Dick Kindred Philip - Le Guerisseur de Cathedrales PDF

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PHILIP K.

DICK

LE GURISSEUR
DE CATHDRALES
traduit de lamricain
par Marcel Thaon

Pocket

Ce roman a paru sous le titre original :


GALACTIC POT-HEALER

Philip K. Dick, 1969


Pour la traduction franaise :
Pocket, 1980

LA CRATION ET LA CRATURE

Ce livre est un paradoxe. Seconde traduction dun ouvrage de


base1 il a pourtant t assez mal accueilli et surtout assez peu
compris lors de sa parution originale, que ce soit aux U.S.A.
ou en France. Bernard Blanc le repousse ainsi dun pied
ddaigneux dans lAnne 1977-1978 de la science-fiction et du
fantastique (Julliard), aprs avoir critiqu le style verbeux et le
contorsionniste du scnario, suivant en cela les spcialistes
amricains unanimes qui staient empresss de relguer
louvrage la cave o il avait rejoint le Dieu venu du Centaure,
autre victime de la rpression. Et en effet, le Gurisseur de
cathdrales a de quoi drouter le lecteur press de retrouver les
thmatiques limpides dun Robert Heinlein ou mme les alles
dgages dun Ubik, ouvrage extrmement linaire une fois
accepts ses prsupposs morbides. Il sagit tout au contraire
dun ouvrage de fin du monde, produit de la dpression, enfant
du chaos interne de lauteur, admirable dans sa confusion
mme en tant quuvre dun homme qui essaie dsesprment
de matriser une inspiration qui sparpille. Cest pourquoi,
daccord avec Ursula Le Guin, clbre auteur de la Main gauche
de la nuit, nous donnons ce livre une place leve dans notre
estime, ct des chefs-duvre que sont Ubik, le Dieu venu du
Centaure et le Matre du haut-chteau.
En effet, le Gurisseur de cathdrales a t crit en 1969,
anne nfaste sil en est pour Philip K. Dick Denis Guiot le
note bien dans sa critique rcente de Fiction. Sa femme venait
de le quitter en emmenant sa fille ; les critiques restant
mdiocres, largent manquait totalement et le fisc frappait la
porte pour semparer de quelques biens de valeur de lauteur,
qui narrivait plus crire assez vite ; plus que tout peut-tre,
1

Premire version sous le titre Manque de pot, aux ditions Champ libre.

ltat de sant de Philip K. Dick se dgradait sous labus massif


damphtamines, cur et foie menaant chaque jour de cder.
Quelques semaines aprs le Gurisseur de cathdrales, Dick
sera dailleurs hospitalis dans un tat physique et mental
critique hant par des fantasmes de morcellement et autres
ides de suicide. Un peu plus tard, se croyant perscut par le
gouvernement de son pays, il senfuira au Canada faire une
confrence puis senfouir dans un centre de radaptation pour
toxicomanes. Ce sera le dbut de la priode creuse qui suit Au
bout du labyrinthe : longtemps vide dinspiration, lauteur ne
pourra plus crire. Neuf ans plus tard, il ne sen est, daprs
nous, pas encore compltement remis
Un dessin paru dans le journal amricain Rolling Stone nous
semble bien dcrire la situation psychologique : on y voit Dick,
assis dans un fauteuil, qui essaie de lire ; prs de lui, un verre et
lamas des sempiternelles amphtamines. Dans son dos souvre
une fentre. Un monstre aux regards multiples y introduit
doucement un tentacule perscuteur, prt frapper lhomme
encore tranquille.
Ainsi le Gurisseur de cathdrales porte les stigmates des
orages internes et externes de lpoque : le climat y est
singulirement dpressif autour du hros, Joe Femwright, qui
passe son temps saccuser de tous les maux de lunivers et
plonger dans un monde glauque, sans espoir, en pleine
dcomposition. Glimmung lui-mme, ltre tout-puissant qui
domine louvrage, se perd constamment dans des doutes peu
divins : certain dchouer (il se compare Faust), il va essayer
tout de mme de mener bien son entreprise, le renflouement
dune magnifique cathdrale engloutie, quivalent symbolique
de la confiance en soi perdue.
Et le thme se redouble dans la forme du rcit. En tant que
traducteur, nous avons t le tmoin privilgi du combat de
lauteur avec les mots : comme dans ses autres livres, Philip K.
Dick avance ici en petites phrases concises, avares de
conjonctions (surtout et) qui marquent le lien entre les ides et
alignant au contraire comme des pions sur un jeu dchec ses

propositions bien compactes. Nous avons dailleurs essay de


respecter le plus souvent cette tactique qui nous semble le signe
de linterchangeable, thme bien connu des admirateurs de
lauteur. Le style, traitant les phrases comme des cubes Lego,
reflte lincertitude des personnages sur leur place et leur statut,
notamment quand Joe Fernwright confond son sort avec celui
de Glimmung et quand il reprend des anecdotes de son
employeur son compte.
Plus particulire au Gurisseur de cathdrales est la
tendance constante employer des images rptitives pour
dsigner les personnages : dans ldition originale nous
navons pas suivi compltement lauteur sur ce point, chaque
protagoniste est dsign par une priphrase le jeune homme
timide , lhomme au visage rougeaud et massif , le
gastropode aux pattes multiples , le bivalve laspect
dbonnaire qui se rpte inlassablement. Tout se passe
comme si Philip K. Dick, aprs avoir introduit un lment,
nosait plus rien changer, de peur de voir son rcit scrouler. Le
mme malaise ressort dans la difficult de faire avancer le rcit
et dans les atermoiements incessants qui entranent le retour
cyclique des mmes situations.
Pourtant, la gloire de lauteur sera toujours dutiliser ses
difficults personnelles comme matriau de luvre russie. Le
Gurisseur de cathdrales devient ainsi une rflexion sur
limpuissance qui tourne son profit ses propres difficults : en
des pages souvent magnifiques, Dick se fera ici pote du
dsespoir, chantre de la dgradation, scribe de la mort et ange
de la fascination. Ce sont ces qualits qui font de lui un crivain
authentique, porteur dmotions vritables auxquelles un large
public a rpondu. Pratiquement seul sur la scne de la sciencefiction, Dick est devenu le tmoin de ces portions caches de la
vie que la plupart souhaitent oublier : les moments de
dpression, de culpabilit, de renoncement, mais aussi le got
de la mort et de ses corrlats : dcrpitude, pourriture, salet.
Depuis la rvlation du Pre truqu (1954), avec ses dpouilles
dans les poubelles, Dick na cess dexplorer les coins obscurs

du psychisme humain, et plus intensment encore partir du


Dieu venu du Centaure (1964) jusqu Au bout du labyrinthe
(1969). Le Gurisseur de cathdrales restera comme le
paradigme de cette poque, louvrage le plus dprim, le plus
dcati, le plus incertain de lauteur. Le seul en fait qui se
termine mal, fait significatif chez un spcialiste des fins
vasives.
Aprs ce sombre acm, Philip K. Dick ne se relvera
comme Heldscalla quavec les plus extrmes difficults et un
ouvrage aussi contest que Deus Irae (en collaboration avec
Roger Zelazny) est trs rvlateur de la crise de lauteur avec
son caractre morcel, son humour bizarre et surtout lappel
constant aux citations en langues diverses qui viennent comme
des masses trangres dans la chair du texte.
Le Gurisseur de cathdrales se rattache en bien des points
la tradition dickienne. Les grands thmes de luvre y sont
reprsents. Nous avons dj parl de la fascination pour la
mort et la dgradation qui faisait lun des intrts dUbik ; on la
trouve ici toutes les pages, en particulier dans la descente de
Joe Fernwright sous la mer, vritable anthologie de lhorreur.
Citons encore :
La socit aline dcrite dans la premire partie rappelle
celle dUbik, o les frigidaires refusent de livrer leur nourriture
sans se faire payer. Ces structures externes perscutrices
viennent prparer la seconde partie o lhorreur fera retour de
lintrieur, chaque personnage trouvant en lui-mme, ou en des
parties de lui-mme projetes au-dehors, langoisse quil pensait
avoir quitte. Ctait dj la dmarche dUbik, du Dieu venu du
Centaure, du Docteur Bloodmoney et de bien dautres. Dans
cette srie douvrages, lauteur parat rendre le psychisme
individuel et ses cauchemars responsables de lalination et
contredire les hypothses de Grard Klein qui, en 1969,
dcrivait le monde dickien comme rvlateur dune socit
amricaine psychotique. Largumentation de Grard Klein reste
lgitime, mais condition de la fonder sur des ouvrages plus

anciens Loterie solaire (1955) et plus rcents le Prisme du


nant (1974).
Derrire la dimension dpressive du livre se profile son
antithse : le dsir maniaque de la toute-puissance. Dans tout
bon livre de Philip K. Dick existe un tre plus ou moins
omnipotent, trs souvent divin, qui constitue ladversaire
principal du hros. On se rappellera Palmer Eldritch dans le
Dieu venu du Centaure ou Jory dans Ubik. Le Gurisseur de
cathdrales innove en la matire, en ce sens que la crature
toute-puissante, Glimmung, va aider Joe Fernwright, qui aura
dailleurs du mal lui faire confiance (aurait-il lu les autres
uvres de lauteur ?). Glimmung est un dieu aux chevilles
dargile, presque aussi incertain que Joe auquel il est souvent
identifi ; il va, malgr sa puissance, se heurter un systme
plus puissant et plus idal que lui : le Livre Ultime o toute
chose, passe et future, est inscrite. Dans le Matre du HautChteau ou dans une autre nouvelle comme Un auteur minent
(1954), le livre idal concentrait lespoir des personnages ; ici,
par un renversement de perspective, il fonctionne comme
instrument de perscution, reprsentant des forces implacables
du destin contre lesquelles lhomme se rvolte. Glimmung
comme Joe Fernwright essaieront avec succs de tromper le
Livre, tenu pour responsable de lalination.
Cest dans ce dernier thme que nous croyons reprer lobjet
mme du Gurisseur de cathdrales : les problmes de
lcrivain face sa cration. Nous considrons ce rcit comme
une immense parabole sur la difficult dcrire. Impossibilit de
produire un ouvrage parfait (le Livre des Kalendes) ; obligation
dimiter, de soigner les uvres des autres (voir le mtier de
Joe Fernwright) ; besoin de jouer transformer en langue
trangre les livres des grands auteurs (le jeu de la premire
partie) ; impossibilit de crer (pas de rve personnel) ;
impression que le roman produit ne pourra tre apprci,
surtout dans le dnouement de lhistoire. Et cest quand Joe
Fernwright contemplera son immonde poterie que nous

comprendrons les affres de lauteur en qute de son uvre


ultime.
Ceux qui ont lu le texte de la confrence qua donne Philip
K. Dick Metz en 1977 (LAnne 1977-1978 de la science-fiction
et du fantastique, Julliard) sauront comment ce grand crivain
a dbouch sur le fantasme ultime : croire que ses livres sont
des crits de prophtes, confondant ainsi Histoire et Littrature,
rel et imaginaire, la Bible et le Matre du haut-chteau.
Marcel THAON.

SON pre avait soign les poteries avant lui. Aussi,


gurissait-il les cramiques, nimporte quelle cramique
rchappe du pass, le temps davant la guerre o les objets
ntaient pas encore tous faits de plastique. Une porcelaine tait
une chose merveilleuse, et chacune devenait un objet damour,
un souvenir inoubliable, aprs quelle tait repartie de chez lui,
gurie. Sa forme, sa texture, son clat restaient en lui jamais.
Malheureusement, plus personne navait besoin de ses
services. Il ne restait que trop peu de pices en cramique et
ceux qui les possdaient prenaient grand soin de ne pas les
briser.
Je mappelle Joe Fernwright, commena-t-il soliloquer. Je
suis le meilleur gurisseur de poteries de la Terre. Moi, Joe
Fernwright, je ne suis pas comme les autres hommes.
Dans son atelier, des tas de caisses vides sempilaient. Des
rcipients dacier dans lesquels il retournait les poteries guries.
Mais lendroit o arrivaient les colis, il ny avait pratiquement
rien. Son tabli tait vide depuis sept mois.
Tout ce temps, il lavait pass penser. penser quil ferait
mieux de tout laisser tomber et de satteler a un autre travail
nimporte lequel, afin de pouvoir se passer de sa misrable
pension dancien combattant. penser que son travail ntait
pas assez bon et que sil navait pas de client, cest parce quils
envoyaient leurs poteries brises dautres firmes. Il avait
envisag le suicide. Une fois, il avait mme imagin commettre
un crime terrible, tuer quelquun de haut plac dans la
hirarchie du Snat mondial pour la paix internationale. Mais
quoi cela pourrait-il bien servir ? De plus, la vie navait pas
vraiment une fadeur absolue, il restait quelque chose
dintressant, mme si tout le reste lui avait chapp ou
lignorait : le Jeu.
10

Sur le toit de son immeuble dortoir, Joe Fernwright


attendait, sa bote-repas la main, que le bus express arien se
dcide arriver. Lair glacial du matin lenrobait et le pinait il
frissonna. Il ne devrait plus tarder, se dit-il. Sauf quil sera plein
et quil ne sarrtera pas. Il clignotera en sloignant plein
comme un uf. Enfin, je pourrai toujours marcher.
Il stait habitu marcher. L comme ailleurs, le
gouvernement avait compltement manqu sa tche. Quils
aillent se faire foutre, pensa-t-il. Ou plutt, quon aille se faire
foutre. Ne faisait-il pas lui aussi partie de lappareil plantaire
du parti, la dense toile qui les avait pntrs, puis, dans les
convulsions de lamour enserrs dans une treinte mortelle la
dimension du monde ?
Je laisse tomber , dit son voisin avec une grimace irrite
de ses joues rases et parfumes. Je descends le glissoir
jusquau niveau du sol et je marche. Bonne attente. Lhomme
se fraya un passage dans la masse de ceux qui attendaient le
vhicule public ; elle se referma derrire lui, souple comme un
liquide, et il disparut.
Jy vais aussi, dcida Joe. Il se dirigea vers le glissoir, imit
par dautres clients maussades.
Au niveau de la rue il commena arpenter un trottoir plein
de lzardes, prit une goule dair profonde et rageuse et partit
vers le nord.
Un vhicule de la police plongea pour se balancer un peu audessus de la tte de Joe. Vous marchez trop lentement ,
linforma lofficier de police en uniforme en pointant sur lui un
pistolet laser Walters & Jones. Acclre ou je te coffre.
Joe rpondit : Je vais me presser, je le jure. Donnez-moi
juste le temps de prendre mon rythme ; je viens juste de
dmarrer. Il augmenta sa vitesse et saligna sur celle des
autres pitons rapides ceux qui comme lui avaient la chance
davoir un travail, davoir un endroit o aller en ce jeudi matin
crasseux dun dbut davril 2046, au cur de la cit de
Cleveland, dans la rpublique populaire dAmrique du Nord.

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Ou davoir quelque chose qui ressemble un travail. Un lieu, un


talent, une exprience, et un jour, trs bientt, une commande
honorer.
Ce qui constituait son bureau et son atelier tait en ralit un
petit cube rempli par un tabli, des outils, des piles de caisses
mtalliques, une table de travail et son vieux fauteuil, une
antiquit couverte de cuir qui avait appartenu son grand-pre,
puis son pre. Ctait lui qui occupait maintenant ce fauteuil, il
sy asseyait chaque jour pour recommencer le lendemain jusqu
ce que les mois passent. Il possdait aussi un unique vase en
porcelaine, court et ventru, dont le biscuit blanc tait recouvert
dun bleu terne librement appliqu. Il lavait dcouvert des
annes auparavant et avait reconnu en lui une pice japonaise
du XVIIe sicle. Il ladorait. Jamais il navait t cass, mme
pendant la guerre.
Il prit le fauteuil et le sentit cder sous son poids de-ci de-l
pendant quil sajustait au corps familier. Le fauteuil le
connaissait aussi bien quil connaissait le fauteuil ; ils avaient
vieilli ensemble. Il tendit ensuite la main vers le bouton qui
ferait descendre le courrier du matin sur son bureau mais il
arrta le geste en plein vol. Et sil ny avait rien ? se demanda-til. Car il ny a jamais rien. Mais ce jour pourrait tre diffrent.
Cest comme un buteur, quand il na pas marqu depuis
longtemps. On se dit que a ne va pas tarder. Joe pressa le
bouton.
Trois factures sortirent du tube.
Le paquet gris contenant sa paye du jour, laumne du
gouvernement, les accompagnait. Ce papier-monnaie, sous la
forme de timbres-prime bizarrement ornements, ne valait
pratiquement rien, dvalu par linflation. Lorsquil recevait le
paquet gris des billets frachement imprims, il slanait
chaque jour aussi vite que possible vers le Gub, le
superhypermarchcentrederdemption universel le plus proche,
et il changeait rapidement ses billets contre nimporte quoi : de
la nourriture, des magazines, des pilules, un nouveau pull,
pendant que largent avait encore quelque valeur. Tout le

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monde faisait la mme chose. Ctait une obligation ; garder


largent du gouvernement mme vingt-quatre heures, ctait
simposer le dsastre, une sorte de suicide moral. En deux jours,
largent public perdait quatre-vingts pour cent de sa valeur
rdemptrice.
Lhomme du cube voisin le salua dun Longue vie et bonne
sant au prsident . Formule de politesse routinire.
Ouais , rpondit Joe automatiquement. Il y avait dautres
cubes, des empilements normes, couche aprs couche. Une
pense lui vint soudain. Combien y avait-il exactement de cubes
dans limmeuble ? Mille ? Deux mille cinq cents ? Il se dit quil
avait trouv sa tche de la journe ; quil pouvait enquter et
dcouvrir combien de cubes il y avait en dehors du sien. Il
saurait alors combien de gens partageaient limmeuble avec
lui En dehors de ceux qui sont rests chez eux malades ou des
morts.
Mais tout dabord une cigarette. Il sortit un paquet de
cigarettes de tabac terriblement illgal en raison du danger
pour la sant et de la nature addictive de la plante en question
et commena en allumer une.
ce moment son regard tomba comme dhabitude sur le
censeur fume mont sur le mur qui lui faisait face. Il se dit
lui-mme : Dix poscreds la bouffe. Il remit donc les cigarettes
dans sa poche, spongea sauvagement le front, en essayant
datteindre la bouche dvorante contenue au plus profond de
lui, le besoin qui lavait pouss violer la loi plusieurs fois.
Quest-ce que je dsire vraiment ? Quelle est cette chose dont le
plaisir oral nest quun substitut ? Une immensit quil
ressentait comme un billement primitif de faim, dont les
mchoires puissantes sapprtaient dvorer lenvironnement
tout entier. le faire entrer lintrieur.
Cest pourquoi il jouait ; tout cela avait prpar les conditions
du Jeu.
Il pressa le bouton rouge et dcrocha le tlphone. Il attendit
un moment, pendant que la ligne crachotante tait occupe par
la lente machine-relai.

13

Scrouiiic , fit le tlphone. Son cran dployait une srie


de couleurs et de formes abstruses, sortes dquivalents visuels
de la diaphonie lectronique.
Il composa le numro de mmoire. Douze chiffres, dont le
premier le trois le reliait Moscou.
Ici le bureau du vice-commissaire Saxton Gordon , dit-il
lemploy du central russe dont le visage le fixait sur lcran
miniature. Celui-ci lui rpondit : Encore des jeux, je
suppose.
Joe dclara : Un bipde humanode ne peut maintenir
lquilibre de son mtabolisme en nabsorbant que de la farine
de plancton.
Aprs lui avoir jet un regard aussi dsapprobateur que
puritain, lemploy le relia Gauk, dont le visage maigre et
maussade de petit fonctionnaire sovitique apparut bientt. La
morosit fit aussitt place lintrt. A preslvni vityaz ,
entonna Gauk. Dostoini konovd tolpi byezmzgloi, prest
opnaya
Ne faites pas de discours , interrompit Joe, impatient. Il
se sentait hargneux, son humeur matinale habituelle.
Prostitye , sexcusa Gauk.
Vous avez un titre pour moi ? lui demanda Joe, le stylo
en attente.
Le traducteur lectronique de Tokyo a t occup toute la
matine , rpondit Gauk. Je suis donc pass par ce petit qui
se trouve Kobe. Dune certaine manire, il est plus comment
dirais-je ? cocasse que Tokyo. Il fit une pause, et consulta un
bout de papier. Comme celui de Joe, son bureau consistait en
une cellule, peine meuble dune table, dun tlphone, dune
chaise en plastique dossier droit et dun bloc-note.
Prt ?
Prt. Joe fit une marque au hasard avec son stylo. Gauk
sclaircit la voix et lut son papier, un sourire tendu sur le
visage ; ctait une expression doucereuse, comme sil tait sr
de son coup. Celui-ci vient de ta langue , expliqua-t-il en
respectant ainsi une des rgles quils avaient labores

14

ensemble, larme parpille des occupants de petites cellules,


de petites fonctions, ceux qui navaient rien faire, ni tche, ni
souci, ni problme rsoudre. Rien que le terrible vide de leur
socit collective, auquel chacun sopposait sa faon et quils
exorcisaient tous ensemble au moyen du Jeu. Cest un titre de
livre , continua Gauk. Je ne te donnerai pas dautre indice.
Est-il clbre ? demanda Joe.
Gauk ignora la question et lut : Pourris le liquide stomacal
merveilleux !
Monacal ? demanda Joe.
Non. Stomacal.
Pourris , rflchit tout haut Joe. Gte, liquide
stomacal Acide ? Il gratta ses associations sur le papier, mais
se sentait dans une impasse. Et cest le cerveau lectronique
de Kobe qui vous a donn cette traduction ? Bile , dcida-t-il
soudain. Gte Bile, le merveilleux, fantastique,
extraordinaire, magnifique. Il crivit le mot rapidement.
Gte, a doit tre li, Gatbi le Il lavait presque. Gatsby le
magnifique, de F. Scott Fitzgerald. Il jeta son stylo sur la table
en signe de triomphe.
Dix points pour toi , dit Gauk. Il calcula le total. a te
met ex aequo avec Hirshmeyer de Berlin, juste devant Smith de
New York. Tu veux en essayer un autre ?
Joe rpondit : Jen ai un . Il sortit de sa poche une feuille
plie en quatre, ltala sur la table et lut : La structure des
nerfs du tout-puissant fminin. Il regardait Gauk avec la
chaude certitude interne den avoir trouv un bon, grce au plus
grand cerveau traducteur de Tokyo-centre.
Un phononyme , dit Gauk sans effort. Choline. Colline.
La Colline de ladieu. Dix points pour moi. Il prit note de son
score.
Furieux, Joe lana : Le cochon y graine la donation
puise.
Encore un autre de La bte fabuleuse tait la dynastie
approbatrice , dit Gauk avec un sourire bat. Pour qui sonne
le glas.

15

La dynastie approbatrice ? rpta Joe sans comprendre.


Ernest Hemingway.
Je laisse tomber , fit Joe. Il tait puis ; comme toujours,
Gauk avait une large avance sur lui dans leur jeu mutuel de
retraduire les traductions des ordinateurs dans leur langue
originelle.
Tu veux essayer encore une fois ? demanda Gauk dune
voix de soie, le visage impassible.
Encore un , dcida Joe.
Dix amoureux certains davaler un canard femelle.
Mon Dieu , dit Joe, cras. Son esprit tait vide,
compltement vide. Dix amoureux. Cest peut-tre des
amants. Dix amants. Diamants ? Cest probablement a, mais
que veut dire avaler un canard ? Il rflchit rapidement.
Manger. Dvorer. Engloutir. Le mystre spaississait. Le
canard femelle doit tre une cane. Il mdita en silence encore
quelques instants, la manire yogi. Non , finit-il par
dclarer. Je ny arrive pas. Jabandonne.
Dj ? demanda Gauk, le sourcil relev.
Ma foi, pas besoin de rester l toute la journe se creuser
la cervelle.
Canap , lamora Gauk. Joe eut un grognement.
Tu rles ? fit Gauk. Parce que cen est un que tu aurais
d trouver ? Es-tu fatigu, Fernwright ? a tpuise de rester l
dans ton trou rats ne rien faire heure aprs heure, comme
nous tous ? Tu prfres attendre seul dans le silence plutt que
de nous parler ? Tu ne veux plus essayer ? Gauk avait lair
terriblement boulevers ; son visage stait assombri.
Cest parce que celui-l tait tellement facile , rpondit
Joe dun air piteux. Mais il se rendait bien compte que son
collgue de Moscou ntait pas convaincu. Il reprit alors : Eh
bien oui, je suis dprim, je ne peux plus tenir. Est-ce que vous
me comprenez ? Vous devez me comprendre. Il attendit. Le
temps anonyme scoulait entre eux deux qui restaient
silencieux. Je raccroche , dit Joe qui commena poser le
rcepteur.

16

Attends , fit rapidement Gauk. Encore un.


Non. Joe raccrocha et resta fixer le vide. Sur sa feuille
de papier dplie il y avait plusieurs autres nigmes, mais je nai
plus le feu sacr, se dit-il plein damertume. Jai perdu lnergie,
la capacit de joujouter toute une vie sans travail digne, avec
pour compensation la rptition triviale, mme ce trivial
volontairement construit en commun quest le Jeu. Pouvoir
communiquer avec autrui ; par le Jeu, notre isolement est lacr
et son corps de glace dtruit. Nous hasardons un il dehors,
mais que voyons-nous vraiment ? Nos propres images dans un
miroir, nos doubles exsangues au comportement vide, sans but
particulier pour autant que je puisse figurer. La mort est proche.
Lorsque mes penses prennent cette tournure, je la sens tout
prs. Tellement prs. Rien ne magresse ; je nai ni ennemi ni
opposant ; jexpire tout simplement, comme un abonnement
un magazine : mois aprs mois. Et cest parce que je me suis
dj trop vid pour continuer participer. Mme sils ont besoin
de moi, sils appellent ma pauvre contribution ceux qui jouent
le Jeu avec moi.
Et pourtant, pendant quil fixait dun regard aveugle le papier
tal devant lui, il sentit un mouvement imperceptible en lui,
semblable au rythme sourd de la photosynthse. Les quelques
forces qui lui restaient se rassemblaient automatiquement.
Laiss solitaire son fonctionnement aveugle, leffort biologique
de son corps trouvait effet sur son physique ; il commena
noter un nouveau titre.
Il fit un numro, et obtint un relai satellite pour le Japon ; il
eut Tokyo et donna le numro du computeur-traducteur.
Lexprience aidant, il tablit une ligne directe avec la grande
structure cliquetante et bourdonnante, court-circuitant la foule
des questionneurs en attente.
Transmission orale , annona-t-il.
Lnorme ordinateur G X 9 passa avec un claquement la
rception orale, dlaissant la visuelle.
Le ciel est bleu , fit Joe. Il mit en marche le
magntophone qui faisait partie du tlphone.

17

Lordinateur rpondit aussitt en donnant lquivalent


japonais.
Merci. Termin , et Joe raccrocha sur ces mots. Il appela
ensuite le traducteur lectronique de Washington. Aprs avoir
rembobin, il lui transfra les mots japonais afin de rcuprer
une phrase anglaise.
Lordinateur
rpondit :
Linterjection
na
pas
dexprience.
Pardon ? fit Joe en riant. Pouvez-vous rpter ?
Linterjection na pas dexprience , rpondit le
computeur avec une patience sereine digne dun dieu.
Est-ce la traduction exacte ? sinquita Joe.
Linterjection na
Daccord. Salut. Joe raccrocha et resta grimacer de
satisfaction ; sous leffet de lamusement, son nergie
rejaillissait en lui et lui donnait des forces nouvelles.
Il hsita quelques instants, puis se dcida appeler ce bon
vieux Smith de New York.
Office des fournitures, Aile sept , rpondit Smith ; sa tte
de chien battu, marqu par lennui, apparut sur lcran gristre.
Ah, salut Fernwright. Vous avez quelque chose pour moi ?
Un facile , rpondit Joe. Linterjection
Attendez dentendre le mien , linterrompit Smith. Je
passe en premier ; allez, Joe cen est un de vraiment bon. Vous
ne le trouverez jamais. coutez. Il lut rapidement en
trbuchant sur les mots. Le persil perspicace se suce le
pouce.
Non , fit Joe.
Quoi non ? Smith releva les yeux en fronant les sourcils.
Vous navez mme pas essay ; vous navez mme pas pu
bouger. Vous avez le temps. Les rgles disent cinq minutes et
vous avez cinq minutes.
Jabandonne.
Vous abandonnez quoi ? Le Jeu ? Mais vous tes parmi les
meilleurs !

18

Je quitte ma profession , rpondit Joe. Je vais laisser


tomber mon travail et annuler mon abonnement tlphonique.
Je ne serai plus l ; je ne pourrai plus jouer. Il prit une
profonde inspiration et continua. Jai conomis soixantecinq pices davant la guerre. a ma pris deux ans.
Des pices ? Smith le regardait bouche be. De largent
de mtal.
Elles sont dans un sac damiante sous le radiateur de ma
chambre. Joe se dit lui-mme quil nattendrait pas demain
pour le dcrocher. Il y a une cabine tlphonique en bas de la
rue qui passe devant mon immeuble, juste au croisement. Je
me demande, songea-t-il, si en fin de compte jaurai assez de
pices. On dit que monsieur Travail donne trs peu ; ou et cela
signifie la mme chose quil cote trs cher. Mais soixantecinq pices, cest vraiment norme. Cela quivaut il dut faire
le calcul sur son calepin. Dix millions de dollars en timbresprime , annona-t-il Smith. Suivant le cours du change
daujourdhui, tel quil apparat officiellement dans le journal de
ce matin.
Aprs une pause interminable, Smith rpondit doucement :
Je vois. Eh bien je vous souhaite bonne chance. Vous lui
tirerez vingt mots avec ce que vous avez mis de ct. Peut-tre
deux phrases. Allez Boston. Et demandez. a sarrte
brusquement, le couvercle se referme sur vous. La bote qui a
gob vos pices rsonnera ; votre argent sera bien au fond dans
ce labyrinthe de viaducs, roulant sous la pression hydraulique
jusquau central de monsieur Travail Oslo.
Il se frotta sous le nez, comme sil pongeait lhumidit
accumule, semblable lcolier qui plie sous le par-cur. Je
vous envie, Fernwright. Et peut-tre que deux phrases suffiront.
Je lai consult il y a longtemps. Je lui ai donn cinquante
pices. Il ma dit Allez Boston. Appelez et il sest arrt ;
jai eu limpression quil aimait a. Quil tirait du plaisir de
sarrter, comme si mes pices lavaient fait jouir, de cette sorte
de jouissance quune pseudo vie apprcierait. Mais allez-y.
Daccord , fit Joe dune voix stoque.

19

Quand il aura aval toutes vos pices continua Smith


avant dtre interrompu par Joe dont le ton rvlait la rancur.
Jai compris , dit celui-ci. Les prires seront inutiles ,
insista Smith. Daccord , rpta Joe.
Ils se firent face un moment en silence.
Les prires ne servent rien , rpta enfin Smith. Non,
rien ne fera cracher un mot de plus cette putain de machine.
Hummm , fit Joe, en essayant de paratre dcontract.
Mais les paroles de Smith avaient fait leur effet ; il se sentait
tout refroidi. Il frissonnait sous le vent, la bise hurlante de la
terreur. Il prvoyait le moment o il se retrouverait avec rien.
Une proposition tronque et partielle de monsieur Travail, et
puis, comme le dit bien Smith, blam. Monsieur Travail qui
steint, cest cet ultime visage de fer sombre venu du plus
profond des sicles. Le rejet final. Sil existe une surdit
surnaturelle, pensa-t-il, cest bien celle-l : celle qui suit la
dernire des pices tombe dans les entrailles de monsieur
Travail.
Smith reprit : Puis-je vous en donner rapidement encore
un ? Il vient du traducteur de Namengan. coutez plutt. De
ses longs doigts de pianiste, il manipula fivreusement son
papier repli. Le liquide ftide du pays chaud. Film clbre
des annes
Lawrence dArabie , fit Joe dune voix sans timbre.
Oui ! En plein dans le mille, Fernwright, les doigts dans le
nez ! Encore un autre ? Ne raccrochez pas ! Jen ai un qui est
vraiment formidable !
Proposez-le Hirshmeyer de Berlin , rpondit Joe en
coupant la communication.
Je suis en train de mourir, se dit-il.
Affal dans son vieux fauteuil aussi antique que rp, Joe vit,
sans bien sen rendre compte, que la lumire rouge de son tube
courrier tait allume, probablement depuis dj quelques
minutes. Bizarre, pensa-t-il. Il ny a pas de tourne avant une
heure quinze, cet aprs-midi. Serait-ce un courrier spcial ? Il
appuya sur le bouton.

20

Une lettre marque express sortit en roulant du tube


contourn. Il louvrit. lintrieur, un morceau de papier disait :
GURISSEUR DE POTERIES, JAI BESOIN DE TOI
ET JE SUIS PRT BIEN TE PAYER
Pas de signature. Aucune adresse, sinon la sienne, celle du
destinataire. Mon Dieu, pensa-t-il, voil quelque chose de rel et
cest norme. Je le sais.
Il fit lentement pivoter son fauteuil de manire faire face
lampoule rouge du courrier. Et il se prpara attendre. Jusqu
ce quil arrive, se dit-il. Sauf si je meurs de faim avant. Mais je
ne mourrai pas de ma propre volont, maintenant, pensa-t-il
avec force. Je veux rester en vie. Et attendre. Et attendre encore.
Il attendit.

21

II

IL ny eut pas de nouveau message ce jour-l et Joe


Fernwright se trana vers son chez soi .
Le chez soi se rsumait une pice dun des niveaux
enfouis sous un immense immeuble rsidentiel. Jadis, la
compagnie Paranoma-Express , de Cleveland-Banlieue,
venait tous les six mois remplir sa fentre un simulacre de
fentre dune vision mouvante trois dimensions recrant un
paysage de Carmel en Californie. Mais sa mauvaise situation
financire avait pouss Joe abandonner sa position
imaginaire, en haut dune colline surplombant la mer et les
immenses squoias aux feuillages sanglants, pour se
contenter rsign du rectangle de verre noir, inerte et vide
qui lui faisait face maintenant. Et comme si ce ntait pas assez,
il avait laiss expirer son abonnement lexcitateur psychique,
ce gadget encphalique install au fond dun placard qui
obligeait son cerveau croire en la ralit du paysage de
Carmel, ds quil avait pass la porte de son appartement .
Lillusion avait quitt son esprit comme elle avait fui sa
fentre. Et maintenant, lorsquil rentrait chez lui , il navait
plus qu sasseoir et cultiver sa dpression en pensant aux
aspects futiles de sa vie.
Autrefois, le muse dHistoire des objets faonns de
Cleveland lui avait envoy rgulirement du travail. Sa pointe
fusion avait fondu bien des fragments. Lune aprs lautre,
chaque cramique tait redevenue entre ses mains une unit
homogne, ainsi quil lavait appris de son pre. Mais cen tait
maintenant fini ; toutes les cramiques que possdait le Muse
taient rpares.
Dans sa chambre solitaire, Joe Fernwright contemplait le
vide autour de lui. Les riches possesseurs de poteries aussi
prcieuses que casses staient longtemps bousculs pour lui
22

apporter les morceaux parpills ; et il en avait t fait selon


leur dsir. Joe avait guri leurs poteries et ils taient repartis.
Rien ne demeurait aprs leur dpart ; pas la moindre poterie
pour embellir sa pice et cacher la fentre . Un jour, alors
quil tait assis la mme place, il avait pris laiguille fusion
qui lui servait doutil et stait mis ruminer : si jappuie ce
minuscule instrument contre ma poitrine, si je lallume et me
lenfonce dans le cur, il ne faudra pas une seconde pour que
ma vie soit termine. Dune certaine manire, cest un objet trs
puissant. Lchec de ma vie qui occupe sans cesse ma pense
disparatrait. Pourquoi pas ?
Mais il y avait ltrange message reu par le courrier.
Comment le ou les expditeurs avaient-ils bien pu entendre
parler de lui ? Pour provoquer les commandes, il faisait passer
une petite annonce perptuelle dans le Mensuel de la
cramique Et par elle, le maigre ruisselet du travail avait
continu de couler bon an mal an. De couler jusqu la
scheresse actuelle. Mais rien navait jamais ressembl cela ;
ce message mystrieux.
Il dcrocha le tlphone, fit un numro, et quelques secondes
plus tard le visage de Kate, son ex femme apparut sur lcran ;
blonde et anguleuse, elle lobserva dun air hostile.
Hello , dit-il dune voix qui se voulait amicale.
O est le chque de ma pension alimentaire ? rponditelle.
Je suis sur un gros coup et je pourrai bientt rattraper tout
mon retard, si
Si quoi ? linterrompit Kate. Encore une de tes ides
dlicates sorties des profondeurs de lendroit que tu appelles ta
cervelle ?
Je voudrais te lire une lettre que jai reue pour voir si tu
peux en tirer plus que moi. Bien quil la dtestt pour cette
raison parmi bien dautres, son ex-femme avait lesprit rapide.
Cest pourquoi, un an aprs son divorce, il recherchait encore
lappui de son jugement assur. Il avait pens : Bizarre comme
lon peut dtester une personne, ne plus jamais vouloir la

23

rencontrer, et pourtant mendier son avis. Cest compltement


irrationnel ; ou alors idalement rationnel au point de slever
au-dessus de la haine
Mais ntait-ce pas la haine qui dfiait la logique ? Car aprs
tout, Kate ne lui avait jamais rien fait sauf de le pousser la
conscience exacerbe, taraudante et perptuelle de son
incapacit gagner de largent. Elle lui avait appris se
dtester, puis, sre de sa victoire, lavait laiss tomber.
Il continuait pourtant lappeler pour lui demander conseil.
Joe lut le message.
De toute vidence, cest illgal , nhsita pas Kate. Mais
tu sais bien que tes histoires de travail ne mintressent pas. Tu
te dbrouilleras tout seul ou avec la personne qui partage ton lit
pour le moment, probablement une petite minette de dix-huit
ans qui ne connat rien la vie et ne peut avoir la maturit dune
femme plus ge.
Quentends-tu par illgal ? demanda Joe. Quel genre de
poterie est illgal ?
Et les objets pornographiques ? Ceux que les Chinois
produisaient pendant la guerre ?
Mon Dieu , fit-il ; il ny avait pas pens. Il fallait tre Kate
pour se rappeler de ceux-l ! Elle avait regard avec une
fascination lubrique les rares qui taient passs entre ses mains.
Appelle la police , fit Kate.
Mais
Tu as quelque chose dautre me dire ? coupa-t-elle.
Maintenant que tu as dfinitivement interrompu mon dner,
ainsi que celui de ceux qui maccompagnent ?
Je peux venir ? fit Joe ; la solitude lemplissait et donnait
sa question lincertitude tremblante que Kate avait toujours su
reprer en lui : la peur de la voir se rtracter dans son fortin
implacable, la forteresse de son esprit et de son corps dont elle
ne sortait que pour infliger une ou deux blessures pour y
redisparatre bientt, laissant la porte un masque inexpressif
destin laccueillir. Derrire cette protection elle pouvait tout
son aise se servir des problmes de Joe pour lui faire mal.

24

Non , dit Kate.


Pourquoi ?
Parce que tu nas rien offrir personne, que ce soit une
parole, une discussion, une ide. Comme tu las dit trop
souvent, ton talent est dans tes mains. moins que tu naies
lintention de venir chez moi casser un de mes beaux vases bleus
pour pouvoir le rparer ? Ou plutt le gurir dune incantation
magique destine faire se tordre de rire lassistance tout
entire.
Joe rtorqua : Je sais parler en socit.
Donne-moi un exemple.
Quoi ? fit-il en fixant, hbt, le visage de sa femme sur
lcran.
Sors-moi une pense profonde.
Tout de suite ?
Kate approuva de la tte.
La musique de Beethoven est fermement intrique la
ralit. Cest ce qui le rend unique. Dun autre ct, si Mozart
tait un gnie
crase , lana Kate avant de raccrocher ; lcran tait vide.
Je naurais jamais d lui demander de me recevoir, reconnat
Joe qui sentait le dsespoir monter en lui. Je lui ai ouvert une
faille, une porte dans ma cuirasse psychique, et elle sy est
engouffre comme un oiseau de proie. Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi me suis-je laiss aller ? Il se leva et commena
arpenter lourdement sa chambre ; ses mouvements devinrent
de plus en plus erratiques jusqu ce quil sarrte enfin et reste
immobile penser. Il faut que jarrive me proccuper de ce qui
est vraiment important, rflchit-il. Et ce qui est important, ce
nest pas quelle ait raccroch ou quelle mait agress, mais
plutt si le message de ce matin a un sens. Elle a probablement
raison, ce doit tre des poteries pornographiques. Il est illgal
de les restaurer ; alors ma chance mest encore passe sous le
nez.
Jaurais d comprendre tout de suite. Cest bien la diffrence
qui existe entre Kate et moi. Elle devine immdiatement.

25

Jaurais probablement d attendre de finir mon travail, je


naurais ralis la vrit quaprs avoir replac le dernier
morceau. Je ne suis quun pauvre imbcile. Je ne tiens pas la
comparaison avec elle. Ou avec le reste du monde.
Le total arithmtique jacula en un flot laiteux , pensa-t-il
sauvagement. Cest ma meilleure. Je suis au moins bon au Jeu.
Et alors ? Et alors ?
Il pensa : Monsieur Travail aidez-moi. Le moment est venu.
Cest pour ce soir.
Il passa rapidement dans la minuscule salle de bains
rattache sa chambre, agrippa le couvercle de la chasse deau,
pour semparer du sac de pices qui pendait l. Il ricana
intrieurement, personne nirait penser regarder cet endroit.
Dans leau dormante flottait un petit container en plastique.
Cest la premire fois quil le voyait.
Stupfait, il le sortit de leau et vit lintrieur un rouleau de
papier bien serr, ce qui ne fit quajouter sa confusion. Un
message, qui flotte dans la cuvette des cabinets comme une
bouteille lance la mer. Cest pas possible, il se sentait pris de
fou rire. Cest vraiment impossible. Mais il ne rit pas, car il
sentait la marque de la peur. Dune peur la frontire de la
terreur. a doit tre un autre message, se dit-il lui-mme.
Semblable celui du courrier. Mais personne ne communique
de cette manire ; ce nest pas humain.
Il dboulonna le couvercle du rcipient et sortit le rouleau de
papier. Oui, il y a quelque chose dcrit dessus ; il avait raison. Il
lut plusieurs fois le message :
JE VOUS PAIERAI TRENTE-CINQ MILLE CRUMBLES.
Putain de Dieu, quest-ce que cest quun crumble ? Et
lcho de cette question, la terreur se transformait en panique.
Joe se sentait mourir de sous-alimentation. Ctait la rponse
somatique ; son corps comme son esprit essayaient de sadapter.
Il retourna la pice principale, prit le tlphone et appela le
dictionnaire perptuel.

26

Quest-ce quun crumble ? demanda-t-il au robotmoniteur.


Une substance qui se dsagrge , fut la rponse de
lordinateur. En dautres termes, de fins dbris, des miettes,
des particules. Terme introduit dans la langue anglaise en
1577.
En dautres langues ? demanda Joe.
En anglais moyen : kremelen. Ancien anglais : gecrymian.
Au milieu de lge gothique
Et les langues extra-terrestres ?
Dans la langue urdienne de Betelgeuse VII, crumble veut
dire une petite ouverture de nature temporaire : une cale qui
Ce nest pas a , fit Joe.
Sur Rigel II, cela veut dire une forme de vie infrieure qui
se dplace
Ce nest pas a non plus.
Dans la langue plabkienne de Sirius V le crumble est une
unit montaire.
Cest a , dit Joe. Dites-moi donc combien valent trentecinq mille crumbles en monnaie terrienne ?
Le dictionnaire-robot rpondit : Je regrette, monsieur,
mais vous devrez consulter les renseignements bancaires.
Veuillez consulter votre annuaire, vous en trouverez le
numro.
Il raccrocha, et lcran steignit.
Joe chercha le numro et appela la banque.
Nous sommes ferms la nuit, monsieur , linforma le
robot de service.
Dans le monde entier ? fit Joe, tonn.
Partout.
Combien de temps dois-je attendre ?
Quatre heures.
Ma vie, mon avenir tout entier Mais il parlait une
ligne morte. Le service de renseignements de la banque avait
rompu le contact.

27

Il ne me reste plus quune chose faire, dcida Joe, me


coucher et dormir quatre heures. Il navait qu mettre le rveil
onze heures.
Laction dune touche fit sortir le lit du mur dans un
glissement. Il remplissait maintenant toute la pice. Encore
quatre heures attendre, se dit-il en rglant lhorloge insre
dans le lit. Il stendit et essaya de trouver une position
confortable sur le lit-spartiate. Il ttonna au-dessus de lui pour
trouver la manette qui induisait un sommeil immdiat et
puissant, du type le plus profond.
Une sonnerie retentit.
Saloperie de circuit rves, sinsurgea-t-il en lui-mme. Suisje oblig de lutiliser une heure si prcoce ? Il sauta du lit,
ouvrit larmoire derrire lui et sortit le mode demploi. Oui,
rver tait requis par la loi chaque utilisation du lit sauf,
bien sr, sil enclenchait la touche sexualit . Je nai qu
faire a, se dit-il. Je vais lui dire que je me consacre la
connaissance, au sens biblique du terme, dune personne du
sexe fminin.
Il se recoucha et rabaissa la manette sommeil .
Vous pesez soixante-dix kilos , lui annona le lit. Et il y a
exactement ce poids tendu sur moi. Vous ne copulez donc
pas. Le mcanisme annula sa manuvre et le lit commena
schauffer ; les bobines chauffantes luisaient dune lueur
rougetre sous Joe.
Impossible de discuter avec un lit en colre. Il se rsigna
alors brancher le circuit de rves et ferma les yeux.
Le sommeil vint aussitt ; comme toujours : le mcanisme
tait parfait. Et avec lui vint le rve. Celui que tous les
dormeurs, tendus autour du monde, faisaient en mme temps.
Le rve senclencha.
Un rve pour tous. Mais, Dieu merci, un diffrent chaque
soir.
Bonjour tous , fit la voix illusoire, pleine dentrain. Le
rve de ce soir a t crit par Reg Baker et il sintitule : Grav
dans nos mmoires. Souvenez-vous, les amis, vous pouvez

28

gagner le gros prix en argent liquide, en envoyant vos


propositions de rves ! Si votre rve est choisi, vous recevez un
bon pour un voyage, tous frais pays, en dehors de la Terre
dans la direction de votre choix !
Le rve commena.
Joe se tenait devant le Conseil fiduciaire suprme, tremblant
de tous ses membres. Le secrtaire du CFS lui lut une note
prpare lavance. Monsieur Fernwright , dclara-t-il dune
voix solennelle, vous avez cr dans votre atelier de gravure
les plaques partir desquelles les nouveaux billets seront
imprims. Votre projet a gagn, malgr la concurrence de plus
de cent mille participants, malgr des envois dune ingniosit
fantastique. Flicitations, monsieur Fernwright. Le secrtaire
lui souriait, lexpression paternelle, et il lassociait dans son
esprit avec le Padre dont il utilisait quelquefois les services.
Je suis touch et honor , rpondit Joe, par cette
rcompense, et je sais que jai donn mon cot lentreprise de
restauration de la stabilit montaire mondiale. Il mimporte
peu que mon visage apparaisse sur la nouvelle monnaie aux
brillantes couleurs, mais puisquil en a t dcid ainsi, laissezmoi vous exprimer mon plaisir devant cet honneur.
Votre signature seulement, monsieur Femwright , lui
rappela doucement le secrtaire, comme un pre avis. Votre
signature, et non votre visage, sera imprime sur les billets. O
avez-vous pris lide quil y aurait aussi votre apparence ?
Vous mavez mal compris , rpondit Joe. Si mon visage
napparat pas sur la nouvelle monnaie, je retirerai mon projet,
et toute la structure conomique de la Terre scroulera. Vous
devrez continuer utiliser lancienne monnaie inflationniste qui
est dj bonne jeter la premire occasion.
Le secrtaire rflchit : Vous feriez vraiment cela ?
Vous mavez parfaitement entendu , dit Joe dune voix
tonnante dans son rve, dans leur rve. Au mme moment, il y
avait bien un milliard de personnes sur Terre qui retiraient leur
maquette comme lui. Mais cela, il ne le savait pas et une seule
pense occupait son esprit : sans lui, le systme, leur socit

29

collective tout entire allait partir en morceaux. Pour ce qui


concerne ma signature, je suivrai lexemple de ce grand hros
du pass, Che Guevara, cet homme noble qui est mort pour les
siens. En souvenir de Che, je ncrirai que Joe sur les billets.
Mais mon visage doit tre imprim en polychromie. Je veux au
moins trois couleurs.
Le secrtaire rpondit : Vos conditions sont dures,
monsieur Fernwright, et vous tes un homme dcid. En vrit,
vous me rappelez le Che, et les millions de personnes qui nous
regardent la TV en ce moment partageront ma pense. Un
banc pour Joe Fernwright et Che Guevara indissolublement
runis ! Le secrtaire carta le discours quil avait prpar et
se mit applaudir. Allez-y, braves gens, faites-lui savoir que
vous tes l, avec lui ; cest un hros de ltat, un homme
nouveau, la volont inflexible, qui a pass des annes
travailler pour
La sonnerie veilla brusquement Joe.
Mon Dieu ; il se redressa dans son lit, lesprit embrum,
De quoi est-ce que cela parlait ? Dargent ? Dj le rve se
dispersait dans sa tte. Jai fabriqu largent , dit-il voix
haute, les yeux tout clignotants. Ou alors je lai imprim.
Mais quelle importance ? Ce ntait quun rve, un cadeau
donn nuit aprs nuit par ltat pour compenser le rel. Ctait
presque pire que dtre veill. Non ! dcida-t-il, rien nest
pire que ltat de veille.
Il prit le tlphone et appela la banque.
La Banque populaire interplantes du bl et du mas
lappareil.
Combien valent 35 000 crumbles dans notre monnaie ?
demanda Joe.
Les crumbles de Sirius V ?
Cest a.
Il y eut un silence momentan, puis le service bancaire
rpondit : 200 000 000 (44 zros) dollars.
Vous en tes sr ?

30

Pourquoi vous mentirais-je ? dit la voix artificielle. Je


ne sais mme pas qui vous tes.
Y a-t-il dautres crumbles ? demanda Joe. Ou plus
exactement dautres units montaires portant ce nom dans
nimporte quelle autre enclave, civilisation, tribu, culte, ou
socit de lUnivers connu ?
Il y eut un crumble plusieurs milliers dannes avant notre
re dans le
Non. Je parle du crumble encore en usage. Merci,
bonsoir.
Joe raccrocha, ses oreilles tintaient ; ctait comme sil stait
gar dans un auditorium titanesque rsonnant du son
dimmenses et terrifiantes cloches. Il avait maintenant
limpression de comprendre ce que les gens voulaient dire en
parlant dexprience mystique.
La porte de son appartement souvrit et deux policiers du
Service de quitude civile entrrent. Leurs yeux glacs
inspectaient intensment les moindres dtails de la pice.
Hymes et Perkin du S.Q.C. , lana lun deux en sortant sa
plaque didentification pour la remettre aussitt dans sa poche !
Vous tes un gurisseur de poteries, monsieur Fernwright,
nest-ce pas ? Et vous touchez aussi la pension dancien
combattant ; cest a ? Mais il nattendit pas la rponse et
poursuivit lui-mme sa question : Oui, cest a. Daprs vous,
combien se monte votre allocation journalire, si lon y ajoute
largent reu pour votre prtendu travail ?
Le second S.Q.C. ouvrit la porte de la salle de bains. Jai
trouv quelque chose dintressant. Le couvercle de la chasse
deau est enlev. Il cache un sac de pices mtalliques ldedans ; peu prs 80. Vous tes un homme bien frugal,
monsieur Fernwright. Il revint dans la pice principale :
Depuis combien de temps
Deux ans , rpondit Joe. Et je suis en rgle avec la loi ;
jai vrifi avec monsieur Droit avant de commencer
conomiser.

31

Quest-ce que cest que cette histoire de 35 000 crumbles


plabkiens ?
Joe hsita.
Ce quil ressentait ntait pas un phnomne inhabituel, son
attitude envers les gens du S.Q.C. tait mme commune. Ils
avaient des vtements tellement bien repasss, au tissu brun et
gris tellement raffin. Chacun portait une malette. Ils
ressemblaient des cadres suprieurs terriblement efficients
responsables et prospres, capables de prendre des dcisions,
rien voir avec des bureaucrates tout justes bons recevoir des
ordres et les appliquer comme des quasi-robots Pourtant,
sans que Joe puisse y trouver de raison particulire, une qualit
inhumaine suintait deux. Brusquement, il comprit. Personne ne
pourrait imaginer un de ces gens en train de garder une porte
ouverte pour une femme ; ctait a ; cela expliquait son
sentiment. Ce petit exemple rassemblait les lments dune
mtaphore rigoureuse de lessence menaante du S.Q.C. Ne
jamais tenir une porte, ne jamais enlever son chapeau dans un
ascenseur. Les lois ordinaires de la charit ne sappliquaient pas
eux et ils nen tenaient aucun compte. Pas une fois. Mais ils
taient tellement bien rass, tellement propres.
trange comme cette image me donne enfin limpression de
les comprendre. Et cest bien fini, mme sous cette forme
symbolique, ma comprhension ne me quittera plus.
Jai reu un message , dit Joe. Je vais vous le montrer.
Il leur tendit le papier quil avait trouv dans le rcipient en
plastique, flotter sur leau de ses toilettes.
Qui a crit a ? demanda un des policiers.
Dieu seul le sait.
Cest une plaisanterie ?
Joe rpondit : Est-ce que vous parlez du message, ou faitesvous allusion ma rponse qui pourrait donner penser Il
se tut brusquement, car un des S.Q.C. sortait un rcepteur
tlpathique destin capter et enregistrer ses penses pour les
mettre la disposition de la police. Il ajouta seulement : Vous
verrez que je dis la vrit.

32

Comme une baguette de sourcier, lantenne oscilla


longtemps prs de sa tte. Le silence tait complet. Puis le
S.Q.C. remit lappareil dans sa poche et introduisit un
minuscule couteur dans son oreille, avant de repasser
lenregistrement des penses de Joe quil couta avec attention.
Cest vrai , dit le S.Q.C. en arrtant la bande qui se
trouvait bien sr dans sa malette. Il ne sait rien du message,
de son but ou de son expditeur. Dsol, monsieur Fernwright.
Vous savez bien entendu que nous surveillons tous les appels
tlphoniques. Le vtre a attir notre attention parce que la
somme est gigantesque ; vous vous en rendez certainement
compte.
Le second policier ajouta : Tenez-nous au courant des
dveloppements de laffaire une fois par jour. Il tendit Joe
une carte. Le numro appeler est inscrit l-dessus. Vous
navez pas demander une personne particulire ; dites votre
correspondant ce qui se passe.
Lautre reprit : Il nexiste pas de travail lgal qui puisse
vous rapporter 35 000 crumbles plabkiens, monsieur
Fernwright. Cest srement illgal. Nous travaillons sur cette
hypothse.
Il y a peut-tre des monceaux de poteries dtruites sur
Sirius V , dit Joe.
Quel humour , fit le S.Q.C. dune voix aigre. Il fit un signe
de la tte et les deux hommes sortirent de la chambre. La porte
se referma derrire eux.
Cest peut-tre un seul vase gigantesque , leur cria Joe.
Une poterie aussi grosse quune plante. Recouverte de 50
maux et Il sarrta l car les policiers ne pouvaient
probablement plus lentendre, mais continua penser. Et
ornemente de dessins antiques par le plus grand artiste
plabkien de tous les temps. Ctait la dernire de ses uvres
admirables encore intactes ; elle tait adore l-bas, comme une
relique divine ; un tremblement de terre lavait rduite en
miettes. La civilisation plabkienne tout entire stait effondre
sous le coup.

33

Hum, pensa-t-il en rflchissant au sort des Plabkiens.


quel stade de dveloppement en sont-ils ? Voil une bonne
question.
Il se dirigea vers le tlphone et composa le numro de
lencyclopdie.
Bonjour , commena une voix robotique. Quel
renseignement dsirez-vous, monsieur ou madame ?
Donnez-moi une brve description du dveloppement
social sur Sirius V.
Avant quun dixime de seconde ne soit pass, lorgane
artificiel rpondit : Cest une vieille socit qui a connu des
jours meilleurs. En ce moment, lespce dominante se compose
dune entit appele un Glimmung. Cet tre immense, la
consistance dombre, nest pas natif de la plante, mais sest
install l-bas il y a plusieurs sicles, chassant les espces les
plus faibles telles que les Wubs, les Werjes, les Klakes, les
Trobes et les Imprimeurs ; rsidus dune poque glorieuse
laisss l par la mort de la race matresse, les grands anciens
quon appelait les tres-Brouillards.
Est-ce que Glimmung, le Glimmung, est tout-puissant ?
demanda Joe.
La voix de lencyclopdie continua : Son pouvoir est
srieusement limit par un livre trange, lexistence
problmatique, dans lequel la lgende veut que tout ce qui a t,
est et sera, trouve sinscrire.
Do provient ce livre ? interrogea Joe. Vous avez
utilis votre quote-part dinformation , dit la voix. Et un
cliquetis signala que la communication tait interrompue.
Joe attendit exactement trois minutes avant de rappeler.
Bonjour. Quel renseignement dsirez-vous, monsieur ou
madame ?
Le livre de Sirius V, dont on dit quil rvle tout ce
Ah, encore vous. Eh bien, votre petit tour ne marche plus ;
nous conservons maintenant lempreinte sonore des voix. Il
raccrocha.

34

Cest vrai. Je me rappelle quils lavaient crit dans le journal.


Cela cotait trop cher au gouvernement de laisser faire les
profiteurs comme moi. Quelle idiotie ; vingt-quatre heures
devaient passer avant quil puisse se procurer de nouvelles
informations gratuites. Les cabines encyclopdiques prives lui
taient bien sr ouvertes, les services de monsieur
Encyclopdie. Mais cela lui coterait bien tout le contenu de son
sac en amiante. Le gouvernement avait pris toutes les
prcautions lorsquil avait autoris les entreprises concurrentes
de ltat, comme monsieur Loi et monsieur Travail.
Je me suis fait avoir, comme dhabitude, constata Joe
Fernwright et il continua drouler le fil de ses penses
maussades : Notre socit est la forme parfaite de
gouvernement. Tout le monde se fait avoir un jour ou lautre.

35

III

LE lendemain matin en arrivant son rduit, Joe trouva une


seconde lettre express qui lattendait.
PARTEZ POUR LA PLANTE DU LABOUREUR,
MONSIEUR
FERNWRIGHT,
O
VOUS
TES
INDISPENSABLE. VOTRE VIE Y PRENDRA SENS ; VOUS Y
CREREZ LES CONDITIONS DUN EFFORT PERMANENT,
DUN DPASSEMENT QUI NOUS SURVIVRA LUN
COMME LAUTRE.
La plante du Laboureur, rflchit Joe. Un cho sourd battait
en lui. Machinalement, il fit le numro de lencyclopdie et
commena :
Est-ce que la plante du Laboureur Mais la voix
artificielle linterrompit.
Encore douze heures attendre. Au revoir.
Un minuscule renseignement. La colre montait en lui.
Je veux juste savoir si Sirius V est la plante du Laboureur
Click. Le rpondeur mcanique avait raccroch. Il jura
intrieurement : Salauds ! Sales robots, sales cerveaux
lectroniques. Tous des saligauds.
qui puis-je madresser ? Qui saurait ex abrupto si Sirius V
est bien la plante du Laboureur ? Kate. Kate saurait cela.
Les doutes arrivrent pendant que Joe commenait appeler
le bureau de son ex-femme. Si je dois migrer, pensa-t-il, je
prfre quelle lignore. Elle se dbrouillerait pour me retrouver
et rclamerait la pension alimentaire.
Il reprit une fois de plus le message anonyme et ltudia.
Alors, comme un liquide qui suinte doucement, une donne
perceptive pntra peu peu dans son esprit, pour clore
bientt sa conscience. Il y avait des mots supplmentaires sur
36

le papier, crits dune encre moiti invisible. Une criture


runique ? Joe ressentait une excitation bestiale, malsaine,
comme sil avait dcouvert une piste soigneusement dissimule.
Il appela Smith et lui dit : Si vous aviez reu une lettre dont
les runes ne sont presque pas visibles, comment feriez-vous
personnellement pour les faire apparatre ?
Je la maintiendrais au-dessus dune source de chaleur ,
rpondit Smith.
Pourquoi ? stonna Joe.
Parce quelles sont probablement traces avec du lait. Et le
lait noircit la chaleur.
Des caractres runiques en lait ? lana Joe, nerv.
Les statistiques montrent
Je ne peux pas imaginer a. Pas du tout. Du lait pour crire
des runes. Il secoua la tte. Cest absurde. Quelles
statistiques peut-il y avoir sur une criture runique ? Il sortit
un briquet et le tint allum sous la feuille de papier.
Brusquement les lettres apparurent :
NOUS RELVERONS HELDSCALLA2
Quest-ce que a donne ? demanda Smith.
coutez, Smith ; vous ne vous tes pas servi de
lencyclopdie ces dernires vingt-quatre heures, nest-ce
pas ?
Non.
Joe continua : Appelez-la ; demandez-lui si la plante du
Laboureur est un autre nom de Sirius V. Demandez aussi en
quoi consiste Heldscalla. a, je pourrais toujours le savoir par
le dictionnaire, corrigea-t-il silencieusement. Puis reprit :
Quelle pagaille ! Ce nest pas une manire de mener des
affaires. En lui la peur se mlait la nause. Cela commenait
mal. Cela navait rien defficace, ni mme damusant et le
mystre tait complet. Il allait tre oblig de tout dire la
Il est possible de traduire ce nom par Montenfer pour gagner les
associations anglaises, mais perdre en qualit de mystre (N.D.T.).
2

37

Police. Sombre, Joe pensa : ils vont me retomber sur le dos ; ils
ont certainement ouvert un dossier mon nom et puis merde,
cest quelque chose quils ont d faire ds ma naissance mais
maintenant le dossier contient de nouveaux lments. Et a
cest trs mauvais ; tout citoyen le sait bien.
Heldscalla. Quelle masse sonore trange et imposante. Ce
nom lui plaisait ; il semblait absolument loppos des conditions
de sa vie quotidienne et de ses constituants : les rduits, le
tlphone, la marche difficile au milieu de la foule infinie pour
aller un travail inexistant. Le temps perdu vivoter sur une
pension dancien combattant, remplir le vide par le Jeu. Ma
vritable place est l-bas, pas ici.
Rappelez-moi ds que vous aurez des renseignements,
Smith , dit-il son collgue avant de raccrocher. Aprs une
pause, il composa le numro du dictionnaire. Que veux dire
Heldscalla ?
La voix artificielle du dictionnaire rpondit : Heldscalla est
lantique cathdrale des tres-Brouillards qui dominaient
Sirius V. Elle sest enfonce sous la mer il y a des sicles et
personne na russi la ramener sur la terre ferme, entire et
prserve, pleine de ses reliques saintes et vnrables.
tes-vous reli lencyclopdie en ce moment ? demanda
Joe. Cest une dfinition trs complte.
Oui, monsieur ou madame ; je suis branch aux circuits de
lencyclopdie.
Alors, pouvez-vous me donner plus de dtails ?
Rien de plus.
Merci , termina Joe Fernwright dune voix rauque avant
de raccrocher.
Il comprenait le processus. Glimmung ou plutt le
Glimmung, sil avait bien compris, la race consistait en un seul
personnage essayait de renflouer lancienne cathdrale,
Heldscalla, et pour atteindre son but, avait besoin dune vaste
palette de talents. Comme le sien par exemple ; comme sa
capacit de gurir les cramiques brises. De toute vidence,
Heldscalla contenait une multitude de poteries assez pour

38

pousser le Glimmung le contacter et lui offrir une somme


consquente en paiement de son travail.
cet instant, il a probablement dj recrut deux cents
talents, venus de deux cents plantes. Je ne suis pas le seul
recevoir des lettres bizarres et autres manifestations de
linconnu, comprit Joe. Limage dun gigantesque canon
occupait son esprit, il le voyait tonner, et en sortaient des
milliers de lettres express adresses des individus de
civilisations varies dans toute la galaxie.
Mon Dieu, la police la repr ; ils ont dbarqu dans ma
chambre quelques minutes seulement aprs que jai consult la
banque. Les deux de la nuit dernire savaient dj le sens du
message trange dans leau de mes cabinets. Ils auraient pu
mexpliquer. Mais bien sr, aurait t un comportement trop
naturel, trop humain.
La sonnerie du tlphone retentit et Joe dcrocha.
Jai pris contact avec lencyclopdie , dit Smith pendant
que son visage se stabilisait sur lcran. La plante du
Laboureur est le nom spatiargotique de Sirius V. Tant que jy
tais, jen ai profit pour poser des questions supplmentaires.
Vous apprcierez peut-tre le geste.
Bien sr , fit Joe.
Une immense crature vit l-bas, apparemment infirme.
Vous voulez dire quelle est malade , demanda Joe.
Eh bien, vous savez Lge, des choses comme a. Elle est
comme endormie depuis bien longtemps.
Est-elle dangereuse ?
Comment serait-ce possible alors quelle dort et quelle est
infirme ? Comprenez-moi, cette crature est snile, oui, cest a,
snile.
Joe demanda : A-t-elle jamais parl ?
Pas vraiment.
Mme pendant la journe ?
Il y a dix ans, elle sest rveille un moment et a demand
quon lui fournisse un satellite orbital mtorologique.
Avec quoi a-t-elle pay ?

39

Avec rien. Elle est indigente. Nous lui avons rendu ce


service gratuitement et nous y avons mme ajout un satellite
qui lui diffuse les actualits.
Snile et fauche. Joe se sentait dprim. Eh bien , ditil, je suppose que je ne sortirai pas un sou de laffaire.
Pourquoi ? Vous lui faisiez un procs ?
Au revoir, Smith.
Attendez ! lana Smith. Nous avons trouv un nouveau
jeu. Vous voulez y participer ? a consiste fouiller rapidement
les archives des journaux pour y trouver les titres les plus
drles. De vrais titres, vous comprenez ? Pas des inventions. Et
jen ai un bon ; il date de 1962. Je vous le dis ?
Daccord , dit Joe, toujours aussi mlancolique. Envahi de
tristesse, inerte comme une ponge, il ne rpondait plus que
comme une mcanique. Allez-y pour votre titre.
ELMO PLASKETT TOMBE LES GANTS , lut Smith sur
son bout de papier.
Quest-ce que cest encore que cet Elmo Plaskett ?
Il ntait mme pas inscrit en premire catgorie et
Je dois men aller maintenant , fit Joe en se levant. Je
dois quitter mon bureau. Il raccrocha. Il ne pensait plus qu
rentrer chez lui et y rcuprer son argent.

40

IV

SUR les trottoirs de la ville, limmense entit avide forme


par la masse des ternels sans-travail de Cleveland se
rassemblait et se dispersait, se regroupait pour attendre,
attendre toujours, se fondre en un agglomrat triste et instable.
Muni de son sac de pices, Joe Fernwright heurtait leur flanc
collectif en se frayant un passage vers la cabine tlphonique de
monsieur Travail. Il humait lodeur familire vinaigre et
pntrante de leur prsence massive, trop chaude et pourtant
porteuse dun regret plaintif.
De tous cts, des yeux scrutaient son avance dtermine.
Pardon , dit-il un jeune homme maigre au physique de
Mexicain, qui se retrouvait coinc par la foule en plein sur son
chemin.
Lautre plissa la paupire nerveusement mais ne bougea pas.
Il avait remarqu le sac en amiante ; de toute vidence, il savait
ce que Joe transportait, vers quel lieu il se dirigeait et quelles
taient ses intentions.
Puis-je passer ? lui demanda Joe. Limpasse paraissait
complte. Derrire lui, la cohue de lhumanit inactive stait
referme, empchant toute retraite. Il ne pouvait revenir en
arrire, pas plus quil ne pouvait avancer. Il pensa : ils vont
agripper mon argent et tout sera fini. Son cur lui faisait mal
comme sil avait escalad une crte, la crte qui menait au bout
de sa vie, montagne terrible jonche dossements. Autour de lui,
les orbites bantes de milliers de crnes, il subissait une
distorsion visuelle trange comme si lavenir de ces gens avait
d se manifester de manire physique et immdiate Comme si
le futur impatient rclamait son d.
Le jeune Mexicain dit : Puis-je jeter un coup dil vos
pices de monnaie, monsieur ?

41

Joe ne savait que faire. Le cercle des orbites vides


continuait lenserrer de toutes parts. Il se sentait rtrcir sous
leur pression accablante. Sa dpression le reprenait,
accompagne du sentiment de son impuissance, mais pas de
culpabilit. Ctait son argent. Ils le savaient et lui aussi.
Pourtant les yeux vides limmobilisaient, comme si, pensa-t-il,
rien navait plus dimportance. Que jatteigne la cabine
tlphonique ou non, quoi que je fasse, quoi quil advienne de
moi, le sort de ces gens restera semblable lui-mme.
Et pourtant, consciemment, Joe ne sen souciait pas. Ils
avaient leur vie et lui la sienne qui contenait un sac en amiante
de pices patiemment conomises. Est-ce quils peuvent me
contaminer ? pensa-t-il. Me faire tomber leur niveau
dinertie ? Je nai pas men proccuper, cest leur problme. Je
ne vais pas couler avec le systme. Cest ma premire dcision :
ignorer les deux messages et utiliser mes pices. Cest le dbut
de mon vasion ; et plus jamais il ny aura dentrave.
Non , dit-il.
Je nen prendrai pas.
Une trange compulsion submergea Joe. Ouvrant son sac, il
sortit une pice et la tendit au Mexicain. Comme celui-ci sen
emparait, des mains se tendirent de toutes parts ; le cercle des
yeux indiffrents tait devenu un anneau de mains ouvertes.
Mais elles ne rvlaient pas davidit. Personne nessaya de
semparer de son sac. Les mains taient l, en attente. Une
attente faite de confiance, comme celle quil avait ressentie
quelques heures auparavant esprer un second message.
Quelle horreur, pensa Joe. Ces gens croient que je vais leur faire
un cadeau, comme si je remplaais le destin. Lunivers ne leur a
rien donn de toute leur vie et ils ont accept cette fatalit en
silence jusqu prsent. Ils me voient comme une sorte de
divinit surnaturelle. Il faut que je sorte de l le plus vite
possible. Je ne peux rien pour eux.
Mais pendant quil ralisait cela, il se voyait en train de
plonger la main dans son sac et en sortir des pices quil
distribuait aussitt aux paumes tendues.

42

Un navire de surveillance de la police descendit au-dessus de


leurs ttes dans un grand sifflement, les surplombant comme un
couvercle. Ils pouvaient voir ses deux occupants affubls de
leurs beaux et luisants uniformes, le casque dmeutes
scintillant, le fusil-laser la main. Un des policiers cria :
loignez-vous de cet homme !
Le cercle oppresseur commena se dissoudre, les mains
tendues sombrant une une dans lobscurit de lapathie.
Ne restez pas l , ordonna le second policier dune voix
paisse. Circulez. Faites disparatre ces putains de pices ou je
vous colle une amende qui vous les ratiboise.
Joe poursuivit sa route.
Pour qui vous prenez-vous ? relana lautre policier dune
voix paisse, comme leur vhicule suivait directement au-dessus
de la tte de Joe. Pour une organisation philanthropique
prive ?
Joe ne rpondit pas et continua marcher.
La loi vous donne obligation de me rpondre , fit le
policier.
Joe prit une pice dans son sac damiante et la tendit au
policier le plus proche. Il saperut ainsi avec tonnement quil
ne restait presque plus rien.
Mon argent sest envol ! Il ne me reste plus quune porte
ouverte celle qui conduit aux lettres que jai reues depuis
deux jours, que cela me plaise ou non ce que je viens de faire a
dcid pour moi.
Pourquoi mavez-vous tendu cette pice ? demanda le
policier.
Cest un pourboire , dit Joe qui sentit alors sa tte clater,
comme le faisceau du laser, rgl pour assourdir, le frappait
entre les yeux.
Au commissariat de police, il se trouva en prsence dun
jeune officier de police blond aux yeux bleus, mince dans son
uniforme propret, et lair terriblement prtentieux. Celui-ci
prcisa : Nous nallons pas vous retenir, monsieur Fernwright,

43

bien que vous soyez techniquement coupable dun crime contre


le peuple.
Contre ltat , rectifia Joe, assis moiti recroquevill. Il
se massait le front en un effort pour arrter la douleur. Il
parvint articuler : Pas le peuple , ferma les yeux et se laissa
submerger par la souffrance qui coulait du point o le rayon
lavait touch.
Ce que vous tes en train de dire , reprit le jeune officier
de police, constitue en soi-mme un dlit et nous pourrions
vous arrter pour cela aussi. Nous pourrions mme vous
remettre au Bureau politique de contrle comme ennemi de la
classe laborieuse, engag dans une conspiration pour provoquer
une agitation contre le peuple et ses serviteurs, dont nous
faisons partie. Mais votre casier jusqu prsent Il tudia Joe
avec une intensit professionnelle. Un homme sain desprit ne
se met pas offrir des pices de monnaie des inconnus. Il
examina un document, sorti dune fente de son bureau, qui
venait de se drouler devant lui. De toute vidence, vous avez
agi sans prmditation.
Oui , rpondit Joe, sans prmditation. Il ne
ressentait aucune motion, seulement un inconfort corporel
terrible, et qui continuait grandir en lui, annihilant toute
activit psychique.
Nous allons de toute faon vous confisquer vos dernires
pices. Au moins pour quelque temps. Et vous serez en priode
probatoire pour un an pendant lequel vous vous prsenterez ici
toutes les semaines pour nous rendre compte, entirement
compte, de vos activits.
Sans procs ? fit Joe.
Vous dsirez un procs ? lui demanda lofficier en
ltudiant du regard.
Non , rpondit Joe en continuant se frotter le front. Les
documents du S.Q.C. navaient apparemment pas encore t
fournis leur ordinateur, dcida-t-il. Mais a ne devrait pas
tarder. Ils recolleront les morceaux ; son attitude avec le
policier, les messages dans les W.C. Je suis compltement

44

dingue, se dit-il ; linactivit ma rendu fou. Les sept derniers


mois mont esquint. Et alors, quand je me suis mis bouger,
quand jai jou mon coup et amen mes pices monsieur
Travail je ny suis pas arriv.
Attendez un instant , lana un autre policier. Voil
quelque chose sur lui venu du S.Q.C. a vient juste darriver de
leur fichier lectronique central.
Joe se retourna et courut vers la porte du commissariat. Vers
la foule compacte au-dehors. Comme sil pouvait senterrer en
elle, ne faire plus quun avec sa masse.
Deux policiers surgirent devant lui et plongrent sa
rencontre. Ils se rapprochaient une allure anormalement
rapide, comme sur une bande vido dont on aurait acclr la
vitesse. Alors, soudain, ils se retrouvrent sous leau, comme de
souples poissons argents ; ils tendirent les bras vers lui, bouche
ouverte, et tentrent de manuvrer au milieu des coraux et des
algues marines. Mon Dieu ! Pourtant, Joe lui-mme ne sentait
pas dhumidit autour de lui ; mais il y avait bien devant lui un
rservoir deau la place o se trouvait le poste de police ; il en
voyait encore lameublement qui senfonait dans le sable
comme des paves englouties et les policiers se tortillaient prs
de lui, magnifiques dans leurs mouvements souples et luisants.
Mais ils ne pouvaient pas le toucher. Bien quil ft au centre de
la scne, Joe ne se trouvait pas dans le rservoir. Les sons ne lui
parvenaient pas. Il voyait leur bouche bouger, mais seul le
silence touchait ses tympans.
Agit dun mouvement onduleux, un calmar passa prs de
lui ; Joe pensa que cette bte reprsentait lme de la mer.
Brusquement, le calmar jecta des nuages sombres, comme sil
dsirait effacer toute chose. Les officiers de police avaient
maintenant disparu ; lobscurit stendit jusqu remplir le
panorama, puis devint dune intensit plus grande toujours plus
opaque.
Mais je peux respirer, pensa Joe. Hello , dit-il tout haut
et il entendit le son de sa propre voix. Je ne suis absolument pas

45

dans leau ; pas comme eux. Je suis coup du reste du monde ;


une entit spare. Mais pourquoi ?
Si jessayais de bouger ? Il avana dun pas, puis dun autre,
puis, avec un clonk sonore, il rebondit sur une surface
semblable un mur. Peut-tre dun autre ct, pensa-t-il. Il se
retourna et fit un pas vers la droite. Clonk. Pris de panique, il se
rptait : Je suis enferm dans une bote grande comme un
cercueil ! Mont-ils tu ? Quand jai essay de menfuir. Il tendit
les bras dans la nuit environnante, ttonna et un objet fut
plac dans sa main droite. Petit, carr. Avec deux boutons
circulaires.
Un transistor.
Il lalluma.
Salut les copains ! Une petite voix gaie rsonna dans
lobscurit. Ici le fantastique Cary Karns, lempereur des
disques Jockeys ; jai en ce moment six tlphones devant moi
et les opratrices peuvent brancher vingt circuits pour que je
puisse vous entendre, tous mes bons amis ; vous qui dsirez
discuter avec moi sur nimporte quel sujet. Rappelez-vous du
numro : 394-950-911111. Alors tlphonez, les copains ; ditesnous ce qui vous vient lesprit, le bon, le mauvais, lindiffrent,
lintressant, et lennuyeux Vous navez qu appeler le
fantastique Cary Karns au 394-950-911111, et tout notre
auditoire vous entendra et saura ce que vous avez dire, vos
opinions, le petit fait que tout le monde se doit de connatre
Du haut-parleur encastr dans la radio sortit le son dun
tlphone qui sonne. All ? Dj un correspondant ?
Fantastique Cary Karns dclara : Oui, monsieur ; je veux dire,
oui madame.
Monsieur Karns , dclara une voix de femme stridente,
on devrait mettre un panneau de stop lintersection de
lavenue Fulton et de Clover, l o passent les coliers. Je les
vois tous les jours
Quelque chose de dur, un objet trs dense, frappa la main
gauche de Joe. Il lagrippa. Un tlphone.

46

Il sassit, plaa le tlphone et le transistor devant lui, puis


sortit un briquet dont il alluma la flamme butane. Elle claira
un cercle restreint, mais, lintrieur de cette aire, il pouvait
distinguer le cadran tlphonique et la radio, un Znith, nota-til. De toute vidence, un modle haut de gamme, vu son
apparence.
Eh bien, les amis qui mcoutez , babillait joyeusement le
fantastique Cary Karns. Le numro est 394-950-911111 ; vous
pouvez my joindre et travers moi le monde
Joe fit le numro, arriva pniblement la fin des chiffres, tint
le combin prs de son oreille, couta le signal occup
pendant quelques instants, et entendit enfin dans le tlphone
mais aussi par la radio la voix de fantastique Cary Karns.
Oui, monsieur ? Ou bien est-ce madame ? demanda
Karns.
O suis-je ? fit Joe dans le rcepteur.
coutez ! dit Karns, nous sommes en communication
avec quelquun l-bas, pauvre hre compltement perdu. Quel
est votre nom, monsieur ?
Joseph Fernwright.
Eh bien, monsieur Fernwright, cest un rel plaisir de vous
avoir au bout du fil. Votre question est, o tes-vous ?
Quelquun pourrait-il rpondre monsieur Fernwright, de
Cleveland vous tes bien de Cleveland, nest-ce pas, monsieur
Fernwright ? Je pense que cest une question importante pour
monsieur Fernwright. Jaimerais garder les lignes libres pour
quiconque serait dsireux de nous appeler et de nous donner
des lments de rponse. Au moins une vague ide de lendroit
o se trouve monsieur Fernwright en ce moment. Alors, chers
auditeurs, veuillez ne pas appeler avant que nous ayons localis
monsieur Fernwright. a ne devrait pas tre long, monsieur
Fernwright, nous avons une audience de dix millions et un
metteur de 50 000 watts, et Attendez ! Un appel. Bruit
minuscule dun tlphone qui sonne. Oui, monsieur ou
madame. Monsieur. Votre nom, monsieur ?

47

Une voix masculine, simultanment dans la radio et le


tlphone de Joe, dit : Je mappelle Dwight L. Glimmung et
jhabite 301, Pleasant Hill Road. Je sais o se trouve monsieur
Fernwright. Il est dans ma cave. Juste droite et lgrement en
retrait de la chaudire. Il est dans une caisse en bois qui sert aux
envois postaux et que jai reue avec mon appareil air
conditionn, command la Manufacture populaire de SaintEtienne, lan dernier.
Vous entendez cela, monsieur Fernwright ? jubilait le
fantastique Cary Karns. Vous tes dans une caisse de
transport, chez monsieur Dwight L quel est le reste de votre
nom, monsieur ?
Glimmung.
Dans la cave de monsieur Dwight L. Glimmung, 301
Pleasant Hill Road. Vos ennuis sont termins, monsieur
Fernwright. Vous navez plus qu sortir de la caisse et tout ira
bien !
Je prfre tout de mme quil ne casse pas le colis ,
linterrompit Dwight L. Glimmung. Je ferais peut-tre mieux
de descendre la cave et de le faire sortir en dgageant quelques
planches.
Monsieur Fernwright, dit Karns, pour ldification de notre
auditoire, pourriez-vous dire comment vous vous tes retrouv
dans une caisse demballage vide, au fond de la cave de
monsieur Dwight L. Glimmung, 301 Pleasant Hill Road ? Je suis
certain que nos auditeurs aimeraient tous savoir.
Je nen ai aucune ide , rpondit Joe.
Eh bien, peut-tre que monsieur Glimmung monsieur
Glimmung ? Il a d raccrocher pour descendre la cave et vous
dlivrer, monsieur Fernwright. Vous avez vraiment eu de la
chance dattraper monsieur Glimmung lcoute de lmission
prcisment ce soir. Sinon vous auriez probablement d
attendre le jugement dernier dans votre caisse ! Et maintenant
tournons notre attention vers un autre auditeur. All ? Joe
entendit un cliquetis dans le rcepteur. Le circuit avait t
coup.

48

Des sons. Tout autour de lui. Un bruit de craquement et


quelque chose dnorme qui se plie en arrire ; la lumire
remplit la bote o Joe Fernwright tait assis, le briquet la
main, en compagnie dun tlphone et dune radio.
Je vous ai tir des baraquements de police du mieux que
jai pu , dit une voix masculine la mme qu la radio.
Quelle manire trange , rpondit Joe.
trange vos yeux. Aux miens, plusieurs de vos actes lont
t tout autant, depuis que je vous observe.
Comme de distribuer mes conomies dans la rue ?
Non, cela je le comprends. Ce qui me semble bizarre, cest
que vous ayez support dattendre tous les mois, enferm dans
votre cellule de travail. Une seconde planche cda et la
lumire se fit plus intense ; Joe cligna des yeux ; il essayait de
voir Glimmung, mais ce ntait pas encore possible. Pourquoi
ne pas tre all un muse proche pour y casser quelques-unes
de leurs poteries dune main anonyme ? a vous aurait fait du
travail et vous auriez reconstitu parfaitement les pices
endommages. Rien naurait t perdu et vous auriez pendant
ce temps gard activit et productivit.
La dernire planche tomba et Joe Fernwright aperut en
pleine lumire la crature de Sinus V, la forme de vie que
lencyclopdie avait dcrite snile et sans le sou.
Il contemplait une majestueuse orbe deau qui tournait
autour dun axe horizontal. lintrieur se dressait une ellipse
transversale, faite de flammes. Derrire les deux lments, juste
au-dessus deux, ondoyait une sorte de rideau, fait dune
matire quil identifia comme de la soie.
Un aspect supplmentaire. Il y avait une image enfouie entre
les deux orbes lmentales : le visage doux et agrable dune
jeune fille aux cheveux bruns qui lui souriait. Une tte trs
ordinaire, souvent rencontre, facilement oublie. Il pensa que
ctait un masque composite, comme ceux que lon dcouvre
trac la craie colore sur le vide des trottoirs. Visage
temporaire, sans trait accentu, travers lequel Glimmung
dsirait le rencontrer. Mais le Feu et lEau taient les

49

fondements de lunivers. Ils tournaient linfini, suivant une


vitesse parfaitement rgule. Un superbe et ternel mcanisme
qui veillait sa propre conservation, pensa-t-il, sauf le chle de
tissu fragile et le visage dadolescente. Il tait stupfait. Sa
vision tait-elle une dmonstration de force ? Elle ne donnait
certainement pas limpression de snilit, et pourtant il devinait
derrire lapparence svre une trs grande vieillesse ; quant
son statut financier, il ne pouvait encore lestimer. Cela
viendrait plus tard ou jamais.
Jai achet cette maison il y a sept ans , dit Glimmung
ou tout au moins sa voix. Lorsquil existait encore un march
de limmobilier.
En cherchant do provenait la voix, Joe remarqua quelque
chose qui lui figea le sang et le fit bouillonner en mme temps.
Le feu et la glace se conjoignaient, faisant de lui une ple
caricature de Glimmung.
La voix sortait dun antique gramophone manivelle,
Victrola, sur lequel un disque tournait grande vitesse. Les
paroles de Glimmung taient graves dessus.
Vous avez probablement bien fait , dit Joe, il y a sept
ans, ctait le moment dacheter. Vous faites votre recrutement
partir dici ?
En partie oui , rpondit la voix de Glimmung sortie de
Victrola. Mais je fonctionne aussi dans bien dautres
endroits En fait, dans de multiples systmes solaires. Et
maintenant, je vais vous dire o vous en tes, monsieur
Fernwright. Pour la police, vous vous tes tout simplement
enfui de leur immeuble, et pour une raison difficile
comprendre, ils nont pu vous arrter. Mais un mandat a t
lanc contre vous, et vous ne pouvez plus retourner ni votre
chambre ni votre cellule de travail.
Sans me faire attraper par la police , complta Joe.
Est-ce votre dsir ?
Cest peut-tre mon destin , fit Joe, stoque.
Idiotie. Votre police est cruelle et dangereuse. Je veux que
vous voyiez Heldscalla telle quelle resplendissait avant de

50

couler. Vouuuuu , et le phonographe sarrta. Grce la


manivelle Joe le remonta, sentant clater en lui une multitude
de sentiments impossibles dcrire.
Vous trouverez un instrument optique sur la table votre
droite , dit Glimmung qui avait retrouv sa voix avec la vitesse
correcte du disque. Un mcanisme qui permet la perception
de la profondeur, construit sur votre propre plante.
Joe chercha il trouva une vieille visionneuse
stroscopique, datant de 1900, et une srie de vues en noir et
blanc introduire dans lappareil, Vous ne pourriez pas vous
procurer mieux ? demanda-t-il. Un bout de film, ou une
bande vido, au lieu dune vieillerie invente avant
lautomobile ? Il comprit soudain. Vous tes fauch , dit-il.
Smith avait raison.
Cest une calomnie , rpondit Glimmung. Jai hrit de
ma race le souci de lconomie. Vous tes un pur produit dune
socit socialiste fonde sur le gaspillage. Moi, je crois la libre
entreprise et ses prceptes : un centime dconomis
Mon Dieu , grogna Joe.
Si vous dsirez que je men aille, vous navez qu relever
lensemble cellule/aiguille en mica ; cest tout.
Que se passe-t-il lorsque le disque se termine ? demanda
Joe.
Cela narrivera jamais.
Alors ce nest pas un vrai disque.
Mais si. Les sillons forment une boucle sans fin.
Quelle est votre vritable apparence ? fit Joe.
Glimmung rpondit seulement en cho : Quelle est votre
vritable apparence ?
Pig, Joe reprit en gesticulant : Tout dpend si vous
acceptez la division de Kant des phnomnes partir du Ding
and sich, de la Chose en Soi, qui est comme la monade inscable
de Leibnitz
Il sarrta car le disque avait de nouveau cess de tourner.
Joe rflchit pendant quil le remontait : Il na probablement
pas entendu ce que jai dit ; et il la probablement fait exprs

51

Jai rat vos propos philosophiques , fit le phonographe


lorsquil eut termin de le remonter.
Ce que je dis, cest quun phnomne peru ne peut ltre
qu lintrieur dun systme structural de perception de
lobservateur. Ce que vous voyez de moi Il se montra pour
appuyer ses dires. est la projection de votre propre esprit.
Japparatrais tout autre un systme perceptif diffrent, aux
yeux de la police, par exemple. Il existe autant de points de vue
que de cratures sensibles.
Humm , fit Glimmung.
Vous comprenez ma distinction , appuya Joe. Que
dsirez-vous vraiment, monsieur Fernwright ? Le temps est
venu pour vous dagir. De participer ou de refuser cette
participation un grand moment historique. En cet instant,
monsieur Fernwright, jexiste en un millier dendroits ; jy
engage ou je mefforce dengager une immense varit
dingnieurs et dartisans Vous tes un artiste parmi beaucoup
dautres, je ne peux vous attendre plus longtemps.
Suis-je vital pour le projet ? demanda Joe.
Oui ; quelquun doit soigner les poteries. Vous ou un
autre.
Quand toucherai-je mes 35 000 crumbles ? Davance ?
Vous les recevrez, quannnnn , commena dire
Glimmung avant de sarrter avec la course du disque sur le
Victrola.
Salaud, pensa Joe tristement pendant quil tournait la
manivelle.
Quand , dit Glimmung, et si, seulement si, la cathdrale
est releve des flots, remise la place quelle occupait des sicles
auparavant.
Cest bien ce que je pensais, maugra Joe pour lui-mme.
Viendrez-vous sur la plante du Laboureur ? demanda
Glimmung.
Joe rflchit un instant. Dans sa tte, il voquait la chambre
o il dormait, sa minuscule cellule de travail, la perte de ses
pices de monnaie, la police Il les rassembla tous pour essayer

52

den tirer la somme de sa vie. Quest-ce qui me retient ici ? se


demanda-t-il. Lancre du connu. Le fait que jy suis habitu. On
peut shabituer tout, et mme apprendre laimer. Lexemple
du chien de Pavlov avec ses rflexes conditionns le montre
bien. Je suis tenu par lhabitude et rien de plus.
Il demanda Glimmung : Pourrais-je recevoir quelques
crumbles lavance ? Je voudrais acheter une veste de sport en
cachemire et une nouvelle paire de souliers de tous les jours.
Le phonographe explosa ; des morceaux jaillirent dans toute
la pice, blessant Joe aux bras et au visage. Au centre des cercles
deau et de feu hurlait une figure immense aux traits distordus
par la colre ; lapparence fragile de la jeune fille avait disparu ;
sa place rayonnait la force dun soleil. Le visage le maudissait,
linsultait en une langue inconnue. Il se recroquevilla, cras par
la colre de Glimmung. Les objets familiers par lesquels
Glimmung stait manifest jusqu prsent partirent en
fragments minuscules, le tissu fragile et mme la structure deau
et de feu. La cave commena enfin se craqueler, comme une
ruine qui scroule ; des blocs de ciment pleuvaient sur le
plancher, puis le sol saffaissa, seffondrant comme de la boue
sche.
Jsus, Marie ! pensa Joe. Et Smith disait quil tait snile.
Dnormes morceaux de la maison tombaient maintenant tout
autour de lui ; une section de tuyauterie le frappa en pleine tte
et il entendit chanter les mille voix de la peur. Je vais y aller ,
cria-t-il, les yeux ferms, les bras enrouls autour de la tte pour
la protger. Vous avez raison ; il ne faut pas plaisanter avec a.
Je suis dsol. Je sais que a a une grande importance pour
vous.
La poigne de Glimmung se resserra sur sa poitrine ; comme
si elle navait tenu quun journal. Pendant un instant, il
contempla un il enrag, la pupille de flammes dvorantes
un il unique ! puis la tempte de feu se calma. La pression
sur sa cage thoracique diminua un peu. Mais suffisamment. Il
pensa : je nai probablement pas de cte fle. Je ferais tout de

53

mme mieux de me faire examiner par un docteur avant de


quitter la Terre, pour tre plus sr.
Je vais vous laisser dans la salle dattente principale du
spatioport de Cleveland , dit Glimmung. Vous trouverez sur
vous assez dargent pour acheter un ticket destination de la
plante du Laboureur. Prenez le premier vol ; ne retournez pas
votre chambre pour prendre vos affaires la police vous y
attend. Prenez ceci. Lobjet captait la lumire pour la reflter
en mille couleurs ; les coloris se regroupaient en une forme, puis
scoulaient en fins ruisseaux pour reconstituer une nouvelle
structure un peu plus loin.
Un tesson de poterie , dit Glimmung.
Cest un morceau dun des vases dtruits de la
cathdrale ? demanda Joe. Pourquoi ne pas me lavoir
montr tout de suite ? Je serais parti immdiatement, pensat-il, si je lavais vu Si javais pu deviner.
Vous savez maintenant , conclut Glimmung, ce que vous
allez rparer grce votre talent.

54

LHOMME est un ange frapp de folie, pensa Joe


Fernwright. Jadis, ils avaient tous t de vritables anges, et ce
moment-l, ils avaient le choix entre le Bien et le Mal. Ctait
facile, trs facile, dtre un ange. Alors, quelque chose tait
arriv, avait mal tourn, ou stait bris, ou encore avait chou.
Et le choix qui stait depuis lors pos eux ne se rsolvait pas
prfrer le Bien ou le Mal, mais distinguer quel tait le
moindre mal. Sous la pousse du paradoxe, leur esprit avait
cd, et ils taient maintenant des hommes.
Assis sur la peluche de plastique de son banc au spatioport
de Cleveland, attendre son vol, Joe se sentait faible et peu sr
de lui. Devant lui lattendait un travail terrible terrible en ce
sens quil imposerait des efforts disproportionns ses forces
dclinantes. Je suis une chose gristre, pensa-t-il, emporte par
les vents qui me font rouler et tournebouler comme une fleur de
pissenlit grise qui vole, vole
La force. La force de ltre. Et son oppos, la paix de
lindiffrenci ; lequel tait le mieux ? Les forces spuisaient un
jour ou lautre ; ctait inluctable ; aussi la rponse tait peuttre l, et ne fallait-il pas chercher plus loin. La force ltre
tait un tat temporaire. La paix le non-tre correspondait
lternit.
Elle avait exist avant sa naissance et reprendrait son cours
avec sa mort. La priode dnergie, prise entre les termes, ntait
quun pisode ; la flexion rapide de muscles demprunt, dun
corps quil faudrait bien retourner son vritable propritaire.
Sil navait pas rencontr Glimmung, il naurait jamais pens
cela jamais compris. Mais chez Glimmung, il percevait
lexistence dune nergie ternelle, qui se renouvelait dellemme. Comme une toile, Glimmung dvorait sa chair, et
pourtant ne se consumerait jamais. Et comme une toile, il tait
55

magnifique ; image dune fontaine, dun pr, une rue vide au


crpuscule, sous le ciel qui steint. Le ciel sassombrirait, le
crpuscule laisserait place la nuit, mais Glimmung
continuerait tinceler, comme si ses flammes purifiaient
autour de lui tout tre vivant et toute chose. Il tait la lumire
qui rvlait lme et ses parties pourrissantes. Celle qui brlait
les dchets dune vie que personne ne rclamait.
Assis dans la salle dattente du spatioport, Joe entendit les
moteurs dune fuse qui dmarrait. Tournant la tte, il vit par la
grande baie une LB 4 qui slevait, secouant limmeuble et son
contenu. En quelques secondes elle avait disparu ; rien ne
restait de son passage.
Aux abords dun immense marcage, jcoute le silence, mais
dans le lointain me parvient le son, mystrieux et sauvage, de
vhicules gigantesques.
Il se redressa et traversa la salle dattente pour entrer dans la
cabine du Pre o il prit place avant de glisser une pice dans la
fente prvue cet effet et composer un numro au hasard. Le
tableau sclaira zen.
Parlez-moi de vos tourments , dit le Padre, dune voix
ge marque par la compassion. Il parlait doucement, comme
si rien ne pressait, rien nobligeait faire vite. Le temps
nexistait pas.
Joe parla : Je nai pas travaill depuis sept mois et on me
propose un boulot qui me mnera hors du systme solaire. Jai
peur. Et si je ny arrive pas ? Si javais perdu mon talent aprs
toute cette oisivet ?
La voix thre du Pre flottait, rassurante, autour de lui.
Vous avez travaill et vous avez arrt. Ne pas travailler est le
labeur le plus dur qui soit.
Jai ce que je mrite ; un tas de discours zen, et avant que le
Pre ait pu nonner plus avant, il enclencha lthique puritaine.
Sans travail , dit le Padre dun ton plus dcid, un
homme nest rien. Il cesse dexister.
Rapidement Joe composa : glise catholique romaine.

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Dieu, et son amour, vous recueillera, mon fils , fit le pre


dune voix douce et lointaine. Dans ses bras, vous tes en
scurit. Jamais il ne
Joe appela Allah.
Tuez votre ennemi , tonna le Pre.
Je nai pas dennemi , rpondit Joe, sauf ma propre
fatigue et ma peur de lchec.
Voil vos adversaires , fit le Padre, que vous devez
exterminer dans un jihad ; vous devez vous prouver vousmme que vous tes un homme, et un homme vritable rend
coup pour coup. La voix du Pre tait svre.
Joe fit le numro du judasme.
Un bon bol de soupe de grosses limaces martiennes et
commena le Pre, suave ; mais la pice de Joe ne pouvait
acheter plus de temps et le Pre steignit, il retomba inerte,
mort ou tout au moins endormi.
De la soupe la limace, rflchit Joe, la nourriture la plus
nourrissante que lon connaisse. Peut-tre est-ce aprs tout le
meilleur conseil que jaie reu. Je vais faire un tour au
restaurant du spatioport.
Arriv l-bas, il se hissa sur un tabouret et prit le menu.
Puis-je vous offrir une cigarette au tabac ? lui proposa
lhomme assis prs de lui.
Horrifi, Joe le fixa un moment et dit : Mon Dieu, vous ne
pouvez pas fumer de cigarette lextrieur tout spcialement
ici.
Il se tourna vers lhomme avec agitation et recommena
parler jusqu ce quil ralise qui il sadressait.
Ctait Glimmung qui se trouvait prs de lui, sous sa forme
humaine.
Il ntait pas dans mes intentions de vous inquiter , dit
Glimmung. Votre travail est bon. Je vous ai choisi parce que je
vous considre comme le meilleur rparateur de poteries sur
Terre. Je vous lai dj dit, a aussi. Le Pre avait raison ; vous
avez besoin de quelque chose manger et dun moment pour
vous reposer. Je vais passer la commande. Glimmung fit un

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signe au mcanisme-robot qui fournissait les repas un signe


dune main qui tenait une cigarette allume.
Ne peuvent-ils voir la cigarette ? demanda Joe.
Non , dit Glimmung. Et de toute vidence le serveur
automatique ne le peut pas non plus. Il se retourna vers Joe et
lui dit : Commandez vous-mme.
Aprs avoir aval sa soupe de limaces et son caf zro pour
cent de cafine (pourcentage impos par la loi), Joe reprit : Je
ne crois pas que vous compreniez. Pour quelquun comme
vous
Comme qui ? fit Glimmung.
Ne le savez-vous pas ?
Une crature ne peut pas se connatre elle-mme , dit
Glimmung. Vous ne vous connaissez pas ; vous navez aucune
ide de vos capacits fondamentales. Savez-vous ce que
llvation signifiera pour votre existence ? Lactualisation de
tout ce qui en vous tait latent. Tous ceux qui se rassemblent
pour llvation, venus dune centaine de plantes parpilles
dans la galaxie tous atteindront ltre. Vous navez jamais
vcu, Joe Fernwright. Vous existez seulement. tre cest agir. Et
nous ferons une uvre merveilleuse, Joe Fernwright. La voix
de Glimmung sonnait comme du mtal.
Seriez-vous l pour calmer mes doutes ? demanda Joe.
Est-ce pour cela que vous tes au spatioport ? Pour vous
assurer que je ne change pas davis et menfuie au dernier
moment ? Ce ntait pas possible ; il ntait pas si important
que cela. Glimmung, tir entre quinze mondes, ne sabaisserait
pas tenter de restaurer la confiance dun pauvre rparateur de
poteries de Cleveland ; Glimmung avait bien trop faire : des
affaires plus importantes.
Glimmung parla encore : Cest une affaire importante.
Pourquoi ?
Parce quil nexiste pas de sujet de seconde importance.
Tout comme il ny a pas de vie sans valeur. La vie dun insecte,
dune araigne est aussi grosse que la vtre ou que la mienne. La

58

vie est la vie. Vous dsirez survivre autant que moi. Vous avez
support sept mois denfer, attendant jour aprs jour la
dlivrance la manire dune araigne. Pensez elle, Joe
Fernwright. Elle tisse sa toile, puis construit une petite cache de
soie tout au fond et sy installe. Elle est relie son uvre par
des fils qui la prviendront. Elle attend. Un jour passe. Deux
jours. Une semaine. Elle attend toujours ; elle ne peut rien faire
dautre. Minuscule pcheur de la nuit Quelquefois, un tre se
heurte la toile et lui permet de survivre. Quelquefois, il ne se
passe rien, et elle attend, pensant : Cest trop tard. a ne
viendra plus temps. Et elle a raison ; elle meurt en continuant
sa garde.
Mais dans mon cas , fit Joe, quelquun est venu.
Je suis l , dit Glimmung.
Mavez-vous choisi , Joe hsita, dans un geste de
piti ?
Pas du tout , rpondit Glimmung. Llvation
demandera de grands et multiples talents ; de vastes sommes de
connaissance et de savoir-faire ; la conjugaison de tous les arts.
Vous avez toujours le tesson, nest-ce pas ?
Joe sortit le fragment divin dune poche de sa veste ; il le
plaa sur le comptoir, prs du bol de soupe vide.
Jen ai des milliers comme celui-l , reprit Glimmung.
Vous devez avoir encore une centaine dannes vivre. Vous
ny arriverez pas dans ce laps de temps ; vous marcherez sur un
sol jonch de merveilleux dbris, jusquau jour de votre mort. Et
vous serez exauc ; vous serez jusquau bout. Et puisque vous
aurez t, vous existerez jamais. Glimmung jeta un coup
dil la montre de marque Omga qui entourait son poignet
dhumanode. Ils vont annoncer votre vol dans deux
minutes.
Aprs quil eut t attach sa couchette, le casque
pressuris viss sur sa tte, Joe parvint se tortiller pour voir
son compagnon de voyage tendu auprs de lui.

59

Mali Yojez, disait ltiquette. Il lana un coup dil discret et


aperut une jeune femme, extra-terrestre, mais manifestement
humanode.
Puis les moteurs se mirent en marche et la fuse commena
sa monte.
Ctait la premire fois quil quittait la Terre, ce quil ralisa
avec de plus en plus dacuit au fur et mesure que le poids
salourdissait sur sa poitrine. Ce-nest-pas-du-tout-commedaller-de-New-York--Tokyo , se dit-il en sefforant de
respirer. Avec un effort incalculable, il russit tourner la tte et
regarder de nouveau la fille. Sa peau tait devenue bleue. Peuttre est-ce naturel sa race ? pensa Joe. Ou peut-tre suis-je
bleu moi aussi ? Suis-je en train de mourir ? Puis les fuses
principales sallumrent et Joe svanouit.
Au rveil, lair baignait de la IVe symphonie de Mahler,
derrire laquelle bruissaient des voix murmurantes. Je suis le
dernier reprendre mes esprits, se dit-il tristement. La
mignonne htesse aux cheveux sombres dvissa rapidement son
casque et teignit larrive doxygne.
Vous vous sentez mieux, monsieur Fernwright ?
demanda-t-elle en le repeignant dlicatement. Mlle Yojez a lu
le curriculum vitae que vous nous avez fourni avant le dpart, et
elle aimerait beaucoup faire votre connaissance. L ! Votre
coiffure est redevenue impeccable. Ne trouvez-vous pas
mademoiselle Yojez ?
Comment allez-vous, monsieur Fernwright ? demanda
Mlle Yojez avec un accent prononc. Jai t heureux de vous
connatre beaucoup. Dans la longuerie de notre voyage, je suis
surpris de ne pas parler avec vous, parce que je crois quen
commun nous avoir normment.
Puis-je voir la fiche de Mlle Yojez ? demanda Joe
lhtesse qui la lui transmit aussitt. Il la survola rapidement :
Animal favori : le squimp. Couleur prfre : rej. Jeu :
Monopoly. Musique : Koto, classique et Kimio Eto. Ne dans le
systme de Proxima du Centaure, ce qui en faisait une sorte de
pionnire.

60

Je vois , dit Mlle Yojez, que nous partons dans la mme


entreprise, beaucoup dentre nous avec linclusion de vous et
je.
Vous et moi , fit Joe.
Vous tes naturel de la Terre ?
Je nen suis jamais parti de ma vie , rpondit Joe.
Alors, cest votre premier vol spatial ?
Oui , dit-il. Il lexamina sans trop le montrer et la trouva
attirante ; ses cheveux de bronze coups court formaient un joli
contraste avec sa peau gris clair. En plus elle avait une des
tailles les plus fines quil et jamais vues, et sous la mousse
lastique vaporiser qui lui servait de blouse et de pantalon, on
pouvait parfaitement la voir, comme le reste de sa personne
dailleurs.
Vous tes une spcialiste de la biologie marine , dit-il en
poursuivant la lecture de sa fiche.
Vraiment. Je dois dterminer la profondeur de linfection
par le corail des Elle sarrta pour chercher un mot dans un
petit dictionnaire. objets engloutis.
Il eut envie de lui poser une question : Comment
Glimmung sest-il manifest dans votre cas ?
Manifester , rpta Mlle Yojez ; elle chercha dans son
petit dictionnaire.
Matrialiser , fit lhtesse en souriant. Un circuit relie
notre vaisseau un cerveau lectronique traducteur sur Terre.
Prs de votre fauteuil vous trouverez un couteur et un micro.
Voil les vtres, monsieur Fernwright, et ceux-l vous
reviennent, mademoiselle Yojez.
Mes talents linguistiques se rveillent , fit Mlle Yojez en
rptant loffre. Elle sadressa Joe. Quavez-vous
Comment Glimmung vous est-il apparu ? demanda Joe.
Quelle tait son apparence physique ? Gros ? Petit ?
Imposant ?
Mlle Yojez rpondit : Glimmung se manifeste dans un
cadre aquatique, car, en fait, il repose souvent au fond des

61

ocans de sa plante, dans le Elle rflchit un instant.


proximit de la cathdrale.
Voil qui expliquait les transformations ocanes au poste de
police. Mais ensuite, sous quelle forme est-il apparu ?
demanda-t-il. Toujours la mme ?
La seconde fois quil est venu je , fit Mlle Yojez, il sest
manifest comme un linge de panier.
Quest-ce que cela veut dire ? stonna Joe. Un panier de
linge ? Il pensa alors au Jeu ; le vieux dmon reprit soudain vie
en lui. Mademoiselle Yojez , dit-il, nous pourrions peuttre utiliser le traducteur lectronique Ils sont parfois
extrmement intressants laissez-moi vous raconter un
incident survenu il y a plusieurs annes au cours de la
traduction automatique dun article sovitique sur
lengineering. Le terme
Sil vous plat , linterrompit Mlle Yojez. Je ne peux pas
vous suivre et nous avons en plus des choses autres discuter.
Nous devons demander tout le monde et trouver combien sont
employs ici par monsieur Glimmung. Elle se plaa les
couteurs autour de la tte, empoigna le microphone et pressa
tous les boutons sur la console de traduction prs delle. Estce que tous ceux qui se rendent la plante du Laboureur pour
travailler dans luvre de monsieur Glimmung peuvent lever la
main, sil vous plat ?
Je termine rapidement , fit Joe. Cet article, lorsquil eut
t traduit en anglais par le cerveau lectronique contenait un
terme trange qui rapparaissait constamment : mouton deau.
Quest-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Ils se posaient
tous la question et personne ne trouvait de rponse jusqu ce
que Mlle Yojez linterrompit encore. Des quarante-cinq
passagers de ce navire, trente sont des employs de
Glimmung. Elle se mit rire. Peut-tre le temps est-il venu
dtablir une union et de faire un travail collectif.
Un homme au visage austre et aux cheveux gris dit : Cest
une trs bonne ide.

62

Mais il nous paye dj tellement , remarqua un petit


personnage timide, plac sur la gauche de lappareil.
Sest-il engag par crit ? reprit lhomme aux cheveux
gris. Il nous a fait des promesses orales, puis il nous a
menacs, si jai bien compris. Tout au moins il ma menac. Il
est arriv comme pour le Jugement Dernier et ma
compltement dsaronn. Si vous me connaissiez, vous sauriez
quon arrive pas souvent faire le coup Harper Baldwin.
Alors , reprit Joe avec confiance, ils sont arrivs
remonter larticle original. Et vous savez ce qui stait pass ?
Le russe pour blier hydraulique tait devenu en anglais
mouton deau. Alors, guids par cette msaventure, quelques
distingus collgues et moi-mme
Les promesses orales , fit une femme dentre deux ges,
au visage anguleux, situe vers le fond de lappareil, ne
suffisent pas. Avant que nous commencions le moindre travail,
il faut que nous obtenions un contrat crit. En fait, si on
rflchit bien, il nous a embarqus sur ce vaisseau par
lintimidation.
Pensez alors, quelle menace il fera peser sur nous lorsque
nous serons sur la plante du Laboureur , fit remarquer
Mlle Yojez.
Personne ne parla pendant un moment.
Nous lappelons le Jeu , conclut Joe.
En plus , reprit lhomme aux cheveux gris, nous devons
nous rappeler que nous ne formons quune petite partie de la
force de travail que Glimmung a recrute tout autour de la
Galaxie. Ce que je veux dire, cest que nous pouvons nous
organiser entre nous autant que nous voulons ; quest-ce que
cela peut bien lui foutre ? Nous ne sommes quune goutte deau
dans la mer, nous tous runis. Ou plutt nous le deviendrons en
atteignant cette saloperie de plante, ce qui ne devrait pas
tarder.
Voil ce que nous allons faire , dit Mlle Yojez, cest nous
organiser ici mme, et, lorsque nous serons sur la plante du
Laboureur, nous logerons probablement un des principaux

63

htels de la ville. Une fois l-bas, nous pourrons prendre


contact avec les autres ou quelques-uns dentre eux en vue de
crer un vritable syndicat.
Un rougeaud aux traits lourds fit : Mais Glimmung nest-il
pas Il fit un geste ample. une crature surnaturelle ?
Une divinit ?
Les dieux nexistent pas , reprit le petit homme laspect
timide. Jai eu la foi dans ma jeunesse, mais aprs avoir
support la frustration, le dsappointement et le dsespoir
rpts, jai laiss tomber ma croyance.
Son interlocuteur reprit : Quest-ce que a peut vous faire,
le nom dont vous laffublez ? Limportant, cest ce quil est
capable de faire. Il dclara avec vigueur : Par rapport nous,
Glimmung a la puissance et la nature dun dieu. Il peut par
exemple se manifester simultanment sur dix ou quinze
plantes en mme temps, et nous attendre pourtant notre
arrive. Et oui, il sest montr moi sous un aspect effroyable,
comme le disait bien le monsieur qui est assis l-bas. Mais je
suis convaincu dtre en prsence dune puissance terrible et
vritable. Glimmung nous a amens o il voulait il nous a
obligs. Dans mon cas, la police a bizarrement commenc
sintresser moi en mme temps que Glimmung prenait
contact. Cela sest droul de telle manire que jai t plus ou
moins pris au pige entre la proposition de Glimmung et la
prison politique.
Mon Dieu ! pensa Joe. Cest peut-tre Glimmung qui ma
balanc le S.Q.C. sur la tronche. Et les policiers qui sont arrivs
juste lorsque je donnais mes pices, ceux qui mont coffr,
pareil !
Plusieurs personnes parlaient en mme temps, maintenant,
Joe coutait avec attention, il suivait la drive gnrale de leur
discours ; eux aussi parlaient de sauvetage des mains de la
police. Voil qui change tout, se dit-il.
Il sest dbrouill pour me faire commettre un dlit ,
gmissait une grosse bonne femme. Il ma fait signer un
chque en faveur dune des organisations gouvernementales de

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bienfaisance, en un geste passionn. Le chque ntait pas


approvisionn et la police ma attrape. Jai exploit ma mise en
libert sous caution pour partir avec ce vaisseau. Je suis trs
tonne que le S.Q.C. mait laiss menfuir. Jtais sre quils me
coinceraient au spatioport.
Voil qui est trange, pensa Joe. Le S.Q.C. aurait pu nous
arrter tous ; Glimmung ne nous a pas transports sur sa
plante par une gigantesque dmonstration de sa puissance ; il
nous a fait prendre un vol rgulier il nous a mme
accompagns au spatioport, apparemment pour sassurer que
nous ne renoncions pas. Est-ce que cela veut dire quil nexiste
pas de vritable antagonisme entre Glimmung et le S.Q.C. ?
Il tenta de se souvenir des lois actuelles sur les connaissances
et talents de grande valeur. Ctait un dlit grave, se rappela-t-il,
pour une personne, de quitter la Terre, si son talent ne pouvait
tre remplac en son absence en privant le gouvernement
comme le peuple. Mes dclarations sur mes capacits lors de
lembarquement ont t coutes dune oreille distraite ;
lofficiel avait tamponn mes papiers et tait pass au suivant
qui possdait probablement lui aussi des capacits trs
spcialises et particulirement utiles la collectivit. Ils les
avaient tous laiss partir pour la plante du Laboureur.
Linscurit, profonde et tenaillante, tendait ses bras
dombre en lui. Glimmung et la police marchant main dans la
main Si ctait le cas, il restait sous lemprise des autorits,
tout autant que sil tait demeur tranquillement assis au
commissariat. Et peut-tre plus encore. Sur la plante du
Laboureur, le corpus des lois protectrices de laccus ne les
dfendrait pas. Ils seraient les objets de Glimmung qui pourrait
faire deux ce que bon lui semblerait. Des extensions de
Glimmung, voil notre futur statut. Je file vers une autre
existence corporative, et ma fuite nest quillusoire. Je ne me
suis libr de rien, ni de personne. Et cest vrai pour tous les
autres. Par centaines, par milliers, ils accouraient vers la
plante du Laboureur, gigantesque fleuve press de trouver une
digue. Dieu de misricorde ! implora-t-il dsesprment. Mais

65

alors, il pensa quelque chose que lui avait dit Glimmung, sous
sa forme humanode, dans le restaurant du spatioport. Il ny a
pas de vie sans importance. Et le petit pcheur de la nuit, cest
le nom quil avait donn lhumble araigne.
coutez , dit Joe tout haut dans son microphone, et il
pressait tous les boutons en mme temps ; tous les passagers
lentendaient, quils le voulussent ou non. Glimmung ma dit
quelque chose au spatioport. Il ma parl de la vie qui attendait
larrive de quelque chose pour la nourrir, et dune attente qui
durait jusqu la mort. Il ma rvl que luvre, llvation
dHeldscalla tait lvnement que ma vie avait toujours
attendu. La conviction grandissait dans son esprit jusqu en
devenir absolue et toute-puissante, il sentait quelle le
transformait. Elle lveillait de plus en plus de sa somnolence,
au point quil pouvait crier, selon les mots de Glimmung, je suis.
Tout ce qui est latent , a dit Glimmung, les potentialits de
votre vie seront actualises ! Jai senti Il hsita, cherchant
trouver le mot exact. Il savait , reprit-il finalement devant les
passagers silencieux, tout de ma vie. Il la connaissait de
lintrieur, comme sil tait en moi et regardait par mes yeux.
Cest un tlpathe , osa avancer le jeune homme timide. Il
y eut des remous approbateurs.
Ctait plus que cela , dit Joe. Putain, la police a
lquipement tlpathique ncessaire, et ils sen servent tout le
temps ! Ils mont sond hier encore.
Mlle Yojez dit : Jen ai fait lexprience, moi aussi.
Elle sadressa aux autres : M. Fernwright a raison.
Glimmung a regard au plus profond de moi-mme ; tout se
passait comme sil avait eu accs aux origines de ma vie et lavait
fait drouler devant lui pour aboutir ici. Il a compris que cet
ici ne valait pas la peine dtre vcu. Sauf sil comprend ce
voyage.
Mais il conspire avec la police commena lhomme aux
tempes grises. Mlle Yojez linterrompit aussitt.
Nous nen savons rien. Je crois que nous sommes en train
de nous laisser aller la panique. Je crois que Glimmung a

66

mont cette tche pour nous sauver tous. Il nous a tous vus, il a
contempl la futilit de nos existences, leur terme inluctable, et
il nous a aims parce que nous vivions. Il a fait ce quil a pu pour
nous aider. Le renflouement dHeldscalla nest quun prtexte ;
nous tous il y en a peut-tre des milliers sommes le vritable
objectif de lentreprise. Elle sarrta un moment, puis reprit :
Il y a trois jours, jai tent de me suicider. Jai attach le tuyau
de mon aspirateur lchappement de ma voiture de surface,
jai introduit lautre extrmit sur le sige avant, je suis monte
et jai allum le moteur.
Et vous avez chang davis ? demanda une fille laspect
fragile et aux cheveux de paille.
Non , rpondit Mlle Yojez. La turbine a eu des rats et a
dbouch le tuyau. Jai attendu une heure dans le froid pour
rien.
Joe lui demanda : Auriez-vous recommenc ?
Javais lintention de remettre a aujourdhui , dit-elle
dun ton neutre. Et cette fois-ci de ne pas me rater.
Lhomme dont le visage tait aussi rouge que les cheveux fit :
coutez ce que jai dire, parce que a vaut la peine. Il
soupira, un bruit rauque de respiration et de dsespoir.
Jallais le faire, moi aussi.
Pas moi , linterrompit lhomme aux cheveux gris ; il
paraissait furieux ; Joe ressentait la force de cette colre. Jai
accept de venir parce quil y avait beaucoup dargent en jeu.
Vous comprenez ? Je suis psychokyntiste, le meilleur de la
Terre.
Sombre, il tendit le bras et une mallette au fond du
compartiment senvola droit vers lui. Il lattrapa dune poigne
froce, la serrant de toutes ses forces.
La serrant, pensa Joe, tout comme Glimmung ma treint.
Glimmung est ici , dit-il, parmi nous . lhomme aux
cheveux gris, il affirma : Vous tes Glimmung et pourtant vous
vous rvoltez contre la confiance que nous lui donnons. Je vous
reconnais. Lhomme sourit : Non, mon ami, je ne suis pas

67

Glimmung, je mappelle Harper Baldwin, psychokintiste


consultant du gouvernement. Jusqu hier plus exactement.
Mais Glimmung est l, quelque part , affirma une femme
au corps boursoufl, aux cheveux emmls comme ceux dune
poupe ; elle tricotait et avait gard le silence jusque-l. Cet
homme l-bas a raison.
Monsieur Fernwright , offrit lhtesse pleine dattention,
puis-je vous prsenter les uns les autres ? Cette jolie fille prs
de Monsieur Fernwright sappelle Mali Yojez. Et lhomme
Elle continua sa litanie bourdonnante, mais Joe ncoutait pas,
les noms ntaient pas importants, sauf peut-tre celui de la fille
assise prs de lui. Pendant les dernires minutes, il stait de
plus en plus senti attir par sa ple beaut faite dconomie et de
retenue. Aucune comparaison avec Kate, pensa-t-il pour luimme. Tout juste loppos. Voil une femme vraiment
fminine ; Kate est un homme rat. Le genre de femme qui
castre tous ceux quelle rencontre.
Lorsque les prsentations furent termines, Harper Baldwin
parla dune voix aussi forte quassure : Je pense que notre
tat, notre vritable tat, est celui desclave. Essayons une
minute de revoir les faits, comment nous sommes arrivs ici. Le
bton et la carotte. Nai-je pas raison ? Il jeta des regards
alentour, cherchant lapprobation.
La plante du Laboureur , dit Mlle Yojez voix haute,
nest-ce pas une rgion de seconde zone, laisse labandon et
qui manque du minimum. On y trouve une socit avance trs
active qui volue constamment ; en vrit ce nest pas encore
une civilisation au sens strict du mot, mais ce ne sont pas non
plus des tribus sauvages en qute de nourriture, mme pas des
clans de planteurs dagrumes. Elle a des villes, des lois ; toute
une palette dactivits artistiques allant de la danse une varit
dchecs quadridimensionnels.
Ce nest pas vrai , fit Joe dune voix rageuse. Tout le
monde se tourna vers lui, surpris devant son ton. Il ny a lbas quune immense crature snile, et parat-il infirme. Je nai
pas entendu parler dune socit urbaine volue.

68

Attendez un instant , dit Harper Baldwin. Il serait


difficile de traiter Glimmung dinfirme. O avez-vous pch vos
informations,
Fernwright ?
Dans
lencyclopdie
gouvernementale ?
Mal laise, Joe rpondit que oui, en ajoutant pour luimme : et par personne interpose.
Si lencyclopdie dcrit Glimmung comme un infirme , fit
Mlle Yojez dun ton calme, jaimerais bien savoir ce quelle dit
dautre. Mesurer la distance qui existe entre vos renseignements
sur la plante du Laboureur et la ralit.
De plus en plus mal, Joe rpondit : Endormie. Dun ge
avanc, donc snile ; donc inoffensive. Une caractristique qui
ne correspondait pas au comportement de Glimmung, tel quil
stait montr Joe et aux autres.
Mlle Yojez se leva et dit : Vous voudrez bien mexcuser. Je
crois que je vais aller masseoir dans le salon lire un magazine
ou dormir un peu. Elle sortit du compartiment des passagers
petits pas rapides.
Sans sarrter de saffairer, la grosse dame au tricot fit : Je
pense que monsieur Fernwright devrait aller au salon faire ses
excuses mademoiselle Je-ne-sais-trop-son-nom.
Les oreilles rouges de honte, des picotements dans la nuque,
Joe se leva et partit la recherche de Mali Yojez.
Comme il descendait les trois marches moquetes, il fut pris
dun trange sentiment daller vers la mort. Ou plutt vers une
premire vritable vie, vers une naissance ?
Il le saurait un jour. Mais pas aujourdhui.

69

VI

IL trouva Mlle Yojez lendroit prvu, assise dans un des


grands siges mous du salon, lire Ramparts. Elle ne leva pas
les yeux vers lui, mais il fit comme si elle avait remarqu sa
prsence et dit : Comment se fait-il que vous sachiez autant de
choses sur la plante du Laboureur, mademoiselle Yojez ? Vous
ne sortez videmment pas votre savoir de lencyclopdie.
Comme moi.
Elle continua lire et ne rpondit pas.
Aprs un moment, Joe sassit ct delle et resta l
hsiter, ne sachant quoi dire. Pourquoi avait-il si mal pris ses
renseignements sur la plante du Laboureur ? Sa raction
ltonnait maintenant autant quelle avait surpris les autres.
Nous avons un nouveau jeu , dit-il enfin. Elle poursuivit sa
lecture. On doit chercher dans les archives des journaux les
titres les plus amusants qui aient jamais t imprims. Chaque
joueur choisit son titre, et on tablit un classement. Elle garda
le silence. Je vais vous dire celui qui ma fait le plus rire ,
continua-t-il. Il na pas t facile trouver ; jai d chercher
jusquen 1962.
Mali Yojez leva les yeux. Son visage ne montrait ni motion
ni ressentiment. Seulement une curiosit dtache, de nature
sociale. Rien de plus. Et quel tait votre titre, monsieur
Fernwright ?
ELMO PLASKETT TOMBE LES GANTS.
Qui tait Elmo Plaskett ?
Cest tout lhumour de la chose , fit Joe. Il est venu de
division dhonneur ; personne navait entendu parler de lui.
Cest trs amusant, vous comprenez : Elmo Plaskett est arriv
un jour ; il a tap dans la balle
70

Cest du basket-ball ? demanda Mlle Yojez.


Du base-ball.
Ah oui ; le jeu o lon se pousse pour gagner deux
centimtres.
Joe dit alors : Vous tes dj all sur la plante du
Laboureur ?
Elle ne rpondit pas pendant quelques secondes puis fit
simplement : Oui.
Il saperut quelle avait roul son magazine en un cylindre
resserr, le tenant fermement des deux mains. Son visage
rvlait une tension immense.
Vous savez de premire main ce qui nous attend l-bas, et
vous avez rencontr Glimmung ?
Pas vraiment. Nous savions quil tait l, moiti mort ou
moiti vivant ; comme cela vous fait plaisir de le dire Je ne
sais pas. Excusez-moi. Elle se dtourna.
Joe commena ajouter quelque chose. Mais il aperut dans
un coin du salon ce qui parut tre une machine S.S.A. Il se
dirigea vers elle et lexamina.
Puis-je vous aider, monsieur ? fit une htesse en
sapprochant. Voulez-vous que je ferme le salon pour que vous
et Mlle Yojez puissiez faire lamour ?
Non , dit-il, je mintresse cet appareil. Joe toucha le
tableau de contrle du S.S.A. Combien cela cote-t-il pour sen
servir ?
Le service du S.S.A. est gratuit la premire fois, pendant
toute la dure du vol , rpondit lhtesse. Ensuite deux
vritables pices de dix centimes. Est-ce que je dois le prparer
pour vous et Mlle Yojez ?
a ne mintresse pas , fit Mali Yojez haute voix.
Ce nest pas trs gentil pour M. Fernwright ; lhtesse
souriait toujours, mais sa voix portait la rprimande. Il ne
peut sen servir seul, vous savez.
Quest-ce que vous avez perdre ? demanda Joe Mali
Yojez.
Nous navons pas davenir commun , rpondit-elle.

71

Mais cest le but du S.S.A. , protesta Joe. Dcouvrir


Je sais quoi elle sert , linterrompit Mali Yojez. Je men
suis dj servie. Trs bien , fit-elle brusquement. Vous verrez
ainsi comment a marche. Une sorte Elle chercha le mot.
Dexprience.
Merci , rpondit Joe.
Lhtesse commena rapidement prparer la machine tout
en faisant des commentaires explicatifs. S.S.A. veut dire Sub
specie aeternitatis, cest--dire quelque chose observe dune
position hors du temps. Bien des gens croient que le S.S.A.
connat le futur, quil est prcognitif. Ce nest pas vrai. Le
mcanisme, qui est une sorte de cerveau lectronique, est reli
par des lectrodes chacun de vos cerveaux, et il emmagasine
rapidement des quantits immenses de donnes vous
concernant. Il synthtise alors ces lments, puis extrapole
partir deux, sur une base statistique, votre devenir commun
probable si vous dcidez, par exemple, de vous marier, ou
encore de vivre ensemble. Je vais tre oblige de dgager deux
endroits sur votre cuir chevelu pour pouvoir fixer les
lectrodes. Elle sortit un petit instrument en acier inoxydable.
Quel dlai vous intresse ? demanda-t-elle pendant
quelle les rasait tour tour. Un an ? Dix ans ? Vous avez le
libre choix, mais lextrapolation sera dautant plus prcise que la
priode choisie sera courte.
Un an , dcida Joe. Dix annes lui semblaient trop
lointain ; il ne serait probablement mme plus vivant cette
date.
Cela vous convient-il, mademoiselle Yojez ? demanda
lhtesse.
Oui.
Le cerveau lectronique a besoin de 15 17 minutes pour
regrouper, emmagasiner et traiter les donnes , fit lhtesse en
posant les lectrodes sur le crne de Joe puis de Mali Yojez.
Restez tranquillement assis et relaxez-vous ; le processus est
bien entendu indolore et vous ne sentirez absolument rien.

72

Dune voix aigre, Mali Yojez fit : Vous et moi, monsieur


Fernwright, ensemble pendant une anne entire. Quelle pense
douce et sympathique !
Vous avez dj essay lappareil ? demanda Joe. Avec
un autre homme ?
Oui, monsieur Fernwright.
Et la prvision tait dfavorable ?
Elle hocha la tte.
Je suis dsol de vous avoir vex tout lheure , fit Joe qui
se sentait dhumeur humble et fort coupable.
Vous mavez traite de Elle feuilleta son dictionnaire.
De menteuse. Devant tout le monde. Jai pourtant vcu l-bas
et vous pas.
Ce que je voulais dire , commena-t-il, mais lhtesse
linterrompit.
Le cerveau lectronique du S.S.A. est en marche. Vous
feriez mieux de vous dtendre et darrter vos querelles
quelques instants. Si vous pouviez arriver vous laisser flotter
Ouvrir toutes grandes les portes de vos esprits pour que les
sondeurs puissent rassembler le matriel. Ne pensez rien de
particulier.
Cest difficile, pensa Joe. Surtout en ce moment. Kate avait
peut-tre raison sur mon compte ; en dix minutes je me suis
dbrouill pour insulter Mlle Yojez qui est une fort jolie
compagne de voyage Il se sentait morne et accabl. Tout ce
que jai lui offrir, cest ELMO PLASKETT TOMBE LES
GANTS. Il pensa soudain quelle serait intresse par son
mtier de gurisseur de poteries. Pourquoi ne lui ai-je pas plutt
parl de a ? se demanda-t-il. Aprs tout, cest pour cela que
nous sommes dans ce vol, pour nos talents, notre exprience,
notre savoir et notre savoir-faire.
Je soigne les poteries , dit-il tout haut. Je sais , fit Mali
Yojez. Jai lu votre curriculum, vous vous en souvenez ?
Mais le ton de sa voix ne paraissait plus aussi fch. Lhostilit
provoque par linconsquence de Joe stait calme.
Ma profession vous intresse ? demanda Joe.

73

Elle me fascine , fut sa rponse. Cest pourquoi je


tellement Elle sagita, puis consulta encore son dictionnaire.
Heureuse. De masseoir et de vous parler. Dites-moi les
poteries retrouvent-elles leur perfection originelle ? Pas
rpares, mais comme vous dites : soignes ?
Joe rpondit : Une cramique gurie est dans la condition
exacte davant la cassure. Les morceaux fusionnent, ils se
fondent les uns aux autres. Je dois bien sr les avoir tous ; je ne
peux rien faire sil manque la plus minuscule fraction de la
poterie. Je commence prendre sa faon de parler, se dit-il
intrieurement. Sa personnalit doit tre terriblement forte et je
men rends compte inconsciemment. Selon le terme de Jung,
cest lanima archtypale que les hommes peroivent lorsquils
abordent des femmes. Limage primordiale quils projettent sur
la premire femme, puis sur la seconde, ainsi de suite, leur
confiant un pouvoir charismatique. Je ferais bien de me mfier,
pensa-t-il. Aprs tout, mon exprience avec Kate montre les
qualits volontaires et dominatrices de mon archtype. Pas de
rceptivit et de passivit, bien au contraire. Attention, je ne
dois pas faire les erreurs du pass. Celles qui portent le nom de
Catherine Hurley Blaine.
Le S.S.A. possde maintenant toutes les donnes , les
informa lhtesse. Elle dtacha les lectrodes de leur cuir
chevelu. Cela ne prendra plus que deux ou trois minutes de
traitement.
Sous quelle forme lextrapolation se prsente-t-elle ?
demanda Joe. Inscrite sur un ruban de papier, en langage
binaire, ou
Vous allez voir les images dun instant particulirement
reprsentatif de votre vie commune, situ un an dici , fit
lhtesse. Projetes en trois dimensions et en couleur sur le
mur du fond. Elle attnua les lumires du salon.
Puis-je fumer ? demanda Mali Yojez. Si loin, nous ne
sommes pas tenus par les lois terriennes.

74

Fumer des cigarettes de tabac est interdit bord pendant


toute la dure du vol , rpondit lhtesse. Lair que nous
respirons contient une trop forte proportion doxygne.
Les lumires baissrent encore ; le salon senfona dans une
pnombre profonde ; les objets qui entouraient Joe
retournrent lindistinct pour sy dissoudre comme sa
compagne. Un moment passa, puis un cube lumineux se
matrialisa prs du S.S.A. Des couleurs y palpitaient ; des
images mouvantes : il se vit au travail soigner des poteries ; il
se vit djeuner ; il la vit assise sa coiffeuse en train de se
brosser les cheveux. Les images continuaient sautiller
rapidement. Tout dun coup la reprsentation visuelle se
stabilisa.
En trois dimensions, Joe et Mali Yojez marchaient
doucement sur une plage, main dans la main, dans le crpuscule
dun monde tranger et dsert. Lobjectif fish-eye rapprocha la
perspective et il vit leurs deux visages. Ils exprimaient lamour
le plus total et le plus tendre. Et devant cette expression dun
futur proche, Joe sut quil navait jamais ressenti une telle
chose, la vie ne lui en avait pas donn loccasion. Il pensa que
peut-tre en tait-il de mme pour elle. Il lui lana un coup dil
mais les traits de son visage restaient invisibles ; il ne pouvait
connatre ses ractions.
a alors ! Vous avez lair heureux tous les deux , fit
lhtesse. Mali Yojez lui demanda de bien vouloir sortir.
Trs bien , dit lhtesse. Je suis tout fait dsole
davoir t l. Elle quitta le salon ; la porte cliqueta derrire
elle.
Ils sont partout , fit Mali Yojez en guise dexplication.
Lquipage au grand complet. Ils ne vous lchent pas. Ne vous
laissent jamais seul.
Mais elle nous a montr le fonctionnement de lappareil.
dit Joe.
Bon Dieu, je peux faire marcher un S.S.A. ; je lai fait
souvent. Elle semblait fche et tendue, irrite par ce quelle
voyait.

75

On dirait que nous allons bien ensemble , risqua Joe.


Jsus, Marie ! Mali Yojez poussa un cri aigu en frappant
du poing laccoudoir du fauteuil. Elle ma dj fait le coup de
la mme prophtie. Pour moi et Ralf. Tout allait baigner dans
lhuile. a sest cass la gueule ! Son hurlement scroula en
un grondement enrou ; sa colre emplissait le salon, prsente
comme lodeur dun fauve. Il sentait sa rage battre prs de lui ;
devinait lintense raction motionnelle la scne synthtise
par la machine.
Comme lhtesse nous la expliqu , dit Joe, le S.S.A. ne
peut voir le futur ; il peut seulement conjoindre les matriaux
tirs de nos deux cerveaux et reprer une direction de plus
grande probabilit.
Alors, pourquoi utiliser ce truc ? le contra Mali Yojez.
Cest un peu comme une assurance-incendie , rpondit
Joe. Vous vous mettez dans la situation de celui qui crie
lescroquerie parce que son appartement-dortoir na pas brl et
quon loblige payer les primes.
Lanalogie est biscornue.
Dsol. Maintenant, Joe se sentait lui aussi irrit.
Comme tout lheure, cest elle quil en voulait.
Vous ne vous imaginez quand mme pas , fit Mali dun
ton acerbe, que je vais coucher avec vous parce que nous nous
tenons par la main sur lcran ? Tunuma mokimo hilo, kei dei
bifo ditikar servat. De toute vidence, elle linjuriait dans sa
propre langue.
On tapa la porte. Eh, vous deux , beugla Harper
Baldwin. Nous prparons les bases dune convention
collective ; nous avons besoin de vous.
Joe se leva et avana avec prcaution dans la pnombre du
salon en direction de la porte.
Ils mirent deux heures ne pas se mettre daccord. Ils
tranaient sur le moindre argument comme des enfants qui
chipotent dans leur assiette.
En fait, nous nen savons pas assez sur Glimmung , se
plaignit Harper Baldwin qui paraissait puis. Puis il dvisagea

76

fixement Mali Yojez. Jai le sentiment que vous en savez plus


quaucun de nous sur Glimmung, bien davantage que vous ne
voulez lavouer. Bon Dieu, vous nous avez mme cach votre
sjour sur la plante du Laboureur ; si vous ne laviez lch en
parlant Fernwright
Personne ne le lui a demand , dit Joe. Jusqu ce que je
le fasse. Et elle ma rpondu sans hsiter. Un jeune homme
dgingand, emmitoufl de lainages, interrogea : Quen
pensez-vous, mademoiselle Yojez ? Glimmung essaie-t-il de
nous aider, ou sest-il constitu une population esclave dexperts
utiliser pour ses besoins personnels ? Parce que si cest a,
nous ferions mieux de faire faire demi-tour au vaisseau avant
dapprocher plus encore de notre destination. Sa voix
draillait de nervosit.
Assise prs de Joe, Mali Yojez se pencha vers lui et
chuchota : Sortons dici ; retournons au salon ; nous
narrivons rien et jai encore des choses vous dire.
Daccord , rpondit-il, agrablement surpris ; il se leva et
elle limita aussitt. Ils longrent ensemble le couloir qui menait
au salon.
Les voil qui sen vont , se plaignit Harper Baldwin.
Quest-ce qui vous attire tellement dans ce salon,
mademoiselle Yojez ?
Mali hsita un instant, puis dit : Nous foltrons
amoureusement , et elle continua son chemin.
Aprs avoir referm la porte du salon, Joe la rprimanda
doucement : Vous nauriez pas d leur dire a. Ils vous ont
certainement cru.
Mais, cest vrai , rpondit Mali. Une personne nutilise
pas le S.S.A. Si elle nest pas sincre. Envers lautre. Dans notre
cas, moi-mme. Elle sassit sur le divan du salon et tendit les
bras vers lui.
Il sassura dabord que la porte tait bien ferme. Tout bien
considr, ctait la chose la plus raisonnable faire.
Il est des joies trop brutales, trop sauvages pour tre
exprimes. Celui qui a crit cela savait.

77

VII

EN orbite autour de la plante du Laboureur, le vaisseau


alluma ses rtrofuses pour ralentir sa vitesse. Ils atterriraient
dans une demi-heure.
Joe Fernwright samusait, en attendant, lire dun il
caustique le Wall Street Journal. Au cours de toutes ces annes,
il y avait dterr les nouvelles les plus effroyables comme les
plus tranges. De plus sa lecture vous faisait faire un petit saut
dans le futur de six mois peu prs.
Cration dun dortoir sub-souterrain New Jersey, destin
tout spcialement aux patients de griatrie. Lensemble
possde entre autres un circuit ultramoderne de
dgagement rapide et facile des chambres nouvellement
libres. Lorsque loccupant meurt, des dtecteurs
lectroniques scells dans le mur enregistrent larrt
cardiaque
et
dclenchent
lactivit
de
circuits
particulirement efficaces ; des bras artificiels saisissent le
cadavre, lenfournent dans le mur de la pice o ses restes
sont immdiatement incinrs dans un rceptacle en
amiante prvu cet effet. Le nouveau locataire peut ainsi
prendre possession de sa chambre ds le midi suivant.
Il arrta sa lecture, jeta le journal terre. Nous sommes
mieux en plein espace, dcida-t-il. Si cest le futur quils nous
ont prvu l-bas.
Jai vrifi nos rservations , fit Mali, prosaque. Nous
avons tous des chambres lhtel Olympia, dans la principale
ville de la plante ; on lappelle Pointe de Diamant, parce quelle
est situe sur une prominence sinueuse qui savance quatrevingts kilomtres dans la Mare Nostrum.

78

Quest-ce que cest que cette Mare Nostrum ? demanda


Joe.
Notre ocan !
Il lui montra lentrefilet du Wall Street Journal, puis le
tendit en silence aux autres passagers. Ils en prirent tous
connaissance et se regardrent les uns les autres, attendant les
ractions.
Nous avons pris la bonne dcision , fit Harper Baldwin.
Ses compagnons approuvrent. a me suffit , continua-t-il. Il
secoua la tte, le dgot et la rage lui dformaient les traits :
Dire que cest nous qui avons construit une telle socit !
gronda-t-il.
Des membres de lquipage particulirement muscls
dvissrent la porte du sas et une atmosphre la senteur
trange et froide remplit la fuse. Locan tait tout prs ; Joe
sentait sa prsence dans lair. Se protgeant les yeux dun soleil
anmique, il distingua les contours dune ville laspect assez
moderne, au-del de laquelle stendaient des collines, mlange
de brun et de gris. Mais locan est proche, se dit-il. Mali a
raison ; cest une plante gouverne par les eaux. Et cest dans
leur trfonds que nous trouverons notre raison dexister.
Souriant dune courtoisie mcanique, les htesses les
escortrent vers lcoutille grande ouverte et lescalier dploy
qui senfonait dans la surface dtrempe du terrain. Joe
Fernwright prit Mali par le bras et laida descendre ; ils
restrent un moment silencieux. Mali semblait absorbe par un
spectacle intrieur et ne sintressait pas aux autres ni aux
btiments du spatioport. Peut-tre ses ennuis ont-ils commenc
ici ?
Et moi ? Que dois-je ressentir ? Cest le premier vol
interplantaire de ma vie. Le sol qui me supporte nest pas la
Terre. Quelque chose de trs trange et de trs important
marrive en ce moment. Il respira, portant attention ses
sensations. Un autre monde et une autre atmosphre. Que cest
bizarre !

79

Sil te plat , fit Mali, ne me dis pas que tu te sens


dpays par cet endroit. Fais a pour moi.
Je ne comprends pas , rpondit Joe. Cette plante est
pourtant trange. Compltement diffrente de notre
environnement habituel.
a ne fait rien , dit Mali. Un petit jeu que nous avions
invent, Ralf et moi. Il y a bien longtemps. Nous appelions a les
chosismes. Voyons si je peux me souvenir de quelques-uns. Il en
trouvait tout le temps. Lditeur a une tte de papier mch.
En voil un. Lherbe envahit le pays petit petit. Celui-l est
pas mal. Lopratrice ma raccroch au nez. Jai toujours aim
celui-l : il me fait penser un gigantesque crochet de boucher
en forme de tlphone. En 1945 la dcouverte de lnergie
atomique lectrifia le monde. Tu vois ? Elle lui lana un coup
dil. a na pas lair. Tant pis.
Ce sont des vraies citations , rpondit Joe. Autant que je
puisse dire. O est le jeu ?
Lenqute du Snat sur les conditions de larrestation de
ltrangleur de Boston a t touffe. Comment trouves-tu
celui-l ? Je lai vu dans un vieux journal. Ralf a d faire de
mme ou les entendre la tl ; je pense quils sont tous
vridiques. Elle ajouta tristement : Tout ce qui concernait
Ralf tait vrai au dbut. Mais plus aprs quelque temps.
Une grosse crature brune qui ressemblait un rat savana
avec prcaution vers Joe et Mali. Ses pattes maintenaient une
montagne de livres.
Ce sont les Rpandeurs , fit Mali en montrant le rat gant
et un de ses semblables qui avait dj entrepris Harper Baldwin.
Une des formes de vie indignes. la diffrence de
Glimmung. Tu trouveras voyons. Elle compta sur les doigts.
Les Rpandeurs ; les Wubs ; les Werjes ; les Klakes ; les
Trobes et les Imprimeurs, ce sont les rsidus de temps
meilleurs plus vieux mme que les tres-Brouillards disparus.
Il veut que tu achtes un livre.
Le Rpandeur mit en marche un magntophone miniature
attach sa ceinture ; une voix commena aussitt parler sa

80

place. Lhistoire minutieusement reconstitue dun monde


fascinant , dit-elle en anglais, puis dans une varit dautres
langages. Cest tout au moins ce quil pouvait en dduire de ces
sons continuellement changeants.
Achte-le , fit Mali.
Quoi ?
Achte-lui son livre.
Tu sais ce que cest ? De quoi il parle ?
Mali rpondit dune voix patiente : Sur ce monde, il
nexiste quun seul livre.
Par monde , fit Joe, tu veux dire plante ou dans le
sens gnral
Sur la plante du Laboureur, il ny a que ce livre.
Les gens ne commencent pas en avoir marre de le
relire ?
Il change , rpondit simplement Mali. Elle tendit une
pice au Rpandeur qui laccepta avec gratitude et lui donna un
exemplaire du livre en change. Joe en hrita bientt.
Lexaminant avec attention, il fit : Il ny a ni titre ni
auteur.
Ce livre est crit , expliqua Mali pendant quils
savanaient vers les btiments du spatioport, par un groupe
de cratures ou dentits je ne connais pas le franais pour le
terme qui sest rassembl pour enregistrer tout ce qui se passe
sur la plante du Laboureur. Tout, jusquaux faits les plus
humbles.
Cest une sorte de journal, alors.
Mali sarrta ; elle se retourna pour le regarder avec des yeux
brlants dexaspration. Il est crit LAVANCE , russitelle dire dune voix peu prs calme. Les Kalendes tirent les
vnements la loterie, les inscrivent dans le livre anonyme du
changement et ils arrivent un jour ou lautre.
Cest de la prcognition , fit Joe.
La question reste pose. O est la cause ? O est leffet ?
Une fois, les Kalendes ont tiss dans leur scnario en constante
altration que les tres-Brouillards allaient disparatre. Et ils

81

ont disparu. Alors, est-ce la prdiction qui a limin les tresBrouillard ? Cest ce que croient les Rpandeurs. Elle ajouta
pourtant : Mais les Rpandeurs sont des personnes trs
superstitieuses. Ils croiraient nimporte quoi.
Joe ouvrit le livre au hasard. Le texte tait en une langue
quil ne reconnut pas ; mme les lettres de cet alphabet lui
restaient trangres. Puis, comme il feuilletait louvrage, il
tomba sur un court passage en franais, enfoui dans la masse
des langues inconnues.
Mlle Mali Yojez est un expert en nettoyage des dpts
coralliens sur les paves englouties. Dautres talents ont t
recruts travers la galaxie tout entire, des gologues,
des ingnieurs structuraux ou hydroliciens, des
sismologues ; la spcialit de lun dentre eux est la
robotique sous-marine, un autre, archologue, est matre
dans lart de localiser les vieilles cits enfouies. Un trange
bivalve aux bras multiples vit dans un rservoir deau sale
et supervise le renflouage des vaisseaux couls. Un
gastropode capable de
ce point, le texte continuait son cours dans une autre
langue ; il referma le livre et rflchit : Je suis peut-tre cit
l-dedans quelque part , fit-il enfin, comme ils prenaient place
sur le trottoir roulant menant au hall principal du spatioport.
Bien entendu , rpondit calmement Mali. Si tu
longtemps regardes, tu le trouveras. Comment cela te pardon.
Quel effet cela te fera-t-il ?
Cest angoissant , dit-il en continuant rflchir.
Un vhicule de sol, faisant office de taxi, les transporta leur
htel. Pendant le court trajet Joe Fernwright continua
examiner le livre anonyme ; il ne pouvait sen dtacher et en
perdait le spectacle color des boutiques et des nombreuses
formes de vie affaires devant lesquelles passait le taxi les
rues de la ville, ses habitants, ses immeubles se fondaient en

82

une vague perception, comme un paysage au crpuscule, car il


avait dj trouv un autre passage en franais.
De toute vidence, luvre concerne la recherche puis le
renflouement et la restauration dune structure sousmarine, trs probablement tant donn le nombre de
spcialistes recruts quelque chose de gigantesque.
Presque certainement une ville tout entire ou mme une
civilisation dun pass lointain
Une fois de plus, le texte continuait en un graphisme
tranger fait de points et de traits, une sorte dcriture binaire.
Joe se tourna vers sa voisine : Ceux qui crivent ce livre
connaissent le projet de renflouement dHeldscalla.
Cest vrai , rpondit simplement Mali.
Mais o est la prcognition ? continua Joe. Ce sont des
informations remarquablement fraches elles nous suivent
la minute ou lheure prs mais cest tout.
Tu en trouveras , rpondit Mali, lorsque tu auras
cherch assez longtemps. Elles sont enterres au milieu des
diffrents paragraphes qui sont tous la traduction dun texte
originaire. Cest comme un fil qui se droule ; le fil du pass qui
traverse le prsent, puis pntre le futur. Quelque part dans ce
livre, monsieur Fernwright, est crit le futur dHeldscalla.
Lavenir de Glimmung. Notre propre avenir. Nous sommes les
fils que tissent, pour complter leur uvre, les Kalendes, de leur
position hors du temps.
Joe affirma : Tu connaissais dj lexistence de ce livre
avant mme que le Rpandeur ne te le vende.
Je lai eu entre les mains lors de mon sjour ici avec Ralf.
Le S.S.A. nous avait extrapol un avenir joyeux, et le livre des
Kalendes, ce livre que tu tiens, nous apprit que Ralf Elle
sarrta un instant. Il sest suicid. Il avait dabord tent de me
tuer sans succs.
Et le livre des Kalendes lavait prdit ?

83

Oui. Trs exactement. Je me revois lisant le texte avec Ralf


et refusant dy croire. Nous tions encore obnubils par lide
que le S.S.A. reposait sur lanalyse scientifique des donnes
alors que ce livre ntait quun ramassis de contes de vieilles
bonnes femmes, toujours prtes souhaiter le malheur des
couples heureux.
Pourquoi le S.S.A. sest-il tromp ?
Tout simplement parce quil lui manquait un lment
capital. Le syndrome de Withney. Une rgression psychotique
dclenche par les amphtamines. Un accs de paranoa,
dhostilit meurtrire. Il se trouvait trop gros et les prenait
comme Elle cherchait le mot.
Des anorexignes , complta Joe. Comme lalcool.
Elles aident certaines personnes ; en tuent dautres, pensa-t-il.
Et le syndrome de Whitney na pas besoin dune overdose ; la
plus infime quantit de produit dclenche la catastrophe. Il
suffit que la maladie soit dj latente. Tout comme pour
lalcoolique, un seul verre sonne le glas de la dfaite, le rythme
inexorable de la destruction prochaine.
Quelle tristesse , murmura-t-il.
Le taxi arrta sa marche tranante et son conducteur une
crature laspect de castor menaant avec ses dents effiles
lana quelques mots en un langage incomprhensible loreille
de Joe. Pourtant, Mali hocha la tte et donna lindividu
quelques pices de mtal tires de son sac.
Plant bientt au milieu du trottoir, Joe jeta de longs regards
autour de lui et fit : Cest comme si nous tions revenus cent
cinquante ans en arrire. Les automobiles essence ; les
rverbres On se croirait sur Terre, du temps du prsident
Franklin Roosevelt, rflchit-il la fois curieux et amus. Il
aimait cette vie, songea-t-il, avec son rythme plus lent. Et aussi
sa population clairseme : il y avait peu de pitons (le terme
rsonnait trangement dans son esprit car tous les passants ne
se dplaaient pas sur des pieds) ou de vhicules cette heure
de la journe.

84

Tu comprends maintenant pourquoi tu mas mise en colre


sur le vaisseau , remarqua Mali qui avait surpris sa raction.
cause de ton mpris pour la plante du Laboureur, ma terre
daccueil de six annes. Et maintenant Elle fit un geste large.
Je suis de retour. Et je repars sur le mme chemin ; je me suis
encore mise croire aux prdications du S.S.A.
Allons prendre un verre notre htel , proposa Joe.
Ils franchirent les portes tourniquet et se retrouvrent dans
le hall de lhtel Olympia au plancher luisant de cire, aux murs
lambrisss de boiseries savamment sculptes, avec ses poignes
de porte et ses rampes descalier en cuivre poli, ses pais tapis
carlates. Joe ne manqua pas de stonner devant limmense et
vtuste ascenseur. Imposante cage mtallique sans le moindre
automatisme, lintrieur de laquelle attendait un liftier.
Dans sa chambre au charme vtuste avec son armoire
ornemente, son long miroir ovale terni, son lit de fer et ses
stores en toile, Joe Fernwright tait enfonc dans un fauteuil
rp au rembourrage excessif, et tudiait le Livre.
Dans un pass rcent le Jeu avait occup tout son esprit.
Maintenant le Livre tenait sa place. Et pourtant la qualit de son
investissement tait bien diffrente, comme celle de son objet, il
sen rendait de plus en plus compte mesure quil avanait dans
le Livre. Par bribes infimes, tires dune exploration patiente
des pages, il avait rapproch les lments dissmins du texte
franais dont la structure prenait ainsi peu peu forme en luimme.
Je vais prendre un bain , fit Mali. Elle avait dj ouvert sa
valise et tal la plus grande partie de ses vtements sur le lit.
Ne trouves-tu pas trange, Joe Fernwright , lappela-telle, que nous soyons obligs de prendre des chambres
spares comme au sicle dernier ?
Tout fait.
Elle entra dans la pice, seulement vtue dune paire de
pantalons serrs, le buste compltement nu. Il admira encore sa
haute stature aux muscles tendus et finement dcoups, ses

85

petits seins fermes. Le corps dune danseuse, se dit-il, ou


dune femme de Cro Magnon, du chasseur souple et rus,
habitu aux longues marches forces, et mme sen retourner
bredouille. Il ny avait pas sur elle un gramme de chair inutile.
Ses caresses lavaient dj senti dans lintimit claquemure du
salon du vaisseau spatial ; mais cela apparaissait maintenant en
pleine lumire. Une pense morbide lui vint alors : Kate aussi
avait eu et continuait avoir un beau corps. Soudain
dprim, il revint sa lecture.
Coucherais-tu quand mme avec moi, si jtais un
cyclope ? demanda Mali. Elle montra un point au-dessus de
son nez. Un il l, comme Polyphme, le cyclope de
lOdysse. Je crois quils le lui ont crev avec un pieu
incandescent.
Joe sexclama : coute a ! Il lut tout haut un paragraphe
du Livre. Lespce dominante en cette priode consiste en ce
quon appelle un Glimmung. Cette immense entit sombre nest
pas native de la plante, mais y a migr depuis quelques
sicles, supplantant les races affaiblies laisses matres du
terrain par la disparition des Grands Anciens, ceux que lon
appelle les tres-Brouillards ! Il fit signe Mali de venir et
continua : Toutefois, les pouvoirs de Glimmung sont
svrement limits par un Livre mystrieux dans lequel, ce
que lon sait, tout ce qui a t, est et sera se trouve enregistr !
Il referma louvrage avec un bruit sec. Il parle de lui-mme !
Sapprochant du fauteuil, Mali se pencha pour lire. Laissemoi voir ce quil dit dautre.
Il ny a rien de plus en franais.
Mali lui emprunta le Livre et se mit le feuilleter. Elle
grimaa soudain, son visage tait tendu et sombre. Tu es l,
Joe , dit-elle enfin. Je te lavais bien dit : tu y es dsign
nommment.
Fernwright reprit le texte et lut rapidement.
Joe Fernwright apprend que Glimmung considre les
Kalendes et leur Livre comme ses ennemis, quil essaie

86

parat-il de se dbarrasser deux une fois pour toutes. On


ne sait pas comment il compte sy prendre car les rumeurs
divergent partir de ce point.
Laisse-moi tourner les pages , dit Mali ; elle examina la
suite de louvrage puis sarrta ; son visage sassombrit. Cest
dans ma langue , fit-elle. Elle tudia le passage pendant un
long moment, et comme elle lisait et relisait, lexpression de son
visage se ptrifiait. Cela affirme , reprit-elle, que luvre de
Glimmung concerne le renflouement de la cathdrale Heldscalla
et sa reconstruction sur terre ferme. Et quil chouera.
Y a-t-il quelque chose de plus ? demanda Joe,
pressentant obscurment sur son visage quelle en avait plus
dire.
Mali rpondit : Il crit que la plus grande partie des
employs de Glimmung seront dtruits. Lorsque luvre
choue. Elle se corrigea elle-mme. Tojic. Endommag,
supprim. Estropi, cest a. Ils seront estropis de manire
permanente, leur gurison sera problmatique.
Crois-tu que Glimmung connaisse ces passages ? fit Joe.
Quil chouera et que nous
Bien sr quil sait. Cest crit dans le texte que tu as lu.
Glimmung considre les Kalendes et leur livre comme ses
ennemis et prpare leur dfaite. Et il relve Heldscalla pour
dfaire les Kalendes.
Ce nest pas ce qui est crit , fit Joe. Plus exactement :
On ne sait pas comment il compte sy prendre car les rumeurs
divergent partir de ce point.
Cela concerne de toute vidence Heldscalla. Elle fit les
cent pas autour de la chambre ; visiblement agite, elle se
tordait les mains, convulsivement : Tu las dit toi-mme : ceux
qui ont crit ce Livre connaissent notre projet. Il ne te reste plus
qu rassembler les deux passages pour conclure. Tout notre
futur est l-dedans ; celui dHeldscalla, celui de Glimmung.
Notre sort est de ne plus exister, de mourir. Elle sarrta de
marcher, le regarda dun air effar : Cest ainsi que prirent les

87

tres-Brouillards, en dfiant le Livre des Kalendes. Les


Rpandeurs le diront ; ils en discutent encore.
Il y eut un coup la porte ; elle ouvrit et un Harper Baldwin
embarrass sintroduisit dans la pice. Je suis dsol de vous
dranger , grommela-t-il, mais nous avons lu ce Livre. Il
tint bout de bras son exemplaire du Livre des Kalendes. On y
parle de nous. Jai pri la direction de lhtel de convoquer ses
clients la salle de confrences principale pour dans un quart
dheure.
Nous y serons , fit Joe. ses cts, Mali Yojez approuva
de la tte, son corps moiti dnud tendu dinquitude.

88

VIII

UN quart dheure plus tard, ils taient tous l. Un plein htel


de quarante sortes de cratures bizarres se serrait dans la
grande salle de runions. Parmi la foule des races htroclites,
Joe en repra plus dune quil avait mange dans ses repas
terrestres. Mais la plupart lui taient inconnues. En fait,
Glimmung navait pas mnag ses dplacements dans la galaxie
pour recruter les talents dsirs par lui. Joe sen rendait plus
compte que jamais.
Je pense , chuchota Joe Mali, que nous devons nous
prparer une apparition prochaine de Glimmung. Il se
prsentera probablement nous sous son vritable aspect.
Elle ricana : Il pse quarante mille tonnes. Sil se montre ici
sous sa forme relle, limmeuble scroulera sous lui ; les tages
partiront en morceaux, et il tombera jusquau sous-sol.
Alors sous nimporte quelle autre forme. Mme comme un
oiseau.
Sur lestrade, plant devant un micro, Harper Baldwin
sclaircit la gorge pour demander le silence. Allons, du calme
les amis , dit-il, et ses mots furent immdiatement traduits
dans les multiples langues ncessaires travers les couteurs
des siges.
Tu veux dire par exemple un poulet ? fit Mali.
Le poulet nest pas un oiseau ; cest un volatile, de la
volaille de poulailler. Je pensais plutt un albatros qui prend
son essor de ses longues ailes majestueuses.
Glimmung ne se croit pas au-dessus des tres les plus
humbles , rtorqua Mali. Une fois il mest apparu sous la
forme Elle sarrta brusquement. a na pas
dimportance.
Mes amis, si nous sommes ici rassembls , continua
Harper Baldwin, cest pour tudier la situation cre par le
89

Livre de ce pays sur lequel nous sommes tombs par hasard.


Ceux dentre vous qui sont familiers de la plante le connaissent
probablement ; ils se seront dj fait une opinion
Un gastropode se hissa sur ses multiples tentacules et siffla
dans son micro : Le livre nous est bien sr familier. Les
Rpandeurs le vendent au spatioport. Mali se pencha vers son
propre micro : Notre dition est plus rcente que la vtre,
vous y trouverez peut-tre des renseignements nouveaux.
Nous achetons chaque jour la dernire dition , rpondit
le gastropode.
Vous savez donc quelle annonce lchec du renflouement
dHeldscalla , fit Joe. Et notre mort.
Elle ne dit pas exactement cela , rpondit le gastropode.
Elle dit que les employs de Glimmung souffriront, quils
recevront un coup qui les transformera jamais.
Une immense libellule senvola pour se poser sur lpaule
dHarper Baldwin et dfier le gastropode : Il y a au moins
une certitude, cest que le Livre des Kalendes prdit lchec de
notre entreprise.
Pour lui permettre de sexprimer le gastropode laissa la
place une gele rougetre maintenue debout par un cadre de
mtal. Elle paraissait extrmement timide et sa couleur passa au
pourpre au moment de parler. Le corps du texte semble
affirmer que le renflouement chouera. Je rpte : semble
affirmer. Je suis linguiste et cest ce talent qui ma attir
lattention de M. Glimmung ; sous les flots, dans la cathdrale,
existent dinnombrables documents. La phrase clef, luvre
chouera, apparat cent vingt-trois fois dans le Livre. Jai lu
chacune des traductions et je propose que la vritable
signification du texte est la suivante : Lchec suivra le
renflouement. Notre tache conduira la catastrophe, ce nest
pas elle qui ne russira pas.
Je ne vois pas o est la diffrence , dit Harper Baldwin en
fronant les sourcils. De toute manire, ce qui nous intresse,
cest de savoir que nous serons tus ou blesss par ce qui

90

adviendra du Renflouement. Ce Livre nest-il pas infaillible ? La


crature qui me la vendu a t affirmative.
La gele rougetre rpondit : Votre vendeur garde pour lui
40 % du prix dachat. Il a tout intrt vanter la marchandise.
Piqu au vif par le sarcasme, Joe sauta sur ses pieds : Avec
ce genre de raisonnement on ferait mettre en prison tous les
mdecins de la Galaxie sous prtexte quils gagnent de largent
quand vous tes malades et quils sont donc responsables de vos
ennuis de sant.
En riant, Mali le repoussa sur son sige : Mon Dieu , lui
dit-elle en catimini, en deux cents ans, personne na jamais
pris la dfense des Rpandeurs. Maintenant, ils ont leur
voyons voir, leur champagne.
Leur champion , grogna Joe, encore sous le coup de la
chaleur des dbats. Il leur dit : Cest de nos vies dont nous
parlons ici. Pas un dbat politique ou une runion de colocataires sur laugmentation des charges de limmeuble.
Un brouhaha sourd de chuchotements se dplaait dans la
pice. Les artisans et les savants discutaient entre eux.
Harper Baldwin hurla : Je propose une action collective ; la
formation dune organisation permanente avec des lus qui
pourront aller en dputation trouver Glimmung et parler en
notre nom. Mais avant tout, mes amis et chers collgues, vous
qui tes assis dans cette salle ou qui voletez prs du plafond, je
suggre un premier vote pour savoir si nous voulons encore
travailler luvre. Peut-tre en avons-nous assez ? Peut-tre
sommes-nous prts rentrer chez nous ? Peut-tre ferions-nous
mieux de rentrer chez nous ? Prenons notre pouls collectif sur la
question. Et maintenant, combien dentre nous votent la
poursuite de lEntreprise et ? Il resta la bouche ouverte. Un
immense grondement secouait la salle de runion ; la voix
dHarper Baldwin en tait devenue inaudible. Il ntait plus
possible de parler.
Glimmung tait l.

91

Ce doit tre son avatar primordial, dcida Joe, tous les sens
en attente. Le vritable Glimmung sous sa forme relle. Alors
Comme le vacarme produit par les paves tressautantes de
dix mille automobiles rouilles quune gigantesque manivelle
essaierait de ramener la vie, Glimmung rampa bruyamment
dans la pice et tenta pniblement de se hisser sur lestrade,
masse de chairs tremblantes do semblait monter un sanglot.
Le gmissement enfla bientt, sleva de plus en plus puissant
jusqu devenir un hurlement suraigu. Un animal pris au pige,
pensa Joe. Des dents dacier se sont refermes sur sa patte. Il
essaie de se dgager, mais le mcanisme est trop complexe pour
lui. Pendant ce temps la salle semplissait de la prsence
grondante de la mer des relents ftides dune gicle deau de
mer, de poisson pourri, de mammifres marins, dalgues
visqueuses, stalaient en une grosse flaque au milieu de
laquelle gisait la masse tumultueuse qui sappelait Glimmung.
Le personnel de lhtel ne va pas apprcier , fit Joe mivoix. Bon Dieu lnorme montagne avec des centaines de bras
qui se contorsionnaient et cinglaient lair frntiquement,
semblant sortir de tous les points de la carcasse gigantesque
La masse grouillante oscilla un instant, puis, avec un
rugissement furieux, fit scrouler le sol qui la supportait ; la
chose disparut la vue laissant partout des immondices. De la
crevasse bante montaient de fines volutes de fume, sans doute
de la vapeur deau. Mais Glimmung sen tait all. Tout stait
pass selon les prvisions de Mali : le sol navait pu rsister au
poids de Glimmung qui tait tomb travers dix tages jusquau
sous-sol.
Altr, Harper Baldwin parvint bgayer dans son micro :
A-a-apparemment, il va falloir descendre si nous voulons lui
parler. Des cratures de plusieurs races se prcipitrent vers
lui pour lui glisser quelques mots loreille, quil couta avec
attention avant de se redresser et dire : Il semblerait quil soit
tomb la cave ; pas simplement ltage en dessous. Il
Baldwin fit un geste saccad. Il est descendu jusquen bas.

92

Je le savais , dit Mali. a devait arriver. Eh bien, il va


falloir continuer la conversation au sous-sol. Elle se leva avec
Joe ; et ils se mlrent la foule presse devant les ascenseurs.
Joe commenta lpisode : Jaurais prfr quil choisisse
lapparence dun albatros.

93

IX

leur arrive la cave, Glimmung les salua dun


grondement chaleureux. Vous naurez pas besoin
dlectronique
traductrice ,
les
informa-t-il.
Je
communiquerai avec chacun dentre vous par tlpathie, dans
sa propre langue.
Il remplissait pratiquement toute la cave et ses interlocuteurs
durent rester serrs aux portes des ascenseurs. Il stait
ramass ; sa masse avait pris un aspect plus dense et compact,
mais sa stature les dominait encore tous.
Pour se rassurer, Joe prit une profonde aspiration et dit :
tes-vous prt payer les dommages occasionns lhtel par
votre prsence ?
La direction recevra mon chque demain matin , rpondit
Glimmung.
M. Fernwright faisait une plaisanterie lorsquil vous
demandait de rembourser lhtel , intervint Harper Baldwin
nerveusement.
Une plaisanterie ? stonna Joe. craser dix des douze
tages dun immeuble ? Des gens ont peut-tre t tus, des
dizaines, des centaines dentre eux. Et combien y a-t-il de
blesss ?
Mais non, mais non , le rassura Glimmung. Je nai tu
personne. Mais votre demande est lgitime, monsieur
Fernwright. Joe sentait la prsence de Glimmung lintrieur
de lui-mme, tale au plus profond de son esprit ; la crature
fouillait de-ci de-l, jusquaux recoins les plus secrets de son
psychisme. Je me demande ce quil recherche ? pensa Joe. Et
aussitt la rponse surgit, clatante, sa conscience. Vos
ractions au Livre des Kalendes mintressent , fit Glimmung.
Il sadressa alors lassemble tout entire. Parmi vous, Mali
Yojez tait la seule connatre le Livre. Jai besoin dtudier les
94

ractions des autres. Cela ne prendra quun instant.


Lextension de Glimmung quitta lesprit de Joe ; elle sen tait
alle ailleurs.
Se tournant vers Joe, Mali lui dit : Je vais lui poser une
question. Elle aussi prit son souffle, comme un athlte avant
la course. Glimmung , fit-elle dune voix tranchante. Ditesmoi quelque chose. Allez-vous bientt mourir ?
Lnorme masse sagita ; ses extrmits en forme de fouet
taient secoues de soubresauts angoisss. Avez-vous lu cela
dans le Livre des Kalendes ? demanda-t-il. Il ne mentionne
rien de tel, et si ma mort tait proche, il laurait annonce.
Mali fit : Alors le Livre est infaillible.
Vous navez aucune raison de penser que je vais bientt
mourir , continua Glimmung.
Absolument aucune , rpondit Mali. Jai pos ma
question pour apprendre quelque chose. Cest fait.
Quand je suis dprim , dit Glimmung, je me mets
penser au Livre des Kalendes et il me vient la certitude que mon
chec est inexorable que je narriverai en fait rien du tout ; la
cathdrale restera engloutie au fond de la Mare Nostrum pour
lternit. Joe intervint : Mais cest lorsque vous vous sentez
vide de toute nergie.
Glimmung rpondit lentement : Toute entit vivante passe
par des priodes dexpansion et de contraction. Le rythme de la
vie ne pulse pas moins en moi quen vous tous. Je suis plus
grand ; je suis plus vieux ; je peux faire bien des choses dont
vous seriez incapables, mme si vous vous rassembliez tous
pour y parvenir. Mais il est des moments de crpuscule o le
soleil est bas sur lhorizon, mme si la nuit nest pas encore
tombe. De minuscules lumires sallument dj ici et l, mais
elles se perdent dans la distance, loin de moi. Nulle lumire
dans ma demeure. Je pourrais bien sr crer autour de moi de
la vie, de la lumire, de lactivit ; mais ce serait des
mouvements manufacturs, des extensions de ma seule
personne. Tout cela est maintenant chang avec votre arrive.
Le groupe daujourdhui est la structure ultime. Mlle Mali Yojez,

95

M. Fernwright, M. Baldwin et leurs compagnons viennent la


complter et il ny aura plus darrive.
Joe se demanda sils quitteraient un jour la plante. Il
pensait la Terre, sa vie l-bas ; au Jeu et sa chambre dont la
fentre aveugle ouvrait une orbite sombre sur le nant ; il
revoyait les billets de pochette surprise du gouvernement qui
arrivaient la tonne. Kate tait l, dans son esprit elle aussi. Je
ne lappellerai plus jamais, pensa-t-il ; je le sens, je le sais. Peuttre cause de Mali, ou bien de ma situation plus large de
Glimmung et de luvre.
Que fallait-il penser de lentre fracassante de Glimmung ?
Tomber travers dix tages pour se retrouver la cave. Cela
devait vouloir dire quelque chose. Et puis il comprit soudain ;
Glimmung connaissait son poids. Mali lavait bien dit : il
nexistait pas de plancher assez solide pour le soutenir.
Glimmung avait agi en connaissance de cause.
Il a fait a pour que nous nayons pas peur de lui, comprit
Joe. Pour que nous ne soyons pas trop impressionns par son
vritable aspect. Et cest pourquoi nous devons tre plus
terrifis encore. Plus que jamais. Juste cause de cette ruse.
La pense de Glimmung clata dans son esprit : Peur de
moi ?
Peur de luvre tout entire , rpondit Joe. Les chances
de succs sont trop minces.
Vous avez raison. Nous sommes confronts au hasard, au
domaine du possible. Des probabilits statistiques. Nous
pouvons russir ou non. Je ne prtends pas le savoir. Je ne peux
quesprer. Je nai pas de certitude sur le futur mais les autres
non plus, y compris les Kalendes Cest le fondement de mon
projet.
Joe remarqua : Mais esprer et puis tre du
Est-ce si terrible ? fit Glimmung. Je vais maintenant
vous dire quelque chose qui vous concerne tous, une
caractristique de votre groupe. Vous avez tellement subi
dchecs dans votre vie que vous ne pouvez plus en supporter
lide.

96

Je lai dj pens, ajouta Joe pour lui-mme. La vie est ainsi


faite.
Je vais vous expliquer ce que je fais , reprit Glimmung.
Jessaie de tester la limite de mes forces. On ne peut pas la
connatre dans labstrait, il faut en faire lexprience ; tenter un
exploit qui laisse apparatre au grand jour les vraies frontires
de ma puissance considrable. Lchec ne men apprendrait pas
moins sur moi que le succs. Me comprenez-vous ? Non,
personne ici nen est capable. Vous tes paralyss et cest pour
cette raison que je vous ai amens ici. Pour qu la fin vous vous
connaissiez vous-mmes. Et vous y arriverez, tous sans
exception.
Mais si nous chouons ? interrogea Mali.
Le savoir restera vtre. Glimmung paraissait
dcontenanc ; comme si un gouffre stait creus entre le
groupe et lui. Vous ny comprenez vraiment rien, nest-ce
pas ? fit-il en sadressant la cantonade. Mais tout cela
changera bientt ; tout au moins pour ceux qui dcideront
daller jusquau bout.
Une crature fongiforme demanda en zzayant : Avonsnous encore la possibilit de choisir ?
Ceux dentre vous qui dsirent retourner sur leur monde
dorigine sont libres de le faire , rpondit Glimmung. Je
paierai leur retour en cabine de premire classe. Mais quils
sachent quils retrouveront leur plante exactement comme ils
lont laisse. Et quils ne le supporteront pas plus quavant.
Lorsque je vous ai trouvs, vous aviez, tous sans exception,
lintention de vous dtruire et vous aviez commenc le faire.
Rappelez-vous cest votre pass. Nen faites pas votre
avenir !
Le silence retomba, lourd de malaise, sur la pice.
Je men vais , fit Harper Baldwin.
Plusieurs personnes se rapprochrent de lui, signifiant leur
dcision par leur mouvement.
Que dcides-tu ? demanda Mali Joe.

97

Il rpondit : Ce qui se tient dans mon ombre, cest la


police. Et la mort, pensa-t-il. Pareil pour toi pour nous tous.
Non , reprit-il. Je vais essayer. Tenter ma chance ou la
sienne. Et peut-tre a-t-il raison : mme lchec est prcieux
pour celui qui sait apprendre. Il nous rvle nos limites, trace
nos contours.
Avec un frisson dangoisse, Mali lui dit : Si tu me passes
une cigarette de tabac, je resterai moi aussi. Mais je meurs
denvie de fumer.
a ne vaut pas de mourir l , reprit Joe. Mourons plutt
pour cette tche. Mme si cela nous fait retomber les dix
tages.
Les autres ont dcid de rester , rvla Glimmung.
Cest exact , crissa un cphalopode uni valve.
Mal laise, Harper Baldwin fit : Je crois que je vais rester,
moi aussi.
Dune voix satisfaite, Glimmung lana : Alors,
commenons le travail.
De lourds camions avaient t gars dans le parking de
lhtel. Les conducteurs taient dj au volant et avaient reu
leurs instructions.
Un organisme corpulent la longue queue visqueuse
sapprocha de Joe et Mali, une liste de noms fermement serre
dans une patte velue, et leur dit de le suivre avant de rpter son
injonction onze autres personnes du groupe.
Cest un Werj , fit Mali Joe. Ce doit tre notre
conducteur. Leurs excellents rflexes leur permettent de
conduire trs vite. Nous serons sur le promontoire en une
quelconque minute.
En quelques minutes , la corrigea Joe, lesprit absent,
comme il sasseyait sur une banquette au fond du camion.
Dautres cratures se pressrent prs deux et le moteur de
lengin dmarra en grondant.
Quest-ce que cest que cette turbine ? demanda Joe que
le bruit agaait.

98

Son voisin, un bivalve la mine aimable, grogna : Cest un


moteur explosion. Il ne va pas arrter de faire du boucan.
Voil la vie de frontire , fit Joe qui sentait monter en lui
une joie douloureuse. Oui, pensa-t-il, nous sommes sur la
frontire. Nous voici revenus au temps dAbraham Lincoln et de
sa cabane en rondins, de Daniel Boone et de tous les vieux
pionniers.
Un un les camions sortirent du parking, allumrent leurs
phares qui dcouprent la nuit de leur lumire jaune, comme les
orbes de lucioles trangres.
Glimmung nous attend l-bas , fit Mali ; elle semblait
puise. Il est capable de relocalisation rflexe, grce des
pulsations autonomes venues du systme neuro-vgtatif. En
fait, on peut dire quil se dplace dun endroit un autre
instantanment. Elle se frotta les yeux et soupira.
Le gentil bivalve intervint une fois de plus dans la
conversation. La crature qui est assise votre droite dit la
vrit, monsieur Fernwright. Il tendit un pseudopode en
direction de Mali. Mademoiselle Yojez, je suis Nurb Kohl
Dq, natif de Sirius III. Nous attendions votre groupe avec
impatience, car nous savions que votre arrive lhtel Victoria
conciderait avec le dbut dun travail que nous esprions
depuis si longtemps. Il semblerait que ce moment soit enfin
arriv. Mais je suis plus heureux encore de me prsenter vous
et de vous connatre, car mon travail sera de rechercher puis de
remonter la surface les objets incrusts de corail qui se
retrouveront sur votre tabli.
Une sorte daraigne dun noir luisant dans son exosquelette
chitineux intervint alors : Je suis lingnieur charg demballer
et de transporter les pices de M. Nurb Kohl Dq votre
bureau.
Avez-vous dj commenc les recherches prliminaires,
pendant que vous nous attendiez ? demanda Mali.
Glimmung nous a tenu clotrs dans nos chambres ,
expliqua le bivalve. Nous passions notre temps tudier les
documents relatifs lhistoire dHeldscalla et regarder sur un

99

moniteur-vido les images de la cathdrale engloutie que nous


envoyaient des camras-robots. On ne pourrait pas compter le
nombre de fois o Heldscalla nous est apparue sur les crans.
Mais maintenant, il nous sera donn de la toucher.
Jaimerais pouvoir dormir , fit Mali. Elle posa sa tte aux
cheveux courts sur lpaule de Joe et se ramassa contre lui.
Rveille-moi quand nous y serons.
Larachnide reprit la conversation : Cette immense
uvre Elle me rappelle une lgende terrienne, que nous
avions d apprendre pendant notre priode ducative et qui
mavait beaucoup impressionn.
Il fait rfrence au thme de Faust , expliqua le bivalve
Joe. Lhomme faustien qui cherche toujours aller plus haut
et ne se satisfait jamais de son acquis. Glimmung ressemble
Faust en bien des points, mais en diffre sur dautres.
Laraigne rpondit dans un bruissement agit de ses
antennes : Glimmung concide avec le personnage de Faust
dans ses moindres caractristiques. Tout au moins le Faust de
Goethe, qui est pour moi la version la plus authentique.
trange, pensa Joe, dentendre une araigne aux fines pattes
chitineuses et un gros coquillage agrment de pseudopodes se
quereller propos du Faust de Goethe. Un livre que je nai
jamais lu et qui est pourtant le produit du travail dun tre
humain, sur ma plante dorigine.
Un des problmes , continuait pendant ce temps
laraigne, cest celui de la traduction ; le livre a t crit
lorigine dans une langue maintenant morte.
En allemand , complta Joe. a au moins, il le savait.
Laraigne fouilla en grommelant dans une besace en
plastique suspendue son paule : Jai fait une ; quatre
de ses extrmits manuelles fouillaient laborieusement le sac.
Saloperie , murmura-t-elle. Tout tombe au fond. Ah, la
voil ! Elle sortit une feuille de papier soigneusement plie et
louvrit doucement. Jai crit ma propre traduction en terrien
moderne, appel autrefois franais. Je vais vous lire la scne
cruciale de la seconde partie, le moment o Faust sarrte enfin,

100

contemple son uvre et se dclare satisfait. Puis-je, est-il


possible quelle que soit lexpression approprie. Daccord,
monsieur Fernwright ?
Bien sr , rpondit Joe, pendant que le camion continuait
sa route grondante, sur les rochers et les nids de poules,
secouant violemment ses occupants. Mali paraissait maintenant
tout fait endormie. en juger par leur vitesse importante, elle
avait bien valu les qualits du conducteur werj.
Laraigne commena lire : Un marcage entoure les
montagnes, empoisonnant les terrains dj amends. Asscher
limmonde marais voil lultime conqute ; ce qui doit tre
fait. Jouvrirai la voie des millions : je ne leur offrirai pas un
terrain pour vivre labri, mais un lieu quils devront librer
chaque jour. Riches et vertes seront les prairies ; les hommes et
les troupeaux presque dj sur la terre la plus neuve, sur la
frontire gagne par leffort dtre vaillants. Ici se referme le
cercle dune terre paradisiaque, prvenue contre les flots. Car
pendant quil essaiera de sinfiltrer goutte goutte, que ses
claireurs prpareront sa victoire, il y aura toujours un groupe
pour contrer la tentative. Oui ! Cest
Le bivalve interrompit la rcitation consciencieuse. Votre
traduction nest pas idiomatique. Les hommes et les troupeaux
avanceront sur la terre la plus neuve. Cest grammaticalement
correct, mais aucun Terrien ne parlerait comme a. Le bivalve
agita un pseudopode sous le nez de Joe, en qute dune
approbation. Nest-ce pas, monsieur Fernwright ?
Joe rflchit : Presque dj sur la terre la plus neuve. Le
bivalve avait bien sr raison ; mais
Jaime a , rpondit-il.
Dbordante de joie, laraigne glapit : Et voyez combien la
situation ressemble notre rapport avec Glimmung. Luvre !
Ici se referme le cercle dune terre paradisiaque, prvenue
contre les flots ! Lutilisation de leau sert symboliser tout ce
qui vient miner les structures bties par le vivant. Leau qui a
recouvert Heldscalla ; la mer qui a gagn la bataille des sicles.
Mais Glimmung va relever la cathdrale. Il y aura toujours un

101

groupe pour contrer la tentative cest limage de nous tous.


Peut-tre Goethe tait-il prcognitif ? Peut-tre a-t-il prvu la
rsurrection dHeldscalla ?
Le camion ralentit. Nous sommes arrivs , les informa le
conducteur. Il serra les freins et le vhicule sarrta en grinant,
projetant les passagers les uns sur les autres. Mali stira, ouvrit
les yeux, compltement dsoriente, elle jetait des regards
effrays de tous cts.
Nous sommes arrivs , lui dit doucement Joe en la serrant
contre sa poitrine. Tout commence, pensa-t-il. Pour le meilleur
et pour le pire. Pour notre plus grande richesse ou pour notre
misre finale. Jusqu la mort. Jusqu ce que la mort nous
spare. Bizarre quil se mette penser la litanie du serment du
mariage. Et pourtant ces mots cadraient avec la situation. Il
sentait la mort toute proche.
Tout engourdi, il se leva et aida Mali en faire autant ; ils se
mlrent au groupe qui commenait maladroitement
descendre du camion. Il prit une profonde inspiration, laissant
entrer dans ses poumons la prsence humide de locan. Il est
vraiment tout proche, maintenant, ralisa-t-il. La mer. La
cathdrale. Et Glimmung qui essaie de les sparer. Comme Dieu
lavait fait avant lui. loigner la lumire des tnbres ; et les
terres de la mer.
Il lana laraigne : Le dieu de la Gense est trs
faustien.
Mali grogna : Mon Dieu, ils discutent thologie en plein
milieu de la nuit. Elle frissonnait dans latmosphre
lhumidit glaciale et cherchait quelque chose des yeux. Je ne
vois rien du tout ; nous sommes au centre du nant. Profil
sur la nuit dencre, Joe crut distinguer la forme sombre dun
dme godsique. Nous y voil, se dit-il lui-mme.
Pendant ce temps, les autres camions taient arrivs et
staient rangs, dversant leur mare de cratures diversifies.
Certaines avaient des difficults descendre et on devait les
aider ; la gele rougetre par exemple navait d son salut qu

102

lintervention dune boule de bowling hrisse dpines


laspect hostile.
Un grand aroglisseur tout illumin se manifesta soudain audessus deux, descendit doucement et se posa au milieu du
groupe. Hello ! fit-il. Je suis votre vhicule qui vous
conduira votre lieu de travail. Embarquez mon bord en
faisant bien attention la marche et je vous y emmnerai ; allezy, sil vous plat. Hello, hello !
Salut toi aussi, pensa Joe comme il suivait la masse des
gens qui glissaient, voltigeaient ou bourdonnaient vers le bord.
lintrieur du dme godsique, ils furent accueillis par une
troupe de robots. Joe les regarda sans y croire. Des robots !
Ils ne sont pas illgaux, ici , lui expliqua Mali. Il faut
bien te le mettre dans la tte : tu nes plus sur Terre.
Mais Edgar Mahan a prouv que la vie synthtique ne peut
exister. La vie sort de la vie, et donc, dans la construction des
organismes autoprogrammation
Eh bien, tu en vois vingt , fit Mali.
Pourquoi nous a-t-on fait croire quils taient un mythe ?
lui demanda Joe.
Parce quil y a dj trop de gens au chmage sur Terre
comme a. Le gouvernement a falsifi les preuves et les
documents scientifiques pour leur faire dire que la ralisation
de robots tait impossible. Ils sont rares toutefois, car difficiles
construire un prix raisonnable. Je suis tonne den voir
autant. Je suis sre quil a sorti tous ceux quil possde. Cest
un Elle chercha le mot. Pour notre gouverne. Cest une
grande reprsentation. Un dploiement de forces pour nous
impressionner.
Un des robots aperut Joe et sapprocha rapidement :
Monsieur Fernwright ?
Oui ? fit celui-ci. Il observait autour de lui les couloirs
avec leurs portes massives et les rampes lumineuses encastres
au plafond. Gigantesque, fonctionnel et labyrinthique. Il ny

103

avait pas de dfauts visibles. De toute vidence le btiment


venait juste dtre construit et navait pas encore servi.
Je suis tellement enchant de vous voir , dclara le robot.
Au centre de ma poitrine vous remarquerez probablement le
mot Willis trac au pochoir. Je suis programm pour rpondre
toute instruction commenant par ce mot. Par exemple, si
vous dsirez voir votre lieu de travail, dites simplement : Willis,
conduis-moi sur mon lieu de travail, et je vous montrerai avec
joie le chemin, me procurant ainsi un plaisir que jesprerai
partag.
Willis , fit Joe, y a-t-il des chambres prvues pour nous
dans ce btiment ? Mlle Yojez est puise et devrait dj tre en
train de dormir.
Un trois pices est prt pour vous et Mlle Yojez , rpondit
Willis. Ce sera votre appartement personnel.
Comment ? fit Joe.
Un trois pices
Tu veux dire un vritable appartement ? Pas une simple
chambre ?
Un trois pices , rpta Willis, fort de sa patience
robotique.
Montre-nous le chemin.
Non , rpondit Willis, vous devez dire, Willis, montrenous le chemin !
Willis, montre-nous le chemin.
Oui, monsieur Fernwright. Le robot les fit traverser le
foyer pour prendre lascenseur.
Aprs avoir visit le logement, Joe fit coucher Mali qui
sendormit sans un bruit. Mme le lit tait large. Le mobilier
tait solide et de bon got (bien que de facture modeste) et
lappartement mme tait immense. Il pouvait peine le croire.
Il examina la cuisine, la pice principale, et trouva sur une table
caf, une poterie dHeldscalla. Il la reconnut au premier coup
dil. Il sassit sur le lit et la prit dune main prcautionneuse.

104

Le vernis tait dun jaune profond. Il nen avait jamais vu de


pareil, riche et intense ; mme les jaunes de Delft semblaient
pisseux ct mme le jaune Royal Albert. Cela le fit rflchir
aux ossements chinois. Y a-t-il des ossuaires par ici ? Si oui,
quel pourcentage utilisent-ils ? 60 % ? 40 % ? Et leurs
catacombes, sont-elles aussi riches que celles de la rpublique
populaire de Moravie ?
Willis , fit-il.
Bien su, missie.
tonn, Joe demanda : Missie ? Pourquoi pas
monsieur ?
Le robot rpondit : Je msuis mis lie lhistoie de la tee,
missie Fenwight, bwana.
Y a-t-il des ossuaires sur la plante du Laboureur ?
Eh bien, missie Fenwight, jsais pas top. Jcois que wous
pouwez appeleun odinateucental, fen
Je tordonne de parler correctement , fit Joe. Wous
dewez die Willis dabod, fendi, si wous woulez.
Willis, parle correctement.
Oui, monsieur Fernwright.
Bien, amne-moi l-bas.
Le robot dverrouilla la lourde porte dacier et damiante,
puis seffaa pour laisser entrer Joe Fernwright dans lobscurit
de limmense chambre. Le plafond sillumina ds quil eut
franchi le seuil.
Au fond de la pice, il vit un norme tabli compltement
quip. Trois sries de waldoes. Des lampes anti-blouissement
que lon actionnait avec le pied. Des loupes autoconvergentes,
de quarante-cinq centimtres de diamtre et plus. Toutes les
tailles utilises daiguilles fusion. Sur la gauche de ltabli
sempilaient les colis de protection, dune perfection ingale,
celle dont il navait fait quentendre parler. Il sapprocha de lun
deux, le souleva et le laissa retomber par jeu Il le vit flotter
doucement vers le sol et se poser sans le moindre impact.

105

Et les pots dmaux hermtiquement scells. Toutes les


teintes, les nuances et les coloris taient reprsents ; quatre
ranges de rcipients occupaient toute la longueur de la pice.
Grce leur aide, il pourrait reproduire virtuellement nimporte
quelle nuance sur les poteries quon lui amnerait. Mais il y
avait quelque chose de plus dans le coin. Il sapprocha et
lexamina avec stupfaction. Une zone antigravit, o celle-ci
tait contrebalance par le cercle dune machinerie invisible :
ctait loutil ultime pour un gurisseur de poteries. Il naurait
pas besoin de fixer les tessons pour les faire fusionner ; dans la
chambre agravifique, les pices resteraient absolument
immobiles o il les placerait. Cet instrument lui permettrait
dtre quatre fois plus efficace quauparavant, mme au temps
de sa plus grande prosprit. Et le positionnement serait parfait.
Rien ne bougerait, ne glisserait ou ne se dcollerait pendant le
processus de gurison.
Il prit note aussi du four, dont il aurait besoin si quelque
charde venait manquer et quil se trouve dans lobligation
den mouler un duplicata. Il pourrait ainsi complter des
poteries dont des morceaux manqueraient. Cet aspect de son
talent ntait jamais mentionn en public, mais il existait.
De sa vie, il navait jamais eu un atelier aussi bien quip
pour rparer les poteries.
Dj de nombreuses poteries brises lattendaient, protges
dans leurs caisses molletonnes qui saccumulaient en piles prs
de ltabli. Je pourrais commencer tout de suite, ralisa Joe. Je
nai qu baisser une demi-douzaine de commutateurs et la
boutique est ouverte. Cest tentant Il sapprocha de la range
daiguilles fusion, en prit une et la tint en main. Elle est bien
quilibre, dcida-t-il. Cest du produit de qualit ; le meilleur
qui soit. Il ouvrit un des colis et examina son contenu
fragment. Son intrt immdiatement veill, il posa laiguille
et sortit les tessons un un, se prenant admirer la texture et la
profondeur des coloris. Une poterie de forme curieuse, courte et
ramasse. Il rentra les morceaux dans lintention de les amener
laire anti-gravit et se retourna. Il dsirait commencer

106

immdiatement. Ctait le sens de sa vie. Jamais il naurait pu


esprer avoir accs au
Il sarrta. Il restait fig de surprise, comme si un animal lui
avait mordu le cur. Lavait happ dune mchoire envieuse,
dun coup de dent joyeux.
Une silhouette noire, vritable ngatif de la vie, se tenait
debout devant lui. Elle lobservait, et il eut un instant lespoir de
la voir sen aller, maintenant quil la regardait en face. Mais elle
restait l. Il attendit encore un moment. La silhouette ne
bougeait toujours pas.
Quest-ce que cest que a ? demanda-t-il au robot, qui se
tenait immobile lentre de latelier.
Vous devez dire dabord Willis, lui rappela le robot.
Vous devez dire Willis, quest-ce
Willis, quest-ce que cest ?
Un Kalende , rpondit le robot.

107

DANS leur univers, la vie nexiste pas, pensa Joe Fernwright,


tout au plus un condens de lexistence. Nous sommes un fil qui
passe entre leurs mains, toujours en mouvement ; nous glissons
entre leurs doigts qui jamais ne se referment. Nous glissons tous
en un trajet sans halte qui nous rapproche toujours plus encore
de la terrible alchimie de la tombe.
Il se retourna vers le robot : Peux-tu prendre contact avec
Glimmung ?
Vous devez dire
Willis , fit-il, peux-tu contacter Glimmung ? De lautre
ct de la pice le Kalende restait fig dans son silence pas le
silence de loiseau dont les plumes touffent les lgers
mouvements, mais celui de la mcanique qui sest vu couper sa
partie audio. Joe se demanda sil tait vraiment l. Il semblait
pourtant substantiel et rien ne venait suggrer une existence
fantomatique, vaporeuse ou spectrale. Il est bien prsent. Il a
russi envahir mon sanctuaire avant mme que jaie pu poser
la moindre esquille dans la zone anti-gravit. Avant que jaie pu
allumer la premire aiguille fusion.
Je ne peux appeler Glimmung , dit Willis. Cest le
moment o il dort. Dans douze heures il se rveillera et je
pourrai alors lui parler. Mais il a laiss branch une srie de
mcanismes servo-assistance, prts rpondre toute alerte.
Voulez-vous en utiliser un ?
Dis-moi ce que je dois faire. Willis, quest-ce que je peux
bien foutre ?
Au sujet des Kalendes ? Daprs les archives, personne na
jamais rien pu faire aux Kalendes. Voulez-vous que je fasse des
recherches plus approfondies ? Il existe un cerveau lectronique
spcialis auquel je peux me brancher ; il pourra peut-tre faire
lanalyse comparative de vos possibilits et de la nature des
108

Kalendes, pour formuler une nouvelle quation interactive


qui
Meurent-ils ? demanda Joe.
Le robot resta silencieux.
Willis, peut-on les tuer ?
Cest difficile dire , rpondit le robot. Ce ne sont pas
des cratures vivantes ordinaires. Dautant plus quils se
ressemblent tous, et que le problme sen complique dautant.
Le Kalende posa un exemplaire du Livre ct de Joe
Fernwright et attendit quil sen empare.
Sans un mot, il prit le volume, le garda un moment ferm,
puis louvrit la page marque. Le passage lui sauta aux yeux :
Ce que Joe Fernwright trouvera dans la cathdrale
engloutie le dcidera tuer Glimmung et, dans le mme
temps, arrter ainsi pour toujours le renflouement
dHeldscalla.
Ce que je trouverai dans la cathdrale, rflchit Joe. Au fond
des eaux. Cest dj l dans labysse, mattendre
Je ferais bien de descendre l-dessous trs trs vite. Mais
Glimmung va-t-il me laisser faire ? Surtout lorsquil aura lu ce
passage ce quil est probablement en train de faire, pendant
que je reste l, ne rien faire. Il suit certainement toute
altration du texte, ses ajouts, ses changements, ses
rectifications de chaque jour. De chaque heure.
Sil est intelligent, pensa Joe, il me tuera le premier. Avant
que je descende sous leau. Et mme, tout de suite.
Il resta immobile, attendre que la violence de Glimmung
lcrase.
Elle ne vint pas. Cest vrai, pensa-t-il en se rappelant que
Glimmung dormait.
Dun autre ct, rflchit-il, il vaudrait peut-tre mieux que
je mabstienne de descendre l-dedans. Que conseillerait
Glimmung ?

109

Cest peut-tre la solution du problme, suivre ses


recommandations. Bizarre que ma premire raction ait t de
plonger immdiatement. Comme si ma dcouverte ne pouvait
attendre un acte qui dtruirait Glimmung et le projet avec lui.
Voil bien une rponse perverse, le retour insidieux du refoul.
Il tait peut-tre en train dapprendre quelque chose sur luimme, quelque chose dont il navait encore aucune ide.
Quelque chose de conjur hors des tnbres par le Kalende et
son Livre. Les Kalendes lont rveill au plus profond de moi o
il reposait, comprit-il. Cest leur manire de travailler et cest
ainsi que leurs prophties se ralisent.
Willis , dit-il, comment fait-on pour descendre jusqu
Heldscalla ?
On peut utiliser un scaphandre et un masque ou une
chambre proleptique , fit le robot.
Peux-tu my amener ? Je veux dire, Willis
Un instant , linterrompit le robot. Je reois un message
qui vous est destin. Un message officiel. Le robot resta
silencieux un moment, puis reprit : Cest Mlle Hilda Reiss, la
secrtaire personnelle de Glimmung. Elle veut vous parler.
Une petite porte souvrit dans sa poitrine et un tlphone-audio
apparut sur un plateau. Prenez le rcepteur , dit Willis.
Joe obtempra.
Monsieur Fernwright ? fit une voix fminine
professionnelle et comptente. Jai une requte urgente vous
prsenter de la part de M. Glimmung qui est maintenant
endormi. Il prfrerait que vous ne descendiez pas tout de suite
la cathdrale. Il veut que vous attendiez dtre accompagn
par quelquun.
Vous dites quil sagit dune requte ? fit Joe Dois-je
comprendre que cest vraiment un ordre ? Quil mordonne de
ne pas plonger ?
Miss Reiss rpondit : Les instructions de M. Glimmung
arrivent toujours sous forme de suggestions. Il ne donne jamais
dordres, simplement des conseils.
Alors, cest un ordre , fit Joe.

110

Je crois que vous comprenez, monsieur Fernwright.


M. Glimmung vous contactera dans la journe de demain. Au
revoir. Le tlphone cliqueta. La ligne tait coupe.
Cest un ordre , rpta Joe.
Cest exact , acquiesa le robot. Elle vous a finement
dcrit sa manire dagir.
Mais si jessayais de descendre quand mme
Vous nen avez pas la possibilit , dclara Willis.
Pourquoi pas. Je peux le braver et me faire mettre la
porte.
Vous pouvez surtout tre tu.
Tu, Willis ? Tu par qui et comment ? Il se sentait
terroris et furieux en mme temps. Une combinaison trange
dmotions qui lui dclenchaient des spasmes dans le nerf
vague. Sa respiration, son pristaltisme, le rythme de son cur
avaient tous brusquement augment. Tu par qui ?
demanda-t-il.
Vous devez dabord dire et puis merde ! dit le robot.
Sous leau de locan, il existe bien des formes de vie
meurtrires et bien des piges dans lesquels tomber.
Ce sont les dangers normaux de ce genre de travail ,
rpondit Joe.
Je suppose que vous pouvez dire a. Mais une telle
requte
Je descends , dcida Joe.
Vous allez rencontrer une dgradation terrible. Votre
imagination ne peut concevoir une pourriture pareille. Le
monde sous-marin dont fait partie Heldscalla est un
environnement de mort, un lieu o tout scroule dans la
dsesprance et la ruine des cadavres qui se dsagrgent. Cest
pour cela que Glimmung cherche relever la cathdrale. Il
narrive pas supporter cet endroit et vous ne le pourriez pas
non plus. Attendez quil vous accompagne. Laissez passer
quelques jours, soignez les poteries dans votre atelier et oubliez
lide de descendre l-dessous. Glimmung lui a donn un nom
qui lui va tout fait : le monde sous les eaux. Cest un univers

111

construit de sa propre substance ; en tous points spar du


ntre et dont les lois monstrueuses guident toute chose vers le
dclin. Sous la pousse irrsistible de lentropie les tres sy
parpillent en morceaux rongs par la vermine. L-bas, la force
gigantesque dun Glimmung se corrompt et disparat bientt.
Cest une tombe ocane qui nous ensevelira tous si nous
narrivons pas remonter la cathdrale.
a ne peut pas tre aussi horrible , fit Joe ; mais il sentit
en parlant la peur monter lentement et se faufiler dans son
cur, porte par sa propre remarque irrflchie. Le robot le
regarda dun air nigmatique, mimique complexe qui devint vite
du mpris.
Comme tu es un robot , lui fit Joe. Je ne vois pas quel
peut-tre ton engagement motionnel dans laffaire ; aprs tout,
tu ne vis pas.
Mme les structures artificielles craignent lentropie. Cest
la destine ultime de chacun, et chacun y rsiste sa faon.
Joe reprit : Et Glimmung espre arrter ce processus ? Si
cest le sort final de toute matire, comment Glimmung
pourrait-il sy opposer ? Il est condamn chouer et le
processus continuera, imperturbable.
Au fond de labysse , rpondit Willis, la dgradation est
matre du terrain. Mais ici lorsque la cathdrale sera
renfloue existent dautres forces non rtrogrades, des forces
de comprhension et de rparation, dagrgation et de cration.
Celles qui construisent les formes et dans votre cas, celles qui
les soignent. Cest pour cela quon a tellement besoin de vous
ici. Cest vous et vos semblables qui dferez le processus de
rgression par votre travail et vos talents.
Je veux descendre , fit Joe.
Comme il vous plaira. Mettez un quipement de plonge et
disparaissez dans la Mare Nostrum avec la nuit pour seule
compagnie. Loin de tous, descendez dans le monde de la mort et
faites vos propres observations. Je vais vous amener sur un
appontement flottant et vous laisser faire votre voyage sans
moi.

112

Merci , dit Joe. Il avait voulu tre ironique, mais il ne


sortit quun pauvre souffle asthmatique, que le robot parut ne
pas remarquer.
Lappontement consistait en une plate-forme entoure de
trois dmes hermtiquement scells, chacun assez vaste pour
accueillir plusieurs plongeurs harnachs, de la race la plus
volumineuse. Il inspecta les lieux dun regard apprciatif.
Travail de robots, pensa-t-il. Et rcent ; les dmes avaient lair
neuf. Cette installation avait t cre spcialement pour lui et
ses quipiers ; elle commencerait servir avec le dbut du
travail. Ici lespace na pas limportance quil a sur Terre. Les
dmes peuvent prendre toute la place ncessaire et Glimmung
avait vu grand.
Alors, tu ne descends toujours pas avec moi ? dit-il
Willis.
Pas question.
Montre-moi lquipement de plonge , ordonna Joe. Et
apprends-moi men servir. Noublie rien de ce que je dois
savoir.
Je vais vous montrer le minimum Le robot sarrta
brusquement car un petit engin volant tait en train de se poser
sur le toit. Willis lexamina de toute son attention. Trop petit
pour Glimmung , murmura-t-il. Ce doit tre une forme de vie
plus mdiocre.
Lappareil sarrta et son coutille souvrit aprs quelques
instants dimmobilit, TAXI proclamait un grand signe, peint
sur le fuselage. Mali Yojez en sortit bientt.
Elle prit lascenseur et rapparut pour savancer vers Joe.
Glimmung ma appele , expliqua-t-elle. Il ma prvenue de
ce que tu allais faire. Il ma demand de taccompagner. Il avait
des doutes sur ta capacit de survivre lexprience, la
rencontre solitaire du monde den dessous.
Et il pense que tu le peux ? rpondit Joe.

113

Il croit que si nous descendons ensemble et nous


soutenons lun lautre, nous nous en tirerons probablement. Jai
plus lhabitude que toi. Bien plus.
Madame , interrogea Willis. Glimmung dsire-t-il que je
vienne aussi ?
Il nen a pas parl , rpondit Mali dune voix revche.
Tant mieux , fit le robot dun air sombre. Je ne peux pas
supporter cet endroit.
Mais bientt , reprit Mali, tout sera chang. Il ny aura
plus dendroit craindre, mais un monde unifi avec des lois
stables. Notre monde.
Non licet omnibus adire Corinthum , rpondit Willis dun
scepticisme glacial.
Aide-nous nous quiper , fit Joe.
Le robot continua : Sous les flots vous trouverez un lieu
oubli dAmalita.
Qui est Amalita ? demanda Joe.
Ce fut Mali qui lui expliqua : Il sagit du dieu en lhonneur
duquel fut construite la cathdrale. Lorsquelle sera rpare,
Glimmung pourra voquer Amalita, comme au temps davant la
catastrophe. Avant lcrasement dAmalita par Boril une
dfaite temporaire mais terrible cela me rappelle un pome
terrien de Bertold Brecht qui sappelle la Noye. Laisse-moi
rflchir, si je me souviens bien Doucement, Dieu loublia ; ses
bras dabord, puis ses jambes, puis son corps, jusqu ce
quelle
Joe linterrompit : De quelle sorte de divinit sagit-il ? Il
nen avait pas encore entendu parler, mais ctait un
dveloppement logique et mme vident ; une cathdrale est un
lieu dadoration et il doit forcment exister un tre ou un objet
qui adresser ses prires. Il interrogea Mali : Connais-tu
quelque chose sur le sujet ?
Je peux vous donner des informations compltes , fit le
robot, irrit.
Mali sadressa lui : Avez-vous jamais pens que cest
peut-tre Amalita qui cherche travers Glimmung relever la

114

cathdrale ? Pour que son culte puisse reprendre sur cette


plante ?
Hummm , fit le robot qui semblait branl ; Joe pouvait
presque lentendre bourdonner et cliqueter dans leffort de la
rflexion. Bien , dit-il tout coup, vous mavez de toute
faon interrog sur les deux divinits, monsieur. Mais vous avez
encore nglig de dire
Willis , fit Joe, dis-moi tout sur Amalita et Boril. Depuis
combien de temps on les vnre et sur combien de plantes ?
Quelle est lorigine du culte ?
Jai une brochure qui couvre le sujet de manire
exhaustive. Il glissa la main dans sa poche thoracique et en
tira un stencil. Je lai rdige pendant mon temps libre et,
avec votre permission, je vais my rfrer afin de ne pas
surcharger mes circuits-mmoires. Au dbut, Amalita tait seul.
Cela se passait il y a peu prs cinquante mille annes
terrestres. Puis en un spasme qui tait une apothose, il
ressentit le dsir sexuel. Mais il ny avait rien dans lunivers
dsirer. Son amour existait sans objet, sa haine, sans ennemi.
Il devint apathique. Sa dpression ne pouvait se fixer nulle
part , ajouta Mali dun ton indiffrent. Lhistoire ne la
concernait pas.
Prenons dabord la sexualit , continua le robot. On sait
que la forme la plus intense damour sexuel est le dsir
incestueux. Linceste est le tabou le plus rpandu de lunivers et
le dsir grandit avec limportance de linterdit. Amalita cra
donc sa sur, Boril. Le second ingrdient propre exciter
lamour jusquau dlire est la passion pour un tre mauvais,
quelquun que vous ne pourriez que har si vous ne laimiez pas
autant. Alors, Amalita fit de Boril une chose abjecte qui
commena tout dtruire ds sa naissance ; rduire en
poussire ce quil avait mis des sicles riger.
Mali murmura ; Comme Heldscalla, par exemple.
Oui, madame , acquiesa le robot. Or, le troisime plus
fort stimulant de lamour est de dsirer quelquun de plus
puissant que soi. Voil pourquoi Amalita offrit sa sur le

115

pouvoir de faire scrouler un un ses difices. Il essaya


dintervenir, mais, ainsi quil lavait voulu, elle tait maintenant
trop forte pour lui. Enfin, le dernier lment : lobjet damour
force son prisonnier descendre son niveau, vivre dans un
environnement aux lois perverses. Cest pour cela que vous
devez plonger un un dans ce monde sous-marin o les rgles
dAmalita nont plus cours. Mme Glimmung sera oblig de
senfoncer dans le bourbier qua prpar Boril, l o tout nest
que simulacre, caricature de la vie.
Je croyais que Glimmung tait une divinit , fit Joe. Il a
un pouvoir tellement grand.
Les divinits ne tombent pas travers les planchers.
Cela semble raisonnable , admit Joe.
Il faut prendre en compte des critres absolus , continua
le robot. Par exemple, limmortalit. Amalita et Boril sont
immortels ; Glimmung non. Un second critre serait
Nous connaissons les deux autres critres , linterrompit
Mali. Une puissance sans limite et un savoir universel.
Alors, vous avez lu mon opuscule , affirma Willis.
Doux Jsus ! lana Mali, mprisante.
Vous venez de mentionner le Christ , continua le robot.
Cest une divinit intressante parce quelle na quun pouvoir
limit, une connaissance partielle, et quelle est morte. Elle ne
remplit aucun des critres.
Comment expliques-tu le christianisme, alors ? fit Joe.
Il est apparu parce que le Christ a utilis ses limites, et il
sest inquit pour les autres. Linquitude est la vritable
traduction du grec agape et du latin caritas. Le Christ se tient
les mains vides ; il ne peut sauver personne il ne peut mme pas
se sauver lui-mme. Et pourtant, par son attention vritable,
son intrt pour les autres, il transcende
Donnez-nous simplement votre texte , fit Mali, submerge
par le flot darguments. Nous en prendrons connaissance un
moment perdu. Mais maintenant nous allons sous leau.
Prparez le matriel comme M. Fernwright vous la ordonn.

116

Il existe sur Beta 12, une divinit assez proche , continua


le robot, imperturbable. Elle a appris mourir chaque fois
quune crature steint. Elle ne peut pas mourir leur place,
alors elle les accompagne. Mais avec chaque nouvelle crature,
elle renat, restaure. Elle a connu ainsi un cycle infini de
naissances et de morts, la diffrence du Christ qui na pri
quune seule fois. Jen parle aussi dans ma brochure. En fait,
tout est contenu l-dedans.
Alors tu es un Kalende , dit Joe.
Le robot le regarda longuement, en silence.
Et ton opuscule est le livre des Kalendes.
Pas exactement , rpondit enfin le robot.
Quest-ce que a veut dire ? demanda violemment Mali.
Cela veut dire que je me suis inspir du Livre des Kalendes
pour mes divers ouvrages.
Et pourquoi ? fit Joe.
Le robot hsita, puis rpondit : Jespre tre un jour
crivain professionnel.
Sortez le matriel , ordonna Mali qui se sentait
compltement puise.
Une pense trange erra quelques instants dans lesprit de
Joe, ne peut-tre de la discussion sur le Christ.
Linquitude , dit-il tout haut, en cho lointain des mots du
robot. Je crois savoir ce que tu veux dire. Une chose trange
mest arrive un jour sur Terre. Ce ntait pas grand-chose : jai
sorti du placard une tasse dont je ne me servais jamais. Jy ai
trouv une araigne morte de faim ; de toute vidence, elle tait
tombe au fond de la tasse et navait plus pu en sortir. Mais
voil o je voulais en venir. Elle avait tiss du mieux possible
une toile sur les parois du rcipient. Lorsque je lai dcouverte
avec son fragile difice de la dsesprance, jai pens son travail
inutile. Elle aurait pu attendre jusqu la fin des temps, nulle
mouche ne serait entre l. Elle est morte en sentinelle, dans un
effort dsespr pour saccommoder dun environnement
mortel. Je me suis toujours demand si elle savait quelle tait
perdue. Si elle filait sa toile inutile en connaissant la fin.

117

Les petites tragdies de lexistence , fit le robot. Des


milliards chaque jour, inaperus de tous sauf de lil de Dieu
qui sait tout. Cest tout au moins ce quaffirme mon opuscule.
Je comprends ce que tu veux dire quand tu parles de
linquitude. Lattention pour lautre serait encore plus
proche. Jai eu limpression que le terme sadressait moi. Il me
mettait en question. Caritas. Ou en grec Il ne se souvenait
plus du mot.
Alors, on descend ? demanda Mali.
Oui , rpondit Joe. Elle ne comprenait pas. Bizarre, quil
faille que ce soit un robot qui me comprenne. Quun assemblage
de mtal puisse tre plus sensible quun tre humain. Peut-tre
la caritas est-elle fonction de lintelligence ? Peut-tre nous
sommes-nous toujours tromps et la caritas nest pas un
sentiment, mais une forme leve de lactivit crbrale, la
capacit de percevoir des signes imperceptibles dans
lenvironnement et de sen inquiter ? Cest de la cognition,
rien de plus. Et cela contredit lopposition entre la Pense et
lmotion. Tout est cognitif.
Il sadressa au robot : Puis-je avoir ta brochure ?
Oui, bien sr. Dix cents, sil vous plat , rpondit Willis en
tendant le petit livre.
Joe russit tirer de sa poche une pice en carton et la lui
tendit. Allons-y maintenant , dit-il Mali.

118

XI

LE robot actionna un commutateur ; une porte coulissante


seffaa dans le mur et Joe dcouvrit une srie dquipements
complets de plonge : masques oxygne, palmes,
combinaisons en mousse plastique, lampes tanches, lests,
leviers, fusils sous-marins, bouteilles doxygne et dhlium
absolument tout ce quil fallait. Y compris des ustensiles quil ne
put identifier.
Vu votre exprience limite de la plonge sous-marine en
profondeur , fit le robot, je vous suggre de plonger en
chambre proleptique autonome. Mais si vous dsirez prendre
des combinaisons
Il haussa les paules : Je ne pourrai pas vous en empcher.
Cest vous qui dcidez.
Mon apprentissage est suffisant , fit Mali avec entrain.
Elle commena sortir le matriel du dpt et se retrouva
bientt avec un norme monceau entass devant elle. Sors la
mme chose que moi , conseilla-t-elle Joe. Regarde
comment je mhabille et imite-moi point par point.
Aprs stre harnachs, ils suivirent Willis jusqu la vritable
chambre de plonge.
Le robot commena dvisser la soupape qui occupait une
grande partie du plancher tout en parlant : Un de ces jours
jcrirai un texte sur la plonge en grande profondeur. La
plupart des religions supposent que le monde chthonien existe
sous terre. Mais en vrit cest dans locan quon le trouve.
Locan Il trana le lourd couvercle un peu plus loin. Cest
le vritable monde primordial do est sortie la vie, il y a des
milliards dannes. Sur votre plante, monsieur Fernwright,
bien des religions font cette erreur : par exemple, la desse
grecque Demeter et sa fille Persphone sortent de la terre.

119

Mali expliqua Joe : Attach ta ceinture, tu trouveras un


appareil de secours en cas de panne du circuit oxygne
principal. Si tu perds ton air, si le conduit se dtache ou clate,
ou si la bouteille est vide, tu nas qu brancher le dispositif
hypnotique de ta ceinture. Elle lui montra celui quelle portait
sur elle. Il abaisse rapidement le mtabolisme pour une
consommation minimum doxygne ; assez pour que tu puisses
te laisser remonter doucement la surface avant la premire
lsion cervicale ou tout autre dgt physiologique durable d
lanoxie. Quand tu remonteras, tu seras bien sr inconscient,
mais ton masque est prvu pour laisser entrer lair
automatiquement ds que sorti de leau il ragit la prsence
datmosphre. Jarriverai aussitt pour te ramener ici.
Joe se rappela un pome : Il faut que je men aille. Je vois
une tombe o les narcisses et les lys me font signe en
sagitant.
Le robot continua : Et je ferai plaisir la faune
malheureuse, enfouie sous la terre somnolente ! Un de mes
favoris. De Yeats, je crois. Monsieur, croyez-vous descendre
dans un tombeau ? Aller vers la mort ? Pensez-vous que plonger
est mourir ? Rpondez en vingt-cinq mots au moins.
Je sais ce que ma dit le Kalende , fit Joe toujours sombre.
Ce que je trouverai Heldscalla me dcidera tuer
Glimmung. Je descends donc dans la mort, mme si ce nest pas
obligatoirement la mienne. Je vais bloquer pour toujours la
remise terre de la cathdrale. Les mots sgrenaient
lourdement dans son esprit, toujours l. Toujours prts
reparatre. Ils ne sen allaient jamais bien longtemps. Peut-tre
tait-il condamn les entendre jamais. Jen porterai le
stigmate jusqu la fin, pensa-t-il.
Je vais vous offrir un porte-bonheur , fit le robot qui
recommena farfouiller dans sa poche thoracique dont il tira
un petit paquet quil tendit Joe. Cest un symbole de la
puret et du caractre sublime dAmalita. Un signe dans la
nuit.
Et il repoussera les influences malfiques ? demanda Joe.

120

Vous devez dire, Willis, est-ce quil


Willis, ce charme nous aidera-t-il, lorsque nous serons en
bas ?
Au bout dun moment le robot rpondit : Non.
Alors, pourquoi le lui avez-vous donn ? intervint Mali.
Pour Le robot hsita. a ne fait rien. Il sembla se
rtracter sur lui-mme forme de silence, inerte et lointaine.
Nous allons nous encorder , fit Mali en reliant leurs
ceintures par un cble. Cela nous donnera six bons mtres de
longe. a devrait suffire. Je ne peux pas prendre le risque de me
sparer de toi ; a pourrait tre la dernire fois que je te vois.
Sans un mot, le robot donna Joe un rcipient en plastique.
Pour quoi faire ? demanda Joe.
Vous trouverez probablement un ou deux vases sous leau
et vous aurez envie den remonter les dbris.
quatre pattes prs de louverture qui donnait sur locan,
Mali cria : Allons-y ! Elle alluma sa torche hlium, jeta un
il rapide sur Joe et disparut. Le cble qui les reliait se tendit, le
tirant vers leau, lentranant irrsistiblement. Alors, lesprit vide
de toute pense construite, il plongea lui aussi, masse passive.
Les lumires de lembarcadre svanouirent peu peu audessus de lui. Il alluma sa propre lampe-torche et se laissa
entraner toujours plus profond ; leau devint dun noir dencre
au-del du vague cadran irrel que dcoupait sa lumire. Plus
bas, la trace de Mali lui apparaissait comme la tache
phosphorescente dun poisson des profondeurs.
a va ? La voix de Mali rsonna dans son oreille. Cela
ltonna jusqu ce quil comprenne quun intercom les reliait
lun lautre.
Oui , rpondit-il simplement.
Des varits tranges de poissons glissaient prs de lui ;
indiffrents et hautains, ils le regardaient bouche be et
continuaient leur chemin, disparaissant bientt dans le nant
qui bordait sa route lumineuse.
Ce sac vent de robot , lana Mali dune voix acerbe.
Bon Dieu ! Il a bien d nous retenir vingt minutes !

121

Mais maintenant nous y sommes, pensa Joe. Au milieu des


eaux de Mare Nostrum, tomber en une spirale infinie.
Je me demande sil y a beaucoup de robots thologiens dans
lunivers, rflchit-il. Willis tait peut-tre lunique Plac l
spcialement par Glimmung pour les ralentir le plus possible.
Lunit chauffante de sa combinaison se mit en marche avec
un dclic et la prsence glaciale de locan sloigna doucement.
Il eut un remerciement silencieux pour le mcanisme.
Joe Fernwright , lappela la voix de Mali. As-tu pens
que Glimmung ma peut-tre envoy avec toi pour te tuer ?
Glimmung connat la prophtie. Ne serait-il pas raisonnable
quil le fasse ? Nas-tu pas pens cette vidence ?
En fait, lide ne lavait mme pas effleur. Et avec elle revint
la froidure ocane ; elle ltreignait, broyant ses reins, perant
son cur dchardes de glace. Il se sentait geler lintrieur ;
fig dans une immobilit effraye, comme une petite crature
sans dfense. Sa peur le privait de son humanit, car ce ntait
pas la peur dun homme, mais plutt celle dun petit animal
cras par la menace. Sa terreur le faisait rgresser des ges
oublis, effaant les acquisitions contemporaines de sa
personnalit, de son tre. Dieu, pensa-t-il, cette peur est vieille
dun million dannes !
Dun autre ct , remarqua Mali. Le texte que ta montr
le Kalende tait peut-tre un faux, prpar exprs ton
intention ; un exemplaire unique prvu pour tes seuls yeux.
Dune voix rauque, Joe rpondit : Comment as-tu appris
lexistence du nouveau texte ?
Glimmung me la dit.
Donc, cest quil a lu la mme chose que moi. Ce nest pas
un exemplaire factice destin me tromper. Sinon, tu ne serais
pas l.
Elle se mit rire. Puis ne dit rien. Ils continurent leur
descente ternelle.
Alors, cest que jai raison , fit Joe.
Rigide et jauntre, une carcasse inconnue jeta des reflets
putrfis dans le vacillement de sa lampe. sa droite, la torche

122

de Mali en claira une autre vertbre. norme comme une


arche construite pour contenir tous les vivants et qui a coul au
fond des flots. Pour toujours. Larche de lchec.
Quest-ce que cest ? demanda-t-il Mali.
Un squelette.
Un squelette de quoi ? Il se propulsa vers lui, essayant de
lclairer le plus possible. Mali limita.
Elle se trouva emporte ses cts. Il voyait son visage
travers le disque transparent de son masque ; quand elle parla,
ce fut dune voix assourdie, comme si, malgr son savoir et son
exprience, elle avait rencontr ici linattendu.
Cest un Glimmung , rpondit-elle. Le squelette dun
trs trs vieux Glimmung ; mort et oubli depuis longtemps. Les
ossements sont tout incrusts de corail ; il est l-dessous depuis
au moins un sicle. Bon Dieu !
Tu veux dire que tu ne savais pas quil tait l ?
Glimmung tait peut-tre au courant ; mais pas moi ou
Elle hsita. Je crois que cest un Glimmung Noir.
Quest-ce que cest ? demanda Joe, dont le malaise se
ramifiait dans tout le corps comme un immense rseau de
dendrites.
Cest presque impossible expliquer , rpondit Mali.
Cest comme lantimatire ; tu peux utiliser le concept mais
pas vraiment le comprendre. Il y a les Glimmungs et les
Glimmungs Noirs. chaque Glimmung rpond sa sombre
contrepartie, son double opaque. Tt ou tard, lindividu devra se
dbarrasser de son inverse, ou cest celui-ci qui le tuera.
Pourquoi ?
Parce que cest comme a. Si tu me demandais : Pourquoi
les pierres existent-elles, je ne pourrais te rpondre. Tu
comprends ? Ils ont volu en ce sens, vers cette trange parit.
Ils sexcluent mutuellement ; entits antagonistes, on pourrait
les comparer des proprits chimiques opposes et qui ne
peuvent se combiner pour former un nouveau corps. En fait, les
Glimmungs Noirs ne sont pas vraiment vivants. Mais ils ne sont
pas non plus inertes du point de vue biochimique. Ce sont des

123

sortes de cristaux dforms ; la destruction des formes est leur


principe ; la recherche du Glimmung original leur tropisme.
Certains prtendent dailleurs que le mcanisme nest pas
propre aux Glimmungs ; ils croient Elle sarrta
brusquement, observant fixement ltendue opaque devant elle.
Non , murmura-t-elle. Pas a. Pas si tt. Pas la premire
fois.
Une masse pourrissante de matires molles parseme de
morceaux de tissus flottait lentement vers eux, pousse par les
courants deaux sales. Cela ressemblait vaguement un homme
qui aurait depuis longtemps perdu lusage de ses membres et
qui se retrouverait tout recroquevill, les jambes ballantes
comme des ptes trop cuites, vides de leurs os. Joe le regardait
approcher sans pouvoir en dtacher les yeux car, dune manire
trange, la chose semblait vouloir le rejoindre de son ondulation
maladroite. Lentement, lentement, il arrivait vers lui.
Maintenant, Joe pouvait apercevoir son visage. Et le monde
scroula.
Cest ton cadavre , fit Mali. Tu dois comprendre quici le
temps ne se droule pas
Cest aveugle , murmura Joe. Ses yeux ils ont pourri
dans leurs orbites. Il ny a plus rien. Un trou. Peut-il me voir ?
Il sait que tu es l. Il veut Elle hsita.
Quoi, quoi, quest-ce quil veut ? hurla-t-il dans
linterphone et il la vit grimacer.
Il dsire te parler , rpondit-elle enfin. Puis ce fut le
silence ; elle se contentait dobserver, de voir, sans intervenir,
sans mme bouger. Elle nallait pas laider. Il se retrouvait seul
face cette chose.
Que dois-je faire ? Il voulait entendre sa voix.
Ne Il y eut un nouveau silence, puis elle reprit :
Ncoute pas ce quil va te dire.
a veut dire quil veut parler ? Joe implorait une rponse,
trop effray pour supporter le silence. Il pouvait accepter le
tmoignage de ses yeux ; retenir des fragments de sa sant
mentale devant son propre cadavre. Mais pas plus. Ctait

124

impossible, un travesti de la ralit, limitation folle dune forme


de vie aquatique, terrorise par son apparence.
Il va te dire de partir , intervint Mali. De quitter ce
monde, cet ocan. Doublier Heldscalla pour toujours, les
espoirs de Glimmung, ses projets. Vois : il essaie dj de former
des mots.
Les chairs putrfies de la mchoire frmissaient ; la sombre
caverne borde de dents casses qui avait t sa bouche
sentrouvrit pour laisser sortir un bruit infime. Un battement
vague, une communication lointaine qui se perd sur la longueur
du cble transatlantique. Quelque chose qui stend sur mille
kilomtres, lourd comme un univers. Dense, impossible
manuvrer. Et pourtant la chose essayait de le faire. Le
battement continuait. Enfin, comme le cadavre passait devant
lui en tournant lentement pris entre deux eaux, il distingua un
mot. Puis un autre.
Reste.
La mchoire vtuste restait pendante. Un petit poisson
sintroduisit dans la cavit grande ouverte, disparut lintrieur,
puis ressortit dune nage ondulante. Tu dois continuer.
Continuer. Relever Heldscalla.
tes-vous encore en vie ? demanda Joe.
Mali intervint : En bas, rien ne vit vraiment. Cest une
accumulation de rsidus Les dernires dcharges dune pile
endommage.
Nous rencontrons le futur , fit Joe.
Il ny a pas de futur, ici.
Mais je dcouvre ce qui ne mest pas encore arriv. Je suis
vivant. Et cette pourriture en mouvement, cette chose
immonde, cest mon futur cadavre. Je ne pourrais pas arriver
me parler si jtais sa place.
Cest vrai , fit Mali. Mais la distinction nest pas
vraiment totale entre vous deux. Quelque chose de sa substance
existe en toi ; quelque chose de toi persiste en lui. Tu es les deux
personnages : la chair vivante et la pourriture. Lenfant est le
pre de lhomme tu te souviens ? Et lhomme est le pre du

125

cadavre. Mais je croyais quil te conseillait de partir. Au lieu de


cela, il il te demande de rester. Il est venu jusque-l pour
te le dire. Je ne comprends pas. a ne peut pas tre ton Noir,
tout au moins dans le sens que je donnais tout lheure. Il est
moiti dcompos, mais semble bienveillant. Et les Noirs ne
sont jamais bienveillants. Puis-je lui demander quelque
chose ?
Il ne rpondit rien, ce que Mali prit pour un accord.
Comment tes-vous mort ? demanda-t-elle au cadavre.
travers les restes de chair, ils virent lclat blanc des
ossements qui remuaient dans leau pour expulser sa rponse
dforme.
Glimmung nous a fait assassiner.
Nous ? demanda-t-elle vivement. Combien dentre
nous ? Tous ?
Nous. Il tendit un bras dsagrg vers Joe. Nous
deux. Il sarrta de parler et commena sloigner lentement.
Mais cela pourrait tre pire. Je me suis construit une bote ;
elle me protge un peu. Je me mets dedans et je la referme ;
alors, les poissons les poissons vraiment voraces narrivent
pas souvent entrer.
Tu essayes de protger ta vie ? cria Joe. Mais ta vie est
finie !
Il narrivait pas comprendre cette obstination. a navait
pas de sens. Ctait hors de toute logique. Il frmit limage
dun cadavre pourrissant son cadavre essayant de continuer
cette semi-vie sous locan, prenant les plus grandes
prcautions pour se protger Amliorez les conditions de vie
des morts , jeta-t-il dune voix sauvage la cantonade, ne
sadressant pas particulirement sa compagne ou au corps qui
sloignait.
La maldiction , dit Mali.
Quoi ?
Elle ne te laissera pas en paix. Elle te confrontera sans
cesse ta forme finale sans pouvoir te faire partir. Et puis,
lorsque tu seras comme lui Elle dsigna le cadavre. Tu

126

souhaiteras dsesprment ttre enfui. Aujourdhui, ce soir,


demain matin.
Reste , fit encore la masse pourrissante.
Pourquoi , demanda Joe.
Lorsque Heldscalla sortira des flots, je pourrai mendormir.
Jattends le repos depuis si longtemps et vous tes enfin l. Jai
attendu des sicles. Et jusqu ce que vous me libriez, je reste
pris dans la totalit du temps. Il essaya de faire un geste
dimploration, mais un bout de main se dtacha pour tomber
dans leau obscure, ne laissant que deux doigts tendus vers eux.
Joe se sentit prs de dfaillir ; il aurait voulu vomir mais ne
pouvait que rester l dsirer repousser le temps en arrire,
avant le dbut de son voyage. Mais le cadavre avait dit le
contraire, que son arrive ici tait le signe de la dlivrance
prochaine. Jsus, Marie ! pensa-t-il. Je serai bientt comme
cette chose ; mon corps partira en morceaux et ira nourrir les
poissons. Je devrai me cacher dans une caisse au fond de la mer
attendre dtre dvor bout aprs bout.
Ou peut-tre nest-ce pas vrai, pensa-t-il. Ce nest peut-tre
pas mon cadavre ; combien de gens se rencontrent morts. Morts
et pourtant suppliants ? Il pensa aux Kalendes, mais cela navait
pas de sens, car dtrompant Mali il lui avait demand de
rester, lavait pouss commencer son travail.
Glimmung. Cest un phantasme projet par lui. Un appt
insens pour me gaffer. Cest vident.
Il sadressa au cadavre qui flottait non loin de l : Merci de
ton conseil. Jen tiendrai compte.
Mon corps est-il l-dedans, lui aussi ? demanda Mali
Pas de rponse. Les vestiges physiques de Joe avaient
disparu. Ai-je dit quelque chose de dplac ? se demanda Joe.
Mais, bon Dieu, comment doit-on parler son propre cadavre ?
Que voulait-il de plus ? La peur lavait quitt et il ressentait
maintenant une trange colre. Ce ntait pas juste des
pressions pareilles. On lui avait ordonn de continuer, de faire
sa part du projet. Et puis il pensa la maldiction.

127

La mort , dit-il Mali comme ils flottaient ensemble. La


mort et le pch sont associs. Si la cathdrale est maudite, nous
le sommes aussi
Je remonte. Elle donna un coup de palme et se retrouva
au-dessus de lui, frappant leau dun battement expert. Je ne
veux pas me retrouver trop prs de la zone de dragage. Elle
dsigna un point au loin.
Joe fit pivoter son corps dans cette direction.
Une immense machine quil ne put reconnatre travaillait en
silence sur le fond sablonneux. Puis il entendit lcho de son
activit comme un ronflement sourd ; extrmement grave. Le
son les avait toujours accompagns, la limite infrieure de
laudibilit, la rgion des vingt hertz qui faisait vibrer le corps
plus que le tympan. Ctait peut-tre dailleurs son tre tout
entier qui percevait la prsence.
Quest-ce que cest ? lui demanda-t-il. Il slana, fascin,
dans cette direction.
Une excavatrice Caprix , rpondit Mali. Le Caprix
Ionien, llment atomique le plus lourd actuellement utilisable.
Il a remplac les vieilles excavatrices rexrodes quon voyait
tout le temps auparavant.
Cest comme cela quon va remonter la cathdrale ?
demanda-t-il Mali qui nageait prs de lui, le suivant
contrecur.
Seulement les fondations , rpondit Mali.
On coupe le reste en morceaux ?
Oui, tout sauf la fondation qui est en une seule gigantesque
agate de Deneb 3. Si on la dcoupait, elle ne pourrait plus
supporter la superstructure. Do lintrt de la pelleteuse.
Elle le tira en arrire. Il nest pas prudent de sapprocher
tellement. Tu as dj vu des machines similaires en opration et
tu connais leur principe de fonctionnement : le pivot avance et
recule dans les quatre jantes de lexcavatrice. Maintenant, sil te
plat ! Retournons la surface. Je suis puise. Putain, Joe !
Cest dangereux dtre si prs !
Tous les blocs sont dj coups ? demanda-t-il.

128

Dieu du ciel , fit Mali dune voix fatigue. Non, pas du


tout. Seulement quelques-uns. Lexcavatrice na pas encore
commenc soulever lagate ; elle essaie seulement de se mettre
en place.
Quel sera le rythme de remonte ?
Il nest pas encore dtermin. Regarde nous en sommes
encore loin ; tu parles de relever la cathdrale alors que nous
faisons les premiers terrassements. Le dragage nest pas ton
domaine, tu ny connais rien. Lexcavatrice avance sur le plan
horizontal la vitesse de quinze centimtres par journe de
vingt-six heures ; cest infime.
Joe dit tout coup : Tu ne veux pas que je voie quelque
chose.
Paranoaque ! lui lana Mali. Dans le rayon de sa torche,
il accrocha vers la droite une masse dense et opaque qui
slevait, immense, pour former des surfaces triangulaires
parsemes de crustacs, mollusques et bernacles, profondment
incrustes de coraux, parmi lesquelles se promenaient une
multitude de poissons. Prs de la forme, une autre, identique,
sur laquelle saffairait lexcavatrice : Heldscalla.
Voil ce que je ne devais jamais voir , dit-il Mali.
Deux cathdrales.

129

XII

UNE des deux est noire , affirma Joe. La cathdrale


noire.
Pas celle quils relvent , fit Mali.
Comment le sait-il ? Il se trompe peut-tre ? Voil qui
tuerait Glimmung ; il le savait. Ce serait la fin de toute
lentreprise. Et leur mort tous. Dj sa seule dcouverte, la
chappe glace qui lavait abandonn quelques instants se
refermait dfinitivement sur son cur. Dsespr, il jetait des
coups de torche ici et l. Comme sil essayait sans succs de
trouver une issue de secours.
Maintenant, tu sais pourquoi je voulais remonter , fit
doucement Mali.
Je vais avec toi. Il ne voulait pas rester plus longtemps.
Tout comme Mali, il dsirait de tout son cur retrouver la
surface, le monde au-dessus des eaux. Un monde vierge de ces
horreurs. Un monde qui jamais ne devrait les connatre. Qui
navait pas t prvu pour les connatre. Tant mieux, mon Dieu.
Allons-y , dit-il Mali, et il se propulsa vers le haut. chaque
seconde, il tait un peu plus loin des tnbres glaces des
profondeurs et de leur contenu mortel. Donne-moi la main.
Il se retourna
Et aperut le vase qui luisait dans la lumire de la torche.
Quest-ce qui ne va pas ? fit Mali, alarme. Il stait
arrt.
Il faut que jy retourne.
Ne la laisse pas tattirer en bas ! Combats sa terrible
puissance. Sa valence tappelle. Monte ! Elle sarracha de lui et
slana coups de palmes violents vers la surface. Elle frappait
leau comme pour se dtacher dune substance gluante qui
chercherait lensevelir.

130

Remonte si tu veux , fit Joe qui continua senfoncer de


plus en plus bas, les yeux rivs la poterie. Elle ntait que peu
incruste de coraux et sa surface apparaissait donc dans toute sa
gloire. Comme si elle navait attendu que moi, pensa-t-il. Place
l pour me fasciner, me prendre au pige de lobjet que jaime le
plus.
Mali hsitait au-dessus de lui. Elle se dcida enfin
descendre jusqu le rattraper. Que , commena-t-elle ;
puis elle vit aussi le vase et poussa un petit cri.
Cest un cratre en volutes , fit Joe. Un trs grand.
Dj, il pouvait distinguer les couleurs qui slanaient vers lui,
lancrant plus fermement encore en ce lieu que tous les autres
appts. Il coula toujours plus profond.
Que peux-tu en dire ? demanda Mali. Ils lavaient
presque atteint ; les bras de Joe se tendaient dj, comme pris
dune vie autonome.
Ce nest pas de la terre cuite basse temprature , fit-il.
Il a t pass au four plus de cinq cents degrs, peut-tre
mme mille deux cent cinquante degrs. Remarque les paisses
couches vitrifies sur lmail. Il toucha le vase, essaya
doucement de le soulever. Mais le corail tint bon. Cest du
grs , dcida-t-il. Pas de la porcelaine, la matire serait
translucide. Le blanc du vernis me fait penser mais cest juste
une hypothse un compos doxyde stannique. Ce serait
alors une majolique. On appelle a habituellement la glaure
stannifre. Comme les cramiques de Delft. Il palpa la surface
du vase. Au toucher, je dirais que cest du graphite ; avec un
mail au plomb. Tu vois ? Le motif a t incis dans la couche
superficielle, laissant apparatre les teintes profondes. Comme
je tai dit, cest un cratre en volutes Mais tout prs il doit y
avoir des psyktres et des amphores. Il suffirait denlever les
dpts coraux et voir ce quil y a en dessous.
Est-ce une poterie de valeur ? demanda Mali. mes
yeux elle parat unique ; je la trouve fantastiquement belle. Mais
ton opinion dexpert

131

Elle est superbe , dit-il simplement. Lmail rouge est


probablement base de cuivre rduit, ce qui est fait directement
dans le four. Et aussi de loxyde de fer. Regarde le noir. Et bien
sr le jaune est produit partir de lantimoine. Cela donne une
teinte trs stable et lumineuse. Cest la couleur qui mattire
toujours le plus, pensa-t-il, avec les bleus. Je ne changerai
jamais.
Tout se passe comme si quelquun avait dpos le vase cet
endroit spcialement pour quil le trouve. Il frotta la surface,
cherchant apprcier toujours plus par le contact tactile. Il ne
lui manque que les bleus doxyde cyrique. Glimmung la-t-il fait
placer ici pour moi ? se demanda-t-il.
Se tournant vers Mali, il dit : Quelquun a-t-il enlev
rcemment le corail qui le recouvrait ? Cela semble trange
autrement, de le voir si peu incrust. Pendant un moment
Mali examina la surface du vase, tudiant les coraux qui le
retenaient au fond de la mer. Pendant ce temps, Joe suivait la
scne complexe et ornemente, trace par lartiste lointain, plus
contourne encore que le style istoriato dUrbino. Quest-ce que
cela reprsentait ? Il scruta le dessin plus encore, rflchissant.
Tout ntait pas visible. Et pourtant il tait habitu remplir
les segments manquants des poteries. Quest-ce que cela
raconte ? se demanda-t-il. Une histoire ; mais laquelle ? Il
plissait les yeux.
Je naime pas tout ce noir , fit Mali tout dun coup. Le
moindre soupon de noir trouv au fond de leau me retire toute
impression de scurit. Elle sloigna du vase en nageant, son
examen
maintenant
termin.
On
peut
remonter
maintenant ? demanda-t-elle. Son nervement avait encore
augment ; il enflait avec chaque battement de la montre. Je
ne vais pas rester en bas et sacrifier ma vie volontairement pour
une merde de pot.
Joe demanda : Quas-tu dcouvert ?
Quelquun a retir une partie du corail dans les six derniers
mois. Elle brisa un morceau de corail, rvlant une nouvelle

132

partie de la poterie. Je pourrai finir le travail en quelques


minutes lorsque jaurai mes instruments.
Le dessin apparaissait plus compltement aux yeux de Joe.
Le premier panneau montrait un homme assis, solitaire, dans
une pice morne et vide. Le suivant, une fuse intersystme du
trafic commercial. Le troisime reprsentait lhomme du dbut
en train de pcher ; on le voyait tirer un norme poisson noir de
leau. Ctait ce poisson en mail noir qui avait angoiss Mali. Le
panneau suivant tait recouvert dincrustations. Mais quelque
chose devait arriver aprs. Le gros poisson noir ne terminait pas
lhistoire. Il restait au moins un panneau et peut-tre deux.
Cest un mail flamb , fit Joe dun air absent. Comme je
te lai dj dit, du cuivre rduit. Mais certains endroits cela
ressemble de la feuille morte ; si je ntais pas si sr que
Pauvre con pdant , cria Mali, rageuse. Misrable crtin.
Je fous le camp. Elle donna un coup de jarret, sleva, dtacha
le cble qui les reliait, et disparut bientt, ne laissant que la
tache vague de sa torche qui samenuisait. Il se retrouva seul
avec le pot et la cathdrale noire toute proche. Silence. Le
manque absolu de mouvement. Il ny avait plus de poissons
autour de lui ; ils paraissaient viter la cathdrale noire et son
environnement. Ils ont bien raison, pensa Joe. Et Mali aussi.
Il regarda une dernire fois la structure morte, la cathdrale
solitaire qui jamais navait vcu.
Se penchant sur la poterie, il lempoigna des deux mains et
tira de toutes ses forces, la torche pendue temporairement sa
ceinture. Le pot clata en morceaux qui sloignrent aussitt
dans le courant et il se retrouva contempler les quelques
fragments encore emprisonns.
Se raidissant contre le sort, il agrippa un des vestiges du vase
et tenta de larracher. Le dpt de coraux solidifi par les ans
rsista ; Joe continua de plus belle sa traction. Alors, le corail
libra peu peu le fragment. Tout coup, le morceau resta dans
les mains de Joe, et il partit comme une flche vers la surface.
Il tenait dans sa poigne les deux panneaux manquants la
scne. Fermement maintenus, ils remontaient avec lui.

133

Puis Joe pera de la tte la surface de la mer, remonta son


masque, et examina sous la lampe torche sa dcouverte, en
sefforant de flotter.
Quest-ce que cest ? demanda Mali en nageant vers lui de
sa longue brasse.
Le reste du vase , dit-il, en colre.
La premire scne montrait le gros poisson noir en train
davaler son pcheur. La dernire reprsentait le mme poisson
qui dvorait un Glimmung ou plutt le Glimmung. Les deux
proies disparaissaient au fond de la gorge du poisson, destines
se dcomposer dans lestomac. Lhomme et le Glimmung
disparaissaient et il ne restait plus que lnorme masse noire qui
avait tout englouti.
Cette poterie , commena-t-il, puis il sinterrompit.
Quelque chose avait chapp son attention. Quelque chose qui
lattirait maintenant, impuissant et fascin.
Dans le dernier panneau on avait incis un ballon de bande
dessine au-dessus du poisson noir. Il y avait des mots
lintrieur, crits dans sa propre langue. Il lut avec difficult,
ballott par leau mouvante.
La vie sur cette plante est sous-marine, et non terrestre.
Ne vous laissez pas embobiner par le gros imposteur qui se
fait appeler Glimmung.
Les profondeurs se tiennent lcart de la terre, et en leur
sein se trouve le vritable Glimmung.
Puis, en toutes petites lettres, ces mots inscrits sur le bord du
panneau :
Ctait un message dutilit publique.
Compltement fou , lana Joe Mali qui sapprochait. Il
avait envie de laisser retomber le fragment de poterie dans les
eaux noires, de le laisser une fois de plus disparatre.

134

Masse humide accroche son torse, Mali lut par dessus son
paule le contenu de la bulle. Mon Dieu , dit-elle, et elle se
mit rire. Vous avez quelque chose comme a sur Terre. Les
galettes porte-bonheur avec une phrase sybilline crite dessus,
ou les gteaux chinois avec un message lintrieur.
Les galettes du bonheur ! ironisa Joe.
Jai lu que quelquun avait trouv sur Terre, dans un
restaurant de San Francisco, une galette qui disait, abstenezvous de forniquer. Elle partit de nouveau dun rire de gorge
agrable entendre ; elle saccrochait en mme temps son
paule en se retournant pour lui faire face. Puis tout dun coup
le calme lui revint. Elle tait soudain trs srieuse. Il va y avoir
une bataille terrible , dit-elle. Pour maintenir la cathdrale
sous les eaux.
Joe poursuivit sur le mme thme : Elle ne veut pas
remonter. La cathdrale dsire rester au fond et cette charde
en fait partie. Il laissa retomber le fragment de poterie qui
sombra aussitt dans loubli ; autour deux, il ny avait plus que
leau clapotante. Cest la cathdrale qui nous parlait , fit-il
Mali. Une pense sombre, dsagrable.
Mais ntait-ce pas la cathdrale noire ?
Non , coupa-t-il. Pas la noire. Il fallait que tous
regardent la vrit en face mme Glimmung. Je ne crois pas
quil soit au courant , fit Joe voix haute. Ce nest pas
seulement le Livre des Kalendes, leur roman qui se camoufle en
destin. Ce nest pas non plus un problme dengineering
hydraulique.
Lme , murmura Mali.
Quoi ? demanda-t-il, furieux.
Je ne voulais pas dire a , rpondit-elle aprs une pause.
Tu ferais drlement bien. Parce que cette chose nest pas
vivante. Malgr le message sur le vase, se dit-il, cest la simple
imitation de la vie. Linertie qui permet un objet de rester
immobile jusqu ce quune force assez puissante le fasse
bouger Malgr lui. Sous nos pieds se trouve une cathdrale
dune masse infinie et nous nous casserons tous les reins

135

essayer de la dplacer. Nous ne pourrons jamais rcuprer


mme pas Glimmung. Et
Elle restera au fond, pensa-t-il. Comme elle est maintenant.
Un monde sans limite, comme ils disent lglise. Mais quelle
trange cathdrale, celle qui trace des messages sur des poteries
incrustes de coraux. Il doit y avoir manire plus efficace de
communiquer avec nous qui sommes l-haut, qui vivons sur la
terre ferme. Et pourtant La faon qua Glimmung de faire
parvenir ses messages ; le papier qui flottait sur leau des
cabinets Voil au moins aussi bizarre. Une coutume
plantaire, pensa-t-il. La marque dune ethnie dveloppe au
cours des sicles.
Mali lui dit : Elle savait que tu trouverais le vase.
Comment ?
Dans le Livre des Kalendes. Enfin quelque part dans une
note de bas de page, en petits caractres.
Mais cette fois-ci, ils se sont tromps, lorsquils ont affirm
que je trouverai Heldscalla la raison de tuer Glimmung. Ctait
une supposition, de toute vidence errone. Et pourtant, il
sest bien pass quelque chose ; jai trouv la poterie.
En fait, la mare dferlante du rel memportera peut-tre un
jour prs de Glimmung pour lassassiner. Si lon attend assez
longtemps, si on a le temps dattendre, tout arrive un jour. Et
cest le principe du Livre des Kalendes.
Un principe qui fonctionne sans fonctionner.
Les probabilits pensa-t-il. Une science en elle-mme. Le
thorme de Bernoulli, celui de Bayes-Laplace, la distribution
de Poisson, la distribution, binomiale ngative Les pices, les
cartes, les anniversaires, et enfin les variables quantiques. Audessus de tout cela, plane le spectre dsol de Rudolf Carnap et
Hans Reichenbach, le Cercle philosophique de Vienne et le
dbut de la logique symbolique. Un bourbier lchelle du
monde dans lequel il nosait pntrer. En dpit du fait quil
concernait directement le Livre des Kalendes. Encore plus
bourbeux que le royaume aquatique quils venaient juste de
quitter, Mali et lui.

136

Retournons linstallation , fit Mali qui tremblait de


froid. Elle se mit aussitt nager, le laissant sur place ; il vit loin
devant les rampes de lumires que Willis avait allumes pour
guider leur retour. Elles brlaient encore ; le robot les attendait.
Amalita ne nous a pas eus, pensa Joe pendant quils
nageaient vers lappontement illumin. Il remercia Willis au
fond de lui-mme. Le voyage avait t exactement aussi
effroyable que prvu. Son propre cadavre Il le voyait encore,
intensment prsent dans son esprit, avec sa mchoire
infrieure los apparent, bougeant, couleur de la mort dans les
courants de lunivers sous-marin. Le monde dAmalita, aux lois
perverties. Rempli des dtritus pourrissants de la terre ferme.
Il atteignit lembacardre et ses trois dmes. Willis tait l,
prt grimper.
Le robot paraissait irritable, comme Mali et Joe retiraient
leur combinaison. Il nest pas trop tt, monsieur et madame ,
fit-il, tracassier, pendant quil rassemblait leur matriel. Vous
mavez dsobi en restant trop longtemps. Il se corrigea. Je
voulais dire que vous avez dsobi Glimmung.
Quelle mouche te pique ? lui demanda Joe.
Oh, cest cause de cette salet de station radio , rpondit
Willis qui tranait maintenant sans effort apparent les bouteilles
oxygne de Mali. Considrez ma situation. Il dshabilla
Mali, plia sa combinaison et se dirigea les bras chargs vers le
placard de rangement. Je vous attendais en coutant
tranquillement la radio. Ils se mettent jouer la neuvime de
Beethoven quils coupent dune publicit pour une ceinture
herniaire. Puis commence lair du Vendredi-Saint tir du
Parsifal, de Wagner, suivie dune rclame pour une pommade
miracle destine aux pieds dathlte. Puis le choral dune cantate
de Bach, Jesu Du Meine Seele. Puis lannonce dun nouveau
suppositoire rectal utiliser dans le traitement des
hmorrodes. Puis le Stabat mater, de Pergolse, entrecoup
dune rclame de dentifrice pour dentier. Suivi du Sanctus tir
du Requiem, de Verdi. Suivi lui-mme de quelques minutes sur
un laxatif miracle. Puis le Gloria de la Missa in tempore belli, de

137

Haydn. Et la publicit dun analgsique contre les rgles


douloureuses. Puis un choral de la Passion selon saint
Matthieu, cltur dune annonce sur une litire pour chat.
Puis Le robot sarrta brusquement de parler. Il pencha la
tte, comme sil coutait.
prsent Joe entendait galement. Et prs de lui, Mali stait
fige ; elle se retourna brusquement et courut vers la porte du
btiment. Dans la lumire rachitique, elle leva la tte vers le ciel.
Joe la suivit et Willis en fit de mme.
Un oiseau immense planait dans le ciel nocturne, il portait
deux cercles sur son poitrail, un de feu et un deau. lintrieur
une adolescente les observait, moiti recouverte par un chle.
Glimmung, tel quil tait apparu la premire fois Joe, mais
lev au rang doiseau gigantesque. Un aigle, pensa Joe,
incertain. Hurlant son arrive, labourant le ciel sombre de ses
ergots acrs. Joe recula dun pas pour retrouver la scurit du
porche. Loiseau approchait toujours de son vol majestueux, les
cercles tournoyant dun mouvement intense.
Cest le vieux pre Glimmung , fit Willis qui ne semblait
pas inquiet. Je lui ai demand de venir. Ou est-ce lui qui la
fait ? Jai oubli. De toute faon, nous avons discut, mais le
souvenir est lgrement vague dans mes circuits. Nous avons ce
problme, mes collgues et moi.
Mali les prvint : Il se pose.
Loiseau sarrta en plein vol, le bec agit de mouvements
spasmodiques ; les yeux jaunes hurlaient leur colre Joe
tout spcialement lui et personne dautre , puis de lnorme
jabot frmissant explosrent des mots, hurls dans la nuit. Des
mots sauvages et frntiques, un grincement horrible et
interrogatif.
Toi ! lui cria loiseau. Je ne voulais pas que tu
descendes dans locan ! Je ne voulais pas que tu dterres ce qui
restait enfoui au plus profond ! Tu es l pour soigner les
poteries ! Quest-ce que tu as vu ? Quest-ce que tu as fait ? Les
hurlements de loiseau rvlaient une impatience terrible.
Glimmung tait venu parce quil ne pouvait plus supporter

138

dattendre ; il devait savoir ce qui stait pass au fond de leau.


Jai trouv une poterie , rpondit Joe.
Elle a menti ! spoumona Glimmung. Oublie ce quelle
ta dit ! coute-moi plutt ! Comprends-tu ?
Joe continua : Le pot ma seulement affirm
Il existe des milliers de poteries recouvertes de messages
apocryphes l-dessous , linterrompit Glimmung. Chacun
raconte sa propre baliverne dans lespoir de tromper le
voyageur.
Un grand poisson noir , sobstina Joe. Il a parl dun
grand poisson noir.
Il ny a pas de poisson. Rien nest rel l-bas, sauf
Heldscalla. Je peux la remonter quand je veux ; je peux le faire
tout seul, sans laide dun seul dentre vous. Je peux remonter
chaque vase moi-mme ; je peux les librer des coraux et si lun
deux se casse, je peux le rparer ou trouver quelquun qui sait le
faire. Dois-je te renvoyer ta cellule jouer ton jeu idiot ? Te
laisser te dgrader anne aprs anne ? Tenfoncer dans la
dcrpitude jusqu ce quil ne reste plus de toi que des dbris
pourris, sans pense, ni projet ? Cest cela que tu veux ?
Non , rpondit Joe. Je ne veux pas cela.
Tu vas retourner immdiatement sur Terre , siffla
Glimmung ; le bec souvrit brusquement et se referma plusieurs
fois, frappant lair de coups sauvages.
Je suis dsol, jai , commena Joe, mais loiseau
linterrompit avec une furie implacable. Il semblait toujours
aussi agit.
Je vais te ramener dans ma cave, te remettre dans la caisse.
Tu nauras qu y attendre larrive de la police. Ce qui ne
tardera pas car je leur indiquerai ta cachette. Ils vont tattraper
et te rduire en lambeaux. Tu comprends ? Navais-tu pas
compris que si tu me dsobissais, je te jetterais dehors ? Je nai
pas besoin de toi. Pour moi, tu nexistes plus. Je suis dsol
dtre si agressif avec toi, mais lorsquon me pousse bout
jexplose. Il faudra mexcuser.

139

Joe rpondit avec difficult : Il me semble que vous vous


laissez entraner. Quai-je fait de grave ? Je suis descendu sous
leau ; jy ai trouv une poterie ; je
Tu as trouv le vase que je ne voulais pas que tu regardes.
Les yeux glacs de loiseau lcrasaient ; le transformaient en
pierre, sous le regard implacable. Ne vois-tu pas ce que tu as
fait ? Tu mas forc la main. Il faut que je ragisse tout de suite ;
je ne peux plus attendre ! Tout dun coup loiseau monta dans
le ciel, tournant sa tte vers la mer. Il slana une vitesse
prodigieuse, ses ailes massives frappaient rageusement
latmosphre. Il oscillait maintenant au-dessus de leau, laissant
exploser des gicles de cris perants. Le fantastique Cary
Karns et ses six tlphones ne peuvent plus te sauver,
maintenant ! Loiseau hurlait, immobile contre le ciel obscur,
moiti confondu au brouillard qui savanait par vagues
cotonneuses sur la surface de locan. Laudience la radio ne
sait mme pas que tu existes ! Loiseau tournoya, descendant
lentement. Quelque chose sleva hors des flots.

140

XIII

OH, mon Dieu , cria Mali qui sagrippait Joe. Cest le


Glimmung noir qui vient ses devants.
Jailli des eaux, le double de tnbres rencontra son
adversaire en plein air. Des plumes volaient dans toutes les
directions, comme les deux cratures streignaient
horriblement avec leurs serres ; puis, tout dun coup, la masse
enchevtre tomba comme une lourde pierre dans la mer. Ils
restrent quelques instants tumultueux la surface, pendant
lesquels Joe eut le temps de croire voir le vritable Glimmung
tenter de sextraire de la bataille.
Puis, il ne resta plus rien contempler ; les oiseaux disparus
au fond de la Mare Nostrum, la surface de la mer avait repris
son calme.
Il la tir sous leau , murmura Mali, traumatise.
Joe demanda au robot : Pouvons-nous faire quelque chose
pour laider ? Pour le librer ? Il se noie, ralisa Joe. Il va
mourir.
Il remontera , rpondit le robot.
Tu ne peux pas en tre sr , fit Joe ; prs de lui, Mali
reprit ses mots en cho. Est-il dj arriv quelque chose du
mme genre ? questionna-t-il. Il lui apparut soudain quau
lieu de relever Heldscalla, Glimmung stait fait abattre
pouss au plus profond des eaux pour rejoindre son antithse et
la cathdrale noire jamais. Comme mon cadavre ; une chose
sans vie, assemblages de dbris flottants qui essaient de se
rassembler dans une bote.
Je peux essayer de lancer une tte chercheuse
thermonuclaire , rpondit le robot. Mais un engin pareil le
tuerait aussi.
Non , fit Mali, catgorique.

141

Cest dj arriv une fois , reprit Willis en rflchissant.


a se situait en dure terrienne Il calcula le chiffre exact.
Vers la fin de 1936. Au moment des Jeux Olympiques dt,
Berlin.
Mali demanda : Et il est arriv remonter ?
Oui, madame , rpondit Willis. Le Glimmung noir est
retourn une fois de plus dans les profondeurs o il est rest
jusqu ce jour. En venant ici, Glimmung a pris un risque
calcul ; il savait quil risquait de rveiller le sombre adversaire.
Cest pour cela quil vous a dit : Tu mas forc la main. Et cest
ce que vous avez fait. Maintenant il est l-dessous.
En dirigeant sa lampe vers leau, Joe repra quelque chose
qui flottait. Un objet qui refltait la lumire. As tu un bateau
moteur ? demanda-t-il Willis.
Oui, monsieur. Vous dsirez aller voir ? Et sils ressortent
tout dun coup ?
Je veux voir ce quil y a, l-bas. Il en avait dj une bonne
ide.
Willis partit en grognant chercher lembarcation.
Quelques minutes plus tard, nos trois personnages
avanaient sur la surface sombre et turbulente de la Mare
Nostrum.
Le voil , fit Joe. Quelques mtres sur la droite. Il
tenait lobjet fix dans le rayon de sa torche pendant lapproche.
Il se baissa sur ltrave pour lattraper ; ses doigts sentirent une
poigne et il russit le ramener bord.
Une grosse bouteille. Dans la bouteille, un message Encore
un envoi de Glimmung , fit Joe dune voix ironique pendant
quil dvissait le bouchon et faisait glisser le papier qui tomba
en voletant au fond de la coque, o Joe le rcupra. Il le tint
dans la lumire de la torche et lut :
Surveillez cet endroit, chaque heure. Vous y trouverez des
nouvelles brves sur la situation en cours. Bien
cordialement vous, Glimmung. P.-S. Si je ne suis pas
remont au matin, prvenez tout le monde que le Projet a

142

t annul. Retournez sur vos plantes comme vous le


pourrez. Mon meilleur souvenir tous. G.
Pourquoi fait-il a ? demanda Joe au robot. Pourquoi
laisser des messages dans les bouteilles ; communiquer avec les
gens par programme radio est
Cest simplement une mthode idiosyncrasique de
communication interpersonnelle , rpondit Willis comme ils
rentraient lentement vers le centre de plonge. Depuis que je
le connais, il na pas arrt de produire des bouches
dinformations, opaques et elliptiques, par des voies indirectes.
Quel genre de communication vous ferait plaisir ? Par
satellite ?
Il ferait aussi bien , rpondit Joe qui sentait descendre sur
lui le nuage morbide et taciturne de la dpression. Il se retira en
lui-mme et attendit silencieux leur arrive tout en frissonnant
de froid.
Il va mourir , fit Mali doucement.
Glimmung ? demanda Joe.
Elle hocha la tte. Dans la lumire spectrale, le visage de Mali
avait pris lapparence dun squelette ; sur sa forme livide
ondulaient des ombres vagues, comme les mouvements de la
mare descendante.
Tai-je dj parl du Jeu ? fit brusquement Joe.
coute, je nai pas lesprit
Voil son principe. Tu prends un titre de bouquin, connu si
possible, et tu le communiques oralement un cerveau
lectronique japonais qui te le traduit dans sa langue. Puis
tu
Tu vas retrouver a ton retour ? demanda Mali.
Oui, exactement a.
Je devrais te plaindre, mais je ny arrive pas. Cest toi qui
nous as apport le malheur tu as dtruit Glimmung qui
essayait de te sortir de tes passe-temps infantiles. Il voulait te
faire retrouver le plaisir du travail bien fait au sein dun projet

143

hroque, dune entreprise groupale qui aurait runi des


centaines dentre nous, venus de tout lunivers.
Mais il a fallu que Monsieur descende , fit le robot.
Exactement , approuva Mali.
Cest le Livre des Kalendes qui ma oblig , protesta Joe.
Pas du tout , fit le robot. Vous aviez a dans votre tte
bien avant que le Kalende ne vous fasse lire le passage du
Livre.
Un homme se doit de faire prosprer son humanit , dit
Joe.
Quest-ce que a peut bien vouloir dire ? demanda Mali.
Manire de parler , rpondit lamentablement Joe. La
prsence de la montagne suffit justifier leffort de lalpiniste.
Et maintenant, pensa-t-il, jai tu Glimmung. Comme le Livre
lavait prdit. Le Kalende avait raison. Ils ont toujours raison.
Glimmung est en train de mourir pendant que je reste l assis
dans ce bateau ; je rentre la maison comme si de rien ntait.
Sans moi, sans mon acte irrflchi, Glimmung serait toujours
bien vivant. Ils ont raison. Cest de ma faute Glimmung la dit
lui-mme avant le combat contre le monstre noir.
Comment te sens-tu, Joe Fernwright ? demanda Mali.
En sachant ce que tu as fait et ta responsabilit accablante ?
Ma foi , rpondit Joe. Je suggre dattendre les
messages suivants. Mme ses oreilles, sa voix tait presque
inaudible ; un chuchotement, le dernier cho avant le silence. Ils
continurent leur route sans mot-dire, jusqu ce quils
atteignent le dock de la base et que Willis amarre la barque.
Les messages suivants , ironisa Mali comme ils
grimpaient sur le quai. Les lumires aveuglantes de
lembarcadre baignaient Mali et Willis dun clat artificiel,
sorte de simulacre en papier mch de la vie, caricature
macabre de lexistence. Comme si je les avais tus eux aussi,
pensa-t-il, et que jobservais leur cadavre. Mais un robot ne peut
avoir de cadavre. Cest la lumire, ajoute mon puisement. Il
navait jamais ressenti une fatigue pareille de sa vie ; il essayait
de respirer plus profondment, mais ses poumons lui faisaient

144

mal. Comme sil avait essay avec ses seules forces de retirer
Glimmung hors de leau pour le ramener la scurit de la terre
ferme.
Glimmung mriterait bien cela.
Pour changer de sujet, il commena raconter lhistoire de
son premier contact avec Glimmung : Cest une histoire
tonnante. Jtais tout seul dans ma cellule sans rien faire,
quand la lumire qui indique larrive du courrier sclaira. Jai
appuy sur un bouton et un colis
coute ! linterrompit Mali doucement ; elle parlait voix
basse mais tendue se rompre. Elle dsigna leau du doigt, et
Joe dirigea sa torche dans cette direction. Elle bouillonne sous
leffet du combat qui se droule l-dessous. Le Glimmung noir
avale notre Glimmung ; la cathdrale noire engloutit loriginal ;
Amalita et Boril sont oublis, Glimmung aussi. Rien ne survit ;
rien ne sortira plus de leau. Elle lui tourna le dos et continua
avancer vers la btisse.
Un moment, sil vous plat , dit le robot. Je crois que je
reois un appel officiel pour Monsieur. Le robot se tut, puis
reprit : La secrtaire personnelle de Glimmung veut vous
parler de nouveau. La porte installe sur sa poitrine souvrit
brusquement et laudio-tlphone rapparut. Prenez le
rcepteur, sil vous plat.
Joe obtempra, mais ctait comme si de lourds poids avaient
t suspendus ses bras pour les faire retomber ; il dut se battre
pour porter le combin son oreille.
Monsieur Fernwright ? demanda nouveau la voix
pose, professionnelle et fminine. Ici, Hilda Reiss. Glimmung
est-il avec vous ?
Dis-lui , ordonna Mali. Dis-lui la vrit.
Il est au fond de la Mare Nostrum.
Vraiment, monsieur Fernwright ? Je vous ai bien
compris ?
Il est descendu dans le monde sous-marin. a sest pass
brusquement, nous prenant tous par surprise.

145

Jai des difficults vous comprendre , fit Mlle Reiss.


Vous semblez dire
Il se bat de toutes ses forces , linterrompit Joe. Je suis
sr quil remontera un moment ou un autre. Il doit nous
envoyer des nouvelles chaque heure. Je ne pense pas quil
faille sinquiter outre mesure.
Monsieur Fernwright , rpondit Mlle Reiss dune voix
brusque. Glimmung nenvoie ce genre de message que
lorsquil est en dtresse.
Hummm , fit Joe.
Me comprenez-vous ? claqua comme un fouet la voix de
Mlle Reiss.
Oui. Joe ne savait que dire de plus.
Est-il descendu de sa propre volont ou quelquun la-t-il
forc ?
Un peu les deux , rpondit Joe avec prudence. Il y a eu
une confrontation Il gesticula, cherchant les mots justes qui
se refusaient sa bouche. Entre les deux. Mais Glimmung
semblait avoir la situation en main. Ou, devrais-je dire, en
pseudopode ?
Laisse-moi lui parler , fit Mali ; elle sempara du
tlphone quelle lui arracha presque des mains.
Mademoiselle Yojez lappareil. Un intervalle de silence.
Oui, mademoiselle Reiss ; je le sais. Oui, a aussi. Eh bien,
comme le dit M. Fernwright, il sera peut-tre victorieux. Nous
devons y croire, avoir la foi de la Bible. Une nouvelle priode
prolonge dcoute. Puis, elle leva les yeux vers Joe et lui dit,
couvrant de sa main le combin : Elle veut que nous essayions
de faire parvenir un message Glimmung.
Quel message ?
Mali rpta la question dans le tlphone.
Les messages ne lui seront daucune aide , expliqua Joe
Willis. Nous ne pouvons rien faire dutile. Il se sentait
totalement impuissant, plus que jamais encore dans sa vie.
Limpression dtre au seuil de la mort, qui avait occup toute
une partie de son existence dprime, se dilata, emplissant son

146

cur, son estomac, son systme nerveux, propageant son


implacable furie jusquaux frontires de son piderme. La
conscience intense de la culpabilit lenrobait comme une cape
de satin chamarre. La honte dune puret archtypale. Celle
quavait d ressentir aux premiers ges Adam, avant de lever les
yeux vers Dieu. Il se hassait, il hassait sa veulerie. Il avait trahi
son bienfaiteur la plante tout entire. Je suis un Judas3 se
dit-il. Et les Kalendes ont raison ; je suis venu ici pour salir cette
plante de ma prsence. Et Glimmung devait le savoir Et
pourtant, il na pas hsit mappeler. Parce que jen avais
besoin, pour moi. Cest le Christ, pensa-t-il. Et je lui ai rpondu,
je lai remerci en lui offrant la mort.
Mali raccrocha le tlphone. Ses traits taient tirs, ses joues
profondment creuses ; elle regarda longtemps Joe sans ciller.
Dans ses yeux brlait un feu intense. Puis, puise, elle
frissonna et courba la tte. Joe , dit-elle dune voix rauque,
Mlle Reiss nous demande dabandonner et de revenir lhtel
prendre les bagages. Puis Elle sarrta, le visage tortur.
Elle veut que nous quittions la plante pour rentrer chez
nous.
Pourquoi ? stonna Joe.
Parce quil ny a plus despoir. Et une fois que Glimmung
est Elle eut un geste convulsif. Est mort, le flau sabattra
sur tous. Il faut que nous soyons parti avant.
Joe rtorqua : Mais le message dans la bouteille nous a dit
dattendre aux nouvelles.
Il ny aura plus de message.
Et pourquoi ?
Elle ne rpondit pas. Glac de peur, Joe demanda : Sen vat-elle, elle aussi ?
Oui, mais elle nous attendra pour nous amener
lastroport. Un vaisseau doit commencer charger en ce
Lapsus amusant, Dick avait crit ici : Jonas, substituant celui qui a
vendu le Christ, le hros de la lgende qui se fit avaler par une baleine. Il
confondait ainsi le bourreau et sa victime, Glimmung et Joe Fernwright
(N.D.T.).
3

147

moment, et elle espre que tout le monde aura embarqu dans


une heure. Elle sadressa Willis : Appelez-moi un taxi.
Vous devez dire, Willis, appelez-moi un taxi, fit le robot.
Willis, appelez-moi un taxi.
Tu ten vas ? demanda Joe. Il tait surpris de la voir
tellement presse et son moral en baissait encore dautant. Il
savait que sa vie tait au crpuscule.
On nous en a donn lordre , rpondit simplement Mali.
Non, on nous a dit dattendre les messages suivants.
Pauvre idiot , fit Mali.
Jai lintention de rester ici , dit fermement Joe.
Trs bien, reste. Elle demanda Willis : Avez-vous
appel le taxi ?
Vous devez dire
Willis, avez-vous appel le taxi ?
Ils sont tous pris , fit le robot. Ils amnent les gens de
tous les coins de ce vieux monde rouill vers le spatioport.
Joe lui dit : Laisse-la prendre notre vhicule.
Vous ne dsirez donc pas partir ? demanda le robot.
Jen suis certain.
Je crois pouvoir suivre ton raisonnement , fit Mali. Cest
toi qui as dclench cette crise. Alors, tu trouves immoral de
partir et sauver ta vie.
Non , dit-il. Et cest vrai. Je suis trop fatigu. Je ne peux
pas faire face mon retour sur Terre. Je vais prendre un risque
calcul. Si Glimmung revient, nous pourrons continuer le
renflouement dHeldscalla. Sinon Il haussa les paules.
Fausse bravoure , fit Mali.
Fausse rien du tout. Juste de lpuisement. Va-ten ; pars
au spatioport. La fin peut arriver chaque instant, tu le sais
bien.
Eh bien, cest du moins ce que Mlle Reiss ma dit. Mali
semblait mal laise. Elle sattardait, visiblement incapable de
dcider quoi faire. Si je reste commena-t-elle, mais Joe
larrta.
Tu ne restes pas. Tout le monde sen va, sauf moi.

148

Puis-je mintroduire dans votre conversation ? demanda


Willis. Personne ne rpondant, il continua : Il na jamais t
dans lintention de Glimmung de pousser quiconque mourir
avec lui. Si Mlle Reiss vous a parl ainsi, cest quelle suivait ses
instructions. Il a certainement laiss derrire lui des ordres
prcis pour vous faire vacuer en cas durgence. Avant que sa
mort ne dclenche la catastrophe. Voyez-vous, Monsieur ?
Je vois.
Alors, vous partez avec Madame ?
Non.
Les Terriens sont bien connus pour leur stupidit , fit
Mali dune voix cinglante. Willis, conduis-moi directement au
spatioport ; je laisse mes affaires derrire moi. Allons-y.
Au revoir, Monsieur , dit Willis Joe.
Ronne Rance , fit Joe.
Quest-ce que a veut dire ? demanda Mali.
Rien. Une plaisanterie de carabin. Il sloigna de
quelques pas en direction du quai ; debout sur le bord, il
observa la barque amarre et la bouteille qui reposait encore.
Ronne Rance pour moi aussi, pensa-t-il. a na jamais t trs
drle, de toute faon , fit-il tout haut. Bonne chance
Glimmung, toi qui te noies l-bas, o je devrais tre. O nous
devrions tous tre nous battre comme lui contre les noires
entits qui nont jamais vcu. La mort mouvante ; la mort
vivante. La mort affame.
Il cria : Maudit, je ploie sous une reine affame !
Ils taient partis. Il restait solitaire dans le btiment glacial.
Il entendit bientt le bruit des moteurs, le murmure sourd de
lnergie dont tout lenvironnement tremblait ; ils avaient
dcoll.
De la Princess Ida , fit-il au silence. Tel quil est chant
par Cyril au cours de lacte deux, dans les jardins du chteau
Adamant. Il sarrta de parler et couta. Il nentendit plus
rien. Quelle saloperie, pensa-t-il. Une vritable saloperie de
merde. Et cest moi qui lai dclenche. Le Livre ma transform
en balle de ping-pong, en objet mis en mouvement, un des

149

atomes de la philosophie aristotlicienne. Une boule de billard


en frappe une autre, qui son tour heurte une troisime ; voil
lessence de la vie.
Mali et Willis auraient-ils reconnu lorigine de ma citation ?
Mali certainement pas mais Willis connaissait Yeats. Il ne
pouvait ignorer W.S. Gilbert Yeats. Un dialogue horriblement
saugrenu lui vint lesprit.
Q. : Aimez-vous Yeats ?
R. : Jaime bien ses Prludes.
Son esprit resta vide un moment, puis apparut cette rplique
dlirante :
Q. : Aimez-vous Faur ?
R. : Jamais essay
Angoisse et dsespoir, cerveau dchir. Je deviens fou. Mon
corps est une pourriture ; je trouve mes intrts dans les
poubelles. Douleur. Pourquoi ? Que se passe-t-il en bas ?
Il sassit sur le rebord, plongeant son regard dans leau.
Douce et ferme, la surface cachait ses profondeurs ; elle restait
muette, signe vide, mouvement indiffrent. Alors
quelques centaines de mtres, leau commena
bouillonner violemment. Un objet norme apparut dans
lobscurit, se dmena quelques instants, puis sarracha
quelque chose. Le vaste objet dploya des ailes qui bougeaient
dun mouvement erratique, incapables de le supporter. La
crature paraissait puise. Doucement, doucement, la chose
essaya de slever, mais malgr des battements dsesprs, dut
rester quelques mtres de leau.
Glimmung ? Il essayait frntiquement de mieux voir comme
la bte approchait ; elle atteint laborieusement un des dmes de
la station, mais ne se posa pas et continua au contraire vers une
destination inconnue ; il entendit encore longtemps dans la nuit
noire les chos de son vol difficile.
Au mme moment, un signal dalarme autonome, dclench
par la prsence de ltre, se mit en marche, laissant entendre
une voix de stentor dans tous les haut-parleurs de la base.

150

Attention ! Un faux Glimmung est repr dans les parages !


Dclenchez le processus durgence numro trois ! Attention ! Un
faux Glimmung Et encore, et encore.
Lobjet bless, tortur, venu des flots ntait pas Glimmung.

151

XIV

LE pire tait arriv. La dfaite de Glimmung. Il lavait


compris ds les prmisses de lalarme, dans le froissement des
ailes de loiseau. La chose avait une mission. Elle se dirigeait
vers un objectif prdtermin. O ? se demanda Joe. Guid par
un rflexe infantile de protection, il se recroquevilla sur luimme. Sans mme se poser, loiseau pesait dun poids terrible
sur la surface de la terre. Sur lui aussi. Il ne sintresse pas
moi, se rptait-il inlassablement, accroupi, les yeux ferms, le
corps en position ftale.
Il se mit crier : Glimmung !
Il ny eut pas de rponse.
La chose va vers lastroport, se dit-il. Ils ne quitteront jamais
la plante. Joe sentait la dtermination de loiseau puis.
Glimmung lavait endommag, mais pas dtruit. Alors quil se
retrouvait au plus profond de la Mare Nostrum,
probablement presque certainement mort.
Il faut que je descende, ralisa Joe. Je dois plonger a
nouveau, pour voir si je peux faire quelque chose pour lui.
Frntiquement, il commena rassembler son quipement,
trouva des bouteilles doxygne, un masque, des palmes, sa
torche, accrocha du lest sa ceinture Il travaillait dans la
fivre. Mais, pendant quil se faufilait dans la combinaison
serre, il comprit que cela navait pas dimportance. Il tait trop
tard.
Mme si je le retrouve, je ne pourrai jamais le remonter ; je
nai pas de treuil. Et qui serait capable de le soigner ? Pas moi.
Personne.
Il renona. Commena enlever le harnachement quil venait
juste de mettre. Ses doigts moiti paralyss narrivaient plus
descendre la fermeture-clair. Ce simple geste tait
pratiquement au-dessus de ses forces.
152

Un dsastre plantaire. Glimmung au fond de leau ; son


double malfique, son simulacre, matre des airs. Tout avait t
renvers, et le danger tait devenu catastrophe.
Mais au moins, pensa-t-il, il na pas essay de mattraper. Il
est pass devant moi chercher des proies plus apptissantes.
Il regarda tristement la mer, explorant de sa torche lendroit
o Glimmung et son antithse staient engloutis. Des plumes et
des morceaux de peau semblaient flotter, ples et gluants, dans
la lumire de la lampe. Une tache sombre sagrandissait
lentement comme de lessence la surface des flots. Du sang,
pensa-t-il. La chose est bien blesse. moins que ce ne soit le
sang de Glimmung.
Le corps rigide, les bras qui ne pouvaient sempcher de
trembler, il russit descendre en rampant dans le canot,
mettre le moteur en marche et se diriger vers la grande tache.
Le sang luisait tout autour du bateau lorsquil latteignit et laissa
lembarcation driver. Les dbris qui flottaient ne lui apprirent
rien de plus, mais il sobstina rester, coutant le bruit des
vagues frappant aveuglment la cte sombre, quelque part
derrire lui. Il fit lexprience de plonger sa main dans leau.
Sous la lueur de la torche, lhumeur visqueuse paraissait noire.
Mais ctait du sang. Du sang frais. En grande quantit. Perdu
par quelque chose de profondment atteint. Sans espoir de
gurison.
Celui qui a t ainsi atteint mourrait en quelques jours. Peuttre en quelques heures.
Des profondeurs ocanes jaillit une bouteille. Il la repra
immdiatement avec sa torche, remit en marche le canot et
sapprocha delle le plus rapidement possible. Il hissa bientt la
bouteille bord.
Un message. Il dut casser la bouteille car ses doigts
frntiques narrivaient plus louvrir. Enfin il lut entre ses
mains tremblantes :
Excellentes nouvelles ! Jai mis ladversaire en droute et
rcupre en ce moment aprs mes efforts.

153

Il relut les mots sans y croire. Est-ce une plaisanterie ? se


demanda-t-il. La dernire bravade dun mourant ? Et si le
message tait un faux, comme les mots sur la poterie ? Une
imitation produite par la cathdrale pas la sombre
contrepartie mais lHeldscalla que Glimmung dsirait tant
renflouer. Jai mis ladversaire en droute , rpta-t-il en
cho dans son esprit pendant quil relisait encore le message.
Quelque chose ne va pas, l. Lennemi avait sembl atteint, mais
son vol ne portait pas la marque de la mort. Ctait plutt
Glimmung, incapable de remonter la surface, qui semblait le
plus atteint en dpit des allgations du message.
Une seconde bouteille, plus petite que les deux prcdentes,
apparut sur locan. Il lattrapa, en dvissa le bouchon et prit
connaissance de la brve mise au point.
Le communiqu prcdent nest pas un faux. Je vais bien et
jespre quil en est de mme pour vous. G.
P. S. Il nest plus ncessaire quiconque de quitter la
plante. Dites-leur que tout va bien et quils doivent
regagner leurs quartiers jusqu nouvel ordre. G.
Mais cest trop tard , fit Joe voix haute. Ils sont en train
de partir. Glimmung, vous avez trop attendu. Je suis le dernier.
Moi et les robots ; tout particulirement Willis. Et nous ne
sommes pas grand-chose. Rien en comparaison de limmense
quipage htroclite que vous avez rassembl pour Heldscalla.
Votre projet a touch sa fin.
Dailleurs ce message mme pouvait tre un faux. Une
tentative de la cathdrale pour retenir tout le monde, les
empcher de fuir la plante. Mais le style avait le cachet du
vritable Glimmung. Si ctait des faux, ils se rvlaient parfaits.
Prenant la dernire feuille de papier, Joe crivit derrire une
rponse en capitales.

154

SI TOUT VA BIEN, POURQUOI NE REMONTEZ-VOUS


PAS ? SIGN, UN EMPLOY INQUIET.
Il fourra le message dans la bouteille, y accrocha un de ses
lests, revissa soigneusement le bouchon, et jeta le tout leau.
Presque immdiatement remonta la rponse. Il sen saisit et
louvrit :
Je moccupe de dtruire la cathdrale noire. Je reviendrai
aussitt aprs sur la terre ferme. Sign : un employeur
confiant.
P. S. Trouvez les autres, nous aurons besoin deux. G.
Obissant
sans
grande
conviction,
Joe
dirigea
lembarquement vers la base. Il localisa un vidophone il y en
avait plusieurs et demanda au central autonome de lui passer
la tour de contrle du seul spatioport de la plante.
Pouvez-vous mindiquer quand a dcoll le dernier
vaisseau ? demanda-t-il la tour.
Hier.
Alors, vous avez une fuse intersystme sur laire denvol
en ce moment ?
Cest exact.
Bonne nouvelle, et pourtant en un certain sens
angoissante nouvelle aussi. Joe dit : Glimmung demande de
retarder son dpart et den faire descendre les passagers.
Avez-vous qualit pour parler au nom de M. Glimmung ?
Oui , rpondit Joe.
Prouvez-le.
Si vous laissez partir le vaisseau , fit Joe, Heldscalla ne
sera jamais renfloue. Et Glimmung vous dtruira.
Comment vrifier cela ?
Laissez-moi parler Mlle Reiss , demanda Joe.
Qui est Mlle Reiss ?
Elle est bord. Cest la secrtaire personnelle de
Glimmung.

155

Je ne prends pas dordre delle non plus. Je suis


autonome.
Est-ce quun oiseau aux ailes gigantesques, entirement
noir, sapproche du terrain en ce moment ?
Non.
Eh bien, il ne va pas tarder arriver. Dans quelques
secondes peut-tre. Vous aurez la responsabilit de la mort de
tout lquipage.
Les angoisses et les paniques nvrotiques ne sauraient me
dtourner de mon devoir , fit la tour. Mais elle semblait
maintenant mal laise. Il y eut une pause ; Joe sentit quelle
poussait ses circuits leurs limites dans une tentative dtendre
son champ de perception. Je Son ton tait fbrile. Je
crois que je le vois.
Faites descendre les passagers avant quil ne soit trop
tard.
Mais ils sont plants dans leur fauteuil comme des
pichets.
Des piquets , corrigea Joe.
Le sens de ma mtaphore est clair, mme si la lettre
dfaille , rpondit la tour dun ton hautain. Elle parut pourtant
branle. Peut-tre pourrais-je vous mettre en contact avec
quelquun sur le vaisseau.
Pressez-vous !
Lcran semplit dune quantit de couleurs bizarres, puis se
condensa le visage familier, charpent et solide, de Harper
Baldwin. Oui, monsieur Fernwright ? Comme la tour, il
paraissait
terriblement
nerveux.
Nous
partons
immdiatement. Il parat quun faux Glimmung se dirige vers
nous. Si nous ne dcollons pas
Les ordres ont chang , le coupa Joe. Glimmung se
porte bien et veut vous voir tous la station de plonge le plus
vite possible.
Un visage froid et comptent apparut sur lcran. Une forme
moiti fminine seulement. Hilda Reiss lappareil. Dans
notre situation dsespre, la seule solution viable est dvacuer

156

la plante du Laboureur ; je croyais que vous le compreniez. Jai


dit Mlle Yojez
Mais Glimmung veut que vous restiez , plaida Joe. La
routine, la putain de routine. Il plaqua un message de
Glimmung contre lcran. Vous reconnaissez son criture ?
Vous devriez, vous tes sa secrtaire personnelle.
Le front pliss, elle observa la feuille. Il nest pas
ncessaire quiconque de quitter la plante lut-elle tout
haut. Dites-leur que tout va bien et de
Joe tint dpli devant lcran le message suivant.
Trouvez les autres , continua Mlle Reiss. Je vois, cest
trs clair. Elle dvisagea Joe. Trs bien, monsieur
Fernwright. Nous allons louer les services de conducteurs Werj
et des vhicules. Nous serons la base le plus rapidement
possible. Attendez-nous dans dix ou quinze minutes. Pour
diverses raisons, jespre que le faux Glimmung chapp ne
nous dtruira pas en chemin. Au revoir. Elle raccrocha.
Lcran sassombrit. Le rcepteur silencieux. Dix minutes, pensa
Joe. Avec cette chose noire au-dessus de leur tte. Ils auront de
la chance, sils trouvent un Werj pour les conduire. Mme la
tour autonome, un ensemble synthtique, avait paru inquite.
Lespoir de les voir arriver semblait faible.
Une demi-heure passa sans le moindre signe daroglisseur,
sans la plus petite manifestation du groupe. Il les a eus, se dit
Joe Fernwright. Ils sont morts. Et pendant ce temps, Glimmung
combat la cathdrale noire au fond de la Mare Nostrum. Notre
sort se joue en cet instant.
Pourquoi ne viennent-ils pas ? se demanda-t-il avec rage. Les
a-t-il intercepts ? Ne sont-ils plus que des cadavres flottant
dans leau ou vont-ils se desscher peu peu dans le dsert, leur
chair laissant progressivement place des squelettes blanchis
aux dents luisantes ? Et Glimmung ? Que lui est-il arriv ?
Mme sils arrivent, tout dpend de la victoire de Glimmung sur
la cathdrale malfique. Sil meurt, nous sommes venus pour
rien. Et nous devrons repartir, je devrai repartir, vers la Terre
surpeuple, vers largent de pochette surprise, vers la pension

157

dancien combattant, vers la cellule vide o rien narrive jamais.


Et le Jeu, la connerie de Jeu. Pour le reste de ma vie.
Je ne partirai pas, se promit-il lui-mme. Mme si
Glimmung meurt. Mais que serait ce monde sans Glimmung ?
Rgi par le Livre des Kalendes Un univers mcanique
complt chaque jour par le Livre, un lieu sans libert. Le Livre
nous apprendra chaque matin que faire, et nous obirons. Un
jour, il nous apprendra notre mort et nous nous laisserons
Mourir. Il rflchit. Le Livre sest tromp ; il a crit que je
trouverai sous la surface de locan la raison dassassiner
Glimmung. Et cela ne sest pas produit.
Mais Glimmung peut encore mourir ; la prophtie tre
vrifie. Il reste deux batailles : celle contre la cathdrale noire
et celle, terrible, qui nous verra remonter Heldscalla au-dessus
des flots. Glimmung risque de mourir dans lune comme dans
lautre. Peut-tre agonise-t-il en ce moment. Et tous mes espoirs
avec lui.
Il alluma la radio, en qute de nouvelles.
Impuissant ? lui demanda la radio. Incapable
datteindre lorgasme ? Durovax transformera la dception en
plaisir. Une autre voix, celle dun homme malheureux :
coute, Sally, je ne sais pas vraiment ce qui marrive. Tu las
remarqu ; je suis compltement flasque en ce moment. Merde !
Tout le monde la remarqu. Une voix de femme. Henri, tout
ce dont tu as besoin, cest dune simple pilule qui se nomme
Durovax et en quelques jours tu seras un vrai homme
nouveau. Durovax , fit la premire voix en cho. Aprs
tout, je ferais peut-tre bien dessayer. nouveau la voix de
lannonceur. Dans toutes les bonnes pharmacies, ou crivez
directement Sur ces mots, Joe arrta la radio. Maintenant, je
comprends ce que voulait dire Willis.
Un grand aroglisseur se posa sur le terrain datterrissage
miniature de la base. Il lentendit arriver ; sentit grandir les
vibrations dans le btiment. Ils y sont parvenus, pensa-t-il. Et il
courut au-dehors pour les accueillir. Ses jambes ne le

158

soutenaient plus ; elles paraissaient stre transformes en


thermoplastique surchauff.
Harper Baldwin, grand et svre, mergea le premier. Vous
voil, monsieur Fernwright. Il serra cordialement la main
Joe, son calme de toute vidence revenu. Quelle bataille !
Quest-il arriv ? questionna Joe pendant que la femme
au long visage pointu descendait de lappareil. Putain de Dieu,
pensa-t-il. Ne restez pas l comme des piquets, dites-moi.
Comment vous tes-vous chapps ? demanda-t-il
lhomme au visage rougeaud qui venait dapparatre, puis la
grosse dondon, puis au petit personnage timide.
Du calme, Joe. Ne sois pas si agit , lana Mali en sortant
son tour suivie petit petit de toutes les formes de vie non
humanodes qui envahirent bientt le petit terrain. Le
gastropode aux extrmits multiples, limmense libellule, le
cube de glace poilu, la gele rouge et son cadre de mtal, le lent
cphalopode, le gentil bivalve Nurb Kohl Dq, le quasiarachnide la coque chitineuse tincelante dans les projecteurs,
ses longues pattes tambourinant sur le sol Enfin le gros Werj
la queue noueuse. La foule htroclite sautillait, gigotait,
marchait, se tranait difficilement vers la protection des trois
dmes bien calfeutrs de la base de plonge, fuyant la nuit
glaciale. Seule Mali resta prs de Joe et aussi le conducteur
Werj qui se promenait non loin de l en fumant une cigarette
faite dune trange herbe autochtone. Il avait lair content de lui.
Ctait tellement dur ? demanda Joe Mali.
Encore livide et tendue, mais commenant comme Harper
Baldwin se laisser aller, Mali rpondit :
Ctait horrible, Joe.
Et personne ne dsire en parler , comprit Joe.
Je vais te raconter. Mais donne-moi un moment. Elle
dsigna de la main le Werj en rptant : Donne-moi un
moment. Tout son corps tremblait. Elle sortit une cigarette, la
fuma petits coups rapides, puis la passa Joe. Quand Ralf et
moi vivions ici, nous nous calmions comme cela. Cest trs
efficace. Joe secoua la tte ngativement et Mali commena :

159

Voyons. Elle semblait ruminer des penses dplaisantes.


Aprs ton appel, nous sommes sortis de la fuse. Nous
navions pas plus tt termin que le Glimmung noir est arriv et
a commenc dcrire des cercles autour de lappareil. Nous
avons hl ce Werj et
Jai dcoll , complta le Werj dune voix fire.
Oui, il a dcoll , continua Mali. Nous lui avons expliqu
la situation. Sans rien laisser de ct, au cas o il ne veuille pas
nous prendre. Et il est parti en rase-mottes ; il ne devait pas
voler plus de trois mtres des immeubles, puis plus tard de la
campagne. Plus important encore, ctait un chemin quil
connaissait bien. Elle sadressa au Werj. Jai oubli pourquoi
vous avez adopt cette trange anabase. Expliquez-moi
encore.
Le Werj retira la cigarette de ses lvres grises et rpondit :
cause des fraudeurs sur limpt.
Cest vrai , reprit Mali. La plante du Laboureur a un
systme fiscal trs lourd qui reprend en moyenne soixante-dix
pour cent du revenu brut Cela varie bien sr suivant la
tranche o lon se trouve. Alors, tu vois, les Werjs ont lhabitude
de faire le chemin inverse ; cest--dire quils partent dune zone
rsidentielle carte et filent en zigzagant vers lastroport,
vitant ainsi la police du coin et les agents du fisc. Leurs
passagers sont dposs au pied dune fuse avant dtre pris.
Une fois bord, le contrevenant est en scurit parce que
lespace du vaisseau est reconnu extraterritorial, comme une
ambassade.
Je ne me suis jamais fait prendre , intervint le Werj dune
voix mielleuse. Mme quips de radar, les appareils de la
police narrivent pas me reprer pendant que je fonce vers
lastroport. En dix ans, je nai t arrt quune fois et ce
moment-l, jtais vide. Il eut un sourire narquois et tira sur
sa cigarette.
Joe intervint : Vous voulez dire que le Glimmung noir vous
a poursuivis ?

160

Non , rpondit Mali. Il sest cras sur le vaisseau


spatial, quelques minutes aprs notre dpart. La radio a
annonc quil ne restait rien de lappareil et que notre ennemi
tait bless.
Quel tait lintrt de tout ce trafic, si vous ntiez pas
poursuivis ? stonna Joe.
Cela semblait une bonne ide sur le moment , rpondit
Mali. Hilda Reiss nous a dit que Glimmung attaque la
cathdrale noire en ce moment. As-tu reu quelque chose
depuis le message montr Mlle Reiss ?
Non , fit Joe. Je ne men suis pas occup ; je vous
attendais tous.
Si nous avions attendu une minute de plus pour descendre
du navire, un moment supplmentaire dans nos fauteuils
attendre le dpart, nous serions morts. Le destin est pass trop
prs, Joe ; je ne pourrais pas supporter de revivre a. Il tait
tellement gros quil a d croire lastronef vivant. Nous tions
trop petits ; il na mme pas d voir laroglisseur.
Il se passe de drles de choses sur cette plante , fit le
Werj. Il se curait maintenant les dents dun ongle dmesur.
Tout dun coup, il tendit la main.
Que dsirez-vous ? demanda Joe. Une poigne de
main ?
Non , rpondit le Werj. Je veux 0,85 crumble. Ils mont
dit que vous rgleriez la note de la course et le supplment
itinraire de fuite ultra-rapide.
Prsentez la note Glimmung , rpondit Joe.
Vous navez pas cet argent ?
Non.
Et vous ? demanda le Werj Mali.
Personne ici na t pay. Nous vous rglerons quand nous
aurons touch notre salaire.
Je pourrais appeler la police , menaa le Werj, mais il ne
semblait pas en colre. Fondamentalement, pensa Joe, cest une
crature humble. Il nous permettra dattendre.

161

Mali lui prit le bras et lemmena lintrieur ; le Werj resta


dehors grommeler dans le vide, mais ne tenta pas de les
arrter. Je pense , dit Mali, que nous avons gagn une
grande bataille sur le Glimmung noir. Nous avons russi fuir
et lui sest bless. Si je ne me trompe pas, il est toujours
lastroport et les autorits ne savent quen faire. Ils vont
attendre jusqu ce que Glimmung prenne la situation en main.
Cest toujours la mme chose depuis des dcennies ; en fait,
depuis larrive de Glimmung. Ralf vituprait tout le temps sur
le sujet ; il tudiait la manire qua notre employeur de diriger la
plante ; il disait
Et si Glimmung meurt ? demanda Joe.
Eh bien, nous ne pourrons pas payer le Werj.
Je ne pensais pas a , rpondit Joe qui navait pas peru
lironie. Je me demandais si la mort de Glimmung obligerait
les gens remettre sur pied son double malfique pour lui
donner le pouvoir. Si on le considrerait comme le meilleur
substitut possible ?
Dieu seul le sait , rpondit Mali. Elle se joignit au groupe ;
au milieu des tres de toutes les formes, les bras croiss, elle
couta la conversation quentretenait Harper Baldwin avec le
bivalve.
Faust ne peut que mourir , disait Baldwin.
Nurb Kohl Dq rpondit : Seulement dans la pice de
Marlowe et les lgendes dont il sest inspir.
Tout le monde sait que Faust meurt. Harper Baldwin prit
tmoin la foule colore rassemble autour deux. Nest-ce
pas ?
Joe intervint : Rien nest crit lavance.
Si ! lana Harper Baldwin, avec emphase. Et trs
exactement dans le Livre des Kalendes. coutez ! Nous ne
lavons pas cru ; nous aurions d partir quand nous le pouvions
encore, quand le vaisseau tait prt allumer ses fuses.
Et nous serions morts , ironisa lespce daraigne, une
fort de bras sagitant dans tous les sens. Le Glimmung obscur
nous aurait tous crass sous le vaisseau.

162

Il a raison , fit Mali.


Il en est ainsi , dit Nurb Kohl Dq de sa voix douce.
Nous ne sommes ici que parce que M. Fernwright a russi
joindre Mlle Hilda Reiss et la prvenir. Nous avons pu ainsi
vacuer le bord au dernier moment et
Connerie , jeta Harper Baldwin, furieux.
Joe prit sa torche et se dirigea vers le quai. Il alluma la
batterie hlium et explora la surface de leau noire,
cherchant quelque chose. Nimporte quoi. Le moindre signe
sur ltat de Glimmung. Il examina sa montre. Prs dune heure
stait coule depuis le dbut de la bataille mortelle et la
disparition de Glimmung au fond de la Mare Nostrum. Est-il
encore vivant ? Son corps remonterait-il la surface, ou
resterait-il comme le mien dans le royaume de la dgradation,
ordure pourrissante, tas dimmondices cach dans une caisse,
masse non vivante et pourtant pas compltement inerte. Une
sorte dtat semi-sensible qui pourrait durer des sicles. Et la
cathdrale des tnbres serait libre de remonter la surface,
denvahir le monde des vivants. Lorsque Glimmung sera mort,
rien ne larrtera plus.
Il surveilla dsesprment la mer, cherchant le signe dun
nouveau message, le reflet dune bouteille emporte par le
courant. Il explora ainsi de sa lampe une zone norme.
Pas de bouteille. Rien.
Mali vint le rejoindre : Quelque chose ?
Non , fit-il schement.
Sais-tu ce que je pense ? reprit Mali. Je crois, et jai
toujours cru, quil tait vou lchec. Le Livre a raison et
Harper Baldwin aussi. Faust tombe toujours et Glimmung est
lincarnation de Faust. Leffort constant, la volont toujours
tendue, lintensit du dsir Tout est l ; la lgende est
accomplie ; elle touche son terme au moment mme o nous
parlons.
Peut-tre , rpondit Joe qui continuait battre leau de
ses fouets de lumire.

163

Mali se serra dans ses bras. Il ny a plus de danger


maintenant. Nous pourrions partir. Le monstre noir ne nous
poursuit plus.
Je reste ici. Joe sloigna delle en continuant explorer
leau. Son esprit tait vide ; une surface opaque sans contenu. Il
tait une oreille lcoute, un il aux aguets et cest tout. Il
attendait. Un signal, un indice. Nimporte quel signe des
vnements des profondeurs.
Tout dun coup la surface de leau fut parcourue dun
immense frmissement. Joe dirigea le faisceau de sa lampe de
ce ct, tenta de reprer quelque chose.
Une masse norme essayait dmerger. Quest-ce que cest ?
Heldscalla ? Glimmung ? Ou la cathdrale noire ? Il attendit
en tremblant. Lnorme objet faisait bouillonner leau qui
svaporait dans des sifflements stridents ; des nuages
tourbillonnants de vapeurs montaient dans la pnombre, la nuit
clatait dans un grondement formidable, une activit furieuse et
forcene. La prsence proche dun titan.
Mali murmura : Glimmung est l. Et il est gravement
touch.

164

XV

LE cercle de feu stait teint. Celui deau tournait encore


faiblement dans une plainte grinante Une machine est en
train de mourir, pensa Joe, pas un tre vivant.
Le reste du groupe commenait arriver sur le quai. Il a
chou , fit la gele rouge. Regardez, il est en train de
mourir.
Oui , fit Joe tout haut. Il sursauta au son de sa propre
voix, dur et dplaisant au milieu des gmissements de
Glimmung. Il entendit lcho de ses mots se rpter dans la
foule ; ctait comme sil avait prononc une excommunication,
comme si la dcision de vie ou de mort lui revenait.
Mais nous ne pourrons en tre srs quen allant le
rejoindre. Il posa sa torche et descendit lchelle de bois vers
lembarcation. Jy vais , fit-il en reprenant sa lampe, puis,
tremblant de froid dans le vent nocturne, il lana le moteur.
Ny va pas ! cria Mali.
Dune voix rauque, Joe rpondit : Je te verrai dans un
moment. Il guida le bateau au milieu des vagues gigantesques
produites par les terribles soubresauts de Glimmung.
Une norme blessure, pensa-t-il pendant que lembarcation
tait ballote en tous sens. Une blessure dune gravit
impossible imaginer. Salet de vie ! Pourquoi cela doit-il finir
comme a ? Pourquoi est-ce toujours, pareil ? Il se sentait
engourdi, comme si la prsence de la mort lavait envahi, lui
aussi. Comme si lui et Glimmung
La forme titanesque roulait dans le courant, perdant des
rivires de sang : comme le Christ sur la croix, il saignait
ternellement dune blessure inextinguible. a ne va plus jamais
sarrter, pensa Joe ; je resterai l dans le bateau essayer
dapprocher, et lui continuera mourir sans fin. Mon Dieu, cest

165

horrible, vraiment horrible. Pourtant, il fallait continuer, plus


prs, toujours plus prs.
Des profondeurs, de son corps, Glimmung parla : Jai
besoin de vous de vous tous.
Que pouvons-nous faire ? Joe se trouvait maintenant la
priphrie de la masse convulse. Quelques centimtres encore
et la proue le toucherait. Leau et le sang remplissaient la coque
qui commenait senfoncer. Cramponn aux bords, Joe essaya
de redresser le centre de gravit, mais le liquide sanguinolent
continuait submerger lembarcation. Je vais couler dans les
prochaines secondes, pensa-t-il.
regret, il commena sloigner de Glimmung. Le danger
tait cart, mais il ntait pas soulag pour cela. Sa peur et son
agonie restaient inchanges ; il continuait sidentifier
compltement avec son employeur mourant.
Glimmung bredouilla : Je Je Il stait mis baver un
liquide rose et tressautait, incapable de contrler les
mouvements de son corps endommag.
Quoi que ce soit, nous le ferons , jura Joe.
Dsespr, il fit faire demi-tour au bateau et commena
rentrer vers le quai, toute la misre du monde affale sur ses
paules. On ne pouvait plus rien faire.
Plusieurs personnes laidrent amarrer. Merci , leur
lana-t-il avant de grimper maladroitement lchelle de bois. Il
est mort. Ou ne vaut gure mieux. Virtuellement dcd. Il
laissa Mlle Reiss et Mali lentourer dune couverture, protection
tide que son corps recouvert deau et de sang accepta avec
gratitude. Non, ralisa-t-il, je suis tremp jusquaux os. Il ne
sen tait mme pas rendu compte, tellement ce quil voyait
accaparait son attention au dtriment des autres sens. Son
regard se reporta maintenant de Glimmung lui-mme, et il se
vit tremp, glac, puis, malheureux.
Prends une cigarette du pays , fit Mali ; elle la lui plaa
entre les lvres tremblantes. Rentre lintrieur ; ne regarde
plus. Tu ne peux rien faire. Tu as essay.
Joe rpondit, mu : Il a demand notre aide.

166

Je sais. Nous avons entendu. Les autres approuvrent en


silence, le visage creus de douleur.
Je ne comprends pas ce quil veut de nous , reprit Joe.
Quelle aide nous pouvons lui porter. Il essayait de le dire. Sil
avait russi, peut-tre aurions-nous pu faire quelque chose. Le
sauver. Ses derniers mots ont t pour me remercier. Il laissa
Mali le conduire sous le dme, dans la bonne chaleur irradie de
la base de plonge.
Nous quitterons cette plante ds ce soir , fit Mali comme
ils se tenaient debout cte cte.
Daccord , rpondit-il. Il hocha la tte.
Viens avec moi sur ma plante. Ne retourne pas sur Terre ;
tu serais trop malheureux l-bas.
Oui , approuva-t-il mollement. Et ctait vrai. Sans le
moindre doute possible, la plus petite parcelle de doute. W.S.
Gilbert laurait probablement exprim comme cela, O est
Willis ? demanda-t-il en cherchant des yeux autour de lui. Je
voudrais changer des quotations avec lui.
Des citations , corrigea Mali.
Il approuva de la tte. Oui, cest ce que je voulais dire.
Tu es compltement puis.
Au diable la fatigue. Je nai pas le droit de me sentir mal ;
tout ce que jai fait, cest daller bavarder avec Glimmung en
canot !
Cest la responsabilit , rpondit Mali.
Quelle responsabilit ? Je nai mme pas compris ce quil a
dit.
Et la promesse que tu lui as faite en notre nom ?
De toute manire, jai chou.
Il a chou. Ce nest pas ta faute. Tu coutais et nous
aussi. Il na pas russi le dire.
Flotte-t-il encore la surface ? demanda Joe ; il se
retourna vers leau noire qui lchait le quai, essayant de voir.
Il surnage et les courants le poussent vers nous.
Joe crasa sa cigarette avec le pied, et partit vers
lembarcadre.

167

Reste ici , lui dit Mali en essayant de le retenir.


Lendroit est calfeutr contre le froid. Tu es encore mouill ; tu
en mourrais.
Sais-tu comment est mort W.S. Gilbert ? lui demanda
Joe. William Schwenk Gilbert ? Il a eu une crise cardiaque en
essayant de sauver une fille qui se noyait. Il la repoussa et
franchit la barrire thermale, retournant une fois de plus vers le
quai. Je nen crverai pas , ajouta-t-il comme Mali le suivait.
Et en un sens, cest bien dommage. Ce serait peut-tre plus
utile de mourir avec Glimmung. Comme cela, nous lui
montrerions au moins ce que nous ressentons. Mais qui sen
soucierait ? Qui resterait-il pour remarquer notre disparition ?
Les Rpandeurs et les Werjs, pensa-t-il. Et les robots. Il
continua avancer, se frayant un passage dans le groupe
rassembl, jusqu ce quil atteigne lextrmit du quai.
Quatre rayons de lumire illuminaient la carcasse agonisante
qui avait t un jour Glimmung ; sous leurs feux, Joe resta l
observer en silence, comme tout le monde. Il ne lui venait aucun
commentaire et aucun ntait dailleurs ncessaire. Regarde-la,
se dit-il. Cest toi qui as fait a. Le Livre des Kalendes avait aprs
tout raison ; en descendant sous leau, je lai fait mourir.
Cest votre faute , lui jeta Harper Baldwin.
Exact , rpondit Joe, stoque.
Quelles taient vos raisons ? susurra le gastropode la
fort de pattes.
Aucune, sauf si vous comptez la stupidit.
Moi je la compte , cracha Harper Baldwin.
Daccord , fit Joe. a ne me drange pas. Il observait,
il observait, il se crevait les yeux observer ; Glimmung
approchait peu peu, de plus en plus prs. Et alors, comme son
corps allait toucher le quai, il se redressa, les surplombant de sa
masse.
Attention ! hurla Mali de quelque part derrire Joe ; le
groupe clata en ses units qui sefforaient de regagner en
courant la scurit du dme hermtique.

168

Trop tard ! Limmense forme descendait dj sur


lembarcadre dont le bois vola en mille morceaux et qui
commena couler. Les yeux exorbits, Joe vit arriver une
muraille de chair, puis, presque aussitt, la perspective fut
renverse et il se retrouva lintrieur du corps en train
dobserver la base.
Glimmung les avait absorbs tous. Personne navait pu
schapper, pas mme Willis le robot, pourtant le plus loign.
Englus, englobs, avals. Inclus dans la matire mme de
Glimmung.
Il entendit celui-ci parler non pas ses oreilles, mais son
cerveau. Sous la Voix, il percevait les autres bavarder, comme le
crpitement incessant des parasites derrire lmission de radio
lointaine : Aidez-moi ! O suis-je ? Sortez-moi dici ! Leurs
voix piaillaient les unes sur les autres, comme une arme de
fourmis affoles. Et la voix de Glimmung tonnait sur le paysage
auditif, intense mais pas vraiment crasante pour les petits
insectes angoisss. Je vous ai demand de venir aujourdhui ,
commena Glimmung. Car jai besoin de votre aide. Et vous
tes les seuls pouvoir me la donner.
Nous faisons partie de lui, ralisa Joe. tre une portion dun
corps plus vaste ! Il essayait de voir quelque chose, mais ses
yeux nenregistraient quune image glatineuse agite de
soubresauts, un film qui oblitrerait la ralit alentour au lieu
de la rvler. Je ne suis pas sur les bords, pensa-t-il ; je suis vers
le centre. Cest pourquoi je ne vois rien. Ceux qui se trouvent
plus lextrieur arrivent voir, mais
Sil vous plat, coutez-moi , linterrompit Glimmung en
fragmentant les rflexions de Joe. Concentrez-vous. Si vous ne
le faites pas, vous serez absorbs, et votre disparition ne me
servira ni moi ni personne dautre. Jai besoin que vous
viviez en tant quentits spares, combines dans ma prsence
somatique.
Sortirons-nous un jour ? bafouilla Harper Baldwin.
Allons-nous rester l-dedans jamais ?

169

Je veux sortir ! hurla Mlle Reiss, terrorise. Lchezmoi !


Sil vous plat , implorait la grande libellule. Je veux
voler et chanter ; je suis colle ici, pousse, compresse et je ne
peux plus tre seule. Rends-moi mes ailes, Glimmung !
Librez-nous , pleurait Nurb Kohl Dq. Ce nest pas
juste !
Vous nous dtruisez !
Vous nous sacrifiez vos projets !
Comment pouvons-nous vous aider, si vous nous
supprimez ?
Glimmung rpondit : Vous ntes pas dtruits, vous tes
englobs.
Cest la mme chose , remarqua Joe.
Non, pas du tout . Glimmung commena sloigner des
restes du quai, les morceaux de bois parpills quil navait pas
absorbs, et regagna la haute mer. Descendre, pensait
Glimmung et cet ordre imprgnait le cerveau de Joe. Comme
celui de tous les autres. Descendre au plus profond. Le moment
est venu de relever Heldscalla.
Maintenant. Que ce qui a t englouti il y a des sicles
retrouve enfin la surface ! Amalita et Boril, rflchissait
Glimmung. Vous serez libres, libres de fouler la terre. Comme
aux premiers temps, mondes sans fin.
Profondeur. Leau devenait trouble. Des formes toujours
renouveles passaient comme des flches ou rampaient
doucement prs deux. Il y en avait une multitude. Toutes
dissemblables. Les flocons de neige de la mer, pensa-t-il. Un
hiver de vie vgtative qui saccroche et se recroqueville. Partez.
Devant lui se dressait Heldscalla. Ses ples tourelles, ses
arches gothiques, ses piliers lancs, ses vitraux carlates
cercls dor pur il les vit de douze points de vue, travers le
regard de douze races. Elle semblait intacte si lon exceptait les
premiers tracs des ingnieurs, tmoins dun autre temps o il
avait prvu un renflouement externe. Mais maintenant, pensa-til, je vais te pntrer ; faire corps avec toi ; puis te remonterai.

170

Nous nous lverons ensemble pour mourir sur la plage. Toi, tu


seras sauve.
Il aperut les ruines dchiquetes de la cathdrale noire.
Rduite en miettes, pensa-t-il. L o je tai laisse, tas de dbris
inutiles qui pourrissent dans leur coin et ne peuvent plus
mempcher de raliser mon destin, aussi faible que je sois. Il
envoya un remerciement silencieux ; grce vous tous, je peux
nouveau fonctionner. Mentendez-vous ? Il parlait trs
distinctement. Rpondez si vous le pouvez.
Oui, nous vous coutons.
Oui.
Oui. Les rponses saccumulrent ; il les compta il nen
manquait pas une. Ils taient tous vivants, fonctionnant comme
formes subalternes de sa personnalit. Cest bien. Le
triomphe clatait en lui comme une jouissance, pendant quil
plongeait directement sur Heldscalla.
Survivrons-nous cette preuve ? demanda Joe
Fernwright plein de terreur.
Vous serez sain et sauf, pensa Glimmung. Mais pas moi. Il
tira son primtre pour que le bord antrieur occupe le plus
vaste espace possible. Maintenant tu es moi, et je suis toi,
Heldscalla. En dpit du Livre, lHeure est arrive.
Il contenait la cathdrale engloutie dans sa chair.
Maintenant, pensa-t-il. Il couta ; tout mouvement avait
cess. M. Baldwin ? Et Mlle Yojez, M. Dq, Mlle Fleg,
Mlle Reiss Pouvez-vous mentendre ?
Oui. Des rponses rticentes mais relles ; il sentait leur
prsence, leur agitation comme ils rsistaient sa traction.
Regroupez-vous, leur dit-il. Nous devons nous lever pour
survivre, et pour remonter il faut agir. Il ny a pas dalternative.
Il ny en a jamais eu.
Comment faire ? demandrent les voix.
Combinez-vous moi, les pressa Glimmung. Additionnez vos
talents, vos capacits, vos forces Faites-en don mon esprit.
M. Baldwin, vous qui pouvez mouvoir la matire distance.
Aidez-moi ! Aidez-moi, Mlle Yojez ; vous matrisez lart de

171

dgager les reliques de leur gangue de corail. Faites-le ;


dlivrez-les. M. Fernwright, il faut que vous mainteniez les
cramiques de la cathdrale en tat Elles sont largile et vous
tes le potier. M. Dq ; vous tes un ingnieur spcialiste des
travaux sous-marins. Non, rpondit Dq ; je suis archologue.
Je moccupe des objets retrouvs. Je les identifie ; je les classe ;
jen dresse un catalogue, jestime leur valeur culturelle. Oui,
pensa Glimmung ; M. Lunc est lingnieur hydraulicien ; je
lavais oubli ; vos noms sont trs semblables. Nous allons
maintenant faire notre premier essai ! prvint Glimmung en
sadressant aux parties de lui-mme qui possdaient une
identit spare. Nous retomberons probablement au fond de
locan. Mais nous essaierons nouveau. Tant quil nous reste
de la vie ? demanda Mali Yojez. Oui, pensa-t-il tant que nous
sommes encore en vie. Jusqu ce que le dernier dentre vous
soit mort. Ce nest pas juste, pensa Harper Baldwin. Glimmung
rpondit silencieusement : Vous mavez offert tout ce que vous
avez ; vous dsiriez maider lorsque jtais prs de mourir. Vous
tes exaucs, maintenant ; soyez heureux ; rjouissez-vous. Il
agrippa limmense plaque plancher de la cathdrale avec une
multitude dextensions somatiques. Lorsque mon double obscur
et la cathdrale noire habitaient ici, pensa-t-il, je nai jamais os
tenter de soulever Heldscalla par mes seules forces. Cest
possible aujourdhui.
La tentative choua. La cathdrale resta enracine dans le
corail. Bien maintenue par sa masse, son poids et les liens qui
lunissaient aux fonds marins. Glimmung poussa un rle, puis
par leffort. Son tre ntait que douleur ; les voix internes
hurlaient leur panique et leur dsespoir. Et leur souffrance.
Elle ne souhaite pas remonter, pensa Joe.
Croyez-vous ? demanda Glimmung. Comment le savezvous ?
Je lai dcouvert lorsque je suis descendu la dernire fois. Je
lai lu inscrit sur une poterie, vous rappelez-vous ?
Oui, pensa Glimmung, je me souviens. Dans son puisement,
il laissa grandir la terreur, lirrsistible passivit qui prenait

172

chaque invit de ces grands fonds. Mme lui. Une fois de plus,
pensa-t-il. Puis : Faust choue toujours. Mais je ne suis pas
Faust. Si ! le contredirent une foule de voix, brouhaha dsespr
de la dfaite et du refus.
Remontons vers la surface, fit Glimmung. Cest parti. Il sentit
les fondations de la cathdrale rsister. Peut-tre as-tu raison,
pensa-t-il. Jen suis sr, rugit la voix. Ce jour est dj advenu ; il
se renouvellera demain ; il se rptera toujours. Mais je peux
relever Heldscalla, se lana Glimmung lui-mme et sa
multitude. Nous pouvons, ensemble.
Il diffusa la force de ses avatars dans ce qui lui tenait lieu de
bras et souleva ; il comprima le corps de la cathdrale contre lui
et le fora se relever contre son gr. La sentant tenir bon, il
frmit damertume et de consternation. Je ne savais pas cela,
pensa-t-il. Et ce savoir dcide peut-tre de ma mort ; le Livre
avait peut-tre prvu cela. Il vaudrait alors mieux que je la laisse
la place o elle prfre rester.
Elle ne se soulvera pas.
Il essaya encore. Non ; cest impossible. Cest ainsi jamais
et pour quiconque. Quelle que soit lnergie dpense.
Elle remontera, fit Joe Fernwright, lorsque vous serez guri,
lorsque les blessures portes par la cathdrale noire seront
effaces.
Quoi ? fit-il lcoute. Dautres voix vinrent se joindre
celle de Joe. Quand vous serez plus fort. Attendez jusque-l.
Je dois refaire mes forces, pensa-t-il. Quelque temps
passera ; des instants vritables sur lesquels je nai aucun
contrle. Comment font-ils pour le savoir, alors que je lignore ?
Il couta, mais les voix taient retournes au silence avec la fin
de la tentative. Quil en soit ainsi, dcida-t-il. Je remonterai seul
la surface, et un jour proche, jessaierai encore.
Ce jour-l, je viendrai absorber votre groupe tout entier.
Vous retrouverez les places que vous occupez aujourdhui. Vous
serez moi nouveau. Cest daccord, glapirent les voix. Mais
laissez-nous aller ; prouvez que vous pouvez nous librer. Je

173

vais le faire, leur rpondit-il. Et il se laissa flotter vers


latmosphre.
Lair du soir le surprit de sa morsure glace et il se retrouva
sous la lumire distante des toiles.
Sur une rive sauvage, hante par les cris doiseaux nocturnes
filant dans le ciel, il dposa les voix stridentes ; les dgorgea
dun seul coup comme ils les avaient incorpors, puis replongea
dans la mer, monde aquatique dsormais sr. Il savait pouvoir y
vivre les restes de son existence ; nulle force hostile ne le
mettrait en danger. Il eut une pense reconnaissante : Merci,
Joe Fernwright , mais seul le silence lui rpondit car son
monde interne tait de nouveau vide. Il pronona les mots tout
haut, triste et solitaire. La vie lavait habit quelques instants.
Mais la sensation reviendrait, le bavardage, la chaude
plnitude intrieure.
Il examina ses blessures, trouva une position confortable
moiti immerge, et attendit.
Tremblant de froid et de fatigue, les pieds bien plants dans
le sable mouill pour ne pas tomber, Joe Fernwright entendit la
voix lointaine de Glimmung. Merci, Joe Fernwright. Il prta
loreille, mais nobtint rien de plus.
Il pouvait observer Glimmung dont la masse stalait
quelques centaines de mtres vers le large. Il nous aurait tus,
pensa Joe, et lui avec, dans son effort dment pour renflouer la
cathdrale. Merci mon Dieu, quil mait cout.
Ctait trop juste , fit-il aux cratures qui lentouraient,
disperses ici et l sur la plage sablonneuse. Et tout
spcialement Mali Yojez, serre tout contre lui en qute de
chaleur. Bien trop juste , reprit-il moiti pour lui-mme. Il
ferma les yeux. Enfin, il nous a laiss sortir et cest le principal.
Nous navons plus qu marcher jusqu trouver une maison ou
une route. Sauf sil essaie de nous rattraper.
Lhypothse semblait trs improbable Au moins pour
quelque temps.

174

Comptes-tu quitter la plante du Laboureur ? lui


demanda Mali. Tu sais ce que cela signifierait. Il absorbera de
nouveau tous ceux qui attendront trop longtemps.
Je reste , rpondit Joe.
Pourquoi ?
Je veux voir le Livre se tromper.
Nous savons dj quil sest tromp.
Je veux dire une fois pour toutes. Admirer le spectacle de
sa dfaite finale. Car mme maintenant, pensa-t-il, il pourrait
encore avoir raison Nous ne savons pas ce quest demain, ni le
jour suivant. Il mest encore possible de tuer Glimmung dune
faon indirecte.
Mais cela narriverait jamais, il le savait. Ctait trop tard.
Pour cela comme pour bien dautres choses, le mouvement ne
pouvait plus sarrter. Les Kalendes approchaient de leur fin,
leur pouvoir dissous.
Mais le Livre a failli avoir raison , reprit-il. De toute
vidence, les Kalendes fondaient leurs prvisions sur les
probabilits. Mais quelquefois, comme ici, ils se trompaient. Et
ctait une erreur capitale, celle qui mettait en jeu la vie dun
tre aussi puissant que Glimmung et le renflouement
dHeldscalla.
Compars cela, dautres vnements ultimes navaient pas
beaucoup dimportance, comme de voir la plante retomber
dans sa matrice solaire. Ils restaient trop lointains. En dernire
analyse, les Kalendes auraient peut-tre raison ; leurs
prophties suivaient les tendances universelles comme la loi de
la thermodynamique ou lentropie finale. Et, bien sr,
Glimmung mourrait un jour, sort auquel nchapperait pas Joe
Fernwright. Et ils auraient en cela la compagnie de tous les
vivants. Mais, ici et maintenant, Heldscalla attendait que
Glimmung la remonte au grand jour. Et ce serait fait. Bientt la
cathdrale mergerait de leau, selon les plans de Glimmung.
Nous formions une entit polyencphalique , remarqua
soudain Mali.
Pardon ?

175

Oui ; cela ma fait comprendre combien nous sommes


normalement isols les uns des autres ; coups, spars de notre
environnement En particulier de la vie. Et cette maldiction
tomba avec Glimmung. Nous ntions plus un agrgat de
rats.
Oui. Et nous revoici chacun pareils nous-mmes ,
approuva Joe.
Mali lui dit : Si tu restes ici, moi aussi.
Pourquoi ?
Jaime cette impression davoir un esprit groupal, une
volont collective. Comme on dit sur tout le monde, tre sur les
lieux de laction.
On ne parle plus comme cela sur Terre depuis une bonne
centaine dannes.
Nos manuels datent beaucoup , sexcusa Mali.
Joe cria aux membres du groupe qui continuaient
dambuler sans but : Bien ! rentrons lhtel Olympia. Je
pense que vous avez besoin dun bain chaud et de nourritures
substantielles.
Et ensuite de dormir , fit Mali.
Il lenveloppa de son bras et lui glissa loreille : Ou de
toute autre occupation habituelle dun humanode.

176

XVI

HUIT jours de vingt-six heures plus tard, Glimmung appela


le groupe se rassembler sous le dme hermtique de
lappontement, perptuellement chauff et illumin. Willis le
robot cocha au fur et mesure le nom de chaque arrivant sur
une liste et prvint Glimmung lorsque celle-ci fut complte. Le
futur tre collectif attendit.
De tous, Joe Fernwright avait t le premier. Il sinstalla
confortablement dans un des fauteuils robustes et alluma une
cigarette locale. Pendant cette excellente semaine, il avait
beaucoup vu Mali et stait li damiti avec Nur Kohl Dq, le
bivalve au cur tendre.
Voici une histoire quon colporte sur Deneb IV , fit le
bivalve. Un freb que nous appellerons A essaye de vendre un
glank pour cinquante mille burfles.
Quest-ce quun freb ?
Une sorte de Le bivalve ondula des extrmits. Une
sorte didiot.
Et un burfle ?
Une unit montaire, comme le crumble ou le rouble. Alors
quelquun dit au freb : Tu espres vraiment tirer cinquante
mille burfles pour ton glank ?
Quest-ce quun glank ?
Le bivalve gesticula de nouveau, rouge deffort. Un animal
familier. Une forme de vie humble et sans valeur montaire.
Alors, le freb scrie : Jen ai eu le prix demand. Comment
est-ce possible ? linterroge linterrogateur. Vraiment ? ;
Oui rpond le freb. Je lai chang contre deux pinids de
vingt-cinq mille burfles.
Que peut bien tre un pinid ?
Le bivalve abandonna le combat, refermant brusquement sa
coquille et se retirant en lui-mme.
177

Nous sommes tous nerveux, pensa Joe. Mme le brave Nurb


Kohl Dq. Lattente nous ronge.
Il se leva alors car Mali venait dentrer. Je suis l , fit-il en
lui installant un fauteuil.
Merci , murmura Mali en prenant place. Elle tait trs
ple et ses mains tremblaient en allumant une cigarette. Tu
aurais pu me lallumer , lui dit-elle en ne plaisantant qu
moiti. Je vois que je suis la dernire. Elle inspecta la pice.
Tu as pris ton temps pour choisir ta toilette ?
Oui. Elle hocha la tte. Je voulais tre prsentable pour
notre entreprise.
Joe demanda : Comment shabille-t-on pour une fusion
polyencphalique ?
Comme a. Elle se leva pour bien lui montrer son
ensemble vert. Je lavais gard pour un grand jour comme
aujourdhui. Elle se rassit en croisant ses longues jambes
lgantes, et fuma petites bouffes nerveuses. Profondment
plonge dans ses penses, elle ne semblait mme pas remarquer
Joe.
Glimmung fit son entre dans la salle.
Il avait adopt une apparence inusite. Joe tudia lentit en
forme de sac finement contourn et se demanda pourquoi elle
avait choisi dimiter cette forme de vie particulire. Quelle peut
bien tre son origine ?
Mes chers amis , tonna Glimmung dont la voix navait pas
chang. Je veux tout dabord que vous sachiez que jai
totalement retrouv mes moyens physiques, bien quun
traumatisme psychologique demeure, perturbant ma mmoire.
Deuximement, jai procd des tests sur vous-mmes, sans
vous prvenir ni vous incommoder, et je possde maintenant
toutes les donnes qui me confirment que comme moi vous
allez tous trs bien. Monsieur Fernwright, je veux vous
remercier tout spcialement pour mavoir arrt dans mes
efforts prmaturs pour relever la cathdrale.
Joe hocha la tte.

178

Aprs une pause, lobjet en forme de sac rouvrit sa bouche


fendue et continua : Vous semblez tous bien silencieux.
Joe se leva et alla se mettre devant Glimmung. Quelles sont
nos chances de survie ?
Elles sont bonnes , fit simplement Glimmung.
Mais pas excellentes , le poussa Joe.
Je vais faire un pacte avec vous , reprit Glimmung. Si je
sens nimporte quel moment mes forces faiblir si je me rends
compte que je vais chouer je remonterai directement la
surface vous dgorger.
Et aprs ? demanda Mali.
Ensuite, je redescendrai essayer encore une fois. Je
recommencerai jusqu la victoire. Trois yeux moroses
souvrirent au milieu du sac. La rponse vous convient-elle ?
Oui , intervint la gele rougetre au cadre de mtal.
Cest tout ce qui vous importe ? demanda Glimmung.
Votre seule sauvegarde personnelle ?
Cest vrai , avoua Joe Fernwright. Les mots avaient une
saveur trange dans sa bouche. Ils avaient dtruit latmosphre
de coopration instaure par Glimmung ; la protection des vies
individuelles avait remplac ainsi leffort collectif. Pourtant, il
tait de son devoir de parler, car ctait le consensus du
groupe et sa propre proccupation.
Il ne vous arrivera rien de mal , insista Glimmung.
supposer que vous ayez le temps de remonter et de nous
laisser sur la terre ferme , fit Joe.
Les trois yeux centraux de son employeur regardaient Joe
avec acuit : Je lai dj fait , rpondit-il aprs un moment.
Joe regarda sa montre et proposa : Commenons tout de
suite.
Vous essayez de chronomtrer lunivers pour voir sil est en
retard ? demanda Glimmung. Assignez-vous un rythme aux
toiles ?
Je vous chronomtre vous , rpondit Joe sans masquer la
vrit. Nous avons chang nos opinions sur la question et
avons dcid de vous laisser deux heures.

179

Deux heures ? Les trois yeux en taient compltement


exorbits de surprise. Pour renflouer Heldscalla ?
Cest a , dit Harper Baldwin.
Glimmung rflchit un moment puis reprit la parole : Vous
savez certainement que je peux vous obliger la fusion
polyencphalique, vous tous sans exception et nimporte quel
moment. Je peux aussi refuser de vous laisser partir.
Vous narriverez pas cette extrmit , siffla le
gastropode aux membres multiples. Parce que, mme
fusionns, nous pouvons vous refuser notre aide. Et si cela
arrive vous ne pourrez rien faire pour nous forcer ou pour votre
entreprise.
Lentit en forme de sac se gonfla dune rage terrible. Vision
lucifrienne : lindignation dune crature de quatre-vingts mille
tonnes camoufle dans ce frle contenant. Mais graduellement
Glimmung retomba dans un calme comparable celui du tison
qui rougeoie encore.
Il est maintenant seize heures trente , fit Joe Glimmung.
Vous avez jusqu dix-huit heures trente pour renflouer
Heldscalla et nous ramener sur la terre ferme.
La crature-sac sortit de sa poche principale un exemplaire
du Livre des Kalendes ; dun pseudopode expert, elle ouvrit le
volume dont elle tudia le texte soigneusement. Puis,
proccupe, referma louvrage et le remit en place.
Que dit-il ? demanda la femme dun ge moyen, au visage
anguleux.
Il est crit que je ne peux pas y arriver.
Deux heures , rappela Joe. Moins maintenant.
Je nai pas besoin de deux heures , rpondit Glimmung en
se drapant dans sa dignit. Si dans une heure je ny suis pas
arriv, jabandonnerai et vous dposerai prs dici. Se
retournant, il sortit dune dmarche digne vers lembarcadre
nouvellement rpar.
O devons-nous nous mettre ? lui demanda Joe, en le
suivant lextrieur dans lair froid de la fin daprs-midi.

180

Juste au bord de leau. La voix de Glimmung tait un


curieux mlange de ressentiment et de mpris ; les conditions
svres du groupe semblaient lavoir dtermin plus encore.
Joe lana : Bonne chance !
Les autres volrent, ramprent, marchrent comme ils
purent vers le quai ; suivant les instructions de Glimmung, ils
salignrent. Glimmung surveilla un moment les oprations,
puis se laissa glisser dans leau. Il disparut aussitt sous la
surface, sa prsence signale seulement par quelques bulles
dair et des cercles de vaguelettes. Peut-tre est-il parti pour
toujours, pensa Joe. Lui et nous par loccasion ne
remonterons jamais.
Tout prs de Joe, Mali avoua : Je suis terrorise.
Il ny a plus longtemps attendre , fit la grosse femme aux
cheveux boucls de bb.
Quelle est votre spcialit ? lui demanda Joe.
Tailleuse de pierre.
Sur ces mots, ils attendirent en silence.
La fusion le frappa de plein fouet ; un choc monumental dont
lintensit fut partage par tous ; le piaillement effray de leurs
voix composites le submergea ltrange mlange de leurs voix
sans son, la prsence crasante de Glimmung, ses penses, ses
dsirs ses peurs aussi, ralisa Joe. Sous la colre et le mpris
se cachait un noyau trs profond dangoisse, pass inaperu
avant la fusion. Mais maintenant ils savaient tous Et
Glimmung sen rendait parfaitement compte. Ses penses se
modifirent comme il essayait adroitement dviter leur
curiosit.
Glimmung a peur , fit la voix de la femme bien en chair.
Oui, trs peur , glissa le garon timide.
Plus encore que nous , intervint larachnide.
Plus que certains dentre nous , rectifia limmense
libellule.

181

O sommes-nous ? demanda lhomme dont le visage


tait rougeaud quelques minutes auparavant. Je suis dj
dsorient. La panique emplissait sa voix.
Joe appela : Mali ?
Je suis l. Elle paraissait trs prs de lui, proche
toucher. Mais il navait pas dextrmit manuelle : tel un ver
dans un cadavre, il se retrouvait comme la dernire fois, rigide
dans le soma gant appel Glimmung. Ils nexistaient que
comme entits mentales Sensation trange et dsagrable.
Sensation encore profondment dveloppe et mme
multiplie par la prsence de tous les autres, en particulier de
Glimmung. Il tait sans dfense, mais en mme temps un
organisme supranormal aux potentialits incalculables.
Glimmung aussi avait radicalement repouss ses limites ; le
bruit de son activit crbrale rvlait une activit nouvelle
Lacuit et la puissance.
Ils tombrent dans les profondeurs de locan.
O
sommes-nous ?
demanda
Harper
Baldwin
nerveusement. Je narrive pas bien voir ; je suis situ trop
prs vers lintrieur. Pouvez-vous observer quelque chose,
monsieur Fernwright ?
Par les yeux de Glimmung, Joe vit grossir les contours
dHeldscalla. Ltre multiple filait rapidement, vers sa
destination. Il ne perdait pas une seconde, prenant de toute
vidence le dlai de deux heures au srieux. Glimmung tendit
son corps pour entourer la cathdrale ; en une fraction de
seconde, il dchargea toute son nergie accumule en une
tentative pour enlever Heldscalla dune treinte irrsistible.
Soudain, Glimmung sarrta. Quelque chose slevait
dHeldscalla pour monter sa rencontre et le confronter. Une
vague silhouette dont la vue dclencha en Glimmung un raz de
mare de souvenirs qui emportrent Joe dans leur pousse
furieuse. Et dans le courant, Joe reconnut la forme floue. Un
tre-Brouillard encore vivant, sorti tout droit de la prhistoire,
et qui fermait le chemin dHeldscalla de sa masse immense et
vaporeuse.

182

Questobar , fit Glimmung. Tu es mort.


Ltre-Brouillard rpondit : Mais comme tous les autres
cadavres de la plante, je vis ici maintenant, dans la Mare
Nostrum. Rien en ce monde ne meurt tout fait. LtreBrouillard leva ce qui lui tenait lieu de bras et le tendit vers
Glimmung. Si tu relves Heldscalla, si tu la sors de ces
profondeurs pour la hisser terre, tu restaureras le culte
dAmalita, mais aussi indirectement, celui de Boril. Es-tu
prpar cela ?
Oui.
Et tu nous permettras de revenir, de reprendre notre place
dominante ?
Oui.
Ton espce perdra ainsi sa suprmatie sur la plante.
Oui. Je le sais. Des penses rapides parcouraient
Glimmung ; penses excites, penses tendues, mais non
penses angoisses.
Et tu dsires encore relever la cathdrale ? Sachant cela ?
Elle doit retrouver la terre ferme , fit Glimmung.
Retourner o est sa place. Quitter leau et ce monde de
dsagrgation.
Ltre-Brouillard scarta alors et dit : Je ne tarrterai
pas.
La joie envahit Glimmung ; il se prcipita en avant pour
saisir Heldscalla, entranant ses multiples invits. Tous
ensemble, ils tendirent les bras. Tous agripprent la cathdrale.
Cest ce moment-l que Glimmung commena changer. Il
involuait, rgressant rapidement dans le temps, retrouvant un
tat dexistence depuis longtemps pass. Il devint puissant,
sauvage, mais sage. Puis, comme il soulevait la cathdrale, il
changea nouveau.
Glimmung devint une norme crature femelle.
Enfin, linvolution atteignit la cathdrale qui se mit elle aussi
se transformer. Entre les bras de Glimmung elle fut bientt un
ftus, une petite crature semblable un bb, endormie, bien
chaudement serre dans le cocon enveloppant. Sans effort,

183

Glimmung la remonta la surface ; toutes les voix hurlrent


leur joie en mme temps quand, dans une seconde blouissante,
la cathdrale mergea au soleil froid dune fin daprs midi.
Pourquoi ce changement ? stonna Joe.
Parce que, rpondit Glimmung, il fut un temps o nous
tions bisexuels. Cest une partie de moi-mme qui a t jusqu
ce jour refoule. Jusqu ce que je la recouvre, je ne pouvais
faire de la cathdrale mon enfant. Comme elle doit ltre.
Sous le poids de la crature nouveau-n, le sol saffaissait de
plus en plus ; Joe le sentait scrouler sous la masse
majestueuse. Mais Glimmung ne semblait pas sen soucier ;
doucement, elle relcha la cathdrale contrecur, dsespre
de briser nouveau un lien si longtemps perdu. Je suis elle, et
elle fait partie de moi, pensait Glimmung.
Un craquement de tonnerre et la pluie se mit tomber. Par
vagues serres, elle saffaira tremper toute chose, pntrant la
cathdrale pour ressortir en torrents qui traaient un chemin
tortueux vers la mer originelle. Peu peu, Heldscalla retrouva
sa forme habituelle. La crature-enfant fit place au bton, la
roche et au basalte, aux piliers lancs et aux arches gothiques.
Une fois de plus, les vitraux, teints de rouge base dor,
brillaient dans la lumire erratique dun coucher de soleil
pluvieux.
Cest fait, pensa Glimmung. Je peux maintenant me reposer.
Le grand pcheur de la nuit a reu sa victoire. Tout est rentr
dans lordre.
Laissez-nous aller, pensa Joe. Cette tche-l nest pas
accomplie. Oui ! crpitrent les autres voix. Libreznous !
Glimmung hsita ; Joe perut un flot de penses
conflictuelles jaillir puis refluer. Non, pensa-t-elle. Grce vous,
je possde une puissance extrme ; si je vous libre, ce sera pour
retomber dans la mdiocrit.
Vous le devez, insista Joe. Ctait notre contrat.

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Cest vrai, pensa Glimmung. Mais vous avez tellement


gagner en tant que portion de mon tre. Nous pouvons exister
mille ans de plus, et sans tre une seconde seul.
Votons , fit Mali.
Oui, mit Glimmung. Votez pour savoir qui dsire rester en
moi et qui choisit de se sparer pour retourner lindividualit.
Je reste, pensa Nurb Kohl Dq.
Moi aussi, ajouta le quasi-arachnide.
Le vote continua ; Joe les coutait parler, certains dcidant
de rester, dautres de sen aller. Je veux tre libr, fit-il son
tour. En percevant cette rponse, Glimmung frissonna de
consternation. Joe Fernwright, pensa-t-il, restez, vous tes le
meilleur de tous. Sil vous plat !
Non, rpondit simplement Joe.
Il marchait sur une plage dombres, assemble de formes
sombres prtes sabattre, marcage dense et permanent
quelque part dans les contres sauvages de la plante du
Laboureur. Depuis combien de temps tait-il l ? Il nen savait
rien. un moment, il tait dans Glimmung, puis stait retrouv
l ; maintenant il se frayait un chemin difficile, et ses pieds lui
lanaient des messages acrs de douleur.
Suis-je seul ? se demandait-il. Il sarrta de marcher et essaya
de distinguer quelque chose dans la lumire rare du crpuscule,
le signe dune vie proche.
Le gastropode se tortilla dans sa direction.
Je suis parti avec vous , fit-il.
Personne dautre ?
Le gastropode rpondit : Nous deux seulement pour le
dernier vote. Tous les autres ont choisi de rester. Cest
incroyable, mais cest la vrit.
Mme Mali Yojez ? demanda Joe, dune voix rauque.
Oui.
Le verdict est rendu. Joe sentait peser sur ses paules le
poids des sicles couls ; aprs limmense effort pour soulever
Heldscalla, la perte de Mali, ctait trop pour lui. Savez-vous

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o nous sommes ? demanda-t-il au gastropode. Je ne


pourrai plus marcher bien longtemps.
Moi non plus , rpondit celui-ci. Mais il y a une lumire
vers le nord ; jai trac une parallaxe partir delle et nous
allons dans sa direction. Nous devrions latteindre dans une
heure, si jai calcul notre vitesse avec exactitude.
Je ne vois rien , fit Joe.
Ma vision est suprieure la vtre. Vous commencerez la
percevoir dans une vingtaine de minutes. Elle est trs faible et
semble prte steindre chaque instant. Cest probablement
une colonie de Rpandeurs.
Des Rpandeurs , fit Joe. Allons-nous passer le reste de
notre vie avec des Rpandeurs ? Finir comme cela aprs avoir
renonc Glimmung et tous les autres ?
Le gastropode remarqua : De l-bas nous pourrions
prendre une aroglisseur pour lhtel et y rcuprer nos
bagages. Il nous sera possible alors de rentrer chez nous, sur
nos propres plantes. Nous avons fait du bon travail ; nous
avons men bien notre tche premire. Nous devrions nous
rjouir.
Oui , fit Joe dune voix sombre. Nous devrions nous
rjouir.
Jai particip un grand exploit , insista le gastropode.
Nous avons tabli que non seulement les lgendes sur la
destine funeste de Faust se trompent dans leur relation au
rel ; mais encore
Nous en parlerons lhtel, si cela ne vous fait rien ,
linterrompit Joe. Il continua sa route pnible et, aprs un
moment dhsitation, la crature aux pattes multiples le suivit.
Est-ce tellement terrible sur votre plante ? demanda-til. Sur ce que vous appelez la Terre ?
Sur la Terre, comme aux cieux.
Alors cela va trs mal.
Oui , rpondit Joe.

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Le gastropode proposa : Pourquoi ne pas venir avec moi ?


Je peux vous avoir un travail Vous tes rparateur de poteries,
nest-ce pas ?
Cest mon mtier.
Nous avons des monceaux de cramiques sur Btelgeuse II.
On rechercherait de partout vos services.
Mali , fit Joe moiti pour lui-mme.
Je comprends , rpondit doucement la crature. Mais
elle est reste dans Glimmung. Elle ne viendra plus, parce que,
comme les autres, elle a peur de connatre nouveau lchec.
Je crois que je vais aller sur sa plante , dcida Joe. Par
ce quelle en dit Il cessa de parler, et poursuivit sa route.
De toute faon , reprit-il un peu plus tard, ce sera toujours
mieux que la Terre . Et, pensa-t-il, je serai au moins dans un
milieu humanode. Peut-tre rencontrerai-je l-bas quelquun
comme Mali. Cest toujours possible. En silence, les deux
compagnons avancrent vers les Rpandeurs, leurs pas se
faisant de plus en plus courts, de plus en plus puiss.
Je crois percevoir votre problme , fit le gastropode.
Vous devriez crer une poterie nouvelle, plutt que de
rafistoler les vieilles.
Mais mon pre soignait les poteries avant moi stonna
Joe.
Voyez le succs des aspirations de Glimmung. Soyez son
mule, faites comme lui, qui, dans son entreprise, a combattu
puis dfait le Livre des Kalendes et donc renvers la terrible
tyrannie du destin. Soyez cratif. Refusez lentropie. Essayez.
Joe rpta : Essayer. Il navait jamais pens cela,
produire un vase original, dpt de sa crativit. Il possdait
toutes les connaissances techniques ncessaires ; il comprenait
exactement comment naissait une pice de cramique.
Dans latelier install par Glimmung , fit le gastropode,
vous avez tout lquipement et les matriaux pour russir
lentreprise. Aid de votre savoir et votre talent, vous ferez
srement un trs beau vase.

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Daccord , lana Joe dune voix dure. Daccord, je vais


my mettre. Je vais essayer.
Il se tenait debout au milieu de latelier resplendissant, sous
les plafonniers qui linondaient de lumire. Il observait ltabli
principal, les trois waldoes, les loupes auto-convergentes, les dix
aiguilles fusion de toutes les tailles et surtout les multiples
maux, la srie immense de teintes, coloris, nuances. Laire
antigravit reut elle aussi son attention. Le four. Les jarres
dargile humide. Et la roue de potier au moteur lectrique.
Lespoir gonfla son cur. Il navait besoin de rien dautre.
Roue, argile, maux, four.
Ouvrant une des jarres, il en tira une poigne dargile grise
dgoulinante, lamena vers la roue quil mit en marche avant de
placer le matriau gluant en plein milieu. Allons-y pour la
premire tentative, se dit-il plein dentrain. De ses pouces
solides il commena fouiller la masse pendant que ses autres
doigts pressaient pour redresser la matire en une colonne
effile virtuellement symtrique. Le monticule sleva de plus en
plus haut et les pouces senfoncrent toujours plus profond,
pour vider le centre. Enfin la poterie fut termine.
Il scha largile dans un petit four infrarouge et commena
appliquer les maux. Dabord une couleur franche. Une
autre ? Il slectionna une seconde nuance et ce fut tout. Le
moment tait arriv dutiliser le four principal quil avait dj
allum pour le rchauffer.
Il plaa avec soin sa cration, reboulonna la porte et sassit
devant ltabli pour attendre. Il avait le temps. Toute une vie, si
ncessaire.
La sonnerie rsonna une heure plus tard. Le four stait
teint de lui-mme ; le pot tait prt.
Avec un gant en amiante, il sortit en tremblant le grand vase
bleu et blanc. Sa premire cration. Il le transporta sur ltabli
pour profiter de la lumire directe, et lobserva un long moment.
Dun il professionnel, il dtermina la valeur artistique du pot,

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portant un jugement sur son travail, mais aussi sur ses


possibilit futures.
Il voyait dj les prochains vases. Ceux qui occuperaient le
reste de sa vie. Ceux qui taient sa justification. Pour qui il avait
quitt Glimmung et tous les autres. Mais surtout Mali. Mali son
amour.
La poterie tait ignoble.

FIN

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