Les Systèmes de Propriété Foncière Au Maroc

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Les systmes de proprit foncire au Maghreb


Le cas du Maroc
Ngib Bouderbala Institut Vtrinaire Hassan II, Rabat (Maroc)

Les systmes de proprit foncire dans les trois pays du Maghreb nous apparaissent aujourdhui comme marqus par leurs particularits. Cependant pour lessentiel, leurs diffrences sont le rsultat, tardif, des politiques foncires conduites par les trois Etats depuis lindpendance. Des points communs importants subsistent, que ces pays tiennent la fois de leur gographie (appartenance un mme ensemble agro-climatique) et de leur histoire souvent commune : Les systmes de proprit foncire au Maghreb sont partout pluralistes. Ils constituent des ensembles dans lesquels la loi foncire musulmane nest ni la seule source, ni mme la plus importante. Elle est articule un fonds de coutumes dorigine prislamique (le orf) et la lgislation coloniale et postcoloniale. Aucune de ces grandes sources du droit foncier, qui se sont succdes dans lhistoire, na fait disparatre les prcdentes mais aucune non plus ne sest maintenue intgralement dans sa forme originelle (Cahen C., 1968). Il sagit bien de systmes pluralistes complexes. On retrouve dans les trois pays, parfois sous des appellations diffrentes les mmes grands statuts fonciers : melk, terres collectives, habous. Les trois pays ont connu la squence coutume-loi musulmane-loi positive moderne. Ils ont galement connu la tension ancienne entre la coutume gnre par le milieu rural local et la Charia manant plutt du pouvoir central dune socit marchande urbaine, lopposition entre un domaine foncier colonial et un secteur dit indigne. Cependant, depuis quelques dcennies, les volutions foncires se font dans le cadre des politiques nationales et elles ont pu diverger notablement. Le cas du Maroc, qui sera au centre de cette rflexion, sera tudi en deux tapes. La premire explorera la formation historique du systme foncier et la seconde la situation actuelle des systmes de proprit.

I La formation des systmes de proprit au Maghreb


1. La loi musulmane est apparue dans un contexte hostile la ruralit
Ds ses dbuts, la norme dominante (la Charia) nest gure favorable au monde rural. LEtat musulman lgifre partir des villes et des valeurs urbaines marchandes. Il voit la campagne, non comme un espace de production, mais comme un espace de prlvement. Le rgime des terres nest pas dfini par les caractristiques de la proprit mais par celles de limpt. Les paysans sont la lie de la socit mais cest cependant sur eux que repose la quasi-totalit de la pression fiscale. Les impts sur le commerce sont trs mal vus et fltris par les juristes, allis des marchands et sous le nom de muqus, considrs comme illgaux. Le calendrier solaire est rejet au profit du calendrier lunaire, indiffrent aux saisons et aux cycles agricoles. Le caractre illicite des contrats part de rcolte (khobza, khammessat) heurte de ncessaires pratiques rurales. Enfin ladoption du rgime successoral de droit musulman, en instituant lhritage des filles, cre une menace mortelle pour lunit du patrimoine foncier de la famille patriarcale. Les femmes qui se marient lextrieur de la grande famille vont-elles introduire sur la terre familiale, des trangers ? On constate une forte antinomie entre la loi minente et les ncessits terriennes.

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Le cas du khammes, mtayer au 1/5e illustre cet interminable dbat historique entre lorthodoxie centrale et un droit que Jacques Berque dirait cologique et qui serait plus ouvert la vie paysanne. Le khammes, hros antique des campagnes maghrbines, cet trange salari part de fruit ou cet trange associ qui soblige fournir du travail... qui abdique initiative et libert, rsiste depuis des sicles aux assauts du rigorisme juridique (Berque J., 1940). Ce que lorthodoxie refuse, cest lincertitude et lala dans les rapports sociaux. Mais il faut distinguer entre lala des marchands et lala des paysans. Le premier est effectivement insupportable car portant sur lgalit de ce qui est chang, il est la ngation mme de lactivit commerciale. Le second, qui rsulte de la rcolte, conduit des contrats part de fruit qui sont le seul moyen de partager les risques. Le juriste Abou Ali el Maadani, qui vivait sous Moulay Ismal (17e/18e), consacre au khammes un vibrant plaidoyer (Berque J., 1946), sans cesse repris jusquau 20e sicle. Les constructions de ces rares juristes proches du monde rural sont bien le signe de cette interminable bataille des paysans pour entrer dans le droit et notamment pour faire reconnatre le caractre ncessaire et lgitime de ces pratiques anti-alatoires.

2. Le dbat foncier colonial


A. Le dbat sur lancien systme foncier en Algrie : terres dEtat ou terres prives ? Dans la deuxime moiti du l9e sicle, un vaste dbat agite juristes, historiens et administrateurs coloniaux europens sur les communes primitives. Cette discussion se droule dans un contexte fortement marqu par linterrogation sur la nature des rgimes fonciers pr-coloniaux, notamment algriens. Marx, lui-mme, est fortement proccup, pendant les dernires annes de sa vie, par lanalyse des communauts et des systmes fonciers anciens. Il sjourne dailleurs en Algrie en 1882. Ce dbat a produit un certain nombre dides sur les rgimes fonciers qui ont gard longtemps une trs large audience et notamment celle-ci : lorigine de toutes les socits, il y a la commune primitive. Les communauts agraires originelles sont le stade le plus archaque de lvolution des socits, la forme algrienne de communaut tant considre comme une forme particulirement arrire dorganisation sociale. Le prcdent algrien est trs important pour la politique coloniale nord-africaine. LAlgrie sert en effet de laboratoire des expriences de colonisation, notamment en matire foncire. Dans ce pays, lanalyse savante du rgime foncier traditionnel a suivi, dune faon presque caricaturale, les besoins de la colonisation. En 1846, le Dr Worms (Worms, 1846) prsente la version la plus domanialiste du droit foncier musulman. Il soutient que lEtat prcolonial, et donc son successeur colonial, est le propritaire de la plupart des terres du pays. Ladministration franaise na donc qu puiser dans les terres du Domaine pour crer la proprit coloniale officielle. Cest le moment o le Marchal Randon pratique la politique du cantonnement et prlve des terres arch pour les intgrer au Domaine. Entre 1851 et 1861, 61 363 hectares furent prlevs sur 16 tribus (Ageron, 1966). Dans le cadre de la politique du Royaume Arabe de Napolon III, le snatus consulte du 22 avril 1863 dclare les tribus dAlgrie, propritaires des territoires dont elles avaient la jouissance permanente et traditionnelle. La raction des colons ne tarde pas. E. Robe (1864) sinscrit en faux contre la thorie de la domanialit. Selon lui, la proprit prive tait gnrale en Algrie lpoque turque. Lensemble des terres algriennes doit donc tre livr au march et tous les obstacles aux transactions, abolis. La loi Warnier en 1873, aprs la chute de Napolon III et lcrasement de linsurrection algrienne en 1871, vient consacrer cette thse et ouvre trs largement la voie la colonisation prive dont la superficie double entre 1870 et 1890. Ce qui frappe dans cette volution, cest dune part le fait, du moins dans cette premire priode, que la doctrine coloniale cherche systmatiquement des justifications sa politique foncire en la prsentant comme conforme lorganisation prcoloniale et au droit musulman. Les options retenues varient entre deux grands ples : politique du Royaume Arabe dune part, avec une protection des collectivits indignes et politique de priorit absolue linstallation de la colonisation, dautre part, avec

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deux variantes successives, la colonisation officielle sur les terres domaniales, puis la colonisation prive sur la base dune thorie juridique de la gnralisation de la proprit individuelle prive. B. Loption foncire coloniale au Maroc : un systme pluraliste On retrouve au Maroc les figures conceptuelles de lentreprise coloniale algrienne mais les choix sont autres. Certes, il sagit dune situation objectivement diffrente. Cest un protectorat et non une colonie et aucun moment nest envisag dentreprendre une colonisation de peuplement. Les prlvements ny sont pas ngligeables (environ 1 million dhectares en 1955) mais natteignent pas lampleur relative du secteur de colonisation en Algrie. Le dbat sur la nature juridique des terres indignes a galement lieu et les juristes dAlgrie y jouent un rle important. Milliot, minent spcialiste de droit musulman la Facult de Droit dAlger, fait en fvrier 1921 une mission au Maroc, la demande de la Direction des Affaires Indignes de Rabat. Cependant, aucun moment, na t envisage au Maroc, comme solution gnrale, une lgislation foncire unifie consacrant, soit lexclusivit du Domaine de lEtat, soit celle de la proprit prive. La solution choisie en 1919, avec ladoption du grand Dahir sur les terres collectives, est une solution composite. Michaux-Bellaire (1924), minent spcialiste des tout dbuts du protectorat, donne en 1924 un rsum trs clair des intentions du lgislateur. Lobjectif du protectorat, selon lui, cest doffrir des terres la colonisation mais en vitant les consquences ngatives que lexprience algrienne a pu faire apparatre, cest--dire le refoulement et le cantonnement des collectivits indignes par des prlvements excessifs au bnfice de la colonisation ou une volution trop rapide vers la proprit prive et le march libre de la terre avec ses risques dexpropriation trop brutale de la paysannerie. La lgislation coloniale carte donc la solution du domaine minent du sultan sur toutes les terres du royaume et opte pour un systme pluraliste. Le rgime foncier marocain comprendra la fois le Domaine de lEtat, la proprit melk, la proprit prive immatricule, les terres habous et enfin les terres collectives. Michaux-Bellaire explique que le dahir de 1919 constitue la meilleure voie pour une saine colonisation qui ne peut aller sans une protection de la proprit des collectivits rurales. Le choix du protectorat au Maroc est original. Les droits sur la terre des tribus sont reconnus mais il ne sagit pas seulement, comme en Afrique occidentale pour les droits coutumiers, dun simple droit de jouissance. Les Jma (collectivits foncires) sont des personnes morales qui ont sur leurs biens fonciers une pleine proprit. Mais cette proprit est exerce sous la tutelle de lEtat, en loccurrence la toute puissante Direction des Affaires Indignes. Les intentions de lautorit coloniale sont donc doubles : soustraire les terres collectives au march et aux apptits des colons, mais aussi mettre les collectivits sous contrle politique.

3. La formation historique du systme foncier marocain


On examinera, pour simplifier, les grandes tapes de lhistoire foncire : prislamique, islamique, colonial. A. Avant lIslam , un fait dominant : les terres de tribu Avant lIslam, la ralit dominante tait la terre de tribu. Il y avait, bien sr, dans les valles, les oasis et autour de quelques villes, une proprit enclose dans des limites nettes. Mais cette proprit foncire ne saventurait pas au-del des troites limites de lagriculture sdentaire, o la terre tait rare pour des raisons cologiques (pente, irrigation) ou de scurit, et o les hommes taient nombreux. A louest du Maghreb, o lurbanisation tait beaucoup plus faible, o la pntration romaine avait t limite, o les traces de la colonisation romaine et de son cadastre taient moins voyantes, lespace rural nopposait que de rares limites au libre dplacement des tribus de pasteurs. La terre de tribu, alors, ntait pas une proprit mais un territoire, espace politique dont ltendue et la localisation dpendaient du poids dmographique de la capacit militaire du groupe et des traits passs avec les groupes voisins. La terre ntait pas rare : elle tait la tribu pour autant que la tribu avait des hommes pour loccuper et quelle navait pas rencontr dautres groupes plus puissants dans son expansion. Cette ralit mouvante faisait, bien sr, obstacle lapparition de limites foncires nettes.

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Pendant toute cette priode, labondance relative de terre mettait le rgime foncier davantage sous la dpendance du milieu physique que sous celle des rapports sociaux : Jacques Berque traduit cela en parlant de droit cologique (Berque J., 1958). B. LIslam et le dmembrement de la proprit entre droit minent et usufruit Avec lIslam, des institutions nouvelles se superposent sur un fonds de pratiques anciennes, qui, pour lessentiel, se maintinrent ou se transformrent lentement. La greffe prit quelques sicles mais il faut bien ici user du raccourci. Un caractre du rgime foncier apport par lIslam explique lessentiel des transformations foncires dater de la conqute : cest le dmembrement de la proprit foncire en proprit minente (raqaba) et en usufruit (intifa, tassarouf). Dans toute ltendue des terres de conqute, la proprit minente appartenait la communaut musulmane (oumma), en fait au prince et lusufruit ses occupants, cest--dire en gnral aux tribus (Cahen C., 1977). Les consquences furent immenses : Il ne pouvait y avoir, en droit, hors dArabie, concentration entre les mains dune mme personne de la proprit minente et de lusufruit, cest--dire quil y avait prohibition du rgime melk. Le droit minent tait exerc par le souverain, thoriquement au nom de la communaut. Lui donnant un pouvoir permanent sur toutes les terres, il constituait linstrument principal de la politique fiscale, de la politique agraire et de la politique tout court. En effet, la raqaba tait la lgitimation du prlvement de limpt, de la constitution dun domaine dEtat et donc de la concession sur ce domaine diqta, baux emphytotiques permettant la constitution de domaines personnels que lon a pu comparer aux fiefs de la fodalit europenne. Lvolution du droit des terres aprs la conqute confirme limportance de cette proprit minente. Cette volution doit surtout tre examine du point de vue fiscal, car celui-ci est fondamental. Le rgime des terres de conqute est seulement une distinction entre musulmans et non-musulmans. Les Musulmans ne payaient que la zakat, aumne volontaire faible. Les non-musulmans payaient, en contrepartie du droit minent reconnu la oumma, la jiziya, capitation ou impt par tte et surtout le kharaj, trs lourd impt foncier. En revanche, une fois ces contributions acquittes, les anciens occupants du sol pouvaient, en toute libert, conserver leur organisation et notamment leurs anciennes coutumes agraires. Cependant, les conversions en masse lIslam tarirent peu peu les rentres fiscales et menacrent le bit el mal (trsor). A la fin de lpoque omeyade, pour conjurer ce risque, une rforme dimportance historique vint bouleverser le droit fiscal : toutes les terres qui taient encore terres de kharaj lpoque furent dclares, quelle que ft par la suite la confession de leurs occupants, terre de kharaj titre dfinitif, ainsi le statut personnel devint-il statut rel, le droit fiscal fix au sol devenant droit foncier. Le rgime de la terre, en prenant une fois pour toutes le nom de limpt qui lui tait appliqu, se fixait dans un statut indpendant du statut de la personne : Les terres collectives sont des terres de kharaj. Dj, la belle unit du droit de la conqute qui ne distinguait quentre les terres de lEtat (proprit directe de lEtat califal : terres sans matre, terres confisques) et les anciens statuts (terres de kharaj) , confronte aux institutions en place, commenait se rpartir en statuts dont la diversit prfigurait celle daujourdhui : Terres melk : en droit, elles nexistaient pas, on la vu, hors dArabie. En fait, ce statut arabe se dveloppa par tablissement de colons arabes, achats par des Arabes, hritages et conversion ; ces terres taient soumises la zakat et lachour (dme). Terres de kharaj : ctaient toutes les terres appartenant des non-musulmans la date de la transformation du kharaj en statut dfinitif : essentiellement les terres de tribu que le protectorat dnommera terres collectives. Evidemment, la tutelle du Makhzen et la charge de limpt sur ces terres variaient avec la capacit de rsistance des contribuables. J. Berque rappelle ce propos quen Orient, o la tutelle tait mieux affirme, ces terres sappelaient bled miri (terres du prince) alors quelles gardaient au Maghreb le nom de bled jema (terres de la collectivit).

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Terres dEtat : constitues par les terres sans matre, ou en dshrence, ou confisques, ce domaine servit dinstrument principal (mais non exclusif, les terres de kharaj jourent galement un rle) de la politique foncire de lEtat. Cest sur ce fonds que furent dcoups les domaines personnels concds par iqta des notables, des chorfa ou des fondations religieuses, et que furent installes, parfois, les tribus guich en contrepartie des services militaires rendus. Cependant, bien que la raqaba (proprit minente) du souverain ait constitu linstrument principal de la politique foncire, il ne faut pas en exagrer la porte ; lorsque la tutelle se distendait, ce qui ntait pas rare, dimportantes transformations agraires pouvaient se produire dans un cadre plus restreint : lapparition endogne dun pouvoir personnel au sein dune tribu, ou aux frontires de celle-ci, sur une base militaire ou religieuse, pouvait saccompagner dun accaparement foncier sous forme dapanage ou de Aabous. Plus souvent encore, ces pouvoirs apparus indpendamment du Makhzen renforaient leur situation en se faisant reconnatre par le pouvoir central. C. La colonisation : prlvement de terres et contrle politique Toute la logique du systme foncier du protectorat rsidait dans les ncessits suivantes : trouver les formules juridiques permettant linstallation de la colonisation foncire ; assurer la scurit de la proprit coloniale et lordre tabli la campagne ; adopter un rgime de proprit foncire permettant le dveloppement de lexploitation capitaliste. a] La colonisation foncire Lobjectif tant unanimement reconnu, les moyens dy parvenir provoqurent sous le protectorat un dbat qui na jamais rellement cess, entre les partisans dune colonisation sauvage, libre de toute entrave juridique, et ceux dune installation plus soucieuse de lavenir long terme et donc subordonnant les accaparements au maintien de lordre dans les campagnes. En fait, cest une solution de compromis qui fut adopte : dune part, un dispositif de protection des terres indignes fut mis en place (protection des terres de tribu, lgislation sur le bien de famille) ; dautre part, de larges possibilits furent ouvertes lacquisition par des Europens, non seulement sur le melk mais galement sur les terres collectives. Larticle 10 du dahir du 27 avril 1919 sur les terres collectives est une remarquable illustration de ce compromis : La proprit des terres collectives ne peut tre acquise que par lEtat ; cette acquisition ne peut avoir lieu quen vue de crer des primtres de colonisation. Le fonds des terres de colonisation se constitua de diverses manires. Avant mme ltablissement du protectorat, des achats eurent lieu dans le Nord-Ouest par lintermdiaire de la procdure de la protection, de la Convention de Madrid (3 juillet 1880) et de lacte dAlgsiras (7 avril 1906) imposs par les puissances europennes. Ds ltablissement du protectorat, une intense activit lgislative ouvrit des voies lgales linstallation des colons. LEtat protecteur, reprenant son compte la thorie du domaine minent et des terres de conqute, reconstitua et tendit le domaine makhzen, restaura et consolida la tutelle sur les terres de tribu et sur les terres constitues en habous public et introduisit la distinction entre domaine public et domaine priv de lEtat. Les terres contrles par lEtat colonial devinrent ainsi trs nombreuses : il installa des primtres de colonisation sur les terres makhzen et sur les terres dites collectives (article 10 du dahir du 27 avril 1919), permettant linstallation permanente des colons sur les terres collectives par le tour de passepasse juridique des Alinations perptuelles de jouissance (APJ), encouragea les achats privs sur les terres melk par loctroi de larges crdits. Enfin il gnralisa, au bnfice quasi exclusif des acheteurs trangers, la garantie de proprit que constituait limmatriculation (Gadille J., 1955).

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b] Le contrle politique des campagnes Cependant, le rythme de ces accaparements ntait pas uniformment acclr : il restait sous le contrle de lEtat colonial qui ne cessa darbitrer entre les apptits des colons et la volont de contrle politique de la toute puissante Direction des Affaires Indignes : Les colons, par le canal de leurs influentes Chambres dAgriculture, obtinrent quand mme que le secteur colonial atteigne la superficie notable dun million dhectares, pris sur les meilleures terres du pays ; ils obtinrent aussi de multiples avantages et soutiens la production agricole moderne. La Direction des Affaires Indignes obtint que des rserves foncires soient conserves pour les collectivits, rserves soumises son contrle politique incessant. Ladoption du statut des terres collectives, en 1919, est bien le point de convergence de ces diffrents projets : en premier lieu, fixant au sol les tribus, les enfermant dans les bornes de la dlimitation administrative, cette loi vint mettre opportunment un terme leur divagation qui menaait la scurit de la proprit coloniale ; mais en mme temps, elle entourait ces rserves dun cordon sanitaire juridique (inalinabilit, insaisissabilit, imprescriptibilit) dont lefficacit se mesure, au moins, aux campagnes incessantes des colons contre cette loi. Quelle que soit lampleur des empitements, on peut dire que la protection na pas t inoprante : 6 millions dhectares de terres collectives, dont un million dhectares de terres de cultures, navaient pas encore pu tre dmembrs en 1956. Voil donc un des objectifs de cette lgislation : protger la proprit coloniale en fixant les collectivits dans des limites strictes, mais en mme temps crer dinexpugnables rserves foncires pour retenir la paysannerie la campagne et limiter lexode rural et les dangers de lurbanisation. En second lieu, les institutions cres en 1919 visaient permettre un contrle total des collectivits, poser littralement un verrou sur la socit rurale, de faon y prvenir la moindre vellit dexpression politique. Noublions pas que le texte du 27 avril 1919 navait pas pour objet principal de dfinir le rgime de la proprit et de lexploitation sur les terres des tribus, mais dorganiser la tutelle administrative des collectivits indignes. Ce nest pas le lieu ici de dcrire lampleur du pouvoir de tutelle ; un bref aperu suffira. Larticle ler donnait le ton : Le droit de proprit des tribus... ne peut sexercer que sous la tutelle de lEtat.... La tutelle ntait pas exerce par une administration technique (agriculture par exemple), mais par le directeur des Affaires Indignes et du Service de renseignements qui devint, en 1937, le directeur des Affaires Politiques. Le tuteur avait qualit pour prendre seul un certain nombre de mesures importantes (le partage, par exemple, article 4) et la jema ne pouvait prendre aucune dcision (location, alination de jouissance, acquisition, utilisation des revenus, etc...) sans son autorisation. Les collectivits, ternelles mineures, taient ainsi maintenues dans un tat de dpendance totale. Le carcan quon leur imposait -et quon prsentait comme un respect de leurs usages immmoriaux ntait que la copie fige et dforme de la coutume dune tribu, les Beni Ahsen du Gharb, dont on arrtait lvolution dans un texte rigide ; celui-ci visait dtruire les groupements en tant quunit politique, dissoudre les solidarits antrieures pour laisser lindividu seul face ladministration. Lunit ethnique de lespace tait clate en terres de fractions, de tribus, de douars. Les nouvelles frontires brisaient les finages, les complmentarits, soustrayaient les forts et les merja (zones marcageuses) lusage collectif. Enfin et surtout, le protectorat franais oprait une sparation dfinitive entre les collectivits ayant un statut de personnes morales de droit priv, propritaires et gestionnaires de bien (les petites jema des terres collectives), et les collectivits ayant un statut de personnes morales de droit public (les trop vastes communes rurales), charges dassurer le fonctionnement de services publics municipaux (voirie, souks, etc.). En enlevant leurs prrogatives de droit public aux tribus et en faisant exercer celles-ci par des organismes communaux trop vastes pour exprimer rellement les besoins des collectivits rurales, lautorit coloniale coupait court, l encore, toute possibilit dexpression politique.

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Le colonisateur espagnol, plus pragmatique, nest pas, quant lui, all jusque-l. Une srie de dahirs, de 1916 1952, a rglement les collectivits, mais de faon moins rigide que dans la zone sous autorit franaise. Ces organes reprsentatifs la janta rural au niveau de la fraction et la yema au niveau du douar navaient, certes, aucun pouvoir de dcision mais, du moins, concentraient dans la mme personne morale des attributions lies la proprit immobilire collective (comme les jema du dahir de 1919) et des attributions caractre de service public (travaux dintrt collectif, dfense des droits conomiques et sociaux de la collectivit, reprsentation de ces intrts en justice et face ladministration). c] La mise en place dexploitations de type capitaliste A. Mesureur, juriste et officier doccupation laube du protectorat, pntr de lesprit de la colonisation dans son innocence premire, se plaignait en 1921 des entraves apportes la libre entreprise des colons par le dahir de 1919. La procdure de lAlination perptuelle de jouissance (APJ), pourtant invente au bnfice des colons, lui paraissait un dtour peu en conformit avec les usages de lexploitation moderne : le capital ne cherche pas se lier avec une telle indtermination.... Il fallait au colon pourvu de capitaux, le seul qui puisse russir... une situation nette, loyale, marchande, qui puisse se raliser, se transformer suivant les besoins du march. Dans les zones rserves lexpansion de la proprit trangre, le protectorat allait introduire deux institutions favorables au dveloppement de la production agricole capitaliste que Mesureur souhaitait : Les proprits foncires europennes prives seraient dsormais soumises au rgime de proprit du Code civil franais : absolu, individualiste, abstrait et universaliste, il sopposait brutalement aux principaux caractres du systme foncier marocain (diversit des statuts adapts des situations particulires, caractre communautaire, dmembrements multiples, rgime successoral consacrant la prminence de la famille agnatique, etc...). En fait, la proprit tablie selon le Code civil franais nest pas seulement hostile la tradition marocaine mais toute conception paysanne de la proprit foncire. Le paysan na pas faim de proprit foncire, il a faim de possession longue et paisible. En introduisant une proprit plus individuelle que familiale, soumise lgalit de tous les hritiers, qui devient une marchandise, le Code civil pulvrise la proprit paysanne et la dtruit irrmdiablement (Cepede M., 1974 ; Viaup, 1962). Les proprits foncires europennes taient les bnficiaires quasi exclusives de limmatriculation, procdure nouvelle denregistrement de la proprit foncire. Cette procdure apportait la fois la preuve juridique du droit de proprit, de sa contenance et de sa localisation exacte. Le titre foncier dlivr au propritaire, sur lequel taient portes toutes les spcifications (hypothques, servitudes...), comportait galement un plan de sa proprit dont tous les sommets taient indiqus en coordonnes. Ainsi le droit de proprit, moins dpendant du consensus du groupe et des tmoignages des voisins, tait-il la fois mieux garanti et plus mobile. La vente, la location, le crdit en taient facilits : des conditions essentielles ltablissement des exploitations agricoles de type capitaliste taient ainsi tablies. d] Un bilan nuancer : les colons ne sont pas les seuls propritaires fonciers bnficier du protectorat Bien avant lIndpendance, les lments essentiels du rgime foncier actuel taient ainsi mis en place : Cantonnement dune paysannerie qui explosait dmographiquement sur des terres collectives encore soumises ltroite tutelle de lEtat mais pntres de toutes parts par des appropriations multiples : colons, notables chorfa et grands cads ou simplement melkisation par des ayant droit mieux placs. La proprit melk progressait aux dpens des possesseurs collectifs (guich, habous, makhzen) et, sur ce melk, la construction de la proprit commenait restructurer lespace. Ladministration coloniale et son cadastre entrinaient cet largissement et cette consolidation des domaines latifundiaires.

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Emergence dune bourgeoisie foncire citadine et rurale qui introduisait prudemment capital et salariat. Fragilit du petit propritaire indpendant qui, peine sorti du statut communautaire, perdait ses moyens de production et se proltarisait. Cette proltarisation produisait un nombre toujours croissant de paysans sans terre, dont seulement une partie trouvait semployer comme ouvriers ou mtayers, les autres tant contraints lexode. Dveloppement de la proprit prive immatricule qui, dbarrasse des dpendances et incertitudes pesant sur tous les autres statuts, apparaissait comme linstrument foncier privilgi pour lintroduction du capitalisme. Ce statut avait vocation intgrer les autres et unifier le rgime juridique de la terre au Maroc ; ctait incontestablement le statut le plus dynamique. Constatons pourtant la rsistance des autres statuts et la modestie de la progression de limmatriculation que ne peut totalement expliquer la lenteur de la procdure : 1 million dhectares avant 1956. Il faut dailleurs nuancer fortement ces consquences de la politique agraire du protectorat. En premier lieu, il faut noter que, si de bonnes terres furent prleves sur la paysannerie marocaine, ce ne fut pas toujours sans difficult. Ds 1912 (circulaire du Grand Vizir du ler novembre 1912), le protectorat bloqua les transactions sur de nombreuses catgories de terres (habous, terres de tribu, forts, guich, terres mortes, biens de disparus...). Le grand dahir de 1919 vint confirmer linalinabilit des terres collectives. Ladministration coloniale franaise, qui stait donne les moyens de prlever, mais avait aussi tabli des protections contre les abus de la spculation foncire, se trouvait emptre dans son lgalisme. Par ailleurs, les dtenteurs indignes rsistaient lexpropriation par tous les moyens leur disposition : parfois les armes la main, souvent par des actes isols (incendies de ferme, vols de btail, dlits de pacage) et toujours par une incessante gurilla juridique (production illimite de moulkya apocryphes, droit de premption...). Contrairement ce qui a souvent t affirm, il ntait pas toujours facile pour un colon de se procurer de la terre. Dailleurs, la rsistance des paysans tait si forte que la colonisation a parfois t contrainte, ds les dbuts du protectorat, de sinstaller dans des zones extrmement peu favorables la culture et linstallation humaine. Ainsi les merja du Gharb, vastes zones marcageuses impropres la colonisation sans trs gros investissements, qui ont fait lobjet de projets dassainissement commencs ds 1912 et concrtiss en 1919 par la concession de deux grandes merja la compagnie du Sebou. En second lieu, on peut penser que les nouveaux propritaires fonciers marocains ont t les principaux bnficiaires des transformations agraires du protectorat. En effet, avant la colonisation, la quasi-totalit de lespace agro-pastoral marocain tait occup par les territoires des tribus, y compris dans les grandes plaines. A la fin du protectorat, le rgime melk reprsentait dj plus des 2/3 des terres cultives. Tout sest pass comme si le protectorat avait opr le transfert dune partie importante des terres de tribu entre les mains de la proprit foncire marocaine et contribu de faon majeure la formation de la bourgeoisie foncire. Cette consquence de la colonisation sera encore accentue lorsque, aprs lIndpendance, les terres de colonisation prleves sur les terres de tribu seront en partie, reprises par des acheteurs marocains privs.

II Les systmes de proprit aujourdhui


1. La varit des rgimes juridiques de la terre
Le rgime juridique de la terre au Maroc prsente une extraordinaire diversit de statuts. Selon les auteurs, le nombre et la dnomination changent : A. Mesureur (1921) en dnombrait huit en 1921, dont sept indignes (terres mortes, terres melk, terres collectives des tribus, terres makhzen, terres guich, terres des tribus de naba, biens habous) et une moderne (terres immatricules). Plus rcemment, en 1972, P. Decroux (1972) en cite huit : terres immatricules, habous, droit coutumier musulman, terres collectives, terres guich, terres situes lintrieur des primtres dirrigation, biens de famille, lotissements. Paul Pascon (1971) signale de son ct, en 1971, lexistence de sept statuts principaux et de vingt-sept sous-statuts. Cette profusion, qui ne facilite gure la comprhension des questions foncires, tient, pour partie, la diversit dapproche des observateurs et galement au manque de rigueur des critres dfinissant les

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rgimes fonciers (Bouderbala B., 1977). Mais elle atteste galement une ralit historique incontestable : le rgime de la terre garde les traces des systmes fonciers qui se sont succds au cours de lhistoire et le processus dunification et dintgration entrepris par lEtat, pour conduire un rgime unique, est loin dtre achev. A. Le rgime des terres melk
Ce rgime dsigne la proprit immobilire rgie par le droit musulman de rite malkite. Celle-ci est assimile le plus souvent, par opposition la proprit de lEtat ou des tribus, la proprit prive de droit romain (usus, abusus, fructus), celle qui est le plus souvent prsente comme insparable de lapparition et du dveloppement du capitalisme.

Cette interprtation est conteste par une partie de la doctrine qui voit dans la proprit de droit musulman un dmembrement entre un droit minent appartenant la communaut des croyants (cest--dire lEtat) et un simple droit de jouissance accord au dtenteur. Dautre part, les droit du propritaire melk sont galement limits par le rgime de succession musulman qui fait prvaloir la ncessit du maintien du patrimoine de la famille patriarcale sur les droits de la proprit prive individuelle. Ce statut qui tait trs peu important en surface avant 1912, regroupe aujourdhui 74,2% de la superficie agricole et 88,5% des exploitants. Cest dire lampleur des transformations sociales dont rendent compte les statistiques et qui se sont accomplies en moins dun sicle. Le rgime melk apparat bien comme le principal bnficiaire de lvolution foncire sous le protectorat et depuis lindpendance. B. Le rgime des terres collectives
Ce rgime dsigne les territoires des tribus, transforms par la lgislation du protectorat (dahir du 27 avril 1919, toujours en vigueur) en proprits inalinables de collectivits ethniques, soumises la tutelle de ladministration du Ministre de lIntrieur.

Selon cette lgislation, les collectivits, dotes de la personnalit morale, sont propritaires titre collectif dun domaine qui peut tre dlimit et immatricul. Les chefs de famille nont quun droit de jouissance, galement inalinable, sur une part de limmeuble collectif qui nest ni localise ni quantifie. La lgislation de 1919 nintervient que pour dfinir les relations entre les collectivits et lEtat, cest- -dire organiser le pouvoir de tutelle. Les modes de gestion interne de la terre collective (rgles de partage, daccession la terre, dorganisation du parcellaire collectif) sont laisss la discrtion de jema (assembles locales). On a vu que ces terres de tribu ont subi, sous le protectorat, de nombreux prlvements au bnfice de la colonisation, soit par expropriation pure et simple avant ladoption du dahir du 27 avril 1919, soit par expropriation partielle des guich transformes en collectifs, soit enfin par application de larticle 10 du dahir de 1919, pour crer des primtres de colonisation, ou de son article 8 pour procder des Alinations perptuelles de jouissance au profit des colons. A lindpendance, le gouvernement abrogea les articles 8 et 10 et il rsilia les APJ le 9 mai 1959. Mais la transformation la plus profonde est venue de la lgislation du Code des investissements agricoles (25 juillet 1969) : le dahir n1.69.30, relatif aux terres collectives situes dans les primtres dirrigation, transforma celles-ci en proprits melk indivises. Ce changement ne concerne quune petite partie des terres collectives, mais il est envisag den tendre lapplication lextrieur des primtres dirrigation. Les proprits collectives reprsentent encore, malgr les nombreux prlvements dont elles ont fait lobjet depuis le protectorat et lampleur du processus dindividualisation de fait (melkisation) qui les affecte, un domaine non ngligeable : 14% de la surface agricole et 13,1% des exploitations. Mais cette importance quantitative rduite ne rend pas compte de lenjeu quelles reprsentent en tant que base foncire pour les petits agriculteurs. Elles sont lgitimement considres comme une zone refuge de la paysannerie.

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Cependant, certains obstacles leur mise en valeur sont signals juste titre : dispersion et morcellement croissants des parcelles cultives par les exploitants : il arrive quun ayant droit ait sa part de superficie, dj rduite, disperse en 9 ou 10 parcelles travers les blocs de partage du territoire collectif ; exigut croissante des parts de chaque ayant droit : parfois moins de 0,5ha et rarement plus de 5ha ; instabilit des exploitations : les parcelles attribues ne le sont jamais titre dfinitif, en droit. La stabilisation de fait que lon constate sur le terrain reste toujours la merci dune remise en cause des partages. On estime la superficie totale des terres collectives au Maroc environ 10 millions dha dont 1 million de terres de cultures. Les superficies dlimites administrativement reprsentaient en 1973, 3,5 millions dha, mais les collectivits estiment que tous les espaces non prcisment appropris font partie, comme par le pass, de leur territoire naturel. Cest ainsi que tout lespace agro-sylvo-pastoral marocain, soit environ 25 30 millions dha, pourrait tre revendiqu, au nom des collectivits, par leur tuteur, le ministre de lIntrieur, dans la mesure o cet espace est vacant ( moins de les considrer comme terres mortes, appartenant lEtat, et de lincorporer son domaine). C. Le rgime des terres guich
Ce sont des terres que lEtat makhzenien avait concdes en jouissance des tribus en contrepartie dun service rendu, caractre militaire. On les trouve, le plus souvent, en zones de protection autour des villes impriales : Mekns, Fs, Marrakech, Rabat.

LEtat garde la proprit minente de ces terres qui font partie de son domaine priv et sont inscrites sur les rles du service des domaines au ministre des Finances. Ce statut prsente la caractristique de ntre rgi par aucun texte spcifique. La situation actuelle des terres guich est assez confuse et on ne peut la comprendre quen remontant un peu le cours de lhistoire. Au dbut du protectorat, la superficie guich recense reprsentait environ 768 000 ha. Ladministration du protectorat permit que 174 940 ha, soit 22,76% du total, situs dans les rgions du Tadla, de Tanger et de Mekns, soient privatiss entre les mains de leurs dtenteurs guich. Lautorit coloniale prleva 65 875 ha, soit 8,5%, au profit des primtres de colonisation officielle dans les rgions de Mekns, Fs, Tadla, Sidi Kacem. En change de ces prlvements, lEtat accorda aux collectivits guich ainsi amputes la pleine proprit sur les superficies restantes quil transforma en terres collectives en renonant son droit de proprit minente. Il ne resterait donc quenviron 208. 83 ha, soit 27,16% des superficies dorigine, qui seraient encore sous le statut guich ; ces terres sont presque entirement localises dans le Haouz de Marrakech (Daoudi A., 1986). Mais les anciens guich gardent souvent la mme dnomination notamment ceux qui ont t transforms en terres collectives. Cette confusion est dautant plus explicable que les exploitants de ces terres ont maintenu, pour leur fonctionnement interne, lapplication de leur ancienne coutume guich, par exemple, dans les Cherarda de Sidi Kacem. Mais, quil sagisse de faux ou de vrai guich, on ne retrouve plus gure sur le terrain lgalit daccs la terre (un mokharzni par ayant droit du guich) que stipule la rgle coutumire. La stratification y est dj trs marque, puisque les exploitations de moins de 5ha y reprsentent 54% de lensemble et 14,5% des superficies et que celles de plus de 20 ha regroupent 9% de lensemble et 45% des superficies (recensement agricole 1973-1974). D. Le domaine priv de lEtat
Le domaine priv de lEtat bnficie dun statut qui lui permet de servir dinstrument majeur sa politique agraire. Sont transfrs dans ce statut tous les biens rcuprs par lEtat par expropriation, confiscation, squestre... Ce sont les terres comprises dans le domaine priv qui ont t utilises par lEtat dans le pass, pour des concessions des notables (tenfida) et, plus rcemment, attribues des petits agriculteurs dans le cadre de la Rforme Agraire (dahir n1.72.277 du 29 dcembre 1972).

Avant la pntration coloniale, il ny avait pas de distinction entre le domaine de lEtat et le domaine priv du souverain. Ds novembre 1912, la distinction a t introduite dans la lgislation du protectorat par la

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cration dune commission de rvision des biens makhzen. Une fetoua des oulmas de Fs confirma en 1918 la lgalit de ces biens makhzen, distingus des biens du souverain. Tout au long du protectorat, ladministration utilisa les biens du domaine priv de lEtat, soit pour les attribuer des colons officiels, soit pour les affecter diffrents usages administratifs. A lindpendance, le domaine priv fut raliment par diffrentes mesures prises par lEtat : squestre des biens des personnes frappes dindignit nationale par dcision de la commission institue le 27 mars 1958 : prs de 20 000 ha furent confisqus au dtriment des personnes qui avaient soutenu la politique franaise dans les dernires annes du protectorat et en tout premier lieu Thami El Glaoui ; la plupart de ces terres ont t restitues aprs que leurs propritaires ont t amnistis par dcision du 8 novembre 1963 ; rcupration par lEtat, le 9 mai 1959, des terres collectives alines en perptuelle jouissance (environ 30 000 ha) ; rcupration par lEtat des terres de colonisation officielle dans le cadre du dahir du 26 septembre 1963, cette rcupration sest faite sur quatre tranches annuelles et a port sur 251 972 ha ; rcupration par lEtat des terres de colonisation prive (dahir du 2 mars 1973) ; un recensement dclaratif de ces terres, effectu au 31 mai 1965, totalisait 376 788 ha. E. Les biens habous
Le habous est un acte juridique par lequel une personne, en vue dtre agrable Dieu, se dpouille dun ou plusieurs de ses biens, gnralement immeubles, et les met hors du commerce, en les affectant perptuit une oeuvre pieuse, charitable ou sociale soit dune manire absolue exclusive de toute restriction (habous public), soit en rservant la jouissance de ces biens une ou plusieurs personnes dtermines (habous de famille) ; lextinction des bnficiaires, le habous de famille devient habous public. (Luccioni J., 1945)

a] Les habous publics Les habous publics comprennent des immeubles et fonds de commerce urbains et des exploitations agricoles, notamment des plantations doliviers. Les revenus de ces habous publics taient dune trs grande utilit, dans le pass, pour assurer dans les petites localits des fonctions dintrt collectif : entretien de la mosque, du msid (cole coranique), de la fontaine, des bains maures... A partir de 1915, lEtat se substitua aux initiatives individuelles et locales pour assurer ces fonctions dintrt public et les revenus de ces habous furent centraliss par un Vizirat des Habous ; mais il arriva que ladministration centrale ayant vocation soccuper de tout mais ne pouvant tout entreprendre la fois, ces petits revenus additionnels fassent cruellement dfaut dans les localits isoles. Ce nest pas dans le domaine agricole que les habous dtiennent lessentiel de leur patrimoine immobilier : ce patrimoine agricole a t estim, en 1975, environ 84 000ha, rpartis en 200 000 parcelles. Localement cependant, ces terres peuvent avoir une certaine importance, notamment autour de quelques mtropoles religieuses et culturelles (Ttouan, Larache : 15 000 ha ; Mekns banlieue : 14 000 ha ; Fsbanlieue : 14 000 ha ; Ouezzane : 6 000 ha). Ces proprits sont gnralement mal connues et mal gres. Leur mode de faire-valoir (la location aux enchres et de courte dure) est dfavorable leur mise en valeur, notamment lorsquil sagit de plantations doliviers et de palmiers. Il est cependant difficile damliorer cette situation, en raison de la dispersion et de la localisation incertaine de ces terres. De plus, les ressources rduites qui proviennent de leur exploitation ne peuvent en aucun cas tre utilises lamlioration des conditions de production. Elles sont entirement absorbes par les rmunrations modiques attribues aux multiples agents du Ministre des Habous. Le lgislateur a prvu dans le Code des investissements agricoles la possibilit de transfrer ces terres au domaine priv de lEtat, solution adopte par la Tunisie dune faon radicale lindpendance.

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Cependant, cette possibilit, qui nest ouverte qu lintrieur des primtres dirrigation, a rarement t utilise. b] Les habous de famille Les habous privs de famille sont trs mal recenss et localiss, et le Ministre des Habous en a une connaissance trs imparfaite. La principale fonction de cette catgorie de habous est de maintenir le patrimoine immobilier dans la ligne familiale mle, en procdant, directement ou indirectement, lexhrdation des femmes (en les dshritant). F. Les terres immatricules Ce rgime nest cit ici que pour mmoire car il peut se superposer presque tous les autres : melk, collectif, guich, domanial... Il a t introduit ds le dbut du protectorat (dahir du 12 aot 1913) pour donner la proprit coloniale une base juridique solide. Ses principaux avantages sont : la purge des droits des tiers, qui permet de librer la proprit partir dune date prcise, de toute contestation ; la spcialisation foncire, qui permet lindividualisation, la localisation de la proprit et la fixation de limites trs prcises par des bornes intangibles. Cette sret de la proprit permet de la constituer comme base dun dveloppement agricole capitaliste en permettant linvestissement, le recours au crdit et la mobilit de la proprit foncire comme valeur marchande. Cependant, limmatriculation tant individuelle et volontaire, sa progression est lente et coteuse : entre 1915 et 1966, 80 000 titres foncires ont t tablis pour environ 2 millions dhectares, soit un rythme de 1 600 titres fonciers par an ; entre 1960 et 1970, le nombre de demandes (rquisitions) dposes chaque anne a t de 4 000 et le nombre de titres fonciers tablis de moins de 2 000, soit un retard annuel moyen de 2 000 titres fonciers. Le lgislateur a dcid de crer des procdures plus rapides comme limmatriculation densemble (Code des investissements agricoles, 1969), collective et obligatoire. Mais cette nouvelle lgislation ne peut tre utilise que dans certains cas (secteurs de remembrement) et elle reste coteuse. Le cadastre national (cr par le dahir du 19 juillet 1962) qui a lavantage de faire lconomie de la phase judiciaire pourrait, si les moyens lui en taient donns, contribuer rsoudre une partie des problmes poss.

2. Le rgime juridique de lexploitation : contrats dassociation et baux ruraux


Il nexiste que trs peu de chefs de foyer agricoles disposant de faon permanente de la totalit des moyens ncessaires la poursuite de leurs activits. La grande majorit de ces chefs de foyer passent ncessairement des contrats pour se procurer les moyens qui leur manquent ou pour offrir ceux dont ils disposent : le propritaire foncier peut soit donner sa terre contre rmunration un preneur exploitant, soit la cultiver en achetant ce qui lui manque, principalement la main-doeuvre ; le chef de foyer sans terre et sans moyen peut, soit se lier un propritaire par un contrat de khammessat, soit louer sa force de travail comme ouvrier agricole, soit encore prendre des terres ou du btail part de fruit. Ces formes de contrat ou dassociation sont trs nombreuses et trs adaptes aux conditions de prcarit qui caractrisent les activits agricoles de la trs grande majorit des exploitants. Les plus connues

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sont le khammessat pour la production vgtale et le ras el mal pour la production animale. Ces conventions part de fruit ont un trait commun : rechercher plus le partage du risque que la maximisation du profit. Ils sont trs svrement critiqus : Les tenants de la tradition juridique leur sont trs hostiles : ils introduisent lala dans les rapports sociaux, ala fortement condamn par le rigorisme juridique. Ces contrats sont galement dnoncs par les tenants de la modernit qui leur reprochent dinciter la scurit plus qu la productivit. Ils ont incontestablement raison : le locataire acquittant un loyer fixe a beaucoup plus intrt laugmentation de la production que le preneur part de rcolte, qui doit partager avec le bailleur tout gain de productivit. Mais ni les uns ni les autres ne semblent disposs reconnatre les raisons pour lesquelles ces agriculteurs persistent dans des pratiques peu productives. Les tudes menes sur lagriculture en situation alatoire (Benatya, Pascon, Zegdouni, 1963) permettent de comprendre pourquoi la logique des exploitations familiales est domine par la lutte contre lala. Ces pratiques anti-alatoires ne cessent dailleurs pas lorsque, au risque traditionnel du climat, se substitue le risque nouveau du march. Cest pourquoi, lorsque le lgislateur interdit les contrats part de rcolte et institue, cet effet, une procdure de contrle et denregistrement (dahir n1.69.25 du 25 juillet 1969, art. 32 34), il ne doit gure stonner des difficults que rencontre lapplication de ces dispositions.

3. La rpartition de la proprit et de l'exploitation de donnes statistiques


Les donnes statistiques les plus globales, lchelle du pays tout entier, portent sur la stratification des proprits et des exploitations et se trouvent de ce fait peu significatives : dune part, lappareil de collecte de linformation est encore rudimentaire (Pascon P., 1979) : en dehors des proprits immatricules, cadastres et dlimites par ladministration qui sont encore loin de couvrir lensemble de lespace rural, les donnes dont nous disposons ne proviennent que denqutes par sondage, sur un sujet sur lequel les dtenteurs de terre sont ports la mfiance et la dissimulation. dautre part, les donnes des statistiques agraires, lchelle nationale, sont trs peu utilisables : en rduisant tout lunit de surface, elles mettent sur le mme plan un hectare en irrigu intensif, un hectare de parcours en steppe et un hectare de terre inculte... Elles masquent, en les crasant dans des moyennes, les diffrences trs significatives entre des situations locales domines par la concentration foncire et par la micro-proprit. Il faut donc interprter avec circonspection les informations quelles nous donnent. Les informations qui suivent sont extraites du Recensement agricole 1973-1974. Ce document a t diffus en novembre 1976 par la Direction de la Statistique du Secrtariat dEtat au Plan, avec la mention Rsultats prliminaires provisoires. Un rsum en a t publi par P. Pascon dans La question agraire n2 in BESM, n133/134, dont sont extraites les informations suivantes, compltes par les donnes dune version postrieure de ce recensement portant la mention Rsultats prioritaires. Il est ncessaire de garder lesprit quil sagit dune enqute sur les exploitations et non sur la proprit. Les 1 920 000 exploitations recenses couvrent une superficie agricole de 4 235 000 ha, 72% du nombre total des exploitations sont dirigs par des personnes prives et couvrent 83% de la SAU totale. La dimension moyenne statistique de lexploitation est de 4,9 ha. Chaque exploitation est disperse en moyenne entre six parcelles de 0,8 ha.

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A. La distribution des statuts fonciers : recul des terres collectives, domination du melk La rpartition en statuts des superficies agricoles selon le recensement agricole stablit comme suit :
Statuts % Superficie calcule (milliers dha) 5 383,1 1 005,7 448,7 318,4 72,3 7,2 7 235,4

Melk Collectif Domanial Guich Habous Autres Total

74,4 13,9 6,2 4,4 1,0 0,1 100

On remarquera que le melk reprsente, lui seul, les 3/4 de la superficie alors que les terres collectives et guich en regroupent moins de 20%. Comme on peut supposer quau dbut du sicle ctaient les territoires de tribus qui occupaient les 3/4 de lespace, on peut en dduire que toute la dynamique de lvolution foncire au cours de ce sicle a conduit inverser les positions respectives des deux statuts et renforcer continment lun aux dpens de lautre. B. Le mode de faire-valoir Le mode de faire-valoir indirect fait souvent lobjet de sous-dclarations. Bien quil soit possible quil rgresse, son importance relative dans le recensement (17% des exploitations et 12,6% des superficies) parat largement infrieure aux indications donnes par les enqutes locales ou ponctuelles. On lestime en gnral environ 30% de la SAU. Les raisons de cette sous-estimation sont diverses : dune part, ce mode de faire-valoir, considr juste titre comme moins favorable lintensification, na pas bonne rputation ; dautre part, il est souvent difficile mesurer, du fait de limportance des situations mixtes : le pourcentage des exploitants qui exploitent la fois leurs propres terres et de la terre prise bail semble plus important que celui indiqu dans le tableau ci-dessous.
Nombre (%) Direct Indirect Ensemble 95,7 17,0 112,7 SAU (%) 87, 4 12,6 100

Remarque : la somme des pourcentages dpasse 100% du fait des exploitations qui connaissent la fois le direct et lindirect.

La mme observation serait faire sur la rpartition lintrieur du mode de faire-valoir indirect. Le bail en espce (loyer montaire), qui reprsente 51,6% des exploitations et 53,4% des superficies, est certainement en augmentation, mais semble cependant surestim. Une information importante manque pour porter une apprciation sur lvolution en cours : celle concernant le rgime et la dure des baux.
Type de bail Bail fixe en espces Bail part de rcolte Bail fixe en nature Bail en espces et en nature Autres modes de faire-valoir indirect Ensemble Nbre (%) 51,6 45,6 2,5 0,4 4,9 105 SAU (%) 53,4 41,2 2, 1,4 2,0 100

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C. La rpartition des exploitations agricoles : rsistance des petites et moyennes exploitations Le fait majeur est que 73,5% des exploitations ont une taille infrieure 5 ha et que 4% des exploitations de plus de 20 ha concentrent 1/3 de la SAU (33,6%). On remarque donc une forte concentration de la SAU cultive, mais il convient de noter que les exploitations de 5 20 ha rsistent bien : elles reprsentent 41,6% de la SAU. La concentration foncire na pas conduit au Maroc, comme dans dautres pays, laisser face face latifundia et microfundia. En Argentine, au Mexique, au Chili, en Uruguay, les paysans sans terre reprsentent plus de 50% de la population active agricole. Bien que marque galement par la dynamique de lingalit, la paysannerie marocaine rsiste mieux quailleurs aux effets de dissolution.
Nombre (%) Sans SAU Moins de 5 ha de 5 10 ha de 10 20 ha de 20 50 ha de 50 100 ha 100 ha et plus 23,4 56,5 11,4 5,9 2,3 0,4 0,1 Superficie (%) 24,5 20,6 21,0 16,7 7,2 10,0

Remarque : la moyenne gnrale des exploitations est de 3,86 ha ; la moyenne des exploitations de plus de 100 ha est de 294 ha.

D. Le morcellement des exploitations Au Maroc, lextension de la micro-proprit et la dispersion des parcelles sont considres comme des obstacles majeurs la mise en valeur : lEtat craint bien plus la micro-exploitation que lexploitation latifundiaire. Le lgislateur a dailleurs mis en place un certain nombre de moyens de lutte contre le morcellement excessif. Le Code des investissements agricoles contient ainsi des dispositions qui interdisent toute transaction conduisant la cration de proprits ou dexploitations de moins de 5 ha lintrieur des primtres dirrigation. Dans le mme sens, pour lutter contre le morcellement rsultant des rgles successorales, lEtat a institu linterdiction de morceler la terre lors des successions. Mais ces mesures, qui heurtent des pratiques traditionnelles trs enracines, sont dapplication trs malaise et nont pas encore produit deffets notables.
Taille de la SAU (ha) Sans SAU Moins de 0,5 2,0 - 2,5 4,0 - 5,0 10,0 - 20,0 50,0 - 100,0 100 ha et + Ensemble des exploitations SAU moyenne/exploitation (ha) 0,2 2,1 4,4 13,4 66,4 277,6 4,9 Nb moyen de parcelles/exploitation 3,6 6,2 7,1 7,7 9,1 9,7 6,0 SAU moyenne par parcelle (ha) 0,1 0,3 0,6 1,7 7,3 28,6 0,8

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III La politique agraire du Maroc indpendant et la modernisation des exploitations


Les deux ples dvolution depuis 1956 sont la transformation du secteur de colonisation et lintervention de lEtat dans les primtres dirrigation

1. Le destin du secteur de colonisation


A. La rcupration des terres de colonisation La rcupration des terres de colonisation et lexpropriation des grands propritaires compromis avec loccupant taient des revendications permanentes du mouvement national, revendications quil liait la liquidation de la situation coloniale. Ces deux exigences constituent en gnral les premires mesures de souverainet lies lindpendance nationale : ainsi lAlgrie et la Tunisie ont-elles, ds 1963, effac sur la totalit de leurs territoires les marques de la proprit coloniale. Au Maroc, la rcupration du patrimoine foncier a t beaucoup plus lente. Commence en mai 1959 avec la rsiliation des Alinations perptuelles de jouissance (APJ) consenties aux colons sur 35 000 ha, et la confiscation en septembre de la mme anne de domaines appartenant 193 personnes frappes dindignit nationale (qui devaient tre amnisties le 8 avril 1963), elle ne fut srieusement entreprise quen septembre 1963, par le transfert au domaine priv de lEtat de 250 000 ha de terres de colonisation officielle, soit 25% du secteur colonial. Dix ans passrent entre cette rcupration et lannonce, le 3 mars 1973, de la reprise des terres encore possdes par des trangers ou des socits. Il a donc fallu plus de quinze ans pour la seule rcupration des terres accapares par la colonisation. Encore cette rcupration nest-elle nullement une nationalisation mais simplement une marocanisation : en effet, une partie importante (environ la moiti) du million dhectares de terre trangre semble avoir chapp au contrle juridique de lEtat par vente des acheteurs privs marocains (Bouderbala N., 1974). B. Laffectation et la gestion des terres trangres La rcupration du patrimoine foncier a toujours t prsente non seulement par le mouvement national mais galement par les documents officiels et lautorit comme ayant un objectif quasi exclusif : la redistribution de ces terres la paysannerie spolie. Le transfert lEtat dans un premier temps ntait prsent que comme une simple procdure pralable juridique ncessaire une redistribution. Dix ans aprs, cest une toute autre ralit qui apparat : le gteau colonial a excit bien des convoitises et si le transfert des terres coloniales lEtat apparat bien comme une solution dattente, cette attente a dbouch sur une toute autre solution que la restitution intgrale la paysannerie ! Les terres collectives, ayant fait retour aux collectivits aprs rsiliation des alinations perptuelles de jouissance par le dahir du 9 mai 1959, nont pas effectivement t remises ces collectifs mais au conseil de tutelle ; une partie seulement a t lotie. Les terres confisques (27 000 ha dont 12 500 pour le seul Glaoui), mises sous squestre et places sous la tutelle du Ministre des Finances, nont, dans leur majeure partie, pas fait lobjet de redistribution ; et les revenus de ces domaines ont pu, aux termes dun dahir du 16 mars 1959, tre verss aux familles de leurs anciens propritaires. Les terres de colonisation officielle, rcupres entre 1964 et 1966, nont pas t entirement distribues. Certains lots avaient dj t acquis par des nationaux privs entre 1956 et 1963 et lEtat a reconnu par dahir la lgalit de ces achats. Pour le reste, le rythme des distributions a t extrmement lent : moins de 5 000 ha par an jusquen 1970. Il sest acclr depuis, mais le total des distributions ce jour ne concerne pas plus de 2% de la croissance dmographique : 40 000 chefs de foyer ruraux nouveaux par an. Par ailleurs, les parties o se trouvent des fermes rcupres nont pas fait lobjet de distribution, ni daucune autre forme de gestion avec participation des travailleurs. On aurait pu, sur ces plantations qui constituent, et de loin, les parties les plus productives du fonds rcupr, installer des formes dautogestion ou de cogestion avec distribution des parts sociales aux travailleurs ; le gouvernement a prfr crer une socit commerciale fonds publics, la SODEA, pour grer ces plantations.

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Enfin, la gestion des terres rcupres par ladministration que ce soit sous forme administrative par le Service Autonome des Exploitations Agricoles entre 1963 et 1965, sous forme de grance par la Centrale de Gestion des Exploitations Agricoles entre 1965 et 1967, ou enfin directement par le Ministre de lIntrieur (Service des Exploitations Agricoles Provinciales) na, de laveu des responsables eux-mmes, jamais donn satisfaction : qualifie de bureaucratique, dincomptente sur le plan technique et dirrgulire sur le plan financier, elle na, cest le moins quon puisse dire, nullement contribu amliorer les conditions de production dans les exploitations paysannes. On le voit, jusqu ces dernires annes, le domaine colonial na gure t utilis massivement pour crer, par lotissement, un large secteur dexploitations familiales viables. Cependant, si les ventes des Marocains privs ont contribu la constitution dun capitalisme agraire national de grandes fermes modernes (dans le Gharb, 10% des acheteurs de terres de colons ont achet des proprits de plus de 100 ha et regroupent 60% de la superficie rachete), les consquences des achats privs sont plus complexes : si lon examine lensemble de lancien secteur colonial, qui tait capitaliste 100%, on saperoit que limportance de la grande ferme a diminu. Il y a eu morcellement des grandes exploitations puisque, entre 1963 et 1971, il y avait environ 3 acheteurs par vendeur et surtout que 25% des acheteurs ont acquis des lots de moins de 5 ha! Si lon ajoute encore 50% dacheteurs, ayant acquis des lots de 5 20 ha, on voit que linstallation du capitalisme agraire national sest accompagne dune rgression dans lespace de lex-secteur capitaliste colonial et du renforcement dune classe de moyens propritaires.

2. Lintervention de l'Etat dans les primtres dirrigation


La politique des grands barrages, commence sous le protectorat et accentue depuis la cration de lONI (Office National de lIrrigation), et lobjectif du million dhectares irrigus sont les lignes de force de lintervention de lEtat dans la production agricole. Cette politique qui comporte, bien sr, un programme agraire, donne la priorit des priorits lagriculture. Lobjectif est la rentabilit financire dinvestissements trs lourds, effectus notamment sur prts internationaux de la BIRD. Le modle mis au point par les techniciens pour atteindre cet objectif vise une rationalisation capitaliste de la production par substitution de formes modernes aux institutions agraires traditionnelles : liquidation des terres collectives et habous pour faire place nette la proprit prive immatricule, remembrement et immatriculation densemble, rforme des baux ruraux avec liquidation du colonat partiaire (khobza) et extension du salariat, limitation du morcellement par une rforme du rgime successoral. Par ces mesures, ce sont, trs concrtement, les conditions juridiques du dveloppement agricole capitaliste qui sont runies. Les textes officiels prsentent cette politique comme ayant des objectifs techniques neutres. Ils ne tranchent pas sur un point fondamental : qui va tre lacteur principal, le support et le bnficiaire de ce projet ? La paysannerie dans son ensemble, les grosses exploitations modernes capitalistes ou le petit propritaire indpendant (dans la mesure o son exploitation est viable ) ? Selon les poques, les textes, les personnes, cest parfois lun, parfois lautre, le plus souvent tous la fois. Bien que parfois la politique agricole ait t prsente comme devant se faire dabord au bnfice de la paysannerie, tout indique (Code des investissements agricoles, modestie des redistributions foncires, absence dorganisation de la paysannerie) quil ne sagit pas l dun objectif central. Par contre, la cration et le renforcement dun secteur dexploitations familiales viables (paysannerie moyenne) coexiste avec le dveloppement incontestable de la grande ferme. En fait, il sagit des deux volets dune mme volution : Dun ct, lencouragement lexploitation viable de 5ha en irrigu, qui constitue lessentiel de la face officielle, lgislative et volontariste du projet : distribution de lots de 5 ha en irrigu, lutte contre le morcellement de la proprit et lexploitation en lots de moins de 5 ha, exemption de la participation directe pour les petits propritaires, stabilit de lexploitation (lgislation sur les baux ruraux), soutien technique et financier. Le petit propritaire est inscrit dans un rseau serr dobligations, de contrles, de sanctions administratives quil na pas ngocis : assolements obligatoires, techniques culturales imposes, adhsion force des coopratives. La russite du projet suppose ladhsion des pro-

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ducteurs. Cette adhsion nest pas ngocie avec des unions paysannes, reprsentatives des intrts des petits agriculteurs, mais on pense lobtenir par la contrainte administrative. Ds lors, cet objectif apparat comme marginal : faiblesse des redistributions foncires, inefficacit et cot de lintervention publique aggravs par lisolement des producteurs et leur passivit. Ce nest pas dans ce secteur des lotissements et de la petite proprit melk que les changements importants pour lensemble se produisent. Dun autre ct, les obstacles la libre circulation des biens et des hommes ayant t balays, ce que lon appelle le libre jeu des mcanismes conomiques fait prvaloir la concentration foncire, louverture au march, la pntration du capital, le dveloppement du salariat. Les protections anciennes (statut des collectifs) ont eu quelque efficacit parce quelles taient rigides et absolues. Ds quune brche est ouverte -transformation des ex-ayant droit des collectifs en propritaires melk dans lindivision, ces forteresses sont emportes malgr les petits garde- fous juridiques que ladministration a placs en deuxime ligne (selon le Code des investissements agricoles, les cessions de parts indivises ne peuvent avoir lieu quau profit dun indivisaire). Ces deux voies produisent des consquences diffrentes en ce qui concerne la formation des groupes sociaux et en ce qui concerne lemploi et la fixation de populations dorigine rurale la campagne. Mais, une chelle et un rythme diffrents, on peut dire quintgrant totalement les exploitations au march, elles ouvrent lune et lautre largement la production agricole au capital.

IV Rflexions conclusives
1. Une analyse simplificatrice du systme foncier
La perception actuelle de la rforme foncire qui serait favorable au dveloppement agricole est fonde sur une analyse simplificatrice du systme foncier existant qui conduit des rponses strotypes. A. Les obstacles fonciers au dveloppement les plus souvent cits sont : La rduction continue de la dimension des exploitations du fait principalement du rgime des successions. Les superficies descendent en-dessous dun seuil dit de viabilit et bloquent les possibilits damlioration. Linscurit des droits sur la terre du fait de limmatriculation insuffisante empche la constitution de la proprit foncire comme garantie pour les crdits et paralyse linvestissement. Linstabilit des droits des exploitants preneurs de terre (contrats part de fruit de dure faible et incertaine) dcourage leffort de productivit. Laugmentation des rendements ne profite pas seulement lexploitant et doit tre partage avec le bailleur. B. Les solutions les plus frquemment proposes ne sont pas adaptes Lamlioration des structures dexploitation par une modification du format trop exigu en agissant sur la dimension de la proprit et de lexploitation. Deux voies ont t successivement explores, toutes les deux inoprantes. La premire prconise la Rforme agraire comme moyen de rpondre au problme de la dimension de la proprit (redistribution de terres au bnfice des agriculteurs insuffisamment pourvus). La seconde, qui est celle dfendue aujourdhui par les politiques foncires des Programmes dAjustement Structurel, plaide pour une redistribution par lintermdiaire du march foncier. Les exploitations les plus efficaces chassent les moins comptitives. Cest effectivement un bon moyen dacclrer les concentrations foncires entre les mains des non agriculteurs et lexode rural. Lutte contre le morcellement continu des proprits et des exploitations par une mise sous contrle des oprations immobilires et par linterdiction lgale de morceler la terre en-dessous du seuil de viabilit loccasion des successions. Gnralisation de la procdure dimmatriculation de la proprit foncire. Adoption dun grand texte sur les baux ruraux qui renforcerait et consoliderait les droits de lexploitant preneur.

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C. Dans le contexte du Maroc, ces mesures sont insuffisantes Les redistributions foncires dans le cadre de la Rforme agraire peuvent apporter localement des solutions appropries mais ne sauraient en aucun cas constituer une solution globale au problme du sous dimensionnement de la plupart des exploitations familiales. La structure foncire marocaine, caractrise par limportance en nombre et en superficie des exploitations petites et moyennes noffre que de faibles possibilits de redistribution. Limmatriculation, qui est techniquement une solution trs avance, ne peut non plus tre considre comme une solution gnralisable. Elle a t conue pour des pays de trs grande proprit (Australie). Au Maroc, pays de petites proprits, de familles nombreuses, et donc dhritiers multiples, elle nest pas adapte. Coteuse, lente, complique, elle suppose une mise jour permanente, difficile respecter. La modification des baux ruraux dans le sens de la consolidation des droits de lexploitant est souhaitable terme. Elle donnerait la scurit et la stabilit qui permettent linvestissement. Cependant, elle nest efficace que dans le contexte dune dpopulation trs rapide des campagnes, lorsque la demande de terre diminue. Dans une situation comme celle du Maroc, o la demande de terre reste plus forte que loffre, elle aurait pour principal rsultat de geler loffre (les propritaires refusant de se lier pour longtemps des conditions contraignantes) et donc de priver de terre les petits tenanciers et les agriculteurs sans terre.

2. Une rforme foncire raliste devrait pouvoir tenir compte de quelques idesforces
A. Les performances des petites exploitations Il est dsormais possible dabandonner lide simpliste et pessimiste du rle nfaste de la petite exploitation pour diverses raisons : Les petits exploitants sont rarement aussi petits quon le croit. Les petits melkistes et les ayant droit des collectifs corrigent la modicit de leur surface par des prises de terres bail qui restent occultes et ne sont pas prises en compte par les statistiques. Des enqutes prcises ont pu mesurer que, dans la rgion du Gharb par exemple, les ayant droit des terres collectives louaient dautant plus de terres lextrieur que leur part tait rduite. La petite exploitation familiale, comme de nombreuses enqutes lont montr, au Maroc et dans dautres pays, peut tre plus performante que la grande lunit de surface. La notion de petite exploitation ou dexploitation viable est extrmement difficile traduire en surfaces. Les seuils de viabilit peuvent tre extrmement diffrents en fonction des zones et des spculations pratiques. B. Les difficults du contrle des oprations immobilires Ce contrle a t institu dans de bonnes intentions, lutter contre le morcellement et prserver la base foncire du petit agriculteur. Mais, portant sur toutes les oprations (vente, association, location) il excde, dans la pratique, les possibilits de contrle des services. A vouloir tout contrler, on en arrive ne plus rien contrler du tout. Dautant plus que conu comme un contrle centralis, coercitif, il ne bnficie gure de la collaboration des agriculteurs. C. Limmobilisation des structures Lamnagement est souvent conu sur la base dun tat des structures foncires saisi un moment donn. Toute modification de cette situation est perue comme une perturbation, un danger pour lamnagement. Lesprit de lamnagement est fixiste. Il est temps de renverser compltement cette perception. Ce qui est normal, cest que les choses changent et nous sommes dans une priode o elles changement rapidement. Toute politique de ramnagement foncier doit pouvoir tre en situation dintgrer ces volutions rapides pour tre en mesure de les canaliser dans le sens dune politique foncire.

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Rfrences
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Glossaire des mots arabes


Intifa, tassarout : usufruit Ihya : vivification Jma : assemble locale Khammessat : contrat part de rcolte (1/5e) Makhzen : gouvernement, Etat Raqaba : proprit minente Terres arch : terres de tribu, de jouissance communautaire Terres guich : terres attribues des tribus, en contre-partie des services militaires rendus Terres habous : terres des fondations religieuses Terres melk : terres de statut priv rgies par le droit musulman Terres de kharaj : terres soumises l'impt foncier

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