AE VAn Vogt - Le Monde Des Non A
AE VAn Vogt - Le Monde Des Non A
AE VAn Vogt - Le Monde Des Non A
VAN VOGT
Le monde des À
1
Le bon sens, quoi qu'il fasse, ne peut manquer de se laisser surprendre à l'occasion. Le but
de la science est de lui épargner cette surprise et de créer des processus mentaux qui devront
être en étroit accord avec le processus du monde extérieur, de façon à éviter, en tout cas,
l'imprévu.
Bertrand Russell
Les occupants de chaque étage de l'hôtel devront comme d'habitude constituer leurs propres
groupes de protection pendant la durée des jeux...
Sombre, Gosseyn regardait à travers la vitre bombée de la fenêtre à l'angle de sa chambre
d'hôtel. De son observatoire de trente étages, il voyait la ville de la Machine s'étendre au-
dessous de lui. Le jour était lumineux et clair, et l'étendue du champ de vision, prodigieuse. A
gauche, le fleuve bleu foncé pétillait en petites vagues sous le fouet de la brise tardive. Au nord,
les collines mordaient durement l'azur infini du ciel.
C'était là l'horizon visible. Entre les collines et le fleuve, des bâtiments s'éparpillaient le long
des vastes artères. Pour la plupart, des maisons dont les toits clairs brillaient parmi les palmiers
et les plantes semi tropicales. Mais çà et là, il y avait d'autres hôtels et des constructions plus
vastes non identifiables à vue.
La Machine elle-même s'élevait sur la crête aplanie d'une colline.
C'était une tour brillante, argentée, qui se dressait dans le ciel à près de dix kilomètres de là.
Les jardins, et le palais présidentiel voisin, disparaissaient en partie derrière les arbres. Mais
Gosseyn ne se souciait pas du reste. La Machine elle-même éclipsait tout autre objet dans son
champ de vision.
C'était extrêmement tonifiant de la voir. Malgré lui, en dépit de son humeur morose, Gosseyn
ressentait une sorte d'émerveillement. Il était là, enfin, prêt à prendre part aux jeux de la
Machine, jeux qui signifiaient la richesse et une situation assurée pour ceux qui ne réussissaient
que partiellement, et le voyage à Vénus pour le groupe particulier de gagnants.
Des années il avait désiré venir, mais il avait fallu qu'elle meure pour que ce soit possible.
Chaque chose, pensa Gosseyn morne, se paie. Lorsqu'il rêvait à ce jour, il n'imaginait jamais
qu'elle put ne pas être à ses côtés, en train de subir elle-même l'épreuve pour gagner. En ce
temps-là, lorsqu'ils se préparaient et qu'ils étudiaient ensemble, c'est la puissance et le pouvoir
qui modelaient leur espérance. Partir pour Vénus, ni Patricia ni lui n'avaient pu le concevoir ; ils
ne l'envisageaient pas même ; mais maintenant, pour lui seul, même la puissance et la richesse
ne signifiaient rien. C'étaient la distance, l'impossibilité d'imaginer Vénus et son mystère et cette
promesse de dépaysement qui l'attirait. Il se sentait à l'écart du matérialisme de la Terre. En un
sens absolument étranger à la religion, il désirait un changement spirituel.
Un coup à la porte interrompit ses réflexions. Il ouvrit et vit un garçon. Le garçon dit :
— Monsieur, on m'a envoyé vous prévenir que les autres clients de cet étage sont au salon.
Gosseyn se sentait neutre.
— Et alors ? demanda-t-il.
— On est en train de discuter les mesures de protection des gens de l'étage pendant la durée
des jeux, monsieur.
— Ah ! dit Gosseyn.
Il était surpris d'avoir oublié. La communication transmise par les émetteurs de l'hôtel l'avait
intrigué. Mais il était difficile de concevoir que la plus grande ville du monde put être entièrement
dépourvue de police ou de garde pendant la période des jeux. Dans les villes du dehors, dans
toutes les autres villes, dans les villages et les communautés, la loi continuait d'être maintenue.
Ici, dans la ville de la Machine, pendant un mois il n'y aurait d'autre règle que l'attitude de
défense, négative, des groupes.
— Je viens, dit Gosseyn en souriant. Dis-leur que je suis nouvellement arrivé et que j'ai oublié.
Et merci.
Il tendit au garçon un pourboire et le congédia. Il poussa la porte, assujettit les trois fenêtres
de plasto et mit un repéreur sur son vidéophone. Puis, fermant avec soin la porte derrière lui, il
traversa le hall.
En pénétrant dans le salon, il remarqua un habitant de son propre village, un commerçant
nommé Nordegg, debout près de l'entrée. Gosseyn lui fit un signe de tête et un sourire. L'homme
le regarda, étonné, et ne rendit ni l'un ni l'autre. Un instant, Gosseyn trouva cela bizarre. Mais
cette bizarrerie s'effaça de son esprit lorsqu'il constata que le reste de la nombreuse assemblée
présente le regardait.
Des yeux clairs, amicaux, des visages curieux, aimables avec une trace de calcul — telle fut
l'impression de Gosseyn. Il réprima un sourire. Chacun prenait la mesure de son voisin, tentant
d'évaluer quelles chances avait celui-ci de gagner. Il vit un vieil homme, derrière un bureau à
côté de la porte, lui faire signe. Gosseyn y alla. L'homme dit :
— Il me faut votre nom et tout ça pour le registre.
— Gosseyn, dit Gosseyn. Gilbert Gosseyn, Cress-Village, Floride, âge trente-quatre ans, taille
un mètre quatre-vingt-cinq, poids quatre-vingt-quatre kilos, signes particuliers néant.
Le vieil homme lui sourit en clignant de l'œil.
— C'est votre opinion, dit-il. Si votre esprit ressemble à votre aspect, vous irez loin aux jeux.
Il conclut :
— Je constate que vous n'avez pas précisé si vous étiez marié.
Gosseyn hésita ; il pensait à une morte.
— Non, dit-il enfin doucement ; pas marié.
— Eh bien, en tout cas vous avez beaucoup d'allure. Puissent les jeux vous révéler digne de
Vénus, monsieur Gosseyn.
— Merci, dit Gosseyn.
Comme il faisait demi-tour pour s'éloigner, Nordegg, l'autre habitant de Cress-Village, le
dépassa et se pencha sur le registre. Lorsque Gosseyn regarda une minute après, Nordegg
parlait avec animation au vieux monsieur qui semblait protester. Gosseyn, étonné, le regarda,
puis il n'y pensa plus, parce qu'un petit homme jovial venait de gagner un coin libre de la salle
surpeuplée et levait la main.
— Mesdames et messieurs, commença-t-il. Je me permettrai de vous dire que nous devrions
commencer notre discussion maintenant. Tous ceux qui se soucient de la protection du groupe
ont eu amplement le temps d'arriver* Et par conséquent, sitôt que la période de récusation sera
terminée, je suggère que nous fermions les portes et que nous commencions.
« Pour les nouveaux candidats aux jeux qui ne savent pas ce que j'entends par période de
récusation, poursuivit-il, je précise le processus. Comme vous le savez, chaque personne ici
présente sera priée de répéter dans le détecteur de mensonge les renseignements qu'il ou elle
aura fournis à l'entrée. Mais avant que nous ne commencions, si quelqu'un a un doute
quelconque sur la légitimité de la présence ici de qui que ce soit, qu'il veuille bien l'exprimer
maintenant. Vous avez le droit de récuser toute personne présente. Formulez, je vous prie, tous
vos soupçons, même si vous n'avez pas une preuve spécifique. Rappelez-vous, cependant, que
le groupe se réunira chaque semaine et que cette récusation pourra se faire à chaque réunion. Y
en a-t-il pour l'instant ?
— Oui, dit une voix derrière Gosseyn. Je récuse la présence ici d'un individu qui prétend se
nommer Gilbert Gosseyn.
— Hein ? dit Gosseyn.
Il pivota et regarda, incrédule, Nordegg.
L'homme le dévisagea sans sourciller puis ses yeux se posèrent sur les visages des gens
placés derrière Gosseyn. Il dit :
— Quand Gosseyn est entré ici, il m'a fait signe comme s'il me connaissait, aussi j'ai été
regarder son nom sur le registre en pensant que cela me rafraîchirait la mémoire. A mon grand
étonnement, je l'ai entendu dire qu'il habitait Cress-Village en Floride, d'où moi-même je suis.
Cress-Village, mesdames et messieurs, est un petit village plutôt connu, mais il n'a que trois
cents habitants. Je suis propriétaire d'un des magasins et je connais tout le monde, absolument
tout le monde, dans le village et la campagne avoisinante. Il n'existe pas d'individu à Cress-
Village ou aux environs qui s'appelle Gilbert Gosseyn.
Les paroles de Nordegg avaient provoqué en Gosseyn un choc considérable qui se dissipa,
le temps que fût fini ce discours. L'impression ultérieure de Gosseyn fut qu'on se moquait de lui
de quelque mystérieuse façon. Sinon, le développement de l'accusation paraissait dénué de
sens.
Il dit :
— Tout cela me semble un peu idiot, monsieur Nordegg.
Il s'arrêta.
— C'est bien votre nom, n'est-ce pas?
— Exact, approuva Nordegg, quoique je me demande comment vous l'avez su.
— Votre magasin à Cress-Village, insista Gosseyn, est au bout d'une rangée de neuf
maisons, à un carrefour ?
— Sans aucun doute, dit Nordegg, vous êtes passé par Cress-Village, ou en chair et en os, ou
sur une photographie.
La prétention de l'homme irrita Gosseyn. Il lutta contre sa colère et dit :
— A environ deux kilomètres à l'ouest de votre magasin, il y a une maison dont la forme est
plutôt bizarre.
— Il appelle ça une maison ! dit Nordegg. La demeure célèbre dans le monde entier de la
famille Hardie.
— Hardie, dit Gosseyn, était le nom de jeune fille de ma femme. Elle est morte il y a environ
un mois. Patricia Hardie. Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?
Il vit Nordegg adresser un sourire ravi aux visages attentifs qui les entouraient.
— Eh bien, mesdames et messieurs, vous pouvez juger vous-mêmes. Il dit que Patricia
Hardie était sa femme. Je suppose que nous aurions tous entendu parler de ce mariage s'il avait
eu lieu. Et qu'elle soit actuellement feu Patricia Hardie, ou Patricia Gosseyn, eh bien — il sourit
—, tout ce que je peux dire, c'est que je l'ai vue hier matin, elle était tout ce qu'il y a de plus
vivant, très belle et très en forme sur son cheval favori, un arabe blanc.
Cela cessait d'être ridicule. Rien ne collait plus. Patricia n'avait jamais eu de cheval, blanc ou
autre. Ils étaient pauvres, ils travaillaient dans leur petit verger pendant le jour, étudiaient la nuit.
Et Cress-Village n'avait jamais été mondialement célèbre en tant que demeure des Hardie. Les
Hardie, ce n'était personne. Qui diable étaient-ils censés être ?
La question le frappa. Avec netteté, il vit le moyen de sortir de l'impasse.
— Je ne puis que suggérer, dit-il, une vérification de mes assertions par le détecteur.
Mais le détecteur répondit :
— Non, vous n'êtes pas Gilbert Gosseyn, et vous n'avez jamais vécu à Cress-Village. Vous
êtes...
La machine s'interrompit. Les dizaines de petits tubes électroniques clignotèrent, incertains.
— Oui, oui ? insista le petit homme trapu, qui est-il?
Il y eut une longue pause, puis :
— Son esprit n'en contient aucune trace, dit le détecteur. Il y a autour de lui une aura de force
d'un genre unique. Mais lui-même ne paraît pas au courant de sa vraie identité. Dans les
circonstances actuelles, aucune identification n'est possible.
— Et dans les circonstances actuelles, dit le petit trapu d'un ton définitif, je ne puis que vous
suggérer une proche visite au psychiatre, monsieur Gosseyn. Sans aucun doute, vous ne pouvez
rester ici.
Une minute plus tard, Gosseyn était dans le corridor. Une pensée, un but reposaient dans
son cerveau comme un bloc de glace. Il parvint à sa chambre et demanda un numéro au
vidéophone. Il fallut deux minutes pour être en liaison avec Cress-Village. La figure d'une
inconnue apparut sur la plaque. C'était un visage plutôt sévère, mais jeune et intelligent.
— Ici, miss Treechers, la secrétaire en Floride de miss Patricia Hardie. De quoi désirez-vous
entretenir miss Hardie ?
L'espace d'un instant, l'existence d'une personne telle que miss Treechers le troubla, puis
Gosseyn se ressaisit et dit :
— C'est personnel. Et il est important que je lui parle à elle-même. Passez-la-moi
immédiatement, je vous prie.
Sa voix, son visage ou ses gestes devaient être empreints d'autorité. La jeune femme dit,
hésitante :
— Je ne dois pas le dire, mais vous pourrez joindre miss Hardie au palais de la Machine.
Gosseyn explosa.
— Elle est ici, dans la capitale !
Il ne s'aperçut pas qu'il raccrochait. Mais soudain la figure de la femme ne fut plus là. Le
vidéo était noir. Il restait seul avec la révélation : Patricia vivait !
Il l'avait su naturellement. Son cerveau, entraîné à accepter les choses telles qu'elles étaient,
s'était incliné devant ce fait qu'un détecteur de mensonge ne ment pas. Assis là, il se sentait
bizarrement satisfait de la nouvelle. Il n'avait aucune envie d'appeler le palais de la Machine, de
parler à Patricia, de la voir. Demain, naturellement, il lui faudrait y aller, mais cela paraissait très
loin dans l'espace-temps. Il se rendit compte que l'on frappait violemment à la porte. Il l'ouvrit à
quatre hommes dont le premier, un grand type jeune, dit :
— Je suis le sous gérant. Désolé, mais il vous faut partir. Nous vous consignerons vos
bagages en bas. Pendant le mois sans police, nous ne pouvons pas courir de risques du fait
d'individus suspects.
Il lui fallut environ vingt minutes pour se faire vider de l'hôtel. La nuit tombait lorsqu'il se mit à
marcher lentement dans la rue presque déserte.
Aristote... très doué... influença sans doute le plus grand nombre de gens qui aient jamais
subi l'emprise d'un seul homme... Nos drames commencèrent lorsque le biologiste « intensif »
Aristote prit le pas sur le mathématicien philosophe « extensif » Platon, et combina toutes les
identités primaires, tous les postulats subjectifs... en un système impressionnant que nous ne
pûmes, pendant plus de deux mille ans, réviser sans risquer la persécution... Pour cette raison,
on a donné son nom aux doctrines bispéculatives dites aristotéliciennes et, inversement, les
réalités, polyspéculatives de la science moderne ont reçu le nom de non aristotéliciennes...
Il était trop tôt pour que ce fût bien dangereux. La nuit, bien que déjà tombée, commençait à
peine. Les bandes et les meutes, les meurtriers et les voleurs qui allaient bientôt apparaître
attendaient qu'il fît plus sombre. Gosseyn passa devant une pancarte qui s'illuminait par éclairs,
répétant ces mots tentateurs :
CHAMBRE POUR LES ISOLES 20 DOLLARS LA NUIT
Gosseyn hésita. Il ne pouvait s'offrir ce luxe pendant les trente jours des jeux, mais ça irait
pour quelques soirs. Puis, réticent, il rejeta cette possibilité. Il y avait de vilaines histoires sur ce
genre d'endroits. Il préféra risquer la nuit dehors.
Il marchait. A mesure que l'obscurité du ciel se faisait plus profonde, des lumières et encore
des lumières s'allumaient automatiquement. La ville de la Machine brillait, scintillait sur des
kilomètres et des kilomètres. Le long d'une rue qu'il traversait, il vit deux rangées de réverbères
en progression géométrique vers un foyer lointain de rencontre illusoire. Tout d'un coup, ce fut
déprimant.
Apparemment, il souffrait d'amnésie partielle, et il devait tâcher d'accepter cette idée dans
son sens le plus étendu. De cette façon seulement serait-il en mesure de se libérer des effets
affectifs de son état. Gosseyn tenta de constituer l'image de cette libération comme un fait au
sens non aristotélicien. Un fait qui fût lui-même tel quel, son corps et son esprit comme un tout,
avec l'amnésie et le reste, lui-même en ce moment-ci de cette journée-ci dans les rues de cette
ville-ci.
Derrière cette intégration consciente, il y avait des milliers d'heures d'entraînement personnel.
Derrière cet entraînement, il y avait la technique non aristotélicienne de pensée extensive
automatique, l'unique progrès du xxe siècle qui, quatre cents ans plus tard, était devenu la
philosophie dynamique de la race humaine. « La carte n'est pas le pays... Le mot n'est pas la
chose elle-même... » L'idée qu'il avait été marié n'en faisait pas un fait. Les hallucinations
imposées à son système nerveux par son subconscient devaient être combattues.
Comme d'habitude, cela marcha. Comme l'eau ruisselle d'un vase renversé, les doutes et les
craintes s'écoulèrent. Le poids des fausses tristesses, fausses parce qu'elles avaient été
visiblement imposées à son esprit dans l'intérêt de quelqu'un d'autre, s'annula. Il était libéré.
Il repartit. Comme il marchait, son regard allait de droite et de gauche, tentant de percer les
ombres sous les porches. Il abordait les tournants des rues l'esprit en alerte, la main sur le
revolver. Malgré sa prudence, il ne vit la jeune fille qui sortit en courant d'une rue latérale que
juste avant qu'elle ne le heurtât avec une violence qui les déséquilibra tous les deux.
La rapidité de l'événement ne lui fit pas oublier la prudence. Du bras gauche, Gosseyn agrafa
la jeune femme. Il saisit son corps juste en dessous des épaules, emprisonnant ses deux bras
dans une prise d'étau. De la main droite, il tira son revolver. Le tout en un clin d'œil. Puis suivit un
laps de temps plus long pendant lequel il lutta pour recouvrer l'équilibre que la vitesse et le poids
de la jeune fille leur avaient fait perdre à tous deux. Il y réussit. Il se redressa. Il l'entraîna, moitié
la portant, moitié la tirant, dans l'arcade sombre d'une porte. Lorsqu'il parvint à cet abri, la jeune
fille commença à se débattre et à gémir doucement. Gosseyn leva la main qui tenait le revolver
et lui colla le tout, arme comprise, sur la bouche.
— Chhh... ! murmura-t-il. Je ne vous ferai rien... Elle cessa de se débattre et de protester. Il
libéra sa bouche. Elle dit, à bout de souffle :
— Ils étaient juste derrière moi. Deux hommes. Ils ont dû vous voir et filer.
Gosseyn considéra l'incident. Comme tout ce qui survenait dans l'espace-temps, il était
bourré de facteurs non perçus et non perceptibles. Une jeune femme, différente de toutes les
autres jeunes femmes de l'univers, sortait affolée d'une rue latérale. Sa terreur était vraie ou
jouée. L'esprit de Gosseyn élimina la possibilité inoffensive et décida que cette apparence de
terreur était simulée. Il imagina un groupe attendant à l'angle de la rue, avide de partager le
produit du pillage d'une ville sans police, mais ne désirant pas courir le risque d'une attaque
directe. Il se sentait froidement soupçonneux, sans sympathie. Parce que, si elle était inoffensive,
que faisait-elle seule par une nuit comme celle-là?
Brutalement, il grogna cette question.
— Je suis sans protection, chuchota-t-elle, j'ai perdu mon travail la semaine dernière parce
que je ne voulais pas sortir avec mon patron. Et je n'avais pas d'économies. Ma propriétaire m'a
fichue dehors ce matin, quand je lui ai dit que je ne pouvais pas la payer.
Gosseyn ne répondit rien. C'était une explication si faible qu'il lui aurait fallu faire un effort
pour la commenter. Puis, un instant plus tard, il n'en lut plus si sûr. Sa propre histoire n'aurait pas
davantage paru très plausible, s'il avait jamais commis l'erreur de la traduire en mots. Avant de
se résoudre à croire qu'elle disait la vérité, il risqua une question.
— Vous n'avez absolument aucun endroit où aller ?
— Aucun, dit-elle.
Et tout fut dit : elle serait à sa charge pendant la durée des jeux. Sans qu'elle résistât, il la
pilota vers le trottoir, puis, en évitant soigneusement le coin de la rue, sur la chaussée.
— Marchons sur la ligne blanche du milieu, dit-il. Ainsi, nous pourrons surveiller les carrefours.
La rue avait ses dangers propres, mais il décida d'en faire abstraction.
— Maintenant, écoutez, continua Gosseyn, sérieux, n'ayez pas peur de moi. Je suis dans le
pétrin moi aussi, mais je suis honnête. Si je comprends bien, nous nous trouvons dans une
situation analogue, et la seule chose que nous devons essayer de faire maintenant, c'est de
trouver un endroit où passer la nuit.
Elle fit l'impression à Gosseyn de réprimer un sourire mais, lorsqu'il la regarda, elle détournait
la tête de la lumière du réverbère proche, et il ne put en être sûr. Une seconde après elle le
regarda à son tour et, pour la première fois, il put l'examiner. Elle était jeune, avec une figure
mince, mais très bronzée. Ses yeux étaient deux lacs noirs, elle avait la bouche entrouverte. Elle
était maquillée, mais mal, et cela n'ajoutait rien à sa beauté. Elle paraissait n'avoir guère eu
l'occasion de rire depuis fort longtemps. Les soupçons de Gosseyn se dissipèrent. Mais il se
rendait compte qu'il en était au même point qu'au début, amené à prendre soin d'une fille dont la
personnalité ne s'était encore manifestée d'aucune façon tangible.
Lorsqu'ils furent en face du terrain vague, ce dernier obligea Gosseyn à s'arrêter pour
réfléchir. Tout était noir et des taillis poussaient çà et là. Un repaire idéal pour les rôdeurs
nocturnes. Mais d'un autre côté, c'était également un abri possible pour un honnête homme et sa
protégée, pourvu qu'ils pussent s'y introduire sans être vus. Après une brève inspection, il
remarqua un chemin qui conduisait à l'autre bout du terrain vague, et un interstice entre deux
boutiques par lequel ils pourraient atteindre le chemin.
Il leur fallut alors dix minutes pour repérer un coin d'herbe satisfaisant sous l'auvent d'un
buisson bas.
— Nous dormirons là, chuchota Gosseyn.
Elle se laissa glisser sur le sol. Et ce fut le mutisme de, cet acquiescement qui lui fit
comprendre tout d'un coup qu'elle l'avait suivi trop facilement. Il s'étendit, pensif, les sourcils
froncés, évaluant les risques possibles.
La nuit était sans lune, et l'obscurité, sous le buisson en surplomb, intense. Au bout d'un long
moment, Gosseyn commença à distinguer sa silhouette d'ombre dans une vague lumière qui
émanait d'un réverbère très éloigné. Elle était à près de deux mètres de lui, et pendant les
quelques minutes qu'il l'observa, elle ne fit aucun mouvement apparent. En étudiant cette forme
noire, Gosseyn, de plus en plus, prenait conscience de l'inconnue qu'elle représentait. Elle était
au moins aussi mystérieuse que lui-même. Ses considérations prirent fin lorsque la jeune femme
dit doucement :
— Je m'appelle Teresa Clark. Et vous ?
Oui, au fait ? Gosseyn se le demandait. Avant qu'il eût le temps de répondre, la jeune fille
ajouta :
— Vous êtes venu pour les jeux?
— C'est exact, dit Gosseyn.
Il hésitait. C'est lui qui aurait dû poser des questions.
— Et vous ? demanda-t-il. Vous êtes ici pour les jeux, vous aussi ?
Il lui fallut un moment pour se rendre compte qu'il avait posé une question révélatrice. Elle
répondit d'une voix amère :
— Ne faites pas le malin. Je ne sais même pas ce que veut dire cet A avec une barre au-
dessus.
Gosseyn se tut. Il y avait là une humilité gênante. Soudain, la personnalité de la fille s'éclairait
: un ego déformé qui, bientôt, allait révéler une complète satisfaction de soi-même. Une voiture
passa très vite dans la rue, lui épargnant tout commentaire. Elle fut rapidement suivie de quatre
autres. La nuit s'emplit soudain du vrombissement des pneus sur la chaussée. Le son s'affaiblit,
mais de vagues échos persistèrent, des pulsations distantes qui devaient n'avoir jamais cessé,
mais ne se laissaient percevoir que maintenant, une fois son attention éveillée.
La voix de la jeune fille rompit le fil de ses pensées. Elle avait une jolie voix, mais il y perçait
une note plaintive de pitié pour soi-même qui n'était pas agréable.
— Et qu'est-ce que c'est que tous ces trucs de jeux, d'ailleurs ? D'un côté, c'est facile de voir
ce qui arrive aux gagnants qui restent sur Terre ; ils ont tous les fromages ; ils sont juges,
gouverneurs et tout ça. Mais les milliers qui gagnent tous les ans le droit d'aller sur Vénus ?
Qu'est-ce qu'ils font là-bas ?
Gosseyn ne se compromit pas.
— Pour ma part, dit-il, je me contenterais de la présidence...
La fille rit.
— Il vous en faudra, dit-elle, pour battre la bande à Hardie.
Gosseyn s'assit.
— Pour battre qui ? demanda-t-il.
— Eh bien, Michael Hardie, le président de la Terre.
Lentement Gosseyn s'allongea de nouveau sur le sol. C'était donc là ce que Nordegg et les
autres, à l'hôtel, voulaient dire. Son récit avait dû leur paraître le délire d'un cinglé. Le président
Hardie, Patricia Hardie, un palais d'été à Cress-Village — et tout ce qu'il y avait là-dessus dans
son cerveau, complètement inexact.
Qui avait pu lui fourrer ça sous le crâne ? Les Hardie ?
— Est-ce que vous pourriez m'apprendre la façon d'obtenir un petit emploi dans les jeux ?
demanda Teresa Clark.
— Quoi ?
Dans l'ombre, Gosseyn braqua sur elle un œil fixe, puis son étonnement fit place à une
réaction plus amicale.
— Je ne vois pas comment cela pourrait se faire, dit-il. Les jeux exigent des connaissances et
une habileté qu'il faut beaucoup de temps pour acquérir. Pendant les quinze derniers jours, ils
nécessitent une souplesse et une compréhension telles que seuls les cerveaux les plus
développés et les plus pénétrants du monde peuvent espérer concourir.
— Les quinze derniers jours ne m'intéressent pas. Si on atteint le septième jour, on a un
emploi ; c'est exact, non ?
— Le moindre emploi obtenu par les jeux, expliqua doucement Gosseyn, rapporte dix mille
dollars par an. La concurrence, dois-je vous le dire, est un petit peu terrible.
— Je suis assez rapide, dit Teresa Clark. Et je suis au bout de mon rouleau. Ça devrait
m'aider.
Gosseyn ne le croyait pas, mais il se sentait ennuyé pour elle.
— Si vous voulez, dit-il, je vous ferai un résumé très bref.
Il s'arrêta. Elle dit très vite :
— Je vous en prie, allez-y.
Gosseyn hésita. Il sentit de nouveau la stupidité de lui parler de tout ça à elle. Il commença à
regret :
— Le cerveau humain, en gros, comporte deux parties, le cortex et le thalamus — le cortex
est le centre de la différenciation, le thalamus, le centre des réactions émotionnelles du système
nerveux.
Il s'interrompit.
— Jamais été à l'Institut de sémantique?
— C'était formidable, dit Teresa. Tous ces bijoux et tous ces métaux précieux...
Gosseyn se mordit les^ lèvres.
— Je ne parle pas de cela. Je parle de ce que racontait la fresque sur les murs. Vous l'avez
vue ?
— Je ne me rappelle pas.
Elle parut rie pas se rendre compte que ça ne lui plaisait pas.
— Mais j'ai vu le monsieur à barbe... comment s'appelle-t-il ? Le directeur?...
— Lavoisseur ?
Gosseyn, dans l'ombre, fronça les sourcils.
— Je croyais qu'il était mort dans un accident il y a quelques années. Quand l'avez-vous vu ?
— L'an dernier. Il était dans un fauteuil roulant.
Gosseyn s'assombrit. Un bref instant, il avait cru que sa mémoire allait le trahir de nouveau.
Bizarre, pourtant, que celui, quel qu'il fût, qui avait tripoté son esprit, l'eût désiré ignorant du fait
que le presque légendaire Lavoisseur vivait encore. Il hésita, puis revint à ce qu'il disait
auparavant.
— Et le cortex et le thalamus ont de merveilleuses possibilités. Tous deux doivent être
entraînés au degré maximum mais, tout particulièrement, organisés de façon à agir en
coordination. Chaque fois que cette coordination, ou « intégration », n'est pas réalisée, vous vous
trouvez en présence d'une personnalité embrouillée : sur émotivité et, au fait, toutes les variétés
de névroses. Lorsque l'intégration corticothalamique a été réalisée, le système nerveux peut
résister à presque n'importe quel choc.
Gosseyn s'arrêta, se souvenant du choc subi par son propre cerveau il n'y avait pas
longtemps. La jeune fille dit rapidement :
— Qu'y a-t-il?
— Rien.
Il ajouta, bourru :
— On reparlera de tout ça demain matin. Soudain il se sentait fatigué. Il s'allongea. Sa
dernière pensée, avant de s'endormir, fut pour se demander ce que le détecteur de mensonge
avait voulu exprimer en disant : « Il y a autour de lui une aura de force d'un genre unique. »
Lorsqu'il se réveilla, le soleil brillait. Aucune trace de Teresa Clark.
Gosseyn vérifia sa disparition en battant rapidement les buissons. Puis il gagna le trottoir à
trente mètres de là ; il inspecta la rue, au nord puis au sud.
Les trottoirs et la rue grouillaient de monde. Des hommes et des femmes, vêtus avec
élégance, passaient rapidement devant lui. Le bruit de mille voix et de mille machines faisait un
brouhaha, un ronron, un fond sonore. Tout à coup, cela se fit excitant. Gosseyn, en proie à un
sentiment exhilarant, sentit avec plus de force encore qu'il était libre. Même le départ de la jeune
fille prouvait qu'elle n'exécutait pas la seconde manœuvre d'un plan fantastique débutant par
l'attaque contre sa mémoire. C'était un soulagement que de ne plus l'avoir sur les bras.
Une figure familière se détacha d'entre les faces humaines qui passaient devant lui. Teresa
Clark, portant deux sacs de papier brun, le hélait.
— J'ai acheté à déjeuner, dit-elle. J'ai pensé que vous préféreriez pique-niquer ici parmi les
fourmis que d'essayer d'entrer dans un restaurant bondé.
Ils mangèrent en silence. Gosseyn remarqua que les aliments qu'elle avait apportés se
trouvaient soigneusement emballés dans des boîtes et récipients de voyage en plasto. Il y avait
du jus d'orange concentré, de flocons de blé, de la crème dans un pot séparé, des rognons
chauds sur canapé, du café avec sa crème également séparée.
Cinq dollars, estima-t-il. Ce qui était du luxe pur et simple, pour un couple qui devait tenir
trente jours avec très peu d'argent. En outre, une jeune fille qui possédait cinq dollars les aurait
sûrement donnés à sa propriétaire pour se loger une nuit de plus. Par surcroît, elle devait avoir
un bon emploi si c'était là sa conception du petit déjeuner. Ceci fit jaillir une nouvelle pensée à
Gosseyn, qui la médita un instant, et dit :
— Votre chef, celui qui vous a fait des propositions, comment s'appelle-t-il ?
— Hein ? dit Teresa Clark.
Elle avait fini ses rognons et cherchait son sac. Elle parut troublée puis sa figure s'éclaira :
— Ah ! lui, dit-elle. Il y eut un silence.
— Oui, insista Gosseyn. Quel est son nom ? Elle s'était tout à fait ressaisie.
— J'aime mieux ne plus y penser, dit-elle. C'est désagréable.
Elle changea de sujet.
— Est-ce qu'il faut que j'en sache beaucoup pour le premier jour ?
Gosseyn hésita, inclinant presque à ramener la conversation sur le chef. Il finit par se
décider ; il répondit.
— Non, heureusement, le premier jour n'a jamais été autre chose qu'une affaire de formalités.
Cela consiste essentiellement en une inscription, et on vous dirige vers la cellule où vous
subissez vos premiers tests. J'ai étudié les comptes rendus des jeux des vingt dernières années,
les plus anciens que la Machine ait accepté de publier et j'ai remarqué qu'il n'y a jamais aucun
changement le premier jour. On vous demande de définir la signification du A, du N et du E avec
une barre dessous.
« Que vous vous en rendiez compte ou non, vous n'avez pu vivre sur Terre sans attraper une
vague teinture de non-A. C'est un élément de plus en plus important de notre atmosphère
mentale commune depuis plusieurs centaines d'années.
Il conclut.
— Les gens, naturellement, ont une tendance à oublier les définitions — mais si réellement
vous êtes sérieuse...
— Je comprends que je le suis, dit la jeune fille.
Elle tira de son sac un étui à cigarettes.
— Vous en voulez une ?
L'étui étincelait au soleil. Des diamants, des émeraudes et des rubis brillaient sur l'or finement
ciselé de la surface. Une cigarette, déjà allumée automatiquement dans l'étui, sortit du
distributeur. Certes, les pierres pouvaient être du plastique, l'or une imitation ; mais l'objet
paraissait fait à la main et son apparente authenticité était troublante. Gosseyn l'évalua à 25 000
dollars.
Il retrouva sa voix.
— Merci, dit-il, je ne fume pas.
— C'est un mélange spécial, insista la jeune femme. Délicieusement doux.
Gosseyn secoua la tête. Cette fois elle accepta son refus. Elle prit la cigarette, la mit entre
ses lèvres et aspira avec une satisfaction profonde, puis remit l'étui dans son sac. Elle -paraissait
ne pas se rendre compte de l'effet qu'il avait produit.
Elle dit :
— Revenons à nos études. Et puis nous pourrons nous séparer et nous retrouver ce soir. Ça
va ?
C'était une femme très autoritaire et Gosseyn ne se sentit pas certain de jamais arriver à
l'apprécier. L'idée qu'elle était entrée dans sa vie avec un but défini se fit plus précise. Peut-être
constituait-elle un lien entre lui-même et la cause inconnue du trouble de son esprit. Il ne pouvait
la laisser s'éloigner.
— Parfait, dit-il. Mais il n'y a pas de temps à perdre.
Être, c'est être relatif.
C. J. K.
Gosseyn aida la jeune fille à descendre de l'autobus de surface. Ils firent rapidement, à pied,
le tour d'un écran d'arbres, franchirent des portes massives et furent en vue de la Machine. La
jeune fille continua sans se troubler, mais Gosseyn s'arrêta.
La Machine s'élevait à l'extrémité d'une large avenue. On avait nivelé les collines de façon
qu'elle fût entourée d'espace et de verdure. Elle était à près d'un kilomètre des portes ombragées
d'arbres. Elle montait, dans une splendeur de métal luisant. C'était un cône dressé vers le ciel,
surmonté d'une étoile de lumière atomique, plus brillante que le soleil de midi qui luisait au-
dessus, d'elle.
Gosseyn fut frappé de la voir si proche. Il n'y avait pas encore pensé, mais il se rendit compte
soudain que la Machine n'accepterait jamais sa fausse identité. Il se sentit contracté et resta
immobile, abattu et déprimé. Il vit que Teresa Clark s'était arrêtée et le regardait.
— C'est la première fois que vous la voyez de près, dit-elle, compréhensive. Ça vous secoue,
n'est-ce pas ?
Il y avait une touche de supériorité dans son accent qui fit naître un sourire pâle sur les lèvres
de Gosseyn. « Ces gens de la ville », pensa-t-il, mécontent. Il se sentait mieux. Il prit le bras de
Teresa et repartit. Sa confiance grandissait peu à peu. Sans aucun, doute, la Machine ne le
jugerait pas d'après une abstraction aussi totale qu'un état civil puisque même le détecteur de
mensonges de l'hôtel avait reconnu qu'il ne déguisait pas intentionnellement son identité.
La foule se faisait plus abondante à mesure qu'ils approchaient de la Machine, et l'énormité
de celle-ci devenait de plus en plus apparente. Sa forme circulaire et sa dimension lui donnaient
une allure élancée et aérodynamique que n'altéraient pas les rangs de cellules individuelles qui
garnissaient la base gigantesque et en rompaient la ligne. Tout autour de cette base s'étendaient
les cellules. Le premier étage comportait d'autres salles de concours et les couloirs qui les
desservaient. De larges escaliers extérieurs menaient aux second, troisième et quatrième
étages, et plus bas, vers trois sous-sols successifs ; un total de sept étages entièrement
constitués de cellules d'examen pour les candidats isolés.
— Maintenant que je suis ici, dit Teresa Clark, je suis beaucoup moins sûre de moi. Ces gens
ont l'air bougrement intelligents.
Gosseyn rit en voyant l'expression de son visage, mais il ne dit rien. Il se sentait absolument
certain de pouvoir concourir jusqu'au trentième jour. Son problème n'était pas de savoir s'il
pouvait, gagner, mais si on le laisserait essayer.
Unique et impénétrable, la Machine dominait les êtres humains qu'elle allait classer selon leur
culture sémantique. Pas un individu vivant ne savait exactement à quel endroit de sa structure se
trouvait un cerveau électromagnétique. Comme tant d'hommes avant lui, Gosseyn se posa la
question : « Où l'aurais-je mis, se demanda-t-il, si j'avais été l'un de ces architectes hommes de
science ? » Cela, naturellement, n'importait guère. La Machine était déjà plus âgée que tout
vivant actuellement existant. Se rénovant elle-même, consciente de son existence et de son
objet, elle restait mystérieuse à tout individu, insensible à la corruption et capable en théorie de
s'opposer à sa propre destruction.
— Djuggernaut ! criaient des gens émotifs lorsqu'on la construisait.
— Non, dirent les constructeurs ; pas un engin destructeur mais un cerveau mécanique
immobile, doué de fonctions créatrices, et d'une faculté de s'accroître de soi-même dans
certaines limites saines.
En l'espace de trois ans, les gens avaient fini par accepter ses décisions en matière de
gouvernement.
Gosseyn prit conscience d'une conversation entre un homme et une femme qui marchaient
auprès d'eux.
— C'est le côté sans police, disait la femme, qui me terrorise.
L'homme dit :
— Ne comprends-tu pas que cela donne une idée de ce que ça doit être sur Vénus, où la
police est inutile ? Si nous nous montrons dignes de Vénus, nous partons pour une planète où
tout le monde est sain. La période sans police nous donne une chance de contrôler nos progrès
ici. Il fut un temps où c'était un cauchemar, mais rien que pendant ma vie à moi, j'ai constaté un
changement. C'est nécessaire, en fait.
— Je pense qu'il faut nous séparer ici, dit Teresa Clark. Les C sont en bas au second sous-sol
et les G juste au-dessus. On se retrouve ce soir sur le terrain vague. Pas d'objections ?
— Aucune.
Gosseyn attendit qu'elle se fût engagée sur un escalier qui menait au second sous-sol. Puis il
la suivit. Il l'entrevit comme il atteignait le bas des marches. Elle se dirigeait vers une sortie au
bout d'un corridor éloigné. Il avait parcouru la moitié de ce corridor lorsqu'elle monta une volée de
marches qui conduisaient à l'extérieur. Le temps que Gosseyn parvienne en haut de ces
marches, elle avait disparu. Il revint en arrière, pensif. La possibilité qu'elle n'ose pas se risquer à
subir les tests l'avait induit à la suivre, mais il était troublant de voir ses soupçons confirmés. Le
problème de Teresa Clark devenait de plus en plus complexe.
Plus troublé qu'il ne s'y attendait, Gosseyn pénétra dans une des cellules d'examen vacantes
de la section G. La porte avait à peine claqué derrière lui qu'une voix sortant d'un haut-parleur lui
demanda avec précision :
— Votre nom ?
Gosseyn oublia Teresa Clark. Maintenant cela commençait. La cellule contenait un
confortable fauteuil à pivot, un bureau avec des tiroirs et un panneau transparent au-dessus du
bureau derrière lequel des tubes électroniques luisants, formaient des motifs allant du rouge
cerise au jaune flamme. Au centre du panneau, fait également de plastique transparent, se
trouvait un haut-parleur ordinaire, profilé. De là était venue la voix de la Machine. Il répétait :
— Votre nom ? Et saisissez les électrodes, je vous prie.
— Gilbert Gosseyn, dit doucement Gosseyn. Le silence se fit. Quelques-uns des tubes rouge
cerise clignotèrent, puis :
-— Pour le moment, dit la Machine d'un ton neutre, j'accepte ce nom.
Gosseyn s'enfonça plus profondément dans le fauteuil. Sa peau s'échauffait d'excitation. Il se
sentit au bord de la découverte. Il dit :
— Vous connaissez mon vrai nom ?
Il y eut un second silence. Gosseyn eut le temps de penser à cette machine qui en cette
seconde même poursuivait des dizaines de milliers de conversations pleines d'aisance avec
chacun des individus installés dans chacune des cellules de la base, Puis elle dit :
— Aucune trace d'un autre nom dans votre esprit. Mais laissons cela pour l'instant. Vous êtes
prêt à subir votre test ?
— M... mais...
— Plus de questions pour l'instant, dit la Machine d'un ton plus strict.
Celui-ci s'adoucit lorsqu'elle reprit la parole.
— Vous trouverez de quoi écrire dans un des tiroirs. Les questions sont imprimées sur chaque
feuille. Prenez votre temps. Vous avez une demi- heure et vous ne pourrez quitter cette pièce
avant qu'elle ne soit écoulée. Bonne chance.
Comme Gosseyn s'y attendait, les questions étaient celles-ci : Qu'est-ce que le non-
aristotélicisme ? Le non-newtonianisme ? Le non-euclidianisme ?
Ce n'étaient pas des questions vraiment simples. La meilleure méthode ne consistait pas à
tenter une réponse détaillée, mais à montrer que l'on avait conscience du nombre d'ordres de
signification des mots et que l'on comprenait que chacune de ces réponses ne pouvait être
qu'une abstraction. Gosseyn commença par noter les abréviations légales de chaque_terme,
parlées ou écrites : non-A ou A, non-N ou N, non-E ou E,
Il eut terminé en vingt minutes environ, puis se rassit, vibrant d'attente. La Machine avait dit :
« Plus de questions pour l'instant. » Ceci semblait impliquer qu'elle lui parlerait de nouveau. Au
bout de vingt-cinq minutes, la voix retentit encore une fois.
— Ne soyez pas surpris de la simplicité du test de ce jour. Souvenez-vous que le but des jeux
n'est pas de recaler la grande majorité des concurrents. Leur objet est d'enseigner à chaque
individu le meilleur usage possible du système nerveux complexe qu'il possède par héritage.
Ceci ne sera accompli que lorsque chacun pourra passer le cap des trente jours des jeux. Et
maintenant, ceux qui ont échoué à ce premier jour en sont déjà informés. Ils ne seront pas admis
à concourir pour le reste des jeux de la session. Aux autres — plus de 99 %, je suis heureux de
le dire — bonne chance pour demain.
C'était du travail rapide. Il avait simplement mis sa copie dans la fente à cet effet. Un tube de
télévision l'avait scrutée, la comparant aux réponses correctes de façon éminemment souple,
enregistrant une note favorable. Les réponses des vingt-cinq mille autres concurrents étaient
contrôlées de la même façon. Dans quelques minutes un nouveau groupe de candidats
renouvellerait l'expérience.
— Vous désirez poser d'autres questions, Gilbert Gosseyn ? demanda la Machine.
Gosseyn se tendit.
— Oui. On a introduit certaines notions erronées dans mon esprit. Y ont-elles été mises dans
un but donné ?
— Elles l'ont été.
— Qui les a introduites ?
— Il n'y a aucune trace de cela dans votre cerveau.
— Alors comment savez-vous qu'on les y a mises ?
— Raisonnement logique, dit la Machine, basé sur les données. Le fait que votre illusion soit
en rapport avec Patricia Hardie me paraît très suggestif.
Gosseyn hésita, puis formula ce qu'il avait en -tête.
— Bien des névrosés ont également des croyances très arrêtées. Ces gens-là s'identifient en
général ouvertement aux grands hommes : « Je suis Napoléon, je suis Hitler, je suis Tharg, je
suis l'époux de Patricia Hardie. » Mon idée était-elle de cette nature ?
—- Absolument pas. On peut implanter des convictions extrêmement fortes par la voie
hypnotique. La vôtre est de ce genre. C'est pourquoi vous avez été capable de vous débarrasser
de l'émotion chagrin lorsque vous avez appris qu'elle n'était pas morte. Cependant, votre
guérison n'est pas encore totale.
Il y eut un arrêt. Puis la Machine reprit avec une curieuse tristesse dans la voix :
— Je ne suis qu'un cerveau immobile et vaguement informé de ce qui se trame en des lieux
lointains de la Terre. Les plans que l'on forme, je ne puis que les supposer. Vous serez surpris et
déçu de savoir que je ne peux pas vous en dire plus.
— Que pouvez-vous me dire ? demanda Gosseyn.
— Que cela vous concerne très étroitement, mais que je ne puis résoudre votre problème. Je
désire que vous vous rendiez chez un psychiatre pour faire prendre une photo de votre cortex.
J'ai l'impression de quelque chose, à propos de votre cerveau, mais je ne peux le définir. Et
maintenant, c'est tout ce que je vous dirai. Au revoir, à demain.
La porte fit un déclic en se rouvrant automatiquement. Gosseyn se trouva dans le corridor,
hésita un moment, puis se fraya un chemin vers le nord à travers la foule pressée.
Il parvint à un boulevard pavé. Vers le nord-ouest à environ cinq cents mètres de la Machine,
d'autres bâtiments s'élevaient. Ils étaient géométriquement disposés autour du boulevard à
l'extrémité duquel, parmi des massifs de fleurs et d'arbustes, se dressait le palais de la Machine.
Le palais n'était pas grand ; ses contours élégants se nichaient parmi le vert vif et l'éclat de*
la végétation environnante. Mais ce n'était pas ce qui retenait Gosseyn. Son esprit tâtonnait, se
représentait, essayait de comprendre. Le président Hardie et sa fille Patricia vivaient là. S'il était
étroitement mêlé à tout cela, eux aussi devaient l'être. Pour quel motif avait-on imposé à son
esprit l'idée qu'il était marié à une Patricia Hardie morte ? Cela semblait trop idiot. N'importe quel
détecteur de mensonge l'aurait dénoncé quand bien même Nordegg ne se fût pas trouvé là pour
l'accuser.
Gosseyn fit demi-tour et longea la base de la Machine pour revenir en ville. Il déjeuna dans
un petit restaurant près du fleuve, puis feuilleta les pages jaunes d'un annuaire téléphonique. Il
savait le nom qu'il cherchait et le trouva presque aussitôt.
ENRIGHT, DAVID LESTER, PSYCHOLOGUE
709 MAISON DES ARTS MEDICAUX
Enright avait écrit plusieurs livres "que tous ceux qui espéraient aller au-delà du dixième jour
des jeux devaient lire. C'était un plaisir que de se rappeler la clarté cristalline du style de
l'homme, la profonde attention sémantique accordée à chacun des ordres de signification des
mots utilisés, l'envergure de son esprit et le côté compréhensif de l'homme entier, conscience et
corps.
Gosseyn referma l'annuaire et sortit dans la rue. Il se sentait bien, les nerfs calmés. L'espoir
naissait en lui. Le fait même qu'il se rappelât Enright et ses livres avec une telle précision
montrait à quel point cette amnésie parasite pesait sur ses souvenirs. Ce ne serait pas long une
fois que le célèbre savant commencerait à s'occuper de lui. A la réception du bureau du docteur,
on lui dit :
— Le Dr Enright ne reçoit que sur rendez-vous; je peux vous en fixer un d'ici trois jours ; jeudi
à 2 heures. Je vais vous demander cependant un cautionnement de vingt-cinq dollars.
Gosseyn paya, prit le reçu et sortit, déçu mais pas trop. Les bons docteurs devaient être très
occupés dans un monde encore loin d'avoir atteint la perfection non-A théorique.
De retour dans la rue, il aperçut une des voitures les plus longues et les plus puissantes qui
ne l’aient jamais dépassé ; elle s'arrêta le long du trottoir à trente mètres de lui. La voiture
scintillait au soleil de l'après-midi. Un domestique sauta du siège à côté du chauffeur et ouvrit la
porte.
Teresa Clark en descendit. Elle portait une robe d'après-midi de somptueux tissu noir.
L'ensemble ne la grossissait pas, mais la couleur sombre de la robe faisait paraître son visage un
peu plus rond et par contraste pas si bronzé. Teresa Clark ! Un nom qui ne signifiait plus rien
devant cette splendeur.
— Qui est-ce ? demanda Gosseyn à un homme arrêté à côté de lui.
Surpris, l'inconnu le regarda, puis prononça le nom auquel Gosseyn s'attendait déjà.
— Mais, c'est Patricia Hardie, la fille du président Hardie. Un peu névrosée, je pense.
Regardez cette voiture, comme un bijou hors taille, un signe certain de...
Gosseyn se détournait, détournait son visage de la voiture et de son occupante. Idiot de se
faire reconnaître avant d'avoir pensé à tout ça. Il semblait ridicule qu'elle dut réellement retourner
cette nuit au terrain vague pour se trouver seule avec un étranger.
Mais elle y vint.
Debout dans l'ombre, Gosseyn regardait pensivement la silhouette sombre de la jeune fille. Il
était venu au rendez-vous en se dissimulant. Elle lui tournait le dos -et ne paraissait pas savoir
qu'il fût là. Possible, en dépit de sa soigneuse reconnaissance du terrain, qu'il fût déjà pris au
piège. Mais c'était un risque qu'il courait sans hésitation. Cette fille était la seule piste qui put le
guider dans la découverte de son propre mystère. Il la regarda aussi attentivement que le
permettait l'ombre grandissante.
Au début, elle resta assise, le pied gauche glissé sous la jambe droite. En l'espace de dix
minutes elle changea de position cinq fois. Deux fois, pendant ses déplacements, elle se leva à
moitié. Dans l'intervalle elle passa apparemment un certain temps à faire des dessins sur l'herbe
avec son doigt. Elle tira son étui à cigarettes et le rangea sans en prendre. Elle agita la tête une
demi-douzaine de fois comme pour lutter contre une idée. Elle haussa les épaules deux fois,
croisa ses bras et frissonna comme si elle avait froid, soupira de façon audible trois fois, claqua
sa langue avec impatience et pendant presque une minute entière, elle resta parfaitement
tranquille.
Elle était moins nerveuse la nuit précédente. Elle n'avait pas paru agitée du tout, sauf
pendant le bref délai où elle prétendait avoir peur des hommes soi-disant à sa poursuite. « C'est
l'attente », décida Gosseyn. Elle avait l'habitude de voir des gens, et de les diriger. Seule elle ne
pouvait montrer aucune patience.
Que disait l'homme cet après-midi ?
Névrosée. Sans aucun doute. Privée sans doute dans sa première enfance de l'entraînement
initial non-A si nécessaire au développement de certaines intelligences. Comment cet
entraînement avait-il pu être négligé dans la demeure d'un homme aussi superbement intégré
que le président Hardie, tel était le problème. Quelle qu'en soit la raison, voilà un être dont les
actes étaient toujours soumis au plein contrôle de son thalamus. Il se la représentait très bien en
proie à une commotion nerveuse.
Il continua à la surveiller dans la pénombre. Au bout de dix minutes, elle se leva et s'étira puis
se rassit. Elle retira ses chaussures et, roulant vers Gosseyn, s'étendit sur l'herbe. Elle le vit
enfin.
— Ça va très bien, dit Gosseyn doucement. Ce n'est que moi. Vous avez dû m'entendre
arriver.
Il n'en croyait rien, mais elle s'était assise en sursaut et cela semblait le meilleur moyen de la
calmer.
— Vous m'avez fait peur, dit-elle.
Mais sa voix était calme et neutre, parfaitement contrôlée. Elle avait des réactions
thalamiques bien suaves, cette petite.
Il s'assit sur l'herbe à côté d'elle et se laissa gagner par l'atmosphère de la nuit. La seconde
nuit sans police ! Cela paraissait difficile à croire. Il entendait les bruits de la ville, faibles, sans
relief, pas suggestifs du tout. Où étaient les gangs et les voleurs ? Ils paraissaient irréels, vus de
cette tranquille et obscure retraite.
Peut-être les années et le système d'éducation grignotaient-ils leur nombre, ne laissant que la
légende terrifiante et quelques dévoyés qui vaquaient dans la nuit à la recherche des sans
défense. Non, impossible. Les hommes étaient plus courageux, au contraire, à mesure que leurs
consciences s'intégraient progressivement à la structure de l'univers qui les entourait. Quelque
part, on préparait, on employait la violence. Quelque part ? Ici peut-être.
Gosseyn regarda la jeune fille. Puis, très doucement, il se mit à parler. Il décrivit son odyssée
— la façon dont il avait été vidé de l'hôtel, l'amnésie qui voilait ses souvenirs, la curieuse illusion
d'avoir été marié à Patricia Hardie.
— Et à la fin, conclut-il, j'ai fini par trouver que c'est la fille du président, tout ce qu'il y a de
plus vivante.
Patricia Hardie répondit :
— Ces psychologues, comme celui que vous allez voir, est-il vrai que ce soient des hommes
qui ont gagné le voyage à Vénus et sont revenus sur la Terre pour exercer leur profession ? Et
que personne d'autre n'a réellement le droit de se destiner à la psychiatrie et aux sciences
connexes ?
Gosseyn n'y avait pas pensé.
— Mais, sans doute, dit-il. Les autres peuvent suivre des cours pour cela, naturellement,
mais...
Il fut conscient d'une envié, d'un désir soudain de se trouver au moment de l'entrevue avec le
Dr Enringht. Que ne pourrait-il apprendre d'un tel homme ! Puis la prudence lui revint et il se
demanda pourquoi elle posait cette question au lieu de faire des remarques sur l'ensemble de
son histoire. Dans l'ombre il la scruta attentivement. Mais sa figure, son expression étaient
masquées par la nuit. Elle parla de nouveau :
— Vous voulez dire que vous n'avez aucune idée de votre identité ? Comment vous êtes-vous
trouvé à l'hôtel d'abord ?
Gosseyn dit brièvement :
— Je me rappelle avoir pris un car de Cress-Village à l'aéroport de Nolendia. Je me rappelle
nettement avoir pris l'avion.
Vous avez déjeuné à bord ?
Gosseyn prit son temps pour se le rappeler.
C'était un monde intensif dans lequel il s'efforçait de pénétrer et aussi inexistant que tous les
mondes de ce genre. Le souvenir n'est jamais la chose dont on se souvient, mais, au moins pour
la majorité des gens, lorsqu'il y a un souvenir, il a normalement existé un fait de structure
analogue. Son esprit ne recelait rien qui put se rattacher à une structure physique. Sans l'ombre
d'un doute et* sans équivoque, il n'avait pas déjeuné. La jeune fille parlait :
— Vous n'avez vraiment pas la moindre idée de ce que tout cela signifie ? Vous n'avez ni but
ni plan pour vous en sortir ? Vous vous contentez de vous mouvoir dans une obscurité totale.
— C'est ça. Et il attendit.
Il y eut un long silence. Trop long. Et la réponse, lorsqu'elle vint, ne vint pas de la jeune fille.
Quelqu'un sauta sur lui et le terrassa. D'autres silhouettes jaillirent des taillis et l'empoignèrent. Il
était debout, luttant contre le premier agresseur. Une horreur profonde le fit combattre bien après
que plusieurs mains puissantes l'eurent immobilisé au-delà de sa capacité de résistance.
Un homme dit :
— O.K., mettez-le dans la voiture et filons d'ici. Comme on le tassait sur le siège arrière d'une
vaste conduite intérieure, Gosseyn se demanda : « Sont-ils venus à la suite d'un signal de la
fille ? Ou est-ce une bande ? » Le bond violent de la voiture mit pour un temps fin à sa
spéculation inquiète.
La science n'est rien que le bon sens et un raisonnement sain.
Stanislas Leczinski, roi de Pologne,1763.
Tandis que les voitures niaient vers le nord le long des rues désertes, Gosseyn constata qu'il
y en avait deux devant et trois derrière. Il apercevait leurs formes noires et mobiles à travers le
pare-brise et dans le rétroviseur. Patricia Hardie était dans l'une d'elles ; mais malgré ses efforts
il ne put la distinguer. Cela n'importait guère. Il avait examiné ses ravisseurs et ses soupçons se
précisaient : ce n'étaient pas des gangsters.
Il s'adressa à l'homme à sa droite. Pas de réponse. Il se tourna vers celui de gauche. Avant
qu'il ait ouvert la bouche, l'homme dit :
— Nous n'avons pas l'autorisation de vous parler.
— L'autorisation?
Les gangsters ne parlent pas ainsi. Gosseyn se renfonça dans son siège, considérablement
soulagé. Finalement, les voitures décrivirent une vaste courbe et s'engouffrèrent dans un tunnel.
Elles filaient sur une pente montante à travers une faible lumière. Au bout de cinq minutes
environ, le tunnel s'éclaira à l'horizon. Brusquement les voitures émergèrent sur un espace
arrondi et un peu oblong. Elles ralentirent et s'arrêtèrent devant une porte.
Des hommes sortirent des voitures. Gosseyn entrevit la fille tandis qu'elle sortait de celle qui
avait précédé la sienne. Elle revint sur ses pas et le regarda.
— A toutes fins utiles, dit-elle, je suis Patricia Hardie.
— Oui, dit Gosseyn. Je le sais depuis tantôt. Quelqu'un m'a dit qui vous étiez.
Les yeux de la fille s'agrandirent.
— Vous êtes complètement piqué, dit-elle. Pourquoi n'avez-vous pas fichu le camp ?
— Parce que je dois savoir. Il faut que je sache qui je suis.
Il devait y avoir quelque chose dans sa voix, un peu du sentiment de vide de l'homme qui a
perdu son nom.
— Pauvre crétin, dit Patricia Hardie d'une voix plus douce. Précisément au moment où ils se
donnent du courage pour oser sauter le saut, et où ils ont des espions dans tous les hôtels. Ce
que le détecteur a dit de vous a été rapporté aussi tôt. Et ils r>i voudront courir aucun risque.
Elle hésita.
— Votre seul espoir, dit-elle d'un ton neutre, est que Thorson ne s'intéresse pas à vous. Mon
père essaie de le persuader de vous examiner, mais jusqu'ici il vous juge sans importance. Elle
s'arrêta encore et dit :
— Je regrette.
Puis elle s'éloigna sans se retourner. Elle alla vers une porte qui s'ouvrit avant qu'elle ne la
touchât. Un instant, on aperçut un vestibule clair, puis la porte se referma. Du temps passa, entre
cinq et dix minutes. Enfin, un homme au nez en bec d'aigle parut à une autre porte et regarda
Gosseyn. Il dit, visiblement railleur :
— Ainsi, voilà l'individu dangereux.
Insulte sans importance. Gosseyn passa en revue les caractéristiques physiques de l'homme,
puis le sens des paroles lui apparut. Il s'était attendu à ce qu'on lui demandât de sortir de la
voiture. Il se rejeta en arrière. L'idée qu'on le considérait comme un homme dangereux était
entièrement nouvelle. Elle semblait sans aucun rapport de structure avec les faits. Gilbert
Gosseyn, un non-A confirmé dont l'esprit avait été abîmé par un accident amnésique, pouvait se
montrer digne de Vénus dans les jeux ; mais il ne serait qu'un des milliers de triomphateurs
analogues. Il lui restait encore à présenter une qualité unique dé structure qui le différenciât des
autres hommes.
— Ah ! Il est muet, dit le grand type. La pause non-A, je suppose. A tout moment, maintenant,
votre hypothèse va être soumise au contrôle de votre cortex et des mots sémantiquement
adéquats vont résonner.
Gosseyn étudia l'homme avec curiosité. Le ricanement s'était adouci, l'expression était moins
cruelle, le comportement moins animal et moins impressionnant. Gosseyn dit, compatissant :
— Je ne puis que supposer que vous avez échoué aux jeux et que c'est la raison de votre
mépris. Pauvre abruti.
Le grand type ricana :
— Venez, dit-il. Vous allez recevoir quelques chocs. Au fait, je m'appelle Thorson, Jim
Thorson. Je vous le dis sans craindre aucunement que ça aille plus loin.
— Thorson ! répéta Gosseyn.
Puis il se tut. Sans un mot, il suivit l'homme au nez d'aigle par une porte somptueuse, dans le
palais de la Machine, où vivaient le président et Patricia Hardie.
Il commença à penser à la nécessité de faire un réel effort pour s'enfuir. Mais pas maintenant.
Curieux de ressentir cette impression si vivement. De savoir que se renseigner sur soi-même
comptait plus que toute autre chose.
Un long couloir de marbre aboutissait à une porte de chêne, ouverte. Thorson la tint devant
Gosseyn, un sourire plissant sa longue figure. Puis il entra et ferma la porte derrière lui, laissant
dehors les gardiens de Gosseyn.
Trois personnes attendaient dans la pièce : Patricia Hardie et deux hommes. De ceux-ci l'un
était un beau type de quarante-cinq ans assis à un bureau. Mais c'est le second qui retint
l'attention de Gosseyn.
Il avait eu un accident. C'était une monstruosité raccommodée. Il avait un bras en plastique,
une jambe en plastique et son dos était dans une cage de plastique. Sa tête paraissait faite de
verre opaque ; elle n'avait pas d'oreilles, deux yeux humains vous regardaient sous un dôme,
lisse comme le verre, de plastique chirurgical. Dans certaines limites, un veinard : depuis les
yeux, la partie inférieure de son visage était intacte. Il avait un visage. Son nez, sa bouche, son
menton et son cou étaient humains. En dehors de cela, sa ressemblance avec quelque chose de
normal dépendait en partie des concessions implicites de l'observateur. A ce moment Gosseyn
n'était préparé à en faire aucune. Il avait choisi un type d'action, sur le plan de l'abstraction : le
culot. Il dit :
— Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?
La créature pouffa d'un rire grave. Sa voix, lorsqu'elle parla, était profonde comme le sol d'un
violon.
— Admettons, dit-il, que je sois l'élément X. Gosseyn porta ses regards de X à la jeune fille.
Elle soutint les siens froidement, bien qu'un soupçon de couleur se glissât sur ses joues. Elle
avait rapidement changé de toilette pour une robe du soir. Cela lui donnait une allure que Teresa
Clark n'avait jamais eue.
Il était étrangement difficile de prêter attention à l'autre homme. Même pour l'esprit entraîné
de Gosseyn le changement d'état d'âme nécessaire pour envisager que le président de la Terre,
Hardie, put comploter, représentait quelque chose de dur à avaler. Mais en fin de compte,
impossible de ne pas l'admettre.
Une action illégale était en cours. Des gens n'au-» raient pas fait ce qu'on lui avait fait,
n'auraient pas dit ce que Patricia et Thorson lui avaient dit, sans que cela signifiât quelque chose.
Même la Machine l'avait averti de désagréments proches. Et elle indiquait pratiquement que la
famille Hardie s'y trouvait mêlée.
Vu de près, le président avait l'œil dur de l'homme discipliné et le sourire de celui qui doit se
montrer aimable et plein de tact avec des tas de gens. Des lèvres minces. Capable, sans doute
d'interrompre sèchement un entretien ou de le ramener avec fermeté à son objet. Il ressemblait à
un directeur, vif, habitué à commander. Il dit :
— Gosseyn, nous aurions été maintenus dans des situations secondaires si nous avions
accepté le gouvernement de la Machine et la philosophie non-A. Nous sommes très intelligents
et parfaite ment capables à tous égards, mais notre tempérament présente certains aspects
incontrôlés qui nous interdiraient normalement une réussite complète. 99 % de l'histoire du
monde a été faite par des gens comme nous et vous pouvez être sûr que cela continuera.
Gosseyn le regarda et quelque chose lui étreignit le cœur. On lui en disait trop. Ou bien le
complot était très proche de son aboutissement, ou bien les vagues menaces qu'on lui avaient
déjà adressées avaient la signification la plus définitive. Mais Hardie continuait :
— Je vous ai dit tout ceci pour souligner les consignes que voici : Gosseyn, plusieurs armes
vous couvrent. En conséquence, vous allez sans protester vous diriger vers ce fauteuil — il
l'indiqua de la main droite — et vous soumettre aux menottes et à d'autres vexations
secondaires.
Son regard dépassant Gosseyn, il dit :
— Thorson, amenez les instruments nécessaires.
Gosseyn était trop conscient pour espérer s'échapper de cette pièce. Il se mit en marche et
laissa Thorson lui attacher les poignets aux bras du fauteuil. Il regarda avec une curiosité intense
le grand type rouler jusqu'à lui une table chargée d'un certain nombre de petites machines
d'allure complexe. Sans mot dire, Thorson fixa, avec des bandes adhérentes, sur la peau de
Gosseyn, une douzaine des prolongements en forme de coupe de l'une des machines ; six
d'entre eux sur la tête et le visage, les six autres à sa gorge, à ses épaules et au haut de son
dos.
Gosseyn se rendit compte qu'il n'était pas le seul dans la pièce à être profondément intrigué.
Les deux hommes, Hardie et le monstre, se penchaient en avant sur leurs fauteuils. Dès yeux
bleus et des yeux jaune brun luisaient d'un éclat avide. La jeune fille était recroquevillée sur son
fauteuil, les jambes levées, une de ses mains tenait une cigarette entre ses lèvres. Elle aspirait
comme un automate, mais n'avalait pas. Elle prenait la fumée dans sa bouche et la rejetait. Et
ainsi de suite sans interruption.
Des quatre, Thorson était le plus calme. D'une main ferme, il fit quelques réglages sur une
partie de la machine que Gosseyn ne pouvait pas voir, puis il regarda Michael Hardie d'un air
interrogateur. Mais c'est Gosseyn qui rompit le silence et dit d'une voix épaisse :
— Je pense que vous devriez m'écouter un moment.
Il s'interrompit ; non qu'il eût terminé, mais soudain il perçut son propre désespoir. Il pensait :
« Au nom de la raison que se passe-t-il ici ? Est-il possible que cela arrive à un être humain
respectueux des lois en 2560 A. D. sur une terre en paix ?»
— J'ai l'impression, dit-il — et sa voix sonnait rauque à ses propres oreilles —, d'être un gosse
dans une maison de fous. Vous attendez quelque chose de moi. Pour l'amour du Ciel, dites-moi
quoi, et je ferai de mon mieux.
« Naturellement, continua-t-il, ma vie a pour moi une valeur supérieure à tout ce que vous
pouvez exiger de moi. Je vous le dis en toute certitude parce que dans le monde non-A, aucun
individu ne compte au point que ses idées, ses inventions ou sa personnalité puissent être
utilisées au détriment de l'espèce humaine. Des machines individuelles ne peuvent faire pencher
la balance dans le sens opposé à la quantité totale de science accumulée par des hommes
courageux et déterminés pour la défense de la civilisation. Ceci a été prouvé, la science seule ne
peut gagner une guerre.
Il regarda, interrogateur, Michael Hardie.
— Est-ce quelque chose de ce genre ? Une invention d'avant mon amnésie?
— Non.
C'est X qui parlait. Le mutilé paraissait amusé et ajouta :
— Vous savez, c'est vraiment intéressant. Voici un homme qui ignore son but et ses
antécédents et pourtant, son apparition à ce moment ne peut être entièrement accidentelle.
L'incapacité du détecteur de l'hôtel à découvrir son identité réelle est un phénomène jamais
encore rencontré.
— Mais il dit la vérité.
Patricia Hardie reposa ses pieds sur le plancher, et laissa retomber la main qui tenait la
cigarette. Elle avait l'air très positive.
— Le détecteur de l'hôtel a dit qu'il n'avait pas conscience de son identité.
Un bras de plastique fit un geste protecteur à son adresse. Il y avait une note de tolérance
dans la voix grave :
— Ma chère enfant, je ne mets pas en doute qu'il l'ait dit. Mais je ne perds pas de vue le fait
que les machines sont corruptibles. Le brillant M. Crang et moi — sa voix se fit significative —
l'avons démontré à la satisfaction de bien des gens, votre père inclus.
Il s'interrompit.
— Je ne crois pas que nous puissions accepter une seule des affirmations émises par
Gosseyn, ou le concernant, formulées par les appareils ordinaires de contrôle du cerveau.
Le président Hardie approuva.
— Il a raison, Pat. Normalement, un homme qui s'est cru par erreur marié à ma fille, ne serait
qu'un névrosé ordinaire. Malgré quoi, l'apparition même d'un tel homme en ce moment doit être
étudiée. Mais, en outre, l'incapacité du détecteur de l'hôtel à l'identifier est si anormale que,
comme vous le voyez — il fit un geste —, Thorson lui-même a été intéressé. Selon moi, ce sont
les agents de la Ligue galactique qui l'ont envoyé pour qu'on le regarde, eh bien, on va le
regarder. Quels sont vos plans, Jim ? Thorson haussa les épaules.
— Je vais sonder les îlots mémoriels et trouver qui il est.
X dit :
— Je pense que les résultats de cet examen ne doivent pas connaître une trop grande
diffusion. Miss Hardie, quittez cette pièce.
Les lèvres de la jeune fille se serrèrent.
— Je préfère rester, dit-elle. Elle releva la tête avec défi :
— Après tout, j'ai pris des risques. Personne ne dit rien. Le demi humain la regarda
avec des yeux que Gosseyn trouva implacables.
Patricia Hardie remua, mal à l'aise, puis regarda son père comme pour quêter son aide. Le
grand homme évita son regard, se tortillant, gêné, dans son fauteuil.
Elle se leva, la lèvre méprisante.
— Alors il vous tient aussi, dit-elle, sarcastique. Eh bien, ne vous imaginez pas qu'il me fasse
peur. Un de ces jours je vais lui coller un pruneau et il n'y aura pas de chirurgien qui puisse
boucher le trou avec du plasto.
Elle sortit et claqua la porte. Hardie observa :
— Je crois que nous n'avons pas de temps à perdre.
Il n'y eut pas d'objections. Gosseyn vit les doigts de Thorson tripoter le contacteur de la
machine sur la table. Les doigts tournèrent quelque chose et avec force. Il y eut un déclic et un
bourdonnement.
D'abord rien ne se produisit. Gosseyn était tendu pour résister au flux d'énergie. Mais il n'y en
avait point. Le regard vide, il examina la machine. Elle ronflait et palpitait. Comme beaucoup
d'autres, elle avait ses tubes électroniques spéciaux. Étaient-ils employés à contrôler la vitesse
de moteurs invisibles, à amplifier quelque résonance profonde de son corps, à convertir une
énergie ou à chronométrer les modifications d'un processus indécelable ou à l'une quelconque
d'une centaine d'autres activités, impossible à Gosseyn de le dire.
Certains des tubes brillaient d'un éclat vif au fond de trous pratiqués dans le boîtier de
plastique arrondi. D'autres, il le savait, trop sensibles pour qu'on les expose à des facteurs aussi
violents que la température normale et la clarté d'une pièce, devaient être cachés tout au fond de
leurs petites enveloppes et seule une fraction infinitésimale de leurs corps à la douceur de verre
était reliée à l'extérieur.
Ça lui faisait mal aux yeux de les fixer. Il continuait à clignoter et les larmes lui brouillaient la
vue. Avec un effort, Gosseyn réussit à regarder autre chose que la table et les machines. Le
mouvement devait avoir été trop vif pour ses nerfs crispés. Quelque chose résonna dans son
crâne et un violent mal de tête surgit. Il se rendit compte avec un sursaut que c'était là l'effet de la
machine. Ce fut comme s'il plongeait au fond d'un bassin. On eût dit qu'une violente pression
s'exerçait sur lui de tous les côtés, de l'intérieur compris. Comme de très loin, il entendit la voix
calme de Thorson faire un cours à ses auditeurs.
— Ceci est une machine fort intéressante. Elle fabrique un genre d'énergie nerveuse. Cette
énergie est absorbée par la douzaine d'électrodes que j'ai placées sur la tête et les épaules de
Gosseyn, et se répand également le long des circuits nerveux préexistants dans son corps. En
elle-même, elle ne crée pas de nouveaux circuits. Il faut se la représenter comme une poussée
qui s'écarte instantanément des plus petits obstacles. Elle évite les difficultés qui diffèrent
d'environ un pour cent de leurs valeurs normales. C'est au plus haut point une de ces sortes
d'énergies qui suivent les chemins de moindre résistance.
C'était dur de penser avec le son de cette voix. La conscience de Gosseyn ne pouvait
formuler une pensée complète. Il se raidit contre le pouvoir de brouillage de la voix et contre
l'énergie qui le pénétrait. Rien ne lui venait que des lambeaux d'idées et la voix de Thorson.
— La caractéristique médicalement intéressante de ce flot artificiel d'énergie nerveuse est
qu'on peut le photographier. Dans quelques instants, dès que l'action de l'énergie artificielle se
sera fait sentir sur les circuits nerveux les plus éloignés, je prendrai plusieurs négatifs et
j'obtiendrai des épreuves positives.
« En les agrandissant par fragments avec un projecteur, l'épreuve nous indiquera en quelles
parties de son cerveau la mémoire est localisée. Étant donné que la science connaît depuis
longtemps la nature des souvenirs emmagasinés dans chaque groupe de cellules, nous pourrons
alors choisir à quel endroit nous concentrerons les pressions qui contraindront le souvenir
particulier qui nous intéresse à se formuler verbalement.
« Une utilisation ultérieure de cette machine, avec une puissance supérieure et combinée
avec une formule systématique complexe d'associations verbales, réalisera effectivement
l'opération.
Il ferma la machine et extirpa un film de la chambre noire. Il dit : « Surveillez-le » et disparut
par la porte la plus proche.
Toute surveillance était superflue. Gosseyn n'aurait pas pu se tenir debout. Il avait
l'impression que son cerveau virait comme une toupie. Comme un enfant qui a tourné trop
longtemps sur lui-même, il aurait fallu pivoter dans l'autre sens.
Thorson était de retour avant qu'il n'ait recouvré une vision normale.
Il entra lentement et, ignorant X et Hardie, alla jusqu'à Gosseyn. Il tenait deux épreuves à la
main, s'arrêta devant le prisonnier et le regarda intensément.
— Qu'avez-vous découvert ? demanda Hardie, à la gauche de Gosseyn.
Thorson fit un geste à son adresse, l'injonction impatiente de se taire. C'était un geste d'une
surprenante brutalité, et, qui plus est, il paraissait inconscient de l'avoir fait. Il restait là et soudain
sa personnalité prenait un relief différent de celui du commun des mortels. Il l'avait dissimulée
entièrement. Sous l'aspect impassible, c'était une tempête d'énergie nerveuse, un être au
potentiel suprêmement élevé. Gosseyn comprit que son comportement n'était pas la déférence
envers des supérieurs. C'était le commandement, ferme, définitif, sans équivoque. Lorsqu'il était
d'accord avec les autres, c'est parce qu'il le voulait bien. Lorsqu'il n'était pas d'accord, c'est lui qui
décidait.
X approcha son fauteuil roulant et retira doucement les photos des doigts de Thorson. Il en
tendit une à Hardie. Les deux hommes se penchèrent sur les épreuves avec deux émotions
distinctes et différentes.
X faillit se lever de son fauteuil. Son mouvement révéla plusieurs détails de son corps semi
artificiel. Il révéla sa taille. Il était plus grand que ne l'avait pensé Gosseyn, au moins un mètre
quatre-vingts. On voyait comment son bras plastique était fixé à la cage de plastique autour de
son thorax. On voyait que son visage pouvait prendre une expression troublée. Il marmotta :
— C'est heureux que nous ne l'ayons pas laissé voir ce psychiatre. Nous avons frappé au bon
moment, au début.
Michael Hardie parut irrité.
— Qu'est-ce que vous bafouillez là ? N'oubliez pas que je n'occupe ma situation présente qu'à
cause de votre habileté à contrôler les jeux de la Machine, je n'ai jamais pu me fourrer dans le
crâne toutes ces non-Aneries à propos du cerveau humain. Tout ce que je vois, c'est une croûte
solide de lumière. Je présume que ces lignes-là sont les lignes de décharge nerveuse et qu'elles
se démêleront quand on les agrandira sur l'écran.
Cette fois, Thorson entendit. Il alla vers Hardie, désigna quelque chose sur la photo, et
murmura une explication qui draina lentement la couleur du visage de l'autre.
— Il faut le tuer, dit-il sinistre, immédiatement. Thorson secoua la tête, irrité.
— Pourquoi ? Que peut-il faire ? En informer le Monde ?
Il insista :
— Notez bien qu'il n'y a pas de lignes claires à côté... de la chose.
— Mais supposez qu'il trouve le moyen de s'en servir ?
C'est Hardie qui parlait de nouveau.
— Cela nécessiterait des mois ! s'exclama X. On n'arrive même pas à rendre son petit doigt
souple en vingt-quatre heures.
Ils murmurèrent d'autres remarques, auxquelles Thorson répondit, furieux :
— Vous ne vous attendez tout de même pas à ce qu'il s'échappe de cette cellule ? Ou alors,
vous avez lu des romans aristotéliciens, ceux où le héros gagne à tous les coups ?
En fin de compte, il n'y en avait qu'un qui commandait. Des hommes vinrent et transportèrent
Gosseyn, fauteuil, menottes et tout, jusqu'à une cellule d'acier massif, à quatre étages de
profondeur. Les dernières marches descendaient dans la cellule même et lorsque les hommes
furent remontés jusqu'à l'étage du dessus, un moteur fit disparaître l'escalier entier par une
ouverture du plafond, sept mètres plus haut. Une porte d'acier se rabattit bruyamment sur le trou
et on poussa de lourds barreaux. Le silence se fit.
Gosseyn restait immobile dans le fauteuil d'acier. Son cœur sonnait, ses tempes battaient, il
se sentait malade et vidé par la réaction. La sueur qui le baignait paraissait ne pouvoir cesser de
couler.
« J'ai la frousse, pensa-t-il. Une frousse horrible, abjecte. »
La peur doit naître au plus profond des colloïdes de l'être. Une fleur, qui ferme ses pétales la
nuit, témoigne sa crainte de l'obscurité, mais elle n'a pas de système nerveux pour transmettre
l'impulsion et pas de thalamus pour la recevoir et traduire le message électrique sous forme
d'émotion. Un être humain est une structure physico-chimique dont la conscience d'exister
provient d'un système nerveux complexe. Après la mort, le corps se désintègre ; la personnalité
survit en un certain nombre d'impulsions souvenirs déformées dans le système nerveux des
autres. A mesure que les années passent, ces souvenirs s'affaiblissent. Au plus, Gilbert Gosseyn
se survivrait en tant qu'influx nerveux chez d'autres hommes pendant un demi-siècle ; en tant qu
émulsion sur un négatif pendant un certain nombre d'années ; en tant qu'assemblage
électronique d'une série de cellules émises par des rayons cathodiques, pendant peut-être deux
siècles. Aucune de ces possibilités n'interrompait le flux de sueur qui ruisselait de son corps dans
cette pièce chaude, presque sans air.
« Je suis pratiquement mort, pensa-t-il dans les affres de l'agonie. Je vais mourir. Je vais
mourir. » Et l'instant de formuler une pensée, il se rendit compte que ses nerfs le lâchaient.
Une lumière jaillit du plafond ; on ouvrait un judas métallique. Une voix dit :
— Oui, dites à M. Thorson qu'il va très bien.
Des minutes s'écoulèrent, puis l'escalier s'abaissa! Son extrémité inférieure sonna contre le
plancher. Des ouvriers commencèrent à descendre des marches en portant une table.
Successivement, très vite, la machine déjà utilisée sur Gosseyn et plusieurs autres aux formes et
aux destinations diverses, furent introduites et boulonnées à la table. Les ouvriers remontèrent
rapidement l'escalier.
Deux hommes à l'expression dure descendirent agilement. Ils examinèrent les mains et les
poignets de Gosseyn. Enfin ils s'éloignèrent et le silence retomba.
Puis une fois de plus la porte s'ouvrit avec un bruit métallique. Gosseyn se contracta,
attendant Thorson. A sa place, Patricia Hardie s'élança en bas des marches/Tandis qu'elle
ouvrait les menottes, elle dit à voix basse, insistante :
—Suivez le hall à droite pendant trente mètres.
Sous l'escalier principal, a cet endroit, vous verrez une porte. Derrière cette porte, il y a un
escalier plus petit de deux étages qui vous mène à six mètres de mon appartement. Vous y serez
peut-être en sûreté, je ne sais pas. A partir de ce moment, vous êtes livré à vous-même. Bonne
chance !
L'ayant libéré, elle remonta l'escalier en courant. Les muscles de Gosseyn étaient si
contractés qu'il trébuchait affreusement à chaque marche. Mais les instructions de la fille étaient
exactes. Au moment où il atteignit sa chambre à coucher, il avait retrouvé une circulation
normale.
Un parfum subtil caractérisait la pièce. Des fenêtres à la française, près du lit à baldaquin,
Gosseyn regarda le phare atomique de la machine. Il flambait si proche que l'on pensait pouvoir
étendre la main et le saisir.
Gosseyn ne partageait pas l'espoir de Patricia Hardie : il ne serait pas en sécurité dans sa
chambre à coucher. En outré, c'est maintenant qu'il fallait risquer le coup, avant que sa fuite ne
soit découverte. Il s'élança et se rejeta rapidement en arrière ; une demi-douzaine d'hommes
armés passaient en file sous le balcon. Lorsqu'il jeta un coup d'œil un instant plus tard, il vit deux
des hommes se tapir derrière un taillis à moins de trente mètres.
Gosseyn recula dans la chambre. Il ne lui fallut qu'une minute pour jeter un coup d'œil dans
les quatre pièces qui constituaient l'appartement de la jeune fille. Il choisit le cabinet de toilette
comme poste d'observation. Il y avait une fenêtre et un petit balcon donnant sur une tonnelle un
peu à l'écart du grand jardin. Au pire, il pouvait sauter et se glisser de taillis en taillis. Il s'assit
lourdement sur la longue banquette devant la psyché. Il avait le temps de penser un peu au
geste de Patricia. Elle avait pris là un risque sérieux. Pour une raison obscure, mais il paraissait
évident qu'elle regrettait sa participation au complot dirigé contre lui.
Ses réflexions s'interrompirent au bruit léger d'une porte éloignée. Gosseyn se leva. C'était
peut- être la jeune fille ; sa voix résonna doucement à la porte du cabinet de toilette.
— Vous êtes là, monsieur Gosseyn ? Gosseyn ouvrit sans mot dire et ils se dévisagèrent sur
le seuil. Elle parla la première.
— Quels sont vos plans ?
- Gagner la machine.
— Pourquoi ?
Gosseyn hésita. Patricia Hardie l'avait aidé, et par suite méritait sa confiance. Mais il fallait se
rappeler qu'elle était une névrosée ayant sans doute agi par impulsion. Elle pouvait ne pas se
rendre compte de toutes les conséquences de ce qu'elle avait fait. Il vit qu'elle souriait,
sarcastique.
— N'ayez pas l'idiotie, dit-elle, de vouloir sauver le monde, vous ne pouvez rien faire. Cette
conspiration n'est pas à l'échelle terrestre, pas même à celle du système solaire. Nous sommes
des pions dans un jeu que jouent les gens des étoiles.
Gosseyn la regarda, ébahi.
— Vous êtes cinglée? demanda-t-il.
A la minute où il parla, il eut un sentiment de vide, l'impression d'avoir entendu des mots trop
chargés de signification. Il ouvrit la bouche pour continuer §t la referma. Il se rappela un mot
prononcé par Hardie précédemment, « galactique ». A ce moment, il était trop tendu pour en
percevoir le sens. Maintenant son esprit commençait à se détacher de l'immensité de ce dont il
était question. Cela diminua, devint normal et se fixa finalement sur ce que la jeune fille avait dit.
— Des hommes ? répéta-t-il. La fille approuva.
— Mais ne me demandez pas comment ils y sont venus. Je ne sais même pas comment les
hommes sont apparus sur la Terre. La théorie du singe ne paraît plausible que si on n'y regarde
pas de trop près. Mais je vous en prie, ne nous égarons pas là-dedans. Je suis ravie que ce
soient des hommes et pas des monstres inconnus. Je vous certifie que la machine ne peut rien
faire.
— Elle peut me protéger.
Elle réfléchit et dit lentement :
— Peut-être bien.
Elle l'étudia de nouveau de son regard clair.
— Je ne vois pas bien ce que vous fabriquez là- dedans. Qu'ont-ils découvert sur vous ?
Gosseyn décrivit de façon succincte ce qu'on avait fait et ajouta :
— Il doit y avoir quelque chose. La Machine m'avait déjà dit de faire photographier mon
cortex.
Patricia Hardie se tut.
— Bon Dieu, reprit-elle enfin, peut-être qu'ils n'ont pas tort d'avoir peur de vous.
Elle s'interrompit.
— Chut^il y a quelqu'un dehors.
Gosseyn avait entendu les notes cristallines du carillon.
Il jeta un coup d'œil à la fenêtre. La jeune fille dit rapidement :
— Non, ne partez pas encore. Fermez la porte derrière moi et ne vous en allez que s'il y a une
perquisition.
Il entendit ses pas s'éloigner. Lorsqu'ils revinrent ils étaient accompagnés de pas plus lourds.
Une voix d'homme dit :
— Je voudrais bien avoir vu ce type. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit sur quoi vous étiez ?
Même Thorson a peur, maintenant.
La jeune fille était calme.
— Comment pouvais-je savoir qu'il était différent, Eldred ? J'ai parlé à quelqu'un qui ne se
rappelait pas son passé.
« Eldred », pensa Gosseyn. Il devrait se souvenir de ce nom. Cela avait plus la résonance
d'un prénom que d'un nom de famille. Mais l'homme continua :
— Si c'était de n'importe qui d'autre que vous, Pat, je le croirais. Mais j'ai toujours eu
l'impression que vous étiez en train de manigancer des combinaisons personnelles. Pour l'amour
du Ciel, ne soyez pas trop maligne.
La jeune fille rit.
— Mon cher, dit-elle, si Thorson se doute jamais que Eldred Crang, commandant de la base
galactique locale, et John Prescott, commandant en second, ont tous deux été convertis au non-
A, vous aurez raison de parler de combinaisons personnelles. La voix de l'homme était étonnée
et basse :
— Pat, vous êtes folle de dire ça tout haut. Mais j'ai voulu vous avertir. Je n'ai plus une
confiance entière en Prescott. Il a fait des tours et des détours depuis l'arrivée de Thorson.
Heureusement je ne lui ai jamais laissé connaître mes sentiments à l'égard du non-A.
La jeune fille dit quelque chose que Gosseyn n'entendit pas. Il y eut un silence suivi par le
bruit impossible à ne pas reconnaître, d'un baiser, puis elle dit :
— Prescott va avec vous ?
Gosseyn frémissait. « Ce que c'est idiot, pensa-t-il furieux. Jamais je n'ai été marié avec elle,
je ne* vais pas laisser une illusion me troubler et m'émouvoir. »
Mais ce sentiment était très net. Le baiser l'avait choqué — l'émotion était peut-être fausse,
mais il faudrait autre chose qu'un traitement non-A pour qu'il échappe à sa domination.
Le bruit du carillon mit fin à ses réflexions. Il entendit l'homme et la jeune femme passer dans
le living-room. Puis la porte s'ouvrit et un homme dit :
— Miss Patricia, nous avons reçu l'ordre de perquisitionner dans votre appartement pour
chercher un prisonnier évadé... Je vous demande pardon,, monsieur Crang, je ne vous avais pas
vu.
— C'est très bien...
C'était la voix de l'homme qui avait embrassé Patricia Hardie.
— Faites vos recherches et allez-vous-en.
— Oui, monsieur.
Gosseyn n'attendit pas. Le balcon qui bordait la fenêtre du cabinet de toilette était abrité par
des arbres. Il atteignit le sol sans incident et progressa à quatre pattes le long du mur. Pas une
fois, pendant les premiers hectomètres, il ne quitta le couvert des taillis ou des arbres.
Il était à trente mètres de la base presque déserte de la Machine lorsqu'une douzaine de
voitures jaillirent d'une lignée d'arbres derrière laquelle elles avaient attendu ; des armes
ouvrirent' le feu sur lui. Gosseyn poussa un hurlement sauvage à l'adresse de la Machine :
— Sauve-moi, sauve-moi !
Isolée, indifférente, la Machine l'écrasait de sa masse. S'il était vrai, comme le disait la
légende, qu'elle put se défendre et défendre son domaine, elle ne trouvait pas apparemment là
une raison d'agir.
Pas un tube ne cligna pour montrer qu'elle avait conscience d'un crime qui se commettait en
sa présence.
Gosseyn rampait frénétiquement sur l'herbe quand la première balle le frappa. Elle l'atteignit à
l'épaule et l'envoya rouler sur le trajet d'un rayon d'énergie incendiaire. Sa chair et ses vêtements
flambèrent d'une flamme insensée. Déjà il avait roulé plus loin et les balles l'atteignaient de
nouveau. Elles le mettaient en pièces, tandis qu'il se consumait dans une flambée furieuse.
Chose intolérable, il ne perdait pas conscience. Il sentait le feu, sans répit, et les balles
lacérer son corps torturé ; les coups et la flamme pénétraient ses organes vitaux, ses jambes,
son cœur, ses poumons, bien après qu'il eût cessé de remuer. Sa dernière pensée confuse fut la
conscience infiniment triste et désespérée qu'il ne verrait plus jamais Vénus et ses mystères
ignorés. Et puis la mort s'en vint le prendre.
Un curieux son lourd s'imposa à l'attention de Gosseyn. Cela semblait venir d'en haut. Le son
se fit rapidement plus bruyant et devint un bruit continu, comme le grondement de plusieurs
machines au ralenti.
Gosseyn ouvrit les yeux. Il reposait, dans une demi obscurité, à côté du tronc d'un arbre
gigantesque. Il apercevait vaguement deux autres troncs à proximité, mais leur taille était si peu
croyable qu'il referma les yeux et resta immobile, prêtant l'oreille. Pas d'autre conscience
immédiate. Son cerveau n'était plus qu'oreilles et audition. Rien d'autre. Il constituait un objet
inanimé doué de la faculté de percevoir les sons.
Une conscience plus nette se fit jour en lui. Il perçut son corps étendu sur le sol. Pas
d'images visuelles, mais, peu à peu, l'impression prit corps. Lui, étendu sur le sol de Vénus,
fermement, solidement soutenu par cette base planétaire invulnérable qu'était Vénus.
Le cours lent de ses pensées changea. Vénus ! Mais il n'était pas sur Vénus. Il était sur la
Terre»
Les souvenirs s'éveillèrent dans un coin perdu de son esprit. Le petit filet d'éléments actifs
devint un courant puis un fleuve profond et sombre qui se ruait vers l'océan.
« Je suis mort, se dit-il. On m'a mitraillé et grillé à mort. »
Il frémit „au souvenir de la souffrance atroce. Son corps s'aplatit étroitement contre le sol.
Lentement son esprit se rouvrit. Le fait qu'il se trouvait en vie avec le souvenir d'avoir été abattu
cessa d'être le rappel d'une intolérable agonie pour devenir une énigme, un paradoxe qui n'avait
a priori pas d'explication dans le monde non-A.
La terreur de sentir la souffrance revenir s'atténua dans les minutes qui suivirent. Ses
pensées, dans ce monde bizarrement demi conscient où son être se trouvait momentanément,
commencèrent à se concentrer sur divers aspects de la situation.
Il se rappela Patricia Hardie et son père. Il se rappela X et l'implacable Thorson, et la
conspiration contre Â".
Ces souvenirs eurent sur lui un effet énorme, purement physique. Il s'assit. Il ouvrit les yeux
et se trouva dans la même demi obscurité qu'auparavant ; ce n'était donc pas un rêve.
Il revit les arbres monstrueux. Cette fois, il les admit tels qu'ils étaient. C'étaient eux qui lui
avaient fourni cette certitude automatique de se trouver sur Vénus. Tout le monde connaissait les
arbres de Vénus.
Il était bien sur Vénus.
Gosseyn se leva. Il tâta son corps : tout paraissait en ordre. Pas de cicatrices, pas
l'impression d'avoir été blessé. Son corps était intact, complet, sans dommages.
Il se trouvait en parfaite santé.
Il portait un short, une chemise à col ouvert et des sandales. Cela le surprit momentanément.
Il avait auparavant un complet deux pièces, la tenue sobre des concurrents des jeux. Il haussa
les épaules. Pas d'importance. Rien n'importait, si ce n'est que celui qui avait réparé son corps
en pièces devait l'avoir placé dans cette forêt gargantuesque avec un but bien défini. Gosseyn
jeta un regard autour de lui, aussi contracté soudain qu'il venait d'être excité.
Les troncs des trois arbres qu'il voyait étaient aussi gros que des fûts de gratte-ciel. Il se
souvint que les fameux arbres de Vénus pouvaient, disait-on, atteindre mille mètres de hauteur. Il
leva les yeux, mais le feuillage était impénétrable. Debout le nez en l'air, il se rendit compte que
le bruit, qui l'avait réveillé, s'était arrêté.
Déconcerté, il hocha la tête et se détournait lorsqu'il entendit un bruit d'éclaboussement au-
dessus de lui. Une masse d'eau lui tomba sur la tête et l'inonda.
Ce fut comme un signal. Tout autour de lui, l'eau ruissela. Il entendait les éclaboussements,
dans l'ombre, de toutes parts, et deux fois encore il fut partiellement submergé ; comme une
douche gigantesque, les branches, au-dessus de lui, lâchaient dés torrents d'eau et il cessa de
se demander ce qui s'était passé. Il avait plu. Les feuilles énormes avaient rassemblé l'eau dans
leurs coupes amples et vertes ; mais çà et là, le poids de l'eau dépassait la résistance des
feuilles et l'eau dégringolait parfois sur d'autres feuilles. Mais ici, les chutes avaient dû continuer
jusqu'à ce qu'une faible partie de la masse d'eau atteignît le sol. La pluie devait avoir été
colossale. Gosseyn était « verni » de se trouver dans une forêt aux feuilles capables de
supporter un fleuve.
Il scruta les environs du tronc près duquel il était debout. Pas facile de distinguer quoi que ce
soit avec ce faible éclairage, mais il lui sembla en fin de compte que pas très loin, cela
s'éclaircissait un peu. Il marcha dans cette direction et en deux minutes atteignit une prairie. Une
vallée s'étendait devant lui. A sa droite, perchée sur la crête d'une colline, à demi cachée par des
buissons de fleurs géantes, il vit une maison.
Une maison vénusienne ! Nichée dans la verdure, elle paraissait bâtie de pierre ; et, chose
plus importante, des buissons permettaient de se cacher tout le long de l'espace qui le séparait
d'elle. Il pourrait s'approcher sans être vu. Cette maison isolée devait être la raison pour laquelle
on l'avait placé à cet endroit précis de la forêt.
Les taillis intermédiaires comblèrent* ses espérances. Pas une fois il n'eut à se risquer en
terrain découvert. Il atteignit un massif flamboyant de pourpre, et de cet abri, il guetta les
marches de pierre qui par le jardin en terrasses menaient à la véranda de la maison. Des lettres
étaient gravées sur la première marche, si nettement délimitées qu'il lut sans difficulté :
JOHN ET AMELIA PRESCOTT
Gosseyn recula. Prescott. Il se rappelait le nom. Patricia Hardie et Crang l'avaient prononcé
dans l'appartement de la première. « Si jamais Thorson se doutait, disait la jeune fille, que Eldred
Crang et John Prescott, commandant et commandant en second de la base galactique locale,
ont été convertis au non-A, alors... »
Et puis Crang répondait : « J'ai voulu vous avertir. Je n'ai plus une confiance entière en
Prescott. Il a fait des tours et des détours depuis l'arrivée de Thorson sur Terre. » C'était là le
sens de leur conversation.
Et il y était. Il savait qui vivait dans cette maison : John Prescott, qui, intellectuellement, avait
adopté la philosophie du non-A, sans avoir réussi jusqu'ici à en faire une partie intégrante de son
système nerveux, et qui se débattait dans l'expectative.
Bon à savoir. Cela déterminait la propre attitude de Gosseyn à l'égard de cet homme et de
cette femme. Il commença à arpenter la boue du jardin en terrasses. Plus de remords
maintenant. Il avait été traité sans merci et ne comptait pas en accorder lui-même. Il voulait des
renseignements sur sa propre personne et les choses qu'il avait besoin de savoir concernant
Vénus. Il les aurait.
Tandis qu'il se rapprochait de la maison, Gosseyn entendit la voix de contralto d'une femme.
Il fit halte derrière un massif broussailleux à trois mètres de la véranda et jeta un œil prudent.
Un homme aux cheveux blonds, assis sur les marches de la véranda, prenait des notes sur
un bloc. La femme debout dans la porte dit :
— Enfin je suppose que je serai capable de me débrouiller seule. Il n'y a pas de malades
après- demain.
Elle hésita, puis reprit :
— Je ne veux pas avoir l'air de protester, John, mais vous êtes si souvent parti que j'ai à peine
l'impression d'être encore mariée. Gela fait moins d'un mois que vous êtes revenu de la Terre et
vous voulez déjà recommencer.
L'homme haussa les épaules, et, sans lever les yeux de son bloc, dit :
— Je ne tiens pas en place, Amelia, vous savez que j'ai un indice d'énergie très élevé.
Jusqu'à ce que l'envie soit passée, il faut que je remue, sinon j'aurai des frustrations ridicules.
Gosseyn attendit. La conversation semblait terminée. La femme rentra dans la maison.
L'homme resta assis plusieurs minutes encore sur les marches, puis se leva et bâilla. Il semblait
détendu, pas du tout troublé par les mots de sa femme. Environ un mètre quatre-vingt-deux, l'air
costaud ; mais une apparence de force est insuffisante, si Fon n'a jamais pratiqué l'entraînement
physique A. Les gens non habitués comprennent difficilement à quel point les muscles humains
peuvent être puissants une fois coupés temporairement du centre de fatigue du cerveau.
La décision de Gosseyn était prise. La femme avait appelé l'homme John. On n'attendait pas
de clients avant plusieurs jours. Ceci suffisait à l'identification de John Prescott, agent galactique
camouflé en docteur.
L'affirmation de la femme, selon laquelle près d'un mois s'était écoulé depuis le retour de
Prescott, troublait Gosseyn. Patricia Hardie avait dit à Crang : « Prescott repart-il avec vous ? »
Sans doute voulait-elle dire « pour Vénus » puisqu'il s'y trouvait maintenant. Mais la brièveté du
délai écoulé paraissait inquiétante. N'avait-il fallu à son corps que quelques semaines pour se
remettre de ses blessures désespérées ? Prescott venait-il de faire plusieurs voyages sur la
Terre ?
Aucune différence, d'ailleurs, comprit-il. L'important maintenant c'était l'attaque. Il fallait la
déclencher maintenant, pendant que Prescott, éloigné de tout soupçon, se reposait là dans le
jardin de la maison de Vénus.
Maintenant !
La boue ralentit la ruée de Gosseyn. Prescott eut le temps de se retourner, de voir son
agresseur, d'ouvrir de grands yeux et de manifester son émotion. Il réussit même à porter le
premier coup. Ceci aurait pu arrêter un homme plus petit et moins superbement musclé que
Gosseyn. Mais Prescott n'eut pas le temps d'en donner un second ; Gosseyn le frappa trois fois à
la mâchoire et ramassa le corps inerte au moment où il s'effondrait.
Vite, il monta l'homme privé de conscience en haut du perron et s'arrêta devant la porte — il y
avait eu quelques bruits de bagarre et la femme risquait de venir se rendre compte. Mais rien ne
bougea dans la maison ; Prescott remua sur le bras de Gosseyn et gémit doucement. Gosseyn le
fit taire d'un autre coup et franchit la porte ouverte. Il se trouva dans un très grand living-room.
La pièce n'avait pas de mur au fond. Elle s'ouvrait directement sur une large terrasse ; puis on
voyait un jardin et ce qui paraissait être une autre vallée presque enfouie dans la brume.
A droite, un escalier menait à l'étage du dessus et à gauche, un second escalier conduisait au
sous-sol. Des deux côtés, des portes desservaient des pièces. Gosseyn entendit des bruits de
casseroles dans l'une des deux et perçut l'odeur, supplice de Tantale, de la cuisine.
Il monta. En haut, un corridor avec plusieurs portes. Il ouvrit la plus proche. C'était une
chambre à coucher spacieuse avec une grande fenêtre en arc de cercle vis-à-vis d'un petit bois
d'arbres cyclopéens. Gosseyn posa Prescott sur le plancher près du lit, déchira rapidement un
drap en bandes, lia et bâillonna l'homme inerte.
Sur la pointe des pieds, il redescendit dans le living-room. Le tintement incessant des
ustensiles de cuisine détendit ses nerfs crispés. Apparemment, la femme n'avait rien entendu.
Gosseyn traversa le living-room, s'arrêta un instant pour décider ce qu'il allait faire d'elle et
franchit hardiment le seuil de la cuisine.
Elle était en train de récupérer le contenu de divers cuiseurs électroniques. Gosseyn entrevit
une table joliment servie dans un coin d'angle, puis la femme l'aperçut enfin. Son regard sauta de
la figure de Gosseyn à ses pieds boueux.
— Oh ! mon Dieu ! dit-elle.
Elle posa le plat et lui fit face. Gosseyn ne donna qu'un coup et la soutint tandis qu'elle
s'effondrait sur lui. Il se sentait sans remords. Peut-être était-elle innocente. Peut-être ignorait-
elle tout de l'activité de son mari. Mais c'était trop dangereux de risquer une lutte avec elle. A
supposer qu'elle soit Â, il suffisait d'une occasion pour que son énergie physique lui permette de
se dégager de lui et de donner l'alarme.
Elle commença à se tordre entre ses bras tandis qu'il la montait au premier, mais avant
d'avoir repris ses sens, elle se trouvait liée et bâillonnée à côté de son mari. Il les laissa là et
visita la maison. Avant d'être sûr que sa victoire fût complète, il lui fallait vérifier que personne ne
se trouvait aux alentours.
Pour être acceptable en tant que connaissance scientifique, une vérité doit être déduite
d'autres vérités.
Aristote, Ethique à Nicomaque vers 340 av. J.-C.
Ça ressemblait à un hôpital. Il y avait quinze autres chambres, chacune munie d'un
équipement standard et d'un matériel électronique complet. Le laboratoire et la salle d'opération
se trouvaient au sous-sol. Gosseyn courut de chambre en chambre. Lorsqu'il se fut convaincu
qu'il n'y avait personne, il entreprit une visite plus minutieuse des pièces.
Il se sentait mal à l'aise. Pas possible que cela soit si facile. Tandis qu'il regardait dans les
placards et inspectait hâtivement des tiroirs ouverts, il conclut que le meilleur plan consistait à
obtenir les renseignements qu'il voulait, puis à s'en aller. Plus vite il quitterait les lieux, moins il y
aurait de chance que quelqu'un d'autre entre en scène. Malgré toutes ses recherches, il ne put
découvrir une arme. Le désappointement qu'il en conçut aiguisa son impression de danger
possible en provenance de l'extérieur. Finalement, il sortit en hâte sur la véranda devant la
façade, puis sur la terrasse, derrière. Un coup d'œil rapide, pensait-il, pour voir si personne ne
venait, et puis les questions.
Il en avait tant à poser.
C'est la vue que l'on avait de la terrasse qui le retarda. Parce qu'il comprit pourquoi il n'avait
pu voir la vallée au-delà du jardin. Du bord de la terrasse son regard se perdait tout en bas, au
fond des lointains bleutés. La colline sur laquelle s'élevait l'hôpital n'était pas, en fait, une colline,
mais un des contreforts peu élevés d'une montagne. Il distinguait le point où la pente rejoignait
l'horizontale. Il y avait aussi des arbres, en bas. Ils s'étendaient sur des kilomètres et se fondaient
à l'horizon brumeux. Si loin qu'il pouvait voir, pas d'élévations de terrain de ce côté-là. Aucune
importance, ce qui semblait clair maintenant, c'est qu'on ne pouvait accéder à cette maison que
par la voie des airs. Certes, il était possible d'atterrir à un ou deux kilomètres de là, comme il
devait l'avoir fait, et de marcher. Mais l'arrivée par air était un point essentiel du processus.
Pas particulièrement encourageant. Le ciel était vide, avec son atmosphère brumeuse ; la
seconde d'après une machine chargée d'ennemis pouvait s'abattre sur la terrasse même.
Gosseyn respira lentement, profondément, joyeusement. L'air avait conservé sa fraîcheur
d'après la pluie et lui donnait la force d'accepter le danger. La douceur extrême du jour apaisait
son esprit inquiet. Il soupira et laissa le calme de cette journée baigner et pénétrer son corps. Il
était impossible de déterminer l'heure. Le soleil restait invisible. Les profondeurs du ciel se
masquaient de nuages presque immatériels dans le halo de cette atmosphère épaisse de près
de deux mille kilomètres. Le silence reposait sur les choses, si intense qu'il était surprenant, mais
pas inquiétant. Il y avait là de la grandeur, une paix jamais ressentie au cours de son existence. Il
se sentait dans un monde où la durée n'existait pas.
L'impression se dissipa plus vite qu'elle n'était venue. Pour lui, c'est le temps qui comptait. Ce
qu'il pourrait apprendre dans le plus bref délai possible risquait de conditionner le destin du
système solaire. Il sonda le ciel d'un coup d'œil rapide ; puis il rentra et rejoignit ses prisonniers.
Sa présence en ce lieu restait un mystère incompréhensible, mais par eux il pourrait au moins
avoir un aperçu de sa situation actuelle.
L'homme et la femme se trouvaient encore à l'endroit où il les avait laissés. Tous deux, sortis
de l'inconscient, le regardèrent avec anxiété. Il ne voulait pas leur faire de mal, mais leur faire
conserver une certaine frousse. Il les regarda pensivement. En un sens, c'est seulement
maintenant que sa pensée pouvait se concentrer sur eux.
Amelia Prescott, brune et mince, était une belle personne un peu mûre. Elle portait un boléro,
un short et des sandales. Lorsque Gosseyn lui retira son bâillon, ses premiers mots furent :
— Jeune homme, j'espère que vous vous rendez compte que mon dîner est sur le feu.
— Dîner ? dit involontairement Gosseyn, vous voulez dire qu'il va bientôt faire nuit ?
Elle fronça le sourcil,_mais ne répondit pas directement.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
Ces questions rappelèrent désagréablement à Gosseyn qu'il ne le savait, au fond, guère plus
qu'elle. Il s'agenouilla près de son mari. En défaisant le bâillon, il étudiait son visage. C'était
une .physionomie plus forte, vue de près, qu'il ne l'attendait. Seules des croyances positives
peuvent donner cette expression à un homme. Le problème était de savoir si ses convictions
reposaient sur A ? Ou cette force dérivait-elle des certitudes qu'un chef doit cultiver chez lui ? Il
espérait que les commentaires de Prescott sur sa situation lui fourniraient la clef de son
caractère. Il en fut pour son attente. L'homme le regardait, plus intensément maintenant. Mais il
ne dit rien.
Gosseyn revint à la femme.
— Si j'appelle le service des roboplanes, dit-il, quelle est la formule à employer pour avoir un
appareil ?
Elle haussa les épaules.
— Dire que vous en voulez un, évidemment. Elle le regarda d'un air bizarre.
— Je commence à comprendre, dit-elle lentement, vous êtes sur Vénus de façon illégale, et la
vie de tous les jours ne vous est pas familière.
Gosseyn hésita.
— C'est un peu ça, admit-il enfin. Il revint à son problème.
— Je n'ai pas à donner un numéro d'enregistrement, ni rien de ce genre ?
— Non.
— Je compose leur numéro et je dis que je veux un appareil ? Je leur dis où l'envoyer ?
— Non. Tous les roboplanes publics sont en communication avec le système d'appel. Cela
marche par réseaux. Les appareils suivent les réseaux électroniques et arrivent au vidéophone.
John Prescott, agent galactique, cela, on pouvait l'admettre. L'homme, étendu sur le divan,
les regardait. Ses cheveux blonds paraissaient bizarrement blanchâtres sous le violent éclairage.
Malgré le bâillon qui lui gonflait légèrement la bouche, un très léger sourire traînait aux coins de
ses lèvres.
Gosseyn dit avec dégoût :
— Il y a quelque chose d'infect là-dedans. Ce type a laissé assassiner sa femme à titre de
simple incident dans une mise en scène destinée à me convaincre de sa bonne foi. Ce qui m'a
mis dedans, c'est qu'il a été pendant un temps adepte de la philosophie du non-A. J'ai admis
alors que les meurtres de X et de Hardie étaient le fait du hasard. Mais maintenant je me rappelle
qu'il s'est arrêté avant d'arriver à Thorson pour me donner le temps de le désarmer. En d'autres
termes, il a tué deux Terrestres qui avaient servi de couverture à l'empire galactique, ce qui
laisse uniquement les Galactiques aux commandes du gouvernement de la Terre. Gosseyn
ferma les yeux.
— Un instant... dit-il. Je pense à quelque chose. Les jeux. Est-ce que les jeux de cette année
n'étaient pas destinés à désigner un successeur au président Hardie ?
Il releva ses paupières :
— Qui est en tête pour l'instant ? Qui mène ? Kair haussa les épaules.
— Un nommé Thorson.
Il s'arrêta et fronça le sourcil.
— Vous voyez, dit-il lentement, je n'avais pas fait le rapport quand vous l'avez mentionné.
Mais voilà votre réponse.
Gosseyn ne dit rien, une pensée le glaçait. Sans grand rapport avec le fait que Jim Thorson,
délégué personnel d'un empereur galactique, allait être président de la Terre. Cette pensée
concernait la Machine. Elle avait cessé d'être utile. Jamais plus on ne pourrait s'y fier maintenant
qu'elle apparaissait vulnérable.
Difficile d'imaginer la Terre sans la Machine des jeux.
A côté de lui, le Dr Kair dit doucement :
— Tout ça na pas d'importance pour l'instant. Nous avons notre propre problème. A ce que je
vois, l'un de nous doit jouer le rôle de Prescott et sortir pour examiner la situation.
Lentement, profondément, Gosseyn respira et se ressaisit. Il dit rapidement :
— Et votre femme ? Est-elle ici ? Je voulais vous le demander. Et vos enfants ? Vous en
avez ?
— Trois, mais ils ne sont pas ici. Les enfants nés sur Vénus ne peuvent aller sur la Terre
avant dix-huit ans. En ce moment, ils sont avec ma femme à New Chicago, sur Vénus.
Ils se sourirent. Le docteur paraissait radieux. Il avait le droit de l'être. Les deux hommes se
trouvaient seuls avec leur grand problème : celui du docteur, une réussite considérable dans son
domaine ; celui de Gosseyn, il avait encore à faire ses preuves.
Sans discussion,- ils décidèrent que le Dr Kair irait prendre contact avec les agents du gang.
Ses cheveux blancs et sa stature lui donnaient une ressemblance superficielle avec Prescott. Ça
devait suffire dans l'obscurité. Les chaussures de Prescott un peu trop longues et trop étroites
d'une demi-taille, allaient à Kair. Il paraissait sage de porter les chaussures qui contenaient le
situateur. Imiter la voix de Prescott était relativement facile. Comme tous les orateurs entraînés,
comme tous les Vénusiens, le psychiatre avait l'entier contrôle des cavités résonnantes de son
corps et de sa tête. Avec le souvenir récent de la voix de Prescott et Gosseyn à ses côtés pour
contrôler le détail, il arriva à une bonne reproduction en trois minutes, y compris un murmure
assez clair.
— Et maintenant, dit Gosseyn d'une voix d'acier, nous allons extraire du monsieur lui-même le
détail de ses arrangements avec ses amis de l'extérieur.
Il se pencha et retira le bâillon. Le dégoût qu'il ressentait devait se traduire dans ses gestes ;
ou peut-être Prescott fut-il persuadé par le sentiment de ce qu'il aurait fait lui-même pour se
procurer des renseignements dans une situation analogue, toujours est-il qu'il dit sans se faire
prier :
— Je ne vois aucun inconvénient à vous dire qu'il y a une douzaine d'hommes dehors et qu'ils
ont reçu l'ordre de vous suivre et non de vous arrêter. J'étais censé sortir à peu près maintenant
pour leur faire savoir que tout va bien. Le mot de passe est : Vénus.
Gosseyn fit un signe de tête au psychiatre.
— Ça va, docteur, dit-il. Je vous attends d'ici cinq minutes. Si vous ne revenez pas, je passe
sur mes faiblesses et je flanque une balle dans le crâne de Prescott.
Le docteur rit sans gaieté.
— Il vaudrait peut-être autant que je reste de hors six ou sept minutes.
Son rire s'interrompit lorsqu'il atteignit la porte. Celle-ci remua légèrement tandis qu'il se
glissait par l'ouverture. Et il disparut dans la nuit et le brouillard.
Gosseyn regarda sa montre.
— Il est 4 h 10, dit-il à Prescott. Il tira son revolver.
Une petite goutte de sueur apparut sur la joue de Prescott et coula. Cela donna une idée à
Gosseyn De nouveau, il regarda sa montre. La trotteuse, d'abord sur 10, était sur 45. Trente-cinq
secondes s'étaient écoulées.
— Une minute, dit Gosseyn.
Le temps physiologique est un flux de transformation irréversible des cellules et des tissus.
Mais le temps intérieur dépend de l'organisation de l'homme, des circonstances, et de chaque
individu. La durée est liée aussi solidement à l'homme et à ses émotions temporaires que la vie
l'est au système nerveux. La trotteuse courait vers le 10, achevant son premier tour. En fait, une
minute s'était réellement écoulée depuis le départ du Dr Kair. >
— Deux minutes, dit Gosseyn, implacable. Prescott dit d'une voix basse et rauque :
— A moins d'être abruti, Kair doit être là avant cinq minutes, mais le type du dehors est un
idiot bavard. Tenez compte de ça et ne vous pressez pas trop.
Une minute et demie s'était écoulée, et Prescott transpirait abondamment :
— Trois minutes, dit Gosseyn. Prescott protesta.
— Je vous ai dit la vérité. Pourquoi mentirais-je ? Vous ne pourrez pas échapper à notre filet
pendant très longtemps. Une semaine, deux semaines, trois semaines — ça ne compte pas.
Maintenant que j'ai entendu Kair, il est évident pour moi que vos chances d'acquérir le contrôle
de cette part seconde de votre esprit sont voisines de zéro. C'est ce que nous voulions savoir.
C'était bizarre d'écouter parler l'homme et de se représenter en même temps le Dr Kair dans
le brouillard d'avant l'aube. La montre indiquait que le psychiatre était absent depuis deux
minutes seulement.
— Quatre minutes, dit Gosseyn.
Ça le troublait un peu. Si un point faible devait céder dans l'esprit de Prescott, il faudrait que
ce soit très vite. Il se pencha, impatient ; les questions dansaient sur sa langue.
— Une autre de mes raisons de dire la vérité, bégaya Prescott, est que j'ai cessé de croire
que même un surhomme puisse exercer une action sur les opérations planétaires qui sont près
d'être déclenchées. L'organisation a été particulièrement prudente en ce qui vous concerne.
La montre de Gosseyn indiquait 4 h 12. Selon le sens accéléré du temps qui agissait sur le
système nerveux de Prescott, les cinq minutes étaient passées. « Trop vite », se dit Gosseyn. En
coupant en deux la durée, il n'avait pu affoler réellement Prescott. Trop tard pour ralentir. Si
l'homme devait céder, c'était le moment.
— Les cinq minutes sont passées, dit-il, tran chant.
Il leva son arme. Le visage de Prescott était curieusement livide. Gosseyn ajouta,
sauvagement :
— Je vous donne encore une minute, Prescott ; et si vous ne parlez pas, ou si Kair n'est pas
de retour, c'est cuit. Je veux savoir où X ou le gang ont pris l'instrument qui a faussé la Machine
des jeux, et où il se trouve à l'heure actuelle.
Ceci dit, il regarda sa montre pour souligner la brièveté du délai. 4 h 14. Quatre minutes déjà !
Il eut une sensation de vide, un malaise, et la pensée le frappa pour la première fois que le Dr
Kair tardait vraiment. Il vit Prescott grisâtre, et contrôla ses propres nerfs. Prescott dit d'une
bizarre voix blanche :
— Le Distorseur se trouve dans l'appartement de Patricia Hardie. Nous l'avons disposé de
façon qu'il fasse partie de l'un des murs.
L'homme était au bord de la syncope. Et son histoire avait l'accent de la vérité. Le Distorseur
— le nom lui-même de l'appareil confirmait partiellement le fait — devait être au voisinage de la
Machine, et se trouver dissimulé, de toute évidence. Pourquoi pas dans la chambre de Patricia ?
Gosseyn esquissa un mouvement vers le détecteur de mensonges, le réprima parce qu'il tenait
enfin Prescott et que l'introduction d'une machine pouvait tout faire échouer. Mais il ne put
s'empêcher de jeter un coup d'œil à sa montre. 4 h 15. Il regarda la porte. Le temps remontait
son handicap. Il commença à comprendre ce que Prescott avait enduré. Au prix d'un effort, il
ramena son attention sur l'homme.
— Où avez-vous pris le Distorseur ?
— Thorson l'a apporté. Il est utilisé illégalement puisque la Ligue n'autorise son emploi que
pour le transport, et...
Un bruit à la porte le fit taire. Il se détendit avec un sourire écœuré tandis que le Dr Kair
entrait, hors d'haleine.
— Pas de temps à perdre, dit le docteur. Il va faire jour dehors et le brouillard commence à se
dissiper. Je leur ai dit que nous partions. Venez. Il empoigna la valise qui contenait les
documents relatifs au cerveau de Gosseyn. Gosseyn l'arrêta, le temps de bâillonner Prescott de
façon à lui laisser le loisir de réfléchir, et dit :
— Mais où allons-nous?
Kair était aussi ravi qu'un gosse en pleine aventure.
— Eh bien, nous allons agir comme si nous n'étions pas surveillés. Où nous allons, ça je suis
persuadé que vous ne vous attendez pas à me l'entendre dire devant M. Prescott, non ? Surtout
que je vais laisser tomber les chaussures avec le situa teur, avant de sortir de la ville.
Cinq minutes plus tard, ils étaient en l'air. Gosseyn regarda le brouillard épais et se sentit
exulter. .
Ils s'échappaient véritablement.
Gosseyn se cala sur son siège et regarda le Dr Kair ; les yeux du psychiatre étaient toujours
ouverts. Mais il paraissait s'endormir. Gosseyn dit :
— Docteur, comment est-ce sur Vénus ? Les villes, je veux dire.
Le docteur tourna la tête pour voir Gosseyn, mais son corps resta immobile.
— Oh ! elles ressemblent beaucoup à celles de la Terre, mais elles sont adaptées au climat
perpétuellement doux. Les nuages très épais empêchent qu'il n'y fasse trop chaud. Et il ne pleut
jamais que sur les montagnes, mais chaque nuit, il tombe une abondante rosée sur les grandes
plaines vertes. Assez abondante, je veux dire, pour suffire à la végétation luxuriante. Est-ce ce
que vous voulez savoir ?
Ce n'était pas cela.
— Je veux dire la science, dit Gosseyn. Différente ? Plus avancée ?
— Pas le moins du monde. Tout ce que l'on découvre sur Vénus est immédiatement introduit
sur Terre. En fait, la recherche, sur Terre, est plus avancée que sur Vénus pour bien des choses.
Pourquoi non ? Il y a plus de gens ici et la spécialisation permet aux intelligences moyennes,
même aux imbéciles, d'inventer et de découvrir.
— Je vois.
Gosseyn était concentré maintenant.
— Et dites-moi aussi d'après votre connaissance de la Terre et de la science vénusienne,
comment peut-on expliquer ces deux corps pour une seule personnalité ?
— J'avais l'intention de penser à ça dans la matinée, dit le Dr Kair, un peu las.
— Pensez-y maintenant. Gosseyn insistait.
— Y a-t-il une explication selon la science solaire ?
— Pas que je sache.
Le psychiatre se rembrunit.
— Ça ne se discute pas, Gosseyn. Vous avez touché au cœur du problème. Qui a découvert
une chose aussi absolument révolutionnaire ? Je ne doute pas que certaines expériences
biologiques importantes n'aient été entreprises dans le système solaire par des biologistes
sémantiquement cultivés. Mais deux corps et un même cerveau !
— Remarquez, dit doucement Gosseyn, que des deux côtés il y a quelque chose. Le miracle
de mon étrange immortalité est dû à quelqu'un qui s'oppose au groupe en possession du
Distorseur. Et pourtant, docteur, de mon côté — de notre côté — on a peur. C'est normal. Si les
forces étaient comparables, mon côté ne jouerait pas ce jeu de cache-cache.
— Hum... Vous paraissez tenir quelque chose. Gosseyn insista :
— Docteur, si vous étiez un être humain assez puissant pour prendre de votre propre chef des
décisions à l'échelle planétaire, que feriez-vous en découvrant qu'un empire galactique s'est
organisé pour mettre la main sur un système solaire entier ? Le docteur renifla.
— Je soulèverais les gens. La force des non-A n'a pas encore été éprouvée en cas de conflit,
mais j'ai idée qu'elle se comportera convenablement.
Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que Gosseyn ne reprenne la parole.
— Où allons-nous, docteur ?
Le docteur se réveilla pour la première fois.
— Il y a un chalet, dit-il, sur un coin isolé de la côte du Lac Supérieur, où j'ai séjourné
quelques mois voici deux ans. Ça m'a paru un endroit tellement idéal pour réfléchir tranquille
ment et faire des recherches que je l'ai acheté. Et puis finalement, je n'y suis jamais retourné.
Il sourit en coin.
— Je suis à peu près sûr que nous y serons tranquilles pendant un bout de temps.
— Ah !
Gosseyn se mit à estimer le temps écoulé depuis le départ. Il conclut environ à une demi-
heure. Pas vilain en un sens. Un homme, capable en trente minutes de se rendre compte que le
chemin semé de roses n'est pas pour lui, a fait un fameux pas en avant vers la domination de ce
qui l'entourait. Oui, c'était tentant de partir se reposer des heures sur une plage de sable, de ne
rien faire d'autre que s'exercer l'esprit sans se presser, sous la direction d'un grand savant. La
seule ombre au tableau était plutôt d'importance. Ça ne se passerait pas du tout comme ça.
Il se représenta la retraite du Dr Kair. Il y aurait un village, non loin de là, peut-être quelques
fermes, quelques maisons de pêcheurs. Trois ans plus tôt, l'esprit détaché, concentré sur ses
problèmes, le psychiatre avait à peine dû se rendre compte de ces annexes à sa solitude. Il
devait continuer ses lectures, ses promenades méditatives sur des grèves désertes, et les gens
qu'il rencontrait d'aventure étaient restés à l'état d'objets constatés mais non pris en
considération. Ceci ne signifiait point que le docteur lui-même n'ait pas été remarqué. Et les
chances pour que deux hommes, immédiatement après l'assassinat du président Hardie, arrivent
au chalet sans être étroitement observés, étaient nulles.
Gosseyn soupira. Pour lui, pas le temps de se mettre au vert sur le rivage d'un lac et de
végéter là tandis que les mondes habités du système solaire trembleraient sous l'impact des
armées de l'invasion. Il jeta un coup d'œil au docteur. Sa tête ébouriffée reposait sur le dos de
son siège ; ses yeux étaient fermés. Sa poitrine se soulevait et s'abaissait avec régularité.
Doucement Gosseyn appela :
— Docteur !
Le dormeur ne bougea pas. .
Gosseyn attendit une minute puis se glissa vers les commandes. Il les disposa de façon à
effectuer un grand demi-cercle et à revenir vers leur point de départ. Il revint à son siège, prit son
carnet et écrivit :
Cher Docteur, Désolé de vous quitter ainsi, mais si vous étiez éveillé, cela n'aboutirait sans
doute qu'à une discussion stérile. Je désire vivement recommencer mon entraînement mental,
mais il y a des choses urgentes à faire d'abord. Regardez, dans les journaux du soir, le petit
courrier. Je signerai : L'hôte. Si réponse nécessaire, signez : Sans-Souci.
Il glissa la note sous un cadran et enfila un des parachutes à dégravité. Vingt minutes plus
tard, le phare atomique de la Machine apparut dans le brouillard. Une fois encore Gosseyn
braqua les commandes pour un demi-tour afin que l'avion retourne à sa destination initiale.
Il attendit jusqu'à ce que le faisceau incandescent de la Machine fût un feu rageur, au-
dessous de lui, puis légèrement derrière. Il distingua vaguement les bâtiments de la résidence
présidentielle, juste devant lui. Lorsque l'avion fut presque au zénith du palais, il actionna le
loquet de la porte de sortie.
Immédiatement, il se trouva en train de tomber dans l'obscurité brumeuse.
Leibnitz a formulé le postulat de continuité, ou d'action infiniment voisine, en tant que principe
général ; pour cette raison, il n'a pu admettre la loi de gravitation de Newton, qui implique une
action à distance.
H. W.
Le parachute à dégravité était en sa totalité le produit de la réflexion non-A la plus pure. Son
inventeur s'était assis à sa table et avait consciemment et délibérément déterminé les principes
mathématiques mis en œuvre ; puis il avait supervisé la construction des premières plaques.
Cela opérait dans les limites de la loi de gravitation selon laquelle il est plus facile pour deux
objets dans l'espace de tomber l'un vers l'autre que de s'éloigner l'un de l'autre, le plus petit des
deux objets accomplissant la plus grande part de la chute effective. Seule l'application d'une
force pouvait modifier cette tendance, et les forces appliquées ont elles-mêmes des tendances
propres qui s'accompagnent d'encombrements, de poids, et d'une aptitude à se montrer
dangereuses lorsqu'elles sont mises en œuvre au voisinage proche des êtres humains. On
trouvait encore des aristotéliciens remplis d'idées bizarres comme de faire « tomber » les choses
vers le haut, et des amateurs d'un verbiage sémantique selon lequel rien n'est impossible, La
physique non newtonienne, la physique du monde réel, admettait le besoin de deux corps de
tomber l'un vers l'autre comme un invariant de la nature et s'occupait simplement de modifier leur
structure nucléaire de façon à ralentir cette chute.
Le parachute à dégravitë ressemblait à un harnais de métal, avec des rembourrages pour
protéger le corps aux endroits de plus grande pression. Il comportait des éléments moteurs, mais
ceux-ci servaient aux manœuvres latérales pendant la chute. La vitesse de chute la plus lente
enregistrée était environ neuf kilomètres par heure, ce qui signifiait que l'engin avait un
rendement légèrement supérieur à quatre-vingt-dix pour cent, rivalisant par conséquent avec le
moteur électrique, la turbine à vapeur, la propulsion atomique pour les transports de l'espace, et
la pompe à succion dans la gamme des machines parfaites.
En pressant les contacts adéquats, Gosseyn n'eut pas de difficultés à atterrir droit sur le
balcon qui menait à l'appartement de Patricia Hardie. Il aurait aimé faire une visite à la Machine
des jeux en premier lieu, mais c'était hors de question. La Machine devait être gardée comme les
joyaux de la Couronne des anciens jours ; mais personne n'aurait l'idée — espérait-il — qu'il put
revenir au palais.
Il amortit le léger choc de l'atterrissage sur ses genoux plies et se releva comme un boxeur
sur les orteils. Le parachute était à fermeture à glissière; une traction et il en sortit. Il le posa
rapidement mais sans bruit sur le sol. Il alla aux portes-fenêtres. Elles s'ouvrirent avec un
claquement mince et aigu. Gosseyn ne s'inquiéta pas du bruit.
Son plan consistait à agir vite d'après un souvenir précis de l'emplacement du lit de Patricia
Hardie. Il n'était pas fixé sur la façon de se comporter avec elle. Elle croyait peut-être qu'il avait
tué son père ; et maintenant qu'il ne pouvait plus retarder sa décision, il se rendit compte qu'il
devait prendre cette possibilité en considération.
Il la surprit au lit et lui posa sa main sur la bouche. Il la bâillonna, l'attacha, puis recula et
alluma. Il la regarda et dit :
— Je regrette d'avoir été si brutal avec vous.
Il le regrettait. Mais il y avait autre chose derrière ce qu'il disait. Sitôt qu'il aurait localisé et
neutralisé le Distorseur, il espérait qu'elle l'aiderait à s'échapper du palais.
Il vit qu'elle fixait son regard quelque part derrière lui et se retourna brusquement. De la porte,
Eldred Crang dit :
— Je ne ferais rien si j'étais vous.
Ses yeux noisette luisaient à la lumière. Il était là, très à l'aise, flanqué de deux hommes
armés de soufflants. Gosseyn leva les mains tandis que Crang reprenait la parole :
— Vraiment enfantin de votre part, Gosseyn, de vous imaginer que cette nuit, un avion pouvait
passer juste au-dessus du palais sans se faire repérer. Cependant, j'ai une surprise pour vous.
Prescott a été délivré voici un moment et il est venu ici. Me basant sur son rapport, j'ai persuadé
Thorson de me laisser m'occuper de vous à mon idée.
Gosseyn attendit ; c'était la première lueur d'espoir. Crang, l'adepte secret du non-A, avait
persuadé Thorson, Gosseyn pensait que la position de Crang était trop délicate pour lui
permettre de montrer le moindre signe d'intérêt en sa faveur ; pourtant, l'homme avait osé. Crang
continua :
— Il y a un moment que nous avons été frappés par un fait : quel que soit celui qui vous a
envoyé à nous, il se soucie peu que vous soyez ou non tué. En fait, nous pensons qu'après la
découverte de votre cerveau second, il était prévu que vous soyez mis à mort. Très vite, vous
êtes revenu sur scène, cette fois sur Vénus, pour accomplir une autre mission limitée. Je ne vous
dis pas ce que c'était, mais je puis vous assurer que vous avez réussi. Cependant, une fois de
plus, la personne qui vous manœuvre n'a pas paru se soucier de votre santé personnelle. La
conclusion est inévitable. Il y a un troisième corps de Gosseyn, qui attend pour prendre vie la
seconde même où votre corps actuel aura disparu.
Il sourit. Ses yeux étaient de feu.
— Cet homme, derrière vous, Gosseyn, a un drôle de problème à résoudre. Il est évident qu'il
n'oserait pas produire deux corps identiques en même temps. Pour deux raisons : ce serait trop
compliqué, et ceci comporte de dangereuses possibilités de duplication de chacun des deux
corps, chaque duplicata étant aussi égoïste et puissant que les autres. Vous voyez où ça pourrait
mener. Crang hocha doucement la tête.
— Thorson estimait que nous devions vous garder prisonnier, mais je maintiens que la mort
ou l'emprisonnement ne sont que deux aspects du même sort. L'un ou l'autre serait le signal de
l'apparition du Gosseyn n° 3. Nous ne le désirons pas. Et si nous ne vous tuons pas, nul autre ne
risque de le faire que vous-même — ou un autre agent de notre invisible joueur d'échecs.
« En conséquence, nous avons décidé de vous relâcher sans condition, persuadé que vous
vous garderez vous-même du danger.
Il ne s'attendait pas à ça. A quoi aurait-il dû s'attendre ? Autre question. Mais pas à la liberté.
Il avait essayé d'estimer les limites d'action possibles imposées à Crang par sa position, il s'était
même demandé pourquoi Crang, un adepte du non-A, s'opposerait à la venue du Gosseyn n° 3.
La nouvelle brutale de sa liberté, favorable selon son propre point de vue, troublante de celui de
Crang, le prenait à l'improviste.
— Vous voulez en venir à quai ? demanda Gosseyn.
Les chefs d'accusation contre vous, dit Crang d'une voix nette, sont levés. Tous les
commissariats en ont été informés. A cette minute même, vous êtes libre. Rien de ce que vous
pouvez faire, votre cerveau n'étant pas développé, ne peut nous gêner. Il est trop tard pour vous
opposer à nos plans. Vous pouvez dire n'importe quoi à qui vous voudrez.
Il se détourna, avec aisance mais froideur.
— Gardes, dit-il, emmenez cet homme à son appartement, faites-lui servir à déjeuner et
procurez-lui des vêtements de ville convenables. Qu'il reste au palais jusqu'à 9 heures au plus
tard ; il peut s'en aller plus tôt s'il le désire.
Gosseyn se laissa emmener. Il n'osait ni parler à Patricia, ni remercier Crang, de peur que
Thorson ne fût aux écoutes. Le jour était levé, encore brumeux, dans la ville de la Machine,
lorsque Gosseyn sortit peu après 9 heures.
En ce qui concerne la corrélation, l'excitation est plus importante que l'inhibition, car de ce qui
a été dit, il ressort que l'inhibition n'est pas transmise comme telle. L'existence d'une corrélation
nerveuse inhibitrice est sans doute bien connue ; mais dans ce genre de phénomènes l'effet
inhibiteur est apparemment produit non pas par transmission d'une modification inhibitrice mais
par transmission d'une excitation ; et le mécanisme de l'effet inhibiteur résultant est Obscur.
Dans la rue, Gosseyn se dit : « Quelqu'un va me suivre. Thorson ne peut pas me laisser filer
et disparaître. »
Il fut le seul à monter dans le bus au bout de la rue. Il regarda le pavé gris défiler derrière la
Machine. Deux blocks derrière, il y avait un coupé noir ou bleu, il n'était pas sûr de la couleur ; il
soupira en le voyant tourner dans une rue latérale et disparaître. Une voiture très rapide passa,
venant d'au-delà le palais, et doubla le bus qui s'arrêtait au signe d'une femme ; celle-ci ne fit pas
attention à Gosseyn, mais il ne cessa de la surveiller jusqu'à ce qu'elle descende vingt blocks
plus loin environ.
« Peut-être, conclut-il, ont-ils deviné où j'allais. D'abord l'hôtel, ensuite la Machine. »
A l'hôtel, où le premier Gosseyn avait laissé ses affaires, y compris quelque deux cents
dollars en billets, l'employé dit :
— Signez ici, s'il vous plaît.
Gosseyn n'avait pas pensé à ça. Il prit la plume, la vision de la prison se dressait devant lui. Il
signa avec des fioritures et sourit pour lui-même en se rendant compte à quel point il était devenu
peu nerveux.
Il vit l'employé disparaître dans une pièce adjacente. Une demi-minute après, il revint avec
une clef.
— Vous connaissez le chemin des coffres, dit-il.
Effectivement, mais Gosseyn réfléchissait : même ma signature est la même ; une identité
automatique. L'explication d'une telle identité ferait bien d'être fameuse pour qu'il l'accepte.
Il passa dix minutes à fouiller ses valises. Ce sont les trois complets qui l'intéressaient. Il se
rappelait avoir mis le thermostat de l'un des trois sur 66 degrés Fahrenheit, alors que la normale,
pour lui, était 72.
Ainsi qu'il s'en souvenait, deux des indicateurs portaient 72 et le troisième 66. Il ôta les
vêtements qu'on lui avait donnés au palais et mit un de ses propres costumes. Ça allait
parfaitement. Gosseyn soupira. Malgré tout, c'était difficile d'admettre cette identité avec un
cadavre.
Il trouva l'argent où il l'avait laissé, entre les pages d'un de ses livres. Il préleva soixante-
quinze dollars en billets de cinq et dix, remit les valises dans le coffre et rapporta les clefs au
bureau. Dans la rue, l'appel d'un distributeur automatique de journaux lui remit en mémoire les
affirmations démentielles et les accusations de la veille. La mort du président occupait les cinq
colonnes de titre prévues, mais les commentaires qui suivaient s'étaient adoucis jusqu'à devenir
méconnaissables :
« Gosseyn reconnu innocent... Recherches sérieuses entreprises... des officiers
d'administration admettent que des déclarations ridicules ont été faites juste après le meurtre...
Jim Thorson, candidat de tête à la succession selon les jeux, exige... toute la rigueur de la loi. »
Diablement dégonflés, mais habiles... L'habileté d'hommes derrière qui se trouve une force
sans limites. La graine de la suspicion à l'égard de Vénus et de la Machine avait été semée. En
temps voulu, on la ferait germer.
En seconde page, une petite nouvelle intéressa Gosseyn :
SANS NOUVELLES DE VENUS
Le Service des communications radio signale que ce matin on n'a pu établir de
communication avec Vénus.
Cette nouvelle déprima Gosseyn et ramena à la surface une réalité qui le travaillait
inconsciemment depuis qu'il avait quitté le palais. Il se retrouvait au fond dans le noir, avec les
cinq milliards d'hommes qui ne savaient que ce qu'on leur disait. Bien pis, lui qui s'était mêlé au
danger dans une action qui sentait son mélo d'une lieue à bien y réfléchir, avait vu ce danger
s'écarter de lui. Retourner au palais la nuit de l'assassinat du président Hardie, c'était bien l'acte
d'un fou, bien au-delà des possibilités d'un individu normal respectueux de la loi comme Gilbert
Gosseyn. Sans aucun doute, on l'empêcherait d'aller voir la Machine.
Mais personne ne l'arrêta. Les grandes avenues qui menaient à la Machine étaient presque
désertes, chose normale au vingt-neuvième jour des jeux. Plus de quatre-vingt-dix pour cent des
candidats devaient avoir été éliminés déjà, et leur absence se faisait sentir. Dans une cabine du
type utilisé pour la sélection initiale, Gosseyn saisit les contacts métalliques nécessaires à la
liaison, et attendit. Au bout de trente secondes, une voix sortit du parleur mural devant lui.
— Alors, voilà la situation, hein ? Quels sont vos projets ?
La question surprit Gosseyn. Il était venu demander conseil, et même — il avait honte de
l'admettre — des instructions. Ses propres idées concernant l'avenir étaient si vagues qu'on ne
pouvait plus les considérer comme des projets.
— J'ai été pris au dépourvu, confessa-t-il. Après avoir été entouré de dangers, dans la crainte
de mourir, et pénétré d'un sentiment d'urgence extrême, j'ai vu tout ce poids s'écarter de moi, je
me retrouve au purgatoire ; trouver une chambre, gagner ma vie, et m'occuper de tous les détails
sordides d'une vie sans le sou. Mes seuls projets sont de me rendre à l'Institut de sémantique
prendre contact avec des professeurs et avec le docteur Kair. Il faut absolument avertir les
Vénusiens du danger qu'ils courent.
— Les Vénusiens sont au courant, dit la Machine. Ils ont été attaqués voici seize heures par
cinq mille transports et vingt-cinq millions d'hommes. Ils...
— Quoi ?
— A l'heure actuelle, les grandes villes de Vénus sont aux mains des agresseurs. La première
phase de la bataille est terminée.
Effondré, Gosseyn lâcha le contact. Son découragement l'emporta complètement sur le
respect énorme qu'il avait toujours eu pour la Machine.
— Et vous ne les avez pas avertis, dit-il, fou de rage. Espèce d'ordure !...
— Je crois, dit froidement la Machine, que vous avez entendu parler du Distorseur. Je ne peux
faire aucune déclaration publique tant que cet appareil est braqué sur moi.
Gosseyn, dont les lèvres s'entrouvraient pour une autre tirade, les referma et resta muet
tandis que la Machine poursuivait :
— Un système de cerveaux électroniques est une structure curieuse et très limitée. Elle
fonctionne selon un flux d'énergie intermittent. Dans ce processus, la rupture du flux aux instants
convenables est aussi importante que le passage de l'énergie en d'autres instants voulus. Le
Distorseur permet uniquement le passage de l'énergie mais non son arrêt ni sa modulation.
Lorsqu'il est braqué sur une partie quelconque de ma structure, la fonction particulièrement
attachée à celle-ci cesse d'avoir des inhibitions. Dans les cellules photoélectriques, les
thyratrons, les amplificateurs et l'ensemble des éléments correspondants, le flux d'énergie
devient uniforme. Mon système de diffusion publique est en permanence soumis à cette
influence pernicieuse.
— Mais vous pouvez me parler à moi. Vous êtes en train !
— A vous tout seul. En concentrant toute ma puissance, je pourrais arriver à dire la vérité à
trois ou quatre personnes à la fois. Supposons que je le fasse. Supposez que quelques
douzaines d'individus se mettent à raconter partout, de bouche à oreille, que la Machine accuse
le gouvernement de trahison. Avant que qui que ce soit ait eu le temps de le croire vraiment, le
gang l'entendrait dire et concentrerait un autre Distorseur sur moi. Non, mon ami, le monde est
trop grand, et le groupe de mes adversaires peut lancer plus de bruits en une heure que moi en
un an. Cela doit être une émission publique à l'échelle planétaire, ou alors ça ne signifie rien.
— Mais, dit Gosseyn, qu'allons-nous faire ?
— Je ne peux rien faire.
L'accent sur le pronom n'échappa pas à Gosseyn.
— Voulez-vous dire que moi, je peux quelque chose ?
— Tout cela dépend de la mesure dans laquelle vous vous rendez compte à quel point
l'analyse de la situation, faite par Crang, est magistrale. Gosseyn repensa à ce que Crang avait
dit. Toutes ces stupidités concernant les motifs pour lesquels ils ne le tueraient pas, et à propos
de...
— Allons, dit-il à haute voix, vous ne voulez tout dé même pas dire que je suis supposé me
suicider ?
— Je vous aurais tué moi-même à l'instant où vous êtes arrivé si j'en avais été capable. Mais
je ne peux tuer que pour me défendre. Ceci est un impératif de construction.
Gosseyn, n'ayant jamais envisagé qu'un danger put venir de la Machine, dit d'une voix
rauque :
— Je ne comprends pas. Qu'est-ce qui se passe ? La voix de la Machine paraissait venir de
très
loin.
— Votre travail est accompli, dit-elle. Vous avez rempli votre but. Maintenant vous devez
céder la place au troisième Gosseyn, le plus grand. Il est possible, continuait la voix froide, que
vous puissiez apprendre à intégrer votre cerveau second, avec du temps. Mais vous n'avez pas
le temps. En conséquence, vous devez laisser place à Gosseyn III dont le cerveau se trouvera
intégré dès l'instant de son éveil à la vie.
— Mais c'est ridicule, dit Gosseyn, nerveux. Je ne peux pas me suicider.
Il se contrôla avec effort.
— Pourquoi est-ce que ce... ce troisième Gosseyn ne peut s'animer sans que je meure ?
— Je ne sais pas grand-chose du processus, dit la Machine. Depuis votre dernière visite, j'ai
appris que la mort de chaque corps est enregistrée par un récepteur électronique, lequel, à ce
moment-là, anime le corps suivant. La partie mécanique du problème semble très simple, mais
l'élément biologique paraît complexe.
— Qui vous a dit ça ? demanda Gosseyn, raidi. Il y eut un silence, puis une fente s'ouvrit et
une lettre apparut.
— Je reçois mes instructions par courrier, dit la Machine très simplement. Votre second corps
a été livré par camion, accompagné de cette note.
Gosseyn ramassa la feuille et la déplia. Un message dactylographié s'étalait sur une feuille
blanche.
Dirigez sur Vénus le corps de Gosseyn II et faites-le déposer par un de vos roboplanes dans
la forêt près de chez Prescott. Lorsqu'il quittera ce dernier endroit, reprenez-le et conduisez-le au
voisinage de la maison de Crang avec l'ordre rie se rendre. Renseignez-le sur Vénus et prenez
toutes précautions utiles.
La Machine ajouta :
— Jamais personne ne contrôle mes expéditions vers Vénus, ainsi le problème était simple.
Gosseyn relut la note, il se sentait faible.
— C'est tout ce que vous savez ? réussit-il à dire enfin.
La Machine parut hésiter.
— J'ai, depuis, reçu un autre message me signalant que le corps de Gosseyn III me serait
bientôt livré.
Gosseyn était pâle.
— Vous mentez, dit-il brutal. Vous me le dites pour me pousser à me tuer.
Il s'arrêta. Voilà qu'il parlait de cela et le discutait comme si cela pouvait se discuter. Car en
réalité peu importe qu'il se tue pour ceci, ou autre chose. Il n'allait pas se tuer comme ça. Sans
rien ajouter, il fit demi-tour, sortit de la cellule et s'éloigna de la Machine.
Tout le reste du jour, il fut un homme en proie au désespoir et à la stupéfaction. Vers le soir,
la fièvre ardente de son agitation commençait à décroître. Il se sentait fatigué et malheureux et
aussi beaucoup plus concentré. La Machine n'avait pas même suggéré qu'il tentât de s'emparer
du Distorseur ; peut-être ne concevait-elle même pas qu'il put y réussir.
En dînant, il se représenta son action. Téléphoner à Patricia, prendre rendez-vous avec elle
dans son appartement. Sans doute, il pourrait la persuader de le recevoir à un moment
quelconque le lendemain, sans qu'un seul des autres le sache. Il fallait essayer.
Il lui téléphona sitôt son repas terminé. Il attendit un instant après avoir donné son nom, puis
il la vit apparaître sur l'écran du vidéophone. Sa figure s'éclaira, mais elle dit très vite :
— Je n'ai pas plus d'une minute à vous consacrer. Où nous rencontrons-nous ?
Il le lui dit. Et elle se rembrunit, commença à faire non, puis le regarda pensivement. Elle dit
enfin, lentement :
— Ça me paraît affreusement risqué, mais je cours la chance, si vous la courez. Une heure,
demain ; et surtout, ne tombez ni sur Prescott, ni sur Thorson, ni sur Crang en entrant.
Gosseyn lui assura gravement qu'il ferait attention, dit au revoir et raccrocha. Ce fut Prescott
qu'il rencontra.
Un physicien fameux de l'époque victorienne a dit : « Rien d'autre à faire pour la prochaine
génération de physiciens que de mesurer la prochaine décimale. » A la génération suivante...
Planck construisit la théorie des quanta qui conduisit aux travaux de Bohr sur la structure de
l'atome... La mathématique einsteinienne fut vérifiée par quelques mesures de décimales
extrêmement délicates... Visiblement, le problème prochain est de tenir compte de la série de
décimales suivantes. La gravité est trop peu expliquée, de même les phénomènes du champ
magnétique. Tôt ou tard, on se glissera jusqu'à la décimale suivante, et le problème sera résolu.
J. W. C. junior.
Quelques minutes avant 1 heure. Gosseyn monta vers l'entrée principale. Il n'était pas seul.
Des hommes et des femmes entraient et sortaient et leur présence tissait une sorte de brouillard
autour de lui, lui évitant d'être observé de trop près. Il fallut, naturellement, passer devant le
planton une fois la porte franchie. Gosseyn, par le guichet de verre, regarda le personnage épais
assis derrière.
— Mon nom est Gosseyn. J'ai rendez-vous à
I heure avec miss Patricia Hardie.
L'homme parcourut du doigt une liste de noms. Puis il pressa un bouton. Un grand jeune
homme en uniforme sortit d'une porte près du guichet.
II prit la serviette de Gosseyn et le précéda jusqu'à un ascenseur dont les portes venaient de
s'ouvrir. Une des trois personnes qui sortirent était Prescott. Il regarda Gosseyn, surpris, sa
figure s'assombrit.
— Qu'est-ce qui vous ramène ici ? demanda-t-il. Gosseyn se ressaisit. Rien à faire que tenter
de se tirer de son mieux de cette malchance incroyable. Il avait vaguement envisagé une
rencontre de ce genre. Mais son cœur chavira comme un bloc de plomb, tandis qu'il disait les
mots préparés :
— J'ai rendez-vous avec Crang.
— Tiens ? Je viens de le quitter. Il n'a pas dit qu'il allait vous voir.
Gosseyn se souvint que Prescott ignorait que Crang fût un adepte du non-A. Tout bien
considéré c'était fort heureux.
— Il ne m'accorde que quelques instants, dit-il. Mais peut-être avez-vous une idée de ce que
je dois dire ?
Prescott, froid, inquisiteur, soupçonneux, écouta Gosseyn raconter sa visite à la Machine et le
conseil de se tuer donné par celle-ci, afin qu'un troisième Gosseyn puisse apparaître. Il ne fit pas
mention de l'information donnée par la Machine concernant l'attaque de Vénus et termina,
sombre :
— Il faut que je voie ce troisième corps. Je suis juste assez non-A pour ne pas y croire même
après avoir vu le premier double. Vous vous représentez un type aussi sain d'esprit que moi en
train de se faire sauter le caisson ?
Il frissonna involontairement.
— Je cherche des pistes, dit-il. J'ai même pensé à en parler à Thorson. En fait, dit-il,
regardant l'autre avec dureté, après la nuit dernière, je n'ai pas pensé à vous.
L'attitude de Prescott ne montra aucune trace de sa réaction à ce souvenir. Il se détourna,
commença à s'éloigner puis revint, regarda Gosseyn, immobile. Sa contenance restait froidement
hostile, mais ses yeux étaient curieux.
— Comme vous l'avez probablement deviné, dit- il, nous cherchons vos autres corps.
Le premier mouvement de Gosseyn avait été de s'éloigner de Prescott. Mais il se sentit glacé.
— Où avez-vous cherché ? demanda-t-il. Prescott rit durement.
— Nous avons d'abord eu des idées bizarres. On a fait des repérages aériens pour trouver
des grottes, et on a cherché dans des endroits impossibles. Mais maintenant, on est plus malin...
— Que voulez-vous dire ?
— Le problème, continua Prescott, fronçant le sourcil, est grandement compliqué par une loi
naturelle dont vous n'avez sans doute jamais entendu parler. Cette loi est la suivante : si deux
energies peuvent être accordées à une approximation de similitude poussée jusqu'à la vingtième
décimale, la plus grande franchira l'intervalle qui les sépare exactement comme s'il n'y avait pas
d'intervalle, bien que la jonction s'effectue à des vitesses finies !
— C'est du grec pur pour moi, dit Gosseyn. Prescott rit, à voix plus haute cette fois.
-— Pensez à ça, dit-il. Comment expliquez-vous que vous puissiez avoir dans l'esprit le détail
de ce que fit et pensa Gosseyn Ier ? Vous devez avoir été accordés, lui et vous ; en fait c'est la
seule méthode théoriquement sûre de transmission de pensée : avec soi-même. En tout cas, peu
importait votre position ; ses pensées, lui vivant, auraient été les plus puissantes et vous seraient
parvenues instantanément dans les limites spatiales correspondantes, limites que je ne
préciserai pas.
Il s'interrompit.
— Nous avons examiné des météorites, jusqu'à l'anneau de Saturne, selon la conviction
apparemment erronée que certains d'entre eux, creusés, pouvaient servir de couveuses à des
corps de Gosseyn aux stades divers de leur évolution. Ceci vous montre avec quel sérieux...
Un homme en uniforme l'interrompit. —' Votre voiture attend, monsieur Prescott. Le transport
pour Vénus dans trente minutes.
— Je vous rejoins, général.
Il fit demi-tour et suivit l'officier. Puis il s'arrêta, revint et dit :
— En un sens, nous sommes curieux de voir ce Gosseyn III. Comme vous devez déjà avoir
certaines idées là-dessus, je ne crois pas vous révéler grand-chose en disant que nous le
tuerons et qu'à ce moment nous n'aurons plus de raisons de ne pas vous tuer. J'imagine, en
outre, qu'il doit y avoir une limite au nombre total de Gilbert Gosseyn
Il s'éloigna et gagna la porte sans se retourner. Une voiture attendait au bas des marches.
Gosseyn le vit y monter. Dans quelques instants, Prescott repenserait à cette rencontre. Et tôt ou
tard, il téléphonerait à Crang, qui serait obligé d'agir.
Gosseyn pouvait à peine rester dans l'ascenseur. Son projet de s'emparer du Distorseur
intact était bouleversé par cette rencontre fortuite, mais il ne perdit pas de temps lorsque Patricia
Hardie l'eut fait entrer chez elle. Au moment même où elle murmurait quelque chose sur le
danger de venir au palais, il tirait une corde au fond de sa serviette.
Elle fut stupéfaite lorsqu'il commença à l'attacher. Elle avait un petit automatique en haut de
sa large manche et tenta de le prendre. Gosseyn s'en empara et le fourra dans sa poche.
Lorsqu'il l'eut transportée, liée et bâillonnée, dans la chambre, et posée sur le lit, il dit :
— Je suis désolé, mais c'est pour votre bien au cas où on viendrait.
Il n'était pas désolé. Seulement pressé. Il se précipita à la recherche de sa serviette. Il vida en
tas ses outils sur le lit à côté de la jeune fille. Du tas, il extirpa un chalumeau atomique et se rua
vers le mur qu'il avait déterminé la nuit dernière, le seul susceptible de cacher le Distorseur.
Le Distorseur devait faire face à la Machine des jeux. Et quelle que fût sa forme, il ne pouvait
être très petit. A six cents mètres, même un phare doit avoir une certaine puissance et un certain
format pour éclairer proprement. Gosseyn régla le chalumeau atomique de façon qu'il tranchât
l'armature métallique recouverte par le plâtre. Il coupa un panneau de deux mètres cinquante au
carré et, d'une secousse, arracha le panneau. Laissant s'élever un nuage de poussière fine, il le
transporta et le posa contre l'autre mur. Lorsqu'il revint, il vit le Distorseur. Il avait environ deux
mètres de haut sur un mètre vingt de large et quarante-cinq centimètres d'épaisseur. Plus petit
qu'il ne s'y attendait. Aucun fil visible n'en sortait. Gosseyn le saisit et donna une traction d'essai :
il souleva aisément l'appareil. Environ vingt kilos, estima-t-il en le transportant près du lit pour le
poser, face en l'air, sur le tapis. Il regarda la masse de petits tubes qui dépassaient et
paraissaient en verre. Visiblement un instrument électronique quelconque, un des mille résultats
d'une variation sur le thème initial complexe découvert plusieurs centaines d'années auparavant.
Il reprit le chalumeau et, revenant au Distorseur, se prépara à le tailler en pièces. Il se pencha,
s'arrêta et regarda sa montre. Deux heures moins vingt-cinq.
Sa fièvre tomba. Le transport de Prescott était parti pour Vénus et rien ne venait. Il alla
regarder par les fenêtres. La grande pelouse qui s'étendait jusqu'à la Machine, piquée çà et là de
massifs, était presque déserte. A des distances variables, des jardiniers se penchaient sur les
fleurs, accomplissant les gestes de leur profession. Au-delà, la Machine, énorme masse luisante
surmontée de son phare de quatre mille trilliards de bougies. Il faudrait plus de cinq minutes pour
porter le Distorseur là-bas.
Brusquement décidé, Gosseyn décrocha le téléphone au chevet de Patricia Hardie et
lorsqu'une voix de femme répondit, il dit :
— Donnez-moi le menuisier en chef, s'il vous plaît.
— Je vous passe le directeur des ateliers du palais, annonça la standardiste.
Un moment plus tard, une voix épaisse répondit à Gosseyn qui expliqua ce qu'il voulait et
raccrocha. Il frissonnait d'excitation.
— Ça doit marcher... dit-il, raidi. Les choses comme ça marchent toujours si on a du culot. -
En hâte il porta le Distorseur jusqu'au living-room. Puis il ferma la porte de la chambre à
coucher. Peu après on frappa à la porte du corridor. Gosseyn l'ouvrit. Cinq hommes entrèrent.
Trois d'entre eux portaient des planches. Sans attendre, ils se mirent au travail et emballèrent le
Distorseur. Ils avaient des machines à trancher silencieuses, des tournevis automatiques ; en
sept minutes, à la montre de Gosseyn, ils avaient terminé. Les deux camionneurs restés sans
rien faire jusqu'ici emportèrent la caisse. L'un d'eux dit :
?— Ça sera livré dans cinq minutes, monsieur.
Gosseyn ferma la porte à clef derrière eux, et revint à la chambre. Il ne regarda pas la jeune
fille, mais se rua à la fenêtre. Deux minutes plus tard, un camion chargé d'une caisse étroite
apparut sur la route à trois cents mètres. Il fonça vers la Machine et disparut sous un auvent
métallique. Deux minutes encore et il réapparut, vide. Sans un mot, Gosseyn délia la jeune fille et
lui retira le bâillon. Il éprouvait un vague mécontentement, un inexplicable sentiment de
frustration.
Patricia Hardie s'assit sur son lit et se frotta les bras pour y rétablir la circulation. Elle ne dit
rien, mais resta là à se masser ; elle regardait Gosseyn, un léger sourire aux lèvres. Ce sourire
troublait Gosseyn. Il la regarda avec acuité et vit que ce sourire était cynique, comme de
connivence.
— Ainsi, vous n'avez pas réussi ! dit-elle. Gosseyn parut surpris. Elle continua :
— Vous espériez être tué en venant aujourd'hui au palais, non ?
Il allait répondre : « Ne dites pas d'idioties ! » Mais il se tut. Il se représentait son arrivée au
palais, l'estomac noué, sa réussite et son désappointement. Sans doute, sans doute, les
hommes pouvaient s'abuser eux-mêmes. La voix de la jeune fille retentit plus acérée :
— C'est la seule raison pour laquelle vous êtes venu chercher le Distorseur. Vous savez que
vous devez mourir pour laisser apparaître Gosseyn III. Et vous espériez que votre initiative vous
mènerait à la mort.
Il le voyait clairement maintenant. Un homme sain d'esprit ne pouvait se suicider ni se laisser
tuer sans résister. Ainsi, son subconscient avait cherché une solution. « Est-ce que je crois, se
demanda-t-il, à ce Gosseyn III ? Oui. » Il restait stupéfait. Parce qu'il s'était dit et redit que ce
serait impossible. « Puis-je me tuer? Pas maintenant. Mais il y a un moyen. Il y a un moyen. »
Il se retourna et sans un mot alla vers la porte.
— Je rentre à l'hôtel. Vous pouvez me joindre n'importe quand.
Il s'arrêta. Il avait presque oublié qu'elle aussi avait un problème.
— Vous ferez bien de demander quelques maçons pour remettre ce mur en place. Pour le
reste, je suppose que vous connaissez mieux que moi votre situation, aussi je m'en rapporte à
vous. Au revoir et bonne chance.
Il sortit et regagna le boulevard. Une fois en ville, il entra dans une pharmacie et demanda
une bouteille de solution hypnotique.
— Vous vous y prenez d'avance pour l'entraînement aux prochains jeux, hein ? dit le
pharmacien.
— N'est-ce pas ? dit Gosseyn brièvement.
Il se rendit ensuite dans un magasin d'enregistreurs.
— Je voudrais louer un appareil pendant une semaine, dit-il. Un appareil à répétition.
— Désirez-vous que l'appareil puisse vous enregistrer vous-même?
— Oui.
— Quatre dollars cinquante, s'il vous plaît.
A l'hôtel, Gosseyn prit la clef de son coffre, retira le reste de son argent et revint au bureau.
— Le premier jour des jeux, dit-il, on m'a expulsé de cet hôtel pour un doute sur mon identité.
Voulez-vous me louer une chambre pour une semaine ?
L'employé n'hésita pas. L'hôtel devait être pratiquement vide, après le grand exode de ceux
qui n'étaient pas sortis vainqueurs des jeux. En deux minutes, un groom conduisit Gosseyn à une
vaste chambre. Gosseyn s'y enferma, réalisa son enregistrement et le mit sur l'appareil pour une
répétition ininterrompue. Puis il avala sa drogue et s'étendit sur le lit. « En vingt-quatre heures, se
dit-il, ça m'aura sapé le moral et alors... »
Il posa sur la table de chevet le petit automatique brillant qu'il avait pris à Patricia Hardie.
Ce n'était pas le sommeil. Une torpeur, une lourde fatigue au travers de laquelle des
impressions, des bruits se frayaient un passage. Un bruit, un son pleurard, régulier, le son de la
voix dans l'enregistrement qu'il avait fait :
Je ne suis personne. Je ne vaux rien. Tout le monde me hait. A quoi bon vivre ? Jamais je
n'arriverai à rien. Pas une fille ne voudra m'épouser. Je suis ruiné. Pas d'espoir... Pas d'argent...
Me suicider. Tout le monde me hait... me hait... me hait...
Des millions de gens non intégrés pensaient et repensaient des choses de ce genre sans
jamais arriver au suicide. C'était une question d'intensité permanente et de cet affreux
déséquilibre qui guette les hommes tombés des hauteurs de l'intégration dans les profondeurs du
désespoir.
... A quoi bon vivre... A quoi bon... pas d'espoir... me suicider...
Pendant la première heure, il eut plusieurs réactions propres : « C'est idiot. Mon cerveau est
trop solide pour être jamais influencé par ces... « Pas d'espoir... Tout le monde me hait... Je ne
vaux... »,
Vers la fin de la seconde heure, un bruit de tonnerre se fit entendre très loin. Il persista,
atteignant fréquemment un crescendo tel que la voix gémissante à son chevet se trouvait
couverte. A la fin, cette violence durable provoqua un vague semblant de surprise de la part de
Gosseyn.
« Des armes ! L'artillerie ! Ont-ils attaqué la Terre ? »
Il eut conscience de quelque chose d'horrible. Sans avoir le souvenir de s'être décidé à se
lever, il se trouva debout. « Quelle fatigue !... Je ne vaux... ruiné... pas d'espoir... me suicider... »
Très las, il se traîna jusqu'à la fenêtre et jeta un coup d'œil dehors. Mais le tonnerre des
armes croissait en intensité. Et cela venait de la Machine. Un moment de crainte terrible dissipa
la brume de sa conscience. On attaquait la Machine.
... Je ne suis personne... me suicider... Tout le monde me hait... à quoi bon vivre ?
La Machine, avec le Distorseur en son pouvoir et sans contrôle, devait avoir commencé à
diffuser des informations concernant l'attaque de Vénus. Et le gang tentait de la détruire.
Diffuser ! La radio de l'hôtel. Il rampa jusque- là. Quelle fatigue! Me tuer... pas d'espoir... Il
atteignit la radio, enfin... mit le contact. .
— Torpillée... meurtriers... incroyable... criminels...
Malgré sa torpeur, les mots firent sursauter Gosseyn. Et il comprit, glacé : la guerre de la
propagande faisait rage comme l'autre. Partout où il tournait l'aiguille, des voix hurlaient des
menaces et des accusations.
— La Machine ! L'ignoble Machine !... Monstruosité mécanique, malhonnête, inhumaine... Les
conspirateurs vénusiens qui avaient infecté les hommes de son poison étranger... Camisole de
force... assassinat... massacre.
Et tout ce temps, en fond sonore à ces voix menteuses, résonnait le tonnerre des canons, le
tonnerre sourd, croissant des armes. Gosseyn s'assoupissait ! « Je serai mieux au lit. Fatigué. Si
fatigué. » .
— Gosseyn !...
Toutes les autres voix se turent. La radio lui parlait directement.
— Gosseyn, ici la Machine. Ne vous suicidez pas !
— Me suicider. Je ne suis personne. Tout le monde me hait. A quoi bon vivre ?
Gosseyn, ne vous suicidez pas. Votre troisième corps a été détruit par le gang. Gosseyn, je
n'en ai plus pour longtemps. Pendant la première demi-heure, j'ai été atteinte par des obus
ordinaires. Mais maintenant je reçois régulièrement des torpilles atomiques.
« J'ai une cuirasse extérieure de trente mètres d'acier, Gosseyn, elle a été perforée cinq fois
par des torpilles atomiques venant de la direction de Vénus.
« Gosseyn, ne vous tuez pas. Votre troisième corps est détruit. Vous devez apprendre à
utiliser votre cerveau second. Je ne puis vous donner aucun conseil à ce sujet, car...
Crash!
Il y eut un arrêt, puis :
— Mes chers auditeurs, la Machine des jeux vient d'être détruite par un coup direct. Son
attaque perfide et sauvage contre le palais a été...
Clic!
Il voulait fermer la radio depuis quelques minutes... Embêtante... Lui racontait des trucs à
propos... de quelque chose... Quoi?...
Etendu sur son lit, il se le demanda. Quelque chose à propos de quoi ?... de quoi ?... Quelle
fatigue !... Me suicider. Tout le monde me hait. Je suis ruiné. A quoi bon vivre? Me suicider...
Le premier effort conscient de Gosseyn fut pour remuer les mains. Impossible. Il paraissait
couché dessus.
« Drôle de position », pensa-t-il. Un vague ennui le tenait, et le sentiment de la nécessité de
sortir de son état hypnotique pour se libérer.
Il allait faire l'effort nécessaire lorsque le, souvenir lui revint des raisons de sa présence à
l'hôtel. Les yeux clos, il attendit que la volonté de mourir se fasse jour en lui. La meilleure
méthode, se dit-il, l'esprit tendu, était d'empoigner le revolver sur la table et de se tirer dans le
crâne du même geste. Mais l'impulsion de suicide ne se produisit pas. Au contraire, du fond de
sa conscience naissait une certitude joyeuse, le sentiment d'une victoire assurée, la conviction
que rien ne pourrait l'arrêter. Il essaya d'ouvrir les yeux et ne le put. « C'est le liquide hypnotique,
pensa-t-il à bout de nerfs. Comme de la drogue. » Il resta étendu un moment, troublé de se sentir
si bon moral bien qu'il fût encore sous l'influence de la solution. Puis resurgirent des souvenirs
malaisés, celui d'une interruption et de bruits violents. Le lien était mystérieux, mais il croyait bien
s'être levé de son lit. Avait-il arrêté l'enregistreur à ce moment-là ?
— Je suis persuadée, dit une voix de femme à sa gauche, que vous pouvez y arriver
maintenant. Cette drogue n'est pas toute-puissante.
Les mots, inattendus, firent l'effet voulu. Gosseyn ouvrit les yeux. Deux constatations
immédiates et presque simultanées. Il était bien couché sur ses bras, mais ce n'était pas la
raison de leur mise hors service. On les avait attachés avec des menottes. Et, assise dans un
fauteuil à côté du lit, fumant une cigarette et le regardant, pensive, il y avait Patricia Hardie.
Lentement, Gosseyn, qui venait de se redresser à demi, retomba sur l'oreiller. La jeune fille avala
un long trait de fumée et prit le temps de la laisser s'échapper en un ruban paresseux avant de
reprendre la parole. Elle dit :
— Je vous ai attaché, parce que vous êtes un individu plutôt dominateur doué d'une très forte
curiosité.
Elle rit. Un rire doux, détendu, merveilleusement musical. Cela troubla Gosseyn. Il remarqua
d'un coup qu'elle était différente. L'expression superficielle attribuée par lui à une névrose avait
disparu. Tous les traits charmants de son joli visage demeuraient intacts, mais modifiés de façon
subtile. Sa beauté, molle malgré son éclat, se révélait maintenant dans sa force. Vive comme le
feu, sa personnalité étincelait. Elle avait toujours paru froide et sûre d'elle. Développées par sa
maturité neuve, ces qualités paraissaient dans leur splendeur. D'une manière indéfinissable, la
jolie fille à la tête solide était au cours de la nuit devenue une femme splendide, étincelante de
vitalité, qui lui dit :
— Je ferais mieux de venir au fait. J'ai pris le risque de venir parce que votre histoire
d'envoyer le Distorseur à la Machine s'est retournée dans le mauvais sens ; et il faut arranger ça
cette nuit.
Pour Gosseyn, le silence qui suivit fut le bien- ' venu. Il pensait encore à ce qu'elle avait dit : «
Vous êtes... doué d'une très forte curiosité. » Sans doute ; mais que venait-elle faire dans cette
histoire? Il se rendit compte qu'il ne comprenait pas le sens de sa présence ici. Patricia Hardie lui
avait dit des tas de choses, mais jamais il n'avait eu l'impression qu'elle-même jouât un rôle vital
dans ce drame du A contre l'Univers. Elle le regarda au moment où il se décidait à parler, elle
soupira et dit :
— Je ne vous dirai rien. Plus vous en savez, plus vous êtes dangereux pour nous tous. Et on
n'a pas le temps.
— Sans blague ? dit Gosseyn, furieux. J'ai bien peur qu'il ne faille le prendre quand même.
Voyons, continua-t-il, il y a le problème de votre parenté avec Hardie. Commençons par là.
La jeune femme ferma les yeux. Sans les ouvrir, elle commença :
— Je vais être très patiente avec vous, dit-elle. Je vais vous dire que le Distorseur se trouve
toujours dans la Machine des jeux à l'endroit où vous l'avez envoyé. Et que nous en avons
besoin. C'est un dés seuls instruments galactiques dont nous puissions nous emparer. Nous en
avons besoin comme preuve.
— Mon opinion, dit Gosseyn, concernant un groupement qui laisse envahir deux planètes
sans même diffuser un avertissement général, est si médiocre que j'aurais du mal à l'exprimer. (Il
s'arrêta.) Comme preuve ? demanda-t-il.
Elle parut ne pas entendre.
— Ne soyez pas trop dur, dit-elle à voix basse. Nous ne pouvions arrêter l'attaque. Un
avertisse ment n'aurait fait que la précipiter. Et avertir qui ? Vénus n'a pas de gouvernement. Son
système de détectives, de magistrats et de communications est sous le contrôle du gang. Il aurait
fallu un avertissement général, et Eldred et moi nous sommes cassé la tête là-dessus. La seule
solution, c'est qu'on devra construire une Machine améliorée quand tout ça sera fini. C'est
possible, vous savez. A l'Institut de sémantique, on a construit des tubes combinés à des
détecteurs de mensonges perfectionnés qui permettent l'examen du corps et de l'esprit d'un
homme en un instant et formulent le degré d'éducation non-A qu'il a reçue. Et il a d'autres
perfectionnements qui protégeraient la Machine contre le genre d'interférences auquel elle a été
sujette.
Elle s'interrompit, puis reprit :
— Plus tard, quand vous aurez récupéré le Distorseur, je vous en dirai plus. Mais pour
l'instant, écoutez ! Il y a un jeune homme ici, à l'hôtel, qui va nous aider. Ce n'est pas un de mes
agents, mais vous saurez qui c'est quand vous aurez lu cette note après mon départ. C'est lui, ce
n'est pas moi, qui vous a sauvé des effets de l'hypnotisme. Naturellement, j'étais là à temps pour
vous épargner le pire, mais il a fait quelque chose que je n'aurais pu faire moi-même. Grâce à lui,
personne ne sait que vous êtes dans cet hôtel Et surtout, Gilbert Gosseyn... (Elle se pencha vers
lui, ses yeux étaient d'un bleu très doux :) ne soyez pas impatient. Je reconnais que vous avez
subi un traitement assez sévère. Mais c'est parce que vous êtes en terrain découvert. Nous
avons défini votre situation de la façon suivante : vous êtes apparu quand la crise était proche.
Thorson a été surpris, mais je ne crois pas qu'il ait eu l'intention de vous tuer. Ce fut un accident.
Puis vous êtes réapparu dans un second corps, d'abord à l'hôpital de Prescott, ensuite dans la
maison de Crang à l'intérieur de l'arbre ; deux emplacements clefs en ce qui concerne l'Empire
galactique,
« Vous ne vous rendez pas compte du choc que ça a produit. Thorson est devenu
extraordinairement prudent. En découvrant le caractère brut de votre cerveau second, il a été
amené à se laisser convaincre de vous relâcher. C'est grâce à Eldred, mais nous ignorions que
Thorson n'a agi de la sorte que parce que ses hommes étaient en réalité sur le point de découvrir
votre troisième corps. Nous ne savons toujours pas où. L'important, c'est que maintenant que
votre troisième corps est détruit, vous redevenez un homme traqué.
— Maintenant que mon troisième corps a été quoi ? dit Gosseyn.
Pour la première fois depuis qu'il s'était réveillé, elle parut surprise.
— Vous voulez dire que vous ne savez pas ? soupira-t-elle. Vous n'avez pas idée de ce qui
s'est passé? (Elle changea de ton :) Je n'ai pas le temps de vous le dire. Lisez les journaux.
Elle se leva :
— Souvenez-vous, emmenez le Distorseur chez le jeune d'en bas. Je vous y retrouverai
demain dans la journée.
Elle fouilla dans son sac, trouva une clef, la jeta sur le lit :
— Pour les menottes, expliqua-t-elle. Au revoir et bonne chance.
La porte se ferma derrière elle. Gosseyn enleva les menottes, puis il s'assit sur le bord du lit
et pensa : « De quoi parlait-elle ? » Il se rappela qu'elle avait parlé d'une note. Son regard troublé
parcourut la pièce, se posa sur le bureau près du lit derrière lui. Il y avait un journal et une feuille
de papier blanc. Gosseyn sauta de l'autre côté du lit et les prit. Il lut, étonné :
Cher Monsieur Gosseyn,
Lorsque j'ai appris les nouvelles, je me suis dit qu'on allait vous rechercher. Aussi j'ai
immédiatement détruit votre fiche et j'en ai mis une pour votre chambre, le 974, au premier nom
qui m'est venu en tête, John Wentworth.
Ensuite, après mon service, je suis monté chez vous avec un passe-partout et je vous ai
trouvé avec votre enregistreur en marche. J'ai enlevé l'enregistrement, j'en ai fait un autre de
mon cru dans l'intention de contrebalancer les effets déprimants du premier.
Je l'ai arrêté quand je suis remonté voir ce que vous deveniez parce qu'on peut rendre
quelqu'un trop inconsidéré en lui donnant une dose trop forte d'optimisme. J'espère que j'ai
atteint un équilibre parce que vous avez besoin de tout votre bon sens dans le combat qui vous
attend. Ceci est écrit par quelqu'un qui voulait tenter les jeux l'an prochain, qui se met
entièrement à votre disposition et qui se permet de signer, avec ses meilleurs souhaits, Dan
Lyttle.
P.S. Je monterai sitôt après mon service, à minuit. Pendant ce temps-là, lisez les journaux du
matin. Vous verrez de quoi je parle.
D. L.
Gosseyn saisit le journal et le déplia sur le lit. Le titre de dix centimètres de haut flamba
devant lui :
LA MACHINE DES JEUX DETRUITE
Tremblant d'excitation, il lut, couvrant d'un bond visuel un paragraphe entier à la fois :
... Tiré sur le palais et... Diffusé simultanément des informations concernant une attaque
mystérieuse contre Vénus {aucune attaque... n'a eu lieu — voir le rapport du service radio page
3). Le gouvernement a déclaré... complètement insensé... suivant d'aussi près l'assassinat du
président Hardie... de toute évidence une relation avec la machine... détruite en conséquence.
Pendant une heure... émission de la Machine... message incompréhensible à l'adresse de Gilbert
Gosseyn dont la photo est reproduite par ailleurs... Cette page... Précédemment déchargé de
tout soupçon... doit être retrouvé pour interrogatoire complémentaire... L'arrêter à vue...
En lisant, Gosseyn se rappelait, seconde par seconde, ce que la Machine des jeux avait dit à
la radio. Maintenant, déglutissant avec peine, il regardait la reproduction photographique. C'était
une photo de face, et c'était bien lui. Mais il y avait quelque chose qui clochait. Quelques
secondes se passèrent avant qu'il ait trouvé quoi. C'était une photo du cadavre de Gilbert
Gosseyn I".
Son rire fut amer. Il laissa tomber le journal et tituba jusqu'à une chaise. Il était malade de
rage et de ressentiment. Il avait failli se suicider. De si près qu'on pouvait considérer la chose
faite ; et maintenant la résurrection. Que voulait dire la Machine qui lui ordonnait de se suicider et
décommandait aussitôt parce que « Votre troisième corps a été détruit »? Parmi toute la matière
organique de l'univers, le corps de Gosseyn III méritait spécialement d'être protégé contre une
éventuelle découverte.
Sa fureur mourut peu à peu. Avec calme il analysa la situation. « Premier pas, pensa-t-il,
récupérer le Distorseur. Ensuite, apprendre à me servir de mon cerveau second. »
Ceci serait-il possible ? Pourrait-il jamais y arriver tout seul — lui qui y pensait et y repensait
sans jamais que cela produisît l'effet le plus mince sur cette portion particulière de son cerveau ?
Il eut un sourire ironique. « Je ne vais pas, trancha-t-il, me perdre maintenant dans ce genre de
cogitations. »
Il y avait pas mal de choses à faire tout de suite. Il débrancha l'écran de vidéo du téléphone
— un autre employé pouvait être de service — et appela le bureau. Une voix agréable répondit.
— Ici John Wentworth, dit Gosseyn. Un silence à l'autre bout, puis :
— Oui, monsieur, comment ça va ? Ici Dan Lyttle. Je monte tout de suite, monsieur.
Gosseyn attendit fiévreusement. Il se rappelait l'employé qui l'avait inscrit. Un grand garçon
mince avec une figure agréable et des cheveux noirs. Lyttle en chair et en os était un peu plus
mince que dans le souvenir de Gosseyn, plutôt frêle d'apparence pour le boulot que Patricia
Hardie lui avait assigné. Cependant, il présentait de nombreux signes de culture non-A,
spécialement par ses mâchoires fermes et sa façon de se tenir.
— Je dois me dépêcher, dit-il. Gosseyn se rembrunit.
— J'ai peur, dit-il, que le moment ne soit venu de prendre certains risques. J'ai idée qu'un
effort va être fait pour démanteler la Machine des jeux le plus vite possible. Si je me trouvais en
face d'une tâche de ce genre et si je voulais que ça soit vite fait, je publierais un communiqué
aux termes duquel tout individu pourrait prendre- ce qu'il veut à condition de l'emporter sur-le-
champ.
Il vit Dan Lyttle ouvrir de grands yeux. Le jeune homme dit, suffoqué :
— Mais... c'est exactement ce qui s'est passé. On branche des projecteurs en quantité. Il
paraît que le huitième de la Machine est déjà parti, et que... Qu'y a-t-il ?
Gosseyn éprouvait une angoisse mentale. La Machine s'en allait, et tout ce qu'elle
représentait avec elle. Comme les temples et les cathédrales des anciens jours, elle était le
produit d'une impulsion créatrice, un désir de perfection qui, quoique vivant encore, ne se
reproduirait jamais plus de la même façon. D'un coup, des siècles de souvenirs irremplaçables
s'effaçaient. Il lui fallut un effort pour bannir l'idée et l'émotion de sa conscience.
— Pas de temps à perdre, dit-il rapidement. Si le Distorseur est encore dans la Machine, il faut
aller le chercher. Immédiatement.
— Il m'est impossible de quitter avant minuit, protesta Lyttle. Nous avons tous reçu l'ordre de
rester à nos postes, et chaque hôtel est surveillé.
— Et votre robomobile ? Si vous en avez un ?
— Parqué sur le toit, mais je vous demande — il parlait sérieusement — de ne pas monter le
prendre. Je suis sûr que vous serez immédiatement arrêté.
Gosseyn hésita. Il admit qu'il ne se laissait guère manœuvrer ces derniers temps. A la fin, à
regret, il accepta sa défaite.
— Vous feriez mieux de retourner à votre travail, dit-il doucement. Nous avons cinq heures à
tuer.
Aussi silencieusement qu'il était venu, Lyttle se glissa dehors et disparut.
Abandonné à lui-même, Gosseyn commanda un repas. Au moment où il arriva, il organisait
sa soirée. Il chercha un numéro de téléphone :
— Donnez-moi la liaison visuelle, dit-il dans le parleur, avec la phono bibliothèque la plus
proche. Le numéro est...
Au robot de service à la bibliothèque, il expliqua ce qu'il cherchait. Dans la minute qui suivit,
une image se forma sur l'écran qu'il avait rebranché. Gosseyn s'assit ; il mangeait, regardait,
écoutait. Il savait ce qu'il désirait : des idées sur la façon de commencer à exercer son cerveau
second. La matière choisie par le bibliothécaire avait-elle ou non un rapport avec ce désir de
principe ? Ce n'était pas clair.
Il se contraignait à la patience. Lorsque la voix débuta par un exposé sur les excitations
nerveuses positives ou négatives éprouvées par les formes les plus simples de la vie dans les
mers, il prêta attentivement l'oreille. Il avait une soirée à passer.
Les phrases lui parvenaient, prenaient leur sens à mesure qu'il les examinait, puis
disparaissaient de sa conscience lorsqu'il les rejetait. Tandis que la voix retraçait le
développement du système nerveux sur la Terre, les images de l'écran changeaient, montrant
des interconnexions nerveuses de plus en plus complexes pour aboutir aux formes relativement
supérieures de l'existence, aux créatures compliquées qui pouvaient tirer une leçon de
l'expérience. Un ver se heurtait deux cents fois à un contact électrique avant de s'en écarter ;
puis, replacé devant le même test, s'en écartait cette fois au bout de soixante rencontres. Un
brochet séparé d'un vairon par un écran à peine visible se tuait presque dans ses efforts pour le
franchir et finalement convaincu de l'impossibilité, il n'essayait même plus une fois l'écran retiré ;
il continuait à ignorer l'inaccessible vairon. Un cochon devenait fou lorsqu'on le forçait à parvenir
à sa nourriture selon un chemin compliqué.
Toutes les expériences étaient montrées. D'abord le ver, puis le brochet se jetant sur l'écran,
le cochon gémissant, affolé ; et ensuite, un chat, un chien, un coyote et un singe au cours de
diverses expériences.
Toujours rien que Gosseyn puisse utiliser. Pas de suggestion, pas de comparaison qui eût
quelque rapport avec ce qu'il voulait faire.
— Maintenant, dit la voix, avant de passer au cerveau humain, il vaut la peine de remarquer
que chez tous ces animaux, on peut relever une faiblesse qui se répète en chaque cas. Sans
exception, ils établissent une analogie selon une base insuffisante. Le brochet, une fois l'écran
enlevé, continue à juger son milieu selon la douleur éprouvée lorsque l'écran est en place. Le
coyote est incapable de distinguer l'homme armé d'un fusil de l'homme muni d'un appareil
photographique.
« Dans chacun de ces cas, une similitude qui n'existe pas est sous-entendue. L'histoire des
âges obscurs de l'esprit humain est celle de sa vague conscience d'être plus qu'un animal, mais
c'est une histoire qui se déroule devant une toile de fond d'actions animales, et qui prend ses
racines dans un ensemble d'identifications étroites et animales. L'histoire du non-A, au contraire;
est celle de la lutte de l'homme pour entraîner son esprit à distinguer entre des objets
apparemment semblables mais qui diffèrent dans l'espace-temps. Chose bizarre, les expériences
scientifiques de cette période éclairée montrent une tendance progressive à préciser la similitude
à la fois dans les méthodes, la mesure des temps et la nature du matériel employé. On a pu
naturellement dire que la science tentait de préciser l'approximation des similitudes parce que de
cette façon seulement...
Gosseyn, qui écoutait avec impatience, attendant que commençât l'exposé sur le cerveau
humain, s'arrêta brusquement.
Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que c'était que ça ? pensa-t-il.
Il dut se retenir à son fauteuil, se détendre et se souvenir. Et là, il se leva et se mit à arpenter
le plancher avec l'excitation brûlante d'une grande découverte. Pousser l'approximation des
similitudes. Que cela pouvait-il être d'autre ? Et la méthode pour y parvenir devait obligatoirement
passer par l'intermédiaire de la mémoire.
Au sens le plus strict, la mémoire doit reproduire un événement tel qu'il a été enregistré
initialement. Or, l'esprit peut seulement répéter ce qu'il a perçu et donc il ne pourra similariser ce
qu'il n'a pu retenir du processus naturel. Le principe d'abstraction de la Sémantique générale
s'applique ici : l'abstraction des perceptions.
Au départ, il faut donc une plus grande appréhension de ce qui compose l'identité de
l'individu, c'est-à-dire en fait la mémoire stockée dans son cerveau, voire ailleurs dans son corps.
Plus une personne fait des efforts pour rendre sa mémoire parfaite, plus elle devient
individualisée et originale.
... Que cela pouvait-il être d'autre ? Rien n'offrait une continuité de développement aussi
logique du principe du non-A. Mais à quoi cela servirait-il une fois accompli ?
Des centaines de voitures arrêtées, des silhouettes qui s'agitaient, des jets de lumière, un
lointain flamboiement, la confusion. Ayant parqué leur voiture à près d'un kilomètre et demi du
foyer lumineux, Gosseyn et Lyttle suivirent pendant huit cents mètres un mince ruban de piétons.
Ils parvinrent enfin où étaient les autres, debout, aux aguets. C'est là que commençait la difficulté
réelle. Même pour un non-A, il était difficile de concevoir une épaisseur de cinq cents mètres de
gens comme formée d'individus dont chacun avait une personnalité et une volonté propres.
La foule était tantôt immobile, tantôt traversée de remous. Elle était pleine de velléités dont
chacune prenait naissance comme une boule de neige descendant la montagne pour finir par
déclencher une avalanche. Il y avait des râles, là où des gens se faisaient aplatir par la pression.
Il y avait les cris des infortunés qui perdaient pied et tombaient. La foule était une femme sans
âme ; dressée sur ses orteils elle contemplait, l'esprit vide, ceux qui festoyaient sur le symbole
détruit de l'unité du monde.
Une multitude de roboplanes ronflaient en l'air, chargés de butin. C'était le moindre mal. Si on
n'avait utilisé que ce moyen de transport, le danger se fût trouvé réduit. Mais on employait aussi
des camions, des files de camions, feux allumés, menés à toute vitesse, droit sur les rangées de
gens qui menaçaient à chaque instant d'envahir, la route. Surprise, terrorisée, la foule rentrait le
derrière.
Lentement, Gosseyn et Lyttle se frayèrent un chemin sur la route dangereuse de la Machine.
Il leur fallait ouvrir l'œil pour surprendre les solutions de continuité dans la file des camions ; ils
devaient rester aux aguets pour voir les trous dans la foule et s'y ruer dans l'espoir désespéré de
ne pas y arriver trop tard. Malgré le risque, Gosseyn ne fut pas surpris de constater qu'ils
progressaient. Selon une curieuse loi psychologique, ceux qui avaient un but se trouvaient
protégés de ceux qui n'en avaient pas. La chose importante était de ne pas soulever de réactions
d'opposition. Pendant un moment où ils étaient stoppés par une file apparemment ininterrompue
de camions déchaînés, Gosseyn hurla :
— Nous sommes ici côté ville. Il ne doit y avoir presque personne sur les pentes de la
montagne de l'autre côté. Quand nous partirons, nous irons par-là et nous ferons le tour jusqu'à
la voiture.
Ils parvinrent à une barrière d'acier que d'entreprenantes équipes de démolisseurs avaient
dressée contre la foule. Dans l'ensemble, c'était une barrière qui atteignait son but, et les
individus isolés qui l'escaladaient reculaient en général devant les armes menaçantes des
gardiens debout en petits groupes de l'autre côté, tels les soldats défendant légalement des
vandales une propriété privée.
Une fois encore, il fallut courir un risque direct.
— Restez contre la route ! hurla Gosseyn. Ils hésiteront à tirer sur les camions.
Au moment où ils s'élancèrent en terrain libre, deux gardiens coururent à eux, criant quelque
chose qui se perdit dans le vacarme. Leurs figures grimaçantes accrochaient bizarrement la
lumière capricieuse. Leurs armes s'agitaient menaçantes. Ils tombèrent comme des pantins sans
vie lorsque Gosseyn les abattit. Il courut derrière Lyttle, surpris. Lui qui avait si souvent refusé de
tuer — sans pitié, maintenant. Les gardiens, pensait-il avec une sombre détermination, étaient
des symboles de destruction. Ayant assumé un caractère inhumain ils n'étaient que barbares
entêtés, qu'il fallait détruire comme des bêtes agressives et oublier ensuite. Il les oublia. Devant
lui se dressait ce qui restait de la Machine des jeux.
Pendant des heures, Gosseyn avait basé ses espoirs sur une loi de logique. Loi selon
laquelle une machine qu'il avait fallu des années pour construire, ne pouvait être détruite en
vingt-quatre heures. La Machine était visiblement plus petite, mais c'était l'œuvre des torpilles. La
rangée extérieure des salles d'examen paraissait creusée à même, comme si des pressions
fantastiques les avaient fait exploser. Et de toutes parts, des trous de dix, de vingt, de trente
mètres de dia mètre bâillaient au milieu des murs luisants et déchiquetés. Des trous noirs,
dentelés, qui laissaient entrevoir, sous les faisceaux de lumière palpitante, des masses confuses
de câbles et d'instruments brillants, la partie extérieure du système nerveux de la Machine morte.
*
Pour la première fois, Gosseyn, debout devant elle, se représenta la Machine comme un
organisme supérieur qui avait vécu et n'était plus. Qu'est-ce que la vie intelligente sinon la
sensibilité aux aguets d'un système nerveux doué d'une mémoire ? Dans toute l'histoire humaine
du monde jamais n'avait existé un organisme capable d'une mémoire plus grande, possesseur
d'une plus vaste expérience et d'une connaissance plus complète de la nature et de l'être humain
que la Machine des jeux. Très loin, aux marges de son esprit, Gosseyn entendit Dan Lyttle
appeler :
?— Venez ! Il ne faut pas perdre de temps !
Gosseyn le reconnut et se remit en marche, mais son corps seul suivait Lyttle vers la
réalisation de leur dessein. Son esprit, son regard s'attachaient à la Machine. De près, l'étendue
du travail des casseurs était plus apparente. Des sections entières avaient été jetées bas, étaient
jetées bas, allaient l'être. Des hommes portant des machines, des plaques de métal et des
instruments jaillissaient des couloirs obscurs : leur vue choqua Gosseyn. Encore une fois, il
s'arrêta, se rendant compte qu'il assistait à la fin d'un âge.
Lyttle le tira par le bras. Cela galvanisa Gosseyn plus que des mots. Il se rua en avant suivant
l'éclat incandescent des phares de camions et d'avions, le flamboiement des projecteurs qui
déversaient leur lumière du haut de chaque arête métallique suffisamment forte pour soutenir un
appareil d'éclairage atomique.
— Faisons le tour vers l'arrière, cria Gosseyn.
Il montra la voie jusqu'à l'auvent de métal sous lequel avait disparu le camion qui contenait la
caisse du Distorseur. Tandis qu'ils avançaient, courant presque, le bruit diminua un peu, et aussi
le nombre des avions et des camions.
Sans doute y avait-il encore une activité considérable. Le sifflement des chalumeaux, le bruit
sonore du métal qui tombait, le mouvement confus — mais tout cela sur une échelle réduite.
Pour cent hommes et cent camions devant il y en avait vingt ici, qui travaillaient aussi dur, avec la
même frénésie, visiblement persuadés qu'avant peu, des masses irrésistibles leur disputeraient
ces faciles acquisitions. Le bruit diminuait toujours. Gosseyn et Lyttle parvinrent à l'auvent
derrière lequel avait disparu le Distorseur et ils virent à peine une douzaine de camions rangés
contre une plate-forme de charge. On avait taillé des portes dans la cloison d'une énorme pièce
comme un hangar, et des hommes sortaient de l'obscurité vague en portant des valises, des
machines, des morceaux de métal, des instruments.
Le hangar était presque vide et la caisse du Distorseur, dressée dans un coin, semblait les
attendre. On avait imprimé dessus en lettres noires de quinze centimètres :
INSTITUT DE SEMANTIQUE
SERVICE DES RECHERCHES
KORZYBSKI SQUARE
EN VILLE
Cette adresse déclencha une chaîne de réflexions dans l'esprit de Gosseyn. La Machine était
sous le contrôle légal de l'Institut. Comme elle savait pas mal de choses, peut-être que les gens
de là-bas en savaient encore plus. Hypothèse à vérifier le plus tôt possible.
Ils se dirigèrent vers l'extérieur, dans le noir. Le bruit s'éteignait derrière eux. Le halo
lumineux disparut derrière le sommet d'une haute colline. Ils arrivèrent à la voiture et ils se
retrouvaient maintenant dans la cour de la petite maison proprette de Dan Lyttle. Gosseyn avait
admis plus ou moins vaguement que Patricia Hardie les attendrait là. Mais elle n'y était pas.
Il éprouva une certaine excitation à déballer le Distorseur, et cette excitation lui fit oublier ce
sentiment de vide. Ils posèrent le Distorseur face en l'air, sur le plancher, s'assirent et le
regardèrent. Métal étrange, clair, comme de l'acier — destructeur du monde. A cause de cela,
des agents d'un conquérant galactique avaient accédé aux plus hauts postes du globe terrestre,
longtemps — bien trop longtemps insoupçonnés. La prise du Distorseur apparaissait^ comme
une des étapes finales de la crise de A.
Libérée, la Machine avait clamé la vérité et conduit sur Terre la guerre de Vénus. Pour le
meilleur et pour le pire, les forces des envahisseurs et les forces de  se trouvaient engagées
maintenant, ou près de l'être. Assis, Gosseyn ressentait un noir découragement. Logiquement,
vu sous tous les angles, le combat était déjà perdu. Il remarqua la fatigue de Lyttle. La tête du
jeune homme tombait. Il sentit sur lui le regard de Gosseyn et eut un pâle sourire.
— J'ai été dans un tel état de tension toute la journée d'hier, dit-il, que je n'ai pas fermé l'œil.
Je voulais acheter quelques pilules antisoporifiques, mais j'ai oublié.
— Etendez-vous sur le divan et dormez si vous pouvez, dit Gosseyn.
— Et manquer ce que vous allez faire ? Pour rien au monde.
Gosseyn sourit. Il expliqua qu'il avait l'intention de procéder à l'examen du Distorseur dans
l'ordre.
— D'abord, je désire localiser la source d'énergie utilisée par les tubes, pour pouvoir ou non la
couper. Je vais avoir besoin d'un matériel simple, mais l'examen lui-même va prendre du temps.
Dites-moi où vous avez mis les instruments dont vous vous serviez pour vos cours de physique
non-A et allez dormir.
Trois minutes après, il était livré à lui-même. Pas pressé. Depuis le début, il s'était démené
avec une vitesse affolante sans arriver à grand-chose. Le monde de non-A, qu'il avait pensé un
moment pouvoir sauver, s'écroulait, s'était écroulé autour de lui.
Mais qu'attendait-il au juste de cet examen ? Une piste, une clef qui lui permettait de s'en
servir. Patricia avait dit que c'était interdit — sans doute par cette faible organisation, la Ligue
galactique — mais elle avait ajouté que l'on autorisait l'emploi pour le transport. Ça voulait dire
quoi ? Il prit le contrôleur d'énergie de Lyttle et commença à régler les sensibilités, regardant de
temps en temps par l'oculaire. Soudain, il vit l'intérieur du Distorseur.
Ce qui rendit simple cette observation initiale, c'est qu'il ne pouvait examiner l'intérieur des
tubes. Leurs subtilités éliminées, le problème consistant à rendre organisée la complication
intérieure revenait à suivre ïe câblage. Gosseyn chercha la source d'énergie. Il n'eut pas besoin
d'aller loin, car te contact était mis. Il avait admis naturellement que la Machine arrêterait l'engin.
Il lui fallut dix minutes pour se convaincre de l'apparente absence de tout moyen d'interrompre le
contact. Ça marchait et ça paraissait vouloir continuer. La Machine des jeux, sans doute,
disposait de sondeurs d'énergie capables de court-circuiter le câblage à travers le métal même et
Gilbert Gosseyn, démuni de ces instruments, se trouvait coincé ; ayant virtuellement promis à
Dan Lyttle de ne rien faire sans lui, il décida de dormir. Possible que Patricia Hardie soit là quand
il se réveillerait.
Mais non. Personne. Il était quatre heures et demie et sauf le Distorseur, il se trouvait seul à
la maison. Un billet de Dan Lyttle sur la table de la cuisine l'informa qu'il était parti à son travail et
qu'il laissait la voiture à la disposition de Gosseyn. Le billet concluait :
« ... ce que la radio appelle « des éléments meurtriers » commence à saboter la « production
pacifique » et ils sont « sans merci », traqués par les « forces de l'ordre ».
« Vous trouverez à manger dans le coin. Je reviens à minuit trente. »
Après avoir mangé, Gosseyn se rendit dans le living-room et contempla le Distorseur,
mécontent de l'ensemble des choses. « Me voilà, pensa-t-il, dans une maison où je puis être
pincé en cinq minutes. Il y a au moins deux personnes dans la ville qui savent que je suis ici. »
Non qu'il ne se fiât point à Patricia et à Lyttle. D'après ce qui s'était passé, d'après des faits
réels, il pouvait conclure qu'ils étaient de son côté. Mais on perdait sa tranquillité à dépendre de
nouveau, en quoi que ce soit, des actes de tierces personnes. Aucun rapport avec un manque de
confiance; mais supposons que quelque chose cloche. Qu'à la minute même on extirpe de
Patricia des renseignements sur lui, sur le Distorseur ?
Impossible de sortir avant la nuit. Il ne restait que le Distorseur. Indécis, il s'agenouilla devant
et, sans hésitation, toucha le tube du coin le plus proche. A quoi s'attendait-il exactement ? Il ne
savait pas. Mais il était préparé à une surprise. Le tube semblait vaguement tiède sous ses
doigts. Gosseyn le caressa un moment, triste, irrité de sa propre prudence. « Si je décide de filer
en vitesse, pensa-t-il, j'attrape une demi-douzaine de tubes et je pars avec. »
Il se leva. « Je donne à Patricia jusqu'à ce soir. » Il hésita, se rembrunit. Mieux valait essayer
tout de suite de prendre les tubes. Peut-être ne viendraient-ils pas tout seuls.
Assis, il examinait de nouveau le Distorseur au moyen du contrôleur, lorsque le téléphone
sonna. C'était Lyttle, sa voix tremblait d'excitation.
— Je vous appelle d'une cabine. Je viens de voir les journaux du soir. On dit que Patricia
Hardie a été arrêtée voici une heure et demie pour — écoutez ça, c'est monstrueux —
l'assassinat de son père. Monsieur Wentworth (la question de Lyttle était bizarrement timide : ),
combien faut-il de temps pour faire avouer un non-A ?
— Il n'y a rien de fixe, dit Gosseyn.
Il était glacé ; son esprit, comme une tige d'acier frappée durement, vibrait maintenant en
retour. Thorson jouait un jeu implacable. Il retrouva sa voix.
— Ecoutez, dit-il, je suis forcé de vous laisser décider vous-même si vous restez ou non à
votre boulot jusqu'à minuit. Si vous connaissez un endroit où vous planquer, allez-y tout de suite.
Si vous croyez que vous devez revenir ici, faites-le prudemment. Je ne sais pas si je laisse le
Distorseur. Je vais enlever quelques tubes et m'en aller — ne vous inquiétez pas de ça.
Surveillez les annonces de L'Hôte et de Sans-Souci dans les journaux. Et merci pour tout, Dan.
Il attendit, mais n'entendant pas de réponse, il raccrocha. Il alla tout droit au Distorseur. Le
tube d'angle, comme les autres, saillait environ de trois centimètres. Il le saisit et le tira avec une
force grandissante. Ça ne voulait pas venir.
Il inversa son effort et poussa au lieu de tirer. Sans doute y avait-il un verrouillage à libérer.
Le tube fit clic ! Un voile aigu soudain lui troubla la vue. Sa stupéfaction restait consciente, et la
réponse, la perception de ce qui se passait, se trouvait également claire ; la pièce oscilla, vibra,
trembla dans chacune de ses molécules, s'agita comme l'image réfléchie sur l'étang dans lequel
on jette une pierre brutale.
Sa tête commençait à lui faire mal. Il tâtonna du bout des doigts, cherchant le tube, mais il y
voyait mal. Il ferma les yeux un instant, sans résultat. Le tube brûlait sous ses doigts tandis qu'il
tentait de le remettre en place. C'était sans doute un étourdissement, car il chancela et tomba en
avant, heurtant le Distorseur. Il éprouvait une étrange sensation de légèreté.
Etonné, il rouvrit les yeux. Il reposait sur le côté dans l'obscurité la plus profonde et ses
narines se pénétraient de l'odeur riche du bois en pleine croissance. Un parfum lourd, familier,
mais il fallut à Gosseyn un long moment pour faire l'énorme saut mental nécessaire à
l'appréciation de la réalité. L'odeur était la même qui l'avait accueilli à son voyage inutile dans le
tunnel de l'arbre sous la maison vénusienne de Crang.
Gosseyn se remit sur pattes, faillit choir en trébuchant sur quelque chose de métallique, et se
rattrapa à un mur concave, puis à l'autre. Pas de doute. Il était dans un tunnel, au milieu des
racines d'un des arbres géants de Vénus.
Néanmoins, l'avidité qui consume l'esprit non critique à l'égard de ce qu'il s'imagine certitude
ou finalité le pousse à se délecter d'ombres.
E. T. B.
Aux jours primitifs de l'art on donnait un soin jaloux aux détails qu'on ne peut voir, car les
dieux ont l'œil partout.
W. W. L.
— Cela sera, dit le Dr Kair, une bataille d'intelligences. Et je mise sur le cerveau second.
Cela faisait plus d'une heure qu'ils discutaient. Crang se bornait à formuler des remarques
occasionnelles. Gosseyn, du coin de l'œil, troublé et incertain, guettait l'homme aux yeux
noisette. Selon Kair, c'est Crang qui l'avait trouvé et arrêté. L'homme, naturellement, devait jouer
le rôle d'un agent de Thorson, mais il le jouait de la façon la plus dure. Gosseyn décida de ne
rien lui demander de Patricia Hardie. Pas encore, tout au moins. Il vit Kair se lever.
— Pas la peine de perdre du temps, dit le psychiatre. Il paraît que les techniciens galactiques
ont préparé pour vous une salle spéciale. L'entraînement ne sera pas difficile avec tout le
matériel qu'ils ont ici.
Il secoua la tête, s'étonnant.
— Ça me parait encore incroyable d'admettre qu'ils ont plusieurs kilomètres carrés de
constructions souterraines ici avec la seule maison de Crang pour couverture. Mais pour revenir
à ce que je disais...
Il se rembrunit, pensif.
— Le point essentiel, si nous ne nous trompons pas, c'est que votre cerveau est un Distorseur
organique, avec tout ce que cela implique. Avec l'aide du Distorseur mécanique, vous devez être
capable de similariser deux petits morceaux de bois en trois ou quatre jours ; ça sera la première
chose.
Mais il ne fallut que deux jours.
Plus tard, seul dans la pièce obscure où le test s'était déroulé, Gosseyn, assis, contempla les
morceaux de bois. Ils avaient été distants de trois centimètres. Sans qu'il constate un
mouvement, maintenant, ils se touchaient. Le rayon unique de lumière qui les éclairait repérait
sans erreur possible leur changement de position. D'une manière quelconque, bien qu'il n'ait rien
senti, des ondes cérébrales émanées de son cerveau second avaient déplacé la matière.
La domination de l'esprit sur la matière — rêve éternel de l'homme. Non qu'il l'ait fait sans
aide, il avait exercé tous ses efforts pour identifier les deux blocs de bois. Et ils devaient avoir à
peine, à peine changé. La chaleur de son corps dans la pièce fermée avait agi ; le rayon
lumineux et l'atmosphère obscure, malgré les tubes à absorption qui garnissaient les murs, en
dépit des thermostats électriques les plus délicats, devaient également exercer une influence
distincte sur chacun des blocs. Sans doute, en l'absence du Distorseur, il n'aurait pas réussi ce
premier essai. L'appareil avait accordé les deux morceaux de bois à une approximation de
similitude de dix-neuf décimales : il apaisait le mouvement moléculaire de l'air, similarisait
partiellement la table qui supportait les blocs, le fauteuil de Gosseyn, Gosseyn lui-même. Mais
l'impulsion finale était venue de lui. C'était le commencement.
Gosseyn sortit de la pièce d'entraînement et Thorson revint de la Terre pour contrôler les
tests avec Kair. Les photographies montraient des milliers de petites lignes d'influx qui se
dirigeaient vers le cerveau second.
On poursuivit les expériences, et c'est un Gosseyn épuisé qui regagna finalement son
appartement. Comme il se dirigeait vers l'ascenseur, il remarqua qu'en outre de ses habituels
gardiens, une petite sphère de métal hérissée de tubes électroniques flottait en l'air derrière lui.
Prescott, qui commandait les gardiens, saisit son regard.
— Elle contient un vibrateur, expliqua-t-il froidement. Crang a rapporté l'affirmation de
Kairselon laquelle ce serait une bataille d'intelligences, et nous ne voulons pas prendre de
risques. Cela
a pour effet de produire des changements infimes * dans la structure atomique des murs, des
pla fonds, des planchers, du sol — de tous les endroits où vous aurez été. Elle vous suivra
jusqu'à la porte de votre appartement. La voix se fit plus forte.
— C'est une précaution pour le moment où vous serez capable de vous transporter de votre
appartement à n'importe quel endroit dont vous aurez préalablement « mémorisé » la structure.,
Gosseyn ne répondit pas. Jamais il n'avait tenté de dissimuler son antipathie pour Prescott et il
se borna à le regarder fixement. L'homme haussa les épaules, mais il y avait une note
significative dans sa voix tandis qu'il regardait sa montre et disait avec un sourire de travers :
— Il est dans nos intentions, Gosseyn, de vous lier par tous les moyens dont nous disposons.
A cet effet, nous vous avons préparé une petite surprise.
Quelques minutes plus tard, Gosseyn se demandait toujours de quelle surprise il s'agissait en
allumant dans le living-room. Il mit son pyjama et se dirigea vers l'alcôve sombre où reposaient
les lits. Un mouvement sur un des oreillers l'arrêta. Deux yeux endormis le regardèrent. Malgré le
clair-obscur, Gosseyn reconnut immédiatement ce visage. La jeune fille s'assit avec une grâce
indolente, et bâilla.
— On se balade pas mal, tous les deux, hein ? dit Patricia Hardie.
Gosseyn se laissa tomber brusquement sur l'autre lit. Son soulagement était considérable,
mais lorsque son excitation tomba, il se rappela ce que Prescott avait dit. Il dit lentement :
— Je suppose que si j'essaie de m'échapper, on vous tuera.
Elle approuva, plus sérieusement.
— Quelque chose comme ça. Elle ajouta :
— C'est une idée de M. Crang.
Gosseyn s'étendit sur son lit et regarda silencieusement le plafond. Encore Crang. Ses
soupçons à l'égard de, l'homme commencèrent à se dissiper. Il se demanda si Thorson avait
voulu tuer Patricia et si ceci correspondait à un compromis suggéré par Crang pour sauver la vie
de la jeune fille sans se découvrir lui-même. Il voyait presque la scène : Crang expliquant à
Thorson que Gilbert Gosseyn s'était, un temps, cru marié à Patricia Hardie ; quelque résidu
émotionnel pouvait subsister en lui. Ce serait un lien de plus pour l'obliger à se tenir aux
conventions. Ainsi avait dû discuter Crang.
« Brillant, Eldred Crang, pensa Gosseyn. Le seul dans toute l'histoire qui n'ait, jusqu'ici, pas
fait une seule erreur personnelle. » Du coin de l'œil, il regarda Patricia. Elle bâillait et s'étirait
comme un chaton satisfait. Elle tourna la tête et rencontra son regard.
— Vous n'avez rien à me demander ? dit-elle.
Il soupesa la chose. Il ne pouvait, naturellement, la questionner sur Crang. Et il ne savait pas
ce qu'elle avait pu dire à Thorson. Ça ne servirait à rien de parler de choses dont Thorson ne
savait rien. Gosseyn dit prudemment :
— Je pense connaître assez bien l'ensemble de la situation. Sur Terre et sur Vénus, nous
avons vu un empire interstellaire avide tenter de conquérir un système planétaire malgré la
désapprobation d'une ligue purement aristotélicienne. Tout cela est très enfantin et très meurtrier,
exemple extrême du degré de névrose que peut atteindre une civilisation, lorsqu'elle n'arrive pas
à découvrir une méthode d'intégration de l'élément humain de l'esprit de l'homme à son élément
animal. Tous leurs milliers d'années de développement scientifique supérieur ont été gâchés
dans leur effort pour conquérir la grandeur et la puissance alors qu'il leur suffisait d'apprendre à
coopérer. Oui, j'ai une assez claire idée de tout ça. La position de certaines personnes
particulières, cependant, me déroute encore. Vous.
— Je suis votre femme, dit-elle.
Et Gosseyn fut irrité qu'elle plaisantât à ce moment même.
— Ne croyez-vous pas, lui reprocha-t-il, qu'il soit peu sage de dire des choses dangereuses ?
On pourrait écouter, quoi. Elle rit doucement, puis dit, très sérieuse :
— Mon ami, Thorson est conduit en laisse par le cerveau le plus habile que j'aie jamais
rencontré, Eldred Crang. Je vous garantis que Eldred a veillé à ce que nous puissions parler en
toute liberté.
Gosseyn laissa passer. Aucun doute sur l'admiration qu'elle avait pour son amant. Elle
continua lentement.
— Je ne sais pas au juste combien de temps Eldred pourra continuer et nous protéger.
Thorson le tuera quand ça lui sera utile, aussi simple ment et brutalement qu'il a tué mon père et
X. Si la personne qui est derrière vous vous lâche à ce moment-là, nous sommes pour ainsi dire
déjà morts.
Sa conviction troubla Gosseyn pour une raison bizarre. Visiblement, elle n'avait aucune
confiance en lui. Etait-il possible qu'ils dépendissent tous d'un individu non encore une fois sorti
de l'ombre ? Crang n'avait-il pas de solution pour le jour où le cerveau second serait
complètement entraîné ? Il posa la question.
— Eldred n'a pas de plan, dit Patricia Hardie. A partir de ce moment, vous vous débrouillez
seul.
Gosseyn éteignit la lumière.
— Patricia, dit-il dans l'ombre, pensez-vous que j'aie commis une erreur en acceptant la
proposition de Thorson ?
— Je ne sais pas.
— Nous trouverons ce mystérieux inconnu, j'en suis sûr.
Elle hésita, puis :
— Eldred le croit également. Eldred encore. Au diable, Eldred.
— Pourquoi Crang n'a-t-il pas averti votre père ?
— Il ne savait pas ce qui se préparait.
— Vous voulez dire que Thorson le soupçonne ?
— Non, mais X était un homme à Crang. Thorson, visiblement, pensait que Crang
s'opposerait à son élimination, aussi il a manigancé l'assassinat par le moyen de Prescott.
Gosseyn dit doucement :
— X était un homme à Crang ?
— Oui.
Difficile à imaginer. Beaucoup plus facile de croire que le monstre avait abouti à cet
égocentrisme à la suite de ses blessures. Et pourtant, Thorson avait soupçonné X.
— J'ai l'impression, dit Gosseyn, amer, que la structure entière de l'opposition à Enro repose
sur les machinations de Eldred Crang.
Il s'arrêta. Traduite en paroles, cette idée donnait à l'homme une importance plus grande que
la vie même. L'esprit de Gosseyn fit un bond considérable.
— Est-ce lui le joueur d'échecs cosmique ? La réponse de Patricia jaillit aussitôt :
—• Certainement pas,
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça? •— Il a des photos de lui tout petit.
— On peut truquer des photos.
Il avait répondu très vite. Elle ne répliqua rien et, un instant après, Gosseyn abandonna le
sujet de Crang.
— Et votre père ?
— Mon père, dit-elle avec calme, croyait que la Machine lui avait à tort refusé son avancement
malgré ses titres. Lorsque j'étais enfant j'ai partagé sa rancune. Je n'ai rien voulu savoir du non-
A, mais il a été trop loin pour moi. Quand j'ai commencé à me rendre compte que derrière sa
personnalité remarquable — et vous admettrez qu'elle l'était — se cachait un homme insoucieux
des conséquences de ses actes, je me suis secrètement rebellée. Lorsque Eldred est entré en
scène il y a un an et demi, après une montée en grade météorique dans les services
diplomatiques du Plus Grand Empire, j'ai pris contact pour la première fois avec la Ligue
galactique.
— C'est un agent galactique ?
— Non.
Il y avait une note de fierté dans sa voix.
— Eldred Crang est Eldred Crang, personage unique. Il m'a mise en rapport avec la Ligue.
— Et vous êtes devenue un agent de la Ligue ?
— A ma façon.
Le ton dont elle le dit fit demander très vite à Gosseyn :
— Qu'entendez-vous par-là ?
La Ligue, dit Patricia, souffre de bien des déficiences. Elle n'a d'énergie que pour autant que
ses membres en ont. C'est si facile, si terriblement facile de sacrifier un système stellaire pour le
bien de tous. J'ai toujours gardé ça en tête, et en conséquence j'ai travaillé pour la Terre par la
Ligue. Le personnel permanent de la Ligue, ajoutât-elle, est au courant depuis longtemps du non-
A mais n'a réussi à le répandre nulle part ailleurs dans la Galaxie. Les divers gouvernements
assimilent le non-A au pacifisme, ce qu'il n'est pas. Ils ne peuvent concevoir un état tel que le
peuple s'adapte instantanément aux nécessités de n'importe quelle situation, y compris un
militarisme total.
Gosseyn acquiesça, se rappelant les paroles de Thorson. Il cessa de se demander pourquoi
Enro avait choisi de déclarer la guerre à cet obscur système solaire. Une attaque de la seule
planète désarmée de la Galaxie serait le moyen le plus impudent de braver les traités de la
Ligue.
— C'est Eldred, dit Patricia, qui a découvert que les blessures reçues par le vieux Lavoisseur
il y a quelques années dans l'explosion de l'Institut de sémantique avaient fait du grand savant ce
maniaque assoiffé de sang que vous avez connu sous le nom de X. Il pensait que l'homme
reviendrait à la raison et se rendrait utile, mais cela ne s'est pas produit.
Encore Eldred. Gosseyn soupira.
Le silence se prolongea entre eux. A chaque minute qui passait Gosseyn se sentait plus
décidé, plus dur. Pas d'illusions. C'était le calme avant la tempête. Un Thorson rapace venait
d'être éloigné du but pour lequel il avait envahi le système solaire. Ainsi, le monde du non-A
trouvait une chance de s'armer et la Ligue gagnait quelques semaines pour se rendre compte
que Enro voulait la guerre.
Thorson jouerait son jeu personnel aussi longtemps qu'il l'oserait, mais si jamais il se sentait
menacé lui-même, il mènerait jusqu'au bout sa guerre d'extermination.
Gosseyn voyait ses espoirs se concentrer sur un être isolé qui travaillait, avec l'aide de
quelques compagnons aussi déroutés que lui-même, contre la puissance colossale d'une
civilisation galactique généralisée et démesurément malsaine.
— Ça ne suffit pas, dit-il dans une soudaine illumination intérieure. Je compte trop sur
quelqu'un d'autre pour accomplir le miracle final.
A ce moment même, avec cette prise de conscience, naquit le premier germe d'une action
désespérée.
Deux jours plus tard, il réussit à confondre deux rayons lumineux dans la chambre obscure,
sans le secours du Distorseur. Il perçut l'action, il la reçut comme une sensation analogue — il
tentait de la décrire, ultérieurement, aux autres
— à celle que l'on éprouve « la première fois qu'on a le bras qui flotte dans l'hypnose ». Un
accord net, sur lequel on ne pouvait se méprendre. Nouvelle réceptivité de son système nerveux
— et nouvelle faculté.
Les jours passèrent et les excitations de son système nerveux s'affermissaient, se
précisaient, se faisaient plus contrôlables. Il percevait des énergies, des mouvements, des
choses et en arriva au point de pouvoir les identifier instantanément. La présence d'autres
hommes éveillait un feu brûlant le long de ses nerfs. Il répondait aux influx les plus délicats et
vers le sixième jour, il était capable de distinguer le Dr Kair de ses compagnons grâce à une «
gentillesse », qui émanait de l'homme. On distinguait une dominante d'anxiété dans les
sentiments du docteur, mais ceci ne faisait qu'accroître la gentillesse.
Gosseyn prit intérêt à distinguer les émotions qui à sa présence naissaient en Crang, Prescott
et Thorson. C'est Prescott qui le détestait le plus vivement. « Il n'a jamais oublié, pensa Gosseyn,
la frousse que je lui ai collée et la façon dont je l'ai joué une seconde fois quand j'ai été chercher
le Distorseur au palais. » Thorson était un Machiavel : il n'aimait ni ne détestait son prisonnier. Il
était prudent et résolu. Crang restait neutre. Curieuse sensation que celle qu'il recevait de cet
homme. Neutre, absorbé, préoccupé, jouant un jeu si complexe qu'il n'en pouvait résulter aucune
réaction nette.
Mais c'est Patricia qui fut le cas le plus surprenant. Rien. Encore et toujours, lorsqu'il en
parvint au point d'identifier les émotions individuelles des hommes, Gosseyn s'efforça de prendre
contact avec le système nerveux de Patricia. Il finit par conclure qu'un homme ne pouvait
s'accorder sur une femme.
Pendant ces jours-là, son plan se fit plus net. Il vit avec une compréhension accrue que le
tableau de sa situation lui était parvenu par le canal d'esprits aristotéliciens, presque
littéralement. Même Crang — il ne devait pas l'oublier — ne constituait qu'un bon exemple du
degré d'organisation que pouvait atteindre un homme sans avoir possédé la connaissance du
système non-A depuis son enfance. C'était un converti au non-A et pas un  au sens propre.
Il y avait des trous dans son raisonnement, mais cela rétablit la scène au niveau du système
nerveux humain. Le joueur mystérieux, vu sous cet éclairage, ne paraissait plus si important. Il
était une conception de l'esprit aristotélicien de Thorson. En réalité, on découvrirait sans doute
que quelqu'un avait inventé un procédé d'immortalité et tentait, sans les ressources suffisantes,
de s'opposer aux projets d'une irrésistible puissance militaire. Il avait déjà prouvé qu'il se souciait
fort peu de ce qui pouvait arriver à n'importe lequel des corps de Gilbert Gosseyn, et il paraissait
clair que si Gosseyn II était tué, le joueur accepterait l'échec de cette phase de ses projets pour
s'orienter vers d'autres aspects de la situation.
Qu'il aille au diable !
L'après-midi de l'essai sur le morceau de bois, -Gosseyn fit une tentative pour contrer le
vibrateur. Sa complexité le surprit. C'était un engin comportant un grand nombre d'énergies
subtilement différentes. Des pulsations en émanaient sur une infinité de longueurs d'ondes. Il
réussit à le contrôler parce que c'était une petite machine dont les divers éléments se trouvaient
très voisins dans l'espace-temps. Les variations temporelles entre ses innombrables fonctions
n'étaient pas un facteur déterminant.
Et ceci parce que le contrôle de l'objet ne signifiait rien en ce qui concernait sa fuite. Le
facteur temps devenait important quand, fixant le vibrateur, il tentait simultanément de mémoriser
la structure d'une portion du sol. A ce moment-la, il ne pouvait dominer les deux. Cet état de
choses persista. Il pouvait contrôler le vibrateur ou le sol, jamais les deux à la fois. Ces gens
connaissaient leurs lois de similarisation ; ça devenait clair au bout du compte.
Le dix-neuvième jour, on lui donna une tige métallique avec un réflecteur d'acier électron, le
métal employé pour l'énergie atomique. Allègrement, Gosseyn projeta son esprit au-devant de la
faible source d'énergie électrique que l'on avait apportée dans la pièce. La force étincelante jaillit
dans le réflecteur et cracha avec une violence irradiante contre les murs, le plancher, l'écran
transparent derrière lequel attendaient les observateurs. Effaré, Gosseyn rompit la similitude de
vingt décimales entre la tige de métal et la source électrique. Il rendit l'arme à un soldat que l'on
envoya lui retirer. C'est seulement à ce moment qu'entra Thorson. Le géant semblait ravi.
— Eh bien, monsieur Gosseyn, dit-il presque avec respect, il serait peu prudent de notre part
de pousser votre entraînement plus loin. Ce n'est pas que je manque de confiance en vous... (Il
dit :) j'en ai. Mais je crois que vous avez ce qu'il faut pour trouver notre homme.
Il se tut.
— Je fais porter chez vous quelques vêtements supplémentaires. Emportez ce que vous
voulez ; soyez prêt dans une heure.
Gosseyn acquiesça, l'air absent. Quelques instants plus tard, il attendait que les trois
gardiens eussent fait passer le vibrateur dans la cabine de l'ascenseur ; à ce moment Prescott lui
fit signe d'entrer. Les hommes se tassèrent derrière lui. Prescott alla au tableau de contrôle, et
Gosseyn, d'un seul geste convulsif, le saisit et lui fracassa la tête contre la paroi de métal de
l'appareil. A l'instant même où il prit le soufflant dans l'étui que l'homme portait sur la hanche, il
lâcha le corps, atteignit le tube le plus proche et le pressa.
Tout se troubla, puis cela s'arrêta. Déjà, le soufflant crachait son feu éclatant et quatre
hommes contorsionnés agonisaient sur le sol.
Le premier acte de désespoir, terrible, était un succès total.
Gosseyn manœuvra la fermeture Eclair et se dépouilla de ses vêtements. Il craignait que des
appareils électroniques ne soient dissimulés dans le tissu, et un au moins de ces dispositifs
permettait de paralyser son porteur à distance. Déshabillé, il se sentait déjà mieux, mais ce n'est
pas avant d'avoir revêtu hâtivement le costume de Prescott qu'il se considéra prêt à l'action
suivante.
Il ouvrit la porte de l'ascenseur et jeta un coup d'œil dans le couloir inconnu sur lequel elle
donnait. Il se demanda un instant où sa pression au hasard sur le tube l'avait amené. Peu
importait en vérité. Ce premier acte n'avait qu'un but : se débarrasser du vibrateur.
Sans cérémonie, il poussa celui-ci dehors et balança sans pitié à sa suite les quatre corps.
Quelques mètres plus loin dans le couloir, il y avait une porte, mais pas le temps de se perdre en
explorations. Il devait éviter de revenir à cet étage ; car là, le vibrateur pouvait annuler toutes ses
espérances, pas assez de temps non plus pour l'examiner et stopper ses pulsations gênantes.
De nouveau dans l'ascenseur il pressa un tube qui le conduisit à un autre couloir inconnu.
Comme le premier, celui-ci était vide. Gosseyn « mémorisa » le schéma de structure du sol, près
des cages de l'ascenseur et donna à ce schéma un numéro clef, le un. A toute vitesse, il fit cent
mètres dans le couloir et s'arrêta au premier virage. Juste après le virage, il mémorisa de
nouveau un schéma partiel du plancher et lui fit correspondre la lettre clef A.
Là, debout, il pensa :
« Un. »
Immédiatement, il se trouva devant l'ascenseur. La sensation de triomphe qui bondit en lui ne
ressemblait à rien qu'il eût jamais éprouvé. Il fonça dans la cage, pressa un troisième bouton.
Les mots clefs correspondant furent respectivement deux et B.
Comme il sortait de l'ascenseur dans le quatrième couloir, un homme en fit autant de la cage
de droite. Sans remords, Gosseyn ouvrit le feu sur lui de tout son arsenal. Il repoussa la chose
grésillante et tordue dans la cabine d'où elle avait émergé un instant auparavant.
Ce fut le seul incident qui marqua sa rapide progression. Pourtant, malgré sa vitesse et bien
qu'il ne se fût pas arrêté le temps même de jeter un coup d'œil derrière une porte, il calcula
qu'une demi-heure avait dû s'écouler au moment où il atteignit le but qu'il s'était assigné : neuf
nombres clefs et la lettre I. Et chaque prise de courant rencontrée sur son chemin se trouvait
mémorisée selon un système de symboles mathématiques.
Il retourna à l'ascenseur et appuya sur le tube qui le conduisit au couloir de l'appartement
partagé avec Patricia. Là non plus, aucun indice que sa fuite soit déjà découverte. Gosseyn
s'arrêta devant la porte close et fit un nouveau et bref examen de sa situation. Pas absolument
parfait ; mais enfin, il avait dix-huit lieux de retraite et quarante et une sources d'énergie
auxquelles son cerveau second pouvait puiser. Il constata que ses mains tremblaient très
légèrement et sentit qu'il avait dû transpirer. « Tension normale », conclut-il. Il était survolté.
Dans moins de trente minutes, il se lancerait dans la plus grande campagne militaire jamais
tentée par un homme seul, au moins à sa connaissance. Dans une heure, il serait victorieux ou
mort à tout jamais.
Son résumé mental terminé, il tourna le bouton et ouvrit la porte. Patricia Hardie bondit de
son fauteuil et courut à lui sur le tapis.
— Au nom du Ciel, haleta-t-elle, où étiez-vous ? Elle reprit :
— Mais ça n'a pas d'importance. Eldred est venu.
Rien dans sa voix n'indiquait qu'elle sût ce qui était arrivé. Et pourtant, ses paroles
secouèrent Gosseyn. Il eut la première intuition de ce qu'elle allait dire.
— Crang !
Il prononça le nom comme s'il manipulait une bombe.
— Il a laissé des instructions définitives.
— Mon Dieu ! dit Gosseyn.
Il se sentit faible. Il avait attendu, attendu qu'on parle. Il avait délibérément attendu jusqu'à la
dernière minute avant d'agir. Et ça, maintenant. La femme paraissait inconsciente de sa réaction.
— Il a dit (Sa voix s'abaissa jusqu'à n'être qu'un murmure :) que vous deviez faire comme si
vous vous sentiez attiré vers l'Institut de sémantique, et là, que vous deviez collaborer avec...
avec...
Elle tituba, comme prête à s'évanouir. Gosseyn l'empoigna, la redressa.
— Oui. Oui. Avec qui ?
— Un homme barbu.
Ce fut un soupir. Elle se redressa lentement, mais elle tremblait.
— C'est difficile d'imaginer que Crang a su pour lui... tout ce temps.
— Mais qui est-ce?
— Eldred ne l'a pas dit.
La colère qui saisit Gosseyn fut d'autant plus violente que ce qu'elle disait ne signifiait rien
après les actes irrévocables qu'il avait accomplis. Mais de toute sa force, de toute sa volonté, il
maîtrisa sa fureur. Patricia ne devait pas encore soupçonner ce qui s'était passé ; pas avant de
lui avoir dit tout ce qu'elle savait.
—-Quel est son plan ? dit-il.
C'est lui, cette fois, qui murmurait :
— La mort pour Thorson.
Evident.
— Oui, oui, insista Gosseyn.
— Alors, Eldred contrôlera l'armée que Thorson a amenée avec lui. C'était là la difficulté.
Elle parlait très vite.
— Thorson commande cent millions d'hommes dans ce secteur de la Galaxie. Si on peut lui
prendre ces hommes, il lui faudra un an ou plus pour réorganiser une attaque de Vénus.
Gosseyn lâcha la fille et s'effondra sur le fauteuil le plus proche. Cette logique était
décourageante. Son propre plan consistait simplement à tenter de tuer Thorson, mais en cas
d'échec — et il s'attendait à un échec — il comptait essayer de détruire la base. Bon plan d'arrêt,
mais faible espoir comparé à la vaste conception de Crang. Pas étonnant que l'homme ait été
jusqu'au meurtre, s'il tendait à cette fin. Patricia reprit la parole :
— Eldred assure que Thorson ne peut être tué ici, il y a trop d'appareils de protection. Il faut
l'emmener à un endroit où il soit plus à découvert.
Gosseyn approuva, lassé. En soi-même, cela paraissait aussi dangereux que ce qu'il avait
fait. Et aussi vague. Il fallait collaborer avec un homme barbu. Il leva les yeux.
— C'est tout ce que Crang a dit ? Collaborer ?
— C'est tout.
« Qu'est-ce qu'ils croient... » se dit Gosseyn amèrement. Encore une fois, il était censé suivre
aveuglément les avis de quelqu'un d'autre. S'il se rendait maintenant, ou s'il faisait semblant de
se laisser prendre — il voyait très bien comment ça pouvait se faire avec un peu d'habileté —
cela correspondait à abandonner tout ce qu'il avait gagné, à se soumettre à un contrôle encore
plus serré, et à accepter l'espoir de voir un plan inconnu de cet homme barbu réussir. Si
seulement il connaissait l'identité d'un seul de ces hommes dont il suivait les instructions. Cette
pensée l'arrêta :
— Patricia, qui est Crang ? Elle le regarda.
— Vous ne le savez pas ? Vous n'avez pas deviné ?
— Deux fois, dit Gosseyn, j'ai eu un soupçon, mais je ne comprends pas comment il aurait pu
y arriver. Il me paraît clair que si la civilisation galactique peut produire un homme comme lui,
nous ferons aussi bien d'abandonner le non-A et d'adopter leur système d'éducation.
C'est vraiment très simple, dit doucement Patricia. Voici cinq ans, pendant sa période
d'exercice sur Vénus, il a eu des soupçons concernant les prétentions non-A d'un homme qui
travaillait avec lui sur une affaire. Comme vous pouvez le supposer, cet homme était un agent de
Prescott. Ce fut son premier pressentiment de la conspiration galactique. Même à ce moment-là
un avertissement général n'aurait fait que forcer Enro au prendre une décision "rapide ; et
évidemment, Eldred ne se doutait pas de ce dont il s'agissait. Il admit que les autres
découvriraient qu'il était au courant et se borna à tenter de dissimuler sa propre piste. Il passa les
années suivantes dans la Galaxie, tentant de monter en grade au service du Plus Grand Empire.
Naturellement, il se pliait à toutes les nécessités de la situation. Il m'a dit qu'il avait dû tuer cent
trente-sept personnes pour parvenir au sommet. Il considère ce qu'il a fait comme son devoir
normal, et comme tout à fait moyen.
— Moyen !
Gosseyn explosa, puis se calma. Il tenait sa réponse..
Eldred Crang, un détective  vénusien moyen, avait suggéré un plan d'action. Sa méthode
n'était pas obligatoirement la meilleure, mais elle reposait sans nul doute sur un plus grand
nombre de renseignements que n'en possédait Gilbert Gosseyn. Une partie du but poursuivi —
forcer le joueur mystérieux à se découvrir — compenserait dans une certaine mesure la triste fin
d'une action entreprise avec tant d'audace.
Il ferait semblant de combattre, mais se laisserait prendre rapidement. Il y aurait sans doute
de mauvais moments, surtout si on le passait au détecteur de mensonges. Mais c'était un risque
à courir. Heureusement, les détecteurs ne fournissaient jamais d'eux-mêmes des
renseignements. Cependant, si on lui posait les questions qu'il ne fallait pas, Crang devrait agir
rapidement.
Pendant le combat qui suivit, Gosseyn battit en retraite successivement jusqu'aux neuf
schémas numérotés, gardant en réserve les lettres clefs pour le cas où on lui poserait les
questions dangereuses. Il termina par le couloir du schéma 7. Là, laissant croire qu'il était au
bout de ses ressources, il brûla un mur en court-circuitant le courant électrique et se laissa
prendre.
Il dut contrôler chacun des muscles de son corps pour dissimuler son soulagement lorsqu'il vit
que l'interrogateur devant lequel on le conduisait n'était autre que Crang. L'interview qui suivit
parut complète. Mais les questions furent posées avec tant d'adresse que pas une fois le
détecteur ne laissa découvrir un renseignement d'importance vitale. Quand ce fut terminé, Crang
se tourna vers un récepteur mural et dit :
— Je crois, monsieur Thorson, que vous pouvez l'emmener sur la Terre en toute sécurité.
Nous prendrons soin de tout en votre absence.
Gosseyn s'était demandé où se trouvait Thorson. De toute évidence, il ne prenait pas de
risques inutiles ; et pourtant, Thorson était forcé d'aller lui-même sur la Terre. Voilà la beauté de
la chose. La recherche du secret de l'immortalité ne pouvait se voir confiée à des séides que leur
avidité personnelle à l'égard de la vie risquait de détourner, eux aussi, de leurs devoirs.
Le géant attendait debout devant la batterie d'ascenseurs lorsqu'on amena Gosseyn. Il se
montra condescendant.
— C'est bien ce que je pensais, dit-il. Votre cer veau second a ses limites. Après tout, s'il avait
eu le pouvoir de s'opposer à lui seul à une inva sion de cette importance, on aurait sorti le troi
sième Gosseyn sans tous ces préliminaires. La vé rité, c'est qu'un homme est toujours
vulnérable. Même avec une immortalité réduite et quelques corps pour jouer avec, il ne peut
guère en faire plus qu'un quelconque type décidé. Les ennemis n'ont qu'à découvrir son origine
et une bombe atomique suffit pour effacer tout ce qui le concerne sans même lui laisser le temps
de penser. Il agita une main.
— Nous -oublierons Prescott. En fait, je suis plutôt content que ce soit arrivé. Ça remet les
choses à leur place exacte. Le fait que vous ayez essayé ça, pourtant, prouve que vous vous
êtes complètement mépris sur mes raisons d'agir.
Il haussa les épaules.
— Nous n'allons pas tuer ce joueur, Gosseyn. Nous voulons uniquement participer à son jeu.
Gosseyn ne dit rien, mais il en pensait long. C'était dans la nature de l'esprit aristotélicien que
de ne pas partager bénévolement. Tout au long de l'histoire, la lutte pour le pouvoir, le meurtre
des rivaux et l'exploitation des innocents avaient été le monde réel de l'homme non intégré. Jules
César et Pompée refusaient de partager l'Empire romain ; Napoléon, tout d'abord défenseur
honnête de son pays, devenu un conquérant sans merci, de tels hommes constituaient les
prédécesseurs spirituels de Enro qui voulait la Galaxie entière. Même en ce moment où Thorson
niait ses ambitions, son esprit devait brasser les rêves et les visions d'une destinée colossale.
Gosseyn fut heureux d'entendre le géant lui dire :
—'- Et maintenant, partons. Nous avons perdu assez de temps.
Ça faisait quelque chose de se lever et d'aller droit vers le dénouement.
Une chose n'est pas ce que vous dites qu'elle est... Elle est bien plus. C'est un ensemble au
sens le plus large. Une chaise n'est pas une chaise. C'est une structure d'une complexité
inconcevable, atomiquement, électroniquement, etc. Par suite, la penser comme une simple
chaise constitue ce que Korzybski appelle une identification. C'est la totalité de ces identifications
qui produit le névrosé. le non-sain et l'insensé.
Anonyme.
La ville de la Machine avait changé. On s'était battu, et partout on voyait des bâtiments en
ruine. Lorsqu'ils arrivèrent au palais, Gosseyn ne s'étonna plus que Thorson ait passé les
derniers jours sur Vénus.
Le palais était une boîte vide et cassée. Gosseyn, en compagnie des autres, parcourut les
couloirs nus et les salles démolies avec le sentiment nostalgique qu'une civilisation sombrait de
plus en plus bas. Les coups de feu, dans les rues éloignées, formaient un fond sonore à ses
gestes, un murmure continu, déplaisant, polytonal. Thorson répondit sèchement à sa question :
— Ils sont aussi moches ici que sur Vénus. Ils se battent comme des insensés.
— C'est un plan d'abstraction au sens non-A, dit Gosseyn avec naturel. Adaptation totale aux
nécessités de la situation.
Thorson dit : « Aaaa ! » d'un ton ennuyé, puis changea de sujet.
— Vous percevez quelque chose ? Gosseyn secoua la tête et dit, sincère :
— Rien.
Ils parvinrent à la chambre de Patricia.
Le mur où s'était trouvé le Distorseur bâillait devant eux. Les vitres des fenêtres gisaient en
morceaux sur le sol. Gosseyn regarda à travers les montants vides vers l'endroit où la Machine
des jeux s'était dressée comme un joyau sur la couronne de la verte Terre. A sa place des
milliers et des milliers de tas de terre avaient été déchargés, sans doute pour effacer toutes
traces du symbole de la lutte d'un monde vers la santé morale. Pas de niveleurs à l'œuvre. La
terre seule, couverte de bosses, oubliée.
Ils ne trouvèrent aucune piste au palais et la masse d'hommes et de machines se dirigea
alors vers la maison de Dan Lyttle. Elle était intacte. Les automates l'avaient tenue parfaitement
propre : les chambres étaient aussi fraîches et nettes qu'au moment de son départ. La caisse qui
avait contenu le Distorseur se dressait dans un coin du living-room. L'adresse, Institut de
sémantique, à laquelle la Machine des jeux avait eu l'intention de l'envoyer, apparaissait énorme
sur le panneau tourné vers la pièce. Gosseyn fit un geste, comme frappé par une pensée
soudaine.
« Pourquoi pas là ? »
Une armée blindée se mit en route dans les rues de ce qui avait été la ville de la Machine.
Des escadrilles de roboplanes patrouillaient le ciel. Au-dessus d'eux, des transports attendaient,
prêts à tout. Des robotanks et des voitures rapides surveillaient toutes les rues latérales. Elles
filaient en procession silencieuse vers le célèbre square ; là, les hommes et les machines
pénétrèrent dans les bâtiments par toutes les portes. Devant l'entrée multiple richement décorée,
Thorson désigna les lettres gravées dans le marbre. Sombre, Gosseyn s'arrêta et lut l'antique
inscription :
LE JUGEMENT NEGATIF EST LE SOMMET DE LA CONSCIENCE
Comme un soupir venu du fond du siècle, un peu de la réalité des significations, dans leur
effet sur le système nerveux humain, se cachait dans cette phrase. Des milliards et des milliards
d'hommes avaient vécu, étaient morts, sans jamais se douter que leurs certitudes positives
avaient contribué à créer les cerveaux dérangés par l'intermédiaire desquels ils se trouvaient en
face des réalités de leur monde.
Des hommes en uniforme émergèrent de l'entrée la plus proche. L'un d'eux parla à Thorson
dans une langue chargée de consonnes. Le géant se tourna vers Gosseyn :
— C'est abandonné, dit-il.
Gosseyn ne répondit pas. Abandonné. Le mot résonna le long des galeries de sa conscience.
L'Institut de sémantique abandonné. -Naturellement, il aurait pu s'en douter. Les hommes
responsables n'étaient que des hommes et on ne pouvait s'attendre à les voir rester dans le no
man's land qui séparait deux forces combattantes. Pourtant, il n'avait pas prévu cela.
Il s'aperçut que Thorson parlait aux hommes qui manœuvraient le vibrateur. Ses pulsations,
stoppées un instant, rampèrent de nouveau autour de lui. Thorson se tourna de son côté.
— Nous arrêterons le vibrateur quand nous serons à l'intérieur. Je ne prends pas de risques
avec vous.
Gosseyn se redressa.
— Nous entrons ?
— Nous allons flanquer tout ça en l'air, dit Thorson. Il y a peut-être des pièces cachées.
, Il commença à crier des ordres. Il y eut une phase de confusion. Des hommes sortaient
sans cesse du bâtiment et faisaient leur rapport. Ils parlaient dans la même langue
incompréhensible et ce n'est que lorsque Thorson se retourna vers lui avec un sourire sauvage
qu'il eut un soupçon de ce qui se passait.
— Ils ont trouvé un vieux bonhomme en train de travailler dans un des laboratoires. Ils ne
comprennent pas comment ils l'ont loupé jusqu'ici mais (Il agita un bras impatient :) ça n'a pas
d'importance. Je leur ai dit de le laisser le temps que je pense à cela.
Gosseyn ne mit pas en doute la traduction. Thorson était pâle. Pendant plus d'une minute le
géant resta sur place, la figure sombre et contractée. Enfin :
— C'est un risque que je ne prends pas, dit-il. Nous entrons mais...
Ils montèrent les marches d'or à quatorze carats, franchirent les portes de pierres précieuses
serties de platine et l'immense antichambre, avec ses milliers de diamants incrustés dans chaque
pouce carré des hauts murs et du plafond en coupole. L'effet était si saisissant que Gosseyn fut
frappé par la pensée que les constructeurs de l'Institut avaient dépassé leur but. La construction
datait d'une époque où on menait une vaste campagne pour convaincre les gens que les
prétendus bijoux et les métaux précieux, si longtemps considérés comme l'essence de la
richesse, n'avaient en réalité pas plus de valeur que les autres matériaux rares. Malgré des
centaines d'années écoulées depuis, cette propagande n'était pas convaincante.
Ils longèrent un corridor de rubis tous identiques et montèrent un escalier d'émeraude aux
vertes irisations. Le hall, en haut des marches, était d'argent massif et, plus loin, s'amorçait un
couloir fait du célèbre et lumineux plastique opalescent. Le passage grouillait d'hommes et
Gosseyn eut une sensation de plongée. Thorson s'arrêta et montra une porte trente mètres plus
loin.
— Il est là-bas.
Gosseyn s'arrêta dans une brume mentale. Ses lèvres s'ouvrirent pour demander une
description du vieil homme que l'on avait découvert. « A-t-il une barbe ? » voulait-il demander.
Mais il ne put proférer un son. Torturé, il se dit :
— Que dois-je faire ? Thorson fit un signe à Gosseyn.
— J'ai mis autour de lui une compagnie d'hommes munis de soufflants. Ils y sont, ils le
surveillent. Maintenant à vous, allez-y, dites-lui que le bâtiment est cerné, que nos instruments ne
détectent aucune source d'énergie radioactive et que par conséquent il ne peut rien contre nous.
Il se redressa de toute sa haute taille, et domina son prisonnier d'une demi tête.
— Gosseyn, rugit-il, je vous avertis, pas de blagues. Je détruis la Terre et Vénus si quoi que
ce soit va de travers.
La sauvagerie de la menace fit naître chez Gosseyn une brûlante réaction. Ils se regardèrent
comme deux bêtes de proie. C'est Thorson qui, avec un rire, rompit la tension.
— Ça va, ça va, dit-il, on est tous les deux à bout. N'y pensons plus. Mais rappelez-vous, c'est
la vie ou la mort.
Ses dents se serrèrent avec un claquement.
— Marchez, dit-il.
Gosseyn avait froid, le froid des nerfs. Lentement, il se raidit. Il se mit en marche.
Gosseyn, quand vous arriverez à la niche près de la porte, entrez-y. Vous serez en sécurité.
Il sursauta comme si on l'avait frappé. Personne n'avait rien dit et la pensée lui était parvenue
aussi claire que si c'avait été la sienne.
Gosseyn, les plaques de métal de chaque corridor et de chaque pièce comportent un
réflecteur d'énergie prévu pour des milliers de volts.
Pas de doute maintenant. Malgré ce qu'avait dit Prescott concernant la nécessité d'établir une
similitude à vingt décimales entre deux cerveaux avant que la télépathie puisse se produire, il
recevait les pensées d'un autre.
Le point culminant était survenu si brusquement et de façon si différente de ce qu'il attendait,
qu'il se figea à sa place. Il se rappela et pensa : « Il faut que j'avance ! que j'avance... »
Gosseyn, entrez dans la niche et annulez te vibrateur.
Déjà il allait vers la porte, et la pensée revint. Il vit la niche à trois mètres, puis à un ; ensuite il
y eut le rugissement de Thorson :
— Sortez de cette niche ! Qu'est-ce que vous essayez de faire !...
Annulez le vibrateur.
Il s'y efforçait. Son corps palpitait d'énergie silencieuse en s'accordant au vibrateur. Sa vue se
troubla, puis se précisa tandis qu'un éclair de foudre artificielle sifflait devant la niche, droit vers
Thorson. Le géant tomba, la tête carbonisée et le feu immense explosa derrière lui le long du
couloir. Des hommes hurlèrent en agonisant. Une boule de feu descendit doucement du plafond
et absorba le vibrateur. Elle explosa dans un nuage de flammes, lacérant les hommes qui
l'avaient manœuvré et le surveillaient.
Immédiatement le poids des vibrations cessa d'agir sur les nerfs de. Gosseyn.
Gosseyn dépêchez-vous. Ne les laissez pas se ressaisir. Ne leur donnez pas une chance de
prévenir les bombardiers. Je ne peux plus agir. J'ai été brûlé par un soufflant. Nettoyez le
bâtiment et revenez ici. Vite ! je suis gravement blessé.
Blessé ! Dans une angoisse mortelle, Gosseyn se représenta l'homme mourant avant qu'il
n'ait pu se renseigner auprès de lui. Il chercha une source d'énergie; en dix secondes, il avait
ravagé l'immeuble et le square. Les couloirs ruisselaient du feu meurtrier qu'il déversait tout au
long. Les murs engouffraient des hommes hurlants. Des tanks en fusion brûlaient avec rage.
« Personne », sa pensée elle-même était de feu, « pas un seul homme de cette garde ne doit
échapper. »
Pas un n'échappa. Il était entré un régiment d'hommes et de machines. Il n'en resta, que des
corps noircis en pièces et du métal torturé. Gosseyn alla jusqu'à l'une des portes, regarda le ciel.
Les appareils planaient à trois cents mètres. Sans ordre de Thorson, ils hésitaient à lâcher les
bombes. Crang les avait peut-être déjà pris en main.
Il ne put attendre d'en être sûr. Il revint dans l'immeuble et courut le long d'un couloir à demi
fondu. En entrant dans le laboratoire, il s'arrêta net. Les corps des gardes de Thorson étaient
épars dans toutes les directions. Enfoncé dans un fauteuil, derrière un bureau, il y avait un vieil
homme barbu. Il leva des yeux vitreux vers Gosseyn, parvint à sourire et dit :
— Eh bien, on y est arrivé !
Sa voix était grave, puissante et familière. Gosseyn le regarda, se rappela où il l'avait
entendue pour la première fois. Le choc du souvenir contracta sa réaction en un seul mot :
— X, dit-il tout haut.
Je suis l'air de famille Là chair meurt et je vis Laissant marquée ma trace A travers l'avenir
Sautant de place en place Au-dessus de l'oubli.
H. T.
Le vieil homme toussa. C'était un bruit pénible, car il se contracta, torturé. Son geste releva
un pan de tissu déchiré et révéla sa chair carbonisée. Il avait un trou gros comme un poing dans
le côté droit, assez haut. D'épais caillots de sang pendaient.
— Ça va, marmotta-t-il. Je réussis à peu près à tenir la douleur à l'écart, sauf quand je tousse.
Autohypnose, vous comprenez.
Il se raidit.
— X, dit-il. Eh bien, oui, je suppose que c'est moi, si vous voulez voir ça comme ça. J'ai sorti X
pour me servir d'espion privé, dans les sphères supérieures. Naturellement, il ne s'en doutait pas.
C'est la beauté du système d'immortalité que j'ai mis au point. Toutes les pensées du corps actif
sont reçues télépathiquement par d'autres corps de même... euh... culture. Naturellement, j'ai dû
disparaître le temps qu'il était sur scène. Il ne pouvait pas y avoir deux Lavoisseur, vous
comprenez.
Il s'adossa, fatigué, à son fauteuil, puis il dit dans un soupir :
— Dans le cas de X, je désirais quelqu'un dont les pensées puissent me parvenir pendant que
j'étais conscient, aussi je l'ai mutilé et j'ai accéléré ses processus vitaux. C'était cruel, mais j'ai fait
de lui le « plus grand » et de moi-même « le moins grand » ; de cette façon, je recevais ses
pensées. Sauf en cela, il restait indépendant. C'était bien en réalité le fauve qu'il croyait être.
Sa tête retomba, ses yeux se fermèrent, et Gosseyn crut qu'il était dans le coma. Il connut le
désespoir, car il ne pouvait rien faire ici. Le joueur mourait, et Gosseyn ne savait toujours rien de
lui-même. Il pensa, angoissé : « Il faudra que je le fasse parler de force. » Il se pencha et secoua
l'homme.
— Réveillez-vous, cria-t-il.
Le corps remua. Les yeux fatigués s'ouvrirent et le regardèrent, pensivement.
— J'essayais, dit la voix grave, d'actionner un réflecteur d'énergie pour tuer mon corps. Ne
peux pas... vous comprenez, ça a toujours été mon intention de mourir en même temps que
Thorson. Je m'attendais à être tué aussitôt que j'ai annulé mes défenses. Les soldats ont mal
travaillé.
Il secoua la tête.
— C'est logique, bien sûr. C'est le corps qui s'affaiblit le premier, puis le cortex, puis... (Ses
yeux s'élargirent :) Voulez-vous me donner l'arme d'un de ces soldats ? Ça commence a être dur
de lutter contre la douleur.
Gosseyn saisit un soufflant, mais son cerveau travaillait furieusement. « Vais-je forcer un
homme grièvement blessé à rester vivant et à souffrir pendant que je l'interroge ? » Le conflit
mental l'ébranla, mais à la fia, sauvage, il sut que oui. Il secoua la tête lorsque Lavoisseur tendit
la main. Le vieillard lui jeta un regard aigu.
— Voulez des renseignements, hein ?. marmotta- t-il.
Il rit, un rire bizarre, amusé.
— Bon, que voulez-vous savoir ?
— Mes corps. Comment. Il fut interrompu.
— Le secret de l'immortalité, dit le vieil homme, comporte l'isolement d'un individu à l'écart des
doubles potentiels hérités de ses parents. Comme des jumeaux, ou des frères qui se
ressemblent. Théoriquement, la similitude pourrait être atteinte par naissance normale. Mais en
fait c'est seule ment au laboratoire, en maintenant les corps in conscients par des solutions
hypnotiques automatiques dans un incubateur électronique que l'on peut maintenir le milieu
convenable. Là, sans pensée propre, massés par des machines, nourris de liquides, les corps se
modifient un peu à partir de l'original mais les esprits ne changent qu'en fonction des pensées
qu'ils reçoivent de leur alter ego, qui se promène par le monde. En pratique, il faut un Distorseur
et un appareil du genre détecteur de mensonges est réglé pour supprimer certaines pensées
sans intérêt. Dans votre cas, presque toutes avaient été effacées de façon que vous n'en sachiez
pas trop long. Mais en raison de cette similitude de pensée, alors même que la mort frappe
réellement les corps l'un après l'autre, la personnalité perdure. La tête léonine s'affaissa.
— C'est ça. C'est pratiquement tout. Crang vous a donné la plupart des raisons, directement
ou indirectement. Nous devions détourner cette attaque,
— Le cerveau second? dit Gosseyn.
Le vieil homme soupira, mais ne releva pas la tête.
— Il existe à l'état embryonnaire dans tout cerveau humain normal, mais il ne peut se
développer sous la tension de la vie consciente. Comme le cortex de Georges, l'enfant-animal,
ne pouvait se développer dans les conditions anormales de son existence en compagnie d'un
chien, de même la seule tension de l'existence active est trop forte pour le cerveau second au
début de son développement. Il peut devenir extrêmement puissant, bien entendu.
Il se tut, et Gosseyn lui donna un instant de répit tandis que son esprit revoyait en un éclair ce
qu'on venait de lui dire. Des troubles potentiels. C'était obligatoirement une culture de ces
spermatozoïdes mâles ; la science correspondante avait des siècles derrière elle. Le
développement de la vie dans des incubateurs était encore plus ancien, le reste, du détail. La
chose importante était de trouver où on les conservait.
Il posa la question, tendu, et n'obtenant pas de réponse saisit l'épaule du vieil homme. A son
contact, le corps s'affaissa doucement en avant. Surpris, il l'étendit avec précaution sur le
plancher ; d'un mouvement vif, Gosseyn s'agenouilla et prêta l'oreille au cœur silencieux.
Lentement il se releva. Et il pensait et ses lèvres formaient les mots :
Mais vous ne m'en avez pas dit assez. Je suis dans le noir pour tout l'essentiel.
Cette pensée s'effaça à regret. Il se rendit compte que c'est la vie même qu'il vivait, la vie
dans laquelle rien n'est jamais expliqué en fin de compte. Il était libre, et victorieux.
Il s'agenouilla et commença à fouiller les poches du vieil homme. Vides. Il allait se relever,
mais :
Seigneur... donnez-moi cette arme, mon ami...
Gosseyn se figea et, suffoqué, se rendit compte qu'il n'avait rien entendu et qu'il recevait la
pensée d'un mort. Indécis d'abord, puis avec une résolution plus ferme il se mit à secouer
doucement le corps. Les cellules du cerveau humain étaient extrêmement fragiles, mais elles ne
mouraient pas immédiatement après l'arrêt du cœur. S'il avait reçu une idée, il devait y en avoir
d'autres. Les minutes passaient. « C'est le processus complexe de la mort, pensa Gosseyn, dont
résulte le retard. » Ce processus avait déjà partiellement détruit la similitude établie entre eux par
Lavoisseur.
Ferez aussi bien de rester vivant un bout de temps, Gosseyn. La prochaine série de corps a
dans les dix-huit ans. Attendez qu'ils en aient trente, c'est-à-dire trente...
Ce fut tout, mais Gosseyn vibrait d'excitation. Il devait avoir rencontré une masse réduite de
cellules. Des minutes passèrent encore, et puis :
La mémoire est assurément une chose remarquable... Mais entre votre groupe et le mien la
continuité a été brisée. Mon propre accident était trop grave pour l'ensemble du processus.
Dommage, mais puisque vous avez fait l'expérience de la survie individuelle apparente, vous
savez à quel point est complet...
Cette fois il y eut une pose presque perceptible puis une nouvelle pensée se fit jour.
Je me demandais s'il y avait quelqu'un d'autre. Je me considérais comme une reine dans le
jeu, dans un jeu où vous auriez été un pion sur la septième rangée, tout prêt à devenir reine.
Mais là, j'arrivais au vide, car une reine malgré sa puissance n'est qu'une pièce. Qui donc est le
joueur ? Où tout a-t-il commencé ?... Encore une fois (La pensée devint incohérente)... le cercle
se referme et nous ne sommes pas plus avancés.
Frénétiquement, Gosseyn luttait pour conserver le contact, mais cela se brouilla, puis plus
rien. Tandis qu'il se tendait pour recueillir d'autres pensées, il prit conscience de la chose
fantastique qu'il était en train de faire. Il se vit lui-même dans ce bâtiment démantelé, tapissé de
pierres précieuses, tentant de lire la pensée d'un mort. Sans doute dans l'univers, c'était une
situation unique. Sa pensée personnelle s'évanouit ; une fois de plus... contact.
Gosseyn, voici plus de cinq cents ans... j'ai élevé des non-A, quelqu'un d'autre avait
commencé. Je cherchais un endroit pour m'installer ; par ailleurs, j'essayais de découvrir un
système qui soit plus qu'une simple continuité ; il m'a semblé que l'homme non aristotélicien
pouvait être cela... le secret de l'immortalité ne pouvait, naturellement, être confié à des non
intégrés qui, comme Thorson, l'auraient regardé comme un moyen d'accéder au pouvoir
suprême...
Le trouble revint, et dans les minutes qui suivirent il devint évident que les cellules perdaient
leur unité de conception. Des groupes troublés subsistaient, des masses de neurones, qui
gardaient chacune leur image de la mort imminente. Enfin, il saisit une dernière pensée
cohérente :
J'ai découvert la base galactique, et visité l'Univers. Je suis revenu superviser la construction
de la Machine des jeux — seul un ordinateur, au début, pouvait contrôler les hordes
indisciplinées qui vivaient sur Terre. C'est également moi qui ai choisi Vénus, planète où les non-
A pourraient être libres. Et alors, malgré ma perte de mémoire et mes blessures, je réussis à
mettre en train une nouvelle série de corps autres que ceux de ma propre généra... généra...
Ce fut tout. Les minutes passaient et il n'y avait plus qu'un vague éclair de temps à autre.
Enfin, Gosseyn se remit debout. Il éprouvait l'excitation brûlante d'un homme qui a triomphé de la
mort elle-même. Il regrettait seulement que des informations vitales à propos de la duplication
des corps ne lui soient pas parvenues. Il était cependant satisfait, sauf pour une implication qu'il
avait laissé lui échapper, il s'en rendait maintenant compte. Cela revint soudainement au premier
plan avec ses conséquences : « ... entre votre groupe et le mien la continuité a été brisée ! »
Il était étrange de constater que la vérité ne se soit pas faite jour plus tôt. L'idée d'une
connexion entre lui et Lavoisseur était si éloignée de son esprit et, précédemment, son regret de
« X » avait été si complet... ! Cependant, la continuité ne pouvait être, ne pouvait s'appliquer
qu'à... la mémoire. D'ailleurs, qui d'autre pouvait-il être ?
Fiévreusement, il chercha de la pâte à raser. Il en trouva un pot dans le lavabo du hall. Les
doigts tremblants, il en passa un peu sur la figure inerte du mort. La barbe disparut aisément au
contact d'une serviette. Gosseyn, à genoux, vit une figure plus vieille qu'il ne s'y attendait,
soixante-quinze, peut-être quatre-vingts ans. Parfaitement reconnaissable et qui portait en elle-
même la réponse à bien des questions. Au-delà de toute discussion, il y trouvait la fin tangible de
sa quête.
C'était son propre visage.
POSTFACE
Vous venez d'achever un des romans de science-fiction qui suscita le plus d'enthousiasme et
provoqua les plus violentes critiques.
Malgré son succès jamais démenti, j'ai décidé de tenir compte des reproches qui lui furent
adressés à sa parution et de présenter au public une nouvelle édition revue et définitive.
Enfin, dans cette postface, je vais donner les explications qui m'avaient été demandées et
que j'avais jusqu'alors cru superflues.
' Avant de passer la parole au ministère public, voici quelques éléments pour la défense de
mon livre. Il remporta un prix littéraire et, lors de sa parution en librairie en 1948, il fut classé
parmi les cent meilleurs romans de l'année par la Bibliothèque de New York.
Par ailleurs, voici le jugement que porta sur lui le célèbre anthologiste américain Groff Conklin
: « Le monde des  est assurément un des romans de science-fiction les plus passionnants qui
aient été écrits, à la fois par sa richesse et sa complexité. »
Si j'en crois le critique français Jacques Sadoul, la parution de cet ouvrage en France fut le
point de départ de l'intérêt pour la science-fiction dans ce pays. Toujours d'après Sadoul, je
serais encore, en 1969, le plus populaire des écrivains du genre en France, du moins du point de
vue du succès de librairie.
D'autre part, la publication de ce livre stimula l'intérêt pour la Sémantique générale, et les
étudiants se précipitèrent à l'institut de Lakewood où le comte Alfred Korzybski se laissa
photographier en train de lire Le monde des Â. Aujourd'hui, la Sémantique générale est
enseignée dans des centaines d'universités.
Enfin, cet ouvrage a été traduit en neuf langues.
Cela dit, voyons ce qu'on lui reproche.
Mon roman fut ainsi décrit par le célèbre critique Sam Moskowitz : « Un homme égaré, Gilbert
Gosseyn, mutant doté d'un double cerveau, ignore qui il est et passe tout le roman à le
rechercher. » Ce livre fut d'abord publié en feuilleton par le magazine Astounding science-fiction
et, d'après Moskowitz, aurait provoqué « un déluge de lettres de protestations de lecteurs qui
n'avaient rien compris ». Or, ce « déluge » se comptait finalement sur les doigts d'une main et
demie. Mais Sam Moskowitz pourrait prétendre que s'il n'y avait pas la quantité, il y avait tout au
moins la qualité et, là, il a raison.
Peu après la parution de ce texte en magazine, un jeune écrivain amateur publia un article
dévastateur sur Le monde des  en particulier et sur mes autres œuvres en général, ceci dans
un « fanzine » (petite revue faite par et pour des amateurs). Cet article pouvait être résumé, si
mes souvenirs sont exacts, par la formule : « En tant qu'écrivain, A.-E. Van Vogt est un pygmée
qui se sert d'une machine à écrire géante. »
Le brillant de cette attaque me fit envoyer un article à ce fanzine dans lequel je prédisais une
belle carrière littéraire au jeune homme qui avait su rédiger une charge aussi poétique. L'avenir
devait me donner raison puisque Damon Knight devint l'un des meilleurs auteurs du genre un
peu plus tard.
Quelles autres critiques Le monde des  a-t-il suscitées ? En fait, aucune. Mais à lui seul,
Knight, dans une diatribe rédigée à vingt-trois ans, me force aujourd'hui à présenter une version
révisée de cet ouvrage.
Cette raison n'est cependant pas la seule. La Sémantique générale ne cesse de prendre
aujourd'hui une importance de plus en plus considérable. Cette expression désigne les systèmes
non aristotéliciens et non newtoniens, ainsi que l'a défini feu Alfred Korzybski dans son livre
Science and Sanity. Ne vous laissez pas effrayer par ces mots : non-aristotélicien désigne
simplement un esprit qui ne se conforme plus au mode de pensée, figé depuis bientôt 2 000 ans,
des disciples d'Aristote. Non-newtonïen s'applique au nouvel univers einsteinien tel qu'il est
aujourd'hui défini par la science. L'abréviation de non-aristotélicien est K ou non-A ; ceci explique
le titre de ce roman et celui de sa suite, Les joueurs du A.
(1) Les prononciations du nom propre Gosseyn et de l'expression go sane (qui va sain
d'esprit) sont très proches en américain, d'où le sens caché du nom du héros (N. d. T.).