Bergson - L'âme Et Le Corps (L'energie Spirituelle, 1919)
Bergson - L'âme Et Le Corps (L'energie Spirituelle, 1919)
Bergson - L'âme Et Le Corps (L'energie Spirituelle, 1919)
(1919)
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Chapitre II
Lme et le corps
Confrence faite Foi et Vie,
le 28 avril 1912 1
Cette confrence a paru, avec d'autres tudes dues divers auteurs, dans le volume
intitul. Le matrialisme actuel de la Bibliothque de Philosophie scientifique, publie
sous la direction du Dr Gustave LE BON (Flammarion, diteur).
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souvent ; et, l o il n'y a pas de lsion visible, c'est sans doute une altration
chimique des tissus qui a caus la maladie. Bien plus, la science localise en
certaines circonvolutions prcises du cerveau certaines fonctions dtermines
de l'esprit, comme la facult, dont vous parliez tout l'heure, d'accomplir des
mouvements volontaires. Des lsions de tel ou tel point de la zone rolandique,
entre le lobe frontal et le lobe parital, entranent la perte des mouvements du
bras, de la jambe, de la face, de la langue. La mmoire mme, dont vous faites
une fonction essentielle de l'esprit, a pu tre localise en partie : au pied de la
troisime circonvolution frontale gauche sigent les souvenirs des mouvements d'articulation de la parole ; dans une rgion intressant la premire et la
deuxime circonvolutions temporales gauches se conserve la mmoire du son
des mots ; la partie postrieure de la deuxime circonvolution paritale
gauche sont dposes les images visuelles des mots et des lettres, etc. Allons
plus loin. Vous disiez que, dans l'espace comme dans le temps, l'me dborde
le corps auquel elle est jointe. Voyons pour l'espace. Il est vrai que la vue et
l'oue vont au-del des limites du corps ; mais pourquoi ? Parce que des
vibrations venues de loin ont impressionn l'il et l'oreille, se sont transmises
au cerveau ; l, dans le cerveau, l'excitation est devenue sensation auditive ou
visuelle ; la perception est donc intrieure au corps et ne s'largit pas.
Arrivons au temps. Vous prtendez que l'esprit embrasse le pass, tandis que
le corps est confin dans un prsent qui recommence sans cesse. Mais nous ne
nous rappelons le pass que parce que notre corps en conserve la trace encore
prsente. Les impressions faites par les objets sur le cerveau y demeurent,
comme des images sur une plaque sensibilise ou des phonogrammes sur des
disques phonographiques ; de mme que le disque rpte la mlodie quand on
fait fonctionner l'appareil, ainsi le cerveau ressuscite le souvenir quand
l'branlement voulu se produit au point o l'impression est dpose. Donc, pas
plus dans le temps que dans l'espace, l' me ne dborde le corps... Mais y
a-t-il rellement une me distincte du corps ? Nous venons de voir que des
changements se produisent sans cesse dans le cerveau, ou, pour parler plus
prcisment, des dplacements et des groupements nouveaux de molcules et
d'atomes. Il en est qui se traduisent par ce que nous appelons des sensations,
d'autres par des souvenirs ; il en est, sans aucun doute, qui correspondent
tous les faits intellectuels, sensibles et volontaires : la conscience s'y surajoute
comme une phosphorescence ; elle est semblable la trace lumineuse qui suit
et dessine le mouvement de l'allumette qu'on frotte, dans l'obscurit, le long
d'un mur. Cette phosphorescence, s'clairant pour ainsi dire elle-mme, cre
de singulires illusions d'optique intrieure ; c'est ainsi que la conscience
s'imagine modifier, diriger, produire les mouvements dont elle n'est que le
rsultat ; en cela consiste la croyance une volont libre. La vrit est que si
nous pouvions, travers le crne, voir ce qui se passe dans le cerveau qui
travaille, si nous disposions, pour en observer l'intrieur, d'instruments capables de grossir des millions de millions de fois autant que ceux de nos
microscopes qui grossissent le plus, si nous assistions ainsi la danse des
molcules, atomes et lectrons dont l'corce crbrale est faite, et si, d'autre
part, nous possdions la table de correspondance entre le crbral et le mental,
je veux dire le dictionnaire permettant de traduire chaque figure de la danse en
langage de pense et de sentiment, nous saurions aussi bien que la prtendue
me tout ce qu'elle pense, sent et veut, tout ce qu'elle croit faire librement
alors qu'elle le fait mcaniquement. Nous le saurions mme beaucoup mieux
qu'elle, car cette soi-disant me consciente n'claire qu'une petite partie de la
danse intracrbrale, elle n'est que l'ensemble des feux follets qui voltigent au-
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d'appeler scientifique une thse qui n'est ni dmontre ni mme suggre par
l'exprience.
Que nous dit en effet l'exprience ? Elle nous montre que la vie de l'me
ou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est lie la vie du corps,
qu'il y a solidarit entre elles, rien de plus. Mais ce point n'a jamais t contest par personne, et il y a loin de l soutenir que le crbral est l'quivalent
du mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans la
conscience correspondante. Un vtement est solidaire du clou auquel il est
accroch ; il tombe si l'on arrache le clou ; il oscille si le clou remue il se
troue, il se dchire si la tte du clou est trop pointue il ne s'ensuit pas que
chaque dtail du clou corresponde un dtail du vtement, ni que le clou soit
l'quivalent du vtement ; encore moins s'ensuit-il que le clou et le vtement
soient la mme chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accroche
un cerveau mais il ne rsulte nullement de l que le cerveau dessine tout le
dtail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau.
Tout ce que l'observation, l'exprience, et par consquent la science nous
permettent d'affirmer, c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau
et la conscience.
Quelle est cette relation ? Ah ! c'est ici que nous pouvons nous demander
si la philosophie a bien donn ce qu'on tait en droit d'attendre d'elle. la
philosophie incombe la tche d'tudier la vie de l'me dans toutes ses
manifestations. Exerc l'observation intrieure, le philosophe devrait descendre au-dedans de lui-mme, puis, remontant la surface, suivre le mouvement
graduel par lequel la conscience se dtend, s'tend, se prpare voluer dans
l'espace. Assistant cette matrialisation progressive, piant les dmarches
par lesquelles la conscience sextriorise, il obtiendrait tout au moins une
intuition vague de ce que peut tre l'insertion de l'esprit dans la matire, la
relation du corps l'me. Ce ne serait sans doute qu'une premire lueur, pas
davantage. Mais cette lueur nous dirigerait parmi les faits innombrables dont
la psychologie et la pathologie disposent. Ces faits, leur tour, corrigeant et
compltant ce que l'exprience interne aurait eu de dfectueux ou d'insuffisant, redresseraient la mthode d'observation intrieure. Ainsi, par des alles
et venues entre deux centres d'observation, l'un au-dedans, l'autre au-dehors,
nous obtiendrions une solution de plus en plus approche du problme jamais parfaite, comme prtendent trop souvent l'tre les solutions du mtaphysicien, mais toujours perfectible, comme celles du savant. Il est vrai que
du dedans serait venue la premire impulsion, la vision intrieure nous
aurions demand le principal claircissement ; et c'est pourquoi le problme
resterait ce qu'il doit tre, un problme de philosophie. Mais le mtaphysicien
ne descend pas facilement des hauteurs o il aime se tenir. Platon l'invitait
se tourner vers le monde des Ides. C'est l qu'il s'installe volontiers, frquentant parmi les purs concepts, les amenant des concessions rciproques, les
conciliant tant bien que mal les uns avec les autres, s'exerant dans ce milieu
distingu une diplomatie savante. Il hsite entrer en contact avec les faits,
quels qu'ils soient, plus forte raison avec des faits tels que les maladies mentales : il craindrait de se salir les mains. Bref, la thorie que la science tait en
droit d'attendre ici de la philosophie - thorie souple, perfectible, calque sur
l'ensemble des faits connus - la philosophie n'a pas voulu ou n'a pas su la lui
donner.
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Pour le dveloppement de ce point, voir notre livre Matire et Mmoire, Paris, 1896
(principalement le second et le troisime chapitres).
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Encore ces tats ne pourraient-ils tre reprsents que vaguement, grossirement, tout tat
d'me dtermin d'une personne dtermine tant, dans son ensemble, quelque chose
d'imprvisible et de nouveau.
Voir, sur ce point, Matire et Mmoire, chap. 1er.
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plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermdiaire,
l'unisson l'un de l'autre. Le rythme de la parole n'a donc d'autre objet que de
reproduire le rythme de la pense ; et que peut tre le rythme de la pense
sinon celui des mouvements naissants, peine conscients, qui l'accompagnent ? Ces mouvements, par lesquels la pense s'extrioriserait en actions,
doivent tre prpars et comme prforms dans le cerveau. C'est cet accompagnement moteur de la pense que nous apercevrions sans doute si nous
pouvions pntrer dans un cerveau qui travaille, et non pas la pense mme.
En d'autres termes, la pense est oriente vers l'action; et, quand elle
n'aboutit pas une action relle, elle esquisse une ou plusieurs actions virtuelles, simplement possibles. Ces actions relles ou virtuelles, qui sont la projection diminue et simplifie de la pense dans l'espace et qui en marquent les
articulations motrices, sont ce qui en est dessin dans la substance crbrale.
La relation du cerveau la pense est donc complexe et subtile. Si vous me
demandiez de l'exprimer dans une formule simple, ncessairement grossire,
je dirais que le cerveau est un organe de pantomime, et de pantomime seulement. Son rle est de mimer la vie de l'esprit, de mimer aussi les situations
extrieures auxquelles l'esprit doit s'adapter. L'activit crbrale est l'activit
mentale ce que les mouvements du bton du chef d'orchestre sont la
symphonie. La symphonie dpasse de tous cts les mouvements qui la
scandent ; la vie de l'esprit dborde de mme la vie crbrale. Mais le cerveau,
justement parce qu'il extrait de la vie de l'esprit tout ce qu'elle a de jouable en
mouvement et de matrialisable, justement parce qu'il constitue ainsi le point
d'insertion de l'esprit dans la matire, assure tout instant l'adaptation de
l'esprit aux circonstances, maintient sans cesse l'esprit en contact avec des
ralits. Il n'est donc pas, proprement parler, organe de pense, ni de sentiment, ni de conscience ; mais il fait que conscience, sentiment et pense
restent tendus sur la vie relle et par consquent capables d'action efficace.
Disons, si vous voulez, que le cerveau est l'organe de l'attention la vie.
C'est pourquoi il suffira d'une lgre modification de la substance
crbrale pour que l'esprit tout entier paraisse atteint. Nous parlions de l'effet
de certains toxiques sur la conscience, et plus gnralement de l'influence de
la maladie crbrale sur la vie mentale. En pareil cas, est-ce l'esprit mme qui
est drang, ou ne serait-ce pas plutt le mcanisme de l'insertion de l'esprit
dans les choses ? Quand un fou draisonne, son raisonnement peut tre en
rgle avec la plus stricte logique : vous diriez, en entendant parler tel ou tel
perscut, que c'est par excs de logique qu'il pche. Son tort n'est pas de
raisonner mal, mais de raisonner ct de la ralit, en dehors de la ralit,
comme un homme qui rve. Supposons, comme cela parat vraisemblable, que
la maladie soit cause par une intoxication de la substance crbrale. Il ne faut
pas croire que le poison soit all chercher le raisonnement dans telles ou telles
cellules du cerveau, ni par consquent qu'il y ait, en tels ou tels points du
cerveau, des mouvements d'atomes qui correspondent au raisonnement. Non,
il est probable que c'est le cerveau tout entier qui est atteint, de mme que c'est
la corde tendue tout entire qui se dtend, et non pas telle ou telle de ses
parties, quand le nud a t mal fait. Mais, de mme qu'il suffit d'un trs
faible relchement de l'amarre pour que le bateau se mette danser sur la
vague, ainsi une modification mme lgre de la substance crbrale tout
entire pourra faire que l'esprit, perdant contact avec l'ensemble des choses
matrielles auxquelles il est ordinairement appuy, sente la ralit se drober
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sous lui, titube, et soit pris de vertige. C'est bien, en effet, par un sentiment
comparable la sensation de vertige que la folie dbute dans beaucoup de cas.
Le malade est dsorient. Il vous dira que les objets matriels n'ont plus pour
lui la solidit, le relief, la ralit d'autrefois. Un relchement de la tension, ou
plutt de l'attention, avec laquelle l'esprit se fixait sur la partie du monde
matriel laquelle il avait affaire, voil en effet le seul rsultat direct du
drangement crbral - le cerveau tant l'ensemble des dispositifs qui permettent l'esprit de rpondre l'action des choses par des ractions motrices,
effectues ou simplement naissantes, dont la justesse assure la parfaite
insertion de l'esprit dans la ralit.
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distinctement tout ce qu'elle renferme ou plutt tout ce qu'elle est, qu' carter
un obstacle, soulever un voile. Heureux obstacle, d'ailleurs ! voile infiniment
prcieux ! C'est le cerveau qui nous rend le service de maintenir notre
attention fixe sur la vie; et la vie, elle, regarde en avant; elle ne se retourne en
arrire que dans la mesure o le pass peut l'aider clairer et prparer
l'avenir. Vivre, pour l'esprit, c'est essentiellement se concentrer sur l'acte
accomplir. C'est donc s'insrer dans les choses par l'intermdiaire d'un mcanisme qui extraira de la conscience tout ce qui est utilisable pour l'action,
quitte obscurcir la plus grande partie du reste. Tel est le rle du cerveau dans
l'opration de la mmoire : il ne sert pas conserver le pass, mais le
masquer d'abord, puis en laisser transparatre ce qui est pratiquement utile.
Et tel est aussi le rle du cerveau vis--vis de l'esprit en gnral. Dgageant de
l'esprit ce qui est extriorisable en mouvement, insrant l'esprit dans ce cadre
moteur, il l'amne limiter le plus souvent sa vision, mais aussi rendre son
action efficace. C'est dire que l'esprit dborde le cerveau de toutes parts, et que
l'activit crbrale ne rpond qu' une infime partie de l'activit mentale.
Mais c'est dire aussi que la vie de l'esprit ne peut pas tre un effet de la vie
du corps, que tout se passe au contraire comme si le corps tait simplement
utilis par l'esprit, et que ds lors nous n'avons aucune raison de supposer que
le corps et l'esprit soient insparablement lis l'un l'autre. Vous pensez bien
que je ne vais pas trancher au pied lev, pendant la demi-minute qui me reste,
le plus grave des problmes que puisse se poser l'humanit. Mais je m'en voudrais de l'luder. D'o venons-nous ? Que faisons-nous ici-bas ? O allonsnous ? Si vraiment la philosophie n'avait rien rpondre ces questions d'un
intrt vital, ou si elle tait incapable de les lucider progressivement comme
on lucide un problme de biologie ou d'histoire, si elle ne pouvait pas les
faire bnficier d'une exprience de plus en plus approfondie, d'une vision de
plus en plus aigu de la ralit, si elle devait se borner mettre indfiniment
aux prises ceux qui affirment et ceux qui nient l'immortalit pour des raisons
tires de l'essence hypothtique de l'me ou du corps, ce serait presque le cas
de dire, en dtournant de son sens le mot de Pascal, que toute la philosophie
ne vaut pas une heure de peine. Certes, l'immortalit elle-mme ne peut pas
tre prouve exprimentalement : toute exprience porte sur une dure limite ; et quand la religion parle d'immortalit, elle fait appel la rvlation.
Mais ce serait quelque chose, ce serait beaucoup que de pouvoir tablir, sur le
terrain de l'exprience, la possibilit et mme la probabilit de la survivance
pour un temps x : on laisserait en dehors du domaine de la philosophie la
question de savoir si ce temps est ou n'est pas illimit. Or, rduit ces proportions plus modestes, le problme philosophique de la destine de l'me ne
m'apparat pas du tout comme insoluble. Voici un cerveau qui travaille. Voil
une conscience qui sent, qui pense et qui veut. Si le travail du cerveau
correspondait la totalit de la conscience, s'il y avait quivalence entre le
crbral et le mental, la conscience pourrait suivre les destines du cerveau et
la mort tre la fin de tout : du moins l'exprience ne dirait-elle pas le contraire,
et le philosophe qui affirme la survivance serait-il rduit appuyer sa thse
sur quelque construction mtaphysique - chose gnralement fragile. Mais si,
comme nous avons essay de le montrer, la vie mentale dborde la vie
crbrale, si le cerveau se borne traduire en mouvements une petite partie de
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ce qui se passe dans la conscience, alors la survivance devient si vraisemblable que l'obligation de la preuve incombera celui qui nie, bien plutt qu'
celui qui affirme ; car l'unique raison de croire une extinction de la
conscience aprs la mort est qu'on voit le corps se dsorganiser, et cette raison
n'a plus de valeur si l'indpendance de la presque totalit de la conscience
l'gard du corps est, elle aussi, un fait que l'on constate. En traitant ainsi le
problme de la survivance, en le faisant descendre des hauteurs o la mtaphysique traditionnelle l'a plac, en le transportant dans le champ de l'exprience, nous renonons sans doute en obtenir du premier coup la solution
radicale ; mais que voulez-vous ? il faut opter, en philosophie, entre le pur
raisonnement qui vise un rsultat dfinitif, imperfectible puisqu'il est cens
parfait, et une observation patiente qui ne donne que des rsultats approximatifs, capables d'tre corrigs et complts indfiniment. La premire
mthode, pour avoir voulu nous apporter tout de suite la certitude, nous condamne rester toujours dans le simple probable ou plutt dans le pur possible,
car il est rare qu'elle ne puisse pas servir dmontrer indiffremment deux
thses opposes, galement cohrentes, galement plausibles. La seconde ne
vise d'abord qu' la probabilit ; mais comme elle opre sur un terrain o la
probabilit peut crotre sans fin, elle nous amne peu peu un tat qui
quivaut pratiquement la certitude. Entre ces deux manires de philosopher
mon choix est fait. Je serais heureux si j'avais pu contribuer, si peu que ce ft,
orienter le vtre.