Entrepreneuriat Social Et Capitalisme

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 14

Jean-Franois Draperi, Lentrepreneuriat social, un mouvement de pense inscrit dans le

capitalisme, ACTE 1, fvr. 2010

LENTREPRENEURIAT SOCIAL,
UN MOUVEMENT DE PENSEE INSCRIT DANS LE CAPITALISME
Jean-Franois Draperi
CESTES-Cnam / Recma /ACTE 1

La conception porte par le Mouves (mouvement des entrepreneurs sociaux) est prsente
peu prs partout dans le monde. Dans de nombreux pays, des mouvements comparables sont
dores et dj organiss ou sont en passe de ltre.
Lconomie sociale (ES) que nous considrons comme classique est, comme on le sait, en
ralit une conception dorigine franaise partage partiellement chez quelques uns de nos
plus proches voisins.
Comment sarticulent ES et entrepreneuriat social ?
Pour rpondre cette question, il faut distinguer clairement les entreprises sociales de
forme associative, cooprative ou de statuts classiques - de lentrepreneuriat social.
Au-del de leur choix statutaire, les pratiques des entreprises sociales sont gnralement
proches des principes de lconomie sociale.
A linverse, lentrepreneuriat social est un mouvement de pense, et en tant que tel,
difficilement compatible avec lconomie sociale.
Cest sur lentrepreneuriat social que porte ce texte. Pourquoi ?
Nous souhaitons attirer lattention sur le fait que lentrepreneuriat social, projet politique
issu de la philanthropie, cherche se surimposer aux entreprises sociales et plus
largement aux associations et aux coopratives.

1. Pour mmoire : le cadre conceptuel de lconomie sociale en 5 propositions


La finalit de lconomie sociale est lmancipation de tous.
Elle vise cette finalit en sefforant de produire au quotidien une conomie a-capitaliste.
Lensemble des initiatives quelle mne en ce sens constitue un mouvement social articulant
des penses et des pratiques originales qui se nourrissent rciproquement.
Les entreprises dconomie sociale sont dtenues par des groupements de personnes.
Les bnficiaires de leur action sont aussi socitaires, selon le principe de la double qualit :
les populations qui constituent les bnficiaires de lentreprise - clients, usagers,
consommateurs ou travailleurs - sont galement ses adhrents, associs, socitaires. La double
qualit permet au travailleur de doubler sa qualit de salari de celle de co-entrepreneur et au
consommateur de considrer les biens et services non seulement comme des marchandises
mais galement comme des produits de la nature et du travail.
Ces termes, mancipation, conomie a-capitaliste, mouvement social, groupement de
personnes, double qualit, constituent la fois une ralit et un horizon : ils peuvent tre mis
en uvre de multiples manires, dans des cadres plus ou moins contraints, dans des contextes
plus ou moins favorables et, consquemment, de faon plus ou moins aboutie.
2. Pour mmoire encore : lchec de lconomie sociale en tant que mouvement
Si lon met face face ce cadre thorique et lorganisation de lconomie sociale franaise, on
a du mal faire le lien. Soyons clairs quitte simplifier abusivement : il ny a pas un vritable
mouvement de lconomie sociale.
Sur le terrain, les associations, les coopratives se dveloppent rapidement dans de nombreux
secteurs dactivits. De nouvelles formes innovantes voient le jour (les CAE, les Scic, les
Amap, etc.) comme des innovations dconomie sociale (cest--dire en lien avec le cadre
thorique de lconomie sociale) se multiplient dans des petites et grandes entreprises, dans
des partenariats avec les collectivits publiques, des PME, etc.
Il existe galement des fdrations et des organisations de ces groupements de personnes
participant des instances reprsentatives de lconomie sociale. Des mouvements associatifs,
coopratifs, mutualistes, de mme que des organisations dconomie sociale, comme les Cres,
sont trs actifs et leur rle est essentiel y compris pour faire mouvement . Mais il ny a de
mouvement proprement dit national ou international des personnes regroupes dans
lconomie sociale.

Comment comprendre ce hiatus ? Il faut tudier comment a vcu

lconomie sociale depuis les annes 70 et sinterroger sur les conditions de ralisation dun
mouvement venir.
2

Cet chec est grave dans la mesure o il risque de fragiliser les groupements de
personnes eux-mmes qui se sont, au fil du temps, identifies lconomie sociale. Il
provoque galement un manque qui empche lmergence dun discours clair rpondant aux
aspirations de la socit civile. Ce manque est dautant plus ressenti quil intervient au
moment o, en lien avec de nouvelles attentes conomiques, sociales, culturelles et
environnementales, se multiplient les pratiques innovantes en phase avec les principes de
lconomie sociale. Cest dans ce manque, et en premier lieu le manque de
communication, que se btit le mouvement des entrepreneurs sociaux.
3. Lentrepreuriat social : un mouvement de pense issu de la philanthropie
La force de changement la plus puissante, cest une ide nouvelle entre les mains dun vrai
entrepreneur (Olivier Kayser, Dirigeant dAshoka France, 2007).
Comme lindique Olivier Kayser, lentrepreneuriat social est une ide, un projet politique,
comme ltait aussi lconomie sociale au moment de son mergence. Lconomie sociale
propose de regrouper dans un mme ensemble des groupements de personnes partageant une
certaine conception de lconomie. Lentrepreneuriat social est une nouvelle proposition qui
tente de saisir un ensemble dentreprises, ou plus exactement, plusieurs ensembles
dentreprises, qui lui prexistent. Il est essentiel davoir lesprit que lentrepreneuriat
social nest pas un ensemble de pratiques (comme le sont les entreprises sociales, les
associations, les coopratives, etc.) : cest un courant de pense.
Aucune manire de voir, ni aucune classification nexiste indpendamment dun objectif,
dune hypothse. La question est donc autant de savoir quest-ce que lentreprise
sociale ? que quest-ce lentrepreneuriat social comme mouvement ? Quel est son
projet ? Do vient-il ? Qui sont ses promoteurs ? La question, cest aussi, pourquoi
maintenant ? .
Comme la bien dcrit Hugues Sibille, le mouvement de lentrepreneuriat social est n aux
Etats-Unis : La Social Enterprise Initiative est lance en 1993 par la Harvard Business
School et de grandes fondations qui mettent sur pied des programmes de soutien aux
entrepreneurs sociaux. Ainsi Bill Drayton, ancien ministre de Jimmy Carter, lance-t-il Ashoka
[] Bill Drayton sappuie demble sur les savoir faire des grandes entreprises (via Mac
Kinsey) et veut soutenir les projets fort effet de levier [] Dans une priode plus rcente,
lmergence aux Etats-Unis du concept de Venture Philanthropie, renforce et renouvelle
lintrt pour les entrepreneurs sociaux. Ils abordent lentrepreneuriat social avec les
3

mthodes issues du capital risque et mettent laccent sur le retour social sur investissement
(SROI) (H. Sibille, 2009, p.279).
Cette conception est ne au sein des fondations des grandes entreprises amricaines. Faisant
le lien entre les grandes entreprises et les populations bnficiaires des fondations, elle
consiste appliquer les mthodes de la grande entreprise dans les activits sociales que
ces fondations soutiennent (C.W. Letts, W. Ryan, A. Grossman, 1997). Cette proposition ne
doit pas grand-chose aux entrepreneurs sociaux, qui existent indpendamment delle, avec
leurs propres dynamiques. Par contre, les entrepreneurs sociaux lintressent.

4. Entrepreneuriat social, social business et entreprise sociale


Lentrepreneuriat social tente dintgrer actuellement deux grands ensembles dactivits.
Dans lhmisphre sud, ce sont celles qui se sont fait connatre travers Mohamed Yunus et
le micro-crdit et qui consistent dvelopper des activits conomiques et commerciales avec
les dshrits (le bottom of the Pyramid, [Prehalad C.K., 2004]) : traduit dans le mouvement
de lentrepreneuriat social, elles dfinissent le Social Business (H.Sibille, ibidem, p.280), qui
est la composante commerciale de lentrepreneuriat social. Il sagit dune activit trs
diffrente de la composante philanthropique. Bien sr, toutes les activits ralisant du
microcrdit ne se reconnaissent pas, loin sen faut, dans cette conception du Social Business.
Lautre ensemble dactivits vis par lentrepreneuriat social aujourdhui est celui qui, en
Europe, constitue le coeur du renouvellement de lconomie sociale et solidaire : coopratives
sociales italiennes, belges, finlandaises, espagnoles, portugaises, Scic franaises, associations
et entreprises travaillant dans le domaine de linsertion en Grande-Bretagne et en France, etc.
Le Mouvement des entrepreneurs sociaux cherche regrouper ces nouvelles coopratives,
associations et entreprises. Au-del, il cherche runir lensemble des sensibilits ,
conomie sociale et conomie solidaire incluses (H. Sibille, ibidem). Sil se prononce pour
une conomie sociale sans rivage, ce nest cependant pas sans donner un sens nouveau cette
belle expression de Jacques Moreau (Chomel, Alix, 2005).
Quentend-on par entreprise sociale ? Il y a des milliers de pages consacres cette question.
J. Defourny et son quipe dEmes lont dfini sur le plan acadmique (C. Davister, J.
Defouny, O. Grgoire, 2004) Reprenant lessentiel des travaux dEmes, les promoteurs de
lentrepreneuriat social en France lont dfini comme suit : Les entreprises sociales sont des
entreprises finalit sociale, socitale ou environnementale et lucrativit limite. Elles
cherchent associer leurs parties prenantes leur gouvernance (Codes, 2009). Une
dfinition trs large sauf sur un point : il sagit dentreprises et non dconomie. Ladoption
4

de lentreprise sociale par le courant de pense de lentrepreneuriat social rduit le projet


dalternative conomique celui dune conception micro-conomique.
5. Lentrepreneuriat social se dfinit par la recherche dune finalit
Nous souhaitons jeter des passerelles entre le secteur priv et le secteur but non lucratif
(Thierry Sibieude, Responsable de la Chaire dentrepreneuriat social de lEsssec, 2007).
A travers les entreprises quil ambitionne de fdrer, le mouvement de lentrepreneuriat social
entend relier deux ensembles qui sont traditionnellement en tension : dune part, les pauvres exclus, paysans sans terre, chmeurs, auto-entrepreneurs de lhmisphre sud, personnes
handicapes, immigrs, territoires labandon ou subissant les pollutions, victimes des
catastrophes naturelles ou socio-conomiques, de la guerre, des injustices, etc. Cest sa
finalit affirme comme sociale, socitale et environnementale . Dautre part, les riches,
agissant travers les grandes entreprises -Microsoft, Danone, Total, Monsanto, Mac Kinseyet leurs fondations qui tout la fois, financent les grandes universits et grandes coles et les
programmes daction philanthropiques. Les entrepreneurs, pour linstant encore largement en
devenir, qui instituent ce lien sont essentiellement issus de ces grandes coles.
Ces deux ensembles sont relis selon deux modalits types : (1) laction philanthropique des
fondations sattaque aux questions touchant aux droits les plus lmentaires : sant,
alimentation, ducation, culture Avec des budgets souvent suprieurs ceux des Etats, les
fondations mobilisent des fonds considrables pour les vaccinations, centres de sant, dons de
nourriture, cration dcoles, bibliothques. Pour le dire vite, il sagit de sauver des vies en
danger en offrant les biens essentiels. (2) Les projets conomiques proprement dits visent
intgrer les pauvres dans lconomie marchande par laccs au micro crdit, au matriel, aux
engrais, aux moyens techniques, aux nouvelles denres, au commerce, etc.
Les moyens privilgis pour parvenir laccs de nouveaux biens et services sont la gratuit
dans la premire dmarche et le prt dans la seconde.

6. La gratuit et le prt
La gratuit sexprime travers les programmes de sant, dalimentation, dducation, etc. mis
en place par les philanthropes au bnfice des populations dmunies. Cependant, du point de
vue de lconomie sociale, il est difficile de ne pas souligner les ambiguts de cet
investissement. Comment penser aboutir lmancipation des personnes si on ne les laisse
pas le pouvoir de dcider de ce dont elles ont besoin, y compris et peut-tre surtout en matire
de biens fondamentaux ? Raliser la double qualit cest ni plus ni moins articuler laction
5

pour une population au pouvoir exerc par cette population. En outre, la gratuit en
provoquant la cration dune dette qui ne sera jamais rgle est un problme insurmontable en
matire de dveloppement.
Li lexercice du pouvoir, le bnfice est du ct du crancier. Le donateur est
rcompens par le prestige public, lhonorabilit civique, la reconnaissance des bnficiaires
et ventuellement une bndiction spirituelle pour sa conscience religieuse (Jeanne B.,
Paillaud S, cit in Draperi, 2007, p.157). Dans lide du donateur, la dette contracte par le
pauvre est ad vitam, le crdit escompt par le riche est aeternam. En ralit, cest plutt le
contraire : la dette se transmet alors que la reconnaissance ne survit pas lhomme.
Le prt est lactivit principale du microcrdit. Le microcrdit permet avant tout aux trs
pauvres dchapper aux usuriers. Plus de la moiti des trs pauvres et jusqu 70 % dans
plusieurs pays andins - sont leur compte et endetts. Cette situation classique dans les pays
pauvres ou peu dvelopps stend : la France permet galement aux pauvres de sinstaller
dans la prcarit en devenant entrepreneur avec le statut de micro entreprise. Le microcrdit
est galement un levier pour engager un programme de formation ou mettre en place de
nouvelles activits. Cependant les taux du microcrdit sont gnralement encore suprieurs
aux taux des prts consentis aux riches. Ajoutons quil existe une grande diversit de
microcrdits. Par exemple, la banque de Palmas et de la monnaie du mme nom - au Brsil
par Joachim Melo, est dtenue par la communaut des habitants (J.Melo, 2009). J. Melo
rejoint la principale critique de lconomie sociale lencontre dautres formes du micro
crdit : laccs au crdit est bnfique sil est administr par les bnficiaires et gnralement
quand il sarticule une pargne (qui le prcde ou qui en rsulte), faute de quoi il entretient
lendettement et la dpendance (A. Chomel, 1999). Une situation largement partage par les
pauvres du nord comme du sud.
Initiateurs
Ressources
Partenaires
Multinationales
Fondations
Universits
Grandes coles

Acteurs

March

Moyen
principal

Entrepreneurs
sociaux

Exclus
Pauvres
Environnement
()

Aide gratuite
Microcrdit

7. Les fondations la place des Etats..


Cette entreprise nous permet datteindre les objectifs du service public avec les moyens du
priv (Jean-Marc Borello ; Dlgu gnral du groupe SOS, 2007).

En rsum, les deux modalits principales dintervention revendiques par le mouvement de


lentrepreneuriat social correspondent deux activits qui, hier, navaient pas grand chose
voir entre elles. La premire reprend le projet de lEtat providence : les Fondations
dentreprises se substituent aux Etats au niveau de leur rle de redistribution de la richesse.
Ceci explique que lEtat franais ait longtemps rsist la libralisation des fondations,
considrant que le service dintrt gnral tait de son seul ressort, mme lorsqu partir des
annes 1980, il se repose sur des associations pour le servir.
Lessor des fondations dentreprises se fait au rythme du recul de la dmocratie politique.
Mais au fait les fondations nappartiennent-elles pas lconomie sociale ? E. Archambault
note quune fondation est un ensemble dactifs alors quune association, une mutuelle ou
une cooprative est une socit de personnes (E. Archambault, 2003, p.72). Les fondations
ne peuvent ainsi tre disjointes de leur institution dorigine. Capital ddi, la fondation nest
autonome que statutairement, dpendant totalement de la personne morale ou physique qui la
cre et la finance. Par ailleurs, une fondation est lacte par lequel une ou plusieurs
personnes physiques ou morales dcident laffectation irrvocable de biens, droits ou
ressources la ralisation dune uvre dintrt gnral et but non lucratif (Loi du 23
juillet 1987). Autrement dit, le principe de la double qualit, clef de lmancipation en
conomie sociale, est totalement impossible dans une fondation (alors quelle est contenue
dans la loi de 1901, mme si elle nest pas ncessairement pratique dans les associations).
Cette remarque permet de considrer que seules les fondations issues dentreprises
dconomie sociale peuvent tre considres comme appartenant lconomie sociale.
8. et le Social Business la place des coopratives
La seconde activit rend compte dune autre volution, celle de considrer le social comme un
Business (J. Emerson, 2000). Le fait de considrer les bnficiaires dune action conomique
comme un march nest pas ncessairement en rupture avec danciennes pratiques
coopratives dans la mesure o laccs de nouvelles richesses est en lui-mme
mancipateur. Encore faut-il distinguer les conceptions possibles du march, des rapports au
march. Le but vis par lentrepreneuriat social est-il lessor de lentrepreneuriat social ou
lmancipation des pauvres ? Car la conception dune lintervention nest jamais neutre.
Ecoutons Xavier Muscat, Directeur Gnral du trsor et de la politique conomique (au
moment o il sexprime) : Lirruption de ces partenariats dans le domaine de laide ne va
pas sans difficults collatrales. Les cots de transaction subis par les pays qui reoivent
laide, et qui sont engags saligner sur une multiplicit de procdures, augmentent. La
7

concurrence saccrot entre les bailleurs pour sassurer sur place la coopration des
meilleures ressources humaines au risque de les dtourner dautres enjeux locaux (X.
Muscat, 2007, p.412). Lauteur, considre nanmoins que le bilan cots/avantages demeure
trs positif .
Limite aux effets de lexploitation et ne la remettant pas en question, cette approche tourne le
dos celle analyse par dElinor Ostrom qui montre que, loin dtre des ressources, les biens
communs sont une forme de proprit collective et, consquemment, que laction et la
proprit collectives des populations constitue la meilleure forme de gestion des ressources
environnementales. (E. Ostrom, 1990). On est loin dune approche qui considre les pauvres
et les exclus comme des personnes ayant leur propre systme de pense et produisant des
pratiques et des connaissances indites. Le mouvement de lentrepreneuriat social plaque sur
les pratiques conomiques et sociales quil observe un corps de conceptions reprises par les
multinationales et les marchs mondiaux : les cots de transactions, la gouvernance
dentreprise, lasymtrie informationnelle, les parties prenantes, le retour social sur
investissement, etc. (J. Emerson, ibidem). Il ne sapproprie gure les connaissances nes des
savoirs exprientiels des acteurs de cette conomie et, du mme coup, ne cherche
comprendre ni les acteurs, ni les rgles qui en sont issues, encore moins leur donner un
pouvoir de dcision.
9. Linscription de lentrepreneuriat social dans le capitalisme
Pour Crer des emplois, crons des employeurs (Patrick Dargent, Prsident du rseau
entreprendre, 2007).
Le Mouves ambitionne en France de drainer vers lui les CAE, les coopratives servant le
dveloppement local, les associations dinsertion par lconomie, les activits autour du
commerce quitable, les coopratives dactivits et demploi, etc. Ces entreprises qui ont en
commun de viser une finalit sociale et de limiter la lucrativit sinscrivent frquemment dans
des projets de socits distincts de celui qui sous tend la thorie de lentrepreneuriat social. En
particulier, les entreprises sociales du nord comme du sud ne visent gnralement pas
soutenir le capitalisme.
Nous entendons par capitalisme un mode dexploitation du travail et des ressources ralis par
des socits anonymes dtenues par des apporteurs de capital galement responsables de
lorientation politique de ces entreprises. Dans sa phase actuelle, le capitalisme concentre
quelques entreprises formant des oligopoles dans la majorit des filires de production et dans
8

le placement financier. Il comprend galement les institutions administratives publiques et


prives qui dfinissent les rgles des changes et les normes internationales.
Les petites entreprises de type artisanal, commercial, agricole etc., nappartiennent pas au
capitalisme. Elles appartiennent, comme lessentiel de lconomie sociale, des systmes
marchands localiss qui fonctionnaient bien avant le mode dexploitation capitaliste mais sur
lesquels celui-ci tente dimposer ses rgles de fonctionnement.
Or, non seulement le projet de lentrepreneuriat social nest pas incompatible avec lconomie
capitaliste, mais il est peut-tre la condition de son renouvellement. Lessor de
lentrepreneuriat social est directement li celui de la pauvret et des atteintes
lenvironnement. Encore une fois, les entrepreneurs sociaux et leurs pratiques ne sont pas en
question ici, tout au contraire : rsoudre la pauvret et les atteintes lenvironnement est une
urgence de tous les instants. Ce qui pose problme cest le projet dinscrire ces activits dans
un mouvement qui ne lui permet pas de questionner ce qui les rend ncessaires. Il suffit de
suivre la circulation de largent : lexploitation du travail et des ressources naturelles par les
entreprises capitalistes les plus importantes, encadre par lOrganisation mondiale du
commerce et les nouvelles normes internationales (cf. par exemple J.-C. Detilleux, C. Naett,
2005), provoque un accroissement apparemment sans limite des ingalits et des pollutions
parfois irrversibles. Mais ces drames sont galement de nouveaux marchs. Les dpenses des
fondations vers ces secteurs sont aussi des investissements pour les multinationales.
Le mouvement de lentrepreneuriat social est donc complmentaire au mode de cration
de la valeur au sein des socits de capitaux quil prolonge par une rallocation des
profits.
10. Lessor de ce mouvement est solidaire de laccroissement des ingalits
Cest la raison pour laquelle cette conception de la circulation suppose laccroissement des
ingalits au moment de la production de la valeur, qui doit se traduire par lmergence de
riches et la multiplication des pauvres. En effet la philanthropie est co-substantielle de
lingalit (A. Vaccaro, 2007, p.433. Antoine Vaccaro est Prsident du Centre dtudes et
de recherche sur la philanthropie). Si le nombre des riches et encore plus des trs riches
sest ainsi considrablement accru, cela constitue donc autant de philanthropes en devenir
(B. Chevalier, 2007, p.417). Selon lauteur, un enjeu important est laugmentation des
milliardaires dans les pays mergents (et ils sont dores et dj plus nombreux au Brsil ou en
Russie quen France pour un PIB environ dix fois moindre). Il va de soi, ds lors quon
9

considre que les fondations dentreprises ont pour mission de remplacer les Etats dans la
fonction de servir lintrt gnral quon ne peut que se satisfaire de laugmentation du
nombre et du budget allou aux fondations (J.-F. Draperi, 2007).
Warren Buffett rsume parfaitement la situation des fondations, puisquil est considr la
fois comme lhomme le plus riche de la plante et celui qui est la tte de la fondation la plus
puissante. Si lon avait un doute quant la conception quil a des relations entre les groupes
sociaux, sa dclaration (mme si elle est ironique puisquelle entendait dnoncer les baisses
dimpts dcides par ladministration Bush) au New York Times explicite la question :
There's class warfare, all right, but it's my class, the rich class, that's making war, and
we're winning ( La guerre des classes existe, c'est un fait, mais c'est la mienne, la classe
des riches, qui mne cette guerre et nous sommes en train de la remporter , Cit in Ben
Stein, In Class Warfare, Guess Which Class Is Winning, The New York Times, 26 nov.
2006). Dans cette guerre conomique et politique extrmement violente, les acteurs qui
animent le march financier et dtournent les rgles traditionnelles de lchange et du
commerce sont galement ceux qui crent ou alimentent les fondations. Le renouveau de la
philanthropie - aprs celle des Carnegie et Rockefeller du dbut du 20e sicle - est directement
li larrive sur le march financier de nouveaux Corporate Raiders qui, pour le dire en un
mot, inventent un nouvel usage de la dette qui exacerbe la guerre conomique et dtruit des
entreprises productives, en vue de raliser rapidement des bnfices colossaux, puis
investissent dans la philanthropie. Les fondations dveloppent de nouveaux modes
dinterventions et conoivent une nouvelle prtention la fois scientifique et politique (N.
Guilhot, 2006).
Ce dessaisissement de lEtat de son monopole est videmment inquitant mais le problme
prsent est de savoir si les entrepreneurs sociaux et lconomie sociale veulent se cantonner
lexercice du rle de circulation de largent et dlargissement des marchs - tout en assurant
une ncessaire pacification sociale - auquel les destine la conception de lentrepreneuriat
social ou sils ambitionnent de participer lmancipation des personnes et la dfinition de
rgles du jeu moins injustes et plus dmocratiques.
11. Une dfinition de lentrepreneuriat social
En rsum pour comprendre lessor de la conception de lentrepreneuriat social aujourdhui il
faut le replacer dans le contexte historique contemporain. Nous avons vcu entre 1945 et 1970
une priode caractrise par une rgulation conomique qui sappuyait sur : (1) la conjonction

10

entre production de biens et enrichissement du capital, (2) le compromis fordiste entre


ouvriers et patronat et (3) larbitrage par les Etats nations (R. Boyer, 2000). Depuis les annes
70, la situation se caractrise par une rgulation qui articule de faon croissante (1)
lenrichissement par le placement financier, (2) larbitrage par des autorits administratives
publiques (OMC) et prives (IASB) et (3) lessor de fondations dentreprises qui se
substituent aux Etats nations dans la redistribution au service de lintrt gnral.
Dans ce contexte, lentrepreneuriat social a, comme ses partisans le revendiquent haut et fort,
une grande destine. Il est un mouvement de pense de laction conomique qui a sa propre
conception politique de lentreprise, quon pourrait dfinir comme suit :
Lentrepreneuriat social est une conception politique qui promeut des entreprises ayant pour
finalit de traiter la pauvret, lexclusion et les atteintes lenvironnement. La centration sur
la finalit sociale, le soutien des grandes socits de capitaux et de leurs fondations, la
limitation de laction lchelle de la petite ou moyenne entreprise et ladoption de normes de
gestions issues des grandes entreprises se conjuguent pour ne pas penser laction au niveau
des causes macro-conomiques, politiques, sociales et anthropologiques des problmes
socitaux et environnements. Lentrepreneuriat social pose en premier lieu la question sociale
en termes de moyens et plus spcifiquement de moyens financiers. Considrant la pauvret et
lenvironnement comme un march, il a pour objectif dinclure les populations pauvres dans
le march mondial des marchandises. Les fondations, les grandes coles de management, les
entreprises sociales, les rseaux offrant du micro-crdit, les associations et une partie des
coopratives constituent les acteurs sociaux susceptibles de dvelopper le projet de
lentrepreneuriat social.

12. Conclusion : deux conceptions pour une infinie diversit de pratiques


Ce survol rapide de lentrepreneuriat social permet de conclure quil est en concurrence avec
lconomie sociale, simplement parce quil dfinit une autre mise en perspective thorique et
politique des entreprises sociales. Il ambitionne de runir galement des coopratives, des
mutuelles et des associations ce quil ne peut faire quen faisant clater leur unit (toutes les
coopratives, mutuelles et associations ne peuvent pas tre intgres dans lentrepreneuriat
social) et remettre en question leurs statuts. Ainsi Augustin Romanet (Directeur gnral de la
Caisse des Dpts et Consignations, soutient majeur de lentrepreneuriat social) crit-il que
lide que le capital des Scop ne puisse aucun moment tre redistribu entre ses membres
me semble un peu obsolte , (cit par Max Armanet, Entre Etat et march, quelle place
pour lconomie sociale? , Libration, 29/01/10).
11

Sur le plan thorique, il me semble donc difficile de dfendre lun et lautre de ces deux
projets. Visant lmancipation de tous, soutenue par le principe de la double qualit et
sappuyant sur des statuts rduisant le pouvoir du capital, lconomie sociale cherche dfinir
une conomie a-capitaliste. Servant une finalit sociale, socitale et environnementale,
soutenue par les grandes entreprises et les fondations, lentrepreneuriat social cherche
dfinir lentreprise humaine .
Lchec de lconomie sociale en tant que mouvement ne permet pas de conclure lchec de
son cadre conceptuel. En effet les groupements de personnes continuent den vrifier la force
dans tous les pays sans se runir ncessairement sous sa bannire.
Au niveau national, la Dlgation interministrielle souvent fortement engage auprs des
acteurs semble appartenir au pass : lEtat la transforme au moment o elle est la plus
ncessaire des acteurs de mieux en mieux organiss et soutenus par les collectivits
territoriales. Rciproquement, ce jour lconomie sociale na pas t capable de faire valoir
son projet sur le plan politique, terrain sur lequel elle sest neutralise force dtre neutre
comme le dit T. Jeantet (2008) Le Mouves a limmense mrite de la bousculer.
Selon les places et les rles tenus par chacun, les stratgies seront donc diffrentes. Peu
importe. Le problme nest pas dy aller ou pas puisque nous sommes tous en situation
dchanges conomiques quotidiens avec les grandes entreprises et leurs fondations. Il est tout
fait possible que lentrepreneuriat social soit aujourdhui lun des maillons faibles du mode
dexploitation capitaliste dans la mesure o les acteurs quil associe et les populations quil
vise ont frquemment un autre cadre politique que le sien.
Le problme est de savoir quelle est la nature de la relation que nous entretenons avec
lconomie capitaliste. Si lon veut rompre lexploitation des ressources naturelles et du
travail, rduire la misre quelle provoque pour un nombre croissant dhumains et le risque
quelle fait courir lensemble de la vie sur terre, il est essentiel de comprendre les
dynamiques du capitalisme et de maintenir un ple de pense qui alimente et se nourrit des
pratiques alternatives au capitalisme.
Entre lconomie sociale et lentrepreneuriat social les portes sont ouvertes. Mais gardons
lide quil sagit de deux maisons bien diffrentes.
Renvois bibliographiques
M. Abeles, Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Odile Jacob, 2002
E. Archambault, Pourquoi la France a-t-elle si peu de fondations ? Recma n287, 2003

12

R. Boyer, Thorie de la rgulation, La Dcouverte, 2000


F. Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 1988
B. Chevalier, Fondations philanthropiques et mondialisation : quels dfis pour ce sicle ? in
Largent dans le monde, Association dconomie financire, 2007
A. Chomel, Coopration dpargne et de crdit et micro-crdit : Kafo-Jiginew au Mali-sud , Recma,
n271, 1999
A. Chomel, N. Alix, Pour une conomie sociale sans rivages, Jacques Moreau (1927-2004),
LHarmattan, Les cahiers de lconomie sociale, 2005.
Codes, Osez maintenant, Livre blanc pour dvelopper lentrepreneuriat social, Avise, 2009
C. Davister, J. Defouny, O. Grgoire, 2004, Les entreprises sociales dinsertion dans lUnion
europenne, un aperu gnral , Recma n293, 2004
D. Demoustier, La ncessit dune alternative la financiarisation de lconomie , in J.-F. Draperi
(coord), Lanne de lconomie sociale et solidaire, Dunod, 2009
J.-C. Detilleux, C. Naett, Les coopratives face aux normes comptables internationales , Recma
n295, 2005
J.-F. Draperi, Comprendre lconomie sociale, Dunod, 2007
J.-F. Draperi, Lanne de lconomie sociale et solidaire. Une alternative redcouvrir en temps de
crise, Dunod, 2009
J. Emerson, The Natur of Returns : A Social Capital Markets Inquiry into Elements of Investment
and the Blended Value Proposition, Harvard Business School Enterprise Series, n17, 2000
N. Guilhot, Financiers, philanthropes, Raisons dagir, 2006
T. Jeantet, Lconomie sociale, une alternative au capitalisme, Economica, 2008
H. Kempf, Pour sauver la plante, sortez du capitalisme, Seuil, 2009
C.W. Letts, W. Ryan, A. Grossman, Virtuous Capital : What Foundations Can Learn from Venture
Capitalits, Harvard Business Review, mars-avril 1997
J. Melo, Viva Favela, Michel Lafon, 2009
X. Musca, X., Fondations et aide publique au dveloppement : quels espaces de rencontre ? ,
Largent dans le monde, Association dconomie financire, 2007
E. Ostrom, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge
University Press, 1990
C.K Prehalad, The fortune at the bottom of the pyramid, Wharton School Publishing. 2004.
V. Seghers, S. Allemand, Laudace des entrepreneurs sociaux, d. Autrement, 2007
H. Sibille, Entrepreneuriat social et conomie sociale , pp.277-284, in J.-F. Draperi (coord.),
Lanne de lconomie sociale et solidaire, Dunod, 2009

13

A. Vaccaro, Aspects anthropologiques et tats des lieux de la philanthropie et du mcnat en


France" in Largent dans le monde, Association dconomie financire, 2007

14

Vous aimerez peut-être aussi