Entrepreneuriat Social Et Capitalisme
Entrepreneuriat Social Et Capitalisme
Entrepreneuriat Social Et Capitalisme
LENTREPRENEURIAT SOCIAL,
UN MOUVEMENT DE PENSEE INSCRIT DANS LE CAPITALISME
Jean-Franois Draperi
CESTES-Cnam / Recma /ACTE 1
La conception porte par le Mouves (mouvement des entrepreneurs sociaux) est prsente
peu prs partout dans le monde. Dans de nombreux pays, des mouvements comparables sont
dores et dj organiss ou sont en passe de ltre.
Lconomie sociale (ES) que nous considrons comme classique est, comme on le sait, en
ralit une conception dorigine franaise partage partiellement chez quelques uns de nos
plus proches voisins.
Comment sarticulent ES et entrepreneuriat social ?
Pour rpondre cette question, il faut distinguer clairement les entreprises sociales de
forme associative, cooprative ou de statuts classiques - de lentrepreneuriat social.
Au-del de leur choix statutaire, les pratiques des entreprises sociales sont gnralement
proches des principes de lconomie sociale.
A linverse, lentrepreneuriat social est un mouvement de pense, et en tant que tel,
difficilement compatible avec lconomie sociale.
Cest sur lentrepreneuriat social que porte ce texte. Pourquoi ?
Nous souhaitons attirer lattention sur le fait que lentrepreneuriat social, projet politique
issu de la philanthropie, cherche se surimposer aux entreprises sociales et plus
largement aux associations et aux coopratives.
lconomie sociale depuis les annes 70 et sinterroger sur les conditions de ralisation dun
mouvement venir.
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Cet chec est grave dans la mesure o il risque de fragiliser les groupements de
personnes eux-mmes qui se sont, au fil du temps, identifies lconomie sociale. Il
provoque galement un manque qui empche lmergence dun discours clair rpondant aux
aspirations de la socit civile. Ce manque est dautant plus ressenti quil intervient au
moment o, en lien avec de nouvelles attentes conomiques, sociales, culturelles et
environnementales, se multiplient les pratiques innovantes en phase avec les principes de
lconomie sociale. Cest dans ce manque, et en premier lieu le manque de
communication, que se btit le mouvement des entrepreneurs sociaux.
3. Lentrepreuriat social : un mouvement de pense issu de la philanthropie
La force de changement la plus puissante, cest une ide nouvelle entre les mains dun vrai
entrepreneur (Olivier Kayser, Dirigeant dAshoka France, 2007).
Comme lindique Olivier Kayser, lentrepreneuriat social est une ide, un projet politique,
comme ltait aussi lconomie sociale au moment de son mergence. Lconomie sociale
propose de regrouper dans un mme ensemble des groupements de personnes partageant une
certaine conception de lconomie. Lentrepreneuriat social est une nouvelle proposition qui
tente de saisir un ensemble dentreprises, ou plus exactement, plusieurs ensembles
dentreprises, qui lui prexistent. Il est essentiel davoir lesprit que lentrepreneuriat
social nest pas un ensemble de pratiques (comme le sont les entreprises sociales, les
associations, les coopratives, etc.) : cest un courant de pense.
Aucune manire de voir, ni aucune classification nexiste indpendamment dun objectif,
dune hypothse. La question est donc autant de savoir quest-ce que lentreprise
sociale ? que quest-ce lentrepreneuriat social comme mouvement ? Quel est son
projet ? Do vient-il ? Qui sont ses promoteurs ? La question, cest aussi, pourquoi
maintenant ? .
Comme la bien dcrit Hugues Sibille, le mouvement de lentrepreneuriat social est n aux
Etats-Unis : La Social Enterprise Initiative est lance en 1993 par la Harvard Business
School et de grandes fondations qui mettent sur pied des programmes de soutien aux
entrepreneurs sociaux. Ainsi Bill Drayton, ancien ministre de Jimmy Carter, lance-t-il Ashoka
[] Bill Drayton sappuie demble sur les savoir faire des grandes entreprises (via Mac
Kinsey) et veut soutenir les projets fort effet de levier [] Dans une priode plus rcente,
lmergence aux Etats-Unis du concept de Venture Philanthropie, renforce et renouvelle
lintrt pour les entrepreneurs sociaux. Ils abordent lentrepreneuriat social avec les
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mthodes issues du capital risque et mettent laccent sur le retour social sur investissement
(SROI) (H. Sibille, 2009, p.279).
Cette conception est ne au sein des fondations des grandes entreprises amricaines. Faisant
le lien entre les grandes entreprises et les populations bnficiaires des fondations, elle
consiste appliquer les mthodes de la grande entreprise dans les activits sociales que
ces fondations soutiennent (C.W. Letts, W. Ryan, A. Grossman, 1997). Cette proposition ne
doit pas grand-chose aux entrepreneurs sociaux, qui existent indpendamment delle, avec
leurs propres dynamiques. Par contre, les entrepreneurs sociaux lintressent.
6. La gratuit et le prt
La gratuit sexprime travers les programmes de sant, dalimentation, dducation, etc. mis
en place par les philanthropes au bnfice des populations dmunies. Cependant, du point de
vue de lconomie sociale, il est difficile de ne pas souligner les ambiguts de cet
investissement. Comment penser aboutir lmancipation des personnes si on ne les laisse
pas le pouvoir de dcider de ce dont elles ont besoin, y compris et peut-tre surtout en matire
de biens fondamentaux ? Raliser la double qualit cest ni plus ni moins articuler laction
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pour une population au pouvoir exerc par cette population. En outre, la gratuit en
provoquant la cration dune dette qui ne sera jamais rgle est un problme insurmontable en
matire de dveloppement.
Li lexercice du pouvoir, le bnfice est du ct du crancier. Le donateur est
rcompens par le prestige public, lhonorabilit civique, la reconnaissance des bnficiaires
et ventuellement une bndiction spirituelle pour sa conscience religieuse (Jeanne B.,
Paillaud S, cit in Draperi, 2007, p.157). Dans lide du donateur, la dette contracte par le
pauvre est ad vitam, le crdit escompt par le riche est aeternam. En ralit, cest plutt le
contraire : la dette se transmet alors que la reconnaissance ne survit pas lhomme.
Le prt est lactivit principale du microcrdit. Le microcrdit permet avant tout aux trs
pauvres dchapper aux usuriers. Plus de la moiti des trs pauvres et jusqu 70 % dans
plusieurs pays andins - sont leur compte et endetts. Cette situation classique dans les pays
pauvres ou peu dvelopps stend : la France permet galement aux pauvres de sinstaller
dans la prcarit en devenant entrepreneur avec le statut de micro entreprise. Le microcrdit
est galement un levier pour engager un programme de formation ou mettre en place de
nouvelles activits. Cependant les taux du microcrdit sont gnralement encore suprieurs
aux taux des prts consentis aux riches. Ajoutons quil existe une grande diversit de
microcrdits. Par exemple, la banque de Palmas et de la monnaie du mme nom - au Brsil
par Joachim Melo, est dtenue par la communaut des habitants (J.Melo, 2009). J. Melo
rejoint la principale critique de lconomie sociale lencontre dautres formes du micro
crdit : laccs au crdit est bnfique sil est administr par les bnficiaires et gnralement
quand il sarticule une pargne (qui le prcde ou qui en rsulte), faute de quoi il entretient
lendettement et la dpendance (A. Chomel, 1999). Une situation largement partage par les
pauvres du nord comme du sud.
Initiateurs
Ressources
Partenaires
Multinationales
Fondations
Universits
Grandes coles
Acteurs
March
Moyen
principal
Entrepreneurs
sociaux
Exclus
Pauvres
Environnement
()
Aide gratuite
Microcrdit
concurrence saccrot entre les bailleurs pour sassurer sur place la coopration des
meilleures ressources humaines au risque de les dtourner dautres enjeux locaux (X.
Muscat, 2007, p.412). Lauteur, considre nanmoins que le bilan cots/avantages demeure
trs positif .
Limite aux effets de lexploitation et ne la remettant pas en question, cette approche tourne le
dos celle analyse par dElinor Ostrom qui montre que, loin dtre des ressources, les biens
communs sont une forme de proprit collective et, consquemment, que laction et la
proprit collectives des populations constitue la meilleure forme de gestion des ressources
environnementales. (E. Ostrom, 1990). On est loin dune approche qui considre les pauvres
et les exclus comme des personnes ayant leur propre systme de pense et produisant des
pratiques et des connaissances indites. Le mouvement de lentrepreneuriat social plaque sur
les pratiques conomiques et sociales quil observe un corps de conceptions reprises par les
multinationales et les marchs mondiaux : les cots de transactions, la gouvernance
dentreprise, lasymtrie informationnelle, les parties prenantes, le retour social sur
investissement, etc. (J. Emerson, ibidem). Il ne sapproprie gure les connaissances nes des
savoirs exprientiels des acteurs de cette conomie et, du mme coup, ne cherche
comprendre ni les acteurs, ni les rgles qui en sont issues, encore moins leur donner un
pouvoir de dcision.
9. Linscription de lentrepreneuriat social dans le capitalisme
Pour Crer des emplois, crons des employeurs (Patrick Dargent, Prsident du rseau
entreprendre, 2007).
Le Mouves ambitionne en France de drainer vers lui les CAE, les coopratives servant le
dveloppement local, les associations dinsertion par lconomie, les activits autour du
commerce quitable, les coopratives dactivits et demploi, etc. Ces entreprises qui ont en
commun de viser une finalit sociale et de limiter la lucrativit sinscrivent frquemment dans
des projets de socits distincts de celui qui sous tend la thorie de lentrepreneuriat social. En
particulier, les entreprises sociales du nord comme du sud ne visent gnralement pas
soutenir le capitalisme.
Nous entendons par capitalisme un mode dexploitation du travail et des ressources ralis par
des socits anonymes dtenues par des apporteurs de capital galement responsables de
lorientation politique de ces entreprises. Dans sa phase actuelle, le capitalisme concentre
quelques entreprises formant des oligopoles dans la majorit des filires de production et dans
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considre que les fondations dentreprises ont pour mission de remplacer les Etats dans la
fonction de servir lintrt gnral quon ne peut que se satisfaire de laugmentation du
nombre et du budget allou aux fondations (J.-F. Draperi, 2007).
Warren Buffett rsume parfaitement la situation des fondations, puisquil est considr la
fois comme lhomme le plus riche de la plante et celui qui est la tte de la fondation la plus
puissante. Si lon avait un doute quant la conception quil a des relations entre les groupes
sociaux, sa dclaration (mme si elle est ironique puisquelle entendait dnoncer les baisses
dimpts dcides par ladministration Bush) au New York Times explicite la question :
There's class warfare, all right, but it's my class, the rich class, that's making war, and
we're winning ( La guerre des classes existe, c'est un fait, mais c'est la mienne, la classe
des riches, qui mne cette guerre et nous sommes en train de la remporter , Cit in Ben
Stein, In Class Warfare, Guess Which Class Is Winning, The New York Times, 26 nov.
2006). Dans cette guerre conomique et politique extrmement violente, les acteurs qui
animent le march financier et dtournent les rgles traditionnelles de lchange et du
commerce sont galement ceux qui crent ou alimentent les fondations. Le renouveau de la
philanthropie - aprs celle des Carnegie et Rockefeller du dbut du 20e sicle - est directement
li larrive sur le march financier de nouveaux Corporate Raiders qui, pour le dire en un
mot, inventent un nouvel usage de la dette qui exacerbe la guerre conomique et dtruit des
entreprises productives, en vue de raliser rapidement des bnfices colossaux, puis
investissent dans la philanthropie. Les fondations dveloppent de nouveaux modes
dinterventions et conoivent une nouvelle prtention la fois scientifique et politique (N.
Guilhot, 2006).
Ce dessaisissement de lEtat de son monopole est videmment inquitant mais le problme
prsent est de savoir si les entrepreneurs sociaux et lconomie sociale veulent se cantonner
lexercice du rle de circulation de largent et dlargissement des marchs - tout en assurant
une ncessaire pacification sociale - auquel les destine la conception de lentrepreneuriat
social ou sils ambitionnent de participer lmancipation des personnes et la dfinition de
rgles du jeu moins injustes et plus dmocratiques.
11. Une dfinition de lentrepreneuriat social
En rsum pour comprendre lessor de la conception de lentrepreneuriat social aujourdhui il
faut le replacer dans le contexte historique contemporain. Nous avons vcu entre 1945 et 1970
une priode caractrise par une rgulation conomique qui sappuyait sur : (1) la conjonction
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Sur le plan thorique, il me semble donc difficile de dfendre lun et lautre de ces deux
projets. Visant lmancipation de tous, soutenue par le principe de la double qualit et
sappuyant sur des statuts rduisant le pouvoir du capital, lconomie sociale cherche dfinir
une conomie a-capitaliste. Servant une finalit sociale, socitale et environnementale,
soutenue par les grandes entreprises et les fondations, lentrepreneuriat social cherche
dfinir lentreprise humaine .
Lchec de lconomie sociale en tant que mouvement ne permet pas de conclure lchec de
son cadre conceptuel. En effet les groupements de personnes continuent den vrifier la force
dans tous les pays sans se runir ncessairement sous sa bannire.
Au niveau national, la Dlgation interministrielle souvent fortement engage auprs des
acteurs semble appartenir au pass : lEtat la transforme au moment o elle est la plus
ncessaire des acteurs de mieux en mieux organiss et soutenus par les collectivits
territoriales. Rciproquement, ce jour lconomie sociale na pas t capable de faire valoir
son projet sur le plan politique, terrain sur lequel elle sest neutralise force dtre neutre
comme le dit T. Jeantet (2008) Le Mouves a limmense mrite de la bousculer.
Selon les places et les rles tenus par chacun, les stratgies seront donc diffrentes. Peu
importe. Le problme nest pas dy aller ou pas puisque nous sommes tous en situation
dchanges conomiques quotidiens avec les grandes entreprises et leurs fondations. Il est tout
fait possible que lentrepreneuriat social soit aujourdhui lun des maillons faibles du mode
dexploitation capitaliste dans la mesure o les acteurs quil associe et les populations quil
vise ont frquemment un autre cadre politique que le sien.
Le problme est de savoir quelle est la nature de la relation que nous entretenons avec
lconomie capitaliste. Si lon veut rompre lexploitation des ressources naturelles et du
travail, rduire la misre quelle provoque pour un nombre croissant dhumains et le risque
quelle fait courir lensemble de la vie sur terre, il est essentiel de comprendre les
dynamiques du capitalisme et de maintenir un ple de pense qui alimente et se nourrit des
pratiques alternatives au capitalisme.
Entre lconomie sociale et lentrepreneuriat social les portes sont ouvertes. Mais gardons
lide quil sagit de deux maisons bien diffrentes.
Renvois bibliographiques
M. Abeles, Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Odile Jacob, 2002
E. Archambault, Pourquoi la France a-t-elle si peu de fondations ? Recma n287, 2003
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