La Main
La Main
La Main
On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d'instruction qui donnait son avis sur l'affaire mystérieuse
de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n'y comprenait rien.
M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses
opinions, mais ne concluait pas.
Plusieurs femmes s'étaient levées pour s'approcher et demeuraient debout, l'œil fixé sur la bouche rasée
du magistrat d'où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur
curieuse, par l'avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur âme, les torture comme une faim.
Une d'elles, plus pâle que les autres, prononça pendant un silence:
— C'est affreux. Cela touche au « surnaturel ». On ne saura jamais rien.
Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite que leurs voix n'en firent qu'une:
— Oh! dites-nous cela.
J'étais alors juge d'instruction à Ajaccio, une petite ville blanche, couchée au bord d'un admirable golfe
qu'entourent partout de hautes montagnes.
Ce que j'avais surtout à poursuivre là-bas, c'étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de
dramatiques au possible, de féroces, d'héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance
qu'on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les ruses abominables, les
assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n'entendais
parler que du prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la
personne qui l'a faite, sur ses descendants et ses proches. J'avais vu égorger des vieillards, des enfants,
des cousins, j'avais la tête pleine de ces histoires.
Or, j'appris un jour qu'un Anglais venait de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe.
Il avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.
Bientôt tout le monde s'occupa de ce personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant
que pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville, et, chaque matin,
s'exerçait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.
Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que c'était un haut personnage fuyant sa patrie pour
des raisons politiques; puis on affirma qu'il se cachait après avoir commis un crime épouvantable. On
citait même des circonstances particulièrement horribles.
Je voulus, en ma qualité de juge d'instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme; mais il
me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.
Je me contentai donc de le surveiller de près; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son
égard.
Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient générales, je
résolus d'essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs
de sa propriété.
J'attendis longtemps une occasion. Elle se présenta enfin sous la forme d'une perdrix que je tirai et que je
tuai devant le nez de l'Anglais. Mon chien me la rapporta; mais, prenant aussitôt le gibier, j'allai
m'excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell d'accepter l'oiseau mort.
C'était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d'hercule placide
et poli. Il n'avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un
français accentué d'outre-Manche. Au bout d'un mois, nous avions causé ensemble cinq ou six fois.
Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l'aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise,
dans son jardin. Je le saluai, et il m'invita à entrer pour boire un verre de bière. Je ne me le fis pas
répéter.
Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse,
déclara qu'il aimait beaucoup cette pays, cette rivage.
Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la forme d'un intérêt très vif, quelques questions
sur sa vie, sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta qu'il avait beaucoup voyagé, en Afrique,
dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant:
— J'avé eu bôcoup d'aventures, oh! yes.
Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des détails les plus curieux sur la chasse à l'hippopotame,
au tigre, à l'éléphant et même la chasse au gorille.
Je dis:
— Tous ces animaux sont redoutables.
Il sourit:
— Oh! nô, le plus mauvais c'été l'homme.
Il se mit à rire tout à fait, d'un bon rire de gros Anglais content:
— J'avé beaucoup chassé l'homme aussi.
Puis il parla d'armes, et il m'offrit d'entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.
Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d'or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l'étoffe
sombre, brillaient comme du feu.
Il annonça:
— C'été une drap japonaise.
Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l'œil. Sur un carré de velours rouge, un
objet noir se détachait. Je m'approchai: c'était une main, une main d'homme. Non pas une main de
squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et
des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme d'un coup de hache,
vers le milieu de l'avant bras.
Autour du poignet, une énorme chaîne de fer, rivée, soudée à ce membre malpropre, l'attachait au mur
par un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.
Je demandai:
— Qu'est-ce que cela?
Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs,
étaient attachés par des tendons énormes que retenaient des lanières de peau par places. Cette main était
affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à quelque vengeance de sauvage.
Je dis:
— Cet homme devait être très fort.
Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et bienveillante. Je parlai d'autre chose et j'admirai les
fusils.
Je remarquai cependant que trois revolvers chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme
eût vécu dans la crainte constante d'une attaque.
Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je n'y allai plus. On s'était accoutumé à sa présence; il était devenu
indifférent à tous.
Une année entière s'écoula. Or, un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en
m'annonçant que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.
Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison de l'Anglais avec le commissaire central et le
capitaine de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré, pleurait devant la porte. Je soupçonnai d'abord
cet homme, mais il était innocent.
En entrant dans le salon de sir John, j'aperçus du premier coup d'œil le cadavre étendu sur le dos, au
milieu de la pièce.
Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait, tout annonçait qu'une lutte terrible avait eu lieu.
L'Anglais était mort étranglé! Sa figure noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante
abominable; il tenait entre ses dents serrées quelque chose; et le cou, percé de cinq trous qu'on aurait
dits faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.
Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça ces
étranges paroles:
— On dirait qu'il a été étranglé par un squelette.
Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j'avais vu jadis l'horrible
main d'écorché. Elle n'y était plus. La chaîne, brisée, pendait.
Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main
disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange.
Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit rien. Aucune porte n'avait été forcée, aucune fenêtre,
aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s'étaient pas réveillés.
Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui semblait de démence, il avait frappé avec fureur cette
main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l'heure même du crime.
Il se couchait fort tard et s'enfermait avec soin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la
nuit, il parlait haut, comme s'il se fût querellé avec quelqu'un.
Cette nuit-là, par hasard, il n'avait fait aucun bruit, et c'est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le
serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.
Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit
dans toute l'île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.
Or, une nuit, trois mois après le crime, j'eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main,
l'horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et de mes
murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débris galoper
autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.
Le lendemain, on me l'apporta, trouvé dans le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là; car
on n'avait pu découvrir sa famille. L'index manquait.
- On parle de récit enchâssé quand un nouveau récit se trouve inséré dans un premier récit.
- On parle de retour en arrière (ou analepse) quand, dans un récit, la ligne chronologique est
rompue pour évoquer un évènement qui s'est dérouler avant l'action considérée.
- On parle d'anticipation (ou prolepse) quand on évoque un évènement qui s'est déroulé après
l'action considérée.
- Le récit complexe se caractérise aussi souvent par des changements de point de vue au cours
de l'histoire.