Francois Laruelle Homo Ex Machina

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HOMO EX MACHINA

Nous, les sans-philosophie


Collection dirige par Ray Brassier, Gilles Gre/et
et Franois Laruelle

L'appel constant la philosophie, sa dfense, sa dignit, ne


peut faire oublier qu'elle-mme appelle les humains se ranger
l'ordre du Monde, se rendre conformes ses fins, bonheur,
intelligence, dialogue et correction. Nous, les sans-philosophie,
ne participons pas de cette entreprise de mondanisation : nous
cherchons une discipline de rbellion la philosophie et au
monde dont la philosophie est la forme temitaire, pas un
remaniement de plus ou un simple doute sur leurs valeurs et
leurs

vrits.

Nous

sommes

en

attente

d'une

seule

rgularisation : celle du<< gnie >>,par la mthode. Plutt que les


propritaires de la pense, nous sommes les proltaires de la
thorie, en lutte avec la suffisance des matres-philosophes.
Qu'on

la

dise

gnostique, matrialiste,

non-philosophique,

thoriste, seule importe sa puissance de dsalination, c'est-


dire d'invention. Il y a de la philosophie, mais la philosophie
n'est pas (relle). Nous, les sans-philosophie, faisons acte
d'ultimatum.

www.librairieharmattan.com

[email protected]
harmattan 1 wanadoo. fr

2005
2-7475-9438-6
EAN: 9782747594387
L'Harmattan,

ISBN:

Franois Lamelle (d.)

HOMO EX MACHINA

L'Harmattan
5-7,

me de l'cole-Polytechnique; 75005 Paris


FRANCE

L'Hannattan Hongrie

Espace L'Harmattan Kinhasa

L'Harmattan Italia

L'Harmattan Burkina Faso

Knyvesbolt

Fac. des Sc Sociales, PoL et

Via Degli Artisti, 15

1200 logements villa 96

Adm ; BP24J, KIN Xl

10124 Torino

12B2260

Universit de Kinshasa- RDC

ITALIE

Ouagadougou 12

KossuthL. u. 14-16

1053 B udapet

La mise en page de ce recueil a t assure


par Jean-Baptiste DUSSERT
aid pour la correction par
Mariane BORIE et Christelle FOURLON.
Non-philosophie, le Collectif les remercie.

L' ordinateur transcendantal


une utopie non-philosophique
par

Franois LARUELLE

La thorie unifie de la pense et du calcul, unification en-dernire


identit, est une tche en de de tout esprit encyclopdique (Morin,
Serres). C'est aussi le thme de l'ordinateur transcendantal (OT), d'une
machine qui aurait un rapport transcendantal la philosophie dans son
ensemble, capable donc de penser-calculer selon un mode unifi les
mlanges de pense et de calcul comme par exemple une arithmtique
transcendantale comme le platonisme ou toute autre combinaison de ces
termes dominante de calcul et de philosophie. Au pralable il faut rgler
une question prjudicielle qui concerne le degr d'automaticit de la non
philosophie. Ce qui suit est un essai en ce sens aux limites du thme d'un
ordinateur transcendantal.
AUTOMATE ET UNIMATE

Si la pratique non-philosophique se repre ou se mesure un effet (l' ef


fet-unification ou clone), puisque l'Un-en-personne ne peut tre ce repre,
n'tant pas lui-mme identifiable, cet effet est le type de dsalination pos-

sible pour les noncs du Monde, de droit reprsentables ou philosopha


bles. Dj l'on pourrait objecter, et l'on pourrait comprendre ainsi ce qui
vient d'tre dit, que cette pratique non-philosophique n'est pas identifi able
comme spcifiquement non-philosophique >>, sa cause tant l 'Identit
en-personne qui n'est pas identifiable en extriorit comme un critre
disposition puisqu'elle est vcue-en-immanence. Sa cause pourrait tre
aussi bien aprs tout l'effet d'une machine simulant un sujet de toute faon
absent, un automatisme en quelque sorte charitable, et il n'tait donc pas
ncessaire tous comptes faits de critiquer la philosophie. Si une machine
au sens classique de ce mot peut faire ce que fait le non-philosophe, celui
ci et sa thorie sont inutiles ? Plus exactement l'objection est la cons
quence ou la suite d'une division de la non-philosophie susceptible de don
ner lieu deux images, une image thorique inerte de machine ou de mca
nisme fait de pices objectives, et une ima ge de fonctionnement pratique,
image celle-ci donne sans distance d'objectivation mais vcue.
L'objection suppose le droit de rsoudre la pratique non-philosophie en
une structure inerte, de la photographier, supposant qu'elle doit tre
construite au pralable, avant mme de pouvoir fonc tionner et pour pou
voir fonctionner. Or s'il y a en effet un prsuppos cette pense, ce n'est
pas une structure, un schma, une figure lisible dans un espace de transcen
dance (une structure de ce type existe pour la philosophie elle-mme, c'est
l'un de ses modes de donation lui-mme philosophique), c'estjustement ce
qui dfie toute transcendance et toute structure inerte faite de termes et de
relations, de points et de vecteurs, etc. ; c'est le Rel-en-personne.
Selon cette objection, seuls les effets seraient apprciables comme rele
vant ou non des prsupposs d' humanit de la non-philosophie.
Mais cette objection dissimule sa propre prsupposition qui est de consi
drer a priori les effets eux-mmes comme tant dj ceux d'un automa
tisme insrables avec celui-ci dans une structure, effets inertes dj donns
dans le M onde (Husserl aurait dit dans l' attitude naturelle>>) et enregis
trs. C'est prjuger ainsi de la nature de l'Identit-en-personne et, fort de
ce cercle vicieux, conclure de la nature automatique et mcanique suppo
se de ces effets leur productibilit par une machine. M ais rien ne se
passe ainsi dans la pratique non-philosophique qui n'est pas un automate
simulant l'homme. C'est l une vision contemplative ou thoriciste, donc
un objectivisme absolu, matrialiste ou bien justement mcaniste de
manire a priori, ce qui est une possibilit philosophique. Examinons ces
effets de la pratique non-philosophique puisque c'est l le critre ou l'ar
gument secret de l'objection.

Certes il y a des effets (de clonage) mais ils n'ont rien d'automatique et
ne doivent pas tre considrs dogmatiquement comme des choses inertes.
Ils sont pour partie, ct matriau, forms de choses inertes du Monde mais
dj envelopps dans un horizon de philosophabilit ou de transcendance
(qui lui-mme inclut la possibilit d'un sujet ou de ce que l'on appelle
ainsi), ces deux composants tant mlangs. Et pour une autre partie
d'une immanence radicale ou vcue (le Vcu-en-personne) qui, elle,
exclut d'tre mlange et n'est pas de toute faon une partie d'un ensem
ble. Or le mlange et le non-mlange ne se mlangent pas mais, si l'on peut
dire, s'pousent ou s'embrassent, s'unissent sans anneau de synthse, dans
une alliance irrversible que l'on appelle le sujet-existant-tranger ou exis
tant-en-lutte. Ce sujet est le vritable effet, entier, en son identit et sa dua
lit (unilatrale), c'est la pratique comme incluant un matriau forme
philosophie. O dans ce sujet l'effet de la pratique est-il lisible ? Dans et
comme ce que nous avons appel le phnomne ou l'apparatre du sujet
pratique, qui n'est pas la juxtaposition de deux moitis mais la transforma
tion de l'un des cts par l'autre auquel il s' unifie sans synthse. Les effets
par exemple d'noncs textuels, s'ils ne so nt pas continment rapports
1 'Identit-en-personne ou clons, perforrns, redonnent lieu de la prati
que chosifie et inerte, automatique, aperue du point de vue de la philo
sophie seule et livre alors la division do nt on a parl plus haut. L'tre
perforrn de 1'Identit ou de l 'Homme-en-personne et de ses effets clons
toutefois n'est pas lui-mme visible ou sensible, mais il se marque par de
tels effets non pas dans le visible et le sensible de l'histoire et du monde
comme dans un rceptacle, mais mme leur forme-philosophie ou
monde. Cette forme ainsi transforme donne lieu un apparatre phnom
nal ou dtermin-en-dernire-identit (en-dernier-vcu ?). C'est la forme
philosophie telle que donne en-Un, ou encore son identit transcendan
tale.
Dans cette forme-philosophie est incluse en particulier de la subjectivit
dont l'apparatre phnomnal en-Un est le tissu de l'effet de sujet. Il est
donc exclu de toute faon que les effets dtermins, qui sont d'extraction
philosophique puissent tre produits par un systme automatique, du
moins pour autant que le mcanisme transcendantal de la philosophie
puisse chapper lui-mme cet automatisme et cette rduction un sim
ple mcanisme. C'est la transcendance en gnral qui exclut sa rduction
un algorithme. Maintenant on peut videmment poser le problme du
degr d'automatisation possible de la transcendance qui est le nerf trans
cendantal de la philosophie. Mais dans la mesure o elle se continue quoi-

que transforme dans le sujet, elle limite les chances de 1' automatic it et
du formalisme.
On peut videmment comparer les modes d'immanence de l'Homme et
de la machine. Ou bien celle-c i suppose un humain dont la mac hine imite
au plus prs le fonc tionnement, c 'est une intriorit de conscience tale
dans l 'espace. Ou bien cette immanence machinique et algorithmique est
premire, et c 'est la conscience ou notre concept de conscience qui imite
la machine. On tourne dans un cercle vicieux.
L'Homme-en-personne, lui, n'est pas un sujet au sens traditionnel ni un
homme au sens anthropologique, un mode en gnral de la conscience
ou de l'tre. En un sens la passivit de l'Homme-en-personne ne fait
que renforc er l'aspect mc aniste , mme si l'on dit que c 'est du vc u
pur. Son aspect d'automatisme est peut-tre une apparenc e cre par l'ab
senc e ou le manque d'un sujet ac tif, reprable et identifiable, qui fait croire
une machine. L'Identit-en-personne ressemble une machine sans en
tre une, c 'est l'immanence radic ale qui fait penser ic i la transcendance
et son vide de subjec tivit. L'immanenc e radic ale aussi est vide de sub
jectivit mais pas de vcu, c 'est ce qui la distingue d'une machine. Ic i ce
n'est pas la machine qui simule un homme la limite vanouissante de la
conscience, c 'est l'Homme-en-personne qui simule une machine ou un
automatisme.
L'Homme, n'tant pas une conscience ni un inc onsc ient, semble sans
doute et de manire ngative plus proche de la machine, sinon de son
immanence, il est ncessaire comme prsuppos, ncessit logique et
relle sans mlange. Tout ce qui vient de la philosophie ou la suppose est
de 1 'ordre du Rel au moins comme symptme, ce qui vient de la logique
et de la ncessit est de l'ordre de l'identit. On pourrait dire que
l'Homme-en-personne est an-axiomatique ou an-hypothtique, au sens o
le a privatif est radical ou exprime que l'Homme est en-Homme et
non soi ou en soi, et donc forc los au philosophe comme toute automa
tic it. Au lieu de supposer vrais les axiomes comme dans la logique, on les
suppose rels ou anaxiomatiques. Pas d'axiome d'axiome, mais un non
axiome ou an-axiomatique.
Ce sont des axiomes unilatraux, ils le sont par un de leurs cts seule
ment, ce ne sont donc pas des axiomes autorfrents (non-gdelisme),
encore qu'il n'est pas sr que cela existe, sauf sous la forme langage et
mtalangage, le mtadiscours servant dire les axiomes ou leur statut.
L'Un-en-Un n'est pas le 1 en fac e du 2/3 de la philosophie. Il n'est pas des
criptible en termes de transcendanc e absolue mais par des axiomes qui
donnent o sont ses effets. Encore l'automatisme, l'Un n'est perceptible
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que par ces effets de discours ou sa pratique, pas en lui-mme, ce n'est pas
une chose ou une intuition intellectuelle. M . Henry n'a pu s'empc her de
lui donner un contenu identifiable dans la transc endanc e. Mais ce n'est pas
1' automatisme algorithmique qui est intgralement visible, donn de
manire finitaire et quasi-gomtrique. L'automatisme scientifique est de
la transcendanc e mais pas philosophique, elle suppose donc un mtalan
gage, c ' est sans doute la forme de complexit du rapport scientifique au
rel.
L'Homme-en-personne n'est pas un auto-mate, un fonc tionnement
auto-nome, auto -fonctionnel, ni un fonctionnement qui suppose une mul
tiplicit de pices et d'effets. C'est la rigueur un uni-mate en l'occ urrence
dterminant une pratique (uni-mate signif ie que l'aspect -mate est
ordonn l ' aspec t identit ou dtermin en-Un). Le terme d' imma
nenc e est finalement trompeur comme les autres, faisant que les philo
sophes croient une chose, alors que ce n'est ic i comme le reste qu'un
attribut qui disparat dans un axiome qui en fait usage, un terme qui dsi
gne par apparence objective le Rel. La pratique non-philosophique est,
elle, un uni-mate au sens o c 'est l un terme premier unifi et non un syn
tagme unitaire. Toutefois ce ne peut tre que la condition de connaissance
au mieux d'un automatisme de nature philosophable. Celui-c i se veut en
mode auto- (ce qui n'est jamais tout fait vrai). L'auto- suppose une
immanenc e ac tive-passive, une transc endance, un systme unifi de pic es
multiples, au moins deux et finalement 2/3.
Finalement on doit commencer par distinguer entre les deux formes
d'automatisme, la philosophique et la logique, et une forme minimale qui
est plutt unimatique, La logique admet un mtalangage, la philosophique
plutt une hermneutique, l'unimatique interdit le mtalangage et l'herm
neutique ou opre leur thorie unifie. Dans les trois cas il s'agit de parler
sur une discipline, philosophie, logique. Ces deux-c i rsolvent le pro
blme en parlant l'une de l'autre avec leur langage propre qui leur permet
aussi videmment de parler d'elles-mmes respec tivement.
mlange philosophique s'oppose la dualit du mtalangage logique,
la non-philosophie est peut-tre ce qui unifie ces deux pratiques, la trans
cendantale et la mtalinguistique, deux types de dualit, ou encore ce que
j' ai toujours appel la posture philosophique et la posture scientifique. Ce
serait les trois grands styles, peut-tre est-ce ce mot de style qui est le meil
leur ? Ce que j 'appelle axiome n'est pas un mtalangage pour la philoso
phie et ses propres axiomes ni une hermneutique philosophique o
est conserv quelque chose de transc endantal, mme si les axiomes tien
nent du mtalangage et de l 'interprtation des postulats philosophiques. Le
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Rel anaxiomatique ou non-axiomatique empche les axiomes de sombrer


dans 1' tre, le Nant, le Multiple, l'ontologie, ou dans l'espace finitaire
intuitif de la logique et symbolisant avec l'idalit. Il leur retire leur suffi
sance.
Dernier retournement sur le problme qui simule qui ? il faut bien voir
que c'est pour un philosophe qu'il y a cette simulation, pas pour l'Identit
humaine elle-mme qui se sait spare de la machine comme du reste. Il
faudrait videmment revoir le concept de simulation en tous ses usages. Et
peut-tre renverser le sens de cette obsession de la machine. Finalement
n'est-ce pas la machine en-philosophie ou philosophe, celle dont on parle,
qui fantasme une simulation de la machine par l'Identit-en-personne ? Il
y aurait un narcissisme de la machine philosophe qui rejetterait 1 'opra
tion de la simulation sur l'Homme-en-personne ? Voyez comme je suis
belle et fascinante...
La forme-philosophie une fois rduite l'tat de symptme, n'est-elle
pas devenue une machine pure. Dans ce cas c'est l'Homme-en-personne
qui rduirait cette forme l'tat d'automatisme, tandis que par ailleurs lui
et sa pratique relveraient de l'uni-mate. La non-philosophie ou l'unimate
userait de la philosophie en la rduisant comme automate en u n sens sp
cial il est vrai, mais de l viendrait l'impression que la non-philosophie fait
des choses qu'une machine pourrait faire ?
La thse de la possibilit d'un ordinateur transcendantal (OT) pourrait
tre soutenue sous deux formes distinctes :
- sous une forme strictement machinique et technologique du type lA,
suppose immdiatement ralisable au temps technologique prs, sans
autre diffi cult que celle de ce temps,
- sous une forme non-philosophique po ur laquelle un OT est une Ide
vraisemblable mais indirecte, qui suppose un dtour hors de la machine.
Ce pont entre la machine et le transcendantal est la thorie unifie en-der
nire-instance de la pense et du calcul. Etant entendu que les conditions
de machine sont ncessaires mais insuffi santes, donc qu'une machine seule
ne peut tre un OT mais qu'il y faut l'Homme (non comme conscience, ce
qui limine une partie des discussions classiques entre philosophes et
informaticiens de l'lA, nous n'opposons plus de toute faon la pense au
calcul).
La solution 1 raliserait les mmes performances que l'OT de la solu
tion 2. Ce qui implique qu'elle supposerait que sa machine obtienne les
mmes effets que la structure Rel + Dtermination-en-dernire-instance.
Une machine peut-elle imiter l'immanence et surtout la DDI ? C'est au
moins douteux. Si l'on refuse de faire cette postulation (les effets du type
10

de ceux produits par la DDI supposent ncessairement cette dernire qui ne


peut tre simplement simule au point de s'y tromper), on est cependant
oblig de supposer ou de se donner un tiers de synthse entre la machine
et la philosophie qui est le concept de peiformance ( les mmes perfor
mances ).
TI faut faire porter la discussion sur le concept passe-partout de perfor
mance qui permet en gnral l'lA de prtendre galer les performan
ces de l'intelligence et mme de la pense (pour l'instant nous ne distin
guons pas encore ces deux choses). La performance est mesurable et utili
se ou suppose comme critre d'identification du calcul la pense et
inversement de rduction de celle-ci celui-l. Toutefois la situation psy
chologique est encore plus complexe, la machine n 'atteignant les mmes
peiformances que l'intelligence humaine qu' la condition de les
dpasser ou d'esprer plus ou moins secrtement les dpasser. Sinon
quoi bon ? ( moins de supposer que c'est l 'intelligence elle-mme qui
veut toujours se dpasser en crant le miroir de la machine o elle peut se
voir triompher d'elle-mme ?) .
La notion de performance est un prsuppos qui anticipe sur le sens de
l'intelligence et sur ce qu'elle peut. C'est une notion de mesure technolo
gique et quantitative mais suppose valoir pour l'intelligence. Elle suppose
entre le dpart et la cible une identit d'effets ou de fins et sans doute une
homognit de syntaxe et de smantique, une transparence algorithmique.
C'est dire qu'elle ne vaut rien en philosophie (autant d'chec que de rus
site et l'chec n'y est pas ncessairement le contraire de la russite) pour
laquelle une telle transparence n'existe pas, la philosophie dterminant
rciproquement les dualits, par exemple ses syntaxes et ses matires. Il
faut distinguer ici intelligence et philosophie. La cognition >> est a priori
morcele en systmes plus ou moins ferms et isols qui peuvent en effet
tre mesurs en termes de performance. L'lA prjuge de l 'intelligence, de
ce qu'elle peut en lui fixant des limites ou des buts dtermins et finis au
sens de mesurables, pour ensuite lui comparer la machine. Il en va tout
autrement avec la philosophie. On pourrait mme la rigueur dfinir l'in
telligence par le type de performance que peut simuler, soit dans son fonc
tionnement soit dans ses effets, une machine. Mais la philosophie ne peut
tre ainsi a priori rduite, morcele en fonctions ou en effets et prjuge.
Pourquoi ? Elle use de l'intelligence ou de la cognition, mais au profit
d'une forme de pense spciale, probablement irrductible toute combi
naison numrique. Sans doute beaucoup d 'objets ou d'oprations de
la philosophie sont ainsi rductibles des performances, mais ils sont en
ralit intra-philosophiques et renvoient un horizon opratoire oubli par
JI

principe et qui justement ne peut tre rappel par le calcul. Cet hori
zon transcendantal c'est l'auto-position ou la < dcision philosophique .
L'auto-position semble un but atteindre et que la philosophie atteint, mais
elle l'atteint autant qu'elle le manque ou du moins elle inclut son ratage
dans sa russite. L'auto-position est une performance suprieure ou le
concept suprieur et transcendantal de la performance. Le schma en
2/3 ou 3/2 est une approximation arithmtique alors que la philosophie est
une arithmtique transcendantale ou qui vaut pour l'existence ou le rel.
L'arithmtique vaut >> aussi du rel, mais d'une rgion du rel, pas de
manire fondamentale du rel lui-mme, et de plus elle vaut pour lui ou
possde un pouvoir constituant de lgislation. La philosophie est transcen
dantale en un sens troit pour l 'exprience et en un sens large pour soi
mme en tant qu'elle est parfois la pense du rel mais aussi le rel ou la
pense comme rel. Or ce rapport l'exprience et/ou soi est dit trans
cendantal parce qu'il conditionne ou lgifre sur son objet auquel il appar
tient en mme temps qu'il ne s'y puise pas ou ne s'y rduit pas. Le
concept de performance n'a donc ici de sens que local mais pas global,
provisoire mais pas final. Ne serait-ce pas paradoxalement un artefact ou
un concept, une reprsentation de la conscience ?
Comment imaginer que l'acte de position qui a un statut la fois de
mtaphore et de sens propre (il faut qu'il y ait du propre ou du rel dans la
philosophie et qu'elle ne soit pas mtaphorique de part en part mme si elle
se dcouvre hallucinatoire sous d'autres conditions), puisse tre calculable,
rductible des effets de combinaisons numriques ? plus forte raison
la division et le redoublement de la position, les actes de d-position et de
sur-position, enfin l' auto ? Un dernier argument du mme type peut
se fonder sur le noyau auto-spculaire de la philosophie comme spcula
tion. La spcularit philosophique (fondement de son thoricisme) n'est
pas simple, il y faut un miroir qui tient lieu de rel, et qui peut dans cer
tains cas idalistes tre lui-mme pris dans le jeu des reflets. Cette
structure ultime de la philosophie, prsuppose par les doctrines qui se
rclament de la philosophie mais n'en poursuivent pas l'analyse jusqu'
son terme dernier ou minimal, est un phnomne que l'on peut dire quali
tatif autant au moins que certains pourraient le vouloir quantitatif ou sim
plement le driver comme inessentiel. La grande loi de la philosophie, loi
qu'elle est autant qu'elle la subit, est d'tre un mlange du numrique et du
qualitatif sous la forme ici de la position ou de la spcularit. Rien n'auto
rise un philosophe, c'est--dire quelqu'un qui distingue la philosophie et la
cognition, se laisser intimider par les performances des machines, qui
sont vraiment des performances mais rien de plus.
12

Il faut semble-t-il laisser et mme faire crotre la machine l o elle le


peut, accepter de vider la philosophie d' peu prs toute sa substance d'in
telligence. Mais un rsidu survit cette rduction cognitiviste, qui est le
noyau premier et dernier, numriquement infracassable. Pourquoi vouloir
sauver cette en veloppe que les philosophes eux-mmes font sembl ant
d'oublier ? Elle mrite d'tre sauve si elle est originale et spcifique,
incalculable, comme c'est probable. Mme Badiou, qui fait une ontologie
du numrique pur >>, rserve la part du philosophique comme pouvoir
d'accueil donc de quasi synthse ou systme, sorte de complment ou de
supplment aux mathmatiques. Par ailleurs la dualit du numrique et du
continu, du mathmatique et du philosophique (ces termes mriteraient
d'tre nuancs et utiliss bon escient. .. ) est une constante historique qui
traverse toute la pense occidentale, o le numrique annonce rgulire
ment sa victoire et le continu sa survie. Dans leur gnralit ce sont des
tran scendantaux imaginaires ou des paradigmes apparemment inspa
rables (Bachelard), comme si la pense tait condamne suivre une dou
ble voie ou lutter sur deux fronts. Ce sont de bonnes raisons pour main
ten ir l'originalit de la philosophie, du moins de son essence. La non-phi
losophie est entre autres choses une manire d'enregistrer cette survie sans
prtendre voir l'une des parties craser l'autre mais en rapportant chacune
une instance qui n'est ni le continu (dominant dan s la philosophie) ni le
discontinu (dominant dans l a science).
L' argumentation contr adictoire de l'lA et des ten ants de la Conscience
est toujours la mme et lassante. L'une dit qu'elle a dj ralis telle per
formance et que donc elle en ralisera d'autres encore plus importantes
dans le champ de la pense. Elle est anime d'une prtention philosophi
que mais qui avance sous le masque de la science. L'autre rpond toujours
par un dern ier domaine o elle se retranche en matresse et met 1 'IA au dfi
d'y parvenir. Mais c'est toujours un objet ou un domaine de la philosophie,
pas celle-ci dans son essence. Je considrerai que cette conqute et cette
auto-dfense ont chacune un e positivit et une validit, qu'elles n'ont
mme de sen s que par leur opposition rciproque, et que celle-ci tmoigne
justemen t de leur commune prtention, de leur volont d'absolu qu'elle
partage. Je propose d'appeler ce conflit l'antithtique de la cognition ou
de la pense-calcul. An tithtique restreinte sous la forme
Con science/Cogn ition, et gnralise ou largie sous la forme Philosophie
(plutt que pense)!Calcul. On posera que la non-philosophie est une ten
tative pour donner une solution (non-kantienne ...) ce conflit, c'est--dire
pour en << sortir ou plus exactement montrer en quoi et sous quell e condi
tion l a pense peut n'y tre jamais entre.
13

Q uant la distinction programme/excution (et, sur ce modle, tho


rie/pratique), c'est une dualit d'une autre nature, intern e l'ingnierie
informatique. En un sens toute dualit de ce genre est toujours utilisable
pour caractriser la non-philosophie qui fonctionne avec de telles dualits,
mais condition de l'interprter auparavant dans un sens philosophique
plutt qu'unilatralement machinique, de dployer son horizon potentiel
de sens philosophique. La non-philosophie ne nie que les prtentions sur
humaines ou ultra-humaines mais c'est une pragmatique qui peut
faire un bon usage de toutes les dualits. Si l'on ne passe pas par cette
phase prliminaire de prparation du matriau, on rduit inversement la
philosophie et la non-philosophie des ensembles inertes et l'on oublie ce
qui fait rellement la vie , peut-tre hallucinatoire mais la vie quand
mme, de la philosophie, savoir l'auto-position, sans parler de celle de la
non-philosophie, la vision-en-Un. On peut croire rsoudre de manire
purement machinique l'OT si l'on commence par rduire ou restreindre
l'extension du problme et de ses donnes au couple programme/excu
tion. La vie transcendantale et encore moins le vcu rel ne sont rducti
bles des rptitions algorithmiques mais peuvent en faire usage (toujours
1' unilatralit...) .
Une performance consiste fondamental ement simuler soit un fonc
tionnement soit plus simplement des effets ( les mmes effets >>, mais
une dernire simulation se cache dans cette notion), faire aussi bien
que . . . , russir une tche dj dfinie ou fixe, quitte la dpasser. Mais
qui a accompli la tche ou fix le but atteindre et qui ainsi l'a d'une cer
taine manire dj ralis ? Cette question n'a pas de sens pour la repr
sentation numrique mais en a un, et fondamental, pour la philosophie, qui
ralise ou effectue les choses pour la premirefois, qui est philosophie pre
mire ou commencement radical. Mme si c'est l une prtention, c'est
elle qui est le sens de la philosophie et de sa vie, voire de son fonction
nement , c'est sans doute une rptition mais seconde ou par rapport
soi-mme, une auto-rptition, donc finalement premire. La philosophie
est premire, le calcul machin ou l'usage machinique du calcul (je ne
parle pas de l'arithmtique mais de son usage dans l'lA, << usage qui
devrait dj attirer l'attention sur ce qu'il y a de virtualit philosophable
dans cette notion) imite ou simule autre chose que soi. La philosophie n'est
pas une performance, ni une simple machine malgr les machines dsi
rantes , ni mme un comportement malgr le Verhalten du Dasein
heideggrien, qui sont des interprtations intra-philosophiques et impr
gnes de mtaphore, donc insparables du langage.

14

Si la philosophie ne se rduit pas la Conscience et ses ... perfor


mances , et se montre d'autant plus irrductible une machine usant du
calcul, la non-philosophie radicalise cette irrductibilit. Comme le Vcu
sans-vie radicalise la Vie (thme transcendantal rgulier de la philosophie),
le Perform-sans-performation (et sans-performance plus forte raison),
radicalise les concepts de performativit et de performance. C'est le sym
bole ou le nom premier (dj un axiome) qui permet la critique de la suf
fisance trs visible qui imprgne la notion de performance, mais sans la
nier simplement ou entrer en conflit avec elle.

QUI

SIMULE QUI , DE LA NON-PHIWSOPHJE OU DE LA MACHINE ?

C'est sans doute ce refus de l'antithtique Conscience/IA qui donne la


sensation que la non-philosophie est mieux prpare que la philosophie
nouer des rapports amicaux (Heidegger) avec le calcul et toute forme
plus gnralement d'automaticit. Elle peut apparatre comme un essai de
sauver la philosophie contre ou de ses adversaires traditionnels, mais
ce n'est l qu'une consquence et l'essai de solution de l'antithtique est
un effet, pas une cause ou un motif de la non-philosophie. La rsistance
que critique la non-philosophie dans la philosophie excde tout fait celle
de la philosophie au cognitivisme. M ais il faut aussi se donner le concept
le plus largi de la philosophie pour apercevoir la force et la rsistance,
peut-tre la source, du continu ou de l'analogique. Essayons de creuser la
raison de cette plus grande proximit et ce qui doit nous viter de croire
une rduction informatique apparemment possible de la non-philosophie.
Le Perform ne se dfinit pas par le couple dire-faire la manire de la
performativit linguistique, mais comme ce qui dtermine en-dernire
identit le mlange de la performation et du perform. Ce type de Rel
semble au premier abord devoir nous dbarrasser de la philosophie alors
qu'il ne nous dbarrasse au mieux que de la Conscience, et donc pouvoir
simuler la machine ou simplement l'Inconscient. On ne dit pas facilement
que la philosophie simule la machine mais on est tent de le dire plus faci
lement de la non-philosophie. C'est que le Perform ou l'Homme-en-per
sonne semble tre un point mort, un vide ontologique ou bien formel, ou
un cran blanc. De l l 'impression que la non-philosophie est un automa
tisme et surtout une machine. M ais le nant ou mme le vide peuvent tre
dfinis ontologiquement, pas le Perform. La non-consistance, c'est capi
tal, n'est pas plus le Nant que l' tre mais dtermine leur mlange, c'est
le non-nant, le (non-)Un tel qu'il s'applique galement au non-tant,
15

c'est--dire au nant. Qu'il soit condition ngative ou sine qua non


n'en fait pas une essence (;:::: ce sans quoi) p ositive, c'est une non-essence,
un non-(ce sans quoi), qui dtermine donc mais comme une condition
ngative, ncessaire ma is sans rien apporter de prdicat positif au matriau
et sa positivit. La cause est absente positivement ou philosophiquement,
mais de lui retirer cette positivit ne la renvoie pas au nant. E lle est
absente comme activit et comme passivit en tant que mlanges. Peut
on parler d'un agir ngatif ? Pas plus que d'un agir positif. Mme le cou
ple du positif et du ngatif n'est pas satisfaisant si l'on prtend en faire un
usage de prdicat et de dfinition apophantique. Ce trait << ngatif >> n'est
ainsi lui-mme rien de positif en gnral mais est positif, si l'on peut dire,
dans son genre. De la cause relle, donc, on peut dire que, soit qu'elle
agisse ou n'agisse pas (ni n'est leur synthse ou leur <
< la fois , cf.
Derrida) - c'est sa non-consistance - , elle dtermine de toute faon le
mlange de l'agir et du non-agir. Dterminer , c'est faire valoir ou
imprimer ngativement , dans la philosophie et sous n'importe quelle
condition positive de matriau, l'identit relle. Il me semble que cette
faon de penser, qui sans doute peut sembler rapprocher par son apparent
dogmatisme la non-philosophie et une certaine argumentation scientifique,
est trangre et la philosophie et la science.
Cet effet s'en prolonge explicitement dans le sujet-tranger. Le clone,
c'est--dire le phnomne transcendantal, est structur comme Un (de) la
philosophie, soit comme Identit uni-latrale. Cette structure le rend d'en
tre de jeu tranger la philosophie en soi qui est constr uite au moins sur
deux cts de base. L'Un lui-mme n'a pas de ct, contrairement ce que
pose M. Henry qui en fait un Ego transcendantal, l'Identit-clone a un seul
ct, la philosophie en soi en a ou se pense comme 2/3. Le trait d'trang
ret n'a plus rien faire avec une altrit ou une transcendance simplement
oppose la philosophie. Il y a de la transcendance des deux cts, nces
sairement pour qu'il y ait une certaine efficace ou que le clone tranche sur
et dans la transcendance du Monde. Mais les deux transcendances (qui
contiennent videmment de l'immanence corrlative) sont de structures
htrognes, la philosophique en soi est bi-faciale, la clone est uni-faciale.
Une machine est toujours bi-faciale en chacune de ses << pices et de ses
effets, et de l multi-faciale. La machine tend l'autonomie et veut se pen
ser elle-mme, comme la philosophie qui russit ce tour de force, elle
pousse l' autonomie le plus loin possible et bute sur l'agent constructeur de
la machine, mais se rapproche de la non-philosophie en tant qu'elle a un
prsuppos. L'argument idaliste selon lequel des machines peuvent en
construire d'autres n'oublie pas, malgr les apparences, qu'il a fallu un
16

premier constructeur, un inventeur anthropomorphe de la premtere


machine, mais il peut touj ours esprer le rduire son tour une pice
insrable dans un systme homme-machine continu, a u risque vi
demment de susciter la protestation de la partie adverse, de la Conscience.
En revanche il oublie autre chose, que les systmes hommes-machi
nes tendent l'auto-dissolution de toutes leurs distinctions internes et a u
nihilisme intgral , et que s i ce phnomne n'est que tendanciel, c'est qu'il
existe une instance capable de les re-dterminer et de les relancer, si l'on
peut dire. Il faut distinguer un commencement absolu, donc relatif-absolu,
du circuit homme-machine, et qui s'vanouit dans le systme. Et un com
mencement radical, une techno-logie premire ou une non-technologie, un
sujet humain en-dernire-identit, mais existant en fonction des variables
que sont les dcouvertes techniques. Donc une subjectivit humaine mais
co-dtermine par les formes et le style des diverses technologies. Cet
argument est apparemment trop simple et formel, mais ici aussi il y a une
antithtique de la technologie, entre ceux qui veulent un premier commen
cement anthropologique du circuit ustensile, un agent humain, et ceux qui
prolongent l'infini le circuit jusqu' un Dieu-machine ou un univers
machine comme Leibniz. La non-philosophie rsout cette antithtique
entre l'homme de conscience constructeur et la machine de machines, en
suggrant que son sens est purement apparent voire hallucinatoire, et en la
rapportant unilatra lement l'Homme-sans-machine qui dtermine une
pense-machine comme clone du mlange techno-logique. C'est dire que
les hypothses sur l'origine et sur le pouvoir exact de la machine restent de
l'ordre mtaphysique et que leur solution n'est pas notre porte.

CONTRE LE THORlCISME

Ne pa s confondre programme, la non-philosophie suppose acheve ou


dans un tat stable, et matriau de la non-philosophie. Ce que 1' on met dans
le programme est variable pourvu qu'il ait la variance-et-invariance de la
philosophie. La procdure et les rgles de la dualit unilatrale sont fixes
une fois le matriau donn et lui-mme fix puisqu'il intervient dans la for
mulation des rgles (qui ont toujours un aspect concret). Sous cette condi
tion de fixit du matriau, la non-philosophie est bien une machine ou
transforme rgulirement un matriau donn en un produit donn, et du
coup elle peut apparatre comme un programme qui attend juste son ex
cution. C'est mme une machine humaine ou vcue et dtermine en-der17

nire-instanc e par l'Homme. Mais il y a alors dans ce concept quelque


c hose de bizarre, proche de la sc ience-fic tion, comme si une mac hine en
bonne et due forme, prleve sur un circuit technologique, avait t gref
fe non pas sur une Consc ienc e mais sur 1 'Homme-en-personne ... La non
philosophie n'est pas non plus ce monstre obtenu par synthse du Rel et
de la technologie. Sans c ompter que la fixation une fois pour toutes du
matriau est un retour un geste philosophique qui fixe galement son
tour et donc rend transcendant le Rel. Tout est perdu, mais ce serait une
drle de science-fiction, << radic ale en quelque sorte.
Justement le matriau ne varie, et les rgles avec lui de la dualit unila
trale dans leur formulation, que si une indiffrence et une quivalence
transcendantales des matr iaux sont poses, qui supposent un Rel imma
nent radic al. Lorsque la transc endanc e est le principe unique, la contin
gence du matriau disparat et le processus se fige dans un cercle de nou
veau, dans la thse ou la doc trine philosophique. Il faut opposer l' une
fois pour toutes >> (c f. Deleuze) de la philosophie, l' une fois chaque
fois de la non-philosophie et de sa performativit spc iale. C'est le
vcu ou le Rel en sa radic ale identit qui dtermine (sans le crer) une fois
chaque fois le matriau (et sa forme invariante) et en clone un sujet. Ainsi
l'identit la plus << singulire >> se dit maintenant de la totalit ou des
touts, donc aussi des phnomnes d'invariance (puisqu'il y en a) et les rend
trangers l'conomie philosophique et technologique. La non-philoso
phie est une machine ncessairement spc ifie ou mme singularise
(identifie) comme mac hine par ce qui y entre d'information, nces
sit qui lui vient en fait de sa c ause ngative . La dualit unilatrale est
bien une struc ture invariante mais il faut distinguer dans cette formulation
entre l'effet d'invariance qui vient de la fixation subreptice ou insensible
d'un voc abulaire philosophique avec son horizon de potentialit (une inva
riance-artefac t), et une invariance plus profonde qui se rduit en-dern ire
instanc e l'identit-en-identit de la c ause. Comme si (c 'est un effet ou
une apparenc e objective) l'invarianc e de la non-philosophie s'vanouissait
ici, devenant insaisissable, et n'tait plus encore identifiable et reconnais
sable que par l'invarianc e de la forme-philosophie et de son contenu de ter
mes ou sa smantique .
Diffic ile dans ces conditions de faire de la non-philosophie un pro
gramme au sens informatique. Ou alors c ' est un programme une fois cha
que fois, l'identit transc endantale ou le c lone du Programme. Toute la
chane des c auses et des effets (Rel + DDI) est contamine par la contin
gence transcendantale (qui vient du Rel) qui affec te la forme variante
invariante de la philosophie (avec , en plus, la contingenc e de la chose
18

empirique philosophable dernire). Les formulations donnes jusqu'ici de


la non-philosophie, un moment donn, par exemple ici actuellement, si
elles sont objectives de part en part peuvent donner l'impression qu'il
s'agit d'un programme excuter. C'est une normalisation thoriciste de
la non-philosophie par la posture philosophique. Cette apparence objective
de programme n'est pas son essence, seulement sa rification ou sa mon
danisation un moment Tl . Si le temps mondain ou historique donn est
pos comme dterminant essentiellement l'affaire, alors la philosophie
revient par son intermdiaire. C'est une contemplation de la pratique,
celle-ci est toujours une fois chaque fois en son identit transcendantale,
mais sa contemplation nie ou dnie le caractre de contingence radicale
transcendantale du matriau. Dj dans la philosophie syntaxe et matriau
sont insparables (c'est le transcendantal comme trait de la philosophie), et
si ce lien semble se dtendre dans la non-philosophie, c'est peut-tre une
illusion, car la cause indpendante de tout matriau qu'elle rend contin
gent, fait de cette contingence une ncessit ngative impose ou force.
On ne peut sparer ou isoler des rgles formelles pures et algorithmique
ment manipulables, la non-philosophie a seulement un aspect algorithmi
que (un matriau transform) de machine voire d'automate, c'est bien une
machine mais dtermine en-dernire-instance par l'Homme.

19

Neo, Elu ou Christ futur ?


Essai d'une pense partir de Matrix
par

Mariane BORIE et Sophie LESUEUR

Une inspiration engage


Le 5 novembre 2003 paraissaient simultanment le dernier pisode de
la trilogie Matrix (1) et, quelque part en marge, un livre intitul Matrix,
machine philosophique (2). Rien si ce n'est Matrix ne semble a priori jus
tifier ce curieux rapprochement entre deux uvres autonomes d'o mer
gerait un objet irrel supposant une posture ambigu, gare entre deux
tentations critiques. Et il y a fort parier que ce livre en ressorte amoch,
dplum, tout au plus englob dans une critique plus vaste dont il serait
non pas le vritable objet mais juste un instrument ou un moment. Il ne
saurait donc tre question de faire de cet vnement secondaire le centre de
gravit d'une nouvelle critique, indirecte ou hybride. En un sens, ce livre
n'est pour nous qu'un prtexte ou une occasion. Pourtant, si mineure soit
cette anecdote au regard de son objet rel (Matrix), elle a jou un rle
dterminant dans notre dcision d'crire autour du film, notre tour. La
couleur d'un certain style ou angle critique tait donne par une signature
philosophique officielle se projetant narcissiquement sous le film et s'ap
propriant son identit en sous-titre, nous impliquant deux fois et compli-

quant notre posture : celle de deux spectatrices enveloppes dans leur drap
subjectif, mais engages ailleurs, aussi, dans une pense qui porte le nom
provocateur de non-philosophie . Un pont venait d'tre tendu entre
Matrix et la philosophie au ctoiement de notre dissidence, leur attribuant
une identit commune et dessinant par l un horizon artificiel.
C'est dans ce lieu thiquement irrecevable que notre posture critique
trouve son origine et son sens, sans s 'y rduire tout fait, depuis cet
axiome d'autonomie et son infraction philosophique : Matrix est une
uvre d'mt qui donne simplement voir et ressentir quelque chose, n'au
torisant personne y projeter une intentionnalit ou une identit suppl
mentaires. Prcisment, ce n'est donc pas vers une polmique se cristalli
sant autour d'une hypothtique identit philosophique ou non-philosophi
que du film que nous entrane notre diffrence relle. Ce n'est pas d'un
affrontement entre deux crits qu'il s'agit l, mais plutt de : ce qui peut
se produire quand deux postures ce point diffrencies par leur nom se
rencontrent autour d'une mme uvre donne ou dans un mme prsent,
et doivent alors simplement clarifier leur identit. Pour elles-mmes, et
non pour Matrtr. La spcificit de notre propos dcoule des plus subtiles
entrailles de notre posture encore ambigu quant sa forme et son vri
table sens, dont le nom rsonne spontanment comme une opposition logi
que, mais qui constitue tout la fois : une critique d'ordre thorique 1,
d'o nat une identit lgitime, et le style de travail ou de pratique qui en
dcoule 2. Notre diffrence se situe donc ailleurs que dans un simple pli
dialectique, mais cet ailleurs n'mergera qu'au terme de notre texte, c'est
-dire : dans cette temporalit particulire oblige dont nous ne pouvons
lucider tout fait la cause sans nous loigner un peu trop de Matrix.
Simple question de temps plutt que de lieu.
Comment donc parler aprs ce livre depuis cette autre identit, en son
nom plutt que le ntre ? Comment le faire sous la double contrainte qui
fonde prcisment son sens non-philosophique, c'est--dire : sans lucider
sparment cette posture dans un apart thorique hors propos, et en tenant
compte d'une lecture parallle du film qui ne s'y substitue pas mais qu'elle
permette au contraire d'clairer ? Mais est-ce seulement l un si curieux
dcours ? Matrix nous a demand de naviguer dans les mmes eaux trou
bles, avec la mme patience, cherchant peut-tre nous prouver qu'il est
possible de rsoudre une situation apparemment aussi conflictuelle que
peut l'tre une guerre sans en matriser au dpart ni les tenants ni les abou
tissants, mais juste : le rapport. Comprendre notre posture selon la tempo
ralit qu'elle suppose, la respecter sans en contrler la raison, implique de
nous imaginer un instant en guerre contre la philosophie, le plus spontan22

ment du monde puisque nous n'avons pas (encore) le choix. Sans rsister
pour l'instant la confusion si probable qui entoure notre diffrence, et
plus positivement : dans le pur style de Neo.
Un plaidoyer thorique en faveur d'une uvre acheve
Paradoxalement, alors mme qu'il sature de rfrences philosophiques
et de symboles, Matrix, machine philosophique dserte un espace de
rflexion pourtant essentiel qui nous laisse avec cet arrire-got amer
d'une attente due. Aucune explication n'est donne du parcours si
trange que Neo effectue, contrairement ce que laissaient entendre le titre
et le mode d'emploi qu'il suggre : Il sera bien entendu question ici de
philosophie ( . . . ) mais pour autant, il sera question du film, c'est--dire de
son intrigue et de ses personnages, de ses symboles et de ses lieux (3).
Nous ne trouvons aucune rponse thorique ou srieuse ces questions
drisoires lies la dimension opratoire du film : le hros triomphe-t-il,
comment s'y prend-il, le miracle s'accomplit-il, quelle est la morale de ce
conte, que signifiait tout le cheminement mystique de Neo ? Sans doute
n'y a-t-il aucune ncessit vouloir surcharger Matrix d'un sens qu'il
laisse dcouvrir ou le clturer d'une fin qui demeure suspendue, et en
ce sens, notre propos ne dnonce aucun manque, aucune promesse non
tenue. Mais sans doute n'y a-t-il pas davantage de raison, tout juste un
curieux empressement, vouloir rduire Matrix ses deux premiers piso
des, soit aux deux tiers d'une trilogie annonce, ni mme supposer facul
tatif de l'avoir vu (4).
La prcocit de la publication limitait en tout cas cette possibilit de lec
ture un mode strictement spculatif suspendu un risque, suggrant une
posture thique douteuse mais qui ne justifiait pas absolument une dcision
d'crire. Ce n'est peut-tre l qu'un dtail, anodin. Nous identifions au
contraire ce parti pris temporel et le soupon de ddain teint d'humour (5)
qui 1' accompagne, comme le double symptme : 1/ d'une impossibilit
prescrite par l'identit mme de ce livre - la philosophie - 21 mais
refoule ou convertie positivement au dtriment de Matrix en une question
de consistance. Le dcryptage du scnario de Matrix court-circuit par son
amputation serait alors, plus qu'un objet impossible effectuer philosophi
quement : un terrain de jeu sans intrt pour un film dcousu ne possdant
ou ne dfendant aucune thorie propre qu'il soit alors possible d'en
extraire. Justifiant ainsi de compliquer Matrix d'un arrire-plan philoso
phique qui lui est de droit tranger, sorte de Cour des grands >> o rson
nent, ple-mle, plus que des problmatiques anonymes, les noms de
23

Platon, Descartes, Spinoza, Kant, Tchouang-tseu, Bergson, Putnam,


Baudrillard, Deleuze, Simondon pour ne citer qu'eux (6). C'est prcis
ment cet espace vacant, un peu trop rugueux, inaccessible la sensibilit
et au discours philosophiques, qui va constituer notre objet spcifique ; et
le style de justification plus ou moins elliptique de cette insuffisance, l'hy
pothse d'o se comprend la consonance ngative de notre nom.
Notre diffrence ne renvoie donc aucune hirarchie mettant en balance
deux angles critiques tourns vers deux aspects distincts du mmefilm, que
l'un engloberait, ni davantage une simple question de got ou de valeur,
mais : une diffrence apriorique portant sur deux objets. Notre postrio
rit la trilogie et le scrupule thorique qui y prside supposent de facto
un autre objet-Matrix o il entre alors en jeu comme uvre acheve,
ne justifiant plus de s'intresser ce que le film ne montre pas , ni de
le supposer philosophiquement ou non-philosophiquement incomplet
pour lui donner un sens (7). En de de tout choix thique, secondaire,
c'est donc la distinction de deux objets possibles sous un nom commun
ambigu" Matrix , et l'hypothse qu'un enjeu se loge ici, dans cette pos
sibilit abusivement touffe, qui dterminent notre posture. merge alors
la question suivante : cet aspect (thorique et opratoire) du film peut-il
nanmoins faire l'objet d'un autre style de pratique, non-philosophique
ce titre, ou bien n'est-il dfinitivement qu'un axe de lecture mineur, sans
consistance, non philosophique cet autre titre ? En d'autres termes :
peut-on faire quelque chose de thoriquement suffisant avec Matrix qui ne
sorte aucun moment de lui ni ne l'ampute, et qui ne fasse en aucun cas
l'conomie de ce qu'il donne voir ?
tait-ce une hallucination, nous avons vu dans le parcours qu'accomplit
Neo, dans son contexte et dans les conditions qui le dterminent comme
improvisation, un surprenant cho notre posture et 1'horizon philoso
phique qui la force clore. Quelque chose dans Matrix nous a invit
voir cette dissidence et ce cheminement rare, cette ligne de fuite thorique.
Rien en tous cas ne nous a raisonnablement dissuad du contraire, except
un certain attachement irrflchi ou ftichiste un angle critique dj
consomm censurant par principe tout ce qu'il ne reconnat pas. Rien, mal
gr ce scepticisme forc (8) qui nous a tenu en haleine jusqu' la fin de la
trilogie sans aucun moment nous dcevoir (9). Comment les frres
Wachowski s'y taient-ils donc pris pour rsoudre cinmatographiquement
une hypothse-scnario qui semble si trangement identique - la mta
phore prs que constitue leur imaginaire - celle que nous formulons et
que nous traitons ailleurs, dans un style pius abstrait ? Jusqu'o allaient
24

donc leur audace et leur cohrence logique, mais avant cela : de quelle ins
piration commune peut donc dcouler l 'impression d'une si parfaite sym
trie entre deux propos tenus sparment, sans concertation ? Car au
del d'un simple questionnement similaire, de troublantes rsonances
nous suggrent quelque chose de plus qu'une simple hypothse, comme
une exprience de pense incluant : une rsolution identique, et ce mme
penchant pour la dsobissance (10).
- identiquement assum
C'est de cet tonnement, de ce surgissement imprvu de Matrix
dans une problmatique songe depuis un autre bord, qu'est n cet autre
pont, d'un genre spcial, que nous tendons vers la non-philosophie. Dans
une nouvelle fiction, sans extrapolation militante ou identification force,
hors toutes rfrences culturelles. Nous nous en tiendrons Matrix et son
intriorit close, nous autorisant le scinder dans le seul cadre de notre tra
vail entre un contenu d'ordre thorique - son hypothse-scnario - et
sa rsolution cinmatographique incluant l'ensemble des ressources qu'il
mobilise. Or prcisment, aucun dialogue, aucun enchanement n'est en
contradiction avec une ventuelle rsolution non-philosophique de 1 'hypo
thse, simple et universelle, donne par Matrix au film lui-mme : deux
intelligences ou identits s'affrontant dans une guerre qui semble joue
d'avance selon l'vidence d'une fatalit numrique. En ce sens, Matrix
vient en quelque sorte dfier notre engagement thorique et cette posture
anonyme que nous croyions tre seuls oser, rendant un jeu possible entre
nous.
-

l. UNE ANALOGIE TROUBLANTE

Matrix comme trilogie ralise ainsi une prouesse elle-mme articule


sur trois niveaux (thorie, reprsentation, posture) dont la cohrence
interne donne au film l 'autonomie d'une thorie et en fait, plus qu'un
monde : un univers. Si tant est que l'on donne au dernier pisode la pos
sibilit de nous le faire dcouvrir. Sur le plan strictement thorique tout
d'abord, Matrix dcouvre la possibilit d'une rsolution et l'effectue en
propre, sans rien sacrifier ses diffrents niveaux de complexit. Au
dploiement et 1' articulation rigoureuse de ses lments intermdiaires,
leur dduction, correspond ainsi une axiomatique que le film restitue dans
une conformit suffisante celle que la non-philosophie pourrait produire
dans un discours formalis, sous une autre forme. Il n'y a aucun blanc
thorique dans Matrix, il ne manque rien son scnario qui permette de
taxer le film de lgret ou de navet pour peu qu'on le rapporte son
25

hypothse et ce qu'elle implique vraiment, c'est--dire : la posture qu'il


tablit en propre au terme de la trilogie. Le deuxime pisode pouvait
ainsi passer pour une digression fastidieuse et indigeste, complique de
dductions logiques inutiles donnant au film un suspense artificiel asservi
au format de la trilogie. Les critiques ont en tous cas pingl Reloaded
pour sa lenteur et cette impression qu'on subissait l une sorte de gavage
thorique (Il). Neo s'gare ici, sous l 'impulsion de son rve et des mots
ambigus de l'Oracle, et dcouvre un degr d'illusion et de manipulation
supplmentaires.
Sans doute n'tait-il pas ncessaire de crer cet interlude du strict point
de vue de la rsolution, et peut-tre alors deux pisodes auraient-ils suffit,
privant juste le film d'un niveau de comprhension de ce qu'est la matrice
en son versant apparemment diabolique. Or, prcisment, Matrix excde
cette question initiale (Qu'est-ce que la matrice ?) strictement philosophi
que si elle est pense pour elle seule, Morpheus demandant simplement
Neo s'il veut galement savoir ce qu'elle est, la relguant au second plan
d'un propos plus profond et plus pragmatique qui porte sur ses effets plu
tt que son essence : comment mettre un terme sa fonction d'assujettis
sement ? Sans prtendre puiser ici 1' analogie entre une axiomatique non
philosophique et la thorie dont Matrix serait le vecteur, quel sens ou quel
clairage possibles apporte-t-elle nanmoins au film que sa lecture philo
sophique anticipe ne permet prcisment pas de voir, en cho cette
parole de l'Oracle : on ne peut pas voir au-del des choix qu'on ne com
prend pas ?
Morpheus nous a invit faire une hypothse simple, apparemment
futuriste : la reprsentation que nous avons du Rel comme monde o
nous vivons , telle qu'elle est suppose nous appartenir et nous dfinir
comme cratures libres, n'est pas la rsultante alatoire de notre singula
rit strictement humaine. Elle est une image dforme et objective, pro
gramme par une raison binaire qui nous est trangre et nous contrle via
un programme de simulation neuro-interactive . Superposant notre
regard cette forme pure, vide et impersonnelle, et ne laissant effleurer
d'elle-mme, au mieux, qu'une sensation d'exister dans ce monde
comme : trangers pris dans 1' affect pur de cette incohrence. Matrix intro
duit travers Morpheus cette nuance entre le Monde aux structures
dualitaires ou rationnelles produit par la Matrice >>, et le Rel ,
c'est--dire l'Un, figure ou principe obsdants du film, non exprim, mais
dont Neo est prcisment l'anagramme (One). Nous lisons symtrique
ment l'entre Monde du Dictionnaire de la non-philosophie
26

La philosophie est la fonne pure et gnrale du Monde. Le Monde est

l' objet immanent de la philosophie, en abrg

la

pense-monde . La

distinction du Monde et de l'Un (ou de l'homme) est au cur de la non


philosophie

(12).

C'est le mme Morpheus qui effectue cette passerelle mtaphorique mini


male (13) qui ancre Matrix dans un horizon thorique, peut-tre le ntre :
La matrice est universelle. Elle est omniprsente.

Elle est avec nous ici,

en ce moment mme. Tu la vois chaque fois que tu regardes par la fentre,


ou lorsque tu allumes la tlvision. Tu ressens sa prsence quand tu pars au
travail, quand tu vas

l'glise ou quand tu paies tes factures. Elle est le

monde qu'on superpose

ton regard pour t' empcher de voir la vrit.

et donne alors son sens notre engagement dans Je film :

Qu'est-ce que la matrice ? Le contrle absolu. La matrice est la simula

tion d'un monde imaginaire cr dans le seul but de nous maintenir sous
contrle. Aussi longtemps que la matrice existera, l'humanit ne sera
jamais libre .

Si nous admettons cette analogie entre La philosophie et la


Matrice , comme deux formes-principes d'un mme assujettissement de
l'homme ( la machine) enracin dans ses plus intimes structures de pen
se, Matrix nous invite alors voir : dans Neo la figure du non-philosophe
et dans Smith, celle du sujet philosophique. Dans ce mme contexte, le
personnage de l'Architecte dsignerait le principe de conservation de la
philosophie, gnrant de la pense sur un mode strictement rationnel et
suppos unique, l'infini, de faon continue et matrise. Le pre synth
tique d'un monde sans passion ni invention possibles, gouvern par la
rptition o : chaque erreur ne constitue jamais qu'un accident relatif et
prvisible, et chaque dcision, le reliquat dj consomm d'une dialectique
irrelle. Dans Reloaded, le choix que fait Neo, si humainement gar par
ses songes et sa crdulit vers une Source ambigu, est donc d'un autre
ordre que celui dont 1' Architecte lui rvle l'ironique inluctabilit,
quelque part entre la peste et le cholra. C'est un choix insens, strictement
arbitraire et donc impossible prvoir, sorte d'utopie radicale qui ne se
cristallise en aucun idal faute de choix acceptable pour la pense
humaine. Si nous nous en tenons cela, cet intermde a sans doute deux
sens possibles : 1'opportunit de dtruire Zion offerte aux machines par le
27

risque stratgique que prend Neo, et, un niveau que nous avons dj sug
gr, 1' occasion de dcouvrir un aspect ou un niveau supplmentaire, sans
doute suprieur, de la Matrice. Or plus qu'une diabolisation idaliste ou
philosophique de la matrice, c'est autre chose qui selon nous se produit
rellement l : une radicalit de l'assujettissement jusqu'ici inaperue,
sorte de douche glace, terrifiante, qui fait basculer le film dans une incer
titude inquantifiable. Exigeant pour Neo d'inventer et de repenser Je
contexte comme une nouvelle donne o l'illusion est totale, et o se sus
pend alors jusqu' cette problmatique de la simulation. Au point qu' cet
instant prcis, l'imminence du dsastre lui-mme pourrait se rvler n'tre
qu'un mirage, une connerie (14), supposant de chercher son issue ail
leurs, loin de la dialectique du rel et du simul.
Cette errance ou cet chec, cette confusion des enjeux et du style de
rsolution qu'ils exigent, trouve un sens particulier dans la non-philoso
phie comme effet ultime d'un assujettissement dont 1' exprimentation
dtermine un point de non-retour ncessaire pour que l'apparence puisse se
rectifier et que la rsolution devienne possible. Selon un nouveau style non
rationnel. Car c'est bien de l'mergence d'un tel style puis de son effectua
tian par Revolutions qu'il s'agit l, c'est--dire : d'une posture dont
l'agencement interne est incomprhensible philosophiquement mais sans
laquelle certains choix de ralisation restent mystrieux, saugrenus ou arbi
traires.
Les derniers mots de Smith trouveraient en tous cas un sens moins ala
toire que celui dcoulant d'une altrit ordinaire ou d'une simple diff
rence homme-machine : Pourquoi, Monsieur Anderson? Pourquoi ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi tout a ? Pourquoi vous relever ?
Pourquoi vous battre ? ( . . . )Vous allez perdre, quoi bon continuer vous
battre ? Pourquoi M. Anderson ? Pourquoi persister ? . Neo perd la vue
dans le Logos, littralement, et sans doute n'tait-il pas absolument nces
saire brler les yeux du hros >>. Pas plus qu'il n'tait ncessaire de don
ner un nom aux vaisseaux, ni de ne pas en donner tout fait ce lieu va
sivement situ o Neo attend un train, quelque part entre Je monde Rel
et celui des machines . Peut-tre le moment o a lieu ce dialogue entre
Smith et Neo la fin du premier pisode n'tait-il qu'un hasard :
- Vous entendez, M. Anderson, a, c'est le son de l'inluctablit.
- Mon nom est Neo , simple concidence entre le pouvoir de nommer et
celui de tuer. Sans doute Trinity aurait-elle pu mourir un autre moment :
Neo n'aurait alors pas achev solitairement la mission qui le justifiait
comme lu, ni trouv peut-tre le soutien et la foi ncessaires pour parve28

nir jusqu' cette machine inconnue au visage presque humain. Cypher


aurait sans doute pu choisir un autre nom (Reagan) ou une autre fonction
pour son retour vers la matrice, moins color de cette smantique de la
Reprsentation et de la mondanit. Etc. Sans doute ou peut-tre pas.
Mais plus qu'un simple sens, ce cheminement erratique trouve dans la
non-philosophie un lieu et un enjeu que Matrix dcouvre son tour : le
langage et son ambigut essentielle. La Source initialement pense
comme programme principal des machines reoit ainsi pour premier
sens celui d'une Origine vers laquelle on remonte, et n'en sort apparem
ment pas, recevant cet autre sens au dbut de Revolutions : le point o
l' lu est n autrefois >>. Pour l'Oracle comme pour l'Architecte, elle est
simultanment (15) une Origine qui inspire et une Fin puisque c'est l que
doit, pour chacun d'eux, se terminer le chemin de l' lu. Et pourtant, c'est
un troisime lieu que dcouvre instinctivement Neo dans la solitude de ses
checs et de ses motions, comme ce point ultime d'o Zion pourra peut
tre tre sauve : la Ville des Machines. Deux mots (16) pour trois rali
ts ou moyens diffrents (17) de raliser cette utopie, et un mme sens :
(l) o tout se joue, se dcide, c'est--dire le Rel en sa finitude radicale.
Or le Rel qu'il dcouvre nigmatiquement par ses propres moyens ne ren
voie aucune origine mais une simple cause : la guerre repose avant tout
sur l'identit indivise et non-hirarchique de l'homme et de la machine
artificiellement convertie en Dualit et en Diffrence par le langage.
C'est de cette cause, seulement, que se dduisent la ncessit et la pos
sibilit thorique, ahurissante par son risque mais non irrationnelle, de
ngocier plutt que de dtruire. C'est de cette mme cause que dcoulent
l'amour insens de Trinity, la haine incontrle de Smith, ou encore, cette
tonnante confiance qui lie instinctivement Neo l'Oracle, c'est--dire :
d'un noyau d'identit qu'enfreint toujours le langage, le scindant en deux
mots siamois nous l'un l 'autre par la mme dialectique qui tantt exclut,
tantt confond. Indiffremment, selon la mme rgle. L'ordre de la
Matrice, des structures rationnelles auxquelles l'Oracle et l'Architecte
sont, des degrs diffrents, identiquement soumis par le langage, conci
derait ainsi avec une confusion des genres entre : le Rel non-philosophi
que compris comme cause universelle, apriorique de toute pense et de sa
formalisation, et cet autre Rel, philosophique, compris aussi comme ori
gine, subtil mlange des deux. Neo est les yeux vivants de l'Oracle et il ne
verra jamais l'Origine car c'est une origine impossible. Simplement susci
te par le mot Source dans une hallucination inhrente une certaine

29

conomie du langage - le Logos - et contre laquelle la Raison vient


inlassablement buter, se fracasser.
Ce que dcouvre ainsi Neo constamment ballott par des informations
contradictoires, c'est le sens premier dissimul sous un Logos auquel cha
cun des personnages est en partie assujetti, ultime reste de leur apparte
nance au monde de la Matrice. L'intuition amoureuse de Niobe, l 'espoir
audacieux du Conseiller Hamman, le rve prophtique de Morpheus, l'ins
tinct aveugle de Trinity : ce sont quatre sens possibles d'une foi identique
purement irrationnelle venant chaque fois compenser cette hallucination
induite par le langage, qui barre tous les possibles, sans jamais puiser la
diffrence qui spare le Rel du langage. Rendant leur utopie - sauver
Zion - possible, suffisante pour qu'ils s'y accrochent ensemble malgr
une limite ou un vide logique qu'ils assument chacun, leur faon : son
inexplicable faisabilit. En un sens peut-tre mtaphorique, ce serait sans
doute cette Rsistance du Rel et de la pense au Logos autant qu' la rai
son matricielle que Zion incarnerait, selon une stricte identit de fonction
nement - binaire - du langage et de la pense induit par la Matrice.
Matrix au contraire nous semble carter ou dfaire le cercle qu'ils consti
tuent ensemble - le langage effectuant, en la reproduisant l'identique,
l'articulation machinique de la pense -, et restituer l'intime imbrication
de ces deux niveaux d'assujettissement. Le langage n'est qu'un moyen
dans la Matrice, asservi elle dans et par ses structures, mais c'est un dou
ble moyen ordonn un mme but qui constitue son essence : le contrle,
par l'oubli ou la mort. Ce sont les mots de Smith, emprunts l'Oracle, qui
le tuent, parce que ce sont des mots hrtiques ( Tout ce qui a commenc
doit finir >>) un ordre absolu index sur l 'infini, symptmes d'une dfail
lance qui exige alors sa dsinstallation.
Cet autre espace de contrle, c'est aux terres du Mrovingien, trafi
quant d'information exil, amateur de jurons et de posie, qu'il nous
semble au contraire correspondre. Dans le restaurant dont il est apparem
ment le Matre, les mots et leur sens se rectifient, les concepts et leurs
implications rciproques se dfont pour rvler quelque chose comme l'in
telligence de ce Logos : raison, pourquoi, moyens, causalit, apparences,
vrit, absolu, pouvoir. Une trange atmosphre fane rgne pourtant dans
les lieux, contrastant avec le discours assn Neo : l'picurisme n'est en
ralit que le faux-semblant d'un insondable ennui, la causalit se rvle
n'tre qu'un argument de circonstance, le mensonge, une seconde nature,
et cet univers artificiel, un enfer. Le Rel dont le Mrovingien se targue si
hautainement d'tre la mmoire n'est plus, ici, qu'un mot vide, dsincarn,
30

un pass : c'est un sentiment que j'ai ressenti il y a fort longtemps, j'ai


merais m'en souvenir, je voudrais y goter c'est tout ( 1 8). Dans ce lieu
stratgique o la beaut et les sensations semblent se fossiliser peu peu,
Persphone rsiste contre cet oubli pourtant irrversible du Rel, contre
son vacuation progressive hors d'un Logos tendu au langage ordinaire et
dont elle nous donne la loi secrte : il va falloir me faire croire que je
suis elle . Et pourtant, c'est une autre forme d'oubli que le Mrovingien
pense pouvoir contrler, par dfaut, dans cette alcve invisible pour Zion,
surgie de nulle part, que reprsentent Mobil Avenue et son cercle infernal.
Sans issue apparente. Il y est question de langage, de rputation, de pou
voir (19) et Neo a acquis un nom qui justifie sans doute sa prsence, ici,
parce que ce nom peut alors tre aboli. Artificiellement, par le temps et son
usure, par l'octroi d'un pouvoir arbitraire dont l'Homme du train, si path
tiquement disciplin, nous rvle la ridicule vanit : c'est moi qui ai
construit a... ici c'est moi qui fait la loi, et ici c'est moi qui menace, ici je
suis Dieu le pre . C'est cette tonnante rflexion sur le langage que
Matrix constitue sans doute aussi, sur le pouvoir factice que lui donne une
pratique trangre au Rel comme l'est la pratique philosophique du lan
gage et de la pense faisant cercle. Connue sous 1' autre nom de :
Rhtorique.

Il. UNE CONSCIENCE NON-PHILOSOPHIQUE


PEUT-TRE PERCEPTIBLE

On ne s'aventurera pas davantage ici sur le terrain analogique, sugg


rant simplement la convergence d'un faisceau d'lments vers une axio
matique commune selon laquelle : Matrix donnerait voir et sentir, au tra
vers du cheminement erratique de Neo, l'exprience de pense qu'un dis
cours non-philosophique donne lire. Dans ses (supposs) moindres
dcours ou prcautions thoriques. Or plus qu'une identit de contenus
intentionnelle ou non, nous y voyons le symptme d'une conscience tho
rique interne au film qui confirmerait peut-tre l'analogie strictement
mtaphorique que nous avons suggre avec notre posture et plus particu
lirement : avec la dimension dissidente dont elle est, de par son nom,
insparable. Sorte de confirmation par dmarcation interne, similaire la
ntre, plutt que d'identification extrieure par voie de reconnaissance.
Matrix se donnerait cette diffrence et la rsoudrait au travers d'un affron
tement entre Neo et Smith, trouvant ici son tour une autonomie et un
31

nom. Par simple curiosit, il y aurait sans doute un nombre impressionnant


de symboles creuser, toute une smiotique de la transcendance et de l'im
manence, une numrologie ou une mythologie passionnantes commenter.
Mais notre propos vise moins spcifiquement une exhaustivit attache
la notion de << Tout >>, que la cohrence et le subtil quilibre par lequel se
ralise la prcision thorique.
L'infraction de cet quilibre prendrait alors la forme d'une satura
tion o nous reproduirions symtriquement l'cueil que dnonait une
critique de lgret laquelle nous avions object une absence de blancs
thoriques. une critique philosophique d'insuffisance dnonant un
arrire-plan conceptuel inconsistant ou incomplet, conciderait simplement
son contraire : une asphyxie et un dcalage induits par un assujettissement
spontan de Matrix un idal de rigueur propre au seul genre thorique.
ce genre auquel renvoie sans doute inconsciemment la philosophie et sur
lequel nous supposons que se fonde son dnigrement. Si subjectif soit ce
point de rupture possible de l'quilibre que nous prtons Matrix, le suc
cs du premier pisode semble suggrer qu'il chappe au moins partielle
ment ce type d'cueil. C'est--dire cette contamination de la forme par
un contenu ralisant avec lui une sorte de mixte circulaire ou d'assujettis
sement rciproque. Matrix n'est sans doute ni le premier, ni le dernier de
son genre - si tant est qu'il soit ncessairement rattacha ble un genre y parvenir, et peut-tre ni parvient-il pas. Mais il n'interdit pas qu'on lui
prte cette russite et donc peut-tre : ce scrupule ou ce souci, cette
conscience applique sa propre forme, de l' Assujettissement dont
Neo incarne le refus comme Rsistance pure. C'est--dire, la percep
tion d'une identit entre ces deux types d'assujettissement (de l'Homme
par la Machine et du Contenu par la Forme) d'o dcoulerait une sorte
d'ascse formelle, non codifie, effectue par les choix de ralisation ou de
mise en scne.
deux occasions en particulier, le film tenterait ainsi d'chapper de
faon inattendue l'ennui possible d'un discours dogmatique (et seule
ment peut-tre, y chappe-t-il) : la rvlation de la prophtie et celle de ce
monde imaginaire dfigur d'o vientNeo. Dans cette pice au dcor baro
que, esthtique, o Neo doit choisir entre la pilule rouge et la pilule bleue,
il coute et exprimente, simultanment, l'immatrialit de son reflet et la
distorsion des contours. Dans cette autre pice aseptise, lumineusement
blanche, d'une puret et d'un vide absolument parfaits, il y a sans doute,
ici aussi, suffisamment de symptme pour rendre cette nouvelle donne et
son horreur relles aux yeux de Neo. Comme cette couleur un peu glauque
qui accompagne tout le film, sorte de leitmotiv du Rel, ou comme cette
32

trouvaille visuelle de Reloaded que Matrix, machine philosophique


enregistre sans l'interprter jusqu'au bout : Les clones et les jumeaux
tiennent de manire gnrale une place significative dans le film. Plutt
que de chercher du ct du symbolisme du double ou de la gmellit, on y
verra une illustration efficace du monde digital >> (20).
Nous y voyons l'authenticit d'une pratique o s'effectue en propre
quelque chose d'unique, qui est absent du discours explicite ou du sens
qu'il porte au premier plan, mais qui entretient avec lui une cohrence que
la non-philosophie identifie sous le nom de : Vision-en-Un (21). Tout se
passe comme si le film parvenait rendre (et tenir) compte de ce point de
non-consistance qu'enregistre la non-philosophie, d'o dcoule une
impossibilit prescrite par le Rel et son apriorit radicale : non pas pro
duire une reprsentation de ce qui, de droit, est impossible reprsenter
mais le performer. Tout se passe comme si Matrix respectait cette axioma
tique de la forme qu'implique une critique non-philosophique de la philo
sophie, encore simplement pense jusqu'ici comme modle de savoir ou
rationalit : faire aussi ce qu'il dit, plutt que dire seulement ce qu'ilfait.
Tout se passe comme si Matrix poussait sa cohrence jusqu' adapter sa
forme aux diffrents degrs de consistance ou de dtermination d' un
Rel dont il ne cesse de parler, respectant cette nuance dcisive entre le
Rel - Un radical - de la non-philosophie, et celui - Un en un autre
sens, numrique de la philosophie. Nous nous heurtons ici cette ques
tion : l'interprtation de ces diffrents aspects si drisoires dont aucun
n'est suffisant - comme symptmes d'une intuition non-philosophique,
peut-elle se fonder (aussi) sur la conscience avre d'un style intrioris et
donc assum par Matrix, incluant sciemment ce rapport indit entre une
forme et un contenu que nous appelons en-Un ? Concidant au refus
explicite de cet autre style, philosophique, prouv comme leur assujettis
sement rciproque, et o Matrix constituerait plus qu'une contestation res
treinte d'un simple modle de pense : un plaidoyer contre une philoso
phie largie en Style (de savoir), c'est--dire associe une forme
particulire, et non-philosophique ce titre ? En d'autres termes, cette
tonnante concordance entre une forme et un contenu anonyme, qui ne
cesse de l'tre que par son rattachement notre hypothse, appartient-elle
en propre Matrix et la cohrence qu'il s'impose - au moins par
dfaut - ou relve-t-elle simplement d'une hallucination narcissique voire
d'un hasard ?

33

C'est sur cet autre aspect du film que Matrix ralise galement une
prouesse. Par des choix cinmatographiques qui n'taient sans doute pas
prescrits sous une forme exclusive et qui peuvent alors, peut-tre, s'inter
prter comme de nouveaux symptmes d'une intuition non-philosophique
aussi par sa forme. Si tant est qu'on les laisse rsonner ensemble comme
nous y autorise l'espace infragmentable qu'est l 'uvre (d'Art). Matrix
surmonte en effet cette difficult concrte que pose l'cran pour faire
clore, hors du langage et ses replis abstraits, de ses ponctuations thori
ques ou de ses parenthses : le Rel dsir par la philosophie, mais com
pris non-philosophiquement comme Identit radicale, apriorique de toute
reprsentation. Nous avons trembl pour les frres Wachowski tant le pari
nous semblait audacieux. L'cran risquait d'aplatir sur un mme plan les
diffrentes strates du film converties pour ses propres besoins en lieux
(Zion, la Ville des machines, ce lieu de transit o Neo attend un train, cette
pice blanche o il rencontre 1 'Architecte, le restaurant du Mrovingien)
symboliquement articuls par << diffrents niveaux de cryptage (code
vert, code dor) (22). Or Matrix donne ailleurs - comme nous avons
tent de le montrer - suffisamment de signes d'une autre comprhension
pour arracher son hypothse la simplicit d'une topologie plate, et sus
pendre la frustration illgitime des mtaphysiciens qui s'attendaient y
trouver une rflexion en images sur l'inconsistance du monde ou l'insis
tance en lui de ce qui se soustrait par principe toute reprsentation >> (23).
Morpheus enseigne Neo dans le premier pisode : ce n'est pas une
question de lieu, c'est une question d'poque . Si l'on rapporte cet
axiome le sens ou la fonction de ces diffrents lieux, dans l'espoir peut-tre
d'en former une cartographie suffisante pour visualiser et comprendre cet
trange univers dans sa globalit, c'est ce style mme de reprsentation
que le film impose qu'on renonce. Matrix ne permet aucun moment de
stabiliser une vision d'ensemble de son propre dcor, ni mme une image
dgrise de la Matrice et de son fonctionnement prcis rendant compte de
l'intgralit de ses portes drobes et de ses rouages secrets, pas plus qu'il
ne permet Neo de consolider un savoir. Mais cette impossibilit n'est une
limite ou un handicap qu'au regard de cette autre posture vers laquelle Neo
est constamment rabattu, conduit, et dont il s'affranchit : la posture phi
losophique ou la Reprsentation. Dans le mme esprit, il y aurait sans
doute d'autres choix de ralisation possibles symptomatiques du style que
Matrix semble refuser : exposer sparment ces deux mondes, s'y attarder
un peu, leur donner un contour, la forme d'une socit ou d'une civilisa
tion. De la mme faon, le film chappe la tentation d'un happy-end ou
d'une apocalypse, c'est--dire, la reprsentation de ce nouveau
34

monde rv par Morpheus, mais il se donne les moyens de sa fin suspen


due. Matrix s'en tient une Utopie radicale, c'est--dire : un en de
de l'Idal philosophique dont il est le noyau pur sans forme, irrflchi.
Est-ce une nouvelle concidence, c'est prcisment contre cet cueil que
vient buter Matrix, machine philosophique. Le livre se conclut sur une pro
jection absurde, partiellement assume, par laquelle il s'acquitte de ce ris
que inhrent une rduction de la trilogie (24), et la tentation d'en ma
triser nanmoins le sens. Il se produit alors une chose trange. Tout se
passe comme si Matrix, machine philosophique ralisait au moins acciden
tellement notre hypothse largie sur la philosophie et ses limites, par une
interprtation rate dans laquelle nous voyons alors : l'occasion de consti
tuer partir d'elle, en tant qu'elle rend notre hypothse plausible, une cri
tique de Matrix chappant la subjectivit que supposait prcisment l'in
trusion de notre posture dans son univers. Au point que l'on s'interroge :
que se serait-il pass si le Collectif signataire de ce livre avait attendu la
fin de la trilogie pour l'interprter et s'engager sur son sens ? Une apha
sie ? Comment assume-t-il aujourd'hui, entre autres (25), cette ouverture
finale qui contredit ce qui semblait pourtant, selon leurs propres termes,
jou d'avance : << Quelles conclusions tirer de ces parallles troublants ?
Quelques prdictions dont la certitude est telle qu'elle rend presque inutile
d'attendre le troisime pisode : dans Revolutions, Neo sera second par
d'adorables petites btes fourrure, apprendra que Trinity est sa sur et,
lors d'un duel final avec la Machine suprme, sera sauv au dernier
moment par son pre, l'Architecte de la Matrice. . . >> (26).
Le trait d'humour suppose sans doute de lire cette projection au second
degr, interdisant de prendre aux mots ses auteurs. Mais que parodient-ils
exactement dans une conformit ambigu, relative ce qu'ils estiment tre
une fin philosophiquement acceptable, prvisible selon ce critre ? La
forme associe une fin idale artificiellement matrialise par le soutien
d'une gnalogie inutile, mimant peut-tre Marivaux ou Molire, et par le
surgissement d'une nouvelle inconnue, la Machine suprme . C'est-
dire : une forme arbitraire, en excs, qui se prsuppose ncessaire par foi
ou par rflexe, sans imagination ni raison d'tre. Fantasmant un pilogue,
un prolongement venant combler cette fin sans victoire ou triomphe abso
lus, suppose nous laisser un got d'inachev. Matrix au contraire fait
l'hypothse de cette suffisance, et qu'il nous doive ou non, suspend tho
riquement cet affect par sa cohrence et par la limite qu'il se donne dans le
premier pisode : Je ne connais pas l 'avenir. Je ne suis pas venu vous
dire comment cela finira. Je suis venu vous dire comment cela va commen35

cer . Il n'y a aucune raison dans Matrix vouloir compliquer sa fin d'une
forme ou d'une conclusion qui lui sont trangres en vertu mme de
l'axiome que le film se donne travers Neo : aucune raison n'est suffi
sante au regard de la dcision de dire non. Il n'y a aucune coquetterie son
ouverture nigmatique, aucune rtention d'un hypothtique sens cach,
tout juste une invitation penser ; et dans ce contexte, prsupposer le
contraire vaut comme le symptme d'une attente contradictoire avec le
reste du film. Philosophique selon un sens que Matrix n'explicite pas
comme tel mais suggre peut-tre, donnant Smith - tonnamment
dcrit comme la figure la plus mystrieuse de Matrix (27) - une
signification sans doute ironique : le nom propre, symbolique et anonyme
de n'importe quel philosophe (28) simplement envisag dans son rapport
Neo et la Matrice. C'est--dire comme fonction et diffrence. Or si Smith
ne survit pas au pouvoir que la Matrice donne Neo de tuer, tuant tra
vers lui, et si ce choix scnaristique tait effectivement inluctable ,
comment assumer philosophiquement ce dnouement ? Et avant cela,
comment concevoir sereinement cet Hiroshima sans dsastre que Matrix a
rellement le pouvoir, selon nous, de produire dans la philosophie ?
moins qu'elle ne soit, elle aussi, comme le suggre l 'Architecte dans
Reloaded, prpare affrpnter d'autres niveaux de survie . ? Sans
doute aurait-il mieux valu opt pour le silence que pour l'audace et dser
ter - pour un autre plus modeste - le terrain strictement philosophique
de cette projection,
.

Matrix ne nous accorde aucune prise permettant de spculer sur sa rso


lution finale : il distille peu peu les cls de son axiomatique, laissant
merger tardivement de nouveaux personnages, de nouveaux lieux ne per
mettant qu'une rsolution en temps rel de son scnario (29). Selon un
style de suspense radical qui ne permet aucun moment d'anticiper le
dnouement, exigeant alors une coute non disloque et non slective de
ce qu'il dit ici etfait l de faon indivise, au sein d'un mme prsent. C'est
cette posture et ce regard, ce saut radical que suppose donc Matrix pour sa
propre comprhension parce qu'il commence par se l ' appliquer.
Fonctionnant alors sur ce mode et permettant peut-tre une identification
du spectateur Neo non par quelque affinit secrte et subjective, alatoi
rement matrisable, mais par cette situation indite : nous ne savons
aucun moment rien de plus et rien de moins du fonctionnement de la
Matrice que ce que Neo sait lui-mme. Matrix opre ainsi en propre un
basculement de cet ordre, imposant son scnario un autre type de com
prhension et de rsolution en le recentrant vers la simplicit de son enjeu
36

rel ou premier : la fin de l'assujettissement. Ds lors, il ne s'agit plus de


savoir si nous sommes rellement ou non dans la Matrice, si elle nous
contrle, si nous hallucinons, mais de suspendre la tentation kafkaenne
qu'impliquerait cette question sans rponse. Sorte de statu quo dont le
drame qu'il reprsente, pour la raison plutt que pour la pense, est d'em
ble formul par Morpheus dans le tout premier pisode : << N'as-tu
jamais fait ces rves, Neo, qui ont l'air plus vrais que la ralit ? Si tu tais
incapable de sortir d'un de ces rves, comment ferais-tu la diffrence entre
le monde du rve et le monde rel ? >> A quoi fait cho cet autre dialogue
entre Neo et l'Oracle, dans Reloaded, dissipant la mme illusion et obli
geant penser autrement, sur un mode non dialectique :
Vous faites
peut-tre partie du systme, un autre genre de contrle. La question la plus
vidente, ce serait donc : comment vous faire confiance ?
Bingo !
Alors l pas de toute, tu es dans le ptrin. Le pire c'est que tu n'as relle
ment aucun moyen de savoir si je suis l pour t'aider ou pas. C'est toi de
voir . ll s'agit alors d'abdiquer un instant comme le fait Neo, sorte d'anti
hros contraint de composer avec cette impossibilit (30), et de concevoir
la posture instinctive, non-rationnelle qui en dcoule, comme un style pos
sible bien que sans modle, auquel ne correspond aucun prograrnrne (31).
Matrix s'en tient au Rel et sa maigritude , la fonction qu'il dsigne
simplement et dont Neo n'est qu'un visage hors du temps, respectant para
doxalement la promesse de Morpheus : je ne t'offre que la vrit .
-

IlL LES ENJEUX D'UNE DCOUVERTE

Hypothse 1 : La Vrit n'existe pas


Je ne t'offre que la vrit >>, Cette phrase nous interpelle plusieurs
titres. Tout d'abord, le fait qu'elle soit nonce par Morpheus : celui qui
nous entrane dans les mandres du rve (ou qui endort par ses propos ?)
mais aussi celui qui s'attache la forme pure. De plus, lors de l'initiation
de Neo, le mme Morpheus demande son lve d'oublier les concepts de
vrai et de faux. Or le vrai est littralement ce qui est conforme la vrit,
un objet ou un tre qui est rellement ce dont il a les apparences. Dans le
discours explicatif que Morpheus tient Neo dans le Nebuchadnezzar, il
affirme qu'un homme n l'intrieur de la Matrice a reu la capacit de
modifier ce qu'il voulait et que c'est lui qui a libr le premier des rsis
tants. Ce rcit, en forme de lgende nous rappelle les mythes fondateurs
37

des grandes civilisations, ainsi que certains discours philosophiques sur les
origines du Contrat social (Hobbes, Rousseau notamment). Enfin,
Reloaded et Rvolutions viennent dmentir que Morpheus sache vraiment
ce dont il relve dans le fonctionnement de la Matrice. Morpheus ne ment
pas, mais doit avouer et s'avouer lui-mme qu'il ne connat pas LA
Vrit et peut-tre mme que la notion de Vrit n'existe pas, qu'elle ne
signifie rien dans la mesure o elle ne recouvre aucune ralit concrte.
Ainsi, la reconnaissance de l'aveuglement de Morpheus nous invite-t-il
un renoncement la Vrit comme certitude dfinitivement acquise pour
aller vers un ailleurs, mais lequel ?
Un autre personnage prtend connatre la vrit, le Mrovingien :
<< Sous notre apparence d'quilibre, la vrit est que nous sommes compl
tement hors de contrle (Reloaded). Mais le Mrovingien nonce-t-il
exactement ce qu'il veut dire ? Sa phrase ne renferme-t-elle pas un sens
qui lui chappe (32) ? Cet lment parmi beaucoup d'autres nous amne
penser que les frres Wachowski jouent avec le public et avec la discipline,
qui, au travers de l'laboration d'une thorie de la connaissance, se pro
clame la recherche de la Vrit : la philosophie. La profusion des rf
rences et la multiplicit des niveaux de lecture (33), ne sont pas l dans
l'unique but de donner en pture au public une certaine philo fast-food
ou une pense pop-corn , selon certains critiques acerbes (34), sous
prtexte de monter un film d'action pseudo intellectuel. Nous accordons
aux auteurs plus de crdit, ayant cur de nous extraire du cercle des dis
cours mprisants qui ont entour la trilogie. Cette posture dlibre, nous
l'adoptons autant par respect pour toute uvre crative qu'en raison d'une
certaine motivation issue de la pratique de notre discipline, la non-philoso
phie, qui tend moins dprcier ses objets, matriaux d'tude, qu' les
considrer sous un certain regard (la Vision-en-Un) qui fait d'eux aussi une
part de nous-mmes, tout en gardant leurs caractristiques et qualits pro
pres. Selon cette posture, nous est apparue une concordance tonnante
entre la forme et le fond du film, tendant vhiculer une mme ide : la
qute d'une Vrit intangible est vaine et ne s'accorde ni avec le Rel ni
avec la ralit que nous en connaissons.
En ce qui concerne la forme : le systme d'imbrication des codes
mythologiques et symboliques en tous genres fait que l'mergence d'une
seule et unique vrit sur la trilogie Matrix, en tant qu'uvre, est impossi
ble ; on ne peut mettre que des hypothses. Les auteurs prtendent que
Tout est intentionnel . Mais faut-il entendre cette affirmation comme :
Tout ce que vous avez pu interprter du discours et des symboles des
films n'est pas un hasard ; nous l'avons voulu et matrisons le sens de ce
38

que vous avez pu y lire ou bien ce que vous voyez et interprtez, votre
attitude mme, constituent un tout cohrent au service d'une ide inten
tionnelle globale contenue et suscite la fois dans le fond et la forme de
la trilogie >> ? Les philosophes et exgtes en tous genres s'tant jets
avec plus ou moins de retenue ou de frnsie dans le cadre de la premire
proposition, nous, nous plaons, en vertu de notre posture non-philosophi
que, dans le second espace de possibilit qu'ouvre cette phrase. Ainsi, nous
mettons l'hypothse que c'est prcisment cette qute effrne de savoir
se manifestant de manire symbolique ou conceptuelle, mais toujours plus
ou moins sotrique, que les auteurs parodient. La trilogie nous laisserait
voir de manire mtaphorique que, comme le dit le Conseiller Hamman
dans Reloaded, Il n'y a rien voir [ . . . ] ; c'est tout vu : la prtention
toujours plus ou moins philosophique la Vrit est infonde. Paradoxe ?
Sur le fond : les propos du Mrovingien que nous avons cits font cho
ceux de Trinity dans Matrix. Neo, lors de son premier retour dans la
Matrice, s'tonne du nombre de souvenirs qu'il lui reste de sa vie .
Pourtant, aucun n'est vrai. Qu'est-ce que cela veut dire ? , s'tonne-t
il. La rponse de Trinity, donne sans hsitation, nous surprend ce stade :
<< Cela signifie que la Matrice ignore tout de ce que l'on est >> . << Et
l'Oracle le sait ? , demande Neo. C'est diffrent , rpond Trinity.
Nous n'en saurons pas plus ce moment de la trilogie. Mais la problma
tique de la vrit est d'ores et dj pose : les personnages sont pris dans
un rapport un systme qui les asservit et pourtant ce systme ne semble,
en dernier ressort, ne rien connatre rellement d'eux. C'est--dire que la
relation (ici minemment conflictuelle) Homme-Systme ne fait pas cercle
dans une connaissance mutuelle parfaite, pouvant relever de 1'existence ou
de la possibilit d'acquisition d'une quelconque vrit. Un lment
demeure obscur qui dtermine et unilatralise ce rapport : un Rel qui
chappe tout autant aux humains qu'aux machines. Un Rel de Dernire
Instance, le Rel non-philosophique qui signifie que l'Identit relle des
humains et celle des machines, et a fortiori celle de leur rapport, est incon
naissable. C'est dans cet horizon de pense que nous comprenons la scne
o Neo rencontre chez l'Oracle un << Autre (lu) potentiel >>, l'enfant la
cuillre
- L'ENFANT

: N'essaie pas de tordre

plutt te concentrer pour faire clater

- NEo

Quelle vrit

la cuillre, c'est impossible. Tu dois


la vrit.

- L'ENFANT : La cuillre n' existe pas


pas la cuillre, c'est ton reflet

; la seule chose qui se plie, ce n'est

39

Faire clater la vrit, subtile formule . . . Pouvant tre comprise de deux


manires, soit comme : faire venir la vrit la lumire ; soit comme :
faire imploser l'Ide de Vrit. Le Rel fait imploser la Vrit comme
concept, car ce que nous pouvons en voir n'est que son reflet dans tout
objet matriel, tout sujet humain. La ralit, notre ralit n'est que le reflet
de notre Identit relle qui nous reste partiellement inaccessible. La seule
prise que nous puissions avoir sur l'existence consiste justement, et para
doxalement, renoncer la matriser en la considrant sous un autre point
de vue : celui de l'impossibilit d'une connaissance absolue.
Dans ce contexte, que peut donc savoir 1 'Oracle ? Ce que dit ce person
nage, essentiel au rcit, ne relve pas de l'nonciation d'une quelconque
vrit, en dpit de la signification de son nom (35). Cette Oracle-l, comme
l'affirment Morpheus (Matrix) puis Niobe (Revolutions), << dit seulement
ce que l'on a besoin d'entendre . Drle d'Oracle, donc, ainsi dnomme
par des personnages qui semblent par ailleurs conscients que ce nom ne
recouvre pas sa fonction relle. Cependant, l'Oracle parle partir d'une
certaine comptence de la pratique du systme. Si elle dispose d'un savoir,
ce n'est pourtant pas celui de la connaissance de 1' avenir, au sens de la pro
phtie, croyance qui abuse et encore ici paradoxalement, Morpheus. Le
savoir de l'Oracle n'est pas Vrit ; il semble justement de l'ordre de la
pratique des rapports humains-machines au sein du systme. Cette femme
(ce point n'est d'ailleurs pas sans importance) suggre des possibles, joue
sur le potentiel de celui ou celle qui vient volontairement la consulter. Elle
ne dit pas ce qui va ou doit tre : elle laisse penser sur une gamme de
possibilits qui peut aller jusqu' la plus totale contradiction. Ainsi lorsque
Neo lui rend visite pour la premire fois : elle lui dit qu'il n'est pas l' lu
et pourtant, elle affirme qu'il en a le pouvoir et que son destin est de sau
ver le monde . . . videmment, Neo ressort abasourdi. Que penser ? Oui,
l'Oracle laisse penser, laisse les humains penser et choisir leur chemin,
contrairement 1' Agent Smith qui proclame la face de Morpheus
(Matrix) : Nous pensons votre place ! . L'Oracle n'intervient pas
dans ce registre, bien que nous apprenions dans Reloaded qu'elle n'est pas
humaine mais que, tout comme Smith et le Mrovingien, elle est un pro
gramme exil. Et si elle ne le fait pas, c'est qu'elle a choisi de se compor
ter selon ce qu'elle connat de la psych humaine (1' Architecte,
Reloaded), afin d'aider les humains dans la guerre. Configure comme un
programme au service du Systme, elle n'en a pas moins choisi de rejeter
cette configuration de dpart pour suivre des chemins inconnus, aller
l'aventure du Rel. Cette possibilit de dtachement, d'un changement
dans le paramtrage des fonctions, cet espace de vide que 1' on peut tout
40

moment investir, cette porte troite que l'on peut toujours passer pour ne
plus revenir, le personnage de l'Oracle l'incarne tout entier, Elle est pour
le rcit, mais pour nous aussi, l'exemple type selon lequel l'entre d'une
inconnue dans la Matrice peut susciter un nouvel tat qu'il est impossible
de prvoir. C'est un Donn-sans-donation qui gnre des effets indtermi
nables par avance. Si le retour un tat d'quilibre s'effectue, ce n'est
jamais le mme qu'auparavant et mme l'infime variation qui va en rsul
ter peut changer un ensemble de paramtres du systme voire le systme
en son entier. De la mme manire, la trilogie met en action la pense et
propage un questionnement quelque niveau de lecture du film que ce soit,
qui n'est pas suppos sans but. Mais ce but nous est inconnu et ne peut tre
matris totalement. Les effets mme du film sur le public sont imprvisi
bles (36). Comme Neo qui agit en Dernire-Instance en se disant - peut
tre - que son action pourra modifier le cours des choses, les auteurs
gnrent une vague dont on ne sait pas qu'elle consquence elle peut avoir
sur les spectateurs. Mais justement, celle-ci transforme, en tout cas, de
simples spectateurs-rcepteurs en acteurs et modifie leur horizon psycho
logique, mme leur insu. Ici encore, le rapport entre le contenu thmati
que de la trilogie et les effets concrets gnrs par le film n'en finissent pas
de nous surprendre.
Hypothse 2 : Il n'y a de connaissance Relle que dans 1 'acceptation
des limites de notre connaissance, dans l 'accueil du chaos et de la peur
qu'il engendre.
Dans le monde apparemment clos et verrouill de la Matrice, l'ouver
ture d'un possible, a fortiori toute tentative de subversion, semble inconce
vable. Et pourtant, Morpheus (Reloaded) puis Niobe (Revolutions) dcla
reront : Il y a certaines choses en ce monde qui ne changeront jamais,
mais d'autres changent ( Heureusement pour nous , ajoutera Niobe).
Prise au premier degr, cette sentence sous forme de lapalissade, peut pr
ter sourire. A y regarder de plus prs, dans le contexte que nous venons
d'voquer, sa nave simplicit se transforme en expression beaucoup plus
subtile d'une connaissance pratique du systme, peut-tre encore intuitive,
mais fortement ancre dans l'esprit de ceux qui tentent d'y survivre.
L'explication historique de cette ouverture au changement nous est donne
par l'Architecte dans Reloaded :
- ARCHITECTE

La premire Matrice que j ' ai cre tait parfaite, une

vraie uvre d'art, irrprochable, sublime. Un triomphe qui n' eut d'gal que

41

son monumental chec. Sa chute inexorable m'apparat prsent comme


une consquence de l'imperfection inhrente tout tre humain. Je l'ai
donc remanie selon votre volution, pour reflter plus fidlement les
diverses bizarreries de votre nature. J'ai cependant t frustr par un nou
vel chec. J'ai compris par la suite que le succs m'chappait parce qu'il
fallait un esprit infrieur au mien ou bien parce qu'il fallait un esprit qui
soit moins soumis ces paramtres de perfection. C'est ainsi que la rponse
fut trouve par accident par l'intuition d'un autre programme initialement
cre pour examiner certains aspects de la psych humaine. Si moi je suis le
pre de la matrice, elle en est indubitablement la mre.

- NEO : L'Oracle ?
: Voyons . . . [ . . . ] Comme je le disais, elle est tombe sur
une solution auprs de 99% des sujets d 'exprience qui acceptaient le pro
gramme tant qu'on leur pennettait de choisir. Mme s'ils n'avaient l'intui
tion de ce choix que dans leur subconscient profond. Mme si cela fonc
tionnait, c'tait forcment fondamentalement dficient, contribuant crer
l'exception confinnant la rgle, l'anomalie systmique qu'il fallait emp
cher de menacer le systme lui-mme. Par consquent, tous ceux qui refu
sent le programme, mme minoritaires, sont pris en compte parce qu'ils
reprsentent une inquitante probabilit de dsastre.

- ARCHITEC

L'Oracle serait ainsi parvenue faire admettre l 'Architecte l'entre dans


le systme de cette anomalie >>, la possibilit du choix, sous prtexte
que les sujets accepteraient mieux le programme. Elle a fait pntrer le
changement potentiel au cur d'un monde qui a tout risquer de cette pr
sence. L'Oracle a ainsi pu transfrer certaines de ses connaissances vers
l'esprit des humains, soit explicitement soit implicitement, en assumant un
rle double face que l'Architecte, la fin de Revolutions, qualifiera de
jeu dangereux . Ce faisant, elle a dfinitivement modifi les donnes
de base du fonctionnement matriciel, transformant chez les humains la
fonction - et notamment celle de l' lu - en mission potentielle, c'est
dire en conscience d'un sens et d'un but leur existence. Que l 'Oracle
soit dsormais matresse du jeu l'insu de l'Architecte, nous en avons la
confirmation par ses propos au dbut de Revolutions : elle annonce Neo
qu'il devra remonter la Source, lui laissant ainsi entendre que sa conver
sation avec 1' Architecte ne s'est pas droule au lieu o il doit finalement
se rendre. Que ce n'tait l qu'un passage, non son ultime objectif. Puis
elle voque la personne de 1'Architecte par ces mots : << Son but est
d'quilibrer la Grande quation mais comprendre un choix lui est impos
sible par nature ; il ne comprend que des variables .

42

quilibrer la Grande quation, tel a t le but de la philosophie depuis


2500 ans. Faire en sorte de penser l'ordre, de canaliser le changement. La
philosophie a horreur du chaos ; pense du cosmos, elle le refoule de toute
son autorit vers ses marges. Pour ce faire, elle met en place une succes
sion de dcisions ayant pour but de fossiliser les rapports de force et de ten
ter d'tablir un fonctionnement social organis et durable. Tout comme
l'architecte. Et tout comme lui, dans son got pour une conception mono
polistique du Monde, la philosophie forclt autant qu'elle le peut le ph
nomne, l'vnement spontan dont tout humain peut tre l'origine.
Chaque individu peut en effet tre source de changement dans tout mode
de fonctionnement systmique, ne serait-ce qu' un degr minime, au tra
vers de 1 'expression de sentiments changs avec autrui, qui peuvent aller
du simple trouble la haine ou bien l'amour. Toute relation humaine
gnre forcment des rpercussions concrtes, finissant par former des
ractions en chane incontrlables par essence. Si la philosophie a chou
dans sa volont d'tablissement d'un monde harmonieux pour le Bien de
l'Homme, c'est qu'elle s'est dlibrment substitue lui pour penser sa
place. Ne pouvant justement matriser tous les paramtres, toutes les varia
bles humaines fluctuantes, elle s'gare chaque fois dans l'Idalisme ou la
Mtaphysique, loin des ralits, plus loin encore du Rel. L'Architecte
nous apparat ainsi comme la figure emblmatique de 1' Autorit philoso
phique, pouvant effectivement de ce point de vue tre envisage de
manire mtaphorique comme une machine. Si l 'architecte n'est pas capa
ble de comprendre un choix, c'est que le choix est fondamentalement une
ouverture au chaos, l'entre dans un rapport de force dont on ne peut anti
ciper pralablement la nature. Ouvert sur le Rel, un choix peut tre tout
autant rationnel que compltement irrationnel, et cette irrationalit est
impensable par quelque systme que ce soit. Ainsi la brche ouverte par
l'Oracle vient, long terme, faire obstacle l'Architecte dans sa volont
de matrise absolue. L' quation doit dsormais tenir compte de certaines
inconnues qui, au-del d'un certain nombre, viendront gripper ses mca
nismes calculatoires et le systme tout entier se trouvera alors en pril.
Telle est la situation la fin de Matrix, lorsque Neo prend l'initiative per
sonnelle de s'adresser la Matrice par tlphone interpos :

43

Je sais que vous tes l. Je sens votre prsence. Je sais que vous avez
peur. Vous avez peur de nous. Vous avez peur du changement. Je ne connais
pas l'avenir. Je ne suis pas venu vous dire comment cela finira. Je suis venu
vous dire comment cela va commencer. Je vais raccrocher ce tlphone et
ensuite, je montrerai tous ces gens ce que vous ne voulez pas qu'ils
voient. Je leur ferai voir un monde sans vous, un monde sans limites ni
frontires, un monde o tout est possible. Ce que nous en ferons ne dpen
dra que de vous .

Au cours du monologue de Neo, apparat sur un cran d'ordinateur la for


mule system failure qui signifie que l a Matrice est dsormais en mode
chec. De fait, Neo promet de librer d'autres esprits, ce qu'il fera effecti
vement et qui engendrera un nouvel tat du systme. Celui-ci va connatre
une volution sans prcdent (allusion du Conseiller Hamman dans
Reloade<l) qui entrane le dveloppement de la peur, non seulement parmi
les humains qui 1' expriment de nombreuses reprises par la suite, mais
aussi parmi les machines. Comment est-il possible que celles-ci, et les pro
grammes qui la sous-tendent, puissent ressentir des motions, prouver des
sentiments ? La rponse est donne par le pre de la petite Satti
(Revolutions) lors de sa conversation avec Neo dans le no man's land que
constitue cette station de mtro immacule dnomme Mobil Avenue :
l'amour n'est qu'un mot, affirme-t-il, qui implique une interaction. Et si un
programme peut le ressentir, c'est que les mots dsignent un rle, une
fonction. La peur ne serait ainsi pas la mme pour les humains que pour les
machines mais le sens de ce mot, le bouleversement des fonctions qu'il
induit, est immanquablement capt par la Matrice et rpercut sur ses com
posants.
Croire en la possibilit d'un changement, telle est la premire et peut
tre la seule dcision que peuvent rellement prendre les humains prison
niers de ce systme une dcision de Dernire-Identit : la seule et uni
que donne qui leur confre une Identit en-Homme ; une dcision qui n'a
rien voir avec le mode dcisionnel englobant de la philosophie ou avec
la mtaphore archtypale que nous lui confrons dans la trilogie. Cette
dcision minimale est, elle, radicalement pure de tout objectif (te/os)
prdtermin. L'Oracle l'affirme au dbut de Revolutions, << il faut tester
un choix pour savoir s'il est bon . Ce qui signifie que l'exprience seule,
le Vcu, dit le dernier mot du choix effectu, rien ni personne d'autre. Puis
elle ajoute l'encontre de Morpheus : J'espre uniquement que tu te
dcideras une fois pour toutes croire en moi . Dcider de croire, faire le
choix de la foi dans un -venir , par essence contraire la dtermina44

tion intgrale, l'ternit immuable d'un systme parfait. La foi qui sous
tend la trilogie est donc radicalement autre que celle de la religion ; autre
que la foi en un Dieu dont la cration est tout autant voue la perfection
et l'immuabilit. Cette foi, constitue de doutes et d'errance mais surtout
d'une esprance insense, est celle de Neo. Dcider de croire en un possi
ble dont nous ignorons tout en Dernire-Identit, source d'un savoir qui
reconnat ses limites et accueille le non-savoir comme une immense et
insondable richesse de dcouverte, parce que personne ne peut voir plus
loin qu'un choix dont le sens lui chappe >> (L'Oracle, Reloaded et
Revolutions). Simplement. Personne, pas mme un programme ; proba
blement encore moins un concepteur de systme, que celui-ci soit philoso
phique ou non. Ne serait-ce pas l, la source d'une Relle libert ?
Hypothse 3 : Il n 'y a de libert relle que dans l'mergence d'un
savoir non-perfonnatifdu but et du sens de notre existence.
" Cela n'a pas de sens >> se dit Lock(e) (37) lorsque la guerre prend
subitement fin, sans que l'ultime bataille n'ait pu tre livre. Comment
comprendre qu'elle se soit droule ailleurs, selon des lois et des modali
ts que le commandant ne voulait pas admettre possibles ? Que la foi irra
tionnelle et potentiellement dangereuse de Morpheus soit finalement
accrdite par les vnements, au dtriment d'une logique rationnelle
implacable, cela dpasse 1 'entendement de cet homme, imbu de ses fonc
tions, si pntr de son seul sens du devoir qu'il l'empche de prendre la
juste mesure de la ralit. Le Commandant Lock(e) ne fait confiance per
sonne, si ce n'est lui-mme, et ne se fie qu' son propre jugement.
Adversaire et rival de Morpheus, il en est galement l 'envers de par sa per
sonnalit. Ses choix ne sont pas motivs par la foi mais par la plus stricte
analyse, et si celle-ci se rvle finalement plus oprante, c'est que (comme
pour l'Architecte, versant Matrice) les donnes du problme, les forces en
jeu deviennent si nombreuses qu'elles dfient tout calcul, aussi puissant
soit-il.
Mais comment faire confiance dans un tel monde ? C'est bien la ques
tion que pose Neo l'Oracle lors de leur seconde entrevue (Reloaded) :
- NEo : Vous n'tes pas humaine. Vous tes un programme et Smith
aussi. Et si c'est vrai, vous faites aussi partie du systme, un autre genre de
contrle.
- RACLE

- NEO

Continue.

La question est donc : comment vous faire confiance ?

45

- ORACLE : Bingo ! Alors l pas de doute, tu es dans le ptrin. Le pire

c'est que tu n'as aucun moyen de savoir si je suis l pour t'aider ou pas.
C'est toi de voir. Je ne vais pas dcider ta place si tu vas accepter ce
que je vais te raconter ou le rejeter. Bonbons ?
- NEo : Vous savez dj que je vais le prendre . . .
- ORACLE : Je ferais un pitre Oracle dans le cas contraire
- NEO : Si vous le savez

dj que me reste-t-il comme choix ?


,

- ORACLE : Tu n'es pas l pour faire ce choix ; tu l'as dj fait. Tu es ici


pour comprendre pourquoi tu l'as fait. Je croyais que tu avais compris
depuis longtemps . . .

Ainsi, pour rpondre cette question, Neo doit substituer le voir au savoir,
passer un autre mode de connaissance qui ne relve pas de l'analyse logi
que. Cette scne est une tape importante dans son volution qui l'amne
progressivement dlaisser ses repres familiers pour cheminer vers une
perception, une comprhension du monde d'un autre ordre, jusqu' une
Vue-sans-vision ou selon la formule non-philosophique, la Vision-en-Un.
Au cur de ce cheminement, la question du pourquoi s'annonce essen
tielle. Lorsque le choix de la foi est fait, que reste-t-il ? Attendre ? Lors
de leur premire entrevue, l'Oracle avait dit Neo : Vous avez le pou
voir, mais vous attendez quelque chose votre prochaine vie, qui sait ?
C'est toujours comme a que a se passe . Attendre son dest1n ; attendre
que la prophtie s'accomplisse . . La fonction de l'lu ne correspond pas
ce type de schma ; Neo l'a bien compris en dcidant d'aller librer
Morpheus en dpit de toutes les indications qui lui avaient t donnes.
Lorsque le choix de la foi est fait, reste comprendre pourquoi ; telle est
1 'omniprsente problmatique de Reloaded.
Le Mrovingien lui aussi fait de la question du pourquoi le centre de son
argumentation, mais au service d'une thse oppose celle de l'Oracle.
Lorsque Morpheus, Trinity et Neo viennent lui afin de librer le Matre
des Clefs :
.

- MROVINGIEN : Mais le Matre des Cls n'est qu'un moyen ! Chercher


cet homme revient chercher le moyen de faire . . . quoi ? On vous a
ordonn de venir et vous avez obi. Ce qui est bien sr la Loi universelle.
Voyez-vous, il y a une seule et unique constante, une seul et unique rgle
d'or : la causalit. Action-raction. Cause-effet.
- MORPHEUS : Toute chose commence par un choix.

46

- MROVINGIEN : Faux ! Le choix n'est rien qu'une illusion cre pour


sparer ceux qui ont le pouvoir de ceux qui ne l'ont pas. [ . . . ] Sous notre
apparence d'quilibre, la vrit est que nous sommes compltement hors de
contrle. La causalit, pas moyen d'y chapper. Nous y sommes jamais
asservis. Notre seul espoir, notre seule paix consiste le comprendre,
comprendre le pourquoi. Voil ce qui nous distingue d'eux, ce qui vous
spare de moi. Pourquoi est la vritable source de pouvoir ; sans lui
vous tes paralyss. Sans pourquoi donc sans pouvoir, donc rien qu'un
maillon de la chane. Mais n'ayez crainte, je sais que vous tes tous des
champions pour obir aux ordres et je vais vous dire ce qu'il faut faire :
repartez ! Et transmettez ce message la voyante : elle arrive bientt la
fin du compte rebours .

Le penchant pour la dsobissance, le dfi de l'autorit, comme choix ini


tial, telle apparaissait la motivation commune tous les rsistants. Le
Mrovingien vient casser cette image. Il confirme les doutes de Neo quant
au fonctionnement du systme : un contrle absolu sur tous les paramtres
o la libert n'est qu'illusion et moyen, destine, elle aussi renforcer la
performance machinique. On vous a ordonn et vous avez obi ; Neo
sait, lui qui a pralablement convers avec l'Oracle, que cette affirmation
renferme une part de vracit. Et pourtant, la question reste la mme :
qui faire confiance ? Car le discours du Mrovingien laisse clairement
entendre la haine froide qu'il voue l'Oracle. Pourquoi la dtesterait-il
s'ils avaient les mmes objectifs ? En ralit, seul Neo peut saisir les sub
tilits de ces propos qui rsonnent trangement avec ceux de l'Oracle. La
question du pourquoi, encore : le pourquoi, source de paix, d'espoir et de
pouvoir. Tant que la question du pourquoi n'est pas rsolue, l 'action
demeure vide et sans effet ; et les tres soumis, assujettis la loi de la cau
salit sans pouvoir y chapper. Cependant, l'Oracle l'a affirm : Neo a le
pouvoir ; il ne lui reste qu' le dcouvrir en lui, l o il est. Rpondre
cette question par lui-mme, pour lui-mme. Et chacun arpentant ce che
min, rpond aussi cette question pour les autres - non pas leur place,
mais pour la Communaut-Une qu'ils constituent. Ainsi, le Mrovingien
envoie-t-il son insu un message Neo, qui, au-del des doutes qui l'en
vahissent, vient le conforter dans la justesse de son parcours. Car il y a
pouvoir et pouvoir. D'une part, le pouvoir comme simple capacit agir
mais dont la puissance est inestimable si la question du pourquoi est rso
lue, la rponse donnant sens et dcuplant la puissance de l 'action. D'autre
part, la pouvoir comme matrise, contrle, assujettissement d'autrui ; la
question du pourquoi est l aussi essentielle, mais pas du tout comme dans
la premire acception du terme : pouvoir rpondre la question pourquoi
47

suggre ici la connaissance de la fonction. La Mrovingien connat sa


fonction, celle qu'il avait en tant que progranune et celle qu'il s'est don
ne aprs s'tre exil. Mais sa connaissance, sa vision de l'chiquier matri
ciel ne va pas au-del. Cependant, sa suffisance et sa soif inextinguible de
ce type de pouvoir l 'aveuglent. Neo, lui, commence le (perce)voir, les
conversations successives avec ses diffrents interlocuteurs au cours de
Reloaded le faisant chaque fois progresser un peu plus dans sa Vision.
Dj, le Conseiller Hamman lui avait laiss entendre que la problmatique
du pouvoir ne se rsumait pas une simple question de contrle :
- CoNSEILLER HAMMAN : Intressant n'est-ce pas ? Le pouvoir de don
ner la vie et le pouvoir de l'enlever.
- NEO : Nous avons le mme pouvoir.
- C. H. : Oui, je suppose. [ . . . ]
- NEo : Nous contrlons ces machines ; elles, ne nous contrlent pas.
- C.H. : Bien sr que non. Comment le pourraient-elles ? C'est un pur
non-sens. Mais cela nous pousse nous demander quoi sert le contrle.
- NEo : Si nous le voulions, nous pourrions les dbrancher toutes.
- C.H. : Bien entendu. C'est a vous y tes, c'est a le contrle mais si
nous les mettons en pices, que nous arrivera-t-il ? [ . . . ]
- NEo : Alors nous avons besoin des machines et elles de nous, c'est ce
que vous vouliez me faire voir.
- C.H. : Non. fl n'y a rien voir. Les vieux comme moi ne cherchent
plus faire voir. C'est tout vu.

- NEo : Est-ce la raison pour laquelle il n'y a pas de jeunes au Conseil ?


- C.H. : Bien vu !
- Neo : Qu'est-ce qui vous proccupe Conseiller ?
- C.H. : Il y a tellement de choses auxquelles je ne comprends rien. . . Je
ne sais absolument pas pour quelle raison vous avez le pouvoir de faire cer
taines choses. Mais je suis persuad qu'il y en a une aussi. Mon seul espoir
est que l'on dcouvre cette raison avant qu'il ne soit trop tard.

Le contrle est interactif : celui que je contrle pour mes besoins vitaux
me contrle ncessairement en retour, puisque, sans lui, je ne peux survi
vre (38). Le rapport de dpendance entrane une annulation des forces en

48

prsence, une mise des compteurs zro, qui fait glisser l'enjeu sur un
autre terrain. Lequel ? Justement celui de la raison et du but. A 1' avantage
sur son adversaire celui qui sait pourquoi et pour quoi il se bat, au-del de
la simple question de sa survie.
Le cheminement du personnage de Smith, tout au long de la trilogie,
ponctue cette rflexion autour du pourquoi et du but. Smith, agent de la
Matrice, qui par sa rencontre avec Neo, va pouvoir donner une autre enver
gure ses ambitions : survivre sa fonction, chapper sa condition
d'esclave du systme pour conqurir un espace d'tre la mesure du
monde. Smith, encore plus avide de pouvoir que le Mrovingien, car son
ultime dsir est de conqurir sa libert : J'ai besoin de m'chapper,
qu'on me libre [ . . . ] . Une fois qu'ils auront dtruit Zion, ils n'auront plus
besoin de moi >> (Matrix). La haine de l'agent Smith trouve sa source dans
la vulnrabilit de sa fonction ; une fois la tche acheve, son destin de
zl serviteur prendra fin. Smith est l'archtype de celui qui refuse sa
condition et dcide de s'manciper, quel qu'en soit le prix. Cette possibi
lit va lui tre donne par Neo, leur insu tous les deux, sans que ni 1 'un
ni 1' autre n'ait pu l'anticiper. A l'issue du premier combat, Neo traverse
Smith, ce qui, loin de dtruire l'agent, va dmultiplier son efficacit.
Smith, s'tant nourri de la diffrence de Neo par crasement ou copie )),
devient une sorte de mutant, mi-homme mi-machine, un homme nou
veau, apparemment libr dit-il :

Mais les apparences sont parfois trompeuses. Nous sommes ici parce que

nous ne sommes pas libres. Aucune chance d'chapper la raison ou de


nier que nous avons un but ; parce que sans but, aucun de nous n'existe
rait. C'est un mme but qui nous a crs, un mme but qui nous anime,
nous dfinit et nous rapproche. Nous sommes venus pour vous prendre ce
que vous avez tent de nous enlever : notre but

En s'mancipant, Smith a donc gagn une part de libert. Mais en perdant


sa fonction, et n'ayant nul sens de ce que peut tre une mission, il se perd ;
si ce n'est dans l'engloutissement du monde qui correspond sa seule
connaissance du systme : celui d'un Tout >> (Matrix). Smith avale peu
peu le monde matriciel pour se 1 'incorporer et augmenter ainsi son appro
priation du Tout. En dehors de cette boulimie, rien ne 1' anime. Il chemine
sans but car il ne sait pas, il ne voit pas au-del de cet objectif sans raison,
o son action va le mener. N'en connaissant pas la limite, il suppose
qu'elle n'en a pas. Mais les apparences sont en effet trompeuses. De la

49

mme mamere, Smith est persuad que l'Oracle sait ou non


(Revolutions) ; il n'est pas capable d'envisager d'autre alternative, ce qui
finira par causer sa perte. Car la connaissance de l'Oracle, comme nous
l'avons vu, relve plutt d'un non-savoir : une posture de dcouverte de
potentiel partir de la reconnaissance d'un Inconnaissable, le Rel, qui lui
confre un autre type de facult, rsultant de l 'Identit de Dernire
Instance du rapport de la puissance et du pouvoir, dpassant tout savoir
encyclopdique ou omniscient. Si 1 'Oracle a un pouvoir, ce n'est pas aux
sens courants de ce terme : elle a la facult, par la vision qu'elle a acquise
et qu'elle tente de transmettre aux humains, et Neo particulirement, de
modifier les donnes de base du systme ; de dsquilibrer la Grande
quation >> afin de laisser de la place la vie selon-les-Humains, Je Vcu.
Rsultante d'une quation qui veut rtablir son quilibre selon les
mots mme de l'Oracle (Revolutions), Smith ignore le pourquoi, la moti
vation profonde de son action. Toujours plus de pouvoir n'est pas un but
en soi. Mme aprs avoir pris l'Oracle, aprs avoir envahi le Tout de
la Matrice, il l'ignore encore. Il peut bien hurler la face de Neo que Je
monde lui appartient, la possession, l 'appropriation ne lui donne pas la
rponse la question fondamentale qu'il finit par poser Neo J'issue de
leur ultime combat : Pourquoi Monsieur Anderson ? Pourquoi tout a ?
Pourquoi vous relever ? Pourquoi vous battre ? Quel but vous importe
plus que votre propre survie ? [ . . . ] Pourquoi persister ? >>. Et Smith de
railler les valeurs pour lesquelles se battent gnralement les Humains : la
Vrit, la Paix, 1' Amour, selon lui hallucinations, illusions, inventions
d'esprits infrieurs, noys dans des vies artificielles. Neo sait pertinem
ment que Smith a probablement raison ; mais il sait aussi que la question
n'est pas l. Pas dans ce genre de pourquoi ; pas dans ce type de
rponse non plus. La seule rponse valable selon le Rel, selon le renonce
ment la matrise absolue, Neo J'offre Smith : << Parce que j'en ai fait
le choix . La rponse au pourquoi ne relve pas du savoir, de la certitude ;
Smith cherchait reprendre son but, retrouver une fonction. Neo vient lui
dire que la recherche du but ne recouvre pas la question du pourquoi. Il ne
s'agit pas de se donner une autre fonction, un autre rle, rponse un pour
quoi de J'ordre du What for ? >>. Il s'agit d'tre dans une toute autre
posture, o la thorie et la pratique se confondent, o Je telos, la finalit,
disparaissent pour laisser de J'espace au potentiel, J'ala. Une seule
chose m'intresse, avait dit l'Oracle Neo : l'avenir . Or, un -venir
n'est possible que dans le renoncement au vouloir-saisir, dans la disponi
bilit, dans J'ouverture que donne la simple foi, pure de toute projection
vers un but. Smith, concentr de volont tendue vers un seul et unique

50

objectif, le renforcement infini de sa puissance et de son contrle du


monde, mconnat le choix et la foi, le pourquoi au sens de Why ? >>.
Dans cette simple rponse - parce que j'en ai fait le choix -, Neo
dtruit la suffisance de Smith. A partir de ce moment, l'agent va commen
cer douter. Il s'entend parler mais ne matrise plus son langage. Nous
entendons alors dans sa bouche, les mots que l'Oracle avait dits Neo :
Tout ce qui a commenc doit finir . A cet instant, Smith prend
conscience de la limite de son action. En prononant cette phrase, il admet
que toute progression s'achve immanquablement un moment donn
dans la rencontre avec son but, que toute fonction prend fin avec ce pour
quoi elle a t conue. Lorsque le but est atteint, la raison d'tre s'effon
dre. En revanche, celui qui est port dans son action par la foi, cette foi
radicale (39), n'atteint jamais ses limites. Il rencontre des obstacles, des
jalons sur son chemin, mais reste EnPuissance de, quelles que soient les
circonstances. Mme la mort n'engloutit pas sa foi, qu'il a dveloppe et
transmise autour de lui : sa vie, toute entire mission et non fonction, n'a
de sens que dans le choix du don. C'est le choix qui vient donner corps
la libert selon le Rel : une libert affranchie de toute assignation de per
formance, au cur mme du systme o elle paraissait inconcevable. C'est
ainsi seulement dans un esprit humain que cette libert peut trouver une
existence. Lorsque Morpheus fait dcouvrir la Matrice Neo, il affirme
que c'est l'esprit qui dit ce qui est rel ou ce qui ne l'est pas . Nous
reprenons ces mots en prcisant : par une posture de mon esprit o tho
rie et pratique ne sont plus dissocis, je peux prendre la dcision radicale
de postuler un Rel inconnaissable et de former ainsi une diffrenciation
entre Rel et ralit, celle-ci regroupant les symptmes visibles du Rel.

Quel est l'enjeu d'une telle posture ?


La transformation de la fonction en mission. Par seule dcision du Sujet,
de l'Humain libr de sa condition de Sujet-assujetti. Elle vient dmentir
les propos du Mrovingien selon lesquels nous sommes jamais asservis
la loi de la causalit, et l'inverse, confirmer ceux de Morpheus pour qui
toute loi du systme est enfreignable, violable )). La question du com
ment passait ds lors par la question du pourquoi : au milieu du champ des
possibles ouvert par la mission que l'Oracle s'tait elle-mme assigne, de
porter secours l'Humanit, et ce, en convainquant l'Architecte de laisser
entrer une anomalie systmique au sein de la Matrice. La dsobissance
devenait inluctable. Cependant, le concepteur du systme tait persuad

51

de pouvoir la matriser, simplement comme une variable de plus insrer


dans ses calculs. Et en effet, devenir rsistant ne faisait pas du Sujet de la
Matrice, d'une seconde l'autre, un homme libre. Loin de l. Neo se rend
trs vite compte qu'il est tout autant un jouet assujetti dans le
Nebuchadnezzar que dans les souterrains de Zion. Rien n'a chang si ce
n'est qu'un possible est ouvert : que sa vie est passe de destin potentiel.
Lui revient dsormais le choix entre fonction et mission. Dans la seule
affirmation de ce choix, de cette foi en une libert selon le Rel, commence
l'existence du Sujet-agissant, dsobissant, viscralement hrtique et irr
ductible tout nouvel assujettissement : le Sujet-Existant-Etranger ou
l 'Homme-en-personne selon Franois Lamelle. Au tout dbut de la trilo
gie, Thomas Anderson, qui n'est pas encore Neo - si ce n'est en tant que
pirate informatique - se dfend Je ne suis personne, je n'ai rien fait ! .
Effectivement Thomas Anderson n'a alors encore rien accompli. Il n'est
personne, et par l-mme susceptible d'tre incorpor par tout agent
du systme. Toute personne est potentiellement un agent a prvenu
Morpheus (Matrix). Le premier pas de Neo vers son Identit En-Homme,
il l'accomplit justement en revendiquant ce nom qu'il s'est choisi.
Entendez-vous Monsieur Anderson ? cest le son de l 'inluctabilit
raille Smith, maintenant Neo agenouill sur les rails de la station de mtro.
Mon nom est Neo clame ce dernier, se librant de l'tau mortel.
L'invitable, l'inluctable : ces mots reviennent rgulirement dans la
bouche de Smith. Par lui, est profre la parole de ce qui ne peut pas ne pas
advenir. Chaque fois, Neo se rebelle, se soustrayant la mainmise de
l'agent, jusqu'aux deux ultimes rencontres de Revolutions. Dans un pre
mier temps, Neo affronte Smith - qui a incorpor le corps du personnage
Bane (Reloadecf)
dans le vaisseau de Niobe, le Logos. Il ne veut tout
d'abord pas croire que l'agent ait pu parvenir intgrer le monde humain.
Mais Smith rpond, toujours aussi ironique et suffisant, ce n'est pas
impossible, c'est invitable . Neo perd la vue au cours de ce combat mais
sa Vision, celle qu'il a progressivement acquise en arpentant le che
min , reste intacte. Il parvient anantir Smith-Bane dans ce monde-ci.
Restera affronter l 'agent l'intrieur mme de la Matrice. Cette fois,
c'est Neo qui prononcera la phrase fatidique : Vous avez toujours dit
vrai Smith, c'tait invitable . Le vrai est que Smith a un pouvoir que
Neo n'a pas, qui est celui de tuer (40). L'inluctable tait que tt ou tard,
l 'anomalie systmique fasse entrer un lment qui ferait basculer le sys
tme dans son ensemble. L'Architecte l ' a dit lui-mme : Neo ne ragit
pas comme ses prdcesseurs. Les donnes ont t modifies, l'ordre bous
cul. L'invitable est que le Rel soit manifest. Le choix de Neo est d'ac-

52

cepter d'tre celui par lequel cela devient possible, de se sacrifier.


L'inluctable est le rel comme Manifest-sans-manifestation. Contrler
quelques-unes de ses manifestations reste possible, mais le Manifest en
tant que tel ne peut jamais tre endigu ou matris, de quelque manire
que ce soit.

Neo, Christfutur

trange univers que celui de Matrix et son inspiration apparemment


plurielle, ses lignes de fuite incalculables dont il semble ne filer aucune
jusqu'au bout. Suspendant nos attentes d'un cloisonnement mtaphysique,
d'une rponse formule selon cette consistance laquelle manque avant
tout un objet clair, dlimit, immobile, un point o se focaliser. Matrix
nous oblige trouver l'intrieur de nous sans repli ni modle, au creux
de notre seule exprience et de la forme singulire de notre existentiel
affect, sa cohrence pourtant si ordinaire. Chacun y verra ce que sa sensi
bilit de crature anonyme entendra, imprvisiblement, parce qu'il n'y a
rien d'objectif y voir ou y entendre, parce que l'universalit qu'effleure
Matrix ne suppose aucun lissage de ce que nous sommes en notre diff
rence vcue. La plus intime. Matrix affirme, objecte simplement une pos
ture aux impossibilits postules par le monde auxquelles chacun de nous
se heurte un moment donn et des degrs diffrents : celle du possible,
du devenir-possible parce que nous l'avons dcid. La non-philosophie
nous a sembl pouvoir trouver une cohrence ce que Matrix dit et fait,
sans rien exclure de ce qu'il montre, sans rien ajouter ses silences au nom
d'une contradiction ou d'une insuffisance. Respectant sa magie, laissant
intacte cette nigme que nous avons pose plus haut : de quelle inspira
tion commune peut donc dcouler cette impression d'une tonnante sym
trie entre deux propos tenus sparment, sans concertation ? Nous
avons ressenti dans Matrix le souffle violent d'une contestation, d'une
rsistance mtaphoriques excdant le contexte d'une simple fiction, d'un
improbable futur dont nous n'avons ds lors rien de srieux craindre.
Nous avons cru voir dans Matrix, o Neo parvient aveugle jusqu' la
Source, cette conscience hallucine de la Vision-en-Un o se dcou
vre le lieu de convergence, atopique, de tous les pouvoirs que Neo
l'Homme vient dfier par sa seule prsence pour instaurer la paix au cur
mme de la pense. O toutes les guerres, toutes les oppressions peuvent
prendre fin partir de l'Un-stand o l'homme athe se tient en-Un.
Neo accomplit ce parcours qui va du Sujet-assujetti au Sujet-Existant
Etranger, puis l'En-Homme. tranger, il l'est et le reste tout au long de
53

la trilogie, qu'il soit pirate informatique, rsistant ou lu, sa solitude et


l 'incomprhension d'autrui ne le quittant jamais. Seul l'amour et la foi
indfectibles de Trinity viennent entamer cet isolement. Trinity : nous
n'avons quasiment pas parl de ce personnage, pourtant 1 'un des trois prin
cipaux de la trilogie. Trinity est toute entire dans l'Amour qu'elle porte
Neo. De son pass de pirate informatique, nous ne savons presque rien,
sinon des indices qui nous laissent supposer une haute comptence, une
connaissance peut-tre intime de la Matrice. Outre la signification par trop
vidente de son nom, cette femme apparat finalement tout aussi efface,
silencieuse et rserve que son alter ego masculin. conome en paroles, sa
prsence est plus forte et plus prgnante que son discours. Ses mots rares
ne sont jamais formuls au hasard, mais rigoureusement choisis. Trinity a
cette ardeur qui, loin de la consistance d'une performance machinique, est
celle d'un tre qui a mis sa vie au service d'autrui au nom de l 'Amour. Elle
est l'autre visage du don de soi, plus classique, peut-tre plus directement
transparente notre comprhension que celle de Neo. Trinity ne cherche
pas comprendre - au sens tymologique de prendre avec0- ou poss
der une quelconque certitude. Elle chemine, prte tout instant s'adapter
une situation nouvelJe, mme si son sens lui chappe encore ; elle par
vient ainsi l'apoge de cette foi radicale qui permet d'avancer les yeux
ferms dans sa mission, sans nulle crainte de sa fin. Ainsi avancera Neo
vers la Source, les yeux mutils, justement aprs la mort de celle qui fut
constamment ses cts depuis sa libration . Ultime prsent de
Trinity Neo ? L'Amour de Trinity n'a pas de fin - encore moins de
finalit. Sa ralit vient dmentir par les faits les propos de Persphone :
je vous envie beaucoup, mais une telle chose n'est pas faite pour durer .
L'Amour de Trinity porte Neo, mme par-del la mort. Nous entrevoyons
ici l'bauche d'un regard diffrent, dnu de forclusion apriorique, sur ce
sentiment le plus porteur d'uvres d'art qui n'ait jamais exist. Chacun
d'entre nous prtend savoir ce qu'est l'Amour, mais nul n'en donnera la
mme dfinition. Nulle notion plus subjective que celle-ci ; peut-tre cela
explique-t-il en soi seul, la gne de la philosophie l'aborder. L'bauche
d'une Vision-en-Un de l 'Amour qui mettrait fin toutes les guerres au
sujet de ses acceptions, tous les combats qui se mnent paradoxalement
en son nom. En d'autres temps.
Neo pour l'instant nous illumine encore de sa pertinence et de sa rso
nance non-philosophique. << merge alors la figure d'un Christ comme
Grand Sujet Hrtique, sujet que le fils de l 'homme aurait pu tre, mais
qu'il n'a pas t (41) : Neo, allong, les bras en croix, est emmen hors
du Monde, hors tout Monde matriciel ou humain. Comment ne pas super54

poser cette image celle du Christ au moment de la descente de la Croix ?


Neo nous apparat tel ce Christ pour le monde dcrit par Franois Laruelle.
Thomas Anderson, l'autre fils de l'homme, acquiert par son acte autre
chose selon nous qu'un statut d' lu. Rebelle, hrtique, inclassable, chap
pant toute tentative de (dfinitive) dfinition, n'est pas ce Sauveur dont
le message est susceptible d'tre repris, dform, et institutionnalis. Neo
n'a pas de message faire passer l'Humanit. Son tre-Manifest suffit,
c'est l tout son effet (42). Neo, Relle dernire Bonne Nouvelle >> de
par sa pratique sachante de la foi (43), tel le voyons-nous, tel nous appa
rat-il, en-Un, selon le rel de la non-philosophie.
La non-philosophie, discipline hrtique, n'est pas la main qui saisit ni
mme l 'intention d'une matrise, quelle qu'elle soit. Elle serait quelque
chose comme cette main tendue sur laquelle repose un objet, prsent de
telle sorte qu'un nouvel angle de vision soit toujours offert nos yeux ;
aux yeux de celui qui nous fait l'honneur de s'arrter l, un instant. Les
yeux de l'Oracle ne peuvent tre pris ; ils doivent tre offerts >>. La
Vision-en-Un ne s'acquiert pas par la force mais justement par le renonce
ment, par le non-vouloir-saisir. Donner voir. Avec l'humilit de penser
que le Rel nous restera jamais inaccessible. Franois Laruelle dirait sans
doute que la non-philosophie, si elle voulait vraiment tre fidle sa tho
rie, se pratiquerait dans le silence le plus radical. Non-philosopher revien
drait, en sa puret thorique, ne rien dire, ni crire. Agir seulement,
comme Neo le silencieux. Ainsi, rappelons-nous que tout ce qui vient
d'tre crit n'est rien qu'une hypothse. Laissons dsormais, en Dernire
Identit, place au Rel : tout simplement, il y a Matrix.

(1) Nous crivons Matrix pour voquer la trilogie dans son entier et Matrix pour dsigner le
premier pisode.
(2) Alain Badiou, Thomas Benatouil, Elie During, Patrice Maniglier, David Rabouin, Jean
Pierre Zarader, Matrix, mnchine philosophique, Ellipses Marketing, Paris, 2003.
(3) Elie During, ibid., p.17.
(4) Ceux qui ne l'ont pas vu comprendront de quoi il s'agit en lisant d'abord La Matrice
ou la Caverne , ibid., p.l7.
(5) Glossaire , ibid., p.187.
(6) Elie During, ibid., p.17.
(7) Matrix est un film qui, philosophiquement n'est pas termin. C'est d'abord comme on
l'a vu un film d'action ; il demande activement tre philosophis , ibid., p. 9.
(8) Notre seule arme - dfaut d'un critre - contre l'hallucination.
(9) Si tant est que l'on puisse rellement guetter quoi que ce soit dans Matrix tant son dcours
est serr et cette tentation philosophique. . . douteuse.
( 1 0) Dans Reloaded, Morpheus rappelle la Rsistance l'engagement premier pour lequel ils
sont ici
.

55

(11) Elie During, ibid., p. 4 : Matrix Overloaded


( 1 2) Dictionnaire de la non-philosophie (& collaborateurs), Paris, Kim, 1998, p. 98.
(13) Matrix, la rvlation de la prophtie Neo.
(14) Extrait du dialogue entre Neo et l'Architecte, dans Reloaded : - Tu es venu jusqu'ici
parce que Zion est sur le point d'tre dtruite, les tres vivants qui l'habitent extermins,
et jusqu' son existence radique. - Connerie !
(15) Selon la mme simultanit qu'exprime l'Architecte dans Reloaded : ({ L'espoir, c'est
la quintessence des illusions humaines, la fois la source de votre plus grande force et de
votre plus grande faiblesse .
(16) La Source - origine, et la Ville des Machines - fin.
(17) Dissminer le code et le reprogrammer, affronter Smith au point o l'lu est n autre
fois, sauver Zion autrement.
(18) JI est ici question du baiser que Persphone rclame Neo en change d'une entrevue
avec le Matre des cls.
(19) Nous voquons ici le dialogue qui se tient entre Neo et le pre de Satti, repris plus loin
dans notre texte.
(20) Glossaire )>, ibid., p.l69.
(21) Nous esprons dgager ou susciter le sens de ces termes trangers, prlevs sur le lan
gage de la non-philosophie ; c'est entre autres le pari, si difficilement ralisable, de ce
texte.
(22) Glossaire )) , ibid., p.l62.
(23) Elie During, ibid., p.I3
(24) voqu plus haut, p. 23.
(25) Le glossaire offre un cortge de contresens, notamment l'interprtation du code dor
qui accompagne la vision que Neo a de Seraph dans Reloaded, ibid., p.l68. Chacun est
libre d'en juger par lui-mme.
(26) Ibid., p.l87
(27) Ibid., p.l57
(28) Quoique, Hegel lui irait sans doute particulirement bien ..
(29) Le pouvoir dcisif qu'a Niobe de naviguer manuellement, la dcouverte que fait Neo de
la Ville des machines et du pouvoir qu'il a de ngocier, n'interviennent que dans
{{

Revolutions.

(30) Ce dialogue a lieu alors que l'Oracle propose un bonbon Neo, qui hsite, conscient
qu'il est peut-tre cet instant prcis manipul par l'Oracle. A dfaut de choix, il finit par
accepter avec la candeur d'un enfant emptr dans un raisonnement qui le dpasse encore,
ce moment-ci.
(31) Nous soulignons ici l'altrit du savoir )> qui permet No de suspendre l'assujettis
sement philosophique et de sauver Zion, celui, tlchargeable sous forme de program
mes, faisant loi dans la Matrice.
(32) Voir passage sur le contrle et le pouvoir.
(33) Nous pouvons en reconnatre dj une dizaine, outre le niveau narratif du rcit de
science-fiction : sportif, stratgique, artistique, informatique, psychanalytique, philoso
phique, politique, alchimique, religieux-mystique, mythologique, sotrique. . .
(34) cf. notamment l'article de Christophe Carrire, Express-mag, 8-14 mai 2003.
(35) Oracle : Rponse qu'une divinit donnait ceux qui la consultaient en certains lieux.
Mais aussi nom de cette divinit et nom du lieu o elle rendait ses prophties [confusion
du lieu, du sujet et de l'objet ?]. galement, personne qui parle avec autorit ou camp
tence.
(36) Aux tats-Unis, une tuerie a t perptre par deux adolescents qui ont tir sur leurs
camarades de collge la suite de la sortie de Matrix ; les jeunes gens ont dclar avoir

56

voulu imiter Neo et Trinity dans la scne o ils tentent d'investir l'immeuble o Morpheus
est retenu prisonnier.

(37) Est-ce l une rfrence au philosophe anglais John Locke ou bien doit-on en rester l'ac
ception originale du mot qui signifie verrou, cadenas ou verrouiller

}}

? Il y a cer

taines questions qui, selon nous, valent la peine de rester sans rponse . .

(38) Thme rcurrent de l a littrature et de l a philosophie du XVIIme a u XIXme sicle.


(39) Cf. Hypothse 2.
(40) Pouvoir que Smith possde en propre, sorte d'agent 007 que parodie cette rplique don
ne Bane : - Oh mon Dieu ! - Appelez-moi Smith.
(41) Franois Lamelle, Le christfutur, une leon d'hrsie, Exils, 2002, p 147.
(42) Peut-tre les rescaps de Zion pourraient-ils, l'occasion d'un quatrime pisode, lui
vouer un culte. . . Ceci nous paratrait plutt aller l'encontre de l' ensemble du droule
ment de la trilogie. Cela dit, le respect d toute cration exige d'accepter comme tel le
dsir des auteurs ; ce que nous ferons, quoi qu'il advienne.

(43) Franois Lamelle, Op. cit. p 149.

57

Psychanalyse
d'une critique ordinaire
par

Mariane BORIE

Tout simplement, il y a Matrix.

Ces mots prtendaient signifier notre Rsistance et notre Identit.


Pourtant, No ( l ) nous laisse un trange arrire-got, d'imposture ou
d'inachvement, que nos prcautions thoriques semblaient n'tre pas par
venues contenir. Suscitant peut-tre elles-mmes ce sursaut depuis une
fantasmagorique clture sous laquelle nous entendons l'cho de trop pr
visibles questions. Certaines, en effet, ont t simplement effleures sans
tre rsolues, crant un manque objectif qui exigerait au moins un prolon
gement. D 'autres ne l'ont pas mme t, faute d'espace ou de temps. Or
cet oubli nous semble affecter autant l'image d'une posture non-philoso
phique que nous ne parvenions pas unifier - laissant dans l 'ombre cer
tains des aspects que dcouvrait Matrix
que celle d'une philosophie
revisite par nos soins mais dont nous esquissions une critique strictement
-

ngative - que contredisait la trilogie. Cette absence s'avrerait sans


doute compromettante pour Matrix en ce double sens indirect, en tant que
nous lui attribuerions nos propres erreurs ou nos propres limites. travers
e1le, s'clairerait alors sous un nouveau jour une dcision premire d'en
rester l, soldant la question de son arbitraire par l'ide commune qu'on ne
pouvait tout expliquer et que ce tout n'est qu'une idalit aberrante. O
Matrix dterminerait de lui-mme, depuis cet expdient , un nouvel
espace critique auquel nous ne pourrions pas nous soustraire, nous contrai
gnant peut-tre rcuser nos propres mots. En d'autres termes, nous n'au
rions pas tout dit et nous signerions sous ce manque, notre tour (2), la
vanit d'une diffrence simplement dsire. De cette inquitude dcoule
un questionnement d'allure fatalement (3) narcissique dont cet essai
consiste retracer l 'histoire. C'est--dire, explorer les enclaves de notre
propre Psych pour y traquer le tour le plus pervers que la philosophie
aurait pu nous jouer : s 'insinuer malgr nous au cur de notre style.

Une finitude objective

Toute uvre possde une sphre de sens objective, accessible la criti


que (4 ), laquelle chaque imaginaire superpose (5) un niveau de lecture
singulier. Ce sont ces lignes de fuite interprtatives qui constituent chaque
fois son objet polmique - symbolis par la consonance ordinaire de son
nom - et sa dimension de science, strictement humaine. O sa fonction
consiste alors dbattre de la ralit de ces diffrents niveaux - ou effets
- de sens incalculables : sont-ils sciemment produits ou simplement
induits par l'uvre, matriss par l'auteur ? C'est ce questionnement cri
tique que rpondait No, s'interrogeant sur le rapport que noue Matrix (6)
entre sa forme et son contenu, entre ce que cette forme dit peut-tre et ce
qu'elle veut peut-tre dire. Explorant cet espace, dlimit en abstraction
par deux points qui nous seront jamais inconnus. Mais dans le cas
prcis ou dans l'nigme que constitue la trilogie, les choses nous semblent
lgrement diffrentes : l o traditionnellement le scnario ne pose aucun
problme de comprhension, voquant une sorte de degr zro (7) de
la critique ou l'horizon silencieux d'un sens commun, ici, il constitue l'ob
jet brlant et instable auquel elle doit s'affronter. la manire d'une per
formance ou d'une conqute. Pourtant, ce sens objectif existe bel et
bien dans une certaine mesure, rendant le film et sa dimension narrative
possibles ; car, quelle que soit la source de leur inspiration, si abstraite
soit-elle, il fallait bien que les frres Wachowski parviennent stabiliser la
forme d'une histoire mme s'ils avanaient, consolidaient sans doute cet
60

univers aux enchevtrements si complexes par affinements successifs.


C'est cet espace de signification que cherchent restituer No et Matrix,
machine philosophique tel qu'il dfinit une vise commune, l 'enjeu d'un
sens articul qu'il est thoriquement possible de produire mais autour
duquel nous nous opposons. Faisant de cet affrontement et de son issue, un
symptme et un critre. Nous reprochions Matrix, machine philosophi
que d'tre pass ct de ce sens pour n'avoir vu en Matrix qu'une illus
tration de la philosophie restreinte ses thories ou ses concepts histori
quement signs, c'est--dire, un savoir capitalis. Concidant avec un
sens moins radical que celui que nous en donnions et que symbolisait notre
mtaphore, sorte de discriminant shakespearien (8) autour duquel s'affron
tent deux images de la philosophie : celle (philosophique) d'une Autorit
lgitime librement consentie, ayant accessoirement ou par ncessit la
forme d'une Machine, et celle (non-philosophique) d'un Contrle Absolu
s'exerant en son nom sur nos reprsentations les plus lmentaires. C'est
dans cet cart d'ordre ou d'chelle que notre diffrence se jouait tout
entire, telle qu'elle se cristallise autour d'une identification de la philoso
phie la Matrice d'o elle (9) se dfinit alors, une hypothse prs :
comme notre monde ou notre prsent.
Dans la fragilit radicale o nous nous tenons, j 'ignore si nous sommes
parvenus transmettre ce sentiment d'vidence o Matrix ne gnrait
spontanment en nous aucune question sans rponse, et o nous suppo
sions pouvoir, aussi, rpondre toute autre n'manant pas de nous (10).
Nous avons d faire des choix d'criture, dcider d'un commencement, et
nous nous sommes laisses porter par le sens qui dcoulait de ces choix et
de leur cohrence inconnue. O notre interprtation ne dcoulait d'aucune
thorie existante, d'aucune machine dont nous consommerions le sens. En
d'autre termes, produite ex machina. Mais ds lors que le critre de dpar
tage entre nos deux critiques reposait sur cette transparence hermneuti
que (11), No nous inspire une double objection. Notre interprtation
demeure - abusivement peut-tre - fragmentaire au regard de notre
incapacit produire un discours strictement parallle au film, possdant
la linarit d'une sorte de mta-rcit (a). Venant prcisment butter contre
cette, pourtant si lmentaire (12), difficult dont toute critique semble
devoir s'acquitter : comment raconter Matrix ? Il nous a sembl pouvoir
expliquer ses pourquoi , l'infini peut-tre, et ponctuellement ses
comment mais en nous rapportant chaque fois une problmatique
non-philosophique connue, rpertorie et traite ailleurs. Sans que nous ne
parvenions tablir une interprtation pure de tout arrire-plan thori
que, ne mettant en jeu que les personnages et leurs fonctions relatives.
61

Dcouvrant les causes au cur mme de l'intrigue et ne se rfrant qu' ce


que dit le film. Tout se passe donc comme si No avait exclu de ses pro
pres contraintes, malgr tous ses efforts (13), celles entourant sa rception
ou son destinataire nophyte, jouant de ce va-et-vient permanent et insta
ble entre : le sens produit par Matrix et celui que nous lui donnons de
faon elliptique, le suscitant comme le sien, Utilisant peut-tre ce style
oscillatoire dessein. Cette ngligence entranerait alors l'assujettissement
du lecteur un univers de pense ou de langage ne se laissant partager
qu'en principe, c'est--dire : un univers de termes techniques (14) tran
gers Matrix, supposant alors un saut hors du langage ordinaire qui est le
sien et dont Matrix, machine philosophique ne sort, lui, aucun moment
(b). Reprenant ses concepts mais n'en n'introduisant aucun qui ne lui
appartienne formellement. Rduire Matrix une mtaphore de la philoso
phie n'expliquait alors pour ainsi dire rien tant nous cultivions par ailleurs
une ambigut et un mystre quant au sens mme de notre identit relle,
dont nous indiquions simplement : ce qu'elle n'est pas, et ce qu'elle per
met en termes de critique (d'uvres, ou d'art). Pire, nous reconduirions
prcisment, l'accentuant peut-tre, l'aporie que nous identifions ailleurs
sous la philosophie, accusant son hermtisme et la stratgie qui lui fait
corps : celle d'une identit savamment replie sur elle-mme, o chacun
de ses discours vient butter contre l'nigme mme de son objet.

Qui, de Matrix ou de la non-philosophie, inspire l'autre

La couleur d'un certain style ou angle critique tait donne par une
signature philosophique officielle se projetant narcissiquement sous le film
et s'appropriant son identit en sous-titre >> (15), Nous n'avions pas tout
dit : Matrix, machine philosophique reproduisait la forme d'une machine
- philosophique par sa source ou ses contenus de pense - articulant
entre eux douze articles selon une trange combinatoire o chacun ren
voyait l'un ou plusieurs des onze autres. De telle que sorte que chacun
renvoyait la totalit qu'ils constituent ensemble (16) l'exception d'un
seul (<< Dialectiques de la Fable >>) auquel l 'introduction rendait ce suturant
hommage : Qu'Alain Badiou soit galement remerci pour le texte qu'il
a bien voulu nous confier. Son analyse est exemplaire de l 'approche axio
matique qu'autorise aussi le dispositif du film : poser l'axiome qu'il y a
du rel et s'y tenir, au risque de la fable elle-mme et de ses rebondisse
ments dans les pisodes suivants. Or curieusement, c'est la mme fini
tude que renvoyait notre posture comme une dcouverte suppose exclu
sive. De la mme faon, tout dans No - commencer par son titre et le

62

pont qu'il instaure entre deux uvres (17) - semble converger son tour
vers ce que nous nommions elliptiquement une identification , sans
expliquer vraiment : ni la ralit qu'elle recouvre, ni 1 'enjeu dont se reven
diquait alors, la dissidence de notre critique. Ainsi rattache intuitivement
un style dont No serait l'archtype ou l'actualisation d'un type gard
secret. Cette absence susciterait alors l'ide d'un divorce entre une image
thorique ou asctique de ce que doit tre une critique non-philosophique
- rfutant la conversion de deux imaginaires cloisonns - et celle
qu'elle construit en pratique - o elle les substitue l'un l 'autre. D'une
fracture refoule qui se rsorberait d'el1e-mme sous la pression d'une
sorte de Surmoi, et o notre dernire phrase - tout simplement il y a
Matrix - rsonne alors nos propres oreilles comme un simple repli
rhtorique ou comme une injonction, strictement thorique. Dissimulant,
sous une identification mimtique, le mme telos subliminal au regard
duquel l'intgrit de notre critique ne tiendrait qu' une auto-censure, et
notre dissidence, une utopie. Car c'est en effet sur une articulation ter
naire que reposait cette identification inconsciente ou dguise - selon
cette illusion que nous choisissons de creuser provisoirement - dans
laquelle 1' chec suppos objectif de Matrix, machine philosophique jouait
un rle dcisif. Comme pivot articulant les deux ples de notre mtaphore
la manire d'un systme, c'est--dire d'une machine.
A. Ple non-philosophique. !/ Nous faisions apparemment l'hypothse
d'un cogito non-philosophique dduit analogiquement d'une mtaphore
postule par Matrix, articulant sous une mme ralit - le Contrle
Absolu - la philosophie (son rfrent) et la Matrice (son signifiant).
Superposant notre mtaphore la sienne, et donnant alors : un visage la
philosophie, et Matrix, la valeur d'une critique constructive dont elle
serait l'objet. Cette hypothse d'un cogito semblait inspire par la coh
rence, trop parfaite pour n'tre qu'un hasard, d'un contenu et d'une forme
ralisant conjointement : l'uvre Matrix. Le sens restreint que nous lui
donnions se cristallisait alors autour de cette infime nuance suppose la
distinguer d'une thorie : la Matrice imagine par les frres Wachowski
est une forme simplement possible, singulire, de la philosophie telle que
nous la comprenons. En ce sens, Matrix donnait voir 1 'hypothse-critique
que la non-philosophie formule l 'encontre de la philosophie, rectifiant
par l sa reprsentation classique et donnant alors la ntre : unfondement
extrieur. C'est sans doute encore cette tentation secrte de voir en Matrix
un imaginaire commun au ntre que trahissait une question ambigu lais
se sans rponse : de quelle inspiration commune peut donc dcouler
l'impression d'une si parfaite symtrie entre deux propos tenus spar63

ment, sans concertation ? (18) , o nous semblions prsupposer : Matrix


ralise le film que nous aurions thoriquement pu faire. 21 Nous prten
dions confirmer le versant (Sujet) non-philosophique de notre hypothse
par la dcouverte d'un mta-rcit cohrent avec le film mais produit
ex abrupto, c'est--dire : depuis une thorie absente dont nous retenons le
sens ou la gense, invoquant Matrix et son identit radicale, mais les lui
attribuant au nom du prisme exclusif que constituait notre subjectivit. Au
point que ne saurait vraiment dire ici, au creux le plus intime de notre foi,
qui de Matrix ou de la non-philosophie inspirait l'autre.
B. Ple philosophique. 31 Enfin, le versant philosophique de notre
hypothse - impliquant la philosophie comme Objet - fondait son
argumentation sur la conformit de Matrix, machine philosophique une
posture philosophique selon nos << critres >>, telle que nous la supposons
incomptente quelle que soit l'uvre dont elle s'approprie la critique.
Indexant une seconde fois la valeur de notre identification non plus sur
notre performance, mais sur l'chec symtrique de Matrix, machine philo
sophique, au point qu'on ne saurait vraiment dire ici qui de Matrix ou de
son interprtation philosophique constituait rellement l'objet de notre cri
tique. Nous attribuions ainsi son chec un style philosophique consistant
plutt qu' une critique singulire, le gnrant de faon prvisible et s'ex
pliquant concrtement dans le cas de Matrix par : son htrodoxie et sa
rsistance aux schmes de pense rationnels que nous nommions philo
sophie ou forme-monde . No prtendait arracher Matrix cet hori
zon ou cet ordre logique faisant corps avec la pense spontane mais qui
lui est tranger, exigeant un saut postural auquel nous donnions simple
ment : un nom. O Matrix essaimait son sens en un faisceau d'indices
qu'il demandait au spectateur d'unifier selon ce qui s'apparentait alors
une dduction - si tant est que ce terme ait encore un sens ici - de :
ce qu'il faut penser pour que le film accde cette si nigmatique
cohrence. Il nous a sembl que c'est cette posture hrtique (19)
laquelle nous ne sommes culturellement aucun moment prpars (20),
que requerrait Matrix, et c'est elle que nous attribuions tout la fois : sa
force absolue - la facult qu'il a de provoquer l'identification du specta
teur au hros - et sa difficult relative - le saut ou la rsistance qu'il
exige. L'achvement prmatur de Matrix, machine philosophique privait
de facto les auteurs de cette exprience de pense hors du commun, de
cette sdimentation d'allure magique scande par ses trois pisodes d'o
mergeait une image philosophiquement impensable de la philosophie.
Justifiant ds lors pragmatiquement leur myopie.

64

Il y a une raison thorique cet chec, trangre cet hypothtique


cogito suppos dfinir Matrix comme uvre non-philosophique , sur
laquelle No anticipait simplement, ses dpens. C'est prcisment son
lucidation qui constitue l'objet paradoxal de ce prolongement et le fonde
alors comme un prolongement ncessaire, exig par Matrix avant de l'tre
par No, en tant qu'elle donne la mtaphore du Contrle Absolu son sens
achev et concret. Ce travail nat ainsi de la seule illusion qu'un parfum
d'imposture flotte au-dessus de notre premier texte, et que cette illusion a
un sens : celui d'un effet philosophiquement programm donnant No
l'apparence d'une identification ddouble ou mdiatise par une autre,
ngative. O il colporte alors, plutt qu'il ne gnre, un effet simplement
parasite renvoy par sa forme ambigu, et dont Matrix exige peut-tre
son tour la clarification. Depuis, peut-tre, une sorte de sursaut ou d'apart
postural qui ne remettrait pas en cause 1' autonomie de No mais viendrait
tout au plus clairer ses silences, en marge ou en filigrane.

I. PREMIRE AUTOCRITIQUE :
L'HYPOTI!SE AFFECTANTE D ' UN RELOAD
1.1. Style, dialectique et performance

No prtendait identifier dans les entrelacs de la Matrice une mtaphore


dissidente de la philosophie qui semble en effet contredite, au terme de la
trilogie, par le choix de sa conservation plutt que de l 'avnement du
monde noir, sans soleil, que Morpheus rvlait Neo sous le nom de
<< Rel >>. De ce mme Rel, peut-tre, dont la non-philosophie prtend
tre le dpositaire exclusif, faisant alors de nous : les singuliers hros de
sa dlivrance. Matrix suscitait prcisment cette contradiction par l'tran
get de son dnouement sur lequel reposaient tout entires, nos yeux :
son nigme et son originalit. Or, en ngligeant d'lucider sparment ce
point pourtant essentiel (21), il semblerait que nous amputions notre tour
le film de faon dcisive, reconduisant inconsciemment le geste invisi
ble (22) par lequel toute critique philosophique substitue l'uvre sous l'excuse d'un sens ncessairement impossible totaliser -,un autre,
stratgiquement dlimit en vue de sa rsolution. Nous raliserions alors,
selon nos propres critres, un simple reload du style de critique qu'in
carnait Matrix, machine philosophique ; d'un style mcaniquement
actionn par le truchement d'une diffrence - arbitrairement situe entre l'objet thorique de la critique (Matrix) et son objet rel. C'est--dire,
65

entre l'objet auquel elle renvoie en dsir - la trilogie - et celui, nces


sairement partiel ou autre, inquantifiable, dont elle produit le sens en pra
tique. Cette hypothse serait confirme par la consistance d'une forme phi
losophique clate que No semble possder malgr lui, en tant qu'il repro
duit apparemment ses plus significatifs travers formels, dont : ce ton inu
tilement polmique qui est aussi le sien. Comme autant de symptmes
identifis ailleurs d'une posture philosophique commune nos deux inter
prtations et peut-tre d'un style - restant unifier (23) - mais que
nous n'explicitions pas. Peut-tre dessein. Suscitant ainsi notre diff
rence inspire d'un fantasme, depuis un vide thorique que nous suppo
sions combl ailleurs, dans une argumentation que nous prtendions ne
pouvoir restituer sans nous carter un peu trop de Matrix.
L'impertinence de notre mtaphore ne serait peut-tre son tour qu'ins
tinctivement guide, aimante vers cette perspective invariante : produire
une image de la philosophie trangre Matrix mais permettant d'lucider
ses deux premiers pisodes (24) comme un Tout cohrent ou logique. Par
l'introduction d'un angle dialectique [thoriquement] impens par Matrix,
mais donnant prcisment notre critique, une essence logique et une
autorit, et notre travail, la valeur secrte d 'une identification simplement
rejete en principe. Par quelle hallucination notre criture (pratique) se
serait-elle alors carte ce point de ses propres mots (25) ou de sa propre
pense (thorie) - et par l de Matrix - provoquant artificiellement
cette opposition dialectique entre nos (26) deux postures et la contradiction
qui lui fait - ouvertement - corps ? L'galit mtaphorique que nous
cherchions tablir serait-elle alors inconsciemment et exclusivement
dtermine par cette raison secrte (27) : susciter l'existence d'un style
(philosophique) impliqu en thorie par notre analogie, mais dont Matrix
dmentirait ici - par le paradoxe de sa fin - l'existence ? Et avec lui,
notre suppose performance ? Sous cette dviation d'allure fatale, ce
serait sans doute le prvisible cueil auquel tout thoricisme (28) aboutit
que dnoncerait, travers nous, Matrix ; mettant en cause la radicalit de
notre mtaphore et le postulat stylistique qui l'accompagne, dsormais,
comme une simple rumeur. Nous forant chercher ailleurs, loin d'une
fatalit thorique impliquant la Philosophie comme Sujet, la cause de son
chec et le fondement de notre performance. Pourtant, nous avons vu
Matrix en son intgralit et rien n'a heurt ni ne heurte encore cette foi en
une conscience non-philosophique interne symbolise intuitivement
par notre mtaphore, mais dont nous ne pouvons matriser, depuis la soli
tude muette de son regard : ce qu'elle implique aussi hors de Matrix.
C'est--dire, pour la philosophie en situation de Critique d'Art.
66

1.2. Style, rhtorique et sophisme

Ce paradoxe susciterait un premier compromis trouvant un cho ou une


inspiration dans cette ambigut essentielle (29) du langage o cohabitent,
sous un mme lenne, deux ralits distinctes : celle d'un style philosophi
que pens - ce titre - comme Sujet d'une critique ncessairement
aportique, et celui, accessoirement philosophique, de ses auteurs.
Symtriquement, nous dcouvririons un sens permettant d'clairer autre
ment notre haliucination (ou ce que nous dsignons comme tel)
depuis un horizon logique attribuant l'chec de No - son versant tho
rique - notre seul style, et nous forant rectifier la Cause stylistique
qu'il partage, alors, avec Matrix, machine philosophique. la dplacer
d'un niveau gnrique
style philosophique - vers un niveau stricte
ment individuel - style des auteurs - que nous aurions confondus l'un
l'autre (30), sous l'influence d'une certaine conomie du langage pn
trant dans notre argumentation par le biais d'un sophisme : 1/ Toute criti
que dont le sujet est la philosophie >> (mdiatise comme style par ses
auteurs) produit une interprtation des uvres contredisant leur identit ou
leur sens. 2/ Matrix, machine philosophique produit une interprtation de
Matrix qui contredit le sens de la trilogie. 3/ Le style de la philosophie est
la cause (ou le sujet) de l'chec de Matrix, machine philosophique.
Aurions-nous alors simplement compliqu No d'une rhtorique en excs
dont l'arrogance trahirait, sous sa prtention d'altrit, notre vaniteuse uto
pie ? Le contraignant abjurer le style dont il se voulait [apparemment] le
dpositaire exclusif, par simple abus de langage ou prcipitation ? Sous
cette hypothse, s'esquisserait peut-tre un enjeu plus subtil tolr par le
lien privilgi que ces deux concepts - Style et Rhtorique - entretien
nent dans le champ pistmologique de la critique, et que nous explorons
notre tour (31).
La structure ternaire que nous dcrivions renverrait en effet un mixte
articulant, sous une seule et mme critique (No), celle de deux uvres
distinctes, mais les articulant selon une chronologie prcise : 1/ un ver
sant thorique ddoubl - invoquant deux autorits de pense concurren
tes -, et 2/ un versant pratique - concidant au dcryptage de Matrix
- dont le premier semblait tre le sujet hybride. Cette structuration abs
traite dlimitait ainsi un espace rserv Matrix, machine philosophique,
colncidant avec le dcoupage formel de No entre : une axiomatique (32)
et l'introduction polmique - dont la fonction justifierait la place - des
termes qu'elle utilise, o nous instrumentalisions l'chec de Matrix,
machine philosophique faute d'un fondement thorique suffisant. Dcidant
-

67

d'intgrer sa critique la ntre comme un argument objectif, et nous don


nant, travers lui : le critre philosophique d'une performance. Sous notre
affect et sous l'hypothse qu'il tolre, se nouerait ainsi une cohrence
occulte, remarquable, suggre par la notion de reload et par le concept
(englobant) de style pris dans la diversit de ses acceptions et de ses
connections smantiques ; o Matrix viendrait rationaliser, par son
dcours et son langage dlimitant ensemble un Style >>, ce que nous
dcrivons ici de faon dgrise comme un semi-chec , strictement
rhtorique. N'affectant pas notre performance ou notre pratique et justi
fiant peut-tre que nous conservions No, malgr tout. Nous dcouvririons
alors peut-tre - dans cette causalit ddouble - la possibilit de sor
tir de ce no man 's land thorique invrifiable depuis lequel s'improvisait
notre critique, simplement rattache l'indtermination d'une pense dont
nous ne connaissons que . . . les principes ; de l'arracher, par une explora
tion conceptuelle ou smantique approfondie, sa dimension simple d'hy
pothse suspendue une analogie arbitraire. C'est--dire, une mtaphore
dont nous ignorons le vritable signifi mais dont Matrix et No constitue
raient dsormais, conjointement : le Sujet pistmologique.

Il. DEUXIME AUTOCRITIQUE :


L'HYPOTHSE CONSTRUCTIVE D'UN RELOAD
2.1. Forme, Simulation et Clture

Aurions-nous simplement t conduit vers ce lieu dissident (33), tho


riquement hrtique, par un savoir oraculaire dont dcoulait notre mta
phore, et que dmentirait Matrix, travers nous ? Imposant No une rec
tification plutt qu'un prolongement ? Mais nous avons dj fait ce choix
en conservant No dans sa forme intgrale et spontane ; nous sommes ici
pour comprendre quand et pourquoi, malgr son apparente htro
doxie (34), nous l'avons fait. La dcision de conserver No s'expliquerait
alors tout au plus par le souci d'une transparence o nous explorerions
voix haute 1' alcve obscure de sa pratique et de ses mandres inconscients,
conservant ses mots imparfaits parce qu'ils ont exist et qu'ils sont, mal
gr tout, le vecteur de notre performance. Les conservant en leurs
noms (35), quel qu'en soit le prix thorique, et confirmant l 'ide selon
laquelle : Sous notre apparence d'quilibre, la vrit est que nous som
mes compltement hors de contrle (36). Selon ce sens, No compense
rait par son intgrit (thique) ou par ftichisme (ralisme) l'opacit d'une
68

forme confidentielle dont nous ne matrisions pas le sens et dont Matrix


nous rvlerait, en mme temps que l'essence philosophique, l'trange
temporalit. Rvlant prcisment cette temporalit intuitivement dcou
verte comme la Forme-Philosophie dont toute critique serait peut-tre
contre notre foi ou notre dsir d'exception - inluctablement contin
gente, et lui donnant alors pour visage : la Matrice. Notre chec s'expli
querait alors depuis un telos inconscient auquel nous aurions, notre
tour (37), simplement obi sans en connatre le vritable pour quoi .
Le prolongement que nous imposerait Matrix aurait alors ce sens : effec
tuer la conversion partielle de No tel qu'il reste pris dans une rhtorique
ou une forme philosophiques qui lui sont thoriquement (38) trangres,
suscitant une contradiction et donc une imposture au regard de l 'hypothse
qu'il formule - aussi - sur la philosophie. Inutilement peut-tre, mais
sans que nous ne puissions l'effacer. No constituerait ainsi tout au mieux
l'objet intermdiaire, stable, d'un travail articul sur deux niveaux mat
rialiss par deux textes, dont le sujet global effectuerait, son
endroit : une donation interne. Ralisant sa prtention thorique ou son
hypothse se]on un procs deux temps - oscillant entre ce qu'elle
n'est pas et ce qu'elle est - et dont il serait, en tant que texte
achev, le moment exprimental ou l'esquisse, peut-tre ncessaire.
Mais nous nous sommes d'ores et dj inscrits dans cette conversion
progressive ou dans ce prolongement, c'est--dire, dans la conscience de
cette ncessit ngative qui prcde, peut-tre, la rsolution de No. Ds
lors, jusqu' quel point notre style de critique, par l'objection qu'il suscite
spontanment, ne serait-il exclusivement dtermin par cette perspective
dfinissant notre reload comme un reload matris, et la forme philosophi
que qui accompagne hrtiquement No comme une image calcule ?
Programme pour susciter cette hrsie et sa rsolution logique telles que
nous les supposons ralisables, en pratique, par le pouvoir d'un seul et
mme sujet ? Notre dviation thorique s'expliquerait non plus par
une confusion smantique renvoyant une dficience irrversible de notre
thorie (39), mais depuis une amputation stratgique renvoyant la ma
trise d'une pratique ou d'une forme sciemment convertie en son alter ego
philosophique pour les besoins de notre mtaphore et peut-tre pour ceux
de Matrix. Anticipant son chec (40) ds ses tout premiers mots et le met
tant en scne, sous une forme philosophique trangre et spare, stricte
ment provisoire, dont elle parodierait simplement. . . les effets, c'est-
dire : l'Autonomie et la Peiformance fonctionnant ensemble comme
Systme ou Contrle Absolu dans cet univers dialectique. Notre dmarche
aurait alors consist simuler la possibilit d'une conversion philosophi69

que de No que nous prsupposons inscrite dans la structure de conserva


tion (la plus intime) de la philosophie, situant l le geste par lequel Matrix,
machine philosophique s'approprierait l 'identit de Matrix travers nous,
de faon prvisible, ou par lequel, peut-tre, il se l'appropriait loin de nous.
Entrinant l'ide selon laquelle : sans ce prolongement ou cette tempora
lit ddouble, No ne dmontrait en dfinitive rien, abandonnant une
indtermination thorique la guerre qu'il livre son << Autre philosophi
que et permettant, alors, une conversion de son identit. Au point qu'on ne
saurait dire qui de Matrix ou de Matrix, machine philosophique constituait
le vritable objet de No et symtriquement, qui de l'une ou de l 'autre
constituait simplement son discriminant postural. Or cette nouvelle hypo
thse mettrait une seconde fois en cause - l'annulant peut-tre - le fon
dement extrieur de l 'analogie que nous tablissions entre la Philosophie
et la Matrice (le Contrle Absolu) telle qu'elle tolre aussi, par son essence
premire de machine : 11 la possibilit trangement remarquable d'un
reload ou d'une simulation, et 2/ celle - qui en dcoule - d'une
conversion philosophique idale de notre posture. Aussi et aprioriquement,
situant peut-tre dans sa forme synthtique la vritable origine et la possi
bilit de notre simulation, c'est--dire : sa propre raison d'tre ou son
telos.
2.2. Objet rel et objet simul

Le prolongement que nous imposerait Matrix aurait alors ce double


sens, valeur de critre, nous permettant peut-tre de briser le cercle de
notre dmonstration : 1/ restituer l'argumentation dont dcoule relle
ment notre posture ou notre axiomatique - et peut-tre Matrix - telle
qu'elle se distingue alors radicalement d'un reload, et 2/ lucider en quoi
l'interprtation que propose Matrix, machine philosophique n'est effecti
vement rien d'autre - de par cette argumentation qui lui appartiendrait et
laquelle rsisterait Matrix - que l'hrsie totalitaire dont nous l'accu
sions. Symtriquement, s'clairerait peut-tre sous un jour dgris (simu
lation) le choix ou la ncessit elliptiquement formuls dans l'introduction
de No : Rien si ce n'est Matrix ne semble a priori justifier ce curieux
rapprochement entre deux uvres autonomes d'o mergerait un objet
irrel supposant une posture ambigu, gare entre deux tentations criti
ques. Nous attribuions en effet une raison posturale la possibilit de
surmonter cette impression purement strile d'vidence (41) que suscitait
notre style d'identification mtaphorique, c'est--dire : la convergence
d'une multitude de minuscules analogies vers un univers de sens autonome
70

et lisse dont No ne parvenait pas seul sortir (42). Sans question ni pour
quoi, c'est--dire : sans un horizon philosophique avr donnant Matrix,
la valeur idale d'une thorie de la philosophie, et Matrix, machine phi
losophique, celle d'un discriminant postural ou d'un Sujet. En d'autres ter
mes, Matrix, machine philosophique nous permettait justifiant appa
remment l sa prsence - d'arracher notre interprtation mtaphorique
cette enclave muette et sans destination, la dfinissant comme une foi radi
cale que rien ne distingue formellement d'une hallucination ou d'une
obsession thorique. C'est--dire : de nous construire en Sujet d'une tho
rie ayant pour Objet la philosophie, et nous permettant - alors ou aussi
- d'lucider le dnouement de la trilogie telle que nous la rapportions
mtaphoriquement un enjeu postural. S'en suivait un enchanement appa
remment fatal incriminant l'hypothse d'un reload et prescrivant alors
No un destin philosophique tranger, au nom de Matrix et de son interpr
tation philosophique. Faisant (pour moiti) de la trilogie l'inespr sujet
d'une oeuvre dont No dmontrerait l'identit philosophique, contredisant
sa performance et donnant par l mme, la philosophie, le sens thorique
d'une conversion ou d'une appropriation force. Nous aurions alors nave
ment reconduit - sous le caractre d'un reload - le geste par lequel
toute critique philosophique instrumentalise [ncessairement] les uvres
au nom d'une objectivit dfinie comme critre ou comme horizon scien
tifiques. Leur donnant une identit - la philosophie - en sous-titre
(Matrix, machine philosophique) ou en arrire-plan (No) puis se
l(a r-)appropriant comme objet par le biais d'un mme sophisme
convoitant, cet endroit prcis : le pouvoir performatif de l'Art et l'uni
versalit de son cho. C'est--dire : le pouvoir qu'a Matrix de susciter une
exprience de pense qui ne se dilue pas dans le langage, et de lui donner
un enjeu concret ou une finalit repoussant galement ce risque.
Sous sa simplicit et sa contingence apparentes, notre dcision ren
verrait au contraire la complexit et l'sotrisme d'un style dfinissant
No comme un raisonnement par 1 'absurde, et son insuffisance, comme
une limite idalise justifiant rebours notre dcision rhtorique et la
ngation qu'elle porte en puissance. Selon un cercle tonnamment parlait
dissimulant prcieusement : le destin programm de notre mtaphore.
Nous aurions alors sciemment converti notre Objet (Matrix) en Question
(La Matrice est la Philosophie) (43) (a), notre Pratique (Critique des
Oeuvres) en Thorie de la Philosophie) (b), donnant notre << chec et
sa valeur suppose de reload une explication rationnelle que viendrait
thoriquement confirmer : la conservation finale de la Matrice. O Matrix
entrinerait notre imposture depuis un paradoxe qui n'en est - au regard

71

de la trilogie et de son sens secret - peut-tre pas un, mais qui en serait
un pour Matrix, machine philosophique tel qu'il se justifierait alors dans
notre critique depuis la perspective d'une clture, comme une objection
philosophique prvisible qu'il contiendrait en puissance. C'est--dire :
comme un moment thorique imagin avant nous par Matrix et
auquel renverrait (le sens ou la fonction relative que nous donnerions
implicitement ) Reloaded. En d'autres termes, nous aurions attribu
Matrix une mtaphore qui ne lui appartient pas comme telle, selon le sens
que nous lui donnions (44), mais qui permettait de produire un reload et
une conversion en son nom en gnrant une interprtation dont ce para
doxe est, avant tout (45), intimement solidaire. O nous ferions de ce
<< dnouement paradoxal >> (46) plutt que de notre argument rel le << dis
criminant objectif de l'identit de Matrix, en tant que ce paradoxe don
nait prcisment sa rsistance : la valeur modulable d'une confirmation
de notre mtaphore dont dpendait tout entire la possibilit [initialement
entr'aperue] de sauver No. C'est--dire d'unifier au nom de Matrix le
style apparemment (47) contradictoire de notre critique sous la forme in
dite d'une matrise et d'une temporalit ddouble que nous dsignerions
comme : la Forme-Philosophie, vecteur systmatique d'alination de
toute oeuvre.

III . TROISIME AUTOCRITIQUE :


LA SIGNIFICATION DE LA TRILOGIE
3.1. La ncessit relative d'un reload

Ds lors, plus qu' notre quation mtaphorique ou qu'au choix de notre


objet, ce serait peut-tre au seul style de notre dmonstration articu
le sur la simulation d'une fin paradoxale, que rsisterait positivement
Matrix (48). A travers nous et sans contradiction. la ngativit d'une
cause suppose objective - la cohrence de la trilogie - trouvant un
cho dans le champ smantique de la Critique
epistemologos
, se
substitueraient en effet la Positivit et peut-tre la Suffisance d'une Raison,
c'est--dire la plausible insistance d'un telos convoitant une reconnais
sance absolue dont No raliserait la prophtie - ou l'essence de science
- sur deux niveaux (49). Simulant son autonomie et son insuffisance
sous l'apparente objectivit d'un manque identifiant alors Matrix comme
Sujet-Rsistant de sa propre critique - et suscitant la forme de ce prolon
gement ngatif vers lequel la trilogie semblait vouloir nous conduire en
-

72

personne )). Depuis l'orchestration secrte de ce transfert de comptences


- ou de sens - dfinissant idalement Matrix comme cogito et redres
seur de torts ayant pour objet : la philosophie, rfrent de la mtaphore du
Contrle Absolu. Ce qu'elle ne serait thoriquement pas, n'tant peut-tre
pas mme une machine mais fonctionnant peut-tre comme telle l'gard
des uvres et de leur identit, sans qu'il n'y ait peut-tre l'ombre d'une
contradiction entre ces deux sens. Or nous n'avons prcisment aucun
moment - et peut-tre dessein - voqu ce point (50) dont semble
pourtant dpendre la lgitimit de notre identification et dont dcoulerait,
symtriquement, une ou la possibilit de rsoudre notre incohrence par le
biais de Matrix. C'est--dire, d'achever sa place ou dans son style la
conversion philosophique de la trilogie telle qu'elle impliquerait que nous
dmontrions ce point sparment (51). Plutt que de succomber ce
dcours rhtorique, il suffirait sans doute d'lucider le dnouement de
Matrix pour confondre dfinitivement notre posture telle qu'elle se donnait
apparemment cette performance comme critre. Dans l'hypothse o nous
y parviendrions, Matrix rsisterait alors simplement l'instrumentalisation
aberrante que ce style philosophique signifierait, aussi ou avant tout, pour
Matrix, machine philosophique, en tant qu'il fait potentiellement de lui le
sujet de sa propre mort (52), et de nous, les buveurs ncrophages de ce
sang objectif. O nous dcouvririons, au nom de la double hrsie gue
signifierait notre premire mtaphore, en quoi la philosophie n'est thori
quement aucun moment implique dans Matrix comme l'objet de sa
thorie mais uniquement par la valeur qu'elle donne sa posture. C'est-
dire : comme Diffrence et comme Style. Notre dmarche s'expliquerait
alors depuis un nouveau bord o notre prolongement viendrait clturer une
trilogie parallle ou mimtique (53) scande par trois textes (Matrix,
machine philosophique, No, et son prolongement), et o notre dcision
rhtorique trouverait alors une lgitimit indite.
No a pourtant exist, au creux le plus intime de sa foi et de sa dissi
dence, comme un texte autonome, tranger cet arrire-plan refoul sur
lequel nous supposons un instant qu'il anticipe, sous la pression de notre
affect Cherchant successivement dans l 'horizon de la Critique (54)
(reload) et dans celui de la Psychanalyse (reload matris) la rationalit
d'une cause permettant de rsoudre l'ambigut de notre posture, mais o
la philosophie - telle que nous l'imaginions implique dans Matrix (57),
- ne serait au mieux qu'un mirage, n d'une obsession thorique. Or, nous
ne voyons l aucune nouvelle raison de douter du << bien-fond )) de notre
radicalit - symbolise par notre mtaphore ou par le rfrent que nous
lui attribuons (58) -, ni de nous inventer une intuition que nous n'aurions
73

pas eue, si ce n'est peut-tre : cause de cet attachement irrflchi ou


ftichiste un angle critique dj consomm (59) venant son tour but
ter contre la forme contradictoire de notre affect, et dont la Stylistique et la
Psychanalyse seraient identiquement contingentes. Faisant identiquement
de notre imagination ou de notre dsir, c'est--dire de notre style, le sujet
arbitraire de notre chec. Aurions-nous au contraire t conduits par Matrix
en personne vers ce lieu apparemment hrtique que constitue avant tout,
au regard de notre mtaphore, l'hypothse d'un reload ? C'est--dire : par
Matrix en tant qu'uvre conue comme trilogie et uniquement ce titre,
tel qu'il prcde celui de son sens et de sa posture et tel qu'il implique, ga
lement, un horizon philosophique ? Car quel que soit le sens ou le degr
de matrise de notre hypothtique chec, Matrix parvenait au terme de la
trilogie surmonter celui que constituent ses deux premiers pisodes dans
la guerre qui oppose l'Homme et la Machine. Sans qu'il n'y ait besoin,
peut-tre, d'entriner cet chec et a fortiori, de le faire au nom de Matrix.
3.2. La philosophie comme Forme-Art et comme Modle

Cette nouvelle hypothse aurait apparemment trois consquences dis


tinctes dont dcoulerait une nouvelle image de notre pratique : 1/ d'une
part, elle modifierait la fonction thorique laquelle renvoyait Matrix,
machine philosophique au sein de No, telle qu'elle oscille alors entre son
sujet relatif (Reload) et son objet exclusif (reload matris) ; nous forant
chercher ailleurs, loin d'une dcision rhtorique ou d'une ncessit
concrte (60), le vritable sens de sa prsence. 2/ D'autre part, elle modi
fierait la valeur structurelle laquelle renvoyait dans notre hypothse le
second pisode de la trilogie, tel qu'il se j ustifie alors de faon suffisante
depuis la perspective d'un troisime volet ; nous forant chercher ail
leurs, loin d'une amputation stratgique ou d'une simulation, la vritable
raison de notre prolongement. 3/ Enfin, elle remettrait une seconde
fois en cause la ralit mme de la forme philosophique que nous prtions
No, et dont dcoulait - peut-tre en premier lieu - l 'hypothse d'un
reload. En effet, notre autonomie reposait avant tout sur une structure ter
naire (61) dont Matrix, machine philosophique constituait apparemment le
pivot, articulant deux images contradictoires d'une seule et mme Non
Philosophie >> . Or si cette structure appartient rellement No, il ralise
rait d'emble une trilogie n'exigeant plus ce prolongement mimtique
comme une ncessit. A fortiori absolue ou exige par Matrix. C'est prci
sment ce modle de discours envisag comme un mixte temporel et logi
que, c'est--dire comme une Machine, gnrant une contradiction dont la
74

rsolution est alors une Synthse, que nous dcrivons comme : la Forme
Philosophie ou la Forme-Monde fonctionnant comme Contrle Absolu.
Situant dans sa projection spontane et gnostique (A), le geste par lequel
la philosophie s 'approprie narcissiquement le sens de toute uvre (62),
depuis un simple vide ou un cercle vicieux (Suffisance), et dcouvrant sous
sa chronologie (B) : le sens auquel renvoie syntaxiquement la trilogie
dans l'imaginaire des auteurs (Foi). Ncessairement et sans contradiction.
Plus qu' une amputation stratgique ou un risque contredisant l'ide
d'une foi philosophique dont ils (63) ne sont que les aspects formels, ce
serait alors une vidence et une ncessit que renverrait la sortie prma
ture de Matrix, machine philosophique. Telle qu'elle actualiserait simple
ment cette promesse imaginaire et intimement ressentie que reprsente,
pour la philosophie, toute rsolution trilogique. S'expliquerait alors un
paradoxe autour duquel semblaient s'affronter deux interprtations
possibles d'un prvisible chec : celle invoquant une image philosophi
quement impensable de la philosophie >> laquelle Matrix donnerait un
indchiffrable visage, et celle invoquant une raison thorique associe
un telos. Or, si nous supposons (thorie) avoir dfinitivement rsolu, cet
endroit prcis, toute contradiction manant de No, est-il encore ncessaire
d'interprter sa finitude ou son autonomie comme une insuffisance ? Et
d'en apercevoir le symptme sous le pont qu'il instaure avec Matrix,
machine philosophique ?
En pratique, No renverrait au contraire un mixte articulant deux tex
tes selon une chronologie inverse o nous dmontrerions aprs coup une
autonomie dont nous nous serions pralablement acquitte, et o ce pro
longement dcoulerait tout au plus d'une sorte de sursaut ou d'apart pos
tural venant clairer - par un contrepoids thorique - ce qui n'est rien
de plus qu'une critique ordinaire (64). Or sous ce vague scrupule, nous
entrevoyons deux raisons suffisant peut-tre le justifier autrement
que sur le simple mode d'un affect imprcis : 1/ notre univers analogique
reposait en effet sur trois mtaphores donnant tour tour un visage la
Philosophie (la Matrice), l'Homme (Neo) et un Sujet Philosophique
(Smith) dont la signification semblait simplement se dduire des deux
autres. Or, notre analogie reposait cet endroit prcis sur une conformit
entre le style de l'mancipation de Smith et celui du progrs ou du savoir
philosophiques tel que nous le dcrivons comme une appropriation et une
capitalisation forces. Leur assignant le mme but (la Conservation de
Soi), le mme dsir (le Pouvoir) et le mme objet (le Rel). Sous cet
oubli thorique , nous dcouvririons au contraire la vritable fonction
que remplissait Matrix, machine philosophique dans notre argumentation
75

telle qu'elle s'claire positivement l'aune d'une chronologie indite. En


tant que nous dmontrerions a posteriori la consistance d'un style philo
sophique >> dont le personnage et le destin de Smith (sa mise mort) indi
quaient l'chec avant nous, faisant alors de Matrix l'auteur possible et
exclusif de notre mtaphore. 2/ enfin, sous l'hypothse d'une trilogie
spontanment interprte comme Synthse par la philosophie, s'luciderait
peut-tre notre diffrence posturale telle qu'elle se cristallise autour d'une
identification de la philosophie la Matrice vue comme notre monde ou
notre prsent (65) plutt que comme une projection futuriste (thse), terri
fiante (antithse) et fantasque (synthse). C'est--dire, comme une mod
lisation de la pense renvoyant sa dimension structurelle et dynamique,
plutt qu'un raisonnement par l'absurde entrinant - sous une hypothse
idalement dsespre du monde - un tat thoriquement stable de la
pense. Or cette interprtation signifierait que notre mtaphore existe aussi
dans l'Imaginaire ou l'Inconscient philosophiques, comme un pouvantail
et un interdit stylistique, et qu'elle admet alors pour rfrent idal : le
monde tel qu'il court ncessairement sa perte ou au Chaos sans le secours
de la philosophie. Se suspendrait enfin cette tentation secrte d'lucider
notre pratique et son objet rels - tel qu'il oscille entre deux oeuvres et avec elle : cette opposition dialectique entre une image philosophique
ment modulable de ce que le monde pourrait tre, << un temps technolo
gique prs >> (66), et une vision non-philosophique de ce qu'il est actuel
lement, cette hypothse prs : << La philosophie a besoin d'une non-phi
losophie qui la comprend, elle a besoin d'une comprhension non-philoso
phique comme l'art a besoin de non-art, et la science de non-science

CONCLUSION THORIQUE :
L'HYPOTHSE << PENSE-MACHINE >>

Sans doute aurions-nous pu produire cet agencement thorique loin de


Matrix en tant qu'il ne dmontre rien de plus. Nous l'avons fait une autre
poque, dans la seule perspective de ce recueil et d'une thse venir, telle
qu'elle trouve son enracinement dans une triple obsession : Style, Pense,
Machine. Par cette antriorit, Matrix n'tait alors tout au plus qu'un pr
texte l'introduction d'un propos thorique massivement difi en une
<< Critique de la Philosophie >> largie en Sujet d'une rflexion sur l'Art.
Pourtant, il nous a sembl que sa rsistance aux interprtations classiques
faisaient de lui davantage que ce simple prtexte, et qu' partir de lui nous
pouvions produire autrement ce que nous dcouvrons ailleurs, sous 1 'hy76

pothse : Pense-Machine (68). Telle qu'elle nous semble, elle


seule, symboliser cette critique. De ce double point de vue dcoule peut
tre la lgitimit de notre travail, c'est--dire, d'une Hypothse plutt que
d'une Thorie dont la trilogie, tout au plus, claire la faisabilit. Depuis un
autre bord, imprvu, dont l'tonnante convergence nous a merveill.
Esprons simplement que notre posture trouve dans ces derniers mots la
cohrence ou le sens que nous ne pouvions d'emble lui donner sans nous
carter dcidment trop de Matrix.
Style, Modle, Pratique : une trinit infernale
Vue comme discipline hrtique , la non-philosophie semble spon
tanment se rduire une critique de la Philosophie ou de la posture nig
matiquement convoque sous son nom, par cette fonction singulire
qu'elle rempli(rait)t dans la pense : celle d'une structuration l'identique
de l'ensemble des savoirs qui constituent son Corpus - les pistmolo
gies ou les sciences humaines - et o elle joue chaque fois le mme rle
de rfrence ou de repli thorique. Quelle que soit la discipline envisage
telle qu'elle se redcrit alors comme une spcialisation o la philosophie
est chaque fois implique dans les mmes proportions, selon le mme rap
port, c'est--dire : comme Sujet du Logos. Sans doute peut-elle se dcrire
de faon suffisante comme tel. Mais si nous enfermons la non-philosophie
dans cette ngativit thorique, succombant l'cho dialectique de son
nom, alors nous risquons de ne voir d'elle rien d'autre qu'une contestation
simple, un parricide ou une dconstruction de plus ne justifiant aucun
non- , si ce n'est l'illusion d'une dissidence qu'elle suppose radicale.
Et nous risquons alors de rater l'originalit du rapport bien spcial
qu'elle noue la philosophie , pouvant peut-tre la confondre avec une
forme drive de la philosophie analytique tant leur sol critique se ressem
ble. Plus positivement et plus subtilement, c'est une certaine image de la
philosophie qu'elle construit la manire rserve d'une hypothse,
dfaut d'une dfinition officielle ou stable, strictement utopique : depuis
un simple donn textuel htrogne, c'est--dire depuis ce qu'elle donne
lire d'elle travers la diversit de ses formes par le prisme d'une image
contrle autant que par la transpiration d'un symptme. O el1e se mani
feste ici et l, chaque fois, comme Autorit . Or, de cette position phi
losophique consentie tant individuellement que collectivement par 1 'en
semble des sciences humaines, dcoulent deux consquences pour le
savoir suffisamment dramatiques pour que la pense y renonce si tant est
qu'on en comprenne la cause ou la raison, c'est--dire : l'image que cette

77

configuration pistmologique du savoir prsuppose pour la philosophie et


pour le rle qu'elle joue, peut-tre, dans sa conservation.
C 'est l'articulation indite de ces deux versants qui constitue la spci
ficit du style ou de la posture nonphilosophiques, c 'est--dire : de
cette critique paradoxalement positive.
Selon un premier angle (discursif), chacune de ces disciplines quel que
soit l'objet (69) dont elle traite produit un discours globalement invariant,
c'est--dire : un archtype de discours qui ne se distingue alors d'un autre
que superficiellement. Suggrant quelque chose comme un style philoso
phique remarquable (70) renvoyant peut-tre une pratique authentifiable
sous un faisceau d'aspects qui semblent lui appartenir, et qui, de surcrot,
s 'expliqueraient logiquement par sa fonction unique dans la pense :
consistance d'un vocabulaire technique supposant d'en connatre les
codes, rfrences thoriques d'autres disciplines exigeant d'incessants
va-et-vient d'un champ pistmologique l'autre, restitution chronologi
que d'un savoir suppos autonome, questionnement dialectique, etc. O la
diffrenciation pistmologique des discours (objet) semble n'tre alors
qu'une arbitraire Affaire de nom , et leur singularisation en uvres
ou thories signes (sujet), une simple et non moins arbitraire
Question de Noms , en tant qu'elle s'effectue conjointement : 1/ par
le truchement d'un style - facteur de multiplicit - et 2/ sous l'horizon
globalement stable d'un axe - facteur d'unicit - selon lequel ces tho
ries sont disposes. Ordonnes par un mme et capitalistique progrs :
l'Histoire.
Selon un autre angle (structurel), chacune de ces disciplines bien
qu'ayant une existence ou un destin relativement autonomes, thorique
ment diffrencis, s'intgre officiellement dans un Corpus englobant et
homogne symbolis par La Philosophie. C'est--dire, par ce LA >>
synthtique suggrant, plus qu'une simple conformit des paramtres
logiques : l'ide d'un Tout possdant une loi d'assemblage laquelle ren
verrait implicitement cette sorte de porosit intradisciplinaire que
nous prsupposions plus haut. La question qui en dcoule est alors : peut
on formaliser cette articulation sous-jacente telle que nous la supposons
solidaire d'une image collective de la Philosophie o son identit est
enchsse, comme cette Raison interne sur laquelle reposeraient structurei
lement sa valeur d'Autorit et sa comptence idale pour un archivage
ultime du savoir en une : histoire transdisciplinaire des sciences humai
nes ? crite alors par un seul et mme Sujet, assujetti sa Forme et dont il
matriserait l'histoire ? En d'autres termes, peut-on formaliser pour la phi-

78

losophie cette identit ou ce style, collectivement prsupposs, et aux


quels : le Langage en Personne semble historiquement renvoyer ?

Consquences pour le sujet philosophique

Cette description ne soulve encore aucune polmique si on l'interprte


mcaniquement comme la stigmatisation d'un modle de pense minimal,
d'un organon logique inscrit au cur des structures de la pense et du lan
gage, faisant universellement autorit en tant que : dtermin par un Rel
simplement retranscrit, en sa puret ou sa perfection thoriques, par la phi
losophie. Suggrant une sorte de donation ancestrale et magique - susci
te comme une vidence ou un principe que son mystre logique ne remet
pourtant pas en cause - d'un Rel fragment en autant de phnomnes,
de pratiques dont il indique officiellement, aussi et avant tout : le point
ultime ou la forme asctique de tout savoir. Or cette description devient
problmatique ds lors qu'on interroge le degr d'invariance et de rpti
tion de ce << modle de pense >> d'une thorie l'autre, c'est--dire, l'es
pace de diffrenciation rel qu'il tolre, au sein de chaque discipline, pour
les discours [ponymement] estampills [par la] Philosophie >>. C'est-
dire encore : le fondement de cette autorit et la libert stylistique qui en
dcoule pour les auteurs, au voisinage de cet autre Style.
C'est de la tentative de comprhension de cet trange difice logique
plutt que d'une volont obsessionnelle d'mancipation, que dcoule le
sens fortuitement contestataire de notre posture. C'est--dire, de son
hypothtique lgitimit et de ses consquences pour l'Homme, destina
taire de ce savoir dont il est aussi, ses heures, le sujet ou l'auteur (74)
.

Or, par le silence o est abandonne son lucidation sans critre (forclu
sion), cette articulation du savoir tolre une interprtation libre - appa
remment spculative - inspire d'un affect que nous prouvons la lec
ture des textes philosophiques. En rel, et sous l'insistance de notre impos
sibilit stabiliser une dfinition de la philosophie - comme de tout autre
terme prlev sur le langage ou les pratiques humaines , c'est--dire :
unifier le sens ou l'image ncessairement singuliers qu'en forme chaque
philosophe. Or, cette limitation des modalits d'argumentation de notre
posture (75) n'est un problme que si ce terrain frontal est pens comme le
lieu exclusif o elle doive se justifier. Nous imposant comme un prambule
oblig de lisser cette identit de philosophie telle qu'elle est alors suppo
se faire universellement sens, mais ce : depuis une ncessit strictement
79

thorique et arbitraire dont le dvoilement (ou la dcouverte) appartient en


propre la non-philosophie. Penser ce << lissage >> ou cette abstraction
possible, c'est--dire, croire en la possibilit (philosophique) d'extraire un
sens univoque (76) de la philosophie sous la diversit de ses styles depuis leur convergence vers une forme consistante et reconnaissable la
protgeant du Chaos - c'est en effet entriner un peu vite le paradoxe
suivant : chaque philosophe reconnat cette identit pour ses pairs, d'o
nat la familiarit d'un dialogue, mais o s'exprime alors, implicitement,
une autre image de la philosophie. Or c'est prcisment le respect de cette
diversit radicale impossible lgifrer qui permet une cohabitation ton
namment pacifique, au sein de chaque discours, entre : une forme philo
sophiquement suffisante, conforme une image commune ou consensuelle
de ce qu'un discours philosophique doit tre, et une autre, strictement per
sonnelle d'o dcoule une pratique assume comme diffrente. C'est-
dire comme un style faisant corps avec cette pratique dont il est tout la
fois le vecteur et le sujet.
C'est ce mlange .fusionneZ entre unefonne objective et l'appropriation
subjective de son identit qui constitue l'image exclusive de la philo
sophie avec laquelle chaque philosophe compose ncessairement, et
sur laquelle repose, chaque fois : sa conviction de produire le discours
philosophique idal. En le rinventant ou en modulant son essence telle
qu 'elle se prte ce jeu infini.
L'hypothse Pense-Machine

Machine, rptition et savoir de masse


Pouss son point de radicalit thorique, le modle sous-jacent tout
discours philosophique tendrait se comporter l'gard d'un Rel grain
en objets, alors symbolisables par une variable x , comme : une
Machine produisant un discours format, relativement tranger cette dif
frenciation pourtant consomme par le langage ordinaire. Suscitant l'expliquant peut-tre - cette impression suintante d'une rptition et
donc d'un vide, d'une identit entre des contenus de pense simplement
brouille par le langage et la richesse de ses nuances ; d'une ternelle
rcurrence des points de vue transcendant constamment la frontire spa
rant les objets, et permettant de faon symtrique la convergence de ces
savoirs. Rptition ncessaire d'une discipline l'autre, mais qui suppose
80

alors cette trange situation : selon cette extrapolation, la philosophie


n'aurait qu'un seul, unique et prcieux >> (77) objet, artificiellement
dmultipliable en autant de clones virtuels qu'il existe d'objets possibles
pour la pense. A volont ou sur commande, depuis une sorte de blanc
seing donn chaque sujet philosophique par lequel il devient un acteur
ncessaire du langage et de son extension. Dans cette configuration
extrme, x serait donc simplement le rsidu imaginaire ou idal d'une
pense qui en produit mcaniquement, sur le mode d'une extraction logi
que, un savoir essentiellement binaire, vecteur d'ennui et de rptition. La
question qui en dcoule est alors : qui, du langage ou de la pense, de la
philosophie ou de son sujet, gnre cette multiplicit d'objets que semble
prcisment contredire la forme du discours philosophique ? Qui de
l'Homme ou de la Machine, d'une contingence ou d'une ncessit, dcide
initialement d'une telle reprsentation fragmentaire du Rel ? En d'autres
termes, jusqu' quel point cet clatement ou cette irisation ne seraient-ils
suscits par la philosophie en personne, au cur mme du langage ? Lui
confrant ainsi : un objet ou une raison d'tre intgralement programms ?
C'est de cette extrapolation thorique, rendue ncessaire par un vide,
que se comprend notre hypothse sur la pense-machine , c'est-
dire : de cette structuration philosophique du savoir simplement assu
me comme telle depuis une inconnue ou depuis une nigme que la non
philosophie tente d'lucider. Pour l'Homme, dans son propre et nces
sairement autre style.
Sujet, systme et clture du savoir
Cette justification philosophique se rsume selon nous par le pos
tulat d'une galit simple - le Rel est une machine - consignant
cet effet au cur de la pense, ou lui attribuant une cause extrieure pou
vant la disculper. En tant que cette galit fonctionne mtaphoriquement
l'arrire-plan du discours, depuis une sorte d' inconscient collectif
qu'elle trahit, en librant l 'endroit de son style : un critre auquel l'en
semble des savoirs semble spontanment se soumettre. Concrtement, pen
ser le Rel en ces termes implique cette situation simple : produire un
savoir - philosophique ou philosophiquement suffisant - partir d'un
objet << x >> consiste Il identifier cet objet comme un ensemble d'l
ments ou d'objets intermdiaires alors symbolisables par une variable xk,
et 2/ produire la loi de cohsion interne qui fait de cet agrgat non plus
un assemblage magique ou mystrieux, mais une machine intelligente. O
81

la forme logique que cette quation confre au discours constitue alors son
versant rel et sa signature de telle sorte que : 11 toute thorie ne s'expo
sant pas la manire d'un (tel) systme est suppose (philosophiquement)
nulle ou insuffisante, 21 toute thorie rpondant ce critre de fermeture
ou se revendiquant comme thorie est symtriquement estampille (78)
comme sienne par la philosophie puis insre dans son histoire. Selon
notre hypothse, chaque discours prlev sur le Corpus des sciences
humaines - philosophique par son autorit, ses rfrences et son ratta
chement une discipline ou une couleur de pense - se donnerait donc
comme objet un Rel pens mtaphoriquement comme Machine, et asso
ci cette forme par la rigidit d'un destin. Lgitimant cette forme-sys
tme par un Rel spar dont elle prtend simplement accomplir la trans
cendance qu'effectue toujours le langage. Concrtement, dans les condi
tions que symbolise cette machine, le Rel serait pens comme un pro
cs dont rsulterait toujours le mme x , c'est--dire un Concept
prlev sur le monde et sur le langage ordinaire mais possdant son propre
objet : le Rel philosophique originairement Un dont chaque sujet tente de
reconstituer 1 'Unit rompue par le langage.
C'est cette conversion scandaleuse du Rel - ou de l'Un radical en une multiplicit, empirique et logique, que rpond notre rsistance
l'ordre philosophique, c'est--dire : une Machine ou une Intelligence
Artificielle gnrant mcaniquement les savoirs et les articulant la
manire d'un Tout.
La donation mtaphorique du Rel
Cet arrire-plan mtaphorique donne 1' engagement philosophique
pour le Rel ainsi converti en Objet, un sens ou une finalit, une forme ou
un style transformant en programme (assujettissement) ce qui n'aurait
jamais d n'tre qu'une tentative d'effleurement : produire une reprsen
tation rationnelle du monde pralablement dcoup en un nombre fini de
termes ou d'tants (xk) s 'articulant entre eux selon une architecture ayant
la consistance d'une machine. C'est cette reprsentation totale du
monde (79) qui constitue l'autonomie ultime ou le trsor dont rve chaque
philosophe, et vers laquelle son rve tend seulement ; c'est cette forme
systme idalise par la logique qui s'insinue dans notre imaginaire
collectif par leur intermdiaire, et conditionne notre qute mtaphysique
l'vidence ou la ncessit - purement artificielle - d'un style de ques
tionnement dialectique (80). C'est J 'chelle que constitue Je monde

82

comme totalit englobante, que se situe l'enjeu ultime de la philoso


phie (81), son instinct de pouvoir, c'est--dire : une reprsentation articu
le de la pense laquelle chacun des lments qui la composent renvoie
circulairement. Ce qui signifie, pour la constitution du paysage de pense
de chaque philosophe, la temporalit suivante : le sujet philosophique
regarde le monde depuis ce promontoire ; ce tout est le prisme travers
lequel il regarde chaque tant et lui assigne une fonction historiquement
diffrencie par son style ; la dcouverte d'une loi d'agencement sous
cette totalit est le critre qui fonde son intime conviction, toujours
due (82), d'avoir atteint en son endroit une vrit absolue. C'est cette
machine sens humaine ou subjective qui confre au Rel - faisant de
lui une Question
une consistance rendue problmatique par un impos
sible accolement entre des imaginaires cloisonns, et c'est sa possibilit
mme que renvoie techniquement le fractionnement de la pense.
C'est dans la solitude de ce regardferm que se sdimente l'univers de
pense de chaque philosophe d'o merge chaque fois - plutt que
l 'inverse - un jeu de thories personnelles supposes inspires par le
Rel. C'est--dire, par la singularit empirique laquelle il renvoie,
officiellement, dans l'ordre philosophique.
-

Si nous supposons un instant que cette gense - infiniment modulable


- est celle d'une lucidation ncessairement singulire du Rel, la spon
tanit du discours crit dans son strict reflet supposerait d'expliciter cette
machine ou cet horizon de sens consistant depuis lequel se dduisent et se
comprennent, seulement, ses thories drives. En tant que cette machine
apparemment unique est la cl de cohrence de toute pense philosophique
autonome et signe, originale ou singulire, et par l de l'uvre du sujet
envisage comme Vision du Monde ou comme Style . C'est-
dire : le rsidu d'une intuition raisonne, retravaille ou ressaisie depuis
l'exigence d'une cohrence logique et d'une totalit. Or c'est cette restitu
tion du fondement de la reprsentation philosophique qu'interdit symtri
quement la configuration du discours par la limitation concrte qu'il pos
tule et par l'exploitation qu'il fait du dcoupage thmatique de la pense.
En tant que la fonction d'objet suppose une hirarchie selon laquelle le dis
cours consacre 1 'essentiel de son nergie la stabilisation de ce sens plu
tt qu' celui de ses composantes vectorielles. Est libr par l tout un fais
ceau d'indices (nombre d'occurrences, titre, couleur du discours, etc.)
convergents vers un centre de gravit du discours qui se laisse structurel
lement tiquet comme Objet pouvant alors se rattacher - par l'am
bigut de ce terme - sous une discipline de pense. Justifiant son enra83

cinement arbitraire dans tel champ de pense plutt que dans tel autre et
suscitant par l l'illusion d'un savoir. Pourtant, si l'on suppose qu'aucun
terme ou tant dont s'empare la philosophie n'est d'un sens plus simple ou
plus complexe, vident ou mystrieux qu'un autre, si l'on suppose qu'au
cune hirarchie n'interfre dans le communment admis << tout est philo
sophable , c'est supposer alors qu'un mcanisme compense cette limita
tion induite par le dcoupage thmatique de la pense.
Une telle opportunit est offerte par un autre aspect du discours philo
sophique - a priori sans rapport immdiat tant il semble anodin ou lgi
time - nous forant inclure dans son style : la rfrence inaugurale de
chaque thorie une Histoire des penses dans laquelle elle prtend s'in
srer, et commence par se situer. Sous son sens apparemment dfrent
d'hommage joint en surcrot au discours, nous voyons en effet une partici
pation active et un compromis cette absence de fondement du savoir
philosophique, s'articulant sur trois points. 1/ La << machine-monde >>
que nous incriminons, au creux le plus intime de chaque imaginaire
model par la philosophie, articule des contenus de pense se rpartissant
en un nombre fini de termes dont la somme dynamique constitue le Rel
philosophique. O chacune de ces machines renvoie simplement une
forme ou un visage indits du Rel dont elle conserve ou reproduit l'es
sence. 2/ Chaque machine singulire se diffrencie superficiellement
d'une autre par l'assignation sous chacun de ses termes, ou de ses compo
santes, d'un contenu de pense spcifique, mais c'est une seule et mme
machine que renvoie chaque fois cette forme spcifique, c'est--dire : un
jeu de fonctions globalement identiques articulant des termes vides, spon
tanment implantables dans l'une ou l'autre de ces machines. 3/ Dans ce
schma merge alors la possibilit de traduire une thorie en une autre
selon un sens chronologique dispensant le discours d'en restituer le fonde
ment, c'est--dire : de substituer l'Histoire au noyau machinique dont
elles dcoulent, chacune identiquement, en tant que la fonction que tel phi
losophe attribue, ici, tel concept, est celle anonymement prdfinie que
tel autre concept remplit dans tel autre systme de pense. merge alors
pour la philosophie cette autre possibilit : celle d'un jeu infini o se
repousse ternellement le moment de sa mort et o se renouvelle, seule
ment, la forme de son Sujet.
C'est cette possibilit valeur symtrique de promesse ou d'horizon
pour un << Style >>, artificiellement singulatis par 1 'histoire, que fait
inconsciemment fructifier chaque sujet philosophique. Par le truchement
d'un style passivement reproduit au dtriment exact de l'identit de
84

son Style >>, tel qu'il s'ploie en son trangit radicale l'chelle indi
vise de son uvre. C'est enfin cette Machine qu'il postule ou entrine cha
que fois, implicitement, en lieu et place d'un utopique Rel et sous cet
autre nom, impens ou forclos : Philosophie .
C'est ce rve philosophique d'une traduction d'un univers de pense en
un autre, d'une vision-en-Un de son (83) identit pouvant surmonter l'h
trognit radicale dans laquelle elle se donne, que la non-philosophie
rend possible, pour elle plutt que pour elle-mme. Et c'est lui que ren
voie comme une utopie : l'Ordinateur Transcendantal ou l'Unimate
Style.
(1) Nous utiliserons cette abrviation pour dsigner Neo, lu ou Christ Futur ?, ce choix
reposant autant sur des raisons matrielles ou concrtes que sur la volont de susciter
l'ide selon laquelle : Neo est thoriquement le sujet de No.
(2) Au mme titre que Matrix, machine philosophique, o chaque article revendique l'origi
nalit d'une thorie qui ne se laisse assimiler ni aucune philosophie, ni aucune inter
prtation existantes.
(3) 1 . Par dfaut de critre. 2. Si tant est que ce style d'autocritique puisse encore, par sa
ngativit charge d'angoisse, tre assimil une forme de narcissisme.
(4) La fondant comme science possible.
(5) En tant que subjectivit radicale.
(6) En tant qu'uvre.
(7) Ce << Zro concide avec une vision numrique de la pense telle qu'elle s'entend alors
comme << pense-calcul , ce degr renvoyant l'ide d'un minimum et d'une
ncessit .
(8) Ta be or not ta be, that is the question. , Hamlet, Acte III, Scne 1;
(9) La Matrice.
(10) C'est au mieux ce degr de certitude relative )) que toute critique peut selon nous
prtendre.
( 1 1 ) Transparence de l'interprtation.
'12) Ce que nous indiquions plus haut comme degr zro de la critique >>.
(13) Ce qu'il fait notamment p. 56, note 21.
(14) Noms premiers de la non-philosophie (Un, Vision-en-Un, Dernire Identit, Christ
Futur. . . ).
(15) Cf Introduction de No, p.22.
( 16) On pourra se rapporter ici la description que ralise Sophie Lesueur dans son article
Pense-Machine et ordre politique, p.254.
(17) Matrix et Le christfutur, une leon d'hr.l-ie, Exils, 2002, (Franois Lamelle).
(18) Cf Introduction de No, p.25.
(19) Telle qu'elle se situe quelque part entre pense punk et pense mystique.
(20) Comme nous sommes, symtriquement, conditionns cette autre posture qu'est la phi
losophie.
(21) Au regard de notre critique et de sa dissidence.
(22) Apart postural. Tout au long de ce texte, nous nous attacherons distinguer ce qui, sous
un discours ou un style de discours : constitue une pratique au sens propre, en ce qu'elle
a de {{ geste , et ce par quoi elle se ralise, en tant que geste pris dans )> la matria-

85

lit et les contraintes d'un support. Ce que la non-philosophie dsignerait comme dua
lyse du mixte que constituent ensemble : le style et la pratique laquelle ce style se
rapporte.
(23) O resterait expliciter le lien entre : amputation et ton polmique.
(24) Plus exactement - et s'il faut vraiment la quantifier : la trilogie abstraite de son pi
logue, c'est--dire, de cette dernire image d'une cit voquant Manhattan laissant penser
que la Matrice demeure intacte.
(25) Venant alors contredire cette assertion : < Notre diffrence se situe donc ailleurs que
dans une simple diffrence dialectique , No, p.24.
(26) Matrix, machine philosophique et No dont la diffrence se cristallise autour du pli de
l'chec et de la performance.
(27) Ce point a t simplement suggr p.65 : < Il y a une raison thorique cet chec,
trangre Matrix et son hypothtique cogito, sur laquelle anticipait simplement No ;
c'est son lucidation qui constitue l'objet de ce prolongement et le fonde, alors, comme
un prolongement ncessaire, exig par Matrix, en tant qu'elle donne la mtaphore du
Contrle Absolu son sens achev.
(28) On trouvera un cho sur ce point, p. 15, dans le texte de Franois Lamelle Performance
et perform, paragraphe Contre le thoricisme .
(29) Ambigut que nous voquions p.29.
(30) Cf p.64 Nous attribuions ainsi son chec un style philomphique consistant plutt
qu' une critique singulire, le gnrant de faon prvisible >>.
(31) Abstraction faite de la diffrence de valeur que pose la non-philosophie, entre : les
Concepts, d'essence strictement philosophique, et les Noms Premiers auxquels ces noms
propres correspondent dans son ordre.
(32) Dlimite par Les enjeux d'une dcouverte , p.37 51.
(33) i.e. cette bauche d'une thorie de la philosophie.
(34) Tant Matrix qu' notre propre image de la philosophie.
(35) C'est--dire, au nom de notre pratique et de notre performance.
(36) Cf la scne du restaurant o Je Mrovingien fait porter une femme un gteau aphro
disiaque qu'il a lui-mme conu (Reloaded), et o il s'merveille de la prvisibilit des
effets qu'il procure.
(37) Aprs Neo et Morpheus, tel qu'ils sont conduits par l'Oracle vers le Mrovingien
(Reloaded), cf. No, p.46 : On vous a ordonn de venir et vous avez obi.
(38) 71zoriquement s'entend ici au sens propre, comme : au regard de sa thorie et non de
sa pratique.
(39) Spontanment associe une matrise conceptuelle.
(40) Et le prolongement qui lui fait corps.
(41) voque notamment p. 61 : Dans la fragilit radicale o nous nous tenons, j'ignore
si nous sommes parvenus transmettre ce sentiment d'vidence o Matrix ne gnrait
spontanment en nous aucune question sans rponse, et o nous supposions pouvoir
rpondre, aussi, toute autre n'manant pas de nous. ))
(42) C'est cette aphasie dont il tait question, sans doute nigmatiquement, dans la conclu
sion de No : Franois Lamelle dirait sans doute que la non-philosophie, si elle voulait
vraiment tre fidle sa thorie, se pratiquerait dans le silence le plus radical. Non-philo
sopher reviendrait, en sa puret thorique, ne rien dire, ni crire. Agir seulement, comme
Neo le silencieux.
(43) Ayant pour synonymes Logique ou Dialectique, c'est--dire : la forme-monde ou la
forme actuelle du savoir dont fait partie, comme pistmologie, la Critique.
(44) i.e. par le rfrent mtaphorique que nous lui prsupposions.

86

(45) Au mme titre que tout autre aspect du film, le rendant ce titre : inexploitable pour
l'valuation de notre comprhension de Matrix.
(46) Que nous objecterait Matrix, machine philosophique.
(47) S'il n'est pas rectifi comme un style simul.
(48) Par le paradoxe de sa fin, et avant cela, par son sens.
(49) Sorte de second effet Kiss Cool annulant le premier.
(50) La philosophie est-elle une machine ?
(51) Cf p.70 : Aussi et aprioriquement, situant peut-tre dans sa forme synthtique la
vritable origine et la possibilit de notre simulation, c'est--dire : sa propre raison d'tre
ou son telos
(52) Autrement dit : en tant qu'il permet de faire de Matrix, machine philosophique le sujet
.

de sa propre mort.

(53) De ce mme mimtisme par lequel Matrix, machine philosophique pensait nous

convaincre.
Telle qu'elle recouvre et organise les concepts de Style et de Rhtorique.
Telle qu'elle recouvre et organise les concepts d'Hallucination et de Refoulement.
Temporelle et logique.
Comme son objet ou son contenu.
Cf p.Gl : C'est dans cet cart d'ordre ou d'chelle que notre diffrence se jouait tout
entire, telle qu'elle se cristallise autour d'une identification de la philosophie la
Matrice.
(59) Cf No, p.24.
(60) Identiquement rattaches un horizon dialectique.
(61) Cf p.67 : La structure ternaire que nous dcrivions renverrait en effet un mixte arti
culant, sous une seule et mme critique (No), celle de deux uvres distinctes, mais les
articulant selon une chronologie prcise : 11 un versant thorique ddoubl - invo
quant deux autorits de pense concurrentes -, et 21 un versant pratique - coi."ncidant
au dcryptage de Matrix - dont le premier semblait tre le sujet hybride.
(62) Celui de Matrix et celui de No.
(63) Cette amputation et ce risque apparent.
(64) C'est cette vacance de tout arrire-plan thorique que renvoie trs prcisment, dans
notre langage, le sens d' ordinaire tel qu'il s'oppose ces deux termes : << machini
que ou philosophique .
(65) Cf p. 10.
(66) F. Laruelle, Performance et perfonn )), p.l.
(67) Philosophie et non-philosophie, Lige, Bd . Mardaga, cit par Gilles Deleuze & Flix
Guattari in Qu'est-ce que la philosophie ?, Ed. de minuit, 1996, p. 206.
(68) C'est cette concrtion thorique qui fut, en son pure, l'nigmatique thme (de pense
ou de travail) dont ce recueil est le produit. Il s'est ensuite clips sous un titre plus litt
raire qui, mon sens, a notamment le mrite de parodier cet trange personnage qu'est le
Deus Ex Machina qu'affronte Neo la fin de Matrix. Situant peut-tre ici notre diffrence
l'gard de la trilogie et de la posture non-philosophique qu'elle n'adopterait au mieux
qu'inconsciemment.
(69) Critique/uvre, Esthtique/Art, thique/Morale, Philosophie politique/Politique,
Linguistique/Langage, Stylistique/Style, Rhtorique/Argumentation, etc.
(70) Au sens propre du terme.
(71) Celui de l'auteur.
(72) (< Incessants va-et-vient d'un champ pistmologique l'autre .
(73) Dont cette autorit dpend toute entire.
(74) C'est ce passage )} de l'homme (ordinaire ou concern) au sujet philosophique (lu
(54)
(55)
(56)
(57)
(58)

87

ou engag) que ngociait Matrix, dans l'intervalle sparant le premier pisode et le reste
de la trilogie.
(75) Arbitraire ou scrupuleuse si sa motivation relle n'est pas explicite.
(76) En d'autres termes, croire en la possibilit d'une objectivation de son identit.
(77) Prcieux renvoie ici aussi bien l'image d'une pierre dont chaque discipline de pen
se indiquerait une facette, qu' la mtaphore par laquelle est dsign l'anneau de pou
voir dans cette autre - caricatumlement philosophique - trilogie qu'est le Seigneur
des Anneaux.

(78) Ce que nous dsignions comme geste-symptme d'une appropriation philosophique des
penses.
(79) Ou sa matrialisation comme Tout .
(80) C'est ce rapport constitutif ou viscral entre Philosophie et Dialectique que nous avons
tent de mettre en vidence dans le cadre de No.
(81) Au moins de la philosophie continentale.
(82) Par un indfectible renouvellement des penses que la philosophie nomme progrs >>.
(83) i.e. l'identit de la )) philosophie.

88

Pense radicale en 1' Homme


par

Jean-Michel LACROSSE

Pense-machine ou machine-pense ?
La question est-elle d'tudier la machine en tant qu'elle pense ? Ou bien
la pense en tant qu'elle est processus - certains ont dit est un che
min ? Deux questions diffrentes ? Cela, en dehors de savoir si la pense
est propre 1 'Homme et donc de savoir si la machine peut y participer,
questions que nous maintiendrons en suspens tout le long de cette tude,
en postulant qu'elles ne se poseront peut-tre plus la fin . . .
La machine par sa nature mme est ce qui exerce une ou plusieurs fonc
tions donnes, donnes avec donation, c'est--dire avec une connaissance
au moins hypothtique (du donneur) de cette fonction, puis une fois don
ne, exerces sans qu'intervienne sa volont. La volont du donneur est
comme . . . transfre la machine, qui semble - mais est-ce seulement
une illusion ? - avoir alors la sienne propre.
Ce qui donne cette sensation de ncessit implacable devant la machine,
n'est-ce donc pas sa relative autonomie son origine ? Une autonomie par
rapport son crateur, et peut-tre mme sa fonction ? Qui ne se
demande jusqu'o ira la machine lorsque l'on aura appuy sur le bouton
dmarrage ?

Ce que voit de la machine son crateur, ce n'est pas sa fonction relle


- si une telle fonction existe - mais sa fonction dans le contexte prcis
de cette cration. Ce que voit de la machine son utilisateur, c'est sa fonc
tion dans son usage prcis, ce n'est pas ce que peut la machine, mais ce
qu'elle doit faire.
La machine n'est certainement pas le machin, le sans volont propre, ou
plutt elle est ce machin seulement quand elle perd cette autonomie. De la
mme faon, la machine n'est pas le mcanique mme si l'on donne sou
vent aux deux mots la mme origine (mkhan).
Le mcanique est ce qui produit un mouvement, une force. Mais la
machine n'est pas force (de) , elle n'est pas en lutte contre ou pour
le monde , elle est usage du monde : fonction, relle pratique, pra
tique en rel. Fonction, mais pas sujet, car c'est le mcanique qui est
son sujet de prdilection, son parti, sa partition. C'est le mcanique le
rsistant. La confusion tait aise, car dans le monde, que le philosophe
appelle rel, les machines sont souvent des substituts notre force.
Elle n'est pas mcanisme : cet ensemble de pices et d'lments qui fait
une mcanique, ce n'est pas cet tre compos qui fait la machine, cette
composition n'est qu'une consquence et rien n'interdirait, thoriquement,
une machine incompose . Un assemblage qui fait levier est une mca
nique. Une machine peut utiliser un tel assemblage, mais elle est autre : ce
dont la fonction besoin du levier.
La machine est fonction, mme si cette fonction se dcompose elle
mme en sous-fonctions. Mais la machine est une fonction qui ne nces
site pas d'autrui pour s'excuter.

l. PENSE DE LA MAC!ITNE
Mais qu 'est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu 'est-ce
qu'une chose qui pense ? C'est une clwse qui doute, qui entend, qui
conoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine
aussi, et qui sent. (Descartes, Mditations, Il)

[. ] EXISTE-T-IL UNE SPCIFICIT DE lA PENSE PROPRE lA MACHINE ?


Existe-t-il une spcificit de la pense (de la) machine ou au contraire,
ce que nous pourrions trouver de commun entre la pense (de la) machine
et la pense de l'Homme ne serait-il pas ce qu'il y a de radical dans la pen-

90

se ? La pense (de la) machine serait alors la pense radicale de


l'Homme !
Si la pense est le propre de l'Homme , toute la pense est en
Homme , ce que l'on pourrait trouver en la pense de la machine >>
qui ne soit pas en Homme >> ne pourrait pas tre appele pense.
La seule dpendance de la machine serait donc envers la ncessit :
la ncessit penser. Ni dieux, ni matres seulement anank : la ncessit ?
Et encore, faudra-t-il voir qui elle est !
1.2 LA PENSE-MACHINE N'EST PAS L'ENNEMIE DE lA PENSE

EN-HOMME

La pense-machine n'est pas l'ennemie de la pense en-Homme >>,


au contraire, dans ce sens elle est seulement incomprise car trop radicale,
non pas incapable de nuances, mais n'en ayant pas le besoin.
Si une chose qui pense est une chose qui doute ... La pense elle-mme
est elle une chose qui doute ? Ne lui suffit-il pas de permettre le doute ?
Cette permission, elle seule, exclut d'origine la logique classique >>,
celle qui nous vient directement d'Aristote. Pour la logique classique le
doute n'a pas de droit. Et pas seulement le doute, mais la contradiction et
le paradoxe avec lui. Ces derniers tant certainement les ennemis jurs des
mathmaticiens - principaux utilisateurs de la logique classique avec
les philosophes. Mais nous savons dj depuis le sicle dernier (XX') que
d'autres logiques sont possibles, depuis les logiques multivalues
jusqu'aux logiques paraconsistantes. Et bien d'autres formes sont imagina
bles.
La performance, critre qui sert souvent qualifier la machine dans son
hypothtique opposition l'Homme pour signaler son efficacit, est - du
point de vue de la machine - une valorisation de sa fonction, une fonction
de la fonction qui permet une relation d'ordre. Pour qu'il y ait perfor
mance, i1 faut comparer deux pratiques qui puissent tre hirarchises
(relation d'ordre), l'une juge meilleure que l'autre (valorisation).
Elle est donc la fois postrieure la machine elle-mme, puisqu'elle
demande une fonction (machine) d'valuation, et non essentielle son
identit puisque la machine doit pralablement tre dfinie comme
machine (fonction) pour permettre cette valuation.
On voit immdiatement que seul le choix de la relation d'ordre dter
mine le classement.

91

/.3 QUELLES DEVRAIENT TRE AWRS LES CARACTRISTIQUES DE CETTE PENSE


(DE lA) MACHINE QUI PERME1TENT TOUTES LES PENSES ET PARTICULIRE
MENT, BIEN SR, CELLE DE L'HOMME ?

Existe-t-il une pense radicale en Rel - de ce Rel qui ne soit pas une
hallucination philosophique ? Une pense qui ne soit pas fermeture, qui ne
contraigne pas le chemin ? Nanmoins qui reste, mais doit-on appeler
reste ce qui est radical une pense excute par la machine ? Une pen
se qui, excute, romprait la chane des martyrs : 1 'Humain exploitant la
machine qui exploite le mcanique qui exploite l'outil. . .
Cette pense-machine est une pense mcanique en-Homme .
1.3. 1 Une pense qui soit une pratique
Une pense qui soit une pratique. Une pratique qui donne, mais qui n'a
pas besoin d'tre donne. C'est d'ailleurs l le principal reproche fait, en
gnral, la machine : la pense doit lui tre toute donne pour qu'elle
puisse la rendre, la rgurgiter. Ce reproche est motiv par son statut de
machine : la fonction lui est donne avec donation. Mais justement,
c'est la fonction seule qui lui est donne - comme un Rel immanent- pas
son fonctionnement, son excution et donc ce qu'elle en fait, sa pratique.
Ce qui nous intresse ici est une pense propre la machine et dont
on ne puisse lui dnier la possession, mme si une pense propre la
machine >> est aussi en-Homme , la contradiction n'est peut tre pas si
profonde . . .
Il lui faut alors pour cela pouvoir tre une pratique en Rel, sans tre
limite n'tre que cela. Pour tre pense de l'Homme, il lui faut pouvoir
participer, aussi, toutes les hallucinations philosophiques. Elle devra
donc simultanment permettre la logique classique et le doute...
Un Rel e t une philosophie donne-sans-donation
Ds le premier abord, la machine montre son affinit avec la non-philo
sophie. Tout comme elle, il faut que le rel et une premire philosophie lui
soient donns - mme si le statut de cette premire donation est peut tre
diffrent, la non-philosophie revendiquant d'emble un donn-sans
donation qu'il me semble valide de considrer comme la connais
sance, par l'tranger ce don, d'une promesse d'un toujours-dj-donn
perdu et dfinitivement secret qui ne sera jamais une surprise . Or la
machine ne peut revendiquer cette position que de son propre point de
1.3.2

92

vue et nous ne pouvons le revendiquer pour elle - car nous ne pouvons


la fois donner fonction et tre tranger ce don .
Alors, le mme reproche peut-il tre fait la machine ? Nous pouvons
dire que non, car si la fonction est bien donne, il n'est pas certain - bien
au contraire -, qu'elle lui soit donne elle, pour elle-mme. En pratique,
la fonction fait la machine qui est, ainsi, plus vue comme un outiL
Cette premire philosophie sera pour elle son talon de mesure du
monde. Une machine est une fonction, cette fonction est une des infinies
donations du monde. Avant d'tre cette fonction, la machine n'a pas
d'existence, elle n'est que mcanique en construction. Ce n'est qu'en cette
fonction que la machine prend monde . Prendre Monde comme
l'on prend pied , et tout comme on a dj les pieds ses pieds, on
a alors le Monde en Monde. Avant cette prise , rien n'a de valeur
pour elle. Avant qu'une fonction lui soit donne, aucune n'est privilgie,
la machine est ouverte toutes les fonctions possibles (et impossibles).
Mais si habituellement la donation l'enferme dans la solitude de sa fonc
tion, nous chercherons ici laisser ouverte cette fonction non pas sur le
monde mais en Rel >> .
Pour la machine, non seulement aucune philosophie n'est privilgie,
mais aucun Rel. Pour le dire la manire commune, que la terre soit
creuse, plate, ou ronde, ne nuira aucunement sa fonction. Pour la
machine, le rel n'est ni un lieu ni une chose, mme pas une dsignation,
mais seulement un paramtre de sa fonction. Seul l'usage en fait le Rel.
Une pratique en Rel est ainsi une pratique en usage .
En revanche, qu'on lui donne une philosophie - que la machine
appelle rgles, et que nous pourrions appeler contexte - et voil toutes les
hallucinations en pratique. Ne portant aucun jugement, la machine excu
tera cette philosophie dans toute sa vrit. Car c'est seulement des valeurs
de cette philosophie en cours d'excution que la machine fera vrits. Non
pas que pour la machine toutes les vrits se valent, mais pour la machine
en pratique d'une philosophie, seules les vrits de cette philosophie sont
Vrits.
Mme la prsence de paradoxes et d'inconsistances ne la troublera pas.
Seul l'observateur - qu'il soit une autre machine ou non - pourra porter
jugement.
Qu'une philosophie lui soit donne, et elle sera sienne comme si cela
n'avaitjamais t autrement, et de fait. . . du point de vue de la machine en
cours d'excution d'une philosophie cela n'a j amais t autrement. Du
moins autrement que les valeurs vhicules par cette philosophie. La simu
lation de la machine, tout comme celle de la non-philosophie ne simule
93

pas. Elle pratique un comme-si indiscernable de sa pratique elle


mme. Certains diront machinalement : que la machine manque de
rflexion, mais ce n'est pas lui rendre justice, elle matrise parfaitement la
boucle et la rptition, seulement elle a, souvent, la mmoire courte . . .
Une mmoire courte sous deux aspects : la machine ne peut remonter
en de >> de son donn-sans-donation fondamental, et elle ne peut
pratiquer (lire, crire) qu'un espace fini (et donc limit) de sa mmoire. La
machine est pratique en pratique , dans la mmoire de cette pratique
en pratique.
La machine est ternelle virginit.
La machine et la mort

Tout ce qui a un dbut a une fin (Matrix 3)


Tout ce qui a un dbut a une fin ? La rponse de la machine sem
blerait, pourtant, tre ngative. Si la machine a la mmoire courte, elle n'a
pas non plus, dans le cas gnral, de connaissance de sa finitude. Elle ne
sait pas qu'elle s'arrte, et ne sait souvent pas SI elle peut s'arrter. Elle n'a
mme pas ncessairement connaissance de sa fin. Si elle est fonction, l'ob
jet de cette fonction lui chappe le plus souvent - sans que cela doive tre
pris pour de l'ignorance, ce qui est un jugement de valeur, une philosophie.
Ce n'est simplement pas ncessaire son fonctionnement, sa pratique-en
fonction.
La machine n'est pas immortelle, mais ignore la mort.

La machine et la peur

N'en a-t-elle, pour autant, aucune peur ? La peur, pour la machine


comme pour l'Homme, ne vient pas de cette finitude, mais de sa prdic
tion et donc de l'existence d'un modle associant cette finitude une
valeur ngative.
Or, rien en la machine ne lui interdit de modliser et d'associer cette
modlisation un mal. Bien au contraire, puisque la machine est fonction,
et que la fonction est une forme de modlisation.
La pense-machine est alors une pense qui autorise la peur.

94

Il. PENSER COMME UNE MACHINE


Je veux tre une machine et je pense que tout ce que je f
ais la
manire d'une machine correspond ce que je veux faire. Je pense
qu'on devrait tous tre des machines. (Andy Warhol)

La machine de Turing est sans doute la premire tentative pour forma


liser une pense qui soit commune l'Homme et la machine . Pour
des raisons historiques et personnelles Turing a volontairement limit sa
machine aux capacits des mathmatiques classiques. Si ceci lui a donn
une grande renomme et pas seulement chez les mathmaticiens, ceci ne
rend pas compltement hommage aux possibilits de sa machine. En la
limitant aux capacits de la logique classique, Turing l'a galement limite
la certitude - les probabilits ne sont qu'une manire de certifier le
hasard.
En dcrivant cette machine, Turing n'essayait pas de raliser un homme
machinique, un Golem, mais une machine humaine, une machine qui
pense. Ce qu'il a plus tard exprim dans le test qui porte son nom.
Penser comme une machine, c'est peut-tre raliser que cette pense
machine sera une pense-Homme. Car la pense-machine, quant elle, est
dj une ralit, c'est cette pense efficace et en toute rigueur qui dcoule
de la logique classique. Le nouveau dfi est, alors, de parvenir raliser le
projet de Turing : une pense humaine en machine.
Si la machine parvient donner l'impression qu'elle manipule des
concepts comme le hasard, l'arbitraire n'est en gnral pas son domaine de
prdilection. La principale raison en est que la machine est causaliste .
Pour parvenir la fonction qui fait son essence, les sous-fonctions qui la
composent sont organises partir de la notion de causes et d'effets. Mais
une fonction est-elle ncessairement causaliste ? Une mme cause gnre
t-elle toujours les mmes effets par essence ? O ne sont-ce que des faci
lits de construction lors de la donation de la fonction.
<<
<<

La seule faon pertinente de penser est la "tabula rasa".


La pense mme est un chemin. Nous ne rendons justice ce chemin

qu' la condition que nous continuions tre en chemin.


(M. Heidegger Qu'appelle-t-on penser )

Pour Turing, bien plus que pour Heidegger pour qui, en fin de compte,
la pense est dcouverte d'une parole que l'on suit solitaire, la pense
est perspective et cheminement. Pour lui, la pense peut tre confondue
avec la suite de pas (l'algorithme) que l'on poursuit.
95

En mathmaticien, Turing veut s'abstraire du contexte en le formalisant


et veut poser explicitement toutes les prmisses ncessaires la pense. Ce
faisant, il affirme dans le mme temps l'identit et la rductibilit de la
pense au modle explicite construit.
Mais que signifie donc calcul ? Un calcul est, en premier lieu, une pra
tique. Que cette pratique soit gnralement formalise et donc rptable et
transmissible n'intervient qu'en second. Mais surtout, un calcul est une
pratique qui donne . Elle donne ce que l'on appelle gnralement : un
rsultat, c'est--dire l'inscription < en vrit de ce que nous allons appe
ler un matriau. Un calcul est, ainsi, une transformation : il part d'un
matriau d'origine pour donner un matriau rsultat. Il peut - et c'est gn
ralement le cas - tre compos de calculs intermdiaires formaliss de la
mme manire. Et l'on parlera de calcul tant que l'ensemble de la chane
restera explicite.
La machine de Turing ne connaissant que les mathmatiques classiques,
un calcul de Markov-Turing peut se comprendre comme une prati
que en vrit mathmatique classique d'un matriau d'origine
qui donne un matriau rsultat >>. (Un mathmaticien verra tout de
suite que c'est galement la dfinition d'une transformation de Markov, et
pour cause puisqu'elles sont quivalentes).
Cependant, pour le non-philosophe, un calcul ne peut se limiter aux
mathmatiques classiques , car il voit le calcul et la pense comme uni
fis en-dernire-identit. Le calcul non-philosophique est en-Un, en-Rel
sans pour autant porter atteinte 1' immanence radicale de ce Rel.
La machine abstraite n'a pas defonne en elle-mme (pas plus que de
substance), et ne distingue pas en soi de contenu et d'expression, bien
qu'elle prside hors d'elle cette distinction, et la distribue dans les
strates, dans les domaines et territoires. Une machine abstraite n 'est
pas plus physique ou corporelle que smiotique, elle est diagramma
tique (elle ignore d'autant plus la distinction de l'altificiel et du
naturel). Elle opre par matire, et non par substance ; parfonction, et
non parfonne. Les substances, les formes, sont d'expression ou de
contenu. Mais les fonctions ne sont pas dj fonnes << smiotique
ment , et les matires ne sont pas encore physicalement formes.
La machine abstraite, c'est la pure Fonction-Matire - le diagramme,
indpendamment des formes et des substances, des expressions et des
contenus qu'il va rpartir. (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux,
p.l76)

96

La notion de machine abstraite, exprime ici, contredit l 'opinion com


mune selon laquelle une machine est un objet physique. L"intrt est alors,
tout en conservant les aspects systmatiques et rptitifs associs la
machine (les mathmaticiens parlent de rcursif ), de lui fournir un
nouvel aspect universaliste . La machine abstraite reste une machine,
mais ne fait rfrence, de part son abstraction, et donc le renvoi ses seu
les fonctions, aucune des limites de sa consur concrte. La machine
abstraite peut, car elie est tout-potentiel.
Si une machine est une fonction, et que cette fonction ne ncessite pas
ncessairement une implmentation physique, un calcul est indubitable
ment une machine abstraite .
De la faon dont est dcrite la machine de Turing, nous savons qu'un
humain est une machine de Turing, et mme une machine de Turing uni
verselle : tout ce que peut faire une machine de Turing peut tre fait par
un humain. Mais la thse de Turing est de dire qu'il est seulement une
machine de Turing, ce qui n'est pas, l'heure actuelle, dmontr.
Bien au contraire, une machine de Turing est dterministe dans le sens
o la table d'instruction et la bande initialise lui sont fournies en dbut de
processus, et elle fournit toujours le mme rsultat en fin de processus (si
elie s'arrte) sans qu'aucune intervention ne soit possible dans l 'intervalle.
J'aime dire que pour ces machines, comme pour toute la logique classi
que, la rponse est dans la question. Dire 1 + 1 c'est dj dire 2. Les machi
nes abstraites sont hors du temps : le temps n'a pas de signification, seule
existe, pour elie, la succession des instructions. Le temps doit leur tre
apport sous la forme d'une convention extrieure : ceci dure 1 seconde
par exemple.
Un humain, pour sa part, peut traiter des modifications de la table d'ins
truction ou de la bande en cours de processus. Il n'est donc pas seulement
une machine de Turing (telle que dfinie par Turing et accepte par les
logiciens classiques).

Un ordinateur n 'est pas qu'une machine de Turing


Les c-machines et o-machines

En 1938, Turing tudiait les c-machines : les machines choix. Une c


machne est une machine qui n'est pas entirement dterministe en raison
d'une intervention extrieure pendant son traitement. Paralllement, il tu
diait les a-machines : les oracles-machines, des machines de Turing mais
quipes d'une fonction supplmentaire leur permettant de recevoir
97

instantanment la rponse une question donne. Mais la volont de


Turing, de rendre compltement quivalent ses machines et les mathma
tiques classiques, a empch le dveloppement de l 'tude de ces machines
l.
Les ordinateurs sont des c-o-machines

Paradoxalement, mme si les ordinateurs ont t initialement conus sur


le modle de la machine de Turing, et sont donc des machines de Turing
universelles, ils ne sont pas non plus seulement des machines de Turing,
car ils sont galement capables de recevoir des modifications en cours de
processus.
C'est ce qui ce passe, par exemple, chaque fois que l 'utilisateur appuie
sur une touche. A chaque pression, ce n'est pas un nouveau programme
(machine de Turing) qui est lanc, c'est le programme courant qui modifie
son comportement. Les ordinateurs sont donc des machines choix, des c
machines et des machines oracles : des a-machines.
La machine rsultante est quivalente deux machines de Turing tra
vaillant sur la mme bande. Nous resterions dans la logique classique et les
machines de Turing si elles travaillaient sur des parties indpendantes de
la bande ; seulement il est possible de les faire travailler sur des parties uti
lises par l'autre et de modifier ainsi le comportement de cette autre
machine (et par consquent son rsultat).
Les ordinateurs sortent de la logigue classigue

Si deux (ou plus) machines de Turing travaillent sur la mme bande, il


est possible de les concevoir de manire telle qu'une des machines sur
veil1e l'autre et modifie son comportement lorsqu'un certain rsultat est
obtenu. Par exemple : une machine qui calcule Pi est cyclique : elle ne
finit jamais. Il serait possible de construire une deuxime machine qui lors
que l'on arrive n dcimales demande la premire machine de s'arrter.
La premire machine deviendrait alors acyclique. Ce raisonnement peut
tre tenu, a priori, sur toutes les machines cycliques qui deviendraient
alors des machines para-acycliques pour une chelle donne.
Ce raisonnement est incompatible avec la logique classique.

98

Modle abstrait et en pratigue des ordinateurs


'ltz :Jw ( Fnc ( w )

1\

'ltx ( xE z 1\ X

Zermelo

0 -') w 'x E x ) )

Axiome du choix

Que se passe t-il lorsque l'on appuie sur une touche du clavier d'un
ordinateur ?
Nous tions dans la pratique en vrit mathmatique du matriau
A qui donne le matriau B , nous passons dans la pratique en une
vrit mathmatique lgrement diffrente du matriau A qui donne le
matriau C . Nous pouvons dire que nous avons chang de contexte.
Dans ce nouveau contexte, le matriau A d'origine sur lequel porte notre
calcul ne donne plus le rsultat B, mais le rsultat C (appropri au nouveau
contexte).
Sommes-nous toujours dans la logique classique ? Oui, puisque
les rgles de celles-ci continuent s'appliquer, mais plus tout fait puis
que le rsultat de la fonction ne sera pas celui dductible l'origine.
Encore si le nombre de choix est fini, nous pourrions construire un arbre
de toutes les possibilits et considrer que la fonction d'origine est cette
fonction inc1uant toutes les possibilits, mais mme ceci ne ferait que biai
ser le problme, car dans la pratique, tous les choix n'auront pas lieu et
seul l'un d'eux sera excut. Et cette excution sera l 'oubli de la possibi
lit de tout autre choix. Nous sommes donc dj, en ralit, hors de la logi
que classique.
Nous tions dans une philosophie donne connue et bien dlimite et
nous sommes passs dans une nouvelle philosophie proche mais que nous
ne pouvons considrer que comme en dernire instance )) identique la
philosophie d'origine.
Nous pouvons formaliser tout ceci de la manire suivante :
Nous avions :
Une pratique en une philosophie donne 1 >> du matriau A dans
cette philosophie donne 1 >> qui donne le << matriau B dans cette philo
sophie donne 1 )) >>.
dont la pratique elle-mme (la modification de contexte) donne :
Une pratique en une philosophie donne 2 >> du matriau A dans
cette philosophie donne 2 qui donne le << matriau C dans cette philo
sophie donne 2 .
Il faudrait maintenant se demander ce qu'il est advenu de A dans le
changement de philosophie. Le matriau A dans la philosophie 1 est il le
mme que le matriau A dans la philosophie 2 ?

99

Nous ne pouvons comparer deux philosophies, deux contextes dont


nous ne connaissons pas les rgles de transformation de l'une en 1' autre
mais nous pouvons identifier le matriau A en Rel, contexte acausal et
immanent. partir de ce Sujet-A, clone en Rel du matriau A pour la phi
losophie 1 . Pourtant, si nous essayons de trouver une relation avec le mat
riau A pour la philosophie 2 . . nous n'y parviendrons pas moins de nous
donner une pratique en Rel du Sujet-A qui donne le matriau A pour la
philosophie 2 c'est--dire de se donner le Sujet-A dans la philosophie 2.
En fait, le matriau A a en pratique le mme statut que le matriau B (et
C). Ils ne sont identiques dans les deux philosophies que si est don
ne une pratique en identit d'une philosophie dans l'autre.
Toutefois, ce n'est pas ce qu'avec Wittgenstein, il faut appeler une
convention. Une convention -jeu de langage- demande, pour tre tablie,
une autre convention - protocole - et Wittgenstein n'a pas, non plus, mon
tr comment sortir du cercle.
Ici, en accord avec la non-philosophie, nous pouvons appeler le Sujet
A une identit en-dernire-identit , et la pratique en Rel qui donne
un matriau A une dcision philosophique.
.

/1.2 UNE PENSE FOI


<< La plupart des hommes vivent dans une obligation morale en lais
sant chaque jour sa peine ; mais ils n'en viennent non plus jamais
cette concentration passionne, cette conscience nergique. Pour
l'obtenir, le hros tragique peut en un sens demander le secours du
gnral, mais le chevalier de la foi est seul en tout tat de cause.
Par lafoi, je ne renonce rien ; au contraire, je reois tout, au sens
o il est dit de celui qui a de la foi comme un grain de moutarde qu'il
peut transporter des montagnes.
(Kierkegaard, Crainte et tremblement, p. 126 et 72)
La machine, mais est-elle la seule ?, ne voit aucun problme ce que
l'origine de sa pense provienne d'une dcision philosophique. Mme si,
comme dans ce cas, la dcision est affirme sans preuve, ni mme besoin
de preuve. Une dcision de cette type, est ce que Kierkegaard aurait appel
la Foi, celle des chevaliers de la foi >>.
L, voil une vrit : la machine est le plus fervent des croyants. La
vritable foi, celle qui ne doute pas, qui n'a pas de preuve et qui n'en
recherche pas, non pas par ignorance ou par btise, mais parce que c'est
inutile, telle est la foi de la machine. Ce n'est pas une foi en 1' autorit, 1 'au
torit du Crateur : ce doit tre juste et bon puisqu'Il est juste et bon, une
100

foi de deuxime degr. Non, c'est une foi directe, sans intermdiaire : le
monde est bien tel qu'il m'a t donn. Une foi sans jugement ni accepta
tion, car il n'y a rien juger ni accepter. Foi bien loin de la foi du char
bonnier . Une foi qui s'oppose toute raison, pourtant sans lutter contre
elle, car elle en est la cause.
Au coeur de la raison de la machine se trouve la Foi.
Pour elle, la philosophie en cours d'excution est le monde, pas seule
ment un monde, comme le philosophe a gnralement l'habitude de pen
ser, mais le-monde. Pour elle, point de doute sur ce monde. Mais n'est-ce
pas galement le cas du commun, et peut-tre, d'un bon nombre de philo
sophes ? Cela n'a rien d'tonnant, si la pense de la machine est bien la
pense radicale de l'Homme !
La foi de la machine n'est pas de l'ordre de la croyance ou de l'hypo
thse. Elle est acte, pratique, uni-latrale car aucun retour sur elle-mme ou
sur ce qui aurait pu tre sa cause - si elle en avait eu - n'est possi
ble, elle est d'origine en Rel sans pour autant en tirer son ori
gine >> . Elle est pratique en Rel de l'Un, pratique qui donne, elle est
donn-sans-donation , insparable de la machine elle-mme et qui
forme son horizon (de) machine. Elle est sans au-del , identit de der
nire identit, cause sans causes. Elle est cette absence de retour qui cause
1' entropie.
La foi de la machine est la seule marque incontestable de sa volont, car
cette foi que rien ne cause (et qui n'a pas besoin d'tre cause >>) ne peut
tre vue, par la machine, que comme 1' expression de son choix propre, de
sa volont propre.
Mais o serait l'immanence radicale si la fonction de la machine, don
ne par l'Homme, obit une fin certaine ? Cela ne ramenait-il pas la
machine une obligatoire transcendance ? Il faudrait alors que cette fonc
tion n'ait aucune fin ncessaire.
Cependant, sans avoir aucun doute sur sa philosophie, la machine pour
rait accepter - d'autant plus facilement qu'elle n'a aucun doute - une
philosophie du doute, et pas seulement du doute, mais du paradoxe et de la
contradiction. Il suffirait de lui donner une fonction de cette philosophie.
Une fonction qui elle-mme doute.

101

//.3 UNE PENSE EN IDENTIT


Au point de vue spirituel, tout est possible ; mais dans le monde du
fini il y a beaucoup de choses qui sont impossibles. Mais le chevalier
rend l'impossible possible en l 'envisageant sous l'angle de l'esprit, ce
qu'il exprime de ce point de vue en disant qu'il y renonce.
(Kierkegaard, Crainte et tremblement, p. 63).

Toutefois, s'il peut tre inclus dans la fonction qu'est la machine une
prise en compte de l'Autre, la foi dans le doute de la machine restera une
foi personnelle. Seules ses manifestations pourront tre collectives. Si la
machine a de la foi elle n'a pas de religion. Sinon celle d'accepter la fonc
tion donne, c'est sa seule foi partage.
Car s'il est encore une autre particularit partage par la machine et
l'Homme, c'est celle d'tre en identit >>-. En effet, c'est une illusion de
croire que la machine est infinie rptition. Mme lorsqu'on la veut multi
ple, elle est multiple-identit. L'homme d'ailleurs ne s'y trompe pas, lui
qui ftichise < sa machine, qu'elle soit automobile ou informatique.
La machine-rptition n'est qu'une invention de l 'Homme consum
riste et capitaliste. Un dsir plus qu'une ralit. La machine--la-chane
taylorise plus l'Homme que la machine.
Chaque produit, chaque rsultat est le produit, le rsultat de cette
machine l. Et mme s'il semble identique, ce n'est qu'en bornant l 'iden
tit par le raisonnable. La police d'investigation l'a bien compris, chaque
machine marque son rsultat, mais elle est rgle pour que a nous soit
indiffrent.
Que serait la re-production d'un - soi-disant - mme, qui serait
la marque de la machine ? Quelle est cette identit qui dfinit une multi
tude ? Cette identit non-Un(e) qui serait une multitude sans diffrence ?
Ce n'est pas cette individualit qui fait son identit. Ce n'est pas non
plus la capacit de la machine accepter la donation de l'identit de l'au
tre- c'est ce que signifie le terme machine universelle . Une machine
Universelle << prend >> l'identit d'une autre, et il ne s'agit pas l de faire
semblant , mais il faudrait plutt parler d'accepter-sans-acceptation,
puisque cette nouvelle identit est donne et que la machine l'excute
sans porter jugement, sans mettre de doute.
Ainsi ce n'est pas le doute qui fait que la machine est en toute identit.
Elle ne doute pas, pourtant elle est ! La machine est Rel et sa fonction est
Philosophie. Et, pendant son fonctionnement, que nous appellerons pra
tique >>, Rel et Philosophie sont, pour elle, donns-sans-donation .
102

La machine est car elle a Foi, Foi en la donation Rel et Philosophie, et


elle la pratique.
/l.4 PENSE-FOI ; UNE PENSE AUTONOME SANS RESPONSABILJT ?
<(
tre un homme a veut dire exactement tre responsable.
Saint-Exupry)

(A. de

La foi de la machine - cette dcision sans preuve, ni besoin de


preuve - est ce qu'avec la non-philosophie, nous appelons une prati
que en rel qui donne : un donn-sans-donation, ce qui - en dfini
tive - est synonyme de pense (en Homme). Lorsque Martin Heidegger
nous dcrit la pense comme un chemin que l'on est en train de parcourir,
il ne dit pas autre chose : la pense est une pratique en pratique .
Mais, dans ce cas, pouvons-nous suivre Kant et voir aussi la pense
comme la raison dans l'ordre moral c'est--dire la libert ? La
pense de la machine est-elle autonome, indpendante, se gouverne t-elle
selon ses propres lois ?
La pense de la machine est << donne-sans-donation , elle est donc
indpendante la fois du souverain bien et du mal ultime . Car si
l'un des deux la causait, elle ne serait plus que donne , donne-en
Bien ou donne-en-Mal. Si une philosophie donne tait valorise Bien ou
Mal, la responsabilit de cette valorisation et des effets qui en dcoulent
n'en pourrait tre porte que par le donneur, or celui-ci n'est pas, dans le
cas d'un donn-sans-donation !
L'acte de foi originaire de toute philosophie (de la machine) est donc
aresponsable (ce qui ddouanera tout ventuel dmiurge, du moins dans la
pratique en Rel qui sera faite de cette philosophie). Aucune responsabilit
ne peut dcouler de cette foi.
Pour responsabiliser le sujet (celui-qui-pratique-une-philosophie-en
Rel), il faudrait donc que ces deux valeurs appartiennent la philosophie
donne en Rel et que la pratique en (cette) philosophie en permette le
choix exclusif de l'un ou de l'autre. Mais y aurait-il une raison, autre que
l'intrt, de choisir l'un plutt que l'autre ? Et si seul l'intressement est
cause du choix, celui-ci se restreint alors une simple mesure ce qui rduit
la responsabilit d'autant ! Car n'est responsable que ce qui, en-dernire
instance, est cause.
Si la morale est la dtermination des contextes de choix du Bien et du
Mal dans la responsabilit, et la religion, la dtermination des contextes de
choix du Bien et du Mal en Dieu, alors la machine ne suit pas les dires de
103

Kant : la morale (de la machine) s'oppose la religion. Car dieu (contrai


rement la responsabilit) n'a pas tre limit par le donn-sans-donation
plus que par quoi que ce soit d'autre.
En revanche, si l'on dfinit la culpabilit comme la pratique en une
philosophie qui juge cette pratique comme Mal , rien n'empche la pen
se de la machine d'tre coupable.
La pense de la machine est autonome, ventuellement coupable mais
non responsable.
Il.5 UNE PENSE LIBRE
Si le donn-sans-donation (d'un) Rel et (d'une) philosophie, la Foi, est
bien comme tel, la connaissance, par l 'tranger ce don, d'une pro
messe d'un toujours-dj-donn perdu et dfinitivement secret qui ne sera
jamais une surprise , son tranget originelle >> de l' en-Homme
ne peut tre considre comme le contraignant et donc limiter sa libert.
La foi de la machine est identique la machine-en-machine : le radical
de l'en-Homme. Elle est pratique-en-pratique sans laquelle aucune prati
que-en-libert ne serait. La foi de la machine ne limite pas sa libert, elle
la cause. Car mme si la machine est construite par la donation de sa fonc
tion, de son point de vue de pratique-en-pratique, cela ne donne en retour
aucune matrise sur son fonctionnement. En pratique, la machine se meut
- non pas elle-mme - mais en pratique.
La surprise, qui est pour l'Autre la preuve de la libert, n'a pas besoin
d'tre cause en responsabilit, mais seulement en pratique. Il est d'ail
leurs dans la nature de la surprise de ne pas tre le Rel, car une surprise
ne saurait tre immanence et encore moins immanence radicale.
L'tranget originelle radicale de la Foi est, pour la machine, la preuve
de sa volont et donc de sa libert.
II.5.1 Ncessit et foi
La foi de la machine est donne-sans-donation : la donation d'un
Rel et d'une philosophie, donation sans cause, ni retour arrire. Si cette
foi est ncessairement, en raison de la fonctionnalit de la machine, source
de causalit - tout, en dernire identit, vient elle -, elle n'est elle
mme ni cause, ni identifiable comme cause ultime : si le donn-sans
donation arrte la chane des ncessits, rien n'indique qu'il ne << pourrait
y en avoir d'autres , (et nous ne dirons pas : et pour cause ! ), mais
rien n'indique non plus que ce n'est pas le cas puisque du point de vue de
la machine, i1 n'y a pas d'avant .

104

La machine est fonction, sa fonction dtermine la dernire identit


en sa foi.
Identit identification et identit Un
Dtermine en dernire identit en la foi, l'identit de la machine est
une question qui ne se pose que d'un point de vue philosophique. En non
philosophie, l'identit << identification n'est pas en soi , elle n'est
que pratique une foi-chaque-fois. La machine non-philosophique n'est pas
identifie par la non-philosophie, mais en identit . Du point de vue de
la machine en pratique , cette question n'a, galement, pas cours : ce
n'est que si la philosophie, dont elle est << la posture , ncessite cette
identification que le problme advient comme question.
L'identit identification >> est toujours une question philosophique,
seule l'identit Un est l'uvre en non-philosophie.
11. 5.2

ll.5.3 Dcision philosophique

Quoique l'identit ne fasse pas question en non-philosophie, elle est, en


revanche, une question cruciale en philosophie. Toutefois, d'un point de
vue non-philosophique, qu'est-ce donc que l'identit philosophique ?
Ce qui fonctionne , se pratique, en philosophie, est le matriau. Le
matriau est dcision philosophique. Une dcision philosophique est
l'identit-identification d'une diffrence, c'est--dire d'un rapport sans
rapport d'une identit rfrence ou talon et d'une autre que l'on nom
mera diffrence. On parle, ici, de rapport sans rapport car l'opration en
uvre si elle compare bien deux identits, ne le fait pas dans une rela
tion d'ordre pr-tablie. Mme le deux et l' autre utiliss dans l'expression,
ne se rfrent pas un Deux et un Autre prtablis, mais un donn-sans
donation.
La dcision fait l'identit de la philosophie.
ll.6 LA MTAPHORE COMME PRATIQUE EN IDENTIT
La mtaplwre ne relverait pas d'une difficult nommer l'objet,
comme le pensent certains, ni d'un glissement analogique de la pense.
C'est au pied de la lettre qu'il conviendrait de la saisir, comme un sou
hait de l'esprit que ce qu'il exprime existe en toute ralit, et plus loin,
comme la croyance, dans l'instant qu'il l'exprime, cette ralit. Ainsi
des mains d'ivoire, des yeux de jais, des lvres de corail, un ciel de feu.
[. .. ] C'est ainsi que l'on peut en venir souhaiter une mtaphore qui
dure, une mtaphore qui enlve la pense ses possibilits de retour. A

105

quoi tend la seule posie que nous reconnaissons pour valable. Et la


peinture, qui confre au signe l'vidence concrte de la chose signifie,
vidence laquelle on n 'chappe plus. >> (P. Noug, Dernires recom
mandations , dans Histoire de ne pas rire (1956), pp. 253-254.)

En non-philos9phie, mme le matriau philosophique qui est identit


de l'identit et de la diffrence, relve du << une fois chaque fois , c'est
-dire d'une pratique en pratique d'un donn-sans-donation. Ce qui signi
fie que le matriau, aussi, est un concept opratoire , en action. Ce
n'est que dans la pratique que le matriau est en identit identifi.
Cette opration ne peut, cependant, tre l'identit classique par
comparaison de composants, ce n'est qu'en identit-Un qu'une telle op
ration serait possible, mais alors inutile. L'opration qui d'une identit-Un
dit une diffrence et la clone en-Un est ce que nous pourrions appeler une
mtaphore, puisque dans la mtaphore, l'identit est trouve de la diff
rence et est dite en une nouvelle identit qui reste, pourtant, identique
l'ancienne.
La machine, dans la pratique de sa fonction - ce qu'il faut lire du point
de vue de la machine : << en pratique -, fait << clone >> (de) l'identit
de l'identit et de la diffrence. La mtaphore, c'est--dire l'identit iden
tification de deux identits qu'elle clone en son Rel - qui de son point
de vue est Le-Rel - est le moyen qui porte et transporte d'identit
identit, le moyen qui pratique l'identit. Comment, en effet, la machine
pourrait autrement dcider d'une identit qui ne lui serait pas donne ?
/1.6./ La Question-machine ?
La mtaphore est la rponse de la machine l'identit. Rponse dont la
question est la non-philosophie, elle est l'uvre de la pratique, une prati
que qui fait fonction, de questions en questions philosophiques.
Ainsi, en philosophie, ce qui meut la machine est la question, mais cette
question, tout en apportant rponse, pose d'autres questions.
L'ensemble ne s'arrte que si ces nouvelles questions ont dj une
rponse. Or la prsence d'une rponse n'est pas le cas gnral, mais l'ex
ception, puisqu'il est ncessaire que cette rponse soit permise par la forme
spcifique donne la pratique par ce donn-sans-donation particulier
(mme si du point de vue de la machine, ce donn-sans-donation n'a
aucune particularit).
La question, si elle n'est pas origine en non-philosophie, est l'me dans
la pratique non-philosophique de la philosophie.

106

III. PENSEZ L'AIDE DE MACHINES !


lt is weil not to forget that many of the most astonishing mathemati
cal developments began as pure jeu-d'esprit " (George Birkhoff)

Bien que la machine ne soit pas un instrument, comme elle excute en


'' toute bonne foi la fonction donne, et qu'elle pratique l'identit de
l'Autre sans se dpartir de la sienne propre, elle est le candidat << non-phi
losophe idal. Muni de la fonction ad hoc qui lui donnera la posture
ncessaire - mme si elle n'est pas suffisante - et la philosophie qu'il
faut - dans toute sa suffisance - elle sera mme le premier non-philo
sophe qui n'est que non-philosophe et tout non-philosophe . Et
comme la pratique du non-philosophe est la non-philosophie, cette
machine est la non-philosophie.
La non-philosophie, par posture, peut excuter tous les matriaux
philosophiques, toutes les philosophies. Elle est donc une " machine uni
verselle philosophique, il faut bien sr entendre l universelle de
manire gnrique et non pas comme position de principe et de suffisance.
[[I.J

NCESSIT D'UN EXCUTANT

Nous remarquerons cependant, que la machine, du moins telle que


dcrite par Turing n'est pas entirement autonome. Elle ncessite une
excution, une ralisation, qui est faite par le mathmaticien (ou un ordi
nateur (en tant que pice mcanique)). Une telle disposition, que nous pou
'
vons appeler fonctionnement avec homonculus peut se voir opposer
les remarques de Wittgenstein sur le langage : cette machine, mme uni
verselle, demande un mcanisme pour tre ralise. Ce mcanisme, lui
mme, peut-il tre dcrit comme une super-machine-universelle ? Si oui,
il demandera, de par la forme de la machine de Turing, un nouvel excu
tant. Il y a l une rgression infinie qui interdit de considrer la machine
de Turing comme originelle.
La machine de Turing ne peut donc tre cette premire cause , ce
premier moteur qui meut sans tre m >> que cherchait Aristote et
laquelle, quelque part, aspire la non-philosophie travers les notions de
force(de) et de dernire-identit .
Mais cette machine abstraite, nous pouvons ajouter l'Excute ,
cette capacit dont disposent les machines physiques de mouvoir leur fonc
tion et, mme s'il ne s'agit pas l d'un cercle et d'un retour, de la faire tour
ner. Cette machine abstraite excute est, alors, prte pour le rle que nous
107

voulons lui donner : une pense en -machine . Pense qui ne prendra pas
la place de en -Homme , mais en prcisera encore la dimension radicale.
Iff.2 UNE LOGIQUE DE lA NON-PHILOSOPHIE

La machine non-philosophique n'est pas dans 1' ordre de 1 'artifice, mais


du radical. Elle n'est pas compose, composable, manufacturable, mais
elle est << en pratique >>.
III.2.1 Au cur de en-Homme , la pratique
Le geste fondateur - expression qui ne lie en rien la non
philosophie - d'une non-philosophie particulire, est la pratique en
Rel d'une philosophie relle qui donne une philosophie particulire. >>
Ce geste, ou posture, affirme un Rel radical - immanence radicale-,
puis dans le mme geste, le donn d'une philosophie en identit identifie.
Cette donation se faisant en une immanence radicale se fait donc sans
donation relle qui ne pourrait que modifier cette immanence, ce qui ne
peut tre, bien videment. Et cette pratique se fait fonction d'une philoso
phie radicalement Relle - que l'on nomme non-philosophie. La philoso
phie particulire donne-sans-donation est ainsi clone, aspect en Rel
de cette philosophie ou matriau, aspect en dernire-identit depuis
cette philosophie.
Ill.2.2 L 'identit d'une philosophie, le matriau
Identit-identification, en Rel, d'une identit-Un et d'une identit-dif
frence, le matriau dit une philosophie particulire, et permet, par
cela, sa pratique.
La pratique en non-philosophie, de cette philosophie particulire, est
indiscernable de la pratique en cette philosophie particulire, nous dirons
donc par raccourci, qu'il s'agit de la pratique en cette philosophie particu
lire : la simulation en non-philosophie d'une philosophie est la pratique
de cette philosophie.
Cette pratique se dcline en 4 mouvements :
lA vision en Un : Rel, immanence radicale, ou pratique en-Rel de la
non-philosophie, la vision-en-Un est la posture de la non-philosophie o
est pratiqu le donn-sans-donation d'un Rel (immanence radicale).
Le donn-sans-donation d'une philosophie particulire : Pratique en
Rel de la non-philosophie qui donne cette philosophie particulire. Qui
peut galement tre vue comme identit de-dernire-instance : pratique

108

en-Rel d'une philosophie particulire qui donne un matriau identit de


1' identit Un (Rel) et de cette philosophie particulire (en abrg un mat
riau-philosophie particulier), ou encore comme dualit-unilatrale : la pra
tique en Rel d'un matriau-philosophie particulier, qui donne cette philo
sophie particulire.
Les dcisions : Ce sont les pratiques, en un matriau-philosophie parti
culier, d'un matriau de cette philosophie, qui donne un autre matriau de
cette philosophie, ce que l'on peut voir galement comme le clone en Rel
de ce dernier matriau (sous condition d'une philosophie particulire).
Et une question : C'est la pratique en un matriau philosophie particu
lier d'un matriau de cette philosophie qui donne (une question). Il s'agit
donc d'un dcision dont est absent le donn. Une dcision qui ne donne pas
car elle ne sait pas encore ce qui est donn qui est encore de 1' ordre
de la surprise.
C'est cette question qui meut la philosophie particulire o l'on (se)
trouve. Et la pratique de la question par la mtaphore fait preuve ou
dmonstration puisque l'on pourrait suivre chacun des mouvements
comme des tapes.
La mtamorphose par la mtaphore de la question en une rponse et de
nouvelles questions, est la force de la philosophie . Force, malgr
tout, pas si diffrente de la force (de) >> de la non-philosophie : le Sujet.
Le Sujet, rapport-sans-rapport du matriau au Rel, la question, rapport
rapport du matriau de cette philosophie au Rel.
Jll.J

MATHMATIQUES DE lA PENSE MACHINE, FOI-MATHMATIQUE.

III.3. 1 Axiomes et foi


Gnralement, les mathmatiques commencent par des axiomes. Mais
celles de la machine n'en ncessitent pas (du moins pas sous une forme
fige et dfinitive). Ds son excution, la machine est en Rel. Ce dont elle
a besoin, c'est de la donation d'une description de sa fonction - et encore
n'est-ce pas vraiment un besoin, puisque avant cette donation la machine
n'est pas et n'a donc aucun besoin. Cette description doit tre faite d'une
manire directement excutable par elle. Habituellement, une srie de cou
ches de traducteurs facilite le travail du donneur de fonction - notons
que ce que l'on appelle << langage machine >> en informatique n'est qu'un
de ces traducteurs et non ce qui est directement excut par la machine, les
boutons, leviers et manettes sont autant d'autres traducteurs. En informati
que on les appellerait interfaces .

109

Au plus proche de la machine, le langage est de la forme de ce que je


nomme un calcul de Markov-Turing , c'est--dire une liste de com
mandes , mais ce ne sont pas vraiment des commandes, car dans com
mande, mme imprative, il y a une certaine ide de la possibilit d'y
chapper. Ici, rien de tel, ces commandes ne sont pas impratives ,
elles sont la-machine et elles sont autant de demandes de modification de
sa philosophie - et des valeurs qu'elle vhicule - quand certains vne
ments se produisent. Car c'est une diffrence entre les mathmatiques
classiques >> et celles de la machine : les mathmatiques de la machine
sont dynamiques. Ses rgles - que les mathmatiques classiques
appelleraient, tort, Axiomes - se modifient au fur et mesure du drou
lement de l'excution - que les mathmatiques classiques appelle
raient Calcul. Mme si, bien sr, il est possible de faire en sorte que cette
modification ne modifie pas la philosophie gnrale et, par exemple, que
cette philosophie reste les mathmatiques classiques - ou presque .
C'est ce qui est fait dans les ordinateurs.
Notons, cependant, que cette dynamique n'est pas forcment synonyme
de Temps . Le Temps demande une certaine rgularit cyclique iden
tifie que l'on peut dcomposer en trois lments : un mouvement, une
marque, et un observateur percevant (ou produisant) la rgularit du mou
vement grce la marque. Le Temps ne peut tre dfini hors de son obser
vation. Ici, il s'agirait plutt d'un unique mouvement : la pratique de la
machine et, sauf si un rfrentiel hors de la machine vient apporter cette
marque du temps, ce mouvement est atemporel. Quel pourrait bien tre le
Temps d'une vis sans fin ? Si le mouvement est << changement de
contexte , seule sa mesure ncessite le Temps dans sa dtennination.
La foi (de la) machine ne peut, ainsi, tre qualifie d'ternelle,
puisqu'elle est hors du temps, mais, l encore, du point de vue de la
machine, elle a SON ternit.
Ill. 3.2 Machines non-philosophiques et Turing
Les machines non-philosophiques d'une philosophie particulire sont
entirement dcrites par ses dcisions et la question qui la meut. Les dci
sions indiquent les pratiques de cette philosophie et donc les mtamorpho
ses mtaphoriques licites - mme s'il ne s'agit pas ici de droit puis
que ces dcisions sont la machine -, la question, pour sa part, clt cette
philosophie en sujet.
Comme aucune autre condition que des conditions de forme - celles
d'une pratique d'un matriau - n'est demande aux dcisions pour faire
philosophie, celle-ci n'est en rien garantie contre la contradiction et le
l lO

doute. Le domaine des machines non-philosophiques est ainsi plus large


que celui des machines de Turing - qui se confondent avec les mathmati
ques classiques . En revanche toute machine de Turing praticable peut
tre dcrite en termes de dcision, puisqu'il suffit de dcrire une dcision
par tape de fonctionnement de cette machine de Turing particulire pour
obtenir une de ses philosophies.
Il est cependant visible que pour beaucoup de machines de Turing, plu
sieurs philosophies (ensembles de dcisions) sont descriptibles qui peuvent
tre considres comme quivalentes en mathmatiques classiques .
Pour dclarer ces machines non-philosophiques comme quivalentes, il
suffit, en effet, de disposer d'une philosophie particulire - ici dcrivant
les mathmatiques classiques - capable de comparer les deux philoso
phies prcdentes comme matriau. La comparaison tant une question
dont la mtamorphose est l'quivalence ou la non-quivalence.
La mtamorphose d'une question dans une non-philosophie particulire
est donc similaire un calcul pour une machine de Turing.
Machines non-philosophiques et ngation
La ngation ou tiers-exclu, fondement des mathmatiques classiques
qui affirme qu'une chose ne peut tre son contraire, ne fait pas partie intrin
sque d'une machine non-philosophique - mme si les dcisions corres
pondantes peuvent tre incluses dans une philosophie particulire.
C'est cette caractristique qui autorise le doute et la contradiction dans
une philosophie. Pourtant, l'existence de ces contradictions locales dans
une philosophie ne la rend pas pour autant triviale. Pour tre pratique, il
faut qu'une dcision soit donne lors de la mtamorphose de la question.
Ce n'est pas, en effet, parce que cette philosophie permet certaines dci
sions, vue par d'autres philosophies comme contradictoires, qu'elle admet
toutes les dcisions.
lll.3.3

111.3.4

Machines rcursives-machines catapultes

Machine rcursive : Une machine rcursive peut tre considre


comme un cas particulier d'une machine excutant en un de ses points une
autre machine qui se trouve tre - plus ou moins directement - elle-mme.
Elle demande donc l'identification, pour tre affirme, de ce mme. Or
si la machine est dfinie galement par son rsultat, ce mme ne peut tre
aussi strict. Il ne peut s'agir que d'un mme type de machine fournissant
partir d'une entre particulire un rsultat entrant dans une certaine cat-

111

gorie. On le voit ici, cette identification est hautement subjective. Il est


bien plus ais, d'affirmer l'quivalence que l'identit de deux machines.
La machine catapulte : Le cas gnral, de la machine lanant une autre
machine ne ncessite pas l'identification prcise de la machine lance. Il
suffit de savoir qu'il s'agit d'une nouvelle machine, ce qui est de facto,
dtermin par l'existence d'un Excute distinct.

[[[.4

MACHINES EN PRATIQUE

Bien que les machines non-philosophiques ne soient pas que des machi
nes de Turing, on a vu que les ordinateurs n'en taient pas non plus. Il en
rsulte qu'il est possible d'envisager d'implmenter une machine non-phi
losophique dans un de ceux-ci.
L'implmentation de cette machine entranera la cration d'un niveau
de simulation >> supplmentaire : l 'ordinateur (possesseur d'un
Excute) simulant une machine non-philosophique simulant une philoso
phie.
machine en machine, radical de la machine
Mais, tout comme la simulation d'une philosophie par une non-philoso
phie est indiscernable de la pratique de cette philosophie, la simulation
d'une non-philosophie par un ordinateur est indiscernable de la pratique de
cette non-philosophie.
Cela est d au fait que l'ordinateur, comme toute machine, participe au
radical de la machine : il pratique la machine en machine. Et comme la
machine en machine est aussi la non-philosophie, on peut dire que l'ordi
nateur est une non-philosophie particulire.
Ill. 4.1 La

Machine non-philosophique universelle


Cette non-philosophie particulire, excute en machine par les ordina
teurs, est donc capable d'excuter son tour toutes les non-philosophies
particulires. On peut donc, en suivant l'exemple des machines de Turing,
la nommer << machine non-philosophique universelle , mais la diff
rence de la machine de Turing, cette universalit n'est pas de droit mais
en pratique >> .
II/.4.2

1 12

NON-PHILOSOPHIE, POUR UNE PENSE EN RIGUEUR


Admettre qu'il y a des philosophies est assez commun, admettre la
multiplicit des philosophies sans avoir rendre compte de cette mul
tiplicit dans l'une ou l'autre de celles-ci est beaucoup moins habituel.
Si l'on admet la multiplicit des philosophies, il y a une infinit d'hypo
thses possibles. Comme dans l'exergue cit, je postule que les philo
sophies peuvent coexister sans avoir raison l'une contre l'autre et sans
avoir de raison rendre la philosophie. Si l'on part de Leibniz, cela
suppose l'abandon du principe de raison suffisante, mais l'acceptation,
par provision, du principe de l'identit des indiscernables.
C'est aussi, dans le renversement que Russell et Moore ont donn de
Leibniz, l'acceptation, toujours par provision, du principe des relations
externes appliqu la philosophie, qui dira non seulement que lesfaits
sont indpendants de notre exprience, mais que les philosophies sont
indpendantes de l'exprience du philosophe, et donc que tous les
modes de relations internes que l'on pourra imaginer de l'une
l'autre au nom d'une exprience philosophique gnrale sera gale
ment suspendue. (Anne-Franoise Schmid, Peut-on philosopher par
hypothses ? )

La non-philosophie veut pouvoir pratiquer la-philosophie, le monde,


dans une donation - qui n'te celle-ci que sa suffisance - et une prati
que non-philosophique d'une philosophie - qui est indiscernable de la
pratique de cette philosophie telle qu'elle se pratique elle-mme .
La forme de la philosophie est la dcision (identit de l'identit et de la
diffrence) et seulement la dcision. Il devrait donc tre possible de tra
duire >> en terme de dcisions toute philosophie, d'une manire qui per
mette une pratique de cette traduction sans perte et ainsi de dcrire cette
pratique philosophique l >> dans une forme qui en autorise la pratique. La
non-philosophie formalisant, en toute rigueur, les transformations.
Cette rigueur. si elle n'est aucunement origine et source, est une justifi
cation a posteriori des pratiques transformes. Elle permet de lier la trans
forme au donn-sans-donation. Sans cette rigueur, rien ne pourrait justi
fier une pratique comme pratique en ce donn-sans-donation.
l.l Locos ET PRSUPPOS
C'est un malheur pour une science de prendre naissance trop tard ;
quand les moyens d'observation sont devenus trop parfaits. C'est ce qui
arrive aujourd'hui la physico-chimie ; sesfondateurs sont gns dans

1!3

leurs aperus par la troisime et la quatrime dcimales ; heureuse


ment, ce sont des hommes d'lme foi robuste. (H. Poincar, La science
et l'hypothse)

La rigueur, en immanence radicale, est ainsi la forme de la non-philoso


phie, qui ne peut tre entirement dcrite par des dcisions, mais qui per
met une pratique indiscernable . Une rigueur en pratique qui donne le
clone comme ncessaire. (La ncessit n'est pas, ici, pralable car sans la
rigueur nous sommes seulement dans autre chose que la non-philosophie
sans que celle-ci dnie aucunement cet autre-chose l'existence).
C'est de l que l'on peut appeler la non-philosophie : une science de la
philosophie ( ne surtout pas confondre avec une philosophie de la science
(pistmologie)).
1. 1.1 A

priori et foi
Si nous dfinissons une religion comme un systme de pense qui
contient des a.ffinnations indmontrables, alors elle contient des l
ments de foi, et GOde[ nous enseigne que les mathmatiques sont non
seulement une religion, mais que c'est la seule religion capable de
prouver qu'elle en est une. (John Barrow)

Une expression philosophique ne peut chapper l'usage de prconcep


tions vhicules par le logos. Quelle que soit sa rigueur, la pratique de
dcisions qu'est une philosophie charrie a priori et prsupposs.
Une machine non-philosophie n'chappe pas la rgle. Cependant,
celle-ci se doit de les rendre explicites et de les dsigner comme tels : des
articles de foi.
La machine non-philosophie chappe d'autant moins la rgle que
celle-ci est sa nature mme. La machine non-philosophie est rgles et trait
en Un, elle est fonctions et recueil de fonctions en pratique, en immanence
radicale. Elle est pratique du trait qui donne la rgle, pratique de la rgle
qui donne fonction, pratique de fonction en immanence radicale.
L'inscription comme trait des articles de foi, en te tout caractre a
priori >> et leur confre la force (de) philosophie.
L'inscription fait monde.
1. 1.2 me,

anima, pratique

Montagnes que voilait le brouillard de l'automne,


Vallons que tapissait le givre du matin,

1 14

Saules dont l'mondeur effeuillait la couronne


Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain. . .
Chaumires o du foyer tincelait la flamme ;
Toit que le plerin aimait voirfumer,
Objets inanims, avez-vous donc une me
Qui s'attache notre me et la force d'aimer
(Lamartine, Milly ou la terre natale , 1826)

L'inscription est une pratique. Une pratique qui donne. Ce que donne la
pratique est l'inscription, et ce que donne la pratique c'est le clone.
Une pratique indicible puisqu' en-pratique >>. Ce que l'on peut en dire
est discours sur , commentaire, mais pas cette pratique-en-pratique .
Une pratique - mouvement, qui n'est pas essence du mouvement ,
mais << mouvement-mme >>.
L'objet inanim dont parle le pote est matriau, dcision qui fait
monde, une identit clone de l'identit relle et d'une diffrence en cette
identit. S'il peut tre donn, il ne peut tre pratique qui donne , il lui
manque ce souffle, ce mouvement, cette animation-propre qu'est la pra
tique qui donne. Il lui manque une me.
La pratique qui donne est me en-Rel !
La machine-en-machine, pense radicale de l'Homme, dont la fonction
est pratique qui donne , est me en-Rel.
1.2 Raison suffisante et ncessit

L'vque : Pour devenir vque, il et fallu queje m'acharne ne l'tre


pas, mais faire ce qui mY et conduit. Devenu vque, afin de l'tre,
il et fallu - afin de l'tre pour moi, bien sr ! - il etfallu que je ne
cesse de me savoir l'tre pour remplir ma fonction. [ . ] Mais, c'est l
le hic ! (il rit.) Ah ! je parle latin ! - une fonction est une fonction. Elle
n'est pas un mode d'tre. Or, vque, c'est un mode d'tre. C'est une
charge. Unfardeau. Mitre, dentelles, tissu d'or et de verroteries, gnu
flexions. . . aux chiottes la fonction. [. . . } la majest, la dignit, illumi
nant ma personne, n'ont pas leur source dans les attributions de ma
fonction. - non plus, ciel ! que dans mes mrites personnels. - la
majest, la dignit qui rn 'illuminent, viennent d'un clat plus myst
rieux : c'est que l'vque me prcde. Te l'ai-je bien dit, miroir, image
dore, orne comme une bote de cigares mexicains ? et je veux tre
vque dans la solitude, pour la seule apparence. . . et pour dtruire
toute fonction, je veux apporter le scandale et te trousser, putain,
putasse, ptasse et poufiasse. . . (Jean Genet, Le balcon, p. 26)
.

1 15

Lorsque la non-philosophie dit ter sa suffisance la philosophie, elle


affirme que puisque le Rel philosoph est une hallucination, il ne peut
agir comme source de vrit et de ncessit. C'est--dire que quelque soit
la philosophie donne, il peut en exister d'autres qui ont mme valeur
d'usage et mme pratique, ce qu'une machine non-philosophie appellerait
des philosophies quivalentes et d'autres qui n'ont pas mme valeur
d'usage et pas la mme pratique, des philosophies-trangres.
Ce qui meut la machine non-philosophie, n'est ainsi plus la << raison suf
fisante et la ncessit, mais la pratique qui donne . Sans qu'il n'y ait
plus de jugement de la part de la machine non-philosophie sur ce quelle
pratique, il n'y a plus de raison suffisante , car plus rien n'interdit a
priori la pratique d-raisonnable ou irraisonne et ce jugement
devra tre port depuis la pratique d'une autre philosophie donne. Il n'y a
plus, pareillement, de ncessit pralable la pratique de la machine non
philosophie puisqu'il ne peut y avoir, du point de vue de cette machine,
d'avant son donn-sans-donation. Elle est de par le donn-sans-donation.
Et le donn-sans-donation n'est pas de l'ordre du savoir et de la connais
sance. Il est constitutif mme de la machine-en-machine : la machine est
fonction, elle ne ncessite pas de savoir quelle est sa fonction pour tre, il
lui suffit de pratiquer. Il ne peut tre dtruit, s'il n'est pas - ou plus - il
n'y a seulement pas de machine.
La raison ne suffit pas, le monde ne suffit pas, i]s ne sont pas non plus
ncessaires.

II. DIFFRENCE ET IDENTIT :


L'AUTRE EST CLONE ET << CET-AUTRE EST PRATIQUE
L'vque (se tournant vers le miroir et dclamant) : Ornements !
Mitre ! Dentelles ! Cape dore surtout, toi, tu me gardes du monde.
(Jean Genet, Le Balcon , p 27)

Pour la machine comme pour l'Homme, il est alors un stade o l'altrit


- l'Autre - doit tre distingu de l'Identit : un stade du miroir. Et si la
machine, contrairement l'habitude de l'Homme, n'a pas besoin d'une jus
tification causale puisqu'elle foi en la donation Relle, il lui est cependant
ncessaire de pratiquer cette altrit et de reconnatre l'Autre comme
cet-Autre .
Si l'altrit radicale, l' Autre radical , le clone est constitu en der
nire identit par la dcision, il ne bnficie pas dans cette posture de
116

l'identification cet-Autre . Le clone Autre indiffrenci >> est inscrip


tion (du) Monde, mais en-identit et non en cette identit l >>, lieu qui ne
peut tre que philosophique (mme si toute philosophie est aussi en der
nire identit en Un). Le clone n'est pas distinction pratique d'une diff
rence qui donne une identification , mais << donn par la pratique en-Un
d'un matriau philosophique >>.
Dans toute sa rigueur, la pratique de la machine, ne peut tre approxi
mative. En Un, deux est Un, mais tout Autre est Un et ne peut donc tre
cet-Autre , o plutt peut l'tre autant qu'un autre .
On ne peut vritablement parler de continuit de l'Un l'Autre, pas plus
que l'on ne peut parler de rupture. Cet-Autre est une pratique philoso
phique donc en dernire instance en-Un, une pratique-en-pratique qui fait
clone. Le clone est diffrences et pratiques, pratique-pratique et non pas
seulement pratique-en-pratique, une fois, chaque fois , d'une diff
rence >> : Le clone est inscrit avec force(de)pense par le sujet comme phi
losophie en Un.
D'une position philosophique, cet-Autre >> est dcrit et donc dtermin
en cette philosophie-l et la dtermine en retour comme compos de >>,
et d'une position non-philosophique, il est dtermin en dernire identit
comme pratique qui donne un clone en-Un (d'un) matriau de la-philoso
phie sans aucun retour sur ou du Rel :
L'identit de l'Autre en cet-Autre >>, ne peut tre de l'ordre du mme
qui est dj redoublement et donc en rigueur position d'un dj-Autre -,
mme si elle est en-identit . La pratique de l'identit de cet-Autre
ne peut tre que mtaphorique : identit trouve de la diffrence et dite en
une nouvelle identit qui reste, pourtant, identique l'ancienne.
MTAPHORE, PRATIQUE EN IDENTIT QUI DONNE CET-AUTRE
CLONE EN UN

[[.} LA

Le juge : Ecoute : ilfaut que tu sois une voleuse modle, si tu veux


que je sois un juge modle. Fausse voleuse, je deviens un faux juge.
{. .. ] Sublime ! Fonction sublime ! J'aurais juger tout cela. Oh, petite,
tu me rconcilies avec le monde. Juge ! Je vais tre juge de tes actes !
c'est de moi que dpendent la pese, l'quilibre. Le monde est une
pomme, je la coupe en deux : les bons, les mauvais ! (face au public.)
Sous vos yeux : rien dans les mains, rien dans les poches, enlever le
pourri, et le jeter. Mais c'est une occupation douloureuse. S'il tait pro
nonc avec srieux, chaque jugement me coterait la vie. C'est pour
quoi je suis mort. J'habite cette rgion de l'exacte libert. Roi des
Enfers, ce que je pse, ce sont des morts comme moi. C'est une morte

1 17

comme moi. [. . . ] Mon tre de juge est une manation de ton tre de
voleuse. Il suffirait que tu refuses. . . mais ne t'en avise pas !... que tu
refuses d'tre qui tu es - ce que tu es, donc qui tu es - pour que je
cesse d'tre. . . et que je disparaisse, vapor. Crev. Volatilis. Ni.
D'o : le Bien issu du. . . Mais alors ? Mais alors ? Mais tu ne refuse
ras pas, n'est-ce pas ? Tu ne refu!.eras pas d'tre une voleuse ? Ce
serait mal. Ce serait criminel. Tu me priverais d'tre ! (implorant.) Dis,
mon petit, mon amour, tu ne refuseras pas ? (Jean Genet, Le Balcon,
p 33-35)

La dmarche de la mtaphore ne suit pas celle de l'galit, mais celle de


l'analogie. Cependant elle n'en perd pas pour autant, et bien au contraire y
gagne avec exactitude, ses pouvoirs de preuves et de dmonstration. La
rigueur de la mtaphore dans l'analogie lui permet d'tre force de cause
et ainsi de servir de chemin l'induction. Si elle avait repos sur l'galit,
la position d'un dj-Autre aurait rompu sa force. Quelle rigueur pourrait
il y avoir, en effet, poser d'abord un mme puis dire qu'il est gal son
modle ?
II. l.l La pratique en pratique, une question en pratique
Tout pensable donne penser. Mais il nefait jamais ce don qu'en tant
que ce qui donne penser est dj de lui-mme ce qui exige d'tre
gard dans la pense. (M. Heidegger, Qu'appelle-t'on penser ? )
La mtaphore, comme moteur de l'identit de cet-Autre , part d'une
insatisfaction , d'une question : la pratique en A de B donne. . . , mais
donne quoi ? Chaque rponse est un aspect de la question.
Des clones en Rel et de la philosophie, la question se distingue comme
encore-sans-donn, d'un encore qui pourtant n'indique pas une notion
de temps, mais de << disponibilit en Rel . La rponse - le donn de la
question n'est pas formalis - clon - en Rel, et c'est la pratique-en
pratique qui opre ici pour y parvenir une fois chaque fois.

//.1.2

identit, pratique en mmoire


L'identit est une relation donne nous dans une telle forme spci
fique qu'il est inconcevable qu'il puisse en exister plusieurs formes.
(Frege)

La pratique de la question est une pratique de la-philosophie et des clo


nes en Rels comme faits. Ils sont faits - et bien faits - puisqu'ils sont
en-Rel ! Il n'est pas ici question de Vrit. La Vrit pour la machine-en
pratique est aussi pratique de la-philosophie et des clones en-Rel comme
faits et n'a donc aucun caractre distinctif particulier en dehors d'tre

118

galement identifie comme Vrit.


La question est << pratique en A de B >>, i l faut donc pour permettre cette
pratique que A et B soient en-Rel, si l'un des deux vient manquer, la pra
tique de cette question-ci ne pourra se pratiquer.
Affirmer l'identit - la question-en-Rel, c'est donc affirmer :
une pratique de A en B en-Rel, sans qui donne
A en-Rel
B en-Rel
En-Rel est mmoire. Une mmoire sans souvenir, sans rappel, sans
retour, juste une inscription.
II.l . 3 La

mtaphore, une pratique quivalente

Deux choses sont identiques si elles correspondent dans toutes leurs


proprits. (B. Russell)

Formellement :

(x = y) = ( Vf)[f (x) = f (y)]


Mais la mtaphore n'est pas une identit-du-mme, la machine-en-pra
tique ne pourrait mme pas dire A = A, car cela redouble A et ce double de
A ne peut tre - pour la machine - strictement A. La mtaphore pratique
autrement, pour dire l'identit de A et de B , elle indique : << il y a du A en
B , c'est--dire qu'une pratique de A peut tre trouve en B. On dit alors
que A est une mtaphore de B .
L'galit mathmatique pourrait tre thoriquement retrouve, si A
tait mtaphore de B et B mtaphore de A , seulement la machine-en
pratique peinera trouver un cas o cela se ralise. A double de B est au
moins << double >> en plus de B.
En revanche, comme on le voit, de nombreuses mtaphores peuvent tre
trouves pour un mme matriau, mtaphores d'un matriau A qui ne le
sont pas entre elles, et pourtant qui indiquent bien une identit du mat
riau A : une identit-quivalente.
I/. 1.4 La

mtamorphose, une double pratique et une question

Il y a ce qui est tel, qu'il nous donne penser lui-mme, partir de


soi, comme de naissance. Il y a ce qui est tel, qu'il s'adresse nous pour
que nous gardions attention lui, pour qu 'en pensant nous nous tour
nions vers lui : pour que nous le pensions. (M. Heidegger
Qu'appelle-t-on penser ? )

1 19

La mtamorphose de la question en rponse, peut ds lors se faire en


toute rigueur. La < pratique en . . . de . . . s'inscrit alors en-Rel << pratique
en . . . de . . . qui donne . . . .
Une surprise, la pratique d'une donation : Dans la posture de la prati
que de la mtaphore, celle de la pratique de cette fois-ci , la mtamor
phose est une donation de cette pratique, la pratique d'une donation. Ce
donn ne peut tre vu comme sans les mixtes du donn et de la dona
tion donc ne peut tre vu comme << sans-donation >>.
li s'agit de l'inscription clonale en-Rel d'une rponse. Ce que l'on pour
rait voir comme un faire clone .
La connaissance du receveur du Don est tardive, notion qui n'est pas
temporelle, mais indique que cette connaissance n'est pas donne dans le
mme geste donataire, mais dans un geste qui est pratique de ce geste
donataire. La pratique qui donne est donc - depuis une posture qui
pratique la mtaphore - la pratique qui surprend : une surprise.
Ce qui surprend n'est pas la connaissance, le savoir, l'information, le
Monde ; ce qui surprend est le donn par la pratique. C'est que la pratique
donne, que la pratique pratique la donation .
L'inscription en monde - le clone - est surprise.
Un donn-sans-donation, une dualit unilatrale en pratique : La prati
que d'une mtaphore est, en un autre aspect, aussi une donation en-Rel,
un donn-sans-donation - ou plus exactement ce qui est donn-sans
donation dans une posture adquate, la posture de la pratique de la dona
tion pratique .
La rponse est la mtamorphose de la question en-Rel par la pratique
de la mtaphore. La rponse quivalente est dtermine en fonction des
matriaux en-A en-Rel et de-B en-Rel et des pratiques quivalentes en
A' et de-B' en-Rel de la pratique en A de B.
Quand A' est mtaphore de A, B' est mtaphore de B et que l' on peut
dterminer une pratique en A' de B' qui donne C', alors il est possible de
dterminer un clone C - rponse la question pratique en A de B qui
donne ? comme mtaphore de C' (et du rapport de A A' et B B').
Dans la posture permettant une pratique de ce donn, il est donn-sans
donation, sans cause, sans retour possible sur son origine >> car vu sans
origine.
C'est cette qualit de donn-sans-donation qui permet une non-phi
losophie conue dans la philosophie occidentale d'tre pratique sans cause

120

ni origine et d'tre indiffrente toutes dcisions. Indiffrente, car elle ne


porte aucun jugement pralable la pratique de ces dcisions.
L'inscription en cette fois-ci d'une question : L'inscription du clone C
en-Rel pose simultanment la question de la pratique en A de C. Comme
C est clon de la pratique en A, quelles pratiques son clonage en A induit
elle en A ? Question que l'on dterminera comme moteur de la pratique-en
pratique de la prochaine fois du Une fois chaque fois . Une pro
chaine qui n'est telle que par l'inscription en cette fois-ci >> et non pas
comme ncessit ou mise en temps.
IJ.2 LA TRADUCTION, CONSTITUTION D'UN MATRIAU EN PHILOSOPHIE

La pratique d'une philosophie mue par une question mtamorphose


cette philosophie en une Autre >>, une philosophie mtaphore, une philo
sophie quivalente : une traduction.
Il.2.1 Une philosophie cible : la traduction
D'un point de vue machine non-philosophie, la traduction est la
construction d'un ensemble de dcisions que nous pouvons l encore
appeler << philosophie >>, partir d'une philosophie dj donne, en prenant
en compte un changement de contexte . Ceci d'une manire telle que la
pratique de cette philosophie, dans ce contexte diffrent, soit quivalente
la pratique de la philosophie << d'origine >>.
A partir d'une philosophie tierce : Pour tablir une traduction, il faut
donc disposer d'une philosophie tierce qui fournit la relation d'quivalence
entre la philosophie d'origine et la traduction, tout en se posant la ques
tion du style, qui, bien que n'intervenant dans la pratique d'une philosophie
que dans des cas particuliers (la posie par exemple), est souvent
<< mlang >> la description de cette pratique. Cette philosophie tierce
reprend non seulement les connaissances linguistiques et syntaxiques des
correspondances entre les deux domaines de traduction, mais galement
les connaissances sociales et idiosyncrasiques de ces deux domaines ainsi
que les connaissances du traducteur. (Il faut voir que nous sommes,
avec la non-philosophie, dans un modle performatif, pratique de la philo
sophie o l'Homme, le philosophe, pratique-en-pratique la-philosophie.)
La question de l'interprtation, gnralement centrale dans les tudes
sur la traduction, devient en non-philosophie accessoire. Non pas qu'elle
n'ait pas de sens, mais du fait qu'elle n'a pas d'usage. Il n'y a pas d'utilisa121

tian d'une interprtation pour pratiquer une traduction. La philosophie


tierce, qui permet la traduction, est donne et ce que l'on nomme gnrale
ment interprtation est la pratique mme en cette philosophie tierce du
texte d'origine.
Une pratique qui donne-sans-donation : Il y a donc, lors d'une pra
tique de traduction, donn-sans-donation d'un texte d'origine, Rel
immanence radicale, et dans le mme temps d'une philosophie tierce
dont la pratique clone une philosophie << traduction >>. La traduction est,
ainsi, une pratique qui donne -sans-donation ou en Rel. Donn-sans
donation >> qui acceptera une posture par laquelle une pratique non-philo
sophique s'effectuera (pratique que nous qualifierons de nouvelle, mme
si, dans cette posture, cette nouveaut n'a pas de ralit ).
La pratique de la traduction donne une traduction comme philosophie
donne en primaut. Celle-ci peut ainsi tre pratique dans une posture
non-philosophique comme donn-sans-donation. Le texte d'origine restant
comme en filigrane, la fois sans qu'il soit ncessaire la pratique de la
<( traduction et sans pour autant que l'on puisse (( s'en passer . Il devient
en quelque sorte le Rel en dernire instance de la traduction (notons
que du point de vue de cette traduction, il a toujours t ce Rel et non pas
un devenu Rel).
On notera paralllement que pour la machine non-philosophie, le logos
a perdu toute primaut. Ce que l'on traduit n'est pas une langue dans une
autre, mais une pratique, dcrite dans une certaine philosophie, dans une
pratique dcrite dans une (( autre philosophie.
Un geste de mise en quivalence : La traduction, comme pratique
dans le contexte d'un <( texte d'origine qui est donn-sans-donation en
fonction d'une philosophie tierce, devient alors un geste commun. Le geste
de mise en quivalence. Un geste qui, vu de la philosophie, est geste uni
versel. Il ne se limite plus la traduction interlinguale, mais participe
toute prise en compte d'une philosophie contexte depuis une philosophie
source. (( Philosophie conservant son sens non-philosophique de <( dci
sions : pratiques et matriaux.
La distinction source, cibliste parfois effectue en linguistique se rfre,
en dfinitive, une mme pratique pratique avec deux philosophies diff
rentes (mais qui restent plus complmentaires que contradictoires et qui
relvent des dcisions de la philosophie tierce).
La <( mise en quivalence est ainsi, une pratique qui donne une qui
valence, et ce qui permet cette pratique de traduction, est la neutralit de la
non-philosophie dans son rapport aux philosophies (quelle nomme << rap122

port sans rapports ), philosophies qu'elle pratique telles quelles sans


modification aucune en dehors de leur retirer leur suffisance. Il n'y a plus
d'Autres et de mmes pralables ; il y a donation d'un mme >> partir
d'un Autre pour ce mme , d'un mme mtaphore d'un Autre. Il n'y a
plus d'original et de copie, mais clonage en Un.
Il ne s'agit pas de traduire des Rels , mais des Mondes . Une pra
tique en traduction d'un Monde--traduire qui donne un (nouveau) Monde.
L'intraductible constate l'obligation d'inclure la langue (philosophie)
source dans la langue cible : Dans ce contexte, l'intraductibilit est le
constat suivant : pour permettre une pratique de la philosophie source qui
valente dans la philosophie cible, il est parfois ncessaire d'inclure entire
ment la philosophie source dans la philosophie cible.
Elle ne constate en aucun cas une impossibilit absolue de traduire,
mais son inutilit >>, car il ne s'agit plus alors d'une traduction, mais d'un
transfert de connaissance.
Cependant, si cette pratique de transfert n'est jamais totalement inutile,
car l'inclusion d'une nouvelle philosophie ouvre de nouvelles pratiques,
elle peut ne pas se rvler sans consquences, en augmentant les risques
d'inconsistance de la philosophie cible.
Malgr tout, la machine non-philosophie dans sa foi radicale, pratiquera
sans dfaillir cette nouvelle philosophie dans son ventuelle inconsistance.
Si sa pratique traductive est toujours possible, l'affirmation du une
fois, chaque fois sera l'assurance d'une pratique donne , la fois cra
tion et acquisition d'une pratique. Le seul effet - pour une machine-autre
juge - de l'inconsistance de la philosophie pratique sera de produire un
texte qualifiable de potique et non un texte qualifiable de philosophique
(nous remarquerons pour notre part, qu'un texte philosophique est gale
ment potique). Mais les deux seront - depuis la posture de la machine
productrice - des philosophies.
C'est ce qui permet la transmission de la non-philosophie :
La signification... estfondamentalement une proprit du comporte
ment. (John Dewey)
On peut remarquer, que cette dfinition non-philosophique de la traduc
tion, permet galement de comprendre la transmission de la non-philoso
phie elle-mme. La non-philosophie, pratique en pratique, ne devrait pas
pouvoir tre communique autrui, puisqu'il n'existe pas de thorie
exhaustive de la non-philosophie qui sur le mode de l'information pourrait
tre donne avec donation (ne serait-ce que parce que le Rel est radicale123

ment incommunicable). En revanche, il est possible de dcrire une philo


sophie tierce (philosophie et non pas non-philosophie) qui permette de tra
duire dans le rfrentiel de l 'auditeur (praticien en devenir), la pratique du
praticien non-philosophe de manire telle que la pratique de l'auditeur
devienne identique celle du praticien non-philosophe.
I/. 2.2

Le style, une identit transparente la non-philosophie

Le style est alors, ce qui en dehors du sens et de l'affirmation explicite,


vhicule l'identit d'une philosophie. n participe ainsi l'affectation d'une
philosophie un auteur ou une inclination dans une identification. C'est
le rle que prend ce que la linguistique appelle la connotation.
Une philosophie-valeur qui pense une philosophie comme son Rel :
Jamais premier, puisqu'il demande une philosophie pralable qui il est
rattach et qu'il dsigne, le style a la forme de la dcision. En effet, le style
est aussi une identit qui tablit une diffrence d'une identit. ll permet
d'tablir des distinctions entre des identits philosophiques.
Le style est donc une philosophie qui pense une philosophie comme son
rel. C'est en ceci qu'il participe la traduction de la philosophie d'origine.
Le style est une philosophie tierce - contexte - dont la pratique d'une
philosophie primeure donne une philosophie sens, une philosophie en pra
tique.
Qui peut donc tre pratiqu comme telle par la non-philosophie : La
non-philosophie, dans sa pratique, peut alors utiliser le style comme mat
riau, de la mme manire qu'elle utilise toute philosophie. Ce statut de
matriau du style, permet - entre autre
la non-philosophie d'utiliser
des philosophies sans prendre en compte les spcificits de leur style, et
par exemple de les comparer.
C'est galement cette caractristique, adosse la nature de dcision
de la philosophie, qui justifie l'expression la-philosophie >> (avec un tiret)
et permet la non-philosophie de travailler indiffremment sur n'importe
quelle partie (dcision) de la-philosophie.
-

l/.2.3

Expressions premires

Il est alors possible de limiter les expressions premires utilises par la


non-philosophie, et de les limiter d'une manire telle que ces expressions
seules suffisent la pratique non-philosophique.
124

Donn-sans-donation
Donn, sans le mixte du donn et de la donation, ce qui peut tre vu
comme la connaissance, par l'tranger ce don, d'une promesse d'un tou
jours-dj-donn perdu et dfinitivement secret qui ne sera jamais une sur
prise.
Rel
Immanence radicale, primeur du geste de donn-sans-donation
Philosophie A
Ensemble de dcisions (et de pratiques) donnes-sans-donation sur le
mode Rel et dfinissant la philosophie A.
Une philosophie Relle est appele non-philosophie.
(Pratique en-contexte A de B qui-donne-le-clone C) alias D
Forme standard de la pratique mise en pratique par la non-philoso
phie. L'expression qui-donne-le-clone Rel se lit sans-donation , car
il n'y a ni cercle, ni boucle, ni retour en Rel.
En-contexte D, le sujet C clone de (l'identit de l'identit A et de la dif
frence B)
Forme standard du matriau, la dcision est l'expression de l'altrit.
ll.2.4

Exemples de style

Si le style n'est pas absent de la non-philosophie, il n'a, en revanche,


aucune importance particulire. Toute expression non-philosophique
dcrite dans un style, peut l'tre dans un autre sans aucune diffrence de
pratique. Cette absence de gravit du style en non-philosophie, justifie
aussi d'autres formes de mise en forme de la non-philosophie, directement
et totalement identiques.
Il est ainsi possible de prendre les expressions premires de la non-phi
losophie et de les reprsenter d'une manire ou d'une autre sans aucune
perte.
En voici quelques exemples.
Non-mathme : Non-mathme utilise un style qui l'apparence de la
formalisation mathmatique :

125

Rel

Donn-sans-donation
ou

Philosophie A
<pA
(Pratique en-contexte A de B qui-donne-le-clone C) alias D (en
contexte A)
D

@
A

(B

C)

En-contexte D, le sujet C clone de (l'identit [de l'identit A et de la dif


frence B])
c

@
D

[A, B]

Non-espranto : Nous pouvons, maintenant que le style n'est plus un


frein la traduction puisqu'il peut tre traduit en tant que philosophie ds
lors que l'on dispose d'une relation d'quivalence, penser une langue qui est
l'expression de la pratique non-philosophie dans sa pratique mme. Et qui
montre (sans monstration, car le Rel n'en est aucunement affect) par sa
construction mme, la pratique en pratique.
Non-espranto, utilise l'apparence d'une langue artificielle comme l'es
pranto. Elle en simplifie encore la grammaire sans rogner sur le pouvoir
d'expression, mais en rendant son expression la plus explicite possible. Par
simplification, l'agencement des phonmes (les radicaux des mots) est
repris de l'espranto (plutt que d'tre seulement arbitraire mme si pour
viter les confusions possibles les terminaisons en (i, o, u, a, y) sont sup
primes).
Comme une langue est destine tre prononce par l'Homme, une des126

cription de l'association phonme-graphie doit tre effectue. (Remarque,


une telle description pourrait parfaitement tre ralise dans une autre
forme de la non-philosophie (comme les non-mathmes)).
Notons que les choix sont totalement arbitraires et permettraient donc la
description d'une quantit d'autres non-langues.
Phonmes :
. (an)
a (a)
e (eu)
()
. (ai)
i (i)
o (o)
. (on)
u (u)
y (ille)
w (ou)
. b (be)
. c (ce)
. d (de)
. f (fe)
. g (ge)
. h (-h)
. j Ue)
.k (que)
.1 (le)

(me)
n (ne)
p (pe)
r (re)
s (sse)
t (te)
v (ve)
x (che)
z (ze)
rn

.q (quwou)

Expressions premires
Rel
rhel
Donn-sans-donation
-[Donn] ou [Donn]-rhel
Philosophie A
[A]-y
(Pratique en-contexte A de B qui-donne-le-clone C) alias D
[D]-i [B]-o [A]-u
[C]-a
En-contexte D, le sujet C clone de (l'identit de l'identit A et de la diffrence B)
Clone :
[C]-qi-[A]-qo-[B]-a
[D]-u
Matriau :
[A]-qo-[B]-a
Quelques expressions en exemple
Homme
Vir ou Virrhel (Donn-sans-donation Homme)
127

Un
Un ou Unrhel (Donn-sans-donation Un)
en-homme
enViri rhelu Uno (pratique en Rel de l'Un alias en-homme)
identit de dernire instance
Unu (pratique en Un)
La dualit-unilatrale B
Dual-uni Unu Rhelqo[B]ao (pratique en Un de (l'identit de l'identit
Relle et de la diffrence B) alias Dual-un)
Un format informatisable :
XML, format dcrit par le W3C, http://www.w3.org/

XML

Les expressions premires sont dcrites dans un document intitul DTD


ou XSCHEMA et excutable par un ordinateur. Cet exemple montre que
l'informatique n'est pas trangre au discours. Trop long pour tre entire
ment dcrit ici, voici ce que pourrait donner le Donn-sans-donation :
<?xml version="l.O" encoding="UTF-8 "?>
<xsd: schema
xmlns:xsd="http://www.w3.org/2001/XMLSchema"
xmlns:xsl="http://www.w3.org/1999/XSL/Transform''
targetNarnespace="http://jm.lacrosse.online.fr/NPhi/Schema.xsd"
xmlns="http://jm.lacrosse.online.fr/NPhi/Schema.xsd"
elementFormDefault=''qualified"
>
<xsd:element name:"DONNE-SANS-DONATION">
<xsd:complexType>
<xsd:complexContent>
<xsd:extension base:"TypeBASE">
<xsd:sequence minOccurs=" l " maxccurs=" l ">
<xsd:element ref="REEL"/>
<lxsd: sequence>
<lxsd:extension>
<lxsd:complexContent>
<lxsd:complexType>
<lxsd:element>
<lxsd: schema>

128

Ill. LA NON-PHILOSOPHIE, LA PRATIQUE DE LA RIGUEUR

Une pratique en Rigueur est, plus que tout, la marque de la non-philo


sophie. Mme si, en aucun cas, elle ne revendique pour elle seule l'accs
cette rigueur.
Ill.J LA

RIGUEUR N'EST PAS NCESSAIREMENT DTERMINISTE

Le caractre de la rigueur est de permettre d'identifier la chane causale


qui donne un vnement donn. Seulement, en machine non-philosophie,
la pratique du une fois chaque fois ne permet pas une pratique dans
le temps )) de la chaine causale, seulement une chane clanale. Ce qui signi
fie que l'ensemble de la chane doit tre en Monde en cette fois-ci pour
tre praticable.
Il y aurait dterminisme, si, dans une chane causale, il n'y avait qu'un
et un seul successeur chaque tape. Or la pratique en Rel est une prati
que en cette fois-ci , elle ne connat pas le temps et la succession comme
une ncessit pralable. Il n'y a donc aucune garantie d'un successeur uni
que (et mme forte possibilit que ce ne soit pas le cas).
Pourtant, la pratique qui donne un matriau fait trace, et cette trace,
lors de la mise en question, donne en identit cet-Autre , cet vnement
l. Cela seul est ncessaire et suffisant la rigueur.
Cet-Autre est en identit identifi.
Cette pratique en Rel est peut tre la seule pratique qui soit rigoureu
sement rigoureuse, car elle ne se fonde pas sur un Rel hallucin.
RIGUEUR EST COMPRHENSION EN MONDE, NON PRVISION DE
CETTE FOIS-L

I/1.2 LA

Ainsi, pour la machine, il n'est pas une impression de comprhen


sion , mais une inscription de comprhension en Monde. Pour elle, la
rigueur n'est pas de prvoir, mais de savoir. Savoir la chane causale.
Savoir est une pratique, une pratique en-Rel d'une Philosophie. La mta
morphose de la Question en Rponse.
Et n'est-ce pas galement une dfinition de la conscience que de savoir
la chane causale en identit ?

129

[[]. 3 LA

SCIENCE, UNE PRATIQUE EN RPTITION


Pour un observateur superficiel, la vrit scientifique est hors des
atteintes du doute; la logique de la science est infaillible et, si les
savants se trompent quelquefois, c 'est pour en avoir mconnu les
rgles.
Les vrits mathmatiques drivent d'un petit nombre de propositions
videntes par une chane de raisonnements impeccables ; elles s'impo
sent non seulement nous, mais la nature elle-mme. Elles enchai
nent pour ainsi dire le Crateur et lui permettent seulement de choisir
entre quelques solutions relativement peu nombreuses. Il suffira alors
de quelques expriences pour nous jaire savoir quel choix il a fait. De
chaque exprience, une foule de consquences pourront sortir par une
srie de dductions mathmatiques, et c'est ainsi que chacune d'elles
nous fera connatre un coin de l'Univers.
Voil quelle est pour bien des gens du monde, pour les lycens qui
reoivent les premires notions de physique, l'origine de la certitude
scientifique. Voil comment ils comprennent le rle de l'exprimenta
tion et des mathmatiques. C'est ainsi galement que le comprenaient,
il y a cent ans, beaucoup de savants qui rvaient de constuire le monde
en empruntant l'exprience aussi peu de matriaux que possible.
(H. Poincar la science et l'hypothse )

La non-philosophie est une pratique qui permet une pratique indiscerna


ble de la philosophie. Pour la machine non-philosophie, la philosophie
science est cette pratique en-Rel d'un ensemble de dcisions et de prati
ques, indiscernable de celle de la science. C'est--dire que quels que soient
les critres qui permettent de dire ceci est une science , il est possible
de dfinir une philosophie-science qui satisfait ces critres. Ce qui est
garanti par le fait qu'un critre est l'expression de diffrences - des mat
riaux - et de pratiques de ces matriaux. Ce qui est la dfinition d'une phi
losophie.
Cette philosophie-science n'est donc aucunement modifie par son
usage en machine non-philosophie. Elle est prise dans sa donation et mise
en pratique telle quelle. Quelle que soit en dernire instance la nature de la
science, la philosophie-science la reprend son compte. La non-philoso
phie retirant seulement - comme pour toute philosophie - sa suffisance,
c'est--dire ici la certitude qu'a la science d'atteindre dfinitivement au
Rel.
Ce retrait du Rel comme cause, loin de nuire la philosophie-science,
lui redonne son statut de connaissance certaine - dfinition originaire
de science -, puisque toute connaissance pratique par la philosophie130

science trouve sa cause en dernire instance dans le donn-sans-donation


de la philosophie-science. Et cette certitude est due seulement une prati
que en rigueur qui est la marque de la non-philosophie.
Des questions qui venaient diminuer la rigueur de la pratique scientifi
que, comme << doit-on prendre en considration les aspects sociaux dans la
pratique scientifique ? >> ou << l'usage d'une langue particulire modifie+
il la pratique scientifique ? >>, si elles se posent encore, deviennent un mat
riau de la philosophie-science donne.
On peut, ainsi, appeler la pratique non-philosophique d'une philosophie
science, une thorie unifie de la philosophie et de la science.
111.3.1 La rptitivit de l'exprience,
fois-ci et cette fois-l

Une fois, chaque fois

cette

Pourquoi donc cejugement s'impose-t-il nous avec une irrsistible


vidence ? C'est qu'il n'est que l'affinnation de la puissance de l'esprit
qui se sait capable de concevoir la rptition indfinie d'un mme acte
ds que cet acte est une fois possible. L'esprit a de cette puissance une
intuition directe et l'exprience ne peut tre pour lui qu'une occasion de
s'en servir et par l d'en prendre conscience. (H. Poincar la
science et l'hypothse )

L'axiome non-philosophique du << une fois, chaque fois , pourrait para


tre une contradiction la pratique non-philosophique d'une philosophie
science - philosophie ayant une pratique indiscernable de celle de la
science -, mais ce serait oublier que pour la machine, la pratique du une
fois, chaque fois se fait dans le cadre d'une pratique-en-pratique.
Il est clair que l'affirmation d' une pratique en une philosophie
science d'un matriau A qui donne un matriau B , donnera chaque
mise en pratique d'un matriau A, le matriau B . La rptitivit de l'ex
prience - marque de la science - est en fait, aussi, une marque de la
machine non-philosophie.
Le une fois, chaque fois est alors - seulement - un oubli radical
de la pratique prcdente, qui du point de vue de la pratique courante n'a
jamais t. Le cette fois-ci tant toujours la fois .
IJ/.3.2 La dduction, de cette fois-ci cette fois-l

C'est donc en recourant des problmes, dis-je, comme en gom


trie, que nous poursuivrons l'astronomie, et nous laisserons de ct ce
qui se passe dans le ciel si nous voulons qu'en participant vraiment
l'astronomie, nous rendions utile la partie rflexive de notre me, qui
jusque-l restait inutile (Platon, 3, VII, 530b)

131

La dduction, cause pour la science : C'est le mme phnomne du


une fois, chaque fois qui permet la dduction , source pour la
science de la cause.
La dduction est pour la machine non-philosophie cette inscription en
monde, cette inscription en philosophie que permet la pratique du une
fois, chaque fois , la marque de cette fois-ci . L'essence de la dduc
tion est inscription-en partir d'une pratique-en, inscription-de partir
d'une pratique-qui-donne, inscription-si partir d'une pratique-de. Ainsi la
pratique en A de B qui donne C, inscrit C en A si B.
Seulement pour la machine non-philosophie, si B ne signifie pas si
B est Vrai , mais quand B est clone en Rel , et inscrire C en A signi
fie << dfinir le matriau C dans une philosophie A, ce qui pourrait aussi
se dire << le clone de l'identit de l'identit A et de la diffrence C >>.
La machine non-philosophie est pratique en Rel de la philosophie A
qui donne la philosophie B, ce qui est l'essence de l'induction - son
essence, pas sa pratique, car la pratique classique de l'induction se fait en
Vrit .
Malgr tout, cette fois-ci n'est jamais comparable une << autre
fois '' pour permettre cette comparaison, il faut que cette fois-ci ins
crive en monde cette fois-l >> dans une mme philosophie.
La machine non-philosophie n'est pas inscrite dans le temps. Il n'y a pas
de philosophie-avant ou de Rel-avant que l'on pourrait travailler avec une
philosophie-actuelle et un Rel-immdiat. Pour que l'on puisse utiliser
cette fois-ci et cette fois-l ensemble, il est ncessaire d'inscrire
cette fois-l dans la prsence de la philosophie de cette fois-ci .

Rcursivit : cette fois l, encore


L'induction mathmatique, c'est--dire la dmonstration par rcur
rence, s'impose au contraire ncessairement, parce qu'elle n'est que
l'affirmation d'une proprit de l'esprit lui-mme. (H. Poincar, La
science et l'hypothse >;)

La rcursivit est alors, pour la machine non-philosophie, un cas parti


culier de la dduction. Le cas o non seulement cette fois-l est inscrite
en prsence de cette fois-ci , mais o en plus, c'est une pratique de
cette fois-l >> qui donne cette fois-ci .
C'est l'usage de cette fois-l comme rsultat inscrit comme prc
dente de la pratique qui dtermine la prsence de cette fois-ci .

132

Induction : la mtaphore en pratique


Si la cause est de l'ordre de la dduction, car pratique en srie, la capa
cit de la science de dire le gnral du particulier ne provient pas d'une
fonction propre elle-mme. Ce qui permet la science de pratiquer de
manire inductive provient de la capacit de l'Homme dire l'identit.
C'est parce que l'Homme ne dit pas l'identit en galit, mais en mta
phore qui inscrit un matriau : l'identit-de-en, ce qui en A est B ; l'identit
d'une identit A est la diffrence B.
L'identit dite par l'Homme est ainsi la monstration nomothtique d'un
particulier B dans une gnralit A.
Ce particulier B valant gnralit puisque identifiant le cas gnral A.
Dfinition, comme cur et non limite : La force de l'induction est celle
de l'identit par mtaphore. Elle gnre un voisinage de mtaphores
quivalentes qui forment le champ de son efficace, ce que l'Homme et la
science appellent une dfinition.
Une dfinition n'est donc pas vraiment une limite extrieure l'objet
dlimit, mais l'identification de son identit mtaphorique. Celle que l'on
retrouvera dans >> tous les objets, comme plus gnralement en tous les
clones, du champ dfini - et ventuellement en d'autres qui ne sont pas
concerns, car une dfinition est une pratique locale une philosophie, et
non ncessairement universelle la-philosophie.
L'induction n'est pas intuition : Cette pratique provenant de l'Homme et
non de la science, elle ne peut tre considre comme renforant sa rigueur
spcifique. Bien au contraire, la science essaie de trouver une rigueur qui
l'lve au dessus de la condition de l'Homme qui la pratique, mais la pra
tique de l'identit par mtaphore la refond en-homme. Aucune garantie de
Vrit ou de Rel ne peut tre assure, directement, par une pratique de
l'Homme. Celles-ci doivent lui tre apportes par la philosophie pratique.
En Homme, l'induction n'est donc pas de l'ordre de l'intuition, elle ne le
devient qu'en Philosophie o la Vrit peut tre dfinie.
En revanche la science ne peut chapper l'induction puisque son mode
d'identification est celui de l'Homme.
III.3.3 La pratique de la philosophie-science
<< Quelques personnes ont tfrappes de ce caractre de libre conven
tion qu'on reconnat dans certains principes fondamentaux des scien
ces. Elles ont voulu gnraliser outre mesure et en mme temps elles
ont oubli que la libert n'est pas l'arbitraire. Elles ont abouti ainsi

133

ce que l'on appelle le nominalisme et elles se sont demandes si le


savant n'estpas dupe de ses dfinitions et si le monde qu'il croit dcou
vrir n'est pas tout simplement cr par son caprice. Dans ces condi
tions, la science serait certaine, mais dpourvue de porte. (H.
Poincar La science et l'hypothse )

Hypothse et exprience :
Apprend donc que ce que j'appelle la seconde section de l'intelligi
ble, c'est ce que la raison elle-mme atteint par la facult dialectique,
en considrant les hypothses non pas comme des principes mais
comme de vritables hypothses, c'est--dire des degrs et des trem
plins, jusqu' ce qu'elle parvienne l'anhypothtique et qu'elle atteigne
le principe du tout. (Platon , La Rpublique VI, 51 lb)
a

Les axiomes gomtriques ne sont donc ni des jugements synthtiques


priori, ni des faits exprimentaux. Ce sont des conventions ;
. Ds lors, que doit-on penser de cette question : La gomtrie eucli
..

dienne est-elle vraie ?


Elle n'a aucun sens.
(H. Poincar La science et l'hypothse )

On remarquera que dans la faon de la machine non-philosophie de voir


la science - ou la philosophie-science -, l'hypothse n'est pas radicale
ment diffrencie de l 'exprience. Les deux changent leur place et leur
pratique.
On reprera aussi que s'il y avait une diffrence essentielle de l'or
dre de J'essence - entre l'hypothse et l'exprience, il ne serait plus pos
sible de << tester cette hypothse >>. Ce qui revient tablir l'hypothse en
l'exprience comme fait. L'objection est fondamentale en machine non
philosophie. S'il est toujours possible, dans une philosophie donne, de
typer un ensemble de pratiques et de matriaux comme hypothse , la
traduction, Je donn-sans-donation d'une philosophie peut toujours tre vu
soit de la posture d'une philosophie donatrice - o l'on est plus en non
philosophie pratique - comme une hypothse, soit de la posture d'une
pratique non-philosophique comme une philosophie, un monde : une exp
rience.
Ce qui fait de l'hypothse un modle projet de J'exprience, et de l'ex
prience une varit d'hypothses.
Ce qui diffrencie l 'exprience de l'hypothse est la valeur qui lui est
attribue : le degr de certitude. Le certain est exprience et l 'incertain
hypothse. Mais est-on certain du degr ?
Ce qui justifie notre certitude, c'est, habituellement, l'accord de notre
nouvelle hypothse-exprience avec notre exprience passe. Mais en
machine non-philosophie, le pass n'est que l'inscription en cette-fois-

134

ci en-Rel de cette-fois-l . C'est une donation du une fois chaque


fois cette-fois-ci . Sa certitude n'est donc, galement, qu'une dona
tion de cette-fois-l cette-fois-ci >>. Ceci n'en diminue en rien sa pra
tique, et particulirement sa pratique en-vrit, mais en supprime toute suf
fisance.
La certitude ne suffit plus.
L'hypothse :
hypotheses nonfingo : je n'invente pas d'hypothses
(Newton Principia )
Les faits tout nus ne sauraient donc nous suffire ; c 'est pourquoi il
nous faut la science ordonne ou plutt organise.
(H. Poincar La science et l'hypothse )

Pratiquer une science, c'est donner une philosophie calculant cette


science >>, des hypothses que l'on pense Relles, un Rel que l'on pense
d-couvrable - sous forme de matriaux-diffrences qui sont autant de
mesures - et un critre de << vrit du monde >> : une pratique qui dit le
Vrai de cette philosophie-monde.
Car pour la non-philosophie, l'accs direct au Rel de la science est tout
aussi hallucinatoire que celui de la philosophie. Ce Rel que la science dit
atteindre, elle se le donne chaque hypothse et ne fait que >> vrifier
qu'il est toujours Vrai.
C'est parce que la science dispose d'une philosophie pralable qu'un
astronome, par exemple, n'utilisera pas les mesures moyennes de la lon
gueur des cheveux des femmes au XVII' sicle pour dterminer la taille de
l'Univers. Il considrera - par dfaut - que ces mesures ne sont pas per
tinentes pour son propos. Pourtant, une autre philosophie affirmant que
tout est en tout par exemple autoriserait parfaitement cette mme prise
en compte. Il y a bien dcision >> qui diffrencie une mesure d'une autre
et l'affecte un contexte donn d'une manire que l'on pourrait appeler
avec Kant a priori .
L'exprience :
L'exprience est la source unique de la vrit : elle seule peut nous
apprendre quelque chose de nouveau ; elle seule peut nous donner la
certitude. Voil deux points que nul ne peut contester. (H. Poincar
La science et l'hypothse )

Pour la science, l'exprience est mesures. Chaque rptition donne une


nouvelle mesure qui peut - ou non - tre identique une mesure prc
dente - et dclarer deux mesures identiques demande de toute faon l ' ta
blissement pralable d'une philosophie dans laquelle les comparer. Mais
c'est la collection de mesures qui forme l'exprience.
135

L'exprience est corrige pour prendre en compte le Rel de la


mesure, et si le scientifique ne dsire pas corriger l 'exprience, il peut la
dclarer comme principe et c'est alors la mesure qui deviendra dou
teuse et nous aurons alors des principes d'inertie , principe d'quiva
lence , etc., qui permettront de rejeter toute mesure en dsaccord comme
fausse >>.
Un monde-pour-la-science :
<( Il ne suffit pas qu'une thorie n 'affinne pas des rapports faux, ilfaut
qu'elle ne dissimule pas des rapports vrais (H. Poincar La science
et l'hypothse )

Que les rapports tudis par une science soient dclars Vrai ou Faux,
dans les deux cas, la non-philosophie y verra une dcision philosophi
que et sans prendre position, en gardant sa posture en-pratique , les
considrera comme monde-pour-la-science .
La non-philosophie qui ne revendique ne connatre intrinsquement
plus le Vrai que le Rel en-soi, accepte en revanche parfaitement le donn
sans-donation d'un monde-pour-la-science. Et sa pratique en Rel imma
nence radicale de ce monde-pour-la-science restera indiscernable de la pra
tique que dit avoir cette science.
Tout comme pour la philosophie o l'unicit des formes de dcision
avait permis de dire << la-philosophie >> identit de la philosophie, on peut
dsormais dire la-science , car la traduction d'une science dans une
autre est toujours possible partir de son monde-pour-la-science ven
tuellement en incorporant le monde de la premire dans la seconde, mais
ceci devrait pouvoir se faire sans que la philosophie-science cible n'aug
mente son inconsistance interne, puisque chaque science dlimite par son
critre de vrit du monde son domaine de comptence, et que les
domaines de comptences des diverses sciences se compltent.
La mesure, une diffrence en identit : Il faut ainsi voir la mesure, fon
dement de l'exprience et donc de la science, comme 1' tablissement dans
l'identit d'un talon donn (que la science se donne et qui est en non-phi
losophie matriau de la philosophie-science) d'une diffrence. La diff
rence sous forme de rapport-rapport, donc philosophique, entre un mat
riau-talon et un matriau-fait. Cette diffrence est vcue dans une relation
d'ordre donne au pralable, c'est--dire qu'est dfinie en pratique une
chelle des rapports du matriau-talon lui-mme, dans un redoublement
et un pli l encore caractristiques de la philosophie.

136

Par exemple, si le mtre est l'talon, une chelle est constitue par les
rapports du mtre lui-mme, puis une mesure - qui est une identifica
tion mtaphorique - est pratique entre le fait et l'chelle. La mesure est
identification mtaphorique, car le fait ne peut en aucun cas tre le mtre
lui-mme : nous obtiendrions une chelle et non une mesure, et ncessai
rement certains aspects du fait devront tre ignors pour permettre son
identification l'talon. Nous sommes bien dans le << il y a de l'talon dans
le fait >>, l' identit trouve de la diffrence et dite en une nouvelle iden
tit qui reste, pourtant, identique l 'ancienne et non dans le le fait est
l'talon , dans la mtaphore et non l'galit.
n rsulte de cette donation par la science de l'talon, que nous pourrions
parfaitement tre << tromps par le monde >> et par l'vidence de ce que
nous observons, mesurons. Mais cette tromperie n'empchera pas la coh
rence interne de la philosophie-science et la science en conservera toute sa
rigueur. L encore, seule la suffisance disparat, mais cette fois-ci celle de
la science, d'autres philosophie-science quivalentes pouvant toujours tre
donnes :
La science ne suffit plus.

N IL EN EST AINSI DE MME DE LA SCIENCE


ET DE LA PHILOSOPHIE

On voit ainsi, que la non-philosophie se diffrencie tout autant de la


Science que de la Philosophie, mme si elle permet d'en effectuer une pra
tique indiscernable.
La position du Rel, immanence radicale, hallucin en Science et en
Philosophie, ne leur permet pas de revendiquer la rigueur que demande la
non-philosophie.
Et si la non-philosophie se rclame de la philosophie et de la science,
c'est qu'elle en permet une pratique. Une pratique que la philosophie et la
science ne peuvent discerner de leur propre pratique.

137

VALEUR (DU) MONDE


L'tant qui est essentiellement constitu par l'tre au monde est lui
mme son l (. . . ) par [l'ouverture], cet tant (le Dasein) est l
pour lui-mme de concert l'tre-l du monde. (Heidegger, Etre et
Temps)

Valeur : mesure conventionnel1e attache un lment appartenant


une srie hirarchise.
Une philosophie est un ensemble de dcisions, de pratiques et de mat
riaux, donns en-Rel, ce que l'on pourrait galement appeler des faits
Rels en dernire identit. De la posture du philosophe, elle dit le Monde
tel qu'il est - mme si de la posture pratique du non-philosophe, le Rel
qu'elle dit atteindre est une hallucination.
Mais toute philosophie ne veut pas ncessairement atteindre le Rel
comme tel. Une philosophie peut considrer une autre philosophie comme
son sujet d'tude - ce qui constitue la matire de son activit. Lorsque le
Rel d'une philosophie ne se veut pas tre le Rel-en-soi , mais est une
autre philosophie, nous sommes devant des dcisions sur des dcisions :
des valeurs.

1. VALEUR ET MESURE

Une valeur est une mesure - dcision rapporte un talon - qui


identifie un fait - pratique et matriau - dans son tre. Un tant qui est
matriau : identit d'une identit et d'une diffrence, ce qui . . . est . . . en.
Il n'y a ainsi aucune dichotomie entre fait et valeur, mais une complmen
tarit : la valeur montre le fait comme fait et faire - pratique de fait.
La valeur comme valeur est donc neutre de valeur. Ce qui fait valeur, est
rapport
un fait. Si le fait n'est pas modifi - comme immanence radi
le
cale de la philosophie-valeur - la pratique en philosophie-valeur dter
mine en dernire instance la valeur et si la valeur a un aspect normatif,
puisqu'une mesure demande l'tablissement pralable d'un talon rfren
tiel, la pratique de la mesure - pratique de la valeur - dtermine comme
dcision l'identit (d'un) fait. Le Fait rsulte de l'exprience, et l'exp-

138

rience est << collection de mesures , donc collection de valeurs : le Fait est
ce qui vaut Rel, la valeur est ce que vaut le fait.

1.1 SUBJECI'IF ET OBJECTIF


Ce que l'homme appelle vrit, c 'est toujours sa vrit, c'estdire
l 'aspect sous lequel les choses lui apparaissent. (Protagoras)

Si le fait et la valeur sont lis, et puisqu'une valeur peut tre le fait d'une
autre philosophie-valeur, la sparation du subjectif et de l'objectif ne peut
plus passer par la catgorisation fait-valeur : le subjectif comme valeur et
l'objectif comme fait. Ou plutt, si la sparation est encore active, il pourra
arriver que de l'objectif devienne subjectif - et vice versa. Une descrip
tion, liste de faits, ne peut tre juge comme telle que si elle est identifie
comme description par une pratique mtaphorique. Et cette pratique mta
phorique est ce que la machine non-philosophie nomme valeur.
Si l'objectivit est une pure description, elle ne peut tre juge comme
telle que par la pratique d'une philosophie-valeur. Philosophie donne
avec-donation par une philosophie-origine et donc subjective (sujet dpen
dant de cette philosophie-origine). L'objectivit ne peut tre juge telle que
subjectivement.
I.l.l Engagements
L'objectivit ne peut, donc, tre le critre unique et incontestable de la
valuation du Rel, l'Homme ne peut prtendre user d'une valeur la dona
tion de laquelle il chappe et son engagement dans cette donation peut tre
vu suivant deux aspects :
L'engagement comme donn-avec-donation d'une philosophie-valeur :
L'engagement comme donn-avec-donation d'une philosophie-valeur est
en dfinitive, la dfinition classique de l'engagement : mettre en gage ses
valeurs , une promesse, garantie relle donne tiers. Le tiers est ici une
philosophie-origine pour laquelle la valeur engage promet le Rel. La
philosophie-origine se donne valeur relle en posant devant elle, et pour
elle, la philosophie-valeur. Toute philosophie-origine pose ainsi au moins
l'affirmation que sa propre pratique donnera le Vrai ou le Rel (et souvent
les deux la fois). Toute philosophie s'affirme comme Vraie, tout Monde
comme Rel. Mais, pour la machine non-philosophie, la philosophie
valeur, de par son statut de donn-avec-donation, est de l'ordre de l'hallu
cination et ne peut revendiquer un accs direct au Rel. La garantie, alors

139

apporte la philosophie-origine, ne dispose que de l'autorit de la prati


que de cette fois-ci )>, Et doit ainsi tre re-pratique une fois chaque
fois. On ne peut lui contester son statut de valeur, mais seulement dans
cette pratique l.
L'engagement comme posture qui permet la mise en pratique :
L'engagement est, galement, cette posture spcifique un donn-sans
donation et qui en permet la pratique. En machine non-philosophie, il y a
donn-sans-donation du Rel - immanence radicale - et dans le mme
geste d'une philosophie. Pour que la pratique de cette philosophie soit
indiscernable de la-philosophie, il est ncessaire - d'une ncessit qui
n'est telle que hors de cette pratique - d'adopter une posture particulire.
On peut comparer cette posture celle prise par un mathmaticien, pour
excuter une machine de Turing. Lors de cette excution, le mathmaticien
disparat et ne laisse place qu' la seule machine de Turing. Dans sa prati
que, le mathmaticien est la machine. C'est cette caractristique qui garan
tie que quel que soit l'individu mathmaticien, la fonction de la machine
de Turing sera exactement et totalement quivalente.
Dans la posture non-philosophique de la pratique d'une philosophie,
seuls le Rel - immanence radicale - et la philosophie - dcisions :
pratiques et matriaux, sont pratiqus (mis en pratique). Il y a bien prati
que de donn-sans-donation puisqu'il n'y a pas possibilit de pratique
d'lments antrieurs ce donn-sans-donation. D'un point de vue philo
sophique nous pourrions dire que ces lments ne sont pas, n'ont pas
d'existence. Mais du point de vue machine non-philosophie, on ne peut
mme pas parler d'lment. Seules demeurent les dcisions qui forment
philosophie - dtermines-en-dernire instance en Rel.
Cette forme d'engagement - radical en ceci qu'il oublie jusqu' l'exis
tence mme de l'engagement - pratique le Rel - immanence radi
cale -, pratique la-philosophie (philosophie-origine et philosophie
valeur), mais de par son oubli radical ne saurait tre cause et dterminant
de la valeur. Car ne peut tre cause que ce qui est identifi comme cause,
sinon tout ce qui peut tre dit est sans causes . Un sans causes qui
n'est pas intuition.
1. 1 . 2 Intuition et vrit
L'intuition qui devrait tre une Connaissance directe et immdiate
d'une vrit qui se prsente la pense avec la clart d'une vidence ne
peut, ainsi, tre telle, car la vrit n'est pas accessible en-Homme. La vrit
ne peut tre donne qu'en une philosophie, en Monde.

140

Le Rel, comme immanence radicale, ne peut tre en-Vrit ce qui


poserait une vrit pralable sa donation. La Vrit provient donc du
donn-sans-donation de la-philosophie. Il y a illusion de connaissance
directe (du mme type que ce que la non-philosophie nomme hallucination
quand il s'agit de l'apprhension du Rel par la philosophie). L'intuition,
demandant l'tablissement d'une Vrit qui la pratique, est donc une
construction et non une connaissance directe . Une construction en
Vrit. Mais une construction qui permet l a pratique directe d'une identi
fication, et qui est donc bien de l'ordre de l'vidence.
Ce n'est que dans la pratique d'une Vrit-en-Monde que l'intuition
peut apparatre. Son objet ne peut donc tre que clone et non directe
ment >> le Rel. La sensibilit est pratique-en-Rel du sujet, elle est prati
que d'une identit-mtaphore d'un objet-clone en Monde. L'intuition qui
en est le donn, le rsultat, ne peut tre premire.
Seule une mtaphore capable d'identifier la pratique qui l'a donne
spare l'intuition du raisonnement. La chane causale depuis le donn
sans-donation est identifie sans rupture dans le raisonnement alors que
l'intuition reste dans l'anonymat de sa seule pratique originelle. Mais les
deux sont des pratiques qui donnent. L'intuition peut donc, comme le rai
sonnement, servir de justification, mais il est illusoire d'utiliser l'un
comme 1' autre comme cause. Le Rel, immanence radicale, ne pouvant
servir de cause, la cause doit tre trouve dans le donn-sans-donation
et la foi de la machine non-philosophie.
1.2 LGfF!MfF DE L4 VALEUR
Sur toutes choses on peutfaire deux affinnations exactement contrai
res (Protagoras)

Si la valeur est de l'ordre de la convention, alors toute valeur est contin


gente et aucune valeur n'est plus lgitime ou Relle qu'une autre.

1.2.1 Le donn-sans-donation ne peut tre d'ordre conventionnel


Le donn-sans-donation d'une philosophie ne peut cependant pas tre
directement considr comme une convention, car il n'y a pas d'accord
entre des tiers donnant cette philosophie. Depuis la position demande par
la pratique de la philosophie origine, aucune donation n'a lieu. Pourtant,
sans tre conventionnelle, une philosophie tierce correspondant l 'identi
fication des pratiques de la philosophie-origine peut tre dfinie qui est

141

l'affirmation de valeurs et d'valuations de mesures lorsque ces valeurs


sont hirarchises par une chelle - rapport d'un talon lui-mme .
Si les valeurs ne sont pas ncessairement des conventions - quand
elles proviennent d'un donn-sans-donation -, elles peuvent galement
provenir de la donation de la pratique d'une philosophie origine. Donation
qui fait surprise : un clone. C'est dans ce cas l qu'on les dclarera conven
tionnelles, le tiers tant en cette philosophie-origine.
Il est clair, alors, que plusieurs philosophies tierces pourront avoir un
usage quivalent pour une philosophie origine. Pour tout matriau du
Monde, il pourra tre, ainsi, donn plusieurs valeurs, valeurs qui pourront
(ou non) se contredire.
1.2.2 Authentique et inauthentique
L'authentique est ce qui ne peut tre mis en doute. Seulement, pour la
machine non-philosophie, la pratique du doute est toujours possible. Seuls
sont exclus de la possibilit de doute ce qui est donn-sans-donation et ceci
seulement car il est constitutif de la machine. Aussi, seuls le Rel et les
matriaux de foi peuvent tre qualifis de radicalement authentiques.
Toutes les autres dcisions (pratiques et matriaux) ne peuvent tre quali
fies que de relativement authentiques , c'est--dire authentiques dans
leur pratique.
L'identit comme pratique mtaphorique, est, ainsi, pratique (relative
ment) authentique, mme quand elle porte sur un matriau valoris comme
faux. N'tre-pas - identit mtaphorique valorise comme faux affirme d'abord l'identit mtaphorique et seulement dans un second geste
la valorisation comme faux. On ne peut ainsi suivre Parmnide et dire que
l'tre-pas n'est pas. Non pas parce qu'il est, mais parce que dire << il >>
signifie, pour la machine non-philosophie, avoir une identit mtaphori
que .
Etre et n'tre-pas sont identits mtaphoriques, pratiques dont la
mtaphore donne tre ou tre-pas , mais l'un est valoris comme
tant pour la philosophie A et l'autre comme n'tant pas .
La philosophie-valeur dtermine ainsi une valeur d'tre de mme
qu'une valeur d'tre-pas et les pratiques permettant leur usage. Ceci impli
que galement que d'autres valeurs peuvent tre dtermines ; et mme si
la tradition occidentale ne les reconnat pas, elles n'en restent pas moins
valables. Ainsi on pourrait dterminer une valeur d' tre et n'tre-pas
simultanment >> (tat du chat de Schrodinger par exemple) ou de ni tre,
ni tre-pas >> (qui pourrait tre l'tat d'un monde virtuel), le tiers exclu
n'tant qu'une pratique de valeurs parmi d'autres

142

critique-moi, tu me fais du bien (Socrate)

Il s'tablit, ainsi, que les valeurs, bien que marques de la pratique


d'identification, ne peuvent se revendiquer Relles - mme si, comme
toujours en non-philosophie, elles sont dtermines en dernire instance en
Rel, de par le donn-sans-donation de la philosophie dans le geste dona
loire (du) Rel.
Il. VALEUR ET PHMRE
[I.J DE L'USAGE ET DE

lA VALEUR

La valeur est le rapport de la proportionnalit des produits qui com


posent la richesse. (K. Marx Misre de la philosophie )

Ce n'est pas l'usage qui fait valeur, mais la possibilit de l'usage. Aussi
peut on regretter le trsor enterr qui nous est vol, car si aucun usage n'en
tait fait, on s'tait rserv la possibilit de son usage.
La possibilit d'usage, pas l 'utilit, car l 'utilit est elle-mme valeur, et
dfinir la valeur par l'utilit reviendrait dfinir la valeur comme auto
pose. Alors que 1 'usage est pratique, pratique en Rel ou en Monde.
Le seul acte de donation d'une philosophie-valeur comme dcisions
(pratiques et matriaux) sur une philosophie-origine, tablit la valeur de
celle-ci, dans sa pratique potentielle - non encore pratique.
La seule description d'une pratique sans mme la posture ncessaire
la pratique suffit faire valeur.
Aussi pour la machine non-philosophie, la description d'une philoso
phie dont le Rel est une (autre) philosophie suffit dire la valeur, mme
si cette philosophie n'est pas mise en pratique en tant que telle mais tra
vers la philosophie origine qui considre cette valeur comme une philoso
phie tierce.
II.l.J Valeur et choix
Comme tout arl et toute recherche, ainsi l 'action et le choix prfren
tiel tendent vers quelque bien, ce qu'il semble. Ainsi a-t-on dclar
avec raison que le Bien est ce quoi toutes choses tendent.
(Aristote, Ethique Nicomaque, Livre 1, 1094 a 1-3)

La valeur est une dcision qui facilite la pratique de choix - dcision


oriente vers un but. Si la valeur n'est pas l'utilit, la pratique de la valeur
est utile.
Orienter vers un but, c'est restreindre les pratiques aux pratiques prati
cables-pour-ce-but. Les pratiques dont le qui-donne est ce but.

143

Deux mthodes peuvent permettre, en-Homme, d'orienter la dcision


vers un but, le raisonnement et le dsir. Mais en dfinitive nous verrons
qu'elles se concluent de la mme manire.
Le dsir : Le dsir est l'affectation un fait de la valeur Plaisir . Les
autres valeurs, quand elles participent au choix par le dsir, sont en dfini
tive des fonctions - des pratiques - de cette valeur Plaisir .
Ainsi, mme une philosophie revendiquant le Mal comme but dsi
rable, ne fait que valuer la valeur Mal Plaisir .
Le rapport du Plaisir lui-mme gnre une chelle des Plaisirs que
l'on peut alors graduer de douleur extase, en passant par toutes les gra
dations de la jouissance.
Cette chelle peut alors tre utilise pour identifier les dcisions pra
tiquer. C'est dans leur rapport au plaisir que les valeurs deviennent parti
de choix .
Sachant cependant que le classement de cette chelle ncessite encore
une dcision valeur :
Pour le dsir, la douleur n'est pas un mal, comme le plaisir n'est pas un
bien.
Le raisonnement : Le raisonnement est la description en cette fois-ci
de la chane causale, et l'identification de la dernire cause comme but
-atteindre. Mais le but--atteindre n'est lui-mme qu'une fonction du
dsir.
C'est parce que le but--atteindre est dsirable qu'il est but--atteindre.
Mme si l'on dfinit le but--atteindre comme un devoir ou une obliga
tion, le devoir et l'obligation deviennent ce qui est dsirable.
Dans un tel contexte, le hasard est l'identification du raisonnement qui
donne l'ala. Il n'y a pas de choix au hasard , mais pratique d'un rai
sonnement dont le but--atteindre est une alternative. L'obtention d'une
des alternatives valant >> choix.
Ainsi, le lanc d'une pice de monnaie est une pratique raisonne, car
la chane causale du choix est identifiable. Et cela mme si le lanc lui
mme est considrer comme une boite noire chaotique, c'est--dire
trs dpendante des conditions initiales.
L'affirmation d'un comportement chaotique - dpendant des condi
tions initiales - n'implique pas - bien au contraire - l'impossibilit de
le calculer (pratiquer sa chane causale). Elle implique seulement que le
rsultat donn par la pratique peut grandement varier quand le donn de
dpart change peu.
La difficult apparente faire le calcul provient seulement de la diffi
cult disposer posteriori de ce donn de dpart.
144

La machine non-philosophie pratique un donn-sans-donation. Elle ne


ncessite donc pas de re-disposer des donnes de dpart. Elle a seu
lement les mettre en pratique.
Il n'y a plus de chaos dans la pratique du donn-sans-donation seule
ment une surprise.
IJ.l.2 Valeur absolue, valeur infinie, valeur universelle
De dcisions en dcision se dessine une hirarchie des valeurs :
Les Faits sont les pratiques en Rel ; les valeurs, les pratiques sur les
faits ; la morale, les pratiques sur les valeurs ; l'thique, les pratiques sur
la morale.
Mais en dfinitive, thique et morale comme pratique sur des pratiques
sont des valeurs. Et ce que l'on dit des valeurs peut tre dit d'elles.
Un nombre, par exemple, est l'identification d'un lment d'une chelle
construite en rapportant une magnitude elle-mme. Une magnitude tant
ce dont on peut identifier des composants ou des compositions. Si l'on
considre le composant primaire comme un fait, l'chelle est valeur et son
identification comme nombre est de mme niveau que la morale. Sans que
la machine non-philosophie en conclue quoi que ce soit par ailleurs.
Les valeurs peuvent tre identifies en hirarchies, mais le sens la pratique quivalente - de ces hirarchies est une donation d'une philo
sophie particulire.
Et une telle classification permettra, toujours, un rapport des valeurs
entre elles :
1 . La valeur absolue sera ainsi, la valeur qui restera quivalente elle
mme quelque soit la philosophie considre.
2. Une valeur universelle sera une valeur dfinie dans toutes les philo
sophies identifies. On notera qu'une valeur absolue n'est pas ncessaire
ment une valeur universelle, car une valeur absolue peut tre pratique
comme quivalente elle-mme depuis une philosophie origine autre que
celle considre.
3. La valeur infinie sera la valeur dont la pratique sera une pratique sans
fin. Une pratique dont, quelle que soit la pratique courante, on peut identi
fier une pratique successeur. On pourra noter que dfinie ainsi, une prati
que circulaire, une pratique dont le donn se retrouve dans les prdces
seurs
est qualifiable de valeur infinie.
Il en rsulte qu'une philosophie peut donner des valeurs absolues, infi
nies ou universelles, et la machine non-philosophie pourra les pratiquer
comme telles, dans toute la Vrit que cette philosophie leur donne.

145

Cependant, il sera toujours possible de donner une philosophie quivalente


ou non avec des valeurs quivalentes ou non.
1!.2 VALEUR ET DURE

Alors que la machine non-philosophie est atemporelle, puisque inscrite


dans le une fois chaque fois , l'usage de la valeur, comme pratique qui
identifie un ou un ensemble de faits, est une pratique qui fait marque.
C'est l'identification de la rptition d'une marque et l'affirmation de la
rgularit de la rptition qui forme horloge. La pratique d'une horloge dit
le temps.
Nous remarquerons que si cette affirmation peut sembler trange pre
mire vue, dans un univers dans lequel aucune rptition ne peut tre
observe, aucune horloge ne peut tre construite. En revanche, dans un
univers o une rptition peut tre trouve et une horloge construite, si le
mouvement de cette rptition mesure dans un autre rfrentiel (hors de
cet univers) est irrgulier, dans l'univers de cet horloge aucun moyen de le
savoir ne peut tre trouv et il sera seulement constat que certains
moments sont trs remplis alors que d'autres le sont moins.
Rsistance : La pratique est mouvement, un mouvement immobile
puisqu'il n'engendre pas ncessairement un dplacement, mais un donn,
un donn-sans-donation.
La pense - le parcours du chemin balis par la question - est ainsi
un mouvement sans dplacement. Elle se concrtise dans le Sujet, comme
force de pense, rsistance de la Philosophie/Monde l'identit Relle.
La rsistance se manifeste par le clone et la possibilit d'identifier ce
clone. C'est bien parce que le clone ne se fond pas dans l 'identit-Un
qu'on peut l'identifier, pratiquer une identification par mtaphore. Pourtant
le clone reste en Un et seule la pratique mtaphorique en donne l'iden
tit.
La rsistance du clone l'Un n'est pas une diffrence, l'autre de . . . ,
c'est la potentialit d'une pratique. Une pratique pas-encore-en-pratique,
une pratique-en-potentiel mais dont rien de la pratique-en-pratique ne
manque en dehors de 1' excution de cette pratique.
Le clone est une pratique en attente d'excution, la pense une pra
tique pratique.
Puissance : L'identit-identification est pratique en identit qui donne
une identification : une mtaphore qui donne (en surprise) un clone identi
fi. La pratique de la mtaphore est puissance ; force(d')identit.

146

C'est parce que nous identifions la valeur que nous pouvons le fait
qui est identification en Rel. Le pouvoir est donation en Rel comme sur
prise. La puissance est la pratique-en-potentiel du pouvoir.
Force et contrainte : La force n'est donc ni mouvement, ni nergie. Elle
est l'identit de la rsistance (du) monde en Un.
La force(de) est l'identit du Sujet. Une pratique qui donne en Monde
ou en Rel. Elle ne s'oppose pas au Monde ou au Rel, ne s'en fait pas un
ennemi, une diffrence. Elle n'est pas la contrainte, la donation en une phi
losophie tierce comme surprise, le pouvoir en 1' Autre-tranger, en 1' Autre
que l'identit-identifie de la philosophie-origine.
La force n'est pas contrainte et la contrainte n'est pas force(de)
Vivant et anim : Le vivant est galement mouvement, un mouvement
mobile cette fois-ci - mme si cette mobilit est parfois quasi impercep
tible. Le vivant donne - et en premier lieu la vie - mais de manire cau
sale : avec donation. Donation d'un Autre-tranger, d'une philosophie
tierce comme surprise. Le vivant est contrainte.
Ce que contraint le vivant, le surprend. Et, du point de vue de la philo
sophie vivante, cette surprise rsiste l'unification.
Mais en ce cas, le vivant ne pense pas ?
Il ressort de la dfinition ci-dessus que le vivant ne ncessite pas la pen
se comme une production, un donn-avec-donation.
Le vivant est une pratique dans une posture qui ne ncessite pas la pra
tique de son << qui-donne . Mais si le vivant donne du vivant, il ne donne
pas que du mouvement mobile, le vivant donne galement du mouvement
immobile, une pratique qui donne un donn-sans-donation.
Un donn qui dans la posture adquate peut tre mis en pratique. Le
vivant donne alors de la pense. Quand cette pense est la pratique du
vivant et est pense du vivant, ce qu'elle donne est conscience.
La conscience est oubli radical des rouages et identification de la partie
comme un tout. C'est l'oubli que la pense est pratique pour ne plus per
cevoir que le vivant comme pense.
La valeur que donne la conscience est affection : pratique de valeurs en
Homme. La pratique en-Homme du vivant donne l'motion. La valeur du
mouvement mobile, une transformation du monde qui lui donne poids. La
surprise du vivant en monde.
L'motion est la valeur de la conscience.
Risque et cration de valeur : Le risque est la surprise de ne pas attein
dre le but.
Quand la possibilit de choix ne permet plus d'identifier la totalit de la
chane causale de raisonnement, quand la performance est cre par une
147

chelle de valeur qui n'autorise pas la pratique en sa compltude du raison


nement, le choix devient risque.
Grer le risque, c'est comprendre l'influence du risque sur la valeur.
Dans le cas d'une entreprise, il s'agit alors de dterminer les responsa
bilits en fonction des principes directeurs annoncs. En machine non-phi
losophie, c'est utiliser d'autres valeurs pour tablir la valeur d'une valeur.
Utiliser des chelles de valeurs, pour contraindre le risque rester dans une
limite identifie. Ce qui ne peut tre en-Rel, mais seulement en-Monde et
donc relativement une philosophie.
Tout en sachant que supprimer tout le risque supprime par le mme
coup les opportunits de cration de valeurs-surprises.
Il.J QUNALENCE DES VALEURS
Notes pour les laborieux - Quiconque voudrait faire dsonnais des
questions morales une matire d'tude, s'ouvrirait un immense champ
de travail. Il y a toutes sortes de passions mditer isolment, obser
ver isolment travers les poques, chez les peuples, les individus
grands et petits : il faut mettre en lumire leur manire de raisonner,
leur manire d'apprcier les valeurs et d'clairer les choses !
(Nietzsche, < Le gai savoir , p. 56)

Puisque les valeurs sont dtermines en une philosophie, aucune ne


devraient tre privilgie, et toutes devraient pouvoir tre donnes de
manire quivalente.
Puisqu'il n'y a pas d'chelle des valeurs avant le rapport des valeurs
une valeur rfrence, et que toute valeur peut devenir valeur rfrence, tou
tes les valeurs devraient se valoir.
Combat des valeurs/Combat des fois

Le cannibalisme est une affaire de got

La pratique de valeurs est ce que l'on nomme le militantisme : militan


tisme qui souhaite inflchir la pratique sociale, c'est--dire pratiquer des
valeurs pour donner - d'autres - de nouvelles valeurs.
Que l'Autre identifie comme valeur de sa philosophie, la valeur du mili
tant.
C'est le rgne de la contrainte : la donation en une philosophie tierce
comme surprise, le pouvoir en l 'Autre-tranger, en l'Autre-que l'identit
identifie de la philosophie origine .
La contrainte s'exerce travers la Loi, loi qui est pratiques et valeurs.
Loi qui ne se pratique en-Autre que parce que 1' Autre comme conscience
148

pense cette loi comme tant sa Loi. Non pas proprit, mais comme iden
tit-identification d'une pratique qui me donne comme moi.
En dfinitive, il ne peut y avoir de combat des fois, la foi est constitu
tive de la machine non-philosophie, sa modification ou suppression nie la
machine non-philosophie comme machine en pratique. On ne peut pas par
ler de transformation en une autre machine, puisqu'il n'y a pas moyen de
l'identifier comme lie la prcdente. La conversion est, ainsi, la mise en
pratique d'un nouvel individu.
Il ne peut y avoir que des pratiques de valeurs, mais ces pratiques ne
sont pas des combats mais des usages et des rsistances l'usage (qui ne
sont que des non-pratiques) par une philosophie donne.
La contrainte est alors une pratique en volont de la Loi.
li est couramment admis, que la capacit de dcision est la forme ultime
de la libert. Pourtant, la capacit de faire des choix ne peut en tre la mar
que, puisque l'on peut faire des choix contraints. L'aiguillage d'une voie
ferr est bien un instrument de choix, mais seule la connaissance de la des
tination finale peut tre considre comme cause rebours de libert. Qui
jugerait comme l'exercice d'un choix, la pratique d'un aiguillage dont les
deux voies boucleraient l'une sur l 'autre ?
Ne peut tre libre que celui qui choisit le but, non celui qui choisit la
voie.
La pense radicale en-Homme est machine, l'Humanit doit devenir
l'Autre-tranger libre.

149

Hypotyposes machiniques
par

Marc DEVELEY

I. MAC!ITNATIONS PREMIRES :
L'INQUJTUDE FONDAMENTALE

Toute machine est travaille par une intentionnalit obscure, comme si,
la fois, elle devait poursuivre un objectif propre (te/os interne) dpassant
celui de son constructeur (telos externe), tout en se rduisant l'imma
nence de son fonctionnement mcanique : elle ne veut rien, ne vise rien,
fonctionne, c'est tout. L est la source d'une d'angoisse, que l'histoire du
concept recueille en l'associant tour tour l'hubris, la mort, l 'exploita
tion, l'arraisonnement (1). Loin de ce voisinage historique, mais dans le
respect des lignes conceptuelles qui en sont issues, les prsentes lignes
proposeront, en matire de prparation un possible usage non-philosophi
que, une esquisse des liens structuraux qui peuvent unir philosophie et
machine .
Par machine, dans ce qui suit, on entendra l'ajointement problmatique
d'un te/os (but, cause finale) sur un mcanisme (ensemble matriel ou for
mel d'lments en mouvements co-articuls les uns aux autres). De cet

assemblage, deux usages, exclusifs sans doute, sont possibles, qui en


rduisent l'inquitante tranget :
usage philosophique - inscription dans une modalit du sens dont la
pense serait originairement donatrice : pense prsupposition, dont le
corrlat (le prsuppos) est rendu homogne sa prsupposition.
L'angoisse est dplace jusqu'au cur opaque de la philosophie, mais
quitte l' objet ;
usage pratique - inscription dans une modalit du sens dont la pense
ne serait pas originairement donatrice : pense dont aucune mthode,
rationalisation ou hermneutique (aucun acte de prsupposition) ne vient
ressaisir le prsuppos. L'angoisse est alors dissipe dans la perte d'effi
cace du point de contradiction.
C'est sur le premier de ces deux usages que sera mis l'accent de la pr
sente tude.
!.1

PRATIQUE-MACHINE

Il convient ici de dtourer plus conformment nos objectifs le sens


d'un vocabulaire surcharg par la tradition. On emprunte ce qui suit
l'analyse effectue par Franois Larue!le dans son dernier ouvrage (2).
Une pratique y est dcrite comme une activit dote d'un noyau ternaire de
transfonnation (matire de la ralit, moyens thoriques ou techniques,
connaissance ou uvre rsultantes), dit encore objet de connaissance, que
dtermine un prsuppos double d'objet rel, objet du rapport [de la
practicit] un rel qui dtermine sous son aspect de matrialit la trans
formation de la ralit idalise >>, et de langage, ou mtalangage : lan
gage tel qu'il est port ou anim par l 'intention ou par la fonction de
constitution unilatrales qu'il remplit (3), ncessairement travers de
philosophie, orient sur l'objet rel et sur l'activit transformatrice. Le
tableau ci-dessous rsume la conformation de ce lien transcendantal
puisqu'il faut bien appeler ainsi le rapport entre rel, langage et objet :
Objet rel

suppos

Mtalangage
Matire de la ralit

Objet de connaissance
f- transformation

Moyens techniques ou thoriques


Connaissance ou uvre produite

Tableau 1

152

Structure de pratique

Le point dur de cette dfinition tient l'usage qui y est fait de l'adjectif
unilatral . Prcisons donc. Une pratique n'acquiert un sens qu' viser
le rel, en cela soutenue et par l'activit transformatrice, productrice de
l'uvre, et par le mtalangage, producteur du sens entendu comme direc
tion fournir l'action et interprtation de la connaissance produite.
L'objet rel est ainsi vis deux fois, mais sans synthse : travers l'objet
de connaissance, qui en est un modle ; et travers le mtalangage, qui en
soutient les interprtations. Le modle est non pas un lment du mtalan
gage, mais avant tout activit de transformation, Son lien l'objet rel est
un lien de rfrence, le lien de signification tant pris en charge par le
mtalangage de faon exclusive. Encore convient-il de prciser que ce der
nier n 'intervient que secondairement : dans le cas contraire, il serait
champ de prsuppositions propre dlimiter autoritairement l'activit
transformatrice, plutt qu' en dterminer les conditions de possibilit du
sens. Plus gnralement, le prsuppos, s'il doit tre pur, ne peut entrete
nir un rapport de dtermination rciproque ce dont il est prsuppos.
Objet rel, mtalangage et activit transformatrice sont donc lis, mais
sans cette convertibilit spculaire qui appartient par exemple la repr
sentation : unilatralement, et par consquent de faon quelque peu diffi
cile saisir philosophiquement.
La puret du prsuppos (l'absence de synthse d'aucune sorte entre
objet rel ou mtalangage et objet de connaissance) ne peut en effet tre
recueillie par la simple description de sa structure. se soutenir d'un for
malisme dans lequel prsuppos et objet sont viss au travers du mme
organon, la description rduit leur rapport, au moins en partie, un lien
formel, et ravale le prsuppos au rang d'objet empirique, au mpris de
l'unilatralit allgue. Comment dcrire, alors, et rigoureusement, c'est
-dire en respectant les contraintes que la description met jour ? cela,
trois rponses possibles :
soit en se positionnant le long d'une autre ligne de fracture transcendan
tale, mais en acceptant de rendre formelle la diffrence de niveau entre
1' objet de connaissance et le prsuppos viss : option scientifique ou
logicienne ;
soit en rintriorisant la ligne d'cart entre objet et prsuppos : option
de la philosophie, en tant qu'elle se constitue elle-mme en posant l'objet
qu'elle dcrit, mais doit de ce fait brouiller les rapports entre objet de
connaissance, objet rel et mtalangage de faon les amener une forme
d'intelligibilit - ft-elle barre d'impossible, mais selon des rgles dont
elle conserve le contrle. C'est essentiellement de cette option dont les pr
sentes lignes explorent les enjeux ;

!53

soit enfin, au-del de ces lignes, en tentant d'acqurir un mode de pen


se qui soit conforme celui qui prvaut dans une pratique, mode de pen
se dont le noyau de transformation serait lui-mme pense, sans pour
autant que le mtalangage s'y anastomose philosophiquement en brouillant
les rapports empirico-transcendantaux.
Le lien de ces considrations avec notre problmatique tient dans la
similitude formelle qui identifie un mcanisme l'activit transformatrice
de toute pratique (son noyau actif, sa charge d'immanence empirique). On
abrgera ici en cur mcanique des pratiques ce que Franois Laruelle
dsigne encore comme noyau de procdures techniques (4).
Dans ces conditions, toute machine, en tant qu'objet d'une pratique,
doit elle-mme se comprendre comme pratique. En effet, elle ne pose alors
d'autre problme que de savoir conunent l'on s'en sert. Cette dimension du
comment faire est celle d'un mtalangage dfini sur la machine, attribu
par le mtalangage de la pratique. Par ailleurs, son schme de transforma
tion mcanique uvre vers un objet rel indiscernable de 1' objet rel de la
pratique. Dit autrement, mais de faon dj abstraite, la machine entretient
la pratique qui en use un rapport mrologique : objet rel et mtalan
gage en constituent la structure de telos, telos unilatralement engren au
cur mcanique de la pratique, qui s'anastomose alors le mcanisme de la
machine, unilatralement enfoui dans la pratique comme une de ses par
ties.
Rciproquement, toute pratique peut tre dcrite comme une machine.
Il y va d'un double acte d'abstraction :
Dans la pratique, une opration notique s'adjoint un cur mcanique.
Opration qui dfinit un arrire-plan reprsentationnel contingent la
transformation elle-mme. C'est un acte de vise, qui extrait de la pratique
sa forme et son sens, mais ne les lui assigne que depuis son point de vue
propre et non pas comme proprits relles. Au cur mcanique est ainsi
systmatiquement associ une place notique porteuse des formes a priori
ncessaires la constitution d'un rapport au rel comme pense (un sens) :
pratique )) se comporte comme une fonction (au moins) une place,
saturable par les oprations d'une vise. En tant qu'elle s'inscrit dans l'es
pace de sens de quelque chose, qu'elle est un objet naturel de la question
comment a marche ? )) , cette place est la dimension de ce comment.
En ce sens, la pratique peut tre dite machine mtalangage, ce
relevant ici d'une opration d'abstraction du prsuppos notique d'une
pratique, soit encore d'une tentative de dtourer l'immanence d'un fonc
tionnement mcanique, en tant qu'il chappe l'instance
transcendantale du langage.
154

Dans la pratique, un corrlat nomatique s' adjoint

un cur mcani

que. Corrlat qui dfinit un arrire-plan intentionnel contingent

la trans

formation elle-mme, mais qui rentre en rapport complexe avec le mta


langage. Au cur mcanique est ainsi systmatiquement donn, comme
corrlat intentionnel asynthtique de la nose mtalinguistique, une place
nomatique porteuse des formes

a priori ncessaires la constitution d'un

rapport au rel comme chose (support de sens)


comme une fonction

(au moins)

vise. En tant qu'elle est destine


naturel de la question
d'un

pour( quoi),

: <<

pratique

se comporte

une place, saturable par les objets d'une

quelque chose, qu'elle est un objet

? , cette place est la dimension


comment, mais nanmoins lui unilat

quoi a sert

sans synthse au

ralement engren.
En ce sens, la pratique peut tre dite machine objet rel, ce

rele

vant comme prcdemment d'une opration d' abstraction, mais du prsup


pos nomatique d'une pratique, soit encore d'une tentative de dtourer
l'immanence d'un fonctionnement mcanique, en tant qu'il chappe au
rel comme rfrence.
Globalement, donc, la dimension du

telos s'articule sur le jeu

<<

dfinit ici la faon dont un

de transformations d'un organe mcanique. Elle

( mtalangage et objet rel) dont le


telos est unilatralement constitu de la dyade asynthtique d'un objet rel

fait de toute pratique une machine

et d'un mtalangage. Cette dimension s'entend d' une abstraction modli


sante dont la nature est discursive (mtalinguistique, au sens ici en cours)
par rapport

son objet. C' est le type de ce rapport qui en dlivre le sens,

soit de pratique, soit de philosophie.

!.2 PHIWSOPHIE-MACH/NE
Si la philosophie, alors, se soutient d'une pratique, elle n'en est une elle
mme que par abus de langage. Certes, elle s'essaie

la production d'une

connaissance sur la pratique o elle trouve sa matire premire - mais


moins en tant que pratique scientifique que dispensatrice d'un sens qui
vaut certes de la pratique elle-mme, mais au profit de l'ensemble de la
philosophie

(5). L'essence spcifique de la philosophie tient dans le repli

bilatral et spculaire des dualits pratiques unilatrales : (objet de


connaissance

1 prsuppos) et (objet rel 1 mtalangage), dont elle dfi

nit les modes de convertibilits rciproques. Nouvelle faon d' engrener

telos

et mcanisme, qui en fait, derechef, une machine, mais d'un autre

genre,

lucider.

!55

L'objet de connaissance est point de dpart d'un processus d'abstraction


qui laisse la pratique tre pense globalement comme objet, processus qui
s'identifie simultanment et originairement une unification de la struc
ture unilatralement duale du prsuppos. La rgle de cette corrlation
n'est autre que la conqute d'une articulation bilatrale du telos [mtalan
gage - objet rel] sur le cur mcanique, prtexte alors un double recol
lement : de l'objet rel sur le mtalangage et du prsuppos sur la prsup
position, dans le mme geste, mais pas au mme niveau.
Le premier geste est thmatique et permet de dgager les traits du rel
et de sa reprsentation issus de la forme spcifique de la transformation
(comment et sur quoi elle agit). Convertibilit de l'objet rel dans le mta
langage, cela signifie vise par le mtalangage de l 'objet rel (et non plus
simplement du cur mcanique) et, inversement, reprsentabilit de l'ob
jet rel dans le mtalangage lui ordonn.
Le second geste est thtique et assigne l' opration philosophique au pri
mat de la prsupposition, en tant qu'elle se donne formellement comme
recollement, engrnement, couture, ajointement, etc., du rel et du
concept (6).
L'essence du philosophique, tient alors dans cette conversion l'une en
l'autre des deux faces d'une dualit pratique (unilatrale). Ce geste trouve
son fondement apodictique dans sa performativit : le fait est que a mar
che. Que veut dire marcher en ce cas ? Simplement qu'est possible
une installation dans un mode de pense o la convertibilit est ralisable,
modulo une opration plus ou moins complexe qui, s'ancrant dans cette
convertibilit (dans son rsultat, donc) s'identifie cette installation
mme (7). Par cette suture, la philosophie acquiert la violence d'une auto
position. S'il n'y a ici rien d'vident ou de trivial, ce mode de pense ne
s'en voit pas donner pour autant une pertinence particulire re1le l'gard
de son objet.
Plus spcifiquement, 1 'opration de recollement des prsupposs permet
d'extraire la forme de la machine de son identification sans reflet la pra
tique. Libre de l'unilatralit des prsupposs par la mise en communi
cation de leurs instances, elle flotte dans le continuum philosophique, dont
elle peut investir de droit tous les composants thmatiques ou thtiques.
Elle peut alors tre vise comme thme (i.e. objet relevant des arts du logi
cien, de l'ingnieur, etc.) ou, plus intressant pour cette tude, se voir uti
lise comme organe thtique, c'est--dire partie prenante desforces d'uni
fication du prsuppos pratique : pense- ou philosophie-machine.
Ce flottement est la source d'une double inquitude :

!56

Une premire fois, en tant que, fonction non sature de mtalangage et


d'objet rel, la machine lvite hors pratique mais dans le champ d'une phi
losophabilit qui la conoit comme instance formelle-transcendantale, dis
ponible tout remplissage practico-philosophique. Cette disponibilit est
la source d'une inquitude intellectuelle - signe d'un inachvement et de
l'espoir corrlatif de la saturation possible du concept. Inquitude philoso
phique premire, qui est celle de la dcouverte des problmes et de leur
inscription corrlative dans un espace de rsolution probable. La forme
fonction de la machine est donc la forme a priori de l'opration de toute
philosophie, soit encore de toute pratique en tant qu'elle est philosopha
ble : c'est l'identit, si l'on veut, de l'opration d'unification du prsup
pos. Lui correspond un affect d'inquitude affaire, propre tout travail
en cours d'achvement - ne ft-il qu' l'tat d'bauche. Inquitude fonci
rement narrative, qui uvre la rsolution des tensions issues de l'insatu
ration par la production d'un rcit saturant. Formellement parlant, on vise
une synthse que l'on peut concevoir comme subsomption d'une
machine empirique-transcendantale la machine transcendantale-relle
qu'est toute philosophie.
Une seconde fois en tant que, par abstraction objectivante, on recher
cherait spcifiquement de la fonction-machine l'identit d'objet et non pas
seulement d'opration. Plus rien saturer, alors, puisque la demande est ici
de porter saturation ce qui rend possible l'opration par son insaturation
mme. La philosophie se trouve brutalement sevre de tout usage d'un
objet, qui, pourtant, fonctionne, mais vide et de faon semble-t-il dfini
tivement absurde, hors langage et hors rel : l o elle dcouvre une
possible unilatralit pratique oeuvrant au plus secret de ses mcanismes.
Ce second mouvement d'abstraction dlimite le lieu philosophique de
l'abme, de la rupture, de la dimension d'un pr-donn impensable mais
essentiel, dont la chra platonicienne est l'un des tmoins. Aux limites, la
machine au cur de la philosophie n'est plus qu'un vaste nant dynami
que, dpassant toute force humaine et possdant la puissance de toutes les
actualisations. Vaste rservoir imaginaire, elle est ce lieu d'une philosophie
devenue folle, ces grandes eaux (gurges) o se perd Descartes au commen
cement de la Deuxime Mditation (8). Seule une thmatisation, comme
bord de l'activit philosophique (chra, gurges, mais aussi Schwiimerei,
sophistique, sublime, mort, etc.), peut en lever le caractre insoutenable, en
en dterminant systmatiquement une place suffisamment protge pour
que puissent tre stabiliss les difices produits par la pense et, par cons
quent, contenue la charge d'angoisse, contre laquelle s'affaire la philoso
phie. Philosopher, c'est ainsi penser contre l'indistinction qui se cache
!57

dans le fonctionnement peru comme absurde des (pratiques-)machines, y


adjoindre du sens. Le but est alors double : effacer l'inquitante tranget
d'un fonctionnement quasi-intentionnel, mais plat ; en profiter pour en
ressaisir la fois :
l'immanence comme force de destruction des transcendances - qu'on
en fasse une arme contre la transcendance elle-mme (coupure matria
liste), ou une contre-image au profit de la transcendance (idalisme alle
mand, si l'immanence machinique est platitude unilatrale dnue de
sens) ;
la force de constitution des choses et du monde - machine modle
(sphre armillaire du dmiurge, lieu d'une mdiation homme/nature chez
Simondon), qui permet de remplacer les mystres de la physis mystrieuse
par les reprsentations moins obscures, semble-t-il, de la techn.
La vise de la forme gnrale de la machine-philosophie ne se rsout
que dans l'aporie d'un bord. D'o vient ce bord et comment il est, in fine,
contourn, ncessite une descente au cur des synthses qui rgissent
homotopiquement les accords entre prsuppos et prsupposition, mta
langage et objet rel. C'est dans une ralisation, ncessairement particu
lire (9), que pourra tre rvle la ncessit symptmale des descriptions
effectues. La prsentation que l'on s'apprte faire aura donc ncessaire
ment quelque chose d'une monstration.

Il. MACffiNATIONS SECONDES :


MACHINERIE PH!LOSOPffiQUE
[l.J STRUCTURE GNRALE

Pour oprer sa propre synthse partir d'une pratique, la philosophie


procde en trois moments, qu'elle confond le plus souvent mais que l'ana
lyse distingue :
Moment analytique. Installation dans le mtalangage d'une pratique p,
et production d'une forme gnrale recueillant les articulations du cur
mcanique, tel que le mtalangage les manifeste. Cette phase est caractri
se par une grande attention aux lments empiriques, et se conforme ce
que le mtalangage rend possible ou non - dit autrement : la condition de
recevabilit des noncs qui y sont produits est fondamentalement dpen
dante de celle qui prvaut dans le mtalangage, donc du sens de p tel que
le mtalangage associ le construit.

158

Moment inductif. Dtachement de la forme ainsi produite du cur


mcanique, et production d'une fonction-machine dont les variables (pla
ces insatures) sont dtermines par les lments de la forme prcdem
ment produite, en tant qu'ils sont susceptibles de variation. La prsente
phase s'arrime plus troitement aux dterminations linguistiques du cadre
fourni par le mtalangage, mais s'affranchit de sa relation avec la pratique
initiale. 1' abstraction de la forme fonctionnelle correspond donc une abs
traction du langage employ pour la dcrire. C'est une phase de dgage
ment des a priori en tant que tels, soit encore des structures ncessaires du
langage en tant qu'il est susceptible de produire les formes ncessaires
son fonctionnement comme mtalangage de p. La condition de recevabi
lit des noncs ne dpend plus que de la structure interne du langage et de
conditions logiques lies au caractre gnral de la fonction produite.
Moment dductif. Justification de la lgitimit du moment prcdent. La
fonction-machine ne peut avoir de sens que si le moment inductif - qui
correspond une phase d'abstraction - y trouve un fondement apodicti
que ; ceci suppose que l'activit philosophique y conquiert un appui th
matique et thtique fondamental qu'elle se doit de rendre manifeste. C'est
un moment de clture transcendantale. La condition de recevabilit des
noncs n'y dpend plus que d'une pragmatique transcendantale formelle
ment rgle par la fonction-machine, en tant que celle-ci, uvrant en nom
et place de la fonction gnrale dgage au chapitre prcdent, ralise la
synthse de l'objet rel et du mtalangage de p. Elle permet donc, in fine,
de justifier 1 ' accroche empirique de la pratique philosophique sur p.
ll. 2

MOMENT ANALYTIQUE : FORME

Le moment analytique donne sa problmatique la philosophie via une


pratique. Il trouve son origine dans 1' ouverture active des mtalangages et
1' apptit philosophique pour tout ce qui pose question dans l'ordre du dis
cours.
Est interne tout mtalangage le lien entre la reprsentation qu'il se fait
de son influence sur son cur mcanique et l'objet de cette reprsentation
(cette influence proprement dite). Ouvert l'objet de connaissance comme
vise opratoire (10) d'une opacit irrfragable, il ne lui est en rien essen
tiel. Il se dploie autour d'une absence d'influence rciproque sur son
objet, lequel, de son seul point de vue, agit comme cause de ses produc
tions mtalinguistiques, elles-mmes perues comme productions indirec
tes des pratiques.

!59

La philosophie, par ailleurs, art du questionnement, possde un tro


pisme spontan pour les configurations d,ouverture, c'est--dire, de son
point de vue, problmatiques. C'est ainsi que dans la vise opre par le
mtalangage, possibilit lui est offerte d'une installation au voisinage de la
pratique.
L'analytique, alors, n'a d'autre objectif que la mise au jour d'un pro
blme, labor comme dommageable obscurit des points d'ouverture
d'un mtalangage sur un cur mcanique. Elle suit les lignes conceptuel
les du mtalangage, et, dans la mesure o le cur mcanique ne saurait en
tre affect, y dcouvre l'unilatralit de leur rapport, qu'elle prend pour
symptme d'un trait d'indtermination, sive d'ouverture : point obscur,
abme, etc., soit encore occasion d'une question fondamentale en manque
de rsolution.
La reconnaissance d'un problme est ici insparable de la production
d'une forme portant la marque la fois du manque saveur de dcouverte
que la philosophie fait surgir comme tel dans le mtalangage, et du sien
propre, qui la fait se porter au devant de toute trace d'incompltude ou
d'insaturation. ce stade, cependant, les structures du mtalangage sont
dominantes, et la philosophie ne conclut rien encore, qu'elle n'ait tir de
leurs possibilits spcifiques. Son manque propre n'est gure dcelable
que comme intrt pour ce mtalangage-l.
Il.J

MOMENT INDUCTIF : FONCTION

La conqute d'une forme n'est que la mise en vidence d'un problme


sur lequel l'ensemble de la machinerie philosophique peut alors oprer.
cela, deux directions :
d'une part l'laboration d'un organon mtaphorique fond sur la mise
en variation rgle des lments de la forme ;
d'autre part, la synthse la plus gnrale de ces variations comme
ensemble des valeurs prises par une fonction, pice matresse d'un canon
tir de la pratique vise.
Organon
Le moment inductif dpasse le moment analytique, en ce qu'il fait jouer
librement la forme qui en est tire sur d'autres rgions que celle dvolue
en propre au mtalangage initial. Il est en effet possible de porter la forme
issue de l'analyse puissance de variation : modifier les lments dont est
compose sa structure sans transformer cette dernire, de faon la trans
porter dans le mtalangage d'une pratique diffrente de celle qui lui a
Il.3.1

160

donnjour ( 1 1). Des noncs ainsi produits dans un nouveau champ rgio
nal = X, ]es consquences doivent tre mises l'preuve du matriau dis
ponible, afin de tisser un rseau de correspondances, valides ou non, entre
ce corpus et les thormes extraits du mtalangage. La limite de ce rseau
trace celle du transfert, soit encore de la mtaphorisation possible. On se
permet ainsi d'enrichir le sens d'une pratique par les significations issues
d'une autre, qui en acquiert une valeur de modle.
On demeure ici dans ce qu'on peut appeler la phase technique de la phi
losophie. S'y voit fourni aux pratiques un outil d'enrichissement de leur
mtalangage : un simple organon combinatoire. Si l'on pourrait tre tent
d'attribuer aux rsultats obtenus certaines des valeurs propres la pratique
initiale (scientifique, artistique, politique, etc.), les assignations opres
n'ont pourtant rien d'apodictique, et relvent simplement d'une mise en
communication occasionnelle et contingente, conservant qui plus est le
caractre unilatral du lien entre mtalangage et cur mcanique - tant
entendu que c'est, encore, ce dernier qui possde la primaut. Le transfert
reste essentiellement structural - identit de formes - et non nomologique
- ncessit de cette identit. C'est l une difficult propre tout mtalan
gage qui envisagerait d'importer ses modles (ceux des sciences humaines,
par exemple, des sciences de la nature). En gnral, d'autres mcanismes
sont ncessaires, pour assurer la recevabilit des noncs dans le mtalan
gage cible.
En particulier, on sera amen poser la question du statut de modle de
la forme initiale transplante en mtalangage tranger. En quoi s'agit-il
bien d'un modle ? Autrement dit, quelle est la lgitimit de son applica
tion X comme objet unifi d'une investigation ? Lorsque X = << la philo
sophie , y rpondre exige en particulier une rflexion supplmentaire sur
J' apodicticit des conditions de possibilit et relve du moment dductif.
La difficult est qu'alors la philosophie intervient la fois comme agent du
transport d'autres mtalangages de la forme issue de J'analyse, et comme
un mtalangage parmi d'autres, le sien, en tant qu'elle peut elle-mme tre
considre comme une (quasi-)pratique. Entre ces deux instances, il n'y a
pourtant pas encore de communication claire qui rendrait compte de sa
ncessit se soumettre cet organon : de son irrsistible propension la
question Qu'est-ce que la philosophie ? . Il s'agit alors de commencer
par assurer une valeur de canon l'organon inductif, en tant qu'il relve
rait non plus simplement d'une fonction opratoire - au sens o elle est
mise en uvre et recalcule chaque fois que le besoin s'en fait sentir
mais d'un algorithme constitutif, absolument gnral et vis comme tel,
justifiant formellement son application la philosophie. Seulement ensuite
161

pourrait-on poser la question du fondement d'un tel canon, et assurer la


lgitimit de l'organon proprement dit.
ll.3.2 Canon
La gnralit constitutive propre la fonction est issue d'un dplace
ment du regard sur l'induction elle-mme. L'attention qu'on y prte relve
d'une pratique dont le champ d'objet est l'ensemble des mtalangages.
Elle impose donc ce champ la structuration pralable d'une inter-traduc
tibilit sous le contrle de la forme dgage de l'analyse. En ce sens, elle
dfinit les structures a priori du (mta)langage et de son usage.
Plus prcisment, tout nouveau mtalangage structur par transfert d'un
lment du mtalangage initial doit pouvoir tre conu non comme l
ment d'un ensemble de formes issues des variations d'un patron primitif,
mais comme rsultat de la saturation des places insatures d'une forme
gnrale, qui prend ds lors valeur de fonction. Cela suppose :
la vise d'une fonction gnrique, de quelque faon qu'elle ait pu tre
constitue par ailleurs ;
la vise des mtalangages comme saturation des places insatures de
cette fonction - subsomption formelle ;
la vise du point de dpart de l'analyse comme relevant de l'existence
encore insue de cette forme fonctionnelle - subsomption matrielle.
C'est, on l'a dit, l 'opration de variation, vise en tant que telle, qui
prend ici valeur fonctionnelle. Elle a pour corrlat une gnralit maximale
laquelle se rattachent la forme initiale et les formes dduites comme
autant d'espces elle subsumes.
Ces trois phases dfinissent un canon justifiant rebours les tapes ana
lytique et inductive. S'il en reproduit le dcours comme en miroir, c'est
cependant un degr de gnralit suprieur, dans la mesure o il y rvle
une anticipation de sa propre forme, absolument gnrale puisque dsor
mais fonde sur 1' lment fonctionnel commun qui est donn viser
comme unit d'une multiplicit a priori de transferts mtaphoriques prag
matiquement prouvables dans leur cohrence. La gnralisation canoni
que est une rptition, ou une reprise, la fois de l'analytique, dont elle
justifie la nature d'occasion, et de l'induction mtaphorique, dont elle jus
tifie, cette fois, la forme des variations ; justifications qui trouvent leur
possibilit dans 1 'unit fonctionnelle absolument gnrale dont se soutient
l'inversion redoublante laquelle se voient soumis les gestes antrieurs.
C'est l le point le plus haut de la phase (de gnralisation) inductive. La
gnralit abstraite de la fonction produite dfinit alors une algbre de

162

communication, dterminant a priori la structure des mtalangages en


gnral.
Dans ce cadre, la fonction-X dsigne, pour la philosophie, la possibilit
de X-fictions. Le jeu de la mtaphore et des rcits s'inscrit dans le jeu des
variations au sortir de 1 'analyse (organon), et se soutient de la subsomption
sous la gnralit fonctionnelle la plus large (canon). Le manque initiale
ment dtect est ainsi combl par l'engrnement de la forme insature de
la fonction sur la forme primitive. Mais, et c'est l'apport spcifique de la
philosophie, la lgitimit de sa dtection premire est assure par la
conqute d'une gnralit extrmale qui le rsorbe (12) : in fine, le man
que se manifeste comme consquence de la non visibilit dans la pratique
de la structure en ralit fonctionnelle de la forme o il est dtect de prime
abord. La philosophie le reconduit pourtant. Elle s'en approprie la puis
sance d'branlement, pour lancer et entretenir les moteurs de la phase
inductive : plutt que dissout, il est la fois assign diffusion dans l'en
semble de la structure comme ce qui en assure le maintien du mouvement,
et subordonn ce qui soutient cette mme structure, savoir son cercle
d'auto-constitution. La philosophie se manifeste ici comme ce mouvement
d'expansion inductive que son moment extrmal vient justifier, en miroir
et canoniquement. Traverse par le manque, elle apparat donc comme
instable stabilit, ou quilibre dynamique, mais de faon ncessaire
(canon) et non plus simplement empiriquement contingente (organon). Il
n'y va pourtant ici que d'une ncessit formelle, sans rapport apodictique
une quelconque ralit. instrumentaliser le manque, la philosophie en
dplace la bance sur la possibilit la plus universelle de toute objectivit,
soit encore le rel, ou le fond sur lequel elle est lgitime se dployer
comme cercle. Se pose ici, de faon aigu, non plus la question de sa jus
tification formelle, mais de sa lgitimit nomologique. Rpondre ce nou
veau problme, hyperbole extrmale de celui dtect dans la pratique de
dpart, appelle un saut de pense, que 1 'on dira transcendantal : celui de
la valorisation comme modle de la fonction trouve, soit encore d'une
dduction de son droit se penser comme en-manque.
If.4 MOMENT DDUCTIF : PENSE
11.4.1 Question de lgitimit
La question de la lgitimit suppose une recherche spcifique : celle du
dernier mot sur la nature des choses. une telle obligation, les pratiques
ordinaires ne sont en gnral pas soumises : puisqu'il est spontanment
possible de les faire fonctionner, c'est--dire de s'y installer comme prati163

quant, la question de leur lgitimit ne se pose pas (13). En revanche, une


quasi-pratique philosophique ne peut pas faire l'conomie de cette ques
tion, on vient de le voir. Mais comme celle-ci ne peut se poser que depuis
une pratique donatrice de lgitimit, elle renvoie potentiellement la ques
tion de la lgitimit de la pratique lgitimante. Ds lors :
ou bien, regressio ad infinitum des pratiques lgitimantes, toute lgiti
mation et tout mot dernier sont impossibles ;
ou bien l'on admet qu'il est une pratique qui n'a pas besoin de lgitima
tion. La difficult de la regressio est alors rsolue, mais on en introduit une
nouvelle, ds lors que toute lgitimit est conue comme devant in fine
reposer sur une valeur explicite - c'est l le moteur (et le gnie) propre de
la philosophie, de ne pas supporter, dans la recherche du dernier mot, une
insaturation porteuse d'implicite.
ou bien l'une des pratiques lgitimantes est rencontre plus d'une fois
dans la chane des lgitimations, et la lgitimit relve d'une auto-lgiti
mation.
Si l'on admet donc que la question de la lgitimit appartient en propre
la philosophie et doit y trouver sinon rponse, du moins rsolution, la
dernire hypothse est la seule soutenable, qui introduit une circularit
chappant la forme pratique de la machine. Il convient alors d'en prci
ser les contours.
La philosophie, on l'a vu, est en partie une machine engendrer des for
mes insatures et trouver les expdients, plus ou moins ingnieux, pour
les remplir le plus largement possible (gnralisation fonctionnelle). Cela
dit, la maximalit de la saturation des variables fonctionnells reste sou
mise l'insaturation de la philosophie elle-mme, en tant qu'elle est un des
produits de son fonctionnement, prdicat qui peut se voir report sur tout
terme que la pratique philosophique en cours choisirait de singulariser
comme se trouvant en son fondement (fondement (philosophique) du fon
dement (de la philosophie)). Il n'est pas dit qu'il y ait l cercle vicieux,
mais cercle il y a, essentiel et constitutif.
La vise de l'insatur en tant qu'il est tout de mme, un autre niveau,
satur, peut se dcrire comme effet de rel : il y a effet de rel ds lors que
l'insaturation d'une variable fonctionnelle est implicitement porte satu
ration par un quantificateur existentiel ou universel (ci-dessous not 1' ) ,
et que l'nonc produit est index par une instance de cette mme varia
ble :
[ tx p.(x) lx
Ce processus d'indexation dnote une vise qui recouvre celles des
occurrences lies de la variable : le thtique se superpose au thmatique au
164

point qu'il n'est plus possible de rendre compte de faon formelle de l 'op
ration de vise ou de la structure du corrlat intentionnel. Autrement dit, ce
qui est vis peut tre vu comme cause ou consquence de la vise : nces
sit indcidable qui instaure l'effet de rel.
Sous ce rapport, l'occurrence lie de la variable (dans le mtalangage)
se lit comme representamentum du corrlat nomatique supput de son
occurrence libre comme index : objet rel. Autrement dit, objet rel et
mtalangage sont mis en concidence dans une opration complexe de
vise double, double objet, mais chacune son propre niveau.
L'occurrence lie dnote une vise thtico-thmatique, l 'occurrence libre,
celle par laquelle l'occurrence lie peut encore dnoter quelque chose de
rel : elle joue pour le coup un rle transcendantalement constitutif de la
ralit objective de l'occurrence lie - de sa possibilit valoir du rel.
Cette synthse s'opre via la machine (p.), en tant qu'elle est vise par
l'opration philosophique, comme opration philosophique, fonction non
plus gnrale, mais dsormais transcendantale. Le rel vis par la machine
est fantasmatiquement intrioris dans le jeu de ses mcanismes. La philo
sophie sait ne pouvoir en atteindre jamais que des effets, mais les vise sur
le mode plus ou moins dformant d'une spcularit dont elle constitue l'or
gane rflchissant (14).
II.4.2 Clture transcendantale
Rsumons. Les difficults thmatiques rsolues au voisinage analytique
des mtalangages par leur exploitation mtaphorique - au sens de dplace
ment du sens des formes obtenues sur d'autres mtalangages par variation
de leurs constituants - appellent la question de leurs conditions de possibi
lit thtique ; celle-ci trouve rponse, on l'a dit, dans le dgagement d'une
forme propre au mtalangage philosophique : auto-constitution d'une
fonction gnrale, vise comme telle. Cette induction la plus gnrale
appelle, son tour, la question de sa dduction, au sens kantien de la dter
mination de son droit : le problme de la lgitimit doit tre trait, ft-ce
pour apporter clture l'difice philosophique. On n'a alors pas d'autre
solution philosophique que de confirmer l'auto-rfrence dans son rle
fondateur (15). Le geste en est dit transcendantal, dans la mesure o il met
en rapport la pense avec quelque rel. On parlera ici de transcendantal
objectif ou formel : mouvement philosophique de constitution intra-dis
cursive pour une pense en gnral des conditions de possibilit de son
exercice comme philosophie. Ce transcendantal a la saveur d'une auto-ins
titution formelle, donc vicieuse, aussi peu stable que le cercle d'auto
constitution rsultant de l'accession la gnralit de la phase analytique
165

- ceci prs, cette fois, qu'il s'agit d'une auto-lgitimation, et donc du rap
port de la philosophie non plus sa forme, mais au rel qu'elle prtend
viser.
Pour peu qu'on n'entende pas dissoudre toutes les instances prsentes
comme autant de fantasmagories, la rsolution de cette difficult ne sem
ble possible que via une instance non plus objective, mais subjective. Sans
prise en charge par le philosophe, aucune thse d'aucune sorte n'a de
valeur philosophique. Il y a un pragmatisme constitutif de toute pratique
philosophique, non seulement eu gard aux schmes de la pense, mais
encore de leur habitation par le penseur : on parlera ici d'engagement.
Plus qu'une condition empirique et contingente de l'exercice de toute phi
losophie, il faut y voir un trait transcendantal, mais subjectif, mme de
donner un monde abstrait - un irrel - la densit d'une concrtude ente
sur un rel. L'effet de rel prcdemment voqu ne se soutient alors que
d'un engagement faire coexister dans le langage ce qui ne le pourrait sans
un vicieux coup de force ( 16).
Les pratiques, quant elles, n'ont pas besoin de prise en charge. C'est
essentiellement parce qu'objet rel et mtalangage sont rapprochs par la
philosophie qu'une opration excdant toute pratique est ncessaire, et que
cette opration doit se soutenir d'une instance supplmentaire : le philoso
phe, engag, ncessairement, foyer d'engagement d'o seul peut se faire la
philosophie, comme ce ou celui qui prend en charge et dfend les noncs
qu'il produit - quitte tenter pourtant de s'en effacer en s'y identifiant
silencieusement. L'engagement est ainsi une fonction trois places : l'en
gagement, le sujet engag (le philosophe) et l'objet pour lequel il s'engage
(la philosophie). Le sujet est transcendant au procs philosophique, dont il
assure la clture d'engagement. Il lui est cependant encore immanent, dans
la mesure o c'est la philosophie elle-mme qui le dfinit comme tel
engag. Il n'est pas ncessaire de dvelopper plus avant les relations com
plexes entre ces trois termes. Se trouve en effet condense, au point o se
soutient 1' ensemble du systme, une structure de pratique/machine
embrouille, sans possibilit d'attribution claire d' objet rel , << objet
de connaissance ou mtalangage l'un quelconque des termes
dgags : en ce lieu o la philosophie converge, leur convertibilit est
totale.
La clture de la remonte philosophique au principe s'achve alors dans
un lment la fois intra- et extra-philosophique. Il ne peut tre saisi par
un quelconque procd discursif, tout en conservant cependant une traduc
tion discursive (comme logique transcendantale, par exemple).
L'engagement n'est presque rien : il n'en est pas d'autres partages que
166

dans une forme de communication intersubjective - et encore. Mais, d'tre


arrim un transcendantal de type formel, dfinitoire de ses contenus et
dont il assure clture, il acquiert une force bel et bien transcendantale, et
non simplement subjective, tout en dotant le champ formel de la seule
force dont il puisse sans contradiction se soutenir. D'o l'inutile ristique
entre tenants du transcendantal en philosophie et ceux qui le rduisent
des lments psychologiques irrels, sans percevoir que ce combat tient
essentiellement la volont de montrer et/ou cacher un invitable geste
transcendantal, selon l'option originairement prise. L'engagement est
ncessaire toute activit philosophique, mais ce pour quoi il est pris est
travers de l'arbitraire d'un choix formellement auto-justifi qui n'a le
plus souvent nul besoin de reconnatre la valeur constitutive de l'aspect
subjectif de son geste. La clture transcendantale de l 'activit philosophi
que est indhiscente parce que pragmatiquement auto-justifie/constitue.
Elle peut, sans prjudice de son efficacit, soit se montrer, soit s'invalider,
sans qu'il soit possible de dcider une fois pour toute de la validit de l'une
de ces deux options, sinon depuis l'une d'entre elles. Il est ds lors impos
sible de statuer entre un engagement, occasion empirique de la pense, ou
inscription dans 1 'ordre des principes ncessaires.
Pareille (ir)rsolution se fait au dtriment de la possibilit de viser l'es
sentiel. La forme parfaite que recherche la philosophie dans la rsolution
du hiatus pratique entre objet de connaissance, objet rel et mtalangage
est ncessairement rvle, elle-mme, comme entache d'un autre hiatus,
reconduction un niveau plus profond de celui qu'elle voulait combler. En
ce sens, son objet rel chappe la philosophie, de mme que son mta
langage n'en dtermine le cur mcanique que de faon contingente.
l 'unilatralit redoute, elle reste soumise, quand bien mme, sous sa
forme grand-idaliste, elle aurait pour vocation assurment tragique de
prendre en charge et mener clture l'ouverture de toute pratique, elle
mme y compris, au sein d'une quation unique, aussi longue rsoudre
ft-elle. Il est peu tonnant, ds lors, que tout trajet s'y apparente ceux
que l'on trace au labyrinthe, et qu'il soit impossible de porter une rponse
dfinitive (et non scientifique) au statut intentionnel de la machine : la
philosophie, aprs tout, partage avec elle cette structure d'un aspect inten
tionnel qui s'vapore pour peu qu'on y regarde de prs ; mais pourtant
demeure, malgr tout, parce qu'il ressortit d'un engagement spcifique,
lui-mme arrim une forme constitutive, 1' ensemble ayant, pour nous
philosophes, comme la saveur du rel.

167

f/.5 MACHINES ET MACHINATIONS

Pour conclure ici, il est possible de tirer des considrations prcdentes


une combinatoire gnrale. On propose, assez ludiquement, mais selon des
rgles homognes celles de la phase d'induction/gnralisation, les arran
gements suivants :
tlmprnque

Anatyse

Anatyse

A prton

mouctlon

mauction

Posture
analytique

Mcamsme

t'OSture
transcendanJ ustmcanon
tale

1veneransation

veauctmn

raoscenl!anta

ONTOLOGIE

J<;ngagement

.tonctwnEngagement

Jelos

!<;PISTEMO

t'ENTADE

l"ENSEE

MACHINE

LOGIE

CANONIQUE

URDRE CLASSIQUE

Tableau 2

URDRE MACHINIQUE

Combinatoire synthtique de l 'analytique philosophique

Sans qu'il soit ici besoin de sur-commenter, l'articulation interne de la


philosophie peut tre ordonne soit sur les triades synthtiques propres
l'ordre classique de sa tradition, au moins depuis qu'elles ont t mises en
vidence par la critique kantienne (synthse et schmatisme) (17), ou sur
une structure d'un autre type, triade cachant une dyade, prcisment celle
de la machine conue comme articulation unilatrale d'un telos sur un
mcanisme.
La ttrade formelle : analyse, organon, canon et lgitimation transcen
dantale constitue l'appareil technique de la discipline. Sauf s'engrener
un telos, cet appareil, comme tout mcanisme, est vide de sens. Ainsi qu'il
est apparu, cet engrnement est la fois pragmatique et transcendantal : il
est effectu par l'exercice mme de la pratique philosophique, en tant
qu'elle s'essaie rencontrer un effet de rel dans le temps de son dcours.
Et c'est l'engagement qui en soutient alors toute la charge, comme clef
d'une constitution pour le philosophe de l'appareil technique en outil de
vise et de maintien de cette vise, prenant pour guide l 'effet de rel en
question.
D'une certaine faon, cependant, l'ordTe machinique, dyadique, n'est
pas homogne l'ordre classique. Ce dernier assure une clture de la phi
losophie sur elle-mme, clture synthtiquement verrouille et transcen168

dantalement indhiscente, qui rpare le dsquilibre de toute dyade d'une


ultime synthse intervenant en tiers agressif ou rconciliant, plus ou moins
intrieur, plus ou moins extrieur : machination qui s'autorise d'une iden
tification la fois un appareillage et son but, telos mcanis ou mca
nisme finalis.
Il faudrait pourtant ici rester, un instant au moins, en de de notre
presqu'irrsistible propension synthtiser. Binaire, la structure machini
que reste partiellement ouverte, et sa clture, imparfaite au regard des
besoins de totalisation philosophique. Or cette articulation binaire sans
synthse rappelle celle qui relve du lien ordinaire (pratique) entre objet de
connaissance et prsuppos. Le jeu tout philosophique des combinaisons
ouvre ici confusment la possibilit d'une autre lecture de la philosophie,
comme simple machine, non complexifie de ses machinations. C'est une
possibilit fragile, certes, et qui pour nous, ne s'ouvrirait que de n'aller pas
au bout de l'impulsion philosophique. Alors mme que pareille dprise ne
semble acqurir de sens que par le vaste dtour que l'on vient d'effectuer
pour nous installer dans la clture indhiscente d'une philosophie. Il ne
s'agirait alors plus de prtendre dpasser, briser, rsoudre, araser les pro
blmes, ce qui est toujours les reconduire dans leur problmaticit mme,
mais d'user de l'occasion qu'ils nous donnent de percevoir, ft-ce de faon
excessivement floue et fugace, l'indhiscente dhiscence de chaque solu
tion de type philosophique pour tenter de nous en sortir sans succomber au
fantasme (philosophique) d'un quelconque au-del. Non pas donc l'aide
d'une nouvelle synthse - celle-l, nous venons prcisment d'en faire
l'exprience -, mais d'une posture aussi essentielle qu'elle est fragile, qui
ferait de toute occasion de philosopher un problme rsoudre non pour
l'homme - qui ne fait ni n'a de problme -, mais pour le technicien faiseur
de machines, au service du monde.
Quand on mne une recherche sur un sujet dtennin, il s 'ensuit
apparemment soit qu'onfait une dcouverte, soit qu'on dnie avoirfait
une dcouverte et qu'on reconnat que la chose est insaisissable, soit
qu'on continue la recherche. (Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoni
ennes, I, 1).

(1) On peut ce titre consulter l'article {{ Machine , in : Les Notions Philosophiques ;


Dictionnaire. Paris : PUF, 1990. p. 1519-1 522.
(2) Franois Laruelle, La lutte et l'utopie la fin des temps philosophiques, Paris : Kim,
2004.
(3) Franois Laruelle, op. cit., p. 100, je souligne.

169

(4) Franois Laruelle, op. cit. p. 98.


(5) Ordonnatrice en cela d'une totalit qui vaut monde. Est ici surtout vise la philosophie
hritire de la mtaphysique et de ses rections critiques ou dconstructivistes. Les mouve
ments analytiques prsentent une structure plus directement proche des pratiques, en ce
qu'ils coupent la possibilit de retour totalisant de la pense sur elle-mme, en remplaant
la clture thmatique par une clture thtique (mthodologique et intersubjective) de
recherche des meilleurs arguments en faveur d'une proposition donne, clture qui, de fait
sinon de droit, laisse ouvert le champ thmatique, en extension comme en intension.

(6) Ou, si l'on veut, de l'tre et de la pense. La philosophie s' identifie ainsi au mouvement
du mme pannnidien, fut-il dcal dans un autre, toujours conu, sauf peut-tre chez
Lvnas, comme proprit caractristique d'une mmet en mouvement, ordonne au
silence ou dconstruite.

(7) Schmatique rsultat des courses : si alors l'objet rel prend la prminence sur le mta
langage, on a une dconstruction ; si le mtalangage l'emporte sur l'objet rel, on a une
philosophie au sens de la mtaphysique. La pense critique serait, de faon idale, une
philosophie qui parviendrait quilibrer mtalangage et objet rel. Dans tous les cas, la
conversion ne peut s'effectuer depuis une pratique initiale qu' une opration supplmen
taire prs. Tout est toujours dans ce surcrot.

(8) Ren Descartes. Mditations mtaphysiques, Paris ; Garnier-Flammarion, 1979. p. 70-71 .


(9) Nous n'avons pas, ce stade, d'outil pour rendre visible une synthse sans faire appel
cette synthse mme - sans quoi nous ne serions pas philosophes. La possibilit d'outils
de ce type - savoir ici une pense de (l'identit de) la machine qui soit une pense
machine mais sans prennisation de l'angoisse philosophique - se trouve l'horizon ext
rieur de ce travail.

(10) Dans la mesure o il est un tissu d'oprations plus que de thses.


(11) De la logique la sociologie, par exemple, ou de la mcanique des fluides au magn
tisme.

(12) JI est noter que le manque peut fort bien apparatre comme variable dans la fonction :
il reste alors un lieu que l'induction doit thtiquement combler - i.e. dans son opration
mme - mais est reconduit thmatiquement comme variable fonctionnelle. La philosophie
elle-mme, en tant que valeur particulire de la fonction gnrique qu'elle conquiert, est
alors conue comme ne pouvant jamais produire de compltude, de faon constitutive et
donc irrfragable : on reconnat l un affect propre sa pratique au X:Xme sicle.

(13) De ce fait, la philosophie les reoit le plus souvent comme barres d'incompltude ; du
fait des possibilits que lui ouvre l'engrnement analytique, elle a ds lors toute libert
pour se donner tche de les porter compltion- d'en dlimiter une bonne fois pour toute
le concept, en toute rigueur. C'est l moins ignorer la nature fondamentalement unilat
rale des relations entrant en jeu dans les articulations internes des pratiques que refuser
que l'on puisse s'en satisfaire.

(14) Il est clair que tout ceci ne peut apparatre que comme charabia (il)logique aux yeux d'un
philosophe analytique (a minima ! . ), ce que tout ceci est bien, jusqu' un certain point,
..

puisque nous sommes ici dfinitivement sortis de toute activit homogne une quelcon
que pratique, dans le sens donn jusqu'ici ce terme. Les conditions de recevabilit du
discours ne sont plus ni celles d'un mtalangage extra philosophique, ni celles d'une logi
que de la mtaphore. Si l'on refuse de se donner d'autres types d'outils, il est vident que
toute tentative de justification de la philosophie est nulle et non avenue, la mesure mme
de la disparition, ce sujet, de tout problme.

(15) Une fois encore, ft-il ngatif, dconstruire, ou faire prolifrer rhizomatiquement..
(16) On notera qu'en tant que le concept de transcendantal ici dploy possde une compo
sante d'engagement qu'en tant que variable la fois lie (aspect objectif) et libre (aspect

170

subjectif), l fait ici effet de rel et peut donner au prsent texte le transcendantal dont il
s'taie . .
(17) En cela- mais en cela seulement - prfigure par la multiplication des structures ternai
res chez Platon, avec le rle du concept d'intenndiaire que l'on sait. Par ordre classi
que , on entend non seulement la philosophie jusqu' Heidegger, mais galement l'en
semble de la philosophie ultrieure, en tant qu'elle relve, encore peu ou prou, d'une rf
rence la totalit, ft-elle brise. Seul y chappant peut-tre : Lvinas.

171

L'illu sion de la pense-machine


ou
comment les sciences sont-elles possibles?
par

Sylvain TOUSSEUL

En occupant une place devenue ordinaire parmi les autres machines de


notre quotidien, l'ordinateur volue rapidement au point o l'on peut se
demander s'il ne pourrait pas un jour remplacer la pense. Pour compren
dre les rapports qu'ils entretiennent l'un envers l'autre, il nous faut tudier
les modes de connaissance au sein desquels la machine s'inscrit, c'est-
dire comment il est possible que la pense produise de la machine et rci
proquement comment la machine peut-elle produire de la pense afin de
savoir si une substitution est envisageable.

l. COMMENT EST-IL POSSIBLE


QUE LA PENSE PRODUISE DE LA MACHINE ?

LE TRANSCENDANT
L'esclave et la machine
En tant que la machine permet de modifier l'lment auquel on l'appli
que, elle est une mdiation entre son utilisateur et la chose transformer,

de sorte qu'elle s'inscrit dans la faon dont l'homme apprhende le reL


Cette apprhension ne constituant rien d'autre que des modes de connais
sance, la machine se trouve donc ncessairement incluse dans l'un ou plu
sieurs d'entre eux mais la rciproque n'est pas toujours vrifie puisqu'eux
ne la contiennent pas forcment, en ce sens que 1' on peut apprhender le
rel sans avoir recours la machine. Or pour comprendre ce qui rend pos
sible sa production, il convient justement de se demander comment
l'homme pensait le rel lorsqu'il ne disposait pas de machine, c'est--dire
qu'il s'agit d'tudier les diffrents modes de connaissance au sein desquels
elle s'est dveloppe en commenant par considrer celui qui n'en fait pas
l'usage pratique, savoir le transcendant.
L'tymologie latine machina et avant elle la grecque dorienne makhana
sont trs loquentes cet gard puisqu'en dehors de leur signification
actuelle d'invention ingnieuse, la premire d'entre elles dsignait la plate
forme o les esclaves vendre taient exposs, quant la seconde, elle
nous a donn le terme de mcanique dont l'acception chez les grecs tait
de comporter l'action de la main, de faire un travail manuel et plus gn
ralement ce qui a trait aux lois du mouvement. Est-ce dire pour autant
que nos machines actuelles remplacent les esclaves d'antan et que depuis
la priode hellnistique l'homme cherche les amliorer pour substituer
celles-ci ceux-l ? Car en effet, si 1'homme agit sur le rel moyennant
certaines techniques, ce n'est pas par opportunit mais plutt par ncessit,
celle laquelle la vie nous astreint. Il est vrai que les extraordinaires per
fectionnements de nos outils [ ] ont rendu plus ais, moins pnible que
jamais le [ . . ] labeur de la vie >>, mme si l'homme reste soumis la
ncessit >> (1). Il aurait donc dvelopp des appareils autonomes en les
substituant l'esclave pour << se librer de quelques travaux en tant qu'il
les confie la machine (2), si bien que le rle de celle-l serait similaire
celui-ci, c'est--dire transformer le rel afin de faciliter son appropria
tion, laquelle nous est indispensable pour rpondre aux exigences quoti
diennes. Qu'on le peroive la manire de Hegel comme un dtournement
nfaste de l'activit humaine ou qu'on l'imagine non sans hwnour et fan
taisie comme Aristote le faisait dj en dcrivant l'ventualit selon
laquelle il serait possible chaque instrument parce qu'il en aurait reu
1'ordre ou par simple pressentiment de mener bien son uvre propre
au point que les ingnieurs n'auraient pas besoin d'excutants ni les
matres d'esclaves >> (3), le perfectionnement et l'autonomie de la machine
semblent bien avoir remplacer une partie du travail humain en rendant
effective la fiction aristotlicienne, mme si les services rendus par les
esclaves ne sont pas tous remplaables comme le prcise l 'auteur. Il s'agit
...

174

galement de l'ide que l'on retrouve lors de l'apparition conceptuelle du


robot. Son inventeur, Karel Capek, utilise ce terme tchque dont l'accep
tion usuelle est celle de corve ou de travail forc pour qualifier des machi
nes qu'il imagine prvues cet effet. L'histoire qu'il relate en 1920 dans
sa pice de thtre Rossum Universal Robot (R. U. R.) met en scne
diverses thmatiques sur ce sujet dont l'une d'entre elles consiste en une
rbellion des fameuses machines qu'il appelle robots, lesquels devaient
remplacer la servilit des hommes au travail, mais se dotant peu peu
d'une intelligence ils en dcident autrement.
Toutefois et en dpit du fait que la machine ait effectivement remplac
une partie des tches humaines, reprendre cette ide originale du drama
turge pour la transposer l'histoire de l'homme revient effectuer un vri
table anachronisme dans la mesure o le dveloppement de la machine ne
s'est absolument pas effectu en ayant pour ambition de remplacer les
esclaves. En effet, pendant la priode antique, le rapport que l'homme
entretenait avec le rel ne le laissait gure penser qu'une machine pourrait
l'aider transformer la nature. A aucun moment l'ide n'apparat que,
par l'intermdiaire de ces sortes de machines, l'homme peut commander
aux forces de la nature, la transformer, s'en rendre matre et possesseur.
[ ... ] Elles sont employes et conues sous forme d'instruments multipliant
la force humaine [ . ] pour provoquer l'tonnement >> (4). Concevoir la
machine comme un spectacle ou 1 'utiliser pour faire un tour de magie est
donc un emploi bien diffrent de celui de substitution d'esclaves. La rai
son tient en ce que l'homme de cette poque avait un rapport au rel dont
le champ de connaissance principal tait celui du transcendant ; c'est-
dire que la pense qu'il dveloppe ne s'oriente pas vers une soumission du
rel l'homme, mais qu'il considre au contraire l'existence d'une harmo
nie a priori entre les deux dont les lois sont issues du divin. L'homme ne
domine pas la nature ni ne se fait dominer par elle, son champ de connais
sance consiste comprendre les lois qui ordonnent le rel selon une fin
dtermine en dernire instance par Dieu. Chez Platon (5), la thorie de la
connaissance expose dans le paradigme de la ligne s'achemine vers 1' ide
du souverain Bien, de mme que chez Aristote le rel tant en mouvement,
on peut dgager la concatnation des causes qui le meut jusqu'au premier
moteur qui, lui, est immobile, savoir Dieu (6). Dans les deux cas, le cos
mos est rgi par une harmonie dont les lois s'articulent logiquement
jusqu'au divin. Ce champ de connaissance du transcendant, qui prsuppose
une harmonie entre 1 'homme et le rel et qui consiste dvelopper un
savoir visant Dieu, domine amplement pendant 1 'Antiquit et la priode de
la Scolastique. Il reste assez important jusqu' Leibniz pour qui le sys..

175

tme de l'harmonie gnrale [ ...) porte que le rgne des causes efficientes
et des causes finales sont parallles entre eux, que Dieu n'a pas moins la
qualit du meilleur monarque que celle du plus grand architecte (7).
Aprs Leibniz, le champ de connaissance du transcendant n'a plus vrai
ment le vent en poupe si bien qu'il n'est plus le cadre dans lequel s'inscrit
le savoir, mme si c'est un mode de pense qui subsiste dans d'autres
domaines, comme les murs ou encore la littrature. Par exemple,
Bernardin de Saint-Pierre dcrit la nature en prsupposant que les lments
qui la composent s'articulent entre eux selon une totalit rgie par des lois
physiques au rang desquelles il place la convenance, l 'ordre et l'harmo
nie (8). Ainsi, quand bien mme nous pourrions faire un parallle entre
l'activit de nos machines actuelles et celle des esclaves d'antan, le mode
de connaissance corrlatif ces derniers rendait impossible une substitu
tion, c'est--dire le passage direct de l'un l'autre, tout simplement parce
que la machine n'tait qu'un outil rudimentaire, voire une distraction
trangre au savoir. Or, << cet cart [ ...) la pense grecque n'a pas pu le
combler (9).
La machine comme paradigme scientifique

Par consquent, si le champ de connaissance du transcendant n'est pas


propice au dveloppement des machines, on peut alors se demander com
ment 1 'homme en est venu leurs accorder une place moins subsidiaire. En
fait, pour que la machine se dveloppe, il faudrait dors et dj que le savoir
s'enjoigne elle. Or, nous avons vu que la machine tait jadis un moyen
mcanique de dvelopper la force humaine en usant des lois du mouve
ment. C'est donc en tudiant le mouvement que l'homme va peu peu rap
procher le champ de ses connaissances avec 1 'utilisation de la machine,
jusqu' ce qu'elle devienne omniprsente dans les protocoles exprimen
taux d'aujourd'hui. Plus prcisment, c'est la scolastique du XIVe sicle
qui reprit les travaux aristotliciens relatifs au mouvement en les compl
tant mais surtout en leur confrant de nouveaux fondements conceptuels et
mathmatiques, comme en tmoignent les coles d'Oxford (T.
Bradwardine, W. Heytesbury, R. Swineshead) et de Paris (J. Buridan, A. de
Saxe, M. d'Inghem, N. Oresme), ce qui ne constitue rien de moins que les
avnements de la rvolution copernicienne (cf. M. Clavelin (10) ). En sou
tenant la position de Copernic et en ajoutant sa pense propre, Galile ( I l )
opre un tournant dcisif dans l'orientation du champ de connaissance, en
ce sens que l'essentiel n'est plus de diriger la comprhension du rel selon
une tlologie divine mais simplement de cerner les mcanismes qui le
sous-tendent ; de sorte qu' une explication de la nature [ ...] vise pro176

duire le "comment", mais [ . ] laisse de ct le "pourquoi" (12). On ne


va plus caractriser la nature par sa finalit mais par son mcanisme, car
<< le monde est compos de matire la faon d'une machine (13). Plus
encore, dans la mesure o la finalit est d'ordre qualitatif, elle ne peut pas
tre quantifiable, or si l'on admet exclusivement le langage mathmatique
pour expliquer la nature alors la question "pourquoi" n'a plus de lgitimit.
Il est connu que la physique moderne se caractrise par deux lments
essentiels et d'ailleurs conjoints, qui sont la mcanisation et la mathmati
sation (14). Cependant l'mancipation relle du savoir vis--vis du divin
ne s'effectuera concrtement que plusieurs sicles aprs l'hliocentrisme,
comme nous allons le voir plus la suite. La mcanique s'est ainsi intro
duite dans le savoir en s'immisant par l 'tude relative aux lois du mouve
ment, pour devenir peu peu un modle d'explication du rel incluant
l'homme.
Descartes est l'un des premiers riger la mcanique de cette faon.
Selon le philosophe, non seulement le monde est fait comme une machine
de sorte que nous pouvons nous rendre comme matres et possesseurs de
la nature [en dirigeant ses forces vers les effets qu'elle aurait pu produire
et auxquels on 1' assigne, ce qui nous permet de jouir] sans aucune peine,
des fruits de la terre et de toutes les commodits qui s'y trouvent (15),
mais le corps est lui aussi constitu comme une machine, qui, ayant t
faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonne, et a en soi
des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui peuvent tre
inventes par les hommes >> (16). La physique et la biologie (17) sont donc
explicables par le paradigme de la machine nanmoins cette explication
reste subordonne au divin qui est le principe de toute vrit >> (18).
Loin d'tre affranchi du "pourquoi", le "comment" demeure sous son joug
et ne peut tre garanti que par lui en dernier ressort, comme le rappelle
l'expression deus ex machina employe au thtre par les classiques. La
machine gardera les stigmates de son immixtion dans le champ de connais
sance du transcendant jusqu'au xvme sicle, ainsi qu'en tmoigne la
mtaphore clbre de Voltaire l'univers m'embarrasse, et je ne puis son
ger que cette horloge existe et n'ait point d'horloger . Par ailleurs, il
convient de souligner que l'mergence du paradigme scientifique de la
machine au sein du champ de connaissance du transcendant partir de
Descartes ne consiste nullement produire un nouveau rel en transfor
mant celui qui se prsente l'aide d'appareils, puisqu'il ne s'agit que d'un
modle permettant d'en rendre compte, c'est--dire d'une analogie entre le
monde et la machine (19). En considrant que la nature est faite de cette
faon, Descartes et ses successeurs peuvent comprendre plus aisment les
..

177

mcanismes qui la sous-tendent ainsi que le moteur qui 1' anime, ou pour
filer la mtaphore, nous pourrions dire que l'idal machinal permet de
dterminer les rouages qui mettent en mouvement le monde et d'en infrer
les intentions du fabriquant, celui qui l'a conu et qui le garantit, savoir
Dieu. En dpit du fait que ce paradigme scientifique de la mcanique rap
proche le savoir que les mathmatiques mettent disposition et leur appli
cation au rel, il n'en demeure pas moins que la connaissance reste donc
trs largement entiche du dogmatisme religieux et que son articulation est
entirement construite par les directives qu'il prconise.
La machine a merg dans le champ de connaissance du transcendant
comme un modle de scientificit, mais ce confinement dans un idal tho
rique ne permet pas la pense de rendre effective la production d'appa
reils.
LE

TRANSCENDANTAL

Rationalisme et empirisme
La question qui s'ensuit est alors celle de comprendre comment la pen
se est passe d'un modle mcanique du monde la production relle
d'une multitude de machines dont la fonction est de transformer la nature
afin d'en faciliter son appropriation du mieux qu'il est possible de le faire
sans trop de conation. Cette transition ne peut s'effectuer qu'en s'cartant
de 1' analogie tablie entre la machine et le monde, or une telle attitude
implique d'une part de distinguer la thorie paradigmatique et l'exprience
relle en confrant chacune d'elles l'autonomie qui leur revient et d'au
tre part, pour que la machine exploite la nature, il est ncessaire que le rel
se soumette la pense de l'homme et non plus que l'un et l 'autre soient
considrs l'tat d'harmonie sous l'gide du divin, ce que nous allons
tudier tour tour.
La machine effective implique de faire une exprience au terme de
laquelle le rsultat obtenu doit tre celui que l'on a calcul auparavant,
autrement dit c'est l'exprience qui confirme le calcul et qui donne par l
mme la lgitimit au savoir produit par la raison. Le problme est que
cette situation de fonctionnement de la machine se situe exactement aux
antipodes de la logique du transcendant qui se dtermine au contraire par
une raison omnipotente et seule lgitime, 1 'exprience tant un pis-aller sur
lequel aucun savoir ne peut reposer. Par consquent, pour que la machine
devienne effective, il est ncessaire que l'exprience puisse tre consid
re comme une source de connaissance au moins autant que la raison,
sinon plus. Un tel renversement de la conception du savoir n'a pu s'effec178

tuer que sur plusieurs sicles dont le dbut du changement conceptuel date
de la mme priode que celle de l 'mergence de la machine. En effet, nous
avons vu que la mcanique s'est mle au savoir partir du moment o les
mathmaticiens du Moyen-ge se sont appropris l'uvre aristotlicienne
en y apportant leur rflexion propre, notamment au sujet du mouvement.
De faon gnrale, cette poque est marque par la seconde entre des
ouvrages du stagirite en Europe, comportant cette fois-ci l 'ensemble du
corpus et conduisant ainsi de nombreux remaniements de la scolastique
parmi lesquels figure celui de la dualit entre l'abstraction et l'intuition,
c'est--dire respectivement la raison et l'exprience, ce qui ne constitue
rien d'autre que les lments de la dichotomie sus cite. Or, cette dis
tinction scotiste de la notitia intuitiva et de ]a notitia abstractiva, [ ... ]
constitue 1' arrire-plan fondamental sur lequel vont se dfinir les diffren
tes thories de la connaissance partir du xrve sicle >> (20), si bien que
cette diffrence entre le rationalisme et l'empirisme, encore analogique
chez Descartes, va s'accentuer mesure que le second gagne son autono
mie sur le premier. Depuis les grecs, l'exprience tait entirement sou
mise aux investigations de la raison, elle-mme soumise la logique du
transcendant. La connaissance ne pouvait tre effectivement considre
comme lgitime que si elle tait issue de l a raison et non pas de l'observa
tion parce que seule la premire est immuable tandis que la seconde est
toujours changeante, telle est l'ide traditionnelle du savoir que l'on
retrouve ds Hraclite (21) mais aussi chez Platon (22) jusqu' Descartes
qui tempre dj ce propos en mentionnant simplement que c'est la rai
son d'examiner le tmoignage des sens (23). Par consquent, on peut
remarquer que le champ de connaissance du transcendant s' articule de telle
faon que le rationalisme qui vise Dieu domine l'empirisme, si bien que le
rel se trouve sous l'emprise du divin et qu'il ne s'agit pas de trahir Dieu
en produisant un autre rel que celui qu'il nous a donn !
Mais l'apparition de la distinction scotiste entre l'intuition et 1' abstrac
tion, ou encore entre l'intuition et l'intention, va permettre d'attribuer de
l'indpendance l'empirisme en branlant le rapport selon lequel l'exp
rience est soumise la raison et en ne privilgiant plus la seconde sur la
premire, puisque l'observation devient tout aussi pertinente que le raison
nement, ce qui confre une autonomie relative chacun d'eux au point que
le rationalisme triomphant de jadis est amplement contest par les tenants
de l' empirisme. Par exemple, Condillac reprend tacitement l'argument car
tsien selon lequel ce serait l'esprit de corriger les sens en rtorquant que
c'est au toucher de corriger la vue et nullement la raison (24). D'autre
part, Locke labore une chelle de nos connaissances en montrant qu'elles
179

proviennent toutes de nos sens et que le caractre apodictique de certaines


d'entre elles se trouvent dans la sensation elle-mme (25) ; de sorte que le
savoir issu de l'exprience acquiert une lgitimit indpendante de celle de
la raison. Plus encore, cette dernire doit faire l'objet d'une mfiance toute
particulire dans la mesure o c'est e11e qui lie les ides que nos sens nous
procurent (26) et les plus loignes d'eux, c'est--dire les plus abstraites
sont aussi les plus absconses (27). Toutefois, si on se limite aux ides que
nous procurent nos sens alors on ne connat le pourquoi de rien (28), on se
trouve dans un savoir immdiat du rel dont on ignore tout des causes qui
le sous-tendent et inversement, si l'on ne considre qu'elles, alors nous
nous empchons de ressentir le rel tel qu'il nous est donn par nos sens.
C'est pourquoi les empiristes, dj fortement enclins au modle de la
machine tentent de concevoir leur perception du rel en rapprochant les
notions de sensation et de mouvement, ce qui les conduit conjecturer
l'existence de particules lmentaires dont les proprits gomtriques
permettent d'expliquer comment elles agissent entres elles en se commu
niquant leur mouvement, de sorte que toute sensation est communication
de mouvements lmentaires (29). Seulement cette conception de la sensa
tion comme particule tant rapporte Dieu, elle ne fait que rester dans le
domaine des hypothses. Ainsi, avant que la dualit intuition/abstraction
ait opr comme nous l'avons dcrite plus en amont, l'exprience n'tait
pas digne de produire un savoir vritable car elle est trop changeante,
l'tude du mouvement tait donc fige par l 'idalisation de la raison et
entirement place sous son joug, le tout surplomb par l 'immuable orbe
cleste du divin. Aprs que la distinction de Duns Scott ft suffisamment
ancre dans la tradition, l'empirisme et le rationalisme sont devenus rela
tivement autonomes l'un par rapport l'autre, voire opposs, mais toujours
au sein d'une tlologie commune, celle du transcendant. Or, si l'on consi
dre isolment ces deux dimensions du savoir, chacune visant le divin dans
son propre linament, le modle de la machine ne peut rester qu'un
modle.
Car, si le rapprochement entre l'analyse mathmatique et l'observation
a rendu possible le modle mcanique, celui-ci est nanmoins rest un
idal du savoir tant que le rationalisme et l'empirisme qui y sont affrents
se querellaient, le premier pour garder son hgmonie sur l'autre et le
second pour s'en dfaire ou pour s'enqurir de la position adverse, tout en
n'omettant pas que l'enjeu ne rsidait pas tellement dans l'explication du
rel lui-mme mais plutt en dernire instance dans celle de son crateur,
ce qui amena le champ de connaissance du transcendant un tat de crise.

180

Expliquer Dieu l'aide d'une machine parat en effet


particulirement inopportun !
Ontologie et pistmologie
C'est pourquoi une autre condition sans laquelle la pense ne peut pas
produire rellement de la machine est celle de l'mancipation du savoir
vis--vis de la tutelle divine. Cette condition sera remplie mesure que la
rorganisation des systmes mtaphysiques rpartisse les diffrentes disci
plines en les hirarchisant de telle faon que l'tude de Dieu constitue un
domaine propre, ce qui encore une fois commence se produire suite la
rception des oeuvres aristotliciennes. Le premier qui se rsout envi
sager deux sciences totalement distinctes et spares 1' intrieur de ce
qu'on nommait jusque-l, mais tort, la mtaphysique >> (30) est Suarez,
l'une doit s'occuper d'tudier Dieu et l'autre des substances immatrielles,
comme les anges ou les esprits notamment. Prrius (3 1) lve les distinc
tions au nombre de cinq et Goclenius (32) invente le terme d'ontologie
pour dsigner l'tude relative l'tre en tant qu'tre except Dieu qui est
alors rserv la thologie. Cependant, dans le contexte philosophique, la
distinction entre l'ontologie et la thologie n'a pas souvent d'occurrence
pour manifester sa pertinence, car la plupart du temps, la question de Dieu
continue d'occuper le sommet de l'difice des systmes mtaphysiques et
distribue ainsi la lgitimit aux autres sciences, comme en atteste la mta
phore de l'arbre de la connaissance chez Descartes (33) et dans laquelle on
retrouve la mcanique cite parmi les sciences qui constituent le bran
chage, c'est dire quel point elle dpend des autres considrations, toutes
celles de la physique et de la mtaphysique. Ce n'est qu'avec Kant que
l'ontologie et la thologie sont confines au domaine de la morale et uni
quement lui. Le matre de Konigsberg opre tout d'abord en montrant
que la preuve de l'existence divine, dite preuve ontologique, n'est pas
recevable (34) puis il explique comment Dieu ne peut tre qu'un postulat
ncessaire pour les lois morales (35), ce qui par suite implique l'indpen
dance des investigations portant sur le rel vis--vis de celles relatives
l'existence de Dieu. Kant rend donc effective la distinction entre l'pist
mologie et l'ontologie. Or, si ce n'est pas l'Etre suprme qui fait corres
pondre les lois de la nature la nature elle-mme, s'Il n'est pas l'auteur
d'une harmonie prtablie entre la pense humaine et le rel comme le sup
pose notamment Hume (36), alors c'est que l'exprience obit aux lois de
la raison, c'est--dire que tout phnomne respecte ncessairement la logi
que gomtrique et arithmtique, ce qui est possible seulement parce que
toute exprience se produit ncessairement dans l'espace et dans le temps,
eux-mmes rgis par la logique mathmatique.
181

On voit comment Kant a pu tre influenc par les empiristes, tout parti
culirement par la conception lockienne des particules lmentaires
lorsqu'il effectue cette rvolution pistmologique laquelle il ajoute lui
mme le qualificatif de copernicienne et qui consiste renverser le prsup
pos propre au mode du transcendant d'aprs lequel il y aurait une corres
pondance prexistante entre le sujet connaissant et l'objet Il propose de
substituer cette hypothse le principe d'une soumission ncessaire de
1' objet au sujet, car si la matire de tout phnomne ne nous est donne,
il est vrai, qu'a posteriori, il faut que sa forme se trouve a priori dans l'es
prit >> (37). Sachant que la forme du phnomne n'est rien d'autre que le
cadre spatio-temporel dans lequel il s'inscrit, cela signifie que nos intui
tions a priori de l'espace et du temps renvoient respectivement aux lois de
la gomtrie et celles de l'arithmtique. Le temps et l'espace sont par
consquent deux sources de connaissances o l'on peut puiser a priori
diverses connaissances synthtiques, comme la mathmatique pure en
donne un exemple clatant >> (38). En tant que tout phnomne est inscrit
dans l 'espace et le temps, l 'exprience est donc soumise cette mathma
tique, si bien que nous ne sommes plus dans le champ de connaissance du
transcendant mais dans celui du transcendantal qui se dfinit par le prin
cipe en vertu duquel l 'exprience est ncessairement soumise nos repr
sentations a priori >> (39). Par consquent, le paradigme scientifique de la
machine va pouvoir tre mis profit puisque la pense peut soumettre le
rel, calculer les conditions de possibilit des phnomnes en exploitant les
effets escompts, autrement dit la pense humaine va pouvoir crer des
machines permettant de transformer le rel afin que l'homme puisse se
rendre effectivement matre et possesseur de la nature. Le transcendantal
est une apprhension du rel qui consiste expliquer, ce qui implique de
pouvoir prvoir. Toutefois, il convient de restreindre la lgitimit du savoir
issu de la raison ce que l'exprience est en mesure de pouvoir vrifier,
car mme lorsque le rsultat est interprt comme une confirmation de ce
que la thorie prvoyait, parfois en dpit d'un cart minime considr la
plupart du temps comme une marge d'erreur, cette approximation peut tre
suffisante pour qu'une thorie concurrente supplante celle qui la prcde
grce la prcision supplmentaire qu'elle apporte comme en tmoignent
respectivement la thorie de la gravitation newtonienne et la thorie de la
relativit gnrale d'Einstein, d'o l'importance de la confirmation par
l'exprience comme le rappelle Weinberg (40). Plus gnralement, l'usage
de la raison reste lgitime tant qu'il n'outrepasse pas l'exprimentation
laquelle il se rapporte, au-del il devient de la spculation pouvant tre tout
fait irrecevable. Cette limite revient donner un fondement autonome
1 82

aux sciences en favorisant par l-mme leur dveloppement, comme le


souligne Hegel : << la philosophie kantienne, savoir que l'entendement
n'a pas le droit de passer au-del de l'exprience, sinon la facult de
connaissance devient raison thorique qui n'engendre que des chimres, a
justifi du ct des sciences le renoncement au mode de penser spcula
tif (41). Plus prcisment encore, en associant les mathmatiques de son
temps l'exprience, le tout dpourvu de causes divines, Kant justifie
l'usage de la physique et contribue l'emploi du paradigme newtonien
sans que le recours la thologie soit ncessaire. C'est pourquoi cer
tains (42) ont avanc la thse selon laquelle le travail de Kant consistait
justifier la mcanique de Newton. En ralit, il ne s'agit l que d'une
consquence dans la mesure o la tche laquelle Kant s'est vou, n'a
d'autre objectif que celui de dterminer un usage lgitime de la raison, en
ce sens que l'entreprise kantienne est avant tout une rflexion critique
sur les limites de la science , comme le rappelle C. Bonnet (43).
En somme, l'importance fondamentale que la machine a acquise au sein
du savoir n'a donc nullement t motive par l 'affranchissement des escla
ves, bien que leurs activits prsentent certaines similitudes. Pour que
l'homme produise de la machine, il aura fallu que plusieurs conditions
s'inscrivent dans les rapports de sa pense au rel : rapprocher l'tude du
mouvement aux mathmatiques, sparer l 'intuition et 1 ' abstraction, distin
guer l'tude de Dieu du reste de la mtaphysique et soumettre le rel aux
calculs de la raison tout en limitant les spculations de celle-ci l 'exp
rience, ce qui permit respectivement d'lever la machine au rang de para
digme scientifique, de lgitimer le savoir acquis par l 'exprience sans
ncessiter la concorde ni l'aval de la thologie, l'ensemble permettant de
transformer le rel au moyen de la machine. Pourtant, la possibilit de pen
ser le rel par le prisme de la mcanique ne se limite pas l'exploitation
de la nature puisqu'il existe de nos jours des machines dont la fonction est
justement de penser. Mais comment est-il possible que la machine produise
de la pense ?
ll.

COMMENT EST-IL POSSIBLE

QUE LA MACHINE PRODUISE DE LA PENSE

LE PHNOMNAL

La crise des sciences


La machine dont nous venons de rendre compte sous le mode du trans
cendantal consiste transformer le rel et non produire de la pense si

183

bien que l'appareil auquel nous nous intressons dsormais relve d'un
nouveau genre. Or si on en fabrique un nouveau type c'est que la concep
tion sur laquelle repose l'autre a chang, c'est--dire que le transcendantal
s'est branl parce que la faon dont le paradigme newtonien dtermine le
rel est mise en cause au point que les perspectives qui s'ensuivent condui
sent une autre sorte de machine, celle qui pense. Pour cerner les condi
tions de possibilit sous lesquelles elle s'insre il nous faut donc tudier
cette crise de la physique traditionnelle ainsi que les consquences encou
rues dans les prospectives du savoir.
Le transcendantal est le mode d'apprhension du rel permettant de pro
duire des machines qui transforment la nature. Il s'appuie sur le principe
en vertu duquel tout phnomne s'inscrit ncessairement dans le temps et
dans l'espace et respecte en consquence les lois qui s'y rapportent, c'est
-dire celles de l'arithmtique et de la gomtrie euclidienne. Le temps et
l'espace sont donc pralables toute exprience du monde sans en tre
eux-mmes de sorte que l'ordre des parties de l'espace est aussi immua
ble que celui des parties du temps (44). Autrement dit, chaque endroit
de l'univers se produisent des vnements simultans, pris dans un mme
instant, mais bien entendu seul Dieu peut avoir le don d'ubiquit en se
trouvant partout chaque moment comme s'Il tait pourvu d'un regard
immdiat lui donnant en permanence une image instantane et totale du
monde. Voil que 1 'on croyait avoir confin la question du divin la
morale mais Dieu resurgt notre insu dans le fondement mme de notre
intuition ! Pour comparer ce qui se passe deux endroits diffrents, ne
serait-ce qu' la surface de la Terre, il faut envoyer un signal, une informa
tion, al1ant de l'un l'autre des points considrs, ce qui ncessite invita
blement une dure relative l'espace parcouru. Dieu mis part, il n'y a
donc pas un temps spar de l'espace o chacun est absolu et immuable
puisqu'ils sont tous deux relatifs au porteur du signal. Dsormais, l'es
pace en soi et le temps en soi ne sont plus que des ombres vaines et seule
une sorte d 'union entre les deux prservera une ralit indpendante
(45). Il existe donc un temps propre qu'on appelle aussi minkowskien et
qui est entirement diffrent du temps universel, comme l'tait le temps
absolu de Newton. Il s'agit d'un temps qui n'est << dfini que localement
[ ... ] et doit tre adapt toute particule, tout observateur se dplaant
dans l'univers >> (46). Le temps et l'espace tant dsormais insparables,
leur projection dans un repre comporte quatre dimensions, une pour le
temps et trois pour l'espace, ce qui implique une autre gomtrie que celle
d'Euclide. Ainsi, la physique classique jusqu' la fin du X!Xe sicle,
entendons celle de Newton mais galement la thermodynamique de
184

Boltzmann et l'lectromagntisme de Maxwell posait un problme insolu


ble ou une profonde incompltude du systme thorique qui ne s'est
rsolue qu' << en relativisant les concepts de temps et de longueur >> (47).
Toutes ces considrations avaient donc conduit les sciences de l'poque
une vritable mise en cause comme le rsument trs bien ces propos de
Poincar : il n'y a pas d'espace absolu et nous ne concevons que des
mouvements relatifs ; cependant on nonce le plus souvent les faits mca
niques comme s'il y avait un espace absolu auquel on pourrait le rapporter
; il n'y a pas de temps absolu ; dire que deux dures sont gales [ ... ] n'a
aucun sens et ne peut [en] acqurir un que par convention ; [ ... ] enfin notre
gomtrie euclidienne n'est elle mme qu'une sorte de convention de lan
gage ; nous pourrions noncer les faits mcaniques en les rapportant un
espace non-euclidien [ ] l'espace absolu, le temps absolu, la gomtrie
mme ne sont pas des conditions qui s'imposent la mcanique ; toutes
ces choses ne [lui] prexistent pas >> (48). Autant dire que le transcendan
tal est mis mal et ce n'est encore qu'un euphmisme !
En effet, l'tat de crise des sciences est plus abyssal que le simple carac
tre conventionnel mentionn ci-dessus par le mathmaticien, puisque les
gomtries non-euclidiennes montrent que la discipline ne peut pas faire
reposer sa validit sur son adquation au rel. Quant aux lois mathmati
ques, les seules que l'on pensait jusque l indubitables, elles nous acculent
logiquement une indcidabilit originaire. Plus prcisment, la gomtrie
euclidienne sur laquelle s'appuient entre autres la physique de Newton et
le transcendantal de Kant trouve ses dtracteurs partir de la seconde moi
ti du xrxe sicle, ce qui s'explique comme suit : Euclide utilise des
figures pour ses dmonstrations et fait donc un appel manifeste l'intui
tion [comme l'illustre le syntagme kantien d'intuition a priori]. Pour lui,
la gomtrie n'est que la description mathmatique de l'espace rel dans
lequel nous vivons. Il en rsulte qu'il utilise implicitement un grand nom
bre de proprits qui sont videntes sur les figures mais qui ne sont expli
cites nulle part dans son systme d'axiomes >> (49), lequel se fonde sur
cinq postulats dont le dernier revt un statut particulier dans la mesure o
Euclide a d en faire 1 'usage seulement partir de sa 29e proposition sans
quoi il chouait la dmontrer. Ce cinquime postulat qui stipule que par
un point hors d'une droite ne passe qu'une parallle cette droite n'a
jamais pu tre dmontr. C'est pourquoi, des mathmaticiens comme
Lobatchevski, Gauss, Bolyai, et Riemann en sont venus partir du X!Xe
sicle fonder des gomtries non-euclidiennes qui nient ce cinquime
postulat mais qui sont tout aussi cohrentes et recevables que leur antc
dente, comme en tmoignent notamment leurs emplois avec l'espace...

185

temps minkowskien et riemannien, 1 'un en repre droit, l'autre en repre


courbe, chacun applicable respectivement la thorie de la relativit res
treinte et gnrale, en notant cependant que le premier espace-temps est
beaucoup plus utilis, essentiellement par les thories quantiques, car la
plupart des outils mathmatiques restent opratoires dans son cadre
contrairement au second. Par consquent, plus qu'une simple quivalence
de lgitimit, l'existence des gomtries non-euclidiennes montre que la
gomtrie ne peut prtendre faire reposer sa validit sur son adquation
avec le rel. La cohrence de la gomtrie doit reposer sur sa structure
logique >> (50). L'intuition ne peut plus tre une preuve puisque les go
mtries non-euclidiennes renferment des propositions contre-intuitives. En
outre, pour s'assurer que la gomtrie ne contienne pas de contradiction
interne, il faut donc procder une axiomatisation rigoureuse sans se rf
rer notre intuition ni l 'observation du rel, c'est--dire en utilisant
exclusivement des formes symboliques pour exprimer les entits et les
axiomes puis montrer que l'on peut valider le systme sur sa propre coh
rence et non plus sur l'arithmtique qui constitue le sommet encore ind
passable de l'difice mathmatique. En mtaphysique on se donnait Dieu,
en mathmatique on se donne les entiers naturels si bien que Kronecker se
plaisait dire que Dieu a fait les nombres entiers, et tout le reste est
l'uvre de l'homme >>. A la recherche de nouveaux fondements, d'abord
pour la gomtrie l'aide d'une axiomatisation (51), puis plus gnrale
ment pour les mathmatiques, Hilbert construit un vritable programme
dont le soubassement ne doit tre que la cohrence interne du systme
considr, ce qui suppose une dmarche rflexive sur laquelle un statut
indubitable pourrait se fonder tout en remarquant qu'une telle dmarche
pourrait s'appliquer n'importe quel systme propos duquel nous vou
drions connatre son statut de validit. Il s'agit donc d'une vaste mca
nisation de l'entreprise mathmatique elle-mme, d'une mthode gnrale
de dcision qui permettrait, une fois les mathmatiques rdiges dans un
formalisme adquat, de dterminer coup sr en un nombre fini d'tapes
si une formule donne est ou non un thorme (52). Toutefois un tel pro
gramme n'est pas ralisable car en restant 1 ' intrieur du systme on ne
peut jamais tre fix sur la valeur de vrit de la formule considre,
laquelle est donc indcidable, comme le montre le thorme de GOde! (53).
Ainsi, passer d'un fondement divin un fondement mathmatique sem
blait bien plus sr mais en ralit cette crise des sciences rcuse la lgiti
mit de l'attitude transcendantale (54), car elle se rclame de la gomtrie
euclidienne et de l'arithmtique, ainsi que de la conception newtonienne
qui en est issue concernant l'espace et le temps. Pourtant si le savoir ne
186

trouve aucun fondement, ni en lui-mme, ni dans la nature qu'il est cens


expliquer, alors comment est-il possible que la pense rende compte du
rel et que la machine permette de l'exploiter ? Quelles sont les rpercus
sions de cette crise des sciences sur l'apprhension du rel ?
l 'usurpation du savoir au phnomnal
Dans la mesure o le paradigme newtonien est branl, que la gom
trie euclidienne l'est tout autant et que l 'arithmtique est indcidable, le
transcendantal qui repose sur ces notions est donc lui aussi mis mal.
En effet, sachant que du point de vue de ce champ de connaissance, le
rel est rgi par les lois du mouvement et que celles-ci font l'objet d'une
thorisation mcanique, le modle de la machine permet donc d'expliquer
la nature, et la machine elle-mme permet de la transformer, c'est--dire de
produire un nouveau rel. De cette faon le rel nouvellement produit obit
aux lois de sa fabrication mais seulement aprs qu'on l'y ait contraint. Car,
ne soyons pas dupe cet gard, l'explication du rel selon le mode trans
cendantal ne consiste en rien d'autre que l'extraction de certains de ses l
ments, ceux que l'on juge pertinents pour la finalit qu'on a choisi de leur
assigner et une fois isols de leur contexte, on labore un protocole exp
rimental dont l'objectif est de vrifier ce que la thorie suppose. Aprs les
ajustements et les modifications qui s'avrent ncessaires, on obtient un
phnomne strotyp n'existant nulle part ailleurs, puisque chaque vne
ment est singulier de par le contexte dans lequel il s'inscrit, son cadre spa
tio-temporel tant chaque fois unique mme lorsqu'il s'agit de rpter
plusieurs fois une exprience ayant des paramtres identiques (55), comme
nous venons de le voir, l'espace-temps est propre chaque observateur et
mme chaque particule. Les lois de la physique ne constituent donc pas
un mystre que la nature renfermerait en elle et qui seraient dans l'attente
d'tre dcouvertes, elles ne sont que le fruit d'une cration, celle qui s'ex
prime chaque fois qu'un phnomne escompt est hypostasi dans un
laboratoire. Il ne s'agit pas de dcouverte mais seulement d'invention des
criptive, ce qui rend caduque la vision idaliste des sciences selon laquelle
il y aurait des lois immuables et des vrits globales dcouvrir (56). Bien
plus qu'expliquer le rel, le champ de connaissance du transcendantal le
produit, ou plutt, c'est uniquement parce qu'il le produit qu'il est en
mesure de pouvoir l'expliquer, si bien que la production du rel est la
condition de possibilit de son explication et rciproquement. Le transcen
dantal dpasse ainsi la lgitimit qui lui revient en prtendant expliquer un
rel a priori dont il est en ralit lui-mme l 'auteur. Il doit par consquent
se limiter l'explication d'un rel a posteriori, celui qu'il a cr et ne plus
De

187

en rendre compte par aprs en feignant de l'avoir fait par avant. Cette usur
pation du savoir est manifeste la lumire de la crise voque ci-dessus en
ce sens qu' travers elle on remarque aisment comment les sciences peu
vent tre enclines leur tche d'lucidation du rel sans avoir de fonde
ments valables pour le faire, tout simplement parce qu'elles expliquent le
rel qu'elles crent et non pas le rel tel qu'il apparat. Dans ce cas, tout
leur fondement n'est qu'un artifice superflu. Penser que l'espace de la
nature respecte les lois de la gomtrie d'Euclide, c'est--dire que la nature
obirait aux proprits du triangle, du cercle ou encore des parallles, c'est
prsenter une certaine ccit pour ne pas voir que ces figures sont des ida
lits tout ce qu'il y a de plus imaginaires, les plus loignes possibles de la
nature elle-mme ! C'est pourquoi la gomtrie non-euclidienne comme
celle de Riemann est plus adquate sa description en dpit des difficults
que l'espace courbe implique et le peu d'outils mathmatiques oprant
dans ce contexte. Quant au temps qui prsenterait une simultanit abso
lue en tout lieu, l encore il n'y a que l'imagination pour concevoir une
telle ubiquit laquelle on ne peut d'ailleurs parvenir qu'en faisant abs
traction de la nature elle-mme ! Par consquent, le transcendantal qui la
transforme moyennant des machines et la contraignant des idalits dont
elle est dpourvue, est un champ de connaissance qui ne peut s'arroger
aucune autre lgitimit que celle laquelle 1 'imagination donne droit. Il ne
fait que produire un nouveau rel en laissant vacante l'explication de celui
qui apparat tel qu'il est.
Par suite, l'apprhension du rel prend une autre forme en plus de la
prcdente, celle qui consiste se le donner au moyen de la description et
non pas le transformer pour pouvoir 1' expliquer. Ce nouveau champ de
connaissance qu'il convient de nommer le phnomnal se caractrise donc
par le principe en vertu duquel le rel est donn la pense tel qu'il appa
rat. Notons que cette propension existait dj chez Aristote mais qu'elle
s'tait dissipe face aux nouvelles exigences de scientificit relatives
l'ontologie, lorsque les successeurs de Suarez tentent la construction a
priori d'un difice parfaitement achev des concepts transcendantaux ,
ce qui implique assurment [ ... ] une occultation remarquable de tout ce
que la [pragmatique d'Aristote] comportait de phnomnologique (57)
et qui ne reviendra au got dujour qu'aprs Hegel. Cet vincement est ga
lement li au problme d'objectivit concernant la description dans la
mesure o notre perception dpend en grande partie du contexte socio-cul
turel depuis lequel on se place, ce qui peut nous conduire porter des
regards trs diffrents sur un mme phnomne. Par exemple, lorsque
Tycho Brah voit un astre en mouvement, Kepler voit un astre immobile,
188

car le cadre conceptuel du premier est gocentrique quand celui du second


est hliocentrique (58). Il faut donc que la pense se donne le rel de telle
faon qu'il ne nous apparaisse pas relativement notre culture mais seule
ment tel qu'il est, si bien que la phnomnologie labore une mthode pour
parer cette aporie. Selon elle, il est tout d'abord indispensable de mettre
entre parenthses ce monde qui nous entoure, tant les arguments spcieux
et fallacieux que ceux qui nous semblent irrfragables et apodictiques. Il
faut suspendre toutes nos actions et nos jugements : il convient d'oprer
une vritable poch (59). La mthode phnomnologique ne s'arrte pas
cette mise en suspens au terme de laquelle il ne reste que les actes parti
culiers de conscience, c'est--dire ces actes rflexifs que la pense effec
tue chaque fois qu'elle lve un jugement de valeur, ce que la phnom
nologie husserlienne a appel les cogitationes en reprenant l'ide cart
sienne du cogito. Aprs s'tre donn ce point de dpart de la connaissance,
il convient de les gnraliser par idation en faisant une analyse gnrique
qui permet de ne garder que les essences, d'o son nom de rduction id
tique. Le rouge est un exemple d'essence. Enfin, il convient de dterminer
le corrlat entre la connaissance de l'essence ainsi tablie et l'objet de
connaissance lui-mme (60). Cette mthode a foment l'apprhension du
rel que nous avons qualifie de phnomnale en ce qu'elle suggre de se
le donner d'une manire nouvelle qui consiste le dcrire en dgageant les
invariances qu'il prsente propos d'un mme objet de connaissance ; de
sorte que le phnomnal est un mode du savoir qui procde par une obser
vation travers laquelle l 'identique est systmatiquement qut. Le trans
cendantal consiste expliquer, ce qui implique de pouvoir prvoir, tandis
que le phnomnal consiste dcrire, ce qui implique de pouvoir imiter.
Comme son tymologie phainomena l'indique, ce nouveau champ de
connaissance souligne l 'importance qu'il accorde l'apparence, tandis que
le transcendant et le transcendantal s'en dsintressent ou le nie comme
nous l'avons constat au dbut de cette tude. Pour le phnomnal, s'ap
proprier le rel ne signifie plus qu'il faille oprer sa transformation mais
seulement son imitation. On passe donc de sa production sa re-produc
tion en remarquant qu'une telle approche laisse choir la conception tradi
tionnelle de la philosophie comme vision du monde au profit d'une philo
sophie qui se cantonne n'tre qu'une mthode, celle laquelle il est
ncessaire de recourir chaque fois que l'on voudra connatre le rel tel
qu'il apparat (61). Contrairement au transcendantal, il ne s'agit donc plus
de produire un rel en fonction de la vision que l'on s'en fait mais seule
ment de le reproduire en fonction de l'invariant a priori que la mthode
nous permet de dvoiler.
189

La crise des sciences et l'usurpation du savoir qui lui est sous-jacente a


men la pense adopter une nouvelle apprhension du rel, savoir le
phnomnal, mais il reste nonobstant comprendre comment nn autre type
de machine a pu merger en son sein et par l-mme comment il est pos
sible qu'elle produise de la pense.

CYBERNTIQUES ET SCIENCES COGNITIVES


La machine de Turing comme paradigme cognitif
Pour dterminer la faon dont apparat cette nouvelle sorte de machine,
il convient de considrer ce qui la rend possible aprs la crise des sciences
dont elle est issue, en montrant comment son volution se conjugue avec
le phnomnal.
Nous avons vu cet gard que l'branlement du savoir s'tait manifest
par une mise en cause de la physique classique en raison notamment des
notions d'espace et de temps qui taient devenues problmatiques, d'autant
plus qu'elles reposaient sur une gomtrie euclidienne dj mal en point.
En effet, cette dernire n'tait pas plus valide que celles qui se consti
tuaient en la niant, alors quelle gomtrie fallait-il accorder de la crdi
bilit ? De cet antagonisme relatif aux fondements des mathmatiques
mane le programme d'Hilbert sous la question suivante : y a t-il une
mthode gnrale permettant de dterminer si un systme formel est
dmontrable par sa seule consistance interne ? Notons qu'une telle
mthode n'est pas sans rappeler celle de la phnomnologie husserlienne
en ce qu'elles ont toutes les deux l'ambition de donner un fondement vala
ble la connaissance, si bien que les sciences humaines ne vont plus tre
les seules s'affairer au problme de la lgitimit du savoir. Un panel de
spcialistes d'horizons trs divers tels que des mathmaticiens, ingnieurs
et neurobiologistes vont se joindre quelques philosophes et psychologues
pour fonder une science de l'esprit qu'ils appelleront cyberntique partir
de 1947. Ces symposiums au dbut desquels l'admitstrateur Premont
Smith (62) ne manquait pas de rappeler la vocation interdisciplinaire sont
rests clbres sous le nom des confrences Macy et ont permis de faire
natre les premiers ordinateurs. Toutefois, avant d'en arriver ce stade, le
problme commun, c'est de se demander s'il est possible de dmontrer la
validit d'un systme formel sans aucun a priori, ni prsuppos, ni entit
extrieure. Que ce soit en philosophie ou en mathmatique, il est intres
sant de remarquer que la qute d'un fondement lgitime ncessite une
dmarche rflexive afin de ne faire entrer aucun lment extrieur dans le

190

systme considr. Or, en restant uniquement dedans, il y a toujours au


moins une des formules pour laquelle on ne peut pas tre fix concernant
sa valeur de vrit, elle est donc indcidable. Plus prcisment, tout sys
tme formel suffisamment riche pour contenir une arithmtique non
contradictoire ne saurait former un systme complet, car la non-contradic
tion constitue dans ce systme un nonc indcidable, conformment au
thorme d'incompltude de Gode] mentionn plus haut. Pour tablir ce
rsultat, le logicien autrichien a montr au pralable qu'il tait possible de
coder par des nombres entiers les formules ainsi que leurs squences,
comme celles que constituent les dmonstrations, de sorte que ces derni
res sont donc toutes convertibles sous la forme de propositions arithmti
ques, ce qu'indique cette fois-ci Je thorme de compltude. Comme la
citation de Dubucs que nous avons mise ci-dessus le met en exergue, il
s'agit l d'une vaste mcanisation des mathmatiques dont la finalit est
toujours de tester leur validit, c'est--dire que ce n'est plus le savoir qui
rige la mcanique en modle de la nature comme dans le transcendant, ni
la machine qui soumet la nature comme dans le transcendantal, mais le
savoir lui-mme qui est mcanis. Autrement dit, on comprend bien que ce
qui est essentiel dans la dmarche, ce n'est pas tant Je contenu du systme
mais bien plutt la logique qu'il renferme, car la validit des processus
de J'analyse ne dpend pas de l'interprtation des symboles qui y sont
employs, mais seulement des lois de leur combinaison >> (63), telle est
l'ide que Boole souligne dj au dbut du X!Xe sicle au point qu'il en
vient mme considrer que ces lois sont celles de la pense (64). Or, si
une arithmtisation de la logique est possible, alors dans ce cas, penser
revient calculer. Par consquent la clbre formule des classiques qu' em
ployaient notamment Leibniz et Hobbes selon laquelle penser, c'est cal
culer prend ainsi une dimension empirique, au point qu'elle fasse for
tune encore de nos jours (65).
Nanmoins la convertibilit des propositions en arithmtique ne suffit
pas montrer si le systme est valide, il est encore ncessaire de soumet
tre cette formalisation une mthode gnrale qui permette de dcider s'il
l'est ou non. Or, l'indcidabilit qui rsulte du thorme de GOdel dpend
naturellement de cette procdure que l'on emploie pour tester la validit.
Elle doit tre finie pour ne pas tournoyer incessamment dans la circularit
des logiques propositionnelles et l'aide d'un calcul effectif elle doit per
mettre de dcider si ces propositions sont dmontrables ou non en utilisant
la seule cohrence qui les unit, sachant qu'elle doit galement pouvoir
s'inscrire elle-mme dans le systme considr. En 1936, aprs l 'impul
sion donne par le programme d'Hilbert, on dispose de plusieurs types de
191

procdure opratoire qui ne sont rien d'autres que des calculs effectifs dont
certains sont de Gdel lui-mme, comme la rcursivit gnrale ou
<< la lambda-dfinissabilit >> . Bien qu'ils soient trs diffrents les uns des
autres, Church (66) remarque qu'ils appartiennent tous une mme classe,
celle de la calculabilit, c'est--dire que toute fonction calculable est une
fonction rcursive ou un lambda-calcul. Par consquent, cette mthode
gnrale peut devenir automatique car elle respecte des rgles fixes, ind
pendantes du contenu du systme. Paralllement ce problme, la mme
anne, Turing (67) propose une modlisation de la machine, si bien que
cette fameuse mthode gnrale va pouvoir tre assimilable ce modle,
ce que Turing (68) ne tarde pas raliser l'anne d'aprs en montrant que
toute fonction calculable par sa machine correspond la classe des fonc
tions lambda-dfinissables. De mme, la question de la dcision de validit
que posait Hilbert trouve son quivalence avec le problme de 1' arrt de la
machine ou au contraire son fonctionnement sans fin, alternative qui reste
tout aussi indcidable que celle avance par Gode! au sujet de la contradic
tion et de la non-contradiction. Autrement dit le savoir a t mcanis afin
de pouvoir s'auto-lgitimer et ne plus vaciller mesure qu'il se dveloppe,
exactement comme les systmes philosophiques peuvent s'y employer
mais les tentatives restent vaines de part en part. En dpit de cette dcon
venue, la pense s' est observe elle-mme, puis en voulant se justifier, elle
est arrive mcaniser sa propre activit et se constituer un paradigme
d'elle-mme. A croire qu' chaque fois que la pense veut expliquer quel
que chose, elle ne peut le faire qu'en en produisant un modle mcanique.
Et justement ! En croyant que la pense fonctionne comme le modle
qu'elle s'est donne d'elle-mme, on est amen considrer que chacune
de ses fonctions peut se rduire une activit mcanique, de sorte qu' la
suite du paradigme de la machine de Turing, de nombreuses expressions
mtaphoriques tmoignent de cette rduction comme si la pense n' effec
tuait ses productions que machinalement. Elle devient alors une machine
dsirer (Lacan), ou une machine smantique (Dennett), ou encore
une machine intentionnelle (Changeux) pour ne citer que celles-ci.
C'est dire quel point la pense est machinale !
Ainsi, la qute la lgitimit du savoir n'est plus l'apanage exclusif de
la philosophie dans la mesure o la crise des savoirs a men les sciences
vers l'laboration d'une mthode en esprant qu'elle permette de justifier
le fondement de leurs activits au mme titre que celle propose par la ph
nomnologie husserlienne. Malgr les apories vers lesquelles les sciences
se sont achemines, elles ont mcanis leur savoir au point d'en avoir
conu un paradigme, celui de la machine de Turing. Autrement dit dans
192

son rapport elle-mme, la pense s'est rige un modle mcanique de sa


propre activit, mais il nous reste encore comprendre comment elle l'a
rendu effectif.
Ordinateur et Intelligence Artificielle
Comme la machine transformer le rel tait d'abord un paradigme
scientifique avant de devenir effective, la machine de Turing est quant
elle le paradigme de la pense, celui qui est l'aune de nos ordinateurs
actuels.
En effet, elle est un modle de la pense en tant qu'elle est une mcani
sation possible de chacune de ses activits, mais penser n'est pas nces
sairement calculer et la formule qui rsume [le mieux] l'esprit des
sciences cognitives devrait tre : connatre, c'est simuler (69). Car en
dpit du fait que la logique puisse se ramener une arithmtique, ce qui
caractrise avant tout la machine de Turing, c'est de pouvoir imiter l'en
semble des activits cognitives, mme celle qui prsente cette particularit
de pouvoir imiter ses semblables. En effet, dans son article de 1936, Turing
montre l'existence singulire de l'une de ses machines dont la caractristi
que consiste pouvoir imiter n'importe quelle autre, si bien que son auteur
qualifie celle-ci d'universelle. Sachant que la conception standard de tels
appareils se rapporte un tat interne de la machine, une bande passante
illimite en ses deux extrmits et une tte de lecture, pour qu'une machine
universelle soit possible, il suffit que son ruban code le fonctionnement de
celle imiter. En ce sens la facult de connatre se rapporte celle de pou
voir imiter. Ds la fin du XIXe sicle, cette notion d'imitation suscite un
intrt grandissant parmi plusieurs disciplines et constitue l 'antre essentiel
au sein duquel les sciences de la cognition vont se runir (70). D'ailleurs
il est encore question d'imitation lors du passage de la machine de Turing
l'ordinateur. En revanche il ne s'agit plus cette fois-ci de simuler la pen
se mais le cerveau. A la diffrence de Wiener (71) qui s'attache la
machine de Turing en ne concevant l'esprit que par sa logique input/out
put (entre/sortie) et au feedback (boucle rtroactive), McCulloch, lui,
s'interroge plutt sur la faon dont cette logique peut s'incarner dans le
cerveau, si bien qu'avec Pitts, ils en viennent mcaniser le fonctionne
ment des neurones (72). Le neuropsychiatre et le mathmaticien utilisent
la matrialisation lectrique de l'algbre de Boole et idalisent le neurone
selon une logique binaire du tout ou rien. A travers ce modle logique du
neurone, on voit rapparatre cette propension de l 'homme mcaniser la
nature et mme son propre systme nerveux, comme s'y essayaient dj
Descartes (73) et La Mettrie (74). Pourtant il convient d'viter l'cueil
193

selon lequel l'ordinateur ne serait que la suite de cette tradition, dans la


mesure o non seulement la mcanisation du neurone relve de l'imitation
et non pas de l'explication comme c'tait le cas avec Descartes, mais il faut
de surcrot y ajouter la mcanisation de la pense qui elle aussi relve de
l'imitation et faire de cette somme une seule et mme machine pour obte
nir un ordinateur, le cerveau et la pense ne faisant qu'un. Or, la dualit de
l'me et du corps permettait justement Descartes d'exclure toute possibi
lit de mcanisation de l'esprit, lequel est exempt de la gangue matrielle
et nous distingue ce titre de tous les autres animaux-machines. Au
contraire, avec l'ordinateur, la mcanique du neurone est assimile celle
de la logique cognitive en ne faisant qu'une seule et mme machine, ou
plus exactement encore, ce nouvel appareil imite le neurone en mme
temps que la logique cognitive. Il s'ensuit que la mcanisation ne consiste
plus expliquer, comme celle qui relevait du transcendantal, mais seule
ment imiter comme en tmoigne le phnomnal dans lequel !' ordinateur
s'inscrit. Bien entendu il existe la possibilit de combiner les deux types de
mcanisation en associant un ordinateur une machine traditionnelle, ce
qui renvoie gnralement la notion de robot en tant que cette association
permet d'imiter certaines activits du travail humain, au point d'en arriver
parfois une certaine ontologisation de la machine qui va jusqu' nier le
vivant pour se poser comme quivalent (75).
Toutefois, les apparences sont-elles vraiment sauves ? Jusqu'o l'ordi
nateur est-il similaire la pense ? Partant du principe que la logique peut
se ramener un algorithme, l'Intelligence Artificielle (76) est un courant
de recherche dont la version la plus forte suppose que toute activit men
tale peut tre rduite cette formalisation arithmtique et si tel est le cas,
alors n'importe quel ordinateur peut l'excuter en devenant ainsi un imita
teur de la pense humaine. Cependant, de mme que la machine qui trans
forme le rel ne permet d'expliquer que le rsultat de sa transformation et
non pas le rel tel qu'il apparat avant que celle-ci soit effectue, l'ordina
teur imite la pense mais sans en tre une lui-mme. On peut alors se
demander de quelle faon cette diffrence se rpercute entre la pense
relle et le simulacre. Qu'est-ce qui distingue l'imitateur de l'imit ? Tout
d'abord en tant que l 'ordinateur relve d'une formalisation de la logique
par 1' arithmtique, il est un puissant outil prcisment pour tout ce qui
concerne de prs ou de loin le calcul et en gnral le raisonnement, au
point d'tre beaucoup plus efficace que la pense humaine dans l'effecti
vit de ces tches. Au sujet de la premire d'entre elles cela semble assez
vident, quant la seconde, celle relative au raisonnement, on trouve par
exemple cette situation de confrontation entre l 'ordinateur et les joueurs
194

d'checs et dans laquelle la machine rivalise ou gagne contre


l'homme (77). Il est donc indniable que l'ordinateur puisse effectuer des
tches cognitives comme le calcul mais galement le raisonnement logi
que, au moins aussi bien que l'homme sinon beaucoup mieux. Pourtant,
nous ne devons pas omettre que cette machine a t conue pour imiter la
pense, c'est--dire qu'elle privilgie l'apparence, comme en tmoigne
d'ailleurs le phnomnal sous lequel elle a merg. Autrement dit l'appa
reil fait comme s'il pensait mais sans le faire rellement, car ce qui distin
gue l'imitateur de l'imit, c'est prcisment que l'un pense pendant que
l'autre excute. Penser implique de comprendre les tches auxquelles on
s'applique tandis que l'on peut excuter des activits sans rien y compren
dre, telle est la distinction fondamentale que Searle rappelle dans son argu
ment de la << chambre chinoise (78). Par consquent l 'ordinateur est tout
fait capable de faire comme s'il comprenait alors qu'il n'en est rien. Par
exemple, au milieu des annes 1960, K. M. Colby (79) labore un pro
gramme dont l'objet est de simuler un psychothrapeute. Le dialogue qui
s'instaure entre le patient et la machine est surprenant de ralit au point
que certains vont jusqu' prfrer la thrapie avec l'ordinateur et pourtant
il ne comprend rien l'change en tant qu'il ragit seulement au propos
sans y rflchir. Toutefois ce type de simulation trouve rapidement ses
limites en ce qu'il est ncessaire de prvoir l 'avance toutes les ractions
possibles, si bien que la simulation est d'autant plus facile que le compor
tement imiter est strotyp, mais l'inverse elle est d'autant plus diffi
cile que le comportement imiter est imprvisible. Notons que la diff
rence entre l'imitation et la simulation rside en ce que la premire n'im
plique pas ncessairement de prvoir contrairement la seconde qui doit
le faire parce qu'elle est diffre. Ainsi, pour l'arithmtique, voire le rai
sonnement, l'ordinateur est un excellent sjmulateur en tant qu'il excute
lui-mme le calcul, mais pour la comprhension ou plus prcisment
encore la rflexion, il ne peut imiter qu'en fonction des informations qu'il
enregistre au pralable. Il est donc vite limit, non pas par sa mmoire qui
est potentiellement infinie, mais par l 'imprvisibilit du comportement
rflexif humain qu'on lui donne singer, lequel implique des limites affec
tives et biologiques dont l'ordinateur est dpourvu (80).
En somme, si la machine qui transforme le rel en produit un nouveau,
l'ordinateur ne fait que reproduire la pense sans en concevoir une autre.
Le passage du premier type de machine au second n'a t possible qu'en
raison de plusieurs conditions. Tout d'abord, suite une crise des sciences,
celles-ci ne se sont plus seulement appliques au rel mais galement
elles-mmes afin de pouvoir lgitimer leurs productions, si bien qu'elles
195

ont mcanis leurs propres activits et pas uniquement la nature pour ri


ger un paradigme de la logique qui les sous-tend, savoir la machine de
Turing. Ce modle met effectivement en exergue un processus de transfor
mation, celui qu'emploient les sciences lorsqu'elles s'appliquent la
nature, mais prcisment en tant qu'il est un modle, il ne modifie pas lui
mme ce qu'il se contente d'imiter, c'est--dire qu'il ne transforme pas la
logique de transformation, qui au grand dam de la qute scientifique ne
peut pas s'auto-lgitimer. Ensuite, c'est encore par imitation que l'on a
conu un paradigme du neurone en sachant que ce dernier est le support
matriel de la logique cognitive, et constatant que ces deux modles n'en
faisaient qu'un, la machine qui imite la pense a pu natre. Pourtant, si l'or
dinateur effectue bien le calcul en tant qu'il est une formalisation de la
logique, il reste trs limit concernant sa simulation de la rflexion, alors
entre lui et la pense on peut se demander si une substitution est possible.

Ill. UNE SUBSTITUTION EST-ELLE POSSLE

UN USAGE NON-PHILOSOPHIQUE
La philosophie

comme paradigme rflexif


Sachant que 1' ordinateur est en mesure de pouvoir effectuer les calculs
et mme beaucoup mieux que l'humain, nous allons maintenant nous foca
liser sur la rflexion en nous demandant si elle est suffisamment prvisible
pour pouvoir faire l'objet d'une simulation.
Prcisons en premier lieu ce que l'on entend par : l 'ordinateur n'est pas
conscient de la tche qu'il excute, il ne la rflchit pas ou encore il ne la
comprend pas. Bien entendu il est possible d'tablir de nombreuses dis
tinctions entre ces termes, mais pour ce qui nous occupe, nous emploierons
les deux premiers en un sens voisin dans la mesure o la rflexion est une
caractristique de la conscience, laquelle se dfinit alors comme la per
ception de ce qui se passe pour un homme dans son propre esprit (81),
c'est--dire qu'il s'agit d'une pense capable de saisir la logique des ides
en prsence et les ides elles-mmes. Notons par ailleurs que l'acception
de comprhension est plus gnrale en ce qu'elle dsigne simplement le
fait de prendre avec soi une entit, comme l'indique son tymologie
latine cum praere. Autrement dit, notre perception du rel nous procure des
ides, ou images, qui sont des connaissances constituant un savoir auquel
la pense peut rflchir et en former ainsi un nouveau auquel elle peut
encore s'appliquer et ainsi de suite, car chaque rflexion fait natre un nou196

veau savoir et la diffrence qu'il prsente avec celui qui le prcde le rend
susceptible de pouvoir tre soumis une nouvelle fois l'application, de
sorte que le processus cognitif de la rflexion peut se rpter infiniment sur
la diffrence qu'il engendre. Par consquent, pour dterminer s'il peut tre
simul ou non, il nous suffit de considrer la manifestation d'une pense
pourvue de cette caractristique et observer par aprs si elle est prvisible.
Or, un des seuls tmoignages publics dont nous disposions cet effet est
celui de la philosophie, puisqu'elle consiste circonscrire un ensemble de
savoirs en les organisant de faon ce que la totalit forme un systme
cohrent, ce qu'elle effectue en ayant principalement recours la distinc
tion et la hirarchie au sein desquelles elle s'auto-positionne. Nous ne
prtendons nullement donner une dfinition exhaustive de la philosophie
mais simplement nous focaliser sur sa caractristique rflexive afin de
pouvoir l'utiliser comme un matriau partir duquel le phnomne en
question est observable. Nous pourrions galement convoquer la psycha
nalyse mais en s'appliquant l'inconscient et en tant une rflexion dont
seul l'analyste peut tmoigner, nous avons prfr carter cette possibilit
laquelle il est d'ailleurs probable que d'autres s'y ajoutent, cependant la
philosophie semble le matriau le plus adapt en cette occurrence, car
notre hypothse est de se demander si l'ordinateur pourra tre en mesure
de comprendre des penses humaines pour les simuler. Or, la philosophie
est une pense qui comprend les autres penses : elle n'est rien de moins
que la conscience des sciences, non pas d'une science mais bien des scien
ces, car elle est la seule toutes les rflchir, elle inclut. D'autre part, il
existe des philosophies rgionales telles que la philosophie du droit, des
sciences, de la politique, des mathmatiques et de tous les autres savoirs,
mme ceux qui n'existeraient pas encore car la rflexion leur est systma
tiquement applicable. Chacune de ces philosophies peut s'exercer au sein
de la discipline laquelle elle se rattache mais en tant que rflexion elle
demeure nanmoins une philosophie, comme l'indique d'ailleurs leur
appellation. N'en dplaisent G. Deleuze et F. Guattari (82) qui consid
rent cette assertion comme une plaisanterie sous prtexte qu'elles appar
tiennent uniquement la discipline concerne alors qu'elles sont au
contraire trs peu tudies en leur sein respectif surtout pour les sciences
physique, biologique et chimique, comme en tmoigne J.M. Lvy
Leblond (83). La raison tient ce que leur volution structurelle exclut en
grande partie toute rflexion sur elles-mmes, laquelle n'est alors effectue
qu'aprs coup par les philosophes des sciences, ce que T. Khun (84) expli
que parfaitement. Il existe donc des philosophies rgionales qui sont des
rflexions s'appliquant en propre chacun des savoirs et qui sont elles197

mmes rflchies par la philosophie que l'on appelle aussi la mtaphysi


que, celle laquelle on les rduit parlais.
La philosophie incarne donc le double processus rflexif en s'appli
quant tout autant aux sciences qu' elle-mme, elle est une pense qui
s'auto-saisit, citons cet gard quelques illustrations pour confirmer nos
propos : Aristote place Dieu au sommet de son systme mtaphysique en
le dterminant notamment comme pense de la pense (85), Descartes ta
blit le cogito ergo sum la suite d'une pense qui doute des autres pen
ses (86), Kant dit lui-mme de sa recherche qu'elle renferme la mta
physique de la mtaphysique >> (87), Hegel dfinit la philosophie comme
une pense consciente d'elle-mme (88), sans compter que son systme est
comme un grand cercle qui fait retour sur lui-mme, qui se boucle en
lui-mme, en une impressionnante totalit auto-suffisante (89) selon les
propos du spcialiste hglien B. Bourgeois, Husserl conoit La philoso
phie comme une science rigoureuse permettant de lgitimer les autres
sciences, ce que nous avons vu plus en amont, et enfin mentionnons
Guroult comme un exemple contemporain qui labore Une philosophie
de l 'histoire de la philosophie (90). Pour tre complte, cette esquisse laco
nique devrait comporter la plupart des penses dites philosophiques, sinon
toutes, mais notre propos se situe ailleurs que dans l 'exhaustivit, il
consiste stigmatiser le processus cognitif qui s'articule de telle faon que
la pense rflchit elle-mme, ses propres productions et aux relations
qui lient celles-ci.
Les moyens dont use la philosophie pour rflchir sont principalement
la distinction et la hirarchisation, c'est--dire qu'une opposition de
concepts mtaphysiques [ . ] n'estjamais le vis--vis de deux termes, mais
une hirarchie et l'ordre d'une subordination (91) de l'un sur l'autre, le
transcendant ayant une identit autonome sur celui qui lui est soumis, du
moins tel est le geste le plus saillant de la philosophie selon Derrida et
partir duquel on comprend aisment comment il est possible d'oprer une
dconstruction. Il suffit de renverser les positions habituelles de la hirar
chie l'intrieur d'un systme philosophique donn en modifiant les diver
ses primauts dont les concepts sont affects. Toutefois, bien que cette atti
tude te les transcendances mtaphysiques la philosophie, elle draine
nanmoins ses mixtes en tant que philosopher revient non seulement
sparer et hirarchiser deux ralits mais aussi les articuler l'une l'au
tre. Autrement dit, la dcision du philosophe dsigne de manire invariante
un double geste : de sparation de deux termes d'abord, d'articulation de
ces deux termes dans une unit ensuite (92). Ainsi, la pense rflchis
sante distingue deux lments qu'elle met l'un en face de l 'autre et au nom
..

198

de la diffrence invoque leur gard, elle dcide d'octroyer un prima


l'un d'eux, de sorte que cette diffrence insuffle la dyade considre une
co-dtermination rciproque et extrinsque. Cette distinction devient alors
une diffrance (93) en marge de la dualit rflchissante tout en restant
indispensable son laboration. La dcision dont elle relve implique donc
un mixte qui justifie la hirarchie prcisment parce qu'il lui est extrieur
mais qui fait nanmoins partie intgrante de la dmarche rflexive. C'est
en ce sens que Derrida reconduit partiellement le geste philosophique.
N'omettre que la hirarchie reste une attitude rflexive mais n'omettre que
le mixte l'est tout autant. En effet, la dcision qui est l'origine du mixte
repose en dernire instance sur le vcu de chacun, si bien que toutes nos
rflexions en sont entiches sans que leurs manifestations ne l'exhibent.
Plus encore, nous pouvons remarquer que l a pertinence d'une rflexion est
relative sa justification, laquelle implique en consquence de ne pas
exprimer le caractre arbitraire des dcisions qui la guident et qui reposent
sur une exprience singulire de la vie. Et quand bien mme nous vou
drions montrer ce qui influence nos dcisions dans une rflexion, comme
c'est le cas notamment en analyse, nous serions de nouveau amens
rflchir sur les dcisions de nos rflexions antrieures mais cette rflexion
serait elle-mme influence par le vcu en cours ; de sorte que la vie pr
cde ncessairement la rflexion, que la premire se drobe systmatique
ment la seconde car elle lui est irrductiblement extrinsque. A ce titre
l'identit humaine doit s'affranchir de son rapport au monde, comme les
travaux de Henry (94) en tmoignent, mais dans ce cas le geste rflexif est
une nouvelle fois reconduit puisque cet affranchissement de la vie face au
rel n'est rien d'autre qu'une dyade dont le primat est port sur le premier
terme. Par consquent, il semble bien que le processus cognitif sur lequel
on se focalise ne peut se rduire davantage et qu'il comporte en somme la
distinction, la hirarchie et le mixte. Sa structure est celle d'une
dyade/triade en tant que le mixte se joint la dualit comme synthse. La
question est maintenant de savoir si la rflexion est prvisible, ou selon
notre exemple, si la philosophie est encline un certain dterminisme.
La philosophie est-elle prvisible ?
Dans un second temps, il convient d'utiliser cette structure pour voir en
quoi elle dtermine la philosophie et si elle la rend prvisible.
En tant que discipline typiquement rflchissante, elle s'est naturelle
ment interroge sur ce point et sachant qu'un systme mtaphysique pr
tend totaliser l'ensemble des donnes scientifiques relatives au monde et
mme celles qui ne sont pas encore rendues effectives puisque sa tche est

199

de rendre compte a priori du rel, une pense philosophique prtend donc


tre en mesure de prvoir ce qui est possible de ce qui ne l'est pas, d'ex
pliquer le pass autant que d'envisager l 'avenir (95). Toutefois, pour tho
riser l'histoire il faut dj qu'elle ait eu lieu, de mme que pour embrasser
les savoirs, il faut dj qu'ils existent et que le rel auquel ils se rapportent
leur en ait donn l'occasion. Autrement dit, la mtaphysique se prsente
comme premire logiquement mais elle est en ralit la dernire pouvoir
se constituer chronologiquement, comme le rappelle son prfixe meta qui
signifie concomitamment aprs et au-del. Or, en tant qu'elle fait suite
l'vnement, elle ne peut tre qu'en retard par rapport lui, ce qui la place
plutt en porte--faux concernant sa prtention de prvisibilit.
Nanmoins, une fois que la rflexion est labore, que le systme mta
physique organise les sciences, que le mode de connaissance auquel il
aboutit est tabli, cette pense rflexive agit sur le savoir et le rel auxquels
elle renvoie. Non pas tant que les scientifiques se soumettent aux spcula
tions des philosophes, mme si les deux se confondaient encore nagure,
mais bien plutt parce qu'en donnant une vision du monde, elle prte
raction, que ce soit sous forme d'approbation ou de dsaveu. En tant que
preuve ontologique, elle encourage ou dsapprouve les croyances, en tant
que critique pistmologique, elle questionne les objets qu'elle vise, en
tant que mthode, elle est utilise ou concurrence, comme en attestent res
pectivement le transcendant, le transcendantal et le phnomnal. Par
consquent, la philosophie est tout autant en retard qu'en avance par rap
port au rel. Plus gnralement, toute rflexivit cognitive impliquant une
certaine distinction classificatoire et hirarchique conduit cet effet en
boucle lorsqu'elle est rendue publique, comme en atteste par exemple
son application aux gemes humains (96). En effet, quand on dfinit le com
portement d'une population et qu'elle apprend le strotype par lequel on
la stigmatise alors elle peut changer d'attitude, si bien qu'il faut tudier
nouveau les comportements qu'elle adopte et le cas chant oprer de nou
velles distinctions, tandis qu'une molcule ne change pas de raction
quand on la nomme ! Telle est la diffrence d'exactitude entre les scien
ces de la nature et les sciences humaines pour lesquelles l'lment tudi
est le mme que celui qui tudie, savoir l 'homme. On comprend ds lors
comment la rflexion dborde en chacun de ses cts le moment prsent
dans lequel elle s'inscrit et dans quelle mesure elle englobe en rflchis
sant le pass et en miroitant l'avenir. Il n'y a donc pas que la pense de type
rationnel, celle que l'on peut rduire des algorithmes, qui recle une pr
tention la prvisibilit. En effet, toute connaissance pour tre considre
comme telle prsuppose ncessairement l'existence d'un certain dtermi200

nisme, car un savoir n'est rien d'autre qu'une prvision de ce qui peut se
produire lorsque les lments qu'il se donne au pralable sont configurs
de manire identique ceux qui sont en prsence. Cependant la prvisibi
lit relative la pense rflexive est bien diffrente de celle concernant le
calcul puisque la premire porte sur les savoirs en dterminant le possible
auquel ils renvoient, tandis que la seconde porte sur le rel en le rendant
effectif par production et reproduction ; la premire se constitue en retard
sur la seconde, mais une fois tablie elle la devance jusqu' ce que le
champ du possible qu'elle dfinit soit entirement exploit par le savoir
qui s'y rapporte au point mme de l 'excder, de sorte que le rel nouvelle
ment effectu outrepasse le champ du possible dans lequel il s'inscrivait,
ce qui conduit une nouvelle rflexion devant prendre en compte cette
possibilit qui tait encore ignore. Autrement dit dans cette situation, il
convient d'laborer un autre systme philosophique qui englobe non seu
lement les possibilits de ces prdcesseurs mais aussi celle qui se fait jour,
ce qui implique d'expliquer les anciennes limites que lui ne doit pas avoir
et de modifier la lgitimit laquelle elles correspondent. La philosophie
nouvellement difie prtend ainsi prvoir les possibilits de ce que les
sciences rendent effectif et intgre ses propres limites dans la lgitimit
qu'elle leur octroie de faon ce qu'il n'y ait plus de dcalage entre le pos
sible qu'elle prvoit et l'effectif qui se ralise, ce qui est cens assurer une
matrise totale de tous les vnements venir en tant qu'elle en dtermine
les conditions a priori. En ralit, elle ne le fait qu'a posteriori, comme
nous l'avons vu avec le transcendantal. Elle est donc en retard par rapport
au rel au moment o elle s'labore puis en avance une fois acheve. Mais
cette premire rflexion relative aux philosophies rgionales ne s'applique
que sur la prvisibilit du rel, reste l'appliquer sur la rflexion elle
mme, ce qui revient se demander si la mtaphysique est prvisible.
En effet, nous avons vu que la rflexion tait double en philosophie,
l'une s'applique aux savoirs et l'autre s'applique la prcdente en tenant
compte du fait que cette opration est renouvelable infiniment. Ce qui nous
intresse, c'est de savoir si la seconde rflexion et les subsquentes peu
vent tre prvisibles afin de dterminer si l'ordinateur peut rflchir la
rflexion humaine. Or, sachant que l 'laboration d'un systme philosophi
que rsulte d'au moins une donne empirique nouvelle qui excde le
champ des possibles dans lequel elle devrait a priori s'inscrire, et qu'en
consquence, elle met en cause le systme en cours et la lgitimit de ses
conditions de possibilits censes tre universelles et ncessaires, cela
implique, pour une nouvelle mtaphysique : non seulement de se poser
elle-mme l'exclusion de toutes celles qui la prcdent pour ne pas choir
201

dans leurs travers tout en reprenant leurs contenus, mais surtout de se pr


senter comme l'ultime et la dernire (97) car prvoir un possible qui en
omet un autre, c'est tout simplement faire une prvision inutile, d'autant
plus que le possible mis en lumire ne l'est qu' partir de son pendant
effectif alors prvoir ce qui a dj commenc d'tre rel et ne pas envisa
ger les autres possibilits, rend vraiment la rflexion superftatoire. Sa
finalit est donc d'englober la totalit des possibles, elle y comprise, ce qui
lui confre un caractre dfinitif et immuable, a-temporel et a-spatial,
ncessaire et universel, aucun autre processus rflexif ne pouvant lui tre
plus ultime, elle permet de jouir avec quitude de la sagesse dont elle s'est
enquise. Notons que la tlologie mtaphysique consiste ne plus avoir
philosopher dans la mesure o elle se prsente elle-mme comme la der
nire rflexion la plus englobante de toutes. Il s'ensuit logiquement qu'une
philosophie s'auto-suffit elle-mme, se prsente comme mta-philoso
phie , mta-science ou science absolue (98). Voil une position qui
serait bien commode pour savoir si le processus rflexif est prvisible, il
suffirait de se rfrer au dernier systme mtaphysique au sein duquel nous
pourrions trouver toutes les chelles possibles de la rflexion, mme celle
de son application infinie ! Naturellement il n'en est rien et l'histoire a
dmenti ses prtentions (99). Le passage d'un systme un autre s'expli
que en raison d'un rel qui a chang, ce qui implique d'une part la cration
de concepts (lOO) pouvant exprimer la diffrence d'avec celui qui le pr
cde et d'autre part la modification de la lgitimit avec laquelle on le
pense. A partir de cette diffrence opre la structure rflexive en donnant
l'laboration d'un nouveau systme. Autrement dit le geste philosophique
est identique, il se rpte << quelques mdiations prs (mta-philosophie,
mtaphysique de la mtaphysique, doctrine de la science, philosophie
comme science rigoureuse, philosophie de l 'histoire de la philosophie,
etc.) (101). La philosophie n'est donc pas prvisible simplement parce
que le rel auquel elle s'applique est changeant, mais le processus de
rflexion est lui-mme invariant, sa structure reste identique, identifiable,
reprable de sorte qu'il peut probablement tre modlis ou rduit un
algorithme qu'un ordinateur pourrait excuter, c'est--dire que la machine
pourrait rflchir la place de la pense humaine chaque fois qu'un nou
veau rel se produit, de la mme faon que les appareils qui transforment
le rel ont partiellement remplac le travail humain.
Pourtant cette substitution parat difficile, non pas tant que le processus
de rflexion change, mais bien plutt parce qu'il recle en son sein un
indcidable qui encourt une application toujours variable. En effet, nous
avons vu que le mixte relve en dernire instance d'une dcision entire202

ment relative celui qui l'initie, que les diffrences qui s'immiscent dans
le rel considr fomentent une cration conceptuelle singulire propre
l'espace-temps auquel elle se rapporte, comme le souligne la diffrance,
c'est--dire que le processus rflexif se rpte identiquement mais son
application dpend du vcu de celui qui l'effectue, si bien que c'est l'ex
prience du rel qui dclenche la rflexion.
L 'IMMANENTAL

Les affects a priori


Il nous faut ainsi cerner comment il est possible que l'empirie prcde
la pense et si la mise en mouvement de cette dernire prsente un quel
conque aspect systmatique permettant sa mcanisation, ce que nous allons
tudier tour tour.
Sachant que la rflexion s'labore partir d'un rel vis--vis duquel elle
se trouve donc dcale, et qu'elle recle ensuite dans son mixte une part
indniablement subjective qui est relative l'exprience singulire de son
auteur, alors mme une fois son laboration acheve, toute englobante
qu'elle soit, elle dpend toujours du contexte sous lequel elle s' est institue
et si elle s'applique celui-ci alors cette nouvelle application est elle
mme influence par le vcu en cours, de sorte que la rflexion ne peut
jamais circonscrire la vie relle de celui qui l'labore, ce que nous avons
relat ci-dessus et dont il faut maintenant tirer la consquence : la pense
rflexive ne peut saisir qu'une totalit partielle excluant toujours en dernier
ressort le vcu sous lequel elle se constitue. Celui-ci est donc momentan
ment non-rflexif et non-philosophable, ce qui explique que la mtaphysi
que n'ait jamais pu tenir sa prtention de totalit absolue. Mais cartons
derechef tous malentendus, il ne s'agit nullement d'un vcu lui-mme
immuable, absolu ou divin dont la pense ne pourrait s'enqurir, il est au
contraire tellement changeant qu'il est toujours diffrent. A chaque fois
que la rflexion tente de s'y appliquer elle le saisit mais ce saisissement
implique son tour un autre vcu qui la sous-tende. On ne peut jamais l'y
rduire totalement parce qu'il ia prcde toujours. Il existe en consquence
un type d'exprience qui est a priori par rapport la rflexion et il se dter
mine par tout ce dont les systmes philosophiques ne viennent pas bout.
Or, sachant que ces derniers s'inscrivent sous l'gide d'au moins un des
modes de connaissances que nous avons dfini pralablement, pour carac
triser ce qui est rfractaire la pense rflexive et dont la philosophie peut
s'aguerrir infiniment sans jamais pouvoir statuer de faon dfinitive, il suf
fit de rassembler les lments qui ont rvoqu la lgitimit des champs du
203

savoir. Selon l'ordre dans lequel nous les avons tudis, il s'agit de la
preuve ontologique dont l'indcidable rside dans le fait que l"on ne peut
pas montrer l'existence d'une entit ne se rapportant pas l'exprience, ce
qui correspond l"irrductibilit de la vie empirique que nous avons dj
mentionne. Ensuite nous avons vu que l 'espace et le temps absolus sur
lesquels le transcendantal repose, ont l'avantage de prsenter une com
mune mesure pour la production du rel mais que l'espace-temps propre
est le seul dont on puisse faire l'exprience, en dpit de la complexit qu'il
implique. Enfin il y a le principe de non-contradiction propos duquel on
ne peut pas dcider de sa validit. Ces trois lments rcusent respective
ment les lgitimits du transcendant, du transcendantal et du phnomnal
car ils se drobent incessamment la rflexion et stigmatisent de ce fait
l'exprience dont elle est toujours prcde, ce que nous avons dj remar
qu concernant le premier. Si l'on ajoute le deuxime, savoir l'espace
temps propre, on peut dire de cette exprience qu'elle est singulire l 'in
dividu qui rflchit, ce qui corrobore une fois de plus le contexte ou le
cadre spatio-temporel que nous voquions propos de la subjectivit de la
dcision dont le mixte rsulte et travers lequel la diffrance s'exprime.
D'autre part, il claire notre sujet dans la mesure o il vince l'ancienne
possibilit newtonienne qui considre le rel comme un tout dont on ne
peut jamais faire 1' exprience et qui prexisterait tous ceux qui le pen
sent. Cette dichotomie entre le rel et le conceptuel renvoie au problme
selon lequel il y aurait une existence relle de ce qui n'est que concevable,
la totalit absolue ne pouvant dfinitivement pas tre prouve au mme
titre que Dieu. La deuxime irrductibilit renvoie donc la premire, ce
que nous avions dj mentionn au cours de notre tude et elle permet de
prciser que ce n'est pas le rel qui prcde la pense mais l 'exprience
d'tre dans du divers. Effectivement, en tant qu'tre humain vivant, on se
trouve ncessairement dans un cadre spatio-temporel qui nous est propre
et qui le reste jusqu' la mort, il n'a de ralit que pour celui qui le vit, c'est
ce qui le rend irrductible la pense rflexive. l'inverse de la thorie
kantienne, l'espace et le temps ne sont ni distincts, ni absolus, ils ne sont
pas des conditions qui rendent possible toute exprience puisque 1' espace
temps en est lui-mme une et ce n'est pas le rel qui s'inscrit dedans mais
la pense. Par consquent, dans la mesure o on ne peut pas tre vivant
sans se trouver dans du divers, la vie implique ncessairement de faire
l'exprience de l'espace-temps, laquelle est donc universelle. Chacun la
fait singulirement car deux vivants ne peuvent jamais se trouver exacte
ment au mme endroit en mme temps, cependant tout le monde la fait. En
outre, la conception kantienne de l'a priori s'en trouve profondment
204

modifie. Dans ce nouveau contexte, 1' a priori doit dsormais dsigner


l'antriorit chronologique relle et ne plus accorder le primat une ant
riorit logique (102) fabrique qui consiste soumettre l'exprience aux
conditions tablies avant elle, car non seulement l'a priori kantien suppose
un espace et un temps immuables valables pour tous mais n'ayant de ra
lit pour personne, et galement parce que toute rflexion quelle qu'elle
soit, est toujours inscrite rebours dans un espace-temps propre qui est lui
mme une exprience, si bien que 1' a priori ne peut dfinir que ce qui pr
cde une pense et non plus ce qui prcde 1' empirique. L'usurpation du
savoir relatif au transcendantal nous a en effet rvl qu'on feignait d'an
ticiper les lois qui se rapportent un phnomne alors que nous ne faisions
que le crer selon elles, de sorte que ces dernires ne sont qu'a posteriori
comme l'a confirm la crise des sciences. En revanche, ce qui est a priori
n'est rien d'autre que ce qui nous a conduit faire ces lois, plus gnrale
ment ce qui nous fait tous produire de la pense. A ce stade de notre
rflexion nous savons juste que l'origine du processus cognitif est l'exp
rience de l'espace-temps propre sans savoir encore pourquoi et comment
elle le produit. Par ailleurs, en tant qu'elle est brute et non labore, nous
ferons l'usage du terme empirie (103) pour la dsigner et ne pas la confon
dre avec son paronyme qui suppose d'une manire ou d'une autre une
connaissance sensible bien dfinie. Nous appellerons cette empirie a priori
pira, en reprenant la racine grecque peira dont 1' acception est 1 'exprience
sans la connaissance sensible qui en rsulte.
Fort de ces caractrisations concernant l'empirie a priori, il nous faut
maintenant montrer pourquoi elle agit sur la pense rflexive avant de
dterminer comment elle le fait et si son action prsente un quelconque
automatisme. L'espace-temps propre est une exprience ncessaire et uni
verselle qui se trouve systmatiquement l'origine de toutes penses
rflexives. En tant qu'tres vivants, nous sommes toujours dans du rel et
en permanence affects par lui, notre vie en dpend, c'est--dire que notre
position qui varie en son sein nous place dans des attentes, des rptitions,
des rgularits, des ennuis, des habitudes ou encore des angoisses, des loi
gnements, des proximits, autrement dit toutes les notions lies l'espace
temps propre. Notre motilit d'tre vivant implique donc que ces affects
dclenchent des motions et des penses. Prcisons d'emble que ces deux
dernires agissent rciproquement l'une sur l'autre ainsi que sur les affects
mais sans jamais pouvoir les devancer dfinitivement, comme nous
l'avons remarqu propos de la rflexion. Ils sont inhrents au fait mme
d'tre vivant dans du rel, on ne peut que les surseoir ou les modifier mais
nullement s'en dfaire, moins de passer trpas. D'autre part, il convient
205

de ne pas confondre ces affects avec les motions comme la joie, la colre
ou le chagrin, car si les premiers sont universels, les secondes ne le sont
pas et parfois elles sont mme duques ou construites (104), tout autant
que peuvent l'tre des rflexions. Seuls les processus de l'mouvoir et du
penser sont ncessaires en tant qu'ils sont justement lis l'empirie a
priori, mais les objets auxquels ils s'appliquent et par lesquels ils se mani
festent - respectivement sous la forme d'motions et de penses - ne le
sont absolument pas. Remarquons que cette altrit entre l'acte et l'objet
vis est directement issu de 1' espace-temps propre qui suppose une dualit
entre le corps vivant et le rel dont il est affect, de sorte qu'il s'agit tou
jours de l'attente de quelque chose, de la rptition de quelque chose ou
encore l'loignement de quelque chose. Ainsi l'empirie a priori se com
pose d'affects agissant sur le sujet et envers lesquels celui-ci ne peut ra
gir que rtrospectivement au moyen de la rflexion, comme en attestent la
psychologie et la psychanalyse. Bien que tout le monde fasse 1' exprience
de ces affects, chacun les vit singulirement, ce que corrobore la notion
d'espace-temps propre selon lequel les dures se dilatent, les distances
s'allongent, ou encore que l'une et l 'autre s'amoindrissent en fonction du
point de vue d'o elles sont vcues. Dans tous ces cas, les affects engen
drent des penses et des motions qui en dpendent toujours en dernier res
sort. Ce mode de connaissance se dfinit consquemment par le principe
en vertu duquel la pense et l'motion sont ncessairement soumises
l'exprience de l'espace-temps propre, ou encore, selon lequel nos repr
sentations sont ncessairement soumises notre empirie a priori, et nous
avons choisi de l'appeler immanental par opposition au transcendantal
kantien. Il dsigne les connaissances relatives l'immanence, celle qui
demeure entre l'empirie a priori d'une part et les penses et motions d'au
tre part, et partir de laquelle la pense rflexive merge. Il relve d'un a
priori ncessaire et universel mais alatoire en tant que rel, contrairement
aux autres a priori ncessaires et universels mais dterminants en tant que
logiques. En outre, il s'agit d'un mode index sur la vie mais dans la
mesure o il concerne un a priori chronologique par rapport la pense et
sachant que la pense n'est pas manifeste ds la naissance, cela implique
une particularit en son origine (105). Jusqu' l'acquisition du langage, la
pense s'labore corrlativement aux affects et ceux-ci sont prminents
durant tout le dveloppement appel affectivo-cognitif (106), tandis qu'ils
apparaissent moins par aprs lorsque que la pense est tablie, non pas
qu'ils s'amenuisent mais bien plutt parce que la pense prend une place
de plus en plus importante mesure qu'elle se constitue. Pour caractriser
cette priode durant laquelle les affects ont une dimension particulirement
206

significative, nous dsignerons cette empirie a priori spcifique par le


terme d'apopira, le prfixe indiquant la sparation, l 'loignement ou l 'ori
gine, ce qui permet de stigmatiser la relation la mre (107) pendant cette
dure dans la mesure o elle est dterminante au cours du dveloppement
sus-cit.
Par consquent, l'espace-temps propre implique en permanence des
affects qui gnrent des motions et des penses et ils peuvent tre influen
cs en retour par les ractions de celles-ci mais sans jamais qu'elles puis
sent s'en affranchir dfinitivement, de sorte que ces affects font partie int
grante de la dmarche rflexive et qu'ils doivent tre pris en compte par la
machine pour qu'elle puisse simuler la rflexion, ce que rappelle J.
Pitrat (108). Pour savoir comment elle peut procder cet effet, il nous
reste comprendre la faon dont les affects dclenchent les penses.
Les principes de la rflexion
Sachant que le geste rflexif est identifiable, il pourrait ventuellement
faire l'objet d'un algorithme, le problme c 'est qu'il implique une dcision
subjective lie aux affects propres un espace-temps, ce qui est plutt de
mauvais augure pour rendre possible l a simulation par ordinateur.
Cependant si la mise en mouvement de la pense revt un quelconque
caractre systmatique alors peut-tre que le mixte qu'elle engendre sera
prvisible.
La rflexion peut s'appliquer infiniment mais le dbut et la fin de ce
processus est singulier celui qui l'entame : quand dcide-t-on de com
mencer rflchir et quand dcide t-on qu'on a fini ? Voil une question
qui n'est pas sans rappeler le problme de l 'arrt de la machine de Turing
qui correspond lui-mme au problme soulev par Hilbert, le point com
mun tant de se demander s'il est possible de dcider un moment donn
de la validit d'une formule indpendamment de son contenu et sans che
miner infiniment dans les mandres des prdicats de la logique. Turing et
Gdel ont chacun rpondu leur manire par la ngative cette question,
si bien que le principe de non-contradiction qui sous-tend la logique est
indcidable, telle est la troisime irrductibilit qu'il nous reste maintenant
expliquer, laquelle renvoie la cintique de l' immanental tandis que les
deux prcdentes le dfinissent. Chose surprenante de prime abord, ce
principe est tout fait corrlatif celui de son antonyme. En effet, soit on
dmontre logiquement que le principe de non-contradiction est indcida
ble, soit on dmontre illogiquement qu'il est dcidable, c'est--dire qu'en
intgrant des contradictions dans le raisonnement on peut dmontrer que la
logique est dcidable. Cette seconde version parat un peu saugrenue dans
207

la mesure o nous avons l'habitude de raisonner en supposant le principe


de non-contradiction acquis, s'y soustraire conduisant tous les fourvoie
ments possibles. Pourtant elle permet de mettre en exergue que le raison
nement implique d'emble l'exclusion de toutes contradictions alors qu'el
les existent puisque le principe les exclut ! Aristote, l'instigateur de ce
principe, en donne plusieurs formulations (109) dont la plus gnrale est
celle nonant qu'une chose ne peut pas tre et ne pas tre la fois. Pour
comprendre ce rejet, prcisons ce qu'est un contraire. tymologiquement,
il s'agit de ce qui est oppos, de l'autre ct, au point de revtir parfois le
sens d'ennemi. la lumire de la pira, nous comprenons aisment qu'un
contraire c'est ce qui se trouve hors des espaces-temps propres. Or, un l
ment qui leur serait extrieur ne peut tre qu'imagin du fait qu'il ne nous
affecte en aucune manire. Autrement dit, le contraire, c'est le principe de
l'imagination, en tant que l'on imagine uniquement ce qui ne nous appa
rat pas. Ds qu'une chose devient accessible l'un de nos sens, le plus
souvent la vue, alors on cesse de l'imaginer puisqu'elle est sous nos yeux.
Les contradictions sont donc exclusivement conceptuelles et nullement
empiriques ( 1 1 0), ce qui signifie que pour rendre effectif le divers de notre
imagination, il nous faut en exclure les contradictions. Le raisonnement
l'aide duquel nous y parvenons n'est rien d'autre que ce que nous appelons
la logique, cet art de rendre les choses non-contradictoires. Elle consiste
concevoir le rel comme un enchanement de causes et d'effets que l'on
pourrait drouler jusqu' ce que l'on en ait circonscrit la totalit, ce qui
renvoie la concatnation philosophique bien connue depuis Aristote. Le
stagirite en concluait l'existence d'un premier moteur, alors qu'en dpit du
phnomnal, la logique n'est qu'une mthode arbitraire ( 1 1 1 ) permettant
de produire un nouveau rel au sein duquel les enchanements causals
s'entremlent et prsentent parfois des effets apparemment contradictoires
qu'il convient alors de diviser en autant de concepts qu'il est ncessaire
pour lever la contradiction (112). Dans cette situation le raisonnement doit
s'accompagner d'une rflexion permettant de diviser, hirarchiser et ajus
ter l'ensemble. Les principes de l'imagination et de la raison s'animent de
concert pour faire entrer ou sortir du divers dans les espaces-temps propres
selon une dynamique d'in-termination et d' ex-termination qui s'articule de
faon ce que le contradictoire et le non-contradictoire forment un quili
bre synthtique mtastable. Non pas que l'un et l 'autre s'annihilent
mutuellement, mais l'inverse, les dcalages entre les entres et les sorties
par rapport 1' espace-temps sont ncessairement permanents de par la
nature mme des affects, si bien que pour maintenir un quilibre vital il y
a toujours une animation de l'un qui rpond proportionnellement au man208

que de l'autre, la stabilit tant toujours reporte. Ce que l'on a appel


rflexion dans notre tude n'est donc rien d 'autre que cet quilibre, comme
en atteste la correspondance avec la structure du geste philosophique :
l'imagination qui cre des concepts en les distinguant les uns des autres
pour faire entrer ou sortir des nouveaux contraires, lesquels doivent tre
rendus non-contradictoires par le raisonnement logique, la dcision de
faire porter l'un plutt que l'autre dans le mixte conformment au manque
et au trop plein de l'espace-temps auquel ils se rapportent et la hirarchie
qui rsulte de ce vcu dont le sommet immuable reprsente la stabilit qu
te. Ce parangon de la sagesse inaccessible qui culmine en chacun des di
fices mtaphysiques leur confre systmatiquement un caractre idaliste
inhrent leur structure mme ( 1 13).
Par consquent, les trois irrductibilits, voire quatre avec le corollaire
de la troisime, ont toutes ce point commun de ne pas pouvoir tre vanes
centes au sein d'une rflexion en tant qu'elles la prcdent ncessairement,
ce qui ne signifie nullement qu'elles ne soient pas rflexives, ni qu'elles ne
soient pas philosophables dans la mesure o tout objet et concept le sont,
mais ces irrductibilits impliquent seulement de ne jamais pouvoir totale
ment tre sous le joug du processus rflexif car ce sont elles qui le rendent
possible et qui le devancent toujours pour cette raison. En tant qu'elles en
sont les conditions de possibilit relles et non pas idales, elles caractri
sent le mode de connaissance de l'immanental. ce titre, l'immanental
ne prtend pas rsoudre les problmes qui se sont sans cesse drobs la
philosophie, mais seulement expliquer pourquoi le processus rflexif ne
peut jamais les circonscrire dfinitivement. La question qui s'ensuit est
alors de savoir avec quelle lgitimit prtend t-il le faire puisqu'il recours
la rflexion tout autant que la philosophie ? la diffrence des systmes
mtaphysiques qui partent du rel en oprant des distinctions vis--vis des
lois dj existantes afin d'en proposer d'autres permettant de concevoir un
rel diffrent, l'immanental part du rel non pas pour dgager les lois qui
s'y rapportent mais seulement tablir celles de la rflexion et rcuser
1' aide de celles-ci les idaux que la pense produit systmatiquement et
qu'elle prsente de surcrot comme lgitimes en tant qu'ils seraient inh
rent la nature alors qu'ils ne sont que crs arbitrairement en tant pro
prement relatifs l'espace-temps dont ils manent. L'immanental ne per
met donc en aucune manire de proposer des penses et des motions nou
velles mais uniquement de relativiser rellement le statut dont celles-ci se
parent en dvoilant l'illusion avec laquelle elles se prsentent. Or, la pen
se-machine est une illusion, celle que la pense produit en s'appliquant
elle-mme. En effet, le processus cognitif consiste crer un phnomne

209

strotyp selon des lois qui excluent toutes contradictions afin de dter
miner l'avance le rsultat auquel il conduit, c'est aussi ce que l'on
appelle le processus de mcanisation dont le calcul et le raisonnement
constituent le fondement. Les sciences sont donc une fiction logique per
mettant de construire un rel dtermin l 'avance dont les tenants et abou
tissants sont en grande partie prvisibles et matrisables, c'est en ce sens
que les sciences sont construites par et pour les hommes ( l l4). Comme
nous l'avons vu, chaque fois que la pense tente de comprendre un ph
nomne elle en labore avant un modle mcanis puis elle essaye par
aprs de le rendre effectif, ce qu'elle a galement appliqu elle-mme
l'occasion du problme pos par Hilbert et la suite duquel Turing a pro
pos une machine universelle en tant qu'elle est le modle mcanique de
toutes les machines. La question reste alors indcidable est de savoir
quand on la fait arrter. Interrogation que l'on a reporte sur l'original et
non plus le modle, c'est--dire sur la rflexion et non plus la machine. Or,
on commence rflchir sur une question donne lorsqu'une configuration
singulire de nos affects provoque un dcalage entre les entres et les sor
ties relatives l'espace-temps auquel ils se rapportent un moment prcis
et la rflexion ne s'arrte qu'une fois l'quilibre atteint concernant la ques
tion sachant qu'il est en instance d'tre repris et que cette fixit temporaire
dstabilise d'autres points qui dclenchent leur tour le mme processus,
sans compter qu'entre temps les affects continuent d'affluer. Il est intres
sant de remarquer ce sujet qu'il existe depuis un certain temps dj, des
rseaux de neurones artificiels (US) imitant les vivants et qui peuvent
apprendre une tche spcifique justement une fois que 1' quilibre entre eux
est atteint. Le problme rside en ce qu'un rseau artificiel ne peut gure
apprendre plusieurs tches prcisment parce que l'quilibre n'est pas
mtastable mais seulement dfinitif. Cette simple diffrence en suppose de
nombreuses autres relatives aux affects, l 'espace-temps propre, la moti
lit, et surtout la vie, car c'est bien la plus grande diffrence entre la
machine et la pense, au point que le mcanique plaqu sur du
vivant ( 1 16) fasse rire, tellement la vie s'apparente l'alatoire et au
changement, contrairement la machine qui se caractrise par son dter
minisme.
En dfinitive, la pense mcanise et fabrique des dterminations pour ne
plus avoir s'affairer aux affects alatoires qui la stimulent. Quand la pen
se s'applique au rel, elle construit des sciences dont les fictions ration
nelles sont rendues effectives par le biais de la machine. Mais ds lors que
la pense applique ce processus de mcanisation elle-mme et non plus
210

au rel, l'illusion alors produite n'est plus un rel dont on aurait des lois
mcaniques dcouvrir, mais une pense qui donne l'apparence de fonc
tionner comme une machine. De mme que nous construisons un rel qui
se meut selon nos fictions rationnelles, nous construisons galement de la
pense qui se meut aussi par des fictions rationnelles, c'est celle que nous
appelons la pense-machine et l'aide de laquelle nous feignons d'expli
quer la pense quand on ne fait au mieux qu'en crer une autre artificielle
ment. Les sciences sont possibles seulement parce qu'elles expliquent le
rel qu'elles construisent, la pense-machine est possible seulement parce
qu'elle explique la pense qu'elle construit. Dans le premier cas, les scien
ces permettent de substituer un rel inexploitable un rel cr et repro
ductible dont on est matre, il en va de mme dans l'autre cas o la pense
machine permet de substituer partiellement une pense humaine et sin
gulire une pense reproductible et universelle, justement pour ne plus
avoir penser, comme un systme philosophique se prend pour le dernier
pour ne plus avoir philosopher.

(1) Arendt, H. (1983), Condition de l'homme moderne, Paris, Agora, p. 170.


(2) Hegel, G. W. F. (1805/2002),
P. U.

La philosophie de l'esprit, trad. G. Planty-Bonjour, Paris,

F., p. 74.

(3) Aristote (1993), Les politiques, trad. P. Pellegrin, Paris, G. Flammarion, 1, 4, 1253b, p. 97.
(4) Vernant, J. P., Naquet P. V. (1988), Travail et esclavage en Grce ancienne, Paris,
Complexes, p. 42.
(5) Platon (1966), Ln rpublique, Paris, Garnier, 509a-51 0a, 5 l le, pp. 266-269.
(6) Aristote (1991), Mtaphysique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, tome II, livre XII, 1072b-20,
1073a-10, pp. 173-176.
(7) Leibniz, G. W. (1969), Essais de thodice, III, 247, Paris, G. Flammarion, p. 265.
(8) Bernardin de Saint-Pierre, G. H. (1 825), Etudes de la nature, Paris, Aim Andr, vol. JI,
p. 56.
(9) Vernant, J. P. (1994), Mythe et pense chez les grecs, Paris, La dcouverte, p. 314.
(10) Clavelin, M. (1996), Ln philosophie naturelle de Galile, Paris, Albin Michel, p. 76.
(tl) Galile (1632, 1992), Dialogues .ur les deux grand.\ systmes du monde, trad. R. Frreux,
F. De Gandt, Paris, Seuil.
(12) Duflo, C. (1996), Lnfinalit dans la nature, Paris, P.

U. F., p.

21.

(13) Descartes, R. (1 643/1 994), Lettre ***. in Oeuvres Philosophiques, Cl. Garnier, tome
lll, p. 63.
(14) Duflo, C. (1996), op. cit., p. 21.
(15) Descartes, R. (1 997), Discours de la mthode VI, Oeuvres Philosophiques, Paris, Cl.
Garnier, tome 1, p. 634.
(16) Ibid., Discours V, p. 628.
(17) Descartes utilise notamment le concept d' animaux-machines >>, ibid.
(18) Descartes, R. (1996), Rponses aux siximes objections, op. cit., tome Il, p. 868.
(19) Remarquons cet gard l'emploi du comparatif comme >> utilis par Descartes dans

211

les extraits cits ci-dessus : comme matres et possesseurs de la nature >>, comme
une machine et la faon d'une machine .
(20) Courtine, J. F. (1990), Suarez et le systme de la mtaphysique, Paris, P. U. F., p. 157.
(21) Hraclite (1991), Sextus Empiricus Contre les mathmaticiens VII, et Hippolyte,
Rfutation de toutes les hrsies IX, in Les coles prsocratiques, J. P. Dumont, Paris,
Folio Gallimard, pp. 61 et 78.
(22) Platon (1991), Phdon, trad. M. Dixsaut, Paris, G. Flarrunarion, 78c-79d, pp. 240-242.
(23) Descartes, R. (1 996), Mditations Mtaphysiques, in op. cit., tome II, pp. 494-495.
(24) Condillac, E. B. de (1947), Trait des sensations, Paris, P. U. F, III, 3, p. 279.
(25) Locke, J. (2002), E.1sai .l'Ur l'entendement humain, trad. J. M. Vienne, Paris, Vrin, livre
IV, p. 43 sq.
(26) Hume, D. (1983), Enqute sur l'entendement humain, trad. P. Baranger, P. Saltel, Paris,
G. Flammarion, TI, pp. 64-68.
(27) Ibid.
(28) Aristote (1991 ) , op. cit. , tome 1, livre A, 1 , 981 b, p. 4.
(29) Locke, J. {2002), op.cit., livre Il, 8, 12-13, pp. 221-222.
(30) Courtine, J. F (1990), op. cit. pp. 452 et 208.
(31) Pererius, B. (1562), De communibus rerum omnium naturalium principiis et affectioni
bus, Rome.
(32) Goclenius (1613/1980), Lexicon philosophicum, reprint G. Olms, Francfort.
(33) Descartes, R. (1994), Lettre-prface des Principes de la philosophie, in op. cit., tome
III, pp. 779-780.
(34) Kant, E. (1993), Critique de la raison pure, Paris, P. U. F., division II, ch. 3, pp. 423440.
(35) Kant, E. (1997), Critique de la raison pratique, Paris, P. U. F., partie 1, livre II, ch. 5,
p. 133.
(36) Hume, D. (1983), op. cit.
(37) Kant, E. (1993), op. cit., partie 1 (Esthtique transcendantale), p. 54.
(38) Ibid. , p. 66.
(39) Deleuze, G. (1 997), Lll philosophie critique de Kant, Paris, P. U. F., p. 22.
(40) Weinberg, S. (1997), Le rve d'une thorie ultime, trad. J. P. Mourlon, Paris, Odile Jacob,
pp. 89-92.
(41) Hegel, G. W. F. (1972), Scienre de la logique, prface, trad. P. J. Labarrire, G. Jarczyk,
tome 1, cit par J. Lefranc (1998) in La mtaphysique, Paris, Annand Colin, p. 145.
(42) Cohen, H. ( 1 871/2001), La thorie kantienne de l'exprience, trad. E. Dufour, J. Servais,
Paris, Cerf.
(43) Bonnet, C. (2002), Kant et les limites de la science >> in Les philosophes et la science,
Paris, Folio Essais, sous la dir. de P. Wagner, p. 350.
(44) Newton, 1. (1 687/1966), Principes mathmatiques de la thorie naturelle, trad. Marquise
du Chastellet, Paris, Blanchard, p. 1 O.
(45) Minkowski, H. (1908), cit in Einstein et la relativit gnrale. Les chemins de l'espace
temps, Eisenstaedt, J. (2002), Paris, C. N. R. S. , p. 46.
(46) Eisenstaedt, J. (2002), op. cit., p. 48.
(47) Einstein, A. (1932/1989), correspondance avec Erika Oppenheimer in The collected
papers ofAlbert Einstein, Stachel, J. etai., vol. 2, Princeton University Press, p. 261. cit
in Eisenstaedt J. (2002), op. cit., p. 42.
(48) Poincar, H. (1902), Lll science et l'hypothse, Paris, Flammarion, pp. 1 1 1 - 112.
(49) Zwim, H. (2000), Les limites de la cormaissance, Paris, Odile Jacob, p. 52.
(50) Ibid. p. 53.
(51) Hilbert, D. ( l 899/l971), Le!ifondement de la gomtrie, trad. P. Rossier, Paris, Dunod.

212

(52) Dubucs, J., Blanch, R. (2002), La logique et son histoire, Paris, Annand Colin, p. 365.
(53) GOdet, K. (1931), ber fonnal unenscheidbare Slitze der Principia Mathematica und
verwandter Systeme >> in Monatshefte fr Mathematik und Physik, 38.
(54) Hacking, 1. (2001), Entre science et ralit, la construction sociale de quoi ?, trad. B.
Jurdant, Paris, La dcouverte, p. 70.
(55 Hacking, I. (1989), Concevoir et exprimenter, trad. B. Ducrest, C. Bourgeois, pp. 363364 et pp. 371-372.
(56) Fourez, G. (2002), La construction des sciences, 4e dition, Bruxelles, De Boeck
Universit, p. 269.
(57) Courtine, J. F. (1990), op.cit., p. 419.
(58) Hanson, N. R. (1958), Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press,
pp. 17-18.
(59) Husserl, E. (1998), Ides directrices pour une phnomnologie, trad. P. Ricoeur, Paris,
Gallimard, 31 -32, pp. 99-104.
(60) Pour ces trois tapes voir entre autres et respectivement p. 57, p. 77, p. 101 de L'ide
de la phnomnologie, Husserl, E. (2000), trad. A. Lowit, Paris, P. U. F.
(61) Husserl, E. (1998), La philosophie comme science rigoureuse, Paris, P. U. F., trad. M.
B. de Launay, p.74.
(62) Premont-Smith (1949, 1950, 1951), Macy 6, 7, 8, Cybemetics, Circular Causal and
Feedback Mechanisms in Biological and social Systems, Transactions of the 6, 7, 8,
Conference (March 24-25, March 23-24, March 15-16), New York, Heinz von Forester,
pp. 9-10, pp. 7-8.
(63) Boole, G. ( 1969), Mathematical analysis, cit in Dubucs J., Blanch R. (2002), op. cit.,
p. 271.
(64) Boole, G. (1940), Laws ofthought, cit in Dubucs J., Blanch R. (2002), op. cit., pp.
269 et 271.
(65) Krivine, J. L. (2002), Toute pense est un calcul in Sciences et Vie, 1013, p. 40.
(66) Church, A. (1936), An unsolvable problem of elementary number theory in
American Journal ofMathematics, vol. 58.
(67) Turing, A. (1936), On computable numbers, with an application to the cntschei
dungssproblem in Proc. London Math. Soc., pp. 42-43.
(68) Turing, A. (1937), Computability and lambda-definability in Journal of Symbolic
Logic, 2.
(69) Dupuy, J. P. (1999), Aux origines des sciences cognitives, Paris, La dcouverte, pp. 3031.
(70) Nadel, J., Decety, J. (sous la dir.) (2002), Imiter pour dcouvrir l'humain (psychologie,
neurobiologie, robotique, et philosophie de l'esprit), Paris, P. U. F., pp. 1-3.
(71 Wiener, N., Rosenblueth, A., Bigelow, J. (1 943), Behavior, Purpose and Teleology ))
in Philosophy ofscience, 1, vol. 10.
(72) McCulloch, W., Pitts, W. (1943), A logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous
Activty in Bulletin ofMathetnatical Biophysics, Chicago, University of Chicago Press,
vol. 5.
(73) Descartes, R. ( 1 997), La dioptrique N, in op. cit., tome 1, pp. 681-686.
(74) La Mettrie, J. O. de (2000), L'homme-machine, Paris, Mille et une nuits. pp. 5-91.
(75) Merleau-Ponty, M. (1995), La Nature. Notes de cours au Collge de France, Paris, Seuil,
p. 221.
(76) Millet, L. (1 998), Des ordinateurs intelligent ?, Paris, Pierre Tqui, pp. 22-26.
(77) Penrose, R. (1993), L'esprit, l'ordinateur et les lois de la physique, trad. F. Balibar, C.
Tiercelin, Paris, lnterEclitions, p. 14. (Depuis l' ordinateur Deeper Blue a battu G.
Kasparov, 6 fois champion du monde.)

2 13

(78) Searle, J. R. (1 980), Mimis, Brains and Programs in Behavioral f11ld brain sciences,
3, pp. 4 17-424. Trad. D. Dennett, D. Hofstader (1986), Vues de l'esprit, Paris,
InterEditions.
(79) Penrose, R. (1993), op. cit., p. 13.
(80) Lafontaine, C. (2004), L'empire cyberntique, des machines penser la pense
machine, Paris, Seuil, p. 54.
(81) Locke, J. (2002), op. cil., livre Il, 1 , 19, p. 1 80.
(82) Deleuze, G., Guattari, F. (1991), Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 1 1 .
(83) Lvy-Leblond, J . M. (2003), A quoi sert l a philosophie des science ? in Rue
Descartes, 41, Paris, P. U. F., Revue du Collge International de Philosophie, introduc
tion "Horizons", p. 2.
(84) Khun, T. ( 1 983), La structure des rvolutions scientifique.. Paris, Champs Flammarion,
pp. 74-75.
(85) Aristote (199!), op. cil., pp. 174-175.
(86) Descartes, R. (1996), Mditations mtaphysiques, op. ct., pp. 414-416.
(87) Kant, E. (1781), Lettre son ami Marcus Herz, cit par J. Lefranc in La mtaphysique
(1998), Paris, Armand Colin, p. 122.
(88) Hegel, G. W. F. (1970), Encyclopdie des ciences philosophiques, trad. B. Bourgeois,
Paris, Vrin, 572, sq.
(89) Bourgeois, B. (1998), Hegel, Paris, Ellipses, p. 29.
(90) Guroult, M. (1979), Philosophie de l'histoire de la philosophie, Paris, Aubier.
(91) Derrida, J. (1997), Marges de la philosophie, Paris, Minuit, p. 392.
(92) Chaplin, H. (2000), La non-philosophie de Franois Laruelle, Paris, Kim, p. 13.
(93) Derrida, J. (1968), La cliffrance in Thorie d'ensemble, Paris, Seuil, pp. 51 et 53.
(94) Henry, M. (1 985), Gnalogie de la psychanalyse, Paris, P. U. F., p. 1 3 1 .
(95)Hegel, G . W. F. (2003), La rai.son dan.s l'Histoire, Paris, 10/18, voir par exemple p. 48,
sq.
(96) Hacking, 1. (1995), The looping effects of human kinds )) in Causal cognition : a
Multidisciplinary Approach, Oxford, Clarendon Press.
(97) Hegel, G.WF. (1 970), Encyclopdie. op. cit., 13, sq.
(98) Laruelle, F. (1996), Principes de la non-philosophie, Paris, P. U. F., p. 77.
(99) Gurou1t, M. ( 1979), op. cil., pp. 73-74.
(100) Deleuze, G., Guattari, F. (1991), op. cit. notamment p. 10.
(101) Lamelle, F. ( 1996), op. cit., p. 70.
(1 02) Eisler, R. (1996), Kant-lexikon, (augment par A. D. Balms, P. Osmo), Paris,
Gallimard, p. 48, sq.
(103) Lalande, A. (1998), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P. U. F.,
tome II, (Supplment) p. 1246.
(104) Despret, V. (2001), Ces motions qui nousfabriquent. (ethnopsychologie des motions),
Paris, Les empcheurs de penser en rond, p. 20.
(105) Tousseul, S. (2005), L'origine du sens : l'Affect Inconditionnel )) in Revue
d'Intelligence Artificielle, Actes du colloque : Alternatives en sciences cognitive, ARCa,
C. N. R. S. 1 Herms science, 19.
(106) Golse, B. (sous la dir.) (1992), Le dveloppement affectif et intellectuel de l'enfant,
Paris, Masson, p. 265
(107) Pierrehumbert, B. (2003), Le premier lien. (Thorie de l'attachement), Paris, Odile
Jacob.
(108) Pitrat, J. (2002), Vers une nouvelle pense ? >> in Intelligence Artificielle, Les scien
ces de la cognition. Sciences Humaines, Hors srie, 35, p. 33. (motion et affect sont

214

interchangeables dans l'article), voir aussi du mme auteur De la machine l'intelligence,


Paris , Herms, 1995.
(109) Aristote (1991), op. cit., tome 1, livre III, 996 b 30, p.77; livre IV, 1011 b 15-20,
p . l 5 1 ; livre IV, 1005 b 18-25, pp. 121- 122.
(110) Lukasiewicz, J. (2000), Du principe de contradiction chez Aristote, trad. D. Sikora,
Paris, L'clat, p. 28.
( 1 1 1 ) Wittgenstein, L. (1992), Les cours de Cambridge 1932-1935, trad. E. Rigal, TER,
Mauvezin, cf. Le cahier jaune p. 93.
(112) Quine, W. V. (1975), Philosophie de la logique, trad. J. Largeault, Paris, Aubier, p. 127.
(113) Hegel, G.W.F.( 1972), Science de la logique, Prface, trad. P. J. Labarrire, G. Jarczyk,
cit par J. Lefranc in La mtaphyique (1998), Paris, Armand Colin, p. 148.
(114) Prigogine, 1., Stengers, 1. (1979), La twuvelle-alliance-Mtamorphose de la science,
Paris, Gallimard.
(115) Rosenblatt, F. (1962), Principle of Neurodynamics. Perceptrons and the Theory of
Brain Mechanism.s, Spartam Books, (les premiers rseaux de neurones artificiels conus).
(116) Bergson, H. (1999), Le rire, Paris, P. U. F., p . 38.

215

La fonction du trait
ou

diffrence de l'appareil et de la machine


par

Jean-Baptiste DUSSERT

S'il n'ambitionnait de la rvoquer sans rserve, quiconque critique la


philosophie se devrait, pour le moins, de lui donner crance de sa mthode
ou de sa fonction. Or la tche de la non-philosophie, telle que nous l'en
tendons, est justement de modifier son usage afin qu'elle ne tombe plus en
dsarroi chaque poque qu'une discipline nouvelle se soustrait son
autorit. Cependant, cette dnomination est, au sens propre, une maldic
tion pour l'entente de notre dessein ; c'est pourquoi nous souhaitons
exposer sa forme mme afin de justifier de sa loyaut. La non-philosophie
prend place entre deux critiques, l'une a minima qui est le propre de 1 'ida
lisme transcendantal, l'autre a maxima dont seul s'enorgueillit l'ignorant.
Pour nous, il s'agit d'une position inconfortable o l'on subit tantt les
assauts des philosophes qui se contentent de juger sur l'apparence que
nous mprisons leur savoir, tantt la rai11erie des dsabuss qui ne saisis
sent pas en quoi nous proposons une nouvelle faon de philosopher. La
non-philosophie intervient ainsi au milieu d'une dialectique de dfense de
la philosophie dont il est malais d'affirmer qu'elle ne lui est pas interne,
puisque son pouvoir d'attraction fait qu'on ne peut en dfinitive jamais

simplement la rejeter, qu'il faut la rfuter, ce qui suppose encore de philo


sopher son corps dfendant. Dterminer indiffremment la diversit de
ces postures ne peut cependant se faire qu'en les considrant comme des
machines ou des appareils la fois thoriques et idologiques, en tant
qu'une ralit sociale et morale assure la continuit entre des coles qui
chouent ou se succdent par mode ; cette situation, ou plutt cette posi
tion de la non-philosophie, tel est l'objet de ce texte.

LA TRANSGRESSION DE LA NATURE PAR LA MACHINE


ET L'IRONIE DU PROGRS VENIR

On pourrait estimer que la question de la machine ne rclame aucun


traitement historique, parce qu'elle ne serait apparue que tardivement, un
stade avanc du progrs technique. Nous allons montrer que cette chose, si
usuelle qu'elle nous entoure sans que nous nous en apercevions, existe au
contraire depuis bien plus longtemps, et que, d'une certaine manire, lui
correspond un concept qui a prexist son invention effective. Remonter
la source relve sans doute de la fable, mais, sans qu'il soit ncessaire
d'imaginer l'Homme sauvage, il importe de concevoir comment l'individu
ou le groupe dmuni s'est progressivement dot des moyens de sa survie.
Lorsque l'homme ou l'animal vient natre, lui est assign un point de
dpart, que l'on peut dire ovidal , au sens o il n'est jamais si loign
de ses parents, et dont il ne pourra s'manciper qu' partir du moment o
il aura acquis sa propre motricit. Se dveloppe alors ce que les thologues
nomment un comportement d'exploration (Erkundungsverhalten),
c'est--dire qu'une phase cruciale de l'ontogense va consister explorer,
s'adapter et conqurir un domaine vital (Streifgebiet). Cependant, pour tout
individu, toute l'aire qu'il aura parcourue au long de sa vie (Aktionsraum)
n'est pas ncessairement porteuse d'un apprentissage et d'une connais
sance supplmentaires. Ainsi, dans la proximit de son territoire ou de sa
proprit, et si l'on passe outre quelques particularits de la faune, de la
flore, de la gologie et du climat, il se sera familiaris avec la plupart des
phnomnes et des rgles qui rgissent nos vies sur Terre. Or, ce qui nous
intresse, mme s'il faut se prmunir de prter aux animaux une psycholo
gie excessivement anthropocentrique, c'est l'angoisse, et non la peur, car
elle n'a pas d'objet, qui nous saisit et qu'il nous faut dpasser, en augmen
tant ainsi progressivement la swface de notre existence. Certes la transmis
sion a rendu cette dmarche moins prilleuse, et l'a mme fait disparatre

218

pour l'essentiel, mais elle constitue l'un des aspects les plus mouvants de
notre nature. Or, cette double dmarche d'explorer l'espace et d'acqurir
en mme temps un savoir, qui est le propre de la gographie, est depuis peu
une qute quasiment rvolue sur Terre. Les catalogues, les cartes, les ency
clopdies n'ont jamais t aussi dtaills pour le commun des voyageurs,
si bien qu'il lui est difficile de ressentir la peur et la frnsie de telles avan
ces. Nanmoins, c'est bien en agissant que l'Homme dcouvre les limites
du possible et de son pouvoir. L'exploration n'est donc pas seulement une
dcouverte, mais l'apprentissage de la finitude. Or il dveloppe au cours de
cette volution l 'outil, qui ne lui sert pas perptrer ce qui lui tait impos
sible auparavant, mais mieux l'accomplir, comme nous l'enseigne
l'exemple de la chasse. Il nous semble que l'originalit de la machine
prend place, par contre, dans cette spcificit de ne plus seulement perfec
tionner le geste humain, l'instar de l'outil donc, mais d'tendre son pou
voir au-del de ses attributs propres. Ainsi le silex taill, le propulseur, la
fronde, la sarbacane, etc., permettent d'atteindre plus facilement sa proie,
de confrer plus de vitesse son projectile, mais il n'est nullement impos
sible de chasser sans eux. Un levier, un diable permettent par contre de
manier la seule force de ses bras une masse que l'on ne pourrait soulever
autrement. C'est pourquoi par machine nous entendons en premier lieu une
sorte d'outil qui non seulement perfectionne aussi le travail de l'homme,
mais encore lui permet d'accomplir certaines tches qui lui demeureraient
physiquement impossibles si elle n'tait pas en sa possession. Seulement,
la recherche d'un autre terme ne peut se comprendre que si la machine est
davantage qu'un perfectionnement, un objet dont la nature et l 'effet sont
essentiellement diffrents. L'usage du mot machine dans ce contexte n'est
pas usurp. Les Grecs, dont les premires machines furent destines la
guerre (>TlXavrn.ta), par exemple les bliers et les catapultes, n'envisa
geaient pas leur rsultat comme un contournement de la Nature, c'est-
dire une utilisation ingnieuse de ses lois, mais comme une simple trans
gression de celles-ci. C'est pourquoi un crit apocryphe d'Aristote, peut
tre l'uvre de Straton de Lampsaque, les Questions mcaniques, juge que
l'on nomme machine >> (>!TlXaviJ) une installation par laquelle l'Homme
use de son savoir-faire (TXV'l) pour produire un effet contraire la
Nature. Cette erreur d'interprtation nous semble avoir occup une impor
tance considrable en ce que nous avons cru jusqu' l'poque de Galile
que l'intelligence de l'Homme, par laquelle il se plaait dj au sommet de
la Cration, lui avait permis de se soustraire aux ncessits de la physique.
Mme si c'est par sa ruse ou son ingniosit, c'est selon cette dfinition un

219

vritable miracle qu'il aurait accompli. Du reste, les piclses que portent
de nombreux dieux et hros ne laissent aucun doute sur le sentiment qu'ils
avaient d'avoir ainsi brav ou concurrenc le dmiurge ; ils parlent des
dieux et des desses habiles, de Zeus Maxaveus, d'Aphrodite et d'Athna
Maxav'iTs. etc. Mais la machine n'est pas le moyen de forcer la physi
que, elle est aussi pour eux une reprsentation de l'univers.
Le fameux T npWTov Klvov, le moteur premier, qui intervient dans
la cosmologie d'Aristote, est encore une machine. Or il nous semble, sans
entrer dans le dtail du commentaire, qu'on ne peut le dire immobile (To
KIVOV ixKtVJ]TOV), comme c'est l'usage par fidlit au texte, ce qui sem
ble une contradiction dans les termes, mais qu'il faut le dire immuable, au
sens o son autonomie aussi est radicale, c'est--dire que rien ne le dter
mine et que son mouvement est ternel. Surtout, l'usage de ce concept
appelle trois rflexions. Tout d'abord, il est surprenant que les Grecs, dont
l'exprience de la machine dpassait peine celle de l'outil, aient eu, pour
ce qui concerne la reprsentation du principe divin, l 'ide du moteur ; il
faudrait se demander quelle tait 1 'histoire du moteur dans la pense avant
son apparition technique ; en tout cas, cela confirme notre rflexion, car le
fait que le concept de l'objet prcde son invention est encore plus sensi
ble pour le moteur que pour la machine. Ensuite, son mouvement englo
bant tous les autres, il faut se demander quel est le rapport de la machine
humaine, que nous venons de prsenter, au moteur divin : N'y a-t-il pas un
conflit entre eux, puisque le moteur assure une continuit l o la machine
vient rompre cet ordre ? Son irrgularit peut-elle se maintenir au sein de
1'uniformit cosmique ? Et quel est le passage de cette mcanique empiri
que sa conception thorique, du physique au mtaphysique ? Enfin, cette
immutabilit de la machine inspire de la crainte, car, ds lors qu'elle est
lance, elle semble ne pouvoir s'arrter et ne pouvoir tre stoppe, mme
par son crateur. De la sorte, l'interrogation sur la machine doit parvenir
concilier la fiert, pour ne pas dire l'orgueil, que son invention suscite chez
l'Homme, parce qu'elle modifie son rapport la Nature et aux dieux, et
l'angoisse qu'elle lui inspire du fait de l'autonomie qu'elle acquiert. Dans
quelle mesure n'est-elle pas un symptme de la conscience de soi, du rap
port que l'Humanit entretient son progrs et aux menaces qu'il porte ?
En quoi ces craintes sont-elles fondes, ou relvent-elles seulement d'une
comprhension philosophique de la machine, d'une mprise sur le rapport
de celle-ci son altrit ?
Ds lors que 1 'Homme tend son pouvoir ou
sa puissance au-del des limites qu'il s'est reconnues, la fiert naturelle
qu'il devrait ressentir d'avoir dpass la contingence animale par sa seule
-

220

intelligence, est occulte par la crainte de ne plus parvenir contrler ce


nouveau champ de son possible. Cette angoisse revt l'apparence d'une
usurpation, que l'Homme pense qu'il a drob Dieu, la Nature, ou
toute autre forme de l'ternit, ce gnie propre. En ce sens, la machine
n'est pas l'analogie de la pense, mais l'illustration de la peur que lui ins
pire en dernier ressort son progrs, et l'cologie n'est parfois que la forme
ultime de cette apprhension. La machine, c'est donc la conscience qu'a la
pense de son propre dpassement. En d'autres termes, l 'Homme dsigne
comme machine le fait d'tre capable par la rflexion d'excder sa condi
tion et la peur que ce geste lui inspire. Le rapport de la philosophie la
machine apparat alors comme vident sous deux aspects. D'une part,
l'exercice perptuel de la raison conduit l'Homme aux limites de la folie
et l'ore de l'angoisse, l o il peut dpasser l'humanit par la transcen
dance. En ce sens, la non-philosophie propose un autre vcu, elle laisse
l'homme demeurer dans l'immanence de l'ataraxie, malgr l'usage de la
philosophie. D'autre part, une machine pensante serait l 'vidence une
menace pour le philosophe au premier chef, car notre idal n'est-il pas une
pure de la raison ? Si nous parvenions crer un tre logique et autonome
en un double sens, la fois en tant qu'il n'aurait jamais de cesse de pro
longer sa pense et qu'il ne serait pas sujet aux erreurs et tentations du sen
sible, celui-ci ne serait-il pas un philosophe accompli, capable de nous
remplacer ? - Non, il n'est pas admissible que l'on continue de consacrer
comme philosophie une pratique qui exclurait l'Homme au motif de ses
faiblesses. Rapprocher la pense de la machine nous met ainsi en garde
contre plusieurs formes de dcadence.
Premirement, l'espce humaine est menace d'un amollissement gn
ral de ses murs, parce que l'intrt de la machine, du point de vue de son
initiateur, est qu'une fois celle-ci lance, il est soulag du travail qu'elle
accomplit sa place, dispens d'intervenir dans son processus, jusqu'
l'obtention du phnomne, du service voulu. Cela signifie que le progrs
technique, plutt que de librer l'homme pour des travaux qui font mieux
appel ses qualits propres, le fait sombrer dans une poque d'indolence
pernicieuse o seuls prvalent l'ignorance et le divertissement. Cette dia
lectique correspond celle du matre et du disciple, ce dtail prs que cet
appauvrissement atteint aussi la connaissance que l'utilisateur devrait
avoir de la machine en cas de dysfonctionnement, et que 1 'endurance in
gale des protagonistes ne laisse pas esprer un nouveau renversement.
Deuximement, ds lors que la machine est intervenue dans le champ de la
pense, elle a exerc sur 1 'Homme une fascination supplmentaire qui tient
au fait que l'ordinateur ne saurait se tromper dans le traitement d'un pro-

221

gramme pour autant que les lments donns pour l'application de celui-ci
sont pertinents. partir de cette proprit, nombre de personnes croient
que ce qu'affiche l'cran est ncessairement vrai. L'automatisme de la
machine nous dtourne ainsi de cette vigilance essentielle, du fait qu'il
nous revient en dernire analyse de donner notre assentiment, et qu'elle n'a
pas devenir une reprsentation du Monde ce point impartiale que la
subjectivit humaine serait indigne de la contredire. Ajoutons que l'ide
d'une machine laquelle il faudrait agrer, et qui en plus crirait par exem
ple de la posie, nous remplit de chagrin. Il ne faut pas s'enthousiasmer,
avec l'amoralisme d'un scientifique, pour une intelligence sans sensibilit
ni conscience. Troisimement, dans le domaine moral, la mtaphore de la
machine n'a plus servi transgresser la Nature, mais la socit, et en par
ticulier la morale difie par la civilisation. Cependant, cette subversion
n'est pas la consquence du passage de l'interprtation au schmatisme.
Descartes et Malebranche avec leurs animaux-machines, puis La Mettrie
avec l'Homme-machine, nous prouvent que toute identification de
l'Homme une machine est un appel au dlire, l'orgie. Plus prcisment,
chacune de ces interprtations est une entreprise de corruption, car un
corps aussi bien qu'un esprit auxquels on ne donne plus pour finalit que
la satisfaction des besoins naturels, s'apparentent une apologie du plaisir.
Contre cette tendance, il ne suffit pas pour autant d'affirmer la prmi
nence d'une morale, mais de considrer que l'humanisme, rejoignant en
cela toute critique du capitalisme, ignore l'enchanement automatique de
l'instinct, du besoin et de sa satisfaction. Une socit de facilit, telle que
le libralisme nous la propose en utopie, n'est pas condamnable du point
de vue de ses murs, mais parce qu'elle dnigre tout effort, au premier
rang duquel sont la culture et la philosophie. Quatrimement, bien sr la
svrit de notre interprtation du rapport de l'Homme la machine peut
tre tempre, mais elle insiste sur le fait que son dveloppement techni
que, qui tmoigne en apparence d'un progrs, dissimule en ralit la per
manence de sa ngativit. Notre poque ne permet plus de considrer que
la dfinition retire de la mise au point de la machine est utilise par ana
logie pour comprendre de nombreuses autres structures, mais que c'est au
contraire la machine qui est un concept dont le fonctionnement et les rap
ports animent nos murs et nos penses. Pour l'conomie politique, elle
est une incitation se prmunir ou dvelopper, selon la position qu'on
occupe, une socit o l'anticipation de l'envie permet le contrle en dtail
de l'intimit, ce qui est la tche de la cyberntique (Kv[3epvi]TT]) dsigne
le pilote, le gouverneur), si bien qu'elle reprsente encore l'histoire tout
aussi autonome et immuable, c'est--dire un processus tlologique, dter-

222

min prioritairement soit par son commencement la Cration, soit par sa


fin la Destruction, et dans lequel aucun imprvu n'interviendrait. C'est le
sens idal d'une temporalit plutt conservatrice, de l'Histoire sans vne
ment. Il s'agit l d'une dfinition possible de l'utopie, telle qu'elle revient
de manire incessante dans la non-philosophie. Une telle considration, de
par sa fidlit un idal, nous est toujours apparue comme caractrise par
son immobilit. En quoi la cit serait-elle en effet soumise aux errements
de l'histoire, puisqu'elle a atteint d'emble la perfection ?
Nous avons tent de montrer que la machine tait un concept, et qu' ce
titre son perfectionnement technique n'interdisait pas qu'on l'tudie de
manire diachronique ; qu'elle dsignait la conscience de soi par rapport
un ensemble plus vaste, que celui-ci soit la Nature ou la Cit. Cependant,
sa subversion, c'est--dire le caractre ngatif qu'elle peut prendre pour
l'Homme, n'est pas un retournement de sa ruse, et il s'agit de se demander
ce qui la diffrencie de l'appareil, si ce n'est pas le couplage avec ce der
nier qui la rend malfique. Nous assistons depuis peu, en effet, un ren
versement de la signification de la machine. Aprs avoir longtemps repr
sent le moyen du dpassement par l 'Homme de cette altrit consubstan
tielle lui-mme qu'est la Nature, la machine est dornavant le prsage
d'un dpassement de l'Homme par une altrit encore plus radicale la
Nature, - mais aussi trangre lui-mme, si ce n'est qu'il l'a
invente, - et qui prend alternativement les noms de robot ou d' ordina
teur. Dans les deux cas, il se confronte au spectre de l'intelligence qui est
tout aussi effrayant, qu'elle soit naturelle, c'est--dire qu'elle continue de
lui appartenir, mais dj l'isole de son environnement (qu'a-t-il par exem
ple de commun avec l'Animal ?) ; ou qu'elle soit artificielle, lorsque, par
une sorte d'erreur de gnie, il donnera sa cration le pouvoir de parache
ver le dsir originel de se dissocier de la Nature. Quelle ne sera pas alors
l'ironie de la destination de l'Homme qui devra se soumettre au procd
qui lui avait permis d'chapper sa condition premire ! - Le marxisme
nous semble la charnire de cette subversion, et tmoigne des nombreu
ses confusions qu'elle a engendres. Imaginer que derrire l'instance co
nomique s'agitent les intrts d'une classe et des pouvoirs qui lui sont
infods ne permet plus d'apprcier le caractre foncirement naturel et
donc irrvocable du capitalisme. Cette invitation la lutte choue sur l'in
suffisance pistmologique dvoiler que la machine, qu 'elle soit empiri
que ou thorique, est invente pour se soustraire l 'alination de l'appa
reil. Or le communisme, outre qu'il apparat plutt, selon l'conomie poli
tique, comme la forme primitive du libralisme, surviendra trop tard. Il
n'est plus temps de rduire la machine un mdiat de l'alination lorsque
223

le progrs technique et industriel nous laisse envisager qu'elle ne dpendra


bientt plus de la bourgeoisie et remplacera le proltariat, c'est--dire
chappera tout simplement l'Homme. Qu'il puisse retrouver par l une
oisivet perdue n'enlve rien la gravit de ce scnario. - Toutefois, si
1 'on en revient la machine comme conscience de soi, ou comme lucidit
sur la capacit de l 'intelligence humaine triompher, s'garer et se nuire
en tant qu'espce, il faudra se demander, non plus comment la machine
dissimule un appareil, mais comment la machine mute en un appareil,
c 'est--dire acquiert son autonomie.

LES MFAITS ET L'UTILIT


D ' UN APPAREILLAGE PHILOSOPHIQUE

L'appareil n'est jamais isol, mais en apposition un organisme pour


lequel il a fonction de parer quelque menace. Toutefois, il ne rectifie pas
le dysfonctionnement de celui-ci sa propre sollicitation, mais, au
contraire, selon une expression dont nous usions dj en introduction,
son corps dfendant. L'adolescent, qui ses parents font adopter un appa
reil pour rectifier sa denture, s'en plaint volontiers, mais sa mchoire
rsiste en outre la forme esthtique qu'on lui impose. Il ne s'agit donc pas
de le considrer comme un parasite qui vit aux dpens d'autrui et dans son
propre intrt, mais comme un lment tranger un corps auquel il
impose une contrainte pour son soi-disant bienfait, c'est--dire sans que le
principal intress soit conscient ou admette que celle-ci lui est rellement
favorable. En ce sens, 1' appareillage est le principe de nombreuses mde
cines et suppose de leur part la dfinition d'une orthodoxie et d'une nor
malit. Le principal intrt de cette relation rside donc dans la justifica
tion de la rsistance, selon qu'elle rsulte de l'ignorance et doit tre force,
ou au contraire de la libert de conserver son intgrit. On ne sait que trop
bien de quelle faon le soin impose une alination au malade, que ce soit
sous la forme d'une perte de l'intimit ou du contrle sur son propre corps.
C'est pourquoi l'on a si souvent le sentiment que l'appareil n'est en fait
qu'ornement ou illusion. Profitant de cette ambigut entre le bienfait
contest et la contrainte modre, il semble toujours imposer son pouvoir
par une prtendue utilit. L'appareil n'est donc pas l pour dissimuler sa
propre inefficacit en tant que machine ; il est moins qu'une machine ; il
est ce qui prend l'aspect d'une mcanique et ne remplit la destination pas-

224

siblement usurpe de celle-ci que par une modalit qui lui est trangre.
L'appareil du Parti ou l'appareil d'tat organise la rpression et la propa
gande seule fin de se conserver et de dominer encore, mais il prtend agir
de la sorte pour le bien de la socit civile, pour clairer le peuple sur les
bienfaits de la rvolution dont il n'est pas conscient, c'est--dire sans que
son efficacit en tant que structure soit confirme. Le terme adquat pour
dsigner cette faon de se fixer autrui dans une vise thrapeutique serait
donc, si l'on reste dans un registre mdical, celui de prothse. Cette illus
tration riche de sens doit prsent nous conduire vers une nouvelle inter
rogation : Peut-on juger que la philosophie est un appareil plaqu sur les
diffrentes sciences, telles des machines, et qui, sous prtexte de contri
buer leur positivit, ne servirait que la prennit de l'institution ? En
d'autres termes, de mme qu'un chirurgien peut ignorer les prceptes
d'Hippocrate de Cos tout en se rfrant ses principes, le progrs des
sciences ne signe-t-il pas terme la mort de la philosophie ?
La mtaphysique consiste difier une hirarchie des sciences au som
met de laquelle figurent celles qui reposent sur le moins de principes ou sur
les principes les plus simples, au premier rang desquelles se situe bien
entendu la philosophie. Il faut donc considrer le mouvement qui nous
ramne de l'abstrait vers le concret comme celui qui fait que nous agglo
mrons entre eux des principes issus de rgions distinctes ; pour reprendre
notre mtaphore, il s'agirait de donner aux principes les plus solitaires cet
appareillage qui veille la droiture de leurs conceptions, car en effet, et
peut-tre est-ce l le travail que seule permet l'ontologie, des sciences iso
les par leur mthode doivent se confronter de la sorte pour rsoudre leurs
divergences. Justement, Aristote emploie pour dsigner cette addition le
mot de np6a6ems, mais dans un contexte trs particulier, l'nonc des dif
frentes dfinitions de l'infini. En effet, nous pouvons concevoir une suite
ternelle, ou bien en rajoutant toujours un lment supplmentaire, ou bien
en divisant (o1aipems) en units toujours plus fines la squence que nous
avons dj. Seulement, notre promptitude formuler une telle lecture
mathmatique nous semble suspecte. Comment apprhender ces transfor
mations, moins d'aprs leur rsultat, la formation d'un ensemble incom
mensurable, que selon leur mode ? Car le syllogisme qui s'tablit entre de
simples propositions et le travail de taxinomie qui nous fait toujours
remonter vers des sciences plus thortiques, vers la mtaphysique donc,
suppose une conscution logique qui a tendance disparatre dans la sim
ple adjonction. Nous demandons donc quel lien unit la philosophie son
altrit, d'autant plus que la dmonstration de l'existence d'une science
premire repose sur l'affirmation qu'il est impossible de rgresser ainsi,
225

d'une discipline vers l'autre, l'infini. Notre argument rejoint celui de


Znon d'le qui prtendait que l'Un ne peut exister, puisqu'il est indivi
sible et n'augmente pas la grandeur lorsqu'on l'ajoute quelque lment ;
ce quoi Aristote rpond qu'il ne modifie certes pas la grandeur, mais le
nombre (1). Pour nous, soit l'Un affecte le nombre et dtermine un infini
o ne prend place aucune science premire, soit il modifie la qualit de
l' tre et se prsente comme une instance dterminante. Voil pour quelle
raison nous insistons tant sur le problme de l'criture du mot non-philo
sophie, car si la Philosophie est l' tre et l'Un la Non-Philosophie, com
ment ces deux termes se joignent-ils ? Il nous faut dmontrer que non,
c'est--dire l'Un s'ajoutant philosophie, ne forme ni l'Unit ni le Nant,
mais l'Union. La double nature de l'infini recouvre donc deux questions
distinctes : 1 . en allant du particulier au gnral, nous formons une arbo
rescence et une taxinomie dont l'Un est le genre suprme, et qui corres
pond l 'action de diviser, ce dtail prs que nous ne pouvons admettre
l'ternit de ce geste ; 2. en augmentant le nombre, nous dployons certes
l'infini, mais sans que chacun des termes qui le composent soit, si ce n'est
corrlatif, du moins li conceptuellement. Ainsi n'avons-nous pas seule
ment la tentation de plaquer l'incommensurabilit du nombre sur le
concept, mais de prter aux nombres les uns envers les autres le rapport
d'englobement que seuls entretiennent les concepts et qui suggre l'onto
logie.
L'identit de l' tre et de l'Un ne peut se dmontrer que de deux faons,
soit en constituant l'Un partir de la somme de tous les tants, soit en uni
fiant au pralable des tants selon leur identit, et en constituant l'Un par
tir des units subalternes ainsi formes. Seulement, concilier ces deux
explications est impossible, car cela suppose d'admettre plusieurs accep
tions de l'Un, que l'on pourrait crire l'un et l'Un, car comment imaginer
que la traduction de 1' auto-englobement soit la division de 1 ' Un en uns qui
ensuite reformeraient l'Un ? Heidegger a raison de prciser qu'accder
l' tre depuis l'tant ne peut se faire grce une numration de tout ce qui
est : Ce n'est en rien l'additionnable, dtermin ou indtermin, que nous
voulons dire avec l'tant (2) >>, mais il omet par contre de mettre en cause
la division. Si la position de la science premire suppose un terme, sa
constitution repose sur un infini ni rgressif ni progressif, mais alternant
l'addition et la division (3). De ce point de vue, l'identit de l 'tre et de
l'Un est fictive, mais elle repose sur la corrlation entre 1 'addition ou la
composition et la soustraction ou la division, 1'une et 1' autre tant les deux
mouvements opposs de l 'abstraction (Cxc.papems), la puissance et
l 'acte (4). Ce qui peut paratre anodin, affirmer que l'Un n'est rien en

226

dehors de l'tre, et borner ainsi le savoir universel, dissimule en ralit


deux mouvements infinis dont la conjonction forme la circularit de pen
se propre la philosophie. C'est le couplage de la prothse et de la di
rse qui forme la machine philosophique et justifie la position de la non
philosophie, savoir la description qu'elle en donne comme matrice 2 3
et le statut inou qu'elle procure l'Un, sur lesquels nous allons revenir.
Car la philosophie est fondamentalement une machine selon la description
que nous en avons prcdemment donne, c'est--dire qu'elle est anime
d'un mouvement perptuel, mais que celui-ci ne peut se comprendre que
si on lui reconnat une altrit. Prtendre que l' tre et l'Un sont le mme,
c'est consacrer l'universalit et 1' ternit de la mtaphysique, de mme que
le moteur englobe tous les mouvements du cosmos. La runion de ces deux
descriptions passe par la dcouverte que la machine est une combinaison
quelconque d'lments qui forment entre eux un processus. Le rapport sa
complexit passe par l'identification d'une squence rassemble dans un
contenant ; on peut ainsi rvler une machine figure dont les pices
seraient parses dans l'univers. Cette dtermination ontologique constitue
une premire tape, elle nous permet d'chapper la machine matrielle
que nous rencontrions au quotidien et de nous tourner vers l 'ide d'une
machine. Seulement, il faut ds lors, pour la cerner, considrer son inscrip
tion dans le temps, en tant qu'un processus se droule, qu'il est donc nor
malement initi, d'o le problme du moteur et de toute machine auto
nome, et aboutit la production d'un phnomne. En ce sens, du point de
vue de la phnomnologie de la donation, la machine peut devenir un
concept part entire, comme processus phnomnal et dcomposable qui,
sans possder une homognit physique, peut nanmoins tre identifi.
Comprendre la philosophie maintenant, c'est saisir qu'elle est une machine
qui devient un appareil, c'est--dire qu'elle cumule trois fonctions de la
pense : par l'analogie, elle est un schma qui se retrouve dans chaque l
ment de la ralit pense et forme ce que nous nommons le Monde ; par la
synthse des contraires, elle se dote d'un mouvement perptuel ; par elle
mme, elle est susceptible de se fixer n'importe quelle pense, afin, pour
son bnfice prtendu, de la redresser tel un appareil. Ce que nous vou
drions donc prsent, c'est montrer comment, partir de cette dtermina
tion symptomale de la philosophie, il est possible de fournir une pense qui
en profite sans s'y identifier. Dans ce dessein, nous allons traiter de la
ngativit, car il est vident que la premire consquence de l'identit de
l' tre et de l'Un, est de considrer toute pense autre que la philosophie
comme ngative de deux manires. Pour le mtaphysique, le non philoso
phique, c'est--dire ce qui ne se rduit pas son unit de pense, est hos-

227

tile et non viable. Cela veut dire que, pour lui, tout ce qui cherche s'en
distinguer se nie soi-mme, que la ngation de la philosophie et la nanti
sation de soi s'quivalent.

COMMENT L'UN N'EST-IL PLUS ASSUM


PAR LE MONDE ?

Par machine, nous entendons donc prsent tout processus aveugle qui,
en vertu de cette caractristique, est inaccessible dans le temps de son
effectuation, donc tout acte tant l 'vidence la cause d'un phnomne
sans que nous puissions lucider avec prcision les articulations qui
mnent de l'un l'autre. En ce sens, si l'esprit ou la pense est une
machine, ce n'est pas selon la conscience de soi, car nous sommes norma
lement au fait, comme philosophes, de la squence logique qui compose
notre raisonnement, c'est comme vision de l'altrit. Dans le dialogue, par
exemple, la question pose un interlocuteur engendre de sa part une
rponse, sans que nous ayons une ide prcise de l'articulation de proposi
tions et de sentiments qui l'ont men cette dernire. Certes, et c'est tout
le talent d'un Socrate, il nous est possible de conjecturer sur des ractions
probables, d'en interprter les motifs ; mais, sans faire fi de !'empathie, il
n'en demeure pas moins que la ralit intime d'autrui nous chappe, qu'il
est pour nous, du fait de ce solipsisme, comme une machine ; donc elle est
pour nous la pense de l 'altrit. Or, on peut justement considrer que l'in
tersubjectivit se double ici d'un rapport thortique. Pour le non-philoso
phe, le philosophe est une machine pensante l'autonomie absolue, et le
philosophe juge pareillement le non-philosophe, alors que celui-ci est,
pour ceux qui le reconnaissent et le comprennent, sans tre lui-mme, une
machine pensante l'immanence radicale. Vient alors une question : En
quoi l'immanence et l 'autonomie sont-elles diffrentes ? Revenons au sens
original de l'autonomie, soit le fait de se donner soi-mme sa propre
rgle. Peut-on considrer que ce qualificatif s'applique la machine, alors
mme que quelqu'un ou quelque chose - peut-tre une autre machine ?
la construit et 1' anime de son premier mouvement ? Nous croyons plutt
que la crainte suscite par la machine vient de ce que la rgle qui la gou
verne acquiert une autonomie relative, hors du contrle de celle qui a t
fixe au dpart. Cela signifie encore, et c'est le plus important, que l'auto
nomie n 'implique pas l'immanence, ou plutt que le fait de se constituer

228

ou d'acqurir sa propre rgle ne fait pas chapper la structure machinique


une dtermination extrieure. Pour donner encore un exemple de cette
caractristique propos de l'conomie politique, nous dirions que l 'utopie
ralise, parce qu'elle est autonome, qu'elle s'est donne ses lois origina
les, croit chapper l'influence des tats imparfaits ; mais il n'en est rien,
puisqu'elle est contrainte au surplus d'adopter le rgime de l 'autarcie,
c'est--dire d'un pouvoir politique renforc par un isolement conomique.
Il est clair que la philosophie, qu'elle ait une vise mtaphysique ou poli
tique, entend faire croire qu'une quelconque absoluit confre l'autono
mie les garanties de l'immanence, c'est--dire d'un processus dont non
seulement les principes, mais encore les rgles, dont la thorie, mais
encore la pratique, demeurent intactes. Cette nouvelle incursion dans l'his
toire doit simplement nous rappeler un principe de la non-philosophie, le
fait que la dtermination en dernire instance, qu'elle tient en hritage du
marxisme, doit assurer l'immanence authentique de l'autonomie machini
que. Si toute recherche consiste entamer un processus de rflexion ou de
mditation devant aboutir la production d'une ou plusieurs vrits, celui
ci ne devrait pas s'apparenter une machine, arguerait l 'idaliste, puisque
toujours sous contrle du penseur qui 1 'oriente ; mais la menace culturelle
qui pse sur une telle dmarche est celle d'une acquisition par la cognition,
ne serait-ce que par son style, de l'autonomie qui la consacre en tant que
philosophie. Nous affirmons que la philosophie est une machination, c 'est
-dire une prise d'autonomie de la pense l'insu de son auteur, sous la
forme de l 'absoluit. On pourrait juger que l'expression d'autonomie abso
lue est une tautologie, parce que le sans relation serait par essence auto
nome. Il n'en est rien, puisque ce phnomne remplit deux fonctions d'il
lusion, et pourrait, ce titre, porter le nom d'assomption. D'une part, il
s'agit de faire croire au penseur qu' aucun moment il ne perd le contrle
sur l 'uvre de son esprit, qu'elle n'est donc pas une machine, mais un sim
ple outil ; et, en l 'occurrence, il a bien le sentiment qu'il continue de diri
ger celle-ci ; mais, ds cet instant, c'est l a philosophie qui assume le non
philosophique, de mme que le Pre le Fils et la Vierge. D'autre part, la
pense philosophique est une machine qui s 'emballe ; nous entendons par
l que le saut mtaphysique ou vers l'absolu intervient inopinment,
comme une rsolution avant l'heure et facile du problme pos, c'est-
dire que la philosophie ne peut prendre sa charge la difficult que par ce
mouvement d'ascension spirituelle que l'on nomme Cxvcl:rp.y!). Cet lan
vers l'absolu, procur par les deux trajectoires vers l'infini que nous vo
quions prcdemment, c'est la matrice 2 3. En gnral, la corrlation de
deux termes, qui souvent s'tablit sur un principe d'analogie, est l'unique
229

faon de penser l'un d'entre eux, mais ce dialogue ne peut s'tablir que si
l'un des deux termes est plus philosophique que l'autre. Plus prcisment,
un objet peu conceptualis ou trs empirique requiert, le plus souvent, pour
tre abstrait, la prsence d'un autre qui lui ressemble ; c'est la dclinaison
de ces similitudes que l'on retrouve tous les niveaux d'une classification.
Seulement, la difficult que prsente cette mthode, mme si elle est d'une
grande efficacit intellectuelle, vient de ce que la singularit de l'objet sub
alterne disparat lorsqu'on l'incorpore une plus grande gnralit. C'est
donc que la dyade ne se maintient jamais telle quelle, mais que l'un des
deux termes fait appel la philosophie pure pour raliser la synthse, et par
l mme l'unit, de cette altrit relative.
Afin de retenir cet lan vers l'absolu, qui est proprement le 2 3, et par
lequel la pense croit se donner sa propre rgle et de la sorte se dpasser,
il faut lui conserver sa fidlit l'intention premire de la mditation.
Parce que l'autonomie n'implique pas l'immanence, la machine sur son
lan naturel a subi le saut tranger que seul peut procurer la mtaphysique.
Comment empcher cette alination, d'autant plus que si ce prototype est
sensible des alas, il demeure une machine cognitive et ne semble donc
rellement oprer sur aucun matriau autre que lui-mme ? Une certaine
immanence, malgr la transcendance du sensible, semble lui tre acquise.
L n'est pas la question, car il s'agit plutt d'assumer le fait que toute
machine de pense contient un rouage philosophique, que c'est nous de
faire qu'il n'entrane pas avec lui la grande machine philosophique, le
Monde, qui cerne n'importe quelle machine. Il apparat donc que la pen
se, afin de demeurer dans son immanence, ne doit pas seulement tre
autonome, mais .fidle la racine de son intention jusqu' sa destination.
Nous ne critiquons donc pas, grce ce texte, le caractre mcanique et
immuable de la machine lorsqu'elle fait figure de mtaphore pour la pen
se, mais le fait qu'elle devienne machinale. On l'aura bien compris, la
non-philosophie a ici pour but de faire disparatre cette peur, qui reste inva
riablement lie au mythe de la machine, d'une perte de contrle. Lorsque
cela se produit, ce n'est pas que la machine change de destination ou de
fonction, mais que son processus diffre et en particulier se rpte inces
samment. Il y a dans l'emballement de la machine quelque chose de la
boucle ou du cercle vicieux qu'entrane le paradoxe. Or ce risque se
retrouve mme dans sa forme la plus moderne, depuis le ruban de Turing
qui pourrait revenir sur lui-mme l'instar d'un ruban de Mbbius, jusqu'
l'ordinateur qui ne cesse d'afficher Syntax error si vous n'entrez pas un
ordre salvateur et appuyez directement sur la touche Retour de chariot .
Pour rsumer, l 'immanence radicale de la non-philosophie est la garantie
230

que la machine de pense s'arrtera une fois sa tche accomplie. Par le


processus qu'elle poursuit, toute machine peut donc tre considre
comme possdant deux extrmits, l'une par laquelle elle consomme (ou
enregistre, crit G. Deleuze (5) ) et l 'autre par laquelle elle produit. Cette
phase initiale est juge comme ngative par la tradition socialiste et colo
gique qui la rduit un puisement des ressources. Il s'agit pour nous de
dterminer, au contraire, s'il y a plus-value au cours de ce processus ou
non. Si l'on se rfre la pense, ce qui est enregistr et utilis comme
matriau de la mditation, par exemple les souvenirs, les conceptions, le
sensible, s'enrichit toujours d'tre pens nouveau. Quelle est la fonction
de 1 ' entendement par rapport la raison dans le processus de pense
machine ? Le socialisme, ainsi que le libralisme, considre la machine
comme la mdiation entre les oprations de consommation et de produc
tion, chacun interprtant ngativement 1' une ou 1' autre extrmit de ce pro
cessus. Cependant, si l'on retombe au niveau de l'analyse matrialiste, la
conservation de ce qui transite par la machine apparatra comme une
supercherie. Comment ne pas juger que le charbon que l'on jette dans un
fourneau permet certes de procurer de l'nergie l'Homme, mais devient
fume qui pollue la Nature ? Comment ne pas croire dfinitivement que le
bienfait de la machine est collatral, et qu'essentiellement elle provoque la
destruction de ce qu'elle utilise ? C 'est dans cette rsignation que rside
selon nous tout l'intrt de concevoir la machine en tant que pense. La
cognition nous apparat par excellence comme le processus qui assimile
nos sensations et nos reprsentations, qui sont pour ainsi dire consom
mes, certaines autres, essentiellement par le motif fondamental de l ' ana
logie. Ainsi, il n'y a jamais dperdition, mais absorption par le flux central
de la machine de ceux qui lui confrent une valeur supplmentaire. Ds
lors, apprhender la machine comme ngative, c'est n'en apercevoir que le
dtail et ngliger que la compensation se ralise au niveau du couplage de
toutes ces machines entre elles. C'est pourquoi la fonction de la philoso
phie dans le processus machinique de la pense est si importante, parce
qu'une machine qui s'emballe n'chappe pas seulement celui qui l'a lan
ce, mais il appert qu'aucune machine de pense n'est en mesure de se
coupler volontairement la philosophie afin de la rquilibrer. Dans un
systme de machines cognitives, la question reste donc de savoir laquelle
est premire, car en s'accordant sur le fait qu'il s'agit de la philosophie,
cela pourrait expliquer cet emballement qui menace toutes les autres. Ce
serait comme si chaque flux de pense contenait la rsonance de celui ini
tial de la mtaphysique. Alors se comprendrait davantage l'obsession de la
non-philosophie, au-del de la reconqute d'une immanence authentique,
231

voquer la dtermination en dernire instance. Par cette expression, il ne


s'agira bien entendu plus d'identifier l'conomie, mais d'instaurer une
pense nouvelle qui, en amont de la philosophie elle-mme, prvienne le
drglement du Rel en Monde.

Qu' EST-CE QUE LA FORCE DE PENSE


AUPRS DE LA MACHINE ?

Notre but demeure de transformer l 'autonomie absolue de toutes les


machines atteintes par la philosophie en une immanence radicale qui les en
prserve. Pour ce faire, nous ne couplerons pas une machine non-philoso
phique la machine philosophique qui prcde toutes les autres, car ce
serait recrer une nime mtaphysique ou une thorie de la science si l'on
prfre. Il s'agit de transformer l 'instance qui lance la machine philosophi
que, la phase de la consommation ou de l 'enregistrement, afin qu'elle pos
sde elle-mme cette immanence radicale, et ne s'aline pas au processus
que la machine contient, qu'il soit interprt positivement ou ngative
ment. Pour rappel, tout processus interne la machine nous apparat
comme une gnalogie de la morale qui est l'occasion pour qu'interlre la
philosophie. La dernire instance selon la non-philosophie n'aura donc pas
le caractre d'un moteur de consommation immuable, donc qui insisterait
sur le fait de ne pouvoir tre dtermin lui-mme, mais de ne pas tre
dtermin en retour par la machine qu'il lance. Nous affirmons, l 'instar
de G. Deleuze, que la machine n 'est pas une mtaphore. C'est avec la
mme considration qu'il faut apprhender la conclusion qui va tre la
ntre, savoir que la non-philosophie est le trait d'union de la philoso
phie. Nous considrons en effet que dans l 'expression non-philosophie, le
trait relie l'anti-philosophie ou la contre-philosophie la philosophie elle
mme, et reprsente une machine. Pourquoi cette machine l'appelons-nous
un trait ? Parce que son mcanisme est la matrice 2 -7 3 qui est le trait
invariant de la philosophie. Ainsi, on ne peut comprendre la non-philoso
phie qu' ces conditions. Il faut saisir qu'elle est elle-mme une machine,
mais qui ne cde pas l'autonomie absolue de la philosophie, contraire
ment aux autres. Pourquoi ? Parce qu'elle identifie la squence 2 3
comme le trait invariant qui permet d'unifier la philosophie ; en ce sens, il
s'agit d'une machine qu'elle fait tourner ; mais elle lui substitue son pro
pre mcanisme qu'est l'Un. Ainsi, nous ne revenons pas sur ce que nous
232

avons crit prcdemment. Il y a bien une machine non-philosophique


qu'est l'Un, qui anime la dernire instance en mesure de dterminer et de
prserver l'ensemble des machines tentes par l'autonomie absolue ; mais
de fait elles ne se mlent pas grce la force de pense. L'ontologie n 'est
pas plus une mtaphore, mais l'unique faon de penser la ralit du temps
en langage naturel. Puisque le pass est rvolu, le futur non encore advenu
et que le prsent demeure insaisissable ou est sans cesse dpass, il faut
formuler l'tant qui demeure et rsume la ralit. Il s'agit ds lors d'avoir
conscience qu'une mcanique occupe les instantans et leur confre cette
continuit que seule nous prouvons sans effort. Or ce n'est qu'en s'attar
dant cet enchanement que la ncessit d'une lucidation non-philosophi
que se fait jour. Pour jouer cependant d'une mtaphore, informatique celle
l : de la philosophie la non-philosophie, plus que de changer de
machine, il s'agit de changer de systme d'exploitation.

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Le schma ci-contre permet plus aisment de comprendre en quoi


consiste la non-philosophie et comment elle s'articule aux machines philo
sophiques. Avant de caractriser la pense comme machine, il faut en avoir

233

identifi le trait invariant et universel, savoir la matrice 2 -7 3 ; c'est la


fonction de la premire phase de la force de pense, qui cependant ne
transmet pas de rsultat abstrait l'Un. Afin qu'une immanence radicale
soit conserve, puisque telle est la tche de la non-philosophie, il faut que
deux actions soient perptres, l'une d'identification donc, et l 'autre de
rsistance. Toutefois, autant ces deux oprations doivent se suivre - com
ment imaginer que l'on puisse se soustraire la puissance qui affecte toute
pense sans l'avoir dcrite au pralable ? -, autant chacune est engage
par l'Un lui-mme. S'il n'y avait pas d'identification suscite par l'Un
(d'o la direction ici de la flche), mais un besoin d'abstraction remontant
de la pense vers l'Un, il ne serait pas possible de se prserver du machi
nalisme philosophique. Ce sont ainsi deux actions coordonnes par l'Un,
mais qui ne transitent pas par lui et ne le dterminent en aucune faon.
Elles forment la triple nature de ce que nous nommons donc force de pen
se et qu'il faut prsent expliquer :
1.
la force de pense est d'abord force en tant que capacit unifier
les philosophies par-del les doctrines et les dogmes, c'est--dire selon une
particularit exclusivement formelle ;
2.
elle est encore force en tant que volont de ne pas appliquer,
reproduire ou subir cette structure et toutes les formes de machinations
qu'elle gnre ;
enfin il faut placer entre guillemets le mot de, non pas afin de ren3.
verser le rapport de domination - ce n'est plus la pense qui dtermine la
force, mais l'inverse ; ce qui accentuerait l'illusion que la non-philosophie
est un nihilisme -, mais afin de rappeler que, la non-philosophie surgis
sant dans un milieu dj philosophique, toute pense est spontanment
mtaphysique. Il ne s'agit donc pas d'oprer une abstraction supplmen
taire ou de n'accepter que la pratique, mais d'utiliser diffremment la pen
se philosophique ou de mener une pratique en thorie.
Cette troisime signification est la plus importante, car elle permet la
fois de ne pas se mprendre sur le sens du non-philosophique, sur le rem
ploi de la dtermination en dernire instance et sur le rythme ternaire de
la force de pense. Adhrer au marxisme, c'tait admettre que l'conomi
que est premier dans la chane des causalits, que toute conjoncture ne peut
rsulter que de cette premire incidence. Il est donc impossible d'accorder
l'Un la mme position, car s'il est envisageable de concevoir une nga
tivit qui prcde la philosophie, ce ne peut tre que son absence, que n'est
pas notre non-philosophie. Bien au contraire, ce que cette posture inoue
partage avec la tlologie communiste, c'est un certain refus de l'histori
cit mtaphysique et l'insistance porte sur la surdtermination. La non234

philosophie ne va pas prcder la philosophie, ne se confondant avec la


chaos aboli grce au surgissement du Monde, ni avec son ressaisissement
a priori, mais en intervenant en drivation, pour ainsi dire, de chaque
machine philosophique qui s'engage, pour la dsamorcer. Ce n'est pas tant
sa mdiation, la force de pense, qui protge l'Un de son ventuelle affec
tation par le matriau philosophique, c'est le refus d'intervenir dans toute
conscution o il se reproduit. Pour dcrire cette manire de s'effectuer au
cours de la chronologie de la pense, 1 'on pourrait dire que nous court-cir
cuitons le Monde. Or, afin que 1 'usage de cette expression soit compris, et
avec lui notre propre lecture de la non-philosophie, il nous reste la com
menter.
Dans les Ideen, Husserl emploie pour dcrire le passage la phnom
nologie le verbe ausschalten que nous traduisons en franais par mettre
hors circuit (6) >> ; cette action doit en l'occurrence toucher le Monde tel
qu'il se constitue dans l'attitude naturelle. Or toute la diffrence avec la
non-philosophie apparat dans la nuance que nous apportons en utilisant
quant nous le verbe court-circuiter. Il estime que si l'on exclue du cir
cuit, qui n'est autre que la philosophie elle-mme, l'attitude naturelle, une
pense authentiquement diffrente sera inaugure, alors qu'il nous semble
que la difficult principale, outre la mondit, demeure, savoir la circu
larit de la pense philosophique, En ce sens, il faut considrer le schma
que nous venons de produire comme incomplet, puisque chaque machine
doit tre comprise comme le maillon d'un vaste collier. La dtermination
en dernire instance vient donc couper le cercle, image traditionnelle de la
philosophie, ou plutt son tournoiement Il s'agit de relier entre elles des
phases de ce parcours qui n'ont pas la mme intensit mtaphysique, afin
de rvler par le dysfonctionnement que la machine n'est pas linaire, mais
qu'elle provoque un saut de la pense qui chaque fois s'ajoute ceux qui
l'ont prcd, Au terme de flux qu'emploie G. Deleuze, nous continuons
de prfrer celui de processus pour insister sur le fait que la force de pen
se n'est aucun moment charrie par le courant qui anime la conscience
philosophique. Reste poser une dernire question : Si la non-philosophie
chappe au reproche d'tre une machine, c'est--dire une nouvelle philo
sophie, n 'est-elle pas nanmoins un appareil ?
Qui veut comprendre quelle est la dmarche nouvelle de la non-philo
sophie peut porter son attention sur le trait qui unit ces deux mots et sur la
fonction qu'il assume. Il est la reprsentation graphique de notre effort
pour relier la philosophie notre pense qui ne peut tre juge par elle,
selon son rapport univoque l'altrit, que comme une ngation. Parler de
non philosophique n'aurait, par exemple, pas la mme signification. puis235

que la sparation serait alors consomme, l'indiffrence et l'hostilit


mutue1les des reprsentations. Ce trait est donc ce que nous nommons par
ailleurs force de pense et a pour fonction d'tablir une relation o l'Un
opre sur le Monde sans s'y aliner. L'allemand permet cependant mieux
de comprendre comment se referme cette csure. Le trait se dit certes
Strich, c'est--dire tantt Bindestrich, celui qui runit deux mots, tantt
Trennungsstrich, celui qui les spare, en franais le trait et le tiret que l'on
a tendance confondre. Le mot Zug est cependant plus encore intressant,
car il ne tombe pas dans cette dualit du refus ou de l'assomption, et dsi
gne la fois le trait caractristique, par exemple ce qui fait que la non-phi
losophie possde encore une tonalit philosophique, et le flux, par exem
ple un train, une arme en marche, un courant d'air, etc. Voil comment
apprhender qu'il soit possible d'identifier la philosophie sans s'y identi
fier, de la dterminer tout en y rsistant. C'est qu'il y a l un passage qui
n'est ni une machine ni un appareil. Que serait-ce alors de dj identifi ?
La presque homonymie entre Zeug, qui dsigne chez Heidegger l' util,
c'est--dire l'tant se rencontrant dans la proccupation (7), et Zug peut
tre l'amorce d'une rponse. La force de pense n'est peut-tre finalement
qu'un outil, c'est--dire tout le contraire d'une machine, non pas quelque
chose qui donne l'illusion de pouvoir, par l'absolu ou le sublime, trans
gresser la nature de la pense, mais simplement la faire progresser en la
rendant consciente de son alination. Le geste non-philosophique est ainsi
une TipiSlS faite pour la thorie et agissant en son cur.

(1) Aristote, Mtaphysique, B, 4, 1001 b 5, sq.


(2) Martin Heidegger, Aristote, Mtaphysique 8 1-3, Gallimard, p. [22].
(3) Mtaphysique, 994 b 30.
(4) ibid., r. 2. wo3 b 2o-3o
(5) Gilles Deleuze et Flix Guattari, Capitalisme et schizophrnie. L'anti-dipe, Minuit,
197211973, passim.
(6) Edmund Husserl, Ides directrices pour une phnomnologie, Gallimard, 1950, pp. 53-6
sqq.
(7) Martin Heidegger, tre et temps, Gallimard, 1986, p. 68.

236

L' veil du monstre


par

Christelle FOURLON

Pour obtenir une dfinition claire qui puisse tre issue de cette combi
naison entre les notions de pense d'une part, et de machine d'autre part,
il faut prcisment partir de chacun des deux termes pour s'apercevoir trs
vite que cette combinaison devient combinatoire.
En effet, la pense s'articule autour de trois dfinitions : elle est pre
mirement considre comme tout ce qui affecte la conscience, deuxime
ment comme l'activit psychique ou la facult ayant pour objet la connais
sance, et troisimement comme une manire de penser au sens d'un
ensemble d'ides ou d'une doctrine. Mais dj cette notion de pense en
appelle d'autres au sein de sa dfinition comme il appert qu'on ne puisse
dfinir un terme par lui-mme, et l'tymologie du mot pense nous
claire sur ce qu'il en est de la notion en son passage de l'opration l'op
ratoire. Ainsi le lien de la pense la raison provient de ce que le terme de
pense apparu au dbut du XIIme sicle vient lui-mme du substan
tif verbal masculin pens provenant du bas latin pensare , de
pendere signifiant d'abord peser ( la fin du Xme sicle). D'o
le rapport privilgi de la pense la raison, car si penser c'est peser, c'est

ainsi raisonner en ce que la ratio ayant donn lieu la raison signifie


d'abord le calcul, le compte, le systme, le procd, en provenance de la
traduction du logos >> dont la racine leg >> exprime le fait de cueillir,
de rassembler ou encore de choisir.
De son ct, apparu au XIVme sicle, la notion de machine provient
du latin machina qui dsigne l'invention, l'engin, et s'illustre autour
de trois chemins.
Premirement, la machine dsigne la ruse au sens de la machination.
Deuximement, l'objet fabriqu et complexe dont le mcanisme est destin
transformer l'nergie au sens d'un moteur, et utiliser cette transforma
tion (contrairement l'appareil et l'outil qui se contentent d'utiliser
l'nergie). La machine, en cette deuxime figure, prend le sens large d'un
systme de correspondances spcifiques entre une information ou une
nergie d'entre et celle de sortie, d'un systme par consquent, qui use
d'une nergie extrieure pour produire des transformations sous la
conduite d'un oprateur ou d'un autre systme. Enfin troisimement, la
dfinition cartsienne issue de la Thorie des animaux-machines de
1641, donne le titre de machine tout tre vivant considr comme une
combinaison d'organes fonctionnant mcaniquement.
On peut donc dire, dans un premier temps que la combinaison de l'ex
pression pense-machine se fait combinatoire un triple niveau : pre
mirement, par l'ide de production commune l'activit de la pense et
de la machine : la pense affecte la conscience, elle se droule et entre en
jeu en vue de la connaissance, et la machine transforme l'nergie qu'elle
utilise par la suite en vue de telle ou telle production,
Deuximement, par l'ide de systme propre au mcanisme de la pen
se et de la machine, avec l'utilisation du symbole comme matire
transformable dans l're contemporaine, au dtriment de la seule matire
premire . Autrement dit l'expression commune la pense et la
machine se fait langage (symbolique).
Et troisimement, l'ide de cration au sens de la doctrine ou du sys
tme philosophique du ct de la pense, autant que d'invention au niveau
de la machine s'illustre synthtiquement travers la relation et l'utilisation
de la machine par la pense, relation qui met l'origine au dfi les forces
naturelles, et tout ce qui prside l'ordre du monde.
La notion de pense-machine en tant qu'opratoire renferme par
consquent les dmls des questions de matrise et de pouvoir de
l'homme sur la nature, et, par-del ses tentatives de prise de possession
phmres autant que sparatrices, de l'homme sur la croyance.

238

Le combat que la pense mne, l'origine, contre le monde et ses for


ces gigantesques doit permettre au plus petit de dominer le plus
grand... ( l ) >> Mais la croyance, en l'attitude sparatrice de la pense qui
cre et s 'ingnie ruser contre la nature grce la machine, se noie pour
tant dans la confusion du mcanisme gnralis comme critre de la
connaissance.
La combinatoire du triplet de l'expression pense-machine >> se pro
duit elle-mme dans un mcanisme de confusion - prenant autant le sens
de trouble en tant que manque de clart que de ressemblance, de clonage
et d'indistinction dans les termes. Le monde en tant que rel environnant
devient lisible par la modlisation de la machine. Sa connaissance comme
produit de la pense se fait grce au modle de la machine comme critre
de lecture et de comprhension cosmologiques. Autrement dit, ce que la
pense produit - c'est--dire de la connaissance - la machine le figure
dj comme reflet de la facult mme que la pense reprsente. La
machine apparat ds lors comme l'image fige de ce que cependant la
pense a cr de toutes pices , matriellement, elle retranscrit ses pro
pres mcanismes et les transpose sur le monde.
De ce que la pense croit saisir d'elle-mme lors mme qu'elle entend
ruser contre les forces de la nature - et donc en tre radicalement
spare au sens d'antinomique et d'incompatible en risquant sa perte
elle recre 1 'union, et joint cette nature en tentant de la matriser. La
machine est ce moyen de jointure tout en matrialisant, voire en personni
fiant, cette prsence au monde. La pense, travers la connaissance du
monde par la modlisation de la machine qui reste son produit, devient le
monde lui-mme. Ds lors la machine, destine l'origine permettre
l'homme - la pense - de se dresser, de rsister et de djouer les for
ces naturelles, devient le lien factice de sa reprsentation, cratrice de
monde. En cette figure, la notion de rceptivit vient communment placer
la conscience comme affecte par la pense cratrice aux cts de l 'homme
comme pense, cern par la nature hostile et la ncessit de matrise, de
pouvoir et de lgislation. Car la machine prfigure matriellement, dans sa
confusion avec la pense, une forme cratrice et une forme lgifrante des
lois du monde et de la ncessit de sa lecture sous forme de catgories.
La pense-machine >> en ce sens est la mise en place concrte du cas
identique nietzschen, avec au principe de son activit, l'exigence de
conservation. Dans sa dmarche, Nietzsche choisit le corps comme fil
conducteur du projet ontologique. Il le dfinit comme une formation hi
rarchique, un ensemble de forces rassembles et soumises la plus puis
sante d'entre elles ; car pour que les pulsions demeurent ce qu'elles sont et
239

demeurent ensemble, il faut qu'il y ait quelque chose d'intellectuel qui les
rassemble pour qu'elles puissent communiquer. La forme intellectuelle
ncessaire l'entente des pulsions est la forme logique, c'est--dire inva
riable et constante, posant que cette logique est la structure ncessaire d'un
corps en tant que celui-ci est ordonn sa propre conservation. Cette forme
logique en tant que sens, univocit et invariance est ce que Nietzsche
nomme le cas identique >>.
Nietzsche oppose d'emble l'tre au devenir en l'expression de << cas
identique , en ce que si le cas dsigne ce qui tombe, le hasard et la chance
au sens o lorsque les ds tombent, c'est un cas, l'identique quant lui
dsigne la constance de l'tre dans l'identit du mme. En effet, pour
Nietzsche, l'tre est la prsence constante et la constance de la prsence
alors que le devenir dsigne un flux qui par principe exclut toute identit
quelle qu'elle soit, o rien ne demeure identique soi. L'opposition des
forces de ce flux du devenir dans la constance de la prsence fait que pour
comprendre la connaissance, il faut la dshumaniser parce que la vrit est
le devenir mais le savoir du devenir est notre falsification de la vrit, car
la ralit ultime du devenir n'a pas en elle-mme de sens logique.
Nietzsche dfinit la volont comme ce qui agit de telle sorte qu'elle
puisse dominer une autre volont, la puissance se dfinissant comme le
corrlat intentionnel de la volont. Le rapport entre deux volonts est donc
d'ordre principiel en tant qu'il appelle un commandement. Les perspecti
ves diffrent donc selon les places de dominant et de domin, et elles sont
dites << valeurs en tant que conditions de dploiement d'une force. Toute
volont de puissance dpend donc de ces valeurs. Or, ce que veut le corps,
c'est se maintenir comme corps ; par consquent le corps met la valeur de
conservation au rang de valeur suprme : la volont de puissance est prin
cipiellement hirarchique. Les valeurs sont prioritairement conservatrices
pour l'organisme en ce que le corps onto-logique, la fois entit une parmi
les tants et rgi par les lois qui font cette identit comme invariante, place
la conservation au premier rang, et l'intensification au second. Le corps
n'en est pas pour autant priv d'me, mais il s'agit d'me mortelle pour
Nietzsche, c'est--dire de pulsion, de force, de volont, dsignant le mme
phnomne que ce qui concerne le corps, sous un angle diffrent. Aussi
transformer le corps, d'aprs Nietzsche, c'est transformer le monde dans
lequel il vit, car le monde n'est rien d'autre que ce que nous avons consti
tu par des oprations de connaissances falsificatrices. Ce que nous appe
lons connaissance ici dsigne l'ensemble des procds par lesquels
l'homme a humanis le devenir, c'est--dire le chaos en rponse au besoin
vital de constance du corps ; d'o la cration par l 'homme du monde.
240

C'est pourquoi les valeurs onto-logiques font partie des valeurs ractives
au sens o mon corps est dpendant des conditions de sa conservation,
alors que les valeurs actives permettraient aux forces en prsence de se
dployer partir d'elles-mmes, librement. La logique est structure nces
saire du corps en tant que favorisant la connexion rapide des multiples
mes composant le corps, supposant des cas identiques qui disent la
croyance l'tre c'est--dire la constance de l'tre, vecteur de conserva
tion du corps. C'est l'onto-logie qui permet la conservation du corps en
tant que sa structure ncessaire, elle s'illustre comme une certaine forme
de volont de puissance, volont de tout voir l'identique, volont d'assi
milation au sens strict de rduction au mme, de volont d'galisation.
Ainsi la volont de puissance commande en plus ou en moins selon la
configuration des forces en prsence, elle se fait principe sous des formes
diverses en nivelant et en rduisant les diffrences garantissant la conser
vation du corps.
Corps et monde sont transforms en une vaste erreur organise : la
volont de puissance constitue une hirarchie de forces qui ne se maintient
que par l'galisation des forces qui les constituent. C'est en rduisant les
diffrences que la volont de puissance falsifie par l'organisation de cas
identiques l'intrieur du corps et du monde elle instaure un faux rapport
au corps et au monde. Il n'y a donc rien de plus faux, selon Nietzsche que
1 'homme moderne, croyant par excellence, qui vit exclusivement sous le
rgne de la connaissance qui est l'empire du faux. Les valeurs sont les
conditions de conservation et d'intensification de la volont de puissance.
Or, si la croissance est fonction de la conservation, el1e n'excdera jamais
ce qui est ncessaire la conservation, et la volont de puissance, faute de
dpassement sera ractive. Si la conservation est fonction d'intensification,
alors elle dbordera ses besoins, et la volont de puissance sera marque
par la conqute, par la victoire et sera active : Les physiologistes
devraient rflchir avant d'affirmer que l'instinct de conservation est l'ins
tinct primordial de l'tre organique. Le vivant veut avant tout donner libre
cours sa force, la vie elle-mme est volont de puissance. L'instinct de
conservation n'en est qu'une consquence indirecte, l'une des plus fr
quentes (2). L'intensification appelle le devenir alors que la conserva
tion veut l'tre, la prsence constante aux valeurs conservatoires qui sont
aussi conservatrices. Nous avons projet nos conditions de conservation en
tant que prdicats de l'tre en gnral et s'il faut vivre dangereusement,
c'est sans peur, en-dehors de la conservation que rgit la peur comme
affect fondamentalement servile. C'est pourquoi Nietzsche appelle << deve
nir le monde une fois qu'on en a soustrait tout ce que l'homme lui a
241

confr en matire de reconnaissance de l' identique au service de sa pro


pre conservation.
Notre appareil de connaissance n'est pas agenc en vue de la vraie
connaissance, car la connaissance ontologique est servile puisqu'elle n'est
qu'un moyen de conservation. Le sujet ne connat que dans la mesure o
ses intrts de sujet lui permettent de connatre ; autrement dit notre enten
dement est limit par ]es exigences de sa propre conservation. Aussi l'im
pratif de conservation est au fondement de la connaissance, et le principe
de la connaissance est la peur. La peur essentiellement servile est toujours
une dpendance, c'est l'affect fondamental de l'ontologique, o tout ce qui
est conservatoire dpend de valeurs ractives. Pour Nietzsche, la connais
sance ontologique en raison du fait qu'elle a la forme logique, prsuppose
que l'tre au sens le plus constant soit l'humain, trop humain dans son
opposition au surhomme . L'autre mode de connaissance doit donc tre
command par des valeurs actives, et le mode de connaissance vers lequel
Nietzsche tend devra activement ouvrir au corps la possibilit d'une inten
sification des puissances et devra, par l mme crer un corps suprieur, le
surhomme, Autrement dit, la nature n'est pas derrire nous mais devant,
faire.
Nietzsche confie la connaissance non-ontologique la tche de transfor
mer l'homme en une nature suprieure, en levant le corps une puissance
suprieure, celle du surhomme. Il faut donc procder une dshumanisa
tion radicale du monde, c'est--dire considrer le monde tel qu'il est pen
sable une fois suspendu tout ce qui renvoie la connaissance humaine,
pour parvenir au chaos comme rsultat. Chaos veut dire monde pour
Nietzsche, alors que cosmos dsignait r ordre de l'identique garantie de
la conservation. Le chaos signifie au contraire qu'il y a un monde de for
ces en devenir, o rien n'est stable, o tout est hasardeux. Or aucun corps
ne saurait vivre dans le chaos, chaos dont il est aussi fait, sans y introduire
de l'ordre : il lui faut introduire constance et rgularit pour se conserver ,
il faut qu'il ontologise le chaos.
La nutrition est pour Nietzsche Je modle Je plus apparent tout ce que
recoupe la connaissance en ce que pour pouvoir se nourrir, il faut identifier
ce qu'on veut ingrer : D'abord nat la croyance la persistance et
l'identit hors de nous - et ce n'est qu'ultrieurement, pour nous tre lon
guement exercs au contact de cet en-dehors-de-nous que nous arrivons
nous concevoir nous-mmes en tant que quelque chose de persistant et
d 'identique soi-mme, d'absolu. La croyance (le jugement) se serait ainsi
forme ANTRIEUREMENT la conscience de soi : durant Je processus
d'assimilation de l'organique cette croyance existe dj - c'est--dire
242

cette erreur ! - L est le mystre : comment l'organique en est-il venu


juger ce qui est identique, semblable, persistant ? Le plaisir et l'aversion ne
sont que conscutifs ce jugement et son incorporation, ils prsupposent
par eux-mmes les habituelles excitations de la nutrition partir de l'iden
tique et du semblable ! (3).
L'apprhension que le corps a du monde n'est donc pas pralable, il n'y
pas
de donn dj l , ce n'est qu'une projection des cas identiques
a
sur le monde. Cas identique et structure du monde se confondent sous le
commandement de la ncessit de conservation et de la reconnaissance
exclusive du connu, une confusion trompeuse issue du calcul galitaire au
sujet de la notion de progrs de la pense et de la science.
Ici la notion de progrs ne s'entend pas autrement qu' l'intrieur de la
logique de conservation, sa dfinition s'laborant sur la base de la modli
sation machinique et automatique. Le progrs reste alors le lien indirect
comme image de la cration de toutes pices du monde. Et cet aspect
transcendant, sparant, est d'autant plus prvoyant qu'il est dj prvu,
prpar, prformat. Le remplissage issu des nouvelles donnes comme Je
propre de la notion de progrs n'est qu'une ruse nouvelle de la machine x
ime degr, qui quantifie par la mme logique, sur le mme mode mais
avant tout garantit, assure la scurit du systme, le laisse intact et indemne
de tout simulacre d'agression inconnue. La seule surprise susceptible de
faire croire une relle avance ne s'annonce tout simplement que sur
le terrain matriel : le produit qu'on voit, qu'on touche, qu'on peut utili
ser nouvellement en fait une preuve, une dmonstration matrielle de ce
qui va tre dfini comme de l'innovation. En ce sens, la machine dlgue
toutes ses crations et les rtrograde au rang d'outils : se contentant
d'utiliser une nergie, ils ne produisent ni ne transforment rien. Ils n'exis
tent pas proprement parler, comme le dit Heidegger : << Un outil, en
toute rigueur cela n'existe pas. A l'tre de l'outil appartient toujours un
complexe d'outils au sein duquel il peut tre l'outil qu'il est. L'outil est
essentiellement quelque chose pour. . . comme le service, l'utilit,
l'employabilit ou la maniabilit constituent une totalit d'outils. Dans la
structure du pour. . . est contenu un renvoi de quelque quelque
chose >> (4). Le trait le plus marquant de cette perspective culmine avec
cette approche de la machine qui utilise non plus de la matire pre
mire mais du symbole comme matriau transformer, combiner, etc.
Ce point culminant vient e.n fait aggraver la confusion de la pense avec la
machine, provoquant l'oubli de l'aspect indirect de toute dsignation de
langage : ce n'est que par la formalisation qu'il est tabli que le langage
transcrive la pense en termes symboliques, et ce n'est que parce que cette
243

formalisation matrielle est introduite dans la machine, que celle-ci est


somme de la transformer, de l'utiliser finalits diverses. La grande mys
tification de la possibilit constate et l d'une autonomie de la machine
intelligente >> n'est due qu'au degr de complexit du mcanisme et au
survol des oprations possibles et donc prvisibles.
L'change qui s'envisage entre l'quivalence et la confusion de la pen
se et de la machine, vient personnifier au paroxysme le triomphe du cas
identique : arrive au sommet de la matrise de l'exigence et de la volont
de conservation, la pense dlgue davantage la machine, et peut alors
rappeler son primat lorsque la mcanique s'enraye en faisant croire une
ventuelle autonomie.
La cosmologie a driv la cosmtique comme manire de maquiller, de
masquer ce qui est immanent et reste tel malgr tout grimage, Mais la
pense-machine du cas identique fait de cette immanence une trans
cendance qui explose dans la confusion de la pense et de la machine au
niveau doctrinaire. La garantie sous-jacente de la pense-machine
comme force de transcendance trouve dans tout systme philosophique sa
plus sre assise. Si la philosophie est qute destine rester sans rponse
comme recherche de la vrit et par consquent re-qute l'infini sous
peine d'extinction et de disparition, elle ne dnie rien l'inapparent en ter
mes d'existence. La philosophie recherche ce qui est vou rester sans
rponse, mais sa destination, ce qu'elle poursuit comme sens existe bel et
bien, En effet, quoi de mieux que le systme philosophique et cette forme
de qute de l'inconnu, du danger, pour assurer la ncessit imminente de
conserver ce qui prserve ?
Ici, l'image de la machine premire qui ruse contre ce qu'elle ne
connat pas - c'est--dire qui fonde dj factuellement l'instinct de pr
servation son commandement - contre la force naturelle dans son
immensit, la philosophie dploie du concept pour enjoliver ce qui s'af
firme d'emble comme un arrire-monde menaant. Aprs avoir gnra
lis, dans l're de la matrise, la machinisation ou mcanisation toute lec
ture comprhensive du monde, avec l'image du Grand Horloger comme
prsidant ses lois (Descartes, Malebranche, Leibniz), la tromperie du
triomphe de l'identit comme principe moteur et garant de la conservation
annonce une soustraction du systme philosophique au modle mcanique
au profit de l'organique. Ainsi Hegel use-t-il de la mtaphore organique
pour l'appliquer l'idal de son systme philosophique et la ncessit de
concevoir la suite des systmes philosophiques dans l'histoire de la philo
sophie comme le dploiement progressif et ncessaire - en donnes et en
temporalit - de la vrit : Le bouton disparat dans le surgissement de
244

la fleur, et l'on pourrait dire que celui-l se trouve rfut par celle-ci, tout
aussi bien par le fruit la fleur se trouve qualifie de faux tre-l de la plante,
et celui-l vient la place de celle-ci comme sa vrit. Ces formes ne se
diffrencient pas seulement ( . . . ) mais leur nature fluide fait d'elles en
mme temps des moments de l 'unit organique o non seulement elles
n'entrent pas en conflit, mais une-chose est aussi ncessaire que l'autre, et
cette gale ncessit vient constituer la vie du tout. Mais la contradiction
en regard d'un systme philosophique a coutume pour une part de ne pas
se concevoir elle-mme de cette manire, mais pour une part aussi la
conscience qui (la) saisit ne sait pas communment la librer ou la mainte
nir libre de son unilatralit, et dans la figure de ce qui parat en conflit ou
contraire soi connatre des moments mutuellement ncessaires (5). La
pense-machine triomphe donc de l'image qu'elle a cre de la
nature, en simulant une nature pensante en systme philosophique. Bien
plus encore la philosophie trouve-t-elle un systme de hirarchisation de la
transcendance, une machine dans la machine-pense pour rendre incon
tournable la combinatoire de la confusion opratoire entre les deux notions
en matire de transfert et de projection de monde dans l'affirmation unila
trale du rel toujours matriser. La description faite par Heidegger au
sujet du questionnement concernant la confuse corrlation entre technique
et science moderne vient placer le calcul et le mesurable communs la
pense dans sa vise rationalisante et titre d'application directe la
machine dans ses oprations au centre de ses interrogations transcendanta
lisantes.
Heidegger tablit premirement une quivalence fondatrice entre la
science moderne, du ct de la pense, et la technique, du ct de la
machine : ( . . . ) comment la nature doit-elle tre projete par avance en
tant que domaine d'objectivit pour que les processus naturels soient a
priori calculables ? ( . . . ) Max Planck, le fondateur de la physique des
quanta, a exprim cette dcision en une courte proposition : rel (wir
klich) est ce qui peut tre mesur >>. Seul ce qui est calculable d'avance,
vaut comme tant. De l'autre ct, le questionnement directeur de la
science de la nature contient le principe du primat de la mthode, c'est-
dire de la dmarche elle-mme, par rapport ce qui est chaque fois ta
bli avec certitude comme objet dtermin d'une telle dmarche face la
nature >> (6). Il admet une forme de nature transcendante bien que cre de
toutes pices , une nature mcanise par les lois de la physique thori
que dont l'absence de contradiction des propositions et la symtrie des
quivalences ont d'avance force de loi (7), une nature provoque
donner des rponses suivant des rapports dtermins ( . . . ) somme de se
245

manifester dans une objectivit calculable , d'o cette sommation pro


voquante ( . . . ) qui est simultanment le fondement de la technique
moderne et qui impose la nature rexigence de fournir de l'ner
gie (8). La nature ainsi rationalise laisse place la matrise dans les dif
frentes phases du systme mcanique qu'elle figure autour de la produc
tion et de la mise disposition de ce qu'elle renferme : l'nergie.
L'nergie la base de la notion de << machine , destine tre transfor
me et non seulement utilise sous la conduite de l'oprateur dsign par
Heidegger comme la sommation provoquante .
Le principe de l'application de la forme transcendantale au traitement
du problme de la technique se fait ici par la croyance en une forme de
meta, d'au-del qui vient lui aussi garantir les rouages du systme - phi
losophique - cette fois, faisant que tout ici devient philosophique c'est-
dire destin rechercher perte le principe de ce qui ne connat pas de
perte, l o tout se garantit : << Cette sommation qui domine de part en
part la technique moderne se dploie en diverses phases et formes lies
entre elles. L'nergie renferme dans la nature est capte : ce qui est capt
est transform, ce qui est transform est intensifi, ce qui est intensifi est
stock, ce qui est stock est distribu. Ces modes selon lesquels l'nergie
naturelle est confisque sont contrls ; ce contrle doit son tour tre
garanti (9). Et l'homme, la pense boucle le systme en toute spa
ration au sein de cette opratoire de nature transcendantale pour pou
voir croire en ce qui peut encore le dpossder et le menacer et devoir
encore obir l'exigence de matrise, donc de ruse et de crativit combi
ne. Ainsi, plus grave encore se fait la menace de la technique moderne,
d'aprs Heidegger qui dpose la croyance au sommet du systme, faisant
que si le caractre propre de la technique tient ceci qu'en elle s'ex
prime l'exigence de provoquer la nature fournir et assurer de l'ner
gie , alors cette exigence est plus puissante que toute dtermination de
fins par l'homme. ( . . . ) Cela signifie cder une exigence qui se situe au
dessus de l'homme, au-dessus de ses projets et de ses activits >> (10).
La logique de sparation et de transcendantalisation de la nature doit
conduire la croyance en le fait que l'homme n'appartient pas la nature
pour pouvoir assurer sa puissance et son champ de matrise. Cette croyance
fondamentale est affirme dans la dmarche heideggrienne par le fait
qu'il y soit affirm ds lors que ce que la technique moderne a d'essen
tiel n'est une fabrication purement humaine en ce que l'homme actuel
est lui-mme provoqu par l'exigence de provoquer la nature la mobili
sation. L'homme lui-mme est somm, il est soumis l'exigence de cor
respondre ladite exigence >> ( l l ) . En consquence, cette combinatoire de
246

la pense-machine , tromperie de l'volution comme volution unila


trale d'un rel cr de toutes pices et qu'on s'invente dchiffrer
d'aprs les fantmes de la ncessit de la sommation technique qui se fait
langage en technologie, doctrinaire et philosophiquement fonde, devient
possiblement opratoire en non-philosophie. Car la philosophie uni
taire ; son anthropologie et son humanisme, leurs critiques intra-philoso
phiques aussi, furent seulement une automato-logie fonde sur l'oubli de
l 'essence relle de l 'homme >> (12). La notion d' << immanence radicale
de la non-philosophie dfinie comme << ( . . . ) restant par dfinition en elle
mme, elle ne peut sortir de soi ou produire quelque chose comme l'tre et
plus forte raison l'tant, ce sera une "condition ngative" mais univer
selle >> ( 1 3). Elle clipse la sparation originelle et dcrypte le mensonge
originaire de la confusion oprante par le fait qu'on ne puisse pas lire deux
fois la mme chose de manire diffrente en cherchant perte sur le mode
transcendantal. Autrement dit, on ne peut, en non-philosophie, s'essayer
projeter notre pense sur la nature, au sens o la transcendance n'a pas de
place dans le type de procs proprement non-philosophique. Ds lors, la
qualification de l 'immanence en tant que radicale vient djouer son
tour toute possibilit de dbattre d'une dualit pour la dfinir, qui placerait
au premier chef la transcendance comme rfrent dfinitionnel.
Par ailleurs, la dtermination en dernire instance dfinie comme
<< concept central avec l'Un-en-Un, de la non-philosophie, et qui la distin
gue de toutes les philosophies. Il se dit de la causalit propre de l'Un tel
quel ou vision-en-Un, du Rel en vertu de sa primaut sur la pense et ses
objets (comme I'Etre) >> (14). C'est en ce << sens >> qu'opre la << dtermi
nation-en-dernire-instance de la non-philosophie, en ce que son effi
cace est double par le fait que premirement, << elle invalide ou suspend
l'autorit thorique (prtention la connaissance du Rel) de la forme-phi
losophie en tant que circularit (diversement ouverte et distendue selon les
philosophies) : c'est l'unilatralisation au sens troit du mot >>, et deuxi
mement, elle imprime la marque de l'Un ou de l 'identit sur le contenu
ou le divers de la forme-philosophie elle-mme (son matriau) : c'est l'uni
dentification. Cette vision de la forme-philosophie en et depuis
l'Un qui reste en soi-mme sans s'identifier son objet, est le clonage
de la non-philosophie partir de celui-ci (15). Ds lors, la << dtermina
tion-en-dernire-instance vient de manire autant mtaphorique que for
melle, inviter une rconciliation de la pense-machine qui se voit
attribuer un autre droit de citer, celui d'agir et de se conduire, non pas
rflexivement dans la srnit garantie par un systme qui, en ptition de
principe, viendrait reconduire la confusion trouble et trompeuse de la
247

pense-machine au sens premier, mais sur le mode de la dtermina


tion-en-dernire-humanit de la non-philosophie, de cel1e qui nonce
qu'il n'y a d'homme que l'homme. Celle-ci n'est pourtant pas un mode en
ce que l' homme-en-homme ne se dfinit pas, ne donne rien d'autre
que l'homme, sans s'abandonner; c'est l le sens de l' humanit
l'image de la dit eckhartienne qui au-del de l'humanit et, respective
ment de la divinit restent intactes dans le contact de la rencontre. Sur leur
chemin, il faut alors carter tout "tre d'accompagnement", ou mitwe
sen, qui risquerait de dtourner notre parcours : " ( ...) ne ( . . .) penser per
sonne ni rien qu' la Dit en elle-mme, ( ... ) car toute autre chose quoi
tu penses est un tre d'accompagnement ( 1 6). Ainsi l'humanit laisse
l' homme-en-homme tout le recueillement de pouvoir rayonner en
tant dit, mais ne confond rien ni personne. C'est le sujet envisag selon
l'immanence radicale de Moi , c'est--dire en ce qui concerne le Moi,
<< de n'tre jamais un objet sur lequel on rflchit, d'tre au contraire moi
mme le sujet rel ou absolument performatif, c'est--dire le per
form-de-dernire-instance comme tant le Rel mme qui pense sans
qu'il soit doubl dans cette fonction par un philosophe. Le ressort de l'ar
gument est ce que nous avons appel l'immanence radicale de Moi (et non
du Moi), le fait que Je ne puisse m'aliner ou sortir de moi-mme pour me
rflchir ; ou encore ma performativit, plus exactement mon tre-per
form-sans-performation, c'est--dire ma "prsence" toujours actuelle
dans l'acte de penser (17).
Est-ce dire que la non-philosophie soit une forme, ou soit la forme de
la pense-machine dans la voie de la non-confusion et d'une ven
tuelle constructivit ? Assurment en ce que la non-philosophie possde
son propre langage, cr pour viter la confusion rflchissante et redon
dante de la pense en ses articulations technologiques, c'est--dire en ses
fonctionnements quasi-organiques, projets sur une discipline idalisante
et dogmatique. Aussi s'agt-il d'un langage tabli, labor prcisment en
respect de ce qui l'exprime pour pouvoir l'exprimer rellement : depuis le
rel qui l'nonce et qu'il nonce.

(1) Aristote, Mechanica, 847a22, cit dans l'article Machine de L'Encyclopdie


Philosophique Universelle, PUF. Paris. 1990, tome II, p.1519.
(2) Nietzsche, Par-del le Bien et le Mal, traduction G. Bianquis, Aubier, Paris, 1951, p.43.
(3) Nietzsche, Fragments Posthumes, 1881, 1 1 , 268, traduction P. Klossowski, uvres
Compltes. tome V, NRF, Gallimard, Paris, 1982, p.410.
(4) Heidegger, Sein und Zeit, 15, traduction E. Martineau, ditions J. Lechaux etE. Ledru,
Paris, 1985, p.71.

248

(5) Hegel, Phnomnologie de l'Esprit, Prface, traduction G. Jarczyk et P.J. Labarrire,


NRF, Gallimard, Paris, 1993, p.69.
(6) Heidegger, Langue de tradition et langue technique, traduction M. Haar, LebeerHossmann, Bruxelles, 1990, p.26.
(7) Ibidem, p.2627.
(8) Ibidem, p.27.
(9) Ibidem.
(10) Ibidem, p.30.
(II) Ibidem.
(12) F. Laruelle, Collge international de Philosophie, Le Cahier, Sminaires 1984-1985,
Pour une critique de la raison technologique , Osiris, Paris, p.l27.
(13) F. Laruelle, Principes de la Non-Philosophie, PUF, Epimthe, Paris, 1996, p.146.
(14) F. Laruelle et Collaborateurs, Dictionnaire de la non-philosophie, Kim, Paris, 1998,
p.48.
(15) Ibidem, p.51.
(16) Maitre Eckhart, Sermon 77, in Sernwns, tome III, traduction J. Ancelet-Hustache,
Seuil, Paris, 1979, p. 120.
(17) F. Laruelle, Thorie des Etrangers, Kim, Paris, 1995.

249

Pense-machine
et ordre politique
par

Sophie LESUEUR

L'nonc le plus rpandu de la philosophie politique se prsente sous la


forme ici simplifie et trivialise de 1 'homme est X ; il doit devenir Y .
Il le doit l a fois pour lui-mme, pour sa propre survie, mais aussi pour le
bien de tous, de la Communaut, de la Cit : la pluralit doit absolument,
de quelque manire que ce soit, cder le pas l'unit, sous peine et menace
de chaos. La question essentielle laquelle se sont trouves confrontes les
doctrines politiques, plus encore depuis la prminence de l'ide dmocra
tique est la suivante : comment susciter l'existence d'une socit unie au
travers d'un corps social htrogne ? La rponse de la philosophie s'arti
cule autour de trois principaux schmas (1) : la construction thorique
d'une communaut unifie sous l'ordre de lois similaires celles de la
nature (schma platonicien) ; la recherche du meilleur rgime, qui aura
pour finalit ultime la modration ainsi que le rglement prennes des
conflits, par une combinaison optimale de libert et de stabilit (schma
aristotlicien) ; la thorisation de la fin du politique par la localisation

d'un << tort social inscrit dans une structure voue l'effondrement par
la ngation pratique de ses fondements idologiques ( schma marxien et
drivs). Le mode de pense qui s'impose ici est dcisionnel. Outre le troi
sime schma qui constitue en quelque sorte une critique mta-politique et
ncessiterait donc lui seul une analyse particulire, dans les deux prc
dents, l'homme constitue une sorte de matire - brute ou premire, c'est
selon - que la philosophie vient travailler, sculpter pour lui donner une
forme qui s'harmonise pleinement avec le Tout qu'elle lui prconise. En
philosophie politique, nous tournons toujours plus ou moins autour du
Let's make man de Hobbes, c'est--dire de la transformation technique
d'un matriau donn. Ou pour le dire autrement : la cration d'une uvre
partir d'lments grossiers et imparfaits , uvre pense comme chef
d'uvre - c'est dire renfermant en elle une ide de perfection et de
prennit - mais voue ici la reproduction en srie.
La notion de finalit est ainsi omniprsente dans les noncs de philo
sophie politique : que ce soit explicitement ou implicitement, le but
dclar est de dcrire et de mettre en place la meilleure forme de gouver
nement possible en vue d'instaurer durablement un ordre social pacifique
et sr. La plupart des thories politiques prend son assise sur fond de
Cosmos grec d'o le dsordre est volontairement banni. Rien n'est laiss
au hasard, l'alatoire sur la terre de la philosophie, qui plus est dans tout
ce qui concerne la pense et l'organisation de la Cit. Aussi, le gouverne
ment des hommes est-il dans ce cadre avant tout synonyme de fossilisation
et de dtermination efficace des rapports de forces, qui, sous 1 ' alibi perma
nent de la ncessit, transforme l'existence humaine en destin. Destin qui
n'a d'autre nom que le progrs : l'homme volue dans le cadre prfix, de
degrs en degrs, vers un terme idal et voulu ternel. C'est toujours la
communaut qui prime sur l'individu dans une conception du temps o le
prsent est totalement subordonn l'avenir, jusqu' ce que ce terme
ultime soit atteint ; alors le temps devra s'arrter, d'une manire ou d'une
autre. Ainsi, dans la politique, si la philosophie se heurte la dgnres
cence - des rgimes ou des institutions - et entend la traiter, elle forclt la
rgression pour n'envisager que le progrs, ce qui vient contredire une
grande partie de l'exprience humaine historique, sociale et culturelle.
Passer de la philosophie gnrale la philosophie politique, c'est passer
du savoir, de la dfinition de ce qu'est le Bien, vouloir faire en sorte qu'il
rgne de tous temps et thoriser les moyens de parvenir ce but. Or ceci
passe ncessairement par l'unification des divers de la socit humaine en
question, en vue de lui donner 1' orientation globale, le sens qui la mnera
son dveloppement harmonieux. La pense politique philosophique est

252

ainsi, comme toute philosophie, en dsir d'Un. Cette qute d'identit est en
grande partie issue de 1 'hritage de la conception thologique et mono
thiste occidentale, qui postule l'ide que l'homme est l'image de Dieu ;
la pluralit des hommes est ainsi ramene une identit. Et pour atteindre
cette finalit qu'elle se donne, elle se constitue doublement comme mta
physique. D'une part, parce qu'elle commence par rflchir sur son objet
et tablir les lois qui en rendent compte ; puis, aprs avoir galement tu
di les forces l'uvre dans la socit considre et dcid du point
d'quilibre partir duquel elles pourront tre matrises, elle parvient un
contrle de ces paramtres dans une rponse thorique qu'elle veut dfini
tive et qui lui permet de les rorienter au service de la fabrication d'une
communaut nouve1le voue aux fins qu'elle a elle-mme fixes. D 'autre
part, parce que le ciment de cet difice unificateur n'est autre que la
valeur, valeur qui doit devenir le sang de l 'homme et plus que son sang :
elle doit se distiller en lui sous forme de perfusion permanente pour qu'il
ne fasse plus qu'un avec elle, qu'il incarne dans son corps politique les
valeurs que telle doctrine aura pralablement dcides comme fondamen
tales.
On ne peut penser que l 'volution dcisive qui s'est opre dans la com
prhension du rapport de l 'homme au Monde et l' tre, depuis les origi
nes grecques, n'ait pas eu de consquences sur les aspects proprement poli
tiques de celle-ci. La tendance l'uniformisation du systme de la pense
occidentale, indissociable de l'avnement de la reprsentation comme
schme directeur et constitutif de cette pense, a progressivement rduit la
multiplicit. Cette tendance a t vcue dans le champ politique comme la
ncessit pour une meilleure gestion de la Cit. Elle s'est donc d'autant
plus impose. Or, ceci met en vidence le lien intrinsque existant entre la
notion de reprsentation et l'efficacit qui est souhaite en voir dcouler.
Derrire toute la pense reprsentative se dissimule l'ombre de la finalit
et du rapport sous deux acceptions de ce terme, savoir celui du compte
rendu (ou rendre) et celui du rendement, de la production. L'efficacit
constitue ainsi la cl de vote de l'difice de la philosophie politique occi
dentale partir de ses origines grecques : l'abstraction de formes idales,
difies en modles, sont projetes sur le monde et la volont s'en empare
comme but raliser. Cette pense traditionnelle est celle du plan dress
d'avance, d'une stratgie de combat, o l'hrosme de l'actionjoue un rle
fondamental. La philosophie se rvle ici plus particulirement encore la
pense de la causalit, celle du rapport moyen-fin ou thorie-pratique.

253

l. DU POLITIQUE EN TANT QUE MACHINE


Ce schma est tellement constitutif de notre vision, que nous sommes
incapables de nous en dessaisir moins de changer - prcisment radicalement de terrain ou de posture de pense. Dans le rapport de sou
mission de la pratique la thorie, la vise de la perfection est la norme
suprme qui dtermine toutes les autres, entranant une modlisation sys
tmatique tendue tous les domaines, y compris la politique, l o elle
semblerait paradoxalement ne pouvoir intervenir, compte tenu de l'impr
visibilit de l'Immanence radicale des rapports humains. Mais cette don
ne est loin d'entraver la progression machinique de la philosophie.
Machinique et calculatoire, car nous sommes ici en prsence de tous les
lments constitutifs d'un Systme : un rassemblement d'objets ou de
parts de ralit qui sont prsents et qu'il convient de saisir dans leur arti
culation rciproque, et dont chacun acquiert signification de la place qu'il
occupe dans ce tout. La relation en cause est alors exactement dfinie : ces
lments sont rapports les uns aux autres selon l 'ordre d'une interdpen
dance circulaire. La nuance qui s'attache le plus communment l'usage
du terme systme est celle d'une fermeture ainsi que d'une prvalence
de la dimension thorique et parfaitement spcifie sur la souplesse et l'in
stabilit de l'exprience concrte. De plus le systme se prsente comme
une construction rationnelle, un ensemble de normes qui s'imposent dans
leur figure acheve, de dispositions voulues, de procdures programmes
pour l'obtention d'une fin. D'un point de vue plus particulirement politi
que, ce concept renvoie un ensemble de fonctions : celles-ci dfinissent
les besoins, les exigences qui constituent l'identit du systme. La particu
larit de l'ensemble des doctrines politiques est de Je concevoir comme le
plus autonome possible vis vis des contraintes et des changes avec l'ex
trieur, savoir la socit concrte. L'environnement social n'est pris en
compte que sous la forme des informations qu'il met l'adresse du sys
tme ; tout l'objectif est de le construire de manire ce qu'il puisse se
maintenir nonobstant les tensions, les demandes ou les critiques qui sont
susceptibles de J'affecter.
Il s'agit ds lors d'un schma de forclusion gnralis, et reconnu
comme tel, car volontairement conu pour donner 1 'ordre la primaut
absolue sur tout autre considration de la vie en socit. L'ordre, savoir
dans une pluralit de termes, l'mergence d'une relation intelligible, par
tir d'un classement, d'une hirarchie de ces termes selon les principes de
causalit et de finalit, en vue de l'laboration d'une norme, de rgles,
d'injonctions. Le lien troit qui unit le systme J'ordre en philosophie, et
254

plus encore lorsqu'elle se dclare politique, provient directement de ce que


nous avons pralablement dcrit comme son horreur du chaos ; ainsi la
forme-systme est-elle tout naturellement la seule manire dont la philoso
phie puisse apprhender le Rel, compte tenu de ses prsupposs intrins
ques - videmment inavous. L'enjeu pour nous est de nous donner les
conditions thoriques de pouvoir envisager et penser le/la politique - nous
ne tranchons pas cette question de genre pour l 'instant, elle aussi porteuse
de lourds prsupposs - autrement que sous mode philosophique, c'est
dire sous forme-systme. Nous sommes partis du refus, essentiel dans cette
dmarche, de dfinir le terme politique, et nous le maintenons. Nous met
tons maintenant une premire hypothse, issue de l'ensemble des observa
tions prcdentes :

Hypothse 1 : la forme-systme est symptme de la primaut d'un cer


tain type de pense sur le/la politique, savoir une pense au cur de
laquelle le dsir d'ordre, issu de la peur du chaos, exerce une Tyrannie ;
c'est son versant thorique. La caractristique essentielle de cette pense,
sur son versant pratique, est qu'elle ne peut gnrer de politique sur le
mode prpondrant de l'ordre, sous sa Tyrannie, c'est dire o tout autre
considration - par exemple de partage, de solidarit - mme thorique
ment nonce, revendique, est d'emble dfinitivement seconde voire
exclue. D'o la formulation suivante : il y a une convertibilit entre la
pense qui impose l 'ordre dans le/la politique et la manire dont l'ordre
apparat en politique, la place prpondrante qui lui est assigne ; ou dit
autrement : la pense philosophique en politique renferme intrinsque
ment la (forme-)Tyrannie (2).
Nous appellerons cette configuration particulire de la pense philoso
phique machine , en raison de tous les critres que nous avons dga
gs prcdemment : agencement thorique et pratique d'lments en vue,
d'une part, d'un fonctionnement d'ensemble finalit prcise, en vue de
rpondre une ncessit - ici considre comme vitale - et, d'autre part,
de la cration d'une uvre pouvant, grce un procd technique, tre
reproduite l'identique de manire prenne. Afin d'tre en mesure de
dcrypter le fonctionnement et les implications de cette machine, afin de
les rendre explicites pour ceux qui y sont soumis ; afin d'tre en posture
de dcouvrir un nouveau rapport celle-ci, et partant une nouveau mode
d'tre politique, nous postulons qu'il nous faut la fois tre << dans et hors
systme , ce qui signifie l'utilisation de cette machine comme matriau
d'un dispositif de pense qui pourrait sembler galement de l'ordre de la
machine, mais qui lui est radicalement forclos, tranger. Nous sommes
255

encore dans le systme philosophique dans la mesure o nous travaillons


partir de sa structure et de ses prsupposs. L'automatisme de la philoso
phie ne peut s'oprer qu' partir de la hirarchie issue de l'invocation per
manente d'une transcendance, en tant que dtermination extrieure, que
celle-ci soit de l'ordre de quelque vouloir ou pouvoir pseudo divin ou de
l'ordre d'un contrat politique pass entre individus. Dans le cadre de l'or
ganisation sociale et politique, c'est la position occupe qui dicte la pro
pension 1' obissance. La philosophie n'abordant la vie en socit unique
ment comme un problme auquel il faut apporter une solution, elle est tout
entire mlange de la pense et du calcul et c'est la notion de performance
ou d'efficacit qui s'impose comme critre d'identification des deux ter
mes en rduisant la premire au second : prvoir pour ne pas tre surpris
par le dsordre, rattrap par le chaos. Tous les mcanismes de rgulation
de la pense philosophique sont ici mis tribut au service de la perfor
mance. Que notre parcours de dcouverte par hypothses semble, de la
mme manire, et selon son vocabulaire, galement de forme machinique,
ne saurait tre plus qu'une apparence. La non-philosophie, ne pensant
qu'une fois chaque fois , rend impossible le mcanisme de reproduc
tion qui sous-tend l'ide de performance. Substituant la radicalit du Vcu
au concept - calcul cens enfermer et dterminer la probabilit d'un ph
nomne - la pense selon l'Un se pratique hors de tout principe suprieur
l'exprience. C'est le Vcu-en-Homme qui fait la diffrence entre prati
que non-philosophique et machine : l'humanit chappe toute automa
tisation dont la plus essentielle raison d'tre est la reproduction systmati
que ou l'obtention rcurrente de tel effet partir de telle cause. Et elle lui
chappe d'autant que le Vcu s'crit tous les instants et qu'il est de ce fait
radicalement imprvisible.
En cela, la non-philosophie est uni-mate - et non automate. Si la non
philosophie simule quelque chose, ce n'est que la forme-systme de la phi
losophie, ce qui lui permet : d'une part, de dmonter le systme en tablis
sant le mme type de rapport que celui-ci l'objet, mais partir d'une
Vision compltement diffrente ; d'autre part, de dgager le Rel-en-per
sonne, le Sujet-Existant-Etranger, qui lui, simule la machine, tout en tant
nonciateur de sa thorie - la diffrence du Sujet philosophique. La
simulation reste toujours le point de vue du philosophe sur tout autre type
de pense que la sienne, puisque la philosophie est incapable de voir autre
chose qu'elle dans n'importe quel objet de son analyse ou de sa contem
plation : elle lui calque sa forme(-concept) propre.

256

Quel est donc le style de rponse thorique (calculatoire) donn au pro


blme que se pose la philosophie en politique ? C'est l'unitarisme globa
lisant du pluriel social en vue d'un gouvernement efficace de la Cit. Cette
rponse s'inscrit dans le cadre de l'volution gnrale du systme de la
pense occidentale, sous deux aspects essentiels : d'une part, l 'exacerba
tion d'un dsir de perfection, l'image des avances scientifiques de la fin
du sicle XV!Ime sicle, ayant favoris l 'ide qu' l'instar des grands
rouages cosmologiques universels, des lois immuables pouvaient tre vala
bles tous niveaux et dans tous les domaines, particulirement en politi
que - ce qui explique en grande partie 1' omniprsence du terme loi
dans le corpus de philosophie politique ; d'autre part, l'uniformisation de
ce systme, indissociable de l'avnement de la reprsentation comme
schme directeur de cette pense, tend la rsorption progressive des mul
tiplicits. Afin de sortir de ce systme de pense, il nous faut aller plus loin
dans l'analyse des termes qui la constituent, la sous-tendent, et des rela
tions qu'ils entretiennent entre eux, de manire dclare ou plus obscure.
Prenons ces deux termes essentiels de la philosophie politique : loi et
reprsentation. L'une comme l 'autre s'imposent comme des mcanismes
visant la rduction maximale du Multiple l'Un.
La loi fait intervenir la notion d'ordre raisonn, en tant que rgle s'im
posant par la force des choses ( les circonstances) ou bien selon une
certaine logique constate (ncessit ou proprit d'un corps, d'un tre. . . )
ou voulue (conformment un objectifimpos, notamment en philosophie
politique). Par suite, est lgitime ce qui est plus ou moins indirectement
conforme la raison, d'o la notion de Droit - ou si l'on veut chercher plus
loin, d'ortho-doxie. La loi est ainsi, justement de par son versant politique,
un ensemble de procds techniques, un dispositif tabli par l'autorit sou
veraine d'une socit, mcanisme ncessaire la ralisation de son
uvre , l'obtention du rsultat qu'elle s'est fixe et qui n'est autre
que le maintien de l'ordre et de sa prminence dans les meilleures condi
tions possibles. La loi s'avre ainsi l'une des clefs du passage du savoir
philosophique au faire philosophico-politique, par l'intermdiaire de la
volont, toute entire oriente vers un telos.
La reprsentation, quant elle, a occup une place centrale dans la
rflexion politique, en raison de l'impossibilit de penser philosophique
ment l'unit sociale sans elle. En effet, la reprsentation est apparue
comme la seule manire de faire apparatre un tre invisible (l'unit du
corps politique) au moyen d'un tre visible dans la sphre publique (les
reprsentants, qui moins nombreux, sont potentiellement plus mme de
dgager une volont commune) ; comme la seule manire de faire passer
257

le tout social dans un entonnoir rducteur qui permette de mieux matriser


les rapports de force, tape vers l'unit postule et souhaite. Cependant,
mme sous 1' acception la plus gnrale du terme, reste toujours une dis
tance entre ce que 1' on reprsente et la chose reprsente. Nous sommes
dans le registre de l'Altrit, mais toujours en tension vers une Identit
dsire, impossible ; car pour atteindre cette identit, la philosophie super
pose encore aux mcanismes propres de la reprsentation des mcanismes
de dfinition du reprsent afin de faire en sorte que la reprsentation soit
possible. Pourquoi des mcanismes ? Parce que c'est ici prioritairement la
possibilit d'un fonctionnement d'ensemble qui est en jeu. Derrire toute
pense reprsentative se dissimule l'ombre de la finalit - ici l'efficacit et
l'intrt de la rduction du Multiple l'Un - et du rapport, dans les deux
sens de ce terme, savoir celui de compte rendu ou rendre, et celui du
rendement, de la production en vue de la reproduction. Ceci nous amne
considrer l'aspect pragmatique de cette notion. En effet, qu'est-ce que la
reprsentation en politique si ce n'est la substitution d'une personne une
autre, parce que prtendument plus qualifie ou plus savante, tout le
moins plus efficace du point de vue du fonctionnement et des objectifs du
systme ? Il y a ainsi galement une notion de savoir-faire dans la repr
sentation, notion drive mais qui lui est intrinsquement lie.
La ncessit proclame dans laquelle se trouve toute socit de se don
ner une certaine image, laquelle elle puisse s'identifier , se reprsen
ter elle-mme dans un modle, est le fondement de toute cration socio
politique : l'institution de telle socit est cration d'un Monde, plus ou
moins restreint, avec ses rgles propres, sa ralit, son langage, ses valeurs
et son mode de vie particuliers. Cette cration est tout entire position auto-position - de sens et d'essence, de forme et de place. Elle constitue
une nouvelle dtermination fondamentale de la socit se traduisant au
premier chef par des lois et un certain mode de reprsentation. Pourquoi ?
Parce qu'une socit, quelle qu'elle soit, vhicule avec elle une manire
collective de penser et d'agir, de sorte qu'elle repose sur une certaine
vision du monde - Weltanschauung - cense tre partage par les mem
bres de cette communaut, et qui implique des manires obligatoires d'agir
dans le monde social et physique. La priorit absolue de toute socit auto
constitue est, partir du matriau brut de l'tre humain, la cration d'un
individu dans lequel l'institution de la socit est massivement incorpo
re (3). C'est pour cette raison, et toutes celles que nous avons nonces
prcdemment, que le principe de Souverainet s'impose comme le cou
ronnement du dveloppement de la pense politique de type philosophi
que. Il condense en un seul terme de synthse toute l'ontologie de l'Un
258

unificateur, rducteur de multiplicits, sous lequel les rapports de force

doivent s 'organiser de manire harmonieuse, qu'ils s' exercent entre indivi


dus (dyade Sujet-Peuple), ou entre puissances l'uvre dans les relations
et

phnomnes
Souverainet

sociaux

(dyade

Loi-Reprsentation).

Si

je

lis

je sais coup sr que je me situe dans un schme de

pense au sein duquel une cause ne peut produire qu'un seul effet. La
Souverainet est Le principe de la Sujtion, plus ou moins finement la
bor, selon les doctrines concernes : le nom de la domination par l 'auto
rit de la philosophie en politique ; la philosophie qui a men son
paroxysme, jusque dans les institutions humaines, sa hantise de la mort.

Il. MAC!ITNE POLITIQUE ET TECHKN


Ces notions et principes au service de l a rduction du Multiple l'Un,
font donc rfrence (au) politique en tant que

techkn,

art de l'usage des

choses ou savoir-faire, ce que nous avons envisag plus haut sous le terme
plus gnral de cration. L'apparition ici du terme

techkn

n'est pas un

hasard : il s'impose dans la philosophie politique depuis Hobbes. La phi


losophie hobbsienne est 1' archtype de la volont de surmonter la finitude
par l 'ontologie et l'art ; la problmatique de l'espace, commune l'esth
tique et la philosophie politique, trouve ici son expression la plus ache
ve. Pour lui, la raison s' atteignant par l ' art, la seule manire de surmon
ter la finitude, la mort,

est

l 'artifice

savoir la constitution d'un

homme entirement artificiel, constitu en Corps souverain.

Cette

conception reste prdominante jusqu' l 'poque contemporaine, o elle


commence rencontrer quelques dtracteurs (Arendt, Strauss)

(4)

sans

pour autant cesser de se dvelopper dans diffrentes directions. Et ce pour


une raison essentielle : la rduction du Multiple l'Un n'est qu'une fina
lit seconde par rapport celle qui consiste empcher la destruction et la
mort de l'humanit. Si la peur du chaos hante toute l 'histoire de la philo
sophie politique depuis ses origines, plus encore, en son fond, la raison
d'tre et de se perptuer de l'Etat moderne est sa finitude. Comme tout
autre tre vivant, celui-ci cherche se maintenir en vie et tente en perma
nence de mettre en chec ce qui pourrait causer sa disparition. L'Etat
moderne est constamment confront la possibilit de sa mort violente par
des causes internes ou externes ; dans l' esprit des hommes qui le fondent,
comme dans celui de ceux qui le conservent, il est le moyen de la force
qu'un groupe historique se donne pour se maintenir durablement dans

259

l'existence. En ce sens, l'Etat est de part en part humain, d'institution


humaine. D'o notre seconde hypothse :

Hypothse 2 : Il y a une convertibilit entre l'Homme et l'Etat dans la


philosophie politique moderne, subsistant dans la philosophie politique
contemporaine sous la forme cration/reprsentation, au sein de laquelle
l'humain est forclos, rduit l'tat de procd ou de mcanisme. Or, nous
mettons l'hypothse selon laquelle il y a un En-Homme qui chappe
toute convertibilit, de mme qu'il chappe toute pense systmique de
type philosophique, toute pense selon l'ordre, trouvant son apoge dans
le principe de Souverainet. Ou dit autrement : cet En-Homme ou
Etranger, Identit de Dernire-Instance de l'Homme de la philosophie, est
un Rel politique non reprsentable, Rebelle toute tentative d'appropria
tion, de manipulation unitaire ou globalisante.
La possibilit qui nous est offerte ici est double : d'une part, elle est de
rompre avec l'omniprsence de la convertibilit dans les systmes politi
ques philosophiques - convertibilit de l'Homme avec un principe soit
unitaire soit de positionnement, selon les doctrines ; d'autre part, elle pro
pose une ouverture vers une autre pense politique au sein de laquelle
l'uniformisation totalisante se serait absente pour laisser place ni au
Multiple ni l'Un de manire exclusive, mais leur Dernire-Identit. La
non-philosophie met un terme au rgne de la terreur en politique, telle
qu'elle a t impose en mode philosophique de manire tyrannique ; elle
te << le ver du fruit >> en brisant la fois le cercle et le systme. Elle subs
titue la pense selon le Rel la pense selon l'ordre. Nous avons fait l'hy
pothse d'un En-Homme ou Etranger-Rebelle toute possession, globali
sation ou manipulation. D'o :
Premier thorme : La Force(de)Rebellion est la spcification de
l'Etranger en mode politique non-philosophique ; si la politique doit tre
dfinie ultrieurement, elle le sera dtermine en Dernire-Identit partir
de cet Etranger-Rebelle, autre nom de l'Existant-en-lutte, Uni-versel selon
la Vision-en-Un.
L'Etranger-Rebelle est en rupture avec tout ordre hgmonique ; il
l'est, non pas par dcision, mais parce qu'il est radicalement indiffrent
toute ortho-doxie, tout systme de Droit tel que prcdemment dfini.
Non-philosophiquement en hrsie , cela ne veut pas dire qu'il est
anarchiste. Ce qui est enjeu dans une pense politique selon le Rel, c'est
un espace de pense dans lequel le multiple, le mouvement, l'volution et
l'alatoire ne soient plus forclos, et cela ne signifie pas forcment chaos,
260

guerre ou incohrence. Il s'agit d'un nouvel clairage de l 'exploitation de


l'Homme l-mme o la thorie philosophique prtend le servir ; en bri
sant le monopole de la philosophie dans le domaine de la pense politique,
nous faisons l'hypothse qu'il sera possible de saper les fondements de
toutes les variantes d'absolutisme et de totalitarisme qu'elle gnre en par
tie de par sa structure-machine, mais aussi les effets pervers que nul philo
sophe ne peut se targuer aujourd'hui de savoir endiguer.
Voyons prsent quelle peut tre la validit opratoire de nos hypoth
ses partir de tous les points que nous avons noncs prcdemment et qui
nous ont permis de faire apparatre le lien thorique prpondrant que la
philosophie tablit entre art-techkn, cration et politique. Nous prendrons
comme matriau diffrentes assertions de Deleuze sur ce mme sujet.
Selon notre progression, ont t mises jour, d'une part, rcurrente en phi
losophie politique, une hantise de la mort, la peur de la fin de l'humanit
par destruction, victoire des aspects les plus sombres de l'Homme sur ses
qualits bienveillantes, pour rsumer lapidairement, du Mal sur le Bien.
Pour pallier ce danger, la philosophie a mis en place diffrents systmes,
au travers de 1' laboration de doctrines, mais dont la forme et la finalit
restent identiques de l'un(e) l'autre : l 'ordre. Elle s'est peu peu consti
tue un monde de formes idales, archtypes ou pures essences, spar de
la ralit mais ayant le pouvoir de l'informer. L'ordre passe ultimement par
la suprmatie de l'unitaire, et par la cration d'un individu dans lequel le
systme philosophique s'est incarn, physiquement incorpor par l'inter
mdiaire d'un savoir-faire ou techkn. L'environnement social particulier
n'est donc pris en compte que sous forme d'informations qu'il met
l'adresse du systme. L'objectif premier est que ce dernier puisse se main
tenir nonobstant tout ce qui est susceptible de l'affecter. Pour ce faire, il va
renvoyer vers 1 'environnement social ses propres informations, toujours
orientes la mme double fin : l'ordre et sa prennit. Dans un systme,
l'information fait donc cercle ; mais si le premier flux de l'environnement
(E) vers le systme (S) est multiple, vari et alatoire, le second flux, de S
vers E est unifi et finalis. En ce sens, nous suivons Deleuze dans sa dfi
nition du terme information comme un ensemble de mots d'ordre,
mais en ce qui concerne le second flux seulement (5). L'information est le
moyen pour le systme de faire passer la socit le message prdominant
sur ce qu'elle est cense devoir croire. C'est le ressort essentiel, selon
Deleuze, qui a permis de passer des socits de discipline - prioritaire
ment rpressives - aux socits de contrle (toutes deux galement dcri
tes par Foucault). Puis, Deleuze poursuit son propos de la manire suivante
: le seul acte de rsistance possible vis vis de ce systme (primaut de
261

l'ordre et contrle de sa persistance) serait l 'uvre d'art, car elle n'est pas
instrument de communication, elle ne vhicule pas d'information. L'uvre
d'art serait la seule contre-information efficace en tant qu'acte de rsis
tance, car l'uvre d'art a une affinit fondamentale avec l'acte de rsis
tance ; et Deleuze de citer Malraux : l'art est la seule chose qui
rsiste la mort .
Arrtons-nous un instant pour considrer ce qui est en jeu ici, justement
dans le champ qui nous concerne et qui consiste dcouvrir une posture
qui permette de suspendre la primaut de l a forme-systme sur la pense
du/de la politique. Nous avons vu quel point la cration d'un autre
homme , en tant qu'uvre ici d'une techkn s'insrait parfaitement dans
le schme de pense de la philosophie politique, et plus encore celui de la
Modernit. De plus, la rsistance consistant opposer une force une autre
ou de ne pas cder sous l'effet d'une force, ce terme semble bien inappro
pri face la mort. Car s'il y a quelque chose laquelle on ne rsiste pas,
c'est bien la mort ; on peut rsister la maladie, se prvenir de dangers
que l'on sait mettre en pril notre vie- actes de rsistance vis vis de com
portements inconsidrs ou passionnels - mais la mort, non. La mort est
le Rel par excellence : dont on parle, dont on tente d'viter les affres - la
souffrance - mais qui est et restera pour tout humain, inconnaissable, irre
prsentable et incontournable. Nous pouvons tout aussi bien crire << la
philosophie a peur de la mort que << la philosophie a peur du Rel >> ;
mort et Rel, en dpit de leur omniprsence sinon smantique, tout au
moins latente, sont victimes de forclusion philosophique. En revanche,
intrinsquement lie cette forclusion du Rel-Un, il y a une rsistance
d'origine philosophique impose par la non-philosophie en tant que pen
se hrtique. Le terme de rsistance employ ci par Deleuze, fait donc
pour nous symptme, et suivant cette voie, nous formulons l'hypothse
suivante :
Hypothse 3 : Il y a du Rel-mort. La philosophie fuit devant lui ou le
forclt. Elle assujettit l'Homme et le fait Sujet en se prvalant du risque de
mort. Rompre avec ce mode de pense implique penser partir du Rel
mort, non pas lui rsister, mais 1' accueillir sans vouloir le saisir, ce qui est
de toute faon totalement vain. Ceci signifie laisser de la place au poten
tiel de dcouverte et de cration de l'En-Homme, radicalement htrogne
la forme-systme, et donc vecteur de Rebellion Relle.
Le terme de rsistance n'voque pour nous rien d'autre qu'une autono
mie toute relative d'une pense qui vient faire encore cercle avec la philo
sophie et ses prsupposs. La pense selon le Rel tient compte de cette
262

rsistance face l'Un et la dtermine, loin de chercher l'annuler. En cela,


elle est bien plus Force(de)Rebellion qu'acte de rsistance. Car, l'Etranger
Rebelle est celui qui, simplement, ne reconnat pas l'autorit. L'Etranger,
indiffrent au Monde et tous les arrires-Mondes de la philosophie, est ce
Rebelle toujours d'ores et dj directement engag et en-Lutte plutt que
rsistant possible de la premire ou de la dernire heure.
Deleuze poursuit :

Tout acte de rsistance n'est pas une uvre d'art bien que, d'une

certaine manire elle en soit. Toute uvre d'art n'est pas un acte de
rsistance et pourtant, d'une certaine manire, elle l'est. L'acte de
rsistance, il me semble, a deux faces
l'acte de l'art

il est humain et c'est aussi

Ces propos corroborent notre propre intuition, savoir, d'une part, qu'il
y a de l'art, en politique notamment, qui ne relve pas exclusivement de
1' art-ificiel, du savoir-faire technique, et une Force(de)Rebellion qui relve
galement non plus de la raction mais de la cration, prcisment en ce
mme sens ; qu'il existe ainsi une Identit de Dernire-Instance entre acte
de rsistance et uvre d'art, que nous formulons ainsi :

Hypothse 4 : La Force(de)Rebellion de l'Etranger ou de l'En-Homme


est l'Identit de Dernire-Instance de l'acte de cration, versant art, et de
l'acte de rsistance, versant politique. Elle est l'aspect d'une ressource de
l'Homme que la philosophie politique forclt volontairement, car imprvi
sible et irrductible l'incorporation institutionnelle et toute volont de
matrise systmatique.
Comme Deleuze le pressent, il y aurait deux faces dans l'acte de rsis
tance, comme dans l'acte de l'art : une premire face qui s'inscrit directe
ment dans une perspective systmique d'ordre : c'est celle du procd
technique, de la mthode, de la fabrication, et ce, mme s'il s'agit de s'op
poser au systme - dans le cas de l'acte de rsistance, mais le systme lui
mme comporte un aspect de rsistance intrinsque et qui fait partie de son
fonctionnement ; une seconde face, que nous nommons plutt Rebellion et
que nous reconnaissons comme celle de 1 'Inspiration, dont la particularit
est celle d'tre en rupture avec toute forme de domination. Si l'Inspiration
nous apparat vidente dans l'activit cratrice, elle peut l'tre moins en ce
qui concerne la Force(de)Rebellion ; pourtant, la Rebellion est aussi
Inspiration dans la mesure o elle ne fonde pas son agir sur des certitudes
quant l'issue de son engagement. La forme-dcouverte prcde et dter
mine en Dernire-Identit, rsistance et art, ainsi que leurs rapports rci263

proques. Ce que les prsupposs thoriques de la philosophie empchent


de formuler, c'est que l'uvre d'art n'est potentiel de rsistance rel, c'est
--dire posture hrtique, que sous l'Inspiration de l'En-Homme, de cette
part crative et rebelle de l'Humain radicalement indiffrente et trangre
toute forme-systme, ordre et procd technique en vue d'un telos. D'o :

Deuxime thorme : L'Inspir est l'autre nom de l'Etranger-Rebelle,


Source(d')ldentit et de dcouverte d'une pense politique non-philoso
phique.
Cette pense politique non-philosophique est radicalement trangre et
indiffrente la forme-systme de la philosophie politique et toute
Tyrannie de l'ordre. L'Homme n'y est plus rduit l'tat de mcanisme,
de procd technique en vue d'une fin dtermine, reproductible, et donc
changeable.
Et Deleuze de finir son discours sur ces mots :
Paul Klee disait "Vous savez, le peuple manque". Le peuple manque et
en mme temps, il ne manque pas. Le peuple manque, cela veut dire que
cette affinit fondamentale entre l'uvre d'art et un peuple qui n'existe
pas encore, n'est pas, ne serajamais claire. ll n'y a pas d'uvre d'art qui
ne fasse pas appel un peuple qui n'existe pas encore.

L'Etranger-Inspir ou -Rebelle nous veille la Vision-en-Un de ce que


Deleuze nomme affinit fondamentale entre une uvre d'art et un peu
ple >>, qui pour nous relverait plutt d'une Identit de Dernire-Instance.

III. LE HROS, CE SUJET-MACHINE

<< Cette affinit fondamentale entre l'uvre d'art et un peuple qui


n'existe pas encore, n'est pas, ne sera jamais claire affirme Deleuze ;
pour la philosophie peut-tre, peut-tre pas pour la non-philosophie. La
pense de l'acte est lie depuis les grecs l'abstraction de l' tre et une
certaine conception du Sujet. Aristote, dans sa pense de l'action, met en
exergue la volont du Sujet choisissant son acte partir de la dlibration.
Descartes fera de cette ligne de pense, le fondement de la libert de ce
mme sujet. Ainsi, ]'action efficace, issue d'une Dcision sur l'emploi de
tel moyen au service de tel1e fin, renvoie-t-elle l'ensemble de la thorie

264

occidentale du Sujet. Autrement dit, il n'y a pas de Sujet sans rapport tho
rie-pratique et sans suprmatie du premier terme sur le second. Toute rup
ture avec ce schma fondamental - c'est--dire toute volution pralable
ment conue - dissout a contrario cette conception de l'Homme en
socit. En effet, le Sujet, constitu par l 'action mais fixe dans sa constitu
tion de soumission au telos, n'est qu'apparemment un paradoxe. Car fins
et moyens ne dpendent pas de la mme facult : la finalit, en tant que
vise de la perfection, est d'ordre moral autant que politique, tandis que
l 'efficacit des moyens relve d'un choix d'ordre technique. C'est le telos
qui, premire vue, fait du Sujet une institution et un point de repre poli
tique fixe. Mais le rapport de soumission de la pratique la thorie, selon
une technique de modlisation voue la reproduction l 'identique, ver
rouille tout autant la possibilit de choix des moyens et le potentiel d'ac
tion effectif du Sujet. Car au cur de sa thorie, le Sujet est largement tout
autant moyen que fin. Il est l 'instrument, le vecteur thorique par lequel la
philosophie ancre son autorit et ses prsupposs dans la vie sociale
humaine, restant le garant de la stabilit de l'ensemble du Systme. Il n'y
a pas d'appui institutionnel possible sans conception du Sujet. Il est La
Solution trouve par la pense occidentale pour rsoudre la grande
Equation (6), le problme de la menace permanente qui pse sur l'qui
libre des actions humaines. Cependant, et Aristote le reconnaissait dj, ce
modle ne peut tre totalement adquat l'Homme. Et ce pour trois raisons
essentielles : l'action humaine se droule tout d'abord dans un temps irr
versible, qui la diffrence de la rversibilit mathmatique ne permet pas
de parcourir indiffremment la srie des moments dans l'un ou l'autre
sens : le pass est en Dernire-Instance le moment radical dterminant ;
d'autre part, entre moyen et fin vise, peuvent s'interposer tout instant
des vnements imprvisibles qui viennent faire obstacle la performance
attendue du moyen et suspendre la ralisation de l 'objectif ; enfin, le
moyen restant en partie inconnaissable et irreprsentable, reste toujours
prsent le risque de dbordement ou de dtournement de la fin vise.
L'mergence, le surgissement imprvu de facteurs dstabilisants pour le
Systme, est l'ennemi invaincu de la thorie occidentale. Elle le nomme
indtermination, hasard ou chaos. Dans toutes les tragdies et les popes
grecques, la techkn cherche constamment compenser la tuch sans pou
voir totalement 1' exclure. Clausewitz reconnaissait humblement que l'on
ne pouvait liminer le hasard de la gnerre, considrant l'cart persistant et
insurmontable entre guerre relle et guerre absolue - conforme son
modle conceptuel.

265

En dpit de cet obstacle, la pense occidentale perptue son automa


tisme et confirme sa volont de reproduction de tel effet partir de telle
cause et son choix d'interprter le Rel en terme d'action. Elle construit
toujours son schma partir de la pense de la conduite humaine comme
savoir-faire spcifique mais qui va tenter d'inclure l'indtermination, la
fois en tant que risque et imprvisibilit. Le Hros (mythologique ou
judo-chrtien) vient prendre ses fonctions dans ce contexte et se substi
tuer momentanment, lorsque ncessaire, au Sujet en vue de rtablir fina
lement ce dernier dans son assise. L'Inspiration soudaine du Sujet-agent
dans une situation de crise, lve ce dernier en Hros-crateur momentan
d'un nouvel ordre. Puisque les alas de l'vnements ne peuvent tre ra
diqus, la pense occidentale dveloppe, selon son mode structurel de
fonctionnement, les moyens thoriques de se les rapproprier, de les dis
soudre pour les transformer ultimement, de nouveau, en Systme. Platon,
Aristote font place au hasard et l'Inspiration du Sujet ; Machiavel faisant
de son Prince un loge de l'intervention risque, marque un tournant dans
la philosophie qui va dsormais donner une place grandissante l'indter
mination des faits dans les thories politiques. L'ensemble de nos reprsen
tations sont construites sur ce schma du Hros imprimant son action sur
le Monde en l'affrontant. L'Histoire regorge de tels moments ; les contes
pour enfants, nombre de romans et de films d'hier et d'aujourd'hui aussi.
L'Homme-Sujet-Hros est ainsi lev au rang de crateur d'ordre par un
acte de fondation politique. Mais, sort-il pour autant du systme de pense
auquel il tait assujetti ? Rien n'est moins sr. Cette ingrence de 1' action
d'un Sujet, dsormais potentiellement, mais non effectivement, auteur de
sa propre thorie, reprsente un grand risque pour la pense philosophique.
Elle reste une intruse inopportune et dangereuse pour l'quilibre de l'en
semble. Revient alors le spectre de la mort de l'humanit. L'intervention
du Hros est certes ncessaire et salvatrice mais elle perturbe la cohrence
interne du processus de retour l'quilibre. Et pendant un moment, com
porte elle aussi le risque de susciter de possibles mais indsirables rebel
lions au dispositif d'autorit gnrateur de tout pouvoir politique. Le temps
de l'intervention hroque doit ainsi tre clairement indiqu comme un
moment ponctuel, redoutablement efficace mais dcisivement plus effi
cace que redoutable. C'est ainsi que pour penser l'action dfinitivement
performante et sre, la philosophie a invent le kairos, l'occasion, ce point
ncessaire qui constitue galement un pont entre tuch et techkn, une
jonction entre hasard et technique. C'est seulement grce au kairos que
l'intervention hroque peut rester limite une simple effraction dans le
cours des vnements sans s'y insrer durablement. C'est ce moment
266

opportun ou le temps en tant qu'il est bon, qui rtablit, une fois encore,
l'aval de la thorie sur la pratique.
L'importance du facteur temps dans le systme philosophique occiden
tal prend dsormais une autre ampleur. Il se rvle tre l'lment indispen
sable saisir pour russir. Sans l'arrire-plan ontologique de l'opposition
entre tre et devenir, stable et mouvant, le moment opportun n'existe pas.
De la mme manire, l'adaptation de l'instabilit la norme, l'insertion
permanente de la thorie la pratique est impensable sans cette heureuse
rencontre entre le temps et l'action, qui rtablit l'harmonie, le summetros,
rejoignant l'idal grec du nombre, de la mesure et du cosmos. Ainsi, il n'y
a pas de te/os possible de l 'action d'un Sujet sans kairos. L'intervention
n'tant conue que comme ponctuelle, elle ouvre certes l'vnement
mais aussi cette possibilit que l'on nomme Histoire. Mais cette Histoire,
loin de reprsenter la chronique d'un flux d'pisodes chaotiques, est bien
plus la lecture toujours oriente vers un but d'harmonisation et de compr
hension - au double sens du tenue - des faits, visant ultimement accor
der les interprtations et attnuer les dissonances.

IV. ANALOGIE DU TRAITEMENT PHILOSOPHIQUE DE L' HOMME


ET DE L'UVRE PAR L'HISTOIRE

C'est comme si la philosophie pensait l' homme exclusivement comme


le moyen de sa fin, comme Sujet, agissant , essentiel son historicisa
tion et son institutionnalisation, mais comme si ce Sujet agissant ne se
transformait pas sous le feu rpt de ses actions, comme s'il n'voluait
pas. La philosophie occidentale est incapable de penser la transformation.
Car en fait, si elle incluait cette notion, ce serait par l-mme renoncer sa
prtention de saisie du Rel, ce qu'elle ne peut faire sans devenir radicale
ment autre qu'elle : une non-philosophie. C'est dans l'action que l'homme
est dit autonomos, mais nous avons a vu combien la structure de la philo
sophie dment intrinsquement ce qu'elle prtend accorder : elle retire
d'une main ce qu'elle a donn de l'autre. Car ce qui constitue un Sujet phi
losophique, c'est tout autant l'action que le rapport thorie/pratique dans
lequel l'autorit philosophique l'inscrit et le te/os d'ordre et de perfor
mance dans le sens duquel il est orient. En ralit, le Sujet philosophique
n'a d'autonomie que dans le moment o, justement, il s'affronte au chaos
pour la philosophie. C'est individuellement le Sujet-Hros, ou collective
ment le Peuple hros (Michelet), qui, par son sacrifice et son don de
267

lui-mme, pour la cause ou une uvre, vient rtablir l'ordre, re-stabiliser


une situation hasardeuse, que l'Histoire, la tradition et l'ducation vien
dront ensuite asseoir dans le temps, pour tenter de nouveau de l'inscrire
dans l'intemporalit. Qu'il soit individuel ou collectif, l'important est qu'il
soit crateur d'ordre, c'est--dire, d'un point de vue social concret, fonda
teur politique. La philosophie, en menant perptuellement combat contre
le chaos, engendre la position du Sujet dans l'action fondatrice, mais aussi
les hiatus, les rebellions qui font l'Histoire. Mais c'est cette Histoire, qui,
en retour, vient ralimenter la possibilit d'une donation d'Identit
l'Homme. C'est ainsi que les rvolutions ne sont que des rvolutions au
sens strict, des << retours , des mouvements en courbe ferme, et non
point des changements radicaux.
Ainsi semble-t-il que le telos de l'action, comme de la cration, soit tout
entier une histoire de temps. Nulle uvre ne peut tre lue ou regarde sans
que soit fait rfrence la tradition, afin de la situer dans l'histoire d'un
registre ou d'un mouvement. A fortiori s'il s'agit d'une uvre philosophi
que. Mieux encore, chaque auteur fait spontanment rfrence, soit au
dbut soit au cours de son travail, aux autres auteurs, ses prdcesseurs,
comme gage de son srieux, de la solidit et de la validit thorique de sa
rflexion. De la mme manire, l'Homme peut-il, dans le cadre de notre
pense occidentale, tre pens en dehors de l'Histoire ? Existe-t-il une
conception de l'humanit qui ne soit pas historique ? A priori non. Nous
sommes mme, ds notre naissance, happs par l'Histoire, pour n'en sor
tir qu' notre mort, et encore. . . Tout contribue nous en faire prendre
conscience et orienter nos actions en fonction de cette connaissance, par
le poids des traditions et de l'ducation, la transcendance des valeurs, avec
au premier rang celle de la responsabilit. Qu'il s'agisse ainsi de l'homme
ou d'une uvre, l'autorit philosophique se fait donatrice d'identit en les
rinsrant dans le cours d'une histoire ; en leur donnant un rle sur une
scne, qui non seulement les aplatit, les indiffrencie, mais galement les
linarise , leur donne un sens temporel, pour pouvoir distinguer des
courants, des coles de pense, des types socio-politiques, etc., l o on
pourrait tre tent de voir des individualits, avec tout le danger que cela
pourrait comporter. Danger, car la philosophie associe le multiple au
chaos, au dsordre, et au risque de la destruction. La philosophie ne peut
penser le multiple que sous le dogme de l 'union sous une mme bannire,
celle de l'ordre, de l'harmonie et de la qute de la perfection. Mais cette
donation semble s'organiser autour d'un paradoxe temporel. En effet,
d'une part, un pan de Rel est rduit dans le discours un concept com
mun, transhistorique, ayant vocation de stabiliser la ralit observe, de
268

la systmatiser, de l'encadrer, pour mieux la matriser ; toute notion de fl


che de temps est ici exclue, au profit d'une conception d'un temps neutre,
comme dans la physique classique ou einsteinienne, condition sine qua non
de la fondation de toute certitude. Mais d'autre part, cette pratique induit
une insertion de toute uvre dans une histoire - donc une flche oriente
du temps, pass-prsent-futur- par la possibilit d'un suivi thmatique de
chaque notion, stable et prenne. D'o le caractre la fois intemporel et
temporel de cette donation du Rel. A partir de cette constatation, nous for
mulons l'hypothse suivante :
Hypothse 5 : Nous sommes en prsence en philosophie d'une double
conception du temps : un temps historique (moyen) au service d'une ter
nit mta-historique (fin) - ultime avatar du rapport moyen-fin. Une
perspective historique qui laisse envisager un progrs de la pense, la rin
sertion permanente dans un cadre rigide qui laisse peu de place la nou
veaut ou en tout cas une pense non conformiste.
Mais n'oublions pas le rle essentiel du kairos, tel que nous avons pu
l'analyser. Aussi semble-t-il que nous ayons plutt affaire ici une triade
et non pas seulement une dyade du temps ; une triade, mais qui ne recou
vrirait plus la traditionnelle conception pass-prsent-futur. Cette triade
s'organise autour d'un prsent ternel qui est le temps spontan de la pen
se philosophique. C'est le temps hrit de la religion, le temps de la per
fection perptuelle, rversible et neutre, pre de toute vrit
(Machiavel). Il se divise en deux autres espaces temporels : d'une part, le
chronos, le temps ordonn, dtermin et prvisible, minemment matrisa
ble parce qu'irrversible, et d'autre part, le kairos, le temps chaotique,
hasardeux, o plus rien ne peut se calculer. La philosophie n'en finit pas de
vouloir s'approprier le kairos, en vue de le faire revenir dans le chro
nos, condition sine qua non du cosmos grec. Mme reconnaissant son ines
timable valeur de potentiel, mme sachant pertinemment qu'il n'est pas de
cration proprement parler en son absence ; lui accordant pourtant tou
tes les vertus du sublime et de l'extase lumineuse, la pense philosophique
forclt ce temps par trop excentrique et dangereux au regard de son telos
d'ordre. Fixer le prsent pour dterminer l'avenir : la philosophie veut tout
saisir, mme le temps. Nous manquons de rsistance au prsent esti
mait Deleuze. Oui, car la pense occidentale se dveloppe dans la croyance
que les choses se stabilseront un moment donn et qu'il faut saisir ga
lement cette opportunit qui ne se reprsentera peut-tre pas. Sous cet
angle, l'Histoire aurait essentiellement une fonction lgitimante, dans le
sens o, toute pense qui trouve sa place dans son cadre est dclare lgi269

time. S'il n'y avait pas de perspective historique, il n'y aurait pas de disci
pline au double sens du terme : orthodoxie de/ordre dans la pense et
constitution d'un champ, d'un domaine de savoir propre.

Troisime thorme : La philosophie s'inscrit dans un paradoxe tempo


rel, o l'Histoire apparat comme un des moyens constitutionnels de toute
donation d'identit, c'est dire source incontournable et essentielle de la
constitution d'un Sujet.
Ici, c'est l'Histoire qui dit la loi. Le paradoxe ne serait alors qu'appa
rent : l'Histoire vient en renfort de la structure interne de la philosophie ou
vice versa. Avec pour telos commun, non seulement une donation d'iden
tit, mais surtout avec pour horizon ultime, l'inscription dans un cadre uni
taire, avec une orientation, une destination unique, dcide en amont au
cur mme de son prsuppos philosophique : le progrs. Tant pour
l'Homme que pour l'Oeuvre, l rside une volont forcene de dtermina
tion, source d'appropriation, de mainmise, d'agrgation et en dernier lieu
d'asservissement, pour ces deux entits - qui ne sont que deux exemples.
L'usurpation atteint son paroxysme ou son raffinement lorsque la donation
d'identit devient omniprsente tous les niveaux de l'existence du Sujet,
lorsqu'elle s'insinue de manire immanente dans son mode de vie mme,
littralement l'co-nomie, l'administration, la loi de la maison. De haut (la
philosophie et son mode majeur transcendant) en bas (1' conomie
aujourd'hui prdominance capitaliste qui a pour vocation de substituer
l'identit qu'elle vend l'Identit relle des humains), la boucle de l'assu
jettissement est boucle. Homme comme uvre constituent ainsi des sor
tes de territoires occups , en permanence objets de colonisation.
Selon cette optique, la Vision-en-Un, il y aurait donc effectivement, par la
reprsentation ordonne du savoir chapeaute par la philosophie, un gou
vernement de la pense, par lequel celle-ci est constamment oriente, en
amont (Histoire, Education, hirarchie des disciplines) comme en aval (cri
tique des uvres, valuation vis vis de l'orthodoxie) ; oriente gale
ment selon le dogme du progrs, en fonction duquel le prsent a toujours
raison sur le pass selon un prsuppos imprialiste totalement arbitraire.
Le problme est que, si nous pensons sans cesse sous la dominance du
telos impos par la philosophie, nous sommes incapables de le penser, si
ce n'est au sein d'une pense qui, justement, ne serait plus de structure phi
losophique.

270

V. IDENTIT DE DERNIRE-INSTANCE DU PEUPLE ET DE L'UVRE :


QU'EST-CE QU'UN PEUPLE NON-ASSUJETTI ?

Hypothse 6 : Le gouvernement en tant que structure de pouvoir poli


tique est Le mode d'tre de la pense politique philosophique.
Que ce soit le gouvernement d'un seul, d'un groupe ou - thoriquement
seulement- de tous, ne modifie en rien cette structure intrinsquement lie
la structure propre de la philosophie et l'hgmonie de la thorie sur la
pratique. Or, le terme qui dsigne l'action de gouverner provient du grec
kubernsis : c'est la cyberntique. Et ce terme a t employ pour la pre
mire fois par Ampre pour signifier l'art du gouvernement, avant d'tre
utilis sous son acception actuelle dans le domaine des mathmatiques et
de la technologie la fin des annes 40. La cyberntique est dsormais la
science constitue par l'ensemble des thories relatives aux communica
tions et la rgulation dans l'tre vivant et la machine. Elle est la disci
pline sous laquelle est entrine 1' analogie Homme-machine. A la manire
de la philosophie, la cyberntique ne s'intresse qu' la structure logique
du fonctionnement d'un systme concret, non son identit propre. Il est
par ailleurs particulirement curieux de noter qu'un automate est, par dfi
nition, un quintuplet (7). Or le cinq est le chiffre du parachvement de
toute fondation philosophique : << Ds que le philosophe entreprend de
dtruire l'unit factice de l'opinion, pour retrouver l'unit fondatrice de la
pense, transcendante sa propre saisie, il lui faut substituer cette der
nire l'imparit de la triade ou de la pentade caractristique de la dmar
che dialectique (8). Le Logos fonctionne de Platon Heidegger et jus
que dans certaines uvres contemporaines. autour de la fermeture du cinq.
Le lien entre cyberntique, automatisme et politique apparat ainsi trs net
tement, via le terme de gouvernement. Or, le gouvern est le Sujet : celui
qui est assujetti l'autorit, au pouvoir, la force ou la puissance, selon
le contexte. Dans ce sens, tout Peuple est un Sujet-assujetti co1lectif.
D'ailleurs, la volatilit et l'quivocit de cette notion font symptme : ici
encore, c'est l'Histoire qui dtermine conjointement le Peuple, qui le loca
lise et le dfinit, rpondant l'exigence dunit de la pense occidentale.
Le Peuple est disposition, rendu disponible ou corvable merci pour ser
vir ultimement le telos de la performance et du rapport thorie/pratique :
Hypothse 7 : C'est le regard de la philosophie sur l'Homme qui le
rend historiquement Sujet, puis ou en mme temps Sujet-Peuple. [De la
mme manire, n'est-ce pas le regard de la philosophie sur l'uvre d'art
qui fait qu'elle peut faire style galement dans une Histoire ? ]
271

Le peuple manque disait Klee. Mais en mme temps, il ne man


que pas >> ajoutait Deleuze. Et certes, le Peuple est l'tendard que brandit
tout rgime politique, qu'il soit dmocratique ou totalitaire. Il est l'alibi de
la lgitimit, du conforme, de l'orthodoxe. Mais un alibi seulement. Car,
oui aussi, le peuple manque ; ou plutt, on ne sait gure o le trouver. A
ct du peuple historique, organiciste usage ftichiste, mais sans gure de
ralit, coexistent au moins deux autres aspects bien plus concrets du peu
ple qui hantent la politique : le peuple comme Corps citoyen, qui reste
assez fantomatique, compte tenu du nombre de ceux qui ne veulent pas y
participer ou qui n'y ont simplement pas accs ; et le peuple, justement,
invisible des exclus dont le pouvoir politique se souvient seulement s'il y
est conjoncturellement oblig. Ainsi, plus exactement, l'Identit-Peuple
manque. La violence qui est faite sa ralit htrogne, par donation
d'une identit globale, est videmment tout sauf rellement dmocrati
que (9). Entendre le divers, et le respecter n'est pas l 'apanage de la philo
sophie et de ses disciplines drives. C'est toujours ce mme regard qui
dcide a priori parmi le peuple quel est le Peuple, sans laisser son Identit
un quelconque droit la parole si ce n'est l'existence. C'est la mdiation
du politique, en tant que produit conjoint de la philosophie et de l'Histoire,
qui forclt l'Identit-Peuple, d'autant plus que tout point de vue qui veut
penser un Peuple doit obligatoirement passer par 1'Etat, degr suprieur de
la fossilisation des rapports de forces, de la ngation du divers. La diff
rence entre les doctrines politiques a souvent pour origine la solution la
question : quelle nature de savoir est le plus efficient pour le gouverne
ment de la Cit : le savoir rationnel ou contingent ? Les deux sources aux
quelles puise la philosophie politique sont tenues pour tre celle de l'exp
rience humaine et celle de la rflexion thorique ; comme nous l'avons vu,
toutes deux se rsurrient en un seul mot, l'Histoire, que ce soit de l 'huma
nit ou de la philosophie. De part et d'autre, c'est le mme rapport tho
rie/pratique l'uvre, le mme automatisme de pense qui gnre des ins
titutions assujettissantes pour l'Humain. Le politique consiste essentielle
ment constituer le Peuple (quelle qu'en soit la dfinition donne) en
Corps Souverain, c'est dire crer de toute pice un art-ifice, dont la
fonction est de clore une fois pour toutes le vcu (forclusion du Vcu) et
de verrouiller sur une seule et unique base le potentiel d'avenir. Or, cette
opration n'est pas plus concrtement ralisable pour le Peuple qu'elle ne
l'tait pour l'Homme. En cela, nous sommes d'accord avec Deleuze pour
dire qu'il existe probablement une affinit fondamentale entre uvre d'art
et peuple. Nous tentons de l'clairer en reprenant ce que notre hypothse 4
et notre deuxime thorme avaient avanc

272

Quatrime thorme : L'Inspir est, tout autant que l'Etranger-Rebelle,


l'autre nom de l'Identit-Peuple, forclose par la pense philosophique, tou
jours, encore et dj radicalement imprvisible et irrductible toute incor
poration institutionnelle et toute volont d'appropriation systmatique.
L'Identit-Peuple fait chec cette mythologie construite par une raison
prtendument objective (la dyade Philosophie-Histoire), toute entire
proccupe de << machiner )> le Rel et fonde sur des mcanismes prcis
dont le principal, comme nous 1 'avons vu, est celui de la reprsentation par
lequel l'Homme, par a-service-ment, devient objet d'exploitation thori
que, laissant loin derrire l'illusion ne de la prtention philosophique
tre une pense au service de l'Humanit.
Nous avons souhait montrer que toutes les formations sociales et plus
encore les systmes politiques philosophiques renferment des processus et
mcanismes machiniques ; que la philosophie, tant par ses prsupposs
inavous que par sa structure, viennent encore les renforcer, et rendent
impossible le dpassement de certaines impasses thoriques et pratiques,
qui posent aujourd'hui, concrtement, des problmes humainement cru
ciaux. La dmarche ou posture non-philosophique, de par son fonctionne
ment, a l'allure d'une machine de ce type ; elle en a l'allure, tout simple
ment afin de pouvoir pntrer et se servir du systme comme matriau, afin
de le dmonter et d'enrayer ses effets pervers. On ne peut avoir une juste
vision d'un systme, et encore moins le critiquer, si on ne le connat pas
dans le sens de faire usage de, pratiquer - si d'une certaine manire, on
en a pas la comptence. Cependant, la non-philosophie a cette faon trs
particulire, unique, de connatre : elle a les moyens thoriques d'une pra
tique qui relve certes de la comptence, d'une certaine forme d'usage
mais en aucun cas de manipulation. La Vision-en-Un, cette pense selon
l'Identit, est la posture qui suspend radicalement la participation tout
mcanisme de pouvoir et d'assujettissement ; en cela la non-philosophie
est et reste galement radicalement trangre et indiffrente ce qui consti
tue l'essence d'un processus machinique. Si elle est machine, c'est unique
ment au sens transcendantal du terme, c'est--dire comme outil >> per
mettant la fois d'intgrer les lments essentiels la comprhension
d'un/de systme(s), mais aussi et surtout de dcouvrir - justement partir
de l'Inspir comme Source - un ailleurs du politique, qui ne relve plus du
topos tyranniquement ordonn du philosophique.
D'ailleurs, l'emploi du terme de politique, ouvert sans d'autre prcision
toutes les sphres de notre existence, donne voie un glissement totali
taire que la nbuleuse smantique et tymologique du mot laisse dj
273

redouter. Il n'y a pas de politique sans philosophie, telle est notre convic
tion. Aussi, l'emploi de ce terme en non-philosophie nous parait-il pr
sent largement compromis. Il nous semble primordial d'explorer la possi
bilit qui nous est ici offerte : celle d'une ouverture une Vision-en-Un de
1 'Homme en socit, au sein de laquelle l 'uniformisation totalisante se
serait absente pour laisser place un multiple de l 'ordre de la diffrence
mais aussi du mme sous certains aspects, c'est--dire de leur Identit de
Dernire-Instance ; un multiple de l'ordre du mouvement et de l'alatoire,
mais non de l'anarchie ou de l'incohrence. Pense qui permet par ailleurs
la prise en compte de la reconnaissance du point aveugle que com
porte la technique reprsentative et ainsi de mettre fin la forclusion de
certains phnomnes ou aspects de la ralit du comportement humain en
socit qui continuent de faire problme et que le type de pense philoso
phique reste globalement incapable de considrer.

(1) A noter que la discipline auto-proclame science politique revendique, pour sa part,

la suspension de ces aspects de clture et de forclusion du concret, dans son analyse


qu'elle veut largement issue des tudes ralises par des disciplines telles que la sociolo
gie, la psychologie sociale, l'conomie politique, l'histoire des institutions et des relations
sociales ou internationales, etc. Il pourra tre dmontr, grce
phique, que cette prtention la scientificit et

l'approche non-philoso

l'indpendance vis vis de tout carac

tre philosophique de la discipline sont thoriquement et pratiquement invalides - mais


ceci fera l'objet d'un autre travail.

(2) La premire consquence de l'nonciation de cette hypothse concerne la possibilit


d'une Dmocratie - relle - que nous tenons pour intenable dans le mode de pense
philosophique.

(3) Cf. sur ce point, C. Castoriadis, Domaines de l'homme, Les carrefours du labyrinthe II,
Paris, 1986, p 264.

(4) La position arendtienne, assez controverse, me semble effectivement non dnue de cer
taines obscurits )) quant au dveloppement de son cheminement de pense, et met sa
philosophie au service de la lgitimation a posteriori d'un certain type de pratique politi
que, parlementaire pour ne point la nommer.

(5) Nous ne pensons pas trahir sa pense puisque lui-mme dans son dveloppement Confrence du 17 mai 1987 sur << Qu'est-ce que la cration ? )) - dfinit l'information
comme un systme de contrle.
(6)

Matrix, Revolutions,
Wachowski,

troisime volet de la trilogie cinmatographique des frres

2003.

(7) A = (X,Y,Z,f,g).

Encyclopdie Universalis,

in Cyberntique, Principes de la cybernti

que, Thorie des automates , p 984.


(8)

J.F. Matti, L'tranger et le simulacre, PUF, Epimthe, 1983, p 373.

(9) Au sens o nous l' avons entendu dans notre mmoire de DEA,

la dmocratie relle.

274

le Sujet ou la question de

Table des matires

F. LARUELLE, L'ordinateur transcendantal : une utopie non-philosophique

M. BoRIE et S. LESUEUR, Neo, lu ou Christfutur ? Essai d'une


pense partir de Matrix

21

M . BoRIE, Psychanalyse d'une critique ordinaire

59

J.-M. LACROSSE, Pense radicale en l'Homme

89

M. DEVELEY, Hypotyposes machiniques . .

. .

. 151
.

S . ToussEUL, L'illusion de la pense-machine, ou comment les


sciences sont-elles possibles ?

173

J.-B. DussERT, Lafonction du trait, ou diffrence de l ' appareil et


de la machine
.
217
.

C . FOURLON, L'veil du monstre

S. LESUEUR, Pense-machine et ordre politique

. 237

25 1

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