Extrait Et Resumé Du CAPITAL de Karl Marx
Extrait Et Resumé Du CAPITAL de Karl Marx
Extrait Et Resumé Du CAPITAL de Karl Marx
LE CAPITAL
Édition populaire (résumés-Extraits)
Par Julien Borchardt
Texte français établi par J.-P. Samson
1919
Karl Marx
Le Capital.
Édition populaire (résumés-extraits)
Par Julien Borchardt (1919)
a) La coopération
b) Division du travail et manufacture
c) Machinisme et grande industrie
a) Généralités
b) Salaire et plus-value
c) Le salaire au temps
d) Le salaire aux pièces
e) Comparaisons entre nations
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 7
17. L'argent
18. Le mouvement circulatoire et la période de circulation
19. Les frais de circulation
a) Achat et vente
b) Comptabilité
c) Les trais de l'argent
d) Frais de conservation
e) Transport
a) La reproduction simple
b) L'accumulation et la reproduction agrandie
Préface de la première
édition
Julien BORCHARDT.
Berlin-Lichterfelde, août 1919.
Quoi qu'il en soit, il reste que la difficulté de l'expression ne peut être surmontée
qu'en y employant une somme de temps et de travail dont le profane ne saurait, par
définition, disposer.
Cette difficulté est encore accrue du fait que Marx n'a pas pu terminer son œuvre.
Il n'a définitivement rédigé que le premier volume du Capital, paru en 1867. Les
deux autres tomes n'ont été publiés qu'après sa mort, par son ami Friedrich Engels 1.
Or, ces deux derniers volumes étaient loin d'être prêts pour l'impression, de sorte que
Engels a souvent inséré dans le texte les esquisses où Marx jetait, une première fois,
ses idées sur le papier. Il en résulte d'innombrables répétitions. Le lecteur non préve-
nu -- et le profane ne saurait l'être -- voit avec surprise la même pensée reparaître sans
cesse, sous de nombreux termes, dix fois, quinze fois et davantage encore, sans qu'il
en perçoive la raison. Cela explique que les savants eux-mêmes se contentent
d'ordinaire de lire le premier volume, et qu'ils sont amenés à mal comprendre ce que
Marx a voulu dire. Il en va de même, bien plus encore, pour le profane, pour l'ouvrier,
par exemple, qui après avoir dépensé un effort peut-être considérable, dans ses heures
de loisir, pour lire jusqu'au bout le premier volume, évitera prudemment la lecture du
second et du troisième.
Toutes ces raisons m'avaient, dès avant la guerre, amené à penser qu'il était urgent
de rendre lisible Le Capital pour la masse de ceux qui aspirent à en connaître le
contenu sans être à même, pour ainsi dire, d'y sacrifier une partie de leur travail et de
leur vie. Il ne s'agit pas, bien entendu, de populariser la doctrine de Marx, de procéder
à l'une de ces vulgarisations qui consistent à ce qu'un autre expose librement, en
essayant de le rendre compréhensible, ce que Marx lui-même enseigne. De tels
travaux existent en suffisance. (Souvent, d'ailleurs, ils souffrent du fait que leur auteur
n'a lui-même lu que le premier volume, ne considérant pas les deux autres comme
essentiels.) Mais il s'agit au contraire de laisser Marx parler lui-même, de présenter
son propre ouvrage, ses propres paroles, de manière à ce que tout le monde, avec un
peu de temps et de peine, soit en mesure de les comprendre.
Telle était la tâche que je me représentais en esprit depuis des années 1. La guerre
et ses loisirs obligatoires m'en ont accordé le temps nécessaire. J'en présente le résul-
tat au publie et dois encore exposer pour quelles raisons je me suis considéré comme
capable d'un tel travail, et de quelle façon j'ai procédé.
*
* *
pour divers arts, trouve également ici son application. A titre d'exemples, contentons-
nous de citer la traduction d'Homère due à Voss et celle du Don Juan de Byron, par
Otto Gildemeister. L'une et l'autre sont moins correctes et moins fidèles, quant à la
lettre, que toutes les autres, et cependant, rata pneumata (en esprit) elles sont infi-
niment plus fidèles, car elles respirent et reflètent l'essence et le caractère de
l'original.
« De même, la vulgarisation des ouvrages scientifiques est aussi un art. Là
également, beaucoup se sentent appelés, mais il y a peu d'élus. Il ne suffit pas d'ex-
traire les idées et de les servir en abrégé. Presque toujours, il faut soumettre toute la
matière à une véritable refonte et, pour la présentation, la disposition et le classe-
ment, adopter une démarche originale.
« Science et érudition ne sont pas identiques.
« Sans que l'exposition s'en trouve alourdie, l'évolution historique a été mêlée à la
coopération et à la division du travail, dans la mesure où elle peut servir à une
meilleure compréhension de la production capitaliste.
« Et ainsi de suite.
« Comme l'auteur le dit dans sa préface, il n'a pas voulu présenter un système clos
de science économique, mais uniquement la démarche de pensée qui est à la base du
Capital de Marx, premier volume. Il y a parfaitement réussi et nous n'hésitons pas à
recommander vivement ce petit livre, comme introduction à l'économie marxiste, à
tous ceux qui n'ont pas encore une exacte connaissance de cette dernière. »
*
* *
Encore quelques mots sur la façon dont j'ai cherché à remplir la tâche que je
m'étais donnée. Je devais m'efforcer de laisser autant que possible intactes les pro-
pres paroles de Marx et de borner mon activité à un travail d'omission et de
regroupement. Comme on l'a déjà lu plus haut, la difficulté de l’œuvre de Marx
réside, pour une très grande part, dans le fait que, pour en saisir convenablement une
des parties, il faudrait, en réalité, connaître déjà toutes les autres. Il n'y aurait guère
d'exagération à affirmer que les premiers chapitres doivent faire au profane qui, pour
la première fois, se risque à leur lecture, l'impression d'être écrits en chinois. Cela
vient justement de ce qu'il n'a encore aucune idée de l'esprit, de la manière de voir
particulière à tout l'ouvrage. Pour lui rendre accessible cette dernière, il faut connaître
d'importantes études qui n'apparaissent que dans le troisième volume. Aussi, dès la
première minute, ai-je su avec évidence que je devais retourner du tout au tout la suite
des idées et de leur présentation. Beaucoup de ce qui figure dans le troisième tome a
dû être placé tout au commencement. De même, il m'a fréquemment fallu réunir des
textes répartis entre plusieurs chapitres souvent fort éloignés, ou au contraire en
séparer d'autres, et, ce faisant, rédiger le plus souvent, cela va sans dire, des phrases
de transition, tandis que, dans l'ensemble, le texte même de Marx restait invariable.
C'était déjà beaucoup de gagné. S'il arrive, peut-être, que quelqu'un veuille se
donner la peine de comparer mon édition avec l'original, on remarquera avec surprise
combien de raisonnements, jusque-là des plus pénibles à suivre, sont devenus clairs et
compréhensibles par la simple modification de la suite assignée aux idées.
Les coupures n'ont pas été moins fécondes. Il va de soi que, de toutes les
innombrables répétitions contenues dans le deuxième et dans le troisième volume, il
n'a été retenu et inséré qu'une seule version. Mais, outre cela, mon objet n'était point
de reproduire tout l'ouvrage dans tous ses détails. Il fallait, au contraire, procéder à un
choix, de manière à ce que le lecteur puisse connaître, à travers les termes mêmes de
Marx, l'enchaînement fondamental des pensées, sans être cependant effrayé ou
accablé par la trop grande étendue de l'ouvrage. Quiconque en éprouvera le besoin,
pourra, en comparant, s'assurer s'il manque peut-être quelque chose d'essentiel. Afin
de faciliter ce contrôle, j'ai indiqué, au commencement de tous les chapitres, et
partout ailleurs où je l'ai pu, les parties de l'original auxquelles j'ai eu recours.
Il n'en est pas moins resté un nombre assez considérable de passages qu'il n'était
pas possible de maintenir tels qu'ils ont été rédigés par Marx. Sinon ils seraient
demeurés incompréhensibles, et il a fallu, pour ainsi dire, les « traduire » en allemand.
Pour rendre également possible un contrôle à cet égard, et qu'on puisse juger si j'ai
pris certaines libertés non permises et modifié le sens de l'original, je citerai deux de
ces passages à titre d'exemple.
1 Tout à fait à la fin du paragraphe, p. 330 de l' « Édition populaire » de KAUTSKY (en alle-
mand) ; cf. traduction MOLITOR (édition Costes), t. III, p. 29. - Ici nous traduisons d'ailleurs le
plus littéralement possible le texte original, afin de mieux en faire apparaître les différences d avec
la version de Borchardt. Ajoutons, en ce qui concerne le texte français de cet ouvrage, que, pour
tous les passages tirés du 1er volume du Capital, on a pris soin, chaque fois que l'original du
présent « Résumé » le permettait, de maintenir la version française revue personnellement par
Marx, tout en respectant la numération des chapitres devenue d'usage depuis lors et reproduite, par
exemple, dans les quatre premiers volumes de l'édition complète parue chez Costes. (S.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 15
« Si, dans les transactions de notre capitaliste d'argent, l'argent fonctionne comme
moyen de paiement (la marchandise n'étant à payer par l'acheteur que dans un délai
plus ou moins court), le surproduit destiné à la capitalisation ne se transforme pas en
argent, mais en créances, en titres de propriété sur un équivalent que l'acheteur n'a
peut-être pas encore en sa possession, mais seulement en vue. »
J'en ai fait ceci (p. 261)
« Si les marchandises vendues par notre capitaliste ne sont pas payables tout de
suite, mais seulement au bout d'un certain délai, la partie du surproduit devant être
incorporée au capital ne devient pas de l'argent, mais prend la forme de créances, de
titres de propriété sur une contre-valeur déjà, peut-être, en possession de l'acheteur,
ou bien qu'il a seulement en vue 1 »
Julien BORCHARDT.
1 Voir, dans la nouvelle édition de 1931, le passage du chap. 25 (Crises) dont j'ai donné le texte
modifié par moi, en reproduisant l'original en note.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 16
Préface de la troisième
édition
S'il faut être sincère, je dirai que ce succès ne me surprend en aucune façon. Je
n'ai été que trop profondément convaincu pendant de longues années, de la nécessité
d'un tel livre. Bien plus, je ne doute pas que le succès se fût encore prononcé
beaucoup plus vite sans les obstacles créés par ces questions d'argent, si funestes dans
notre âge capitaliste. La publicité, de nos jours, est démesurément coûteuse et les
quelques personnes qui, jusqu'à présent, m'ont aidé dans la publication du livre, ne
sont ni les unes ni les autres comblées par la fortune.
Toutefois, je crois pouvoir dire que j'ai probablement réussi, dans l'ensemble, à
rendre l'enseignement du maître dans la forme voulue, dans une forme qui, d'une part,
en conserve fidèlement le sens et le contenu et qui, d'autre part, en rend la com-
préhension accessible au profane et au débutant. Je l'induis du moins des nombreux
articles consacrés au livre dans la presse et qui, autant que j'aie pu voir, étaient tous
louangeurs. Car il s'est produit, sur ce point, cette chose si rare que toutes les
tendances du mouvement ouvrier, et même la presse bourgeoise, se sont trouvées
d'accord.
Je profite de l'occasion pour répéter encore à mes lecteurs qu'il ne faut pas oublier
que l’œuvre de Marx est restée inachevée ; non pas seulement par l'extérieur, non pas
seulement en ce sens qu'il ne fut pas donné à l'auteur de mettre la dernière main à la
rédaction définitive, mais aussi quant au fond. La démarche de l'esprit s'interrompt
brusquement. On ne doit donc point s'étonner si cette petite édition s'interrompt
brusquement, elle aussi. Là aussi réside l'une des raisons de la difficulté de
compréhension. Ici non plus, les alouettes ne tomberont pas toutes rôties dans le bec
du lecteur. L'assimilation du contenu exige un travail. Mais justement ce travail se
trouve considérablement facilité par la présente édition et j'espère que beaucoup lui
devront de pouvoir lire aussi et comprendre l'original.
Julien BORCHARDT
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 18
Préface de l’édition
remaniée de 1931
Retour à la table des matières
Je suis heureux de pouvoir publier aujourd'hui le présent ouvrage dans une édition
remaniée, réalisant une présentation sensiblement plus complète et mieux conçue. On
y trouvera plusieurs chapitres qui manquaient auparavant. Ont été ajoutés les textes
de Marx sur le salaire, les importantes recherches du deuxième volume sur la circu-
lation et la reproduction du capital; la théorie des crises dans le texte même de
Marx, et enfin la théorie de la rente foncière. (En compensation de quoi j'ai pu
écarter le texte par moi rédigé, concernant les crises.) En outre, j'ai remanié avec le
plus grand soin l'ensemble du texte en y apportant des compléments et des corrections
de détail.
Pourquoi ces chapitres manquaient-ils tout d'abord ? Pour une raison tout exté-
rieure : le manque de capital avait empêché l'accessibilité du Capital. A l'époque de
la guerre et de l'inflation, où les éditions précédentes avaient été établies et publiées,
l'argent faisait tout simplement défaut. Aujourd'hui, les anciennes éditions étant
épuisées, j'ai pu, grâce à l'appui de quelques amis, joindre les chapitres manquants,
souvent réclamés par les lecteurs eux-mêmes.
Au cours des années écoulées dans l'intervalle, le présent ouvrage a été également
fort répandu dans d'autres pays. Il a été traduit en anglais, en russe, en bulgare, en
japonais et en espagnol.
Julien BORCHARDT
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 19
1.
Marchandise, prix et profit 1
L'économie politique traite de la façon dont les hommes se procurent les biens
dont ils ont besoin pour vivre. Dans les États capitalistes modernes, les hommes se
procurent uniquement ces biens par l'achat et la vente de marchandises ; ils entrent en
possession de celles-ci en les achetant avec l'argent qui constitue leur revenu. Il existe
des formes très diverses de revenu, que l'on peut cependant classer en trois groupes :
le capital rapporte chaque année au capitaliste un profil, la terre rapporte au proprié-
taire foncier une rente foncière et la force de travail -- dans des conditions normales
et tant qu'elle reste utilisable -- rapporte à l'ouvrier un salaire. Pour le capitaliste, le
capital ; pour le propriétaire foncier, la terre et, pour l'ouvrier, sa force de travail, ou
plutôt son travail lui-même, apparaissent comme autant de sources différentes de
leurs revenus, profit, rente foncière et salaire. Et ces revenus leur apparaissent comme
les fruits, à consommer annuellement, d'un arbre qui ne meurt jamais, ou plus
exactement de trois arbres ; ces revenus constituent les revenus annuels de trois
classes : la classe du capitaliste, celle du propriétaire foncier et celle de l'ouvrier. C'est
donc du capital, de la rente foncière et du travail que semblent découler, comme de
trois sources indépendantes, les valeurs constituant ces revenus.
Le montant du revenu des trois classes joue un rôle essentiel pour déterminer la
mesure dans laquelle les hommes ont accès aux biens économiques; mais, d'autre
part, il est clair que le prix des marchandises n'est pas moins essentiel. Aussi la
1 T. III, Ire partie, chap. 1 et 2 ; puis t. III, II e partie, pp. 356-358 et 398-402 (de l'éd. all.).
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 20
question de savoir d'après quoi se fixe le montant des prix a-t-elle, dès les origines,
considérablement occupé l'économie politique.
Dans le prix de revient, le fabricant fait entrer tout ce qu'il a dépensé pour la
fabrication de la marchandise. Ce sont, en premier lieu, les dépenses pour les matières
premières et les matières auxiliaires de la fabrication (par exemple, coton, charbon,
etc.), puis les dépenses relatives aux machines, aux appareils, aux bâtiments ; outre
cela, ce qu'il doit payer en rente foncière (par exemple, le loyer) et enfin le salaire du
travail. On peut donc dire que le prix de revient, pour le fabricant, se répartit entre
trois rubriques :
1. Les moyens de production (matières premières, matières auxiliaires, machines,
appareils, bâtiments) ;
2. La rente foncière à payer (qui entre également en ligne de compte lorsque la
fabrique se trouve construite sur un terrain appartenant au fabricant) ;
3. Le salaire.
Mais pour peu qu'on examine ces trois rubriques de plus près, des difficultés
insoupçonnées ne tardent pas à apparaître.
Prenons, pour commencer, le salaire. Plus il est bas ou élevé, et plus est bas ou
élevé le prix de revient; plus donc est bas ou élevé le prix de la marchandise
fabriquée. Mais qu'est-ce qui détermine le montant du salaire Y Disons que c'est
l'offre et la demande de la force de travail. La demande de force de travail émane du
capital qui a besoin d'ouvriers pour ses exploitations. Une forte demande de force de
travail équivaut donc a un fort accroissement du capital. Mais de quoi le capital se
compose-t-il ? D'argent et de marchandises. Ou plutôt, l'argent (comme on le
montrera plus tard) n'étant lui-même qu'une marchandise, le capital se compose
simplement et uniquement de marchandises. Plus ces marchandises ont de valeur et
plus le capital est grand, et plus est grande la demande de force de travail et
l'influence de cette demande sur le montant du salaire, de même que -- par voie de
conséquence -- sur le prix des produits fabriqués. Mais qu'est-ce qui détermine la
valeur (ou le prix) des marchandises constituant le capital ? Le montant du prix de
revient, c'est-à-dire des frais nécessaires à leur fabrication. Or, parmi ces frais de
fabrication, figure déjà le salaire lui-même ! C'est donc, en dernière analyse,
expliquer le montant du salaire par le montant du salaire, ou le prix des marchandises
par le prix des marchandises !
Ou bien l'on admet, par contre, que le salaire est déterminé par le prix des moyens
de subsistance des ouvriers. Ces moyens de subsistance ne sont eux-mêmes que des
marchandises; dans la détermination de leur prix, le salaire joue aussi un rôle. L'erreur
est évidente.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 21
Une seconde rubrique, dans les éléments du prix de revient, était représentée par
les moyens de production. Il n'est pas besoin de longues considérations pour montrer
que le coton, les machines, le charbon, etc., sont également des marchandises aux-
quelles s'applique exactement ce qu'on a déjà dit de celles qui constituent les moyens
de subsistance de l'ouvrier ou le capital du capitaliste.
Au prix de revient, le fabricant ajoute le profit usuel. Ici, toutes les difficultés
semblent écartées, car le tant pour cent (le taux) du profit qu'il doit s'attribuer est
connu du fabricant, ce taux étant d'un usage général dans la branche. Naturellement,
cela n'exclut point que, par suite de circonstances particulières, un fabricant, dans
certains cas, prenne plus ou moins que le profit d'usage. Mais, en moyenne générale,
le taux du profit est le même dans toutes les entreprises de la même branche. Il existe
donc, dans chaque branche, un taux moyen de profit.
Point seulement cela. Les divers taux de profit, dans des branches différentes se
trouvent mis dans un certain accord par la concurrence. Il ne peut, en effet, en aller
autrement. Car dès que des profits particulièrement élevés sont réalisés dans une
branche, les capitaux des autres branches, où ils ne sont pas si favorablement placés,
s'empressent d'affluer dans la branche favorisée. Ou bien les capitaux qui ne cessent
de naître et qui cherchent des placements avantageux, s'adressent de préférence à de
telles branches, particulièrement profitables; la production, dans ces branches ne
tardera pas à s'accroître considérablement et, pour écouler les marchandises dont la
quantité se trouve fortement augmentée, il faudra réduire les prix et, par conséquent,
les profits. Le contraire se produirait si une branche quelconque ne donnait que des
profits particulièrement bas : les capitaux abandonneraient cette branche au plus vite,
la production y décroîtrait d'autant, ce qui entraînerait une augmentation des prix et
des profits.
Ainsi, la concurrence tend à une égalisation générale du taux des profits dans
toutes les branches, et l'on peut parler à bon droit d'un taux moyen général de
profit, taux qui, dans toutes les branches de la production, sans être rigoureusement
identique, n'en est pas moins le même approximativement. Toutefois, cela est loin de
sauter aux yeux comme l'égalité du taux des profits à l'intérieur d'une même branche,
vu que, dans des branches diverses, les frais généraux, l'usage et l'usure des machines,
etc., peuvent être extrêmement différents. Pour compenser ces différences, il se peut
que le profit brut - c'est-à-dire le tant pour cent effectivement ajouté au prix de revient
par le fabricant - soit, dans telle branche, considérablement plus élevé ou plus bas que
dans les autres. Circonstance qui dissimule la véritable réalité. Mais, déduction faite
des frais divers, il reste cependant, dans les différentes branches, un profit net
approximativement identique.
clair, alors, qu'un capital de 1 million doit rapporter dix fois autant qu'un capital de
100.000 francs (naturellement, à condition que l'entreprise soit conduite comme il
convient et sous réserve de tous les accidents ou de toutes les chances que peut
connaître une affaire).
Il s'ajoute à cela que non seulement les entreprises industrielles -- c'est-à-dire les
entreprises qui produisent des marchandises -- engendrent un profit, mais encore il en
va de même des entreprises commerciales, lesquelles se contentent de transmettre le
produit du producteur au consommateur; de même aussi, des banques, des entreprises
de transports, des chemins de fer, etc. Et dans toutes ces entreprises, le profit, pourvu
que les affaires y soient faites convenablement, dépend du montant du capital qui y a
été placé. Quoi d'étonnant à ce que, dans la conscience de ceux qui s'occupent pra-
tiquement de ces affaires, s'établisse la conviction que le profit naît en quelque sorte
de lui-même, à partir du capital ; il en naît, croit-on alors, comme les fruits naissent
d'un arbre convenablement cultivé. Toutefois, le profit n'est pas tant considéré comme
l'un des aspects naturels du capital que comme le fruit du travail du capitaliste. Et en
fait, nous avons dû toujours supposer une gestion convenable de l'entreprise. La
compétence personnelle du chef d'entreprise est des plus importantes. Si elle fait
défaut, le profit de l'entreprise tombera aisément au-dessous du taux moyen général
de profit, tandis qu'un chef d'entreprise entendu pourra réussir à le faire monter au-
dessus.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 23
2.
Profit et vente des marchandises 1
D'où peuvent donc provenir les 10 francs supplémentaires qu'il touche à la vente
de la marchandise? Le simple fait que la marchandise passe des mains du vendeur à
celles de l'acheteur ne saurait en augmenter la valeur, car cela aussi serait une création
ex nihilo.
On suit généralement deux méthodes pour sortir de cette difficulté. Les uns disent
que la marchandise a réellement plus de valeur entre les mains de l'acheteur qu'entre
celles du vendeur, parce qu'elle satisfait, chez l'acheteur, un besoin que n'a pas le
vendeur. Les autres disent que la marchandise n'a pas, en fait, la valeur que doit payer
l'acheteur; le surplus est pris à ce dernier sans autre valeur.
Si, par contre, on admet que les marchandises sont généralement vendues à un
prix supérieur à leur valeur, il en découle des conséquences encore plus curieuses.
Supposons que, par suite de quelque inexplicable privilège, il soit donné au vendeur
de vendre la marchandise au-dessus de sa valeur, par exemple 110 francs, alors
qu'elle n'en vaut que 100, par conséquent avec 10 % d'augmentation du prix. Le
vendeur encaisse donc une plus-value de 10 francs. Mais après avoir été vendeur, il
devient acheteur. Un troisième propriétaire de marchandises le rencontre maintenant
en qualité de vendeur et jouit à son tour du privilège de vendre sa marchandise 10 %
plus cher. Notre homme aura gagné 10 francs comme vendeur à seule fin de perdre 10
francs comme acheteur. Tout revient donc en fait à ce que tous les propriétaires de
marchandises se vendent ces dernières 10 % de plus qu'elles ne valent, ce qui est
exactement la même chose que s'ils se les vendaient à leur vraie valeur. Les noms
monétaires, autrement dit les prix des marchandises augmenteraient, mais les rapports
de valeur entre marchandises resteraient les mêmes.
On peut objecter que cette compensation de la perte par un gain venu après coup
ne vaut que pour les acheteurs revendant ensuite et qu'il y a aussi des hommes qui
n'ont rien à vendre. Les partisans logiques de l'illusion selon laquelle la plus-value
naîtrait d'un accroissement nominal du prix ou bien du privilège accordé au vendeur
de vendre plus cher sa marchandise, supposent une classe qui achète seulement. sans
.vendre, qui par conséquent, ne fait que consommer, sans produire. Mais l’argent avec
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 25
lequel une telle classe ne cesse d'acheter doit, sans échange, gratuitement, au nom de
certains titres de droit ou de violence, lui venir des propriétaires de marchandises eux-
mêmes. Vendre les marchandises à cette classe au-dessus de leur valeur signifie
uniquement lui escroquer une partie de l'argent qu'on lui a donné pour rien. C'est ainsi
que, dans l'antiquité, les villes de l'Asie Mineure payaient à Rome un tribut annuel.
Avec cet argent, Rome leur achetait des marchandises et les leur achetait trop cher.
Les habitants de l'Asie Mineure volaient les Romains en rattrapant une partie du tribut
par la voie du commerce. Mais les Asiatiques n'en restaient pas moins volés. Leurs
marchandises, avant comme après, leur étaient payées avec leur propre argent. Ce
n'est pas là une méthode d'enrichissement ni de formation de la plus-value.
Naturellement, on ne veut en rien, par là, contester que tel propriétaire de mar-
chandises ne puisse s'enrichir indûment par l'achat ou par la vente. Le propriétaire de
marchandises A peut avoir le front de rouler ses collègues B ou C, et ceux-ci, malgré
la meilleure volonté du monde, ne pas lui rendre la pareille. A vend à B du vin pour
une valeur de 40 francs et reçoit en échange des céréales pour une valeur de 50
francs. A a transformé ses 40 fr. en 50 fr., il a fait, de moins d'argent, plus d'argent.
Mais regardons-y de plus près. Avant l'échange, nous avions pour 40 francs de vin
entre les mains de A et pour 50 francs de céréales entre les mains de B, soit une
valeur totale de 90 francs. Après l'échange, nous avons la même valeur totale de 90
francs. Les valeurs échangées ne se sont pas accrues d'un atome, il n'y a de changé
que leur répartition entre A et B. La même modification se serait produite si A, sans
avoir recours à la forme voilée de l'échange, avait tout bonnement volé 10 francs à B.
La somme des valeurs échangées ne saurait évidemment être accrue par un
changement dans leur répartition, de même qu'un juif n'augmente pas la masse de
métaux précieux existant dans un pays en vendant comme pièce d'or une pièce de
bronze du XVIIIe siècle. La classe capitaliste d'un, pays, prise dans son ensemble, ne
peut pas s'avantager elle-même.
De quelque côté qu'on se tourne, le résultat reste donc le même. Si l'on échange
des valeurs égales, il n'y a pas de plus value, et il n'y en a pas davantage si l'on
échange des valeurs inégales. La circulation ou l'échange des marchandises ne crée
pas de valeur.
En tout cas, l'augmentation de valeur qui devient visible après la vente ne peut pas
en être le produit. Elle ne peut pas s'expliquer par l'écart entre le prix et la valeur des
marchandises. Si les prix s'écartent vraiment des valeurs, il faut d'abord les réduire à
ces dernières, c'est-à-dire qu'il faut faire abstraction de cet écart comme d'un fait dû
au hasard, si l'on ne veut pas être troublé par des circonstances d'ordre contingent.
D'ailleurs cette réduction n'a pas seulement lieu en science. Les oscillations cons-
tantes des prix du marché, leur hausse et leur baisse se compensent les unes les autres
et se réduisent d'elles-mêmes à leur prix moyen comme à leur règle interne. Celle-ci
constitue la boussole, par exemple, du commerçant ou de l'industriel, dans toute
entreprise d'une certaine durée. Le commerçant, l'industriel savent donc que, dans une
période assez longue considérée dans son ensemble, les marchandises ne sont
véritablement vendues ni au-dessus ni au-dessous de leur prix moyen, mais à ce prix
même. En conséquence, la formation du profit, l'augmentation de valeur doivent donc
s'expliquer en admettant que les marchandises sont vendues à leur vraie valeur. Mais
la plus value, alors, doit déjà s'être formée dans la production. Au moment où sa
fabrication est achevée et lorsqu'elle se trouve encore entre les mains de son premier
vendeur, la marchandise doit donc valoir autant que le dernier acheteur, le con-
sommateur, paye pour l'acquérir. En d'autres termes, sa valeur doit dépasser les
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 26
3.
Valeur d'usage et valeur d'échange 1
La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés,
satisfait un besoin quelconque de l'homme. Toute chose utile, telle que le fer, le
papier, etc., doit être considérée sous un double aspect, la qualité et la quantité.
Chacune est un ensemble de qualités nombreuses et peut donc être utile à différents
égards. C'est l'utilité d'une chose qui en fait une valeur d'échange. Mais cette utilité
ne flotte pas dans l'air. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise, elle
n'existe pas sans lui. Le corps de la marchandise lui-même, tel que le fer, le blé, le
diamant, etc., est donc une valeur d'usage, un bien.
La valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport quantitatif selon lequel
des valeurs d'usage d'une espèce s'échangent contre des valeurs d'usage d'une autre
espèce. Telle quantité d'une marchandise s'échange régulièrement contre telle autre
quantité d'une autre marchandise: c'est sa valeur d'échange rapport qui ne cesse de
varier avec le temps et le lieu. La valeur d'échange semble donc être quelque chose
d'accidentel et de purement relatif, c'est-à-dire (comme l'écrivait Condillac) qu'elle
semble « résider uniquement dans la relation des marchandises avec nos besoins ».
Une valeur d'échange immanente, intrinsèque à la marchandise paraît donc être une
contradiction. Examinons la chose de plus près.
1 T. I, chap. 1 et 2.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 28
Prenons encore deux marchandises, par exemple du blé et du fer. Quel que soit
leur rapport d'échange, on peut toujours le représenter par une égalité, dans laquelle
une quantité donnée de blé équivaut à une certaine quantité de fer. Par exemple, un
quintal de blé égale deux quintaux de fer. Que signifie cette égalité? Qu'un élément
commun de même grandeur existe en deux objets différents, dans un quintal de blé et,
de même, dans deux quintaux de fer. Les deux objets sont donc égaux à une troisième
quantité, qui n'est en elle-même ni l'un ni l'autre. Chacun des deux objets, en tant que
valeur d'échange, doit donc être réductible à cette troisième quantité.
Cet élément commun ne saurait être une propriété naturelle des marchandises. Les
propriétés naturelles n'entrent en ligne de compte qu'autant qu'elles rendent les
marchandises utilisables et en font, par suite, des valeurs d'usage. Or, dans leur rap-
port d'échange, il est manifestement fait abstraction de la valeur d'usage des
marchandises. Dans l'échange, une valeur d'usage, quelle qu'elle soit, a exactement
autant de valeur qu'une autre quelconque, pourvu qu'elle existe en une proportion
convenable. Ou, comme le dit le vieux Barbon (1696): « Une espèce quelconque de
marchandise en vaut une autre, du moment que leur valeur d'échange est la même. On
ne saurait établir de distinction ni de différenciation entre choses d'égale valeur
d'échange... 100 francs de plomb ou de fer représentent la même valeur d'échange que
100 francs d'argent ou d'or. » Comme valeurs d'usage, les marchandises sont avant
tout de qualité différente; comme valeurs d'échange, elles ne peuvent différer que par
la quantité.
Si l'on fait abstraction de leur valeur d'usage, les marchandises ne conservent plus
qu'une propriété, celle d'être des produits du travail. Mais, de par cette abstraction, le
produit du travail, lui aussi, s'est déjà modifié. Si nous mettons à part sa valeur
d'usage nous faisons également abstraction des éléments matériels et des formes qui
en font une valeur d'usage. Ce n'est plus une table, une maison, du fil, ni un objet utile
quelconque. Toutes ses propriétés sensibles sont effacées. Ce n'est plus non plus le
produit du travail de l'ébéniste, du maçon, du fileur, ni d'un autre travail productif
déterminé. Ce n'est plus que le produit du travail humain en général, du travail
humain abstrait, c'est-à-dire le produit de la dépense du travail humain, indépen-
damment de la forme de cette dépense, indépendamment du fait que le travail a été
dépensé par un ébéniste, un maçon, un fileur, etc. Les objets que sont les produits du
travail manifestent seulement que leur production a nécessité une dépense de travail
humain, que du travail humain s'y trouve accumulé.
Une valeur d'usage, autrement dit un bien, n'a donc de valeur que parce que du
travail humain, considéré sous une forme abstraite, s'y trouve matérialisé. Comment,
dès lors, mesurer la grandeur de cette valeur? Par la quantité de « substance créatrice
de valeur » qui s'y trouve contenue, c'est-à-dire par le travail. La quantité de travail
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 29
elle-même se mesure par sa durée, et le temps du travail se mesure à son tour selon
certains intervalles de durée fixes, tels que l'heure, la journée, etc.
1 Karl MARX, Zur ]{ritik der politischen Oekonomie (Critique de l'économie politique), Berlin,
1859. Nouvelle édition, Stuttgart, 1897, p. 5
2 Au sens de sa productivité. (S.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 30
nombre de diamants, dont, par conséquent, la valeur baisserait. Si l'on réussit un jour
à transformer, avec peu de travail, le charbon en diamant, la valeur de celui-ci pourra
tomber au-dessous de celle des tuiles. Pour l'exprimer généralement: plus la force
productive du travail est grande, et plus le temps de travail nécessaire à la production
d'un article est court; plus est donc réduite la masse de travail qui s'y trouve
cristallisée et, par conséquent, plus petite est sa valeur. Inversement: plus la force
productive du travail est petite, et plus est long le temps de travail nécessaire à la
production d'un article; et plus grande en est la valeur.
Une chose peut être une valeur d'usage sans être une valeur. Il en est ainsi quand
son utilité est accessible à l'homme sans exiger de travail. Par exemple, l'air, un sol
vierge, des prairies naturelles, les bois poussant naturellement, etc. Une chose peut
être utile et être le produit du travail humain sans être une marchandise. L'homme qui,
par son produit, satisfait à ses besoins personnels, produit bien une valeur d'usage,
mais non pas une marchandise. Pour produire des marchandises, il faut qu'il ne
produise pas seulement de simples valeurs d'usage, mais des valeurs d'usage pour
autrui, des valeurs d'usage sociales. Enfin, aucune chose ne peut être valeur sans être
objet d'usage. Si elle est inutile, le travail qu'elle contient est inutile également, ne
compte pas comme travail et donc ne crée point de valeur.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 31
4.
Achat et vente de la force de travail 1
Ayant vu que la valeur des marchandises n'est rien d'autre que le travail humain
qu'elles contiennent, nous revenons maintenant à la question de savoir comment il se
fait que le fabricant peut tirer, de la production de ses marchandises, une valeur
supérieure à celle qu'il y a fait entrer.
Posons encore une fois les termes du problème. Pour la production d'une certaine
marchandise, le capitaliste a besoin d'une certaine somme, soit de 100 francs par
exemple. Ensuite, il vend la marchandise fabriquée 110 francs. L'analyse ayant mon-
tré que la valeur supplémentaire de 10 francs ne peut pas provenir de la circulation, il
faut donc qu'elle provienne de la production. Or pour faire, par exemple, du fil, avec
des moyens de production donnés, tels que les machines, le coton et les accessoires, il
est fourni à la filature, du travail. Dans la mesure ou ce travail est socialement
nécessaire, il crée de la valeur. Il ajoute donc aux matières données de la production -
- dans notre exemple, au coton brut -- une valeur nouvelle en incorporant simultané-
ment au fil la valeur des machines utilisées, etc. Il subsiste cependant cette difficulté
que le capitaliste semble également, dans le prix de revient, avoir payé le travail
fourni. Car, à côté de la valeur des machines, bâtiments, matières premières et acces-
soires, le salaire figure également dans ses frais de fabrication. Et ce salaire, il le paye
effectivement pour le travail fourni. Il semble donc que toutes les valeurs existant
après la production aient été également existantes avant cette dernière.
11 T. 1, chap. 4, no 3.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 32
Toutefois, il est clair que la valeur nouvellement créée par le travail du filage ne
doit pas nécessairement correspondre à la valeur payée comme salaire par le capi-
taliste. Elle peut être ou plus grande ou plus petite. Si elle est plus grande, nous
aurions trouvé ici l'origine de la plus-value.
Mais n'avons-nous pas admis que, dans toutes les ventes et dans tous les achats, c
est toujours le juste prix qui est payé? N'avons-nous pas constaté que s'il se produit
fréquemment, en effet, des divergences entre les prix et les valeurs, ces divergences
ne nous expliquent rien? Aussi, quelque fréquemment qu'il puisse se produire, peut-
on considérer comme une exception le cas où le capitaliste paye l'ouvrier au-dessous
de sa valeur. L'origine de la plus-value doit également être expliquée pour le cas
normal, dans lequel le capitaliste paye la valeur entière de ce qu'il achète, en échange
du salaire. Il faut donc examiner de plus près cette vente et cet achat particuliers,
réalisés entre l'ouvrier et le capitaliste.
Il faut donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre, et
libre à un double point de vue. Le travailleur doit disposer, en personne libre, de sa
force de travail comme de sa marchandise; il doit, d'autre part, ne pas avoir d'autre
marchandise à vendre, être démuni et libre dans tous les sens du mot, c'est-à-dire ne
rien posséder de ce qu'il faut pour la réalisation de sa force de travail.
La somme des moyens de subsistance doit être suffisante pour maintenir dans son
état normal l'individu travailleur. Les besoins naturels eux-mêmes, comme la nourri-
ture, le vêtement, le chauffage, l'habitation, diffèrent suivant les conditions naturelles
de chaque pays. D'autre part, l'étendue des besoins censés nécessaires, de même que
la façon de les satisfaire, dépendent en grande partie du degré de civilisation d'un
pays, entre autres essentiellement des conditions. dans lesquelles s’est constituée la
classe des travailleurs libres par conséquent des habitudes et des besoins qu'elle .a
contractés. Contrairement aux autres marchandises, il entre donc un élément
historique et moral dans la détermination de la valeur de la force de travail. Toutefois,
pour un pays et pour une période déterminés, la somme moyenne des moyens de
subsistance nécessaires est fixe.
5.
Comment se forme la plus-value 1
1 T. l, char. 5.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 36
Le produit, propriété du capitaliste, est une valeur d'usage, du fil,. des bottes, etc.
Mais, bien que les bottes puissent être considérées en quelque sorte comme la base du
progrès social et que notre capitaliste soit résolument homme de progrès, il ne
fabrique pas de bottes pour le plaisir d'en fabriquer. On ne produit une valeur d'usage
que parce que et pour autant qu'elle est la base matérielle, le représentant de la valeur
d'échange. Notre capitaliste poursuit un double but. Il veut d'abord produire une
valeur d'usage qui ait une valeur d'échange, c'est-à-dire un article destiné à la vente,
une marchandise. Il veut ensuite produire une marchandise dont la valeur soit supé-
rieure à la somme des valeurs des marchandises nécessaires à sa production, des
moyens de production et de la force de travail, pour lesquels il a, sur le marché, fait
l'avance de son bon argent. Il veut produire non pas seulement une valeur d'usage,
mais de la valeur, et non pas seulement de la valeur, mais aussi de la plus-value.
Considérons donc maintenant le procès de production au point de vue de la
production de valeur.
Nous savons que la valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de
travail matérialisée en elle. Cela s'applique également au produit qui est, pour notre
capitaliste, le résultat du procès de travail. Il nous faut donc commencer par évaluer le
travail matérialisé dans ce produit.
Or, il s'agit maintenant de la part de valeur ajoutée au coton par le travail même
du fileur. Nous admettons que le filage soit du travail simple, du travail social moyen.
Nous verrons plus tard que l'hypothèse contraire ne changerait rien à la chose.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 37
Or, il est d'une importance décisive que, pendant la durée du filage, il ne soit
consommé que le temps de travail socialement nécessaire. Si, dans des conditions de
production normales, c'est-à-dire, socialement moyennes, 1 livre 2/3 de coton doit, en
1 heure de travail, être transformée en 1 l. 2/3 de fil, on ne peut considérer comme
journée de travail de 12 heures que la journée qui transforme 12 x 1 l. 2/3 de coton en
12 x 1 l. 2/3 1 de fil. Seul compte comme pouvant former de la valeur le temps de
travail socialement nécessaire.
Que le travail soit précisément du filage, ayant comme matière du coton et comme
produit du fil, cela n'a pas la moindre importance pour la formation de la valeur. Si
l'ouvrier, au lieu de travailler à la filature, était occupé à la mine de charbon, l'objet du
travail, le charbon, existerait naturellement. Une quantité donnée de charbon extrait
de sa couche, par exemple un quintal, n'en représenterait pas moins une quantité
déterminée de travail absorbé.
Dans la vente de la force de travail, nous avons supposé que la valeur journalière
était égale à 3 francs-or, et que dans ces 3 francs se trouvent matérialisées 6 heures de
travail, que cette quantité de travail est donc nécessaire pour produire la somme
moyenne des subsistances dont l'ouvrier a besoin pour son entretien quotidien. Si, en
1 heure de travail, notre fileur transforme 1 livre 2/3 de coton en 1 livre 2/3 de fil, il
est clair qu'en 6 heures, il transformera 10 livres de coton en 10 livres de fil. Pendant
la durée du procès de filage, le coton absorbe donc 6 heures de travail. Ce même
temps de travail est représenté par une quantité d'or de 3 francs. Le filage ajoute donc
au coton une valeur de 3 francs.
Notre capitaliste est étonné. La valeur du produit est égale à la valeur du capital
avancé. La valeur avancée ne s'est pas accrue, n'a pas produit de plus-value; l'argent
ne s'est donc pas mué en capital. Le prix des 10 livres de fil est de 15 francs et ces 15
francs ont été dépensés sur le marché pour les éléments nécessaires à la formation du
produit, ou, ce qui revient au même, des facteurs du procès de travail: 10 francs pour
le coton, 2 francs pour les broches usées, 3 francs pour la force de travail.
Le capitaliste dira peut-être qu'il a fait l'avance de son argent dans l'intention de le
multiplier. Mais le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions. Le capitaliste
pouvait donc tout aussi bien avoir l'intention de faire de l'argent sans produire. Il
menace et jure qu'on ne l'y prendra plus, qu'au lieu de fabriquer lui-même ses
marchandises il les achètera désormais toutes préparées sur le marché. Mais si tous
les capitalistes en faisaient autant, où trouverait-il de la marchandise sur le marché? Il
ne peut manger son argent. Il essaie de nous endoctriner: on devrait songer à son
abstinence; il pourrait dépenser en folles orgies ses 15 francs, au lieu de les con-
sommer productivement et de les transformer en fil. Remarquons qu'il possède
maintenant du fil au lieu d'avoir des remords. D'ailleurs, là où il n'y a rien, le roi perd
ses droits. Quel que soit le mérite de cette abstinence, il n'y a pas de fonds spéciaux
pour la payer, la valeur du produit résultant du procès égalant simplement la somme
des valeurs qu'on y a jetées. Qu'il se console donc en se disant que la meilleure
récompense de la vertu, c'est la vertu même. Mais non! il devient importun: le fil ne
lui sert pas, il l'a produit pour la vente. Qu'il le vende donc ! Qu'il fasse même mieux
et ne produise désormais que ce dont il a besoin pour son usage personnel. Mais il se
dresse sur ses ergots ! L'ouvrier pourrait-il, en ne se servant que de ses propres
membres, construire des châteaux en Espagne et produire des marchandises? Ne lui a-
t-il pas fourni la matière dans laquelle et avec laquelle seule il peut matérialiser son
travail. Et, puisque la société se compose en majeure partie de semblables va-nu-
pieds, n'a-t-il pas, lui capitaliste, rendu par ses moyens de production, son coton et ses
broches, un service immense non seulement à la société, mais encore à l'ouvrier lui-
même, auquel il a fourni par-dessus le marché la subsistance? Ne doit-il pas faire
entrer ce service en ligne de compte? Mais l'ouvrier ne lui a-t-il pas en échange rendu
le service de convertir en fil le coton et les broches? En outre il ne s'agit pas ici de
services. Un service n'est en somme que l'effet utile d'une valeur d'usage, soit de la
marchandise, soit du travail. Mais ici il s'agit de la valeur d'échange. Le capitaliste a
payé à l'ouvrier la valeur de 3 francs. L'ouvrier lui a rendu valeur pour valeur et un
équivalent exact par la valeur de 3 francs ajoutée au coton. Et voilà notre capitaliste
qui, toujours aussi fier de son argent, prend tout à coup l'attitude modeste de son
propre ouvrier. N'a-t-il pas travaillé lui-même? N'a-t-il pas surveillé le travail,
inspecté le travailleur? Ce travail ne produit-il pas également de la valeur? Mais le
directeur de l'usine et le contremaître haussent les épaules. Pendant ce temps, le capi-
taliste a, dans un sourire de contentement, repris sa mine habituelle. Toutes ces
jérémiades n'avaient d'autre but que de se gausser de nous. Il s'en moque absolument.
Il laisse les subterfuges imbéciles de ce genre et les divagations creuses aux profes-
seurs d'économie politique spécialement payés pour cela. Lui-même est un homme
pratique qui, il est vrai, ne réfléchit pas toujours à tout ce qu'il dit en dehors de ses
affaires, mais qui sait toujours ce qu'il fait dans ses affaires.
entière soit le double de sa propre valeur journalière, c'est là une chance particulière
pour l'acheteur, mais nullement une injustice à l'égard du vendeur.
Notre capitaliste a prévu ce cas, qui le fait rire. C'est pourquoi l'ouvrier trouve à
l'atelier les moyens de production nécessaires à un procès de travail non pas de 6,
mais de 12 heures. Si 10 livres de coton ont absorbé 6 heures de travail et se sont
transformées en 10 livres de fil, 20 livres de coton absorberont 12 heures de travail et
se transformeront en 20 livres de fil. Examinons maintenant le produit du procès de
travail prolongé. Dans les 20 livres de fil se trouvent maintenant matérialisées 5
journées de travail, 5 dans le coton et les broches consommées, 1 absorbée par le
coton pendant le procès de filage. Or, l'expression en or de 5 journées de travail est de
30 francs-or. Tel est donc le prix des 20 livres de fil. Après comme avant, la livre de
fil vaut 1 fr. 50. Mais la somme des valeurs des marchandises jetées dans le procès est
de 27 francs. La valeur du fil est de 30 francs. La valeur du produit s'est augmentée de
1/9, en plus de la valeur avancée pour sa production. 27 francs se sont donc convertis
en 30 francs et ont créé une plus-value de 3 francs. Le tour est enfin joué.
Le problème est résolu dans toutes ses conditions, les lois de l'échange des
marchandises n'ont été violées en aucune façon. On a échangé équivalent contre
équivalent. Comme acheteur, le capitaliste a payé chaque marchandise à sa valeur, le
coton aussi bien que les broches et la force de travail. Il a fait ensuite ce que fait tout
acheteur de marchandises: il en a consommé la valeur d'usage. Le procès de consom-
mation de la force de travail, qui est en même temps procès de production de la
marchandise, a donné comme résultat 20 livres de fil d'une valeur de 30 francs. Le
capitaliste retourne alors sur le marché et vend de la marchandise après en avoir
acheté. Il vend la livre de fil à 1 fr. 50, pas un liard au-dessus ni au-dessous de la
valeur. Il retire néanmoins de la circulation 3 francs de plus qu'il n'y a mis
primitivement.
Nous avons fait remarquer précisément qu'il est absolument indifférent, pour le
procès de production de la plus-value, que le travail approprié par le capitaliste soit
du travail simple et moyen ou du travail compliqué. Le travail qui est considéré
comme travail supérieur et compliqué vis-à-vis du travail social moyen, est la
manifestation d'une force de travail où entrent des frais plus élevés de formation, dont
la production coûte donc plus de temps de travail et qui a donc une valeur plus grande
que la force de travail simple. Si la valeur de cette force est supérieure, elle se
manifeste par un travail supérieur et se matérialise par conséquent, dans les mêmes
laps de temps, dans des valeurs proportionnellement supérieures. Mais, quel que soit
le degré de différence entre le travail du fileur et celui du bijoutier, il n'y a pas la
moindre différence qualitative entre la portion de travail, par laquelle l'ouvrier
bijoutier remplace simplement la valeur de sa propre force de travail, et la portion de
travail supplémentaire, par laquelle il crée de la plus-value. Après comme avant, la
plus-value ne résulte que d'un surplus quantitatif de travail, de la durée prolongée du
même procès de travail, dans le premier cas procès de production de fil, dans le
second procès de production de bijoux 1
1 «La différence entre le travail supérieur et le travail simple repose en partie sur de simples
illusions ou du moins sur des distinctions, qui, depuis fort longtemps, ont cessé d'être réelles et ne
vivent plus que dans des conventions traditionnelles; en partie sur la situation précaire de certaines
couches de la classe ouvrière, moins bien placées que d'autres pour obtenir de haute lutte la valeur
de leur force de travail. Des circonstances accidentelles y jouent Un rôle si considérable, que les
mêmes espèces de travail changent de place. C'est ainsi que dans les pays où la constitution
physique de la classe ouvrière est débilitée et relativement épuisée, c'est-à-dire dans tous les pays
où la production capitaliste est très développée, les travaux brutaux, qui exigent beaucoup de force
musculaire, s'élèvent au rang de travaux supérieurs comparativement à d'autres travaux plus
délicats qui tombent dans la catégorie des travaux simples: en Angleterre le travail du maçon
occupe un rang beaucoup plus élevé que celui de l'ouvrier en damasserie. D'autre part le travail du
tondeur de futaine, bien qu'il exige un effort corporel considérable et par-dessus le marché soit
malsain, figure parmi les travaux simples. Il ne faudrait du reste pas s'imaginer que le travail dit
supérieur occupe, au point de vue de la quantité, une large place dans le travail national. Laing
évalue qu'en Angleterre et dans le Pays de Galles l'existence de 11 millions de personnes repose
sur le travail simple. Si de la population totale du Royaume-Uni, -- 18 millions à l'heure actuelle
(1867), nous retranchons 1 million d'aristocrates et 1 autre million de pauvres, de vagabonds, de
criminels, de prostituées, etc., il reste pour la classe moyenne, 4 millions, y compris les petits
rentiers, les fonctionnaires, les écrivains, les artistes, les instituteurs, etc. Pour trouver ces 4
millions, Laing fait entrer dans la partie travailleuse de la classe ouvrière non seulement les
banquiers, mais encore les ouvriers de fabrique gagnant de gros salaires. Les maçons, eux aussi,
figurent parmi les privilégiés. » (S. LAING, National Distress, etc., London, 1844.) -- « La grande
classe qui, en échange de sa nourriture, ne peut fournir que son travail ordinaire, forme la grande
masse du peuple. » (James MILL, dans l'art. “Colony”, Supplement to the Encyclop. Brit., 1831.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 41
6.
Capital constant et capital variable 1
Or, il est évident que, dans les diverses branches de l'activité économique des
quantités fort différentes de moyens de production (capital constant) peuvent s'ajouter
à une même quantité de salaires (capital variable). Dans une fabrique de machines, la
masse des moyens de production mis en œuvre par une seule force de travail ne sera
pas la même que dans une filature de coton et, dans une mine de charbon, cette masse
sera encore différente. La composition organique du capital (comme nous nommons
le rapport entre sa partie constante et sa partie variable) varie donc selon les branches.
Les rapports les plus divers ne sont pas, ici, seulement imaginables, mais
véritablement existants.
I 80 c. (constant) + 20 v (variable)
II 50 c. ---- + 50 v. -
III 20 c ---- + 80 v -
Nous avons ici, pour des branches différentes, avec exploitation uniforme de la
force de travail, des taux du profit très différents,*
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 43
Le total des capitaux engagés dans les 5 branches en question est de 500; la plus-
value totale produite par ces 5 capitaux, de 110; la valeur totale des marchandises
fabriquées, de 610. Si nous considérons la somme de 500 comme un capital unique
dont l, II, III, IV et V ne seraient que les parties (comme, par exemple, dans une
fabrique de coton, les diverses sections, ateliers de cardage, de dévidage, de filage et
de tissage, présentent des proportions différentes entre capital variable et capital
constant, cependant que la proportion moyenne ne peut être calculée que pour
l'ensemble de la fabrique), nous aurons tout d'abord, quant à la composition organique
de ce capital de 500 : 390 c. + 110 v., soit, en % : 78 c. + 22 v. Si chacun des capitaux
de 100 était considéré comme % du capital total, la composition organique de celui-ci
serait cette composition moyenne de 78 c. + 22 v. ; et de même, une plus-value
moyenne de 22 reviendrait à chacun des 100. Il en résulterait que le taux moyen du
profit serait de 22 %, et, enfin, le prix de chaque 1 /5 du produit total serait de 122. Le
produit de chacun des 1/5 du capital avancé devrait donc être vendu 122.
Mais, si l'on veut éviter de tomber dans des conclusions tout à fait erronées, il
convient de tenir également compte d'un autre fait. Le capital constant -- c'est-à-dire
les moyens de production se compose lui-même, à son tour, de 2 parties essen-
tiellement différentes. Les moyens de production qui constituent le capital constant
sont de nature différente. Ce sont essentiellement des bâtiments, des machines et
appareils, des matières premières, des matières auxiliaires -- autrement dit: les
moyens de travail à l'aide desquels le travail s'exécute et les objets de travail, sur
lesquels le travail s'accomplit. Il est clair que, dans la production, les moyens de tra-
vail jouent un tout autre rôle que les objets de travail. Le charbon servant à chauffer la
machine disparaît sans laisser de trace, de même l'huile pour graisser le moyeu de la
roue, etc. Les couleurs et autres matières auxiliaires disparaissent aussi, mais se
manifestent dans les propriétés du produit. La matière première constitue la substance
du produit, mais elle a changé de forme. Bref, matière première et matières auxiliaires
sont complètement absorbées dans la production; de la forme indépendante dans
laquelle elles sont entrées dans le procès de production, il ne subsiste plus rien. Mais
un instrument, une machine, un bâtiment d'usine, un récipient, etc., ne servent, dans le
procès de production, que dans la mesure où ils ont conservé leur forme première et,
demain comme hier, participeront sous cette même forme au procès de production.
De même que, par rapport au produit, ils conservent leur forme indépendante pendant
leur vie, pendant le procès de travail, de même aussi après leur mort. Les cadavres de
machines, d'outils, de bâtiments de travail, etc., continuent d'exister séparément des
produits qu'ils ont aidé à former. Si nous considérons tout le temps pendant lequel un
tel moyen de travail est en service, depuis le jour de son entrée à l'atelier jusqu'au jour
de sa mise au rebut, sa valeur d'usage a été complètement absorbée pendant ce temps
et, par conséquent, sa valeur d'usage est complètement passée dans le produit. Si, par
exemple, une machine à filer a vécu 10 ans, sa valeur totale, pendant les 10 années du
procès de travail, a passé dans le produit de ces mêmes 10 ans. La période de vie d'un
moyen de travail comprend donc un nombre plus ou moins considérable de procès de
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 44
L'on voit ainsi, de toute évidence, qu'un moyen de production ne peut jamais
abandonner au produit plus de valeur qu'il n'en perd dans le procès de travail par la
destruction de sa propre valeur d'usage. S'il n'avait pas de valeur à perdre, c'est-à-dire
s'il n'était pas lui-même le produit du travail humain, il n'abandonnerait pas de valeur
au produit. II servirait comme moyen de formation d'une valeur d'usage, mais non
point d'une valeur d'échange. Or il en est ainsi de tous les moyens de production
fournis par la nature, sans intervention humaine, tels que la terre, le vent, l'eau, le fer
du filon naturel, le bois de la forêt vierge, etc.
Encore qu'avec une valeur d'échange réduite, le moyen de travail n'en doit pas
moins participer dans sa totalité matérielle au procès de travail. Soit, par exemple, une
machine d'une valeur de 1.000 francs et s'usant en 1.000 jours. Dans ce cas, chaque
jour, 1/1000 de la valeur de la machine passe dans son produit quotidien. En même
temps, même si sa force vitale diminue, c'est toujours l'ensemble de la machine qui
participe au procès de travail.
Cette partie de la valeur du capital, fixée dans le moyen de travail, circule exacte-
ment comme toute autre valeur. Toute la valeur du capital est en perpétuelle circu-
lation et, en ce sens, tout capital est du capital circulant. Mais la circulation de la
partie du capital ici considéré est particulière. Elle ne circule pas sous sa forme
d'usage; il n'y a que sa valeur qui circule, et cela peu à peu, fragmentairement, dans la
mesure où elle passe du moyen de travail au produit circulant comme marchandise.
Pendant toute la durée du fonctionnement du moyen de travail, une partie de sa valeur
y reste toujours fixée, indépendante par rapport aux marchandises que le moyen de
travail aide à produire. Cette particularité confère à cette partie du capital constant la
forme de capital fixe. Tous les autres éléments du capital avancé constituent par
contre, en opposition à cette partie,. le capital circulant ou liquide.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 45
II est clair que cette différence dans la façon dont les diverses parties du capital
abandonnent leur valeur au produit, doit également influencer la quantité de plus-
value effectivement produite par chaque capital particulier. En outre, cette différence
contribue à voiler la production de la plus-value en général.
Par contre, la différence entre capital fixe et capital circulant saute aux yeux. Sup-
posons qu'il y ait eu, à l'origine, des moyens de production pour une valeur de 1.200
francs, plus des matières premières, etc., pour 380 francs et 100 francs de force de
travail. Supposons, de plus, que, dans ce procès de production, l'usure des moyens de
travail ait été de 20 francs. Le prix de revient du produit sera: 20 francs pour l'usure
des moyens de travail + 380 francs de matières premières et matières auxiliaires +
100 francs de salaires = 500 francs. Cette valeur de 500 francs (la plus-value n'étant
pas encore calculée), le capitaliste l'a entre les mains sous forme de marchandise. En
outre, les machines, bâtiments d'usine, etc., fixent encore une valeur de 1.180 francs .2
Cette somme ne saurait être négligée et les faits, dans l'esprit du capitaliste,
prennent donc l'aspect suivant: 20 francs de la valeur des marchandises résultent de
l'utilisation de moyens du travail (capital fixe), 480 francs de l'utilisation de matières
premières et du payement des salaires (capital circulant). Ou bien encore: tout ce que
moi (capitaliste), je jette dans la production, en matières premières et en salaires, je le
retrouve en produits créés une fois pour toutes; ce que coûtent les moyens de travail y
reste incorporé plus longtemps et n'en ressort que par parties; il faut donc le recons-
tituer également par parties, de manière à ce qu'une fois intervenue l'usure complète
des machines, etc., la contre-valeur nécessaire à leur réacquisition se trouve de
nouveau disponible. C'est ainsi que la différence entre capital fixe et capital circulant
se trouve pour ainsi dire enfoncée dans la tête du capitaliste. Mais, dans ce sens, le
salaire apparaît aussi, forcément comme du capital circulant. De même que les
dépenses pour les matières premières, il doit donc être couvert par la fabrication des
produits uniques et se trouver disponible pour un nouvel achat de force de travail.
Ainsi, Je salaire (capital variable) se voit, de par les apparences, confondu avec les
matières premières (qui sont une partie du capital constant). Pour l'observateur super-
ficiel de ce qui se passe en pratique, il y a, d'un côté, les monuments, les machines,
etc., formant le capital fixe, et de l'autre côté, les matières premières et auxiliaires
7.
Formation d'un taux de profit uniforme
(ou moyen ) 1
Si l'on considère de nouveau les capitaux I-V comme un capital unique, l'on voit
que, dans ce cas encore, la composition des sommes des 5 capitaux est de 500 = 390 c
+ 110 v, et que la composition moyenne reste donc la même, 78 c + 22 v, de même
que la plus-value moyenne, 22 %. En répartissant cette plus-value également sur I-V,
nous aurions les prix des marchandises ci-dessous:
Capitaux Plus- Valeur des Prix de Prix des Taux de Diff. Entre le
value march. revient march. profit prix et la valeur
I. 80 c + 20 v 20 90 70 92 22 % + 2
II 70 c + 30 v 30 111 81 103 22 % - 8
III 60 c + 40 v 40 131 91 113 22 % - 18
IV 85 c + 15 v 15 70 55 77 22 % + 7
V 95 c + 5 v 5 20 15 37 22 % + 17
+ 2 et - 8
+ 7 et - 18
+ 17 .
26 au dessus 26 au dessous de la valeur
de sorte que les différences de prix sont compensées par la répartition égale de la
plus-value ou par l'addition du profit moyen de 22 sur 100 de capital avancé aux prix
de revient respectifs des marchandises de I - V ; une partie de la marchandise est
vendue au dessus de sa valeur dans la mesure où une partie correspondante est vendue
au-dessous. II faut cela pour que le taux du profit soit 22 % en I-V, sans tenir compte
de la composition organique des capitaux I-V. Les prix ainsi obtenus sont les prix de
production. 1 Le prix de production de la marchandise est donc égal au prix de
revient plus le profit moyen.
Cette affirmation semble être contredite par le fait que, les marchandises servant à
un capitaliste de moyens de production -- machines, matières premières, etc. -- sont
d'ordinaire achetées à un autre capitaliste, que leurs prix contiennent donc le profit de
ce dernier et que, par conséquent, le prix de production d'une branche d'industrie. plus
le profit qu'il renferme entrent dans le prix de revient de l'autre. Mais si nous mettons
1 Nous appelons ainsi les prix obtenus en ajoutant le profit moyen au prix de revient du capitaliste
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 49
d'un côté la somme des prix de revient des marchandises du pays tout entier, et de
l'autre côté la somme de ses profits, les deux sommes doivent s'équilibrer. Pour
fabriquer, par exemple, des blouses de toile, il faut de la toile, laquelle, de son côté,
exige du lin. Un certain nombre de capitalistes s'occupent donc de produire du lin et
emploient à cet effet un capital, disons de 100 (100.000 francs). Si le profit est de 10
%, les fabricants de toile devront acheter ce lin 110 et le vendront 121 aux fabricants
de blouses. L'ensemble du capital employé dans ces 3 branches est donc:
Dans la production du lin………………… 100
Dans la fabrication de la toile…………… 110
- des blouses……… 121
331
Le capital d'ensemble doit donner un profit total de 33,1, résultat obtenu du fait
que les blouses sont finalement vendues 133,1 1. Mais, de ce profit de 33,1, les
fabricants de blouses ne touchent que 12,1 ; la différence doit être payée par eux, lors
de l'achat de la toile, aux producteurs de cette dernière, lesquels, à leur tour, ne
gardent pour eux que 11 et transmettent le reste, soit 10, aux producteurs de lin. De
façon que chacun des capitaux intéressés reçoit ainsi la part de profit lui revenant en
vertu de sa grandeur.
Dès qu'il y a un taux de profit général et que, par suite, le profit moyen, dans
toutes les branches, correspond à la grandeur du capital employé, ce n'est plus qu'un
jeu du hasard, si la plus-value produite réellement dans une sphère particulière de la
production coïncide avec le profit contenu dans le prix de vente de la marchandise.
En règle générale, le profit et la plus-value sont des grandeurs réellement différentes.
La masse de la plus-value produite dans une branche particulière de la production
n'est directement importante que pour le profit total moyen de tous les capitaux. Mais
pour les diverses branches et même pour le capitaliste pris à part, la masse de la plus-
value produite n'est indirectement importante que dans la mesure où une quantité I
plus grande de plus-value augmente la plus-value existant dans II la branche et crée
ainsi un profit moyen plus élevé. Mais c'est là un procès qui ne se passe pas sous ses
yeux 2, qu'il ne voit ni ne comprend et qui, en réalité, ne l'intéresse pas. La véritable
différence de grandeur entre le profit et la plus-value, et non pas seulement entre leurs
taux, dans les sphères particulières de la production, cache maintenant de la façon la
plus absolue la vraie nature et l'origine du profit, non point pour le capitaliste, qui est
intéressé à se laisser duper, mais pour l'ouvrier. Déjà du fait que, dans la pratique, le
prix de revient et le profit s'opposent l'un à l'autre, le capitaliste perd la notion de
valeur, parce qu'il ne se trouve plus en face du travail total que coûte la production de
'la marchandise, mais simplement en face de la partie qu'il a payée, sous forme de
moyens de production vivants ou morts; et le profit lui apparaît donc comme quelque
chose d'extérieur à la valeur immanente de la marchandise. Cette idée fausse se trouve
confirmée maintenant, fixée, consolidée, puisque, à considérer la branche particulière
-- que le capitaliste envisage forcément de manière isolée -- le profit ajouté au prix de
revient n'est pas déterminé par les limites de la formation de valeur qui s'opère en
elle, mais de façon purement extérieure. Chaque partie du capital ne rapporte-t-elle
pas, en effet, dans la pratique un profit uniforme? Quelle que soit la composition du
capital industriel, qu'il comprenne 1/4 de travail mort et 3/4 de travail vivant ou 3/4
de travail mort et 1/4 de travail vivant; que dans l'un des cas il absorbe 3 fois autant
1 En réalité le prix des blouses doit être beaucoup plus élevé. Nous n'avons tenu compte que de la
partie du capital nécessaire à l'achat de la toile.
2 C'est-à-dire sous les yeux du capitaliste pris à part. (S.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 50
8.
Méthodes pour l'augmentation
de la plus-value 1
1 T. l, char. 8, 9, 10.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 52
Pourtant, la journée de travail a une limite. Elle ne peut se prolonger au delà d'une
certaine borne. Cette limite est déterminée de 2 façons. D'abord par les besoins
physiques de la force de travail. Un homme ne peut, pendant 1 jour naturel de 24
heures, dépenser qu'une quantité déterminée de force vitale. C'est ainsi qu’un cheval
ne peut travailler que 8 heures un jour dans l'autre. La force a besoin de se reposer, de
dormir pendant une partie du jour; pendant une autre partie, il faut à l'homme
satisfaire d'autres besoins physiques, se nourrir, se laver, se vêtir, etc. En dehors de
cette limite purement physique, la prolongation de la journée de travail se heurte à des
limites morales. L'ouvrier doit disposer d'un certain temps pour la satisfaction de
certains besoins intellectuels et sociaux, dont le nombre et l'étendue sont déterminés
par l'état général de la civilisation. La journée de travail varie donc dans des limites
physiques et sociales. Les unes et les autres sont très élastiques et laissent la plus
grande latitude. C'est ainsi que nous trouvons des journées de grandeur très
différentes, de 8, 10, 12, 14, 16, 18 heures.
Mais s'il est impossible de prolonger la journée de travail au delà de 10 heures, s'il
est également impossible de contraindre les ouvriers à un labeur plus intensif, on
pourra peut-être, par contre, raccourcir le temps de travail « nécessaire ». Celui-ci,
dans notre exemple, était de 6 heures, parce que le temps était nécessaire à la
production des moyens de subsistance indispensables à l'entretien de la force de
travail. Si ces moyens de subsistance peuvent être produits en moins de temps, s'ils
exigent une somme de travail moins grande, au lieu de 6 heures, 5 heures, peut-être,
seront suffisantes et, sur une journée de travail de 10 heures, il en restera 5 pour la
production de la plus-value; celle-ci se trouverait donc augmentée relativement à la
journée de travail.
Pour qu'il y ait baisse de la valeur de la force de travail, il faut que l'accroissement
de la force productive intéresse des branches d'industrie dont les produits déterminent
la valeur de la force de travail et appartiennent, par conséquent, au cercle des moyens
habituels nécessaires à la vie, ou puissent les remplacer. N'entrent pas seulement ici
en ligne de compte les industries qui produisent les moyens de subsistance eux-
mêmes, mais également les industries fournissant aux premières leurs moyens de
production. C'est ainsi que la valeur d'une botte ne résulte pas du seul travail du
cordonnier, mais encore de la valeur du cuir, de la poix, du fil, etc. Dans les branches
d'industrie, par contre, qui ne fournissent ni moyens de subsistance indispensables, ni
moyens nécessaires à leur production, l'accroissement de la force productive n'influe
en rien sur la valeur de la force de travail.
9.
La révolution opérée par le capital
dans le mode de production 1
a) La coopération
Retour à la table des matières
1 T. 1, char. 11.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 55
Même si le mode de travail reste le même, l'emploi simultané d'un grand nombre
d'ouvriers amène une révolution dans les conditions matérielles du procès de travail.
Les bâtiments où beaucoup d'ouvriers sont réunis, les entrepôts pour les matières
premières, etc., les récipients, instruments, appareils, etc., qui servent à plusieurs
simultanément ou alternativement, sont maintenant utilisés en commun dans le procès
de travail. La valeur d'échange des marchandises, et par suite des moyens de produc-
tion, ne subit aucune augmentation du fait d'une exploitation plus intense de leur
valeur d'usage, ils ne coûtent donc pas plus cher. Et cet avantage va croissant avec la
grandeur du capital. Une pièce où 20 tisserands travaillent avec 20 métiers doit être
plus spacieuse que la chambre d'un tisserand indépendant qui n'occupe que 2
compagnons. Mais la construction d'un atelIer pour 20 personnes demande moins de
travail que celle de 10 ateliers dont chacun ne recevrait que 2 ouvriers. La valeur des
moyens de production concentrés en masse et communs ne croît pas proportionnel-
lement à leur étendue et à leur effet utile. Des moyens de production utilisés en
commun cèdent à chaque produit isolé de moindres éléments de valeur. Il y a donc
diminution de valeur de la marchandise. Cette économie réalisée dans l'emploi des
moyens de production provient uniquement de leur consommation en commun dans
le procès de travail, même quand les ouvriers, au lieu de collaborer, travaillent
simplement dans le même atelier.
Sans même tenir compte de la nouvelle puissance de force qui résulte de la fusion
en une force collective de beaucoup de forces isolées, il suffit, dans la plupart des
travaux productifs, du simple contact social pour provoquer une émulation, une
excitation des esprits animaux 1 **, qui accroissent la capacité productive indivi-
duelle, à tel point que 12 personnes, fournissant ensemble et simultanément une
journée de travail de 144 heures, produisent beaucoup plus que 12 ouvriers isolés
travaillant chacun 12 heures, ou qu'un seul ouvrier travaillant 12 jours consécutifs.
Cela vient de ce que l'homme est par nature -- sinon un animal politique, comme le
dit Aristote -- du moins un animal social.
Lorsque le procès de travail est compliqué, la seule masse des collaborateurs per-
met de répartir les différentes opérations entre différentes mains, de les faire par
conséquent en même temps et d'abréger ainsi le temps de travail nécessaire à la
confection du produit total. « Est-il question d'exécuter un travail compliqué, plu-
sieurs choses doivent être faites simultanément. L'un en fait une pendant que l'autre
en fait une autre, et tous contribuent à l'effet qu'un seul homme n'aurait pu produire.
L'un rame pendant que l'autre tient le gouvernail et qu'un troisième jette le filet ou
harponne le poisson, et la pêche a un succès impossible sans ce concours. »
(DESTUTT DE TRACY, De la volonté et de ses effets, Paris, 1826, p. 78.)
1 Nous maintenons cette expression, qui figure dans la traduction revue par MARX même, à qui on
a souvent reproché ce terme, il faut le reconnaître, bien inutilement scolastique. Il traduit gau-
chement le mot « Lebensgeister », que MARX emploie simplement dans le sens de vitalité. (S.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 57
capitaliste et par suite sous les ordres de celui-ci. Mais, avec la coopération de nom-
breux ouvriers salariés, ce commandement du capital devint une nécessité pour
l'exécution même du procès de travail, une véritable condition de la production. Sur le
champ de la production, les ordres du capitaliste sont tout aussi indispensables que
ceux du général sur le champ de bataille.
Exécuté sur une grande échelle, tout travail directement social ou collectif exige
plus ou moins une direction qui harmonise les activités individuelles et exécute les
fonctions générales résultant du mouvement du corps productif total se différenciant
du mouvement de ses organes indépendants. Un seul violoniste se dirige lui-même,
un orchestre a besoin d'un chef. Cette fonction de direction, de surveillance et de
médiation, revient au capital, dès que le travail qui lui est subordonné devient
coopératif. En tant que fonction spécifique du capital, la fonction de direction acquiert
des caractères spéciaux.
capital. La force productive sociale du travail se développe gratuitement, dès que les
ouvriers sont placés en de certaines conditions; or le capital les y place. Comme la
force productive sociale du travail (c'est-à-dire la force productive, qui découle de la
coopération avec d'autres ouvriers) ne coûte rien au capital et n'est, d'autre part,
développée par l'ouvrier que lorsque son travail appartient au capital, elle apparaît
comme force productive naturelle et immanente au capital.
La coopération dans le procès de travail, telle que nous la voyons dominer, dans
les débuts de la civilisation, chez les peuples chasseurs ou encore dans l'agriculture
des communautés indiennes, repose d'une part sur la propriété en commun des
conditions de la production et d'autre part sur ce fait que le simple individu reste aussi
intimement rattaché à sa tribu ou à sa communauté que l'abeille à sa ruche. Par ces
deux caractères elle se distingue de la coopération capitaliste. L'emploi sporadique,
sur une grande échelle, de la coopération dans le monde antique, le moyen âge et les
colonies modernes, repose sur des rapports immédiats de domination et de servitude,
la plupart du temps sur l'esclavage. La forme capitaliste, au contraire, suppose de
prime abord l'existence d'un salarié libre, qui vend sa force de travail au capital. Mais,
historiquement, elle se développe par opposition avec l'agriculture et l'exercice
indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme coopérative. Quand
on établit un rapprochement, la coopération capitaliste n'apparaît pas comme une
forme particulière de la coopération; c'est au contraire la coopération qui se révèle
comme une forme historique, particulière et spécifiquement caractéristique, du mode
de production capitaliste.
La coopération qui est fondée sur la division du travail acquiert sa forme classique
dans la manufacture. Elle prédomine, en tant que forme caractéristique du procès de
production capitaliste, pendant la période manufacturière proprement dite qui va,
grosso modo, du milieu du XVIe siècle jusqu'au dernier tiers du XVIIIe siècle. La
manufacture a une origine double.
Mais la manufacture peut avoir une origine tout opposée. Un grand nombre
d'ouvriers fabriquant les mêmes objets ou des objets similaires, du papier, des carac-
tères d'imprimerie, des aiguilles, sont occupés simultanément par le même capital
dans le même atelier. C'est la coopération dans la forme la plus simple. Chacun de ces
ouvriers, aidé peut-être d'un ou deux compagnons, fait la marchandise entière et
exécute donc successivement les opérations nécessaires à la fabrication. Il continue à
travailler suivant son ancienne manière professionnelle. Mais des circonstances
extérieures amènent bientôt le capitaliste à utiliser différemment la concentration des
ouvriers en un même lieu et la simultanéité de leurs travaux. Il s'agit par exemple, de
livrer en un temps déterminé une quantité assez considérable de marchandises
achevées. On répartit donc le travail. Les différentes opérations ne sont plus effec-
tuées successivement par le même ouvrier, elles sont assignées séparément à tel ou tel
ouvrier et exécutées simultanément. Cette répartition accidentelle se répète, montre
ses avantages particuliers et se cristallise peu à peu sous forme de division systémati-
que du travail. La marchandise n'est plus le produit individuel d'un ouvrier indé-
1 T. l, chap. 12
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 61
pendant qui accomplit des besognes diverses; elle devient le produit socIal d'une
réunion d'ouvriers, dont chacun ne fait continuellement qu'une seule et même
opération partielle.
Entrons maintenant dans le détail. Il est d'abord évident qu'un ouvrier qui, durant
toute sa vie, exécute une seule et même opération simple, transforme son corps tout
entier en l'organe automatique et spécial de cette opération, qu'il accomplit en moins
de temps que l'ouvrier qui fait alternativement toute une série d'opérations. Or,
l'ouvrier collectif, qui forme le mécanisme vivant de la manufacture se compose
uniquement de tels ouvriers parcellaires spécialisés. Comparativement au métier
autonome, il y a donc davantage de production en moins de temps; la force produc-
tive du travail est augmentée. De plus, la méthode du travail divisé se perfectionne,
une fois que celui-ci est devenu fonction exclusive d'une seule personne. La répétition
continuelle de ce même acte limité et la concentration de l'attention sur cet acte limité
apprennent, comme l'on sait, à l'ouvrier à obtenir l'effet utile voulu avec un minimum
d'effort. Et comme toujours des générations différentes d'ouvriers vivent et coopèrent
simultanément dans les mêmes manufactures, les procédés techniques acquis de la
sorte se multiplient et se transmettent. La manufacture produit en effet la virtuosité de
l'ouvrier de détail, en reproduisant à l'atelier et en poussant systématiquement à
l'extrême la division naturelle des métiers qu'elle a trouvée dans la société. « Les
mousselines de Dakka, pour leur finesse, les cotons et autres tissus de Coromandel,
pour leur magnificence et la durée de leurs couleurs, n'ont jamais été surpassés. Et
cependant ils sont produits sans capital, sans machines, sans division de travail, sans
aucun des autres moyens dont la fabrication européenne tire tant d'avantages. Le
tisserand est un individu isolé, qui fabrique son tissu sur la commande d'un client et
travaille sur un métier de la construction la plus rudimentaire et ne se composant
parfois que de perches de bois grossièrement agencées. Il ne possède pas d'appareil
même pour enrouler la chaîne; le métier doit donc être déployé dans toute sa lon-
gueur; il devient informe, énorme; il ne peut trouver place dans la hutte du produc-
teur; celui-ci est donc forcé de travailler au grand air où le moindre changement de
temps vient l'interrompre 1. » L'Indien ressemble à l'araignée sur ce point. Il ne
possède cette virtuosité que parce que, de génération en génération, cette habileté s'est
transmise de père en fils. Cela n'empêche pas ce tisserand indien de faire, en
comparaison avec la plupart des ouvriers de la manufacture, un travail très compliqué.
1 Historical and descriptive Account of Brit. India, etc., by Hugh Murray, James Wilson, etc.,
Edinburgh, 1832, t. Il, p. 449. Le métier à tisser indien est à haute lisse; la chaîne est tendue
verticalement.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 62
détruit la tension et l'élasticité des esprits animaux 1 qui trouvent leur délassement et
leur plaisir dans le changement d'activité.
de finissage (qui place certaines roues et certains pignons), finisseur de barillet (qui
dente les roues, donne aux trous l'ouverture voulue, etc.), faiseur d'échappements, de
cylindres, de roues de rencontre, de balanciers, faiseur de régulateurs, planteur
d'échappement, repasseur de barillet, polisseur d'acier, de roues et de vis, peintre de
chiffres, fondeur d'émail sur cuivre, fabricant de pendants, finisseur de charnière,
faiseur de secret, ciseleur, polisseur de boîte, etc. ; enfin le repasseur qui assemble la
montre entière et la livre toute prête. Quelques parties seulement passent par
différentes mains, et tous ces « membres épars » ne s'assemblent qu'entre les mains de
celui qui en fait finalement un tout mécanique. Ce rapport purement extérieur du
produit achevé avec ses divers éléments rend accidentelle, comme pour tout produit
analogue, la combinaison des ouvriers dans le même atelier. Les travaux partiels
peuvent même être exécutés comme autant de métiers indépendants les uns des
autres, ainsi que cela se pratique dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel. Genève
possède, au contraire, de grandes manufactures horlogères, où la coopération des
ouvriers parcellaires se fait directement sous le commandement d'un seul capital.
Même dans ce dernier cas, le cadran, le ressort et le boîtier se fabriquent rarement à la
manufacture même. L'exploitation manufacturière ne donne ici de bénéfices que dans
des conditions exceptionnelles, parce que les ouvriers en chambre se font une
concurrence terrible, que le morcellement de la production en une masse de procès
hétérogènes ne permet que fort peu l'emploi de moyens de travail communs et que le
capitaliste, à cause même de l'éparpillement de la fabrication, économise les frais
d'atelier à construire 1. Néanmoins la situation de ces ouvriers de détail, qui travaillent
chez eux, mais au compte d'un capitaliste, est totalement différente de celle de
l'ouvrier indépendant, qui travaille pour ses propres clients 2.
Si l'on considère une quantité donnée de matière première, par exemple, des
chiffons dans la manufacture de papier ou du fil de métal dans la manufacture
d'aiguilles, on voit que, pour arriver à sa forme définitive, elle passe successivement
entre les mains des différents ouvriers parcellaires. Si l'on considère, au contraire,
l'atelier comme un mécanisme d'ensemble, la matière première se trouve simultané-
ment dans toutes ses phases de production. Avec une partie de ses nombreuses mains
armées d'outils, l'ouvrier collectif, composé de tous les ouvriers de détail, étire le fil,
tandis qu'avec d'autres mains et d'autres outils, il le coupe, l'appointe, etc. Successives
dans le temps, les diverses opérations deviennent simultanées dans l'espace. Dans le
1 Dans l'année 1854, Genève a produit 80.000 montres, c'est-à-dire moins d'un cinquième de la
production du canton de Neuchâtel. La Chaux-de-Fonds, que l'on peut regarder comme une seule
manufacture horlogère, fournit une production annuelle double de celle de Genève. De 1850 à
1861, Genève a produit 750.000 montres. Par suite de l'indépendance des procès dans la
production d'objets simplement composés de parties fabriquées à part, la transformation de ces
manufactures en grande industrie mécanique se heurte à de sérieuses difficultés. Pour les montres,
il s'y ajoute deux autres obstacles: leurs éléments sont petits et délicats, elles sont des articles de
luxe, donc très variables. Dans les meilleures maisons de Londres, il ne se fabrique pas, dans
l'année, une douzaine de montres absolument semblables. La fabrique de Vacheron & Constantin,
où les machines sont employées avec succès, fournit tout au plus trois ou quatre variétés pour la
grandeur et la forme.
2 Dans la fabrication des montres, cet exemple classique de la manufacture hétérogène, on peut
étudier avec précision la différenciation et la spécialisation qui découlent de la division de
l'activité professionnelle.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 64
Comme le produit partiel de chaque ouvrier parcellaire n'est en même temps qu'un
degré particulier de développement du même objet, il s'ensuit que chaque ouvrier ou
groupe d'ouvriers fournit à l'autre la matière première. Le résultat du travail de l'un
sert de point de départ au travail de l'autre. Un ouvrier occupe donc directement
l'autre. C'est l'expérience qui fixe le temps de travail nécessaire à l'obtention de l'effet
utile envisagé dans chaque procès partiel, et le mécanisme total de la manufacture est
fondé sur la supposition qu'un résultat donné est atteint dans un temps donné. Ce n'est
qu'à cette condition que les divers procès de travail qui se complètent peuvent s'opérer
de façon ininterrompue dans le même temps et le même lieu. De toute évidence, cette
dépendance immédiate des travaux et par suite des ouvriers oblige chacun à ne
consacrer à sa fonction que le temps nécessaire et l'on réalise ainsi une continuité, une
uniformité, une régularité, un ordre et surtout une intensité de travail, supérieurs à ce
qui s'obtient dans des métiers indépendants ou même dans la coopération simple.
Tandis que la division du travail dans l'ensemble d'une société, qu'elle ait ou non
pour intermédiaire l'échange des marchandises, appartient aux formes économiques
les plus diverses de la société, la division manufacturière du travail est une création
foute spécifique du mode de production capitaliste.
*
* *
Une fois que la manufacture a fait son apparition, tout progrès ultérieur dans la
division du travail nécessite l'existence de capitaux considérables, entre les mains de
chaque capitaliste. Comme nous l'avons vu, en effet, le nombre minimum d'ouvriers à
employer par le même capitaliste lui est imposé maintenant par la division existante
du travail. (Qu'on songe à l'exemple fourni par la fonderie de caractères d'imprimerie;
pour un polisseur il faut 2 casseurs et 4 fondeurs; le capitaliste doit donc engager au
moins ces 7 ouvriers s'il veut seulement mettre en marche sa fonderie. Pour l'agrandir,
il lui faut au moins encore une fois 7 ouvriers.) Mais avec la partie variable du capital
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 68
1 Patricien romain. Vers 500 avant notre ère, aurait calmé une révolte des plébéiens en les compa-
rant aux membres d'un corps se révoltant contre l'estomac et se condamnant ainsi à dépérir eux-
mêmes. J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 69
puissance qui les domine. Cette scission commence dans la coopération simple, où le
capitaliste représente, vis-à-vis de chaque ouvrier particulier, l'unité et la volonté du
corps de travail social. Elle se développe dans la manufacture, qui fait de l'ouvrier un
ouvrier estropié parcellaire. Elle s'achève dans la grande industrie, qui fait de la.
science une puissance productive indépendante du travail et l’affecte au service du
capital
« Subdiviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité la peine de mort; c'est l'as-
sassiner, s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat d'un peuple. »
(Dr URQUHARDT, Londres, 1855.).
ouvriers spécialistes. Une expérience de quelques jours permet, dans ces cas, de
trouver le nombre relatif d'ouvriers nécessaires à chaque fonction 1.
John STUART MILL, dans ses Principes d'économie politique, dit: « On peut se
demander si toutes les inventions mécaniques faites jusqu'à ce jour ont allégé le
labeur quotidien d'un être humain quelconque 2 » Mais en employant les machines, le
capital ne poursuit nullement ce but. Comme tout autre développement de la force
productive du travail, l'emploi des machines se propose de diminuer le prix des
marchandises et de raccourcir la partie du jour de travail dont l'ouvrier peut disposer
pour lui-même, afin d'allonger l'autre, qu'il donne gratuitement au capitaliste. C'est un
moyen de produire de la plus-value.
La différence saute immédiatement aux yeux, quand bien même l'homme resterait
le moteur initial. Le nombre des instruments avec lesquels il puisse travailler en
même temps est limité par le nombre de ses instruments naturels de production, ses
propres organes corporels. En Allemagne on essaya d'abord de faire manœuvrer deux
rouets à la fois par un seul fileur travaillant en même temps des deux pieds et des
deux mains. Mais ce travail était trop fatigant. Plus tard on inventa un rouet à pédales
muni de deux fuseaux; mais les virtuoses capables de filer en même temps deux fils
restèrent presque aussi rares que les hommes à deux têtes. La « Jenny », au contraire,
file dès le premier jour avec 12 à 18 fuseaux, et la tricoteuse tricote avec plusieurs
milliers d'aiguilles à la fois. Le nombre des outils avec lesquels cette machine-outil
travaille simultanément est, de prime abord, émancipé de la limite organique qui
restreint l'outil du simple ouvrier.
La machine à vapeur elle-même, telle qu'elle fut inventée à la fin du XVIIe siècle,
pendant la période manufacturière, et subsista jusque dans les dernières années du
XVIIIe siècle, ne révolutionna pas l'industrie. Ce fut bien plutôt, au contraire, la
création de la machine-outil qui rendit nécessaire la machine à vapeur.
motrice, quelle qu'elle soit. (« La réunion de tous ces instruments simples, mis en
mouvement par un moteur unique, constitue une machine. » BABBAGE, Londres,
1832.)
Pour que la machine puisse élargir son champ d'action et augmenter le nombre de
ses outils travaillant à la fois, le mécanisme du mouvement doit être considérablement
accru. Pour venir à bout de sa propre résistance, ce mécanisme réclame une force
motrice supérieure à celle de l'homme, d'autant plus que l'homme se montre bien
imparfait comme instrument de production, quand il s'agit de créer un mouvement
uniforme et continu. Des forces naturelles peuvent alors également le remplacer
comme force motrice et, par là, un seul moteur peut actionner plusieurs machines de
travail.
Il y avait des métiers mécaniques, des machines à vapeur, etc., avant qu'il y eût
des ouvriers uniquement occupés à faire des métiers mécaniques, des machines à
vapeur, etc., de même que les hommes portaient des vêtements avant qu'il y eût des
tailleurs. Mais les inventions du XVIIIe siècle (Vaucanson, Arkwright, Watt, etc.)
n'étaient réalisables que parce que la période manufacturière leur avait préparé toute
une quantité d'ouvriers mécaniciens habiles. Au fur et à mesure que s'accrurent les
inventions et que les machines furent davantage demandées, la fabrication des
machines se divisa de plus en plus en diverses branches spéciales, et, d'autre part, la
division du travail se fit plus grande dans les manufactures s'occupant de la cons-
truction des machines. Nous voyons donc ici dans la manufacture la base technique
immédiate de la grande industrie. La manufacture engendra le mécanisme, lequel,
dans les branches de la production touchées par lui, fit disparaître la manufacture.
L'exploitation mécanique se constitua donc naturellement sur une base matérielle qui
n'était pas faite à sa taille. La grande industrie se trouvait paralysée dans tout son
développement, tant que son moyen caractéristique de production, la machine elle-
même, devait son existence à la force et à l'habileté d'un individu, et dépendait par
conséquent de la force musculaire, du coup d'œil et de la dextérité manuelle que les
ouvriers parcellaires, dans la manufacture, et l'artisan, au dehors, apportaient au
maniement de leur faible outil. Sans même tenir compte du renchérissement des
machines, conséquence naturelle de cette origine, l'extension de l'industrie exploitée
déjà mécaniquement et l'introduction des machines dans d'autres branches de
production étaient uniquement soumises à l'accroissement d'une catégorie d'ouvriers,
laquelle, à cause du caractère semi-artistique de ses occupations, ne pouvait augmen-
ter que lentement et progressivement. Mais à un certain degré de développement, la
grande industrie entra, même au point de vue technique, en conflit avec ce qui faisait
sa base professionnelle et manufacturière. La construction des machines souleva des
problèmes que la manufacture ne pouvait résoudre. Des machines comme, par
exemple, la presse moderne, le métier à vapeur et la cardeuse moderne, ne pouvaient
être fournies par la manufacture.
*
* *
lois pour la télégraphie, etc., exige des installations étendues et coûteuses. S'il appa-
raît donc évident, au premier coup d'œil, que la grande industrie, en incorporant dans
le procès de production d'énormes forces naturelles, accroît de façon extraordinaire la
productivité du travail, il n'est pas aussi évident que cette force productive accrue ne
soit pas achetée par une augmentation de dépense de travail d'autre part. Semblable à
tout autre élément du capital constant, le machinisme ne crée pas de valeur, mais
transmet sa propre valeur au produit qu'il contribue à créer, et il se manifeste que le
machinisme augmente démesurément de valeur, comparativement aux moyens de
travail des métiers et de l'exploitation manufacturière. Au lieu de rendre le produit
meilleur marché, il le renchérit dans la mesure de sa propre valeur.
Mais les machines n'ajoutent jamais au produit particulier plus de valeur qu'elles
n'en perdent en moyenne par l'usure. Il y a donc une grande différence entre la valeur
de la machine et la parcelle de valeur qu'elle transmet à chaque produit. Et cette
parcelle de valeur est d'autant plus petite que la machine dure plus longtemps. Cela
s'applique du reste à tout moyen de travail, à tout instrument de production. Pourtant,
la différence entre l'usage et l'usure est beaucoup plus grande pour la machine que
pour l'outil, car, construite en matière plus résistante, la machine vit plus longtemps;
son emploi d'autre part réglé par des lois rigoureusement scientifiques, permet une
économie plus grande; enfin, son. champ de production est infiniment plus grand que
celui de l'outil. Dans un travail publié en 1858, M. Baynes, de Blackburn, estime que
chaque force-cheval mécanique réelle « actionne 450 broches de la mule-jenny
automatique avec tous les accessoires, ou 200 broches de throstle ou encore 15
métiers pour 40 inch cloth avec tous les accessoires ». Les frais journaliers d'un
cheval-vapeur et l'usure de la machinerie qu'il met en mouvement se répartissent,
dans le premier cas, sur le produit journalier de 450 broches de mule, dans le second
cas sur 200 broches de throstle et dans le troisième sur 15 métiers mécaniques; de
telle sorte qu'il n'est transmis à une once de filés ou à une aune de tissu qu'une
parcelle infime de valeur. De même dans l'exemple du marteau-pilon. Comme son
usure journalière, la consommation de charbon, etc., se répartissent sur d'énormes
masses de fer qu'il martèle chaque jour, un quintal de fer n'absorbe qu'une très faible
parcelle de valeur; cette parcelle serait au contraire très grande, si l'outil cyclopéen
devait enfoncer de petites pointes.
S'il ne s'agissait que d'abaisser le prix des produits, l'emploi de la machine serait
rationnel aussi longtemps que la production des machines coûterait moins de travail
que leur usage n’en remplace. Prenons quelques chIffres à titre d'exemple: dans le cas
cité plus haut, 150 ouvriers touchaient dans l'année un salaire de 75.000 francs-or et
fournissaient en échange, disons pour 150.000 francs-or de travail (la plus-value
comportait donc les 100 % de leur salaire). Tant que la fabrication de la machine
accomplissant le travail de ces 150 ouvriers coûte moins de 150.000 francs, son
emploi par la société sera rationnel, car il signifie une économie de travail. - Mais le
capitaliste ne peut compter ainsi. Pour le travail accompli par les 150 ouvriers, il ne
paye que 75.000 francs; la machine est donc, pour lui, inemployable dès qu'elle coûte
plus de 75.000 francs 1. Seul le salaire effectivement payé entre en ligne de compte,
pour le capitaliste, dans les frais de production. Ce salaire, pour une même quantité de
travail, varie selon les pays; il varie également en ce sens qu'il descend quelquefois
au-dessous de la valeur de la force de travail, et parfois aussi s'élève au-dessus d'elle.
C'est pour cela que des machines inventées en Angleterre ne sont utilisées que dans
l'Amérique du Nord, qu'aux XVIe et XVIIe siècles ce fut la Hollande seule qui
employa des machines inventées en Allemagne, et que plus d'une découverte
française du XVIIIe siècle ne fut exploitée qu'en Angleterre. Dans les pays de
civilisation ancienne, l'emploi des machines dans certaines branches d'industrie
produit dans quelques autres une telle surabondance de travail que le salaire tombe
au-dessous de la valeur de la force de travail, et que l'emploi de la machinerie s'en
trouve empêché et rendu superflu, du moins au point de vue du capitaliste, dont le
bénéfice ne découle pas de. la. diminution du travail employé, mais de la diminution
du travail payé. Pendant ces dernières années, le travail des enfants a été largement
réduit et parfois même supprimé dans certaines branches de la manufacture lainière
anglaise. Pourquoi? Le Factory Act rendait obligatoire une double série d'enfants
travaillant l'une 6 et l'autre 4 heures ou chacune 5 heures. Mais les parents récla-
mèrent le même prix, que le travail fût de temps plein ou de demi-temps. C'est ainsi
1 Dans une société communiste, les machines auraient donc un tout autre champ d'application que
dans la société bourgeoise
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 77
10.
Effets de ces progrès
sur la situation de la classe ouvrière 1
les ouvriers à l'air néfaste des fabriques, présente encore quantité d'autres avantages. Les femmes
des ouvriers trouvent actuellement le temps nécessaire pour donner le sein à leurs enfants, au lieu
de les empoisonner avec de l'opiat. Elles ont également le temps d'apprendre à faire la cuisine.
Malheureusement, cet art culinaire apparut à une période où elles n'avaient rien à manger. De
même, la crise a été utilisée pour apprendre la couture aux filles des ouvriers, dans des écoles
construites à cet effet. Une révolution américaine et une crise mondiale avaient donc été néces-
saires pour que les jeunes ouvrières qui filent pour le monde entier apprennent à coudre ! Tout le
capital s'est approprié le temps nécessaire au travail dans la famille !
1 Pour se documenter sur ces faits, passés sous silence par l'économie politique officielle, on consul-
tera avec fruit les rapports des inspecteurs de fabrique, de la Children's Empl. Commission et
même les Reports on Public Health (en Angleterre).
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 80
districts d'enregistrement, où, sur 100.000 enfants, il n'en meurt en moyenne que
9.000 par an (dans un de ces districts, le nombre des décès n'est que de 7.000).
Mortalité 1
Dans 24 districts …………. 10 000 à 11 000
Dans 39 districts …………. 11 000 à 12 000
Dans 48 districts …………. 12 000 à 13 000
Dans 22 districts …………. 20 000 à 21 000
Dans 25 districts …………. 21 000 à 22 000
Dans 17 districts …………. 22 000 à 23 000
Dans 11 districts …………. 23 000 à 24 000
à Hoo
Wolverhamton
24 000 à 25 000
Ashton-under-Lyne
Preston
à Nottingham
Stockport 25 000 à 26 000
Bradford
à Wisbeach 26 000
à Manchester 26 125
Plus est longue la période pendant laquelle fonctionne la machine et plus grande
la masse de produits sur laquelle se répartit la portion de valeur ajoutée, et moindre
est la parcelle de valeur qu'elle ajoute à chaque unité de marchandise. Raison suffi-
sante, pour le capital, de prolonger autant que possible l'activité quotidienne de la
machine.
En outre, la machine subit en quelque sorte une usure morale. Des machines du
même type peuvent se construire à moins de frais ou d'autres machines perfectionnées
lui faire concurrence. D'une façon comme de l'autre, sa valeur d'échange s'en trouve
diminuée. Dans les deux cas, si jeune et si vigoureuse qu'elle puisse être, sa valeur n'a
plus comme expression le temps de travail effectivement réalisé dans la machine,
mais le temps nécessaire à sa propre reproduction ou à celle d'une machine meilleure.
Elle se trouve donc avoir plus ou moins diminué de valeur. Plus est courte la période
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 83
1 « Depuis quelques années, la fabrication des tulles a subi des améliorations si importantes et si
nombreuses qu'une machine bien conservée, du prix initial de 1.200 livres sterling (environ
150.000 francs), s'est vendue, quelque temps plus tard, 60 livres sterling (environ 7.500 francs)...
Les perfectionnements se succédèrent avec une telle rapidité, que certaines machines inachevées,
restèrent pour compte à leurs constructeurs, parce que, à la suite d'inventions heureuses, elles «
dataient» déjà. » (Babbage, Londres, 1832.) Aussi, pendant cette période fiévreuse, les fabricants
de tulle n'hésitèrent-ils pas à porter la journée de travail de 8 à 24 heures, en employant le double
d'ouvriers
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 84
mais des forces de travail qu'il y occupe. La plus-value ne découle que de la partie
variable du capital, c'est-à-dire du travail vivant; elle doit donc être d'autant plus
grande que le travail vivant employé par le capital est lui même plus grand, tandis que
la diminution de ce dernier doit entraîner la réduction de la plus-value. Mais le but de
la machine est précisément de réduire et de remplacer le travail vivant. L'industrie
mécanique accroît la force productive, abaisse le prix du produit, diminue par là le
coût de la vie et donc la valeur de la force de travail; elle augmente ainsi le surtravail
aux dépens du travail nécessaire; mais toutes ces conséquences, elle ne les entraîne
qu'en réduisant le nombre des ouvriers occupés par un capital donné ou, en d'autres
termes, en transformant une partie du capital, auparavant variable (c'est-à-dire payant
auparavant du travail vivant), en machines, en capital constant ne produisant pas de
plus-value. Imaginons un exemple. Soit un capital de 100 (par exemple 100.000
francs); avant l'introduction des machines, 40 % de ce capital devaient peut-être servir
à l'achat d'outils et de matières premières, tandis que 60 % étaient alloués à des
ouvriers. Or la machine fait son apparition et triple la productivité. Désormais, il n'y a
plus que 20 % du capital qui soient employés à payer les salaires des ouvriers, 2/3 des
ouvriers auparavant occupés sont congédiés, le capital jadis employé à les payer sert
maintenant à l'achat des machines et des matières premières que le travail de la
machine exige en plus grand nombre.
Mais il est impossible d'extorquer à deux ouvriers autant de plus-value qu'à 24. Si
chacun des 24 ouvriers ne fournit pour 12 heures qu'une heure de surtravail, ils
fourniront ensemble 24 heures de surtravail, tandis que le travail total des deux
ouvriers ne sera jamais que 24 heures. L'emploi capitaliste (c'est-à-dire en vue de la
production de la plus-value) de la machinerie comporte donc une contradiction
immanente; des deux facteurs de la plus-value produite par un capital de grandeur
donnée elle n'augmente l'un, le taux de la plus-value, qu'en réduisant l'autre, le
nombre d'ouvriers. Et c'est cette contradiction qui pousse le capital, sans qu'il s'en
rende compte, à la prolongation la plus extrême de la journée de travail, afin de
compenser la diminution du nombre des ouvriers par l'augmentation du surtravail de
chaque ouvrier.
D'autre part, soit en embauchant des couches de la classe ouvrière jadis inac-
cessibles au capital, soit en libérant les ouvriers remplacés par la machine, il produit
un excédent de population ouvrière qui est forcée d'accepter la loi dictée par le
capital. De là, dans l'histoire de l'industrie moderne, ce phénomène curieux: la machi-
ne renverse toutes les barrières morales et naturelles de la journée de travail. De là, ce
paradoxe économique: le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail se
transforme dans le moyen le plus infaillible de rendre disponible pour la mise en
valeur du capital tout le temps de l'ouvrier et de sa famille. « Si chaque outil, ima-
ginait Aristote, le plus grand penseur de l'antiquité, pouvait exécuter de son propre
chef et sur ordre le travail qui lui incombe, comme autrefois les chefs-d'œuvre de
Dédale se mouvaient d'eux-mêmes ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient
spontanément à leur travail sacré, le patron n'aurait plus besoin de compagnons ni le
maître d'esclaves. » Antipatros, poète grec contemporain de Cicéron, saluait dans le
moulin à eau, destiné à la mouture du blé, le libérateur des esclaves et le restaurateur
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 85
La poterie du Staffordshire a fait, dans les 22 dernières années (avant 1860) l'objet
de 3 enquêtes parlementaires. Il nous suffira pour notre démonstration d'emprunter
aux rapports de 1860 et 1863 quelques témoignages apportés par les enfants exploités
eux-mêmes. Des enfants on pourra conclure aux adultes, aux femmes et aux jeunes
filles surtout, dans une branche d'industrie spéciale, à côté de laquelle les filatures de
coton semblent particulièrement agréables et saines.
1 « Reposez vos mains qui faisaient tourner la meule, ô meunières, et, dormez paisiblement. Que le
coq vous annonce en vain le lever du jour 1 Dao a remis aux nymphes le travail des jeunes filles,
et voilà les nymphes qui passent légères et sautillantes sur les roues, et les essieux mis en branle
tournent avec leurs ais et font tourner en cercle la masse de la meule mobile. Vivons de la vie de
nos pères et jouissons, dans l'oisiveté, des dons que la déesse nous accorde. »
2 T. I, ch. 8, no 6
3 T. I, ch. 8, no 3
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 86
Dans les fabriques de papiers peints, les tapisseries les plus grossières sont
imprimées à la machine, les plus fines à la main. La saison bat son plein de fin
octobre à fin avril. Le travail, durant cette période, continue fréquemment et presque
sans interruption de 6 heures du matin à 10 heures du soir et même plus tard.
G. Apsden déclare (1862) : « Le garçon que voilà n'avait que 7 ans, que déjà
j'avais pris l'habitude de le porter sur mon dos à travers la neige à l'aller et au retour...
Il travaillait d'ordinaire 16 heures par jour... Bien des fois je me suis mis à genoux
pour lui donner la becquée tandis qu'il restait debout à côté de sa machine qu'il ne
devait ni quitter ni arrêter. » -- Smith, l'associé-gérant d'une fabrique de Manchester:
« Nous (il veut dire « les bras » qui travaillent pour « nous » les patrons) n'arrêtons
pas le travail pour prendre nos repas, à tel point que le travail journalier de 10 h. 1/2
est terminé à 4 h. 1/2 du soir et que tout le reste est du temps supplémentaire. (Ce M.
Smith resterait-il par hasard 10 h. 1/2 sans prendre de repas ?) Nous (ce même Smith)
arrêtons rarement avant 6 heures du soir (de consommer « nos »machines humaines),
si bien que toute l'année nous travaillons (nouveau saint Crépin) 1 avec un excédent
de temps... Les enfants et les adultes (152 enfants et jeunes filles de moins de 18 ans
et 140 adultes) ont indistinctement, pendant les 18 mois qui viennent de s'écouler,
fourni un travail moyen d'au moins 78 h. 1/2 par semaine. Pour les 6 semaines qui se
sont terminées le 2 mai de cette année (1863), la moyenne a été plus élevée: 84 heures
par semaine ! » -- Cependant le même M. Smith ajoute en souriant: « Le travail à la
machine est facile. » Et ceux qui emploient la presse à main disent de leur côté: « Le
travail à la main est plus sain que le travail à la machine. » -- En somme, les
fabricants protestent avec indignation contre la proposition « d'arrêter les machines au
moins pendant les repas ».
1 Saint Crépin et saint Crépinien auraient, selon la légende, volé du cuir pour fournir les pauvres de
chaussures gratuites. Un saint Crépin, c'est donc quelqu'un dont la bienfaisance s'exerce aux
dépens d'autrui. J. B
2 Composé de 24 jurés et devant décider si un accusé doit ou non comparaître devant le tribunal. JB
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 88
cyclopes, mais de simples mortels et que leur force de travail a des limites, qu'à un
moment donné la torpeur les envahit, que leur cerveau cesse de penser et leur œil de
voir. Le très respectable Jury rendit un verdict les renvoyant devant les prochaines
assises pour homicide involontaire. Dans un appendice bienveillant, il exprima
toutefois le pieux désir de voir les capitalistes, gros actionnaires des chemins de fer,
se montrer désormais plus larges dans l'acquisition des forces de travail nécessaires,
et plus économes, moins exigeants dans l'exploitation de la force de travail payée 1.
Dans la foule bigarrée des ouvriers de toutes professions, de tout âge et de tout
sexe, nous ne choisissons que deux figures dont le contraste frappant nous montrera
que devant le capital tous les hommes sont égaux -- une modiste et un forgeron.
Dans les dernières semaines de juin 1863 tous les journaux publièrent un entrefilet
avec la manchette sensationnelle: Morte par simple excès de travail. Il s'agissait de la
mort d'une modiste, Mary Anne Walkley, âgée de 20 ans, employée dans un très
respectable atelier, fournisseur de la cour, et exploité par une dame répondant au nom
inoffensif d'Elisa. La vieille histoire tant de fois racontée 2 fut découverte à nouveau:
ces jeunes filles travaillent en moyenne 16 h. 1/2 par jour, parfois 30 heures
consécutives pendant la saison, leurs forces défaillantes étant tenues en haleine par du
sherry, du porto, du café. Or, on était en pleine saison. II fallait faire en un
tournemain les toilettes de gala que de nobles ladies devaient porter au bal donné en
l'honneur de la nouvelle princesse de Galles. M. A. Walkley avait travaillé pendant 26
h. 1/2, sans la moindre interruption, avec 60 autres jeunes filles réparties dans deux
pièces où il y avait à peine le tiers du cubage d'air nécessaire; la nuit. elles couchaient
à deux dans le même lit dans un de ces taudis infects, où de simples cloisons en
planches séparent des chambres à coucher. Et c'était là un des meilleurs ateliers de
mode qu'il y eût à Londres. M. A. Walkley tomba malade le vendredi et succomba le
dimanche, sans avoir, à la surprise de Mme Elisa, pris le soin d'achever son ouvrage.
Le Dr Keys, appelé trop tard au chevet de la malade, déclara très sèchement devant le
Jury: « M. A. Walkley est morte pour avoir fourni un travail trop prolongé dans un
atelier trop plein d'ouvrières et pour avoir couché dans une chambre trop étroite
insuffisamment aérée. »
Pour donner au médecin une leçon de savoir-vivre, le Jury déclara de son côté:
« La défunte est morte d'apoplexie; mais il y a lieu de craindre que sa mort ait été
hâtée par le surmenage dans un atelier trop plein. »
1 Reynolds Paper, du 20 janvier 1866. Sous des titres sensationnels: Affreux et funestes accidents 1
horribles tragédies! le même journal publie, semaine par semaine, toute une liste de catastrophes
de chemins de fer. Un ouvrier de la ligne de North Stafford écrit à ce sujet: « Tout le monde sait ce
qu'il arrive, si l'attention des mécaniciens et des chauffeurs de locomotives se ralentit un instant.
Mais comment pourrait-il en être autrement, quand le travail se prolonge outre mesure, par le
temps le plus rude, sans cesse ni trêve. '
Voici un cas qui se produit chaque jour. Lundi dernier un chauffeur prit son travail de très bon
matin. Il le quitta au bout de 14 heures 50 minutes. Il n'avait même pas eu le temps de prendre son
thé qu'on lui fit reprendre son travail; ce qui lui fit, d'une seule traite, 29 heures 15 minutes. Il
fournit, le mercredi 15 heures, le jeudi 15 heures 35 minutes, le vendredi 14 heures 1/2, le samedi
14 heures 10 minutes, soit pour la semaine 88 heures 40 minutes. Et jugez de son étonnement,
quand on ne lui paya que 6 jours de travail. Il était nouveau à la Compagnie et demanda ce que
l'on entendait par journée de travail. On lui répondit: 13 heures, soit 78 heures par semaine de 6
jours. Mais qu'allait-il toucher pour les 10 heures 40 minutes supplémentaires ? Après de longues
discussions on lui remit une gratification de 10 d. (1 franc-or).
2 Cf. Fr. ENGELS, La Situation des classes laborieuses en Angleterre, p. 253, 254
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 89
c) Intensification du travail
vigilance et d'attention » et que, toutes les autres conditions, comme par exemple la
marche des machines, restant les mêmes, « ce serait folie, dans les fabriques bien
tenues, d'attendre un résultat sérieux de l'attention accrue des ouvriers ». (Rapports
des insp. de fabriques anglais pour 1844 et le trimestre finissant le 30 avril 1845, pp.
20, 21.) Cette affirmation fut contredite par l'expérience.
M. R. Gardner fit travailler 11 heures par jour au lieu de 12 dans ses 2 grandes
usines de Preston, à partir du 20 avril 1844. Au bout d'un an environ l'on constata que
« la même quantité de produit avait été obtenue aux mêmes frais et que tous les
ouvriers gagnaient autant en Il heures qu'auparavant en 12 ». (Le salaire par pièce
restant le même, le montant du salaire hebdomadaire dépendait du nombre de pièces.)
Dans l'atelier de tissage, où l'on fabriquait en outre des espèces très diverses d'articles
de fantaisie légers et à ramages, il n'y eut absolument aucune modification dans les
conditions objectives de la .production. Le résultat fut celui-ci: « Du 6 janvier au 20
avrIl 1844, chaque ouvrier, travaillant 12 heures par jour, reçut un salaire hebdo-
madaire moyen de 10 sh. 1 d. 1/2, et du 20 avril au 29 juin 1844, travaillant Il heures
par jour, un salaire hebdomadaire moyen de 10 sh. 3 d. 1/2. En 11 heures il fut donc
produit plus qu'auparavant en 12, et cela uniquement grâce à l'activité plus grande,
plus régulière et plus soutenue des ouvriers et à l'économie de temps. Tandis que les
ouvriers touchaient le même salaire et gagnaient une heure de liberté, le patron
obtenait la même masse de produits et dépensait, par heure, moins de charbon, de gaz,
etc. MM. Horrocks et Jacson firent, avec le même résultat, des expériences analogues
dans leurs fabriques. » (Loc. cil., p. 21.) L'élément moral jouait un grand rôle dans ces
expériences: « Nous travaillons avec plus d'ardeur, déclarèrent les ouvriers à l'inspec-
teur; nous avons la perspective de partir plus tôt, et un esprit actif et joyeux anime
toute la fabrique, du plus jeune au plus vieux, et nous pouvons nous entraider
beaucoup. »
« Le travail des ouvriers occupés dans les fabriques est actuellement le triple de ce
qu'il était au moment de l'introduction du mode de travail nouveau. La machinerie a,
sans aucun doute, accompli une besogne qui remplace les nerfs et les muscles de
millions d'hommes, mais elle a, en outre, prodigieusement accru le travail des hom-
mes qu'elle domine par son terrible mouvement. La tâche de suivre pendant 12 heures
une couple de mule-jennys pour produire des filés no 40 nécessitait en 1825 un
parcours de 8 milles. En 1832, cette distance était montée à 20 milles ou même
davantage. En 1825 un fileur avait à faire, en 12 heures, 820 « stretches » (trajets) par
mule, donc au total 1.640. En 1832, le nombre de stretches était de 4.400, en 1844 de
4.800, parfois même plus grand encore. J'ai sous la main un autre document de 1842
où il est prouvé que le travail s'accroît progressivement, non seulement parce qu'il
faut parcourir une distance plus grande, mais parce que la quantité des marchandises
produites augmente, alors que le nombre des bras diminue proportionnellement, et
encore parce que le coton filé est de qualité inférieure et demande donc plus de
travail. Dans l'atelier de cardage, le travail a de même considérablement augmenté.
Une personne fait actuellement le travail que deux faisaient autrefois. Dans le tissage,
qui occupe beaucoup de personnes, surtout des ouvrières, le travail a augmenté dans
ces dernières années d'au moins 10 %, à cause de l'accélération des machines. En
1838, le nombre d'écheveaux filés chaque semaine était de 18.000, en 1843, de
21.000. En 1819, le nombre de picks du métier à tisser mécanique était de 60 par
minute, en 1842, de 140, ce qui indique un grand surcroît de travail. »
En présence de cette remarquable intensité que le travail avait atteint déjà en 1844
sous le régime de la loi des 12 heures, les fabricants anglais semblaient autorisés à
déclarer que tout progrès dans cet ordre d'idées était impossible et que toute réduction
du temps de travail impliquait une diminution de la production. Arrivons maintenant
à la période postérieure à 1847, c'est-à-dire à celle qui suivit l'introduction de la loi
des 10 heures dans les fabriques anglaises de coton, de laine, de soie et de lin.
« Dans les métiers continus, la vitesse des broches est montée de 500, dans les
mules simples de 1.000 tours à la minute: 5.000 et 6.000 tours à la minute aujourd'hui
(1862) contre 4.500 et 5.000 autrefois (1839). Dans le premier cas, il y a augmen-
tation de 1/9 et dans le second de 1/5. » (Rapports des Insp. de fabriques anglais pour
le 31 oct. 1862, p. 62.) Dans une lettre adressée à Leonard Horner, Jas Nasmyth, le
fameux ingénieur civil de Patricott près Manchester, expose en 1852 les perfec-
tionnements apportés de 1848 à 1852 à la machine à vapeur. Il fait d'abord remarquer
que la force dite cheval-vapeur, que la statistique officielle des fabriques continue à
évaluer d'après son effet de 1828, n'est plus que nominale et ne peut plus servir que
d'indice de la force réelle; puis il ajoute: « Il est hors de doute que des machines à
vapeur de même poids, et souvent même des machines identiques munies des
perfectionnements modernes, font en moyenne 50 % plus de travail qu'autrefois, et
que, dans beaucoup de cas, les mêmes machines à vapeur qui, lorsque leur vitesse
n'était que de 220 pieds à la minute, fournissaient 50 CV, en fournissent aujourd'hui
100, avec une moindre consommation de charbon... La moderne machine à vapeur de
même force nominale est actionnée avec une puissance bien supérieure, parce que sa
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 93
construction s'est perfectionnée, que son volume a diminué, que sa chaudière est
mieux comprise, etc. Bien que le nombre d'ouvriers reste le même par rapport à la
force nominale, il diminue par rapport à la machine-outil. » (Rapports du 31 octobre
1856, p. 11.) « Le dernier rapport, 1856, établit les faits suivants: Le système de
fabrique s'étend avec une rapidité foudroyante, le nombre des ouvriers a diminué par
rapport à la machinerie, la machine à vapeur, en économisant de la force et en
employant d'autres méthodes, actionne un poids mécanique supérieur, et la produc-
tion est augmentée, grâce aux perfectionnements des machines-outils, à la modifica-
tion des méthodes de fabrication, à l'augmentation de la vitesse de machinerie et à
beaucoup d'autres causes. » (Rapports, 31 oct. 1856, pp. 14, 15.) « Les grands
perfectionnements apportés aux machines de toutes sortes en ont augmenté la force
productive. Il est évident que ces perfectionnements ont leur origine première dans la
réduction de la journée de travail. Unis aux efforts plus intensifs de l'ouvrier, ils ont
permis de produire, dans une journée de travail réduite (la réduction comportant 2
heures, soit 1/6) autant de travail qu'autrefois en une journée plus longue. »
(Rapports, etc., du 31 oct. 1858, pp. 9, 10.)
C’est à dire :
Bien que les inspecteurs de fabriques ne se lassent pas de vanter à juste titre les
résultats heureux des lois de 1844 et 1850, ils avouent cependant que le raccourcis-
sement de la journée de travail a déjà provoqué une intensification du travail
préjudiciable à la santé des ouvriers et par suite à la force de travail. « Dans la plupart
des fabriques de coton, de laine filée et de soie on a l'impression que l'état déprimant
de surexcitation exigée par le travail aux machines, dont les dernières années ont
tellement accéléré le mouvement, est une des causes de la recrudescence de la
mortalité par suite d'affections pulmonaires, que le Dr Greenhow a fait ressortir dans
son dernier et admirable rapport. » (Rapports, etc., du 31 oct. 1861, pp. 25, 26.) Un
fait est certain. Dès que la loi lui interdit toute prolongation de la journée de travail, le
capital essaie de se rattraper en accroissant systématiquement le degré d'intensité du
travail, et transforme tout perfectionnement de la machinerie en un moyen d'ex-
ploitation plus rigoureuse de la force de travail; il se trouve de la sorte amené à un
point critique, où une nouvelle diminution des heures de travail devient inévitable.
1 T. I, chap. 13, 4.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 95
Mais bien qu'au point de vue technique la machinerie ait bouleversé de fond en
comble l'ancien système de la division du travail, celui-ci continue d'abord, appuyé
sur l'habitude, à se maintenir péniblement comme tradition de la manufacture; puis le
capital le reproduit et le consolide, sous la forme la plus répugnante, comme moyen
d'exploitation de la force de travail. Au lieu d'être spécialisé, pour toute sa vie, dans le
maniement d'un outil parcellaire, l'ouvrier le sera dans la conduite d'une machine
parcellaire. On abuse de la machinerie pour faire de l'ouvrier, dès l'âge le plus tendre,
un élément d'une machine parcellaire. Ainsi se trouvent diminués, dans une large
mesure, les frais nécessaires à la reproduction de l'ouvrier; celui-ci en outre est rendu
complètement dépendant de l'ensemble de la fabrique, c'est-à-dire du capitaliste. Ici
comme partout, une distinction s'impose entre le surcroît de productivité dû au
développement du procès social de production et le surcroît ' provenant de l'exploi-
tation capitaliste.
Les lois relatives à la protection contre des machines dangereuses ont eu des
résultats bienfaisants. « Mais, -- peut-on lire dans le rapport des inspecteurs anglais,
en date du 31 oct. 1866 -- il existe actuellement de nouvelles sources d'accidents,
inconnues il y a 20 ans, surtout la vitesse plus grande des machines. Roues, cylindres,
broches et métiers sont actionnés par une force accrue et toujours croissante; il faut
que les doigts mettent plus de rapidité et de sûreté à rattraper le fil cassé; la moindre
hésitation, la moindre imprudence leur est dangereuse. Un grand nombre d'accidents
est causé par le zèle que mettent les ouvriers à faire rapidement leur besogne. Il faut
nous rappeler que les patrons ont tout intérêt à faire marcher leurs machines sans
interruption, c'est-à-dire à produire des filés et des tissus. Tout arrêt d'une minute est
une perte de force et de production. C'est pourquoi des surveillants, intéressés à la
quantité produite, ont mission de pousser les ouvriers à toujours faire marcher les
machines. Et ceci est tout aussi important pour les ouvriers qui travaillent au poids ou
aux pièces. Bien que, dans la plupart des fabriques, il soit interdit de nettoyer les
machines pendant qu'elles sont en mouvement, on le fait généralement. Cette seule
cause a produit dans les 6 derniers mois 906 accidents... Bien que le nettoyage se
fasse chaque jour, c'est d'ordinaire l'après-midi du samedi qui est consacrée à un
nettoyage à fond des machines, que la plupart du temps on n'arrête pas pour cela... Ce
travail n'est pas payé; aussi les ouvriers cherchent-ils à s'en débarrasser au plus vite.
C'est pourquoi le nombre des accidents est bien plus grand le vendredi et le samedi
que les autres jours de la semaine. Le vendredi l'excédent est d'environ 12 %' le
samedi 25 %. Mais si l'on considère que le samedi la journée de travail ne compte que
7 h. 1/2 au lieu de 10 h. 1/2, l'excédent monte à plus de 65 % ! »
Pourtant, il faut mentionner que dans les fabriques soumises depuis le plus
longtemps à la loi sur les fabriques et à sa limitation obligatoire du temps de travail,
ainsi qu'à ses autres prescriptions, bien des abus ont disparu. Arrivé à un certain point,
le perfectionnement de la machinerie exige lui-même une meilleure construction des
bâtiments de fabrique, laquelle profite aux ouvriers.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 98
1 T. I, chap. 13, 5
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 99
cotonnière anglaise se répercuta d'une façon aiguë dans les Indes Orientales, dont le
gouverneur général constata en 1834-1835 : « L'histoire du commerce ne rapporte pas
de misère comparable. Les os de ces tisserands blanchissent les plaines de l'Inde »
L'ensemble des résultats produits dans l'industrie cotonnière anglaise par la guerre
de sécession se trouve indiqué dans le tableau ci-dessous;
premier ordre des tissages allemands, un tisserand exercé peut arriver à assurer le service de 12 à
16 métiers. L'emploi du métier entièrement automatique –lequel convient seulement, d'ailleurs,
pour certains tissus lisses et relativement simples - ayant mis presque vingt années à s'établir, le
renvoi des ouvriers qualifiés ne s'est pas ici manifesté de façon aussi brutale que dans l'industrie de
la soie artificielle.
«L'application pratique de certaines méthodes d'exploitation économisant le travail a de même
réalisé un progrès en ce qui concerne l'emploi des ouvriers qualifiés dans l'industrie textile. C'est
ainsi que, dans cette industrie, de nombreux ouvriers qualifiés ont été complètement libérés de
travaux non-productifs accessoires, comme, par exemple le transport des matériaux. De plus, des
dispositions rationnelles et détaillées, dans les tissages en général, les rubanneries, les bonneteries,
les teintureries, etc., de même que la transmission perfectionnée et sans obstacles du produit, de
section en section, et la réduction du transport intérieur de par une disposition plus rationnelle des
diverses sections de fabrication, ont amené une réduction sensible du procès de travail. Les temps
d'attente pour l'arrivée des matières (chaînes, bobines, etc.), jadis souvent fort longs, ont été
supprimés et, en outre, les temps d'arrêts inévitables raccourcis. Mais d'autre part, l'introduction du
travail à la chaîne et du système Taylor dans l'industrie allemande a été de beaucoup surestimée.
Dans les filatures de coton et de laine, le travail à la chaîne, si l'on veut l'appeler par ce nom,
existait déjà avant la guerre. Une taylorisation à la suite d'études consacrées au temps et au
mouvement s'est introduite dans les tissages sur métiers larges, la bonneterie et, partiellement,
dans l'industrie de la soie artificielle. L'estimation du résultat de ces mesures dans l'industrie
textile allemande est d'ailleurs également difficile à établir, car les particularités de chaque
branche prise à part jouent un rôle essentiel dans un jugement d'ensemble. L'institut pour
l'organisation des entreprises dans l'industrie du velours et de la soie, à Crefeld, a trouvé, d'après
des mesures de temps réalisées à cet effet, une augmentation du rendement de 20 à 30 %, en ce qui
concerne le travail à la machine, tandis que, dans les travaux surtout manuels, l'accroissement de
la production a pu atteindre 100 %.
« L'accélération des travaux n'est pas seulement, d'ailleurs, la conséquence de l'emploi de
machines économisant le travail et de l'organisation rationnelle des entreprises; elle s'explique
souvent, dans l'industrie textile allemande, par des changements et des améliorations, en ce qui
concerne les matières premières. C'est ainsi que les procédés modernes de préparation de la soie
artificielle ont permis un degré supérieur d'élaboration dans les tissages sur métiers larges, la
bonneterie, les tressages et la fabrication des dentelles. L'industrie de la soie artificielle a pu
réaliser, au cours des dernières années, une composition nouvelle et plus efficace des liquides
fournissant le fil; on a pu réduire ainsi le temps de macération de la viscose, qui était auparavant
de huit à quinze jours, à deux ou trois jours seulement, et même on est arrivé à filer de la viscose
fraîche.
« Le personnel technique et commercial de l'industrie textile a été, en un certain sens, favorisé
par la rationalisation, le chômage s'expliquant aussi en partie, dans cette catégorie, par des mesures
de ce genre. On mentionne souvent les changements survenus dans les fonctions de maître-
ouvrier. Le maître-tisserand a cessé depuis longtemps d'être la « bonne à tout faire» bien connue,
sauf quelques entreprises très petites où toutes les opérations sont encore exécutées par un maître-
ouvrier. Le maître-ouvrier moderne évolue de plus en plus vers le type de l'ouvrier d'une seule
fonction, idéal du système Taylor. A côté des attributions de pure surveillance et de direction,
l'activité d'un maître-tisserand est de plus en plus réduite à un domaine spécial déterminé. En
raison des conditions particulières à l'industrie allemande, la spécialisation à outrance réalisée par
l'Amérique dans les fonctions du maître-ouvrier, en ce qui concerne l'industrie textile, n'a pu,
d'ailleurs, être introduite jusqu'à la dernière limite. Mais nous considérons cette évolution comme
inévitable, bien que quantité d'excellents ouvriers aient perdu leur gagne-pain, du fait de la
rationalisation.
« De même, la spécialisation des employés techniques, dans l'industrie textile, s'était réalisée
depuis des années. Les noms de chef d'exploitation, chef de fabrication, chef de section, chef des
pesages, chef d'atelier, gérant, manutentionnaire, dessinateur, metteur en carte, technicien du fila-
ge, technicien du tissage, coloriste, technicien de la teinturerie, etc., caractérisent assez exactement
les fonctions exercées par ces employés. Une rationalisation des diverses tranches d'activité n'avait
donc pas, ici, à apporter de grands changements; par contre la mécanisation du travail de bureau
n'a pas été sans contre coups sur les employés techniques de l'industrie textile allemande.
« Mais avant tout, le chômage, en ce qui concerne, d'autre part, le personnel commercial de
l'industrie textile, a été fortement accru par l'organisation moderne et rationnelle des bureaux, par
la suppression de la marche à vide dans les diverses sections commerciales et l'introduction de
machines nouvelles pour ce genre de travail. Encore que beaucoup d'entreprises textiles alleman-
des présentent un danger de super organisation, par suite d'un système trop compliqué de contrôle,
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 102
circonstance qui amène même un résultat final douteux, le travail des employés de commerce n'a
cessé de se spécialiser. L'estimation en chiffres de cet ordre de faits est également fort difficile à
établir et à calculer, vu le morcellement bien connu des branches dans l'industrie textile.
« Une autre conséquence de la rationalisation de l'industrie textile est le remplacement
d'ouvriers qualifiés par des ouvriers non-qualifiés, l'emploi, dans bien des travaux, des femmes,
ouvrières ou employées, à la place des hommes, le remplacement, également, des anciens ouvriers
et employés spécialisés dans la branche et doués d'une riche expérience, par un personnel plus
jeune, moins expérimenté, mais, pour cette raison, travaillant à meilleur marché. »
A la même époque, la Fédération allemande des ouvriers du textile a publié les résultats d'une
enquête à laquelle elle avait procédé parmi ses 300.000 membres, - représentant, en chiffres ronds,
le tiers des personnes travaillant dans l'industrie textile en Allemagne. J'en citerai les passages
suivants:
« En réalité, il s'est produit une baisse des salaires réels, vraiment payés, baisse qui a lait
descendre le niveau d'existence des ouvriers bien au-dessous de la limite du possible. Dans le
cadre d'une rationalisation dénuée de toute portée sociale ou technique, mais dont le but est
uniquement d'augmenter à l'extrême l'intensité du travail humain, ouvriers et ouvrières se sont vu
imposer un surcroît de travail jusque-là sans exemple. La rationalisation, qui augmente le
rendement par tête dans une proportion fantastique et fait tomber la valeur du travail ouvrier dans
une mesure jusqu'alors inconnue dans l'histoire de l'économie, se présente - nous nous contentons
de quelques exemples - sous l'aspect suivant:
« Une filature de Westphalie a rationalisé au point que chaque fileur, au lieu de trois étaleurs,
n'en a plus eu que deux. Auparavant, le fileur touchait une augmentation de 6 % si l'un des étaleurs
venait à manquer. Cette augmentation a disparu.
« Dans une filature de Rhénanie, deux machines au lieu d'une doivent être desservies. En
outre, pendant 43 heures de travail, le salaire est inférieur de 2 M. 50 à 3 Marks à celui qu'exigeait
jadis le service d'une seule machine.
« Une grande filature du Wurtemberg a réduit le nombre des aides en supprimant un
rattacheur par fileur au renvideur.
« Une filature badoise fait desservir par une seule fileuse 450 broches, au lieu de 300
auparavant. Dans une autre filature, il y a un an, 10 ouvrières desservaient 1.000 broches à anneau;
aujourd'hui, il n'yen a plus que 8. Une autre filature du pays de Bade a réduit le nombre des
ouvriers auxiliaires de 33 à 28. En même temps est apparue une baisse des salaires de 33 à 35%.
« Une filature de Silésie, en faisant desservir les machines sur 3 faces au lieu de 2, a supprimé
30 ouvriers sur un personnel de 200 têtes.
« Dans une filature saxonne de coton, un fileur, jusqu'à la fin de 1928, desservait un fileur au
renvideur, avec le concours de deux aides. Du début de mai 1929 jusqu'à la moitié de la même
année, un seul ouvrier assurait le service de deux métiers, avec le concours d'un aide-fileur et de
trois bobineurs; depuis le début de juillet, on a partout fait disparaître l'aide-fileur, de sorte que
deux métiers ne sont plus actuellement desservis que par un fileur et deux bobineurs. Il en va de
même pour les banc-brocheuses. Jusqu'à la fin de l'an passé, une banc-brocheuse desservait un
seul banc et il fallait une aide banc-brocheuse par quatre bancs; aujourd'hui, une banc-brocheuse
doit desservir deux bancs; la proportion des aides banc-brocheuses n'a pas changé. Dans l'un et
l'autre cas, il n'y a pas eu augmentation des salaires.
« Au sujet d'une autre filature saxonne, il est dit qu'un certain nombre de vieux fileurs au
renvideur ont été modifiés, ce qui a porté le nombre des broches de 500 ou 600 à 1.000. Le
nombre des ouvriers est resté le même. L'accroissement du travail fourni par les ouvriers ne leur a
point fait gagner davantage. Au contraire, le travail aux pièces des ouvriers fileurs aurait baissé en
moyenne de 4 à 5 Marks.
« Dans une troisième filature de coton de la Saxe, deux banc-brocheuses desservent trois
bancs, et une aide banc-brocheuse a été supprimée. Chez les fileurs, le nombre des aides a été
partout diminué, deux bobineurs devant maintenant desservir deux fileurs au renvideur, alors
qu'auparavant chaque fileur au renvideur exigeait deux bobineurs. Quant aux métiers à retordre,
chaque retordeur a dû en desservir trois moitiés.
« Également en Saxe, une autre filature a supprimé un aide par fileur au renvideur, sans que
les ouvriers restants aient été indemnisés pour leur surcroît de travail.
« Dans une grande filature de coton, toujours en Saxe comme les précédentes, l'intensification
du travail réside dans le fait que le service des métiers continus à anneau se fait maintenant par
trois faces, au lieu de deux. Depuis environ dix semaines, les aides assignés à chaque machine ont
été diminués d'un rattacheur. Il n'y a pas eu d'augmentation de salaire pour le surcroît de travail en
résultant. Tout au contraire, la suppression d'un aide fait qu'il n'est plus possible de gagner autant.
»
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 103
Toute une série d'économistes bourgeois prétendent 1 que toute machine qui prend
la place d'ouvriers libère en même temps et nécessairement le capital nécessaire à
l'occupation de ces mêmes ouvriers.
Supposons qu'un capitaliste occupe 100 ouvriers dans une fabrique de tapis, au
salaire annuel de 3.000 francs par homme. Le capital variable (employé en salaires)
annuel se monte donc à 300.000 francs. Il congédie 50 ouvriers et occupe les autres,
en même temps qu'une machine qui lui coûte 150.000 francs. Pour plus de simplicité
nous ne tiendrons pas compte des bâtiments, du charbon, etc. Supposons encore que
la matière première revienne, après comme avant, à 300.000 francs par an 2. Cette
métamorphose a-t-elle libéré un capital quelconque? Dans l'ancien système, la somme
avancée se composait, pour moitié, de capital constant, 300.000 francs, et de capital
variable, 300.000 fr.
Mais si la machine introduite coûtait moins que la force de travail et les outils
qu'elle remplace, qu'arriverait-il? Supposons qu'elle coûte, au lieu de 150.000 francs
seulement 100.000 francs. Des 300.000 francs payés à l'origine en salaires, 150.000
francs conservent le même emploi, 100.000 francs servent à l'achat de la machine - et
50.000 sont « libérés ». Le même salaire annuel étant supposé (3.000 francs), ce
dernier capital permettrait d'occuper environ 16 ouvriers pour les 50 congédiés; mais,
en réalité, il en occupera moins, parce que les 50.000 francs, afin de devenir capital,
doivent être, du moins en partie, transformés en capital constant, et ne peuvent donc
se changer que partiellement en force de travail.
Ces faits montrent que les lois du développement économique telles que Marx les a formulées
il y a bientôt trois générations, continuent à exercer au même degré leur action. (J.B.)
1 T. I, chap. 13, 6. - Cf. plus loin, chap. 13, p. 179
2 Je donne cet exemple tout à fait à la façon des écrivains ci-dessus mentionnés
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 104
Il n'y a plus qu'une partie des 150.000 francs qui soit employée en salaire. En
outre, la machine, une fois terminée, ne sera plus renouvelée avant sa mort. Pour
assurer une occupation constante au nombre supplémentaire de mécaniciens, il faut
qu'à tour de rôle les fabricants de tapis remplacent des ouvriers par des machines.
Aussi n'est-ce pas de ce capital que parlent nos apologistes. Ils n'ont en vue que
les moyens de subsistance des ouvriers congédiés. De toute évidence, la machine,
dans le cas qui nous occupe, fait mieux que « libérer » et rendre « disponibles » , 50
ouvriers; elle détruit le rapport qui les rattache à leurs moyens de subsistance d'une
valeur de 150.000 francs et rend donc ces moyens « disponibles ». Le fait simple et
nullement nouveau, que la machinerie enlève à l'ouvrier ses moyens de subsistance,
signifie donc, « scientifiquement », que la machinerie libère des moyens de subsis-
tance pour l'ouvrier, ou les transforme en capital, pour que l'ouvrier puisse ainsi être
employé ailleurs. Le tout est de s'entendre.
D'après cette théorie, les moyens de subsistance d'une valeur de 150.000 francs
étaient un capital mis en valeur par le travail des 50 tapissiers congédiés. Ce capital
perd donc son emploi, dès que les 50 ouvriers chôment, et il n'a ni cesse ni trêve tant
qu'il n'a pas trouvé un nouveau « placement », où les 50 puissent à nouveau être
employés. Tôt ou tard, capital et ouvriers se retrouveront, et voilà la compensation
réalisée. Les souffrances des ouvriers chassés par la machinerie sont donc aussi
passagères que les biens de ce monde.
Jamais les moyens de subsistance d'une valeur de 150.000 fr. n'avaient pris vis-à-
vis de l'ouvrier figure de capital. Ce qui avait cette figure, c'étaient les 150.000 francs
actuellement transformés en machines. A y regarder de plus près, ces 150.000 fr. ne
représentent qu'une partie des tapis produits chaque année par les 50 ouvriers
congédiés, c'est-à-dire leur salaire payé en argent. Avec ces 150.000 francs, équi-
valent des tapis, les ouvriers achetaient leurs moyens de subsistance. A leur point de
vue, les tapis n'étaient pas du capital, mais de simples marchandises par rapport
auxquelles ils étaient eux-mêmes des acheteurs et non pas des salariés. En les libérant
de leurs moyens d'achat, la machine les transforme d'acheteurs en non-acheteurs. La
demande de marchandises devient donc moindre. Voilà tout. Si cette diminution de la
demande n'est pas compensée par une augmentation d'autre part, le prix marchand des
marchandises subit une baisse. Si la situation se prolonge et s'étend, il s'opère un
déplacement des ouvriers occupés à la production de ces marchandises. Une partie du
capital, qui produisait autrefois des moyens de subsistance nécessaires, est reproduite
sous une autre forme. Durant la baisse des prix et le déplacement du capital, les
ouvriers occupés à la production des moyens de subsistance nécessaires sont « libé-
rés » d'une partie de leur salaire. Donc: au lieu de prouver que la machine, en libérant
les ouvriers de leurs moyens de subsistance, transforme en même temps ces derniers
en capital devant servir à employer de nouveau ceux-là, notre apologiste prouve au
contraire, d'après la loi éprouvée de l'offre et de la demande, que non seulement dans
les branches d'industrie où elle est introduite, mais encore dans celles où elle n'est pas
introduite, la machine met les ouvriers sur le pavé.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 105
En fait, les ouvriers chassés par la machine sont rejetés de l'atelier sur le marché
du travail, où ils grossissent les forces de travail déjà disponibles pour l'exploitation
capitaliste. Nous verrons plus loin que cet effet des machines qu'on nous donne ici
comme une compensation pour la classe ouvrière, frappe au contraire l'ouvrier com-
me le plus terrible des fléaux. Disons cependant ceci: les ouvriers rejetés d'une bran-
che d'industrie peuvent, il est vrai, chercher à s'embaucher ailleurs. S'ils y réussissent
et renouent ainsi le lien qui les rattachait aux moyens de subsistance devenus
disponibles, c'est uniquement grâce à un capital nouveau, supplémentaire, qui réclame
son placement, et non pas grâce au capital déjà en fonction, mais qui s'est transformé
en machines. Et même dans ce cas, quels espoirs peuvent-ils caresser? Rabougris par
la division du travail, ces pauvres diables, une fois sortis de leur sphère habituelle de
travail, ont si peu de valeur qu'ils ne peuvent trouver accès que dans certains emplois
inférieurs et par là même surchargés et insuffisamment rémunérés. De plus, chaque
branche d'industrie attire tous les ans un nouveau courant d'hommes qui lui apporte le
contingent nécessaire au remplacement de certains ouvriers et à l'agrandissement de
l'usine. Dès que la machine libère une partie des ouvriers dans une branche d'industrie
déterminée, les remplaçants éventuels subissent une répartition différente et sont
absorbés par d'autres industries, tandis que, pendant la période de transition, la plupart
des premières victimes souffrent et meurent.
L'économiste bourgeois admet très bien que des désagréments passagers peuvent
survenir; mais, quelle médaille n'a pas son revers? Pour lui, pas d'autre exploitation
que l'exploitation capitaliste. Il identifie l'exploitation de l'ouvrier par la machine avec
l'exploitation de la machine par l'ouvrier. Quiconque révèle ce qui se passe en réalité
dans l'emploi capitaliste des machines est un adversaire de cet emploi et l'ennemi du
progrès social! C'est tout à fait le raisonnement du fameux coupe-jarret Bill Sykes :
« Messieurs les jurés, il est vrai que ce voyageur de commerce a eu la gorge coupée,
mais ce n'est pas ma faute, c'est la faute du couteau. Défendrons-nous l'usage du
couteau en raison de ces désagréments passagers? Réfléchissez! Que deviendraient
l'agriculture et les métiers, sans couteau? N'est-il pas aussi salutaire en chirurgie
qu'expert en anatomie? Si vous abolissez l'usage du couteau, vous nous replongez
dans la plus profonde barbarie! »
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 106
Bien que la machine évince nécessairement des ouvriers dans les branches
d'industrie où elle est introduite, elle peut provoquer un accroissement d'occupation
dans d'autres branches. Mais cet effet n'a rien de commun avec la théorie dite de
compensation. Chaque produit mécanique, par exemple un mètre de tissu, étant
meilleur marché que le produit à la main qu'il remplace, nous avons cette loi absolue:
Si la quantité totale de l'article produit mécaniquement reste égale à la quantité totale
produite par le métier ou la manufacture, il y a diminution de la somme totale du
travail employé. Il faut que l'augmentation de travail nécessitée par la production des
moyens de travail, machinerie, charbon, etc., soit moindre que l'économie en travail
provoquée par l'emploi des machines. Sans quoi le produit mécanique serait aussi
cher que le produit à la main. Or, avec la machine, non seulement les mêmes
quantités de marchandises se trouvent fabriquées - par un plus petit nombre d'ouvriers
- mais on en produit de plus grandes quantités qu'à la main. Et cela doit d'abord
entraîner, dans d'autres branches du travail, une occupation plus grande. Un certain
nombre d'ouvriers, par exemple, fabriquaient 100.000 mètres de tissu. Survient la
machine qui chasse une partie des ouvriers, mais permet à ceux qui restent de
fabriquer 400.000 mètres de tissu. Il faudra pour cette fabrication, quatre fois plus de
matières premières; la production des matières premières devra donc être quadruplée.
De même, la production des bâtiments, du charbon, des machines, etc., pourra, avec
une fabrication de 400.000 mètres, exiger plus de travail que n'en économise la
production de 100.000 mètres.
A mesure que l'emploi de la machine se développe dans une branche d'industrie,
la production augmente dans les autres branches d'où la première tire ses moyens de
production. Quelle sera l'augmentation du nombre d'ouvriers employés, dépend de la
mesure dans laquelle le machinisme s'est emparé ou s'empare de ces industries. Le
nombre des ouvriers condamnés aux mines de houille ou de métal s'accrut énormé-
ment avec le progrès du machinisme anglais, bien que cet accroissement ait été ralen-
ti, dans les derniers 20 ans, par l'introduction de nouvelles machines dans l'exploita-
tion des mines. Toute machine donne naissance à une nouvelle espèce d'ouvriers,
ceux qui la construisent. Nous savons déjà que le machinisme s'empare de cette
branche de production, et cela de la façon la plus étendue. Quant aux matières
premières, il est hors de doute que la progression rapide des filatures de coton a donné
l'impulsion la plus intense à la culture du coton aux États-Unis, stimulé la traite des
nègres d'Afrique et fait de l'élevage des nègres l'occupation principale des États
esclavagistes limitrophes. En 1790, le premier recensement accusa, pour les États-
Unis, 697.000 esclaves; en 1861 ce chiffre approchait de 4 millions. II est, d'autre
part, tout aussi certain que le développement des filatures mécaniques de la laine et la
transformation progressive des terrains de culture en pâturages ont amené l'exode
forcé des ouvriers agricoles en « surnombre ». En ce moment (1867) l'Irlande est
encore en train de réduire au niveau correspondant exactement aux besoins de ses
landlords et des fabricants lainiers anglais sa population, que ces derniers 20 ans ont
diminuée de près de moitié.
augmentèrent donc. Les ouvriers affluèrent donc dans les tissages de coton, jusqu'au
jour où les « Jenny, Throstle et Mule » et les 800.000 ouvriers qu'ils occupaient en
Angleterre furent à leur tour écrasés par le métier à vapeur. De même l'abondance des
étoffes produites à la machine fait augmenter le nombre des tailleurs, tailleuses et
couturières, jusqu'au moment où la machine à coudre fait son apparition.
Ce tableau, d'ailleurs, ne comprend pas tout le personnel ne servant point dans des
maisons particulières.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 108
1 T. I, char. 13, 7
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 109
11.
Baisse du taux du profit 1
Mais cela signifie que le même nombre d'ouvriers travaillent une quantité toujours
plus grande de matières premières et de moyens de travail. Si, par exemple, grâce à
l'aide des machines, les ouvriers peuvent fabriquer dix fois plus de filés de coton
qu'ils n'en fabriquaient auparavant dans le même temps, ils ont aussi besoin de dix
fois plus de coton, et vient s'ajouter aussi le corps puissant et précieux de la machine,
d'une valeur beaucoup plus grande que celle des anciens outils d'artisan. En d'autres
termes, tout progrès économique, mais dans une mesure considérable le progrès
suscité par la machine, augmente la masse du capital constant mis en mouvement par
un nombre donné d'ouvriers. Mais il diminue ainsi le taux du profit, comme il appert
du tableau ci-après.
C'est donc toujours une même quantité de plus-value qui, à chaque accroissement
du capital total, donne un taux de profit, toujours moindre. La conséquence du
progrès technique, tel qu'il se manifeste de la façon la plus tangible par l'introduction
et le perfectionnement continu du machinisme, est donc un accroissement graduel du
capital constant par rapport au capital variable et, partant, un abaissement non moins
graduel du taux du profit, tant que le taux de la plus-value, c'est-à-dire l'exploitation
du travail par le capital, reste identique. Le même nombre d'ouvriers, la même quan-
tité de force de travail met en mouvement une masse toujours croissante de moyens
de travail, machines, matières premières et matières auxiliaires, c'est-à-dire un capital
constant d'une valeur toujours croissante.
millions, la masse de plus-value, quoique plus grande en elle-même, n'en serait pas
moins plus petite qu'auparavant, par rapport au capital total. Nous aurions :
réalité. Il faut que des influences contraires soient également entrées en jeu. Les plus
générales de ces influences sont les suivantes.
Un autre moyen d'accroître l'exploitation du travail et, par là, la quantité de plus-
value tirée de chacun des ouvriers dont le nombre a diminué dans l'ensemble, est
d'abaisser le salaire au-dessous de la valeur de la force de travail. C'est là en fait
l'une des causes les plus importantes contrecarrant la tendance à la chute du taux du
profit.
En outre, une même action contraire résulte du fait que le capital constant ne croît
pas aussi vite en valeur qu'en quantité. Par exemple, la masse de coton travaillée par
un seul ouvrier européen dans une filature moderne est immensément plus grande que
la quantité de coton travaillée jadis en Europe par un seul fileur se servant du rouet.
Mais la valeur du coton travaillé n'a pas grandi dans la même mesure. De même en ce
qui concerne les machines et les autres éléments du capital fixe.
Le commerce extérieur, pour autant qu'il abaisse la valeur des éléments du capital
constant ou des moyens de subsistance nécessaires, fait monter le taux du profit. (Car
le taux du profit est le taux de la plus-value dans son rapport avec le capital total; il
augmente donc aussi bien par suite de la baisse dans la valeur du capital que par
l'accroissement de la plus-value.) Le commerce extérieur agit essentiellement dans ce
sens, en permettant d'élargir la production. Par là, il accélère, d'une part, l'accumu-
lation 1, mais aussi, d'autre part, la diminution du capital variable par rapport au
capital constant, et par conséquent la baisse du taux du profit..
au capital constant; il aboutit donc, lui aussi, dans la suite de l'évolution à l'effet
contraire.
Enfin, le moyen le plus important d'échapper à la baisse du profit et, avec elle, à la
ruine, consiste dans le perpétuel accroissement du capital. Si le progrès économique
abaisse le taux du profit de 20 à 10 %, il n'y a rien à faire, sans doute, pour empêcher
qu'il n'y ait plus désormais qu'une plus-value de 10 à tirer de 100 unités de capital.
Mais, pour le capitaliste individuel, la chose peut être compensée en ce sens qu'il
doublera son capital. Employant alors, partout, 200 au lieu de 100, la quantité de son
profit demeure aussi élevée. Il peut même l'accroître en augmentant davantage encore
son capital.
12.
L'accumulation du capital 1
Une société ne saurait pas plus cesser de consommer que de produire. Aucune
société ne peut constamment produire, sans retransformer continuellement une partie
de ses produits en moyens de production. Toutes les autres circonstances restant les
mêmes, elle ne peut reproduire ou maintenir sa richesse au même degré, que si les
moyens de production consommés, par exemple, dans l'année (moyens de travail,
matières premières et matières accessoires) sont remplacés par une quantité égale
d'autres articles de même espèce, qu'il faut distraire de la masse annuelle des produits
et incorporer de nouveau dans le procès de production. Une certaine partie du produit
annuel appartient donc à la production et doit être fabriquée à cet effet.
Dans la société capitaliste, tout moyen de production sert de capital, car il procure
à son possesseur, par un travail salarié, de la plus-value. En fait, le capitaliste ne veut
pas seulement tirer une plus-value unique, mais bien une plus-value continue de la
valeur avancée par lui.
1 T. I, char. 21
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 115
Le capital variable ne perd cependant sa fausse apparence d'une avance faite par
le capitaliste sur son propre fonds que si nous considérons le procès de production
capitaliste dans le cours incessant de sa rénovation. Mais il faut bien que ce procès
commence quelque part et à un moment quelconque. On peut donc admettre provisoi-
rement que, par une accumulation quelconque, primitive et indépendante de tout
travail étranger non payé, le capitaliste est devenu possesseur d'argent et a pu acheter
de la force de travail. Cependant la simple continuité du procès de production capita-
liste, ou la simple reproduction, opère d'autres changements curieux qui n'intéressent
pas seulement la partie variable du capital, mais le capital tout entier.
et dont une partie existait déjà sous forme de bâtiments, de machines, etc., quand il a
monté son industrie. Mais il s'agit ici de la valeur du capital et non pas de ses
éléments matériels. Si quelqu'un consomme tout ce qu'il possède à se charger de
dettes dont le montant égale celui de ses propriétés, l'ensemble de ses propriétés ne
représentera que l'ensemble de ses dettes. De même, lorsque le capitaliste a consom-
mé l'équivalent de son capital avancé, la valeur totale de ce capital ne représente plus
que la somme totale de la plus-value, qu'il s'est appropriée gratuitement. De la valeur
de son ancien capital, il n'existe plus un seul atome.
A l'origine, afin de pouvoir employer son argent comme capital (comme moyen
d'exploitation du travail d'autrui), le capitaliste devait rencontrer sur le marché
l'ouvrier dépourvu de tous moyens de production et de subsistance. Telle fut la base
effectivement donnée, le point de départ de la production capitaliste. Mais, grâce à la
simple continuité du procès, grâce à la reproduction simple, ces conditions se trouvent
sans cesse reproduites. D'une part, le procès de production transforme constamment la
richesse matérielle en capital, en moyens d'enrichissement ou de jouissance au service
du capitaliste. D'autre part, l'ouvrier sort toujours de ce procès comme il y est entré, --
source personnelle de la richesse, mais dépouillé de tous les moyens de la réaliser à
son profit. Avant l'entrée de l'ouvrier dans le procès, son propre travail lui a été
aliéné, transféré au capitaliste et incorporé au capital, et, par conséquent les produits
appartiennent au capitaliste. Cette constante reproduction, cette perpétuation de l'ou-
vrier est la condition sine qua non de la production capitaliste.
capital en force de travail, le capitaliste met en valeur son capital tout entier. Il fait
d'une pierre deux coups. Il profite à la fois de ce qu'il reçoit de l'ouvrier et de ce qu'il
lui donne. Le capital aliéné dans l'échange contre de la force de travail est transformé
en moyens de subsistance, dont la consommation sert à reproduire les muscles, les
nerfs, les os et le cerveau d'ouvriers existants et à engendrer de nouveaux ouvriers.
Dans les limites du strict nécessaire la consommation individuelle de la classe
ouvrière consiste donc à retransformer en force de travail derechef exploitable par le
capital les moyens de subsistance dépensés par le capital en achat de force de travail.
Elle est la production et la reproduction du moyen de production le plus indispensable
au capitaliste, de l'ouvrier lui même. La consommation individuelle de l'ouvrier reste
donc un facteur de la production et de la reproduction du capital, qu'elle s'opère à
l'intérieur ou à l'extérieur de l'atelier, de la fabrique, etc., au dedans ou dehors du
procès de travail, tout comme le nettoyage de la machine, que celui-ci se fasse pen-
dant le procès de travail ou à certains moments déterminés. Peu importe que l'ouvrier
accomplisse sa consommation individuelle pour lui même et non pas pour le
capitaliste. C'est ainsi que la consommation des bêtes de somme ne reste pas moins
un facteur nécessaire du procès de production, bien que le bétail profite directement
de ce qu'il mange. La conservation et la reproduction constantes de la classe ouvrière
restent les conditions permanentes de la reproduction du capital. Le capitaliste peut, à
cet égard, s'en remettre en toute confiance à l'instinct de conservation et de reproduc-
tion des ouvriers. Il s'inquiète simplement de réduire au minimum la consommation
individuelle; et il ne lui viendra jamais à l'idée d'agir comme ces barbares Américains
du Sud qui forcent les ouvriers à prendre une alimentation plus substantielle 1.
Au point de vue social la classe ouvrière est par conséquent, même en dehors du
procès de travail immédiat, un simple adjuvant du capital, tout comme n'importe quel
autre instrument de travail. Et dans certaines limites, sa consommation individuelle
n'est elle-même qu'un facteur du procès de reproduction du capital. Mais le procès
empêche ces instruments conscients de la production de lui échapper, en en faisant
continuellement passer le produit d'un pôle au pôle opposé, le capital. D'une part, la
consommation individuelle assure sa propre conservation et sa propre reproduction;
d'autre part, en anéantissant les moyens de subsistance, elle en assure la réapparition
constante sur le marché du travail. C'étaient des chaînes qui attachaient l'esclave
romain à son maître; ce sont des fils invisibles qui relient le salarié à son patron.
1 Dans les mines de l'Amérique du Sud, les ouvriers, dont l'occupation journalière, la plus pénible
peut-être qui soit au monde, consiste à remonter, d'une profondeur de 450 pieds, un poids de 180 à
200 livres qu'ils chargent sur leurs épaules, ne vivent que de pain et de fèves. Ils aimeraient mieux
ne manger que du pain, mais les patrons, ayant constaté que leur rendement serait moindre s'ils ne
se nourrissaient que de pain, les traitent comme des chevaux et les forcent à manger des fèves,
proportionnellement plus riches en phosphate de chaux. , (LIEBIG, La Chimie dans ses
applications en agriculture et en physiologie, 7. édition (allemande), 1862, l re . partie, p. 194,
note.)
2 James MILL, Eléments d'économie politique, trad. franç. de PARISOT, Paris, 1823, p. 238 sq.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 118
« On peut dire aux ouvriers cotonniers qu'il s'en présente trop sur le marché... En
diminuant cet afflux d'un tiers, la demande serait peut-être suffisante pour les autres...
L'opinion publique conseille vivement l'émigration... Le patron ne peut voir d'un bon
œil une diminution dans l'afflux de ses forces de travail ; il peut y avoir une erreur ou
une injustice à son égard... Si l'État subventionne l'émigration, le patron a le droit
d'exiger qu'on l'entende à son tour et qu'on écoute même ses protestations. » Potter
insiste .ensuite sur l'industrie cotonnière; il fait remarquer « qu'elle a certainement
drainé la population de l'Irlande et des districts agricoles de l'Angleterre »; qu'elle est
très étendue; qu'en 1860 elle a fourni les 5/13 de toute l'exploitation anglaise; que,
dans quelques années, elle reprendra son essor, parce qu'elle élargira son marché,
surtout du côté des Indes, et obtiendra l'importation du coton à 6 d. (75 cent.-or) la
livre. Puis il continue: « Le temps -- 1 an, ou 2, ou 3 peut-être, -- produira la quantité
nécessaire. Je voudrais alors poser cette question: Cette industrie mérite-t-elle d'être
maintenue? Est-ce la peine d'en conserver en bon état le machinisme (c'est-à-dire les
ouvriers, ces machines vivantes) ? Ne serait-ce pas folie pure que de songer à la
supprimer? Je le crois. Je veux bien admettre que les ouvriers ne sont pas une pro-
priété appartenant soit au Lancashire, soit aux patrons; mais ils sont la force de tous
deux; ils sont la force intellectuelle et disciplinée qu'on ne saurait remplacer en une
génération, tandis que les simples machines avec lesquelles ils travaillent pourraient,
1 Une fiction juridique est une décision légale selon laquelle un fait non survenu ou inexistant doit
être considéré comme survenu ou existant. Exemple: si une personne n'ayant pas encore atteint 21
ans est déclarée majeure par les tribunaux, elle n'en reste pas moins, en réalité, mineure; mais elle
a cependant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les personnes majeures. Sa majorité est,
justement, une fiction. Par dérivation de sens, le mot de fiction s'emploie pour désigner une fausse
apparence. Il signifie ici, tout simplement, illusion, trompe-l'œil. J. B. - (Remarque du traducteur:
Plusieurs des explications de termes données par J. Borchardt nous ont paru pouvoir être omises
de la version française, du moins lorsque, dans l'original, elles se rapportaient à des « mots
étrangers» et savants, difficiles par conséquent pour le lecteur de langue allemande, mais dont, par
contre, la forme est courante en français.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 119
1 Le Parlement ne vota pas un liard pour l'émigration, mais simplement des lois permettant aux
municipalités de tenir les ouvriers entre la vie et la mort ou de les exploiter sans leur payer des
salaires normaux. Trois ans plus tard, quand éclata la peste bovine, le Parlement, oublieux de toute
étiquette, vota en un tournemain des millions pour indemniser les landlords millionnaires, dont les
fermiers surent ne rien perdre en augmentant le prix de la viande. Le rugissement bestial des
propriétaires fonciers au moment où s'ouvrit la session parlementaire en 1866 démontra que point
n'est besoin d'être Hindou pour adorer la vache Sabala, ni Jupiter pour se changer en bœuf
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 121
Nous avons vu comment la plus-value sort du capital; nous allons voir comment
le capital sort de la plus-value. Lorsque la plus-value n'est pas consommée, mais
employée comme capital il se forme un nouveau capital qui s'ajoute à l'ancien.
L'utilisation de la plus-value comme capital ou retransformation de la plus-value en
capital, voilà ce qui s'appelle accumulation du capital.
A l'origine, la valeur capital avait été avancée sous la forme argent. S'il y a vente
des 200.000 livres de filés où elle est incorporée, la valeur capital reprend sa forme
primitive. Mais la plus-value existe, au contraire, dès le premier moment, comme
valeur d'une partie déterminée du produit brut. De par la vente, la plus-value modifie
donc sa forme primitive. Mais dès lors, la valeur capital et la plus-value sont toutes
deux des sommes d'argent, et leur retransformation en capital s'opère de la même
manière. Le capitaliste les consacre toutes deux à acheter des marchandises qui lui
permettent de recommencer, sur une plus grande échelle, la confection de son article.
Mais, pour qu'il puisse acheter ces marchandises, il faut qu'il les trouve sur le marché.
Des marchandises, pour être vendues sur le marché, doivent auparavant avoir été
fabriquées. Les opérations qui s'accomplissent sur le marché font tout simplement
circuler les divers éléments de la production annuelle, les font passer de main en
main; mais elles ne peuvent ni augmenter la production annuelle totale, ni modifier la
nature des objets produits.
En premier lieu, la production annuelle doit fournir tous les objets ou valeurs
d'usage, qui serviront à remplacer les éléments matériels du capital, consommés dans
le cours de l'année. En sus de ces objets, il y a le produit net ou surproduit, repré-
1 T. I, char. 22, no 1
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 122
Pour faire effectivement fonctionner ces éléments comme capital, la classe capita-
liste a besoin d'un surplus de travail. A moins d'augmenter en extension et en intensité
l'exploitation des ouvriers déjà occupés, il faut engager de nouvelles forces addition-
nelles. Par son mécanisme même, la production capitaliste a résolu le problème: elle
reproduit la classe ouvrière comme une classe dépendant du salaire et à qui le salaire
assure la conservation et l'accroissement. Ces forces additionnelles que lui fournit
tous les ans la classe ouvrière aux divers degrés d'âge, le capital n'a qu'à les incor-
porer aux moyens de production additionnels déjà contenus dans la production
annuelle, et la conversion de la plus-value en capital est effectuée.
Le capital primitif s'est formé par l'avance de 200.000 francs. Comment le pro-
priétaire de cette somme l'a-t-il acquise? Par son propre travail et celui de ses ancêtres
1 Voilà ce que nous répondent en chœur les maîtres de l'économie politique.
1 Nous faisons abstraction du commerce d'exportation, par lequel une nation peut convertir des
articles de luxe en moyens de production ou de subsistance et inversement. Pour étudier l'objet de
notre examen dans toute sa pureté et indépendamment de toutes les conditions accessoires qui
pourraient y jeter de la confusion, nous considérons le monde commerçant tout entier comme une
seule nation et nous supposerons que la production capitaliste s'est installée partout et s'est
emparée de toutes les branches de l'industrie.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 123
renferme pas un seul atome de valeur qui ne provienne du travail d'autrui non payé.
Les moyens de production auxquels est incorporée la force de travail additionnelle,
comme du reste les moyens de subsistance dont vit cette force de travail, ne sont que
des parties intégrantes du surproduit, c'est-à-dire du tribut que la classe capitaliste
extorque annuellement à la classe ouvrière. Et lorsque le capitaliste emploie une
partie de ce tribut pour acquérir de l'ouvrier une force de travail additionnelle, même
en payant cette force à plein tarif, équivalent contre équivalent, -- il se produit ce qui
se passe entre vaincu et vainqueur: celui-ci achète à celui-là des marchandises qu'il
paie avec de l'argent volé au vendeur.
Même dans la reproduction simple, tout capital avancé, quelle qu'en soit d'ailleurs
l'origine, se transforme, on l'a vu, en plus-value capitalisée. Mais, dans le courant de
la production, tout capital primitivement avancé n'est plus qu'une grandeur infi-
nitésimale en face du capital directement accumulé, c'est-à-dire de la plus-value ou
surproduit retransformé en capital et fonctionnant entre les mains de celui qui a
accumulé cette plus-value ou entre les mains d'une autre personne.
1 T. I, chap. 22, no 3.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 125
13.
Effet de l'accumulation sur les ouvriers 1
Si une partie de la plus-value s'ajoute au capital, et, par conséquent, est employée
comme capital additionnel, il est évident que ce capital additionnel a, à son tour,
besoin d'ouvriers. Pour autant que toutes les autres circonstances restent les mêmes,
qu'en particulier la même quantité de moyens de production (capital constant) exige
toujours la même quantité de force de travail (capital variable) pour être mise en
valeur, la demande de travail croîtra nécessairement, et cela d'autant plus vite que
l'accroissement du capital est plus rapide. Or, le capital produit chaque année une
plus-value, dont une fraction s'ajoute annuellement au capital primitif; cette plus-
value croît elle-même chaque année, puisque, -- du fait de l'accumulation, -- le capital
est devenu plus grand; enfin, sous l'aiguillon de l'instinct d'enrichissement, par l'ou-
verture, par exemple, de nouveaux débouchés, la naissance de nouvelles industries,
conséquence de nouveaux besoins sociaux, etc., il suffit au capitaliste de réduire sa
consommation personnelle pour être à même d'accumuler une beaucoup plus grande
quantité de plus-value. Pour toutes ces raisons, il peut arriver que les besoins d'accu-
mulation du capital soient supérieurs à l'accroissement du nombre des ouvriers et que,
par conséquent, les salaires montent. Cela, même, ne saurait manquer de se produire
1 T. I, chap. 23.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 126
dans les conditions ci-dessus admises. Comme on emploie chaque année plus
d'ouvriers que l'année précédente, le moment doit, tôt ou tard, venir où les besoins de
l'accumulation commencent à dépasser l'offre normale de travail et où, par consé-
quent, se manifeste une hausse des salaires. Durant tout le XV e et dans la première
moitié du XVIII e siècle, il y eut en Angleterre des plaintes à ce sujet. Mais les
conditions plus ou moins favorables dans lesquelles les ouvriers se conservent et se
multiplient ne modifient en rien le caractère fondamental de la production capitaliste.
De même que la reproduction simple reproduit constamment le même rapport capita-
liste, d'une part des capitalistes et d'autre part des salariés, la reproduction élargie (ou
accumulation) reproduit le rapport capitaliste sur une échelle progressive: d'une part
des capitalistes plus gros ou plus nombreux, d'autre part plus de salariés. Accumu-
lation du capital signifie donc accroissement du prolétariat 1.
Dès 1696, John BelIers écrivait: « Un individu aurait beau posséder 100.000
arpents de terre, autant de livres d'argent et autant de têtes de bétail, que serait cet
homme riche sans le travailleur, sinon un travailleur lui-même? Et puisque ce sont les
travailleurs qui enrichissent les gens, il y aura d'autant plus de riches qu'il y aura plus
de travailleurs... Le travail du pauvre est la mine du riche. » De même Bertrand de
Mandeville, au début du XVIIIe siècle: « Dans les pays où la propriété est suffisam-
ment protégée, il serait plus facile de vivre sans argent que sans pauvres; qui ferait en
effet le travail ?.. S'il ne faut pas laisser les ouvriers mourir de faim, il ne faut pas non
plus leur donner de quoi économiser. Si par-ci par-là un individu, à force de travail et
de privations, s'élève au-dessus de la situation où il a grandi, personne ne doit l'en
empêcher. Tout particulier, toute famille de la société, agit même sagement en
pratiquant la frugalité. Mais il est de l'intérêt de toutes les nations riches que la plus
grande partie des pauvres ne reste jamais inoccupée et dépense cependant toujours
tout son gain... Ceux qui gagnent leur vie par leur travail de tous les jours ne sont
serviables que parce que leurs besoins les y poussent; il est donc sage de soulager ces
besoins, mais ce serait folie de les guérir. La seule chose qui puisse rendre laborieux
le travailleur, c'est un salaire modéré. Suivant son tempérament, le travailleur se dé-
courage ou se désespère quand son salaire est trop faible, il devient insolent et
paresseux quand son salaire est trop élevé... Dans une nation libre où l'esclavage est
interdit, la richesse la plus sûre consiste dans la foule des pauvres laborieux. Ces
pauvres constituent, une source inépuisable pour le recrutement de la flotte et de
l'armée; sans eux, il n'y aurait pas possibilité de jouir de quoi que ce soit et l'on ne
pourrait utiliser les productions d'aucun pays. Pour que la « société » (c'est-à-dire,
naturellement, les non-travailleurs) soit heureuse, pour que le peuple vive content
même dans une situation misérable, il faut que la majorité reste ignorante et pauvre.
Le savoir étend et multiplie nos désirs, et moins un homme désire, plus il est facile de
satisfaire ses besoins »
Dans les conditions de l'accumulation que nous avons supposées et qui sont le
plus favorables aux ouvriers, leur rapport de dépendance à l'égard du capital revêt des
formes supportables. Sur leur propre surproduit sans cesse croissant et se transfor-
mant à doses de plus en plus élevées en capital additionnel, les ouvriers reçoivent une
1 En économie, le terme prolétaire signifie simplement salarié qui produit le capital et le met en
valeur et qui est jeté sur le pavé dès qu'il n'est plus nécessaire aux besoins de la mise en valeur.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 127
portion plus considérable sous forme de salaires, si bien qu'il leur est possible
d'élargir le cercle de leurs jouissances, de mieux assurer leur consommation en vête-
ment, mobilier, etc., et de constituer un petit fonds de réserve en argent. Mais la
dépendance et l'exploitation de l'esclave ne sont point supprimées par des vêtements,
une nourriture et un traitement général meilleur, - et de même pour le salarié. L'aug-
mentation du prix du travail par suite de l'accumulation du capital signifie simplement
que l'étendue et le poids de la chaîne d'or, que le travailleur s'est forgée lui-même,
permettent un peu plus de liberté. La hausse des salaires, dans les conditions les plus
favorables, ne signifie qu'une diminution du travail non payé que l'ouvrier est obligé
de fournir. Mais cette diminution ne peut jamais se poursuivre jusqu'au point où le
système lui-même s'en trouverait menacé. Ou bien le prix du travail continue à
monter, parce que cette hausse ne trouble pas le progrès de l'accumulation; ce qui n'a
rien d'étonnant, car dit A. Smith (1774), « même avec des profits réduits, les capitaux
augmentent, et plus rapidement qu'auparavant... Même avec un profit plus faible, un
gros capital s'accroît plus vite qu'un petit capital avec de gros profits ». Il est évident,
dans ce cas, qu'une diminution du travail non payé n'entrave aucunement l'extension
de la domination du capital. - Ou bien l'accumulation se ralentit par suite de la hausse
du prix du travail, parce que l'aiguillon du gain s'émousse. L'accumulation diminue.
Mais par là cesse la forte demande de forces de travail suscitée précisément par une
forte accumulation, et le salaire baisse. La production capitaliste supprime donc elle-
même les obstacles qu'elle engendre temporairement.
part relativement plus grande du capital soit employée en moyens de production (c) et
une plus petite en force de travail (v).
Tout capital individuel est une concentration plus ou moins grande de moyens de
production, avec le commandement correspondant d'une armée plus ou moins grande
d'ouvriers. Toute accumulation devient moyen d'une accumulation nouvelle. A
mesure qu'augmente la masse de la richesse fonctionnant comme capital, elle en étend
la concentration entre les mains de capitalistes individuels; elle élargit donc la base de
la production sur une grande échelle et des méthodes de production spécifiquement
capitalistes. L'accroissement du capital social s'opère par l'accroissement de beaucoup
de capitaux particuliers. En même temps certaines fractions se détachent des capitaux
primitifs et fonctionnent comme nouveaux capitaux indépendants. La répartition de la
fortune entre certaines familles capitalistes joue ici un grand rôle. Avec l'accumu-
lation du capital, le nombre des capitalistes augmente donc également, plus ou moins.
Non seulement l'accumulation et la concentration qui l'accompagne sont donc épar-
pillées sur beaucoup de points, mais l'accroissement des capitaux en fonction est
traversé par la création de capitaux nouveaux et le partage de capitaux anciens. Si
donc l'accumulation apparaît d'une part comme la concentration croissante des
moyens de production et du commandement du travail, elle apparaît d'autre part sous
forme de répulsion réciproque de beaucoup de capitaux individuels.
C'est tout d'abord en ajoutant du capital nouveau au capital ancien, qu'on peut
élargir les conditions matérielles du procès de production et les bouleverser au point
de vue technique. Mais bientôt la composition différente et la transformation techni-
que saisissent plus ou moins tout l'ancien capital, arrivé à bout de service et donc
remplacé par du capital nouveau.
D'une part le capital additionnel formé dans le cours de l'accumulation attire donc,
proportionnellement à sa grandeur, des ouvriers de moins en moins nombreux.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 131
D'autre part, le capital ancien, périodiquement reproduit dans une composition nou-
velle, repousse de plus en plus les ouvriers qu'il occupait autrefois.
***
l'exploitation plus étendue ou plus intense des forces de travail individuelles. Nous
avons vu également, qu'avec la même valeur-capital, il achète plus de forces de
travail, en remplaçant progressivement des ouvriers plus habiles par des ouvriers
moins habiles, les hommes par les femmes, les adultes par des adolescents ou des
enfants. Dans le cours de l'accumulation, le capital variable réalise donc, d'une part,
plus de travail sans embaucher davantage d'ouvriers, et, d'autre part, un capital
variable de même grandeur réalise plus de travail avec la même force de travail, et
enfin occupe plus de forces inférieures en éliminant les forces supérieures.
médaille. Par cette baisse du salaire, la population ouvrière est décimée peu à peu et il
y a, de nouveau, excédent de capital; ou encore, d'après certains auteurs, cette baisse
du salaire et l'accroissement correspondant de l'exploitation de l'ouvrier accélèrent de
nouveau l'accumulation, tandis que l'accroissement de la classe ouvrière est à son tour
enrayé par la baisse du salaire. Ainsi se retrouve la situation où l'offre de travail est
inférieur à la demande, où il y a donc hausse du salaire. Jolie méthode de mouvement
pour la production capitaliste développée ! Mais avant que, par suite de l'augmenta-
tion des salaires, il pût se produire un accroissement positif quelconque de la
population réellement capable de travailler, le moment serait passé depuis longtemps,
où il conviendrait d'engager la campagne industrielle, de livrer bataille et de la
gagner.
Entre 1849 et 1859, il se produisit, en même temps qu'une baisse du prix des
céréales, une augmentation (purement nominale, du moins au point de vue pratique)
des salaires dans les régions agricoles anglaises. Dans le Wiltshire, le salaire
hebdomadaire passa de 7 shillings à 8 shillings, dans le Dorsetshire de 7 ou 8 shillings
à 9 shillings, etc. C'était la conséquence d'un écoulement extraordinaire de la surpo-
pulation agricole par suite du recrutement militaire, de l'extension considérable de la
construction des voies ferrées, des fabriques, des mines, etc. Plus le salaire est bas, et
plus élevé paraît le pourcentage de la moindre augmentation. Si un salaire
hebdomadaire passe de 20 à 22 shillings, l'augmentation est de 10 %; s'il passe au
contraire de 7 à 9 shillings, l'augmentation est de 28 4/7 %, ce qui paraît fort joli. En
tout cas, les fermiers crièrent à tue-tête et le London Economist parla très sérieuse-
ment d'une « hausse générale et substantielle », quant à ces salaires de famine. Que
firent alors les fermiers? Attendirent-ils que, par suite de ce paiement séduisant, le
nombre des ouvriers agricoles fût devenu tel qu'il dût y avoir, comme le voudrait
l'économie dogmatique, une nouvelle baisse des salaires? Non point; ils introduisirent
simplement plus de machines et en un clin d'œil les ouvriers furent de nouveau en
surnombre dans une proportion suffisante pour les fermiers eux-mêmes. Il y eut dès
lors « plus de capital » engagé dans l'agriculture, et sous une forme plus productive.
Et la demande de travail subit une baisse non pas relative, mais absolue.
Ce dogme de l'économie bourgeoise établit une confusion entre les lois qui
règlent le mouvement général du salaire ou le rapport entre la classe ouvrière, c'est-à-
dire la force de travail totale, et le capital social total, d'une part, et les lois qui
répartissent la population ouvrière dans les sphères particulières de la production
d'autre part. Lorsque, par suite de conjonctures favorables, l'accumulation est particu-
lièrement active dans une sphère de production déterminée, que les profits y sont
supérieurs à la moyenne et que le capital additionnel y afflue, la demande de travail et
le salaire augmentent naturellement. Le salaire plus élevé attire une plus grande partie
de la population ouvrière dans la sphère favorisée, jusqu'à ce que celle-ci soit saturée
de force de travail et que le salaire, si l'afflux de forces de travail est exagéré, retombe
à l'ancien niveau moyen ou même au-dessous. Alors, il n'y a plus immigration
d'ouvriers dans ces branches d'industrie; bien plus, l'émigration s'impose. L'économis-
te politique s'imagine comprendre ici, « où et comment » l'accroissement du salaire
entraîne un accroissement absolu du nombre des ouvriers, et l'accroissement absolu
du nombre des ouvriers une baisse du salaire; mais il ne voit en réalité que
l'oscillation locale du marché du travail dans une sphère de production déterminée, il
ne voit que les phénomènes de la répartition de la population ouvrière dans les
sphères différentes où le capital, suivant ses besoins variables, essaie de se faire
valoir.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 135
Il nous faut revenir ici sur un des hauts faits de l'apologétique « scientifique ».
Lorsque, par l'introduction de nouvelles machines ou l'extension des anciennes, une
portion du capital variable a été convertie en portion constante, l'apologiste du capital,
on se le rappelle 1, ne dit pas que cette opération lie le capital et libère l'ouvrier, mais
qu'elle libère du capital pour l'ouvrier. C'est maintenant qu'il nous est possible
d'apprécier à sa juste valeur l'effronterie de l'apologiste. Ce qui est libéré, ce ne sont
pas seulement les ouvriers directement supplantés par les machines, mais encore leurs
remplaçants éventuels et le contingent additionnel régulièrement absorbé jusque-là
par l'industrie continuant sur ses anciennes bases et avec son ancienne extension.
Tous sont « libérés », et n'importe quel capital désireux de fonctionner peut en
disposer. Qu'il attire ces ouvriers ou qu'il en attire d'autres, l'effet sur la demande
générale de travail sera égale à zéro, tant que le capital sera simplement suffisant pour
enlever du marché autant d'ouvriers que le machinisme en rend disponibles. Si le
capital en occupe un nombre moindre, il y aura accroissement des ouvriers en
excédent; s'il en occupe davantage, la demande de travail n'augmentera que dans la
proportion où les ouvriers occupés dépasseront les ouvriers « libérés ». L'essor que
des capitaux additionnels, désireux de trouver leur placement, auraient pu donner à la
demande générale de travail est donc, en tout cas, neutralisé dans la proportion où
peuvent suffire les ouvriers que le machinisme a jetés sur le pavé. En d'autres termes,
le mécanisme de la production capitaliste s'arrange de façon à ce que l'accroissement
absolu du capital ne s'accompagne pas d'une augmentation correspondante de la
demande générale de travail. Et voilà ce que l'apologiste appelle une compensation
pour la misère, les souffrances et la mort possible des ouvriers privés de leur gagne-
pain !
Dès que les ouvriers découvrent donc que leur fonction comme moyen de mise en
valeur du capital devient plus précaire à mesure qu'ils travaillent davantage, produi-
sent davantage de richesse appartenant à autrui, et que la force de productivité de leur
travail augmente; dès qu'ils découvrent que le degré d'intensité de leur concurrence
réciproque dépend de la pression exercée par une surpopulation relative; dès qu'ils
cherchent à organiser, par des Trade's Unions, une collaboration systématique entre
occupés et non-occupés, pour briser ou du moins affaiblir les conséquences ruineuses,
pour leur classe, de cette loi naturelle de la production capitaliste; le capital et son
défenseur, l'économiste politique, protestent à grands cris contre la violation de la loi
« éternelle » et pour ainsi dire « sacro-sainte » de l'offre et de la demande. Toute
entente entre ouvriers occupés et inoccupés trouble le jeu « pur » de cette loi. Mais
dès que, d'autre part, des circonstances contraires empêchent, par exemple, dans les
colonies, la constitution de l'armée industrielle de réserve et par suite la dépendance
absolue de la classe ouvrière vis-à-vis de la classe capitaliste, le même capital et ses
défenseurs se lèvent contre cette même loi « sacro-sainte » de l'offre et de la demande
et essaient de la corriger par des moyens violents.
***
La surpopulation relative revêt les nuances les plus diverses. Elle englobe tout
ouvrier pendant le temps où il chôme ou ne travaille que partiellement. Dans les
fabriques proprement dites aussi bien que dans toutes les grandes manufactures où le
machinisme joue un rôle, comme également là où se trouve simplement appliquée la
division moderne du travail, on occupe en masse les ouvriers mâles, jusqu'à ce qu'ils
aient passé l'âge de la jeunesse. A partir de ce moment, on ne peut plus en employer
qu'un petit nombre dans la même industrie et l'on congédie régulièrement les autres.
Quelques-uns émigrent, ne faisant ainsi que suivre le capital qui émigre égale-
ment. Une des conséquences en est que la population féminine s'accroît plus rapi-
dement que la population masculine; témoin l'Angleterre. Le fait que l'accroissement
naturel de la masse ouvrière ne rassasie pas les besoins d'accumulation du capital tout
en les dépassant, est une contradiction de son mouvement. Le capital a besoin de plus
d'ouvriers jeunes que d'ouvriers âgés. Cette contradiction n'est pas plus criarde que
cette autre: on se plaint du manque d'ouvriers, alors qu'il y a des chômeurs en masse,
parce que la division du travailles rive à une branche déterminée de l'industrie. En
outre la consommation de la force de travail par le capital est tellement rapide qu'un
ouvrier d'âge moyen est plus ou moins usé. Il est catalogué parmi les ouvriers en
surnombre ou du moins ramené à une catégorie inférieure. C'est précisément chez les
ouvriers de la grande industrie que nous rencontrons le moins de longévité. « Le Dr
Lee, inspecteur sanitaire de Manchester, a établi que, dans cette ville, la moyenne de
la vie est 38 ans pour les classes aisées, et 17 ans seulement pour la classe ouvrière. A
Liverpool, les chiffres sont respectivement de 35 et 15. Il s'ensuit que la classe
privilégiée vit en moyenne deux fois aussi longtemps que les autres citoyens moins
favorisés. » (Discours d'ouverture prononcé au congrès sanitaire de Birmingham, le
15 janvier 1875, par J. Chamberlain, à l'époque lord-maire de la ville, depuis 1883
ministre du Commerce.).
De plus, une autre partie de l'armée active de travail n'est occupée qu'à des
intervalles très irréguliers. Elle fournit au capital un réservoir inépuisable de force de
travail disponible. La condition de ces travailleurs tombe au-dessous du niveau
normal de la classe ouvrière, et le capital y trouve une large base d'exploitation. Elle
est caractérisée par le maximum de temps de travail et le minimum de salaire. Nous
en avons vu la forme principale sous la rubrique du travail à domicile. Elle se recrute
continuellement parmi les ouvriers en surnombre de la grande industrie et de l'agricul-
ture, également dans les industries en train de disparaître, parce que l'exploitation par
l'artisan est remplacée par l'exploitation manufacturière, et cette dernière par le
machinisme. Elle s'accroît au fur et à mesure que l'extension et l'énergie de l'accumu-
lation augmentent le chiffre des travailleurs en excédent. Mais elle se multiplie aussi
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 137
par sa propre fécondité, plus considérable encore que dans les autres catégories de la
classe ouvrière. En réalité la masse des naissances et des décès, comme aussi la
grandeur absolue des familles, est en raison inverse du montant du salaire et par suite
de la somme des moyens de subsistance dont disposent les diverses catégories de
travailleurs. Cette loi de la société capitaliste serait considérée comme une insanité
chez les sauvages ou les colons civilisés. Elle rappelle la reproduction en masse de
certaines espèces animales individuellement faibles et sans cesse pourchassées.
L'armée de réserve industrielle est d'autant plus grande que la richesse sociale, le
capital en fonction, l'étendue et l'énergie, de son accroissement et par suite la gran-
deur absolue du prolétariat et la force productive de son travail sont plus considé-
rables. Les causes qui développent la force expansive du capital développent
également la force de travail disponible. La grandeur relative de l’armée de réserve
industrielle croît donc avec les puissances de la richesse. Mais plus cette armée de
réserve est nombreuse par rapport à l'armée active des travailleurs, et plus est grande
la surpopulation consolidée, dont la misère est en raison inverse de son travail. Enfin,
plus est grande la classe des malheureux de la classe ouvrière et l'armée de réserve
industrielle, et plus est considérable le paupérisme officiel. Telle est la loi absolue et
générale de l'accumulation capitaliste. Semblable à toutes les autres lois, elle est
modifiée, dans son application, par des circonstances diverses que nous n'avons pas à
analyser ici.
Aux chapitres VIII et IX nous avons vu ceci: dans le système capitaliste toutes les
méthodes en vue d'une augmentation de la productivité sociale du travail s'appliquent
au détriment de l'ouvrier individuel; tous les moyens poursuivant le développement
de la production se convertissent en moyens de domination et d'exploitation au
service du producteur, mutilent l'ouvrier et le réduisent à l'état d'homme partiel, font
de lui un simple complément de la machine, anéantissent le contenu de son travail en
même temps qu'ils augmentent sa peine, le rendent étranger aux forces spirituelles du
procès de travail dans la mesure où la science, comme puissance indépendante, est
incorporée à ce dernier; ils défigurent les conditions où l’ouvrier travaille, le sou-
mettent constamment à un despotisme haineux et mesquin, réduisent sa vie à un
travail ininterrompu, et jettent sa femme et ses enfants sous le rouleau compresseur du
capital. Mais toutes les méthodes de production de la plus-value sont en même temps
méthodes d'accumulation, et toute extension de l'accumulation sert à développer ces
méthodes. A mesure que l'accumulation du capital s'opère, la situation de l'ouvrier,
qu'il gagne peu ou beaucoup, ne donc qu’empirer. La loi enfin qui maintient toujours
l’équilibre entre la surpopulation relative ou l'armée de réserve industrielle d'une part,
l'étendue et l'énergie de l'accumulation d'autre part, attache l'ouvrier au capital plus
solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher. Elle suppose
une accumulation de misère correspondant à l'accumulation du capital. L'accumula-
tion de richesse à un pôle signifie donc l'accumulation, au pôle opposé, de misère, de
souffrances, d'esclavage, d'ignorance, d’abrutissement et de dégradation morale.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 139
14.
La prétendue accumulation
primitive 1
Cette accumulation primitive joue dans l'économie politique à peu près le même
rôle que le péché originel dans la théologie. Adam mordit dans la pomme, et le péché
tomba sur tout le genre humain. On nous explique l'origine de cette accumulation par
une anecdote remontant bien loin dans le passé. Il était autrefois, il y a de cela bien
longtemps, une élite laborieuse, intelligente et surtout économe, et des coquins
paresseux dépensant tout leur bien et même davantage en noces et festins. La légende
du péché originel nous raconte, il est vrai, que l'homme a été condamné à manger son
pain à la sueur de son front; mais l'histoire du péché originel économique nous
apprend qu'il y a des gens qui échappent à cette peine. Mais peu importe. Toujours
est-il que les premiers accumulèrent de la richesse et que les autres n'eurent finale-
1 T. I, char. 24
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 140
ment à vendre que leur peau. C'est de ce péché que date la pauvreté de la grande
masse qui, en dépit de tout son travail, n'a toujours que soi-même à vendre, et la
richesse de quelques-uns, qui croît sans cesse, bien que depuis fort longtemps ces
quelques-uns aient cessé de travailler. Dans l'histoire réelle, la conquête, l'asservis-
sement, le meurtre et le pillage, en un mot la force brutale jouent, comme on le sait, le
premier rôle. Dans la douce économie politique, on n'a jamais connu que l'idylle. Le
droit et le travail furent toujours les seuls moyens de s'enrichir, l'année courante
naturellement exceptée. En réalité les méthodes de l'accumulation primitive n'ont rien
d'idyllique.
capitaliste ne date en réalité que du XVIe siècle. Partout où elle s'installe, le servage
est supprimé depuis fort longtemps, et le moyen âge, dont l'existence de villes
souveraines avait marqué l'apogée, était en pleine décadence.
C'est dans le dernier tiers du XVe et dans les 20 premières années du XVIe siècle,
que nous trouvons les premiers symptômes de la révolution qui créa les fondements
du mode de production capitaliste. Une masse de prolétaires sans feu ni lieu fut jetée
sur le marché de travail par le licenciement des « suites » féodales qui encombraient
inutilement « la cour et la maison ». Bien que le pouvoir royal, lui-même produit de
l'évolution bourgeoise, précipitât par des mesures violentes la dispersion cette suite,
afin d’arriver plus tôt à la souveraineté absolue, il n'en fut nullement la cause unique.
Faisant absolument opposition. à la royauté et au Parlement, le grand seigneur féodal
créa un prolétariat bien plus nombreux, en expulsant de vive force les paysans des
terres qu'ils possédaient au même titre féodal que lui-même, et en s'appropriant les
biens communaux. L'impulsion première fut donnée en Angleterre par l'essor des
manufactures de laine en Flandre et la hausse du prix de la laine qui l'accompagnait.
Les grandes guerres féodales avaient englouti la vieille noblesse féodale; la nouvelle
noblesse, fille de son temps, voyait dans l'argent la puissance des puissances. Sa
devise fut donc: Transformation des terres cultivées en pâturages. Harrison (dans sa
Mais les plaintes populaires et toute la série des lois publiées depuis Henri VII, et
cela durant 150 ans, contre l'expropriation des petits cultivateurs, furent sans résultat.
Au XVIe siècle, la Réforme et la confiscation énorme des biens ecclésiastiques
qui la suivit, vinrent donner une nouvelle et terrible impulsion à l'expropriation
violente des masses populaires. Au moment de la Réforme, l'Église catholique était
propriétaire féodale d'une grande partie du sol anglais. La suppression des couvents
jeta les habitants de ces terres parmi les prolétaires. Quant aux biens ecclésiastiques,
ils furent en majeure partie donnés gratuitement à d'avides favoris du roi, ou bien
vendus à des prix dérisoires à des spéculateurs, fermiers ou bourgeois, qui expulsèrent
en masse les anciens tenanciers héréditaires, et en réunirent les exploitations. On
confisqua sans plus en souffler mot la part que la loi garantissait, sur les dîmes
ecclésiastiques, aux cultivateurs tombés dans la misère.
maîtresses des gentilshommes. Les salariés ruraux étaient encore à cette même
époque, copropriétaires des biens communaux. Vers 1750, la classe des paysans indé-
pendants avait disparu, et, dans les dernières années du XVIIIe siècle, on ne trouvait
plus trace de la propriété communale des agriculteurs.
Tandis que les paysans indépendants étaient remplacés par des tenanciers à
discrétion, c'est-à-dire de petits fermiers à bail résiliable tous les ans, gens serviles et
dépendant du bon plaisir du landlord, le vol systématique de la propriété communale
s'unit au vol des domaines de l’État pour agrandir ces fermes, qu'au XVIIIe siècle on
appelait couramment « fermes de capitalistes » ou « fermes de marchands », et qui
« libérèrent » la population agricole au profit de l'industrie.
Au XIXe siècle, on a perdu jusqu'au souvenir du lien qui existait jadis entre le
cultivateur et la propriété communale. Sans parler des temps ultérieurs, la population
rurale reçut-elle jamais un liard d'indemnité pour les 3 millions et demi d'acres de
biens communaux qui lui furent volés entre 1801 et 1831 et attribués aux landlords
par les landlords, au moyen de bills parlementaires ?
Les Celtes de la Haute-Écosse formaient des clans, dont chacun était possesseur
du sol sur lequel il était établi. Le « grand homme » (le chef) du clan n'était que le
propriétaire en titre de ce sol, tout comme la reine d'Angleterre est propriétaire en titre
de tout le sol anglais. Lorsque le gouvernement anglais eut réussi à supprimer les
guerres intestines de ces chefs et leurs incursions incessantes dans les plaines de la
Basse-Écosse, ces chefs ne renoncèrent point à leur brigandage; ils ne firent que lui
donner une autre forme. De leur propre autorité, ils transformèrent le droit de
propriété titulaire en droit de propriété privée. Et comme ils rencontrèrent de la
résistance chez les gens du clan, ils décidèrent de recourir à la violence pour les
chasser. Au XVIIIe siècle, on défendit aux Gaëls, chassés de leurs terres, d'émigrer,
pour les amener de force à Glasgow et dans d'autres villes industrielles. Le meilleur
exemple de la méthode suivie au XIXe siècle nous est fourni par les « éclaircisse-
ments » de la duchesse de Sutherland. Dès son accession au pouvoir, cette dame,
versée dans l'économie, résolut d'opérer une cure économique radicale et de trans-
former en pâturages tout le comté dont les opérations similaires avaient déjà réduit la
population à 15.000 habitants. De 1814 à 1820, ces 15.000 habitants, formant environ
3.000 familles, furent pourchassés systématiquement et expulsés. Tous leurs villages
furent détruits par la pioche et par le feu, et toutes leurs terres transformées en
pâturages. Des soldats britanniques furent chargés de l'exécution et en vinrent aux
mains avec les indigènes. Une vieille femme périt dans l'incendie de sa hutte, qu'elle
avait refusé de quitter. C'est de la sorte que la duchesse s'appropria 794.000 acres, qui
appartenaient au clan depuis un temps immémorial. Aux indigènes expulsés, elle
assigna sur les bords de la mer, environ 6.000 acres, c'est-à-dire 2 acres par famille.
Incultes jusque-là, ces 6.000 acres n'avaient rien rapporté à leurs propriétaires. La
duchesse poussa la bonté jusqu'à louer l'acre 2 sh. 6 d. en moyenne aux membres du
clan, qui, depuis des siècles, avaient versé leur sang pour sa famille. Toutes les terres
volées furent réparties entre 29 grandes bergeries, dont chacune ne recevait qu'une
seule famille, la plupart du temps des valets de ferme anglais. En 1825, les 15.000
Gaëls étaient déjà remplacés par 131.000 moutons. Les aborigènes rejetés sur la côte
essayèrent de vivre de la pêche. Mais ils devaient payer plus cher encore leur idolâtrie
montagnarde et romantique pour leurs « grands hommes ». L'odeur du poisson
parvint jusqu'à ceux-ci. Ils flairèrent là une source de bénéfices et affermèrent leurs
côtes aux grands mareyeurs de Londres. Et les Gaëls furent chassés une seconde fois.
Enfin une partie des pâturages est retransformée en réserve de chasse. On sait
qu'en Angleterre il n'y a pas de véritables forêts. Le gibier, dans les parcs des sei-
gneurs, est du bétail constitutionnel, gras comme les aldermen de Londres. L'Écosse
est donc le dernier asile de la « noble passion ». -- « Dans les highlands, écrivait
Somers en 1848, les forêts ont été très étendues... La transformation de leurs terres en
pâturages relégua les Gaëls sur des terrains infertiles. Et voilà que le gibier à poil
commence à remplacer les moutons et augmente encore la misère des pauvres gens...
Ces chasses 1 et le peuple ne sauraient vivre côte à côte. L'un ou l'autre doit céder la
place. Que les chasses augmentent en nombre et en étendue dans les 25 années
prochaines comme dans les 25 années dernières, et vous ne trouverez plus un seul
Gaël sur son sol natal. Ce mouvement parmi les propriétaires des highlands est en
partie affaire de mode, ou dû à la vanité aristocratique des amateurs de chasse; mais il
est certain que les landlords ne dédaignent pas les profits que rapporte la vente du
gibier. Car il est évident qu'un terrain montagneux, disposé en réserve de chasse,
1 Dans ces prétendues forêts il n'y a pas d'arbres. Les brebis parties, on lâche les cerfs dans les
montagnes dénudées et l'on a une « deer-forest » (une forêt-chasse). Donc même pas de
sylviculture.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 145
rapporte bien souvent davantage que s'il restait affecté au pâturage. L'amateur qui
cherche une chasse ne limite ses offres que d'après la grosseur de sa bourse... Les
highlands ont connu des souffrances non moins cruelles que celles infligées à
l'Angleterre par la politique des rois normands. On a concédé plus d'espace au gibier,
mais en réduisant celui des hommes... Le peuple a successivement perdu toutes ses
libertés... Et l'oppression s'accroît chaque jour. Les propriétaires considèrent l'expul-
sion des paysans comme un principe intangible, une nécessité agricole, et l'opération
continue sa marche tranquille et régulière, tout comme s'il s'agissait de défricher les
forêts vierges de l'Amérique ou de l'Australie. »
Tous les gens ainsi privés de leurs moyens d'existence ne pouvaient être absorbés
par la manufacture naissante aussi vite qu'ils devenaient disponibles. D'autre part,
brusquement arrachés à leur genre habituel d'existence, ils ne pouvaient, du jour au
lendemain, s'accommoder à la discipline de leur situation nouvelle. Beaucoup d'entre
eux se firent voleurs, brigands, vagabonds, les uns par tendance naturelle, les autres,
et c'étaient les plus nombreux, par la force des choses. C'est pourquoi, vers la fin du
XVe et durant tout le XVIe siècle, il y eut dans toute l'Europe occidentale une législa-
tion sanguinaire contre le vagabondage. Les ancêtres des ouvriers actuels furent
d'abord punis pour s'être laissés transformer en vagabonds et miséreux. La législation
les traita comme des criminels volontaires, supposant qu'il dépendait uniquement de
leur bonne volonté de continuer à travailler dans des conditions qui n'existaient plus.
La classe des salariés, qui prit naissance dans la seconde moitié du XIVe siècle,
ne constituait alors, et même au siècle suivant, qu'une infime fraction du peuple,
fortement protégée dans sa situation par la classe des paysans indépendants et l'orga-
nisation corporative des villes. A la campagne et à la ville, patrons et ouvriers se
trouvaient socialement très rapprochés. L'élément variable du capital l'emportait de
beaucoup sur l'élément constant. La demande de travail salarié augmenta donc
rapidement avec toute l'accumulation du capital, tandis que l'offre de travail salarié ne
suivait que lentement.
*
* *
Après avoir considéré la création violente d'un prolétariat sans feu ni lieu, nous
avons à nous poser cette question: quelle est l'origine première des capitalistes?
L'expropriation des populations rurales ne crée directement que de grands proprié-
taires fonciers. Quant à la genèse des fermiers, nous pouvons en quelque sorte la
toucher du doigt, parce que l'évolution s'est faite lentement et s'est continuée pendant
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 146
trouvent à s'occuper comme salariés: le lin n'a pas changé d'aspect, pas une de ses
fibres n'a été modifiée, mais une âme nouvelle s'est emparée de lui. Il forme mainte-
nant une partie du capital constant des patrons manufacturiers. Jadis réparti entre une
foule de petits producteurs qui le cultivaient eux-mêmes et le filaient en petites
quantités avec leurs familles, il se trouve actuellement concentré entre les mains d'un
capitaliste, pour qui d'autres filent et tissent. Le travail spécial dépensé dans le filage
du lin se réalisait autrefois en revenus spéciaux, au bénéfice d'innombrables familles
paysannes ou encore, comme du temps de Frédéric II, en impôts pour le roi de Prusse.
Il se réalise aujourd'hui en profits pour un petit nombre de capitalistes. Les rouets et
les métiers à tisser, naguère disséminés dans toute la campagne, sont aujourd'hui
rassemblés en quelques grandes casernes ouvrières, au même titre que les ouvriers et
les matières premières. Au lieu de servir à garantir aux fileurs et aux tisseurs une
existence indépendante, les rouets, les métiers et les matières premières servent à
commander aux ouvriers et à leur extorquer du travail non payé. A voir les grandes
manufactures, on ne dirait pas qu'à l'exemple des grandes fermes elles sont une
agglomération de beaucoup de petits ateliers et formées par l'expropriation d'un grand
nombre de producteurs indépendants. Mais l'observateur clairvoyant ne s'y laisse pas
tromper.
Le capital argent formé par l'usure et le commerce fut doublement gêné dans sa
transformation en capital industriel: dans les campagnes, par la constitution féodale,
dans les villes, par l'organisation corporative. (Encore en 1794, les petits fabricants
drapiers de Leeds envoyèrent une délégation au Parlement pour réclamer une loi
interdisant à tout marchand de devenir fabricant.) Ces entraves disparurent avec la
dissolution des suites seigneuriales, avec l'expropriation et l'expulsion partielle des
populations rurales. La nouvelle manufacture fut installée dans des ports maritimes
d'exportation, ou sur des points de la pleine campagne situés hors du contrôle de
l'ancien système urbain et de l'organisation corporative. En Angleterre, il y eut donc
une lutte violente entre les villes à corporations et ces nouveaux centres industriels.
A propos du système chrétien de colonisation, voici ce que dit un homme qui s'est
fait une spécialité du christianisme, W. Howitt (Colonisation et Christianisme, Lon-
dres, 1833) : « Les actes de barbarie et les atrocités honteuses dont se sont rendues
coupables les nations dites chrétiennes, dans toutes les régions et contre tous les
peuples qu'elles ont pu subjuguer, n'ont eu de parallèle dans aucune autre ère de
l'histoire universelle ni chez aucune race, si sauvage, si barbare, si impitoyable et si
éhontée qu'elle fût. » L'histoire de la colonisation hollandaise au XVIIIe siècle -- la
Hollande était le type de la nation capitaliste -- « déroule un tableau incomparable de
trahisons, de corruptions, de meurtres et d'ignominie 1 ». Pour s'emparer de Malacca,
les Hollandais corrompirent le gouverneur portugais, qui leur ouvrit les portes en
1641. Ils coururent aussitôt à sa maison et le tuèrent pour ne pas avoir à lui payer la
somme de 21.875 livres sterling, prix de sa trahison. Partout, la dépopulation et la
dévastation suivaient leurs pas. En 1750, Banjuwangi, province de Java, comptait
plus de 80.000 habitants. En 1811, le nombre en était réduit à 8.000.
La Compagnie anglaise des Indes orientales obtint, comme on le sait, non seule-
ment le pouvoir politique aux Indes, mais encore le monopole exclusif du commerce
1 Thomas STAMFOHD RAFFLES, ancien gouverneur de Java, Java et ses dépendances (en angl.),
Londres, 1817.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 149
Dès leur origine, les grandes banques affublées de titres nationaux n'étaient que
des sociétés de spéculateurs privés, qui prenaient place aux côtés des gouvernements,
et, grâce aux privilèges obtenus, étaient à même de leur avancer de l'argent. Aussi ne
peut-on mieux se rendre compte de l'accumulation de la dette publique, qu'en étudiant
la hausse progressive des actions de ces banques, dont le plein épanouissement date
de la fondation de la banque d'Angleterre (1694). La banque d'Angleterre commença
par prêter de l'argent au gouvernement au taux de 8 %. En même temps, elle fut
autorisée par le Parlement à battre monnaie du même capital, en le prêtant au public
sous forme de billets de banque. Avec ces banknotes, elle pouvait escompter des
billets à ordre (c'est-à-dire les acheter avant leur échéance), prêter sur marchandises et
acheter des métaux précieux. Peu après, la banque d'Angleterre se servit de cette
monnaie fiduciaire, fabriquée par elle-même, pour faire des van ces à l'État, et payer
au compte de l'État les coupons de la dette publique. Il ne lui suffisait même pas de
reprendre d'une main ce qu'elle donnait de l'autre; tout en recevant elle demeurait à
perpétuité la créancière de la nation jusqu'au dernier liard. Petit à petit, elle devint le
réceptacle forcé de tous les trésors métalliques du pays et le centre de gravitation de
tout le crédit commercial. Juste au moment où l'on cessa, en Angleterre, de brûler les
sorcières, on commença à pendre les fabricants de faux billets de banque. Les écrits
de l'époque, les ouvrages de Bolingbroke en particulier, nous indiquent l'effet produit
sur les contemporains par l'apparition soudaine de toute cette engeance de banco-
crates, financiers, rentiers, courtiers, agents de change et boursicotiers.
Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache bien
des fois, chez tel ou tel peuple, une des ressources de l'accumulation primitive. C'est
ainsi que les infamies du système de rapine en pratique à Venise forment une des
bases occultes de la richesse capitaliste de la Hollande, à qui Venise en décadence
prêta de grosses sommes d'argent. Les rapports entre la Hollande et l'Angleterre sont
analogues. Dès le début du XVIIIe siècle, les manufactures hollandaises ont cessé
d'occuper le premier rang, et ce pays n'a plus la prépondérance commerciale et
industrielle. De 1701 à 1776, il prête surtout des capitaux énormes, spécialement à sa
puissante concurrente, l'Angleterre. Même situation entre l'Angleterre et les États-
Unis. Maint capital qui se montre aujourd'hui aux États-Unis sans indication d'origine
n'est que le résultat de la capitalisation du sang des enfants, faite dans les fabriques
anglaises.
Comme la dette publique est appuyée sur le revenu public, qui doit faire face à
tous les paiements à effectuer dans l'année, le système moderne des impôts devint le
complément forcé du système des emprunts nationaux. Les emprunts permettent au
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 151
enfants furent épuisés jusqu'à la mort par l'excès de travail, on les fouettait, on les
enchaînait, on les martyrisait avec le plus grand raffinement de cruauté, bien souvent
on les laissait presque entièrement mourir de faim, tout en les maintenant au travail à
coups de fouet. Dans certains cas on les poussa même au suicide !... Les belles et
romantiques vallées du Derbyshire, du Nottinghamshire et du Lancashire, soustraites
aux yeux du public, devinrent d'horribles solitudes où régnait la torture... parfois
même le meurtre 1 Les profits des fabricants furent énormes. Leur appétit s'en accrut.
Ils introduisirent le travail de nuit. Après avoir épuisé une équipe par le travail de
jour, ils tenaient une autre équipe toute prête pour le travail de nuit; l'équipe de jour
allait occuper les lits que l'équipe de nuit venait à peine de quitter, et vice versa. La
tradition populaire veut que dans le Lancashire les lits ne se refroidissent jamais. » --
En 1815, au Parlement anglais, on a signalé le cas d'une paroisse de Londres ayant
passé avec un fabricant du Lancashire un contrat par lequel ce dernier s'engageait
pour 20 enfants sains de corps et d'esprit, à prendre un idiot par-dessus le marché.
Voilà ce qu'il en a coûté pour réaliser le procès de séparation entre les ouvriers et
les conditions de travail, pour transformer d'une part les moyens sociaux de produc-
tion et de subsistance en capital, et d'autre part la masse populaire en salariés. Si
l'argent, d'après Augier, « vient au monde avec une tache naturelle de sang sur une
joue », le capital naît dégouttant de sang et de boue des pieds à la tête 1.
1 « Le capital fuit le tumulte et la discussion, et est timide par nature. C'est très vrai, mais pas
absolument. Le capital a horreur de l'absence de bénéfices tout petits, absolument comme la nature
a horreur du vide. Avec un bénéfice satisfaisant, le capital s'enhardit. Qu'on lui assure 10 %, et on
peut l'employer partout; avec 20 % il s'anime; avec 50 %, il devient positivement téméraire; avec
100 %, il foule aux pieds les lois humaines; avec 300 %, il n'est plus de crime qu'il ne risque,
quitte à être pendu. Lorsque le tumulte et la discussion peuvent rapporter des bénéfices, il les
encouragera tous deux. La preuve: la contrebande et la traite des noirs. » (T. J. DUNNING, Trades
Unions et grèves. Londres, 1860, p. 36.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 153
15.
Où doit conduire l'accumulation
capitaliste 1
moment il s'agite, dans le sein de la société, des forces et des passions qui se sentent
enchaînées par lui. Il faut qu'il soit anéanti, et il l'est effectivement.
16.
Le salaire 1
a) Généralités
1 T. I, chap. 17.
2 Tautologie: semblant d'explication consistant, au lieu d'expliquer, à redire la même chose en
d'autres termes. - J. TI
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 157
II ne sert de rien d'expliquer cet échange de plus de travail contre moins de travail
par la différence de forme, le travail étant d'un côté déjà réalisé et de l'autre côté
vivant. Ce serait d'autant plus absurde que la valeur d'une marchandise n'est pas
déterminée par la quantité de travail qui s'y trouve effectivement réalisée, mais par la
quantité de travail vivant nécessaire à sa production. Supposons qu'une marchandise
représente 6 heures de travail. Qu'une invention permette de la produire en 3 heures,
la valeur des marchandises déjà produites baisse de moitié.
Dans l'expression « valeur du travail », l'idée de valeur n'a pas été simplement
effacée; on l'a changée en son contraire. C'est une expression imaginaire, dans le
genre de cette autre: valeur de la terre. Mais ces expressions imaginaires découlent
des conditions mêmes de la production. Ce sont des catégories pour des formes phé-
noménales de rapports réels. Toutes les sciences, à part l'économie politique, savent
que les apparences des choses ne répondent pas toujours à leur réalité.
Mais quels sont les frais de production.;. de l'ouvrier, c'est-à-dire les frais néces-
sités par la production ou la reproduction de l'ouvrier? Sans s'en apercevoir, l'écono-
mie politique substitua cette question à la question primitive. Ce qu'elle appelle
valeur du travail, c'est en réalité la valeur de la force de travail, qui existe dans la
personne de l'ouvrier et est aussi différente de sa fonction, le travail, qu'une machine
l'est de ses opérations.
On sait que la valeur journalière de la force de travail est calculée d'après une
certaine durée de vie de l'ouvrier, correspondant à une certaine longueur de la journée
de travail. Soit une journée habituelle de 12 heures et une valeur journalière, pour la
force de travail, de 3 francs-or, expression monétaire représentative de 6 heures de
travail. Si l'ouvrier reçoit 3 francs, il touche la valeur de la force de travail fonction-
nant 12 heures. Si nous exprimons cette valeur journalière de la force de travail
comme valeur de travail d'une journée, nous avons la formule: le travail de 12 heures
a une valeur de 3 francs. La valeur de la force de travail détermine ainsi la valeur du
travail ou, en expression monétaire, son prix nécessaire 1. Si le prix de la force de
travail s'écarte donc de sa valeur, le prix du travail s'écartera également de sa
prétendue valeur.
b) Salaire et plus-value
1 Pendant la guerre de Sécession, le Morning Star, organe libre-échangiste de Londres, naïf jusqu'à
en devenir absurde, proclamait sans cesse, avec toute l'indignation possible, que dans les États
confédérés les nègres travaillaient à titre absolument gracieux. Ce journal aurait bien dû comparer
les frais journaliers d'un de ces nègres avec ceux d'un ouvrier libre du quartier est de Londres.
2 Ce que Karl Marx entend ici par économie vulgaire ressort d'une phrase précédant de peu la
présente et omise dans le texte, où il lui attribue pour caractère essentiel de « ne tenir compte, en
principe, que des apparences ». J. B
3 A partir d'ici, t. I, chap. 15.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 160
Cette valeur de 6 francs produite -- dans notre exemple -- par une même journée
de travail, est, comme nous le savons déjà 1, égale à la somme de la plus-value, aug-
mentée de la valeur de la force de travail, valeur que l'ouvrier remplace par un équi-
valent. Il est évident que l'une des deux parties d'une grandeur constante ne saurait
augmenter, à moins que l'autre ne diminue en même temps. La valeur de la force de
travail ne saurait passer de 3 francs à 4 francs, sans que la plus-value tombe de 3 à 2
francs; et la plus-value ne peut passer de 3 à 4 francs sans que la valeur de la force de
travail ne tombe de 3 à 2 francs. Dans ces conditions, nul changement n'est possible
dans la grandeur absolue soit de la valeur de la force de travail, soit de la plus-value,
sans qu'il y ait en même temps changement de leurs grandeurs relatives ou
proportionnelles. Il est impossible qu'elles augmentent ou diminuent toutes deux en
même temps.
1 Certains économistes bourgeois ont donné à cette troisième loi un complément absurde, en disant
que, sans que la force de travail diminue de valeur, la plus-value peut augmenter par suite de la
suppression des impôts que le capitaliste avait à payer auparavant. Mais cette suppression ne
modifie en rien la quantité de plus-value que l'industriel capitaliste extorque directement à
l'ouvrier. Elle modifie simplement la proportion dans laquelle il empoche la plus-value ou la
partage avec d'autres personnes. Elle ne change donc rien au rapport qui existe entre la valeur de la
force de travail et la plus-value.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 162
Tout cela dans l'hypothèse faite ci-dessus, selon laquelle la longueur de la journée
de travail et l'intensité du travail sont données, la productivité du travail étant seule
variable.
*
* *
provient pas d'une variation dans la force productive du travail, mais d'un changement
dans l'intensité de celui-ci.
*
* *
Tous les lieux communs qu'on nous a servis jusqu'ici contre la réduction des
heures de travail présupposent que le phénomène se passe dans les conditions ci-
dessus indiquées. Mais, en réalité, tout changement dans la productivité ou l'intensité
du travail précède le raccourcissement de la journée de travail ou le suit immé-
diatement.
1 « A conditions égales, le manufacturier anglais peut, en un temps donné, fournir une plus grande
somme de travail qu'un manufacturier étranger, et contrebalancer la différence des journées de
travail: ses ouvriers ne font que 60 heures par semaine au lieu de 72 ou 80. » (Rapport des insp.
angl. du travail pour le 31 oct. 1855, p. 65.) La diminution légale de la journée de travail
permettrait mieux que n'importe quelle autre mesure aux manufacturiers du continent de diminuer
cette différence.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 164
Avec une journée prolongée, le prix de la force de travail peut descendre au-
dessous de sa valeur, bien que nominalement ce prix ne change pas ou même aug-
mente. La valeur journalière de la force de travail est en effet établie d'après sa durée
normale moyenne ou la durée normale de la vie de l'ouvrier et d'après la transforma-
tion de substance vitale en force dynamique conformément à la nature humaine.
Jusqu'à un certain point, l'usure plus considérable que subit la force de travail, par
suite de la prolongation de la journée de travail, peut être compensée par une plus
grande addition de force. Mais au delà, cette usure croît beaucoup plus vite, et il y a
destruction de toutes les conditions normales qui accompagnent la reproduction et
l'activité de la force de travail. Le prix de la force de travail et son degré d'exploita-
tion cessent d'être des grandeurs commensurables.
*
* *
Les divers facteurs que nous venons d'examiner: durée, force productive et
intensité du travail, peuvent évidemment se combiner de bien des manières. Deux
facteurs peuvent varier alors que l'autre reste constant, ou tous les trois peuvent varier
à la fois. Cette variation peut être égale ou inégale, se produire dans un sens ou dans
un autre, se détruire en partie ou en totalité. Mais il est facile, en s'appuyant sur ce qui
précède, d'analyser tous les cas possibles. Pour trouver le résultat de n'importe quelle
combinaison, il suffira de considérer tour à tour l'un des facteurs comme variable et
les autres comme constants. Nous n'étudierons donc ici que deux cas importants.
situation plus aisée, se montrerait plus exigeant pour ce qui est de la vie matérielle.
D'autre part il faudrait comprendre dans le travail nécessaire une partie du surtravail
actuel, celle qui est nécessaire à la constitution d'un fond social de réserve et
d'accumulation.
Plus la force productive du travail augmente, et plus la journée de travail peut être
raccourcie; et plus la journée de travail est raccourcie, plus l'intensité du travail peut
croître. Au point de vue social, on augmente la productivité du travail, parce qu'on
économise le travail en ne gaspillant pas les moyens de production et en évitant tout
travail inutile. Le mode de production capitaliste impose l'économie à chaque établis-
sement particulier; mais, par son système anarchique de la concurrence, il produit le
gaspillage le plus effréné des moyens de production et des forces de travail de la
société, en même temps qu'une foule de fonctions actuellement indispensables, mais
en somme superflues.
c) Le salaire au temps
Retour à la table des matières
Le salaire 1 à son tour revêt des formes très variées. Il appartient à la théorie
spéciale du travail salarié de faire l'exposé de toutes ces formes; ce n'est pas l'affaire
du présent ouvrage, où nous ne ferons qu'indiquer brièvement les deux formes
principales.
La somme d'argent 1 que l'ouvrier reçoit pour son travail journalier, hebdoma-
daire, etc., forme le montant de son salaire nominal ou estimé en valeur. Mais il est
évident que, suivant la longueur de la journée de travail, donc suivant la quantité de
travail fournie par jour, le salaire journalier, hebdomadaire, etc., peut représenter,
pour la même somme de travail, un prix très différent ou des sommes d'argent très
différentes. Quand il s'agit du salaire au temps, il faut donc distinguer de nouveau
entre le montant total du salaire journalier, hebdomadaire, etc., et le prix du travail.
Comment trouver ce prix, c'est-à-dire la valeur monétaire d'une somme de travail
donnée? Soit la valeur journalière de la force de travail: 3 francs-or, valeur produite
par 6 heures de travail; soit ensuite une journée de travail de 12 heures; le prix de
l'heure de travail est : 3francs-or /12 = 25 centimes. Le prix ainsi trouvé sert d'unité
de mesure pour le prix du travail.
Il s'ensuit que le salaire journalier, hebdomadaire, etc., peut rester le même, bien
que le prix du travail baisse constamment. Avec la journée de 10 heures, la valeur
journalière de la force de travail étant de 3 francs, le prix de l'heure de travail était de
30 centimes; ce prix tombe à 25 centimes avec la journée de 12 heures, et à 20
centimes avec la journée de 15 heures. Malgré cela, le salaire journalier ou hebdo-
madaire ne change pas. Inversement, le salaire journalier ou hebdomadaire peut
monter, bien que le prix du travail reste constant ou même diminue. Avec une journée
de 10 heures, la valeur journalière de la force de travail étant de 3 francs, le prix d'une
heure de travail est de 30 centimes. Si l'ouvrier, parce que l'occupation augmente,
travaille 12 heures alors que le prix du travail reste le même, son salaire journalier
monte à 3 fr. 60, sans changement aucun du prix du travail. Le même résultat pourrait
se produire si, au lieu de la grandeur extensive, la grandeur intensive du travail
augmentait. Alors que le salaire nominal de la journée ou de la semaine augmente, le
prix du travail peut ne pas varier ou baisser. Et cela s'applique aux recettes de la
famille ouvrière, dès que la somme de travail fournie par le chef de famille est
augmentée par le travail des membres de la famille. Il existe donc, indépendamment
de la diminution du salaire nominal de la journée ou de la semaine, des méthodes qui
peuvent faire baisser le prix du travail.
D'où cette loi générale: Étant donnée la quantité de travail journalier ou hebdo-
madaire, etc., le salaire journalier ou hebdomadaire dépend du prix du travail, lequel
varie lui-même, soit avec la valeur de la force de travail, soit avec les prix marchands
différant de la valeur. Étant donné, par contre, le prix du travail, le salaire journalier
ou hebdomadaire dépend de la quantité de travail journalier ou hebdomadaire.
Conséquence de l'insuffisance d'occupation. -- Mettons que cette quantité soit de
12 heures, la valeur journalière de la force de travail de 3 francs, valeur produite par 6
heures de travail. Dans ces conditions, le prix de l'heure de travail est de 25 centimes
et la valeur produite de 50 centimes. Si l'ouvrier, au lieu de 12 heures, n'en travaille
que 6 ou 8 par jour, il ne recevra, ce prix du travail étant donné, que 2 francs ou 1 fr.
50 de salaire journalier 2. Mais, d'après notre hypothèse, il doit fournir un travail
Lorsque l'ouvrier est payé à l'heure et que le capitaliste a pris l'engagement de lui
payer non pas un salaire journalier ou hebdomadaire, mais le nombre d'heures
pendant lesquelles il lui plaît de l'employer, il peut l'occuper moins que le nombre
d'heures qui ont servi de base à la fixation du salaire de l'heure. Cette unité de mesure
perd naturellement toute signification" dès que la journée de travail cesse de compter
un nombre d'heures déterminé. Il n'y a plus de rapport entre ]e travail payé et ]e
travail non payé. Le capitaliste peut extorquer à l'ouvrier une certaine quantité de
surtravail, sans lui laisser le temps de travail nécessaire à sa propre conservation. Il
peut supprimer toute régularité dans l'occupation, et, suivant ses aises, son bon plaisir
et l'intérêt du moment, faire alterner le surmenage le plus monstrueux avec un
chômage relatif ou total. Sous prétexte de payer le prix normal du travail, il peut
prolonger la journée de travail de façon anormale, sans la moindre compensation pour
l'ouvrier. Telle fut (en 1860) la cause du soulèvement absolument logique des
ouvriers du bâtiment contre les prétentions des capitalistes londoniens de leur imposer
]e salaire à l'heure. La limitation légale de la journée de travail mit fin à cet abus,
mais non pas, naturellement, au chômage partie] résultant de la concurrence du
machinisme, du changement de capacité des ouvriers employés, des crises partielles
ou générales.
1 « Dans les manufactures de dentelles, le taux du temps supplémentaire est si minime, par exemple
5 centimes par heure, que cela forme un contraste pénible avec le préjudice considérable qui en
résulte pour la santé et la force vitale des ouvriers... Et bien des fois ce gain extraordinaire doit être
consacré à l'achat de rafraîchissements non moins extraordinaires. » (Commission pour le travail
des enfants, [IIe Rapport, p. XVI, no 117.)
2 Ainsi dans les fabriques de papiers peints, avant l'introduction du Factory Act. « Nous travaillions
sans la moindre pause pour les repas; la besogne de 10 h. 1/2 était terminée à 4 h. 1/2 de l'après-
midi; tout le reste était du travail supplémentaire qui cessait rarement avant 8 heures du soir. Toute
l'année nous fournissions ainsi du travail supplémentaire. » (Commission pour le travail des
enfants; Ier Rapp., p. 125.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 169
afin de suppléer au bas prix du travail pendant le temps dit normal 1. La limitation
légale de la journée de travail met fin à ce plaisirs 2.
Il est de notoriété publique que, dans toutes les industries, les salaires sont
d'autant plus bas que la journée de travail est plus grande3. L'inspecteur A. Redgrave
illustre ce fait en donnant une statistique comparative de la période de 1839 à 1859. Il
Y démontre que le salaire a augmenté dans les fabriques soumises à la loi de 10
heures, tandis qu'il a baissé dans les fabriques où l'on faisait des journées de 14 à 15
heures.
de deux hommes, l'apport du travail augmente, bien que l'apport des forces de travail
disponibles sur le marché reste le même. La concurrence ainsi provoquée entre les
ouvriers permet au capitaliste de diminuer le prix de travail, tandis que la baisse du
prix du travail lui permet d'autre part de prolonger davantage encore le temps de
travail 1. Mais cette possibilité de disposer à leur gré de quantités anormales de travail
non payé, c'est-à-dire supérieures au niveau social moyen, ne tarde pas à créer la
concurrence entre les capitalistes. Le prix des marchandises se compose, en partie, du
prix du travail 2. La partie non payée du prix du travail ne compte pas dans le prix des
marchandises. On ne peut en faire cadeau à l'acheteur. Voilà le premier résultat de la
concurrence. A bref délai, le capitaliste se trouve, en second lieu, amené à ne pas faire
entrer dans le prix de vente des marchandises une partie au moins de la plus-value
anormale produite par la prolongation de la journée de travail. C'est ainsi que s'établit,
d'abord à titre d'exception, puis en se généralisant et en se fixant peu à peu, un prix de
vente anormalement faible, qui, à partir de ce moment, servira de base constante à
l'établissement d'un salaire misérable, lié à la prolongation exagérée du temps de
travail. Primitivement, comme on le sait, ce n'était que le résultat de ces mêmes cir-
constances. Nous ne faisons qu'indiquer ce mouvement, l'analyse de la concurrence
dépassant le cadre du présent exposé 3.
1 Si un ouvrier refusait de travailler le nombre d'heures habituel, « il serait bientôt remplacé par un
autre qui accepterait de fournir n'importe quel temps de travail; il perdrait donc sa place ». (Rapp.
des insp. du Trav., 31 oct. 1848, p. 39, no 58.)
2 Comme déjà auparavant, avec le terme de « prix du travail », Marx emploie ici la terminologie
courante de l'économie bourgeoise. On ne s'y laissera point tromper. Pour cette raison qu'il n'y a
pas, en effet, de « prix de travail », mais seulement un « prix de la force de travail ». Il suffit de
rappeler le passage suivant (Capital, t. III, 2e partie, chap. 48, p. 353 de l'éd. all.) : « Le prix du
travail est une expression en soi contradictoire à l'idée même de valeur, ainsi qu'à la notion du
prix... Il est aussi irrationnel de parler de « prix de travail » que d'un logarithme jaune. »
Il ne faudrait pas croire davantage que Marx veuille accorder que le prix de la force de travail
(c'est-à-dire le salaire) est un « élément du prix des marchandises » en ce sens que ce dernier se
composerait du coût des moyens de production, du salaire et du bénéfice du chef d'entreprise. Ce
qui voudrait dire que l'augmentation du salaire fait monter le prix des marchandises et
inversement. La pensée de Marx à cet égard ressort clairement du tome III, 2e partie, chap. 50, où
un long exposé trouve son couronnement dans les phrases suivantes (p. 398 de l'éd. aIl.) :
« Salaire, profit et rente foncière ne doivent en aucun sens être considérés comme les éléments
constitutifs dont la composition ou la somme représenterait le prix naturel des marchandises; de
cette façon, la valeur de la marchandise, déduction faite de la partie constante de la valeur, ne
serait pas l'unité première se répartissant entre ces trois parts, mais au contraire, le prix de chacune
d'entre elles serait alors déterminé indépendamment, et le prix de la marchandise résulterait de
l'addition de ces trois grandeurs indépendantes. En réalité, le prix de la marchandise est la
grandeur donnée d'abord. » En d'autres termes: le prix de la marchandise (son prix. « naturel »,
abstraction faite des oscillations du marché) est déterminé par le travail socialement nécessaire à la
reproduction de la marchandise, et se divise alors en remplacement des moyens de production,
salaire et plus-value (c + v + m), cette dernière se subdivisant à son tour en bénéfice du chef
d'entreprise, rente foncière, intérêt, bénéfice commercial, etc. La grandeur de la valeur des
marchandises est indépendante du montant du salaire, du bénéfice du chef d'entreprise, etc.
Combien il y a à répartir entre salaire et plus-value dépend, au contraire, de la valeur des
marchandises. J. B.
3 Pour la facilité qu'ils apportent à la compréhension de cette analyse, je reproduirai ici les passages
suivants de la brochure de MARX, Salaire et Capital. J.B.
« Le salaire tantôt montera, tantôt descendra, selon les rapports de l'offre et de la demande,
selon le degré de concurrence existant entre les acheteurs de travail, les capitalistes, d'une part, et,
d'autre part, les vendeurs de travail, les ouvriers. Aux variations du prix des marchandises
correspondent en général les variations du salaire. Mais, entre les limites de ces variations, le prix
du travail sera déterminé par les frais de production, par le temps de travail nécessaire à la
production de cette marchandise qu'est le travail.
« Quels sont les frais de production du travail lui-même? »
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 171
A première vue, on dirait ici que la valeur d'usage vendue par l'ouvrier n'est pas
constituée par du travail vivant, c'est-à-dire par le fonctionnement de sa force de
travail, mais par du travail mort, déjà représenté dans le produit, et que le prix de ce
travail n'est pas, comme dans le salaire au temps, déterminé par la fraction :
Mais ceux qui se sont laissé prendre à cette apparence devraient déjà se sentir
ébranlés par le fait que, dans les mêmes industries, les deux formes de salaire existent
« Ce sont les frais exigés par l'entretien de l'ouvrier en tant qu'ouvrier et pour le former en tant
qu'ouvrier...
« Les frais de production du travail simple s'étendent donc aux frais d'entretien et de
reproduction de l'ouvrier. Le prix de ces frais d'entretien et de reproduction constitue le salaire...
« Mais quelle action exercent sur la détermination du salaire les circonstances qui sont
inséparables de l'accroissement du capital productif?
« Les progrès de la division du travail (de même que toute augmentation de la force
productive - J. B.) permettent à un ouvrier de faire le travail de 5, 10 et 20 travailleurs; la division
du travail augmente donc de 5, 10 et 20 fois la concurrence entre ouvriers. Les ouvriers ne se font
pas seulement concurrence en ce sens que l'un se vend meilleur marché que l'autre; ils se font
concurrence du fait qu'un seul fait le travail de 5, 10 ou 20 ; et les progrès de la division du travail
introduite par le capital obligent les ouvriers à se faire cette sorte de concurrence.
« En outre: le travail se simplifie dans la mesure où la division du travail augmente. L'adresse
individuelle de l'ouvrier devient sans valeur. Il est transformé en une simple et monotone force de
travail, n'ayant pas à manifester de qualités spéciales d'ordre corporel ou spirituel. Son travail
devient un travail accessible à tous. Il en résulte qu'il est exposé de tous côtés à la concurrence et,
en outre, nous rappellerons que plus un travail est simple et facile à apprendre, par conséquent
moins un travail exige de frais de production pour se familiariser avec lui et plus le salaire tombe;
car, de même que lé prix de toute autre marchandise, il est déterminé par les frais de production.
« Ainsi, la concurrence augmente et le salaire diminue dans la mesure même où le travail
devient moins satisfaisant et plus repoussant. L'ouvrier cherche à maintenir la masse de son salaire
en travaillant davantage, soit qu'il travaille un plus grand nombre d'heures, soit qu'il produise
davantage dans le même temps. Poussé par la nécessité, il augmente donc encore les effets
néfastes de la division du travail. Résultat: plus il travaille, moins il touche de salaire. Et cela pour
cette raison bien simple que, exactement dans la même mesure, il fait concurrence à ses
compagnons de travail; il se fait de ses compagnons autant de concurrents, c'est-à-dire qu'en
dernière analyse, il se fait concurrence à lui-même, en tant que membre de la classe ouvrière. .
« Le machinisme engendre les mêmes effets sur une bien plus grande échelle, en remplaçant
des ouvriers adroits par des ouvriers maladroits, les hommes par des femmes, les adultes par des
enfants; où le machinisme fait son apparition, les ouvriers manuels se trouvent jetés en masse sur
le pavé, tandis que ses progrès, ses améliorations, le remplacement des machines anciennes par
d'autres plus productives, entraînent le renvoi de catégories plus ou moins nombreuses
d'ouvriers. »
1 A partir d'ici, t. I, chap. 19.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 172
côte à côte. Somme toute, il est évident que rien n'est modifié dans la nature même du
salaire par le mode différent de paiement, bien que l'un des modes soit plus favorable
que l'autre au développement de la production capitaliste.
La qualité du travail est ici contrôlée par l'ouvrage même qui doit être d'une
réussite moyenne, si l'on veut que le salaire aux pièces soit payé en entier. Dans cet
ordre d'idées, le salaire aux pièces permet aux patrons de faire de fructueuses retenues
de salaire et de se livrer à toutes sortes d'exactions.
1 On recourt parfois à des moyens artificiels pour augmenter ce résultat naturel. Chez les
mécaniciens de Londres par exemple, il est d'usage « que le capitaliste mette à la tête de ses
ouvriers un homme de très grande force physique. Il lui alloue, par trimestre ou autrement, un
salaire supplémentaire, mais à la condition qu'il fasse son possible pour stimuler à l'extrême le zèle
des autres ouvriers payés au tarif ordinaire... Ce détail permet de comprendre pourquoi les
capitalistes reprochent aux Trade's Unions de paralyser l'activité, l'habileté supérieure, la force de
travail ». (DUNNING, Syndicats et grèves, 1860, p. 22, 23.) L'auteur étant lui-même ouvrier et
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 173
décrite à propos du salaire au temps (c'est-à-dire que le salaire, à la longue, finit par
baisser). En outre, même si le travail aux pièces reste constant, la prolongation de la
journée de travail implique une baisse du prix du travail.
Avec le salaire au temps, le salaire est, à quelques exceptions près, le même pour
les mêmes besognes; avec le salaire aux pièces, au contraire, le prix du temps de
travail est bien mesuré par une quantité donnée de produits, mais le salaire journalier
ou hebdomadaire varie avec la différence individuelle des ouvriers. Les recettes
réelles sont donc très variées, suivant l'habileté, la force, l'énergie, l'endurance, etc.,
des ouvriers individuels. Mais le rapport général entre le capital et le travail salarié ne
s'en trouve nullement modifié. D'abord, il y a compensation, au regard de l'ouvrage
total, entre les différences individuelles; dans un temps donné l'ensemble des ouvriers
fournit la production moyenne et le salaire total est le salaire moyen de l'industrie en
question. Ensuite la proportion entre le salaire et la plus-value reste la même puisque
le salaire individuel de chaque ouvrier a comme correspondant la masse de plus-value
produite par lui. Mais le salaire aux pièces laisse plus de latitude à l'individualité. Les
ouvriers développent donc davantage leur individualité, leur sentiment de la liberté,
leur indépendance, leur contrôle personnel et, d'autre part, se font réciproquement
concurrence. Tout en élevant les salaires individuels au-dessus de la moyenne, le
salaire aux pièces a donc tendance à abaisser cette moyenne elle-même.
De ce qui précède il ressort que le salaire aux pièces est la forme la plus adéquate
au mode de production capitaliste. Bien qu'il ne soit pas nouveau, -- il figure en effet
officiellement à côté du salaire au temps dans les statuts des ouvriers français et
anglais du XIVe siècle, -- il joue surtout pendant la période manufacturière propre-
ment dite. Dans cette période mouvementée de la grande industrie, de 1797 à 1815
surtout, on s'en sert pour prolonger le temps de travail et abaisser les salaires. Dans
les ateliers soumis à la loi sur les fabriques, le salaire aux pièces devient la règle
générale, parce que le patron ne peut augmenter la journée de travail qu'au point de
vue de l'intensité. D'après le rapport des inspecteurs anglais du travail, en date du 30
avril 1858, il est probable que les 4/5 des ouvriers travaillaient alors aux pièces.
secrétaire d'une Trade's Union, on pourrait croire qu'il exagère. Mais voyez la si « respectable »
Encyclopédie Agronomique de J.-Ch. MORTON, où cette méthode est recommandée aux fermiers
comme excellente.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 174
très près le prix des matières premières et le prix des marchandises fabriquées et sont
ainsi à même d'évaluer exactement les profits des patrons. » C'est à juste titre que le
capital repousse pareille prétention en disant qu'il y a erreur sur la nature du salaire. II
s'élève contre le projet de mettre des impôts sur les progrès de l'industrie et déclare
nettement que l'ouvrier n'a rien à voir dans la productivité du travail.
Et même, si l'on fait abstraction de cette différence relative de l'argent suivant les
pays, on constatera souvent que le salaire journalier, hebdomadaire, etc., est plus
élevé chez cette nation que chez une autre, tandis que le prix du travail par rapport à
la plus-value aussi bien qu'à la valeur du produit est plus élevé chez la seconde
nation que chez la première. En d'autres termes: dans un pays plus développé quant
au capitalisme, le salaire est plus élevé pour l'ouvrier et cependant, en raison de la
plus-value infiniment supérieure, il est plus petit, pour le capitaliste, que dans un pays
moins développé.
Après une étude approfondie des filatures, J. W. Cowell, membre de la Commis-
sion d'enquête sur les fabriques (1833), constata « qu'en Angleterre, les salaires sont
en somme plus bas pour le fabricant que sur le continent, bien qu'ils soient plus élevés
pour l'ouvrier ». L'inspecteur anglais Alexandre Redgrave, dans son rapport du 31
octobre 1866, démontre par une statistique comparative que, malgré un salaire plus
bas et un temps de travail beaucoup plus long, le travail est, par rapport au produit,
plus coûteux sur le continent qu'en Angleterre. Le directeur anglais d'une filature de
coton à Oldenbourg déclare que le travail y dure de 5 h. 1/2 du matin à 8 heures du
soir, samedis compris, et que les ouvriers, quand ils sont surveillés par des contre-
maîtres anglais, durant ce temps, ne produisent pas autant que des ouvriers anglais en
10 heures, mais que leur rendement est encore plus faible quand ils sont sous les
ordres de contremaîtres allemands. Il ajoute que le salaire est plus bas qu'en
Angleterre, bien souvent de 50%, mais que, par rapport aux machines, le nombre
d'ouvriers est beaucoup plus élevé, pour certaines sections dans la raison de 5 à 3. M.
1 T. I, chap. 20.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 175
Redgrave donne des détails très précis sur les fabriques de coton en Russie. Les
données lui en ont été fournies par un directeur anglais qui s'y trouvait encore ces
temps derniers. Sur cette terre russe si riche en infamies de toutes sortes, on retrouve
en pleine floraison les horreurs des premiers temps des fabriques anglaises. Les
directeurs sont naturellement Anglais, le capitaliste russe n'ayant aucune aptitude
pour ce genre de travail. Malgré le travail excessif, le travail ininterrompu de jour et
nuit et des salaires de famine, les produits russes ne se vendent, et encore pénible-
ment, que parce que toute importation de produits étrangers est prohibée.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 176
17.
L'argent 1
Pour son possesseur, la marchandise n'a pas de valeur d'usage immédiate. Autre-
ment il ne l'amènerait pas au marché. Mais elle a de la valeur d'usage pour autrui.
Pour lui-même elle n'a directement d'autre valeur d'usage que de représenter une
valeur d'échange, d'être échangeable 2. C'est pourquoi il veut s'en défaire contre une
autre marchandise dont la valeur d'usage lui donne satisfaction. Ce changement de
mains constitue l'échange des marchandises.
Pour aliéner un objet d'usage, il faut d'abord qu'il en existe une quantité dépassant
les besoins immédiats de son possesseur. Dans ce cas, il suffit que, d'un accord tacite,
les hommes se reconnaissent les uns les autres comme possesseurs privés de ces
1 T. I, chap. 2 et 3.
2 « Car l'usage de toute chose est double. L'un est propre à la chose comme telle, l'autre non; ainsi
une sandale sert de chaussure et d'objet d'échange. Tous deux sont valeur d'usage de la sandale, car
celui qui échange la sandale contre ce qui lui manque, la nourriture par exemple, se sert de la
sandale comme sandale. Mais il n'en fait plus un usage naturel, puisqu'elle n'a pas été faite en vue
de l'échange. » (ARISTOTE, De la République, I. I, chap. 9.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 177
objets. Mais il ne peut en aller ainsi entre les membres d'une communauté primitive,
quelle qu'en soit la forme: famille patriarcale, ancienne communauté indienne, États
des Incas, etc. L'échange des marchandises commence où finissent les communautés,
aux points où elles entrent en contact avec d'autres communautés ou des membres
d'autres communautés. Mais dès que s'est installée l'habitude d'échanger des objets,
dans les relations avec l'extérieur, cette même habitude passe également dans la vie
intérieure de la communauté. La proportion quantitative dans laquelle se fait l'échan-
ge est tout d'abord purement accidentelle. Cependant, le besoin d'objets d'usage
provenant de l'extérieur s'établit peu à peu. La répétition constante de l'échange en fait
un procédé social régulier. Il faut donc qu'avec le temps une partie au moins des
produits du travail soit intentionnellement créée en vue de l'échange. A partir de ce
moment s'établit nettement, d'une part, la distinction entre l'utilité des choses pour les
besoins immédiats et leur utilité en vue de l'échange. Leur valeur d'usage se sépare de
leur valeur d'échange. D'autre part, le rapport quantitatif suivant lequel elles s'échan-
gent devient dépendant de leur production même. L'habitude les fixe comme
grandeurs de valeur.
Chaque possesseur de marchandise ne veut l'aliéner que contre une autre mar-
chandise, dont la valeur d'usage satisfasse son besoin. Mais, d'autre part, il veut
pouvoir aliéner sa marchandise contre n'importe quelle autre de même valeur. Peu lui
importe donc que sa propre marchandise ait une valeur d'usage pour le possesseur de
l'autre marchandise. Ce serait d'ailleurs impossible, les autres possesseurs de
marchandise ne pouvant consentir à recevoir un objet dont la valeur d'usage est pour
eux sans emploi. Si la coutume se généralise d'échanger des marchandises, il faut
avoir recours à une marchandise ayant une valeur d'usage, non point pour tel ou tel
autre possesseur particulier, mais pour tous; à une marchandise offrant la possibilité
d'être échangée contre n'importe quelle autre marchandise; en d'autres termes, il faut
un moyen d'échange, un équivalent général.
idée ne pouvait naître que dans une société bourgeoise déjà développée. Elle date du
dernier tiers du XVIIe siècle et ce ne fut qu'un siècle plus tard que la Révolution
française tenta de la réaliser en l'appliquant à toute la nation.
A mesure que l'échange s'affranchit de ses liens purement locaux, la forme argent
passe à des marchandises que leur nature rend aptes à remplir la fonction sociale
d'équivalent général, c'est-à-dire aux métaux précieux. Si l'argent (ou monnaie) doit
remplacer toute autre marchandise, en quelque quantité que ce soit, et donc
représenter n'importe quelle valeur d'échange, il faut, à cet effet, disposer d'une
matière dont tous les spécimens présentent la même propriété uniforme. D'autre part,
la différence des grandeurs de valeur étant purement quantitative, il faut que la
marchandise monnaie soit susceptible d'être divisée et recomposée à volonté. L'or et
l'argent possèdent naturellement ces propriétés.
Quand on sait que l'or est monnaie et par suite échangeable contre toutes autres
marchandises, on ne sait point pour cela combien valent par exemple 10 livres d'or.
Semblable à n'importe quelle marchandise, la monnaie ne peut exprimer sa propre
grandeur de valeur que relativement, dans d'autres marchandises. Sa propre valeur est
déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production et s'exprime par la
quantité de n'importe quelle autre marchandise où se trouve condensé un travail égal.
Cette fixation de sa valeur de grandeur relative se fait à la source même de la
production dans l'échange direct. Au moment où l'argent, comme monnaie, entre dans
la circulation, sa valeur est déjà fixée.
*
* *
Pour simplifier, je supposerai toujours, ici, que l'or est la seule marchandise
monnaie.
Le prix des marchandises ou leur forme argent est, comme leur forme valeur en
général, une simple forme idéale, distincte de leur forme physique et tangible. La
valeur du fer, de la toile, du blé, etc., existe, quoique d'une façon invisible, dans ces
choses mêmes; elle est représentée par leur égalité avec l'or, leur rapport avec l'or, qui
n'existe, pour ainsi dire, que dans la tête des marchandises. L'expression en or de la
valeur des marchandises étant idéale (uniquement représentée), cette opération ne
comporte qu'un or idéal ou imaginaire. Comme mesure de valeur, la monnaie n'est
donc qu'une monnaie - idéale ou imaginaire. Cette circonstance a fait éclore les théo-
ries les plus folles 1. Bien que la valeur ne soit mesurée qu'en une monnaie imagi-
naire, le prix dépend absolument de la matière réelle de la monnaie. La somme de
travail humain contenu, par exemple, dans une tonne de fer, est exprimée dans une
quantité imaginaire de marchandise monnaie, qui renferme le même travail. Suivant
que l'or, l'argent ou le cuivre servent de mesure de valeur, la valeur d'une tonne de fer
est exprimée en prix complètement différents.
1 Voir Karl MARX, Critique de l'économie politique, chap. 2 B, « Théorie de l'unité de mesure de
l'argent », Stuttgart, 1897, p. 61 (de l'éd. all.).
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 180
L'argent qui sert à l'achat d'une marchandise a été acquis auparavant par la vente
d'une autre marchandise. Supposons que les deux jaunets en échange de quoi notre
tisserand a aliéné sa marchandise, soient la forme métamorphosée d'une mesure de
blé. La vente de la toile, M–A, est en même temps achat, A–M. Mais, en tant que
vente de la toile, cette opération commence un mouvement qui se termine par son
contraire, par l'achat de la Bible; en tant qu'achat de la toile, elle termine un
mouvement, qui a commencé par son contraire, par la vente du blé. M–A
(toile–monnaie), cette première phase de M–A–M ( toile–monnaie–Bible), c'est en
même temps A–M (monnaie–toile), la dernière phase d'un autre mouvement M–A–M
(blé–monnaie–toile). La première métamorphose d'une marchandise, son passage de
la forme marchandise à la forme argent, est toujours seconde métamorphose contraire
d'une autre marchandise, son retour de la forme argent à la forme marchandise 1.
La circulation des marchandises se distingue aussi bien par le fond que par la
forme de l'échange direct des produits. Pour nous en convaincre, jetons un coup d'œil
sur ce qui s'est passé. De toute évidence le tisserand a échangé de la toile contre une
Bible, c'est-à-dire sa propre marchandise contre une marchandise étrangère. Mais ce
phénomène n'est vrai que pour lui. Le vendeur de Bible n'a nullement songé à
échanger sa Bible contre de la toile, de même que le tisserand ne sait pas qu'on a
échangé du blé contre sa toile, etc. La marchandise de B remplace celle de A, mais A
et B n'échangent pas réciproquement leurs marchandises. Il peut se produire que A et
B fassent des échanges directs, mais ce rapport particulier n'est nullement impliqué
par les conditions générales de la circulation des marchandises. D'une part, on voit
donc ici comment l'échange des marchandises fait disparaître les limites individuelles
et locales de l'échange immédiat des produits et développe la permutation du travail
humain. D'autre part, se développe tout un cycle de rapports naturels sociaux,
incontrôlables pour les personnes qui interviennent dans ces opérations. Le tisserand
1 Exception faite pour le producteur d'or ou d'argent, qui échange son produit sans l'avoir acheté.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 181
ne peut vendre sa toile que parce que le paysan a déjà vendu son blé, le zélateur sa
Bible que parce que le tisserand a déjà vendu sa toile, le distillateur son eau-de-vie
que parce que le troisième a déjà vendu l'eau de vie éternelle, etc.
*
* *
Chaque marchandise, dès qu'elle change de forme pour entrer dans la circulation,
disparaît de la circulation et est remplacée par une autre marchandise. La monnaie, au
contraire, comme moyen de la circulation, se maintient toujours dans la sphère de la
circulation et y joue constamment son rôle. Il s'agit de savoir quelle est la quantité de
monnaie continuellement absorbée par cette sphère.
1 En réalité, la valeur de l'or et de l'argent avait baissé du fait de leur plus facile extraction; par
conséquent, le prix des marchandises avait monté et leur circulation demanda alors de plus
grandes quantités de monnaie. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 183
Somme des prix des marchandises / Nombre de tours des pièces de monnaie du
même nom
Cette loi a une valeur générale. Si le nombre de tours des pièces de monnaie dimi-
nue, la masse en circulation augmente. Parce que la masse de monnaie qui peut
circuler comme moyen de circulation est donnée pour une vitesse donnée de la
circulation, il suffit de jeter dans la circulation un certain nombre de billets d'une
livre, par exemple, pour en faire sortir autant de livres sterling en or; procédé bien
connu de tous les banquiers.
Le cours de la monnaie n'est donc que la conséquence et le reflet de la circulation
des marchandises. De même, la vitesse du cours de la monnaie est la conséquence de
la vitesse avec laquelle circulent les marchandises, mais non inversement. Dans le
ralentissement du cours de la monnaie se manifeste donc l'arrêt de la circulation des
marchandises. La circulation ne nous indique naturellement pas la cause de cet arrêt.
Le vulgaire, constatant que la monnaie, dans les périodes de ralentissement du cours,
paraît et disparaît moins fréquemment sut tous les points du périple de la circulation,
est tenté de chercher l'explication du phénomène dans la quantité insuffisante des
moyens de circulation 1.
L'illusion qu'inversement les prix des marchandises sont déterminées par la masse
des moyens de circulation et cette masse par la quantité des métaux précieux existant
dans le pays, a pris naissance chez ses premiers représentants, dans cette hypothèse
1 Mais l'illusion populaire, qui attribue au manque de monnaie les arrêts dans la production ou la
circulation, n'a pas comme corollaire nécessaire que le manque réel de moyens de circulation,
provoqué par des expédients officiels ne puisse de son côté faire naître de ces arrêts.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 184
absurde qu'au moment où elles pénètrent dans la circulation les marchandises n'ont
pas de prix et la monnaie pas de valeur, mais que dans la circulation une certaine
partie de l'amas de marchandises s'échange contre une partie correspondante de la
montagne de métal.
Le contenu en métal des pièces d'argent ou de cuivre est arbitrairement fixé par la
loi. Dans leurs cours, ces pièces s'usent plus rapidement encore que la monnaie d'or.
Leur fonction monnaie devient donc, en fait, absolument indépendante de leur poids,
c'est-à-dire de toute valeur. L'existence de l'or comme monnaie diffère complètement
de son existence comme valeur métallique. Par suite, des choses relativement sans
valeur 1, des bouts de papier par exemple, peuvent le remplacer dans sa fonction
monnaie. Dans les pièces métalliques, le caractère purement symbolique est encore
quelque peu caché; dans le papier monnaie, il devient évident.
Il ne s'agit ici que du papier monnaie d’État, ayant cours forcé. Il naît directement
de la circulation métallique. La monnaie de crédit suppose au contraire des conditions
que nous n'avons encore aucunement examinées.
L’État jette dans la circulation des billets de papier sur lesquels se trouvent
imprimées des mentions comme celles-ci : 20 francs, 100 francs, etc. En tant qu'ils
circulent réellement à la place de la somme d'or portant même dénomination, ces
billets ne font que refléter dans leur mouvement les lois du cours de la monnaie réelle.
Une loi particulière de la circulation du papier monnaie ne peut résulter que de son
1 Par un contresens évident, la traduction de 1875 transcrivait ici « relativ wertlose Dinge » par
« des choses n'ayant qu'une valeur relative ». (S.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 185
caractère représentatif par rapport à l'or. Cette loi est très simple: l'émission de papier
monnaie ne doit pas dépasser la quantité d'or qu'il symbolise et qui devrait circuler en
réalité. Or, la quantité d'or que la circulation peut absorber oscille, il est vrai, autour
d'un certain niveau moyen, sans descendre cependant, pour un pays déterminé, au-
dessous d'un certain minimum que nous fait connaître l'expérience. Cette masse
minima change constamment de parties constitutives et ne se compose jamais des
mêmes pièces d'or mais cela n'influe en rien sur sa quantité ni sur son roulement
incessant dans la sphère de la circulation. Elle peut donc être remplacée par des
symboles en papier. Mais si, à un moment donné, tous les canaux de la circulation se
remplissent de papier monnaie jusqu'à l'extrême limite de leur faculté d'absorption, ils
peuvent, par suite des oscillations dans la circulation des marchandises, être un jour
trop pleins. Alors il n'y a plus de mesure. Si le papier dépasse sa mesure et qu'il
excède la quantité de monnaie d'or de même dénomination qui pourrait circuler, il y a
d'abord danger de discrédit général; mais en outre ce papier ne représente, dans le
monde des marchandises, que la seule quantité d'or qu'il puisse représenter d'après les
lois immanentes de la circulation. Si la masse des billets représente chaque fois 2
onces d'or au lieu d'une once, 20 francs deviendront en fait la dénomination monétaire
non plus de 1/4 d'once, mais de 1/8 d'once. C'est comme si l'or avait subi une
modification dans sa fonction de mesure des prix. Les valeurs précédemment
exprimées par le prix de 20 francs le sont maintenant par le prix de 40 francs.
*
* *
Pour fixer l'or en tant que monnaie ou élément de la thésaurisation, il faut l'empê-
cher de circuler ou de se résoudre comme moyen d'achat en moyen de jouissance. Le
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 186
thésauriseur sacrifie donc à l'or fétiche tous les appétits de la chair. Il prend au sérieux
l'Évangile du renoncement. Mais d'autre part, il ne peut dérober à la circulation que la
monnaie qu'il remplace par des marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre.
Industrie, économie, avarice, voilà donc ses vertus cardinales, et son économie
politique peut se résumer en cette devise: vendre beaucoup, acheter peu.
puissance politique en même temps que la base économique sur laquelle elle reposait.
Cependant la forme monnaie - le rapport entre créancier et débiteur a la forme d'un
rapport monétaire - ne reflète ici que l'antagonisme entre des conditions plus pro-
fondes de la vie économique.
Le paysan, par exemple, vend son blé pour 40 francs, qui servent ainsi comme
moyen de circulation. Au jour de l'échéance, il les emploie à payer la toile que le
tisserand lui a fournie. Les mêmes 40 francs fonctionnent alors comme moyen de
paiement. Le tisserand s'en sert pour acheter une Bible au comptant. Ils fonctionnent à
nouveau comme moyen de circulation, etc. Il n'y a plus correspondance absolue entre
la masse de monnaie et la masse de marchandise circulant pendant une période don-
née, un jour par exemple. Il circule de la monnaie qui représente des marchandises
depuis longtemps disparues de la circulation. Il circule des marchandises dont
l'équivalent en monnaie n'apparaîtra que plus tard. D'autre part, les paiements sous-
crits ou échus chaque jour sont des grandeurs absolument incommensurables.
La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la fonction de la monnaie
comme moyen de paiement. Des certificats de dettes, relatifs aux marchandises
vendues, circulent à leur tour et transfèrent les créances à d'autres personnes. D'autre
part, le développement du système de crédit exige que se développe de plus en plus la
fonction de la monnaie comme moyen de paiement.
Le développement de l'argent comme moyen de paiement exige qu'il y ait accu-
mulation des sommes dues aux termes d'échéance. Nous voyons disparaître la thésau-
risation en tant que forme indépendante de l'enrichissement, à mesure que se déve-
loppe la société bourgeoise; mais nous la voyons croître d'un autre côté sous forme
d'un fonds de réserve des moyens de paiement.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 189
18.
Le mouvement circulatoire
et la période de circulation 1
Une fois reconnue la nature de l'argent -- à savoir qu'il est la figuration matérielle
et tangible de la valeur d'échange de toutes les autres marchandises -- une fois déter-
minées, de plus, les fonctions de l'argent dans la circulation simple des marchandises,
il reste à étudier l'argent en tant que capital.
Il faut, ici, ne point perdre de vue qu'il convient d'entendre par capital une somme
de valeur produisant ou, tout au moins, devant produire de la plus-value. Un capital-
argent est donc un capital existant sous forme monétaire, ou une somme d'argent
servant à produire de la plus-value. Nous avons vu de quelle façon la plus-value est
engendrée dans la production des marchandises. Le capital-argent doit donc être
employé à la production des marchandises, c'est-à-dire des moyens de production et
de la force de travail. Cela fait, la production peut s'accomplir. Quand elle est termi-
née, il faut encore en vendre les produits, afin de rendre au capital argent -- et en
même temps à la plus-value engendrée -- sa forme monétaire.
1 T. II. chap. 1, 2, 3, 4.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 190
A → M ( T + Pm )
Ici encore ce n'est pas l'élément irrationnel de la forme qui est considéré comme
caractéristique. On néglige plutôt cet élément irrationnel qui consiste en ce que le
travail, élément productif de valeur, n'a pas de valeur par lui-même. Mais nous savons
que le salaire n'est qu'une forme déguisée, où le prix journalier de la force de travail
apparaît comme le prix du travail réalisé par cette force en une journée, en sorte que,
par exemple, la valeur produite en 6 heures par cette force de travail s'exprime
comme valeur de son travail ou de son fonctionnement durant 12 heures.
A→T (achat de la force de travail contre de l'argent) est considéré comme la ca-
ractéristique, comme la signature de l'économie dite monétaire, parce qu'il y a rapport
monétaire (achat et vente d'activité humaine). Mais précédemment déjà l'argent est
apparu comme acheteur de ce qu'on appelle des services, sans que A se transforme en
capital-argent ni que le caractère général de l'économie en soit bouleversé.
travail prenne la forme marchandise. Ce n'est pas l'argent, dont la nature fait que le
rapport capitaliste existe; c'est au contraire l'existence de ce rapport qui fait qu'une
simple fonction de monnaie puisse se transformer en une fonction , de capital.
Même l'achat et la vente d'esclaves sont, au point de vue de leur forme, achat et
vente de marchandises. Mais si l'esclavage n'existe pas, l'argent ne peut pas accomplir
cette fonction; s'il existe, on peut placer de l'argent dans l'achat d'esclaves. Par contre,
il ne suffit pas, pour rendre l'esclavage possible, que l'argent se trouve entre les mains
d'un acheteur.
Les propriétaires fonciers russes qui, par suite de la soi-disant émancipation des
paysans, exploitent maintenant leurs domaines avec des salariés au lieu de serfs
astreints au travail forcé, se plaignent de deux choses. D'abord du manque de capital-
argent. Avant de vendre la récolte, disent-ils, il faut payer les ouvriers en grand
nombre; or, il manque l'élément primordial, l'argent sonnant. La production capitaliste
n'est possible que si l'on a toujours du capital sous forme de monnaie, précisément
pour payer les ouvriers. Mais les propriétaires fonciers auraient tort d'exagérer leurs
doléances; tout vient à point à qui sait attendre, et avec le temps le capitaliste
industriel 1 ne dispose pas seulement de son argent, mais de l'argent des autres.
Une fois la production achevée, il existe une certaine masse de marchandises M',
par exemple 10.000 livres de filés, d'une valeur supérieure à l'ensemble des
marchandises avec lesquelles a eu lieu la production. C'est dans cet accroissement de
valeur que l'on constate que la marchandise produite est un capital. Car, tant qu'elle
reste inerte sur le marché, la production s'arrête. Selon la rapidité avec laquelle le
capital repasse de la forme marchandise à la forme argent, cette même valeur de
capital servira de façon très inégale à la création de nouveaux produits ou d'une
nouvelle valeur. La masse de marchandises M' doit, en outre, être vendue intégra-
lement. Il est essentiel qu'aucune partie n'en demeure invendue. Le capital ne trans-
forme en argent toute la valeur capital et toute la plus-value que s'il vend entièrement
les 10.000 livres de filés. Après la vente, au terme de tout le mouvement circulatoire,
1 Par opposition à capitaliste financier, capitaliste commerçant, etc., Marx appelle ici « industriel »
tout capitaliste occupé à la production, également dans l'agriculture. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 193
toute la valeur capital se retrouve ainsi sous la forme qu'elle avait au commencement
et peut donc recommencer et redécrire ce mouvement en qualité de capital-argent.
Lorsque la vente M' → A' est terminée, dans la somme d'argent constituant le
résultat dernier de tout le mouvement circulatoire, existent côte à côte la valeur
capital originelle et la plus-value produite, de sorte qu'il est loisible de les séparer.
C'est là un point important pour la continuation de la production, selon que la plus-
value est ajoutée totalement ou partiellement, ou bien qu'elle ne l'est aucunement au
capital.
L'auteur russe A. Cuprow 2 dit à ce sujet: « Le fabricant peut d'abord produire des
articles et puis chercher des consommateurs. La production et la consommation
apparaissent ainsi comme deux actes distincts. dans le temps et l'espace. Dans l'indus-
trie des transports, qui ne crée pas de produits nouveaux, mais déplace simplement
des hommes et des choses, ces deux actes coïncident; les services (changements de
lieu) doivent être consommés au moment même où ils se produisent. C'est pourquoi
le rayon dans lequel les chemins de fer peuvent chercher leur clientèle ne dépasse
guère les 50 verstes (53 kilomètres) de part et d'autre de la voie. »
1 Phase: état provisoire dans une transformation périodique. Stade a ici la même signification.
D'ordinaire, stade fait plutôt penser à l'état de développement momentanément réalisé, et phase ru
passage à l'état suivant: - J. B.
2 A. CUPROW, Economie des chemins de fer, Moscou, 1875, pp. 75, 76.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 194
procès de production de l'industrie des transports. L'effet utile n'est consommable que
pendant le procès de production; il n'existe pas comme objet d'usage distinct de ce
procès et ne fonctionnant comme article de commerce, ne circulant comme marchan-
dise qu'après la production. Mais la valeur d'échange de cet effet utile est déterminée,
comme celle de toute autre marchandise, par la valeur des éléments de production
(force de travail et moyens de production) consommés pour la produire, augmentée
de la plus-value créée par le surtravail des ouvriers occupés dans l'industrie des trans-
ports. Même par rapport à sa consommation, cet effet utile se comporte absolument
comme d'autres marchandises. S'il est consommé individuellement, sa valeur disparaît
avec la consommation; s'il est consommé productivement, de façon qu'il soit lui-
même un stade de production de la marchandise en voie de transport, sa valeur est
transmise à la marchandise même comme valeur additionnelle. La formule pour
l'industrie des transports serait donc: A→M (T + Pm )...P→A', puisque c'est le procès
de production lui-même qui est payé et consommé et non pas un produit qu'on puisse
en séparer.
La constitution d'un trésor monétaire se produit également d'une autre façon. Dans
le chapitre sur l'accumulation, nous avons vu que la plus-value est toujours incorporée
au capital, c'est-à-dire employée au développement de la production ou à la création
de nouvelles usines. Mais il lui faut, à cet effet, avoir une certaine grandeur. La plus-
value doit être assez considérable pour occuper un certain nombre d'ouvriers et
subvenir à l'achat des moyens de production qui leur sont nécessaires. Car les
proportions dans lesquelles on peut développer la production ne sont pas arbitraires,
mais imposées par la technique. Si la plus-value issue d'un mouvement circulatoire du
capital est insuffisante à cet égard, il faut alors l'accumuler de manière à ce qu'elle
atteigne la grandeur voulue, après plusieurs répétitions du mouvement circulatoire.
Dans l'intervalle, la plus-value s'immobilise sous forme de trésor et constitue, sous
cette forme, un capital-argent virtuel (c'est-à-dire de l'argent pouvant servir, mais ne
servant pas encore comme capital).
Si les marchandises vendues par notre capitaliste ne sont pas payables tout de
suite, mais seulement au bout d'un certain délai, la partie du surproduit devant être
incorporée au capital ne devient pas de l'argent, mais prend la forme de créances, de
titres de propriété sur une contre-valeur déjà, peut-être, en possession de l'acheteur,
ou bien qu'il a seulement en vue.
Comme on l'a exposé plus haut, le capital avancé, C, se divise; une partie achète
Pm, une autre partie achète T. Au point de vue de la valeur, la demande en Pm est
plus petite que le capital avancé et par conséquent encore beaucoup plus petite que le
capital-marchandise apporté finalement, -- après achèvement de la production, -- dans
la circulation.
En tant que l'ouvrier convertit presque toujours son salaire en moyens de subsis-
tance, et pour la majeure partie en moyens de subsistance nécessaires, la demande du
capitaliste en Test indirectement une demande d'articles entrant dans la consomma-
tion de la classe ouvrière. Cette demande est égale à v et ne saurait être plus grande
d'un atome, elle est même plus petite, si l'ouvrier économise sur son salaire.
La limite maxima de la demande du capitaliste ne peut donc dépasser C = c + v.
Mais son offre est égale à c + v + pv 2. Plus est élevé le taux de profit, c'est-à-dire
plus est élevée la plus-value relativement au capital, et plus devient petite sa demande
en marchandises par rapport à l'offre.
demande couvre donc les 2/3 de l'offre, tandis que sa demande totale n'est que les 4/5
de son offre personnelle, si nous tenons compte de la valeur.
Nous faisons pour le moment abstraction du crédit, par conséquent des dépôts à
intérêt que le capitaliste peut faire dans les banques au fur et à mesure qu'il accumule
de l'argent.
Le temps total 1 du cycle décrit par le capital est donc égal à la somme des
périodes de production et de circulation.
C'est du capital en friche. Si, durant ce stade d'attente -- par exemple pour la con-
servation des éléments productifs -- des travaux devenaient nécessaires, ce seraient
des travaux productifs, créateurs de plus-value, parce qu'une partie de ces travaux,
comme c'est le cas pour un travail salarié, ne serait pas payée. Par contre les interrup-
tions normales du procès de production ne produisent ni valeur ni plus-value. D'où la
tendance à faire travailler aussi la nuit.
Les interruptions survenues dans le temps de travail et que l'objet de travail doit
subir pendant le procès de production (par exemple le séchage du bois) ne forment ni
valeur ni plus-value.
Quelle que soit la raison pour laquelle la période de production l'emporte en durée
sur la période de travail, dans aucun de ces cas, les Pm n'absorbent de travail ni par
conséquent de surtravail. D'où la tendance de la production capitaliste à diminuer,
autant que possible, l'excédent de la période de production sur la période de travail.
19.
Les frais de circulation 1
a) Achat et vente
Puisque nous avons supposé que les marchandises s'achètent et se vendent à leur
valeur, il ne s'agit dans ces opérations que de la conversion d'une même valeur d'une
forme dans une autre: argent en marchandise ou réciproquement. (Si les marchandises
ne sont pas vendues à leur valeur, la somme des valeurs échangées reste quand même
invariable; le plus d'un côté devient moins de l'autre côté.)
Les dimensions que le trafic des marchandises prend entre les mains des capi-
talistes ne peuvent évidemment pas transformer en travail créateur de valeur ce travail
qui ne crée pas de valeur. Le miracle de cette transsubstantiation ne peut pas davan-
tage s'opérer par le simple fait que les capitalistes chargent d'autres personnes de ce
travail.
Pour le capitaliste qui fait travailler des tiers pour lui, l'achat et la vente consti-
tuent la fonction principale. S'appropriant le produit d'autrui sur une grande échelle
sociale, il est obligé de le vendre de même et d'acheter ensuite les éléments de
production. Après comme avant, l'achat ni la vente ne créent de valeur. Une simple
illusion se crée par le fonctionnement du capital commercial; nous y reviendrons. Dès
à présent, nous voyons clairement ceci: lorsque -- par la division du travail -- un
marchand possesseur d'un capital particulier, assume l'écoulement des produits de
plusieurs fabricants, il peut abréger pour eux le temps nécessaire à la vente et à
l'achat. Il faut alors voir en lui une machine, qui diminue une dépense inutile de force
ou aide à rendre disponible du temps de production.
Nous allons (comme nous ne considérons que plus tard le commerçant comme
capitaliste et le capital commercial) admettre, pour simplifier les choses, que cet agent
de l'achat et de la vente est un employé du fabricant. Il vit de la vente et de l'achat,
comme un autre gagne sa vie en filant ou en faisant des pilules. Il accomplit une
fonction nécessaire. Il travaille tout aussi bien qu'un autre, mais son travail ne crée ni
valeur ni produit. Il fait lui-même partie des faux frais de la production. Ce qui fait
son utilité, ce n'est pas de changer du travail improductif en travail productif. Il est, au
contraire, utile, parce qu'il diminue la quantité de force de travail et de temps de
travail que la société consacre à cette fonction improductive. Bien plus. Admettons
qu'il soit un simple salarié, mieux payé que d'autres. Quel que soit son salaire, en
qualité de salarié, il travaille toujours gratuitement une partie de son temps. Il touche
peut-être chaque jour la valeur de 8 heures de travail, et en fait 10. Les 2 heures de
surtravail qu'il fournit ne produisent pas davantage de la valeur que ses 8 heures de
travail nécessaires. Mais les frais de circulation qu'il représente diminuent d'un
cinquième. Pour le capitaliste qui emploie cet agent, le non-paiement des 2 heures
diminue les frais de circulation de son capital, frais venant en déduction de ses
recettes.
b) Comptabilité
Retour à la table des matières
En dehors des ventes et des achats réels, un certain temps de travail est dépensé
dans la comptabilité, qui exige, en outre, des moyens de travail: plumes, encre, tables,
frais de bureau. Il en va absolument comme pour le temps de l'achat et de la vente.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 201
Tant que le producteur individuel ne tient sa comptabilité que dans sa tête ou bien
ne tient registre qu'accidentellement et en dehors de son temps de production, il est
évident que cette occupation et les moyens de travail qu'elle peut exiger, papier,
encre, etc., représentent un prélèvement additionnel sur le temps de travail et les
moyens de travail qu'il peut employer productivement. Ce fait n'est en rien modifié
par l'extension que la fonction peut prendre, ni par l'indépendance qu'elle peut
acquérir quand elle devient le travail de comptables spécialisés.
Les antiques communautés des Indes avaient déjà un comptable spécial pour les
travaux agricoles. La comptabilité y était devenue la fonction exclusive d'un employé
communal. Par cette division du travail, on réalisait une économie de temps, de peine,
de dépenses, mais la production et la comptabilité relative à la production restaient
aussi différentes que la cargaison d'un navire et son connaissement. Dans le comp-
table, une partie de la force de la communauté est soustraite à la production, et les
frais de sa fonction ne sont pas compensés par son propre travail, mais par un
prélèvement opéré sur le produit de la communauté. Ce qui est vrai du comptable de
la communauté indienne, l'est également du comptable du capitaliste.
Il existe cependant une certaine différence entre les frais occasionnés par la
comptabilité et les frais résultant du temps consacré à l'achat et à la vente. Ces der-
niers découlent uniquement de ce que le produit est marchandise; ils disparaîtraient
donc dès que la production prendrait une autre forme sociale. La comptabilité, con-
trôle et résumé idéal du procès, devient, au contraire, d'autant plus nécessaire que le
procès se passe davantage sur l'échelle sociale et perd son caractère purement indivi-
duel; plus nécessaire par conséquent, dans la production capitaliste que dans la petite
production disséminée des artisans et des paysans, plus nécessaire dans la production
en commun que dans la production capitaliste. Mais les frais de la comptabilité
diminuent avec la concentration de la production, à mesure qu'elle se transforme en
comptabilité sociale.
d) Frais de conservation
Retour à la table des matières
Ces frais de circulation diffèrent de ceux dont nous avons parlé plus haut en ce
qu'ils entrent dans une certaine mesure dans la valeur des marchandises. En tant que
les frais de circulation entraînés par la formation d'une provision de marchandises
résultent simplement de la durée du temps nécessaire pour que les valeurs existantes
passent de la forme marchandise à la forme argent, ils ont absolument le même
caractère que les frais de circulation énumérés sous a-c D'autre part; la valeur des
marchandises n'est ici conservée ou augmentée. que parce que la valeur d'usage, le
produit lui-même, est placée dans certaines, conditions matérielles qui exigent une
avance de capital, et est soumise à des opérations, grâce auxquelles du travail
additionnel agit sur les valeurs d'usage (comptabilité, achat et vente, etc., ,n'agissent
pas sur la valeur d'usage). Toutefois, si la valeur d'usage n'est pas accrue, elle diminue
au contraire. Mais cette diminution est limitée et la valeur d'usage est conservée. La
valeur existant dans la marchandise n'est pas augmentée non plus. Mais il s'y ajoute
du travail nouveau, du travail matérialisé comme du travail vivant.
e) Transport
Il est inutile d'entrer ici dans tous les détails des frais de transports, tels que
l'emballage, l'assortiment, etc. La loi générale est que tous les frais de transport qui
proviennent uniquement du changement de forme n'ajoutent pas de valeur à la
marchandise. Ce sont simplement des frais entraînés par le passage de la valeur d'une
forme à une autre. Ces frais rentrent dans les faux frais de la production capitaliste. Ils
doivent être compensés par un prélèvement sur le surproduit; pour la classe capitaliste
prise dans son ensemble, cela constitue une réduction de la plus-value ou du
surproduit, de même que pour l'ouvrier le temps qu'il utilise à l'achat de ses moyens
de subsistance est du temps perdu. Mais les frais du transport jouent un rôle trop
important pour que nous ne nous y arrêtions pas quelques instants.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 203
Le transport n'augmente pas la quantité des produits. S'il en modifie parfois les
propriétés naturelles, on se trouve en face non pas d'un effet utile voulu, mais d'un
mal inévitable. Mais la valeur d'usage des choses ne se réalise que par leur
consommation, et celle-ci peut rendre nécessaire leur changement de lieu. C'est donc
le transport qui parachève la production. Le capital productif engagé dans cette
industrie ajoute de la valeur aux produits transportés, soit en leur transmettant une
fraction de la valeur des moyens de transport, soit en leur ajoutant de la valeur par le
travail de transport. Cette dernière addition de valeur se décompose, comme dans
toute production capitaliste, en remplacement de salaire et en plus-value.
20.
La rotation du capital
Ainsi que nous l'avons vu, la durée totale de la circulation d'un capital donné est
égale à la somme de son temps de circulation et de son temps de production. C'est le
laps de temps qui va du moment où la valeur capital a été avancée sous une forme
déterminée jusqu'au moment où elle revient à la même forme. Dès que la valeur-
capital tout entière qu'un capitaliste engage dans une branche d'industrie quelconque
a terminé le cycle de son mouvement, elle se retrouve sous la forme première et peut
recommencer le même procès. Elle est forcée de le recommencer, si l'on veut que la
valeur se perpétue et produise de la plus-value comme capital valeur. Le cycle
individuel ne constitue dans la vie du capital qu'une section, une période qui se
renouvelle constamment.
Le cycle du capital, considéré non pas comme opération isolée, mais comme
procès périodique, s'appelle sa rotation. La durée de cette rotation est donnée par la
Abstraction faite des aventures particulières qui peuvent, par un capital isolé,
accélérer ou diminuer le temps de rotation, ce temps diffère pour les capitaux suivant
leur sphère de placement.
Nous avons vu également, au chapitre VI, que cette partie de la valeur capital
fixée dans le moyen de travail circule comme toute autre, mais que, de par la nature
particulière (indiquée à l'instant) de sa circulation, cette partie prend la forme de
capital fixe, tandis que tous les autres éléments matériels du capital avancé dans le
procès de production constituent au contraire le capital circulant ou liquide.
Lorsqu'un moyen de production qui n'est pas un moyen de travail au sens strict du
mot, par exemple des matières auxiliaires, des matières premières, des demi-produits,
etc., se comporte, au point de vue du transfert de la valeur et par suite sous le rapport
du mode de circulation de sa valeur, comme les moyens de travail, il est également du
capital fixe. C'est le cas pour les amendements, qui ajoutent au sol des substances
chimiques dont l'effet se répartit sur des périodes de plusieurs années.
La fixation plus ou moins longue d'un moyen de production dans des procès de
travail répétés, mais connexes, continus et formant par conséquent une période de
production (c'est-à-dire tout le temps de production nécessaire pour terminer le
produit), exige absolument, comme le capital fixe, des avances plus ou moins
prolongées de la part du capitaliste, sans toutefois faire de son capital du capital fixe.
Les semences, par exemple, ne sont pas du capital fixe, mais des matières premières
fixées pendant une année environ dans le procès de production. Peu importe que,
d'après la nature du procès de production, cette fixation dure plus ou moins
longtemps; ce n'est pas là ce qui détermine la différence entre capital fixe et capital
circulant.
1 Ne pas oublier ici que les moyens de travail sont aussi du capital constant. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 207
valeur des moyens de travail -- réapparaît dans la valeur du produit comme valeur
simplement transférée, tandis que la force de travail ajoute au produit un équivalent
de sa propre valeur. En outre, certaines matières auxiliaires, le charbon, le gaz
d'éclairage, etc., sont consommées dans le procès de travail sans entrer matériellement
dans le produit, tandis que d'autres entrent corporellement dans le produit. Mais
toutes ces différences importent peu pour la circulation et donc pour le mode de
rotation. En tant que des matières auxiliaires ou premières sont consommées en
totalité dans la formation de leur produit, elles transfèrent toute leur valeur au produit.
Cette valeur est véhiculée par le produit, se convertit en argent, lequel se reconvertit à
son tour en éléments de production de la marchandise. Sa rotation n'est pas inter-
rompue comme celle du capital fixe, mais parcourt constamment tout le cycle de ses
formes, si bien que les éléments du capital productif se renouvellent continuellement
en nature.
La force de travail est achetée pour une durée déterminée. Elle agit chaque jour
durant un temps déterminé et ajoute au produit non seulement toute la valeur de sa
journée, mais encore de la plus-value additionnelle (dont nous ne nous occuperons
pas pour le moment). Si la force de travail a été achetée pour une semaine et a
fonctionné pendant une semaine, il faut que l'achat soit constamment renouvelé aux
termes habituels. L'équivalent de sa valeur, que, pendant son fonctionnement, la force
de travail ajoute au produit et qui est transformé en argent par la circulation du
produit, doit continuellement être retransformé d'argent en force de travail, c'est-à-
dire accomplir sa rotation complète, si l'on veut que le cycle de la production ne soit
pas interrompu.
capital productif, mais elles ne sont pas du capital circulant par opposition au capital
fixe.
b) Composition, remplacement,
réparation accumulation du capital fixe.
Retour à la table des matières
Dans le même placement de capital, les divers éléments du capital fixe diffèrent
pour la durée de leur existence, et par suite, pour la durée de leur rotation. Dans les
chemins de fer, par exemple, les rails, les traverses, les travaux de terrassement, les
gares, les ponts, les tunnels, les locomotives et les wagons diffèrent quant à la durée
du fonctionnement et par suite quant à la période de reproduction; le capital engagé
1 Réaliser, chez Marx, signifie toujours convertir en argent. - J. B
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 209
aura donc des durées différentes de rotations. Pendant toute une série d'années, les
bâtiments, quais, réservoirs, viaducs, tunnels, tranchées, remblais, bref tout ce que
l'on appelle des travaux d'art, n'ont pas besoin d'être renouvelés. Ce qui s'use le plus,
ce sont les rails et le matériel roulant.
L'usure est occasionnée d'abord par l'usage même. En outre, elle a également pour
cause des influences naturelles. En dehors de l'usure réelle, les traverses ont à souffrir
de la pourriture. Enfin, comme partout dans la grande industrie l'usure morale 1 joue
son rôle: au bout de 10 ans, l'on peut d'ordinaire se procurer pour 30.000 francs les
wagons et les locomotives qui revenaient auparavant à 40.000. Il faut donc, pour ce
matériel, compter sur une dépréciation de 25 %, même quand il n'y a pas dépréciation
de la valeur d'usage. La plupart des moyens de travail sont constamment révolu-
tionnés par les progrès de l'industrie. On ne les remplace donc pas dans leur forme
première, mais dans leur forme perfectionnée. D'une part, cela fournit une raison pour
l'introduction seulement progressive de machines nouvelles, et constitue donc un
obstacle à l'introduction générale et rapide des moyens de travail perfectionnés.
D'autre part, la concurrence, surtout quand il s'agit de révolutions décisives, force les
capitalistes à remplacer avant terme les anciens moyens de travail par les moyens de
travail nouveaux. Ce sont principalement les catastrophes, les crises, etc., qui amènent
dans le matériel d'exploitation un tel renouvellement prématuré, sur une plus grande
échelle sociale.
L'usure (abstraction faite de l'usure morale) est la partie de la valeur que, par suite
de son usage, le capital fixe transmet peu à peu au produit, dans la mesure moyenne
où il perd sa valeur d'usage.
Cette usure est en partie telle que le capital fixe possède une durée moyenne
d'existence, pour laquelle il est avancé en totalité et après laquelle il doit être rem-
placé en totalité. Un cheval ne peut être remplacé que par un cheval tout entier.
1 C'est-à-dire le vieillissement des machines, etc., qui se trouvent déclassées par de nouvelles
inventions ou par des améliorations, avant d'avoir eu le temps de s'user matériellement. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 210
Mais, pour sa conservation, le capital fixe exige en outre une dépense positive de
travail. La machinerie demande à être nettoyée de temps en temps. Il s'agit ici d'un
travail additionnel sans lequel elle serait hors d'usage, d'une simple protection contre
les influences naturelles nocives, inséparables du procès de production. La durée
normale du capital fixe est naturellement calculée d'après l'hypothèse que sont
remplies les conditions dans lesquelles il peut normalement fonctionner pendant ce
temps. Il ne s'agit pas non plus du remplacement du travail contenu dans la machine,
mais d'un travail additionnel continu, nécessité par le fonctionnement de la machine.
Le capital avancé pour ce travail fait partie du capital circulant. Ce travail doit être
constamment dépensé dans sa production, et sa valeur remplacée constamment par la
valeur du produit. Le capital qui s'y trouve engagé fait partie de cette fraction du
capital circulant, qui doit couvrir les faux frais généraux et se répartir sur le produit
d'après une moyenne annuelle. Dans l'industrie proprement dite, ce travail de
nettoyage est fourni gratuitement par les ouvriers à leurs moments de repos et
s'effectue même très souvent pendant le procès de production, devenant ainsi la
source de la plupart des accidents. Ce travail n'est pas compté dans le prix du produit.
Le consommateur en profite donc gratuitement. D'autre part, le capitaliste n'a ainsi
rien payé pour la conservation de sa machine. L'ouvrier paie de sa personne, et c'est là
un de ces mystères de la conservation automatique du capital, grâce auxquels l'ouvrier
acquiert sur sa machine un droit juridique et en devient copropriétaire, même au point
de vue du droit bourgeois. Mais, dans diverses branches d'industrie, où la machinerie,
pour pouvoir être nettoyée, doit être retirée du procès de production, comme pour les
locomotives par exemple, ce travail de conservation compte parmi les dépenses
courantes et est, par conséquent, élément du capital circulant.
Le transfert de la valeur par suite de l'usure du capital fixe est calculé d'après cette
durée moyenne, mais celle-ci est elle-même calculée de manière à ce que soit
constamment avancé le capital nécessaire à cette perpétuelle mise en état.
La valeur ajoutée par cette dépense en capital et en travail passe dans le produit
selon un calcul de moyennes. L'expérience montre la fréquence moyenne de sembla-
bles accidents et des frais de réparation qu'ils nécessitent durant l'existence moyenne
du capital fixe. Cette dépense moyenne est répartie sur la vie moyenne du capital et
ajoutée en portions aliquotes au prix du produit et remplacée par la vente de ce
produit. Ce capital avancé pour les réparations proprement dites constitue ainsi, à
maints égards, un capital d'une espèce particulière, ni fixe, ni circulant, mais qu'il faut
compter de préférence avec le second, parce qu'il fait partie des dépenses courantes.
Bien qu'une assez grande partie de l'argent destiné à compenser l'usure du capital
fixe soit retransformée chaque année, ou même à des intervalles plus rapprochés,
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 212
De cette façon, l'argent qui doit se trouver accumulé en quantité assez considé-
rable, sous forme de trésor, entre les mains d'un assez gros capitaliste, est jeté en une
seule fois dans la circulation. Cet argent se répartit de nouveau en trésor et moyens de
circulation. Par le fonds d'amortissement une partie de l'argent circulant redevient
trésor, -- pour plus ou moins longtemps, -- entre les mains du même capitaliste, dont
le trésor, au moment de l'achat du capital fixe, s'était converti en moyens de
circulation et s'était éloigné de lui. Il y a donc une répartition toujours changeante du
trésor existant dans la société: tantôt il fonctionne comme moyen de circulation,
tantôt il disparaît de la masse de l'argent circulant. Avec le développement du système
créditaire, parallèle à celui de la grande industrie et de la production capitaliste, cet
argent ne fonctionne pas comme trésor, mais comme capital; mais ce n'est pas entre
les mains de son propriétaire, c'est entre les mains d'autres capitalistes, qui l'ont à leur
disposition.
Nous avons vu 1 que les éléments fixes et circulants du capital productif ont des
rotations différentes s'accomplissant dans des temps différents, et que les divers
éléments du capital fixe ont, dans la même entreprise et suivant la diversité de leur
durée ou de leur reproduction, des périodes de rotation différentes. La rotation totale
du capital avancé est la moyenne des rotations de ses composants. Sur la manière de
la calculer, nous laisserons la parole à un économiste américain 2.
« Dans l'évaluation de ses bénéfices, le capitaliste doit tabler sur la période
moyenne dont tout son capital a besoin pour passer par ses mains ou accomplir une
rotation. Un capitaliste, par exemple, a placé, dans une entreprise déterminée, la
moitié de son capital en bâtiments et machines, qu'il faut renouveler tous les 10 ans;
le quart en outils, etc., qu'il faut renouveler tous les 2 ans; le dernier quart en salaires
et matières premières, ce dernier quart accomplissant deux rotations par an.
Supposons un capital total de 50.000 dollars. Les avances annuelles seront:
« La période moyenne qu'il faut à son capital total pour accomplir une rotation est
donc de 16 mois. »
Tant qu'il ne s'agit pas de périodes de temps différentes, rien n'est évidemment
plus simple que de faire leur moyenne. Mais, la différence n'est pas seulement
quantitative, elle est encore qualitative. La nécessité du remplacement, terme de la
reproduction, ne diffère pas seulement quantitativement pour les divers composants
du capital fixe; mais ainsi que nous l'avons vu, une partie du capital fixe à longue
durée peut être, chaque année ou à des intervalles plus rapprochés, remplacée et
ajoutée en nature à l'ancien capital fixe. Avec du capital fixe de nature différente, le
remplacement ne peut se faire qu'à la fin de sa carrière, et en une seule fois.
Il est donc nécessaire de ramener les rotations particulières des divers éléments du
capital fixe à une forme unique de rotation, afin qu'elles ne diffèrent plus que
quantitativement, c'est-à-dire pour la durée. En calculant la rotation totale du capital
productif avancé, nous fixons donc tous ses éléments dans la forme argent, en sorte
que la rotation se termine par le retour à cette forme argent. De cette manière nous
pouvons faire la moyenne.
Soit un capital fixe de 80.000 francs, avec une période de reproduction de 10 ans,
de sorte que 8.000 francs reviennent chaque année à leur forme argent. Soit, alors, un
capital circulant de 20.000 francs avec 5 rotations par an. Le capital total est alors de
100.000 francs. Ont par contre accompli leur rotation, dans une année, 8.000 francs
de capital fixe et 5 X 20.000 = 100.000 francs de capital circulant, soit en tout
108.000 francs.
La rotation de la valeur du capital avancé se distingue donc de sa période réelle
de production ou de la période réelle de rotation de ses composants. Soit un capital de
4.000 francs qui accomplit 5 rotations par an ; le capital ayant accompli la rotation
sera de 20.000 francs. Mais ce qui revient à la fin de chaque rotation pour être avancé
de nouveau, c'est le capital de 4.000 francs primitivement avancé. Sa grandeur n'est
pas modifiée par le nombre des rotations où il fonctionne de nouveau comme capital
(toujours abstraction faite de la plus-value).
a) une valeur de 20.000 francs qu'il avance de nouveau dans les éléments
circulants de son capital ;
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 214
b) une somme de 8.000 francs qui, par suite de l'usure, s'est détachée de la
valeur du capital fixe avancé; conjointement, le même capital fixe, mais
ramené de 80.000 à 72.000 francs, continue à exister dans le procès de
production. Le procès de production devrait donc se continuer encore
pendant 9 ans avant que le capital fixe avancé n'ait cessé de vivre.
Les capitaux étant égaux, la différence dans la durée de l'acte de production doit
produire évidemment une différence dans la rapidité de la rotation. Supposons que la
filature et la fabrique de locomotives emploient des capitaux égaux, répartis suivant la
même proportion en capital constant et en capital variable, ainsi qu'en capital fixe et
capital circulant, que la journée de travail soit enfin d'égale durée et se décompose
suivant la même proportion en travail nécessaire et surtravail. Supposons, en outre,
que tous deux, les filés et la locomotive, sont fabriqués sur commande et payés à la
livraison. A la fin de la semaine, au moment de la livraison, le filateur récupère le
capital circulant avancé (sans compter la plus-value) et est également dédommagé de
l'usure du capital fixe contenue dans la valeur des filés. II peut donc se servir du
même capital pour recommencer le même cycle. Ce capital a terminé sa rotation. Le
constructeur de locomotives, au contraire, est forcé, semaine par semaine et 3 mois
durant, de fournir de nouvelles avances de capital en salaire et en matières premières;
et ce n'est qu'au bout de ces 3 mois, après livraison de la locomotive, que le capital
circulant avancé pour la fabrication de la locomotive, retrouve la forme qui lui
permettra de recommencer la circulation. L'usure de la machinerie n'est également
compensée qu'au bout de 3 mois. L'un fait des avances d'une semaine, l'autre de 12
semaines. Toutes autres circonstances égales, l'un doit disposer d'un capital circulant
12 fois supérieur à celui de l'autre.
Le fait que les capitaux avancés par semaine sont inégaux importe peu. Quelle
que soit la grandeur du capital avancé, dans l'un des cas il n'est avancé que pour une
semaine, dans l'autre pour 12 semaines; avant ce temps écoulé, il ne peut servir ni à
reprendre la même opération ni à en entreprendre une nouvelle.
Suivant la durée plus ou moins longue de la période de travail, il faut une dépense
supplémentaire et continue de capital circulant (salaires, matières premières, matières
auxiliaires), dont chaque partie est, au contraire, comme élément du produit en voie
de réalisation, fixée à son tour dans la sphère de production. La masse du capital
additionnel avancé peu à peu croît avec la longueur de la période de travail.
*
* *
Il ne s'agit pas ici d'interruptions du procès de travail dues aux arrêts pour le repos
ou aux jours de fête, mais d'interruptions durant lesquelles l'objet du travail doit subir
des modifications physiques, chimiques ou autres. C'est ainsi qu'au sortir du pressoir
le vin doit, pour acquérir un degré déterminé de perfection, fermenter d'abord, un
certain temps, puis reposer. Dans beaucoup d'industries, comme dans la poterie, le
produit doit subir l'opération de séchage; dans d'autres, comme la blanchisserie, il doit
être exposé à certaines influences pour modifier sa composition chimique. Les blés
d'hiver mettent d'ordinaire 9 mois à mûrir. Entre les semailles et la récolte, le procès
de travail est presque entièrement interrompu. Dans la sylviculture, une fois terminés
les semis et tous les travaux préliminaires, la graine met peut-être 100 ans pour se
transformer en produit utilisable; et, durant tout ce temps, elle ne réclame pour ainsi
dire qu'un travail insignifiant.
Dans tous ces cas, le temps de production est plus grand que celui de la période de
travail. La période de rotation se prolonge par conséquent. Pour autant que le temps
de production en excédent sur le temps de travail n'est pas déterminé, une fois pour
toutes, par des lois naturelles données, comme c'est le cas pour la maturation du blé,
la croissance du chêne, etc., la période de rotation peut, dans bien des cas, être plus ou
moins abrégée par le raccourcissement artificiel du temps de production. C'est ce qui
s'est produit dans la blanchisserie, quand on a introduit les procédés chimiques au lieu
de la lessive en plein air, et, dans le séchage, par l'installation d'appareils plus
efficaces. Dans la tannerie, où le tanin mettait autrefois 6 à 18 mois pour imprégner
les peaux, la nouvelle méthode, qui emploie la pompe à air, a réduit ce temps à 1 mois
1/2 ou 2 mois. L'exemple le plus extraordinaire de réduction artificielle du simple
temps de production rempli par des procès naturels nous est fourni par l'histoire de la
production du fer et surtout de la transformation de la fonte en acier durant ces 100
dernières années, depuis le puddlage découvert en 1780 jusqu'au procédé Bessemer et
aux autres améliorations encore plus récentes1. Le temps de production a subi une
réduction considérable, mais l'avance de capital fixe s'est accrue dans la même
mesure.
1 Pour transformer la fonte en acier ou en fer malléable, on utilisait encore pendant le premier tiers
du XIX. siècle, le procédé direct, consistant à faire fondre, à plusieurs reprises, la fonte dans un
feu de charbon de bois. Ce procédé fut perfectionné plus tard par le puddlage, qui présentait
encore bien des défauts. Un changement ne devait être apporté que par l'invention de Bessemer: le
convertisseur. La même masse de fonte qui, dans le puddlage, demandait 24 heures, put dès lors,
grâce au procédé Bessemer, être transformée en 20 minutes en fer malléable ou en acier. . (C. V.
TYSKA, Jéna, 1919, p. 57.) Invention du puddlage, 1784; procédé Bessemer, 1855; du procédé
Martin-Siemens, 1865; du procédé Thomas, 1879. (L'industrie lourde allemande et ses ouvriers
(en allemand), publication du « Deutscher Arbeiterverband » Stuttgart, 1915.) - J. B.
2 Ces chiffres sont ceux de 1870 environ. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 218
et rend sa situation de plus en plus précaire. Ainsi que nous le verrons plus tard,
toutes les différences de rotation se compensent pour le capitaliste, mais non pour
l'ouvrier.
21.
Influence du temps de rotation
sur le montant du capital avancé
a) Libération du capital-argent
pendant le temps de circulation
Ou bien il faut réduire l'échelle de la production de telle sorte que les 900 francs
suffisent pour entretenir le travail, à la fois pendant la période de travail et pendant le
temps de circulation de la première rotation. Avec la dixième semaine s'ouvre alors
une seconde période de travail (par suite une seconde période de rotation), avant que
la première période de rotation ne soit terminée. En répartissant 900 francs sur 12
semaines, nous avons 75 francs par semaine. Il ressort tout d'abord qu'une telle
réduction de l'échelle de production présuppose une diminution dans le montant du
capital fixe et, en somme, une réduction générale de toute l'entreprise. On peut se
demander ensuite si cette réduction est même possible. Conformément au dévelop-
pement de la production dans les diverses industries, le capital avancé doit atteindre
un minimum normal au-dessous duquel aucune industrie individuelle ne saurait
soutenir la concurrence. Ce minimum normal croît sans cesse avec le développement
capitaliste de la production. Entre le minimum normal donné dans chaque cas et le
maximum normal qui s'étend sans cesse, il y a de nombreux degrés intermédiaires, et
le montant du capital à avancer varie suivant le degré: de sorte que, pour l'entreprise
individuelle, une réduction peut aller jusqu'au minimum normal.
1 Ne pas oublier qu'il s'agit ici, uniquement, de la partie circulante du capital total avancé, et non du
capital fixe ni de la plus-value. - J. B.
2 Il s'agit, naturellement, du temps de la circulation proprement dite (Umlauf), postérieure à la
production. Pour l'ensemble du mouvement décrit par le capital (A-M... P... M'-A', v. chap. 18),
Marx emploie toujours les termes Kreislauf (mouvement circulatoire) ou Zirkulation (au sens,
donc, plus général). - S.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 221
Dans les cas 1 et 2, il n'y a pas libération de capital-argent telle que ci-dessus
décrite.
Dans les cas 3 et 4, par contre, à partir de la seconde rotation, une partie du capital
circulant total se trouve libérée constamment et périodiquement à la fin de chaque
période de travail.
Il s'ensuit que, pour le capital social total considéré dans sa partie circulante, le
dégagement de capital est la règle. En effet, l'égalité de la période de travail et de la
période de circulation, ou l'égalité de la période de circulation et d'un simple multiple
de la période de travail, ne peut se produire qu'à titre tout à fait exceptionnel.
Une partie très considérable du capital circulant social qui accomplit plusieurs
rotations par an se trouvera donc périodiquement, pendant le cycle annuel de rotation,
sous la forme de capital dégagé.
Il est évident, en outre que, -- toutes les autres circonstances restant les mêmes, --
la grandeur de ce capital dégagé augmente avec l'extension du procès de travail ou
avec l'échelle de la production, c'est-à-dire avec le développement de la production
capitaliste.
Si nous examinons de plus près le capital dégagé, nous voyons qu'une partie
considérable de celui-ci doit toujours avoir la forme de capital-argent. Tout au moins,
la partie destinée au paiement des salaires doit être conservée par le capitaliste sous
forme d'argent. Mais, en ce qui concerne la partie destinée aux matières premières et
auxiliaires, il ne la convertira généralement pas non plus tout de suite en marchan-
dises, vu qu'il pourra peut-être, plus tard, acquérir ces dernières plus avantageuse-
ment, selon les conditions du marché.
Si le capital variable de 100 francs avancé par semaine produit une plus-value de
100 % ou 100 francs (c'est-à-dire si la moitié de la journée de travail est du
surtravail), une période de 5 semaines produit une plus-value de 500 francs,
Si la rotation dure 5 semaines, pendant une année (en comptant 50 semaines par
an), il s'effectue 10 rotations. En une année, sont ainsi produits 5,000 francs de plus-
value. Mais le capital variable avancé est de 500 francs. La plus-value produite
pendant l'année est 10 fois plus grande que le capital variable avancé; c'est-à-dire
qu'elle est de 1.000 %. Nous appelons taux annuel de la plus-value cette proportion
entre la masse totale de la plus-value produite pendant une année et, d'autre part, le
capital variable avancé.
Supposons maintenant qu'un autre capital variable de 5.000 francs, dans toute une
année (c'est-à-dire en 50 semaines), n'accomplisse qu'une seule rotation. Supposons
en outre qu'à la fin de l'année le produit soit payé le jour même où il est achevé.
Comme dans le cas précédent, le procès de travail absorbe chaque semaine un capital
variable de 100 francs. Supposons également que le taux de la plus-value est le
même: 100 %. La masse de la force de travail exploitée et son degré d'exploitation
sont, d'après notre hypothèse, exactement les mêmes que dans le premier cas.
La masse de la plus-value produite par année est la même dans les 2 cas: 5,000
francs, Mais le taux annuel de la plus-value est totalement différent
Le côté surprenant du phénomène disparaît dès que nous plaçons en réalité, et non
pas en apparence, les deux capitaux dans des conditions exactement les mêmes. Mais
cela n'est possible que si les deux capitaux sont dépensés dans le même espace de
temps au paiement de la force de travail. Dans ce cas, c'est-à-dire si les 5.000 francs
du second capital sont dépensés en 5 semaines au lieu de l'être en un an, c'est-à-dire si
l'on dépense 1.000 francs par semaine au lieu de 100, cela fait dans l'année une
dépense de 50.000 francs, rapportant une plus-value également de 50.000 francs,
c'est-à-dire, comme dans le premier cas, une plus-value de 1.000 %. La masse de la
plus-value est alors pour le second capital 10 fois plus grande que pour le premier;
mais ce second capital a dû aussi mettre en mouvement 10 fois plus de force de
travail.
Ce n'est que le capital effectivement employé dans le procès de travail qui produit
la plus-value.
Mais revenons à nos premiers exemples. Dans les 2 cas, des capitaux variables de
même grandeur (= 100 francs par semaine), sont employés pendant chaque semaine
de l'année. Les capitaux variables employés et fonctionnant effectivement dans le
procès de travail sont donc égaux, mais les capitaux variables avancés sont
absolument inégaux. Dans le premier cas, 500 francs sont avancés pour la première
période de 5 semaines, et 100 francs sont alors employés chaque semaine. Dans le
second cas, 5.000 fr. doivent être avancés pour la première période de 5 semaines,
mais 100 francs seulement sont employés par semaine; ce qui donne pour les 5
semaines, seulement 1 /10 du capital avancé. Dans la deuxième période de 5
semaines, il faut avancer 4.500 fr., dont 500 seulement seront employés. Dans
l'intervalle où une partie de ce capital est avancée, mais pour n'être employée que plus
tard, cette partie est comme si elle n'existait pas pour le procès de travail et n'influe
donc ni sur la formation de la valeur ni sur celle de la plus-value, bien qu'elle doive
exister pour le procès de travail des semaines suivantes.
1 Ne pas oublier qu'il ne s'agit toujours que de la partie variable du capital, même s'il arrive qu'on
rencontre l'expression; capital total. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 224
*
* *
Le capital variable de 500 francs avancé dans la seconde période de rotation n'est
pas le même que celui qui a été avancé dans la première période de rotation. Celui-ci
a été consommé. Mais il est remplacé par un nouveau capital variable de 500 francs,
qui a été produit sous forme de marchandise dans la première période de rotation et
converti en argent. Ce nouveau capital-argent de 500 francs est donc la forme argent
de la masse de marchandises produite dans la première période de rotation. Le fait
que le capitaliste (abstraction faite de la plus-value) possède de nouveau, en capital-
argent, une somme identique à celle qu'il avait avancée, voile simplement cet autre
fait qu'il opère avec un capital nouvellement produit. (Quant aux autres éléments de
valeur du capital-marchandise, qui remplacent les parties constantes du capital, leur
valeur n'est pas nouvellement produite; il Y a simple modification de la forme sous
laquelle cette valeur existe.) -- Dans la troisième période de rotation, il est évident que
le capital de 500 francs avancé pour la troisième fois n'est pas un capital ancien, mais
un capital nouvellement produit; c'est en effet la forme argent de la quantité de
marchandises produite non pas dans la première, mais dans la seconde période de
rotation.
Et ainsi de suite pendant les 10 périodes de rotation. Toutes les 5 semaines, des
masses de marchandises nouvellement produites (dont la valeur, en tant qu'elle
remplace du capital variable, est, elle aussi, nouvellement produite et ne fait pas que
réapparaître, comme c'est le cas pour la partie constante du capital circulant) sont
jetées sur le marché, en vue d'incorporer sans cesse une nouvelle force de travail au
procès de production.
Ce que l'on obtient par les 10 rotations successives, ce n'est pas d'employer pen-
dant 50 semaines un capital variable suffisant pour 5 semaines. On emploie, tout au
1 S'il le dépose dans une caisse d'épargne, cet argent redevient du capital. Mais on fait encore
abstraction, ici, de tout crédit. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 225
contraire, 10 fois 500 francs de capital variable dans les 50 semaines, et le capital de
500 francs ne suffit jamais que pour 5 semaines et doit être remplacé, au bout de ce
temps, par un autre capital de 500 francs nouvellement produit.
Mais ces 500 francs sont remplacés toutes les 5 semaines, et c'est là la différence
avec le second capital de 5.000 francs, qui n'accomplit en 50 semaines qu'une seule
rotation.
Dans les 2 cas, 500 francs sont dépensés en 5 semaines, convertis en force de
travail et remplacés par une valeur nouvellement produite. Dans les 2 cas, -- selon
notre hypothèse, -- une plus-value de même grandeur se trouve ajoutée. Mais dans le
second cas, le produit, jusqu'à la fin de l'année, ne se trouve pas encore revêtu de la
forme sous laquelle il pourrait être vendu et avancé à nouveau. C'est pourquoi, dans le
second cas, pour chaque période de 5 semaines, il faut avancer de nouveau 500
francs. Il faut donc (abstraction faite de tout système de crédit) que 5.000 francs
soient disponibles au commencement de chaque année, sous forme de capital-argent,
bien qu'ils ne soient dépensés que progressivement dans le courant de l'année. Dans le
premier cas, au contraire, la valeur de remplacement a déjà repris la forme argent au
bout des 5 premières semaines.
Ainsi, dans un cas comme dans l'autre, il y a, pendant 50 semaines, une même
dépense de capital variable. Mais le premier capitaliste (dont le capital effectue 10
rotations dans l'année) n'a besoin que de 500 francs, lesquels suffisent pour toute
l'année; le second (dont le capital n'effectue qu'une seule rotation annuelle) a besoin
de 5.000 francs. La différence provient, de la différence des périodes de rotation.
L'argent que l'ouvrier, dans le cas A (capital de 500 francs, avec 10 rotations
annuelles), jette dans la circulation n'est pas seulement la forme argent de la valeur de
sa force de travail (en réalité, moyen de paiement d'un travail déjà fait); dès la
deuxième période de rotation suivant la mise en marche de l'entreprise, c'est la forme
argent de la valeur qu'il a lui-même produite dans la première période de rotation et
qui a servi à payer son travail pendant la deuxième période. Il n'en va pas de même
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 226
pour l'ouvrier du cas B (capital 5.000 francs et rotation annuelle unique), ou du moins
il n'en va ainsi qu'à partir de la deuxième année.
Plus la période de rotation du capital est courte et plus est court le temps pour
lequel le capitaliste est forcé d'avancer de l'argent sur son propre fonds; plus est faible
aussi le capital qu'il avance; et plus est grande, relativement, la masse de plus-value
qu'il retire chaque année, parce qu'il peut d'autant plus fréquemment acheter l'ouvrier
avec la forme argent de la valeur produite par ce dernier. Ce qui précède nous a
montré que, suivant les grandeurs variables des périodes de rotation, il faut avancer
des masses très variables de capital-argent, pour mettre en mouvement la même
quantité de capital circulant productif et la même masse de travail (le degré d'exploi-
tation du travail n'étant pas modifié).
En outre, dans l'exemple B, l'argent dont l'ouvrier se sert pour payer ses moyens
de subsistance n'est pas, comme dans l'exemple A, la forme argent d'un produit jeté
sur le marché par l'ouvrier lui-même dans le courant de l'année; c'est bien de l'argent
que l'ouvrier remet au vendeur en échange des moyens de subsistance, mais sans lui
fournir, comme dans A, de la marchandise. On retire donc au marché de la force de
travail, des moyens de subsistance pour cette force de travail, du capital fixe et des
matières de production, et pour les remplacer on Jette sur le marché un équivalent en
argent. Mais, dans l'année, le marché ne reçoit aucun produit en remplacement des
éléments matériels du capital productif qu'on lui a retiré. Supposons qu'au lieu d'être
capitaliste, la société soit communiste. Tout d'abord le capital-argent disparaît, et avec
lui toutes les transactions en trompe-l'œil qu'il amène. La chose revient simplement à
ceci: il faut que la société calcule d'avance la somme des moyens de production et de
subsistance qu'elle peut, sans la moindre réduction, employer à des entreprises,
comme par exemple à la construction des chemins de fer, qui pendant un temps assez
long, un an ou même davantage, ne fournissent ni moyens de production ou de
subsistance, ni effet utile quelconque, mais enlèvent à la production annuelle totale du
travail et des moyens de production et de subsistance. Mais dans la société capitaliste,
où la raison sociale ne se fait valoir qu'après coup, il est inévitable qu'il se produise
sans cesse de grandes perturbations. D'une part, il s'exerce une pression sur le marché
financier; d'autre part, les facilités offertes par le marché financier suscitent en masse
ce genre d'entreprises et créent, par conséquent, les circonstances qui pèseront plus
tard sur le marché financier. Il y a pression, parce qu'il faut toujours et pour un temps
plus ou moins long, des avances de capital-argent sur une grande échelle. Indépen-
damment du fait que les industriels et les commerçants engagent constamment dans
des spéculations sur les chemins de fer le capital-argent dont ils ont besoin pour leur
propre industrie et le remplacent par des emprunts contractés sur le marché financier.
-- D'autre part, il s'exerce une pression sur le capital productif disponible de la
société. Comme l'on retire constamment du marché des éléments du capital productif,
que l'on remplace par un simple équivalent en argent, la demande capable de payer
augmente sans que les éléments de l'offre suivent la même progression. Il y a donc
hausse des prix pour les moyens de subsistance aussi bien que pour les matières de
production. Ajoutez que la spéculation ne s'arrête pas. Une bande de spéculateurs,
d'agents d'affaires, d'ingénieurs, d'avocats, etc., s'enrichit. Ces gens provoquent sur le
marché une forte demande d'articles de consommation en même temps que les salai-
res augmentent. En ce qui concerne les aliments, l'agriculture est, il est vrai, stimulée.
Mais comme la quantité des aliments ne saurait augmenter brusquement dans le cours
de l'année, il y a augmentation des articles d'alimentation importés (café, sucre, vin,
etc.). D'où exagération de l'importation dans les spécialités intéressées. D'autre part,
dans les industries où l'on peut accroître, rapidement la production (manufactures
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 227
proprement dites, mines, etc.), la hausse des prix provoque une expansion subite,
bientôt suivie d'une crise. Le même effet se produit sur le marché du travail pour
attirer dans les nouvelles industries de grandes masses de la surpopulation relative 1 et
même des ouvriers déjà occupés. D'une façon générale, les grandes entreprises, telles
que les chemins de fer, prélèvent sur le marché du travail une quantité déterminée
d'ouvriers. Il y a absorption d'une partie de l'armée ouvrière de réserve, dont la
pression maintenait les salaires relativement bas. La hausse des salaires est générale,
même dans les parties du marché du travail jusque-là bien occupées. Et cela dure
jusqu'à ce que le krach inévitable rende de nouveau disponible l'armée de réserve et
ramène les salaires au minimum et même au-dessous 2.
22.
La circulation de la plus-value 1
Nous venons de voir qu'une différence dans la période de rotation produit une
différence dans le taux annuel de la plus-value, même si la masse de la plus-value
produite dans l'année reste constante.
Mais il est évident que là où le nombre plus grand des périodes de rotation amène
une réalisation plus fréquente de la plus-value dans le cours de l'année, il y aura des
périodes où l'on n'aura besoin ni de prolonger la journée de travail ni d'introduire des
améliorations de détail; tandis que, d'autre part, l'extension de toute l'entreprise n'est
possible que dans certaines limites et exige en outre une somme de capital supplé-
mentaire, telle qu'elle ne peut être fournie par l'accumulation de la plus-value pendant
plusieurs années.
1 « Latent », au sens propre: caché. Terme employé à l'origine, dans les sciences naturelles, pour
désigner des forces existant quelque part, mais n'étant pas encore actives et qu'on ne pouvait, par
conséquent, repérer.- J.B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 230
tionnera comme capital actif supplémentaire que plus tard, quand ce capital-argent
aura une certaine importance.
Pour la reproduction, il n'y a que 2 cas qui soient normalement possibles: repro-
duction sur une échelle simple ou bien accumulation, c'est-à-dire capitalisation de la
plus-value.
a) La reproduction simple
Retour à la table des matières
Abstraction faite de ce qui est nécessaire pour les articles de luxe, le minimum de
la production annuelle de l'or et de l'argent doit être égal à l'usure annuelle de la
monnaie métallique par suite de la circulation. En outre, si la somme des valeurs des
marchandises produites et mises en circulation pendant l'année subit une augmen-
tation, il faut qu'il y ait également augmentation de la production annuelle de l'or et de
l'argent, pour autant que cela n'est pas contre-balancé par une vitesse plus grande de
la circulation monétaire et par le fonctionnement plus étendu de l'argent comme
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 231
moyen de paiement, c'est-à-dire par une plus grande compensation réciproque des
achats et des ventes sans intervention de monnaie véritable.
Les capitalistes qui exploitent les mines d'or et d'argent (et qui, d'après notre
hypothèse de la reproduction simple, se laissent guider par la seule usure annuelle
moyenne et la consommation moyenne de l'or et de l'argent) consomment entièrement
dans l'année leur plus-value, sans en rien capitaliser, et la jettent directement dans la
circulation, sous la forme argent. De même le salaire leur est remplacé directement
sous forme d'argent, sans qu'ils aient besoin de vendre leur produit. Enfin la même
chose se passe pour la partie de leur produit contenant la valeur du capital constant
consommé, circulant ou fixe.
Pour tout autre capital de 500 francs qui accomplit ses rotations dans les mêmes
conditions, la forme argent constamment renouvelée est la forme convertie du capital-
marchandise produit, qui est jeté toutes les 4 semaines dans la circulation et qui
reprend périodiquement cette forme argent grâce à sa vente, retirant ainsi périodi-
quement au procès la quantité d'argent primitivement versée. Dans le cas présent, au
contraire, une nouvelle forme supplémentaire d'argent, soit 500 francs, est à chaque
période de rotation retirée du procès de production et jetée dans la circulation, à
laquelle elle enlève ainsi constamment des matières de production et de la force de
travail. Cet argent jeté dans la circulation n'en est pas retiré par le cycle de ce capital,
mais augmenté sans cesse par des masses d'or nouvellement produites.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 232
Quant au capital fixe, il exige dès le début de l'entreprise une dépense considé-
rable de capital-argent, qui est donc jeté dans la circulation. Mais il n'est pas remplacé
par fractions par un retrait d'argent pris sur la circulation, mais par l'accumulation
d'une partie correspondante du produit. Le capital-argent ainsi rétabli n'est pas une
somme d'argent qui y avait été primitivement jetée, c'est une masse d'argent
supplémentaire.
Enfin la plus-value est, elle aussi, égale à une partie du nouveau produit d'or qui
est, à chaque nouvelle période de rotation, jeté dans la circulation pour être (dans la
reproduction simple) dépensé improductivement pour les moyens de subsistance et
les objets de luxe.
Mais, d'après notre hypothèse, toute cette production annuelle d'or, -- qui enlève
constamment au marché de la force de travail et des matières de production, mais pas
d'argent, et lui amène continuellement de l'argent supplémentaire, -- ne remplace que
l'argent usé dans l'année.
*
* *
Supposons que le capital circulant de 500 francs (on pourrait aussi bien écrire:
500 millions de francs) avancé sous forme de capital-argent soit, avec n'importe
quelle période de rotation, le capital circulant total de la société, c'est-à-dire de la
classe capitaliste. Supposons en outre que la plus-value soit de 100 francs. Comment
toute la classe capitaliste peut-elle continuellement retirer 600 francs de la circulation,
où elle n'en jette que 500 ?
La plus-value de 100 francs est jetée dans la circulation sous forme de mar-
chandises. Il n'y a pas de doute à ce sujet. Mais cette opération ne fournit pas l'argent
supplémentaire nécessaire à la circulation de cette valeur-marchandise supplé-
mentaire.
Il n'existe, dans la société capitaliste, que deux canaux par où l'argent puisse être
jeté dans la circulation: le capitaliste et l'ouvrier. Toutes les autres personnes doivent
ou bien recevoir de l'argent de ces deux classes pour services rendus, ou bien dans la
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 233
En effet, quelque paradoxal que cela puisse sembler de prime abord, c'est la
classe capitaliste elle-même qui jette dans la circulation l'argent servant à réaliser la
plus-value contenue dans les marchandises. Mais qu'on y prenne garde: elle ne l'y
jette pas comme capital, elle le dépense comme moyen d'achat pour sa consommation
personnelle 1.
Prenons un capitaliste isolé qui débute dans son affaire, par exemple un fermier.
Pendant la première année il avance un capital-argent, mettons de 5.000 francs, dont
4.000 francs pour payer les moyens de production et 1.000 francs pour payer la force
de travail. Supposons qu'il ait à la fin de l'année une plus-value de 1.000 francs. Ces
1.000 francs, il faut qu'il les possède. Et c'est avec cet argent qu'il monnayera plus
tard la plus-value.
Ce n'est pas en tant que capital que le capitaliste jette cet argent dans la circu-
lation. Il le dépense en échange de moyens de subsistance qu'il consomme. Le
capitaliste a, entre autres, cette caractéristique de pouvoir, jusqu'à la rentrée de la
plus-value, vivre des moyens en sa possession.
Nous avons supposé, dans ce cas, que la somme d'argent que le capitaliste, en
attendant la première rentrée de son capital, jette dans la circulation pour payer sa
consommation personnelle, est exactement égale à la plus-value qu'il a produite et
qu'il veut monnayer. Par rapport au capitaliste isolé, cette supposition est évidemment
arbitraire. Mais, dans l'hypothèse de la hypothèse, toute la plus-value, - mais elle
seule, sans aucune fraction du capital primitif, - est consommée improductivement.
*
* *
Les capitalistes producteurs d'or possèdent en or tout leur produit, la partie qui
remplace le capital constant aussi bien que celle qui remplace le capital variable ou
celle qui se compose de la plus-value. Une partie de la plus-value sociale se compose
par conséquent d'or et est jetée dans la circulation pour en retirer des produits. Cela
s'applique au salaire et au remplacement du capital constant. Lorsqu'une partie de la
classe capitaliste jette donc dans la circulation une valeur-marchandise supérieure (du
montant de la plus-value) au capital-argent avancé, une autre partie de la classe
capitaliste jette dans la circulation une valeur-argent supérieure (du montant de la
plus-value) à la valeur-marchandise qui est constamment enlevée à la circulation pour
la production de l'or. Alors que certains capitalistes retirent constamment de la circu-
lation plus d'argent qu'ils n'y en jettent, d'autres, les producteurs d'or, jettent
constamment dans la circulation plus d'argent qu'ils n'en retirent sous forme de
moyens de production.
Rien n'est modifié quand la production d'or se trouve en des pays étrangers. Une
partie de la force sociale de travail et des moyens de production sociaux du pays A est
convertie en un produit, mettons de la toile, d'une valeur de 500 francs, qui est
exportée dans le pays B pour y acheter de l'or. Le capital productif ainsi converti dans
le pays A ne jette pas plus de marchandises, sur le marché du pays A, que s'il était
employé directement à la production de l'or. Ce produit de A se représente comme
500 francs d'or: c'est uniquement sous la forme argent qu'il entre dans la circulation
du pays A.
*
* *
On nous objectera qu'une plus grande masse d'espèces monnayées entre les mains
des ouvriers fait que ceux-ci demandent davantage de marchandises. Une autre
conséquence serait la hausse du prix des marchandises. -- Dans les 2 cas, l'augmen-
tation générale des salaires amène une hausse des prix des marchandises. Il faut donc
une plus grande somme d'argent pour faire circuler les marchandises.
1 Ce qui suit est important pour la question - souvent agitée en Allemagne, spécialement depuis la
guerre - de savoir si la hausse des salaires entraîne la hausse des prix et l'inflation. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 235
moyens de subsistance nécessaires; elle ne fait que substituer des acheteurs à d'autres.
Les ouvriers consomment plus et les capitalistes relativement moins de marchandises
de luxe. Voilà tout. Après quelques oscillations la masse des marchandises en circula-
tion a la même .valeur: qu'auparavant. -- Quant aux oscillations momentanées, elles
n'auront d'autre résultat que de jeter dans la circulation intérieure du capital-argent
inemployé, qui cherchait jusque-là son emploi dans les spéculations à la bourse ou à
l'étranger.
Toutes ces objections ne sont que de vains cris d'alarme poussés par les capita-
listes et les économistes leurs représentants.
*
* *
Quant à la formation primitive d'un trésor monétaire dans, un pays et son appro-
priation par quelques individus, nous n'avons pas besoin d'y insister plus longuement.
Cette production se développe en même temps que ses conditions, et une de ces
conditions, c'est un apport suffisant de métaux précieux. C'est pourquoi l'accroisse-
ment de cet apport de métaux précieux constitue depuis le XVIe siècle un facteur
essentiel dans l'histoire du développement de la production capitaliste.
En tant que l'accumulation s'opère sous forme de reproduction sur une échelle
agrandie, elle ne présente évidemment pas de problème nouveau par rapport à la
circulation de l'argent.
En tant que l'argent qui s'accumule ainsi est de l'argent supplémentaire, cela va de
soi. Il ne peut être qu'une partie de l'or supplémentaire importé des pays producteurs
d'or. Remarquons que le produit national contre lequel cet or est changé ne reste pas
dans le pays, mais est exporté contre de l'or.
Si nous supposons au contraire que la masse d'argent ne change pas dans le pays,
l'argent amassé ou s'amassant provient de la circulation.
Tous devraient vendre une partie de leur produit, sans rien racheter. Tous
possèdent un certain fonds d'argent qu'ils jettent dans la circulation nécessaire à leur
consommation, et dont une partie leur revient toujours de la circulation. Cela n'a rien
de mystérieux. Mais ce fonds d'argent existe précisément grâce à la conversion de la
plus-value en argent, mais nullement comme capital-argent virtuel.
2. Les rentes sur l'État. Ce n'est pas du capital, mais une simple créance sur le
produit annuel de la nation.
3. Les actions. Escroqueries à part, ce sont des titres de propriété d'un capital réel
appartenant à une société, une créance sur la plus-value annuelle.
Dans tous les cas, il n'y a pas accumulation d'argent. Ce qui d'un côté se présente
comme accumulation de capital-argent se présente de l'autre côté comme une dépense
réelle et constante d'argent. Peu importe que l'argent soit dépensé par le propriétaire
ou par le débiteur.
D'une part, une partie de la plus-value réalisée sous forme d'argent est donc retirée
de la circulation et accumulée comme trésor; mais, d'autre part, une autre partie de la
plus-value est en même temps et constamment convertie en capital productif. A
l'exception de la répartition du métal précieux supplémentaire entre les membres de la
classe capitaliste, l’accumulation sous la forme argent ne se fait jamais sur tous les
points
Nous n'avons pas tenu compte des aventures de la circulation, grâce auxquelles tel
capitaliste accapare une portion de la plus-value ou même du capital d'autrui,
provoquant de la sorte une accumulation et une centralisation unilatérales du capital-
argent aussi bien que du capital productif.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 239
23.
La reproduction et la circulation
du capital social total 1
Objet de la recherche
Nous avons analysé jusqu'à présent: tout d'abord le procès de production capita-
liste comme opération isolée et comme procès de reproduction; la production de la
plus-value et la production du capital.
Puis nous avons considéré les différentes formes que le capital revêt dans son
cycle, ainsi que les formes diverses de ce cycle lui-même. Au temps de travail s'est
alors ajouté le temps de circulation.
Après quoi nous avons considéré le cycle comme périodique, c'est-à-dire comme
rotation. Nous avons montré, d'une part, comment les divers éléments du capital (fixe
et circulant) accomplissent, dans des temps et selon des modes différents, le cycle des
formes; nous avons examiné d'autre part les conditions qui influent sur la longueur de
la période de travail et de la période de circulation. Nous avons vu l'influence de la
période de circulation et des différentes conditions de ses éléments sur l'étendue du
procès de production comme sur le taux annuel de la plus-value.
Mais il ne s'agissait jusque-là que d'un capital individuel. Or, les cycles des
capitaux individuels s'entremêlent réciproquement, et c'est précisément ce fait qui
constitue le mouvement du capital social total. Le cycle du capital total implique
cependant la circulation des marchandises qui ne constituent pas de capital, c'est-à-
dire de la plus-value et du salaire dépensés respectivement, pour leur consommation,
par le capitaliste et par l'ouvrier.
enlevée au sol.) Suivant cette manière de voir, l'ouvrier individuel aurait le droit d'être
payé d'après le travail fourni par le genre humain tout entier pour transformer un
sauvage en mécanicien moderne. Ne pourrait-on pas dire au contraire: Si l'on évalue
tout le travail mis dans le sol et transformé en argent par les propriétaires fonciers et
par les capitalistes, tout le capital mis dans le sol a été mille et mille fois remboursé
avec usure, et la propriété foncière, depuis longtemps, mille et mille fois rachetée par
la société.
Pour autant qu'il faut une grande échelle de production et donc de grandes masses
de capital-argent, nous avons montré que ce résultat est en partie atteint par la
centralisation des capitaux entre les mains de quelques capitalistes, sans qu'il y ait par
là accroissement absolu du capital-argent.
La fraction du travail et des moyens de production sociaux, qui doit être dépensée
chaque année pour le remplacement des monnaies usées, vient en déduction, cela va
de soi, sur l'ensemble de la production sociale. Quant à la valeur-argent qui fonc-
tionne, soit comme moyen de circulation, soit comme trésor, elle est acquise et existe
à côté de la force de travail, des moyens de production produits et des sources naturel-
les de la richesse. Elle ne peut être envisagée comme leur limite. Par sa conversion en
éléments de production, par l'échange avec d'autres peuples, elle pourrait élargir
l'échelle de production. Mais cela suppose qu'après comme avant, l'argent joue son
rôle d'argent mondial.
I - Reproduction simple 1
Et nous ne pouvons plus nous contenter ici (comme dans l'examen du capital
individuel) de l'hypothèse d'après laquelle le capitaliste individuel peut d'abord con-
vertir sa marchandise en argent pour transformer ensuite celui-ci en capital productif,
en rachetant des éléments de production.
La question, telle qu'elle se présente immédiatement, est celle-ci: Comment le
capital consommé dans la production est-il remplacé quant à sa valeur par une partie
du produit annuel, et comment le mouvement de ce remplacement se confond-il avec
la consommation de la plus-value par les capitalistes et du salaire par les ouvriers?
Nous examinerons tout d'abord la reproduction sur une échelle simple, c'est-à-dire
que nous Supposerons que la production a simplement lieu dans les mêmes
proportions qu'auparavant, sans extension. L'on supposera en outre que les produits
s'échangent d'après leur valeur et qu'il ne s'opère aucun changement dans la valeur
des éléments du capital productif. En tant que les prix diffèrent des valeurs, cette
circonstance ne peut du reste influer en rien sur le mouvement du capital social total.
Après comme avant, les masses de produits échangés sont les mêmes; mais les
valeurs selon lesquelles les capitalistes individuels participent à cet échange ne sont
plus proportionnelles aux avances respectivement consenties par eux ni à la plus-
value produite par chacun d'eux. Quant aux révolutions qui s'opèrent dans les valeurs,
elles ne modifient en rien, si elles sont générales et uniformes, la proportion entre les
éléments qui constituent la valeur du produit total. Mais, pour autant qu'elles sont
partielles et inégalement réparties, elles représentent des perturbations qui ne peuvent
se comprendre que si l'on y voit des dérogations à la situation constante des valeurs.
Mais en outre, une fois démontrée la loi d'après laquelle une partie de valeur du
produit annuel remplace du capital constant et une autre partie du capital variable, une
révolution dans la valeur du capital constant ou du capital variable ne modifierait en
rien cette loi ; elle ne modifierait que la grandeur des parties de valeur passant à l'une
ou à l'autre fonction.
La valeur du produit annuel total fourni dans chacune de ces deux subdivisions se
décompose de la façon suivante:
La partie restante, et continuant à fonctionner, du capital fixe n'existe pas ici pour
nous, lorsque nous considérons la valeur du produit. Car elle n'y entre pas 1.
1 Bien plus, pour l'examen de l'ensemble du produit social, la valeur du capital fixe transmise au
produit annuel n'entre pas, tout d'abord, complètement en question, mais seulement la partie de
cette valeur qui a été également remplacée en nature dans l'année. Nous devons, du moins
provisoirement, faire abstraction de l'autre partie. Nous traiterons ce point plus tard, séparément.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 244
Capital :
4.000 c + 1.000 v = 5.000
Capital :
2.000 c + 500 v = 2.500
Soit donc, comme valeur totale du produit: 9.000, valeur dans laquelle ne figure
pas le capital fixe continuant à fonctionner.
Nous commençons par le grand échange entre les 2 sections, 1.000 v + 1.000 pl
contre 2.000 c II.
Or, cet échange réciproque s'opère grâce à une circulation monétaire qui contribue
autant à le réaliser qu'elle en rend difficile la compréhension, mais n'en est pas moins
d'une importance décisive, le capital variable devant toujours reparaître sous la forme
argent.
Dans la section I, l'ensemble des capitalistes a payé 1.000 francs aux ouvriers (je
dis « francs », simplement pour montrer qu'il s'agit d'une valeur sous la forme argent),
pour une valeur qu'ils se trouvent, eux capitalistes (une fois la production achevée),
posséder dans leur produit, c'est-à-dire sous la forme de moyens de production. Avec
ces 1.000 francs, les ouvriers achètent aux capitalistes de la section II des moyens de
consommation et convertissent ainsi en argent une moitié du capital constant de ces
derniers. Les capitalistes II achètent à leur tour, avec ces mêmes 1.000 francs, des
moyens de production aux capitalistes de la section 1, dont le capital variable se
trouve ainsi reconverti en argent.
réserve d'argent, et, avec ces 500 francs, achète des moyens de consommation à II.
Avec ces mêmes 500 francs, II achète à I des moyens de production et remplace ainsi
en nature tout son capital constant, tandis que J a réalisé toute sa plus-value en
moyens de consommation 1. De cette façon, II n'a pas seulement ramené à la forme de
moyens de production son capital constant, existant dans le produit comme moyens
de consommation, mais en outre cette section voit revenir à elle les 500 francs qu'elle
avait jetés dans la circulation. De même, I n'a pas seulement reconverti en argent son
capital variable, lequel avait dans le produit la forme de moyens de production, mais
cette même section I voit également lui revenir les 500 francs qu'elle avait auparavant
dépensés pour acheter des moyens de consommation.
Dans la section II, il nous reste à examiner les valeurs v + pl. Ces éléments
existant sous la forme naturelle d'articles de consommation, il saute aux yeux que les
ouvriers II rachètent (avec le salaire que leur versent les capitalistes II) une partie de
leur produit. La classe capitaliste II rend ainsi la forme argent à son capital variable.
Mais il y a encore un autre point à examiner. La catégorie II de la production annuelle
de la marchandise comprend les industries les plus diverses que - par rapport à leurs
produits - nous pouvons diviser en 2 sous-sections.
1 En tout, un échange de marchandises, du montant de 4.000 francs, aurait lieu avec une circulation
d'argent de 2.000. Celle-ci n'est, d'ailleurs, si grande que parce que l'ensemble du produit annuel
est représenté comme échangé au cours d'un petit nombre de transactions importantes.
2 C'est-à-dire producteurs. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 247
Il en va tout autrement de la sous-section II b). Il n'y est produit que des articles
de luxe, que les ouvriers ne peuvent acheter, pas plus qu'ils ne peuvent acheter des
moyens de production. Le retour du capital variable dans cette sous-section ne peut
donc s'effectuer directement.
Supposons par exemple que l'ensemble des sommes existant dans la catégorie II,
500 v + 500 pl, se répartisse comme suit:
Les ouvriers II b ont reçu 100 francs d'argent. Avec cet argent, ils achètent aux
capitalistes II a des moyens de consommation. Ces capitalistes II a achètent alors,
pour 100 francs, de la marchandise II b, et les capitalistes II b voient ainsi leur capital
variable leur revenir sous la forme argent.
Dans II a, par suite des échanges faits entre capitalistes et ouvriers, les premiers
possèdent déjà 400 v sous la forme argent. Sur les 400 pl, ils ont cédé le quart aux
ouvriers II b et reçu en échange des articles de luxe.
Les capitalistes II b vendent, sur leurs 100 pl, 60 aux capitalistes II a, couvrent
ainsi leur besoin de moyens de subsistance nécessaires et dépensent 40 de leur plus-
value par des échanges entre eux.
La force de travail des ouvriers de luxe (II b) ne peut donc se vendre de nouveau
parce que la partie de leur produit représentant l'équivalent de leur salaire, est
consommée, gaspillée par les capitalistes II a 1. (Il en va de même pour la vente de la
force de travail dans la section I, le capital constant de la section II, contre lequel
s'échangent salaire et plus-value de I, se composant aussi bien d'articles dé luxe que
de moyens de subsistance nécessaires, et les moyens de production de II devant être,
eux aussi, renouvelés, aussi bien pour la production de luxe que pour la production
des moyens de subsistance.)
Ce qu'il y a d'arbitraire ici, pour I aussi bien que pour II, c'est le rapport entre le
capital variable et le capital constant, ainsi que l'identité de ce rapport pour I et II et
leurs sous-sections. Mais nous n'avons admis cette identité que pour simplifier les
choses, et l'on pourrait imaginer des rapports différents, sans rien changer aux
conditions et à la solution du problème. Ce qui apparaît comme résultat nécessaire,
dans l'hypothèse de la reproduction simple, est ceci:
1° Le nouveau produit-valeur créé par le travail annuel (v + pl), doit être égal à la
valeur capital constante c de l'autre partie du travail annuel réalisé sous forme de
moyens de consommation ( I (v + pl) = II c). S'il était plus petit que II c, II ne
pourrait pas remplacer en totalité son capital constant; s'il était plus grand, l'excédent
ne trouverait pas d'emploi. Dans les 2 cas, on porterait atteinte à l'hypothèse de la
reproduction simple;
1 Car les ouvriers de luxe, avec leur salaire, achètent à II a des moyens de subsistance nécessaires.
Les capitalistes II a achètent, pour la même somme, des articles de luxe, et c'est seulement ainsi
que les capitalistes Il b Voient revenir entre leurs mains l'argent avec lequel ils pourront à nouveau
payer les ouvriers de luxe. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 249
Il suit de ce qui précède qu'à mesure que la partie de luxe du produit augmente, la
reconversion en argent du capital variable avancé en II b et l'existence de la partie de
la classe ouvrière occupée dans la production de luxe, dépendent de la prodigalité de
la classe capitaliste.
C'est une pure tautologie 1 que d'affirmer que les crises se produisent par manque
de consommateurs solvables, capables de payer les articles de consommation. Le
système capitaliste ne connaît que des consommateurs payants, exception faite pour
les pauvres et les filous. Si des marchandises restent invendues, c'est qu'elles n'ont pas
trouvé d'acheteurs capables de payer, de consommateurs. (Peu importe d'ailleurs
qu'en dernière analyse les marchandises soient achetées pour la consommation pro-
ductive ou pour la consommation personnelle.) Si l'on veut donner à cette tautologie
une apparence de fondement plus sérieux en disant que la classe ouvrière reçoit une
part trop faible de son propre produit, et que, pour remédier à cet inconvénient, on n'a
qu'à lui assurer une part plus grande en augmentant son salaire, nous ferons remarquer
que toutes les crises sont précisément préparées par une période où la hausse des
salaires est générale, où, par conséquent, la classe ouvrière reçoit en réalité une plus
large part du produit annuel destiné à la consommation. Selon nos chevaliers du sain
( ! ) et « simple » bon sens, ces périodes devraient au contraire prévenir les crises. Il
semble donc que la production capitaliste renferme des conditions indépendantes de
la bonne ou de la mauvaise volonté, et qui ne tolèrent cette prospérité de la classe
ouvrière que momentanément et comme signe avant-coureur d'une crise 2.
1 Tautologie: vaine répétition prétendant être une explication, mais où l'on se contente de redire la
même chose en d'autres termes. - J. B.
2 Avis aux partisans éventuels de la théorie des crises selon Rodbertus. - (Friedrich Engels.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 250
d) La circulation monétaire
comme intermédiaire des échanges.
Retour à la table des matières
Comme loi générale, nous avons trouvé que l'argent que les producteurs de
marchandises avancent à la circulation leur fait retour avec la marche normale de la
circulation des marchandises. Il s'ensuit que s'il y a derrière le producteur de
marchandises un capitaliste financier qui avance du capital sous forme d'argent au
capitaliste industriel, c'est dans la poche de ce capitaliste financier que l'argent
retourne en réalité. De cette façon, et bien que l'argent passe plus ou moins dans
toutes les mains, la masse d'argent en circulation appartient à la section du capital-
argent organisée et concentrée sous forme de banques, etc. La manière dont cette
section fait l'avance de son capital en conditionne le retour final, sous la forme argent,
à cette section du capital, bien que ce retour ne puisse s'effectuer que par la
reconversion du capital industriel en capital-argent.
L'argent avancé comme salaire joue un rôle essentiel dans la circulation moné-
taire. En effet, la classe ouvrière, forcée de vivre au jour le jour, ne peut faire un long
crédit aux capitalistes industriels. En mille endroits, sur d'innombrables points, le
capital variable doit être avancé sous la forme argent pour des délais assez courts, une
semaine par exemple. (Plus ces délais sont courts, et plus peut être faible la somme
totale d'argent jetée en une seule fois dans la circulation par ce canal.) Dans tout pays
de production capitaliste, le capital-argent avancé de la sorte a une part relativement
décisive dans la circulation totale, d'autant plus que le même argent, avant de revenir
à son point de départ, passe dans les canaux les plus variés et fonctionne comme
moyen de circulation pour une foule d'autres industries.
*
* *
Examinons maintenant la circulation entre 1 v + pl et II c à un autre point de vue.
Avec les 1.000 francs que les capitalistes I leur avancent comme paiement de leur
salaire, les ouvriers achètent des moyens de subsistance aux capitalistes II, qui à leur
tour achètent pour la même somme des moyens de production aux capitalistes I. (Ces
derniers ont simplement récupéré leur capital variable sous la forme argent, tandis
que les capitalistes II ont retransformé la moitié de leur capital constant en capital
productif.)
Les capitalistes II avancent encore 500 francs d'argent pour se procurer auprès de
I des moyens de production. Les capitalistes I dépensent cet argent en achetant à II
des moyens de consommation.
Ces 500 francs font ainsi retour aux capitalistes II, qui les avancent de nouveau
pour reconvertir en sa forme naturelle productive le dernier quart de leur capital
constant transformé en marchandises. L'argent revient à I et achète de nouveau des
moyens de consommation à II. De la sorte les 500 francs font retour à II.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 251
Les capitalistes II sont donc comme auparavant possesseurs de 500 francs d'argent
et de 2.000 francs de capital constant, mais celui-ci a échangé la forme de capital-
marchandises contre la forme de capital productif.
Les capitalistes II ont récupéré 500 francs, qu'ils ont jetés dans la circulation sous
forme de marchandises, en plus de leurs 2.000 francs, sans retirer de la circulation un
équivalent quelconque en marchandises.
Si l'on supposait des périodes de rotation plus courtes (ou si les circuits de l'argent
s'accomplissaient plus rapidement), il faudrait encore moins d'argent pour faire
circuler les valeurs-marchandises.
Par rapport à toute la classe capitaliste, l'affirmation qu'elle doit jeter elle-même
dans la circulation l'argent nécessaire à la réalisation de sa plus-value (de même qu'à
la circulation de son capital) ne semble pas du tout un paradoxe, mais la condition
nécessaire de tout le mécanisme. Il n'y a que 2 classes: la classe ouvrière, qui ne
dispose que de sa force de travail, et la classe capitaliste, qui a le monopole de l'argent
et des moyens de production. Ce qui serait paradoxal, ce serait de voir la classe
ouvrière avancer la première fois et sur ses propres moyens l'argent nécessaire à la
réalisation de la plus-value contenue dans les marchandises. Mais le capitaliste
individuel ne fait cette avance qu'en sa qualité d'acheteur, en dépensant de l'argent
pour l'achat de moyens de consommation, ou en avançant de l'argent pour l'achat
d'éléments de son capital productif, force de travail ou moyens de production. Il ne se
dessaisit de son argent que contre un équivalent. Il avance à la circulation de l'argent,
tout comme il lui avance de la marchandise. Dans les deux cas, il constitue le point de
départ de la circulation.
*
* *
Il nous reste à examiner le capital constant de la section I = 4.000 I c, valeur
contenue dans le produit-marchandise de cette catégorie, dont elle représente, quant à
la valeur, les 2/3. Pour le capitaliste individuel qui a produit un moyen de production
particulier, nous avons pu dire: il vend son produit-marchandise, et avec l'argent reçu
en échange, il rachète alors à d'autres vendeurs de marchandises ses moyens de pro-
duction. Mais actuellement, cela devient impossible. La classe capitaliste I embrasse
la totalité des capitalistes qui produisent des moyens de production. En outre, le
produit-marchandise de 4.000 resté entre ses mains, ne peut s'échanger contre rien
d'autre, parce qu'il n'y a plus rien. A l'exception de ces 4.000, on a déjà disposé de
tout le reste.
*
* *
Dans notre exemple (ne sont nouvellement produites pendant l'année que la plus-
value et la valeur remplaçant les salaires, donc seulement pl et v, mais non pas le
capital constant c) : le produit total de la section II, 3.000, est -- quant à la valeur --
égal à v + pl de la section I, plus v + pl de la section II, soit 1.000 + 1.000 + 500 +
500 Il ne peut, en effet, en être autrement dans la reproduction simple; car la repro-
duction simple signifie que la totalité des salaires (v) et que toute la plus-value (pl)
sont consommées dans les 2 sections.
Mais nous savons que la valeur totale des marchandises II, -- moyens de consom-
mation, -- est loin d'avoir été produite cette année. Dans cette section également, n'ont
été nouvellement produits que v et pl. Et c'est seulement parce que le capital constant
qui s'y trouve contenu est égal à v + pl de la section I de la valeur totale des moyens
de consommation coïncide avec la totalité de v + pl des 2 sections.
Il faut encore étudier une difficulté présentée par l'examen du produit social total.
Tout capitaliste individuel emploie une espèce de travail déterminée. Prenons, par
exemple, un capitaliste constructeur de machines et admettons: capital constant =
6.000 c, capital variable = 1.500 v, plus-value = 1.500 pl, produit = 9.000. Disons que
ce soit un produit de 18 machines de 500 chacune. Les différentes parties de la
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 253
valeur-produit se présentent donc sous la même forme naturelle: dans les machines, il
y a donc 6.000 c, dans 3 machines 1.500 v, dans 3 machines 1.500 pl. Il est évident
que la valeur des 12 premières machines n'a pas atteint 6000(c) sans un travail nou-
veau, accompli dans l'année. La valeur des moyens de production pour 12 machines
ne s'est pas transformée toute seule en 12 machines, mais la valeur de ces 12 machi-
nes (qui se compose elle-même de 4.000 c + 1.000 v + 1.000 pl) est égale à la valeur
totale de la valeur capital constante contenue dans les 18 machines. Le constructeur
est donc obligé de vendre 12 de ces 18 machines pour remplacer le capital constant
dont il a besoin pour la construction de 18 nouvelles machines. Et en vendant les 6
autres, il réalise seulement son capital variable et sa plus-value, bien que ces 6
machines recèlent, elles aussi, du capital constant. Tout cela est parfaitement clair et
n'a rien de mystérieux. La chose serait au contraire inexplicable si, le travail employé
ne l'étant que pour la construction de machines, le résultat n'était pas d'une part: 6
machines = 1.500 v -+ 1.500 pl et, d'autre part, du fer, du cuir, des vis, des courroies,
etc., d'une valeur de 6.000 c, c'est-à-dire, sous leur forme naturelle, les moyens de
production des machines.
1 C'est-à-dire le travail effectué, pendant toute l'année, par l'ensemble de la classe ouvrière. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 254
Nous savons 1 que, non point toute la valeur, mais une partie seulement de la
valeur du capital constant, dans la mesure où celui-ci se compose de véritables
moyens de travail (en tant que capital fixe) est transférée au produit; cette partie est
seulement leur usure, la perte de valeur que ces éléments subissent peu à peu pendant
leur fonctionnement. Par rapport à la reproduction annuelle, nous n'avons donc à
retenir ici, de prime abord, que les éléments du capital fixe qui durent plus d'un an.
S'ils meurent dans le courant de l'année, il faut les renouveler et les remplacer en
totalité dans le courant de l'année; ils ne rentrent plus dans la question actuellement
posée.
Il ne faut pas confondre cet élément de la valeur des marchandises avec les frais
de réparation. Dans la valeur de la marchandise cet élément est transformé en argent
comme le reste; ce n'est qu'après coup que se montre sa différence d'avec les autres
éléments de valeur.
Par contre, l'argent tiré de la vente des marchandises, pour autant qu'il représente
une partie de valeur égale à l'usure du capital fixe, n'est pas retransformé en capital
productif. Il se fixe à côté du capital productif et conserve sa forme argent. Ce dépôt
d'argent se répète jusqu'à ce que le capital fixe (bâtiments, machines, etc.) ait fini son
existence. Sa valeur existe alors à côté de lui, représentée complètement en argent.
Cet argent sert alors à remplacer en nature le capital fixe (ou des éléments de celui-ci,
ces éléments étant de durée différente). La thésaurisation est donc elle-même un
élément du procès de production capitaliste.
*
* *
Nous avons vu plus haut 1 que 2.000 II c doivent s'échanger contre 1.000 I v +
1.000 I pl. Mais la valeur-marchandise de 2.000 II c contient un élément pour la perte
de valeur du capital fixe, lequel ne doit pas être remplacé tout de suite en nature, mais
accumulé au préalable sous la forme argent. Par contre, la valeur I v + pl ne contient
pas d'éléments de valeur constant et non plus, par conséquent, d'élément de valeur
pour le remplacement de l'usure. Il se présente alors aussitôt cette difficulté que les
moyens de production I, dans lesquels les 2.000 v + pl existent, doivent s échanger,
pour toute leur valeur, contre des moyens de consommation ; tandis que, par contre,
les moyens de consommation Il c ne peuvent pas, d'autre part, être échangés pour leur
valeur totale contre les moyens de production I v + pl, une partie de leur valeur
devant tout d'abord rester sous la forme argent.
Mais l'absurdité d'une pareille hypothèse ne saute pas immédiatement aux yeux
lorsque I pl, -- au lieu de se présenter, comme ici, sous sa forme primitive, -- est entre
les mains des associés des capitalistes, par exemple, comme rente foncière, entre les
mains de propriétaires fonciers ou, comme intérêt, entre les mains de prêteurs
d'argent. Mais la partie de la plus-value des marchandises, que le capitaliste industriel
doit verser, comme rente foncière ou intérêt, à d'autres copropriétaires de la plus-
value, ne peut se réaliser à la longue par la vente des marchandises, c'en est fait du
paiement de la rente foncière et de l'intérêt, et copropriétaires ou prêteurs sont dans
l'impossibilité d'assurer au besoin la conversion en argent de certaines parties de la
reproduction annuelle. Il en va de même des dépenses de tous les travailleurs
improductifs: fonctionnaires, médecins, avocats, etc., et tous ceux qui sous le nom de
« grand public », rendent aux économistes bourgeois le « service » de leur donner
l'apparence d'expliquer l'inexplicable.
La difficulté ne subsiste pas moins quand, au lieu de s'en tenir à l'échange direct I
et II, on fait intervenir le commerçant et son « argent ». Le reste de I pl 2, sous forme
de moyens de production, doit finalement et définitivement arriver aux capitalistes
industriels de II. Quelle que soit la série des intermédiaires, le dernier se trouve
toujours, d'après notre hypothèse, vis-à-vis de II dans la même situation où se trou-
vaient au début les capitalistes productifs de I; en d'autres termes, il ne peut vendre à
II le reste de I pl.
Il ne resterait donc que l'hypothèse, plus absurde encore en apparence, que II jette
lui-même dans la circulation l'argent servant à la conversion de la partie de valeur qui
doit remplacer l'usure du capital fixe. Par exemple, la valeur que le métier à filer de
M. X perd dans la production, reparaît comme partie de la valeur des filés; et le
propriétaire accumulerait comme argent ce que la machine perd en usure. Mettons
que X achète à Y, par exemple, pour 200 francs de coton, et donc avance à la circula-
tion cette somme en argent; avec les mêmes 200 francs, Y achète à X des filés, et ces
200 francs servent à X pour remplacer l'usure de sa machine. Cela reviendrait à dire,
*
* *
Par rapport au remplacement du capital fixe nous pouvons faire les remarques
générales suivantes.
Chaque année meurt le capital fixe qui doit être remplacé dans telle ou telle
entreprise particulière ou dans telle ou telle branche d'industrie; dans le même capital
individuel il faut remplacer telle ou telle partie du capital fixe (les éléments du capital
ayant une vie plus ou moins longue). Si nous considérons la reproduction annuelle, --
même dans l'hypothèse de la reproduction simple, c'est-à-dire abstraction faite de
toute accumulation, -- nous ne commençons pas aux origines; il s'agit d'une année
dans la suite de beaucoup d'autres, ce n'est pas l'année première, l'année de naissance
de la production capitaliste. Les divers capitaux placés dans les multiples branches de
production de la section II, n'ont donc pas tous le même âge; et de même que, chaque
année, meurent des personnes occupées dans ces branches de production, de même,
chaque année, des masses de capital fixe atteignent au terme de leur existence, elles
meurent et doivent être remplacées en nature au moyen du fonds de réserve en argent.
2° Une assez grande partie du capital fixe II c rétabli sous la forme argent reflue
en I pour acheter des moyens de travail. Il afflue donc en I de l'argent supplémentaire,
en plus de l'argent circulant entre I et II en vue du simple échange des marchandises;
argent supplémentaire qui, au lieu de servir aux échanges réciproques, fonctionne
uniquement comme moyen d'achat. Mais il aurait dû y avoir en même temps dimi-
nution de la masse de marchandises de II c, qui représente le remplacement de la
valeur de l'usure, par conséquent diminution de la masse de marchandises II, qui doit
être échangée non contre des marchandises de I mais contre de l'argent de I. Il y aurait
alors plus d'argent venu de II à I comme simple moyen d'achat, mais moins de
marchandises de II, qui serait simple acheteur par rapport à I. Une plus grande partie
de I pl (I v a déjà été converti en marchandises II) ne pourrait donc être convertie en
marchandises, mais garderait la forme argent.
Il est inutile d'insister ici sur le cas inverse, où dans une année la reproduction du
capital fixe II définitivement mort serait moindre et la partie d'usure plus grande.
Comme matière argent, pour plus de simplicité, nous n'envisagerons ici que l'or.
Parmi les pays à production capitaliste prédominante, les États-Unis seuls sont
producteurs d'or et d'argent; les pays capitalistes de l'Europe reçoivent presque tout
leur or et la majeure partie de leur argent de l'Australie, des États-Unis, du Mexique,
de l'Amérique du Sud et de la Russie.
Mais nous imaginerons que les mines d'or existent dans le pays à production
capitaliste dont nous analysons ici la reproduction annuelle, et cela pour les raisons
suivantes:
n'avons donc pas à nous en préoccuper et nous considérons l'or, non pas comme
importé de l'étranger, mais comme étant produit dans le pays même.
La production de l'or, comme celle de n'importe quel métal, rentre dans la classe I,
- moyens de production. Admettons une production d'or annuelle = 30 (chiffre pris
pour la commodité, bien que trop élevé pour les nombres de nos formules) ; admet-
tons que cette valeur puisse se décomposer en 20 c + 5 v + 5 pl, et que 20 c soient à
échanger contre d'autres éléments de I c (nous en parlerons plus loin) 1 ; mais que 5 v
+ 5 pl I soient à échanger contre des parties de II c, c'est-à-dire contre des moyens de
consommation.
Pour ce qui est des 5 v, toute industrie productive d'or débute par l'achat de la
force de travail; non pas avec de l'or produit par elle, mais avec de l'argent existant
dans le pays. Avec ces 5 v, les ouvriers achètent des moyens de consommation à II, et
celui-ci des moyens de production à I. Si II achète à I, pour 2 de cet argent, de l'or en
tant que matière marchandise (élément de son capital constant), 2 v font retour au
producteur d'or sous forme d'argent, d'un argent qui appartenait déjà à la circulation.
Si II borne là ses achats, I achète à II en jetant son or dans la circulation sous forme
d'argent, l'or pouvant en effet acheter toute marchandise. La seule différence est que I
fonctionne, non pas comme vendeur, mais uniquement comme acheteur. Les cher-
cheurs d'or de I peuvent à tout moment se défaire de leur marchandise.
Si un filateur paie ses ouvriers 5 v, ceux-ci lui fournissent, sans tenir compte de la
plus-value, un produit filé = 5; les ouvriers achètent pour 5 à II c; II c achète pour 5
des filés à I, et 5 v retournent de la sorte, sous forme d'argent, au filateur.
Dans le cas, plus haut supposé, du producteur d'or, I ‘or’ (c'est ainsi que nous
désignerons ces producteurs d'or) avance au contraire à ses ouvriers 5 v en argent,
appartenant antérieurement à la circulation; les ouvriers dépensent cet argent en
moyens de subsistance; mais sur les 5, il n'yen a que 2 qui, de II, reviennent à I ‘or’.
Mais I’or’ peut, au même titre que le filateur, recommencer le procès de reproduction;
ses ouvriers, en effet, lui ont fourni 5 en or; il en a vendu 2 et conservé 3, qu'il peut
toujours monnayer 2 ou changer en billets de banque, pour disposer immédiatement,
et sans le moindre intermédiaire, de tout son capital variable, sous la forme argent.
Mais dès ce premier procès de la reproduction annuelle, il s'est opéré une modi-
fication dans la masse d'argent appartenant à la circulation. Sur les 5 v (I ‘or’) ci-
dessus, 3 sont donc restés en II au lieu de retourner à I. Dans l'hypothèse, II a tout ce
qu'il lui faut en fait d'or. Les 3 lui restent comme trésor. Ce ne sont pas des éléments
de son capital constant; il possédait déjà suffisamment d'argent pour l'achat de force
de travail; à l'exception . de l'élément d'usure (lorsque II c 1 est plus petit que II.c 2,
ce qui n'est pas nécessaire), ces 3 ‘or’ supplémentaires n'ont pas de fonction à remplir
dans II c, contre une partie de quoi ils ont été échangés. D'autre part, tout le produit-
marchandise II c (à l'exception, précisément, de l'élément d'usure) doit s'échanger
contre des moyens de production v + pl. Il faut donc que cet argent passe en totalité
de II c à II pl. Résultat: une partie de la plus-value est accumulée comme trésor.
Pour ce qui est de I ‘or’ pl, I ‘or’ peut toujours y figurer comme acheteur; il jette
dans la circulation son pl comme or et en retire en échange des moyens de consom-
mation II c; ici l'or est en partie employé comme matière et fonctionne donc comme
élément du capital constant. Le reste redevient élément de la thésaurisation, comme
partie de II pl maintenue sous la forme argent. Nous voyons donc, -- même en faisant
abstraction de I c 1, -- que, dans la reproduction simple, la mise en réserve de l'argent,
la thésaurisation est nécessairement impliquée. Et comme cela se renouvelle tous les
ans, on comprend l'hypothèse dont nous sommes partis dans l'étude de la production
capitaliste: au début de la reproduction, il se trouve entre les mains de la classe
capitaliste I et II une masse d'argent correspondant à l'échange des marchandises. Une
telle accumulation se fait même après déduction de l'or perdu par l'usure de l'argent
en circulation.
Il est clair que, plus la production capitaliste est ancienne, et plus, naturellement,
la masse d'argent accumulée de toutes parts est grande, plus donc est faible la propor-
tion ajoutée à cette masse par la production annuelle de l'or, bien qu'au point de vue
absolu la quantité ajoutée puisse être considérable.
1 Note de Friedrich Engels: L'étude sur l'échange, à l'intérieur du capital constant de la section I, de
l'or nouvellement produit, ne figure pas dans le manuscrit de Marx.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 261
24.
La reproduction et la circulation
du capital social total
1. Que, dans les conditions techniques données, cette somme est suffisante soit
pour étendre le capital constant en fonction, soit pour créer une nouvelle entreprise
industrielle. Mais il se peut que cette conversion de la plus-value en argent et la
thésaurisation de cet argent soient nécessaires pour un temps beaucoup plus long,
avant que ce procès puisse avoir lieu et qu'il puisse y avoir accumulation réelle,
agrandissement de la production.
2. Que la production sur une échelle agrandie existait déjà auparavant. En effet,
pour que la plus-value accumulée en argent puisse être convertie en éléments du
capital productif, il faut que ces éléments puissent s'acheter sur le marché. Peu
importe qu'ils se vendent tout préparés ou ne soient livrés que sur commande. On ne
les paie que lorsqu'ils sont là, lorsque, par rapport à eux, il s'est déjà effectué une
reproduction réelle sur une échelle agrandie, une extension de la production jusque-là
normale.
L'argent est retiré de la circulation et accumulé comme trésor par la vente, sans
achat subséquent, de la marchandise. Si l'on considère cette opération comme
générale, -- et c'est ce qu'il faut faire, tout capital individuel pouvant se trouver en
voie d'accumulation, -- on ne voit pas d'où viendraient les acheteurs, puisque dans ce
procès, qu'il faut envisager comme général, chacun veut vendre pour entasser et
personne ne veut acheter.
Les capitaux placés dans les diverses branches d'industrie dont se compose la
classe I, de même que les divers capitaux individuels à l'intérieur de ces branches, se
trouvent évidemment, suivant leur âge, -- abstraction faite de leur grandeur, des
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 263
Jugez du plaisir des capitalistes, lorsque dans le système créditaire, tous ces
capitaux virtuels, par suite de leur accumulation entre les mains des banquiers, etc.,
deviennent du capital disponible, du capital qu'on peut prêter, du capital qui n'est plus
passif, qui n'est plus fait de vagues châteaux en Espagne, mais du capital actif,
croissant et se multipliant.
Mais A n'opère cette thésaurisation qu'autant que, - par rapport à son surproduit, -
il fonctionne uniquement comme vendeur, sans se transformer après coup en ache-
teur. Sa constante production de surproduit est donc la condition de la thésaurisation
qu'il opère. Dans le cas donné, où l'on ne considère la thésaurisation qu'à l'intérieur de
la catégorie I, le surproduit se compose de moyens de production de moyens de
production. Nous allons voir ce qu'il en advient entre les mains des acheteurs B, B',
B'', etc.
part, un simple achat de la partie fixe de II c, qui est renouvelée (et à quoi correspond
une simple vente de I.pl), et suppose, d'autre part, une simple vente, dans la mesure où
l'usure du capital fixe de ce dernier se dépose en argent (et à quoi correspond un
simple achat de I pl). Pour que, dans ce cas, l'échange se fasse normalement, il faut
supposer que l'achat du côté de II c est, pour la grandeur de la valeur, égal à la simple
vente du côté de II c, et de même que la simple vente de I pl à l'une des parties de II c
(v. ci-dessus, chap. XXIII ) est égale à son simple achat à l'autre partie. Autrement il y
aurait perturbation de la reproduction simple. Il faut également supposer ici que la
simple vente de la partie A, A', A'' de I pl, qui forme le trésor, est en équilibre avec le
simple achat de la partie B, B', B'' en I pl, qui transforme son trésor en éléments de
capital productif supplémentaire.
Dans la mesure où l'équilibre est établi par le fait que l'acheteur fonctionne com-
me vendeur pour la même valeur et inversement, cet équilibre (par rapport à l'échange
du produit annuel) exige l'égalité de valeur entre les marchandises échangées.
Mais s'il n'y a que des échanges simples, -- et nous avons vu que l'échange normal
du produit annuel, dans le système capitaliste, exige ces métamorphoses simples, --
l'équilibre n'existe que si nous admettons l'égalité absolue des valeurs achetées et des
valeurs vendues. Or, cet équilibre est fortuit et, ainsi, la production capitaliste engen-
dre certaines conditions, particulières à. ce mode de production, de l'échange normal,
conditions qui peuvent se transformer en autant de conditions de la marche anormale,
en possibilités de crise.
L'ouvrier, par son travail, non seulement leur conserve leur capital constant et leur
remplace leur valeur-capital variable par une valeur nouvelle correspondante, sous
forme de marchandise; mais par son surtravail, il leur fournit en outre une plus-value
existant sous forme de surproduit. Par la vente successive de ce surproduit, ils
forment le trésor: capital-argent additionnel virtuel. Dans le cas présent, ce surproduit
consiste en moyens de production de moyens de production. Ce n'est qu'entre les
mains de B, B', B'' (section I ) que ce surproduit fonctionne comme capital constant
additionnel; mais il en avait déjà virtuellement la nature avant d'être vendu, c'est-à-
dire entre les mains des thésauriseurs A, A', A'' ( I ). Si nous ne considérons que la
grandeur de la valeur de la reproduction en I, nous restons dans les limites de la
reproduction simple, car aucun capital supplémentaire n'a été mis en mouvement pour
créer ce surproduit, et il n'y a pas eu plus de surtravail que dans la reproduction
simple. Toute la différence se trouve dans le fait que le surtravail a créé des moyens
de production pour I c au lieu de II c, en moyens de production de moyens de
production et non pas en moyens de production de moyens de consommation. Dans la
reproduction simple, nous avons supposé que toute la plus-value 1 est dépensée en
moyens de consommation; elle se composait donc exclusivement de moyens de
production destinés à remplacer le capital constant de la catégorie II. Mais pour que la
transition s'opère de la reproduction simple à la reproduction élargie, la production,
dans la section II, doit pouvoir fournir moins d'éléments du capital constant pour II,
mais d'autant plus pour I. Ce qui facilite cette transition parfois difficile, c'est que
certains produits de I peuvent servir de moyens de production dans les 2 sections.
En outre, plus est considérable le capital productif fonctionnant déjà dans un pays
(y compris la force de travail) ; plus est développée la force productive du travail et
des moyens techniques permettant d'étendre la production de moyens de production,
et plus est grande, par conséquent, la masse du surproduit (par sa valeur aussi bien
que par la somme des valeurs d'usage) ; plus donc seront considérables à leur tour:
s'accumulant comme trésor, trouve sa réalisation dans le système créditaire et dans les
« papiers ». Le capital-argent acquiert ainsi, sous une autre forme, l'influence la plus
énorme sur le développement considérable du système de production capitaliste.
Ce n'est qu'entre les mains des acheteurs B, B', B'', etc. 1, que le surproduit de A,
A', A'', etc., fonctionnera effectivement comme capital constant additionnel (nous ne
nous occupons pas pour le moment de la force de travail supplémentaire). Faisons
remarquer sur ce point qu'une grande partie du surproduit de A, A', A'', etc. ( I ) est
bien produite cette année, mais ne peut fonctionner effectivement que l'année
prochaine entre les mains de B, B', B'', etc. ( I ) comme capital industriel; mais d'où
vient alors l'argent nécessaire pour faire circuler ce surproduit de A à B ?
Nous savons que B, B', B'', etc. ( I ) ont formé leur trésor de la même manière que
A, A', etc., par la vente de leurs surproduits respectifs et sont arrivés au moment où ils
peuvent l'employer à l'achat de moyens de production. Mais dire cela, c'est continuer
de tourner dans le même cercle. La question est toujours: d'où vient l'argent que B, B',
B'' ont enlevé à la circulation et accumulé comme trésor?
Mais nous savons déjà, par l'étude de la reproduction simple, qu'une certaine
masse d'argent doit se trouver entre les mains des capitalistes I et II pour la conver-
sion de leur surproduit. A et B, etc., se fournissent alternativement l'argent nécessaire
pour convertir leur surproduit en capital-argent virtuel supplémentaire, et rejettent
alternativement dans la circulation, comme moyen d'achat, le nouveau capital-argent.
Une seule condition est nécessaire: il faut que la masse d'argent qui existe dans le
pays suffise, -- même condition devant être remplie dans la circulation simple (pas
encore capitaliste) des marchandises. Seule la fonction des trésors n'est pas la même.
En outre, la masse réelle d'argent doit être plus considérable:
1. parce que, dans la production capitaliste, tout produit doit se convertir en argent
(I);
3. parce qu'un capital variable de plus en plus élevé doit se transformer conti-
nuellement en capital-argent;
1 A l'exception du métal précieux nouvellement produit et des rares produits consommés par le
producteur lui-même.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 267
Dans les précédents chapitres 1, nous avons longuement expliqué que, dans le
système de la production capitaliste, il existe toujours de la force de travail et que, si
besoin est, on peut réaliser plus de force de travail sans augmenter le nombre des
ouvriers occupés. Nous n'avons donc pas à y insister pour le moment; et nous
supposerons que la partie supplémentaire du capital-argent trouve toujours la force de
travail qu'elle doit acheter.
3. Capital-argent en excédent en I, et :
Sans insister davantage sur ce point, remarquons cependant ceci: Dans l'exposé de
la reproduction simple, nous avons supposé que toute la plus-value de I et de II est
dépensée en consommation personnelle. Mais en réalité il n'y en a qu'une partie qui
soit ainsi dépensée, une autre partie est convertie en capital. L'accumulation véritable
ne se fait qu'à cette condition.
*
* *
Le fait que la difficulté ne nous est pas apparue dans l'étude de la reproduction
simple prouve qu'il s'agit d'un phénomène uniquement dû au groupement des
éléments I, modification sans laquelle toute reproduction sur une échelle agrandie
serait impossible.
1 En réalité, non encore opérée, mais simplement préparée. Voyez les lignes suivantes. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 269
Schéma a)
I. 4.000 c + 1.000 v + 1.000 pl = 6.000
II. 1.500 c + 376 v + 376 pl = 2.252 \ → TOTAL: = 8.252
La somme totale est ici plus petite que dans la première formule. Nous pourrions
tout aussi bien prendre une somme supérieure. Si nous avons pris un nombre plus
petit que dans la formule I, c'est précisément pour faire toucher du doigt que la
reproduction à une échelle agrandie (considérée ici, uniquement, comme production
avec des capitaux plus grands) est totalement indépendante de la grandeur absolue du
produit, qu'elle suppose simplement une disposition autre ou une destination fonc-
tionnelle différente des diverses parties du produit. Ce qui se modifie, ce n'est pas la
quantité, c'est la détermination qualitative des éléments donnés de la reproduction
simple, et cette modification est la condition matérielle de la reproduction ultérieure
sur une échelle agrandie.
Schéma b)
I. 4.000 c + 875 v + 875 pl = 5.750
II. 1.750 c + 376 v + 376 pl = 2.502 \ → TOTAL = 8.252
Dans les deux cas nous avons un produit annuel de même valeur. Mais, en b), I v
+ pl = II c, et s'échange donc sans excédent. En a), au contraire, I v + pl = 2.000 ne
correspond qu'à un II c de 1.500, ce qui laisse un reste de 500 I pl pour l'accumulation
dans la classe I.
comptant, sans qu'il puisse récupérer cet argent en vendant ensuite sa marchandise à I.
Et cela chaque année. Mais alors où jaillit donc la source d'argent en II ?
Les capitalistes de la section II, -- comme ceux de la section I, -- doivent payer les
salaires en argent comptant, soit, dans notre exemple, 376 v. Toutefois, ils ont sur les
capitalistes de la section I cet avantage que leurs ouvriers leur achètent leurs moyens
de consommation à eux-mêmes, que, par conséquent, les 376 v leur sont directement
reversés. N'y a-t-il pas là un petit bénéfice à faire?
La section II peut (et elle a cela de commun avec les capitalistes de la classe 1)
ramener simplement le salaire au-dessous de la moyenne normale, et dégager ainsi
une partie de l'argent fonctionnant comme capital variable. La répétition continuelle
de cette opération pourrait constituer une source normale de thésaurisation. Pourtant,
nous n'envisageons pas ici les bénéfices escroqués, mais la formation normale du
capital. Or, n'oublions pas que le paiement réel du salaire n'est pas un acte de bonté de
la part du capitaliste; ce salaire, dans certaines conditions, doit être nécessairement
payé. Il est donc inutile de nous arrêter à cette explication. Si nous supposons 376 v
comme capital variable à dépenser par la classe II, nous n'avons pas le droit, pour
résoudre un nouveau problème surgissant à l'improviste, de faire une autre hypothèse
et de dire, par exemple, que l'avance n'est pas 376, mais 350 seulement.
Mais, d'autre part, la classe II considérée dans son ensemble est, comme on l'a
déjà dit, revendeuse de sa propre marchandise à ses propres ouvriers. L'exploitation
qu'on en tire, -- l'ouvrier touchant un salaire normal, mais dont on lui subtilise une
certaine partie en lui fournissant une marchandise de moindre valeur, -- c'est là un état
de choses dont tous les pays industriels fournissent des exemples probants. C'est,
voilée parce que pratiquée par un moyen détourné, la même escroquerie que celle
dont nous parlions à l'instant. Ici encore, elle est à rejeter comme explication. Il ne
s'agit, pour le moment, que de salaire réel, non pas de salaire nominal.
Mais la chose est encore pire en ce qui concerne les 376 II pl. Dans ce cas il n'y a
en présence les uns des autres que des capitalistes de même classe s'achetant
réciproquement les moyens de consommation qu'ils ont produits. L'argent nécessaire
à cet échange, si tout se passe normalement, doit faire retour aux intéressés dans la
mesure où ils l'ont jeté dans la circulation; et cet argent parcourra toujours le même
chemin.
Il semble qu'il n'y ait que deux moyens de retirer cet argent de la circulation et de
constituer du capital-argent supplémentaire virtuel. Ou bien une partie des capitalistes
dupe l'autre. Que cet argent ait été volé et que la formation d'un capital-argent
supplémentaire chez une partie des capitalistes II s'accompagne d'une perte d'argent
pour l'autre, cela ne changerait rien à l'affaire. Les capitalistes II volés seraient peut-
être obligés de restreindre leur train de vie, et voilà tout.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 271
Ou bien, par contre, c'est une partie de II pl (formée des moyens de subsistance
nécessaires) qui est directement transformée en nouveau capital variable à l'intérieur
de la section II.
Premier exemple
Schéma initial pour l'accumulation sur une échelle agrandie
Supposons que, sur cette somme, il y ait 400 à transformer en capital constant,
100 en capital variable. Les 400 pl à capitaliser ainsi peuvent, sans objection, être
annexés à I c, et nous avons alors pour I : 4.400 c + 1.000 v + 100 pl (à convertir en
100 v).
Ces 100 I pl (existant en moyens de production), II les achète à fins
d'accumulation. Ils forment alors du capital constant supplémentaire en II, tandis que
les 100 d'argent que II paye en échange sont du capital variable pour I. Nous avons
alors pour I un capital de 4.400 c + 1.100 v (ces derniers en argent) = 5.500.
En fait, s'il doit y avoir accumulation, il faut qu'une grande partie de la plus-value,
accrue de 150, soit reproduite en II sous forme de moyens de consommation
nécessaires, ces 150 devant être consommés par des ouvriers (100 dans la section I et
50 dans la section II).
Si l'accumulation véritable s'opère sur cette base, c'est-à-dire que l'on produise
réellement avec ce capital accru, nous aurons à la fin de l'année suivante:
I. 4.400 c + 1.100 v + 1.100 pl = 6.600
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 272
Si l'on tient compte de tout ceci et que l'on calcule exactement les procès
particuliers, on trouve comme produit, à la fin de la quatrième année:
I. 6.442 c + 1.610 v + 1.610 pl = 9.662
II. 2.342 c + 1.172 v + 1.172 pl = 4.686 \ → TOTAL = 14.348
Deuxième exemple
En cas d'accumulation, il va de soi que I v + pl est plus grand que II c (et non pas
égal à II c, comme dans la reproduction simple). Car, tout d'abord, I incorpore une
partie de son sur-produit à son propre capital productif et en transforme les 5/6 en
capital constant; pour ces 5/6, il n'y a donc pas achat des moyens de consommation II.
En second lieu, le dernier 1 /6 (de la partie accumulée du surproduit de I ) doit être
thésaurisé sous la forme argent, afin d'acheter de la force de travail nouvelle. Les
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 273
ouvriers supplémentaires de I seront les premiers qui, plus tard, c'est-à-dire une fois
l'accumulation réalisée, achèteront, pour ce 1 /6, des produits de consommation à II.
En outre les deux sections I et II se fournissent mutuellement la matière de
l'accumulation. En d'autres termes: la section I, sur son surproduit, doit maintenir
disponibles, quant à leur quantité et à leur nature, autant de moyens de production que
II en a besoin pour l'accroissement de son capital constant; inversement, la section II
doit être à même de livrer, sur son surproduit, les quantités et les sortes de moyens de
production réclamées par le nombre accru des ouvriers dans les 2 sections.
Par conséquent, dans la production avec capital croissant, il faut que I c, + pl = II
c, plus la partie du surproduit qui est capitalisée en I, plus ceux des moyens de
production qui sont nécessaires à l'accroissement de la production en II. Et
l'accroissement en II doit être vraiment assez grand pour que I puisse véritablement
accumuler (véritablement accroître sa production). Dans le dernier cas ci-dessus
examiné, il devait être prélevé 70 sur la plus-value, pour que les ouvriers et les
capitalistes de I (v + 1/2 pl) pussent acheter leurs moyens de subsistance. Ces 70 du
surproduit de II sont ainsi réalisés immédiatement (en argent). Pour I, c'est là simple
achat de moyens de consommation, un échange de marchandises opéré uniquement
en vue de la consommation. Pour II, par contre, c'est déjà un acte d'accumulation :
une partie de son surproduit est convertie, de moyens de consommation, en capital
constant. Si I achetait les 70 II pl et si, en échange, II n achetait pas les 70 I pl, mais
thésaurisait les 70 à titre de capital-argent, les 70 I pl resteraient invendables, sous
leur forme de moyens de production. Il y aurait donc surproduction en I.
Mais, abstraction faite de ce dernier point, tant que les 70 d'argent venus de I ne
sont pas encore revenus à I, ils restent (en totalité ou en partie) comme capital-argent
supplémentaire virtuel entre les mains de II. Et cela s'applique à toute transaction
entre I et II, tant que, par suite de rachat, l'argent n'est pas revenu à son point de
départ. Mais, dans le cours normal des choses, ce n'est là qu'un fait momentané. Dans
le système créditaire, où tout capital additionnel momentanément libéré doit fonction-
ner immédiatement comme capital-argent additionnel, ce capital-argent passagère-
ment libre peut être immobilisé, par exemple dans de nouvelles entreprises de I, alors
que, dans d'autres entreprises, il aurait encore à libérer d'autres produits additionnels.
*
* *
En vue de la reproduction, le produit additionnel de 9.000 doit être, ainsi qu'on l'a
vu, réparti comme suit dans le deuxième exemple, si 500 I pl doivent être capitalisés
(négligeant la circulation de l'argent, nous n'envisageons que les marchandises) :
I. 5.000 c + 500 pl (à capitaliser) + 1.500 v + pl (à consommer) = 7.000 en
marchandises;
II. 1.500 c + 299 v + 201 pl (à consommer) = 2.000 en marchandises.
Dans la reproduction simple, les deux termes doivent être égaux et se remplacer;
autrement la reproduction simple ne pourrait s'effectuer sans à-coups.
Dans l'accumulation, c'est le taux d'accumulation qui importe avant tout (c'est-à-
dire la quantité de plus-value accumulée). Dans les cas examinés, nous avons supposé
qu'il y avait accumulation de la moitié de la plus-value et que ce taux restait le même
d'une année à l'autre. Nous avons seulement fait varier la proportion selon laquelle ce
capital accumulé se répartit en variable (v) et constant (c). Nous avons noté 3 cas:
1. I v + 1/2 pl et II c sont de même grandeur. (II c, comme on l'a montré plus haut,
doit toujours être plus petit que I c + pl, faute de quoi I ne pourrait accumuler.)
25.
Les crises
1 Passage tiré des Théories sur la plus-value, vol. Il, lie partie, no 3 : « L'accumulation du capital et
les crises »
2 Marx, on s'en souvient, appelle « composition organique » du capital la division de celui-ci en
capital constant ( c ) et capital variable ( v ) - J. B
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 277
1 NOTA BENE: Ceci ne vaut qu' « à la condition que la productivité du travail reste la même »
Mais, d'après les chapitres antérieurs, nous savons déjà qu'avec l'accumulation, précisément, la
productivité du travail s'élève, - J. B.
2 Il s'agit naturellement d'un patron tisserand, d'un fabricant. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 278
Une partie du capital constant, calculée chaque année comme étant usée et
entrant, à titre d'usure, dans la valeur du produit, en réalité, n'est pas usée. Supposons,
par exemple, une machine dont la durée soit de 12 ans et qui ait coûté 240.000 francs;
l'usure moyenne à calculer chaque année (et donc à déduire du profit annuel) sera de
20.000 francs. Mais en fait, l'exactitude réelle de ce calcul de moyenne se trouve
varier. Il en va comme d'un animal domestique dont la longévité moyenne peut être
de 10 ans, mais qui, chaque année, ne meurt pas pour autant de 1/10. Le fait subsiste
qu'une grosse partie, payée chaque année, de la valeur du produit annuel, si elle est en
effet utile pour remplacer, par exemple, au bout de 12 années, l'ancienne machinerie,
n'est cependant pas réellement exigée pour en remplacer annuellement 1/12 en nature,
ce qui d'ailleurs serait impraticable en l'espèce. Ce fonds peut être utilisé en partie à
acheter du travail ou des matières premières, avant que ne soit vendue ou payée la
marchandise sans cesse jetée dans la circulation, mais dont la valeur ne revient pas
tout de suite de la circulation. Lorsqu'il y a beaucoup de capital constant utilisé, c'est-
à-dire aussi beaucoup de capital fixe, il existe, dans cette partie de la valeur du
produit destinée à remplacer l'usure du capital fixe, un fonds d'accumulation pouvant
servir à un placement de nouveau capital sans avoir recours à la plus-value. Ce fonds
d'accumulation ne se trouve pas dans les stades de production ni chez les peuples où
un gros capital fixe n'existe pas. Mais le point auquel nous voulons en arriver est le
suivant. Si même l'ensemble du capital engagé dans la construction des machines était
juste suffisant pour remplacer l'usure annuelle de la machinerie, il produirait cepen-
dant beaucoup plus de machines qu'il n'en est annuellement besoin, cette usure
n'existant en partie que dans les calculs et ne devant être effectivement remplacée en
nature qu'au bout d'un certain nombre d'années. Le capital ainsi employé produit donc
annuellement une quantité de machines disponibles pour de nouveaux capitaux.
Supposons, par exemple, que le constructeur de machines commence sa fabrication
cette année et qu'il produise annuellement pour 240.000 francs de machines. Pendant
chacune des 11 années suivantes, en cas de reproduction simple de la machinerie par
lui produite, il n'aurait alors que pour 20.000 francs de production à assumer, et
cette production annuelle ne serait même pas consommée chaque année. Il aurait
encore moins à produire s'il engageait tout son capital. Pour que ce dernier reste
toujours en mouvement et ne fasse même que se reproduire dans l'année, il faut une
extension nouvelle et constante de la fabrication ayant besoin de ces machines. Bien
plus encore si notre producteur de machines accumule lui-même. Ainsi donc, même
lorsque, dans cette branche de production, le capital engagé n'est que simplement
reproduit, une accumulation constante est nécessaire dans les autres branches de la
production. Mais à son tour cette accumulation constante trouve ainsi constamment
sur le marché l'un de ses éléments.
Le tisserand ne peut reconvertir en capital les 100.000 francs de plus-value que s'il
trouve sur le marché, outre du travail pour 20.000 francs, des filés déjà tout prêts, ou
bien s'il peut les avoir sur commande. A cet effet, il faut donc qu'il y ait production
d'un surproduit quant aux marchandises entrant dans son capital constant, spéciale-
ment quant à celles qui exigent un plus long temps de production et ne sauraient être
accrues rapidement, ni même aucunement l'être dans le courant de l'année, comme le
lin, par exemple. L'accumulation, c'est-à-dire la formation de capital supplémentaire,
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 279
1 Marx appelle l'argent « moyen de paiement » lorsque la marchandise n'est pas payée lors de la
vente, mais au bout d'un délai. Voir plus haut, chap. 17. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 280
l'un ni l'autre le fabricant de machines, qui ne paye pas non plus les producteurs de
fer, de bois et de charbon. Et ceux-ci à leur tour ne peuvent pas remplacer leur capital
constant. Il se produit ainsi une crise générale. Le résultat est le même lorsque la
marchandise ne peut être vendue, ne serait-ce que pendant un certain temps, et même
lorsque sa valeur ne change pas.
Mais la possibilité générale de la crise ne dit encore rien de sa cause. Rechercher
cette dernière, c'est justement vouloir savoir pourquoi le simple possible est devenu
réalité.
Pourtant, nous ne parlons pas ici de la crise, dans la mesure où elle se fonde sur
une production disproportionnée, c'est-à-dire sur une disproportion dans la répartition
du travail social entre les différentes branches de la production. Cette question ne peut
être soulevée que si l'on examine la concurrence des capitaux entre eux. Nous avons
déjà dit à ce propos que, du fait de cette disproportion, la hausse ou la baisse de la
valeur marchande peut entraîner, dans une branche de la production, un retrait de
capitaux et leur report dans une autre branche. Pourtant, cette compensation suppose
évidemment l'existence antérieure de son contraire et peut donc impliquer la crise; la
crise elle-même peut être une forme de la compensation.
plus possible de travail immédiat, avec un capital donné. Elle tend donc à une pro-
duction sur une grande échelle, à une production en masse. L'essence de la produc-
tion capitaliste implique donc une production ne tenant pas compte des limites du
marché.
Tant que le fabricant reproduit et accumule, ses ouvriers, eux aussi, achètent une
partie de son produit. C'est parce qu'il produit qu'ils en ont les moyens et qu'ils lui
donnent donc, en partie, les moyens de vendre. Mais l'ouvrier ne peut acheter de mar-
chandises que pour sa consommation personnelle. Cela exclut donc, en production
capitaliste, que la majorité des producteurs, -- les ouvriers eux-mêmes, -- puissent être
acheteurs des moyens de production: ils n'achètent que des moyens de subsistance.
On pourrait dire que leur employeur les représente en ce qui concerne l'achat des
moyens et des matériaux de travail (les ouvriers payant une partie des uns et des
autres, dans les articles de consommation qu'ils achètent). Mais il les représente à de
tout autres conditions que s'ils se représentaient eux-mêmes. Il doit vendre une masse
de marchandises contenant de la plus-value, du surtravail. Eux n'auraient à vendre
qu'une masse de marchandises contenant la valeur avancée dans la production
(moyens de travail, matériaux de travail et salaire). Il lui faut donc un marché plus
vaste que celui dont ils auraient besoin.
peuvent plus continuer à produire, parce qu'on a trop produit, parce qu'il y a trop de
cotonnades sur le marché.
Mais en plus des ouvriers directement occupés par le capital engagé dans le
tissage des cotonnades, une masse d'autres producteurs est également touchée par
l'arrêt dans la reproduction de ces tissus. Ce sont les filateurs, les planteurs de coton,
les producteurs de broches et de métiers à tisser, les producteurs de fer, de charbon,
etc. Tous se trouveraient aussi troublés dans leur reproduction, même s'ils n'avaient
pas fait eux-mêmes de surproduction, c'est-à-dire produit au delà de la mesure
réclamée et justifiée par la bonne marche de l'industrie des tissages.
A leur tour les ouvriers et les capitalistes de ces autres industries peuvent alors
acheter moins de cotonnades, ou ne peuvent pas en acheter du tout. Ainsi la demande
et la consommation des cotonnades baissent, justement parce qu'il y en a trop sur le
marché. Mais il en va aussi de même pour tous les autres articles de consommation
que ces producteurs médiats de cotonnades ont l'habitude d'acheter. Il y en a tout à
coup surproduction relative parce qu'il n'y a plus assez d'argent pour les acheter.
Même s'il n'y avait pas eu surproduction dans ces industries, elles ne s'en trouvent pas
moins, désormais, surproduire.
Tout cela, pourtant, ne fait pas encore comprendre comment peut se produire une
surproduction des articles de consommation essentiels. La surproduction générale
dérive du fait que la reproduction continue des articles de consommation essentiels ne
dépend pas seulement des ouvriers directement occupés à les produire, mais aussi des
ouvriers de toutes les branches d'industrie leur fournissant les éléments de leurs
produits. Mais ces derniers continuent à produire tant que les premiers en font autant,
et semblent donc assurer ainsi une augmentation générale du revenu, et, par consé-
quent, de leur propre consommation. D'où vient donc la surproduction des articles de
consommation essentiels?
Mais en concédant simplement que le marché doit s'étendre pour qu'il n'y ait pas
surproduction, on concède aussi que la surproduction peut se produire. Car marché et
production étant indifférents l'un par rapport à l'autre, il est alors possible que
l'extension de l'un ne corresponde pas à celle de l'autre, que les limites du marché ne
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 283
reculent pas assez vite pour la production, ou bien que de nouveaux marchés puissent
être rapidement couverts par la production, de sorte que le marché étendu apparaîtra
aussi limité que le marché plus étroit d'auparavant.
La surproduction est déterminée par la loi générale de la production capitaliste:
produire dans la mesure des forces productives, c'est-à-dire selon la possibilité d'ex-
ploiter, avec une masse de capital donnée, la plus grande masse possible de travail,
sans tenir compte des limites réelles du marché, des besoins solvables, et cela par une
extension continuelle de la reproduction et de l'accumulation (d'où la continuelle
reconversion de la plus-value en capital), tandis que, d'autre part, la masse des pro-
ducteurs reste limitée à la mesure moyenne des besoins et, vu la nature de la
production capitaliste, doit demeurer dans ces limites.
*
* *
Nous avons déjà exposé ci-dessus 1 en détail la baisse du taux du profit. Et nous
en avons déduit qu'un accroissement constant du capital est nécessaire afin de
compenser la baisse du taux par une augmentation de la masse du profit. Cela revient
à dire que, si la masse du profit reste invariable, le capital doit augmenter d'une façon
rigoureusement proportionnelle à la baisse du taux du profit. Si, par exemple, le taux
du profit était tombé de 40 à 8 %, le capital devrait augmenter dans une proportion de
8 à 40, autrement dit être quintuplé. Un capital de 1.000.000 à 40 % produit une plus-
value de 400.000, et un capital de 5.000.000 à 8 % produit également 400.000 de
plus-value. Le résultat ne peut être le même qu'à cette condition. Si, par contre, le
résultat doit croître, il faut que le capital augmente dans une proportion supérieure à
la baisse du taux du profit. Il s'ensuit que plus la production capitaliste se développe
(et conjointement avec elle la force productive du travail), plus il faut avoir recours à
une masse de capitaux toujours plus considérable en vue d'occuper la même force de
travail, et davantage encore afin d'occuper une force de travail croissante. L'augmen-
tation de la force productive du travail engendre donc, en système capitaliste, l'appa-
rence d'une constante surpopulation ouvrière. Si le capital variable ne forme que 1/6
du capital total au lieu d'en être comme auparavant la 1/2, le capital devra tripler, afin
d'occuper la même force de travail; mais pour une force de travail 2 fois plus grande,
il sera nécessaire de sextupler le capital.
1 Ci-dessus, chap. 25, p. 367 : « La mesure de cette surproduction est le capital lui-même, l'échelle
donnée des conditions de la production, et l'instinct démesuré d'enrichissement et de capitalisation,
propre aux capitalistes... »
2 Ce passage étant souvent cité à propos de la théorie marxiste des crises, nous le reproduirons
littéralement ici, de manière à ce que tout lecteur soit en état de l'identifier: « Ce dernier (c'est-à-
dire le pouvoir de consommation de la société) n'est déterminé ni par la force productive absolue,
ni par le pouvoir de consommation absolu, mais par le pouvoir de consommation basé sur une
distribution en elle-même contradictoire et réduisant la consommation de la grande masse de la
société à un minimum ne variant que dans des limites plus ou moins étroites. »
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 285
cependant accumuler davantage qu'avec 20. Et ainsi le cours du capital, son accumu-
lation, se continue suivant sa propre intensité, et non point suivant la grandeur du taux
du profit.
Les deux mouvements agissent en sens contraire sur le taux du profit. De par la
diminution affectant le prix de la force de travail, le surtravail, et donc le taux de la
plus-value, montent; mais la diminution du nombre des ouvriers abaisse la masse de
la plus-value. 2 ouvriers travaillant 12 heures par jour ne peuvent produire la même
masse de plus-value que 24 ouvriers ne travaillant chacun que 2 heures, même s'ils
pouvaient vivre de l'air du temps. Dans cet ordre d'idées, la compensation de la
diminution du nombre d'ouvriers par l'augmentation du degré d'exploitation du travail
ne pourrait donc dépasser certaines limites; elle peut donc entraver la baisse du taux
du profit, mais non la supprimer.
Ces différentes influences se font sentir tantôt simultanément dans l'espace, tantôt
successivement dans le temps; périodiquement, le conflit des influences contradic-
toires se fait jour dans des crises. Les crises ne sont jamais que des solutions mo-
La production capitaliste tend constamment à dépasser ces limites qui lui sont
immanentes, mais elle n'y réussit qu'en ayant recours à des moyens qui lui opposent à
nouveau ces limites mêmes, encore renforcées.
La limite véritable de la production capitaliste, c'est le capital lui-même, le fait
que le capital apparaît comme le commencement et la fin, comme la cause et le but de
la production; que la production n'est que de la production pour le capital et, non
point, inversement, les moyens de production des moyens tendant uniquement à
développer de plus en plus largement la vie même de la société des producteurs. Les
limites dans lesquelles peuvent et doivent se mouvoir la conservation et la mise en
valeur de la valeur capital, -- conservation et mise en valeur qui reposent sur l'expro-
priation et l'appauvrissement de la grande masse des producteurs, -- se trouvent
continuellement en conflit avec les méthodes de production que le capitaliste doit non
moins continuellement employer pour atteindre son but et qui poursuivent l'accrois-
sement illimité de la production, assignent comme fin à la production la production
elle-même et ont en vue le développement absolu de la productivité sociale du travail.
Ce dernier moyen, -- développement illimité de la productivité sociale, -- se trouve en
conflit permanent avec le but limité: la mise en valeur du capital existant.
Comme le capital se propose, non pas de satisfaire des besoins, mais de produire
du profit, et qu'il ne peut atteindre ce but que par des méthodes disposant la masse des
produits selon l'échelle de la production, et non pas inversement, une discordance ne
peut manquer de se faire jour entre les dimensions restreintes de la consommation
dans le système capitaliste et une production qui tend toujours à dépasser ses propres
limites.
La production des moyens de production n'est pas trop grande pour occuper la
partie de la population capable de travailler. Au contraire. Il se crée, tout d'abord, une
trop grande partie de population effectivement incapable de travailler, amenée par les
circonstances à compter sur l'exploitation du travail d'autrui, ou réduite à se contenter
de travaux qui ne peuvent passer pour tels que dans un mode de production sans
envergure. En outre il n'est pas produit suffisamment de moyens de production pour
que toute la population capable de travailler le fasse dans les conditions les plus
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 287
productives, c'est-à-dire de façon que son temps de travail soit diminué par la masse
et l'efficacité du capital constant.
Il n'est pas produit trop de richesse. Mais il est périodiquement produit trop de
richesse sous les formes capitalistes et contradictoires de cette dernière.
Tandis que la partie circulante du capital constant (matières premières, etc.) aug-
mente toujours, quant à la masse, relativement à la force productive du travail, il n'en
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 288
est pas de même pour le capital fixe, bâtiments, machinerie, installations d'éclairage,
de chauffage, etc. Bien qu'avec la masse de ses diverses parties, la machine augmente
de prix, sa valeur relative diminue. Si 5 ouvriers produisent 10 fois plus de marchan-
dises qu'auparavant, l'avance de capital fixe n'est pas pour autant décuplée; bien que
cette partie du capital augmente de valeur en même temps que se développe la force
productive, cette augmentation est loin d'être proportionnelle.
Supposons qu'on invente une machine qui réduise de moitié le travail vivant
nécessaire, mais triple la partie de valeur provenant de l'usure du capital fixe. Nous
aurons alors ceci:
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 289
1 Cette dernière phrase est empruntée au Capital, t. III, IIe partie, chap. 29.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 290
26.
Le capital commercial
et le travail des employés
de commerce 1
Tout capital industriel doit, comme nous l'avons vu, reconvertir en argent la
marchandise fabriquée, et reconvertir cet argent en pl et en l : par conséquent vendre
et acheter sans cesse. Il est en partie déchargé de cette activité par des commerçants
opérant avec un capital indépendant.
avec cet argent, racheter des filés, du charbon, de la force de travail, etc., et continuer
sa production.
Mais bien que pour lui la vente de la toile ait eu lieu, cette opération ne s'est pas
encore accomplie pour la toile même. Celle-ci se trouve encore sur le marché, sous
forme de marchandise destinée à être vendue. Pour la toile, il n'y a de changé que la
personne de son propriétaire.
Mettons que le commerçant ne réussisse pas à vendre les 30.000 aunes pendant le
temps que le producteur a achevé la fabrication d'une nouvelle quantité de 30.000
aunes de toile. Le commerçant ne peut acheter ce nouveau produit. Il se produit alors
un arrêt, il faut interrompre la production. Le producteur pourrait, il est vrai, disposer
encore d'argent et se trouver à même de continuer sa production avec cet argent. Mais
cette hypothèse ne change rien à la chose. La reproduction reste interrompue pour ce
capital. On voit ici très nettement que l'activité du commerçant n'est rien d'autre que
la vente et l'achat, que le fabricant devrait sans cela assumer lui-même. Ce serait tout
à fait apparent si la vente et l'achat étaient faits non plus par un commerçant
indépendant, mais par un simple commis du producteur.
Si le producteur de toile était obligé d'attendre que sa toile eût passé au dernier
acheteur, -- le consommateur, -- son procès de reproduction serait interrompu. Ou
bien, pour éviter cette interruption, il aurait dû limiter ses opérations et conserver une
plus grande réserve d'argent. L'intervention du commerçant n'a pas fait disparaître la
division de son capital. Mais, sans cette intervention, la réserve d'argent devrait être
plus grande, et l'échelle de la production proportionnellement plus petite. En même
temps, s'il n'a pas à s'occuper de la vente, le fabricant gagne du temps, qu'il peut
consacrer à la surveillance de la production.
Il est évident que, pour le commerçant, le profit ne peut provenir que du prix des
marchandises par lui vendues et il est encore plus évident que ce profit qu'il réalise de
par la vente des marchandises doit être égal à la différence entre le prix d'achat et le
prix de vente.
1 Le lecteur aura déjà remarqué que nous remplaçons par « fabricant » le terme plus compliqué de
« capitaliste producteur ». Font donc, en ce sens, partie des « fabricants » également les agri-
culteurs, etc., dans la mesure où ils produisent. - J. B.
2 pl', dans les formules de Marx, désigne le taux de la plus-value (rapport entre plus-value et salaire)
; p' = le taux du profit (rapport entre la plus-value et l'ensemble du capital avancé). - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 294
Il est donc de 1/10 du capital total 1.000 et aura donc 1/10 de la plus-value totale
de 180, soit 18 %.
Il ne reste donc à répartir entre les 9/10 restants du capital total que 162, sur le
capital de 900, soit également 18 %.
Le prix auquel la totalité des marchandises produites est vendue aux commerçants
par les possesseurs du capital productif est donc 720 c + 180 v + 162 pl = 1.062.
Le prix de production ou prix auquel vend le capitaliste industriel comme tel est
donc inférieur au prix réel de la marchandise; ou, si nous considérons la totalité de la
marchandise, les prix auxquels vend la classe des capitalistes productifs sont
inférieurs aux valeurs. En vendant 118 une marchandise qui lui coûte 100, le com-
merçant (dans l'exemple ci-dessus) l'augmente bien de 18 % ; mais, comme cette
marchandise achetée 100 vaut 118, il ne la vend pas au-dessus de sa valeur.
1. Plus est grand le capital commercial par rapport au capital industriel, et plus
faible est le taux du profit industriel, et inversement.
A un certain point de vue, ce salarié est un salarié comme les autres. Sa force de
travail est achetée avec le capital variable du commerçant et non pas avec l'argent
dépensé comme revenu personnel. Elle est donc achetée non pas pour un service
privé, mais pour la mise en valeur du capital avancé dans le commerce.
De même, la valeur de sa force de travail et par suite son salaire sont déterminés, -
- comme pour tous les salariés, -- non par le produit de son travail, mais par les frais
de reproduction de sa force de travail.
Mais il doit y avoir entre lui et l'ouvrier employé par le capitaliste producteur la
différence qu'il y a entre le capital commercial et le capital productif, et par consé-
quent, entre le commerçant et le fabricant. Comme, en effet, le commerçant ne
produit ni valeur ni plus-value, les employés de commerce ne peuvent lui produire
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 295
directement de la plus-value. (Ici, comme lorsqu'il s'agit des ouvriers productifs, nous
supposons que le salaire est déterminé par la valeur de la force de travail, que le
commerçant ne s'enrichit donc point par une déduction sur le salaire.)
Ce qui est difficile, ce n'est pas d'expliquer comment les salariés commerciaux
produisent directement du profit pour leur employeur, bien qu'ils ne produisent pas
directement de la plus-value. L'étude de l'origine du profit commercial nous a déjà
donné, en effet, la solution de cette question. Le capital productif réalise du profit en
vendant le travail contenu dans les marchandises, travail qui ne lui a pas coûté
d'équivalent; de même le capital commercial réalise son profit en ne payant au capital
productif qu'une partie de ce travail non payé, mais se fait payer cette partie lorsqu'il
vend à son tour ces marchandises. Le capital productif produit la plus-value en
s'appropriant directement du travail étranger non payé; le capital commercial se fait
attribuer une partie de la plus-value déjà existante. Pour le commerçant individuel, la
masse de son profit dépend de la masse de capital qu'il peut utiliser dans l'achat et la
vente et cette masse est d'autant plus grande que ses ouvriers lui fournissent une plus
grande somme de travail non payé. C'est par ses ouvriers que le capitaliste commer-
cial fait accomplir en majeure partie la fonction grâce à laquelle son argent est du
capital. Bien qu'il ne crée pas de plus-value, ce travail non payé de ses commis lui
permet de s'approprier de la plus-value, ce qui pour son capital revient au même; ce
travail non payé est donc, pour cette sorte de capital, source de profit. Autrement le
commerce ne pourrait jamais se faire sur une grande échelle, d'après le système
capitaliste. De même que le travail non payé de l'ouvrier crée directement de la plus-
value pour le capitaliste productif, le travail non payé du salarié commercial permet
au capital commercial de participer à cette plus-value.
nombres élevés que pour opérer sur de petits nombres. Il faut 10 fois plus de temps
pour 10 achats de 100 francs que pour un seul achat de 1.000 fr. Il faut 10 fois plus de
papier, de correspondance, d'affranchissement, de temps pour correspondre avec 10
petits commerçants qu'avec un seul grand. La division limitée du travail dans un
organisme commercial, où la tenue des livres, la caisse, la correspondance, les achats,
les ventes, les voyages, etc., sont dévolus à autant d'employés différents, économise
du temps en masses énormes, si bien que le nombre des travailleurs commerciaux
occupés dans le commerce en gros n'est nullement en rapport avec l'importance de
l'affaire. Il en est ainsi parce que, dans le commerce beaucoup plus que dans l'indus-
trie, la même fonction, qu'elle se fasse en grand ou en petit, exige le même temps de
travail. (C'est aussi pourquoi la concentration commerciale précède historiquement la
concentration industrielle.) En outre, il y a les dépenses en capital constant. 100 petits
comptoirs coûtent infiniment plus qu'un seul grand, 100 petites boutiques infiniment
plus qu'un grand magasin, etc. Les frais de transport qui entrent dans toute entreprise
commerciale, du moins comme frais à avancer, s'accroissent avec le morcellement.
Le prix de vente des marchandises doit suffire en premier lieu à payer le profit
moyen pour B + b. Ici déjà, l'on pourrait demeurer en arrêt. Nous supposons que le
prix des marchandises coïncide avec leur valeur. Nous venons de voir à l'instant de
quelle façon, en outre, B, capital commercial, participe au profit moyen. C'est dire
que ce dernier est contenu dans le prix de vente. Mais que se passe-t-il pour b ? En
plus du profit revenant au capital commercial B, d'où tirer un profit pour le capital
supplémentaire b, dépensé pour le salaire de l'employé? Il semblerait donc que cette
partie du profit n'est tout de même qu'une augmentation arbitraire ajoutée au prix. --
Pourtant, rappelons-nous que B + b est plus petit que B ne le serait sans b. Le profit
engendré avec la collaboration de B suffit donc à produire du profit pour b.
Mais outre cela, le prix de vente doit en second lieu suffire à remplacer, en plus
du profit pour b, la somme b elle-même, c'est-à-dire le salaire payé aux employés de
commerce. Et c'est justement là que gît la vraie difficulté.
Si le prix des marchandises ne contient rien d'autre que leur vraie valeur, ce prix,
d'après ce que nous avons vu jusqu'à présent, implique une somme qui puisse payer le
prix de revient du fabricant, de même que son profit moyen, de même également que
le capital commercial, à côté du profit de ce dernier; et ce profit commercial est
suffisamment grand pour ne pas cesser d'en être un, également quant à la somme
avancée par le commerçant pour les salaires de ses employés. Mais cette somme des
salaires elle-même (le capital variable du commerçant) -- comment entre-t-elle dans
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 297
le prix de vente? Pour la simple raison qu'il occupe et paye des employés, le
commerçant peut-il ajouter arbitrairement au prix de vente les sommes employées à
cet effet? Ou bien est-il obligé de les payer sur son profit, ce qui signifierait une
réduction de celui-ci ?
Ce que le commerçant achète avec b est simplement (dans notre hypothèse) du
travail commercial, c'est-à-dire du travail nécessaire pour convertir de la marchandise
en argent et de l'argent en marchandise. Du travail qui échange, mais ne crée pas de
valeurs. Mais lorsque ce travail n'est pas accompli, le capital commercial ne
fonctionne pas, et dans ce cas, il ne participe pas davantage à l'établissement du taux
général du profit, autrement dit, il ne prend aucune quote-part du profit total.
Mais, par contre, l'accroissement (absolu sinon relatif) des frais de bureau est d'autant
plus fort que la production est plus étendue, que la masse des marchandises produites
est plus considérable et que la valeur et la plus-value qu'elles contiennent et qui
doivent être réalisées en argent, sont plus grandes. Dans ce cas, une sorte de division
du travail s'impose. Ces dépenses ont pour base le profit. Nous le voyons par le fait
qu'avec l'accroissement du salaire commercial une partie en est souvent payée par un
tant pour cent sur le bénéfice. Ce n'est pas parce qu'on accomplit beaucoup de travail
commercial qu'il existe beaucoup de valeurs, mais au contraire, c'est parce qu'il y a
beaucoup de valeurs à calculer et à échanger, qu'il faut beaucoup de travail commer-
cial. Il en va de même des autres frais de circulation. Pour mesurer, peser, emballer,
transporter beaucoup de marchandises, il faut d'abord qu'il y en ait beaucoup, la
masse du travail d'emballage, de transport, etc., dépend de la masse des marchandises
à emballer et à transporter, et non point inversement.
1 Note de Friedrich Engels: Ces lignes, où Marx pronostiquait en 1865 la destinée du prolétariat
commercial ont reçu depuis lors confirmation. Nous n'en voulons pour preuve que les centaines de
commis allemands qui, au courant de toutes les opérations commerciales, possédant 3 ou 4
langues, s'efforcent en vain de faire agréer leurs services dans la Cité de Londres à raison de 25 sh.
par semaine, alors qu'un mécanicien habile touche un salaire bien supérieur. - Une lacune de 2
pages (dans le manuscrit) indique que Marx se proposait d'insister sur ce point.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 299
beaucoup plus grandes parce que, en dehors des bureaux commerciaux proprement
dits, qui sont liés à toute fabrique, la partie du capital ordinairement employée de
cette façon par la totalité des fabricants, se trouve concentrée entre les mains des
commerçants individuels. Mais cela ne saurait rien changer au fond des choses. Au
point de vue du capital productif, les frais de circulation ne paraissent pas autre chose
que ce qu'ils sont, c'est-à-dire des faux frais. Le commerçant y voit la source de son
profit qui, -- le taux de profit général supposé, -- est en effet proportionnel au montant
de ces frais. Le capital commercial considère donc ces dépenses comme un bon
placement. Et le travail commercial qu'il achète est donc pour lui directement
productif.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 300
27.
Influence du capital commercial
sur les prix 1
(Nous faisons abstraction des frais de circulation, tels que dépôt, transport, etc.
Nous n'examinons ici que la vente et l'achat à l'état pur.)
Le plus ou moins d'élévation du prix de production n'aurait rien à voir avec le taux
du profit; ce plus ou moins d'élévation aurait au contraire beaucoup à voir avec la
grandeur de la partie du prix de vente de la livre de sucre constituant le profit
commercial, c'est-à-dire avec l'augmentation de prix que le commerçant fait subir à
une quantité déterminée de marchandise.
La masse du profit est d'autant plus grande que le capital productif accomplit
davantage de rotations. Par l'établissement du taux général du profit, le profit total est
bien réparti entre les différents capitaux, non point cependant selon la part qu'ils
prennent directement à sa production, mais suivant leur grandeur. La masse du profit,
et donc (toutes circonstances égales d'ailleurs) le taux du profit, sont d'autant plus
grands que le capital productif accomplit un nombre plus considérable de rotations.
Il en va tout autrement du capital commercial. Pour lui, le taux du profit est une
grandeur donnée, déterminée, d'une part, par la masse du profit produit par le capital
productif, et, d'autre part, par la grandeur relative du capital commercial total. Le
nombre de ses rotations intervient, il est vrai, comme déterminant, dans son rapport
au capital total; il est évident, en effet, que plus la rotation du capital commercial est
rapide, et plus se trouve réduite sa grandeur absolue, de même aussi que sa grandeur
relative (par rapport au capital total existant dans la société).
Mais la grandeur relative du capital commercial par rapport au capital total étant
donnée, la différence des rotations dans les différentes branches du commerce n'influe
pas sur la grandeur du profit total qui revient au capital commercial, ni sur le taux de
profit général. Le profit du commerçant est déterminé, non point par la masse de
capital-marchandise dont il assure la rotation, mais par la grandeur du capital-
argent qu'il avance pour cette rotation. Si le taux de profit général est de 15 % par an,
et que le commerçant avance 100 (par exemple 100.000 francs), il vendra sa
marchandise 115, si son capital accomplit une rotation par an. S'il y a 5 rotations par
an, il vendra 5 fois par an, à raison de 103, un capital-marchandise coûtant 100 et
dans l'année un capital-marchandise de 500 pour 515. Son profit annuel sur le capital
avancé: 100, reste donc de 15. S'il en était autrement, le capital commercial donnerait,
proportionnellement au nombre de ses rotations, un profit beaucoup plus élevé que le
capital industriel. Et cela serait en contradiction avec la loi du taux général de profit.'
Le même tant pour cent du profit commercial dans différentes branches d'affaires
élève donc, suivant les temps de rotation, les prix de vente des marchandises de
quantités tout à fait différentes, si nous calculons d'après la valeur de ces mar-
chandises. (Par exemple 15 % de profit annuel donnent, pour une seule rotation dans
l'année, une augmentation de 15 % et, pour 5 rotations, de 3 %.)
Tandis que l'étude minutieuse de l'influence exercée par le temps de rotation sur la
formation de la valeur dans le capital industriel ramène à la loi générale et à la base
de l'économie politique, d'après lesquelles les valeurs des marchandises sont
déterminées par le temps de travail qui s'y trouve contenu, l'influence des rotations du
capital commercial sur les prix commerciaux présente des phénomènes qui (si l'on
n'analyse pas de très près les termes intermédiaires) laisseraient supposer que la
détermination des prix est purement arbitraire, reposant uniquement sur ce fait que le
capital est décidé à faire dans l'année une certaine quantité de profit. (Qu'il veut par
exemple, réaliser 15 % par an et détermine en conséquence l'augmentation qu'il fait
subir au prix d'achat de ses marchandises, par exemple 3 % à chaque rotation, pour
que le profit annuel soit de 15 %.) L'influence de ces rotations fait croire notamment
que le prix des marchandises est déterminé par le procès de circulation comme tel,
indépendamment, dans certaines limites, du procès de production.
Il va de soi d'ailleurs que cette loi, dans chaque branche commerciale, n'est vala-
ble que pour la moyenne des rotations accomplies par tout le capital commercial
placé dans cette branche. Le capital de A, qui travaille dans la même branche que B,
peut avoir un nombre de rotations supérieur ou inférieur à la moyenne. Dans ce cas,
les autres font au contraire moins ou plus de rotations. Ce qui ne change rien à la
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 303
rotation de la masse totale du capital commercial engagé dans cette branche. Mais ce
qui est, par contre, d'une importance décisive pour le commerçant pris en particulier.
Dans ce cas, celui-ci réalise un sur-profit. Si la concurrence l'y oblige, il peut vendre
meilleur marché que ses collègues, sans faire descendre son profit au-dessous de la
moyenne. Si les conditions qui lui permettent une rotation accélérée sont elles-mêmes
sujettes à des transactions commerciales, par exemple la situation du lieu de vente, il
peut même payer une rente spéciale, c'est-à-dire qu'une partie de son sur-profit se
transforme en rente foncière.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 304
28.
Observations historiques
sur le capital commercial 1
D'après ce qu'on a déjà dit, rien ne serait plus absurde que de voir dans le capital
commercial, sous une de ses deux formes, une espèce particulière du capital indus-
triel, semblable à l'agriculture, à l'élevage, aux manufactures, à l'industrie des transp-
orts, etc. Pour échapper à cette conception grossière, il suffirait de se rappeler que
tout capital productif, par la vente de ses produits et l'achat de ses matières premières,
accomplit exactement les mêmes fonctions que le capital commercial. Le capital
commercial n'est rien d'autre qu'une partie détachée, et devenue indépendante, du
capital productif, partie revêtant constamment les formes et exerçant constamment les
fonctions nécessaires à la conversion des marchandises en argent (et de l'argent en
marchandises).
Jusqu'ici nous avons considéré le capital commercial au point de vue et dans les
limites du mode de production capitaliste. Mais au même titre que le commerce, le
capital commercial est plus ancien que le mode de production capitaliste; c'est en
réalité la forme la plus ancienne, la forme historiquement indépendante du capital.
Comme le capital commercial est confiné dans la sphère de circulation et qu'il n'a
d'autre fonction que de servir d'intermédiaire pour l'échange des marchandises, son
existence, -- si nous ne tenons pas compte des formes non développées résultant
directement du troc --, n'exige pas d'autres conditions que n'en demande la simple
circulation des marchandises et de l'argent. Ou plutôt la circulation de l'argent et des
marchandises est la condition de son existence. Que les marchandises mises en vente
émanent de tel ou tel mode de production, -- communauté primitive, production
esclavagiste, production de la petite paysannerie, de la petite bourgeoisie ou du
capitalisme, avec destination à la vente de tout le produit ou simplement de la partie
de ce dernier existant en surplus du besoin personnel des producteurs, -- dans tous les
cas, ces marchandises doivent être vendues, doivent faire l'objet de l'échange. Et c'est
celui-ci que le capital commercial a pour fonction d'opérer.
C'est le mode de la production qui fixe l'étendue dans laquelle les produits entrent
dans le commerce et passent entre les mains des commerçants, et cette étendue atteint
son maximum avec le plein développement de la production capitaliste, où le produit,
au lieu d'être fourni comme moyen de subsistance immédiat, l'est uniquement comme
marchandise. D'autre part, et quel que soit le mode de production, le commerce
favorise toujours une production supérieure aux besoins, afin d'échanger jouissances
ou trésors contre l'excédent des produits. Dès que le commerce existe, il imprime
donc à la production un caractère de plus en plus orienté vers la valeur d'échange.
Moins la production est développée et moins les producteurs ont d'argent; et plus
la fortune-argent se concentre alors entre les mains des commerçants ou bien apparaît
comme la forme spécifique de la fortune commerciale.
Ainsi, dans toutes les périodes précapitalistes, le commerce apparaît comme étant
la fonction propre du capital, sa fin unique et nécessaire. Et cela d'autant plus que la
production fournit davantage de moyens immédiats de subsistance pour le producteur.
Il n'y avait pas alors d'autre capital que le capital commercial, tandis qu'à l'époque
capitaliste, le capital, comme nous l'avons vu, s'empare lui-même de la production et
la transforme en profondeur, de manière que le capital commercial n'est plus désor-
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 306
mais qu'une forme particulière, une fonction spéciale, à côté des autres modalités du
capital en général.
1 Dans l'histoire moderne de l'Angleterre, la classe commerçante proprement dite et les villes de
commerce sont réactionnaires en politique, liguées avec l'aristocratie foncière et financière contre
le capital industriel. Que l'on compare le rôle politique de Liverpool. par exemple. avec celui de
Manchester et de Birmingham. Ce n'est que depuis la suppression des droits sur le blé que le
capital commercial et l'aristocratie financière reconnaissent la domination absolue du capital
industriel.
2 « Les habitants des villes commerçantes importaient des pays plus riches de délicats produits
manufacturés et de coûteux articles de luxe, et les offraient en pâture à la vanité des grands
propriétaires fonciers, qui les achetaient avidement et donnaient en échange de grandes quantités
de matières premières provenant de leurs terres. C'est ainsi que le commerce d'une grande partie
de l'Europe consistait alors à échanger les produits bruts d'un pays contre les produits manu-
facturés d'un autre industriellement plus avancé... Dès que ce goût se généralisa et que la demande
s'accrût, les commerçants, afin de s'éviter les frais de transport, se mirent à établir des manu-
factures de ce genre dans leur propre pays. » (A. SMITH, Richesse des nations, liv. III, char. 3.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 307
quelles il sert de moyen terme. C'est là une des sources principales de sa formation.
Mais ce monopole du commerce intermédiaire disparaît, et avec lui ce commerce lui-
même, à mesure que progresse le développement économique des deux peuples
exploités. Non seulement le système colonial en général, mais surtout, en particulier,
l'ancienne Compagnie hollandaise des Indes orientales, donnent un frappant exemple
de la façon dont se comporte le capital commercial dans les pays où il domine
directement la production.
A première vue, le profit commercial semble impossible tant que les produits sont
vendus à leur valeur. Acheter bon marché, revendre cher, telle est la loi du commerce.
Ce n'est donc pas un échange d'équivalents. Mais la continuité de l'échange et la
régularité plus grande de la reproduction en vue de l'échange font disparaître de plus
en plus ce caractère accidentel. Non pas tant pour le producteur et le consommateur
que pour l'intermédiaire entre l'un et l'autre, le commerçant, qui compare les prix et
empoche la différence.
Tant que le capital commercial assure l'échange des produits entre des commu-
nautés peu développées, le profit commercial n'a pas seulement l'apparence d'un gain
illégitime et de la duperie, mais il en provient en majeure partie. Le capital commer-
cial, s'il est seul maître, représente donc partout un système de pillage, de brigandage
maritime, d'esclavage et de servage dans les colonies. Ainsi à Carthage, à Rome, à
Venise, chez les Portugais, les Hollandais, etc.
Il est dans la nature des choses que, dès que l'industrie urbaine se distingue de
l'agriculture, ses produits sont des marchandises dont la vente a besoin de l'inter-
médiaire du commerce. Il va donc de soi que, d'une part, le commerce accompagne le
développement des villes et que, d'autre part, il en soit la condition. Mais ce sont
d'autres circonstances qui décident jusqu'à quel point le développement industriel s'y
associe. Dans les dernières années de la République, Rome donne au capital
commercial un essor inusité, sans qu'il y ait le moindre progrès industriel, tandis qu'à
Corinthe et dans d'autres villes grecques d'Europe ou d'Asie Mineure, le développe-
ment du commerce et celui de l'industrie marchent de pair. D'autre part, en opposition
directe avec le développement urbain et ses conditions, ce sont précisément des
peuples non sédentaires, mais nomades qui possèdent au plus haut point le génie du
commerce et manifestent le développement du capital commercial.
De toute évidence -- et ce fait a engendré les opinions les plus fausses -- les
grandes révolutions que les découvertes géographiques du XVIe et du XVIIe siècles
opérèrent dans le commerce, et qui donnèrent un essor rapide au capital commercial,
contribuèrent grandement à substituer la production capitaliste au système féodal.
L'extension soudaine du marché mondial, la multiplication des marchandises en
circulation, le désir des nations européennes de s'emparer à qui mieux mieux des
produits de l'Asie et des trésors de l'Amérique, le système colonial enfin. contri-
buèrent essentiellement à briser les barrières féodales de la production. Cependant le
mode de production moderne ne se développa dans sa première période, -- la période
manufacturière, -- que là où les conditions voulues s'étaient déjà formées pendant le
Moyen âge. Il suffirait de comparer, par exemple, la Hollande et le Portugal 1. Et si,
au XVIe siècle et en partie au XVIIe, le soudain développement du commerce et la
création d'un nouveau marché mondial exercèrent une influence prédominante sur la
décadence de l'ancien mode de production et l'essor du mode de production nouveau,
ce développement eut au contraire pour base la production capitaliste déjà créée. C'est
le marché mondial qui constitue lui-même la base de ce mode de production. Mais
comme, d'autre part, ce mode a la tendance immanente d'étendre sans cesse la
production, il tend sans cesse et du même coup à l'élargissement du marché mondial;
ce n'est pas ici le commerce qui révolutionne sans cesse l'industrie, mais l'industrie le
commerce. Et même la domination commerciale est alors liée à la prépondérance plus
ou moins grande des conditions de la grande industrie. Que l'on compare, par
exemple, l'Angleterre et la Hollande. L'histoire de la décadence de la Hollande en tant
que nation commerçante dominante, c'est l'histoire de la subordination du capital
commercial au capital industriel. Les relations de l'Angleterre avec les Indes et la
Chine nous montrent quels obstacles la solidité intérieure et la cohésion des anciens
modes de production opposent, dans chaque nation, aux effets dissolvants du
commerce. La large base du mode de production est ici constituée par l'unité de la
petite agriculture et de l'industrie domestique, à quoi s'ajoutent, pour les Indes, les
communautés rurales fondées sur la propriété commune; ce fut également, du reste, la
1 Des auteurs du XVIIIe siècle ont déjà fait remarquer le rôle prépondérant que les placements de
capitaux dans les pêcheries, les manufactures et l'agriculture jouèrent dans l'expansion hollandaise,
abstraction faite de toutes les autres circonstances. – A l'encontre de l'ancienne conception qui
sous-estimait l'étendue et l'importance du commerce asiatique dans l'antiquité et au Moyen âge, il
est de mode, à l'heure actuelle, de les surestimer extraordinairement. Le meilleur moyen de se
guérir de cette illusion, c'est d'établir une comparaison entre l'exportation et l'importation anglaises
au commencement du XVIIIe siècle et à notre époque. Et ce commerce d'exportation et
d'importation dépassait cependant de façon incomparable celui de n'importe quelle ancienne nation
commerçante.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 309
forme primitive en Chine. Aux Indes, les Anglais usèrent à la fois de leur puissance
politique et de leur force économique, comme vainqueurs et propriétaires fonciers,
pour briser ces petites communautés économiques. La seule influence qu'ils exercent
sur le mode de production, c'est, par le bon marché de leurs marchandises, de détruire
l'industrie des fileurs et des tisserands indigènes et d'anéantir ainsi les anciennes
communautés. Même ici, la désagrégation ne fut pas complète dès le début. Encore
moins en Chine, où l'appui direct de la puissance politique fait défaut. La grande
économie d'argent et de temps, due à l'alliance directe de l'agriculture et de la
manufacture, offre, dans ce pays, une résistance opiniâtre aux produits de la grande
industrie, où entrent les faux frais du procès de circulation, qui la pénètre de partout.
1-° Le commerçant devient directement industriel. C'est le cas pour les métiers
nés du commerce, surtout pour les articles de luxe que les commerçants importent
avec les matières premières et les ouvriers, comme les Italiens le firent au xv e siècle
dans leurs relations avec Constantinople.
2-° Le commerçant fait des petits patrons ses intermédiaires ou achète directement
aux producteurs, en leur laissant leur indépendance et leur mode de production.
29.
L'intérêt et le bénéfice
d'entrepreneur 1
L'argent, -- considéré ici comme expression indépendante d'une valeur, que celle-
ci existe effectivement sous forme d'argent ou bien seulement de marchandise, --
peut, dans la production capitaliste, se transformer en capital et devenir ainsi, de
valeur donnée, une valeur en train de s'accroître. Il permet au capitaliste de tirer des
ouvriers et de s'approprier une certaine quantité de travail non payé. Il acquiert ainsi
une nouvelle valeur d'usage, celle de donner du profit. En cette qualité, il devient
marchandise, mais une marchandise d'un genre spécial.
Il est évident que, par la possession même des 100 francs, le propriétaire est à
même de tirer à lui une certaine partie du profit produit par son capital, c'est-à-dire
l'intérêt. S'il ne cédait pas les 100 francs, l'autre ne pourrait pas produire ce profit.
1 T. III, II, chap. 21, 22, 23.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 312
Qu'est-ce que le capitaliste prêteur cède au capitaliste industriel emprunteur? Que lui
aliène-t-il au juste?
Quelle est la chose aliénée dans la vente ordinaire? Ce ne peut être la valeur de la
marchandise vendue, car cette valeur ne fait que changer de forme et demeure, sous
une autre forme, entre les mains du vendeur. Ce que le vendeur aliène effectivement,
et ce qui entre par conséquent dans la consommation du vendeur, c'est la valeur
d'usage de la marchandise.
Quelle est donc la valeur d'usage que le prêteur aliène pour la durée du prêt et
cède à l'emprunteur? C'est justement la faculté de produire une certaine plus-value, et
de conserver en outre sa valeur première. Pour les autres marchandises, la valeur
d'usage est finalement consommée, et la valeur disparaît avec la subsistance même de
la marchandise. La marchandise-capital présente au contraire ceci de particulier que,
par la consommation de sa valeur d'usage, sa valeur et sa valeur d'usage sont non
seulement conservées, mais accrues.
Que paie donc le capitaliste industriel, et quel est donc le prix du capital prêté?
Une part du profit que l'argent prêté est capable de produire.
Quelle partie du profit doit-elle être payée comme intérêt et quelle partie en reste-
t-il comme profit proprement dit, -- quel est, en d'autres termes, le soi-disant « prix »
du capital prêté, -- c'est là chose réglée, tout comme le prix courant des marchandises,
par l'offre et la demande, c'est-à-dire par la concurrence. Mais la différence est aussi
frappante que l'analogie. Si l'offre et la demande se balancent, le prix courant de la
marchandise correspond à son prix de production (prix de revient + profit moyen).
C'est-à-dire que le prix apparaît comme réglé par les lois intérieures de la production
capitaliste, indépendamment de la concurrence, car les fluctuations de l'offre et la
demande expliquent seulement que les prix courants diffèrent des prix de production.
Et ces écarts se compensent mutuellement, de sorte que dans des périodes de temps
assez longues les prix courants moyens sont égaux aux prix de production.
Comme l'intérêt n'est qu'une partie du profit, celle que, d'après notre hypothèse, le
capitaliste industriel doit payer au capitaliste financier, la limite maxima en est le
profit même, au moment où la part revenant au capital en fonction serait égale à zéro.
Abstraction faite de certains cas où l'intérêt est effectivement supérieur au profit et ne
peut donc être payé par le profit, on pourrait peut-être dire que l'intérêt a pour limite
maxima tout le profit moins les frais de surveillance. Il est absolument impossible de
fixer la limite minima. L'intérêt peut descendre indéfiniment. Mais il intervient
toujours certaines circonstances agissant en sens contraire et qui ont pour effet de le
relever.
Le taux moyen de l'intérêt en usage dans un pays ne peut être déterminé par
aucune loi. Il n'y a pas, dans cet ordre d'idées, de taux naturel de l'intérêt, dans le sens
où l'on parle d'un taux de profit naturel et d'un taux naturel du salaire. La coïncidence
de l'offre et de la demande, -- étant donné le taux de profit moyen, -- ne signifie
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 313
absolument rien ici. Il n'y a aucune raison pour laquelle l'équilibre entre prêteur et
emprunteur assurerait un taux d'intérêt de 3, 4, 5 %, etc.
Si l'on demande pourquoi l'on ne peut dériver les limites du taux d'intérêt moyen
de lois générales, la réponse sera donnée dans la nature même de l'intérêt. Celui-ci
n'est qu'une partie du profit moyen. La façon dont les deux intéressés se partagent le
profit auquel ils ont droit est en soi un fait purement accidentel, au même titre que la
répartition des tantièmes calculés sur le profit collectif d'une affaire montée en
association.
Pourtant le taux de l'intérêt n'apparaît pas du tout, comme c'est le cas pour le taux
général du profit, comme une grandeur uniforme, déterminée, tangible.
Dans la mesure où le taux d'intérêt est déterminé par le taux du profit, il l'est
toujours par le taux de profit général et non par les taux spéciaux de certaines bran-
ches d'industrie, et encore moins par le profit extraordinaire éventuel de certains
capitalistes.
Il est exact que, suivant les garanties offertes par les emprunteurs et la durée du
prêt, le taux même de l'intérêt est continuellement différent; mais pour chaque
catégorie il est le même à un moment donné.
Dans chaque pays le taux d'intérêt moyen apparaît pour un certain temps comme
une grandeur constante, parce que le taux de profit général, -- malgré les changements
continuels qui intéressent les taux de profit particuliers et se compensent, -- ne change
qu'à de longs intervalles.
Quant au taux commercial de l'intérêt, sans cesse changeant, il est, à chaque
moment, donné comme une grandeur fixe, comme le prix courant des marchandises,
parce que, sur le marché financier, tout le capital prêtable s'oppose toujours comme
masse totale au capital en fonction, et que, par conséquent, l'offre et la demande de
capital prêtable décident chaque fois du taux commercial de l'intérêt. Et cela d'autant
plus que le développement et la concentration du crédit rassemblent le capital prêtable
et le jettent en bloc sur le marché. Le taux de profit général, au contraire, n'existe
jamais que comme tendance, comme mouvement de la péréquation des différents taux
de profit. La concurrence des capitalistes consiste ici en ce qu'ils retirent peu à peu du
capital des branches où le profit reste longtemps au-dessous de la moyenne, pour le
confier aux branches où l'intérêt est au-dessus; ou encore en ce que du capital
additionnel se répartit petit à petit et dans des proportions différentes entre ces
branches. L'apport et le retrait de capital varient sans cesse, et il n'y a jamais d'action
en masse comme dans la détermination du taux d'intérêt.
Sur le marché financier il n'y a que des prêteurs et des emprunteurs. La marchan-
dise n'a qu'une forme, l'argent. Toutes les formes particulières du capital, dues à son
placement dans des sphères de production ou de circulation différentes, ont disparu.
Ce capital n'existe plus que sous la forme de valeur autonome, d'argent. La concur-
rence des différentes branches prend fin. Toutes sont réunies dans la personne de
l'emprunteur, et le capital se présente également à l'égard de toutes sous la forme où
le mode particulier de son emploi lui est encore indifférent. De par l'intensité de
l'offre et de la demande de capital, il apparaît ici réellement comme capital commun
de la classe.
Voilà quelques-unes des raisons qui font apparaître le taux de profit général
comme une chose nébuleuse et fuyante, qui peut bien varier de grandeur, mais qui,
variant d'une façon égale pour tous les emprunteurs, reste toujours fixe et donnée par
rapport à eux.
D'où vient que cette répartition purement quantitative du. profit en profit net et en
intérêt se transforme en une répartition qualitative? En d autres termes, d’où vient que
le capitaliste qui ne travaille qu'avec son propre capital évalue, lui aussi, à part, une
partie de son profit brut comme intérêt? Et d'où vient enfin que tout capital, emprunté
ou non, se distingue d'avec lui-même, suivant qu'il produit de l'intérêt ou du profit
net?
Tout partage quantitatif du profit ne se transforme pas forcément en partage
qualitatif, par exemple, la répartition du profit entre associés.
Pour le capitaliste productif qui travaille avec du capital emprunté, le profit brut
se divise en deux parties: l'intérêt qu'il doit payer au prêteur et l'excédent sur l'intérêt,
c'est-à-dire sa part de bénéfice. Quelle que soit la grandeur du profit brut, l'intérêt est
fixé par le taux général de l'intérêt et prélevé (à moins d'autres conventions juridi-
ques) avant le commencement du procès de production, et avant qu'il y ait eu le
moindre profit réalisé, de sorte que l'élévation de l'intérêt dépend de la quantité de
profit restant au capitaliste productif. Cette dernière partie du profit lui apparaît donc
nécessairement comme le produit de son capital en fonction dans le commerce ou
dans la production. Par opposition à l'intérêt, le profit restant dont il bénéficie prend
donc nécessairement la forme du profit industriel ou commercial, du profit d'entre-
preneur.
Mais le taux de profit (et donc aussi le profit brut), ainsi que nous l'avons vu, ne
dépend pas seulement de la plus-value, mais de beaucoup d'autres éléments: prix
d'achat des moyens de production, méthodes plus ou moins productives, économies
de capital constant, etc. Abstraction faite du prix de production, il dépend de toutes
sortes de circonstances et, pour chaque affaire particulière, de l'esprit plus ou moins
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 315
L'intérêt qu'il paie au prêteur apparaît donc comme la part de profit brut revenant
à la propriété du capital comme telle. La part de profit qui revient au capitaliste actif
apparaît au contraire comme profit d'entrepreneur, résultant uniquement de l'activité
de celui-ci dans la production ou dans le commerce. Pour lui l'intérêt apparaît donc
comme le simple fruit de la propriété capitaliste, du capital en soi, en tant que celui-ci
ne « travaille » pas; le profit d'entrepreneur lui apparaît au contraire comme le fruit
exclusif des fonctions qu'il accomplit avec le capital, d'un procès qui est sa propre
activité, par opposition à la non-activité du capitaliste financier.
Ce caractère stéréotypé et indépendant des deux parties du profit brut, qui ont
ainsi l'air de provenir de deux sources absolument différentes, s'établit pour l'ensem-
ble de la classe capitaliste et le capital total. Peu importe que le capital employé par le
capitaliste actif soit emprunté ou non. Le profit de tout capital, et par conséquent le
profit moyen, se décompose en deux parties indépendantes, autonomes et qualitative-
ment différentes, l'intérêt et le profit d'entrepreneur, toutes deux déterminées par des
lois particulières. Le capitaliste, qu'il travaille avec son propre capital ou avec du
capital emprunté, partage son profit brut en intérêt lui revenant à titre de propriétaire
(de prêteur se prêtant du capital à soi-même) et en profit d'entrepreneur, lui revenant
en sa qualité de capitaliste actif. Son capital même, par rapport aux sortes de profit
qu'il produit, se décompose en propriété de capital, c'est-à-dire le capital en dehors du
procès de production et productif d'intérêt, et en capital dans le procès de production,
produisant du profit d'entrepreneur.
Or, bien longtemps avant le mode de production capitaliste, avant les idées de
capital et de profit, le capital productif d'intérêt existe comme forme définie et tradi-
tionnelle, et donc l'intérêt comme forme dérivée, et donnée, de la plus-value produite
par le capital. C'est pourquoi le peuple regarde toujours le capital-argent, le capital
productif d'intérêt comme le capital en soi, le capital par excellence. C'est également
pourquoi on s'est longtemps figuré que l'intérêt payait l'argent. Le fait que l'argent
prêté rapporte de l'intérêt, que cet argent soit employé ou non comme capital, ne fait
que renforcer cette conception de l'indépendance accordée à cette forme du capital.
L'intérêt apparaît donc au capitaliste comme une plus-value produite par le capital
en tant que tel et qui produirait aussi sans être productivement employé. Dans la
pratique, c'est exact pour le capitaliste individuel. Le capitaliste est libre de prêter à
intérêt son capital ou de l'employer lui-même comme capital productif. Si nous
prenons ceci au sens général, c'est-à-dire si nous l'appliquons à la totalité du capital
social, comme le font certains économistes vulgaires qui vont jusqu'à en faire la
raison du profit, c'est absurdité pure. Employer le capital total comme capital de prêt,
sans qu'il y ait des gens pour acheter et utiliser les moyens de production, -- cela
n'aurait pas le sens commun. Si trop de capitalistes voulaient transformer leur capital
en capital-argent, la suite en serait une dépréciation énorme du capital-argent et une
baisse considérable du taux d'intérêt; beaucoup d'entre eux se trouveraient immédiate-
ment dans l'impossibilité de vivre de leurs intérêts et seraient donc forcés de se muer
en capitalistes industriels. Mais, ainsi que nous l'avons dit, cela n'en est pas moins un
fait pour le capitaliste individuel. Même quand il travaille avec son propre capital, il
considère nécessairement la partie de son profit moyen égale à l'intérêt moyen,
comme le fruit de son capital comme tel, indépendamment de la production. Le capi-
tal productif d'intérêt est le capital-propriété par opposition au capital-fonction.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 316
qu'Aristote a dit sans fard, en ajoutant d'ailleurs que ce travail de surveillance n'a rien
de particulièrement méritoire et que le maître, dès que ses moyens le lui permettent,
se décharge sur un surveillant de « l’honneur » d'un tel souci.
Or, le salarié doit avoir, lui aussi, un maître qui le fasse travailler et le dirige. Et si
"on pose comme éternel et inaltérable ce rapport de domination et de servitude, il est
naturel que le salarié soit forcé de produire son propre salaire et, par-dessus le
marché, le salaire du surveillant, « afin d'indemniser le patron pour le travail et le
talent qu'il dépense à le diriger et à le rendre utile à lui-même et à la société » 2.
1 En avril 1861, commença la grande guerre, dite de Sécession, entre les Etats du Nord et ceux du
Sud de l'Union, provoquée par la suppression de l'esclavage, que les États du Sud voulaient
maintenir. -- J. B.
2 Il est caractéristique que le fondateur du parti conservateur prussien, Friedrich Julius Stahl (1802-
1861) exprime exactement la même idée à l'égard du prolétariat moderne: abandonnés à eux-
mêmes, les prolétaires ne pourraient vivre; c'est pourquoi la Providence a fait sagement de leur
donner des maîtres auxquels ils doivent se soumettre, autant par gratitude que dans leur propre
intérêt, et qui ont droit à un dédommagement pour la peine qu'ils prennent à les diriger. Cf. Les
Partis actuels dans l'État et dans l'Église (en allemand), 20e leçon. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 318
Le même fait se présente pour certaines entreprises capitalistes par actions, cer-
taines banques par exemple. Le profit brut est ici diminué du salaire des directeurs,
ainsi que de l'intérêt des dépôts (des créanciers de la banque) et cependant il reste
souvent un bénéfice d'entrepreneur considérable.
Dans les sociétés par actions apparaît un nouvel abus en ce qui concerne le salaire
d'administration. A côté et au-dessus du directeur effectif, l'on trouve toute une foule
de conseillers d'administration et de surveillance, qui n'ont d'autre raison d'être que de
piller les actionnaires et de s'enrichir. « Pour se rendre compte de ce que des ban-
quiers et des commerçants gagnent à faire partie des conseils d'administration de 8 ou
9 sociétés, on n'a qu'à prendre l'exemple suivant: le compte particulier de M. Timothy
Abraham Curtis, soumis au tribunal des faillites après sa banqueroute, accusait un
revenu de 800 à 900 livres sterling (100.000 à 112.000 francs) pour les différentes
directions. M. Curtis ayant été directeur de la Banque d'Angleterre et de la Compa-
gnie des Indes, chacun tenait à s'assurer son concours 2. » Pour une réunion par
semaine, ces administrateurs touchent au minimum une guinée (= 135 francs). Et la
procédure devant Je tribunal des faillites a montré que cette rémunération est d'ordi-
naire en raison inverse de la surveillance effective.
1 Note de Friedrich Engels: Je connais un cas où, après la crise de 1868, un fabricant en faillite
devint le salarié de ses anciens ouvriers. Après la faillite, la fabrique fut reprise par une association
ouvrière qui prit comme directeur l'ancien patron.
2 La Cité ou physiologie des affaires londoniennes, avec des croquis de banques et de cafés.
Londres, 1845 (en anglais). Le passage ci-dessus se trouve à la page 82.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 319
30.
Crédit et banque 1
Ces mouvements purement techniques que l'argent doit décrire, de même que les
travaux et les frais en résultant, se trouvent réduits du fait qu'ils sont accomplis pour
toute la classe capitaliste par une catégorie particulière de capitalistes ou d'agents. De
par la division du travail, ils deviennent l'affaire spéciale d'une catégorie de capita-
listes et, par là, ils se concentrent (tout comme pour le capital commercial), et
s'opèrent sur une grande échelle. A l'intérieur de cette occupation spéciale, il se fait
ensuite une nouvelle division du travail, tant par la création de sous-spécialités indé-
pendantes que par l'organisation interne de chacune de ces sous-spécialités: paiement
de l'argent, encaissements, balances, comptes courants, conservation de l'argent, etc.
J'ai montré plus haut comment l'argent apparaît à l'origine dans l'échange des
produits entre communautés différentes. Le commerce de l'argent découle d'abord des
relations internationales. Dès qu'il existe différentes monnaies internationales, les
commerçants qui achètent à l'étranger sont forcés de convertir leur propre monnaie en
monnaie locale et inversement, ou bien d'échanger leur monnaie contre de l'argent ou
de l'or en barres, comme monnaie mondiale. D'où les agents de change, dont la
profession constitue une des bases naturelles du commerce de l'argent 1. Il se consti-
tue des agences de change où l'argent métal (ou l'or) considéré comme monnaie
universelle, -- argent de banque ou argent de commerce, -- fonctionne en lieu et place
d'espèces monnayées.
« Dans chaque pays, la plupart des affaires à crédit se font dans le cercle des
relations industrielles... Le producteur de matières premières avance celles-ci au
fabricant qui les travaille, et reçoit de lui une promesse de payer à une échéance fixe.
Le fabricant, après l'achèvement de la partie du travail qui lui incombe, avance à son
1 « Tant de princes et de villes avaient le droit de battre monnaie que les pièces étaient très différen-
tes d'alliage et d'effigie. D'où la nécessité, dans les transactions exigeant une monnaie, de se servir
de la monnaie locale. Pour leurs paiements au comptant, les commerçants qui fréquentaient les
marchés étrangers se munissaient d'argent non monnayé ou même d'or. Avant de regagner leur
patrie, ils échangeaient la monnaie reçue contre de l'or ou de l'argent non monnayé. Le change, le
troc de monnaie locale contre de l'or ou de l'argent en barres et inversement, devinrent des
professions très répandues et très lucratives. » (HÜLLMANN, Städtewesen des Mittelalters, Bonn,
1826-1820, vol. l, p. 437.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 321
tour et à des conditions semblables son produit à un autre fabricant, qui doit continuer
à le travailler et ainsi le crédit ne cesse de s'étendre des uns aux autres, jusqu'au con-
sommateur. Le négociant en gros fait au commerçant de détail des avances de
marchandises tandis qu'il lui en est fait à lui-même par le fabricant ou le commis-
sionnaire. Chacun prête d'une main et emprunte de l'autre, parfois de l'argent, mais
bien plus fréquemment des produits. Ainsi a lieu, dans les relations industrielles, un
échange perpétuel d'avances se combinant et se croisant en tous sens. C'est précisé-
ment la multiplication et l'accroissement de ces avances réciproques qui constituent le
développement du crédit, et c'est là que réside vraiment sa puissance 1. »
« Le caissier reçoit des commerçants qui ont recours à ses services une certaine
somme d'argent et leur ouvre en échange un crédit dans ses registres; les commer-
çants lui remettent également leurs créances, qu'il encaisse et porte à leur crédit; mais
ce caissier effectue également des paiements sur l'ordre des commerçants et en porte
le montant à leur passif. Pour ces rentrées et ces sorties il prélève une petite commis-
sion; et il n'est vraiment indemnisé de sa peine que s'il fait beaucoup d'opérations de
ce genre. Si deux commerçants, travaillant avec le même caissier, ont à se faire des
paiements réciproques, de simples virements suffisent: les caissiers n'ont qu'à effec-
tuer tous les jours les opérations nécessaires. » (VIESSERING, Manuel d'économie
publique, vol. I, p. 247, -- en hollandais.)
1 COQUELIN, Du crédit et des banques dans l'industrie. (Revue des Deux Mondes, 1842.)
2 Cf. ci-dessus, char. 29, p. 412.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 322
Le capital prêtable dont disposent les banques leur arrive de deux façons.
Caissiers des capitalistes industriels, les banquiers, tout d'abord, centralisent entre
leurs mains le capital-argent que tout producteur ou tout commerçant garde comme
fonds de réserve ou qu'il encaisse comme paiement. Le fonds de réserve du monde
commercial concentré comme fonds commun est ainsi réduit au minimum nécessaire,
et une partie du capital-argent, qui sommeillerait comme fonds de réserve, est prêtée.
En second lieu, le capital de prêt des banquiers se compose des dépôts, dont les
capitalistes financiers leur laissent la libre disposition. Dès que les banquiers paient
un intérêt pour les dépôts, toutes les classes, en outre, leur confient leurs économies et
leur argent momentanément inoccupé. De petites sommes, incapables de travailler
isolément comme capital-argent, sont réunies en grandes masses et constituent une
véritable puissance d'argent. Enfin, les revenus ne devant être consommés que
progressivement sont également déposés auprès des banques.
Le prêt s'opère par l'escompte des traites, -- c'est-à-dire par leur conversion en
argent avant le terme de l'échéance, -- et par des avances sous différentes formes:
avances directes sur crédit personnel, billets lombards sur valeurs de toute sorte
productives d'intérêt, de même avances sur connaissements, warrants ou autres titres
de propriété, etc.
Il est clair, également, que leur pro fit n'est qu'un prélèvement sur la plus-value,
puisqu'ils ont uniquement affaire à des valeurs déjà réalisées (même lorsque cette
réalisation ne se manifeste que sous forme de créances). -- Une partie des opérations
techniques liées à la circulation de l'argent doit être effectuée par les commerçants en
marchandises et par les producteurs de ces dernières.
2. Le crédit accélère les diverses phases de la circulation et, par là, la reproduction
en général. (D'autre part, le crédit permet d'espacer davantage les actes d'achat et de
vente et constitue donc la base de la spéculation.)
Il réduit le fonds de réserve, et cela à un double point de vue: d'un côté, réduction
des moyens d'échange en circulation, et, d'autre part, réduction du capital existant
sous la forme argent.
Comme le profit prend ici la forme pure de l'intérêt, ces entreprises restent encore
possibles quand elles ne rapportent que de l'intérêt.
(Note de Friedrich Engels: Depuis que Marx a écrit ces lignes, il s'est développé
de nouvelles formes des entreprises industrielles, qui représentent la seconde et la
troisième puissances des sociétés par actions. La liberté tant vantée de la concurrence
y perd son latin et est forcée d'annoncer elle-même sa faillite manifeste et scanda-
leuse. Et cela en ce sens que, dans chaque pays, les gros industriels d'une branche
déterminée se groupent en un cartel pour réglementer la production. Dans certains cas
il y eut même des cartels internationaux, par exemple, entre les producteurs de fer
anglais et allemands. Mais cette forme de socialisation de la production ne fut pas non
plus suffisante. L'opposition des intérêts des différentes firmes ne vint que trop
souvent la rompre. On fut ainsi conduit, dans certaines branches où le degré de la
production le permettait, à concentrer toute la production de cette branche en une
seule grande société par actions, à direction unique.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 324
C'est ainsi que, dans ces branches, la concurrence est remplacée par le monopole
et que l'expropriation future au profit de l'ensemble de la société, de la nation, se
trouve ainsi préparée de la façon la plus réjouissante 1.)
C'est ici la suppression de la production capitaliste à l'intérieur même du mode
capitaliste de la production, et par conséquent une contradiction se détruisant elle-
même et se manifestant dès le premier coup d' œil comme un simple passage vers une
nouvelle forme de la production.
IV. Abstraction faite des sociétés par actions, le crédit permet au capitaliste parti-
culier, -- ou à celui qui passe pour être capitaliste, -- de disposer absolument, dans
certaines limites, du capital et par conséquent du travail d'autrui. Le capital que l'on
possède en propre ou que l'opinion publique vous attribue n'est plus que la base de la
superstructure du crédit. Ceci s'applique surtout au commerce en gros. Dans ses
spéculations, ce que risque le commerçant en gros, c'est de la propriété sociale, et non
point la sienne. Il est de même tout aussi absurde de chercher l'origine du capital dans
l'épargne, puisque chacun exige précisément que d'autres économisent pour lui.
1. les effets de commerce, les traites, qui sont toujours en suspens, viennent à
échéance tel ou tel jour, et leur escompte (c'est-à-dire le paiement avant
l'échéance), lequel est, pour le banquier, l'affaire proprement dite;
2. les valeurs publiques, telles que valeurs d'État, bons du Trésor, ou actions
de toutes sortes, en un mot des effets productifs d'intérêt, mais essen-
tiellement différents des traites. Les hypothèques peuvent rentrer dans
cette deuxième catégorie.
1 Depuis que Engels a écrit ces lignes, le développement des cartels, trusts et concerns a pris des
proportions si gigantesques que ces formes sont devenues le phénomène dominant de toute
l'économie et réclament une étude approfondie. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 325
La chose est des plus simples. Soit un taux moyen de 5 % par an. Une somme de
500 francs, transformée en capital productif d'intérêt, rapporterait donc 25 francs.
Toute recette fixe de 25 francs par an est donc considérée comme l'intérêt d'un capital
de 500 francs. Mais cela n'est et ne sera jamais qu'une simple illusion, à moins que la
source des 25 francs ne soit aliénable -- qu'elle soit, autrement dit, un simple titre de
propriété ou une créance, ou bien encore un véritable moyen de production. Prenons
comme exemples la dette publique et le salaire.
L'État doit payer chaque année à ses créanciers une certaine somme d'intérêt pour
le capital prêté. Le créancier, ici, ne peut pas retirer son capital, mais seulement
vendre sa créance. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l'État. Il n'existe
plus. Ce que le créancier possède, c'est:
3°. la faculté de vendre sa créance à un tiers quelconque. Mais dans tous les cas le
capital, dont le paiement (de 5 francs) effectué par l'État est considéré comme le fruit,
reste un capital illusoire, fictif. Non seulement la somme prêtée à l'État n'existe plus,
mais elle n'a jamais été destinée à être avancée comme capital.
Tous ces papiers ne représentent en effet que des droits accumulés, des titres
juridiques sur la production à venir.
La majeure partie du capital de banque est donc purement fictive et se compose
de créances (traites), de valeurs d'État (représentatives de capital disparu), et d'actions
(billets à ordre valables sur un capital futur).
« Il est indiscutable que les 1.000 livres sterling, déposées aujourd'hui chez A,
sont dépensées le lendemain et forment un dépôt chez B. Dépensées le lendemain par
B, elles peuvent constituer un dépôt chez C, et ainsi de suite à l'infini. Les mêmes
1.000 livres sterling en argent peuvent donc, par transferts successifs, se multiplier en
un nombre absolument illimité de dépôts. Il se peut donc que les 9/10 de tous les
dépôts du Royaume-Uni (Grande-Bretagne et Irlande) n'aient d'autre existence que de
figurer comme articles sur les livres des banquiers qui, de leur côté, ont à en rendre
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 327
compte... C'est par exemple le cas en Écosse, où la circulation monétaire n'a jamais
dépassé 3 millions de livres sterling, alors que les dépôts se montaient à 27 millions »
(The Currency Question Reviewed, p. 162, 163 1.)
De même que, dans le système du crédit, tout peut doubler, tripler, etc., pour
n'être plus finalement qu'une pure chimère, de même en va-t-il également ainsi du
fonds de réserve, où l'on pouvait espérer trouver quelque chose de solide.
(Exemple de Friedrich Engels: En novembre 1892 les plus grandes banques de
Londres avaient ensemble un fonds de réserve de près de 28 millions de livres
sterling. Sur ces réserves, au moins 25 millions étaient déposés à la Banque
d'Angleterre, et 3 millions seulement se trouvaient en espèces dans les coffres-forts
mêmes des 15 banques. Or, la réserve en espèces de la Banque d'Angleterre ne
dépassa jamais 16 millions pendant ce même mois.)
Il est certain, enfin, que le système de crédit sera un levier puissant durant la
période transitoire entre le mode de production capitaliste et le mode de production
du travail socialisé; mais seulement en connexion avec d'autres grands bouleverse-
ments du mode de production lui-même. Par contre, les illusions sur l'action miracu-
leuse, au sens socialiste, du système du crédit et des banques, proviennent de
l'ignorance absolue du mode de production capitaliste et du crédit en tant qu'une de
ses formes.
31.
La rente foncière 1
I. Genèse historique
de la rente foncière capitaliste
foncière, laquelle, ici, non seulement consiste en surtravail non payé, mais encore se
présente effectivement comme telle. Le fait que le produit du corvéable doit suffire à
assurer, outre sa subsistance, le remplacement de ses conditions de travail, se retrouve
dans tous les modes de production et ne varie pas, vu que c'est là une condition natu-
relle de toute production ininterrompue, laquelle est en même temps de la
reproduction, et donc reproduction de ses propres conditions d'action 1.
2°. que les conditions naturelles de son travail et en premier lieu celles du sol
travaillé soient suffisamment fécondes, qu'en un mot la productivité naturelle de son
travail soit assez grande pour qu'il lui soit possible de fournir du surtravail, en excé-
dent du travail nécessaire à la satisfaction de ses besoins essentiels. Cette possibilité
ne crée pas encore la rente; il faut que la contrainte transforme d'abord cette
possibilité en réalité.
Enfin, en ce qui concerne la rente en travail, il est évident que, -- toutes circons-
tances égales d'ailleurs, -- c'est l'étendue du surtravail, de la corvée, qui décide jusqu'à
quel point le producteur immédiat sera capable d'améliorer sa propre situation, de
s'enrichir, de produire un excédent sur ses moyens de subsistance indispensables, ou -
- si nous voulons employer le langage , capitaliste -- de produire un profit pour lui-
même. La rente , n'est pas ici un simple excédent sur le profit, mais la forme normale,
absorbant toutes les autres et pour ainsi dire légitime, du surtravail. Loin d'être un
excédent sur le profit, c'est-à-dire , un excédent sur un autre excédent, un tel profit
dépend, non seulement pour son étendue, mais encore pour son existence même --
toutes circonstances égales d'ailleurs -- de l'étendue! de la rente, c'est-à-dire du travail
devant obligatoirement être) fourni au propriétaire.
1 Note de ['éditeur: Ce passage (t. III, Il" partie, chap. 37, p. 324) est suivi un peu plus loin des
phrases ci-dessous, qui donnent un aperçu raccourci et vigoureux du matérialisme historique, mais
sont demeurées parfaitement inconnues du grand public. C'est pourquoi je les reproduis telles
qu'elles ont été rédigées par Marx, bien qu'elles soient en partie très difficiles à saisir. En voici la
teneur:
« La forme économique spécifique dans laquelle du surtravail non payé est extorqué aux
producteurs immédiats, détermine le rapport de dépendance entre maîtres et non-maîtres, tel qu'il
découle directement de la production même et, à son tour, réagit sur elle. C'est là, d'ailleurs, la
base sur laquelle reposent toute la structure de la communauté économique et des conditions
mêmes de la production, et donc en même temps la forme politique spécifique. C'est toujours le
rapport direct entre les propriétaires des conditions de production et les producteurs immédiats –
rapport dont la forme correspond toujours et de façon naturelle à un stade déterminé dans le
développement des modalités du travail et donc de sa productivité sociale – c'est toujours dans ce
rapport que nous trouvons le secret intime, le fondement caché de tout l'édifice social, et par
conséquent, aussi, de la forme politique revêtue par le rapport de souveraineté et de dépendance,
en un mot de toute la forme spécifique de l'État. Cela n'empêche pas que la même base écono-
mique – la même, entendons-nous, quant aux conditions principales – peut, sous l'influence de
diverses conditions empiriques (a), de données historiques agissant du dehors, conditions
naturelles, différences de race, etc., présenter, quant à sa manifestation, des variations et des
gradations infinies, dont la compréhension n'est possible que par l'analyse de ces circonstances
empiriques données. »
(a) Empirique: d'un cas particulier, donné seulement dans l'expérience.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 330
négligeons toutes les formes intermédiaires, telles que, par exemple, la petite
exploitation agricole -- doit conduire soit à la transformation du sol en propriété
paysanne libre, soit à la forme du mode de production capitaliste, à la rente payée par
le fermier capitaliste.
En outre, dès que la rente prend la forme de rente-argent et que le rapport entre le
cultivateur payant la rente et le propriétaire foncier devient un rapport contractuel, --
transformation qui suppose d'ailleurs un développement relatif du marché mondial, du
commerce et de la manufacture, -- le sol est nécessairement affermé à des capitalistes
qui vont appliquer à la campagne et à l'agriculture les capitaux acquis à la ville, ainsi
que le mode d'exploitation capitaliste déjà développé dans les agglomérations urbai-
nes, c'est-à-dire la fabrication du produit comme simple marchandise et comme
simple moyen de s'approprier de la plus-value. Cette forme ne peut se réaliser que
dans les pays régissant le marché mondial, lors du passage de l'économie féodale au
mode de production capitaliste. Le fermier capitaliste s'interposant entre le proprié-
taire foncier et le véritable cultivateur exploitant, il n'y a plus trace des rapports issus
de l'ancien mode de production. Le fermier devient le véritable chef de ces
travailleurs agricoles, chef tirant d'eux la plus-value, tandis que le propriétaire foncier
n'a plus de rapports directs qu'avec ce fermier capitaliste, à savoir de simples rapports
d'argent et de contrat. De ce fait, la nature de la rente se modifie également. Elle perd
la forme normale de la plus-value et du surtravail et devient l'excédent de ce surtravail
sur la partie que le capitaliste exploitant s'approprie sous forme de profit. Ce qu'il paie
comme rente au propriétaire foncier, ce n'est plus que l'excédent de cette plus-value
que son capital lui a permis de retirer de l'exploitation directe des travailleurs
agricoles. Le montant de ce qu'il paie est déterminé en moyenne, comme limite, par le
profit moyen que le capital rapporte dans les branches non agricoles. De plus-value et
de surtravail sous forme naturelle, la rente s'est donc transformée en un excédent
particulier à la sphère de la production agricole, en un excédent sur la partie du
surtravail que le capital réclame comme lui revenant de droit et normalement. Au lieu
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 332
de la rente, c'est le profit qui est devenu la forme normale de la plus-value, et la rente
n'est plus qu'une forme spéciale, rendue indépendante dans certaines circonstances,
non pas de la plus-value en général, mais d'un surgeon de cette dernière, le sur-profit.
L'étude ci-dessous a pour objet cette seule forme capitaliste de la rente foncière.
Nous supposons donc que l'agriculture est soumise, aussi bien que l'industrie, au
mode de production capitaliste, c'est-à-dire que l'agriculture est exploitée par des
capitalistes qui ne se différencient d'abord des autres capitalistes que par l'objet du
placement de leur capital et le travail salarié mis en mouvement par ce capital. Pour
nous, le fermier produit du blé, etc., tout comme le fabricant produit des filés ou des
machines. Cette hypothèse implique que ce mode de production domine dans toutes
les sphères de la production et de la société bourgeoise et que toutes ses conditions
existent dans leur plein épanouissement: libre concurrence des capitaux, possibilité de
les transférer d'une sphère dans une autre, même niveau du profit moyen, etc.
L'agriculture n'a pas été pratiquée sous cette forme à toutes les époques, et elle ne
l'est pas non plus partout de nos jours. Mais il nous faut considérer cette forme
moderne de la propriété foncière, parce qu'il s'agit pour nous d'examiner les
conditions de production et de commerce créées par le placement du capital dans
l'agriculture. Nous envisageons donc exclusivement le placement du capital dans
l'agriculture proprement dite, c'est-à-dire dans la production des principales matières
agricoles servant à l'alimentation d'une population. Nous pouvons nous limiter au blé
parce que les peuples modernes à développement capitaliste vivent surtout de blé.
(Ou encore, au lieu de l'agriculture, aux mines, parce que les lois sont les mêmes.).
Un des grands mérites d'A. Smith, c'est d'avoir montré que la rente foncière
provenant du capital employé à la production d'autres denrées agricoles, lin, plantes
tinctoriales, élevage, etc., est déterminée par la rente foncière que rapporte le capital
placé dans la production de l'aliment principal.
Pour être complet, faisons remarquer que, pour nous, la terre comprend également
l'eau, etc., en tant que celle-ci appartient à quelqu'un et se présente comme un acces-
soire de la terre.
L'un des grands résultats apportés par le mode de production capitaliste, fut de
transformer en une application scientifique de l'agronomie l'agriculture, qui n'était
jusqu'alors que la perpétuation des procédés empiriques 2 et mécaniques imaginés par
Le mode de production capitaliste implique donc pour condition première que les
véritables agriculteurs soient des salariés, occupés par un capitaliste, le fermier, qui
ne voit dans l'agriculture qu'un champ spécial de l'exploitation du capital, le place-
ment de son capital dans une branche particulière, et par lui pratiquée, de la produc-
tion. Ce capitaliste-fermier paie au propriétaire foncier (tout comme l'emprunteur de
capital-argent paie au propriétaire un certain intérêt) une redevance fixée par contrat
et à verser à des dates déterminées, par exemple tous les ans, pour la permission à lui
accordée de placer son capital dans ce champ particulier de la production. La somme
payée s'appelle rente foncière, qu'elle concerne la terre cultivable, les terrains à bâtir,
les pêcheries, les forêts, etc. Elle est payée pour toute la durée du temps pendant
lequel le propriétaire a loué le sol au fermier. Les 3 classes qui constituent les cadres
de la société moderne: salarié, capitaliste exploitant 2, propriétaire foncier, s'y trou-
vent en outre réunies et réciproquement opposées.
Le capital peut être fixé, incorporé à la terre, soit passagèrement, comme dans les
amendements de nature chimique, les fumures, etc., soit de façon permanente, comme
dans les canaux de drainage ou d'irrigation, les travaux de nivellement, les bâtiments
d'exploitation, etc. Le capital ainsi employé rentre dans la catégorie du capital fixe.
L'intérêt du capital ainsi incorporé à la terre, et les améliorations que subit le sol en
1 Note de Marx: Des agronomes nettement conservateurs, tels que par exemple Johnston, concèdent
qu'une agriculture vraiment rationnelle rencontre partout un obstacle presque insurmontable dans
la propriété privée. Cette opinion est partagée par des auteurs qui se sont institués les défenseurs
de la propriété privée du globe terrestre, comme par exemple M. Charles Comte, dans un ouvrage
en 2 volumes ayant essentiellement pour but la défense de la propriété privée. « Un peuple, dit-il,
ne peut atteindre le degré de bien-être et de puissance découlant de sa nature que si chaque partie
du sol qui le nourrit reçoit l'affectation qui s'harmonise le mieux avec l'intérêt général. Pour donner
un grand développement à ses richesses, il faudrait, si possible, qu'une volonté unique et surtout
éclairée disposât seule de n'importe quelle parcelle du territoire et fit contribuer chaque parcelle à
la prospérité de toutes les autres. Mais l'existence d'une telle volonté... serait incompatible avec la
division du sol en propriétés privées... ainsi qu'avec la faculté, garantie à chaque propriétaire, de
pouvoir disposer de sa propriété d'une manière presque absolue ». Johnston, Comte, etc., en
parlant de l'antagonisme entre la propriété et l'agronomie rationnelle, n'envisagent que la nécessité
de cultiver la terre d'un pays considéré comme un tout. Mais la dépendance dans laquelle se trouve
l'agriculture vis-à-vis des fluctuations des prix, de même que tout l'esprit de la production
capitaliste, qui n'a en vue que le gain immédiat, sont en opposition avec l'agriculture, obligée de
compter avec les lois permanentes de la vie et la succession des générations. Ainsi les forêts ne
peuvent être exploitées rationnellement qu'à la condition d'être soumises à l'administration de
l'État, au lieu de rester de simples propriétés privées.
2 Marx emploie l'expression « capitaliste industriel »; afin d'éviter une confusion avec le capitaliste
dans l'industrie, j'ai remplacé ce terme par celui de « capitaliste exploitant ». - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 334
tant qu'instrument de production, peuvent 1 constituer une partie de la rente payée par
le fermier au propriétaire foncier, mais ne forment pas la rente foncière proprement
dite, payée pour l'usage du sol en tant que tel. Les placements à caractère plutôt
temporaire, nécessités par les procès ordinaires de la production agricole, sont tous
faits, sans exception, par le fermier. Ces dépenses, comme du reste la culture en
général, si elles sont faites quelque peu rationnellement -- et donc ne poursuivent pas
l'exploitation brutale, comme cela se passait chez les esclavagistes américains, abus
contre lequel les propriétaires se préservent par contrat --, amendent le sol, en
accroissent le produit et font de la terre-matière de la terre-capital. Une terre cultivée
vaut plus, à égalité de valeur naturelle, qu'une terre en friche. Cependant, les mises de
fonds à caractère plus permanent et à plus long terme sont faites, dans la plupart des
sphères de production, par le fermier. Mais dès que la période de fermage fixée par
contrat est écoulée -- et c'est même une des raisons pour lesquelles, avec le
développement de la production capitaliste, les propriétaires essaient de louer pour un
temps aussi court que possible -- les amendements, considérés comme inséparables
du sol, reviennent de droit au propriétaire. Dans le nouveau bail, le propriétaire
foncier ajoute cet intérêt à la rente foncière proprement dite; peu importe qu'il loue au
fermier qui a fait les amendements ou à un autre. Sa rente augmente donc. Ou bien,
s'il veut vendre sa terre, -- nous allons voir comment le prix en est déterminé, -- la
valeur a augmenté. Il ne vend pas simplement la terre; il vend la terre amendée, le
capital incorporé au sol et qui ne lui a rien coûté. C'est là, -- abstraction faite de la
rente foncière proprement dite, -- l'un des secrets de l'enrichissement croissant des
propriétaires fonciers, de l'augmentation incessante de leurs revenus et de la valeur-
argent de plus en plus grande de leurs propriétés, à mesure que progresse le
développement économique. Ils empochent ainsi, sans y avoir en rien contribué, le
résultat du développement social. Mais il y a là, en même temps, pour l'agriculture
rationnelle, un très grand obstacle: le fermier évite les amendements, toutes les
dépenses dont il ne peut escompter la rentrée complète avant l'expiration de son bail.
Nous ne cessons de trouver des plaintes à ce sujet, aussi bien au siècle dernier que de
nos jours, chez les adversaires de l'organisation actuelle de la propriété foncière en
Angleterre.
Dans son Histoire de la propriété foncière en Grande-Bretagne et en Irlande
(Londres, 1865), A. A. W ALTON dit à ce sujet (p. 96-97) : « Tous les efforts des
nombreuses organisations agricoles de notre pays ne sauraient obtenir de résultats
considérables et vraiment remarquables ni faire réellement progresser la culture, tant
que les améliorations contribueront surtout à augmenter la valeur de la propriété
foncière et les rentes du propriétaire, au lieu de rendre moins mauvaise la situation du
fermier ou de l'ouvrier agricole. Les fermiers savent d'ordinaire aussi bien que le
propriétaire, son comptable ou même le président d'un syndicat agricole que de bons
drainages, des fumures abondantes, un bon labourage, l'extirpation des mauvaises
herbes et le nettoyage donnent des résultats merveilleux pour l'amendement du sol
aussi bien que pour l'accroissement de la production. Mais tout cela nécessite des
avances considérables et les fermiers savent fort bien que, quelles que soient les
améliorations qu’ils apportent au sol ou l'augmentation de valeur qu'ils lui confèrent,
c'est en fin de compte le propriétaire qui récoltera le plus grand avantage et verra
s'accroître le montant de ses rentes et la valeur du sol... Ils sont assez fins pour se
rendre compte que ces orateurs (propriétaires ou gérants parlant dans des banquets
1 Note de Marx: Je dis « peuvent »; dans certaines circonstances, cet intérêt est, en effet, régi par la
loi de la rente foncière et peut donc disparaître quand de nouvelles terres, d'une grande fertilité
naturelle, viennent concurrencer les premières
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 335
agricoles) oublient de leur dire que le propriétaire s'adjuge finalement la part du lion
dans le rendement de toutes les améliorations... Quels que soient les amendements
faits par le dernier fermier, son successeur trouvera toujours le propriétaire disposé à
augmenter la redevance dans la mesure de l'accroissement de valeur donné au sol par
les anciennes améliorations. »
Dans l'agriculture proprement dite, cet abus n'apparaît pas encore aussi clairement
que dans l'utilisation du sol comme terrain à bâtir. En Angleterre, les propriétaires
fonciers louent d'ordinaire pour 99 ans ou, si possible, pour un temps moins long, la
presque totalité des terrains à bâtir, lesquels, en effet, ne sont généralement pas
aliénés par la vente. A l'expiration de ce délai, le sol et les bâtiments reviennent au
propriétaire foncier. « Ils (les fermiers) sont tenus, à l'expiration de leur bail, de
remettre au propriétaire foncier la maison en bon état d'entretien. Ce qui ne les a pas
empêchés de payer tous les ans une rente exorbitante. A peine le bail est-il expiré que
l'on voit arriver l'agent ou l'inspecteur du propriétaire foncier; il inspecte votre
maison, la fait mettre en état, en prend possession et l'annexe au domaine de son
patron. C'est un fait que, si l'on tolère encore quelque temps ce système, le résultat en
sera que toutes les propriétés, bâties ou non bâties, du royaume seront entre les mains
de quelques gros propriétaires fonciers. Tout le quartier ouest de Londres, au nord et
au sud de Temple Bar, appartient presque exclusivement à une douzaine de gros
propriétaires fonciers et est loué à des prix fabuleux. Et là où les baux n'ont pas
encore expiré, ils ne tarderont pas à venir à terme l'un après l'autre. On peut, à des
degrés divers, dire la même chose de toutes les villes du royaume. Mais ce système
rapace, basé sur le monopole et la propriété exclusive, ne s'arrête pas en si beau
chemin. Presque tous les docks de nos ports, par suite de la même usurpation, se
trouvent appartenir aux grands léviathans fonciers. » (W ALTON, p. 93.)
2 - Il nous montre que le capital incorporé à la terre finit par revenir au pro-
priétaire, dont la rente se grossit ainsi de l'intérêt donné par ce capItal.
Comme, dans les vieux pays, la propriété foncière est considérée comme une
forme particulièrement distinguée de la propriété et que les placements faits en biens-
fonds passent pour les plus sûrs de tous, le taux d'intérêt, quand il s'agit d'acheter de la
rente foncière, est habituellement plus bas que pour d'autres placements à longue
durée: l'acheteur de biens-fonds ne touche par exemple que 4 %, alors que dans
d'autres opérations il toucherait 5 %. Ou, ce qui revient au même, il paie une plus
grande quantité de capital pour la rente foncière qu'il n'en paierait pour la même
annuité, dans un autre placement.
Dans la pratique, prend naturellement forme de rente foncière tout ce que le
fermier paie au propriétaire sous forme de fermage, en échange de l'autorisation de
cultiver la terre. Ces paiements comportent cependant des éléments qui ne sont pas de
la rente foncière. L'intérêt du capital incorporé à la terre peut, ainsi que nous l'avons
montré ci-dessus, constituer un appoint étranger qui s'ajoute à la rente foncière, et
vient, avec le progrès du développement économique, accroître sans cesse la rente
totale d'un pays. Mais, sans même tenir compte de cet intérêt, il se peut qu'une partie
du fermage dissimule, -- et cela est tout à fait évident lorsque la rente foncière
proprement dite fait défaut et que le sol est donc sans valeur réelle, -- une déduction
opérée sur le profit moyen ou le salaire normal, ou bien encore sur l'un et l'autre.
Cette portion du profit ou du salaire prend ici la forme de rente foncière parce que, --
au lieu de revenir normalement au capitaliste exploitant ou au salarié, -- elle est payée
au propriétaire foncier sous forme de fermage. Au point de vue économique, aucune
de ces portions ne constitue de rente foncière ; mais au point de vue pratique, elles
forment un revenu pour le propriétaire foncier, au même titre que la rente foncière
proprement dite, et contribuent également à déterminer le prix de la terre.
Nous ne parlons pas ici des cas où la rente foncière existe en théorie, sans que le
fermier soit lui-même un capitaliste ni son exploitation une exploitation capitaliste.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 337
C'est ce que nous trouvons, par exemple, en Irlande. Dans ce pays, le fermier est
d'ordinaire un petit cultivateur. Bien des fois son fermage absorbe, non seulement une
partie de son profit, c'est-à-dire de son propre surtravail, auquel il a droit comme
propriétaire, mais encore une partie du salaire normal, que, dans d'autres conditions, il
recevrait pour la même quantité de travail. En outre, le propriétaire foncier, qui ne
l'aide en rien dans l'amélioration du sol, le dépossède du petit capital qu'il a, en
majeure partie, incorporé à la terre par son propre travail, tout comme le ferait un
usurier dans des conditions analogues. Et encore l'usurier risque-t-il au moins son
propre capital. Cette spoliation fait l'objet de toutes les discussions sur la législation
irlandaise du sol, discussions tendant à ce que le propriétaire foncier qui donne congé
à son fermier soit tenu de l'indemniser des améliorations faites ou du capital incorporé
au sol. Quand on lui parlait de cette question, Palmerston 1 se contentait de répondre
cyniquement: « La Chambre des Communes se compose de propriétaires fonciers. »
Nous ne parlons pas non plus des situations exceptionnelles où, même dans les
pays à production capitaliste, le propriétaire peut extorquer des fermages élevés, sans
aucune relation avec le produit du sol comme, par exemple, dans les régions
industrielles de l'Angleterre, où les ouvriers de fabrique louent à des prix fantastiques
de petits lopins de terre pour y faire du jardinage ou de l'agriculture d'amateurs,
pendant leurs heures de loisir.
Ce dont nous parlons, c'est de la rente agricole dans les pays à production
capitaliste développée. Parmi les fermiers anglais, par exemple, il se rencontre un
nombre de capitalistes qui sont forcés par leur instruction, leur éducation, leurs
traditions, la concurrence et d'autres raisons de placer leur capital dans l'agriculture.
Ils sont obligés de se contenter d'un profit inférieur à la moyenne et d'en verser même
une partie au propriétaire, sous forme de rente. C'est à cette seule condition qu'il leur
est permis de placer leur capital dans l'agriculture. Les propriétaires fonciers exerçant
partout, spécialement en Angleterre, une influence prépondérante sur la législation,
cette influence peut être employée à désavantager toute la classe des fermiers. Les
lois de 1815 sur le blé, -- créant, de l'aveu de leurs auteurs, un impôt sur le blé,
imposé au pays pour assurer aux propriétaires fonciers vivant dans l'oisiveté la conti-
nuation de leurs rentes, devenues énormes durant la guerre avec. la France révolu-
tionnaire -- eurent bien l'effet, si nous négligeons quelques années particulièrement
fécondes, de maintenir les prix des produits agricoles au-dessus du niveau où les
aurait ramenés la libre importation du blé. Pourtant, elles ne purent maintenir les prix
au taux décrété comme normal par les propriétaires fonciers législateurs et en faire la
limite légale pour l'importation des blés étrangers. Mais les baux avaient été établis
sous l'influence de ces prix normaux. Dès que cette illusion venait à s'évanouir, on
fixait de nouveaux prix normaux qui, eux aussi, n'étaient que l'expression impuissante
de la rapacité des propriétaires fonciers. Les fermiers furent ainsi dupés de 1815 aux
années qui ont suivi 1830. Aussi ne cesse-t-on, à cette époque, de parler de la détresse
de l'agriculture. Et ce fut la cause de la ruine et de l'expropriation de toute une géné-
ration de fermiers, et de leur remplacement par une nouvelle classe de capitalistes.
Mais un fait beaucoup plus général et beaucoup plus important, est que le salaire
des véritables ouvriers agricoles est abaissé au-dessous du niveau normal, en sorte
qu'une partie du salaire déduite à l'ouvrier constitue un élément du fermage et, sous le
masque de la rente foncière, entre dans la poche, non de l'ouvrier, mais du proprié-
taire foncier. A part certains comtés particulièrement favorisés, c'est le cas, par
lement la population agricole par rapport à la population non agricole, parce que, dans
l'industrie, l'accroissement des moyens de production est lié à l'augmentation, -- bien
que celle-ci soit plus lente, -- du nombre des forces de travail, tandis que, dans
l'agriculture, il y a une diminution absolue de la force de travail réclamée pour la
culture d'une terre déterminée. Cette force de travail ne peut donc augmenter que si de
nouveaux terrains sont mis en culture; ce qui, à son tour, suppose un accroissement
plus grand encore de la population non agricole.
Dans notre analyse de la rente foncière, nous partirons d'abord de l'hypothèse que
les produits qui rapportent une rente foncière -- et pour notre étude nous n'avons qu'à
envisager les produits agricoles ou les produits des mines -- sont vendus à leur prix de
production 2. En d'autres termes, leurs prix de vente sont égaux à la valeur du capital
constant et variable consommé, plus un profit déterminé par le taux de profit général
et calculé sur le capital total avancé, consommé ou non consommé. Nous supposons
donc qu'en moyenne les prix de vente de ces produits sont égaux à leurs prix de
production. La question est alors de savoir comment, dans cette hypothèse, il peut se
développer une rente foncière, c'est-à-dire comment une partie du profit peut se
transformer en rente foncière, comment en d'autres termes une partie du prix des
marchandises peut revenir au propriétaire foncier.
Pour montrer le caractère général de cette forme de la rente foncière, nous suppo-
sons que les fabriques d'un pays sont, en majorité, actionnées par la vapeur, mais
qu'un petit nombre déterminé l'est encore par des chutes d'eau naturelles. Admettons
que dans ces branches d'industrie, le prix de production soit de 115 pour une masse de
marchandises où l'on ait consommé un capital de 100. Les 15 % de profit ne sont pas
calculés (comme c'est toujours le cas pour le profit moyen) sur ce seul capital de 100,
mais sur le capital total employé dans la production de cette valeur-marchandise (y
compris, par conséquent, la partie non consommée du capital constant). Ainsi que
nous l'avons exposé plus haut, ce prix de production n'est pas déterminé par le prix de
revient individuel de chaque producteur industriel, mais par le prix de revient moyen
Comme les rapports numériques sont ici sans la moindre importance, nous
supposons en outre que, dans les fabriques actionnées par des chutes d'eau, le prix de
revient n'est que de 90 au lieu de 100. Le prix de production qui réglemente le marché
étant, pour la masse de ces marchandises, 115, avec un profit de 15 %, ces derniers
fabricants travaillant avec la force hydraulique vendront à ce même prix moyen. Leur
profit serait donc de 25 au lieu de 15 ; le prix de production régulateur leur per-
mettrait de faire un sur-profit de 10 %, non parce qu'ils vendent la marchandise au-
dessus du prix de production, mais bien parce qu'ils la vendent à ce prix même; parce
que leur capital fonctionne dans des conditions exceptionnellement favorables.
1°- Le sur-profit en question se comporte tout d'abord comme tout sur-profit qui
n'est pas le résultat accidentel de transactions dans le procès de circulation, de
fluctuations accidentelles des prix du marché. Il est donc égal à la différence entre le
prix de production individuel de ces producteurs favorisés, et le prix de production
général qui, dans toute sphère de production, règle le marché. La valeur de la
marchandise produite avec la chute d'eau est moindre, parce que cette production
exige une moindre quantité de travail, c'est-à-dire moins de capital constant. Le
travail employé dans ce cas est plus productif que le travail employé dans les nom-
breuses fabriques similaires. Pour le fabricant, cela revient à dire que le prix de
revient de la marchandise, et donc son prix individuel de production, est moindre.
Pour lui le prix de revient a passé de 100 à 90. Le prix individuel de production sera
donc de 103 1/3 au lieu de 115. La différence entre ce prix et le prix de revient
général a comme limite la différence entre son prix de revient individuel et le prix de
revient général. C'est là une des 2 limites de son sur-profit. L'autre, c'est la grandeur
du prix général de production, dont l'essentiel a un de ses facteurs régulateurs dans le
taux de profit général. Si la houille diminuait de prix, la différence serait moindre
entre le prix de revient individuel et le prix de revient général; le sur-profit baisserait
donc. S'il était forcé de vendre la marchandise à sa valeur individuelle, la différence
disparaîtrait.
2°- Jusqu'ici le sur-profit du fabricant qui utilise les chutes d'eau au lieu de la
vapeur, ne se distingue en rien de tout autre sur-profit. Tout sur-profit normal (c'est-à-
dire tout sur-profit ne résultant pas des hasards de la vente ou des fluctuations du
marché) est déterminé par la différence entre le prix de production individuel des
marchandises de ce capital particulier, et le prix de production général qui règle les
prix marchands des marchandises de cette sphère de production en général.
Il le doit en premier lieu à une force naturelle, la chute d'eau, qui n'est pas comme
le charbon, produite par le travail et payée. Mais ce n'est pas tout. Le fabricant qui
travaille avec la machine à vapeur emploie également des forces naturelles qui ne lui
coûtent rien. Le fabricant paie la houille, mais il ne paie pas la propriété de l'eau de se
transformer en vapeur; il ne paie pas l'élasticité de la vapeur, etc. Cette monopo-
lisation des forces naturelles et de l'augmentation ainsi réalisée de la force de travail
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 341
est commune à tous les capitaux. Si l'emploi d'une force naturelle, la chute d'eau, crée
ici du sur-profit, cela ne peut résulter uniquement du fait que l'augmentation de la
force productive du travail est due à l'emploi d'une force naturelle.
En outre: le sur-profit réalisé par un capital résulte -- si nous ne tenons pas comp-
te des écarts accidentels -- d'une diminution du prix de revient, donc du prix de
production. Et cette diminution peut provenir de ce que le capital est employé dans
des proportions particulièrement considérables, les faux frais de la production dimi-
nuant, tandis que les causes générales de l'accroissement de la force productive du
travail (coopération, division, etc.) agissent avec plus de force et d'intensité, parce que
dans un champ plus vaste; ou bien elle peut encore provenir de ce qu'on emploie de
meilleures méthodes de travail, des inventions nouvelles, des machines perfection-
nées, des procédés chimiques inconnus jusqu'alors, en un mot des moyens et des
méthodes de production supérieurs au niveau moyen. En principe, rien ne s'oppose à
ce que tout le capital d'une même branche soit placé de la même façon. La concur-
rence tend de plus en plus, au contraire, à faire disparaître toute différence.
Mais il n'en va pas de même pour le sur-profit du fabricant qui utilise la chute
d'eau. L'augmentation de la force productive du travail est liée ici à une force natu-
relle monopolisable, uniquement à la disposition de ceux qui peuvent disposer de
certaines parties du sol et de leurs accessoires. Il n'appartient pas du tout au capital de
faire naître cette condition naturelle, comme il lui est loisible de transformer l'eau en
vapeur. Cette condition est localisée dans la nature, il ne suffit pas, pour l'établir
ailleurs, d'avoir des capitaux. La partie des fabricants qui est propriétaire de chutes
d'eau exclut leurs concurrents de l'utilisation de cette force naturelle, parce que le
sol, et particulièrement celui qui recèle de la force hydraulique, est limité. Sans doute,
la masse de force hydraulique utilisable pour l'industrie ne peut être augmentée. On
peut dériver artificiellement la chute d'eau pour en exploiter la force au maximum;
quand, vu la quantité d'eau, la roue hydraulique ne convient pas, on peut installer des
turbines, etc., mais toujours cette force naturelle adhère au sol, et elle ne peut être
suscitée partout. Les propriétaires fonciers peuvent en accorder ou en refuser l'utilisa-
tion. Mais le capital ne saurait, de lui-même, créer des chutes d'eau.
Il est certain que cette rente est toujours une rente différentielle, car elle n'entre
pas dans la détermination du prix de production général de la marchandise; elle sup-
pose, au contraire, ce prix. Elle résulte toujours de la différence entre le prix de
production individuel du capital particulier qui dispose de la force naturelle monopo-
lisable, et le prix de production général du capital placé dans la sphère de production
en question.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 342
La propriété de la chute d'eau n'a rien à voir dans la création de cette partie de la
plus-value (ou profit) produite à l'aide de la chute d'eau. Ce sur-profit existerait quand
bien même il n'y aurait pas de propriété foncière et que, par exemple, le terrain où se
trouve la chute d'eau fût utilisé par le fabricant comme n'appartenant à personne. La
propriété foncière ne crée donc pas la partie de valeur qui se transforme en sur-profit ;
elle permet simplement au propriétaire foncier de faire passer ce sur-profit de la
poche du fabricant dans la sienne.
Il est évident que le prix de la chute d'eau, -- donc le prix que le propriétaire
foncier encaisserait s'il vendait la chute d'eau à un tiers ou au fabricant lui-même, --
n'entre pas tout d'abord dans le prix de production des marchandises, bien qu'il entre
dans le prix de revient individuel du fabricant; car la rente provient ici du prix de
production des marchandises similaires produites par les machines à vapeur. Ce prix
de la chute d'eau est d'ailleurs une expression irrationnelle, sous laquelle se cache un
rapport économique réel. La chute d'eau, comme la terre en général, comme toute
force naturelle, n'a pas de valeur -- puisqu'elle ne représente pas de travail réalisé -- ni
par conséquent de prix, celui-ci n'étant normalement que la valeur exprimée en
argent. Là où il n'y a pas de valeur, rien ne saurait être exprimé en argent. Ce prix
n'est donc que la rente capitalisée. La propriété foncière permet au propriétaire d'en-
caisser la différence entre le profit individuel et le profit moyen; le profit ainsi prélevé
et qui se renouvelle tous les ans, peut être capitalisé et apparaît alors comme le prix
de la force naturelle.
Après avoir établi ainsi l'idée générale de la rente différentielle, nous passons
maintenant à l'examen de cette dernière dans l'agriculture proprement dite. Tout ce
que nous dirons s'applique, en gros, aux mines.
Le sur-profit, s'il est produit normalement et non par des événements accidentels
survenant dans le procès de circulation, résulte toujours de la différence entre le
produit de 2 quantités de capital et de travail, et ce sur-profit se transforme en rente
foncière lorsque deux quantités égales de capital et de travail sont occupées sur des
superficies égales, mais avec des résultats inégaux.
Tout ce qui diminue l'inégalité dans le produit obtenu sur le même sol ou sur un
sol nouveau tend à faire baisser la rente, et tout ce qui augmente cette inégalité a pour
effet d'augmenter la rente.
Parmi ces causes, il n'en est pas seulement de générales (fertilité, situation), mais
il y a encore:
1°- la répartition des impôts, selon qu'elle est égale ou inégale dans son effet; le
second cas se présente toujours dans les pays comme l'Angleterre, par exemple, où la
répartition n'est pas centralisée et où l'impôt est prélevé non sur la rente, mais sur la
terre;
2°- les inégalités qui résultent du développement inégal de l'agriculture dans les
diverses régions d'un pays;
1°. La fertilité.
Ce dernier point est déterminant dans les colonies et en général pour l'ordre selon
lequel les terres peuvent, l'une après l'autre, devenir l'objet de culture. En outre, il est
clair que ces deux causes différentes de la rente différentielle -- fertilité et situation, --
peuvent agir en sens contraire. Un terrain peut être très bien situé et n'être que très
peu fertile, et inversement. Ce détail est important. Il nous explique en effet que, dans
les défrichements du sol d'un pays donné, l'on puisse aller des terres les meilleures
aux moins bonnes, et inversement. Il est manifeste, enfin, que le progrès de la produc-
tion sociale, d'une part, réduit peu à peu l'importance de la situation, comme cause de
la rente différentielle: il se crée des marchés locaux, de nouveaux moyens de commu-
nication et de transport. Mais le même progrès augmente d'autre part la différence
entre les situations locales des terres, parce qu'il sépare l'agriculture de la manufac-
ture, constitue de grands centres, isole, par contre, certaines régions.
par de simples changements dans les méthodes de culture. Enfin le même résultat
peut être atteint par le changement apporté dans la hiérarchie des terrains, du fait de
leurs différences de sous-sol, dès que celui-ci se trouve mélangé à la couche arable.
Ce changement suppose en partie l'application de nouvelles méthodes de culture
(fourrages, par exemple), en partie des moyens mécaniques transformant le sous-sol
en sol de surface, ou bien le mélangeant avec la couche supérieure sans cependant le
faire remonter à la surface.
Nous supposons donc que l'agriculture en est à un certain degré donné de déve-
loppement. Nous supposons en outre que la hiérarchie des terrains s'entend sur la base
de ce degré de développement 1. La rente différentielle peut suivre alors une gradation
ascendante ou descendante.
Mettons que A représente le terrain le plus mauvais et produise, pour une dépense
de 50 francs, 1 quintal, soit 60 francs; ce sera donc un profit de 10 francs, soit 20 %.
Pour la même dépense, admettons que B produise 2 quintaux, soit 120 francs.
Cela équivaudrait à un profit de 70 francs donc à un sur-profit de 60 francs.
1 Marx dit littéralement: « Que la hiérarchie des terrains est calculée d'après ce degré de
développement. » Il veut dire que, par exemple, un sol de troisième classe appartient à cette
troisième catégorie (est donc moins fertile qu'un sol de deuxième classe, et par conséquent moins
fertile encore qu'un sol de première classe), parce que, dans l'état donné de l'agriculture, celle-ci ne
sait en tirer qu'une quantité de produits moins considérable, ce qui peut se modifier avec tout
changement des méthodes de travail aboutissant par conséquent à un renversement dans la
hiérarchie des terrains. - J. B.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 345
Tableau 1
L'état de l'agriculture, dont résultent ces rentes, peut avoir pris naissance de
diverses manières. Soit par série descendante, de D à A, ce qui suppose qu'on a défri-
ché des terrains de moins en moins fertiles; soit en série ascendante, de A à D ; soit
enfin alternativement, de façon tantôt descendante, tantôt ascendante.
Dans la série ascendante, les choses se sont passées comme suit: Le prix monte
graduellement et passe par exemple de 15 à 60 francs. Dès que les 4 quintaux produits
par D (ou les 4 millions de quintaux, si l'on veut) ne suffisaient plus, le prix du blé est
monté à tel point que C a dû fournir l'appoint qui manquait. En d'autres termes, le prix
a dû monter à 20 francs le quintal. Dès que le prix du blé est monté à 30 francs ou à
60 francs, B et A purent successivement être mis en exploitation, sans que le capital
engagé eût à se contenter d'un taux de profit inférieur à 20 %. Il s'est ainsi formé, pour
D, d'abord une rente de 5 francs par quintal, soit 20 francs pour les 4 quintaux
produits, puis de 15 francs par quintal, soit 60 francs, enfin de 45 francs par quintal,
soit 180 francs pour 4 quintaux.
Si au contraire la série a été inverse et que le procès ait commencé par A, le prix
du quintal est d'abord monté au-dessus de 60 francs, dès que de nouvelles terres ont
été mises en exploitation ; B fournissant ensuite l'appoint nécessaire de 2 quintaux, le
prix est redescendu à 60 francs, parce que B, produisant le quintal à 30 francs, le
vendait 60 francs et que son apport ne suffisait qu'à couvrir la demande. Il s'est aussi
constitué une rente de 60 francs, d'abord pour B, puis pour C et D ; à condition,
toutefois, que le prix du marché, bien que C et D fournissent le quintal à 20 ou 15
francs de valeur réelle, restât de 60 francs, l'unique quintal fourni par A étant toujours
nécessaire pour satisfaire à la totalité des besoins. Dans ce cas, l'excédent de la
demande sur le besoin satisfait d'abord par A et B, n'aurait pas eu pour effet de rendre
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 346
Dans la seconde série, le taux de profit ne changerait pas pour le capital engagé; la
masse du profit serait représentée par une quantité moindre de blé; mais le prix relatif
du blé, par rapport à celui des autres marchandises, aurait monté. Et l'accroissement
éventuel du prix, au lieu de tomber dans la poche du fermier et de figurer comme
profit croissant, prendrait la forme de rente. Dans l'hypothèse donnée, le prix du blé
resterait le même.
Mais faisons maintenant les suppositions suivantes: le besoin en blé passe de 10 à
17 quintaux; le mauvais terrain A est remplacé par un autre terrain A qui, avec les
frais de production de 60 francs (50 francs de frais, plus 10 francs pour 20 % de pro-
fit), fournit 1 quintal 1 /3, soit un prix de production de 45 francs; ou bien le terrain
A, cultivé plus rationnellement, s'est amélioré ou produit davantage avec les mêmes
frais, en sorte que, pour le même capital avancé, le produit s'élève à 1 quintal 1/3.
Enfin les terrains B, C, D, fournissent le même produit, mais interviennent de
nouveaux terrains, A', d'une fertilité intermédiaire entre A et B, puis B' et B'', d'une
fertilité intermédiaire entre B et C; dans cette hypothèse, il se produirait les faits
suivants:
1°- Le prix de production du quintal de blé ou son prix marchand régulateur serait
tombé de 60 francs à 45 francs, soit une baisse de 25 %.
2°- On aurait passé simultanément des terres plus fertiles aux terres moins fertiles,
et inversement des terres moins fertiles aux terres plus fertiles. Autrement dit, la série
se serait opérée par croisement.
3°- La rente, pour B, aurait baissé; de même la rente pour C et D ; mais la quantité
totale aurait passé de 6 quintaux à 7 quintaux 2/3 ; la masse des terres cultivées et
productives de rente aurait augmenté, et la masse du produit aurait passé de 10 à 17
quintaux. Constant pour A, le profit, exprimé en blé, se serait accru; mais le taux de
profit aurait pu monter en même temps que la plus-value relative. Dans ce cas, par
suite du meilleur marché des aliments, le salaire, donc l'avance de capital variable, et
donc également l'avance totale, auraient baissé. En argent, la rente totale serait tom-
bée de 360 à 345 francs.
Tableau 2
Capital avancé
Produit Profit Rente Prix de
production
Terrains par quintal
Fr.
Qtx Fr. Qtx Fr Qtx Fr
Enfin, si l'on n'avait cultivé que les terrains A, B, C, D, mais que le rendement en
eût été augmenté de telle façon que:
Tableau 3
A 2 60 50 30 1/3 10
B 4 120 50 15 2 1/3 70 2 60
C. 7 210 50 8 4/7 5 1/3 160 5 150
D 10 300 50 6 8 1/3 250 8 240
Totaux 23 15 450
De même que dans les autres tableaux, ces chiffres sont arbitraires, mais nos
suppositions n'en sont pas moins rationnelles. Notre première et principale hypothèse
suppose que les perfectionnements introduits dans l'agriculture n'agissent pas
également sur les différentes espèces de terrains, mais davantage sur C et D que sur A
et B. L'expérience a démontré qu'il en est d'ordinaire ainsi, bien que le cas contraire
puisse se présenter. Si les perfectionnements agissaient plus fortement sur le mauvais
terrain que sur l'autre, la rente, pour ce dernier, aurait baissé au lieu de monter.
Notre seconde hypothèse, c'est que l'accroissement du besoin total va de pair avec
l'accroissement du produit total.
Les 3 tableaux ci-dessus peuvent être considérés soit comme l'expression d'un
certain état de choses existant parallèlement dans 3 pays différents, soit comme pério-
des successives du développement dans un seul et même pays.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 348
En tout cas, dans la deuxième méthode, il y aura des difficultés en ce qui concerne
la transformation du sur-profit en rente, c'est-à-dire pour le transfert des sur-profits du
fermier capitaliste au propriétaire du sol. La rente est en effet fixée le jour où les
1 T. III, II" partie, chaI'. 40.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 349
terres se louent; et tant que dure le contrat, le sur-profit tombe dans la poche du
fermier. Aussi les fermiers s'efforcent-ils d'avoir des contrats à long terme, tandis que
les landlords (en Angleterre) usent de toute leur puissance pour multiplier les baux
résiliables chaque année. Si donc la formation des sur-profits n'est modifiée en rien du
fait que des capitaux sont placés en même temps avec des résultats inégaux sur des
superficies égales, ou successivement avec les mêmes résultats sur le même terrain, il
y a cependant une différence considérable en ce qui concerne la transformation des
sur-profits en rente foncière.
En ce qui concerne la rente différentielle II, il nous faut maintenant insister sur les
points suivants:
1°- Elle a pour base et pour point de départ la rente différentielle I, c'est-à-dire la
culture simultanée de terrains différents par la situation et la fertilité.
Au point de vue historique, cela va de soi. Dans les colonies, les colons n'ont à
engager que peu de capital. Chaque chef de famille essaie, à côté des autres colons, de
constituer pour lui et les siens un champ d'occupation indépendant. Même avant le
mode de production capitaliste, il a dû en être ainsi dans l'agriculture proprement dite.
Pour le pâturage des moutons et l'élevage en général, envisagés comme des branches
de production indépendantes, l'exploitation se fait plus ou moins en commun et est
extensive par définition. Le mode de production capitaliste procède de modes anté-
rieurs où les moyens de production étaient, en fait ou en droit, la propriété de
l'exploitant, bref où l'agriculture n'était qu'un simple métier. Ce n'est que peu à peu
que s'établit la concentration des moyens de production et leur transformation en
capital vis-à-vis des agriculteurs transformés en salariés. C'est par le pacage et
l'élevage que le mode de, production capitaliste débute ici (dans l'agriculture) de fa-
çon caractéristique; il se continue ensuite, non par la concentration du capital sur une
superficie relativement moindre, mais par la production sur une plus grande échelle,
de manière à économiser sur l'emploi des chevaux et des autres moyens de produc-
tion. Les lois naturelles de l'agriculture veulent en outre qu'avec un certain
développement de la culture et l'épuisement correspondant du sol, le capital, -- c'est-
à-dire, ici, l'ensemble des moyens de production déjà produits, -- soit l'élément déci-
sif. Tant que la terre cultivée ne comprend qu'une petite superficie relativement à la
terre non cultivée, et que la force du sol n'est pas encore épuisée (ce qui est le cas tant
qu'il y a prédominance de l'élevage et de la nourriture carnée), le nouveau mode
s'oppose à l'exploitation par le paysan, spécialement du fait de la superficie cultivée
pour le compte d'un seul capitaliste, et donc par l'utilisation extensive du capital pour
des superficies considérables. Ce qu'il faut retenir tout d'abord, c'est que la rente
différentielle I est la base historique qui sert de point de départ. De même, toute
modification de la rente différentielle II suppose également la rente différentielle I.
2°- A la différence de fertilité s'ajoutent, dans la rente différentielle II, les diffé-
rences dans la répartition du capital (et de la capacité de crédit) entre les fermiers.
Dans la manufacture il se constitue bientôt, pour chaque branche d'industrie, un mini-
mum d'affaires avec un minimum de capital, au-dessous duquel aucune affaire ne
saurait donner un rendement. Il se constitue également, dans chaque branche
d'industrie, un capital normal moyen supérieur à ce minimum et qui doit être et est
réellement à la disposition des producteurs. Tout ce qui dépasse ce capital peut
donner un profit supplémentaire; tout ce qui lui est inférieur n'arrive pas au profit
moyen. Le mode de production capitaliste n'accapare que lentement et inégalement
l'agriculture, comme on peut le constater en Angleterre, pays classique du capitalisme
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 350
appliqué à la culture du sol. Tant que l'importation du blé n'est pas libre ou que son
peu d'étendue ne lui donne qu'une importance minime, le prix du marché est réglé par
les producteurs qui exploitent les terrains les moins bons et travaillent dans des
conditions moins favorables que les conditions moyennes. Ils ont entre les mains une
grande partie du capital total mis à la disposition de l'agriculture.
Il est exact que le paysan, par exemple, consacre beaucoup de travail à sa petite
parcelle. Mais ce travail est isolé et ne possède plus les conditions objectives, soit so-
ciales soit matérielles, de la productivité. De ce fait les véritables fermiers capitalistes
sont à même de s'approprier une partie du sur-profit; cela n'existerait plus si le mode
de production capitaliste était développé aussi également dans l'agriculture que dans
l'industrie.
Nous en arrivons maintenant à une différence essentielle entre les deux formes de
la rente différentielle.
Le prix de production restant le même, ainsi que les différences de fertilité des
terrains, il peut y avoir dans la rente différentielle I accroissement de la rente moyen-
ne par hectare ou du taux moyen pour le capital. Mais le véritable montant de la rente,
calculé par hectare ou sur le capital, reste le même.
Supposons que la production soit doublée du fait que, sur chacune des 4 sortes de
terrains, on place 100 francs, au lieu de 50, soit donc un placement total de 400
francs, au lieu de 200, la fertilité relative restant la même. C'est exactement comme si,
les frais ne changeant pas, on cultivait 2 fois autant d'hectares de chaque terrain. Le
taux du profit resterait le même, ainsi que son rapport au sur-profit ou à la rente. Le
profit aurait doublé pour les 4 catégories de terrains et la rente se serait accrue dans
les mêmes proportions. Et de même la rente-argent aurait doublé par hectare, et par
conséquent le prix du sol, dans lequel se capitalise cette rente-argent. Ainsi calculé, le
montant de la rente en blé et de la rente en argent augmente, et par conséquent le prix
du sol, parce que la mesure qui sert de norme, l'hectare, est un terrain de grandeur
constante. Mais calculé comme taux de rente par rapport au capital avancé, il ne s'est
produit aucun changement.
les secondes mises de fonds de 50 francs n'avaient pas doublé le produit, le taux du
sur-profit serait plus petit qu'auparavant. Car le capital double donnerait moins du
produit double. Néanmoins, la somme du profit par hectare, exprimée en blé et en
argent, aurait grandi. Et le prix du sol à l'hectare, monterait donc également.
a) Premier cas:
le prix de production est constant
Retour à la table des matières
Dans l'hypothèse des prix de production constants, les nouvelles mises de fonds
peuvent être faites, avec une productivité égale, croissante ou décroissante, sur les
terrains les meilleurs en partant de B. Dans notre hypothèse, cela ne pourrait avoir
lieu pour A que si la productivité restait la même et qu'il n'y eût donc pas de
production de rente, ou si la productivité augmentait; dans ce dernier cas, une partie
du capital placé en A produirait de la rente, et l'autre n'en produirait pas. Dans tous
ces cas, le surproduit et le sur-profit correspondant croissent par hectare, et aussi par
conséquent la rente en blé et en argent. Dans ces conditions, le montant de la rente,
évalué à l'hectare, ne s'accroît donc que parce qu'il y a augmentation du capital.
1 Note de Marx: Lorsque nous parlons ici de surproduit, il faut toujours entendre par là la partie du
produit représentant le sur-profit. Ailleurs, ce que nous entendons par sur-produit, c'est la partie du
produit représentant la plus-value totale ou même, dans certains cas, celle qui représente le profit
moyen. Le sens particulier conféré à ce mot dans le cas du capital producteur de rente donne lieu à
des malentendus.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 352
b) Deuxième cas :
le prix de production diminue 1
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Dans ces conditions, le prix régulateur ne peut baisser si la fertilité du plus mau-
vais terrain augmente, c'est-à-dire, par conséquent, -- puisque nous avons supposé que
les différences de fertilité des divers terrains restent constantes, -- lorsque, au lieu du
terrain A, un autre terrain, meilleur, est mis en culture, tandis que le terrain A cesse
d'être cultivé, le produit du terrain plus favorable suffisant à couvrir les besoins.
On fait ici la même constatation, déjà exposée dans le premier cas, à savoir que la
rente peut grandir par suite de mises de fonds additionnelles.
2°- La productivité des capitaux additionnels baisse.
Dans ce cas également le prix de production ne peut baisser que si, par les mises
de fonds appliquées aux terrains meilleurs que A, le produit de ce dernier devient
superflu. Nous avons déjà montré que les rentes en blé et en argent peuvent, dans ces
circonstances, grandir, diminuer ou demeurer identiques.
3°- La productivité des capitaux additionnels augmente.
Dans ce cas le capital additionnel peut aussi bien, selon les circonstances, être
placé en A que dans les terrains les meilleurs.
c) Troisième cas:
le prix de production augmente
Retour à la table des matières
(Ce cas, dans le manuscrit, n'était pas traité par Marx. Seul le titre y figurait.
Friedrich Engels a comblé cette lacune par une série de tableaux et, de l'ensemble de
l'étude concernant la rente différentielle II, tiré les conclusions générales suivantes.)
Résultat général 2
[Ce qui est déterminant pour la rente, ce ne sont pas les rendements absolus, mais
uniquement les différences de rendement. Que les différentes espèces de terrains rap-
portent 1, 2, 3, 4, 5 quintaux ou qu'elles en rapportent 11, 12, 13, 14, 15 à l'hectare,
les rentes sont, dans les 2 cas et selon leur ordre, 0, 1, 2, 3, 4 quintaux, ou encore le
rapport argent de ces quintaux.
Mais ce qui est beaucoup plus important, c'est le résultat par rapport à la somme
totale des rendements en rentes, quand on fait un nouveau placement dans le même
terrain.
Dans la grande majorité de tous les cas ici possibles, la rente monte, aussi bien par
hectare du terrain productif de rente que notamment dans sa somme totale. C'est
seulement si le terrain le moins bon, qui jusque-là ne donnait pas de rente, cesse d'être
cultivé et est remplacé par le terrain immédiatement supérieur que la somme totale ne
change pas. Mais même dans ces cas, les rentes montent pour les meilleurs terrains
par rapport aux rentes dues au premier placement de capital.
Ainsi, plus est considérable le capital placé dans le sol; plus est grand, dans un
pays, le développement de l'agriculture et de la civilisation en général, et plus
s'élèvent aussi bien les rentes par hectare que la somme totale des rentes; plus donc
devient gigantesque le tribut que la société paie, sous forme de sur-profit, aux grands
propriétaires fonciers -- tant que toutes les catégories de terrains, une fois mises en
culture, restent concurrentes.
Cette loi nous indique pourquoi la classe des propriétaires fonciers fait preuve
d'une si prodigieuse, d'une si tenace vitalité. II n'est pas de classe sociale qui vive
avec une telle prodigalité, qui revendique, comme elle, le droit à un luxe traditionnel
et « conforme à son rang », sans se préoccuper d'où vient l'argent, ou qui, d'un cœur
aussi léger, accumule les dettes. Et malgré tout elle retombe toujours sur ses pieds, --
grâce au capital qui, placé par d'autres dans la terre, lui rapporte des rentes en
disproportion absolue avec les profits que le capitaliste tire de son capital.
Mais cette loi nous explique également pourquoi cette vitalité du grand proprié-
taire foncier s'épuise cependant peu à peu.
Lorsque en 1846 les droits sur les blés furent supprimés en Angleterre, les
fabricants anglais, par cette mesure, s'imaginèrent avoir transformé en mendiants les
aristocrates propriétaires fonciers. Au lieu de cela, l'aristocratie foncière devint plus
riche que jamais. Comment cela se fit-il? Très simplement. On imposa d'abord, par
contrat, aux fermiers de dépenser annuellement non pas 8, mais 12 livres sterling à
l'arpent 1; ensuite, les propriétaires fonciers, très nombreux même à la Chambre des
Communes, s'octroyèrent une forte subvention de l'État pour le drainage et les autres
améliorations permanentes de leurs terres. Comme on ne renonça jamais totalement
au terrain le plus mauvais et qu'on l'employa tout au plus et provisoirement à d'autres
buts, les rentes montèrent en raison de l'accroissement du capital engagé, et l'aristo-
cratie foncière se trouva dans une situation meilleure que jamais.
Mais tout passe. Les vapeurs transatlantiques, les chemins de fer des deux Améri-
ques et des Indes mirent des régions toutes particulières à même d'intervenir dans la
1 Dans le texte, « acre » anglais = environ 40 a. 1/2.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 354
concurrence sur le marché européen. Il fallut compter avec les prairies de l'Amérique
du Nord, avec les pampas de la République Argentine, steppes que la nature avait
préparées elle-même pour la charrue, terres vierges qui, durant des années, avec une
culture primitive, donnaient des rendements abondants. Il fallut compter avec les
terres des communautés communistes russes et hindoues, forcées de vendre une part
sans cesse croissante de leur production, afin de se procurer l'argent nécessaire au
paiement des impôts que le despotisme impitoyable de l'État leur extorquait – assez
souvent par la torture. Ces produits se vendaient sans qu'il fût tenu compte des frais
de production, au prix que le marchand en offrait, parce que le paysan avait absolu-
ment besoin d'argent pour le jour de l'échéance. Et contre cette concurrence, -- des
terres vierges des steppes ou du paysan russe ou hindou écrasé sous l'impôt, -- le
fermier et le paysan d'Europe étaient impuissants. Une partie des terres de l'Europe
fut définitivement éliminée de la concurrence, en ce qui concerne la culture du blé, et
les rentes baissèrent partout. De là les lamentations des agrariens, de l'Écosse à l'Italie
et du Midi de la France à la Prusse orientale. Heureusement, toutes les steppes n'ont
pas encore été mises en culture; il en reste encore assez pour ruiner toute la grande
propriété foncière de l'Europe et la petite par-dessus le marché 1.]
Si le prix marchand du produit agricole est assez élevé pour que l'avance supplé-
mentaire de capital, placée dans la catégorie de terrains A, rapporte au capitaliste le
profit moyen habituel, cette condition suffit pour que le capitaliste place de nouveaux
capitaux dans le terrain A.
Mais de l'hypothèse que le fermier, tout en n'ayant pas de rente à payer, peut
placer du capital en A conformément aux conditions moyennes de la mise en valeur,
nous ne pouvons pas tirer la conclusion que le fermier dispose, sans plus, de ce
terrain. Le fait que le fermier pourrait, s'il ne payait pas de rente, tirer de son capital le
profit habituel, ne suffit pas pour déterminer le propriétaire foncier à lui concéder son
1°- Lorsque le capitaliste est lui-même propriétaire foncier. Dès que le prix est
devenu suffisant pour lui permettre de retirer du terrain A le prix de production, c'est-
à-dire le remplacement du capital plus le profit moyen, il peut, dans ce cas, exploiter
lui-même ses terres.
2°- Dans l'ensemble d'une propriété affermée, il peut y avoir des terrains qui, étant
donné le prix du marché, ne rapportent pas de rente et sont en somme affermés à titre
gratuit, bien que le propriétaire, qui envisage la rente totale et non pas la rente de telle
ou telle parcelle, ne l'entende pas de la sorte.
3°- Un fermier peut placer du capital additionnel dans le même domaine, bien
que, vu les prix existants, le produit supplémentaire ne lui rapporte que le profit
habituel, sans toutefois lui permettre de payer une rente supplémentaire. Une partie de
son capital placé en terres paie ainsi de la rente foncière, l'autre n'en paie pas.
Tous ces cas exceptionnels, pourtant, ne résolvent pas le problème, que nous
pouvons formuler simplement comme suit: Supposons que le prix du blé (lequel nous
sert ici de produit agricole type) soit suffisant pour permettre de mettre en culture
d'autres parcelles de la catégorie A et de retirer du capital ainsi nouvellement engagé
le prix de production du produit (c'est-à-dire le remplacement du capital plus le profit
moyen). Serait-ce suffisant? Le placement du capital en question peut-il dès lors avoir
réellement lieu? Ou bien le prix du marché devrait-il monter jusqu'à ce que le terrain
le plus mauvais rapporte de la rente? La rente du terrain A ne serait pas alors la sim-
ple conséquence de la hausse du prix du blé; tout au contraire, le fait que le terrain le
plus mauvais doit rapporter de la rente pour qu'il puisse être mis en culture serait la
cause de la hausse du prix du blé.
fermage. Or nous devons justement examiner ici le cas normal (en production
capitaliste) où rente et fermage se confondent.
Le cas des colonies nous serait encore d'un moindre secours. Ce qui donne à ces
dernières leur caractère de colonies -- ce n'est pas seulement la masse des terrains
fertiles encore en friche naturelle. C'est bien plutôt le fait que ces terrains n'ont pas
encore été appropriés par qui que ce soit. Ce qui fait l'énorme différence entre les
vieux pays et les colonies, c'est, dans la mesure où la terre entre en ligne de compte, la
non-existence, en droit ou en fait, de la propriété foncière. Peu importe que les colons
s'approprient directement le sol ou qu'ils l'obtiennent de l'État en payant un prix
normal, qui n'est en somme qu'une redevance pour un titre juridique de propriété. Peu
importe également que des colons plus anciens soient propriétaires juridiques du sol.
En fait, la propriété foncière n'impose ici aucune limite au placement du capital ou à
l'emploi du travail sans capital; bien que les colons anciens aient pris possession d'une
partie du sol, les nouveaux venus peuvent toujours trouver du terrain où faire valoir
leur capital ou leur travail. Quand il s'agit donc de rechercher comment la propriété
foncière influe sur les prix des produits du sol et sur la rente, c'est une absurdité que
de parler de libres colonies bourgeoises, où l'on ne trouve ni le mode de production
capitaliste en agriculture, ni la forme de propriété foncière qui y correspond, où, bien
plus, cette dernière se trouve en fait absolument inexistante.
Nous avons vu que le prix de production des marchandises n'est pas du tout
identique à leur valeur, mais qu'au contraire le prix d'une marchandise peut être infé-
rieur ou supérieur à sa valeur et que la coïncidence n'est que l'exception. Le fait que
les produits agricoles sont vendus au-dessus de leur prix de production ne prouve
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 357
donc nullement qu'ils soient également vendus au-dessus de leur valeur. Il est
possible que les produits agricoles soient vendus au-dessus de leur prix de production
et au-dessous de leur valeur.
Mais il ne suffirait pas que la valeur des produits agricoles fût supérieure à leur
prix de production pour expliquer l'existence d'une rente foncière absolue 3. Pour
toute une série de produits manufacturés, la valeur est supérieure au prix de produc-
tion, sans qu'il y ait pour cela sur-profit pouvant se transformer en rente. Les prix de
production ne sont que le résultat d'une péréquation des valeurs-marchandises, qui,
après restitution des valeurs-capital consommées, répartit la totalité de la plus-value,
non pas proportionnellement à ce qui est produit dans les diverses sphères de produc-
tion, et donc à ce qui s'en trouve contenu dans leurs produits respectifs, mais à la
grandeur du capital avancé. Les capitaux ont la tendance permanente d'effectuer par
la concurrence cette péréquation dans la répartition de la plus-value produite par le
capital total et de surmonter tous les obstacles qui s'y opposent. D'où également leur
tendance à n'admettre que les seuls sur-profits qui découlent, non pas de la différence
entre les valeurs et les prix de production des marchandises, mais de la différence
entre le prix de production général, régulateur du marché, et les prix de production
individuels; sur-profits qui ne s'établissent donc pas entre deux sphères de production
différentes, mais à l'intérieur de la même sphère de production; sur-profits qui, par
conséquent, ne touchent pas aux prix de production généraux des diverses branches,
c'est-à-dire au taux de profit général, mais en supposent bien plutôt l'existence. Or,
toutefois, cette supposition repose, comme nous l'avons dit plus haut, sur la répar-
tition proportionnelle, sans cesse changeante, du capital social entre les différentes
sphères de production, sur le va-et-vient continuel des capitaux, sur leur libre mouve-
ment entre les différentes sphères. Mais si le capital se heurte à une force étrangère
limitant son placement dans des sphères de production particulières, ou qui ne
l'admet que dans certaines conditions contraires à cette réduction générale de la plus-
value au profit moyen, il y aura évidemment, dans ces sphères de la production, par
suite de l'excédent de la valeur des marchandises sur leur prix de production, un sur-
profit pouvant se convertir en rente. Or, cette puissance et cette limite, le capital les
trouve dans la propriété foncière.
Dans les mises de fonds opérées sur des terrains, la propriété foncière constitue la
barrière qui ne permet aucun placement sur des terrains non cultivés ou non affermés,
sans percevoir un impôt, c'est-à-dire sans exiger une rente. A cause de cette limite, le
prix du marché doit monter suffisamment pour que le terrain puisse payer un excé-
dent sur le prix de production, c'est-à-dire une rente. Mais comme, d'après l'hypothè-
se, la valeur des marchandises produites par le capital agricole est supérieure à leur
prix de production, cette rente constitue l'excédent total ou partiel de la valeur sur le
prix de production. Tant que la rente n'absorberait pas tout l'excédent de la valeur du
produit agricole sur le prix de production, une partie de cet excédent entrerait dans la
répartition générale de toute la plus-value entre les capitaux individuels. Dès que tout
l'excédent deviendrait de la rente, il ne pourrait plus entrer dans cette péréquation.
Mais les produits agricoles se vendraient toujours à un prix monopole, non parce que
leur prix serait supérieur à leur valeur, mais parce qu'il serait égal à cette valeur
même, ou même inférieur, mais supérieur à leur prix de production. Leur monopole
consisterait à ne pas être ramenés au prix de production, comme d'autres produits
industriels dont le prix de production est inférieur à la valeur. Ce n'est donc point,
dans ce cas, le renchérissement du produit qui constitue la cause de la rente, mais
c'est la rente qui est la cause du renchérissement du produit.
Bien que la propriété foncière puisse faire monter le prix des produits agricoles au
delà de leur prix de production, ce n'est pas elle, c'est la situation générale du marché
qui décide dans quelle mesure le prix du marché, supérieur au prix de production,
approche de la valeur, dans quelle mesure la plus-value produite dans l'agriculture en
sus du profit moyen se transforme en rente ou entre simplement dans la réduction
générale de la plus-value au profit moyen. En tout cas, cette rente absolue, provenant
de l'excédent de la valeur sur le prix de production, n'est qu'une fraction de la plus-
value agricole, la captation de celle-ci par le propriétaire foncier; tout comme la
rente différentielle résulte de la captation du sur-profit par la propriété foncière.
Ces deux formes de la rente sont les seules normales. En dehors d'elles la rente ne
peut être fondée que sur le prix monopole proprement dit, qui n'est déterminé ni par le
prix de production, ni par la valeur des marchandises, mais uniquement par les
besoins des acheteurs et leur capacité de paiement. L'étude de ce prix monopole
relève de la théorie de la concurrence où est analysé le mouvement réel des prix du
marché.
Si la composition moyenne du capital agricole était égale ou supérieure à celle du
capital social moyen, la rente absolue (au sens que nous lui avons donné ici) dispa-
raîtrait. Le résultat serait le même si, avec le progrès de la culture, il y avait égalité de
composition entre le capital agricole et le capital social moyen.
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 359
L'essence de la rente consiste donc en ceci: des capitaux égaux placés dans des
sphères de production différentes produisent, suivant leur composition moyenne --
l'exploitation du travail étant la même -- des quantités différentes de plus-value. Dans
l'industrie, ces quantités différentes de plus-value se ramènent au profit moyen, et se
répartissent également sur les divers capitaux. Pour les capitaux placés dans la terre,
la propriété foncière empêche cette péréquation. Une partie de la plus-value qui aurait
dû entrer dans cette péréquation est captée par la propriété foncière. La rente forme
alors une partie de la valeur, plus spécialement de la plus-value des marchandises;
mais -- au lieu de revenir à la classe capitaliste qui l'a soutirée aux ouvriers -- cette
plus-value revient aux propriétaires fonciers, qui la soutirent aux capitalistes. Il est
sous-entendu ici que le capital agricole met en mouvement plus de travail que la
même quantité de capital placée ailleurs que dans l'agriculture. La mesure de cet écart
et son existence dépendent du développement relatif de l'agriculture par rapport à
l'industrie. La nature des choses veut qu'avec le progrès de l'agriculture, cette
différence aille diminuant, pour autant que la réduction de la partie variable du capital
par rapport à la partie constante n'est pas encore plus rapide dans l'industrie que dans
l'agriculture.
2°- L'évidente et complète passivité du propriétaire, dont la seule activité (dans les
mines surtout) se borne à exploiter le développement du progrès social auquel il ne
contribue en rien et à propos duquel il n'encourt aucun risque, ce que fait tout de
même le capita1iste industriel.
La rente minière proprement dite est déterminée dans les mêmes conditions que la
rente agricole.
Le fait que c'est uniquement leur propriété d'une parcelle du globe terrestre qui
permet à certaines personnes de s'approprier comme tribut une partie du surtravail
social, et de s'en approprier une fraction de plus en plus grande à mesure que la
production se développe, ce fait est caché par cet autre que la rente capitalisée appa-
raît comme le prix de la terre et peut donc être vendue comme n'importe quel article
de commerce. Pour l'acheteur, son droit sur la rente n'apparaît donc point comme
gratuitement acquis, comme étant acquis sans le travail, le risque et l'esprit d'entre-
prise du capital, mais au contraire il lui apparaît comme payé à sa juste valeur. A ses
yeux, la rente n'est que l'intérêt du capital avec lequel il a acheté le sol et son droit sur
la rente. Exactement de la même manière, un esclavagiste qui a acheté un nègre peut
croire que sa propriété sur le nègre lui a été acquise par un achat et une vente de
marchandise. Mais la vente ne crée pas le titre, elle ne fait que le transférer. Le titre
doit exister avant de pouvoir être vendu. Ce qui le crée, ce sont les conditions de la
production. Dès que celles-ci en sont arrivées au point où elles doivent se modifier du
tout au tout, la source de ce titre, la source matérielle, économiquement et historique-
ment justifiée, disparaît et du même coup la source de toutes les transactions fondées
sur elle. Du point de vue d'une forme économique supérieure de la société, la
1 District de Bolivie (chef-lieu du même nom), connu pour la richesse de ses mines d'argent
2 Grève de Crowlington. ENGELS, La situation des classes laborieuses en Angleterre (p. 259 de
l'édition allemande de 1892).
3 Le pavage des rues de Londres a permis à certains propriétaires, qui possédaient sur la côte
écossaise des rochers dénudés, d'en tirer de la rente. (A. SMITH, liv. I, chap. II, n° 2.)
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 361
propriété privée de la terre au profit d'un individu apparaîtra aussi absurde que la
propriété d'un être humain au profit d'un autre être humain. Même une société tout
entière, toute une nation, bien plus, toutes les sociétés existant simultanément prises
ensemble, ne sont point propriétaires de la terre. elles n'en ont que la possession,
l'usufruit et sont tenues de l'administrer comme un bon père de famille, pour la léguer,
améliorée, aux générations à venir.
*
* *
Dans l'étude ci-dessous, consacrée au prix du sol, nous négligeons toutes les
fluctuations dues à la concurrence, toutes les spéculations sur les terrains, même la
petite propriété foncière, où la terre constitue l'instrument principal des producteurs
qui doivent donc l'acheter à tout prix.
La rente peut augmenter parce que le prix du produit du sol monte. Mais elle peut
croître également lorsque le prix du produit du sol reste invariable ou même diminue.
S'il reste constant, la rente ne peut que croître (abstraction faite des prix
monopoles) parce que, le même capital restant placé dans les anciens terrains, on met
en culture de nouveaux terrains de meilleure qualité, mais qui suffisent simplement à
couvrir la demande accrue, si bien que le prix courant régulateur ne change pas. Dans
ce cas, le prix des terrains anciens ne monte pas, mais pour le nouveau terrain mis en
culture le prix dépasse celui de l'ancien terrain. -- Ou bien encore, la rente monte
parce que, la fertilité restant la même et le prix courant ne se modifiant pas, il y a
placement, dans le terrain, d'un capital plus considérable. Bien que la rente reste donc
la même par rapport au capital avancé, sa masse, par exemple, double, parce que le
capital a doublé lui-même. Comme il n'y a pas eu baisse de prix, le second capital
donne, aussi bien que le premier, du sur-profit qui, à l'expiration du bail, se trans-
forme également en rente. La masse de la rente monte ici parce que la masse du
capital qui la produit augmente. Dire que des mises de fonds successives ne peuvent,
pour le même terrain, produire de rente que si leur rendement est inégal. et qu'il en
résulte une rente différentielle, revient à dire que, si deux capitaux de 1.000 livres
sterling chacun sont placés dans des terrains de même fertilité, un seul produit de la
rente, bien que les deux terrains fassent partie de la catégorie productive de rente. (La
masse de la rente, la rente totale d'un pays, croît donc avec la masse du capital placé,
sans que le prix de chaque terrain ou le taux de la rente, ou la masse de la rente
croisse nécessairement pour chaque terrain; la masse de la rente augmente dans ce cas
avec l'étendue de la surface cultivée. Cela peut même aller de pair avec la baisse de la
rente.)
Mais le prix du terrain peut également monter quand le prix du produit diminue.
Dans ce cas la rente différentielle et par suite le prix du sol peuvent avoir augmenté
pour les terrains les meilleurs. Ou bien, la force productive du travail s'étant accrue, le
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 362
prix du produit peut avoir diminué, mais de telle sorte que l'accroissement de la
production compense, et au delà, cette diminution.
Cette forme de propriété foncière suppose que la population rurale est numérique-
ment bien supérieure à la population urbaine, que la production capitaliste, si même
1 T. Ill, lIe partie, chap. 47, n° 5
2 « Gutswirtschaft. »
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 363
elle domine, n'est pourtant que relativement développée et que dans le autres branches
de production la concentration des capitaux est également encore restreinte; en un
mot, que l'éparpillement des capitaux prédomine. La majeure partie des produits
agricoles est naturellement consommée par le paysan lui-même comme moyen de
subsistance immédiat et l'excédent seul passe comme marchandise dans le commerce
des vivres. Quels que soient le prix courant moyen du produit agricole, la rente
différentielle, un excédent du prix des marchandises pour les meilleures terres ou les
mieux situées, doit évidemment exister, comme dans le mode de production
capitaliste. Même lorsque cette forme se présente dans une société où il n'y a pas
encore de prix courant général, cette rente différentielle existe; elle apparaît alors
dans le surproduit en excédent. Mais elle tombe dans la poche du paysan dont le
travail se réalise dans des conditions naturelles plus favorables. En moyenne, il faut
admettre que, dans cette forme d'exploitation, il n'existe pas de rente absolue et que le
terrain le plus mauvais ne rapporte donc pas de rente. Car l'exploitation du paysan
parcellaire ne trouve point sa limite dans le profit moyen du capital ni dans la
nécessité d'une rente. Sa seule limite, c'est le salaire que le paysan se paye à lui-
même, après déduction des frais proprement dits. Tant que le prix du produit lui
rapportera ce salaire, il cultivera ses terres, et cela souvent jusqu'au minimum matériel
du salaire. Évidemment, l'intérêt d'ordinaire payé à un tiers, le créancier hypothécaire,
constitue une limite. Mais cet intérêt peut justement être payé sur la partie de
surtravail qui, dans le mode de production capitaliste, formerait le profit. Pour que le
cultivateur parcellaire cultive ses terres ou achète des terres dans l'intention de les
cultiver, il n'est donc pas nécessaire, comme dans la production capitaliste normale,
que le prix courant du produit monte assez haut pour lui donner le profit moyen ni, a
fortiori, un excédent, représenté par la rente, sur ce profit moyen. C'est là une des
raisons qui font que, dans le pays où la propriété parcellaire prédomine, le prix du blé
est moins élevé que dans les pays à production capitaliste. Une partie du surtravail
des paysans qui travaillent dans les conditions les plus défavorables est donnée
gratuitement à la société et n'entre pas dans la fixation du prix de production ni dans
la formation de la valeur. Ce prix peu élevé résulte donc de la pauvreté des
producteurs et non de la productivité de leur travail.
La libre propriété des paysans exploitant à leur propre compte est évidemment la
forme la plus normale de la propriété foncière pour la petite exploitation. La propriété
du sol est tout aussi nécessaire pour le développement complet de ce mode
d'exploitation que la propriété de l'outil l'était pour le libre développement du métier.
Pourtant, de par sa nature, elle exclut: le développement de la productivité sociale du
travail, les formes sociales du travail, la concentration sociale des capitaux, l'élevage
en grand, l'utilisation progressive de la science.
Le prix de la terre n'est que de la rente capitalisée, et par suite anticipée. Nous
avons vu que la rente foncière étant donnée, le prix de la terre est réglé par le taux de
l'intérêt. Si celui-ci est bas, le prix de la terre est élevé, et réciproquement. Mais,
lorsque la propriété parcellaire est prédominante -- ce qui correspond à un mode de
Karl Marx, Le Capital. Édition populaire (résumés-extraits), par Julien Borchardt 364
Cet élément étranger à la production, le prix de la terre, peut donc monter au point
de rendre la production impossible.
Ici, dans la petite culture, le prix de la terre, simple forme et résultat de la pro-
priété privée, s'avère comme la limite de la production même. Dans la grande culture
et la grande propriété foncière fondée sur le mode d'exploitation capitaliste, la
propriété constitue également la barrière, parce qu'elle restreint le fermier dans le
placement productif du capital, qui profite en dernière analyse, non point au fermier
lui-même, mais au grand propriétaire foncier. Dans les deux cas le traitement
rationnel du sol, propriété perpétuelle de la collectivité, condition inaliénable de
l'existence et de la reproduction des générations successives, fait place au pillage et au
gaspillage des forces de la terre (abstraction faite de la subordination de l'exploitation
agricole, non point au degré du développement social réalisé, mais aux conditions
disparates et contingentes des producteurs particuliers). Dans la petite propriété, cela
provient de ce qu'il lui manque les moyens de la science qui lui permettraient
d'utiliser la productivité sociale du travail. Dans la grande, c'est parce que fermiers et
propriétaires exploitent ces moyens pour s'enrichir dans le moindre délai possible.
Dans l'une et l'autre, parce qu'il y a dépendance du prix marchand.
La petite propriété suppose que la très grande majorité de la population est rurale
et que c'est le travail isolé et non pas le travail social qui prédomine; que par consé-
quent la richesse et le développement de la production, dans ses conditions matériel-
les comme dans ses conditions morales, sont impossibles, et que, partant, les
conditions d'une culture rationnelle n'existent pas. D'autre part la grande propriété
foncière réduit la population agricole à un minimum sans cesse décroissant et lui
oppose une population industrielle sans cesse croissante, agglomérée dans les villes.
D'où une incurable rupture dans l'ensemble des fonctions sociales prescrites par les
lois naturelles de la vie: la force de la terre est gaspillée, et le commerce porte ce
gaspillage bien au delà du pays d'origine.
Si la petite propriété foncière crée donc une classe de barbares vivant en quelque
sorte en marge de la société et pour laquelle toute la grossièreté des formes sociales
primitives s'allie à tous les tourments et à toutes les misères des pays civilisés, la
grande propriété débilite la force de travail dans la dernière région où son énergie
naturelle cherche un refuge et où elle s'accumule comme fonds de réserve destiné à la
rénovation de la force vitale des nations, c'est-à-dire à la campagne. La grande
industrie et l'agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à
l'origine, l'une ruine et détruit de préférence la force de travail et par suite la force
naturelle de l'homme, et la seconde davantage la force naturelle du sol, elles finissent
cependant par se donner la main, le système industriel appliqué dans les campagnes
débilitant aussi les travailleurs, et l'industrie et le commerce procurant pour leur part à
l'agriculture les moyens d'épuiser la terre.