Les Tendances de La Sociologie Moderne
Les Tendances de La Sociologie Moderne
Les Tendances de La Sociologie Moderne
Rsum II est difficile de donner de la sociologie une dfinition qui rallie tous les suffrages. Mais sans vouloir la dfinir strictement, on peut nanmoins indiquer quels sont les grands courants qui la traversent, les grandes tendances qui l'animent. Le texte que nous publions ici est extrait d'un chapitre du Dictionnaire du Savoir moderne : la Sociologie, ralis sous la direction de Jean Cazeneuve et David Victoroff, chapitre rdig par Jean Cazeneuve lui-mme.
Citer ce document / Cite this document : Cazeneuve Jean. Les tendances de la sociologie moderne. In: Communication et langages. N5, 1970. pp. 69-74. doi : 10.3406/colan.1970.3786 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1970_num_5_1_3786
II est difficile de donner de la sociologie une dfinition qui rallie tous les suffrages. Mais sans vouloir la dfinir strictement, on peut nanmoins indiquer quels sont les grands courants qui la traversent, les grandes tendances qui l'animent. Le texte que nous publions ici est extrait d'un chapitre du Dictionnaire du Savoir moderne : la Sociologie, ralis sous la direction de Jean Cazeneuve et David Victoroff, chapitre rdig par Jean Cazeneuve lui-mme (1). La sociologie moderne reste fidle, dans son ensemble, aux grands principes durkheimiens qui la dfinissent comme une science, mais elle est sensible tout ce qui la distingue des sciences naturelles. Elle hsite entre l'explication et la comprhension, entre l'tude des enchanements de faits sociaux et la recherche du sens profond et humain des actions sociales et de leur fonction. Science des faits sociaux, elle ne saurait perdre de vue que ceux-ci ne peuvent sans doute tre tudis qu'isolment, mais doivent pourtant tre rapports une totalit qui leur donne leur sens. Elle ne peut pas davantage rester insensible leur dimension historique, mais elle se distingue de l'Histoire en dgageant des types, en classant les cadres sociaux. Cependant, elle est voue rester cartele entre la ncessit scientifique de chercher des rgularits qui s'approchent des lois et, d'autre part, par la constatation de ce qu'il y a d'irrductible et de singulier dans tout phnomne social. On pourrait dire qu'elle cherche saisir la fois les corrlations entre les faits sociaux et leurs significations dans leur singularit. Dans un livre qu'il publiait en 1967, Raymond Aron, cherchant brosser grands traits un tableau de la sociologie dans le monde cette poque, distinguait deux tendances fondamentales correspondant la division gographique des deux blocs politiques au moment o la coexistence pacifique alternait avec la guerre froide (2). 1. Ouvrage publi sous l'gide du C.E.P.L. 2. R. Aron : les tapes de la pense sociologique (Gallimard, Paris, 1967) Introduction. SOCIOLOGIE 69
Deux sociologies En gros, la sociologie, selon lui, prend dans les pays socialistes l'aspect d'une idologie marxiste qui est la fois synthtique, historique et dterministe, qui embrass l'ensemble de la socit et veut en prvoir l'volution. Dans les pays de dmocratie librale, au contraire, et particulirement aux Etats-Unis, elle a, dit le mme auteur, l'apparence d'une description des faits sociaux envisags dans leur dtail, c'est--dire d'une sociographie analytique et empirique. Elle multiplie les enqutes par questionnaires et interviews afin de dterminer de quelle manire vivent, pensent, sentent, jugent les hommes sociaux ou, si l'on prfre, les individus socialiss. Comment votent les citoyens dans les diverses lections, quelles sont les variables, ge, sexe, lieu de rsidence, catgorie socio-professionnelle, niveau de revenu, religion, etc., qui influent sur la conduite lectorale ? Jusqu' quel point celle-ci est-elle dtermine ou modifie par la propagande des candidats ? Quels sont les agents de cette conversion ventuelle ? Voil quelques-unes des questions que posera un sociologue tudiant les lections prsidentielles aux Etats-Unis ou en France et auxquelles seules les enqutes permettent une rponse... Le but de la recherche est de prciser les corrlations entre variables, l'action qu'exerce chacune d'elles sur la conduite de telle ou telle catgorie sociale (3). On pourrait sans doute faire remarquer que les dmarches ainsi dfinies appartiennent ce qu'on appelle plutt la psychologie sociale. Aussi bien Raymond Aron prcise-t-il, comme pressentant cette objection^que la sociologie analytique et empirique du monde occidental ne se rduit pas l'tude des attitudes des individus et de la masse, mais qu'elle se propose aussi d'atteindre des ensembles ou des groupes rels ; mais ces ralits sociales sont ici plutt immanentes que transcendantes aux individus, contrairement ce que postule la conception socialiste-marxiste . Cette rpartition plantaire des deux grandes tendances de la sociologie moderne correspond-elle encore la ralit ? La distinction faite par Raymond Aron convient-elle aux orientations qui prfigurent la sociologie de demain, ou bien s'applique-t-elle plutt une situation finissante ? Bien des signes permettent de dire qu'une sorte d'osmose est en train de se produire entre les deux mondes dans ce domaine, et que chacun d'eux s'ouvre la sociologie de l'autre, bien que dans les congrs internationaux la diffrence entre les deux coles continue de s'affirmer avec une intransigeance qui tient presque du rite. En ralit, les tudes empiriques, les enqutes par questionnaires sur les attitudes individuelles et les corrlations entre variables sont maintenant abondamment utilises dans les pays socialistes, par exemple en Pologne, en Roumanie et en U.R.S.S. Inversement, les grandes synthses sur l'volution des 3. R. Aron : les tapes de la pense sociologique (Gallimard, Paris, 1967) Introduction. LES TENDANCES DE LA SOCIOLOGIE MODERNE
socits n'ont jamais t absentes de la pense occidentale, et Ton peut mme dire qu'elles connaissent dans le monde libral un regain d'intrt. Il suffirait de citer les tudes de Mumford, de Riesman, de McLuhan pour montrer que la sociologie anglo-saxonne prsente, elle aussi, un aspect synthtique, historique et plus ou moins dterministe. En outre, l'inspiration marxiste parat, depuis une date trs rcente, avoir aliment une part des tudes sur les socits dans les universits amricaines, en mme temps qu'elle orientait quelques philosophes de l'Histoire se rattachant la sociologie dans plusieurs pays du monde latin. Sociologie de synthse et sociologie analytique Mais si la division entre ces deux types de sociologie ne semble plus se projeter bien nettement sur la dualit gographique des blocs politiques, il n'en reste pas moins vrai qu'elle correspond deux orientations diffrentes de la sociologie, quel que soit le contexte national envisag. Dans le monde socialiste comme dans le monde de la dmocratie librale, on peut donc observer maintenant, d'une part, une tendance vers les grandes synthses concernant l'volution des socits globales (ce qui pourrait, vrai dire, tre appel une macrosociologie ou une mtasociologie) et, d'autre part, une recherche sociologique empirique, analytique, qui est domine par la psychologie sociale. La sociologie proprement dite, telle qu'elle est vcue par les sociologues, se situe d'ailleurs le plus souvent au confluent de ces deux courants et oscille parfois entre la mtasociologie et la psychologie sociale. On pourrait observer la mme diversit dans les intentions plus ou moins proclames qui animent les sociologues. Il en est qui paraissent se borner vouloir dmonter le mcanisme de la socit qu'ils observent, comme s'il tait une donne intangible qu'on peut examiner \ sans se proposer de la modifier. Inversement, mme dans les pays occidentaux, d'autres pensent que la sociologie est une rflexion essentiellement critique sur les phnomnes sociaux, qui conduit une sorte de diagnostic et suggre des changements en constatant des dysfonctions. A cette ligne de pense se rattachent des analyses svres du monde moderne, comme celles de Wright Mills, de Vance Packard, d'Adorno, de Marcuse. De la mme faon, et dans ces mmes perspectives, les sociologues sont entrans tantt tudier les structures et les fonctions des diverses institutions, tantt insister plutt sur les facteurs de transformation. D'un ct, par exemple, le structuro-fonctionnalisme issu de Malinowski et de Radcliff-Brown propose une explication des phnomnes sociaux par leur intgration dans l'ensemble, et, d'un autre ct, le pluralisme de Gurvitch cherche plutt observer, au-del des structures apparentes, le dynamisme qui conduit une perptuelle remise en cause de l'ordre social, une SOCIOLOGIE 71
dstructuration, puis une restructuration. Enfin, certains fonctionnalistes, comme Merton, ont propos un fonctionnalisme relativiste qui tient compte la fois des ajustements et des dsquilibres, en distinguant notamment les fonctions manifestes et les fonctions latentes. La traditionnelle distinction entre statique sociale et dynamique sociale correspond sans doute une alternative dpasse, car on s'aperoit que tout phnomne social ne se comprend bien que dans une structure existante et dans ses rapports avec les facteurs de changement ; mais il n'en reste pas moins vrai que, suivant les buts viss, les thories mettent souvent l'accent de prfrence sur Pun ou l'autre de ces aspects. Unir la thorie et l'observation Enfin, les sociologues sont galement ports s'orienter tantt vers la thorie, tantt vers la recherche empirique. Cette dualit d'intentions a conduit parfois des systmes abstraits ou des enqutes disperses. Il semble que, de plus en plus, on reconnaisse la ncessit d'unir la thorie et l'observation mthodique des faits. Georges Gurvitch insistait sur l'importance de cette tche, et Merton (4) s'est fait l'cho des mmes proccupations. Il estime que la sociologie doit dvelopper des thories spcifiques propres aux diffrents problmes, mais que ces thories ne peuvent tre efficaces que grce une codification des rsultats de l'exprience. Parmi les travaux thoriques, il distingue la mthodologie, les ides directrices, l'analyse conceptuelle, l'interprtation, la gnralisation et la thorie sociologique proprement dite. La mthodologie doit tre gnrale et fournir des outils opratoires pour les diverses enqutes. Les ides directrices consistent dans des hypothses ayant un certain degr de gnralit. On peut citer comme exemple le postulat trs gnral mis par Durkheim, selon lequel la cause dterminante d'un fait social doit tre cherche parmi les faits sociaux qui le prcdent , ou bien le principe de toutes les recherches fonctionnalistes affirmant que la socit doit tre considre comme un systme intgr de parties relies entre elles et fonctionnellement interdpendantes , ainsi que l'crivent Arensberg et Kimball. C'est aussi le cas pour Pide qui soutient la critique de Malinowski contre le freudisme et d'aprs laquelle c'est la structure sociale qui faonne les sentiments et dtermine les complexes. L'analyse conceptuelle rsoud des antinomies apparentes. Que l'on songe, par exemple, au rle jou dans l'tude des socits modernes par le choix de certains concepts tels que socit industrielle , socit d'abondance , socit de consommation . On peut citer en exemple aussi l'volution du concept de classe sociale, qui oriente trs diffremment les 2e Robert K. Merton : Social Theory and Social Structure (Free Press, Glencoe, 4. dition augmente, 1965).
recherches suivant qu'on l'entend au sens marxiste dans le contexte de lutte des classes, ou" bien dans le sens de strate sociale en prenant comme base le revenu ou le niveau de consommation. L'interprtation suit l'observation. Ainsi, quand on a remarqu que les chmeurs lisent moins qu'ils ne le faisaient lorsqu'ils travaillaient, on peut interprter ce fait en disant que le chmage augmente l'anxit et que cela diminue la possibilit d'avoir une occupation rclamant de l'attention. La gnralisation empirique conduit l'tablissement des rgularits sociales ; c'est ainsi, par exemple, que Groves et Ogburn ont constat qu'avec un pourcentage plus lev d'employs les villes ont aussi, en moyenne, un pourcentage plus grand de jeunes maris, corrlation qui pouvait tre traduite en quation. Quant aux thories proprement dites, ce sont des gnralisations se prsentant comme des lois scientifiques. Elles sont encore peu nombreuses. Comme exemple, Merton cite les conclusions de Durkheim concernant les rapports entre le taux du suicide et certaines situations sociales. Sous ces diffrentes formes, la thorie oriente les recherches. L'enqute modifie la thorie Inversement, il arrive souvent qu'une dcouverte empirique suscite une thorie sociologique, ou bien conduit modifier une thorie ou prciser les concepts. Par exemple, les thories sur la persuasion ont t transformes par les rsultats d'une enqute faite sur un exemple prcis. En effet, on raisonnait comme si l'action des mass-media (radio, presse, tlvision) s'exerait directement et massivement sur leur public considr comme un ensemble, un bloc. Or Lazarsfeld et ses collaborateurs, faisant une enqute sur l'influence de la radio dans une lection prsidentielle, s'aperurent que les lecteurs ayant chang d'opinion pendant la campagne avaient t convaincus non pas par la radio ou la presse, mais par d'autres personnes. On mit alors l'hypothse que le public n'est pas une masse amorphe, mais un milieu structur dans lequel certains individus (appels par Lazarsfeld des leaders d'opinion) servent en somme de relais entre les messages des mass-media et l'opinion publique. Cela conduisit de nouvelles enqutes, plus prcises, pour tudier le rle des leaders d'opinion dans la diffusion des modes vestimentaires, des opinions politiques, des techniques, ou dans l'adoption d'un nouveau remde par les mdecins. On apprit ainsi que ces leaders d'opinion ne sont pas les mmes suivant les questions envisages, qu'ils sont reprsentatifs de leurs groupes et ouverts l'influence des mass-media. Ainsi, la recherche empirique progresse souvent de pair avec l'laboration de nouveaux concepts et de nouvelles thories. L est peut-tre la fois le secret et le remde aux discordances qui semblent, de plusieurs points de vue, faire diverger la sociologie moderne vers des directions diffrentes. SOCIOLOGIE 73
Enqute et thorie se rpondent Elle est, en effet, prise dans un mouvement dialectique qui la conduit s'loigner des faits particuliers pour se porter vers les plus hautes gnralisations et retourner vers l'observation minutieuse qui nourrit ensuite de nouvelles thories. On ne saurait donc la limiter ni la sociographie ni l'idologie ; elle n'est d'ailleurs elle-mme dans aucun de ces deux extrmes, mais dans un effort incessant de renouvellement qui procde par analyses et synthses successives ou simultanes. Jean Cazeneuve