Joris-Karl Huysmans - A Rebours
Joris-Karl Huysmans - A Rebours
Joris-Karl Huysmans - A Rebours
Huysmans, Joris-Karl
Publication: 1884
Catgorie(s): Fiction, Roman, Fantastique
Source: http://fr.wikisource.org
A Propos Huysmans:
Charles-Marie-Georges Huysmans (February 5, 1848 May 12, 1907)
was a French novelist who published his works as Joris-Karl Huysmans;
he is most famous for the novel rebours. His style is remarkable for its
idiosyncratic use of the French language, wide-ranging vocabulary,
wealth of detailed and sensuous description, and biting, satirical wit. The
novels are also noteworthy for their encyclopaedic documentation, ranging from the catalogue of decadent Latin authors in rebours to the
discussion of the symbology of Christian architecture in La Cathdrale.
Huysmans' work expresses a disgust with modern life and a deep pessimism, which led the author first to the philosophy of Arthur Schopenhauer then to the teachings of the Catholic Church.
Disponible sur Feedbooks pour Huysmans:
La Cathdrale (1898)
L-bas (1884)
En Route (1895)
Les Surs Vatard (1879)
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Il est destin une utilisation strictement personnelle et ne peut en aucun cas tre vendu.
Notice
en juger par les quelques portraits conservs au chteau de Lourps, la
famille des Floressas des Esseintes avait t, au temps jadis, compose
d'athltiques soudards, de rbarbatifs retres. Serrs, l'troit dans leurs
vieux cadres qu'ils barraient de leurs fortes paules, ils alarmaient avec
leurs yeux fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l'arc
bomb remplissait l'norme coquille des cuirasses.
Ceux-l taient les anctres ; les portraits de leurs descendants manquaient ; un trou existait dans la filire des visages de cette race ; une
seule toile servait d'intermdiaire, mettait un point de suture entre le
pass et le prsent, une tte mystrieuse et ruse, aux traits morts et tirs,
aux pommettes ponctues d'une virgule de fard, aux cheveux gomms et
enrouls de perles, au col tendu et peint, sortant des cannelures d'une rigide fraise.
Dj, dans cette image de l'un des plus intimes familiers du duc
d'pernon et du marquis d', les vices d'un temprament appauvri, la
prdominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.
La dcadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi rgulirement son cours ; l'effmination des mles tait alle en
s'accentuant ; comme pour achever l'uvre des ges, les des Esseintes
marirent, pendant deux sicles, leurs enfants entre eux, usant leur reste
de vigueur dans les unions consanguines.
De cette famille nagure si nombreuse qu'elle occupait presque tous
les territoires de l'le-de-France et de la Brie, un seul rejeton vivait, le duc
Jean, un grle jeune homme de trente ans, anmique et nerveux, aux
joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez vent et pourtant
droit, aux mains sches et fluettes.
Par un singulier phnomne d'atavisme, le dernier descendant ressemblait l'antique aeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d'un
blond extraordinairement ple et l'expression ambigu, tout la fois
lasse et habile.
Son enfance avait t funbre. Menace de scrofules, accable par
d'opinitres fivres, elle parvint cependant, l'aide de grand air et de
soins, franchir les brisants de la nubilit, et alors les nerfs prirent le dessus, matrent les langueurs et les abandons de la chlorose, menrent
jusqu' leur entier dveloppement les progressions de la croissance.
La mre, une longue femme, silencieuse et blanche, mourut
d'puisement ; son tour le pre dcda d'une maladie vague ; des Esseintes atteignait alors sa dix-septime anne.
Il n'avait gard de ses parents qu'un souvenir apeur, sans reconnaissance, sans affection. Son pre, qui demeurait d'ordinaire Paris, il le
connaissait peine ; sa mre, il se la rappelait, immobile et couche, dans
une chambre obscure du chteau de Lourps. Rarement, le mari et la
femme taient runis, et de ces jours-l, il se remmorait des entrevues
dcolores, le pre et la mre assis, en face l'un de l'autre, devant un guridon qui tait seul clair par une lampe au grand abat-jour trs baiss,
car la duchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clart et le
bruit ; dans l'ombre, ils changeaient deux mots peine, puis le duc
s'loignait indiffrent et ressautait au plus vite dans le premier train.
Chez les jsuites o Jean fut dpch pour faire ses classes, son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pres se mirent choyer
l'enfant dont l'intelligence les tonnait ; cependant, en dpit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu'il se livrt des tudes disciplines ; il mordait certains travaux, devenait prmaturment ferr sur la langue latine, mais, en revanche, il tait absolument incapable d'expliquer deux
mots de grec, ne tmoignait d'aucune aptitude pour les langues vivantes,
et il se rvla tel qu'un tre parfaitement obtus, ds qu'on s'effora de lui
apprendre les premiers lments des sciences.
Sa famille se proccupait peu de lui ; parfois son pre venait le visiter
au pensionnat : Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien. Aux vacances, l't, il partait pour le chteau de Lourps ; sa prsence ne tirait
pas sa mre de ses rveries ; elle l'apercevait peine, ou le contemplait,
pendant quelques secondes, avec un sourire presque douloureux, puis
elle s'absorbait de nouveau dans la nuit factice dont les pais rideaux des
croises enveloppaient la chambre.
Les domestiques taient ennuys et vieux. L'enfant, abandonn luimme, fouillait dans les livres, les jours de pluie ; errait, par les aprs-midi de beau temps, dans la campagne.
Sa grande joie tait de descendre dans le vallon, de gagner Jutigny, un
village plant au pied des collines, un petit tas de maisonnettes coiffes
de bonnets de chaume parsems de touffes de joubarbe et de bouquets
de mousse. Il se couchait dans la prairie, l'ombre des hautes meules,
coutant le bruit sourd des moulins eau, humant le souffle frais de la
Voulzie. Parfois, il poussait jusqu'aux tourbires, jusqu'au hameau vert
et noir de Longueville, ou bien il grimpait sur les ctes balayes par le
vent et d'o l'tendue tait immense. L, il avait d'un ct, sous lui, la
valle de la Seine, fuyant perte de vue et se confondant avec le bleu du
ciel ferm au loin ; de l'autre, tout en haut, l'horizon, les glises et la
tige coupe d'une fougre, une fleur de lis semblait seule empreinte dans
la pulpe ramollie de ces vieux crnes.
Une indicible piti vint au jeune homme pour ces momies ensevelies
dans leurs hypoges pompadour boiseries et rocailles, pour ces
maussades lendores qui vivaient, l'il constamment fix sur un vague
Chanaan, sur une imaginaire Palestine.
Aprs quelques sances dans ce milieu, il se rsolut, malgr les invitations et les reproches, n'y plus jamais mettre les pieds.
Il se prit alors frayer avec les jeunes gens de son ge et de son
monde.
Les uns, levs avec lui dans les pensions religieuses, avaient gard de
cette ducation une marque spciale. Ils suivaient les offices, communiaient Pques, hantaient les cercles catholiques et ils se cachaient ainsi
que d'un crime des assauts qu'ils livraient aux filles, en baissant les yeux.
C'taient, pour la plupart, des belltres inintelligents et asservis, de victorieux cancres qui avaient lass la patience de leurs professeurs, mais
avaient nanmoins satisfait leur volont de dposer, dans la socit,
des tres obissants et pieux.
Les autres, levs dans les collges de l'tat ou dans les lyces, taient
moins hypocrites et plus libres, mais ils n'taient ni plus intressants, ni
moins troits. Ceux-l taient des noceurs, pris d'oprettes et de
courses, jouant le lansquenet et le baccara, pariant des fortunes sur des
chevaux, sur des cartes, sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Aprs
une anne d'preuve, une immense lassitude rsulta de cette compagnie
dont les dbauches lui semblrent basses et faciles, faites sans discernement, sans apparat fbrile, sans relle surexcitation de sang et de nerfs.
Peu peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettres avec lesquels sa pense devait rencontrer plus d'affinits et se sentir mieux
l'aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeura rvolt par leurs jugements
rancuniers et mesquins, par leur conversation aussi banale qu'une porte
d'glise, par leurs dgotantes discussions, jaugeant la valeur d'une
uvre selon le nombre des ditions et le bnfice de la vente. En mme
temps, il aperut les libres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie,
des gens qui rclamaient toutes les liberts pour trangler les opinions
des autres, d'avides et d'honts puritains, qu'il estima, comme ducation, infrieurs au cordonnier du coin.
Son mpris de l'humanit s'accrut ; il comprit enfin que le monde est,
en majeure partie, compos de sacripants et d'imbciles. Dcidment, il
n'avait aucun espoir de dcouvrir chez autrui les mmes aspirations et
les mmes haines, aucun espoir de s'accoupler avec une intelligence qui
Il se retrouva sur le chemin, dgris, seul, abominablement lass, implorant une fin que la lchet de sa chair l'empchait d'atteindre.
Ses ides de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite, d'assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre la rue de
paille, le vacarme roulant de l'inflexible vie, se renforcrent.
Il tait d'ailleurs temps de se rsoudre ; le compte qu'il fit de sa fortune
l'pouvanta ; en folies, en noces, il avait dvor la majeure partie de son
patrimoine, et l'autre partie, place en terres, ne rapportait que des intrts drisoires.
Il se dtermina vendre le chteau de Lourps o il n'allait plus et o il
n'oubliait derrire lui aucun souvenir attachant, aucun regret ; il liquida
aussi ses autres biens, acheta des rentes sur l'tat, runit de la sorte un
revenu annuel de cinquante mille livres et se rserva, en plus, une
somme ronde destine payer et meubler la maisonnette o il se proposait de baigner dans une dfinitive quitude.
Il fouilla les environs de la capitale, et dcouvrit une bicoque vendre,
en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit cart, sans voisins,
prs du fort : son rve tait exauc ; dans ce pays peu ravag par les Parisiens, il tait certain d'tre l'abri ; la difficult des communications mal
assures par un ridicule chemin de fer, situ au bout de la ville, et par de
petits tramways, partant et marchant leur guise, le rassurait. En songeant la nouvelle existence qu'il voulait organiser, il prouvait une allgresse d'autant plus vive qu'il se voyait retir assez loin dj, sur la
berge, pour que le flot de Paris ne l'atteignt plus et assez prs cependant
pour que cette proximit de la capitale le confirmt dans sa solitude. Et,
en effet, puisqu'il suffit qu'on soit dans l'impossibilit de se rendre un
endroit pour qu'aussitt le dsir d'y aller vous prenne, il avait des
chances, en ne se barrant pas compltement la route, de n'tre assailli par
aucun regain de socit, par aucun regret.
Il mit les maons sur la maison qu'il avait acquise, puis, brusquement,
un jour, sans faire part qui que ce ft de ses projets, il se dbarrassa de
son ancien mobilier, congdia ses domestiques et disparut, sans laisser
au concierge aucune adresse.
Chapitre
endures, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs de famille,
un dsir furieux de panteler sur des coussins de chair, d'puiser jusqu'
leurs dernires gouttes, les plus vhmentes et les plus cres des folies
charnelles.
D'autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par les temps
pluvieux d'automne, l'aversion de la rue, du chez soi, du ciel en boue
jaune, des nuages en macadam, l'assaillait, il se rfugiait dans ce rduit,
agitait lgrement la cage et la regardait se rpercuter l'infini dans le
jeu des glaces, jusqu' ce que ses yeux griss s'aperussent que la cage ne
bougeait point, mais que tout le boudoir vacillait et tournait, emplissant
la maison d'une valse rose.
Puis, au temps o il jugeait ncessaire de se singulariser, des Esseintes
avait aussi cr des ameublements fastueusement tranges, divisant son
salon en une srie de niches, diversement tapisses et pouvant se relier
par une subtile analogie, par un vague accord de teintes joyeuses ou
sombres, dlicates ou barbares, au caractre des oeuvres latines et franaises qu'il aimait. Il s'installait alors dans celle de ces niches dont le dcor lui semblait le mieux correspondre l'essence mme de l'ouvrage
que son caprice du moment l'amenait lire.
Enfin, il avait fait prparer une haute salle, destine la rception de
ses fournisseurs; ils entraient, s'asseyaient les uns ct des autres, dans
des stalles d'glise, et alors il montait dans une chaire magistrale et prchait le sermon sur le dandysme, adjurant ses bottiers et ses tailleurs de
se conformer, de la faon la plus absolue, ses brefs en matire de coupe,
les menaant d'une excommunication pcuniaire s'ils ne suivaient pas,
la lettre, les instructions contenues dans ses monitoires et ses bulles.
Il s'acquit la rputation d'un excentrique qu'il paracheva en se vtant
de costumes de velours blanc, de gilets d'orfroi, en plantant, en guise de
cravate, un bouquet de Parme dans l'chancrure dcollete d'une chemise, en donnant aux hommes de lettres des dners retentissants un entre
autres, renouvel du XVIIIe sicle, o, pour clbrer la plus futile des
msaventures, il avait organis un repas de deuil.
Dans la salle manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transform, montrant ses alles poudres de charbon,
son petit bassin maintenant bord d'une margelle de basalte et rempli
d'encre et ses massifs tout disposs de cyprs et de pins, le dner avait t
apport sur une nappe noire, garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, claire par des candlabres o brlaient des flammes vertes et
par des chandeliers o flambaient des cierges.
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aux lueurs clatantes des jaunes et des rouges, aux coups de cymbales
des vermillons et des chromes qui les aveuglent et qui les solent.
Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l'apptit sensuel
qute des mets relevs par les fumages et les saumures, les yeux des gens
surexcits et tiques chrissent, presque tous, cette couleur irritante et
maladive, aux splendeurs fictives, aux fivres acides: l'orang.
Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prter au moindre doute;
mais d'incontestables difficults se prsentaient encore. Si le rouge et le
jaune se magnifient aux lumires, il n'en est pas toujours de mme de
leur compos, l'orang, qui s'emporte, et se transmue souvent en un
rouge capucine, en un rouge feu.
Il tudia aux bougies toutes ses nuances, en dcouvrit une qui lui parut ne pas devoir se dsquilibrer et se soustraire aux exigences qu'il attendait d'elle; ces prliminaires termins, il tcha de ne pas user, autant
que possible pour son cabinet au moins, des toffes et des tapis de
l'Orient, devenus, maintenant que les ngociants enrichis se les procurent dans les magasins de nouveauts, au rabais, si fastidieux et si
communs.
Il se rsolut, en fin de compte, faire relier ses murs comme des livres,
avec du maroquin, gros grains crass, avec de la peau du Cap, glace
par de fortes plaques d'acier, sous une puissante presse.
Les lambris une fois pars, il fit peindre les baguettes et les hautes
plinthes en un indigo fonc, en un indigo laqu, semblable celui que les
carrossiers emploient pour les panneaux des voitures, et le plafond, un
peu arrondi, galement tendu de maroquin, ouvrit tel qu'un immense
oeil-de-boeuf, enchss dans sa peau d'orange, un cercle de firmament
en soie bleu de roi, au milieu duquel montaient, tire-d'ailes, des sraphins d'argent, nagure brods par la confrrie des tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.
Aprs que la mise en place fut effectue, le soir, tout cela se concilia, se
tempra, s'assit: les boiseries immobilisrent leur bleu soutenu et comme
chauff par les oranges qui se maintinrent, leur tour, sans s'adultrer,
appuys et, en quelque sorte, attiss qu'ils furent par le souffle pressant
des bleus.
En fait de meubles, des Esseintes n'eut pas de longues recherches
oprer, le seul luxe de cette pice devant consister en des livres et des
fleurs rares; il se borna, se rservant d'orner plus tard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, les cloisons demeures nues, tablir sur
la majeure partie de ses murs des rayons et des casiers de bibliothque
en bois d'bne, joncher le parquet de peaux de btes fauves et de
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fourrures de renards bleus, installer prs d'une massive table de changeur du XVe sicle, de profonds fauteuils oreillettes et un vieux pupitre
de chapelle, en fer forg, un de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre
plaait jadis l'antiphonaire et qui supportait maintenant l'un des pesants
in-folios du Glossarium mediae et infimae latinitatis de du Cange.
Les croises dont les vitres, craqueles, bleutres, parsemes de culs de
bouteille aux bosses piquetes d'or, interceptaient la vue de la campagne
et ne laissaient pntrer qu'une lumire feinte, se vtirent, leur tour, de
rideaux taills dans de vieilles toles, dont l'or assombri et quasi saur,
s'teignait dans la trame d'un roux presque mort.
Enfin, sur la chemine dont la robe fut, elle aussi, dcoupe dans la
somptueuse toffe d'une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en
cuivre dor, de style byzantin, provenant de l'ancienne Abbaye-au-Bois
de Bivre, un merveilleux canon d'glise, aux trois compartiments spars, ouvrags comme une dentelle, contint, sous le verre de son cadre, copies sur un authentique vlin, avec d'admirables lettres de missel et de
splendides enluminures: trois pices de Baudelaire: droite et gauche,
les sonnets portant ces titres "la Mort des Amants" - "l'Ennemi"; - au milieu, le pome en prose intitul: "Any where out of the world. N'importe o, hors du monde".
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Chapitre
Aprs la vente de ses biens, des Esseintes garda les deux vieux domestiques qui avaient soign sa mre et rempli tout la fois l'office de rgisseurs et de concierges du chteau de Lourps, demeur jusqu' l'poque
de sa mise en adjudication inhabit et vide.
Il fit venir Fontenay ce mnage habitu un emploi de garde-malade, une rgularit d'infirmiers distribuant, d'heure en heure, des
cuilleres de potion et de tisane, un rigide silence de moines claustrs,
sans communication avec le dehors, dans des pices aux fentres et aux
portes closes.
Le mari fut charg de nettoyer les chambres et d'aller aux provisions,
la femme de prparer la cuisine. Il leur cda le premier tage de la maison, les obligea porter d'pais chaussons de feutre, fit placer des tambours le long des portes bien huiles et matelasser leur plancher de profonds tapis de manire ne jamais entendre le bruit de leurs pas, au-dessus de sa tte.
Il convint avec eux aussi du sens de certaines sonneries, dtermina la
signification des coups de timbre, selon leur nombre, leur brivet, leur
longueur; dsigna, sur son bureau, la place o ils devaient, tous les mois,
dposer, pendant son sommeil, le livre des comptes; il s'arrangea, enfin,
de faon ne pas tre souvent oblig de leur parler ou de les voir.
Nanmoins, comme la femme devait quelquefois longer la maison
pour atteindre un hangar o tait remis le bois, il voulut que son ombre,
lorsqu'elle traversait les carreaux de ses fentres, ne ft pas hostile, et il
lui fit fabriquer un costume en faille flamande, avec bonnet blanc et large
capuchon, baiss, noir, tel qu'en portent encore, Gand, les femmes du
bguinage. L'ombre de cette coiffe passant devant lui, dans le crpuscule,
lui donnait la sensation d'un clotre, lui rappelait ces muets et dvots villages, ces quartiers morts, enferms et enfouis dans le coin d'une active
et vivante ville.
Il rgla aussi les heures immuables des repas; ils taient d'ailleurs peu
compliqus et trs succincts, les dfaillances de son estomac ne lui permettant plus d'absorber des mets varis ou lourds.
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Chapitre
Une partie des rayons plaqus contre les murs de son cabinet, orange et
bleu, tait exclusivement couverte par des ouvrages latins, par ceux que
les intelligences qu'ont domestiques les dplorables leons ressasses
dans les Sorbonnes dsignent sous ce nom gnrique: la dcadence.
En effet, la langue latine, telle qu'elle fut pratique cette poque que
les professeurs s'obstinent encore appeler le grand sicle ne l'incitait
gure. Cette langue restreinte, aux tournures comptes, presque invariables, sans souplesse de syntaxe, sans couleurs, ni nuances; cette
langue, rcle sur toutes les coutures, monde des expressions rocailleuses mais parfois images des ges prcdents, pouvait, la rigueur, noncer les majestueuses rengaines, les vagues lieux communs rabchs par les rhteurs et par les potes, mais elle dgageait une telle incuriosit, un tel ennui qu'il fallait, dans les tudes de linguistique, arriver
au style franais du sicle de Louis XIV, pour en rencontrer une aussi volontairement dbilite, aussi solennellement harassante et grise.
Entre autres le doux Virgile, celui que les pions surnomment le cygne
de Mantoue, sans doute parce qu'il n'est pas n dans cette ville, lui apparaissait, ainsi que l'un des plus terribles cuistres, l'un des plus sinistres
raseurs que l'antiquit ait jamais produits; ses bergers lavs et pomponns, se dchargeant, tour de rle, sur la tte de pleins pots de vers sentencieux et glacs, son Orphe qu'il compare un rossignol en larmes,
son Ariste qui pleurniche propos d'abeilles, son Ene, ce personnage
indcis et fluent qui se promne, pareil une ombre chinoise, avec des
gestes en bois, derrire le transparent mal assujetti et mal huil du
pome, l'exaspraient. Il et bien accept les fastidieuses balivernes que
ces marionnettes changent entre elles, la cantonade; il et accept encore les impudents emprunts faits Homre, Thocrite, Ennius, Lucrce, le simple vol que nous a rvl Macrobe du deuxime chant de
l'Enide presque copi, mots pour mots, dans un pome de Pisandre, enfin toute l'innarrable vacuit de ce tas de chants; mais ce qui l'horripilait
davantage c'tait la facture de ces hexamtres, sonnant le fer blanc, le bidon creux, allongeant leurs quantits de mots pess au litre selon
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Un seul pote chrtien, Commodien de Gaza reprsentait dans sa bibliothque l'art de l'an Ill. Le Carmen apologeticum, crit en 259, est un
recueil d'instructions, tortilles en acrostiches, dans des hexamtres populaires, csurs selon le mode du vers hroque, composs sans gard
la quantit et l'hiatus et souvent accompagns de rimes telles que le latin d'glise en fournira plus tard de nombreux exemples.
Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve, pleins de termes de langage usuel, de mots aux sens primitifs dtourns, le requraient,
l'intressaient mme davantage que le style pourtant blet et dj verdi
des historiens Ammien Marcellin et Aurelius Victor, de l'pistolier Symmaque et du compilateur et grammairien Macrobe; il les prfrait mme
ces vritables vers scands, cette langue tachete et superbe que parlrent Claudien, Rutilius et Ausone.
Ceux-l taient alors les matres de l'art; ils emplissaient l'Empire mourant, de leurs cris; le chrtien Ausone, avec son Centon Nuptial et son
pome abondant et par de la Moselle; Rutilius, avec ses hymnes la
gloire de Rome, ses anathmes contre les juifs et contre les moines, son
itinraire d'Italie en Gaule, o il arrive rendre certaines impressions de
la vue, le vague des paysages reflts dans l'eau, le mirage des vapeurs,
l'envole des brumes entourant les monts.
Claudien, une sorte d'avatar de Lucain, qui domine tout le IVe sicle
avec le terrible clairon de ses vers; un pote forgeant un hexamtre clatant et sonore, frappant, dans des gerbes d'tincelles, l'pithte d'un coup
sec, atteignant une certaine grandeur, soulevant son oeuvre d'un puissant souffle. Dans l'Empire d'Occident qui s'effondre de plus en plus,
dans le gchis des gorgements ritrs qui l'entourent; dans la menace
perptuelle des Barbares qui se pressent maintenant en foule aux portes
de l'Empire dont les gonds craquent, il ranime l'antiquit, chante
l'enlvement de Proserpine, plaque ses couleurs vibrantes, passe avec
tous ses feux allums dans l'obscurit qui envahit le monde.
Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernire fanfare, levant son dernier grand pote au-dessus du christianisme qui va dsormais submerger entirement la langue, qui va, pour toujours maintenant, rester seul
matre de l'art, avec Paulin, l'lve d'Ausone; le prtre espagnol, Juvencus, qui paraphrase en vers les vangiles; Victorin, l'auteur des Macchabes; Sanctus Burdigalensis qui, dans une glogue imite de Virgile, fait
dplorer aux ptres Egon et Buculus, les maladies de leurs troupeaux; et
toute la srie des saints: Hilaire de Poitiers, le dfenseur de la foi de Nice, l'Athanase de l'Occident, ainsi qu'on l'appelle; Ambroise, l'auteur
d'indigestes homlies, l'ennuyeux Cicron chrtien; Damase, le fabricant
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d'pigrammes lapidaires, Jrme, le traducteur de la Vulgate, et son adversaire Vigilantius de Comminges qui attaque le culte des saints, l'abus
des miracles, les jenes, et prche dj, avec des arguments que les ges
se rpteront, contre les voeux monastiques et le clibat des prtres.
Enfin au Ve sicle, Augustin, vque d'Hippone. Celui-l, des Esseintes ne le connaissait que trop, car il tait l'crivain le plus rput de
l'glise, le fondateur de l'orthodoxie chrtienne, celui que les catholiques
considrent comme un oracle, comme un souverain matre. Aussi ne
l'ouvrait-il plus, bien qu'il et chant, dans ses Confessions, le dgot de
la terre et que sa pit gmissante et, dans sa Cit de Dieu, essay
d'apaiser l'effroyable dtresse du sicle par les sdatives promesses de
destines meilleures. Au temps o il pratiquait la thologie, il tait dj
las, saoul de ses prdications et de ses jrmiades, de ses thories sur la
prdestination et sur la grce, de ses combats contre les schismes.
Il aimait mieux feuilleter la Psychomachia de Prudence, l'inventeur du
pome allgorique qui, plus tard, svira sans arrt, au moyen ge, et les
oeuvres de Sidoine Apollinaire dont la correspondance larde de saillies,
de pointes, d'archasmes, d'nigmes, le tentait. Volontiers, il relisait les
pangyriques o cet vque invoque, l'appui de ses vaniteuses
louanges, les dits du paganisme, et, malgr tout, il se sentait un faible
pour les affectations et les sous-entendus de ces posies fabriques par
un ingnieux mcanicien qui soigne sa machine, huile ses rouages, en invente, au besoin, de compliqus et d'inutiles.
Aprs Sidoine, il frquentait encore le pangyriste Mrobaudes; Sdulius, l'auteur de pomes rims et d'hymnes abcdaires dont l'glise s'est
appropri certaines parties pour les besoins de ses offices; Marius Victor,
dont le tnbreux trait sur la Perversit des moeurs s'claire, et l, de
vers luisants comme du phosphore; Paulin de Pella, le pote du grelottant Eucharisticon; Orientius, l'vque d'Auch, qui, dans les distiques de
ses Monitoires, invective la licence des femmes dont il prtend que les visages perdent les peuples.
L'intrt que portait des Esseintes la langue latine ne faiblissait pas,
maintenant que compltement pourrie, elle pendait, perdant ses
membres, coulant son pus, gardant peine, dans toute la corruption de
son corps, quelques parties fermes que les chrtiens dtachaient afin de
les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue.
La seconde moiti du Ve sicle tait venue, l'pouvantable poque o
d'abominables cahots bouleversaient la terre. Les Barbares saccageaient
la Gaule; Rome paralyse, mise au pillage par les Wisigoths, sentait sa
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vie se glacer, voyait ses parties extrmes, l'Occident et l'Orient, se dbattre dans le sang, s'puiser de jour en jour.
Dans la dissolution gnrale, dans les assassinats de csars qui se succdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d'un bout de l'Europe
l'autre, un effrayant hourra retentit, touffant les clameurs, couvrant les
voix. Sur la rive du Danube, des milliers d'hommes, plants sur de petits
chevaux, envelopps de casaques de peaux de rats, des Tartares affreux,
avec d'normes ttes, des nez crass, des mentons ravins de cicatrices
et de balafres, des visages de jaunisse dpouills de poils, se prcipitent,
ventre terre, enveloppent d'un tourbillon, les territoires des BasEmpires.
Tout disparut dans la poussire des galops, dans la fume des incendies. Les tnbres se firent et les peuples consterns tremblrent, coutant passer, avec un fracas de tonnerre, l'pouvantable trombe. La horde
des Huns rasa l'Europe, se rua sur la Gaule, s'crasa dans les plaines de
Chlons o Atius la pila dans une effroyable charge. La plaine, gorge
de sang, moutonna comme une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrrent la route, brisrent l'lan de cette avalanche qui, dvie,
tomba, clatant en coups de foudre, sur l'Italie o les villes extermines
flambrent comme des meules.
L'Empire d'Occident croula sous le choc; la vie agonisante qu'il tranait
dans l'imbcillit et dans l'ordure s'teignit; la fin de l'univers semblait
d'ailleurs proche; les cits oublies par Attila taient dcimes par la famine et par la peste; le latin parut s'effondrer, son tour, sous les ruines
du monde.
Des annes s'coulrent; les idiomes barbares commenaient se rgler, sortir de leurs gangues, former de vritables langues; le latin
sauv dans la dbcle par les clotres se confina parmi les couvents et
parmi les cures; et l, quelques potes brillrent, lents et froids:
l'Africain Dracontius avec son Hexameron, Claudius Mamert, avec ses
posies liturgiques; Avitus de Vienne; puis des biographes, tels
qu'Ennodius qui raconte les prodiges de saint piphane, le diplomate
perspicace et vnr, le probe et vigilant pasteur; tels qu'Eugippe qui
nous a retrac l'incomparable vie de saint Sverin, cet ermite mystrieux,
cet humble ascte, apparu, semblable un ange de misricorde, aux
peuples plors, fous de souffrances et de peur; des crivains tels que
Vranius du Gvaudan qui prpara un petit trait sur la continence, tels
qu'Aurlian et Ferreolus qui compilrent des canons ecclsiastiques; des
historiens tels que Rothrius d'Agde, fameux par une histoire perdue des
Huns.
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pos sur la poitrine d'une femme, clarifie ses eaux et stimule l'indolence
de ses priodes.
part quelques volumes spciaux, inclasss; modernes ou sans date,
certains ouvrages de kabbale, de mdecine et de botanique; certains
tomes dpareills de la patrologie de Migne, renfermant des posies
chrtiennes introuvables, et de l'anthologie des petits potes latins de
Wernsdorff, part le Meursius, le manuel d'rotologie classique de Forberg, la moechialogie et les diaconales l'usage des confesseurs, qu'il
poussetait de rares intervalles, sa bibliothque latine s'arrtait au commencement du Xe sicle.
Et, en effet, la curiosit, la navet complique du langage chrtien
avaient, elles aussi, sombr. Le fatras des philosophes et des scoliastes, la
logomachie du moyen ge allaient rgner en matres. L'amas de suie des
chroniques et des livres d'histoire, les saumons de plomb des cartulaires
allaient s'entasser, et la grce balbutiante, la maladresse parfois exquise
des moines mettant en un pieux ragot les restes potiques de l'antiquit,
taient mortes; les fabriques de verbes aux sucs purs, de substantifs
sentant l'encens, d'adjectifs bizarres, taills grossirement dans l'or; avec
le got barbare et charmant des bijoux goths, taient dtruites. Les
vieilles ditions, choyes par des Esseintes, cessaient; et, en un saut formidable de sicles, les livres s'tageaient maintenant sur les rayons, supprimant la transition des ges, arrivant directement la langue franaise
du prsent sicle.
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Chapitre
Une voiture s'arrta, vers une fin d'aprs-midi, devant la maison de Fontenay. Comme des Esseintes ne recevait aucune visite, comme le facteur
ne se hasardait mme pas dans ces parages inhabits, puisqu'il n'avait
lui remettre aucun journal, aucune revue, aucune lettre, les domestiques
hsitrent, se demandant s'il fallait ouvrir; puis, au carillon de la sonnette, lance toute vole contre le mur, ils se hasardrent tirer le judas
incis dans la porte et ils aperurent un monsieur dont toute la poitrine
tait couverte, du col au ventre, par un immense bouclier d'or.
Ils avertirent leur matre qui djeunait.
- Parfaitement, introduisez, fit-il; car il se souvenait d'avoir autrefois
donn, pour la livraison d'une commande, son adresse un lapidaire.
Le monsieur salua, dposa, dans la salle manger, sur le parquet de
pitch-pin son bouclier qui oscilla, se soulevant un peu, allongeant une
tte serpentine de tortue qui, soudain effare, rentra sous sa carapace.
Cette tortue tait une fantaisie venue des Esseintes quelque temps
avant son dpart de Paris. Regardant, un jour, un tapis d'Orient, reflets,
et, suivant les lueurs argentes qui couraient sur la trame de la laine,
jaune aladin et violet prune, il s'tait dit: il serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remut et dont le ton fonc aiguist la vivacit de
ces teintes.
Possd par cette ide il avait vagu, au hasard des rues, tait arriv au
Palais-Royal, et devant la vitrine de Chevet s'tait frapp le front: une
norme tortue tait l, dans un bassin. Il l'avait achete: puis, une fois
abandonne sur le tapis, il s'tait assis devant elle et il l'avait longuement
contemple, en clignant de l'oeil.
Dcidment la couleur tte-de-ngre, le ton de Sienne crue de cette carapace salissait les reflets du tapis sans les activer; les lueurs dominantes
de l'argent tincelaient maintenant peine, rampant avec les tons froids
du zinc corch, sur les bords de ce test dur et terne.
Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de concilier ces msalliances, d'empcher le divorce rsolu de ces tons, il dcouvrit enfin que
sa premire ide, consistant vouloir attiser les feux de l'toffe par le
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balancement d'un objet sombre mis dessus tait fausse en somme, ce tapis tait encore trop voyant, trop ptulant, trop neuf. Les couleurs ne
s'taient pas suffisamment mousses et amoindries; il s'agissait de renverser la proposition, d'amortir les tons, de les teindre par le contraste
d'un objet clatant, crasant tout autour de lui, jetant de la lumire d'or
sur de l'argent ple. Ainsi pose, la question devenait plus facile rsoudre. Il se dtermina, en consquence, faire glacer d'or la cuirasse de
sa tortue.
Une fois rapporte de chez le praticien qui la prit en pension, la bte
fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repousses
flchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriques par un artiste d'un got barbare.
Des Esseintes fut tout d'abord enchant de cet effet; puis il pensa que
ce gigantesque bijou n'tait qu'bauch, qu'il ne serait vraiment complet
qu'aprs qu'il aurait t incrust de pierres rares.
Il choisit dans une collection japonaise un dessin reprsentant un essaim de fleurs partant en fuses d'une mince tige, l'emporta chez un
joaillier, esquissa une bordure qui enfermait ce bouquet dans un cadre
ovale, et il fit savoir, au lapidaire stupfi que les feuilles, que les ptales
de chacune de ces fleurs, seraient excuts en pierreries et monts dans
l'caille mme de la bte.
Le choix des pierres l'arrta; le diamant est devenu singulirement
commun depuis que tous les commerants en portent au petit doigt; les
meraudes et les rubis de l'Orient sont moins avilis, lancent de rutilantes
flammes, mais ils rappellent par trop ces yeux verts et rouges de certains
omnibus qui arborent des fanaux de ces deux couleurs, le long des
tempes; quant aux topazes brles ou crues, ce sont des pierres bon
march, chres la petite bourgeoisie qui veut serrer des crins dans une
armoire glace; d'un autre ct, bien que l'glise ait conserv
l'amthyste un caractre sacerdotal, tout la fois onctueux et grave, cette
pierre s'est, elle aussi, galvaude aux oreilles sanguines et aux mains tubuleuses des bouchres qui veulent, pour un prix modique, se parer de
vrais et pesants bijoux; seul, parmi ces pierres, le saphir a gard des feux
inviols par la sottise industrielle et pcuniaire. Ses tincelles grsillant
sur une eau limpide et froide, ont, en quelque sorte, garanti de toute
souillure sa noblesse discrte et hautaine. Malheureusement, aux lumires, ses flammes fraches ne crpitent plus; l'eau bleue rentre en ellemme, semble s'endormir pour ne se rveiller, en ptillant, qu'au point
du jour.
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brle que dans l'eau et ne consent allumer sa braise grise qu'alors qu'on
la mouille.
Il se dcida enfin pour des minraux dont les reflets devaient
s'alterner: pour l'hyacinthe de Compostelle, rouge acajou; l'aigue marine,
vert glauque; le rubis-balais, rose vinaigre; le rubis de Sudermanie, ardoise ple. Leurs faibles chatoiements suffisaient clairer les tnbres
de l'caille et laissaient sa valeur la floraison des pierreries qu'ils entouraient d'une mince guirlande de feux vagues.
Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de sa salle
manger, la tortue qui rutilait dans la pnombre.
Il se sentit parfaitement heureux; ses yeux se grisaient ces resplendissements de corolles en flammes sur un fond d'or; puis, contrairement
son habitude, il avait apptit et il trempait ses rties enduites d'un extraordinaire beurre dans une tasse de th, un impeccable mlange de Si-aFayoune, de Mo-you-tann, et de Khansky, des ths jaunes, venus de
Chine en Russie par d'exceptionnelles caravanes.
Il buvait ce parfum liquide dans ces porcelaines de la Chine, dites coquilles d'oeufs, tant elles sont diaphanes et lgres et, de mme qu'il
n'admettait que ces adorables tasses, il ne se servait galement, en fait de
couverts, que d'authentique vermeil, un peu ddor, alors que l'argent
apparat un tantinet, sous la couche fatigue de l'or et lui donne ainsi une
teinte d'une douceur ancienne, toute puise, toute moribonde.
Aprs qu'il eut bu sa dernire gorge, il rentra dans son cabinet et fit
apporter par le domestique la tortue qui s'obstinait ne pas bouger.
La neige tombait. Aux lumires des lampes, des herbes de glace poussaient derrire les vitres bleutres et le givre, pareil du sucre fondu,
scintillait dans les culs de bouteille des carreaux tiquets d'or.
Un silence profond enveloppait la maisonnette engourdie dans les
tnbres.
Des Esseintes rvassait; le brasier charg de bches emplissait
d'effluves brlants la pice; il entrouvrit la fentre.
Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levait devant
lui, noir et mouchet de blanc.
Un vent glacial courut, acclra le vol perdu de la neige, intervertit
l'ordre des couleurs.
La tenture hraldique du ciel se retourna, devint une vritable hermine
blanche, mouchete de noir, son tour, par les points de nuit disperss
entre les flocons.
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bndictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales dsignent sous le signe de chartreuse verte.
Ces principes une fois admis, il tait parvenu, grce d'rudites expriences, se jouer sur la langue de silencieuses mlodies, de muettes
marches funbres grand spectacle, entendre, dans sa bouche, des solis
de menthe, des duos de vesptro et de rhum.
Il arrivait mme transfrer dans sa mchoire de vritables morceaux
de musique, suivant le compositeur, pas pas, rendant sa pense, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contrastes voisins de liqueurs,
par d'approximatifs et savants mlanges.
D'autres fois, il composait lui-mme des mlodies, excutait des pastorales avec le bnin cassis qui lui faisait roulader, dans la gorge, des
chants emperls de rossignol, avec le tendre cacao-chouva qui fredonnait
de sirupeuses bergerades, telles que "les romances d'Estelle" et les "Ah!
vous dirai-je, maman" du temps jadis.
Mais, ce soir-l, des Esseintes n'avait nulle envie d'couter le got de la
musique; il se borna enlever une note au clavier de son orgue, en emportant un petit gobelet qu'il avait pralablement rempli d'un vridique
whisky d'Irlande.
Il se renfona dans son fauteuil et huma lentement ce suc ferment
d'avoine et d'orge; un fumet prononc de crosote lui empuantit la
bouche.
Peu peu, en buvant, sa pense suivit l'impression maintenant ravive
de son palais, embota le pas la saveur du whisky, rveilla, par une fatale exactitude d'odeurs, des souvenirs effacs depuis des ans.
Ce fleur phniqu, cre, lui remmorait forcment l'identique senteur
dont il avait eu la langue pleine au temps o les dentistes travaillaient
dans sa gencive.
Une fois lanc sur cette piste, sa rverie, d'abord parse sur tous les
praticiens qu'il avait connus, se rassembla et convergea sur l'un d'entre
eux dont l'excentrique rappel s'tait plus particulirement grav dans sa
mmoire.
Il y avait de cela, trois annes; pris, au milieu d'une nuit, d'une abominable rage de dents, il se tamponnait la joue, butait contre les meubles,
arpentait, semblable un fou, sa chambre.
C'tait une molaire dj plombe; aucune gurison n'tait possible; la
clef seule des dentistes pouvait remdier au mal. Il attendait, tout enfivr, le jour, rsolu supporter les plus atroces des oprations, pourvu
qu'elles missent fin ses souffrances.
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Tout en se tenant la mchoire, il se demandait comment faire. Les dentistes qui le soignaient taient de riches ngociants qu'on ne voyait point
sa guise; il fallait convenir avec eux de visites, d'heures de rendez-vous.
C'est inacceptable, je ne puis diffrer plus longtemps, disait-il; il se dcida aller chez le premier venu, courir chez un quenottier du peuple,
un de ces gens poigne de fer qui, s'ils ignorent l'art bien inutile
d'ailleurs de panser les caries et d'obturer les trous, savent extirper, avec
une rapidit sans pareille, les chicots les plus tenaces; chez ceux-l, c'est
ouvert au petit jour et l'on n'attend pas. Sept heures sonnrent enfin. Il se
prcipita hors de chez lui, et se rappelant le nom connu d'un mcanicien
qui s'intitulait dentiste populaire et logeait au coin d'un quai, il s'lana
dans les rues en mordant son mouchoir, en renfonant ses larmes.
Arriv devant la maison, reconnaissable un immense criteau de bois
noir o le nom de "Gatonax" s'talait en d'normes lettres couleur de potiron, et en deux petites armoires vitres o des dents de pte taient soigneusement alignes dans des gencives de cire rose, relies entre elles
par des ressorts mcaniques de laiton, il haleta, la sueur aux tempes; une
transe horrible lui vint, un frisson lui glissa sur la peau, un apaisement
eut lieu, la souffrance s'arrta, la dent se tut.
Il restait, stupide, sur le trottoir; il s'tait enfin roidi contre l'angoisse,
avait escalad un escalier obscur, grimp quatre quatre jusqu'au troisime tage. L, il s'tait trouv devant une porte o une plaque d'mail
rptait, inscrit avec des lettres d'un bleu cleste, le nom de l'enseigne. Il
avait tir la sonnette, puis, pouvant par les larges crachats rouges qu'il
apercevait colls sur les marches, il fit volte-face, rsolu souffrir des
dents, toute sa vie, quand un cri dchirant pera les cloisons, emplit la
cage de l'escalier, le cloua d'horreur, sur place, en mme temps qu'une
porte s'ouvrit et qu'une vieille femme le pria d'entrer.
La honte l'avait emport sur la peur; il avait t introduit dans une
salle manger; une autre porte avait claqu, donnant passage un terrible grenadier, vtu d'une redingote et d'un pantalon noirs, en bois; des
Esseintes le suivit dans une autre pice.
Ses sensations devenaient, ds ce moment, confuses. Vaguement il se
souvenait de s'tre affaiss, en face d'une fentre, dans un fauteuil,
d'avoir balbuti, en mettant un doigt sur sa dent: "elle a t dj plombe; j'ai peur qu'il n'y ait rien faire."
L'homme avait immdiatement supprim ces explications, en lui enfonant un index norme dans la bouche; puis, tout en grommelant sous
ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris un instrument sur une
table. Alors la grande scne avait commenc. Cramponn aux bras du
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fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux
avaient vu trente-six chandelles et il s'tait mis, souffrant des douleurs
inoues, battre des pieds et bler ainsi qu'une bte qu'on assassine. Un
craquement s'tait fait entendre, la molaire se cassait, en venant; il lui
avait alors sembl qu'on lui arrachait la tte, qu'on lui fracassait le crne;
il avait perdu la raison, avait hurl de toutes ses forces, s'tait furieusement dfendu contre l'homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s'il
voulait lui entrer son bras jusqu'au fond du ventre, s'tait brusquement
recul d'un pas, et levant le corps attach la mchoire, l'avait laiss brutalement retomber, sur le derrire, dans le fauteuil, tandis que, debout,
emplissant la fentre, il soufflait, brandissant au bout de son davier, une
dent bleue o pendait du rouge!
Ananti, des Esseintes avait dgobill du sang plein une cuvette, refus, d'un geste, la vieille femme qui rentrait, l'offrande de son chicot
qu'elle s'apprtait envelopper dans un journal et il avait fui, payant
deux francs, lanant, son tour, des crachats sanglants sur les marches,
et il s'tait retrouv, dans la rue, joyeux, rajeuni de dix ans, s'intressant
aux moindres choses.
- Brou! fit-il, attrist par l'assaut de ces souvenirs. Il se leva pour
rompre l'horrible charme de cette vision et, revenu dans la vie prsente,
il s'inquita de la tortue.
Elle ne bougeait toujours point, il la palpa - elle tait morte. Sans doute
habitue une existence sdentaire, une humble vie passe sous sa
pauvre carapace, elle n'avait pu supporter le luxe blouissant qu'on lui
imposait, la rutilante chape dont on l'avait vtue, les pierreries dont on
lui avait pav le dos, comme un ciboire.
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Chapitre
En mme temps que s'appointait son dsir de se soustraire une hassable poque d'indignes muflements, le besoin de ne plus voir de tableaux reprsentant l'effigie humaine tchant Paris entre quatre murs,
ou errant en qute d'argent par les rues, tait devenu pour lui plus
despotique.
Aprs s'tre dsintress de l'existence contemporaine, il avait rsolu
de ne pas introduire dans sa cellule des larves de rpugnances ou de regrets, aussi, avait-il voulu une peinture subtile, exquise, baignant dans
un rve ancien, dans une corruption antique, loin de nos moeurs, loin de
nos jours.
Il avait voulu, pour la dlectation de son esprit et la joie de ses yeux,
quelques oeuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dvoilant les traces de nouvelles conjectures, lui branlant le systme nerveux par d'rudites hystries, par des cauchemars compliqus, par des
visions nonchalantes et atroces.
Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait en de longs
transports, Gustave Moreau.
Il avait acquis ses deux chefs-d'oeuvre et, pendant des nuits, il rvait
devant l'un deux, le tableau de la Salom ainsi conu:
Un trne se dressait, pareil au matre-autel d'une cathdrale, sous
d'innombrables votes jaillissant de colonnes trapues ainsi que des piliers romans, mailles de briques polychromes, serties de mosaques, incrustes de lapis et de sardoines, dans un palais semblable une basilique d'une architecture tout la fois musulmane et byzantine.
Au centre du tabernacle surmontant l'autel prcd de marches en
forme de demi-vasques, le Ttrarque Hrode tait assis, coiff d'une
tiare, les jambes rapproches, les mains sur les genoux.
La figure tait jaune, parchemine, annele de rides, dcime par l'ge;
sa longue barbe flottait comme un nuage blanc sur les toiles en pierreries qui constellaient la robe d'orfroi plaque sur sa poitrine.
Autour de cette statue, immobile, fige dans une pose hiratique de
dieu hindou, des parfums brlaient, dgorgeant des nues de vapeurs
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que trouaient, de mme que des yeux phosphors de btes, les feux des
pierres enchsses dans les parois du trne; puis la vapeur montait, se
droulait sous les arcades o la fume bleue se mlait la poudre d'or
des grands rayons de jour, tombs des dmes.
Dans l'odeur perverse des parfums, dans l'atmosphre surchauffe de
cette glise, Salom, le bras gauche tendu, en un geste de commandement, le bras droit repli, tenant la hauteur du visage un grand lotus,
s'avance lentement sur les pointes, aux accords d'une guitare dont une
femme accroupie pince les cordes.
La face recueillie, solennelle, presque auguste, elle commence la lubrique danse qui doit rveiller les sens assoupis du vieil Hrode; ses
seins ondulent et, au frottement de ses colliers qui tourbillonnent, leurs
bouts se dressent; sur la moiteur de sa peau les diamants, attachs, scintillent; ses bracelets, ses ceintures, ses bagues, crachent des tincelles; sur
sa robe triomphale, couture de perles, ramage d'argent, lame d'or, la
cuirasse des orfvreries dont chaque maille est une pierre, entre en combustion, croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate, sur la
peau rose th, ainsi que des insectes splendides aux lytres blouissants,
marbrs de carmin, ponctus de jaune aurore, diaprs de bleu d'acier, tigrs de vert paon.
Concentre, les yeux fixes, semblable une somnambule, elle ne voit
ni le Ttrarque qui frmit, ni sa mre, la froce Hrodias, qui la surveille,
ni l'hermaphrodite ou l'eunuque qui se tient, le sabre au poing, en bas du
trne, une terrible figure, voile jusqu'aux joues, et dont la mamelle de
chtr pend, de mme qu'une gourde, sous sa tunique bariole d'orange.
Ce type de la Salom si hantant pour les artistes et pour les potes, obsdait, depuis des annes, des Esseintes. Combien de fois avait-il lu dans
la vieille bible de Pierre Variquet, traduite par les docteurs en thologie
de l'Universit de Louvain, l'vangile de saint Mathieu qui raconte en de
naves et brves phrases, la dcollation du Prcurseur; combien de fois
avait-il rv, entre ces lignes:
"Au jour du festin de la Nativit d'Hrode, la fille d'Hrodias dansa au
milieu et plut Hrode.
"Dont lui promit, avec serment, de lui donner tout ce qu'elle lui
demanderait.
"Elle donc, induite par sa mre, dit: Donne-moi, en un plat, la tte de
Jean-Baptiste.
"Et le roi fut marri, mais cause du serment et de ceux qui taient assis
table avec lui, il commanda qu'elle lui ft baille.
"Et envoya dcapiter Jean, en la prison.
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"Et fut la tte d'icelui apporte dans un plat et donne la fille et elle la
prsenta sa mre."
Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint Luc, ni les autres vanglistes ne s'tendaient sur les charmes dlirants, sur les actives dpravations de la danseuse. Elle demeurait efface, se perdait, mystrieuse et
pme, dans le brouillard lointain des sicles, insaisissable pour les esprits prcis et terre terre, accessible seulement aux cervelles branles,
aiguises, comme rendues visionnaires par la nvrose; rebelle aux
peintres de la chair, Rubens qui la dguisa en une bouchre des
Flandres, incomprhensible pour tous les crivains qui n'ont jamais pu
rendre l'inquitante exaltation de la danseuse, la grandeur raffine de
l'assassine.
Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conue en dehors de toutes les donnes du Testament, des Esseintes voyait enfin ralise cette Salom, surhumaine et trange qu'il avait rve. Elle n'tait plus seulement la baladine qui arrache un vieillard, par une torsion corrompue de ses reins,
un cri de dsir et de rut; qui rompt l'nergie, fond la volont d'un roi, par
des remous de seins, des secousses de ventre, des frissons de cuisse; elle
devenait, en quelque sorte, la dit symbolique de l'indestructible
Luxure, la desse de l'immortelle Hystrie, la Beaut maudite, lue entre
toutes par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles la
Bte monstrueuse, indiffrente, irresponsable, insensible, empoisonnant,
de mme que l'Hlne antique, tout ce qui l'approche, tout ce qui la voit,
tout ce qu'elle touche.
Ainsi comprise, elle appartenait aux thogonies de l'extrme Orient;
elle ne relevait plus des traditions bibliques, ne pouvait mme plus tre
assimile la vivante image de Babylone, la royale Prostitue de
l'Apocalypse, accoutre, comme elle, de joyaux et de pourpre, farde
comme elle; car celle-l n'tait pas jete par une puissance fatidique, par
une force suprme, dans les attirantes abjections de la dbauche.
Le peintre semblait d'ailleurs avoir voulu affirmer sa volont de rester
hors des sicles, de ne point prciser d'origine, de pays, d'poque, en
mettant sa Salom au milieu de cet extraordinaire palais, d'un style
confus et grandiose, en la vtant de somptueuses et chimriques robes,
en la mitrant d'un incertain diadme en forme de tour phnicienne tel
qu'en porte la Salammb, en lui plaant enfin dans la main le sceptre
d'Isis, la fleur sacre de l'gypte et de l'Inde, le grand lotus.
Des Esseintes cherchait le sens de cet emblme. Avait-il cette signification phallique que lui prtent les cultes primordiaux de l'Inde; annonaitil au vieil Hrode, une oblation de virginit, un change de sang, une
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Sa filiation, des Esseintes la suivait peine; et l, de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; et l, de confuses hantises
du Vinci et des fivres de couleurs la Delacroix; mais l'influence de ces
matres restait, en somme, imperceptible: la vrit tait que Gustave Moreau ne drivait de personne. Sans ascendant vritable, sans descendants
possibles, il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remontant aux
sources ethnographiques, aux origines des mythologies dont il comparait
et dmlait les sanglantes nigmes; runissant, fondant en une seule les
lgendes issues de l'Extrme Orient et mtamorphoses par les croyances
des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses
amalgames luxueux et inattendus d'toffes, ses hiratiques et sinistres allgories aiguises par les inquites perspicuits d'un nervosisme tout
moderne; et il restait jamais douloureux, hant par les symboles des
perversits et des amours surhumaines, des stupres divins consomms
sans abandons et sans espoirs.
Il y avait dans ses oeuvres dsespres et rudites un enchantement
singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles,
comme celle de certains pomes de Baudelaire, et l'on demeurait bahi,
songeur, dconcert, par cet art qui franchissait les limites de la peinture,
empruntait l'art d'crire ses plus subtiles vocations, l'art du Limosin
ses plus merveilleux clats, l'art du lapidaire et du graveur ses finesses
les plus exquises. Ces deux images de la Salom, pour lesquelles
l'admiration de des Esseintes tait sans borne, vivaient, sous ses yeux,
pendues aux murailles de son cabinet de travail, sur des panneaux rservs entre les rayons des livres.
Mais l ne se bornaient point les achats de tableaux qu'il avait effectus
dans le but de parer sa solitude.
Bien qu'il et sacrifi tout le premier et unique tage de sa maison qu'il
n'habitait personnellement pas, le rez-de-chausse avait lui seul ncessit des sries nombreuses de cadres pour habiller les murs.
Ce rez-de-chausse tait ainsi distribu:
Un cabinet de toilette, communiquant avec la chambre coucher, occupait l'une des encoignures de la btisse; de la chambre coucher l'on
passait dans la bibliothque, de la bibliothque dans la salle manger,
qui formait l'autre encoignure.
Ces pices composant l'une des faces du logement, s'tendaient, en
ligne droite, perces de fentres ouvertes sur la valle d'Aunay.
L'autre face de l'habitation tait constitue par quatre pices exactement semblables, en tant que disposition, aux premires. Ainsi la cuisine
faisait coude, correspondait la salle manger; un grand vestibule,
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endurci, affol de cantiques et de prires, il composait des posies religieuses qu'il illustrait, paraphrasait en vers les psaumes, s'abmait dans
la lecture de la Bible d'o il sortait, extasi, hagard, le cerveau hant par
des sujets sanglants, la bouche tordue par les maldictions de la Rforme, par ses chants de terreur et de colre.
Avec cela, il mprisait le monde, abandonnait ses biens aux pauvres,
vivait d'un morceau de pain; il avait fini par s'embarquer, avec une
vieille servante, fanatise par lui, et il allait au hasard, o abordait son
bateau, prchant partout l'vangile, s'essayant ne plus manger, devenu
peu prs fou, presque sauvage.
Dans la pice voisine, plus grande, dans le vestibule vtu de boiseries
de cdre, couleur de bote cigare, s'tageaient d'autres gravures,
d'autres dessins bizarres.
La Comdie de la Mort, de Bresdin, o dans un invraisemblable paysage, hriss d'arbres, de taillis, de touffes, affectant des formes de dmons et de fantmes, couvert d'oiseaux ttes de rats, queues de lgumes, sur un terrain sem de vertbres, de ctes, de crnes, des saules
se dressent, noueux et crevasss, surmonts de squelettes agitant, les
bras en l'air, un bouquet, entonnant un chant de victoire, tandis qu'un
Christ s'enfuit dans un ciel pommel, qu'un ermite rflchit, la tte dans
ses deux mains, au fond d'une grotte, qu'un misrable meurt puis de
privations, extnu de faim, tendu sur le dos, les pieds devant une
mare.
Le Bon Samaritain, du mme artiste, un immense dessin la plume, tir sur pierre: un extravagant fouillis de palmiers, de sorbiers, de chnes,
pousss, tous ensemble, au mpris des saisons et des climats, une lance
de fort vierge, crible de singes, de hiboux, de chouettes, bossue de
vieilles souches aussi difformes que des racines de mandragore, une futaie magique, troue, au milieu, par une claircie laissant entrevoir, au
loin, derrire un chameau et le groupe du Samaritain et du bless, un
fleuve, puis une ville ferique escaladant l'horizon, montant dans un ciel
trange, pointill d'oiseaux, moutonn de lames, comme gonfl de ballots de nuages.
On et dit d'un dessin de primitif, d'un vague Albert Drer, compos
par un cerveau enfum d'opium; mais, bien qu'il aimt la finesse des dtails et l'imposante allure de cette planche, des Esseintes s'arrtait plus
particulirement devant les autres cadres qui ornaient la pice.
Ceux-l taient signs: Odilon Redon.
Ils renfermaient dans leurs baguettes de poirier brut, lisr d'or, des
apparitions inconcevables: une tte d'un style mrovingien, pose sur
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singulires, d'un dessin exagr, d'une couleur froce, d'une nergie dtraque, un tableau de la seconde manire de ce peintre, alors qu'il tait
harcel par la proccupation de ne plus ressembler au Titien.
Cette peinture sinistre, aux tons de cirage et de vert cadavre, rpondait
pour des Esseintes un certain ordre d'ides sur l'ameublement.
Il n'y avait, selon lui, que deux manires d'organiser une chambre
coucher: ou bien en faire une excitante alcve, un lieu de dlectation nocturne; ou bien agencer un lieu de solitude et de repos, un retrait de penses, une espce d'oratoire.
Dans le premier cas, le style Louis XV s'imposait aux dlicats, aux gens
puiss surtout par des rthismes de cervelle; seul, en effet, le XVIIIe
sicle a su envelopper la femme d'une atmosphre vicieuse, contournant
les meubles selon la forme de ses charmes, imitant les contractions de ses
plaisirs; les volutes de ses spasmes, avec les ondulations, les tortillements
du bois et du cuivre, piant la langueur sucre de la blonde, par son dcor vif et clair, attnuant le got sal de la brune, par des tapisseries aux
tons doucetres, aqueux, presque insapides.
Cette chambre, il l'avait jadis comprise dans son logement de Paris,
avec le grand lit blanc laqu qui est un piment de plus, une dpravation
de vieux passionn, hennissant devant la fausse chastet, devant
l'hypocrite pudeur des tendrons de Greuze, devant l'artificielle candeur
d'un lit polisson, sentant l'enfant et la jeune fille.
Dans l'autre cas - et, maintenant qu'il voulait rompre avec les irritants
souvenirs de sa vie passe, celui-l tait seul possible - il fallait faonner
une chambre en cellule monastique, mais alors les difficults
s'accumulaient, car il se refusait accepter, pour sa part, l'austre laideur
des asiles pnitence et prire.
force de tourner et de retourner la question sur toutes ses faces, il
conclut que le but atteindre pouvait se rsumer en celui-ci: arranger
avec de joyeux objets une chose triste, ou plutt, tout en lui conservant
son caractre de laideur, imprimer l'ensemble de la pice, ainsi traite,
une sorte d'lgance et de distinction; renverser l'optique du thtre dont
les vils oripeaux jouent les tissus luxueux et chers; obtenir l'effet absolument oppos, en se servant d'toffes magnifiques pour donner
l'impression d'une guenille; disposer, en un mot, une loge de chartreux
qui et l'air d'tre vraie et qui ne le ft, bien entendu, pas.
Il procda de cette manire: pour imiter le badigeon de l'ocre, le jaune
administratif et clrical, il fit tendre ses murs en soie safran; pour traduire le soubassement couleur chocolat, habituel ce genre de pices, il
revtit les parois de la cloison de lames en bois violet fonc d'amarante.
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L'effet tait sduisant, et il pouvait rappeler, de loin pourtant, la dplaisante rigidit du modle qu'il suivait en le transformant; le plafond fut,
son tour, tapiss de blanc cru, pouvant simuler le pltre, sans en avoir
cependant les clats criards; quant au froid pavage de la cellule, il russit
assez bien le copier, grce un tapis dont le dessin reprsentait des carreaux rouges, avec des places blanchtres dans la laine, pour feindre
l'usure des sandales et le frottement des bottes.
Il meubla cette pice d'un petit lit de fer, un faux lit de cnobite, fabriqu avec d'anciennes ferronneries forges et polies, rehausses, au chevet
et au pied, d'ornementations touffues, de tulipes panouies enlaces
des pampres, empruntes la rampe du superbe escalier d'un vieil htel.
En guise de table de nuit, il installa un antique prie-Dieu dont
l'intrieur pouvait contenir un vase et dont l'extrieur supportait un eucologe; il apposa contre le mur, en face, un banc-d'oeuvre, surmont d'un
grand dais jour garni de misricordes sculptes en plein bois, et il pourvut ses flambeaux d'glise de chandelles en vraie cire qu'il achetait dans
une maison spciale, rserve aux besoins du culte, car il professait un
sincre loignement pour les ptroles, pour les schistes, pour les gaz,
pour les bougies en starine, pour tout l'clairage moderne, si voyant et
si brutal.
Dans son lit, le matin, la tte sur l'oreiller, avant de s'endormir, il regardait son Thocopuli dont l'atroce couleur rabrouait un peu le sourire
de l'toffe jaune et la rappelait un ton plus grave, et il se figurait aisment alors qu'il vivait cent lieues de Paris, loin du monde, dans le fin
fond d'un clotre.
Et, somme toute, l'illusion tait facile, puisqu'il menait une existence
presque analogue celle d'un religieux. Il avait ainsi les avantages de la
claustration et il en vitait les inconvnients: la discipline soldatesque, le
manque de soins, la crasse, la promiscuit, le dsoeuvrement monotone.
De mme qu'il avait fait de sa cellule, une chambre confortable et tide,
de mme il avait rendu sa vie normale, douce, entoure de bien-tre, occupe et libre.
Tel qu'un ermite, il tait mr pour l'isolement, harass de la vie,
n'attendant plus rien d'elle; tel qu'un moine aussi, il tait accabl d'une
lassitude immense, d'un besoin de recueillement, d'un dsir de ne plus
avoir rien de commun avec les profanes qui taient, pour lui, les utilitaires et les imbciles.
En rsum, bien qu'il n'prouvt aucune vocation pour l'tat de grce,
il se sentait une relle sympathie pour ces gens enferms dans des monastres, perscuts par une haineuse socit qui ne leur pardonne ni le
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juste mpris qu'ils ont pour elle ni la volont qu'ils affirment de racheter,
d'expier, par un long silence, le dvergondage toujours croissant de ses
conversations saugrenues ou niaises.
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Chapitre
Enfonc dans un vaste fauteuil oreillettes, les pieds sur les poires en
vermeil des chenets, les pantoufles rties par les bches qui dardaient, en
crpitant, comme cingles par le souffle furieux d'un chalumeau, de
vives flammes, des Esseintes posa le vieil in-quarto qu'il lisait, sur une
table, s'tira, alluma une cigarette, puis il se prit rver dlicieusement,
lanc toutes brides sur une piste de souvenirs efface depuis des mois
et subitement retrace par le rappel d'un nom qui s'veillait, sans motifs
du reste, dans sa mmoire.
Il revoyait, avec une surprenante lucidit, la gne de son camarade
d'Aigurande, lorsque, dans une runion de persvrants clibataires, il
avait d avouer les derniers apprts d'un mariage. On se rcria, on lui
peignit les abominations des sommeils dans le mme linge; rien n'y fit: la
tte perdue, il croyait l'intelligence de sa future femme et prtendait
avoir discern chez elle d'exceptionnelles qualits de dvouement et de
tendresse.
Seul, parmi ces jeunes gens, des Esseintes encouragea ses rsolutions
ds qu'il eut appris que sa fiance dsirait loger au coin d'un nouveau
boulevard, dans l'un de ces modernes appartements tourns en rotonde.
Convaincu de l'impitoyable puissance des petites misres, plus dsastreuses pour les tempraments bien tremps que les grandes et, se basant
sur ce fait que d'Aigurande ne possdait aucune fortune et que la dot de
sa femme tait peu prs nulle, il aperut, dans ce simple souhait, une
perspective infinie de ridicules maux.
En effet, d'Aigurande acheta des meubles faonns en rond, des
consoles vides par derrire, faisant le cercle, des supports de rideaux
en forme d'arc, des tapis taills en croissants tout un mobilier fabriqu
sur commande.
Il dpensa le double des autres, puis, quand sa femme, court d'argent
pour ses toilettes, se lassa d'habiter cette rotonde et s'en fut occuper un
appartement carr, moins cher, aucun meuble ne put ni cadrer ni tenir.
Peu peu, cet encombrant mobilier devint une source d'interminables
ennuis; l'entente dj fle par une vie commune, s'effrita de semaine en
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semaine; ils s'indignrent, se reprochant mutuellement de ne pouvoir demeurer dans ce salon o les canaps et les consoles ne touchaient pas aux
murs et branlaient aussitt qu'on les frlait, malgr leurs cales. Les fonds
manqurent pour des rparations du reste presque impossibles. Tout devint sujet aigreurs et querelles, tout depuis les tiroirs qui avaient jou
dans les meubles mal d'aplomb jusqu'aux larcins de la bonne qui profitait de l'inattention des disputes pour piller la caisse; bref, la vie leur fut
insupportable; lui, s'gaya au dehors; elle, quta, parmi les expdients de
l'adultre, l'oubli de sa vie pluvieuse et plate. D'un commun avis, ils rsilirent leur bail et requrirent la sparation de corps.
- Mon plan de bataille tait exact, s'tait alors dit des Esseintes, qui
prouva cette satisfaction des stratgistes dont les manoeuvres, prvues
de loin, russissent.
En songeant actuellement, devant son feu, au bris de ce mnage qu'il
avait aid, par ses bons conseils, s'unir, il jeta une nouvelle brasse de
bois, dans la chemine, et il repartit toute vole dans ses rves.
Appartenant au mme ordre d'ides, d'autres souvenirs se pressaient
maintenant.
Il y avait de cela quelques annes, il s'tait crois, rue de Rivoli, un
soir, avec un galopin d'environ seize ans, un enfant plot et ft, tentant
de mme qu'une fille. Il suait pniblement une cigarette dont le papier
crevait, perc par les bches pointues du caporal. Tout en pestant, il frottait sur sa cuisse des allumettes de cuisine qui ne partaient point; il les
usa toutes. Apercevant alors des Esseintes qui l'observait, il s'approcha,
la main sur la visire de sa casquette et lui demanda poliment du feu.
Des Esseintes lui offrit d'aromatiques cigarettes de dubque, puis il entama la conversation et incita l'enfant lui conter son histoire.
Elle tait des plus simples, il s'appelait Auguste Langlois, travaillait
chez un cartonnier, avait perdu sa mre et possdait un pre qui le battait comme pltre.
Des Esseintes l'coutait pensif: - Viens boire dit-il. Et il l'emmena dans
un caf o il lui fit servir de violents punchs. - L'enfant buvait, sans dire
mot. - Voyons, fit tout coup des Esseintes, veux-tu t'amuser, ce soir?
c'est moi qui paye. Et il avait emmen le petit chez madame Laure, une
dame qui tenait, rue Mosnier, au troisime, un assortiment de fleuristes,
dans une srie de pices rouges, ornes de glaces rondes, meubles de
canaps et de cuvettes.
L, trs bahi, Auguste avait regard, en ptrissant le drap de sa casquette, un bataillon de femmes dont les bouches peintes s'ouvrirent
toutes ensemble - Ah le mme! Tiens, il est gentil!
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- Mais, dis donc, mon petit, tu n'as pas l'ge, avait ajout une grande
brune, aux yeux fleur de tte, au nez busqu, qui remplissait chez Madame Laure l'indispensable rle de la belle juive.
Install, presque chez lui, des Esseintes causait avec la patronne, voix
basse.
- N'aie donc pas peur, bta, reprit-il, s'adressant l'enfant. Allons, fais
ton choix, je rgale. Et il poussa doucement le gamin qui tomba sur un
divan, entre deux femmes. Elles se serrrent un peu, sur un signe de madame, enveloppant les genoux d'Auguste, avec leurs peignoirs lui mettant sous le nez leurs paules poudres d'un givre enttant et tide, et il
ne bougeait plus, le sang aux joues, la bouche rche, les yeux baisss, hasardant, en dessous, des regards curieux qui s'attachaient obstinment au
haut des jambes.
Vanda, la belle Juive, l'embrassa, lui donnant de bons conseils, lui recommandant d'obir ses pre et mre, et ses mains erraient, en mme
temps, avec lenteur, sur l'enfant dont la figure change se pmait sur son
cou, la renverse.
- Alors ce n'est pas pour ton compte que tu viens, ce soir, dit des Esseintes madame Laure. Mais o diable as-tu lev ce bambin? reprit-elle,
quand Auguste eut disparu, emmen par la belle juive.
- Dans la rue, ma chre.
- Tu n'es pourtant pas gris, murmura la vieille dame. Puis, aprs rflexion, elle ajouta, avec un sourire maternel: - Je comprends; mtin, disdonc, il te les faut jeunes, toi!
Des Esseintes haussa les paules. - Tu n'y es pas; oh! mais pas du tout,
fit-il; la vrit c'est que je tche simplement de prparer un assassin. Suis
bien en effet mon raisonnement. Ce garon est vierge et a atteint l'ge o
le sang bouillonne; il pourrait courir aprs les fillettes de son quartier,
demeurer honnte, tout en s'amusant, avoir, en somme, sa petite part du
monotone bonheur rserv aux pauvres. Au contraire, en l'amenant ici,
au milieu d'un luxe qu'il ne souponnait mme pas et qui se gravera forcment dans sa mmoire; en lui offrant, tous les quinze jours, une telle
aubaine, il prendra l'habitude de ces jouissances que ses moyens lui interdisent; admettons qu'il faille trois mois pour qu'elles lui soient devenues absolument ncessaires - et, en les espaant comme je le fais, je ne
risque pas de le rassasier; - eh bien, au bout de ces trois mois, je supprime la petite rente que je vais te verser d'avance pour cette bonne action, et alors il volera, afin de sjourner ici; il fera les cent dix-neuf coups,
pour se rouler sur ce divan et sous ce gaz!
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diables, et plus on dveloppera en eux les germes si furieusement vivaces de la souffrance morale et de la haine.
Les lampes charbonnaient. Il les remonta et consulta sa montre. - Trois
heures du matin. - Il alluma une cigarette et se replongea dans la lecture
interrompue par ses rveries, du vieux pome latin De laude castitatis,
crit sous le rgne de Gondebald, par Avitus, vque mtropolitain de
Vienne.
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Chapitre
Depuis cette nuit o, sans cause apparente, il avait voqu le mlancolique souvenir d'Auguste Langlois, il revcut toute son existence.
Il tait maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu'il
consultait; ses yeux mmes ne lisaient plus - il lui sembla que son esprit
satur de littrature et d'art se refusait en absorber davantage.
Il vivait sur lui-mme, se nourrissait de sa propre substance, pareil
ces btes engourdies, tapies dans un trou, pendant l'hiver; la solitude
avait agi sur son cerveau, de mme qu'un narcotique. Aprs l'avoir tout
d'abord nerv et tendu, elle amenait une torpeur hante de songeries
vagues; elle annihilait ses desseins, brisait ses volonts, guidait un dfil
de rves qu'il subissait, passivement, sans mme essayer de s'y
soustraire.
Le tas confus des lectures, des mditations artistiques, qu'il avait accumules depuis son isolement, ainsi qu'un barrage pour arrter le courant
des anciens souvenirs, avait t brusquement emport, et le flot
s'branlait, culbutant le prsent, l'avenir, noyant tout sous la nappe du
pass, emplissant son esprit d'une immense tendue de tristesse sur laquelle nageaient, semblables de ridicules paves, des pisodes sans intrt de son existence, des riens absurdes.
Le livre qu'il tenait la main tombait sur ses genoux; il s'abandonnait,
regardant, plein de dgots et d'alarmes, dfiler les annes de sa vie dfunte; elles pivotaient, ruisselaient maintenant autour du rappel de madame Laure et d'Auguste, enfonc, dans ces fluctuations, comme un pieu
ferme, comme un fait net. Quelle poque que celle-l! c'tait le temps des
soires dans le monde, des courses, des parties de cartes, des amours
commandes l'avance, servies, l'heure, sur le coup de minuit, dans
son boudoir rose! Il se remmorait des figures, des mines, des mots nuls
qui l'obsdaient avec cette tnacit des airs vulgaires qu'on ne peut se dfendre de fredonner, mais qui finissent par s'puiser, tout coup, sans
qu'on y pense.
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Cette priode fut de courte dure; il eut une sieste de mmoire, se replongea dans ses tudes latines afin d'effacer jusqu' l'empreinte mme
de ces retours.
Le branle tait donn; une seconde phase succda presque immdiatement la premire, celle des souvenirs de son enfance, celle surtout des
ans couls chez les Pres.
Ceux-l taient plus loigns et plus certains, gravs d'une faon, plus
accuse et plus sre; le parc touffu, les longues alles, les plates-bandes,
les bancs, tous les dtails matriels se levrent dans sa chambre.
Puis les jardins s'emplirent, il entendit rsonner les cris des lves, les
rires des professeurs se mlant aux rcrations, jouant la paume, la soutane retrousse, serre entre les genoux, ou bien causant avec les jeunes
gens, sans pose ni morgue, ainsi que des camarades du mme ge, sous
les arbres.
Il se rappela le joug paternel qui s'accommodait mal des punitions, se
refusait infliger des cinq cents et des mille vers, se contentait de faire
"rparer", tandis que les autres s'amusaient, la leon pas sue, recourait
plus souvent encore la simple rprimande, entourait l'enfant d'une surveillance active mais douce, cherchant lui tre agrable, consentant
des promenades o bon lui semblait, le mercredi, saisissant l'occasion de
toutes les petites ftes non carillonnes de l'glise, pour ajouter
l'ordinaire des repas des gteaux et du vin, pour le rgaler de parties de
campagne; un joug paternel qui consistait ne pas abrutir l'lve, discuter avec lui, le traiter dj en homme, tout en lui conservant le dorlotement d'un bambin gt.
Ils arrivaient ainsi prendre sur l'enfant un rel ascendant, ptrir,
dans une certaine mesure, les intelligences qu'ils cultivaient, les diriger,
dans un sens, les greffer d'ides spciales, assurer la croissance de
leurs penses par une mthode insinuante et pateline qu'ils continuaient,
en s'efforant de les suivre dans la vie, de les soutenir dans leur carrire,
en leur adressant ces lettres affectueuses comme le dominicain Lacordaire savait en crire ses anciens lves de Sorrze.
Des Esseintes se rendait compte par lui-mme de l'opration qu'il se figurait avoir sans rsultat subie; son caractre rebelle aux conseils pointilleux, fureteur, port aux controverses, l'avait empch d'tre model
par leur discipline, asservi par leurs leons; une fois sorti du collge, son
scepticisme s'tait accru; son passage au travers d'un monde lgitimiste,
intolrant et born, ses conversations avec d'inintelligents marguilliers et
de bas abbs dont les maladresses dchiraient le voile si savamment tiss
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par les Jsuites, avaient encore fortifi son esprit d'indpendance, augment sa dfiance en une foi quelconque.
Il s'estimait, en somme, dgag de tout lien, de toute contrainte; il avait
simplement gard, contrairement tous les gens levs dans les lyces
ou les pensions laques, un excellent souvenir de son collge et de ses
matres, et voil que maintenant, il se consultait, en arrivait se demander si les semences tombes jusqu' ce jour dans un sol strile, ne commenaient pas poindre.
En effet, depuis quelques jours, il se trouvait dans un tat d'me indescriptible. Il croyait pendant une seconde, allait d'instinct la religion,
puis au moindre raisonnement son attirance vers la foi s'vaporait; mais
il restait, malgr tout, plein de trouble.
Il savait pourtant bien, en descendant en lui, qu'il n'aurait jamais
l'esprit d'humilit et de pnitence vraiment chrtien; il savait, n'en pouvoir hsiter, que ce moment dont parle Lacordaire, ce moment de la
grce "o le dernier trait de lumire pntre dans l'me et rattache un
centre commun les vrits qui y sont parses", ne viendrait jamais pour
lui; il n'prouvait pas ce besoin de mortification et de prire sans lequel,
si l'on coute la majeure partie des prtres, aucune conversion n'est possible; il ne ressentait aucun dsir d'implorer un Dieu dont la misricorde
lui semblait des moins probables; et cependant la sympathie qu'il conservait pour ses anciens matres arrivait le faire s'intresser leurs travaux, leurs doctrines; ces accents inimitables de la conviction, ces voix
ardentes d'hommes d'une intelligence suprieure lui revenaient,
l'amenaient douter de son esprit et de ses forces. Au milieu de cette solitude o il vivait, sans nouvel aliment, sans impressions frachement subies, sans renouvellement de penses, sans cet change de sensations venues du dehors, de la frquentation du monde, de l'existence mene en
commun; dans ce confinement contre nature o il s'enttait, toutes les
questions, oublies pendant son sjour Paris, se posaient nouveau,
comme d'irritants problmes.
La lecture des ouvrages latins qu'il aimait, d'ouvrages presque tous rdigs par des vques et par des moines, avait sans doute contribu dterminer cette crise. Envelopp dans une atmosphre de couvent, dans
un parfum d'encens qui lui grisaient la tte, il s'tait exalt les nerfs et par
une association d'ides, ces livres avaient fini par refouler les souvenirs
de sa vie de jeune homme, par remettre en lumire ceux de sa jeunesse,
chez les Pres.
- Il n'y a pas dire, pensait des Esseintes s'essayant se raisonner,
suivre la marche de cette ingestion de l'lment Jsuite, Fontenay; j'ai,
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depuis mon enfance, et sans que je l'aie jamais su, ce levain qui n'avait
pas encore ferment; ce penchant mme que j'ai toujours eu pour les objets religieux en est peut-tre une preuve.
Mais il cherchait se persuader le contraire, mcontent de ne plus tre
matre absolu chez lui; il se procura des motifs; il avait d forcment se
tourner du ct du sacerdoce, puisque l'glise a, seule, recueilli l'art, la
forme perdue des sicles; elle a immobilis, jusque dans la vile reproduction moderne, le contour des orfvreries, gard le charme des calices
lancs comme des ptunias, des ciboires aux flancs purs; prserv,
mme dans l'aluminium, dans les faux maux, dans les verres colors, la
grce des faons d'antan. En somme, la plupart des objets prcieux, classs au muse de Cluny, et chapps par miracle l'immonde sauvagerie
des sans-culottes, proviennent des anciennes abbayes de France; de
mme que l'glise a prserv de la barbarie, au moyen ge, la philosophie, l'histoire et les lettres, de mme elle a sauv l'art plastique, amen
jusqu' nos jours ces merveilleux modles de tissus, de joailleries que les
fabricants de choses saintes gtent le plus qu'ils peuvent, sans en pouvoir
toutefois altrer la forme initiale, exquise. Il n'y avait ds lors rien de surprenant ce qu'il et pourchass ces antiques bibelots, qu'il et, avec
nombre de collectionneurs, retir ces reliques de chez les antiquaires de
Paris, de chez les brocanteurs de la campagne.
Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il ne parvenait pas
compltement se convaincre. Certes, en se rsumant, il persistait
considrer la religion ainsi qu'une superbe lgende, qu'une magnifique
imposture, et cependant, en dpit de toutes ces explications, son scepticisme commenait s'entamer.
videmment, ce fait bizarre existait: il tait moins assur maintenant
que dans son enfance, alors que la sollicitude des Jsuites tait directe,
que leur enseignement tait invitable, qu'il tait entre leurs mains, leur
appartenait, corps et me, sans liens de famille, sans influences pouvant
ragir contre eux, du dehors. Ils lui avaient aussi inculqu un certain
got du merveilleux qui s'tait lentement et obscurment ramifi dans
son me, qui s'panouissait aujourd'hui, dans la solitude, qui agissait
quand mme sur l'esprit silencieux, intern, promen dans le court mange des ides fixes.
examiner le travail de sa pense, chercher en relier les fils, en
dcouvrir les sources et les causes, il en vint se persuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine, drivaient de l'ducation qu'il avait
reue. Ainsi ses tendances vers l'artifice, ses besoins d'excentricit,
n'taient-ils pas, en somme, des rsultats d'tudes spcieuses, de
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personnes, a-t-elle souffert, dans sa triple hypostase, sur le gibet du Calvaire? le sollicitaient et le pressaient - et, machinalement, comme une leon jadis apprise, il se posait lui-mme les questions et se donnait les
rponses.
Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un grouillement de paradoxes, de subtilits, un vol de poils fendus en quatre, un cheveau de
rgles aussi compliques que des articles de codes, prtant tous les
sens, tous les jeux de mots, aboutissant une jurisprudence cleste des
plus tnues, des plus baroques; puis le ct abstrait s'effaa, son tour, et
tout un ct plastique lui succda, sous l'action des Gustave Moreau pendus aux murs.
Il vit dfiler toute une procession de prlats: des archimandrites, des
patriarches, levant, pour bnir la foule agenouille, des bras d'or, agitant
leurs barbes blanches dans la lecture et la prire; il vit s'enfoncer dans
des cryptes obscures des files silencieuses de pnitents; il vit s'lever des
cathdrales immenses o tonitruaient des moines blancs en chaire. De
mme, qu'aprs une touche d'opium, de Quincey, au seul mot de
"Consul Romanus", voquait des pages entires de Tite-Live, regardait
s'avancer la marche solennelle des Consuls, s'branler la pompeuse ordonnance des armes romaines; lui, sur une expression thologique, demeurait haletant, considrait des reflux de peuple, des apparitions piscopales se dtachant sur les fonds embrass des basiliques; ces spectacles
le tenaient sous le charme, courant d'ges en ges, arrivant aux crmonies religieuses modernes, le roulant dans un infini de musique, lamentable et tendre.
L, il n'avait plus de raisonnement se faire, plus de dbats supporter; c'tait une indfinissable impression de respect et de crainte; le sens
artiste tait subjugu par les scnes si bien calcules des catholiques;
ces souvenirs, ses nerfs tressaillaient, puis en une subite rbellion, en une
rapide volte, des ides monstrueuses naissaient en lui, des ides de ces
sacrilges prvus par le manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs abus de l'eau bnite et de l'huile sainte. En face d'un Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, le Dmon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir rsulter d'un crime pratiqu, en
pleine glise par un croyant s'acharnant, dans une horrible allgresse,
dans une joie toute sadique, blasphmer, couvrir d'outrages, abreuver d'opprobres, les choses rvres; des folies de magie, de messe noire,
de sabbat, des pouvantes de possessions et d'exorcismes se levaient; il
en venait se demander s'il ne commettait pas un sacrilge, en possdant des objets autrefois consacrs, des canons d'glise, des chasubles et
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des custodes; et, cette pense d'un tat peccamineux lui apportait une
sorte d'orgueil et d'allgement; il y dmlait des plaisirs de sacrilges,
mais de sacrilges contestables, en tout cas, peu graves, puisqu'en
somme il aimait ces objets et n'en dpravait pas l'usage; il se berait ainsi
de penses prudentes et lches, la suspicion de son me lui interdisant
des crimes manifestes, lui enlevant la bravoure ncessaire pour accomplir des pchs pouvantables, voulus, rels.
Peu peu enfin, ces arguties s'vanouirent. Il vit, en quelque sorte, du
haut de son esprit, le panorama de l'glise, son influence hrditaire sur
l'humanit, depuis des sicles; il se la reprsenta, dsole et grandiose,
nonant l'homme, l'horreur de la vie, l'inclmence de la destine, prchant la patience, la contrition, l'esprit de sacrifice; tchant de panser les
plaies, en montrant les blessures saignantes du Christ; assurant des privilges divins, promettant la meilleure part du paradis aux affligs; exhortant la crature humaine souffrir; prsenter Dieu, comme un holocauste, ses tribulations et ses offenses, ses vicissitudes et ses peines.
Elle devenait vritablement loquente, maternelle aux misrables, pitoyable aux opprims, menaante pour les oppresseurs et les despotes.
Ici, des Esseintes reprenait pied. Certes, il tait satisfait de cet aveu de
l'ordure sociale, mais alors, il se rvoltait contre le vague remde d'une
esprance en une autre vie. Schopenhauer tait plus exact; sa doctrine et
celle de l'glise partaient d'un point de vue commun; lui aussi se basait
sur l'iniquit et sur la turpitude du monde, lui aussi jetait avec l'Imitation
de Notre-Seigneur, cette clameur douloureuse: "C'est vraiment une misre que de vivre sur la terre!" Lui aussi prchait le nant de l'existence,
les avantages de la solitude, avisait l'humanit que quoi qu'elle ft, de
quelque ct qu'elle se tournt, elle demeurerait malheureuse: pauvre,
cause des souffrances qui naissent des privations, riche, en raison de
l'invincible ennui qu'engendre l'abondance; mais il ne vous prnait aucune panace, ne vous berait, pour remdier d'invitables maux, par
aucun leurre.
Il ne vous soutenait pas le rvoltant systme du pch originel; ne tentait point de vous prouver que celui-l est un Dieu souverainement bon
qui protge les chenapans, aide les imbciles, crase l'enfance, abtit la
vieillesse, chtie les incoupables; il n'exaltait pas les bienfaits d'une Providence qui a invent cette abomination, inutile, incomprhensible, injuste, inepte, la souffrance physique; loin de s'essayer justifier, ainsi que
l'glise, la ncessit des tourments et des preuves, il s'criait, dans sa
misricorde indigne: "Si un Dieu a fait ce monde, je n'aimerais pas tre
ce Dieu; la misre du monde me dchirerait le coeur."
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Ah! lui seul tait dans le vrai! qu'taient toutes les pharmacopes vangliques ct de ses traits d'hygine spirituelle? Il ne prtendait rien
gurir, n'offrait aux malades aucune compensation, aucun espoir; mais
sa thorie du Pessimisme tait, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies, des mes leves; elle rvlait la socit telle qu'elle
est, insistait sur la sottise inne des femmes, vous signalait les ornires,
vous sauvait des dsillusions en vous avertissant de restreindre autant
que possible vos esprances, de n'en point du tout concevoir, si vous
vous en sentiez la force, de vous estimer enfin heureux si, des moments
inopins, il ne vous dgringolait pas sur la tte de formidables tuiles.
lance de la mme piste que l'Imitation, cette thorie aboutissait, elle
aussi, mais sans s'garer parmi de mystrieux ddales et
d'invraisemblables routes, au mme endroit, la rsignation, au laisserfaire.
Seulement, si cette rsignation tout bonnement issue de la constatation
d'un tat de choses dplorable et de l'impossibilit d'y rien changer, tait
accessible aux riches de l'esprit, elle n'tait que plus difficilement saisissable aux pauvres dont la bienfaisante religion calmait plus aisment
alors les revendications et les colres,
Ces rflexions soulageaient des Esseintes d'un lourd poids; les aphorismes du grand Allemand apaisaient le frisson de ses penses et cependant, les points de contact de ces deux doctrines les aidaient se rappeler mutuellement la mmoire, et il ne pouvait oublier, ce catholicisme si
potique, si poignant, dans lequel il avait baign et dont il avait jadis absorb l'essence par tous les pores.
Ces retours de la croyance, ces apprhensions de la foi le tourmentaient surtout depuis que des altrations se produisaient dans sa sant;
ils concidaient avec des dsordres nerveux nouvellement venus.
Depuis son extrme jeunesse, il avait t tortur par d'inexplicables rpulsions, par des frmissements qui lui glaaient l'chine, lui contractaient les dents, par exemple, quand il voyait du linge mouill qu'une
bonne tait en train de tordre; ces effets avaient toujours persist;
aujourd'hui encore il souffrait rellement entendre dchirer une toffe,
frotter un doigt sur un bout de craie, tter avec la main un morceau
de moire.
Les excs de sa vie de garon, les tensions exagres de son cerveau,
avaient singulirement aggrav sa nvrose originelle, amoindri le sang
dj us de sa race; Paris, il avait d suivre des traitements
d'hydrothrapie, pour des tremblements des doigts, pour des douleurs
affreuses, des nvralgies qui lui coupaient en deux la face, frappaient
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Chapitre
Il avait toujours raffol des fleurs, mais cette passion qui, pendant ses sjours Jutigny, s'tait tout d'abord tendue la fleur, sans distinction ni
d'espces ni de genres, avait fini par s'purer, par se prciser sur une
seule caste.
Depuis longtemps dj, il mprisait la vulgaire plante qui s'panouit
sur les ventaires des marchs parisiens, dans des pots mouills, sous de
vertes bannes ou sous de rougetres parasols.
En mme temps que ses gots littraires, que ses proccupations d'art,
s'taient affins, ne s'attachant plus qu'aux oeuvres tries l'tamine, distilles par des cerveaux tourments et subtils; en mme temps aussi que
sa lassitude des ides rpandues s'tait affirme, son affection pour les
fleurs s'tait dgage de tout rsidu, de toute lie, s'tait clarifie, en
quelque sorte, rectifie.
Il assimilait volontiers le magasin d'un horticulteur un microcosme
o taient reprsentes toutes les catgories de la socit: les fleurs
pauvres et canailles, les fleurs de bouge, qui ne sont dans leur vrai milieu
que lorsqu'elles reposent sur des rebords de mansardes, les racines tasses dans des botes au lait et de vieilles terrines, la girofle, par exemple;
les fleurs prtentieuses, convenues, btes, dont la place est seulement
dans des cache-pots de porcelaine peints par des jeunes filles, telles que
la rose; enfin les fleurs de haute ligne telles que les orchides, dlicates
et charmantes, palpitantes et frileuses; les fleurs exotiques, exiles Paris, au chaud dans des palais de verre; les princesses du rgne vgtal,
vivant l'cart, n'ayant plus rien de commun avec les plantes de la rue et
les flores bourgeoises.
En somme, il ne laissait pas que d'prouver un certain intrt, une certaine piti, pour les fleurs populacires extnues par les haleines des
gouts et des plombs, dans les quartiers pauvres; il excrait, en revanche,
les bouquets en accord avec les salons crme et or des maisons neuves; il
rservait enfin, pour l'entire joie de ses yeux, les plantes distingues,
rares, venues de loin, entretenues avec des soins russ, sous de faux
quateurs produits par les souffles doss des poles.
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efflanque, avait des cheveux filasse, une face de bouledogue, des points
de son sur les joues, des dents de travers lances en avant sous un nez
camus. Elle portait un tablier blanc de bonne, un long fichu cartel en
buffleterie sur la poitrine, des demi-bottes de soldat prussien, un bonnet
noir orn de ruches et garni d'un chou.
Elle avait l'air d'une foraine, l'apparence d'une saltimbanque de foire.
Il se demanda quelle tait cette femme qu'il sentait entre, implante
depuis longtemps dj dans son intimit et dans sa vie; il cherchait en
vain son origine, son nom, son mtier, sa raison d'tre; aucun souvenir
ne lui revenait de cette liaison inexplicable et pourtant certaine.
Il scrutait encore sa mmoire, lorsque soudain une trange figure parut devant eux, cheval, trotta pendant une minute et se retourna sur sa
selle.
Alors, son sang ne fit qu'un tour et il resta clou, par l'horreur, sur
place. Cette figure ambigu, sans sexe, tait verte et elle ouvrait dans des
paupires violettes, des yeux d'un bleu clair et froid, terribles; des boutons entouraient sa bouche; des bras extraordinairement maigres, des
bras de squelette, nus jusqu'aux coudes, sortaient de manches en
haillons, tremblaient de fivre, et les cuisses dcharnes grelottaient dans
des bottes chaudron, trop larges.
L'affreux regard s'attachait des Esseintes, le pntrait le glaait
jusqu'aux moelles - plus affole encore, la femme bouledogue se serra
contre lui et hurla la mort, la tte renverse sur son cou roide.
Et aussitt il comprit le sens de l'pouvantable vision. Il avait devant
les yeux l'image de la Grande Vrole.
Talonn par la peur, hors de lui, il enfila un sentier de traverse, gagna,
toutes jambes, un pavillon qui se dressait parmi de faux bniers,
gauche; l, il se laissa tomber sur une chaise, dans un couloir.
Aprs quelques instants, alors qu'il commenait reprendre haleine,
des sanglots lui avaient fait lever la tte; la femme bouledogue tait devant lui; et, lamentable et grotesque, elle pleurait chaudes larmes, disant qu'elle avait perdu ses dents pendant la fuite, tirant de la poche de
son tablier de bonne, des pipes en terre, les cassant et s'enfonant des
morceaux de tuyaux blancs dans les trous de ses gencives.
- Ah! , mais elle est absurde, se disait des Esseintes jamais ces tuyaux
ne pourront tenir - et, en effet, tous coulaient de la mchoire, les uns
aprs les autres.
ce moment, le galop d'un cheval s'approcha. Une effroyable terreur
poigna des Esseintes; ses jambes se drobrent; le galop se prcipitait; le
dsespoir le releva comme d'un coup de fouet; il se jeta sur la femme qui
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Une soudaine intuition lui vint: c'est la Fleur, se dit-il; et la manie raisonnante persista dans le cauchemar, driva de mme que pendant la
journe de la vgtation sur le Virus.
Alors il observa l'effrayante irritation. des seins et de la bouche, dcouvrit sur la peau du corps des macules de bistre et de cuivre, recula, gar,
mais l'oeil de la femme le fascinait et il avanait lentement, essayant de
s'enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher, se laissant choir,
se relevant quand mme pour aller vers elle; il la touchait presque
lorsque de noirs Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s'lancrent
vers ce ventre qui se soulevait et s'abaissait comme une mer. Il les avait
carts, repousss, prouvant un dgot sans borne voir grouiller entre
ses doigts ces tiges tides et fermes; puis subitement, les odieuses plantes
avaient disparu et deux bras cherchaient l'enlacer; une pouvantable
angoisse lui fit sonner le coeur grands coups, car les yeux, les affreux
yeux de la femme taient devenus d'un bleu clair et froid, terribles. Il fit
un effort surhumain pour se dgager de ses treintes, mais d'un geste irrsistible, elle le retint, le saisit et, hagard, il vit s'panouir sous les
cuisses l'air, le farouche Nidularium qui billait, en saignant, dans des
lames de sabre.
Il frlait avec son corps la blessure hideuse de cette plante; il se sentit
mourir, s'veilla dans un sursaut, suffoqu, glac, fou de peur, soupirant:
- Ah! ce n'est, Dieu merci, qu'un rve.
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Chapitre
Ces cauchemars se renouvelrent; il craignit de s'endormir. Il resta, tendu sur son lit, des heures entires, tantt dans de persistantes insomnies
et de fivreuses agitations, tantt dans d'abominables rves que rompaient des sursauts d'homme perdant pied, dgringolant du haut en bas
d'un escalier, dvalant, sans pouvoir se retenir, au fond d'un gouffre.
La nvrose engourdie, durant quelques jours, reprenait le dessus, se
rvlait plus vhmente et plus ttue, sous de nouvelles formes.
Maintenant les couvertures le gnaient; il touffait sous les draps et il
avait des fourmillements par tout le corps, des cuissons de sang, des piqres de puces le long des jambes, ces symptmes, se joignirent bientt
une douleur sourde dans les maxillaires et la sensation qu'un tau lui
comprimait les tempes.
Ses inquitudes s'accrurent; malheureusement les moyens de dompter
l'inexorable maladie manqurent. Il avait sans succs tent d'installer des
appareils hydrothrapiques dans son cabinet de toilette.
L'impossibilit de faire monter l'eau la hauteur o sa maison tait
perche, la difficult mme de se procurer de l'eau, en quantit suffisante, dans un village o les fontaines ne fonctionnent parcimonieusement qu' certaines heures l'arrtrent; ne pouvant tre sabr par des jets
de lance qui plaqus, crass sur les anneaux de la colonne vertbrale,
taient seuls assez puissants pour mater l'insomnie et ramener le calme,
il fut rduit aux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub,
aux simples affusions froides, suivies d'nergiques frictions pratiques,
l'aide du gant de crin, par son domestique.
Mais ces simili-douches n'enrayaient nullement la marche de la nvrose; tout au plus prouvait-il un soulagement de quelques heures, chrement pay du reste par le retour des accs qui revenaient la charge,
plus violents et plus vifs.
Son ennui devint sans borne; la joie de possder de mirobolantes floraisons tait tarie; il tait dj blas sur leur contexture et sur leurs
nuances; puis malgr les soins dont il les entoura, la plupart de ses
plantes dprirent; il les fit enlever de ses pices et, arriv un tat
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d'excitabilit extrme, il s'irrita de ne plus les voir, l'oeil bless par le vide
des places qu'elles occupaient.
Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourut ses cartons d'estampes et rangea ses Goya; les premiers tats de certaines
planches des Caprices, des preuves reconnaissables leur ton rougetre, jadis achetes dans les ventes prix d'or, le dridrent et il
s'abma en elles, suivant les fantaisies du peintre, pris de ses scnes vertigineuses, de ses sorcires chevauchant des chats, de ses femmes
s'efforant d'arracher les dents d'un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses dmons et de ses nains.
Puis, il parcourut toutes les autres sries de ses eaux-fortes et de ses
aquatintes, ses Proverbes d'une horreur si macabre, ses sujets de guerre
d'une rage si froce, sa planche du Garrot enfin, dont il choyait une merveilleuse preuve d'essai, imprime sur papier pais, non coll, aux visibles pontuseaux traversant la pte.
La verve sauvage, le talent pre, perdu de Goya le captait; mais
l'universelle admiration que ses oeuvres avaient conquise, le dtournait
nanmoins un peu, et il avait renonc, depuis des annes, les encadrer,
de peur qu'en les mettant en vidence, le premier imbcile venu ne juget ncessaire de lcher des neries et de s'extasier, sur un mode tout
appris, devant elles.
Il en tait de mme de ses Rembrandt qu'il examinait, de temps
autre, la drobe; et, en effet, si le plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable, ds que le public le fredonne, ds que les orgues
s'en emparent, l'oeuvre d'art qui ne demeure pas indiffrente aux faux
artistes, qui n'est point conteste par les sots, qui ne se contente pas de
susciter l'enthousiasme de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela
mme, pour les initis, pollue, banale, presque repoussante.
Cette promiscuit dans l'admiration tait d'ailleurs l'un des plus
grands chagrins de sa vie; d'incomprhensibles succs lui avaient, jamais gt des tableaux et des livres jadis chers; devant l'approbation des
suffrages, il finissait par leur dcouvrir d'imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne s'pointait pas, ne se dupait point.
Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba, dsorient, dans le
spleen. Afin de changer le cours de ses ides, il essaya des lectures mollientes, tenta, en vue de se rfrigrer le cerveau, des solanes de l'art, lut
ces livres si charmants pour les convalescents et les mal--l'aise que des
oeuvres plus ttaniques ou plus riches en phosphates fatigueraient, les
romans de Dickens.
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Avec des intonations tranges qu'il lui avait fait longuement et patiemment rpter l'avance, elle anima, sans mme remuer les lvres, sans
mme les regarder, les deux monstres.
Et dans le silence de la nuit, l'admirable dialogue de la Chimre et du
Sphinx commena, rcit par des voix gutturales et profondes, rauques,
puis aigus, comme surhumaines.
"- Ici, Chimre, arrte-toi.
"- Non; jamais."
Berc par l'admirable prose de Flaubert, il coutait, pantelant, le terrible duo et des frissons le parcoururent, de la nuque aux pieds, quand la
Chimre profra la solennelle et magique phrase:
"Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs
inprouvs."
Ah! c'tait lui-mme que cette voix aussi mystrieuse qu'une incantation, parlait; c'tait lui qu'elle racontait sa fivre d'inconnu, son idal inassouvi, son besoin d'chapper l'horrible ralit de l'existence, franchir les confins de la pense, ttonner sans jamais arriver une certitude, dans les brumes des au-del de l'art! - Toute la misre de ses
propres efforts lui refoula le coeur. Doucement, il treignait la femme silencieuse, ses cts, se rfugiant, ainsi qu'un enfant inconsol, prs
d'elle, ne voyant mme pas l'air maussade de la comdienne oblige
jouer une scne, exercer son mtier, chez elle, aux instants du repos,
loin de la rampe.
Leur liaison continua, mais bientt les dfaillances de des Esseintes
s'aggravrent; l'effervescence de sa cervelle ne fondait plus les glaces de
son corps: les nerfs n'obissaient plus la volont; les folies passionnelles
des vieillards le dominrent. Se sentant devenir de plus en plus indcis
prs de cette matresse, il recourut l'adjuvant le plus efficace des vieux
et inconstants prurits, la peur.
Pendant qu'il tenait la femme entre ses bras, une voix de rogomme
clatait derrire la porte: "Ouvriras-tu? je sais bien que t'es avec un mich, attends, attends un peu, salope!" - Aussitt, de mme que ces libertins excits par la terreur d'tre pris en flagrant dlit, l'air, sur les
berges, dans le Jardin des Tuileries, dans un rambuteau ou sur un banc,
il retrouvait passagrement ses forces, se prcipitait sur la ventriloque
dont la voix continuait tapager hors de la pice, et il prouvait des allgresses inoues, dans cette bousculade, dans cette panique de l'homme
courant un danger, interrompu, press dans son ordure.
Malheureusement, ces sances furent de dure brve; malgr les prix
exagrs qu'il lui paya, la ventriloque le congdia et, le soir mme, s'offrit
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thologie appelle cette rcurrence des vieux opprobres, il mlait aux visions physiques des ardeurs spirituelles cingles par l'ancienne lecture
des casuistes, des Busembaum et des Diana, des Liguori et des Sanchez,
traitant des pchs contre le 6e et le 9e commandement du Dcalogue.
En faisant natre un idal extrahumain dans cette me qu'elle avait baigne et qu'une hrdit datant du rgne de Henri III prdisposait peuttre, la religion avait aussi remu l'illgitime idal des volupts; des obsessions libertines et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau
altr d'un opinitre dsir d'chapper aux vulgarits du monde, de
s'abmer, loin des usages vnrs, dans d'originales extases, dans des
crises clestes ou maudites, galement crasantes par les dperditions de
phosphore qu'elles entranent.
Actuellement, il sortait de ces rveries, ananti, bris, presque moribond, et il allumait aussitt les bougies et les lampes, s'inondant de clart, croyant entendre ainsi, moins distinctement que dans l'ombre, le bruit
sourd, persistant, intolrable, des artres qui lui battaient, coups redoubls, sous la peau du cou.
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Pendant cette singulire maladie qui ravage les races bout de sang, de
soudaines accalmies succdent aux crises; sans qu'il pt s'expliquer
pourquoi, des Esseintes se rveilla tout valide, un beau matin; plus de
toux dracinante, plus de coins enfoncs coups de maillet dans la
nuque, mais une sensation ineffable de bien-tre, une lgret de cervelle
dont les penses s'claircissaient et, d'opaques et glauques, devenaient
fluides et irises, de mme que des bulles de savon de nuances tendres.
Cet tat dura quelques jours, puis subitement, une aprs-midi, les hallucinations de l'odorat se montrrent.
Sa chambre embauma la frangipane, il vrifia si un flacon ne tranait
pas, dbouch; il n'y avait point de flacon dans la pice; il passa dans son
cabinet de travail, dans la salle manger: l'odeur persista.
Il sonna son domestique: - Vous ne sentez rien, dit-il? L'autre renifla
une prise d'air et dclara ne respirer aucune fleur: le doute ne pouvait
exister; la nvrose revenait, une fois de plus, sous l'apparence d'une nouvelle illusion des sens.
Fatigu par la tnacit de cet imaginaire arme, il rsolut de se plonger
dans des parfums vritables, esprant que cette homopathie nasale le
gurirait ou du moins qu'elle retarderait la poursuite de l'importune
frangipane.
Il se rendit dans son cabinet de toilette. L, prs d'un ancien baptistre
qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en fer forg, emprisonnant ainsi que d'une margelle argente de lune, l'eau verte et comme
morte du miroir, des bouteilles de toute grandeur, de toute forme,
s'tageaient sur des rayons d'ivoire.
Il les plaa sur une table et les divisa en deux sries: celle des parfums
simples, c'est--dire des extraits ou des esprits, et celle des parfums composs, dsigns sous le terme gnrique de bouquets.
Il s'enfona dans un fauteuil et se recueillit.
Il tait, depuis des annes, habile dans la science du flair; il pensait que
l'odorat pouvait prouver des jouissances gales celles de l'oue et de la
vue, chaque sens tant susceptible, par suite d'une disposition naturelle
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La parfumerie classique tait, en effet, peu diversifie, presque incolore, uniformment coule dans une matrice fondue par d'anciens chimistes; elle radotait, confine en ses vieux alambics, lorsque la priode
romantique tait close et l'avait, elle aussi, modifie, rendue plus jeune,
plus mallable et plus souple.
Son histoire suivait, pas pas, celle de notre langue. Le style parfum
Louis XIII, compos des lments chers cette poque, de la poudre
d'iris, du musc, de la civette, de l'eau de myrte; dj dsigne sous le
nom d'eau des anges, tait peine suffisant pour exprimer les grces cavalires, les teintes un peu crues du temps, que nous ont conserves certains des sonnets de Saint-Amand. Plus tard, avec la myrrhe, l'oliban, les
senteurs mystiques, puissantes et austres, l'allure pompeuse du grand
sicle, les artifices redondants de l'art oratoire, le style large, soutenu,
nombreux, de Bossuet et des matres de la chaire, furent presque possibles; plus tard encore, les grces fatigues et savantes de la socit franaise sous Louis XV, trouvrent plus facilement leur interprte dans la
frangipane et la marchale qui donnrent en quelque sorte la synthse
mme de cette poque; puis, aprs l'ennui et l'incuriosit du premier Empire, qui abusa des eaux de Cologne et des prparations au romarin, la
parfumerie se jeta, derrire Victor Hugo et Gautier, vers les pays du soleil; elle cra des orientales, des selam fulgurants d'pices, dcouvrit des
intonations nouvelles, des antithses jusqu'alors inoses, tria et reprit
d'anciennes nuances qu'elle compliqua, qu'elle subtilisa, qu'elle assortit
elle rejeta rsolument enfin, cette volontaire dcrpitude laquelle
l'avaient rduite les Malesherbes, les Boileau, les Andrieux, les BaourLormian, les bas distillateurs de ses pomes.
Mais cette langue n'tait pas demeure, depuis la priode de 1830, stationnaire. Elle avait encore volu, et, se modelant sur la marche du
sicle, elle s'tait avance paralllement avec les autres arts, s'tait, elle
aussi, plie aux voeux des amateurs et des artistes, se lanant sur le Chinois et le Japonais, imaginant des albums odorants, imitant les bouquets
de fleurs de Takoka, obtenant par des alliances de lavande et de girofle,
l'odeur du Rondletia; par un mariage de patchouli et de camphre,
l'arme singulier de l'encre de Chine; par des composs de citron, de girofle et de nroli, l'manation de l'Hovnia du Japon.
Des Esseintes tudiait, analysait l'me de ces fluides, faisait l'exgse
de ces textes; il se complaisait jouer pour sa satisfaction personnelle, le
rle d'un psychologue, dmonter et remonter les rouages d'une
oeuvre, dvisser les pices formant la structure d'une exhalaison
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compose, et, dans cet exercice, son odorat tait parvenu la sret
d'une touche presque impeccable.
De mme qu'un marchand de vins reconnat le cru dont il hume une
goutte; qu'un vendeur de houblon, ds qu'il flaire un sac, dtermine aussitt sa valeur exacte; qu'un ngociant chinois peut immdiatement rvler l'origine des ths qu'il sent, dire dans quelles fermes des monts Bohes, dans quels couvents bouddhiques, il a t cultiv, l'poque o ses
feuilles ont t cueillies, prciser le degr de torrfaction, l'influence qu'il
a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l'Aglaia, de l'Olea fragrans, de tous ces parfums qui servent modifier sa nature, y ajouter
un rehaut inattendu, introduire dans son fumet un peu sec un relent de
fleurs lointaines et fraches; de mme aussi des Esseintes pouvait en respirant un soupon d'odeur, vous raconter aussitt les doses de son mlange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer le nom de
l'artiste qui l'avait crit et lui avait imprim la marque personnelle de son
style.
Il va de soi qu'il possdait la collection de tous les produits employs
par les parfumeurs; il avait mme du vritable baume de La Mecque, ce
baume si rare qui ne se rcolte que dans certaines parties de l'Arabie Ptre et dont le monopole appartient au Grand Seigneur.
Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table, il songeait crer un nouveau bouquet et il tait pris de ce moment
d'hsitation bien connu des crivains, qui, aprs des mois de repos,
s'apprtent recommencer une nouvelle oeuvre.
Ainsi que Balzac que hantait l'imprieux besoin de noircir beaucoup
de papier pour se mettre en train, des Esseintes reconnut la ncessit de
se refaire auparavant la main par quelques travaux sans importance;
voulant fabriquer de hliotrope, il soupesa des flacons d'amande et de
vanille, puis il changea d'ide et se rsolut aborder le pois de senteur.
Les expressions, les procds lui chappaient; il ttonna; en somme,
dans la fragrance de cette fleur, l'oranger domine: il tenta de plusieurs
combinaisons et il finit par atteindre le ton juste, en joignant l'oranger
de la tubreuse et de la rose qu'il lia par une goutte de vanille.
Les incertitudes se dissiprent; une petite fivre l'agita, il fut prt au
travail, il composa encore du th en mlangeant de la cassie et de l'iris,
puis, sr de lui il se dtermina marcher de l'avant, plaquer une
phrase fulminante dont le hautain fracas effondrerait le chuchotement de
cette astucieuse frangipane qui se faufilait encore dans sa pice.
Il mania l'ambre, le musc-tonkin, aux clats terribles, le patchouli, le
plus cre des parfums vgtaux et dont la fleur, l'tat brut, dgage un
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atmosphre qui l'enveloppait; il se promena, de long en large, pour raffermir ses jambes, alla et vint, regardant le plafond o des crabes et des
algues poudres de sel, s'enlevaient en relief sur un fond grenu aussi
blond que le sable d'une plage; un dcor pareil revtait les plinthes, bordant les cloisons tapisses de crpe Japonais vert d'eau, un peu chiffonn, simulant le friselis d'une rivire que le vent ride et, dans ce lger courant, nageait le ptale d'une rose autour duquel tournoyait une nue de
petits poissons dessins en deux traits d'encre.
Mais ses paupires demeuraient lourdes; il cessa d'arpenter le court espace compris entre le baptistre et la baignoire, et il s'appuya sur la
rampe de la fentre; son tourdissement cessa; il reboucha soigneusement les fioles, et il mit profit cette occasion pour remdier au dsordre
de ses maquillages. Il n'y avait point touch depuis son arrive Fontenay, et il s'tonna presque, maintenant, de revoir cette collection nagure
visite par tant de femmes. Les uns sur les autres, des flacon, et des pots
s'entassaient. Ici, une bote en porcelaine, de la famille verte, contenait le
schnouda, cette merveilleuse crme blanche qui, une fois tendue sur les
joues, passe, sous l'influence de l'air, au rose tendre, puis un incarnat si
rel qu'il procure l'illusion vraiment exacte d'une peau colore de sang;
l, des laques, incrustes de burgau, renfermaient de l'or Japonais et du
vert d'Athnes, couleur d'aile de cantharide, des ors et des verts qui se
transmuent en une pourpre profonde ds qu'on les mouille; prs de pots
pleins de pte d'aveline, de serkis du harem, d'mulsines au lys de kachemyr, de lotions d'eau de fraise et de sureau pour le teint, et prs de
petites bouteilles remplies de solutions d'encre de Chine et d'eau de rose
l'usage des yeux, des instruments en ivoire, en nacre, en acier, en argent, s'talaient parpills avec des brosses en luzerne pour les gencives:
des pinces, des ciseaux, des strigiles, des estompes, des crpons et des
houppes, des gratte-dos, des mouches et des limes.
Il manipulait tout cet attirail, autrefois achet sur les instances d'une
matresse qui se pmait sous l'influence de certains aromates et de certains baumes, une femme dtraque et nerveuse aimant faire macrer
la pointe de ses seins dans les senteurs, mais n'prouvant, en somme,
une dlicieuse et accablante extase, que lorsqu'on lui ratissait la tte avec
un peigne ou qu'elle pouvait humer, au milieu des caresses, l'odeur de la
suie, du pltre des maisons en construction, par les temps de pluie, ou de
la poussire mouchete par de grosses gouttes d'orage, pendant l't.
Il rumina ces souvenirs, et une aprs-midi coule, Pantin, par dsoeuvrement, par curiosit, en compagnie de cette femme, chez l'une de
ses soeurs, lui revint, remuant en lui un monde oubli de vieilles ides et
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d'anciens parfums; tandis que les deux femmes jacassaient et se montraient leurs robes, il s'tait approch de la fentre et, au travers des vitrines poudreuses, il avait vu la rue pleine de boue s'tendre et entendu
ses pavs bruire sous le coup rpt des galoches battant les mares.
Cette scne dj lointaine se prsenta subitement, avec une vivacit
singulire. Pantin tait l, devant lui, anim, vivant, dans cette eau verte
et comme morte de la glace marge de lune o ses yeux inconscients
plongeaient; une hallucination l'emporta loin de Fontenay; le miroir lui
rpercuta en mme temps que la rue les rflexions qu'elle avait autrefois
fait natre et, abm dans un songe, il se rpta cette ingnieuse, mlancolique et consolante antienne qu'il avait jadis note ds son retour dans
Paris:
- Oui, le temps des grandes pluies est venu; voil quelles gargouilles
dgobillent, en chantant sous les trottoirs, et que les fumiers marinent
dans des flaques qu'emplissent de leur caf au lait les bols creuss dans
le macadam; partout, pour l'humble passant, les rince-pieds
fonctionnent.
Sous le ciel bas, dans l'air mou, les murs des maisons ont des sueurs
noires et leurs soupiraux ftident; la dgotation de l'existence s'accentue
et le spleen crase; les semailles d'ordures que chacun a dans l'me
closent; des besoins de sales ribotes agitent les gens austres et, dans le
cerveau des gens considrs, des dsirs de forats vont natre.
Et pourtant, je me chauffe devant un grand feu et, d'une corbeille de
fleurs panouies sur la table se dgage une exhalaison de benjoin, de granium et de vtyver qui remplit la chambre. En plein mois de novembre, Pantin, rue de Paris, le printemps persiste et voici que je ris,
part moi, des familles craintives qui, afin d'viter les approches du froid,
fuient toute vapeur vers Antibes ou vers Cannes.
L'inclmente nature n'est pour rien dans cet extraordinaire phnomne; c'est l'industrie seule, il faut bien le dire, que Pantin est redevable de cette saison factice.
En effet, ces fleurs sont en taffetas, montes sur du fil d'archal, et la
senteur printanire filtre par les joints de la fentre, exhale des usines
du voisinage, des parfumeries de Pinaud et de Saint-James.
Pour les artisans uss par les durs labeurs des ateliers, pour les petits
employs trop souvent pres, l'illusion d'un peu de bon air est, grce
ces commerants, possible.
Puis de ce fabuleux subterfuge d'une campagne, une mdication intelligente peut sortir; les viveurs poitrinaires qu'on exporte dans le Midi,
meurent, achevs par la rupture de leurs habitudes, par la nostalgie des
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excs parisiens qui les ont vaincus. Ici, sous un faux climat, aid par des
bouches de poles, les souvenirs libertins renatront, trs doux, avec les
languissantes manations fminines vapores par les fabriques. Au
mortel ennui de la vie provinciale, le mdecin peut, par cette supercherie, substituer platoniquement, pour son malade, l'atmosphre des boudoirs de Paris, des filles. Le plus souvent, il suffira, pour consommer la
cure, que le sujet ait l'imagination un peu fertile.
Puisque, par le temps qui court, il n'existe plus de substance saine,
puisque le vin qu'on boit et que la libert qu'on proclame, sont frelats et
drisoires, puisqu'il faut enfin une singulire dose de bonne volont
pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et que les classes
domestiques sont dignes d'tre soulages ou plaintes, il ne me semble,
conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus fou, de demander mon
prochain une somme d'illusion peine quivalente celle qu'il dpense
dans des buts imbciles chaque jour, pour se figurer que la ville de Pantin est une Nice artificielle, une Menton factice.
Tout cela n'empche pas, fit-il, arrach ses rflexions, par une dfaillance de tout son corps, qu'il va falloir me dfier de ces dlicieux et
abominables exercices qui m'crasent. Il soupira: - Allons, encore des
plaisirs modrer, des prcautions prendre; et il se rfugia dans son cabinet de travail, pensant chapper plus facilement ainsi la hantise de
ces parfums.
Il ouvrit la croise toute large, heureux de prendre un bain d'air; mais,
soudain, il lui parut que la brise soufflait un vague montant d'essence de
bergamote avec laquelle se coalisait de l'esprit de jasmin, de cassie et de
l'eau de rose. Il haleta, se demandant s'il n'tait point dcidment sous le
joug d'une de ces possessions qu'on exorcisait au moyen ge. L'odeur
changea et se transforma, tout en persistant. Une indcise senteur de
teinture de tolu, de baume du Prou, de safran, souds par quelques
gouttes d'ambre et de musc, s'levait maintenant du village couch, au
bas de la cte, et, subitement, la mtamorphose s'opra, ces bribes
parses se relirent et, nouveau, la frangipane, dont son odorat avait
peru les lments et prpar l'analyse, fusa de la valle de Fontenay
jusqu'au fort, assaillant ses narines excdes, branlant encore ses nerfs
rompus, le jetant dans une telle prostration, qu'il s'affaissa vanoui,
presque mourant, sur la barre d'appui de la fentre.
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Chapitre
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de boue pointill par les aiguilles de l'eau qui piquaient de gouttes de vif
argent le liquide fangeux des flaques; dans la dsolation de la nature,
toutes les couleurs se fanrent, laissant seuls les toits luire sur les tons
teints des murs.
Quel temps! soupira le vieux domestique, en dposant sur une chaise
les vtements que rclamait son matre, un complet jadis command
Londres.
Pour toute rponse des Esseintes se frotta les mains, et s'installa devant
une bibliothque vitre o un jeu de chaussettes de soie tait dispos en
ventail; il hsitait sur la nuance, puis, rapidement, considrant la tristesse du jour, le camaeu morose de ses habits, songeant au but atteindre, il choisit une paire de soie feuille-morte, les enfila rapidement, se
chaussa de brodequins agrafes et bouts dcoups, revtit le complet,
gris-souris, quadrill de gris-lave et pointill de martre, se coiffa d'un petit melon, s'enveloppa d'un mac-farlane bleu-lin et, suivi du domestique
qui pliait sous le poids d'une malle, d'une valise soufflets, d'un sac de
nuit, d'un carton chapeau, d'une couverture de voyage renfermant des
parapluies et des cannes, il gagna la gare. L, il dclara au domestique
qu'il ne pouvait fixer la date de son retour, qu'il reviendrait dans un an,
dans un mois, dans une semaine, plus tt peut-tre, ordonna que rien ne
ft chang de place au logis, remit l'approximative somme ncessaire
l'entretien du mnage pendant son absence, et il monta en wagon, laissant le vieillard ahuri, bras ballants et bouche bante, derrire la barrire
o s'branlait le train.
Il tait seul dans son compartiment; une campagne indcise, sale, vue
telle qu'au travers d'un aquarium d'eau trouble, fuyait toute vole derrire le convoi que cinglait la pluie. Plong dans ses rflexions, des Esseintes ferma les yeux.
Une fois de plus, cette solitude si ardemment envie et enfin acquise,
avait abouti une dtresse affreuse; ce silence qui lui tait autrefois apparu comme une compensation des sottises coutes pendant des ans, lui
pesait maintenant d'un poids insoutenable. Un matin, il s'tait rveill,
agit ainsi qu'un prisonnier mis en cellule; ses lvres nerves remuaient
pour articuler des sons, des larmes lui montaient aux yeux, il touffait de
mme qu'un homme qui aurait sanglot pendant des heures.
Dvor du dsir de marcher, de regarder une figure humaine, de parler avec un autre tre, de se mler la vie commune, il en vint retenir
ses domestiques, appels sous un prtexte; mais la conversation tait impossible; outre que ces vieilles gens, ploys par des annes de silence et
des habitudes de garde-malades, taient presque muets, la distance
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laquelle les avait toujours tenus des Esseintes n'tait point faite pour les
engager desserrer les dents. D'ailleurs, ils possdaient des cerveaux
inertes et taient incapables de rpondre autrement que par des monosyllabes aux questions qu'on leur posait.
Il ne put donc se procurer aucune ressource, aucun soulagement prs
d'eux; mais un nouveau phnomne se produisit. La lecture de Dickens
qu'il avait nagure consomme pour s'apaiser les nerfs et qui n'avait produit que des effets contraires aux effets hyginiques qu'il esprait, commena lentement agir dans un sens inattendu, dterminant des visions
de l'existence anglaise qu'il ruminait pendant des heures; peu peu,
dans ces contemplations fictives, s'insinurent des ides de ralit prcise, de voyage accompli, de rves vrifis sur lesquels se greffa l'envie
d'prouver des impressions neuves et d'chapper ainsi aux puisantes
dbauches de l'esprit s'tourdissant moudre vide.
Cet abominable temps de brouillard et de pluie aidait encore ces
penses, en appuyant les souvenirs de ses lectures, en lui mettant la
constante image sous les yeux d'un pays de brume et de boue, en empchant ses dsirs de dvier de leur point de dpart, de s'carter de leur
source.
Il n'y tint plus, et brusquement il s'tait dcid, un jour. Sa hte fut
telle qu'il prit la fuite bien avant l'heure, voulant se drober au prsent,
se sentir bouscul dans un brouhaha de rue, dans un vacarme de foule et
de gare.
Je respire, se disait-il, au moment o le convoi ralentissait sa valse et
s'arrtait dans la rotonde du dbarcadre de Sceaux, en rythmant ses
dernires pirouettes, par le fracas saccad des plaques tournantes.
Une fois au boulevard d'Enfer, dans la rue, il hla un cocher, jouissant
tre ainsi emptr avec ses malles et ses couvertures. Moyennant la
promesse d'un copieux pourboire, il s'entendit avec l'homme au pantalon noisette et au gilet rouge: - l'heure, fit-il, et, rue de Rivoli, vous vous
arrterez devant le Galignani's Messenger; car il songeait acheter, avant
son dpart, un guide Baedeker ou Murray, de Londres.
La voiture s'branla lourdement, soulevant autour de ses roues des
cerceaux de crotte; on naviguait en plein marcage; sous le ciel gris qui
semblait s'appuyer sur le toit des maisons, les murailles ruisselaient du
haut en bas, les gouttires dbordaient, les pavs taient enduits d'une
boue de pain d'pice dans laquelle les passants glissaient; sur les trottoirs
que rflaient les omnibus, des gens tasss s'arrtaient, des femmes retrousses jusqu'aux genoux, courbes sous des parapluies, s'aplatissaient
pour viter des claboussures, contre les boutiques.
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La pluie entrait en diagonale par les portires; des Esseintes dut relever les glaces que l'eau raya de ses cannelures tandis que des gouttes de
fange rayonnaient comme un feu d'artifice de tous les cts du fiacre. Au
bruit monotone des sacs de pois secous sur sa tte par l'onde dgoulinant sur les malles et sur le couvercle de la voiture, des Esseintes rvait
son voyage; c'tait dj un acompte de l'Angleterre qu'il prenait Paris
par cet affreux temps; un Londres pluvieux, colossal, immense, puant la
fonte chauffe et la suie, fumant sans relche dans la brume se droulait
maintenant devant ses yeux; puis des enfilades de docks s'tendaient
perte de vue, pleins de grues, de cabestans, de ballots, grouillant
d'hommes perchs sur des mts, califourchon sur des vergues, alors
que, sur les quais, des myriades d'autres hommes taient penchs, le derrire en l'air, sur des barriques qu'ils poussaient dans des caves.
Tout cela s'agitait sur des rives, dans des entrepts gigantesques, baigns par l'eau teigneuse et sourde d'une imaginaire Tamise, dans une futaie de mts, dans une fort de poutres crevant les nues blafardes du firmament, pendant que des trains filaient, toute vapeur, dans le ciel, que
d'autres roulaient dans les gouts, ructant des cris affreux, vomissant
des flots de fume par des bouches de puits, que par tous les boulevards,
par toutes les rues, o clataient, dans un ternel crpuscule, les monstrueuses et voyantes infamies de la rclame, des flots de voitures coulaient, entre des colonnes de gens, silencieux, affairs, les yeux en avant,
les coudes au corps.
Des Esseintes frissonnait dlicieusement se sentir confondu dans ce
terrible monde de ngociants, dans cet isolant brouillard, dans cette incessante activit, dans cet impitoyable engrenage broyant des millions de
dshrits que des philanthropes excitaient, en guise de consolation, rciter des versets et chanter des psaumes.
Puis, la vision s'teignit brusquement avec un cahot du fiacre qui le fit
rebondir sur la banquette. Il regarda par les portires; la nuit tait venue;
les becs de gaz clignotaient, au milieu d'un halo jauntre, en pleine
brume; des rubans de feux nageaient dans des mares et semblaient tourner autour des roues des voitures qui sautaient dans de la flamme liquide et sale; il tenta de se reconnatre, aperut le Carrousel et, subitement, sans motif, peut-tre par le simple contre-coup de la chute qu'il faisait du haut d'espaces feints, sa pense rtrograda jusqu'au souvenir
d'un incident trivial: il se rappela que le domestique avait nglig de
mettre, tandis qu'il le regardait prparer ses malles, une brosse dents
parmi les ustensiles de son ncessaire de toilette; alors il passa en revue
la liste des objets empaquets; tous avaient t rangs dans sa valise,
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mais la contrarit d'avoir omis cette brosse persista jusqu' ce que le cocher, en s'arrtant, rompit la chane de ces rminiscences et de ces
regrets.
Il tait, dans la rue de Rivoli, devant le Galignani's Messenger. Spares par une porte aux verres dpolis couverts d'inscriptions et munis de
passe-partout encadrant des dcoupures de journaux et des bandes azures de tlgrammes, deux grandes vitrines regorgeaient d'albums et de
livres. Il s'approcha, attir par la vue de ces cartonnages en papier bleuperruquier et vert-chou gaufrs, sur toutes les coutures, de ramages
d'argent et d'or, de ces couvertures en toiles couleur carmlite, poireau,
caca d'oie, groseille, estampes au fer froid, sur les plats et le dos, de filets noirs. Tout cela avait une touche antiparisienne, une tournure mercantile, plus brutale et pourtant moins vile que celles des reliures de camelote, en France; et l, au milieu d'albums ouverts, reproduisant des
scnes humoristiques de du Maurier et de John Leech, ou lanant au travers de plaines en chromo les dlirantes cavalcades de Caldecott,
quelques romans franais apparaissaient, mlant ces verjus de teintes,
des vulgarits bnignes et satisfaites.
Il finit par s'arracher cette contemplation, poussa la porte, pntra
dans une vaste bibliothque, pleine de monde; des trangres assises dpliaient des cartes et baragouinaient, en des langues inconnues, des remarques. Un commis lui apporta toute une collection de guides. son
tour, il s'assit, retournant ces livres dont les flexibles cartonnages pliaient
entre ses doigts. Il les parcourut, s'arrta sur une page du Baedeker, dcrivant les muses de Londres. Il s'intressait aux dtails laconiques et
prcis du guide; mais son attention dvia de l'ancienne peinture anglaise
sur la nouvelle qui le sollicitait davantage. Il se rappelait certains spcimens qu'il avait vus, dans les expositions internationales, et il songeait
qu'il les reverrait peut-tre Londres: des tableaux de Millais, la "Veille
de sainte Agns", d'un vert argent si lunaire, des tableaux de Watts, aux
couleurs tranges, bariols de gomme-gutte et d'indigo, des tableaux esquisss par un Gustave Moreau malade, brosss par un Michel-Ange
anmi et retouchs par un Raphal noy dans le bleu; entre autres
toiles, il se rappelait une "Dnonciation de Can", une "Ida" et des "Eves"
o, dans le singulier et mystrieux amalgame de ces trois matres, sourdait la personnalit tout la fois quintessencie et brute d'un Anglais
docte et rveur, tourment par des hantises de tons atroces.
Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mmoire. Le commis tonn
par ce client qui s'oubliait devant une table, lui demanda sur lequel de
ces guides il fixait son choix. Des Esseintes demeura baubi, puis il
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dans les campagnes; s'attendant cette bonhomie patriarcale, cette joviale dbauche clbre par les vieux matres.
Certes, Haarlem et Amsterdam l'avaient sduit; le peuple, non dcrass, vu, dans les vraies campagnes, ressemblait bien celui peint par Van
Ostade, avec ses enfants non quarris et taills la serpe et ses commres
grasses lard, bosseles de gros tetons et de gros ventres; mais de joies
effrnes, d'ivrogneries familiales, point; en rsum, il devait le reconnatre, l'cole hollandaise du Louvre l'avait gar; elle avait simplement
servi de tremplin ses rves; il s'tait lanc, avait bondi sur une fausse
piste et err dans des visions ingalables, ne dcouvrant nullement sur la
terre ce pays magique et rel qu'il esprait, ne voyant point, sur des gazons sems de futailles, des danses de paysans et de paysannes pleurant
de joie, trpignant de bonheur, s'allgeant force de rire, dans leurs
jupes et dans leurs chausses.
Non, dcidment, rien de tout cela n'tait visible; la Hollande tait un
pays tel que les autres et, qui plus est, un pays nullement primitif, nullement bonhomme, car la religion protestante y svissait, avec ses rigides
hypocrisies et ses solennelles raideurs.
Ce dsenchantement lui revenait; il consulta de nouveau sa montre:
dix minutes le sparaient encore de l'heure du train. Il est grand temps
de demander l'addition et de partir, se dit-il. Il se sentait une lourdeur
d'estomac et une pesanteur, par tout le corps, extrmes. Voyons, fit-il,
pour se verser du courage, buvons le coup de l'trier; et il remplit un
verre de brandy, tout en rclamant sa note. Un individu, en habit noir,
une serviette sur le bras, une espce de majordome au crne pointu et
chauve, la barbe grisonnante et dure, sans moustaches, s'avana, un
crayon derrire l'oreille, se posta, une jambe en avant, comme un chanteur, tira de sa poche un calepin, et, sans regarder son papier, les yeux
fixs sur le plafond, prs d'un lustre, inscrivit et compta la dpense.
Voil, dit-il, en arrachant la feuille de son calepin, et il la remit des Esseintes qui le considrait curieusement, ainsi qu'un animal rare. Quel
surprenant John Bull, pensait-il, en contemplant ce flegmatique personnage qui sa bouche rase donnait aussi la vague apparence d'un timonier de la marine amricaine.
ce moment, la lierre de la taverne s'ouvrit; des gens entrrent apportant avec eux une odeur de chien mouill laquelle se mla une fume
de houille, rabattue par le vent dans la cuisine dont la porte sans loquet
claqua; des Esseintes tait incapable de remuer les jambes; un doux et
tide anantissement se glissait par tous ses membres, l'empchait mme
d'tendre la main pour allumer un cigare. Il se disait: Allons, voyons,
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Chapitre
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Durant les jours qui suivirent son retour, des Esseintes considra ses
livres, et la pense qu'il aurait pu se sparer d'eux pendant longtemps,
il gota une satisfaction aussi effective que celle dont il et joui s'il les
avait retrouvs, aprs une srieuse absence. Sous l'impulsion de ce sentiment, ces objets lui semblrent nouveaux, car il perut en eux des beauts oublies depuis l'poque o il les avait acquis.
Tout, volumes, bibelots, meubles, prit ses yeux un charme particulier, son lit lui parut plus moelleux, en comparaison de la couchette qu'il
aurait occupe Londres; le discret et silencieux service de ses domestiques l'enchanta, fatigu qu'il tait, par la pense, de la loquacit
bruyante des garons d'htel; l'organisation mthodique de sa vie lui fit
l'effet d'tre plus enviable, depuis que le hasard des prgrinations devenait possible.
Il se retrempa dans ce bain de l'habitude auquel d'artificiels regrets insinuaient une qualit plus roborative et plus tonique.
Mais ses volumes le proccuprent principalement. Il les examina, les
rangea nouveau sur les rayons, vrifiant si, depuis son arrive Fontenay, les chaleurs et les pluies n'avaient point endommag leurs reliures
et piqu leurs papiers rares.
Il commena par remuer toute sa bibliothque latine, puis il disposa
dans un nouvel ordre les ouvrages spciaux d'Archlas, d'Albert le
Grand, de Lulle, d'Arnaud de Villanova traitant de kabbale et de sciences
occultes; enfin il compulsa, un un, ses livres modernes, et joyeusement
il constata que tous taient demeurs, au sec, intacts.
Cette collection lui avait cot de considrables sommes; il n'admettait
pas, en effet, que les auteurs qu'il choyait fussent, dans sa bibliothque,
de mme que dans celles des autres, gravs sur du papier de coton, avec
les souliers clous d'un Auvergnat.
Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui seul, certains volumes que
des ouvriers spcialement embauchs, tiraient aux presses bras; tantt
il recourait Perrin de Lyon dont les sveltes et purs caractres convenaient aux rimpressions archaques des vieux bouquins; tantt il faisait
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Son admiration pour cet crivain tait sans borne. Selon lui, en littrature, on s'tait jusqu'alors born explorer les superficies de l'me ou
pntrer dans ses souterrains accessibles et clairs, relevant, et l, les
gisements des pchs capitaux, tudiant leurs, filons, leur croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple, les stratifications de l'me possde
par la monomanie d'une passion, par l'ambition, par l'avarice, par la btise paternelle, par l'amour snile.
C'tait, au demeurant, l'excellente sant des vertus et des vices, le tranquille agissement des cervelles communment conformes, la ralit pratique des ides courantes, sans idal de maladive dpravation, sans audel; en somme, les dcouvertes des analystes s'arrtaient aux spculations mauvaises ou bonnes, classifies par l'glise; c'tait la simple investigation, l'ordinaire surveillance d'un botaniste qui suit de prs le dveloppement prvu, de floraisons normales plantes dans de la naturelle
terre.
Baudelaire tait all plus loin; il tait descendu jusqu'au fond de
l'inpuisable mine, s'tait engag travers des galeries abandonnes ou
inconnues, avait abouti ces districts de l'me o se ramifient les vgtations monstrueuses de la pense.
L, prs de ces confins o sjournent les aberrations et les maladies, le
ttanos mystique, la fivre chaude de la luxure, les typhodes et les vomitos du crime, il avait trouv, couvant sous la morne cloche de l'Ennui,
l'effrayant retour d'ge des sentiments et des ides.
Il avait rvl la psychologie morbide de l'esprit qui a atteint l'octobre
de ses sensations; racont les symptmes des mes requises par la douleur, privilgies par le spleen; montr la carie grandissante des impressions, alors que les enthousiasmes, les croyances de la jeunesse sont taris,
alors qu'il ne reste plus que l'aride souvenir des misres supportes, des
intolrances subies, des froissements encourus, par des intelligences
qu'opprime un sort absurde.
Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable automne, regardant la
crature humaine, docile s'aigrir, habile se frauder, obligeant ses penses tricher entre elles, pour mieux souffrir, gtant d'avance, grce
l'analyse et l'observation, toute joie possible.
Puis, dans cette sensibilit irrite de l'me, dans cette frocit de la rflexion qui repousse la gnante ardeur des dvouements, les bienveillants outrages de la charit, il voyait, peu peu, surgir l'horreur de
ces passions ges, de ces amours mres, o l'un se livre encore quand
l'autre se tient dj en garde, o la lassitude rclame aux couples des caresses filiales dont l'apparente juvnilit parat neuve, des candeurs
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maternelles dont la douceur repose et concde, pour ainsi dire, les intressants remords d'un vague inceste.
En de magnifiques pages il avait expos ces amours hybrides, exaspres par l'impuissance o elles sont de se combler, ces dangereux mensonges des stupfiants et des toxiques appels l'aide pour endormir la
souffrance et mater l'ennui. une poque o la littrature attribuait
presque exclusivement la douleur de vivre aux malchances d'un amour
mconnu ou aux jalousies de l'adultre, il avait nglig ces maladies infantiles et sond ces plaies plus incurables, plus vivaces, plus profondes,
qui sont creuses par la satit, la dsillusion, le mpris, dans les mes en
ruine que le prsent torture, que le pass rpugne, que l'avenir effraye et
dsespre.
Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible charme cet crivain qui, dans un temps o le vers ne servait plus
qu' peindre l'aspect extrieur des tres et des choses, tait parvenu exprimer l'inexprimable, grce une langue musculeuse et charnue, qui,
plus que toute autre, possdait cette merveilleuse puissance de fixer avec
une trange sant d'expressions, les tats morbides les plus fuyants, les
plus trembls, des esprits puiss et des mes tristes.
Aprs Baudelaire le nombre tait assez restreint, des livres franais
rangs sur ses rayons. Il tait assurment insensible aux oeuvres sur lesquelles il est d'un got adroit de se pmer. Le grand rire de Rabelais et le
solide comique de Molire ne russissaient pas le drider, et son antipathie envers ces farces allait mme assez loin pour qu'il ne craignt pas
de les assimiler, au point de vue de l'art, ces parades des bobches qui
aident la joie des foires.
En fait de posies anciennes, il ne lisait gure que Villon, dont les mlancoliques ballades le touchaient et, et l, quelques morceaux de
d'Aubign qui lui fouettaient le sang avec les incroyables virulences de
leurs apostrophes et de leurs anathmes.
En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et de Rousseau, voire mme
de Diderot, dont les "Salons" tant vants lui paraissaient singulirement
remplis de fadaises morales et d'aspirations jobardes; en haine de tous
ces fatras, il se confinait presque exclusivement dans la lecture de
l'loquence chrtienne, dans la lecture de Bourdaloue et de Bossuet dont
les priodes sonores et pares lui imposaient; mais, de prfrence encore,
il savourait ces moelles condenses en de svres et fortes phrases, telles
que les faonnrent Nicole, dans ses penses, et surtout Pascal dont
l'austre pessimisme, dont la douloureuse attrition lui allaient au coeur.
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cet habile et doux moine dont les adresses et dont les efforts s'taient
puiss dans l'impossible tche de concilier les doctrines librales d'une
socit avec les dogmes autoritaires de l'glise, il y avait en lui un temprament de fervente dilection, de diplomatique tendresse. Alors, dans les
lettres qu'il crivait des jeunes gens, passaient des caresses de pre exhortant ses fils, de souriantes rprimandes, de bienveillants conseils,
d'indulgents pardons. D'aucunes taient charmantes, o il avouait toute
sa gourmandise d'affection, et d'autres taient presque imposantes
lorsqu'il soutenait le courage et dissipait les doutes, par les inbranlables
certitudes de sa Foi. En somme, ce sentiment de paternit qui prenait
sous sa plume quelque chose de dlicat et de fminin imprimait sa
prose un accent unique parmi toute la littrature clricale.
Aprs lui, bien rares se faisaient les ecclsiastiques et les moines qui
eussent une individualit quelconque. Tout au plus, quelques pages de
son lve l'abb Peyreyve, pouvaient-elles supporter une lecture. Il avait
laiss de touchantes biographies de son matre, crit quelques aimables
lettres, compos des articles, dans la langue sonore des discours, prononc des pangyriques o le ton dclamatoire dominait trop. Certes, l'abb
Peyreyve n'avait ni les motions, ni les flammes de Lacordaire. Il tait
trop prtre et trop peu homme; et l pourtant dans sa rhtorique de
sermon clataient des rapprochements curieux, des phrases larges et solides, des lvations presque augustes.
Mais, il fallait arriver aux crivains qui n'avaient point subi
l'ordination, aux crivains sculiers, attachs aux intrts du catholicisme
et dvous sa cause, pour retrouver des prosateurs qui valussent qu'on
s'arrtt.
Le style piscopal, si banalement mani par les prlats, s'tait retremp
et avait, en quelque sorte, reconquis une mle vigueur avec le comte de
Falloux. Sous son apparence modre, cet acadmicien exsudait du fiel;
ses discours prononcs, en 1848, au Parlement, taient diffus et ternes,
mais ses articles insrs dans le Correspondant et runis depuis en livres,
taient mordants et pres, sous la politesse exagre de leur forme. Conus comme des harangues, ils contenaient une certaine verve amre et
surprenaient par l'intolrance de leur conviction.
Polmiste dangereux cause de ses embuscades, logicien retors, marchant de ct, frappant l'improviste, le comte de Falloux avait aussi
crit de pntrantes pages sur la mort de madame Swetchine, dont il
avait recueilli les opuscules et qu'il rvrait l'gal d'une sainte.
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romans inspiraient la piti; sa langue la poivrade s'ventait ne pas cogner; l'arpin catholique se changeait, au repos, en un cacochyme qui
toussait de banales litanies et balbutiait d'enfantins cantiques.
Plus guind, plus contraint, plus grave, tait l'apologiste chri de
l'glise, l'inquisiteur de la langue chrtienne, Ozanam. Encore qu'il ft
difficile surprendre, des Esseintes ne laissait pas que d'tre tonn par
l'aplomb de cet crivain qui parlait des desseins impntrables de Dieu,
alors qu'il et fallu administrer les preuves des invraisemblables assertions qu'il avanait; avec le plus beau sang-froid, celui-l dformait les
vnements, contredisait, plus impudemment encore que les pangyristes des autres partis, les actes reconnus de l'histoire, certifiait que
l'glise n'avait jamais cach l'estime qu'elle faisait de la science, qualifiait
les hrsies de miasmes impurs, traitait le bouddhisme et les autres religions avec un tel mpris qu'il s'excusait de souiller la prose catholique
par l'attaque mme de leurs doctrines.
Par instants, la passion religieuse insufflait une certaine ardeur sa
langue oratoire sous les glaces de laquelle bouillonnait un courant de
violence sourde; dans ses nombreux crits sur le Dante, sur saint Franois, sur l'auteur du "Stabat", sur les potes franciscains, sur le socialisme, sur le droit commercial, sur tout, cet homme plaidait la dfense du
Vatican qu'il estimait indfectible, apprciait indiffremment toutes les
causes suivant qu'elles se rapprochaient ou s'cartaient plus ou moins de
la sienne.
Cette manire d'envisager les questions un seul point de vue tait
celle aussi de ce pitre crivassier que d'aucuns lui opposaient comme un
rival, Nettement. Celui-l tait moins sangl et il affectait des prtentions
moins altires et plus mondaines; diverses reprises, il tait sorti du
clotre littraire o s'emprisonnait Ozanam, et il avait parcouru les
oeuvres profanes, pour les juger. Il tait entr l-dedans ttons, ainsi
qu'un enfant dans une cave, ne voyant autour de lui que des tnbres, ne
percevant au milieu de ce noir que la lueur du cierge qui l'clairait en
avant, quelques pas.
Dans cette ignorance des lieux, dans cette ombre, il avait achopp
tout bout de champ, parlant de Mrger qui avait "le souci du style cisel
et soigneusement fini", d'Hugo qui recherchait l'infect et l'immonde et
auquel il osait comparer M. de Laprade, de Delacroix qui ddaignait la
rgle, de Paul Delaroche et du pote Reboul qu'il exaltait, parce qu'ils lui
semblaient possder la foi.
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Tortill et prcieux, doctoral et complexe, Hello, par les pntrantes arguties de son analyse, rappelait des Esseintes les tudes fouilles et
pointues de quelques-uns des psychologues incrdules du prcdent et
du prsent sicle. Il y avait en lui une sorte de Duranty catholique, mais
plus dogmatique et plus aigu, un manieur expriment de loupe, un ingnieur savant de l'me, un habile horloger de la cervelle, se plaisant
examiner le mcanisme d'une passion et l'expliquer par le menu des
rouages.
Dans cet esprit bizarrement conform, il existait des relations de penses, des rapprochements et des oppositions imprvus; puis, tout un curieux procd qui faisait de l'tymologie des mots, un tremplin aux ides
dont l'association devenait parfois tnue, mais demeurait presque
constamment ingnieuse et vive.
Il avait ainsi, et malgr le mauvais quilibre de ses constructions, dmont avec une singulire perspicacit, "l'Avare", "l'homme mdiocre",
analys "le Got du monde", "la passion du malheur", rvl les intressantes comparaisons qui peuvent s'tablir entre les oprations de la photographie et celles du souvenir.
Mais cette adresse manier cet outil perfectionn de l'analyse qu'il
avait drob aux ennemis de l'glise, ne reprsentait que l'un des cts
du temprament de cet homme.
Un autre tre existait encore, en lui: cet esprit se ddoublait, et, aprs
l'endroit apparaissait l'envers de l'crivain, un fanatique religieux et un
prophte biblique.
De mme que Hugo dont il rappelait et l les luxations et d'ides et
de phrases, Ernest Hello s'tait plu jouer les petits saint Jean Pathmos;
il pontifiait et vaticinait du haut d'un rocher fabriqu dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice, haranguant le lecteur avec une langue apocalyptique que salait, par places, l'amertume d'un Isae.
Il affectait alors des prtentions dmesures la profondeur; quelques
complaisants criaient au gnie, feignaient de le considrer comme le
grand homme, comme le puits de science du sicle, un puits peut-tre,
mais au fond duquel l'on ne voyait bien souvent goutte.
Dans son volume, Paroles de Dieu, o il paraphrasait les critures et
s'efforait de compliquer leur sens peu prs clair; dans son autre livre,
l'Homme, dans sa brochure, le Jour du Seigneur, rdige dans un style
biblique, entrecoup et obscur, il apparaissait ainsi qu'un aptre vindicatif, orgueilleux, rong de bile, et il se rvlait galement tel qu'un diacre
atteint de l'pilepsie mystique, tel qu'un de Maistre qui aurait du talent,
tel qu'un sectaire hargneux et froce.
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Il est vrai que celui-l tait par trop compromettant et par trop peu docile; les autres courbaient, en somme, la tte sous les semonces, et rentraient dans le rang; lui, tait l'enfant terrible et non reconnu du parti; il
courait littrairement la fille, qu'il amenait toute dpoitraille dans le
sanctuaire. Il fallait mme cet immense mpris dont le catholicisme
couvre le talent, pour qu'une excommunication en bonne et due forme
n'et point mis hors la loi cet trange serviteur qui, sous prtexte
d'honorer ses matres, cassait les vitres de la chapelle, jonglait avec les
saints ciboires, excutait des danses de caractre autour du tabernacle.
Deux ouvrages de Barbey d'Aurevilly attisaient spcialement des Esseintes, Le Prtre mari et Les Diaboliques. D'autres, tels que
L'Ensorcele, Le Chevalier des Touches, Une vieille matresse, taient
certainement plus pondrs et plus complets, mais ils laissaient plus
froid des Esseintes qui ne s'intressait rellement qu'aux oeuvres mal
portantes, mines et irrites par la fivre.
Avec ces volumes presque sains, Barbey d'Aurevilly avait constamment louvoy entre ces deux fosss de la religion catholique qui arrivent
se joindre: le mysticisme et le sadisme.
Dans ces deux livres que feuilletait des Esseintes Barbey avait perdu
toute prudence, avait lch bride sa monture, tait parti, ventre terre,
sur les routes qu'il avait parcourues jusqu' leurs points les plus
extrmes.
Toute la mystrieuse horreur du moyen ge planait au-dessus de cet
invraisemblable livre Le Prtre mari; la magie se mlait la religion, le
grimoire la prire, et, plus impitoyable, plus sauvage que le Diable, le
Dieu du pch originel torturait sans relche l'innocente Calixte, sa rprouve, la dsignant par une croix rouge au front, comme jadis il fit
marquer par l'un de ses anges les maisons des infidles qu'il voulait tuer.
Conues par un moine jeun, pris de dlire, ces scnes se droulaient
dans le style capricant d'un agit; malheureusement parmi ces cratures
dtraques ainsi que des Copplia galvanises d'Hoffmann, d'aucunes,
telles que le Nel de Nhou, semblaient avoir t imagines dans ces moments d'affaissement qui succdent aux crises, et elles dtonnaient dans
cet ensemble de folie, ombre o elles apportaient l'involontaire comique
que dgage la vue d'un petit seigneur de zinc, qui joue du cor, en bottes
molles, sur le socle d'une pendule.
Aprs ces divagations mystiques, l'crivain avait eu une priode
d'accalmie; puis une terrible rechute s'tait produite.
Cette croyance que l'homme est un ne de Buridan, un tre tiraill
entre deux puissances d'gale force, qui demeurent, tour de rle,
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simples, chauffant des cornues, rsumant dans des alambics de souveraines panaces, d'incontestables magistres.
Il but une goutte de cette liqueur et il prouva, durant quelques minutes, un soulagement; mais bientt ce feu qu'une larme de vin avait allum dans ses entrailles, se raviva. Il jeta sa serviette, revint dans son cabinet, se promena de long en large; il lui semblait tre sous une cloche
pneumatique o le vide se faisait mesure, et une dfaillance d'une douceur atroce lui coulait du cerveau par tous les membres. Il se roidit et, n'y
tenant plus, pour la premire fois peut-tre depuis son arrive Fontenay, il se rfugia dans son jardin et s'abrita sous un arbre d'o tombait
une rondelle d'ombre. Assis sur le gazon, il regarda, d'un air hbt, les
carrs de lgumes que les domestiques avaient plants. Il les regardait et
ce ne fut qu'au bout d'une heure qu'il les aperut, car un brouillard verdtre flottait devant ses yeux et ne lui laissait voir, comme au fond de
l'eau, que des images indcises dont l'aspect et les tons changeaient.
la fin pourtant, il reprit son quilibre, il distingua nettement des oignons et des choux; plus loin, un champ de laitue et, au fond, tout le long
de la haie, une srie de lys blancs immobiles dans l'air lourd.
Un sourire lui plissa les lvres, car subitement il se rappelait l'trange
comparaison du vieux Nicandre qui assimilait, au point de vue de la
forme, le pistil des lys aux gnitoires d'un ne, et un passage d'Albert le
Grand lui revenait galement, celui o ce thaumaturge enseigne un bien
singulier moyen de connatre, en se servant d'une laitue, si une fille est
encore vierge.
Ces souvenirs l'gayrent un peu; il examina le jardin, s'intressant
aux plantes fltries par la chaleur, et aux terres ardentes qui fumaient
dans la pulvrulence embrase de l'air; puis, au-dessus de la haie sparant le jardin en contrebas de la route surleve montant au fort, il aperut des gamins qui se roulaient, en plein soleil, dans la lumire.
Il concentrait son attention sur eux quand un autre, plus petit, parut,
sordide voir; il avait des cheveux de varech remplis de sable, deux
bulles vertes au-dessous du nez, des lvres dgotantes, entoures de
crasse blanche par du fromage la pie cras sur du pain et sem de hachures de ciboule verte.
Des Esseintes huma l'air; un pica, une perversion s'empara de lui; cette
immonde tartine lui fit venir l'eau la bouche. Il lui sembla que son estomac, qui se refusait toute nourriture, digrerait cet affreux mets et que
son palais en jouirait comme d'un rgal.
Il se leva d'un bond, courut la cuisine, ordonna de chercher dans le
village, une miche, du fromage blanc, de la ciboule, prescrivit qu'on lui
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sans qu'ils s'en aperussent, et cependant cette vie qu'on leur conservait,
devenait, de jours en jours, plus rigoureuse et plus aride!
Sous prtexte de libert et de progrs, la Socit avait encore dcouvert
le moyen d'aggraver la misrable condition de l'homme, en l'arrachant
son chez lui, en l'affublant d'un costume ridicule, en lui distribuant des
armes particulires, en l'abrutissant sous un esclavage identique celui
dont on avait jadis affranchi, par compassion, les ngres, et tout cela
pour le mettre mme d'assassiner son prochain, sans risquer
l'chafaud, comme les ordinaires meurtriers qui oprent, seuls, sans uniformes, avec des armes moins bruyantes et moins rapides.
Quelle singulire poque, se disait des Esseintes, que celle qui, tout en
invoquant les intrts de l'humanit, cherche perfectionner les anesthsiques pour supprimer la souffrance physique et prpare, en mme
temps, de tels stimulants pour aggraver la douleur morale!
Ah! si jamais, au nom de la piti, l'inutile procration devait tre abolie, c'tait maintenant! Mais ici, encore, les lois dictes par des Portalis
ou des Homais apparaissaient, froces et tranges.
La Justice trouvait toutes naturelles les fraudes en matire de gnration; c'tait un fait, reconnu, admis il n'tait point de mnage, si riche
qu'il ft, qui ne confit ses enfants la lessive ou qui n'ust d'artifices
qu'on vendait librement et qu'il ne serait d'ailleurs venu l'esprit de personne, de rprouver. Et pourtant, si ces rserves ou si ces subterfuges demeuraient insuffisants, si la fraude ratait et, qu'afin de la rparer, l'on recourt des mesures plus efficaces, ah! alors, il n'y avait pas assez de
prisons, pas assez de maisons centrales, pas assez de bagnes, pour enfermer les gens que condamnaient, de bonne foi, du reste, d'autres individus qui, le soir mme, dans le lit conjugal, trichaient de leur mieux pour
ne pas enfanter des mmes!
La supercherie elle-mme n'tait donc pas un crime, mais la rparation
de cette supercherie en tait un.
En somme, pour la Socit, tait rput crime l'acte qui consistait tuer
un tre dou de vie; et cependant, en expulsant un foetus, on dtruisait
un animal, moins form, moins vivant, et, coup sr, moins intelligent et
plus laid qu'un chien ou qu'un chat qu'on peut se permettre impunment
d'trangler ds sa naissance!
Il est bon d'ajouter, pensait des Esseintes, que, pour plus d'quit, ce
n'est point l'homme maladroit, qui s'empresse gnralement de disparatre, mais bien la femme, victime de la maladresse, qui expie le forfait
d'avoir sauv de la vie un innocent!
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Comme elle, elle buvait sans soif, riait sans motif, raffolait des caresses
d'un blousier, s'insultait et se crpait le chignon, sans cause; malgr tout,
depuis le temps, la jeunesse parisienne ne s'tait pas encore aperue que
les bonnes des caboulots taient, au point de vue de la beaut plastique,
au point de vue des attitudes savantes et des atours ncessaires bien infrieures aux femmes enfermes dans des salons de luxe! Mon Dieu, se disait des Esseintes, qu'ils sont donc godiches ces gens qui papillonnent
autour des brasseries; car, en sus de leurs ridicules illusions, ils en
viennent mme oublier le pril des appts dgrads et suspects, ne
plus tenir compte de l'argent dpens dans un nombre de consommations tarif d'avance par la patronne, du temps perdu attendre une livraison diffre pour en augmenter le prix, des atermoiements rpts
pour dcider et activer le jeu des pourboires!
Ce sentimentalisme imbcile combin avec une frocit pratique, reprsentait la pense dominante du sicle; ces mmes gens qui auraient
borgn leur prochain, pour gagner dix sous, perdaient toute lucidit,
tout flair, devant ces louches cabaretires qui les harcelaient sans piti et
les ranonnaient sans trve. Des industries travaillaient, des familles se
grugeaient entre elles sous prtexte de commerce, afin de se laisser chiper de l'argent par leurs fils qui se laissaient, leur tour, escroquer par
ces femmes que dpouillaient, en dernier ressort, les amants de coeur.
Dans tout Paris, de l'est l'ouest, et du nord au sud, c'tait une chane
ininterrompue de carottes, un carambolage de vols organiss qui se rpercutait de proche en proche, et tout cela parce qu'au lieu de contenter
les gens tout de suite, on savait les faire patienter et les faire attendre.
Au fond, le rsum de la sagesse humaine consistait traner les
choses en longueur; dire non puis enfin oui; car l'on ne maniait vraiment les gnrations qu'en les lanternant!
- Ah! s'il en tait de mme de l'estomac, soupira des Esseintes, tordu
par une crampe qui ramenait vivement son esprit gar au loin,
Fontenay.
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Edgar Poe, mais il s'aventurait volontiers plus loin, sur cette route et appelait des flores byzantines de cervelle et des dliquescences compliques de langue; il souhaitait une indcision troublante sur laquelle il
pt rver, jusqu' ce qu'il la fit, sa volont, plus vague ou plus ferme selon l'tat momentan de son me. Il voulait, en somme, une oeuvre d'art
et pour ce qu'elle tait par elle-mme et pour ce qu'elle pouvait permettre
de lui prter, il voulait aller avec elle, grce elle, comme soutenu par un
adjuvant, comme port par un vhicule, dans une sphre o les sensations sublimes lui imprimeraient une commotion inattendue et dont il
chercherait longtemps et mme vainement analyser les causes.
Enfin, depuis son dpart de Paris, il s'loignait, de plus en plus, de la
ralit et surtout du monde contemporain qu'il tenait en une croissante
horreur; cette haine avait forcment agi sur ses gots littraires et artistiques, et il se dtournait le plus possible des tableaux et des livres dont
les sujets dlimits se relguaient dans la vie moderne.
Aussi, perdant la facult d'admirer indiffremment la beaut sous
quelque forme qu'elle se prsente, prfrait-il, chez Flaubert, La Tentation de saint Antoine L'ducation sentimentale; chez de Goncourt, La
Faustin Germinie Lacerteux; chez Zola, La Faute de l'abb Mouret
L'Assommoir.
Ce point de vue lui paraissait logique; ces oeuvres moins immdiates,
mais aussi vibrantes, aussi humaines, le faisaient pntrer plus loin dans
le trfonds du temprament de ces matres qui livraient avec un plus sincre abandon les lans les plus mystrieux de leur tre, et elles
l'enlevaient, lui aussi, plus haut que les autres, hors de cette vie triviale
dont il tait si las.
Puis il entrait, avec elles, en complte communion d'ides avec les crivains qui les avaient conues, parce qu'ils s'taient alors trouvs dans
une situation d'esprit analogue la sienne.
En effet, lorsque l'poque o un homme de talent est oblig de vivre,
est plate et bte, l'artiste est, son insu mme, hant par la nostalgie d'un
autre sicle.
Ne pouvant s'harmoniser qu' de rares intervalles avec le milieu o il
volue; ne dcouvrant plus dans l'examen de ce milieu et des cratures
qui le subissent, des jouissances d'observation et d'analyse suffisantes
le distraire, il sent sourdre et clore en lui de particuliers phnomnes.
De confus dsirs de migration se lvent qui se dbrouillent dans la rflexion et dans l'tude. Les instincts, les sensations, les penchants lgus
par l'hrdit se rveillent, se dterminent, s'imposent avec une imprieuse assurance. Il se rappelle des souvenirs d'tres et de choses qu'il n'a
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pas personnellement connus, et il vient un moment o il s'vade violemment du pnitencier de son sicle et rde, en toute libert, dans une autre
poque avec laquelle, par une dernire illusion, il lui semble qu'il et t
mieux en accord.
Chez les uns, c'est un retour aux ges consomms, aux civilisations
disparues, aux temps morts; chez les autres, c'est un lancement vers le
fantastique et vers le rve, c'est une vision plus ou moins intense d'un
temps clore dont l'image reproduit, sans qu'il le sache, par un effet
d'atavisme, celle des poques rvolues.
Chez Flaubert, c'taient des tableaux solennels et immenses, des
pompes grandioses dans le cadre barbare et splendide desquels gravitaient des cratures palpitantes et dlicates, mystrieuses et hautaines,
des femmes pourvues, dans la perfection de leur beaut, d'mes en souffrance, au fond desquelles il discernait d'affreux dtraquements, de folles
aspirations, dsoles qu'elles taient dj par la menaante mdiocrit
des plaisirs qui pouvaient natre.
Tout le temprament du grand artiste clatait en ces incomparables
pages de La Tentation de saint Antoine et de Salammb o, loin de notre
vie mesquine, il voquait les clats asiatiques des vieux ges, leurs jaculations et leurs abattements mystiques, leurs dmences oisives, leurs frocits commandes par ce lourd ennui qui dcoule, avant mme qu'on
les ait puises, de l'opulence et de la prire.
Chez de Goncourt, c'tait la nostalgie du sicle prcdent, un retour
vers les lgances d'une socit jamais perdue. Le gigantesque dcor
des mers battant les mles, des dserts se droulant perte de vue sous
de torrides firmaments, n'existait pas dans son oeuvre nostalgique qui se
confinait, prs d'un parc aulique, dans un boudoir attidi par les voluptueux effluves d'une femme au sourire fatigu, la moue perverse, aux
prunelles irrsignes et pensives. L'me dont il animait ses personnages,
n'tait plus cette me insuffle par Flaubert ses cratures, cette me rvolte d'avance par l'inexorable certitude qu'aucun bonheur nouveau
n'tait possible; c'tait une me rvolte aprs coup, par l'exprience, de
tous les inutiles efforts qu'elle avait tents pour inventer des liaisons spirituelles plus indites et pour remdier cette immmoriale jouissance
qui se rpercute, de sicles en sicles, dans l'assouvissement plus ou
moins ingnieux des couples.
Bien qu'elle vct parmi nous et qu'elle ft bien et de vie et de corps de
notre temps, la Faustin tait, par les influences ancestrales, une crature
du sicle pass, dont elle avait les pices d'me, la lassitude crbrale,
l'excdement sensuel.
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Ce livre d'Edmond de Goncourt tait l'un des volumes les plus caresss par des Esseintes; et, en effet, cette suggestion au rve qu'il rclamait,
dbordait de cette oeuvre o sous la ligne crite, perait une autre ligne
visible l'esprit seul, indique par un qualificatif qui ouvrait des chappes de passion, par une rticence qui laissait deviner des infinis d'me
qu'aucun idiome n'et pu combler; puis, ce n'tait plus la langue de Flaubert, cette langue d'une inimitable magnificence, c'tait un style perspicace et morbide, nerveux et retors, diligent noter l'impalpable impression qui frappe les sens et dtermine la sensation, un style expert moduler les nuances compliques d'une poque qui tait par elle-mme singulirement complexe. En somme, c'tait le verbe indispensable aux civilisations dcrpites qui, pour l'expression de leurs besoins, exigent,
quelque ge qu'elles se produisent, des acceptions, des tournures, des
fontes nouvelles et de phrases et de mots.
Rome, le paganisme mourant avait modifi sa prosodie, transmu sa
langue, avec Ausone, avec Claudien, avec Rutilius dont le style attentif et
scrupuleux, capiteux et sonnant, prsentait, surtout dans ses parties descriptives de reflets, d'ombres, de nuances, une ncessaire analogie avec le
style des de Goncourt.
Paris, un fait unique dans l'histoire littraire s'tait produit; cette socit agonisante du XVIIIe sicle, qui avait eu des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des architectes, pntrs de ses gots, imbus de ses
doctrines, n'avait pu faonner un rel crivain qui rendt ses lgances
moribondes, qui exprimt le suc de ses joies fbriles, si durement expies; il avait fallu attendre l'arrive de de Goncourt, dont le temprament tait fait de souvenirs, de regrets avivs encore par le douloureux
spectacle de la misre intellectuelle et des basses aspirations de son
temps, pour Que, non seulement dans ses livres d'histoire, mais encore
dans une oeuvre nostalgique comme La Faustin, il pt ressusciter l'me
mme de cette poque, incarner ses nerveuses dlicatesses dans cette actrice, si tourmente se presser le coeur et s'exacerber le cerveau, afin
de savourer jusqu' l'puisement, les douloureux rvulsifs de l'amour et
de l'art!
Chez Zola, la nostalgie des au-del tait diffrente. Il n'y avait en lui
aucun dsir de migration vers les rgimes disparus, vers les univers gars dans la nuit des temps; son temprament, puissant, solide, pris des
luxuriances de la vie, des forces sanguines, des sants morales, le dtournait des grces artificielles et des chloroses fardes du dernier sicle, ainsi que de la solennit hiratique, de la frocit brutale et des rves effmins et ambigus du vieil Orient. Le jour o, lui aussi, il avait t obsd
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par cette nostalgie, par ce besoin qui est en somme la posie mme, de
fuir loin de ce monde contemporain qu'il tudiait, il s'tait ru dans une
idale campagne, o la sve bouillait au plein soleil; il avait song de
fantastiques ruts de ciel, de longues pmoisons de terre, de fcondantes pluies de pollen tombant dans les organes haletants des fleurs: il
avait abouti un panthisme gigantesque, avait, son insu peut-tre,
cr, avec ce milieu dnique o il plaait son Adam et son Eve, un prodigieux pome hindou, clbrant en un style dont les larges teintes, plaques cru, avaient comme un bizarre clat de peinture indienne,
l'hymne de la chair, la matire, anime, vivante, rvlant par sa fureur de
gnration, la crature humaine, le fruit dfendu de l'amour, ses suffocations, ses caresses instinctives, ses naturelles poses.
Avec Baudelaire, ces trois matres taient, dans la littrature franaise,
moderne et profane, ceux qui avaient le mieux intern et le mieux ptri
l'esprit de des Esseintes, mais force de les relire, de s'tre satur de
leurs oeuvres, de les savoir, par coeur, tout entires, il avait d, afin de
les pouvoir absorber encore, s'efforcer de les oublier et les laisser pendant quelque temps sur ses rayons, au repos.
Aussi les ouvrait-il peine, maintenant que le domestique les lui tendait. Il se bornait indiquer la place qu'elles devaient occuper, veillant
ce qu'elles fussent classes, en bon ordre, et l'aise.
Le domestique lui apporta une nouvelle srie de livres; ceux-l
l'opprimrent davantage; c'taient des livres vers lesquels son inclination
s'tait peu peu porte, des livres qui le dlassaient de la perfection des
crivains de plus vaste encolure, par leurs dfauts mmes; ici, encore,
avoir voulu raffiner, des Esseintes tait arriv chercher parmi de
troubles pages des phrases dgageant une sorte d'lectricit qui le faisait
tressaillir alors qu'elles dchargeaient leur fluide dans un milieu qui paraissait tout d'abord rfractaire.
L'imperfection mme lui plaisait, pourvu qu'elle ne ft, ni parasite, ni
servile, et peut-tre y avait-il une dose de vrit dans sa thorie que
l'crivain subalterne de la dcadence, que l'crivain encore personnel
mais incomplet, alambique un baume plus irritant, plus apritif, plus
acide, que l'artiste de la mme poque qui est vraiment grand, vraiment
parfait. son avis, c'tait parmi leurs turbulentes bauches que l'on apercevait les exaltations de la sensibilit les plus suraigus, les caprices de la
psychologie les plus morbides, les dpravations les plus outres de la
langue somme dans ses derniers refus de contenir, d'enrober les sels effervescents des sensations et des ides.
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demeurait plus tonn que ravi, par ses descriptions en quelque sorte indiffrentes. L'impression des objets s'tait fixe sur son oeil si perceptif,
mais elle s'y tait localise, n'avait pas pntr plus avant dans sa cervelle et dans sa chair; de mme qu'un prodigieux rflecteur, il s'tait
constamment born rverbrer, avec une impersonnelle nettet, des
alentours.
Certes, des Esseintes aimait encore les oeuvres de ces deux potes, ainsi qu'il aimait les pierres rares, les matires prcieuses et mortes, mais aucune des variations de ces parfaits instrumentistes ne pouvait plus
l'extasier, car aucune n'tait ductile au rve, aucune n'ouvrait, pour lui
du moins, l'une de ces vivantes chappes qui lui permettaient
d'acclrer le vol lent des heures.
Il sortait de leurs livres jeun, et il en tait de mme de ceux d'Hugo;
le ct Orient et patriarche tait trop convenu, trop vide, pour le retenir;
et le ct tout la fois bonne d'enfant et grand-pre, l'exasprait; il lui fallait arriver aux Chansons des rues et des bois pour hennir devant
l'impeccable jonglerie de sa mtrique, mais combien, en fin de compte, il
et chang tous ces tours de force pour une nouvelle oeuvre de Baudelaire qui ft l'gale de l'ancienne, car dcidment celui-l tait peu prs
le seul dont les vers continssent, sous leur splendide corce, une balsamique et nutritive moelle!
En sautant d'un extrme l'autre, de la forme prive d'ides, aux ides
prives de forme, des Esseintes demeurait non moins circonspect et non
moins froid. Les labyrinthes psychologiques de Stendhal, les dtours
analytiques de Duranty le sduisaient, mais leur langue administrative,
incolore, aride, leur prose en location, tout au plus bonne pour l'ignoble
industrie du thtre, le repoussait. Puis les intressants travaux de leurs
astucieux dmontages s'exeraient, pour tout dire, sur des cervelles agites par des passions qui ne l'mouvaient plus. Il se souciait peu des affections gnrales, des associations d'ides communes, maintenant que la
rtention de son esprit s'exagrait et qu'il n'admettait plus que les sensations superfines et que les tourmentes catholiques et sensuelles.
Afin de jouir d'une oeuvre qui joignt, suivant ses voeux, un style incisif, une analyse pntrante et fline, il lui fallait arriver au matre de
l'Induction, ce profond et trange Edgar Poe, pour lequel, depuis le
temps qu'il le relisait sa dilection n'avait pu dchoir.
Plus que tout autre, celui-l peut-tre rpondait par d'intimes affinits
aux postulations mditatives de des Esseintes.
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Cette clinique crbrale o, vivisectant dans une atmosphre touffante, ce chirurgien spirituel devenait, ds que son attention se lassait, la
proie de son imagination qui faisait poudroir comme de dlicieux
miasmes, des apparitions somnambulesques et angliques, tait pour des
Esseintes une source d'infatigables conjectures; mais maintenant que sa
nvrose s'tait exaspre, il y avait des jours o ces lectures le brisaient,
des jours o il restait, les mains tremblantes, l'oreille au guet, se sentant,
ainsi que le dsolant Usher, envahi par une transe irraisonne, par une
frayeur sourde.
Aussi devait-il se modrer, toucher peine ces redoutables lixirs, de
mme qu'il ne pouvait plus visiter impunment son rouge vestibule et
s'enivrer la vue des tnbres d'Odilon Redon et des supplices de Jan
Luyken.
Et cependant, lorsqu'il tait dans ces dispositions d'esprit, toute littrature lui semblait fade aprs ces terribles philtres imports de l'Amrique.
Alors, il s'adressait Villiers de l'Isle-Adam, dans l'oeuvre parse duquel
il notait des observations encore sditieuses, des vibrations encore spasmodiques, mais qui ne dardaient plus, l'exception de sa Claire Lenoir
du moins, une si bouleversante horreur.
Parue, en 1867, dans la Revue des lettres et des arts, cette Claire Lenoir
ouvrait une srie de nouvelles comprises sous le titre gnrique
d'"Histoires moroses". Sur un fond de spculations obscures empruntes
au vieil Hegel, s'agitaient des tres dmantibuls, un docteur Tribulat
Bonhomet, solennel et puril, une Claire Lenoir, farce et sinistre, avec les
lunettes bleues rondes, et grandes comme des pices de cent sous, qui
couvraient ses yeux peu prs morts.
Cette nouvelle roulait sur un simple adultre et concluait un indicible effroi, alors que Bonhomet, dployant les prunelles de Claire, son
lit de mort, et les pntrant avec de monstrueuses sondes, apercevait distinctement rflchi le tableau du mari qui brandissait, au bout du bras, la
tte coupe de l'amant, en hurlant, tel qu'un Canaque, un chant de
guerre.
Bas sur cette observation plus ou moins juste que les yeux de certains
animaux, des boeufs, par exemple, conservent jusqu' la dcomposition,
de mme que des plaques photographiques, l'image des tres et des
choses situs, au moment o ils expiraient, sous leur dernier regard, ce
conte drivait videmment de ceux d'Edgar Poe, dont il s'appropriait la
discussion pointilleuse et l'pouvante.
Il en tait de mme de l'"Intersigne" qui avait t plus tard runi aux
Contes cruels, un recueil d'un indiscutable talent, dans lequel se trouvait
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"Vra", une nouvelle, que des Esseintes considrait ainsi qu'un petit chefd'oeuvre.
Ici, l'hallucination tait empreinte d'une tendresse exquise; ce n'tait
plus les tnbreux mirages de l'auteur amricain, c'tait une vision tide
et fluide, presque cleste; c'tait, dans un genre identique, le contre-pied
des Batrice et des Ligeia, ces mornes et blancs fantmes engendrs par
l'inexorable cauchemar du noir opium!
Cette nouvelle mettait aussi en jeu les oprations de la volont, mais
elle ne traitait plus de ses affaiblissements et de ses dfaites, sous l'effet
de la peur; elle tudiait, au contraire, ses exaltations, sous l'impulsion
d'une conviction tourne l'ide fixe; elle dmontrait sa puissance qui
parvenait mme saturer l'atmosphre, imposer sa foi aux choses
ambiantes.
Un autre livre de Villiers, Isis, lui semblait curieux d'autres titres. Le
fatras philosophique de Claire Lenoir obstruait galement celui-l qui offrait un incroyable tohu-bohu d'observations verbeuses et troubles et de
souvenirs de vieux mlodrames, d'oubliettes, de poignards, d'chelles de
corde, de tous ces ponts-neuf romantiques que Villiers ne devait point
rajeunir dans son "Eln", dans sa "Morgane", des pices oublies, dites
chez un inconnu, le sieur Francisque Guyon, imprimeur Saint-Brieuc.
L'hrone de ce livre, une marquise Tullia Fabriana, qui tait cense
s'tre assimil la science chaldenne des femmes d'Edgar Poe et les sagacits diplomatiques de la Sanseverina-Taxis de Stendhal, s'tait, en sus,
compos l'nigmatique contenance d'une Bradamante mtine d'une Circ antique. Ces mlanges insolubles dveloppaient une vapeur fuligineuse au travers de laquelle des influences philosophiques et littraires
se bousculaient, sans avoir pu s'ordonner, dans le cerveau de l'auteur, au
moment o il crivait les prolgomnes de cette oeuvre qui ne devait pas
comprendre moins de sept volumes.
Mais, dans le temprament de Villiers, un autre coin, bien autrement
perant, bien autrement net, existait, un coin de plaisanterie noire et de
raillerie froce; ce n'taient plus alors les paradoxales mystifications
d'Edgar Poe, c'tait un bafouage d'un comique lugubre, tel qu'en ragea
Swift. Une srie de pices, Les Demoiselles de Bienfiltre, L'Affichage cleste, La Machine gloire, Le Plus beau dner du monde, dcelaient un
esprit de goguenardise singulirement inventif et cre. Toute l'ordure
des ides utilitaires contemporaines, toute l'ignominie mercantile du
sicle, taient glorifies en des pices dont la poignante ironie transportait des Esseintes.
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"O miroir! "Eau froide par l'ennui dans ton cadre gele "Que de fois, et
pendant les heures, dsole "Des songes et cherchant mes souvenirs qui
sont "Comme des feuilles sous ta glace au trou profond, "Je m'apparus en
toi comme une ombre lointaine! "Mais, horreur! des soirs, dans ta svre
fontaine, "J'ai de mon rve pars connu la nudit!"
Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce pote qui, dans
un sicle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait l'cart
des lettres, abrit de la sottise environnante par son ddain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des penses dj spcieuses, les greffant de finesses
byzantines, les perptuant en des dductions lgrement indiques que
reliait peine un imperceptible fil.
Ces ides nattes et prcieuses, il les nouait avec une langue adhsive,
solitaire et secrte, pleine de rtractions de phrases, de tournures elliptiques, d'audacieux tropes.
Percevant les analogies les plus lointaines, il dsignait souvent d'un
terme donnant la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la
couleur, la qualit, l'clat, l'objet ou l'tre auquel il et fallu accoler de
nombreuses et de diffrentes pithtes pour en dgager toutes les faces,
toutes les nuances, s'il avait t simplement indiqu par son nom technique. Il parvenait ainsi abolir l'nonc de la comparaison qui
s'tablissait, toute seule, dans l'esprit du lecteur, par l'analogie, ds qu'il
avait pntr le symbole, et il se dispensait d'parpiller l'attention sur
chacune des qualits qu'auraient pu prsenter, un un, les adjectifs placs la queue leu leu, la concentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour un tableau par exemple, un aspect unique et complet,
un ensemble.
Cela devenait une littrature condense, un coulis essentiel, un sublim d'art; cette tactique d'abord employe d'une faon restreinte, dans ses
premire oeuvres, Mallarm l'avait hardiment arbore dans une pice
sur Thophile Gautier et dans L'Aprs-midi du faune, une glogue, o
les subtilits des joies sensuelles se droulaient en des vers mystrieux et
clins que trouait tout coup ce cri fauve et dlirant du faune: "Alors
m'veillerai-je la ferveur premire, "Droit et seul sous un flot antique
de lumire, "Lys! et l'un de vous tous pour l'ingnuit.
Ce vers qui avec le monosyllabe lys! en rejet, voquait l'image de
quelque chose de rigide, d'lanc, de blanc, sur le sens duquel appuyait
encore le substantif ingnuit mis la rime, exprimait allgoriquement,
en un seul terme, la passion, l'effervescence, l'tat momentan du faune
vierge, affol de rut par la vue des nymphes.
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Dans cet extraordinaire pome, des surprises d'images nouvelles et invues surgissaient, tout bout de vers, alors que le pote dcrivait les
lans, les regrets du chvre-pied contemplant sur le bord du marcage
les touffes des roseaux-gardant encore, en un moule phmre, la forme
creuse des naades qui l'avaient empli.
Puis, des Esseintes prouvait aussi de captieuses dlices palper cette
minuscule plaquette, dont la couverture en feutre du Japon, aussi
blanche qu'un lait caill, tait ferme par deux cordons de soie, l'un rose
de Chine, et l'autre noir.
Dissimule derrire la couverture, la tresse noire rejoignait la tresse
rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme un soupon de
fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l'antique blancheur, sur la candide carnation du livre, et elle l'enlaait, nouant en une
lgre rosette, sa couleur sombre la couleur claire, insinuant un discret
avertissement de ce regret, une vague menace de cette tristesse qui succdent aux transports teints et aux surexcitations apaises des sens.
Des Esseintes reposa sur la table L'Aprs-midi du faune, et il feuilleta
une autre plaquette qu'il avait fait imprimer, son usage, une anthologie
du pome en prose, une petite chapelle, place sous l'invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses pomes.
Cette anthologie comprenait un selectae du Gaspard de la Nuit de ce
fantasque Aloysius Bertrand qui a transfr les procds du Lonard
dans la prose et peint, avec ses oxydes mtalliques, de petits tableaux
dont les vives couleurs chatoient, ainsi que celles des maux lucides. Des
Esseintes y avait joint Le Vox populi, de Villiers, une pice superbement
frappe dans un style d'or, l'effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert,
et quelques extraits de ce dlicat Livre de Jade dont l'exotique parfum de
ginseng et de th se mle l'odorante fracheur de l'eau qui babille sous
un clair de lune, tout le long du livre.
Mais, dans ce recueil, avaient t colligs certains pomes sauvs de
revues mortes: Le Dmon de l'analogie, La Pipe, Le Pauvre Fnfant ple,
Le Spectacle interrompu, Le Phnomne futur, et surtout Plaintes
d'automne et Frisson d'hiver, qui taient les chefs-d'oeuvre de Mallarm
et comptaient galement parmi les chefs-d'oeuvre du pome en prose,
car ils unissaient une langue si magnifiquement ordonne qu'elle berait,
par elle-mme, ainsi qu'une mlancolique incantation, qu'une enivrante
mlodie, des penses d'une suggestion irrsistible, des pulsations
d'me de sensitif dont les nerfs en moi vibrent avec une acuit qui vous
pntre jusqu'au ravissement, jusqu' la douleur.
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Cette forme maintenant considre comme une forme caduque et gothique de la liturgie chrtienne, comme une curiosit archologique,
comme une relique des anciens temps, c'tait le verbe de l'antique glise,
l'me du moyen ge; c'tait la prire ternelle chante, module suivant
les lans de l'me, l'hymne permanente lance depuis des sicles vers le
Trs-Haut.
Cette mlodie traditionnelle tait la seule qui, avec son puissant unisson, ses harmonies solennelles et massives, ainsi que des pierres de taille,
put s'accoupler avec les vieilles basiliques et emplir les votes romanes
dont elle semblait l'manation et la voix mme.
Combien de fois des Esseintes n'avait-il pas t saisi et courb par un
irrsistible souffle, alors que le "Christus factus est" du chant grgorien
s'levait dans la nef dont les piliers tremblaient parmi les mobiles nues
des encensoirs, ou que le faux-bourdon du "De profundis" gmissait, lugubre de mme qu'un sanglot contenu, poignant ainsi qu'un appel dsespr de l'humanit pleurant sa destine mortelle, implorant la misricorde attendrie de son Sauveur!
En comparaison de ce chant magnifique, cr par le gnie de l'glise,
impersonnel, anonyme comme l'orgue mme dont l'inventeur est inconnu, toute musique religieuse lui paraissait profane. Au fond, dans toutes
les oeuvres de Jomelli et de Porpora, de Carissimi et de Durante, dans les
conceptions les plus admirables de Haendel et de Bach, il n'y avait pas la
renonciation d'un succs public, le sacrifice d'un effet d'art, l'abdication
d'un orgueil humain s'coutant prier; tout au plus, avec les imposantes
messes de Lesueur clbres Saint-Roch, le style religieux s'affirmait-il,
grave et auguste, se rapprochant au point de vue de l'pre nudit, de
l'austre majest du vieux plain-chant.
Depuis lors, absolument rvolt par ces prtextes Stabat, imagins
par les Pergolse et les Rossini, par toute cette intrusion de l'art mondain
dans l'art liturgique, des Esseintes s'tait tenu l'cart de ces oeuvres
quivoques que tolre l'indulgente glise.
D'ailleurs, cette faiblesse consentie par dsir de recettes et sous une fallacieuse apparence d'attrait pour les fidles, avait aussitt abouti des
chants emprunts des opras italiens, d'abjectes cavatines,
d'indcents quadrilles, enlevs grand orchestre dans les glises ellesmmes converties en boudoirs, livres aux histrions des thtres qui bramaient dans les combles, alors qu'en bas les femmes combattaient
coups de toilettes et se pmaient aux cris des cabots dont les impures
voix souillaient les sons sacrs de l'orgue!
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Et toujours lorsqu'elles lui revenaient aux lvres, ces exquises et funbres plaintes voquaient pour lui un site de banlieue, un site avare,
muet, o, sans bruit, au loin, des files de gens, harasss par la vie, se perdaient, courbs en deux, dans le crpuscule, alors qu'abreuv
d'amertumes, gorg de dgot, il se sentait, dans la nature plore, seul,
tout seul, terrass par une indicible mlancolie, par une opinitre dtresse, dont la mystrieuse intensit excluait toute consolation, toute piti, tout repos. Pareil un glas de mort, ce chant dsespr le hantait,
maintenant qu'il tait couch, ananti par la fivre et agit par une anxit d'autant plus inapaisable qu'il n'en discernait plus la cause. Il finissait
par s'abandonner la drive, culbut par le torrent d'angoisses que versait cette musique tout d'un coup endigue, pour une minute, par le
chant des psaumes qui s'levait, sur un ton lent et bas, dans sa tte dont
les tempes meurtries lui semblaient frappes par des battants de cloches.
Un matin, pourtant, ces bruits se calmrent; il se possda mieux et demanda au domestique de lui prsenter une glace; elle lui glissa aussitt
des mains; il se reconnaissait peine -, la figure tait couleur de terre, les
lvres boursoufles et sches, la langue ride, la peau rugueuse; ses cheveux et sa barbe que le domestique n'avait plus taills depuis la maladie,
ajoutaient encore l'horreur de la face creuse, des yeux agrandis et liquoreux qui brlaient d'un clat fbrile dans cette tte de squelette, hrisse
de poils. Plus que sa faiblesse, que ses vomissements incoercibles qui rejetaient tout essai de nourriture, plus que ce marasme o il plongeait, ce
changement de visage l'effraya. Il se crut perdu, puis, dans l'accablement
qui l'crasa, une nergie d'homme accul le mit sur son sant, lui donna
la force d'crire une lettre son mdecin de Paris et de commander au
domestique de partir l'instant sa recherche et de le ramener, cote
que cote, le jour mme.
Subitement, il passa de l'abandon le plus complet au plus fortifiant espoir; ce mdecin tait un spcialiste clbre, un docteur renomm pour
ses cures des maladies nerveuses: "il doit avoir guri des cas plus ttus et
plus prilleux que les miens, se disait des Esseintes; coup sur, je serai
sur pied, dans quelques jours"; puis, cette confiance, un dsenchantement absolu succdait; si savants, si intuitifs qu'ils puissent tre, les mdecins ne connaissent rien aux nvroses, dont ils ignorent jusqu'aux origines. De mme que les autres, celui-l lui prescrirait l'ternel oxyde de
zinc et la quinine, le bromure de potassium et la valriane; qui sait,
continuait-il, se raccrochant aux dernires branches, si ces remdes m'ont
t jusqu'alors infidles, c'est sans doute parce que je n'ai pas su les utiliser de justes doses.
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Et, sans lui laisser le temps de respirer, il dclara qu'il tait all au plus
press en rtablissant les fonctions digestives et qu'il fallait maintenant
attaquer la nvrose qui n'tait nullement gurie et ncessiterait des annes de rgime et de soins. Il ajouta enfin qu'avant de tenter tout remde,
avant de commencer tout traitement hydrothrapique, impossible
d'ailleurs suivre Fontenay, il fallait quitter cette solitude, revenir Paris, rentrer dans la vie commune, tcher enfin de se distraire comme les
autres.
- Mais, a ne me distrait pas, moi, les plaisirs des autres, s'cria des Esseintes indign!
Sans discuter cette opinion, le mdecin assura simplement que ce
changement radical d'existence qu'il exigeait tait, ses yeux, une question de vie ou de mort, une question de sant ou de folie complique
brve chance de tubercules.
- Alors c'est la mort ou l'envoi au bagne! s'exclama des Esseintes
exaspr.
Le mdecin, qui tait imbu de tous les prjugs d'un homme du
monde, sourit et gagna la porte sans lui rpondre.
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l'avenir, comme un subside pour sa vie nouvelle, cette foi qui se laissait
voir, mais dont la distance franchir l'pouvantait, des ides se pressaient dans son esprit toujours en ignition, repoussant sa volont mal assise, rejetant par des motifs de bon sens, par des preuves de mathmatique, les mystres et les dogmes!
Il faudrait pouvoir s'empcher de discuter avec soi-mme, se dit-il
douloureusement; il faudrait pouvoir fermer les yeux, se laisser emporter par ce courant, oublier ces maudites dcouvertes qui ont dtruit
l'difice religieux, du haut en bas, depuis deux sicles.
Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les physiologistes ni les incrdules
qui dmolissent le catholicisme, ce sont les prtres, eux-mmes, dont les
maladroits ouvrages extirperaient les convictions les plus tenaces.
Dans la bibliothque dominicaine, un docteur en thologie, un frre
prcheur, le R.P. Rouard de Card, ne s'tait-il pas trouv qui, l'aide
d'une brochure intitule: "De la falsification des substances sacramentelles" avait premptoirement dmontr que la majeure partie des messes
n'tait pas valide, par ce motif que les matires servant au culte taient
sophistiques par des commerants.
Depuis des annes, les huiles saintes taient adultres par de la
graisse de volaille; la cire, par des os calcins; l'encens, par de la vulgaire
rsine et du vieux benjoin. Mais ce qui tait pis, c'tait que les substances,
indispensables au saint sacrifice, les deux substances sans lesquelles aucune oblation n'est possible, avaient, elles aussi, t dnatures: le vin,
par de multiples coupages, par d'illicites introductions de bois de Fernambouc, de baies d'hible, d'alcool, d'alun, de salicylate, de litharge; le
pain, ce pain de l'eucharistie qui doit tre ptri avec la fine fleur des froments, par de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe!
Maintenant enfin, l'on tait all plus loin; l'on avait os supprimer
compltement le bl et d'honts marchands fabriquaient presque toutes
les hosties avec de la fcule de pomme de terre!
Or, Dieu se refusait descendre dans la fcule. C'tait un fait indniable, sr; dans le second tome de sa thologie morale, S.E. le cardinal
Gousset, avait, lui aussi, longuement trait cette question de la fraude au
point de vue divin; et, suivant l'incontestable autorit de ce matre, l'on
ne pouvait consacrer le pain compos de farine d'avoine, de bl sarrasin,
ou d'orge, et si le cas demeurait au moins douteux pour le pain de seigle,
il ne pouvait soutenir aucune discussion, prter aucun litige, quand il
s'agissait d'une fcule qui, selon l'expression ecclsiastique, n'tait, aucun titre, matire comptente du sacrement.
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Par suite de la manipulation rapide de la fcule et de la belle apparence que prsentaient les pains azymes crs avec cette matire, cette indigne fourberie s'tait tellement propage que le mystre de la transsubstantiation n'existait presque jamais plus et que les prtres et les fidles
communiaient, sans le savoir, avec des espces neutres.
Ah! le temps tait loin o Radegonde, reine de France, prparait ellemme le pain destin aux autels, le temps o, d'aprs les coutumes de
Cluny, trois prtres ou trois diacres, jeun, vtus de l'aube et de l'amict,
se lavaient le visage et les doigts, triaient le froment, grain grain,
l'crasaient sous la meule, ptrissaient la pte dans une eau froide et
pure et la cuisaient eux-mmes sur un feu clair, en chantant des
psaumes!
Tout cela n'empche, se dit des Esseintes, que cette perspective d'tre
constamment dup, mme la sainte table, n'est point faite pour enraciner des croyances dj dbiles; puis, comment admettre cette omnipotence qu'arrtent une pince de fcule et un soupon d'alcool? Ces rflexions assombrirent encore l'aspect de sa vie future, rendirent son horizon plus menaant et plus noir.
Dcidment, il ne lui restait aucune rade, aucune berge. Qu'allait-il devenir dans ce Paris o il n'avait ni famille ni amis? Aucun lien ne
l'attachait plus ce faubourg Saint-Germain qui chevrotait de vieillesse,
s'caillait en une poussire de dsutude, gisait dans une socit nouvelle comme une cale dcrpite et vide! Et quel point de contact
pouvait-il exister entre lui et cette classe bourgeoise qui avait peu peu
mont, profitant de tous les dsastres pour s'enrichir, suscitant toutes les
catastrophes pour imposer le respect de ses attentats et de ses vols?
Aprs l'aristocratie de la naissance, c'tait maintenant l'aristocratie de
l'argent; c'tait le califat des comptoirs, le despotisme de la rue du Sentier, la tyrannie du commerce aux ides vnales et troites, aux instincts
vaniteux et fourbes.
Plus sclrate, plus vile que la noblesse dpouille et que le clerg dchu, la bourgeoisie leur empruntait leur ostentation frivole, leur jactance
caduque, qu'elle dgradait par son manque de savoir-vivre, leur volait
leurs dfauts qu'elle convertissait en d'hypocrites vices; et, autoritaire et
sournoise, basse et couarde, elle mitraillait sans piti son ternelle et ncessaire dupe, la populace, qu'elle avait elle-mme dmusele et aposte
pour sauter la gorge des vieilles castes!
Maintenant, c'tait un fait aquis.Une fois sa besogne termine, la plbe
avait t, par mesure d'hygine, saigne blanc; le bourgeois, rassure,
trnait, jovial, de par la force de son argent et la contagion de sa sottise.
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consumrent les cits jadis rprouves et les villes mortes? Est-ce que
cette fange allait continuer couler et couvrir de sa pestilence ce vieux
monde o ne poussaient plus que des semailles d'iniquits et des moissons d'opprobres?
La porte s'ouvrit brusquement; dans le lointain, encadrs par le chambranle, des hommes coiffs d'un lampion, avec des joues rases et une
mouche sous la lvre, parurent, maniant des caisses et charriant des
meubles, puis la porte se referma sur le domestique qui emportait des
paquets de livres. Des Esseintes tomba, accabl, sur une chaise. - Dans
deux jours je serai Paris; allons, fit-il, tout est bien fini; comme un raz
de mare, les vagues de la mdiocrit humaine montent jusqu'au ciel et
elles vont engloutir le refuge dont j'ouvre, malgr moi, les digues. Ah! le
courage me fait dfaut et le coeur me lve! - Seigneur, prenez piti du
chrtien qui doute, de l'incrdule qui voudrait croire, du forat de la vie
qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n'clairent plus
les consolants fanaux du vieil espoir!
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