Bakhtine Le Roman Et L Intertexte

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Bakhtine, le roman et lintertexte


ROBERTO GAC

Rsum : La thorie du roman du savant russe Mikhal Bakhtine (1895 1975) reprsente,
d'aprs la plupart des spcialistes, l'analyse la plus profonde jamais ralise sur l'volution du
genre depuis sa naissance dans l'Antiquit (Bakhtine dixit) jusqu' nos jours. Toutefois, la
puissance de la pense de Bakhtine et son extraordinaire rudition ne l'empchrent pas de
tomber dans le proton pseudos qui fragilise sa thorie: l'amalgame entre "littrature narrative"et
la forme "roman", celui-ci n'tant qu'un genre de la narrative, genre connu comme tel seulement
partir du 12e sicle. C'est ce proton pseudos (souvent prsent au dpart des grandes thories
scientifiques et philosophiques, presque comme un tmoin occulte de rfutabilit et donc, de
scientificit), qui ouvre la voie une autre vision de la littrature et la dfinition d'un nouveau
genre narratif post-romanesque l'intertexte dont la gestation est directement tributaire de la
"rvolution cyberntique".
Resumen : Los estudios sobre la novela del sabio ruso Mikhal Bakhtine (1895 1975)
constituyen, segn la mayora de los especialistas, el anlisis ms profundo jams realizado sobre
la evolucin del gnero desde su nacimiento en la Antigedad (afirma Bakhtine) hasta nuestros
das. Sin embargo, la potencia del pensamiento de Bakhtine y su extraordinaria erudicin no le
impidieron caer en el proton pseudos que fragiliza su teora : la amalgama entre "literatura
narrativa"y la forma "novela", simple gnero narrativo conocido en cuanto tal solamente a partir
del siglo 12. Es este proton pseudos (a menudo presente en el comienzo de las grandes teoras
cientficas y filosficas como un testigo oculto de refutabilidad y, por lo tanto, de cientificidad de
las mismas) lo que abre una va a otra visin de la literatura y a la definicin de un nuevo gnero
narrativo post-novelesco -el Intertexto- cuya gestacin es directamente tributaria de la "revolucin
ciberntica".

Contact : [email protected]

Bakhtine, le roman et lintertexte


Roberto Gac

"Toute succession littraire est avant tout un combat, cest la


destruction dun tout dj existant, suivie de la nouvelle
construction qui seffectue partir des lments anciens."
La thorie de la Mthode Formelle, Boris Eichenbaun

I Le Roman
"Romancier des romanciers" ! Voil le titre que le savant russe aurait peut-tre accept de la
part des romanciers du monde entier. En effet, sa thorie du roman, considre ce jour comme
ingale par les plus grands spcialistes du sujet, se lit "comme un roman", selon la formule
consacre. Un superbe roman o le personnage principal est le roman lui-mme, depuis sa
naissance dans lAntiquit (selon Bakhtine) jusqu nos jours.
Il y a quelque chose du roman de chevalerie dans cette histoire telle que nous la raconte le
grand thoricien : le roman serait n en catimini dans la Grce de Socrate, puis, propuls par une
norme et mystrieuse puissance, il va se dvelopper et se perfectionner travers les sicles,
simposant de haute lutte sur tous les autres genres avant de devenir ce quil est aujourdhui : le
genre littraire suprme, la fois dfinitivement insurmontable et indpassable, dautant plus quil
serait en constante mutation, se renouvelant en soi et pour soi perptuellement. Bref : comme le
plus hroque des chevaliers du Moyen ge, le roman touche limmortalit et sinscrit, tout
naturellement, dans lternit1 !

"Le roman a anticip, il anticipe encore, lvolution future de toute littrature. Voil pourquoi, devenu le

matre, il contribue au renouveau de tous les autres genres, il les contamine par sa propre volution []. Il
entrane les autres genres imprieusement dans son orbite, parce que son volution concide avec
lorientation fondamentale de toute la littrature en devenir." Bakhtine, Rcit pique et roman , trad.
Daria Olivier, in Esthtique et thorie du roman,

Paris, Gallimard, 2011, p. 444. "Le roman ()

saccommode mal des autres genres. Il combat pour sa suprmatie en littrature, et l o il lemporte, les
autres genres se dsagrgent", id. p. 441-442. "Avec le roman, et en lui, est n lavenir de toute la

littrature Le roman cest un genre qui ternellement se cherche", id. p. 472.

Article publi en ligne : 2012/12


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Face une vision aussi romanesque et quelque peu totalitaire de la littrature, on peut avoir
des interrogations. Dabord, sur lutilisation abusive du mot "roman". Comme chacun sait, le mot
"roman", qui dsignait la langue populaire (romanz) face au latin savant et officiel de lempire
romain, napparat associ la cration littraire quau dbut du deuxime millnaire (12e sicle).
Alors, parler de "roman" sagissant duvres beaucoup plus anciennes que le mot en question
semble pour le moins excessif. Bien sr, cela dpend de ce que les spcialistes entendent par
"roman", genre dont le canon serait indfinissable simplement parce quil nexisterait pas 2. Sur ce
point, Bakhtine commet une regrettable erreur daiguillage conceptuel, proton pseudos
presqu'imperceptible au dpart de ses rflexions, mais aux rsultats considrables au moment des
conclusions : il fait implicitement l'amalgame entre le roman et la littrature narrative.
Il ne sagit pas dun simple problme nominaliste, digne des scolastiques du pass, mais dun
vritable choix de perspective pour observer, analyser et clarifier lvolution de la littrature
narrative depuis ses origines. Car observer et interprter un phnomne travers une grille, un
"schma oprationnel" comme on disait jadis en physique ou en chimie (un "paradigme", dirait-on
aujourdhui, suivant Thomas Samuel Khun), plutt que de lobserver dans la pure ralit des faits,
nest pas sans consquence. Pourtant, cest ce que Bakhtine fait en appliquant la quasi totalit
de la narrative la grille "roman". Ainsi, on arrive des affirmations qui sont plutt le produit de la
fiction (dont Bakhtine, curieusement, ne parle pratiquement jamais dans sa thorie) que dune
observation scientifique ou dune rflexion philosophique. Par exemple, tout en laborant son
concept de "dialogisation" 3, trs utile pour avoir une vision juste et scientifique de la structure
textuelle dun rcit, il ouvre la porte des extrapolations abusives dans linterprtation de lhistoire
de la littrature et de la philosophie. le suivre, mme les Dialogues de Platon pourraient tre
considrs comme un roman o Socrate (imaginons) serait une sorte de dtective cleste en route
pour chercher la Vrit Nue, squestre et viole rptition par des mchants sophistes 4. Sur
cette lance, on pourrait aussi considrer la Bible comme un roman hyper-polyphonique dans sa
premire partie lAncien Testament nimbe des voix des prophtes et autres personnages
lgendaires du peuple juif. La deuxime partie le Nouveau Testament, moins "people" que la
premire puisquelle est tisse autour dun seul hros et martyr principal, Jsus de Nazareth
2

"Le roman ne possde pas le moindre canon, par sa nature mme il est a-canonique." Rcit pique et

roman, id. p. 472.


3

Le dialogue a t tudi uniquement comme forme compositionnelle de la structure de la parole. Mais la

dialogisation intrieure du discours (tant dans la rplique que dans lnonc monologique) qui pntre dans
toute son structure [] a presque toujours t ignore." Bakhtine, Du discours romanesque , trad. Daria
Olivier, in Esthtique et thorie du roman, Paris, Gallimard, 2011. p. 102.
4

"Les Dialogues Socratiques, quon pourrait, pour paraphraser Frdric Schlegel, qualifier de 'romans de

ces temps-l"'. Rcit pique et roman , id. p. 457.

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pourrait aussi tre lue comme un roman trs russi dialogiquement, en dpit de la forte tendance
au monologue du protagoniste tortur. Ne parlons pas du Mahabharata et de la Baghavad Gita, o
le dialogue entre Arjuna et le dieu Vishnu propos des malheurs invitables de ce monde pourrait
tre apprci comme un haletant "thriller" mystique. Bref, vus sous cet angle, il ny aurait pas de
grande diffrence formelle entre ces narrations ancestrales et, par exemple, un polar gothique
dcadent comme Le Nom de la Rose dUmberto Eco ou Le Roman de la Rose de Jean de Meung,
mme si ces textes sont spars entre eux par des sicles et par une distance abyssale dans leur
signification morale et leur qualit esthtique. Or, cette manipulation de la chronologie historique
sautant capricieusement dun sicle lautre, dun millnaire lautre, est facilite par lusage
abusif du mot "roman", ouvrant ainsi la porte tous types de confusions sur le sujet.

Le roman dit "grec"


Lun des fourvoiements le plus rpandu (et pernicieux en ce qui concerne lhistoricit des faits)
concerne la dnomination "roman grec" pour des rcits et des textes narratifs qui nont rien voir
avec la Grce Ancienne (ils ont t crits aprs JC), amalgame permettant dassocier la splendide
civilisation hellnique aux origines trs obscures du roman. Or, lpope et la tragdie de
lAntiquit sont des formes littraires ayant atteint en leur temps un haut degr de perfection
(dipe Roi est peut-tre la tragdie la plus parfaite jamais crite), auxquelles il est dlicat de
comparer les nafs et, parfois, minuscules et maladroits rcits baptiss commodment "romans
grecs" ou "romans latins" par des spcialistes du 20e sicle 5 ! Ces mmes spcialistes
reconnaissent nanmoins que les "romans grecs" en question nous sont parvenus dans des
versions souvent fragmentaires, tronques et dformes par des adaptations anonymes datant du
Moyen ge, au point quil est trs difficile de confirmer lauthenticit de leur forme en prose ou en
vers et lauthenticit des langues utilises. Ceci nempche pas Bakhtine de sy rfrer pour
construire sa thorie, en particulier sur les textes les plus aboutis : le Satiricon de Ptrone (1e
sicle) et Lne dor dApule (2e sicle). Or, dans son analyse du Satiricon, il nglige lun des
aspects essentiels de louvrage : lintertextualit, manifestement voulue par Ptrone entre son
texte et la littrature grecque classique. Mais si Bakhtine ne parle jamais de la fiction en tant que
telle, il ne parle pas non plus dintertextualit dans sa thorie du roman, ce qui lui aurait pourtant
permis de dceler le lien intertextuel vident entre les mtamorphoses de Lne dor et La

Quelques exemples : Chras et Callirho (fin 1e sicle), Leucipp et Clitophon (2e sicle), Daphnis et

Chlo (2e sicle), etc. Le roman grec. Formes du temps et du chronotope, id., p. 239.

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Mtamorphose de Kafka, dont luvre sinscrit son tour intertextuellement dans la perspective
dostoevskienne, si chre au thoricien6.

La Divine Comdie
Paralllement ces dbordements terminologiques (mais aussi conceptuels) qui contribuent
structurer artificiellement lobjet gnosologique ou, plutt, le difformer, Bakhtine sabstient
toutefois dutiliser le mot "roman" face certains textes cruciaux pour comprendre lvolution de
la littrature narrative. Ainsi, La Divine Comdie, ouvrage reconnu par James Joyce, Borges, Ezra
Pound, etc. comme lun des sommets de la littrature occidentale, et considr par dautres
thoriciens (Georg Lukcs, parmi eux) comme le pont entre lpope et le roman ( Pantagruel,

Gargantua, Don Quijote de la Mancha ), nest pour Bakhtine quun simple "genre part" 7.
Cependant, la question se pose : sagit-il dune pope comparable l Iliade et lOdysse ?
Dune comdie lAristophane ? Dune tragdie rappelant Euripide ? En tout cas, mme si le nom
existait dj, il ne sagirait pas dun "roman" mais d une forme encyclopdique (et synthtique)

par son contenu et construite sous forme de "visions" 8. La Divine Comdie (dnomme
"commedia" par Dante lui-mme), dont larchitecture rappelle par sa finesse et sa complexit la
cathdrale Notre-Dame de Paris (par analogie, on pourrait comparer la Comdie Humaine de
Balzac lglise, beaucoup plus massive et paisse, de Saint Sulpice), serait-elle une simple suite
de "visions" plus ou moins thres, et Dante un pote "visionnaire", voire fou ? Certes, Bakhtine
approfondira ses propos sur la construction de la Commedia et mme sil ne parle aucun
moment des Cantos, de la terza rima et de la construction mathmatique du texte il va
lanalyser sous son concept du "chronotope"9, concept qui lui permettra de dfinir la "verticalit"
hors du temps ordinaire de luvre, par rapport l"horizontalit" historique et plate des
personnages qui y apparaissent. Mais Bakhtine ne nous claire pas sur la position et la
signification prcise de la Commedia dans lhistoire de la littrature. Il accorde plus dattention aux

mes Mortes, roman inachev auquel Gogol aurait voulu donner la forme de La Divine Comdie10,
6

Le mot "intertextualit" a t forg en France vers la fin des annes 60 suivant le concept de

"dialogisme" axe de la propre pense bakhtinienne.


7

" la fin du Moyen ge, apparaissent des uvres dun genre part", Formes du temps et du

chronotope dans le roman , id. p. 302.


8

Formes du temps et du chronotope dans le roman, id. p. 302.

"Chronotope, ce qui se traduit littralement par temps-espace : la corrlation essentielle des rapports

spatio-temporels, telle quelle a t assimile par la littrature.", Formes du temps et du chronotope dans
le roman , id. p. 237.
10

"Gogol voulait donner son pope (sic) la forme de la Divine Comdie, y voyant son but sublime, mais il

nlabora quune Satire Mnipe" , Rcit pique et roman , id. p. 462.

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tentative manque qui hta sa propre folie et sa mort. Bakhtine donc, qui parle sans hsiter des
"romans de chevalerie en vers" pour dsigner les rcits piques du Moyen ge, contourne sans
la rsoudre la difficult que lui pose dun point de vue formel la Commedia et dirige son
attention ailleurs, en particulier sur luvre de Rabelais.

La Pentalogie de Rabelais
Limportance

de

Pantagruel (1532) et de Gargantua (1534) pour comprendre le

dveloppement de la littrature narrative ne fait aucun doute. Rabelais, tudiant passionn


quoique trs critique du systme universitaire de lpoque, moine bndictin puis cur dfroqu,
haut fonctionnaire au service des rois et des cardinaux qui le protgrent des censeurs et des
rhteurs, mais galement prestigieux mdecin, changea la donne de la narrative en dplaant
dfinitivement vers la prose la narration versifie des romans de chevalerie. Certes, dans sa
pentalogie (les Cinq Livres dont le premier est Pantagruel) il y a encore de longues tirades en vers,
mais la part la plus considrable de la vaste masse textuelle de son uvre est en prose. Car,
comme Rabelais le signale avec jubilation, il eut la chance de disposer dun outil rvolutionnaire
limprimerie invente et mise en fonctionnement par Gutenberg entre 1450 et 1452. Bakhtine
fait rfrence cette rvolution technique qui se trouve la base de lapparition du roman en
prose, mais il nanalyse pas le phnomne en profondeur 11. Il parle de "forme", de "contenu", de
"matriau"12, ngligeant esthtiquement le "matriel" proprement parler, comme si laspect
technologique navait pas dautre incidence sur la littrature que la diffusion des uvres 13. Le
savant russe ntudie pas linfluence de la technologie sur l criture, sur la faon dcrire et donc,
sur la forme de raconter, de narrer. Toutefois, il semble vident que la prose rabelaisienne et ses
longues et trs drles numrations, jeux de mots, confrontations de langues trangres entres
elles, citations de la littrature classique ancienne, de la philosophie, de textes sacrs, etc.,
naurait pas pu spanouir sans laide de limprimerie. Jusqu linvention de Gutenberg, lcrivain
non seulement crivait la main, mais il savait que la reproduction de son uvre se ferait aussi
la main, laborieusement calligraphie. Ainsi la Commedia, premier best seller du Moyen ge,
atteignit peine les 400 exemplaires entre sa date de parution au dbut du 14e sicle et les
premires reproductions imprimes du manuscrit, un sicle et demi plus tard (1472). Chiffre tout
11

"On sait que limprimerie joua un rle exceptionnellement important dans lhistoire du roman de

chevalerie en prose.", Du discours romanesque , id. p. 194.


12

"Luvre dart comprise comme matriau organis, comme chose...", Le problme du contenu , id.

p. 30.
13

"Les aspects techniques sont des facteurs de limpression que produit luvre, mais non des composantes

esthtiquement signifiantes du contenu de cette impression, c'est--dire, de lobjet esthtique.", Le


problme du contenu , id. p. 61.

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fait honorable si on le compare aux 250 exemplaires atteints par Le Roman de la Rose, deuxime
de la liste des meilleures ventes, aux mmes dates. Les potes et les narrateurs de lpoque
devaient tenir compte, consciemment ou inconsciemment, de cette ralit.

Don Quichotte, bon paranoaque


Cervants et Don Quijote de la Mancha sont, bien entendu, lobjet de lattention de Bakhtine.
Malheureusement, comme dans le cas du Satiricon et de la Divine Comdie, son analyse reste
fragmentaire, partielle. Il reconnat la place dcisive que luvre cervantine occupe dans le
dveloppement et lhistoire de la littrature, tout en relativisant la critique explicite de Cervants
lgard du roman de chevalerie. Cette critique existe aussi dans la pentalogie rabelaisienne,
laquelle reflte et caricature les pripties fabuleuses, gratuites et invraisemblables (pour ne pas
dire "ridicules") des chevaliers, mais cette critique est implicite comparativement celle
explicitement dveloppe dans le Quichotte, qui commence par un autodaf de pratiquement la
totalit des romans de chevalerie, tant Cervants les trouve dpourvus dintrt et de valeur
esthtique. Dailleurs, Bakhtine aurait pu approfondir sa rflexion sur le lien intertextuel entre les
uvres de Rabelais et celles de Cervants, mais nous avons dj vu quil nutilise pas
lintertextualit comme un outil de travail. Or, l o son analyse est franchement insuffisante, cest
lorsquil touche le problme du fou et de la folie en littrature.
Dans Fonctions du fripon, du bouffon et du sot dans le roman, Bakhtine dcrit le rle libertaire
et, en quelque sorte, rvolutionnaire, de ces trois personnages-types auxquels il ajoutera encore
"loriginal" qui se permettent des actes insolites et des critiques acides qui vont contre les
conventions ordinaires, audaces que lauteur ne peut pas se permettre dexprimer directement
pour des raisons formelles ou sociales. Cest clair sagissant, par exemple, des clowns de
Shakespeare, ou des pcaros de la "novela picaresca" espagnole, comme El Lazarillo de Tormes ou

Gil Blas de Santillana, ou encore du trs "original" oncle Toby et son serviteur Trim dans Tristram
Shandy, de Sterne. Cest clair aussi lorsquon pense au narrateur sot, psychiquement handicap et
la fois profondment juste, de The Sound and the Fury, le roman de Faulkner dont luvre est
dcisive pour comprendre la littrature amricaine, uvre qui, dailleurs, ne mrite pas la moindre
attention de la part du thoricien russe. En effet, pour des raisons peu videntes, Bakhtine ninclut
pas parmi ces personnages-types le "drang mental", le fou en tant que tel. La folie, thme
rcurrent de la littrature depuis toujours, ne lintresse gure, sauf comme "masque" destin
jouer un rle purement esthtique et, la rigueur, divertissant. Or, Don Quijote, protagoniste de
lun des plus grands romans de lhistoire, est un fou. Mais pas nimporte quel fou. Don Quijote est
devenu fou par la faute du roman de chevalerie. Don Quijote est victime de la fiction dvoye, il a
t rendu dangereusement malade par une "mauvaise" littrature, une littrature "malsaine" que,

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bien entendu, Cervants a voulu dnoncer et gurir, sinscrivant dans la perspective humaniste de
Rabelais.
Pourquoi Bakhtine ne tient-il pas compte de ces faits, si concrets et ncessaires pour clairer
lvolution de la littrature ? Peut-tre, parce quil a vit danalyser la fiction et son mcanisme.
La fiction est lun des moteurs de la littrature narrative mais, avant tout, elle est une fonction
psychique trs complexe (limagination, le langage et la mmoire en font partie) qui se trouve la
base de diffrentes modalits de "cration" (artistique, littraire, scientifique, philosophique), tout
en tant constamment utilise dans notre vie ordinaire : projets, rveries, songes, rves
nocturnes, etc. Mais elle se trouve aussi la base de la maladie mentale, notamment des dlires
psychotiques. Ainsi, on pourrait dire quentre un roman et un dlire paranoaque il ny a pas
dautre diffrence essentielle que la mise en fonction de lcriture. Don Quijote, en bon
paranoaque, veut sauver le monde. Cervants, son crateur, sappuie sur la fiction lgal de son
personnage, mais au lieu de se perdre lintrieur de sa propre subjectivit, il lextriorise,
lobjective grce lcriture. Don Quijote de la Mancha est lhistoire dun fou et de son dlire
paranoaque. Cervants, son auteur, nest pas un fou. Il est seulement un romancier. Or, entre le
fou et le romancier, souvent il ny a pas dautre distance que celle apporte par lcriture. Gogol,
lauteur du Journal dun fou, si admir par Bakhtine, sgara lintrieur de lui-mme et, malgr
ses normes efforts, il choua crire une nouvelle Divine Comdie (dans son esprit, ctait Dante
le sauveur des mes mortes). Profondment dprim par son chec, le romancier cessa dcrire et
tomba dans la folie qui le poussa brler la deuxime partie de son uvre, puis se suicider .
Voil une problmatique la fiction en tant que mcanisme tantt du roman, tantt de la folie
qui chappe au thoricien car il laborde en prenant comme angle dobservation uniquement la
trs raisonnable esthtique. On ne peut certes pas le lui reprocher (cest un philosophe, pas un
mdecin, comme Rabelais), on ne peut que le regretter.

Crimes et chtiments romanesques


Ladmiration de Bakhtine pour Dostoevski est bien connue. Daprs lui, cest en le lisant quil
conut sa thorie du roman polyphonique et du dialogisme, concepts effectivement prcieux pour
comprendre lhistoire de la littrature. Bien sr, Crime et Chtiment et son protagoniste Rodion

Romanovich Raskolnikov attirent intensment son attention. Nonobstant, mme sil ne peut pas
fermer les yeux devant la ralit psychique du personnage, manifestement malade, il ne parle pas
vraiment de sa folie, il ne veut pas voir en Raskolnikov un fou et, par l, un personnage
comparable sur beaucoup daspects Don Quijote ou Monsieur K., le protagoniste du Procs de
Kafka, cousin germain du personnage dostoevskien. Bakhtine vite lapproche psychologique du
roman. Or, il est bien discutable de vouloir tablir une thorie du roman sans tenir compte des

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aspects thiques, scientifiques, conomiques, politiques et psychologiques du phnomne


romanesque. Logiquement, une thorie consquente de la littrature ne peut pas ne pas aborder
la totalit des facettes qui la constituent, y compris la dimension psychologique, sans laquelle il
est impossible dtudier et de dchiffrer en profondeur le lien entre lcrivain et son uvre et, par
l, lengendrement du fait littraire.

Laurence Sterne, gentleman rvolutionnaire


Si malheureusement Bakhtine napprofondit pas assez son analyse du Quichotte, il reste aussi
trs superficiel en ce qui concerne The Life and Opinions of Tristram Shandy, gentleman.
Louvrage de Sterne est pourtant indispensable pour saisir lvolution du roman puisquil est
lanctre, entre autres, de Jacques le Fataliste (Diderot le cite abondamment, comme Sterne cite
abondamment Cervants) et de lUlysses de James Joyce, crivain que Bakhtine mconnat.
Encore une fois, son propre concept du "chronotope" vient sa rescousse, car, daprs lui, Sterne
utilise pour ses personnages le mme chronotope que le thtre de marionnettes (ce qui semble
moins vident que dans Les Annes dApprentissage de Wilhelm Meister, le roman dducation de
Goethe)14. Et il salue le ct "carnavalesque" de Tristram Shandy, quil rattache videmment
Rabelais. Mais, outre quil ne voit dans le personnage de loncle Toby quun "original" et non pas
un fou dlirant (mme sil est trs drle et sympathique), Bakhtine ne tient absolument pas
compte du fait que Tristram Shandy, gentleman est une sorte dautobiographie o lauteurnarrateur est constamment prsent, beaucoup plus que Cervants dans le Quichotte ou que
Rabelais dans sa pentalogie (mais presquautant que Dante dans sa Commedia). Pour cela, il lui
aurait fallu entrer dans la psychologie non seulement des personnages, mais aussi dans celle de
lauteur et de ses rapports avec sa narration et le fonctionnement de son mcanisme fictionnel,
approche que Bakhtine refuse, peut-tre cause de lenvironnement idologique qui tait le sien
en URSS. La vision "psychologisante et individualiste" de lart et de la littrature tait violemment
dnonce par les crivains et les artistes acquis lidologie stalinienne. Georg Lukcs, le penseur
hongrois, communiste militant quoique antistalinien (dont la Thorie du Roman, publie vers
1920, nest jamais cite par Bakhtine), prfra sautocensurer et diffra toute rdition de son
ouvrage jusquen 1962, lorsque le danger dtre dport ou assassin cause de ses ides
disparut. Certes, tout au dbut de la rvolution sovitique et lorsque Lnine tait encore en vie,
Bakhtine et ses camarades Volochinov et Medvedev sintressrent la psychanalyse
freudienne au point de fournir quelques lments conceptuels propos de lInconscient et du
14

"Sous une forme cache, cest le chronotope intermdiaire du thtre de marionnettes qui est la base

de Tristram Shandy. Le style de Sterne, cest le style de la marionnette en bois, manipule et commente
par lauteur. ", Formes du temps et du chronotope dans le roman , id. p. 311.

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langage, concepts utiliss plus tard par Lacan en France. Mais cette libert essentielle pour un
chercheur allait disparatre en URSS avec lavnement du stalinisme, idologie brutale que le
thoricien russe allait biaiser, un peu la Boulgakov, pour se donner les moyens de continuer son
uvre.

Vie et opinions de Tristram Shandy, gentleman offrait donc Bakhtine la possibilit de


thoriser autour de la personnalit du romancier non uniquement en tant quauteur de romans,
mais aussi en tant quindividu, en tant qutre humain dou dun appareil psychique capable de
dvelopper des fictions littraires. Luvre de Laurence Sterne ne peut que conforter limportance
de la psychologie, aussi bien pour comprendre la vie des personnages romanesques que la vie de
leurs auteurs et le lien "gntique" entre eux, condition sine qua non pour une apprciation juste
de limmense valeur de la littrature dans la vie humaine. Mais, une fois encore, cela aurait
impliqu pour Bakhtine dentrer dans ltude de la fiction tant dun point de vue psychologique,
que logique et esthtique. Ctait trop dangereux pour lui et, par consquent, il ny entra que par
la voie de lesthtique, approche partiale pour ne pas dire bancale et, dans son cas prcis
(puisquil ne parle presque jamais de la fiction en tant que telle, jinsiste), lamentablement
insuffisant. Or, la superficialit de son analyse de Tristram Shandy lempche dobserver, de
dcrire et de valoriser dans toute son tendue la porte rvolutionnaire de luvre de Sterne. En
effet, entre autres innovations, lcrivain irlandais met profit en les incorporant ouvertement
au processus de cration toutes les donnes techniques dcriture et ddition dveloppes
grce Gutenberg. Tristram Shandy est parsem de trouvailles typographiques de tout ordre
caractres, espaces, signes de ponctuations, symboles, petits dessins, pages blanches, pages
noires, etc. destins, plus qu dcorer ou illustrer le texte, lui donner une signification
supplmentaire. Tristram Shandy est une uvre dune modernit tonnante, comparable des
uvres telles que lUlysses et Finnegans Wake, sans oublier la Recherche du temps perdu car,
comme Proust (auquel Bakhtine naccorde quune demi-ligne dans Formes du temps et du

chronotope), Sterne se place au centre de sa propre fiction.

Doktor Faustus et Mphistophls


Si Proust et Joyce nveillent pas lintrt du thoricien (mais Pessoa, Kafka, Beckett, Breton,
Sartre non plus), Thomas Mann est brivement cit (comme Flaubert) dans sa thorie du roman.
Or, ni La Montagne Magique, uvre o lauteur introduit largement le bilinguisme, structure dont
limportance est reconnue par Bakhtine 15, ni Doktor Faustus, livre que Thomas Mann considrait
comme son chef duvre, nattirent son attention. Dans Doktor Faustus, Mann revient sur les
15

"Cest pourquoi la bivocalit dans le roman, la diffrence des formes rhtoriques et autres, tend

toujours vers le bilinguisme comme son terme. ", Du discours romanesque , id. p. 173.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

rapports entre le crateur et son uvre et cela par le truchement du personnage principal, Adrien
Leverkusen, compositeur derrire lequel se cache la prsence dArnold Schoenberg et linvention
de la musique dodcaphonique. Le sujet est hautement engageant, dautant plus que Mann
rattache son roman et la problmatique du crateur la lgende de Faust et son pacte avec
Mphistophls. Ce faisant, Mann ractive la lgende faustienne, laquelle se dploie depuis sa
naissance textuelle en 1587 (Das Volksbuch von Doktor Faustus) jusqu nos jours travers des
dizaines, voire des centaines duvres de tout genre (drames, opras, symphonies, peintures,
ballets, films, etc.), y compris des romans comme Doktor Faustus ou Le Matre et Marguerite de
Boulgakov. Cela indiffre Bakhtine. Le rapport entre le crateur et son uvre ne mrite pas une
analyse de fond de sa part, de mme que lintertextualit en tant que matrialit tisse entre des
textes proches ou loigns dans le temps. Sa vision de la littrature narrative, rtrcie et rduite
au roman comme genre littraire dominant, vision teinte dhglianisme, se prsente parfois
comme un brillant exercice de la pense, sans lien avec autre ralit quelle-mme.

La narrative, phnomne millnaire ; le roman phnomne sculaire


Effectivement, voulant dvelopper une thorie la fois cohrente et complte du roman,
Bakhtine fera trop de concessions la pense systmique hglienne et cela en dpit du fait quil
ne reconnat pas ouvertement linfluence du grand penseur allemand. tre qualifi d "hglien" en
plein stalinisme eut t vraiment dangereux ! Cest ainsi quen faisant la confusion conceptuelle
entre la littrature narrative et le roman, il arrive une thorie sduisante, certes, mais qui laisse
de ct et plongs dans lobscurit des uvres et des auteurs-cls fondamentaux pour
comprendre lvolution de la littrature. Car cest la narrative et non le roman le phnomne
millnaire, cest la narrative propulse par son puissant moteur, la fiction, le phnomne qui va se
dvelopper travers les sicles, prenant des formes et des noms diffrents selon les poques et
leurs dterminations historiques. Le roman nest que lune de ces formes et non pas "la" forme
absolue, comme le voudrait Bakhtine. Plus besoin donc denfermer dans un mme carcan
romanesque les Dialogues de Platon, Chlo et Daphn, le Satiricon, Lne dOr, La Chanson de

Rolland, La Divine Comdie et les authentiques romans Pantagruel, Don Quijote de la Mancha,
Tristram Shandy, etc., tout en laissant de ct des uvres comme Ulysses, Finnegans Wake, The
Sound and the Fury, Doktor Faustus, etc., ouvrages marginaliss par la thorie bakhtinienne, mais
qui peuvent tre incorpors et observs lintrieur dune perspective beaucoup plus vaste, celle
de la littrature narrative. La volont de "romanisation" outrance du thoricien, qui voudrait que
pratiquement la totalit de la narrative soit "roman" et cela perptuit doit tre
soigneusement soupese, dautant quelle a eu dj un effet pervers dnonc par Bakhtine lui-

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Bakhtine, le roman et lintertexte

mme : maintenant on appelle roman nimporte quoi16 ! Eh bien, cest sa propre thorie qui facilite
cette situation car, pour lui, tout texte littraire depuis lAntiquit jusqu nos jours ne peut que
confluer et se faire rabsorber dans les eaux turbulentes du vaste fleuve du roman.

Thories esthtiques, thories scientifiques


Bakhtine a dvelopp une thorie esthtique qui rappelle une thorie scientifique. Il aime bien
les analogies entre sa pense et les grands systmes astronomiques conus par Ptolme, par
Copernic et par Galile17 et, surtout, il aime les rapprochements avec Einstein et la Thorie de la
Relativit, laquelle il voudrait rattacher non sans raison sa thorie du chronotope 18. Or, cest
une donne pistmologique bien connue quune thorie vraiment scientifique se doit dexpliquer
lensemble des phnomnes qui constituent son champ dinvestigation. Ds lors que ce nest plus
le cas, il faut une nouvelle thorie pour explorer, interprter et comprendre les phnomnes rests
inexpliqus.
La question se pose : Bakhtine a-t-il eu ou non connaissance des auteurs comme Joyce,
Pessoa, Proust, Breton, Beckett, Boulgakov et dautres crivains marquants du 20e sicle quil ne
cite pratiquement jamais ? A-t-il connu les mouvements postrieurs au surralisme, par exemple
le Nouveau Roman et le Roman Tel Quel ? En tout cas, Bakhtine (1895-1975) tait contemporain
de tous ces auteurs et mouvements. Bien sr, il faut se rappeler, encore une fois, que le rideau
stalinien ne rendait pas trs facile laccs des intellectuels sovitiques la culture occidentale
contemporaine. Et quand ctait possible, il fallait faire preuve dallgeance au pouvoir en
condamnant le "psychologisme individualiste et petit-bourgeois" des crivains du monde
capitaliste. Cela expliquerait le fait, par exemple, que Proust et la Recherche nveillent aucun
commentaire denvergure chez Bakhtine. Cest dommage et la fois trs significatif, dans la
mesure o luvre de Proust prpare une nouvelle tape dans le dveloppement de la narrative
en sinscrivant dans la priode "post-romanesque", perspective exclue par la vision bakhtinienne.
16

"On peut publier un authentique journal intime et le qualifier de "roman" ; on peut appeler "roman" et

publier un paquet de papiers daffaires, de lettres prives [], un manuscrit rdig on ne sait par qui, ni
pourquoi et trouv on ne sait o ", Formes du temps et du chronotope dans le roman , id. p. 307.
17

"Le roman, cest lexpression de la conscience galilenne du langage ", Deux lignes stylistiques du

roman europen , id. p. 183. "Limpuissance de la stylistique traditionnelle, qui ne connaissait que la

conscience linguistique ptolmenne ", Du discours romanesque , id. p. 226.


18

"Ce terme est propre aux mathmatiques ; il a t introduit et adapt sur la base de la thorie de la

relativit dEinstein [] Nous comptons lintroduire dans lhistoire littraire presque mais pas absolument
comme une mtaphore." (Cest moi qui souligne), Formes du temps et du chronotope dans le roman ,
id. p. 237. Il faudrait aussi souligner quen France le smioticien G. Genette inventa le mot "digse" pour
dfinir un concept analogue celui de "chronotope".

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En ce qui concerne Joyce, il est difficile de supposer que Bakhtine ne let pas connu, puisque la
clbrit de lcrivain irlandais (comme celle de Proust) devint mondiale dans les annes 30.

Ulysses, chef-duvre de lintertextualit, et Finnegans Wake, texte plurilingue dcidment postromanesque, lui chappent compltement. On pourrait dire la mme chose des crits de Kafka, de
Breton et de Beckett. Par contre, il est possible de supposer quil connaissait bien son compatriote
et camarade de gnration Boulgakov, son an d peine quatre ans. Il a eu sans doute tout le
temps de lire son uvre, notamment Le Matre et Marguerite, vritable Faust russe et porte
ouverte au monde intertextuel de la lgende faustienne. Mais nous savons que Bakhtine, le
crateur du concept du "dialogisme", la base de celui dintertextualit, ne voit pas limportance
de celle-ci. Son cas rappelle celui du penseur anglais David Hume qui, ayant vu et compris que
rien ne permet dans lobservation de deux phnomnes apparemment relis, de conclure que lun
est la cause ou leffet de lautre, fut incapable de conceptualiser cette observation en la rattachant
lobservateur lui-mme, ce que fera Kant un peu plus tard grce sa "logique transcendantale"
dans la Critique de la Raison Pure. Bien entendu, il ne sagit pas ici dun problme de puissance de
lintellect, mais seulement de positionnement de la conscience.
Si Bakhtine a recours aux systmes de Ptolme et de Galile comme mtaphores du monde
de lpope et du monde du roman, tout en prenant Einstein comme rfrence analogique pour
son concept de chronotope, il naccorde aucun intrt Newton. Cependant, sil y a une analogie
possible entre les thories qui se penchent sur lunivers romanesque et les thories sur lunivers
physique, cest celle de la comparaison entre la vision romanesque et la vision newtonienne du
monde et de la nature. Pour Newton le monde reste au-del de lobservateur, celui-ci observant
un monde qui lui est extrieur, indpendant de son observation, mais quil peut dcrire et
expliquer par lensemble des lois qui constituent la mcanique newtonienne. Or, il est possible de
regarder lunivers du roman balzacien exactement comme Newton "lisait" le monde naturel. Le

Pre Goriot, Eugnie Grandet, La Peau de Chagrin, des nouvelles telles que Le chef duvre
inconnu ou les Contes Drolatiques, etc., etc., nous montrent un monde structur en-dehors de
lauteur, de lcrivain. Balzac se place dans un angle dun univers quil nous raconte tout en restant
en marge de ses personnages et de leur vie, contrairement, par exemple, Marcel Proust, lequel
se met au centre de son uvre, de son propre monde, dveloppant un nouveau genre de la
littrature narrative, l "autofiction", que Bakhtine aurait probablement classe comme "genre
romanesque intermdiaire". Le monde des personnages romanesques de Balzac est un monde
ferm, se suffisant lui-mme, autarcique par rapport au romancier qui les dcrit, exactement
comme lunivers dcrit par Newton est totalement autonome de Newton en tant quobservateur.
Mais cette vision extrieure dun monde autonome sera mise en question par Einstein et sa thorie
de la relativit. Pour Einstein, comme chacun sait, lobservation doit tenir compte de lobservateur,

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Bakhtine, le roman et lintertexte

car celui-ci fait partie du monde observ. Le temps et lespace, concepts diffrencis et
mesurables en tant que tels pour la physique newtonienne et leur observateur externe, cessent
dtre des entits spares et se rvlent comme une seule structure lespace-temps notion
qui permet lapproche des phnomnes qui se droulent la vitesse de la lumire dans lunivers
de linfiniment petit de latome et dans linfiniment grand des galaxies. Ce concept de lespacetemps aidera Bakhtine fonder sa propre ide du chronotope ( "pas absolument comme

mtaphore"), mais il nira pas jusqu forger une thorie esthtique capable dexpliquer des
phnomnes qui se situent au-del du roman comme genre littraire.
Donc, de toute vidence il faut un nouvel angle de vision pour analyser le dveloppement de
la narrative et tout en nous appuyant sur les thories littraires prexistantes, dont celle de
Bakhtine nous devons essayer de comprendre autrement, dans la mesure du possible, lunivers
de la littrature. Ce nouvel angle de vision est reprsent par l Intertexte.

II LIntertexte
Autant dans le chapitre prcdent jai eu limpression davancer par un chemin droit et lisse,
clair et balis, autant dans ce chapitre sur lintertexte jai limpression de maventurer par un
chemin en construction, plein de dviations et de trous. Visitant, grce Mikhal Bakhtine,
lhistoire de la narrative, je me suis senti lintrieur dun fantastique muse, rempli de
personnages parfaitement conservs, polis et statiques, absolument indiffrents ma prsence,
neutre et inessentielle. Or, au moment dentrer dans la description de lintertexte, je constate que
je suis bien oblig dabandonner toute neutralit, pour confortable quelle soit, et que suivant la
propre formule de Bakhtine je dois, dans une certaine mesure, mprouver comme crateur de

la forme pour pouvoir raliser une forme esthtiquement signifiante en tant que telle. Autrement
dit, je dois mimmiscer personnellement, comme conscience de soi, dans cet essai pour dfinir une
nouvelle forme narrative post-romanesque. Bien sr, je prfrerais rester motionnellement
lextrieur de ma tentative et la rendre purement intellectuelle, abstraite, mais cela mest
impossible. la place des sculptures et des momies statiques du muse du romanesque, je trouve
maintenant des crivains encore vivants et des uvres frachement publies. Donc, j'accepte
d'engager aussi mon sentiment, mme si jveille des rsistances contre ce qui peut paratre
arbitraire, inutilement polmique et, la rigueur, ennuyeux.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

Tzvetan Todorov, fin connaisseur de Bakhtine, affirme, dans sa Thorie de la Littrature, que

"dans le travail scientifique (esthtique) il ne sagit pas de communiquer une connaissance qui a
dj pris sa forme dfinitive, mais de crer une uvre, dcrire un livre". Ceci dfinit justement le
travail que jai dvelopp pendant plus de quarante ans autour de La Gurison, dont le dbut de la
premire version (La Curacin, en espagnol) date de 1968, alors que jtais encore mdecin au
Columbus Hospital de New York. Luvre allait devenir au fil du temps une pentalogie Les

Phases de la Gurison constitue par El Bautismo (Le Baptme), El Sueo (Le Rve), Portrait
dun Psychiatre Incinr, La Socit des Hommes Clestes (Un Faust Latino-amricain) et La
Gurison, intertexte tiss avec La Divine Comdie. Le thoricien franco-bulgare signale encore que
"le travail scientifique (esthtique) ne peut tre rduit son rsultat final : sa fcondit vritable
rside dans lactivit par laquelle ce travail sactualise, dans ses contradictions inhrentes, ses
impasses mritoires, ses degrs successifs dlaboration". Et il ajoute, lucidement : "Seul le
pdagogue exige un trait qui dcrive un systme achev de formules parfaites ; non le chercheur
qui trouve dans les approximations de son devancier un point de dpart sa dmarche. La teneur
dune uvre scientifique, comme celle dune uvre dart, ne se confond pas avec son message
logique [] Les ides abstraites se situent en-de de luvre scientifique, de luvre dart qui,
pour se constituer, exige dtre reprise dans une exprience personnelle. Ds lors, une conception
ne spanouit que bien aprs sa premire formulation, quand elle est sous-tendue par un
ensemble de formes et de rapports vcus." (Cest moi qui souligne). Effectivement, tout dabord
La Gurison ne fut pour moi quune tentative de plus pour dpasser le roman comme genre
littraire, mais, peu peu phase phase cette tentative allait engendrer une nouvelle modalit
narrative : lintertexte. Aujourdhui, presquun demi-sicle aprs le dbut de cette exprimentation
littraire, au moment o je considre que mon uvre dcrivain est termine et quil ne me reste
qu jeter un coup dil sur le travail accompli, jessaie dapporter encore quelques prcisions et
corrections. En tout cas, il ne sagit pas de communiquer une connaissance qui aurait pris sa
forme dfinitive, mais, modestement, dajouter un texte essentiellement thorique ceux qui
composent mon uvre dcrivain "post-romanesque".

L'chec des nouveaux romanciers


De nombreux romanciers, des mouvements et des groupes littraires, notamment en Europe
(spcialement en France), mais aussi en Amrique ont tent daller au-del du roman en tant que
forme matresse de la littrature narrative. Lchec a toujours t plus au moins au rendez-vous,
soit parce que les crivains prtendument novateurs sont retombs dans des modalits du roman
peine diffrentes de celles du roman traditionnel, souvent sans grand intrt esthtique (sur ce

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Bakhtine, le roman et lintertexte

point Bakhtine a parfaitement raison) 19, soit parce que ngligeant ou ddaignant tout approche
thorique de leur propre uvre ils ne sont pas vraiment conscients davoir franchi les frontires
du genre20. Cest le cas, par exemple, de James Joyce et de Marcel Proust, pour ne citer ici que
des crivains consacrs et reconnus comme dcisifs dans lhistoire de la littrature. Bien sr, on
pourrait aussi citer des auteurs comme Andr Breton, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute,
Raymond Queneau, Georges Prec, Milan Kundera, etc., en restant dans les limites de la seule
littrature en langue franaise (rappelons-nous que Beckett est Irlandais ; Sarraute, Russe ;
Kundera, Tchque), la plus audacieuse et innovante sur le plan de la forme, mais aucun de ces
auteurs franais ou francophones ne se rclame ouvertement comme crateur dune nouvelle
forme narrative. Cela ne les intresse nullement, dans la mesure o ils se considrent eux-mmes
(ou sont considrs par les critiques littraires) comme "romanciers", voire garants de "lart du
roman" (Kundera). Cest vrai, les crivains surralistes ont dnonc le roman comme un genre
dvitalis, mais ils nont pas propos une nouvelle forme clairement comprhensible et
suffisamment puissante, gnratrice dune authentique rvolution littraire. Nadja, le chef-duvre
de Breton publi en 1928, na eu, dun point de vue formel (textes qui dialoguent avec des images
lintrieur dun rcit, franchissement des frontires entre les disciplines artistiques), que de
faibles ou tardifs chos comme, par exemple, Les migrants, de G.W. Sebald, narration "illustre"
par lauteur, ou LEnlvement de Sabine, triptyque textuel que jai mont autour des Annonciations
de la ville de Florence, dont les illustrations sont en rapport "dialogique"(comme dirait Bakhtine)
avec le rcit du livre. Quant au Nouveau Roman et son successeur, le Roman Tel Quel, leur
appellation trs romanesque parle delle-mme.

Intertexte, architexte, hypertexte


Mais quest-ce lintertexte ? Comment le dfinir dune faon claire, prcise, comprhensible
pour un simple lecteur amateur de littrature non spcialiste de problmes esthtiques ?
Sagissant du roman, genre qui na pas de canon selon Bakhtine, sa dfinition est apparemment
bien tablie dans les dictionnaires: "uvre dimagination en prose, assez longue, qui prsente et

fait vivre dans un milieu des personnages donns comme rels, fait connatre leur psychologie,
leur destin, leurs aventures" (Petit Robert, 1993). Le mot "intertexte" nexiste mme pas, sauf
19

" Des variantes stylistiques assez minimes, individuelles un auteur, ou particulires un courant

littraire, nous drobent compltement les grandes lignes stylistiques dfinies par lvolution du roman en
tant que genre part." (p. 402) Bakhtine, De la prhistoire du discours romanesque I , trad. Daria
Olivier, in Esthtique et thorie du roman, , Paris, Gallimard, 2011, p. 402.
20

Althusser disait que la littrature ne peut pas supporter lide dune thorie de la littrature (cest--dire,

dune connaissance objective) capable de changer sa pratique traditionnelle. ( Lnine et la Philosophie).

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Bakhtine, le roman et lintertexte

comme mot "cyberntique", technologique, sans aucune connotation littraire. Barthes et dautres
smioticiens telqueliens parlent parfois dintertexte, mais sans donner ce mot ni limportance ni
le sens que je lui donne en tant que genre littraire post-romanesque. Grard Genette joue avec
le mot "architexte" sans approfondir la signification qu'il aurait peut-tre voulu lui donner. Seul
George Landow, en dveloppant son concept de l'"hypertexte", s'approche de celui de l'intertexte
comme genre littraire. Mais la diffrence essentielle entre l'hypertexte et l'intertexte consiste
dans

l'absence

pour

l'hypertexte

de

toute

connotation

esthtique

au-del

de

l'effet

"kalidoscopique", totalement hasardeux, du rseau hypertextuel. Derrire l'hypertexte il n'y a que


des appareils lectroniques automatiques ou manipuls par des techniciens. Derrire l'intertexte il
y a un artiste, un crivain, une conscience thique et esthtique. La version lectronique de La

Socit des Hommes Clestes (un Faust latino-amricain) , notamment le texte final, Le Chteau
de Mphistophls ou L'Examen de faustologie , en est un exemple assez clair : autour de
l'intertexte "faustien", esthtiquement trs exigeant, jaillissent automatiquement, tous azimuts, les
liens hypertextuels qui rattachent le rcit aux textes emprunts dans leur langue dorigine, aux
biographies des auteurs cits, aux maisons qui les ont dits et, parfois, aux bibliothques et villes
o se trouvent les uvres prises en intertextualit.
Bref, en dpit de ces laborieuses explications, Joachim Vital, le courageux diteur de La

Gurison, aujourdhui dcd, me conseilla de publier le livre sous la rubrique "roman" : "Si je
publie ton bouquin sous la rubrique intertexte, il peut tarriver la mme msaventure qu Breton
et Soupault avec Les Champs Magntiques, recueil de textes surralistes que les libraires de New
York rangrent dans le rayon 'electricity'. Ton livre, tu le trouverais peut-tre dans le rayon
'informatique' !" me prvint-il. Et ce fut ainsi que La Gurison, intertexte dit en deux tomes,
paru en tant que "roman" pour permettre lditeur de mieux le vendre. Pour sr, jai dj tent
une dfinition de lintertexte (genre qui, lgal du roman, na pas de canon) aussi courte et claire
que possible : "Narration plurilingue qui met en rapport explicite des textes littraires entre eux" .
Que les textes mis en relation soient en prose ou en vers, extraits duvres romanesques,
dramatiques, potiques, etc., na pas dimportance. Ce qui est essentiel, cest que le jeu entre les
textes soit parfaitement explicite et que les emprunts plurilingues utiliss dans la narration soient

consciencieusement rpertoris. Autrement, on tomberait dans le plagiat, forme infrieure et


frauduleuse de lintertextualit. Bien entendu, cest lcrivain "intertextuel" que revient la
responsabilit du choix et de la cohrence des textes mis en relation, cest lui de concevoir la
faon de signaler les sources o il a fait ses emprunts.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

Le plurilinguisme, essentiel
Ce qui est aussi essentiel pour lintertexte, cest le "plurilinguisme", concept mal dfini et
souvent utilis comme synonyme de "multilinguisme"ou de "polyglottisme" ou, encore, de
"polylinguisme". Bakhtine ajoute la confusion en parlant de plurilinguisme tantt comme jeu de
"langues"(jazyk) entre elles, tantt comme confrontation de "langages"( rejch), littraires ou pas,
lintrieur dun discours "unilingue"ou "monolingue" 21. Or, en russe, sa langue maternelle, on
passe souvent arbitrairement de jazyk, "langue", rech, "langage", et vice-versa, et lon peut
supposer que cest la mme chose pour toutes les langues dites "nationales". Mme les linguistes
officiels ne sattardent apparemment pas dfinir avec prcision la diffrence entre tous ces
termes, tant leur utilisation comme synonymes dans la vie ordinaire est devenu habituel

22

. Or,

pour la comprhension thorique et la pratique de lintertexte, le distinguo entre "langue" et


"langage"est fondamental23. Pour moi la "langue"concerne la langue nationale : castillan, catalan,
italien, allemand, bulgare, etc., en tant quhorizon linguistique des "langages"(le langage du pote,
de lavocat, du professeur, du mdecin, de la romancire, etc.). Bakhtine et, en tout cas, ses
traducteurs en "langue dol", glissent frquemment et sans explication dun niveau linguistique
lautre, ce qui est plutt dconcertant dun point de vue de la logique scientifique.
Ainsi, entre "langage unique", "langage prdominant parl" et "langage littraire correct" pour
Daria Olivier24 et (pour les mmes termes en russe, extraits du mme paragraphe bakhtinien)

"langue commune", "langue parle (quotidienne) et littraire" et "langue correcte" selon la


traduction de Tzvetan Todorov25, la distance conceptuelle semble, premire vue, considrable,
sans compter que Todorov remplace le mot "plurilinguisme" par "htrologie". Pourtant Todorov
et Daria Olivier sont de grands russophones, des traducteurs scrupuleux, des linguistes reconnus.
Ceci illustre la difficult du problme, digne des meilleurs traductologues et linguistes
professionnels ! Quant la priorit gnratrice du langage sur la langue, ou de la langue sur le
langage (lequel engendre lautre ?) nous ne sommes pas loin du dilemme ultra hglien propos
21

Le roman cest la diversit sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles" (Cela donne :

"Roman-eto, xudorzestvennu organizovannoe sotzialnoe raznorechie, inogda raznojazychie") Bakhtine,


Du discours romanesque , id, p. 88.
22

Madame Alexsandra Nowakowska, Matre de Confrences luniversit de Montpellier 3, exgte des

manuscrits de Bakhtine, remarqu que le savant russe utilise au dbut de son uvre le mot jazik, mais
que peu peu il va donner prfrence au mot rech. Elle signale aussi la cacophonie linguistique gnrale
autour de polyphonie, plurilinguisme, polyglottisme, etc. "Dialogisme et Polyphonie", Cairn info, pdf, 2007.
23

Grosso modo (molto), Saussure considrait le langage comme une "facult" de lindividu et la langue

comme le produit de la communication collective.


24
25

Bakhtine, Du discours romanesque , in Esthtique et thorie du roman, p. 95.

Tzvetan Todorov, Mikhal Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil, 1971.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

de la priorit de luf sur la poule, ou de la poule sur luf Ntant pas moi-mme ni linguiste ni
traductologue et dtestant le langage parfois ridiculement abscons des spcialistes (je ne citerai
comme exemple que Madame Julia Kristeva, car cest elle qui a introduit Bakhtine en France avec
son article Une potique ruine, o elle moque le " vocabulaire psychologisant, influenc par la

thologie" du grand thoricien)26, je me bornerai, comme simple crivain post-romanesque, ma


propre terminologie, mme si elle peut paratre rudimentaire certains obscurologues27. Donc,
pour tre clair, je parlerai toujours de "langues" sagissant des langues nationales, de "langage"
lorsquil sera question de la structure du discours, et de "plurilinguisme intertextuel" pour dsigner
la confrontation des langues et des langages lintrieur dun texte.
Bakhtine, conscient de la ralit multiple des langues et des langages, finira par parler dans
une de ses tudes de "plurilinguisme interne" pour signaler la pluralit des langages lintrieur
du discours et de plurilinguisme "externe" lorsquil sagit de langues nationales 28 pour retomber
ailleurs dans les imprcisions des synonymes 29. Peu importe. Ce qui est vraiment important, cest
sa vision du "plurilinguisme" comme fait essentiel pour comprendre lvolution de la littrature.
James Joyce a utilis peu prs une quinzaine de langues diffrentes dans lcriture de Finnegans

Wake (Rabelais presquune dizaine dans sa pentalogie), sans compter lutilisation de schmas, de
petits dessins, de signes typographiques varis, etc., un peu la Sterne. Malheureusement sa
tentative, courageuse et ncessaire, finit comme la tour de Babel : un chec. Son livre est

26

" ces limites (de la pense de Bakhtine) : psychologisme, manque dune thorie du sujet, analyse

linguistique rudimentaire, impact inconscient du christianisme dans un langage humaniste (il est
constamment question de l'"me" et de la "conscience" des hros), restreignent-elles lintrt du texte
bakhtinien la seule attention des archivistes et des muses littraires ? Nous ne le croyons pas " La
Potique de Dostoevski. Prsentation de Julia Kristeva ( Une potique ruine). ditions du Seuil, 1970. Cest
lapidaire de la part de Madame qui, nanmoins, "inventa" le mot "intertextualit" partir du concept de
"dialogisme" dfinit par Bakhtine, sans en tirer les vraies consquences qui auraient pu la conduire jusqu
lintertexte.
27

Georges Gurdjieff aurait dit "docteur hassnamousien". Or les obscurologues traitent Gurdjieff lui-mme

d"obscurantiste" ou bien d "illumin". En ce qui concerne lObscurologie, il sagit dune science trs chic.
Elle consiste occulter avec prciosit et dans un langage aussi soign quinintelligible, une ignorance
exquise.
28

"Le roman sest form et a grandi prcisment dans ces conditions dactivit aigu du plurilinguisme

interne et externe. Cest son lment naturel ", Bakhtine, Rcit pique et roman , op. cit., p. 449.
29

"Les langages ne sexcluent-ils pas les uns les autres, ils sintersectent de diverses faons (langage de

lUkraine, du pome pique, du dbut du symbolisme, de ltudiant, des enfants, de lintellectuel moyen, du
nietzschen, etc.), Bakhtine, Du discours romanesque II , id. p. 113. "Le style du roman, cest un
assemblage de styles ; le langage du roman, cest un systme de "langues", Bakhtine, Du discours
romanesque I , id. p. 88. " lintrieur dune langue nationale multilingue" Bakhtine, Du discours
romanesque I , id., p. 95.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

presquillisible, mme pour un lecteur averti. Mais son uvre signale la route pour les crivains
des nouvelles gnrations : la littrature doit suivre (et, son tour, influencer) le dveloppement
de la socit humaine. Et lun des phnomnes qui caractrise la socit contemporaine, cest le
plurilinguisme. Non que celui-ci date daujourdhui, mais cest seulement maintenant, au moment
de lintgration dune Europe plthorique de langues nationales, que le plurilinguisme simpose
comme un fait presquordinaire, prsent dans la vie de tous les jours, de tout le monde, y compris
des enfants qui vont lcole. Or, le roman mme polyphonique et dialogique, satur de
plurilinguisme "interne" ne tient pas compte de ce fait dcisif du dbut du troisime millnaire.
Le roman, en tant que genre littraire, peut abonder dans le plurilinguisme des "langages" qui
dialoguent entre eux lintrieur du discours littraire, mais il a horreur sauf exceptions
ponctuelles et infimes du plurilinguisme des langues nationales. Dailleurs les diteurs, toujours
la recherche de largent perdu (certes, comment pourraient-ils faire autrement dans notre socit
capitaliste ?), nencouragent nullement le plurilinguisme de peur quil rende la lecture des romans
trop difficile, moins divertissante et les livres plus difficiles vendre. Le roman peut donc tre
plurilingue quant la confrontation des "langages", mais il reste largement "monolingue" dun
point de vue des langues nationales.

Tableaux intertextuels
Lintertexte suppose, en premier lieu, le croisement des textes, phnomne consubstantiel la
haute littrature. Bakhtine, avec son regard embrassant lhistoire des genres littraires, montre
comment les crivains de tout temps se citent entre eux, parfois avec admiration, parfois pour se
critiquer, dautres fois simplement pour se copier, mais souvent pour sinspirer dans la cration de
leurs propres uvres. Lexemple de Dante sinspirant de Virgile pour crire la Divine Comdie, et
de Virgile sinspirant dHomre pour crire l Eneide, sont parmi les plus beaux de lhistoire de la
narrative. Mais aussi celui de Ptrone et sa magnifique satire mnippe Satiricon o il cite,
admire, pastiche et vnre les grands classiques grecs et latins. Et Boccace qui, son tour,
sinspira de Ptrone pour crire le Dcameron ; et puis Sterne dans Tristram Shandy, citant
maintes fois Cervants et Don Quijote ; et encore Diderot suivant Sterne dans Jacques le Fataliste,
etc., etc. La littrature authentique est intertextuelle, elle implique la confrontation des textes
entre eux, comme Joyce la compris au moment de concevoir Ulysses en intertextualit avec
lOdysse. Or (et cest sur ce point quil accomplit une vritable rvolution scripturale), il ne se
limite pas simplement citer un auteur ou un livre, il va jusqu confronter la structure de son
texte celle de lpope homrique :

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Bakhtine, le roman et lintertexte

(Tableau extrait de ma Correspondance Unilatrale avec Tel Quel)

On peut apprcier la profondeur du travail accompli par lcrivain irlandais : il tisse un lien
direct entre les trois premiers et les trois derniers chapitres des deux uvres et des liens obliques
entre les autres chapitres. Joyce a construit ainsi une sorte de pont non seulement entre son texte
et celui dHomre, mais entre notre poque et la Grce de lAntiquit, comme Nietzsche et
Heidegger lont fait en philosophie. Donc, au-del de la simple anecdote du rcit (une journe
ordinaire dans la vie ordinaire dun personnage ordinaire, Lopold Bloom, sorte dUlysse la fois
drisoire et pique dans sa trs humaine banalit), cest la structure textuelle qui est
profondment signifiante en tant que matrialit 30. Car dans lUlysses joycien, ce ne sont pas
seulement les voix des personnages qui interpellent le lecteur (voix purement imaginaires,
virtuelles, "thres"), mais bien la matire textuelle qui les soutient. Bref, ce ne sont pas les
"personnages" qui parlent, ce sont les textes qui "dialoguent" entre eux. Voil donc un premier
intertexte moderne qui ne dit pas son nom. Bien entendu, les critiques de lpoque ne prtrent
pas grande attention larchitecture dUlysses, se limitant naviguer sur la surface du texte et

30

Proust, sa faon, joue aussi de lintertextualit (il aimait les rappels entre la Recherche et Les Milles et

une Nuits). Et lun de ses exgtes (J.-Y. Tadi) va jusqu dceler des "rminiscences" de l Odysse et de
lEneide dans la Recherche, lorsquil est question du sommeil et du rveil. (Du ct des Guermantes, I).

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Bakhtine, le roman et lintertexte

railler les prtendues obscnits dun livre dclar "immoral" et par la suite interdit de
publication31.

Lecteur passif, lecteur actif


Plurilinguisme "interne" et "externe", confrontation de langages et de langues, dialogues des
textes entre eux (et non simplement des "voix" imaginaires et inaudibles des "personnages") sont,
en substance, les lments mis en uvre dans lcriture dun intertexte. Quant la lecture de
lintertexte, elle est radicalement diffrente de la lecture dun roman. En effet, tandis que le
lecteur de romans est un lecteur "passif" ( lector hembra, aurait dit Julio Cortzar, le plus abouti,
esthtiquement parlant, des crivains du "boom"latino-amricain) 32, le lecteur dintertextes est un
lecteur "actif" (lector macho, selon la terminologie de Cortzar, qui navait pas peur des fministes
des annes 60)33. Le lecteur de romans est passif dans la mesure o le roman ne lui permet
nullement de sintroduire dans la structure du texte 34. Il peut rver, sommeiller, sexalter, se
mettre en colre, rire, pleurer, se dprimer, smouvoir autant quil veut avec les pripties des
personnages, mais jamais il ne pourra modifier quoi que ce soit leur trajectoire et encore moins
dialoguer avec eux ni avec lauteur sauf si celui-ci est encore en vie et sil le rencontrait dans un
cocktail mondain !

31

Richard Ellmann, considr comme le plus grand spcialiste de la vie et de luvre de Joyce, semble

navoir jamais remarqu la prcision de la structure intertextuelle entre Ulysses et lOdysse. La critique
franaise, non plus.
32

Dautres donneraient leur prfrence Gabriel Garca Mrquez. Mais Garca Mrquez nest,

esthtiquement parlant, quun crivain "naf" comme naf tait le merveilleux Douanier Rousseau. lgal
de celui-ci, il ne matrise pas les rgles de la composition de luvre. Lcrivain colombien coupe mal les
chapitres, dveloppe irrgulirement les textes et ne tient pas compte des perspectives du rcit (p. ex. El

Coronel no tiene quien le escriba, considr par Garca Mrquez lui-mme comme son chef-d'uvre). Mais,
l'gal du Douanier Rousseau, sa navet esthtique ne gche pas essentiellement la beaut de son travail.
On pourrait encore dire la mme chose de la peinture de son compatriote Fernando Botero qui, lui, difforme
sciemment les perspectives, mais dont la matrise de la lumire est trs restreinte, tout fait "nave".
33

Courtois et gentil comme il ltait dans sa vie parisienne et dans son criture, aujourdhui, Cortzar se

serait assurment excus de son "machisme" littraire. Mort en 1984 d'une leucmie (d'autres parlent
d'empoisonnement viral commandit par la CIA comme punition pour son engagement aux cts de
rvolutionnaires latino-amricains), il tait ador des femmes, qui voyaient en lui une sorte de Carlos Gardel
de la littrature.
34

Peut-tre que ce manque de vritable ouverture, de souplesse et de vraie libert du genre romanesque

est lun des facteurs qui poussa Jorge Luis Borges (sans doute le prosateur hispanique le plus parfait) se
refuser obstinment crire des romans, genre quil considrait comme une modalit infrieure de la
littrature narrative.

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ROBERTO GAC
Bakhtine, le roman et lintertexte

Cortzar, auteur du best-seller Rayuela (Marelle), considr comme un "nouveau roman faon
latino-amricaine", influenc vraisemblablement par les crivains du groupe littraire parisien
Oulipo (qui lui proposrent, sans succs, dintgrer leur association), tenta doffrir au lecteur la
possibilit de participer activement au droulement de ses romans, notamment dans 62, modelo

para armar (62, maquette monter). Le rcit, plus ou moins romantique, se dploie entre
plusieurs grandes villes europennes Paris, Londres, Vienne avec, en toile de fond, un
nostalgique Buenos Aires et la structure du texte est compose de morceaux que le lecteur peut,
en principe, agencer sa guise. Louvrage, qui se prtait admirablement au plurilinguisme
intertextuel (franais, espagnol, anglais, allemand), mais que lcrivain argentin ne rdigea que
dans une seule langue, le castillan (saupoudr dun peu de franais, dallemand ou danglais),
natteint que trs mtaphoriquement son but. Le rsultat de sa tentative reste un roman, quoique
plus compliqu. Cortzar a voulu honntement aller au-del de la forme romanesque en louvrant
au lecteur, sans toutefois y parvenir, car cette ouverture nest quimaginaire. Le lecteur a dans ses
mains un livre, un objet inerte sur les marges duquel il peut ajouter quelques notes et cest tout.
En ralit, un roman correspond un rcit fixe, avec un dbut et une fin 35, et une masse
textuelle dtermine. Le lecteur est donc soumis au bon vouloir du narrateur et n'a aucune libert
dans le carcan livresque autre que celle de rvasser.

Lecteur crivain
Par contre, lintertexte est une forme effectivement ouverte qui na pas, proprement parler,
ni dbut ni fin dans la mesure o, construit dans une pluralit de textes et de langues, il peut
accueillir dautres textes et dautres langues, et ainsi se modifier. Le lecteur est invit devenir

lui-mme crivain, phnomne dautant plus plausible quaujourdhui les nouvelles technologies
dcriture et de lecture lectroniques lui offriront de plus en plus la possibilit concrte de
sintroduire dans une textualit "trangre" et de dialoguer avec elle pour en crer une nouvelle.
Cest un peu ce que jai fait avec la lgende de Faust dans La Socit des Hommes Clestes , o je
prends en intertextualit de nombreux Faust classiques (Lessing, Lenau, Marlowe, Goethe, Pessoa,
Mann, etc.). La relation s'tablit avec les Faust classiques grce aux emprunts. Ces citations sont
intimement mles la structure du texte principal, le transformant en un lieu de dialogues avec
les autres auteurs. Le rsultat est un Faust latino-amricain lequel vient sajouter la dj trs
longue srie des Faust qui se succdent depuis le premier, dat de la fin du 16e sicle.

35

" toute uvre (tout roman) a un dbut et un fin." Bakhtine. Formes du temps et du chronotope X ,

Id, p. 395.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

Le lecteur de romans est un lecteur passif qui attend en premier lieu quon lui donne du plaisir
ou de linformation, ou, dans le meilleur des cas, un clairage de son existence. vrai dire, seuls
les trs grands romans de jadis produisent ces rsultats, les romans contemporains se bornant,
sauf quelques exceptions remarquables 36, uniquement divertir les lecteurs, but impos par les
diteurs pour des raisons commerciales. Par contre, le lecteur dintertextes est appel se
conduire en lecteur actif, un lecteur qui est ou veut devenir crivain. La diffrence est vraiment
radicale, car on passe de la lecture lcriture, dun niveau de conscience instable, un autre plus
stable et profond.
Quel lecteur de romans na rv dtre crivain, tout en se disant quil en tait incapable ! Et
pourtant le romancier nest au dpart quun lecteur de romans. Or, le roman, en tant que produit
dune subjectivit strictement individuelle celle de lauteur ne se prte pas un autre change
que celui imagin par lauteur ou le lecteur. la rigueur, celui-ci peut crire une lettre de
flicitations au romancier, mais lui-mme reste en dehors du processus dcriture crative 37. Dans
lintertexte, en revanche, la subjectivit individuelle de lauteur est relativise et objective par le
jeu intertextuel. Les textes rsultats de subjectivits diffrentes se confrontent entre eux, soit
pour se contredire, soit pour se soutenir, tout en laissant au lecteur actif la possibilit dy apporter
les siens grce aux nouveaux moyens dcriture et ddition lectroniques. Rabelais, quon pourrait
considrer comme le fondateur du roman moderne, eut la chance extraordinaire de bnficier de
linvention toute rcente de limprimerie, ce qui lui permit de dpasser les rcits piques en vers
calligraphis et de dvelopper le roman en prose, beaucoup plus massif mais aisment publiable
grce linvention de Gutenberg. Lapparition de lintertexte est synchronique lessor des

nouvelles technologies lectroniques , notamment des moyens techniques apports par la


rvolution internet, laquelle a ouvert largement les portes de lcriture nimporte quel lecteur
pour peu que celui-ci matrise les outils lectroniques. Le lecteur peut ainsi devenir, sil en a la
volont, un crivain intertextuel qui trouvera travers internet la possibilit non seulement
dcrire en dialoguant avec les textes dautres crivains, mais aussi de publier ses crits sur la
Toile, rseau de diffusion plantaire.

36

Bien sr, parmi les innombrables romans publis au 20e sicle par des dizaines de milliers de romanciers,

il y a quand mme un certain nombre dauteurs qui, malgr le carcan romanesque, ont russi produire
quelques chef-d'uvre : Yourcenar, Sarraute, Musil, Woolf, Broch, Cline, Sartre, Steinbeck, Cortzar,
Beckett, Handke, Rulfo et, sans doute, quelques autres encore, tous ballotts et moiti submergs dans
locan informe du march littraire actuel.
37

Gogol lanait des appels pathtiques ses lecteurs afin quils simmiscent dans ses textes pour les

corriger ou pour les enrichir. (Lettres diverses personnes propos des mes Mortes. 1843-1846)
Aujourdhui, ses vux seraient exaucs.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

Imprimerie / Roman. criture lectronique / Intertexte


Bakhtine analyse, dans Le problme du contenu, ce quil appelle le "matriau" du roman. Pour
lui, le matriau littraire concerne le mot en tant que matrialit38. Et il reconnat que lune des
tches de lanalyse esthtique est celle de comprendre luvre extrieure, matrielle, comme

ralisant un objet esthtique, comme appareil technique dune ralisation esthtique 39. Ceci est
valable non seulement pour le roman, mais aussi pour lintertexte. La diffrence consiste dans le
fait dcisif que, sagissant de lintertexte, lappareil technique de sa ralisation esthtique
correspond une invention rvolutionnaire : lcriture lectronique, rvolution aussi importante (et
aujourdhui tout le monde est peu prs daccord sur ce point) que celle implique par linvention
de limprimerie. Dit autrement, limprimerie est au roman ce que lcriture lectronique est

lintertexte. Mais dans cette rvolution, il y a encore quelque chose de plus important quune
simple commodit accrue dcriture. Sil est vrai que dans le cas du roman le matriau comme

matire (le mot imprim) na pas de signification esthtique en soi vidente (il est relativement
indiffrent quil soit imprim avec telle ou telle encre, sur tel ou tel type de papier, dans un livre
reli ou broch, etc.)40, dans le cas de lintertexte la matire qui soutient le mot nest pas inerte,
elle est lectronique et, de ce fait, active. Et ceci change compltement la donne esthtique.
Linvention de Gutenberg, rptons-le, permit le passage du rcit pique en vers au roman en
prose et, tout en facilitant un nouveau type dcriture, favorisa lavnement dun nouveau genre
littraire, le roman. Donc, limprimerie, le mot imprim, le matriau matrialis de la sorte,
possde quand mme une certaine valeur esthtique. Lcriture lectronique a, elle aussi, une
dimension esthtique, mais beaucoup plus significative dans la mesure o les nouvelles
technologies introduisent une grande mobilit, une grande plasticit au niveau du matriau
"matriel", presque "vivant". Combien de trouvailles merveilleuses ont t ralises dans le
traitement dun texte grce lordinateur ! Il y a quelques dcennies peine, la correction dune
simple faute de frappe dune machine crire tait une opration dlicate et ennuyeuse, souvent
rate. Aujourdhui, on peut composer et recomposer un texte aisment, en lui donnant la "forme"
quon veut, forme "compositionnelle" (pour utiliser un mot cher Bakhtine) qui vient pouser
38

"Ce qui appartient lartiste, cest uniquement le matriau : lespace physico-mathmatique, la masse, le

son, le mot, et lartiste ne peut occuper une position dans lart que par rapport tel matriau donn,
prcis." Bakhtine, Le problme du contenu I , Id, p. 29.
39

Id. p. 33. Encore une fois se pose ici le problme des synonymes autour de mots "matire, matriel,

matriau", etc. et leur usage confus et arbitraire dans la vie ordinaire. Je ninsisterai pas sur ces problmes
smiotiques, ce court essai tant destin seulement quelques rflexions sur la littrature narrative.
40

"Luvre dart comprise comme matriau organis, comme chose, ne peut tre signifiante que comme un

excitant physique de certains tats physiologiques et psychiques, moins de recevoir quelque affectation
utilitaire et pratique." Le problme du contenu I , id., p. 30.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

(avec bonheur ou malheur) larchitecture textuelle voulue par lcrivain au moment de la cration
de son texte41. Cette nouvelle qualit la matrise esthtique de la masse textuelle est un autre
des lments consubstantiels de lintertexte.
Dans lcriture de L'Enlvement de Sabine, dont le rcit raconte le priple initiatique et
rotique du jeune Gabriel et dune "Jewish milf" rencontre dans une pension de Florence, priple
qui les amne connatre une par une les Annonciations dissmines dans les glises et les
muses de la ville, jai voulu que le texte adopte la forme dun triptyque ( linstar de maintes
Annonciations) et quil suive les donnes du "rectangle dor" et de quelques rgles
pythagoriciennes, utilises par certains peintres du Rinascimento, notamment par le jeune
Leonardo da Vinci dans la cration de son Annonciazione (Uffizzi). En plus du dialogue tiss entre
le texte et les images des peintures florentines incorpores dans la narration, le livre lui-mme, en
tant quobjet, reproduit la forme du rectangle dor et sa composition mathmatique rappelle les
rgles de "sept" et de "trois" tudies dans quelques coles sotriques. Tout ceci est
pratiquement impensable sagissant dun roman conventionnel (" pas dimages parce que a ne fait

pas 'roman'", me rpondirent les diteurs avant de men refuser sa publication).En effet, pour un
roman, seule lanecdote du rcit compte, lorganisation compositionnelle du texte se limitant
habituellement au nombre de chapitres.
De mme, dans la composition de Madre/Montaa/Jazmn (Mre/Montagne/Jasmin), intertexte
o je raconte lhistoire des luttes du peuple chilien pour son indpendance de lEmpire espagnol,
puis de lEmpire des tats-Unis, le texte adopte la forme dun carr suivant la structure de la place
de la ville de Rancagua, lieu dune bataille hroque contre larme du roi dEspagne, mais aussi
lieu de la bataille contre les forces pinochtistes manipules par la CIA, deux sicles plus tard. Or,
le texte est crit Paris (o je me trouvais en exil), ville dont le plan urbain a la forme dune
spirale. Jai donc construit le texte suivant les dfinitions du carr et de la spirale selon Klee et
Kandinsky, pour lesquels "crire et dessiner sont la mme chose au fond" . Le rsultat est un livre
en deux tomes au format que jai voulu parfaitement carr, le premier en blanc et noir, le
deuxime incorporant la couleur rouge pour le rcit politique et la couleur bleue pour le rcit de la
passion amoureuse qui lui sert de contrepoint. Les deux tomes sont parsems des plans urbains
des deux villes et des plans des batailles, dessins eux-mmes en accord avec les thories de Klee
et Kandinsky sur les formes et les couleurs 42. Bref. Tout ceci est aussi impensable sagissant dun
41

"Toutes les articulations compositionnelles dun ensemble verbal chapitres, paragraphes, strophes,

lignes, mots nexpriment la forme quen tant quarticulations. " Le problme de la forme , id. p. 76.
42

"Les formes architectoniques fondamentales sont communes tous les arts, tout le domaine de

lesthtique, et en constituent lunit. Entre les formes compositionnelles des diffrents arts, il existe des
analogies, dtermines par la communaut des tches architectoniques, mais cest ici quentrent dans leurs
droits les particularits des matriaux." Le problme du contenu I , id., p. 36.

Article publi en ligne : 2012/12


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Bakhtine, le roman et lintertexte

roman historique ordinaire, mais il a t rendu possible grce aux nouvelles technologies,
lesquelles facilitent la manipulation formelle par lcrivain lui-mme de la masse textuelle. Ainsi la
dimension esthtique de luvre se voit enrichie par un "matriau matriel actif", contrairement,
par exemple, au matriau sourd et inerte de Guerre et Paix, o les cartes de batailles introduites
par Tolsto et ses diteurs nont aucun lien esthtique avec le texte.
Bakhtine reproche Tolsto dcrire des romans "monologiques" et davoir recours souvent au
discours direct de lauteur, loppos de Dostoevski et ses romans "dialogiques", polyphoniques,
o lauteur ne fait que mettre en rapport les langages de ses personnages et leur conscience de
soi, en rien diffrente de la conscience de soi de leur crateur qui, en principe, ne simmisce pas
en tant que tel dans le rcit. Or, dans un cas comme dans lautre, le roman monologique ou le
roman dialogique, il sagit du roman comme genre littraire. Le discours direct de Tolsto est en
effet pnible et gche la merveilleuse vivacit des romans comme La Sonate Kreuzer ou Guerre

et Paix, roman historique alourdi par ses considrations finales sur lHistoire (lesquelles, dailleurs,
non pas grand intrt en comparaison avec les crits contemporains de Karl Marx). Mais on peut
dire que son discours direct correspond sa vritable conscience de soi. Tolsto parle en son nom,
avec toute sa conscience, quand il blme la jalousie et ladultre dans La Sonate Kreuzer, ou
lorsquil analyse dans Guerre et Paix le problme du pouvoir politique. Dans un sens, il veut dire
ce que ses personnages narrivent pas dire, plus encore, on peut supposer quil voudrait tre luimme lun de ses personnages, mais un personnage capable dexprimer la totalit de sa
conscience de soi en tant quauteur. Dostoevski, par contre, vite le recours au discours direct,
presque toujours moralisateur, il laisse vivre ses personnages comme sils taient des personnes
de la vie relle qui dialoguent entre elles, en sinterdisant dapporter en tant quauteur tout
jugement de valeur sur leur comportement. Dans un sens, chacun de ses personnages est dou
dune conscience de soi gale la sienne comme "crateur". Or, ce faisant, il se conduit (daprs
un poncif bien connu) comme Dieu et ses cratures, il sauto-divinise en tant que "crateur". Mais
aussi bien Tolsto que Dostoevski ne sont que des romanciers, tous deux otages du roman comme
genre littraire. Tolsto ne peut devenir entirement lun de ses personnages monologiques, et
Dostoevski ne peut devenir Dieu, malgr linfinie polyphonie de ses cratures romanesques. Le
problme se situe donc , en ce qui concerne le roman comme produit de la conscience de soi de
lauteur, dans le rapport entre celui-ci et son uvre.

Article publi en ligne : 2012/12


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Bakhtine, le roman et lintertexte

Le romancier et Dieu
Le phnomne de l "auto-divinisation" du romancier est trs rpandu. Un autre crivain du
"boom" latino-amricain, Mario Vargas Llosa, a dclar urbi et orbe quentre lui et Dieu il ny a pas
de diffrence lorsquil crit ses romans, car en tant que "crateur" de ses personnages, il est
comme Dieu crant le monde. Ce clich lamentable (reproduit dans une revue de luxe de la
compagnie daviation Iberia) nempche pas que luvre du romancier pruvien est dune
stupfiante mdiocrit esthtique (il se limite plagier quelques procds utiliss par Faulkner ou
Dos Passos, tout en restant lintrieur des paramtres conventionnels du roman du 19e sicle,
simplicits qui lui ont assur son succs mdiatique) 43, ce clich donc, trs bien exploit par les
diteurs, est rvlateur de lune de faiblesses essentielles du genre romanesque : la place
"gocentrique" et la fois "excentrique" du romancier par rapport ses romans. "gocentrique",
dans la mesure o cest lego de lcrivain qui impulse et dfinit sa dmarche textuelle ;
"excentrique", dans la mesure o il reste, en tant que conscience de soi, en dehors de sa propre
textualit. Cest vident, par exemple, dans le roman balzacien. Balzac (comme Stendhal, Flaubert,
Zola, Dostoevski, Tolsto, Henry James, Melville, Thomas Mann et autres grands gnies de la
littrature narrative) dcrit, avec sa prose fluide, et prcise un monde quil voit lextrieur de luimme, tout en le faonnant daprs sa propre vision unilatrale et exclusive, comme si celle-ci
tait la seule et unique (et cest l o lidentification entre le romancier et Dieu trouve sa place).
Dans lintertexte lauto-divinisation de lcrivain est impossible et tout gocentrisme est relativis
par la confrontation des textes entre eux, car chaque texte est le produit dune conscience de soi

diffrente celle de lauteur, lequel ne fait quopposer la sienne celle des auteurs cits.
Quant au lecteur de romans, il ne sait rien de la conscience de soi du romancier, il ne peut
quimaginer, travers les personnages, ce qui se passe dans la conscience de leur auteur. Peu
importe, dira-t-on. Le monde invent par le romancier se suffit lui-mme, et le romancier, en
tant que personne, nintresse que ses biographes. Prcisment, les biographies des romanciers
se lisent comme leurs propres romans, le "personnage" tant le romancier lui-mme, tel que son
43

Prix Nobel de littrature en 2011, son "couronnement" a t motiv (comme chacun sait en Amrique

Latine) par des raisons plus idologiques que littraires. Vargas Llosa, grand admirateur dans sa jeunesse
des ultraconservateurs Reagan et Thatcher et, dans sa vieillesse, thurifraire du no-franquiste Jos Mara
Aznar (pourtant, oligophrne notoire), donna son meilleur appui mdiatique linvasion de lIrak
commandite par Bush et au retour des no-pinochetistes au gouvernement du Chili. Fort du prix Nobel, il a
aussitt attaqu, avec violence et grossiret, la prsidente de l'Argentine Cristina Kirchner, le prsident de
l'quateur Rafael Correa, le prsident du Venezuela Hugo Chvez et tenta de s'opposer l'lection la
prsidence du Prou de l'indien quechua Ollanta Humala. Mais toutes ses tentatives pour dstabiliser, au
nom de la "socit ouverte" chre Karl Popper, les gouvernements de gauche latino-amricains, ont
choues.

Article publi en ligne : 2012/12


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Bakhtine, le roman et lintertexte

biographe le voit et le dcrit. Mais de la vritable conscience du romancier, nous ne savons


toujours rien.

L'autofiction
Marcel Proust, dans une sorte dcho de Dante Allighieri, changera cette situation : il va
sinstaller au centre de son uvre, cest sa propre conscience de soi qui va partir la recherche
du temps perdu, les personnages de sa fiction ntant pour lui que de simples points dappui pour
sa merveilleuse "dmonstration" dune intimit gniale : la sienne. Ce faisant, en se dnommant
"Marcel" la fin de la Recherche (comme Dante se fait appeler "Dante" par Batrice lentre du
Paradis Terrestre), et en dmontrant que lcriture est lun des chemins privilgis du
dveloppement de la conscience, il a dpass les limites du roman et ouvert les portes dun
nouveau genre littraire "lautofiction" , quditeurs et critiques conventionnels allaient
rapidement noyer sous la rubrique "roman". Or, sil est vrai, comme Proust le reconnat lui-mme,
quil a construit ses personnages la Duchesse de Guermantes, Gilberte, Swann, Bergote, Elstir,
etc. en utilisant la fiction presque comme un romancier, il y introduit un lment nouveau : sa
propre conscience de soi, exactement comme Dante pour crire sa Commedia. Chez lui, il ny a
pas dcriture automatique et impersonnelle, il ne se laisse pas emporter par ses personnages, la
manire de Dostoevski, "cratures" qui lui auraient fait perdre son temps dune faon comparable
aux personnes de sa vie relle. Ses personnages sont sciemment construits en vue de sa

dmonstration44. Proust est parti la recherche non du temps perdu par rapport sa russite
sociale comme crivain mondain, mais la recherche de lui-mme comme conscience de soi en
dveloppement. Cela explique quil soit rest travailler retranch dans sa chambre (un peu
comme Fernando Pessoa, parpill entre ses "alter ego" potiques, dans sa solitude d'une pension
de Lisbonne) pendant presque vingt ans et ce jusqu sa mort, ddaignant les honneurs tardifs
dont il fut hypocritement lobjet. Ce retrait lui permit un double exploit : monter patiemment
devant le lecteur la maquette de la socit qui lentourait, socit qui se prparait en toute
allgresse perptrer lhorrible boucherie de la premire guerre mondiale, pour dans le dernier
tome de la Recherche, Le Temps Retrouv la dmolir avec la joie dun justicier. Puis,
paralllement cette dimension sociologique de son uvre, il va dcrire avec une richesse et une
subtilit extraordinaires, le fonctionnement de la psych de lhomme contemporain. Si Freud lavait

44

Dans ce livre o il ny a pas un seul fait qui ne soit fictif, o il ny a pas un seul personnage " clefs", o

tout a t invent par moi selon les besoins de ma dmonstration " (Le Temps Retrouv, p. 425 de
ldition de la Pliade, Gallimard).

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lu et compris, il naurait peut-tre pas crit son "roman" en vingt tomes consacr la
psychanalyse45 !
Lcrivain intertextuel, grand ou petit, est appel comme Proust, Sterne, Dante se placer
au centre de son uvre. Lintertextualit lui permet, la limite, de se passer des personnages
autres que ceux incorpors grce aux emprunts. Le personnage principal, sil le veut bien, cest luimme. Voil donc lautofiction comme autre lment de base de lintertexte 46. En utilisant
lautofiction, lcrivain intertextuel rend son criture rceptive sa conscience de soi et, comme
Proust, il peut observer et dcrire les mouvements de sa psych. Proust, lun des plus grands
gnies de la littrature narrative, est all beaucoup plus loin que Freud dans la description, par
exemple, des mouvements du Moi, ou, plus exactement, des Moi multiples et constamment
changeants que nous sommes. Mme chose en ce qui concerne les mcanismes de la mmoire et
de la pense associative47. Or, cette psychologie rappelle de trs prs la psychologie volutive et
relativiste de Georges Gurdjieff. Et on pourrait dire que la psychanalyse de Sigmund Freud est au

roman contemporain ce que la psychologie volutive et relativiste de Georges Gurdjieff est


lintertexte48. Si la psychanalyse permet de mieux comprendre le roman daujourdhui (et viceversa), la psychologie gurdjieffienne, dont lapparence na rien voir avec la science occidentale,
permet de mieux comprendre lintertexte et vice-versa. Tout en se refusant une approche
purement psychologique du roman, Bakhtine sintressa beaucoup la psychologie (par disciples
interposs, Volochinov et Medvedev), spcialement au freudisme, quil dnonce, sans ambiguts,
comme une pseudoscience, comme une simple idologie rductrice. Or, dans ses crits sur
Rabelais, il parle du "dveloppement harmonieux" de lhomme, but de la psychologie de Gurdjieff
45

Peut-tre Freud aurait-il voulu tre romancier plus que mdecin. En effet, si les vingt tomes consacrs

la psychanalyse nont pas une grande valeur scientifique (aujourdhui, la plupart des scientifiques sont
daccord l-dessus), ils ont par contre une valeur littraire certaine. Non seulement parce que lcriture de
Freud est trs honorable, mais parce que, en tant que "romancier inconscient" de lui-mme comme tel, il
russit mettre en vidence ce que personne ne voulait ou ne pouvait voir dans la vie de tous les jours,
notamment lactivit constante de la sexualit. Pour cela il navait, en effet, aucun besoin de laboratoires ni
dexprimentations.
46

Joyce, dpit par le refus des diteurs, jeta au feu une grande partie de son magnifique rcit

autobiographique, Stephen Hero. Il sloigna par la suite de lautofiction.


47

cet gard, Joyce nest pas all plus loin que le "stream of consciousness".

48

Dans Le Monde comme volont et reprsentation , Schopenhauer le philosophe occidental qui a le mieux

compris l'importance de la pense orientale prvoit, d'une certaine faon, la psychologie gurdjieffienne.
Mais pour lui, qui voulait pourtant chapper toute mtaphysique, toute reprsentation conceptuelle
dune ralit suppose, ce nest pas l attention la plus fine des nergies psychiques le lien direct et
immdiat entre le corps et la conscience de soi (comme le montre Gurdjieff), mais son concept de la
volont (identique en tout point au corps, daprs Schopenhauer), concept purement intellectuel et donc
point de dpart dune nouvelle mtaphysique.

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qui, concidence curieuse, fonda lInstitut pour le dveloppement harmonieux de lHomme dans la
Russie rvolutionnaire du dbut du 20e sicle. Peut-tre que Bakhtine (comme, trs
vraisemblablement, Maxime Gorki) entra en contact avec les groupes gurdjieffiens, lesquels
malheureusement disparurent ou entrrent dans la clandestinit lorsque Staline prit le pouvoir
avant de se multiplier partout dans le monde, spcialement en France, en Amrique du Sud et aux
tats-Unis.

crivain passif, crivain actif


Pour finir ces quelques rflexions trs personnelles sur la littrature (mais un crivain
intertextuel, tout en tant ouvert au jeu collectif des textes entre eux, se doit dtre entirement
lui-mme en tant quindividu), jinsisterai sur la diffrence entre le romancier et lcrivain
intertextuel. Le romancier surtout le romancier daujourdhui ne pense pas, il ne fait
quassocier automatiquement des mots et des images dans sa tte et, chancelant dans le chaos de
ses motions, il na pas non plus de vrais sentiments. Il se laisse dominer par la puissance de la
fiction, qui lemporte loin de lui-mme vers les contres les plus farfelues, croyant que le talent
consiste en cela. Il crit en rvassant, gar dans ses rveries et parfois dans ses dlires, peu
prs comme un psychotique ordinaire. Hubert Haddad, sans doute lun des plus dous et des plus
reprsentatifs des crivains de la Nouvelle Fiction franaise, affirme quun romancier doit accepter
de devenir fou au moment de commencer crire un roman. Il dit vrai. Le romancier est un
homme trs dsquilibr motionnellement, intellectuellement et sexuellement, comme le savent
bien les gens qui lentourent, surtout ses familiers (et comme le reconnat, parfois, le romancier
lui-mme, sil est honnte intellectuellement). Le pire, cest que le romancier se complat dans son
dsquilibre et attend quon vienne le repcher, le cliner et le dorloter comme sil tait un enfant
attard. Des romanciers franais la mode phmre du jour Wayergans, Houellebecq,
Beigbeder sont, cet gard, des exemples mouvants. Les diteurs qui ont repr cette
faiblesse "germanopratine"49, faiblesse par excellence des romanciers "parisiens", savent tirer le
meilleur parti commercial de leur passivit maladive. Car si le lecteur de romans est un lecteur
passif, le romancier est un crivain, lui aussi, passif. Lcrivain intertextuel, en revanche, est un
crivain actif, conscient la fois de son immense privilge existentiel et de la responsabilit que
cela implique, destin quil assume entirement sans trahir sa dignit. Il est actif dautant plus
quaujourdhui, grce la rvolution internet, il peut soccuper lui-mme de la publication de ses
textes, sans faire aucune concession lestablishment dito-littraire qui a fait des romanciers "

49

Appellation plutt fcheuse qui rappelle le pass collaborationniste des diteurs du faubourg St Germain

Messieurs Grasset, Gallimard, Flammarion, Hachette, etc. lpoque de lOccupation germanique.

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succs" de simples reprsentants de commerce de leurs maisons dditions 50. Le cas du jeune
romancier amricain Frentzen, auteur de Freedom (roman dpourvu, tout comme Les

Bienveillantes de Jonathan Littell, dune vritable envergure esthtique), est aussi un triste
exemple de cette emprise des diteurs sur les romanciers. Lcrivain intertextuel peut tre pauvre
et mconnu et mme ignor ou raill par la critique conventionnelle, mais il est profondment
digne et totalement libre comme crateur. Il na besoin ni dhonneurs ni de richesses ni de
publicits ravageuses autour de sa crativit. Il na besoin, uniquement, que de disposer de sa
conscience.

50

Rvolution dans le monde de l'dition littraire, Agoravox, jeudi 11 octobre 2011.

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Bakhtine, le roman et lintertexte

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ROBERTO GAC
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RIFFATERRE, Michel, La production du texte, Paris, Seuil, 1979

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TODOROV, Tzvetan, Thorie de la Littrature, textes des formalistes russes, Paris, Seuil, 1965

Littrature et signification, Paris, Larousse, 1967


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Le site de Roberto Gac :


http://roberto-gac.com/

Article publi en ligne : 2012/12


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