Inflexions 31 06
Inflexions 31 06
Inflexions 31 06
La revue du dialogue
entre civils et militaires
Inflexions
Violence totale
Violence totale
La violence nazie
entretien avec Johann Chapoutot
Le feu nuclaire:
une expression de la violence absolue?
Jean-Louis Vichot
Tu massacreras tes frres!
Herv Pierre
Et la foule crie mort!
Patrick Clervoy
La violence, une fin ou un moyen pour ltat islamique? Wassim Nasr
La mdiatisation de la violence totale en Centrafrique:
rcit par les images, rcit par les mots
Bndicte Chron
Regain de violences?
entretien avec Robert Muchembled
Rvolution franaise et violence totale
Jean-Clment Martin
Illgitime violence
Jean-Philippe Immarigeon
Justifier la violence extrme?
Monique Castillo
Force et violence
Pierre de Villiers
Kakanj1992: les sapeurs dcouvrent la violence
Jean-Luc Cotard
Le processus homicide.
Analyse empirique de lacte de tuer
Brice Erbland
Quand tuer blesse. Rflexion sur la mort rouge
Yann Andrutan
Le lien la violence des commandos Marine
Jacques Brlivet
Messieurs les insurgs, tirez les premiers!
Yohann Douady
13
n 31
La Documentation franaise
29-31, quai Voltaire
75344 Paris Cedex 07
Tlphone : 01 40 15 70 00
Tlcopie : 01 40 15 72 30
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Inflexions
ISSN : 1772-3760
Imprim en France
dF
Monique Castillo
Xavier Boniface
Inflexions
Inflexions
Inflexions
civils civils
et militaires
: pouvoir dire
et militaires
: pouvoir
dire
civils et militaires : pouvoir
dire
Fait religieux et
mtier
desreligieux
armes
Fait
Fait
religieuxetet
mtier
mtierdes
desarmes
arme
Danile
Hervieu-Lger
Danile
Hervieu-Lger
Laumnerie
militaire,
Xavier
de Woillemont
Laumnerie
militaire,
Xavier
de Woillemont
Credo
du soldat
amricain,
JohnJohn
Christopher
BarryBarry
Credo
du soldat
amricain,
Christopher
VivreVivre
sa foi
des armes,
Jean-Ren
Bachelet
saau
foisein
au sein
des armes,
Jean-Ren
Bachele
Conclusion,
Jean-Ren
Bachelet
Conclusion, Jean-Ren Bachelet
Le droit
islamique
de lade
guerre,
David
Cumin
Le droit
islamique
la guerre,
David
Cumin
Retour
sur
une
contribution
du
numro
9 dInflexions,
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Directeur de la publication:
Inflexions
civils et militaires : pouvoir dire
Violence totale
Prhistoire
entretien avec Marylne Patou-Mathis
Langues et territoire :
une relation complexe
entretien avec Claude Hagge
Le Tour de France, tmoignage
de lunit et de lintgrit de la nation
Pierre Boisard
Lhistorien et le territoire
Jean-Pierre Rioux
Les territorialits,
nouvelles frontires des socits
Armel Huet
Lamnagement du territoire aujourdhui
Jean-Luc Buf
Territoire, citoyennet
et processus de financiarisation
John Christopher Barry
Isral et la Palestine
Dominique Bourel
Frontires et territoires,
un complexe europen original
Michel Foucher
Ltat de la cit du Vatican : un territoire
Philippe Levillain
Du contrle de zone. Apollinaire et les robots
Herv Pierre
Larme de terre, le territoire
et la scurit des Franais
Jean-Pierre Bosser
Gendarmerie et territoire(s)
Florence Guillaume
Territorialisation des mers et des ocans :
entre mythes et ralits
Jrmy Drisch
Cyberespace et dynamique des frontires
Olivier Kempf
Monique Castillo
Audrey Hrisson
Florent Tizot
NUMRO31
VIOLENCE TOTALE
DITORIAL
CC HERV PIERRE
DOSSIER
LA VIOLENCE NAZIE
CC ENTRETIEN AVEC JOHANN CHAPOUTOT
LE FEU NUCLAIRE:
UNE EXPRESSION DE LA VIOLENCE ABSOLUE?
CC JEAN-LOUIS VICHOT
23
Larme nuclaire est larme la plus puissante que lhomme ait jamais conue. Cette
puissance formidable, dvoile lors des bombardements dHiroshima et de Nagasaki,
a fait delle un instrument politique et non plus militaire.
41
47
55
La limite pour lhistorien, comme pour le cinaste, pour le narrateur, est dans la part
intransmissible dune exprience extrme, crit Paul Ricur. Quen est-il des rcits
construits chaque jour par les mdias dinformation, qui plus est lorsque la mise en
images est celle dune violence qui dborde le cadre lgitime dexercice de la force?
Le cas du conflit centrafricain est ce titre trs rvlateur.
29
Les foules portent en elles une violence aveugle. Cest leffet Lucifer, un phnomne
universel et mal connu parce quil est difficile den percevoir les mcanismes
inconscients, mais aussi parce que nous prfrons ne pas le voir.
CC WASSIM NASR
13
REGAIN DE VIOLENCES?
CC ENTRETIEN AVEC ROBERT MUCHEMBLED
65
73
Les attaques les plus rcentes, dont lattentat contre Charlie Hebdo, seraient-elles
moins lexpression dun regain de violence historique que celle de linquitant
chec dun modle qui, in fine, ne parviendrait plus supprimer, sinon viter, de
trop criantes ingalits?
ILLGITIME VIOLENCE
CC JEAN-PHILIPPE IMMARIGEON
81
95
Comment comprendre que soient tenues pour lgitimes des pratiques extrmes et
dshumanisantes de la destruction dautrui? Une illimitation de la haine quand elle
est rige en droit? La conversion du rvolutionnarisme en un compassionnalisme
complaisant? Ou lincapacit de retrouver la force de sopposer la violence?
FORCE ET VIOLENCE
CC PIERRE DE VILLIERS
105
117
131
141
LE PROCESSUS HOMICIDE.
ANALYSE EMPIRIQUE DE LACTE DE TUER
CC BRICE ERBLAND
Comment anticiper la raction psychologique dun tir tuer? Quels sont les piges
moraux qui attendent le soldat? Comment grer motionnellement un homicide?
partir de son exprience personnelle, lauteur dcrit un processus, depuis la
prparation morale jusqu sa digestion psychologique, et dresse une cartographie
du tir tuer.
155
Les commandos Marine forment une lite dont lhistoire comme lactualit
montrent lengagement dans les oprations les plus sensibles. On conoit aisment
leur exposition la violence de la guerre comme leur capacit la dlivrer en
professionnels accomplis. Mais leur lien la violence sarrte-t-il lespace-temps
des oprations extrieures?
163
Cet article aborde la question des rgles dengagement. Il ny est jamais explicitement
question de violence. Mais entre les lignes, on pourra mesurer celle que procure le
sentiment dimpuissance ressenti par le combattant qui sestime pris dans un filet de
contraintes rduisant sa libert daction sur le terrain, et ce face un ennemi qui se
joue de ces rgles.
177
la Belle poque, les soldats sont requis pour la mise en uvre des lois laques lois
contre les congrgations religieuses (1901 et 1904), sparation des glises et de ltat
(1905). Or ces missions ne laissent pas indiffrents les cadres de larme, et posent
le double problme de leur excution et de leur rpercussion.
183
TRANSLATION IN ENGLISH
195
CC MONIQUE CASTILLO
CC PIERRE DE VILLIERS
205
215
225
231
237
HERV PIERRE
DITORIAL
Le mot violence fait dbat, non pas, pour paraphraser saint
Augustin, que nous nen ayons pas lintelligence quand nous le
prononons ou que nous lentendons prononcer, mais la dfinition
de ce que sa ralit recouvre, prcisment, provoque un dchirement
intellectuel tenter de lever le flou. En tmoignent, sil fallait, les
discussions animes sinon houleuses au sein du comit de rdaction
lors des travaux de prparation de ce numro. Pour faire court,
un point de vue absolu, qui ferait de la moindre contrainte dj
une expression de violence, sopposerait un autre point de vue qui
sautoriserait en estimer la valeur, voire la ralit, relativement un
cadre despace-temps donn.
Dans le premier cas, les exemples ne manquent pas dexpressions
physiques comme psychologiques dune violence, qui, parce quelle est
fondamentalement agression, donc transgression, ne peut supporter
le relativisme: un mort vaut un million de morts insistait non sans
provocation Jacques Derrida. Dans ce registre, les typologies sont
plthores, du viol la torture, en passant par lassassinat et la chasse
lhomme, qui simposent objectivement et paraissent difficilement
pouvoir tre soumises la contradiction. Si toute forme de violence
est par essence abus, certaines font ainsi lunanimit par leur
caractre extrme. Que le qualificatif dextrme ne trompe pas: elles
ne sont pas aux marges du phnomne, mais en son cur mme
pour en reprsenter des expressions paradigmatiques de cruaut.
La violence totale au sens totalitaire que donne Emmanuel
Levinas au qualificatif apparat par consquent la tentative la plus
immdiatement vidente de donner un contenu signifiant, lourd, au
mot. Des crimes nazis, dont Johann Chapoutot tente de souligner le
fondement normatif, au feu nuclaire, dont Jean-Louis Vichot prcise
quil reste larme la plus puissante jamais conue par lhomme, ce
numro dInflexions offre une galerie de tableaux des pires horreurs.
Des massacres fratricides dont tmoigne Herv Pierre leffet Lucifer
dcrit par Patrick Clervoy, en passant, avec Wassim Nasr, par la terreur
dont Daesh fait une arme de destruction massive, rien nest pargn
au lecteur qui mesure au fil des pages lincommensurable inhumanit
dont lhumanit est capable.
Pour autant, considrer le ressenti des sujets dans des cadres
despace-temps diffrents, daucuns osent souligner, timidement
VIOLENCE TOTALE
DITORIAL
Avertissement.
Les articles qui composent ce numro ont t rdigs
avant les attentats du 13 novembre 2015.
DOSSIER
LA VIOLENCE NAZIE
Inflexions: Dans La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014),
vous montrez que la violence totale est issue dune idologie enracine depuis longtemps dans
un peuple et va merger la faveur de tel ou tel facteur de promotion de cette idologie.
Comment une telle violence peut-elle saisir ce quil y a de plus lev en lhomme en se
fondant sur des arguments dune tragique simplicit et dune radicale btise?
Johann Chapoutot: Cette simplicit ou ce simplisme est lune des
grandes forces du nazisme qui, au fond, est un oprateur dintelligibilit. Il faut replacer sa naissance et sa croissance dans un contexte
national pouvantable. En 1914, lAllemagne est la premire puissance
industrielle dEurope alors quelle tait trs en retard sur la France et
la Grande-Bretagne en 1871. Cela grce une rvolution industrielle
trs rapide, trs brutale, avec ce que cela implique de phnomnes
sociaux, de dracinement, exode rural, urbanisation, industrialisation. Une explosion dmographique impressionnante: le pays est
pass de quarante soixante-sept millions dhabitants avec un taux de
croissance de quasiment 70%. La Grande Guerre a fait deux millions
et demi de morts, un million huit cent mille au front auxquels il
faut ajouter les sept cent mille de larrire que lon oublie toujours,
victimes de maladies et de la famine gnre par le blocus mis en
place par les Allis. Un conflit conclu par le trait de Versailles, qui
nest pas une paix aux yeux des Allemands. Et qui se poursuit par une
quasi-guerre civile entre 1919 et 1923, une guerre dinflation, la guerre
lEst jusquen 1921, puis la crise de 1929 qui frappe lAllemagne en
premier.
Dans ce contexte absolument dramatique, les nazis ont repris leur
compte des ides qui existaient dj en Allemagne, mais galement en
France, en Grande-Bretagne, aux tats-Unis, en Occident de manire
gnrale: le racisme, donc le particularisme, lantismitisme, qui tait
alors florissant, le capitalisme dans sa version la plus dure, cest--dire
une exploitation totale et mprisante des individus la crise de 1929
a jet plusieurs millions de personnes dans la rue sans que financiers
et industriels ne sen meuvent, le militarisme, le nationalisme,
limprialisme, le darwinisme social leugnisme est lpoque
considr comme un grand progrs scientifique. Hitler, Goebbels,
Rosenberg, mais aussi tous les juristes, professeurs, biologistes qui
travaillent pour le parti, ont construit, sous une forme la fois
cohrente et plausible plausible parce que ces ides sont partout,
une vision du monde social antismite, rifiante, trs organise de
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VIOLENCE TOTALE
LA VIOLENCE NAZIE
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VIOLENCE TOTALE
LA VIOLENCE NAZIE
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VIOLENCE TOTALE
LA VIOLENCE NAZIE
La race est alors une ralit physique. Un corps qui doit demeurer et
survivre. Le discours nazi est dailleurs un substitut la religion trs
clair et assum comme tel, jusquau pastiche mme. Tout cela fait sens
dans ce contexte-l.
Inflexions: Lhistoire du monde ne montre-t-elle pas que cest au nom des religions
que la violence totale peut sexprimer de faon privilgie?
Johann Chapoutot: Cest une question qui mintresse beaucoup
pour des raisons dactualit, comme vous jimagine. Il faut faire la
diffrence entre les monothismes du Livre et les divers polythismes.
En lisant des spcialistes des religions antiques tel John Scheid, je me
suis rendu compte que ces polythismes taient trs polymorphes,
par dfinition, et trs accueillants. Ainsi les Grecs ont-ils adopt
Dionysos, un dieu asiatique originaire des bords de la mer Noire;
les Romains ont fait leur lgyptienne Isis... Ils ont mme traduit
les panthons: Zeus cest Jupiter, Hra cest Junon Il en est all
de mme avec les divinits gauloises par exemple, selon le procd,
systmatique, de linterpretatio romana. Cela voulait dire: cest la mme
chose, donc respectez-les! Les chrtiens ont t perscuts non pas
parce quils croyaient en Dieu (Jsus est ador par un empereur,
Aurlien par exemple, au mme titre que Bouddha, que Sol Invictus ou
quHercule), mais parce quils ont refus de participer au culte civique,
ce pacte civil et civique de la religion romaine, religion poliade qui ne
demande pas la croyance mais la pratique de rites, vritable contrat
social de la Cit. Les religions romaines et grecques sont alors des
religions trs accueillantes, trs plastiques, trs volutives, alors que
les monothismes sont effrayants. Les chrtiens des origines taient
de vritables barbus, radicaux, violents, iconoclastes, intolrants,
brlant les bibliothques, dtruisant les temples, martyrisant les
gens; des traits que lon retrouvera ensuite chez dautres radicaux,
fondamentalistes ou fous de dieu, et ce jusqu aujourdhui, dans les
religions monothistes.
Inflexions: Le paradoxe, cest que les nazis se dressent contre les religions car
celles-ci seraient porteuses dune violence totale en faisant usage dune violence tout aussi
monstrueuse.
Johann Chapoutot: Cest une remarque trs riche que vous formulez
l. Pour les nazis, lAllemagne, la race germanique, est victime dune
guerre de races conduite depuis six mille ans par les juifs: cest la
conversion force des Saxons capitulant devant Charlemagne, cest le
meurtre des femmes accuses de sorcellerie... Himmler a dailleurs
diligent une enqute sur ces sorcires, un projet historique
considrable qui sert encore aujourdhui aux historiens: pendant dix
19
20
VIOLENCE TOTALE
nazi cest trs clair: cest, leurs yeux, de la lgitime dfense. Il existe
en allemand le mot Not, un tout petit mot polysmique qui dsigne
la dtresse, lurgence et la ncessit. La dtresse, cest la situation
objective du peuple allemand dans lentre-deux-guerres: dtresse
dmographique, politique, conomique, dtresse devant une situation
objectivement catastrophique. Lurgence, elle, dcoule de la dtresse:
il y a urgence agir. La ncessit, cest ce blanc-seing de la loi morale
qui, induit de la nature, consiste dire que tous les moyens peuvent
tre utiliss pour assurer la survie, pour ne pas tre extermin biologiquement. Dailleurs Hitler et les juristes nazis parlent de Notwehr, de
lgitime dfense, littralement dfense en ncessit. Not kennt
kein Gebot: ncessit fait loi. Pour revenir la nature, il y a un film
intressant ce sujet qui tait diffus dans toutes les coles en 1936
et qui est intitul Alles Leben ist Kampf (Toute vie est combat). Il montre des
images classiques de la violence naturelle des cerfs qui se battent,
des taureaux qui sencornent, des cafards qui sentre-dvorent,
puis celles dune prairie. Le spectateur respire en gotant ce calme,
cette beaut, cette posie. Et l, le commentaire reprend en disant que
mme pour la fleur la vie est combat, et le film montre que larbre doit
se battre contre ses voisins pour pousser vers le soleil, vers la lumire
indispensable sa photosynthse. Une conception de la nature qui est
tout sauf bucolique. Cest la conception socio-darwiniste.
Inflexions: Malgr Darwin qui na jamais tenu ces propos sur lhumain!
Johann Chapoutot: Oui. Contre Darwin explicitement qui,
de son
vivant, a protest contre le dtournement social du darwinisme
LA VIOLENCE NAZIE
qui valait, selon lui, non pour la culture, mais pour la nature. Pour
Darwin, il ny a pas de guerre permanente de tous contre tous. Donc
il y a nature et nature: celle des scientifiques, celle de Darwin dune
part, et celle des socio-darwinistes dautre part.
Inflexions: Comment, selon vous, une arme peut-elle sopposer la violence totale?
Johann Chapoutot: En considrant, contrairement aux enseignements
21
JEAN-LOUIS VICHOT
LE FEU NUCLAIRE:
UNE EXPRESSION DE LA VIOLENCE
ABSOLUE?
Dun point de vue physique, on ne connat rien de plus violent que
les ractions nuclaires. En effet, ces ractions, de fission (clatement
du noyau dun atome de matire) et plus encore de fusion (cration
dun noyau unique partir de deux noyaux diffrents), produisent en
un temps infime une nergie bien suprieure celle cre par tous
les phnomnes chimiques ou mcaniques connus. Cest lnergie
nuclaire dcrite par Albert Einstein dans une lettre au prsident des
tats-Unis dAmrique Franklin Delano Roosevelt, le 2aot 1939, de
la manire suivante: Il est devenu possible denvisager une raction
nuclaire en chane dans une grande quantit duranium, laquelle
permettrait de gnrer beaucoup dnergie et de trs nombreux
lments de type radium. [] Ce fait nouveau pourrait aussi conduire
la ralisation de bombes, et lon peut concevoir mme si ici il y a
moins de certitudes que des bombes dun genre nouveau et dune
extrme puissance pourraient tre construites. Dans ce courrier,
Einstein alertait le prsident sur le risque que les Allemands, alors
sous le rgime nazi, puissent parvenir dvelopper de telles bombes
dans un dlai de quelques annes. Roosevelt prit cette menace trs
au srieux et mit en place lorganisation qui allait permettre aux
Amricains de se doter les premiers dune arme atomique.
Utilise dans des armes, lnergie nuclaire leur procure, masse
constante, un pouvoir de destruction ingal qui se caractrise par
des effets diffrents selon que lexplosion a lieu hors de latmosphre
ou en son sein. Ces effets sont classs traditionnellement en trois
catgories: mcaniques, thermiques et radioactifs.
Hors de latmosphre, les rayonnements mis par larme
se propagent des distances considrables et crent des effets
essentiellement radioactifs dont le plus connu est limpulsion
lectromagntique nuclaire. Ces effets peuvent bouleverser la vie
quotidienne des personnes vivant plusieurs milliers de kilomtres
de lexplosion en empchant le fonctionnement de la quasi-totalit
des quipements lectroniques.
Si lexplosion nuclaire se produit dans latmosphre, sa porte
est plus rduite mais, outre un effet dimpulsion lectromagntique
de basse altitude similaire celui dcrit ci-dessus, elle produit au
contact de lair des effets tristement clbres depuis Hiroshima et
24
VIOLENCE TOTALE
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26
VIOLENCE TOTALE
Jai fait ce choix en 1995 lorsque jai ralli pour la premire fois
la Force ocanique stratgique comme commandant en second du
SNLE Le Tonnant, puis nouveau en 1999 en devenant commandant du
Tmraire. Je croyais et je crois toujours fermement en lefficacit du
concept de dissuasion tel quil est port par la France: Lemploi
normal du nuclaire est la menace demploi, cela doit suffire. Cest
le concept que dveloppe Lucien Poirier dans Des stratgies nuclaires:
En bref, et cest sa spcificit, la dissuasion est une stratgie de
non-guerre, de non-emploi rel des forces armes. Leffet inhibiteur
se fonde sur un emploi virtuel des forces; emploi rduit la
formulation dune menace de raction efficace. Pour linformation
des dcideurs adverses, cette menace affiche ostensiblement, dune
part, les capacits de raction des forces de reprsailles et, dautre part,
le ferme propos dactualiser ces virtualits si lagresseur passait
laction quon lui interdit. Il importe de distinguer rigoureusement la
stratgie de dissuasion et celle de dfense active qui suivrait son chec,
dviter le glissement qui, trop souvent, intgre la seconde dans la
premire.
La dissuasion nuclaire pratique au sein de la Force ocanique
stratgique, telle que je lai vcue au dbut de ce sicle, en
responsabilit, est cette dissuasion, une dissuasion du faible au fort,
fonde sur le non-emploi. Je lai accepte car jtais convaincu et le
suis toujours que la France ne saurait sengager dans une guerre qui
pourrait menacer son existence mme en labsence dune juste cause.
Nous vivons en effet dans une dmocratie o la libert dexpression est
prserve et jai confiance dans les institutions de la Rpublique. Son
prsident, choisi par le peuple au suffrage universel, est lgitime dans
son rle de chef des armes. Je naurais pas accept et je naccepterais
pas de servir dans cette force de dissuasion en cas de doute sur la cause
dun conflit ou sur la lgitimit du chef de ltat. Que lon ne se
trompe pas pour autant: dsirer ne pas avoir employer des armes
nuclaires ncessite davoir la ferme rsolution de sen servir sil le faut.
Le citoyen que je suis ne voterait pas pour un candidat la prsidence
qui refuserait la dissuasion.
Il est certain que la dissuasion est dautant plus robuste quelle est
assure par des moyens redondants, cest pourquoi la posture actuelle
avec au moins un SNLE la mer en permanence est vraiment minimale.
Il faut bien avoir en tte que, face un ennemi dtermin, tout SNLE
sa base ou proximit serait en cas de conflit de haute intensit
une cible de choix. Il suffit pour sen convaincre de rappeler les
oprations prventives que furent lattaque de Pearl Harbour en 1941
ou loffensive arienne mene par les Israliens sur les pays voisins
lors du dclenchement de la guerre des Six-Jours. En temps de crise
27
HERV PIERRE
2. Carnet personnel du colonel Herv Pierre, chef de corps du gtia Korrigan, dploy dans lest de la Rpublique
centrafricaine doctobre 2014 fvrier 2015.
3. Comme le souligne Wolfgang Sofsky, une fois ladversaire mat donc une fois le but atteint , tout abus
de violence est expression dune violence gratuite, dune cruaut qui ne poursuit dautre but quelle-mme. La
violence est ds lors sans fondement et absolue. Elle nest rien quelle-mme. La violence absolue na pas besoin de
justification. Elle ne serait pas absolue si elle tait lie des raisons. Elle ne vise que la poursuite et laccroissement
delle-mme (Trait de la violence, Paris, Gallimard, 1998, pp.51-52).
4. Lire en particulier Wolfgang Sofsky, op. cit., p.168 et le chapitre consacr la cruaut dans Michel Wieviorka, La
Violence, Paris, Hachette, Pluriel, 2005.
30
VIOLENCE TOTALE
compagnie de commandement et de logistique ainsi que par ltat-major du 3erima (Vannes). Le chef de corps de ce
rgiment, le colonel Pierre, en assurait le commandement.
6. vab: vhicules de lavant blind. Ces blinds, en particulier en service dans linfanterie motorise, permettent de
transporter le volume dun groupe de combat (dix hommes).
7. Carnet personnel du colonel Herv Pierre.
(musulmans) de ce village situ environ trente kilomtres au sud de Bambari. Je note dans mon carnet le21 que nos
hommes ont t confronts aux rsultats dexactions dune barbarie sans nom. Torture, dmembrement, viscration,
extraction dorganes (avec suspicion danthropophagie).
9. Freud constate que, curieusement, de petites diffrences gnrent plus de ressentiment et suscitent plus dintolrance
que des diffrences majeures. Dans plusieurs de ses crits, en particulier dans Totem et Tabou, il dcrit ce phnomne
en le qualifiant de narcissisme des petites diffrences. Export dans le champ des relations internationales, le
concept lui permet dexpliquer lintensit des frictions entre pays limitrophes (Malaise dans la civilisation).
10. On notera que lAtlas sur la Rpublique centrafricaine publi en 1984 par les ditions Jeune Afrique ne comporte
aucune entre Religions. Le chapitre consacr la population ny fait en outre aucune rfrence et celui
dcrivant lhistoire du pays mentionne simplement lislam comme participant des vagues de peuplement du pays.
31
32
VIOLENCE TOTALE
12. Sils soulignent en effet que jusqu prsent, la coexistence a t bonne entre les diffrentes communauts
religieuses, les auteurs de Centrafrique, pourquoi la guerre? (Thomas Flichy de La Neuville (sd), Paris, Lavauzelle,
2014) notent nanmoins le risque de cannibalisation de lislam national par un islam international, beaucoup plus
radical.
lacte terroriste de citoyens amricains que les services spcialiss navaient pas identifis comme particulirement
risque. Plus gnralement, le copycat est celui qui imite volontairement un modus operandi (tueur en srie,
suicide, braquage) vu dans les mdias.
15. Ren Girard, Mensonge romantique et Vrit romanesque, Paris, Pluriel, 2010, p.123.
16. Ibid., p.57.
33
34
VIOLENCE TOTALE
18. Ren Girard, La Violence et le Sacr, Paris, Hachette, Pluriel, 2010 [1972], p.221.
35
20
22. Dans De la dmocratie en Amrique, Tocqueville fournit un exemple historique particulirement clairant de ce
qui sapparente des frustrations relatives, produit dune proximit juge trop grande risquant de conduire
lindiffrenciation. Sil fallait absolument prvoir lavenir, je dirais que, suivant le cours probable des choses,
labolition de lesclavage au Sud fera crotre la rpugnance que la population blanche y prouve pour les Noirs
(p.318). Le racisme serait, paradoxalement, une consquence de lgalisation des conditions entre les Blancs
appauvris et les Noirs: Les hommes blancs du Nord sloignent des Ngres avec dautant plus de soin que le
lgislateur marque moins la sparation qui doit exister entre eux. Cit par Michel Terestchenko, Philosophie politique.
thique, science et droit, Paris, Hachette.
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VIOLENCE TOTALE
37
25
27. Spinoza, thique, Paris, Hachette, Le livre de poche, 2005 [1677], explication de la dfinitionXX, p.267.
28. Ibid., proposition27, pp.222-225.
38
VIOLENCE TOTALE
telle, Michel Wieviorka montre comment la voix des victimes brise la logique sacrificielle en en mettant jour le
mcanisme. Polarisant les affects dindignation et de commisration, bourreaux et victimes sont alors reconnus de la
foule pour ce quils sont (Michel Wieviorka, op. cit., p.305).
31. Le key leader engagement ou kle selon lacronyme consacr dans la rdaction des ordres, consiste pour un chef
tactique dvelopper des relations fructueuses avec ceux qui comptent dans lenvironnement o lunit dont il est
responsable est dploye.
39
PATRICK CLERVOY
42
VIOLENCE TOTALE
1. Philippe Erlanger, 24aot 1572. Le Massacre de la Saint-Barthlemy, Paris, Gallimard, Trente Journes qui ont fait la
France, 1960.
2. Maurice Barrs, Rcit de la dgradation du capitaine Dreyfus, Scnes et doctrines du nationalisme, 1902.
3. Henri Amouroux, La Grande Histoire des Franais sous lOccupation. T.IX, Les Rglements de compte, Paris, Robert
Laffont, 1991.
AA Leffet Lucifer
Quels sont les ressorts psychologiques de cette violence collective,
de cette unanimit tuer? Lhomme tue comme nimporte quel
autre animal. Mais il peut le faire avec un acharnement et une cruaut
qui na pas dautre exemple dans le monde du vivant. Pourquoi? La
rponse rside dans la dualit de sa nature. Primate humain, Homo
Sapiens est animal. Il est dans sa nature biologique de tuer. Mais cet
animal a un destin particulier: il nutilise plus ses membres antrieurs
pour se dplacer. La station debout a libr ses mains quil utilise pour
fabriquer des outils. Or les premiers outils ont t des instruments
destins la chasse. Et chez lhomme, la chasse du gibier humain
sappelle la guerre. Par son habilet manuelle et son intelligence
fabriquer des armes, Homo Sapiens est un champion de la guerre.
Paralllement, son cerveau sest agrandi. Le lobe frontal, ddi
aux aptitudes psychologiques et sociales, sest dvelopp vers lavant.
Lhomme est un animal social; il ne vit quen groupe. Pour cela, il
a d intgrer des rgles lmentaires, dont la rpression du meurtre.
Ainsi, linterdiction de tuer est-elle un commandement universel que
5. Tmoignage du mdecin en chef Franck de Montleau.
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risque de dcrochage du sens moral nest pas aboli pour autant, mais
lorsque des contingents de nationalits diffrentes sobservent, sont
en comptition, sespionnent mme parfois, ce risque parat tre
plus rduit. Le caractre multinational dune force en opration
est dcri pour tre un frein au plan de lefficacit immdiate des
oprations, mais ce qui est perdu en termes de ractivit peut tre
gagn en termes de prvention du dcrochage du sens moral. Dans un
groupe qui rassemble des personnes issues de cultures et de langues
diffrentes, lhtrognit morale des militaires qui le composent
est susceptible de freiner ces phnomnes dentranement au meurtre
et la cruaut. Y aurait-il eu au Niger la longue srie de crimes de
la mission Voulet-Chanoine si des observateurs trangers avaient
pu immdiatement en rendre compte? Y aurait-il eu au Vietnam
le massacre de My Lai si un cadre non amricain avait accompagn
le lieutenant Calley? Y aurait-il eu la mort de Firmin Mah si un
observateur de lONU, non franais, avait t prsent dans le vhicule?
Les rponses ces questions relvent de luchronie, mais il serait
rassurant de pouvoir le dmontrer. C
WASSIM NASR
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islamique dans les rues de Mossoul. Dans une premire srie de sept
vidos, Cantlie a expos lidologie de lEI et essay de dconstruire
la politique trangre occidentale, amricaine en particulier. Ses
arguments ntaient pas appuys sur les diatribes habituelles, ils ne
comprenaient aucune rfrence religieuse, aucune violence. Sept
pisodes qui sadressaient au public occidental, la mnagre de moins
de quarante ans, aux lecteurs... Une seconde srie a mis en scne
Cantlie en civil dans les rues de Koban, dAlep et de Mossoul, avec
le mme fil conducteur: dconstruire les ides reues et les montages
mdiatiques dnigrant lEI. Cantlie a mme crit des articles dans le
magazine anglophone de lEI, Dabiq.
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BNDICTE CHRON
LA MDIATISATION DE LA VIOLENCE
TOTALE EN CENTRAFRIQUE:
RCIT PAR LES IMAGES,
RCIT PAR LES MOTS
propos de lexprience de la dportation dans les camps lors de
la Seconde Guerre mondiale, Paul Ricur crit: La limite pour
lhistorien, comme pour le cinaste, pour le narrateur, pour le juge,
est [] dans la part intransmissible dune exprience extrme. Mais
[] qui dit intransmissible ne dit pas indicible1. Cette intransmissibilit de lexprience a fait lobjet de multiples analyses qui toutes
convergent: la guerre comme moment dexpression dune violence
extrme est elle aussi intransmissible. Ceux qui ont le mieux dit
la ralit des combats ne sont dailleurs pas ceux qui ont essay de
transmettre, mais ceux qui ont seulement tent de dire et de faire
sentir. Cest le cas de grands romanciers ou cinastes qui, par les mots
et les images, ont eu lhumilit duniquement vouloir faire sentir sans
prtendre faire vivre artificiellement au spectateur une exprience
prcisment intransmissible.
Si le constat vaut pour le rcit fictionnel de la guerre, quen est-il
des rcits construits chaque jour par les mdias dinformation, qui plus
est lorsque la mise en images et en mots nest pas seulement celle de la
guerre lgale, mais celle dune violence qui dborde le cadre lgitime
dexercice de la force? Le cas du conflit centrafricain est ce titre trs
rvlateur: partir du dbut de lopration Sangaris, en dcembre
2013, les mdias franais ont abondamment relay, pendant quelques
semaines, le droulement de ce conflit. Cette mdiatisation a donn
lieu de multiples reprsentations des formes de violence en cours sur
ce territoire. Le dbat a alors surgi rgulirement sur les modalits du
rcit mdiatique des actes de violence extrme qui avaient lieu. En creux,
une question a en revanche t peu pose: comment rendre compte de
laction de la force lgitime qui sexerait dans le cadre de lopration
Sangaris face ces formes de violence totale? Cest tout lobjet de
notre propos ici: revenir sur cette interrogation rcurrente de la mise
en rcit des violences totales des conflits contemporains et, en regard,
sur la difficult de raconter laction lgale des forces internationales
missionnes pour tenter de mettre un coup darrt ce conflit.
1. Paul Ricur, La Mmoire, lhistoire, loubli, Paris, Le Seuil, 2000, p.579.
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5. Le chercheur Juan Branco a publi une tribune sur le siteRue89 le 14janvier 2014 accusant les journalistes franais
dopposer abusivement les chrtiens des musulmans accabls de tous les maux (rue89.nouvelobs.com/2014/01/14/
centrafrique-ils-dont-devenus-tueurs-monstres-249005). Florence Lozach, grand reporter I-tl et Canal+, lui a
rpondu, dfendant son travail et celui de ses confrres (rue89.nouvelobs.com/2014/01/16/bangui-les-medias-nontinvente-haine-chretiens-musulmans-249089).
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AA Conclusion
Aprs le premier semestre 2014 , les mdias ont continu
ponctuellement de raconter Sangaris. Deux points daccroche leur ont
permis de remettre cette mission sur le devant de la scne mdiatique:
le syndrome de stress posttraumatique que connaissent les militaires
franais de retour de Centrafrique et les accusations de viol portes
contre certains dentre eux.
Le premier sujet fait lobjet dun traitement mdiatique ds le mois
de dcembre 2014, mais cest avec le rapport des dputs milienne
Poumirol et Olivier Audibert-Troin, rendu public le 4fvrier 20158,
que les journalistes vont rellement se saisir du sujet et le traiter
massivement. Le rapport pointait le nombre particulirement lev
de ces militaires pour la premire partie de lopration Sangaris (12%
contre 8% pour lopration Pamir en Afghanistan).
Le second sujet, celui des accusations de viol, merge dabord dans
la presse trangre, en particulier le 29avril 2015 dans The Guardian
qui se fait lcho dun rapport interne de lONU. Ds le 30avril, les
mdias franais relaient linformation: au moins quatorze militaires
franais, daprs le rapport, sont alors souponns davoir commis des
abus sexuels sur des mineurs entre le dbut de lopration Sangaris en
dcembre 2013 et juin 2014, la France ayant ouvert une enqute ds
juillet 2014. Au fil des mois, chaque nouvelle tape de lenqute fait
lobjet dun traitement rgulier.
Ces deux points nous intressent particulirement: aprs le rcit
des violences totales que nous avons voqu et le dsquilibre trs net
avec celui de la mission des soldats franais, surgissent deux nouvelles
trames (le stress posttraumatique et les accusations de viol) qui
concernent les mmes militaires et en font la fois, collectivement,
des victimes et des bourreaux. Lobjet nest pas ici de traiter de la
vracit des faits, et donc dun processus de mise en place de violence
mimtique, pour reprendre les mots de Ren Girard, mais de
mettre en avant un glissement bien rel du traitement de ce conflit:
alors que les Centrafricains taient les victimes et les bourreaux du
rcit mdiatique, ce sont peu peu les militaires franais, dabord
spectateurs impuissants du drame en cours, qui ont endoss ces deux
rles. C
8. Rapport dinformation dpos par la Commission de la Dfense nationale et des forces armes en conclusion des
travaux dune mission dinformation sur la prise en charge des blesss et prsent par M.Olivier Audibert-Troin et
Mmemilienne Poumirol, assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2470.asp
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REGAIN DE VIOLENCES?
Inflexions: Existe-t-il une violence ou des violences? Ny a-t-il pas
une forme de relativisme dans lespace et surtout dans le temps? Peut-on nanmoins en
envisager une dfinition? Si non, comment, entre critres objectifs et perceptions subjectives,
en faire un outil pertinent pour lanalyse?
Robert Muchembled: Apparu au dbut du XIIIesicle en franais, le
mot violence (du latin vis, force ou vigueur) dfinit un
tre humain au caractre emport et brutal, et aussi un rapport de
force visant soumettre ou contraindre autrui. En termes lgaux, la
violence dsigne les crimes contre les personnes: homicides, coups
et blessures, viols... Mais le classement de ces phnomnes nest pas
identique selon les pays et les poques, ce qui rend la notion trs
relative.
On peut cependant tenter de la dfinir en la distinguant de
lagressivit, inne, dont la puissance destructrice peut tre inhibe
par les civilisations si elles en dcident ainsi. La ntre pratique depuis
des sicles un usage smantique trs flou du concept de violence, tout
en le marquant globalement du sceau de linterdit. Les spcialistes se
rfrent en effet deux acceptions antagonistes du terme. La premire,
illustre par Thomas Hobbes dans le Lviathan en 1651 (lhomme est
un loup pour lhomme), affirme que tous les tres vivants sont mus
par des comportements de prdation et de dfense lorsquils sont
menacs. La seconde, hrite la fois du christianisme et des Lumires,
fait de lhomme un tre vivant exceptionnel qui naurait pas la volont
consciente de dtruire son semblable. Le dbat philosophique est loin
dtre tranch. Psychanalystes, psychologues et thologues dcrivent
une agressivit humaine spcifique. Freud dveloppe lide. Erich
Fromm oppose deux formes de violence humaine, normale ou
pathologique, prtendant que lhomme est le seul primate capable de
tuer et de torturer par plaisir des semblables (ce qui est dmenti par
de rcentes tudes sur les chimpanzs). Daniel Sibony voit les humains
jouir dtre violents et de se massacrer, tout comme Boris Cyrulnik
lorsquil voque les gnocides de groupes considrs comme des
races infrieures dtruire1.
1. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (Paris, puf, 1971), Erich Fromm, Le Cur de lhomme. Sa propension au
bien et au mal (Paris, Payot, 1979, notamment pp.23-42 et 212-215) et La Passion de dtruire (Paris, R. Laffont, 1975),
Daniel Sibony, Violence (Paris, Le Seuil, 1998), Boris Cyrulnik, Mmoire de singe et paroles dhomme (Paris, Hachette,
1983) et La Naissance du sens (Paris, Hachette, 1995). Voir aussi Robert Muchembled, Anthropologie de la violence
dans la France moderne (xve-xviiiesicle) (Revue de synthse, t. CVIII, srie gnrale, 1987, pp.31-33) et Vronique
Le Goaziou, La Violence (Paris, Le Cavalier Bleu, 2004, pp.26-27).
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VIOLENCE TOTALE
Les sicles passs nous ont donc lgu une double conception de
la violence, lgitime lorsquelle se trouve mise en uvre par des
institutions, tels les tats dcidant de la guerre ou les glises dcrtant
des perscutions contre les hrtiques, illgitime si elle sexerce
individuellement en dpit des lois et de la morale. Cette ambigut
fondamentale traduit le fait que la violence humaine relve la fois du
biologique et du culturel.
Les dfinitions de la transgression ou des comportements illicites
sont toujours construites, par ltat, la justice et (ou) les diverses
instances de contrle dune collectivit. Ce qui me rend prudent
propos de la violence extrme ou totale, car il sagit dune perception
gradue par le commentateur, en fonction de rfrents culturels qui
ly poussent sans quil en soit obligatoirement conscient. En Europe
occidentale, les chiffres de la criminalit ne donnent nullement
une vrit absolue, dautant quils sont mme parfois manipuls, y
compris de nos jours, pour appuyer des politiques prcises, mais ils
fournissent les seuls indices volutifs permettant de comprendre que
le dgot du sang et le tabou de la violence sont devenus les pierres
angulaires de notre civilisation au cours du dernier demi-millnaire.
Leur lente acceptation par les populations a permis aux tats de
prendre le monopole de la force lgitime, travers la guerre juste et
lusage exclusif de la peine de mort (jusqu sa rcente abrogation). Par
opposition, la violence dfinie comme illgitime dans cet espace a servi
talonner les rles normatifs en fonction du sexe, de la classe dge et
de lappartenance sociale. Les individus ont t ventils sur une chelle
du bien et du mal en fonction de leur suppose nature: innocente
dans le cas des enfants, douce pour les femmes, autocontrle tout en
demeurant virile chez les jeunes hommes clibataires.
Inflexions: Comment caractriser lvolution de la violence dans le monde occidental
depuis le Moyen ge?
Robert Muchembled: Lhomicide nest pas lunique indicateur de
lintensit de la violence au sein de notre espce. Il est cependant
le plus spectaculaire, car il se trouve aujourdhui cent fois plus
rare en Europe occidentale qu la fin du Moyen ge. Nuance par
dimportantes variations rgionales, lvolution sest produite en deux
temps: une premire baisse trs accentue se remarque vers 1650,
aussi bien dans des pays protestants que catholiques, puis ltiage est
atteint juste avant 1914, avec en moyenne un homicide par an pour
cent mille habitants dans cet espace2. Une lgre remonte des chiffres,
2. Robert Muchembled, Une histoire de la violence de la fin du Moyen ge nos jours, Paris, Le Seuil, 2008, rd.
Points, 2014.
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REGAIN DE VIOLENCES?
5. Voir note3.
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JEAN-CLMENT MARTIN
RVOLUTION FRANAISE
ET VIOLENCE TOTALE
Dans les mmoires comme dans les historiographies, la Rvolution
franaise passe pour tre lune des priodes les plus violentes de
lhistoire de lhumanit. Na-t-elle pas invent une machine
dcapiter, engag le pays dans une guerre extrieure et civile, et install
un rgime de terreur? Disons demble que ces questions qui viennent
immdiatement lesprit sont peu pertinentes, puisque la guillotine a
t adopte pour rduire la souffrance inflige par lapplication de la
peine de mort, quasiment universelle cette poque, que les guerres
rvolutionnaires ont certes caus plusieurs centaines de milliers de
morts, mais quatre ou cinq fois moins que les guerres impriales,
et que la Convention nationale a rejet presque unanimement tout
systme de terreur, lexpression ayant t forge post mortem pour
disqualifier Robespierre.
Cette brve discussion rappelle cependant que ltude de la violence
pendant la priode rvolutionnaire demeure toujours un enjeu
historiographique et scientifique important autant que controvers,
et pour lequel le choix des vnements, leur interprtation et le cadre
de pense doivent tre soigneusement prciss et explicits1. Vouloir
introduire une notion originale comme la violence totale pour
comprendre ce pass est a priori sduisant, mais non sans risque.
Lefficacit de la notion est tablir sans rien prsupposer, sans quil
soit besoin de la considrer ni comme un effet de mode ni comme
une analyse anachronique. Si lanachronisme est condamnable lorsque
lexamen ne tient pas compte des particularits du contexte, le pass est
cependant toujours examin pour rpondre aux interrogations les plus
contemporaines; il est lgitime de chercher tablir la gnalogie des
situations de grandes violences que le monde a connues au XXesicle
et auxquelles il est confront actuellement2.
Une semblable dmarche a dj port ses fruits propos de la
guerre totale qui permet de nommer lexprience franaise de
1793-17943. La conclusion est en revanche demeure plus ambigu
lorsquil sest agi de savoir si lide de guerre civile mondiale avait
1. Jean-Clment Martin, Violence et Rvolution: essai sur la naissance dun mythe national, Paris, Le Seuil, 2006.
2. Patrice Higonnet, Attendant Cruelties, Nation and Nationalism in American History, New York, Other Press, 2007.
3. Jean-Yves Guiomar, LInvention de la guerre totale, Paris, Le Flin, 2004; Gabriella Gribaudi, Guerra Totale, Turin,
Bollati Boringhieri, 2005; David. Bell, The First Total War, New York/Boston, Houghton Miflin Company (trad. La
Premire Guerre totale, Paris, Champ Vallon, 2010).
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ambigu, French Historical Studies, vol.36, 1, 2013, pp.51-81; Jean-Clment Martin, Dnombrer les victimes de
la Terreur. La Vende et au-del, in Michel Biard et Herv Leuwers (dir.), Visages de la Terreur, Paris, Armand Colin,
pp.155-166.
5. Gabriele Ranzato, Guerre fratricide, Turin, Bollati Boringhieri, 1994; Jean-Clment Martin, La Guerre civile entre
histoire et mmoire, Nantes, Ouest-ditions, 1995.
6. Franois Saint-Bonnet, Ltat dexception, Paris, PUF, 2001.
7. Yvon Garlan et Claude Nires, Les Rvoltes bretonnes de 1675, Paris, ditions sociales, 1975.
8. Jean-Philippe Cnat, Le ravage du Palatinat, Revue historique, 2005, 1, pp.97-132.
9. Omer Bartov, LArme dHitler, Paris, Hachette, 1999.
10. Guido Crainz, LOmbra della guerra, Rome, Donzelli Editore, 2007.
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16. Anna Karla, Revolution als Zeitgeschichte. Memoiren der Franzsischen Revolution in der Restaurationszeit, Gttingen,
Brgertum Neue Folge 11, 2014.
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JEAN-PHILIPPE IMMARIGEON
ILLGITIME VIOLENCE
Parmi les photos qui auront marqu le XXesicle, il en est deux qui
se rapportent la guerre du Vietnam et qui servirent toutes deux la
dnoncer. Il y a bien sr celle de la petite Phan Thi Kim Phuc qui
court au milieu de la route, hurlant nue les bras carts, le dos brl
par le napalm. Il y a surtout celle, galement illustre dune courte
squence filme, dune excution un carrefour de Saigon. Autant la
premire ne soulve aucune difficult contextuelle, autant la seconde
mrite que lon sy attarde.
Nous sommes durant loffensive du Tt et on se bat jusque dans les
couloirs de lambassade amricaine qui doit tre reprise dassaut par
les Marines, puisquinvestie par les troupes de Giap dont fait partie le
capitaine Van Lem, droite sur la photo. laube, dans une caserne
de chars dont il sest empar, il a tu toute la famille du commandant
de lunit, y compris sa mre ge de quatre-vingts ans; seul un
gamin de dix ans a survcu, mais il est grivement bless. Lorsquil
est captur plus tard dans la journe, cest proximit dun charnier
de trente-quatre civils dont il revendique le massacre en mme temps
que sa qualit de vietcong. Il est conduit devant le gnral Ngoc Loan,
en tenue de combat sur la photo, qui vient dtre tmoin du massacre
de lun de ses officiers, de sa femme et de ses trois jeunes enfants. Le
gnral trane son prisonnier au milieu de la rue et lui loge une balle
dans la tte bout portant des objectifs. Alors question: si vous aviez
t sa place, quauriez-vous fait?
Inutile de faire semblant de rflchir et de jouer les belles mes. Sauf
que vous auriez aussi tu lintervention amricaine et lauriez rendue
illgitime pour la fin des temps, car comme dira lauteur de la photo,
qui obtint le prix Pulitzer, le gnral a tu le Viet et moi jai tu le
gnral, mais pas seulement. Lofficier sud-vietnamien ne sera
pas seul avoir lhonneur de la couverture de Time Magazine: ainsi le
lieutenant Calley, responsable du massacre de My Lai, ce bouc-missaire
pour tous les Terror Squads agissant sur ordre du Pentagone dans le
cadre de lopration Phoenix qui fit trente-huit mille morts. Mais
les discussions savantes sur le jus ad bellum et le jus in bello, cest bien plus
tard que a se passe, et encore pas toujours. Sur le moment, ce sont
les immolations par le feu, les petites filles brles et les crnes clats
qui dcident de lavenir. Lexcution du capitaine Van Lem, parce que
larbitraire quelle montrait tait plus intolrable que sa sauvagerie, a
t non seulement improductive mais contre-productive: ce qua fait le
gnral tait un crime de guerre que nexonraient en rien ceux commis
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VIOLENCE TOTALE
par son prisonnier; il tait cens dfendre des valeurs parmi lesquelles
le principe dune responsabilit qui nappelle pas de rciprocit.
LOccident, gardien de la rgle et du droit, aimait alors penser
quil perptuait le temps des guerres en dentelle, et que sil y drogeait,
ctait toujours par une imprieuse et irrpressible ncessit. Mais
alors sa mauvaise conscience le taraudait, surtout lorsque le succs
avait t au rendez-vous. Les choses ont bascul aprs les attentats de
2001 et linvasion de lIrak. La publicit faite durant lt 2003 au
film La Bataille dAlger de Gillo Pontecorvo et aux leons de lexprience
franaise de 1957 par les officiers du Pentagone chargs de rflchir
la contre-insurrection a marqu le dbut dun processus que lon ne
peut que juger dltre pour les raisons que je vais tenter dexposer,
et qui, aprs avoir dcomplex la violence, porte maintenant la
revendiquer non seulement comme moyen efficient daction, mais
comme principe de gouvernance.
ILLGITIME VIOLENCE
Il est vrai quau regard des violations de nos propres principes, les
informations et les images qui nous arrivent du Proche-Orient sont
autrement terrifiantes: est-ce terrorisant pour autant et est-ce l leur
seul objectif? On doit sen indigner, mais ne pas saveugler sur leur
banalit pour toute une gnration nourrie aux standards amricains.
Quil sagisse par exemple des amputations la scie lectrique de la
bande dessine puis du film Sin City, des doigts coups des affiches du
film Saw2 sur les Abribus la veille des ftes de Nol, et surtout de
la centaine de dcapitations rpertories dans le cinma amricain
depuis dix ans (nouvelle figure oblige avec la sance dautopsie lgale),
leffet miroir que nous renvoient les assassins de Daesh ne se limite
pas au seul pyjama orange port par ceux quils gorgent couleur
des pnitenciers doutre-Atlantique et pas seulement du camp de
Guantnamo.
Si on euphmise la violence pour ne surtout pas prononcer le mot
guerre et ne pas avoir dsigner lennemi, il nest en revanche pas
exact de prtendre quon la voit abusivement partout puisquon refuse
de la combattre prcisment l o elle sexerce au grand jour. Si nos
banlieues sont devenues terre de prche pour les prdicateurs qataris
et les missi dominici de la French-American Foundation, cest que les
modles quils incarnent puisent aux mmes sources, aux mmes
rfrences esthtiques, et se projettent dans des anticipations assez
semblables. Ce ne sont pas les ntres, celles dune vieille Europe qui
a puis toutes les formes possibles de sauvagerie individuelle comme
collective jusquau suicide continental, fort heureusement manqu.
Sil y a une guerre de civilisation, elle est l.
Par ailleurs, confondre, sous le concept sulfureux de scurit
nationale inspir du pass rcent de lAmrique latine aprs un
dtour par les tats-Unis, les fonctions militaires et les fonctions
constabulaires na fait que brouiller les pistes et garer les esprits.
Mais le dbat tel quil est pos va prcisment bien au-del de celui du
recours la violence pour se dfendre: nous voil somms daccepter
une violence dtat que lon nomme habituellement dexception, mais
qui se prtend dautant plus lgitime et lgale quil sagirait in fine de
dfendre nos liberts et nos droits en commenant par les rduire.
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MONIQUE CASTILLO
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Ibid., p.54.
Hannah Arendt, De la rvolution, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2013, p.168.
Saint-Just, cit par Hannah Arendt, op. cit., p.86.
H. Arendt, Ibid., p.150.
AA La violence culturalise
Pour un adepte de la non-violence, ce qui, en dfinitive, fonde la
culture de la violence, ce nest pas la violence, mais la justification de
la violence. [] La culture confectionne un habillage qui a pour but,
non pas de dsigner la violence, mais de la dguiser. Cet habillage veut
occulter la violence de la violence en la lgitimant comme un droit de
lhomme et en lhonorant comme la vertu de lhomme fort7. Pour
7. Jean-Marie Muller, Philosophie de la non-violence, Faut-il saccommoder de la violence?, Paris, Complexe, 2000,
p.355.
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11. Pierre Manent, La Raison des nations, rflexions sur la dmocratie en Europe, Paris, Gallimard, p.96.
12. Michael Walzer, Cette gauche qui nose pas critiquer lislam, Le Monde, 8mai 2015.
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16. Emmanuel Mounier, loge de la force, Esprit, fvrier 1933, p.826. Mounier ponctue sa rflexion par cette phrase de
Montherlant: Faire une paix qui ait la grandeur dme de la guerre.
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PIERRE DE VILLIERS
FORCE ET VIOLENCE
La force de la cit nest pas dans ses remparts ni dans ses vaisseaux,
mais dans le caractre de ses hommes
Thucydide
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germe dans les zones grises, les zones de non-droit, partout o ltat
faillit ou dmissionne. Cest en cela que les actions de prvention des
crises sont essentielles. Cest ce que nous faisons, me semble-t-il, avec
nos missions de coopration. Construire une paix davance, cest ce
que nous accomplissons en accompagnant la monte en puissance des
forces armes de certains pays amis, afin quelles soient, terme, en
mesure de prendre en main leur propre scurit. titre dillustration,
les actions de coopration militaire sont compltes par de nombreux
dtachements dinstruction oprationnelle (DIO) et par notre soutien
aux pays du G5 Sahel, appuy par lopration Barkhane.
Je fais un second constat, celui de la grande permabilit de la
jeunesse la violence. Elle est un ge de la vie o la soif de grand
air et de mouvement peut, si elle est mal oriente ou manipule,
basculer dans la violence guerrire comme expression dun trop-plein
dnergie et dun sentiment de puissance et dinvincibilit. Mais il ne
faut pas pour autant rduire la violence la jeunesse. Je suis dailleurs
toujours frapp par le fait que nos armes transforment parfois des
jeunes, aux parcours chaotiques ou dans la difficult, en de vritables
hros. Je ne peux pas mempcher de penser que ces mmes jeunes
auraient pu tre tents par la violence si les armes ne leur avaient pas
donn des valeurs dfendre et un cadre exigeant o exprimer leur
dsir de participer lhistoire qui se construit devant eux. Larme
offre ainsi la jeunesse lopportunit de se mettre au service dun
intrt suprieur qui est un moyen de se raliser, ce que, fondamentalement, elle recherche.
Autre observation: sous leffet combin de la mondialisation et de
lmergence de nouvelles faons de conduire la guerre, les crises sont
en train de muter. La violence change de visage et la force sexprime de
plus en plus en marge des institutions tatiques. Aujourdhui, certains
tats se comportent parfois comme des bandes armes et certaines
bandes armes comme des tats. Le phnomne de Daech, et ses chos
terroristes lintrieur mme de nos frontires, en est une terrifiante
illustration; il ncessite une rflexion spcifique.
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AA Lthique du commandement
Le terroriste perd son humanit nier celle de ses victimes. Le
combat contre le terrorisme est un combat pour lhomme et pour sa
dignit; cest une lutte contre la chute de lhomme. Ne croyons pas
que notre violence serait le prix payer pour radiquer le terrorisme.
Ces risques de dvoiement de la force par la violence renvoient
limportance de la dimension morale et thique du mtier militaire.
Cder la violence et la discrimination, la non-distinction des
moyens, la torture, cest lchec de la conscience collective.
Dans ce combat, le soldat doit porter les armes sans perdre son
me. Il ne doit pas tomber dans la violence vouloir la combattre:
succomber au mimtisme du comportement, cest faire le jeu des
terroristes. Cette responsabilit est en particulier celle du chef. Il
nignore pas que lhomme qui rejoint le groupe guerrier gagne une
sorte danonymat, qui peut lui donner limpression trompeuse
dimpunit, laissant libre champ la violence. Cest un des ressorts
de la violence des groupes arms terroristes. Le soldat doit chapper
ce phnomne.
La responsabilit du chef militaire est ici centrale. Cest lui de
donner du sens, de promouvoir des valeurs et une thique. Cest
lui quil revient dincarner ces valeurs et de faire en sorte quelles
soient les marques dune identit collective, lesprit de corps, tmoin
dune diffrence fondamentale avec ceux qui prnent la seule haine
de ladversaire et justifient ainsi leur violence.
Mais le chef militaire ne doit pas tre pens comme un tre
isol qui, seul, serait le garant de lthique et de lefficacit de nos
armes. Au contraire, il sinscrit dans un ensemble plus grand, le
commandement, qui est le ciment de nos armes. De sa solidit et
de son paisseur, technique, tactique, mais surtout morale, dpend la
vritable efficacit de nos forces de larme.
Quil soit caporal, la tte dune quipe de voltige, commandant,
pacha dun navire de guerre ou chef dune base arienne, chaque chef
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VIOLENCE TOTALE
FORCE ET VIOLENCE
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JEAN-LUC COTARD
partir dun rgiment, il comportait entre cinq cents et huit cents hommes. Le BGBH ntait pas une compagnie, mais
pas non plus tout fait un vritable bataillon, ce quil est devenu plus tard avec larrive dune compagnie de sapeurs
belges.
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VIOLENCE TOTALE
2. Le bataillon aurait d tre lorigine une simple compagnie, mais les longations logistiques et les craintes du service
de sant des armes devant le danger des mines avaient augment progressivement les effectifs. Or les prvisions de
ltat-major de la division de Bosnie-Herzgovine, command par le gnral Morillon, navaient anticip ni leffectif
rel du bataillon ni le nombre de ses vhicules et de ses conteneurs.
3. Comme dans toutes les troupes dont les units se dplacent et combattent lorigine pied, les commandants du
gnie sont appels chefs de bataillon.
4. Dans les autres armes, la numrotation commence par le contenu suivi du contenant exemple 1/2 rep pour la
premire compagnie du rep.
5. Aujourdhui, la prparation oprationnelle dune unit dure six mois avec des engags, souvent aguerris
6. Le soir, nous entendions quand mme le canon tonner sur la ligne de contact de Visoko, environ dix kilomtres.
7. Pour des raisons pratiques, on entendra par sapeur dans cet article tout soldat appartenant au bgbh, quil vienne
dun rgiment du gnie, dinfanterie, de cavalerie, dartillerie, du train, des transmissions ou du matriel, sans oublier
le service du commissariat ou le service de sant
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VIOLENCE TOTALE
AAVigilante insouciance
Notre mission tait de tout faire pour tre en mesure de maintenir
deux itinraires en priode hivernale. Maintenir, cest--dire
garantir au gnral Morillon, son tat-major, et donc aux convois de
lONU et de lUNHCR, les conditions optimales de circulation. Pour cela,
le bataillon avait reu des dneigeuses avec des fraises, des sableuses,
des niveleuses, des pelles mcaniques et, pour faire face au danger des
mines, deux bulldozers tlguids. Nous avions form nos sapeurs de
combat au dminage en utilisant lexprience de nos camarades de la
141eCGDIMA8 dploys six mois avant nous, plus louest, en Krajina.
Nous nous tions concentrs sur cette mission, sur les conditions de
vie des hommes, pour quils puissent rcuprer au mieux et tre le plus
efficaces possible la demande. Il fallait en fait crer loutil, le fdrer,
faire en sorte que chacun connaisse son rle et sa place ainsi que ceux
des autres. Bref, crer ce que les militaires appellent cohsion, tat
desprit auquel ils attachent justement une forte attention. Il fallait
instruire tout en quittant la France, parfois sans matriel, mis en
caisse, charg sur le bateau ou pas encore arriv; dcouvrir le nouveau
matriel en dotation (VBL9, fraise dneigeuse, cuisinire nouveau
modle, kits de douche). Pour lquipe de commandement, il
fallait assimiler les rgles dengagement, les subtilits des directives
onusiennes, mais aussi celles rdiges spcifiquement par la division;
apprendre le terrain, en connatre les ressources et les contraintes.
Notre souci ntait pas de faire face la violence mais dagir en sret10,
face un danger dont lanalyse rationnelle tait, il faut le reconnatre
aujourdhui, largement perturbe par le discours des mdias.
Il convient de se souvenir que 1992 est la deuxime anne
dengagement des armes franaises aprs la chute du mur de Berlin.
Que lanne prcdente, le prsident Mitterrand avait refus denvoyer
des appels dans ce qui est devenu la guerre du Golfe. Sil acceptait
cette fois-ci, ctait, dans notre esprit, quil y avait peu de risques pour
eux. Nous tions en pleine priode de recherche des dividendes de
la paix. Nous tions engags dans une opration humanitaire. Nous
tions neutres. Le bleu de nos casques et le blanc de nos vhicules
nous donnaient un sentiment dextraterritorialit par rapport
aux belligrants. Ajoutez cela les images de Bernard Kouchner
dchargeant les sacs de riz sur les plages somaliennes et vous
comprendrez que lambiance ntait pas belliqueuse. Noublions pas
8. 141ecompagnie du 6ergiment du gnie ddie lappui des rgiments de la division dinfanterie de marine (dima).
9. Vhicule blind lger.
10. tat de protection contre un danger ou une menace potentielle.
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VIOLENCE TOTALE
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VIOLENCE TOTALE
notre impuissance. Une violence qui ntait pas tourne contre nous
mais contre la population civile. Les forces locales, faisant fi de la
prsence de la force de lONU, poursuivaient sous nos yeux leur plan
de purification ethnique.
La violence nous cernait progressivement. Jusqu parfois nous
toucher au sens physique du terme. Ainsi, au printemps, aprs
plusieurs coupures dalimentation en eau ou interdictions dutilisation
de leau du robinet devenue impropre la consommation, le
sergent-chef A., chef de lquipe dpuration, est parti en
reconnaissance pour prciser les possibilits dapprovisionnement
en eau du bataillon dans les collines alentours. son retour, il tait
blme. Il stait fait arrter par un milicien croate ivre un check-point
sur la route du retour du monastre franciscain de Kraljeva. Il navait
pas aim le canon de la kalachnikov sur sa tempe, le doigt sur la
dtente
Peu avant, nous avions appris que les hlicoptres du dtachement
de Split, revenant de Srebrenica o le gnral Morillon se trouvait,
devaient venir ravitailler en carburant dans lemprise du bataillon.
Nous avions deux zones de poser. Lune delles, la plus pratique, la
plus grande, se trouvait de lautre ct de la Bosna. Jai fait envoyer un
groupe de balisage command par un sergent appel. Au bout de cinq
minutes, il me rendait compte quun check-point venait dtre mont
par les Croates au carrefour contrlant laxe vers Vars et la piste
conduisant la zone de poser. Jai envoy le capitaine C. sur les lieux
tout en faisant prparer la seconde zone, plus dlicate techniquement,
car situe dans lenceinte du bataillon. Il sest dirig vers le chef du
check-point qui contrevenait un accord de libert de passage pass avec
le capitaine commandant la compagnie du secteur. En guise daccueil,
il a senti le canon de la kalachnikov se coller contre son abdomen. Lui
non plus na pas aim, mme sil a fait face, mme sil est parvenu
prendre lascendant sur son interlocuteur la grande frayeur de son
interprte, qui nosait pas traduire prcisment la colre latente de
ses propos. Mais il na pas eu le temps de se lamenter sur son sort.
Dautres tches lattendaient. La violence fait ragir. Elle provoque
le sursaut ou la terreur. Un peu plus tard, il dcrira la vitesse de
dfilement dimages passes anciennes ou rcentes, qui taient venues
se superposer celles qui permettent une analyse rapide et globale
de la situation, de donner des ordres. La violence pouvait donc nous
toucher personnellement.
Pour sensibiliser les sapeurs la situation politique et militaire, et
aux dangers croissants, le commandant M. sadressait tous les lundis au
bataillon. Nous nous doutions que le secteur de Kakanj allait bientt
faire lobjet dactions dune partie ou dune autre. Le commandant,
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128
VIOLENCE TOTALE
fils dune famille avec laquelle javais partag le mouton de lAd avait
d prouver son engagement et sa fidlit la cause musulmane en
gorgeant son meilleur ami croate. Ces deux garons habitaient dans
une maison jumele. La sur de lun tait la copine de lautre. Les
quatre avaient t lves de lune de nos interprtes.
AA Alors?
Jai dj dcrit cette situation dans la revue Inflexions, mais aussi dans
le n3 de la revue Histoire et Dfense de 1994. Je navais jamais rflchi
cette priode en utilisant le prisme de la violence. Je crois, avec un
recul de plus de vingt ans, que nous avons eu la chance de pouvoir
nous acclimater cette violence que nous avons dabord traite sous
langle de la sret, donc de faon purement technique et militaire.
Mais, progressivement, la guerre civile nous a envelopps, nous a
imprgns. La violence, cest ce qui fait natre la peur dans les yeux.
Or la peur gnre la raction violente la moindre inquitude, la
moindre contrarit. Jai toujours reconnu avoir eu beaucoup de mal
revenir une vie normale en 1993. crire pour Histoire et Dfense ma
aid faire surface, de mme que la lecture de cet article a permis ma
femme de me comprendre mon retour.
Nous tions arrivs en Bosnie, assez bien prpars techniquement
dans notre mtier de sapeur, mais mal pour la mission gnrale, pour
lenvironnement dans lequel nous allions devoir voluer. Faire face
la violence, ctait au dpart se prparer au combat. Cela ne nous
inquitait pas outre mesure. Nous imaginions les convois attaqus,
lobligation de dminer sous les tirs adverses, le dneigement
ditinraires mins La violence, ctait se faire attaquer, rpliquer
et accomplir ce pour quoi nous tions venus: faire passer les convois.
En fait, ct de cette violence-l, nous avons dcouvert celle qui
nous a confronts nos peurs individuelles, au meurtre, la sauvagerie
et la cruaut. Nous nous sommes aperus que nous ne pouvions pas
bnficier dune extraterritorialit dans ce type de conflit. Nous
avons vu leffet de la violence sur les autres, sur nous-mmes, sur
des symboles religieux pour lesquels certains dentre nous avaient un
profond respect. Nous avons t touchs au plus profond de nous.
Nous avons dcouvert quune action banale pouvait brusquement
virer au cauchemar sans que lon puisse matriser quoi que ce soit, avec
parfois la mort la cl. Je crois quon ne prend rellement conscience
de ce quest la violence que lorsque lon est atteint personnellement
et durablement. On ne comprend ce mcanisme qu partir du
moment o la personne nest plus rien et que la volont personnelle
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BRICE ERBLAND
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VIOLENCE TOTALE
qui y succombe et favorisent donc les dcisions htives qui mnent aux
erreurs de tir. Ces dangers sont le sentiment de vengeance, laddiction
la destruction, la distanciation et la soumission lautorit.
AA La vengeance
Quel sentiment plus humain que celui de vengeance? Comment le
refouler lorsquun camarade tombe ses cts, que lon voit des enfants
souffrir, que lennemi emploie des mthodes lches et cruelles?
Afghanistan. Nous revenons dune vacuation sanitaire. Ou, plus
prcisment, nous venons de rapporter le sac mortuaire dun soldat
franais mort dans lexplosion dun engin explosif improvis. Il avait,
la tte dun convoi, dtect le pige au bord de la route. Aprs avoir
fait stopper le convoi, il tait retourn voir lengin. Cest ce moment
que les insurgs, comprenant que leur pige tait dcouvert, ont fait
sauter la charge. Elle tait prvue pour dtruire un vhicule. Le sac
mortuaire ne pse plus que quelques kilos. La soute de lhlicoptre est
pleine de sang. Il faut nettoyer tout a. Cest alors que lon est rappel
pour un dcollage en urgence: une compagnie de soldats franais est
au contact, elle a besoin dun appui-feu. Nous dcollons rapidement,
avec une seule ide en tte: venger le camarade qui vient de mourir.
Sil dcuple la hargne au combat, le sentiment de vengeance rduit
fortement le discernement dans laction, qualit essentielle dans une
guerre de contre-insurrection au milieu de la population. Anim par
la loi du Talion, le soldat va chercher tuer tout prix pour apaiser sa
souffrance, pour renforcer limage de force de son unit branle par
une perte. Cest l le meilleur raccourci vers le CIVCAS, car le soldat
voudra voir des ennemis partout.
AA Laddiction la destruction
Servir un systme darmes aussi performant que le Tigre est grisant.
Il procure un sentiment de puissance et dinvulnrabilit. Lorsque
lon enchane les missions dattaque avec succs, que lon neutralise
sans cesse des vhicules de combat, on glisse petit petit dans une
vritable dpendance lacte de destruction, comme un enfant qui
prendrait plaisir craser des fourmis. Jen ai pris conscience au cours
des combats que jai mens en Libye, lors dune pause de plusieurs
jours. En parlant avec mon ailier, nous nous sommes rendu compte
que le simple acte dappuyer sur la dtente et de voir un vhicule
exploser nous manquait.
Le seul fait den prendre conscience permet de sen dtacher,
condition dtre motionnellement stable. Mais le plus inquitant est
que cette addiction peut revenir sous la forme dun rflexe, stimul
par un contexte particulier.
AA La distanciation
Les systmes darmes modernes permettent douvrir le feu au
travers dun viseur thermique. La complexit du systme darmes et la
vision indirecte (au travers dun cran) du champ de bataille peuvent
engendrer un phnomne de distanciation par rapport la ralit, qui
veut que le tireur ne considre plus vraiment la cible comme un tre
humain. Il accomplit un acte technique. Si ce travers reste toujours
possible, il est largement attnu en fonction de la proximit de la
cible.
Le gnral Benot Royal dcrit le risque de distanciation comme
tant celui de semer la mort sans risquer sa vie1. On peut tendre cette
notion limpression de ne pas risquer sa vie tout en tant proche de la
menace. Il se produit alors un effacement de la perception du danger.
Le tireur voudra toujours amliorer la vue de sa cible et aura donc
tendance sapprocher plus que ncessaire. En Libye, ayant dtect un
charT72 dans une palmeraie, jai amen mon Tigre moins de deux
cents mtres de lui sans me rendre compte de la proximit devenue
dangereuse. Lorsque jai ouvert le feu, mon pilote sest rendu compte
de la faible distance et ma fait part de son mcontentement lgitime.
AA La soumission lautorit
Sous couvert de soumission lautorit peut soprer un dcrochage
moral, qui mne la ralisation dactes cruels et immoraux. Cest
leffet Lucifer dcrit par le docteur Patrick Clervoy dans son livre
1. Benot Royal, Lthique du soldat franais, Paris, Economica, 3e d., 2014.
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VIOLENCE TOTALE
AA Le bouclier moral
Le soldat en opration obit des rgles dengagement qui fixent un
cadre trs prcis louverture du feu. Mais ces rgles ne couvrent pas
toute ltendue des situations tactiques complexes auxquelles il peut
tre confront, tout simplement parce que cest impossible. Cest alors
la conscience, lintelligence humaine, linstinct du soldat qui prennent
le relais. Aprs le respect de ces rgles, le seul bouclier valable face aux
quatre travers psychologiques est moral, ce fonds propre, intellectuel
et moral, dans lequel on puisera quasiment dinstinct, en conscience,
lheure o les repres viennent manquer3.
Afghanistan. Jescorte deux hlicoptres de transport. Nous volons
sur des hauteurs dsertes, pour plus de sret. Soudain, le pilote dun
des hlicoptres lourds annonce la radio tireur RPG nos 3heures!
tout en esquivant de sa trajectoire. Mon pilote place immdiatement
le Tigre en direction de deux hommes qui courent dans les rochers.
Lorsquils apparaissent dans mon viseur, ils sont penchs vers le
sol rocailleux et se relvent en levant les mains en lair. Mon canon
est dirig vers eux. Ils sont seuls des kilomtres la ronde, ce ne
peut-tre queux. Les rgles dengagement mautorisent ouvrir le feu.
Mais je ne peux pas tirer sur des hommes qui lvent les mains en lair.
Je dsengage mon canon et nous poursuivons notre route.
Connatre et viter ces travers psychologiques ne garantit tout de
mme pas labsence dmotion lors dun tir tuer. Cet acte nest
jamais anodin et entranera toujours une raction, plus ou moins forte
et plus ou moins subie suivant les conditions de sa ralisation.
2. Patrick Clervoy, LEffet Lucifer. Des bourreaux ordinaires, Paris, cnrs ditions, 2013.
3. Jean-Ren Bachelet, La formation des militaires lthique dans le mtier des armes, Droits fondamentaux n6,
2006.
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VIOLENCE TOTALE
Vision
+
raction psychologique
3
Niveau coercitif
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YANN ANDRUTAN
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VIOLENCE TOTALE
le quotidien des soldats que les combats eux-mmes4. Dans ces textes,
et encore plus dans ceux des auteurs ayant connu le feu, lennemi
est rarement dcrit. Et lorsque la rencontre avec celui-ci a lieu, elle
semble fonctionner comme une surprise. Or la surprise, gnratrice
dmotion, intresse le psychiatre.
Cest travers mon exprience en psychiatrie auprs dune
population de militaires prsentant un psycho trauma que je souhaite
aborder la question de leffet que lacte de tuer un adversaire provoque
sur le psychisme. Il y a bien sr un biais: ces soldats prsentent tous
une pathologie psychiatrique, ce qui pourrait mettre en question leur
tmoignage et les mcanismes psychologiques que jvoquerai plus loin.
Je fais lhypothse, qui nest pas exceptionnelle, quil y a continuit
entre le normal et le pathologique. Les aspects pathologiques rvlent
ce qui relve du normal. En outre, seconde hypothse, ces
hommes dont je rapporterai le rcit ne sont pas des assassins au sens
criminologique. Il ne sagit ni de tueurs en srie ni de psychopathes.
Leurs cas ne relvent pas de la psychopathologie et ils ne possdent pas
de traits de perversit ou de sociopathie.
AA Quelques exemples
AA Le tireur de prcision
Cest un tireur de prcision engag dans de nombreuses oprations
extrieures. En 2011, il se trouve en Afghanistan en appui de sa
section. Ce soir-l, il voit dans son viseur deux hommes quil identifie
comme des insurgs, arms de RPG7 et se prparant faire feu sur ses
camarades. Il nhsite pas, tire et les tue tous les deux. Cest la premire
fois quil fait usage de son arme dans ce contexte. Six mois plus tard, il
participe lhommage rendu deux de ses camarades qui viennent de
mourir en opration. Il rencontre leurs familles, trs prouves par
ces dcs, et ralise soudain que les proches des deux taliban quil a
abattus ont d prouver les mmes sentiments. Il a tu deux hommes!
Ds lors, il dveloppe tous les symptmes dun traumatisme psychique:
cauchemars, reviviscence diurne, hypervigilance. Sa pense est envahie
par un conflit moral: est-il juste davoir tu ces hommes? En avait-il
le droit? Il envisage mme de rejoindre les taliban parce quil pense
quils mnent un combat juste alors que lui a tu deux hommes sans
prendre de risque, lchement!
4. Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier. 1914-1918, Paris, Maspero, 1977.
AA Le marsouin
Ce sous-officier est un ancien. En Afghanistan, il a connu plusieurs
fois le feu. Il a tu un homme, un insurg. Il dira dailleurs que cela ne
lui avait pas fait grand-chose, peut-tre le soir avait-il t troubl, sans
plus. Quelques annes plus tard, au Mali, son groupe et lui se trouvent
encercls et clous par les tirs ennemis. Il raconte avoir ressenti pour la
premire fois une peur intense, effroyable et obscne: celle de mourir
l. Il repense alors lhomme quil a tu et ralise quil a lui aussi
ressenti la mme chose, une terreur identique et insupportable. son
retour, il dveloppe les signes dun trauma psychique. Les symptmes
saccompagnent dune interrogation lancinante: comment ai-je pu
faire subir cela un autre tre humain?
AA Le parachutiste
Ce jeune parachutiste est en patrouille avec sa section une poque
o on circule encore pied Kaboul. Une voiture explose. Le
conducteur sextrait du vhicule qui na pas t compltement dtruit
et se dirige vers les soldats franais qui craignent quil nait sur lui
une ceinture dexplosifs. Le chef de section ordonne de tirer pour
larrter. Le parachutiste tire et tue lhomme qui ne portait finalement
pas dexplosifs. On le flicite et il reoit mme une dcoration pour
son acte. son retour en France, il se blesse et se trouve contraint
linaction. Il est taraud par une question: comment peut-on se
fliciter davoir tu un homme? Il dcrira par la suite la sensation
dtre un bourreau. Pendant plusieurs mois il ne cesse de sinterroger,
fait des cauchemars, revit la scne. Il ne retournera jamais dans son
rgiment et sera rform. Au cours de sa psychothrapie, il finira par
admettre quil nest pas un bourreau.
AA Un contre-exemple
Ce policier de la brigade anti-criminalit (BAC) poursuit des malfrats
qui viennent de commettre un hold-up. Avec laide dun collgue, il
arrive immobiliser la voiture quils poursuivaient et les malfaiteurs en
sortent en tirant. Ils ripostent, abattent un des deux hommes et blessent
lautre. Malheureusement, une balle perdue blesse un tmoin. Ce qui a
provoqu un trauma chez ce policier, ce nest pas davoir tu un homme
mais davoir probablement t lauteur du tir qui a bless un innocent.
Il expliquera dailleurs que tuer ne constitue pas un problme moral,
quil ny prend pas plaisir et que ceux qui ont ouvert le feu savaient
quils sexposaient au risque dtre blesss ou mme tus. Lui-mme,
en tant que policier, ne recherche pas la prise de risque, mais accepte
dtre bless ou pire. Dans ses fonctions, il avait dj bless plusieurs
malfaiteurs, mme si ce type daction demeurait rare.
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VIOLENCE TOTALE
AA Le moment traumatique
Ce qui est intressant dans les diffrents rcits recueillis est que ce
type de trauma se dclenche dans un second temps et quun stimulus
est ncessaire: une crmonie, un anniversaire... On voque souvent
une phase de latence une ide largement critique ces dernires
annes; les tudes montrent que la priode qui spare lvnement
traumatique des premiers symptmes est loin dtre exempte de
manifestations. Cest lors de cette seconde rencontre que le sujet
prend conscience que sa cible ntait pas seulement lobjet dune
mission, un ennemi, mais un tre humain comme lui. La victime
acquiert de lpaisseur parce quelle renvoie une similitude, une
mmet. Ce qui traumatise, cest lidentit qui sesquisse entre
celui qui a tu et celui qui a t tu. Le fait de ressentir brutalement
de lempathie traumatise plus que la vision dhorreur de la victime.
Lempathie est cette capacit possde par tous les tres humains
moins par les psychopathes et pas du tout par les autistes de ressentir
et de se reprsenter les motions de lautre, du semblable. Et au-del
de lmotion, dimaginer ce que pense lautre: cest la thorie de
lesprit. Ces capacits sont fondamentales pour le combattant qui doit
tre capable de se mettre la place de son ennemi, de penser comme
lui. Ainsi la tristesse des familles touche le tireur de prcision qui la
projette sur celles des hommes quil a tus. La peur intense ressentie par
le marsouin rsonne avec celle quil a inflige. Pour le parachutiste, cest
son statut et celui de sa victime qui se font cho. Quand la victime prend
de lpaisseur, le trauma se dploie et crase le sujet. Il se trouve envahi
par une angoisse incoercible: jai commis un acte terrible, inexpiable.
AA N pour tuer?
Le type de trauma que je viens de dcrire demeure assez rare. Pour
tre prcis, il faudrait le comparer au nombre de combattants qui ont
provoqu une mort rouge. Les tmoignages expriment en gnral
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VIOLENCE TOTALE
AA Le bon sauvage
Jean-Jacques Rousseau, lui, dfend une thse totalement oppose:
la socit avilit lhomme et le rend soumis, veule et mauvais; dans ltat
de nature, lhomme est bon. Cette thse a t reprise sous diverses
formes par des anthropologues. Certains considrent par exemple
que les socits de chasseurs-cueilleurs sont pacifiques et dnues
de violence puisque fondes sur une conomie non productiviste et
un strict contrle des naissances. On ne croit plus gure aujourdhui
cette thse. Mais certains esprent encore prouver une nature
foncirement bonne chez lhomme.
Dave Grossman est un officier amricain la retraite, psychologue et
fondateur dune science autoproclame, la killology, dont le franais
peine trouver une traduction satisfaisante. Il sinscrit dans une
continuit, lointaine, avec Rousseau. Et mme sil se rclame de lui,
il soutient une thse oppose celle de Freud: il existe une rsistance
affronter un adversaire directement et le tuer, une rsistance quil est
possible de court-circuiter en conditionnant lindividu. Il dveloppe
cette hypothse dans son ouvrage le plus connu, On Killing. Argument
bien que dpourvu de toute bibliographie, il pose des questions
intressantes et jamais explores dans la littrature militaire. Mais cette
thse est problmatique et soulve un certain nombre dobjections
propos des sources et de la mthode. Je retiendrai la plus vidente:
quelle est la nature de cette rsistance? Est-ce une dfense psychique?
Un instinct? Une formation crbrale? Grossman napporte pas de
rponses satisfaisantes.
AA Le primate violent
Quand un dbat portant sur des comportements humains se trouve
dans une impasse, lhabitude est daller observer le reste du rgne
animal, notamment nos proches cousins simiens. Ainsi, pendant
longtemps, les primatologues ont cru que les singes taient peu
violents. Certes certaines espces, comme le chimpanz, chassent
7. LAgression. Une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1977 (1966).
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VIOLENCE TOTALE
AA Lanimal social
Or, linstar de ses cousins primates, lhomme est un animal
social. Il nexiste pas dhumain sauvage. Lhomme vit toujours en
groupe, mme si celui-ci peut tre de taille variable. Il existe bien
des ermites, ou des enfants sauvages, mais ils sont une exception. La
caractrisation danimal politique faite par Aristote est dailleurs
comprendre comme la capacit vivre dans des villes, summum de
lorganisation lpoque hellnique. Les neuroscientifiques supposent
mme que le cerveau humain na volu que dans le but de vivre en
socit. Le langage, par exemple, est un moyen efficace de transmettre
des informations et de se coordonner. Il permet de partager de
lexprience grce la capacit de constituer des rcits. Le symbole est
8. Voir Pascal Picq, notamment Le Sexe, lhomme et lvolution, Paris, Odile Jacob, 2009.
AA Jeux de langage
Depuis le code dHammurabi en passant par les lois orales des
derniers chasseurs-cueilleurs, le meurtre prmdit de sang-froid est
rprim. Il nexiste pas ma connaissance de socit permissive sur
cette question. La traduction exacte du cinquime commandement
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VIOLENCE TOTALE
AA Lombre dautrui
Si les jeux de langage permettent sans doute dexpliquer la mise
distance morale de lacte, ils ne transforment pas pour autant son
objet: tuer un autre tre humain. Dans The Biology of Peace and War (1979),
Irenus Eibl Eibesfeldt, un pionnier de lthologie humaine, sest
intress au processus de pseudo spciation. Dans le sillage dHannah
Arendt, il sinterroge, travers le comportement, sur les mcanismes
qui permettent dtre violent jusqu donner la mort un semblable.
Comme Lorenz, il note que le meurtre demeure rare chez les autres
espces animales. Il explique dailleurs ce type de comportement dans
une perspective volutionniste dlimination de gnes concurrents
afin dassurer la prdominance des siens, comme chez les lions par
exemple o le nouveau mle dominant limine la progniture de son
malheureux rival. travers plusieurs exemples, il montre comment
il est plus facile dtre violent envers autrui si celui-ci nest plus
considr comme un tre humain part entire. Lexemple le plus
connu est le gardien de camp de concentration, excellent pre de
famille. Le passage lacte violent est dautant plus facile que la cible
se voit dgrade de son statut de semblable.
Eibl Eibesfeldt distingue deux types de pseudo spciation. Le
premier consiste enlever lautre son statut dtre humain et le
considrer comme appartenant une espce diffrente. Lesclavage
en est une forme. Lesclave est assimil une espce intermdiaire
entre la bte de somme et lhumain. Le second est la pseudo
spciation culturelle: si lautre est reconnu dans sa dimension
humaine, cest sa culture qui est considre comme infrieure. En
vertu du droit du plus volu, en loccurrence celui du plus fort, ce
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VIOLENCE TOTALE
En franais, ce qui est autre dsigne ce qui est diffrent; autrui, sil
caractrise lautre semblable, implique, probablement par son utilisation
dans le champ lexical du religieux, un autre moi-mme. Lautre, cest
lautre tre humain auquel je suis indiffrent, alors quautrui sinscrit dj
dans un rapport o il y a de lmotion. Ds quil y a empathie, lombre
dautrui, lautre, devient un autre moi-mme. Son motion devient mon
motion. Je peux faire du mal lautre. Le quotidien montre des exemples
rguliers dagressivit, sans qui encore une fois il y ait violence. Cest plus
difficile, impossible peut-tre, lorsquil sagit dautrui.
Dans les cas que jai voqus, on peut observer un glissement brutal
de lautre vers autrui. Le sujet reconnat dans sa victime une proximit,
une mmet qui fait trauma. En tuant, il a tu une part identique
lui. Lidentit est un terme ambigu en franais. Elle dsigne la fois
ce qui distingue, ce qui fonde lindividu dans sa psychologie, et ce qui
est identique en logique (la relation didentit). Cest lidentit qui
traumatise plutt que lacte violent lui-mme.
considr que larme atomique ntait pas honorable et les avait privs dun vrai combat contre les Japonais. Il faut
prciser que Gray a t en aot 1945 officier de renseignement et Fussel lieutenant dans linfanterie en Europe et quil
sapprtait partir pour le Pacifique
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JACQUES BRLIVET
LE LIEN LA VIOLENCE
DES COMMANDOS MARINE
Dans limaginaire collectif, les commandos sont associs
beaucoup de fantasmes dont les plus caricaturaux en font volontiers
des surhommes, plus aptes que quiconque se confronter la violence
des combats les plus durs. Toute caricature possde un ancrage dans le
rel et cette question de la violence ne leur est pas associe indment.
Psychologue clinicien auprs de la force des fusiliers marins et des
commandos Marine pendant seize annes, jai pu observer combien
cette thmatique de la violence leur est en dfinitive intimement lie
travers tout le spectre de leur existence professionnelle.
AA Un supplment didentit
Que vient chercher un jeune homme qui se porte volontaire pour
limpitoyable stage commando? On pourrait mettre lhypothse
quil souhaite in fine la confrontation avec des missions potentiellement
dune extrme violence. Ou, dfaut que cela soit sa premire
attente, imaginer que cela fasse ncessairement partie des motivations
indispensables une bonne candidature pour une telle orientation.
Lapproche gnralise des motivations est un exercice prilleux car
celles-ci sont bien sr multiples dun candidat un autre, comme
elles le sont aussi au sein de lensemble complexe dinvestissements et
daspirations personnels dun mme individu.
Or lexprience montre que pour un jeune volontaire commando,
la violence ne constitue pas un but mais un moyen. En effet, au cur
de motivations viables, une telle dmarche sinscrit ncessairement
dans une qute identitaire. Et il arrive que cette dernire ne soit pas
inconsciente. Quoi quil en soit, cest bien parce que les commandos
Marine sont destins des situations extrmes quil est valorisant
den faire partie. Car cela suppose un ensemble de slections et de
formations qui conduisent vers lappartenance une lite. Les jeunes
candidats qui sont prslectionns au service local de psychologie
applique (SLPA) de Lorient dclarent non pas vouloir exercer le
mtier de commando, mais plutt chercher devenir, tre
commando Marine. Le port du bret vert offre ainsi un supplment
didentit qui puise sa substance dans une mythologie inextricablement
lie un idal de force et de bravoure face au danger.
156
VIOLENCE TOTALE
AA Quel profil?
Y a-t-il un profil psychologique spcifique requis pour devenir
commando Marine? Si celui-ci existait, il comporterait logiquement
une aptitude particulire de rsistance et de rsilience face aux violences
du combat. En fait, il suffit de connatre les hommes dun groupe
daction spcialise (GAS) pour se rendre compte que ce nest pas le cas.
Certes les diffrentes strates de slection qui jalonnent le parcours entre
lentre dans la Marine et lobtention du certificat commando crent
ncessairement un filtrage propice carter des sujets vulnrables,
y compris sur le plan psychologique. Pour autant, on a pu observer
quune personnalit pathologique compense pouvait franchir toutes
les tapes de cette slection une personnalit pathologique nest bien
sr en rien exclusive de la prsence par ailleurs de grandes qualits
Ce profil de personnalit spcifique initial nexiste donc pas, mais
les qualits dont doivent faire preuve ceux qui russissent le stage
commando vont servir de socle pour recevoir dautres ingrdients
de ce qui conditionnera en mission leur valeur dite morale. Ces
ingrdients sont bien connus par tous les rgiments de combattants,
dans les forces spciales comme conventionnelles. Il sagit
principalement de la formation, vecteur dassurance, de la qualit de
lencadrement, qui assure la confiance envers le commandement, et
de la cohsion, qui dcuple la force dun groupe. Lorsquune unit
parvient exceller dans ces trois domaines, on conoit facilement que
les hommes qui la composent aient dvelopp de grandes capacits
affronter les exigences du combat. Tous les commandos Marine
ne sont donc pas hors norme. Ce qui rend hors norme un groupe
commando est en quelque sorte lexistence dun niveau plancher, dun
seuil lev de qualits physiques et de capacit de mobilisation de ses
ressources au-dessus duquel se situe chaque individualit.
AA Corps et me
Sil nexiste pas un seul type physique chez les commandos Marine,
tous doivent cependant prsenter un point commun dans ce domaine:
il leur faut disposer dune bonne capacit supporter la violence
impose leur corps. Leur formation comme leurs missions lexigent.
Le stage commando constitue une exprience extrme en la matire.
Les lves commencent normalement les preuves de slection au top
de leur condition physique et voient rapidement cette dernire se
dgrader. Avec lenchanement des marches et des parcours, chacun
souffre. La privation de sommeil et le froid continuels achvent de
AA Dfenses
linstar des motivations, les dfenses psychiques des commandos
Marine ne forment videmment pas un ensemble parfaitement
homogne, aux frontires bien traces et ne souffrant pas
dexception. Cependant, lexprience des trajectoires individuelles
et la connaissance de leur culture dunit permettent didentifier la
dngation comme mode prfrentiel de dfense psychique face
ladversit. Les formules clamant jamais froid, jamais faim, jamais
mal ou affirmant que la douleur est une information illustrent,
mais aussi faonnent pour une part le rapport la souffrance. Avec
humour, la psychologie individuelle est volontiers rduite un organe
qui pourra tre soign par de la Moraline ou du Motivex,
mdicaments imaginaires dont seul linstructeur commando matrise
parfaitement les indications. Sappuyant sur un muscle et deux
cerveaux, dsignant respectivement sa tte et ses deux biceps, le
fusilier marin commando fait mine de penser quil est infaillible
psychologiquement. Tous les adages dun milieu professionnel sont
clairants si lon veut bien les entendre avec la distance ncessaire.
157
158
VIOLENCE TOTALE
AA Permabilit
Dploys sur un thtre doprations, les commandos Marine
nchappent bien sr pas aux risques psycho traumatiques. Il nexiste
cependant aucune tude qui montre une plus faible ou une plus
forte prvalence dtat de stress post traumatique (ESPT) chez cette
population par rapport dautres units de combat. Si lon veut bien
ne pas rduire la souffrance du combattant au seul primtre du
syndrome post traumatique, il est intressant danalyser o peuvent se
situer les points de sensibilit.
En opration, on peut notamment observer laccroissement soudain
dune permabilit psychique aux violences de la guerre lorsque
celles-ci sont perues sans le prisme du professionnel en action.
Par exemple, le cas du regard port sur les exactions commises par
ladversaire lencontre de civils une fois laction offensive termine.
Le temps ntant alors plus celui de lurgence et des penses tactiques,
le commando devient plus vulnrable aux horreurs des combats qui
heurtent forcment les valeurs du citoyen franais quil est.
Le contre-emploi, du moins ce qui est vcu comme tel, peut se
rvler rellement pnible pour des combattants pourtant prpars
affronter un niveau de difficults a priori bien suprieur. Citons
lexemple de ce groupe de commandos mcontents davoir t
employs de jour avec des dplacements en vhicules blinds alors
quils estimaient que le thtre doprations justifiait des infiltrations
pdestres nocturnes o ils auraient t plus efficaces. Ils nignoraient
bien sr pas que le danger et t plus grand, mais une logique
plus offensive, de chasseur, leur paraissait plus adapte leurs
comptences et plus conforme leur identit.
Il peut aussi tre psychologiquement difficile de ne pas pouvoir
AA De retour
Le retour en famille aprs mission ne constitue pas ncessairement
lpisode de bonheur inconditionnel que lon imagine a priori. Cest
parfois mme un moment vcu trs violemment sur le plan affectif
par le combattant comme par sa compagne. Quand le militaire a
accumul plusieurs mois dintenses tensions psychologiques, celles-ci
ne disparaissent pas dun coup, rendant les retrouvailles risques sur le
plan relationnel durant quelques jours voire quelques semaines. Car, de
son ct, le conjoint peut avoir aussi accumul beaucoup de frustrations.
Et pour tre plus prcis, ce ne sont pas les retrouvailles en elles-mmes
mais plutt le retour en famille dans la dure qui peut tre le terrain
de vives tensions, parfois destructrices pour le couple. En effet, passe
leuphorie du retour au foyer, vient le temps du quotidien qui sera peru
comme dautant plus dcevant quil aura t idalis de part et dautre.
Ce qui frappe dans le cas des commandos Marine, cest finalement le
dcalage potentiel entre leur capacit raliser des oprations gnrant
une norme pression psychologique et la difficult parfois grer dans
la foule celle de la rintgration du foyer. En dautres termes, ce nest
pas parce que lon est capable de mener un assaut trs prilleux avec un
impressionnant sang-froid que lon sera en mesure, une fois rentr la
maison, de faire apprendre sa posie son fils sans sortir de ses gonds.
AA Psychothrapies
La confrontation aux violences de la guerre peut blesser svrement
le psychisme de tous ceux qui en sont tmoins, victimes ou acteurs.
Eu gard leurs missions, les commandos Marine constituent
159
160
VIOLENCE TOTALE
AA Fil rouge
Comme un fil rouge, la question de la violence imprgne
directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment,
la vie des commandos Marine au cours des diffrentes tapes de leur
volution professionnelle. De leur capacit franchir chacune de
ces tapes dpendra leur russite, mais aussi leur panouissement
bien au-del de la sphre institutionnelle. Ce quils sont amens
accomplir dans le cadre de leurs missions justifie pleinement laura
qui est la leur. Toutefois, le regard du psychologue, sattachant par
dfinition rester aussi bienveillant que dnu didalisation, ne peut
conclure lexistence dindispensables prrequis psychiques hors du
commun pour intgrer cette composante marine des forces spciales.
Cest bien lunivers des commandos Marine dans son ensemble, en
tant que vecteur de comptences mais aussi didentit, qui constitue
lespace de conjugaison des qualits et de la volont ncessaires
pour appartenir cette lite. Une lite finalement faite dhommes
normaux incarnant des professionnels dexception. C
161
YOHANN DOUADY
164
VIOLENCE TOTALE
ces rgles. Et alors quelles sont faites pour protger nos soldats sur le
plan juridique, elles ont continuellement compliqu leur tche. Elles
sont, linstar des technologies de pointe dveloppes pour amliorer
lavantage de nos forces dans les combats (et qui peuvent se rvler de
formidables Judas), pointilleuses et cibles.
Les rgles dengagement oprationnel (ROE) doivent toutes tre
assimiles par le soldat avant quil puisse tre dploy. Si ncessaire,
nous avons des officiers-juristes sur le territoire pour vous aider,
me dira-t-on. Mais jai beau chercher, je ne me souviens pas den
avoir vu un prs de moi lorsque je me suis fait tirer dessus. De plus,
la complexit des thtres sur lesquels nous sommes engags tend
donner un avantage certain la confusion. En Afghanistan, comme
mon rgiment le vivra plus tard au Mali avec dautres acteurs, nous
avons d parfois composer avec des allis bien particuliers, qui
ntaient autres que danciens taliban recruts par des socits
militaires prives locales ou danciens seigneurs de guerre ayant dcid
de se refaire une virginit chrement monnaye. En outre, les insurgs
nhsitaient pas utiliser nos rgles dengagement leur avantage, par
exemple en protgeant leurs combattants derrire des enfants.
En tant que subordonn sur le terrain, je ne conteste nullement
lexistence de rgles dengagement, mais je minterroge sur les
raisons qui doivent pousser un colonel prendre conseil auprs dun
juriste, ou celles pour lesquelles un jeune officier doit demander
une autorisation de tir une autorit parfois positionne plusieurs
centaines de kilomtres alors que ses hommes sont sous le feu
ennemi. Dautant plus que les principes de prcaution mdiatiques
et juridiques qui guident aujourdhui les oprations sur le terrain ne
peuvent exister quau dtriment des oprations elles-mmes et tendent
mettre en danger les soldats en mme temps quils les dresponsabilisent. Les rgles dengagement ne datent pas dhier. Rappelons par
exemple que, dj durant la Seconde Guerre mondiale, les soldats
allis ne devaient sen prendre ni aux populations civiles ni aux difices
religieux et devaient faire respecter les droits de la Croix-Rouge dans
les camps de prisonniers. Mais la manire dappliquer ces rgles
a chang. Cest se demander si dsormais, sur le terrain, nous ne
devons pas finalement laisser linitiative aux insurgs.
Je me suis engag en 2001 pour rejoindre le 2ergiment dinfanterie
de marine (RIMA). Je pensais alors, travers les livres de Saint-Exupry,
de Lartguy ou de Bergot, que le devoir militaire tait parsem de
contraintes, mais que lhonneur des combats tait bien plus grand,
quil existait une sorte de code du combattant que celui-ci
appliquait intuitivement pour distinguer ce quil tait possible de
faire dans une guerre afin de ne pas perdre toute humanit et de se
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166
VIOLENCE TOTALE
cible un civil dsarm (quand bien mme ce civil serait un taleb venant
de se dbarrasser de son arme). Dans mon ouvrage Dune guerre lautre2,
jai voqu la prise partie de nos forces par des tirs de mortier et la
manire dont lennemi savait sentourer de civils, y compris denfants,
pour transformer une position de tir en une position invulnrable.
Jcrivais notamment: Aprs avoir cru quil sagissait de tirs
de roquettes, nous comprmes quil sagissait en fait dun mortier
de 82mm qui tirait plus ou moins au hasard depuis une distance
de trois kilomtres bien trop loin pour nos armes ou pour les
Milan. Lorigine des tirs fut relaye ladjudant-chef Duke, qui
la communiqua son tour aux oprateurs du drone Predator qui
survolait la zone depuis quelques minutes. Sur lcran de son Rover,
ladjudant-chef Duke fut incapable de distinguer quoi que ce soit dans
la cour du compound suspect dtre lorigine des tirs, sinon plusieurs
adultes entours dune douzaine denfants. Aprs plusieurs dparts
de coups, les adultes avaient sans doute dissimul le mortier dans une
cave ou dans une cache, en gardant les enfants autour deux en guise
dassurance vie: tant quils disposeraient dun bouclier denfants, le
Predator, ou nimporte quel autre appareil de la coalition, serait dans
lincapacit douvrir le feu. Nous navions plus qu serrer les fesses, en
esprant que les insurgs continueraient arroser au hasard lorsquils
sattelleraient de nouveau la tche et que nous ne prendrions aucun
obus en pleine gueule.
Un mois plus tard, aprs un nouvel accrochage, une scne quasi
identique se reproduisit: Rouge 30 fut svrement accroch par
des tirs croiss que ladjudant-chef Duke put observer sur lcran de
son Rover via la liaison vido retransmise par un Predator. Il pouvait
parfaitement distinguer trois insurgs arms dAK-47 et de PKM, mais
il ne put faire tirer de missile Hellfire par le Predator en raison des
enfants qui avaient t rassembls ct des insurgs pour leur servir
de bouclier.
Et que dire des mosques, que nous ne pouvions bien sr pas
approcher? Nous ne fmes jamais pris partie depuis lun de ces
btiments religieux de la valle de Tagab, mais nous les surveillions avec
assiduit lors de nos longues missions. En effet, connaissant les rgles
dengagement des armes de lOTAN, les insurgs pouvaient trs bien
se servir de ces endroits pour cacher du matriel ou de larmement. En
tout cas, nous en avions la forte conviction.
Le 2eRIMA fut ensuite engag au Mali, dans lopration Serval. Il
fallait reconqurir un territoire, librer les villes et traquer les
djihadistes dans leurs repaires des montagnes dsertiques, ce qui fut
2. Yohann Douady, Dune guerre lautre. De la Cte d'Ivoire lAfghanistan avec le 2 e rima, Paris, Nimrod, 2012.
167
168
VIOLENCE TOTALE
quand il est au contact. Alors quil lui faut penser sauver sa vie ou celle
de ses camarades, il doit avoir lesprit le respect de ces rgles qui varient
dun thtre lautre, dune mission lautre, ou mme dun alli
lautre. Le Navy SEAL Marcus Luttrell indique ainsi: Du point de vue
du combattant amricain, quil sagisse dun Ranger, dun SEAL, dun
Bret vert, ou dun soldat de nimporte quelle autre unit, ces rgles
dengagement reprsentent une srieuse nigme. Nous comprenons
quil faille leur obir puisquelles obissent aux lois du pays que nous
avons jur de servir. Mais elles reprsentent un vritable danger pour
nous; elles minent notre confiance sur le champ de bataille dans notre
lutte contre le terrorisme mondial. Pire encore, elles nous inquitent,
nous dmobilisent et, parfois, nous rendent hsitants4.
Le commandant Scheffler, pilote de Mirage2000D en Afghanistan,
note: La partie la plus ardue concerne videmment la parfaite
comprhension de nos rgles dengagement. En lair, nous les
appliquerons la lettre. Elles sont notre couverture juridique.
Chaque pays a ses spcificits et il nest pas question dy droger.
Heureusement, nos ROE ont volu depuis 2006 . En cette fin
danne2010, elles collent un peu mieux aux ralits du terrain. Afin
de gagner en ractivit, et sous certaines conditions, nous pouvons
dlivrer notre armement la seule demande du JTAC, sans attendre
lautorisation dune autorit suprieure franaise. Lintgralit
des dialogues radio est enregistre sur un mdia pouvant servir si
ncessaire de pice conviction. On peut tre certain quen cas
de souci nous serons attendus de pied ferme au retour du vol pour
nous expliquer. Dans larme de lair, tous les tirs sont analyss point
par point par la chane de commandement au CPCO Paris. Preuve
supplmentaire de limportance des rgles en vigueur, tout quipage
arrivant sur le thtre est soumis un test crit qui sanctionne leur
bonne assimilation. Ces restrictions nationales, mme si elles refltent
la politique extrieure du pays, dforment et desservent la vision de
larme arienne et dgradent la confiance de nos allis. Si la France
dicte des rgles dengagement parmi les plus contraignantes, elle
nest toutefois pas la seule, et les JTAC doivent sans cesse jongler avec
les limitations des diffrentes nations de la coalition5. Ainsi, la
technologie devant permettre au pilote de pouvoir placer la bombe
largue au plus prs des ennemis peut aussi servir le surveiller
afin de vrifier sil a correctement fait son travail avec en plus leffet
du stress. Rappelons que nos pilotes, parmi les meilleurs au monde,
sont forms pendant des annes, sont officiers de surcrot, quils ont
4. Marcus Luttrell, Le Survivant, Paris, Nimrod, 2013.
5. Marc Scheffler, La Guerre vue du ciel, Paris, Nimrod, 2013.
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VIOLENCE TOTALE
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VIOLENCE TOTALE
173
courir des risques ceux qui, sur le terrain, doivent rflchir dans
la seconde, et savent bien que donner la mort na rien dun geste
anodin et irrflchi. C
MONIQUE CASTILLO
LE REBELLE ET LE SOLDAT:
QUELLE THIQUE?
Le rapport thique au rebelle est en train de se transformer; les
vnements rcents ont montr que la rbellion pouvait se faire
imprialiste plutt que rsistante, quelle pouvait se massifier et se
dresser contre sa propre population au nom dune idologie hostile
la libert et lhumanisme, si ce nest lhumanit elle-mme.
Pour essayer de comprendre en quoi cette transformation touche
notre relation historique la rbellion politique, trois figures
simplifies peuvent servir de rfrence: la figure du rebelle identifi
un hros, qui lutte pour la libert; celle du rebelle identifi une
victime, qui lutte pour la reconnaissance; et, enfin, celle du rebelle
srigeant en agresseur inconditionnel dans une guerre du sens.
Quelle thique ou quelle contre-thique gouverne le mode daction
de chacune de ces catgories de rebelles?
considre quils sont inventifs et quils apportent une meilleure sensibilit sociale, en particulier quand ils critiquent le
bourgeoisisme de leurs parents.
178
AA Le rebelle victime
Pour une grande part, la figure mythique du rebelle nourrit
lhistoire lgendaire de toute nation. Mais dans lhistoire franaise,
une autre figure du rebelle sest impose (ou surimpose la premire)
lge de la dcolonisation. Sil faut en tenir compte, cest quelle
engage une transformation historique du rapport au rebelle sur le plan
thique aussi bien que sur le plan politique et militaire. Si, en effet, le
rebelle est celui qui lutte pour librer son pays des colons franais, il
devient notre ennemi lgitime.
Or cette lgitimit du rebelle comme adversaire peut sentendre
de deux faons. Premire lecture: son combat est le mme que le
ntre. Disons, pour simplifier, quil vise la modernit politique, la
dmocratie, la libert et les droits de lhomme. Il combat alors pour
obtenir par ses propres forces une galit dans lordre de la valeur
morale et politique; il peut tre un futur partenaire et un alli.
Cest un rebelle modernisateur. Mais une seconde lecture a t faite
et une autre orientation a t prise, encourage par lintelligentsia
franaise elle-mme. Dans cette hypothse, le rebelle ne soppose pas
seulement une politique ( savoir la politique coloniale), mais aussi
la civilisation qui y a conduit, cest--dire la modernit occidentale
ainsi que la culture de lhumanisme et des droits de lhomme. De sorte
que la lgitimit du rebelle nest plus alors simplement politique, mais
quelle devient culturelle: une culture soppose une autre culture,
comme dans une sorte de clash des civilisations.
Si lintelligentsia a pu encourager cette lgitimation culturelle de
la rbellion anticolonialiste, cest que la contestation de la culture
occidentale tait dj pratique par les Europens eux-mmes (soit
par rejet du capitalisme, soit par rejet de la puissance technique de
lOccident). Cest ainsi que Sartre, par exemple, lgitime lusage de
la violence contre les Europens: Abattre un Europen, cest faire
dune pierre deux coups, supprimer en mme temps un oppresseur et
soumettre par tous les moyens les multiples cultures la loi froce de lquivalence. [] Ainsi encore lAfghanistan.
Que, sur un territoire, toutes les licences et liberts dmocratiques la musique, la tlvision ou mme le visage
des femmes puissent tre interdites, quun pays puisse prendre le contrepied total de ce que nous appelons
civilisation quel que soit le principe religieux qui soit invoqu , cela est insupportable au reste du monde libre,
Jean Baudrillard, La violence de la mondialisation, Le Monde diplomatique, novembre 2002.
4. Il est normal que les faibles aient recours la violence (Le Monde, 7dcembre 2007).
179
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suprme. Chacun dentre nous sent bien quil ne sagit que dabus
de pouvoir et que la religion est un prtexte. Irrsistiblement,
chacun dentre nous fait une analogie avec la terreur nazie, qui
dtruisait certains hommes au nom dune quasi-religion de la race.
Lincomprhensible, cest quil sagit dune guerre de destruction
de ladversaire et dannihilation de ses valeurs qui semble sautoriser
dune thique suprieure donnant le droit de gouverner la vie par
lunique moyen de la menace de mort.
Notre hypothse est que ce que nous prenons pour une religion
et pour une thique nest rien dautre quun imaginaire, ce qui
est bien plus redoutable, parce que limaginaire confre lillusion
dinvincibilit.
Limaginaire ne sajoute pas la ralit, il prend sa place; il opre
comme un narcissisme fou; il supprime la finitude, la rationalit et
le manque (tout ce qui est humain), et il agit comme un fantasme de
toute-puissance dans un monde qui nexiste pas; il force la ralit
obir une illusion qui confre magiquement la valeur, lhonneur
et la domination. Limaginaire justifie le crime, puisquon agit en
son nom et non par intrt personnel. Limaginaire est le danger
suprme dans une guerre des symboles, car les moyens les plus
sordides et les plus dvastateurs sont fantastiquement justifis comme
les choix faits par un autre, un matre spirituel auquel on obit. Le
serviteur de limaginaire ne peut plus voir quil est cupide, corrompu,
violeur et gnocidaire, il sest assur une absolue scurit et une
complte impunit dans le monde illusoire qui satisfait son dsir de
toute-puissance. L est toute sa force: il na pas peur, parce quil a
perdu le sens du rel. Sa dtermination dans la perptuation de la
violence et du crime va aussi loin que son insensibilit au danger et sa
certitude dimposer lordre du monde vrai, tel quil doit tre.
AA Conclusion
Lextrme danger de cette mentalit est de porter la violence
aux extrmes, en loccurrence la destruction dune population
juge coupable de reprsenter une civilisation hae. Deux types de
consquences deviennent aujourdhui des sujets dinterrogation et de
discussion:
BB Lasymtrie change de nature et de camp, elle devient thique.
Face la dtermination de ladversaire et en dpit de la gangstrisation et de la criminalisation des modes opratoires, le soldat
doit conserver son thique de force matrise et de respect de
ladversaire.
5. Voir Il faut arracher lapocalytique aux fondamentalismes in Ren Girard, Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007,
p.101.
181
XAVIER BONIFACE
LARME ET LE MAINTIEN
DE LORDRE LORS DE LAPPLICATION
DES LOIS LAQUES (1902-1906)
Le maintien de lordre public fait partie des missions de larme au
celle-ci intervient lors des rbellions et des rvoltes, puis
lors des grandes grves ouvrires et des manifestations viticoles au
tournant du sicle. la Belle poque, les soldats sont galement requis
pour la mise en uvre des lois laques lois contre les congrgations
religieuses (1901 et 1904) puis de sparation des glises et de ltat
(1905). Or ces missions, qui touchent en particulier les catholiques, ne
laissent pas indiffrents les cadres de larme dont une majorit partage
les convictions des fidles. Elles posent ainsi le double problme de
leur excution et de leur rpercussion. Les modes daction pour
lapplication des lois laques diffrent-ils de ceux dautres formes de
maintien de lordre? Par ailleurs, comment les militaires font-ils face
cette obligation qui peut heurter leurs convictions? Une prsentation
des interventions de larme en 1902-1906, puis le cadre juridique de
son action et, enfin, le regard critique port sur sa mission seront les
principaux jalons de cette histoire.
XIXesicle:
184
2. Service historique de la Dfense-Guerre (shd-gr), mr2172, rapport du capitaine Granmasson, 13mai 1904.
3. Id., le capitaine Leps au commandant la place dAngers, 23avril 1903.
4. Id., compte rendu du gouverneur militaire de Lyon, sans date. Ren Bourgeois, LExpulsion des Chartreux. 29avril 1903,
Presses universitaires de Grenoble, 2000, pp.94-111.
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188
14. shd-gr, mr 2172, note de la Direction du contentieux et de la justice militaire, 14mai 1903.
15. Ibid.
17. shd-gr, 2I 335, le gnral Lebon au commandant de la 1rebrigade de cavalerie, 22mars 1906. Rapport du gnral
Andry (4ebrigade), 26mars.
18. Lyautey au ministre de la Guerre, 5mars 1906, cit dans 1905, la sparation des glises et de ltat. Les textes
fondateurs, prsents par Yves Bruley, Paris, Perrin, Tempus, 2004, p.392.
189
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21. Surveillance des opinions religieuses et politiques des officiers organise par le gnral Andr et influenant leur
avancement (1900-1904).
22. shd-gr, mr 2172, le gnral Coupillaud (44ebrigade) au commandant du 11eca, 28juillet 1902.
23. Mondon, op. cit., p.119.
191
TRANSLATION IN ENGLISH
MONIQUE CASTILLO
2. Ibid. p.51.
196
TRANSLATION IN ENGLISH
Ibid., p.54.
Hannah Arendt, De la rvolution, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2013, p.168 (On Revolution).
Saint-Just, quoted by Hannah Arendt, op. cit., p.86.
H. Arendt, Ibid, p.150.
AA A culture of violence
For a believer in nonviolence, the culture of violence is based, not on
violence, but on the justification of violence. [] Culture constructs
a representation designed, not to describe violence, but to disguise it.
This representation aims to hide the violence of violence, making it
legitimate, a human right, and paying tribute to it as a strong mans
virtue7. To understand this complicity between culture and violence,
we need to try and understand the approval, support and complicity
7. Jean-Marie Muller, Philosophie de la non-violence, Faut-il saccommoder de la violence?, Paris, Complexe, 2000,
p.355.
197
198
TRANSLATION IN ENGLISH
that violence may, paradoxically, receive from the very people who
condemn it or are victims of it.
It is true that the use of violence finds many cultural justifications:
it only needs to be deemed natural, to see it as inevitable or
necessary, to encourage it as a right to riposte. We should admit
that education, society and public opinion see violence as having a
natural place in culture. So much so that, in general, it enjoys a
legitimacy that makes it a sort of subjective as well as social right, if not
a sign of courage and honour. Such a culturality of violence is part of
our education. Fathers and mothers find it difficult to see their child
beaten up by other children without fighting back: the child must be
taught that confrontation is a situation in which violence is allowed,
even if just momentarily, as a necessary exception to the rule and one
over which one has exclusive rights.
Violence is more particularly given cultural legitimacy in scenarios
full of the symbolism of justice. In Westerns, for example, paternal
authority and the just war demonstrate the good side of violence:
it repairs, takes revenge, and brings justice. Every culture endorses
violence in this way, in the name of honour and survival, even in the
name of the value of life itself. Hence the surprise: what explication
is there for the moral and political legitimisation of violence when it
comes from those who are its primary victims?
That human sacrifice is a fact of culture, institutionalised by the
greatest pre-modern civilisations, has been interpreted as a mystical
conception of bloodshed. This profusion of violence preceded,
explained Joseph de Maistre, a universal religious truth that calls
for purification by blood. The bloodshed and horror of sacrifice
would thus be endowed with a precise meaning, that of salvation and
communion: How then can we fail to recognise that paganism could
not be mistaken about an idea so universal and fundamental as that of
sacrifice, that is to say, of redemption by blood8?
We primarily understand this as meaning that such excessive violence
is so far beyond the normal limits of intelligence that we are forced to
view it as supernatural or divine, as if such extreme inhumanity gives it
a paradoxical superhuman transcendence. Secondly, there is a fear that
this morbid fascination may be re-emerging in the rage to show the
sacrifice of hostages across the world, like a new mystical conception
of bloodshed. Unless it is conformist uptake of an institutionalisation
of violence which needs go no further to be seen as just: in which case,
violence confirms a world order that is beyond human comprehension.
One sociological interpretation of the phenomenon draws a parallel
8. Joseph de Maistre, claircissements sur les sacrifices, uvres, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2007, p.833.
between the inner resignation to Nazi violence and that of the people
affected by the violence of Islamic extremists: it confirms a world order
that distinguishes, on the one hand, between good and bad races, and
on the other, between the faithful and the unfaithful; without needing
to understand the ultimate reason, the population is invited to live in
a world order structured and justified by violence.
In the Modern era, it is more an ideology of restorative violence that
is used to justify the use of extreme violence, while pretending to work
toward the coming of a world that will put an end to the violence of
power. Jean-Paul Sartres preface to Franz Fanons Wretched of the Earth
provides a widely-known and instructive illustration of this. Sartre
justifies the violence of the colonised, provoking and praising it: to
shoot down a European is to kill two birds with one stone, to destroy
an oppressor and the man he oppresses at the same time: there remain
a dead man, and a free man9.The reasoning behind this is easily
explained: colonialism must be condemned, everyone understands
this claim and the majority see it as legitimate; but that it should
serve to legitimise a absolute right to blindly kill the first person who
comes along is problematic; a conflict inevitably arises between the
effectiveness of violence (physically indisputable) and the morality of
its justification (ethically unfounded).
Sartre had political reasons behind the call to extreme violence (in
the sense that there can be no freedom without the death of the other)
hastily identifying terror with a just war. Nonetheless, what should
our response be to terror that justifies itself in a less political but more
cultural manner, and openly declares its community and religious
motives to the point that it sets one civilisation against another?
Many observers think that Nazism initiated a race war in the name
of a specific culturality (Germanity) against the universalism of liberal
democratic civilisation, making use of total violence (genocide) to win
total power. Such extremism has been resolutely condemned more
or less unanimously by democratic states as a political and human
catastrophe inherent in western civilisation.
However, the situation now at the beginning of the 21stcentury is
significantly different, in that it it divides democracy between its
strength and its values, between its desire for peace and its refusal to
reject the Other (other culture, other community, other religion). In
the face of terrorist attacks, a sort of principle of moral precaution
takes root, which condemns both the attacker and the attackeds
temptation to counter-violence in a bid to avoid any confusion
between fundamentalist violence and religion. That said, apart from
9. Jean-Paul Sartre, preface to Damns de la terre by Franz Fanon, Paris, Maspero, 1961, pp.19-20.
199
200
TRANSLATION IN ENGLISH
the fact that neutrality on the issue risks being seen as indifference
or complacency with regard to actions that are obviously criminal,
it seems that timid moves to de-legitimise total violence fail in an
immobility that paradoxically encourages unpredictability and the
omnipresence of sporadic violence. Strategic anorexia10 and the
spiritualvacuity of Europe11?
American philosopher Michael Walzer 12 challenges left-wing
culture for paradoxically (and obviously not deliberately) supporting
the terrorist cause due to a sort of ideological inertia that sustains
compassion for the victim in its revolutionary doctrine. He cites the
Slovenian philosopher, Slavoj Zizek, for whom Islamic radicalism is an
expression of the rage of the victims of globalisation (the French may
well recall philosopher Jean Baudrillards open support for the 9/11
attacks). Thus, a certain ideological inertia will continue to identify
poverty with a reserve of legitimised violence for all time and make it
a factor in global social progress. Nonetheless, Walzer does not stop
at a simple challenge to such intellectual tropisms, and he looks ahead
to a time in the future when the Left will reform and re-found itself.
If the question is a crucial one for Europeans, it is because they
understand that the barbarity of terrorist violence risks leading them
into the barbarity of a culture totally on its knees due to its fear of
violence. Without political unity, Europe seems to give itself a moral
unity which merely practices a form of pacifism which is simply abstract
and magical. The belief in a unifying pluralism that is miraculously
able to disarm the enemies of peace does not fool anybody, and
everyone knows that it implies a moral stance of comfort that mentally
ensures peace as conceived by majority opinion. The combat against
the perpetrators of violence is thus reduced to a battle of words, to
quarrelling over formulae and invective over the images which fix the
media awareness of each day in a wait-and-see attitude that has become
the signature of its own powerlessness.
and groups who nonetheless hold rival concepts, but their informal
generality and far-off deadline momentarily ensures a certain social
calm. Yet, if a rhetoric of images can help unite a community, it can
also operate as a refusal to accept reality: so-called morally correct
consensus aims for social peace, but it is a consensus without substance,
which avoids confronting the violence and contradictions of the real
world as it is.
At this level, the choice of identifying every force with violence
and condemning it as such enjoys quite significant consensual
effectiveness; violence (be it parental, state, symbolic, economic or
based in the legal system, etc.) becomes a rather broad category under
which any condemnation of the abuse of power finds shelter. But the
process works in reverse too, its systematic nature has the effect of
manicheanising the violence/weakness pair and making it sacred,
endowing weakness, identified with innocence and powerlessness,
with moral authority and social prestige striving to reach a position
of dominance.
This manner of stepping back from the fight encourages sophistry
which in turn leaves the ground clear for violence. Sophisms include
identifying violence with life, pernicious on two counts, since violence
does not restore life but destroys it, and confusion makes us forget that
it is the fight, not the violence, that is necessary to make life vital. If we
say that it is impossible to eliminate violence from life, there is little
risk of being proven wrong since there are situations in which recourse
to violence is inevitable (neutralising an attacker who fires into a crowd,
for example), but that does not make any cause legitimate: violence
in practice proves nothing but itself, its pure instrumentality, its
unstoppable power to destroy.
The person who fights to have the full moral and political legitimacy
of his combat is quite another matter. The thinker and liberator
Mahatma Gandhi succeeded in teaching the deeper ethics of a genuine
aspiration to win independence, understanding nonviolence as a
strength, not a renouncement of strength. His vision of force puts
a stop to the infinite reciprocity of violence and counter-violence by
never treating weakness or poverty as a right to violence; one is not
right because one is weak, poor or a victim, but because of the suffering
one is capable of accepting for oneself. The courage to accept the pain
caused by confrontation sets up, physically as much as symbolically, the
moral and spiritual strength embodied in the suffering to which one
consents in opposition to the simply brutal effectiveness of violence.
Whereas violence is a clash between two parties desire for power
and conquest, the strength to refuse violence is rooted in a law of
nature about which much less is understood, namely that of the pain
201
202
TRANSLATION IN ENGLISH
14. Monique Castillo, Paix et contre-violence, Dictionnaire de la Violence, Paris, puf, 2011, p.976.
15. Hannah Arendt, Du mensonge la violence, Paris, Agora, 1994, p.150 (English translation from Reflections on Violence).
16. Emmanuel Mounier, loge de la force, Esprit, February1933, p.826. Mounier includes this phrase by Montherlant in
this essay: Faire une paix qui ait la grandeur dme de la guerre. (Make peace with the same generosity of spirit as
we make war).
203
PIERRE DE VILLIERS
In 1139, attempts were made to ban the use of the crossbow, viewed
as too violent compared to the bow and arrow. Anyone using or selling
a crossbow risked excommunication. In 1925, the Geneva Protocol
prohibited the use of toxic gases in war, but the prohibition was not
absolute: a State can use such a weapon in retaliation to an attack of
the same kind. These examples, to which many more can be added,
illustrate the problematic and constant debate over force and violence,
a debate which is becoming more and more complex. Rarely in history
has violence had so many different faces: while traditionally viewed
in relation to war, in which it has never been exhausted, we now
have to deal with the violence of Islamic State, the armed terrorist
groups in the Sahel, Boko Haram, and international terrorism. It is
also manifested both during overseas operations and within our own
borders. There is inter-state and infra-state violence, as well as Mafia
and criminal violence. It comes in many shapes and forms. As a result,
the response also needs to change and adapt. Faced with violence, force
is necessary.
Legitimate force, one of the foundations of the modern State, can
take many forms: it can be judicial, police or military force. The
security forces and military forces are distinguished from one another
by the nature of their adversaries. The police officer and the judge
take action against outlaws: criminals and delinquents. The soldier,
on the other hand, stands in opposition to an enemy whose aims may
be political. Confrontation will result in the victory of one and the
defeat of the other. That traditional distinction is now beginning to
blur, with the emergence of violent armed groups, whose aim is to
undermine and even overthrow society. These are jihadist groups,
but alsoalbeit in another form and further away from usthey
are Mafia-type organisations or drug traffickers. They are like all
totalitarian groups for whom the only norm is the arbitrary. Most are
hoping for society to implode so that they can impose their own system
or set themselves up as a pseudo-State or caliphate. The growing
difficulty in distinguishing the nature of our enemy is one of the
greatest challenges facing us.
Being able to identify the differences between force and violence
is one of the responsibilities of a military leader. A military leader
206
TRANSLATION IN ENGLISH
and outside the walls of the City. The soldier is one of these people.
The means he uses remain within limits proportional to the capability
of gaining the upper hand over the opponent. He protects civilian
populations and respects the defeated enemies In other words, most
often, the opposite of violence, which believes all means are acceptable
to achieve its ends. Force is therefore quite distinct from violence in
that it is a vehicle of virtue, opposing the development of the harmful,
deadly other.
The soldier fights violence. The soldier acts through force. And yet,
a man who knows war knows that the dividing line between force and
violence is thin, constantly at the mercy of events, new developments in
weapons technology and of Mans imagination. When facing violence,
it is best to remain humble. One must be aware that there is a grey zone
where force may be violence, so apt are our intentions, the nature of
the aims pursued and the choice of the means to become obscure. The
debate over the use of armed drones, for example, illustrates this. The
existence of this grey zone makes the responsibility of the leader that
much greater, it is he who gives orders in the fog of war permeated
by stress, aggression, fear and, above all, death, whether causing or
receiving it.
Understanding how the cogs of violence turn is to penetrate the
mystery of mankind. The human dimension is in fact central to
our subject since violence denies the enemys humanity and only an
awareness of the value of life allows the soldier to keep the use of his
weapons within the limits of acceptable force.
Therefore, the soldier is not a man of violence. Nonetheless, without
warning, he may be engaged in armed conflict, a breeding ground for
violence which he has to control. So, to protect the city, he must go out
to meet this violence, and stand up to it. Thus he has close links with
the destructive violence unleashed in war. The armed right hand of
his countrys political authority, he has the exorbitant power to legally
inflict death. He undertakes war in accordance with the customs, laws
and international treaties and conventions, all of which ban violence,
yet recognise the necessity of recourse to force. Thus, since he must
rub shoulders with violence and use force, he must develop an acute
consciousness of his own responsibility.
207
208
TRANSLATION IN ENGLISH
which has thrown off its conceptual cloak to take substance in death and
destruction. Confronting this reality is the soldiers task: he is in the
midst of mans violence and the worlds violence. And this violence is
real, substantial, visible; it is in the mass graves in the former Yugoslavia,
the genocide in Rwanda, the inter-ethnic massacres in Central African
Republic, the child soldiers in the Congo. It can crystallise in armed
confrontation, which is its most common form of collective expression.
Such a crystallisation is often sudden and unpredictable. It leads to war
situations, typified by their excess and their collective nature.
In the dialectic between force and violence, demonstrating ones force,
and the determination to use it if necessary, may be all that is needed
to counter violence. For example, I still remember the effect that the
deployment of a patrol made up of two Leclerc tanks had in Mitrovica,
in Kosovo, in 1999: on numerous occasions, that was all that was needed
to put an end to clashes between the Serbs and Kosovars. The ultimate
manifestation of this can be seen in nuclear deterrence, an extraordinary
example of the opposition of force and violence: as the ultra force, it
must not become ultra violence, at the risk of its failure. Against the
violence of war, it is therefore possible for force to act without action.
The effectiveness of the military capability is not necessarily, or
exclusively, to be measured through its implementation, but by its
capacity to act. To be feared by the enemy, and thus act by means of
this very fact of being feared, is not, however, really possible unless
you have proven that your determination is based on the capability for
taking action. In other words, intervention fosters and consolidates
the credibility of deterrence.
More generally, the leverage for action always lies in the conjunction
and combination of three factors: determination, engagement and
means. This is why general military strategy, which we will not go into
here, is based on three things: to be willing, to act and to be able.
It should be emphasised that the strategic functions, set out in
the French White Paper on Defence and National Security, are still
relevant today. Knowledge and anticipation, deterrence, protection,
intervention and prevention, remain a matrix that is used to think
through an overall response to violence; it is a balanced matrix in
which each element reinforces the others.
History teaches that the character of war changes, but that its
nature, in other words, its basic structure, stays the same. This is what
Clausewitz said when he described war as a chameleon.
Looking at recent conflicts, one of the first things we can observe
is that violence, which generally arises from misery and poverty, takes
root in grey zones, in no-go areas, in places where the State has failed
or abdicated responsibility. This is why action to prevent emergency
209
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TRANSLATION IN ENGLISH
211
212
TRANSLATION IN ENGLISH
213
TRANSLATION IN ENGLISH
and the trade of his subordinates. Both leader and subordinate are
companions in arms. When they are suddenly and without warning
thrown into war, only real mutual trust will help them to contain
violence. Since the leader is esteemed, he will be respected, his orders
obeyed, and vengeance or the use of disproportionate means will be
ruled out. The solidity of Command, keeper and judge of the force,
is a continuous process; it is an invaluable asset; it is what really keeps
control over violence; and ensures that violence does not seep into
force.
The corpus of the law of war and of jus in bello, the concept of a just
war, provide a matrix for every military action we undertake. It
guides our steps, but only Command prevents the fall; it is a point of
reference in the fog of war and a marker to help remain on course in
the chaos of battle.
Violence is part of the mystery of mankind; it is the genesis of the
world. But Man is not only violent, he can even be opposed to violence,
if necessary by force. Using force to channel violence leads back to the
foundations of Man in Society. Managing and controlling by force in
fact allows society to live and progress in peace. Keeping force for the
common good is thus a collective challenge and weapons, as manifestations of force, must continue to serve the law. This is what the French
armed forces do every day in overseas theatres of operations and within
our own borders. In the sands of the Sahel region, on the seas and
oceans, in the air or on the streets of Paris, the French soldier keeps
his force under perfect control; without losing his honour or his soul,
he stands against the worlds violence.
Today, the echoes of this violence, the manifestation of which is
constantly changing, resonate more and more clearly. To manage
this uncertain future, following on from Frances 20152019 Military
Planning Act, France must continue to finance a defence budget
proportional to the security challenges; in return, it will be able to
count on armed forces that win and protect, and whose Command is
responsible and nurtures its moral strength. In the face of terrorist
violence, a sound Command prevents force from deteriorating into
unspeakable violence; this surely is a question of moral strength. C
COMPTES RENDUS
DE LECTURE
Sur les traces de lempereur, le lecteur est entran dans un rcit assez
exceptionnel. Le dialogue qui ouvre le livre donne le ton: Pourquoi ne pas
revenir Paris en side-car? bord dune belle Oural de fabrication russe. [...]
Pourquoi ne pas faire offrande de ces quatre mille kilomtres aux soldats de
Napolon? leurs fantmes. leur sacrifice. [...] Cest nous de saluer la
Grande Arme. Il y a deux sicles, des mecs rvaient dautre chose que du
haut dbit. [...] Ce sera un voyage de mmoire. [...] Pourquoi rpter la retraite
exactement? Pour le panache, chrie, pour le panache.
Le 3dcembre 2012, la petite quipe dmarre pour suivre le mme itinraire
que la Grande Arme deux sicles plus tt. Au fil des chapitres et des kilomtres,
La
Philosophie
face la
violence
Marc Crpon
et Frdric
Worms
Paris, quateurs
parallles, 2015
Brzina
Sylvain Tesson
Chamonix,
ditions Gurin,
2015
216
Les Ressorts
de la
violence
Peur de lautre
ou peur du
semblable
Russell Jacoby
Paris, Belfond,
2014
217
La Bataille
Du fait darmes
au combat
idologique
xie-xixesicle
Ariane
Boltanski,
Yann Lagadec
et Franck
Mercier (dir.)
Presses
universitaires
de Rennes, 2015
PTE
Les Vikings
Rgis Boyer
Paris, Tallandier,
Tempus, 2015
218
Ils lont
fait!
Dans les
coulisses de
lOFLAG XVII A
Jean-Claude
Leroux
Paris, Dacres
ditions, 2014
plutt sur une base sociologique (famille), politique (provinces, clans, liens
conomiques ou militaires) et linguistique. Ds lors, lauteur essaie ensuite
de dterminer les causes principales de cette vague scandinave sur lEurope.
Il dcrit labsence dopposition srieuse dans un monde occidental fragilis
et dmembr par les rivalits intestines. Il souligne la couardise de certains
monarques qui, en payant des ranons, vitent la guerre mais entretiennent le
flux des attaques entre deux hivernages. Puis il dtaille les quelques supriorits
techniques vikings comme les bateaux, la navigation, larmement (hache, cotte
de maille, lance) avant de conclure par les ncessits du commerce au
cur de la civilisation scandinave. Les Vikings matrisent galement la guerre
psychologique et font preuve, au combat, dun sens labor de la manuvre
avec, notamment, la recherche du dbordement par les ailes, une formation
enV permettant de briser la cohsion ennemie et lemploi de rserves pour
saisir les opportunits grce lengagement dunits dlite. En dfensive,
ils laborent des murailles solides et faciles dfendre appeles Danevirke,
preuve, une nouvelle fois, de leur gnie militaire.
Mais le commerce (de fourrures, dobjets luxueux et surtout dtres
humains) demeure la principale activit en lien, partir de 900, avec une
colonisation massive vers des terres agricoles plus abondantes. Il faut aussi
noter lapplication, en Islande par exemple, dune gouvernance atypique pour
lpoque avec les godars, conseils des sages ou de prtres, et une assemble
lgislative temporaire, lalping, qui permet de rythmer la vie socitale entre
les diffrents clans. Enfin, la vie publique, domestique et quotidienne de
ces diffrents peuples est trs bien dcrite, lauteur rentrant dans les dtails
culturels illustrant ces derniers par des textes anciens, des outils, pices de
monnaie ou vestiges architecturaux. Il conclut son propos en tentant dexpliquer
laffaiblissement du phnomne viking. Il le justifie par la monte en puissance,
en Europe, de monarchies centralises et militairement structures, par la
christianisation progressive des Scandinaves dans un processus dassimilation
rgulier et par une inadaptation du commerce artisanal viking face aux
nouveaux besoins et chelles des changes mis en place au Moyen ge.
Ce livre est une source inpuisable de donnes pour celles et ceux qui
veulent approfondir leur connaissance sur les Vikings et apporte au lecteur plus
press une grille de lecture sur une priode mal connue et souvent fantasme
de lhistoire de France en particulier. Il permet galement de rflchir sur ce qui
fonde une surprise stratgique avec lavnement dune nouvelle menace, sa
transformation ou hybridation au fil du temps et, in fine, son dclin devant une
rponse militaire adapte comme face des facteurs endognes et exognes
plus larges, quils soient politiques, diplomatiques, conomiques ou religieux.
Enfin, il soulve la question de la construction ou de linterprtation faite dun
phnomne comme dun ennemi pour le diaboliser, justifier sa propre faiblesse
ou, pour les descendants directs, sublimer un pass et un ge dor perdu,
soulignant de fait un particularisme, une diffrence ou une cohsion rgionale.
Frdric Jordan
219
Les Poches
de
lAtlantique
Les batailles
oublies de
la Libration
(janvier1945mai 1945)
Stphane
Simmonet
Paris, Tallandier,
2015
220
LAction
militaire
terrestre de
A... Z...
Didier Danet,
Ronan Doar
et Christian
Malis (dir.)
Paris, Economica,
2015
Linter
culturalit
dans les
oprations
militaires
221
Les
Colonnes
infernales
Violences et
guerre civile
en Vende
militaire,
1794-1795
Anne RolandBoulestreau
Didier Sicard
Les
Hommes
dHitler
Jean-Paul Bled
Paris, Perrin, 2015
222
La Grande
Guerre
Une histoire
culturelle
Philippe
Poirrier (dir.)
ditions universitaires de Dijon,
2015
Les Mythes
de la
Seconde
Guerre
mondiale
Jean Lopez
et Olivier
Wieviorka
223
Devant lampleur et la monstruosit des crimes nazis, collectifs ou individuels, les historiens ont
longtemps but sur leur causalit profonde, faisant basculer leurs auteurs du ct de linhumain, du
barbare. Ces comportements sappuient pourtant sur des fondements normatifs et un argumentaire
juridique. Philosophes, juristes, historiens, mdecins ont en effet labor des thories qui faisaient de
la race le fondement du droit, et de la loi du sang la loi de la nature qui justifiait tout, notamment la
violence totale et lextermination. Voil comment tuer un enfant au bord dune fosse pouvait relever
de la bravoure militaire face lennemi biologique.
AAJEAN-LOUIS VICHOT
Tirant son nergie fabuleuse de lintimit de la matire, larme nuclaire est larme la plus puissante que lhomme ait jamais conue. Cette puissance formidable, dvoile lors des bombardements
dHiroshima et de Nagasaki, a fait delle un instrument politique et non plus militaire. Linvention des
sous-marins nuclaires lanceurs dengins, limpossibilit de les dtecter dans limmensit des ocans,
dans leur profondeur, rend possible la seconde frappe. Sil met en danger le pays qui possde des SNLE,
sil le menace dans son existence mme, le pays rival doit accepter le risque de reprsailles pouvantables, sa destruction peut-tre, un risque inacceptable qui provoque la retenue, qui favorise la paix
entre les nations. Les marins qui mettent en uvre les SNLE participent en conscience la dissuasion.
Tous volontaires, ils savent que leur rsolution et leur expertise sont des instruments de paix.
AAHERV PIERRE
Centrafrique, 3dcembre 2014. Point dorgue de trois journes daffrontements intercommunautaires, un commando de jeunes musulmans attaque, en reprsailles, une trentaine de chrtiens. Les
assassins font grand cas de nutiliser leurs armes feu que pour blesser: une fois terre, hommes,
femmes et enfants sont mutils vifs larme blanche. Or les victimes de ce quartier chrtien intgr de longue date dans la communaut musulmanne connaissent parfaitement leurs bourreaux:
Bambari, en ce mois de dcembre 2014, des hommes massacrent dabord et surtout des proches, leurs
voisins. Le dcalage observ entre cette proximit et la barbarie avec laquelle les actes sont commis
ne manque pas dinterroger sur les ressorts de cette violence. Contre toute intuition et toute ide
reue, la proximit semble en effet engendrer la rage plutt que la tendresse et la ressemblance bien
plus que la diffrence susciter la violence.
AAPATRICK CLERVOY
Les foules portent en elles une violence aveugle. Lactualit comme lhistoire nous montrent que
dans les temps de violence, ceux qui constituent cette foule sont privs de la capacit discerner
la cruaut des comportements dans lesquels ils sont entrans. Pourquoi est-ce si difficile pour un
individu de voir le mal quest en train de commettre le groupe auquel il appartient, alors quil est
apparemment si vident de le reprer aprs? Que sest-il pass dans ce groupe? Cest leffet Lucifer,
un phnomne universel et mal connu parce quil est difficile den percevoir les mcanismes inconscients mais aussi parce que nous prfrons ne pas le voir. Cest comme une tche aveugle de notre
226
conscience morale. Pour beaucoup dentre nous, il est plus facile de penser quil y a des individus
mauvais qui ont entran ce groupe. Ce nest hlas pas totalement vrai.
AAWASSIM NASR
AABNDICTE CHRON
La limite pour lhistorien, comme pour le cinaste, pour le narrateur, pour le juge, est [] dans la
part intransmissible dune exprience extrme, crit Paul Ricur. Quen est-il des rcits construits
chaque jour par les mdias dinformation, qui plus est lorsque la mise en images nest pas seulement
celle de la guerre lgale, mais celle dune violence qui dborde le cadre lgitime dexercice de la
force? Le cas du conflit centrafricain est ce titre trs rvlateur. Avec un glissement bien rel du
traitement de ce conflit: alors que les Centrafricains taient les victimes et les bourreaux du rcit
mdiatique, ce sont peu peu les militaires franais, dabord spectateurs impuissants du drame en
cours, qui ont endoss ces deux rles.
Les sicles passs nous ont lgu une double conception de la violence, lgitime lorsquelle est
mise en uvre par des institutions, illgitime si elle sexerce individuellement. La violence, en particulier extrme, serait donc dabord une perception gradue par le commentateur en fonction de rfrents culturels. Pour autant, force est de constater que les actes brutaux nont tendanciellement pas
cess de dcrotre dans le monde occidental depuis le Moyen ge, avec des diffrences notables, en
particulier considrer les cas japonais, europen et amricain. la lumire de cette perspective,
les attaques les plus rcentes dont lattentat contre Charlie Hebdo seraient moins lexpression
dun regain de violence historique que celle de linquitant chec dun modle qui, in fine, ne
parviendrait plus supprimer sinon viter de trop criantes ingalits.
AAJEAN-CLMENT MARTIN
Malgr les apparences, les vnements survenus pendant la Rvolution franaise en mtropole
ne peuvent pas tre rangs dans la catgorie de la violence totale, mme en ce qui concerne les
guerres de lOuest. Des limites aux dvastations sont clairement reprables. Ce sont dautres situations, notamment dans lle de Saint-Domingue, qui pourraient recevoir cette qualification avec plus
de justesse, mme sil sagit l de phnomnes perptuant des habitudes anciennes. Cest alors dans
la perspective ouverte par Carl Schmitt, autour de ltat total, que les mutations de la conduite de la
guerre entranes par la novation rvolutionnaire peuvent tre comprises comme les prmices des
temps nouveaux, mobilisant les populations dans leur totalit et rquisitionnant toutes les nergies.
Dans ce cadre limit, la priode rvolutionnaire participe alors linstauration de pratiques que
lEmpire et les guerres coloniales consacreront.
227
AAJEAN-PHILIPPE IMMARIGEON
ILLGITIME VIOLENCE
Crise intrieure et guerre au Levant, la France semble brutalement prise entre deux feux et prcipite dans ce mondepost-2001 dont elle avait cru pouvoir sabstraire lors dune guerre dIrak qui fut
prsente demble comme les prmices dun conflit de civilisation. Presse de toute part, elle se
croit oblige de saligner sur les drives scuritaires dj luvre outre-Atlantique. Cest une erreur
qui risque de lui tre fatale. Toute son histoire, si particulire, sest construite, par-del les guerres et
les rvolutions, sur une rflexion philosophique trs quilibre et sur ldification patiente dun tat
de droit et dune lgalit qui ont fait sa force, mais dont on cherche aujourdhui la persuader quils
sont non seulement prims mais quils fragilisent dans un monde de nouveau rgi par larbitraire.
Sauf que la rhtorique sur un monopole de la violence qui caractriserait ltat moderne oublie une
chose: le peuple souverain reste toujours, in fine, seul dpositaire de la violence lgitime, et seul
juge de son emploi.
AAMONIQUE CASTILLO
Comment comprendre que soient tenues pour lgitimes des pratiques extrmes et dshumanisantes de la destruction dautrui? Une illimitation de la haine quand elle est rige en droit? La
conversion du rvolutionnarisme en un compassionnalisme complaisant? Ou bien lincapacit de
retrouver la force de sopposer la violence?
AAPIERRE DE VILLIERS
FORCE ET VIOLENCE
AAJEAN-LUC COTARD
Cet article relate la progressive prise de conscience de la violence de lenvironnement par une
quipe de commandement engag en 1992-1993 en Bosnie-Herzgovine et compos de trois cent
vingt-sept personnes et de faon plus large par lensemble dun micro bataillon du gnie. Il souligne
en filigrane limportance des savoir-faire et savoir-tre dans ce type de situation.
AABRICE ERBLAND
Comment anticiper la raction psychologique dun tir tuer? Quels sont les piges moraux qui
attendent le soldat? Comment grer motionnellement un homicide? partir de son exprience
personnelle, lauteur dcrit un processus dans la gestion psychologique de lhomicide, depuis la prparation morale jusqu sa digestion. Il y dresse une cartographie du tir tuer, permettant de prvoir
lintensit de la raction motionnelle associe en fonction de lenvironnement du tir.
AAYANN ANDRUTAN
AAJACQUES BRLIVET
Les commandos Marine forment une lite dont lhistoire comme lactualit montrent leur engagement dans les oprations les plus sensibles. On conoit aisment leur exposition la violence de
la guerre comme leur capacit la dlivrer en professionnels accomplis. Mais leur lien la violence
sarrte-t-il lespace-temps des oprations extrieures? Les psychologues marins en charge de
leur slection et de leur suivi psychologiques sont les tmoins privilgis de la place du thme de la
violence au sein de la subjectivit de leurs investissements, de leurs reprsentations et de leurs vcus
professionnels. Sans tre jamais tout fait le mme, ce lien existe pour chaque commando Marine
tout au long de son parcours institutionnel.
AAYOHANN DOUADY
Cet article traite des incidences des rgles dengagement (Rules of engagement ou ROE) qui
rgissent aujourdhui le combat du soldat dans des oprations extrieures. Il ny est jamais question
de violence. Mais entre les lignes, on pourra y lire celle, discrte et subtile, que peut ressentir le
combattant franais depuis les annes1980 en raison des contraintes que ces rgles, estime-t-il,
font peser sur sa libert daction face lennemi qui le menace. Car ces rgles, dduites du droit des
conflits armes, de la Charte des Nations unies et des rsolutions de son Conseil de scurit lorsque
celles-ci rgissent lengagement de nos troupes, peuvent varier selon le contexte dengagement ou
des logiques nationales. Et si le droit international et humanitaire les lgitime, et que tout commandement peut prendre la responsabilit de les interprter en fonction des situations, il reste quen
face, belligrants, taliban, rebelles, djihadistes jouent delles, quelles leur offrent une large gamme
de ruses de guerre. Ce sont de telles situations, nourries de son exprience du combat, quvoque le
sergent-chef Douady dans cet article.
AAMONIQUE CASTILLO
Le rapport thique au rebelle est en train de se transformer; les vnements rcents ont montr
que la rbellion pouvait se faire imprialiste plutt que rsistante, quelle pouvait se massifier et se
dresser contre sa propre population au nom dune idologie hostile la libert et lhumanisme, si ce
nest lhumanit elle-mme. Pour essayer de comprendre en quoi cette transformation touche notre
relation historique la rbellion politique, trois figures simplifies peuvent servir de rfrence: la
figure du rebelle identifi un hros, qui lutte pour la libert; celle du rebelle identifi une victime,
qui lutte pour la reconnaissance; et, enfin, celle du rebelle srigeant en agresseur inconditionnel dans
une guerre du sens. Quelle thique ou quelle contre-thique gouverne le mode daction de chacune
de ces catgories de rebelles?
AAXAVIER BONIFACE
Le maintien de lordre public fait partie des missions de larme au XIXesicle: elle intervient lors
des rbellions et des rvoltes, puis lors des grandes grves ouvrires et des manifestations viticoles
au tournant du sicle. la Belle poque, les soldats sont galement requis pour la mise en uvre des
lois laques lois contre les congrgations religieuses (1901 et 1904) puis de sparation des glises et
de ltat (1905). Or ces missions ne laissent pas indiffrents les cadres de larme dont une majorit
partage les convictions des fidles. Elles posent ainsi le double problme de leur excution et de leur
rpercussion. Les modes daction pour lapplication des lois laques diffrent-ils de ceux dautres
formes de maintien de lordre? Par ailleurs, comment les militaires font-ils face cette obligation
qui peut heurter leurs convictions? En 1921, la cration de pelotons mobiles de gendarmerie libre
larme de ces missions, qui ont longtemps pes dans sa mmoire.
TRANSLATION OF THE
SUMMARY IN ENGLISH
AAINTERVIEW WITH JOHANN CHAPOUTOT
NAZI VIOLENCE
Faced with the scale and monstrosity of Nazi crimesbe they on a collective or individual level
the underlying causality has long been a stumbling block for historians, shifting the perpetrators over
to the side of the inhuman and the barbaric. And yet this behaviour is based on normative foundations
and a legal argument. Indeed, philosophers, legal experts, historians and doctors have developed
theories making race the basis of law, and the law of blood the law of nature that justified everything,
notably total violence and extermination. That is how, faced with the biological enemy, killing a child
at a pits edge could fall within the ambit of military bravery.
AAJEAN-LOUIS VICHOT
Drawing their incredible energy from the innermost part of matter, nuclear weapons are the most
powerful weapons ever designed by man. This formidable power, revealed during the Hiroshima and
Nagasaki bombings, has meant that they are now no longer a military instrument, but a political one.
The invention of nuclear-powered ballistic missile submarines, and the fact that it is impossible to
detect them due to the vastness and depth of the oceans, makes a second strike possible. If the opposing country places the country owning SSBNS in any danger or threatens its very existence, then the
former must accept the risk of horrific reprisals and maybe even its own destructionan unacceptable
risk that leads to restraint and promotes peace between Nations. The seamen deploying SSBNS are
consciously playing a role in deterrence. All very determined, they know that their resolution and
expertise are instruments of peace.
AAHERV PIERRE
Central African Republic, 3 December 2014. The culmination of three days of cross-community
clashes, a commando of young Muslims attacked around thirty Christians in retaliation. The murderers made much of the fact that their firearms were only used to wound people: once on the ground,
men women and children were mutilated alive with knives. And yet the victims of this Christian
neighbourhood, who have long been integrated in the Muslim community, knew their torturers very
well indeed: in Bamabari in this month of December 2014, men first and foremost massacred close
friends, their neighbours. The discrepancy observed between this proximity and the barbarism with
which the acts were committed certainly calls into question the motivation behind this violence.
Against all instinct and any common preconception, proximity seems in fact to generate anger rather
than affection, and similarity stirs up violence far more than difference.
AAPATRICK CLERVOY
Indiscriminate violence is inherent to crowds. Past and current events show that, during episodes
of violence, those forming this crowd are deprived of the ability to discern the cruelty of the behaviour
into which they become embroiled. Why is it so difficult for an individual to see the evil committed
by the group to which he belongs, when afterwards it is apparently so obvious to identify? What
happened within this group? It is called the Lucifer effect: a universal phenomenon that is relatively
232
unknown due to the fact that not only are its subconscious mechanisms difficult to perceive, but also
because we prefer not to see itlike a blind spot in our moral conscience. For many of us, it is easier
to think that this group was influenced by bad individuals. Sadly, this is not entirely true.
AAWASSIM NASR
AABNDICTE CHRON
The limit for a historian, like a film director, a narrator and a judge is [] in the non-communicable
part of an extreme experience, Paul Ricur writes. What of the accounts constructed each day by
the news media when, furthermore, the visual presentation is not only that of legal war but of a
violence exceeding the legitimate framework of the use of force? As such, the case of the Central
African Republic conflict is extremely revealing. With a very real shift in how this conflict was treated:
whilst the Central Africans were the victims and the torturers of the media account, little by little it
was the French militarywho were initially powerless spectators of the ongoing dramawho took
on both of these roles.
The past centuries have left us with a dual notion of violence; legitimate when carried out by institutions, illegitimate when exercised individually. And so, as a result, violenceand extreme violence
in particularis first of all a perception graduated by the commentator based on cultural references.
Even so, it must be noted that brutal acts have been on a downward trend in the West since the
Middle Ages, with some notable differences to be taken into consideration, in particular the cases
of Japan, Europe and America. In light of this perspective, the most recent attacksincluding the
one against Charlie Hebdowould be more an expression of the worrying failure of a model which,
in fine, is no longer capable of suppressing or avoiding flagrant inequalities than an expression of an
increase in historical violence.
AAJEAN-CLMENT MARTIN
Despite appearances, the events that occurred during the French Revolution in mainland France
cannot be categorised as total violence, even with regard to the wars of the West. Limits to the
devastation are clearly identifiable. It was other situations, in particular on the island of Santo
Domingo that could be more fairly qualified as sucheven if there it was a question of phenomena
perpetuating old traditions. Therefore, according to Carl Schmitts concept of the total state, changes
in the way the war was conductedbrought about by revolutionary innovationcan be understood
as being premises of new times, mobilising populations in their entirety and requisitioning every
energy. Within this limited context, the revolutionary period therefore contributes to the establishment
of practices that will then be sanctioned by the Empire and the colonial wars.
233
AAJEAN-PHILIPPE IMMARIGEON
ILLEGITIMATE VIOLENCE
With a domestic crisis and war in the East, France suddenly seemed to be caught between a rock
and a hard place, and was thrown into this post-2001 world from which it had believed it could isolate
itself during an Iraq war that was presented from the outset as the premise of a clash of civilisations.
With pressure coming from all sides, France felt obliged to conform to the security excesses that were
already at work across the Atlantic. It was a mistake that risked proving fatal. Frances entire and
very distinctive historyabove and beyond wars and revolutionshas been built on very balanced
philosophical thought and on the patient construction of a state of law and a legal system which have
been its strength. Today, however, there is an attempt to convince France that these foundations are
not only out-of-date but weaken her in a world one again governed by arbitrary rule. Except that the
rhetoric about a monopoly of violence characterising the modern State forgets one thing: the sovereign
people still remains, in fine, sole custodian of legitimate violence, and sole judge of its use.
AAMONIQUE CASTILLO
How is it possible to understand that extreme and dehumanising practices aimed at the destruction
of others are considered legitimate? Boundless hatred established as the rule of law? The conversion
of revolutionary thinking to indulgent compassionism? Or the inability to find the strength to oppose
violence?
AAPIERRE DE VILLIERS
In the dialectics of force and violence, military force must differentiate itself from the violence it is
fighting: when the latter is excessive, involving the hatred of the other, the force aiming to channel it
must itself be well-reasoned, measured, legitimate and in the interests of the common good. Faced
with the violence of war and terrorist violence, and their escalation of brutality, the risks of corrupting
force by violence emphasises the importance of the moral dimension of the military profession. As
keeper of the force, it is the command or the leader whoby personifying and promoting values and
ethicsensure that violence does not insinuate itself into force. Fighting violence is also a matter
of moral strength.
AAJEAN-LUC COTARD
This article recounts the gradual realisation of the violence of their environment by the command
team and, on a more general level, by all members of a micro-battalion of engineers, comprising 327
people who enlisted in 19921993 in Bosnia-Herzegovina. It implicitly underlines the importance of
expertise and interpersonal skills in this type of situation.
AABRICE ERBLAND
How do we anticipate the psychological reaction of a shoot-to-kill? What are the moral traps
awaiting the soldier? How can homicide be handled on an emotional level? Based on his personal
experience, the author describes a homicide process, from moral preparation to its psychological
digestion. In it he draws up a shoot-to-kill mapping, making it possible to predict the intensity of the
associated emotional reaction depending on the shooting environment.
234
AAYANN ANDRUTAN
For psychiatrists, the problem of the violence of war arises through its consequence: psychological
trauma. What traumatises is not always the confrontation with the horror that is unfolding, but the
idea of having killed a human being with whom one can, in part, identify oneself. One point remains
a mystery: what regulates or promotes the violence that leads to the homicidal act and eventually, for
some, to trauma? Is the human being a killing monkey or a pacifist homo sapiens? The act of killing in
war is possible thanks to language-related strategies; in actual fact they fail when the other becomes
the other person. When the enemy gains in substance and the individual discovers, within his victim,
something that is identical to himself. To kill is in a way to kill oneself.
AAJACQUES BRLIVET
The marine commandos are an elite force whose past and present show their commitment during
the most sensitive operations. It is easy to perceive their exposure to the violence of war and their
ability, as consummate professionals, to be rid of it. But does their link to violence stop at the spacetime of external operations? The naval psychologists in charge of their selection and psychological
follow-up are the privileged witnesses of the place of the theme of violence within the subjectivity
of their investments, performance and professional experiences. This link, without ever being exactly
the same, exists for each marine commando throughout his institutional career.
AAYOHANN DOUADY
For a given mission, the rules of engagement define the principles governing the use of force,
beyond legitimate defence, by units engaged in an external operation. Staff sergeant Douady, a
hardened marine, denounces an excess that would do violence to the situation of the French soldier
engaged in a fight to death faced with an adversary who, for his part, is not burdened with any rules.
Whilst the Rules of engagement (ROE) are essentially aimed at legally protecting the soldier, as a
result he believes that instead they ceaselessly complicate his task on the ground; like the cuttingedge technology developed to gain the upper hand, they could even reveal themselves to be a real
traitor.
AAMONIQUE CASTILLO
The ethical relationship with the rebel is in the process of transforming itself: recent events have
shown that rebellion could become imperialistic rather than resistance-based, that it could accumulate
and rise against its own population in the name of an ideology hostile to freedom and humanism, if not
humanity itself. In order to try to understand how this transformation affects our historical relationship
with political rebellion, three simplified figures can be used as a reference: that of the rebel identified
as a hero, who fights for freedom; of the rebel identified as a victim, who fights for recognition; and
finally that of the rebel rising up as an unconditional aggressor in a war of reason. What ethics or
counter-ethics govern the course of action of each of these categories of rebels?
235
AAXAVIER BONIFACE
Maintaining public order was part of the armys mission during the 19th century: it intervened during
rebellions and revolts, then during the major workers strikes and the wine-growers demonstrations
at the start of the century. During the Belle poque, soldiers were also required to implement the
secular lawslaws against religious congregations (1901 and 1904), and the separation of Church
and State (1905). These missions did not however leave the army officersa majority of whom shared
the beliefs of the faithfulindifferent. As a result they posed the dual problem of their execution
and their repercussions. Do the modes of action for the application of secular laws differ from those
used for other types of maintaining order? Moreover, how do the military cope with carrying out this
duty when it may go against their convictions? In 1921, the creation of mobile police patrols freed the
army from these missions, which had long weighed on their mind.
BIOGRAPHIES
LES AUTEURS
AAYann ANDRUTAN
AAJacques BRLIVET
AAXavier BONIFACE
AAMonique CASTILLO
AAJohann CHAPOUTOT
AABndicte CHRON
AAPatrick CLERVOY
AAJean-Luc COTARD
AAPierre DE VILLIERS
Le gnral darme Pierre de Villiers est chef dtatmajor des armes depuis le 15fvrier 2014. Saint-cyrien,
il a servi dans larme blinde cavalerie et a command
le 501e-503ergiment de chars de combat Mourmelonle-Grand dans la Marne. Il a command en 1999 le
bataillon dinfanterie mcanise de la brigade Leclerc,
entre en premier au Kosovo (dans le cadre de la KFOR)
et, de dcembre 2006 avril 2007, le Regional Command
Capital en Afghanistan, une des cinq zones daction de
lOTAN dans le cadre de la force internationale dassistance et de scurit ( FIAS ). Il a t chef du cabinet
militaire du Premier ministre de 2008 2010, puis
major gnral des armes, poste quil a occup pendant
quatre annes avant dtre nomm chef dtat-major des
armes.
AAYohann DOUADY
AABrice ERBLAND
AAJean-Philippe IMMARIGEON
AAJean-Clment MARTIN
Jean-Clment Martin, ancien directeur de lInstitut dhistoire de la Rvolution franaise (CNRS), est professeur
mrite luniversit Paris-I-Panthon-Sorbonne. Il
a consacr lessentiel de ses travaux de recherche
la Rvolution franaise, la contre-rvolution et leurs
mmoires. Ses derniers ouvrages: Nouvelle Histoire
238
BIOGRAPHIES
AARobert MUCHEMBLED
AAWassim NASR
AAHerv PIERRE
AAJean-Louis VICHOT
LE COMIT DE RDACTION
AAYann ANDRUTAN
AAMonique CASTILLO
AAPatrick CLERVOY
AAJean-Luc COTARD
239
AACatherine DURANDIN
AABenot DURIEUX
AABrice ERBLAND
AAHugues ESQUERRE
Saint-cyrien, brevet de lcole de guerre, le lieutenantcolonel Hugues Esquerre a notamment pris part la
mission militaire franaise dtude des combats qui ont
oppos larme libanaise au Fatah al-Islam dans le camp
de Nahr el-Bared en 2007 et planifi des oprations de
contre-insurrection dans le sud de lAfghanistan en 2008
et 2009. Il est lauteur de plusieurs articles sur le sujet
et dun livre intitul Dans la tte des insurgs, paru en
novembre 2013 aux ditions du Rocher. Il est galement
socitaire de lassociation des crivains combattants. Il
vient de publier Quand les finances dsarment la France
(Economica, 2015).
AAFrdric GOUT
AAMichel GOYA
AAArmel HUET
240
BIOGRAPHIES
AAHam KORSIA
AAFranois LECOINTRE
AAThierry MARCHAND
AAJean-Philippe MARGUERON
AAHerv PIERRE
AAEmmanuelle RIOUX
241
AAFranois SCHEER
AADider SICARD
AAAndr THIBLEMONT
I NInflexions
FLEXIONS
Inflexions
civilsetmilitaires:
civils
et
militaires
:pouvoirdire
pouvoir dire: pouvoir
civils
et militaires
NUMROS DJ PARUS
dire
Fait religieux et
mtier
des religieux
armes
Fait
et
mtier des armes
Impression
Ministre de la Dfense
Secrtariat gnral pour ladministration / SPAC Impressions
Ple graphique de Tulle
2, rue Louis Druliolle CS 10290 19007 Tulle cedex