'assistais au thtre, et c'est ce qui fait que je ne l'aimais pas, ne le sentais pas, n'y croyais pas. [...] Plus tard, c'est--dire tout dernirement, je me suis rendu compte que Jean Vilar, dans ses mises en scne, avait su trouver le dosage indispensable, en respectant la ncessit de la cohsion scnique sans dshumaniser le comdien, rendant ainsi au spectacle son unit, au comdien sa libert [...]. Les textes mmes de thtre que j'avais pu lire me dplaisaient. Pas tous! Car je n'tais pas ferm Sophocle ou Eschyle, ni Shakespeare, ni par la suite certaines pices de Kleist ou de Bchner. Pourquoi? Parce que tous ces textes sont extraordinaires la lecture pour des qualits littraires qui ne sont peut-tre pas spcifiquement thtrales, pensais-je. En tout cas, depuis Shakespeare et Kleist, je ne crois pas avoir pris de plaisir la lecture des pices de
thtre. [...] Je ne suis donc vraiment pas un amateur de thtre, encore moins un homme de thtre. Je dtestais vraiment le thtre. Il m'ennuyait. Et pourtant, non. Je me souviens encore que, dans mon enfance, ma mre ne pouvait m'arracher du guignol au jardin du Luxembourg. [...] Plus tard aussi, jusqu' quinze ans, n'importe quelle pice de thtre me passionnait, et n'importe quelle pice me donnait le sentiment que le monde est insolite, sentiment aux racines si profondes qu'il ne m'a jamais abandonn. [...] Quand n'ai-je plus aim le thtre? partir du moment o, devenant un peu lucide, acqurant de l'esprit critique, j'ai pris conscience des ficelles, des grosses ficelles du thtre, c'est-dire partir du moment o j'ai perdu toute navet. [...]
dsordre. Les enfants, rendus furieux, cassaient la vaisselle, jetaient les parents par la fentre et finissaient par mettre le feu la maison.
En 1925, il revient en Roumanie o, partir de 1929, il prpare une licence de franais. II fait ses dlices d'Alain-Fournier, matre de mon adolescence rveuse et potique , et de Valry Larbaud; ses premiers pomes rvlent l'influence de Jammes et de Maeterlinck. Il publie des articles o se font jour les thmes futurs, notamment le senti-ment de l'absurde. En 1937, il pouse une tudiante en philosophie, Rodica Burileano, dont il aura une fille en 1944. L'anne 1938 le retrouve en France, et il travaille une thse sur Les Thmes du pch et de la mort dans la posie franaise depuis Baudelaire, mais il a du mal crire en franais. De 1940 1943, il vit Marseille, lit Kafka, Flaubert, Proust, Dostoevski, le pseudo-Denys, et E. Mounier qu'il a rencontr en 1939. Aprs la guerre, Paris, il gagne sa vie comme correcteur dans une maison d'ditions administratives. Ionesco, cette poque, ne va pour ainsi dire jamais au thtre . Il ne va pas tarder hanter les salles, au moins pour voir ses propres pices. l'effondrement du langage II dcide d'apprendre l'anglais, et c'est en l'tudiant avec la mthode Assimil que l'ide lui vient de La Cantatrice Chauve dont une partie du dialogue imite les phrases incohrentes d'un manuel de conversation courante en langue trangre. Les rpliques du manuel, que j'avais
pourtant correctement, soigneusement copies les unes la suite des autres, se drglrent ,
confie Ionesco. L'outrance de l'emploi des lieux communs dans cet ouvrage et le srieux qu'il faut mettre les rpter constituent une source inpuisable de comique: Ma femme est ionescien est le langage, dont cette pice suit la dcomposition, grandissante, puis galopante. Les phrases sclroses se dfont dans le non-sens: On peut prouver que le progrs social est bien meilleur avec du sucre ; le texte est rong de mots btards: J'ai mis au monde un monstre. Quand le langage n'est plus irrigu profondment par une pense vive, il se fltrit et tombe en poussire. La communication entre les tres s'vanouit. Mais c'est le spectateur, aprs la sortie, qui tire ces conclusions; Ionesco, lui, ne livre que des dialogues entirement mcaniss, et pousse le rythme de la machine jusqu'au vertige du nant. L'absurde tue le
l'intelligence mme. Elle est mme plus intelligente que moi. En tout cas, elle est beaucoup plus fminine , laisse tomber gravement M. Smith dans La Cantatrice Chauve. Le premier hros
langage. Le tragique latent d'un tel thtre, parfaitement dissimul dans La Cantatrice Chauve (1950), se rvle dans La Leon (1951), o le langage fonctionne tout seul, alors que sous lui progressent silencieusement, comme des reptiles, de sourdes penses sadiques. Pour compenser ce tragique, Ionesco prescrit la rgle d'or: Sur un texte burlesque, un jeu dramatique. Sur un texte dramatique, un jeu burlesque (Notes et contrenotes). Le langage joue encore un rle important dans Jacques, ou la Soumission (1950), crite en mme temps que les deux pices prcdentes. La famille de Jacques ne conclura la soumission de l'adolescent rvolt qu'aprs l'avoir entendu rpter la phrase: J'adore les pommes de terre au lard, sinistre symbole du monde auquel l'enfance doit s'accommoder. la prolifration ionescienne Dj, dans La Cantatrice Chauve, les lieux communs s'entassaient une vitesse croissante, l'asphyxie gagnait; on courait au nant une cadence de plus en plus folle. Cette prolifration des mots-objets et, dans les pices suivantes, des objets eux-mmes constitue l'une des hantises les plus profondes de l'auteur. Dans Les Chaises (1952), un couple de vieillards solitaires attend, avec l'espoir que cette venue donnera un sens sa vie, d'imaginaires invits. Seul le nombre des chaises va crotre de plus en plus vite; elles envahissent la scne, bloquent les vieux, qui bientt meurent. Cette prolifration matrielle cerne violemment la solitude humaine, rappelle l'homme qu'il va devenir objet son tour. Elle fait clater l'absence de Dieu, l'irralit du monde, le vide mtaphysique. Le thme de la pice, c'est le rien (Ionesco). Ce cauchemar ne cessera plus gure de rvler sa puissance: dans Amde (1954), un couple a tu son amour, et le cadavre grandit de plus en plus vite, envahit la maison, la rue... (comme pour beaucoup de pices, le point de dpart, dans l'esprit de Ionesco, fut un rve) ; dans Victimes du devoir (1953), dans Rhinocros (1958), dans La Soif et la Faim (1964), cette hantise demeure prsente et impose chaque fois un rythme trs particulier: aprs un dpart un peu lent, tout s'acclre, et le monde familier devient mconnaissable (en particulier dans Rhinocros). Vide et prolifration sont les deux faces d'une mme ralit, l'absence. Pour combler le vide angoissant qui nous entoure, il n'est pas de plnitude. Alors il faut entasser du bric--brac, entasser avec hystrie, jusqu' l'puise-ment et la chute: ces accumulations, ces prolifrations monstrueuses se rsolvent enfin dans le nant, qu'il s'exprime par la lvitation clownesque d'Amde ou, plus directement, par la mort, comme dans Le roi se meurt (1962) o il s'agit d'une prolifration de fissures et d'parpillements. la tentation moralisante Il est curieux de constater que c'est peu aprs ses plus violentes attaques contre Brecht et son thtre social (1956) que Ionesco s'orienta lui-mme vers un thtre de dnonciation sociale. Cette tentation apparut avec la cration d'un personnage qui fait penser Charlot, Brenger, dans Tueur sans gages (1959) et surtout avec Rhinocros. C'est cette dernire pice qui fit accder son auteur aux grands thtres , et l'on peut se demander si les loges qu'elle reut ne prsentent pas parfois un caractre inquitant. Une pice d'Ionesco entirement comprhensible , titrait le Times! Ionesco avait vcu, en 1937-1938, la monte du fascisme chez un nombre croissant de ses amis roumains: un virus mystrieux s'infiltrait en eux, ils changeaient, la communication devenait impossible (toujours le vide menaant dans le langage!). Dans la pice, cette maladie est la rhinocrite qui gagne peu peu toute la ville (toujours la prolifration !). Tous, collgues, amis, femme aime, se transforment en rhinocros (on reconnat le thme kafkaen de la mtamorphose). La rhinocrite, c'est d'abord, historiquement, le nazisme; mais la porte symbolique de la pice est plus ample: tous les totalitarismes sont viss (les Russes ont renonc monter la pice sur le refus d'lonesco de la retoucher). Brenger demeure, la fin, seul humain, aprs des flottements et le dit, dans un finale peu rhtorique, o chancelle un humanisme mal assu-
r (il subsiste une distance entre ce qu'est le personnage et son langage: plaisant reproche!). Cependant, grce l'extraordinaire transposition concrte de tout totalitarisme montant, aux parodies de la logique, la dcouverte angoissante de la solitude, c'est--dire tout ce qui fait le meilleur d'lonesco, la pice demeure.., rsurrection de la tragdie Le succs mme de Rhinocros gna Ionesco, qui constatait en lui-mme la progression dangereuse de l'esprit de srieux. Continuer dans la voie ouverte par cette pice risquait fort de conduire l'abme. Aprs plusieurs annes de rflexion, il se dcide reprendre son ancienne voie, qu'il va maintenant largir de faon tonnante. Il crit d'abord, au cours de l't de 1962, Le Piton de l'air, pice qui se situe entre sa premire manire, celle des pices courtes (1950-1955), et la seconde, celle des pices longues (de 1957 1980) ; souvent proche de La Cantatrice Chauve et d'Amde, elle est plus immdiatement tragique. La mme anne, Ionesco donne sa forme dfinitive l'admirable Le roi se meurt, un essai d'apprentissage de la mort (dont l'obsession se fera encore sentir en 1970 avec Jeux de massacre). Dans un royaume vaguement mdival, tout va mal, tout se lzarde; les frontires se rtrcissent... On annonce au roi qu'il lui reste une heure et demie vivre (le temps de la reprsentation, dit quelqu'un au public). Le roi refuse d'abord cette vrit, mais peu peu, de cris en cocasseries ou en mditations lyriques, il va accepter l'inacceptable. Pourquoi est-il roi? Eh bien! dit Ionesco, parce que l'homme est roi, le roi d'un univers. Chacun
de nous est l comme au coeur du monde, et chaque fois qu'un homme meurt, qu'un roi meurt, il a le sentiment que le monde entier s'croule, disparat avec lui. La mort de ce roi se prsente comme une suite de crmonies la fois drisoires et fastueuses - fastueuses parce que tragiques. En fait, ce sont les tapes d'une agonie ou, si l'on prfre, celles de la renonciation: peur, dsir de survivre, tristesse, nostalgie, souvenirs et puis rsignation. Enfin, dpouill de tout, et seulement ce moment-l, il s'en va.
L'angoisse, dj latente dans les pices du dbut, n'a cess de prendre plus de place dans le thtre ionescien. La Soif et la Faim, grand drame baroque, plein de manifestations oniriques, de souvenirs du surralisme, fait entendre la plainte d'un homme perdu qui regarde tout autour avec des yeux dsesprs . Robert Hirsch jouait cela comme un enfant qui siffle dans la nuit pour dompter sa peur (Pierre Marcabru). La soif et la faim d'un ailleurs sont toujours dues. On est tout proche ici de la tragdie de Beckett, qui est non de mourir, mais de vivre. Pourtant, l'univers d'Ionesco est loin d'tre aussi sombre que celui de l'crivain irlandais. Dans cette pice mme, l'apparition d'une mystrieuse chelle d'argent qui s'lve au-dessus d'un jardin en fleurs (trs diffrente peut-tre du rve ionescien de lvitation, de fuite vers le haut: Amde, Victimes du devoir, Le Piton de l'air) brille comme l'esprance. Pourtant, l'oeuvre va dsormais s'assombrir de plus en plus: la mort prolifre dans Jeux de massacre (1970) ; les folies meurtrires de la volont de puissance sont dnonces dans Macbett (1972), que son auteur situe entre Shakespeare et Jarry, assez proche dUbu roi . L'anne suivante, Ce Formidable Bordel - la vie - fait contempler les futilits minables de l'existence humaine par un personnage muet, mur: du Kafka interprt par Buster Keaton. En 1975, L'Homme aux valises, dans un climat onirique, mdite sur l'puisement de tout tre, encombr des lourds bagages de son pass. Enfin, Voyages chez les morts (premire reprsentation en 1980) rassemble un groupe de variations sur les thmes de l'oubli, de l'errance, de la mort: l'oeuvre oscille entre l'autobiographie, l'onirisme et la mythologie des descentes aux enfers . Depuis la dcennie de 1960, Ionesco n'a cess d'largir le champ de ses explorations: petits rcits, scnarios de films, textes de critique (Notes et contre-notes, 1962), confidences (Journal en miettes, 1967; La Qute intermittente, 1987), contes pour enfants, entretiens (en 1962, en 1966, en 1970), articles (une centaine), roman (Le Solitaire, 1973), opra (Maximilien Kolbe,
1988). partir de 1970, l'crivain rvle aussi des talents de peintre; il se consacre mme la plupart du temps cet art, depuis la publication de Voyages chez les morts en 1981.
l'univers ionescien La richesse, la diversit de son oeuvre ont souvent dconcert les lecteurs d'Ionesco. Les fervents de La Cantatrice Chauve n'ont pas toujours admis Rhinocros. On lui a reproch ce qu'on croyait tre des zigzags. En fait, sous la varit se rvle une profonde continuit: il existe un univers ionescien, dans ces cryptes de l'me o se conjuguent l'observation du monde et l'imagination. Ionesco l'voque dans certaines pages de Notes et contre-notes.
sa mythologie, son univers, l'couter. Pour moi, tout thtre qui s'attache des problmes secondaires (sociaux, histoires des autres, adultres) est un thtre de diversion. C'est un nouveau surralisme qu'il nous faudrait peut-tre. Je peux croire que tout n'est qu'illusion, vide. Cependant, je n'arrive pas me convaincre que la douleur n'est pas .
Le comique tant l'intuition de l'absurde, il me semble plus dsesprant que le tragique. Le
Il y a peut-tre une possibilit de faire de la critique: apprhender l'ouvre selon son langage,
Le trop de prsence des objets exprime l'absence spirituelle. Le monde me semble tantt lourd, encombrant, tantt vide de toute substance, trop lger, vanescent, impondrable.
Mon thtre est trs simple [...], visuel, primitif, enfantin.
In Ionesco, Eugne, Encyclopaedia Universalis, 1997
lments de bibliographie
ditions commentes Rhinocros, dition Reuben Ellison, Stowell Goding et Albert Raffanel, Holt, Rinehart and Winston, 1976 Rhinocros, dition annote par Emmanuel Jacquart, collection Folio Thtre, ditions Gallimard, 1959 pour Rhinocros, 1999 pour la prface et le dossier Cahiers de la compagnie Madeleine Renaud- Jean-Louis Barrault Les Rhinocros au Thtre, n29, 1960 TOUCHARD, Pierre-Aim, Un nouveau fabuliste, p 3-13 Ionesco : Rhinocros, n97, 1978 BARRAULT, Jean-Louis, Rhinocros : un cauchemar burlesque, p 41-46 IONESCO, Eugne, Ce qu'il y a au-del des murs : propos p 57-60 IONESO, Eugne, Les Faces et prfaces de Rhinocros, p 67-92 KAMYAB MASK, Ahmad, Entretien avec Jean-Louis Barault, p 63-65 SCHULZE-VELLINGHAUSEN, Albert, Fables pour aujourd'hui, i p 49-54 Entretiens
BONNEFOY, Claude, Entretiens avec Eugne Ionesco, ditions P.Belfond, 1966 IONESCO, Eugne, Interview du transcendant satrape Ionesco par lui-mme, Notes et contre-notes, collection Pratique du Thtre, ditions Gallimard, 1962, p178-182 WEBER, Jean-Paul, Rhinocros : portrait-interview de l'crivain, le Figaro Littraire, 23 janvier 1960 Ouvrages IONESCO, Eugne, Exprience du thtre, Notes et contre-notes, collection Pratique du Thtre, ditions Gallimard, 1962, p 3-22 Divers FROIS, Etienne, Rhinocros, collection Profil d'une oeuvre,ditions Hatier, 1972
Rhinocros
Eugne Ionesco cration mise en scne Emmanuel Demarcy-Mota
Colette Godard : Propos autour de la cration Pirandello, Melquiot, Ionesco... Dbarrassant de leur folklore les Six Personnages en quted'auteur Emmanuel Demarcy-Mota, en octobre 2001, mettait en lumire la mystrieuse mcanique du thtre, de la reprsentation, du jeu. En mars 2004, avec Ma vie de chandelle, de Fabrice Melquiot, il continuait d'explorer la fuyante frontire entre vie prive et vie publique, entre celle que l'on garde pour soi, en soi, et celle qui s'affiche, travers laquelle on est vu et jug, et qui finit par dvorer l'autre. Celle qui se propose aux adeptes de la tlralit ou simplement l'entourage. Ainsi taient abords les mystres du voyeurisme ordinaire qui fragilise tant les rapports humains et conduit presque naturellement des comportements standards. D'o, pour sa nouvelle mise en scne, le choix de Rhinocros, ou les msaventures de Brenger, antihros porte-parole d'lonesco, sorte de Candide alcoolis et dbraill, confront un trange phnomne : la mtamorphose progressive de toute une population en "btes immondes", en rhinocros. Ionesco fonce coups de sarcasmes rageurs dans la soumission fataliste aux idologies majoritaires qu'engendrent les totalitarismes, fascistes ou communistes, puisque aussi bien il venait de Roumanie. Alors aujourd'hui, pourquoi un trentenaire prouve-t-il le besoin de plonger dans cet univers ? Pourquoi revenir aux racines du Thtre de l'Absurde ? Pourquoi affronter des problmes qui ne se posent plus de la mme manire ?
Cet homme est un grand dramaturge. La construction de ses pices offre de l'espace l'invention, installe un climat d'tranget qui empche de se laisser couler dans les habitudes. Et derrire la drlerie, la folie, les garements de l'absurde, existe une vraie tension, une vrit indniable, drangeante, quelque chose de profondment humain.
Quand je me suis replong dans l'oeuvre d'lonesco, je l'ai redcouvert comme si je ne le connaissais pas. Bizarrement, on continue de monter Beckett, et lui, presque plus, l'exception de La Cantatrice chauve et La Leon qui poursuivent leur inbranlable carrire. Pourtant il demeure un auteur gigantesque. Et Rhinocros est une oeuvre essentielle. Elle dvoile quelque chose d'extrmement fort : l'obsession de l'image, de sa propre image que l'on a de l'autre. Et cette tendance l'uniformisation qui nous menace tous, qui existe en chacun, qui concerne chaque individu. C'est vrai, tout le monde finit par se ressembler, et jusqu' dire les mmes choses. Notre temps est celui du formatage, ce n'est pas seulement une histoire de socit de consommation. Le danger est aujourd'hui plus secret, insidieux, pernicieux, qu au temps de la guerre froide. On a du mal dtecter l o il se terre. Comment y chapper, comment trouver en soi le lieu du dbat, de la contradiction ? Que proposer d'autre, mme au risque de se tromper ? Jour aprs jour la question se pose. Ionesco joue avec le fantasme de destruction de notre monde bien organis qui en un instant peut exploser. Rhinocros se crispe autour d'une immense angoisse intrieure. Mais le plus tonnant, le plus passionnant, est la faon vidente dont cette angoisse se mle aux glissades dlirantes de l'criture, la loufoquerie d'lonesco, son gnie du syllogisme, la virtuosit des rptitions, des drapages...
Justement parce que j'tais dbarrass du contexte historique, j'ai pu lire Ionesco avec autant de curiosit que du Melquiot par exemple. Je l'avais en quelque sorte dcouvert il y a un peu plus de dix ans. Dj j'avais t frapp par son invention d'criture, en totale rupture avec les modles de son poque, comme a pu l'tre Pirandello. La rupture, c'est ce qui m'intresse au premier chef.
RHINOCEROS
Emmanuel Demarcy-Mota
Ionesco nous propose un cauchemar obsdant: la mtamorphose progressive de toute une population en rhinocros. Un seul homme se pose comme rsistant cette trange pidmie: Brenger, l'antihros rong par son mal-tre, dchir entre son envie d' tre au monde et sa difficult s'inscrire dans une socit o l'apparence est reine, la performance obligatoire et le conformisme de rigueur. La loi du plus fort, du plus endurant et du plus ambitieux. La jungle n'est pas loin. S'inscrivant dans la filiation des grands rcits de fiction relatant la transformation et la disparition d'un monde, la fable de Rhinocros se crispe autour d'une immense angoisse intrieure. Il y a dans cette oeuvre o le monde s'croule, une puissance apocalyptique. Et dans cette destruction la dmonstration de la vanit et de la fragilit de tout ce que l'homme rige en principe: l'ordre et la hirarchie, la libert et l'amiti, l'amour mme de son prochain... Tout ce qui constitue la morale et l'humanit est ici rduit en cendre.
On sait le contexte dans lequel Ionesco crit sa pice, et les rsonances que cette allgorie pouvait avoir en 1958 quant aux exemples rcents de totalitarisme et de barbarie. On voit galement comment l'auteur des Chaises et de La Leon politise sa parabole, faisant avec Rhinocros dborder la menace hors du cadre de l'intimit bourgeoise. nous aujourd'hui de continuer faire rsonner son propos, en repensant autant d'autres auteurs d'Europe centrale, de Witkiewicz Kafka qu' tout ce que la littrature peut comporter de mtamorphoses fantastiques, d'Ovide Hoffmann.
Dans notre monde occidental, ce qui peut nous faire devenir Rhinocros, c'est la mode. On ne vous force plus penser tous de la mme faon, vous le faites. (Ionesco, 1990)
Si de nos jours la norme s'rige en loi, s'il est vrai que le formatage est de rigueur et que l'image de soi tourne l'obsession dvorante, alors coup sr, cette fable qui porte en puissance une mfiance l'gard de l'identification de tout un chacun doit rsonner fortement. Et avec humour. Tant il est vrai que cette pidmie gnralise de Rhinocrite est aussi une fantaisie, une extravagance potique. S'il porte un regard virulent sur le monde et sur l'individu, il ne fait pas un thtre dsespr mais rsolument du ct de l'objection crative, de la fantaisie inventive et de la libert.
Quel est pour vous le point de dpart de la fable de Rhinocros? L'histoire peut se rsumer simplement: une ville dont tous les habitants se mtamorphosent en rhinocros. Tous sauf un, le dernier homme: Brenger. Mais la simplicit apparente de cette fable masque une opacit diabolique. En grattant le vernis de ce monde tranquille et civilis apparat une humanit sourdement ronge par le catastrophisme: tous les animaux y ont t dcims par la peste, la chaleur y est accablante, les paysages dsertiques, les nomades interdits de sjour... mme les cirques y sont bannis depuis longtemps. Chacun semble ici domin par la mfiance que lui inspire l'autre, et le surveille, l'pie. Cause ou consquence de cette dshumanit, l'apparition des rhinocros, vient rveiller ou librer le monstre de chacun. Bien sr, Ionesco partait de la propagation et de l'adhsion aux totalitarismes Nazisme comme Stalinisme mais il pensait galement l'homme capable de rvler sa monstruosit en d'autres circonstances, comme il l'voquait dans son entretien avec Yves Bonnefoy: "j'ai l'impression de me trouver devant des gens d'une politesse extrme, dans un monde plus ou moins confortable et tout d'un coup quelque chose se dfait, se dchire, et le caractre monstrueux des hommes apparat. C'est cela, je crois, le point de dpart de rhinocros". Un monde le ntre? qui runit les conditions favorables l'implosion de l'individu, la rvlation du monstre qui est en lui. Chacun ici est touff par la surveillance des autres, obsd par son image, terrifi l'ide de ne pas correspondre aux critres en vigueur. Chacun sauf Brenger, que joue Serge Maggiani. Cela d'ailleurs voque la question trs actuelle de la surveillance civile, des camras qui s'installent un peu partout dans les villes, dont le Monde Diplomatique faisait cet t un article passionnant: la surveillance y tait dcrite par les autorits comme une "formalit invitable", une mesure indolore, contre laquelle je ne peux me rvolter puisqu'elle est pour mon bien, ma scurit et mon confort,
La pice, trs architecture, fonctionne beaucoup par paires, par duos de personnages, sans qu'on puisse appeler cela des couples, tant l'incommunicabilit entre les tres y est fondamentale.
Dans la pice, il est la fois difficile aux personnages de vivre ensemble et terrible d'tre seul: " la solitude me pse, la socit aussi" dit Brenger ds la premire partie. La vie en socit mcanise les tres, les conformise et d'une certaine faon rvle leurs pulsions animales, leur gocentrisme: personne ici ne se soucie de la dignit de l'autre. Si Jean corrige Brenger et lui demande d'arrter de boire, de mettre une cravate, un costume lgant, ce n'est que pour mieux le dissoudre dans le monde, au mpris de son identit. A cette difficult tre ensemble, se superpose l'impossibilit tre seul: un personnage seul est incomplet, d'o l'importance des doubles dans la pice "Jean-Brenger, Logicien-vieux monsieur, picier-picire...
Mais comme les hrissons de Schopenhauer, les personnages de Rhinocros se piquent lorsqu'ils s'approchent les uns des autres et meurent de froid quand ils s'en loignent. Ils ont tous un grand besoin d'amour, sont en demande, et ce besoin d'amour mne une forme de culpabilit: Brenger se reproche de n'avoir pas t plus comprhensif avec Jean; Daisy quitte Brenger parce que son amour n'est pas la hauteur de son dsir. Le seul couple de la pice, porteur de tous les espoirs alors que par ailleurs la question du dsir et de la sexualit est toujours comme recouverte d'une chape de plomb choue en quelques pages aprs avoir t attendu toute la pice. Brenger avoue son amour mais semble incapable d'accorder son dsir celui de Daisy. Il rate l'occasion de l'hrosme, refuse de dsobir, de sacrifier la consigne et l'interdit, et se retrouve seul, d'une solitude encore pire que la vie en socit puisqu'absolue: il est le dernier homme.
Emmanuel Demarcy-Mota
La Compagnie Thtre des Millefontaines est ne en 1989 du dsir d'un groupe d'lves du lyce Rodin (Paris 13e), runis par Emmanuel Demarcy-Mota. De 1989 1993, au lyce Rodin, puis [Universit Ren Descartes, o Emmanuel DemarcyMota tudie la philosophie, ce premier cercle prsentera des travaux sur Ionesco (Rhinocros), Pirandello (L'Imbcile), Wedekind (L'veil du printemps), Erdman (Le Suicid). En 1994, 23 ans, Emmanuel Demarcy-Mota et son quipe crent au Thtre de la Commune-CDN d'Aubervilliers, L'Histoire du soldat, d'aprs Chartes-Ferdinand Ramuz (sans la musique de Stravinsky). Ce spectacle tournera pendant deux ans, avant d'tre repris en 1995 au Thtre de la Commune. En 1996, cration de Lonce etLnade Georg Bchner, dans une nouvelle traduction de Franois Regnault et Emmanuel Demarcy-Mota (publie l'Avant-Scne Thtre n993). Cr au Thtre de la Commune, ce spectacle tournera pendant deux annes, avant d'tre repris nouveau en 1997 au Thtre de la Commune. Dj, l'quipe s'est largie puisque, outre la collaboration avec Franois Regnault, plusieurs acteurs, dont Fabrice Melquiot, ta rejoignent [occasion de ce spectacle. En 1997, la compagnie entame une collaboration avec le Forum Culturel du Blanc-Mesnil o, paralllement un travail sur la ville, elle prsente plusieurs lectures et mises en espaces d'auteurs contemporains (Copi, Elsa Solal), ainsi qu'une reprise de L'Histoire du soldat. En 1998, Peine d'amour perdue de Shakespeare, retraduit pour l'occasion par Franois Regnault, est cr au Thtre de la Commune sous la nouvelle direction de Didier Bezace. Avec ce spectacle, regroupant dix-huit comdiens, la compagnie s'enrichit de ta rencontre avec un scnographe Yves Collet, un jeune compositeur Jefferson Lembeye, et plusieurs acteurs d'horizons diffrents. En 1999, au terme de sa tourne, Peine d'amour perdue est repris Paris au Thtre de la Ville tout le mois de dcembre. Emmanuel Demarcy-Mota a reu le Prix de la rvlation thtrale de l'anne 1999 par le Syndicat national de la Critique pour sa mise en scne de Peine d'amour perdue. Suite ce spectacle, Emmanuel Demarcy-Mota cre avec la mme quipe Un Conte d'amour, version jeune public de Peine d'amour perdue dont il signe l'adaptation avec Franois Regnault. Un Conte d'amour sera prsent aux Rencontres Internationales de Thtre de Dijon puis au TJS, CDN de Montreuil, au Thtre de la Commune, et au Forum culturel de Blanc Mesnil. Peine d'amour perdue a t repris pour la troisime saison conscutive, d'avril mai 2001, au thtre de Sartrouville, au CDN de Montpellier, la Scne nationale de Saint-Brieuc, la Scne nationale de Dunkerque et celle de Douai. En octobre 2000, nouvelle cration de la compagnie, au Thtre de la Commune: Marat-Sade de Peter Weiss qui sera galement prsent au Forum Culturel de Blanc-Mesnil avant de partir en tourne sur toute la saison 2000-2001. En octobre 2001, Emmanuel Demarcy-Mota met en scne Six personnages en qute d'auteur,
de Pirandello, dans une nouvelle traduction de Franois Regnault, au Thtre de la Vitte (Paris). Depuis janvier 2002, Emmanuel Demarcy-Mota est directeur de la Comdie de Reims, Centre dramatique national. Il y met en place un collectif artistique permanent constitu de: Fabrice Melquiot (auteur), Jefferson Lembeye (musicien), Yves Collet (scnographe), ainsi qu'une dizaine d'acteurs associs dont Valrie Dashwood et Alain Libolt. En octobre 2002, il cre Le Diable en partage et L'Inattendu de Fabrice Melquiot, au Thtre de la Bastille, puis la Comdie de Reims. En janvier 2003, reprise de Six personnages en qute d'auteur au Thtre de la Ville, puis en tourne en France et en Europe. En fvrier 2004, cration de Ma Vie de chandelle de Fabrice Melquiot la Comdie de Reims puis au Thtre de la Ville-Les Abbesses en mars.
Lquipe
Hugues Quester Ce comdien a jou au thtre, la tlvision, au cinma, sous la direction des plus grands [Chreau, Lassalle, Strehler, Rgy, Lavelli, Planchon, Sobet, Braunschweig, Tanner,Ruiz, Demy, Gainsbourg, Rohmer, Kiestowski, Monteiro...). Laurat du grand prix Grard Philipe de ta Ville de Paris pour son interprtation du rle de Treplev dans La Mouette de Tchkhov mise en scne par Lucian Pintili au Thtre de la Vitte. Avec Emmanuel Demarcy-Mota, il a jou le Pre dans Six personnages en qute d'auteur de Pirandello, pour lequel Hugues Quester a reu le grand prix de la critique 2002 du meilleur comdien pour son interprtation. Serge Maggiani Au Thtre, il a travaill notamment avec: Claude Rgy, Catherine Dast, Antoine Vitez, Le soulier de satin, Daniel Mesguish Titus Andronicus, Richard Demarcy, Jacques Kraemer, Annemarie Lazarini, Christian Schiaretti Le laboureur de Bohme, Claudia Stavisky, Vincent Cotin, Ren Loyon, Jersy Klesyk, Charles Tordjman. Je poussais donc le temps avec l'paule temps let Il d'aprs Marcel Proust. Valrie Dashwood Avec Emmanuel Demarcy-Mota, elle a jou La belle fille dans Six personnages en qute d'auteur de Pirandello, Rosaline dans Peine d'amour perdue et dans Un Conte d'amour de Shakespeare, Charlotte Corday dans Marat-Sade de Peter Weiss, la Femme dans Ma Vie de chandelle de Fabrice Melquiot. Formation : Conservatoire national suprieur d'Art Dramatique de Paris. Au thtre elle a travaill sous la direction de Ludovic Lagarde, Daniel Jeanneteau, Jean Luc Revot, Jean-Luc Pallis, Serge Brincat, Eric Ruf, Stuart Seide, Anatoli Vassiliev, Carole Thibault. Au cinma elle a tourn avec Frdric Jardinet et Pascale Baillie. Philippe Dmarle Aprs le Conservatoire de Paris, il travaille avec: Brigitte Caracache, Marcel Marchal, Franois Rancillac, Daniel Mesguish Hamlet, Franois Kergoulay, Catherine Anne, Renaud Mouillac, Jaques Lassalle La bonne mre, Jol Jouanneau, Brigitte Jaques La Place Royale, Stuart Seide, Lluis Pasqual Les estivants, Georges Lavaudant Le roi Leal., Michel Raskine. Avec Emmanuel Demarcy-Mota, il a jou dans Le diable en partage et Ma Vie de chandelle de Fabrice Melquiot. Benjamin Egner Avec Emmanuel Demarcy-Mota, il a jou Biron dans Peine d'amour perdue, dans Un Conte d'amour, Marat dans Marat-Sade et le Fils dans Six personnages en qute d'auteur de Pirandello. Au thtre il a notamment travaill sous la direction de Jean-Luc Borras, Michel Abcassis, Nicolas Bataille, Xavier Lemaire. ta tlvision, il a travaill avec Patrick Jamin, RogerVadim...
REVUE DE PRESSE
Un bestiaire revivifi
Prs de cinquante ans. Guerre froide. Lendemain de catastrophe. Ionesco pense aux totalitarismes en crivant Rhinocros. Il pense fascination pour l'ordre, aussi pre soit-il, il pense faiblesse de l'homme. Il est tendre. Il s'amuse parfois et l'on rit beaucoup, aujourd'hui encore, de cette fausse dsinvolture, de ces remarques impromptues, saillies, coq--l'ne et autres enfantillages que n'a jamais craints Ionesco. Cette malice couleur de berlingot, corrosive mais sans mchancet, Emmanuel Demarcy-Mota la comprend, la met en valeur. Il prend Rhinocros comme une oeuvre frache. Il ne se pose pas la question du temps, de la distance - et c'est trs difficile manier, cet espace-l : 1957-2004 - il s'engouffre ici comme s'il ne se posait aucune question. Il est de plain-pied avec la pense de ce mlancolique, cet homme qui a l'humour grinant de l'Europe de l'Est, mais le soleil de la mer Noire... La troupe le suit. Et toute son quipe artistique avec. Nul n'oublie et aucun moment le monde d'aujourd'hui et ses cruauts, ses absurdits. Il est l le talent premier d'Emmanuel DemarcyMota. Il sait lire. II n'a pas peur. C'est un meneur. Un chef. Sa lucidit est magnifique. C'est bien plus que l'intelligence des textes, la matrise du plateau. C'est un don qui ruisselle sur la scne en mouvements harmonieux. On dirait que chacun ici est danseur, toute grce et lgance. La mise en scne est chorgraphie, acrobatie (Marion Levy). Elle est burlesque et potique. Lumires sublimes en un espace qui ne cesse de se transformer et n'oublie jamais le lieu mme, la cage de scne... (Yves Collet). De mme eau, gouttes qui s'iriseraient, flots ou filets, cascades, est la musique joue en direct par le compositeur Jefferson Lembeye et Walter N'Guyen et Arnaud Laurens, tous trois installs dans la fosse comme pour nous rappeler le caractre choral de la pice, un opra avec choeurs en quelque sorte. Revivifi, ce Rhinocros. Et l'on se flicite qu'un jeune metteur en scne d'une radieuse acuit, suivi par une quinzaine d'acteurs intrpides et disciplins la fois, sengage ainsi et dfende haut et audacieusement Ionesco. On ne peut citer chacun et pourtant chacun est au plus haut. Voyons le trio fondateur : Hugues Quester, Jean, douillet et douloureux, Valrie Dashwood, Daisy, patante de vaillance, Brenger enfin en sombre sducteur puisque c'est Serge Maggiani qui l'incarne, mais en plainte aussi - et le comdien s'amuse qui rappelle la voix grle de l'acadmicien, parfois... Et que dire de Philippe Demarle, Pascal Vuillemot, Sarah Karbasnikoff et leurs camarades ! Le comdie n'touffe jamais te tragique.
Armelle Hliot, Le Figaro, 23/09/2004
Actuellement l'affiche du Thtre de la Ville, la pice de Ionesco Rhinocros , dans la mise en scne d'Emmanuel Demarcy-Motat et de son quipe est passionnante.