Assassin
Assassin
Assassin
Le goût des mots perdu dans ma bouche. La déception est par trop amère, agit
comme un froid sibérien sur mes papilles. Anesthésié. Rien de personnel là-dedans.
Dit-on. Libellule. Le chant des libellules. Ça me faisait presque pleurer tellement c’est
beau. Pas parce que c’est moi qui l’avais écrit. Mais parce que c’était, parce que le mot
existait, parce qu’il avait une musique particulière à mes oreilles, à mes sens. J’avais
des réactions épidermiques avec des mots. Dyspraxie me filait la chair de poule. Alors
qu’hécatombe me faisait rêver. Raspoutitsa était magnifique. Idiot me faisait rire. Idée
me laissait sur ma faim. J’attendais toujours la suite qui évidemment ne venait jamais.
Idée…sa, me, quelque chose quoi. On pourrait dire, oh Dieu, bien des choses en
somme. Eh bien non, on ne pouvait pas dire grand-chose de plus qu’idée de peur de ne
pas être compris. Idée en verlan ne ressemble plus à rien. En revanche idea en anglais
me rassasiait. Je reconnais sans honte que j’aimais les mots longs, les mots
compliqués, les mots goûtus. Avec du corps, que l’on pourrait presque palper, humer,
sentir. La monosyllabique haine m’emplissait d’un sentiment de grandeur incroyable.
Légion ne revenait pas à dire libellule même s’il me faisait pleurer. « Parce que mon
nom est Légion ». Tellement de choses derrière. Hubris. Ubiquité. Nyctalope. Meurtre.
6 décembre,
La texture râpeuse de mots, rêche ou parfois douce, m’est perdue. Je ne saurai
prédire l’avenir, savoir si ce goût perdu reviendra. Je dois vivre, à la place, avec le goût
du sang. Il y a beaucoup de mots qui décrivent le goût du sang : chaud et liquoreux,
excitant parce qu’il a le goût de l’interdit, amer parfois, sucré selon, entêtant, puissant,
galvanisant. Ce goût m’est venu comme par hasard, par instinct presque. Oui, j’ai tué.
Tué parce que j’étais déjà en train de perdre le goût des mots et je pensais, à tort, que
tuer me redonnerait le goût de vivre, de communiquer, de parler et de ressentir. Tuer ne
m’a jamais apporté que des soucis. Ce n’est que des embêtements à répétition et
desquels on ne se sort pas. Se débarrasser d’un corps devient vite une corvée, le
meurtre perd de son attrait, peu à peu, corps après corps. Peu à peu on perd le goût des
mots dans le goût âcre du sang, on ne cherche plus qu’un échappatoire qui nous
échappe de plus en plus sans qu’on y puisse rien faire et on se sent perdu, de plus en
plus perdu, loin de tout déjà et s’éloignant à mesure que l’on tue, et les corps finissent
par se ressembler et on finit par tuer par habitude et puis on se ressaisit et on se dit
qu’on ne tuera plus et puis on finit par tomber sur un corps qui a toute la vigueur du
monde et on finit par succomber à la tentation et on a déjà du sang jusqu’aux coudes
avant de réaliser qu’on a recommencé à tuer. Il ne faut jamais commencer à tuer, on ne
s’arrête plus ensuite. La salive finit par prendre la texture du sang, puis son goût, puis
on l’a dans la bouche du matin au soir et la nuit aussi quand un klaxon vous réveille en
sursaut et on finit par s’en lasser et par ne plus y faire attention et ça devient banal.
C’est à cela que je veux en venir. Les mots, à l’instar du sang, se perdent dans l’océan
du banal, du quotidien, du trivial qui laisse des traces de boue sur nos paillassons les
jours de pluie. C’est lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter que cela devient dramatique.
© Rodolphe Blet – Toutes les images sont copyright © Chabada. Merci de ne pas les utiliser sans son accord.
7 décembre,
On ne parle même plus de vous dans les journaux. Peut-être que la police
cherche à faire croire au meurtrier que je suis que plus personne ne le recherche. Banal
ne veut pas dire que je ne prenne plus mes précautions, je les ai toujours prises, ce n’est
pas maintenant que je vais me trahir. On pensait que même les journaux à scandale
avec leurs mots sirupeux et aguicheurs tiendraient la distance, même pas. On a fait la
une pendant quelques temps et puis on s’est lassés de mes corps, de mes œuvres à cœur
ouvert. On n’a plus trouvé cela beau, on a trouvé cela morbide et le mot m’allait bien
mais il avait un goût de défaite dans la bouche alors j’ai laissé tomber cette voie-là et
j’ai continué avec une perspective artistique cette fois. Mes poèmes prenaient de belles
envolées et tout tendait à ce que je réussisse à trouver ce que je cherche désespérément
mais tout est tombé à l’eau quand ils m’ont dit avoir trouvé une empreinte partielle.
Mais je n’ai mordu à cet hameçon que deux jours. Deux jours durant lesquels j’ai bien
failli me compromettre à plusieurs reprises. Je suis même retourné sur les lieux pour
demander aux badauds ce que les policiers avaient trouvé en essayant de ne pas attirer
les soupçons. Un peu plus et ils me demandaient à prélever un échantillon de salive. De
salive. Mon cœur battait à tout rompre et j’ai manqué m’évanouir mais j’ai réalisé
quelque chose que je n’avais pas vu jusqu’alors : j’aimais le risque. Le frisson qui vous
parcourt l’échine alors que vous découpez un foie et qu’il ne vous reste plus que le
cœur. Que quelqu’un vous surprenne pendant l’acte. Et puis un jour il faudra bien que
je me fasse prendre ou alors que je me rende pour trouver les mots avec les gens de
justice et une nation entière qui ne comprendra pas. Nous comprendrons ensemble.
Nous trouverons les mots ensemble, nous les inventerons s’il le faut. Nous laisserons
de côté ceux qui fleurent trop la banalité et nous en déterrerons des âges immémoriaux,
ceux qui servirent jadis à éventrer les troyens ou les spartes, ceux qui servirent à fonder
le monde et le Valhallah.
8 décembre,
Le poète doit agir parce que l’homme agit sur le monde qui l’entoure. Il ne sert à
rien d’avoir inventé des mots pour les laisser tomber ensuite. Ceux qui ont fait ça
ignorent ce qu’est une patrie, complètement. Ils ne savent pas ce qu’être homme a pu
signifier dans une ère où l’homme avait la place de subalterne et de maître. Il maîtrisait
tout et ne maîtrisait rien. Il avait encore peur. Et s’intéressait à tout avec l’ingénuité
d’un enfant. Il ne dédaignait rien. Pas même ce qui n’était que périphérique à sa vie. Il
travaillait et donnait tout son sens à cet aphorisme de Saint-Exupéry qui résonne
comme une sentence: "La grandeur d'un métier est avant tout d'unir les hommes ; il
n'est qu'un luxe véritable et c'est celui des relations humaines." Nous existions parce
que nous nous serrions les coudes.
9 décembre,
Je suis cantonnier. Les gens dans la rue ne me voient pas. Ils détournent le
regard ou m’ignorent complètement. Ils rejettent tout ce qui ne leur ressemble pas, loin
d’eux. Je ramasse les fèces de leur chien, je nettoie les caniveaux des feuilles mortes,
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des rats au ventre gonflé, des oiseaux écrasés, les vomis dominicaux sur les trottoirs.
J’ai un balai entre les mains et j’aime faire des pauses qu’ils se complaisent à appeler
« syndicales » pour aller boire un ballon de vin rouge au bistrot du coin. J’ai le teint
aviné et je n’ai pas besoin de gants l’hiver parce l’alcool tient chaud. Je vis vieux parce
que l’alcool préserve. Je vis dans un misérable logement de bonne sous des combles
insalubres parce que mon misérable émolument ne peut me donner mieux et le fait de
ne pas avoir mon certificat d'études me donne le droit de ne rien dire, de ne pas me
plaindre. La société est déjà assez bonne de me donner un emploi et un toit. Assez
bonne de m’héberger en son giron compatissant mais limité. De travailler pour me
sustenter. La société ne peut rien faire de plus que de passer son chemin. Après tout, il
n’y a pas qu’un cantonnier sur terre. Qui se ressemble s’assemble. On a mis
l’eugénisme au ban de la société alors qu’elle le pratique couramment et sans remords.
On ne m’a jamais appris à lire. Je ne sais pas me comporter en société. Je rote, je pète.
Je me lave quand j’ai le temps, quand j’arrive à sortir suffisamment de ma léthargie
éthérée pour aller justifier le maigre salaire que la société a consenti à me donner.
Nombre de mes compatriotes se sont passés la corde au cou, pour le plus grand
désintéressement de la population, pour le très bref désœuvrement de la mairie.
Personne n’est irremplaçable. Je prouve au monde que justement si. Que je m’éduque
en autodidacte parce que je n’ai pas eu l’opportunité de le faire plus tôt. Que je connais
plus de choses sur les anciennes civilisations que l’idiot moyen qui foule le petit tas de
poussières sur le trottoir que je balaie. Que je sais lire le grec et le latin. Que je peux
parler plus de six langues. Que je connais chaque partie du corps humain, peut-être
aussi bien qu’un chirurgien. Que je reconnais une œuvre musicale classique dès les
cinq premières notes. Que je connais mes peintres. Mes auteurs. Que je possède plus de
deux mille livres dans le gourbi dans lequel je traîne ma pauvre carcasse. Deux mille
livres lus. Et desquels je me souviens. Que je hais la plupart des êtres humains dont je
croise le chemin. Que je suis capable de vider un gros porc de ses sept litres de sang en
moins de vingt minutes. Que je suis capable d’étrangler une personne en moins de sept
secondes sans qu’elle puisse émettre le moindre son, pas même le plus léger
gargouillis. Que je peux dépecer un homme dans un parc un dimanche après-midi en
moins de trente minutes sans que personne ne remarque quoi que ce soit, surtout pas
son enfant qui est en train de jouer six mètres plus loin sur une balançoire. Que je suis
assez lucide pour voir que ce que je fais est qualifié de monstrueux et de barbare par la
plèbe sans pour autant être condamné par le reste de la planète en temps de guerre. On
a parlé de moi, certes, à plusieurs reprises et assez violemment dans les bars et autres
échoppes de la ville et je suppose également à travers le pays, mais rien ne transparaît à
l’échelle mondiale. Les familles sont émues mais ne cherchent pas à se venger par
leurs propres moyens. Gilgàmesh n’aurait jamais laissé les choses se passer ainsi. Ni
Hector ni Médée. Il n’y a plus qu’un universitaire dégarni et gâteux pour s’extasier
devant un jeu de mot tel que « un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Le hasard est
justement le jeu de dé. Et je joue au dé avec chacune de mes victimes.
10 décembre,
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La lassitude parfois de n’arriver à rien. À ne rien écrire, à ne pas réussir. J’aime
les mots, je les connais ; j’ai l’histoire, je la maîtrise. Mais il manque toujours un petit
quelque chose qui fait pourtant tout. On n’accroche pas à l’histoire. Ça ne sert à rien
d’écrire. Je me console avec un peu de poésie, elle ne risque pas d’être publiée. Mais
les romans. Une vraie chienlit. Plus envie d’écrire, que d’écrire quelque chose dont les
gens vont penser que c’est une belle merde. On veut terriblement mais on ne peut pas.
Parfois le mot juste – cette épiphanie singulière de l’écrivain qui se dit : « C’est
exactement le mot que je veux ; la phrase que je devais écrire » – même ce mot juste
me fait douter : moi, je le trouve juste, mais ai-je amené le lecteur à considérer ce mot,
ce passage, comme le bon ? Au moins avec le sang on n’a pas ce problème. On
assassine et quelque soit la méthode on a l’ivresse.
11 décembre,
Ah, que j’aime relire ces passages, quand tout était beau.
« Le plus dur est fait. Ce soir est un grand soir. Les choses changent, je change.
Les perspectives sont différentes. Avant que de la porter, on ignore qu’une jambe pèse
autant que cela. Qu’un corps puisse contenir autant de litres de sang, autant de mètres
d’entrailles. Que les os sont aussi durs que de la pierre, qu’un tendon est pire à trancher
qu’une corde mouillée. Qu’il faut plus de quatre heures pour creuser un trou assez
profond – i.e. plus de deux mètres – pour enterrer un cadavre (n.b. afin d’éviter que le
premier chien errant ne vienne malencontreusement l’exhumer). Mon Dieu que le
corps humain est une machine incroyable.
Tout était parfaitement calculé. Je m’étais posté au coin de la rue Gambetta, et
elle est arrivée à 21h35, comme à son habitude. Je pensais bredouiller en l’abordant
mais penses-tu, j’étais confiant, presque sûr de moi. Elle cherchait ses clefs dans son
sac. Je me suis excusé, tout penaud de la déranger mais ma voiture – elle a sursauté.
C’est elle qui m’a fichu la frousse. Je n’osais pas regarder si cette cruche avait alerté un
voisin, un passant. Elle m’a reconnu après un temps et un pas en arrière. Elle a prétexté
la lumière du réverbère. Ma voiture est en panne et il n’y plus de bottin dans la cabine
au coin et – pourquoi ne pas faire le numéro des renseignements ? – Ah, je n’y avais
pas pensé…j’avais pensé faire un petit coucou en passant mais vous venez à peine de
rentrer du travail sûrement, je vais…Non, non, je m’excuse de vous avoir importunée.
Bon, je vous remercie. Un seul coup de fil et je prends mes jambes à mon cou,
promis. »
[Ce qui avait suivi lui donnait encore la chair de poule, de joie, de contentement,
de satisfaction.]
12 décembre,
[Tout avait changé ce fameux soir. Son premier enfant. Il avait bien failli tout
compromettre. Son grand plan et tout le reste. Il avait pris peur en voyant cette
innocence dans les yeux du jeune garçon. Auparavant, même deux secondes avant
d’empoigner cette gorge fraîche qui lui faisait envie, il ne savait pas ce qu’il allait
devoir tuer. Ce soir-là, il n’avait pas assassiné par plaisir, mais par crainte, par peur,
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par instinct de conservation. L’enfant n’avait pas crié, n’avait pas émis le moindre son.
Il l’avait suivi sans mot dire, docilement. Il avait vu le couteau et alors l’enfant s’était
un peu débattu, mais sans plus de conviction. Peut-être se sentait-il déjà impuissant. Il
s’était accroupi pour regarder ce visage rond et poupin droit dans les yeux alors que la
vie le quitterait – il aimait déjà à faire cela – mais une fois à genoux il avait vu cette
chose qui lui avait fait dresser les poils sur les avant-bras et la nuque. Il ne s’était pas
attendu à voir cela, lui qui d’habitude buvait la peur, l’angoisse, l’agonie comme on se
délecte d’un vin liquoreux. Il avait eu à assassiner l’innocence, purement et
simplement. Il avait hésité, l’enfant l’avait senti ; mais à trop repousser l’échéance, il
était tombé nez à nez avec un passant, les mains et les chaussures couvertes de sang. Il
n’avait dû sa survie qu’à son instinct. Aurait-il réfléchi, il serait derrière des barreaux à
l’heure actuelle.]
Je me souviens bien de cet enfant, de ses traits ; il m’arrive de les revoir en rêve,
rêve dans lequel se mêle l’appréhension, la colère et un frisson dont je ne saurai dire
s’il est de culpabilité ou de plaisir. J’y repense souvent, également. A l’époque cet
épisode m’avait beaucoup affecté et j’avais écrit ceci : « Non, non, non. Tout cela me
déplaît. Il n’y a pas d’ordre, pas de méthode. Cela a tout d’une boucherie sans nom,
d’un effroyable gâchis et pas d’un grand œuvre dédié à l’homme et aux générations
futures. Je suis méthodique, cartésien ; le parangon de ma patrie. Je me dois de le
prouver à la postérité pour qu’elle puisse apposer un nom à mon ouvrage. Dorénavant,
je serai minutieux dans mon hygiène, soucieux dans mon éthique. Si je dois à l’instar
d’Hérode être sis sur une montagne de cadavres, que cela soit un trône, un monument
duquel je contemplerai le monde à mes pieds, puissant et fier, une mer de sang fumant
et emplissant l’air de ses effluves de Styx, comme un brouillard assassin. »
À présent bien des choses ont changé. Il avait fallu une première fois, durant
laquelle il avait – il devait bien l’admettre – perdu ses moyens. À présent, il prenait
plaisir à étouffer cette innocence, à la regarder périr entre ses doigts, se débattre,
murmurer du bout de ses lèvres cyanosées. Il avait, ce soir-là, ajouté la méthode à la
cruauté. Il avait franchi une nouvelle étape dans son achèvement personnel, il se
rapprochait du but inavoué, celui vers lequel tout assassin tendait mais n’avait encore
atteint. Lui, bien loin de tomber dans la folie, le plagiat ou l’anonymat, réussirait.
13 décembre,
L’assassinat tombe sous le sens. Nous passons un tiers de notre vie à dormir, un
tiers à travailler et le dernier à essayer de ne pas trop penser aux deux autres, à essayer
de vivre. A s’occuper comme on peut. La majorité vivote, avance tant bien que mal
parce qu’il faut bien avancer. L’assassinat vient déranger tout cela, vient mettre du
piment dans la nourriture du quotidien. Un accident de voiture, de train, de vélo ; une
attaque cardiaque ; un tueur en série ; un crime passionnel ; une explosion de gaz ; une
tempête, une inondation, un tremblement de terre. D’accord, on se dit, il y a une
probabilité parce qu’il y a toujours une probabilité que cela arrive, même infime. Mais
un assassin qui court les rues. Qui a déjà fait des dizaines de victimes aux quatre coins
de la France. Ce n’est plus la même équation. La probabilité est exponentielle. Les
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experts pourraient dire que ce ne sont pas quelques dizaines de personnes sur un total
de plusieurs dizaines de millions qui créent une différence notable. Qu’en plus, à
mesure que le nombre de victimes augmente, la probabilité d’être pris augmente pluri-
exponentiellement. Tout ceci n’est rien moins qu’un processus stochastique, qu’un
processus aléatoire. Il est possible de quantifier l’incertain. La théorie des probabilités
a été créée dans ce but. On peut prédire, non pas l’avenir mais l’existence d’un
événement ou d’un objet, objet étant à prendre dans le sens le plus large qui soit. Il n’y
a rien de moins tangible qu’un assassin et que le processus de dynamisation qu’il
enclenche, par la peur et un simple changement du calcul des probabilités. Lorsqu’un
assassin prend en main une société, il la dynamise, il la met en exergue. Ses
composantes ressentent le besoin de vivre avec plus d’intensité ; il y a un mouvement
de masse alors qu’elles resserrent les rangs, parce qu’elles ont peur. Elles renouent le
contact avec leurs proches, leurs amis, leurs collègues. Avec cette épée de Damoclès
au-dessus de la nuque, on se sent pousser des ailes, bizarrement. Les langues se délient.
L’assassin est donc le gardien des fondements de toute la société, de tout ce qui est
humain dans l’homme. Il est le catalyseur de vie et de mort. L’assassin que je suis,
contrairement à la masse des serial killers, sait qu’il peut être pris à tout moment, que
ses plans, aussi élaborés soient-ils, peuvent être déjoués ; que son hasard, aussi
chanceux soit-il, peut être décodé ; qu’un jour, peut-être, il devra répondre de ses
assassinats, de son œuvre. Je suis partagé entre le frisson de ne jamais être découvert,
comme tout bon assassin, de rester dans l’ombre qui l’a vu naître, et le frisson d’être
percé à jour et de devoir expliquer, analyser, déchiffrer mon ouvrage avec la société
qui m’a vu naître et qui m’a formé.
Voilà huit jours que je n’ai pas tué, et je commence à avoir des fourmis dans les doigts.
14 décembre,
[Rêve étrange. Obscure labyrinthe qu’est la mémoire. Panique nocturne. Réveil
en sursaut à l’intérieur même du rêve. Conscience dans la conscience. Du sang sur tout
le corps, sur le visage, du sang qui transpire de sa peau. Qui s’échappe comme de la
fumée, qui vient s’enrouler comme des tentacules autour de lui. De sa bouche, de ses
oreilles, de son nez. Son corps de la pâleur éthérée de la mort. Un cadavre conscient de
sa mortalité, de l’achèvement de sa vie. Le regard vidé d’âme, perdu dans les limbes de
l’oubli. Un corps intact, sans aucune blessure ; rien qui puisse expliquer tout ce sang,
cette mort ou tout simplement cette blancheur de trépassé. Rien de distinctif ; à part
peut-être simplement une barbe de quelques jours et des cernes entourant ce regard
insoutenable. Il se fait peur. Il se voit hors d’un corps qu’il reconnaît comme le sien.
Malgré l’intolérable lividité. Malgré le sang, malgré la rougeur de ce sang sur cette
peau d’albâtre, presque diaphane. Les veines gonflées, battantes, regorgeant
d’hémoglobine, saillant en surface. Il est et n’est pas ce corps qui souffre et meurt sans
arrêt. Serait-ce la condamnation pour ses crimes ? le seul moyen de les expier ? Il sent
son cœur palpiter, cogner contre ses côtes qui claquent, il le sent qui pompe un sang
qui fuit, qui pompe comme on aspire par une paille percée, qu’il se fatigue, s’essouffle,
qu’il emploie l’énergie du désespoir pour pomper, pomper, pomper, mais que ses
efforts s’avèrent vains et que les battements se font moins intenses, moins réguliers,
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plus sourds et que finalement, le sang venant à manquer dans ses artères fatiguées,
dans ses ventricules flasques, il s’arrête, épuisé, vaincu, passé. Puis le sang volatile,
aspiré comme par enchantement par des poumons nécrosés, s’insinue dans les veines et
les artères deux secondes plus tôt sèches et collapsées, insuffle une vie là où mort
s’égrenait. Et la vie recommence, palpite à nouveau comme une démente, reprend
possession de cette dépouille et pompe à nouveau, pour mourir de nouveau, peine
perdue. Il sait que son réveil est imminent, que l’assassin est là tapi dans l’ombre de
son ego prêt à bondir toutes griffes dehors. Que la phase de planification sera courte.
Que l’assassinat sera bref, d’une intensité à couper le souffle, à sentir son cœur jaillir
hors de sa poitrine. Qu’il devra faire attention plus que de coutume, parce qu’il avait
tendance, après une période sans tuer, à devenir fébrile et à vouloir plus de sang, à voir
plus de souffrance, à faire durer le plaisir plus longtemps. Il ne sait pas s’il tiendra
longtemps, mais il faut respecter la méthode, sans quoi il ne sera qu’un vulgaire tueur,
sans quoi ses pulsions feront de lui un ersatz d’assassin.] (Les muscles reprennent leur
lourdeur; il commence à sentir l'air moite sur lui et son cœur battant à tout rompre dans
sa poitrine réclame du sang.)
15 décembre,
Il m’a fait signe de la tête, comme si implicitement il acceptait que je me
repaisse de son corps. Qu’aurait-il bien pu vouloir signifier d’autre, par ce geste ?
Reconnaître l’utilité de mon métier n’est pas dans les habitudes du genre humain; non
ce n'est pas ça. Me saluer en tant que compatriote ? Très improbable étant donné mon
statut social, et l’angle d’inclinaison de sa tête. Sa mine défaite. L’heure de la journée.
La tête lourde de souci. Toujours est-il qu’il m’a convié, que la satiété est bien
présente, que les tremblements se sont arrêtés. Que nous sommes tous les deux apaisés
à présent.
16 décembre,
(On se dit chercher l'homme au plus profond de ses entrailles, des nôtres aussi.
Entrailles aruspices et entrailles assassines. L'homme n'est pas né assassin, il l'est
devenu par l'inertie de ses sentiments et parce qu'il est de son devoir de faire des choix
[et que ses choix l'affectent lui et son entourage – ne serait-ce que momentanément].
Pourtant, il faut bien répondre à cette satané question, non? Si l'on ne cherche pas, l'on
ne trouve rien n'est-ce pas? L'homme est capable de tant de choses, et s'il se connaissait
mieux, s'il était plus au fait de ses moteurs, de ses faiblesses, de la nature de ses
sentiments – combien grandes et magnifiques seraient ses œuvres! Ah! Dieu qu'il
aimerait parfois à converser de la sorte avec un ami assassin, sirotant un thé vert de
Chine délicat et parfumé. Passer une excellente demi-journée ensoleillée à échanger
ses points de vues, ses impressions, ses expériences. À parler de littérature médiévale,
de cantates inachevées, d'adagios retrouvés dans des décombres ou des rayons oubliés,
d'économie ou de politique. Au lieu de cela, il n'avait que le sordide du monologue
qu'il jetait de temps à autre à cette figure décharnée du miroir, le bouillon clair et
insipide d'un thé en sachet périmé, la crasse d'un bouge qui empestait le sang froid
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comme un appartement de vieux fumeur. Au lieu de cela il n'avait que ces collègues
impavides et abrutis et sans autre intérêt qu'ils croiseraient un jour son chemin. Un jour
il devrait commettre tant de meurtres qu'il en serait ivre. Quelle belle connerie que les
relations humaines.)
17 décembre,
Il a fallu qu'on reparle de moi ce matin dans le journal. Cette nuit fut faste, je
l'avais prédite, mais je n'avais aucune idée qu'elle arriverait aussi tôt dans ma vie. Je
laisse la place à la coupure de presse qui fait les gros titres et qui, soit dit en passant,
n'est pas trop mal écrite, pour une fois. Comme quoi, ça sert de se donner du mal. Moi
je vais prendre une petite douche.
Rien de tel qu'une bonne douche pour se remettre de ses émotions. Il vont voir
ce qu'ils vont voir. Un simple coup de hasard, comme si Dieu lui-même les mettait sur
mon chemin comme de beaux et gras moutons de Panurge. J'en tremble encore. Jamais
je n'ai ressenti cela encore: comme un diapason qui résonne en permanence à la même
intensité démente. L'instinct qui commande de tuer alors même que je n'ai fait
qu'apercevoir ce jeune noir, puis ce couple, puis cette jeune fille du coin de l'œil.
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Comme si cela n'avait plus d'importance que je sois surpris ou non dans mon labeur. Je
suis prêt. Il va de soi que la préparation en amont ne doit pas être négligée et qu'il faut
toujours s'attendre à l'inattendu, mais qu'est-ce qu'il est grisant de voir ce mélange
d'horreur et de résignation dans leurs yeux alors que ceux-ci s'accoutument à l'obscurité
et qu'ils découvrent le sang, les entrailles, les muscles, les lambeaux de peau. Un
battement de paupière plus tard et ils savent. Tout. Ils ont la vérité imprimée sur leur
rétine et au fond de leur cerveau pendant un instant. Ils savent par exemple qu'on ne
peut crier la gorge béante, fendue comme un fruit bien mûr. Qu'on n'échappe pas à son
destin, parce que même si on n'était pas passé par là ce soir-là précisément, nos
chemins se seraient croisés tôt ou tard. Il n'y a pas d'autres alternatives et cela, ils le
savent. Je suis fatigué. Je vais profiter de ce qu'ils m'ont donné mon après-midi pour
me remettre de mes émotions pour faire une petite sieste. La police n'appellera pas. Ils
ont mes empreintes alors que je n'en ai laissé aucune, mon emploi du temps mais je
suis au-dessus de tout soupçon, mon adresse mais ils ne trouveront rien de cohérent
avec les autres assassinats. J'ai les paupières lourdes. Le sommeil vient enfin
tranquillement sonner à ma porte, ne le laissons pas en reste.
19 décembre,
Je remercie le saint patron des assassins, qui n'est pas encore reconnu en ce bas
monde, d'avoir fait appeler la mairie et de m'avoir donné deux jours de congés pour me
reposer. J'immolerai un corps en son honneur. J'ai passé la journée d'hier à dormir du
sommeil du juste, sur mes deux oreilles, à poings fermés. Personne n'est venu troubler
ce silence de mansarde. Et me voilà ce matin comme au plus beau des matins, le jour à
peine levé sur le monde, revigoré, serein, satisfait. Comme jamais. Et ce n'est pas le
fait que ce matin aucun journal ne chantera une de mes œuvres exposée au grand
public qui me fera croire le contraire. Parfois, même le bon Homère se repose.
20 décembre,
[Il a froid. Il doit marcher le long de cet interminable couloir, même s'il ignore
pourquoi. Il le doit. Il marche depuis des heures dans ce large passage au sol
rocailleux. Parfois au loin, puis parfois étonnamment près, de l'eau coule goutte à
goutte dans une flaque. À un rythme régulier. Comme un métronome. Ploc. Ploc. Ploc.
Ploc. Une main courant sur la surface rugueuse de la paroi, il arpente les distances. Il
n'y voit rien. Pas grand chose. Pas assez à son goût. Pas une source de lumière. Il
pourrait distinguer un tant soit peu s'il y avait quelque chose à distinguer. Il a
l'impression de monter, de descendre, d'aller de tout côté sauf d'arriver au but. Plus il
avance et plus l'obscurité s'épaissit. Plus la moindre faille dans l'ombre. Plus que le
ploc ploc et la main rivée au mur. Ses pas sont mesurés. Il a cessé de les compter
depuis longtemps. Pas la moindre bifurcation, c'est déjà ça. Impression étrange. Des
ombres dansent devant ses yeux, au rythme de ses pas, comme en suspension dans l'air.
Des marionnettes aux fils invisibles. Il tend la main tout en sachant que cela ne sert à
rien. Intouchables car trop vives. Mais il y en a une qui a l'air plus lente, alors il la
pourchasse, mais sa main doit rester sur le mur au risque de ne plus savoir comment
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aller de l'avant. Il peut presque la toucher. Elle semble fatiguée, molle, défaitiste. Il l'a.
Presque. Tenter un brusque pas en avant pour la surprendre – quelque chose retient son
pied. Il trébuche. Il met les mains devant lui mais sa tête cogne le sol dur comme de la
pierre. Toujours dans le noir, il tâtonne. Il a un mal de chien. Ne parvient pas à
retrouver le mur. Comme s'il se trouvait dans un espace ouvert. Mais il se sent étouffer
et le ploc ploc qu'il avait oublié revient de plus belle. Il tend les bras mais rien que le
vide de l'ombre. Il crie et sa voix résonne; pas de mur sur lequel rebondir. Son cri
meurt bientôt, sonne désespérément creux. Il n'a plus qu'à se diriger tant bien que mal,
à quatre pattes sur le sol comme un chien, vers le ploc ploc qui lui donne soif. Sa tête le
fait souffrir. Peut-être saigne-t-il. Au moins une belle bosse. Ploc ploc plus près. Pas si
loin que ça, mais pas sous la paume de la main. Il s'énerve. Il a la tête comme une vraie
caisse de résonance et sa bouche est pâteuse comme un lendemain de cuite. Bon dieu.
Il en a assez de se ridiculiser de la sorte. Les ombres continuent leur ballet, comme
pour le narguer. Ploc. Ploc. Pourtant il ne se donne pas en spectacle, il n'y a pas de
public. Mais il se sent le jouet de quelque chose, de quelqu'un qui doit avoir le sourire
aux lèvres. Il a l'impression de tourner en rond, de ne pas avancer droit. Il s'arrête,
retient sa respiration. Ploc. Ploc. Ploc. Ploc. Il tenterait bien de se relever mais il a peur
de retomber. D'ailleurs, sur quoi a-t-il trébuché? Putain de merde où est la sortie. Et ça
danse encore devant ses yeux. Le ploc ploc lui donnera au moins un point de repère.
Ou pas. Il serre les dents. Ploc. Ploc. Ça grince. Il a soif. Il a froid. L'humidité est
invivable, transperce les os, pénètre les chairs comme s'il n'eût pas eu de peau. Ses
vêtements frottent, s'accrochent, se déchirent; ses paumes et ses doigts sont griffés. Il a
mal. Ploc. Ploc. Puis soudain sa main droite plonge dans la flaque. Il ne réfléchit plus,
avale à grosse gorgée, ne parvient pas à boire correctement: l'eau est trop consistante,
trop épaisse. Il a toujours soif mais ce qu'il boit lui fait froid dans le dos. Il hésite,
voudrait se réveiller parce qu'il doit bien être dans un rêve, non? Ploc. Ploc.
Assourdissant. Les ombres semblent vouloir lui faire monter le regard, mais il n'y a
rien à voir. Il lève la tête. Tend les bras. Sent quelque chose que son expérience lui
figure immanquablement comme un pied. Il remonte et c'est une jambe puis un corps
qui se dévoile à son toucher. Ploc. Ploc. Un corps pendu. De larges plaies s'ouvrent sur
les cuisses et la poitrine. Il a soif, mais tout à coup il répugne à boire ce sang frais.
C'est de l'eau dont il a envie, dont il a besoin, qu'il a cru entendre depuis qu'il s'est
retrouvé là. Et puis c'est trop facile. Qui l'a tué ce bonhomme? Pas lui. Mais ce n'est
pas la véritable raison. Il n'en a tout simplement pas envie. Ploc. Ploc. Ce qu'il veut,
par dessus tout, c'est sortir de ce rêve à la con. Se réveiller et aller travailler. Peut-être
tuer. Voir de la lumière, le jour. Ne pas avoir à s'avouer que oui, ici, il a peur.]
22 décembre,
Deux nuits sans sommeil. À redouter le rêve. À boire du café à réveiller un mort
pour ne pas sombrer. Je suis sorti un peu, mais tous ces gens qui achètent leurs
cadeaux, qui sourient, qui braillent ou qui pleurent me donnent la nausée. On fête la
naissance du plus épouvantable meurtre de notre civilisation, à savoir le fils de Dieu,
Dieu lui-même. On ne fête pas sa mort. Il y a des saints patrons pour tout et n'importe
quoi, mais personne pour fêter les bourreaux. Ou alors je ne fréquente pas la bonne
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civilisation, le bon siècle, la bonne réalité. Tellement de paraître et de faux-semblant
que ça me rend malade. Une bonne occasion pour s'en foutre plein la panse, pour
bouffer boire baiser et surtout oublier notre condition, notre quotidien, notre calvaire.
Mascarade. Pantomime. Voilà que je m'énerve. J'en tremble.
Il fait beau. Quelques flocons s'attardent dans le vent, jouent avec les rayons de
soleil qui percent les fines écharpes de nuages blancs. Les passants pressent le pas, de
la vapeur s'échappe en volutes de leur bouche. Les bras encombrés d'achats qui ne
servent à rien. Pressés d'en finir mais contents de n'en être que là. Pas envie d'aller
rejoindre cette engeance-là, mais pas non plus envie de rester ici. Je crois que je vais
sortir, au risque d'être pris pour l'un d'entre eux, au risque d'être pris en flagrant délit de
sourire. Des fois, on se laisse aller à être humain.
Rien ne sert de montrer sa haine, encore faut-il la consommer. Se laisser
consumer par elle. C'est un bien beau déballage de sentiment, l'amour, l'amitié, la
compassion ou le partage. Tout ce qu'on peut trouver sur les étals pendant les fêtes de
fin d'année. Alors qu'il n'est rien de plus grand, de plus beau et de plus terrifiant que la
haine et ses inévitables conséquences. Pourtant l'amour force des choses en soi, pousse
des verrous, comme si malgré tous ces siècles de barbarie, ces millénaires à assouvir
ses passions, ses désirs de pouvoirs, de conquêtes et de supériorité, il ne servait à rien
de ne pas aimer. Je ne sais pas ce qui m'arrive. Comme de la nostalgie. Il faudrait que
j'aille me coucher, mais je sais que je ne trouverais pas le sommeil. Alors je vais devoir
sortir. Il le faut.
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ventre une douleur douce qui ne laisse aucun répit et qui demande satisfaction. Elle
l'aura. Ce soir, j'ai bien peur d'avoir découvert quelque chose qui va donner une autre
orientation à mes crimes.
23 décembre,
Nuit de merde. Pas fermé l'œil. Douleur plus aiguë encore. Mains tremblantes.
Ce soir. Besoin de tuer.
24 décembre,
[Il n'a pris aucun plaisir à abuser de ce corps sans vie. La douleur s'est un peu
atténuée certes, mais il l'a sent encore palpiter au creux de ses reins. Pourtant cette fille
avait tout pour plaire, des rondeurs alléchantes, une peau au goût et à l'odeur de pain
d'épice. Il avait laissé le hasard prendre les rênes quand il n'avait pas vu la fille d'hier
poireauter derrière son comptoir. Il avait pris la première proie venue, la facilité en
jupe courte et bas résille. Le cœur n'y était pas. Il voulait la fille, n'avait pu l'avoir et à
présent le sang et les humeurs coulaient en tourbillon avec l'eau de la douche et
s'évacuaient en spiralant par la bonde sale. Il s'était baugé dedans. Il lui avait ouvert la
gorge pour la saigner à blanc puis l'avait ravagée avec hargne. De magnifiques sautes
de haine avaient accompagné leur étreinte. Il l'avait prise de son vivant, avait joui de sa
mort. Mais rien n'y avait fait, même après tout ce déploiement de sévices. D'habitude
cela suffisait. La satisfaction n'était malgré tout pas venue. Demain, il retournerait dans
la galerie et il aborderait celle dont le visage hantait ses journées. Ses hanches, ses
seins, ses jambes qu'il verrait enfin. La jeunesse même entre ses mains, voilà ce qu'il
aurait d'ici peu.]
Pas grand chose de neuf aujourd'hui, mais je me sens assez fatigué pour dormir
sur mes deux oreilles. Un peu mal au ventre quand même. Il faudrait penser à ne pas
abuser des bonnes choses pendant les fêtes.
25 décembre,
Du boulot par-dessus la tête. Des canettes vides, de la gerbe, des cotillons, des
tessons de verre, des mégots, de la viande soûle partout. Les gens ont bien réveillonné.
Les fastes d'une société moderne livrée à elle-même pour quelques heures. Tout un
monde qui aime à fêter jusqu'à perdre la tête puis qui aime à en souffrir. Des petites
jeunes la tête entre les mains, à attendre le SAMU ou les pompiers, assises pelotonnées
les unes contre les autres. Grelottant de froid parce que l'alcool ne fait plus effet. Je ne
mélange pas le travail et le plaisir. Trop risqué. On ne distingue plus les fêtards cuvant
leur vin des banals poivrots. Il y a ceux qui continuent de chanter et de danser au beau
milieu de la rue une bouteille à la main.
Ce matin était tranquille malgré tout. Travaillé de trois heures jusqu'à onze.
Juste le temps de rentrer se doucher, mettre des habits propres, écrire ces quelques
lignes pour me donner du courage, préparer la prochaine entrée où je raconterai mes
sanguines frasques avec la jeune vendeuse. Et y aller.
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25 décembre, fin de soirée.
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cuisine face au plan de travail. Devant la candeur de sa réponse, elle a laissé tomber.
Apparemment rien ne sert de batailler lorsque Cécile a fait son choix. Tant mieux. Ils
ont dansé, joué à des jeux de société, puis se sont offerts des petits cadeaux sans
intérêts. Ont repris leurs danses, ont fumé jusqu'au petit matin. Certains s'en sont allés,
d'autres sont arrivés, puis repartis. Ivres morts. Trois sont restées. Trois filles. Deux
affalées dans le canapé, la dernière dans une chauffeuse. Deux bassines à leurs pieds en
prévision. Cécile a titubé jusqu'à la cuisine pour se resservir un verre de vodka. Je lui ai
servi son verre, incapable qu'elle était de viser. Elle s'est approchée de moi tout en
prenant le verre, a collé son bassin sur ma jambe. Elle ronronnait. J'ai enfoui ma tête
dans sa nuque. Respiré à pleins poumons. Elle a commencé à défaire ma ceinture, à
tâtons. Elle n'embrassait pas, jamais. Trop personnel sans aucun doute. Le moment tant
attendu. Je l'ai portée sur le plan de travail près de l'évier, remonté sa fine jupe de soie,
déchiré sa culotte. Elle couinait doucement alors que je la labourais. Je prenais ses
fesses à pleines mains, les yeux rivés dans les siens. Elle ceinturait mon bassin de ses
longues jambes. Je savais qu'il y avait des couteaux derrière elle, mais ce n'était pas là
la finalité du geste. Il fallait goûter au physique jusqu'au bout. Elle accéléra la cadence
d'elle-même. Puis mes mains ont remonté le long de ses hanches, sur sa poitrine puis
sont venues enserrer son cou. Une pression tendre tout d'abord, pour ne pas froisser la
peau. Puis plus forte pour réduire l'afflux sanguin. Elle me regardait toujours. Quelques
fois ses lèvres esquissaient un sourire tendu, presque triste. Il n'y avait aucune raison
pour que je presse les choses. Pourtant, petit à petit, je l'étranglais. Tout s'est passé en
une poignée de secondes. J'ai fini par resserrer mon étreinte pour de bon. Elle a alors
poussé un long gémissement et je l'ai sentie jouir. Jouir. Et dans mes bras et mes
jambes le plaisir est monté si brusquement que j'ai joui à mon tour. Je tremblais, elle
aussi. Elle m'a regardé, je tenais encore son cou entre mes mains et son visage me
parlait mais je ne comprenais pas cette langue. Mes bras sont tombés mollement le
long de mon corps. Nous devions être un beau spectacle. Elle la jupe remontée sur les
reins, le visage empourpré; moi le pantalon sur les chevilles, pantelant, ruisselant.
Penauds. Elle a pris mon visage dans le creux de ses mains, l'a approché du sien et m'a
susurré d'une voix étranglée: « On recommencera, hein? J'aime ce que tu me fais.
Personne ne m'avait fait ça avant. » Elle abattait sa dernière carte. La jouissance venait
de la sauver in extremis, venait littéralement de me l'ôter des mains. Je ne sais pas si
elle a compris quel avait été mon dessein premier, toujours est-il que nous avons dormi
ensemble, quelques heures. Lorsque je suis sorti de mon sommeil de plomb, les autres
filles n'étaient pas encore debout. Elle a voulu me laisser son numéro de téléphone, j'ai
eu un mal de chien à lui faire comprendre que je n'en avais pas, peut-être comprenant
que je ne voulais pas la revoir. Je suis parti en promettant de revenir aux galeries.
L'air frais du matin a fini de m'éveiller. J'ai marché jusqu'à la station de RER, et
le trajet du retour m'a paru plus long que l'aller. Les décors défilaient en se superposant
sur ma rétine, tous identiques dans leur morosité, leur manque de caractère, leur
placide bonhommie. Leur côté popotte. La fatigue est venue me cueillir dans le métro.
La chaleur peut-être, ou le bercement du wagon. Je me suis réveillé juste à temps pour
bondir hors de la rame, mon cœur battant à tout rompre dans mes oreilles. Je venais de
revivre mon orgasme en rêve.
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Je viens de prendre une douche. J'ai grignoté un peu. Mes affaires en bouchon
au pied du lit puent le tabac froid et le haschich. Je prends le temps de consigner tout
cela pour pouvoir le relire plus tard, à tête reposée, afin d'en éclaircir le sens. À présent
je ne peux réfléchir correctement. Peut-être qu'un peu de lecture me fera du bien.
Demain, après le travail, il serait souhaitable que j'aille tuer.
28 décembre,
Nous nous sommes revus. Nouvel extase. Je lui ai presque brisé les os du bras
droit, mais elle aimait cela. Elle m'a même confié, étendue nue sur le canapé, qu'elle
n'avait jamais ressenti ça avant. Tout le monde cherchait à l'épargner, sauf moi. Que
personne ne lui avait jamais fait ça avant. Le problème, c'est que moi non plus je ne
ressens plus les choses comme avant. J'ai l'impression de me ramollir depuis que je
vois Cécile. De devenir plus humain. Si cela persiste, je vais devoir trouver une
solution. La fille d'hier ne m'a pas laissé de souvenir impérissable, pas même un
arrière-goût de sang dans la bouche.
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tout ce que je demandais. Il était trop tard et c'était un beau gâchis. Devoir en arriver à
cette extrémité-là pour que les gens réagissent. Un mal nécessaire qui devient un bien
formateur pour les autres qui restent en vie. Il faut être violent et garder une
perspective cohérente pour bien faire passer son message. Pour rallumer les
consciences éteintes. Ouvrir les yeux. Mais capter l'attention de tous est une longue et
lourde tâche, qui prend du temps, de l'énergie, qui entame la volonté. Bien au-delà de
ça il y a la satisfaction d'avoir ôté les œillères, d'avoir donné un autre sens à la vie. Je
ne dirais pas que je suis pétri d'altruisme: je me complais dans le meurtre, j'aime le
goût et l'odeur du sang. Un corps mourant exsude tellement de senteurs enivrantes...les
petites piqûres d'aiguilles aux bouts des doigts alors qu'on étrangle, qu'on serre le
manche d'un couteau qu'on a patiemment aiguisé chez soi...Le cœur qui bat à côté d'un
autre qui s'éteint. Un sang qui bouillonne. Un esprit d'une limpidité, d'une vivacité
inégalées. Un être qui se réveille au contact des humeurs, au contact de la mort. Le
chef de la police n'avait pas invité – non – il avait enjoint avec véhémence la
population à observer la plus grande vigilance. La vigile – voilà ce dont nous avons
besoin – « pay attention » écrivait Huxley. Nous n'existons que dans la mesure où nous
restons ensemble et que nous sommes vigilants à ce que nous devenons –
individuellement et en tant que société. Il faut des égoïstes, des parias, des rejetés et de
ceux qui rejette, mais nous nous dirigeons bien quelque part. Nous devons faire des
choix, nous méfier des conventions, des normes, de l'homogénéité. Ceux qui le peuvent
ou qui le veulent, être vigilants. Les autres qui volontairement ou non ralentissent par
leur passivité le reste du groupe – les faire revenir à la raison. Panurge est mort. Ses
moutons restent ici et il faut leur apprendre à ne pas sauter de la falaise – certes en en
faisant tomber un puis en exposant son corps démantibulé. Une cause, un effet, une
leçon. Il se trouve que je prends grand plaisir à enseigner. Il faut que je mette les
choses à plat. Ce soir, après le service, je demanderai un congé pour les jours suivants.
29 décembre, le matin.
Ces deux jours de congé pour reprendre mes esprits ne seront pas de trop. Hier
le chef m'a regardé d'un air soupçonneux. M'a demandé la raison pour laquelle je
prenais subitement, sans prévenir, deux jours comme ça. Je lui ai demandé si ça gênait
tant que cela, il m'a répondu qu'il y avait assez de gars et comme je revenais pour le 31
y'avait pas de souci. C'est dangereux, mais il faut que je fasse le point. Que je fasse un
choix entre Cécile et mon grand dessein. Entre mon idéal que je peux atteindre et une
certaine idée du charnel toute nouvelle pour moi. Si je n'écoutais que mon corps, ou
bien à l'opposé si je n'écoutais que ma raison, le choix ne me poserait aucun problème.
Il se trouve que le choix est cornélien. Je n'arrive pas à me défaire de ces sensations qui
vibrent au creux de mes reins lorsque je pense à Cécile et à nos ébats. Je n'arrive pas à
me défaire de son image en train de jouir. De ses seins lourds, de la courbure de ses
hanches. De son souffle chaud dans ma nuque. Et pourtant, il faut bien que les choses
se fassent.
30 décembre, le matin.
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(Petit) Article intéressant. Paru dans le Canard de ce matin. Ce cher et tendre
journaliste qui manifeste son plus vif intérêt pour mon travail, et ce depuis le début, se
demande si je ne fais pas partie des petites gens, « ceux que l'on ne voit pas, ceux qui
ramassent les ordures, qui nettoient les cages d'escaliers ou les vitres, ceux qui balayent
les rues, qui déchargent les camions le matin. Ceux qui servent au restaurant. Pourquoi
n'en serait-il pas, étant donné qu'il reste invisible? Je suis donc allé interviewer le
commissaire en charge de l'enquête. Celle-ci piétine depuis plusieurs semaines. M. le
commissaire tourne comme un lion en cage. J'ai donc exposé mon point de vue, qu'il a
écouté sans sourciller. « Personne ne cherche à créer de psychoses ou de mouvements
de panique, voire de lynchage de telle ou telle profession, mais c'est bien ce qu'il
ressort d'une étude des meilleurs profilers de la police. L'individu ferait bien partie de
ce que vous appelez les petites gens. Il commettrait tous ces meurtres dans le but de se
venger de la société qui l'a humilié.» Dans le texte. Si tout un chacun peut se permettre
d'émettre des hypothèses vérifiables par les meilleurs profilers de la police, alors
chacun peut-il se faire commissaire et mener sa propre enquête, voire même arrêter le
meurtrier soi-même? À bon entendeur... »
Mis à part cet article, rien de bien folichon dans la presse. Ce matin je me suis
levé de bonne humeur, il ne serait donc pas impossible que j'aille m'offrir un petit
amusement.
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C'était Cécile. Sans le savoir mais en me doutant, j'avais pris le train qu'elle utilisait,
sauf que ce matin je suis revenu de plus loin. Ces foutus pavillons, tous les mêmes, pas
moyen de les reconnaître. Je prenais toujours quatre bus différents pour m'assurer de ne
pas être suivi, mais au retour je prenais le chemin le plus direct. Toujours est-il que
Cécile se tenait devant moi, l'air inquiet. « Tu n'es pas au travail? » La question cingle,
le ton encore plus. « Non. » Le contrôleur reste planté là comme un abruti. Je sens qu'il
nous observe. « Je ne me sentais pas bien ce matin, j'ai pris ma journée. » « Qu'est-ce
qu'il s'est passé? » « Rien de bien grave. Un petit malin a essayé de ma prendre mon
sac comme à une petite vieille. » « Il t'a blessé? » « Peut-être un bleu au tibia, mais
sans plus. » Pourquoi ce connard de contrôleur est encore là? J'ai l'impression qu'il
jubile à l'idée d'assister à une scène de ménage. Quelques personnes semblent avoir la
même idée en tête. J'entends des murmures. « Tu n'as pas de compte à me rendre, mais
tu aurais pu me dire que tu ne travaillais pas. » « Je te rappelle que je n'ai pas le
téléphone. » « Tu aurais au moins pu passer me voir. » « C'est vrai mais – on ne
pourrait pas aller ailleurs, je ne tiens pas à ce que les gens nous voient nous expliquer.
Cela ne les concerne pas. » Nous nous sommes dirigés à l'extérieur, puis dans un café.
Elle m'a laissé commander deux cafés. Nous nous sommes assis à une table en retrait.
Elle se taisait. J'ai donc entamé les hostilités. « Je sais que tu es en colère après moi,
mais nous ne sommes pas mariés et ce n'est pas comme si nous avions quelques années
de vie commune derrière nous. Nous avons chacun notre vie et la question ne s'est
même pas posée jusqu'à maintenant de savoir s'il fallait ou non partager nos vies. »
« Ça je le sais bien. » « Eh bien alors, qu'est-ce qui cloche? » « Je ne sais pas. Juste que
je ne te connaissais pas il y a une semaine et qu'à présent je te croise partout. »
« Partout...tu n'exagères pas un peu? D'ailleurs, tu ne devrais pas être à l'université? Tu
vois? Je n'en fais pas tout un cinéma. » « C'est pas pareil... » Et a commencé dès lors le
pire interrogatoire que j'ai eu à subir. Elle reprenait tout à zéro, voulait tout savoir.
J'essayais d'être précis pour la satisfaire sans pour autant me compromettre. Les pains
de glace dans mon sac commençaient à décongeler. La viande ne tiendrait pas très
longtemps, même avec le froid ambiant. La chair humaine est comme cela, il ne faut
pas tarder. Je ne sais si elle se doutait de quoi que ce soit. Toujours est-il que nous
sommes ressortis du café main dans la main. Nous retournions chez elle. Elle ne s'est
aperçue de rien alors que je me débarrassais du sac dans une poubelle de son quartier.
Il faudra d'ailleurs que je me renseigne sur les jours de passage des éboueurs. Je viens
tout juste de rentrer. J'ai un mauvais pressentiment.
31 décembre, le matin.
Ah ils vont voir de quel bois je me chauffe! Me traiter de la sorte, m'insulter, traîner
mon œuvre dans la boue, m'humilier ainsi! Si je ne me retenais pas, je tuerais un à un
ces soi-disant journalistes incompétents, ces abrutis de bas de plafond, ces barbares qui
ne comprennent rien à l'art, qui ne savent pas voir la vie et la mort dans toute leur
splendeur, alors qu'elle est affichée en rouge carmin sous leur nez. Me rabaisser à un
vulgaire tueur à la sauvette sans véritable méthode, sans véritable dessein. Mais ils
n'ont rien compris! Rien! Ces incapables affirment tous que le meurtre d'hier matin
n'est pas de mon fait, que « les entailles sont grossières » « la minutie dont il fait
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généralement preuve ne se retrouve pas ici », que « ceci n'est qu'une pâle copie, qu'une
imitation mal équarrie du tueur qui sévit depuis plusieurs mois déjà. » Je vais devoir
employer les grands moyens, leur montrer toute mon envergure, toute la magnitude de
mon grand œuvre. Lorsqu'ils le verront étalé à leur face incrédule, ils seront forcés de
comprendre, ils se rendront à l'évidence qu'ils ont affaire à l'égal du diable. Ils me
verront sur une montagne de crânes en être flamboyant noir et sang parce qu'alors je
n'aurai plus d'humain que la silhouette. Ils verront que le soleil ne peut plus briller au
regard des atrocités que j'ai pu commettre, que Dieu ne peut exister pour les mêmes
raisons. Pour parachever mon édifice de terreur, je n'irai pas travailler ce matin, et j'irai
là où je brûle à présent de porter mes pas. Le tableau que ces imbéciles n'ont su
apprécier rue du panier fleuri, je vais en faire un plus beau, plus majestueux, plus
terrifiant encore.
Mon stratagème, que j'ai mis un an jour pour jour à ourdir, est d'une simplicité
enfantine: il existe un restaurant bien particulier qui se situe sur une péniche amarrée le
long du quai X. Certains soirs, comme ce soir, ils organisent un dîner plongés dans le
noir. Ils font cela pour, paraît-il, ne compter que sur les sens que les gens ont tendances
à minimiser, et pour « voir » également ce que cela fait d'être privé de la vue. Le goût,
la texture, l'odeur des aliments s'en trouveraient transformés complètement. C'est là-bas
que j'irai. Royaume où les aveugles sont rois, les serveurs et serveuses sont également
non-voyants. J'y serai, équipé de lunettes de vision nocturne. Lorsque je les ai vues sur
l'étal de la brocante, j'ai tout de suite pensé à cette endroit, à cette nuit d'horreur. J'en ai
souvent rêvé. M'introduire ne devrait pas être le plus difficile, en revanche parvenir à
tuer la vingtaine de couples qui s'y trouve sans éveiller les soupçons, plus les membres
du personnel, c'est ça le véritable défi. Oui, ce sera belle et bien une nuit d'exception,
une nuit d'épouvante. Il est enfin temps de la vivre. Le temps de me préparer, et je leur
montre alors mon véritable visage, je leur dévoile la vérité, puisqu'il sont incapables de
la voir par eux-mêmes.
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quelques heures et plus rien ne sera comme avant, pour personne. Ils ont déjà dû
trouver les corps, essaient d'étouffer l'affaire pour ne pas avoir les journalistes sur le
dos.
Une excitation sans commune mesure secoue mon corps. J'étais impatient, je ne peux
attendre que le monde découvre cette péniche où ils trouveront cinquante corps sans
vie, et accessoirement sans yeux. Tous mis dans un sac que j'ai lesté, puis jeté dans le
fleuve. Une véritable épreuve pour le corps et pour les sens. Le monde verra qu'on ne
plaisante pas avec moi.
J'ai également jeté les lunettes de vision nocturne dans le fleuve, mais plus haut, du
côté de chez Cécile.
Toujours rien. Qu'est-ce qu'ils fichent?
Cécile est en bas. J'ai réussi à ne pas la faire monter. Un beau mensonge sur la
modestie de mon minuscule foyer. La honte à peine dissimulée. Elle a mordu à
l'hameçon. Elle est encore alcoolisée. Elle est cernée, fatiguée. N'a pas encore les idées
bien en place. En revanche, elle demande pourquoi je suis arrivé aussi tard hier soir,
pourquoi je suis reparti aussi tôt ce matin. Elle m'attend. Je dois y aller.
Je me suis battu pour arriver jusqu'ici la police me recherche les salauds ils réagissent
plus vite pour un homicide involontaire que pour un meurtre en série on était retourné
chez elle pour la calmer elle posait trop de questions et j'étais pas préparé elle voulait
des explications aussitôt arrivé elle s'est transformée en furie elle s'était contenue tout
ce temps alors que je pensais qu'elle était simplement en colère croyant peut-être que je
la trompais elle me harcelait de questions mais elle me décochait des remarques
acerbes comme des flèches elle avait des doutes me disait qu'elle était pas aussi idiote
qu'elle en avait l'air elle postillonnait je lui ai dit que je l'aimais que j'avais envie d'elle
elle m'a regardé de travers n'a même pas répliqué je lui ai répété je me suis mis à
genoux l'amour s'achète dans le sang se paye en souffrance comme si c'était la seule
monnaie acceptable plus le droit du sang que le droit du sol elle n'a pas daigné prendre
la main que je lui tendais et je sentais la furie monter en moi en picotant le long de mes
bras des coudes aux mains en passant par les poignets et j'étais gentil patient je trouve
et puis elle est allée dans la cuisine se servir un verre d'eau au robinet et en un instant je
reçois un verre qui m'atteint à l'épaule elle lance sur moi tout ce qui est à sa portée des
cadavres de bouteilles de la fête restées là j'esquive ce que je peux elle se précipite sur
moi on tombe à la renverse elle me gifle me lacère le visage sa voix est celle d'une
harpie alors je la repousse de mes deux bras je la vois voler à reculons dans l'air encore
saturé de fumée ses cheveux en désordre recouvrent lentement son visage puis son
corps se vrille sur lui même son épaule droite en premier puis elle est sur le flanc en
suspension et la lumière de la fenêtre s'accroche à ses vêtements, ses cheveux en reflets
gris et elle finit par retomber lourdement sur le sol et sa tête vient heurter la table du
salon avec un bruit sourd un bruit mat de marteau et distinctement les os de son crâne
se brisent je n'ai pas le temps de réagir je n'y crois pas pourtant elle met un temps infini
à se relever sur les coudes le sang coule en longs filets sirupeux de sa bouche de ses
oreilles et de son nez puis à quatre pattes sur le tapis violet de son salon qui se gorge de
son hémoglobine elle avance un peu puis s'écroule je sais qu'elle est morte et c'est si
stupide je ne voulais pas je m'approche d'elle je tâte son pouls mais je sais déjà ce qu'il
© Rodolphe Blet – Toutes les images sont copyright © Chabada. Merci de ne pas les utiliser sans son accord.
me reste à faire mais je ne veux pas je ne voulais pas qu'elle meurt je voulais être avec
elle je voulais que tout continue comme avant pourquoi elle a tout gâché comme ça
mais ça ne servait à rien de s'énerver alors j'ai pris mes jambes à mon cou et j'ai dévalé
les escaliers quatre à quatre et c'est là que j'ai bousculé les deux policiers qui venaient
en sens inverse et un des deux a gueulé quelque chose d'incompréhensible j'ai couru
comme jamais j'avais couru j'ai pris je sais plus combien de bus je changeais tous les
deux ou trois arrêts ou quand je sentais que quelque chose clochait et je suis arrivé ici
en courant je sais que tout le monde me regardait je sais que je ne peux plus faire grand
chose c'est la fin et je ne l'imaginais pas comme ça et on enfonce la porte du bas. Tout
est fini. Tout.
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