Sade y El Diálogo Filosófico. Beatrice Didier
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Citer ce document / Cite this document : Didier Batrice. Sade et le dialogue philosophique. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1972, N24. pp. 59-74. doi : 10.3406/caief.1972.1000 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1972_num_24_1_1000
SADE
ET
LE
DIALOGUE
PHILOSOPHIQUE
Communication de Mme Batrice DIDIER (Paris) au XXIIIe Congrs de V Association, le 26 juillet 1971.
Au premier regard, on est frapp par l'abondance, l'omni prsence du dialogue chez Sade. Sade a crit du thtre, et dans ses romans les libertins discourent inlassablement. Dans des ouvrages mi-chemin entre le trait philosophique et le roman La Philosophie dans le boudoir ou Les Cent-vingt jour nes , l'auteur prfre un discours thorique l'expos de ses ides travers les conversations des personnages. Quant au Dialogue d'un prtre et un moribond, le titre suffit mont rer quelle forme littraire l'auteur y a choisie. Mme dans des uvres romanesques, comme Les Infor tunes de la vertu, le dialogue est presque toujours de nature philosophique. On remarquera la quasi inexistence du dia logue d'action, ramen quelques mots changs rapidement. Il n'y a pas de dialogue psychologique qui nous ferait avancer dans la connaissance de l'me d'un personnage dont Sade se soucie fort peu. Sade ne pratique pas non plus le dialogue sous-entendu, demi-mots dont le roman libertin de son temps est si friand : il ddaigne l'allusion ; il veut tout dire. Si, dans les scnes d'orgie, la victime se doit de garder le silence, il n'en est pas de mme lorsque les libertins, moment anment au repos, entreprennent de former ou de forcer son esprit et de le dgager des prjugs : l, on lui rend la parole pour qu'elle ait le loisir de formuler des objections qui amneront les libertins la confondre. Cette prsence du .dialogue tonne dans un univers o rgne l'incommunicabilit absolue des tres, et o il ne s'agit
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pas, proprement parler, de discuter avec l'adversaire qui est par avance rduit la dfaite et dont les arguments sont sans poids. Pourquoi, ds lors, Sade a-t-il utilis cette forme litt raire avec prdilection et de prfrence au trait thorique ? J'y verrais la fois un dsir de convaincre, une sorte de souci apostolique, mais aussi une manifestation de la volont de puissance : l'crivain se satisfait de pousser l'adversaire ido logique dans ses derniers retranchements et de le tenir sa merci. Nous n'envisagerons aujourd'hui que deux uvres o Sade a dlibrment choisi la forme du dialogue philosophique : le Dialogue d'un prtre et un moribond, et La Philosophie dans le boudoir divise en sept dialogues . Nous ne nous occupe rons pas des romans o viendraient s'insrer des conver sations philosophiques, puisque notre propos est essen tiellement de cerner la nature d'un genre littraire : il convient donc de l'analyser l'tat pur sans que des lments trangers viennent s'y mler. A vrai dire, le statut du dialogue phil osophique varie considrablement d'un auteur l'autre. Tout dpend la fois du rapport de forces qui s'tablit entre les personnages fictifs, et de la finalit de l'uvre. Il peut y avoir un fort ou un groupe de forts contre un faible qui reprsente ou un contradicteur inefficace (sinon faire rebondir le dis cours) ou encore un disciple qui complat son matre par des questions naves. A l'oppos, le dialogue peut mettre en prsence des personnages de poids gal, chargs d'exposer chacun des aspects diffrents de la personnalit de l'crivain. Tel est le cas de la plupart des uvres de Diderot qui, dans sa diversit, sa richesse, ses contradictions, ne peut s'exprimer par une voix unique. Quant la finalit du dialogue, elle peut varier, elle aussi, suivant qu'il s'agit de dmontrer une vrit que l'on impose l'adversaire, ou que l'on essaie, selon une maeutique socratique, de lui faire dcouvrir. Mais le but du dialogue peut tre autre : on reste sur l'expectative, sur les contradictions ; le dialogue demeure ouvert. Tel est encore le cas de Diderot. Chez Sade, au contraire, le dialogue est parfaitement clos, comme l'enceinte du chteau ou comme le boudoir o il se droule. Seule y triomphe la voix du liber tin,tandis que celle de l'adversaire est faible, drisoire.
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On rapprochera le dialogue philosophique chez Sade de la dfinition que donne de ce genre David Hume au dbut de ses Dialogues sur la religion naturelle : Tout point de doctrine si vident qu'il souffre peine la discussion, mais si important aussi qu'on ne puisse trop sou vent l'enseigner, parat devoir tre trait suivant une mthode telle que la nouveaut de la manire puisse compenser la banal itdu sujet, telle que la vivacit de la conversation puisse rendre le prcepte plus frappant, telle que la diversit des points de vue, reprsents par des personnages et des caractres divers, ne puisse paratre ni fastidieuse ni redondante (i). Dans le cas de Sade, il s'agit bien de manifester une vi dence ou du moins ce qui apparat tel, mais que ne voit pas l'homme aveugl par ses prjugs. Cette vrit n'a rien de banal , pas plus chez Sade que chez Hume, d'ailleurs ; mais, parce qu'elle est unique et inlassablement rpte, l'auteur prouve le besoin d'en varier l'expos grce au dia logue. Cependant, le caractre mondain, divertissant de la conversation est tout fait absent ici : le lieu clos sadien, qu'il s'agisse de boudoir ou de la chambre d'un moribond, exclut, par nature, le divertissement. ** Quand Sade crit son Dialogue entre un prtre et un moribond(i*]%2), il est l'hritier de toute une tradition littraire et philosophique. Il se rattache plus prcisment un certain type de dialogue o Diderot avait excell (et dont la descen dancese poursuivrait jusqu'au fameux entretien du prtre et du condamn mort dans V tranger de Camus). Pour tester la valeur des arguments, l'crivain choisit cette situationtype, ce cas-limite par excellence, qu'est l'agonie. Ainsi, il peut montrer ce que, devant cette ralit inluctable de la mort, deviennent les arguments pacifiants du disme dont se satisfont les vivants. Cette forme du dialogue a de quoi plaire un homme du xvnie sicle, par son caractre exprimental. (i) d. Pauvert, p. 28.
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II s'agit, comme le physicien choisit les conditions les plus favorables pour son exprience, de prendre une situation prcise, concrte et tragique, et de voir ce que valent alors des raisonnements abstraits et gnraux. Sade n'avait pas besoin de supposer son personnage central aveugle. D'abord parce qu'il n'aurait pas voulu paratre marcher trop dans les voies de son an ; ensuite, parce que le type d'arguments du disme auquel Sade s'attaque ne ncessite nullement l'hypothse de la ccit. Le moribond de Sade est un homme normalement constitu, la vitalit puissante et sur qui l'auteur projette sa propre personnalit : il n'a qu'un remords, celui de n'avoir pas assez joui. Cr par la nature avec des gots trs vifs, avec des passions trs fortes ; uniquement plac dans ce monde pour m'y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de la cration n'tant que des ncessits relatives aux premires vues de la nature ou, si tu l'aimes mieux, que des drivations essentielles ses projets sur moi, tous en raison de ses lois, je ne me repens que de n'avoir pas assez reconnu sa toute-puissance (2). Il fait preuve tout au long du dialogue d'une virulence et d'une absence totale de mnagement pour son interlocu teur. L'aveuglement, tout moral, que lui reproche le prtre On ne rend point la lumire un aveugle , il s'efforce de montrer que c'est, en fait, le prtre qui en est atteint : aveuglement des prjugs, des erreurs, des traditions rel igieuses. Comme souvent dans le dialogue philosophique (et beaucoup plus que dans la Lettre sur les aveugles), la mort demeure l'tat de donne initiale, de prsuppos philoso phique, sans aucune ralit physiologique. Le moribond se porte trs bien, et fait preuve d'une tnacit infatigable. Il faut une note la fin du dialogue pour rappeler au lecteur que la mort arrive. L'adversaire est videmment le prtre qui essaie, in extre mis, de convertir le mcrant. Comme dans la Lettre sur les aveugles, il accumule les gaffes, les arguments inoprants ; mais la caricature de Sade est encore plus schmatique et plus pre que celle de Diderot. Le prtre est platement moralisa(2) d. Pauvert, O.C., t. VIII, p. 38.
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teur et protecteur : ne vous repentez-vous point, mon en fant ? ; il accumule les clichs, les formules toutes faites. Naf, crdule, il s'indigne soudain quand il se rend compte quel point il est bern. Alors, il se rfugie dans des excla mations : O vous entranent vos erreurs, o vous condui sent vos sophismes ! Sade le fait plaisir s'embrouiller dans son raisonnement ; ce que souligne impitoyablement le moribond : Qu'as-tu besoin d'une seconde difficult, quand tu ne peux pas expliquer la premire ? II est vaincu d'avance. Et le lecteur le sait bien. Tout l'art, toute la technique de Sade consiste donc non pas tant le vaincre, ce qui est trop facile, mais faire durer la joute. Entre les deux personnages, Sade va s'ingnier varier les coups, quoique finalement le rapport de force essentiel soit toujours le mme. Un jeu s'tablit, de questions et de rponses : l'un et l'autre, tour tour, questionnant ou rpondant ; mais la valeur de l'i nterrogation change, quoiqu'il s'agisse presque toujours de fausses interrogations, o chacun formule dj sa propre r ponse ; les interrogations du prtre se situent sur un ton mi neur, tandis que celles du moribond sont majeures et triom phantes. Le prtre entre dans le jeu du moribond, victime d'une extrme navet au dpart ; tandis que l'inverse ne se produit jamais. Le prtre use de l'indignation, alors que le moribond se sert du mpris qui est une arme autrement efficace : ce mpris se traduit souvent par l'utilisation pjo rative de l'adjectif possessif : Ton Dieu , Ton Jsus . Si le rapport de force ne change jamais fondamentalement, Sade est toutefois parvenu crer une progression. Pour viter la monotonie, l'endormissement du lecteur, il invente de fausses ruptures. Je n'ai plus rien te dire , prononce le prtre dcourag ; mais le discours immdiatement rebondit, et le moribond se contente de marquer des points : Mon ami, conviens d'un fait... Une progression s'opre aussi dans la longueur respective des rpliques : celles du moribond sont de plus en plus nourries, construites, tandis que celles du prtre s'effritent dans leur insignifiance. Sade s'accorde donc, par la voix du moribond, une victoire totale ; mais travers la mort. Et il est assez trange qu'il ait choisi de
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se projeter dans ce personnage du moribond qui est la fois un surhomme dont l'intelligence chappe au destin commun, mais aussi un homme qui va mourir. Sade opre la fois un transfert masochiste qui consiste s'imaginer lui-mme dans une situation pnible, c'est le moins que l'on puisse dire ; mais, comme l'a bien montr Giles Deleuze, il n'y a pas rversibilit du sadisme et du masochisme, et le masochisme de Sade n'est pas celui de Masoch ; il s'agit d'un masochisme de fort qui ne fait que permettre une plus grande joie, un plus grand triomphe : ici la joie et le triomphe sont purement philosophiques. * Cette forme du dialogue, Sade va la reprendre dans une uvre d'une tout autre envergure philosophique et litt raire : La Philosophie dans le boudoir. Et, je crois que ce choix d'une forme littraire a son importance, comme importent que Sade ait incarn Justine dans le moule romanesque, ou ait exprim ses ides dans les 120 Journes par la forme litt raire illustre par Bocace ou Marguerite de Navarre. La Philosophie dans le boudoir contient 7 dialogues. Le chiffre parfait, le chiffre sacr : c'est la fois drision des rites, mais aussi institution d'un autre ordre sacr : celui de l'athisme et du libertinage. L encore, Sade s'est plu mnager une progression, la fois l'intrieur du dialogue, mais aussi d'un dialogue l'autre. Le premier n'est gure qu'une prsentation des per sonnages et de leur dessein. Le second, fort bref, entre Mme de Saint- Ange et Eugnie, marque simplement l'arrive d'Eugnie. On n'aborde vraiment le sujet que dans le tro isime dialogue : ce sujet qui est l'expos de la philosophie de Sade, mais l'usage d'Eugnie. C'est dire que Sade utilise au mieux ici la fonction pdagogique du dialogue philoso phique. Il s'adresse, en la personne d'Eugnie, une disciple qu'il suppose, bonne hypothse de dpart, absolument vierge de corps et d'me, innocente, mais fort doue pour l'ense ignement qui doit lui tre donn ; et elle va vite accomplir des
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progrs qui tonnent mme son matre. Mais j'ai tort de parler de son matre ; en fait, il y en a deux : Mme de SaintAnge et Dolmanc, accessoirement trois. Non seulement par son contenu philosophique, mais par la structure mme du dialogue, la Philosophie est infiniment plus riche et plus comp lexe. Dialogue plusieurs voix : deux voix magistrales ; une seule lve, mais fort bien dispose et plus que docile. Jusqu'au sixime dialogue o apparat la victime sur laquelle vont s'exercer des travaux pratiques de cruaut : Mme de Mistival, mre d'Eugnie. Le dialogue ainsi organis prend un caractre thtral indniable. Nous sommes mi-chemin entre le dialogue philosophique pur et une vritable pice de thtre. Les jeux de scne sont trs prcisment indiqus et les coups de thtre. Il est trs caractristique aussi qu'au dbut de chaque dialogue, on trouve, non pas un titre indiquant le sujet, le thme central, mais ces indications de thtre : La scne est dans un boudoir dlicieux (3) ; et surtout la liste des personnages figurant dans chaque scne. La progression est la fois pdagogique et dramatique, puisqu'elle aboutit une action pathtique : les tortures infliges Mme de Mistival. Et le rapport de forces entre les personnages est singulirement plus complexe qu'il ne Test habituellement dans le dialogue philosophique. On retrouve l'opposition sadienne entre les forts et les faibles. Mais les forts sont avantageusement reprsents, tandis que dans le camp des faibles ne figure que la victime exprimentale : Mme de Mistival. A l'intrieur mme du groupe des forts, l'quilibre volue : le chevalier, qui n'tait que l'annonciateur de Dolmanc, rapparat par la suite, mais son rle demeure toujours un peu en sourdine, quoique l'on sache l'impor tance qu'il a dans l'existence de sa sur. Dolmanc et Mme de Saint-Ange semblent des instituteurs d'gale importance au dpart. En fait, plus le texte progresse, plus les discours de Dolmanc sont longs et importants ; ils deviennent de vri tables exposs dogmatiques, en particulier dans le quatrime dialogue. Le cinquime, lui, a une forme propre : il s'inter(3) d. Pauvert, p. 26.
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rompt, en tant que dialogue, pour faire place au libelle bien connu : Franais encore un effort, que Sade charge le chevalier de lire haute voix. Ce texte marque le point d'abou tissement d'une progression vers des passages thoriques de plus en plus longs. Aprs quoi, on assistera un brusque dia logue aux rpliques brves ; et, comme par ncessit dramat ique, Sade en revient l'action, puisque c'est dans ce dia logue que le dnouement est annonc, combin, ourdi par les personnages selon les bonnes rgles du thtre classique. Aprs quoi, l'action va se prcipiter dans le septime dialogue qui est, en quelque sorte, un cinquime acte. Les discours thoriques auront fait place aux actions. On voit donc l une forme de dialogue philosophique, trs proche du thtre, ou du roman, et o la thorie ne peut se sparer d'une pratique. Le dialogue permet l'uvre d'tre le point de conver gencede plusieurs langages. D'abord, essentiel, souverain, le langage des libertins ; c'est celui du trio initi, Mme de SaintAnge, le Chevalier, Dolmanc : ce langage va devenir aussi celui d'Eugnie, mais au terme de cette propdeutique que reprsente La Philosophie dans le boudoir. Sade prend plaisir multiplier, du moins au dbut, les navets d'Eugn ie, et ses questions qui portent le plus souvent sur la signi fication de mots. Car il est noter que ce que demande d'abord la jeune fille ses matres, ce n'est pas tant une pratique, que l'lucidation d'un certain vocabulaire. Je suis venue ici pour m'instruire, dit la petite fille, et je ne m'en irai pas que je sois savante (4). Tandis qu'au chteau de Silling dans les 120 Journes, on mange abondamment, ici Eugnie refuse de prendre un repas, tant est grande sa curiosit ; mais sa curio sit n*est pas tant celle de voir que d'entendre : Je n'ai, chre amie, d'autre besoin que celui de t'entendre (5). Les mtaphores employes sont celles d'une pdagogie de la pa role ; et le discours est premier : les dmonstrations ne seront ncessaires qu'aprs les dissertations thoriques (6). 4) P. 25. (5) P. 25. (6) P. 27.
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Ou encore, Mme de Saint-Ange Dolmanc : Nous avons besoin de vos leons, donnez-nous les, et les myrtes que vous voulez cueillir formeront ensuite votre couronne (7). Allons, coutez-moi, jolie petite lve , commande Dol manc (8). Ce que les matres exigent, c'est comme dans Les Mille et une nuits l'coute et l'obissance . Tout le tro isime dialogue se passe essentiellement nommer. Dans cette sorte de paradis terrestre o Eugnie va se dcouvrir Eve, il s'agit de lui apprendre nommer les choses, pour qu'elle puisse prendre pouvoir sur elles. Il faut initier Eugnie un certain langage : celui du liber tinage. On notera la frquence de l'expression en termes de libertinage , que Dolmanc emploie doctement aprs chaque vocable nouveau qu'il nonce. Il prend soin scrupuleusement de distinguer le langage du libertinage d'autres langages qui pourraient tout aussi bien servir dsigner les mmes ralits. Le mot technique , c'est celui du libertinage. Le mot de l'art , c'est celui de la mdecine. Or les instituteurs d'Eugnie refusent ce qui serait purement mdical. Nous glisserons sur tout ce qui tient au plat mcanisme de la population, pour nous attacher principalement et uniquement aux volupt s libertines dont l'esprit n'est nullement populateur (9). Eugnie, elle-mme, tout en se prtant complaisamment une pratique, demeure toujours soucieuse de vocabulaire. Tmoin la nave question : Comment appelle-t-on ce que nous faisons-l ? (10). Mais cette question est-elle si nave ? Si elle rvle, de toute vidence, une mconnaissance des mots et une remarquable prescience des choses, n'est-elle pas l'expression de cette volont, si fondamentale l'rotisme et au libertinage, de penser la ralit, de la reconstruire, ce qui est la dmarche de tout langage et de tout art ? Ainsi les extrmes se rejoignent et la navet, dans son souci d'tre avertie, rencontre le libertinage le plus savant, puisque, dans les deux cas, il s'agit toujours d'une laboration par la con(7) P. 3(j P. 30-31. (9) P. 34(10) P. 38.
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science et l'intelligence. Aussi n'est-il pas surprenant que les instituteurs s'entendent si bien avec leur lve. tonnante lve, d'ailleurs, et que le souci de connatre et de nommer n'abandonne pas mme lorsqu'on s'y atten drait. La nouveaut et la fatigue n'y font rien : Je suis morte, je suis brise... Je suis anantie ! ... Mais expliquez-moi, je vous prie, deux mots que vous avez prononcs et que je n'en tends pas (ii). Et plus loin : un mot, chre amie, un mot vient de t'chapper encore, et je ne l'entends pas (12). La force du mot est tonnante chez M'"e de Saint-Ange : elle explique son lve que certains termes suffisent, par eux seuls, augmenter son plaisir. Mais aussi employer les mots, c'est immdiatement les dfinir. Or c'est l que va s'exprimer la puissance du libertinage et sa fonction essentielle, qui est de renverser, d'inverser les valeurs. Car les dfinitions, ds qu'il s'agit d'autre chose que de dcrire un organe et encore l, par exemple, les instituteurs s'efforceront d'en dissocier toute ide de reproduction , en tout cas, ds qu'il s'agit de notions plus complexes, la dfinition est en mme temps l'instauration d'un autre ordre des valeurs. Voici la dfinition des prostitues par Mme de Saint-Ange : heu reuses et respectables cratures, que l'opinion fltrit, mais que la volupt couronne, et qui, bien plus ncessaires la socit que les prudes, ont le courage de sacrifier, pour la servir, la considration que cette socit ose leur enlever injustement. L'inversion des valeurs suppose, appelle et produit la fois une inversion du signifi que recouvre le signifiant. Ainsi vont se crer deux langages, par principe incommunicables, puisque les mme mots y auront des sens opposs : celui des libertins, celui des gens qui se jugent honntes. On apprend Eugnie ne pas tre trompe par le code que la socit a institu, et rendre un sens plus pur ou plus impur, tout dpend dans quel camp se place le lecteur aux mots de la tribu : Ne sois pas la dupe, Eugn ie, de ces femmes que tu entends nommer vertueuses. Ce () P- 41-42. (12) P. 45-.
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ne sont pas, si tu veux, les mmes passions que nous qu'elles servent, mais elles en ont d'autres, et souvent bien plus mpris ables (13). La Philosophie dans le boudoir occupe une place bien spcifique dans l'uvre de Sade. Chez cet auteur qui veut tout dire et dont l'originalit, par rapport au roman libertin de son poque, se situe justement dans cette volont de tout dire, et de forcer son lecteur tout lire, cette uvre se distingue par son caractre dynamique, puisque le langage libertin employ au dpart est forcment restreint, s'adressant une trs jeune fille, mais va progressivement s'enrichir. Ce paradoxe se trouve renforc encore par le fait suivant : puisqu'il ne s'agit pas d'un roman, mais d'un dialogue philo sophique, presque thtral, Sade s'interdit la description pure et simple ; il se contente au plus de quelques notations scniques. Tous les actes devront donc passer par la parole qui les annonce, les explique, les accompagne. D'o une multiplication des actes, mesure que progresse non pas exactement l'action, mais l'acquisition pdagogique d'un langage. Oppos au langage des libertins, celui de la victime, Mme de Mistival. Il va, lui aussi, voluer, et rapidement, au cours du septime dialogue. D'abord mondain, et comiquement, lorsqu'elle arrive chez Mme de Saint-Ange : Je vous prie de m'excuser, madame, si j'arrive chez vous sans vous pr venir (14), il se campe ensuite dans la dignit : Apprenez, monsieur, qu'on ne jette pas [par la fentre] une femme comme moi (15) ; il se fait autoritaire : Quoi ! ma fille me rsiste ! puis c'est le gmissement traditionnel des pa rents : Eh quoi ! les soins que j'ai eus d'elle, l'ducation que je lui ai donne ! (16). Ensuite, la supplication d'ordre moral : Eugnie, ma chre Eugnie, entends pour la der nire fois les supplications de celle qui t'a donn la vie (17), et pour finir les implorations, et les cris de douleur. Ce qui (13) (14) (15) (16) (17) P. P. P. P. P. 46. 294295298. 299.
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surprend le lecteur, c'est le caractre absolument dplac du langage de la victime, du moins tant qu'elle n'est pas encore supplicie. Lorsqu'elle n'a plus qu' crier, elle a rin tgr l'univers sadien o elle occupe dsormais la place qui lui incombait. Mais, tant qu'elle parle le langage des honntes gens, elle dtonne au sens musical du terme ; voix trangre, la limite inaudible, sinon pour en tirer un effet burlesque. Arrive dans ce lieu clos qu'est le boudoir sadien, elle y r amne avec elle tout un monde que les libertins et le lecteur ont comme oubli ; elle arrive d'une autre plante ; mais elle ne rappelle ce monde que pour permettre aux libertins de mieux le pulvriser et de l'anantir en mme temps que sa messagre. En dehors de ces deux langages essentiels et impntrables l'un l'autre, celui des bourreaux, celui de la victime, il existe pourtant d'autres langages dans La Philosophie et qui ne sont pas ngligeables. On notera, d'abord, la prsence, frquente dans les uvres de Sade, de ces simples excuteurs que sont les valets. Mais ici, la diffrence de ce qui se passe frquemment, Sade a pris plaisir reconstituer leur langage populaire, quasi paysan, et qui ne manque pas de saveur. Ce n'est pas seulement question de vocabulaire, mais encore de mentalit. Lapierre a des pudeurs : Devant tout le monde, monsieur ? (18) ; mais il est habitu la soumission. Son rle, pour important qu'il soit dans le supplice de Mme de Mistival, n'est cependant qu'pisodique : on ne l'a jamais vu avant le dnouement. Augustin parle davantage. Avec des excla mations de patois : Ah ! tatigai, monsieur (19). Le rapport de domesticit est fortement soulign : le valet est rduit un rle animal : Mme de Saint- Ange l'appelle gros cochon ; il est simple instrument et demande tout instant ce qu'il doit faire, ce qu'on lui permet de faire. Il est aussi franc que frais (20), dit Dolmanc, et il a gard de sa vie campa gnarde de savoureuses mtaphores agricoles : Ma fy ! ma dame, vous dites pourtant quelquefois comme a que je (18) P. 311. (19) P. 145(20) P. 145.
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commence ne pas si mal aller prsent, et quand y a du terrain en friche, c'est toujours moi que vous le donnez . On le notera d'ailleurs : Eugnie qui ne rougissait pas du tout du langage des libertins (21), parce que c'tait dj le sien, en virtualit, prouve devant Augustin et pour des raisons de hirarchie sociale uniquement , le seul mouve ment de pudeur qu'elle manifeste dans tout l'ouvrage : Oh, ciel ! je suis d'une honte 1 (22). L'instant d'un clair, et parce qu'elle se trouvait devant ce qu'on lui avait toujours enseign tre un [infrieur, elle a rintgr le langage honni, le langage de sa mre. Une dernire voix se fait entendre, venue d'un lieu ext rieur au boudoir, mais qui ne lui est pas vraiment trangre, car elle corrobore tout fait les propos des libertins : la voix du libelliste qui a crit Franais encore un effort. Cette bro chure que Dolmanc est cens avoir achete le matin au palais de l'galit, vient, point nomm, complter l'ense ignement d'Eugnie par une doctrine politique, et s'intgre au cinquime dialogue. Que l'on ne croie pas que Sade a plac l un texte un peu au hasard, et pour utiliser un fra gment rapport. Sa place centrale est bien rvlatrice : pas de vritable enseignement sans une prise de conscience poli tique ; pas de vritable rvolution sexuelle, sans une rvo lution totale : religieuse, sociale, constitutionnelle. Si proche qu'il soit de la pense des libertins, l'auteur de la brochure emploie un langage plus soutenu, plus uniquement thorique. Surtout, il lui manque ce qui fait le caractre trs particulier du discours des libertins, l'intrieur du boudoir, cette dou blure au sens thtral ou vestimentaire que les gestes, les actes donnent aux mots. Son langage, quoiqu'il n'vite pas le franc-parler, est toujours noble, sans ces invectives qui ponctuent le langage des libertins ; il est docte au besoin (mais les libertins eux-mmes ne redoutent pas l'rudition) ; il possde cette belle loquence qui fait de ce texte une des pices les plus fortes de notre littrature rvolutionnaire. (ai) P. 144(22) P. 145.
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Et cette conqute du langage aboutit au meurtre de la mre, ou plutt un meurtre diffr, et diffr pour la raison la plus frivole, la plus cruellement cynique : ne pas avoir porter le deuil l't suivant. Cette ide du meurtre de sa mre nat chez Eugnie au fur et mesure de son apprentissage du langage libertin. C'est lors de la dfinition des termes de la reproduction que Mme de Saint-Ange en vient exposer cette ide chre Sade, et assez conforme aux thories mdic ales de l'poque, selon laquelle la femme n'a pas de rle vritable dans la gense de l'enfant : elle n'est qu'un rcep tacle du germe masculin ; et Eugnie de conclure : Je trouve dans mon cur la preuve de ce que tu me dis, ma bonne, car j'aime mon pre la folie, et je sens que je dteste ma mre (23). Tout au long de l'uvre revient ce projet, li l' aboutis ement d'une propdeutique. Quand Mme de Saint- Ange demande Eugnie si elle serait prte commettre une mauv aise action : Tais-toi sductrice ; je ne rpondrai sur cela que lorsque tu auras fini de m'instruire (24). Mme de SaintAnge, l'institutrice d'Eugnie et son modle, a d, elle aussi, conqurir le libertinage par le meurtre de sa mre ; dans cet univers clos du boudoir sadien, cela semble une rgle : Eugn ie, j'ai dtest ma mre tout autant que tu hais la tienne, et je n'ai pas balanc (25). La conqute du langage libertin, c'est le ralliement au camp du pre qui, symboliquement, dans La Philosophie dans le boudoir, se trouve avoir ordonn le supplice de la mre, l'avoir volontairement livre aux caprices des libertins. La mre, en effet, reprsente l'univers utrin, d'avant la parole, du balbutiement enfantin ou encore de la parole sociale, mondaine, vertueuse, dans tous les cas, pour Eugnie, de la non-parole, de la parole sans efficacit et sans vrit : il ne restera plus la mre que le silence de la victime, par del les cris. Le pre, au contraire, reprsente le langage libertin, l'accession la parole qui s'est effectue grce au dialogue propdeutique. Dans son atrocit, le supplice final est bien symbolique encore : il s'agit de clore dfinitivement () . 43(24) P. 61. (25) P. 100.
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cette autre bouche de la mre, cette bouche honteuse ; et par le mme coup de lui interdire jamais de mettre au monde d'autres enfants : afin que vous ne me donniez plus ni frres ni surs (26). Eugnie, devenue l'incarnation du libertinage, entend bien demeurer unique. On notera encore que, dans la scne du supplice, les libertins ont soin d'imposer la victime non seulement une souffrance, mais une parole. Il faut, avant tout, qu'elle entende son arrt, dans une sorte de parodie de cour de justice : c'est que tout n'est pas dit. Ne faut-il pas que vous entendiez votre arrt ? ... ne faut-il pas qu'il s'excute ? ... Allons, runissons-nous autour de la victime, qu'elle se tienne genoux au milieu du cercle, et qu'elle coute en tremblant ce qui va lui tre annonc (27). L'expression tout n'est pas dit est bien remarquable, dans son double sens : le supplice ne peut s'achever que s'il est dit. La suite de la sentence prouve d'ailleurs une certaine gratuit de la parole. Les libertins vont annoncer une varit de supplices avec un grand luxe, une parfaite jouissance de vocabulaire, mais ils savent bien que les actes ne pourront pas se confor mer l'infinie virtualit des mots, et que tous les supplices ne sauraient tre infligs ; l'acte exigera un choix que n'imposait pas le verbe, et Dolmanc de dire : la diffrence entre mon prononc et le vtre, c'est que vos sentences n'taient que les effets d'une mystification, au lieu que la mienne va s'excuter (28). Lorsque le supplice sera termin, Dolmanc prononcera : Tout est dit (29). Ainsi dans la Philosophie clate de faon manifeste la fois la force de destruction, de dconstruction du dialogue philo sophique, et aussi sa vritable fonction qui est d'instaurer un autre langage (que l'on se rappelle, dans les dialogues plato niciens, l'importance de la dfinition des termes). Ce texte de Sade est exemplaire, et unique dans son uvre, parce que centr exclusivement sur cette acquisition du langage liber(26 P. P. P. P. 312. 309. 310. 316.
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tin avec tout ce que cette acquisition entrane : pas d'v nements dans ce boudoir, sinon ceux qui dcoulent prcis mentde cette propdeutique, mais aucun rebondissement romanesque. Pas de rcit au pass non plus, comme dans Les Cent vingt journes : l'anecdote est systmatiquement suppri me. Pas de voyage comme dans Justine ou dans Aline et Valcour. Le voyage initiatique, il s'accomplit sans sortir du boudoir, voyage travers les mots, odysse du langage. Tel est le point d'aboutissement, et la suprme perfection du dia logue philosophique chez Sade. Batrice Didier.